Paul d’Ivoi

CORSAIRE TRIPLEX

Voyages excentriques – Volume V

Illustrations de Louis Tinayre
Paris, Ancienne Librairie Furne, Boivin & cie, éditeurs
Édition de 1931

 


Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  L’ENNEMI INVISIBLE. 5

CHAPITRE PREMIER  À L’AMIRAUTÉ. 6

CHAPITRE II  LE CHEF DE LA POLICE DU PACIFIQUE. 17

CHAPITRE III  SILLY SE PROMÈNE. 36

CHAPITRE IV  RAPPORT À SON EXCELLENCE, M. LE DIRECTEUR DE LA POLICE DU PACIFIQUE, SIR TOBY ALLSMINE. 50

CHAPITRE V  LA FÊTE DE SYDNEY’S DOCKS. 59

CHAPITRE VI  LES MASQUES VERTS. 73

CHAPITRE VII  L’INTERVIEW D’UN PENDU.. 91

CHAPITRE VIII  UNE FILATURE (STYLE POLICIER) 108

CHAPITRE IX  OÙ LOTIA RETROUVE SON SOURIRE. 135

CHAPITRE X  OÙ TRIPLEX AGIT SANS SE MONTRER.. 152

CHAPITRE XI  L’OFFICE DES TÉLÉPHONES. 166

CHAPITRE XII  LE CHAMP D’OR DE BRIMSTONE-MOUNTS. 182

CHAPITRE XIII  LA CASE DE BOB SAMMY. 199

CHAPITRE XIV  RETROUVÉ !… MAIS PERDU.. 228

CHAPITRE XV  UN DÉFUNT QUI SE PORTE BIEN.. 250

CHAPITRE XVI  UNE VISION DANS LA VILLE MORTE. 274

DEUXIÈME PARTIE  L’ÎLE D’OR.. 296

CHAPITRE PREMIER  TROIS ZÉROS. 297

CHAPITRE II  OÙ ROBERT DEVIENT FRACTION, CE QUI PEUT S’ÉCRIRE :  ROBERT = CORSAIRE TRIPLEX / 3. 336

CHAPITRE III  RÉUNIS ET SÉPARÉS. 351

CHAPITRE IV  LES BAINS SACRÉS DE POULO-TANTALAM... 373

CHAPITRE V  LE CROISEUR « SHELL ». 403

CHAPITRE VI  CHEZ LES DAYAKS. 427

CHAPITRE VII  LE CÂBLE SOUS-MARIN DE SYDNEY À BATAVIA.. 466

CHAPITRE VIII  PERDU SOUS LES EAUX.. 484

CHAPITRE IX  TRIPLEX CAPTURE LA FLOTTE ANGLAISE. 510

CHAPITRE X  À LA CONQUÊTE DE LA PRIME. 534

CHAPITRE XI  CINÉMATOGRAPHE ET PHONOGRAPHE. 552

CHAPITRE XII  ROBERT FRANCHIT LE RUBICON QUI, DANS L’ESPÈCE, EST LE NIL. 578

CHAPITRE XIII  LE TOUT-SYDNEY VOIT ENFIN LES YEUX DE TRIPLEX.. 592

À propos de cette édition électronique. 600

 

De

Mon excellent ami Émile Rochard

Je suis heureux de placer le nom en tête de ce volume, en témoignage d’une ancienne et grande affection.

Paul D’IVOI.

PREMIÈRE PARTIE

L’ENNEMI INVISIBLE


CHAPITRE PREMIER

À L’AMIRAUTÉ


Le 12 août 189…, la Commission B de l’Amirauté anglaise (Naval-office) était réunie. Le mois d’Auguste (August) dépeuple les habitations luxueuses de Londres. Banquiers, fonctionnaires, lords, tous ceux que la fortune a touchés de sa magique baguette ont filé à toute vapeur vers les lieux de villégiature en vogue. De Brighton à la pointe de Cornouailles, de l’île de Wight au cap Wrath, les stations balnéaires, lacustres, thermales sont envahies par des familles joyeuses, avides de repos et de grand air. Beaucoup même ne craignent pas de traverser la mer et, ainsi que des oiseaux migrateurs, on voit apparaître les complets à carreaux des gentlemen, les chapeaux canotiers des petites misses blondes, à Ostende, Dunkerque, Boulogne, Mayville, Dieppe, Trouville, en Bretagne, en Dauphiné, en Auvergne, dans les Gorges du Tarn.

Aussi la Commission B était-elle représentée seulement par trois membres. Mais ces trois valent une armée ; ce sont ceux qui ne se reposent jamais, qui tissent sans relâche l’immense toile d’araignée, faite de fils et de câbles télégraphiques, dont l’Angleterre prétend emprisonner le monde.

Donc lord Steam, président, le baronnet Helix et sir Torpedo travaillaient. Leurs plumes grinçantes couraient sur le papier, rédigeant ces ordres laconiques qui, tout autour de la boule terrestre, troublent la paix des nations.

De temps à autre, l’un des scribes levait la tête et la face impassible posait une question :

– Une petite insurrection sur le Mékong, afin de détourner du Niger l’attention des Français ?

– Cinq mille fusils à tir rapide aux indigènes du Cameroun ? Les Allemands se préoccupent trop de la question du Nil ?

Les deux autres répondaient :

– Nous pensons ainsi.

– All right !

Et la séance continuait.

Soudain la porte s’ouvrit et un usher – huissier – entra d’une allure compassée.

Les membres de la Commission interrompirent leur besogne et d’un regard inquiet enveloppèrent le nouveau venu.

Il fallait un motif grave pour que, contrairement à tous les usages, on se permît de les déranger.

L’huissier portait sur un coussin de velours une lettre décachetée.

– Qu’est-ce, Simmy ? demanda lord Steam d’une voix mal assurée.

– Une lettre qu’a reçue sa Gracieuse Majesté la Reine et qu’elle transmet à l’Amirauté pour qu’elle y réponde au mieux des intérêts de l’Angleterre.

– Très bien, donnez… maintenant, allez dehors.

Simmy obéit après une révérence de grand style.

Alors le noble gentleman déplia la lettre et lut d’une voix lente ces lignes, dont la tournure très anglaise ne laissait aucun doute sur la nationalité de celui qui les avait tracées :

« En un point du monde, ce 11 mai 189…

« Très Haute, très Vénérée, très Gracieuse Majesté,

« Je sais que vous êtes bonne et non capable de faire dommage à quelqu’un ; mais de votre Bonté les Ministres regardent à cela autrement. Ils disent le peuple est heureux, et le peuple répond tout bas : Je ne suis pas !

« C’est votre Justice que je viens réclamer pour cause de deux choses impropres exécutées certainement en dehors de votre approbation, et qui marqueraient de taches le glorieux règne de Votre Majesté.

« Je dois fermer la bouche sur l’une de ces choses, mais pour l’autre, je puis dire ce que je signifie.

« La matière est sir Toby Allsmine, général Directeur de la police sur toutes les terres de langue anglaise baignées par l’océan Pacifique (Australie, Malacca, Bornéo, Nouvelle-Guinée, Archipels divers, Nouvelle Zélande, Tasmanie, Comptoirs chinois et japonais, Provinces occidentales du Dominion ou État du Canada), lequel est en résidence à Sydney, dans son hôtel de Paramata-Street.

« Ce personnage devrait avoir la prison ouverte sur lui-même et non pas l’ouvrir pour les autres corps. Votre Majesté verrait la vérité en ordonnant une sérieuse investigation.

« Je pense que Votre Grâce pourra répondre par la voie de la Presse dans les trois mois à venir, mais je lui déclare, de respect étant pleinement, que ce temps passé sans aucune réponse, je considérerai être lésé dans mon Droit. Alors, tout en restant rempli de loyalisme, je me souviendrai que je suis un libre citoyen et proclamerai la guerre en face de l’administration perfide. Alors les rives du Pacifique seront tremblant de moi. Je me dis le plein de respect et de foi de Votre Auguste Majesté.

Signé : « TRIPLEX, bientôt corsaire si vous aimez cela. »

Un silence suivit cette lecture. Les trois membres de la Commission B se consultaient du regard, hésitant à formuler une opinion en présence de l’audacieux défi du correspondant inconnu de la Reine.

Enfin lord Steam comprit qu’en sa qualité de président, il avait le devoir de parler le premier :

– Ne croyez-vous pas, demanda-t-il, que cet écrit est l’œuvre d’une folle tête de bûche ?

– Nous le croyons, modulèrent Helix et Torpedo.

– All right ! Vous estimez donc comme moi, qu’il doit être classé sans suite ?

– Oui.

– Au surplus, cette lettre est datée du 11 mai. Nous sommes arrivés au 14 août ; les trois mois indiqués par le signataire sont écoulés.

– En effet.

Satisfait, le président prit un crayon bleu et traça en travers de la feuille la phrase usuelle :

« Classé sans suite sur l’avis unanime des membres présents. »

Il soulignait cette mention d’un trait vigoureux quand la porte se rouvrit, livrant passage à l’huissier Simmy, porteur de son coussin de velours sur lequel se voyaient plusieurs papiers :

– Câblegrammes, dit-il seulement.

Il fit glisser sur la table trois dépêches et se retira.

Les traits des assistants exprimèrent la stupeur. La séance était troublée pour la seconde fois, fait sans précédent dans les annales de la Commission B.

Oubliant leur flegme, tous étendirent la main vers les dépêches. Chacun en saisit une, la parcourut, eut un soubresaut. Les bouches des trois gentlemen s’ouvrirent enfin et laissèrent tomber la même exclamation :

– Aoh ! très grave !

Puis lord Steam s’empara d’une gomme à effacer et « gomma » rageusement la note qu’il venait d’inscrire sur la missive transmise par la Reine.

– Pas folle tête de bûche du tout, ce Triplex, grommela-t-il. Helix et Torpedo approuvèrent de la tête et de la parole :

– Non, pas du tout !

Avec quelque surprise, le Président examina ses compagnons. Comment lui répondaient-ils ainsi puisqu’il avait lu le câblegramme des yeux seulement ; mais il vit les papiers dans leurs mains et se frappant le front :

– Dépêche en triple expédition, je comprends.

– Sans doute.

– Trois… vu la gravité exceptionnelle.

– Tout à fait exceptionnelle.

– Datée d’hier, 13 août.

– Exactement.

– Expédiée de Wickham, province de Queensland, Australie ?

LES TROIS DÉPÊCHES.

– Vous vous trompez, interrompit le baronnet Helix. La dépêche vient d’Essington dans la Colombie britannique, Dominion du Canada.

– Hein ? Vous dites ? clama le Président.

Ce fut sir Torpedo qui répliqua :

– Je dis que vous errez tous les deux. La provenance est Singapoor, presqu’île de Malacca.

– Voyez vous-même… Wickham.

– Et ceci : Essington.

– Singapoor est assez lisible.

Les trois hommes s’étaient levés. Ils se passaient les câblegrammes, ahuris, égarés. Retombant sur leurs sièges, chacun se prit la tête à deux mains :

– Comprenez-vous ? bégaya le Président.

Les autres eurent un geste désolé en bredouillant :

– Je ne fais pas.

– Il est impossible qu’un homme se trouve le même jour, à la même heure en trois endroits séparés par des milliers de lieues.

– Mathématiquement impossible.

– Cependant ces dépêches sont formelles.

– Elles relatent des faits précis.

– Voyons, mes honorés collègues, du calme, tâchons de voir clair dans tout cela.

Et le Président, ramenant à lui les malencontreux papiers qui bouleversaient à ce point la Commission, reprit d’un accent plus ferme :

– Je vais les relire à haute et intelligible voix.

Il s’enfonça dans son fauteuil, puis continua :

– Premier câble : Wickham, Queensland, 13 août ; garnison absente pour manœuvres ; malfaiteurs ont fait sauter fort Wickham. Trouvé sur décombres carte piquée d’un canif portant inscription : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).

Un temps et lord Steam prit le second papier :

– Deuxième câble : Essington, Dominion, 13 août ; garnison absente pour grande chasse ; malfaiteurs ont fait sauter le fort Essington. Trouvé sur ruines carte piquée par un harpon : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).

Après une nouvelle pause, le lecteur acheva :

– Troisième câble : Singapoor, Établissements de Malacca, 13 août ; garnison absente pour surveillance des pêcheries ; malfaiteurs ont incendié poste Herlang. Sur débris calcinés trouvé carte piquée grande épingle siamoise : TRIPLEX, corsaire (depuis le 11).

Lentement le président posa la dernière dépêche sur la table à côté des deux autres, et croisant les bras, interrogea ses auditeurs :

– Que faire ?

Ils levèrent les mains vers le plafond :

– Quoi faire ? Je le demande à moi-même ?

– Excessivement délicat, articula Steam.

– Excessivement.

– Nous ne pouvons rien.

– Cela est vrai.

– Cependant nous devons agir.

– Tel est notre devoir, en effet.

– Alors… Quoi faire ?

Ainsi que trois augures, les Anglais se regardaient, le visage sombre. Soudain la face sanguine de sir Torpedo s’éclaira :

– Il est quelqu’un qui est au courant.

– Qui donc ? questionnèrent les autres, haletants.

– Sir Toby Allsmine, dont le nom figure dans la lettre.

– C’est juste.

– Donnons-lui des ordres. Il est en jeu deux fois. Comme accusé par ce corsaire ubiquiste et comme Directeur général de la police du Pacifique.

La Commission était rassérénée. Torpedo avait raison. L’Amirauté ne pouvait perdre son temps à deviner l’énigme ; c’était là le devoir de l’agent responsable de la bonne tenue des possessions britanniques des antipodes.

Et sans tarder, réunissant missives et dépêches en un dossier, on expédia le tout à sir Allsmine, avec injonction formelle de capturer mort ou vif l’aventurier qui avait osé toucher d’une main coupable des édifices abrités sous le pavillon de la vieille Angleterre.

CHAPITRE II

LE CHEF DE LA POLICE DU PACIFIQUE


– Hallo ! Hallo ! Office central de la Police de Sydney ?

– !……

– Qui est au téléphone ?

– !……

– Ah bien ! M. Mathewby, chef de la 5e section. Voici des ordres de sir Toby Allsmine, Directeur général pour le Pacifique. – Vous rendre à Little Rock, maison Sonder, saisir les jumelles Folman et procéder à l’arrestation de Folman en personne. Vous comprenez ?

– !……

– Bien. Au revoir.

Appuyant par deux fois sur le bouton de la sonnerie du téléphone, celui qui venait de parler se retourna. C’était un homme de trente-cinq ans environ, de taille moyenne, la tournure agréable, bien que sa colonne vertébrale affectât une courbure prononcée qui conduisait tous les gens mal élevés à désigner sous le nom de « bossu » M. James Pack, secrétaire particulier de sir Toby Allsmine.

Mais la physionomie de James était si avenante, les yeux bleus si rieurs et si caressants, sa moustache et ses cheveux blonds si soyeux que les jeunes misses de Sydney (Nouvelle-Galles du Sud-Australie) lui disaient volontiers avec la candide liberté des mœurs saxonnes :

– Voulez-vous marier moi-même ?

Ce à quoi il répondait invariablement :

– Je suis le plus obligé, mais je n’ai pas encore le temps devant moi de m’engager dans cette affaire.

Et de fait, dans le vaste hall vitré, faisant partie du domicile particulier de sir Allsmine, le jeune homme, au milieu des appareils téléphoniques, téléphotiques, télégraphiques, des transmetteurs et récepteurs électriques, des tubes acoustiques, couvrant les murs, qui mettaient la pièce en communication avec l’office central de la police, et par suite avec le monde, au moyen des câbles de Sydney à Port-Darwin et à Sumatra, de Sydney à Nelson en Nouvelle-Zélande, de Sydney en Tasmanie, le jeune homme, disons-nous, n’avait véritablement pas le loisir de songer au mariage.

Tout le jour, et parfois la nuit, il conversait avec les agents disséminés sur les côtes de l’océan Pacifique, recevant les rapports, transmettant les instructions, veillant au bon fonctionnement des rouages compliqués qui assurent dans cette partie du monde comme dans les autres la suprématie de l’Angleterre.

Trois scribes, ou plus exactement trois dactylographistes, c’est-à-dire trois employés experts en l’art de manipuler les machines à écrire, étaient sous les ordres de Pack.

L’un d’eux avait levé la tête, et comme James regagnait son bureau :

– Comment, mister Pack, dit-il, on va mettre Folman en incarcération ?

– Oui, Dick.

– Cet homme qui, utilisant les curieuses propriétés des rayons X, a inventé une jumelle photographique dont les clichés reproduisent seulement les « postiches » des sujets.

– C’est à cause de cela.

– En vérité ?

– Absolument.

Et présentant un carton à son interlocuteur, Pack ajouta :

– Ceci est la cause de l’arrestation.

– Tiens ! s’écria l’employé, curieuse photographie ! Une jambe de bois, une pipe, un râtelier complet et un nez…

– En argent. C’est le portrait du colonel Awis, obtenu par la jumelle Folman.

Un éclat de rire suivit cette déclaration.

– Or, reprit le secrétaire, le colonel s’est fâché, a déposé une plainte pour obtenir une indemnité, vu le préjudice causé à sa personne physique. Il est bien apparenté en Angleterre, et il importe pour notre chef de ne pas se faire d’ennemis en ce moment surtout, où, malgré les ordres formels de l’Amirauté, nous ne pouvons mettre la main sur l’introuvable Corsaire Triplex.

À ce nom les dactylographistes devinrent graves :

– Le damné ! prononcèrent-ils d’une seule voix.

– Oui certes, le damné, répéta le bossu ; car sûrement Satan a gagé sur son individu.

Et après un temps :

– Vous savez, poursuivit Pack en baissant la voix comme s’il craignait d’être entendu par un invisible espion ; vous savez que ce corsaire semble avoir le don d’ubiquité. Pour débuter il a, exactement le même jour, à la même heure, détruit trois établissements anglais, situés l’un en Amérique, dans la Colombie britannique ; le second en Asie, non loin de Singapoor ; le troisième sur notre côte Australienne.

– C’est même après cet exploit que l’Amirauté envoya des instructions précises à sir Toby Allsmine.

– Juste ! Or, hier matin, nous reçûmes trois dépêches en provenance de Nouvelle-Zélande, du territoire anglais de l’île de Bornéo et de l’île hindoue de Ceylan. Il paraît que dans la nuit précédente, le sieur Triplex avait paru dans chaque endroit, s’était emparé chaque fois d’un fonctionnaire britannique et l’avait battu de verges jusqu’à complet évanouissement. Auprès de chacune de ses victimes se trouvait une carte de visite portant ces mots :

« Au nom de la justice, le corsaire Triplex bat les subordonnés de l’infâme Allsmine, en attendant qu’il l’atteigne lui-même. »

Les dactylographistes se regardèrent avec une vague émotion :

– Battus de verges, murmura l’un.

– Notre profession est pleine de périls, ajouta le second.

Quant au dernier, après un instant de réflexion, il demanda :

– Quelqu’un a-t-il vu ce maudit corsaire… ?

– Chut ! chut ! interrompirent les autres, ne parlez pas ainsi de ce capitaine. Pourquoi attirer sur nous-mêmes la colère d’un pareil homme ?

Un fugitif sourire passa sur les traits de James Pack, qui s’empressa de répondre à l’interrogation :

– On l’a vu. Il porte l’uniforme d’un officier de la marine anglaise, est drapé dans un large manteau.

– Et sa figure ?

– Ah ! sa figure, on ne la connaît pas. Il la cache sous un masque vert.

– Un masque vert, ce doit être effrayant.

Tel était l’état d’esprit des scribes que tous sursautèrent en entendant la porte s’ouvrir. Mais s’ils avaient cru apercevoir le corsaire sur le seuil, ils furent déçus. Celui qui entra était sir Allsmine en personne.

Très grand, assez gros, la face pleine et colorée, élargie par d’épais favoris roux, les yeux bleus, rusés et cruels, tel se montrait le Directeur de la police du Pacifique.

En ce moment il paraissait très nerveux. Sentant l’orage, les employés reprirent leur travail ; le martèlement sec des machines à écrire retentit de tous côtés. Sir Toby marcha droit vers Pack et d’une voix assourdie :

– Eh bien, M. Pack, quelles nouvelles ce matin ?

– Aucune, Sir.

– J’en ai, moi, reprit le Directeur avec un geste de colère… C’est à devenir fou !

Il se pencha à l’oreille de son interlocuteur :

– Vous savez que je me suis concerté hier avec Lord Boldkin, commandant en chef de notre escadre du Pacifique ?

– Vous me le dites, Sir.

– Il fut convenu que tous les navires disponibles seraient mobilisés ; que les compagnies de débarquement occuperaient toutes les côtes placées sous l’influence anglaise.

– Vous me le dites également.

– Lord Boldkin, dont le pavillon flotte sur le cuirassé Ironduke devait appareiller ce matin même afin d’organiser la protection des rivages australiens.

– Oui.

– Un peu avant le lever du jour, ce digne marin était sur le pont, attendant l’heure où la marée lui permettrait de sortir du port militaire de Farm-Cove. Tout à coup, sans que l’on vît personne, un coffret en bois tombe sur le pont. On l’ouvrit et on y trouva ceci, que lord Boldkin vient de m’adresser.

Il tendait à son secrétaire un papier qu’il tenait à la main.

James y jeta les yeux, et avec une expression de surprise, lut à mi-voix :

« Digne Lord,

« Vous ne me rencontrerez pas sur votre route, car je n’ai pas de raison d’être irrité contre vous. Mais vous ferez inutilement tout ce qu’il vous plaira pour m’empêcher de punir l’exécrable Allsmine.

« Corsaire TRIPLEX. »

Comme le jeune homme hochait la tête, sir Toby reprit :

– Et savez-vous que cela est diabolique. Sur l’ordre du lord, les fanaux électriques furent allumés ; on inspecta ainsi tout le port. Rien, pas une barque, pas un canot. L’équipage est terrifié. Il croit que la boîte est tombée du ciel, jetée par un démon volant.

– Du diable, c’est le cas de le dire, grommela James, du diable s’il n’a pas raison ?

Mais le Directeur de la police haussa les épaules :

– Allons, monsieur Pack, vous n’allez pas croire à la sorcellerie ?

– Non certainement, Sir, mais cette aventure est inexplicable.

– Inexplicable en effet.

– Voulez-vous que je vous dise toute ma pensée, Sir ?

– Je le veux certainement, monsieur Pack.

– Alors, pour mon sens, ce que nous avons fait de mieux, c’est de promettre dans les journaux une prime de quatre mille livres sterling à qui livrera le Triplex.

– Je l’ai cru aussi, mais depuis huit jours cette annonce a paru et nous n’avons rien appris.

– Attendez, Sir.

– Attendre, attendre, quand l’amirauté… Songez donc que le drôle a eu le front assez haut pour écrire directement à sa gracieuse Majesté… ?

– J’y songe bien, mais que faire ?

Un même geste découragé indiqua qu’aucun des deux hommes ne trouvait de réponse à cette question.

À ce moment deux coups légers furent frappés à la porte.

Comme par enchantement, les machines à écrire cessèrent de fonctionner. Un silence de mort régna dans la salle, et la voix du Directeur de la police prononça :

– Entrez.

Une femme parut aussitôt, élégante et gracieuse dans son vêtement noir très simple, présentant en pleine lumière, sous l’auréole dorée de ses cheveux blonds, un visage charmant, jeune encore, fait pour plaire ; pourtant le hâle bistré qui creusait ses yeux bleus décelait l’habitude des larmes, et les rides légères dont son front pur était coupé trahissaient des pensées mélancoliques.

– Lady Allsmine, murmurèrent les employés en se levant pour saluer la nouvelle venue.

Le chef de la police eut un mouvement d’impatience et d’une voix sèche :

– C’est vous, Joan, je ne m’attendais pas à vous voir dans ce bureau !

– Ce n’est point ma place en effet, Toby, répondit doucement la jeune femme. Croyez que je n’y viens point sans un motif grave.

– Et ce motif ?

Joan se rapprocha de lui et tout bas :

– Le Corsaire Triplex, dit-elle.

Allsmine pâlit. Un juron monta à ses lèvres. Instinctivement il porta la main à son revolver que, de même que tous ses compatriotes, il portait dans une poche de son pantalon.

Du geste elle l’arrêta :

– Passons dans la pièce voisine. J’ai amené quelqu’un qui vous instruira.

Inclinant la tête, sir Toby fit signe à James Pack de le suivre. Précédés par la jeune femme, tous deux quittèrent le bureau, laissant les dactylographes se livrer aux conjectures de la curiosité déçue.

Ils parcoururent un long couloir et pénétrèrent dans un petit salon blanc et or, meublé de fauteuils, canapés, chaises, recouverts d’étoffes aux teintes claires.

Là ils s’arrêtèrent stupéfaits. Assis sur un pouf, les jambes croisées, un garçonnet d’une quinzaine d’années semblait très occupé à transformer en chapeau une grande affiche jaune, sur laquelle des caractères d’imprimerie dessinaient leurs noires arabesques.

Étrange était le garçon couvert d’un vieux dolman marron et d’une culotte de même couleur, les pieds emprisonnés dans des plaques de cuir fauve repliées, retenues par des rubans d’un bleu passé enroulés autour de ses jambes brunies par le hâle.

Mais plus curieuse encore apparaissait la figure du singulier gamin. Les traits délicats, réguliers, la bouche petite, le nez droit, le front lisse et blanc, les longs cheveux d’or bouclés s’échappant d’un béret crânement posé en arrière, eussent formé un ensemble d’une exquise beauté, si les yeux d’un vert foncé, très allongés, n’avaient laissé échapper un regard vague, inconscient ; le regard de ceux dont l’âme est absente ; le regard des fous ou des simples d’esprit.

– Eh mais ! c’est Silly, fit James à l’oreille de son supérieur.

– Silly ?

– Oui, le petit idiot qui vagabonde dans le pays, vivant de charité, aujourd’hui ici, demain ailleurs.

L’enfant n’avait pas paru s’apercevoir de l’entrée des personnages. Avec application, il continuait à plier son papier pour lui donner la forme désirée.

– Alors c’est un faible d’esprit ?

– Oui, c’est cela.

Non sans surprise, sir Toby tourna vers sa femme un regard interrogateur. Celle-ci comprit :

– Vous désirez savoir pourquoi je vous ai amené cet enfant. Je vais vous expliquer cela. Vous savez que mon amie Alida Lewis est malade. Ce matin, à la première heure, je fis atteler la Victoria et je me rendis chez la pauvre chère souffrante. Sa santé étant en progrès, je revenais ici, lorsque près des Docks, un attroupement fit obstacle au passage de la voiture.

Lady Allsmine jeta un coup d’œil sur le petit Silly, qui fixait un plumet monumental à son chapeau de papier enfin achevé, puis elle poursuivit :

– C’était des ouvriers du port, qui entouraient cet enfant en riant et proférant des plaisanteries populaires.

– J’entends. Vous l’avez tiré de leurs mains…

– Demeurez tranquille, je ne suis pas à la fin de ce que j’ai à dire. Silly très sérieux collait sur la muraille une affiche semblable à celle qu’il porte encore.

Et comme le gamin s’était levé et que, debout devant la glace il essayait son chapeau avec des mines satisfaites, Mistress Joan s’empara de l’une des affiches, la déplia et permit ainsi à son mari ainsi qu’à James Pack de lire l’étrange proclamation que voici :

« Habitants de Sydney. Mes frères,

« Les journaux, les gens de police, vous effraient beaucoup trop de mon nom. Vous n’avez pas la moindre chose à craindre de moi. Je fais seulement la guerre au Directeur indigne de la police du Pacifique, lequel, au lieu d’être appelé à rendre la justice, devrait lui être livré. Cela, je pense, arrivera prochainement, mais en tout état de cause, vous, mes frères, ne subirez aucun dommage

« de votre dévoué

Signé : « Corsaire TRIPLEX. »

Allsmine était devenu écarlate. Ses yeux menaçants se portèrent sur le gamin, toujours campé devant le miroir, mais Joan l’arrêta :

– Une minute encore, voulez-vous. Ce petit est privé d’intelligence ; il ne saurait être responsable, et puis il m’a rendu service.

– À vous ? grommela le Directeur les dents serrées.

– À moi, appuya-t-elle. La foule m’avait reconnue. Insolente et gouailleuse, elle entourait la voiture. Des hommes plaisantaient. Ah ! ah ! la police a peur, elle envoie les femmes pour combattre le Corsaire. Je commençais à m’inquiéter, quand Silly tourna la tête. Il me vit, posa à terre le seau plein de colle et le pinceau dont il était muni, puis s’élança d’un bond sur le marche-pied. Un instant il me considéra de son regard étonné : Tu es bonne, dit-il doucement, très bonne. Silly te défendra. Donne-moi ta main. Je la lui tendis, il la porta à ses lèvres. Un immense éclat de rire accueillit ce geste : Bravo, Silly, Bravo ! Mais le petit se redressa, un éclair dans les yeux, les narines agitées d’une palpitation dédaigneuse : Tenez vos langues, fit-il avec colère. Les hommes du port ne savent-ils respecter une dame. Celle-ci est la protégée de Silly. Silly ne veut pas qu’on lui cause nuisance.

– Jolie protection, gronda sir Toby en haussant les épaules.

– Protection efficace, cependant. Nos compatriotes ont un respect presque superstitieux pour les fous et les faibles d’esprit. Tous se turent, le peuple s’écarta et permit ainsi à mon cocher Gap de remettre la voiture en marche. Silly s’était assis à côté de moi. Il me tenait toujours la main en répétant : Bonne, ah ! oui, bonne. Et je vous l’ai amené, pensant que vous pourriez apprendre du pauvre innocent comment on l’avait chargé de si dangereuse besogne.

– Par l’orteil de Satan, s’exclama le Directeur de la police, votre pensée est droite, Joan. Je vais interroger ce jeune drôle. Qu’en dites-vous, Pack ?

– Que j’approuve grandement, répliqua le secrétaire.

Sir Toby était déjà auprès du gamin et, lui frappant sur l’épaule :

– Silly, dit-il. Silly, écoute moi.

L’enfant se retourna vers lui.

– Bonjour, gentleman, bonjour. Le temps est petit, vous savez, et j’essaie mon chapeau de général.

– Il ne s’agit pas de cela, mon ami. Tout à l’heure, tu appliquais sur les murs des Docks, des affiches…

– J’appliquais des affiches, murmura le gamin d’un air surpris, mais se souvenant : Ah ! oui, avec un pinceau, que je trempais dans un seau…

Il s’arrêta soudain et promena autour de lui un regard inquiet :

– À ce propos… où est-il mon seau ? je l’ai perdu… Mon seau… Mon seau…

La face contractée, prêt à pleurer, Silly parcourait le salon, regardant sous les meubles.

– Eh ! s’écria Toby avec un commencement d’impatience, il n’y a pas là de quoi nous occuper.

– Pas de quoi ?… Ah ! vous ne l’avez pas vu. Plein de colle… le soleil tapait dessus et cela faisait de jolies couleurs.

Pack se pencha à l’oreille du Directeur :

– Il faut lui céder, sans cela nous n’en tirerons rien.

– Lui céder ?

– Me permettez-vous de lui parler ?

– Très bien, faites.

Aussitôt, le secrétaire empoigna l’innocent par le bras et doucement :

– Ne te trouble pas Silly. On te donnera un autre seau.

– Un autre ? redit le gamin dont la figure se rasséréna.

– Oui, et plus grand.

– Avec de la colle et un pinceau ?

– Oui.

L’enfant fixa ses grands yeux sur lady Allsmine.

– C’est vrai ? interrogea-t-il.

– Oui, fit-elle de sa voix douce et triste.

– La dame dit que c’est vrai… alors je vous crois. Quand me le donnerez-vous ?

– Quand tu auras répondu à ce que j’ai à te demander.

Le petit se mit à rire :

– Silly répond toujours quand on lui parle. Silly n’est pas malhonnête.

Pack échangea un regard avec son chef, puis il reprit :

– Ce matin, Silly, tu collais des affiches. Pourquoi ?

– Pour m’amuser donc. Vous n’avez jamais collé du papier, vous ?

– Je n’ai pas le temps.

– Ah ! tant pis ! tant pis !

– Mais qui t’avait chargé de les coller, ces affiches ?

– Qui ?… mais lui… l’homme.

– Quel homme ?

– Je ne sais pas.

– Enfin, comment était-il cet homme ?

– Comme tous les hommes… il avait surtout des jambes… il courait.

Un geste de colère échappa à sir Toby. Il devenait évident que l’on ne tirerait aucun éclaircissement du malheureux idiot.

Pourtant James fit une dernière tentative :

– Que t’a dit cet homme ?

– Ceci : Silly, prenez ces papiers, ce seau. Amusez-vous à coller les feuilles sur les murs.

L’enfant s’était arrêté.

– Et c’est tout ?

– Tout… Ah ! non – et se frappant le front – Silly n’a pas la mémoire longue – il a ajouté : Vous porterez aussi cette lettre à sir Toby Allsmine.

Tous tressaillirent, pressentant qu’ils touchaient au point intéressant de l’interrogatoire.

– Quelle lettre ? demanda Pack.

Sans un mot, Silly fouilla dans les poches de sa vareuse et en tira une enveloppe sur laquelle s’étalait en gros caractères le nom du Directeur de la police du Pacifique.

Celui-ci avança la main pour la prendre, mais d’un saut l’idiot se mit hors de portée :

– Je ne dois pas vous remettre cela, dit-il, c’est pour sir Allsmine.

– Je suis sir Allsmine.

– Cela est vrai, mon enfant, ajouta Joan.

– Ah ! bien, déclara le gamin. Vous le dites aussi. Alors prenez la lettre.

Sir Toby ne se fit pas répéter l’invitation. D’une main impatiente, il décacheta la missive, tandis que Joan et le secrétaire se plaçaient à côté de lui, afin de parcourir en même temps cette correspondance si singulièrement parvenue à son adresse.

« Excellence, disait la missive, je suis forcé par le Corsaire Triplex de procéder à l’affichage de sa proclamation. Sous peine de mort, je dois obéir. Mais je désire être sauvé des griffes de ce terrible personnage. Ce soir, il y a fête dans les docks, après la vente annuelle des marchandises restées en souffrance. Triplex y sera. Soyez-y aussi pour l’arrêter. Le moment venu, je me présenterai pour guider vos recherches. Gardez le silence sur ceci, car une parole imprudente amènerait le trépas de votre serviteur. »

Un cri de triomphe jaillit des lèvres du Directeur de la police :

– Nous irons, monsieur Pack, et nous aurons la tête de ce pirate. Vous aviez raison de compter sur l’annonce de notre prime de 4.000 livres. Ces bandits tiennent leurs hommes par l’argent… C’est par l’argent qu’il faut les combattre. Ce soir, à la fête des Docks. Venez, monsieur Pack, venez, nous allons arrêter les dispositions utiles.

Le secrétaire s’inclina, mais avant de suivre son chef, il s’approcha de Silly qui, appuyé à une fenêtre donnant sur le vaste jardin de l’habitation, semblait absorbé par la contemplation des fleurs.

– Au revoir Silly, dit James. Vous êtes un bon garçon, pressez les mains avec moi.

Et dans un vigoureux shake-hand, il glissa entre les doigts de l’enfant un objet que Silly fit prestement disparaître dans sa poche, sans que personne s’aperçût de son mouvement.

Puis les deux hommes ayant disparu, l’innocent vint à lady Joan.

– Et mon seau ? murmura-t-il d’un ton quémandeur. La dame m’a promis un seau.

Elle sourit et, caressant les cheveux du petit :

– Accompagne-moi, Silly, je te ferai déjeuner et te remettrai le jouet auquel tu tiens tant. Cela te sera agréable de déjeuner ?

– Oui, oui. Vous êtes bonne. Vous savez, Silly a faim souvent et maintenant aussi. Vous êtes bonne.

Devant cette détresse si naïvement exprimée, Joan ressentit une émotion soudaine, elle se pencha vers le déshérité, appuya ses lèvres sur son front et l’emmena dans ses appartements situés à l’aile opposée des bâtiments.

CHAPITRE III

SILLY SE PROMÈNE


Dans la chambre même de lady Allsmine, l’innocent avait été installé devant une petite table. À belles dents il déchiquetait un poulet froid, s’interrompant seulement pour porter à ses lèvres un verre d’eau claire.

Joan avait voulu colorer sa boisson d’un doigt de porto-wine, mais l’enfant avait refusé, disant :

– Jamais de vin… Le vin mauvais… avec lui, Silly perd son esprit.

Elle le considérait avec douceur, prise de sympathie pour ce petit misérable, auquel son étrangeté même donnait une sorte de distinction.

Cependant la première faim apaisée, le gamin promenait autour de lui un regard étonné et curieux. Le lit d’un bois précieux aux délicates incrustations d’ivoire, la cheminée avec sa grande glace encadrée de panneaux à sujets attirèrent d’abord son attention, puis ses yeux se fixèrent avec un plaisir évident sur un tableau accroché à la muraille.

On y voyait un baby, une fillette de deux ans peut-être, debout sur un banc de pierre adossé au piédestal d’une statue qui semblait se pencher en avant pour l’admirer. La robe rose de la mignonne tranchait sur le blanc cru de la pierre et formait avec les verdures du paysage un ensemble gracieux.

Joan avait suivi la direction des regards de l’innocent. Une expression de tristesse avait couvert son visage.

– Qui est cette chère petite chose ? demanda Silly.

La question fit frissonner son interlocutrice. D’une voix altérée, un flot de larmes montant à ses paupières, elle répondit :

– C’est, ou plutôt c’était ma fille Maudlin.

Silly se leva aussitôt et courut à lady Allsmine. Il lui prit les mains.

– Tu pleures, fit-il avec compassion, tu pleures. Silly ne devine pas pourquoi. Se peut-il que ta fille ait cessé d’être ta fille ? Je ne sais pas, moi ; jamais je n’ai eu de mère. J’ai été jeté dans la vie tout seul, au milieu des champs. Mes parents sont les oiseaux des bois, les fleurettes des prairies. Pardonne-moi si j’ai mal parlé.

Son accent était si affectueux qu’instinctivement Joan le pressa sur son cœur.

– Mon pauvre petit, tu n’as pas mal parlé. Tu ne peux pas comprendre la mort encore. Ma fille n’est plus. Maudlin est tombée dans une rivière, loin de moi ; son corps n’a jamais été retrouvé. Et je pleure parce que plus jamais je ne l’embrasserai. Mais tu pleures aussi, enfant ?

– Oui, Silly pleure, parce que tu l’embrasses comme on ne l’a jamais embrassé.

Si douce était sa voix qu’un sanglot souleva la poitrine de Joan. Plus étroitement elle serra l’innocent, et par une inspiration subite :

– Mère sans enfant, enfant sans mère, dit-elle. Le hasard nous réunit, épaves de la vie ; veut-il adoucir l’irréparable ?

Et comme prenant un parti :

– Silly, demeure près de moi ?

Le gamin la regarda de ses grands yeux pleins de larmes. Il parut sur le point d’accepter, mais une ombre se répandit sur son visage :

– Non… Silly doit rester libre. Il lui faut les routes, où le grand soleil fait d’or la poussière, les montagnes contre lesquelles le vent se bat en mugissant, les prairies où l’on va se rouler auprès des grands bœufs roux. Silly ne saurait exister dans une maison.

Puis brusquement :

– Et même, je dois partir. La mer chante là-bas sur la côte, elle m’appelle. C’est ma grande amie, tu sais. Souvent, quand Silly avait faim, elle lui apportait des coquillages pour se nourrir. Nous nous entendons tous deux.

Joan ne répondit pas. Une impression bizarre, intraduisible, germait en elle. Il lui apparaissait que l’innocent allait emporter une portion de son cœur. Très vite, comme malgré elle :

– Attends, Silly, ne t’ai-je pas promis un seau ?

– Si, fit le petit, mais je reviendrai. Tu es mon amie aussi, la dame. Silly reviendra. Il s’agenouillera près de ta chaise et il te regardera, car il aime à te voir.

On eût pensé qu’il faisait effort sur lui-même pour s’éloigner. Pourtant il appliqua une dernière fois ses lèvres sur la main de Joan et s’élança vers la porte.

Cinq minutes plus tard, l’innocent arpentait les rues de la ville, se dirigeant du côté du port.

Ce port, désigné sous le nom de Port-Jackson, est un des plus vastes du monde. Il est formé par trois baies : Farm-Cove, station des vaisseaux de guerre de l’escadre du Pacifique ; Sydney-Cove dont le Circular Quay (quai circulaire) reçoit les grands paquebots d’Europe ; et Darling-Harbour, plus spécialement affecté aux bâtiments de commerce.

Ce fut vers ce dernier point que le gamin porta ses pas.

Il s’arrêta au bord de l’eau, et s’asseyant sur le quai formé de larges dalles, il parut considérer avec plaisir le tableau qu’il avait sous les yeux.

En face de lui, sur la côte Est de Darling-Harbour, se montraient les jetées, les wharfs, les entrepôts des diverses sociétés maritimes qui centralisent le commerce de la ville. Au delà, sur les hauteurs, se profilaient les forts de Middle-Head et de George’s-Head dont les puissantes batteries protégeraient efficacement Sydney contre toute attaque.

Sur les quais, au sommet de mâts multicolores, flottaient des drapeaux indiquant l’emplacement de la fête qui devait avoir lieu dans la soirée pour clôturer les opérations de la vente annuelle des marchandises restées en souffrance dans les Docks. Des bouffées de musique barbare, apportées par le vent, indiquaient que des forains campaient autour des entrepôts.

Du côté où Silly avait fait halte, le spectacle changeait. Ici tout était en travail. Des grues énormes grinçaient en déchargeant des navires venus de tous les points du globe ; des courriers passaient à bicyclette à une allure vertigineuse, croisant les voitures automobiles à pétrole ou à vapeur, qui roulaient pesamment avec un bruit de ferraille et un halètement essoufflé.

Une demi-heure environ, l’enfant demeura ainsi, puis il se releva, parcourut les quais en flâneur, ramassant des petits cailloux dont la trouvaille semblait lui causer un vif plaisir.

Enfin, il fit halte au haut d’un escalier de pierre dont les marches inférieures s’enfonçaient dans l’eau verte du bassin.

À pas lents, il descendit les degrés, s’accroupit sur le dernier, et gravement se mit à lancer ses cailloux, très intéressé en apparence par les ronds concentriques que leur chute formait à la surface de l’onde.

Quiconque eût observé Silly eût cru voir un garçonnet, quelque peu dadais, se livrant à un passe-temps puéril. Mais le petit bonhomme avait son idée. Soudain son regard vague s’anima d’une expression intelligente. Lentement il examina les alentours. Personne ne s’occupait du pauvre vagabond. Deux matelots qui passaient lui jetèrent un coup d’œil dédaigneux et pitoyable.

– Le petit gars rêve, dit l’un.

– Cela se peut-il ? répliqua l’autre. Comment rêver sans cervelle ?

Et ils s’éloignèrent sans que Silly eût fait un geste indiquant qu’il les avait entendus.

Cependant le gamin se penche en avant. Sa main s’enfonce dans l’eau, semble tâtonner. Elle reparaît tenant un bouchon attaché à une ficelle. La cordelette se tend, on dirait que son extrémité est fixée au fond du bassin.

Un nouveau regard investigateur sur les quais, et l’innocent tire de sa poche l’objet que James Pack lui a remis chez Sir Allsmine. C’est un petit cylindre de fer blanc qui brille au soleil. Silly l’attache solidement au bouchon, puis il opère trois tractions régulièrement espacées sur la cordelette. Dix secondes s’écoulent, un sourire satisfait détend les lèvres du gamin qui desserre les doigts. La boîte métallique glisse dans l’eau et s’enfonce en tournoyant.

Silly a encore quelques cailloux. Placidement il recommence à faire des ronds, des ronds, et sa provision de projectiles épuisée, il semble envahi par l’ennui. Mais ses yeux verts se portent sur un poste sémaphorique. Les signaux annoncent l’entrée d’un paquebot dans Sydney-Cove. Le petit se lève aussitôt, il remonte l’escalier, et suivant les berges du port se dirige vers Circular Quay.

Sa flânerie a un but maintenant. Il va voir débarquer les passagers d’un steamer arrivant d’Europe.

Sans se presser il marchait, contournant les ballots, les caisses amoncelées en piles énormes, répondant par un signe de tête au « bonjour » des employés du port, qui tous éprouvaient une sorte de pitié affectueuse pour l’enfant, dans la jolie tête de qui la nature avait omis de mettre la raison.

Il allait, sifflotant un air de chasse, insouciant comme l’oiselet dont il avait la grâce. Tout à coup, en passant près d’un poste de surveillance – police office – établi sur le quai, il tressaillit. James Pack causait sur le seuil avec le chef de poste.

Le gamin poursuivit pourtant sa route, mais le secrétaire de sir Allsmine l’arrêta :

– Bonjour Silly.

– Bonjour Sir.

– Tu n’es donc pas resté auprès de lady Allsmine ?

– Non. La liberté est trop douce.

– Cependant voudras-tu venir te promener avec moi ce soir ?

– Je veux bien.

– Parfait ! Alors sois à neuf heures exactement dans Paramata Street.

– Devant la maison de la dame ?

– Précisément. Je te conduirai à la fête des Docks.

Le petit frappa ses mains l’une contre l’autre.

– À la fête des Docks, avec les grandes baraques, les manèges de bicyclettes ?

– C’est cela. Au revoir Silly, à ce soir.

– À ce soir, Sir.

Et tandis que l’innocent reprenait sa promenade, le bossu murmura à l’oreille du chef du poste de surveillance :

– Vous le voyez, Monsieur Warn, je récompense ce gamin qui nous a mis sur la trace du Corsaire Triplex… et puis, vous le savez, il peut nous aider à retrouver l’homme qui lui a remis les affiches.

Le policier inclina la tête d’un air entendu, et regarda avec un attendrissement subit l’innocent déjà bien loin.

Maintenant le gamin traversait les ruelles où grouille la population laborieuse du port. Ici, des pêcheurs raccommodaient leurs filets encombrant le passage déjà étroit. Tout près, des matelots de la flotte de guerre péroraient à grand bruit à la porte d’une taverne sombre, dont l’entrée basse jetait dans la rue un air lourd chargé de vapeur de gin et de wiskey. Un peu au delà, des ménagères clabaudaient tumultueusement, oubliant dans leur soif de commérages, leur ménage à faire, leur dîner à apprêter, et préparant ainsi pour le soir les tempêtes conjugales.

Entre les groupes, Silly se faufilait. Aucun obstacle ne ralentissait sa marche. Bientôt il déboucha dans Sydney-Cove, en face du quai circulaire, où abordent les puissants paquebots d’Europe. Il était temps. Le navire annoncé par le sémaphore arrivait à quai.

Tandis qu’on lançait la passerelle, des commissionnaires, garçons d’hôtels, interprètes se coudoyaient, se bousculaient, chacun cherchant à parvenir au premier rang.

C’était un tohu-bohu, des cris, des poussées, des menaces, des éclats de rire. Une acclamation salua la venue de Silly :

– Nous sommes sauvés, clama un portefaix taillé en hercule. Voilà du renfort. Viens ici, l’innocent, on a besoin d’hommes solides.

Tous ricanèrent trouvant la plaisanterie bouffonne. Mais le gamin ne s’intimida pas. Simplement il répondit :

– Silly n’est pas aussi fort qu’un bœuf. Cependant il peut porter une valise et gagner ainsi une pièce de monnaie pour manger.

Grossiers mais non méchants, les portefaix cessèrent de rire, un peu confus d’avoir raillé ce faible de corps et d’esprit qui venait si naïvement de réclamer son droit à la vie.

Volontiers on lui eût fait place, si à ce moment même, les passagers du paquebot n’avaient commencé à débarquer.

Alors tous les pauvres diables, venus là pour gagner quelques pence (0 fr. 10) ne songèrent plus qu’à se précipiter sur les valises, mallettes, sacs que les voyageurs tenaient à la main.

Les interjections se croisaient dans l’air :

– Un bon commissionnaire, Lady !

– Confiez-moi votre valise, gentleman.

– Par ici, milord… Royal Hôtel, prix modérés.

– Pavillon Hôtel… très confortable… chaque soir musique au parloir… dans chaque huitaine, une attraction-surprise.

– Regardez de ce côté, young ladies… Moose-Park-Hôtel… le plus vaste, le plus moderne… service automatique… les serviteurs remplacés par la machinerie électrique… grande sensation !

Les omnibus à vapeur lançaient des volutes de fumées… peuh ! peuh ! tandis que les plus adroits des portefaix entassaient les bagages sur les impériales.

Au milieu de ce hourvari, les voyageurs éperdus, prestement déchargés de leurs bagages, couraient derrière les commissionnaires, coudoyés, bousculés, ahuris.

Un groupe cependant semblait échapper à l’affolement général, et à ce titre il attira l’attention de Silly.

Il se composait d’un gentleman et de deux jeunes dames. Lui, de taille moyenne, la physionomie fine, le regard spirituel et rieur, la moustache châtaine relevée en croc, avec ce je ne sais quoi de confiant et d’aimable qui fait reconnaître le Français à l’étranger ; ses compagnes exquises, l’une blonde et l’autre très brune. Celle-là charmante avec son minois rose, sa délicieuse raideur d’Anglaise élégante ; celle-ci non moins jolie, le teint doré, ses yeux noirs allongés, son allure légère de gazelle du désert.

Très calme, très souriant, le gentleman avait écarté les portefaix de la badine qu’il tenait à la main. Sans se presser, il avait choisi deux grands gaillards et les touchant de sa canne :

– Garçons, dit-il en excellent anglais, Centennial-Park-Hôtel.

L’un des interpellés étendit la main vers les voitures :

– L’omnibus est archi-complet, gentleman.

– Peu importe, nous nous y rendrons à pied. Peu de bagages, trois valises. Nous voyageons pour notre agrément et achetons en route ce dont nous avons besoin.

Avec un respect visible, les commissionnaires saisirent aussitôt les valises.

Au pays Australien, où l’on ne se déplace guère que pour affaires, le voyageur pour le plaisir jouit d’une considération particulière. Évidemment un homme qui « globetrotte » sans chercher à gagner d’argent, doit en avoir beaucoup. Il représente un capital considérable.

Les garçons s’étaient déjà mis en marche. Le gentleman se tourna successivement vers sa blonde et sa brune compagne, puis d’une voix douce, bien timbrée :

– S’il vous plaît, Aurett… s’il vous plaît, Lotia, nous allons les suivre.

– Mon cher mari, répondit la blonde Anglaise, j’y suis toute disposée.

– Et vous, Lotia ?

– Moi aussi, monsieur Lavarède.

Silly qui, depuis un moment, s’était rapproché des personnages, n’avait pas perdu une de leurs paroles. Une expression de surprise, d’attendrissement avait envahi son visage, une étincelle avait brillé dans ses yeux :

– Lotia ! Aurett ! Lavarède ! murmura-t-il.

Soudain il eut un geste de décision. D’un regard profond il enveloppa ceux dont il venait de répéter les noms. Lotia tenait à la main un petit sac. L’enfant allongea le bras, le saisit par la poignée et du ton pleurard des mendiants :

– Silly, porter le sac de Miss. Deux pence pour la course.

– Quoi, qu’est-ce ? demanda Lavarède.

Les portefaix s’étaient retournés. L’un d’eux expliqua :

– C’est Silly, un pauvre petit gars simple d’esprit. C’est une charité de lui faire gagner son pain.

– Bien, bien. Alors, gamin, porte donc ce sac et suis nous.

Silly inclina la tête gravement et se mit à marcher auprès des voyageurs qui causaient sans s’inquiéter de lui :

– Ainsi, Monsieur Armand, questionnait la brune Lotia avec un accent d’inquiétude, vous pensez que nous serons heureux à Sidney ?

– J’en suis certain.

– Vous espérez que nous retrouverons…

– Mon cousin Robert ?… mais certainement ! – Et, comme la jeune fille esquissait un geste de doute : Réfléchissez, Lotia, nous sommes sur la piste du fugitif. Lorsqu’il nous eut quittés désespéré, je me souvins que j’avais été journaliste parisien, ce que la présence de ma douce Aurett m’avait un peu fait oublier, je me rappelai mes prouesses de reporter et je vous affirmai que nous rejoindrions notre malheureux ami.

– C’est vrai. Je ne devrais pas oublier que, grâce à vous, nous avons retrouvé sa trace, acquis la certitude qu’il s’était embarqué en Italie, à Brindisi, sur un paquebot à destination de Sydney. À Port-Saïd, dans les diverses escales, vous nous avez prouvé qu’il n’avait pas quitté le steamer.

– C’est donc ici, point terminus de la ligne maritime…

– Que nous devons l’atteindre sûrement, acheva Aurett avec un joli sourire.

Mais Lotia secoua la tête :

– Ici, nous ne pourrons pas nous adresser aux autorités… il y aurait grand danger pour M. Robert à tomber entre les mains de la police anglaise.

– Pardon ! pardon ! fit gaiement le journaliste, il y a deux opérations distinctes. La première, la plus délicate, est de retrouver mon cousin. Les autorités nous y aideront, et avec un zèle que vous soupçonnez. La seconde est de l’arracher aux griffes des policiers… un jeu d’enfant, ici comme en Europe… avec un peu d’adresse.

– Alors…

– Dès demain, je solliciterai une audience du Directeur général de la police et… je ne vous demande qu’une chose, Lotia,… ne vous inquiétez pas.

On arrivait au Centennial-Park-Hôtel, immense bâtiment dont la masse imposante se dressait en face des magnifiques jardins dont il avait tiré son nom.

Cinq minutes plus tard, les voyageurs prenaient possession d’un appartement spacieux, orné de tous les accessoires scientifiques du confort moderne. Téléphone, électricité, clavier de service. Et même un domestique avertissait Sir Armand Lavarède, qu’un phonographe prêt à fonctionner se trouvait dans le salon.

– Ceci, ajouta cet homme, pour les voyageurs qui désirent rapporter des notes de voyage. L’Hôtel leur remet au départ les bandes métalliques utilisées, et rentrés chez eux, ils n’ont qu’à les replacer dans un autre appareil phonographique pour revivre les jours écoulés.

Les commissionnaires, Silly compris, furent rétribués de leur peine, et tous trois s’en allèrent, non sans que le gamin, avec la curiosité naïve de son âge, eût fait le tour du salon, ce qui amusa beaucoup les voyageuses.

Armand et ses compagnes demeurèrent seuls.

– Mes gracieuses amies, dit alors le journaliste, dès demain je compte entrer en relations avec le service de la police australienne. Permettez-moi de vous lire le rapport au Directeur pour le Pacifique, que j’ai préparé durant la traversée. Je serai charmé d’avoir votre avis.

Et les jeunes femmes ayant consenti d’un gentil mouvement de tête, Lavarède commença.

CHAPITRE IV

RAPPORT À SON EXCELLENCE, M. LE DIRECTEUR DE LA POLICE DU PACIFIQUE, SIR TOBY ALLSMINE


« Nous soussignés, Lavarède, Armand, chroniqueur parisien, détenteur du record des tourdumondistes (puisque en un an, jour pour jour, avec two pence and half penny (0 fr. 25) j’ai fait le tour du globe terrestre[1] ; mon épouse Aurett Lavarède, née Murlyton, et Miss Lotia Hador, avons l’honneur d’exposer ce qui suit :

« Votre Excellence est trop au courant des questions de politique générale pour ignorer les obstacles que l’influence britannique rencontre en Égypte.

« Sur cette terre illustrée par tant de Pharaons, un parti, dit Néo-Égyptien, s’est formé qui veut l’indépendance de la vallée du Nil. Les rivalités de deux grandes familles, les Thanis et les Hador, entre lesquelles il y avait du sang, ont, durant de longues années, empêché les Néo-Égyptiens de se grouper. Enfin, le dernier des Hador, sacrifiant à la patrie une haine séculaire, résolut de donner en mariage sa fille unique Lotia au dernier survivant de la race des Thanis. De la sorte, les divisions intestines prendraient fin et tous les hommes d’Égypte pourraient se réunir sous le même drapeau[2].

« Or, Thanis vivait en France, à Paris, surveillé par l’Angleterre qui lui allouait une copieuse pension. Pressenti par un envoyé d’Hador, répondant au nom de Niari, ce jeune homme accoutumé à la vie large et facile, s’effraya de la lutte à entreprendre et avisa l’ambassade d’Angleterre de ce qui se passait. Voici ce qui advint de cette dénonciation :

« L’Amirauté comprit que si Thanis refusait officiellement son concours à la rébellion, celle-ci se produirait néanmoins. De là une guerre coûteuse et sanglante qu’il importait d’éviter. On décida que Thanis accepterait en apparence la proposition qui lui était faite, seulement il atermoierait et chercherait un individu né dans des circonstances telles que l’on put aisément modifier son état civil et le faire passer pour le véritable Thanis. Niari aveuglément dévoué au jeune Égyptien aiderait à cette substitution. Le troc opéré, le faux Thanis serait arrêté en Égypte, déporté, et la conspiration privée de son chef, tomberait d’elle-même, ce qui permettrait au vrai Thanis de continuer son existence oisive et élégante.

« Tout cela était fort habile. Le choix de l’Égyptien tomba sur Robert Lavarède, né dans une ferme du Sud-Algérien, à cinquante kilomètres d’Ouargla, lequel, orphelin, n’ayant d’autre parent que le Soussigné, son cousin qui ne l’avait jamais vu, répondait merveilleusement aux desiderata de l’Amirauté.

« Tout se passa comme il était prévu. Robert enlevé par surprise, jeté sans y rien comprendre dans la conspiration égyptienne, fiancé à Miss Lotia Hador, puis arrêté par la police anglaise et interné dans l’Australie occidentale, réussit à s’échapper par suite de circonstances trop longues à rapporter ici, tua Thanis dans un duel dramatique et rentra en France.

« Il avait l’intention d’épouser Miss Lotia, à laquelle il était uni par une affection réciproque, et de vivre bourgeoisement. Hélas ! ses tribulations ne faisaient que commencer !

« Pour assurer la tranquillité de l’Égypte, il fallait à l’Angleterre un Thanis qu’elle eût sous sa dépendance. Le gouvernement britannique avait demandé et obtenu du gouvernement français que le jeune homme fût rayé des listes civiles et militaires et noté comme sujet Égyptien inscrit par erreur à l’état civil de France.

« Du même coup, Robert perdait son nom et sa nationalité, n’ayant d’autre alternative que d’accepter la survivance du traître qu’il avait justement puni.

« Cela était inadmissible, Votre Excellence le comprendra. Quelle que soit la nation dont un galant homme fait partie, il ne saurait consentir à porter un autre nom que le sien et de plus le nom d’un traître.

« Pour épouser sa fiancée, mon cousin avait besoin de reprendre son nom et sa nationalité.

« Alors ce fut une série de marches, de contremarches, de démarches inutiles, car les agents britanniques détruisaient nos meilleures combinaisons.

« De jour en jour, Robert s’assombrissait. Il se reprochait, le pauvre garçon, de briser la vie de Miss Lotia par ses luttes stériles. Vainement, je m’efforçais de lui rendre quelque courage ; le désespoir pénétrait en lui obscurcissant son esprit.

« Enfin par une belle nuit, il quitta la maison que nous habitions, nous laissant pour adieu la lettre désolée dont copie :

« Cousin, vous tous que j’aime,

« C’en est fait ! mes yeux s’ouvrent. J’ai entrepris une tâche au-dessus de mes forces ; un homme ne triomphe pas d’un peuple. En restant auprès de vous, je trouble votre existence, je chasse le bonheur de votre foyer, j’engage la vie de Lotia, trop noble, trop bonne pour reprendre sa foi. C’est mon devoir de la lui rendre. Qu’elle oublie l’infortuné qui trace ces lignes ; qu’elle ne cherche pas à me retrouver ; à l’heure où vous me lisez, je suis bien loin et chaque minute augmente la distance qui nous sépare.

« Le devoir est cruel, mais le sacrifice à ceux que l’on aime donne un but à ma vie manquée.

« Adieu pour toujours, avec les yeux et le cœur pleins de larmes.

Signé : « Celui qui n’a plus de nom. »

Un sanglot interrompit le lecteur. Lotia cachait son visage dans ses mains et son corps était agité de soubresauts convulsifs.

Très émue elle-même, Aurett s’était levée, et penchée sur la gracieuse victime du drame poignant que relatait le rapport avec la sécheresse ordinaire de ces sortes d’écrits, elle lui prodiguait les caresses et les affectueuses paroles.

Doucement, le journaliste dit :

– Du courage, Lotia ; si je soumets mon travail à votre critique, ce n’est pas pour vous faire pleurer. Elle est bien loin la tristesse que nous a causée la lettre de Robert ; le flambeau de l’espoir s’est rallumé. Nous le retrouverons.

– Oui, c’est vrai, je le crois… Mais la situation restera la même. Par respect pour la mémoire de son père, sentiment que j’approuve, il veut reconquérir son nom de Lavarède ; par amour pour sa patrie, il veut redevenir Français. Les mêmes difficultés renaîtront.

Armand eut un bon sourire.

– Voilà précisément ce qui vous trompe.

Et sous le regard curieux des deux femmes il continua :

– Une idée qui m’est venue en touchant la terre Australienne ; une idée tellement simple que je m’étonne de ne l’avoir pas eue plus tôt.

– Quelle idée ?

– Celle-ci ; lorsque Robert quitta ce pays, avec vous Lotia, et avec le vrai Thanis, il laissa en arrière l’ambassadeur des Néo-Égyptiens, le Niari qui est au courant de l’intrigue dont mon cousin est victime. Robert replacé au milieu de nous, nous cherchons ce drôle, nous l’amenons en France, et sur sa déclaration, sur la vôtre, Lotia, nous faisons dresser un acte d’identité qui rend à votre fiancé et son nom et sa place dans les rangs des électeurs français.

Un double cri de joie répondit à cette déclaration. Aurett et la jeune fille souriaient rassurées. Pourtant Lotia émit un doute :

– Niari consentira-t-il ?

– Évidemment, son intérêt est le même que le nôtre.

– Vous croyez ?

– C’est limpide. Cet homme est un patriote Égyptien. Le chef de la conspiration est défunt, son désir doit être que la chose soit constatée, afin que les partisans de l’indépendance du Nil puissent élire un autre général et reprendre leurs projets… Donc…

– C’est vrai, c’est vrai, balbutia la fiancée de Robert en prenant les mains de l’aimable Parisien, et votre cousin vous dépeignait bien, lorsqu’il disait jadis : Armand serait enfermé pieds et poings liés dans une caisse, la caisse dans un bloc de béton, et le bloc de béton à cent pieds sous terre, qu’il est assez ingénieux pour en sortir.

– Vous exagérez, fit plaisamment le journaliste, ou plutôt Robert exagérait… Il est né en Algérie et l’Algérie est au Midi de Marseille. Par bonheur, le problème à résoudre ne comporte ni caisse, ni béton, et je crois que ma solution hypothétique est juste.

Puis, avec ce sang-froid ironique qui semblait faire le fond de son caractère :

– Je reprends ma lecture. Au surplus je ne vous retiendrai pas longtemps.

Et, revenant au rapport un instant abandonné :

« Nous nous lançâmes à la poursuite du fugitif. D’une enquête menée comme savent les mener les reporters, ces policiers du journalisme, auxquels les policiers, ces reporters de la justice, ont maintes fois rendu hommage, il résulta que Robert Lavarède avait gagné Brindisi et s’était embarqué sur le steamer Botany, à destination de Sydney. Dans aucune des escales, le passager ne quitta le bord. Il a donc dû arriver à Sydney vers le mois de juin dernier. »

Armand se tut.

Les jeunes femmes déclarèrent que les explications données leur semblaient avoir un caractère de précision bien propre à faciliter les recherches de la police. Le Parisien parut ravi et replaçant le papier dans sa valise, il dit joyeusement :

– En ce cas, à demain les affaires sérieuses. Songeons aujourd’hui à dîner. Je vais faire servir ici.

Il s’était levé et marchait vers l’appareil téléphonique installé dans un angle de la pièce, mais au moment où il allait appuyer sur le bouton de la sonnerie-avertisseur, il eut une exclamation :

– Tiens !

Sur la tablette vibrante du téléphone, il venait d’apercevoir un papier plié portant, tracés par un crayon très noir, les mots :

Armand LAVARÈDE, Esquire.

Important.

– Un billet pour moi, fit-il encore.

Les jeunes femmes se rapprochèrent curieuses, et avec une stupéfaction facile à comprendre, le journaliste ayant développé le papier lut à haute voix cet étrange avis :

« Gentleman,

« Sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique, reçoit très difficilement les étrangers. Toutefois, si vous voulez vous rendre demain, à six heures du matin, le long du port de Farm-Cove, dans le parc du Domaine, vous rencontrerez sir Toby dans les massifs qui entourent la statue du navigateur Cook et vous pourrez à loisir lui exposer l’affaire dont vous voulez vous occuper. »

Pendant quelques instants, les voyageurs gardèrent le silence. Autour de la pièce, ils promenaient des regards étonnés, sans comprendre comment leur était parvenue l’indication qui répondait si exactement à leurs préoccupations.

Aurett prit enfin la parole :

– Que comptez-vous faire, Armand ?

– Aller au rendez-vous fixé. Qu’est-ce que je risque ? D’être victime d’une plaisanterie. Bah ! je suis Parisien, j’en rirai le premier. Toutefois je crois bon d’interroger les gens de l’hôtel.

Sitôt dit, sitôt fait. Les sonneries électriques fonctionnèrent, attirant dans l’appartement les servants, boys, swimming boys, stewarts et jusqu’au directeur de l’hôtel, l’honorable et correct M. Littlething.

Mais aucun ne put éclaircir le mystère. Littlething se confondit en excuses, désolé qu’un fait aussi inconvenant se produisit dans une maison aussi bien tenue que la sienne. Après quoi, il se retira en annonçant qu’il se rendait à la direction de la police pour avertir l’autorité.

De guerre lasse, les voyageurs se firent servir à dîner et mangèrent d’excellent appétit, tout en se livrant aux plus étranges conjectures touchant leur mystérieux correspondant. Vers neuf heures, chacun s’enferma dans sa chambre et ne tarda pas à céder au sommeil.

CHAPITRE V

LA FÊTE DE SYDNEY’S DOCKS


Beaucoup moins philosophe que ses clients, le directeur de Centennial-Park-Hôtel errait à travers les rues de la cité.

Il était furieux. Les bureaux de la police fermés lors de son arrivée, il s’était rendu inutilement au domicile privé des divers fonctionnaires susceptibles de recevoir sa déclaration. Tous étaient absents ou avaient refusé de le recevoir.

Et cependant l’honneur de son établissement, le plus parfait de Sydney – Grande Sensation, – se trouvait compromis. Que penser d’un hôtel dont les hôtes sont exposés à recevoir des billets anonymes, sans doute rédigés par des gens sans aveu, ne pouvant être présentés.

– Comme la police est mal faite, monologuait-il. Peuh ! Un commerçant notable, de fortune assise, doit supporter les facéties de personnages, sans argent probablement ! – Il fallait entendre avec quel mépris il prononçait ces dernières paroles. – Car il est évident qu’un citoyen riche, un homme de valeur ne se livrerait pas à de telles excentricités.

Soudain il s’interrompit. Devant lui marchaient trois personnes dont la silhouette ne lui était pas inconnue.

Au milieu, un homme de haute taille, de forte corpulence, ayant à sa droite un individu plus petit dont la tournure restait élégante en dépit d’une légère gibbosité et à sa gauche un adolescent.

– Ah çà ! murmura M. Littlething, ou j’ai de la poussière dans les yeux ou je vois sir Allsmine lui-même avec son secrétaire James Pack et ce petit drôle de Silly. Ma foi ! je serais bien stupide de ne pas profiter de l’occurrence pour formuler ma réclamation.

Ceci dit, l’industriel accéléra sa marche, dépassa les promeneurs et d’un regard oblique s’assura qu’il ne s’était pas trompé.

C’étaient bien le Directeur de la police du Pacifique, James Pack et Silly qui se rendaient à la fête des Docks de Sydney, avec l’espoir d’arrêter dans la nuit l’insaisissable Corsaire Triplex.

Le chapeau vissé sur la tête – car les Australiens dédaignent les formes extérieures du respect tout autant que les Américains – Littlething se campa devant les promeneurs de façon à leur barrer le passage :

– Bonsoir, Sir Allsmine.

Toby eut un geste d’étonnement en se voyant ainsi arrêté dans la rue, mais reconnaissant l’importun :

– Ah ! c’est vous, M. Littlething, bonsoir.

– J’ai deux mots à vous confier.

– Ce soir, mon temps est trop petit. Venez demain.

– Demain les affaires me tiendront. Je parlerai de suite. Peu de paroles suffiront.

Interprétant le silence surpris de son interlocuteur comme un consentement, le négociant reprit :

– Ce soir, on s’est permis de déposer dans une chambre de Centennial-Park-Hôtel, à l’adresse d’un voyageur, l’écrit que voici.

Il présentait en même temps le chiffon de papier qui avait si fort intrigué Armand Lavarède ; à la clarté d’une lanterne électrique, sir Toby parcourut la lettre.

– Lavarède, dit-il entre haut et bas… Lavarède, ce nom est dans ma mémoire… qu’est-ce donc ?

Pack et Silly eurent un léger tressaillement, ils échangèrent un regard rapide, puis le premier répliqua d’un ton indifférent :

– Lavarède est le nom que réclamait le personnage interné autrefois dans l’Australie occidentale… vous savez… il était mêlé à la question égyptienne.

– Parfaitement, ami James. Oh ! ce n’est pas le même sûrement. Il ne reviendrait pas ici. Cependant nous verrons demain.

Mais cette remise au jour suivant ne faisait pas l’affaire de Littlething.

– En attendant, grommela-t-il, ce soir, la respectabilité de ma maison est atteinte.

– Eh ! s’écria le Directeur de la police avec impatience, cessez de me troubler. Ce soir je suis trop occupé ; priez seulement votre client de ne pas se déranger, bien certainement je ne serai pas à six heures dans les jardins du Domaine. Demain vous me ferez part de vos soupçons.

– Je le ferai maintenant. Mon personnel ne saurait être mis en cause. Personnel de choix, références de premier ordre. Mais trois étrangers ont pénétré dans l’appartement de sir Lavarède : deux commissionnaires du port et le petit drôle que je vois avec vous.

– Silly ?

– Oui.

– Silly, le pauvre enfant, n’est pour rien là dedans, intervint James non sans vivacité. Cependant si mon honorable Directeur le permet, je vous inviterai à ne pas déconseiller M. Lavarède de venir. Peut-être des bandits ont-ils de méchantes intentions à son égard. Qu’il se rende au Domaine, nous veillerons sur lui.

Et sir Toby ayant incliné la tête de façon approbative, le secrétaire écarta l’hôtelier sans cérémonie et s’éloigna avec ses compagnons.

Tandis que Littlething maugréait de plus belle contre les façons policières, ceux qu’il venait d’arrêter un instant reprenaient le chemin des docks de Darling-Harbour.

Tout un côté des bassins était illuminé ; des arcs, des guirlandes de lanternes vénitiennes, de globes de verre dessinaient de lumineuses arabesques sur le fond sombre du ciel ; des rampes de lampes électriques multicolores couraient le long des toitures des entrepôts ; des manèges, des exhibitions foraines avaient planté leurs installations provisoires dans les rues ménagées entre les bâtiments permanents.

Les cuivres, les orgues à vapeur, les grosses caisses, les cymbales ronflaient, gémissaient, bourdonnaient en une cacophonie tumultueuse, surexcitant la joie bruyante de la foule qui s’empilait dans les baraques, s’écrasait dans les avenues.

Car la fête des Docks de Sydney est presque une fête nationale. Toutes les classes de la société s’y rencontrent, et l’honorable – tout est « honorable » dans les pays de langue anglaise – l’honorable corporation des pick-pockets la considère comme une fête patronale. C’est là, qu’avec une charité qui n’a d’égale que leur adresse, ils soulagent leurs concitoyens des bijoux, bourses portefeuilles ou objets de valeur quelconque dont ceux-ci se chargent imprudemment. Sir Allsmine et ses compagnons parvinrent à l’entrée de la foire.

– Ne t’éloigne pas de moi, Silly, ordonna le Directeur de la police. Si tu aperçois l’homme qui te remit les affiches ce matin, désigne-le moi.

L’innocent inclina la tête sans répondre et les trois personnages allaient s’engouffrer dans la cohue joyeuse, lorsqu’un homme se dressa devant eux. C’était un agent de la sûreté.

– Excellence, dit-il. J’étais tout à l’heure posté devant le cirque Monkey. Un individu s’est approché de moi et me désignant un gentleman qui pénétrait sous la tente : Voici le corsaire Triplex, murmura-t-il, je suis celui qui a adressé une communication aujourd’hui à sir Toby Allsmine.

– Où est cette personne ?

– Elle s’est perdue dans la foule avant que j’aie pu l’appréhender. Toby eut un mouvement d’impatience :

– C’est très fâcheux.

– Votre Excellence est droite, cependant si nous prenons le Triplex, la disparition de l’autre est sans aucune importance.

– D’autant plus que l’autre, appuya Pack, se montrera bien pour toucher la prime promise à quiconque aura livré le Corsaire.

La remarque parut rasséréner le Directeur général.

– Oui, en effet, reprit-il, et regardant l’agent : Vous avez procédé à l’arrestation du bandit ?

– Pas encore. Je n’ai pas voulu troubler la représentation. J’ai placé quatre hommes en observation près du cirque, quatre gaillards armés de dins et de handscuffs (casse-têtes et menottes). Si vigoureux que soit le coquin, il ne pourra s’échapper.

– Il est vigoureux d’apparence, alors ?

– Certes oui, Excellence. Il est très grand, taillé en athlète, les yeux bleus, le bas du visage caché par une épaisse barbe blonde.

Sir Allsmine se frotta les mains :

– Enfin, nous avons le signalement de ce coquin, ne perdons pas de temps, car c’est un drôle adroit. Au cirque Monkey, Messieurs.

Aussi vite que le permettait l’encombrement des voies, la petite troupe, guidée par l’agent, se dirigea vers l’endroit où était établi le manège Monkey, renommé sur toute la côte australienne.

Bientôt ils parvinrent devant l’estrade vide en ce moment. Des applaudissements, des Hip ! Hip ! partaient de l’intérieur, indiquant que la représentation suivait son cours. Au pied des degrés de bois accédant à l’entrée, quatre formes noires, immobiles comme des statues, semblaient faire corps avec la toile à laquelle ils s’adossaient.

Du doigt l’agent les désigna :

– Mes hommes, fit-il à voix basse.

– Très bien ! Très bien ! approuva le Directeur. La sortie n’aura lieu que dans quelques instants ; ne pourriez-vous me faire apercevoir celui que nous attendons ?

– Si, si, Excellence, si vous voulez me suivre. Avant de me mettre à votre recherche tout à l’heure, j’ai préparé un regard juste en face de l’entrée des artistes.

– Allons voir cela.

Précédé par son subordonné, Allsmine contourna la tente circulaire du cirque. Son conducteur fit halte en un point diamétralement opposé à la porte qualifiée de public-intrance. Une ouverture carrée d’un centimètre de côté à peine avait été découpée dans la toile.

– Placez votre œil à ce trou, Excellence, conseilla le policier. Vous apercevrez devant vous, au premier rang, ce fameux corsaire.

Toby obéit ; un frémissement de joie parcourut tout son être. L’homme à la barbe blonde occupait bien la place indiquée. Il semblait prendre plaisir au spectacle, et penché en avant, les coudes appuyés sur la barrière circulaire qui enfermait l’arène, il considérait en souriant un clown se livrant à des exercices de dislocation.

– Il ne se doute pas du tout de ce qui l’attend à la sortie, souffla le Directeur à l’oreille de son subordonné.

– Bien sûrement que non, Excellence. Aussi ne peut-il soupçonner qu’il a été trahi.

De nouveau sir Allsmine se remit en observation. Il éprouvait une intense satisfaction. Sous son regard il tenait cet ennemi mystérieux dont l’audace, la prodigieuse rapidité de mouvements l’avaient un instant effrayé, il pouvait bien se l’avouer maintenant. Les dents serrées il grommelait :

– Fini de rire ! Fini de nous narguer, mon garçon. Une belle potence nous mettra à l’abri de toute récidive.

Il se tut brusquement. Le manager du cirque, M. Monkey en personne, venait de descendre dans l’arène, et très correct dans son habit noir il annonçait la fin de la représentation « pour avoir l’honneur de remercier ses très sympathiques spectateurs ».

– Vite, pressons-nous, dit sir Toby. Le public va sortir.

En courant presque, il revint avec l’agent devant l’estrade où s’effectuaient les parades du cirque.

Ses policiers étaient à leur poste. James Pack et l’innocent, sans doute mus par une curiosité bien légitime, se tenaient au bas de l’escalier. Allsmine vint se placer auprès d’eux, sans remarquer l’énigmatique sourire qui voltigeait sur leur visage.

Presque aussitôt, le vélum tendu devant la sortie s’écartait ; la foule des spectateurs débordait sur l’estrade, se pressait sur l’escalier, et ayant atteint le sol ferme s’épanouissait en éventail, se répandant dans toutes les directions.

Le mouvement était lent. Le Directeur de la police et ses hommes avaient le loisir d’examiner chaque personne. Celui qu’ils attendaient d’ailleurs était facile à reconnaître, avec la longue barbe blonde qui descendait sur sa poitrine.

Le flot humain coulait toujours. Peu à peu il s’éclaircit. Les derniers retardataires passèrent vivement, puis l’entrée découpa sur la toile son rectangle noir dans l’encadrement duquel aucun être vivant n’apparaissait plus.

Le cirque était vide et le corsaire Triplex ne s’était pas montré.

Un étonnement cloua le chef et les subordonnés sur place. Puis sir Toby poussa une exclamation de rage et suivi de ses subalternes escalada l’escalier, fit irruption sous la tente et s’arrêta déconcerté.

Debout au milieu de l’arène, M. Monkey toujours vêtu de son habit, faisait ratisser par ses employés le sable mouvant de la piste, afin de donner une nouvelle et dernière représentation avant l’extinction des feux.

Il courut aux intrus en criant :

– Non, non, gentlemen, pas encore. Tout à l’heure le spectacle. Laissez-nous mettre l’ordre dans notre ménage.

– Il ne s’agit pas de spectacle, gronda le Directeur de la police. Le but de notre présence est l’arrestation d’un forban.

– Je n’ai point de forban parmi mes artistes.

– Qui vous parle de cela ? L’homme en question était spectateur. Il a dû sortir…

– Par la porte, interrompit Monkey d’un air de dignité blessée. À la fin de la représentation j’étais ici, mes employés le long de moi, et la sortie s’est effectuée avec l’ordonnance la plus parfaite.

– Cependant nous avons dévisagé tous ceux qui partaient ; aucun ne répondait au signalement.

– Au signalement ?

– Oui. Un grand gaillard, facile à distinguer à cause de sa barbe blonde.

– Aoh ! qui cachait tout le plastron de sa chemise, glapit un clown entré depuis un instant ? Je l’avais remarqué et je pensais au dedans de mon esprit : Cette barbe-là est trop belle pour être vraie.

– Comment ? firent tous les assistants.

– Eh oui ! c’était une postiche barbe.

– Postiche ! rugit Allsmine avec une telle violence que tous tressaillirent. Postiche !

– Parfaitement bien. Au départ, je regardais le gentleman. Tout à coup, cric, crac, il a retiré ce superbe ornement et l’a mis dans sa poche.

Le Directeur de la police du Pacifique piaffait positivement de rage impuissante.

– Vous êtes certain de ce que vous dites, demanda-t-il d’une voix étranglée ?

Le clown se mit à rire :

– Très certain. Tenez, pour vous prouver que je n’ai pas fait de méprise, ce personnage était assis en cet endroit.

En parlant, l’artiste forain frappait sur le velours de la barrière circulaire, précisément à l’endroit où sir Toby avait naguère vu son insaisissable adversaire.

Soudain le clown poussa un cri de douleur :

– Aïe… j’ai piqué ma main. Qu’est cela ?

Tous se penchèrent vivement. Une carte de visite était épinglée sur le velours.

La saisir, la parcourir d’un regard, pousser un cri de colère surhumain, fut pour sir Toby l’affaire d’une seconde. Puis il promena autour de lui des yeux égarés. Il venait de lire sur le bristol ces mots ironiques :

 

CORSAIRE TRIPLEX

donne au nommé Allsmine un bon avis.

On ne prend pas celui qui se trouve partout à la fois.

 

Non seulement Triplex s’échappait, mais encore il narguait son infortuné poursuivant.

Et comme tous étaient là, muets, troublés par la fureur que trahissait la physionomie de sir Toby, un policeman arriva en courant.

Tout essoufflé, le nouveau venu expliqua que son brigadier l’envoyait avertir son Excellence, M. le Directeur, que le corsaire Triplex « brillait » à la table de la maison de jeu Jones Zachom, sise à l’autre extrémité de la foire.

Du coup, l’emportement d’Allsmine atteignit à son paroxysme. Outré de se sentir le jouet du Corsaire, il invectiva brutalement l’agent qui n’en pouvait mais. Enfin calmé par l’acuité même de ses cris, dont retentissait tout le cirque, il demanda :

– Comment l’avez-vous reconnu ?

– Au signalement notifié dans tous les postes par l’agent Burley qui vous accompagne.

– Alors vous pensez que ?…

– Triplex est un grand gaillard porteur d’une barbe blonde et longue.

En dépit des regards courroucés du Directeur, les employés du cirque éclatèrent de rire. C’était désopilant en effet ce Corsaire qui perdait ou retrouvait sa barbe à volonté. Et puis, en Australie comme ailleurs, tout en rendant justice aux efforts de la police, le peuple a une secrète tendresse pour ceux qui la bafouent.

– Bon, dit James Pack arrêtant les imprécations qui se pressaient sur les lèvres de son supérieur. Au point où nous en sommes, il ne nous en coûtera pas plus de nous rendre au tripot de Jones Zachom. Peut-être qu’en faisant diligence…

Ces mots calmèrent sir Toby en lui rendant l’espérance.

Sans un salut, il sortit du cirque et se lança à travers les promeneurs, se frayant un passage en jouant des coudes.

Tous couraient dans son sillage. En dix minutes, le terrain occupé par les forains fut traversé et la troupe fit halte devant une maison aux fenêtres brillamment éclairées.

Mais personne n’entra. Un policeman placé en faction auprès de la porte, s’avança vivement auprès du Directeur de la police, et rectifiant la position lui tendit une lettre.

– Qu’est-ce, garçon ?

– Je ne sais pas, Excellence. Un jeune homme qui descendait des salons de Jones m’a prié de vous faire tenir cette missive.

De nouveau James Pack échangea avec Silly un sourire fugitif. Quant à sir Toby, il déchira l’enveloppe avec une vivacité fébrile, en tira une carte et la passant à son secrétaire :

– Voyez, M. Pack, la plaisanterie continue.

En effet sur le carton s’étalait ce nom obsédant :

CORSAIRE TRIPLEX

Au-dessous, on avait tracé les lignes que voici :

regrette de ne pouvoir attendre le sieur Allsmine.

