Henry James

(1843-1916)

 

 

 

LE TOUR D’ÉCROU

 

 

 

Préface d’Edmond Jaloux.

 

 

 

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Table des matières

 

PRÉFACE

I

II

III

IV

V

VI

VII

VIII

IX

X

XI

XII

XIII

XIV

XV

XVI

XVII

XVIII

XIX

XX

XXI

XXII

XXIII

XXIV

 

PRÉFACE

 

Après des années et des années d’attente[1], voici que l’œuvre de Henry JAMES commence de pénétrer en France. S’il n’avait tenu qu’à nous, la chose eût été faite depuis longtemps.

 

Il y a dans tout œuvre littéraire une fraîcheur, un duvet, comme sur la joue des jeunes filles : fraîcheur et duvet ont la même fragilité. Il est à craindre que, pour le lecteur français, les livres de Henry James n’aient pas tout à fait aujourd’hui le même prix qu’il y a vingt ou trente ans. Il en est de même pour George Meredith que l’on nous fait connaître aussi trop tard. Ces deux grands romanciers eussent gagné à être répandus avant la diffusion de l’œuvre de Proust. Celle-ci, en effet, sans leur ressembler, sans avoir été influencée par la leur, est allée plus loin qu’elle dans une certaine voie. Beaucoup, en lisant Meredith et James, auront l’impression de quelque chose de retardataire s’ils les comparent à cette acquisition magistrale que représentent les plus récentes et les plus vives des découvertes de Marcel Proust. Si je parle ainsi, c’est pour mettre en garde les lecteurs contre un risque de déception, et pour les prier justement de ne pas s’arrêter à cette première impression, mais de chercher ce qu’il y a de typique et de prodigieusement fécond dans l’œuvre du psychologue américain. Il faut se représenter aussi que son mérite n’est pas seulement d’être un psychologue, mais encore un artiste très spécial, un artiste en quelque sorte à la mode latine, et qui a découvert et approfondi peu à peu un procédé de narration qui convenait étroitement à sa façon de penser, et à laquelle plus d’un imitateur a depuis lors fréquemment eu recours.

 

Si j’avais à résumer en deux mots l’essence du génie de Henry James, je dirais qu’il y a chez lui un mélange unique de l’esprit d’aventure américaine et de la pudeur puritaine. Si les personnages de Henry James avaient le courage et la force de s’exprimer tout entiers, si les circonstances les autorisaient à le faire, il n’y aurait pour ainsi dire pas de situation de James. La plupart des drames qu’il a imaginés ont pour origine le fait que quelqu’un a un secret à garder, et que quelqu’un a intérêt à le connaître. Mais il ne s’agit pas de roman-feuilleton. Ce secret est bien au contraire d’ordre uniquement mental ; ce secret est un véritable secret, c’est-à-dire une configuration mystérieuse de l’esprit, un détour caché de l’intelligence, un refuge presque inabordable de l’âme. Et l’intérêt de celui qui veut savoir garde également un caractère purement spéculatif. Et ce secret est parfois tout un amour, parfois toute la vie d’un être. Avec les livres de Henry James, il semble que tout se passe dans le silence, sauf au moment où le silence se brise, et avec lui, parfois, la vie de celui qui le garde. Henry James est profondément humain et, dans un sens, d’une humanité plus grande que les romanciers qui sont venus avant lui parce que sa philosophie romanesque repose sur ce fait d’observation que deux cerveaux sont construits d’une manière diamétralement opposée, et que le langage de chacun de nous, le vrai langage intérieur, est essentiellement incommunicable. D’où cette âpre lutte où l’on voit engager des personnages de Henry James vers un but souvent obscur et dans des circonstances qui paraissent anormales. Ils ont tous l’air de penser qu’il y a quelque chose quelque part qui ne veut pas être dit, et ce quelque chose leur semble de plus de prix que tout ce qu’ils possèdent. C’est ainsi que Henry James a été amené à interposer entre son sujet même et son lecteur une série de figures intermédiaires qui ne sont pas tout à fait les héros de son livre, mais qui sont chargées d’en réfracter les images, de telle sorte qu’un roman de lui, pourrait-on dire, est une série de petits romans, isolant et expliquant une figure centrale dont nous ne saurons quelquefois jamais autre chose que ces interprétations diverses, fragmentaires et contradictoires.

 

Il me semble que c’est là le caractère essentiel de la littérature de Henry James. On peut voir aussi en lui le peintre d’une société mondaine et cosmopolite, américaine d’origine, évoluant entre New York, Londres, Paris, Saint-Moritz, Rome et Florence, société absolument différente de la société cosmopolite contemporaine, et dont on peut trouver l’image parallèle dans Cosmopolis ou Une idylle tragique de M. Paul Bourget, ou dans certains romans de Mrs. Edith Wharton. Henry James aimait personnellement cette société dans laquelle il a vécu et qui l’a beaucoup estimé. Elle était aussi esthétique que mondaine, et l’amour de l’Italie et de l’art des primitifs jouait un grand rôle dans ses préférences. À lire Henry James, il semblerait qu’elle ait été traversée par des êtres particulièrement délicats et fragiles, dont la sensibilité et le sens artistique couraient de graves risques dans ce monde brutal qu’est le nôtre. Ce n’est pas seulement dans ces romans-ci que l’on voit des fantômes. Il semble que tous les personnages de Henry James aient quelque chose de spectral. Et je le dis dans les deux sens du mot. Ce sont des projections de l’esprit sur d’autres projections de l’esprit, et il y a dans leurs passions, même les plus ardentes, quelque chose de glacé et d’étrange, parfois même d’inhumain, qui tout d’un coup nous fait souvenir que Henry James, après tout, a été le compatriote d’Edgar Poe. Tout cela compose un art captivant et singulier qui demande à l’intelligence une certaine application et qui l’en récompense par l’intérêt technique qui demeure attaché au récit et par la richesse intérieure de chacun d’eux.

 

Henry James était né en 1843. Son père était un théologien de haute culture. Il vint très jeune en Europe, accompagné de son frère William qui est, comme l’on sait, un des plus grands psychologues du XIXe siècle. Il y fit la plus grande partie de ses études et lui demeura profondément attaché. Et dès lors, dans une partie de son œuvre, il s’acharna à confronter la nouvelle civilisation américaine avec sa vieille sœur européenne. Ce serait là un troisième aspect de son œuvre qui serait à étudier à part. Henry James finit par venir habiter l’Angleterre qu’il aima à tel point qu’en 1914, au moment de la guerre européenne, il voulut se faire naturaliser citoyen anglais. Cette guerre fut d’ailleurs un grand chagrin dans sa vie, car elle lui montrait la fragilité de cette société cultivée et courtoise qu’il avait chérie par-dessus tout, et qu’il chérissait surtout peut-être, parce qu’elle seule autorisait ces drames de conscience et ces aventures intellectuelles qui forment la trame délicate et aérienne de ses romans et de ses contes. Il mourut en 1916, sans voir le triomphe des Alliés.

 

Un des vœux les plus chers d’Henry James était d’être connu en France et d’y être apprécié. Il était souvent venu à Paris ; il avait écrit d’admirables pages sur quelques-uns de nos écrivains. Il avait fréquenté Flaubert, Tourgueneff, les Goncourt, Daudet, Zola, Maupassant. Aucun n’avait eu la curiosité de connaître son œuvre, et Henry James, sans sortir de sa discrétion habituelle, s’est plaint, dans sa correspondance, de cet involontaire dédain où le laissaient des écrivains qu’il pénétrait si bien ; il eut cependant un grand ami en France, M. Paul Bourget, qui, lui, le comprit et l’admira. Nous souhaitons que les lecteurs français, en rendant à Henry James le tribut d’admiration qui lui est dû, permettent la traduction, sinon de toute son œuvre qui est considérable, du moins des meilleurs de ses livres, de ceux qui assurent outre-Manche et outre-mer une place d’élite parmi les écrivains qui, à l’aide d’une forme pure et raffinée, ont essayé, eux aussi, d’arracher à l’âme humaine quelques-uns de ses secrets éternels.

 

Edmond JALOUX

(1929)

 

I

 

Bien que l’histoire nous eût tenus haletants autour du feu, en dehors de la remarque – trop évidente – qu’elle était sinistre, ainsi que le doit être essentiellement toute étrange histoire racontée la nuit de Noël dans une vieille maison, je ne me rappelle aucun commentaire jusqu’à ce que quelqu’un hasardât que c’était, à sa connaissance, le seul cas où pareille épreuve eût été subie par un enfant. Dans le cas en question (je le dis en passant), il s’agissait d’une apparition dans une vieille maison semblable à celle où nous nous trouvions rassemblés, apparition, d’une horrible espèce, à un petit garçon qui couchait dans la chambre de sa mère. Pris de terreur, il la réveillait ; et la mère, avant d’avoir pu dissiper la terreur de l’enfant et le rendormir, se trouvait tout à coup, elle aussi, face à face avec le spectacle qui l’avait bouleversé.

 

Ce fut cette observation qui attira – pas immédiatement, mais un peu plus tard dans la soirée – une certaine réplique de Douglas, laquelle provoqua l’intéressante conséquence sur laquelle j’appelle votre attention. Une autre personne se mit à raconter une histoire assez banale, et je remarquai qu’il ne l’écoutait pas. À ce signe, je compris que lui-même avait quelque chose à dire : il n’y avait qu’à patienter. De fait, il nous fallut attendre deux soirées. Mais ce même soir, avant de nous séparer, il nous révéla ce qui le préoccupait.

 

« Je reconnais bien – pour ce qui est du fantôme de Griffin ou tout ce que vous voudrez que ce soit – que le fait d’apparaître d’abord à un petit garçon d’un âge si tendre ajoute à l’histoire un trait particulier. Mais ce n’est pas, à ma connaissance, la première fois qu’un exemple de ce genre délicieux s’applique à un enfant. Si cet enfant donne un tour de vis de plus à votre émotion, que direz-vous de deux enfants ?

 

– Nous dirons, bien entendu, s’écria quelqu’un, que deux enfants donnent deux tours… et que nous voulons savoir ce qui leur est arrivé. »

 

Je vois encore Douglas ; il s’était levé et, adossé à la cheminée, les mains dans les poches, il regardait son interlocuteur de haut en bas.

 

« Il n’y a jusqu’ici que moi qui l’aie jamais su. C’est par trop horrible. »

 

Naturellement, plusieurs voix s’élevèrent pour déclarer que ceci donnait à la chose un attrait suprême. Notre ami, préparant son triomphe avec un art paisible, regarda son auditoire et poursuivit :

 

« C’est au-delà de tout. Je ne sais rien au monde qui en approche.

 

– Comme effet de terreur ? » demandai-je.

 

Il sembla vouloir dire que ce n’était pas si simple que cela, mais qu’il ne pouvait trouver des termes exacts pour s’exprimer. Il passa sa main sur ses yeux, eut une petite grimace douloureuse :

 

« Comme horreur. Comme horreur – horrible !

 

– Oh ! c’est délicieux ! » s’écria une femme.

 

Il ne parut pas entendre. Il me regardait, mais comme s’il voyait à ma place ce dont il parlait.

 

« Comme un ensemble de hideur, de douleur et d’horreur infernales.

 

– Eh bien, lui dis-je alors, veuillez vous asseoir et commencer. »

 

Il se retourna vers le feu, repoussa une bûche du pied et la contempla un instant. Puis, revenant à nous :

 

« Je ne peux pas commencer. Il faudra que j’envoie en ville. »

 

À ces mots, un grognement général se fit entendre, accompagné de maints reproches. Il laissa passer, puis s’expliqua, toujours de son air préoccupé :

 

« L’histoire est écrite. Elle est dans un tiroir fermé à clef. Elle n’en est pas sortie depuis des années. Mais je pourrais écrire à mon domestique et lui envoyer la clef : il m’enverrait le paquet tel qu’il est. »

 

Il semblait m’adresser cette proposition en particulier, il semblait presque implorer mon aide pour mettre fin à ses hésitations. La couche de glace était brisée qui l’emprisonnait, amoncelée par tant d’hivers. Il avait eu ses raisons pour garder ce long silence. Les autres regrettaient le retard, mais moi, je m’enchantais de ses scrupules mêmes. Je l’adjurai d’écrire par le premier courrier, et de s’entendre avec nous pour convenir d’une prompte lecture. Et je lui demandai si l’expérience en question avait été proprement la sienne. Sa réponse ne se fit pas attendre :

 

« Non, grâce à Dieu !

 

– Et le récit est-il de vous ? Vous avez noté la chose vous-même ?

 

– Je n’ai noté que mon impression. Je l’ai inscrite là – et il se toucha le cœur. – Je ne l’ai jamais perdue.

 

– Alors votre manuscrit ?

 

– L’encre en est vieille et pâlie… l’écriture admirable…

 

De nouveau, il tournait autour du sujet, avant de répondre :

 

– C’est une écriture de femme, d’une femme morte depuis vingt ans. Sur le point de mourir, elle m’envoya les pages en question. »

 

Nous écoutions tous maintenant et, naturellement, il se trouva quelqu’un pour faire le plaisantin, ou, du moins, tirer de ces phrases l’inévitable conséquence. Mais s’il écarta la conséquence sans sourire, il ne montra non plus aucune irritation.

 

« C’était une personne délicieuse, mais de dix ans plus âgée que moi. Elle était l’institutrice de ma sœur, dit-il doucement. Je n’ai jamais rencontré, dans cette situation, de femme plus agréable. Elle était digne d’occuper n’importe laquelle. Il y a longtemps de cela : et l’épisode en question avait eu lieu encore plus longtemps auparavant. J’étais alors à Trinity, et en arrivant pour les vacances, l’été de la seconde année, je la trouvai à la maison. J’y restai beaucoup, cette année-là. L’année fut splendide. Je me souviens de nos tours de jardin et de nos conversations à ses heures de liberté, conversations où elle m’apparaissait si intelligente et si agréable ! Mais oui, ne ricanez pas. Elle me plaisait beaucoup et je suis content, aujourd’hui encore, de penser que je lui plaisais aussi. Si je ne lui avais pas plu, elle ne m’aurait pas raconté l’histoire. Elle ne l’avait jamais racontée à personne. Et ce n’est pas seulement parce qu’elle me le disait que je le croyais… mais je savais qu’elle n’en avait jamais rien dit. J’en étais sûr : ça se voyait. Vous comprendrez pourquoi quand vous m’aurez entendu.

 

– Parce que l’affaire l’avait trop bouleversée ? »

 

Il continua de me regarder fixement.

 

« Vous comprendrez tout de suite, répéta-t-il, oui, vous comprendrez. »

 

À mon tour, je me mis à le regarder fixement.

 

« Je vois ce que c’est. Elle était amoureuse. »

 

Il rit alors pour la première fois.

 

« Ah ! que vous êtes malin ! oui, elle était amoureuse. C’est-à-dire qu’elle l’avait été. Cela sautait aux yeux : elle ne pouvait pas raconter l’histoire sans que cela sautât aux yeux. Je m’en aperçus, et elle s’aperçut que je m’en apercevais. Mais aucun de nous n’en parla. Je me rappelle le temps et le lieu, le bout de la pelouse, l’ombre des grands hêtres, et les longs et chauds après-midi d’été. Ce n’était pas un décor tragique – et cependant… ! »

 

Il s’éloigna du feu et retomba sur son siège.

 

« Vous recevrez le paquet jeudi matin ? lui demandai-je.

 

– Pas avant le second courrier, probablement.

 

– Non. Alors, après dîner…

 

– Je vous retrouverai tous ici ? »

 

Et, de nouveau, son regard se posait sur chacun de nous.

 

« Personne ne s’en va ? »

 

Il prononça ces mots presque sur un ton d’espoir.

 

« Mais tout le monde veut rester !

 

– Moi, je reste…moi, je reste !… s’écrièrent des dames qui avaient annoncé leur départ. Mrs. Griffin, cependant, déclara que quelques éclaircissements lui étaient nécessaires :

 

– De qui était-elle amoureuse ?

 

– L’histoire vous le dira, me risquai-je à répondre.

 

– Oh ! je ne peux pas attendre l’histoire !

 

– Et l’histoire ne le dira pas, repris Douglas. Du moins, d’une façon littérale et vulgaire.

 

– Tant pis, alors ! Car c’est la seule façon dont je comprenne les choses.

 

– Mais vous, Douglas, ne nous le direz-vous pas ? », demanda un autre de nous.

 

Il se leva brusquement.

 

« Oui, demain. Maintenant, il faut que j’aille me coucher. Bonsoir. »

 

Et, saisissant son bougeoir, il nous laissa là, légèrement ahuris.

 

De l’extrémité du grand hall aux boiseries sombres où nous étions réunis, nous entendîmes son pas décroître sur l’escalier ; alors Mrs. Griffin parla :

 

« Eh bien ! si je ne sais pas de qui « elle » était amoureuse, je sais bien de qui « lui » l’était !

 

– Elle était de dix ans plus âgée que lui, observa son mari.

 

– Raison de plus ! À l’âge qu’il avait… Mais c’est vraiment gentil un silence gardé si longtemps !

 

– Quarante ans, nota brièvement Griffin.

 

– Et son explosion finale.

 

– L’explosion, répliquai-je, va faire de la soirée de jeudi quelque chose de formidable. »

 

Tous furent tellement d’accord avec moi que rien ne réussit plus à nous intéresser. Cette histoire de Griffin, toute incomplète qu’elle eût été, avec son allure de prologue destiné à piquer notre curiosité, fut la dernière de la soirée. Nous échangeâmes poignées de main et « poignées de bougeoirs », comme le dit quelqu’un, et nous allâmes nous coucher.

 

Je sus le lendemain qu’une lettre, contenant sa clé, était partie par le premier courrier à l’adresse de l’appartement de Londres. Mais, en dépit – ou peut-être justement à cause – de la diffusion subséquente de ce renseignement, nous laissâmes Douglas absolument tranquille jusqu’après le dîner, en somme jusqu’à l’heure qui s’accordait le mieux au genre d’émotion que nous recherchions. Il devint alors aussi communicatif que nous pouvions le désirer, et alla jusqu’à nous livrer la bonne raison qu’il avait de l’être. Nous recueillîmes sa parole dans le hall, devant le feu, là même où, la veille, s’étaient éveillés nos étonnements ingénus. Il apparut que la narration qu’il avait promis de nous lire avait besoin, pour être comprise, de quelques mots de prologue. Qu’il me soit permis de dire ici nettement, afin de n’avoir plus à y revenir, que cette narration, exactement transcrite par moi beaucoup plus tard, est ce que vous allez lire tout à l’heure. Quand il se sentit près de mourir, le pauvre Douglas me remit ce manuscrit qu’il avait demandé et qui lui était parvenu au bout de trois jours. Il en commença la lecture le lendemain soir, dans ce même cadre déjà décrit. Et sur notre petit cercle, suspendu à ses lèvres, l’effet fut prodigieux.

 

Les dames qui avaient déclaré qu’elles resteraient, ne restèrent pas, naturellement. Dieu merci ! Elles partirent obligées de tenir leurs engagements antérieurs, et enflammées d’une curiosité qui était due, assurèrent-elles, aux détails avec lesquels il nous avait déjà surexcités. Le petit auditoire final n’en fut que plus intime et plus choisi, serré autour du foyer, dans une même attente d’émotion passionnée. Le premier de ces détails intéressants nous avait appris que le récit du manuscrit commençait lorsque l’histoire, en somme, était déjà engagée. Pour la comprendre, il fallait savoir comment sa vieille amie, l’institutrice de sa sœur, y avait été mêlée. La plus jeune fille d’un pauvre pasteur de campagne, elle débutait dans l’enseignement à vingt ans, quand elle se décida, un beau jour, à se rendre en toute hâte à Londres, sur la demande de l’auteur d’une annonce à laquelle elle avait déjà brièvement répondu. Pour se présenter à ce patron en puissance, elle se rendit à une maison de Harley Street qui lui parut vaste et imposante. Et il se trouva qu’un parfait gentleman la reçut, un célibataire à la fleur de l’âge, un type, enfin, tel que jamais, sauf dans un rêve ou un roman d’autrefois, il n’aurait pu en apparaître à une timide et anxieuse enfant, fraîchement échappée de son presbytère du Hampshire. Le type est d’une description facile : car, fort heureusement, c’en est un qui ne disparaît point. L’homme était beau, hardi et séduisant, gentiment familier, plein d’entrain et de bonté. Comme cela ne pouvait manquer, il la frappa par ses manières de galant homme, par sa grande allure, mais ce qui la séduisit le plus et lui inspira le courage qu’elle déploya plus tard, fut sa façon de lui présenter la chose : c’était une grâce à lui faire, une obligation dont il serait heureux de lui conserver une éternelle gratitude. Elle l’estima riche, mais d’une extravagance folle. Il lui apparaissait avec l’auréole de la dernière mode, d’un physique séduisant, d’une prodigalité facile et habituelle, de manières exquises envers les femmes. La vaste maison où il la recevait était remplie des dépouilles de l’étranger, rapportées de ses voyages, et de ses trophées de chasse. Mais c’était à sa maison de campagne – vieille demeure familiale du comté d’Essex – qu’il désirait qu’elle se rendît immédiatement.

 

Il était tuteur d’un petit neveu et d’une petite nièce dont les parents étaient morts aux Indes. Leur père, son frère cadet, avait embrassé la carrière militaire. Il était mort deux ans auparavant.

 

Ces enfants, qui lui tombaient sur les bras par le plus grand hasard, étaient un pesant fardeau pour un homme dans sa situation, sans aucune expérience en la matière et pas pour un sou de patience. Ç’avait été une série d’ennuis, et certainement, de sa part, une suite d’erreurs. Mais les pauvres mioches lui inspiraient une immense pitié et il faisait pour eux tout ce qu’il pouvait. Par exemple, il les avait envoyés dans son autre demeure, la campagne étant évidemment ce qui leur convenait le mieux, et les avait confiés, dès le début, au personnel le plus qualifié, le meilleur qu’il avait pu trouver, allant jusqu’à se séparer, à leur profit, de ses propres serviteurs, et se rendant auprès d’eux aussi souvent que possible voir comment allaient les choses. Le gros ennui était que, pratiquement parlant, ils n’avaient pas d’autre parent que lui, et ses propres affaires lui prenaient tout son temps. Il les avait installés à Bly, dont la sécurité et la salubrité étaient indiscutables, Ils y étaient comme chez eux ; pour diriger leur intérieur (mais seulement au point de vue matériel), il y avait placé une excellente femme, Mrs. Grose, ancienne femme de chambre de sa mère, qui plairait certainement à sa jeune visiteuse. Elle servait de femme de charge et remplissait pour le moment le rôle d’une espèce de gouvernance auprès de la petite fille, à laquelle, fort heureusement, elle était extrêmement attachée, n’ayant pas d’enfants à elle. Le personnel était nombreux ; mais, bien entendu, la jeune personne qu’il enverrait en qualité d’institutrice aurait la haute main sur tout ce monde. Pendant les vacances elle aurait aussi à surveiller le petit garçon, qui était au collège depuis un trimestre – bien que très jeune. Mais qu’y avait-il de mieux à faire, Les vacances étant près de commencer, il devait arriver d’un moment à l’autre.

 

Les enfants avaient eu tout d’abord auprès d’eux une jeune fille qu’ils avaient eu le malheur de perdre. C’était une personne des plus recommandables, – elle avait fait admirablement l’affaire jusqu’à sa mort, dont le grand contretemps, justement, n’avait pas laissé d’autre alternative que de mettre le petit Miles au collège. À partir de ce moment, Mrs Grose avait fait de son mieux pour veiller aux bonnes manières de Flora et ne la laisser manquer de rien. En outre il y avait une cuisinière, une femme de chambre, une fille de ferme, un vieux poney, un vieux palefrenier et un vieux jardinier, tout cela éminemment recommandable.

 

Douglas en était là de son récit, quand on lui posa cette question :

 

« Et de quoi cette première institutrice était-elle morte ? De tant de respectabilité ? »

 

La réponse ne se fit pas attendre.

 

« Cela viendra à son heure. Je ne veux pas anticiper.

 

– Pardonnez-moi. Je croyais que c’était justement ce que vous étiez en train de faire.

 

– À la place du successeur, suggérai-je, j’aurais désiré savoir si la situation entraînait…

 

– Un danger de mort, – Douglas compléta ma pensée – Oui, elle désira le savoir, et elle le sut, en effet, comme vous l’apprendrez demain. En attendant, les choses lui parurent, il est vrai, se présenter sous un jour un peu inquiétant. Elle était jeune, intimidée, inexpérimentée, il s’ouvrait devant elle une perspective de graves devoirs, dans un entourage fort restreint. Elle allait, en somme, au-devant d’une grande solitude. Elle hésita pendant deux jours, elle réfléchit, elle prit conseil. Mais le salaire offert dépassait tout ce qu’elle pouvait espérer, et après une seconde entrevue, elle signa son engagement. »

 

Douglas fit une pause dont je profitai pour lancer cette remarque, au plus grand bénéfice de la société :

 

« La morale de tout ceci est que le beau jeune homme exerçait une séduction irrésistible, à laquelle elle succomba. »

 

Il se leva et, comme la soirée précédente, s’approchant du feu, il repoussa une bûche du pied, et demeura un instant le dos tourné.

 

« Elle ne le vit que deux fois.

 

– Oui, mais c’est justement ce qui fait la beauté de la passion. »

 

M’entendant parler ainsi, Douglas, à mon léger étonnement, se retourna vers moi :

 

« Oui, c’est ce qui en fit la beauté. D’autres, continua-t-il, n’y avaient pas succombé. Il lui déclara franchement les difficultés qu’il éprouvait dans sa recherche ; à plusieurs candidates, les conditions avaient paru impossibles : elles en semblaient effrayées, en quelque sorte ; et encore davantage, quand on apprenait la principale condition.

 

– Qui était ?…

 

– Qu’elle ne devait jamais venir le troubler pour quoi que ce fût, mais jamais, jamais ; ni l’appeler, ni se plaindre, ni lui écrire, mais résoudre soi-même toutes les difficultés qui se présenteraient, recevoir de son notaire l’argent nécessaire, se charger de tout et le laisser tranquille. Elle le lui promit, et elle m’a avoué que lorsque, soulagé et ravi, il tint un instant ses mains dans les siennes, la remerciant de son sacrifice, elle s’était déjà sentie récompensée.

 

– Mais fut-ce là toute sa récompense ? demanda une dame.

 

– Elle ne le revit jamais.

 

– Oh ! » dit la dame. Et notre ami nous ayant quittés immédiatement après, ce fut le dernier mot significatif prononcé sur ce sujet, jusqu’au soir suivant, où, assis dans le meilleur fauteuil, au coin du feu, il ouvrit un mince album à la couverture d’un rouge fané, aux tranches dorées à l’ancienne mode.

 

La lecture prit plus d’une soirée, mais à la première occasion, la même dame posa une autre question :

 

« Quel est votre titre ?

 

– Je n’en ai pas.

 

– Oh bien, j’en ai un, moi », dis-je. Mais Douglas, sans m’entendre, avait commencé de lire, avec une articulation nette et pure, qui rendait comme sensible à l’oreille l’élégance de l’écriture de l’auteur.

 

II

 

Je ne me rappelle tout ce commencement que comme une succession de hauts et de bas, un va-et-vient d’émotions diverses, tantôt bien naturelles et tantôt injustifiées. Après le sursaut d’énergie qui m’avait entraînée, en ville, à accepter sa demande, j’eus deux bien mauvais jours à passer ; tous mes doutes s’étaient réveillés, je me sentais sûre d’avoir pris le mauvais parti. Ce fut dans cet état d’esprit que je passai les longues heures du voyage dans une diligence cahotante et mal suspendue qui m’amena à la halte désignée. J’y devais rencontrer une voiture de la maison où je me rendais, et je trouvai, en effet, vers la fin d’un après-midi de juin, un coupé confortable qui m’attendait. En traversant à une telle heure, par un jour radieux, un pays dont la souriante beauté semblait me souhaiter une amicale bienvenue, toute mon énergie me revint et, au tournant de l’avenue, m’inspira un optimisme ailé qui ne pouvait être que la réaction à un bien profond découragement. Je suppose que j’attendais, ou craignais, quelque chose de si lamentable que le spectacle qui m’accueillait était une exquise surprise. Je me rappelle l’excellente impression que me fit la grande façade claire, toutes fenêtres ouvertes, les deux servantes qui guettaient mon arrivée ; je me rappelle la pelouse et les fleurs éclatantes, le crissement des roues sur le gravier, les cimes des arbres qui se rejoignaient et au-dessus desquelles les corneilles décrivaient de grands cercles, en criant dans le ciel d’or. La grandeur de la scène m’impressionna. C’était tout autre chose que la modeste demeure où j’avais vécu jusqu’ici. Une personne courtoise, tenant une petite fille par la main, apparut, sans tarder, à la porte ; elle me fit une révérence aussi cérémonieuse que si j’eusse été la maîtresse de la maison, ou un hôte de première importance. L’impression qui m’avait été donnée de l’endroit à Harley Street était beaucoup plus modeste : je me rappelle que le propriétaire m’en parut encore plus gentilhomme, et cela me fit penser que les agréments de la situation pourraient être supérieurs à ce qu’il m’avait laissé entendre.

 

Je n’eus aucune déception jusqu’au jour suivant, car je passai des heures triomphantes à faire la connaissance de ma plus jeune élève. Cette petite fille, qui accompagnait Mrs. Grose, me frappa sur-le-champ comme une créature tellement exquise que c’était un véritable bonheur d’avoir à s’occuper d’elle. Jamais je n’avais vu plus bel enfant, et, plus tard, je me demandai comment il se faisait que mon patron ne m’en eût pas parlé.

 

Je dormis peu, cette première nuit : j’étais trop agitée, et cela me frappa, je m’en souviens, m’obséda, s’ajoutant à l’impression causée par la générosité de l’accueil qui m’était offert. Ma grande chambre imposante, – l’une des plus belles de la maison, – son grand lit, qui me paraissait un lit de parade, les lourdes tentures à ramages, les hautes glaces dans lesquelles, pour la première fois, je me voyais de la tête aux pieds, – tout me frappait (de même que l’étrange attrait de ma petite élève), comme étant un ordre de choses naturel ici. Ce fut aussi, dès le premier jour, une chose toute naturelle que mes rapports avec Mrs. Grose : j’y avais réfléchi avec inquiétude pendant mon voyage en diligence. Le seul motif, qui, à première vue, aurait pu renouveler cette inquiétude, était sa joie anormale de mon arrivée. Dès la première demi-heure, je la sentis contente au point qu’elle se tenait positivement sur ses gardes – c’était une forte femme, simple, nette et saine – pour ne pas trop le montrer. Je m’étonnai même un peu, à ce moment, qu’elle préférât s’en cacher, et à la réflexion, évidemment, quelque soupçon aurait pu s’élever en moi à ce sujet et me causer du malaise.

 

Mais c’était un réconfort de penser qu’aucun malaise ne pouvait surgir de cette vision béatifique qu’était l’image radieuse de ma petite fille, vision dont l’angélique beauté était, plus que tout le reste probablement, la cause de cette agitation qui, dès avant le jour, me fit me lever et marcher à travers ma chambre, avec le désir de me pénétrer davantage du décor et de la vue tout entière, de guetter, de ma fenêtre, l’aurore commençante d’un jour d’été, de découvrir les autres parties de la maison que ma vue ne pouvait embrasser, et, tandis que dans l’ombre finissante les oiseaux commençaient à s’appeler, entendre peut-être de nouveau certains sons moins naturels et venant, non du dehors, mais du dedans, et que je me figurais avoir entendu. Un moment, j’avais cru reconnaître, faible et dans l’éloignement, un cri d’enfant ; à un autre, j’avais tressailli presque inconsciemment, comme au bruit d’un pas léger qui se serait fait entendre devant ma porte. Mais de telles imaginations n’étaient pas assez accusées pour n’être pas aisément repoussées, et ce n’est qu’à la lumière – ou plutôt à l’ombre – des événements postérieurs, qu’elles me reviennent à la mémoire.

 

Surveiller, instruire, « former » la petite Flora, c’était là, à n’en pas douter, l’œuvre d’une vie heureuse et utile. Nous avions convenu, après le souper, qu’après la première nuit, elle coucherait, bien entendu, dans ma chambre, son petit lit blanc y étant déjà tout arrangé à cet effet. Je devais me charger d’elle complètement, et elle ne restait une dernière fois auprès de Mrs. Grose que par déférence pour mon dépaysement inévitable et sa timidité naturelle.

 

En dépit de cette timidité, je me sentais sûre d’être vite aimée d’elle. Chose bizarre, l’enfant s’était expliquée franchement et bravement à ce sujet ; elle nous avait laissé, sans aucun signe de malaise, – avec véritablement la douce et profonde sécurité d’un ange de Raphaël, – en discuter, l’admettre et nous y soumettre. Une part de ma sympathie pour Mrs. Grose venait du plaisir que je lui voyais éprouver devant mon admiration et mon émerveillement, tandis que j’étais assise avec mon élève devant un souper de pain et de lait, éclairé de quatre hautes bougies, l’enfant en face de moi sur sa haute chaise, en tablier à bavette. En présence de Flora, naturellement, il y avait bien des choses que nous ne pouvions nous communiquer que par des regards joyeux et significatifs, ou des allusions indirectes et obscures.

 

« Et le petit garçon, lui ressemble-t-il ? est-il aussi très remarquable ? »

 

Il ne convenait pas, ainsi que nous nous l’étions déjà dit, de flatter trop ouvertement les enfants.

 

« Oh ! mademoiselle, des plus remarquables ! Vous trouvez cette petite-là gentille… » et elle se tenait debout, une assiette à la main, regardant avec un sourire rayonnant la petite fille, dont les doux yeux célestes allaient de l’une à l’autre de nous, sans que rien en eux nous portât à cesser nos louanges.

 

« Eh bien ! si, en effet, je trouve…

 

– Vous allez être « emballée » par le petit monsieur.

 

– Il me semble vraiment que je ne suis venue ici que pour cela… pour « m’emballer » sur tout. Je crois cependant reconnaître, ajoutais-je, comme malgré moi, que je m’emballe un peu trop facilement. À Londres, aussi, je me suis emballée ! »

 

Je vois encore le large visage de Mrs. Grose, tandis qu’elle pénétrait le sens de mes paroles.

 

« À Harley Street ?

 

– À Harley Street !

 

– Eh bien ! mademoiselle, vous n’êtes pas la première, et vous ne serez pas la dernière, non plus.

 

– Oh ! répondis-je, en réussissant à rire, je n’ai pas la prétention d’être la seule. En tout cas, mon autre élève, à ce que j’ai compris, arrive demain ?

 

– Pas demain, mademoiselle, vendredi. Il arrivera comme vous, par la diligence, sous la surveillance du conducteur ; on lui enverra la même voiture qu’à vous. »

 

Je hasardai alors la question de savoir s’il ne serait pas convenable, autant que gentil et amical, de me trouver avec sa petite sœur à l’arrivée de la voiture publique. Mrs. Grose accéda si cordialement à cette proposition qu’elle me donna l’impression de prendre, pour ainsi dire, l’engagement réconfortant – il fut toujours fidèlement tenu. Dieu merci ! – d’être de mon avis sur tous les sujets. Qu’elle était donc contente que je fusse là !

 

Ce que j’éprouvai, le jour suivant, ne peut vraiment pas s’appeler une réaction contre l’allégresse de mon arrivée. Ce n’était probablement, au pire, qu’une légère oppression, due à une observation plus précise des circonstances qui m’entouraient, lorsque, pour ainsi dire, j’en fis le tour, je les examinai, je m’en pénétrai. Elles avaient, ces circonstances, une étendue et une masse auxquelles je n’étais pas préparée. En face d’elles, je me sentis tout d’abord vaguement décontenancée, autant qu’assez fière. Les leçons proprement dites souffrirent certainement de mon agitation : je pensai que mon premier devoir était de créer une intimité entre l’enfant et moi, en usant de toutes les séductions en mon pouvoir. Je passai donc la journée dehors avec elle. À sa grande satisfaction, il fut convenu entre nous que ce serait elle, elle seule, qui me ferait visiter la maison. Elle me la fit visiter pas à pas, pièce à pièce, cachette par cachette, m’entretenant de son amusant et délicieux bavardage enfantin, qui eut pour résultat, au bout d’une demi-heure, de faire de nous une paire d’amies. Tout enfant qu’elle était, elle me frappa, pendant notre tournée, par son courage et son assurance. Toute sa façon d’être, dans les chambres vides et dans les sombres corridors, dans les escaliers en vis où j’étais, moi, obligée par moments de m’arrêter, – et jusque sur le sommet d’une vieille tour à mâchicoulis qui me donnait le vertige, – oui, son ramage d’aurore, son penchant à donner des explications plutôt qu’à en demander, toute sa manière d’être, exultante et dominatrice, m’étourdissait et m’entraînait. Je n’ai jamais revu Bly depuis le jour où je le quittai, et, sans doute, paraîtrait-il bien diminué à mes yeux vieillis et blasés. Mais tandis que ma petite conductrice, avec ses cheveux d’or et sa robe d’azur, bondissait devant moi aux tournants des vieux murs, et sautillait le long des corridors, il me semblait voir un château de roman, habité par un lutin aux joues de rose, un lieu auprès duquel pâliraient les contes de fées et les plus belles histoires d’enfants. Tout ceci n’était-il pas un conte, sur lequel je sommeillais et rêvassait ? Non : c’était une grande maison vieille et laide, mais commode, qui avait conservé quelques parties d’une construction plus ancienne, à demi détruite, à demi utilisée. Notre petit groupe m’y apparaissait presque aussi perdu qu’une poignée de passagers sur un grand vaisseau à la dérive. Et c’était moi qui tenais le gouvernail !

 

III

 

Je m’en rendis bien compte quand, deux jours plus tard, nous allâmes, en voiture, à la rencontre du petit monsieur comme disait Mrs. Grose, et d’autant plus qu’un incident survenu le second soir, m’avait profondément déconcertée. Ce premier jour dans son ensemble, comme je l’ai dit, avait été rassurant. Mais je devais voir son ton changer. Le courrier de ce soir-là – qui arriva tard – apportait une lettre pour moi. Elle était écrite par mon patron, mais ne contenait que peu de mots, et en renfermait une autre adressée à lui-même, dont le cachet n’était pas rompu. « Je reconnais ceci comme venant du directeur du collège, et ce directeur est un horrible raseur. Veuillez en prendre connaissance, traitez la question avec lui, et, par-dessus tout, ne m’en parlez pas. Pas un mot. Je pars ! »

 

Il me fallut faire un grand effort pour briser le cachet : un tel effort, que je fus longtemps avant de me décider. Enfin j’emportai la lettre, toujours cachetée, dans ma chambre, et ne l’attaquai que juste avant de me coucher. J’aurais mieux fait d’attendre jusqu’au lendemain, car elle me procura une seconde nuit sans sommeil. N’ayant personne à qui demander avis, je me sentais fort anxieuse, le jour suivant, et, finalement, mon anxiété s’accrut à un tel point, que je me décidai à me confier au moins à Mrs. Grose.

 

« Qu’est-ce que cela veut dire ? Le petit est renvoyé du collège ? »

 

Je fus frappée du regard qu’elle me lança ; puis, visiblement, avec une indifférence rapidement reconquise, elle essaya de se rattraper.

 

« Mais tous les élèves ne sont-ils pas… ?

 

– Renvoyés chez eux ? Oui, mais seulement pour la durée des vacances. Miles, lui, ne devra plus retourner au collège. »

 

Sous mon regard attentif, elle perdit son assurance et rougit.

 

« Ils ne veulent pas le garder ?

 

– Ils s’y refusent absolument. »

 

À ces mots, elle leva sur moi ses yeux, qu’elle avait détournés : je les vis pleins de bonnes larmes.

 

« Qu’a-t-il fait ? »

 

J’hésitai : puis je jugeai que le mieux était de lui communiquer le document. Je le lui tendis, ce qui eut pour effet de lui faire mettre très simplement les mains derrière le dos, sans le prendre. Elle secoua tristement la tête.

 

« Ces choses-là ne sont pas faites pour moi, mademoiselle… »

 

Ma conseillère ne savait pas lire !

 

Je tressaillis de surprise et, atténuant ma faute de mon mieux, je rouvris la lettre pour la lui lire, puis, toute balbutiante d’émotion, je la repliai de nouveau et la remis dans ma poche.

 

« Est-ce vraiment un mauvais garçon ? »

 

Ses yeux étaient toujours pleins de larmes.

 

« Ces messieurs le disent-ils ?

 

– Ils ne donnent aucun détail. Ils expriment simplement leur regret de ce qu’il leur est impossible de le garder. Il n’y a qu’un sens à cela. »

 

Mrs. Grose m’écoutait dans un silence ému ; elle ne se permit pas de me demander quel était ce sens, de sorte que pour donner plus de cohérence à la chose et la rendre plus présente à mon esprit, en lui en faisant part, je continuai :

 

« Parce qu’il ferait du mal aux autres. »

 

À ces mots, avec un de ces brusques sursauts des gens simples, elle s’enflamma subitement :

 

« Mr. Miles ? Lui, faire du mal ? »

 

Il y avait un tel accent de bonne foi dans ses paroles, que bien que je n’eusse pas encore vu l’enfant, je me sentis poussée – et par ma crainte même – à trouver en effet cette pensée absurde. Abondant aussitôt dans le sens de mon amie, je soulignai, sarcastiquement :

 

« Faire du mal à ses pauvres petits camarades innocents !

 

– C’est trop affreux, s’écria Mrs. Grose, de dire de cruautés pareilles ! Mais il a dix ans à peine !

 

– Mais oui. C’est impossible à croire. »

 

Elle me fut évidemment reconnaissante de cette déclaration.

 

« Voyez-le d’abord, mademoiselle, et croyez cela après si vous voulez ! »

 

De nouveau, je me sentis une grande impatience de le voir. Un sentiment de curiosité s’éveillait en moi, qui devait pendant les heures suivantes, croître jusqu’à la souffrance.

 

Mrs. Grose, je m’en aperçus, vit l’impression qu’elle m’avait faite, et insista avec assurance.

 

« Vous pourriez en dire autant alors de la petite demoiselle. Dieu la bénisse ! ajouta-t-elle, regardez-la ! »

 

Je me retournai : à la porte ouverte, Flora, que j’avais installée, dix minutes auparavant, dans la salle d’études, avec une feuille de papier blanc, un crayon et une belle copie de beaux « o » biens ronds à me faire, Flora se présentait à notre vue. Avec ses petites manières enfantines, elle montrait un détachement extraordinaire pour ce qui l’ennuyait. Mais cependant, son regard, plein de ce grand rayonnement lumineux de l’enfance, semblait donner simplement comme explication de sa conduite l’affection qu’elle avait conçue pour moi, et qui l’avait forcée de me suivre. Que fallait-il de plus pour me faire sentir toute la justesse de la comparaison de Mrs. Grose ? Aussi je serrai mon élève dans mes bras, en la couvrant de baisers auxquels je mêlai un sanglot de pénitence. Néanmoins, tout le reste du jour, je guettai l’occasion de joindre ma collègue, d’autant plus que, vers le soir, il me sembla qu’elle cherchait à m’éviter. Je la rattrapai, je m’en souviens, dans l’escalier ; nous descendîmes ensemble, et, arrivée à la dernière marche, je la retins en posant ma main sur son bras.

 

« Je conclus, n’est-ce pas, d’après ce que vous m’avez dit ce matin, que vous ne l’avez jamais vu se mal conduire ? »

 

Elle rejeta la tête en arrière : manifestement, elle avait, à cette heure, pris le parti de se composer une attitude.

 

« Oh ! … jamais vu… ! je ne prétends pas cela ! »

 

De nouveau, je me sentis extrêmement troublée.

 

« Alors, vous l’avez vu ?…

 

– Mais oui, mademoiselle, Dieu merci ! »

 

Après réflexion, je ne protestai point contre cette réponse.

 

« Vous voulez dire qu’un garçon qui, jamais…

 

– Ce n’est pas ce que j’appelle un garçon. » Je la serrai de plus près.

 

« Vous aimez cet entrain des mauvais sujets… »

 

Puis, anticipant sa réponse :

 

« Moi aussi, déclarai-je passionnément, mais pas au point de contaminer…

 

– De contaminer ?

 

Ce grand mot l’égarait : je le lui expliquai.

 

– De corrompre, veux-je dire. »

 

Elle ouvrit de grands yeux quand, à la fin, elle comprit. Et cela la fit rire, d’un rire singulier :

 

« Craignez-vous qu’il vous corrompe vous-même ? »

 

Elle me posa la question avec une belle humeur si hardie que je me mis, pour toute réponse, à rire aussi, un peu niaisement, sans doute, et je cédai à la crainte du ridicule.

 

Mais le lendemain, vers le moment où je devais monter en voiture, je tombai sur elle, dans un autre coin de la maison.

 

« Dites-moi, qu’était-ce que cette jeune femme qui était ici avant moi ?

 

– La dernière institutrice ? elle aussi était jeune et jolie… presque aussi jeune et presque aussi jolie que vous, mademoiselle.

 

– Ah bien ! j’espère alors que sa jeunesse et sa beauté lui auront servi à quelque chose, répondis-je, il m’en souvient, à l’étourdie. Il me semble qu’il nous préfère jeunes et jolies !

 

– Pour cela oui, dit Mrs. Grose. C’était ce qu’il recherchait chez tout le monde. »

 

À peine eut-elle prononcé ces mots qu’elle tenta de les rattraper.

 

« Je veux dire que tel est son goût, – le goût de notre maître. »

 

J’étais saisie.

 

« Mais de qui parliez-vous alors, tout à l’heure ? »

 

Ses yeux demeurèrent sans expression, mais elle rougit.

 

« De lui, donc.

 

– De notre maître ?

 

– De quel autre pourrais-je parler ? »

 

Il était tellement évident que ce ne pouvait être de personne d’autre que, l’instant après, j’avais oublié l’impression que, par mégarde, elle en avait dit plus qu’elle ne voulait. Je demandai seulement ce qui m’intéressait :

 

« Et elle, vit-elle jamais chez le petit…

 

– Quelque chose qui ne fût pas bien ? elle ne me l’a jamais dit. »

 

Je dominai un scrupule pour poursuivre :

 

« Était-elle attentive ? délicate ? »

 

Mrs. Grose feignit de s’appliquer à faire une réponse consciencieuse :

 

« Sur certains points, oui.

 

– Mais pas sur tous ? »

 

Elle réfléchit de nouveau.

 

« Voyons, mademoiselle, elle n’est plus là, je ne veux pas faire de rapports sur elle.

 

– Je comprends parfaitement votre sentiment », me hâtai-je de répliquer. Mais, un moment plus tard, je ne crus pas contredire cette concession en poursuivant :

 

« Elle est morte ici ?

 

– Non. Elle avait quitté. »

 

Je ne sais pourquoi ces brèves réponses de Mrs. Grose me frappaient comme ambiguës.

 

« Elle avait quitté… pour aller mourir ? »

 

Mrs. Grose regardait par la fenêtre, droit devant elle, mais je sentais que, par définition, j’avais le droit de savoir comment étaient traitées les jeunes personnes engagées à Bly.

 

« Vous voulez dire qu’elle est tombée malade, et qu’elle est retournée chez elle ?

 

– Elle n’était pas tombée malade ici, – à la voir. À la fin de l’année, elle partit passer chez elle de courtes vacances, à ce qu’elle dit. Étant donné le temps qu’elle avait passé ici, elle y avait, certes, bien droit. Nous avions alors depuis quelque temps, une jeune bonne qui s’occupait des enfants sous ses ordres ; c’était une brave fille, qui savait bien son affaire, et elle se chargea d’eux pendant son absence. Mais notre jeune institutrice ne revint jamais. Au moment même où je m’attendais à son retour, notre maître m’apprit qu’elle venait de mourir. »

 

Je me remis à rêver là-dessus.

 

« Mais… de quoi ?

 

– Il ne me l’a pas dit. Mais, s’il vous plaît, mademoiselle, dit Mrs. Grose, il faut que je retourne à mon ouvrage. »

 

Et elle me tourna le dos.

 

IV

 

Fort heureusement pour les préoccupations qui me tourmentaient, à juste titre, ce geste impertinent ne pouvait arrêter la croissance de notre estime mutuelle. Après que j’eus ramené le petit Miles à la maison, nous nous rencontrâmes plus intimement que jamais, sur le terrain de ma stupéfaction, de mon émotion ; de l’émotion qui me secouait toute, tellement il me semblait monstrueux qu’on pût mettre en interdit un enfant tel que celui dont je venais de faire la connaissance. Je m’étais mise un peu en retard pour aller le prendre, et il se tenait à la porte de l’auberge où la diligence l’avait déposé, attendant pensivement mon arrivée : je sentis instantanément, à sa vue, que cette même éclatante fraîcheur, ce même véritable parfum de pureté que j’avais, dès le premier moment, respiré auprès de sa sœur, l’environnaient et le pénétraient aussi ; il était incroyablement beau, et Mrs. Grose avait dit vrai : en sa présence, tout sentiment s’abolissait, pour ne plus laisser place qu’à une sorte de tendresse passionnée.

 

Ce qui, sur-le-champ, me prit le cœur, fut quelque chose de divin que je n’ai jamais rencontré au même degré chez aucun autre enfant : un indescriptible petit air de ne rien savoir de ce monde, hors l’amour. On ne pouvait porter une mauvaise réputation avec une grâce plus innocente, et lorsque j’atteignis Bly avec lui, je me sentais absolument confondue – pour ne pas dire outragée – à l’idée du sous-entendu de l’horrible lettre que je tenais sous clé dans un tiroir de la chambre.

 

Aussitôt que je pus, dans le privé, échanger quelques mots avec Mrs. Grose, je lui déclarai que c’était grotesque.

 

Elle me comprit immédiatement.

 

« Vous voulez parler de cette affreuse accusation…

 

– Elle ne tient pas debout. Ma chère dame, regardez-le donc ! »

 

Elle sourit à ma prétention de découvrir son charme.

 

« Je ne fais pas autre chose, je vous assure, mademoiselle ! Qu’allez-vous dire, alors ? ajouta-t-elle immédiatement.

 

– En réponse à cette lettre ? »

 

Mon parti était pris.

 

« Rien du tout.

 

– Et à son oncle ? »

 

Ma réponse fut sèche.

 

« Rien du tout.

 

– Et au petit lui-même ? »

 

Je ne me reconnaissais plus.

 

« Rien du tout. »

 

Elle s’essuya vivement le visage avec son tablier.

 

« Alors, je vous soutiens. Nous irons jusqu’au bout !

 

– Nous irons jusqu’au bout, » répétai-je ardemment, comme un écho. Et je lui tendis la main pour sceller notre contrat. Elle me la retint un moment… puis, de nouveau, le tablier remonta vivement vers son visage.

 

« M’en voudriez-vous, mademoiselle, si je prenais la liberté…

 

– De m’embrasser ? Oh non ! – Et je saisis la bonne créature dans mes bras, et après nous être embrassées comme deux sœurs, je me sentis plus énergique et plus indignée que jamais.

 

Les choses en restèrent là pendant un certain temps. Mais un certain temps si rempli que, pour discerner aujourd’hui la marche des événements, il me faut appeler tout mon art à mon secours. Ce qui me remplit maintenant de stupeur, c’est d’avoir accepté une pareille situation. J’avais entrepris avec ma compagne de tirer la chose au clair, et nous étions décidées à aller jusqu’au bout. Un charme, apparemment, me tenait sous son influence et dissimulait à mes propres yeux les graves et lointaines conséquences de cette tâche. J’étais soulevée par une immense vague de passion et de pitié. Dans mon ignorance, mon aveuglement, – peut-être aussi ma fatuité, – je trouvais tout simple d’assumer la direction d’une éducation de garçon, qui, à tout prendre, n’en était encore qu’à ses débuts. Je suis même incapable de me rappeler aujourd’hui ce que je comptais faire, à la fin des vacances, pour la reprise de ses études. En théorie, il était admis entre nous que je lui donnerais des leçons pendant tout ce bel été, mais je me rends compte, maintenant, que, durant des semaines, ce fut plutôt moi qui pris les leçons. J’appris tout de suite une chose que ne m’avait pas enseignée ma vie modeste et étouffée : j’appris à m’amuser, même à être amusante, et à ne pas songer au lendemain. C’était la première fois, en quelque sorte, que je jouissais de l’espace, de l’air, de la liberté, de toute la musique de l’été et de tout le mystère de la nature. Et puis, il y avait cette considération dont on m’entourait, et la considération est si douce à savourer ! Ah ! c’était un piège, – non pas préparé, mais dangereux, – un piège tendu à mon imagination, à ma délicatesse, peut-être à ma vanité, à tout ce qui était de plus vulnérable en moi. En un mot, je n’étais plus jamais sur mes gardes : je m’abandonnais les yeux fermés.

 

Les petits me donnaient si peu de mal ! Ils étaient d’une douceur si extraordinaire ! Je me demandais, parfois, – mais sans jamais sortir de ma rêverie décousue, – comment le brutal avenir – tout avenir est brutal – les traiterait, les blesserait peut-être. En eux brillait la fleur de la santé et du bonheur. Et cependant, comme s’ils eussent été de petites altesses, des princes du sang autour desquels pour être dans l’ordre, tout doit être enclos, discipliné et arrangé, la seule forme d’existence que mon imagination voyait les années futures leur apporter, était dans un prolongement romantique, et vraiment royal, de leurs jardins et de leur parc. Il se peut, bien entendu, que ce soit surtout au choc qui, subitement, brisa tout, que soit dû le charme de paix profonde qui, rétrospectivement, pare, à mes yeux, cette première période. Elle m’apparaît comme noyée dans le mystère où les choses se préparent et se rassemblent : le changement qui se produisit fut exactement semblable au bondissement d’un fauve.

 

Les premières semaines s’étaient écoulées pendant la saison des longs jours : souvent, à leur plus beau moment, j’avais pu jouir de ce que j’appelais « mon heure à moi », l’heure pendant laquelle, les enfants ayant pris leur thé et ayant été se coucher, je pouvais m’accorder un bref entracte avant de me retirer moi-même. Quelle que fût mon affection pour mon entourage, cette heure était le moment que je préférais. Et ce que je préférais à tout, c’était, quand le jour tombait, – je devrais dire plutôt : quand il s’attardait et que les derniers appels des derniers oiseaux s’échangeait dans les vieux arbres sous le ciel enflammé, – c’était de faire un tour dans les parterres et de jouir, avec un sentiment de propriétaire qui me flattait et m’amusait, de la noblesse et de la beauté de ces lieux. C’était un plaisir de me sentir là, tranquille, ayant une tâche à remplir ; sans doute, c’en était un, aussi, de penser que ma discrétion, mon simple bon sens et, d’une façon générale, la correction et l’élévation de mon caractère faisaient plaisir – si elle y pensait jamais – à la personne au désir de qui j’avais cédé. Ce que je faisais maintenant c’était ce qu’il avait ardemment désiré, ce qu’il m’avait demandé dès le premier abord, et que je fusse capable de le faire me causait une joie plus grande même que je n’avais osé l’espérer. Je m’apparaissais sans doute, à mes propres yeux, comme une jeune femme remarquable, et la pensée que, tôt ou tard, cela se saurait publiquement, m’était d’un grand réconfort. Eh bien oui, il fallait être remarquable pour affronter les événements remarquables qui allaient se présenter.

 

Ce fut, un jour, au beau milieu de mon heure de récréation ; les enfants étaient bordés dans leurs lits, et j’étais sortie faire mon tour. L’une des pensées qui m’accompagnaient dans ces flâneries – je ne rougis nullement de le dire aujourd’hui – était que ce serait charmant, aussi charmant qu’un roman, de rencontrer subitement quelqu’un.

 

Quelqu’un apparaîtrait là, au tournant d’une allée, devant moi, et, avec un sourire, me donnerait son approbation. Je n’en demandais pas davantage : qu’il « sût », seulement ; et la seule façon d’être certaine qu’il sût, serait de le lire sur son beau visage, lumineux et bon.

 

Tout cela était exactement présent à mes yeux – je veux dire l’image que je suscitais – la première fois que se produisit un de ces remarquables événements. C’était à la fin d’un long jour du mois de juin : je m’arrêtais net, au tournant d’un massif, en vue de la maison. Ce qui m’avait clouée au sol, en proie à un bouleversement qu’aucune vision ne suffisait à expliquer, était la sensation que mon imagination, en un éclair, avait pris corps. Il était là ! mais très haut, au-delà de la pelouse, au sommet de la tour où m’avait conduite la petite Flora, le premier matin. Cette tour faisait pendant à une autre tour semblable ; c’étaient deux constructions carrées, à créneaux, sans aucun rapport avec le reste de l’architecture ; pour une raison à moi inconnue, on les dénommait, l’une, l’ancienne, l’autre, la nouvelle tour. Elles flanquaient deux côtés opposés de la maison, et n’étaient probablement que deux aberrations d’architecte, sauvées tout de même un peu, en ce qu’elles n’étaient pas tout à fait isolées, ni d’une élévation trop prétentieuse ; leur fausse antiquité, d’ailleurs, datait de l’époque romantique, déjà devenue du respectable passé. Je les admirais, j’en rêvais même, car elles nous frappaient tous, surtout quand elles surgissaient dans l’ombre, par la proportion démesurée de leurs créneaux. Néanmoins, ce n’était pas à cette hauteur insolite que la figure, si souvent invoquée par moi, semblait le mieux à sa place. Elle produisit en moi, cette figure, dans le clair crépuscule, je m’en souviens, deux vagues d’émotion bien distinctes. En somme, elles ne furent que le sursaut qui suivit ma première, puis ma seconde surprise. La seconde fut la perception violente de l’erreur de la première. L’homme que je voyais n’était pas la personne que j’avais précipitamment cru devoir être là. J’en éprouvai un bouleversement de mes facultés visuelles, tel qu’après tant d’années écoulées je ne puis en trouver l’équivalent. Un homme inconnu, dans un lieu solitaire, constitue, on l’admettra, un objet propre à effrayer une jeune personne élevée dans le sein de sa famille, et la figure qui se dressait devant moi – quelques secondes suffirent à m’en assurer – ressemblait aussi peu à toute autre personne de ma connaissance qu’à celle dont l’image remplissait mon esprit. Je ne l’avais pas vue à Harley Street, je ne l’avais vue nulle part. De plus, le lieu même, de la façon la plus étrange du monde, s’était transformé, en un instant et par le fait de l’apparition, en une solitude absolue. Et pour moi, tout au moins, – pour moi qui m’applique à recomposer mes impressions d’alors avec une réflexion délibérée que je n’y ai encore jamais apportée, – la sensation de ce jour-là me revient tout entière. C’était, – tandis que je m’imprégnais avidement de tout ce que mes sens pouvaient saisir, – c’était comme si tout le reste de la scène eût été frappé de mort. Tandis que j’écris ceci, j’entends de nouveau l’intense silence où s’évanouirent les bruits du soir. Les corneilles ne croassèrent plus dans le ciel d’or, et, pendant une indicible minute, l’heure exquise n’eut plus de voix. Mais il n’y avait point d’autre changement dans la nature, à moins que ce n’en fût un de voir, comme je voyais maintenant, avec une si étrange netteté. L’or demeurait dans le ciel, la transparence dans l’atmosphère, et l’homme qui me regardait par-dessus les créneaux était aussi distinct qu’un portrait dans son cadre. C’est ce qui me fit penser, avec une rapidité extraordinaire, à toutes les personnes qu’il aurait pu être et qu’il n’était pas. Nous nous confrontâmes, à travers l’espace, assez longtemps pour qu’il me fût loisible de me demander intensément qui donc il était, et pour éprouver, devant mon incapacité à me répondre un étonnement d’une croissante intensité.

 

La grande question – du moins l’une des questions qui se pose plus tard à l’égard de certains faits, c’est, je le sais, d’évaluer le temps qu’ils ont duré. Eh bien ! pour le fait en question, il dura – vous pouvez en penser ce que vous voudrez – le temps qu’une douzaine de suppositions (à mon avis, pas meilleures les unes que les autres) se présentassent à mon esprit, pour expliquer l’existence, dans la maison, – et surtout depuis quand ? – d’une personne que je n’y soupçonnais pas. Il dura le temps de me froisser un peu, en songeant que, dans ma situation, une telle ignorance, non plus qu’une telle présence, n’étaient admissibles. Il dura, en tout cas, le temps que ce visiteur (marque étrange de familiarité, il ne portait point de chapeau, je m’en souviens), que ce visiteur pût, de sa place, sembler me fixer, en m’adressant juste la même question, le même regard scrutateur que provoquait sa propre présence. Nous étions trop éloignés l’un de l’autre pour nous parler, mais il vint un moment où, eussions-nous été plus rapprochés, une apostrophe quelconque, rompant le silence, serait certainement résultée de notre façon, mutuelle et sans détour, de nous dévisager. Il se tenait à l’angle le plus éloigné de la maison, très droit, je le remarquai, ses deux mains appuyées au parapet. C’est ainsi que je le vis, comme je vois les lettres que je trace sur cette page. Puis, exactement une minute plus tard, comme pour renforcer le spectacle, il changea lentement de place, et passa – sans me quitter de son regard fixe – au coin opposé de la plate-forme. Oui, je sentis intensément que, pendant ce déplacement, il ne cessa pas de me regarder, et, à cette heure, je vois encore comment, à mesure qu’il marchait, sa main se posait sur les créneaux, les uns après les autres. Arrivé à l’autre angle, il s’arrêta, mais moins longtemps ; et, tout en s’en allant, il continua de me fixer avec insistance. Il s’en alla. Et ce fut tout.

 

V

 

Ce n’était pas que je m’attendisse à ce que les choses en restassent là, car j’étais hors de moi-même aussi bien qu’émue. Y avait-il un secret à Bly ? Un mystère d’Udolphe, ou quelque parent aliéné, ou scandaleux séquestré dans une cachette insoupçonnée ? Je ne saurais dire combien de temps, partagée entre la curiosité et la terreur, je demeurai là où le coup m’avait été porté. Je me rappelle seulement que, lorsque je rentrai dans la maison, la nuit était tout à fait venue. Dans l’intervalle, j’avais certainement été la proie d’une agitation qui m’avait entraînée à mon insu, car j’avais dû faire trois milles, en tournant presque sur place. Je devais plus tard connaître des angoisses tellement pires, que je puis dire que mon inquiétude – elle n’en était, ce jour-là, qu’à son aurore – ne me causait qu’un frisson tout humain. Ce qu’il y avait de plus bizarre dans mon inquiétude – d’ailleurs l’aventure entière l’avait été – me fut révélé quand je rencontrai Mrs. Grose dans le hall. Dans le flot de mes souvenirs, cette image revient : l’impression que je reçus, à mon retour de ce lieu brillamment éclairé, si vaste, avec ses panneaux blancs, ses portraits et son tapis rouge, – et du bon regard étonné de mon amie, qui me dit immédiatement que je lui avais beaucoup manqué. À son contact, je me sentis intimement persuadée que, dans sa simple cordialité, elle avait éprouvé une inquiétude très naturelle, qui s'apaisa à ma vue, et ne savait absolument rien qui eût un rapport quelconque avec l'incident que je tenais là, tout prêt pour elle. Je n'avais pas prévu que sa bonne figure me remettrait d'aplomb, et je mesurai, en quelque sorte, la gravité de ce que j'avais vu, à l'hésitation que j'éprouvais à le raconter. Presque rien, dans toute cette histoire, ne me paraît si singulier que mon double sentiment d'alors : une sensation de vraie peur qui commençait à m'envahir, marchant de pair si je puis dire, avec l'instinct d'épargner ma compagne.

 

En conséquence, là, sur-le-champ, dans ce hall accueillant, et sous son regard, il s'accomplit en moi – pour une raison que j'eusse été alors bien en peine d'exprimer – une révolution intérieure : je donnai un vague prétexte à mon retard, et, invoquant la beauté de la nuit, l'abondante rosée et mes pieds mouillés, je m'en allai aussi vite que possible dans ma chambre.

 

Là, ce fut une autre affaire ; là, pendant bien des jours, ce fut une assez drôle d'affaire. Il me fallait quotidiennement, à certaines heures, – du moins à certains moments, et cela au détriment de mes devoirs les plus élémentaires, – il me fallait aller m'enfermer dans ma chambre, pour y réfléchir. Ce n'était pas tant que mon état nerveux excédât ma force de résistance : mais j'éprouvais une crainte extrême d'en arriver là, car la vérité, qu'il me fallait maintenant contempler sous toutes ses faces, était, simplement et clairement, que je ne pouvais, en aucune façon, identifier le visiteur avec lequel j'étais entrée en rapport d'une façon si inexplicable, et, cependant, à ce qu'il me semblait, si intime. Je m'étais vite rendu compte qu'il ne me serait pas difficile de percer à jour une intrigue domestique, sans même mener d'enquête formelle, sans éveiller de soupçons. Le choc que j'avais subi avait dû aiguiser mes facultés : au bout de trois jours, après avoir simplement observé les choses de plus près, je fus convaincue que les domestiques ne m'avaient ni trompée, ni prise pour but d'une plaisanterie et que, quel que pût être celui dont je savais l'existence, rien n'en était connu autour de moi. Une seule conclusion raisonnable s'imposait : quelqu'un avait pris, ici, une liberté presque monstrueuse.

 

C'était cela que j'allais me répéter dans ma chambre, quand j'y courais irrésistiblement m'y enfermer à clé, un instant. Tous, collectivement, nous avions subi l'invasion d'un intrus. Quelque voyageur sans scrupule, curieux de vieilles bâtisses, avait pénétré ici, inaperçu, était monté jouir de la vue, de l'endroit le plus favorable, et reparti comme il était venu. S'il m'avait dévisagée si froidement et si audacieusement, cela faisait partie de ses mauvaises manières. Après tout, le bon côté de cette affaire était qu'on ne le reverrait jamais.

 

Là était évidemment le bon côté des choses, mais ce ne l'était pas assez pour m'empêcher de reconnaître que ce qui, par-dessus tout, rejetait le reste dans l'ombre, était le charme extrême de ma tâche. Car ma tâche charmante était de vivre avec Miles et Flora, et rien ne pouvait me la faire aimer davantage que de sentir que, plus je m'y donnais, plus j'échappais à mon souci. La séduction de mes petits élèves m'était une joie perpétuelle, et elle suscitait constamment en moi un étonnement nouveau, quand je me ressouvenais de mes vaines craintes du début, du dégoût que m'avait d'abord inspiré ma situation avec ses grises et prosaïques probabilités. Mais il ne devait y avoir ni prose grise, ni meule à tourner. Comment un travail n'aurait-il pas été charmant qui se présentait comme une œuvre de quotidienne beauté ? C'était tout le romanesque de l'enfance, toute la poésie des salles d'études. Je ne veux pas, bien entendu, dire par-là que nous n'étudions que vers et que fiction : je veux dire qu'il n'y a point d'autres termes pour exprimer le genre d'intérêt que m'inspiraient mes compagnons. Comment décrire cela, sinon en disant qu'au lieu de tomber auprès d'eux dans la mortelle monotonie de l'accoutumance – et quel prodige chez une institutrice, j'en appelle à la confrérie ! – je faisais de perpétuelles découvertes. Évidemment, il y avait une direction où mes pas s'arrêtaient : une profonde obscurité continuait de s'étendre sur la région du séjour au collège. Je l'avais déjà dit, j'avais, dès la première heure, reçu la grâce de pouvoir envisager le mystère sans angoisse. Il serait peut-être plus près de la vérité de dire que l'enfant lui-même, sans prononcer une parole, avait tout éclairci.

 

Il avait ramené l'accusation à l'absurde, et mes conclusions pouvaient s'épanouir à l'aise, et aussi son innocence couleur de rose : il n'était que trop délicat et trop loyal pour le vilain petit monde malpropre des collèges – et il l'avait payé cher.

 

J'avais fait l'amère réflexion que de donner la sensation d'une individualité différente des autres, de se montrer d'une qualité supérieure, finit toujours par provoquer une vengeance de la majorité, – qui peut même comprendre des directeurs de collège, s'ils sont stupides et intéressés.

 

Ces enfants possédaient tous deux une douceur – c'était leur seul défaut – qui les rendait – comment pourrais-je dire ? – presque impersonnels, et certainement impossibles à punir. Ils étaient – moralement du moins – comme ces chérubins de l'anecdote, où il n'y avait rien à fouetter. Je me rappelle tout particulièrement avoir eu de Miles l'impression qu'il ne lui était jamais arrivé la plus infinitésimale histoire. Nous n'attendons d'un enfant que peu d'« antécédents », mais il y avait chez ce ravissant petit garçon quelque chose d'extraordinairement sensible, et en même temps d'extraordinairement heureux, qui me frappait, – plus qu'en aucune autre créature de son âge que j'aie jamais rencontrée, – comme renaissant de nouveau chaque matin : non, il n'avait jamais souffert, fût-ce une seconde. C'était pour moi une preuve positive à opposer à l'idée qu'un châtiment réel lui eût jamais été infligé. S'il s'était mal conduit, il aurait été sérieusement « attrapé » – et moi aussi, par contre-coup, – j'aurais retrouvé la trace, j'aurais senti la blessure et le déshonneur ; mais je ne pouvais rien reconstituer du tout, donc c'était un ange. Il ne parlait jamais de son collège, ne citait jamais un maître ou un camarade, et moi, de mon côté, j'étais trop dégoûtée de tout cela pour y faire la moindre allusion.

 

Évidemment, j'étais sous le charme, et le merveilleux de l'affaire est que je savais parfaitement, même à ce moment-là, que je l'étais : mais je m'y abandonnais, c'était un antidote à la souffrance, et j'en avais de plus d'une sorte. Je recevais alors de chez moi des lettres inquiétantes, tout n'y marchait pas bien. Mais auprès de la joie que m'étaient mes enfants, quelle chose m'importait au monde ? C'était la question que je me posais pendant mes hâtives retraites : j'étais éblouie, enivrée de leur beauté.

 

Un certain dimanche, – il faut avancer, tout de même, – la pluie tomba si fort et si longtemps que nous ne pûmes, comme d'habitude, nous rendre processionnellement à l'église. Aussi, comme le jour s'avançait, je convins avec Mrs. Grose, que si le temps s'embellissait, nous irions ensemble à l'office du soir. La pluie cessa heureusement, et je me préparai pour notre promenade, qui, à travers le parc et par la grande route, jusqu'au village, était l'affaire de vingt minutes. Comme je descendais pour rejoindre ma collègue, dans le hall, je me souvins d'une paire de gants qui avaient eu besoin de quelques points et les avaient reçus – avec une publicité peu édifiante peut-être, – tandis que j'étais assise à leur thé avec les enfants. On le servait, le dimanche, par exception, dans ce temple, net et froid, en cuivre et en acajou, qu'était la salle à manger des grandes personnes. C'était là que j'avais laissé tomber mes gants, et j'y retournai les prendre.

 

Quoique le jour fût assez gris, la lumière de l'après-midi n'était pas disparue, et me permit, en passant le seuil, non seulement de reconnaître, sur une chaise, près de la grande fenêtre alors fermée, l'objet que je cherchais, mais de percevoir, de l'autre côté de cette fenêtre, une personne qui regardait droit dans la pièce. Un seul pas dans la chambre me suffit : la vision fut instantanée, tout y était. La personne qui regardait droit dans la pièce était celle qui m'était déjà apparue.

 

Ainsi, il m'apparaissait de nouveau avec, je ne peux pas dire plus de netteté, c'était impossible, mais avec une proximité qui dénotait un progrès dans nos rapports. Devant cette rencontre, je perdis la respiration, je me sentis glacée de la tête aux pieds. Il était le même, il était tout le même, et cette fois encore, je ne le voyais qu'à partir de la taille, car bien que la salle à manger fût au rez-de-chaussée, la fenêtre ne descendait pas jusqu'à la terrasse sur laquelle il se tenait. Son visage était contre la vitre, je le voyais donc bien mieux : l'étrange effet, pourtant, de ce second coup d'œil, fut de me faire surtout sentir combien le premier avait été intense. Il ne resta que quelques secondes, assez pour me convaincre que, lui aussi, m'avait vue et reconnue : pour moi, c'était comme si j'avais passé des années à le regarder, comme si je l'avais toujours connu.

 

Quelque chose, cependant, arriva, qui ne s'était pas produit l'autre fois : son regard, appuyé sur moi à travers la vitre, et du bout de la chambre, était bien aussi profond, aussi fixe qu'alors, mais il me quitta un instant, pendant lequel je pus le suivre, et le voir se poser successivement sur plusieurs objets. Sur-le-champ, le choc d'une certitude foudroyante vint s'ajouter à mon angoisse : ce n'était pas pour moi qu'il était là, il y était venu pour quelqu'un d'autre.