Ce n’est point encore chez Jones que la rencontre doit avoir lieu.

Cette fois, le Directeur de la police du Pacifique ne se fâcha pas. Une sorte de crainte l’envahissait. Il se demandait si la lutte engagée contre l’audacieux et introuvable Triplex ne tournerait pas contre lui-même.

Cet homme était donc bien fort qui osait jouer ainsi avec les brigades mises sur pied pour l’arrêter. D’abord Toby avait refusé de croire à la présence simultanée du Corsaire en plusieurs endroits différents. Et voilà que lui-même se sentait mené comme un pantin par le fantastique personnage.

À la même heure, le Corsaire Triplex se montrait au cirque Monkey, à la maison de jeu Jones, disparaissant à la minute précise où l’on eût pu le capturer.

Cela tenait du prodige et cela était menaçant.

Interdit, incapable de prendre une résolution, sir Toby Allsmine ne bougeait pas. Les pieds rivés au sol, il cherchait vainement à fixer ses pensées confuses. Autour de lui, à distance respectueuse, son secrétaire James Pack, ses agents attendaient un ordre. Tous portaient sur leurs traits les traces d’une lourde inquiétude. Seul l’innocent Silly regardait la maison de jeu, les lumières de la foire avec une placidité indifférente.

Tout à coup un homme vêtu en ouvrier, petit, carré, ramassé, les cheveux noirs emmêlés sortant en mèches rebelles d’une vieille casquette à la visière déchiquetée, se faufila sans façon dans le groupe et appuyant sa main calleuse sur le bras du Directeur, prononça ces paroles :

– Il y a toujours une prime de 4.000 livres sterling pour le citoyen qui livrera le Corsaire Triplex ?

Et plus bas, de façon à n’être entendu que du seul Allsmine :

– C’est moi, Excellence, qui vous ai écrit ce matin.

CHAPITRE VI

LES MASQUES VERTS


Tel était l’état d’esprit du Directeur de la police que, sans regarder son interlocuteur, il se répandit en reproches menaçants :

– Encore une démarche ridicule que vous conseillez… Le Corsaire se rit de nous, vous le savez… Sans nul doute, vous êtes envoyé par lui pour que la gaieté publique s’élève contre moi… Oui c’est bien cela… Vous êtes l’un de ses alliés… je vais procéder à votre arrestation.

Très calme, l’ouvrier laissa passer cette bordée de phrases soupçonneuses. Mais comme sir Toby s’arrêtait un instant pour reprendre haleine, il répondit doucement :

– Si vous êtes en défiance de moi, faites mettre mes mains dans les menottes, appelez vos agents et suivez mon chemin. Je vous conduirai à la maison où sir Triplex a dépensé toute sa soirée à écrire et dans laquelle il réside encore à cette heure.

À cette proposition d’apparence si loyale, la colère d’Allsmine tomba soudain. Évidemment le personnage qui demandait si paisiblement à être fait prisonnier, ne nourrissait pas de mauvaises intentions. Il était de bonne foi, car il n’est point d’usage parmi les bandits de se livrer si complètement au Service de la Sûreté. Ce fut donc d’un ton radouci que le fonctionnaire reprit :

– Vous êtes donc bien certain de mettre entre mes mains celui dont nous parlons ?

– Oui, si nous ne perdons pas plus de temps. Vous avez bien compris ce que je dis ?

– Il convient de nous mettre en route de suite.

– C’est cela.

– Dans ce cas, prenez la tête, je vous suis.

Déjà le Directeur appelait Pack, Silly et les agents auprès de lui. Mais l’inconnu le retint par le bras :

– Vous manifestez un grand empressement, vous savez. Avant toute chose, ordonnez que l’on me passe les menottes.

– Vous voulez plaisanter ?

– Non, je suis sérieux ; seulement tout doit être prévu. Dans le cas d’un insuccès, je désire que vous n’ayez pas de doute touchant ma sincérité. C’est bien assez de la vengeance de l’Autre pour menacer mon existence.

Toby hésitait, l’inconnu insista :

– Accordez-moi cela, vite, le temps est petit.

Il n’y avait pas à tergiverser. Sur un geste du Directeur, l’ouvrier fut chargé des menottes ; d’un air très satisfait, il considéra cet ornement qui pour tant de gens est un objet d’horreur, puis d’un ton allègre, il prononça :

– S’il vous plaît, je vous guide.

– Guidez, mon cher vieux garçon.

L’artisan n’en demanda pas davantage. Du pas lourd, allongé des travailleurs, il traversa le terrain de la fête, suivi par Allsmine et une dizaine d’agents.

James Pack et l’innocent étaient restés en arrière. Silly avait passé sa main sous le bras du secrétaire, et cette main tremblait visiblement.

Le bossu s’en aperçut :

– Courage, Silly, fit-il avec une expression de profonde tendresse. Courage. Vous vous êtes confié à moi. Vous avez cru à la vérité de mes paroles. L’heure que j’ai promise est venue.

Et l’enfant levant vers lui ses yeux qu’une émotion incompréhensible remplissait de larmes.

– Courage, ajouta Pack. Soyez calme, on peut nous observer.

– Oui, James, oui, balbutia le gamin, vous avez raison. Je veux montrer de la fermeté.

– Vous le devez, Silly. Maintenant êtes-vous en état de marcher ?

– Oui, je crois.

– Alors, rejoignons sir Allsmine. Il faut qu’il nous voie auprès de lui.

Sur ces mots, le secrétaire entraîna son jeune compagnon à une allure rapide, et bientôt tous deux se trouvèrent à quelques pas du Directeur de la police.

La petite troupe sortait de l’espace concédé aux forains. Elle laissait en arrière le champ de foire resplendissant de lumières et s’enfonçait dans des ruelles obscures.

On marchait vers l’ouest de la ville. À l’animation de la fête succédait la solitude des quartiers endormis : rues désertes, boutiques closes, fenêtres aux volets fermés, silence dans lequel les talons des promeneurs sonnaient sur la chaussée avec un bruit formidable.

De loin en loin, un passant attardé s’arrêtait, regardant avec un mélange de crainte et de curiosité le groupe policier poursuivre son chemin ; ou bien une ronde de policemen s’approchait, reconnaissait le Directeur et s’éloignait en murmurant :

– Le grand chef opère lui-même ; cela va chauffer.

On avait passé près de l’Hôtel des Postes, vaste édifice de grès, italien de style, avec sa majestueuse colonnade de granit ; puis l’Hôtel-de-Ville dominé par une tour haute de soixante mètres avait été entrevu, et l’ouvrier que personne ne perdait de vue allait toujours.

Maintenant on entrait dans les faubourgs.

Soudain le guide fit halte et désignant une voie étroite et sombre qui s’ouvrait à la droite de la troupe :

– Nous touchons au but, murmura-t-il.

Le cœur palpitant, Allsmine sonda du regard la profondeur de la rue.

– C’est là !

– Oui, Excellence, à vingt mètres à peine. Une petite maison sur la rue. Derrière, un assez grand jardin dont les murs sont bordés par des passages. Il faudrait cerner la propriété afin…

– … d’empêcher l’évasion de notre gibier de potence… Vous êtes droit.

Aussitôt, sir Toby distribua ses ordres, et par groupe de deux, de trois, les policiers disparurent dans les ruelles avoisinantes. Le Directeur n’avait conservé auprès de lui qu’un agent, James Pack et le petit Silly qui regardait très pâle, le corps agité par de rapides frissons.

– À nous quatre, déclara Allsmine, nous suffirons à garder la porte. J’ai mon revolver, et vous M. Pack ?

– J’ai aussi le mien.

– Allons donc prendre position.

L’artisan s’engagea alors dans la ruelle qu’il avait désignée un instant plus tôt. Il marchait sur la pointe des pieds, évitant de faire du bruit, et ses compagnons l’imitaient, comprenant la nécessité de ne pas donner l’éveil à celui qu’ils traquaient.

Au bout d’une trentaine de pas, le guide s’arrêta. On était en face d’une maison d’aspect bourgeois, dont la porte de bois plein était ornée d’un marteau de cuivre. Toutes les persiennes étaient closes, mais au premier et unique étage, une lumière se montrait entre les lames des volets.

L’ouvrier la désigna du doigt.

Tous devinèrent la signification de ce geste. C’était là que se tenait le Corsaire Triplex. Enfin, on allait donc voir et capturer cet être qui, depuis plusieurs mois, se jouait de la police britannique du Pacifique.

Il était là.

De même que les chasseurs à l’instant de l’hallali, les policiers éprouvent une émotion violente à l’heure où va se jouer la dernière scène du drame dans lequel ils sont acteurs. Ils sont pris de passion pour ce duel sans fin engagé entre les malfaiteurs et eux. Aussi tout le corps d’Allsmine était agité par une trépidation nerveuse à l’idée que tout à l’heure il tiendrait en son pouvoir le Corsaire Triplex.

Il semblait au Directeur qu’il apercevait son ennemi écrivant à la clarté de sa lampe, sans se douter que la Sûreté cernait sa demeure. Il se figurait son soubresaut terrifié lorsqu’il se rendrait compte que toutes les issues étaient gardées. Une immense satisfaction envahissait le fonctionnaire. La capture du fantastique personnage mettait fin à ses inquiétudes ; elle serait pour lui le point de départ de nouveaux honneurs. Déjà chef de la police de la moitié du monde anglais, il pouvait aspirer à tout. Pourquoi ne demanderait-il pas le titre de Lord, que ses subalternes lui appliquaient sans qu’il y eut aucun droit. Et avec cette fatuité naïve des ambitieux, Toby s’avouait tout bas que son nom se prêtait merveilleusement à être accolé au mot Lord.

Un coup de sifflet modulé d’une façon particulière interrompit son rêve. C’était le signal convenu avec ses agents. Il indiquait que l’habitation du Corsaire était complètement cernée.

D’un geste brusque, sir Toby saisit son revolver de la main droite – geste imité aussitôt par ses compagnons – tandis que de la gauche il soulevait le marteau de cuivre de la porte et le laissait retomber en disant d’une voix grave :

– Au nom de la Reine, ouvrez !

Mais alors se produisit une chose inattendue. Le Directeur n’avait pas achevé, que la porte s’ouvrait violemment.

Surpris, car il n’est pas d’usage que les gens hors la loi obtempèrent aussi rapidement aux injonctions de la police, sir Toby, son secrétaire, Silly, l’agent qui les accompagnait, entrevirent des formes humaines qui bondissaient par l’ouverture. Saisis par des mains vigoureuses, désarmés avec une prodigieuse adresse, ils furent entraînés à l’intérieur de la maison, dont la lourde porte retomba sur eux.

Ils n’avaient pas eu le temps de se reconnaître. Séparé de ses amis, la tête enveloppée dans un morceau d’étoffe qui interceptait ses cris, le Directeur pour le Pacifique fut emporté dans un escalier.

Il traversa des salles, des corridors, puis soudain, il devina, à la fraîcheur de l’atmosphère, qu’il avait été ramené à l’air libre.

Du reste, il n’eut pas le loisir de se livrer à de longues réflexions. Une voix rude commanda :

– Montez !

Instinctivement, il leva le pied et fut poussé dans une voiture, qui partit aussitôt avec rapidité.

Il porta les mains à l’étoffe qui encapuchonnait sa tête. Il voulait voir où il était, mais une pression violente ramena ses bras le long de son corps, tandis que l’organe qu’il avait déjà entendu grondait :

– Pas de curiosité. Cela est défendu.

Le ton du personnage n’avait rien de rassurant. Sir Allsmine demeura coi, ce qui lui parut de la plus élémentaire prudence.

Toutefois ses oreilles lui permettaient de faire quelques observations. Ainsi il se rendait compte que la voiture roulait à présent sur une chaussée macadamisée. On était donc sorti de la ville dont toutes les rues sont dotées du pavage en bois.

La constatation n’était pas pour satisfaire le prisonnier. Il était sans aucun doute possible au pouvoir du Corsaire qui, dans toutes ses actions, avait montré qu’il ne professait pas une tendresse particulière pour le fonctionnaire. Or il savait qu’en Australie où la civilisation n’a encore conquis qu’une étroite bande de terre, parallèle au rivage, l’intérieur du pays échappe à l’action de la police. Dans cette immense contrée vaste comme l’Europe, et dont la population égale à peine en nombre celle de la Belgique (3.500.000 habitants), la seule loi en vigueur est la loi du plus fort. En dehors des centres habités, on peut impunément se défaire d’un ennemi. Le désert ne livre pas le criminel, la solitude ne fournit pas de témoins.

Pareilles réflexions sont loin d’être folâtres. Aussi Allsmine sentait-il une sueur glacée ruisseler sur tout son corps. Cette abondante transpiration eût été permise au plus brave en telle occurrence. Il est effrayant d’être à la merci d’un ennemi dans un endroit où celui-ci a toute facilité de vous faire disparaître sans risquer d’être jamais inquiété.

Cependant l’intention des geôliers de sir Toby n’était pas de l’emmener jusqu’au désert, car après une heure de marche environ, la voiture ralentit sa course et les roues sonnèrent sur du pavé.

Le pavé d’une cour probablement, pensa le Directeur averti par de vagues résonnances, que l’espace où se mouvait le véhicule était borné par des bâtiments.

Au même moment, le mouvement cessait, la portière s’ouvrait avec un claquement sec, et le captif, empoigné par les deux bras, était poussé au dehors.

Toujours maintenu par ses gardiens, il gravit un perron de sept marches, traversa une salle dallée qu’il jugea être un vestibule, puis une enfilade de chambres parquetées.

Enfin ses conducteurs l’installèrent sur une chaise et l’un d’eux prononça ces paroles :

– Vous pouvez tirer dehors le capuchon de votre tête.

Avec une hâte facile à comprendre, Toby se débarrassa de la pièce d’étoffe qui l’aveuglait, mais les choses, les êtres que rencontra son premier regard, lui firent presque regretter sa cécité momentanée.

Il était assis au centre d’une salle spacieuse, aux murs nus. En face de lui, derrière une longue table recouverte d’un tapis rouge retombant jusqu’au plancher, se tenaient immobiles et raides comme des statues trois personnages étranges.

De longues robes vertes les enveloppaient de leurs plis lourds. Leurs têtes disparaissaient sous des cagoules de même couleur, dans lesquelles, à la place des yeux et de la bouche s’ouvraient des trous noirs.

Autour du captif, d’autres hommes vêtus en matelots, le visage caché par des masques verts semblaient préposés à sa garde.

Le Directeur voulut parler, mais l’un des trois individus à cagoule, celui-là même, qui tenait la place du milieu, lui imposa silence du geste, puis se tournant vers un marin, masqué de même que les autres, lequel était au bas bout de la table près d’un appareil dont le captif ne devinait pas l’utilité :

– Greffier, demanda-t-il d’une voix parfaitement inconnue à Sir Toby, le phonographe est-il prêt à fonctionner ?

– Oui, capitaine.

– Déclanchez-le afin qu’il enregistre l’interrogatoire.

Un déclic se fit entendre ; celui qui venait d’être appelé Capitaine étendit la main vers Allsmine et du ton d’un président d’assises :

– Vos nom, prénoms ? questionna-t-il.

Une bouffée de colère monta au cerveau du prisonnier. Quoi, lui le chef de la police, on l’interrogeait comme lui-même interrogeait les criminels. Il ne pouvait tolérer cela. Aussi répondit-il d’une voix sèche :

– Je n’ai point à parler. Je ne vous reconnais pas le droit de me questionner.

Un mouvement de la cagoule indiqua que le « Capitaine » haussait les épaules, et d’une voix indifférente, l’homme ordonna :

– Garçons, déliez la langue de l’accusé.

Aussitôt, des couteaux brillèrent dans les mains des gardiens du captif. Terrifié, celui-ci bredouilla :

– Vous oseriez assassiner un homme ?

Paisiblement le Capitaine répliqua :

– Je tuerais une bête sauvage sans hésitation, sans remords. Mais le temps fuit rapidement. Voulez-vous répondre ? Vos nom, prénoms.

– Sir Allsmine, murmura le policier dompté, Toby, Jehosuah, Sim.

– Âgé de… ?

– Quarante-sept ans.

L’homme qui semblait être le président du tribunal improvisé, consulta une note placée devant lui.

– Bien. Ceci est exact. Vous êtes fils de pauvres émigrants établis sur les bords de la rivière Lachlan, à l’intérieur de l’État de la Nouvelle Galles du Sud ?

– Oui.

– Tout jeune vous entrâtes dans la police de Sydney. Vous étiez ambitieux, travailleur aussi, il faut le dire, car vous vous êtes astreint à faire seul vos études alors que vos moyens pécuniaires ne vous permettaient pas de suivre les cours des écoles. Cependant jusqu’à trente ans vous avez végété dans les emplois subalternes. Est-ce vrai ?

– Oui.

La voix de sir Toby était assourdie. Sur son visage se lisait une vague inquiétude. Le capitaine reprit :

– Comment, en seize années, êtes-vous devenu le Directeur de la police pour le Pacifique, titre qui vous confère une autorité presque illimitée, presque royale ?

Et comme l’accusé gardait le silence :

– Je vais vous le dire. Au surplus, nous ne sommes ici que pour cela. À trente ans, vous eûtes la bonne fortune d’être présenté à Lord Green, Anglais fort riche, bien apparenté, qui promenait en Australie un incurable spleen. Votre conversation, le récit de vos aventures policières l’amusèrent quelque peu. Il voulut vous récompenser de l’avoir distrait. Il employa en votre faveur son crédit, celui de la famille de Miss Joan Heart alors âgée de dix-neuf ans, qu’il venait d’épouser. Bref en deux années, vous devîntes chef du bureau des recherches et commensal de la maison de Lord Green, la maison que vous habitez à présent dans Paramata Street.

À cette dernière phrase négligemment jetée par le capitaine, sir Toby avait pâli. Son interlocuteur ne sembla point remarquer ce détail et il poursuivit :

– Tout cela est conforme à la vérité, n’est-ce pas ?

– Je l’avoue.

– Bien. Du reste, vous manifestiez en toute circonstance à vos protecteurs une reconnaissance dont ils étaient touchés. C’est ainsi qu’une miniature de famille, à laquelle Lord Green attachait un grand prix, ayant disparu…

– Je découvris le voleur, interrompit impétueusement Allsmine. J’ai accompli mon devoir et personne ne saurait m’infliger un blâme.

– Personne n’y songe, déclara le capitaine d’un ton légèrement ironique. J’allais rendre hommage à votre adresse, car sans vous, on n’eût jamais songé à accuser Joë Pritchell, cousin pauvre et orphelin que Mistress Joan avait recueilli et dont elle payait généreusement l’éducation.

Un frisson agita la cagoule du personnage assis à la droite de l’orateur.

– On trouva, continua celui-ci, la miniature cachée dans les effets dudit Joë, un enfant de quinze ans. Malgré ses dénégations, sa culpabilité ne fit et ne pouvait faire doute. Cependant, la bonne Lady ne voulut pas l’abandonner, mais il cessa de faire partie de la maison et fut envoyé pour terminer ses études en Angleterre où il réside encore.

– Ces détails sont connus de tout le monde, fit Toby.

– Rien d’étonnant à ce que je les connaisse, voulez-vous dire ? Votre affirmation est exacte. Tout à l’heure vous verrez que je sais aussi des choses moins publiques.

La menace cachée dans cette phrase, impressionna l’accusé qui courba la tête un instant.

– Peu après, la petite fille de Lord Green et de Lady Joan, un délicieux baby de quatorze mois, que les domestiques appelaient respectueusement Miss Maudlin, fut atteinte d’un mal bizarre. Une sorte de langueur, de consomption. Les médecins, impuissants à découvrir l’origine de la maladie, parlèrent vaguement du mauvais air des villes, des bienfaits de la vie rustique. Votre mère était encore de ce monde, Allsmine. Vous proposâtes de lui confier l’enfant. Là-bas, disiez-vous, dans la petite ferme proche de la rivière Lachlan, Maudlin recouvrerait bientôt la santé, et il vous serait doux de penser que l’air pur qui vous avait donné la vigueur à vous-même conserverait la fille de vos bienfaiteurs. Et puis, votre brave mère offrait des garanties qu’une inconnue ne présenterait jamais. Il advint ce qui devait arriver. Vos raisons prévalurent et la petite malade fut confiée à la famille de Lachlan.

Bien en face, le Directeur de la police regardait son interlocuteur :

– Eh bien, après ? Qu’y a-t-il en tout cela de répréhensible ?

L’interpellé fit entendre un rire narquois :

– Vous posez bien la question utile, Allsmine, mais elle est un peu précipitée ; j’y répondrai tout à l’heure. Pour l’instant, je reprends le récit. Le malheur s’acharnait contre la famille Green. Le Lord fut tué peu après dans une chasse au kangourou ; une balle égarée en plein cœur… et jamais on ne put établir quel fusil avait lancé le messager de mort.

– C’est un accident.

– Il n’est point le seul. À peine la veuve se remettait-elle de ce deuil terrible, qu’un coup plus atroce encore la frappait. Votre mère affolée arrivait à Sydney et racontait que la pauvre petite Maudlin était tombée dans la rivière Lachlan, que le courant l’avait emportée, que son corps n’avait pu être retrouvé. Personne n’avait assisté au drame. Une barque qui servait à traverser le cours d’eau avait été découverte la quille en l’air. On supposait que l’enfant, s’étant échappée de la ferme, était montée dans le bateau, que la corde s’était rompue, que sais-je ?

Et Toby demeurant muet, le mystérieux juge prononça ces mots :

– Quelle est votre opinion sur la mort de cette pauvre chère mignonne petite chose, Allsmine ?

L’accusé se troubla visiblement. Cependant il réussit à se dominer et à articuler d’une voix ferme :

– J’ai accepté la version que vous venez de rappeler. Pas plus que les autres, je ne sais la vérité.

– Vous ne savez pas, murmura le capitaine avec un accent indéfinissable.

Puis sans prendre garde au tremblement dont le corps du Directeur fut secoué, l’inconnu reprit :

– Le désespoir de Lady Joan fut effrayant. Peut-être eût-elle appelé la mort comme une délivrance, si votre amitié – rien ne saurait rendre l’ironie avec laquelle ce mot fut prononcé – si votre amitié n’avait veillé. Chaque jour vous veniez à la maison de la rue Paramata, vous prodiguiez les consolations à l’infortunée, vous employiez presque la violence pour la contraindre à se distraire. Partout vous vous montriez à ses côtés. Bientôt la rumeur publique, aidée par vos actes, vous désigna comme le futur mari de la veuve. Celle-ci effrayée de sa solitude, circonvenue par ses connaissances, tremblant de perdre votre amitié si dévouée, consentit à vous donner sa main.

– J’avais pour elle la plus profonde affection, essaya de dire le policier.

Mais le capitaine l’interrompit brusquement :

– Vous aviez de l’ambition simplement. Ce mariage était le but auquel vous tendiez depuis longtemps, car il devait vous permettre d’utiliser les hautes relations de la famille Green, d’atteindre ainsi la situation que vous occupez aujourd’hui, de n’avoir pour guide que votre volonté, pour loi que votre tyrannie.

Arrêtant d’un geste violent la protestation sur les lèvres de l’accusé, l’homme à la cagoule verte conclut d’une voix éclatante, qui vibra dans le silence avec une farouche énergie :

– Moi, Corsaire Triplex, je vous accuse, vous Allsmine : 1° d’avoir caché dans les hardes de Joë Pritchell la miniature volée. Quoique jeune, Joë avait un esprit pénétrant, il vous gênait ; 2° d’avoir tenu le fusil dont la balle causa la mort de votre protecteur Lord Green. Celui-là vous gênait aussi ; 3° d’avoir fait enlever Maudlin Green par un homme à vous, qui placé entre la punition d’un crime et une promesse de grâce, n’hésita pas à se charger de la mission sinistre de noyer l’enfant qui eût protégé sa mère contre votre menteuse affection.

Un sanglot interrompit l’orateur. Son voisin de droite s’était soulevé à demi. Ses mains pressaient convulsivement la cagoule qui cachait son visage. Un mouvement brusque déplaça le capuchon et laissa apercevoir les mèches d’or de cheveux bouclés.

D’un mouvement rapide, le capitaine ramena la cagoule en place, mais les yeux d’Allsmine s’étaient arrêtés sur les boucles blondes. Une expression de surprise avait passé sur ses traits et tout bas, il avait murmuré :

– On dirait la chevelure de Silly. L’hôtelier de Centennial-Park-Hôtel aurait-il un juste soupçon ?

Mais sa physionomie avait repris son apparence impassible, lorsque son juge se retourna vers lui :

– Depuis que vous êtes le premier magistrat du Pacifique, dit lentement ce dernier, vous avez élevé l’injustice, le régime du bon plaisir à la hauteur d’institutions. Vous avez piétiné sans pitié ceux que vous auriez dû protéger. Et pour ne parler que de votre dernier crime, pourquoi avez-vous emprisonné un Égyptien du nom de Niari ? Vous vous taisez, je répondrai donc pour vous. Vous avez jeté ce malheureux sous les verroux parce qu’il se repentait d’un mensonge par lequel tout son peuple avait été trompé. En le séparant des humains, vous saviez que vous condamniez au désespoir un Français, bien étranger aux intrigues égyptiennes, que vous lui arrachiez son nom de Robert Lavarède pour lui imposer à jamais celui d’un traître, celui de Thanis.

– Lavarède, répéta Allsmine, se souvenant que ce nom avait été prononcé devant lui dans la soirée… Lavarède, que vient-il faire là-dedans ?

Le capitaine allait répliquer, mais son voisin de gauche le tira par la manche. Il y eut un long silence. Enfin l’accusateur parla :

– Je cite ce Lavarède comme j’en pourrais citer cent autres. Mais il est temps de conclure. Sachant vos crimes, je devrais vous tuer ainsi qu’une bête venimeuse, mais la pierre qui scellerait votre tombeau, y enfermerait la Vérité que je veux voir éclater au grand jour. Ce n’est point la vengeance que je poursuis, c’est la réparation du mal que vous avez causé. Dans votre situation, vous êtes inattaquable ; toute accusation se briserait contre le piédestal où vous vous êtes hissé. Il faut donc vous précipiter à terre, vous faire révoquer. Administrativement, c’est le ridicule qui tue ; et bien, moi, Corsaire Triplex, je vous condamne au ridicule. Demain vous serez la fable de la ville en attendant que vous deveniez la fable de toutes les terres anglaises. Et n’espérez point donner le change, ce que j’ai résolu prouvera qu’ayant la possibilité de vous faire périr, je me suis contenté de vous bafouer.

Avec un accent railleur, le Corsaire termina :

– Tous rendront hommage à ma générosité. Vous me devrez la vie jusqu’au moment où il me sera possible de vous livrer à la justice.

Aucun son ne s’échappa de la gorge contractée d’Allsmine. Il avait peur, véritablement peur. Les dernières phrases du capitaine avaient pénétré dans son cerveau ainsi que des griffes d’acier. Oui, son ennemi avait vu juste, il y avait pour lui une chose plus terrible que le trépas, c’était le ridicule, la perte de son prestige, la première atteinte à sa situation. Et puis comment cet homme inconnu savait-il les détails précis que lui, le coupable, croyait avoir enveloppés du voile de l’oubli. Car tout était vrai dans la flagellante accusation du Corsaire, tout !

Et dans le désarroi de sa pensée, une seule lueur tremblottait. On ne le tuerait pas, son juge l’avait formellement déclaré. Il vivrait donc ; il pourrait tenter une lutte suprême. Et puis ces cheveux blonds semblables à ceux de l’innocent Silly, ces cheveux entrevus tout à l’heure, ne lui désignaient-ils pas une piste ; ne fourniraient-ils pas à un homme adroit, expert en ruses policières, le moyen d’atteindre qui le menaçait.

Soudain il poussa un cri. Sur un signe de leur chef, les matelots s’étaient jetés sur lui, et tandis que les uns lui encapuchonnaient la tête, les autres lui attachaient solidement les mains derrière le dos.

De nouveau il était aveugle et garrotté.

Comme à l’arrivée, il se sentit prendre les bras. Il ne résista pas, à quoi bon d’ailleurs. Ses guides l’entraînèrent au dehors, le firent remonter en voiture et la course dans la nuit recommença.

CHAPITRE VII

L’INTERVIEW D’UN PENDU


De nouveau, après une heure environ, le cab s’arrêta, et sans cérémonie, le Directeur de la police fut extrait de sa prison roulante.

Il perçut vaguement un murmure de voix. Il eut conscience que des mains frôlaient son corps, que des cordes s’enroulaient autour de sa poitrine, étaient passées sous ses bras. Une chaînette supportant un objet pesant fut jetée sur ses épaules ainsi qu’un collier. Soudain une voix qu’il reconnut pour être celle du président du singulier tribunal des Masques verts prononça :

– Hisse, garçons !

Son capuchon fut arraché. Mais il n’eut pas le loisir de regarder autour de lui. Une secousse violente le fit chanceler, une force irrésistible le tira en haut, ses pieds quittèrent le sol et il se balança dans l’espace.

Des pas précipités sonnèrent sur la terre ; il aperçut confusément des ombres humaines qui s’enfuyaient en courant, puis le silence se rétablit, troublé seulement de temps à autre par la chanson des feuillages agités par le vent ou bien encore par des pépiements d’oiseaux effarouchés.

Effaré, stupéfait, sir Toby interrogea des yeux tous les objets qui l’entouraient.

À douze pieds du sol il se trouvait suspendu. Des cordes comprimaient sa poitrine, continuées par un grelin qui montait tout droit au-dessus de sa tête jusqu’à une solive carrée dont la forme se dessinait sur le ciel.

En suivant du regard cette pièce de bois, il remarqua que son extrémité opposée s’appuyait à angle droit sur une poutre, parallèle à la corde de suspension. Allsmine voulut tourner la tête pour mieux distinguer. Ce simple mouvement imprima au grelin une légère rotation. Le Directeur pivota lentement sur lui-même et un cri sourd, empreint de rage et d’épouvante s’échappa de ses lèvres.

Les poutres accolées d’équerre formaient une potence, à laquelle il était accroché.

Lui, le Directeur pour le Pacifique, il était pendu… sans intention assassine, il dut en convenir, car nul filin n’enserrait son col ; il respirait avec facilité, et n’eût été le souvenir du tribunal secret, il eût pu se croire soumis au traitement suspensif, préconisé par le corps médical pour le traitement de certaines maladies nerveuses.

Cependant, tout danger immédiat semblant écarté, on ne saurait s’étonner que la victime du Corsaire Triplex trouvât sa situation terrible.

La vue d’une potence a quelque chose d’effrayant, et il est particulièrement pénible pour un gentleman, dont la profession est de faire pendre son prochain, de se balancer lui-même à l’ombre de l’L renversé qui symbolise la répression judiciaire anglaise.

Et puis à l’angoisse physique vint bientôt s’ajouter une torture morale. Avec une logique qui démontrait que même dans cette circonstance exceptionnelle le Directeur pour le Pacifique conservait toute sa puissance de raisonnement, celui-ci se rendit compte qu’il ne pouvait demeurer éternellement entre ciel et terre. Or, comme il lui était impossible de se délivrer lui-même, la conclusion naturelle était que d’autres devraient se charger de ce soin.

D’autres, c’est-à-dire des citoyens soumis à sa juridiction, le trouveraient, lui dont le nom seul faisait trembler les sujets britanniques éparpillés sur les milliers de lieues de côtes baignées par l’océan Pacifique ; ils le trouveraient accroché, mélancolique et grotesque, à un gibet.

Les paroles du Corsaire Triplex lui revenaient en mémoire :

– C’est le ridicule qui tue. Je vous tuerai par le ridicule.

Certes jamais le cerveau d’un ennemi n’avait donné le jour à plus diabolique conception.

Un immense éclat de rire, Toby le constatait avec désespoir, dilaterait la rate de tous les Australiens, lorsque sa mésaventure serait connue. Son prestige recevrait un coup mortel.

Maint fonctionnaire se fût abandonné en semblable occurrence, mais Allsmine était de ceux que l’obstacle irrite, stimule.

– Après tout, murmura-t-il, un coup d’éclat peut tout sauver. On n’est plus ridicule quand on se venge. Je tiens déjà un fil de l’intrigue. Silly, Silly dont j’ai cru reconnaître la chevelure tout à l’heure ; Silly que le patron du Centennial-Park-Hôtel avait désigné au hasard.

Puis avec un sourire :

– Le billet adressé à sir Lavarède – encore un nom à noter – portait que ce touriste me rencontrerait dans des jardins du Domaine, près la statue de Cook. Serais-je en cet endroit ?

Les premières lueurs de l’aube apparaissaient. Le pendu regarda autour de lui. La potence était dressée au centre d’un rond point auquel aboutissaient plusieurs avenues ombreuses. Mais les arbres serrés empêchaient la vue de s’étendre au loin.

Pourtant à mesure que la lumière devenait plus intense, l’horizon se reculait. Des éclaircies s’ouvraient ainsi que des fenêtres dans les feuillages. Tout à coup, Allsmine poussa un cri.

Une forme blanche, imprécise se montrait confusément à travers le lacis serré des branches.

– La statue. C’est la statue, s’écria le Directeur. Alors rien n’est perdu. Si j’ai la chance que ce monsieur Lavarède arrive ici avant une autre personne, j’obtiendrai de lui le silence… Pourvu qu’au Centennial, on ne l’ait pas dissuadé de venir. Cela serait fâcheux, car ce serait déjà une victoire pour moi qu’il fût seul au courant de l’affaire. Et ensuite sans rien dire à personne, pas même à James Pack qui rirait de cela, j’attache un agent aux pas de l’innocent Silly, je fais filer le drôle. Je sens que j’atteindrai ainsi le Triplex, c’est mon instinct qui me guide et l’instinct m’a toujours servi.

Maintenant le soleil commençait à s’élever au-dessus de l’horizon. Ses rayons d’or éveillaient les nids, et les oiselets perchés à l’extrémité flexible des branches regardaient curieusement le pendu. Sans doute les bestioles s’étonnaient de voir un homme aussi élevé au-dessus du sol.

De nouvelles transes commencèrent pour sir Toby. Cinq heures sonnèrent aux diverses horloges de la ville. Les vibrations lointaines des timbres le firent tressaillir.

– Si ce M. Lavarède vient, grommela-t-il, il ne sera ici que vers six heures. Une heure encore. Pourvu que personne ne me découvre d’ici-là. Éviter le ridicule, voilà la question. J’ai chance d’ailleurs qu’il en soit ainsi. Les grilles et portes s’ouvrent à six heures seulement.

Il secoua la tête, mais il ressentit une douleur entre les épaules tandis qu’un objet carré qui s’appuyait sur sa poitrine brimballait lourdement.

Baissant les yeux, il s’aperçut qu’une chaînette formant collier supportait une planchette carrée, mise ainsi qu’un écriteau sur sa poitrine.

Qu’était cet étrange ornement ? En se balançant légèrement au bout de sa corde, le pendu parvint à s’assurer que la planchette était couverte de caractères, mais il lui fut impossible de lire. Le mouvement d’oscillation lui donnait le vertige, il dut renoncer à satisfaire sa curiosité.

Peu à peu, ainsi qu’un pendule abandonné à lui-même, le fonctionnaire était revenu à l’immobilité complète et verticale.

Il se sentait engourdi, moulu, mais l’approche de la sixième heure lui donnait du courage. À six heures moins dix, les grilles seraient ouvertes. Ah ! si ce M. Lavarède, client du Centennial-Park-Hôtel pouvait être exact !

Au fait, que lui voulait cet étranger ? C’était peut-être un parent de Robert Lavarède ? Est-ce que celui-là aussi allait lui parler de l’Égyptien Niari ? Ce serait là une complication fâcheuse, car le Corsaire à la cagoule verte avait dit vrai.

Niari s’était présenté quelques mois auparavant à la Direction générale de la police du Pacifique. À sir Toby lui-même, il avait raconté l’aventure égyptienne qui avait fait de Robert Lavarède un Thanis, et Allsmine, soucieux avant tout de complaire à ses collègues africains, avait fait arrêter le pauvre diable, qui depuis était enfermé au secret dans le fort de Broken-Bay, à quelques lieues au nord de Sydney.

– Bah ! fit le fonctionnaire écartant ces idées. La seule chose intéressante en ce moment est que ce M. Lavarède me tire d’ici. Après nous verrons à forcer sa langue à la discrétion.

Comme pour ponctuer la phrase, la demie de cinq heures sonna au loin.

– Encore trente minutes d’incertitude, maugréa le pendu.

Mais il se tut soudain, prêtant l’oreille. Un bruit de pas se faisait entendre à sa droite.

– Qui diable se promène dans le parc, fit Toby ? Les grilles sont encore fermées.

De nouveau il s’interrompit. Une marche rapide faisait crier le gravier d’une allée à sa gauche.

– Un autre promeneur ?

Cependant, tant à sa droite qu’à sa gauche, le son se renforçait. Évidemment les personnages invisibles encore approchaient. Quels étaient-ils ?

La réponse ne se fit pas attendre. Par des allées opposées, deux jeunes gens pénétrèrent dans le rond-point. Tous deux blonds, vêtus à la dernière mode, le monocle à l’œil, des gants irréprochables aux mains. Signe caractéristique : chacun tenait un carnet et un crayon.

Ils eurent en s’apercevant un même geste de contrariété… aussitôt réprimé d’ailleurs. Le sourire aux lèvres, ils se touchèrent la main et échangèrent ce bizarre dialogue :

– Ensemble, mon cher confrère.

– Vous l’avez dit[3].

– La New-Sydney Review a le roi des reporters.

– Vous m’obligez à déclarer que l’Instantaneous possède le reporter empereur.

– Trop aimable.

– Moins que vous-même.

– Et vous veniez ?…

– Interview.

– Justement comme moi.

– Le New-Sydney Review a donc reçu une communication du Corsaire Triplex ?

– Elle a. De même que l’Instantaneous, je pense ?

– Alors, procédons.

– Procédons et ensuite chacun à son journal. Un match, à qui paraîtra le premier.

Tous deux eurent un rire joyeux, puis mettant le chapeau à la main, ils s’inclinèrent respectueusement devant le pendu qui répondit par une affreuse grimace.

Le fonctionnaire n’avait pas perdu un mot de la conversation précédente. Il avait compris, qu’afin d’assurer sa vengeance, le Corsaire avait avisé les journaux de son aventure. Avec rage il se sentait pieds et poings liés, accroché de plus à une potence, au pouvoir des deux reporters qui venaient de se présenter. Jamais interviewé ne fut en plus désavantageuse position. Le ridicule était inévitable. Il allait être tiré à des milliers d’exemplaires. Dans toutes les maisons on s’esbaudirait au récit de la mésaventure du policier.

Il frissonna en entendant soudain un double déclic.

Tandis qu’il réfléchissait, les journalistes avaient pointé les appareils photographiques, dont tout journaliste australien est muni. Ils s’étaient procuré ainsi des « instantanés » du pendu.

Après quoi, sans paraître remarquer les regards furibonds de leur victime, ils saluèrent derechef et avec un touchant ensemble :

– Merci de la complaisance, Sir Toby Allsmine, la pose était excellente. Comment est votre santé ce matin ?

– Eh ! Messieurs, gronda Toby, au lieu de vous livrer à des plaisanteries de cette sorte, vous agiriez mieux en allant quérir une échelle pour me tirer hors de l’endroit où je suis.

Les interpellés sourirent :

– Nous ferons ainsi dans un moment, Sir. Mais il est très difficile de vous aborder généralement, et la circonstance nous donne un avantage d’interview, dont nous ne saurions sans faute ne pas profiter.

Et d’un ton conciliant :

– Le retard sera petit. Une note du Corsaire Triplex nous a raconté l’affaire. Nous sommes accourus. Les grilles du Domaine fermées, nous les avons escaladées pour trois raisons : Prendre un portrait de vous, une, cela est fait. Ensuite pour copier le texte de l’étiquette que vous portez en avant de votre poitrine, deux. Cela demande dix secondes.

Chacun se prit à écrire sur son carnet, lisant à haute voix, ce qui permit à Allsmine, sans toutefois lui être agréable, de connaître la teneur de l’écriteau dont il se trouvait orné :

« Le Corsaire Triplex aurait pu certainement punir le nommé Allsmine de ses crimes. Il lui aurait suffi d’accrocher le dit par le col au lieu de l’attacher bénévolement par les épaules. S’il n’a point opéré par strangulation, c’est uniquement parce qu’il laisse ce soin à la justice britannique, qui ne manquera pas tôt ou tard d’avoir les yeux ouverts sur le personnage dénommé. »

– La chose est inscrite, reprirent les reporters avec satisfaction. Passons maintenant à notre troisième objet. Voulez-vous nous dire vos impressions de pendu ?

À cette question saugrenue, sir Toby ne put retenir un juron :

– Allez au diable !

Mais les représentants de la New-Sydney Review et de l’Instantaneous, n’étaient point gens à se démonter pour si peu. Toujours gracieux, ils susurrèrent :

– Prenez le temps nécessaire, nous patienterons. La question est d’un intérêt très attrayant, d’allure philosophique même, j’oserai dire. Vos réflexions doivent être parfaitement complètes. Car il semble que jamais un pendu n’a eu un loisir aussi long pour noter ses impressions.

Et comme Allsmine, absolument hors de lui, se renfermait dans un mutisme obstiné, l’un des reporters tira de sa poche un étui à cigares, offrit un Havane à son confrère, en choisit un lui-même. Puis tous deux se mirent à fumer paisiblement.

Quelle que fut son indignation, le Directeur de la police comprit qu’il fallait capituler :

– Messieurs ! appela-t-il.

Les jeunes gens se rapprochèrent aussitôt :

– Vous désirez, Sir ?

– Répondre à vos questions. Mais par l’orteil de Satan, faites hâte, car je suis horriblement lassé.

Ce fut l’envoyé de l’Instantaneous qui prit la parole :

– En vous voyant suspendu, Sir, quelles furent vos pensées ?

– Désagréables.

– Je crois aussi. Mais enfin, était-ce la peur qui dominait votre esprit ?

– Non, je me rendais compte que ma vie ne courait aucun danger.

Les journalistes hochèrent la tête d’un air approbateur :

– Cette déclaration confirme l’écriteau du Corsaire Triplex. Ce Corsaire semble un gentleman très loyal.

Rien ne pouvait être plus irritant pour le pendu que cet éloge appliqué à son adversaire. Aussi, oubliant son calme d’emprunt, il clama :

– Lui, c’est un misérable !

– Pardon, interrompit flegmatiquement son interlocuteur. Il affirme n’avoir pas voulu vous ôter l’existence, vous dites la même chose. Il est donc loyal.

– C’est un bandit, capable de tous les crimes, hurla Toby exaspéré.

– Allons, allons, Sir, ayez un peu de politesse. Nous ne saurions publier des répliques aussi outrageantes pour un honorable corsaire qui se fait un devoir de renseigner la presse.

Du coup, Allsmine se mordit les lèvres pour ne pas couvrir d’injures ses imperturbables tourmenteurs.

– Au surplus, poursuivit l’élégant reporter, notre entrevue tire à sa fin. Une dernière interrogation. La police est-elle sur la piste de cet étrange Triplex ?

On eût véritablement dit que le questionneur choisissait ce qui devait le plus mettre en rage le pendu. Toutefois ce dernier, chez qui la courbature faisait de rapides progrès, se contint par respect pour sa propre souffrance et d’une voix étranglée parvint à bredouiller :

– Non. On n’a relevé jusqu’ici aucun indice.

La phrase notée, les reporters firent disparaître carnets et crayons, puis du ton le plus courtois :

– Le plus obligé, Sir, de votre complaisance. À présent, nous nous rendons chez le jardinier chef, et nous vous envoyons une échelle pour descendre…

– Non, non, glapit le pendu. Trop de gens m’ont déjà vu… ; je ne supporterai pas la venue des ouvriers du parc.

– Vous désirez que nous rapportions l’échelle nous-mêmes ?

– Si vous y consentez ?

– En vérité nous consentons. Venez, mon cher confrère. Nous délivrerons sir Allsmine, et ensuite tout à notre match.

Enchantés de leur expédition, les jeunes gens s’en allèrent de conserve et bientôt ils disparurent dans une allée latérale…

Il est certain que le pendu, interviewé malgré lui, appela sur leur tête « in petto » toutes les malédictions imaginées par la verve anglo-saxonne. Maintenant la suspension lui causait une véritable torture. Dans ses membres engourdis, le sang circulait avec peine. Une torpeur emplie de picotements pénibles le gagnait, les minutes lui semblaient longues comme des siècles.

Un bruit de pas le réveilla.

– Ce sont eux, murmura-t-il.

Point. L’homme qui pénétra dans le rond-point lui était totalement inconnu et pour cause. C’était Armand Lavarède qui, ganté de frais, venait au petit bonheur au rendez-vous fixé par le billet anonyme.

À la vue de la potence, le Parisien s’arrêta interdit. Ses yeux parcoururent avec surprise l’écriteau dont la poitrine de sir Toby était agrémentée, et il murmura entre haut et bas :

– Sir Toby Allsmine ! ma foi, je savais les Anglais excentriques, mais pas à ce point là !

Naturellement la réflexion ranima la rage du pendu, et comme Armand, après un profond salut, se présentait :

– Lavarède, journaliste parisien.

– Allez en enfer, gronda le policier, vous arrivez trop tard !

Tranquillement le Français tira sa montre :

– Mille pardons. Il est exactement six heures.

Comme pour appuyer son dire, les horloges de la ville se mirent à sonner.

– Écoutez vous-même, continua-t-il…

Mais le pendu lui coupa la parole :

– Il ne s’agit pas de cela. Victime d’une sotte plaisanterie, je comptais sur votre venue pour être délivré sans que ma mésaventure s’ébruitât.

– Rien de plus aisé.

– Trop tard, vous dis-je. Deux reporters de Sydney vous ont précédé. Ils vont me décrocher, mais ils tiennent un article sensationnel et ils le publieront.

Lavarède eut un sourire :

– Bah ! un article, on le dément. C’est un procédé de gouvernement, cela.

– Sans doute, sans doute, reconnut Allsmine tellement troublé qu’il en devenait sincère. Un article se nie ; mais hélas ! Il y a autre chose…

– Autre chose ?

– Des photographies.

– Je ne comprends pas.

– Nos reporters sont munis d’appareils instantanés… Bref chacun d’eux a un cliché…

– … dont vous seriez charmé de les débarrasser ?

– Naturellement… Mais silence, les voici.

En effet, les représentants de la New-Sydney-Review et de l’Instantaneous pénétraient dans la clairière portant une échelle double qu’ils dressèrent méthodiquement sous la potence.

Lavarède s’inclina courtoisement et les voyant quelque peu surpris :

– Je suis, gentlemen, un de vos confrères de France. Je me félicite, ainsi que vous sans doute, de la curieuse chronique que je récolte ce matin.

– Un confrère, s’écrièrent les Saxons avec cordialité. Alors nous allons vous confier le soin de décrocher M. le Directeur de la police du Pacifique pour filer à nos journaux. Vous concevez, c’est un match…

Armand secoua la tête :

– Malheureusement je ne saurais vous rendre ce service. Étranger au pays, il est de convenance élémentaire que je ne m’interpose pas entre la justice et le banditisme.

– Juste, répliquèrent les Australiens, très correct ! Puis se frappant réciproquement sur les épaules :

– Trêve au match, l’échelle est double. Montons chacun d’un côté et le gentleman Allsmine dépendu, nous reprendrons notre liberté d’action.

– All right !

À ces mots, chacun des jeunes gens se porta d’un côté de l’échelle et posa le pied sur le premier barreau.

– Un instant, Messieurs, s’écria Lavarède.

Tous deux l’interrogèrent du regard. Il étendit le doigt vers les appareils photographiques que les reporters portaient en bandoulière :

– Ne craignez-vous pas qu’au cours de l’exercice auquel vous allez vous livrer, il n’arrive un accident à vos appareils.

Les Australiens parurent frappés de la réflexion :

– Si, si, nous craignons cela.

Et d’un même mouvement, ils firent passer par dessus leurs têtes les courroies de cuir maintenant leurs instruments. Ils regardaient autour d’eux, cherchant où les déposer, mais avec un aimable sourire, Armand les prit :

– Permettez-moi de les tenir, c’est de la bonne confraternité.

– Remerciements, murmurèrent les journalistes indigènes.

Après quoi, lestes comme des écureuils ; ils gravirent l’échelle et s’occupèrent de détacher le Directeur de la police qui, succombant à la fatigue, était presque évanoui. Alors Lavarède eut un clignement d’yeux ironique :

– Plus d’instantanés, fit-il à part lui, et je deviens l’ami de ce sir Allsmine dont le concours me sera précieux pour retrouver mon pauvre Robert. Supprimons les clichés.

Avec précaution, il enlevait en même temps les obturateurs. Or, chacun sait que, jusqu’au moment où ils ont été fixés par des bains appropriés, les clichés photographiques doivent être soustraits à l’action de la lumière, sinon ils s’effacent.

Le Parisien, réputé dans la Ville-Lumière pour son ingéniosité, venait d’en donner une nouvelle preuve. Désormais les instantanés n’existaient plus.

Cependant, avec une peine infinie, les reporters détachaient Allsmine, et le soutenant, le portant presque, ils l’amenaient à terre.

Lestement Lavarède replaça les obturateurs, rendit à ses confrères australiens leurs appareils, sans que rien sur sa physionomie trahît le bon tour qu’il venait de leur jouer et se laissa secouer cordialement la main par eux.

Ce devoir de courtoisie rempli, les jeunes rivaux se mesurèrent de l’œil :

– Instantaneous, dit l’un, la trêve est expirée.

– Je le sais, New Sydney Review, fit l’autre.

– Alors, le match commence.

– Il commence.

– Dix livres au premier publié.

– Tenu.

– En avant !

Tous deux prirent aussitôt le pas gymnastique et se perdirent sous les arbres, laissant Lavarède seul en présence du policier.

CHAPITRE VIII

UNE FILATURE (STYLE POLICIER)


Il fallut dix minutes de frictions, de mouvements dits « d’assouplissement » par les professeurs de gymnastique pour rendre à sir Toby l’usage de ses membres.

Son intellect avait heureusement repris son équilibre un peu plus tôt, de sorte que Lavarède avait pu lui faire comprendre le procédé simple et pratique grâce auquel il avait réduit à néant les instantanés des reporters.

Aussi Allsmine lui prouva-t-il son retour à la conscience physique en lui broyant la main, dans une de ces étreintes chaleureuses dont les Anglo-Saxons ont le secret.

Ceci fait, les deux nouveaux amis prirent le chemin de l’hôtel de Paramata-Street. En route, Armand présenta son « Rapport » au chef de la police, lui narra l’odyssée de son cousin Robert, et sollicita de lui la mise en campagne de la brigade des recherches, afin de retrouver le fugitif.

Avec une impudence tranquille, Allsmine promit tout ce qu’il voulut, en déclarant toutefois n’avoir jamais entendu parler de Robert, de Thanis ou de Niari.

Bref, ils atteignirent le but de leur promenade enchantés l’un de l’autre. À la porte de l’hôtel, une surprise attendait le policier.

James Pack et Silly se trouvaient là au milieu d’un groupe d’agents. Une acclamation accueillit l’arrivée du Directeur pour le Pacifique. Après échange de félicitations, James raconta à son supérieur que, saisi comme lui, il s’était retrouvé vers minuit, ligotté à un pilier en face du poste de surveillance de Darling-Harbour. À ses cris le poste était sorti et l’avait délivré. Aussitôt libre, lui même avait couru à la maison indiquée comme la demeure du Corsaire Triplex. Assisté par les agents qui continuaient gravement à cerner l’immeuble, il avait pénétré à l’intérieur ; mais à sa grande surprise, il avait constaté que le local était vide, dénué de mobilier, abandonné. Il avait fouillé partout, sondé les murs ; car il se rappelait confusément avoir été emporté par un passage souterrain ; ses recherches étaient restées vaines.

Quant à Silly qu’il venait de rencontrer, c’était une autre affaire. L’innocent prétendait avoir été enfermé dans une chambre où des hommes à figure verte – sans doute des personnages masqués – lui avaient servi un copieux repas.

Le gamin y avait fait honneur, puis s’était endormi. Au jour il s’était éveillé, étendu tout de son long sur des bottes de paille, débris d’emballages, à l’extrémité-est des Docks. Les souvenirs de la nuit se brouillant dans son cerveau faible, l’enfant n’était pas certain de n’avoir pas rêvé.

Sans que la moindre contraction de ses traits indiquât le soupçon, sir Toby écouta paisiblement ce récit.

– Bien, dit-il enfin. Tout cela manque de clarté, mais la chose essentielle à cette heure est de se reposer. Vous, Monsieur Pack, rendez-vous au bureau pour assurer le service. Je vais dormir deux heures et viendrai ensuite vous relever.

Sur ces mots, il serra la main de Lavarède et pénétra dans l’hôtel avec son secrétaire. Il accompagna ce dernier, jusqu’au seuil du bureau mais une fois seul, au lieu de s’enfermer dans sa chambre ainsi qu’il en avait manifesté l’intention, il ressortit et d’un pas rapide, gagna l’Office Central de la Police.

Là, il fit mander un agent du nom de Dove, s’entretint longuement avec lui, à voix si basse que son interlocuteur l’entendait à peine. Enfin il revint à son domicile et verrouillé dans son cabinet de toilette, il se doucha, se tuba, se lotionna longuement avec une préparation aromatique ; puis frais, dispos, ne portant aucune trace de fatigue, il s’en fut remplacer au bureau James Pack qui, au moyen du téléphone, mettait sur pied toute la police de Sydney pour courir sus au Corsaire Triplex. Resté dans la rue, Armand Lavarède avait considéré Silly qui regardait de ses yeux vagues les agents se disperser. Le doux visage de l’enfant, son infirmité cérébrale étaient bien faits pour inspirer la pitié. Et puis le journaliste parisien se trouvait dans cette disposition d’esprit où l’on désire rendre heureux tous ceux qui se montrent. Il ne doutait plus du succès de son entreprise. Arrivé la veille à Sydney, il avait pu rendre un réel service au puissant fonctionnaire dont le concours lui était indispensable pour rejoindre son cousin. Aussi appuya-t-il amicalement la main sur l’épaule de l’innocent en disant :

– Silly, puisque c’est ainsi que l’on te nomme, te souviens-tu d’avoir accompagné des voyageurs au Centennial-Park-Hôtel ?

– Silly accompagne souvent les voyageurs, répondit évasivement le gamin.

– Je n’en doute pas. Mais cherche dans ta mémoire, hier ?

Silly parut réfléchir :

– Ah oui ! hier. Deux jeunes dames bien jolies et un gentleman qui m’a donné un shilling (1 fr. 25).

– C’est cela.

– Eh bien ?

– Ce gentleman c’est moi.

– Vous l’êtes peut-être…

– Et je viens d’apprendre que tu as bien dîné cette nuit. Te plairait-il de bien déjeuner ce matin ?

Un sourire illumina la figure du petit :

– Bien déjeuner après avoir bien dîné, fit-il enfin comme se parlant à lui-même. C’est beaucoup manger pour un seul jour.

– Tu refuses ?

– Non, mais je trouve cela drôle, tant de repas dans la même journée et pas du tout dans certaines autres. Cela doit être ainsi probablement.

– Oui, pauvre enfant, s’écria Lavarède ému par cette naïve résignation. Il faut croire que cela doit être, sans cela, ce serait trop décourageant. Viens donc avec moi.

Et prenant par la main Silly, qui n’opposa aucune résistance, le Parisien l’entraîna vers l’hôtel où il était descendu.

Dans l’appartement mis à sa disposition, Aurett et Lotia l’attendaient déjà malgré l’heure matinale. Avec joie, elles apprirent l’heureuse rencontre d’Armand avec le Directeur pour le Pacifique, elles s’apitoyèrent sur le sort de Silly.

Aurett même, dans un élan généreux, parla de prendre l’innocent à son service. Une fois revenue en Europe, elle l’installerait dans une propriété, le chargerait de fonctions en rapport avec sa faiblesse d’esprit, et il vivrait paisible, à l’abri du besoin.

Mais le gamin, à qui elle s’efforçait de faire comprendre la portée de sa proposition, refusa doucement :

– Vous êtes bonne, comme la dame là-bas, cependant Silly ne doit pas accepter. Il vit libre comme les kangourous du désert. Il ne saurait s’habituer à vivre dans une maison : mais il se souviendra de vous. Il y a des choses pour lesquelles Silly a de la mémoire.

Devant l’obstination vagabonde de l’enfant, il n’y avait pas à insister. On le laissa vaguer par les chambres, tandis que l’on discutait les chances de revoir Robert.

Vers dix heures, le petit qui venait d’absorber un excellent thé, agrémenté de sandwiches, d’œufs à la coque et de fruits, déclara qu’il devait se rendre sur le port : Crânement il secoua la main du Parisien, effleura de ses lèvres les doigts d’Aurett et de Lotia et partit sans que l’on essayât de le retenir.

– C’est un oiselet sauvage, avait dit Lotia de sa voix musicale, la cage le tuerait.

Donc, Lavarède et ses compagnes se disposaient à aller visiter la ville, lorsqu’un, incident inattendu modifia leur résolution.

En fouillant dans la poche de son veston pour prendre son porte-cigarettes, Armand rencontra un papier plié en forme de lettre. Il le regarda et avec une exclamation :

– Allons, une nouvelle épître de mon correspondant mystérieux.

Il présentait en même temps à sa femme la missive, munie d’une inscription qui ne laissait aucun doute sur sa destination : À Monsieur Armand Lavarède, journaliste français.

– L’écriture est de la même main, s’écria Aurett.

– De la même en vérité, appuya Lotia. Ma, foi la première note a donné de trop bons résultats pour que nous fassions fi de la seconde. Lisez, Monsieur Lavarède, lisez, je vous en prie.

La gracieuse Égyptienne avait raison, aussi le Parisien s’empressa-t-il d’obéir. Le billet était ainsi conçu :

« Gentleman,

« Vous désirez revoir votre brave cousin, sir Robert Lavarède. Je ne puis vous dire où il est, mais je veux calmer l’inquiétude de la jeune dame qui est sa fiancée. Il n’est point en danger et travaille utilement à rapprocher le moment où il sera en mesure de lui offrir son nom enfin reconquis. Vous seriez en mesure de l’aider puissamment. Vous avez été assez heureux pour tirer sir Allsmine d’une aventure ridicule ; il doit avoir l’intention de prouver sa gratitude. Demandez-lui de faire sortir l’Égyptien Niari du cachot où il est enfermé, dans le fort de Broken-Bay. Par cette voie, vous acquerrez un témoin plein d’utilité.

« Votre véritablement

« Corsaire TRIPLEX. »

Les voyageurs se répandirent en interjections, en onomatopées, exprimant leur étonnement. Elle devenait fantastique cette correspondance mystérieuse avec un inconnu qui, par des moyens secrets, était au courant de toutes leurs pensées.

Comment, pourquoi ce personnage s’intéressait-il au succès de leurs démarches ? Quel lien les rattachait à ce Corsaire, dont tout le monde s’entretenait autour d’eux et dont personne n’avait vu le visage ?

Et les points d’interrogation allaient leur train, les pourquoi se succédaient, sans que le moindre parce que les suivît.

Le premier, Armand recouvra son sang-froid :

– Mes douces amies, dit-il à ses compagnes. Une chose me paraît évidente. Monsieur Triplex est de nos amis, ou du moins il agit comme tel. En me conformant à son premier billet, j’ai acquis des droits à la bienveillance du Directeur de la police pour le Pacifique. Il sera donc logique d’obéir à sa nouvelle invitation. Êtes-vous de cet avis ?

– C’est-à-dire que je vous en supplie ! s’écria vivement Lotia dont le teint s’était ranimé en apprenant que son fiancé vivait, que son existence n’était pas menacée.

Puis baissant les yeux, elle ajouta :

– Je vous demande pardon d’avoir parlé avant Mistress Aurett, mais vous comprendrez sans doute la pensée qui… le sentiment que…

Elle bredouillait, perdant contenance. Aurett vint à son secours et avec son joli sourire.

– Ne vous excusez pas, Lotia. Vous savez bien que je ne saurais avoir une autre idée que vous. Ayant accompagné mon mari dans son fameux voyage autour du monde, j’ai appris par expérience qu’il faut parcourir de nombreux kilomètres pour épouser un Lavarède. C’est une famille de péripatéticiens.

– Sans la philosophie d’Aristote, se récria plaisamment le journaliste.

– Pardon, avec ; songez au chapitre des jambes.

Et d’une voix grave, avec la mine d’un docteur en chaire – si toutefois un docteur pouvait avoir le teint rose, le minois délicieux de la charmante femme – Aurett conclut :

– Donc, de par Aristote et de par nous, vous êtes invité, Monsieur mon mari, à vous rendre sans retard auprès de M. le chef de la police et à lui présenter la requête dictée par sir Triplex.

Sans perdre une minute, le Parisien prit congé, dégringola l’escalier d’honneur de l’hôtel et par les rues de la ville gagna Paramata-Street.

Le suisse, qui gardait la porte de sir Toby, ayant vu le matin même Armand en compagnie de son maître, le reconnut et le laissa entrer sans difficulté, se bornant à annoncer sa venue au moyen d’une sonnerie électrique.

Peu après, un domestique introduisait le visiteur dans un petit cabinet voisin du bureau des dactylographistes, où Allsmine travaillait seul.

À l’entrée du Français, le Directeur se leva vivement et lui tendit la main :

– Charmé de vous voir, Sir Lavarède, asseyez-vous je vous prie. Je n’espérais point une visite aussi rapprochée.

– Je n’aurais pas osé venir vous troubler, répliqua le journaliste, sans une cause sérieuse.

– Et cette cause ?

– Prenez-en connaissance vous-même.

Ce disant, il présentait à son interlocuteur la lettre du Corsaire Triplex.

Toby la lut lentement, sans doute pour se donner le loisir de rassembler ses esprits, car son adversaire lui portait un coup droit, difficile à parer. Après quoi, avec une franchise affectée :

– Ma foi, cher Monsieur, j’ai la confusion de vous avouer que votre correspondant est mieux renseigné que moi, si pourtant son affirmation est exacte. Mais comme je tiens beaucoup à vous être agréable, voici ce que je vous propose. Demain matin, vers huit heures, venez me prendre. J’aurai des chevaux sellés et nous nous rendrons ensemble au fort de Broken-Bay. C’est une simple promenade de 20 kilomètres. Nous verrons les prisonniers et si par hasard ce Niari, auquel vous vous intéressez, est détenu sous un nom supposé à la suite d’un délit poursuivi par un de mes sous-ordres, je m’engage à le remettre entre vos mains.

L’accent du policier était si vrai, son visage si bienveillant que Lavarède se laissa prendre à sa feinte amabilité. Il lui adressa les plus vifs remerciements, puis, de crainte d’être indiscret, il allait se retirer après avoir promis au fonctionnaire d’être exact au rendez-vous le lendemain matin, lorsque son interlocuteur l’arrêta :

– À propos, ne soupçonnez-vous personne de vous avoir apporté la lettre qui me vaut la satisfaction de votre visite ?

– Ma foi, non. Je l’ai trouvée dans la poche de mon veston.

– Vous aviez ce veston ce matin ?

– Non, c’est vrai. Je l’ai passé en rentrant avec le petit Silly.

À ce nom, une contraction rapide passa sur le visage de Toby.

– Silly, répéta-t-il.

– Oh ! fit insoucieusement le Parisien, l’enfant ne peut être accusé, car il ne songeait pas à venir à l’hôtel. C’est moi qui, par pitié, l’ai emmené afin de lui assurer un déjeuner substantiel.

– Ce serait donc alors quelqu’un appartenant au personnel de l’établissement ?

– Cela me paraît probable.

– Enfin, peu importe, nous verrons demain.

Cette dernière phrase était un congé. Lavarède sortit aussitôt, mais s’il avait eu l’idée de regarder par le trou de la serrure, lorsque la porte fut retombée sur lui, il eût éprouvé un réel étonnement en constatant que l’attitude du policier avait changé du tout au tout.

En proie à un accès de rage folle, le fonctionnaire qui s’était contenu jusque-là, s’abandonnait enfin à ses impressions.

Ses yeux lançaient des éclairs sous ses sourcils froncés, ses poings crispés martelaient la table, de ses lèvres s’échappaient des phrases hachées, brutales, menaçantes :

– Ce Silly… plus de doute… il devait se trouver mêlé à l’affaire. Jouis de ton reste, drôle… Bientôt je te tiendrai, et par toi j’arriverai jusqu’à tes complices. C’est un duel à mort. Qui sont ces gens qui connaissent ma vie ? Voilà ce qu’il faut apprendre, car, ceux-là doivent être rendus muets. Mon agent Dove est très adroit… je l’ai chargé de filer Silly. Aujourd’hui, demain peut-être, j’aurai en main le fil de l’intrigue ourdie contre moi… et quand je l’aurai, je le suivrai jusqu’au bout.

Soudain il montra le poing à la porte :

– Et ce niais de Français qui croit que je vais lui remettre Niari, que je compromettrai ainsi les intérêts de l’Angleterre en Égypte. Sot, triple tête de bûche ! Demain, il ne faut pas que Niari soit encore à Broken-Bay. Je vais le faire transférer ailleurs.

D’un geste impatient, il appuya sur le bouton d’une sonnerie. Presque aussitôt la porte s’ouvrit et livra passage au bossu James Pack.

– Vous ? s’exclama sir Toby avec un geste de surprise. Je vous croyais au lit ?

Le secrétaire inclina la tête :

– J’étais parti pour me coucher, mais l’idée m’est venue à l’esprit qu’après les événements de la nuit dernière, vous pourriez avoir besoin de moi. Un bain de vapeur, un massage m’ont reposé autant que dix heures de sommeil, et me voici à votre accointance.

– Vous avez agi sagement, répliqua sir Toby en lui serrant la main. J’avais justement le plus grand besoin de vous. Le Triplex a encore fait des siennes, il a avisé M. Lavarède que l’Égyptien Niari est prisonnier au fort de Broken-Bay.

– Pas possible ! s’exclama James Pack avec un geste de surprise.

– Si, si, la preuve en est que M. Lavarède sort d’ici.

– Vous avez nié ?

– Totalement. J’ai même proposé à ce voyageur de venir demain à Broken-Bay avec moi et de s’assurer par lui-même…

James murmura :

– Je ne comprends pas, – puis se frappant la tête de la main. – Je vous demande pardon, je comprends… Vous allez faire transférer le captif…

– Dans une autre prison, celle de Sydney.

Et prenant un papier sur la table :

– Voici l’ordre. Voulez-vous le porter à l’Office Central de la police, afin qu’il soit expédié par courrier au Directeur de Broken-Bay, et que Niari soit écroué la nuit prochaine à la maison centrale de Sydney.

Les paupières de Pack papillotèrent. On eût dit que le secrétaire était pris d’une formidable envie de rire. Mais cela fut si fugitif que son interlocuteur ne s’en aperçut pas.

– Je pars à l’instant, répondit le bossu en s’inclinant. Sur ces mots, il prit l’ordre et quitta le bureau.

Très exactement, sans s’arrêter en chemin, il gagna l’Office Central, remit l’ordre au service des Transferts de prisonniers. Après quoi, les mains dans les poches, sifflotant un air en vogue, il se dirigea vers le poste de surveillance du quai de Darling-Harbour.

Là, il demanda le chef qui, la nuit précédente, l’avait trouvé attaché à un pilier ; il s’entretint quelques instants avec cet agent, lui indiqua les recherches à faire pour découvrir les auteurs de la méchante plaisanterie, et le service ainsi assuré, il reprit en flâneur le chemin de l’hôtel de la rue Paramata.

Tout à coup il eut un sourire. Sur le quai, peu fréquenté à cette heure, James venait d’apercevoir deux promeneurs qui devaient infailliblement le croiser.

L’un était Silly, plus distrait, d’allure plus hésitante que jamais. L’autre, qui suivait l’enfant à cinquante pas de distance, paraissait être un ouvrier.

L’innocent allait toujours. Il se rapprocha, reconnut sans doute le bossu, car il vint à lui la main tendue :

– Salut, James Pack ; Silly te salue.

– Bonjour, petit.

L’ouvrier s’était arrêté devant une annonce d’affréteur. Le gamin le regarda du coin de l’œil et doucement :

– Ce gaillard-là me file.

– Ordre d’Allsmine, sans doute, répondit James. Ce que je craignais arrive. Vos lettres au Centennial-Park-Hôtel, les cheveux sous la cagoule… Il a des soupçons. Silly, il vous faut disparaître pour toujours ce soir même.

– Je disparaîtrai. Seulement avec cet espion, il m’est impossible de Les prévenir.

– Je les préviendrai pour vous.

– Soyez remercié, James…

L’enfant s’arrêta, poussa un soupir et les yeux devenus soudainement humides :

– L’absence me sera longue.

– À moi aussi, Silly. Mais j’espère et je ferai en sorte que nos épreuves prennent fin bientôt.

– Bientôt, répéta le gamin riant à travers ses larmes. Vous espérez donc, James…

– Oui, Silly.

– Et nous ne nous quitterons plus ?

À cette question, le visage du secrétaire exprima la souffrance, sa voix se fit grave pour répliquer :

– Cela dépendra de la volonté d’une autre personne, à qui, vous et moi devons obéissance.

Mais changeant de ton :

– Au revoir, Silly, espérons. Songez à ce soir, je Les aurai avertis.

Avec un geste gracieux d’adieu, l’innocent poursuivit sa route. Aussitôt l’ouvrier toujours planté devant l’affiche, reprit sa marche.

Lorsque ce dernier croisa Pack, il le salua d’une imperceptible inclination de tête.

Le bossu répondit tout aussi discrètement et passa en murmurant :

– C’est Dove, de la brigade F. Décidément ces policiers ne savent pas se grimer !

Sur cette réflexion, il continua paisiblement son chemin.

Pourtant à l’extrémité du bassin, il s’arrêta au bord même du « pier » et considéra l’eau trouble avec un air de lassitude.

À trois reprises différentes, il réunit les mains derrière sa nuque, s’étira, bâilla.

Après quoi, il regagna l’hôtel Allsmine.

La journée se passa en occupations monotones de police.

Le soir vint.

James Pack se prépara à partir, mais il y mit une lenteur inaccoutumée. Peut-être la fatigue en était-elle cause ? La nuit précédente avait été rude et le corps humain, si vigoureux qu’il soit, a besoin de repos.

Donc d’un air endormi le secrétaire prenait congé de sir Toby, lorsqu’un domestique annonça l’agent Dove. Allsmine sourit et, retenant James, donna l’ordre d’introduire le visiteur. Presque aussitôt le policier parut.

– Quoi de nouveau ? demanda le Directeur.

– L’enfant a loué une barque pour la nuit.

– Une barque ?

– Oui, il a déclaré vouloir pêcher hors du port, près des rochers de la pointe Jackson.

– Il ne s’est point aperçu que vous le filiez, Dove ?

– Pour cela, j’en jurerais.

– Et le choix de l’endroit vous a fait penser… ?

– Qu’il se proposait de communiquer avec ses complices.

Sir Toby se frotta les mains, puis frappant amicalement sur l’épaule de Pack :

– Nous ne dormirons pas encore cette nuit, monsieur James. Je vous retiens à dîner. Pour vous, Dove, faites préparer la grande chaloupe de la douane, équipage au complet, et à huit heures précises, attendez-nous au pier 23 de Farm-Cove.

– Mais que se passe-t-il donc ? murmura le secrétaire d’un air profondément étonné.

– Vous le verrez, le moment venu. En attendant, songeons à dîner.

Et tandis que Dove s’en allait, les deux hommes gagnèrent la salle à manger.

Déjà mistress Joan Allsmine occupait sa place devant la table.

Elle ne manifesta aucune surprise lorsque son mari l’informa que James partagerait leur repas. Mais le secrétaire remarqua qu’elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.

Le Directeur fit la même observation et d’un ton brutal :

– Quels sont ces yeux, Joan, vous avez encore dépensé des larmes ?

– Je l’ai fait, mon ami ; mais qu’importe, puisque je ne pleure pas en votre présence.

Ceci fut dit d’une voix si douce et si mélancolique que Pack se sentit ému.

– Eh ! reprit Toby, il est bien de se souvenir, mais enfin les regrets doivent avoir une fin. Je suis sûr que vous vous êtes encore tenue devant le portrait de votre défunte petite fille Maudlin. Si vous continuez, je ferai enlever ce tableau.

Elle secoua la tête :

– Non ce n’est pas cela.

– Quoi alors ?

– Cet enfant que nous avons vu hier…

– Silly ?

– Oui. Il devait revenir. Il m’aurait été agréable de le revoir. On ne l’a pas empêché au moins ?

Un sourire narquois passa sur la figure de sir Toby.

– Ah ! c’est ce gamin qui vous occupe. Je m’étonne d’une sympathie si soudaine ; mais puisque vous désirez le voir, je vous procurerai ce plaisir. Demain il vous sera loisible de le considérer tout à votre aise et il ne s’éloignera pas.

Avec une interrogation dans les yeux, elle regarda le policier, cherchant à deviner le sens caché de ses paroles. Mais il ajouta d’un ton bonhomme :

– Vous avez bien entendu ce que je dis. Ne questionnez pas. Je garde le secret. Maintenant, assez larmoyé, tout à la joie ! Puff over !

– Oui, Puff over ! répéta James avec une intonation étrange. Puff over !

Et s’inclinant devant Joan :

– Pardonnez-moi, Madame, si j’ose élever la voix, mais autant que M. Allsmine, je pense que les joies suivent la tristesse.

Elle le regarda étonnée. Bien qu’elle connût Pack depuis longtemps déjà, c’était la première fois qu’il lui adressait la parole en dehors du service. C’était la première, fois qu’il prononçait une phrase indiquant qu’il connaissait les secrètes pensées de la mère inconsolable de la perte de sa fille Maudlin. Puis elle sourit et doucement :

– Soit donc, puisque vous le voulez, Puff over !

Sir Toby parut enchanté de cette concession. Le repas s’acheva sans encombre ; après quoi, les deux hommes prirent congé de lady Allsmine.

Enveloppés dans des cabans de mer, ils quittèrent l’hôtel et gagnèrent les quais de Farm-Cove.

À l’escalier du « pier » numéroté 23, il s’arrêtèrent et se penchant au-dessus de l’eau, ils regardèrent.

La silhouette sombre d’une barque leur apparut. Presque aussitôt une voix monta jusqu’à eux :

– Est-ce vous, Votre Honneur ?

– Dove est à son poste, murmura le policier, – puis plus haut : – C’est moi, Dove. Tout est paré ?

– Oui, Votre Honneur.

– Alors embarquons.

Descendant les degrés raides, le Directeur et son secrétaire, sautèrent dans la barque et s’assirent à l’arrière.

Six hommes étaient aux avirons, mais équipement singulier, chacun portait une carabine.

Ces armes furent déposées sous les bancs. Les rameurs attendaient.

Alors Dove, installé près de son chef, porta la main à son chapeau :

– Quels sont les ordres de Votre Honneur ?

– Suivre les quais, puis la côte, de façon à rester dans la zone d’ombre. Il fait une lune trop claire pour agir autrement.

– Bien, Votre Honneur. Du reste à la pointe Jackson, je sais une série de petites criques d’où l’on pourra surveiller celui que nous filons, sans qu’il se doute de notre présence.

– En route donc ?

– Nage, commanda Dove.

Et le canot, enlevé par ses avirons, glissa à la surface de l’eau, laissant à l’arrière un sillage argenté.

Sir Toby avait dit vrai. Le ciel était pur et la lune en son plein faisait ruisseler sa lumière blanche sur la terre.

Suivant une ligne oblique, la barque atteignit la zone étroite d’ombre projetée par les quais. Évoluant entre les embarcations amarrées, elle filait ainsi qu’un bateau fantôme. Personne ne parlait. Le bruit des rames frappant l’onde s’entendait seul.

Bientôt on fut dans le chenal d’entrée, on le franchit. On était sorti du port. L’esquif flottait maintenant, mollement soulevé par la houle paresseuse de la rade en eau profonde.

Au Nord se profilait la ligne sinueuse de la côte terminée brusquement, deux milles plus loin, par la masse rocheuse de la pointe Jackson. Il y avait à traverser là une étendue éclairée, mais cela n’inquiéta pas Allsmine. Silly devait pêcher en dehors de la pointe, et puisque son bateau n’était pas visible, il était certain qu’il ne pouvait apercevoir ceux qui venaient surveiller ses actions.

En un quart d’heure, le canot se trouva dans l’ombre du rivage, et prolongeant la terre, il se dirigea vers l’extrémité du promontoire.

À mesure que l’on approchait du but, les rameurs, auxquels Dove transmettait à voix basse les recommandations de son chef, ralentissaient leurs mouvements. Avec précaution, ils plongeaient leurs avirons dans l’eau.

À un moment ils cessèrent de ramer. Méthodiquement ils entourèrent les palettes de linges ; cette disposition, qui diminue dans des proportions notables le clapotement, fut approuvée par le Directeur, et de nouveau la chaloupe sillonna silencieusement la surface de la mer.

Ainsi que l’avait annoncé Dove, le littoral s’élevait à présent en falaises de moyenne hauteur.

Battu incessamment par les longues lames du Pacifique, le rocher était déchiré, éventré, formant une suite de petits caps et de baies minuscules. Un homme penché à l’avant reconnaissait la route, car il ne fallait pas donner contre un rocher à fleur d’eau.

On avançait toujours ; la barque atteignait la pointe extrême. Soudain, d’un seul mouvement, les avirons se levèrent :

– Qu’y a-t-il ? interrogea Toby.

Un matelot répondit :

– La chose en question, par le travers à nous.

En regardant dans la direction indiquée, le Directeur aperçut, à cent brasses peut-être, un bateau qui se détachait en noir sur les flots argentés par les rayons de la lune. À l’arrière une silhouette humaine se montrait, et il n’eut pas de peine à la reconnaître. C’était l’innocent Silly qui pêchait, comme il en avait manifesté l’intention.

La chaloupe d’observation était dans l’obscurité près d’une masse rocheuse, qui semblait jetée là ainsi qu’une sentinelle avancée de la falaise. Une petite ancre fut mise à l’eau.

Il n’y avait plus qu’à attendre.

Longue fut la faction. Sans se douter que des yeux ardents suivaient tous ses mouvements, Silly se livrait à son passe-temps. Passe-temps n’est pas le mot juste, c’est gagne-pain qu’il faudrait dire, car souvent le gamin avait vécu du produit de sa pêche.

De temps à autre, il relevait sa ligne au bout de laquelle frétillait un point brillant. Il jetait sa prise au fond de son bateau ; le choc du poisson contre les planches arrivait jusqu’aux policiers ; puis l’enfant amorçait de nouveau et reprenait son patient affût.

Cela dura six heures.

Agacés par cette observation sans résultats, Allsmine, Pack se passaient la gourde de whisky dont ils s’étaient munis au départ. Le petit gobelet de métal circulait aussi parmi les matelots de la douane.

Cependant la lune poursuivait sa course dans le ciel. Insensiblement l’ombre des falaises tournait en sens inverse, gagnant peu à peu l’endroit où Silly « travaillait ».

Enfin la bande obscure enveloppa le canot et le gamin, qui devinrent invisibles. Une demi-heure s’écoula encore, la ligne d’ombre dépassa la barque, et celle-ci se montra de nouveau.

– Par l’orteil du diable, grommela Allsmine au bout d’un instant. Je vois bien la barque, mais où donc est le drôle ?

– Il se sera couché au fond du bateau, répliqua Pack. Il lui arrive de dormir ainsi. Nos pêcheurs l’ont souvent rencontré.

– Il y a véritablement des grâces d’état pour les imbéciles, continua sir Toby. Un homme sensé serait sûrement victime d’un accident s’il se livrait à pareille imprudence !

La barque était trop loin pour que Silly pût entendre l’observation, car il demeura invisible. Et la faction de surveillance continua.

À l’Est les premières clartés du jour apparurent. Alors le Directeur de la police laissa éclater sa colère. Toute une nuit il avait attendu sans résultat. Il était exténué. Est-ce que décidément le Corsaire Triplex continuerait à se moquer de lui ?

La rage le poussant aux moyens violents, il commanda :

– Aux avirons !

Passivement les marins obéirent, mais Pack se hasarda à demander :

– Nous rentrons au port ?

– Non, monsieur, gronda sir Toby, nous allons droit à ce canot. Nous arrêtons le drôle qui le monte. Une fois en prison, je me charge de le faire parler.

– Vous pensez donc décidément que le Corsaire s’est confié à cet enfant ?

– Certainement je le pense.

Sur un signe, les rames frappèrent l’eau avec ensemble, et le bateau de la douane s’avança rapidement vers la barque suspecte. Bientôt les deux embarcations furent bord à bord.

– Allons gamin, cria sir Allsmine, debout ! Songe à réunir tout ce que tu as de cervelle pour me parler.

L’appel brutal demeura sans résultat. Se penchant par dessus le bordage, sir Toby poussa une exclamation stupéfaite. Le canot était vide. Silly avait disparu !

CHAPITRE IX

OÙ LOTIA RETROUVE SON SOURIRE


Qu’était-il advenu de l’innocent ? Avait-il glissé dans l’eau, et les flots, ces grands mangeurs d’hommes, avaient-il dévoré l’enfant ? Mystère !

La barque de la douane dut rentrer au port, traînant à la remorque le canot abandonné.

Les rameurs étaient sombres. Une terreur superstitieuse planait sur eux, et plus d’un, en maniant l’aviron, sondait d’un œil inquiet les rivages de la baie, s’attendant à voir paraître le Corsaire Triplex dans un nuage de feu et de fumée.

Décidément l’ennemi de sir Toby prenait les proportions d’un personnage de légende. Pour les hommes simples et crédules de l’équipage, c’était lui qui avait fait disparaître l’innocent. Magie et prestidigitation mêlées. Ainsi qu’une muscade, Silly avait été escamoté.

Non moins préoccupé se montrait le Directeur de la police.

Une fois encore sa ruse avait été déjouée. Silly, sur lequel il comptait pour atteindre son insaisissable adversaire, venait de lui glisser entre les doigts. Le fil conducteur qui devait le guider dans le dédale de la lutte mystérieuse se rompait. Plus que jamais l’obscurité se faisait autour de lui. La colère et la crainte se disputaient son esprit.

Qu’allait-il faire maintenant ? Quel nouveau malheur fondrait sur lui ?

Et soudain, il se souvint du rendez-vous fixé pour ce matin même à Armand Lavarède. Sans avoir le loisir de se reposer, de remettre un peu d’ordre dans ses idées, il devrait monter à cheval, accompagner le Parisien à Broken-Bay afin de lui démontrer que l’Égyptien Niari n’y était pas interné.

Sans doute cela serait aisé puisque, d’après ses ordres, le prisonnier avait été transféré pendant la nuit à la maison de détention de Sydney ; seulement il eût préféré pouvoir rester seul, réfléchir.

Ah ! les événements se précipitaient trop. Avec cela, impossible de remettre l’excursion. Lavarède ne lui avait-il pas rendu un signalé service en détruisant les clichés photographiques qui l’eussent voué au ridicule ?

Ses amis étaient trop peu nombreux pour qu’il risquât de s’aliéner le Parisien.

Le canot accosta au quai, à l’endroit même d’où il était parti. Allsmine et James Pack sautèrent à terre, tandis que Dove congédiait les matelots de la douane.

Ceux-ci s’empressèrent de rentrer chez eux, mais avant de goûter un repos bien mérité, ils contèrent à leurs épouses, leurs voisins, fournisseurs, amis, connaissances, les événements de la nuit, en les agrémentant bien entendu des fioritures chères à l’imagination populaire.

Aussi, à huit heures du matin, au moment même où sir Toby et Armand Lavarède, après une cordiale poignée de mains, se mettaient en selle pour se rendre à Broken-Bay, était-il avéré parmi la population du port que Silly avait été enlevé, au nez et à la barbe de la police, par un géant fait de ténèbres, dont les yeux brillaient ainsi que les fanaux des phares.

Allsmine ne se doutait pas de la naissance de cette légende. Botte à botte avec Armand, il traversait la ville, suivi à distance réglementaire par une escorte d’agents montés à bicyclettes. Car la colonie australienne, bien autrement dans le train que la capitale parisienne, a depuis longtemps remplacé sa cavalerie policière par de simples bicyclistes, aussi rapides et moins coûteux.

Bientôt la cavalcade s’engagea sur la route qui, laissant à gauche le faubourg de Richmond, gagne par une courbe insensible la baie de Broken, que domine le fort où se rendaient les voyageurs.

Trompé par la bonhomie de son compagnon, le journaliste s’excusait de lui imposer cette corvée, et le Directeur ravi d’en faire accroire à quelqu’un, après avoir été si outrageusement bafoué par le Corsaire Triplex, lui répondait avec une bienveillance gouailleuse :

– Ne parlez pas de cela, cela n’est rien.

Positivement, avec le soleil ruisselant en cascades d’or sur la campagne, Allsmine sentait ses terreurs s’évanouir.

Il vaincrait le Corsaire. Il suffisait d’une imprudence de ce dernier pour qu’il fût livré, et l’imprudence était probable. Rien ne fait négliger les précautions comme l’impunité.

Et puis en ce moment même, ne remportait-il pas une première victoire, en déjouant les projets de son antagoniste qui avait tenté de rapprocher le journaliste français de Niari, ce témoin gênant, prêt à attester l’identité de Robert.

Bref il devenait guilleret, et il en arriva à lancer son interjection joyeuse habituelle :

– Puff over !

Mais cette gaieté ne devait pas être de longue durée. La route escaladait une colline boisée. Afin de réduire la raideur de la pente, les ingénieurs chargés de sa construction l’avaient tracée en lacet, de telle sorte qu’engagés dans ses méandres, les voyageurs ne pouvaient voir à plus de cent ou deux cents mètres en avant.

Or, comme ils approchaient du sommet, un murmure de voix parvint jusqu’à eux.

C’étaient des gémissements, des supplications, des exclamations effrayées. On eût dit que des hommes imploraient une grâce que d’autres individus leur refusaient.

Pris de curiosité, les cavaliers poussèrent leurs chevaux, tandis que les bicyclistes pédalaient avec plus d’énergie.

On contourna une touffe d’eucalyptus qui s’avançait sur la route ainsi qu’un promontoire verdoyant, et un spectacle bizarre s’offrit aux regards des policiers.

Sur le chemin grouillait une foule de paysans levant les bras en l’air, pérorant à qui mieux mieux, mais se tenant à distance respectueuse d’une douzaine de personnages revêtus de l’uniforme de la police, étroitement ficelés au tronc des arbres qui bordaient la voie.

Ceux-ci demandaient d’un accent lamentable qu’on les détachât, et les agriculteurs s’y refusaient.

Les voyageurs comprirent bientôt pourquoi. Au-dessus de la tête de l’un des malheureux, une plaque de carton était fixée dans le tronc de l’arbre par un poignard, et ces mots se détachaient en noir :

« Que nul ne touche à ceux que le Corsaire Triplex a punis. Le Directeur de la police passera sur la route ce matin. C’est à lui qu’il appartient de délivrer ses employés. Il faut qu’il reconnaisse cette fois encore son impuissance à contrecarrer ce que Triplex a résolu. À vous, passants inoffensifs, le justicier promet aide, protection, amitié. Malheur sur celui qui enfreindrait mes ordres. »

À la vue d’Allsmine, bien connu dans toute la région, les bavards s’étaient écartés.

Le Directeur fit un signe. Aussitôt les hommes de l’escorte mirent pied à terre, et, laissant les bicyclettes à la garde de deux d’entre eux, coururent couper les liens qui enserraient les membres de leurs camarades.

À peine libre un vieux brigadier, qui semblait être le chef des victimes du Corsaire, s’approcha péniblement de sir Toby, et les talons réunis, les bras tombant naturellement avec une correction toute militaire, il parut attendre que son supérieur l’interrogeât.

– Qu’est-ce que vous faisiez là ? demanda ce dernier en fronçant les sourcils.

– Je ressentais un grand ennui, Votre Honneur. Le tronc d’un eucalyptus n’est pas aussi moelleux qu’un matelas de bonne laine et mon dos sera malade pendant plus d’une huitaine.

– Je le conçois. Mais qui vous a mis, vous et vos subordonnés, dans cet état pitoyable ?

Le brigadier indiqua la pancarte :

– Que Votre Honneur lise. Celui-là ne cache pas ses actions. Et je dois dire que si nous respirons encore, c’est bien parce qu’il a voulu qu’il en fût ainsi. Sans cela, il aurait pu nous jeter dans la mort aussi facilement qu’il nous a ficelés à ces arbres.

– Mais enfin qu’est-il arrivé ? Quel motif vous avait conduits en cet endroit ?

– Un ordre de M. le Directeur de la prison de Broken-Bay.

– Tiens ! s’exclama Armand. Nous nous y rendons nous-mêmes, comme cela se trouve.

Quant à sir Toby, il avait frissonné. Une subite pâleur envahit son visage et ce fut d’un ton embarrassé qu’il reprit :

– Accompagnez-nous jusqu’à Broken-Bay. Nous éclaircirons cette affaire là-bas.

– Comme il vous plaira, Votre Honneur, grommela philosophiquement le brigadier. Cependant, tout en marchant, je pourrais vous rendre compte de l’affaire.

Armand appuya la motion :

– Il a raison. Pour ma part, si toutefois sir Allsmine ne s’y oppose pas, je serai enchanté de connaître l’aventure à la suite de laquelle j’ai rencontré des policiers attachés à des arbres comme des plants de lierre. N’êtes-vous pas intrigué comme moi, Sir Allsmine ?

Et le Directeur de la police, très gêné décidément, ne répondant pas, le vieux brigadier considéra sans doute son silence comme un acquiescement, car il parla avec lenteur :

– Hier soir, M. Goldblow…

– Qui cela, M. Goldblow ?

– C’est le directeur général de Broken-Bay.

– Ah bien, pardon. Continuez, continuez, je vous en prie.

– Donc, M. Goldblow, poursuivit l’agent, me fit appeler dans son bureau qui est placé tout à côté de l’office du greffe : « Alber, tel est mon nom, Alber, me dit-il, vous allez prendre dix hommes avec vous pour transférer un prisonnier à Sydney. – Dix hommes, m’écriai-je, où pensez-vous que je les trouverai ? – À la porte du fort, répond-il, ils attendent votre bon plaisir. – Ah ! je dis, s’il en est ainsi, ils n’attendront pas longtemps ; mais quel prisonnier sera transféré ? – Le locataire de la cellule n° 19. – Ah oui ! le sauvage d’Égypte. »

Lavarède, à ce dernier mot, fit un mouvement ; mais il n’eut pas le temps d’exprimer sa pensée ; le brigadier s’interrompit avec un cri de douleur, et portant vivement la main à sa jambe, il gémit :

– Quoi ? qu’y a-t-il ?

Cela, c’était un violent coup de pied que sir Toby venait de lui administrer. Le Directeur, furieux de la maladresse de l’agent qui avouait ingénument la présence de Niari à Broken-Bay, n’avait pu retenir ce témoignage de satisfaction négative.

Ruade inutile d’ailleurs, Lavarède n’étant pas de ceux auxquels on en impose aisément.

– Cet Égyptien se nommait Niari, peut-être ? demanda-t-il.

La question porta à son comble l’embarras du brigadier que son supérieur hiérarchique venait de rappeler si énergiquement à la discrétion. Il regarda son tibia meurtri, son chef, son interlocuteur et bredouilla :

– Oui, non,… je ne peux pas dire… peut-être… cela n’est pas invraisemblable.

Comme le journaliste hochait la tête d’un air mécontent, Allsmine comprit qu’une explication était inévitable et s’adressant avec humeur au policier :

– Répondez clairement.

Ce qui fit ouvrir des yeux énormes à l’agent.

Le pauvre homme trouvait son métier trop difficile. La bouche du Directeur lui ordonnait de répondre, son pied le lui défendait. Il fallait à la fois parler et se taire, ce qui, chacun s’en rendra compte, présente des difficultés d’ordre technique insurmontables.

Aussi recommença-t-il de plus belle :

– Oui,… non,… peut-être,… je ne peux pas nier.

Il était urgent de lui venir en aide, de lui indiquer la marche à suivre. Toby l’interrompit :

– Ce gentleman et moi venions précisément pour nous assurer que le prisonnier égyptien était interné au fort de Broken-Bay. J’ignorais l’existence de ce captif, et puisque vous semblez le connaître, veuillez nous éclairer.

Le brigadier poussa un soupir. Au moins l’ordre était clair ! Avec volubilité, il parla :

– Ce n° 19 était en effet, je crois, porteur du nom de Niari. Ainsi que je vous le disais, je devais le transférer à Sydney. Nous partîmes vers minuit. Tout alla bien d’abord. Mais voilà qu’en entrant dans le bois où nous nous trouvons en ce moment, les deux hommes qui marchaient devant culbutent sur une corde tendue en travers de la route. Avant que nous ayons pu nous rendre compte de l’incident, une bande de démons bondit hors du couvert, nous assaille, nous attache au tronc des arbres où vous nous avez trouvés. Tous portaient sur la face des masques verts. L’un, qui devait être le chef me dit alors : « Tu apprendras à maître Allsmine – pardon Votre Honneur, je répète ses paroles, – que nous délivrons Niari, en attendant que nous délivrions ceux qu’il tient captifs dans le mariage et dans le tombeau. » Puis tous ont disparu et nous avons passé une bien mauvaise nuit.

Sir Toby était devenu affreusement pâle. Les paroles attribuées au Corsaire Triplex le glaçaient de terreur. Il se souvenait du tribunal mystérieux devant lequel il avait comparu. Il comprenait l’allusion énigmatique ; celles qu’il avait enfermées dans le mariage et dans le tombeau, c’était sa femme Joan, c’était l’enfant de cette dernière, Miss Maudlin Green.

Le Corsaire ferait-il sortir la morte du néant, la vivante de son pouvoir ?

Quelqu’invraisemblable que parût la chose, il ne sentait plus la même confiance dans l’avenir. Enfin, après un long silence, il donna l’ordre de rentrer à Sydney.

Sans prendre garde à l’air curieux, questionneur, de Lavarède, il observa un silence absolu, moins par prudence que par suite d’une pensée obsédante qui faisait courir des frissons sur son échine.

Triplex le hantait, le poursuivait. Tout passant inoffensif lui devenait suspect. Pour un peu il eût fait arrêter en masse toute la population sous l’accusation de complicité. Il fallait certainement que l’ennemi invisible eût de nombreux affiliés, autrement il n’eût pas échappé aux recherches de la police.

Dans Paramata Street, Toby renvoya son escorte, serra distraitement la main d’Armand et pénétra seul dans sa maison.

Une crainte vague le fit se diriger vers l’appartement de Mistress Joan. Est-ce que déjà sa femme aurait quitté sa demeure, ainsi que semblait l’indiquer la phrase menaçante du Corsaire ?

À pas de loup, sans bruit, il parvint à la porte de la pièce ou la mère inconsolable se tenait. Un instant il s’arrêta pour écouter.

Étrange ! un bruit de voix frappa son oreille. Quelqu’un était là… peut-être un émissaire de Triplex. D’une poussée violente il ouvrit la porte.

Joan était seule, accoudée sur un guéridon. Avec des paroles entrecoupées de larmes, elle pressait sur ses lèvres un chiffon de papier.

À la vue de son mari, elle fit un mouvement pour dissimuler ce billet ; mais d’un bond de tigre, Allsmine fut sur elle, lui saisit brutalement le poignet et le tordit. Le papier échappa à ses doigts meurtris. Le Directeur de la police s’en saisit, le déplia, le lut :

« Mère, disait la missive, le crime nous a séparées. Mais la justice ne s’endort jamais. Elle a suscité un vengeur qui me permettra bientôt d’apporter mon front à vos baisers. Croyez ce qu’écrit votre petite Maudlin, bien heureuse de pouvoir enfin vous apprendre qu’elle vit. »

Une rage épouvantable bouleversa l’esprit de Toby. En morceaux il déchira la lettre.

Puis ses regards tombèrent sur le tableau qui reproduisait les traits de l’enfant disparue et devant lequel Joan avait souvent pleuré. Il l’arracha du mur, le broya entre ses mains, le jeta à terre, le piétina. Enfin calmé par cette dépense physique, ayant conscience que son emportement l’accusait, il tourna ses regards égarés vers sa femme.

Celle-ci n’avait pas fait un mouvement.

Son visage avait exprimé successivement la surprise, le doute, l’effroi, puis une joie incompréhensible.

– Je vous demande pardon, commença le Directeur, j’ai cédé à un mouvement de colère.

Elle eut un geste inconscient.

– Si, si, j’ai eu tort. Mais quand je vois ma maison elle-même attaquée par mes ennemis.

– Ennemis, fit-elle doucement, où prenez-vous cela ? Je ne puis considérer comme un ennemi celui qui me rendra ma fille.

– Vous croyez donc à ces contes ?

Joan inclina la tête et nettement :

– Oui, j’y crois.

Et comme, repris de rage, il allait protester, elle l’arrêta :

– Folie, direz-vous. Soit ! Vous n’avez pas été père, vous ne sauriez comprendre ce que mon cœur a souffert. Mais on n’a pas retrouvé le corps de ma douce Maudlin ; toujours un espoir m’est resté. La lettre que vous venez de détruire prouve que j’avais raison d’espérer.

– Manœuvre d’un bandit.

– Non, je n’ai jamais fait de mal à personne. Un bandit même n’aurait pas voulu écrire ce mot : Mère !

– Bref vous pactisez avec mes adversaires ?

– Je suis mère et je bénis tout ce qui me donne l’espoir que ma fille vit encore.

Sir Allsmine frappa du pied ; ses traits se contractèrent.

– Oui, c’est cela. Peu vous importe que l’on se ligue contre moi. Votre époux n’est rien pour vous.

Ce fut avec étonnement qu’elle le considéra :

– En quoi mon affection maternelle vous porte-t-elle ombrage ?

Sous son regard, il baissa les yeux et d’un ton embarrassé :

– En ceci que des misérables emploient cette affection à vous séparer de moi.

– Il n’est point question de cela. On me promet seulement de me rendre Maudlin.

C’était vrai. Son nom, à lui, n’était même pas prononcé. Constatant qu’il faisait fausse route, son mécontentement redoubla.

– Si je vous faisais la même promesse, vous ne me croiriez pas.

– Pourquoi ne croirais-je pas ?

– Parce que vous réfléchiriez. Vous songeriez que si l’enfant vivait, on n’aurait pas attendu tant d’années pour vous la ramener… ; surtout lorsque nos recherches ont fait tant de bruit. Mais un étranger, un inconnu vous écrit une lettre non signée… aussitôt il a votre confiance.

Une larme roula lentement sur la joue de la pauvre femme, et avec un accent intraduisible, elle murmura :

– L’étranger m’apporte l’espoir ; vous, vous ne conseillez que la désespérance.

– Ah ! vous êtes folle, folle à lier, rugit Allsmine exaspéré, je vous laisse à vos imaginations.

Et tirant la porte avec violence, il quitta la salle.

Cependant Lavarède regagnait le Centennial-Park-Hôtel, en réfléchissant à ce qui venait de se passer.

Malgré l’affabilité du Directeur de la police, en dépit de son apparente franchise, le journaliste sentait le doute grandir en lui.

Il était inadmissible que le haut fonctionnaire eût ignoré l’existence d’un prisonnier aussi important que Niari. De là à conclure que sir Toby avait signé l’ordre de transfert, il n’y avait qu’un pas.

Comme on le voit, Armand arrivait à peu près à la vérité.

Puis ses pensées prenaient un autre cours. Elles se portaient sur le personnage mystérieux qui avait enlevé l’Égyptien.

Qui était ce Triplex si au courant des affaires du Parisien ? Quel intérêt avait-il à se placer sans cesse sur son chemin ?

Il était plus facile de formuler ces interrogations que d’y répondre. Aussi Lavarède atteignit l’hôtel sans avoir trouvé une explication admissible.

Répondant au salut courtois du manager, il gravit l’escalier conduisant à son appartement, mais dès les premiers degrés il s’arrêta.

Les accords d’un piano, les accents d’une voix jeune et délicieusement timbrée venaient de frapper son oreille.

– Ah çà, murmura-t-il, c’est la voix de Lotia ! Elle chante maintenant ?

Le ton de surprise de ses paroles en disait long sur la mélancolie de la descendante des Hador. En effet depuis qu’Armand connaissait la jeune fille, il l’avait vue triste, sombre, et jamais elle n’avait eu un de ces éclairs de joie qui font monter la chanson aux lèvres des jeunes filles.

Quel événement avait donc modifié son humeur ?

Très intrigué, le journaliste reprit son ascension. Un instant plus tard, après avoir heurté légèrement à la porte, il entrait dans le salon commun.

Lotia était bien au piano. Elle chantait à pleine voix un air d’Égypte, lent et majestueux comme le cours du Nil qui avait inspiré le compositeur.

Auprès d’elle, Aurett souriante se tenait debout.

À la vue d’Armand, les deux femmes eurent un même cri. Elles vinrent à lui, et doucement, avec un mélange de pitié et d’ironie, Lotia demanda :

– Vous avez fait une course inutile, n’est-ce pas ?

Il ne put retenir un geste d’étonnement :

– C’est vrai, mais comment le savez-vous ?

Alors elles se regardèrent et partirent d’un éclat de rire qui emplit la salle d’une fusée de notes perlées.

– Bon, reprit le journaliste, je suis satisfait de voir que ma mésaventure vous égaie. Mais il serait généreux à vous de m’expliquer…

– C’est ce que nous ferons volontiers si vous nous donnez votre parole…

– Ma parole de quoi ?

– De ne répéter à personne ce que vous allez apprendre… Pas même à votre cher ami sir Toby Allsmine.

De nouveau Aurett et Lotia eurent un accès de gaieté.

– Mais enfin de quoi s’agit-il ? fit curieusement le Parisien.

– Jurez d’abord.

– C’est juste. Eh bien, Aurett ; eh bien Lotia ; je m’engage d’honneur à être muet.

La jolie Égyptienne frappa ses mains l’une contre l’autre :

– À la bonne heure. En ce cas nous allons vous prendre pour confident.

En disant cela, elle tirait une lettre de son corsage. L’enveloppe portait le timbre de la poste de Sydney.

– Qu’est cela ?

– Lisez.

Lotia lui tendait la missive. Lavarède la prit et avec une stupéfaction profonde il s’écria :

– L’écriture de Robert !

Lotia sourit, mais elle se borna à redire :

– Lisez.

Cette fois, le Parisien obéit et voici ce qu’il déchiffra :

« Ma douce Lotia,

« J’ai désespéré trop tôt. Niari nous manquait pour affirmer mon identité, pour nous permettre de dresser l’acte de notoriété, grâce auquel je redeviendrai moi, et pourrai vous offrir ma main avec tout mon cœur dedans. Heureusement un homme m’a pris sous sa protection, m’a guidé. De par sa volonté, Niari délivré des fers est près de moi. J’accourrais là où vous êtes, vous, ma lumière, mon étoile, si la reconnaissance ne me liait à mon bienfaiteur. Il m’a aidé, je dois l’aider dans l’accomplissement d’un terrible devoir ; mais il permet que je vous rassure, que je vous annonce le terme prochain de nos tristesses. Durant deux mois vous ne recevrez aucune nouvelle, mais ne vous inquiétez pas ; vous entendrez parler du Corsaire Triplex et vous penserez qu’il travaille à notre réunion.

« Vous penserez aussi, Lotia, que mon âme, mon esprit sont avec vous. Entre Armand et ma si bonne cousine Aurett, vous aurez du courage.

« À tous trois affection et espoir,

Signé : « Robert Lavarède. »

« P. S. – Le silence le plus absolu sur cette lettre. »

À son tour Armand se mit à rire et tendant la main à ses compagnes :

– Enfin, Robert existe. Il promet de nous rejoindre. Mais du diable si dans ma vie, assez mouvementée cependant, j’ai jamais été mêlé à une intrigue aussi embrouillée !

CHAPITRE X

OÙ TRIPLEX AGIT SANS SE MONTRER


À partir de ce jour, Lavarède vécut dans une anxiété impossible à décrire. Son tempérament curieux de journaliste s’accommodait mal du mystère, et le mystère était partout autour de lui.

Souvent il voyait Allsmine, qui s’était pris pour lui d’une confiance soudaine et lui dissimulait à peine ses transes.

Il était au courant des dépêches pressantes de l’Amirauté anglaise, enjoignant à sir Toby d’arrêter coûte que coûte le Corsaire Triplex ; dépêches de plus en plus brèves, de plus en plus menaçantes.

Certes, le Directeur de la police était bien appuyé. De par sa situation, il connaissait maint secret dont la divulgation eût été terrible. De grandes familles, des noms estimés eussent été atteints s’il avait ouvert au public l’armoire où s’empilaient ses « dossiers secrets ».

Aussi le ménageait-on en haut lieu. Mais l’opinion publique poussait les gouvernants. Tous les enfants de l’Angleterre européenne ou exotique s’irritaient de voir la puissance britannique tenue en échec par un adversaire inconnu.

– Puisque cette guerre, disait-on, est faite uniquement contre sir Allsmine, sacrifions ce fonctionnaire. Mettons-le en jugement ainsi que le demande le trop fameux Corsaire.

Car Triplex le demandait. Des correspondances parvenaient à la presse Londonienne, Hindoue, Australienne par des voies ignorées. Il semblait que l’introuvable aventurier fût partout à la fois.

Bien plus, les câbles sous-marins qui transmettaient les dépêches du Directeur à ses chefs ; ces câbles, immergés sous les eaux par une profondeur moyenne de 4.000 mètres, n’étaient plus les messagers discrets d’antan. Ils bavardaient.

Sans cela comment expliquer que le Corsaire eût connaissance de tous les câblegrammes, ainsi qu’en faisaient foi les réponses télégraphiques qu’il adressait avec une ironie insultante à son ennemi.

À chaque instant en effet, ce dernier recevait une dépêche de ce genre :

« Réclamez protection Lord X… Son fils compromis dans affaire banque Towtec dossier 147. Avez raison, mais protection inefficace. N’échapperez pas à punition de vos crimes. Triplex patient et bien armé. »

Les chiffres les plus compliqués, les grilles les plus ingénieuses, utilisés pour la confection des correspondances, ne déroutaient pas le Corsaire. Non seulement ce personnage étrange avait le don d’ubiquité, mais encore il paraissait lire en se jouant les combinaisons hiéroglyphiques imaginées par la diplomatie moderne.

C’était à devenir fou, et de fait, Allsmine sentait ses idées s’embrouiller. Par un effet réflexe, Armand se mouvait dans un véritable brouillard intellectuel.

Puis, de même qu’un artificier clôt un feu d’artifice par un bouquet, Triplex mit fin à cette guerre de petits papiers par une apothéose.

Un soir que le Tout-Sydney élégant assistait à une représentation du célèbre cirque Longfoot, un énorme obus de bois descendit du cintre, s’ouvrit brusquement et inonda les spectateurs d’une pluie de fleurs. Mais autour de chaque corolle embaumée s’enroulait une carte de visite :

LE CORSAIRE TRIPLEX

délivrera l’Australie de la honte d’être surveillée par le criminel Allsmine,

lurent tous les spectateurs.

Sir Toby était dans la salle. Sous les regards moqueurs, il dut se retirer. Une perquisition eut lieu dans les dépendances du cirque, mais elle ne donna aucun résultat. Suivant sa coutume, le Corsaire avait disparu sans laisser de traces.

La semaine suivante, profitant de ce que la lune, alors nouvelle, ne projetait aucune clarté sur la terre, des hommes demeurés inconnus couvrirent les murs de Sydney d’une affiche ainsi libellée :

« Habitants de Sydney,

« Ce soir rendez-vous sur le port. Regardez au large, vous apercevrez les yeux du Corsaire Triplex fixés sur votre ville malheureuse de compter un meurtrier parmi ses premiers fonctionnaires. »

Certes les agents de la police arrachèrent les feuilles avec un zèle louable, mais une partie de la population avait déjà lu la bizarre invitation et elle la transmit à ceux que la paresse ou le travail avait retenus chez eux.

Aussi, le soir venu, les quais, jetées, promontoires de Port Jackson furent noirs de monde.

On se poussait, on s’étouffait, on grimpait sur les bornes, sur les corniches, sur les toitures. Tous les yeux scrutaient la haute mer, se reportant de temps à autre sur les bâtiments de guerre mouillés dans le port, et dont les cheminées couronnées de fumées blanches indiquaient que les marins de Sa Majesté étaient prêts à courir sus à toute apparition qui se produirait en mer.

D’aucuns affirmaient que ces préparatifs belliqueux donneraient à réfléchir au Corsaire et que les yeux annoncés ne se montreraient pas.

En cela, ces prophètes avaient tort, car à neuf heures précises, trois points lumineux s’allumèrent subitement à l’horizon, figurant un triangle.

Une acclamation jaillit de la foule ravie de voir quelque chose.

– Hip ! Hip ! Hurrah !

Mais on n’eut pas le temps de se demander quelles étaient ces clartés apparues à la surface de l’eau noire ; les sirènes des navires de guerre lancèrent leur beuglement sonore, et les cuirassés, sous l’impulsion des hélices, se dirigèrent lentement vers la sortie du port.

Du coup l’enthousiasme des badauds ne connut plus de bornes. On allait assister à un combat naval. La flotte du Pacifique contre Triplex. Bien des mères, des épouses, des fiancées sentirent leur cœur se serrer en songeant aux officiers, aux marins qui allaient affronter un péril inconnu.

Sur le pont du Destroyer, croiseur protégé à tourelles, qui ouvrait la marche, un groupe de personnes regardait avec des sentiments divers les fanaux lointains toujours immobiles.

C’étaient sir Toby Allsmine, James Pack, Armand Lavarède, Lotia et Aurett. Le premier, par sa fonction même ; les autres, grâce à son appui, avaient obtenu la faveur enviée d’assister à l’expédition.

Près des compagnes d’Armand se tenait une femme enveloppée dans un ample manteau dont le capuchon était rabattu sur son visage. Les marins se la désignaient avec respect. Les officiers disaient :

– C’est Mistress Joan Allsmine qui a voulu donner à son mari l’appui de sa présence dans sa lutte contre le Corsaire Triplex.

Telle était la raison énoncée par la mère inconsolable de Maudlin pour obtenir de sir Toby la permission de l’accompagner. Il avait cédé, comprenant bien que la démarche impressionnerait favorablement ses administrés.

Comme il aurait refusé s’il avait su que la requête de l’épouse avait été motivée par un billet laconique apporté par une invisible main dans la chambre de Joan. Celle-ci avait lu avec une émotion profonde ces courtes phrases :

 « Mère, bientôt je vous serai rendue. Suivez ce soir l’homme dont vous portez le nom. Vous retrouverez l’Arlequin d’or. Ce sera déjà une portion de celle que vous avez pleuré si longtemps. »

Et Joan avait obéi.

L’Arlequin d’or ! Ces mots évoquaient chez elle un souvenir oublié. Elle s’était rappelé soudain le dernier voyage fait à la ferme de la rivière Lachlan, ce voyage où, encore une fois, elle avait embrassé sa fille.

Elle revoyait la salle ou la mère de Toby lui avait amené sa Maudlin, rose, fraîche, souriante. Elle pressait l’enfant dans ses bras, et la mignonne créature se mettait à jouer avec un bijou qui lui était arrivé de Londres quelques jours auparavant.

Original ce bijou ; une chaînette d’or formant collier, à laquelle était suspendue une figurine de même métal, un coquet petit arlequin délicieusement ciselé.

Elle riait de voir rire Maudlin ; elle était heureuse de la joie de la petite qui, dans son babil enfantin, traitait l’arlequin comme une mignonne poupée.

Et puis venait l’instant de la séparation. Maudlin ne voulait plus rendre le bijou ; Joan, attristée par un inexplicable pressentiment, ne se sentait pas le courage de le reprendre, elle le lui donnait, et la gamine triomphante passait la chaînette d’or à son cou.

Aujourd’hui la missive parlait de l’Arlequin d’or, de cette figurine dont elle-même avait oublié l’existence !

Voilà pourquoi elle se tenait pensive et silencieuse sur le pont du Destroyer, auprès d’Aurett et de Lotia.

Chez celles-ci les sentiments étaient autres. Pour elles, les fanaux lointains bercés par les flots indiquaient l’endroit où Robert obéissait aux ordres de Triplex, son protecteur.

De son côté Allsmine était partagé entre la rage et l’inquiétude.

Seul James Pack paraissait indifférent à ce qui se passait. Tranquillement il conversait avec les officiers, lesquels se livraient à des considérations variées sur la nature des feux dont le navire se rapprochait de minute en minute.

Tous étaient d’accord sur la cause du phénomène évidemment électrique ; mais tandis que les uns prétendaient distinguer des foyers lumineux d’une grande intensité, les autres au contraire opinaient pour une sorte de phosphorescence particulièrement vigoureuse.

Et de fait une zone éclatante s’étendait à la surface de l’eau, comme si elle était illuminée par en dessous. L’écume des longues lames avait des bouillonnements d’or en fusion, et les yeux des spectateurs se troublaient en se fixant sur cette irradiation fulgurante.

Un mille à peine séparait le Destroyer du point visé. À cette distance considérable encore, le navire flottait dans un brouillard lumineux. Une curiosité pénétrante avait saisi tout le monde, officiers, matelots, passagers.

Les machines ronflaient car, répondant au sentiment de tous, l’officier de quart venait de faire forcer la vitesse.

Dans un quart d’heure, avant même, on saurait.

Soudain un cri de désappointement sortit de toutes les poitrines. Les étranges météores se mettaient en mouvement.

Avec une rapidité vertigineuse, ils décrivaient un arc de cercle, se rejoignaient en arrière des bâtiments, reformant entre ceux-ci et le port le triangle mystérieux.

Il y eut un instant d’indécision, puis le Destroyer, imitant la manœuvre des autres vaisseaux, évolua lentement sur lui-même, reprenant la poursuite de l’adversaire insaisissable.

– Bon, murmura un vieil officier debout auprès d’Allsmine, si nous le rejoignons, c’est qu’il le voudra bien, ce corsaire.

La réflexion fit bondir le Directeur :

– Comment osez-vous affirmer cela ?

– Parce qu’il vient d’opérer son mouvement à une vitesse d’au moins soixante nœuds. Le Destroyer en fait à peine vingt. Concluez.

– Mais enfin vous supposez ?…

– Que nous sommes en face de sous-marins admirablement agencés.

– Des bateaux sous-marins ?

– En vérité. À moins d’admettre une intervention satanique, je ne vois pas d’autre explication plausible.

La conversation en resta là. De nouveau le Destroyer se rapprochait des étranges fanaux. Qu’allait-il se passer ?

Un combat s’engagerait-il ? On eût pu le croire d’après le mouvement qui se produisit à bord du croiseur. Chacun avait pris son poste de bataille. Près des lourdes pièces Armstrong, près des canons Hochkiss, les artilleurs se tenaient prêts à faire feu. Les compagnies d’abordage s’alignaient le long des bordages. Une émotion profonde jetait un voile de gravité sur les visages.

Quelques centaines de mètres séparaient encore le vaisseau des yeux du Corsaire Triplex quand un incident inattendu se produisit.

Les fanaux s’éteignirent brusquement, et sur les flots couleur d’encre, les hommes de barre ne trouvèrent plus un point de repère.

– Stop ! rugit l’officier de quart dans le porte-voix des machines.

L’hélice cessa de tourner et le Destroyer courut sur son erre avec une vitesse décroissante.

Des exclamations de colère se croisaient dans le groupe des officiers. Faudrait-il rentrer au port sans avoir pris contact avec l’ennemi ? On serait la risée de toute la population.

Sans doute, mais que faire contre un adversaire invisible, insaisissable ?

Les mêmes hésitations existaient à bord des autres vaisseaux, car tous manœuvraient comme le Destroyer.

Évidemment les commandants ne savaient à quel parti se résoudre.

Les bâtiments à bout de course s’étaient arrêtés, mollement balancés par la houle.

Et comme ils échangeaient les signaux de nuit, comme ils allaient se décider à rallier le port, un bouillonnement bizarre eut lieu le long des flancs du croiseur sur lequel s’étaient embarqués les compagnons du Directeur de la police.

Un rayon lumineux jaillit de l’eau ; un objet s’éleva dans l’air et décrivant une parabole vint s’abattre sur le pont, aux pieds mêmes de lady Joan ; puis la mer cessa d’être troublée.

Tout le monde s’était précipité. Le commandant en personne ramassa le projectile, un œuf de bois semblable à ceux dont se servent les bonnes femmes pour repriser les bas. Chose singulière, cet envoi sorti de l’eau n’était pas mouillé.

Rien ne pouvait être plus inoffensif et l’officier allait passer l’objet à ses voisins, quand ses regards furent frappés par une petite étiquette collée sur la surface polie.

Vivement il se rapprocha d’un feu du bord et lut à haute voix :

« Pour mistress Joan Allsmine. Qu’elle ouvre et regarde. »

En entendant cela, l’épouse du Directeur s’était avancée. Galamment le capitaine du Destroyer lui tendit l’œuf. Une ligne noire le coupait par le milieu indiquant qu’il était formé de deux parties.

En effet, avec un léger effort, Joan fit tourner une moitié de l’œuf sur l’autre. Elle ouvrit. À l’intérieur évidé apparut une chaînette d’or supportant une figurine de même métal.

D’une main tremblante, la mère de Maudlin saisit le bijou. La lettre reçue dans la journée n’était pas mensongère. C’était bien l’Arlequin d’or que jadis elle avait passé elle-même au cou de sa petite fille.

Elle eut un cri, un flot de larmes jaillit de ses yeux, et agitant devant elle la pieuse relique, elle murmura :

– Le dernier présent que j’ai fait à la fille que je pleure.

Grinçant des dents, Allsmine gronda :

– Ce misérable se joue de la douleur d’une mère !

Mais alors avec une énergie sauvage, elle l’interrompit :

– Non, il a dit vrai. Maudlin vit et je la reverrai.

Chez tous cette scène rapide provoqua une vive émotion. Ce bijou, que Joan elle même déclarait avoir donné à son enfant, et qui tout à coup sortait de l’Océan pour revenir entre ses mains ; la façon dont elle venait, elle, la femme du fonctionnaire attaqué, de prendre la défense du Corsaire fournissaient matière à réflexions.

Aussi quand l’escadre reprit sa marche rentrant à Port Jackson, chacun garda un silence obstiné.

Les officiers cherchaient vainement le mot de l’énigme ; quant aux matelots, ils étaient frappés d’une terreur superstitieuse. Ces hommes, qui tous avaient bravé les tempêtes, jetaient des regards craintifs sur les eaux noires, persuadés qu’il allaient voir apparaître le génie terrible et inconnu qui s’était manifesté tout à l’heure.

Ils en furent pour leurs transes d’ailleurs, car les bâtiments regagnèrent leur ancrage sans la moindre difficulté.

Sur les quais la foule se pressait encore, discutant les incidents de la soirée. Tout Sydney était en rumeur. Un seul homme conservait son air paisible, son sourire empreint d’une dédaigneuse philosophie, et cet homme était James Pack.

Tranquillement il prit congé du Directeur et de ses amis, s’excusant de ne pouvoir résister au désir de dormir.

Après quoi il s’éloigna d’un pas lent, avec une attitude lasse ; mais quand il fut hors de vue il se redressa soudain, sa démarche redevint élastique et à une allure rapide il contourna les bassins.

Une demi-heure plus tard il atteignait la lande de la pointe Jackson à l’extrémité de laquelle se dresse le phare Nord.

La nuit était sombre et il fallait que le chemin lui fût familier pour qu’il avançât ainsi sans s’égarer.

Soudain il s’arrêta. Une ombre humaine venait de se dresser devant lui. Sans doute il s’attendait à cette rencontre, car il ne manifesta ni frayeur ni surprise :

– C’est vous ? demanda-t-il seulement.

– C’est moi, capitaine, à vos ordres.

– Vous partirez à l’instant pour les mines d’or du désert de Sandy.

– Demain je serai loin.

– Faites diligence. Sous peu de jours, celui que vous savez sera prévenu. Il faut qu’il se trahisse par ce voyage lointain.

– C’est entendu.

– Surtout ne perdez pas une minute, car il ne doit à aucun prix vous rejoindre.

– Soyez tranquille.

Les deux hommes échangèrent une cordiale poignée de mains. Ils étaient sur le point de se séparer, quand James retint son interlocuteur :

– Et elle ? interrogea-t-il d’une voix indistincte.

– Elle reste ici. Elle voudrait vous voir.

– Non, non, dit vivement Pack. Trop dangereux.

Et avec mélancolie :

– D’ailleurs il lui faut s’accoutumer à la séparation. Bientôt j’espère, nos efforts seront couronnés de succès. Alors nos routes se sépareront et ne se rencontreront probablement plus jamais.

Puis secouant la tête, son visage rayonnant de cette exaltation qui fait les martyrs :

– Dites-lui, ami, que ce que j’ai juré s’accomplira, Dites-lui d’attendre avec confiance et de ne pas s’inquiéter de moi, simple instrument suscité par la fatalité.

Un instant encore le secrétaire parut hésiter, comme s’il lui restait quelques mots à ajouter, mais derechef il secoua la tête, serra la main de l’inconnu en prononçant ce seul mot :

– Adieu !

Après quoi il reprit le chemin de la ville.

Bientôt sa silhouette se perdit dans l’obscurité. L’homme avec qui il s’était entretenu n’avait pas bougé de place. Il étendit la main dans la direction où James avait disparu :

– Brave cœur, va, fit-il. Tu ne voudrais pas être payé de ton dévouement. Mais je suis là. Tu as travaillé à mon bonheur, je travaillerai au tien.

Et à son tour le mystérieux promeneur s’enfonça dans la nuit.

CHAPITRE XI

L’OFFICE DES TÉLÉPHONES


De son expédition, Allsmine était revenu la tête lourde, l’esprit et le corps brisés.

Triplex lui avait porté un coup terrible, car Joan, publiquement, avait pris parti pour le Corsaire.

Et puis cet Arlequin d’Or, disparu depuis de si longues années, qui subitement sortait des flots comme un témoignage accusateur.

Le tribunal des Masques verts avait donc dit vrai ? Maudlin était vivante, et l’homme, la brute que le Directeur avait employée au crime, avait trahi.

Toute la nuit Toby se retourna sur sa couche sans parvenir à trouver le sommeil. Parfois la fatigue l’emportait, ses yeux se fermaient malgré lui. Mais aussitôt un cauchemar commençait.

À ses oreilles bourdonnait un étrange bruissement ; des murailles se détachaient des silhouettes, imprécises d’abord, qui bientôt devenaient plus nettes, plus réelles. C’étaient des Arlequins dont le chapeau bicorne, la batte, les vêtements étaient d’or de diverses nuances ; or jaune, or vert, or rouge, or mat ou poli. Tous portaient le loup vert, tous écartaient les lèvres dans un rire cruel qui découvrait leurs dents blanches, tous tendaient vers le policier un bras accusateur.

Celui-ci se réveillait en sursaut, promenait autour de lui un regard effaré. Le songe s’était dissipé pour reprendre un peu plus tard.

Quand arriva le matin, Toby était positivement moulu. Ses membres courbatus étaient douloureux. Chaque mouvement lui arrachait une plainte.

Il s’habilla pourtant et furtif sortit de sa chambre. Il gagna la rue avec l’allure d’un homme qui craint de rencontrer un visage de connaissance.

Il avait peur de se trouver en face de Joan, de James Pack même. Il lui semblait que tous devaient lire dans sa pensée, devaient acquérir en le regardant la certitude du crime commis jadis.

Une seule personne conservait sa confiance, une seule. C’était Armand Lavarède.

Pourquoi ? Le Directeur de la police aurait été bien embarrassé de l’expliquer.

Aux heures de détresse, les âmes faibles deviennent superstitieuses. Armand, apparu à sir Toby le jour où ce dernier était accroché à la potence, Armand qui aussitôt lui avait rendu l’inappréciable service de détruire les clichés photographiques pris par les reporters australiens, Armand était devenu pour lui une sorte de fétiche.

Allsmine se figurait que s’il pouvait attacher le journaliste à sa fortune, il triompherait de ses ennemis et tout naturellement il se dirigea vers le Centennial-Park-Hôtel.

Au parloir il fit demander le Parisien. Celui-ci arriva presque aussitôt, assez surpris de cette visite matinale.

Mais le policier vint à lui la main tendue, et sans préambule :

– Sir Lavarède, dit-il, ma présence à pareille heure peut vous sembler inopportune. Je vais vous l’expliquer d’un mot. Je viens contracter avec vous un pacte d’alliance.

D’un geste vague, Armand indiqua qu’il ne comprenait pas.

– Entendez-moi bien, reprit Toby. Vous et moi, sommes menacés par un même ennemi. Le Corsaire Triplex – il baissa la voix en prononçant ce nom, – le Corsaire Triplex m’attaque dans ma considération ; pour vous, c’est dans vos affections qu’il vous contrecarre. Soyons donc alliés à l’encontre de lui.

– Mon concours vous est tout acquis, insinua le journaliste d’un air innocent.

La tournure que prenait l’entretien l’amusait infiniment. L’homme qui avait détenu Niari, qui avait empêché Robert de reprendre son véritable nom, venait lui demander assistance. Cela était du dernier bouffon.

Après tout, il pouvait lui être utile de posséder la confiance du Directeur, aussi avait-il cru de bonne politique de formuler une phrase encourageante.

Allsmine se laissa prendre à ses paroles :

– Je vous remercie de parler ainsi. Vous êtes un homme intelligent et vous comprenez à demi-mot. Voici donc ce que je vous propose avec grande sympathie.

Il prit un temps avant de poursuivre :

– Voici la situation : je désire conserver mon appointement de Directeur de la police du Pacifique. Vous-même avez la volonté de restituer à votre cousin son nom et sa nationalité. D’où vient l’opposition à nos désirs ? Du Corsaire Triplex. Unissons-nous donc pour le battre. Je ferai d’ailleurs tout ce qui sera en mon pouvoir pour nous assurer la victoire si vous consentez à devenir mon ami.

– C’est déjà fait, murmura le Parisien.

– Je vous suis très obligé de cette déclaration. En ce pays que le misérable trouble avec de l’argent volé sans aucun doute, vous êtes le seul sur qui s’appuie ma confiance. Ma femme elle-même, égarée par des rêveries maternelles, s’éloigne de moi. Je puis compter sur vous ?

– Comme sur vous-même, Sir Allsmine.

– Alors venez et promenez avec moi. Je vais, sous le sceau du secret, vous montrer une ingénieuse innovation qui, je pense, nous assurera le succès.

– Et c’est… ?

– Vous verrez. Venez seulement.

Ma foi, Lavarède était curieux par nature, il ne résista pas davantage. En courant il remonta à sa chambre, s’habilla, dit un adieu rapide à Aurett et à Lotia, puis vint rejoindre le policier qui l’avait attendu au parloir.

Cinq minutes plus tard, tous deux marchaient côte à côte dans la rue. Sir Toby était radieux. Il avait réussi dans sa négociation, du moins il le croyait et ses transes s’étaient évanouies.

Bientôt les promeneurs se trouvèrent devant l’office central des téléphones, vaste bâtiment carré entre les murs duquel se centralise tout le service téléphonique de la ville de Sydney.

Traversant les halls, où une nuée d’employés s’agitaient devant les tableaux numérotés, donnaient, au milieu des sonneries stridentes, la communication à d’incessants dialogues à distance, Armand et son guide parvinrent à l’entrée des caves. Ils descendirent un escalier tortueux.

Dans les méandres du sous-sol, ils firent plusieurs détours et s’arrêtèrent enfin devant une porte massive hermétiquement close.

À l’aide d’une clef qu’il tira de sa poche, Allsmine ouvrit, appuya sur un bouton électrique placé près de l’entrée et aussitôt de nombreuses lampes s’allumèrent, éclairant une salle spacieuse à l’aménagement bizarre.

Du plafond descendaient comme une toile d’araignée géante, une innombrable quantité de fils de laiton, qui aboutissaient à un clavier dressé sur une table de chêne occupant toute la longueur de la pièce.

Devant chaque face du clavier, reliées à lui par d’autres fils, s’alignaient des machines à écrire automatiques, lesquelles fonctionnaient sans trêve avec un bruit de marteaux.

Et cependant on n’apercevait personne.

Le premier sentiment qu’éprouva Lavarède fut la surprise ; le second, le désir de comprendre. Aussi se tourna-t-il vers son compagnon pour demander :

– Qu’est-ce que c’est que cela ? Avec un sourire Toby répondit :

– C’est l’office téléphonique de la police.

Puis d’un air avantageux, il ajouta :

– Une invention à moi. Je vais vous expliquer. Vous n’ignorez pas que toute dépêche télégraphique importante peut-être communiquée à la police. De même, grâce aux rayons Rœntgen, nous sommes en mesure de lire une lettre fermée. Mais les gens malintentionnés savaient ces choses et souvent ils préféraient employer le téléphone dont la surveillance nous échappait.

– Vous échappait, dites-vous ? Voilà un imparfait qui semble signifier…

– Qu’elle ne nous échappe plus ?

– Précisément.

Gaiement le Directeur secoua la main du Parisien :

– C’est un plaisir de causer avec vous, Sir Lavarède, vous saisissez de suite.

– Quoi ! le téléphone…

– Est aujourd’hui mon agent fidèle.

Et d’un ton grave :

– Vous seul et moi connaissons ce secret. La discrétion est donc de rigueur. Si je vous ai pris pour confident, c’est que je suis certain de votre honorabilité et que j’ai besoin de votre secours.

Lavarède s’inclina et d’un accent empreint d’une imperceptible ironie :

– Je suis tout à vous, seulement…

– Seulement, achevez…

– Je serais heureux de comprendre davantage.

– Vous allez être satisfait.

S’appuyant à la table, sir Toby reprit après un instant de silence :

– Tous les habitants de la ville ignorent cette nouvelle installation. Les ouvriers que j’ai employés ont cru à la formation d’un bureau supplémentaire de communications téléphoniques. Seul j’ai la clef de la serrure à secret qui maintient fermée la porte de cette salle.

– Bien. Allez toujours.

– Voici maintenant le principe de mes appareils. Chacun des fils qui viennent du plafond est relié à l’un des branchements de la canalisation téléphonique de la ville.

– J’y suis. Ils dérivent ainsi les conversations échangées et les amènent ici.

– Oui, mais de telle sorte que les causeurs ne s’en doutent pas. Je dérive une quantité si petite, qu’elle ne saurait être sensible à l’oreille la plus exercée.

– Alors comment la recevez-vous ?

– Ne soyez pas trop pressé. Vous saurez tout. Ces fils dériveurs arrivent dans le casier numéroté que vous avez devant les yeux. Là, sous l’action de courants électriques, leurs vibrations sont renforcées et transmises par d’autres fils aux machines à écrire rangées sur la table. Celles-ci, actionnées par un courant régulier, enregistrent tous les sons sur un papier sans fin qui se déroule automatiquement au moyen d’un mouvement d’horlogerie.

– Bref, s’écria Armand, vous transformez la conversation téléphonique en message téléphoné ?

– Juste ! Vous êtes décidément très intelligent. Chaque jour, il me suffit de couper les bandes couvertes de caractères, et j’ai sous les yeux le résumé de la pensée intime de toute la cité.

Pendant un moment le journaliste demeura abasourdi. Ce procédé d’information laissait loin derrière lui tous ceux qu’emploient les journaux les mieux informés. C’était la réalisation pratique de la consultation directe de l’opinion publique.

Le Directeur jouissait délicieusement de sa stupéfaction. Il lui prit amicalement le bras :

– Les bobines de papier sont sous la table. Les rouleaux ont exactement sept cents mètres. La consommation étant de sept mètres environ par vingt-quatre heures, il suffit de remplacer les dits rouleaux tous les cent jours.

– Ah ! murmura le Parisien, tout cela est clair, mais je ne vois pas en quoi je puis vous être utile.

– Je suis ici pour vous l’apprendre.

– En ce cas j’ouvre mes oreilles afin d’aider mes yeux.

– Écoutez donc.

Et baissant la voix, comme s’il craignait d’être entendu par un invisible témoin, Allsmine murmura :

– Ma présence quotidienne à l’Office Central attirerait l’attention. Vous au contraire, étranger, inconnu, vous y passerez inaperçu. J’espère que vous consentirez à venir chaque matin enlever les feuilles noircies pour me les remettre ensuite.

– Avec plaisir, riposta le Français très intéressé.

– Notre adversaire commun, le Corsaire Triplex – un drôle très au courant – se défie certainement du télégraphe et de la poste. Dès lors, pour correspondre avec ses affidés il doit se servir du téléphone.

– J’y suis !

– Ah ! et vous trouvez l’idée bonne ?

– Excellente. J’entre immédiatement en fonctions.

Ce disant, Lavarède s’approcha de la table et commença à couper les bandes de papier sur lesquelles les machines à écrire avaient aligné leurs caractères.

D’un air ravi, le policier le suivait, roulait les bandes, assujettissait les rouleaux à l’aide d’anneaux de caoutchouc et les rangeait méthodiquement dans la serviette de cuir qu’il portait sous le bras.

En vingt minutes l’opération fut terminée. Les deux hommes sortirent alors. Toby referma soigneusement la porte, expliqua le secret de la serrure à son compagnon, puis lui remettant la clef :

– Désormais, Sir Lavarède, vous êtes le chef absolu de ce bureau. Je compte sur vous comme vous-même pouvez compter sur moi.

* *

*

Depuis cinq jours Armand allait chaque matin à l’Office Central des téléphones. Religieusement il débarrassait les rouleaux des bandes utilisées, puis il apportait sa moisson à l’hôtel de Paramata-Street.

Jusque-là Allsmine n’avait rencontré aucune communication intéressante. Il se demandait si le Corsaire Triplex, décidément impossible à surprendre, arrivait à se passer même du téléphone pour envoyer ses ordres à ses complices.

Le sixième jour, le Directeur était dans son cabinet, les verrous soigneusement tirés. Il compulsait avec une mauvaise humeur évidente, les coupures qu’Armand venait de lui remettre.

– Rien, toujours rien, grommela-t-il.

Et de fait les appareils n’avaient enregistré que des dialogues commerciaux ou amicaux dont il n’avait cure.

– Envoyez-moi cinquante pièces de drap n° 7 bis, lisait-il. Au diable les marchands !… Petit Coco a reçu son polichinelle, continuait-il. Au diable les enfants et leurs jouets !

Mais il avait beau envoyer à Satan tous ses administrés, il ne trouvait pas une ligne concernant son mortel ennemi.

D’un geste découragé il prit la dernière bande. Il hésita avant de la dérouler.

– À quoi bon ? fit-il.

Puis appelant à lui toute sa volonté :

– Il ne faut pas marchander ma peine, non, il ne faut pas. Je ferai mon métier jusqu’au bout.

Un mètre, deux mètres, quatre mètres de la bande passèrent sous ses yeux. Son visage exprimait la fatigue. Soudain il eut un cri, dans ses prunelles brilla un pétillement joyeux, et se levant il lut à haute voix les lignes suivantes :

– Allô, allô. Donnez-moi le 157,22.

– Bien, Monsieur, 157,22.

– Oui.

Ici un pointillé indiquant la sonnerie d’appel.

– Allô. C’est vous, Goodeye ?

– Oui, Fairnose.

– Bien, les ordres du Triple Captain sont-ils exécutés ?

– Ils le sont en vérité. Mais lui, comment se porte-t-il ?

– Bien je suppose. Il vient de partir pour les mines d’or de Brimstone-Mounts dans le désert de Sandy.

– Un long voyage.

– Pas trop. Par mer jusqu’à l’estuaire de la rivière Schaim. Ensuite il remontera le cours d’eau et arrivera ainsi à trois journées de marche des mines au lieu dit « Les Trois Aiguilles ».

– Et il en ramènera le témoin… ?

– Qui doit faire rentrer sous terre Monsieur Tout est à moi (Allsmine).

– Parfait ! pas d’instructions nouvelles ?

– Non.

– Alors au revoir, Fairnose.

– Au revoir Goodeye !

Pendant une minute, sir Toby demeura immobile, songeant au parti qu’il pouvait tirer de la découverte.

Il n’y avait aucun doute en son esprit. Le capitaine Triple, M. Tout est à moi mentionnés par la communication étaient Triplex et lui-même. Les pseudonymes lui apparaissaient transparents. Triple, Tout est à moi sont la traduction du nom latin Triplex, du nom anglais Allsmine (All is mine).

– Puff over ! clama enfin le Directeur. Cette fois je le tiens.

Se coiffant de son chapeau, il sortit, courut au Centennial-Park-Hôtel. Justement Lavarède lisait les journaux au parloir. Allsmine vint à lui, et lui touchant l’épaule de la main :

– Sir Lavarède, dit-il.

Le Parisien leva la tête.

– Sir Allsmine, vous ?

– Moi-même.

– Qu’est-ce qui me vaut une visite aussi agréable ?

– Le motif est sérieux.

– Pourtant vous riez ?

– C’est la meilleure preuve de la gravité de la chose.

Devant cette déclaration, Armand garda le silence, mais ses yeux exprimèrent la curiosité.

– Vous êtes un voyageur ? reprit le policier, sans répondre à son interrogation muette.

– Sinon par métier, du moins par circonstance, fit modestement son interlocuteur.

– Un déplacement d’un mois n’est pas pour vous effrayer ?

– Non sans doute, mais…

D’un geste, le Directeur l’interrompit.

– Vous plairait-il d’annoncer que demain matin vous partez pour la Nouvelle-Zélande ?

À cette question, le Français se leva tout d’une pièce :

– En Nouvelle-Zélande ?

– Votre parole d’abord que vous ne direz pas autre chose, à aucune personne ?

– Je vous la donne, seulement…

– Soyez quiet ! Vous avez des raisons de penser que votre cousin est en New-Zealand. Vous y allez, je vous accompagne.

– Bien. Voilà ce qui n’est pas vrai, maintenant quelle est la vérité ?

– La voici : je sais où nous rencontrerons Triplex.

Lavarède tressaillit.

– De quelle façon avez-vous… ?

– Acquis la certitude, voulez-vous dire ? Il m’est aisé de répondre. C’est vous-même qui me l’avez apportée.

– Moi ?

– Ce matin.

– Ah ! les papiers du téléphone ?

– C’est cela ! À présent consentez-vous… ?

– Très volontiers, s’écria Armand. Au surplus, l’inaction me pèse, et par ma foi, je ne serais pas fâché de me trouver face à face avec ce Corsaire. Vivre en plein mystère sans en avoir l’explication, cela est insupportable à un journaliste.

– Alors, nous sommes d’accord ?

– Entièrement.

– Faites donc vos préparatifs. Je viendrai vous prendre ce soir.

Et secouant la main de son « allié » au point de lui désarticuler le bras :

– Puff over ! Sir Lavarède, ricana le policier. Puff over ! nous allons rire.

Les deux hommes se séparèrent. Allsmine regagna sa demeure, tandis que le Parisien remontait à sa chambre.

Mais là il eut à subir les questions d’Aurett et de Lotia. Quand il eut répété ce qui avait été convenu avec sir Toby, les deux femmes s’insurgèrent.

Comment il s’agissait de rejoindre son ami, son cousin, Robert, et il se figurait qu’elles consentiraient à se séparer de lui ? Jamais cela n’aurait lieu. Toutes deux étaient des voyageuses intrépides, elles avaient l’intime conviction qu’elles ne seraient pas un embarras. Donc elles seraient de l’excursion, ou Lavarède y renoncerait.

En fin de compte, le journaliste dut céder. Il se rendit donc dans Paramata-Street pour faire part au policier de l’exigence de ses jolies camarades. À sa grande surprise, celui-ci parut enchanté de voyager en compagnie de ces dames, et il déclara que le soir même, il emmènerait tout le monde.

Et Lavarède l’ayant quitté, il fit appeler James Pack, lui raconta que, sollicité par Armand, il poussait une pointe en Nouvelle-Zélande, remit au fidèle secrétaire les rênes de la police du Pacifique, et lui enjoignit spécialement de surveiller les faits et gestes de mistress Joan.

– La pauvre femme m’inquiète, dit-il hypocritement. Les agissements inqualifiables du Triplex ont eu sur sa raison une influence néfaste. Veillez sur elle comme sur une enfant.

James s’inclina d’un air pénétré, promit de faire bonne garde et se retira laissant son supérieur assuré qu’il ne se produirait rien d’anormal pendant son voyage.

À la nuit, il quitta mystérieusement son logis. Déjà Lavarède, Aurett et Lotia avaient réglé leur note au bureau de leur hôtel et attendaient sous le vestibule entourés de garçons portant leurs valises.

Tous se dirigèrent vers le port militaire. Une chaloupe les conduisit à bord du croiseur Destroyer, réquisitionné dans la journée par le Directeur de la police. Vers deux heures du matin, la mer étant étale, le navire se mit lentement en marche, embouqua la passe de Port Jackson, et bientôt sa double hélice battit les flots verts du Pacifique.

CHAPITRE XII

LE CHAMP D’OR DE BRIMSTONE-MOUNTS


À deux ou trois jours de là, une légère pirogue remontait le cours de la rivière Schaim, qui se jette dans l’Océan Indien à l’Ouest de la grande île Australienne.

Huit hommes maniaient les avirons. À leur teint hâlé, à leurs regards résolus, à leurs mouvements rythmés, l’observateur le plus superficiel eût reconnu des marins, encore que tous fussent couverts de la blouse ample, du pantalon serré dans les guêtres de cuir fauve des coureurs de buissons.

À l’arrière, un personnage coiffé du casque colonial demeurait inactif. Celui-ci, paraissait être le chef.

– Captain, dit respectueusement l’un des rameurs, nous devons approcher ?

Le rêveur leva la tête :

– Oui, mon garçon. Je pense qu’à quelques milles, la rivière s’infléchira vers le sud. C’est en ce point que je devrai prendre la route de terre.

Cette phrase fut prononcée en pur anglais, mais avec un accent français, auquel nul Saxon ne se fût mépris.

De nouveau silencieuse et rapide, l’embarcation fila entre les rives boisées.

Limpide était l’eau qui se brisait avec un murmure berceur contre les flancs de la barque ; désertes étaient les berges.

De temps à autre un cri bref déchirait l’air, un oiseau volait lourdement pour disparaître bientôt dans le feuillage ; ou bien des kangourous détalaient à travers un espace découvert, avec une allure bondissante et funambulesque. À chacun des sauts des étranges marsupiaux, leurs pattes postérieures frappaient le sol qui résonnait comme sous des appels d’escrimeurs.

Et puis le calme se rétablissait, la grande tristesse de la campagne australienne régnait de nouveau, troublée seulement par le clapotis des avirons dans l’eau.

Cependant le soleil atteignait presque le zénith, versant sur la terre une clarté aveuglante et torride. La sueur ruisselait sur le front des matelots ; en grosses perles elle coulait sur les joues, le long du nez, dans les plis de la bouche ainsi qu’en des rigoles. Tous soufflaient oppressés par l’atmosphère embrasée.

Celui qui tout à l’heure avait été salué du titre de capitaine s’en aperçut :

– Abordez, garçons, commanda-t-il, on se mettra à l’ombre pour laisser passer la grande chaleur.

Il y eut un sourire sur les faces bronzées et la pirogue évoluant aussitôt se dirigea droit vers la rive.

Mais dans ce mouvement, les rameurs tournés jusque là vers l’aval du cours d’eau, purent regarder en amont, et soudain celui qui déjà avait élevé la voix, s’écria :

– Captain !

– Qu’y a-t-il, Braddy ?

– Regardez là-bas, s’il vous plaît. La rivière fait un coude vers le sud et j’aperçois les trois aiguilles que l’on nous a signalées.

Ces paroles firent courir un frémissement dans l’équipage. Les yeux se portèrent sur le point indiqué.

Braddy avait dit vrai. Derrière une pointe couverte d’arbres, qui jusqu’à ce moment l’avait cachée, la courbure du fleuve se montrait, dominée par un monticule couronné par trois pics, masses rocheuses rappelant vaguement la forme d’un trident.

– Eh bien Captain, demanda le marin ?

– Je crois que vous avez raison, Braddy. Deux milles nous séparent à peine de cet endroit ; voulez-vous donner un dernier coup de collier, garçons ? Le repos sera meilleur au but.

Pour toute réponse les rameurs se courbèrent sur leurs avirons, et la pirogue reprenant sa direction première s’avança rapidement vers la colline.

Bientôt les détails devinrent plus distincts. Des arabesques étranges sillonnaient les flancs des blocs de rochers. On eût dit l’œuvre patiente de sculpteurs titanesques. Sur le granit rougeâtre, des lignes en creux se croisaient en lacis mystérieux d’une teinte gris de fer.

Est-ce là une fantaisie de la nature ? Est-ce le labeur des aborigènes, et les monolithes fouillés sont-ils les muets témoins d’une enfantine religion dont les hommes ont perdu le souvenir ?

Personne ne le sait, les tribus australiennes pas plus que les conquérants européens.

Mais cette trinité de pitons dentelés n’en constituait pas moins un point de repère auquel les voyageurs ne pouvaient se tromper.

Du reste, s’ils avaient conservé le moindre doute, ils l’eussent bien vite perdu, car à l’approche du canot, un indigène, pacifiquement tatoué, sortit du couvert et poussa un hululement d’appel.

– Voilà le guide, Captain, s’exclama Braddy.

– Oui, en effet, il me semble que c’est notre homme.

– Alors, c’est ici que nous allons nous séparer ?

– Oui, garçon.

– Et que nous attendrons votre retour ?

– La pirogue et vous-mêmes dissimulés dans le fourré.

– All right !

Quelques coups d’avirons et l’avant de l’embarcation glissa avec un grincement léger sur le sable d’or qui garnissait le fond d’une anse minuscule.

L’indigène debout sur la rive, salua. Demi-nu, les reins ceints d’un pagne clair, sa tignasse ébouriffée parsemée de dents de fauves, qui sont la bijouterie australienne, la main gauche appuyée à la hanche, la droite soutenant une carabine, il était laid mais donnait l’impression de la force et de l’agilité.

– Mora-Mora salue le Capitaine Triplex, prononça-t-il en anglais avec un accent guttural.

L’homme au casque colonial répondit aussitôt :

– Le Capitaine Triplex salue Mora-Mora.

Après quoi, tous sautèrent sur le rivage. En deux temps, les rameurs chargèrent l’embarcation sur leurs épaules et disparurent dans l’épais fourré qui commençait à quelques pas de la rivière.

– Le Capitaine désire faire la sieste ? reprit alors l’Australien.

– Oui.

– Nous ne déroulerons le ruban du chemin qu’après la forte chaleur, alors que le soleil, descendant la pente du ciel, sera arrivé en ce point.

Du doigt, le guide indiquait un endroit de l’espace. Son interlocuteur consentit d’un mouvement de tête.

– Bien. Mora-Mora a éteint la vie chez un jeune kangourou ; Mora-Mora a dépouillé son gibier, l’a exposé à la caresse de la flamme. Peut-être, le Captain voudra-t-il prendre des forces avant le repos ?

– Certes, et mes compagnons aussi.

L’indigène sourit découvrant ses dents blanches, aiguës comme celles d’un loup, et jetant sa carabine sur son épaule, il se dirigea vers le fourré où il s’engouffra.

L’Européen restait seul, songeant à la singulière poésie de langage du guide.

C’est là une particularité de l’esprit australien. Hommes, femmes, enfants sont des monstres physiques, plus proches de l’espèce simiesque que de l’humanité, et par un singulier caprice de nature, par une coquetterie imprévue de la création, leur être moral est plein d’agrément, de lueurs poétiques, inspirées à ces simples par la tristesse sereine des grands bois, l’épouvante des déserts calcinés.

Au reste les réflexions du « Captain » ne furent pas de longue durée, car les matelots ayant mis la pirogue en sûreté revinrent. Presque aussitôt Mora-Mora se montra de son côté, portant d’une main une moisson de larges feuilles et brandissant triomphalement de l’autre un kangourou rôti, encore embroché dans la baguette de son fusil.

Cette vue arracha un vigoureux : hurrah ! aux rameurs. En un instant tout le monde fut installé à l’ombre, les gourdes débouchées, et le claquement des mâchoires annonça que les estomacs affamés faisaient à la venaison un accueil hospitalier.

Puis la faim apaisée, chacun s’étendit sur le sol, et dans l’atmosphère brûlante, que le voisinage de la rivière ne suffisait pas à rafraîchir, la petite troupe s’endormit.

Une fraîcheur relative réveilla les dormeurs. Ils ouvrirent les yeux. Les heures avaient marché.

À la lumière blanche, crue, aveuglante du milieu du jour, succédait une clarté d’un jaune d’or, déjà adoucie de traces rouges.

Mora-Mora, tenant en mains deux chevaux, appela le chef de l’expédition :

– Captain, le moment est venu.

D’un bond celui-ci fut debout.

– Je suis prêt, Mora-Mora.

Et après avoir donné à voix basse des instructions rapides au vieux Braddy, Triplex sauta en selle, imité aussitôt par l’indigène.

Tous deux s’engagèrent dans une sente à peine tracée qui s’enfonçait dans le fourré. Au bout d’une minute, ils avaient perdu de vue la rivière et l’équipage de la pirogue.

Durant deux heures, ils marchèrent ainsi, emprisonnés entre deux murailles de verdure, puis ils débouchèrent dans une vaste plaine parsemée de bouquets de gommiers. La route plus large leur permettait maintenant de chevaucher botte à botte et d’avancer plus rapidement.

Ils laissaient flotter les rênes sur le cou de leurs chevaux, et les animaux profitaient de cette liberté relative, pour happer au passage les tiges tendres de l’herbe-vache, sorte de graminée qui doit son nom à la sève blanche, laiteuse qui remplit son fût de la grosseur du pouce.

À la nuit, les voyageurs s’arrêtèrent dans une auberge, si toutefois on peut appliquer ce vocable à une grossière construction en poutres non équarries. L’hôte les reçut avec obséquiosité.

– Eh ! eh ! fit-il en croisant les mains sur sa panse rebondie, voilà un gentleman qui se rend au champ d’or de Brimstone-Mounts, j’en jurerais ?

– En effet, répondit négligemment le capitaine.

– Idée excellente. La moisson est riche.

– Peu m’importe, j’y vais seulement rendre visite à un chercheur d’or.

– Foi de Cawson, exclama l’hôtelier, je n’en crois pas un mot. Le gold-field ne lâche pas ceux qui ont le bonheur de le fouler.

– Il me lâchera cependant, car je n’ai pas besoin de lui.

– Ah ! le gentleman est riche ! balbutia Cawson en retirant son bonnet d’un mouvement instinctif.

Le voyageur ne put s’empêcher de sourire :

– Votre respect pour la fortune ferait croire qu’elle n’habite pas en ce pays.

– Eh ! gentleman, où habite-t-elle, cette fantasque divinité ?

– Mais il me semble que le pays de l’or…

– Erreur, gentleman ; erreur, les terrains aurifères contiennent plus de désillusions que de métal précieux.

– En vérité ?

– Ainsi moi qui suis un ancien laveur de sable, je serais misérable, si je n’avais compris la véritable manière d’exploiter les placers.

– C’est ? interrogea le Corsaire amusé par le tour de la conversation.

– D’être aubergiste.

– Ah bah !

– Sans aucun doute. Les pionniers qui arrivent pleins d’espoir, me laissent une partie de leurs économies ; ceux qui reviennent m’abandonnent une part de leur butin. Ils s’appauvrissent et je m’enrichis.

Le gros homme souffla, puis d’un ton sentencieux :

– Voyez-vous, gentleman, je puis bien dire toute ma pensée à Votre Honneur. Les placers sont un leurre, sauf pour les débitants de boissons et de victuailles.

– Pas possible ?

– Mais si, veuillez suivre mon raisonnement. Un mineur travaillant bien, ayant une chance moyenne, recueille environ cent francs d’or par jour.

– Diable ! c’est une somme cela !

– Attendez. Ce serait un joli salaire dans une ville ordinaire ; mais ici à cause de la difficulté des communications, de l’absence de concurrence, tout est hors de prix.

– Je comprends. Les commerçants abusent de la situation.

– C’est la loi de l’offre et de la demande, gentleman. Vous n’avez pas besoin d’un produit, son prix baisse ; ce produit vous devient indispensable, sa valeur augmente.

– Si bien… ?

– Qu’un œuf vaut cinq francs ; une bouteille d’eau, quatre ; le vin ordinaire est taxé à vingt francs la bouteille ; un poulet de un à deux louis ; la bière à dix francs le litre. Bref le moindre repas se solde par une addition de trente francs. Si vous ajoutez à cela que les objets d’habillement, les outils, sont également fort chers, vous arrivez à cette conviction qu’avec cent francs chaque jour, un mineur s’endette.

– J’y arrive, en effet.

– Et ce n’est pas tout, les mineurs sont encore exploités par les marchands d’or. Ceux-ci connaissent la situation des pionniers. Un mineur gêné trouve-t-il une belle pépite, le marchand d’or accourt et lui en offre le quart de sa valeur monnayée. L’homme accepte. Au résumé, c’est sur le placer, au milieu de l’or, que l’on trouve la misère la plus affreuse.

Le capitaine l’interrompit :

– Eh bien ! digne master Cawson, sur cette constatation philosophique, servez-nous à souper. Surtout ne nous écorchez pas comme de pauvres mineurs.

Cette recommandation arracha à l’aubergiste un éclat de rire sonore. Aussi vite que sa corpulence le lui permettait, il disposa une table dans la salle commune du logis, appela deux domestiques nègres auxquels il donna ses ordres. Et ces préparatifs terminés, il revint aux voyageurs :

– Je sollicite votre pardon, si je vous fais stationner un petit temps, mais mon épouse Peggy est absente. Elle est à la côte chez notre banquier. Nous conservons peu de numéraire ici, car les mineurs découragés sont peu scrupuleux.

– Volés par les mercanti, ils les volent à l’occasion ; c’est la loi de l’équilibre, master Cawson.

L’homme se gratta la tête d’un air interdit :

– Je ne connaissais pas cette loi-là, mais elle existe certainement puisque Votre Honneur l’affirme.

– Et dites-moi, il y a pourtant des gratteurs de placers qui font fortune ?

– Oh certainement ! Un sur dix mille peut-être trouve un gîte ; s’il peut l’exploiter sans attirer l’attention des autres, il est riche ; mais si sa trouvaille s’ébruite, c’est un homme perdu. Cent couteaux s’affileront dans l’ombre pour lui ravir le bénéfice de sa découverte.

À ce moment, le guide, qui avait assisté impassible à l’entretien, toucha légèrement le bras du capitaine :

– Mora-Mora et ses frères méprisent les pierres d’or. Avec du courage, une bonne carabine et un boomerang bien recourbé, un guerrier se suffit et nourrit sa compagne. Les blancs dédaignent l’or en paroles, mais ils se déchirent pour le posséder. Pourquoi disent-ils que nous sommes des sauvages ?

Embarrassante était la question ; aussi l’interpellé se contenta de hocher la tête et se tournant vers l’hôtelier :

– À propos, master Cawson, ne connaîtriez-vous pas à Brimstone-Mounts un certain Bob Sammy ?

– Bob Sammy, si. Un géant, toujours sombre et silencieux ?

– C’est cela.

– Un personnage étrange qui fait peur aux autres. Il n’a pas d’amis. Sa hutte est installée à l’écart sur un rocher enfermé comme un îlot entre deux ravins étroits. Il travaille seul, et le soir, on aperçoit sa silhouette à l’endroit le plus élevé du roc qu’il appelle son domaine. Il reste là, regardant vers l’Ouest. On prétend qu’il passe à cette place une partie des nuits. Un mineur m’a raconté qu’à l’époque de la pleine lune, il avait eu la curiosité de guetter Bob Sammy, et qu’il l’avait observé jusqu’à une heure après minuit. Sammy faisait de grands gestes. Il paraissait appeler quelqu’un. Au demeurant, il ne fait de tort à personne, mais on le croit un peu fou.

Le voyageur n’eut pas le temps de répondre, si toutefois il en avait envie, car à ce moment même les nègres apportèrent un ragoût d’opossum du plus engageant aspect.

Invitant du geste son guide à l’imiter, celui que l’on appelait Triplex s’installa et parut s’absorber dans l’importante occupation de se nourrir.

Après quoi, s’enroulant dans une couverture qui, durant la marche, était accrochée à la selle de son cheval, il s’accota dans un angle de la pièce et ferma les yeux, coupant court aux velléités bavardes du gros Cawson. Celui-ci voulut alors s’adresser au guide, mais déjà l’Australien avait imité la manœuvre du capitaine.

Force fut à l’hôtelier de renoncer à ses espérances de dialogue ; ce qu’il fit du reste de bonne grâce, en s’offrant, à titre de compensation sans doute, les délices d’un interminable monologue.

Enfin les portes assujetties au moyen de lourdes barres de fer, il alla lui-même se coucher dans un taudis étroit et malpropre qu’il désignait pompeusement par ces mots : mon appartement.

Au jour les voyageurs prirent congé du cabaretier-philosophe, et au grand trot de leurs chevaux reprirent la direction de l’Est. La sieste eut lieu dans un massif de gommiers entourant une fontaine à demi tarie ; la halte de nuit dans un vallon rocheux.

Aucune habitation ne se montrant, le Capitaine et son guide se décidèrent à camper en cet endroit. La température tiède rendait d’ailleurs une nuit à la belle étoile fort agréable.

Mais le lendemain fut une journée de fatigue. Le pays jusque-là verdoyant, changea brusquement d’aspect. C’était une plaine monotone bossuée de légères ondulations. Le sable fauve alternait avec des roches rougeâtres effleurant le sol.

On entrait dans le grand désert australien, le Sandy.

Heureusement, avec son flair de sauvage, Mora-Mora découvrit vers onze heures une petite grotte, où son compagnon et lui purent s’abriter des rayons du soleil. Puis ils repartirent.

Durant deux jours, les sabots des chevaux résonnèrent sur la terre aride au milieu d’un paysage monotone et désolé. Enfin au début de la troisième étape une silhouette irrégulière, bleutée se montra à l’horizon.

L’Australien la désigna au capitaine :

– Les Monts de Brimstone !

– Où nous devons rejoindre Bob Sammy ?

– C’est cela même.

À ces mots, Triplex éperonna son cheval, mais l’indigène saisit la bride :

– Si vous forcez votre monture à galoper, nous n’arriverons pas aujourd’hui.

– Allons donc ! il y a peine dix milles à franchir.

– En mettant le double, Votre Honneur sera plus près de la vérité. Vous n’êtes pas accoutumé à ces régions de plaines et vous appréciez mal les distances.

L’observation était juste, car ce fut seulement à l’heure où le soleil était près de toucher la ligne d’horizon que les voyageurs pénétrèrent dans un défilé perçant la ligne abrupte des Monts du Soufre.

Un spectacle d’horreur frappa les yeux du Corsaire Triplex. Les hauteurs déchiquetées, parsemées de boursouflures étranges, étaient séparées par des vallées étroites, encaissées, dans lesquelles flottait un brouillard bleuâtre dont l’odeur arracha une exclamation au compagnon de l’indigène :

– Ah çà ! mais nous marchons dans un brouillard d’acide sulfureux.

Le nom chimique était incompréhensible pour le guide, mais la grimace qui l’accompagnait était suffisamment claire.

– Tu sens le soufre, expliqua-t-il. C’est le pays où on le récolte. Il y a des sources qui jettent de la boue et de la poussière de soufre. Du reste regarde, voici où elles se trouvent ; c’est aussi en cet endroit que l’on rencontre le plus de pierres d’or.

Les voyageurs débouchaient à ce moment dans une vallée plus large que les autres. Des protubérances de faible hauteur hérissaient la surface du sol. Toutes vomissaient des torrents de fumée bleue et leurs flancs étaient tapissés d’une poudre jaune composée uniquement de fleur de soufre.

C’étaient les solfatares ou volcans de soufre qui ont donné leur nom à la chaîne de collines que parcouraient les nouveaux venus.

Tout d’abord la campagne paraissait déserte, mais en regardant mieux, le capitaine aperçut des hommes. Les uns courbés le long d’une rivière jaunâtre, lavaient les boues, les sables pour en extraire les précieuses paillettes du métal-roi ; les autres attaquaient les roches de quartz sur les flancs des hauteurs.

En avançant d’ailleurs, l’Européen constata que l’action des feux souterrains se faisait sentir partout. De distance en distance des blocs de basalte se dressaient comme de gigantesques piédestaux séparés par des gorges aux parois à pic, au fond desquelles roulaient des eaux bourbeuses.

Sous les pieds, le sol frémissait ainsi que la coque d’une chaudière, et toujours des fumées passaient âcres, agaçantes, irritant les muqueuses de la bouche, remplissant les yeux de picotements.

Mora-Mora s’arrêta enfin auprès d’un « laveur de sable » à l’aspect farouche :

– Pouvez-vous me dire où est la maison de Bob Sammy ? demanda-t-il. Le travailleur se redressa, considéra les voyageurs d’un regard soupçonneux et brutalement :

– Ça ne servirait à rien que je vous l’indique, Bob ne reçoit personne.

– Qui vous fait penser que mon chef veuille être reçu ; mais il peut désirer voir de près le gîte du mineur.

– Et attraper un coup de fusil pour prix de sa curiosité. Bon, bon, cela nous distraira un peu. Le chemin n’est pas difficile à trouver. Remontez le ruisseau pendant un mille ; vous atteindrez un endroit où les sources de soufre sont si rapprochées que les vapeurs cachent la terre. Au milieu un rocher haut de vingt mètres, sur le rocher une cabane. C’est là.

Puis, sans s’inquiéter davantage des étrangers, l’individu reprit son travail.

Le guide s’était du reste mis en mesure de suivre ses indications. Avec le capitaine il marchait le long de la rivière dont les eaux avaient la teinte et exhalaient l’odeur caractéristique des « barèges ». De loin en loin des chercheurs d’or se retournaient au bruit des pas des chevaux. Tous avaient le visage dur, le regard défiant, quelque chose d’halluciné et de menaçant.

En les voyant, on songeait involontairement à la terrible apostrophe du philosophe hindou Nouraki :

« Celui que possède uniquement la soif de l’or, devient un bandit. La vie se résume pour lui en un seul mot : prendre ; et l’occasion se présentant, il prend sans hésiter, par ruse s’il est possible, car la ruse est plus conforme à l’esprit de lâcheté, sinon il se décide à user de la force. L’amant de l’or n’est plus une intelligence, un cœur, une pensée, c’est un simple appétit, un humain dégradé de toute générosité, de tout rêve humain, irrémédiablement précipité vers la bassesse et l’abrutissement. »

En les voyant, le capitaine concevait la fréquence terrifiante des meurtres sur les placers. Sur les fronts soucieux des chercheurs d’or, il y avait des révoltes de damnés, dans leurs yeux des éclairs de désespérance fauve, et leurs bouches, quand elles s’ouvraient, semblaient vouloir mordre.

Cependant les voyageurs avançaient. Les collines qui emprisonnaient la vallée se resserraient ; les solfatares étaient plus rapprochées, leurs exhalaisons plus denses. Des fumées lourdes rasaient la terre qu’elles couvraient d’un voile plus opaque d’instant en instant.

Et à cent pas d’eux, ainsi qu’un château fantastique supporté par un nuage, se dressait un massif basaltique surmonté d’une cabane. Au bord même de l’escarpement, sur un entassement de rocs, un homme de haute stature était debout immobile, tourné vers l’Ouest. On eût dit une statue de l’attente.

La silhouette puissante semblait faire corps avec la masse granitique.

Cependant les vapeurs sulfureuses s’épaississaient autour des voyageurs. Les yeux larmoyants, la gorge emplie de picotements, les cavaliers avaient peine à respirer, et leurs montures levaient désespérément la tête comme si leur instinct les eût averties que c’était en haut qu’il fallait chercher une atmosphère plus pure.

CHAPITRE XIII

LA CASE DE BOB SAMMY


Soudain le mineur pensif fit un mouvement. Il venait d’apercevoir les visiteurs.

– Ses yeux se sont posés sur nous, fit Mora à voix basse.

Le guide avait deviné. Un instant le mineur considéra avec une évidente surprise les audacieux qui s’approchaient ainsi de son domaine. Dans le portrait qu’il avait fait de lui, l’aubergiste n’avait point exagéré sa sauvagerie, et plus d’un déjà parmi les gratteurs de placers avait expié son imprudente curiosité.

Comme d’instinct, Bob arma sa carabine, mais il y avait dans cet acte une sorte d’indécision.

– Êtes-vous Bob Sammy ? cria aussitôt le Corsaire.

– Et vous, qui êtes-vous ? répondit le géant d’une voix rauque qui, malgré la distance arriva comme un mugissement aux oreilles des voyageurs.

Sans s’émouvoir, le capitaine reprit :

– Je suis celui que tu attends.

L’homme reposa son arme à terre, tout en conservant une attitude soupçonneuse :

– Quelle preuve m’en donnez-vous ?

– La rivière Lachlan coule toujours à pleins bords, clama le cavalier ; mais l’arlequin d’or est sorti des eaux pour essuyer les larmes.

Le mineur lâcha sa carabine qui tomba sur le roc avec un bruit sec ; il étendit les bras et avec un accent où palpitait une violente émotion :

– Je descends, Maître. Je descends pour vous guider.

Dans une course folle, il gagna le bord de l’escarpement et s’engagea sur une sente étroite qui descendait vers la plaine. Le chemin lui était familier, sans cela il se fût certainement rompu le cou sur la pente glissante et malaisée.

En cinq minutes il fut auprès des visiteurs, et comme le capitaine lui tendait la main, il se recula.

– Pas encore, Maître. Pas encore. Il faut attendre que le mal soit réparé. Puis humble, presque suppliant :

– Venez, Maître. Il y a de longues années que ma hutte attend votre venue.