 

Cette conviction – qui me traversa comme un éclair – car c'était bien une conviction, bien que troublée par l'angoisse, produisit en moi le plus singulier effet : une vibration soudaine de courage, de devoir à accomplir, m'ébranla tout entière. Je dis « courage », car, indubitablement, je ne me possédais déjà plus. Je bondis hors de la salle à manger, gagnai la porte d'entrée de la maison et, en un instant, je fus dehors ; longeant la terrasse, en courant aussi vite que je le pouvais, je tournai le coin et embrassai toute la façade d'un coup d'œil. Mais le coup d'œil ne me révéla rien : mon visiteur s'était évanoui.

 

Je m'arrêtai net : dans mon soulagement, je tombai presque par terre. Mais toute la scène me demeurait présente : j'attendais, lui donnant le temps de réapparaître.

 

Du temps, dis-je, mais combien de temps ? Je ne peux vraiment pas, aujourd'hui, évaluer avec exactitude la durée de ces événements. Sans doute, j'avais alors perdu la notion de la mesure : ils n'ont pu durer le temps qu'ils m'ont semblé durer. La terrasse et tout ce qui l'entourait, la pelouse et le jardin, tout ce que je pouvais voir du parc, étaient vides, d'un vide immense. Il y avait des taillis, et de grands arbres, mais je me rappelle ma certitude intérieure bien nette qu'il n'y était point caché. Il était ici, ou nulle part ; si je ne le voyais pas, c'est qu'il n'était pas là. Je m'attachai énergiquement à cette idée, puis, instinctivement, au lieu de retourner comme j'étais venue, j'allai à la fenêtre ; je sentais confusément qu'il fallait aller me placer, là même où il s'était mis. Je le fis. J'appuyai mon visage contre la vitre, et regardai, comme lui, dans la chambre. Juste à ce moment, comme pour me faire juger quelle avait été la portée de son regard, Mrs. Grose, ainsi que j'avais fait, entra, venant du hall. J'eus ainsi la répétition parfaire de la scène qui s'était passée. Elle me vit, comme j'avais vu mon propre visiteur. Elle s'arrêta net, comme j'avais fait. Je lui faisais éprouver quelque chose comme le choc qui m'avait frappée moi-même. Bref, elle regarda de tous ses yeux, puis se retira, exactement comme moi, et je compris qu'elle sortait de la maison pour me rejoindre et que j'allais la voir. Je demeurai là où je me trouvais et, tandis que je l'attendais, plus d'une pensée me traversa l'esprit. Mais je n'en veux citer qu'une : je me demandais pourquoi, elle aussi, était bouleversée.

 

VI

 

Oh ! elle me renseigna, aussitôt qu'elle émergea, à mes yeux, au coin de la maison.

 

« Qu'est-il arrivé, au nom du ciel ? »

 

Elle était toute rouge et hors d'haleine.

 

Je ne dis rien avant qu'elle ne fût tout près.

 

« … Arrivé à moi ? »

 

Sans doute, j'avais une figure extraordinaire.

 

« Cela se voit-il ?

 

– Vous êtes pâle comme un linge… effrayante à voir. »

 

Je réfléchis : je pouvais, sans scrupule, avec un tel prétexte, affronter l'innocence la plus intacte. Mrs. Grose, dans toute la fleur de la sienne, ne pouvait plus compter sur mon désir de la respecter : ce sentiment avait glissé, comme un manteau, de mes épaules, sans qu'un froissement de ses plis donnât l'éveil, et si j'hésitai un instant, ce ne fut pas avec l'idée de cacher ce que je savais.

 

Je lui tendis la main, elle la prit ; je m'y cramponnai, me plaisant à la sentir près de moi. Ce fut une espèce de soutien pour moi que le soupir timide exhalé par sa surprise.

 

« Vous venez me prendre pour aller à l'église, mais je ne puis y aller.

 

– Est-il arrivé quelque chose ?

 

– Oui. Il faut, maintenant, que vous le sachiez. Avais-je l'air très bizarre ?

 

– Derrière la vitre ? Oh ! vous étiez effrayante !

 

– Voilà, dis-je. C'est que j'ai été effrayée. »

 

Les yeux de Mrs. Grose exprimèrent clairement qu'elle n'avait aucune envie de l'être à son tour, mais que, néanmoins, elle savait trop bien les obligations de son service pour se dérober au partage avec moi de quelque ennui que ce fût. Oh ! oui, c'était bien mon intention qu'elle le partageât.

 

« C'est à cela qu'est due mon émotion, mon bouleversement : ce que vous avez vu, enfin, tout à l'heure, en me regardant de la salle à manger. Mais ce que j'ai vu moi, immédiatement avant, était bien pis. »

 

Sa main me serra plus fort.

 

« Qu'est-ce que c'était ?

 

– Un homme extraordinaire qui regardait.

 

– Quel homme extraordinaire ?

 

– Je n'en ai pas la moindre idée. »

 

Mrs. Grose jeta vainement les yeux autour d'elle.

 

« Alors… où est-il allé ?

 

– Je le sais encore moins.

 

–L'avez-vous vu déjà ?

 

– Oui… une fois… sur la vieille tour. »

 

Elle me regarda encore plus fixement.

 

« Vous voulez dire que c'est un inconnu ?

 

– Oh ! absolument.

 

– Et, cependant, vous ne m'en avez rien dit ?

 

– Non… pour des raisons… Mais maintenant que vous avez deviné… »

 

Les yeux ronds de Mrs. Grose supportèrent sans ciller cette affirmation.

 

« Ah ! je n'ai pas deviné, dit-elle, très simplement. Comment le pourrais-je, si vous-même n'imaginez pas…

 

– Non. Je ne puis rien imaginer du tout.

 

– Et vous ne l'avez jamais vu ailleurs que sur la tour ?

 

– Et, tout à l'heure, là où nous sommes. »

 

Mrs. Grose regarda de nouveau autour d'elle.

 

« Que faisait-il sur la tour ?

 

– Rien que s'y tenir et me regarder en bas. »

 

Elle réfléchit un instant.

 

« Est-ce un gentleman ? »

 

Je n'eus pas besoin de réfléchir, ce me semble.

 

« Oh ! non. »

 

Elle me considérait avec une stupeur croissante.

 

« Alors… ce n'est pas non plus personne de la maison ?… personne du village ?

 

– Personne… personne… Je ne vous en ai pas parlé, mais je m'en suis assurée. »

 

Elle respira, vaguement soulagée. Chose singulière, cela valait donc mieux ? Guère mieux, pourtant…

 

« S'il n'est pas un gentleman…

 

– Ce qu'il est ? Une abomination !

 

– Une abomination ?

 

– Il est… Dieu me pardonne si je sais ce qu'il est ! »

 

Et une fois de plus, Mrs. Grose regarda autour d'elle : elle fixa les yeux sur les lointains qui s'obscurcissaient, puis, revenant à elle, se tourna vers moi, avec une totale inconséquence.

 

« Il est temps d'aller à l'église !

 

– Oh ! je suis incapable d'aller à l'église !

 

– Cela ne vous fera-t-il pas du bien ?

 

– Cela ne « leur »en fera pas. Et d'un signe de tête, j'indiquai la maison.

 

– Aux enfants !

 

– Je ne puis les quitter maintenant.

 

– Vous avez peur ? »

 

Je répondis hardiment : « J'ai peur de lui. »

 

Sur le large visage de Mrs. Grose apparut, pour la première fois, la lointaine et faible lueur d'une intelligence qui s'éveillait ; il en surgit, pour moi-même, comme l'aube retardée d'une idée qui ne lui venait pas de moi, et qui, d'ailleurs, me demeurait encore tout obscure.

 

Je me rappelle avoir pensé immédiatement qu'il y avait là quelque chose dont je pourrais tirer parti, et que c'était lié à ce désir qu'elle montra aussitôt d'en savoir davantage.

 

« Quand cela se passa-t-il… sur la tour ?

 

– Vers le milieu de ce mois. À la même heure.

 

– Presque à la nuit ?

 

– Oh ! non ! loin de là. Je le voyais comme je vous vois.

 

– Alors, comment a-t-il pu s'introduire ?

 

– Et comment a-t-il pu s'en aller ? »

 

Je me mis à rire.

 

« Je n'ai pas eu l'occasion de le lui demander. Ce soir, vous voyez, il n'a pas su s'introduire.

 

– Il ne fait que regarder ?

 

– J'espère qu'il en restera là ! »

 

Elle avait lâché la main. Elle se détourna un peu. J'attendis un instant, puis je déclarai :

 

« Allez à l'église. Adieu. Moi, je dois veiller. »

 

Elle se tourna lentement vers moi.

 

« Craignez-vous quelque chose pour eux ? »

 

De nouveau, nous échangeâmes un long regard.

 

« Pas vous ? »

 

Au lieu de me répondre, elle s'approcha de la fenêtre, et appliqua son visage contre la vitre.

 

« Voilà comme il pouvait voir », continuai-je.

 

Elle ne bougea pas, mais :

 

« Combien de temps est-il resté ? me demanda-t-elle.

 

– Jusqu'à ce que j'arrive ici. J'étais sortie pour aller le trouver. »

 

Mrs. Grose se retourna enfin, son visage était de plus en plus expressif.

 

« Je n'aurais pas pu sortir.

 

– Moi non plus !… – et je me mis à rire – si je n'avais pas eu mon devoir à remplir.

 

– J'ai aussi le mien, répliqua-t-elle, puis elle ajouta :

 

– À quoi ressemble-t-il ?

 

– Je meurs d'envie de vous le dire. Mais comment faire ? il ne ressemble à personne.

 

– À personne ? répéta-t-elle.

 

– Il ne porte pas de chapeau. – Et voyant à sa figure, que déjà, à ceci, elle reconnaissait, avec une émotion croissante, un signe caractéristique, j'ajoutai rapidement au portrait touche après touche : – Il a les cheveux roux, frisés serrés, et un visage pâle, d'une coupe allongée, avec des traits réguliers et droits, et de petits favoris assez bizarres, roux comme ses cheveux. Les sourcils sont un peu plus foncés : ils sont particulièrement arqués et paraissent très mobiles. Les yeux sont pénétrants, étranges, horriblement étranges. Mais tout ce que je puis affirmer, c'est qu'ils sont plutôt petits et très fixes. Sa bouche est grande et ses lèvres minces, et, à l'exception des petits favoris, il est entièrement rasé. Il me donne un peu l'impression de ressembler à un acteur.

 

– À un acteur ? »

 

Il était, en tout cas, impossible de moins ressembler à l'un d'eux que Mrs. Grose à ce moment.

 

« Je n'en ai jamais vu, mais je suppose qu'ils sont comme ça. Il est grand, souple, droit, continuai-je, mais un gentleman, oh ! cela, jamais ! »

 

La figure de ma compagne, tandis que je parlais, était devenue toute blanche : ses yeux ronds battirent, et sa bouche s'ouvrit toute grande.

 

« Un gentleman ? balbutiait-elle, confondue, stupéfaire, lui, un gentleman ?

 

– Vous le connaissez donc ? »

 

Elle essaya, visiblement, de se maîtriser.

 

« Tout de même, il est beau ? »

 

Je compris qu'il fallait l'encourager.

 

« Remarquablement.

 

– Et habillé ?

 

– Avec les vêtements d'un autre. Ils sont élégants, mais ce ne sont pas les siens. »

 

Dans un souffle, elle laissa échapper un gémissement affirmatif :

 

« Ce sont ceux de notre maître. »

 

Je saisis la balle au bond.

 

« Vous le connaissez donc ? »

 

Elle défaillit – une seconde seulement.

 

« Quint ! s'écria-t-elle.

 

– Quint ?

 

– Peter Quint. Son propre domestique, son valet de chambre, quand il était ici.

 

– Quand notre maître était ici ? »

 

Encore hors d'elle-même, mais désireuse de m'éclairer, elle accumulait les détails.

 

« Il ne portait jamais de chapeau, mais il portait… – enfin, plusieurs gilets ont disparu. Ils étaient ici, tous deux, l'année dernière. Puis notre maître s'en alla, et Quint resta, seul. »

 

Je suivais, un peu haletante.

 

« Seul ?

 

– Seul avec nous. – Et, comme d'une région plus profonde, elle tira ces mots : – Pour le service.

 

– Et qu'advint-il de lui ? »

 

Elle retarda si longtemps sa réponse, que je me sentis de plus en plus gagnée par le sentiment du mystère.

 

« Il partit aussi, finit-elle par me dire.

 

– Pour aller où ? »

 

À ces mots, son expression devint tout à fait extraordinaire.

 

« Dieu sait où ! Il est mort.

 

– Il est mort ! »

 

Je poussai presque un hurlement. Elle sembla, pour ainsi dire, se carrer dans sa résolution, se planter fermement sur ses pieds pour mieux exprimer l'étrangeté du fait :

 

« Oui. Mr. Quint est mort. »

 

VII

 

Bien entendu, il nous fallut plus d'un entretien comme celui-ci pour nous pénétrer de ce que avec quoi il nous fallait vivre de notre mieux, désormais : ma terrible réceptivité des visions du genre dont il a été donné de si saisissants exemples, et la connaissance, maintenant acquise par ma compagne, – connaissance faite à la fois de consternation et de pitié, – de cette réceptivité.

 

Ce soir-là après la révélation qui m'avait laissée prostrée pendant près d'une heure, il n'y avait eu qu'un petit office de larmes, de vœux, de prières et de promesses, apogée d'une série de serments et d'engagements mutuels, directement issue de notre retraite à la salle d'études, où nous nous étions enfermées pour nous expliquer à fond. Le résultat de cette explication fut simplement de réduire la situation à l'extrême rigueur de ses éléments. Elle, pour son propre compte, n'avait rien vu, pas l'ombre d'une ombre, et, en dehors de l'institutrice, personne, dans la maison, n'avait à subir l'épreuve. Cependant, sans paraître douter de ma raison, elle accepta la vérité, telle que je la lui affirmais, et, finalement, elle me témoigna, en cette circonstance, une tendresse mêlée de crainte, une déférence envers mon douteux privilège, dont le souffle léger demeure en ma mémoire comme la caresse de la plus exquise des charités humaines.

 

Il fut donc, ce soir-là, définitivement admis entre nous que nous pensions pouvoir supporter, ensemble, ce que l'avenir nous réservait : et je n'étais pas convaincue que sa part fût la meilleure, en dépit de son exemption du don fatal. Quant à moi, je crois bien que je savais alors, autant que je le sus plus tard, ce que j'étais de force à affronter pour la protection de mes élèves : mais il me fallut quelque temps pour être tout à fait sûre que mon honnête compagne réalisait pleinement ce que pourrait exiger d'elle un engagement si formidable. J'étais pour elle une étrange société, aussi étrange que celle que je recevais moi-même. Mais, revenant sur ces heures passées, je vois que nous trouvions grand réconfort à nous rejoindre sur un terrain commun, dans la seule idée qui, par une chance unique, pouvait nous apporter le calme. Cette idée, ce second mouvement, me tirèrent, pour ainsi dire, hors de la chambre secrète de mon inquiétude. Je pouvais toujours aller prendre l'air dans la cour, et Mrs. Grose pouvait toujours m'y rejoindre. Je me rappelle parfaitement comment un peu de force me revint, avant que nous nous séparassions pour la nuit.

 

Nous nous étions dit et redit chaque trait de l'aventure.

 

« Il cherchait quelqu'un, dites-vous ? Quelqu'un qui n'était pas vous ?

 

– Il cherchait le petit Miles. – Une lumière prodigieuse m'inondait. – Voilà ce qu'il cherchait.

 

– Mais comment le savez-vous ?

 

– Je le sais, je le sais, je le sais ! – Mon exaltation croissait. – Et vous le savez aussi, ma chère ! »

 

Elle ne le nia point, mais je sentais que je n'avais même pas besoin de cette assurance. Un moment après, elle reprit :

 

« Et s'il le voyait ?

 

– Le petit Miles ? C'est ce qu'il désire ? »

 

De nouveau, elle parut profondément bouleversée.

 

« L'enfant ?

 

– Dieu nous en garde ! Non, l'homme. Il veut leur apparaître. »

 

Qu'il pût y arriver, était une conception effroyable, et cependant, en une certaine façon, je pouvais l'annihiler ; ce que d'ailleurs, tandis que nous nous attardions là, je réussissais à prouver pratiquement. J'avais la certitude absolue que je reverrais encore ce que j'avais déjà vu, mais quelque chose en moi me disait qu'en m'offrant bravement comme seul sujet à cette expérience, en acceptant, en provoquant, en surmontant tout ce qui pouvait arriver, je servirais de victime expiatoire et préserverais la tranquillité de tous les autres membres du foyer. Pour les enfants, en particulier, je parerais les coups et les sauverais complètement. Je me rappelle une des dernières choses que je dis à Mrs. Grose ce soir-là.

 

« Je suis frappée de ce fait que mes élèves ne parlent jamais… »

 

Elle me regarda fixement tandis que je m'arrêtais, pensive.

 

« De lui, et du temps qu'il a passé ici avec eux ?

 

– Ni du temps qu'il a passé avec eux, ni de son nom, de sa présence, de son histoire, en aucune façon. Ils n'y font jamais allusion.

 

– Oh ! la petite demoiselle ne peut pas se rappeler. Elle n'a jamais rien vu, ni rien su.

 

– Des circonstances de sa mort ? »

 

Je réfléchis avec une certaine intensité.

 

« Peut-être pas. Mais Miles devrait s'en souvenir, il devrait savoir.

 

– Ah ! ne l'interrogez pas, » laissa échapper Mrs. Grose.

 

Je lui rendis le regard qu'elle m'avait lancé.

 

« N'ayez pas peur. – Je continuais à réfléchir. – C'est plutôt curieux.

 

– Qu'il n'ait jamais fait la moindre allusion ? Vous me dites qu'ils étaient grands amis ?

 

– Oh ! pas « lui ! » déclara Mrs. Grose avec intention. C'était le genre de Quint… de jouer avec lui… je veux dire, de le gâter. – Elle se tut, un instant, puis ajouta : – Quint prenait trop de libertés. »

 

À ces mots, évoquant subitement une vision de son visage, – de quel visage ! – j'éprouvai une nausée de dégoût.

 

« Des libertés avec mon garçon !

 

– Des libertés, avec tout le monde ! »

 

Pour le moment, je renonçai à analyser cette déclaration, et je me fis simplement la réflexion qu'elle pouvait s'appliquer à plusieurs membres de la maisonnée, à la demi-douzaine de servantes et de valets qui appartenaient encore à notre petite colonie. Mais il y avait pourtant un motif de crainte dans ce fait, en lui-même heureux, qu'aucune histoire gênante, aucune perturbation ancillaire n'avait, de mémoire d'homme, existé dans la bonne vieille demeure. Elle n'avait ni mauvais renom, ni réputation scandaleuse, et Mrs. Grose, bien évidemment, ne désirait que se cramponner à moi et frissonner en silence. Je la mis cependant à l'épreuve, au dernier moment de la journée. Il était minuit, elle avait la main sur le bouton de la porte, dans la salle d'études, pour prendre congé.

 

« Ainsi, vous m'assurez – c'est d'une très grande importance – que sa conduite était indiscutablement mauvaise, et que c'était une chose admise ?

 

– Oh ! ce n'était pas une chose admise. Moi, je savais… mais pas notre maître.

 

– Et vous ne l'en avez jamais informé ?

 

– Oh bien ! il n'aimait pas les rapporteurs, détestait les plaintes. Il coupait court à toutes les affaires de ce genre, et si on remplissait son devoir envers lui…

 

– Il ne voulait pas être ennuyé avec le reste ? »

 

Ceci cadrait assez bien avec l'impression qu'il m'avait donnée : ce n'était pas un monsieur à rechercher les tracas, et il n'était pas toujours très difficile en ce qui concernait quelques personnes de son entourage.

 

Tout de même, j'insistai auprès de mon informatrice.

 

« Je vous réponds que je lui en aurais parlé, moi ! »

 

Elle sentit la justesse de cet avis.

 

« J'ai eu tort, je ne dis pas. Mais la vérité, c'est que j'avais peur.

 

– Peur de quoi ?

 

– Des choses que pouvait faire cet homme. Il était si habile, Quint, si ténébreux ! »

 

Ces mots me frappèrent plus que, j'imagine, je ne laissai paraître.

 

« Vous n'aviez pas peur d'autre chose ? Pas de son action ?…

 

– De son action ?… » répéta-t-elle avec anxiété et l'air d'attendre autre chose, tandis que je balbutiais :

 

« De son action sur d'innocentes créatures, sur de précieuses petites existences. Elles vous étaient confiées.

 

– Non, elles ne l'étaient pas ! répliqua-t-elle, franchement et douloureusement. Notre maître avait foi en lui et l'avait installé ici, parce qu'on le croyait d'une mauvaise santé, et que la campagne lui serait salutaire. Et ainsi, il disait son mot sur tout. Oui, – elle l'avouait, – même en ce qui les concernait.

 

– Eux ? Cette créature ? – J'étouffai un cri d'horreur. – Et vous pouviez supporter cela ?

 

– Non, je ne le pouvais pas – et même maintenant, je ne le puis pas ! »

 

Et la pauvre femme fondit en larmes.

 

À partir du lendemain, ainsi que je l'ai dit, une surveillance rigoureuse les suivit partout : néanmoins, combien de fois, pendant cette semaine, ne revînmes-nous pas, passionnément, sur ce sujet ? Bien que nous l'eussions discuté à perte de vue, ce dimanche soir, je fus encore hantée, surtout aux premières heures de la nuit, – car l'on peut imaginer si je dormis, – hantée du soupçon qu'elle ne m'avait pas tout dit. Pour ma part, je n'avais rien dissimulé, mais Mrs. Grose me cachait quelque chose.

 

D'ailleurs, vers le matin, je me persuadai que ce n'était pas manque de franchise, mais parce que les périls nous environnaient.

 

Oui, passant et repassant au crible toutes ces choses, il me semble que lorsque le soleil fut haut dans le ciel, j'avais, dans mon trouble et mon agitation, tiré des faits presque tout le sens que, plus tard, de plus cruelles circonstances devaient mettre en lumière. Ce que j'y voyais, avant tout, c'était la sinistre figure de l'homme alors vivant, – le mort pouvait attendre, – et des mois qu'il avait passés à Bly ; additionnés, ils représentaient un formidable total. Cette triste période ne s'était close qu'à l'aube d'un jour d'hiver, lorsque, sur la route partant du village, Peter Quint, froid comme la pierre, fut trouvé par un laboureur qui se rendait au travail. La catastrophe fut expliquée, superficiellement du moins, par une blessure visible à la tête, blessure qui pouvait être produite – et qui, d'après les témoignages, l'avait réellement été – par un fatal faux pas, qu'une complète erreur sur le chemin à suivre lui avait fait faire, la nuit, en quittant le cabaret, sur la pente raide, couverte de glace, au pied de laquelle il avait été trouvé gisant.

 

La pente glacée, l'erreur de route commise après boire, expliquaient bien des choses ; pratiquement, elles expliquèrent tout, en fin de compte, après l'enquête et d'interminables bavardages. Mais, dans sa vie, il y avait eu un tas de choses : d'étranges périls courus en d'étranges circonstances, de secrets désordres, des vices plus que soupçonnés qui auraient expliqué infiniment plus.

 

Je sais à peine comment tirer de mon histoire un récit capable de faire comprendre mon état d'esprit : durant cette période, je trouvais littéralement de la joie à m'abandonner à l'envolée héroïque que l'occasion exigeait de moi. Je voyais maintenant qu'un service difficile et admirable m'avait été demandé, qu'il y aurait quelque grandeur à montrer – à qui de droit, bien entendu – que je réussirais là où mainte autre aurait échoué. Ce me fut un immense secours – j'avoue que je m'en applaudis quand je porte mes regards en arrière – d'avoir envisagé si fortement et si simplement ma responsabilité. J'étais là pour protéger et pour défendre les petites créatures les plus abandonnées et les plus touchantes du monde, dont la faiblesse appelait à l'aide d'une façon trop explicite à mes yeux, et demeurait une profonde et constante souffrance pour l'affection que je leur avais vouée. Ensemble, nous étions isolés du monde : nous étions unis dans le même danger. Ils n'avaient que moi…, et moi… eh bien, moi, je les avais. En un mot, c'était une occasion magnifique. Cette occasion se présentait à moi sous une image essentiellement concrète : j'étais un écran, il me fallait me tenir devant eux. Ils verraient d'autant moins de choses que j'en verrais davantage. Je me mis à les observer, dans une attente étranglée, pour ainsi dire, une tension dissimulée qui aurait bien pu, à la longue, me conduire à la folie. Ce qui me sauva, je le vois maintenant, ce fut le tour différent que prirent les choses. L'attente ne dura pas : elle fut remplacée par des preuves épouvantables… Des preuves – oui, je dis des preuves – qui m'apparurent telles, à partir du moment où je réalisai pleinement la situation.

 

Ce moment data d'une certaine heure d'après-midi que je passai dans les parterres avec seulement ma plus jeune élève. Nous avions laissé Miles à la maison, sur le coussin rouge d'une profonde embrasure de fenêtre ; il avait désiré finir son livre, et j'avais été fort heureuse d'encourager une disposition si louable chez un jeune homme dont le seul défaut était une certaine mobilité irrépressible. Sa sœur, au contraire, s'était montrée ravie de sortir, et je me promenai avec elle une demi-heure, recherchant l'ombre, car le soleil était encore haut, et la journée exceptionnellement chaude. Je remarquai, une fois de plus, tandis que nous allions, combien, comme son frère – et c'était un don charmant de ces deux enfants, – elle savait me laisser à moi-même sans paraître m'abandonner, et m'accompagner sans me gêner le moins du monde. Jamais importuns, ils n'étaient cependant jamais désœuvrés. Toute ma surveillance se bornait à les voir s'amuser énormément sans mon secours : il semblait qu'ils préparassent avec passion un spectacle, et j'y avais un emploi d'ardent admirateur. Je vivais dans un monde de leur invention : ils n'avaient jamais besoin de recourir à la mienne. Je n'étais requise que pour représenter quelqu'un ou quelque chose de remarquable dans le jeu du moment, et grâce à ma situation supérieure et respectée, ce n'était jamais qu'une sinécure fort douce et extrêmement distinguée. J'ai oublié ce que j'étais, ce jour-là, je me rappelle seulement que c'était un personnage très important et très paisible, et que Flora jouait intensément. Nous étions au bord du lac, et comme nous avions récemment commencé l'étude de la géographie, le lac était la mer d'Azov. Tout à coup, au milieu de ces éléments divers, surgit en moi la conscience qu'un spectateur intéressé nous observait de l'autre côté de la mer d'Azov. La façon dont cette conception s'enracina en moi fut bien la chose la plus étrange du monde… la plus étrange, à l'exception, toutefois, de celle beaucoup plus étrange encore, en laquelle elle se mua bientôt. J'étais assise, un ouvrage quelconque dans les mains, – car j'étais je ne sais plus quoi qui pouvait logiquement s'asseoir.

 

J'étais assise sur le vieux banc de pierre d'où l'on contemplait le lac, et, ainsi posée, je commençai à percevoir avec certitude – cependant sans vision directe – la présence, assez lointaine, d'une troisième personne.

 

Les vieux arbres, l'épais taillis, donnaient une ombre profonde et délicieuse, mais tout baignait dans l'éclat de l'heure, chaude et tranquille. Rien d'ambigu en quoi que ce fût ; dans tous les cas, rien dans la conviction qui se forma en moi, instantanément, sur ce que je verrais au-delà du lac, si je levais les yeux. Ils étaient rivés à la couture qui m'occupait, et je sens encore le spasme de mon effort pour les y maintenir jusqu'à ce que je me sentisse suffisamment calmée pour décider de ce que j'allais faire. Il y avait là un objet étranger, une figure dont je contestai le droit à être là, immédiatement et passionnément. Je me rappelle comment je m'énumérai tous les cas possibles, remarquant en moi-même que, par exemple, rien n'était plus naturel que la présence en cet endroit d'un des hommes attachés à la propriété, ou même d'un messager, d'un facteur, du garçon, d'un fournisseur du village. Mais cette remarque fit aussi peu d'impression sur ma conviction présente – j'en étais certaine, sans avoir encore levé les yeux – que sur le caractère et l'attitude de notre visiteur. Rien n'était plus naturel que ces choses fussent justement ce qu'elles n'étaient absolument pas.

 

Pour que je m'assurasse de l'identité positive de l'apparition, il aurait fallu que l'heure de l'action eût sonné à la pauvre horloge de mon courage ; en attendant, avec un effort qui me coûta déjà beaucoup, je transférai mon regard sur la petite Flora, qui, à ce moment, jouait à dix mètres de moi. Un instant, mon cœur cessa de battre, de terreur et d'anxiété, tandis que je me demandais si elle aussi voyait quelque chose ; et je retenais mon souffle, attendant ce qu'un cri, ce qu'un signe naïf et subit, soit de surprise, soit d'alarme, allait me révéler. J'attendis : mais rien ne vint ; puis – et il y a là, je le sens, quelque chose de plus sinistre que dans tout le reste – je fus envahie tout d'abord par le sentiment que, depuis une minute, elle était tombée dans un silence absolu ; j'observai ensuite que, depuis une minute également, elle avait, dans son jeu, tourné le dos à l'étang. Quand je me décidai enfin à lever les yeux sur elle, avec la conviction assurée que nous étions toujours, toutes deux, soumises à une observation directe et personnelle, voici qu'elle était exactement sa posture : elle avait ramassé un petit bout de bois plat, percé d'un petit trou, qui lui avait évidemment suggéré l'idée d'y enfoncer un autre fragment simulant un mât, et pouvant ainsi lui servir de bateau.

 

Ce second morceau, tandis que je l'observais, elle essayait, avec un soin et une attention incroyables, de le faire tenir en place. Quand j'eus vraiment compris ce qu'elle faisait, je me sentis soulevée au point que, quelques secondes plus tard, je savais que je pouvais, maintenant, aller plus avant. Alors, une fois de plus, mes yeux changèrent de direction : j'affrontai ce qu'il me fallait affronter.

 

VIII

 

Aussitôt que je le pus, je sautai sur Mrs. Grose, et je ne puis rendre compte, d'une manière intelligible, de l'angoisse qui me déchira dans l'intervalle. Cependant, je m'entends encore lui crier, en me jetant, pour ainsi dire, dans ses bras :

 

« Ils savent ! c'est monstrueux ! ils savent ! ils savent !

 

– Et que savent-ils, pour l'amour de Dieu… ? »

 

Tandis qu'elle m'étreignait, je la sentais incrédule.

 

– « Mais tout ce que nous savons et Dieu sait quoi de plus. »

 

Puis son étreinte se relâcha, et je commençai mon explication : peut-être seulement alors m'expliquai-je les choses à moi-même avec une complète cohérence.

 

« Il y a deux heures, au jardin, – à peine pouvais-je articuler, – Flora a vu ! »

 

Mrs. Grose reçut ceci comme elle aurait reçu un coup en pleine poitrine.

 

« Elle vous l'a dit ? murmura-t-elle, suffoquée.

 

– Pas un mot. C'est cela qui en fait l'horreur. Elle a gardé cela pour elle. Un enfant de huit ans, cette enfant ! »

 

Ma stupeur ne pouvait s'exprimer.

 

Naturellement, l'ébahissement de Mrs. Grose ne faisait que grandir.

 

« Alors, comment savez-vous ?

 

– J'étais là, j'ai vu, de mes yeux. J'ai vu qu'elle se rendait parfaitement compte…

 

– Vous voulez dire de sa présence à lui ?

 

– Non : de sa présence à elle. »

 

Je savais bien que mon expression, en parlant, révélait de prodigieux sous-entendus, car je les voyais se réfléchir lentement sur le visage de ma compagne.

 

« C'était une autre personne, cette fois-ci, mais encore une figure aussi immanquablement vouée au mal et à l'horreur… une femme en noir, pâle et effrayante, et avec une telle expression, un tel visage… de l'autre côté du lac. J'étais là, avec la petite, bien tranquille pour le moment, et puis, elle arriva.

 

– Elle arriva ? Comment, et d'où cela ?

 

– De là d'où ils viennent ! Elle apparut tout simplement, et se tint debout, mais pas tout près.

 

– Et sans s'approcher ?

 

– Oh ! pour la sensation et l'effet produits, c'était comme si elle eût été aussi près que vous l'êtes. »

 

Mon amie, cédant à une impulsion singulière, recula d'un pas.

 

« Est-ce quelqu'un que vous n'avez jamais vu ?

 

– Non. Jamais. Mais la petite, elle, la connaît. Vous aussi. – Et pour lui prouver que j'avais réfléchi et abouti à une conclusion : – C'est ma devancière, celle qui est morte.

 

– Miss Jessel ?

 

– Miss Jessel. Vous ne me croyez pas ? » insistai-je.

 

Dans sa détresse, elle se tournait de droite et de gauche.

 

« Comment pouvez-vous en être sûre ? »

 

Dans l'état où étaient mes nerfs, cette question provoqua chez moi un accès d'impatience.

 

« Eh bien ! demandez à Flora : elle en est sûre, elle. »

 

Mais je n'avais pas plus tôt prononcé ces mots, que je me repris vivement.

 

« Non, pour l'amour de Dieu, n'en faites rien, elle vous dirait que non, elle mentirait ! »

 

Mrs. Grose n'avait pas assez perdu la tête pour ne pas protester.

 

« Oh ! comment pouvez-vous ?…

 

– Parce que je suis franche. Flora ne désire pas que je sache.

 

– Elle ne le fait que pour vous épargner.

 

– Non, non, il y a là des abîmes, des abîmes ! Plus j'y réfléchis, plus j'y vois de choses, et plus j'y vois de choses, plus elles me font frémir. Je ne puis dire ce que je n'y vois pas – ce que je ne redoute pas. »

 

Mrs. Grose tenta de me suivre.

 

« Vous voulez dire que vous craignez de la revoir ?

 

– Oh non ! Cela, maintenant, à mes yeux … n'est rien. »

 

Et j'expliquai :

 

« Non, ce n'est pas l'idée de la revoir qui me fait peur. »

 

Mais ma compagne demeurait toujours pâle.

 

« Je ne vous comprends pas.

 

– Ce que je crains, c'est que la petite soit capable de garder cela pour elle – sûrement, c'est ce qu'elle fera – sans que j'en sache rien. »

 

Devant une telle hypothèse, Mrs. Grose, un instant, parut vaincue : mais bientôt, elle se ressaisit, comme poussée par la force positive de l'idée que, si nous reculions d'un pas, où ne serions-nous pas entraînées ?

 

« Voyons, voyons, il ne faut pas perdre la tête ! Après tout, si cela lui est égal… – Elle essaya même une plaisanterie sinistre : – Peut-être cela lui plaît-il ?

 

– De telles choses, lui plaire, à ce bout d'enfant ?

 

– N'est-ce pas justement une preuve de son innocence bénie ? » demanda bravement mon amie.

 

Un instant, elle me gagna à son avis.

 

« Oui, il faut admettre cela ! nous y cramponner ! Si ce n'est pas la preuve de ce que vous dites, c'est la preuve de Dieu sait quoi ! Car cette femme est la pire des horreurs. »

 

Mrs. Grose tint une minute ses yeux fixés à terre : puis, les relevant enfin :

 

« Comment le savez-vous ? me dit-elle.

 

– Vous admettez donc qu'elle l'est ? m'écriai-je.

 

– Dites-moi comment vous le savez ? répéta-t-elle simplement.

 

– Comment je l'ai su ? En la voyant ! À sa façon d'être.

 

– À sa façon de vous regarder, voulez-vous dire, si vicieusement ?

 

– Ma foi non ! cela j'aurais pu le supporter. Elle ne m'a pas jeté un coup d'œil : elle fixait seulement la petite. »

 

Mrs. Grose essaya de se représenter la scène.

 

« Elle la fixait ?

 

– Avec quels yeux effrayants ! »

 

Elle me dévisagea comme si les miens eussent pu leur ressembler.

 

« Ses yeux exprimaient l'aversion, voulez-vous dire ?

 

– Plût à Dieu… non… beaucoup pire !

 

– Pire que l'aversion ? »

 

Elle n'y comprenait plus rien.

 

« Avec des yeux d'une détermination incroyable, indescriptible, qui exprimaient une sorte d'intention furieuse. »

 

Cela la fit pâlir.

 

« Comme une intention ?

 

– Une intention de s'emparer d'elle. »

 

Les yeux de Mrs. Grose rencontrèrent les miens un instant, elle frissonna et marcha vers la fenêtre. Et tandis qu'elle s'y tenait, regardant au-dehors, je terminai mon récit :

 

« Voilà ce que sait Flora. »

 

Peu après, elle se retourna :

 

« Cette personne était en noir, m'avez-vous dit ?