Sans nul doute, le capitaine était au courant des pensées secrètes de son interlocuteur car il ne manifesta aucune surprise. Seulement en mettant pied à terre, il demanda :

– Et nos chevaux ?

– Celui qui vous accompagne les mènera chez Roboam Smith, à la maison que vous apercevez là-bas à cinq cents mètres à peine.

Mora-Mora inclina la tête :

– Vous lui direz, guerrier : Ces chevaux sont à Bob Sammy. Cela suffira ; ils seront bien soignés. Ensuite vous viendrez sans crainte dans ma demeure. Vous êtes le serviteur du capitaine et ma maison est à lui.

Avec une réelle majesté, l’indigène déclama :

– Mora-Mora accepte votre hospitalité. Mais Mora-Mora est un chef, serviteur de personne. Il est l’ami du capitaine.

– Eh bien l’ami, fit le géant avec cette nuance de mépris que les pionniers de la grande île Australienne affectent à l’égard des autochtones, je vous réitère mon invitation.

Son ironie échappa-t-elle au guide, ou bien celui-ci ne voulut-il pas prolonger la conversation. Rien dans sa physionomie ne permit la moindre conjecture. Il rassembla les rênes de son cheval, prit en main celles de la monture du Corsaire et se dirigea au trot vers la maison désignée un instant plus tôt par le mineur.

Ce dernier était resté seul en face de son hôte. Il le considérait avec un mélange de surprise et de contentement :

– C’est curieux, fit-il enfin, c’est lui et je ne le reconnais pas.

Un sourire passa sur les lèvres du Corsaire :

– Ne cherche pas à comprendre, Bob. Tout te sera expliqué en son temps. Je suis celui que tu attendais, et cependant je ne suis pas celui que tu crois.

Et arrêtant un geste commencé :

– Je te le répète. Obéis sans autre explication. N’étant pas lui, je suis lui tout de même et le mal sera réparé.

Le vigoureux chercheur d’or s’inclina si bas que l’on eût cru qu’il voulait s’agenouiller, et d’un ton soumis :

– Vous plaît-il, Maître, de gagner ma cabane ?

– Il me plaît, Bob.

– Alors venez.

Un dernier regard sur le guide qui allait atteindre la maison de Roboam Smith et l’ermite volontaire se dirigea vers le massif de basalte, support puissant de sa cahute.

Le capitaine le suivit. Tous deux se mirent à gravir le raidillon accédant au plateau. À chaque pas, le pionnier étendait sa main vigoureuse, soutenait la marche de son compagnon. Sa voix rude s’adoucissait pour formuler des recommandations nécessitées par les difficultés du chemin :

– Le pied sur cette saillie, Maître… La main dans cette crevasse… Là… Parfait ! Prenez garde, ce bloc vacille… Bien !

Enfin le pas périlleux fut franchi et les deux grimpeurs se trouvèrent sur le plateau même.

Malgré l’action polisseuse des pluies, la surface rocheuse de quatre ou cinq cents mètres carrés conservait la trace du travail plutonien qui l’avait autrefois projetée au-dessus de la vallée. Partout la pierre était crevassée, semée de boursouflures qui semblaient autant d’ampoules ; on sentait que l’on foulait de la lave figée en pleine ébullition par le contact de l’air.

Cela était terrible et sinistre. Pas un brin d’herbe, pas une de ces plantes parasites qui accrochent les ongles de leurs racines dans les anfractuosités du granit lui-même. Le basalte est réfractaire aux floraisons, il ne se laisse pas pénétrer par elles. Le volcan, pustule énorme qui dépare la face de la terre, le rejette comme une scorie, un rebut de la combustion interne de la planète. Le basalte est l’humeur âcre qui embarrasse la circulation vitale de notre monde, et projeté au dehors, il reste noir, désolé, aride, germe de mort repoussé par la vie.

Abritée par un rempart naturel de rochers, la cabane du chercheur d’or se dressait à quelques pas.

Bob en ouvrit la porte grossière et invita le Corsaire à y pénétrer.

Celui-ci obéit et regarda curieusement autour de lui. Misérable était le logis, mais les murs de bois et de torchis, le sol de terre battue, les armes et outils accrochés au hasard, la batterie de cuisine rudimentaire, tout était propre. On sentait que Bob avait dit la vérité, lorsqu’il avait déclaré que toujours il attendait le Maître.

Le géant avança, un escabeau et de sa voix tonitruante :

– Sans doute vous avez faim, dit-il. La nuit dernière j’ai chassé aux environs et j’ai rapporté des provisions : un casoar, des sarigues, sans compter quelques lapins. Tenez, Maître, asseyez-vous ici, tandis que je vais préparer le dîner.

Et avec un clignement joyeux des paupières :

– Vous serez sur la trappe qui ferme ma cache. J’ai là deux sacs de poudre d’or. À votre service, si les fonds vous manquent pour vaincre celui qui a failli faire de moi un meurtrier.

Tout en bavardant, il tirait d’un grand coffre le gibier annoncé. Il traîna les animaux au dehors et se mit à les dépouiller, mais par la porte ouverte, il restait visible et continuait à pérorer.

Bientôt du reste Mora-Mora survint à son tour. Sans un mot l’Australien aida le chercheur d’or. En peu de temps, les bêtes privées de leur fourrure ou de leur plumage furent prêtes pour la cuisson.

La nuit était venue. Une chandelle fichée dans le goulot d’une bouteille éclairait la cabane. Au dehors, le casoar, vidé, paré comme un énorme dindon, rôtissait embroché par une baguette de fusil sur un feu de bois, dont les flammes jetaient des tons rouges sur le plateau.

Le capitaine s’était rapproché des cuisiniers improvisés. Ses regards erraient distraitement sur la plaine noyée d’ombre.

Soudain le sol lui sembla frémir sous ses pieds.

– Qu’est cela ? demanda-t-il.

Le géant haussa les épaules et d’un ton indifférent :

– Rien. Les volcans de soufre qui s’agitent. Cela leur arrive de temps à autre. Il y a alors un peu plus de fumée en bas, mais ici nous n’avons pas à craindre cet inconvénient. Nous sommes trop haut.

Puis après un moment de silence :

– L’année dernière, des savants ont passé par ici. Ils employaient des mots baroques que je ne comprenais pas toujours. Cependant il m’a semblé percevoir que la vallée leur apparaissait comme un grand cratère comblé et dont la croûte solide de peu d’épaisseur était incessamment agitée de frissonnements. D’après eux, nous serions ici comme sur le couvercle d’une chaudière en ébullition. Après ça, peut-être bien que mes oreilles m’ont trompé. Je ne suis pas un savant, moi.

Brusquement il s’interrompit :

– Bon, voilà que les soufrières s’allument.

Le Corsaire suivit la direction de son regard et demeura saisi.

Tout en bas dans la plaine, une flamme verte et rouge se montrait. On eût dit un gigantesque feu follet. Puis d’autres flammes brillèrent, remplissant l’ombre de clartés livides.

À perte de vue il y en avait. De sourdes détonations retentissaient ; la colline de basalte frémissait comme si sa base avait été assaillie par le choc d’une mer en furie. Le tableau prenait les apparences d’une vision infernale.

Mais le capitaine n’eut pas le temps de se livrer à ses réflexions. Bob annonça que le rôti était cuit à point.

– Laissons les solfatares flamber, Maître, et mettons-nous à table.

La journée avait été rude, aussi ni le Corsaire, ni son guide, ne se firent répéter l’invitation. La sarigue fut déclarée excellente, les lapins exquis. Leur faim apaisée les voyageurs sentirent davantage la fatigue.

En un instant leur hôte eut tendu des nattes sur des piquets. Ils étendirent leurs membres las sur ces couchettes et s’endormirent. Bob rangea avec soin le reste des provisions, et s’enroulant dans une couverture, il se coucha sur le sol.

Mais aucun des habitants de la cabane ne goûta les douceurs d’un sommeil paisible. Ils avaient bien perdu la conscience des choses, mais il leur semblait être ballottés par un cauchemar étrange. Ils avaient l’impression que leurs couchettes étaient balancées comme des hamacs dans l’entrepont d’un navire. Le bruit d’un combat arrivait jusqu’à eux, détonations d’artillerie, mousquetades, craquements dans la membrure du vaisseau, rien n’y manquait, l’illusion était complète.

Une chaleur croissante faisait ruisseler la sueur sur leurs corps ; une atmosphère irrespirable embarrassait leur respiration. La souffrance devenait trop forte.

Soudain ils s’éveillèrent au même moment et promenèrent autour d’eux des regards effarés.

Le jour pénétrait dans la cabane par les fenêtres, un jour terne comme voilé de brouillard ; une brume, une fumée bleuâtre emplissait la pièce, et chose bizarre, cette buée piquait les yeux, chatouillait le gosier provoquant la toux.

– Qu’arrive-t-il donc ? balbutia le capitaine entre deux quintes.

– Bon ! les soufrières qui fument, répliqua placidement le géant. Seulement c’est la première fois que je vois le plateau envahi par les vapeurs.

Il n’acheva pas. Un éclatement strident vibra dans l’air ; la colline de basalte fut secouée ainsi qu’un arbre par l’orage et des éclairs livides passèrent dans la brume.

D’un même mouvement les trois hommes furent debout. Ils coururent à la porte, se précipitèrent au dehors. Mais là l’Australien se jeta sur le sol, le front sur le rocher, en gémissant avec une épouvante indescriptible :

– Les esprits du feu sont déchaînés !

Les Européens, eux, ne dirent rien, stupéfiés par ce qu’ils voyaient.

Leur abri formait un îlot séparé d’autres masses rocheuses par des gouffres étroits, défilés qui aboutissaient à la vallée parcourue la veille. À cette heure, un fleuve de lave y coulait incandescent.

– Une éruption volcanique ! murmura enfin le Corsaire.

C’était bien cela. Les forces souterraines longtemps contenues, avaient fait craquer la croûte solide ; la chaudière avait éclaté et les laves envahissaient la vallée, la recouvraient d’une couche de matières en fusion, sur lesquelles d’innombrables flammes se balançaient ainsi que des herbes folles à la surface d’une prairie.

Magique était le tableau, terrible aussi ainsi que le constata le chercheur d’or :

– Nous sommes cernés par le feu !

Ces mots firent tressaillir ses compagnons.

Sans s’être consultés, ils se portèrent au bord du plateau, regardèrent en bas.

Hélas ! Aucun doute n’était possible, partout la flamme léchait les flancs du bloc basaltique. Les voyageurs étaient enfermés dans une île, une île de rêve néfaste, car ce n’était pas la mer, mais la lave ardente qui déferlait contre ses rivages.

Certes le naufragé est à plaindre, lorsque l’Océan, sentinelle vigilante, le garde en un îlot perdu ; mais l’arbre le console et lui donne ses fruits, l’oiseau lui verse sa chanson, le flot lui-même parsème la grève de coquillages, pourvoyant à sa nourriture en geôlier compatissant.

Ici rien de tel. Un roc nu, aride, cerclé d’une coulée flamboyante. D’espoir de secours, aucun. La vallée est déserte. Les mineurs ont fui. Une à une, leurs cabanes, atteintes par le courant lavique, s’embrasent d’un seul coup comme des gerbes de paille au contact d’une torche.

C’est la désolation, c’est la solitude, c’est l’abandon. Les captifs ne doivent compter que sur eux-mêmes. La constatation est cruelle. Que peuvent trois hommes contre les éléments déchaînés ?

Voilà ce que leur attitude semble dire. Chacun obéit à son tempérament. Mora-Mora s’est accroupi à terre, et les mains crispées dans sa chevelure crépue, il fredonne une vague mélopée, peut-être le chant de mort de sa tribu. Le capitaine s’est tourné vers l’Est ; il regarde là-bas, par delà l’horizon, ses lèvres s’agitent comme s’il prononçait un adieu. Bob le considère avec une expression tendre et désolée.

Et comme le silence se prolonge, qu’il devient pénible et décourageant, le chercheur d’or se rapproche du Corsaire.

– Maître, dit-il, nous avons des provisions pour trois ou quatre jours. Déjeunons. Après nous tiendrons conseil.

Ce rappel aux nécessités physiques tire les voyageurs de leurs réflexions. Manger, c’est lutter pour la vie. Puis l’éruption est dans une période d’accalmie. Les explosions ont cessé, le vent a balayé les vapeurs qui couvraient le plateau.

– Déjeunons, répondent les hôtes de Bob.

Celui-ci sourit et fait le service. Les mâchoires travaillent ; l’estomac satisfait, le cerveau se dégage ; on cause :

– Il faut sortir d’ici.

C’est le Corsaire qui a formulé ainsi le problème.

– Oui, réplique Bob. Il y a peut-être un moyen.

Ses compagnons se lèvent à demi :

– Un moyen ?…

– Hasardeux, mais qui a chance de réussite.

– Et c’est… ?

– Cet arbre.

De la main, le géant désigne un gommier centenaire qui se dresse sur la falaise, de l’autre côté du fleuve de feu. Ses auditeurs ne comprennent pas :

– Cet arbre ?

– Oui. En l’abattant de façon que sa cime vienne tomber sur le plateau, nous établirions un pont suffisant pour franchir la crevasse où roulent les laves.

– Mais pour l’abattre il faut gagner l’autre bord.

– Sans doute. J’essaierai.

– Comment ?

– Avec une corde garnie d’un grappin de fer. Je fixe l’une des extrémités à un bloc de ce côté. Je lance le grappin jusqu’à ce qu’il se fiche dans le tronc du gommier. Je passe armé d’une hache et…

Le Corsaire se récrie. L’entreprise est folle. Mais Bob insiste. Il fera ce qu’il a dit. Lui seul est assez robuste, a une habitude suffisante de manier la hache.

Sans écouter les objections, il rentre dans sa cabane, en revient avec une corde de la grosseur du petit doigt, à l’extrémité de laquelle brimballe un crampon de fer à quatre branches acérées.

– Cela me connaît, reprend-il. Que de fois j’ai escaladé des roches verticales avec ce seul soutien. Simple affaire d’habitude, vous verrez.

Une nouvelle convulsion volcanique retarda le courageux chercheur d’or. Durant tout le reste du jour, les détonations se succédèrent sans relâche. À diverses reprises, les prisonniers du feu pensèrent étouffer, tant étaient épaisses les vapeurs qui s’élevaient jusqu’au plateau. Le soir vint sans qu’une trêve aux furies de la nature eût permis à Bob Sammy de tenter sa périlleuse expérience.

Force fut aux naufragés d’un nouveau genre de se coucher et de remettre au lendemain leur tentative de salut. Déjà ils se familiarisaient avec les manifestations volcaniques. Les crépitements, les secousses du sol ne les empêchèrent pas de dormir, et au matin ils se levèrent frais et dispos. Par voie de conséquence, leur état d’âme s’était sensiblement amélioré et la confiance renaissait en eux.

Du reste, à ce moment, le soleil brillait d’un vif éclat dans le ciel bleu. Le volcan se reposait, et, n’eût été l’aspect désolé de la vallée, les hôtes du plateau auraient pu croire avoir rêvé.

L’instant d’agir était venu.

Suivi par ses compagnons, Bob gagna le bord du rocher situé exactement en face de l’endroit où croissait le gommier qu’il avait remarqué. Assujettissant sa cordelette autour d’une masse de pierres, il balança son grappin au-dessus de sa tête et le lança.

La fine lanière se déroula dans l’espace, le croc de fer frappa le tronc de l’arbre avec un son métallique, mais les pointes ne mordirent pas sur l’écorce rugueuse.

Sans se décourager, le mineur ramena sa corde à lui et recommença. Trois fois il répéta la manœuvre sans plus de succès. Enfin à la quatrième tentative, le grappin se fixa sur une grosse branche. Avec précaution d’abord, puis plus fort, Bob hala sur la cordelette. Celle-ci se tendit, mais le croc ne céda pas. La manœuvre avait réussi.

Le plus difficile restait à faire, et le capitaine voulut s’opposer derechef au projet du chercheur d’or.

Tendu dans le vide, le lasso semblait un fil tissé par une araignée. Il semblait impossible qu’un si frêle support soutînt le poids du géant.

Ce dernier ne répondit que par un éclat de rire. Ce n’était pas la première fois qu’il se confiait à sa corde. Il savait bien qu’elle le porterait. Et pour mettre fin à la discussion, il l’empoigna à deux mains et se laissa glisser.

Lentement, déplaçant les poignets avec précaution, il s’éloigna du plateau. Spectacle terrifiant que donnait cet homme circulant le long d’un fil, avec, au-dessous de lui, une bouillie de roches en fusion qui dardaient vers l’audacieux des langues de flammes.

Il avançait. Il atteignait le milieu du périlleux passage. La corde, tendue à se rompre, se courbait en ligne brisée.

Soudain Bob poussa un cri :

– Le grappin dérape, halez sur le lasso.

Avant que le capitaine et l’Australien eussent compris, un craquement se fit entendre. La branche du gommier céda sous les crocs de fer, et décrivant un arc de cercle, Sammy vint se heurter contre les parois du bloc de basalte.

Mais le courageux pionnier n’avait pas perdu la tête. Sans lâcher la corde, il se retourna sur lui-même, présentant les pieds au rocher. Le choc n’eut ainsi aucune suite fâcheuse, mais Bob se trouva suspendu à quelques mètres au-dessus des laves dans lesquelles le grappin avait plongé.

Épouvantés, ses compagnons se penchaient au bord du plateau, au risque d’être précipités.

– Halez, halez, cria le chercheur d’or d’une voix haletante, la corde prend feu. Si vous tardez, je suis perdu.

Cela était vrai, le croc de fer avait disparu dans la fournaise et une flamme vacillante montait de l’extrémité libre du lasso vers le mineur.

D’un bond, Mora-Mora fut auprès du rocher autour duquel la cordelette était encore. Le Corsaire l’imita, et tous deux s’arc-boutant sur leurs jarrets se prirent à tirer le lien fragile qui seul maintenait leur compagnon au-dessus de l’abîme.

Pénible était la manœuvre. Le géant avait un poids considérable. Cependant il remontait peu à peu.

– Hardi mes enfants, hardi, disait-il, la flamme s’approche, mais nous arriverons avant elle. Ne perdez pas une seconde cependant. On croirait qu’elle ne veut pas que j’échappe, elle se dépêche.

Enfin, la tête de Sammy apparut au bord du plateau. Il était temps. D’un mouvement brusque, il se cramponna au rocher, et aidé par ses amis, il put reprendre pied.

Mais comme ceux-ci lui serraient la main silencieusement, incapables dans leur émotion de prononcer une parole :

– Merci, reprit le pionnier, merci ; quoique, après tout, votre action ne doive avoir d’autre résultat que de me permettre de mourir auprès de vous.

Ils se récrièrent :

– Dame, continua-t-il. Notre corde est aux deux tiers consumée. Il nous reste pour deux jours de vivres en nous rationnant et après…

– On peut venir à notre secours.

Un haussement d’épaules, un ricanement précédèrent la réponse du chercheur d’or :

– Le volcan est en activité. Tant qu’il fumera, personne n’approchera de ces lieux. Des semaines, des mois peut-être s’écouleront ainsi. Quand on arrivera, il y aura de longs jours que la faim aura fermé nos yeux. À moins, termina-t-il, que ce satané gommier ne s’abatte tout seul.

Il venait d’établir nettement la situation. La seule chance de salut des trois hommes captifs du fleuve de lave s’était évanouie en fumée avec le lasso du mineur.

De cette constatation au découragement, il n’y avait qu’un pas. Tous le franchirent et la journée s’écoula lente, triste et muette, coupée seulement par les alternances de calme et d’activité du volcan.

De même la nuit, de même le lendemain. Seulement la situation s’aggrava. Les dernières provisions furent divisées en rations minuscules afin de prolonger la lutte contre la fatalité.

Deux jours encore et les vivres manquent complètement. Les miettes sont dévorées, les os rongés ont été broyés pour en extraire la moelle, faible réconfortant pour les estomacs qui crient famine.

Il n’y a plus rien maintenant, plus rien !

Et toujours les laves roulent au fond du ravin, toujours le volcan gronde, toujours sur l’autre falaise se dresse le gommier verdoyant, emblème ironique et insaisissable du salut impossible.

Deux fois, trois fois le soleil s’est couché depuis que les captifs ont absorbé leur suprême ration ; l’eau qui les a soutenus jusqu’ici, va manquer à son tour. Ils vont et viennent encore sur le plateau, mais déjà leurs jambes s’affaiblissent ; il leur semble qu’ils sont devenus lourds, lourds, et que chaque heure augmente leur poids.

Le désir d’être étendus, de ne plus bouger commence à les prendre. Être allongé, cesser l’effort, est le début du sommeil ; c’est aussi le début de la mort.

Vingt-quatre heures se passent encore. Il n’y a plus d’eau.

Depuis neuf jours, le capitaine et ses compagnons sont emprisonnés par la coulée éruptive.

D’espoir, ils n’en ont plus ; la conscience de leur situation même les abandonne. Ils sont faibles et ils ont soif, voilà les seules idées qui se présentent clairement à leur esprit.

Plus vigoureux que les autres, Bob Sammy se traîne parfois autour du plateau. De tous côtés, il interroge l’horizon. Il ne voit que la vallée transformée en désert ardent. Pas un être sur les hauteurs, pas un oiseau dans l’air ; c’est la solitude des terres maudites, avec la lugubre désespérance qui émane des choses mortes.

Et alors le robuste chercheur d’or, étreint par la tristesse du milieu ambiant que son énergie toute physique ne comprend pas, retourne auprès de ses amis, s’accroupit à leurs côtés, essaie vainement de leur rendre quelque volonté.

– Il faudrait tenir conseil, répète-t-il avec obstination. Tenir conseil et trouver le moyen de quitter cet îlot de pierre.

Partir, échapper au cercle de feu qui les enserre ; voilà le rêve dont est hanté le prisonnier.

Il ne veut pas mourir ; non que le trépas lui fasse peur, mais il a besoin de vivre pour accomplir une œuvre à laquelle il a voué son existence.

C’est ce qu’il répète aux oreilles du capitaine sans parvenir à l’émouvoir.

En vain il l’adjure, il lui rappelle que tous deux doivent agir, doivent punir ; son « Maître », ainsi qu’il le nomme toujours, n’a plus l’air de comprendre.

En termes émus, rageurs, le mineur parle encore. Mais une prudence inexplicable lui fait chercher des tournures intraduisibles. Seuls des noms propres apparaissent, sonnant clairement : Maudlin, Pritchell, Allsmine.

Le capitaine le repousse d’un geste las :

– Vous me brisez la tête, laissez-moi dormir ; laissez-moi oublier que j’ai soif !

La voix du Corsaire est rauque, il parle avec difficulté.

Et la nuit vient. Personne ne rentre dans la cabane. Il faudrait pour cela se lever, marcher ; autant demeurer couché sur la terre, là où on a passé l’après-midi.

Le ciel se fonce, les étoiles s’allument ; elles versent leurs rayons bleutés sur ces trois hommes qui dorment en geignant parfois, car même pendant le repos, la souffrance les tenaille.

De temps en temps l’un des malheureux ouvre les yeux, mais il les referme bien vite. Leur vue s’est affaiblie comme leurs membres ; les astres prennent pour eux l’aspect de traits de feu.

Ils croient que la farandole des étoiles s’est mise en mouvement. Ce ne sont plus des soleils, des nébuleuses qui planent dans l’espace, c’est une procession de jeunes filles portant des flambeaux, qui se déroule en interminables méandres.

L’hallucination consécutive de la faim étend sur eux sa baguette illusionniste.

Elle vient, bonté suprême de la nature, les arracher à la réalité bien avant l’heure où la mort les fera sortir de la vie.

Une à une, les heures nocturnes passent sur le plateau silencieux. Servantes du temps, elles glissent impalpables, au-dessus de ces êtres agonisant dans une prison de laves.

L’aurore, camériste empressée du jour, farde les sommets ; de blanc d’aube elle teint l’horizon, mais son pinceau fait paraître les captifs plus pâles, plus hâves. Elle les tire de leur torpeur.

Ils ouvrent les yeux, s’agitent faiblement. Ils ne semblent pas voir la lumière qui, pour la dernière fois sans doute, les éclaire.

Éveillés ils continuent leur rêve.

Mora-Mora d’une voix légère comme un souffle, voix de l’au-delà déjà, chantonne.

C’est un récit de fête qui lui monte aux lèvres. Lui qui meurt de faim, évoque le souvenir d’une orgie pantagruélique de sa tribu. Il dit :

« Les guerriers sortent de leurs cabanes, ils se répandent dans le village, heurtant leurs armes pour presser les paresseux. Car la fête va commencer, pour se prolonger jusqu’au lendemain. Le chef puissant et redouté Vaharong marie sa fille, la belle Rou-Ha au vaillant qu’elle a choisi.

« Déjà les kangourous entiers rôtissent devant les grands feux. La graisse tombe avec un bruissement harmonieux dans des écuelles d’écorce. Oiseaux, gibier, moutons leur tiennent compagnie. Que de choses à manger ! L’œil des guerriers s’anime et leur appétit s’aiguise.

« Plus loin, les femmes rangent l’eau-de-vie, le wisky des blancs. Elles y joignent la sève fermentée des araucarias, les spiritueux extraits des racines et des herbes. Que de choses à boire ! Les guerriers gambadent et leurs lèvres s’avancent goulûment.

« Et puis, voici les jeunes filles à la tignasse ébouriffée où sont piqués avec art des osselets polis. Elles vont, chantant la cantilène des époux, chercher la mariée pour la présenter à la tribu. Sur leur passage, les guerriers oublient un instant leur gourmandise. Ils préfèrent leurs yeux noirs au kangourou rôti.

« Enfin Rou-Ha paraît. Qu’elle est belle ! Sa peau est d’un beau noir rouge, tel le bois de l’arbre géant et royal, dans lequel on creuse les pirogues. Ses lèvres épaisses sont larges de deux doigts ; son nez s’épate coquettement, voilant à demi ses joues de ses narines dilatées.

« Et ses yeux, que dire de ses yeux ? Petits, petits, si petits qu’on les voit à peine et que l’on se demande comment elle peut voir. Elle marche, avec la grâce d’une fille des Toupapahous, génies bleus de la nuit ; sa démarche est rythmée par un mol balancement, ainsi que celle des canards des marais.

« Tous les trésors de beauté, Rou-Ha les possède. Ses bras, ses jambes sont grêles, son torse court et trapu ; mais la merveille de cette merveille, c’est les pieds, longs, larges ; plus longs, plus larges deux fois que ceux du guerrier le plus grand. Sous chacun de ses pas, elle écrase un demi-mètre de gazon.

« Mais les tympanons bourdonnent, les boomerangs s’entrechoquent avec un claquement strident. Le régal des regards est terminé ; c’est aux dents maintenant que l’on va donner plaisir. Débrochez les viandes, débouchez les outres ; les guerriers vont dévorer en l’honneur des époux. »

Le capitaine avait redressé la tête. Il écoutait. Ses yeux luisaient comme ceux d’un loup affamé en entendant son guide énumérer les victuailles. Puis le chanteur se tut. Un moment le Corsaire sembla attendre, et tout bas, avec un accent déchirant :

– Dévorer, non… mais une bouchée, une goutte d’eau.

Autour de lui le malheureux promena un regard égaré, et soudain son visage s’épanouit :

– De l’eau, de l’eau, mais en voilà. Elle ruisselle en cascades sur les rochers. Ah ! que c’est bon !

Il faisait mine de boire à longs traits.

– Pure, limpide, exquise, dit-il encore avec un air de béatitude.

Puis il laissa doucement sa tête retomber en arrière. Une fois encore l’hallucination avait calmé sa souffrance.

Dormait-il, ou bien, ses forces épuisées, entrait-il doucement dans le néant ?

Bob Sammy se demandait cela en le couvrant d’un regard attristé. Le géant seul, servi en cela par sa constitution athlétique, conservait sa lucidité. Cependant il hocha la tête avec découragement :

– Ce soir, tout sera fini, gronda-t-il en levant un poing rageur vers le ciel. Personne ne viendra donc à notre secours. Nous allons périr comme des chiens !

Rien ne répondit à la terrible question. Le mineur haussa les épaules, comme pour se gourmander d’espérer à cette heure, et il allongea son grand corps sur le sol.

À présent le soleil montait vers le zénith. Ses rayons ardents déjà dardaient sur le plateau ; mais les compagnons du chercheur d’or n’étaient plus sensibles à sa chaleur qui ne pouvait vaincre le froid intérieur dont ils étaient envahis.

Leur sang baissait de température, les pulsations de leur cœur se ralentissaient. Bientôt elles cesseraient complètement et le liquide sanguin se figerait dans leurs veines.

Tout à coup Bob eut un sursaut. D’un mouvement brusque, il se souleva, s’appuya sur le coude et prêta l’oreille.

Il avait cru percevoir un bruit lointain, différent de tous les sons qui, depuis de longs jours, frappaient ses oreilles.

– Des chevaux, fit-il lentement.

Mais en vain il allongea le cou, tendant tout ce qui lui restait de forces pour cette suprême attention, le bruit ne se renouvela pas.

– Je rêve, gronda le mineur… c’est la faim.

Et il se laissa retomber sur le sol avec un découragement plus intense. Une lueur d’espoir avait brillé dans son esprit, la désillusion était profonde. Il se gourmanda, les dents serrées :

– Bête, va. Tu es condamné. À l’heure de la mort on expie. Tu es perdu et tu entraînes avec toi celui qui a empêché le crime. Le mal pensé nous poursuit donc toujours, même quand il n’a pas été exécuté.

Tout le corps du pionnier était agité de frissons.

– J’ai froid, reprit-il ; pourtant le soleil me brûle… C’est au cœur que j’ai froid ! Enfant séparée de ta mère par moi, il m’est interdit de te rendre à elle. Ah ! qu’est-ce que je vois là ? Milord Green lui-même.

Les bras jetés en avant, le malheureux regardait dans le vide avec épouvante. Il disait le songe affreux dont sa conscience secouait son agonie :

– J’étais une brute, Milord Green. Le wisky, les cartes avaient réduit mes poches à l’état de vide absolu. J’étais traqué, poursuivi. Il m’a offert des guinées, beaucoup de guinées. Sur son ordre j’ai gagné la ferme de la rivière Lachlan, j’ai pris la petite Maudlin… mais je ne l’ai pas jetée dans les eaux torrentueuses, ainsi qu’il l’avait prescrit… Non… elle vit… elle vit… Seulement, vous avez raison ; elle n’a pas connu sa mère ; celle-ci a épousé son meurtrier, le vôtre. Grâce, mon bon Lord, grâce, vous voyez bien que j’ai horreur de moi : j’ai vécu seul, extrayant l’or que je hais ; mais le capitaine voulait… je n’avais qu’à obéir. J’espérais effacer le passé ; c’est le volcan, le feu vomi par la terre qui m’en empêche. Milord, je demande votre pardon !

L’athlète était en proie à une terreur effroyable. Il se tordait les mains, grelottait, et ses traits contractés, ses yeux hagards étaient ceux d’un dément.

Brusquement son effroi cessa. Une expression de surprise passa sur sa figure. Il se pencha, appuya son oreille sur le rocher.

– Est-ce imagination ? est-ce réalité ? fit-il lentement. J’entends encore les chevaux.

Un moment il garda le silence, crispé dans son attitude d’écouteur, puis il eut un hurlement de fauve :

– Je ne me suis pas trompé. Il y a là-bas, loin encore, des chevaux, des cavaliers. Holà camarades, debout… Des sauveurs approchent. Il faut leur signaler notre présence.

Il s’était redressé, secouait ses compagnons ; mais ceux-ci épuisés ne répondirent à ses paroles que par un gémissement. Ils n’étaient plus en état de comprendre.

Alors le géant se mit debout. Ses jambes vacillaient sous lui ; il avait l’impression que, dans son crâne vide, son cerveau recroquevillé ballottait ainsi qu’une amande sèche ; tout tournait autour de lui.

Mais le salut possible se présenta à sa pensée, et titubant, zigzaguant comme un homme ivre, il se dirigea vers sa cabane. Il lui fallut de longues minutes, des efforts incroyables pour l’atteindre. Chaque pas sonnait douloureusement dans sa tête, dans sa poitrine, dans ses reins ; il allait pourtant, galvanisé par l’idée qu’il pouvait écarter la griffe osseuse de la mort étendue sur les habitants du plateau.

Avec peine il décrocha sa carabine. Comme l’arme légère était lourde à son bras ! Dans ses poches, il glissa des cartouches, et les jambes pesantes, courbé sous son fusil qui meurtrissait son épaule, il revint au bord du rocher, en face du gommier qu’au début du blocus il avait pensé atteindre.

Là il s’assit sur un bloc de basalte. Il étouffait, sa respiration haletante s’échappait de sa gorge avec un sifflement pénible ; son cœur se balançait éperdument dans sa poitrine frappant les côtes de coups sourds dont tout l’être du pionnier se sentait ébranlé.

Peu à peu cette agitation fébrile se calma. Bob Sammy glissa une cartouche dans le canon et appuya sur la gâchette en fermant les yeux.

La détonation retentit. Elle se répercuta dans la vallée, dans les gorges latérales, enflée, multipliée par l’écho.

La face blême, le chercheur d’or écouta, puis il recommença, et de nouveau l’explosion de la poudre roula en coup de tonnerre de rocher en rocher.

Cette fois on répondit. Un crépitement lointain parvint jusqu’à Sammy. Ceux qu’il appelait avaient perçu son signal. Eux aussi avaient déchargé leurs armes.

C’était bien, mais il fallait hâter leur marche, la diriger vers le point d’où ils apercevraient les prisonniers du volcan ; car dans le méandre des hauteurs qui forment la chaîne de Brimstone-Mounts, il est facile de s’égarer, et tout retard amènerait la mort du capitaine, et de Mora-Mora dont l’existence tenait à un fil.

Raide, immobile à la même place, Bob, malgré sa faiblesse, se contraignit à tirer un coup de feu de cinq en cinq minutes. Il était étrange de voir cet homme, aux joues creusées, au dos voûté par la faim, se livrer avec des gestes automatiques, à cette incessante fusillade.

Les étrangers ripostaient de loin en loin, et l’ampleur croissante du son permettait de juger du chemin qu’ils avaient parcouru.

Enfin une détonation retentit si proche que Bob comprit que son rôle de signaleur était terminé. Il déchargea une dernière fois son arme, la laissa tomber auprès de lui, à bout de forces, les bras étreints par la courbature, et les yeux vivant seuls en lui, il regarda sur les crêtes voisines, attendant les sauveurs inconnus.

Que dura cette anxieuse faction ? Quelques minutes à peine, mais pour Bob les secondes étaient des siècles. Il venait de dépenser ses dernières énergies, et maintenant, cramponné des deux mains au rocher, il concentrait sa volonté pour ne pas tomber.

Enfin des voix humaines s’élevèrent. Sur la falaise des hommes parurent. Alors le chercheur d’or se leva tout droit, étendit vers le gommier, dans son geste tragique, ses bras tremblants ; il eut un cri surhumain :

– Abattez l’arbre pour faire un pont !

Et il tomba sur le sol, vaincu enfin. Le géant s’était évanoui.

* *

*

Le Corsaire, Mora-Mora, Bob reprirent leurs sens sous une tente de toile soutenue par des piquets. Ils étaient étendus sur des nattes. Une ouverture carrée permettait à leurs regards de se promener à l’extérieur. À quelques pas, une arête rocheuse indiquait le bord d’un abîme, puis au delà, réuni à cette crête par un arbre abattu, ils apercevaient l’îlot de basalte, la cabane de Bob.

Avaient-ils donc franchi le fleuve de lave ? La question leur vint aux lèvres.

– Oui, répondit une voix qu’ils ne connaissaient pas.

Avec un tressaillement nerveux, ils fixèrent les yeux sur le coin de la tente d’où, le son était parti. Un homme était là, assis à l’orientale, coiffé du casque colonial, la figure militaire.

– Oui, reprit celui-ci. On a abattu l’arbre qui se dressait ici, on est allé vous chercher. Il était temps. Une heure plus loin, vous auriez été tués par la faim. Enfin, cela va mieux et le chef pourra vous parler.

Sur ce l’inconnu se mit sur ses pieds et quitta la tente. Il revint bientôt, accompagné par un personnage de haute taille au visage coloré, encadré d’une épaisse barbe blonde.

– Votre Honneur, lui dit-il respectueusement, peut s’assurer que ces gens sont en état de l’entendre.

– Oui.

Le nouveau venu considéra les trois hommes, puis, s’approchant du mineur :

– Vous êtes Bob Sammy, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, répliqua le pionnier sans défiance.

Le visiteur hocha la tête avec satisfaction et désignant l’Australien :

– Celui-ci est Mora-Mora, guide indigène ?

– En effet. Ah çà, dites donc, vous avez pris vos renseignements ?

Un sourire ironique et cruel plissa les joues de l’interlocuteur du pionnier.

– Vous n’étiez pas en état de vous présenter, se décida-t-il enfin à expliquer ; j’ai dû combler cette lacune. J’ai appris ainsi que votre dernier compagnon – son doigt s’étendit, touchant presque la poitrine du capitaine – que votre dernier compagnon, dis-je, n’est autre que le Corsaire Triplex.

Et, comme une exclamation inquiète échappait aux trois hommes :

– Ceci me montre que mes paroles expriment une chose exacte.

Avant qu’aucun eût pu répondre, le visiteur porta un petit sifflet à ses lèvres et en tira un son strident.

Aussitôt plusieurs hommes se précipitèrent sous la tente et vinrent se placer à côté des couchettes sur lesquelles gisaient le capitaine et ses amis.

– Braves gens, déclama celui qui les avait appelés, vous avez passé bien des nuits, exécuté de nombreuses marches et contre-marches, fait une longue traversée. On vous a hués, vilipendés, ridiculisés. Celui pour qui et par qui vous avez souffert se dénomme orgueilleusement le Corsaire Triplex. Eh bien, le voici, il est en notre pouvoir.

Et tandis que sur un signe de lui, ses subordonnés saisissaient les prisonniers, trop faibles encore pour résister efficacement, l’homme à la barbe blonde s’inclina narquoisement devant le capitaine, puis avec un flegme irritant :

– Vous me connaissez sans doute, Monsieur Triplex. Il est impossible que vous soyez parti en guerre contre moi sans me connaître. Toutefois je serai correct jusqu’à la fin ; cela est chose convenable en face d’un adversaire, et je me présenterai, afin de vous mettre en mesure de juger la situation actuelle.

Il fit une pause, s’inclina derechef, et, appuyant la main sur sa poitrine, il laissa tomber lentement ces mots :

– Sir Toby Allsmine, Directeur de la police anglaise du Pacifique !

CHAPITRE XIV

RETROUVÉ !… MAIS PERDU


C’était Allsmine en effet qui, grâce à la complicité imprévue de l’éruption volcanique, était arrivé à temps pour s’emparer de l’ennemi si inutilement poursuivi jusqu’alors.

Parti de Sydney sur le Destroyer, le policier avait laissé le navire à l’ancre à l’embouchure de la rivière Schaim.

Lavarède, Lotia, Aurett étaient restés à bord sur son ordre, et lui-même, accompagné de plusieurs hommes résolus, avait pris le chemin de Brimstone-Mounts. En route, il avait appris qu’un cataclysme bouleversait le champ d’or. Des mineurs fugitifs, interrogés par lui, avaient déclaré que deux inconnus s’étaient montrés, cherchant Bob Sammy ; bref il avait acquis la certitude que celui qu’il poursuivait n’avait pu échapper à l’éruption.

Cependant il avait continué sa route, mû par le désir de découvrir une preuve de la mort de son ennemi.

Le hasard l’avait servi au delà de ses espérances. Le Corsaire était son prisonnier. Du même coup, il tenait sa vengeance et avait la possibilité d’asseoir plus solidement que jamais son crédit, quelque peu ébranlé dans ces derniers mois par l’audace de Triplex.

* *

*

À l’audition du nom d’Allsmine, Sammy et le capitaine avaient pâli. Une même réflexion leur vint, et tous deux jetèrent un regard de regret vers la coulée de laves. Ce regard disait clairement :

– Il eût mieux valu mourir prisonniers du feu que captifs du Directeur de la police !

Captifs ! le mot était juste, et Toby se chargea de le leur démontrer sans retard. D’après ses instructions, deux hommes furent préposés à la garde de chacun des Européens. Mora-Mora n’ayant rien à voir dans l’affaire, fut mis en liberté. On lui rendit ses armes, on y ajouta quelques provisions, après quoi on l’invita sans façon à quitter le campement, avec injonction formelle de ne pas tourner la tête.

Les geôliers eux, sachant le prix que leur chef attachait à l’arrestation du Corsaire, désireux par suite de ne lui laisser aucune chance d’évasion, exagérèrent les précautions. Le capitaine et Bob furent surchargés de menottes, de liens compliqués, qui rendaient leurs mouvements très difficiles.

Pour s’échapper dans ces conditions, il eût fallu avoir recours à la magie, et encore… ; les sortilèges des magiciens se seraient émoussés sur des chaînettes d’acier provenant directement des inimitables manufactures de Sheffield.

Bref c’est ficelés, enchaînés, que les prisonniers parcoururent les diverses phases de la convalescence.

Le troisième jour, leurs forces revenues, on les hissa sur des chevaux que leurs gardiens tinrent en main, et toute la troupe s’éloigna du champ d’or.

Pénible fut la traversée du désert ; le soleil dardait sur la terre d’implacables rayons, et les prisonniers, gênés par leurs liens souffrirent cruellement.

La nuit, les malheureux pouvaient au moins respirer ; mais le jour était atroce. Cependant le capitaine, sombre d’abord, semblait peu à peu reprendre courage.

Vers la fin de la troisième étape, Bob Sammy s’aperçut que son compagnon de misère fixait obstinément ses yeux sur lui.

Il devina que le Corsaire avait quelque chose à lui dire. Aussi quand la troupe fit halte, le mineur prétextant la fatigue, s’étendit-il à terre, à deux pas de l’endroit où Triplex s’était déjà couché.

Nul ne soupçonna le but de ce mouvement. Certains que leurs captifs, ligottés de la façon savante dont les polices des deux hémisphères ont le secret, ne pouvaient s’enfuir, les hommes de l’escorte ne s’astreignaient plus à une surveillance étroite.

Le Corsaire l’avait remarqué, et c’est pour cela que ses regards expressifs avaient appelé l’attention du chercheur d’or.

Tandis qu’Allsmine se retirait sous sa tente, que les policiers ayant posé des factionnaires préparaient le repas du soir, les prisonniers parurent dormir.

Soudain le Corsaire ouvrit légèrement les yeux, s’assura qu’il n’était point observé, qu’aucun des geôliers n’était à portée de l’entendre, puis sans se retourner, d’une voix légère comme un souffle, il appela :

– Bob !

Trop habitué à la vie du désert pour laisser échapper un geste imprudent, le mineur murmura :

– J’écoute, Maître.

– Bien ! Demain sans doute, nous arriverons à l’auberge de Cawson, où je me suis arrêté en venant vers vous ?

– Je pense que votre supposition est juste.

– Là, il faudrait vous échapper, Bob.

– Je le ferai puisque vous l’ordonnez. J’ai récupéré toutes mes forces et je ferai craquer leurs menottes et leurs ficelles comme des brins de paille. Seulement je ne veux pas faire une séparation avec vous.

– Taisez-vous ; c’est obéir qui est nécessaire. On vient.

Un des policiers s’approchait. Peut-être cet homme avait-il perçu quelque bruit, et, la défiance inhérente à sa profession aidant, il venait jeter un regard sur les prisonniers, il les vit immobiles, les yeux clos, dormant en apparence à poings fermés :

– Bon, grommela-t-il, mes oreilles bourdonnent ; ces gaillards sont plongés dans le sommeil.

Et, avec un haussement d’épaules, il rejoignit ses compagnons.

Le silence régna un instant après son départ, puis le capitaine reprit :

– Bob !

– Maître ?

– Il vous faudra fuir ; ne m’interrompez pas, le temps presse. Nous évader tous deux serait trop difficile, on me surveille particulièrement. Donc vous partirez. Vous connaissez le pays ; vous gagnerez la rivière Schaim, près des Trois-Aiguilles ; des amis à moi sont cachés avec une barque. Vous leur direz : je suis celui que le capitaine est venu chercher. Il est pris par le Directeur de la police, on le ramène à Sydney ; retournons-y de notre côté. Miss Maudlin décidera ce qu’il y a à faire.

– J’agirai selon votre bon plaisir. Mais silence !

L’avertissement était motivé par la venue de l’homme qui, une première fois déjà, avait interrompu les causeurs.

– Par l’orteil de Satan, bougonna celui-ci ; mes damnées oreilles me jouent encore un tour. Bah ! je vais séparer ces flibustiers, comme cela je ne me forgerai plus des imaginations.

Évidemment cet individu, doué d’une ouïe fine, avait discerné le chuchotement des prisonniers. D’un coup de pied il bouscula Sammy.

– Eh ! holà ! clama le mineur en se frottant les yeux comme un homme réveillé en sursaut, il y a du monde ; il n’est pas poli de marcher sur les gens.

Le policier éclata de rire :

– C’est bien ! C’est bien ! Levez-vous.

– Pourquoi ?

– Parce que cela me plaît. Vous continuerez votre somme plus loin.

– Vous êtes peu correct de frapper un prisonnier.

– Ne vous plaignez pas, un coup de pied est moins pénible à supporter que la potence qui vous attend. Allons, debout !

Sammy eut un mauvais regard à l’adresse du policier ; cependant il se leva et suivit docilement son tourmenteur. À vingt mètres de là, l’agent de sir Toby désigna un endroit tapissé de mousse à l’ombre d’un faux ébénier :

– Tenez, étendez-vous ici. Vous voyez que vos plaintes étaient injustes, je vous ai choisi une couche moelleuse. Dormez en me remerciant d’une aussi délicate attention.

Le géant se jeta sur la mousse sans répondre, et le policier alla s’asseoir à peu de distance, auprès du feu sur lequel cuisait le repas de la caravane.

Le capitaine n’avait pas bougé. On eût pensé qu’il n’avait rien vu, rien entendu.

Il fallut le secouer pour le tirer de son sommeil, quand on lui apporta sa ration de nourriture. Il mangea vite, vida un gobelet d’eau acidulée d’un peu de wisky et de nouveau il reprit son somme.

La nuit s’écoula sans incident. De bon matin, la petite troupe se remit en selle pour arriver, au jour tombant, à l’auberge de Cawson.

Celui-ci, bronzé par une longue expérience des mœurs des placers, ne manifesta pas la moindre surprise en reconnaissant les prisonniers. Il ne s’occupa pas d’eux, ne marqua par aucun signe qu’il les eût déjà vus.

Mais la prudence n’exclut pas la curiosité, et puis Bob Sammy était un de ces clients qui ne tenaient pas à l’or arraché à la terre ; le cabaretier le savait mieux que personne, aussi profita-t-il de l’instant où l’escorte s’absorbait dans la dégustation d’un dîner copieux, pour se glisser près de la fenêtre de la chambre où le mineur avait été enfermé.

La croisée était entr’ouverte.

– Hé ! Bob Sammy, est-ce bien vous ? demanda-t-il avec intérêt.

– C’est moi-même et je suis heureux de vous voir.

– Je serais heureux aussi, si votre situation était différente.

Le géant sourit :

– Je le crois, Cawson, et je n’hésite pas à vous dire que vous pouvez la changer.

– Vous aider, balbutia l’hôtelier devenu grave, vous ne voulez pas prétendre que je vous aide à échapper à la police. Songez que j’ai une maison établie par des années de travail honorable.

Mais le pionnier l’interrompit :

– Non, non… Je ne prétends rien de semblable. Vous ne m’aideriez pas brave Cawson, vous vous borneriez à ne pas vous opposer à ma fuite !

Le cabaretier écarquilla les yeux :

– Ne pas m’opposer ?…

– Oui. Il vous suffirait de conserver vos chiens à l’attache cette nuit… Vous ne risquez rien, les limiers de la police suffiront à garder la maison.

– C’est vrai, seulement si l’on m’accuse de complicité… ?

– Personne ne le saura, bon Cawson… et puis, en échange, je vous dirai où j’ai caché deux sacs contenant environ quarante livres de poudre d’or.

À ces mots magiques, la large face de l’aubergiste s’épanouit :

– Quarante livres, répéta-t-il, j’ai bien entendu ?

– Parfaitement.

– Quarante livres… et vous me les donneriez ?

– Je vous indiquerai où est la cachette, et vous irez prendre le métal.

– Si vous faites cela, je ne détacherai pas mes dogues.

– Et bien, c’est à Brimstone-Mounts, dans ma cabane. Vous tournerez le dos au foyer, et compterez quatre pas. Alors vous gratterez le sol au point où vous vous serez arrêté. Il y a quarante centimètres de terre à enlever. Au dessous une planche et sous la planche la cachette.

Cawson écoutait, suffoqué de joie et de convoitise.

– Ce n’est point pour rire de moi ?

– Je vous donne ma parole de gentleman.

– Je vous crois, Bob Sammy, je vous crois. J’ai vu souvent que vous n’êtes point attaché aux biens périssables. J’irai à Brimstone-Mounts et je prendrai les quarante livres d’or en souvenir de vous, car vous êtes un ami véritable.

– Oui, mais, n’oubliez pas les chiens.

– N’ayez crainte, Cawson est carré en affaires ; soyez tranquille et que le bonheur suive votre fuite.

Les dîneurs appelèrent l’aubergiste. Celui-ci s’éloigna après un dernier signe d’intelligence au prisonnier.

Bob resta seul. Il entendit assez tard dans la nuit les rires des policiers, puis le silence se fit, troublé seulement par le bruit régulier des pas d’un factionnaire qui se promenait dans la cour devant sa fenêtre.

Alors lentement l’hercule tendit ses muscles, brisa les liens qui enserraient ses poignets et ses chevilles. Il ricana :

– Bonnes pour des femmelettes, ces ficelles ! Faut-il que l’humanité soit peu robuste pour que cela suffise à l’arrêter.

Après quoi, il se glissa doucement à bas de son lit, et rampant sur les mains et sur les genoux, il se dirigea vers la fenêtre. Le factionnaire lui tournait le dos.

– Tiens, murmura-t-il, je reconnais cette tournure-là. C’est le coquin qui m’a donné du pied dans les jambes hier soir. Ma foi j’aime mieux lui qu’un autre.

Brusquement il enjamba la fenêtre. Le policier se retourna au bruit, le vit, ouvrit la bouche pour lancer un appel, mais le cri s’arrêta dans sa gorge, renfoncé par un terrible coup de poing. Sous le choc, le malheureux s’abattit, ainsi qu’un bœuf assommé par la masse du boucher.

Le géant se pencha vers lui, lui tâta le crâne :

– J’ai peut-être frappé un peu fort, grommela-t-il entre ses dents. Je crois bien que je lui ai cassé la tête.

Mais se redressant, il conclut : Tant pis pour lui. Après tout, je lui ai rendu service. La vie n’est pas si amusante.

Cette laconique oraison funèbre prononcée, le mineur s’empara des armes du gardien, gagna l’écurie, fit sortir l’un des chevaux, le sella, et le tenant par la bride, l’entraîna silencieusement hors des bâtiments de l’auberge.

À quelque distance, il enfourcha l’animal, et lui serrant les flancs de ses talons robustes, il le lança à fond de train vers l’Est.

Le capitaine, gardé à vue dans une autre partie de la demeure Cawson, ne put trouver le sommeil.

L’oreille aux aguets, il tremblait d’entendre une rumeur. Car sachant que Bob devait profiter des heures nocturnes pour fausser compagnie à ses geôliers, il craignait qu’il échouât.

En cas d’insuccès, ils seraient perdus tous deux. L’espoir qu’il avait fondé sur la réunion du chercheur d’or et des marins formant l’équipage de son embarcation s’évanouirait.

Cependant les heures s’écoulèrent et aucune alerte ne se produisit.

Sur les vitres de sa prison, le Corsaire vit tremblotter la buée transparente qui annonce l’approche du jour. Des pas lourds, encore chargés de sommeil martelèrent bruyamment les planchers. L’escorte se levait. Bientôt la route serait reprise.

Anxieux, le cœur bondissant dans sa poitrine, le captif s’était rapproché de la porte. Si Bob avait exécuté ses ordres, s’il avait réussi à tromper la vigilance de ses gardiens, le moment était venu où sa fuite serait découverte.

Cette fuite provoquerait des cris, des exclamations dont l’écho parviendrait aux oreilles du prisonnier, lui apportant l’espérance.

Dix minutes s’écoulèrent dans une attente fiévreuse. Quoi… rien ? Sammy avait-il désobéi ? Avait-il rencontré des obstacles insurmontables ? Rien ne saurait peindre l’émotion avec laquelle le capitaine se posait ces questions. Son visage était blême, ses yeux se creusaient, tout dénotait en lui l’inquiétude poussée jusqu’à la torture.

Brusquement ses traits se détendirent. Un cri de surprise, de colère, venait de retentir. Il fut bientôt suivi de hurlements, de vociférations. Entre toutes Triplex reconnut la voix de sir Toby Allsmine.

– Mort… rugissait le directeur, assommé ! Et il manque un cheval… par les cornes du damné Satan ! Triplex se serait-il évadé ? Vite, que l’on coure à sa chambre.

Il y eut des appels, des souliers roulant dans l’escalier, une course de meute à la piste d’un fauve ; la porte ouverte brutalement poussée alla heurter le mur avec un fracas de tonnerre, et tous les policiers firent irruption dans la salle où se tenait le capitaine.

En le voyant tranquillement assis sur son lit, car le prisonnier rassuré désormais s’y était jeté dès les premiers cris, les hommes de l’escorte s’arrêtèrent interdits.

– Eh bien ? hurla d’en bas sir Toby.

– Le capitaine est là, répondirent ses subordonnés.

– Mais alors qu’est-il arrivé ? Descendez avec le prisonnier, nous allons éclaircir cela.

Saisi, tiré par dix mains, Triplex sortit de la chambre, descendit l’escalier sans trop savoir comment et se trouva enfin debout dans la cour, en face d’Allsmine immobile auprès du cadavre de l’estafier assommé par Bob Sammy.

L’époux de Joan avait enfin compris. La fenêtre ouverte par laquelle le mineur s’était enfui avait attiré son attention. Il s’était penché, avait constaté que la pièce était vide.

– C’est ce drôle qui a pris la clef des champs, dit-il. Bah ! Cela n’a qu’une importance secondaire. Nous n’en serons que plus à l’aise pour veiller sur le principal coupable.

Et, regardant le Corsaire avec une expression cruelle :

– Oui, oui, Monsieur Triplex, nous veillerons sur vous, comme jamais mère ne veilla sur son enfant.

Puis se tournant vers ses hommes :

– Allons, mes braves, à cheval. Ce soir nous serons aux Trois Aiguilles et la navigation nous reposera de nos fatigues.

Avec la rapidité de l’éclair toute la troupe se trouva en selle et quitta l’auberge, accompagnée jusqu’à la porte par les saluts respectueux de l’honorable Cawson enchanté de l’excellente opération qu’il avait traitée avec Sammy.

La halte du milieu du jour fut abrégée, et vers quatre heures, gens et bêtes exténués, on arriva dans les bois qui bordent la rivière Schaim, au pied des Trois Aiguilles.

Des matelots campaient sur la berge en face d’une chaloupe à vapeur amarrée aux racines noueuses d’un arbre.

C’étaient l’équipage et le bateau qui avaient amené sir Toby jusqu’en ce point.

Il était trop tard pour continuer la route par eau. Les rivières australiennes presque à sec en été, torrentueuses durant la saison des pluies, sont parsemées d’écueils et il serait imprudent de s’y aventurer alors que règnent les ténèbres.

Un repas sommaire expédié, chacun se livra au repos. Le capitaine avait été transporté à bord, enfermé dans la cabine, et deux hommes le gardaient revolver au poing.

Il ne paraissait pas ému du reste par ce luxe de précautions, et il se coucha avec la même placidité que s’il eût été entouré d’amis fidèles.

Rien ne serait venu troubler le calme de cette nuit tiède, traversée de parfums pénétrants, couverte d’étoiles, si vers une heure du matin, un factionnaire n’avait fait feu.

Toute la troupe fut sur pied en une seconde, mais l’alerte parut être sans cause. Le factionnaire prétendit avoir aperçu une masse noire glissant sur l’eau, et encore, sous les reproches, les plaisanteries de ses camarades finit-il par douter lui même du témoignage de ses sens, ce en quoi il avait grand tort, car la masse sombre entrevue par lui n’était autre que le canot du Corsaire emportant vers la mer son équipage augmenté de Bob Sammy.

Persuadé que la sentinelle avait eu la berlue, chacun regagna sa place et continua son rêve interrompu.

Dès la pointe du jour on embarqua. La chaloupe était sous pression ; au signal donné par Allsmine, elle s’éloigna du rivage et fila à toute vapeur entre les rives boisées de la rivière.

Pendant trois fois vingt-quatre heures, son étrave laboura les eaux claires. Chaque soir on atterrissait, on établissait le campement, puis l’aube venue, le voyage continuait.

On ne fit une exception à ces dispositions prudentes que le quatrième et dernier jour de navigation. Au crépuscule, l’embarcation avait atteint l’estuaire allongé par lequel la Schaim se jette dans l’Océan indien. Ici, le lit était large, profond, et sir Toby décida que l’on voguerait malgré l’obscurité afin d’atteindre le Destroyer la nuit même.

C’est ainsi qu’à deux heures du matin, la chaloupe rangea le croiseur et que, aidés seulement par les matelots de quart, l’équipage et les policiers montèrent à bord.

Pour le Corsaire, il fut conduit dans une cabine d’arrière, dont la porte munie d’un hublot circulaire mettait ses geôliers en mesure d’observer ses moindres mouvements. Dûment enfermé, on le laissa à ses réflexions. Maintenant le Directeur de la police était bien tranquille ; son prisonnier ne lui échapperait pas, car l’Océan avec son immensité verte le gardait plus jalousement qu’une armée de surveillants.

Aussi, rentré à son tour dans sa cabine, Allsmine dormit-il d’un sommeil paisible qu’il ne connaissait plus depuis longtemps.

Toutes ses terreurs passées avaient disparu ; l’ennemi insaisissable était enfin saisi. Il le tenait ; il le ferait pendre haut et court comme un adversaire de la Grande-Bretagne, ce Corsaire, qui avait eu l’outrecuidance de s’attaquer à lui. Ainsi il serait débarrassé de son accusateur, il continuerait à vivre, puissant, honoré. Il restait bien une ombre au tableau : Joan dont la tendresse maternelle avait repris une acuité extrême. Mais le policier en veine d’optimisme ne daigna pas s’arrêter à ce léger détail. Joan s’inclinerait somme tout le monde devant son succès, et il saurait l’entourer d’un réseau d’espions si serré que sa fille Maudlin, s’il était vrai qu’elle vécût encore, ne parviendrait jamais jusqu’à elle.

Bref sir Toby se leva tard. Le balancement du navire lui apprit que l’on avait levé l’ancre, et il se frotta les mains en songeant qu’il cinglait vers Sydney, ramenant le Corsaire dont l’audace avait amusé toute la ville.

Souriant, épanoui, il monta sur le pont. Un regard suffit à lui montrer que l’on avait fait du chemin tandis qu’il reposait. La côte n’apparaissait plus à l’Est que comme un brouillard qui s’atténuait de moment en moment.

Des voix joyeuses le tirèrent de ses réflexions agréables.

Armand Lavarède, suivi par Aurett et par Lotia, charmantes dans de fraîches toilettes claires, était devant lui.

– Bonjour, mon cher Directeur, s’écria le journaliste. Enfin on vous revoit. Comment vous trouvez-vous après ce voyage ?

– Aussi bien que possible, cher Sir ; mais vous-même, et ces dames dont le teint délicat semble un pastel fleuri.

– Un madrigal… Ah ! je pensais que cela avait cours en France seulement.

– Erreur, erreur. L’Australie a un excellent climat et les rayons des jolis yeux y font prospérer le madrigal.

– De mieux en mieux. À propos, il paraît que votre expédition a pleinement réussi ?

À cette question lancée par le Parisien avec une évidente curiosité, Allsmine se cambra avantageusement :

– Mes mesures étaient bien prises… J’étais assuré du résultat.

– De sorte que le Corsaire Triplex… ?

– Est triplement prisonnier : de la mer, de l’équipage du Destroyer et de moi.

Il y eut un silence. Un observateur attentif eût démêlé sur les traits d’Armand et des jeunes femmes toute autre chose que la satisfaction et s’il avait pu lire dans le cœur de Lotia, il eût distingué nettement cette pensée :

– Quel malheur, puisque le Corsaire était le protecteur de Robert !

Mais le Directeur était trop gonflé de son succès pour avoir une dose suffisante de perspicacité et il reprit :

– Oui, oui, le coquin m’a donné beaucoup à faire. Très adroit, j’aime à le reconnaître. Du reste beau joueur. La partie perdue, il n’a pas récriminé, et je l’ai ramené du désert du Sandy dans la cabine qu’il occupe présentement sans avoir eu à subir la moindre plainte de lui.

– Ah ! Il est enfermé dans une cabine ? murmura négligemment Lavarède.

– À double tour.

– Et, s’écria Aurett, il a sans doute une figure terrible ?

– Non, pas du tout.

– Est-ce possible ?

– En vérité, belle lady, cela est. Le drôle est même joli garçon. Les yeux sont doux et… cela m’a surpris moi-même, ce corsaire audacieux, je le sais plus que personne, apparaît presque timide. Si j’osais employer une comparaison poétique, je dirais : C’est un tigre couvert de la peau d’un agneau !

– Curieux, très curieux, murmura la blonde Aurett. Vos paroles me donnent un désir de voir ce Triplex…

– Rien de plus facile.

– Quoi, ma demande ne vous semble pas indiscrète ?

– Du tout, du tout. Il est dans une cabine d’arrière. Une lucarne vitrée troue la porte…

– Et l’on peut voir sans être vue… Ah ! quel bonheur… Allons-y… Voulez-vous, Armand ? Voulez-vous, Lotia ?

Galamment sir Toby offrit le bras à la jeune femme :

– Permettez que je vous conduise ?

– Volontiers.

Et déjà Aurett posait le pied sur le premier degré de l’escalier accédant au couloir des cabines, quand le capitaine du Destroyer s’avança et pria le Directeur de lui accorder quelques minutes d’entretien.

Il s’agissait de rédiger un rapport sur la conduite de l’équipage de la chaloupe à vapeur mise aux ordres de Toby durant son expédition.

Toby s’excusa et engagea ses « amis » à se rendre sans lui à l’arrière.

Les dames ne se le firent pas dire deux fois, et elles dégringolaient l’escalier des cabines avec une hâte qui démontrait clairement combien elles désiraient contempler le célèbre Corsaire.

Maintenant elles suivaient les coursives d’un pas si pressé qu’Armand avait peine à ne pas se laisser distancer. Elles ne riaient plus ; leurs gracieux visages avaient pris une expression grave. Non, ce n’était pas une curiosité banale qui les poussait vers la prison de Triplex. Il y avait en elles une sympathie, née de l’affirmation écrite de Robert.

Le capitaine était celui qui avait étendu une main protectrice sur le Français découragé, celui qui sans nul doute avait délivré Niari, ce témoin indispensable au bonheur du cousin de Lavarède, au bonheur de Lotia.

Cependant en approchant du but, elles ralentirent leur marche. Une anxiété vague les faisait hésiter.

– Allons, dit doucement le journaliste, ne voulez-vous plus faire la connaissance de notre allié mystérieux ?

Ces mots semblèrent galvaniser l’Égyptienne. En face d’elle, se découpaient dans la cloison les portes des trois cabines d’arrière ; toutes trois de bois rouge, toutes trois percées au centre d’une ouverture circulaire garnie d’une vitre.

Sur la pointe des pieds la jeune fille alla à la première, elle regarda. La cabine était vide.

Sans hésiter, cette fois, elle passa à la seconde. Le compartiment était occupé. Un homme s’y tenait immobile, debout devant le hublot qui donnait sur la mer. Il tournait le dos à la gentille indiscrète et pourtant elle ressentit une commotion.

Cette silhouette ne lui était pas étrangère. Cette attitude rêveuse avait déjà frappé ses yeux. Elle poussa un profond soupir.

À ce moment, comme si une communication magnétique s’était brusquement établie, le prisonnier se retourna ; ses traits apparurent, et Lotia portant les mains à son cœur se recula avec un cri étouffé :

– Robert !

– Hein ? Que dites-vous ? demanda Lavarède saisi.

Sans avoir la force de répondre, Lotia étendit la main vers la glace. Armand s’y précipita, et à son tour il murmura d’un ton d’indicible surprise :

– Mon cousin.

– Quoi, lui, le Corsaire Triplex ? balbutia Aurett comprenant enfin.

– Lui-même.

– C’est une erreur !

– Nous allons le savoir.

Avec la promptitude de décision qui le caractérisait le journaliste bondit à l’entrée du couloir, s’assura d’un regard rapide qu’aucun importun n’était à proximité, puis revenant à la porte de la cabine, il frappa un coup sec au carreau.

Au bruit, le captif tressaillit. Il se rapprocha de l’œil de bœuf, reconnut le visiteur, sourit, pâlit, rougit, et soudain lui fit signe d’attendre.

Tirant un carnet de sa poche, il traça nerveusement quelques lignes, déchira la feuille, se baissa et la glissa sous la porte qui, heureusement ne joignait pas hermétiquement.

Armand se saisit du papier, et sous les yeux de Robert, car c’était bien lui qui regardait à travers le carreau, il lut :

« Silence. Personne ne doit savoir qui je suis. À Sydney, tâchez d’apprendre dans quelle maison de détention je serai enfermé et avertissez-en James Pack, secrétaire du Directeur de la police. Ainsi nous pourrons encore être réunis. »

Et comme Armand, sa lecture achevée, l’interrogeait du regard, toute conversation étant impossible, Robert inclina la tête à diverses reprises pour affirmer et il eut un sourire lorsque son cousin l’assura par gestes qu’il suivrait ses instructions.

Un bruit lointain de pas résonna. On venait troubler l’entretien muet du prisonnier et de ses amis.

Alors Lotia s’approcha de la vitre, elle y appuya son front et Robert, comme s’il avait entendu sa pensée, colla ses lèvres sur le carreau froid dont la transparence fut un instant ternie par ce baiser chaste et doux d’un fiancé captif.

Presque aussitôt Allsmine rejoignit le groupe. Il s’excusa d’avoir été obligé de fausser compagnie aux ladies, sans soupçonner le plaisir que son absence leur avait fait. Puis, remarquant l’air de contrariété répandu sur leurs traits :

– Est-ce la vue de ce coquin qui vous trouble ainsi ?

Ce fut Armand qui s’empressa de répondre :

– Sans doute ! On ne se trouve pas face à face avec un bandit aussi célèbre sans s’avouer tout bas que la rencontre serait moins agréable si ce personnage était libre au lieu d’être bien et dûment enfermé.

Sir Toby eut un éclat de rire sonore.

– Quoi ? Vraiment ? Ces charmantes dames tremblent à cette pensée ?

– Elles tremblent. Chose bien naturelle d’ailleurs, elles n’ont pas l’habitude de fréquenter les corsaires.

– D’accord, mais elles peuvent se rassurer.

– Je le pense aussi.

– Triplex ne tourmentera plus personne.

– Cela serait difficile dans sa position.

– Sa position changera.

– Vous croyez ?

– J’en suis certain. Ce coquin comparaîtra devant une juridiction exceptionnelle comme ayant porté atteinte à la sécurité des possessions anglaises, et une huitaine après notre arrivée à Sydney, vous pourrez le voir se balancer à une potence, où il ne vous paraîtra plus effrayant du tout.

Lotia ne put maîtriser un mouvement nerveux à ces cruelles paroles. Le Directeur se méprit sur le sens de son émotion, et, la bouche en cœur, il continua :

– Je veux que vous emportiez un souvenir de l’aventure, Mesdames. Vous aussi, Sir Lavarède. En France, n’est-ce pas, vous dites que la corde de pendu porte bonheur. Je vous ferai mettre de côté quelques centimètres du filin qui aura aidé ce sacripant à se séparer de son âme ; ce morceau de chanvre vous apprendra ce que je souhaite pour vous.

Très satisfait de son amabilité, Allsmine ramena ses compagnons sur le pont ; mais bientôt ceux-ci se retirèrent sous des prétextes divers. Ils se réunirent dans la cabine de Lotia et la jeune fille laissa librement couler ses larmes, tandis qu’Armand répétait :

– James Pack est aussi contre ce rhinocéros de sir Toby. La lettre de Robert le prouve. Ayez confiance, Lotia, ayez confiance, tout ira bien.

CHAPITRE XV

UN DÉFUNT QUI SE PORTE BIEN


La traversée dura onze jours ; mais malgré tous ses efforts, Lavarède ne put se rapprocher une seconde fois de son cousin.

Certes il voyait le captif. Celui-ci montait sur le pont chaque après-midi et se promenait durant deux heures – attention délicate de sir Toby – mais des policiers l’escortaient, épiant ses moindres gestes. Tout au plus lui était-il possible d’échanger à distance des regards avec ses amis.

Évidemment les dits regards exprimaient bien des choses, surtout lorsqu’ils se reposaient sur le visage mélancolique de Lotia ; seulement, n’en déplaise à Messieurs les poètes, les yeux, ces miroirs de l’âme, ont besoin du secours de la langue pour parler clairement.

Alors Armand se retourna du côté d’Allsmine, et après de patientes interrogations, motivées en apparence par son désir de s’instruire de l’état social, administratif et judiciaire de l’Australie, il acquit la certitude que Robert, réputé criminel politique, arrêté sous l’inculpation d’avoir attenté à la sécurité du pays, serait enfermé dans la maison de détention spécialement affectée aux coupables de même espèce.

Une question au capitaine du Destroyer obtint cette réponse :

– Les accusés politiques sont internés à la prison Macquarie.

La prison Macquarie est un ancien fort désaffecté depuis que les progrès de la balistique ont contraint les Vaubans modernes à métamorphoser les ouvrages de défense.

Impuissant contre les obus à la mélinite, le fort est devenu maison de détention et ses murailles épaisses de quatre mètres, ses cellules étroites, anciennes casemates évidées dans des cubes de pierre, se rient de toute tentative d’évasion.

Ces détails recueillis de droite et de gauche n’étaient pas pour satisfaire le journaliste. Il en concluait que la délivrance de Robert était, sinon impossible, du moins très problématique.

Aussi lorsque le Destroyer eut jeté l’ancre dans Port Jackson, Armand débarqua fort soucieux, et, sa femme ainsi que Lotia réinstallées au Centennial-Park-Hôtel, il prit le chemin de Paramata-Street. Selon le désir du captif, il voulait parler à James Pack, encore qu’il n’eût pas grande confiance dans l’intervention du bossu.

Mais il n’eut pas besoin d’entrer dans l’hôtel. Comme il se demandait non sans perplexité de quelle façon il parviendrait, sans éveiller les soupçons de sir Toby, à aborder son secrétaire, il aperçut James qui, la figure souriante, l’allure joyeuse, arpentait le trottoir, se dirigeant vers lui.

– Bonjour, Sir Lavarède, s’exclama le bossu en l’abordant. Votre figure reflète une superbe santé, et c’est sans inquiétude que je vous pose la question : Comment cela va-t-il ce matin ?

– De santé je suis bien, et vous ?

– Exquisement.

– All right ; mais d’humeur je suis malade.

– L’êtes-vous réellement ?

– Je le suis. Au reste, si vous consentez à perdre quelques minutes, je crois que je parviendrai à vous faire comprendre l’affection dont je souffre.

– Je me mets à votre ordre.

– Alors éloignons-nous quelque peu ; je crains qu’un indiscret ne nous voie.

Un vague sourire fit briller les yeux du secrétaire ; toutefois il ne présenta aucune observation, et docilement il s’éloigna de l’hôtel d’Allsmine en réglant son pas sur celui du Parisien.

Celui-ci se jeta dans la première rue latérale qu’il rencontra, et, certain désormais de ne pouvoir être aperçu des fenêtres de l’hôtel, il reprit :

– Je suis chargé d’un message pour vous, James Pack.

– Un message, j’écoute. De qui ?

– Du Corsaire Triplex.

À ce nom, le bossu rit de nouveau :

– Ah oui ! Le Corsaire que mon très adroit patron a capturé à Brimstone-Mounts.

– Justement.

– Fort bien !

Et avec un accent gouailleur, James prononça :

– Auriez-vous des doutes touchant son identité ?

Puis lisant la surprise sur les traits de son interlocuteur :

– Regardez-moi bien, Sir Lavarède. Je vous suis très obligé de la peine que vous avez prise ; très… oui certes. Seulement je dois vous avertir que votre dérangement est inutile. Je suis informé de tout.

– De tout ?

– Absolument. Je sais même ce que vous veniez m’apprendre.

Armand eut un haut-le-corps :

– Vous exagérez ?

– En aucune façon.

– Prouvez donc…

– Ce que j’avance, rien de plus aisé.

Se penchant vers le journaliste, de manière à amener ses lèvres à la hauteur de l’oreille de son auditeur, il dit lentement :

– Fort Macquarie.

Du coup, Armand s’inclina.

– Votre service d’informations est admirable, déclara-t-il. C’est bien là, en effet le nom que je désirais vous faire entendre. Vous le connaissez, c’est parfait ; le vœu du prisonnier est exaucé.

– En partie. Il en a formé un autre.

– Un autre ?

– Sortir de prison.

– Ah ! c’est juste, mais sa réalisation me paraît peu aisée.

Pack fit entendre un petit ricanement :

– Allez, allez, Sir Lavarède, votre cousin n’est plus de cet avis.

– Plus. Il est donc au courant de ce qui se passe ?

– Entièrement, et il sait maintenant que après-demain soir, il sera hors des murs du fort Macquarie.

– Après-demain ? répéta le Parisien au comble de la surprise.

– Oui. Rentrez chez vous. Gardez la chambre et tenez-vous prêt à suivre le messager qui se présentera à vous.

Sur ce, sans attendre une réponse de son interlocuteur suffoqué par la surprise, James Pack pirouetta sur ses talons et se dirigea à grandes enjambées vers Paramata-Street, à l’angle de laquelle il disparut.

– Non, murmura Lavarède enfin revenu de son étonnement, non, jamais de ma vie, je n’ai vu tant de mystères accumulés.

Puis il eut un geste insouciant :

– Au demeurant, l’avertissement n’a rien de triste. Je crois que ce que j’ai de mieux à faire est de retourner au Centennial-Park. Aurett et surtout Lotia seront heureuses des nouvelles que je leur rapporterai.

Sans tarder il mit à exécution ce qu’il venait de décider.

Or, pendant que son cousin se livrait aux démarches que nous venons de résumer, Robert, extrait des flancs du Destroyer, prenait place dans un cab avec deux policemen.

La voiture roulait à travers les rues étroites du vieux Sydney, gagnait les larges avenues disposées en échiquier du Sydney neuf et finalement s’arrêtait devant la porte massive du fort Macquarie.

Des geôliers à l’uniforme gris de fer recevaient le prisonnier des mains des agents de police. Des portes se refermaient sur lui avec un bruit de ferraille et il était poussé dans une petite salle, où un greffier attendait, la plume à la main, le moment de coucher une nouvelle victime sur son livre d’écrou.

Robert allait apprendre de la bouche de cet employé à quel point les Anglo-Saxons d’Australie sont respectueux de la liberté individuelle. En le voyant paraître, escorté de guichetiers, le scribe consulta une fiche placée sur son bureau et avec politesse :

– Vous êtes le Corsaire Triplex ?

Le fiancé de Lotia inclina la tête.

– Bien. En Europe, on a la malencontreuse habitude de substituer un numéro au nom de la personne incarcérée. C’est là une atteinte à la liberté que nous autres, fils libres de la libre Australie, ne saurions commettre ; ceci dit, préférez-vous conserver votre nom, ou bien adopter un pseudonyme, soit syllabique, soit chiffré ?

L’ancien caissier ouvrit des yeux énormes, puis avec une gaieté bien surprenante dans sa situation :

– Puisque vous êtes si respectueux de la liberté, dit-il, ne pourriez-vous me laisser partir ?

L’idée parut bouffonne au greffier qui s’esclaffa. Il lui fallut une bonne minute pour récupérer assez de calme et répondre :

– Tout excepté cela. Ce n’est pas nous, mais la société qui vous enferme ici. Dans cette enceinte nous sommes tout-puissants, mais notre autorité s’arrête aux portes de la prison. Vous allez voir qu’à l’intérieur nous accordons la plus large liberté.

Et d’un ton aimable :

– Sans doute, Sir Corsaire, vous désirez un cachot confortable ?

– Autant que faire se pourra.

– Probablement aussi l’ordinaire de la maison vous paraîtra peu délicat et vous aimerez mieux faire venir vos repas du dehors.

– Vous prévenez mes vœux.

– Trop heureux de vous être agréable. Il me faut ajouter que, moyennant rétribution bien entendu, vous êtes libre – il appuya sur ce dernier mot – de vous procurer tout ce que vous souhaiterez. Si même il vous répugnait de subir la peine sévère qu’un tribunal prononcera contre vous, rien ne s’oppose à ce que vous vous fassiez apporter un poison libérateur. Je n’insiste pas, mais si vous vous décidiez dans ce sens, la pharmacie de la maison sera à votre disposition ; donnez-lui la préférence, ses prix sont moins élevés que ceux des pharmaciens de la ville.

Robert ne résista pas et rit franchement à cette étrange proposition. Sa bonne humeur ne déplut pas au scribe qui reprit d’un air fin :

– Mais je vous parle comme à un novice. Un homme de votre expérience, Sir Corsaire, doit avoir tout prévu, et vous avez certainement en poche le moyen d’éviter la pendaison.

Et sur un geste négatif du prisonnier :

– Ne vous en défendez pas, c’est votre droit. Un homme libre peut préférer le poison à la corde. Aussi on ne vous fouillera pas, selon l’usage barbare des greffes de l’ancien continent. Je me résume donc. Votre écrou portera la mention : Corsaire Triplex – cachot confortable, 3 shillings chaque jour – repas du dehors, 8 shillings ne vous mécontentent pas ?

– J’accepte volontiers.

– Alors, Sir Corsaire, permettez-moi de vous saluer.

S’adressant à un gardien, le greffier ajouta :

– Crossby, conduisez ce gentleman à la chambre 2 ; je vous charge de veiller spécialement à le satisfaire.

Après quoi, notre homme fit au captif une révérence pleine de correction et se remit au travail.

Averti par un signe de Crossby, Robert sortit avec lui du greffe, traversa des cours, des corridors sombres, et en fin de compte, pénétra dans une pièce assez spacieuse, garnie d’un lit, d’une armoire à glace, d’un lavabo, d’une table, et de plusieurs sièges, le tout en acajou. Cette geôle donnait l’impression d’une chambre d’hôtel de second ordre. À la fenêtre grillée, des rideaux à fleurs et sur le plancher, une moquette complétaient l’ameublement.

– Cette cellule n’est véritablement pas mal, déclara le pseudo-corsaire.

Sa réflexion épanouit la face du geôlier.

– Oh Sir ! c’est la mieux de la résidence ; on y est très bien. En montant sur une chaise, on aperçoit, par dessus le chemin de ronde et la muraille extérieure, toute la basse ville et le port. Jolie vue, très bon air ; il est regrettable que vos démêlés avec la justice ne me laissent pas espérer que vous fassiez un long séjour parmi nous.

Mais se donnant un coup de poing sur la tête, le brave garçon grommela :

– Je suis une folle bête. Je dis des choses pas folâtres du tout. Excusez-moi. Si vous le permettez, nous allons dresser le menu de votre déjeuner. Je connais ici près un restaurateur dont les ragoûts ressusciteraient un mort.

Et prévenant, obséquieux, devinant avant même qu’elles fussent formulées les objections de son « client », le porte-clefs ne quitta la salle qu’après avoir noté une succession de mets suffisants à nourrir dix personnes.

Évidemment il escomptait les reliefs du repas, et il les escomptait avec un robuste appétit.

Cela ne l’empêcha pas d’ailleurs de fermer avec soin la porte. Les pênes, les verrous tombèrent avec un bruit pénible, qui démontra au captif que si, l’on flattait ses goûts gastronomiques, on n’avait pas la même faiblesse à l’égard de son désir de s’évader.

Son visage s’assombrit en se trouvant seul. Il se mit à marcher de long en large dans sa prison, monologuant avec un accent anxieux :

– Pourvu qu’Armand avertisse James Pack… Pourvu que Pack soit à Sydney. S’il était absent… oh ! la pensée noire… Pauvre Lotia, et aussi Pauvre Moi, comme disent les Anglais !

Certes l’éventualité qu’il évoquait n’avait rien de récréatif. On ne lui avait pas caché que son procès serait mené rondement, et la perspective d’être pendu, d’adresser entre ciel et terre un adieu éternel à la mignonne Lotia eût rendu rêveurs des gens infiniment plus joyeux que lui.

Heureusement le retour du gardien Crossby coupa court à ses réflexions. L’aimable geôlier était chargé d’un grand panier où s’agitaient des assiettes, des verres et des bouteilles.

Activement il dressa la table. De temps à autre il jetait sur son prisonnier un regard attristé. Ses lèvres remuaient comme pour dire quelque chose, mais aucun son ne s’en échappait.

Pourtant lorsque plats et flacons furent alignés sur la table avec une engageante symétrie, Crossby sembla se décider brusquement :

– Sir Corsaire, balbutia-t-il.

Et Robert le regardant d’un air questionneur :

– Un gentleman, dans la rue, m’a chargé d’une commission pour vous.

L’ancien caissier tressaillit :

– Une commission, donnez.

– Oh ! je vous la remettrai fidèlement, vous avez la liberté de faire entrer ici tout objet à votre convenance. C’est une petite boîte cachetée. Mais avant de vous la laisser prendre, je voudrais vous adresser une prière.

– Une prière, faites donc.

– Eh bien ! C’est peut-être là le poison dont parlait ce matin le gentleman greffier. Ah ! vous avez le droit de l’absorber, seulement vous seriez bien bon d’attendre le plus, tard possible. Je suis père de famille, j’ai sept enfants et le service des prisonniers constitue mon principal bénéfice.

La naïveté de la requête dérida Robert. Vraiment le scribe n’avait pas fardé la vérité. Toutes les libertés compatibles avec le régime cellulaire, jusqu’à celle du suicide inclusivement, étaient accordées aux prisonniers. Mais le geôlier attendait sa réponse. Tranquillement il demanda :

– J’aurais une huitaine de jours à vivre d’après mes calculs, si je consentais à être pendu !

– Oui, à peu près.

– Que gagneriez-vous à mon service pendant ce laps ?

Le gardien réfléchit un instant et d’un ton hésitant :

– Deux shillings chaque jour, est-ce trop ?

– Mais non. Au total donc, seize shillings !

– Exactement, s’il plaît à Votre Honneur ?

– Il me plaît.

Et fouillant dans sa poche, Robert en tira une banknote de cinq livres sterling qu’il tendit au guichetier.

– Tenez, mon brave, voici cent shillings.

Crossby se découvrit et les mains tremblantes :

– Cent… mais je n’ai pas de quoi vous rendre…

– Gardez tout, donnez-moi seulement la petite boîte dont on vous a chargé.

Avec un mélange de respect et de tristesse bien justifié par la générosité du prisonnier, le porte-clefs remit à son interlocuteur une boîte longue de cinq centimètres, large de trois, parfaitement ficelée et scellée de cachets de cire.

Ce fut d’un mouvement brusque que Robert s’en saisit.

– Attendez encore, Sir Corsaire, bredouilla le gardien réellement ému. On ne sait jamais ; tant que la vie existe, l’espoir reste. Attendez.

Le prisonnier eut un geste vague et congédia le singulier gardien. Il avait hâte d’être seul, de connaître l’origine et le but du mystérieux envoi.

La porte refermée, il écouta le bruit des pas du guichetier se perdre dans l’éloignement, puis il courut à la fenêtre, fit sauter ficelles et cachets, arracha le couvercle de la boîte et demeura stupéfait.

Sur un lit d’ouate était couchée une minuscule fiole emplie d’un liquide incolore et garnie d’une étiquette portant ces mots « Acide cyanhydrique ».

Le captif considéra le flacon avec terreur. Il n’ignorait pas que le nom scientifique qu’il venait de lire est celui du terrible et foudroyant acide prussique, cet acide dont une goutte suffit à déterminer la mort subite.

Il en avait là, en sa possession, de quoi jeter par terre un régiment. Que signifiait ce message de mort ? Ses amis le considéraient-ils comme perdu, et la macabre plaisanterie qui le poursuivait depuis son entrée au fort Macquarie allait-elle devenir une poignante réalité ?

Devrait-il user de la liberté de préférer le poison à la potence ?

Délicatement, avec des précautions minutieuses, il tira la bouteille de son alvéole. Alors apparut un petit carré de papier.

Robert eut l’intuition que la mince feuille contenait l’explication cherchée. Il la saisit d’une main tremblante, la déplia sans pouvoir empêcher son cœur de battre à grands coups dans sa poitrine.

Deux lignes étaient tracées :

« Confiance. Buvez jusqu’à la dernière goutte… Brûlez ce mot. »

– Son écriture, murmura le prisonnier, son écriture. Soit ! j’aurai confiance, être étrange. J’ai subordonné ma volonté à la tienne. J’ai remis mon sort entre tes mains. Tu seras obéi.

Puis, pâle encore de l’émotion ressentie, il enflamma une allumette, approcha le billet laconique du soufre pétillant, y mit le feu et quand il le vit complètement consumé, il souffla sur les parcelles noircies, les réduisit en poussière impalpable.

– Là, fit-il de nouveau, plus de traces de correspondance. Il faut maintenant mettre en scène mon trépas.

Avec un calme étonnant, Robert s’assit devant la table, arracha une feuille de son carnet et traça rapidement cette déclaration :

« C’est volontairement que je mets fin à mes jours ; nul ne doit être accusé de ma mort. »

Cela fait, il plaça le papier bien en vue, puis reprit la fiole qu’il avait disposée à côté de lui sur la table.

– Allons, dit-il, il est temps de prouver ma confiance.

Il se jeta sur son lit, eut un sourire douloureux :

– Quoi qu’il arrive, Lotia, je meurs avec ton nom sur les lèvres !

Il déboucha le flacon. Une forte odeur d’amandes amères se répandit dans la chambre. Il ferma les yeux, introduisit le goulot dans sa bouche et d’un trait avala le contenu.

Une secousse galvanique agita tout son corps ; il se redressa à moitié, puis retomba lourdement en arrière.

Ses doigts s’ouvrirent, le flacon roula à terre, et le prisonnier demeura immobile, la face violacée, les mains marbrées de lignes noirâtres.

* *

*

Une heure avant le dîner, le geôlier Crossby entra dans la cellule pour prendre les ordres du captif.

Il poussa un cri en l’apercevant étendu sur son lit. Il courut à lui, le secoua ; mais sous sa main il sentit le froid de la mort.

Une expression chagrine se répandit sur ses traits :

– Bien sûr, il a préféré le poison, grommela-t-il d’un air apitoyé. C’est dommage. C’était un corsaire, mais si généreux. Et puis il n’avait fait de mal à personne. Il n’en voulait qu’à la police. Enfin quand je parlerais longuement, cela ne ferait pas revenir sa vie en arrière ; il faut avertir l’Administration.

Et refermant la porte par habitude, le bon gardien s’en fut quérir le chef des geôliers, Mister Delooche, lequel, après avoir constaté le décès du prisonnier, porta l’accident à la connaissance du comptable Boysar et du greffier Boyvin. De celui-ci, la nouvelle monta jusqu’à sir Dallbass, Baronet, directeur du fort Macquarie, en passant par le sous-directeur, l’honorable Caumbey.

En un instant toute la prison fut en émoi. Monsieur Caumbey lui-même fut délégué à sir Toby Allsmine pour l’informer de l’événement survenu.

Grand, gros, grave, le sous-directeur gagna l’hôtel de Paramata-Street. Un personnage de son importance ne pouvait faire antichambre ; aussi fut-il introduit sans retard dans le cabinet où le policier travaillait avec James Pack.

À l’annonce de son nom, Allsmine se leva et gracieusement :

– Mister Caumbey, je n’avais pas le plaisir de vous connaître personnellement et je bénis le hasard qui me permet de combler cette lacune. J’ai lu un livre que vous avez composé pendant vos loisirs, et où vous avez catalogué, avec une rare compétence, les huit cents et quelques espèces de singes existant à la surface du globe.

– Oh ! répondit modestement le visiteur, un grand savant l’a dit : L’homme descend du singe. Cataloguer les espèces quadrumanes, c’est simplement pratiquer le culte des ancêtres. Mais permettez à l’auteur de disparaître pour faire place au sous-directeur du fort Macquarie.

– Est-ce sous ce titre que vous vous présentez ? questionna vivement sir Toby.

– C’est sous ce titre.

– Se serait-il produit… ?

– Un incident fâcheux ? acheva Mister Caumbey. Oui, en vérité… Le Corsaire Triplex…

– S’est évadé ?

Ce n’était pas un cri, mais un hurlement que le Chef de la police lança en se levant tout d’une pièce ; mais son interlocuteur l’apaisa aussitôt :

– Il s’est évadé de la vie, simplement. C’est le seul genre d’évasion que permettent nos bonnes murailles.

– Mort ?

– Totalement mort.

– Comment cela est-il arrivé ?

– Il a absorbé de l’acide prussique. Vous savez, Honorable Sir, que nous ne fouillons pas nos prisonniers. Il est bon de leur laisser la faculté d’échapper à la vindicte des lois, en se faisant justice eux-mêmes.

Allsmine n’écoutait plus. Il marchait avec agitation dans le bureau. Soudain il parut prendre une résolution :

– Mister Caumbey, veuillez m’attendre ; vous m’accompagnerez à la prison. Pour vous, Mister Pack, ne bougez pas d’ici. En prenant une voiture je serai de retour dans trois quarts d’heure et j’aurai besoin de vous.

Sur ces mots, il sortit en coup de vent pour reparaître, au bout d’un instant, le chapeau sur la tête, prêt à sortir. Il répéta en regardant James :

– Ne bougez pas.

Puis il entraîna le sous-directeur quelque peu interloqué. Dans la rue, il héla un cab qui passait, y poussa mister Caumbey avec tant de hâte que celui-ci pensa tomber par la portière opposée, s’y engouffra à son tour impétueusement, écrasa du coup le chapeau de son compagnon et lança au cabby (cocher) ahuri :

– Fort Macquarie… au galop… large pourboire.

Stimulé par cette promesse, l’automédon fouailla son cheval qui prit une allure rapide, et un quart d’heure après il déposait ses clients à la porte de la prison.

La venue du Chef de la police du Pacifique mit tout le personnel en ébullition, mais Allsmine coupa court aux protestations du directeur. Il se fit mener à la cellule de Robert, il toucha le cadavre, constata avec une joie évidente que son ennemi était à jamais réduit à l’impuissance, et laissa même percer sa satisfaction dans ses paroles. Il félicita chaudement le personnel de son zèle et promit d’avoir les yeux sur lui, quand viendrait l’époque bénie des fonctionnaires, où s’élaborent les avancements et les gratifications.

Après quoi, rendant la liberté à mister Caumbey, il remonta dans son cab et se fit ramener à sa demeure.

Tout le long du chemin Toby fredonna ; il stupéfia le cocher par la largesse de son pourboire.

La terrible inquiétude, qui depuis des mois pesait sur son cerveau, venait de disparaître sans retour. Il était heureux, et comme le bonheur, même chez les pires caractères, se traduit par une bonté momentanée, il était en veine d’être agréable à tout le monde.

Sans compter que le suicide du Corsaire était la solution qu’il eût indiquée lui-même s’il en avait eu la possibilité.

Grâce à cette mort, plus de comparution devant un tribunal, plus d’explications de l’accusé qui auraient pu être gênantes. Vraiment l’aventure tournait au mieux de ses intérêts. Bref pour un peu le policier eût répété la phrase profonde et terrible du souverain antique :

– Le cadavre d’un ennemi sent toujours bon !

Dans ces joyeuses dispositions, il regagna le cabinet de travail où son secrétaire l’attendait.

– J’avais une bonne idée en vous priant de m’attendre, Mister Pack, s’écria-t-il en entrant, avec une cordialité que son subordonné ne lui connaissait plus depuis longtemps. Nous avons des démarches à faire pour presser l’inhumation du Corsaire Triplex.

Un éclair rapide brilla dans les yeux du bossu, puis celui-ci demanda d’un ton surpris :

– Quoi ? Serait-il défunt réellement ?

– Il l’est, cher ami, il l’est. J’ai vu, de mes yeux vu, sa dépouille mortelle étendue sur son lit.

– Ainsi mister Caumbey ?…

– Avait exprimé une chose réelle. Le drôle a senti la partie perdue et il a ingurgité un rafraîchissement à l’acide prussique. C’est étonnant combien les coquins ont le tremblement de la potence. Enfin, nous en voici débarrassés. Il n’y a pas de doute sur la cause de son décès, donc une autopsie est inutile. Je vous prierai conséquemment de vous rendre à la faculté de médecine et d’aviser MM. les docteurs Formentine, Cowsin et Lefioustec, qu’il n’y a point là motif à dérangement pour eux. De la sorte nous pourrons conduire demain à sa dernière demeure le grand coupable dont il s’agit.

James se mit en devoir d’obéir, mais Allsmine le retint encore.

– Voyez aussi le médecin de l’état civil ; envoyez un exprès au fort Macquarie afin que le directeur prenne les dispositions utiles. C’est tout. Allez, je vous remercie.

Profitant du congé, le bossu quitta le bureau, se rendit dans celui des dactylographistes, dépêcha l’un des employés à la prison, puis lui-même prit le chemin de l’école de médecine.

Il marchait vite. Sa figure fine décelait une vive satisfaction intérieure, si bien qu’un reporter attaché à l’un des journaux de Sydney l’arrêta au passage :

– Vous allez bien, Mister Pack, cela se devine à votre physionomie. N’y a-t-il rien de nouveau pour le journal ?

– Pardon, un fait divers de première importance.

– Lequel, je vous prie ?

– La mort tragique du Corsaire Triplex.

– Quoi ! Ce pauvre corsaire ?

– Trépassa ce matin même. Pour plus de détails, adressez-vous à l’administration du fort Macquarie.

– J’y cours, remerciements, cria le publiciste qui déjà s’éloignait à toutes jambes.

Un instant James le suivit des yeux, puis il se remit en marche. À l’École de médecine les professeurs auxquels il transmit les explications de son chef exprimèrent le regret d’être privés d’un sujet d’amphithéâtre ; mais après tout, firent-ils remarquer, la perte n’était pas grande, vu la nature du poison absorbé. L’acide prussique a en effet la propriété de corroder les tissus au point de les rendre anatomiquement méconnaissables.

Sa mission terminée, le secrétaire ne revint pas directement à l’hôtel de Paramata-Street. Il se rendit d’abord au port marchand et s’y promena, regardant sans affectation les matelots, les portefaix qui grouillaient sur le quai. On eût dit qu’il cherchait quelqu’un.

Soudain ses yeux se fixèrent sur un groupe de trois marins qui, à l’aide d’un filet en balance, péchaient de ces petits poissons argentés que l’on rencontre en troupes innombrables dans les eaux troubles des ports.

Ces hommes ne faisaient pas attention à lui. Ils ne parurent même pas s’apercevoir de sa présence lorsqu’il s’arrêta à deux pas d’eux. Lentement il tourna la tête à droite et à gauche, personne ne l’observait. Alors d’une voix assourdie, il prononça ces mots :

– Demain soir, dix hommes. L’enfant au Centennial. Rendez-vous là-bas.

– Well ! firent les pêcheurs continuant à relever leur balance.

Et James s’en alla du pas nonchalant d’un flâneur.

* *

*

Le soir le tirage des journaux monta d’une façon extraordinaire. Tous portaient des titres en caractères énormes ; les vendeurs criaient de leurs voix aiguës, rauques ou lamentables :

SUICIDE SENSATIONNEL.

– LE CORSAIRE TRIPLEX EMPOISONNÉ !

Et les badauds se précipitaient, arrachant les feuilles, lisant les détails de l’affaire tout en marchant. Sydney avait l’aspect d’une ville dont tous les habitants auraient été atteints de la monomanie de la lecture.

Conformément aux instructions de James, Armand était revenu au Centennial-Park-Hôtel, avait raconté à ses compagnes sa rencontre avec le secrétaire et n’était plus sorti.

Il se trouvait au parloir avec Lotia et Aurett qui, pour se distraire de l’attente, se livraient à des parties de dames incessamment recommencées, quand les clameurs des marchands parvinrent à ses oreilles.

Il écouta, entendit la terrible annonce, et subitement pâli, il jeta un regard anxieux sur l’Égyptienne. Elle aussi avait entendu. La tête droite, les yeux voilés, les doigts encore crispés sur le jeton qu’elle allait pousser un instant plus tôt, elle paraissait privée de conscience, de volonté. Les syllabes fatales l’avaient pétrifiée.

Vers elle le journaliste courut :

– Lotia, supplia-t-il, Lotia, remontez dans votre chambre.

Mais elle le repoussa et d’une voix dure :

– Non. Je veux ce journal que l’on criait tout à l’heure.

Et Lavarède esquissant un geste de refus, elle se leva, marcha vers la porte d’un pas automatique, gagna le vestibule. Il la suivait, n’osant l’arrêter, terrifié par la violence de cette douleur qu’il devinait.

Sur le trottoir, Lotia regarda autour d’elle. Un vendeur était là. Elle lui fit signe d’approcher. Sans une parole, elle prit le journal, paya, puis du même pas raide, comme mécanique, elle revint vers l’escalier. Sans entrer au parloir, elle gravit les degrés, pénétra dans le salon de l’appartement réservé à elle et à ses amis, tourna le bouton électrique.

Les lampes s’allumèrent aussitôt répandant une clarté aveuglante. La jeune fille déplia alors le papier, ses yeux se portèrent sur la nouvelle fatale. Livide, elle parcourut l’article qui relatait le suicide. Pas une larme ne coula de ses yeux ; le tremblement de ses lèvres indiquait seul la vibration effroyable de son être.

– Mort ! dit-elle seulement.

Et foudroyée par sa souffrance, elle tomba inanimée dans les bras d’Aurett qui venait de la rejoindre.

Quand la pauvre enfant rouvrit les yeux, elle se vit enfoncée dans un fauteuil. Devant elle Armand et sa femme se tenaient debout, pressant dans les leurs ses mains glacées.

D’un coup le souvenir lui revint ; ses regards exprimèrent un horrible égarement.

Avec effort ses dents s’ouvrirent, livrant passage à ces mots :

– Mort ! Mort ! Tout est fini, tout, tout !

L’immensité de ce désespoir rendait les assistants muets. Qu’eussent-ils pu dire pour consoler leur amie ? Et se souvenant des transes qu’eux-mêmes avaient ressenties durant leur voyage autour du monde, alors que sans se l’être dit, ils avaient fiancé leurs âmes, ils sondaient l’abîme de douleur où roulait leur compagne, ils comprenaient qu’aucun baume ne pourrait apaiser sa souffrance.

Toujours Lotia répétait :

– Mort ! Mort !

On eût dit qu’elle vivait éveillée un de ces sombres cauchemars habillés de nuit, qui tenaillent l’esprit durant le sommeil :

– Mort ! Mort !

Le lugubre monosyllabe revenait sans cesse, refrain plaintif et déchirant d’une agonie morale.

Mais tous eurent soudain un mouvement de surprise. Un coup discret avait été frappé à la porte. Avant qu’ils eussent pu se remettre, le battant tourna sur ses gonds et James Pack en personne parut. Il fit un geste désolé :

– J’arrive trop tard, dit-il. Tout occupé de l’avenir, j’ai négligé de vous informer.

Effet bizarre de sa venue, Lotia semblait avoir repris possession d’elle-même ; ses grands yeux noirs se fixaient avec une expression attentive et curieuse sur le bossu.

– J’aurais dû tantôt, continua le secrétaire, faire un saut jusqu’ici ; mais j’étais si pressé, si tenu…

Et après un silence :

– Enfin, Miss Lotia, écoutez et croyez-moi. On ressuscite quand on est fiancé à une charmante personne telle que vous. Ne me demandez pas d’explications, je dois rester muet ; mais demain soir, suivez avec vos compagnons la personne qui vous dira : Je suis envoyé vers vous par James Pack. Suivez-la et vous aurez la preuve que…

– Que ?… interrogea avidement l’Égyptienne.

– Que malgré les apparences, en dépit des articles de presse, bien qu’il soit immobile et froid sur son lit, bien que l’on se prépare à le mettre en terre…

– Eh bien, achevez ?

– J’obéis en vous jurant sur l’honneur, Miss Lotia, en vous le jurant à vous Sir Lavarède, à vous Mistress Aurett…

– Nous vous croyons, parlez.

– Je vous jure donc que le défunt Robert Lavarède, faussement enregistré sous le nom de Corsaire Triplex, se porte aussi bien que possible.

– Mais alors, ce suicide, cette mort… ?

– Sont le secret de celui qui a voué sa vie à réparer le mal commis par d’autres. N’insistez pas, il m’est défendu de parler, mais croyez à ce que je puis vous répéter : le défunt se porte bien.

Et appuyant ses lèvres sur la main que lui tendait Lotia transfigurée, il se dirigea vers la porte sans que personne songeât à le retenir. Au moment de sortir, il appuya l’index sur sa bouche :

– Silence, n’est-ce pas. Demain vous saurez tout.

Et il disparut, laissant ses interlocuteurs rassurés mais prodigieusement surpris.

CHAPITRE XVI

UNE VISION DANS LA VILLE MORTE


Vingt-quatre heures plus tard, le logis du concierge-gardien du cimetière de Killed-Town était en liesse.

Il y avait bien de quoi. Dans l’après-midi, un cortège venant du fort Macquarie avait pénétré dans la nécropole. C’était le convoi funèbre de celui qui, de son vivant, avait été pour l’Administration, le Corsaire Triplex, et pour lui-même, Robert Lavarède.

Des gardiens de la prison, des policiers, sir Toby Allsmine en personne, flanqué de son secrétaire Pack, suivaient le lugubre équipage. Rapidement, avec le sans-gêne usité envers les clients des geôles, le cercueil avait été descendu dans la fosse creusée à l’avance ; puis laissant les fossoyeurs combler l’excavation, chacun avait tiré de son côté.

Seulement le Directeur de la police, plus triomphant que jamais, avait voulu répandre une partie de sa jubilation intérieure sur le concierge-gardien en la forme d’une double guinée (52 francs). Et, comme le fit plaisamment remarquer l’heureux récepteur de cette libéralité, les serviteurs chaussant volontiers les souliers du maître, James se crut obligé de lui attribuer semblable gratification.

Quatre guinées ! Ce n’est pas tous les jours que l’on rencontre une pareille aubaine !

Aussi le digne Jeremiah Tomy Looker avait-il résolu de célébrer les lucratives obsèques du Corsaire par un plantureux repas. Mistress Looker, son épouse, blonde rêveuse australienne, douée d’un cœur romanesque et d’un appétit très réel, s’était mise à ses fourneaux, tandis que le concierge allait inviter à dîner les conservateurs ainsi que le marbrier principal de la cité des trépassés.

Tous ces braves gens que la mort nourrit sont de joyeux vivants. Le repas copieux, arrosé de liqueurs fortes, fit monter la gaieté à un diapason tel que l’un des convives, railleur à froid, exprima la crainte que les cris et les chants bachiques ne troublassent le sommeil de ceux qui dormaient pour toujours dans l’enceinte du cimetière.

Un rire général accueillit la réflexion. Le concierge, désireux de surpasser son hôte, s’écria :

– Bah ! Si le Corsaire Triplex inhumé aujourd’hui venait nous prier de nous taire, nous lui offririons une rasade de brandy, et par ma foi, il chanterait avec nous.

– Oui, oui, articula un autre d’une voix pâteuse ; il chanterait, mais nous déchanterions.

– Pourquoi cela ?

– Parce que la vue d’un revenant n’a rien d’agréable.

Une bordée de quolibets cingla le causeur. Devait-il être gris pour parler de revenants à des gens qui savent mieux que personne que le voyage dans l’au-delà est sans retour.

Toutefois, bien que les flacons de spiritueux continuassent à circuler, une ombre plana désormais sur la bonne humeur de tous. La conversation prit un tour effrayant, macabre, chacun apportant son contingent d’histoires merveilleuses, apparitions, résurrections, etc., etc. ; bref, on passa la revue de tous les contes dont les mauvais plaisants terrifient les naïfs.

Parler altère, de sorte que les bouteilles exécutaient un mouvement continu de va-et-vient et les verres montaient de la table aux lèvres avec une admirable régularité.

La source de brandy tarie, la société s’aperçut qu’il était près de minuit, et avec force poignées de mains, salutations, remerciements, les invités quittèrent le logis hospitalier pour rentrer chez eux.

Jeremiah Looker resta en tête à tête avec sa compagne.

– Je me couche, fit celle-ci ; j’ai mangé des fraises et cela m’est resté sur l’estomac ; je souffre d’une névralgie.

Était-ce les fraises ou bien le brandy dont la gracieuse femme, par politesse sans doute, avait bu autant que ses hôtes, qui causait sa migraine subite ? Il eût été peu galant d’approfondir la question.

Et Looker était galant. Il se contenta de répondre :

– C’est cela, dors, mon joli vieux petit canard ; moi, je vais faire ma ronde. Il ne faut pas qu’une bonne soirée nuise à mon devoir.

La blonde malade se retira aussitôt. Quant au concierge il essaya d’allumer une lanterne, mais sa main tremblait tellement qu’il n’y put parvenir.

– Bah ! murmura-t-il, il y a de la lune, j’y verrai bien assez clair.

Et il ajouta :

– Fameux, le brandy, fameux. Parole, je crois que la tête me tourne. La promenade me fera du bien.

Titubant quelque peu, il alla vers le casier où étaient déposées les clefs des portes et poternes de la nécropole.

– Curieux, reprit-il, curieux. Je ne vois pas la clef de la poterne n° 4. Il y en a auxquels la liqueur fait voir double, ils aperçoivent deux clefs dans la case 4 ; moi je n’en entrevois pas une.

Se frottant les yeux, il regarda encore :

– Non, décidément,… sortie, la clef. Après tout, elle n’a pas de jambes, elle ne sera pas allée loin. Il est entré tant de monde ici aujourd’hui qu’il peut bien y avoir un peu de désordre. Allons, allons, en route, Jeremiah !

Sur ce, le concierge ouvrit la porte et sortit.

La lune brillait ainsi qu’il l’avait dit, mais après la chaude journée, une buée montait de la terre, étendant une nappe de brouillard à laquelle les rayons de Phébé donnaient des tons d’opale.

– Eh ! Eh ! grommela l’ivrogne, du brouillard. Je n’avais pas besoin de cela, car Satan me torde le cou si je sais pourquoi, mais je vois trouble. Damné brouillard, va !

Cependant tout en maugréant, il s’engageait dans les allées du cimetière. Festonnant dans la brume, il allait d’un pas mal assuré entre les rangées de tombes.

– Mal entretenus ces chemins. Il y a des bosses partout, pas moyen de marcher droit.

Le digne homme accusait la terre des méfaits du brandy ; mais si sa personne chancelait quelque peu, le sentiment du devoir conservait chez lui un équilibre parfait.

– C’est drôle, dans le brouillard, tous ces monuments, reprit le promeneur, c’est drôle ! On dirait une armée rangée en ligne ; je serais le général passant sur le front des troupes, comme à la revue de la milice.

Et au bout de quelques pas :

– Le fait est qu’il y en a une armée, là-dessous.

Il frappa le sol du pied.

– Si tout cela était debout, cela en ferait des régiments ; mâtin, oui, la belle troupe. Seulement, n, i, ni, c’est fini ; ils ne reviendront pas, comme disait Fock tout à l’heure.

Ici il fit un faux pas, mais se raffermissant sur ses jambes :

– Sale chemin, je me plaindrai au conservateur chef. – Puis revenant à son idée : – Il est un peu fou, le camarade Fock, avec ses revenants. Des revenants ! Ah ! Ah !

Le rire de l’ivrogne se répercuta dans le silence avec des résonnances bizarres. Looker s’arrêta net, promena autour de lui un regard surpris :

– Ben quoi ? Ben quoi ? bredouilla-t-il. J’ai entendu quelque chose.

Un instant il demeura là, l’oreille tendue. Après quoi se remettant en marche :

– Je me suis trompé. C’est le brandy qui sonne dans ma tête. C’est égal, il est joliment grand, le cimetière, ce soir ; je ne suis pas encore au bout. Faut que l’on ait reculé le mur sans m’avertir. Oh ! l’Administration ! Pas d’ordre ! Pas d’ordre !

En cet instant, une bouffée de vent passa, appliquant sa caresse fraîche sur la joue brûlante de l’ivrogne. Celui-ci porta vivement la main à sa figure :

– Hein ? Comment ? Des familiarités ! Qu’est-ce qui se permet de toucher à mon nez ?

De sa main restée libre il empoigna brusquement celle que, la première, il avait levée jusqu’à son visage. Il frissonna, resta sur place, vacillant :

– Une main. Il n’y a pas à dire… je la tiens… Qu’est-ce que cela signifie ? Une main qui se promène toute seule dans le cimetière ! Non ! C’est à ne pas croire ! Si c’est comme cela que les surveillants font leur service… !

Dans son trouble, Jeremiah serrait sa main avec force, sans s’apercevoir qu’elle faisait partie de son individu. Doublement ému par ses libations et par une peur commençante, il se débattait sans se lâcher :

– Oui, oui, tu résistes. C’est inutile, je t’arrête, au nom des ordonnances de police.

Au beau milieu de cette lutte homérique, un faux mouvement amena le coude du concierge en contact avec une colonne funéraire. Vive fut la douleur. Du coup le promeneur desserra son étreinte, leva les bras au ciel :

– On m’a frappé. Où es-tu, coquin ? Tu te caches, lâche !… Allons bon ! et ma prisonnière. Partie la main… !

Durant quelques secondes il pivota sur lui-même, sondant la brume du regard :

– Rien ! Rien !… Décidément je demanderai un chien à l’administration, un chien ou deux…, c’est très utile dans les rondes…, très… !

Son ivresse augmentait d’instant en instant.

– Non, c’est bizarre ! Je riais du maître d’école, dans le temps, quand il disait que la terre tourne… Eh bien ! j’avais tort ; mes excuses, Monsieur le magister… je la sens tourner ; positivement, je la sens.

De fait, le pauvre gardien avait la perception que le sol se dérobait sous ses pas. La surface de la terre chargée des fantasques monuments que le souvenir élève sur les tombeaux, stèles, fûts brisés, croix, chapelles, dalles, lui paraissait tourner dans un sens, tandis que le ciel chamarré d’étoiles exécutait sa rotation en sens inverse.

Pour ne pas choir, Looker s’accrocha à l’angle d’une petite chapelle qui se trouvait à sa portée.

– Mon pauvre garçon, gémit-il en s’adressant en pensée au défunt dont la sépulture lui servait d’appui, heureusement que tu demeures là… Sans cela je tombais. C’est égal, cela tourne trop, faut que la terre s’arrête, ou bien je demande à descendre.

Ses jambes accédèrent à sa prière en pliant sous lui, et il se trouva assis, le dos soutenu par le monument.

Dans cette position il éprouva un soulagement momentané.

– Cela va mieux ! – et, narguant la boule terrestre : – Tourne, tourne, ma fille, à présent, je suis assis.

Mais soudain sa voix s’étrangla dans sa gorge, ses yeux se dilatèrent :

– Quoi encore ? On marche dans le cimetière… Ce n’est plus une main, cette fois ; ce sont des pieds.

Se penchant en avant, il essaya de distinguer les mystérieux promeneurs dont ses oreilles lui annonçaient l’approche. Il disait tout bas :

– Bien certainement, ce sont de pauvres gens égarés comme moi… car on ne se réunit pas ici pour tenir un meeting ou pour donner un bal… Oui, oui, les pas sont mal assurés… Ils ont bu du brandy, les malheureux.

Après avoir ri silencieusement, il fut pris d’une sollicitude d’ivrogne pour les gens qu’il supposait être dans le même état que lui :

– Je vais les remettre dans leur chemin… Comment sont-ils arrivés jusqu’ici ? Décidément on n’a pas reculé le mur, on l’a abattu. Oh ! l’administration !… Après ça, s’il n’y a plus de mur, je suis peut-être bien sorti de Killed-Town !… Diable ! Voyons… Orientons-nous. Non, non, je me trompe… j’y suis toujours. Voilà là en face, le saule sous lequel est la tombe du Corsaire Triplex…, ce brave et digne Corsaire qui m’a offert un si bon dîner.

Et s’attendrissant soudain :

– Pauvre cher vieux garçon… Est-il bête de s’être fait enterrer ; comme si cela n’aurait pas été plus amusant pour lui de trinquer avec moi. Sois tranquille, cher ami, j’ai mangé pour deux, à ta santé…, et je te pleure, termina-t-il en essuyant du revers de sa main les larmes qui coulaient sur ses joues.

La brusque apparition de plusieurs personnes, sous le saule qu’il désignait une minute plus tôt, changea encore une fois le cours de ses divagations.

Dans le brouillard, les nouveaux venus avaient une apparence bizarre ; cependant Looker crut distinguer des hommes et des femmes.

– Ah çà ? murmura-t-il pris de peur, qui sont ceux-là ? Que viennent-ils faire ici ?

Un des visiteurs funèbres s’était penché en avant.

– Il bêche, celui-là !

Le son mat d’une pelletée de terre retombant sur le sol prouva que l’ivrogne ne se méprenait pas :

– Est-ce qu’ils voudraient déterrer ce vieil ami le Corsaire ? Holà ! Holà ! je suis là, moi. Nous allons voir.

Se cramponnant désespérément au mausolée, Jeremiah tenta de reprendre la position verticale ; mais avant que son mouvement fût terminé, une voix à la fois tendre et railleuse arriva jusqu’à lui :

– Ne craignez rien, Miss, disait-elle, notre Triplex va se lever de son cercueil pour baiser votre jolie main !

– Il va se lever ? bégaya le gardien dont les cheveux se hérissèrent. Se lever, lui, le trépassé… ?

Ses dents claquaient. De nouveau ses jambes se dérobèrent sous lui et il retomba si malheureusement que la partie postérieure de son individu heurta rudement l’angle d’une pierre.

Il eut un gémissement étouffé. Il s’était fait mal, et tout affolé, la main gauche comprimant les battements de son cœur, la main droite appuyée sur l’endroit contusionné, il assista terrifié, muet, à une scène extraordinaire.

Les inconnus creusaient le sol ; maintenant plusieurs travaillaient. On entendait le choc du fer sur les cailloux, et près d’eux s’élevait rapidement un amas de terre.

Des femmes, élégantes autant que le gardien en pouvait juger dans la brume, assistaient à cette œuvre mystérieuse. Elles étaient trois : l’une désolée d’attitude, les autres paraissant l’encourager.

Et le labeur se poursuivait. Bientôt les outils rendirent un son sonore.

– Le cercueil, dit la même voix qui s’était fait entendre déjà. Sautez dans la fosse et attachez les cordes.

Deux ombres semblèrent s’engouffrer dans la terre. C’en était trop pour le cerveau brouillé de Looker, il appuya ses mains sur ses yeux :

– Non… je ne veux pas voir cela… Le mort va se lever… Ah ! si je pouvais en faire autant et me sauver.

Souhait superflu ; tremblant de tous ses membres, ivre et terrifié, le concierge était incapable de faire un mouvement.

Il ne voyait pas, mais ses oreilles lui indiquaient nettement ce qui se passait. Ainsi il perçut le glissement des cordes sur le cercueil, le frottement contre les parois de la fosse du coffre de chêne que les travailleurs inconnus remontaient, le bruit mat de la bière posée sur le sol.

Après cela des grincements légers l’avertirent que l’on dévissait le couvercle de la couche funèbre où le Corsaire Triplex reposait.

Une voix de femme murmura :

– Comme il est pâle !

Et la voix masculine, qui, à deux reprises, s’était fait entendre, répondit :

– Les couleurs vont revenir à ses joues, Miss, soyez sans crainte. Heureusement la prison s’est conformée à l’usage, qui consiste à inhumer les prisonniers défunts avec tous les vêtements qu’ils portaient dans la maison. Faute de cette sage précaution notre ami eût pu, par ce brouillard, pincer un sérieux coryza.

Un mort qui s’enrhume, un défunt enchifrené ! Cette idée fantastique enleva à Looker ses dernières forces. Sans qu’il put les retenir, ses mains glissèrent de son visage et les yeux égarés, il vit… !

Il vit l’être qui venait de parler élever la main. Entre ses doigts brillait sous un rayon de lune un objet poli, qui lui parut être un petit flacon de cristal taillé.

– Voici l’antidote, prononça l’apparition. Le soporifique parfumé à l’essence d’amandes amères va être chassé sans effort.

Puis l’ombre humaine – car le concierge n’aurait plus osé l’appeler homme – se pencha sur le cercueil, introduisit le goulot de la fiole entre les dents du trépassé, et en vida le contenu.

Cela fait, il se redressa paisiblement :

– Dans une minute, il sera debout.

Oh ! l’interminable minute. Looker ne peut détacher ses regards de la caisse funèbre. Une curiosité mêlée d’épouvante lui fait attendre avec des frissons que le prodige annoncé s’accomplisse.

Soudain un mouvement se produit dans la boîte rectangulaire. Il y a comme un frémissement, un froissement d’étoffes, et lentement la tête, puis le buste du mort apparaissent.

Le Corsaire s’est assis dans son cercueil !

Deux cris jaillissent :

– Vivant ! Vous !

– Vivant pour vous revoir, ma douce fiancée. Vivant pour ne plus vous quitter.

C’est la jeune femme éplorée qui a parlé, c’est le mort qui a répondu.

Et ce dernier se lève, il sort du coffre, il marche, il vient à son interlocutrice, il lui prend les mains.

C’est extraordinaire ! Ces esprits, ces ombres, ces âmes errantes dans la nécropole ont les gestes, les attitudes de fiancés heureux de se retrouver après une séparation.

De nouveau celui qui a tout dirigé élève la voix :

– Offrez le bras à votre future et partons.

– Par où sortirons-nous ?

– Poterne n° 4.

Juste l’ouverture dont la clef manquait dans le casier, Looker le constate. Les esprits lui ont volé cette clef.

Cependant le groupe obéit. Le Corsaire arrondit le bras sur lequel la jeune femme appuie sa main, et processionnellement, telle une noce d’ombres, tous s’éloignent, disparaissent entre les tombes, tandis que le concierge, à bout de force, de résistance, s’étend doucement sur le sol, ayant perdu la conscience des choses.

* *

*

La lune, modeste veilleuse de la nuit, s’éclipsait devant les premières clartés du jour, quand le digne Looker rouvrit les yeux. Insensiblement il avait glissé de la syncope dans le sommeil et les fumées de l’ivresse s’étaient dissipées.

D’abord il fut surpris de se voir couché dans une allée de Killed-Town, puis la mémoire lui revint.

– Par Satan, grommela-t-il d’un air penaud, j’ai passé la nuit ici ! Ma tendre épouse va certainement me gourmander ; ce cher aimable petit canard me battra peut-être. Diable ! Diable ! C’est ce gueux de brandy ; je m’en défierai désormais ; plus de brandy, le gin et le wisky sont plus honnêtes.

Mais ses souvenirs se précisèrent.

– Et quel cauchemar ! Ce Corsaire sortant du tombeau. On en a des idées cocasses quand on s’arrose de brandy !

Le brave homme se prit à rire ; sa gaieté fut brève, car de nouveau il se souvint qu’il lui fallait regagner son domicile et que l’accueil qui l’y attendait serait assurément désagréable.

Pourtant une réflexion lui rendit quelque courage :

– Ma gracieuse compagne devait être aussi troublée que moi. Si elle dormait encore…, si elle ne s’était aperçue de rien… ?

En ce cas il importait de rentrer au plus tôt. Looker se leva donc et déjà il prenait le chemin de sa demeure, quand il songea :

– Non, d’abord, il faut que je passe à la tombe du Corsaire ; ce rêve me poursuit, il faut que je me prouve bien que tout cela n’est qu’imagination. C’est une démarche ridicule, je sais bien que mes « pensionnaires » ne s’en vont pas…, seulement je serai tranquille.

Contournant quelques sépultures qui masquaient celle de Triplex, il déboucha juste en face du saule sous lequel s’abritait cette dernière.

Mais là, il s’arrêta suffoqué.

Auprès d’un amas de terre, la fosse s’ouvrait béante ; à côté s’allongeait le cercueil décloué et vide.

Le concierge ouvrit la bouche, étendit les bras, se prit la tête à deux mains, mimique expressive de la stupéfaction. Sapristi non, il n’avait pas rêvé ! Quoi ? Il était donc possible de se relever d’entre les morts, de quitter Killed-Town ?

Ahuri, ne pouvant se faire à cette idée, Looker se rapprocha de la fosse, palpa la bière. Il n’y avait pas à dire ; le décédé s’était envolé.

Alors une autre terreur le saisit :

– On va me révoquer. Nous ne devons pas laisser courir les champs à nos administrés. Ah bien ! Ah bien ! en voilà une jolie affaire.

Après avoir répété pendant un quart d’heure les mêmes choses, le pauvre diable eut une inspiration géniale :

– Ma douce moitié me dit toujours que les femmes sont plus fines que les hommes, je vais la consulter.

Et, rasséréné, il courut plutôt qu’il ne marcha vers sa maisonnette. Il entra, le cœur palpitant. Aucun bruit. Mistress Looker dormait encore.

– Pauvre cher petit objet, murmura le gardien ; c’est dur de la réveiller ; mais les circonstances commandent. Douce amie ? commence-t-il.

Mais Mistress Looker se dressa furieuse :

– C’est vous qui me réveillez ?

– Oui, une chose grave…

– Il n’y a de grave que ma tranquillité.

– Permettez… ?

– Je ne permets pas. Vous ne respectez rien. Vous êtes un sauvage, un cannibale…

– Cependant…, le Corsaire Triplex…

– J’ai la migraine.

– Est sorti…

– C’est pour me raconter cela que vous me dérangez. Vous êtes fou !

– Mais non !

– Alors c’est une mauvaise plaisanterie ?

– Chère amie…

– Je ne suis pas votre amie. Vous me faites horreur. Sortez sans retard.

– Mais…

– N’insistez pas !

– Pourtant !

– Ah ! c’est trop fort.

Et parvenue au paroxysme de la colère, la gracieuse créature détacha à son seigneur et maître un retentissant soufflet.

Tout étourdi, Looker ouvrait la bouche pour s’expliquer, mais la concierge rugit :

– Un mot de plus et je recommence… Allez-vous-en ! Allez-vous-en ! Allez-vous-en !

Ma foi, le gardien jugea prudent de battre en retraite, en fermant soigneusement la porte de la chambre. Dans la première salle, Looker s’arrêta.

– Je ne rapporte de mon entretien qu’une gifle, – une vraie gifle par exemple. Oui, mais que vais-je faire ?

Tout à coup, il se frappa le front :

– Je suis sot. La police retrouve les objets perdus. Donc… et même c’est chez le Directeur qu’il faut me rendre. Ce fonctionnaire s’intéressait à mon fugitif, puisqu’il a suivi son convoi. C’est cela même, je vais voir sir Toby Allsmine.

Sitôt dit, sitôt fait. Looker se brossa, se cira et s’en fut rapidement à l’hôtel de Paramata-Street.

– Sir Toby Allsmine ? demanda-t-il au suisse.

Ce serviteur le toisa d’un air important :

– Il est à peine sept heures, mon brave. Repassez plus tard.

– Il faut que je voie M. le Directeur de suite, insista le gardien. Il le faut. Soyez assuré qu’il ne vous pardonnerait pas de me faire revenir.

Son assurance en imposa au suisse qui se décida à prévenir le Chef de la police du Pacifique.

Ce dernier venait de se lever. En apprenant qu’un employé de Killed-Town sollicitait une audience, il frissonna. Que lui voulait cet homme ? Le moyen le plus simple de l’apprendre était de recevoir le visiteur. Aussi Toby donna-t-il l’ordre d’introduire Looker.

– Vous venez tôt, garçon, lui dit-il. Votre confidence devra être intéressante pour que je vous excuse.

– Votre Honneur m’excusera, j’en suis certain.

– De quoi s’agit-il ?

– Du Corsaire Triplex.

Allsmine eut un soubresaut, mais se calmant soudain :

– Bon ! n’en parlons plus. Nous l’avons enterré hier…

– Sans doute ! Sans doute ! Seulement cette nuit il a quitté le cimetière.

– Il a quitté ?… Comment ? Que voulez-vous dire ? interrogea le Directeur pâlissant.

– Ce que je dis à Votre Honneur. Cette nuit, le Corsaire est sorti de son cercueil et s’en est allé tranquillement.

– Quelle est cette histoire ?

– La vérité, Excellence. Je l’ai vu.

– Vous ?

– Oui. Je faisais la ronde prescrite vers minuit, et j’ai assisté à la résurrection du défunt !

Un instant Allsmine considéra son interlocuteur avec attention. Il se demandait évidemment s’il n’avait pas un insensé en face de lui. Looker devina sa pensée :

– Si Votre Honneur consent à m’accompagner là-bas ; il se rendra compte que j’ai toute ma raison.

Il n’y avait plus à douter. Avec une hâte fiévreuse, le Directeur acheva de s’habiller et suivit le concierge-gardien.

Vingt minutes plus tard, tous deux s’arrêtaient au bord même de la fosse où, la veille, sous les yeux de Toby lui-même, on avait descendu Triplex.

C’était au tour du haut fonctionnaire de trembler. Avidement il interrogeait son compagnon, se faisait répéter les moindres détails de la scène étrange dont il avait été le spectateur.

Ainsi le mort était bien vivant. Le Corsaire allait recommencer la série de ses exploits. L’ennemi que l’on croyait terrassé, se relevait plus terrible, plus dangereux que jamais.

Il était certain que cette aventure merveilleuse donnerait au fugitif un crédit énorme dans l’esprit du populaire. Par ce temps prosaïque, que de gens feraient des vœux pour ce personnage qui rééditait les miracles attribués aux époques lointaines où l’histoire bégayait encore !

La vue de la tombe violée causait à Toby un malaise insurmontable. Il s’en éloigna, atteignit la porte de la nécropole et sortit en répondant par un salut distrait aux courbettes obséquieuses du concierge.

Il s’en allait pensif. Que faire maintenant ? Où reprendre l’adversaire qui venait si prestement de lui glisser entre les doigts.

Il fut tiré de ses réflexions par les clameurs de vendeurs qui criaient les journaux du matin. Il frissonna en comprenant ces mots :

RÉSURRECTION DU CORSAIRE TRIPLEX

DÉPÊCHES À LA PRESSE. – IMPORTANTES DÉCLARATIONS.

Au passage, il arrêta l’un des crieurs, prit une feuille au hasard et lut le bizarre entrefilet que voici :

« Nous annoncions hier les funérailles du Corsaire Triplex. Nous avions tort de croire que cet homme remarquable disparaîtrait ainsi. Il avait simplement, pour s’évader de la prison du fort Macquarie, absorbé un narcotique qui lui avait donné l’apparence de la mort. Cette nuit même il est sorti du tombeau, ainsi qu’en fait foi cette note remise par ses soins aux bureaux de notre journal. Nous la publions sans commentaires :

« Cette nuit, le Corsaire Triplex, non pas mort, mais simplement endormi, a quitté Killed-Town. Il adresse la même communication à l’Amirauté et à la presse européenne. La dite note a pour but de fixer rendez-vous à la flotte anglaise du Pacifique. Dans deux mois à dater de ce jour, je l’attendrai, écrit-il, dans l’île Goldland (Archipel de Cook), et cette fois, je pense obtenir enfin justice contre le sieur Allsmine, placé par je ne sais quelle aberration, à la tête des services policiers du grand Océan. »

Ces lignes achevées, sir Toby courba la tête. Il se sentait impuissant devant la prodigieuse activité de son ennemi.

Qui était cet homme, assez audacieux pour risquer d’être enterré vivant, et qui, à peine hors de la tombe, reprenait les hostilités avec une nouvelle ardeur ?

Le découragement pesait sur le Directeur. Il éprouva le besoin de se confier à quelqu’un, de s’appuyer sur un ami, et il se rendit au Centennial-Park-Hôtel. Il se flattait d’y rencontrer Armand, d’obtenir de l’ingénieux journaliste un conseil, une indication.

Hélas, une désillusion l’attendait ! Au bureau de l’hôtel, il apprit que, la veille au soir, un officier de marine avait rendu visite au Parisien, et que celui-ci avait aussitôt réglé sa note, puis était parti, avec ses compagnes et le marin, sans vouloir que les boys se chargeassent des valises.

La disparition de Lavarède accrut l’inquiétude du policier.

Très vite il retourna chez lui. Parbleu ! À défaut de l’époux d’Aurett, il prendrait James Pack pour confident. Après tout, il avait eu tort de tenir son secrétaire à l’écart depuis quelque temps ; James était adroit, remuant et toujours il s’était montré serviteur dévoué.

Mais la fortune avait décidé que sir Toby chercherait vainement un auxiliaire ; Pack n’avait pas paru au bureau le matin. Agacé de ce contretemps, le Directeur expédia un agent au domicile du bossu, avec ordre formel de ramener le secrétaire.

Au bout d’une heure l’agent revint, mais seul. James Pack était sorti de chez lui la veille au soir et personne ne l’avait revu.

En dépit de son courage très réel, Allsmine fut effrayé.

La disparition de Lavarède, celle de James, coïncidant presque avec l’évasion du Corsaire, lui semblaient réellement résulter de l’exécution d’un plan unique et raisonné.

Triplex avait-il donc voulu le priver des seuls concours sur lesquels il se croyait en droit de compter ?

Mais ce personnage était donc partout à la fois, frappant sans relâche. Ah ! pourquoi ne l’avait-il pas tué de sa propre main, alors qu’il le tenait en son pouvoir.

À présent l’ennemi était libre, et il se garderait bien de se laisser surprendre de nouveau.

Allsmine resterait isolé, en butte à tous ses traits, incapable de parer les coups qu’il ne pouvait prévoir. Fatalement, dans deux mois, au jour fixé par le Corsaire, le gouvernement anglais, convaincu ou non par ses explications, sacrifierait le Directeur de la police, puisque sa présence aux affaires devenait une source de troubles et de difficultés.

Certes le formidable vengeur avait tout prévu. Il avait détaché de Toby tous les fidèles d’antan ; il avait même éloigné de lui l’affection de sa femme, de Joan.

Joan ! Ce nom resplendit pour lui comme une lumière pour un voyageur perdu dans la nuit. Joan ! Oui, il avait été brutal avec elle, mais en face du danger imminent, d’autant plus terrible que l’on ne pouvait la définir, elle oublierait peut-être s’il faisait appel à sa générosité.

Certes, elle serait impuissante à le protéger ; mais déjà il ne souhaitait plus un défenseur. Ce qu’il espérait, ce qu’il désirait, c’était une personne à qui il pût parler, exprimer sa souffrance.

Il se sentait seul et il avait peur de la solitude. Ce sentiment primait tout le reste. Il ne fallait pas rester seul ; à tout prix l’isolement devait être évité.

Oui, il irait vers Joan, il la supplierait. Vite il s’engagea dans les couloirs conduisant à l’appartement de la mère inconsolée. En y pénétrant il sentit un grand coup au cœur. Nul bruit ne se faisait entendre. Sur les meubles, les objets, on devinait la tristesse des choses abandonnées.

Il avança pourtant, l’oreille tendue, désireux de percevoir un son, une parole, un indice d’existence. Rien ! Le silence régnait toujours, de plus en plus lourd, de plus en plus inquiétant.

Il parcourut ainsi les différentes pièces. À la porte de la chambre à coucher de Joan, il hésita, mais cet arrêt fut court ; il fallait savoir. Violemment il poussa la porte, entra et regarda autour de lui.

La chambre était vide. Le lit non défait montrait que l’habitante du logis n’avait pas reposé sur sa couche.

Allsmine lança un cri sourd. Ses yeux injectés de sang fouillèrent la pièce. Soudain ils s’arrêtèrent sur une lettre placée en évidence au milieu d’un guéridon. Il bondit vers le meuble, prit l’enveloppe sur laquelle était tracée cette adresse : « Pour sir Toby Allsmine » ; il l’ouvrit, déplia une feuille de papier enfermée à l’intérieur, et avec un déchirement déchiffra les lignes que voici :

« À cette heure, je suis auprès de ma fille Maudlin Green. Je ne veux pas accuser, mais à côté de cette enfant bien-aimée, j’attends dans la retraite que la justice frappe les coupables. »

– Partie, bégaya sir Toby, partie… ! Sa fille vivante… ! Le Corsaire Triplex ! C’est l’enfer, l’enfer ligué contre moi.

Et il se laissa aller sur une chaise, anéanti.

DEUXIÈME PARTIE

L’ÎLE D’OR


CHAPITRE PREMIER

TROIS ZÉROS


Six mois avant les derniers événements dont Killed-Town avait été le théâtre, un paquebot anglais, le Botany arrivait à Port-Jackson et déversait sur les quais un flot de passagers.

Parmi ces derniers était un homme jeune, à l’air incurablement triste.

C’était Robert Lavarède qui, désespérant de reprendre son nom, sa qualité de Français, unité humaine réduite par la politique anglo-égyptienne à l’état de zéro, fuyait Lotia et revenait sur cette terre d’Australie, où il avait été jadis interné sous l’appellation de Thanis.

Pourquoi avait-il choisi ce pays de préférence à tout autre ?

Parce que, si opprimé que soit un homme, si irrémédiablement vaincu qu’il se croie, la fleur d’espérance ne se fane jamais dans son cœur.

Robert espérait encore. L’idée, que devait concevoir un peu plus tard son cousin Armand, s’était présentée à son esprit. Il venait là pour tâcher de rejoindre Niari, pour obtenir de l’Égyptien patriote et fanatique la déclaration qui lui permettrait de redevenir lui-même.

Donc il descendit à Sydney, s’enferma dans une chambre d’hôtel avec les meilleures cartes du continent Australien qu’il put se procurer et étudia consciencieusement la topographie de la grande île du Pacifique.

Il avait été interné autrefois dans la province d’Australie Occidentale, près du Mont Youle, dans une exploitation agricole dirigée par un certain sir Parker ; c’est de la qu’il s’était échappé, laissant Niari aux mains de son gardien. C’était là qu’il lui fallait retourner pour retrouver la trace de l’Égyptien.

Or les deux tiers de la Nouvelle-Hollande sont couverts de déserts ou de forêts. De route il n’en existe point. Aussi importait-il au voyageur de gagner le point de la côte le plus rapproché du Mont Youle, afin de réduire autant que possible le voyage par terre.

Après de mûres réflexions, Robert – ou Zéro, comme il s’appelait mélancoliquement, – décida qu’il irait par mer jusqu’à la Sandy-Bigth située à l’embouchure de la rivière Russel, rivière bizarre dont le cours est tracé par des lacs et des marais reliés entre eux au moyen de canaux souterrains, et dont la source se trouve à environ 400 kilomètres au nord du Mont Youle.

Ceci arrêté, l’ex-fiancé de Lotia ne perdit pas de temps pour mettre son projet à exécution. Un vapeur du service régulier de Sydney à Adélaïde le transporta dans cette dernière ville, d’où une goélette à voiles l’emmena jusqu’à la baie de Sandy. Le vingtième jour après son arrivée en Australie, le voyageur campait sur les bords de la Russel.

Le lendemain, sa carabine sur l’épaule, un sac de provisions sur le dos, il s’enfonçait dans l’intérieur des terres, marchant droit vers le nord, traversait la ligne télégraphique établie le long de la côte et pénétrait dans la brousse.

Il fallait être parvenu comme Robert aux confins de l’énervement pour s’engager seul dans la solitude australienne. Rien n’est morne, rien n’est lugubre comme ces immenses espaces où, par suite de la rareté de l’eau durant la plus grande partie de l’année, la végétation se réduit à quelques espèces de gommiers et de plantes épineuses, où le gibier apparaît rarement, où des tribus d’indigènes misérables et cruels errent, fuyant le contact des blancs.

Ces êtres sauvages dont la destinée lamentable est, comme celle des Indiens Peaux rouges de l’Amérique du Nord, de se retirer toujours devant l’envahisseur, jusqu’à la minute funèbre où le dernier survivant de la race s’éteindra dans un repaire ignoré ; ces sauvages sont sans pitié pour le voyageur isolé. Il semble qu’une démence les prend à la vue de l’Européen abhorré et qu’ils essaient en quelques instants de se venger des années d’oppression et de malheur.

Le Français savait-il bien toutes ces choses ? Peut-être. Quoi qu’il en fût d’ailleurs, il allait d’un bon pas, aspirant l’air tiède à pleins poumons.

– Est-ce drôle ! murmura-t-il soudain. La nature m’avait doué d’un tempérament sédentaire. L’idée d’un déplacement m’était insupportable. Et les circonstances, ces ironiques servantes de la fatalité, font de ma vie un voyage sans fin.

Il soupira :

– Est-ce donc la destinée des Lavarède ? Avons-nous été désignés pour concurrencer le célèbre Juif Errant ? Ma parole ! je le croirais presque. Voyager, parbleu, ce n’est plus là ce qui me gêne, c’est de voyager avec si peu de fruit. Mon cousin, lui, a gagné, en faisant le tour du monde, une femme charmante et une fortune ; moi j’ai perdu le nom de mon père, ma patrie, ma fiancée. Toutes les chances pour lui, tous les malheurs pour moi ! Quand je pense qu’un niais du nom d’Azaïs, que les badauds qualifient de philosophe, appelait cela la théorie des compensations. Absurde ! L’un est bien portant, l’autre toujours malade ; compensation ! Celui-ci est riche, celui-là misérable ; compensation ! Quelqu’un est heureux, il rit sans cesse, son voisin passe sa vie dans les larmes ; compensation !… Ah ! gueux de philosophe ! Ridicule Azaïs ! Je voudrais te tenir ici, sans armes, t’envoyer une balle que tu ne pourrais me retourner et te dire : Compensation !

Pour expliquer la mauvaise humeur de Robert, il faut dire que le chemin était exécrable. Chemin est un mot impropre, car il n’existait aucun sentier frayé, et le voyageur, pour conserver sa direction vers le nord, n’avait d’autre ressource que de consulter fréquemment une petite boussole accrochée à sa boutonnière.

Partout des terres basses et humides, du milieu desquelles s’élevaient des buttes couvertes d’impénétrables broussailles épineuses, dont les branches barbelées s’étendaient menaçantes comme pour griffer le passant.

Plus morne encore que le paysage était le silence. Pas de chants d’oiseaux, pas de palpitations d’ailes effrayées ; pas de fuite éperdue dans les fourrés. À de rares intervalles seulement la grenouille géante d’Australie signalait sa présence par un long cri, semblable au beuglement d’un taureau.

Contraint à de perpétuels détours pour éviter les obstacles, le fiancé de Lotia gagnait peu de terrain.

À midi, il avait parcouru vingt kilomètres pour en gagner seulement cinq ou six vers le nord.

Sur un tertre il s’assit alors et défaisant son sac, il en tira quelques provisions.

Il mangea sans plaisir, avec cette hâte instinctive qui se retrouve dans tous les repas solitaires.

– J’ai exactement trois cent soixante-seize kilomètres à faire, grommela-t-il en rebouclant son sac. Si je continue de ce train-là, il me faudra plus d’un mois. Allons, Robert, allons, mon brave Zéro, du courage pour redevenir un citoyen français. En avant !

Et il repartit.

À mesure qu’il s’éloignait du bord de la mer, le sol s’élevait insensiblement. Aux fourrés succédaient les taillis. Les eucalyptus, dont la famille ne contient pas moins de trois cents espèces se montraient avec leurs fûts élancés, leurs branches garnies de feuilles présentant leur tranche à la lumière ; arbres étranges du continent étrange qui refusent l’ombre au voyageur fatigué.

Vers le soir, Robert s’arrêta au milieu d’un bouquet d’acacias roses. Rien ne vint troubler son sommeil. À l’aube il repartit. Ainsi durant huit jours. À mesure que son voyage avançait, Robert oubliait sa mauvaise humeur du départ. D’autres préoccupations le hantaient. Certes l’exploitation agricole de sir Parker, son ancien surveillant, était un but, mais c’était aussi un danger.

Évidemment le gentleman-farmer, s’il soupçonnait la présence de son ex-prisonnier, s’empresserait de l’arrêter, et alors il retomberait plus étroitement que jamais sous le joug de la politique anglaise. Il redeviendrait Thanis, sujet égyptien, lui qui à cette alternative avait préféré l’annihilation de son « moi ». Zéro, soit ; mais Thanis, non pas.

Il était donc indispensable d’agir de ruse, de reconnaître l’exploitation sans être vu pour s’assurer ainsi que Niari y résidait toujours. Et si le patriote du Nil avait quitté la ferme, il importait de savoir vers quel point du globe il avait porté ses pas.

Toutes choses fort difficiles, car le nombreux personnel de Parker ne manquerait pas d’aviser son maître de toute démarche.

Or, tandis que le piéton se creusait la tête pour éviter un péril encore lointain, un danger imminent le menaçait.

C’était le dixième jour depuis qu’il avait abordé à l’embouchure de la rivière Russel. S’étant mis en route de grand matin, Robert parcourait allègrement une forêt d’acacias. Sous les arbres peu de buissons, une herbe courte et dure qui craquait sous les pieds. La marche était donc facile, et le Français calculait que si le terrain continuait à être aussi favorable, il progresserait avant le soir d’environ quarante kilomètres vers le nord.

Tout réjoui par cette constatation, il sifflotait en allongeant le pas, quand un bruit insolite interrompit soudain sa fantaisie musicale.

Loin encore s’élevait un bourdonnement confus dont la cause lui échappait. Instinctivement il se glissa derrière un arbre autour duquel des figarevas aux feuilles vert d’eau, aux fleurs jaunes, s’entrelaçaient en buissons parfumés, et, la carabine à la main, il attendit.

Le vacarme croissait de minute en minute. Il distinguait des hurlements, des chocs stridents.

– Diable ! Diable ! murmura Robert. Des indigènes. Mauvaise rencontre !

Puis non sans curiosité :

– Mais à quel exercice se livrent-ils donc ?

En effet, formant une sorte d’accompagnement aux clameurs, des appels retentissants de pieds sur le sol résonnaient sous la voûte des arbres.

Tout à coup, éventrant un rideau de broussailles à cinquante mètres du voyageur, un troupeau de kangourous parut.

Affolés étaient les animaux. Sans s’arrêter ils filèrent droit devant eux exécutant des bonds énormes. C’était le choc de leurs membres postérieurs sur la terre que le fiancé de Lotia avait entendu tout à l’heure.

Une flèche, qui vint se planter dans le tronc de l’arbre derrière lequel s’abritait Robert, lui indiqua le motif de la terreur des kangourous. Des indigènes chassaient.

Il se leva pour placer l’arbre entre lui et les archers, mais à ce moment un heurt d’une extrême violence le jeta sur le sol ; sa carabine lui échappa, et un kangourou qui dans son effroi s’était cogné contre lui, détala avec des cris aigus.

Caché sous les tiges des figarevas, le voyageur vit passer des ombres bondissantes. Les indigènes continuaient leur poursuite. Bientôt bêtes et gens disparurent à travers les arbres ; le bruit de la chasse décrut, s’éloigna.

Alors Robert se releva. Il se palpa avec inquiétude. Si rude avait été sa chute, qu’il s’étonna de ne se trouver aucune blessure grave. Des contusions légères, probablement un peu de courbature seraient les seules suites de l’accident.

– Bon ! fit-il gaiement. Je m’en tire à bon marché.

Satisfaction intempestive, ainsi qu’il le constata bientôt.

Rassuré sur l’état de ses membres, Robert se mit en quête de sa carabine et de son sac de provisions, qui lui avaient échappé au moment de sa chute. Il les retrouva bientôt dans les broussailles, mais dans quel état !

Le sac était éventré, les provisions piétinées, immangeables ; quant à l’arme, le canon en avait été faussé et désormais elle ne pouvait plus être utilisée que comme massue.

Le désastre était irréparable. Perdu sans moyen de se défendre, de renouveler ses victuailles, au milieu de la solitude australienne, le Français semblait voué à une mort certaine.

Pendant plus d’une heure, le malheureux demeura comme écrasé devant cette douloureuse constatation. Il prenait machinalement le fusil, considérait son canon tordu, avec le fol espoir de découvrir un procédé permettant de pallier le dommage.

La situation était critique. À douze jours de marche de la côte ; à pareille distance de la ferme du Mont Youle, sans vivres et désarmé, qu’allait faire le voyageur ?

Au milieu de sa détresse une inspiration lui vint. L’exploitation Parker n’était pas la seule de la région. Une autre station habitée pouvait se rencontrer, et si Robert parvenait à atteindre une métairie, il lui serait possible de s’y procurer une carabine, des munitions.

D’ailleurs en dehors de cette solution, il n’y en avait qu’une autre : mourir d’inanition au coin d’un bois. Aussi, ramassant soigneusement les débris de ses provisions, c’est-à-dire de quoi faire un repas frugal, le jeune homme se remit en marche.

Mais après avoir franchi un kilomètre, il voulut consulter sa boussole, et un cri, un gémissement s’échappa de ses lèvres. Le verre qui protégeait le cadran était brisé et l’aiguille aimantée détachée de son pivot, avait disparu !

Décidément la malechance s’acharnait contre Robert. La faculté de s’orienter lui était même refusée.

Pourtant il ne perdit pas encore courage. Les marais qui indiquent le cours de la Russel forment un chapelet de flaques d’eau suivant sensiblement la direction Sud-Nord. En contournant leurs rives, le fiancé de Lotia continuerait à se rapprocher du but de son voyage.

Bientôt hélas ! il dut reconnaître que cette idée, bonne en théorie, était détestable dans la pratique. Les marécages souvent fort étendus sont séparés par de vastes espaces, sous lesquels la rivière invisible parcourt des canaux souterrains. Si bien qu’en longeant l’un des étangs, dont le rivage serpentait en incessantes sinuosités, le Français en fit le tour complet et ne se rendit compte de son erreur qu’en se retrouvant, après une étape fatigante de plusieurs heures, exactement au point d’où il était parti.

Cette fois, son courage l’abandonna. À quoi bon lutter quand on sent l’effort inutile. De même que le gladiateur vaincu s’étendant sur le sable de l’arène pour recevoir le coup mortel, Robert se coucha au pied d’un arbre.

Le jour baissait, le soleil s’enfonçait sous l’horizon dans une apothéose écarlate qui teignait de sang l’eau des mares et des étangs.

Tristement le voyageur dévora ce qui lui restait de vivres. Ces débris souillés de terre, broyés sous le pied du kangourou ne satisfirent point son palais, mais ils apaisèrent son estomac. Cela lui rendit quelque raisonnement.

– Dormons, dit-il. Au jour, j’aurai l’esprit dispos, et peut-être trouverai-je une idée raisonnable.

Il fit ainsi qu’il l’avait dit. Il ferma les yeux et, malgré son inquiétude, il s’endormit bientôt d’un lourd sommeil, bien nécessaire à son corps fatigué.

Au matin, il se réveilla. Ainsi qu’il l’avait supposé, ses idées éclaircies par le repos lui permirent de considérer sa position avec plus de netteté.

Et tout de suite une réflexion ingénieuse lui vint.

– La ligne des étangs de la Russel m’indique la direction du nord. Ce qu’il me faut, c’est marcher parallèlement à cette ligne et non pas sur ses rives mêmes. De temps à autre, je gravirai une éminence, au besoin j’escaladerai un arbre, afin de dominer la plaine et de m’assurer que je ne dévie pas.

Puis réconforté par ces paroles, il poursuivit :

– La route est assurée ainsi. Reste la subsistance. Le gibier m’est interdit maintenant que ma carabine est hors d’usage, je dois donc demander ma nourriture au règne végétal. Dans ce pays très arrosé, il est inadmissible que je ne trouve pas quelque plante comestible.

Là-dessus, mettant à exécution ce qu’il venait d’exprimer, Robert se hissa à la cime d’un red Cedar dont les branches basses rendaient l’ascension facile, et du haut de cet observatoire naturel releva un certain nombre de points de repère pour jalonner sa marche.

Puis il regagna la surface du sol et se mit gaillardement en route, tout en examinant avec attention les arbustes, arbres ou buissons qu’il rencontrait. Le Français cherchait son déjeuner.

Il était écrit que ce jour-là tout lui réussirait. Il arriva près d’un champ de nardou, sorte de haricot sauvage des marais, dont les fèves lui parurent délicieuses. Rendu prudent par l’adversité, il en fit une ample provision. Son sac, raccommodé tant bien que mal, ses poches en reçurent autant qu’ils en pouvaient contenir et, assuré désormais contre la famine, Robert allongea le pas.

D’heure en heure, il montait tantôt sur une éminence, tantôt sur un arbre dominant le pays, pour s’assurer qu’il ne s’écartait pas de sa route. Mais à ce jeu il avançait lentement, et vers quatre heures il dut s’arrêter complètement exténué.

Si nourrissantes que soient les fèves du nardou, elles ne valent pas un quartier de venaison pour soutenir les forces d’un homme astreint à une grande dépense physique. Telles quelles cependant, elles enlevaient au voyageur la crainte de mourir de faim – sort commun à tant d’explorateurs de la brousse australienne – et Robert, après s’être voluptueusement couché à terre, en absorba quelques poignées.

La fatigue aidant, il se laissait aller à une douce somnolence, quand un craquement de branches sèches le tira de sa torpeur.

Le bruit s’était produit à peu de distance, dans le fourré épais qui avoisinait les rives d’une mare d’eau stagnante que les larges feuilles de plantes aquatiques recouvraient d’un manteau d’émeraude.

Un être, homme ou bête, se trouvait là.

Instinctivement, Robert saisit sa carabine par le canon et attendit.

Quelques instants s’écoulèrent sans que le silence fut de nouveau troublé ; puis le vivant qui espionnait sans doute le Français s’impatienta. Les buissons s’agitèrent sous une poussée violente ; le rideau de verdure s’écarta et un indigène parut, les cheveux embroussaillés autour d’une face hideuse.

D’un bond Robert se trouva debout, mais le nouveau venu ne parut pas avoir d’intentions hostiles à son égard.

D’un geste tranquille, il jeta son fusil sur son épaule et croisa les mains sur sa poitrine pour saluer selon la mode du pays. Après quoi, il s’avança lentement à la rencontre du cousin de Lavarède.

Celui-ci le regardait venir, ne sachant s’il devait traiter l’inconnu en ami ou en ennemi.

Il fut bientôt fixé.

Parvenu à dix pas de lui, l’Australien fit halte et d’une voix gutturale il prononça en excellent anglais :

– Mora-Mora, chef des Faho-Bougs salue le blanc égaré dans la brousse.

Et comme le Français ne répondait pas, il continua :

– Depuis l’aube, je suis à la piste le blanc. Si j’avais eu des intentions mauvaises, il m’eût été facile de le frapper d’une balle. Mora-Mora a le coup d’œil juste et la main ferme. Le danger n’existait pas puisque la carabine du voyageur est hors de service ; mais c’était un ami qui veillait sur les mouvements de l’homme blanc.

– Un ami ? murmura Robert d’un ton de doute. Pourquoi serait-il mon ami, celui qui ne me connaît pas.

Un sourire ouvrit la large bouche de l’indigène :

– Mora-Mora est l’ami des blancs. Il est leur guide, et en ce moment même, il reconduit à la côte deux hommes qui, ainsi que toi, ont la couleur pâle de l’astre des nuits.

– Des Européens ! s’écria le Français faisant un pas en avant. Des Européens sont à peu de distance ?

– Oui. Je leur ai signalé ta présence ainsi que les indices qui m’indiquaient que tu étais perdu, sans armes, dans le bush, et ils m’ont chargé de te ramener vers eux.

À ces mots, son interlocuteur oublia toute défiance. Il courut à l’Australien, lui secoua les mains et avec une joie facile à comprendre :

– Je suis las, mais je retrouverai des forces pour vous accompagner. Sont-ils bien loin ceux qui vous ont envoyé vers moi ?

Du doigt Mora-Mora désigna un point de la plaine. Robert regarda dans la direction du geste, mais il ne vit rien. Il l’avoua aussitôt :

– Je n’aperçois pas ceux dont vous parlez.

De nouveau l’indigène eut un rire silencieux :

– Eux, non, pas possible. Les blancs sont moins grands que les arbres. On ne saurait les voir.

– Que me montriez-vous donc ?

– Fumée du campement.

– Ah ! je saisis, la fumée d’un feu qu’ils ont allumé.

Mais malgré ce renseignement, Robert eut beau écarquiller les yeux, il ne lui apparut rien qui ressemblât à de la fumée. Il se retourna vers le guide. Celui-ci hocha la tête.

– Les yeux des blancs savent lire dans les livres, mais en face de la nature, ils sont moins bons que ceux des Australiens. Pourtant je vais t’aider. Regarde là-bas ce cèdre rouge dont la cime dépasse toutes les autres…

– Je le vois.

– Bien ! maintenant porte tes yeux à sa droite. N’aperçois-tu rien ?

En fixant ses regards avec attention, Robert distingua alors une mince colonne de fumée montant au-dessus des arbres. C’était comme un brouillard léger, à peine perceptible, et le jeune homme dut reconnaître que, livré à lui-même, il ne l’eût pas discerné.

– Feu d’Australien, reprit Mora-Mora avec une nuance d’orgueil. Fumée de bois sec, pas de branches humides.

– Oui, oui, je comprends. Vous voulez dire qu’un homme comme moi ramasserait le bois sans le choisir et que la vapeur d’eau rendrait la fumée plus épaisse…

– Et plus dangereuse.

– Dangereuse ?

– Oui, elle trahit le blanc ; elle appelle les indigènes sauvages altérés de vengeance. Tandis qu’un feu comme le mien les fait sourire. Ils disent : Feu d’homme noir, inutile d’aller l’inquiéter.

Puis, changeant de ton, Mora-Mora continua :

– Le voyageur égaré est-il prêt à se mettre en chemin ? Il faut atteindre le campement avant la nuit.

– Marchez devant, je vous suis.

L’Australien s’inclina et d’un pas élastique précéda son compagnon. Ce dernier allait derrière lui, considérant les formes robustes de son conducteur. Certes Mora-Mora devait jouir parmi ses congénères d’un respect parfaitement justifié par ses muscles athlétiques.

Cependant on s’engageait dans une vallée étroite qui, à l’époque des crues, devait se transformer en lac. Durant près d’une demi-heure les deux hommes foulèrent un sol spongieux dans lequel leurs pieds s’enfonçaient en faisant jaillir l’eau dont il était saturé. Puis le terrain s’éleva en pente douce, devint rocailleux. Les buissons disparurent, les arbres s’espacèrent, laissant apercevoir un plateau nu que dominaient les ruines d’une ferme abandonnée.

Mora-Mora montra les murs éboulés :

– Ils sont là. Ancienne ferme. Bon refuge facile à défendre en cas d’attaque.

Ils se dirigeaient vers une brèche ouverte au milieu des pierres. Se hissant sur les gravats vacillants, l’indigène et l’Européen pénétrèrent dans l’enceinte des bâtiments de l’exploitation délaissée.

Une grande cour s’étendait devant eux. Au fond, sous un hangar à la toiture branlante, deux personnages étaient accroupis auprès d’un feu clair, dont la flamme léchait plusieurs pigeons embrochés par une baguette.

Si peu gourmand qu’il fût, Robert ne put s’empêcher d’adresser un regard attendri à ces préparatifs de repas. Mais son guide fit entendre un léger sifflement. Les inconnus tournèrent la tête, reconnurent leur compagnon indigène, et, se levant aussitôt, vinrent au devant du Français.

Lui les détaillait. Les deux blancs étaient jeunes. L’un blond, distingué d’allure bien qu’affligé d’une légère gibbosité, pouvait avoir de trente à trente-cinq ans. Quant au second, c’était un adolescent gracieux qui certainement n’avait pas vu son seizième printemps.

Chacun s’inclina avec une aisance qui prouvait que ces coureurs de buissons étaient en état de tenir leur place dans un salon, puis le plus âgé prit la parole :

– Gentleman, soyez le bienvenu ; j’espère que vous voudrez bien partager notre dîner ?

Si singulières étaient ces paroles au milieu du désert, que le Français demeura bouche bée, ne trouvant rien à répondre.

Cependant il se ressaisit vite et il répliqua sur le même ton :

– Trop aimable mille fois. Je suis extrêmement sensible à la bonne grâce que vous témoignez à un inconnu.

– Inconnu ! interrompit vivement son interlocuteur. Inconnu, non pas. Le voyageur errant dans ces solitudes est sûrement un malheureux. Nous-mêmes sommes des souffrants, et de la peine commune naît une sorte de fraternité.

La voix du bossu s’était faite douce, presque tendre, pour prononcer ces derniers mots.

Robert s’inclina non sans surprise, car les farouches bushmen, qui parcourent la plaine australienne, ne sont point coutumiers de pareille sensibilité.

– Donc, reprit le blond voyageur, venez vous asseoir auprès de nous. Mangez, reposez-vous. Ne remerciez pas : ce sont des frères qui reçoivent leur frère.

– Soit, je n’exprimerai pas ma reconnaissance, mais vous me permettrez bien de marquer mon étonnement de rencontrer tant de prévenance…, tranchons le mot, de charité chez des personnes auxquelles je suis totalement inconnu.

– Inconnu, ne le croyez pas. Nous avons su, en vous observant, que vous étiez égaré, sans armes, sans vivres ; que vous vous dirigiez vers le nord pour une affaire importante, sans cela vous ne vous seriez pas livré à l’escalade fatigante des arbres les plus élevés, afin de jalonner votre route. À votre accent, je devine que vous êtes Français ; à vos manières, que je parle à un gentleman…

Et comme Robert, stupéfait de cette analyse rapide dont il était l’objet, esquissait un geste approbateur, le singulier personnage conclut en souriant :

– Une seule chose manque à ce signalement ; mais dans la brousse, elle n’est pas nécessaire.

– Et cette chose… ?

– Que je ne vous demande pas, est votre nom.

Cette fois, le Français rit franchement et, avec une confiance soudaine :

– À cette question je ne pourrais répondre.

– Je n’insiste pas.

– Mais moi je tiens à m’expliquer. Je n’ai pas de nom.

– Tiens ? murmurèrent les interlocuteurs de Robert en échangeant un regard.

Le jeune homme se méprit sur le sens de cette exclamation, et vivement :

– C’est-à-dire que j’ai perdu le nom auquel j’étais accoutumé et que l’on m’en offre un autre que je ne saurais consentir à porter. Vous ne pouvez comprendre…

Mais le bossu hocha la tête :

– Je vous demande pardon ; je comprends fort bien, car, moi aussi je suis dépourvu de nom.

– Comme moi-même, acheva l’adolescent qui jusqu’alors avait gardé le silence.

Vraiment la coïncidence était curieuse et Robert put s’écrier avec autant de justesse que de grammaire :

– Mais alors le nom propre que j’avais adopté devient un nom commun.

– Vous voulez dire ?…

– Que pour me désigner, j’avais choisi le mot mélancolique : Zéro. Le hasard fait qu’en plein désert, je me trouve face à face avec deux autres Zéros.

Ses interlocuteurs se prirent à rire.

– Voyons, interrogea l’aîné, vous n’avez pas l’intention de dire qu’en prenant pour étiquette le signe arithmétique zéro, vous avez voulu indiquer que vous êtes sans valeur.

Secouant la tête d’un air piteux, le Français murmura :

– Non… Cependant, ma carabine étant brisée, je ne vaux pas grand’chose.

– N’est-ce que cela ? fit cordialement l’inconnu. Nous avons un fusil en trop, il est à votre disposition.

Et comme le jeune homme, ému par cette générosité, plus grande en pays sauvage que l’offre d’une fortune dans une contrée civilisée, balbutiait d’une voix tremblante un indistinct remerciement :

– Ne parlons plus de cela. Le fusil est l’unité qui donne de la valeur au zéro, ceci pour continuer votre plaisanterie mathématique. Et maintenant, s’il m’est permis de parler sérieusement, m’est avis que de notre réunion doit naître une chose profitable pour tous. Seulement il est nécessaire, ajouta le singulier coureur de buissons après une légère pause, il est nécessaire que nous ayons confiance les uns dans les autres.

Et avec un sourire :

– Pour moi, c’est fait. Je n’ai aucun mérite à cela puisque je représente trois hommes armés contre un homme sans défense, et il m’appartient de vous donner des arrhes.

D’un signe il appela Mora-Mora auprès de lui et murmura quelques paroles à voix basse. L’indigène courut aussitôt au hangar et revint rapportant une superbe carabine de fabrication anglaise qu’il remit à Robert.

– Là, poursuivit l’inconnu, vous vous sentez déjà plus à l’aise ; vos yeux brillent, votre taille se redresse. Votre allure indique l’homme brave ; votre visage le brave homme, je suis enchanté. Vous croyez-vous en sûreté à présent ?

Pour toute réponse, le Français mit l’arme en bandoulière.

– Voilà un geste éloquent dont je vous suis très obligé. Mais notre rôti paraît cuit à point, dînons, nous causerons en satisfaisant nos estomacs.

Un instant plus tard, Robert et ses nouveaux amis, assis autour du feu, dégustaient de délicieux pigeons, dont la chair rappelle celle des faisans des Vosges.

Des gobelets pleins de thé parfumé apaisaient la soif des convives.

– Ma foi, remarqua le fiancé de Lotia mis en belle humeur, voilà un ordinaire assez extraordinaire en pleine solitude.

Ce jeu de mots égaya ses hôtes et le bossu répliqua :

– Il serait naïf de se priver de ce que l’on peut avoir. Telle est ma doctrine physique… et aussi morale, ainsi que vous allez en juger par une question. Vous n’y répondrez que si elle ne vous paraît pas indiscrète.

Et lentement :

– Pouvez-vous me dire ce que vous cherchez dans ce désert ?

Le Français s’attendait presque à cette demande, aussi s’écria-t-il sans hésiter :

– Très volontiers.

– Je vous écoute.

– Je cherche le nom que j’ai perdu.

À ces mots, les interlocuteurs du jeune homme cessèrent de manger. Une surprise intense se peignit sur leurs traits. Robert s’en aperçut :

– Cela vous étonne ? commença-t-il.

– Oui, s’empressa de dire le bossu, mais notre étonnement provient de la ressemblance parfaite de votre situation avec la nôtre.

– Quoi, vous aussi vous chercheriez… ?

– Nos noms tout simplement.

L’étrangeté de la réunion des trois hommes se corsait d’instant en instant ; mais Robert n’était pas au bout.

– Je reprends l’interrogatoire, fit courtoisement le blond pionnier. Connaissez-vous ce nom à la recherche duquel vous vous êtes lancé ?

– Parfaitement, je l’ai porté assez longtemps pour ne l’oublier jamais.

– Et c’est…

Avant de parler, le Français se consulta une minute. N’était-il pas imprudent de confier son secret à ces compagnons, aimables certes, mais dont il ne savait rien ? Les physionomies loyales de ses auditeurs le décidèrent.

– C’est le secret de ma vie, peut-être mon bonheur de demain que je vais vous confier ; vous le voyez, moi aussi j’ai foi en vous.

Et le bossu s’étant incliné, il poursuivit :

– Ce nom qui fut celui d’un soldat de France aujourd’hui rayé des cadres de l’armée sans avoir failli ; ce nom que j’aurais voulu offrir à une douce fiancée est Robert Lavarède.

– Lavarède ? répétèrent les deux personnages.

– Quoi ? L’auriez-vous déjà entendu ?

– Oui.

– Vous ? Où cela ? Quand ? Comment ?

Debout, gesticulant, le Français entassait les questions avides.

– Là, là, un peu de calme, conseilla le bossu. Je vous dirai tout, mais auparavant quelques mots encore.

– Soit.

– Vous avez été mêlé à une conspiration égyptienne sous le nom supposé de Thanis.

– C’est vrai, mais qui vous a appris ?…

– Attendez donc. La fiancée dont vous parliez tout à l’heure est miss Lotia Hador ?

– Oui, c’est elle.

– Et vous fûtes le prisonnier d’un fermier du Mont Youle, sir Parker ?

– C’est cela.

– Mais alors, je vous connais beaucoup et je devine le but de votre voyage, vous vous rendez au Mont Youle, pour y rencontrer un certain Niari qui est au courant de toutes vos aventures ?

– Vous l’avez dit.

– Eh bien ! J’avais raison, notre réunion a un premier résultat. Celui de vous éviter une course inutile.

– Une course inutile ? répéta Robert abasourdi.

– Oui, Niari n’est plus au Mont Youle.

– Parti !

Ce fut un cri de désespoir qui sortit des lèvres du fiancé de Lotia.

– Ne vous troublez donc pas, continua le singulier bossu. Niari a appris que rentré en France, vous aviez affirmé avoir tué en duel régulier le véritable Thanis.

– En effet.

– Il a su également que le gouvernement anglais, désireux de conserver sous sa main un Thanis, afin de décapiter le parti indépendant égyptien, avait réussi à vous faire passer pour menteur et à vous river sur le front le nom de votre adversaire.

– Oui, oui.

– Son but était d’empêcher les rebelles d’élire un nouveau chef.

– Hélas !

– Ne vous lamentez pas. Niari, qui se taisait par suite d’un dévouement aveugle au triste personnage que vous avez tué, ne voulut plus rester muet à la nouvelle de sa mort. Il n’admettait pas, lui l’Égyptien fanatique, qu’un roumi de France, portât « le nom de son maître ». Il raconta la vérité à sir Parker. Nous nous trouvions précisément à la ferme à ce moment. Sur mon conseil, le fermier a conduit son prisonnier à la côte, afin de l’embarquer et de l’expédier à Sydney, à sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique, qui recevra sa déposition.