 

–Elle était en deuil, un deuil assez pauvre, presque râpé. Mais – oui vraiment – une beauté extraordinaire. »

 

Je comprenais maintenant où, pas à pas, j'avais amené la victime de ma confidence : car, visiblement, ces derniers mots la frappèrent particulièrement.

 

« Oui, vraiment belle, insistai-je, étonnamment belle. Mais infâme. »

 

Elle s'approcha lentement de moi.

 

« Miss Jessel… était infâme. »

 

De nouveau, elle prit ma main entre les siennes, la tenant serrée comme pour me fortifier contre l'accroissement de frayeur qu'une telle révélation pouvait me causer.

« Ils étaient infâmes, tous deux, » dit-elle finalement.

 

Et une fois de plus, nous regardâmes la vérité en face, un peu de temps. Et ce me fut vraiment un secours de voir maintenant les choses sous leur véritable jour.

 

« J'apprécie à sa valeur, lui dis-je, l'extrême pudeur qui, jusqu'ici, vous a empêché de parler. Mais l'heure est certainement venue de me révéler tout. »

 

Elle sembla acquiescer à mes paroles, mais néanmoins toujours en silence. Ce que voyant, je continuai :

 

« Il faut me le dire maintenant. De quoi est-elle morte ? Allons, il y avait quelque chose entre eux.

 

– Il y avait… tout.

 

– En dépit de la différence ?…

 

– De leurs classes, oui, de leurs conditions. – Elle en faisait douloureusement l'aveu. – Elle était, elle, une dame. »

 

Je rêvai là-dessus, et je compris.

 

« Oui, repris-je, elle était une dame.

 

– Et lui, tellement au-dessous d'elle ! » dit Mrs. Grose.

 

Je sentis qu'il était inutile, en pareille compagnie, d'insister sur la place qu'occupe un domestique dans l'échelle sociale ; mais rien ne m'empêchait d'accepter le taux auquel ma compagne évaluait la déchéance de miss Jessel. Il y avait la manière, et je l'eus, d'autant plus aisément que j'avais nettement devant les yeux la vision – trop réelle – du valet particulier qui avait été au service de notre patron. Intelligent, oui, et beau garçon : mais, aussi, impudent, plein d'assurance, gâté, dépravé.

 

« Cet individu était une brute. »

 

Mrs. Grose réfléchit comme si c'était un peu une affaire de nuances.

 

« Je n'ai jamais vu personne comme lui, il faisait ce qu'il voulait.

 

– D'elle ?

 

– D'eux tous. »

 

C'était maintenant comme si miss Jessel eût apparu aux yeux mêmes de mon amie. À moi aussi, pour un instant, elle parut aussi distincte que lorsque je l'avais vue auprès de l'étang, et je déclarai avec une grande décision :

 

« C'était sans doute qu'elle le désirait aussi. »

 

Le visage de Mrs. Grose signifia quelle l'avait désiré, sans doute, mais elle ajouta :

 

« Pauvre femme ! elle l'a bien payé !

 

– Alors vous savez de quoi elle est morte ? demandai-je.

 

– Non, je ne sais rien, je désirais ne rien savoir, j'étais bien contente de n'avoir rien su, et je remercie le ciel qu'elle fût hors d'ici !

 

– Cependant vous aviez alors votre idée ?

 

– Quant à la vraie cause de son départ ? Pour cela, oui ! Elle ne pouvait pas rester. Pensez donc, une institutrice, – ici même ! Plus tard, je m'imaginai – je m'imagine encore… et ce que je m'imagine est affreux.

 

– Pas si affreux que ce que je m'imagine, moi ! » répliquai-je. Et, sans doute, je lui laissai voir – car ma conviction n'était que trop profonde – une physionomie empreinte du sentiment de la plus amère défaite. Alors, encore cette fois, elle me témoigna la plus touchante compassion, et à cette nouvelle démonstration de bonté, toute ma force de résistance m'abandonna : je fondis en larmes – tout de même que je l'avais fait fondre, elle, l'autre fois. – Elle me serra sur son sein maternel et mes plaintes débordèrent.

 

« Je n'y arrive pas ! sanglotais-je, désespérément. Je ne les sauve pas, je ne les protège pas. C'est pis que tout ce que j'avais pu rêver. Ils sont perdus ! »

 

IX

 

C'était vrai, en somme, ce que j'avais dit à Mrs. Grose : il y avait dans cette affaire des abîmes, des possibilités, que je n'avais pas le courage de sonder ; de sorte que, lorsque une fois de plus, après que nous nous fûmes unies dans ce sentiment de stupeur que nous inspirait toute l'aventure, nous reconnûmes d'un commun accord qu'il était de notre devoir de résister aux fantaisies extravagantes d'imagination. Il fallait au moins garder son sang-froid, si tout le reste nous échappait, – bien que cela fût difficile devant ce qui, dans cette prodigieuse aventure, semblait le moins discutable.

 

Tard dans la soirée, alors que toute la maison était plongée dans le sommeil, nous causâmes de nouveau dans ma chambre ; et elle alla jusqu'à reconnaître, sans doute aucun, que j'avais vu, réellement vu, ce que j'avais vu.

 

Pour l'en convaincre formellement, je n'avais qu'à lui demander comment, si j'avais inventé l'histoire, il m'avait été possible de faire de chacune des personnes qui m'étaient apparues un portrait révélant dans les moindres détails les signes particuliers, portraits à l'exhibition desquels elle les avait instantanément reconnus et nommés. Elle désirait, naturellement, – on ne pouvait le lui reprocher, – étouffer toute l'histoire, et je me hâtai de l'assurer que l'intérêt que j'y portais moi-même avait pris maintenant la forme de la recherche ardente d'un moyen pour y échapper.

Je me rangeai cordialement à son opinion que, vraisemblablement, les visions se répétant, – et nous étions certaines qu'elles se répéteraient, – je m'habituerais au danger, déclarant ouvertement que mon risque était subitement devenu le moindre de mes soucis. C'était mon dernier soupçon qui était intolérable, et cependant, à cette complication même, les dernières heures de la journée avaient apporté un soulagement.

 

En la quittant, après mon premier accès de désespoir, j'étais naturellement retournée auprès de mes élèves, associant le remède propre à guérir mon bouleversement à cette impression de charme qu'ils dégageaient, impression que j'avais déjà reconnue être une ressource sur laquelle je pouvais compter et qui ne m'avait encore jamais failli. En d'autres termes, je m'étais simplement replongée dans la société particulière de Flora, et alors je m'aperçus – ce fut presque une ivresse – que sa petite main consciente savait se poser sur le point douloureux. Elle m'avait regardée avec une tendre curiosité, puis m'avait accusée, les yeux dans les yeux, d'avoir pleuré. Je supposais que les vilaines traces de larmes étaient effacées, mais dans l'effusion de cette charité infinie, je me réjouis, littéralement, qu'elles n'eussent pas entièrement disparu. Contempler le bleu profond des yeux de l'enfant, et déclarer leur beauté un piège de précoce habileté, aurait été se rendre coupable d'un cynisme auquel, naturellement, je préférais sacrifier mon jugement, et, autant que faire se pouvait, mon inquiétude. On ne peut sacrifier son jugement simplement parce qu'on le désire, mais l'on pouvait dire – ainsi que je me le répétai mainte et mainte fois jusqu'à l'aube – qu'avec la voix de nos jeunes amis résonnant dans l'air, leurs petits corps serrés sur le cœur et leurs visages embaumés contre la joue, tout dans l'univers s'évanouissait, – tout, excepté leur enfance et leur beauté. – C'était dommage – je le dis une fois pour toutes – que, tout de même, il me fallût faire entrer en ligne de compte les gestes subtils qui, l'après-midi, près du lac, avaient rendu miraculeuse ma maîtrise de moi-même. C'était dommage d'être contrainte d'analyser de nouveau la réalité de ce moment-là, et de répéter que je m'étais sentie envahie par la révélation que cette inconcevable communion, surprise par moi, devait être, pour toutes deux, chose d'habitude. C'était dommage que j'eusse à balbutier de nouveau les raisons qui ne m'avaient pas laissé hésiter un instant à croire que la petite fille voyait notre visiteuse aussi bien que je voyais actuellement Mrs. Grose elle-même, et qu'elle désirait, pour autant qu'elle avait cette vision, me faire croire qu'elle ne l'avait pas, – et en même temps, sans rien démasquer d'elle-même, arriver à deviner si, moi, j'avais vu quelque chose. – C'était dommage qu'il me fallût récapituler les inquiétantes petites manœuvres avec lesquelles elle avait cherché à divertir mon attention : le très perceptible accroissement de son activité, la plus grande intensité de son jeu, sa chanson, son babillage puéril et son invitation à gambader.

 

C'était dommage… et cependant, si je ne m'étais pas laissée aller à cet examen, – dans le but de me prouver qu'il n'y avait rien, – j'aurais laissé échapper les deux ou trois vagues motifs de réconfort qui me restaient. Par exemple, je n'aurais pas pu réitérer à mon amie l'assurance que j'étais certaine au moins de ne pas m'être trahie – ce qui était autant de gagné. – Je n'aurais pas, sous l'empire de ma détresse d'esprit, de mon besoin désespéré de savoir, – je ne sais vraiment comment m'exprimer, – je n'aurais pas de nouveau imploré un éclaircissement qui ne se pouvait obtenir qu'en mettant ma compagne au pied du mur. Petit à petit, pressée par moi, elle m'en avait déjà dit beaucoup. Mais il restait un mauvais petit coin noir, dont l'ombre venait encore, par moment, me frôler comme une aile de chauve-souris. Et je me rappelle comment, saisissant l'occasion, – la maison était endormie et la conjonction de notre risque et de notre veille semblaient me venir en aide, – je sentis toute l'importance qu'il y avait maintenant à soulever le dernier pli du rideau.

 

« Je ne crois à rien de si épouvantable, dis-je (je m'en souviens) ; non, non, ma chère, que ce soit clairement établi entre nous, je ne le crois pas. Mais si je le croyais, vous savez, il y a quelque chose que j'exigerais de vous, maintenant, et sans vous épargner le moins du monde, – mais non, absolument pas, pourquoi donc ? À quoi pensiez-vous quand, pleine d'émotion à la lecture de la lettre, avant que Miles fût revenu du collège, vous me répondîtes, cédant à mon insistance, que vous ne pourriez pas jurer qu'il ne s'était jamais mal conduit ? Il ne s'est jamais mal conduit pendant ces dernières semaines que j'ai passées avec lui, en le surveillant de si près, il n'a été qu'un imperturbable petit prodige de ravissante et adorable sagesse. Donc, vous auriez très bien pu me donner votre parole, – si vous n'aviez pas, comme il apparaît, su qu'il y avait une exception. Qu'était-ce que cette exception, et à quelle circonstance de votre expérience personnelle faisiez-vous allusion ? »

 

C'était une question assez directe, mais nous n'étions pas en veine de légèretés. En tout cas, avant que nous ne reçussions de l'aube grise l'avis d'avoir à nous séparer, j'avais ma réponse. Ce qu'avait pensé ma compagne cadrait étrangement avec le reste de l'aventure. C'était – ni plus, ni moins – le fait que, pendant une période de plusieurs mois, Quint et le petit avaient été perpétuellement ensemble. Un incident avait eu lieu, qui était le témoignage le plus approprié qu'on pût concevoir. Elle s'était risquée à critiquer la convenance, à signaler l'incongruité d'une intimité pareille, et, à ce sujet, elle avait été aussi loin qu'une déclaration explicite à miss Jessel le lui avait permis. Miss Jessel l'avait pris de très haut, en la priant de se mêler de ses affaires, et la brave femme, là-dessus, avait entrepris directement le petit Miles. Ce qu'elle lui dit – je finis par le lui arracher – fut qu'elle aimait bien voir les jeunes messieurs ne pas oublier leur rang.

 

Après cela, je tins encore davantage à lui arracher la suite.

 

« Vous lui avez rappelé que Quint n'était qu'un vulgaire mercenaire ?

 

– Si vous voulez ! Et sa réponse, en premier lieu, ne fut pas belle.

 

– Et en second lieu ? – J'attendis. – Il répéta à Quint vos paroles ?

 

– Non. Pas ça. C'est justement ce qu'il n'aurait fait pour rien au monde. – Elle tenait à me le faire remarquer. – En tout cas, reprit-elle, je suis certaine qu'il ne les répéta pas. Mais il nia certaines circonstances.

 

– Quelles circonstances ?

 

– Celles où ils se comportaient comme si Quint était son précepteur, – et un précepteur de haute volée, – et comme si miss Jessel n'était chargée que de la petite demoiselle. Je veux dire quand il s'en allait avec cet individu et passait des heures entières avec lui.

 

– Il a éludé votre question ? Il a dit qu'il ne l'avait pas fait ? »

 

Son acquiescement fut assez clair pour me permettre d'ajouter un moment après :

 

« Je vois : il a menti.

 

– Oh ! » murmura Mrs. Grose.

 

Ce murmure suggérait que la chose importait peu, et elle le fortifia de la remarque suivante :

 

« Voyez-vous, après tout, c'était indifférent à miss Jessel, elle ne lui défendait pas. »

 

Je réfléchis.

 

« Vous présenta-t-il cela comme une justification ? »

 

Elle lâcha pied, encore une fois.

 

« Non, il ne m'en a jamais parlé.

 

– Il ne vous a jamais parlé d'elle par rapport à Quint ? »

 

Elle rougissait visiblement, voyant où je voulais en venir.

 

« Enfin jamais il ne montra qu'il savait quelque chose à ce sujet. Il nia, répéta-t-elle, il nia. »

 

Seigneur, comme je la pressais maintenant !

 

« Ainsi vous vous rendiez compte qu'il savait ce qui se passait entre ces deux misérables ?

 

– Je ne sais pas, je ne sais pas, gémit la pauvre femme.

 

– Si, vous savez, ma pauvre amie, répliquai-je, seulement vous n'avez pas ma terrible audace d'imagination et vous cachez – par timidité, par pudeur et par délicatesse – jusqu'à cette impression qui, dans le passé, quand, toute seule, vous soupçonniez et tâtonniez en silence, vous rendait plus malheureuse que tout le reste ! Mais je finirai bien par vous l'arracher. Il avait donc quelque chose, le petit, continuai-je, qui vous faisait croire qu'il couvrait et dissimulait leurs relations ?

 

– Oh ! il ne pouvait pas empêcher…

 

– Que vous n'appreniez la vérité ? Je le pense bien. Mais, grand Dieu ! – et ma pensée m'emportait, – comme cela montre ce qu'ils avaient pu arriver à faire de lui !

 

– Ah ! rien qui ne soit redevenu bien aujourd'hui ! plaida lugubrement Mrs. Grose.

 

– Je ne m'étonne plus de votre air étrange, continuai-je, lorsque je vous parlai de la lettre envoyée par le collège !

 

– Je me demande si j'avais l'air aussi étrange que vous, rétorqua-t-elle avec une énergie familière. Et s'il était alors aussi mauvais que vous voulez bien le dire, comment se fait-il qu'il soit maintenant un ange ?

 

– C'est vrai – s'il était un misérable à l'école… – Comment, comment cela se peut-il ? Eh bien ! lui dis-je éperdue, il faudra me le redemander, bien qu'il faille laisser passer quelque temps avant que je puisse vous répondre. Mais redemandez-le-moi – criai-je, de telle façon qu'elle me regarda, stupéfaite, il y a des directions où je ne veux pas m'engager pour le moment, – et je revins au premier exemple cité par elle, celui auquel elle venait de faire allusion : la possibilité, rassurante chez notre garçon, de commettre une faute à l'occasion. – Si Quint, – je pense à la remontrance que vous fîtes au moment dont vous parliez, – si Quint était un vulgaire mercenaire, je devine que l'une des choses que Miles vous répondit fut que vous en étiez une autre. »

 

Là encore, son acquiescement fut tel que je continuai :

 

« Vous lui avez pardonné cela ?

 

– Ne l'auriez-vous pas fait ?

 

– Oh si ! » et, dans la paix nocturne, quelque étrange que put paraître une telle hilarité, nous ne pûmes nous empêcher de rire. Puis je continuai :

 

« En tout cas, pendant qu'il était avec l'homme…

 

– Miss Flora était avec la femme et ça leur convenait à tous. »

 

Et, à moi aussi, cela n'allait que trop bien : j'entends que cela me semblait aller trop bien avec le soupçon mortel que je travaillais justement à étouffer. Mais je réussis à brider l'expression de ma pensée si bien que, pour l'instant, je ne donnerai point d'autre éclaircissement que ma dernière phrase à Mrs. Grose : « Je vous avoue que ce que vous me dites de son mensonge et de son insolence me semblent des symptômes moins encourageants que je n'espérais de la révélation en lui de la nature humaine. Tout de même, fis-je, rêveuse, j'en tiendrai compte, car, plus que jamais, je sens qu'il faut veiller. »

 

L'instant d'après, je me surpris à rougir en voyant, à l'expression du visage de mon amie, combien elle lui avait plus complètement pardonné que son anecdote ne portait ma propre tendresse à le faire. Elle marqua plus particulièrement ce sentiment, quand, à la porte de la salle d'études, elle me quitta.

 

« Sûrement, vous ne l'accusez pas…

 

– D'entretenir un commerce qu'il me dissimule ? Ah ! rappelez-vous que, jusqu'à nouvel ordre, je n'accuse personne, – et avant de refermer sur la porte, – elle se préparait à rejoindre son propre domicile :

– Je n'ai qu'à attendre », prononçai-je, en manière de conclusion.

 

X

 

Et j'attendis. J'attendis, et les jours, en passant, emportaient un peu de ma consternation. De fait, un très petit nombre de ces jours – pendant lesquels je ne quittai pas mes élèves de vue, et qui furent d'ailleurs dépourvus d'incidents – suffirent pour passer sur les rêveries amères, et même sur les odieux souvenirs, comme un coup d'éponge. J'ai parlé de la fascination de leur extraordinaire grâce enfantine comme d'un sentiment auquel je me sentais intimement sollicitée de m'abandonner, et l'on peut croire si je négligeai d'aller quérir à cette source le baume désiré. Mon effort pour lutter contre la lumière qui se faisait dans mon cerveau était plus étrange que je ne puis dire. Cependant la tension eût été plus grande encore si le succès ne l'eût pas si fréquemment récompensée. Je me demandais souvent comment mes petits élèves ne devinaient pas que je pensais d'eux de singulières choses ; le fait que ces singulières choses les rendaient plus intéressants encore ne m'aidait pas à les conserver dans l'ignorance. Je tremblais qu'ils ne s'aperçussent combien plus immensément intéressants ils étaient devenus. En tout cas, même en mettant les choses au pire, ainsi que je n'y étais que trop encline, toute ombre jetée sur leur innocence – pauvres petites créatures prédestinées ! – ne constituait qu'une nouvelle raison d'aller au-devant des responsabilités.

 

Il y avait des moments où, poussée par une impulsion irrésistible, je ne pouvais m'empêcher de les saisir et de les serrer dans mes bras ; et aussitôt, je songeais : « Que vont-ils penser ? Ne me suis-je pas trahie ? » Discuter jusqu'à quel point je pouvais me livrer ne m'entraînerait-il pas en de tristes et folles complications ?

 

La vraie raison, je le sentais, des heures de paix que je goûtais encore, était que le charme personnel de mes petits camarades exerçait son ensorcellement, même s'il était effleuré du soupçon d'hypocrisie. Car, s'il ne m'échappait pas que les brèves explosions de ma tendresse pouvaient, à l'occasion, exciter leurs soupçons, je me souviens aussi de m'être demandé s'il n'y avait pas quelque chose de singulier dans le développement indéniable de leurs propres démonstrations. Ils furent pour moi, pendant cette période, d'une tendresse extravagante et anormale ; ce n'était, après tout, me disais-je, que la gracieuse réplique d'enfants habitués tant à l'adoration qu'à l'admiration. Cet hommage, dont ils étaient si prodigues, eut le même excellent effet sur ma nervosité que si jamais je ne les eusse – si j'ose dire – pris la main dans le sac. Jamais, je crois, ils ne m'avaient témoigné un tel désir de faire quelque chose pour leur pauvre protectrice : je veux dire, – bien qu'ils eussent de plus en plus de zèle pour leurs leçons, ce qui, naturellement, lui était le plus sensible des plaisirs, – je veux dire leur ardeur à la distraire, à l'amuser, à lui préparer des surprises ; on lui faisait la lecture de certains passages, on lui racontait des histoires, on lui jouait des charades, on sautait sur elle sous divers déguisements, – animaux ou personnages historiques, – et par-dessus tout, la surprenant par les « morceaux » secrètement appris par cœur qu'ils pouvaient réciter interminablement. Je n'arriverais jamais – même si je me laissais emporter par le flot de mes souvenirs – à reproduire le prodigieux commentaire secret dont j'accompagnais, à les faire déborder, les heures déjà si pleines de notre vie commune. Dès le début, ils avaient montré une facilité, une disposition à tout apprendre, qui, sous une impulsion nouvelle, produisait des fruits remarquables. Ils accomplissaient avec amour leurs tâches enfantines, ils s'amusaient – pour le plaisir d'exercer leur don – à de menus miracles de mémoire que je ne leur aurais jamais imposés. Ce n'était pas seulement des tigres ou des Romains qui surgissaient devant moi, mais des personnages de Shakespeare, des astronomes, des navigateurs. Le cas était tellement particulier qu'il contribua, pour beaucoup sans doute, à me mettre dans un état d'esprit que j'ai peine aujourd'hui à m'expliquer autrement. Je fais ici allusion à la quiétude anormale dans laquelle je laissais dormir la question d'une nouvelle école pour Miles. Tout ce que je me rappelle, en effet, à ce sujet, c'est que je me contentais, pour le moment, de laisser cette question de côté, et que ce contentement devait naître de l'impression produite en moi par ses preuves perpétuelles et frappantes d'intelligence ; il était trop doué, trop intelligent pour qu'une pauvre petite institutrice, une modeste fille de pasteur pût lui nuire : et le plus étrange, sinon le plus brillant des fils de la tapisserie mentale dont je viens de parler, était la sensation qui, si j'avais osé l'analyser, se serait ainsi nettement formulée : il était soumis à une influence qui agissait comme un ferment prodigieux dans sa jeune vie spirituelle.

 

S'il était aisé d'admettre, cependant, qu'un garçon comme celui-là pût retarder sans inconvénient son entrée dans un collège, il était au moins aussi évident que le fait de flanquer à la porte un garçon comme celui-là constituait un mystère inexplicable. J'ajoute que, dans leur société, – et j'avais soin maintenant de ne presque jamais les quitter, – je ne pouvais suivre longtemps aucune piste. Nous vivions dans un tourbillon de musique, de tendresse, de réussite et de représentations théâtrales. Les dispositions musicales des deux enfants étaient des plus remarquables, mais l'aîné avait tout particulièrement le don merveilleux de se rappeler et de répéter ce qu'il avait entendu. Le piano de la salle d'études résonnait de mille fantastiques improvisations, et, à défaut de musique, c'était des conciliabules dans les coins, puis l'un d'eux, au comble de l'animation, disparaissait pour revenir sous un aspect nouveau. J'avais eu moi-même des frères, et ce n'était pas une révélation pour moi que l'esclavage idolâtre des petites filles envers les petits garçons. Ce qui était plus surprenant, c'était qu'il y eût au monde un garçon qui éprouvât tant de considération pour un âge, un sexe et une intelligence inférieurs. Ils étaient extraordinairement unis, et dire qu'ils ne se plaignaient jamais l'un de l'autre, ni ne se disputaient, n'est que donner une louange bien grossière à leur exquise intimité. Quelquefois, peut-être, – quand je me laissais aller à une défiance vulgaire, – je découvrais chez eux des traces de petits complots grâce auxquels l'un me tenait occupée pendant que l'autre s'échappait. Dans toute diplomatie il y a, je suppose, un côté naïf, et si mes élèves se jouaient de moi, c'était sûrement avec le minimum de vilenie ; mais alors, ce fut dans l'autre région que la vilenie se manifesta.

 

Je vois bien que je m'attarde ; mais enfin il me faut faire mon horrible plongeon. En poursuivant le récit de ce que je vis de hideux à Bly, non seulement je mets à l'épreuve les plus généreuses confiances, – de cela je me soucie peu, – mais (et ceci est autre chose) je renouvelle mon ancienne souffrance ; de nouveau, je suis jusqu'au bout la terrible route. Il vint, soudainement, une heure après laquelle, quand je regarde en arrière, tout me paraît n'avoir plus été que douleur ; mais me voici enfin au cœur du drame, et, pour achever ma tâche, le mieux est, sans doute, de marcher franchement.

 

Un soir, – rien ne vint m'avertir, rien ne me conduisit là, – un soir, de nouveau, je sentis passer sur moi ce souffle glacé du premier soir de mon arrivée. La sensation, la première fois, avait été beaucoup plus légère, et elle ne m'aurait sans doute laissé aucun souvenir, mon séjour postérieur n'eût-il pas été si troublé. Je ne m'étais pas couchée : je lisais, assise, à la lueur de deux bougies. Il y avait à Bly une chambre entière remplie de vieux livres, parmi lesquels se trouvaient quelques romans du dix-huitième siècle. Assez célèbres pour que leur mauvaise réputation ne pût plus être mise en doute, ils ne l'étaient pas assez cependant pour avoir pénétré, fût-ce sous la forme d'un exemplaire dépareillé, jusqu'à mon foyer écarté. Ils avaient excité en moi une curiosité inavouée et juvénile. Je me souviens que le livre que je tenais était l'Amelia de Fielding, et que j'étais tout à fait éveillée. Je me souviens aussi d'avoir eu une vague idée qu'il était horriblement tard, et que je ne voulais pas interroger ma montre, et puis, je me représente encore les rideaux blancs enveloppant, à la mode de ce temps-là, la tête du petit lit de Flora, et protégeant, ainsi que je m'en étais déjà assurée, la parfaite tranquillité de son sommeil enfantin. En un mot, je me rappelle qu'en dépit du vif intérêt que je prenais à ma lecture, je me trouvai, comme je venais de tourner une page, avoir perdu subitement le fil de l'histoire, et fixant la porte de ma chambre, les yeux levés de dessus mon livre. Un instant, je demeurai aux écoutes : cette vague sensation, éprouvée la première nuit, que quelque chose d'indéfinissable remuait dans la maison, me revenait à l'esprit…

 

À travers la fenêtre ouverte, une brise légère agitait doucement le store à demi baissé. Alors, avec toutes les marques d'un sang-froid qui eût été magnifique à constater, si quelqu'un se fût trouvé là pour l'admirer, je posai mon livre, me levai, et, prenant un bougeoir, je sortis tout droit de la chambre ; lorsque je fus dans le corridor, dont ma lumière dissipait à peine les ténèbres, je tirai silencieusement la porte à moi, et la fermai à clef.

 

Je ne puis, actuellement, dire à quel mobile j'obéissais, ni quel but je poursuivais, mais je m'avançai tout droit le long du corridor, tenant mon bougeoir élevé, jusqu'à ce que j'arrivasse en vue de la haute fenêtre qui dominait le vaste tournant de l'escalier. Alors, tout d'un coup, je me rendis compte de trois choses : pratiquement parlant, ma perception en fut simultanée, cependant ces éclairs se succédèrent. À la suite d'un brusque mouvement, ma bougie s'était éteinte, et, par la fenêtre dépourvue de rideaux, je m'aperçus que la nuit finissait, et que le jour naissant la rendait inutile. Sans elle, un moment après, je savais qu'il y avait une forme humaine dans l'escalier. Je parle de successions d'idées, mais il ne me fallut pas un grand nombre de secondes pour me remettre en état d'affronter une troisième rencontre avec Quint. L'apparition avait atteint le palier du milieu de l'étage, elle était par conséquent à l'endroit le plus proche de la fenêtre, quand, à ma vue, elle s'arrêta net. C'était bien Quint. Il me dévisagea, exactement comme il m'avait dévisagée du haut de la tour et à travers les vitres du rez-de-chaussée. Il me reconnut, de même que je l'avais reconnu, et ainsi, nous demeurâmes en face l'un de l'autre, dans l'aube froide et grise, une lueur tombant de la haute fenêtre et une autre qui venait du parquet de chêne luisant, nous fixant l'un l'autre avec la même intensité. À ce moment, il était, au sens le plus absolu, une vivante, une détestable, une dangereuse présence. Mais ce n'était pas là la merveille des merveilles : ce rang éminent, je le réserve à une tout autre constatation : que la peur, indiscutablement, m'avait quittée, et qu'aucune puissance, en moi, ne se refusait à le rencontrer et à l'affronter.

 

Après ce moment extraordinaire, j'eus, certes, bien des angoisses, mais Dieu merci, jamais plus de terreur. Et il savait que je n'en avais point : au bout d'un instant, j'en possédais la magnifique certitude. Je sentis, avec une confiance ardente et indestructible, que si je pouvais tenir une minute, je cesserais – au moins pour un temps – d'avoir rien à craindre de lui, et, de fait, pendant cette minute, cela fut aussi vivant, aussi atroce qu'une rencontre réelle. Atroce justement parce que c'était naturel, aussi naturelle qu'eût pu l'être, à ces heures matinales, dans une maison endormie, la rencontre d'un ennemi, d'un aventurier, d'un criminel. Seul, le mortel silence de ce long regard, si proche, que nous fixions l'un sur l'autre, donnait à toute cette horreur, si monstrueuse qu'elle fût, son unique touche de surnaturel. Eussé-je rencontré un assassin à cette heure, et en ce lieu, au moins nous serions-nous parlé. Quelque chose de vivant se serait passé entre nous. Si rien ne s'était passé, l'un, au moins aurait bougé.

 

Ce moment se prolongea tellement, qu'il s'en fallait de peu que je ne me misse à douter d'être moi-même en vie. Je ne puis exprimer ce qui s'ensuivit qu'en disant que le silence même, – ce qui, en un certain sens, témoigne de mon énergie, – le silence devint l'élément au sein duquel je vis sa forme disparaître. Je la vis se détourner, – comme j'aurais pu voir faire au misérable à qui elle avait appartenu, au reçu d'un ordre, – je la vis, – mes yeux attachés sur le dos ignoble qu'aucune gibbosité n'aurait pu défigurer davantage, – je la vis passer tout le long de l'escalier et gagner l'ombre, dans laquelle le tournant se perdait.

 

XI

 

Je demeurai quelque temps en haut de l'escalier, et, peu à peu, pénétra dans mon intelligence la notion que, mon visiteur étant parti, il n'était réellement plus là. Puis je retournai dans ma chambre. La première chose qui frappa ma vue, à la lumière de la bougie que j'avais laissée allumée, fut que le petit lit de Flora était vide ; et ceci me coupa net la respiration, et me frappa de toute la terreur que, cinq minutes auparavant, j'avais réussi à maîtriser. Je bondis là où je l'avais laissée couchée, – le petit couvre-pieds de soie et les draps étaient dérangés, – les rideaux blancs avaient été soigneusement tirés dans le but de me tromper ; au bruit de mes pas – quel inexprimable soulagement ! – un autre bruit répondit : je remarquai que le store de la fenêtre remuait, et l'enfant, baissée comme pour jouer, émergea toute rose, de l'autre côté. Elle se tenait là, avec sa toute petite chemise de nuit et sa très grande candeur ; ses pieds étaient roses, et ses cheveux d'or brillant. Elle avait un air intensément grave, et, jamais encore, je n'avais ressenti de telle façon l'impression de perdre un avantage récemment acquis (cet avantage dont le frisson vainqueur avait été si prodigieux), que lorsque j'eus compris qu'elle m'adressait ce reproche : « Méchante que vous êtes, où avez-vous été ? » Au lieu d'accuser son indiscipline, c'était moi qui me trouvais sur la sellette, et qui donnait des explications. D'ailleurs, ses propres explications à ce sujet étaient pleines de la simplicité la plus charmante et la plus animée. Elle s'était soudainement rendu compte que je n'étais plus là, et avait sauté de son lit pour voir ce que j'étais devenue. Saisie de joie en la revoyant, je tombai sur une chaise, sentant pour la première fois un peu de faiblesse, et elle courut gentiment jusqu'à moi, grimpant sur mes genoux, livrant à la pleine lumière de la bougie son merveilleux petit visage encore gonflé de sommeil. Je me vois, fermant les yeux un instant, exprès, volontairement, devant l'excès de beauté que me versaient ses prunelles bleues.

 

« Vous cherchiez à me voir à travers la fenêtre ? dis-je. Vous pensiez que je me promenais dans le jardin ?

 

– Eh bien ! vous savez… je pensais qu'il y avait quelqu'un. » Elle me décocha cette phrase toute souriante, sans broncher. Ah ! comme je la regardais !

 

« Et avez-vous vu quelqu'un ?

 

– Ah ! non ! » répliqua-t-elle. privilège de l'inconséquence enfantine, elle semblait en être presque fâchée, bien qu'à sa légère accentuation du « non » se mêlât une douceur prolongée.

 

À ce moment, et dans mon état nerveux, j'étais convaincue qu'elle mentait et je fermai les yeux de nouveau, dans mon trouble d'avoir à choisir parmi les trois ou quatre réponses qui me venaient à l'esprit. L'une me tenta un instant, avec une force si singulière, que, pour y résister, je serrai ma petite fille d'une étreinte furieuse, qu'elle subit, d'une façon surprenante, sans un cri ou un signe de frayeur. Pourquoi ne pas m'expliquer avec elle, et en finir ? Pourquoi ne pas lui lancer tout en plein visage, le ravissant et lumineux petit visage ?

 

« Vous voyez, vous voyez – vous ne pouvez nier que vous voyez – vous soupçonnez déjà que je le crois. Alors pourquoi ne pas vous confesser franchement, de sorte qu'au moins nous puissions porter le secret ensemble ? et, peut-être, dans l'étrangeté de notre destin, découvrir où nous en sommes et ce que cela signifie ? »

 

Hélas ! cette sollicitation tomba comme elle était venue. Si j'y avais immédiatement succombé – eh bien !… – je me serais épargné ce que vous verrez. Au lieu de succomber, je sautai de nouveau sur mes pieds, regardai son lit et m'engageai dans un lamentable juste milieu.

 

« Pourquoi avez-vous tiré les rideaux pour me faire croire que vous étiez encore là ? »

 

Flora réfléchit candidement, puis, avec son divin petit sourire :

 

« Parce que je n'aime pas vous faire peur.

 

– Mais si, selon votre idée, j'étais sortie ? »

 

Elle refusa absolument de se laisser troubler : elle regardait la flamme de la bougie comme si la question était aussi hors de propos – ou tout au moins aussi impersonnelle – que de savoir quoi mettre au corbillon ou combien font neuf fois neuf. « Oh ! répondit-elle enfin, avec un bon sens inattaquable, vous savez bien que vous pouviez revenir d'un moment à l'autre, ma bonne, et c'est ce que vous avez fait. »

 

Et peut après, lorsqu'elle se fut recouchée, je dus, pour lui donner la preuve de l'utilité de mon retour, demeurer longtemps assise presque sur elle, en lui tenant la main.

 

Vous pouvez vous représenter ce que furent mes nuits à partir de ce jour. Il m'arrivait fréquemment de rester debout jusqu'à je ne sais quelle heure, je saisissais les moments où l'enfant dormait, à n'en point douter, pour me glisser dehors et parcourir silencieusement le corridor. J'allai même jusqu'à l'endroit où j'avais rencontré Quint la dernière fois. Mais je ne l'y rencontrai plus jamais, et, aussi bien, je puis dire tout de suite que je ne le vis plus jamais dans la maison. Je faillis, cependant, rencontrer sur l'escalier une autre aventure. Il m'arriva, une fois, tandis que, d'en haut, j'y plongeais mes regards, de reconnaître la présence d'une femme, assise sur l'une des dernières marches ; elle me tournait le dos : son corps plié en deux et sa tête dans ses mains avaient l'attitude de la douleur.

 

Je n'étais là que depuis un instant, quand elle disparut sans me regarder. Malgré cela, je savais exactement quel affreux visage elle aurait pu montrer. Et je me demandai si, me trouvant au-dessous d'elle au lieu d'être au-dessus, j'aurais marché à sa rencontre avec le même sang-froid que j'avais déployé dernièrement envers Quint. Ah ! les occasions de montrer son sang-froid ne manquaient pas ! La onzième nuit après ma rencontre avec ce monsieur, – je les comptais maintenant, – j'eus une alerte qui faillit dépasser mes forces. Ce fut vraiment, par sa qualité particulière d'inattendu, le bouleversement le plus violent que j'eusse encore éprouvé. C'était justement la première nuit de cette période, où, lassée de mes veilles répétées, j'avais cru qu'il m'était loisible de me coucher à mon ancienne heure, sans être taxée de négligence.