Cette fois, Robert exulta :

– À Sydney, mais en ce cas, je n’ai qu’à retourner là bas, à courir chez sir Allsmine…

– Gardez-vous en bien, il vous ferait enfermer, comme il fera sûrement interner ce pauvre diable de Niari.

– Mais alors, s’écria le Français exaspéré, je suis plus perdu que jamais, et c’est vous qui avez aggravé ma situation… et vous venez me le dire froidement.

Paisiblement le bossu haussa les épaules.

– Français bouillant que vous êtes, tâchez donc de rester calme. Votre situation n’est pas plus mauvaise qu’auparavant. À la ferme de Youle, occupée militairement depuis votre évasion, vous auriez infailliblement été pris, envoyé captif à Sydney, tandis que vous êtes libre et vous êtes avec moi.

Le coureur de buissons s’était redressé en prononçant ces paroles. Toute sa personne avait pris un caractère de grandeur dont son hôte subit l’ascendant.

– Vous, murmura-t-il, vous… qui êtes vous donc ?

– Un Anglais qui aime passionnément sa patrie, mais qui croit que faible est la puissance basée uniquement sur l’iniquité et le mensonge. Je voudrais la Grande-Bretagne maîtresse du monde, mais aimée de tous. Je réprouve les injustices que commettent certains agents ; je souffre d’entendre les gémissements des victimes.

Et d’un ton douloureux :

– J’ai été frappé moi-même : en ce moment, je poursuis une œuvre de réparation. Je vous protégerai aussi, vous, qui avez eu assez d’affection dans le cœur pour oser entreprendre la traversée des solitudes australiennes. Ce n’est ni Hador, ni Thanis qui enlèveront l’Égypte à mon pays ; c’est l’Angleterre elle-même qui s’est exilée des rives du Nil le jour où elle les a occupées traîtreusement. Il est d’un bon citoyen de reconnaître les fautes de ses compatriotes ; c’est un devoir de les effacer. Chaque injustice réparée est un fleuron au front d’une nation, c’est un rayon d’apothéose qui brille sur un peuple. Voilà pourquoi votre nom vous sera rendu, pourquoi vous épouserez la fiancée de votre choix, pourquoi vous redeviendrez français, vous qui aimez votre drapeau comme j’aime le mien.

À mesure qu’il parlait, l’inconnu revêtait aux yeux de Robert une majesté souveraine, et ce fut avec un respect évident que le jeune homme répéta :

– Qui êtes-vous donc ?

Le bossu eut un geste de pitié :

– Il vous faut un nom pour que vous vous confiiez à moi. J’en ai plusieurs, dont aucun n’est le mien. À Sydney, où vous allez me suivre, on m’appelle James Pack, secrétaire particulier du Directeur de la police.

– De sir Toby Allsmine ? s’écria le cousin de Lavarède en faisant un pas en arrière.

Mais d’un geste, le bossu calma l’appréhension que trahissait ce mouvement.

– N’ayez crainte ; mes paroles ne contiennent aucune menace. Je vous dis ce que personne en dehors de cet enfant – il appuya la main sur l’épaule de son jeune compagnon – ce que personne ne sait. Faut-il que j’ajoute des explications ? Apprenez donc que le véritable James Pack, envoyé d’Angleterre à sir Toby, a été intercepté par moi, que grâce à des moyens dont je dispose, je l’ai décidé à entrer à mon service ; cela afin de prendre sa place, de vivre sans cesse aux côtés de sir Allsmine, d’avoir enfin une fenêtre sur son cœur et sur son cerveau, ce qui était nécessaire à mes projets.

Et brusquement, changeant de ton, le mystérieux coureur de buissons conclut :

– Vous n’ignorez plus rien de ce que vous devez savoir. Êtes-vous prêt à m’obéir, à vous abandonner entièrement à ma volonté ?

– Oui, répondit Robert sans hésiter cette fois.

Le visage de son interlocuteur exprima la satisfaction.

– All right ! En ce cas, demain nous nous mettrons en marche vers la côte. Vous avez appris à vos dépens que la route n’est point aisée. Donc prenez du repos. Aussi bien la nuit est venue et nous devons partir de grand matin. Dormez, nous veillerons pour vous.

Quand bien même Robert n’eût pas promis obéissance, l’ordre lui eût été agréable. Il s’enveloppa dans son manteau, se jeta sur un lit de feuilles sèches disposé sous le hangar, et bientôt il tomba dans un sommeil profond sous la garde des amis inconnus que sa bonne étoile lui avait fait rencontrer au milieu de la solitude.

Et comme le sommeil n’est après tout qu’une continuation de la veille, le Parisien, muni maintenant d’alliés et d’armes, fut bercé par des rêves teintés des nuances de la plus brillante aurore. Il avait recouvré sa nationalité et rien ne s’opposait plus à ce que Lotia Hador, sa charmante fiancée, partageât son nom de Robert Lavarède enfin reconquis.

Naturellement, après cela, Robert se réveilla d’excellente humeur. Déjà ses compagnons étaient debout et le pseudo James Pack lui demanda gaiement :

– Je pense que vous êtes remis de vos fatigues, Sir Robert Zéro ?

– Je ne m’en souviens plus, déclara le jeune homme ; mais je crains d’avoir retardé votre départ.

– Du tout, du tout. Mora-Mora, notre guide, prépare le thé. Il excelle dans cette opération. Le chaud breuvage est l’antidote des brouillards du matin en ce pays marécageux.

En attendant le déjeuner annoncé, le Français put procéder à sa toilette. Une demi-heure plus tard, frais, dispos, pénétré d’une douce chaleur par l’absorption de viande froide et d’un bol de liquide parfumé, il quittait avec ses alliés la ferme où il avait passé la nuit.

Non sans émotion, il parcourut en sens inverse le chemin franchi la veille. Comme sa situation avait changé ! Il était seul, découragé, n’ayant pour se défendre qu’un fusil hors de service ; à présent des compagnons résolus l’escortaient, l’espoir lui était revenu, et sur son épaule il sentait le poids réjouissant d’une bonne carabine.

Du reste pendant les journées qui suivirent, il ne cessa de se déclarer que le retour vers la côte était infiniment plus agréable que le voyage effectué par lui pour s’en éloigner.

Des repas abondants, une conversation intéressante, des haltes en des endroits admirablement choisis, tout concourait à maintenir sa satisfaction. Vraiment l’inconnu, qui avait déclaré se nommer momentanément James Pack, était un voyageur de race. Sa route était reconnue d’avance, les campements prévus. Sans nul doute, il avait étudié avec soin son itinéraire, afin de ne rien laisser au hasard.

Le bossu d’ailleurs paraissait enchanté de son hôte, et celui-ci lui ayant exprimé sa reconnaissance à plusieurs reprises, lui arriva-t-il de dire :

– Ne me remerciez pas. Je vous sers, cela est vrai, mais vous aussi me servirez.

– Oh ! de grand cœur, s’exclama Robert, et je souhaite vivement que vous me fournissiez l’occasion de vous être utile.

– Vous serez bientôt exaucé.

– Voilà une bonne parole. Vous qui semblez tout prévoir, vous devez déjà avoir fixé le moment où cela se produira ?

– Peut-être.

– Vous plairait-il de me l’indiquer ?

– Non, pas encore. Tout dépend d’une circonstance… Une idée qui m’est venue et dont la réalisation n’est pas certaine.

– Mais enfin, quand pensez-vous être en mesure d’acquérir la certitude ?

– Le lendemain du jour où nous serons arrivés à la côte.

– C’est-à-dire ?

– Après-demain.

À cette réponse, Robert ne put retenir un geste de surprise :

– Vous espérez donc arriver au bord de la mer dès demain ?

– Oui, cela vous étonne ?

– Absolument. Il m’a fallu onze journées de marche pour gagner le point où j’ai eu la bonne fortune de vous rencontrer. Il y en a quatre que nous l’avons quitté et vous pensez que demain…

– Les vagues viendront se briser à nos pieds. C’est ainsi. Soyez assuré par exemple qu’il n’y a là-dessous rien de magique ; j’ai simplement évité les détours auxquels votre ignorance du pays vous avait fatalement condamné.

– Des détours, avec ma boussole ?

James rit franchement de l’air ahuri du Français.

– Des détours constants, causés par les obstacles naturels, de telle sorte que vous avez suivi une ligne brisée et fait deux fois plus de chemin qu’il n’était nécessaire. Ne vous accusez pas, votre courage n’en est que plus grand.

La conversation en resta là, mais quelque confiance que le cousin de Lavarède eût en son nouvel ami, il attendit le lendemain avec une réelle impatience. Les prévisions du bossu se réaliseraient-elles, et lui faudrait-il constater que, même avec une boussole, il est fort malaisé de conserver la direction du nord dans la brousse australienne.

Cette conclusion, pénible pour son amour-propre de touriste, s’imposa à lui au jour dit. Le lendemain en effet, vers quatre heures après midi, les quatre hommes escaladèrent une rangée de dunes et atteignirent une plage au sable doré, sur laquelle les vagues venaient paresseusement se briser.

Il courba la tête, un peu vexé ; mais il se reprocha bien vite ce mouvement d’humeur et se tournant vers James Pack :

– Où sommes-nous ?

– À dix kilomètres ouest de l’estuaire de la rivière Russel, répondit le bossu.

– Nous ne regagnerons pas Sydney par terre ?

– Non. Il nous faudrait des semaines pour cela.

– Alors… ?

– Vous désirez savoir où est l’embarcation qui nous emportera ?

– C’est cela même.

– Elle viendra nous chercher à la nuit.

Et avec un malicieux sourire :

– Je vais lui indiquer que nous l’attendons.

Depuis un instant, Mora-Mora et le jeune garçon qui accompagnaient James s’étaient éloignés. Ils reparurent portant des brassées d’oyats, herbes sèches et dures dont les dunes étaient couvertes.

Devant Robert ébahi, ils les amoncelèrent en trois tas, formant un triangle d’une vingtaine de mètres de côté.

– Vienne l’obscurité maintenant, reprit James que décidément la curiosité du Français amusait, et nous ferons le signal de feu.

– Le signal à qui ? s’écria le fiancé de Lotia. J’ai beau interroger la surface de la mer, je n’aperçois rien qui ressemble à une embarcation !

Du coup, James se laissa aller à une franche hilarité qui gagna d’ailleurs ses compagnons. Et, comme Robert ne dissimulait pas une grimace de dépit :

– Ne vous blessez pas de ma gaieté, dit-il. Je vous réserve une surprise, voilà tout. Les matelots nous voient parfaitement.

– En ce cas, c’est un vaisseau fantôme, fit Robert, après avoir parcouru d’un regard circulaire l’étendue déserte.

– Presque, quoiqu’il possède une solide enveloppe de métal.

Pour couper court aux questions du jeune homme, James s’éloigna de quelques pas en ajoutant :

– Dînons, tandis que le soleil descend vers l’horizon.

Il n’y avait pas à insister. Renfonçant à regret sa curiosité, Robert aida ses amis à préparer le repas, et peu après, tous déchiraient à belles dents un lémurien et des perroquets abattus, le jour même, par le guide australien.

Cependant l’astre lumineux poursuivait sa course. Il touchait la ligne d’horizon, était échancré par elle, cessait d’être visible, ne laissant après lui, comme trace de son passage, qu’un embrasement rouge d’incendie.

Puis ces couleurs elles-mêmes pâlissaient, devenaient roses, violettes, grises. Tous les objets revêtaient des tons de cendre qui se fonçaient de minute en minute. La nuit étendait son manteau d’ombre sur la terre et sur les eaux.

Alors James se leva :

– Allumons les feux ! commanda-t-il.

Cet ordre était attendu, car sans autre explication, Mora-Mora et l’enfant coururent chacun à l’un des monceaux d’oyats, tandis que le bossu se plaçait lui-même près du troisième.

Trois allumettes piquèrent l’obscurité de points brillants. Il y eut des grésillements, puis trois flammes claires s’élevèrent sur la plage, dardant leurs langues dansantes vers le ciel.

En cinq minutes, les bûchers furent consumés, laissant sur le sol des taches noires, dans lesquelles des étincelles palpitaient ainsi qu’un essaim d’insectes lumineux.

L’enfant s’était rapproché du bossu.

– Ils seront ici dans vingt minutes, n’est-ce pas ?

– Oui, à peu près.

– Il serait temps en ce cas de donner vos instructions à Mora-Mora.

– Vous avez raison comme toujours.

La voix de Pack était douce, presque respectueuse en prononçant ces mots. Robert en fit la remarque, mais son attention fut aussitôt distraite par le dialogue qui s’établit entre le bossu et le guide :

– Mora-Mora, je te remercie. Tu as été fidèle et dévoué. Il m’en coûte de me séparer de toi.

L’indigène s’inclina.

– J’aime la terre où dorment mes ancêtres. Ma vie est liée à mes forêts, à mes déserts. Sans cela je te suivrais.

– Nous nous reverrons, guerrier, car j’attends encore beaucoup de toi.

– Parlez, Mora-Mora écoute. Il obéira. Son cœur est sur ses lèvres.

– Je le sais. Tu iras donc à Brimstone-Mounts pour dire à celui qui est là-bas que l’heure attendue sonnera bientôt. Longue est la route…

Avec un sourire, l’Australien l’interrompit :

– Toute route est courte pour qui marche bien.

– Cela fait, poursuivit James, tu attendras près des Trois-Aiguilles, le long de la rivière Schaim celui qui sera moi, sans être moi.

– Je l’attendrai.

– Et tu le guideras ?

– Je le guiderai.

– Tu n’as pas oublié où je t’attendrai plus tard ?

– Mora-Mora n’oublie jamais. La mémoire est la première vertu du guerrier. À toute heure il doit savoir où vivent ses amis, où se cachent ses ennemis. Oublier convient seulement aux femmes.

Ici l’indigène s’arrêta court ; une expression de gêne passa sur sa physionomie. Ses yeux se portèrent alternativement sur le bossu et sur l’adolescent ; puis d’une voix hésitante :

– Mora-Mora vient de répéter un dicton de sa tribu. Il a eu tort. Il y a aussi des femmes qui se souviennent.

– Ne parlons plus de cela, fit vivement James. Après notre départ, tu attendras le signal ?

– Oui.

– Et tu le reconnaîtras ?

– Il est gravé dans mon esprit.

– Bien. Alors, guerrier renommé, laisse-moi te serrer la main, avant de m’embarquer.

Les deux hommes échangèrent une étreinte cordiale, tandis que Robert de plus en plus intrigué murmurait à part lui :

– Du diable si je comprends comment il entend s’embarquer !

Mais à peine venait-il de formuler cette réflexion qu’il tressaillit ; un bruit lointain d’avirons arrivait à son oreille.

– Je rêve, fit-il encore.

Non, il ne rêvait pas. Le son avait été perçu également par ses compagnons, et Pack prononça lentement :

– Ils approchent. Au revoir, chef, au revoir.

– Au revoir, répéta le guide d’une voix sourde.

Il y avait une émotion contenue dans son accent. La séparation lui paraissait évidemment pénible, mais avec l’orgueil des races primitives il domina son trouble et se mit à siffler.

Cependant des rames battaient l’eau à peu de distance. Robert, qui ne quittait plus des yeux la surface de la mer, distingua une forme noire qui s’avançait vers le rivage. La forme se précisa, devint une chaloupe, les silhouettes des rameurs se montrèrent.

– Ohé ! de la chaloupe ! cria soudain le bossu.

Un organe rude répondit :

– Qui appelle ?

– Celui qui alluma les trois feux.

Un silence, puis un commandement :

– Aborde, garçons.

Un dernier coup d’avirons et l’embarcation stoppa à dix mètres de la plage, sa quille traînant sur le fond de sable.

Aussitôt les hommes qui la montaient sautèrent à l’eau, gagnèrent le sol sec et se mirent en devoir de porter les passagers jusqu’au canot. À la vue de Robert, ils ne manifestèrent aucun étonnement. Enlevé comme ses compagnons par des bras vigoureux, il se trouva en un clin d’œil assis à l’arrière de la chaloupe entre ses nouveaux amis.

L’équipage avait repris sa place sur les bancs. Les avirons levés montraient que l’on était prêt à partir.

– Au revoir, Mora-Mora, clama le bossu ; puis du ton bref de l’homme accoutumé à commander : Nage !

Les rames battirent l’eau. Le canot évolua lentement et s’éloigna de la côte, filant vers la pleine mer.

Une longue houle soulevait lentement la surface de l’Océan, berçant mollement la barque qui avançait avec rapidité. Au bout d’un instant, la côte, la haute silhouette de l’Australien immobile sur la grève se perdirent dans l’ombre.

Comment se dirigeraient maintenant les matelots privés de tout point de repère ? Telle fut la question que se posa le Français. N’y trouvant pas de réponse, il se pencha vers Pack :

– Où est le navire ? fit-il.

– En avant de nous, répliqua le bossu. Tenez, il vient d’allumer son fanal pour nous guider.

– Cela, un fanal ?

– Oui, et électrique encore.

Justifiée était l’exclamation du cousin de Lavarède. À un mille environ au large, une clarté apparaissait ; mais au lieu de briller à une certaine hauteur comme les feux de bord des navires, elle s’étendait ainsi qu’une nappe d’argent à la surface même de l’eau. Bien plus, il semblait au jeune homme que le foyer qui la produisait se trouvait au-dessous du niveau des flots.

En approchant il constata qu’il ne s’était pas trompé. Un fanal doué d’une extrême puissance étincelait aveuglant à quelques pieds de profondeur ; mais un nouvel objet détourna l’attention du Français.

De la mer sortait un dôme qui, au milieu de la clarté apparaissait d’or pâle. On eût dit la carapace d’une énorme tortue. Et sur cette chose des formes humaines s’agitaient.

Si fantastique était la vision que Robert eut peur d’être halluciné. Il se pinça fortement. La douleur lui apprit qu’il était bien éveillé. Il se frotta les yeux, puis regarda de nouveau. Le même tableau se présenta à ses yeux.

Alors d’une voix étouffée, il murmura :

– Qu’est-ce que c’est que cela ?

La voix de James Pack répondit :

– C’est le navire que je vous ai annoncé !

– Un navire ?…

– Sous-marin, qui affleure en ce moment pour que nous puissions embarquer. Mais silence, nous accostons ; il vous suffira d’écouter pour comprendre.

En effet la chaloupe atteignait le dôme. Cela figurait une surface arrondie, de forme elliptique qui s’élevait à son point culminant de quatre à cinq pieds au-dessus des vagues. Cela pouvait avoir vingt mètres de long sur dix de large. Au centre se dessinait une ouverture rectangulaire près de laquelle se dressait un panneau.

– L’entrée de mon navire, expliqua le bossu. Venez.

Tout étourdi de l’aventure, Lavarède obéit. Il mit le pied sur le pont de l’étrange bateau, et sous son talon se produisit une résonnance métallique.

Derrière son guide, il s’approcha de l’ouverture, s’engagea après lui sur un léger escalier, de métal également, et se trouva dans une salle spacieuse qu’éclairaient des lampes électriques aux contours de fleurs de diverses nuances. À droite et à gauche des couloirs s’ouvraient.

Il eut un cri :

– Extraordinaire !

Ce à quoi le bossu répliqua non sans ironie :

– Français, Français, toujours les mêmes. Vous vous étonnez de voir des étrangers se servir d’inventions sorties du cerveau de vos compatriotes.

CHAPITRE II

OÙ ROBERT DEVIENT FRACTION, CE QUI PEUT S’ÉCRIRE :

ROBERT = CORSAIRE TRIPLEX / 3


Le jeune homme ouvrait la bouche pour questionner. James Pack ne lui en donna pas le temps. Il le saisit par le bras, ouvrit une porte et entraîna son compagnon, après avoir jeté cette phrase bizarre à l’adolescent debout auprès de lui :

– Vous pouvez redevenir vous-même.

La pièce où il avait introduit Robert était un salon luxueux. Meubles précieux, riches étoffes, statues, tableaux de prix disposés en un pittoresque désordre, alternaient avec des vitrines emplies de trésors cueillis sur les fonds de l’Océan : perles merveilleuses, coraux sanglants, fucus rares. Mais ce qui le frappa surtout, ce fut la décoration étrange de deux des parois.

Celles-ci étaient percées de hublots circulaires, garnis de vitres épaisses, solidement maintenues par des armatures de bronze. Elles donnaient l’impression de planches à bouteilles fabriquées pour une cave de géants.

James avait suivi la direction des regards de son compagnon.

– Ce sont là mes fenêtres. Actuellement les plaques de tôle qui servent de volets sont fermées. Vous apprécierez plus tard l’utilité de ces ouvertures. Pour l’instant, je dois vous montrer d’autres choses.

Ce disant il allait vers un piano de palissandre adossé à une cloison. Au-dessus de l’instrument, deux grandes toiles étaient suspendues côte à côte. L’une représentait un homme blond, élégant et distingué ; l’autre une jeune femme dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté.

Un instant le bossu les considéra en silence, puis d’une voix douce, caressante, où perçait une émotion profonde :

– Lord Green, dit-il, Milady Joan, bientôt j’aurai accompli ma tâche. Alors je devrai me séparer de vous et… de tous, sans autre récompense qu’un souvenir. Voilà pourquoi j’ai eu pitié d’un autre souffrant, pourquoi je l’amène ici pour l’associer à mon œuvre et m’associer à la sienne.

Il avait pris la main de Robert ; il semblait le présenter aux portraits impassibles. Tout à coup il secoua la tête comme pour chasser une pensée importune et d’un geste brusque ouvrit le piano.

Le clavier apparut, clavier étrange fait de touches blanches et rouges alternées, dont chacune portait un signe incompréhensible pour le Français.

James fixa son regard perçant sur ce dernier.

– Ceci, dit-il, est un clavier de direction. En appuyant le doigt sur l’une de ces touches je transmets mes ordres à l’homme du gouvernail. Il a devant lui un clavier semblable. Tout mouvement de celui-ci se transmet à l’autre. Les signes que vous voyez sur les touches sont au nombre de douze. Ils signifient en allant de gauche à droite : En avant, stop, à tribord, à bâbord, montez, descendez, marchez à 10, 20, 30, 40, 50 et 80 nœuds : c’est tout.

– Rien n’est plus simple, déclara le fiancé de Lotia. Un enfant se servirait de cet appareil, mais vous n’avez désigné que les touches blanches ; les rouges sont-elles sans utilité ?

Le bossu hocha la tête d’un air approbateur :

– La remarque me fait plaisir. Sachez donc que les appareils électriques qui donnent à mon bateau la lumière, la chaleur et le mouvement, peuvent se détériorer, avoir besoin de réparations. Or dans ma vie les minutes sont précieuses, je ne devais pas être exposé à rester en panne. J’ai donc établi un moteur supplémentaire en utilisant les propriétés volatiles du nadol, cette benzine ininflammable. Mes courants sont-ils suspendus, le nadol fonctionne et les touches rouges trouvent leur usage. Chacune a la même signification que la touche blanche qui la précède.

– Je comprends.

– Quelques mots encore. Vous verrez les machines pendant la traversée, il faut simplement que vous appreniez le principe de mon sous-marin. Jusqu’ici les hommes ont cherché à flotter à la surface de l’eau ; ils ont imaginé le bateau-cygne, si je puis m’exprimer ainsi. Aviron, voiles, aubes, hélices sont des dérivés du mode de natation des palmipèdes. Ici l’on s’est inspiré du poisson.

– Du poisson, dites-vous ?

– Absolument, vous allez en juger. La particularité de la gent pisciforme est qu’elle nage en étant complètement plongée dans l’élément liquide. Pour se maintenir à une plus ou moins grande profondeur, le poisson a une vessie natatoire qu’il gonfle d’air. Ainsi il établit l’équilibre avec le milieu ambiant ; c’est-à-dire qu’il arrive à peser exactement le poids de l’eau qu’il déplace et n’est plus par suite sollicité à monter ou à descendre, c’est l’équilibre à un niveau donné. Ici la vessie du poisson est remplacée par des réservoirs à eau. Ces réservoirs vides, le bâtiment flotte ainsi qu’au moment de notre arrivée. La manœuvre d’une simple manette ouvre des robinets qui permettent à l’eau d’envahir les réservoirs, alors on descend : des cadrans gradués indiquent que la quantité d’eau admise correspond à l’état d’équilibre à dix, cent, mille mètres au-dessous de la surface de l’océan.

– Mille mètres, s’écria Robert ; atteignez-vous de semblables profondeurs ?

– Je descends sans danger jusqu’à six mille mètres. Le navire coulé en trois morceaux résiste aux plus fortes pressions. Il se comporte comme un bloc plein.

Et Robert murmurant :

– Une pareille découverte !… Personne ne la soupçonne !…

Le bossu ricana :

– Personne, vous croyez ? Pourtant le principe que je viens de vous exposer a été trouvé et prouvé expérimentalement par un de vos compatriotes.

– Un Français ?…

– Tout simplement. Un homme de génie qui, aujourd’hui encore, lutte péniblement pour faire croire à son invention, alors que, grâce à elle, je parcours le fond des mers : un homme méconnu ou inconnu de ses contemporains et auquel la postérité dressera des statues.

– Et il se nomme ?

– Goubet, et il a son bureau, à Paris, 85, boulevard Haussmann, et il a fait des expériences dans le port de Cherbourg, aux Docks de Saint-Ouen.

– Mais c’est donc tout à fait sérieux ?

Pour toute réponse, James eut un geste circulaire et prononça ces trois mots :

– Vous le voyez.

Eh oui, Robert le voyait. Il le vit mieux encore après une rapide promenade à l’intérieur du navire. En un quart d’heure, il eut visité le poste de l’équipage situé à l’arrière, la chambre des machines à laquelle ses bobines, ses électro-aimants, ses piles reliés par d’innombrables fils de laiton recouverts de chanvre et de gutta-percha, donnaient l’aspect d’un gigantesque instrument à corde. Puis vinrent la double hélice, les cabines, soutes aux provisions, chambres du gouvernail, du fanal, etc., etc.

Les deux hommes se retrouvèrent dans le salon, devant le piano aux touches blanches et rouges.

Tout étourdi par les sensations nouvelles qu’il venait d’éprouver, Robert réfléchissait, cherchait à grouper ses idées. À ce moment, le bossu lui appuya la main sur l’épaule.

– Vous avez vu ?

– Certes.

– Et après cela, croyez-vous que l’homme qui posséderait trois vaisseaux semblables à celui-ci serait maître du monde ?

– Il défierait l’univers.

– Eh bien cet homme existe. Il est devant vous.

– Quoi ? Vous…

– Je commande à trois sous-marins. Mon jeune ami est mon lieutenant et dirige l’un de ces vaisseaux ; voulez-vous être le capitaine du troisième ?

Comme Robert hésitait :

– Vous ne serez plus ainsi le citoyen désarmé, jouet des combinaisons louches d’une politique astucieuse, mais un adversaire redoutable, avec lequel il faudra compter.

Et après un silence :

– En outre vous me fournirez un nom nouveau ; le nom que je porterai sur mer.

– Un nom, je ne saisis pas ?

– Une idée qui m’est venue. Vous, mon autre lieutenant et moi-même, aurons désormais une appellation unique, une volonté dans trois cerveaux, une décision que nous serons trois à exécuter et le monde sera bouleversé par les exploits…

– De… ?

– Du Corsaire Triplex.

– Le Corsaire Tripl… j’y suis… oui, en effet, trois navires, trois capitaines et toujours le nom de Triplex.

– C’est-à-dire le don d’ubiquité… la science engendrant le fantastique. L’ennemi insaisissable frappant partout à la fois. Mais pour que ce plan, né de votre rencontre, réussisse, il faut de votre part une obéissance aveugle, un dévouement de tous les instants.

Robert étendit la main et d’une voix grave :

– Désormais je suis votre serviteur.

À ces mots, le visage de James s’éclaira.

– Je compte sur vous. Veuillez m’accompagner sur le pont.

Un instant plus tard les deux personnages se tenaient auprès de l’écoutille, et sur l’ordre du bossu, un matelot mettait le feu à une fusée qui, dans la nuit noire, traçait sa parabole d’étincelles.

Au loin une lueur rapide brilla, suivie au bout de quelques secondes par une détonation assourdie.

– Bien, murmura le Corsaire, Mora-Mora a vu le signal : il a répondu en déchargeant sa carabine ; redescendons, le bateau va se mettre en marche.

Robert intrigué voulut adresser une question à son mystérieux compagnon, mais celui-ci appuya un doigt sur ses lèvres, et se souvenant de son serment d’obéissance, le jeune homme n’insista pas.

Rentré au salon, James alla au clavier de direction. Ses doigts coururent sur les touches. Aussitôt une trépidation presque imperceptible fit vibrer le plancher.

– Nous partons ! s’exclama le Français.

Il avait deviné juste. La navigation sous-marine commençait.

En proie à une émotion inexplicable, ayant l’intuition qu’il s’enfonçait dans l’inconnu, le fiancé de Lotia demeurait immobile, sans pensée, les pieds cloués au sol. Tout à coup il tressaillit, la porte de la salle s’était ouverte avec un glissement léger.

Il regarda de ce côté et eut peine à retenir un cri d’étonnement. Sur le seuil se montrait une ravissante jeune fille, dont les traits rappelaient à s’y méprendre ceux de l’adolescent qui accompagnait James Pack dans la brousse.

Le bossu comprit la pensée de son nouveau lieutenant, et, le sourire aux lèvres, avec la même aisance que s’il se fût trouvé dans une réunion mondaine, il fit la présentation suivante :

– Miss, j’ai l’honneur de vous présenter sir Robert Lavarède ; sir Robert Lavarède, miss Maudlin Green, dont je vais vous raconter l’histoire.

Et d’un ton mélancolique :

– Vous êtes désormais associé à notre œuvre, nous ne devons plus avoir de secrets pour vous.

En phrases rapides, il rapporta l’accusation terrible que le tribunal des Masques verts jeta à la face de Toby Allsmine. Il dit comment le Directeur de la police, après avoir tué lord Green, avait chargé un malheureux, perdu de dettes, du nom de Bob Sammy, de se rendre à la ferme de la rivière Lachlan et de noyer la petite Maudlin.

– Je fus mis au courant, continua-t-il. Comment ? Cela importe peu. Mais je sauvai l’enfant. J’étais jeune ; sans appui ; les concours que je cherchais timidement me firent défaut. Personne ne se souciait d’entrer en lutte avec Allsmine soutenu par de puissants protecteurs. J’aurais pu rendre la fille à sa mère, mais j’eus peur en agissant ainsi de la livrer de nouveau à celui qui avait ordonné sa mort. Et puis je n’avais pas de preuves suffisantes. Les affirmations de l’aventurier Bob Sammy eussent été sans force contre la parole du policier. Bref, tandis que j’hésitais, le misérable épousa lady Joan Green, veuve de sa première victime. Alors j’eus l’idée de devenir si fort que toutes les résistances se brisassent devant moi. J’élevai la petite qui devint une jeune fille accomplie. Je m’imposai des sacrifices constants, car je n’étais pas riche, et mon brevet d’ingénieur m’avait permis seulement d’être attaché à l’exploitation d’une mine, où mes faibles émoluments suffisaient à peine à nous nourrir. Mais la justice de la nature veillait.

Miss Maudlin avait saisi la main du bossu, elle la tenait dans les siennes, regardant le causeur avec des yeux pleins de larmes. Il lui sourit doucement :

– Ces souvenirs me sont doux, miss Maudlin, très doux… et puis sir Robert doit savoir.

D’une voix ferme il reprit :

– Un jour un éboulement se produit dans les galeries ; des mineurs sont ensevelis sous les décombres. Au prix d’efforts incroyables on les retire respirant encore, mais condamnés à une mort prompte. Parmi les blessés était un ancien marin, un être bizarre. Il n’allait pas au cabaret comme les autres, il vivait de peu, épargnant avec une âpreté cruelle sur son salaire. On le disait avare. J’allai le voir à l’hôpital. Il lutta désespérément contre le trépas. Au milieu de ses souffrances il répétait sans cesse : Je veux vivre. La fortune ! la fortune ! Enfin le pauvre diable comprit qu’il était perdu. Il demanda à me voir et voici la conversation qui s’établit entre nous :

Lui. – Ingénieur, je vais mourir.

Moi. – Non, mon garçon, ne croyez pas cela.

Lui. – Si, si, je le sens bien. Vous dites le contraire, parce que vous êtes un brave homme, mais une chaufferette n’empêche pas un défunt d’avoir l’onglée. Pas de paroles inutiles. Vous avez toujours été bon pour moi, je veux vous léguer une découverte dont je ne puis profiter (tristement). La salade qui pousse doit être mangée par quelqu’un.

Moi. – Eh bien, je vous écoute.

Lui. – Avant d’être mineur, j’étais marin à bord d’une goélette qui faisait le commerce du coprah dans les îles de la Polynésie. Or, un jour, sur la côte d’un îlot désert, je découvris des paillettes d’or. Sans rien dire de ma trouvaille, je battis le rocher et j’arrivai à la certitude qu’il contenait un gisement d’or d’une richesse inouïe. Intelligent, je me serais abouché avec un banquier, j’aurais obtenu la concession de l’île, installé une exploitation et je serais riche aujourd’hui, peut-être membre du Parlement. Hélas ! Un lingot d’or dans la cervelle ne met pas de plomb dans la tête ! Je devins fou. Je voulus garder pour moi seul le trésor que la nature m’avait montré. Depuis vingt ans, je travaille, vivant de privations, afin d’amasser assez d’argent pour louer un navire et aller là-bas le charger d’or. Mon rêve de fortune est fini, et pourtant je ne veux pas avoir souffert pour rien. Je n’ai pas d’amis, pas de parents. Vous, ingénieur, soyez mon héritier.

– Je pensais, reprit James, que j’entendais la voix du délire. Sans doute le moribond s’en aperçut à l’expression de ma physionomie, car il poursuivit :

– Non, non, j’ai tout mon bon sens, ingénieur. Faites ce que je vais vous dire et vous le verrez. Allez à ma cabane, déplacez la pierre du foyer. Dessous vous trouverez une boîte de fer qui contient mes économies en bonnes banknotes, et le gisement exact de l’île d’Or. Prenez tout, je vous le donne. Adieu.

Le malade ferma les yeux et se tut. J’essayai de le faire parler encore ; il refusa. Évidemment sa confidence avait épuisé ses dernières forces. Le soir même il trépassait.

Alors j’exécutai à la lettre ses instructions. Je découvris le coffret dont il m’avait parlé. Il y avait à l’intérieur huit cents livres (20.000 francs) et une carte de l’archipel de Cook, dont l’un des îlots était marqué d’une croix. Une feuille de papier était épinglée à la carte et j’y lus :

« La croix marque l’île d’Or, c’est un pic couvert de hautes herbes et où se rencontrent quelques rares cocotiers. Tout au sommet un énorme arbre mort et des rochers qui semblent un navire démâté feront reconnaître l’endroit. »

Après m’être assuré que le mineur n’avait aucun parent auquel son héritage dût revenir, je résolus de tenter l’aventure. Je plaçai miss Maudlin dans un pensionnat et partis pour l’Australie. Là je louai un petit bâtiment et je cinglai vers l’archipel de Cook. Sans peine je reconnus l’île d’Or, et après huit jours d’études, je fus un des plus riches parmi les riches de la terre. Ce massif rocheux était presque uniquement composé de quartz aurifère. Du même coup, j’acquérais le moyen d’engager la lutte contre le puissant sir Toby Allsmine.

Mes sous-marins furent construits par morceaux, commandés, les uns en Angleterre, les autres en France, en Allemagne, en Autriche, aux États-Unis. Des navires à moi les transportèrent à l’île d’Or, où ils furent montés par des hommes en qui j’ai toute confiance. Un mot vous prouvera que j’ai raison de croire en eux. Mes équipages sont formés de victimes de la tyrannie du Directeur de la police du Pacifique.

Puis avec calme, le bossu conclut :

– À présent vous n’ignorez plus rien.

– Pardon, une chose encore, interrompit Robert qui avait écouté avec une attention soutenue.

– Laquelle ? je vous prie.

– Votre véritable nom.

Une ombre se répandit sur le visage de James :

– Il ne peut encore être prononcé. Miss Maudlin elle-même ne le connaît pas. Faites comme elle, voyez en moi le représentant de la justice, du droit. Dites-vous que je suis un homme qui, ne pouvant être heureux lui-même, a voué sa vie au bonheur des autres.

Bien que prononcées simplement, ces paroles révélaient une torture violente. La figure du Corsaire avait pâli et dans ses yeux avait brillé l’exaltation des martyrs.

Respectueusement le Français s’inclina.

– Capitaine, commandez. Vos ordres seront ponctuellement exécutés.

Le mystérieux personnage lui tendit la main, et, la voix changée :

– En ce cas, à l’ouvrage. La lutte va commencer.

* *

*

C’est ainsi que Robert devint le tiers du Corsaire Triplex ; qu’il porta la parole au tribunal des Masques verts, qu’il collabora à l’enlèvement de Niari et qu’il terrifia le digne concierge du cimetière de Killed-Town.

CHAPITRE III

RÉUNIS ET SÉPARÉS


Avertis par des messagers de James, Armand Lavarède, Aurett, Lotia ainsi que mistress Joan, avaient assisté à la résurrection de Robert. Tous étaient sortis de l’enceinte du cimetière par la poterne n° 4, avaient gagné le port de Sydney, pris place dans une chaloupe qui, à quelque distance, avait abordé l’un des bateaux sous-marins, tout comme l’embarcation dont le Corsaire s’était servi à l’embouchure de la rivière Russel.

Et tous réunis maintenant dans le salon du navire écoutaient le récit de la rencontre de Robert avec le bossu James Pack.

Celui-ci avait disparu, mais personne n’en avait cure. Lotia et son fiancé se regardaient doucement, les yeux humides et le sourire sur les lèvres. Leur bonheur réjouissait Armand et Aurett.

Seule, mistress Joan restait pensive. Le Corsaire avait promis de lui rendre son enfant et elle attendait.

– Ah ! disait Lotia, je ne vous quitterai plus. Oui, certes, votre lutte contre l’Angleterre m’attristait ; mais qu’était l’ennui éprouvé auprès du désespoir que j’ai ressenti après votre départ. Nos amis me consolaient de leur mieux ; ils ne pouvaient empêcher mes nuits d’être peuplées de songes funèbres. En suivant les traces d’un vivant, je tremblais de ne rencontrer qu’un mort au bout du chemin.

– Et cela s’est réalisé, fit gaiement le Français. Seulement en ce pays excentrique les morts sortent du tombeau.

– Ne riez pas, je vous en prie.

– Demandez-moi tout excepté cela, Lotia. Depuis si longtemps que je suis sevré de votre chère présence, je vous vois et vous me défendez d’être joyeux. Est-ce que les oiseaux ne chantent pas quand brille le soleil ? Eh bien moi, j’ai deux soleils, vos yeux ; jugez de mes transports.

Armand interrompit le causeur :

– Je te félicite, cousin. Je craignais que ton long séjour sous les eaux ne t’eût rendu loup de mer ; je constate avec plaisir qu’il n’en est rien. Tu viens de tourner un compliment… astronomique que l’observatoire de Paris t’envierait.

– Plaisante, plaisante, s’écria Robert. Demande donc à ton observatoire de te montrer une étoile pareille à Lotia.

– Ah ! cela n’est plus galant.

– Que veux-tu dire ?

– Que ma femme, ma bonne et charmante Aurett est là.

– Eh bien ?

– Eh bien, aveugle, l’étoile semblable est trouvée.

Et comme tous riaient de cette escarmouche amicale, on frappa un coup léger à la porte du salon.

– Entrez, dit Armand.

Le battant tourna sur ses gonds et James Pack apparut.

– Ah ! s’exclama le journaliste, c’est vous, mon cher hôte, qui vous annoncez ainsi, vous êtes vraiment par trop discret.

Le Corsaire secoua la tête :

– Non, mais j’ai quelque mémoire.

– Je ne vois pas le rapport.

– Satisfaits, vous avez oublié la pauvre mère qui, elle aussi, attend l’être cher dont elle a été séparée.

Tous les yeux se fixèrent sur Joan, tous les visages devinrent graves.

Elle s’était soulevée à demi sur son siège et ses regards exprimaient une ardente interrogation.

– Je vous comprends, Mistress Joan, reprit doucement le Corsaire, et si je me suis absenté tout à l’heure, c’était pour prévenir Miss Maudlin de votre arrivée à bord.

– Ma fille !

C’était un cri étouffé qui jaillit des lèvres de la pauvre femme.

– Ma fille sait que je suis ici et elle n’est pas dans mes bras.

– Elle va s’y jeter, Mistress.

Ce disant James ouvrit la porte et avec un profond respect :

– Entrez, Miss Maudlin. Votre mère vous est rendue.

La jeune fille se précipita impétueusement dans la salle, et d’un seul élan se pelotonna dans les bras de sa mère.

Ce furent des baisers éperdus, des sanglots. Puis, la première émotion passée, Joan éloigna sa fille.

– Laisse-moi te regarder, enfant. Songe que, pour ainsi dire, je ne t’ai jamais vue.

De ses mains appuyées sur les épaules de Maudlin, elle la tournait, plaçant son jeune et frais visage en pleine lumière. Un cri de surprise échappa à tous les assistants :

– Silly, l’innocent Silly !

Oui, on ne pouvait s’y méprendre. Les traits de Maudlin étaient les mêmes que ceux du pauvre enfant errant dans les rues de Sydney, mais son regard clair, intelligent, n’était plus celui de l’innocent.

– Silly, reprit Joan, Silly, était-ce donc toi ? Était-ce ma fille que j’ai pressée sur mon cœur sans la reconnaître ?

– Oui, mère, balbutia Maudlin.

– Toi ! Et tu as eu le courage de te taire, de ne pas me crier : Je suis celle que tu pleures !

La jeune fille montra James.

– En parlant, mère, je perdais celui qui a consacré son existence à nous protéger.

– Ah oui ! c’est vrai. Le danger l’environnait… par ma faute, à moi, misérable créature, qui ai donné ma main à notre pire ennemi…

– Que vous pensiez être le plus dévoué des amis, dit lentement le Corsaire en avançant d’un pas. Ne vous accusez donc pas, Mistress. Vous fûtes la victime d’une odieuse machination, la victime, entendez-vous.

Et d’une voix douce, avec une ironie douloureuse :

– Je vous laisse miss Maudlin. Elle vous contera son existence. Vous avez été étonnée d’apprendre qu’elle avait incarné Silly ; vous le serez davantage lorsqu’elle vous aura dit qu’elle fut le capitaine de l’un de mes sous-marins ; qu’elle fut Corsaire Triplex, tout autant que sir Robert et que moi-même.

– Quoi, ma fille… ?

– Le voulut ainsi. J’avais l’intention de la laisser en Europe, mais elle refusa net. Vous allez travailler à me rendre ma mère, me dit-elle, je veux travailler avec vous ; je veux être de moitié dans tous vos dangers. Ma mère elle-même me reprocherait de vous permettre de vous exposer seul pour le salut commun. Mais je relève aujourd’hui le gracieux capitaine de son commandement. Vous resterez auprès de votre mère, Miss, et le second vous remplacera à la direction du bateau. N’est-ce point là ce que désire mistress Joan ?

– Si, si, homme de bien. Je vous remercie du plus profond du cœur. Mais dites-moi qui est celui qui nous a tirées de l’abîme, celui qui aime la justice au point de se consacrer tout entier à son triomphe ?

– Je suis James Pack, Mistress, ou je suis le Corsaire Triplex.

– Vous prétendez cacher votre véritable nom ; je n’ai pas le droit de résister à votre volonté. Mais quelle que soit l’appellation choisie par vous, vous resterez pour moi le sauveur de ma fille.

Le Corsaire salua, puis d’une voix brève, comme s’il avait hâte de mettre fin à la scène :

– Par la voie de la presse, dit-il, j’ai convié la flotte britannique à se trouver dans deux mois à l’île d’Or. Nous avons à travailler d’ici-là, afin d’assurer le triomphe définitif.

Ces paroles secouèrent les assistants. Tous se levèrent et d’une commune voix :

– Vous pensez donc réussir enfin ?

– Oui, je réussirai, murmura-t-il avec une tristesse inexplicable. Oui, vous serez heureux.

Ses traits se contractèrent, il eut un geste comme pour chasser une idée importune et reprenant le ton du commandement :

– Sir Robert, voici une enveloppe. Elle contient mes instructions. Je vous rejoindrai dans les parages de Bornéo, à la baie de Gaya, point d’attache du stationnaire britannique.

– Vous nous quittez donc ?

– Sans doute.

Rougissante, miss Maudlin se rapprocha et d’une voix hésitante :

– Est-ce donc indispensable ?

Les paupières de James battirent ; une expression indéfinissable passa dans ses yeux mais ce fut d’un air détaché qu’il répondit :

– Il le faut. Le Corsaire Triplex doit se montrer partout à la fois pour vaincre les dernières hésitations de l’Amirauté.

– Pourtant…

Il l’interrompit presque brusquement :

– Ah ! laissez-moi achever mon œuvre. Ma présence ici serait inutile. Vous êtes auprès de votre mère, et cette compagne tant désirée vous fera oublier l’ami dont le souvenir rappellerait seulement les jours sombres.

La jeune fille fut agitée d’un tremblement ; une teinte purpurine monta à ses joues :

– Vous êtes injuste, capitaine, dit-elle enfin. Je n’ai pas mérité que vous m’accusiez d’ingratitude…

– Je n’ai rien affirmé de semblable…

– Pardon. Ne serait-ce pas de l’ingratitude d’oublier celui qui m’a préservée de la mort, qui à toute heure a veillé sur moi avec la sollicitude…

– … D’un serviteur dévoué, ricana Pack avec une amertume étrange.

Mais la réplique eut un effet inattendu. Maudlin se calma soudain ; ses lèvres s’entr’ouvrirent pour un sourire et doucement :

– La sollicitude, le dévouement n’ont pas besoin d’épithètes. Ils sont et c’est tout. Seulement ce que je tiens à vous déclarer, capitaine, c’est que ma mère et moi sommes pénétrées de reconnaissance pour vous. Vous pouvez impunément être injuste, cruel ; il ne dépend pas de vous de vous chasser de notre cœur.

James, dont le regard avait pris quelque chose d’halluciné, ne répondit rien. Il s’inclina profondément et se retira.

La porte retomba sur lui. Un instant encore on entendit le bruit de ses pas, puis le silence se fit.

Alors Robert, qui venait d’ouvrir l’enveloppe contenant les ordres, lut à haute voix :

« Se rendre à Poulo-Tantalam (Malacca), déposer une carte et rallier la baie Gaya. »

– C’est de l’hébreu ! s’exclama Armand.

– Pour toi, oui ; mais pour moi ces instructions sont claires.

– Alors explique-nous…

– Je ne le dois pas. Le capitaine m’a prescrit d’obéir, non de vous instruire.

Et pour couper court aux questions de son trop curieux cousin, le jeune homme alla au tableau de direction, et pressa successivement plusieurs touches.

Dix secondes se passèrent, puis un frémissement léger se produisit.

– Qu’est cela ? demanda Aurett.

– Le bateau se met en marche, cousine, tout simplement. Je vous prierai même de m’excuser si je m’éloigne. Il me faut transmettre mes ordres à l’équipage.

Sur ce il quitta le salon.

Et comme les passagers se regardaient avec une certaine surprise, Maudlin s’approcha de Lotia :

– Permettez-moi de vous faire les honneurs de votre nouvelle demeure. Ne vous plairait-il pas de regarder par la fenêtre ?

– Pardon, je ne comprends pas, murmura la jolie Égyptienne. Maudlin désigna les hublots circulaires qui ornaient deux des cloisons.

– Les croisées, les voici.

Et, appuyant sur une manette :

– Je fais glisser les obturateurs. Maintenant il vous est loisible de voir les passants.

Aussitôt les hublots furent démasqués, et à travers les vitres, les passagers aperçurent la mer que le fanal illuminait de rayons phosphorescents.

Des ombres passaient dans la zone lumineuse avec des contorsions éperdues. C’étaient des poissons, des raies, des squales troublés dans leur tranquillité sous-marine par cette soudaine irradiation.

– Mais on doit nous apercevoir de la côte, remarqua le journaliste.

– Pas le moins du monde, répliqua Maudlin. Consultez le manomètre. Nous sommes actuellement par trente brasses de profondeur, et un navire placé perpendiculairement au dessus de nous, c’est-à-dire dans les meilleures conditions d’observation ne distinguerait rien.

Un silence suivit. Tous s’étaient placés aux hublots et s’absorbaient dans la contemplation du spectacle rare qu’ils avaient sous les yeux.

Soudain l’attention de Lotia fut attirée par des silhouettes qui passaient à la limite du cercle éclairé et semblaient fuir avec une extrême rapidité en sens inverse de la course du navire.

– Qu’est cela ? demanda-t-elle.

– Des rochers !

Armand eut un sursaut.

– Des récifs ! Diable ! Diable !

La gentille cicérone des passagers se tourna vers lui :

– Qu’avez-vous, Sir ?

– J’ai… une réflexion désagréable.

– Qui est ?

– Celle-ci : le fanal éclaire un cercle restreint et si nous donnions sur un récif…

Ce fut par un éclat de rire perlé que Maudlin accueillit l’observation, puis, son hilarité calmée :

– Pas de danger. Le n° 2, – car ce bateau porte le numéro 2, le 1 étant commandé par sir James, et le 3 étant celui que dirigeait votre cousin, – le n° 2, dis-je, obéit au gouvernail avec une facilité surprenante ; à l’occasion, il peut évoluer sur lui-même comme une toupie.

– Robert nous a conté que le bateau où nous sommes pouvait marcher à soixante milles à l’heure, soit à peu près à cent douze kilomètres.

– Il ne vous a pas trompé.

– J’en suis assuré. Ce que je désire savoir, c’est la force nécessaire pour produire une marche aussi rapide.

– Oh ! là je puis vous satisfaire. Il s’agit seulement de donner des chiffres et ma mémoire est fidèle.

Gracieusement elle continua après une pause :

– Voilà. Le navire déplace exactement dix-huit cents tonnes (1.800.000 kilogrammes). À la surface de l’eau, pour mettre pareille masse en mouvement et lui imprimer la vitesse dont il s’agit, il faudrait plus de deux mille chevaux-vapeur.

– Et par suite, acheva Lavarède, avoir à bord des machines énormes et encombrantes.

– Précisément. Or, entièrement plongé dans la mer, notre sous-marin a seulement besoin de cinquante chevaux.

– Cinquante ?

– Oui. Vous avez bien entendu.

– Cinquante ! Alors il convient d’adopter la devise de certains industriels : Installation facile, économie, célérité…

– Et discrétion, acheva Maudlin ; car personne, à la surface du globe, ne connaît encore le dispositif de nos appareils[4].

Une exclamation de Joan interrompit ce dialogue scientifique. Debout près d’un hublot, la veuve de lord Green avait continué à regarder au dehors, tournant la tête de temps à autre pour poser son regard attendri sur sa fille.

– Maudlin, dit-elle, viens, mon enfant. J’aperçois une chose énorme. Qu’est-ce donc ?

Et, la jeune fille s’étant approchée :

– Tiens, là-bas, on dirait un cétacé gigantesque.

– Mais c’est un autre sous-marin, mère.

– Un autre ?

– Oui. Probablement celui de sir James. C’est lui-même. Tenez, il fait des signaux.

En effet, le fanal du bâtiment venait de s’allumer, passant successivement du blanc au vert, du vert au jaune, pour devenir ensuite d’un rouge éclatant.

– Interposition de verres de couleur, expliqua Maudlin. Signal simple, car je puis le traduire.

– Et il signifie ?

– Obéissance absolue. Je m’éloigne. Au revoir.

Sans nul doute la jeune fille avait raison, car à peine venait-elle de prononcer ces derniers mots, que le feu reprit sa couleur blanche et que, le navire pivotant sur lui-même s’éloigna avec rapidité pour disparaître bientôt dans la masse sombre des eaux.

Avant de partir pour se livrer à un mystérieux travail, James Pack avait voulu adresser un adieu à ses protégés.

Presque au même instant, la porte du salon tourna sur ses gonds et Robert entra.

– Mes amis, dit-il, j’ai assuré le service. Je reviens auprès de vous. Tout d’abord, permettez-moi de vous transmettre une communication…

– Du Corsaire Triplex, fit Lotia. Inutile, nous avons intercepté la dépêche. Et d’une voix grave, elle répéta :

– Obéissance passive. Je m’éloigne. Au revoir.

Robert s’étonna, mais ses yeux rencontrèrent Maudlin et secouant la tête :

– Je devine, c’est Mademoiselle qui a violé le secret de nos correspondances lumineuses. En ce cas, il ne me reste plus qu’à vous conduire à vos cabines, car après les fatigues et les émotions de cette nuit, vous devez avoir besoin de repos.

La proposition parut surprendre tout le monde. Emportés par la situation si nouvelle où ils se trouvaient, les passagers oubliaient la fatigue. Cependant personne ne protesta ; les paroles de Robert rappelant à tous qu’après une course au cimetière de Killed-Town, après leur embarquement sur ce féerique navire, il était raisonnable de se mettre au lit.

Quelques minutes plus tard, les voyageurs s’enfermaient dans les cabines ménagées à l’arrière, et sous la garde du pilote qui, les mains crispées sur la roue du gouvernail, fixait de son regard clair les limites de la clarté projetée par le fanal, le bateau n° 2, emportant son équipage endormi, filait à toute électricité dans la solitude paisible des eaux.

Telle était leur fatigue que, malgré le sentiment de malaise inséparable d’un début à l’existence sous-marine, les passagers se réveillèrent fort tard le lendemain.

Vers midi seulement, ils se réunirent dans la salle à manger, voisine du salon.

Un menu délicat les y attendait.

Aux produits de la terre, fruits, légumes, viandes savoureuses, se mêlaient les poissons exquis, aux formes bizarres. Une certaine gelée de fucus rouges, non sans analogie avec la gelée de groseilles, obtint tous les suffrages.

Et comme si l’office du Corsaire Triplex n’avait pas été jugé suffisant pour mettre en belle humeur les convives, vers la fin du déjeuner, un courant d’air frais, tout chargé de senteurs salines, fit irruption dans la salle à manger.

– Ah çà ! D’où vient cette brise délicieuse ? questionna le journaliste toujours curieux.

– Des ventilateurs, expliqua Robert. Grâce à des réservoirs d’oxygène et à des récipients emplis de potasse caustique, nous pouvons refaire notre air ; mais quand rien ne s’y oppose, nous préférons remonter à la surface de l’océan. On ouvre alors le panneau, et des ventilateurs puissants renouvellent l’atmosphère viciée du navire.

Pour conclure, il offrit à Lotia de monter sur le pont.

Elle ne répondit qu’en se levant, et tous deux, suivant le couloir, arrivèrent au pied de l’échelle qui donnait accès au dehors.

Le panneau était ouvert au large, laissant apercevoir un rectangle de ciel bleu. Les fiancés gravirent les échelons, prirent pied sur le dôme de métal ruisselant de soleil. Un instant ils demeurèrent immobiles, aveuglés par le passage brusque de la demi-obscurité à la lumière éclatante, puis ils regardèrent autour d’eux. L’horizon formait un cercle parfait. Pas un îlot, pas un récif ne rompait la monotonie verte de l’Océan.

Aucune voile ne se montrait et le bateau n° 2 semblait un point perdu au milieu du désert liquide.

Mais ni Robert, ni Lotia n’étaient portés aux pensées tristes. Ils étaient l’un près de l’autre, eux qui s’étaient crus séparés pour toujours, et la coupole de lapis-lazuli du ciel s’appuyant sur le tapis émeraude de la mer réjouissait leurs yeux.

Pourquoi d’ailleurs auraient-ils été troublés par l’aspect de l’océan ? L’immense étendue d’eau évoque chez les marins, chez les voyageurs ordinaires l’idée des naufrages, des sinistres sans nombre, des vaisseaux engloutis, flottant entre deux eaux, épaves désolées montées par un équipage de morts. Mais pour les jeunes gens, la grande Verte était une amie. N’était-ce pas elle qui avait caché leur défenseur, qui les protégeait encore contre leurs ennemis ? La mer, que les Anglais déclarent si hautement leur appartenir, se rebellait contre ses maîtres, ouvrant ses abîmes pour abriter les victimes d’Allsmine.

Et ils avaient de doux regards pour les petites vagues, qui venaient caresser le bateau de métal avec un harmonieux clapotis.

Soudain un bruit de pas sonnant sur le dôme les tira de leur rêverie. Ils tournèrent la tête, ils eurent un geste de plaisir. L’Égyptien Niari était devant eux.

L’ancien confident de Thanis s’avança. Parvenu à trois pas de Lotia, il s’arrêta, mit un genou en terre en élevant au-dessus de sa tête ses mains réunies en forme de coupe, semblable aux « Adorateurs » des bas-reliefs des temples de la vallée du Nil :

– Fille des Rois, Niari te salue. Tu apparais à ses yeux ainsi que l’étoile du soir.

– Relève-toi, Niari, fit doucement la jeune fille. Relève-toi. Ce n’est plus la fille des puissants pharaons qui te tend la main ; c’est une pauvre enfant, victime d’une machination odieuse, qui espère que ta bouche s’ouvrira pour proclamer la vérité et pour mettre fin à ses tristesses.

– Est-elle chagrine, la gazelle aux yeux de velours, que Yacoub Hador, son père, destinait comme femme au vainqueur des habits rouges (Anglais) ? Alors j’ai manqué à mon devoir. J’aurais dû être le premier à la saluer, mais j’ignorais sa venue. Tout à l’heure seulement j’ai appris qu’elle avait daigné prendre passage à bord de ce bateau étrange.

– Ne t’excuse, pas, Niari. Je sais pourquoi tu as agi dans le passé. Je sais que, tout dévoué au fourbe Thanis, tu avais choisi avec lui un Français pour jouer son rôle, pour tomber sous les coups des conquérants roux de la terre de nos ancêtres.

L’Égyptien courba la tête, murmurant d’une voix sourde :

– Les miens ont toujours prêté le serment de fidélité à ceux dont Thanis est issu.

– Cela est vrai. Aujourd’hui cependant Thanis est mort.

– Mort, hélas ! sans avoir chassé nos ennemis ainsi que son illustre naissance le lui ordonnait.

Tout bas la jeune fille glissa à l’oreille de Robert :

– Pauvre diable ! C’est un patriote exalté, une âme généreuse. Pourquoi s’est-il attaché à un traître ?

Et élevant la voix :

– Oublions cela, Niari. Écoute-moi. Tu avais l’intention, m’a-t-on raconté, de dire la vérité, d’expliquer de quelle manière sir Robert Lavarède avait été substitué à Thanis ?

Le visage bronzé de l’Égyptien se contracta ; il fixa son regard fauve sur le cousin de Lavarède et avec une énergie sauvage :

– Un Européen ne doit pas porter ce nom que tant de guerriers ont rendu égal à celui des dieux.

Robert allait répondre ; Lotia l’arrêta par un sourire :

– Niari a raison. Le nom de Thanis ne saurait être prêté à un étranger ainsi qu’un manteau. Donc, de retour en Europe, fidèle serviteur, tu feras la déclaration que… ?

– Que je viens de dire ; oui, fille des Hador.

– Eh ! s’écria Robert incapable de se contenir plus longtemps, vous m’avez déjà fait cette promesse, digne Niari. Je vous ai garanti, je vous garantis encore que je ne demande pas autre chose.

Et prenant les mains de Lotia :

– Retrouver mon nom, ma nationalité pour pouvoir vous les offrir, ma chère fiancée. Être votre mari ; vivre auprès de vous dans la lumière de votre sourire… Ah ! le joli rêve et comme il vaut mieux que cette étiquette de Thanis, synonyme de mensonge et de trahison !

Lancé sur ce terrain, le jeune homme aurait continué longtemps ; mais une main nerveuse se crispa sur son bras. Il regarda. Niari était penché vers lui, le dévorant des yeux.

– Quoi encore ? fit le Français.

– J’ai mal entendu, gronda l’Égyptien. Oui, sans doute, mes oreilles m’ont trompé.

– En quoi ?

– N’avez-vous pas dit qu’en vous restituant votre véritable nom, je ferais de vous l’époux de Lotia Hador ?

– Je crois bien que je l’ai dit.

– C’est pour cela que vous m’avez tiré de prison, enlevé à mes geôliers, conduit dans ce navire ?

– Pas pour autre chose.

Les yeux de Niari flamboyèrent :

– Alors, ordonnez que l’on me ramène dans mon cachot, que l’on m’arrache la langue. Je préfère la torture au rôle odieux que vous me destinez.

– Ah çà ! Vous devenez fou.

– Moi, moi, je parlerais pour qu’un homme d’Europe épouse Lotia, la fleur du Nil. Non, non ! La fille de Hador sera la femme du chef victorieux des envahisseurs. N’espère plus que j’agisse selon tes vues. Désormais je te nomme Thanis ; par tous les serments, j’affirmerai que tu es Thanis. Ah ! ce nom te déplaît, il empêche que Lotia contracte une honteuse alliance avec toi. Eh bien, ce nom, je le rive à ta chair, je le grave sur ton front. Tu es Thanis ; tu es Thanis. Quiconque dira le contraire aura menti, menti… !

En proie à un délire sibyllin, l’Égyptien écumait. Terrifiés par sa soudaine surexcitation, Robert, Lotia le considéraient, frappés au cœur par ses paroles.

– Niari, bégaya la jeune fille, Niari, revenez à vous. C’est moi qui vous supplie. Vous ne voudrez pas me condamner au malheur.

Il ricana :

– Le malheur est dans la honte. La honte est dans le mariage que tu as rêvé. Ton devoir, fille du Nil, est là-bas, sur les rives du grand fleuve. Ton devoir est d’apporter l’appui de ton nom, l’espoir de ta beauté aux vaillants qui verseront leur sang pour l’indépendance.

– Non, non, écoute. Je ne suis point faite pour les scènes tumultueuses, pour les bruits sinistres des camps. Je ne veux point qu’il y ait des cadavres mutilés sur ma route, des agonies plaintives, des blessés gémissants. Je ne veux pas que la terre se gorge de sang, que les sables du désert s’agglutinent en boue rougeâtre, que les larmes des mères, des fiancées, des enfants tombent en brûlante rosée. Niari…

Elle tendait des mains suppliantes vers l’Égyptien, mais il la repoussa d’un geste dur :

– Jamais Niari ne manquera à ce qu’il doit. Par Osiris, celui qui t’accompagne n’a plus pour moi qu’un nom, celui qui le sépare de toi… Il est Thanis, Thanis, Thanis !

Et tournant sur ses talons, le patriote Égyptien s’éloigna d’un pas raide et disparut par le panneau ouvert.

Lotia n’avait pas fait un mouvement pour le retenir, mais une pâleur livide avait envahi son visage, et sous ses longs cils de grosses larmes glissaient, coulant sur ses joues en gouttelettes transparentes, que le poète Danois Rijne appelle si justement les diamants de la douleur.

– Lotia ! s’écria Robert bouleversé par ce désespoir muet, Lotia ! ne pleurez pas ainsi.

Elle leva ses paupières, regarda son fiancé et tristement :

– Si, ami, il faut pleurer. Nous nous sommes réjouis trop tôt. L’obstacle qui nous a séparés jusqu’ici renaît plus puissant que jamais.

– Non, non. Je contraindrai Niari…

– Ne le croyez pas. Vous pourrez le tuer, mais vous n’obtiendrez rien de lui.

Et une rougeur ardente montant à son front :

– D’ailleurs sa décision qui nous frappe, ne mérite-t-elle pas tout notre respect. C’est à la patrie égyptienne qu’il nous sacrifie, à la patrie qu’il veut libre. Je le maudis et je le vénère. Seul, le nom d’Hador peut réunir tous les patriotes. Ce nom effacé de l’armée des révoltés, les divisions intestines commencent, prélude de la défaite. Il a raison. Il brise mon cœur, ami, mais il sauve mon honneur.

Éperdu, le Français lui avait pris les mains :

– Lotia, ma douce fiancée, revenez à vous ; ne prononcez plus ces paroles de désespérance.

Elle secoua la tête :

– Vous voyez bien que mes larmes coulent, mais j’étais folle ; j’avais rêvé le bonheur paisible de celles dont les responsabilités ne chargent pas les épaules. La vérité vient de m’apparaître. Qu’importe ma vie, qu’importe mon affection ? L’honneur parle, il ordonne tous les sacrifices.

Et le jeune homme reculant comme frappé de la foudre :

– Oh ! Robert, je vous en supplie, comprenez cela.

Le Français l’écarta du geste :

– Ah ! Lotia. Vous n’avez pas pour moi la tendresse que je sens pour vous.

– Mensonge !

– Hélas non !

Impétueusement elle courut à lui et, lui appuyant les mains sur les épaules :

– Ah ! je vous en conjure, ne répétez pas cela. C’est ma vie que je donne en échange de l’honneur. Mais vous, vous qui êtes condamné à rester Thanis,… ah ! soyez-le. Soyez le Thanis vaillant, le libérateur d’un peuple, la terreur des conquérants ennemis. Soyez surtout le triomphateur auquel ma main doit appartenir. Dites, Robert, le voulez-vous ?

Sous le regard de la jeune fille, il baissa les yeux.

– Dites, répéta-t-elle, le voulez-vous ?

Lentement, sa voix tremblante scandée par les palpitations de son cœur, il répondit :

– Non.

Et comme elle avait un cri de douleur :

– Libre, Robert Lavarède, soldat de France, affronterait avec joie tous les dangers pour vous. Mais l’homme sans nom, auquel on a arraché sa patrie, auquel on impose un nom abhorré, ne saurait le faire. Obéir serait renoncer, et renoncer c’est la perte de ce que vous invoquiez tout à l’heure ; c’est la mort de l’honneur.

Lotia se tordit les mains, murmurant avec un accent déchirant :

– C’est vrai ! c’est vrai !… C’est son honneur que je lui demande. Ah ! nous sommes perdus, perdus !

Il s’éloignait la tête basse. Elle le suivit. Tous deux redescendirent à l’intérieur du bateau. Chacun se retira dans sa cabine. Ils voulaient être seuls en face de l’horreur de leur situation.

Réunis après tant d’épreuves, ils étaient plus séparés que jamais.

CHAPITRE IV

LES BAINS SACRÉS DE POULO-TANTALAM


Lorsqu’Armand, étonné de la réclusion de son cousin, l’interrogea, il éprouva une vive colère en apprenant la décision prise par le fanatique Niari.

De fait, il y avait de quoi s’irriter ! À l’instant où tous les obstacles semblaient aplanis, où le bonheur de Lotia et de Robert n’était plus qu’une question de jours, une nouvelle complication surgissait, plus terrible que les autres, car elle détruisait l’espoir ultime des malheureux fiancés.

Niari fut appelé, mais vainement Aurett supplia, vainement le journaliste menaça, l’ancien serviteur de Thanis demeura inébranlable dans sa résolution.

À tout ce qu’on put lui dire, il répondit invariablement :

– Je désespère celle que je vénère, parce qu’au-dessus d’elle est la patrie. Dût-elle mourir, dussé-je périr au milieu des tortures, je ne pourrais pas m’attendrir. Le sacrifice servirait d’exemple et profiterait à la liberté de la terre d’Égypte.

De guerre lasse, il fallut renoncer à convaincre Niari.

Tous s’étaient rassemblés au salon. Découragés, ils regardaient Lotia, dont le visage pâle, les yeux éteints, exprimaient l’abattement.

La jeune fille succombait sous ce dernier coup. Tout en elle disait la tristesse. La mort de son espoir l’avait incurablement blessée. Aux paroles de ses amis, elle répondait d’une voix sourde, douloureuse, monotone, tel un fiévreux conversant dans le demi-brouillard du délire.

Maudlin, attristée par ce spectacle, essayait de distraire la fille d’Hador ; mais si celle-ci l’écoutait patiemment, on sentait que son esprit était ailleurs, se reportant toujours au rêve évanoui.

Inutilement les obturateurs des hublots avaient été levés. Inutilement Maudlin et sa mère, unies dans une même pensée, dissertaient sur les paysages sous-marins qui défilaient devant leurs yeux, signalant le passage des bandes de poissons multicolores s’enfuyant épouvantés par la vue du bateau, monstre inconnu, venu là pour troubler leur quiétude.

Rien n’intéressait plus la jolie Égyptienne.

Les jours succédaient aux jours sans que le sourire reparût sur ses lèvres. Sa pâleur augmentait. Que lui importaient les coraux du détroit de Torrès, les floraisons étranges de la mer de Banda, resserrée entre les îles de Timor, de la Nouvelle Guinée, de Célèbes, les eaux volcaniques aux températures diverses de la mer de Java, large détroit qui sépare la grande terre malaise de Bornéo !

Le chenal de Kassinato avait été franchi, on pénétrait dans la mer de Chine, sans que les efforts des passagers eussent réussi à tirer la jeune fille de la torpeur à laquelle elle s’abandonnait.

Un soir qu’elle s’était retirée dans sa cabine aussitôt après le dîner, Joan murmura :

– Dans cette prison flottante, il est impossible de lutter contre sa tristesse. Ah ! si nous étions à terre, on la contraindrait à sortir, à se promener. En dépit d’elle-même, le paysage, le mouvement de la vie influeraient sur ses pensées, seraient un dérivatif à sa douleur.

– Tu as raison, mère, s’écria vivement Maudlin, il faut la faire sortir.

Et comme les assistants regardaient avec étonnement :

– Oui, reprit la douce enfant. Vous vous figurez que nous sommes captifs, il n’en est rien. Les excursions au fond de la mer nous sont permises. Nous chassons le fusil à la main dans les forêts sous-marines.

Toute réjouie à l’idée de distraire Lotia, elle poursuivit :

– Des explications vous semblent nécessaires ?

– Oui, firent d’une seule voix ses interlocuteurs.

– Alors je m’exécute. – Et, d’un petit ton doctoral : – Vous saurez donc que nous avons à bord des scaphandres recouverts de lames d’acier entre-croisées, qui ont une résistance presque infinie et nous permettent de nous promener à des profondeurs, où la pression de l’eau est telle qu’il semblait interdit à l’homme d’y atteindre.

Elle sourit, se tourna vers Aurett :

– Permettez-moi quelques chiffres, non par pédantisme, croyez-le… Car je les ignorerais, si les circonstances n’avaient fait de moi un Corsaire Triplex. Mais je vois à votre visage que la pensée d’errer sous les flots vous inquiète, et je prétends vous donner confiance. Donc, la pression de l’atmosphère au niveau du sol, ainsi que l’a établi Torricelli, correspond à la pression d’une colonne d’eau d’environ 10 mètres, exactement 10 mètres 40 cent…, c’est-à-dire à 103 kilog. 36 pour un décimètre carré de surface et 10.336 kilogrammes pour un mètre carré. Ceci posé, il est évident que nous supporterons cette pression multipliée par 2, par 10, par 100, si nous descendons dans l’eau de deux fois, dix fois, cent fois 10 mètres. En un mot, si nous atteignons la profondeur de mille mètres, nous serons soumis à une pression de un million trente-trois mille six cents kilogrammes (notre surface totale étant d’environ un mètre carré), suffisante pour nous aplatir ainsi qu’une feuille de papier. Eh bien, nos scaphandres sont conçus de telle façon que nous avons pu sans le moindre inconvénient, affronter des profondeurs de 3.000 mètres. Comme je vous propose en ce moment une excursion par trente ou quarante mètres de fond, vous voyez que vous ne courrez aucun risque.

– Mais les poissons féroces, les requins… ? balbutia Joan, que le calme de sa fille faisait trembler.

Maudlin se pencha vers elle :

– Les requins ? Oh ! maman, la rencontre n’est périlleuse que pour eux, tu verras cela.

Et gaiement :

– Est-ce convenu ? Qui veut être de la petite partie de campagne ? Au surplus, pour la première promenade sous-marine, le bateau nous suivra de près comme un chien fidèle. Eh bien, vous décidez-vous ?

Ce fut Aurett qui répondit :

– Pour moi, j’ai grande envie d’accepter.

– Moi aussi, déclara Armand.

Ce fut le signal, Joan, Robert acquiescèrent à leur tour à la proposition de la jeune fille, et Lotia, sollicitée par tous, consentit à être de la promenade.

– Seulement, fit remarquer Aurett, nous serons en pénitence, car la conversation est impossible sous les eaux.

– Erreur, erreur, s’écria joyeusement Maudlin, on peut bavarder.

Un mouvement de surprise secoua les assistants, et le journaliste exprimant la pensée de tous, murmura :

– Si vous me démontrez cela, vous me ferez plaisir.

– Rien de plus aisé.

– Nous vous écoutons.

– Une simple application du téléphone.

– Vous dites, Miss Maudlin ?

– Ce qui est. Du reste, si vous consentez à me suivre, je vais vous présenter les appareils.

Elle se dirigeait vers la porte. Tous se levèrent et, par le couloir, gagnèrent, avec elle, un escalier conduisant à la cale du bateau n° 2.

Là, le gracieux guide ouvrit une porte, actionna des lampes électriques fixées aux parois, et ses compagnons distinguèrent une salle spacieuse, dont un des côtés affectant une forme courbe, indiquait qu’il était fait par l’enveloppe même du navire.

Tout autour, supportés par des socles ainsi que des mannequins, des scaphandres se dressaient.

L’impression était étrange. Ces vêtements de cuir caoutchouté, renforcés de croisillons métalliques, surmontés par les grosses calottes de cuivre, percées d’ouvertures rondes obturées par des verres épais, semblaient être des individus appartenant à une espèce inconnue.

– La salle des gardes d’un castel sous-marin, remarqua le Parisien.

– Oui, répliqua Maudlin, le mot est juste. Mais ces armures, très dix-neuvième siècle sont infiniment plus commodes que celles des paladins du moyen âge.

Ce disant, elle déboulonnait prestement l’un des casques, qui s’ouvrit ainsi qu’une boîte.

– Veuillez regarder, continua la fille de Joan. À la partie antérieure de la calotte sphérique, à portée des lèvres de celui que l’appareil recouvre, se trouve une plaquette vibrante, analogue à celle des téléphones ordinaires. À hauteur de l’oreille est un oreillon fixe, et sur l’épaule, à l’extérieur de la boule de métal, existe un anneau. Voulez-vous échanger quelques observations avec un compagnon de route, vous décrochez un fil conducteur recouvert d’un corps isolant qui s’attache sur la poitrine ainsi qu’une aiguillette d’officier d’état-major ; vous glissez le crochet qui le termine dans l’anneau placé sur l’épaule de votre interlocuteur et la communication est établie. Vous pouvez alors discourir tout à votre aise, comme de bons négociants qui, de leur cabinet de travail à Paris, à Londres ou ailleurs, transmettent des ordres à leurs correspondants.

Un murmure approbateur accueillit l’exposé de ce dispositif aussi simple qu’ingénieux.

– Attendez, se récria Maudlin, je n’ai pas fini. Sir James Pack est un ingénieur de grand mérite, il a fait de ses scaphandres de véritables bijoux scientifiques.

Et avec une nuance d’orgueil elle reprit :

– Respirer est la première préoccupation du scaphandrier. Primitivement, on était relié à la terre ferme par des tuyaux de caoutchouc, qui traversaient la capsule métallique et étaient fixés sur une sorte de muselière, appliquée sur les lèvres du plongeur. Celui-ci, bouchant alternativement chaque trou avec sa langue, aspirait par l’un, l’air pur que lui envoyait une pompe, manœuvrée sur la rive, et expirait par l’autre l’air vicié dans ses poumons. L’homme était ainsi captif et de plus l’acte respiratoire était fort difficile.

– Ma foi, interrompit le journaliste, permettez-moi de vous féliciter, Miss, vous parlez de ces choses comme un véritable savant.

– C’est sir James qui m’a enseigné cela, fit la jeune fille tandis qu’une légère rougeur montait à ses joues ; c’est à lui que revient votre éloge.

Puis très vite, comme pour détourner la conversation :

– Mais je reprends. Plus tard, on substitua à la pompe des réservoirs à air comprimé Denayrouse que les plongeurs portaient sur le dos et qui étaient reliés à la bouche du patient par des tubes. Ainsi, le scaphandrier acquérait plus de liberté, mais il était toujours pénible et fatigant de respirer. Sir James a modifié cela. Un réservoir fixé au dos contient de l’air pour douze heures. L’oxygène arrive directement dans la calotte sphérique, dosé par un robinet qui est réglé au départ. On respire comme à l’air libre, sans y faire attention. L’air expiré étant chargé d’acide carbonique tend à descendre vers les pieds. Or à l’intérieur du scaphandre, à hauteur de la poitrine, le long des jambes, sont disposés des récipients percés de trous imperceptibles et remplis de potasse caustique. Les ouvertures sont trop petites pour laisser filtrer le liquide, mais elles livrent passage aux gaz. Or vous le savez, la potasse, ainsi que l’on s’exprime en chimie, est très avide d’acide carbonique. Il se forme incessamment des carbonates de potasse, qui débarrassent de toute impureté l’appareil devenu ainsi une chambre respiratoire idéale.

– Bravo, bravo, murmurèrent les auditeurs.

Mais Maudlin leur imposa silence du geste :

– Un instant encore. Vous êtes convaincus que l’on peut errer dans les prairies sous-marines cent fois plus belles que les prés terrestres ; vous comprenez que l’on respire un air frais et pur. Il y a pourtant autre chose. Il faut être en état de se défendre contre les requins et autres animaux nuisibles dont ma mère parlait tout à l’heure.

Lavarède n’y tint plus :

– Quoi, sir James a aussi résolu ce problème ?

– Parfaitement.

– Par quel moyen… je brûle de l’apprendre ?

– Par un moyen simple.

– Je n’en doute pas, mais lequel ?

– Voici. Sous le réservoir à air, se trouve un accumulateur électrique très puissant, pouvant fournir cinq cents étincelles longues de 1m50 c’est-à-dire capables de foudroyer l’animal le plus robuste. Un conducteur le met en relation avec une tige creuse, longue de 95 centimètres, accrochée au flanc du promeneur ainsi qu’une épée. Un requin, un cachalot, un espadon se présentent-ils, vite on met l’arme à la main en appuyant sur trois boutons à ressort qui établissent le contact, et l’on foudroie l’adversaire sans aucun danger pour soi-même. Maintenant, conclut l’aimable cicérone, vous connaissez aussi bien que moi, votre costume de voyage. Quelqu’un a-t-il une objection à formuler ?

– Oui, déclara Aurett qui depuis un instant palpait l’un des scaphandres. Tout cela doit être horriblement lourd.

– Tellement lourd, fit Maudlin, que si vous en étiez revêtue ici, il vous serait impossible de faire un mouvement ; mais une fois plongé dans l’eau, l’appareil perdant un poids égal à celui du volume de liquide déplacé,… suivant le principe d’Archimède, ajouta-t-elle avec une moue mutine à l’adresse d’Armand, vous serez en état de vous mouvoir avec la plus grande facilité.

– Alors, s’écria Aurett, quand partons-nous ?

– Aujourd’hui même, promit Robert. Nous vous ferons visiter les pêcheries de perles des îles Anambas ; notre promenade aura ainsi un but.

– Des perles, on peut en ramasser ?

– Si cela vous plaît, Mesdames. Il y a là des bancs d’huîtres perlières inépuisables. La perle, il est vrai, a moins de valeur que sa congénère blanche de Ceylan, mais elle est encore très prisée avec sa nuance azurée du plus ravissant effet.

– Des perles bleues… interrompit Aurett avec un frais éclat de rire. Tant mieux, nous en ornerons nos scaphandres qui, malgré toutes leurs qualités, ne sont pas précisément coquets.

– À votre aise. En attendant, allons déjeuner afin de prendre des forces pour la route.

Tumultueusement tous les passagers regagnèrent la salle à manger. La joie brillait dans tous les yeux ; seule Lotia semblait indifférente et son doux visage n’avait rien perdu de sa mélancolie. Robert la considérait attristé, comprenant bien à sa propre douleur ce que devait souffrir sa fiancée.

Mince distraction que la visite d’une pêcherie pour ces êtres que l’obstination de Niari condamnait à l’éternelle séparation.

Pourtant le repas expédié avec une hâte qui disait la curiosité des touristes, le jeune homme et l’Égyptienne suivirent leurs compagnons dans la salle des scaphandres. Chacun choisit le sien. Sur un appel électrique, plusieurs matelots entrèrent, chargèrent sur leurs épaules les appareils qui leur furent désignés, et derrière eux, les passagers gagnèrent les profondeurs du navire.

– Où sommes-nous ? questionna Armand, en pénétrant dans un réduit sombre éclairé seulement par la lueur de lanternes que les marins venaient d’allumer.

– Dans l’un des réservoirs à eau, expliqua Maudlin. Quand vous serez revêtus de vos scaphandres, on ouvrira les robinets en communication avec la mer et l’eau remplira le compartiment, vous apportant toute liberté de mouvements pour sortir… Une trappe-glissoire se déplacera comme la porte d’une maison, et voilà. Mais ne perdons pas de temps.

Les matelots venaient de disposer une sorte de paravent, derrière lequel la jeune fille poussa Joan, Aurett et Lotia.

– Je vais vous aider à vous habiller, dit-elle en riant. Je deviens la camériste des scaphandrières.

Puis de cet abri improvisé, elle cria d’un ton de commandement très réjouissant :

– Pour vous, Messieurs, les matelots vous serviront de valets de chambre.

Aussitôt les marins s’approchèrent et commencèrent à revêtir les passagers du lourd habillement des touristes sous-marins.

– C’est admirable, clama le journaliste, le torse, les jambes et les bras déjà enfermés dans la carapace de cuir et de métal, je suis dans l’impossibilité de faire un geste. Sans compter que j’ai des semelles qui me rivent au plancher.

– Semelles de plomb, lest du promeneur, répliqua la voix rieuse de Maudlin.

– Oh ! je suis lesté, je le reconnais ; mais, ajouta-t-il en repoussant le matelot qui s’apprêtait à lui passer la capsule sphérique sur la tête, avant de mettre mon casque, je voudrais bien savoir quelque chose ?

– Dites.

– Je comprends parfaitement que l’eau entre dans le compartiment, la pression extérieure y aide, mais comment sort-elle ? Tenez, par exemple, lorsque le bateau est à 3.000 mètres de profondeur, vous avez, pour chasser le liquide, à vaincre une pression de 300 atmosphères ; je ne sais pas qu’il y ait de pompes foulantes assez puissantes pour triompher de pareille résistance.

La voix de Maudlin s’éleva derrière le paravent :

– Aussi n’avons-nous pas de pompes foulantes proprement dites.

– Alors ?

– Nous avons une simple application de la presse hydraulique.

– Mais si tout cela se détraquait ;… une avarie est possible ; le bateau resterait donc au fond de l’eau ?

– Non, rassurez-vous. Nous avons emprunté encore à monsieur Goubet son poids de sûreté. C’est une quille de fonte mobile, accrochée à la quille fixe du bateau. En cas d’avarie, il suffirait de déclencher les griffes qui la retiennent. Elle tomberait et l’allégement résultant de l’abandon de ce lest, nous permettrait de remonter à la surface de la mer.

Cette fois, le journaliste ne trouva plus d’objections, et avec l’aide du matelot, introduisit sa tête railleuse dans la capsule métallique, qui fut incontinent vissée sur l’armature recouvrant déjà ses épaules.

Le réservoir d’oxygène fonctionna aussitôt. Le Parisien constata avec satisfaction qu’il respirait sans la moindre gêne. Alors, par les ouvertures vitrées disposées autour de la calotte de métal qui emprisonnait sa tête, il regarda.

Il vit les matelots enlever le paravent, sortir, la porte se refermer et il se mit à rire silencieusement.

En face de lui, Joan, Aurett, Maudlin et Lotia, revêtues comme lui de scaphandres, avaient l’allure balourde de guerriers grotesques, de chevaliers caricaturaux enfantés par l’imagination folle d’un conteur de légendes.

Certes, nul n’eût reconnu dans cet appareil disgracieux les femmes élégantes qui un instant plus tôt avaient pénétré dans la salle.

Une impression de fraîcheur aux pieds le tira de ses réflexions humoristiques. Il baissa les yeux. Le plancher disparaissait sous une nappe d’eau qui montait de minute en minute.

Il comprit que les robinets communiquant avec l’extérieur avaient été ouverts et que l’on remplissait le réservoir.

Ce fut pour lui une impression étrange, l’impression du « terrien », qui devient une sorte d’habitant amphibie des fonds sous-marins ; impression de rêve s’il en fût jamais. Il songea que l’eau allait le recouvrir, recouvrir Aurett, qu’ils se trouveraient à la merci d’un accident survenu à leurs scaphandres protecteurs, et son cœur se serra.

Mais cette faiblesse n’eut que la durée d’un éclair. Bien vite, le curieux d’impressions nouvelles qu’il était se ressaisit, et il se reprit à observer.

Maintenant il avait de l’eau jusqu’à la ceinture. Le flot montait, montait. La tête seule émergea, puis la ligne liquide atteignit la hauteur de ses lèvres, de son nez, de ses yeux, elle dépassa le sommet de la sphère métallique.

Alors une sensation de bien-être le pénétra. Le scaphandre cessa de l’opprimer de son poids. Ainsi qu’un homme, longtemps réduit à l’immobilité par une camisole de force, qui tout à coup en est débarrassé, il étendit les bras, remua les jambes avec une satisfaction encore accrue par la facilité de ces mouvements.

Soudain une voix résonna à son oreille :

– Eh bien cousin, cela va mieux ?

Il tressaillit. Qui donc réussissait à lui parler ? Puis il se souvint de l’appareil téléphonique fixé dans le casque et actionné par l’accumulateur électrique suspendu sous le réservoir d’oxygène.

C’était Robert qui venait de se mettre en communication avec lui. Vite, il approcha ses lèvres de la plaque sensible et répondit :

– Beaucoup mieux. Seulement il fait noir comme dans un four.

– Attends, tu vas voir clair. J’interromps la communication, car nous allons nous mettre en route.

Un instant de silence et un panneau de la paroi glissa lentement, démasquant une ouverture rectangulaire et laissant pénétrer dans le compartiment la lumière du soleil tamisée par une épaisse couche d’eau de mer.

Déjà Maudlin se portait au dehors. Elle tenait l’extrémité d’une corde que Joan, Aurett et Lotia qui la suivaient, tenaient également.

Armand devina sans peine que c’était là une précaution destinée à éviter aux touristes tout moyen de s’égarer et il prit la file, tandis que Robert fermait la marche.

Une fois sortis des flancs du bateau, les passagers éprouvèrent une sorte de stupeur. Par trente mètres, la lumière solaire éclaire encore parfaitement les fonds. Ils voyaient autour d’eux dans un rayon d’une centaine de mètres, aussi distinctement que s’ils avaient été à la surface du sol.

Ils avaient pris pied sur un terrain formé de sable fin, dans lequel leurs pas marquaient une trace légère. Des coquillages, des animalcules bizarres rampaient à leurs pieds, et parfois, lorsqu’ils passaient auprès d’une touffe d’algues, attachées par leurs racines à un rocher, des essaims de petits poissons s’enfuyaient à toute vitesse ainsi qu’un vol d’oiseaux.

En tournant la tête, Armand constata que le bateau s’était lui aussi mis en mouvement. Réglant son allure sur celle des touristes, il glissait lentement suivant les pentes du sol, semblable à un gigantesque baleinoptère.

Et le Parisien, délivré de ses premières inquiétudes, déjà familiarisé avec la situation d’explorateur sous-marin, accrocha l’aiguillette du téléphone à l’anneau placé sur l’épaule de son cousin pour lui déclarer que, le navire l’accompagnant, il se faisait l’effet d’un Jonas ayant apprivoisé sa baleine.

Comme on le voit, toute sa bonne humeur lui était revenue.

Bientôt la nature du terrain changea. Au sable succédait un plateau rocheux, tapissé de varechs donnant toute la gamme des tons, depuis le jaune clair jusqu’au rouge brun, en passant par la variété infinie des verts. Des huîtres se montraient, soit isolées, soit groupées par paquets.

À son tour, Robert téléphona à son cousin :

– Nous arrivons sur les pêcheries. La saison de la récolte des « pintadines » n’est pas ouverte, aussi nous ne serons pas gênés.

Et, satisfait de faire les honneurs de ce domaine nouveau, il racontait à Armand, qui le savait aussi bien que lui, comment on pêche la perle.

– La pêche est affermée à un entrepreneur. Celui-ci embauche des équipages, des plongeurs. Ces derniers, se cramponnent à une corde assujettie au bateau et portant à l’extrémité opposée une grosse pierre ou un lingot de fonte, qui les entraîne au fond de l’eau. Là, le travailleur s’empresse de ramasser le plus d’huîtres qu’il peut, il les empile dans un sac fixé autour de ses hanches et remonte. Il se repose quelques minutes puis recommence.

Ravi de bavarder sans être interrompu, car Lavarède regardait, ne prêtant qu’une oreille distraite à ses propos, Robert continuait. Il expliquait que les huîtres pêchées sont abandonnées sur le rivage où elles pourrissent, et qu’ensuite seulement les perles sont recueillies. Il contait que Ceylan fournit les spécimens les plus blancs ; les îles Anambas les plus bleus ; les îles Batanes, au nord des Philippines, les plus roses. Il se lançait ensuite dans les considérations les plus variées sur la perle en général, il chantait les mérites des moules qui sécrètent les perles noires, des bivalves d’eau douce des fleuves chinois fabricants de nacre, avec lesquels les enfants du Céleste Empire se livrent à une véritable collaboration.

– Oui, cousin, disait-il. Ces coquillages sont parqués. Les exploitants des parcs découpent de minces lamelles d’étain, en forme de fleurs, d’animaux réels ou symboliques, et ils glissent ces découpures à l’intérieur des coquilles. Les pauvres bestioles, dont la chair est très tendre, sont blessées par ces corps étrangers à arêtes vives, et pour mettre fin à la douleur, elles les recouvrent de nacre, arrondissant les angles, polissant les surfaces. En six mois, elles ont ainsi façonné, fleur ou animal, sur le patron qui leur a été imposé. Telle est l’origine des jolies incrustations de nacre chinoise que nous admirons tant, sans nous douter qu’elles sont l’œuvre de modestes moules de l’espèce Unio Dipsas plicatus.

– À propos, interrompit à ce moment le journaliste, sais-tu quels noms le commerce donne aux perles suivant leur beauté et par suite leur prix ?

– Ma foi, non.

– Eh bien, ajoute cela à ton bagage scientifique. Il y a dix espèces commerciales qui, en commençant par les plus chères, sont : l’Anie, l’Anathorie, la Masengoe, la Kalippo, la Korawell, la Pecsale, l’Oodwœ, la Mandangœ, la Kural et la Thool. Maintenant, ne causons plus, laisse-moi admirer le paysage.

Certes, la requête du Parisien était justifiée. La petite troupe venait de pénétrer dans une vallée rocheuse aux pentes douces. Des algues s’élevaient toutes droites, des fucus tapissaient les rochers et des myriades d’huîtres s’amoncelaient en blocs capricieux affectant les formes les plus bizarres.

Et tout à coup, Maudlin, qui marchait en avant s’arrêta. Tous se groupèrent autour d’elle, au bord d’un gouffre en entonnoir ouvert à ses pieds.

Elle téléphona aussitôt :

– Ce trou s’enfonce plus bas que la zone explorée par les plongeurs. Si vous le voulez, nous essaierons d’y descendre ? Il doit y avoir là des pintadines, qui n’étant jamais troublées, ont pu grossir et produire des perles dignes d’être offertes à nos aimables compagnes de voyage.

Sur la réponse affirmative de tous, la descente commença. Il fallut plus d’une heure pour atteindre le fond. La lumière avait décru peu à peu, remplacée par la pénombre. Cependant les voyageurs s’accoutumèrent bientôt à cette clarté vague et distinguèrent les objets qui les entouraient.

Maudlin ne s’était pas trompée. Des huîtres énormes, retenues au roc par leur solide byssus, garnissaient l’excavation ; beaucoup de coquilles dépassaient trente centimètres de diamètre, et la pêche fut décidée. Les bivalves, accoutumés à vivre en toute quiétude à cette profondeur, étaient sans défiance. La plupart étaient ouverts, agitant leur voile membraneux pour séparer les corpuscules, dont ils se nourrissent, de l’eau qui les pénétrait. Rien n’était donc plus aisé que de les débarrasser des perles qu’ils contenaient. Des fragments de pierres, introduits entre les coquilles, les empêchaient de se refermer et permettaient aux doigts de s’assurer si un globule précieux avait été sécrété par l’animal. L’exploration terminée, on retirait le caillou, et l’huître se refermait avec une vivacité qui disait combien la violation de son domicile l’avait impressionnée.

Bref, les jeunes femmes recueillirent environ trois cents perles, dont beaucoup avaient la dimension d’une noisette, et dont une dizaine atteignaient celle d’une noix. C’était une véritable fortune. Pour l’acquérir, il leur avait suffi, suivant l’expression populaire, de se baisser pour la ramasser.

Toute joyeuse, la bande des passagers remonta les flancs du gouffre, et lorsque l’on eut atteint le sommet, Maudlin demanda si ses amies désiraient continuer leur promenade.

Personne ne voulut retourner au bateau. De fait, la fatigue était nulle et les explorateurs se mouvaient dans l’eau avec une aisance incroyable.

Alors la marche fut reprise.

Pendant quelque temps, la troupe parcourut le banc d’huîtres sans incident. Mais tout à coup les touristes s’arrêtèrent surpris. L’ombre d’un bateau filant à la surface de l’eau se dessina sur le fond ainsi que sur un écran, et un objet, dont ils ne distinguèrent point la nature, suspendu à l’extrémité d’une chaîne, les frôla presque.

Comme ils regardaient, une seconde, une troisième, puis quatre, huit, dix ombres semblables, se montrèrent.

Aussitôt Maudlin et Robert établirent la communication téléphonique avec leurs compagnons :

– Vous savez, dirent-ils, que l’aileron ou nageoire dorsale du requin est un mets apprécié des gourmets de Chine et de l’Indo-Chine. Ces ailerons séchés, séparés en filaments qui ressemblent assez à un vermicelle transparent, entrent dans la composition des potages célestiaux. La consommation en est considérable. Aussi dans toute l’étendue de la mer de Chine, de l’Océan Indien, des escadrilles sont constamment occupées à la pêche du requin. Ce que vous venez de voir est une de ces flottilles. Les bateaux ont à leur traîne un hameçon-croc, garni d’un appât. Avant peu, les requins vont se montrer. Tenons-nous donc en groupe compact, afin d’éviter les accidents, et nous, qui avons l’habitude de manier notre lance électrique, nous veillerons à ce qu’aucun des squales n’approche trop près.

Ces paroles, il faut bien l’avouer, causèrent une impression désagréable aux touristes. La chose est compréhensible, et tout habitant de nos climats tempérés, transporté au milieu des jungles asiatiques, sentirait son cœur se serrer quand on lui signalerait le voisinage du tigre. Or, l’attente du tigre de la mer, du requin féroce, à la mâchoire armée de trois rangées de dents triangulaires, est encore plus effrayante, avec cent pieds d’eau au-dessus de la tête.

Aussi chacun s’empressa-t-il de se rapprocher de ses voisins, de façon à former un groupe compact, près duquel la fille de Joan et Robert se tinrent la lance électrique à la main.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis à la limite du cercle de visibilité, des taches verdâtres, phosphorescentes, apparurent.

– Les yeux des squales, murmura la jeune fille.

Comme celles des chats, les prunelles des requins sont lumineuses.

Et puis des corps noirs, allongés, se montrèrent. Soudain, l’un d’eux fut agité d’un frémissement, il se tordit avec rage, battant l’eau de formidables coups de queue. L’animal avait avalé l’appât et le croc de fer de l’un des bateaux pêcheurs. La pointe acérée fouillait ses viscères. Une buée rouge se forma autour du monstre, dont le sang coulait, et lentement, entraîné par la chaîne tendue, l’animal remonta vers la surface.

Toute émotion s’était éteinte chez les spectateurs, pris par la nouveauté du spectacle, par l’étrangeté de cette pêche considérée des profondeurs de l’Océan. Mais la tranquillité de la petite troupe ne fut pas de longue durée.

Des squales éventèrent sa présence. Inquiétés sans doute par ces êtres à l’apparence étrange, ils se rapprochèrent, décrivant des cercles qui allaient en se rétrécissant.

Leurs yeux luisants pesaient sur le groupe avec une fixité gênante, exerçant sur les voyageurs une véritable fascination.

Enfin, l’un des monstres, plus affamé ou plus hardi que les autres, arriva jusqu’à deux mètres de Maudlin. C’était une bête énorme, longue de quatre mètres, la tête évasée de chaque côté, affectant la forme d’un maillet. Les touristes avaient devant eux un spécimen du plus terrible, du plus féroce des carnassiers marins, le requin-marteau ou Zygœna malais.

Sous les sphères métalliques qui emprisonnaient leurs têtes, tous eurent un cri d’angoisse, auquel succéda aussitôt un murmure étonné.

Maudlin avait allongé le bras armé de la lance électrique. Il y eut une flamme, un éblouissement ; un grésillement bizarre arriva aux oreilles des assistants. Le squale se tordit, sa queue vint souffleter son museau ; puis d’un coup, il s’étendit, tourna sur lui-même, et le ventre en l’air, remonta lentement vers la surface. Sur la peau verdâtre, un disque noir, une brûlure, indiquait le point où l’étincelle avait frappé la bête.

Et la jeune fille agrafant le conducteur téléphonique sur l’épaule de Joan, murmura :

– Tu vois, mère, qu’un requin n’est pas terrible pour nous.

Changeant de ton, elle ajouta :

– Mais je crois que la promenade a assez duré pour cette fois. Rejoignons le bateau.

À quelques mètres, se dessinait la silhouette sombre du sous-marin. Tous obéirent à l’invitation de Maudlin.

Dix minutes plus tard, ils étaient enfermés dans le compartiment à eau, dont le panneau mobile obturait l’entrée. La salle était mise à sec, et les voyageurs, dépouillant leurs scaphandres, regagnaient le salon où ils s’asseyaient en silence.

Personne n’avait envie de parler. Chacun songeait à l’excursion terminée et se demandait s’il n’avait pas rêvé. Pourtant, lorsque la fille de Joan étala sur un guéridon la riche moisson de perles azurées recueillies dans le gouffre, Aurett, mistress Allsmine se précipitèrent, prises d’admiration pour ce merveilleux butin.

Lotia seule demeura indifférente, les yeux clos, le visage un peu pâle, blottie d’un air de fatigue dans un fauteuil.

Pour elle, la promenade n’avait pas été une distraction, et son cœur était aussi pénétré de tristesse au retour qu’au départ.

Que lui importaient les pintadines, les perles, les squales, les horizons bizarres des vallées sous-marines ? Quelle réalité pouvait la consoler de l’écroulement de son rêve de bonheur ?

En vain, Aurett et Joan, conseillées par Maudlin, percèrent les perles, en firent des colliers royaux qu’elles essayèrent à Lotia, espérant avec leur instinct délicat de femmes, réveiller chez leur compagne la coquetterie, essence même de l’éternel féminin ; Lotia ne fit aucune attention à la parure.

Elle ne s’intéressait plus à sa beauté, puisqu’il lui était interdit de l’offrir ainsi qu’une fleur parfumée à celui qu’elle avait choisi entre tous.

Les jours suivants, on croisa dans les mêmes parages, remontant, avec des crochets dont le but échappait aux passagers, jusqu’à l’entrée du golfe de Siam, ce large et profond estuaire qui sépare le Cambodge et la Cochinchine de la longue presqu’île de Malacca.

Aux questions de son cousin, Robert répondait invariablement :

– J’exécute les ordres de James Pack. Dans deux jours, quatre, ou cinq au plus nous rallierons la plage de Poulo-Tantalam, puis nous filerons sur Bornéo, où notre ami nous rejoindra dans la baie de Gaya.

Enfin arriva le jour fixé pour l’exécution de la besogne mystérieuse dont il était chargé. Le sous-marin se rapprocha de la côte de Malacca, et le cousin d’Armand s’adressant à ce dernier :

– Tu es curieux de voir ce qui m’a amené ici ?

– Tu le sais bien, fit le journaliste d’un ton dépité. Voilà une semaine que je t’interroge à ce sujet.

– Alors, accompagne moi.

– Où cela ?

– Aux bains sacrés de Poulo-Tantalam.

Le Parisien éclata de rire :

– Comment, nous avons fait ce voyage pour aller aux bains sacrés !

Très gravement Robert répliqua :

– La chose en vaut la peine. Ces bains sacrés, établis sur une côte sablonneuse, se composent d’un immense hangar, abritant des gradins descendant vers la mer. Les fidèles s’y rendent vêtus de blanc et d’étoffes neuves n’ayant jamais servi. Ils se juchent sur le gradin le plus élevé, et obéissant aux règles d’un rituel compliqué, descendent lentement jusqu’au degré inférieur. Alors tout habillés ils entrent dans l’eau jusqu’aux épaules.

– Je connais cela. J’ai vu les bains sacrés du Gange.

– Eh bien, crois-tu que la venue du Corsaire Triplex, au milieu d’une cérémonie de ce genre, ne soit pas destinée à faire quelque bruit dans le monde ? Si j’ajoute qu’aujourd’hui même le sous-marin n° 1 entrera en communication avec la flotte anglaise réunie dans le golfe du Petchili, et le n° 3 avec le stationnaire britannique des îles Hawaï que les Américains viennent de s’annexer en déclarant la guerre à l’Espagne, tu comprendras que l’Amirauté ne pourra oublier le rendez-vous que nous lui avons fixé à l’Île d’Or. Le monde entier réclamera l’ouverture de pourparlers avec ce Corsaire Triplex, dont la faculté d’ubiquité peut faire un ennemi effrayant, si on le mécontente, en ne tenant aucun compte de ses désirs.

Du coup, Lavarède éclata de rire :

– Bref, c’est en Corsaire Triplex que tu m’invites à figurer à Tantalam ?

– La chose n’a rien de désobligeant.

– Sans doute.

– C’est un homme de cœur, qui a tout fait pour me sauver. S’il n’a pas réussi, ce n’est pas sa faute. Sans l’obstination invraisemblable de ce misérable Niari…

– Ne l’accuse pas. Cet homme est un patriote. Et puis nous en viendrons à bout. Dis-moi plutôt qui est en réalité ce James Pack, car je l’ignore toujours, et le mystère dont il s’enveloppe excite ma curiosité.

– Je ne puis malheureusement la satisfaire.

– Encore des secrets ?

– Non, ignorance simplement.

– Comment, toi, son compagnon, son complice… tu ne sais… ?

– Son véritable nom… ? Je suis forcé de te l’avouer. James Pack est un être étrange, à coup sûr supérieur, mais jamais il n’a voulu s’expliquer sur lui-même. Miss Maudlin, sa protégée, presque sa sœur adoptive, ne connaît pas son secret.

Un geste violent du journaliste l’interrompit :

– C’est trop fort. Ce personnage me hante. Moi, un roi de l’interview, je me heurte à un homme impénétrable. C’est décourageant.

Puis revenant au sujet primitif de la conversation :

– Et que ferons-nous à Tantalam ?

– Nous déposerons une carte.

– Ah ! oui… une carte piquée d’un poignard…

– Si tu le veux ?

– Et nous nous montrerons au milieu de la foule qui fréquente les bains sacrés ?

– Telles sont mes instructions.

– Si l’on t’arrête ?

– Pas de danger.

– Pourquoi ?

– Tu le verras en me suivant.

Armand piétina :

– C’est à mourir, cette existence-là. Jamais une réponse précise. C’est le mystère à double, à triple détente.

– Enfin, es-tu de l’expédition ?

– Il le faut bien, puisque c’est le seul moyen d’apprendre quelque chose.

À ce moment même, le bateau n° 2 stoppait. À sa grande surprise, le Parisien fut conduit par son cousin dans la salle des scaphandres.

– Est-ce que nous allons revêtir ces appareils ?

– Oui, répliqua laconiquement Robert.

– Pourquoi ?

– Tu le verras.

Force fut au bouillant Français de se contenter de cette promesse vague. Docilement il se laissa vêtir par un matelot, et au bout de quelques instants, il sortait du navire par quinze mètres de fond et marchait d’un bon pas à côté du fiancé de Lotia.

Le sol était uni, sans une ride. Un sable fin, de couleur grisâtre, résidu de rochers pulvérisés par la vague, formait un tapis moelleux.

Une pente douce ramenait peu à peu les promeneurs vers la surface de la mer. Soudain, Robert s’arrêta, accrocha son conducteur téléphonique à la carapace de son cousin et prononça ces paroles :

– Nous ne sommes plus qu’à trois mètres de profondeur. Au moyen du tube optique, tu vas voir les bains de Tantalam.

– Du tube optique ?

– Oui. De même que dans mon navire, en marchant à quatre mètres sous l’eau, je pourrais en dressant un tube optique, considérer la surface aussi nettement que si je m’y trouvais, je jouis ici de cette faculté.

Tout en parlant, il prenait un tube attaché à sa ceinture et formé de plusieurs parties s’emboîtant les unes dans les autres. Il les développa, dressa l’appareil perpendiculairement, en appliqua la partie inférieure à l’une des ouvertures vitrées de son casque, et après une seconde :

– Parfait ! les moricauds grouillent là-bas. Notre visite fera sensation.

À son tour, Armand regarda.

La plage de Tantalam offrait l’aspect le plus animé. Autour du hangar sacré, sur les gradins, dans l’eau même se pressaient des indigènes aux vêtements blancs. Sur le sable fauve, ces draperies semblaient des taches de neige.

Mais il ne fallait pas s’arrêter longtemps, Robert se remettait en marche, et le journaliste dut le suivre.

Ils se rapprochaient peu à peu des baigneurs, et la profondeur de l’eau diminuant, les calottes sphériques des scaphandres dépassèrent la surface unie de la mer.

Tout d’abord, on ne les aperçut pas. Pourtant l’un des Malaccais distingua quelque chose d’anormal et ses gestes avertirent les cousins qu’ils étaient découverts.

La nouvelle se propagea avec rapidité. Tous les fidèles tournèrent leurs regards vers ces objets arrondis glissant sur l’eau. Évidemment, ils étaient fortement intrigués, et pour tout dire, quelque peu troublés par la vue de ces choses inconnues qui venaient à eux.

Bientôt un mouvement de retraite se dessina. Les baigneurs les plus avancés se replièrent vers le rivage. Les sphères de métal continuèrent leur marche, elles atteignirent le point où se trouvaient un instant plus tôt les indigènes.

Avec une épouvante croissante, ceux-ci virent émerger de l’océan des êtres étranges, ressemblant à des sacs de cuir supportant une boule sur laquelle le soleil piquait des éclairs.

Un cri monta jusqu’au ciel :

– Boudha ! Boudha !

Pour tous ces gens, à la cervelle farcie des légendes merveilleuses du boudhisme et du brahmanisme, des divinités de la mer se manifestaient pour sanctifier les bains sacrés de Tantalam.

Des hurlements, des oraisons glapies à toute voix se croisèrent dans l’air. La foule refluait vers le rivage, reculant devant les « génies ».

Sans obstacle, les scaphandriers parvinrent aux gradins. Robert piqua sur l’un d’eux, au moyen d’un couteau, une carte du Corsaire Triplex, puis saisissant la lance électrique, dont il était armé comme dans toute excursion sous-marine, il l’éleva lentement vers la toiture.

Un déchirement strident vibra dans l’espace, un éclair éblouissant jaillit. La foule se prosterna, le nez dans la poussière. Quand après un quart d’heure, les plus audacieux levèrent les yeux, les génies avaient disparu ; mais plusieurs planches de la toiture brûlées, la carte fichée sur un gradin restaient, traces palpables de leur passage.

Le soir même, les autorités anglaises de Singapoor étaient avisées par un câblegramme de l’étrange événement. Et tandis que gouverneur, résidents, greffiers, troupe bourdonnante, s’agitaient, télégraphiaient à Londres, le sous-marin n° 2 marchait à grande vitesse sur Bornéo.

Dans le salon, Armand racontait gaiement sa promenade et se déclarait infiniment flatté d’avoir passé pour un messager de Brahma.

À l’Amirauté anglaise, on s’affola. Comme toujours, trois dépêches étaient arrivées presque à la même heure, signalant la présence du Corsaire Triplex à Tantalam, au fond du golfe de Petchili et à Honolulu, capitale des îles Hawaï. Un conseil extraordinaire fut tenu, dont le Times, le Telegraph, le Morning-News et les autres journaux anglais rendirent compte le lendemain matin.

Ces organes de la presse concluaient ainsi :

« La volonté manifeste du Corsaire Triplex est de forcer l’attention sans causer de préjudice à l’Angleterre. Rien ne s’oppose dès lors à ce que satisfaction soit donnée à l’énigmatique personnage. Aussi des ordres sont-ils envoyés à l’escadre du Pacifique, afin qu’elle rallie l’Île d’Or (archipel de Cook) où le célèbre Corsaire lui a fixé un rendez-vous. D’ici peu, nous serons en mesure d’éclaircir le mystère dont l’opinion publique s’est justement émue. À la date de ce jour, nous envoyons un correspondant spécial dans le Pacifique, afin d’être les premiers à même de renseigner complètement nos lecteurs. »

CHAPITRE V

LE CROISEUR « SHELL »


Au beau milieu de la baie de Gaya, le croiseur Shell, stationnaire britannique à Bornéo, était affourché sur ses ancres, mollement bercé par la houle venant du large.

On s’ennuyait ferme à bord. La croisière du navire durait depuis six mois sans un incident curieux, et elle menaçait de s’achever avec la même monotonie.

Sur le pont, le capitaine et le premier lieutenant le constataient avec une évidente mauvaise humeur :

– Eh bien, Monsieur Bathurst, disait le premier, je pense que voilà bien du temps perdu pour notre carrière, car une croisière aussi nulle, aussi plate, aussi peu mouvementée, n’est pas pour nous constituer des droits exceptionnels à l’avancement.

– On ne peut pas marcher avec des jambes coupées, riposta sentencieusement son interlocuteur. Je crois, capitaine Murray, que vous avez exposé notre situation avec netteté.

– Aucune distraction ne nous est permise.

– Aucune. Il nous est même interdit de descendre à terre autrement que pour les nécessités du service.

– À cause de ces damnés indigènes, les Dayaks…

– Qui ont un goût prononcé pour la chair des blancs.

– Stupides ces drôles… Comme si le roastbeef n’était pas une nourriture plus succulente que le filet de n’importe quel matelot.

– Ah ! vilaine station !

– Vilaine et inutile. Pourquoi sommes-nous ici ? Pour empêcher la population malaise de la côte de se livrer à la piraterie. Encore de jolis gaillards que ces Malais qui croiraient se déshonorer s’ils maniaient autre chose qu’un poignard, s’ils embrassaient une autre occupation que celle de pirate.

– Le fait est, capitaine Murray, que c’est une race de pillards…

– Qui se moquent de nous. Avec leurs rivages bordés d’écueils, leurs fleuves parsemés de bancs de sable et de vase, nous ne pouvons poursuivre leurs bateaux légers, leurs praos comme disent ces brigands. Nous sommes leur risée. Vous avez bien entendu ce coquin de marchand venu à bord ces jours derniers. Je lui faisais admirer notre Shell qui, j’ose le dire, est un des plus jolis bâtiments de la flotte de Sa Gracieuse Majesté…

Le capitaine salua, puis continuant :

– Qu’a répondu le drôle, vous en souvenez-vous ? J’en étais indigné. Beau bateau, a-t-il dit, mais dangereux pour aller sur l’eau. Trop gros ventre, touche le fond. Toi, capitaine prudent, tu as jeté l’ancre. Tu sais bien que ton grand navire ferait naufrage s’il marchait. Voilà ce que ces faquins pensent de la marine anglaise, la première du monde, Monsieur Bathurst !

– La première, mon capitaine, sans contredit.

Comme on le voit, le mécontentement des officiers était justifié. Il le fallait du reste pour qu’ils restassent insensibles au spectacle qu’ils avaient sous les yeux.

La baie se développait en arc de cercle, bornée par une ceinture de hauteurs en amphithéâtre couvertes de forêts descendant jusqu’à la mer. Les tecks, les ébéniers, les rotangs à tiges flexibles, les muscadiers sauvages croisaient leurs branches, mêlaient leurs feuillages, mariant les verts sombres aux verts clairs. Vers le nord, la côte se prolongeait jusqu’à l’horizon, dominée au loin par le gigantesque massif du mont Kinibalou, qui dresse à plus de 4.000 mètres sa cime orgueilleuse. La vague, roulant sur un fond de corail, avait la transparence du cristal, et le soleil brûlant, dont la chaleur était atténuée par la brise du large, répandait sur toutes choses sa clarté d’or.

C’était une orgie de lumière, à laquelle le fond sombre des sous-bois, donnait une intensité inouïe.

Mais, ni le lieutenant Bathurst, ni le capitaine Murray n’étaient en disposition d’admirer la nature. Debout sur la passerelle, ils échangeaient leurs impressions, lesquelles étaient plutôt désagréables.

Ils sursautèrent brusquement. La sonnerie d’appel reliant la passerelle à la cabine du commandant – un perfectionnement récent – venait de tinter. Les deux officiers regardèrent le marteau qui frappait le timbre dans son incessant va-et-vient ; ils se regardèrent eux-mêmes.

– Voilà qui est bizarre, murmura enfin le capitaine. Je ne suis pas dans ma cabine et l’on sonne. Qui donc se permet pareille plaisanterie ?

– Je vais voir, proposa M. Bathurst.

– Non, non… j’y vais moi-même. Je ne serai pas fâché de pincer sur le fait le mauvais plaisant.

Ce disant, M. Murray descendit précipitamment l’échelle de fer de la passerelle, traversa le pont en courant, ce qui ne manqua pas de surprendre l’équipage engourdi dans une ennuyeuse oisiveté, et descendit dans l’entrepont. Sa cabine était située à l’arrière, et les hublots qui l’éclairaient s’ouvraient à bâbord du navire.

Il entra en coup de vent, prêt à tancer l’auteur de l’intempestive sonnerie mais les reproches ne trouvèrent sur qui tomber ; la cabine était vide.

Un peu interloqué, le capitaine s’approcha du bouton de la sonnerie, constata avec surprise que le commutateur avait été placé sur le contact, puis ne pouvant soupçonner un homme de l’équipage d’avoir risqué « les fers » pour se livrer au mince plaisir de sonner, il conclut :

– Bon ! le commutateur aura glissé de lui-même. Je ferai resserrer la vis d’attache.

Mais derechef il s’arrêta. Sur la tablette fixée sous le hublot, il venait d’apercevoir un paquet soigneusement ficelé, près duquel était posée une large enveloppe portant cette suscription d’une écriture fine et hardie :

« À Monsieur Murray, commandant du stationnaire Shell. »

Non seulement on sonnait, mais encore on déposait des colis et correspondances dans sa cabine.

Qu’est-ce que cela voulait dire ?

Très intrigué, M. Murray fit sauter le cachet de l’enveloppe, et avec un étonnement voisin de la stupeur, il lut l’étrange billet que voici :

« Commandant,

« Il est probable que vous recevrez l’ordre, comme tous les officiers de l’escadre du Pacifique, de rallier d’ici quelques semaines l’Île d’Or (Archipel de Cook). Le soussigné, cause volontaire de ce voyage, a cru de son devoir de se présenter par cette lettre. Ne pouvant se rendre lui-même à votre bord, il y envoie comme carte de visite (voir le paquet ci-joint) quelques perles et coraux, fleurs de la mer, qui seront, pense-t-il, agréables à Mistress Murray, lorsque vous les lui offrirez à votre retour en Angleterre. Pour vous-même et afin de témoigner de son estime pour votre personne, le soussigné désire vous offrir un échantillon de sa pêche. Si donc vous consentez à mettre ce soir un canot à la mer, il se fera un plaisir de le remplir de poissons succulents.

« À ce premier envoi, il joindra sous peu des bourriches de gibier, car plus heureux que vous-même, aucun ordre ne lui interdit de débarquer.

« Il se dit du reste votre très sincèrement

« Corsaire TRIPLEX. »

Il est impossible de peindre l’ahurissement du digne capitaine après cette lecture.

Comme tout le monde, il avait entendu parler du célèbre Corsaire ; mais avec la belle incrédulité du marin, il s’était déclaré que les prouesses attribuées à ce personnage devaient être des inventions de journalistes à court de « copie ».

Et voilà que brusquement, sans crier gare, Triplex entrait dans sa vie, forçait la porte de sa cabine, d’une façon aimable il est vrai, mais cependant incompréhensible.

En toute autre circonstance, M. Murray eût cru à une plaisanterie ; seulement le paquet annoncé était sur la table, et son contenu qu’il vérifia : perles de choix, coraux superbes, ne permettait pas une pareille supposition. La plaisanterie eût été par trop coûteuse pour son auteur.

Donc Triplex avait réussi à s’introduire à bord du Shell. Conclusion naturelle, il y avait été aidé par un ou plusieurs hommes de l’équipage, car de songer qu’il eût mené à bien sans aucun concours une entreprise aussi délicate, il n’y avait pas moyen.

Aussi, le commandant, très satisfait comme mari du cadeau princier du Corsaire, mais un peu froissé comme officier de la manière de procéder de son mystérieux correspondant, remonta-t-il très perplexe sur le pont.

Le lieutenant, mis au courant de l’affaire, s’indigna. Il n’avait reçu ni perles, ni coraux, lui ; il ne se sentait donc pas, comme son supérieur, porté vers l’indulgence.

Il déclara l’acte du Corsaire attentatoire à la discipline. Les autres officiers voulurent faire preuve de zèle et montrèrent d’autant plus d’irritation qu’ils avaient moins de galons.

Bref, on décida de faire un exemple. Les tambours battirent, l’équipage fut rassemblé sur le pont, et dans une allocution vibrante, le commandant invita tous les matelots à courir sus au Corsaire Triplex, les avertissant que quiconque entretiendrait des intelligences avec ce personnage serait passible du conseil de guerre maritime.

L’effet le plus clair de la harangue, fut d’affoler les matelots. Il résultait des explications de M. Murray qu’un inconnu s’était introduit à bord, qu’il avait pénétré dans la cabine du commandant.

Or, comme personne ne l’avait vu, comme on n’avait pas aperçu la moindre barque dans la baie, il fallait donc conclure que le Corsaire avait des ailes et qu’il possédait de plus la faculté de se rendre invisible.

Nul n’ignore la tendance à la merveillosité qui caractérise les marins. On peut juger de l’état d’esprit des braves gens composant l’équipage du Shell.

Une inquiétude s’empara de tous, tellement visible que les officiers durent reconnaître la parfaite innocence de leurs hommes.

Alors ils changèrent de ton. Le Corsaire avait offert de fournir des poissons si, à la nuit, une embarcation était mise à l’eau. On ferait ce que désirait Triplex. Pour remettre le produit de sa pêche, il serait obligé de se montrer, et les craintes des matelots s’évanouiraient dès qu’ils se trouveraient en face d’un adversaire visible et tangible.

L’annonce de cette décision ne calma pas les esprits. Les hommes désignés pour monter la chaloupe furent sur le point de refuser le service, et il fallut que M. Bathurst lui-même s’engageât à prendre le commandement de l’expédition.

Durant cette journée, on ne s’ennuya pas à bord. Tout le monde attendait avec une impatience anxieuse que vînt la nuit. Ce que les gabiers proférèrent de malédictions à l’adresse du soleil, dont la marche paraissait trop lente à leur gré, est impossible à imaginer.

L’astre radieux fut comparé à une chenille, à une tortue, à tous les êtres dépourvus de vitesse et de grâce, ce qui ne sembla pas l’émouvoir, du reste, car il se coucha exactement à la même heure que la veille.

Alors cependant les matelots se calmèrent un peu. Dans ces régions intertropicales, le crépuscule est très court ; l’obscurité succède presque instantanément à la lumière. La surface de l’Océan prit des tons d’indigo comme le ciel pailleté d’étoiles. L’heure d’agir était venue.

Une chaloupe fut descendue à la mer. Huit matelots, le maître timonier et le lieutenant Bathurst y prirent place. Puis lentement l’embarcation s’éloigna du croiseur.

Un fanal rouge, placé à l’avant, permettait de suivre tous ses mouvements du pont du navire. Officiers, maîtres, quartiers-maîtres, matelots, novices accoudés sur les bastingages, regardaient la lueur rouge glisser sur l’eau, attendant ce qui allait se produire.

Le bateau s’était arrêté à quelques encablures. Pourquoi ramer après tout ? Le Corsaire n’avait pas demandé que la chaloupe se rendît dans telle ou telle partie de la baie, et il la rejoindrait aussi bien à un endroit qu’à un autre.

Les matelots silencieux, impressionnés par la nuit, scrutaient d’un œil inquiet les ténèbres, que le halo lumineux du fanal faisait paraître plus épaisses. Mais rien ne bougeait, aucun bruit n’annonçait l’approche du Corsaire.

Cela dura une heure.

– Je pense, maugréa le lieutenant, que ce Triplex s’est moqué de nous. Nous allons retourner à bord. Aussi bien notre expédition démontrera aux hommes que le personnage n’est pas un esprit ; car un être impalpable serait entré en communication avec nous ; nous avons bien fait tout ce qu’il fallait pour cela.

Il s’arrêta net. Un grincement léger, semblable à celui que produirait un crochet de fer glissant dans un anneau, s’était fait entendre à l’arrière de la chaloupe. Tous les yeux se portèrent de ce côté, mais ils ne virent rien que la surface sombre de l’eau.

Et comme ils regardaient, la mer se prit à bouillonner à tribord ; un objet sembla s’élancer hors de l’eau pour retomber avec un bruit sec dans le fond du bateau.

Effarés, les marins s’étaient écartés vivement, avec si peu de précautions que le canot manqua de chavirer.

– Tout le monde à son banc ! ordonna M. Bathurst.

Et à cette voix connue, à laquelle ils avaient l’habitude d’obéir, les matelots reprirent leurs places.

– Que personne ne bouge, dit alors le lieutenant. Je vais voir ce qui est tombé dans la barque. Quelque poisson volant qui aura voulu éviter la dent d’un marsouin.

L’explication était plausible. Le poisson volant peut en effet, grâce au développement de ses nageoires, s’élancer hors de l’eau et parcourir dans l’air vingt, trente et même cinquante mètres. Tous les marins savent cela, aussi l’équipage fut-il rassuré et tout prêt à rire de sa frayeur.

Cependant M. Bathurst se penchait et tâtait de la main le fond de la chaloupe. Soudain, il eut une exclamation étonnée :

– Qu’est cela ? dit-il, en approchant de ses yeux un corps dur de forme ovoïde, que ses doigts venaient de saisir sur le plancher.

Et après un rapide examen :

– Un œuf de bois… Mais cela s’ouvre.

En effet, le projectile était identique à celui dont le Corsaire Triplex s’était servi jadis pour envoyer à Joan l’Arlequin d’or, dans la rade de Sydney.

Les deux parties séparées, un papier apparut. Se penchant dans le rayon du fanal, le lieutenant put lire :

« Une ligne à hameçons multiples est accrochée à l’arrière de la chaloupe, elle porte environ deux cents kilogrammes de poisson ; tout ce que j’ai pu me procurer aujourd’hui. Acceptez-le, à bientôt un envoi de gibier.

« Your truly

« TRIPLEX. »

Il avait lu à mi-voix ; pas une syllabe n’avait été perdue pour les marins qui, l’oreille tendue, le dévoraient des yeux.

– Deux cents kilos de poisson, fit l’un. Si cela est vrai, le Corsaire en remontrerait à tous les pirates de la côte.

M. Bathurst avait levé la tête. Si l’obscurité l’avait permis, on aurait pu discerner sur son visage une expression de stupéfaction profonde. Lentement, il revint à l’arrière. Ses mains parcoururent le rebord extérieur de l’embarcation.

– Mille diables, s’écria-t-il, je sens une corde… Elle est soutenue par un crochet fiché dans l’un des anneaux du gouvernail. Il faut voir ce que c’est. Deux hommes pour hâler la chose à bord.

Personne ne bougea. Les rameurs semblaient vissés à leurs bancs. En proie à une terreur indicible, aucun n’avait la force d’obéir. Songez donc ! Toucher à un câble magique, accroché au canot par un esprit. Car pour ces êtres crédules, le féerique de l’aventure ne faisait aucun doute. Comment expliquer en effet, sans le concours d’un enchantement, un incident si bizarre, qu’aucun bon matelot ne se souvenait d’avoir vu le pareil.

Et les contes du gaillard d’arrière leur revenaient en mémoire. Cela était plus fort que le Vaisseau fantôme, ce vaisseau errant, monté par un équipage de trépassés et condamné à labourer sans cesse les océans sans pouvoir aborder jamais. C’était même plus fort que le Kraken, ce monstre fantastique des légendes maritimes, à la fois serpent et pieuvre, qui, dans ses tentacules immenses, emprisonne un navire et l’entraîne aux profondeurs inexplorées de l’onde verte. Vaisseau fantôme, Kraken se voient au moins, si l’on en croit les récits véridiques des gabiers, troubadours inconscients des traditions merveilleuses écloses dans la nuit des dunes ou des falaises ; tandis que Triplex demeurait invisible, laissant des traces indéniables de son passage, sans qu’aucun œil humain pût apercevoir sa silhouette.

Le Lieutenant Bathurst se rendit compte de l’état d’esprit de ses hommes. Il n’insista pas pour que l’on tirât de l’eau le filin amarré à l’embarcation et se contenta d’ordonner :

– Au navire !… Nage !

Les avirons aussitôt frappèrent l’eau. À retourner au croiseur, les rameurs éprouvaient une joie. Ils se figuraient sans doute être plus en sûreté dans les flancs du vaisseau de guerre, au milieu de leurs camarades. Tels des enfants apeurés allant se réfugier auprès de leur mère.

Cependant ils constatèrent qu’il fallait « souquer » ferme. Le bateau n’obéissait à la rame qu’avec difficulté.

– Les poissons du diable, maugréa un marin. Ils tirent à l’arrière comme s’ils étaient en fonte et plomb ainsi que les obus de nos canons de tourelles.

Peut-être aussi les braves gens, secoués par l’émotion, ne jouissaient-ils pas de tous leurs moyens.

Quoi qu’il en soit, leurs transes eurent un terme. Le canot rallia le croiseur et, en présence du commandant Murray, on hissa sur le pont le singulier cadeau du Corsaire Triplex.

C’était une ligne de fond, portant de distance en distance des hameçons auxquels étaient accrochés des poissons variés et jusqu’à un squale roussette dont la peau écailleuse est appréciée en maroquinerie.

Pendant ce temps, on le devine, le sous-marin n° 2 flottait tranquillement entre deux eaux à peu de distance du croiseur britannique.

Toute la petite comédie fantastique dont officiers et matelots du Shell venaient d’être victimes, avait été organisée par Robert, afin de distraire Lotia, dont la tristesse morne, l’abattement profond inquiétaient vivement ses amis.

Aurett, le journaliste, mistress Joan elle-même s’étaient déridés aux exploits des marins du singulier bateau. Mais Lotia était demeurée triste, songeuse, comme absente, et par un effet réflexe assez inexplicable, miss Maudlin, elle aussi, semblait avoir perdu sa gaieté.

Il lui était même arrivé de dire :

– Mieux vaut la mort que la séparation éternelle.

Et comme Joan s’était étonnée de la réflexion, la jeune fille avait rougi et s’était enfuie, les yeux pleins de larmes.

Dans sa cabine elle s’était enfermée et avec une ferveur étrange, elle avait répété à diverses reprises :

– James ! James !

Quoi qu’il en soit, Robert se trouvait engagé, de par sa plaisanterie même. Sous le nom de Corsaire Triplex, il avait promis de faire parvenir du gibier à bord du croiseur, et il ne se reconnaissait pas le droit de manquer à un engagement pris sous cette « raison sociale ».

Il fut donc décidé que les passagers descendraient à terre et chasseraient dans les fourrés giboyeux de la grande île océanienne.

Mais, toujours pour arracher Lotia aux pensées qui la consumaient, il fut entendu que la partie durerait deux jours. Tout d’abord on parcourrait en scaphandre le fond de la baie de Gaya. Le sous-marin attendrait les explorateurs aussi près de la côte que possible, dans une anse invisible du croiseur anglais et le lendemain on s’engagerait dans la forêt qui couvrait la terre ferme.

– Forêts d’arbres sur le rivage, remarqua Robert, et sous les eaux forêts de corail et d’éponges.

– Ah ! s’écria aussitôt Armand avec enthousiasme, nous allons donc errer au milieu des grands bâtisseurs de continents !

Et comme ses amis le regardaient un peu surpris, il poursuivit avec un lyrisme croissant :

– Vous vous étonnez de mes transports ? C’est qu’aussi cette promenade réalise un de mes rêves : surprendre sur le fait un secret de la nature !

Puis gravement :

– La nature, puissance fantaisiste qui, par les polypes corallifères et autres, a voulu enseigner l’humilité à l’homme ! Oui l’humilité, car que sont les travaux dont nous sommes si fiers, que sont même les constructions gigantesques des Égyptiens ou des Kmers cambodgiens, auprès des supports des mondes édifiés par ces animalcules moitié plantes, moitié animaux ? Avez-vous parfois réfléchi au nombre incalculable de siècles et de générations qu’il a fallu à de simples coquillages, pour former ces bancs de craie de sept à huit cents mètres d’épaisseur, qui ont amené les continents au-dessus de la surface des mers ? Aujourd’hui de mystérieux ouvriers façonnent au milieu du Pacifique les bases d’un immense continent destiné à recevoir les humanités futures. Le corail est la racine plongeant dans l’infini sur laquelle la pensée de l’avenir doit éclore, sur laquelle des hommes, aussi supérieurs à nous-mêmes que nous le sommes aux primitifs, vivront, rêveront à l’idéal intangible, plongeront dans l’espace des regards cent fois, mille fois plus aigus que les nôtres, et mourront en se rapprochant de plus en plus sans l’atteindre jamais du grand X de l’Univers.

Tous écoutaient. Lotia elle-même avait quitté son attitude nonchalante et doucement elle murmura :

– Parlez encore, Sir Lavarède. Aujourd’hui est triste pour moi ; dites l’espoir de demain.

Le journaliste considéra l’Égyptienne avec un sourire affectueux et il continua :

– Soit ! Puisque cet étalage de connaissances sous-marines vous distrait, je vous conterai ce que je sais sur les zoophytes corallifères et sur les spongiaires.

Il fit une pause et commença ainsi :

– Tout au bas de l’échelle des êtres se trouve l’éponge, formée d’une substance fibreuse, élastique et résistante, enveloppée d’une matière gélatineuse dont on la débarrasse pour la livrer au commerce. Cette matière est la partie vivante. Elle est composée de bestioles rudimentaires affectant l’apparence de petits tubes. C’est tout ce qu’il y a de plus simple comme être animé. Lors de leur naissance, les spongiaires, munis de cils vibratiles, comme les polypes du corail, sont doués de mouvement. Bien vite ils se fixent sur un rocher, s’aplatissent et deviennent le support d’une colonie dont le résultat sera une éponge. On la pêche, soit au moyen de dragues, soit à la main. De là la distinction commerciale en éponges draguées et en éponges plongées ; ces dernières ayant une valeur bien supérieure, car elles ne sont jamais déchirées. Voilà pour les spongiaires, êtres d’une structure si rudimentaire, d’une vitalité si obscure, qu’au début de ce siècle encore on refusait de les admettre dans le règne animal.

Ici Armand toussa, prit un temps et d’un ton quelque peu doctoral :

– Passons maintenant aux corallifères bien autrement intéressants. Le polype est un petit sac, armé de huit tentacules destinés à saisir sa nourriture. Ces tentacules en s’ouvrant se développent en cercle et donnent l’illusion d’une fleur à huit pétales blancs striés de rouge. Ces animalcules se réunissent en innombrable quantité, sécrétant un support calcaire, blanc ou rouge, qui est ce que l’on appelle le corail en bijouterie. Au fond des eaux, ce pilier de sels calcaires est enveloppé par une couche molle, charnue, semblable à une écorce tendre, dans laquelle les polypes sont logés, et où circule une sève qui entretient la vie chez tous les animaux. Les formes les plus variées, arbres, buissons, murailles, tertres, sont prises par ces colonies corallifères. Tantôt c’est la forêt, avec ses troncs rouges et blancs parsemés de mille fleurs épanouies qui ne sont autres que les polypes vivants ; tantôt ce sont des pousses naines, qui semblent une prairie rouge constellée d’étoiles blanches. Ils occupent d’immenses espaces. De la côte d’Afrique à Malacca, aux Îles basses, à la côte Américaine, les polypes travaillent, préparant le continent futur, dont beaucoup d’îles actuelles sont simplement la partie la plus avancée. Leurs bancs s’accroissent sans cesse ; ils atteignent déjà plusieurs centaines de kilomètres, augmentant de quelques millimètres par an, de telle sorte que l’on a pu évaluer à 200.000 ans le temps nécessaire à la formation de certaines de ces agglomérations. Tantôt ils bordent la côte d’une ceinture de récifs, comme en Nouvelle-Calédonie, tantôt ils façonnent des îles basses circulaires ou atolls, dont l’archipel des Tuamotou, appartenant à la France, offre de nombreux exemples. Parvenus à la surface de l’eau, leur tâche est finie, ils meurent au contact de l’air. Alors l’océan se charge de transformer ces rochers en îles verdoyantes. La vague détache des fragments de corail, les roule, les réduit en poussière. Elle fait ainsi des plages au gravier blanchâtre, semé de galets arrondis. Des débris de végétaux, de poissons, de crustacés, des coquillages sont apportés par les courants. Ils se décomposent, se mêlent au sable madréporique et forment la première couche de terre végétale. Des graines charriées par l’océan s’y développent. Des œufs d’insectes amenés sur quelque tronc d’arbre y éclosent. Les tortues de mer prennent pied sur cette terre nouvelle et déserte. Des oiseaux emportés par la tempête y trouvent un refuge. Et un beau jour, une tribu chassée d’une île voisine par la guerre ou par l’émigration, aborde, s’installe, peuple l’île. Elle devient l’hôte des petits zoophytes, qui dans les profondeurs mystérieuses du Pacifique, ont travaillé depuis des milliers de siècles à lui préparer une demeure.

Armand avait prononcé ces dernières paroles avec une émotion réelle. Le visage de Lotia était illuminé par l’admiration. Les voies de la nature incessamment créatrice s’ouvraient nettement à ses yeux. Mais le Parisien changea de ton :

– Avouez, conclut-il, que l’étude scientifique du corail est autrement belle, autrement poétique que la légende mythologique, qui attribuait sa formation au sang de la Méduse, l’une des trois Gorgones, dont la vue changeait en pierre ceux qui osaient l’affronter et dont Persée débarrassa la terre ?

La conférence ainsi terminée, personne ne se fit prier pour revêtir les scaphandres et prendre part à la promenade sous-marine proposée par Robert.

Ce fut un enchantement.

Bientôt les voyageurs parcouraient des vallées rocheuses envahies par des éponges énormes, dont la teinte allait du blond pâle au brun rouge. Ces végétations affectaient ici la forme régulière d’un aérostat, plus loin, digitées, lamellées, indentées de mille façons diverses, offraient un spectacle étrange, singulier. Les espèces se mélangeaient, le gant de Neptune coudoyait les Halicondries, les Sheep-Wool, l’Euplectelle, les Hyaonema, les Trompettes, les Manchons, les Éventails, les Queues-de-paon.

Et la marche continuant, la petite troupe entrait dans une région corallifère. C’était une vision de rêve que les troncs rouges, blancs, fleuris de polypes étoilés, et entre les branches desquels filaient, ainsi que des oiseaux, des troupes de poissons multicolores.

Mêlés aux coraux, d’autres polypes, bleus, roses, jaunes, verts, orangés, blancs, de toutes nuances, transparents, semblant des fleurs de verre, tapissaient le sol, les rochers ; des Alcyons palmés, des Antipathes, des Actinies, des Tubipores, des Cornulaires, des Ammathées, des Naphtées immobiles et brillants comme l’Isis nobilis du corail.

Puis soudain se présentait une prairie de polypes libres, Pennatules, Vérétilles ou Révilles, et l’admiration des touristes confinait au vertige devant ce champ de fleurs animées, en marche.

De retour à bord, on parla peu. Tous avaient la tête lourde, le cerveau brouillé. La féerie sous-marine leur causait comme une indigestion morale. Le merveilleux de la nature avait été trop capiteux ; ils étaient ivres d’imprévu, d’incroyable, de surhumain.

Une longue nuit de sommeil dissipa à peine le trouble dont les voyageurs étaient imprégnés. Au matin, ils étaient sans force ; aussi d’un commun accord remirent-ils au lendemain leur promenade à terre.

Enfin, le second jour, décidément remis, n’éprouvant plus aucune fatigue, tous se déclarèrent prêts à se mettre en route.

Le sous-marin n° 2, immergé dans une petite crique qu’un promontoire boisé masquait à la vue de l’équipage du croiseur anglais, remonta jusqu’à la surface de l’eau. Le panneau fut ouvert, et les passagers s’embarquèrent sur un canot démontable que l’on avait mis à la mer.

Dix minutes plus tard, ils prenaient pied sur le sol de Bornéo.

Une plage étroite couverte de sable blanc et limitée par une muraille de verdure, tel était l’endroit où débarquaient les chasseurs. À trente ou quarante pas d’eux, le fouillis prodigieux de la forêt vierge commençait.

Palmiers, teks, rotangs, sagoutiers, ébéniers, muscadiers entrelaçaient leurs branches, reliées entre elles par les enroulements des lianes dont les fleurs géantes s’ouvraient ainsi que des calices d’or ou de pourpre.

– Ne nous éloignons pas de la rive, avait dit Robert. Bien que les marins du Shell ne descendent pas à terre, le voisinage du navire est une protection, et les Dayaks n’oseraient s’aventurer trop près.

– Les Dayaks ?

– Oui, les habitants sauvages de l’île, les autochtones selon l’avis général des géographes.

– Ils sont dangereux ?

– On le prétend. Dans le doute, il vaut mieux agir avec prudence.

Cependant une sente étroite s’ouvrait à travers le taillis. C’était une passe de fauves.

Les chasseurs s’y engagèrent et soudain ils se trouvèrent dans une demi-obscurité. Le plafond de feuilles ne laissait filtrer qu’une lumière incertaine. L’air était lourd, humide, chargé d’une odeur de moisissure. C’était l’haleine pestilentielle de la forêt équatoriale.

Une terreur mystérieuse planait sous la voûte des grands arbres. Le silence était profond. De temps à autre un bruit faisait tressaillir les voyageurs : cri de quadrumane, glapissement d’animal inconnu, sifflement d’oiseaux, bavardage de perroquets, puis tout se taisait de nouveau et l’atmosphère semblait plus fétide, la pénombre plus obscure.

Soudain Robert s’arrêta, et apprêta sa carabine.

Une ombre s’était dressée à peu de distance. C’était quelque chose de monstrueux, une caricature horrible de l’homme, aux épaules larges, aux bras démesurément longs. Cela se tenait debout sur des jambes torses et brandissait un gourdin.

Les femmes s’étaient arrêtées tremblantes.

– Qu’est-ce ? demanda Aurett à voix basse.

Robert répondit :

– Un orang-outang.

À ce mot, Armand porta son fusil, à l’épaule, mais son cousin releva vivement l’arme.

– Ne tire pas, malheureux, si tu le manquais, nous aurions sur les bras le plus formidable adversaire de la création. L’orang-outang vient à bout du tigre.

– Alors que faire ?

– Attendre. Il va s’éloigner sans doute, car ce singe redoutable attaque rarement.

Comme pour démontrer l’exactitude de cette affirmation, le terrible anthropomorphe tourna sur ses pieds énormes et s’enfonça dans les broussailles en s’appuyant sur son bâton.

– Si nous revenions à la plage, hasarda alors Joan très impressionnée par cette rencontre.

– Bah ! avançons encore un peu ; nous sommes venus pour chasser, et il serait ridicule de rentrer sans avoir brûlé une cartouche.

– Sans compter, ajouta Robert, que le Corsaire Triplex a promis de la venaison au commandant du Shell et qu’il ne saurait manquer à sa promesse.

Sur ce, on reprit la marche ; cinq cents mètres plus loin, les touristes débouchèrent brusquement dans une vaste clairière inondée de soleil. Sur les arbres qui l’entouraient, des tribus de singes se poursuivaient avec des cris aigus, effarouchant des nuées de perroquets qui s’envolaient lourdement avec un assourdissant caquetage.

Les chasseurs ne se tinrent plus devant cette abondance de gibier. Les fusils partaient d’eux-mêmes, et bientôt un monceau de volatiles se dressa au milieu de la clairière. À cette fusillade inattendue, les singes interrompirent leurs jeux, les oiseaux leurs piaillements, puis tous disparurent, fuyant à grands coups d’ailes ou par des bonds effarés un endroit aussi dangereux.

Mais la petite troupe s’inquiéta peu des fuyards, vingt-deux pièces gisant sur l’herbe auraient suffi à satisfaire l’amour-propre de disciples de saint Hubert plus exigeants que les amis de Lavarède. Et puis tous étaient un peu las. Ils résolurent donc de faire halte en cet endroit, d’y prendre une collation. Après quoi on retournerait au rivage.

Les vivres furent tirés des havresacs qui les contenaient et chacun y fit honneur. Du reste dans cette clairière lumineuse et fleurie, les jeunes femmes avaient oublié leurs terreurs des sous-bois, tant il est vrai que l’ombre est l’origine de la peur, ce que les philosophes ont traduit dans toutes les théogonies en faisant de l’esprit du mal, l’esprit de la nuit.

Après une sieste prolongée, il fallut songer à revenir à la côte. On quitta la clairière et de nouveau, les voyageurs s’engagèrent dans la sente suivie à l’arrivée ; ils marchaient dans la demi-obscurité répandue sur la terre par les géants de la forêt.

De nouveau ils étaient oppressés par le silence, et inconsciemment ils allongeaient le pas, avec une hâte instinctive de se retrouver sur la plage, en face du sous-marin.

Pourtant ils furent distraits par une sorte de chevrotement qui s’éleva tout à coup en avant d’eux. Ils demeurèrent immobiles, prêtant l’oreille.

Le cri se renouvela.

Alors lentement, avec mille précautions, se courbant derrière les buissons, les chasseurs s’avancèrent ; bientôt ils aperçurent l’animal dont la voix les avait surpris.

C’était une petite antilope à robe brune, aux cornes courtes et recourbées, que les naturels du pays appellent Napu.

La gracieuse bête, debout auprès d’une mare, levait la tête avec inquiétude, flairant le vent. Sans doute elle devinait l’approche d’ennemis.

Sans prononcer une parole, les chasseurs épaulèrent leurs armes ; les détonations se confondirent, et l’antilope faisant un bond prodigieux retomba sans mouvement sur le sol. Elle avait été foudroyée.

Robert, Armand se dressèrent sur leurs pieds, ils allaient s’élancer vers leur capture qui complétait si à propos la liste de leurs victimes, mais ils eurent un même cri de stupeur. Du haut des arbres qui les abritaient, des nœuds coulants venaient d’être jetés enserrant leurs bras, et irrésistiblement tirés en l’air, les chasseurs s’élevèrent à hauteur des premières branches sur lesquelles des figures humaines, tatouées, horribles, grimaçaient silencieusement. Au même instant des appels éperdus retentissaient du côté où ils avaient laissé leurs compagnes. Puis tout se tut.

Un peu après, les jeunes femmes, les mains attachées derrière le dos, se montrèrent, entourées par des sauvages.

Effrayants étaient ces hommes, dont le visage tatoué, criblé de lignes de couleur, était surmonté par une couronne d’écorces figurant des cornes. Le torse nu, les reins ceints de peaux de tigres, les chevilles et les poignets chargés de lourds anneaux d’or, ces indigènes avaient la mine féroce et terrifiante. Sur leur poitrine brimballaient des colliers faits de dents humaines.

À cette vue, Armand frissonna.

– Des Dayaks, murmura-t-il.

Et tout bas, il ajouta :

– Nous sommes perdus. Ce sont des mangeurs d’hommes, leurs colliers le prouvent.

Hélas ! la science du journaliste n’était pas en défaut. Ses amis et lui venaient de tomber au pouvoir des Dayaks, l’une des races les plus cruelles et les plus perfides de la terre.

CHAPITRE VI

CHEZ LES DAYAKS


Du reste le Parisien n’eut pas le loisir de se livrer à de longues réflexions. Ses ennemis laissèrent filer le câble qui le portait, et, maintenu à vingt centimètres du sol, il fut entouré d’un réseau de lianes flexibles qui le mirent dans l’impossibilité d’exécuter le moindre mouvement.

Dans cet appareil, il fut couché sur l’herbe auprès de Robert qui avait été traité exactement de la même façon.

Alors les Dayaks se partagèrent rapidement les armes et les divers objets enlevés aux Européens, sans oublier le corps de l’antilope napu. Ils desserrèrent ensuite les liens qui paralysaient les jambes des prisonniers, et, mettant ceux-ci sur leurs pieds, leur intimèrent par gestes l’ordre de les suivre.

Armand eut une velléité de révolte, mais l’un des indigènes le piqua durement de sa lance et fit ainsi pénétrer dans son esprit la conviction que toute résistance était inutile.

Le journaliste se résigna donc. Mais son cerveau fertile en expédients ne demeurait jamais inactif. Aussi glissa-t-il bientôt à l’oreille de ses compagnons :

– Tâchons de laisser le plus de traces possible de notre passage. On s’inquiétera de notre absence à bord ; on nous cherchera. Tout indice sera utile à nos amis. Et puis c’est notre seule chance de salut !

Il affectait le sang-froid pour encourager les pauvres femmes qui, pâles, tremblantes, se soutenaient à peine. Telle est la puissance communicative du courage, qu’en l’écoutant elles se sentirent plus fortes, plus disposées à l’espoir, et qu’elles obéirent consciencieusement à ses instructions.

Les guerriers les entraînaient à travers la forêt. Ces indigènes, accoutumés au pays, se dirigeaient sans hésiter, sans se tromper jamais. Parfois ils échangeaient quelques paroles dans un idiome dur et guttural.

Les prisonniers brisaient des branches. Aurett qui, ainsi que Lotia, Joan et Maudlin, avait été débarrassée de ses entraves – sans doute les Dayaks avaient jugé qu’elles n’étaient pas en état de lutter – Aurett avait déchiré son mouchoir en petits carrés, et de distance en distance elle en jetait un morceau sur le sol. Elle procédait comme le guide d’un rallye-paper ; mais ici l’enjeu de la partie était l’existence de ceux qui la jouaient.

Les indigènes ne semblaient pas s’inquiéter de ces manœuvres, dont leur flair sauvage devait cependant comprendre le but. Leur tranquillité épouvantait Lavarède. Bientôt il en comprit le pourquoi.

La troupe atteignit le bord d’une rivière. Des pirogues étaient amarrées aux arbres de la rive. On allait continuer le voyage par eau, c’est-à-dire qu’à partir de cet endroit, toute trace des prisonniers serait perdue. Il ne restait aucun moyen humain d’apprendre à ceux qui tenteraient de les sauver dans quelle direction leurs ravisseurs les entraînaient.

Armand embrassa d’un regard navré sa femme et ces pauvres créatures désormais irrémissiblement vouées à la mort.

Les Dayaks cependant répartissaient les captifs dans les embarcations. Eux-mêmes y prirent place, saisirent les pagaies, et la flottille s’éloignant du rivage remonta le cours de l’eau, emportant vers l’intérieur de l’île encore inexploré ceux qui, le matin même, étaient partis heureux et confiants du sous-marin n° 2.

Ce fut avec un déchirement que le journaliste suivit ces différentes évolutions.

Ses amis, car il ne doutait pas que l’équipage du sous-marin chercherait à le rejoindre, arriveraient jusqu’à la rivière. Là, ils battraient le fourré à droite et gauche, ne trouveraient aucun indice, et après d’inutiles recherches regagneraient le navire, découragés par l’insuccès de leur entreprise.

– Ah ! murmura-t-il, si l’on pouvait au moins leur indiquer qu’il faut remonter le fleuve.

Et regardant les buissons épais qui, les racines trempant dans l’eau, formaient sur la rive un rempart impénétrable, que joignait, sans solution de continuité, une véritable prairie aquatique, où les nénuphars, les lotus, le frêle roseau Tiupa, unissaient leurs feuilles arrondies, dentelées, lancéolées :

– C’est ici qu’il serait utile d’accrocher des lambeaux de nos vêtements aux branches pour jalonner la route.

Née dans le cerveau du Parisien, une idée, quelle qu’elle fût, était assurée d’une prompte solution.

Deux minutes s’étaient à peine écoulées qu’Armand poussait une sourde exclamation. Il enveloppa d’un regard les pagayeurs actionnés à leur besogne. Aucun ne semblait se préoccuper des Européens. Alors Armand se pencha vers miss Maudlin qui occupait la même pirogue que lui, et à voix basse :

– Miss Maudlin ! appela-t-il.

La jeune fille sursauta, brusquement tirée de ses pensées :

– Que désirez-vous ?

– Vous faire remarquer que vos bras sont libres alors que les miens sont attachés.

– Hélas !

– Si bien qu’il vous serait possible de laisser une trace de notre passage, tandis que je dois renoncer à cette consolation.

– Que voulez-vous dire ?

– Ceci. Les marins nous chercheront, sans aucun doute, ils seront incapables de décider, en arrivant au bord de la rivière, si leur poursuite doit continuer en aval ou en amont.

– Je réfléchissais à cela à l’instant même.

– Eh bien. Notre rôle est tout tracé. Indiquons-leur la route à suivre.

– Comment ?

– Ne croyez-vous pas qu’un objet nous appartenant, mon chapeau par exemple, perché sur les buissons de la rive, constituerait un indice… ?

– Si, si, fit joyeusement Maudlin.

Mais aussitôt son visage s’assombrit :

– Oui, seulement… le moyen ?…

– Oh ! élémentaire, le moyen. Nous longeons la berge à vingt pas. Rien d’aisé comme de lancer mon chapeau dans les broussailles. Comme je vous le disais tout à l’heure, j’ai les mains ligottées, et j’ai pensé que vous consentiriez à vous charger de ce soin.

Pour la première fois depuis l’attaque des Dayaks, le sourire reparut sur les lèvres de la fille de Joan.

– Vous avez raison, reprit-elle, et je vais…

Il l’arrêta :

– Pas de précipitation. Attendez un moment favorable, et alors, hop !… Adieu mon couvre-chef.

L’avertissement était utile, car les indigènes surveillaient les prisonniers, dont la conversation, inintelligible pour eux, les mettait en défiance.

Sous leurs regards ardents, Lavarède et Maudlin se turent, paraissant examiner les rives fuyantes avec curiosité. Peu à peu cette attitude endormit les soupçons des sauvages. Un à un ils cessèrent de fixer leurs prunelles sombres sur les Européens.

– Allez-y, murmura le journaliste.

Rapide comme la pensée, la jeune fille saisit le chapeau d’Armand et d’un coup sec l’envoya dans les branches, où il resta perché. Mais un cri guttural était sorti des lèvres des rameurs.

Ces hommes, accoutumés à toutes les ruses, avaient compris sans peine le but de l’acte accompli par Maudlin.

L’un d’eux s’adressa vivement aux prisonniers. Sa langue barbare ne pouvait être perçue pour ceux-ci, mais à ses gestes véhéments, aux éclairs qui traversaient ses yeux noirs, il leur parut évident qu’il proférait de terribles menaces.

L’indigène du reste se tut bientôt. Il prononça quelques paroles en désignant du doigt le point où le chapeau était fiché. C’était un ordre, car la pirogue évolua aussitôt et se dirigea vers la rive.

L’intention des naturels n’était pas douteuse. Ils allaient aborder, s’emparer du chapeau et faire disparaître aussi l’unique espoir de leurs prisonniers.

Et comme Armand atterré regardait, il se produisit un remue-ménage singulier dans les feuilles. Les branches furent agitées comme par un vent violent, et un singe, un orang-outang tout jeune, ainsi que l’on en pouvait juger à son pelage clair et soyeux, parut.

Il allongea le bras, s’empara du chapeau et s’en coiffa avec mille grimaces de satisfaction.

Les indigènes eurent un sourire. Quelques-uns lâchèrent la pagaie pour saisir leurs armes ; ils n’eurent pas le temps de s’en servir. Un grand corps velu dégringola de la cime des arbres, arriva près du jeune singe. C’était la mère qui s’était rendu compte du danger auquel s’exposait son petit.

Elle le saisit sous son bras et bondissant d’arbre en arbre, disparut à travers le rideau des feuilles, avant qu’aucun indigène eût eu le loisir de tirer.

Ces derniers d’ailleurs ne manifestèrent aucun mécontentement. Le singe avait gardé le chapeau, enlevant ainsi la marque de leur passage. De nouveau la pirogue regagna le milieu de la rivière et reprit sa course rapide. Durant deux jours, les pagayeurs frappèrent l’eau sans relâche. Toujours les rives conservaient leur aspect grandiose et sauvage. Les forêts alternaient avec des couloirs rocheux où les ondes se précipitaient en remous écumants, mais les légères embarcations, maniées avec une extrême dextérité, filaient au milieu de ces rapides aussi facilement que sur un lac uni.

Aux approches du soir, les rives, désertes pendant les ardeurs du jour, se peuplaient. Les fauves venaient boire. Des troupes de buffles à pieds blancs, des porcs barbus, des tapirs à l’allure lourde s’ébattaient dans les eaux basses, troublés parfois par le cri rauque du tigre. Alors toutes ces bêtes s’enfuyaient avec des beuglements, des grognements de terreur, pas assez vite souvent pour échapper au terrible carnassier. Un corps souple décrivait une trajectoire dans l’air, tombait sur les épaules de l’un des animaux qui roulait sur le sol, la colonne vertébrale broyée par les dents du seigneur des forêts malaises.

À la surface de l’eau des crocodiles flottaient ainsi que des troncs d’arbres, et des oiseaux de nuit, des chauves-souris vampires arrondissaient dans l’air les spires de leur vol cotonneux.

Les pirogues abordaient à cette heure. Les Dayaks allumaient de grands feux qu’ils entretenaient à tour de rôle, et les voyageurs essayaient en vain de dormir. Comme si leurs pensées sombres n’eussent pas suffi à les tenir éveillés, des légions de moustiques, de maringouins, innombrables dans ces contrées humides, les harcelaient sans relâche jusqu’au jour.

Tel était leur agacement physique que, malgré les craintes justifiées par leur situation, ils avaient hâte de parvenir au but du voyage.

– Après tout, avait dit Aurett, on ne nous tuera qu’une fois, tandis que ces affreux moustiques nous font souffrir mille morts.

Les indigènes du reste traitaient leurs prisonniers sans brutalité. Il les nourrissaient bien, et même le journaliste remarqua que, parmi les animaux abattus chaque jour par les chasseurs, on réservait aux Européens les morceaux les plus délicats.

Le procédé semblait indiquer toute autre chose que le désir de leur nuire, et Lavarède en arrivait à mépriser quelque peu les explorateurs de Bornéo qui ne tarissent pas en récits mélodramatiques sur la cruauté des naturels.

Enfin une anse apparut. Tout à l’entour les arbres avaient été coupés et une centaine de cabanes aux toits coniques se dressaient sans régularité, chacune ayant été construite à la place choisie par son propriétaire, sans souci d’un alignement ou d’un groupement quelconque.

À la vue de la flottille, toute la population se porta sur le rivage, et quand les prisonniers débarquèrent, ce furent des cris, des chants, des manifestations de joie incompréhensibles pour ceux qui en étaient l’objet.

Des femmes, des enfants, s’approchaient des Européens, leur prenaient les mains, les pressaient avec un plaisir évident, prononçant des paroles étranges, dont les sons gutturaux s’adoucissaient d’une façon caressante.

– Ah çà ! s’exclama le journaliste ; ils ont l’air enchantés de nous voir.

Et avec un sourire :

– Ils semblent vouloir nous traiter amicalement. Tout le problème se résume dès lors à tromper leur surveillance et à regagner la côte. Nous y arriverons, mes amis. Pour l’instant, inspirons-leur la confiance la plus grande, et pour cela, prenons des visages aussi riants que les leurs.

Prêchant d’exemple, il suivit ses guides, la face épanouie, en distribuant des poignées de mains à la foule. Il remarqua bien que les indigènes lui serraient les mains d’une façon bizarre ; leurs doigts s’incrustaient dans les siens comme s’ils eussent voulu prendre l’empreinte de ses os ; mais il se déclara que des sauvages de l’intérieur de Bornéo ne pouvaient pratiquer le shake-hand avec la même souplesse que les flâneurs du boulevard des Italiens.

Bref, il était d’excellente humeur, lorsqu’il fut enfermé avec ses compagnons dans une case spacieuse située au milieu du village.

Mais cette heureuse disposition ne se maintint pas longtemps. Bientôt accoutumés à la demi-obscurité qui régnait dans la cabane, ses yeux distinguaient des guirlandes d’objets arrondis disposés le long des cloisons.

De prime abord, il crut que cet ornement bizarre était composé de noix de coco enfilées ainsi que les grains d’un collier. Il s’approcha pour s’en assurer et un cri d’horreur s’étrangla dans sa gorge.

Ce qu’il avait pris pour les fruits du cocotier étaient des têtes humaines séchées, momifiées, racornies.

Il y en avait plus de cinquante sur les quatre faces de la hutte. Brusquement le journaliste cessa de railler les voyageurs dont les récits le faisaient sourire un instant plus tôt. À son esprit se représentèrent en traits de feu les notes de voyage de Mme°Ida Pfeiffer, cette vaillante femme qui osa aller étudier les Dayaks jusque dans leurs repaires.

« Les actions les plus nobles à leurs yeux, dit-elle, sont celles qui attestent la férocité. L’objet qui leur semble indispensable entre tous est un panier fixé à leur ceinture et destiné à recevoir les chevelures humaines conquises sur l’ennemi. La tête d’un homme est le plus noble présent qu’un guerrier puisse offrir à sa fiancée.

« Lors d’une visite que je fis à un chef Dayak, je trouvai au-dessus de mon lit de sangle une tête fraîchement coupée, déposée là pour me faire « honneur. »

C’était donc vrai. Il n’était pas possible de douter. Armand avait sous les yeux les hideux trophées de la cruauté des indigènes.

Ses compagnons d’ailleurs avaient fait la même constatation, et les femmes éperdues s’étaient enlacées tremblantes, n’osant plus tourner leurs regards vers l’horrible ornementation de la case.

Tous frissonnèrent en entendant la porte s’ouvrir. Sur le seuil un homme se tenait, le nez et les oreilles supportant des anneaux de dix centimètres de diamètre, les bras cerclés de bracelets d’ivoire. Sur ses épaules était fixée une peau de tigre, dont la queue traînait derrière lui. Plusieurs guerriers le suivaient ; mais ceux-ci restèrent au dehors, tandis que lui-même, d’un pas lent, s’approchait des captifs.

Il les considéra longuement en silence, allant de l’un à l’autre, hochant la tête avec satisfaction, puis s’arrêtant devant le Parisien, il lui dit en mauvais anglais :

– Ouvrez la bouche.

À ces paroles, les premières qu’il comprenait depuis qu’il était au pouvoir des Dayaks, Armand eut une exclamation joyeuse :

– Vous parlez anglais. Parfait ! On pourra s’expliquer.

– Plus tard, interrompit gravement l’indigène, plus tard. Je parle anglais parce que j’ai habité la côte, et comme tous les blancs parlent anglais[5], j’ai employé cet idiome. Ouvrez la bouche.

Quelque peu surpris, Lavarède obéit cependant. Son interlocuteur regarda ses dents, puis tirant de sa ceinture une pierre rougeâtre, il la passa sur le front du journaliste, y traçant ainsi une marque rouge. Successivement il pratiqua la même opération sur les autres voyageurs, et chaque fois il semblait plus content. Cela fait, il allait se retirer, mais Armand le retint sans cérémonie par sa peau de tigre.

– Un instant. Vous m’avez promis une explication. Qui êtes-vous ?

– Le médecin de la tribu.

– Le médecin ! s’écria le prisonnier. Je saisis. Vous avez voulu vous assurer que nous n’avions aucune maladie pouvant se répandre parmi vos compatriotes ?

– Oui, vous voyez juste.

– Malades, vous nous auriez chassés ?

– Non. On vous aurait attachés au poteau du supplice et nos guerriers auraient exercé leur adresse en vous lançant leurs flèches.

– Heureusement nous sommes bien portants.

– Heureusement, vous l’avez dit ; car vous mourrez sans souffrir pour paraître sur la table de nos jeunes hommes.

Ces paroles tombèrent sinistrement dans le silence. Les Européens avaient pâli. La vérité leur apparaissait. Prisonniers des Dayaks anthropophages, ils seraient mangés par leurs gardiens. Pourtant Lavarède insista :

– Vous ne voulez pas dire que nous leur servirons de nourriture ?

– Si, si, répliqua l’indigène, – et avec une admiration goulue – la chair du blanc est supérieure à celle de tous les animaux des forêts. Mais je vous le répète, vous ne souffrirez pas. La souffrance amène la fièvre et la fièvre détruit la saveur des mets. Vous ne resterez pas ici, car la peur aurait le même résultat. On va vous conduire parmi les camphriers sauvages. Leur parfum vous engourdira, vous enlèvera la force de penser, et quand l’heure du festin approchera, vous passerez de la vie à la mort, sans même sentir le coup fatal. Ainsi vous serez bons, savoureux, et l’estomac des guerriers se réjouira.

Exprimer l’état d’esprit des prisonniers est impossible. L’horreur, l’épouvante atteignaient en eux une telle acuité, qu’ils n’avaient plus conscience de leur dégoût, de leur terreur. Ils étaient dans cette situation particulière aux hallucinés qui n’est pas le sommeil et qui n’est pas la veille.

Marqués de rouge comme les bœufs que l’on conduit à l’abattoir, destinés à substanter les sauvages, ils écoutaient comme en rêve le médecin indigène, qui détaillait complaisamment les précautions imaginées par ses compatriotes pour assurer à la chair de leurs victimes son maximum de saveur.

Il leur semblait qu’ils n’appartenaient plus à la race humaine. Ils étaient une sorte d’animaux domestiques, devant lesquels un cuisinier expert discutait à quelle sauce ils seraient mangés.

C’était grotesque et c’était horrible. Cela avait l’allure d’un de ces cauchemars si magistralement dépeints par la plume d’Edgar Poë.

Tel était leur abattement, qu’ils ne s’aperçurent même pas du départ du médecin.

Il fallut que des guerriers pénétrassent dans la case et les entraînassent au dehors pour leur rendre la conscience de leur être.

Alors Aurett, Lotia, Maudlin, Joan, poussèrent des cris aigus, protestation nerveuse et affolée de la créature en face du supplice. Certes, la compagne d’Armand, la gentille Maudlin avaient prouvé qu’elles étaient courageuses ; mais devant la fin qui les menaçait, toute vaillance s’évanouissait.

Robert et son cousin lui-même étaient atterrés. L’ingénieux Lavarède ne se sentait plus d’ingéniosité. La prison, la mort ne lui auraient rien enlevé de sa décision, de sa lucidité ; mais la perspective de devenir repas, et surtout la douleur de savoir Aurett condamnée à pareil sort, le terrassait, l’annihilait.

Dans son cerveau bourdonnant des bruits étranges se produisaient. Il croyait entendre déjà les os de sa compagne si brave, si dévouée, craquer sous la dent des cannibales, et son cœur cessait de battre, et un brouillard s’étendait sur ses yeux.

Machinalement, tel le troupeau las poussé à la boucherie, ils marchaient au milieu de leurs bourreaux. Avec eux, ils pénétrèrent dans un bois de camphriers dont les fleurs répandaient dans l’air leur parfum capiteux.

Ils furent enfermés dans une enceinte circulaire formée de pieux accolés, au-dessus desquels s’avançaient les branches fleuries, et brisés, ils se laissèrent tomber sur le sol.

L’odeur violente du camphre flottait dans l’atmosphère, stupéfiante, engourdissante. Peu à peu la vibration excessive de leurs nerfs s’apaisa. Un calme somnolent s’empara d’eux, et sans pensée, sans résistance, le souvenir même du danger se fondant en un brouillard, tous fermèrent les yeux.

Le médecin avait dit vrai. Ils ne sentiraient même pas le coup mortel. Leur fin serait douce, sous la caresse endormeuse des camphriers.

Quand ils se réveillèrent, le jour commençait. Durant près de dix-huit heures ils avaient été plongés dans l’anéantissement. Ils promenèrent autour d’eux des regards vagues, incertains ; le regard de ceux en qui l’esprit dort, en qui n’existe plus que la vie animale. Au-dessus des pieux qui fermaient leur prison, apparaissaient des têtes curieuses d’indigènes venus là pour veiller sur les captifs déclarés comestibles par le médecin de la tribu.

Très friands de chair humaine, ces sauvages ouvraient des bouches gourmandes, montrant leurs dents aiguës, leurs canines remplacées par des pointes d’or, coquetterie barbare qui leur donnait un air de fauves. Toutes les parures de ces êtres sanguinaires tendent en effet à leur assurer une ressemblance avec le tigre, qui est pour eux le type de la beauté. Beaucoup réussissent dans cette copie du terrible félin, et il y avait là des femmes à la face ronde, aux lèvres percées de trous dans lesquels elles avaient fiché, en barbe de chat, de longues épines de mimosa, qui certes rappelaient plutôt des tigresses que la gent dévouée et tendre à laquelle nous devons les mères.