 

Je dormis immédiatement, et, ainsi que je le sus plus tard, jusqu'à une heure environ. Mais, après m'être réveillée, je m'assis soudainement sur mon lit aussi éveillée que si quelqu'un était venu me secouer.

 

J'avais laissé une lumière allumée, elle était éteinte, et je sentis en moi la certitude que c'était Flora qui l'avait soufflée. Cela me jeta en bas de mon lit, et, dans l'obscurité, j'allai droit jusqu'au sien : je m'aperçus qu'elle l'avait quitté. Un regard vers la fenêtre m'éclaira davantage – et une allumette que je frottai compléta le tableau.

 

L'enfant s'était levée, une fois de plus ; cette fois-ci, en soufflant la lumière, et de nouveau, soit pour regarder quelque chose, soit pour répondre à quelqu'un, s'était blottie sous le store, et guettait dans la nuit. Qu'elle fût maintenant en train de voir quelque chose, – ce qui n'avait pas eu lieu la dernière fois, je m'en étais assurée, – me fut prouvé par le fait que rien ne la dérangea : ni la lumière que j'avais rallumée, ni les mouvements précipités avec lesquels je passai mes pantoufles et m'enveloppai d'un manteau. Cachée, protégée, absorbée, elle s'appuyait, évidemment, sur le rebord de la fenêtre – laquelle s'ouvrait en dehors – et se livrait, tout entière. Une grande lune paisible lui venait en aide et ç'avait été une raison de plus pour hâter ma décision. Elle était face à face avec l'apparition que nous avions rencontrée près du lac, et pouvait communiquer avec elle comme elle n'avait alors pas pu le faire. Quant à moi, il me fallait, maintenant, atteindre à travers le corridor, sans déranger l'enfant, une autre fenêtre avec la même vue. Je gagnai la porte sans être entendue, je sortis, la fermai, et, de l'autre côté, j'écoutai si quelque son se faisait entendre.

 

Tandis que j'étais là, dans le couloir, mes yeux tombèrent sur la porte de son frère, qui n'était qu'à dix pas, et qui, d'une manière inexprimable, éveillait de nouveau en moi cette étrange impulsion que j'ai appelée ma tentation. Qu'arriverait-il si j'entrais tout droit et allais à sa fenêtre à lui ? Si, me risquant à dévoiler le motif de ma conduite à sa stupéfaction de gamin, je me trouvais jeter le lasso de mon audace à travers le reste du mystère ? J'étais possédée de cette idée au point de m'avancer jusqu'à son seuil. Là je m'arrêtai, de nouveau.

 

L'oreille tendue à l'extrême limite de mes forces, je me figurais des choses prodigieuses ; je me demandais si son lit aussi était vide, et lui aussi secrètement au guet. Cela dura une minute silencieuse et profonde, à l'expiration de laquelle l'impulsion m'avait abandonnée. Il était tranquille. Il pouvait être innocent. Le risque était monstrueux : je me détournai. Oui, certes, il y avait une figure au milieu des parterres : une figure qui rôdait pour obtenir un regard, un visiteur auquel Flora répondait. Mais ce visiteur n'avait pas affaire à mon garçon. De nouveau, j'hésitai – mais pour d'autres raisons – et seulement quelques secondes : mon choix était fait.

 

Les chambres vides ne manquaient pas à Bly, toute la question était de choisir la bonne. Tout à coup, je me rendis compte que la meilleure était la chambre d'en bas – encore assez élevée au-dessus des jardins – et située dans cet angle massif de la maison que j'ai déjà désigné sous le nom de vieille tour. C'était une grande chambre carrée, meublée avec pompe en chambre à coucher, que ses dimensions extravagantes rendaient si incommode qu'on ne l'avait pas occupée depuis des années, mais, toujours entretenue par Mrs. Grose, elle était dans un ordre merveilleux. Je l'avais souvent admirée, et j'en connaissais la disposition. Après avoir dominé la petite angoisse que me causa la première bouffée d'air froid, je traversai la chambre abandonnée pour aller tout tranquillement déverrouiller l'un des volets intérieurs. Ceci fait, je relevai le store sur la vitre, sans bruit, et, y appliquant mon visage, il me fut facile, l'obscurité de dehors étant beaucoup moins profonde que celle de la chambre, de constater que la place était bien choisie. Ensuite, je vis quelque chose de plus.

 

La lune rendait la nuit extraordinairement claire, et me laissa voir, sur la pelouse, une personne, diminuée par l'éloignement, qui se tenait immobile et comme fascinée, regardant le coin où j'étais apparue, – et non pas tant vers moi que vers quelque chose qui, apparemment, était au-dessus de moi. Il était clair que quelqu'un était là, quelqu'un sur la tour. Mais la présence sur la pelouse n'était pas le moins du monde celle que j'avais soupçonnée, et à la rencontre de laquelle je me précipitais avec une telle certitude. Cette présence sur la pelouse, – je me sentis défaillir à le constater, – c'était le malheureux petit Miles lui-même.

 

XII

 

Ce ne fut que tard dans la journée du lendemain que je parlai à Mrs. Grose, car le soin que je mettais à ne pas perdre mes élèves de vue me rendait difficiles les entretiens privés avec elle ; d'autant plus que chacune de nous sentait la nécessité de ne provoquer – tant chez les domestiques que chez les enfants – aucun soupçon d'une secrète agitation ou de la poursuite d'un mystère. Rien que son aspect paisible me donnait une grande sécurité à ce sujet. Son visage reposé ne révélait rien à personne de mes horribles confidences. Elle me croyait complètement, j'en étais sûre. Si elle ne l'eût fait, je ne sais ce que je serais devenue, car je n'aurais pu, seule, supporter une telle épreuve. Mais elle rendait un magnifique témoignage à cette bénédiction qu'est l'absence d'imagination, et ne voyant dans les enfants que leur charme et leur beauté, leur aspect heureux et leur intelligence, les causes de mon souci ne lui étaient pas directement sensibles. Si la moindre trace d'abattement ou de flétrissure se fût révélée chez les petits, sans doute, son trouble eût égalé le leur, en sachant la source malsaine ; mais, dans l'état actuel des choses, je sentais – tandis qu'elle les surveillait, ses gros bras blancs croisés et la sérénité répandue sur toute sa personne – qu'elle remerciait le Seigneur de ce que, ses trésors fussent-ils en miettes, les morceaux, au moins, en seraient encore bons. La flamme de la fantaisie se transformait chez elle en un paisible feu de foyer, et je commençais à m'apercevoir qu'à mesure que le temps marchait sans nouvel accident, croissait en elle la conviction que nos jeunes oiseaux étaient bien capables de se tirer d'affaire tout seuls, et sa majeure sollicitude s'appliquait au triste cas de leur mandataire et gardienne. C'était, pour moi, une réelle simplification, je pouvais bien m'engager à ce que mon visage ne révélât rien, mais ç'aurait été un gros souci de plus que d'avoir à me préoccuper du sien.

 

À l'heure dont je parle, cédant à mes instances, elle m'avait rejointe sur la terrasse, où, dans cette saison plus avancée, le soleil était maintenant agréable, et nous y étions assises ensemble, tandis que devant nous, à une certaine distance cependant et à portée de notre voix, les enfants allaient et venaient, d'une humeur si facile ! Ils marchaient lentement, à l'unisson l'un de l'autre, sur la pelouse qui s'étendait à nos pieds, lui, lisant tout haut un livre de contes, un bras autour de sa sœur, comme pour l'avoir bien à soi… Mrs. Grose les observait, avec une placidité sincère ; puis je perçus chez elle, bien que réprimée, cette inclinaison mentale avec laquelle elle se penchait vers moi pour obtenir une vue de l'envers de la tapisserie. J'avais fait d'elle le réceptacle de choses à faire frémir, mais sa connaissance bizarre de ma supériorité – tant à cause de mes talents qu'à cause de ma situation – se révélait dans la patience qu'elle témoignait à ma peine. Elle présentait proprement son esprit à mes confidences comme si, eussé-je désiré composer un bouillon de sorcière et le lui offrir avec assurance, elle m'eût tendu une belle saucière blanche. Telle elle était, exactement, quand, dans mon récit des événements de la nuit, j'en arrivai à la réponse que m'avait fait Miles, lorsque, après l'avoir vu à une heure aussi phénoménale, au lieu même où, pour ainsi dire, il était actuellement, j'étais descendue le chercher. Je m'étais décidée à prendre ce moyen plutôt qu'un autre plus bruyant, mettant au-dessus de tout la nécessité de n'alarmer personne de la maison. Je lui avais déjà laissé entendre mon peu d'espoir d'arriver – en dépit de sa réelle sympathie – à lui faire saisir mon impression devant la magnifique inspiration avec laquelle, lorsque nous fûmes rentrés à la maison, le gamin accueillit mon défi, enfin nettement articulé. Aussitôt que j'étais apparue, au clair de lune, sur la terrasse, il s'était avancé vers moi sans hésiter ; je lui avais pris la main sans rien dire ; je l'avais mené, à travers l'obscurité, le long de cet escalier où Quint avait rôdé, tout affamé de sa présence, – le long du couloir où j'avais écouté et tremblé, – et ainsi, jusqu'à sa chambre désertée.

 

Pas un son, chemin faisant, n'avait été proféré par aucun de nous, et je m'interrogeais – oh ! combien je me dévorais ! – pour savoir si, dans son effrayant petit esprit, il cherchait une explication qui fût plausible et pas trop grotesque. Cela lui donnerait du mal, certainement, et cette fois-ci, à l'idée de son réel embarras, un frémissement de triomphe courut dans mes membres. Le piège était habilement tendu à un gibier jusqu'ici vainqueur. Il ne pourrait plus affecter cette parfaite correction, – ni même s'y essayer. Alors, comment diable allait-il se tirer de là ? À la vérité, en même temps que la pulsation passionnée de cette question, battait aussi dans mes veines la silencieuse angoisse de savoir comment diable je ferais, moi aussi. Je me trouvais enfin affronter dans toute sa rigueur le risque que comportait, même encore maintenant, l'exécution de ma propre partie.

 

De fait, je me rappelle que, tandis que nous pénétrions dans sa petite chambre, dont le lit n'était pas défait, et où la fenêtre ouverte, laissant librement passer les rayons de la lune, rendait la chambre si claire qu'il était inutile de frotter une allumette, – je me rappelle comment, subitement, je défaillis, et me laissai tomber sur le bord du lit, vaincue par cette idée qu'il devait savoir, maintenant, combien vraiment il m'« avait eue », comme on dit. Armé de sa vive intelligence, il ferait tout ce qu'il voudrait aussi longtemps que je continuerais de soutenir cette vieille tradition de la culpabilité des maîtres de l'enfance qui entretiennent des terreurs et des superstitions. Oui, il me tenait, on pouvait le dire, et dans un étau : car qui m'absoudrait jamais, qui me sauverait de la corde, si, par la plus légère allusion, j'introduisais, la première, un élément aussi atroce dans nos relations si normales ? Non, non, vraiment, il était inutile d'essayer de faire entendre à Mrs. Grose – presque autant que d'essayer de le traduire ici – combien, pendant notre duel rapide et amer, là, dans le noir, il éveilla en moi presque de l'admiration. Je fus, naturellement, pleine de douceur et de bonté. Jamais encore mes mains ne s'étaient posées avec autant de tendresse sur ses jeunes épaules, tandis que je m'appuyais à son lit. Je n'avais pas d'autre alternative que de lui poser la question, – lui en poser une, du moins : « Il faut me parler maintenant, me dire la vérité. Pourquoi êtes-vous sorti ? Et que faisiez-vous dehors ? »

 

Je vois encore son étonnant sourire, le blanc de ses yeux magnifiques, et l'éclat de ses dents briller dans le demi-jour.

 

« Si je vous le dis, comprendrez-vous ? »

 

Mon cœur me battait dans la gorge : allait-il me dire le pourquoi ?

 

La voix me manqua pour l'en presser, et je me rendis compte que ma seule réponse fut un vague et grimaçant hochement de tête. Il était la douceur même, et tandis que je me tenais devant lui, en continuant ce malheureux hochement, il semblait, plus que jamais, un jeune prince de conte de fées. Oui, ce fut sa sérénité qui me donna du répit. Si vraiment il s'apprêtait à me faire sa confession, en aurait-il montré une pareille ?

 

« Eh bien, dit-il, à la fin, tout exprès pour que vous fassiez ça.

 

– Que – pour changer – vous pensiez du mal de moi ! »

 

Jamais je n'oublierai la gentillesse, la gaieté avec laquelle il prononça ses mots, ni comment, pour les couronner, il se pencha et m'embrassa. Et ce fut la fin de tout. Je lui rendis son baiser et tandis que je le serrais dans mes bras, il me fallut un effort prodigieux pour ne pas pleurer. Il me rendait compte de sa conduite exactement de la façon qui me permettait le moins de lui en demander davantage, et je ne fis que confirmer mon acquiescement à ses paroles lorsque, ayant jeté un coup d'œil dans la chambre, je lui demandai :

 

« Alors, vous ne vous étiez pas déshabillé ? »

 

Je puis dire que, littéralement, à ce moment, il étincela dans la pénombre.

 

« Pas du tout. Je veillais et je lisais.

 

– Et quand êtes-vous descendu ?

 

– À minuit ! Ah ! quand je me mêle d'être mauvais, j'y vais franchement !

 

– Je vois, je vois. C'est tout à fait charmant. Mais comment pouviez-vous être sûr que je le saurais ?

 

– Oh ! j'avais tout arrangé avec Flora. »

 

Ses réponses m'arrivaient avec une prestesse !

 

« Elle devait se lever et regarder par la fenêtre.

 

– Et c'est ce qu'elle fit. »

 

C'était moi qui tombait dans le piège !

 

« Ainsi, elle vous a tracassée et pour voir ce qu'elle regardait, vous avez regardé aussi – et vous avez vu.

 

– Tandis que vous, répliquai-je, vous attrapiez la mort à être dehors en pleine nuit. »

 

Il s'épanouissait tellement devant la réussite de son exploit, qu'il pouvait bien se permettre d'en tomber radieusement d'accord.

 

« Sans cela, demanda-t-il, aurais-je été aussi méchant que je le désirais ? »

 

Et après un nouvel embrassement, l'incident, comme notre colloque, furent clos, sur ma reconnaissance formelle de toutes les réserves de sagesse qu'il avait dû amasser pour se permettre une pareille plaisanterie.

 

XIII

 

Mon impression particulière, je le répète, me parut, le lendemain, difficile à faire partager à Mrs. Grose, bien que je la fortifiasse d'une autre remarque qu'il m'avait faite, avant que nous ne nous séparions.

 

« Tout tient en quelques mots, lui dis-je, en six mots qui règlent la question : « Pensez un peu à tout ce que je pourrais faire », voilà ce qu'il m'a lancé pour me prouver quel bon petit garçon il est. Il sait à fond ce qu'il peut faire. C'est de ça qu'il leur a donné une idée au collège.

 

– Eh Seigneur ! comme vous avez changé ! s'écria mon amie.

 

– Je n'ai pas changé du tout. J'explique les choses, tout simplement. Tous les quatre, vous pouvez en être sûre, se rencontrent perpétuellement. Si, l'un de ces dernières nuits, vous eussiez été avec l'un ou l'autre des enfants, vous auriez tout compris bien facilement. Plus j'ai observé, plus j'ai attendu, plus j'ai senti qu'à défaut d'autre preuve, leur silence systématique, à tous les deux, serait suffisant. Jamais rien ne leur a échappé, pas une allusion, pas une phrase commencée à propos de leurs anciens amis, pas plus que, de la part de Miles, à propos de son renvoi. Oui, oui, nous pouvons nous asseoir tranquillement à les regarder, et ils peuvent, tant qu'il leur plaira, nous en faire accroire ; mais dans le moment même qu'ils prétendent être absorbés dans leur conte de fées, ils s'enfoncent dans la vision de ces morts qui reviennent à eux. Il n'est pas du tout en train de lui faire la lecture, déclarai-je. Ils parlent d'« eux » ! Ils disent des choses horribles. Je sais bien que je vous parais folle : c'est bien un miracle si je ne le suis pas. À ma place, voyant ce que j'ai vu, vous le seriez devenue ; mais cela ne m'a rendue que plus lucide et m'a fait comprendre bien d'autres choses. »

 

Certes, ma lucidité devait sembler effrayante : mais les exquises créatures qui en étaient victimes, passant et repassant devant nous dans leur gracieux enlacement, donnaient à l'incrédulité de ma compagne un vigoureux appui. Et je vis combien elle s'y fiait, lorsque, sans broncher devant le feu de ma passion, elle continua de les couvrir de son même regard :

 

« Quelles autres choses avez-vous comprises ?

 

– Mais toutes celles qui m'ont enchantée, fascinée, – et cependant, au fond, – je le vois si étrangement à présent, – qui m'avaient mystifiée et troublée. Leur beauté plus qu'humaine, leur sagesse absolument anormale… Tout cela n'est que jeu, continuai-je, c'est une manière d'être, une affectation et une fraude !

 

– De la part des petits chéris ?

 

– Qui ne sont guère encore que de ravissants bébés ? Mais oui, tout insensé que cela paraisse ! »

 

Le fait même de l'exprimer m'aida vraiment à analyser mon impression… à remonter jusqu'à sa source et reconstituer le tout.

 

« Ce n'était pas qu'ils fussent sages : ils étaient absents, voilà tout. S'il a été si facile de vivre avec eux, c'est qu'ils vivent une existence à part de la nôtre. Ils ne sont pas à moi… à nous. Ils sont à lui – et à elle !

 

– À Quint et à cette femme ?

 

– À Quint et à cette femme. Ils veulent les reprendre. »

 

Ah ! comment les regarda alors Mrs. Grose ! « Mais pourquoi ?

 

– Pour l'amour du mal qu'en ces jours terribles le couple leur a inculqué ; leur insuffler encore et toujours ce mal, soutenir et poursuivre leur œuvre démoniaque, voilà ce qui ramène les autres ici.

 

– Ah ! là ! là ! » dit mon amie, tout bas. L'exclamation était populaire, mais, involontairement, elle me révélait son acquiescement à cette preuve nouvelle qu'il avait dû se passer ici un drame, pendant les mauvais jours : car il y avait eu des jours pires que ceux-ci. Rien ne pouvait me convaincre davantage que ce simple assentiment, accordé par son expérience à la dépravation, quelque profonde que je pusse le soupçonner, de notre paire de canailles. La soumission de sa mémoire se révéla dans ces mots qu'elle laissa échapper :

 

« Pour des fripouilles, c'en était ! – Mais que peuvent-ils faire maintenant ? poursuivit-elle.

 

– Faire ? » répétai-je comme un écho, et si fort que Miles et Flora, passant au loin, s'arrêtèrent un moment et nous regardèrent. « Vous ne trouvez pas qu'ils en fassent assez ? » demandai-je d'une voix plus basse, après que les enfants qui nous avaient souri et fait signe de la main eurent repris leur comédie. Un moment, elle nous fascina. Puis, je lui répondis :

 

« Ils peuvent nous les détruire ! »

 

Cette fois, ma compagne se tourna vers moi, mais son appel resta silencieux et le silence me rendit plus explicite.

 

« Ils ne savent pas bien encore comment faire – mais ils essayent de toutes leurs forces. On ne les voit encore qu'au-delà d'une chose ou d'une autre, et d'un peu loin, dans des endroits bizarres et des lieux élevés, au sommet des tours, sur les toits des maisons, à l'extérieur des fenêtres, de l'autre bord des étangs, mais des deux côtés, un dessein est à l'œuvre pour raccourcir la distance et surmonter l'obstacle : ainsi le triomphe des tentateurs n'est qu'une question de temps. Ils n'ont qu'à continuer leurs dangereuses suggestions !

 

– Et les enfants iront ?

 

– Et périront dans l'entreprise ! »

 

Mrs. Grose se leva lentement, et j'ajoutai, prise de scrupules :

 

« À moins, bien entendu, que nous ne l'empêchions. »

 

Debout, devant moi toujours assise, elle tentait, visiblement, d'analyser la situation.

 

« C'est leur oncle qui doit empêcher ça. Il faut qu'il les emmène.

 

– Et qui l'en persuadera ? »

 

Elle m'avait semblé scruter l'horizon, mais pencha alors vers moi un visage un peu sot :

 

« Vous, mademoiselle.

 

– En lui écrivant que sa maison est empoisonnée et que son neveu et sa nièce sont fous ?

 

– Mais s'ils le sont, mademoiselle ?

 

– Si je le suis moi-même, voulez-vous dire ? Ce sont de charmantes nouvelles à lui envoyer, de la part d'une personne qui jouit de sa confiance et dont la première raison d'être est de lui éviter tout ennui. »

 

Mrs. Grose, songeuse, suivait les enfants des yeux.

 

« Oui, il n'aime pas les ennuis. C'a été la principale raison…

 

– Pour laquelle ces monstres ont pu le tromper si longtemps ? Sans doute, bien que tout de même il lui ait fallu une terrible indifférence. Comme je ne suis pas un traître moi, en tout cas, je ne le tromperai pas. »

 

Après un moment, ma compagne, pour toute réponse, s'assit de nouveau et me saisit le bras.

 

« En tout cas, appelez-le à vous. »

 

Je la regardai, stupéfaite.

 

« À moi ? »

 

J'eus une peur soudaine de ce qu'elle serait capable de faire.

 

« Lui ?

 

– Il devrait être ici, il devrait nous aider. »

 

Je me levai d'un bond et je crois lui avoir alors montré une plus sincère figure que jamais :

 

« Vous me voyez l'invitant à me faire une visite ? »

 

Non, les yeux dans les yeux, évidemment, elle ne me voyait pas. Et même, au lieu de cela – comme une femme qui sait lire dans une autre femme – elle vit ce que je voyais moi-même : sa dérision, son divertissement, son mépris pour mon manque de résignation à la solitude, et la belle histoire présentée de façon à attirer son attention sur mes attraits négligés. Elle ne savait pas – ni personne au monde – combien j'avais été fière de le servir et d'observer fidèlement notre contrat, mais néanmoins, elle estima à sa juste mesure, je crois, l'avertissement que je lui donnai : « Si jamais vous perdiez la tête au point d'avoir recours à lui en ma faveur… »

 

Elle fut réellement effrayée !

 

« Alors, mademoiselle… ?

 

– Je vous quitterais sur l'heure, lui, et vous. »

 

XIV

 

C'était très bien d'avoir pu garder le contact avec eux, mais leur parler se révéla, autant que jamais, un effort au-dessus de mes forces. Vue de près, la situation d'aujourd'hui me présentait des difficultés aussi insurmontables que les précédentes. Cette situation dura un mois, avec de nouvelles aggravations, des traits particuliers, dont le plus saisissant, qui s'accentua de jour en jour, était l'ironie, consciente et légère, de mes élèves. Ce n'était pas – j'en suis aussi certaine aujourd'hui qu'alors – l'effet seulement de mon infernale imagination ! il était facile de discerner qu'ils étaient au courant de mes embarras, et que nos étranges relations transformaient, en une certaine manière, l'atmosphère dans laquelle vous vivions – et cela dura longtemps. Je ne veux pas dire qu'ils clignaient de l'œil ou qu'ils fissent rien de vulgaire, car, pour cela, il n'y avait rien à craindre d'eux. Ce que je veux dire, du moins, c'est que l'élément innommé et insaisissable grandissait entre nous aux dépens de tout le reste et que, pour éviter avec tant de bonheur les occasions scabreuses, il fallait entre nous un bien fort consentement tacite.

 

Les choses se passaient comme si, par moments, nous arrivions en vue d'objets devant lesquels il nous fallait tourner court, abandonnant subitement des routes qu'on s'apercevait être des impasses, fermant, avec un bruit qui attirait nos regards les uns sur les autres, – car, comme tous les bruits, c'était toujours plus fort que nous ne l'aurions voulu, – des portes indiscrètement ouvertes. Tous les chemins mènent à Rome et, à certains moments, il semblait que tous les sujets d'études et tous les thèmes de conversation frôlassent le terrain défendu. Le terrain défendu, c'était, d'une façon générale, le retour des morts sur terre, et, tout spécialement, la discussion de ce qui peut survivre, dans la mémoire, d'amis perdus par de jeunes enfants. Il y avait des jours où j'aurais juré que l'un poussait l'autre d'un coup de coude invisible, et lui disait : « Elle croit qu'elle y est, cette fois-ci, mais elle n'y arrivera pas ! » « Y être » aurait été de se permettre, par exemple, une fois par hasard, une allusion à la dame qui les avait préparés à ma direction.

 

Ils avaient un appétit, insatiable et charmant, pour certaines anecdotes de mon existence dont je les avais régalés mainte et mainte fois… Ils savaient tout ce qui m'était jamais arrivé, possédaient, dans les moindres détails, l'histoire de mes plus petites aventures, ainsi que de celles de mes frères, de mes sœurs, du chien et du chat de la maison aussi bien que beaucoup d'autres sur les manies originales de mon père, le mobilier et la disposition de notre demeure, et la conversation des vieilles femmes de mon village. En comptant tout, il y avait pas mal de choses à propos desquelles on pouvait bavarder, pourvu que l'on allât vite, qu'on se s'attardât pas et que l'on sût instinctivement quand et où il fallait moduler. Ils avaient un art particulier pour tirer les ficelles de mon imagination ou de ma mémoire ; et quand toutes ces circonstances me reviennent, il me semble que rien ne me donnait davantage l'impression que j'étais guettée d'un abri soigneusement caché. En tout cas, ce n'était que lorsqu'il s'agissait de ma propre vie, de mon propre passé et de mes propres amis que nous nous sentions à l'aise : état de choses qui les amenait parfois, sans nécessité, à évoquer, par sociabilité pure, des souvenirs puérils.

 

J'étais invitée, sans qu'une liaison d'idées nous y eût amenés, à répéter le mot célèbre de Gros-Pierre, ou à confirmer des détails déjà connus sur l'intelligence du poney du presbytère.

 

C’était tantôt à de semblables moments, tantôt à d'autres, tout à fait différents, que mon « épreuve », ainsi que je l'ai appelée, me devenait, avec la tournure actuelle des événements, plus amère et plus difficile. Le fait que les jours s'écoulaient sans m'apporter de nouvelle rencontre aurait dû, semble-t-il, verser quelque apaisement à mes nerfs surexcités.

 

Depuis la légère émotion de cette seconde nuit, où, du palier, j'avais reconnu la présence d'une femme sur la première marche d'en bas, je n'avais rien vu, dehors ou dedans la maison, qu'il eût mieux valu ne pas voir. Je m'étais attendue à voir Quint à plus d'un tournant, et maintes fois, la situation, simplement par je ne sais quelle atmosphère sinistre, m'avait paru propre à une apparition de miss Jessel. L'été avait tourné, l'été était passé, l'automne s'était abattu sur Bly, y éteignant à demi notre belle lumière. Ce beau lieu, sous le ciel gris, avec ses corbeilles flétries, ses espaces dénudés et ses feuilles mortes éparses, paraissait un théâtre où la pièce est finie de jouer, quand les programmes froissés jonchent le sol. Je retrouvais exactement l'état de l'atmosphère, les nuances de sonorité et de silence, l'indicible, l'inexprimable impression d'être arrivée au « moment voulu », tout un ensemble de circonstances qui me rendait de nouveau – assez longtemps pour que je la puisse noter – cette sensation de médium où j'étais plongée, ce beau soir de juin, lorsque Quint m'était apparu pour la première fois ; dans laquelle aussi, après l'avoir vu derrière la vitre, je l'avais vainement cherché dans les taillis environnants. Oui, je reconnaissais les signes, les présages, je reconnaissais le temps, le lieu. Mais tout demeurait vide et inanimé, et moi-même indemne, respectée, – si l'on peut dire « respectée » une jeune femme dont la sensibilité à été, non pas amoindrie, mais exaspérée, de la façon la plus extraordinaire !

 

Dans ma conversation avec Mrs. Grose à propos de cette horrible scène de Flora, près de l'étang, je l'avais rendue perplexe en lui disant que, maintenant, je regretterais bien plus de perdre mon étrange pouvoir que de le conserver ; et je lui avais longuement expliqué l'idée qui me dominait : que les enfants vissent les spectres ou non, – puisque d'ailleurs il n'était pas encore définitivement prouvé qu'ils les vissent, – je préférais infiniment, pour leur sauvegarde, courir le risque à moi seule. J'étais prête au pire. Ce qui m'avait alors transpercée comme d'un poignard, était la pensée que mes yeux pussent être scellés tandis que les leurs eussent été grands ouverts. Eh bien ! mes yeux étaient scellés à présent, il le semblait bien – conclusion pour laquelle il paraissait blasphématoire de ne pas remercier Dieu. – Hélas ! il y avait une difficulté à cela : je l'eusse remercié de toute mon âme, n'eût été la conviction – égale à cette reconnaissance – que mes enfants avaient un secret.

 

Comment, aujourd'hui, retracer les étranges étapes de mon obsession ? À certains moments, quand nous étions ensemble, j'aurais pu jurer que, littéralement, – en ma présence, mais sans que j'en eusse la sensation directe, – ils recevaient des visiteurs qu'ils connaissaient et accueillaient cordialement. À ces moments-là, si je n'eusse été retenue par la crainte que le remède ne fût pire que le mal qu'il voulait combattre, mon exaltation se serait donné libre cours : « Ils sont là, ils sont là, petits malheureux, me serais-je écriée, vous ne pouvez pas le nier, maintenant ! ». Mais les petits malheureux niaient tout avec les forces unies de leur sociabilité et de leur tendresse, dans les abîmes cristallins desquelles – tel l'éclair d'une écaille de poisson dans le torrent – scintillait ironiquement l'avantage qu'ils avaient sur moi. À la vérité, mon trouble avait été plus profond que je ne croyais, cette nuit où, à la recherche sous les étoiles de Peter Quint ou de miss Jessel, j'avais découvert l'enfant sur le repos duquel j'étais chargée de veiller, et qui était rentré avec moi, conservant son même regard si doux : ce doux regard, qu'il avait, dès le premier moment, et sur le lieu même, dirigé tout droit sur moi ; ce doux regard levé au ciel, avec lequel, des créneaux qui nous dominaient, se plaisait à jouer la hideuse apparition de Quint. Pour un bouleversement, on peut dire que ma découverte, à cette occasion, en avait été un plus profond qu'aucun autre, et c'était essentiellement d'un état d'âme bouleversé que je tirais les conclusions présentes. J'en étais quelquefois harassée à un tel point que je m'enfermais pour répéter à haute voix : c'était à la fois un soulagement inexplicable et un renouvellement de désespoir – la scène qui me permettrait d'aborder le fond de la question. J'en approchais, tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, tout en parcourant ma chambre avec agitation, mais toujours, au moment affreux d'articuler les noms propres, mon courage m'abandonnait.

 

Tandis que les syllabes mouraient sur mes lèvres, je me disais que j'allais peut-être les aider à se former une image infâme, si, en les prononçant, ces noms hideux, je violais l'instinctive délicatesse la plus rare que jamais sans doute eût connue salle d'études. Quand je me disais : « Eux ont assez de tact pour se taire, et toi, avec toute la confiance qu'on te témoigne, assez de vilenie pour vouloir parler », je me sentais devenir écarlate, et je me couvrais la figure de mes mains.

 

Après ces scènes secrètes, je bavardais plus que jamais, pleine de volubilité, jusqu'au moment où survenait un de nos prodigieux et tangibles silences, – je ne puis les qualifier autrement, – une étrange sensation d'étourdissement, d'entraînement, – je cherche les termes justes – enveloppée dans un calme, une suspension absolue de toute manifestation de vie. Elle n'avait pas de rapport avec le plus ou moins de tapage que nous pouvions être en train de faire, et je pouvais la percevoir, à travers n'importe quel éclat de gaieté, quelle récitation plus rapide, ou quel accord bruyant du piano. Alors, alors, les autres, les intrus étaient là. Bien qu'ils ne fussent pas des anges, ils « passaient », comme on dit en France, me faisant frémir, tant que durait leur présence, de la crainte qu'ils n'adressassent à leurs jeunes victimes quelque message plus infernal, ou quelque vision plus ardente que ce qu'ils avaient jugé assez bon pour moi.

 

L'idée qu'il m'était le plus difficile d'éloigner était celle, si cruelle, que, quoique j'eusse vu, Miles et Flora voyaient davantage : choses terribles, impossibles à deviner, et qui surgissaient des affreux moments de leur vie commune d'autrefois. De telles choses, naturellement, laissaient dans l'atmosphère, pour quelque temps, comme une glace superficielle que nous nous refusions à reconnaître, vociférant à l'unisson ; et, tous trois, après maintes répétitions, avions acquis un tel entraînement, que, chaque fois, pour indiquer la fin de l'incident, nous exécutions automatiquement les mêmes mouvements. En tout cas, il était frappant que les enfants vinssent régulièrement, sans la moindre raison, m'embrasser comme des fous, et ne manquassent jamais, l'un ou l'autre, de poser la précieuse question qui nous avait fait traverser plus d'un passage périlleux : « Quand pensez-vous qu'il viendra ? Ne croyez-vous pas que nous devrions lui écrire ? » Rien – l'expérience nous l'avait appris – ne valait cette demande pour chasser tout embarras. « Il », bien entendu, c’était l'oncle de Harley Street, et nous vivions dans la convention, abondamment exprimée, qu'il pouvait à tout instant arriver et se mêler à notre cercle. Il était impossible de donner moins d'encouragement à une doctrine qu'il ne l'avait fait à celle-ci, mais si nous n'avions pas eu le soutien de cette doctrine, nous nous serions privés, les uns et les autres, de quelques-unes de nos plus belles mystifications. Il ne leur écrivait jamais : c'était peut-être égoïste, mais cela faisait partie de la confiance flatteuse qu'il avait placée en moi, car la façon dont un homme rend à une femme son hommage le plus flatteur a tendance à n'être que l'accomplissement souriant d'une des lois sacrées de son confort personnel. Ainsi j'étais persuadée que je restais fidèle à ma promesse de ne jamais le troubler en donnant à entendre à nos jeunes amis que leurs lettres n'étaient que d'aimables exercices littéraires : elles étaient trop jolies pour être mises à la poste. Je les conservais pour moi ; je les possède encore toutes, à cette heure. Cette règle que je m'étais imposée ne servait qu'à augmenter l'effet satirique de leur perpétuelle supposition, qu'à tout instant il pouvait apparaître au milieu de nous. C'était exactement comme si nos jeunes camarades se rendaient compte du point auquel une telle visite, plus que tout le reste, aurait été embarrassante pour moi.

 

D'ailleurs, regardant en arrière, rien ne me paraît plus extraordinaire que le simple fait de n'avoir jamais perdu patience avec eux, en dépit de mes nerfs tendus et de leur triomphe latent. Adorables, oui, vraiment, ils devaient l'être, je le sens maintenant, puisqu'en ces jours passés je ne les haïssais point. Cependant, si le soulagement ne fût point survenu, mon exaspération, à la longue, ne m'eût-elle pas trahie ? Ceci importe peu, car le soulagement vint. Je le nomme « soulagement », bien que ce ne fût que celui que procure la rupture d'une corde trop tendue, ou le coup de tonnerre, un jour d'orage. Enfin, au moins, c'était un changement : et il arriva comme un éclair.

 

XV

 

Je me rendais à l'église, un certain dimanche matin, avec Miles à côté de moi ; sa sœur, bien en vue, marchait en avant, avec Mrs. Grose. C'était un jour clair et sec, le premier de ce genre, depuis quelque temps. Il avait gelé légèrement, pendant la nuit, et l'air automnal, étincelant et vif, rendait les sonneries de cloches de l'église presque gaies. Par quelle suite bizarre de mes pensées en arrivai-je, à ce moment, à me dire que mes élèves me montraient vraiment une obéissance dont je ne pouvais qu'être frappée – aussi bien que reconnaissante ? Pourquoi ne se révoltaient-ils jamais contre mon inexorable, ma perpétuelle société ? Je ne sais quoi m'avait fait comme toucher du doigt ce fait que, pour ainsi dire, j'avais cousu le gamin à mes jupes, et que dans la manière dont nos compagnons marchaient au pas militaire devant moi, je pouvais sembler me prémunir contre quelque rébellion. J'étais comme un geôlier dont l'œil surveille les surprises et les évasions possibles. Mais tout ceci – je veux dire leur magnifique petite condescendance – appartenait justement à l'ensemble des faits les plus profondément mystérieux de notre aventure. Soigneusement habillé de sa tenue du dimanche, par les soins du tailleur de son oncle à qui on avait laissé les coudées franches et qui savait apprécier la valeur d'un gilet élégant et la tournure aristocratique de son petit client, Miles donnait une telle impression d'indépendance, de droits qu'exigeaient son sexe et sa situation, qu'eût-il réclamé sa liberté, je n'aurais rien eu à dire. Par la plus étrange des coïncidences, j'étais en train de me demander comment je pourrais lui résister, lorsque, à ne pouvoir s'y tromper, la révolution se produisit. Je l'appelle « révolution » parce que je vois maintenant comment, avec les mots qu'il prononça, le rideau se leva sur le dernier acte de mon terrible drame, et, dès lors, la catastrophe se précipita.

 

« Dites-moi, ma chère, débuta-t-il gentiment, quand diable vais-je retourner au collège ? »

 

Transcrite ici, la phrase paraît assez inoffensive, d'autant plus qu'elle était prononcée avec le timbre clair et caressant grâce auquel ses intonations semblaient autant de roses négligemment jetées à son interlocuteur – surtout lorsque son interlocuteur était son éternelle institutrice. – Elles avaient quelque chose de « prenant », et, de fait, je fus alors tellement saisie, que je m'arrêtai court, comme si l'un des arbres du parc se fût abattu en travers de la route. Quelque chose de nouveau venait de surgir là, entre nous, et il se rendait parfaitement compte que je le comprenais, bien que, pour ce faire, il n'eût pas besoin d'abandonner un atome de sa candeur et de sa séduction habituelles. Je sentais déjà, rien qu'en ne trouvant rien à lui répliquer immédiatement, qu'il jouissait de l'avantage gagné. J'étais si lente à trouver n'importe quoi à dire, qu'il eut tout le temps, après une minute écoulée, de continuer, avec son sourire suggestif, mais indulgent : « Vous savez, ma chère, que d'être toujours seul avec une dame… » Il avait toujours ce « ma chère » sur les lèvres, en s'adressant à moi, et rien ne pouvait exprimer plus exactement la nuance du sentiment que je désirais inspirer à mes élèves, que ce terme de tendre familiarité. C'était si librement respectueux !

 

Mais, mon Dieu ! comme je sentais qu'il me fallait maintenant peser mes paroles ! je me rappelle que, pour gagner du temps, je feignis de rire, – et je me vis, dans le beau visage qui m'observait, si vilaine et si bizarre !

 

« Et… toujours avec la même dame ? » rétorquai-je.

 

Il ne pâlit, ni ne sourcilla. Tout était pratiquement dévoilé entre nous.

 

« Ah ! bien sûr, elle est une charmante personne, une vraie dame. Mais, voyez-vous, je suis un garçon qui… eh bien ! qui avance en âge ! »

 

Je m'arrêtai un instant, le considérant avec quelle tendresse !

 

« Oui, vous avancez ! » Combien je me sentais perdue… et encore aujourd'hui, je reste persuadée de cette petite idée qui vint me percer le cœur. Il le savait et s'en faisait un jeu cruel envers moi.

 

« Et vous ne pouvez pas dire que je n'ai pas été rudement gentil, hein ? »

 

Je posai ma main sur son épaule, car bien que je sentisse qu'il eût été bien préférable de nous remettre en route, je n'en étais pas encore tout à fait capable.

 

« Non, je ne peux pas dire cela, Miles.

 

– Excepté juste cette nuit, vous savez !

 

– Cette seule nuit ? »

 

Mais je ne pouvais pas regarder aussi droit que lui.

 

« Oui, quand je suis descendu, quand je suis sorti de la maison.

 

– Ah oui ! mais j'ai oublié pour quelle raison vous aviez fait cela.

 

– Vous avez oublié pourquoi ? – Il parlait avec la gentille exubérance qui anime les reproches des enfants. – Mais c'était justement pour vous montrer que je pouvais le faire !

 

– Oh oui ! vous pouviez bien le faire !

 

– Et je pourrais le faire encore. »

 

Je constatais qu'après tout, il m'était possible de ne pas perdre absolument la tête.

 

« Certainement. Mais vous ne le ferez pas.

 

– Non, pas encore cela : ce n'était rien du tout.

 

– Rien du tout, dis-je. Mais, marchons, maintenant. »

 

Il reprit sa marche auprès de moi, passant son bras sous le mien.

 

« Alors, quand donc dois-je retourner au collège ? »

 

Je pris mon air le plus soucieux, en réfléchissant à sa demande.

 

« Étiez-vous très heureux au collège ? »

 

Il réfléchit un instant.

 

« Oh ! je me trouve assez bien partout !

 

– Eh bien ! alors, – ma voix tremblait malgré moi, – si vous êtes aussi content ici qu'ailleurs…

 

– Ah ! mais ce n'est pas tout ! Bien entendu, vous savez un tas de choses…

 

– Mais vous voulez dire que vous en savez presque autant ? risquai-je, tandis qu'il s'arrêtait.

 

– Je ne sais pas la moitié de ce que je voudrais savoir, avoua Miles honnêtement. Mais ce n'est pas tant cela.

 

– Qu'est-ce que c'est, alors ?

 

– Eh bien ! … je voudrais voir davantage de la vie.

 

– Je vois, je vois. »

 

Nous étions arrivés en vue de l'église et de plusieurs personnes, parmi lesquelles quelques membres de la domesticité de Bly qui s'y rendaient, et se groupaient près de la porte pour nous voir entrer. Je hâtai le pas : je voulais y arriver avant que la question ne devînt trop embarrassante. Je savais bien qu'une fois là, il aurait à garder le silence pendant une heure. Je pensais avec envie à l'ombre relative de notre banc clos, et au secours presque spirituel que m'apporterait le coussin où s'appuieraient mes genoux. Il me semblait littéralement que je lui disputais une course désespérée, mais je sentis qu'il arrivait bon premier, quand, avant d'entrer dans le cimetière qui précédait l'église, il me jeta ces mots :

 

« J'ai besoin de mes pareils ! »

 

Cela me fit littéralement bondir.

 

« Il n'y a guère de vos pareils, Miles, dis-je en riant. Excepté la petite Flora chérie, peut-être.

 

– Vraiment, vous me comparez à un bébé ? – qui est une fille ? »

 

Je me sentais singulièrement désarmée.

 

« Est-ce que nous n'aimez pas notre petite Flora ?

 

– Si je ne l'aimais pas… et vous aussi… Si je ne l'aimais pas… » répéta-t-il, en reculant comme pour prendre son élan, et cependant laissant sa pensée tellement inachevée, qu'après avoir franchi la barrière, un autre arrêt, qu'il m'imposa par une pression de son bras sur le mien, était devenu inévitable. Mrs. Grose et Flora avaient pénétré dans l'église, les autres fidèles avaient suivi, et pour l'instant, nous étions seuls parmi les vieilles tombes rustiques. Nous nous étions arrêtés – dans l'allée qui partait de la barrière – auprès d'une tombe, basse et oblongue comme une table.

 

« Eh bien, si vous ne nous aimiez pas ?… »

 

Il regardait les tombes, tandis que j'attendais sa réponse.

 

« Eh bien ! vous savez quoi ! »

 

Mais il ne bougea pas, et, présentement, me servit quelque chose qui me fit m'asseoir brusquement sur la pierre, comme prise d'un besoin subit de repos.

 

« Mon oncle pense-t-il ce que vous pensez ? »

 

Je pris un temps bien marqué.

 

« Comment savez-vous ce que je pense ?

 

– Ah ! bien sûr, je ne le sais pas : car je m'aperçois maintenant que vous ne me le dites jamais. Mais je veux dire : le sait-il ?

 

– Sait-il quoi, Miles ?

 

– Eh bien, ce que je fais. »

 

Je me rendis rapidement compte que je ne pouvais faire à cette question aucune réponse qui ne comportât en quelque manière le sacrifice de mon patron. Cependant je songeai que nous nous étions tous, à Bly, suffisamment sacrifiés pour que cette faute ne fût que vénielle.

 

« Je ne crois pas que votre oncle s'en soucie beaucoup. »

 

Miles, là-dessus, me considéra longuement.

 

« Et ne croyez-vous pas qu'on pourrait l'amener à s'en soucier ?

 

– Comment cela ?

 

– Mais s'il venait ici.

 

– Et qui le fera venir ici ?

 

– Je le ferai, moi ! » dit l'enfant, avec un éclat et un accent de volonté extraordinaires. Il me lança encore un regard plein de cette même expression, puis marcha vers l'église, et y entra, seul !

 

XVI

 

La scène se conclut d'elle-même, par le fait que je ne l'y suivis point. C'était céder déplorablement à ses nerfs, mais m'en rendre nettement compte ne m'aida pas du tout à retrouver le calme. Je ne pouvais que rester là, assise sur ma tombe, et essayer, à travers les paroles prononcées par mon jeune ami, de deviner leur sens entier. Lorsque je fus parvenue à l'embrasser entièrement, j'avais aussi décidé de fournir comme prétexte à mon absence ma confusion de donner un tel exemple de retard à mes élèves et au reste de l'assemblée. Mais ce que je me redisais par-dessus tout, était que Miles m'avait arraché un avantage, et qu'il en aurait justement la preuve dans cette maladroite absence. Il m'avait fait avouer que j'avais grande peur d'une certaine chose, et, probablement, il profiterait de cette crainte pour obtenir plus de liberté. La peur que j'éprouvais, c'était d'avoir à traiter de la question intolérable de son renvoi de l'école, puisque cela n'était, au fond, que la question des abominations qui s'y rattachaient. Que son oncle en arrivât à traiter de ces choses avec moi, c'était une solution qu'en elle-même j'eusse dû désirer maintenant. Mais il m'était tellement impossible d'en envisager la laideur et la peine, que je me bornai simplement à remettre ma décision à plus tard, et me contentai de vivre au jour le jour. L'enfant, à ma profonde confusion, était grandement dans son droit, et dans une situation à pouvoir me dire : « Ou bien vous tirerez au clair avec mon tuteur cette mystérieuse interruption de mes études, ou bien vous cesserez de vous attendre à me voir mener auprès de vous une vie aussi anormale pour un garçon. » Ce qui était très anormal chez le garçon dont il s'agissait en particulier, c'était cette révélation soudaine qu'il avait à la fois conscience de la gravité de son cas – et un plan pour le résoudre.

 

C'est cela qui me bouleversait, qui m'empêchait d'entrer dans l'église. J'en faisais le tour, hésitante, inquiète. La réflexion, déjà, me venait, qu'à ses yeux, je m'étais irrémissiblement découverte. Je ne pouvais donc plus rien réparer, et c'était un trop pénible effort que d'aller prendre place auprès de lui sur le banc où nous nous serrions les uns contre les autres. Je le voyais, plus que jamais, prêt à glisser son bras sous le mien et me tenir là, pendant une heure, en étroit et silencieux contact avec son commentaire intime de notre conversation. Pour la première fois depuis son arrivée, je souhaitais m'éloigner de lui. Je m'étais arrêtée sous la haute fenêtre de l'est, à écouter les chants religieux qui venaient de l'intérieur. Une impulsion me saisie, qui, je le sentis, allait me dominer complètement, pour peu que je l'encourageasse : je pouvais facilement mettre fin à mon épreuve en prenant la fuite. J'avais l'occasion sous la main : personne n'était là pour m'arrêter ; je pouvais renoncer à toute l'affaire, y tourner le dos et m'échapper. Il n'y avait qu'à rentrer vite à la maison, – laissée vide, pour ainsi dire, grâce à la présence de l'église de la plupart des domestiques, – et à y effectuer mes préparatifs de départ. En somme, personne ne pourrait me blâmer si je m'enfuyais, poussée par le désespoir. À quoi bon me séparer d'eux, maintenant, si je devais le retrouver à dîner ? Il aurait lieu dans deux heures. Alors, – j'en avais la perception aiguë, – mes jeunes élèves joueraient la comédie d'un innocent étonnement de ne pas m'avoir vue les suivre.

 

« Qu'avez-vous été faire, vilaine, méchante ? Était-ce vraiment pour nous tourmenter, – et nous causer des distractions, vous savez, – que vous nous avez abandonnés, juste à la porte ? » Ces questions, je ne pouvais les affronter, ni, pendant qu'ils les posaient, leurs beaux yeux menteurs ; cependant, tout cela, c'était si exactement ce que j'aurais à affronter que, devant l'image trop nette que mon esprit se représentait, je cédai enfin à mon désir : je partis.

 

Je partis, en tant qu'il s'agissait du moment présent. Je sortis du cimetière, et, réfléchissant profondément, je repris le même chemin qu'à l'aller, à travers le parc. Lorsque j'eus atteint la maison, il me sembla que mon parti était pris d'exécuter mon cynique projet de départ. Le calme dominical qui régnait, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur du château, où je ne rencontrai personne, me frappa comme m'offrant une occasion unique. Si, à cette heure, je partais rapidement, je disparaissais sans une scène, sans un mot… Mais il me fallait déployer une rapidité merveilleuse, et puis la question de l'indispensable véhicule était la plus difficile à résoudre. Dans le hall, anxieuse et tourmentée par les obstacles et les difficultés, je le laissai tomber, épuisée, sur la première marche de l'escalier ; puis, par une violente réaction, je me rappelai que c'était là, exactement, – plus d'un mois auparavant, dans les ténèbres de la nuit, et courbée, de même, sous le poids des pensées mauvaises, – que j'avais vu le spectre de la plus horrible des femmes. alors cela me redressa : je finis de monter les marches du premier étage, je me dirigeai, en proie à un étrange bouleversement, vers la salle d'études, où il y avait des objets à moi que je désirais prendre. J'ouvris la porte : en un éclair, une fois de plus, mes yeux se dessillèrent. Devant le spectacle qui m'accueillit, je vacillai, mais pour me reprendre aussitôt. Assise à ma propre table, dans la claire lumière de midi, je vis une personne que, sans mon expérience antérieure, j'aurais prise, au premier moment, pour une servante laissée à la garde de la maison, qui aurait profité du manque, si rare, de surveillance, autant que du papier et des plumes de la salle d'études, pour s'appliquer à l'effort considérable d'écrire une lettre à son bon ami. Il y avait de l'effort dans la manière dont ses mains, avec une lassitude évidente, supportaient sa tête penchée, tandis que ses bras s'appuyaient sur la table. Mais, tandis que je faisais cette observation, je m'étais déjà rendu compte du fait singulier que mon entrée ne modifiait en rien son attitude. L'instant d'après, elle changea de position, et ce fut alors, dans ce mouvement même, que, comme en un jet de flamme, jaillit son identité. Elle se leva, non comme si elle m'eût entendue, mais avec une grande et indescriptible mélancolie, faite d'indifférence et de détachement, et, à une douzaine de pas de moi, se tint là, debout, toute droite, elle, la vile miss Jessel. Tragique et déshonorée, elle était tout entière devant moi. Mais comme je la fixais et assurais son image dans ma mémoire, l'affreuse apparition passa, disparut. Sombre comme la nuit dans sa robe noire, sa beauté hagarde et sa douleur indicible, elle m'avait regardée assez longtemps pour sembler me dire que son droit de s'asseoir à ma table était aussi bon que le mien de m'asseoir à la sienne. Vraiment, je frémis d'horreur pendant ces instants, soudainement envahie par ce sentiment que l'intruse, c'était moi. Dans une protestation passionnée, je m'étais directement adressée à elle : « O terrible et misérable femme ! » m'étais-je entendue crier, – et le son, par la porte ouverte, s'en était allé résonner le long du corridor et dans la maison vide. Elle me regarda, mais je m'étais reconquise, et l'atmosphère s'assainissait autour de moi. Une minute plus tard, il n'y avait plus que des rayons de soleil dans la chambre, que des rayons de soleil – et la conviction que je devais rester.

 

XVII

 

Je m'attendais tellement à ce que le retour des autres s'accompagnât d'une demande d'explication, que je ressentis un trouble nouveau en ne rencontrant chez eux que discrétion et mutisme au sujet de mon absence. Au lieu de m'accabler gaiement et de me câliner, ils ne firent aucune allusion à ma désertion, et, pour le moment, je n'eus plus – m'apercevant qu'elle aussi ne disait rien – qu'à me livrer à l'étude du visage de Mrs. Grose.

 

Le résultat de cette étude m'apporta la conviction que, d'une façon ou d'une autre, ils l'avaient persuadée de garder le silence, silence que j'étais bien décidée à rompre, dès notre premier entretien privé.

 

Cette occasion se présenta avant l'heure du thé. Je m'arrangeai pour la saisir cinq minutes, dans la pièce qui lui était réservée, où, dans le crépuscule et l'odeur du pain chaud, mais tout bien en ordre autour d'elle, je la trouvai assise devant le feu, paisible, quoique mélancolique. Et c'est ainsi que je la vois, que je la vois le mieux : assise toute droite sur sa chaise, regardant la flamme, qui éclaire la pièce à demi obscure et bien cirée, – une bonne grosse image bien propre de choses rangées, d'armoires fermées à clef, – de repos inéluctable et obligatoire.

 

« Oui, ils m'ont demandé de ne rien dire, et, pour leur faire plaisir, – au moment où ils étaient là, naturellement, – j'ai promis. Mais que vous est-il arrivé ?

 

– Je ne pouvais faire avec vous que la promenade, dis-je. Il me fallait revenir pour recevoir une amie. »

 

Elle s'étonna.

 

« Une amie, vous ?

 

– Mais oui, j'en ai une paire. – Et je me mis à rire. – Mais… les enfants vous ont-ils donné une raison ?

 

– Pour ne pas faire d'allusion à votre absence ? Oui. Ils m'ont dit que vous le préfériez. Le préférez-vous ? »

 

L'expression de mon visage l'avait soudainement inquiétée.

 

« Non. Je le regrette. – J'ajoutai, un moment après : – Vous ont-ils dit pourquoi je le préférais ?

 

– Non. Master Miles dit seulement : « Il ne faut faire que ce qui lui plaît. »

 

– Je voudrais vraiment qu'il se conformât à ce conseil ! Et Flora, que dit-elle ?

 

– Miss Flora ? Elle est trop gentille ! Elle dit seulement : « Bien sûr, bien sûr » – et moi aussi. »

 

Je réfléchis un moment.

 

« Vous aussi, vous avez été trop gentille. Je crois vous entendre tous les trois. Enfin, tout est dit, maintenant, entre Miles et moi.

 

– Tout ? »

 

Quel ébahissement chez ma compagne !

 

« Tout. Mais peu importe ! Je sais ce que j'ai à faire. Ma chère, continuai-je, je suis rentrée à la maison pour causer avec miss Jessel. »

 

J'avais pris l'habitude de ne pas introduire ce nom dans la conversation sans avoir d'abord Mrs. Grose bien en main ; de sorte que, maintenant, elle cligna bravement des yeux, au signal terrifiant donné par mes paroles, mais je pus la maintenir dans un état relativement calme.

 

« Causer ? Voulez-vous dire qu'elle a parlé ?

 

– Cela revient au même. À mon retour, je l'ai trouvée dans la salle d'études.

 

– Et qu'a-t-elle dit ? »

 

J'entends encore la brave femme, l'accent de sa stupeur candide.

 

« Qu'elle souffre les tourments… »

 

À ce trait, elle reconstitua tout le tableau – et blêmit.

 

« Voulez-vous dire, murmura-t-elle, les tourments des âmes… perdues ?

 

– Des âmes perdues. Damnées. Et c'est pour les lui faire partager, oui, c'est pour cela… »

 

À mon tour, d'horreur, la voix me manqua. Ma compagne, douée de moins d'imagination, me soutint : « Pour les lui faire partager ?…

 

– … qu'elle veut Flora. »

 

À ces mots, Mrs. Grose m'aurait échappé, si je ne m'y fusse attendue. Mais je la maintins sur place, lui prouvant ma prévision.

 

« Ainsi que je vous l'ai dit, cela importe peu.

 

– Parce que vous avez pris votre parti ? Lequel.

 

– Je suis prête à tout.

 

– Qu'appelez-vous « tout » ?

 

– Mais, faire venir ici leur oncle.

 

– Ah ! mademoiselle, faites-le, par pitié, s'exclama mon amie.

 

– Je le ferai, oui, je le ferai. C'est mon unique branche de salut. Je vous ai déclaré tout à l'heure : tout est dit entre Miles et moi. Eh bien ! après la conversation que nous avons eue tous deux, si Miles croit que j'ai peur de faire venir son oncle, – et s'il se fait des idées sur ce qu'il gagne à cela, – il verra qu'il se trompe. Oui, oui, son oncle entendra de ma bouche, ici même, – devant le petit, si c'est nécessaire, – que s'il y a un reproche à m'adresser pour ne m'être pas préoccupée de cette question d'une nouvelle école…

 

– Oui, mademoiselle… et alors ? insista ma compagne.

 

– Eh bien ! c'est à cause de cette horrible raison. »

 

Il y en avait tant, maintenant, de ces horribles raisons, que ma compagne était excusable de demeurer dans le vague.

 

« Mais laquelle ?

 

– Eh bien ! cette lettre de son ancien collège.

 

– Vous la montrerez à Monsieur ?

 

– J'aurais dû le faire sur-le-champ.

 

– Oh non ! dit Mrs. Grose avec décision.

 

– Je lui exposerai, continuai-je, inexorable, qu'il m'est impossible de m'occuper de cette question quand il s'agit d'un enfant renvoyé…

 

– Pour des motifs dont nous ne nous doutons pas ! déclara Mrs. Grose.

 

– Pour mauvaise conduite. Car autrement, pour quel motif ? puisqu'il est tellement remarquable, ravissant et parfait ? Est-il stupide ? A-t-il de mauvaises manières ? Est-il infirme ? A-t-il mauvais caractère ? Il est délicieux. Donc, ce ne peut être que… cela. Et cela éclaircit tout. Après tout, c'est la faute de leur oncle. S'il jugeait bon de laisser ici de telles gens…

 

– À la vérité, il ne les connaissait pas le moins du monde. La faute est la mienne. » Elle était devenue très pâle.

 

« Vous n'aurez pas à en souffrir, répondis-je.

 

– Et les enfants non plus », répliqua-t-elle solennellement.

 

Je gardai le silence. Nous nous regardâmes. Je repris :

 

« Alors, que faut-il lui dire ?

 

– Vous n'aurez besoin de rien lui dire. Ce sera moi qui parlerai. »

 

Je pesai à part moi la valeur de cette réponse.

 

« Vous voulez dire que vous lui écrirez ? – Puis me rappelant son ignorance, je rattrapai ma phrase :

 

– Comment communiquez-vous ?

 

– Je m'adresse au régisseur. Et il écrit.

 

– Aimerez-vous beaucoup lui faire écrire notre histoire ? »

 

Il y avait dans ma question plus de sarcasme que je n'avais voulu en mettre ; le moment d'après, elle éclatait en sanglots inconséquents. Ses yeux étaient encore pleins de larmes, lorsqu'elle me dit :

 

« Ah ! mademoiselle, écrivez, vous !

 

– Eh bien ! ce soir ! » répondis-je, enfin.

 

Là-dessus, nous nous séparâmes.

 

XVIII

 

Dans la soirée, j'osai commencer ma lettre. Le temps avait tourné, un grand vent soufflait, et sous la lampe, dans ma chambre, Flora paisiblement endormie près de moi, je restai longtemps assise devant ma page blanche, écoutant le clapotis de la pluie et les gémissements du vent. Finalement, je sortis, un bougeoir à la main : je traversai le corridor et écoutai une minute à la porte de Miles. Ce que mon incessante observation me poussait à chercher d'entendre, était un signe quelconque qui me prouvât qu'il était encore éveillé, et tout à coup, il en survint un, mais nullement sous la forme que j'attendais. Sa voix argentine chantait :

 

« Dites-donc, vous là-bas, entrez, s'il vous plaît. »

 

Quelle gaieté, en plein drame ! J'entrai avec ma lumière et le trouvai au lit, complètement éveillé, néanmoins parfaitement à son aise :

 

« Eh bien ! qu'est-ce qui vous arrive ? » me demanda-t-il avec cette grâce familière, qui me fit soudainement penser que Mrs. Grose aurait peine à voir là une preuve que tout eût été dit entre nous.

 

J'étais debout devant lui, ma bougie à la main.

 

« Comment avez-vous su que j'étais là ?

 

– Mais je vous ai entendue, naturellement. Vous figurez-vous que vous ne faites pas de bruit ? C'était comme un escadron qui passait ! » Et il se mit à rire – si délicieusement !

 

« Alors, vous ne dormiez pas ?

 

– Guère. Je reste éveillé, et je pense. »

 

J'avais posé exprès mon bougeoir un peu plus loin, puis comme il me tendait la main, – sa pauvre petite patte chérie, – je m'assis sur le bord du lit.

 

« À quoi ? lui dis-je, pensez-vous ?

 

– Et à qui, au monde, ma chère, si ce n'est à vous ?

 

– Mais la fierté que me cause votre appréciation ne demande pas cela du tout. J'aimerais tellement mieux vous savoir endormi !

 

– Eh bien ! je pense aussi, vous savez, à notre drôle d'affaire. »

 

Je remarquai la fraîcheur de sa petite main énergique.

 

« À quelle drôle d'affaire, Miles ?

 

– Mais la façon dont vous m'élevez, – et tout le reste. »

 

Le souffle faillit me manquer et cependant la tremblotante lueur de la bougie me le montrait souriant, au creux de son oreiller.

 

« Que voulez-vous dire par « tout le reste » ?

 

– Oh ! vous savez, vous savez ! »

 

Pendant une minute, je ne pus rien dire, bien que je sentisse – tandis que je tenais sa main et que nos yeux se rencontraient – que mon silence avait tout l'air d'admettre la vérité de ce qu'il venait de dire, et que rien au monde, dans le monde des réalités, n'était peut-être, à cette heure, si fabuleux que nos relations actuelles.

 

« Mais certainement vous retournerez au collège, dis-je, si c'est cela qui vous tourmente. Mais pas à l'ancien : il faudra en trouver un autre, un meilleur. Comment pouvais-je deviner qu'elle vous tourmentait, cette question, puisque jamais vous ne me l'avez dit – vous ne m'en avez jamais parlé ? »

 

Son clair visage attentif, encadré de blancheur immaculée, le rendait, à ce moment, aussi pitoyable qu'un pensif petit malade d'hôpital d'enfants : et quand cette similitude me vint à l'esprit, je pensai que je donnerais volontiers tout ce que je possédais au monde, pour être, pour de bon, l'infirmière ou la sœur de charité qui aiderait à le guérir… Allons ! peut-être arriverais-je tout de même à quelque chose !

 

« Savez-vous bien que vous ne m'avez jamais dit un mot de votre école ? J'entends l'ancienne ; que jamais, à aucun propos, vous ne m'en avez parlé ? »

 

Il sembla s'en étonner, rêveusement, et continua de garder son charmant sourire. Évidemment, il voulait gagner du temps. Il attendait, il espérait d'être guidé, entraîné.

 

« N'en ai-je jamais parlé, vraiment ? »

 

Non, ce n'était pas à moi de l'aider, maintenant : c'était à « l'autre ».

 

Quelque chose dans son ton et l'expression de son visage, tandis que je l'écoutais, m'avait percé le cœur d'une souffrance nouvelle ; indiciblement touchant était le spectacle de son petit cerveau tourmenté et la mise en œuvre de tous ses petits moyens pour jouer – sous la contrainte de l'envoûtement qui pesait sur lui – un rôle d'innocence et de logique.

 

« Mais non, jamais. À partir du moment où vous êtes arrivé, jamais vous n'avez prononcé le nom d'un maître, d'un camarade, jamais raconté la moindre chose qui vous serait arrivé au collège. Jamais, mon petit Miles, non, jamais, vous ne m'avez donné la moindre indication sur rien de ce qui a pu vous y arriver. Vous pouvez donc vous imaginer mon ignorance à ce sujet. Avant votre confidence de ce matin, je ne vous ai jamais entendu faire la moindre allusion à aucun événement de votre existence, précédant votre arrivée ici. Vous sembliez accepter si parfaitement le temps présent. »

 

C'était extraordinaire comme ma conviction absolue de sa secrète précocité le rendait, à mes yeux, aussi apte qu'une grande personne à me comprendre, bien qu'une ombre légère, répandue sur son visage, révélât son trouble intérieur. Cette secrète précocité, – ou quoi que ce fût que j'appelais de ce nom, et qui n'était, à proprement parler, que son empoisonnement par une influence que je n'osais nommer qu'à demi, – m'obligeait à le traiter comme un égal – et un égal intelligent.

 

« Je pensais que vous préfériez que les choses en restassent là », continuai-je.

 

Il me sembla le voir rougir – très légèrement. En tout cas, ainsi qu'un convalescent fatigué, il secoua languissamment la tête.

 

« Mais non, mais non… j'ai envie de m'en aller.

 

– Vous avez assez de Bly ?

 

– Oh non ! J'aime Bly.

 

– Alors…

 

– Oh ! vous savez bien, vous, ce qu'il faut à un garçon ! »

 

Je sentis que je ne le savais pas si bien que Miles et me réfugiai provisoirement à l'abri de cette question :

 

« Vous désirez aller chez votre oncle ? »

 

À ces mots, il remua de nouveau sa tête sur l'oreiller, son doux visage toujours ironique.

 

« Ah ! vous ne vous en tirerez pas comme ça ! »

 

Je gardai le silence, et ce fut alors moi, je crois, qui changeai de couleur.

 

« Mon chéri, je n'ai pas envie de m'en tirer !

 

– Vous ne le pouvez pas, même si vous en avez envie. Vous ne le pouvez pas, vous ne le pouvez pas ! »

 

Ah ! ces grands yeux rêveurs, dans ce petit corps allongé !

 

« Il faut que mon oncle vienne, et que vous régliez tout avec lui.

 

– Si nous faisons cela, répliquai-je, avec une certaine audace, soyez sûr qu'on vous éloignera tout à fait d'ici.

 

– Eh bien ! ne comprenez-vous pas que c'est à quoi je travaille ? exactement ? Vous serez obligée de lui dire la façon dont vous avez tout lâché – vous en aurez à lui dire ! »

 

Son accent de triomphe, en prononçant ces paroles, était tel qu'il me poussa à lui en faire dire davantage :

 

« Et vous, Miles, combien n'en aurez-vous pas à lui raconter ? Il aura certaines choses à vous demander ! »

 

Ceci le fit réfléchir.

 

« Bien probablement. Mais quelles choses ?

 

– Les choses que vous ne m'avez jamais dites. Afin qu'il sache ce qu'il devra faire de vous. Il ne peut pas vous renvoyer là où…

 

– Je n'ai pas envie d'y retourner, interrompit-il. Je veux voir du nouveau. »

 

Il parlait avec une sérénité parfaire, avec une gaieté sincère et inattaquable. Et cela, pour moi, évoqua de la façon la plus poignante la tragédie enfantine hors nature que serait son retour probable à la maison, après trois mois d'absence, y rapportant toute sa bravade et encore plus de déshonneur. Débordée, accablée, je sentais maintenant que je ne pourrais pas le supporter, et je ne pus me contenir. Je me jetai sur lui, et avec toute la tendresse d'une immense pitié, je l'enlaçai :

 

« Mon cher, mon cher petit Miles ! »

 

Mon visage touchait le sien, et il me laissait l'embrasser, prenant la chose tout simplement, avec une bonne humeur indulgente.

 

« Et alors, ma vieille ?

 

– N'y a-t-il rien au monde, rien que vous n'ayez envie de me dire ? »

 

Il se détourna un peu vers le mur, élevant sa main pour la regarder, comme l'on voit faire aux enfants malades.

 

« Je vous l'ai dit, je vous l'ai dit ce matin. »

 

Comme je souffrais pour lui !

 

« … que tout ce que vous désirez, c'est que je ne me tracasse pas. »

 

Il me regarda comme quelqu'un qui se voit enfin compris : puis, le plus doucement du monde : « … que vous me laissiez tranquille », dit-il.

 

Il y mettait jusqu'à une étrange petite dignité, quelque chose qui me contraignit à me lever, et cependant, lorsque je fus debout, me retint encore près de lui. Dieu sait que je ne voulais pas le persécuter, mais je sentais que lui tourner le dos, après sa petite phrase, c'était l'abandonner, ou, plus exactement, le perdre.

 

« Je viens de commencer une lettre à votre oncle, dis-je.

 

– Eh bien, finissez-la, maintenant. »

 

J'attendis une minute.

 

« Qu'était-il arrivé avant ? »

 

Il leva les yeux sur moi :

 

« Avant quoi ?

 

– Avant votre retour ici. Et avant votre départ, aussi. »

 

Il garda quelque temps le silence, mais ne me quitta pas des yeux.

 

« Ce qui était arrivé ? »

 

Elle m'émut à un tel point, l'intonation de ces mots, où il me sembla pour la première fois reconnaître la faible, la mince palpitation d'une conscience renaissante, – elle m'émut à un tel point que je tombai à genoux près du lit, jouant ma dernière chance de le reprendre jamais :

 

« Cher petit Miles, cher petit Miles, si vous saviez combien je désire vous aider ! Mais cela, cela seulement, et j'aimerais mieux mourir que vous faire de la peine, ou un tort, j'aimerais mieux mourir que toucher un cheveu de votre tête sans votre aveu. Cher petit Miles, – oui, je m'avançai jusque-là, dussent les bornes être dépassées, – ce que je veux, c'est que vous m'aidiez à vous sauver ! »

 

Mais, l'instant d'après, je savais que j'avais été trop loin. Je reçus instantanément une réponse à mon appel, mais elle vint sous la forme d'un souffle formidable, d'une bouffée d'air glacé et d'une secousse de toute la chambre, comme si, cédant au vent sauvage, la fenêtre s'y fût abattue.

 

Le petit jeta un grand cri aigu qui, perdu dans ce fracas, pouvait passer indistinctement, quoique je fusse bien près de lui, pour une exclamation, soit de jubilation, soit de terreur. Je sautai sur mes pieds et me trouvai dans l'obscurité. Nous demeurâmes ainsi un moment, tandis que je jetais les yeux, tout égarée, autour de moi : je vis alors que les rideaux tirés étaient immobiles et la fenêtre fermée.

 

« Mais la bougie est éteinte, m'écriai-je.

 

– C'est moi qui l'ai soufflée, ma chère, » dit Miles.

 

XIX

 

Le lendemain, nos leçons terminées, Mrs. Grose trouva un moment pour venir me demander doucement : « Avez-vous écrit, mademoiselle ?

 

– Oui, j'ai écrit. »

 

Mais je n'ajoutai pas – pour le moment – que ma lettre, adressée et cachetée, était encore dans ma poche. J'avais du temps devant moi avant que le messager vînt prendre le courrier. Du reste, jamais mes élèves n'avaient montré plus de sagesse, plus de zèle que ce matin-là. C'était exactement comme si tous deux avaient à cœur d'effacer la trace d'une querelle récente. Ils accomplissaient des tours de force d'arithmétique, planant bien au-dessus de mon humble sphère, et perpétraient, d'humeur plus joyeuse que jamais, leurs farces historiques et géographiques. Bien entendu, c'était particulièrement Miles qui semblait vouloir me montrer combien il pouvait facilement me dépasser. Dans mes souvenirs, cet enfant vit vraiment dans une atmosphère de beauté et de détresse qu'aucune parole ne saurait traduire ; une distinction qui n'appartenait qu'à lui se révélait à chacune de ses initiatives. Jamais petite créature humaine – paraissant toute franchise et liberté aux yeux mal informés – ne fut, au fond, un plus extraordinaire et plus ingénieux homme du monde. Il me fallait perpétuellement me tenir en garde contre l'émerveillement de le contempler où m'entraînait ma vision initiée ; il me fallait suspendre le regard distrait et le soupir découragé avec lesquels, constamment et successivement, j'attaquais et j'abandonnais l'énigme de savoir ce qu'avait bien pu faire un gentilhomme aussi accompli pour mériter une telle punition. Je pouvais bien me dire que par la vertu du sombre prodige dont je possédais le secret, l'imagination du mal tout entier lui avait été révélée : la justice néanmoins souffrait, au-dedans de moi, de n'avoir pas la preuve qu'un acte positif n'eût pas été commis.

 

En tout cas, jamais ne s'était-il montré aussi gentilhomme que le soir affreux où, après notre dîner tôt fini, il s'approcha de moi, et me demanda si j'aimerais qu'il me fît un peu de musique. David, jouant de la harpe pour Saül, n'avait pas montré un sens plus juste de l'occasion. C'était réellement une manifestation charmante de tact, de magnanimité, une équivalence exacte du discours qu'il aurait pu tenir : « Les vrais chevaliers, dont nous aimons à lire l'histoire, ne poussent jamais trop loin leur avantage. Je sais ce que vous voulez dire : vous voulez dire que, pour votre propre paix et pour ne pas être tracassée, vous cesserez de me tourmenter et de m'espionner, vous ne me garderez plus toujours près de vous, vous me laisserez aller et venir ; aussi je viens, comme vous voyez, mais je ne m'en vais pas. Il viendra un temps pour cela. Je prends vraiment le plus grand plaisir à votre société, et je voulais seulement vous montrer que je luttais pour le principe. »

 

On peut imaginer si je résistai à cet appel, si je manquai de l'accompagner, sa main dans la mienne, à la salle d'études. Il s'assit au vieux piano, et joua comme jamais il n'avait joué. Si quelques personnes pensent qu'il aurait mieux valu qu'il allât lancer de bons coups de pied au ballon de football, je ne puis dire qu'une chose, c'est que je suis entièrement de leur avis. Car au bout d'un certain temps, dont je ne puis évaluer la durée, ayant sous sa subtile influence, perdu toute nation de mesure, je me secouai tout à coup avec l'étrange sensation de m'être, littéralement endormie à mon poste. Ceci se passait après le dîner de midi, auprès du feu de la salle d'études, et cependant je n'avais nullement dormi, au vrai sens du mot ; j'avais seulement fait pire, je m'étais oubliée. Où était Flora pendant tout ce temps ?

 

Lorsque je posai la question à Miles, il continua de jouer, pendant une minute, avant de me répondre, puis ne put que me dire : « Mais, ma chère, comment le saurai-je ? » s'abandonnant ensuite à un rire tout heureux, qu'immédiatement après il prolongeait en une chanson fantaisiste et incohérente. J'allai droit à ma chambre : sa sœur n'y était pas. Avant de descendre, j'allai voir dans plusieurs autres. Puisqu'elle n'était pas là, elle devait être avec Mrs. Grose, à la recherche de laquelle je me mis. Je la trouvai à la même place que la veille, mais elle ne présenta à mon enquête qu'une ignorance totale et stupéfaite. Elle supposait que j'avais emmené les deux enfants après le repas, et en cela elle avait absolument raison, car c'était bien la première fois que je permettais à la petite fille de s'éloigner de ma vue sans une raison particulière. Elle pouvait avoir été retrouver les femmes de chambre ; la première chose à faire était donc de se mettre à sa recherche, sans paraître inquiètes. Ceci fut rapidement convenu entre nous. Mais quand, dix minutes plus tard, selon ce que nous nous étions promis, nous nous retrouvâmes dans le hall, nous ne pûmes que nous rapporter l'un à l'autre que nous n'avions trouvé aucune trace d'elle. Là, pendant une minute, et hors de toute observation, nous confrontâmes silencieusement nos muettes alarmes, et mon amie me rendit alors, avec un intérêt considérable, la somme d'inquiétudes dont, la première, je l'avais comblée.

 

« Elle doit être là-haut, dit-elle au bout d'un certain temps, dans une chambre où vous n'avez pas regardé.

 

– Non. Elle est loin. – Maintenant, j'avais compris. – Elle est sortie. »

 

Mrs. Grose n'en revenait pas.

 

« Sans son chapeau ? »

 

Le regard que je lui jetai était plein de sous-entendus.

 

« Cette femme n'est-elle pas toujours tête nue ?

 

– Elle est… avec elle ?

 

– Elle est avec elle, déclarai-je. Il faut que nous les trouvions. »

 

Je lui avais pris le bras, mais devant cet aspect de la question elle négligea de répondre à ma pression. Mais au contraire, debout et immobile, son malaise la possédait tout entière.

 

« Et où est Master Miles ?

 

– Oh ! lui, il est avec Quint. Dans la salle d'études, probablement.

 

– Bon Dieu, mademoiselle ! »

 

Je me rendais compte que jamais encore ma vision – et par conséquent, je suppose, ma voix – n'avait atteint un tel degré d'assurance.

 

« La farce a été bien jouée, continuai-je, ils ont bien exécuté leur plan. Il a trouvé le plus divin petit moyen de me faire tenir tranquille, pendant qu'elle se sauvait.

 

– Divin ? répéta, en écho, Mrs. Grose, abasourdie.

 

– Infernal, si vous voulez, répliquai-je, presque gaiement. Il s'est sauvé aussi bien qu'elle. Mais, venez. »

 

Elle jeta un regard désespéré vers l'étage supérieur :

 

« Vous le laissez…

 

– Si longtemps avec Quint ? Oui. Cela m'est égal, maintenant. »

 

Elle finissait toujours, à de pareils moments, par me prendre la main, et de cette façon, elle put, encore cette fois, me retenir près d'elle.

 

Muette d'étonnement devant ma subite résignation, ce ne fut qu'un moment plus tard qu'elle put, d'une voix ardente, me demander : « … parce que vous « lui » avez écrit ? »

 

Pour toute réponse, je tâtai rapidement ma poche, en tirai ma lettre, la lui montrai, puis, me libérant de son étreinte, j'allai la déposer sur la grande table du hall.

 

« Luc la prendra », dis-je en revenant.

 

J'allai à la porte d'entrée, je l'ouvris : j'avais déjà le pied sur la première marche. Ma compagne demeurait en arrière ; l'orage de la nuit, les premières heures de la matinée étaient passées, mais l'après-midi était humide et sombre. J'avais atteint l'avenue, qu'elle était encore sur le seuil.

 

« Vous sortez sans rien mettre sur vous ?

 

– Qu'est-ce que cela me fait, du moment que la petite n'a rien non plus ? Je ne peux pas perdre de temps à m'habiller, m'écriai-je, et si vous voulez le faire, je vous laisse là. Vous pourrez vous occuper là-haut.

 

– Avec « eux » ?… »

 

Oh ! là-dessus, la pauvre femme courut bien vite me rejoindre.

 

XX

 

Nous allâmes droit au lac, ainsi qu'on disait à Bly, et à juste titre, peut-être, bien qu'il se puisse que cette nappe d'eau fût, en somme, moins remarquable que mes yeux ignorants le supposaient. Je n'avais que peu d'expérience des nappes d'eau, et l'étang de Bly, en tout cas, m'avait toujours frappée par son étendue et l'agitation de ses eaux, à chacune des occasions où j'avais consenti, sous la protection de mes élèves, à y naviguer dans le vieux bateau à fond plat attaché au bord pour notre usage. L'endroit habituel où nous nous embarquions était à un bon demi-mille de la maison, mais ma conviction intime me disait que Flora, quelle que fût la direction qu'elle avait prise, était certainement loin. Ce n'était pas pour une aventure de rien qu'elle avait pris la clé des champs et depuis le jour où j'en avais couru une fort considérable avec elle, près de l'étang, j'avais remarqué, pendant nos promenades, le côté où la portait son inclination. C'était la raison pour laquelle je dirigeais les pas de Mrs. Grose dans une direction aussi précise, direction à laquelle, quand elle s'en aperçut, elle opposa une résistance qui me prouva qu'une fois de plus elle ne comprenait pas où je voulais en venir.

 

« Vous allez vers l'étang, mademoiselle ? Vous croyez qu'elle est dedans ?

 

– Cela se pourrait, bien que la profondeur, je crois, ne soit bien grande nulle part. Mais ce qui me paraît le plus vraisemblable, c'est qu'elle soit à l'endroit d'où, l'autre jour, nous avons vu, ensemble, ce que je vous ai raconté.

 

– Quand elle prétendit ne pas voir ?…

 

– Avec quelle étonnante maîtrise d'elle-même ! J'ai toujours été convaincue qu'elle désirait y retourner seule. Et son frère a arrangé les choses pour elle. »

 

Mrs. Grose restait toujours là où elle s'était arrêtée.

 

« Vous croyez que vraiment « ils » en parlent ? »

 

À ceci, je pouvais répondre avec assurance.

 

« Ils disent des choses, qui, si nous pouvions les entendre, nous feraient frémir, tout simplement.

 

– Et si Flora est là ?

 

– Oui ?

 

– Alors… miss Jessel y est ?

 

– Sans aucun doute, vous verrez.

 

– Oh ! merci beaucoup ! » s'écria mon amie, tellement enracinée au sol, que, renonçant à l'ébranler, je continuai ma route sans l'attendre. Mais, lorsque j'atteignis l'étang, elle était là, tout près de moi, et je compris que, malgré l'appréhension qui la possédait du danger que je pouvais courir, le risque auquel elle s'exposait en s'attachant à mes pas lui semblait encore un moindre danger. Elle exhala un soupir de soulagement quand, à la fin, ayant embrassé du regard la plus grande partie de l'étang, nous n'aperçûmes nulle part l'enfant que nous cherchions. Aucune trace de Flora sur cette berge la plus proche, là où elle m'avait fourni l'occasion de ma plus saisissante observation ; pas davantage à l'autre bord, où, sauf sur un espace d'une vingtaine de mètres, d'épaisses broussailles descendaient jusque dans l'eau. Cette extrémité du lac, de forme oblongue, était si étroite, par rapport à sa longueur, que, les deux bouts hors de vue, on aurait pu croire qu'il y avait là une petite rivière. Nous regardâmes cet espace vide, et je sentis qu'une suggestion me venait des yeux de mon amie. Je compris, mais je secouai la tête : « Non, non, attendez : elle a pris le bateau. »

 

Ma compagne jeta un regard stupéfait à la place – vide en effet – où, d'habitude, la vieille barque était attachée. Puis elle le reporta sur le lac.

 

« Où serait-il donc ?

 

– La preuve la plus manifeste qu'elle l'a pris est que nous ne le voyons pas. Elle l'a pris pour traverser, et puis, a réussi à le cacher.

 

– Cette enfant ?… à elle seule ?

 

– Elle n'est pas seule et, à de tels instants, elle n'est pas une enfant : elle est une vieille, très vieille femme. »

 

J'inspectai toute la berge alors visible, tandis que Mrs. Grose faisait de nouveau un de ses habituels plongeons obéissants dans l'élément bizarre que je lui présentais. Je suggérai que le bateau avait pu trouver refuge dans un coin caché de l'étang, une dentelure, masquée, du côté où nous étions, par la projection de la berge, et un bouquet d'arbres qui s'élevait tout près de l'eau.

 

« Mais si le bateau est là, où peut-elle être, pour l'amour du ciel ? me demanda anxieusement ma collègue.

 

– C'est justement ce que nous avons à découvrir. »

 

Et je me remis en marche.

 

« Vous allez faire tout le tour du lac ?

 

– Certainement, quelque long que ce puisse être. D'ailleurs, cela ne nous prendra que dix minutes. Cependant, cela a pu paraître assez loin à la petite pour qu'elle ait préféré ne pas marcher. Elle a traversé tout droit.

 

– La la la la ! » s'écria de nouveau mon amie : l'impitoyable chaîne de ma logique lui était trop dure. Cependant, je continuai à la tirer derrière moi, prisonnière docile, et lorsque nous fûmes à mi-chemin du but, – l'entreprise était fatigante, nous ne pouvions marcher droit sur ce terrain inégal, dans un sentier encombré de broussailles, – je m'arrêtai pour lui laisser reprendre haleine. Je lui prêtai le support d'un bras reconnaissant, lui répétant qu'elle me serait d'un grand secours : et ceci nous fit si bien repartir de nouveau, qu'au bout de quelques minutes, nous atteignîmes un point d'où nous découvrîmes le bateau, là même où j'avais supposé qu'il pouvait être. Il avait été mis, avec intention, aussi hors de vue que possible, et était attaché à l'un des pieux d'une palissade qui touchait juste le bord de l'eau, ce qui avait facilité le débarquement. J'appréciai l'effort prodigieux fait par la petite fille en observant la paire de rames, épaisses et courtes, qu'elle avait soigneusement relevées. Mais à cette heure, j'avais, depuis trop longtemps déjà, vécu parmi les prodiges, et mon cœur avait battu à de trop chaudes alertes : la palissade avait une porte, par laquelle nous passâmes, et, sitôt après, nous nous trouvâmes en plein champ. Alors : « La voilà ! » laissâmes-nous échapper en même temps.

 

Flora, à peu de distance de nous, se tenait debout, sur l'herbe, et souriait comme si son entreprise était maintenant achevée. La première chose qu'elle fit, cependant, fut de se baisser, et de cueillir – tout à fait comme si elle n'était venue que pour cela – une grande vilaine tige de fougère fanée. Je compris immédiatement qu'elle sortait du taillis. Elle m'attendit, sans faire elle-même un pas, et je me rendais compte de l'étrange solennité avec laquelle nous approchions d'elle. Elle souriait toujours ; nous la rejoignîmes ; mais tout ceci se passa dans un silence devenu franchement tragique. Mrs. Grose, la première, rompit l'enchantement : elle se jeta à genoux et, attirant l'enfant, enlaça d'une longue étreinte le tendre petit corps obéissant. Pendant que dura cette convulsion muette, je ne pouvais que l'observer ; ce que je fis d'autant plus intensément que je vis le visage de Flora tourné vers moi, par-dessus l'épaule de notre compagne : il était devenu sérieux, son sourire l'avait quitté, et cela rendit plus amère l'angoisse avec laquelle, à ce moment, j'enviai la simplicité d'âme que Mrs. Grose apportait à leurs rapports. Et il ne se passa rien de plus, sinon que Flora laissa tomber sa sotte tige de fougère. Ce qui s'était virtuellement dit entre elle et moi était que toute dissimulation, maintenant, était inutile. Quand Mrs. Grose se releva, à la longue, elle garda la main de l'enfant dans la sienne ; je les avais toutes deux devant moi, et la réticence singulière de notre réunion était d'autant plus marquée par le franc regard qu'elle m'adressa : « Je veux être pendue, disait-il, si je parle la première ! »

 

Ce fut Flora qui, me considérant de la tête aux pieds avec un étonnement candide, ouvrit le feu.

 

« Où donc sont vos affaires ?

 

– Là où sont les vôtres, ma chère », repartis-je, promptement.

 

Sa gaieté lui était déjà revenue et cela lui parut une réponse suffisante.

 

« Et où est Miles ? » continua-t-elle.

 

Il y avait dans cette énergie enfantine quelque chose qui m'acheva. Ces mots sortis de sa bouche furent, l'espace d'un éclair, comme l'éclat d'une lame sortie du fourreau, l'ébranlement de cette coupe que, depuis des semaines, ma main maintenait élevée, pleine jusqu'aux bords, et que maintenant, avant même que j'eusse parlé, je sentais déborder comme un déluge.

 

« Je vous le dirai, si vous me dites… » – je m'entends prononcer ces paroles et, ensuite, le chevrotement où elles se brisèrent.

 

« Quoi donc ? »

 

L'angoisse de Mrs. Grose eut beau me lancer un fulgurant éclair, c'était trop tard, et j'amenai la chose à une belle allure :

 

« Où, mon amour, est miss Jessel ? »

 

XXI

 

Tout à fait comme dans le cimetière avec Miles, nous nous trouvions maintenant au pied du mur. Bien que je m'attendisse à l'effet que ne pouvaient manquer de produire les syllabes de ce nom, qui n'avait jamais été prononcé entre nous, la subite expression de rage blessée que revêtit alors le visage de l'enfant fit, pour ainsi dire, ressembler ma brusque interruption du silence à un fracas de vitres brisées. Cela vint s'ajouter au cri que Mrs. Grose, atterrée par ma violence, jeta comme pour s'interposer entre nous et atténuer le coup que je frappais. C'était celui d'une créature bouleversée, – blessée plutôt, – et, quelques secondes plus tard, à mon tour, je faisais entendre un gémissement sourd. Je saisis ma collègue par le bras : » Elle est là, elle est là ! »

 

Miss Jessel se tenait debout sur le bord opposé, exactement comme l'autre fois. Chose bizarre ! Je me rappelle que le premier sentiment que sa vue éveilla en moi fut un frémissement de joie d'avoir enfin obtenu une preuve indéniable. Elle était là : mes accusations étaient donc justifiées ; elle était là, je n'étais donc ni cruelle, ni folle. Elle était là ; la pauvre Mrs. Grose, éperdue d'angoisse, serait convaincue ; et avant tout, je voyais Flora confondue : aucun moment de cette période monstrueuse de ma vie ne fut peut-être si extraordinaire que celui où je lui adressai positivement – avec la conviction que, tout pâle et insatiable démon qu'elle fût, elle le recevrait et le comprendrait – un message inarticulé de gratitude. Elle se dressait, toute droite, sur le lieu même que mon amie et moi, venions de quitter, et, sur tout le long parcours de son désir, pas un atome de sa malignité ne manquait son but. Cette première acuité de vision et d'émotion ne dura que quelques secondes, pendant lesquelles je fus frappée par l'expression des yeux clignotants et stupéfaits de Mrs. Grose. Voyait-elle enfin, elle aussi, le prodige que je lui désignais obstinément du doigt ? Je reportai précipitamment mes regards sur l'enfant.

 

La révélation de la manière dont Flora subissait cette épreuve me saisie, à vrai dire, infiniment plus que si je l'eusse trouvée, elle aussi, tout simplement en proie à une certaine agitation. Je n'allais pas, bien entendu, jusqu'à m'attendre, de sa part, à un trouble révélateur. Notre poursuite l'avait préparée et mise sur ses gardes, elle saurait réprimer toute émotion capable de la trahir. Mais je me sentis fort émue au premier symptôme d'une attitude à laquelle je ne m'attendais pas. De la voir, – sans qu'un muscle remuât dans ce petit visage rose, – non pas même feindre de regarder dans la direction du prodige que j'annonçais, mais, au lieu de cela, se tourner vers moi avec une expression de gravité calme et sévère, une expression absolument nouvelle et sans précédent, qui semblait lire à travers moi, m'accuser et me juger, – c'était là un trait qui, en quelque sorte, transformait la petite fille elle-même en une image de menace et de péril.

 

Son calme m'ébahissait, bien que, plus que jamais à ce moment-là, je fusse certaine qu'elle voyait tout, qu'elle savait tout. Alors, poussée par la nécessité immédiate de me défendre, j'en appelai passionnément à son témoignage.

 

« Elle est là, petite malheureuse, là, là, là, et vous le savez aussi bien que moi ! »

 

J'avais, peu de temps auparavant, dit à Mrs. Grose qu'à ces moments-là elle n'était plus une enfant, mais une vieille, vieille femme, et rien ne pouvait confirmer cette déclaration d'une manière plus évidente que la façon avec laquelle, pour toute réponse, elle prenait, sans condescendre à la moindre émotion, une attitude de réprobation de plus en plus manquée qui, tout à coup, se figea totalement.

 

J'étais alors – s'il m'est possible de rassembler les traits épars de cette scène – plus épouvantée par ce que je puis proprement appeler « son jeu » que par tout le reste, bien que, simultanément, je m'aperçusse que j'avais maintenant Mrs. Grose formidablement contre moi. En tout cas, le moment d'après, tout s'effaçait, pour ne me laisser sensible qu'au visage enflammé et à la bruyante protestation scandalisée de ma vieille compagne, où éclatait sa violente désapprobation : « Est-il possible d'avoir une si horrible disposition, mademoiselle ! Mais où voyez-vous la moindre chose ? »

 

Je ne pus que la saisir brusquement, car pendant même qu'elle parlait, la hideuse, la vile présence était là, claire comme le jour, et indomptable. Cela avait déjà duré une minute, et cela dura tandis que je continuais – tenant ferme ma collègue, la poussant vers elle, la lui présentant – à la lui désigner du doigt : » Vous ne la voyez pas ? comme nous, nous la voyons ? vous dites que non ? encore non ? maintenant ? Mais c'est aussi éclatant qu'un feu ardent ! Mais regardez donc, oh chère, chère amie, regardez seulement ! »

 

Elle regardait, comme je regardais moi-même, et avec son profond gémissement qui exprimait la négation, la répulsion, la compassion, avec le mélange de sa pitié pour moi et d'un grand soulagement de son heureux aveuglement, elle me donnait l'impression dont je fus, même alors, profondément touchée, qu'elle m'aurait soutenue, si elle l'avait pu. J'aurais eu grand besoin de ce secours, car, au coup fatal que me portait cette preuve que ses yeux étaient scellés sans aucun espoir, se joignait l'impression de l'écroulement de ma propre situation ; je sentais, je voyais la livide miss Jessel, de sa position inexpugnable, précipiter ma défaite, et plus que tout, la stupéfiante petite attitude de Flora me fit instantanément mesurer ce qui m'attendait désormais. Et voici que Mrs. Grose, violemment et complètement, adoptait cette même attitude, se répandant en un torrent de paroles rassurantes et essoufflées, cependant qu'au fond de moi-même, à travers le sentiment de ma ruine, perçait celui de mon prodigieux triomphe personnel.

 

« Elle n'est pas là, chère petite demoiselle, personne n'est là, et vous ne voyez rien, pauvre chérie. Comment la pauvre miss Jessel pourrait-elle… puisqu'elle est morte et enterrée, la pauvre miss Jessel ? Nous le savons bien, nous, – n'est-ce pas, mon amour ? » – Et balbutiante, elle suppliait l'enfant. « Tout ça, c'est une erreur, c'est une blague, des histoires, et nous allons rentrer le plus vite que nous pourrons. »

 

Notre jeune compagne acquiesça à ceci avec son étrange sécheresse toute confite de convenance, et, de nouveau, – Mrs. Grose s'étant relevée, – je les voyais debout, unies, à ce qu'il semblait, contre moi, dans une scandaleuse opposition. Flora continuait à me fixer, avec son petit masque froid, dont toute affection avait disparu. Je l'ai déjà dit : littéralement, hideusement figée, elle était devenue commune, presque laide.

 

« Je ne sais pas ce que vous voulez dire. Je ne vois personne. Je ne vois rien. Je n'ai jamais rien vu. Je vous trouve méchante, je ne vous aime plus. »

 

Et, après cette sortie, qui aurait pu être le fait d'une impertinente et vulgaire petite fille des rues, elle étreignit Mrs. Grose plus fort et enfouit dans ses jupes son horrible petit visage. De cet asile, elle éclata en une lamentation presque furieuse.

 

« Emmenez-moi, emmenez-moi, oh ! emmenez-moi loin d'elle !

 

– Loin de moi ? demandai-je, haletante.

 

– Loin de vous, de vous ! » cria-t-elle.

 

Mrs. Grose elle-même parut déconcertée ; pour moi, il ne me restait plus qu'à renouveler mes communications avec la figure qui, du bord opposé, – sans un mouvement, rigidement attentive comme si nos voix lui parvenaient à travers l'intervalle qui nous séparait, – assistait à toute cette scène, présence aussi formidable pour présider à ma défaite qu'elle l'était peu pour mon service. La misérable enfant avait parlé exactement comme si elle puisait à une source étrangère chacun de ses petits mots acérés. Aussi, désespérée de tout ce qu'il me fallait subir sans pouvoir répliquer, je me bornai à secouer tristement la tête. « Si j'avais jamais douté, mon doute disparaîtrait aujourd'hui : j'ai vécu longtemps avec l'amère vérité – et maintenant elle me presse de toutes parts. – Oui, je vous perds ; j'ai voulu agir, et vous avez su, sous sa direction, – de nouveau j'affrontai, au-delà de l'étang, l'infernal témoin, – employer le moyen facile et parfait de m'en empêcher. J'ai fait de mon mieux, mais je vous perds. Adieu. » À Mrs. Grose, j'adressai, impérativement, et presque hors de moi-même, un « Partez, partez ! » auquel elle se soumit avec un air de profonde détresse ; mais, prenant possession de la petite fille, silencieusement et nettement convaincue, en dépit de sa cécité, que quelque chose d'affreux venait de se passer, et que quelque cataclysme nous engloutissait, elle se retira, avec toute la rapidité possible, par le même chemin que nous avions pris pour venir.

 

De ce qui se passa, immédiatement après que je fus seule, je n'ai pas gardé le souvenir… Tout ce que je sais, c'est qu'au bout d'un quart d'heure, peut-être, une sensation d'humidité odorante et de rudesse, qui pénétrait ma douleur d'un frisson glacé, me fit comprendre que j'avais dû me jeter la face contre terre, en m'abandonnant à l'égarement de mon chagrin. J'avais dû rester longtemps prostrée, pleurant et gémissant, car lorsque je relevai la tête, le jour avait presque disparu. Je me mis debout, je regardai, dans le crépuscule, l'étang grisâtre et ses sombres bords hantés, puis je repris ma triste et pénible course vers la maison. Lorsque j'eus atteint la petite porte pratiquée dans la barrière, je découvris, à mon vif étonnement, que le bateau n'était plus là, ce qui m'incité à de nouvelles réflexions sur l'extraordinaire présence d'esprit de Flora. Elle passa la nuit, par une tacite – et, si l'épithète n'était pas si grotesquement hors de saison, par une heureuse – entente avec Mrs. Grose. Je ne vis ni l'une ni l'autre à mon retour, mais d'un autre côté, par une compensation assez ambiguë, je vis Miles abondamment. Sa compagnie me fut octroyée en une telle « quantité », – je ne puis user d'un autre terme, – que je puis presque dire qu'elle prit, dans nos rapports, une importance jamais encore atteinte. Aucune de mes soirées à Bly ne devait revêtir l'inquiétante couleur de celle-là : mais malgré cela, – et aussi malgré le profond abîme de consternation qui venait de s'ouvrir sous mes pieds, – il y eut dans le reflux, le déclin de ce soir-là, une triste et incroyable douceur. En arrivant à la maison, je ne m'étais même pas inquiétée du petit, j'étais allée tout droit à ma chambre, je ne fis que changer de vêtements, mais, d'un coup d'œil, je saisis néanmoins maint témoignage matériel de ma rupture avec Flora. Toutes ses petites affaires avaient été enlevées. Un peu plus tard, mon thé me fut apporté par la servante, dans la salle d'études, auprès du feu ; je ne fis aucune enquête au sujet de mon autre élève. Qu'il usât de sa liberté maintenant ! Il l'avait conquise.

 

Eh bien ! il l'avait conquise, en effet. Et elle lui servit – du moins partiellement – à se présenter vers huit heures et venir s'asseoir silencieusement auprès de moi. Après que le thé eut été enlevé, j'avais soufflé les bougies et tiré mon fauteuil plus près de la cheminée ; j'étais pénétrée d'un froid mortel et il me semblait que je ne me réchaufferais jamais. Il s'arrêta un moment à la porte, comme pour me regarder : j'étais assise auprès du feu, livrée à mes pensées ; comme s'il voulait les partager, il vint à l'autre angle de la cheminée et se posa sur une chaise. Nous demeurâmes là, assis, dans une immobilité absolue. Néanmoins, je sentais qu'il désirait être auprès de moi.

 

XXII

 

Avant qu'un jour nouveau eût lui pour de bon dans ma chambre, mes yeux s'ouvrirent sur Mrs. Grose, qui m'apportait, au lit, les pires nouvelles. Flora était dans un état de fébrilité qui pouvait présager une maladie ; elle avait passé une nuit sans repos, agitée surtout par la crainte, non de son ancienne, mais de son actuelle institutrice. Ce n'était pas contre le retour possible de miss Jessel sur la scène qu'elle protestait : clairement et passionnément, c'était contre le mien. D'un bond, je fus sur pied, et les questions se pressaient sur mes lèvres ; elles s'y pressaient d'autant plus que mon amie, à ce qu'il était aisé de voir, avait ceint ses reins en prévision de notre rencontre. Je sentis cela aussitôt que je l'interrogeai au sujet de la sincérité de l'enfant, en opposition avec la mienne.

 

« Elle persiste à vous soutenir qu'elle n'a vu et n'a jamais vu personne ? »

 

Évidemment, le trouble de ma visiteuse était grand.

 

« Ah ! mademoiselle, c'est un sujet sur lequel je ne puis guère la pousser. Et cependant, je dois le dire, je n'aurais pas beaucoup à faire. Cette histoire l'a vraiment vieillie, de la tête aux pieds.

 

– Oh ! je la vois d'ici. Elle est offensée, comme le serait une petite personne de haut parage, du soupçon porté sur sa sincérité, et, en somme, son honorabilité : « Quoi, miss Jessel, et avec moi ! » Ah ! ce qu'elle peut jouer de son honorabilité, ce petit bout de femme ! l'impression qu'elle m'a donnée là-bas, hier, a été, je vous assure, ce que j'ai éprouvé de plus bizarre au monde. Cela dépasse tout. Elle ne m'adressera plus jamais la parole. »

 

Tant de choses hideuses et obscures tinrent Mrs. Grose silencieuse un court instant. Puis elle abonda dans mon sens avec une franchise qui me fit pressentir qu'elle ne s'en tiendrait pas là.

 

« Je ne le crois pas, en effet, mademoiselle. Elle le prend de si haut, là-dessus !

 

– Et ces manières hautaines, conclussé-je, sont actuellement ce qui la tracasse. »

 

Oh ! ces manières hautaines ! je lisais sur le brave visage de ma visiteuse qu'il y avait aussi pas mal d'autres choses de plus – et non des moindres.

 

« Elle me demande toutes les trois minutes si vous allez venir.

 

– Je vois, je vois. »

 

De mon côté, j'avais facilement deviné, et au-delà, ce qu'il en était.

 

« Depuis hier, – et sauf pour répudier tout rapport avec une vilenie pareille, – vous a-t-elle dit un seul mot sur miss Jessel ?

 

– Non, mademoiselle. Et naturellement, vous savez, ajouta mon amie, j'ai cru ce qu'elle m'a dit près du lac, qu'à cet endroit et à ce moment du moins, il n'y avait personne.

 

– Comment donc ! et, bien entendu, vous vous en tenez toujours à ce qu'elle vous dit.

 

– Je ne la contredis pas. Que puis-je faire d'autre ?

 

– Rien au monde ! Vous êtes en présence de la petite personne la plus maligne qui soit. Ils les ont amenés – je parle de leurs deux amis – à un degré supérieur à celui où la nature les avait placés. Et c'était un terrain merveilleux. Flora tient maintenant sa plainte, et elle s'en servira pour atteindre son but.

 

– Oui, mademoiselle. Mais quel but ?

 

– Quel but ? Celui de parler de moi à son oncle, évidemment. Elle me représentera comme la plus vile des créatures… »

 

Je défaillis, rien qu'à voir, pour ainsi dire, la scène se peindre sur le visage de Mrs. Grose : pendant un instant, elle parut les avoir réellement là, sous les yeux.

 

« Lui qui pense tant de bien de vous ?

 

– Il a une singulière façon, j'y pense tout à coup, – et je mis à rire, – de le prouver. Mais cela n'est rien. Ce que veut Flora, bien entendu, c'est d'être débarrassée de moi. »

 

Ma compagne me fit bravement concurrence :

 

« Ne jamais plus poser les yeux seulement sur vous !

 

– C'est donc pour cela que vous êtes venue me trouver ? lui demandai-je… pour hâter mon départ ? »

 

Avant qu'elle eût eu le temps de me répondre, toutefois, je lui damai le pion :

 

« J'ai une idée meilleure… résultat de mes réflexions. Mon départ semble tout indiqué, et, dimanche, j'étais terriblement près de l'exécuter. Pourtant, ce n'est pas à faire. C'est vous qui partirez : il faut que vous emmeniez Flora d'ici. »

 

À ces mots, ma visiteuse fut abasourdie.

 

« Et en quel lieu du monde ?…

 

– Loin d'ici. Loin « d'eux ». Loin, surtout maintenant, de moi. Droit chez son oncle.

 

– Seulement pour aller raconter sur votre compte…

 

– Non, pas seulement ; mais, de plus, pour me laisser avec mon remède. »

 

Elle demeurait dans le vague :

 

« Qu'est-ce donc que votre remède ?

 

– Votre loyauté, pour commencer. Et puis, celle de Miles. »

 

Elle me regarda fixement :

 

« Croyez-vous que ?…

 

– Qu'il ne se tournera pas contre moi, s'il en a l'occasion ? Oui, j'en conserve encore l'espoir. En tout cas, j'ai envie d'essayer. Allez-vous-en avec sa sœur aussitôt que vous le pourrez, et laissez-moi seule avec lui. »

 

J'étais moi-même étonnée des réserves d'énergie que je possédais encore, et à cause de cela, peut-être, d'autant plus déconcertée de l'hésitation qu'elle laissa voir, en dépit de mon brillant exemple.

 

« Bien entendu, il y a une condition indispensable, continuai-je. Ils ne doivent pas se voir, fût-ce trois secondes, avant qu'elle parte. »

 

Il me vint alors à l'esprit que, malgré l'isolement probable de Flora depuis son retour de l'étang, peut-être était-il déjà trop tard.

 

« Voulez-vous dire, demandai-je anxieusement, qu'ils se sont déjà vus ? »

 

Elle devint toute rouge.

 

« Ah ! mademoiselle, je ne suis pas tout de même si bête que ça ! Quand j'étais obligée de la quitter, – cela est arrivé trois ou quatre fois, – j'ai toujours laissé une bonne auprès d'elle, et, actuellement, bien qu'elle soit seule, la porte est fermée à clé. Mais… mais… »

 

Elle en avait trop à dire.

 

« Mais… mais quoi ?

 

– Eh bien ! êtes-vous absolument sûre du petit monsieur ?

 

– Je ne suis sûre de rien que de vous. Mais depuis hier soir, un nouvel espoir m'est venu. Je crois qu'il cherche une occasion. Je crois vraiment qu'il a envie – pauvre petit misérable ! – de parler. Hier soir, près du feu, et dans le silence, il est resté deux heures avec moi, comme si cela allait venir. »

 

À travers la fenêtre, Mrs. Grose fixa les lueurs grises du jour naissant.

 

« Et… est-ce venu ?

 

– Non. Bien que je l'attendisse dans me lasser, je dois avouer que cela ne vint pas, et nous nous embrassâmes à la fin, en nous souhaitant le bonsoir, sans avoir rompu le silence, ni avoir fait la moindre allusion à l'état de sa sœur et à son absence. Tout de même, continuai-je, si son oncle la voit, elle, je ne puis admettre qu'il voie son frère avant que le petit – surtout puisque les choses se sont tant gâtées – n'ait eu un peu plus de temps pour se reprendre. »

 

Mon amie opposait à cette idée une répugnance incompréhensible pour moi.

 

« Qu'entendez-vous par plus de temps ?

 

– Eh bien, un jour ou deux – le temps de l'amener à se confesser, – car, alors, il sera de mon côté, et vous voyez l'importance que cela aurait. Si je n'en obtiens rien, j'aurai échoué, tout simplement. Et, au pire, vous m'aurez néanmoins aidée, en faisant à votre arrivée en ville tout ce que pourrez en ma faveur. »

 

Je lui présentais les choses ainsi, mais elle demeurait perdue dans ses réflexions adverses, au point qu'il me fallut de nouveau l'aider à en sortir.

 

« À moins, conclussé-je, que vous ne préfériez réellement ne pas partir. »

 

Je vis son visage s'éclairer, enfin. Elle me tendit la main, comme pour sceller un engagement. « Je partirai, ce matin même. » Mais je voulais montrer une impartialité absolue.

 

« Si vous désirez rester un peu, je puis m'engager à ne pas la voir.

 

– Non, non. C'est cet endroit lui-même qu'il lui faut quitter. »

 

Elle me considéra un moment, d'un regard lourd d'inquiétudes, puis lâcha le paquet :

 

« Votre idée est la bonne, mademoiselle, car, moi-même…

 

– Eh bien ?

 

– Je ne puis rester ici. »

 

Le regard dont elle accompagna ces paroles m'entraîna à des conclusions précipitées.

 

« Vous voulez dire que, depuis hier, vous avez vu… »

 

Elle secoua dignement la tête :

 

« J'ai « entendu »…

 

– Entendu ?

 

– De la bouche de cette enfant… des horreurs ! Là ! – Elle exhala un soupir tragique. – Sur mon honneur, mademoiselle, elle dit des choses… »

 

Mais après cette évocation, elle tourna court : avec une soudaine exclamation, elle tomba sur mon canapé, et, ainsi que je lui avais déjà vu faire, s'abandonna, vaincue par l'angoisse.

 

Ce fut dans un tout autre sens que je me laissai aller, moi aussi.

 

« Que Dieu soit béni ! »

 

Elle se redressa vivement, gémissante, en essuyant ses yeux.

 

« Que Dieu soit béni ?

 

– C'est ma justification !

 

– C'est vrai, mademoiselle ! »

 

Je ne pouvais désirer un accent plus solennel, et cependant, j'attendais encore quelque chose.

 

« Elle est si horrible que cela ? »

 

Je voyais bien que ma collègue n'arrivait pas à formuler sa pensée.

 

« Tout à fait inconvenante.

 

– Et en parlant de moi ?

 

– En parlant de vous, mademoiselle. Je vous le dis, puisque vous m'interrogez. Cela dépasse tout ce que l'on peut rêver, venant d'une demoiselle. Et je me demande où elle a bien pu prendre…

 

– Ce langage effroyable qu'elle emploie à mon sujet ? Je peux vous le dire, moi ! » Et l'éclat de rire que je poussai était suffisamment significatif. Mais, à la vérité, il ne servit qu'à rendre mon amie plus grave encore.

 

« Eh bien, peut-être le pourrais-je aussi, puisque je l'ai entendu autrefois ; cependant, je ne peux pas le supporter, – continua la pauvre femme, tandis qu'elle jetait un regard sur ma montre, posée sur ma table à coiffer. – Mais il faut que je m'en aille. »

 

Je la retins :

 

« Si vous ne pouvez le supporter !…

 

– Vous vous demandez comment je pourrai rester auprès d'elle ? Eh bien, justement, pour cette raison : il faut l'emmener… Loin d'ici…, poursuivit-elle, loin d'eux…

 

– Elle pourrait être toute autre ? se libérer ? – Je la pressais, presque joyeusement. – En dépit de la journée d'hier, vous croyez… ?

 

– À ces « choses » là ? »

 

Ce terme simple, éclairé par l'expression de son visage, ne demandait pas d'autre développement, et elle se rendit, tout entière, comme jamais encore elle n'avait fait :

 

« J'y crois. »

 

Oui, j'étais joyeuse. De nouveau, nous nous sentions coude à coude. S'il m'était donné de poursuivre mon œuvre, assurée de sa confiance, peu m'importait ce qui pouvait arriver. Elle serait mon soutien devant le désastre, comme elle l'avait été en ces premières heures d'isolement où j'avais soif d'une confidente ; puisqu'elle répondait de ma loyauté, je répondais, moi, de tout le reste. Néanmoins, sur le point de prendre congé d'elle, je me sentis quelque peu embarrassée.

 

« Il y a une chose – cela me revient – qu'il ne faut pas oublier. Ma lettre – cette lettre où je donnais l'alarme – vous aura devancée. »

 

Alors je sentis, plus que jamais, combien elle avait, jusque-là, battu les buissons, et l'extrême lassitude qu'elle en éprouvait.

 

« Votre lettre ne m'aura pas devancée. Elle n'est pas partie.

 

– Qu'est-elle devenue, alors ?

 

– Dieu sait ! Master Miles…

 

– Voulez-vous dire qu'il l'a… prise ? » haletai-je.

 

Elle hésita d'abord, puis domina sa répugnance :

 

« Je veux dire qu'hier, en rentrant avec miss Flora, j'ai vu que votre lettre n'était plus là où vous l'aviez mise. Dans la soirée, ayant eu l'occasion d'interroger Luc, il me déclara qu'il ne l'avait ni aperçue, ni touchée. »

 

Nous ne pûmes qu'échanger un regard qui en disait long, et ce fut Mrs. Grose qui, la première, tira la conclusion du discours avec une interjection presque satisfaite : « Vous voyez !

 

– Oui, je vois que si Miles l'a prise, il l'aura probablement lue, et détruite.

 

– Vous ne voyez rien d'autre ? »

 

Je la regardai, en souriant tristement.

 

« Il me semble que maintenant vos yeux sont aussi clairvoyants, sinon plus, que les miens. »

 

Ils l'étaient, en effet, mais elle rougissait presque de l'avouer.

 

« Je devine maintenant ce qu'il a dû faire au collège. – Et elle hocha la tête, d'un mouvement presque comique dans sa désillusion : toute sa simplicité perspicace s'y révélait : – Il a volé ! »

 

Ceci me donna à réfléchir : je voulus déployer mon impartialité : « Eh bien… peut-être… »

 

Mon calme l'étonnait, évidemment : « Il a volé – des lettres ! »

 

Elle ne pouvait connaître les raisons de ce calme, d'ailleurs assez artificiel : je lui en fis donc une présentation aussi favorable que possible : « J'espère alors que c'était pour un résultat plus intéressant qu'aujourd'hui ! En tout cas, poursuivis-je, le billet que j'avais déposé hier sur la table ne lui aura procuré qu'un si faible avantage – il ne contenait qu'une simple demande de rendez-vous – qu'il est déjà confus d'avoir tant risqué pour gagner si peu, et ce qui pesait sur son esprit hier était précisément le besoin de s'en confesser. »

 

Un instant, il me sembla avoir dominé la situation et l'embrasser tout entière.

 

« Laissez-nous, laissez-nous ! – lui dis-je à la porte, la poussant dehors. – J'en tirerai ce que je veux. Il me cédera. Il avouera. S'il avoue, il est sauvé. Et s'il est sauvé…

 

– Vous l'êtes aussi ? »

 

Là-dessus, la chère femme m'embrassa et prit congé.

 

« Je vous sauverai sans qu'il s'en mêle », me cria-t-elle en s'en allant.

 

XXIII

 

Ce fut après son départ – elle me manqua, tout de suite – que la grande épreuve m'assaillit. Quoi que j'eusse espéré tirer de mon tête-à-tête avec Miles, je reconnus bien vite que j'en tirerais au moins un point de comparaison. De fait, aucune heure de mon séjour ne fut si chargée d'appréhension que celle où, étant descendue, j'appris que la voiture qui emmenait Mrs. Grose et ma plus jeune élève avait déjà passé la grille. Maintenant, me dis-je à moi-même, maintenant me voici face à face avec les éléments, et, pendant une grande partie de ce jour, tout en luttant contre ma faiblesse, je m'avouais à moi-même que je m'étais montrée bien téméraire. Le champ clos se rétrécissait autour de moi, et la situation me semblait d'autant plus menaçante que, pour la première fois, je voyais, sur d'autres visages, une réflexion confuse de la crise. Ce qui s'était passé répandait naturellement un vif étonnement : dans la soudaineté de la décision de ma compagne, nous n'avions pu expliquer que trop peu de choses, quelque peine que nous eussions prise. Hommes et femmes de service semblaient stupéfaits, et ma nervosité s'en aggrava d'autant, jusqu'au moment où je compris la nécessité de tirer de là, au contraire, un secours positif. En un mot, je n'évitai le naufrage total qu'en me cramponnant au gouvernail. Et je devins, ce matin-là, très hautaine et très sèche, simplement pour pouvoir supporter l'épreuve. J'entretins avec joie le sentiment de mes multiples responsabilités, et je laissai entendre que, livrée à moi-même, j'allais montrer une fermeté remarquable. Pendant une heure ou deux, je maintins cette attitude, allant et venant à travers la maison : je devais avoir l'air d'une personne préparée à tous les assauts. Et ainsi, au bénéfice de tous ceux que cela pouvait concerner, je paradais, le cœur plein d'inquiétude. La personne que cela semblait le moins concerner, ce fut, jusqu'à l'heure du dîner, le petit Miles lui-même. Mes allées et venues ne nous avaient pas mis en présence, mais elles avaient contribué à rendre plus manifeste le changement survenu dans nos relations, conséquence naturelle de la façon dont, le jour précédent, en me retenant auprès du piano, il m'avait, en faveur de Flora, jouée et ensorcelée. L'éclat de la publicité avait, naturellement, accompagné la claustration de la petite fille et son départ, – et le changement de nos relations se révélait par l'abandon du règlement de la salle d'études. Miles avait déjà disparu, lorsque, me rendant au rez-de-chaussée, j'avais ouvert sa porte, – et j'appris, en bas, qu'il avait déjeuné, en présence de deux servantes, avec Mrs. Grose et sa sœur. Puis il était sorti, pour faire un tour, avait-il dit ; et rien ne pouvait exprimer plus clairement, à ce qu'il me semblait, l'opinion bien franche qu'il professait sur la brusque transformation de mon rôle. Ce qu'il lui permettrait d'être, ce rôle, désormais, restait à régler : il y avait au moins un soulagement bizarre – je parle pour moi – à renoncer à une prétention. Bien des choses avaient, du tréfonds, surgi à la surface ; mais ce n'est peut-être pas trop fort de dire que celle qui avait surgi jusqu'à dominer toutes les autres était l'absurdité de prolonger la fiction que j'avais quelque chose à lui enseigner.

 

L'évidence n'était pas niable : par certaines petites manœuvres tacites, où il se montrait plus soucieux encore que moi-même de ma propre dignité, il m'avait fallu en appeler à lui pour me dispenser de chercher à atteindre sa véritable personnalité.

 

En tout cas, il la possédait maintenant, sa liberté ; jamais plus je n'y porterais atteinte. Je l'avais largement prouvé, le soir précédent, quand il m'avait rejointe dans la salle d'études, et que je n'avais fait aucune allusion, posé aucune question sur ce qui s'était passé pendant l'après-midi ; car à partir de ce moment, j'étais toute à mes autres idées ; et cependant, lorsqu'il arriva, enfin, la difficulté de les appliquer éclata à mes yeux, devant sa ravissante petite présence, sur laquelle tout ce qui était arrivé n'avait encore, à le voir, laissé ni ombre ni tache.

 

Afin de signaler à la domesticité la grande allure que je voulais faire régner, j'avais décrété que les repas que je prenais avec le petit seraient servis « en bas », ainsi que nous disions ; c'est pourquoi je m'installai, pour l'attendre, dans la pompe auguste de cette pièce, hors de la fenêtre de laquelle j'avais reçu de Mrs. Grose, ce premier dimanche si bouleversé, un éclair de ce qui ne pouvait qu'improprement s'appeler lumière. Ici, à présent, je sentais de nouveau – combien de fois ne l'avais-je pas senti ! – que mon équilibre dépendait de la victoire de mon impassible volonté… de ma volonté de fermer les yeux, aussi complètement que possible, à cette vérité : le cas que j'avais à traiter était révoltant et contre nature. Je ne pouvais tenir qu'en appelant, pour ainsi dire, « la nature » à mon secours et en me fiant à elle, en me disant que ma monstrueuse épreuve me poussait dans une direction anormale, sans doute, et déplaisante, – mais qu'elle ne demandait, après tout, pour y opposer un front serein, qu'un tour de vis supplémentaire à l'humaine et quotidienne vertu. Aucune entreprise, néanmoins, n'exigeait plus de tact que celle-ci, de suppléer à soi seule toute la nature. Et comment introduire un atome seulement de cette denrée, s'il fallait s'interdire toute allusion à ce qui s'était passé ? Et, d'un autre côté, toute allusion ne m'entraînerait-elle pas à plonger de nouveau dans l’obscur et abominable abîme ? Eh bien ! après quelque temps, une espèce de réponse se fit entendre ; et j'en trouvai la confirmation dans la perception aiguisée de ce qu'il y avait d'exceptionnel chez mon petit compagnon – et qui me frappa au point de n'en pouvoir douter, lorsqu'il me rejoignit. Il semblait vraiment qu'il eût trouvé, à cette heure même, comme il l'avait si souvent fait à ses heures de travail, encore une nouvelle et délicate manière de faciliter nos rapports. Ce fait, qui se manifesta dans notre solitude à deux avec un rayonnement particulier encore jamais atteint, n'apportait-il pas la lumière ? Ce fait qu'il serait absurde – puisque l'occasion, la précieuse occasion, était enfin là – de mépriser, auprès d'un enfant ainsi doué, le secours qui pouvait être arraché à sa souveraine intelligence ? Pour quelle fin son intelligence lui avait-elle été donnée, sinon pour son salut ? N'était-il pas licite, pour atteindre son esprit, de risquer un coup de main hardi sur son honneur ? Face à face dans la salle à manger, c'était, littéralement, comme s'il me montrait le chemin. Le rôti de mouton était sur la table, et j'avais congédié tout service. Miles, avant de s'asseoir, resta un instant debout, les mains dans les poches, regardant le rôti, à propos duquel il sembla prêt de faire quelque joyeuse plaisanterie. Mais ses paroles furent celles-ci :

 

« Dites-donc, ma chère, est-elle vraiment si malade ?

 

– La petite Flora ? Pas si malade qu'elle ne puisse bientôt se sentir beaucoup mieux. Londres la remettra. Bly ne lui convenait plus. Venez donc manger votre mouton. »

 

Il m'obéit, alertement, posa soigneusement son assiette devant lui, et quand il fut installé, continua :

 

« Est-ce que Bly est devenu si mauvais tout d'un coup ?

 

– Pas si subitement que vous pourriez croire. On voyait cela venir depuis quelque temps.

 

– Alors pourquoi ne l'avez-vous pas fait partir avant ?

 

– Avant quoi ?

 

– Avant qu'elle ne soit devenue trop malade pour voyager. »

 

Je fus prompte à la riposte.

 

« Mais elle n'est pas trop malade pour voyager. Elle le serait seulement devenue si elle était restée ici. C'était juste le moment à saisir. Le voyage dissipera la mauvaise influence – oh ! l'aplomb ne me faisait pas défaut – … et emportera tout.

 

– Je vois, je vois. »

 

Pour ce qui était d'avoir de l'aplomb, Miles en possédait également. Il commença son repas, avec cette exquise « tenue à table » qui, dès le premier jour de son arrivée, l'avait dispensé de toute admonestation vulgaire à ce sujet. Quel que fût le motif de son expulsion du collège, ce n'était pas qu'il mangeât mal. Aujourd'hui, comme toujours, il était irréprochable, mais, indubitablement, plus affecté. Il était clair qu'il essayait de considérer comme convenues plus de choses qu'il ne lui était possible d'admettre sans explication. Et il s'enfonça dans un paisible silence, tandis qu'il tâtait la situation. Le repas fut des plus courts : pour ma part, il ne fut qu'une feinte, et je fis rapidement desservir. Tant que cela dura, Miles se tint de nouveau debout, les mains dans les poches, me tournant le dos, regardant hors de la grande fenêtre à travers laquelle ce jour fatal, j'avais aperçu ce qui devait faire de moi une autre femme. Nous restâmes silencieux tant que la servante fut là, – aussi silencieux, pensais-je ironiquement, qu'un jeune couple en voyage de noces qui se sent intimidé par la présence du garçon. Miles ne se retourna que quand le « garçon » nous eut quittés :

 

« Eh bien ! nous voilà donc seuls !

 

– Oh ! plus ou moins ! »

 

J'imagine que mon sourire devait être plutôt pâle.

 

« Pas absolument. Nous n'aimerions pas cela, continuai-je.

 

– Non, je ne le pense pas. Bien entendu, les autres sont là.

 

– Les autres sont là – oui, les autres sont là, répondis-je, suivant sa pensée.

 

– Mais bien qu'ils soient là, reprit-il, toujours les mains dans les poches et planté devant moi, ils ne comptent pas beaucoup, n'est-ce pas ? »

 

Je luttais de mon mieux, mais je me sentais épuisée.

 

« Cela dépend de ce que vous appelez « beaucoup ».

 

– Oui… » Puis, avec la plus extrême conciliation : « Tout dépend de ça… »

 

Là-dessus, cependant, il se retourna de nouveau vers la fenêtre, et l'atteignit d'un pas indécis, nerveux et troublé. Il y resta un peu, le front appuyé à la vitre, contemplant ces imbéciles de massifs que je connaissais bien et toutes les mélancolies de novembre. J'avais toujours sous la main l'hypocrisie de mon « ouvrage », sous la protection duquel je gagnai le sofa. Je m'y installai, en essayant de me calmer, ainsi que j'avais fait souvent en ces moments d'angoisse que j'ai décrits, ces moments où je savais que les enfants se livraient à quelque chose d'où j'étais exclue ; et, docilement, je repris mon habituelle attente du pire. Mais comme mes regards s'attachaient sur le petit garçon, obstinément appuyé à la vitre, une impression extraordinaire se dégagea de ce dos tourné : et ce n'était rien moins que l'impression d'avoir cessé d'être exclue – en quelques minutes elle crût jusqu'à une intensité aiguë – et qui semblait doublée, en quelque sorte, de la perception que c'était positivement lui qui l'était. L'encadrement, les carreaux de la grande fenêtre lui étaient une espèce d'image d'une espèce d'échec. En tout cas, je le sentais arrêté devant une porte verrouillée – porte d'entrée, ou porte de sortie ? – Il était admirable, mais pas à son aise ; je m'en aperçus avec un frisson d'espérance.

 

Ne cherchait-il pas, à travers la vitre hantée, quelque chose qu'il ne réussissait pas à voir ? et n'était-ce pas, en toute cette affaire, la première fois que cette vision lui manquait ? Cela rendait son attitude anxieuse, bien qu'il se surveillât : il avait été mieux toute la journée, et, même à table, en dépit de ses gracieuses petites manières habituelles, il lui avait fallu tout son étrange génie enfantin pour masquer sa déconvenue. Quand enfin il se tourna vers moi, le génie semblait presque vaincu.

 

« Eh bien ! vraiment, je suis content que Bly me convienne, à moi !

 

– Vous me paraissez en avoir goûté, depuis vingt-quatre heures, pas plus mal que d'habitude. J'espère, continuai-je, bravement, que vous y avez pris plaisir.

 

– Oh ! oui, j'ai été loin, loin… à des lieues et des lieues d'ici. Je n'avais jamais été si libre. »

 

Vraiment, il avait un aplomb tout particulier, et je ne pouvais qu'essayer de me maintenir à son niveau.

 

« Eh bien ! aimez-vous cela ? »

 

Il sourit, puis, enfin, dans deux mots : « Êtes-vous ? » mit plus de profondeur que jamais je n'avais entendu mettre dans deux mots. Avant que j'eusse le temps de parer cette attaque, il continua comme s'il sentait avoir commis une impertinence qui devait être réparée :

 

« Rien ne peut être plus aimable que votre façon de prendre les choses : car naturellement, dans notre solitude de maintenant, c'est vous qui êtes le plus solitaire. Mais j'espère, ajouta-t-il, que cela vous importe peu.

 

– D'avoir affaire à vous ? demandai-je. Cher enfant, comment cela m'importerait-il peu ? Bien que j'aie renoncé à exiger votre compagnie, – vous me dépassez tellement, – j'en jouis, du moins, infiniment. Pour quelle autre raison resterais-je ? »

 

Il me regarda plus directement, et l'expression de son visage, devenue plus grave, me frappa comme la plus belle que j'eusse encore vue.

 

« Vous ne restez que pour cela ?

 

– Certainement. Je reste ici comme votre amie, et pour l'immense intérêt que je vous porte, jusqu'à ce que quelque chose puisse être fait pour vous qui en vaille davantage la peine. Il ne faut pas vous en étonner. »

 

Ma voix tremblait au point qu'il m'était impossible de le dissimuler.

 

« Ne vous rappelez-vous pas que je vous ai dit, le soir de l'orage, quand je suis venue m'asseoir sur le bord de votre lit, qu'il n'y avait rien dans le monde que je ne fisse pour vous ?

 

– Oui, oui. »

 

De plus en plus nerveux il devait maîtriser sa voix. Mais, plus habile que moi, il pouvait rire, en dépit de sa gravité, feignant que nous ne faisions que plaisanter.

 

« Oui… seulement, je croyais que vous me disiez cela pour arriver à me faire faire quelque chose pour vous.

 

– C'était, en partie, pour vous faire faire quelque chose, concédai-je, mais vous savez bien que vous n'en avez rien fait ?

 

– Ah oui ? – s'écria-t-il, avec une ardeur aussi vive qu'artificielle. – Vous désiriez que je vous dise quelque chose !

 

– C'est bien ça…, franchement et sans baraguigner : me dire ce qui vous tourmente, vous savez.

 

– Ah ! c'est donc pour cela que vous êtes restée ? »

 

Il parlait avec une gaieté à travers laquelle je saisissais encore une trace légère de colère et de rancune. Mais comment expliquer l'effet produit par l'implication – quelque éloignée qu'elle fût – de sa reddition ? C'était comme si ce que j'avais tant désiré ne fût enfin venu que pour m'étonner. « Eh bien ! oui, je puis l'avouer. C'est précisément pour cela. » Il demeura silencieux un si long temps que je supposai qu'il cherchait comment ruiner l'espérance sur laquelle je fondais ma conduite. Mais enfin, il dit, simplement :

 

« Vous voudriez que je vous le dise maintenant… ici ?

 

– Nous ne saurions trouver mieux, ni comme heure, ni comme lieu. »

 

Il regarda autour de lui avec malaise, et j'eus la rare – et bien curieuse – impression qu'apparaissait en lui le premier symptôme de l'approche d'une certaine crainte. Il semblait qu'il eût, soudainement, peur de moi : et je pensai que c'était peut-être le meilleur sentiment à lui inspirer. Pourtant, dans l'angoisse même de mon effort, ce fut en vain que je tentai d'être dure, et – avec une douceur qui touchait au grotesque – je m'entendis prononcer :

 

« Vous désirez tant que cela sortir de nouveau ?

 

– Horriblement. » Et il me sourit héroïquement, son touchant courage d'enfant souligné par la subite rougeur qui révélait sa souffrance. Il avait ramassé son chapeau, qu'il avait apporté avec lui en entrant, et le tortillait d'une façon qui me remplit – au moment de toucher au port – d'une horreur perverse pour ce que je faisais : quelque moyen que j'employasse, je commettais un acte de violence, car que faisais-je, sinon pénétrer d'une idée de grossièreté et de culpabilité une petite créature sans défense qui m'avait révélé la possibilité de rapports délicieux ? N'y avait-il pas de la bassesse à créer dans cet être exquis un malaise absolument étranger à sa nature ? Je crois que je vois maintenant dans la situation une netteté qu'elle n'avait pas alors, car la lueur que je distingue dans nos pauvres yeux prophétisait une angoisse qui était encore à venir. Ainsi nous tournions dans un cercle, chargés de terreurs et de scrupules, lutteurs qui n'osaient pas en venir aux mains. Mais c'était pour l'autre que chacun craignait ! Cela nous laissa un peu plus longtemps dans l'attente et sans blessures.

 

« …Je vous dirai tout, dit Miles, je veux dire que je vous dirai tout ce que vous désirez. Vous resterez avec moi, et tout ira bien, et je vous dirai – oui, je vous dirai tout. Mais pas maintenant.

 

– Pourquoi pas maintenant ? »

 

Mon insistance le détourna de moi et le ramena une fois de plus à la fenêtre : un tel silence régnait entre nous qu'on eût entendu tomber une épingle. Puis, il vint de nouveau à moi avec l'air de quelqu'un attendu au-dehors par une personne avec qui il fallait compter.

 

« Il faut que je voie Luc. »

 

Jamais encore je ne l'avais contraint à proférer un mensonge aussi bas, et je me sentis envahie d'une confusion proportionnée. Mais, tout horribles qu'ils fussent, ses mensonges contribuaient à faire la vérité. Songeuse, j'achevai quelques mailles de mon tricot.

 

« Eh bien ! allez trouver Luc, et j'attendrai ce que vous me promettez : seulement, en revanche, contentez, avant de me quitter, une requête beaucoup plus modeste. »

 

Il me regarda, comme si le sentiment d'avoir remporté un si grand succès lui permettait de marchander :

 

« Beaucoup plus modeste ?

 

– Oui… à peine la fraction d'un entier. Dites-moi… – j'étais très calme, toute occupée de mon ouvrage, et je jetai négligemment : – … si hier après-midi, sur la table du hall, vous auriez pris, vous savez bien, ma lettre ? »

 

XXIV

 

Ma perception de l'effet produit sur lui par cette demande, subit, – pendant l'espace d'une minute, – ce que je ne puis décrire que comme une violente fissure de mon attention, comme un coup qui, d'abord, tandis que je me dressais, toute droite, ne me permit que le mouvement naturel de le saisir, de le serrer contre moi, – en cherchant au hasard un appui sur le premier meuble venu, – et le maintenir instinctivement le dos tourné à la fenêtre. Inéluctable, l'apparition à laquelle j'avais déjà eu affaire se manifestait. Peter Quint était là, comme une sentinelle à la porte d'une prison. La seconde chose que je vis, c'est qu'il avait atteint la fenêtre du dehors, et puis ce fut sa face pâle de damné qui s'offrit à ma vue, collée à la vitre, et dardant sur l'intérieur de la chambre ses prunelles hagardes. Dire qu'en une seconde ma décision fut prise ne fait que reproduire grossièrement ce qui se passa alors en moi ; et cependant, je crois que jamais femme aussi bouleversée ne recouvrit, en un temps aussi court, la maîtrise de ses actes. Dans l'horreur même de cette présence immédiate, il me vint à l'esprit que, voyant et affrontant ce que je voyais et affrontais, la chose à faire était d'empêcher le petit de rien apercevoir.

 

L'inspiration – je ne puis lui donner un autre nom – m'insuffla une volonté transcendante, et capable d'y arriver. C'était comme si je livrais à un démon un combat pour une âme, et après avoir pensé cela, je vis l'âme humaine – que je tenais au bout de mes bras tendus et tremblants – baignée de sueur, sur un doux front d'enfant. La face juvénile, voisine de la mienne, était aussi pâle que la face collée à la vitre ; et puis, j'entendis une petite voix, à l'intonation non pas sourde, ni faible, mais comme venant de régions très lointaines, dire ces mots que je bus comme un souffle embaumé :

 

« Oui, je l'ai prise. »

 

Alors, avec un gémissement de bonheur, je l'enlaçai, je le pressai, éperdument, – et pendant que je le tenais sur mon sein, qui sentait battre, dans la fièvre soudaine du petit corps, la pulsation formidable de son petit cœur, mes yeux ne quittaient pas cette chose à la fenêtre, et la virent se mouvoir et changer de posture. Je l'ai comparée à une sentinelle, mais son lent va-et-vient rappela plutôt, pendant un instant, l'allure de la bête frustrée. Mon courage surexcité était tel que, pour ne pas me laisser entraîner, il me fallut, pour ainsi dire, voila ma flamme. Et, de nouveau, le regard sinistre luisait à la fenêtre, le misérable nous fixait comme décidé à épier et à attendre. Mais, maintenant, sûre de moi si j'avais à l'affronter, positivement convaincue aussi de l'inconscience de l'enfant, je poursuivis l'interrogatoire :

 

« Pourquoi avez-vous fait cela ?

 

– Pour voir ce que vous disiez de moi.

 

– Vous avez ouvert la lettre ?

 

– Je l'ai ouverte. »

 

J'avais desserré mon étreinte et mes eux considéraient le visage de Miles, où l'ironie disparue laissait voir à quel point le malaise le ravageait. C'était prodigieux de sentir, enfin grâce à ma victoire, ses sens scellés, et la communication rompue. Il se sentait en une présence étrangère, mais il ignorait laquelle, et encore bien davantage que j'y étais aussi, – et que je le savais. D'ailleurs, qu'importait son trouble, puisque mes yeux, revenant à la fenêtre, n'y virent plus que l'air transparent, puisque, grâce à mon triomphe personnel, l'influence mauvaise était vaincue ! Il n'y avait plus rien. Je sentis que j'avais cause gagnée, et que ma conquête serait totale.

 

« Et vous n'avez rien trouvé ! »

 

Je donnais libre cours à ma joie.

 

Il fit, de la tête, le plus mélancolique, le plus pensif petit hochement :

 

« Rien.

 

– Rien ! rien ! »

 

Je criais presque, sans pouvoir réprimer mon transport.

 

« Rien ! rien ! » répétait-il, tristement.

 

Je baisai son front ; il était ruisselant.

 

« Et qu'en avez-vous fait ?

 

– Je l'ai brûlée.

 

– Brûlée ?… – Allons… c'était maintenant ou jamais. – C'est cela que vous avez fait au collège ? »

 

Ah ! la conséquence de ces paroles !

 

« Au collège ?

 

– Y avez-vous pris des lettres ? – ou d'autres choses ?

 

– D'autres choses ? »

 

Il avait l'air, maintenant, de penser à quelque chose de très lointain, qui ne l'atteignait qu'à travers le poids de son inquiétude. Cependant, cela l'atteignit.

 

« Si j'ai volé ? »

 

Je me sentis rougir jusqu'à la racine des cheveux, en même temps que je me demandais quel était le plus étrange, de poser une telle question à un gentleman, ou de le voir l'accueillir avec une tranquillité qui donnait la mesure de sa déchéance.

 

« Était-ce à cause de cela que vous ne pouviez pas y retourner ? »

 

Tout ce qu'il éprouva fut une espèce de petite surprise pénible.

 

« Vous saviez que je ne pouvais pas y retourner ?

 

– Je sais tout. »

 

Il me lança un long et étrange regard :

 

« Tout ?

 

– Tout… Donc… avez-vous… »

 

Mais je ne pus répéter le mot.

 

Miles le fit, tout simplement.

 

« Non. Je n'ai pas volé. »

 

Il put lire sur mon visage que je le croyais absolument. Et cependant mes mains – mais c'était tendresse pure – le secouaient comme pour lui demander pourquoi, s'il n'y avait rien, il m'avait condamnée à ces mois de torture.

 

« Alors, qu'est-ce que vous avez fait ? »

 

Il regardait tout autour de lui, du plancher au plafond, avec une espèce de vague souffrance, puis il respira, avec effort, deux ou trois fois de suite. On l'aurait cru au fond de la mer, essayant de voir au travers du glauque crépuscule.

 

« Eh bien ! j'ai dit des choses…

 

– Et c'est tout ?

 

– On a trouvé que c'était suffisant.

 

– Pour vous renvoyer ? »

 

Vraiment jamais victime d'un renvoi ne se montra moins prodigue d'explications que cet étrange petit bonhomme ! Il sembla peser ma question, mais d'une façon tout à fait détachée, comme irresponsable.

 

« Eh bien ! je suppose que je n'aurais pas dû.

 

– Mais à qui les avez-vous dites ? »

 

Il essaya évidemment de se le rappeler, mais renonça, – il en avait perdu le souvenir.

 

« Je ne sais pas ! »

 

Il alla presque jusqu'à me sourire dans la désolation du sentiment de sa défaite. À la vérité, sa défaite était maintenant si achevée que j'aurais dû laisser les choses là. Mais j'étais ivre, aveuglée par la victoire, bien que, dès alors, sa conséquence même, loin de le rapprocher de moi, ne faisait qu'accentuer notre séparation.

 

« Était-ce à tout le monde ? demandai-je.

 

– Non. Seulement à… – Mais il secoua la tête d'un air las. – Je ne me rappelle plus leurs noms.

 

– Y en avait-il donc tant ?

 

– Non. Quelques-uns seulement. Ceux qui me plaisaient. »

 

Ceux qui lui plaisaient ? Il me sembla que je planais, non dans la lumière, mais dans une obscurité accrue, et, tout à coup, de ma pitié même pour le pauvre petit, surgit l'affreuse inquiétude de penser qu'il était peut-être innocent. Pour le moment, l'énigme était confuse et sans fond… car s'il était innocent, grand Dieu, qu'étais-je donc, moi ? L'ombre seule d'une telle pensée paralysa et desserra mon étreinte ; je le laissai aller. Avec un profond soupir, il se détourna de moi. Il regarda la fenêtre vide, ce que je souffris sans protester, sachant bien qu'il n'y avait plus rien à craindre de ce côté.

 

« Et ont-ils répété ce que vous leur aviez dit ? » continuai-je, après un silence.

 

Il était à une certaine distance de moi, il respirait avec effort et avait de nouveau – mais cette fois sans colère – cet air de quelqu'un qui est séquestré contre son gré. Une fois de plus, – je lui avais déjà vu faire cela, – il contemplait la lumière grise, comme si, de tout ce qui l'avait soutenu jusqu'ici, plus rien ne restait qu'une indicible anxiété.

 

« Oh ! oui, répondit-il cependant, ils ont dû le répéter. À ceux qui leur plaisaient, à « eux » », ajouta-t-il.

 

Ceci était moins clair que je ne m'y attendais. Je réfléchis un peu.

 

« Et… ces choses, parvinrent… ?

 

– Aux maîtres ? Oh ! oui, répondit-il, très simplement. Mais je ne savais pas qu'ils les répéteraient.

 

– Les maîtres ? Ils ne l'ont pas fait – ils n'ont jamais rien dit. C'est pour cela que je vous interroge. »

 

Il tourna vers moi son beau visage fébrile.

 

« Oui, c'était trop vilain.

 

– Trop vilain ?

 

– Ce que je suppose avoir dit quelquefois. Trop vilain à faire savoir à la maison. »

 

Je ne puis exprimer le pathétique indicible de la contradiction qu'une telle bouche donnait à de telles paroles. Tout ce que je sais, c'est que, l'instant d'après, je déclarais, avec une énergie familière : « Sottises que tout cela ! » Mais bien vite je repris l'accent sévère qu'il fallait pour demander :

 

« Qu'étaient donc ces choses ? »

 

Ma sévérité allait tout entière à ses juges, ses bourreaux. Cependant elle le porta à me repousser de nouveau. À ce mouvement, d'un seul bond, avec un cri irrépressible, je sautai sur lui. Car là-bas, encore, derrière la vitre, comme pour flétrir sa confession et suspendre sa réponse, était le hideux auteur de notre misère, – la face pâle du damné. Devant cette négation de ma victoire, à ce recommencement de la bataille, un étourdissement me saisit : si bien que mon bondissement affolé me trahit complètement. Mais tandis que je me trahissais moi-même, je vis qu'il ne comprenait que par divination ce qui me troublait. Alors, bien convaincue que, même à cette heure, il en était réduit à deviner la scène, que la fenêtre demeurait toujours vide à ses yeux, je laissai ma secrète inspiration jaillir comme une flamme, afin d'arracher à l'apogée de son bouleversement la preuve même de sa délivrance.

 

« Jamais plus, jamais plus, jamais plus ! » criai-je à l'apparition, tandis que je m'efforçais de serrer l'enfant dans mes bras.

 

« Est-elle là ? »

 

Miles haletait. En dépit de ses yeux scellés, il avait compris le sens de mes paroles. Puis, cet étrange pronom, « elle », m'ayant bouleversée au point que, hors de moi, je le répétais, en écho : « Miss Jessel, miss Jessel ! » me cria-t-il, pris d'une soudaine fureur.

 

Stupéfaite, je saisis, tout à coup, ce qu'il voulait dire : il supposait une réédition de la conduite que nous avions tenue avec Flora. Cela ne fit qu'accroître en moi le désir de lui montrer que c'était encore bien mieux.

 

« Ce n'est pas miss Jessel ! Mais il est à la fenêtre – droit devant nous. Il est là, – le lâche, l'horreur immonde, – là, pour la dernière fois ! »

 

À ces mots, – après une seconde d'arrêt où sa tête imita le mouvement du chien vexé qui perd la trace, – toute sa petite personne fut secouée d'un spasme délirant, comme pour obtenir à tout prix de l'air et du jour : puis, dans un accès de rage muette, il se jeta sur moi, affolé, jetant vainement de tous côtés des regards furieux, et ne trouvant nulle part – bien qu'à mon sens la chambre en fût maintenant imprégnée tout entière, comme d'une saveur empoisonnée – la grande puissance dominatrice.

 

« C'est lui ? »

 

J'étais maintenant si déterminée à obtenir la preuve entière, que je me muai en une statue de glace pour le défier.

 

« De qui voulez-vous parler ?

 

– Peter Quint ! Ah ! Démon ! – Son visage adressait à toute la pièce sa supplication convulsive : – Où est-il ? »

 

J'entends encore résonner à mes oreilles la réédition suprême du nom fatal et l'hommage rendu à mon dévouement.

 

« Qu'est-ce que cela fait maintenant, mon trésor ? qu'est-ce que cela pourra jamais faire ? Je vous ai eu, lançai-je à la bête immonde, mais lui vous a perdu à jamais ! » Et pour parfaire la démonstration de mon œuvre : « Là, là ! » dis-je à Miles.

 

Déjà il avait jailli de mes bras, explorant, s'exaspérant, – mais il ne voyait toujours que le jour paisible. Sous le coup de cette perte, dont j'étais si fière, il poussa le hurlement d'une créature projetée au-delà d'un abîme, et l'étreinte avec laquelle je le ressaisis aurait pu vraiment arrêter une telle chute. Je le saisis : oui, je le tenais bien, on peut imaginer avec quelle passion, – mais au bout d'une minute, je commençai à m'apercevoir de ce que je tenais réellement.

 

Nous étions seuls dans le jour paisible, et le petit cœur, enfin délivré, avait cessé de battre.

 

FIN.



[1] E. Jaloux a rédigé cette préface en 1929 quand l’œuvre de H. James était encore peu connue en France. Bien que les études à son propos se soient depuis lors multipliées, il nous a paru utile de reproduire un texte qui offre le rare mérite d’être, en quelques lignes, aujourd’hui encore fort révélateur (N.D.E.).