Mais ces spectateurs effrayants ne troublaient plus les prisonniers, engourdis par le camphre, anéantis par une stupeur telle que la pensée même de la lutte ne se faisait plus jour en leur esprit.

Machinalement ils mangèrent les aliments que leurs gardiens avaient déposés à côté d’eux durant leur sommeil ; mais ils n’essayèrent pas de se lever, de marcher. Ils étaient lourds, paresseux, avec une horreur instinctive du mouvement.

Quatre jours s’écoulèrent ainsi. Vers la fin du quatrième, le médecin de la tribu pénétra dans l’enceinte de pieux. Il ausculta les captifs, leur tâta le pouls, sans qu’aucun parût comprendre ce qu’il faisait. Le chef, reconnaissable au bandeau d’écorce découpé en ailes qui ceignait son front, l’accompagnait.

Son examen terminé, le médecin se tourna vers lui :

– Vous pourrez convier les guerriers au festin pour demain, dit-il. Les victimes sont prêtes.

Le chef s’inclina avec un sourire cruel et tous deux sortirent.

Le dernière nuit des voyageurs commençait, tiède, parfumée, pleine d’étoiles. Des forêts environnantes arrivaient de sourdes rumeurs. Les carnassiers, s’étirant après la longue sieste du jour, saluaient le retour des ténèbres de rauquements joyeux, auxquels répondaient, de la rivière, les cris pleurards des crocodiles.

Et les Européens dormaient, inertes, le cou tendu au couteau des bouchers sauvages qui bientôt viendraient les dépecer ainsi que des animaux immondes.

* *

*

Cependant à bord du sous-marin n° 2, on avait attendu les chasseurs avec inquiétude. Comme Lavarède l’avait prévu, le second, ne les voyant pas rentrer le soir, avait débarqué avec quelques matelots bien armés, et avait suivi leur piste jusqu’au bord de la rivière, d’où les pirogues les avaient emportés.

Mais là, il s’était arrêté. La trace finissait brusquement. Le lieutenant revint sur ses pas, n’osant pas se lancer à l’aventure dans les solitudes de l’île.

À son retour une nouvelle l’attendait, qui lui fit plaisir, car elle le déchargeait d’une responsabilité trop lourde pour ses épaules. Exact au rendez-vous fixé un mois auparavant, le sous-marin commandé par James Pack était arrivé dans la baie de Gaya et reposait auprès de celui où l’on regrettait les disparus.

James, si calme et si maître de lui d’ordinaire, était dans un état de surexcitation indescriptible. Dans le salon qu’il arpentait à grands pas ainsi qu’un fauve enchaîné, il attendait le second.

– Eh bien, Paddy ? fit-il à son entrée.

L’interpellé eut un geste de surprise :

– Ah ! Capitaine, vous savez l’affreux événement ?

– Oui, oui, mais pas de paroles inutiles. Avez-vous trouvé la piste ?

– Je l’ai trouvée. Ces gentlemen et ladies ont été capturés par une bande de Dayaks.

– De Dayaks ! répéta Pack en se prenant la tête à deux mains dans un geste de désespoir ; mais, dominant cette faiblesse passagère, il continua :

– Pour les sauver, il faut agir vite. Avez-vous reconnu la direction ?

– Je l’ai fait. Ils ont été entraînés vers l’ouest.

– C’est bien. Partons sans perdre un instant. Dix hommes nous accompagneront. Que l’on se munisse de balles explosives, allez… mais allez donc.

Paddy haussa tristement les épaules :

– Hélas ! Capitaine, j’ai suivi la piste. Mais arrivé au bord d’une rivière, je l’ai perdue. Les indigènes ont continué leur voyage par eau.

À cette réponse, James demeura atterré. Durant une longue minute il resta immobile, sans prononcer une parole. Seuls son visage pâle, ses sourcils froncés disaient l’intensité de la réflexion.

Enfin il demanda :

– Reconnaîtriez-vous l’endroit de la rivière que vous avez atteint ?

– Oui, Capitaine. À tout hasard, j’ai fixé des lambeaux d’étoffe à des branches.

– Bien, Paddy, je suis content de vous. Que nos deux bâtiments se mettent en route. Nous prolongerons la côte jusqu’à l’embouchure de la première rivière à l’ouest. Vous ferez armer les deux canots démontables dans l’estuaire, nous embarquerons et nous remonterons le cours d’eau. Nous gagnerons ainsi plusieurs heures… Allez, ne perdez pas une minute… les secondes mêmes sont précieuses.

Le lieutenant sortit et peu après la trépidation de l’hélice annonça à James que ses ordres étaient exécutés.

Alors le bossu se laissa aller dans un fauteuil. Des larmes jaillirent de ses yeux et il murmura douloureusement :

– Maudlin ! Pauvre petite Maudlin.

Chose étrange ! C’était le nom de la fille de Joan qui, à cette heure, montait à ses lèvres, comme son nom à lui était monté quelques jours avant aux lèvres de Maudlin. Ainsi chacun avait trahi le secret enfermé dans son cœur.

Cependant les sous-marins filaient à toute électricité. Ils sortaient de la baie de Gaya où le croiseur Shell se balançait sur ses ancres, ils prolongeaient la côte vers l’ouest. Une heure s’écoula, puis subitement les hélices s’arrêtèrent, et Paddy pénétrant dans le salon, s’écria en saluant son chef :

– Capitaine, l’embouchure de la rivière en question.

James se redressa d’un bond. Une rougeur ardente envahit son visage :

– Que les bateaux remontent à la surface, mettez les chaloupes à la mer et en chasse.

En trois minutes, le dôme des sous-marins émergea. Les chaloupes, embarcations longues et étroites, demi-pontées et protégées contre les chocs par une ceinture de cellulose, dansèrent à la lame. Huit marins avaient pris place dans chacune, un neuvième se tenait à la barre, et un dernier, assis à l’avant, fixait sur son pivot un léger canon revolver, sorti des ateliers de Saint-Étienne. Ce bijou d’acier était capable de lancer à la minute, trois cents projectiles cylindro-coniques de 45 millimètres, chargés de mélinite, et dont l’explosion pouvait couvrir d’une pluie de feu un espace de trois cent quatre-vingts mètres carrés.

James sauta dans l’une des chaloupes, Paddy dans l’autre, et les moteurs électriques actionnés, les embarcations se dirigèrent vers le fond de l’estuaire du fleuve.

Le canot de Pack était en tête. Le jeune homme semblait avoir recouvré tout son sang-froid. Les yeux fixés sur l’eau dont les changements de couleur lui indiquaient les variations du fond, il lançait des ordres brefs auxquels l’homme du gouvernail obéissait avec une habileté consommée, et le léger bateau évoluait, comme un oiseau rasant la vague, au milieu des bancs de sable, des écueils qui obstruaient l’entrée de la rivière.

Un seuil rocheux barrait toute la largeur du cours d’eau. Pourtant après quelques instants de recherches les bateaux trouvèrent une passe qu’ils franchirent sans accident. Maintenant ils volaient entre les rives basses qui s’élevaient peu à peu, suivant une pente insensible. Aux palétuviers, dont les racines se plaisent dans les marécages, inondés par la mer, succédaient les essences variées de la forêt océanienne.

Au bout de deux heures, Paddy fit entendre un appel. Il désignait un point de la rive droite, où, dans les branches, flottaient des morceaux d’étoffe.

James comprit qu’il était en face de l’endroit où ses amis avaient été jetés dans les pirogues de leurs ravisseurs, et sur son ordre, les chaloupes y abordèrent.

Un examen rapide des lieux apprit au Corsaire que Paddy ne s’était pas trompé. Sur la berge, les pirogues avaient laissé leur trace et le sol humide conservait l’empreinte des pieds des prisonniers. Il crut même reconnaître la trace légère et mignonne de Maudlin, et devant cette forme gracieuse, il resta un moment, la tête penchée, le cœur étreint par l’angoisse. Mais bien vite il secoua son émotion. Les secondes, il l’avait dit, étaient précieuses. Il fallait agir et agir rapidement.

– Deux hommes à la garde des chaloupes, s’écria-t-il. Vous, Paddy, explorez la rive en aval avec la moitié de nos matelots. Avec le reste, je remonterai le cours d’eau. Observez attentivement les arbres du rivage, les enchevêtrements de plantes aquatiques. Si nos amis ont laissé une trace de leur passage, c’est sûrement là que nous la découvrirons. En étant fixés sur la direction suivie par les sauvages, nous les atteindrons, car nos embarcations sont susceptibles de fournir une vitesse quatre fois plus grande que les rameurs les plus habiles.

Les matelots se partagèrent en deux groupes, dont l’un, à la suite de Pack, s’enfonça sous les arbres, remontant le long du fleuve vers le sud.

Mais quelque conscience que missent ces braves gens dans leurs recherches, quelque attention que James lui-même apportât à l’examen des moindres broussailles, rien ne se montrait, rien.

Un découragement rageur grandissait en l’esprit de l’ex-secrétaire de Toby Allsmine. Est-ce que la piste serait définitivement perdue ? Est-ce que ses amis, Maudlin, allaient tomber sous les coups des Dayaks sans qu’il vînt à leur secours ? Est-ce qu’à cet instant même, où il errait stupidement dans les fourrés, les échos lointains de la forêt ne répétaient pas leur cri d’agonie ?

Et il marchait toujours, tranchant de son sabre d’abatis les lianes, les buissons épineux qui opposaient leur rempart verdoyant à ses regards.

Depuis quatre heures la battue était commencée. La chaleur lourde du milieu de la journée accablait les marins. Une halte devenait nécessaire. En dépit de son impatience, James dut permettre à ses hommes de se reposer, et tous se mirent en quête d’une éclaircie propice à la sieste.

Bientôt le sous-bois s’éclaira. Évidemment une clairière existait à peu de distance puisque les rayons du soleil parvenaient à traverser le feuillage des arbres. Les sabres tracèrent une sente dans l’épaisseur du fourré et James aperçut, entre les troncs d’un bouquet d’ébéniers, un espace nu de cent mètres de superficie peut-être, garni par places de gazon court et rare. Mais ce qui le médusa, ce qui fit courir le long de son échine un frisson, ce fut la vue d’un animal qui s’ébattait au beau milieu de la clairière.

La bête était un singe, tout jeune à en juger par son pelage et par la maladresse avec laquelle il se tenait debout sur ses pieds de derrière. Il appartenait incontestablement à l’espèce orang-outang, mais, et c’était là ce qui avait bouleversé James Pack, il était agrémenté d’un ornement peu ordinaire dans les solitudes de Bornéo.

Le singe portait un chapeau.

Parfaitement ; un chapeau de toile blanche cerclé d’un ruban bleu. Et ce chapeau, le Corsaire le reconnaissait ou croyait le reconnaître. En tout cas il était certain qu’Armand Lavarède en avait possédé un semblable.

Un matelot du reste se pencha vers lui :

– Capitaine.

– Quoi donc ?

– On dirait la coiffure de sir Lavarède.

– Tu crois ?

– Bien sûr. J’étais dans le canot qui a conduit les chasseurs à terre ; et sir Lavarède a même expliqué à ses compagnons que ce chapeau, acheté par lui en Égypte, pouvait se plier, se mettre dans la poche, qu’il garantissait du soleil aussi bien que le casque colonial et était infiniment plus léger. Naturellement j’ai regardé le chapeau et je suis sûr que celui-là est le même.

– Eh bien assurons-nous en. Puisqu’il se trouve ici, c’est que sir Lavarède aura voulu nous indiquer qu’il était entraîné vers le haut de la rivière. Ce singe aura pris le chapeau là où on l’avait posé, peu importe comment. Le seul fait intéressant est que ce soit bien la coiffure de l’un des prisonniers, car nous saurons alors de quel côté nous diriger.

Ce disant, James faisait glisser son fusil de son épaule et l’armait.

Le singe ne se doutait pas du sort qui le menaçait. Il marchait lourdement, ôtant sa coiffure, la remettant avec des gloussements joyeux.

Cependant au craquement de la batterie il parut s’inquiéter, poussa un petit cri effrayé auquel répondit un mugissement terrible.

Avant que les Européens eussent pu se rendre compte de la cause de ce bruit, il se produisit dans les feuillages un fracas comparable à celui d’un vent impétueux et une masse velue apparut sur une branche à dix pas d’eux.

– La mère, murmura James. Une bête redoutable. Tant pis ! Il faut que nous arrivions à la certitude.

Les marins avaient saisi leurs armes. Ce mouvement sembla remplir la guenon orang-outang de fureur. Ses yeux lancèrent des regards rouges, tandis qu’elle faisait craquer ses dents d’une façon menaçante. Puis elle sauta à terre, se frappant la poitrine avec ses mains, et s’avança vers la petite troupe.

Vivement, Pack avait glissé une balle explosive dans son fusil. Il épaula et fit feu. Atteinte à hauteur de la troisième côte, la bête chancela. Avec un grondement elle se redressa pourtant, fit deux pas encore, puis s’abattit lourdement, crispant ses mains sur les buissons voisins qu’elle brisa dans un dernier effort.

Le projectile l’avait foudroyée. Soudain des cris aigus retentirent. Le jeune orang-outang accourait. Il se jeta sur le corps de sa mère, l’étreignit de ses longs bras, et frottant son museau sur ses joues il se prit à gémir doucement. On eût dit que le pauvre animal l’appelait, la conjurait de sortir de ce sommeil étrange dont il ne comprenait pas la gravité.

Son chapeau avait roulé à quelques pas, il ne s’en préoccupait plus, tout à sa douleur. La scène était impressionnante. L’anthropomorphe traduisait son désespoir par des gestes presque humains.

– Pauvre bête, fit James Pack avec une soudaine sensibilité, nous avons dû tuer sa mère, il ne faut pas l’abandonner seul dans la solitude.

Un matelot lui tendait au même moment le chapeau blanc à ruban bleu qu’il avait ramassé.

Plus de doute, c’était bien celui de Lavarède. La coiffe en effet portait en lettres d’or l’adresse d’un chapelier de Port-Saïd. Les prisonniers avaient donc remonté le fleuve et il importait de rejoindre en toute hâte les chaloupes afin de continuer la poursuite.

Sur l’injonction du Corsaire, les matelots s’emparèrent non sans peine de l’orang-outang qui se cramponnait au cadavre de sa mère. Il était de la taille d’un enfant de six ans et déjà sa force était considérable. Pourtant on en vint à bout et les matelots le portèrent à tour de rôle.

D’abord le singe continua de se lamenter, puis peu à peu ses cris devinrent moins perçants, et au bout d’une heure de marche, James lui ayant rendu le chapeau, l’animal le replaça sur sa tête et se remit à jouer avec insouciance.

On arriva sans encombre à l’endroit où on avait laissé les embarcations. Paddy était de retour avec sa troupe. La découverte de Pack remplit tous les matelots de joie. Sans retard on se rembarqua et de nouveau les canots électriques glissèrent à la surface de la rivière.

Seulement les recherches avaient demandé beaucoup de temps et la nuit arriva sans que l’on eût fait beaucoup de chemin.

Malgré l’importance reconnue par tous, qu’il y avait à mener l’entreprise avec célérité, il eût été imprudent de naviguer dans les ténèbres. Aussi les chaloupes rallièrent-elles la rive où elles furent amarrées.

Au jour, on reprit la poursuite. Chacune des embarcations suivait d’aussi près que possible l’une des rives, et l’équipage scrutait attentivement les berges afin de distinguer les traces des Dayaks et ne pas dépasser l’endroit où ils avaient opéré leur débarquement.

Cependant aucun indice de ce genre ne fut relevé dans la journée. Mais la largeur de la rivière diminuait. Comme la plupart des cours d’eau de la région septentrionale de Bornéo, elle devait avoir une longueur médiocre. Évidemment on approchait du but.

Le Corsaire n’avait pas dormi depuis le départ. Une inquiétude effrayante chassait loin de lui le sommeil. Ses yeux obstinément fixés sur l’amont de la rivière semblaient chercher le lieu où Maudlin l’appelait sans doute. Son visage s’était amaigri, ses orbites creusées, et si son énergie physique n’était pas amoindrie en apparence, on sentait que ce résultat était dû à la terrible tension nerveuse qu’il s’imposait.

Ce soir-là, lorsque l’on aborda pour établir le campement, Paddy s’étant approché de lui et ayant grommelé :

– Encore rien !

James répondit avec un calme terrifiant :

– Si nous arrivons trop tard, Paddy, je me ferai sauter la cervelle. Vous ramènerez les hommes à bord, et vous vous partagerez ce que nous avons acquis ensemble.

Le lieutenant demeura interdit. En quelques mots, Pack venait de faire son testament, et Paddy, comme tous ceux qui étaient sous les ordres du Corsaire, le connaissait trop bien pour douter un instant qu’il tînt parole.

Avec cela les chances de réussite de l’expédition étaient bien faibles. Il serait plus facile de trouver une aiguille dans une botte de foin – les rayons X rendraient aujourd’hui la recherche aisée – que de rencontrer des Européens égarés dans ces immenses forêts qui couvrent, à Bornéo, des territoires vastes comme la France.

L’enthousiasme du départ était tombé ; tous se rendaient compte des difficultés, et n’eût été leur dévouement absolu au Corsaire Triplex, les équipages des chaloupes eussent fait volte-face pour retourner aux sous-marins.

Au jour cependant, la montée de la rivière fut reprise. Assis à l’avant de son embarcation James se tenait pensif, fouillant les rives de son regard, cherchant avec une angoisse croissante à discerner l’endroit où les ravisseurs de Maudlin avaient quitté leurs pirogues.

Le cœur serré, il murmurait :

– N’avons-nous pas dépassé le lieu du débarquement sans le voir ? Ne marchons-nous pas inutilement en avant tandis que derrière nous, mes amis succombent ?

Il disait mes amis, sa bouche se refusant à émettre la supposition que Maudlin était morte.

Lui qui s’était dévoué à la jeune fille, il comprenait à ce moment qu’elle était tout pour lui. Il s’était mis en guerre au nom de la justice, mais maintenant c’était l’affection seule qui le faisait agir. Et avec une douceur désolée, il se rappelait les menus incidents qui avaient amené cette transformation. Il se souvenait de son trouble, de ses révoltes, lorsque Maudlin, sous les traits de l’innocent Silly, avait voulu errer dans les rues de Sydney, afin de coopérer à son œuvre. Il la revoyait, la lèvre frémissante, l’œil brillant, dire d’un ton très décidé :

– Cela m’amusera. D’ailleurs je ne trouverais pas convenable de vous laisser accaparer tout le danger pour vous. C’est à mon profit que vous risquez votre existence et votre liberté. Il est juste que je coure les mêmes risques.

Puis elle avait cité le proverbe anglais :

« Quand la maison est attaquée, les amis ne doivent pas être seuls chargés de la défendre. »

Il avait cédé. Alors avait commencé une vie de ruses. Non seulement il surveillait Allsmine, mais il veillait sur la chère enfant. Que de détours, que d’adresse, pour rencontrer Silly, pour lui adresser à la dérobée quelques paroles encourageantes, et aussi quel plaisir douloureux dans ces entrevues rapides, auxquelles le mystère donnait un charme pénétrant.

À cette heure, ces choses que le lointain embrumait de rêve, aboutissaient à cette horrible réalité :

Maudlin était aux mains de Dayaks, des sauvages les plus cruels du globe.

Et de nouveau James inspectait les berges d’un regard éperdu. Mais nulle trace des indigènes n’apparaissait. Les feuillages bruissaient, l’eau bleue coulait, bouillonnant sous les coups de l’hélice de la chaloupe ; des singes, des oiseaux, saluaient de glapissements, de cris, le passage des embarcations. C’était tout.

Une heure, deux heures se passèrent ainsi. Les canots venaient de remonter un rapide encaissé entre de hautes falaises, des sommets desquelles pleurait le feuillage retombant de grands saules ; la rivière reprenait sa marche paresseuse entre des rives basses.

– Tiens ! grommela soudain le matelot chargé du service du canon revolver. Qu’y a-t-il donc en avant de nous ? Un barrage ?

James regarda.

À un demi-mille environ une série d’objets semblables à des troncs d’arbres barrait la rivière d’un bord à l’autre.

Il n’est pas habituel de rencontrer des barrages au milieu des forêts vierges, aussi le capitaine considéra-t-il cet ouvrage avec une surprise non dissimulée.

Les chaloupes avançaient toujours, réduisant à chaque minute la distance. Elles n’étaient plus qu’à cent mètres des solives, quand celles-ci plongèrent subitement et disparurent.

– Des crocodiles, s’écria le canonnier. Ah çà ! ils font donc l’exercice pour établir des alignements pareils.

– Non, non, mon brave Paterson, répondit Pack. Ils pêchaient tout simplement. Sans doute, la rivière charrie des détritus dont ils sont friands. J’aurais dû me souvenir que j’ai déjà vu cela en Afrique et en Asie. Les riverains des fleuves jettent à l’eau tous les débris quelconques dont ils veulent se débarrasser. Les sauriens le savent. Aussi n’est-il pas rare de les voir, à quelque distance en aval des villages, attendre que le courant leur apporte leur pitance.

– Mais en ce cas, fit observer l’artilleur, nous serions donc près d’une agglomération de Dayaks ?

James fut secoué par un frisson. Son subordonné disait vrai. Un village aussi éloigné de la côte ne pouvait être occupé que par les Dayaks !

Ses yeux se portèrent instinctivement sur la rivière. De loin en loin, des points noirâtres flottaient à la surface de l’eau. La chaloupe s’en approcha.

C’étaient des feuilles de riz, des fragments de peau saignante, tous les reliefs de repas que, dans notre pays, on jette aux ordures.

On ne pouvait douter, le campement d’une tribu était proche. Alors Pack sembla se transfigurer. Le mélange d’audace et de sang-froid qui faisait le fond de sa nature reparut.

– Stop ! ordonna-t-il.

Sur un signe, l’autre chaloupe vint se ranger bord à bord avec la sienne. Il expliqua la situation au lieutenant Paddy, puis il conclut :

– Abordons, dissimulons les embarcations sous les arbres de la rive. Je vais partir en reconnaissance avec deux hommes. Si par hasard nous étions surpris, un coup de feu vous avertirait. Alors remontez hardiment la rivière jusqu’au village que nous devinons et mitraillez les misérables qui l’occupent.

– Bien capitaine, mais sur quelle rive prendrez-vous pied ?

– Sur la rive gauche. Voyez, les corps flottants en sont plus rapprochés ; c’est donc de ce côté qu’ils ont été jetés à l’eau.

Paddy inclina la tête en homme satisfait de l’explication. Peu après, les chaloupes se glissaient près d’un bouquet de figuiers-sycomores, dont les branches s’avançaient de plusieurs mètres au-dessus de la rivière, et James, suivi par deux marins, sautait sur la berge.

De la main, il adressa un geste d’adieu à son lieutenant et s’enfonça sous le fourré avec ses compagnons.

Au bout de vingt pas, le lacis serré des branches et des lianes lui dérobait la vue du cours d’eau.

Lentement, prenant toutes les précautions utiles dans le voisinage de l’ennemi, les trois hommes avançaient pourtant, le sabre d’abatis à la main. Bientôt ils trouvèrent une sente étroite tracée à travers les broussailles. Leur marche en fut rendue plus facile, mais ils durent redoubler d’attention, car cette « passée » indiquait la proximité du village.

En effet ils l’aperçurent entre les arbres. Il y avait bien une centaine de cases autour desquelles grouillait la foule des guerriers, des femmes, des enfants. Mais James eut beau examiner les paillottes l’une après l’autre, aucune ne lui sembla contenir des prisonniers, car aucune n’était gardée.

Cette découverte l’attrista. N’était-ce point là les ravisseurs de ses amis, ou bien arrivait-il trop tard, le sacrifice étant déjà consommé ?

– Il faudrait savoir, fit-il à mi-voix, et pour cela tenir un de ces sauvages, l’interroger, le forcer à parler. Paddy a servi autrefois à Bornéo, il comprend la langue Dayake.

Mais il n’était pas possible d’aller enlever un indigène au milieu du village.

James cherchait un moyen d’arriver à ses fins, quand un Dayak, sans armes, les épaules couvertes d’une peau de tigre dont la queue traînait derrière lui, sortit d’une case et se dirigea vers la forêt.

C’était le médecin qui avait déclaré « bons à manger » ceux que Pack tentait de sauver.

Sans défiance, l’homme atteignit la lisière du bois et s’engagea dans la sente suivie un instant plus tôt par le Corsaire et ses matelots. Il avait fait sa visite à l’enclos des prisonniers, visite après laquelle il avait permis au chef d’annoncer le banquet pour le lendemain. Les captifs seraient égorgés dans la nuit, et lui-même partait à la recherche de feuilles aromatiques destinées à parfumer le rôti humain.

Il passa à deux pas des Européens tapis derrière un buisson. Aussitôt les trois hommes se levèrent et, courbés, s’élancèrent sans bruit dans les traces du médecin. Celui-ci ne se doutait de rien. Il allait, cueillant de loin en loin des feuilles de certains arbustes et enfermant sa moisson dans un grand sac de peau pendu à sa ceinture. Comme il se baissait pour prendre une plaque de mousse rougeâtre au pied d’un ébénier, un corps lourd lui tomba sur le dos. En même temps, un bâillon était appliqué sur sa bouche et une cordelette solide lui attacha les mains derrière le dos.

Effaré, l’indigène se redressa, regarda autour de lui et vit James Pack souriant entre ses deux marins. Crier, résister était impossible, bâillonné et ligotté comme il l’était. Aussi le médecin ne le tenta pas. Sans résistance il suivit les Européens à travers la forêt. La nuit était presque complète lorsque la petite troupe rejoignit les chaloupes.

Alors le bâillon fut enlevé, et Paddy, stylé par le capitaine, dit lentement en dialecte dayak :

– Homme, tu n’as rien à craindre si tu réponds franchement à mes questions ; mais si ta langue est fourchue, tu subiras le supplice des insulteurs du soleil.

Puis en anglais le lieutenant expliqua :

– Je le menace du supplice des blasphémateurs du soleil. Ce supplice horrible entre tous consiste à arracher les dents, les ongles et les cheveux au patient. Cela fait, on découpe sa peau par petits carrés et on le dépouille lentement. L’opération bien conduite dure une dizaine d’heures, et le supplicié survit parfois un jour entier. Je crois que jamais aucun peuple n’a imaginé torture plus cruelle.

Le médecin avait pâli, c’est-à-dire que sa peau brun-rouge avait pris une teinte cendrée. Précipitamment il s’écria, en anglais cette fois :

– Je comprends l’anglais. Parle, je répondrai. Je suis le médecin de la tribu. Je n’ai pas reçu l’éducation des guerriers qui les prépare à supporter tous les supplices.

Il tremblait. Ses genoux s’entrechoquaient. Évidemment il était sous le coup d’une terreur invincible et il n’oserait pas mentir. James Pack lui adressa la parole à son tour :

– Des guerriers de ta tribu ont enlevé des blancs près de la mer ?

– Oui, bégaya l’indigène, mais je n’étais pas avec eux.

– Peu importe. Toute la tribu sera détruite s’il leur a été fait le moindre mal.

– Non, non, ils vivent. On ne doit les sacrifier qu’au lever du jour.

À ces mots, le bossu respira fortement, ses paupières papillotèrent. Un instant il sembla être hors de lui-même, mais il se ressaisit vite et doucement :

– Pourtant on ne les garde pas dans le village ?

– Ils n’y sont pas.

– Quelle est leur retraite ?

– Ils sont enfermés dans le bois « de ceux que les dents attendent ».

Tous les assistants frémirent à cette appellation sauvage.

– De nombreux guerriers les surveillent sans doute ?

– Non, deux suffisent.

– Deux, gronda James, tu mens. Il y a parmi les captifs deux guerriers blancs qui auraient tôt fait de se débarrasser de leurs gardiens.

– Les guerriers blancs sont ivres de camphre.

– Tu dis ?

– Je dis que le bois est formé de camphriers. Les prisonniers n’ont plus conscience de leur état. Nos gardiens sont remplacés toutes les deux heures, sans cela ils dormiraient aussi.

– Et peut-on atteindre ce bois sans traverser le village ?

– Oui, il est au bord de la Taïrimoué.

– C’est la rivière que tu nommes ainsi ?

– Oui.

Il n’y avait pas un instant à perdre. Les prisonniers devaient mourir cette nuit même, James Pack et Paddy tinrent rapidement conseil. Le résultat de leur conversation fut que le Dayak serait embarqué sur l’une des chaloupes et que l’on remonterait le cours d’eau jusqu’à l’endroit qu’il désignerait.

Les canons-revolvers furent chargés, les hommes glissèrent des cartouches dans leurs fusils et, chacun à son poste, les embarcations s’éloignèrent de la rive.

James avait fait asseoir le médecin à côté de lui. Il tenait un revolver à la main et avait averti son prisonnier qu’au moindre soupçon de trahison, il lui casserait la tête. Aussi le captif demeurait-il coi.

Il n’y avait pas de lune ; pourtant la nuit avait une transparence bleutée qui permettait de diriger sans peine la course des canots.

En une demi-heure, on arriva en vue de l’espace découvert où se trouvait le village. Les embarcations rangèrent la rive opposée et passèrent sans avoir été remarquées. Un peu plus loin, l’air se chargea du parfum des camphriers, et le prisonnier désignant la rive gauche, murmura :

– C’est là.

Aussitôt on lui remit son bâillon ; les barques accostèrent et dix matelots sautèrent sur le rivage. Deux d’entre eux furent préposés à la garde du médecin qui, escorté par ces gaillards qui ne le perdaient pas de vue, s’engagea entre les tiges souples des camphriers. Il marchait d’un pas sûr, en homme accoutumé aux forêts, et James, le cœur palpitant, le suivait, précédant ses matelots.

Tout à coup des lumières brillèrent entre les branches, un murmure de voix parvint jusqu’aux Européens.

Ceux-ci firent halte, puis rampant sur le sol, ils se glissèrent vers la clarté.

Pack eut peine à retenir un cri en face du spectacle qui s’offrit à ses yeux.

L’enceinte de pieux où Lavarède et ses amis étaient enfermés avait été abattue. Les prisonniers étaient là, accroupis, l’air hébété, au milieu d’une vingtaine d’indigènes armés de couteaux triangulaires. Des torches fichées en terre éclairaient la scène de leurs lueurs fuligineuses.

L’un des sauvages s’avança, et saisissant Maudlin par les cheveux, lui renversa la tête en arrière. Il semblait chercher la place où il frapperait sa victime, mais il la lâcha brusquement. Un rugissement avait passé dans l’air et un coup de feu avait retenti. La balle fracassa le crâne de l’indigène.

Avant que les autres fussent revenus de leur surprise, des ombres bondissaient, sortant de l’ombre du fourré. C’étaient James Pack et ses marins qui abordaient les Dayaks. En un clin d’œil, dix sauvages roulèrent sur le sol ; les autres prirent la fuite avec des hurlements de terreur.

Pack ne s’en inquiéta même pas. Il avait couru à Maudlin, l’enlevait dans ses bras et clamait d’une voix retentissante :

– Allons garçons, emportez nos amis. Aux chaloupes !

En un instant les robustes matelots soulevèrent les prisonniers incapables de se mouvoir et quelques minutes plus tard tout le monde se trouva en sûreté à bord des chaloupes.

Mais il ne fallait pas espérer repasser devant le village aussi facilement que tout à l’heure. Les Dayaks mis en fuite dans le bois de camphriers avaient porté à la population du village, réveillée par les détonations des armes à feu, la nouvelle de l’enlèvement des Européens destinés à faire l’ornement du banquet.

Les guerriers avaient sauté sur leurs armes ; des torches s’allumaient sur le rivage, éclairant la surface de la rivière de lueurs rougeâtres, des pirogues montées par des pagayeurs armés, se détachaient du bord. Chez les indigènes il y avait une rage infinie d’avoir été surpris, accrue encore par la gourmandise déçue.

Malgré tout, le combat ne fut pas de longue durée.

Sur l’ordre de James, les chaloupes fondirent à toute vitesse sur leurs ennemis ; deux pirogues coupées par le milieu coulèrent avec leur équipage, tandis que les canons-revolvers crachaient, avec un déchirement strident, une grêle de projectiles sur les assaillants.

Ce fut rapide comme la pensée. Des cris assourdirent les Européens, quelques balles ricochèrent autour d’eux, une flèche se planta dans le bordage de l’embarcation commandée par le bossu, puis tout se tut. Les canots avaient dépassé l’espace découvert occupé par le village et filaient maintenant entre les berges, protégés par les massifs sombres de la forêt.

Des fanaux furent allumés. Maintenant que l’on n’avait plus à surprendre l’ennemi, on pouvait éclairer la route. Ainsi les chaloupes marcheraient de nuit et rejoindraient plus promptement les sous-marins.

Toutes ces dispositions prises, James s’occupa de ses amis ; mais ce ne fut qu’au bout de douze heures que ceux-ci reprirent un usage de leurs facultés suffisant pour comprendre ce qui s’était passé.

Encore alourdie par les fumées du camphre, Maudlin eut un regard reconnaissant à l’adresse du Corsaire ; elle lui tendit la main et doucement :

– Je vous remercie… Vous m’avez sauvée…

– Non, non, interrompit-il avec un accent étrange, comme s’il parlait malgré lui, je me suis sauvé moi-même…

– Vous-même ?…

– Car si vous étiez tombée sous le fer de ces bandits, je cessais de vivre.

– Vous,… pourquoi ? balbutia-t-elle rougissante.

– Parce que je m’étais condamné.

Et brusquement, désireux de rompre l’entretien, James présenta à ses amis le jeune orang capturé pendant la montée de la rivière. Il raconta comment le pauvre animal, jouant avec le chapeau d’Armand, avait, sans le savoir, indiqué la route à suivre.

Tous riaient. Seule Lotia demeurait grave. Tout à coup elle éleva la voix :

– Lui avez-vous donné un nom ?

– Pas encore.

– Eh bien ! permettez que je sois sa marraine. Il a réuni ceux qui espéraient se revoir, qui sait s’il ne consolera pas ceux qui n’espèrent plus ?

Personne ne répondit, la réflexion mélancolique de l’Égyptienne avait glacé le rire sur toutes les lèvres ; elle caressait le singe qui la regardait de ses yeux vifs :

– Désormais tu t’appelleras : Hope.

– Espoir, traduisit Robert.

– Oui, Espoir… Espoir… Espoir.

Comme s’il eût compris, l’orang saisit les deux mains de la jeune fille et les lécha, en faisant entendre un gémissement câlin, doux comme celui d’un petit enfant.

CHAPITRE VII

LE CÂBLE SOUS-MARIN DE SYDNEY À BATAVIA


Une fois encore, les voyageurs qui venaient de passer par de si terribles émotions étaient réunis dans le salon du sous-marin n° 2.

James était auprès d’eux. Il avait confié le commandement du bateau n° 1 au lieutenant Paddy et il ne se séparait plus de ses amis.

On avait quitté Bornéo après avoir – histoire de faire honneur à la promesse de Robert – accroché une centaine de livres de venaison au gouvernail du croiseur Shell, et le navire électrique filait dans le dangereux détroit de Macassar, resserré entre la côte Est de Bornéo et les rivages rocheux de Célèbes.

C’est là le pays de prédilection du corail, et par les hublots, débarrassés de leurs obturateurs, les passagers admiraient les rochers rouges couverts des forêts vivantes édifiées par les polypiers.

Maudlin ne quittait plus le Corsaire. Sans fin, elle l’interrogeait, trouvant toujours des prétextes nouveaux pour être auprès de lui. Et comme Joan n’avait qu’une idée, ne pas perdre de vue la chère enfant dont si longtemps elle avait été séparée, elle accompagnait aussi James.

Armand et Aurett se tenaient au même hublot, tout heureux d’avoir échappé à la dent des Dayaks.

Seuls Robert et Lotia affectaient de rester éloignés l’un de l’autre, échangeant à la dérobée des regards tristes. Sauvés du terrible danger dont ils avaient été menacés, ils n’éprouvaient pas la joie de vivre comme leurs amis.

Un obstacle moral continuait à séparer ces êtres aimants, et s’ils avaient été tentés d’oublier parfois leur situation, la silhouette sombre de l’Égyptien Niari les eût bien vite rappelés à la réalité.

Le fanatique patriote de la vallée du Nil surveillait ses victimes. À chaque instant, dans le couloir, sur le seuil d’une porte, sur le dôme de métal, quand le sous-marin remontait à la surface de la mer, il se montrait, ses yeux noirs comme le charbon obstinément fixés sur la fille des Hador, sur le cousin de Lavarède.

Mais si ses regards avaient une gravité triste en se posant sur la jeune fille, ils prenaient une expression féroce et haineuse quand ils rencontraient Robert.

Évidemment Niari rendait ce dernier responsable des sentiments qui éloignaient la noble Égyptienne du devoir, que dans son patriotisme étroit mais sublime, il lui avait tracé en paroles enflammées.

Quant au singe Hope, qui semblait avoir pris en amitié particulière les deux fiancés, il grinçait des dents quand Niari s’approchait de lui. On eût cru que l’intelligent animal comprenait ce qui se passait. Parfois aussi, il restait longtemps, la face appuyée à un hublot, considérant de ses yeux vifs les paysages sous-marins dans lesquels se trouvait le n° 2. Il y avait comme un étonnement dans la façon dont il regardait. Peut-être se disait-il que tout cela était bien différent de la forêt où il avait grandi ?

Cependant le bateau s’engageait dans la mer de Java. Sa vitesse s’était ralentie ; il faisait de fréquents crochets, descendait à de grandes profondeurs. Il paraissait chercher quelque chose.

Armand en fit la remarque à James Pack.

Celui-ci eut un sourire et s’arrachant un moment à la conversation de la gentille Maudlin :

– Votre observation est juste, Sir Lavarède. Mon navire est en effet à la recherche de quelque chose.

– Serait-il indiscret de vous demander quelle est cette chose ?

– Pas le moins du monde.

– Alors je risque la question… C’est ?…

– Mon bureau de télégraphe.

À cette réponse, faite avec le plus admirable flegme qu’ait jamais affecté un Anglais, le journaliste demeura interdit. Pourtant au bout d’une seconde, il reprit :

– Je dois conclure de la plaisanterie que vous refusez de répondre ?

Mais James toujours souriant, se récria :

– Vous vous méprenez, Sir Lavarède. Je vous ai dit l’exacte vérité. Voyons, un endroit où les dépêches sont enregistrées et où je puis les prendre, mérite-t-il le nom de bureau télégraphique ?

– Sans aucun doute, seulement au fond de l’Océan…

– Cela n’existait pas avant moi, d’accord ; mais la nécessité rend ingénieux.

– Nous le savons, murmura doucement Aurett avec un regard aimable à l’adresse de son mari.

– Eh bien, j’avais besoin, étant en lutte avec la puissance anglaise, de connaître tout ce que l’Angleterre préparerait contre moi.

– Et ? interrogea Armand très intéressé.

– Je me suis arrangé de façon à recevoir tous les télégrammes transmis par les câbles sous-marins qui relient Sydney au reste du monde.

Le journaliste ouvrit des yeux énormes :

– Ceci est plus fort que tout le reste. Ainsi vous interceptez les communications entre la métropole et l’Océanie.

Le Corsaire leva le doigt :

– Pardon, je n’ai pas dit cela. Intercepter n’eût pas été adroit ; car au bout de huit jours, on se serait aperçu que les dépêches ne passaient pas. On aurait supposé que le câble de Sydney-Batavia était avarié, et l’on aurait envoyé des navires pour rechercher le point de rupture. Dès lors toute ma combinaison était à vau-l’eau.

– Très juste ! Pourtant si vous recevez le câblegramme, ceux auxquels il était destiné ne le reçoivent pas ?

– Erreur ! Ne viens-je pas de vous dire qu’ils ne devaient se douter de rien. Et en fait, ajouta le mystérieux personnage, ils ne se sont doutés de rien.

– En ce cas, je ne comprends plus, avoua le Parisien d’un ton rogue. Après cela, je devrais m’y habituer, car, depuis que je suis en relations avec vous, je passe ma vie dans l’incompréhensible.

La réflexion provoqua chez Maudlin un accès de gaieté dont elle ne fut pas maîtresse. Si francs furent ses éclats de rire que l’hilarité gagna Joan, Aurett, Armand lui-même.

Durant quelques minutes tous s’esbaudirent à qui mieux mieux ; enfin la jeune fille reprit un peu de calme et avec un accent d’indicible orgueil :

– James Pack, affirma-t-elle, est un grand savant ; et d’autres que vous, Sir Lavarède, seront étonnés en apprenant ce qu’il a imaginé.

– Et quoi donc, je vous prie ? s’exclama l’interpellé. Je suis curieux, moi, et vos réticences me font souffrir mille morts. Songez donc, un journaliste de goût, de tempérament, vivant au milieu de choses qui ne sont pas encore vues, et qui, faute de comprendre, ne voit pas l’article à faire. Il y a de quoi se briser la tête contre les murs.

Il se reprit aussitôt :

– Non, pas contre les murs, l’expression est impropre ici…, il n’y a pas de murs pour nous qui sommes dans la coque d’un navire. Cela même rend mon désarroi évident. Si bizarre est ma position, que les locutions usuelles ne peuvent plus servir à l’exprimer.

C’était vrai ; dans ce voyage à travers le merveilleux, les mots faisaient défaut pour rendre les impressions des compagnons de James. Maudlin très flattée par cette constatation, qui était un nouveau compliment à l’adresse de l’homme à qui elle devait tout, saisit la main du Corsaire et la serra dans les siennes.

– Je m’explique, fit James après un silence. Ce qui vous surprend est une simple application de la télégraphie sans fils que vous attribuez en France à l’Italien Marconi.

Et avec un sourire :

– Tout d’abord je dois accomplir un acte de justice, déclara le Corsaire. J’ai dit le télégraphe Marconi, uniquement pour me faire comprendre, car Marconi n’a rien inventé. Il est simplement un constructeur d’appareils basés sur les découvertes de deux savants : l’Allemand Hertz et le Français Branly. J’ajouterai qu’en France même, il existe un constructeur, M. Ducretet, dont les machines fonctionnent aussi bien au moins que celles de Marconi.

Armand et Robert s’inclinèrent d’un air satisfait et Pack poursuivit :

– Hertz rendit tangible ce que l’on nomme, d’après lui, l’électricité Hertzienne. Qu’est cette électricité ? C’est ce que je vais essayer de vous conter le plus clairement possible.

Et tout en parlant il dessina des figures sur son carnet.

– Supposez deux boules A et A’ électrisées toutes deux, insuffisamment cependant pour que leurs électricités se combinent, c’est-à-dire pour que l’étincelle jaillisse entre les points B et B’. Il est certain que si l’on réunissait ces deux points par un conducteur, la combinaison aurait lieu. Or, si vous établissez un circuit C rattaché aux deux boules et à une pile P, il arrivera que la tension électrique deviendra assez grande pour faire jaillir l’étincelle entre B et B’. Mais pendant que l’étincelle existe, elle fait l’effet de conducteur et permet à l’électricité des deux boules de se combiner. De la sorte il se produit une série de combinaisons dont la durée est limitée par l’intermittence des étincelles. Hertz avait démontré expérimentalement que ce phénomène produisait, dans l’air, une vibration ou onde sensible à distance sans fils. En un mot, le savant Allemand avait trouvé l’électricité Hertzienne.

– Et le Français Branly ? interrogea Aurett avec un sourire à l’adresse de son mari.

– Il a trouvé le récepteur. Vous allez voir comment. M. Branly avait remarqué que la limaille de fer ou d’argent, interposée dans le courant comme le tube L L’ était « mauvais conducteur ». À sa grande surprise, il fut amené à constater que cette limaille devenait conductrice lorsqu’une onde Hertzienne se produisait, et que même elle conservait ensuite sa conductibilité, à moins qu’elle ne supportât un choc. Dès lors le récepteur était inventé. Un tube de limaille placé au milieu du courant, le laisse passer toutes les fois qu’il est impressionné par l’électricité Hertzienne ; un marteau analogue à celui d’un timbre le frappe dans l’intervalle des ondes. Dans ces conditions, si le producteur et le récepteur sont placés à une certaine distance l’un de l’autre, il suffira de mettre le dernier en communication, avec un enregistreur Morse par exemple, pour recevoir sans fil la dépêche expédiée par le premier.

Les yeux brillants, Maudlin semblait prendre un plaisir réel à ces explications ardues ; mais Armand n’était pas homme à abandonner une question avant de l’avoir complètement élucidée :

– Soit, dit-il. Voici la théorie de la télégraphie sans fils. Vous l’avez exposée très clairement, Sir James. Toutefois, je continue à ne pas saisir le rapport qui existe entre cette découverte et la… confiscation des dépêches transmises par les câbles sous-marins.

– C’est que ceci est la découverte de sir James ! s’écria impétueusement Maudlin.

Tous les yeux se fixèrent sur elle. La jeune fille rougit, baissa la tête avec un embarras si manifeste que le Corsaire s’empressa de reprendre sa démonstration afin de détourner l’attention des assistants.

– Nous y arrivons, Sir Lavarède. La question était simple. Il s’agissait d’impressionner un courant Hertzien, au passage du courant électrique dans le câble. Voici comment j’ai résolu le problème.

Et traçant sur le feuillet de nouvelles figures, il continua :

– Vous savez comment est construit un câble. Il faut que le fil conducteur soit isolé de l’eau de mer, conductrice elle-même, et que l’appareil ait une grande solidité, afin de résister aux frottements contre les rochers du fond et aux causes multiples de destruction. Il se compose de trois parties principales : l’âme ou conducteur, que forment sept fils de cuivre juxtaposés ; d’une épaisse enveloppe isolante de gutta-percha ou de mélanges jouissant des mêmes propriétés ; et d’une armature extérieure faite de fils d’acier environnes de tresses de chanvre.

– Très exact.

– Qu’ai-je fait ? J’ai imaginé une sorte de coin creux ayant sensiblement la forme d’un obus conique. Je l’introduis entre les fils de l’armature de façon que sa pointe traverse les deux tiers de la couche de gutta-percha. Ce coin contient une petite bobine. Le courant électrique, passant dans l’âme du câble, détermine par action réflexe un courant dans la bobine, et celui-ci met en mouvement un marteau de contact ou trembleur placé, comme le culot de mon obus, dans une caisse absolument étanche, faite de verre épais. Le trembleur dans son mouvement complète un circuit Hertzien et détermine la production d’ondes Hertziennes qui, ayant la propriété de traverser le verre, se propagent à travers la masse des eaux et viennent frapper une autre caisse de verre placée à quelque distance, laquelle contient un récepteur Ducretet, quelque peu modifié par moi. Dès lors, le courant intermittent du câble produit un courant Hertzien ayant la même intermittence, et un enregistreur Morse annexé au récepteur enregistre pour moi la dépêche, tout en laissant celle-ci arriver à son adresse. Voilà tout le mystère ; maintenant notre bateau cherche simplement l’endroit où sont déposés mes appareils afin de les enlever.

– Les enlever ?

– Sans doute. Le rendez-vous que j’ai fixé à la flotte anglaise à l’Île d’Or est accepté en principe. Mes postes télégraphiques ne sont plus nécessaires.

Comme le Corsaire prononçait ces derniers mots, le sous-marin n° 2 s’arrêta brusquement.

– Hein ? Qu’y a-t-il ? demandèrent les passagers.

James s’était vivement porté à un hublot.

– Il y a, dit-il, que l’endroit est découvert. Si vous voulez vous mettre aux fenêtres, vous verrez mes braves matelots enlever les appareils.

Tous obéirent à l’invitation. Au dehors, le fond de la mer était illuminé par les fanaux des deux navires sous-marins. Sur le sol rocheux le câble de Sydney à Batavia s’étendait ainsi qu’un énorme serpent et tout près une caisse de verre s’apercevait.

Des scaphandriers, ouvriers étranges de la mer, s’agitaient sous la conduite de chefs d’équipe, qui transmettaient leurs ordres au moyen de signaux lumineux. C’était une vision étrange, quelque peu diabolique.

Tous étaient absorbés par la bizarrerie du spectacle. Joan profita de cet instant pour attirer sa fille auprès d’elle.

– Maudlin, fit-elle doucement, veux-tu me permettre de t’adresser une question ?

– Oh ! mère, pouvez-vous le demander ?

– Je le veux, mon enfant. Tu m’as été rendue depuis trop peu de temps pour que je te désoblige.

– Rien de vous ne saurait me désobliger, mère.

– Tu dit vrai, je le lis dans tes beaux chers yeux. Je me décide donc. Maudlin, ma chérie, te serais-tu engagée avec notre sauveur, sir James Pack ?

Une buée rose passa sur les joues de la jeune fille. Engagée, pour les Anglais, correspond à notre mot français : fiancée. D’une voix faible elle répondit :

– Non, ma mère.

– Pourtant, reprit Joan avec une affectueuse insistance, tu as pour lui une admiration tendre qui se trahit à chaque instant ?

– Cela est vrai, mère. Comment en serait-il autrement ?

– Je ne te fais aucun reproche, mon enfant ; mais parfois je te vois soucieuse ; pourquoi ?

D’un mouvement câlin, Maudlin jeta ses bras autour du cou de lady Allsmine et presque bas, très vite :

– Je n’ai point de secrets pour toi, mère aimée ; mais lui en a un que je ne connais pas. Je sens, je sais que je suis sa vie, qu’il m’aime plus que tout au monde, et pourtant il parle toujours comme si, son œuvre achevée, nous devions être séparés.

Et tout à coup des larmes jaillissant de ses paupières, elle ajouta :

– Et cela, mère, je ne le veux pas, je ne le veux pas.

Puis les deux femmes causèrent longtemps à voix basse ; si longtemps qu’elles furent surprises, lorsque James quittant le hublot par lequel il surveillait la manœuvre, déclara que l’opération avait bien réussi et que les sous-marins allaient enfin prendre la route de l’archipel de Cook, dont faisait partie l’Île d’Or, but du voyage.

Qu’avaient-elles décidé ? Mystère. Il est pourtant permis de croire que Maudlin avait gagné sa mère à sa cause, car celle-ci se prit à interroger tous les gens de l’équipage que les hasards du service amenaient à sa portée.

C’étaient des questions sans fin. Où avaient-ils connu le mystérieux Corsaire ? Comment les avait-il embauchés ? Chaque fois elle obtenait un récit enthousiaste. Tous ces hommes devaient la vie ou l’honneur à celui qui les commandait. Chacun était un témoignage vivant du courage, de la générosité de James ; chacun lui appartenait corps et âme, mais aucun ne savait qui il était. Ses équipages le considéraient comme un sauveur et avec la discrétion des simples vis-à-vis de ceux qu’ils admirent, les braves gens respectaient le secret de leur chef, ils se faisaient cette réflexion, que des hommes d’une éducation supérieure auraient peut-être omise :

– Il a tant donné aux autres, qu’il a bien le droit de garder son secret.

Joan éprouvait la même impression, mais elle poursuivait ses recherches inutiles. Il n’y avait point en elle une curiosité vaine. Mère, elle voulait savoir ce qui s’opposait au bonheur de son enfant.

Cependant les jours s’écoulaient. Les sous-marins, naviguant de conserve, parcouraient avec une rapidité vertigineuse les mers resserrées, les détroits de l’Océanie.

Ils passaient dans les eaux de Java, de Timor, de la Nouvelle Guinée, parcourant la mer de Banda, évoluant au nord de Port-Darwin parmi les innombrables îlots qui encombrent ces parages. Ils doublaient le Cap York, la pointe la plus septentrionale de l’Australie, franchissaient le détroit de Torrès, si fécond en naufrages, traversaient dans toute sa longueur la mer de Corail que des milliards de polypes travaillent sans relâche à combler, filaient entre les îles Loyauté et les Nouvelles Hébrides, laissant bien loin au sud l’île française de la Nouvelle-Calédonie. Durant toute une journée, ils parcoururent les canaux sinueux qui séparent les îlots des archipels Viti et Tonga. Ils entraient dans la Polynésie, la région de la « poussière d’îles » ainsi que l’appelle si justement l’historien chilien, Pedro da Balma.

Enfin, les légers navires passèrent au large de l’île Atiou, l’une des plus importantes de l’archipel de Cook.

À ce moment, les sous-marins remontèrent à la surface de l’Océan, et James, réunissant ses amis sur le dôme, leur montra au loin un pic qui s’élevait à quatre ou cinq cents mètres au-dessus du niveau de la mer :

– L’Île d’Or, mes amis. Dans une heure vous serez chez vous !

Les passagers regardaient curieusement cette terre perdue dans l’immensité du Pacifique, où leur guide mystérieux avait convié les bâtiments de guerre de la Grande-Bretagne.

À mesure que l’on s’approchait, les détails devenaient plus distincts. L’île, amas rocheux agrémenté par quelques touffes de palmiers, affectait la forme d’un croissant entre les cornes duquel s’ouvrait une vaste baie, où les marines du monde eussent tenu à l’aise… Seulement l’accès de ce havre était peu commode. Un chapelet de récifs continuait la côte ; d’étroites passes reliaient seules les eaux de la baie avec celles de l’Océan.

James expliqua ainsi cette curieuse particularité :

– Le cône granitique est dû aux feux souterrains ; les récifs extérieurs aux polypiers qui entourent le golfe d’un véritable atoll. Vous savez n’est-ce pas, que l’on désigne sous ce nom les îles circulaires madréporiques ?

Cependant les sous-marins embouquaient la passe centrale, large de deux cents mètres avec quinze mètres de fond. À droite et à gauche, sur les rochers à fleur d’eau, les vagues se brisaient, bouillonnaient, se creusaient en remous tout blancs d’écume.

Le chenal libre, uni comme un miroir, se dessinait ainsi qu’une route au milieu des champs. Du reste, nul écueil ne le rendait dangereux. D’une extrémité à l’autre, il conservait une largeur et une profondeur régulières. C’est là un phénomène fréquent ; les polypiers établissent, lorsqu’il leur plaît, des alignements aussi parfaits que les fonctionnaires des Ponts et Chaussées. Maintenant les bateaux se trouvaient dans la baie.

– Mes amis, dit alors James Pack, je dois vous prier de rentrer dans mon navire, car il va s’immerger de nouveau.

– S’immerger, s’écria le journaliste, et pourquoi ?

– Parce que l’entrée de ma demeure est sous les eaux, tout simplement.

– L’entrée… ?

– Oui. L’Île d’Or, de même que celle de Ténériffe, est un volcan éteint. Elle forme une suite de cavernes où la lave bouillonnait autrefois. Un jour une fissure s’est produite, l’eau de la mer s’est précipitée ; une lutte terrible a eu lieu entre les deux éléments. Le feu a été vaincu, et à la place où étincelaient les matières en fusion s’étend un lac intérieur. C’est là que la nature m’avait ménagé un refuge, là qu’elle avait préparé les filons d’or dont un pauvre mineur m’indiqua le gisement. C’est là qu’elle avait accumulé un trésor inépuisable, pour me permettre de mener à bien une œuvre de justice.

Soudain il se calma et la voix changée :

– La porte de mon domaine est sous-marine. Voilà pourquoi je vous précède au salon.

Un instant plus tard, le panneau refermé, tous étaient debout devant les hublots de la pièce désignée. Lentement, le bateau descendait, frôlant la falaise accore. Puis une ouverture sombre troua le rocher, un couloir apparut confusément. Une vibration métallique résonna.

– Je signale mon arrivée, dit lentement Pack, afin que l’on éclaire ma route.

Il n’avait pas achevé qu’une clarté aveuglante succédait à la pénombre verdâtre dans laquelle se mouvait le navire.

Des lampes électriques, fixées sous des globes de verre au sommet de la voûte, venaient de s’allumer, et le n° 2 s’avançait dans le tunnel sous-marin.

– Mais c’est un palais des Mille et une nuits que votre Île d’Or, s’exclama Lavarède.

– Oui, répondit gravement le Corsaire, des mille et une nuits de souffrance, de tristesse, de travail. Mille et une nuits pour arriver à un jour de justice.

Et comme tous, impressionnés par son accent, se taisaient, le couloir s’élargit brusquement ; ses parois filèrent à droite et à gauche. Le bateau s’arrêta, remonta de quelques mètres, puis demeura immobile, son dôme émergeant de l’eau.

– Le panneau est ouvert, murmura encore James, vous pouvez monter sur le pont.

En désordre, avec une hâte curieuse, les passagers se précipitèrent, gagnèrent l’échelle métallique et se trouvèrent en un instant sur le dôme. Un même cri d’admiration leur échappa.

Le bateau flottait au centre d’une caverne immense que d’innombrables lampes illuminaient de leurs rayons électriques. Sur les parois couraient aveuglantes des bandes qui réfléchissaient la lumière en éclairs jaunes. On eût dit des assises d’or alternant avec des couches sombres de granit.

– Quartz aurifère, prononça Pack, filons très riches.

À peu de distance apparaissaient les dômes des deux autres sous-marins du Corsaire. Le lac intérieur avait des rives sur lesquelles s’agitaient une vingtaine d’hommes formant l’équipage du bateau n° 3, arrivé à l’île avant les autres. Dans les parois rocheuses s’ouvraient des galeries éclairées. Tout cela était singulier, donnait une impression d’irréel.

Mais des canots se détachèrent du rivage, accostèrent le n° 2.

– S’il vous plaît d’embarquer, fit doucement le Corsaire, on va vous conduire à terre, et, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, Triplex vous fera faire la visite du propriétaire, comme vous dites en France, afin de vous familiariser avec le palais naturel où, durant trois semaines, vous êtes condamnés à attendre la venue de la flotte anglaise.

Les passagers sautèrent avec empressement dans les barques et bientôt tous prenaient pied sur la grève souterraine de l’Île d’Or.

CHAPITRE VIII

PERDU SOUS LES EAUX


Conduits par James Pack, les voyageurs s’étaient engagés dans le dédale des galeries partant des rivages du lac intérieur. Partout l’électricité chassait les ténèbres, et les couloirs aux sinuosités capricieuses, tantôt étroits à laisser à grand’peine passage à une personne, tantôt s’élargissant en carrefours spacieux, semblaient semés de paillettes d’or.

Partout le précieux métal apparaissait, dessinant des lignes, des arabesques imprévues. Ici des colonnes évidées dans la masse rocheuse étincelaient sous la lumière comme des lingots d’or pur ; plus loin un « rognon quartzeux », à demi dépouillé de sa gangue, laissait voir une pépite énorme, encastrée dans la muraille et formant un ornement dont la valeur égalait celle d’un tableau de Raphaël ou de Rembrandt.

C’était la réalisation du rêve de l’or, dont sont hantés les malheureux aventuriers qui vont mourir misérablement sur les terres lointaines, Australie, Californie, Guyane ou Klondike, réputées riches en métal jaune.

Éblouis, fascinés, les amis du Corsaire se répandaient en exclamations admiratives.

– Mais vous êtes l’homme le plus riche du monde ! s’écria enfin Lavarède.

James haussa les épaules et, d’un ton indifférent :

– Je le crois.

– Comment avez-vous eu l’idée de fixer un rendez-vous en cet endroit à l’escadre anglaise ? Ce gîte connu, vous serez envahi bientôt par les chercheurs d’or.

– Non.

– Pourquoi non ?

– Parce que l’Île d’Or m’appartient. Je l’ai bel et bien achetée au gouvernement britannique, et nul n’y peut résider sans mon consentement. Or, vous admettrez bien que mes sous-marins, susceptibles de devenir des torpilleurs à l’occasion, me mettent en mesure de faire respecter mes droits ?

– Sans doute, sans doute, murmura le journaliste très surpris. Ainsi vous êtes propriétaire… ?

– De l’Île… ? Oui.

– L’Angleterre a consenti à la vendre au Corsaire Triplex ?

À cette question, un fugitif sourire distendit les lèvres de Pack.

– Non pas au Corsaire Triplex.

– À qui donc alors ?

– À celui que j’étais avant de devenir Corsaire ; à celui que je serai quand j’aurai dépouillé le Corsaire.

– Et celui-là, quel est-il ?

Pour toute réponse, James appuya un doigt sur ses lèvres, geste qui détermina chez son interlocuteur un furieux mouvement d’impatience.

– Vraiment, vous êtes trop curieux, remarqua le Corsaire avec une légère pointe d’ironie. Cela vous peine donc bien de ne pas savoir mon nom ?

– Si cela me peine ?… Ah ! pour faire cette demande, il faut que vous n’ayez pas le moindre soupçon de ce qu’est une âme de journaliste. J’enrage tout simplement… D’autant plus que si j’avais connu, à Sydney, vos droits de propriété sur l’Île d’Or…

– Qu’auriez-vous fait ?

– J’aurais télégraphié à Londres, et j’aurais appris sans peine le nom du maître de céans.

Amicalement James frappa sur l’épaule du Parisien :

– Je vais vous faire un aveu. Je me doutais de cela.

– En vérité ?

– Et c’est pourquoi j’ai attendu, pour vous honorer de ma confidence, que nous fussions ici, loin de tout câble.

Il se moquait d’Armand ; mais presque aussitôt il reprit son air habituel :

– Au surplus, ne regrettez rien. Bientôt ma tâche sera terminée, et je n’aurai plus aucune raison de garder l’incognito.

En disant ces derniers mots, il se glissait dans un couloir étroit qui conduisait à une longue galerie encombrée de machines.

Ses compagnons le suivirent. Ils regardaient, ne comprenant pas. Il leur paraissait qu’ils se trouvaient dans une usine. Moteurs, volants, courroies de transmission, tubes, fils, clefs, rien n’y manquait.

– Qu’est cela ? interrogea Joan.

– Ceci est le fort qui défend l’Île d’Or.

– Le fort ?

– Oui, en actionnant ces appareils, je ferme ou j’ouvre à volonté la passe qui relie la pleine mer à la baie, unique ancrage de cette terre.

Et comme tous le considéraient, il hocha la tête sous leurs regards interrogateurs :

– Le moment n’est pas venu. Vous assisterez à cela plus tard. Pour l’instant, permettez-moi de vous conduire à vos appartements.

Il n’y avait pas à insister avec cet homme étrange ; silencieux, les passagers le suivirent dans le labyrinthe des galeries. Au bout de quelques minutes, ils débouchaient sur la plage du lac intérieur du côté opposé à celui où ils avaient abordé.

La caverne avait un aspect merveilleux. La voûte s’élevait à deux cents pieds de haut, soutenue par de puissants contreforts dont le pied de granit baignait dans le lac. Au milieu du bassin, les trois bateaux flottaient, le dôme hors de l’eau, et des chaloupes exécutaient un incessant va-et-vient entre eux et la rive.

Des maisonnettes de bois, des « démontables », se dressaient auprès des amis du Corsaire. Celui-ci les leur montra :

– Vos demeures. Elles vous conviendront, je pense.

La visite des légères constructions fut un nouvel enchantement. Garnies, ainsi que les chalets des plages fréquentées, de meubles clairs, de pitchpin, de citronnier blanc, elles étaient aussi gaies et aussi confortables que possible.

Ainsi que le fit remarquer Armand, un séjour dans la caverne valait une saison dans une station balnéaire, et même mieux, car un solide plafond de rochers mettait les habitants à l’abri des pluies.

Chacun choisit sa maison, et, James Pack, laissant ses amis à leur installation, rejoignit ses matelots qui se livraient à des travaux incompréhensibles pour les passagers.

Dès ce moment, chacun vécut à sa guise. Aux heures des repas, les marins apportaient dans les paniers le repas des hôtes du Corsaire ; mais celui-ci se montrait rarement. Sans doute il se préparait à recevoir l’escadre anglaise qui, si elle était exacte, devait se présenter, dans la baie de l’Île d’Or, huit jours plus tard.

Les Européens étaient donc livrés à eux-mêmes.

Armand, Aurett, Joan, guidés par la toute gracieuse Maudlin, se promenaient. La jeune fille leur avait enseigné un passage conduisant dans les caves d’une maison construite, non plus à l’intérieur de la terre, mais au point le plus élevé du plateau dont l’île était couronnée.

Par ce chemin, les explorateurs avaient pu gagner le plein air et parcourir le domaine de leur hôte.

C’était surtout un amoncellement rocheux, coupé par d’étroites vallées, où les cocotiers, les lianes, les essences diverses s’enchevêtraient en minuscules forêts vierges.

Seul le plateau supérieur, au centre duquel se dressait la maison dont les caves communiquaient avec les cavernes, était cultivé. Des allées y étaient tracées au milieu de pelouses que les panaches des palmiers protégeaient de leur ombre étoilée. On avait là l’impression de se trouver dans un jardin anglais de Calcutta ou de Madras, car les habitants de la Grande-Bretagne ont beau changer de latitude, de flore, de climat, ils conservent à tout ce dont ils font usage le caractère de leur race. Ils ne se plient pas au pays où ils résident, mais ils le plient à leurs habitudes. La maison, le jardin d’un Anglo-Saxon, sont aussi anglais dans l’Inde ou en Australie, qu’au Canada, en Chine, ou sur les rives de la Tamise.

Là, les touristes oubliaient qu’ils étaient captifs sur un îlot, point imperceptible au milieu de l’immensité du Pacifique ; mais il essayèrent vainement de décider Lotia à les accompagner. La jeune fille restait obstinément enfermée dans la maisonnette qu’elle avait choisie au bord du lagon de la caverne.

Elle demeurait là, durant de longues heures, assise en face de l’eau que les lampes électriques piquaient de mille feux. Voyait-elle ce qui l’entourait ?

C’est peu probable, car elle semblait surprise lorsque Aurett ou Maudlin, s’approchant d’elle, lui appuyaient la main sur l’épaule. Évidemment elle rêvait sans cesse aux espoirs disparus.

Son doux visage pâlissait, les joues se creusaient peu à peu, et Robert avait raison de dire avec un désespoir inexprimable :

– Elle meurt à petit feu !

Oui, la pensée la tuait, et son fiancé lui-même ne pouvait la consoler. Sa vue exerçait sur elle une influence douloureuse. S’il paraissait, elle se prenait à trembler, ses paupières palpitaient, et bien vite, elle allait s’enfermer dans la maison pour ne plus se montrer de la journée.

Un être rôdait sans cesse autour d’elle. C’était Niari qui semblait attristé de la voir dépérir, mais dont la volonté n’en demeurait pas moins inébranlable. La haine qui brillait dans ses regards, lorsqu’ils se fixaient sur Robert, disaient assez qu’il rendait le jeune homme responsable de tout le mal. Son aversion pour le fiancé de Lotia croissait chaque jour et se traduisait par de courtes phrases qui sifflaient entre ses dents aiguës :

– Giaour perfide… Volé son âme ! Osiris ! Donne à ton serviteur l’esprit des vengeances.

Mais prudent et dissimulé comme tous les Orientaux, l’Égyptien se contenait quand il se sentait observé, et nul ne devinait les résolutions farouches qui bouillonnaient dans son cerveau.

Cependant Aurett s’inquiéta. Un beau jour, elle fit part de ses impressions à James Pack.

La confidence assombrit le Corsaire.

– D’ici peu, murmura-t-il, l’escadre anglaise va nous tomber sur les bras. Niari n’est pas de ceux que l’on fait revenir sur leur décision. Que puis-je offrir à cette pauvre enfant pour lui faire oublier ?

– Eh ! vos préparatifs vous tiennent-ils à ce point que vous ne puissiez nous entraîner une fois encore au fond de la mer. Souvenez-vous, le spectacle de ce domaine ignoré des humains a produit jusqu’ici un heureux effet sur Lotia. Quelque résistance qu’elle ait faite, elle a été pénétrée par la grandeur de ce monde inconnu. Dites, Sir James, refuserez-vous d’accéder à ma prière ?

– Pas le moins du monde, répliqua l’interlocuteur de l’aimable Anglaise. Je n’osais vous proposer cela, car une excursion sous-marine me semble un faible dérivatif à une douleur profonde ; mais si vous pensez qu’il en est autrement, je suis entièrement à vos ordres.

– Je vous remercie. Quand partons-nous ?

– Demain.

– Bravo. J’annonce cette nouvelle à nos amis ?

– Si vous le jugez bon. De grand matin, les canots vous conduiront au sous-marin n° 2, lequel nous transportera en dehors de la ceinture de récifs qui barre l’entrée de la baie.

– Et… ?

– Je vous ferai visiter les grands fonds, afin d’étonner autant que possible la malade et tenter d’obtenir une réaction nerveuse favorable. Car, je dois l’avouer, j’ai peur que la consomption ne la tue bientôt.

Sur ces mots douloureux, James s’éloigna, et Aurett attristée prévint Armand de ce qui venait d’être décidé. Robert, Joan, Maudlin acceptèrent avec joie d’être de la partie. L’existence sur l’Île d’Or leur pesait par sa monotonie.

Lotia voulut résister, mais ses amies lui signifièrent, d’un ton sans réplique, qu’elles avaient répondu pour elle et qu’il était impossible de se dédire.

Bref, après une nuit agitée, tous se trouvèrent réunis sur la plage, attendant l’arrivée des chaloupes qui devaient les mener au sous-marin n° 2.

Ils s’étonnèrent un peu de voir Niari au milieu d’eux ; mais l’Égyptien demanda avec tant d’insistance à être de la promenade, il eut en formulant sa requête des regards si apitoyés à l’adresse de la fille de Yacoub Hador, que l’on consentit à l’emmener.

Plusieurs pensèrent que le cœur de l’Égyptien s’amollissait ; que peut-être bientôt il renoncerait à ses projets. Tout à cette idée, aucun des passagers ne remarqua l’air étrange, presque solennel, avec lequel l’ex-serviteur de Thanis prit place dans une chaloupe.

Et cependant Niari semblait moins un homme gagné par l’émotion qu’un de ces prêtres farouches, au visage marmoréen, qui consommaient jadis les sanglants sacrifices exigés par le rite d’Apis Vengeur.

Sur le dôme du sous-marin, le Corsaire attendait ses invités. Il les fit descendre au salon ; le panneau extérieur fut fermé, le bateau s’enfonça lentement, sous l’eau. Il se mit en marche, parcourut le tunnel qui reliait le lagon à la baie de l’Île d’Or ; et bientôt son hélice battit les flots de la vaste échancrure, autour de laquelle s’arrondissaient en demi-cercle les falaises de la côte.

– Ce golfe, demanda étourdiment Aurett, n’a-t-il pas un nom ?

La question parut embarrasser le Corsaire qui répondit évasivement :

– Pourquoi cette question ?

– Parce que, s’il n’en avait pas, j’en proposerais un, le vôtre, Sir James.

– Malheureusement, murmura l’interpellé, la baie a déjà reçu une appellation plus justifiée.

– Et c’est… ?

Il y eut un silence. Pack hésitait sûrement à répondre.

– Est-ce encore un secret ? s’écria Lavarède avec un désespoir comique.

– Non.

– Alors ?…

– Ce golfe porte le nom de l’un de mes compagnons de lutte ; de celui qui a montré le plus de courage ; qui a soutenu ma volonté lorsqu’elle chancelait. C’est un hommage de reconnaissance que je lui ai adressé sans le consulter, et maintenant, contraint à parler, je me demande si je n’ai pas eu tort, si mon silence ne lui paraîtra pas coupable.

Comme malgré lui, ses yeux se portaient sur Maudlin. La jeune fille ; saisie d’un trouble inexplicable, fit effort pour dire :

– Vous n’avez rien pu faire de répréhensible, Sir James.

– Vous le croyez ? s’exclama-t-il. Eh bien, en ce cas, je parle. Nous naviguons en ce moment dans la baie Silly-Maudlin.

Tous applaudirent, sauf la fille de Joan qui baissa la tête en rougissant. Mais le regard furtif, qu’elle coula entre ses paupières demi-closes vers le Corsaire, n’exprimait pas le mécontentement.

Et James continua :

– Le promontoire ouest est le cap Lord Green ; celui qui lui fait face est la pointe Joan ; les récifs amis qui défendent l’entrée du golfe portent des noms que je ne saurais oublier jamais. Ce sont la roche Lavarède, la pierre Robert, les îlettes Lotia et Aurett.

Les assistants hochaient la tête avec satisfaction. Rien ne pouvait être plus aimable que la pensée de leur hôte voulant conserver à jamais le souvenir de leur visite à l’Île d’Or.

Mais une injustice criante leur apparaissait, et Aurett traduisit l’impression de tous en disant :

– Il ne manque que votre nom, Sir James, à ce petit calendrier géographique.

– Il ne manque pas.

– Ah !

– La passe profonde, la seule par laquelle un navire un peu important peut arriver dans la baie, a reçu mon parrainage.

– Elle se nomme ? interrogea Armand avec le secret espoir d’apprendre enfin l’appellation véritable de son mystérieux compagnon.

Mais celui-ci eut un sourire narquois aussitôt effacé et du ton le plus naturel :

– Elle se nomme : la passe Triplex.

Sans vouloir remarquer l’expression désappointée du visage de ses auditeurs, il poursuivit :

– Tenez, nous y arrivons justement. Veuillez prendre place aux hublots ; je vous montrerai le système de défense qui met la baie à l’abri d’un coup de main.

Déjà Armand regardait au dehors. Il poussa un cri :

– Ah çà ! Vous avez… installé un tramway, un chemin de fer sous-marin. Positivement j’aperçois des rails qui traversent la passe dans le sens de sa largeur.

C’était exact, et les compagnons du journaliste, attirés aux hublots par ses exclamations, eurent la même impression que lui.

Le sous-marin filait dans la passe étroite. Sur le fond uni se distinguaient nettement des lignes qui ressemblaient à s’y méprendre à des voies de chemins de fer.

– C’est là ce que je désirais vous faire voir, reprit le Corsaire.

– Mais dans quel but avez-vous établi ces rails ?

– Voici. Ce travail, n’est-ce pas, était aisé pour des hommes munis de scaphandres perfectionnés, je n’insiste donc pas sur ce point. Quant au but, il est purement défensif. J’ai voulu pouvoir fermer la passe en cas de besoin.

– Fermer la passe ? se récrièrent les touristes.

– Parfaitement. Supposez qu’un navire inquiétant se montre. Il ne peut aborder que dans la baie, car partout ailleurs, la côte est formée de falaises abruptes, dont l’approche est encore rendue plus difficile par des récifs qui se prolongent fort loin en mer.

– Le vaisseau cherchera alors une passe, interrompit le Parisien avec son impatience habituelle.

– Oui, mais il n’en trouvera pas.

– Parce que ?…

– Parce que sur les rails que vous voyez, glissent des chariots de fonte qui supportent des rochers mobiles. Je vous ai montré mes ateliers électriques, lors de votre première visite aux cavernes de l’île. Il me suffit d’établir là-bas quelques « contacts » pour que mes chariots se mettent en marche. Les récifs artificiels qu’ils véhiculent obstruent la passe, et le navire suspect s’en va, persuadé en apercevant la mer qui se brise et écume partout, que la baie est une sorte de lac intérieur dont l’accès est impossible.

Puis avec une ironie si légère qu’elle fut à peine remarquée :

– Mon système, s’il était connu, défendrait l’entrée d’un port plus sûrement encore que les torpilles, qu’en pensez-vous ?

Ce qu’en pensaient les hôtes de James ne saurait être dit. Leur état confinait à l’ahurissement. Ils se sentaient écrasés par la prodigieuse imagination de cet Ingénieur-Corsaire, qui, à chaque instant, leur dévoilait une invention réalisée, de nature à révolutionner la vie sociale des pays civilisés.

Cependant le sous-marin avait franchi le chenal bordé de récifs, et sans ralentir son allure, il descendait vers le fond de l’Océan. Le manomètre accusait une profondeur de deux kilomètres, quand Robert questionna :

– Toucherons-nous bientôt ?

– Oui, répondit Pack, dans dix minutes à peu près, par deux mille huit cents mètres de fond. Aussi, je crois le moment venu de revêtir nos scaphandres, afin de nous mettre en chasse aussitôt que le bateau stoppera.

On se leva aussitôt, et tous songeant, les uns à la fantaisie du Corsaire qui avait réuni, pour baptiser les accidents de son île, les noms de Lord Green, de Joan, de Maudlin ; les autres à la capacité créatrice de cet homme étrange, qui par la seule force de la volonté et de la science, amenait à composition la puissance anglaise, tous se rendirent dans la salle des scaphandres.

James avait bien calculé son temps, car ses amis finissaient justement de s’habiller quand le frémissement de l’hélice cessa soudain. Le n° 2 ne marchait plus. Il reposait sur un lit de sable, au fond de la « fosse » ou « creux » qui sépare les archipels de Cook et de Tonga.

Fosse, on le sait, est le nom donné par les géographes aux dépressions considérables qui se rencontrent dans l’Océan Pacifique… Aucune mer ne présente en effet des différences de niveau aussi tranchées. Aussi les fosses de Jeffrey’s et de Thomson, au sud et à l’est de l’Australie, celle de la Gazelle autour de l’île Norfolk, celles de Nares, du Challenger, de Vettor Pizani, aux environs des Archipels des Carolines et des Mariannes, celles d’Ammen, de Belknap dans la région des îles Hawaï, et celle de Miller, près du groupe Clarence accusent de quatre à sept mille mètres de fond, alors que les plateaux voisins exhaussés par les polypiers indiquent à peine à la sonde des profondeurs de mille à deux mille mètres. Bien plus, dans la Polynésie française (Tahiti, Toubouai, Gambier, Marquises) les coraux, aidés par un soulèvement volcanique progressif, sont à cent mètres seulement de la surface des eaux, et si le mouvement géologique continue, le drapeau tricolore abritera là-bas, avant un siècle, un empire plus vaste que la Nouvelle Guinée et l’île de Bornéo réunies, c’est-à-dire trois fois plus grand environ que la France européenne.

C’était donc dans un de ces gouffres du Pacifique que James Pack allait guider ses amis, protégés par des scaphandres assez solides pour résister à la pression écrasante de neuf mille pieds d’eau.

Le compartiment fut bientôt rempli, et la porte-glissoire ouverte, tous quittèrent le navire.

À une telle profondeur la clarté du soleil n’arrivait pas. Mais la chose était prévue. Des lampes électriques avaient été vissées aux capsules sphériques enfermant la tête des voyageurs, et ces lampes, actionnées au moyen de l’accumulateur qui faisait partie de l’équipement, remplaçaient fort bien les rayons solaires.

Tout d’abord, les touristes éprouvèrent une surprise. Ils avaient ouï dire par de doctes personnages qui, dans des bureaux bien chauffés, étudient les profondeurs sous-marines sans avoir jamais navigué, ils avaient ouï dire que toute végétation disparaissait au-dessous de 800 mètres. Or, ils se promenaient à une profondeur quadruple, et les roches étaient tapissées de plantes luxuriantes.

Ce n’étaient plus des algues, des fucus, des varechs, des goémons. C’était autre chose, et cet autre chose était merveilleusement beau.

Les végétations d’une consistance gélatineuse, découpées en fines lamelles transparentes et multicolores, semblaient taillées dans des pierres précieuses.

Ces lianes souples auxquelles le moindre mouvement de l’eau communiquait un balancement serpentin, étincelaient sous les feux électriques.

Dans ces fourrés chatoyants passaient des formes étranges d’animaux innommés ; les uns lamelles, diaphanes, apparemment façonnés du même tissu que les végétaux dont ils se nourrissaient ; les autres plus rapprochés des espèces connues, mais ayant une puissance centuple, indispensable à des êtres appelés à vivre sous la pression formidable de trois mille mètres d’eau.

Ces monstres d’ailleurs ne faisaient aucune attention aux voyageurs, et Lavarède, établissant la communication téléphonique avec James Pack, en fit plaisamment la remarque :

– Ils sont blasés, vos poissons ; notre venue ne produit pas la plus légère sensation.

– Vous ne devinez pas pourquoi ?

– Non.

– C’est nos lampes électriques qui sont cause de cette indifférence. Mes poissons, comme il vous plaît de les appeler, nous prennent pour des Sternoptychides.

À ce nom baroque, le journaliste sursauta :

– Pardon, vous dites ?

– Je dis : Sternoptychides.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– Ce sont les poissons chargés d’éclairer les fonds océaniques.

– D’éclairer, sérieusement ?…

– Certes !

– Quoi… ces animaux seraient en quelque sorte les gaziers des grandes profondeurs ?

– Mieux encore, les électriciens, car les glandes lumineuses qu’ils portent au-dessus de la tête produisent un véritable rayon électrique.

Du coup, Armand éclata de rire :

– Vous me la baillez bonne. Vous avez vu de ces jablockoff vivants ?

– Non ; inutiles autour de nous qui avons notre lumière, ils fuient ou s’éteignent.

– Alors, comment pouvez-vous affirmer leur existence et leur fonction ?

– Leur existence, parce que j’en ai pêché, leur fonction par raisonnement. Vous allez comprendre. Les animaux destinés à vivre dans l’obscurité, tels les poissons des cavernes, sont aveugles, ou pour être plus exact, privés des organes de la vue.

– Cela, je le sais.

– Bien. Or, les habitants des fonds ont tous des yeux, preuve qu’ils doivent connaître la lumière. Le soleil n’arrivant pas jusqu’à eux, il faut bien conclure que des poissons, munis d’une glande électrique, sont destinés à fournir cette lumière. Remarquez du reste que les savants français qui ont opéré des sondages par trois et quatre mille mètres dans l’Atlantique et ont ramené au jour des spécimens de ces curieuses bestioles, se sont arrêtés à la même conclusion que moi-même.

Cette fois, Lavarède ne protesta pas, mais avant l’interruption de la communication, James l’entendit murmurer :

– Ô Nature ! Nature merveilleuse et diverse…, tu avais créé l’éclairage électrique bien avant nos ingénieurs, et cela sans appareils coûteux, sans installations compliquées. Un petit poisson dans lequel tu enfermes un éclair, voilà la lampe demandée !

De nouveaux objets du reste appelaient l’attention des promeneurs. La nature du sol changeait. La route maintenant traversait un chaos de roches désolées, jetées les unes sur les autres. Un cataclysme avait sûrement bouleversé la croûte solide en cet endroit. Des pics se dressaient comme des tours éventrées, des blocs figuraient des pans de murailles à demi éboulées, on se fût cru volontiers au milieu des ruines d’une ville prise d’assaut.

Et soudain tous les passagers s’arrêtèrent stupéfaits. L’eau autour d’eux devenait rouge, et les rayons des lampes y allumaient des reflets d’incendie. Un geste du Corsaire leur expliqua le phénomène. De la main il montrait le sol, sur lequel grouillaient en quantité innombrable des bêtes ayant une vague ressemblance avec les escargots de nos champs.

Il téléphona ensuite ce seul mot :

– Murex.

Ce fut assez. Aucun des voyageurs n’ignorait que le murex est le coquillage qui fournit la pourpre. Les promeneurs avaient donné en plein dans un banc de murex migrateurs. À chaque pas, ils en écrasaient des douzaines, de là la teinte rouge de l’eau.

Il leur fallut plus d’une demi-heure pour franchir la zone occupée par les mollusques. Le sol s’était abaissé peu à peu et ils suivaient une vallée encaissée, parsemée de blocs rocheux, et dont les flancs étaient percés de taches sombres, entrées inquiétantes de cavernes qui pouvaient receler des hôtes dangereux.

Robert se glissa soudain dans l’étroit intervalle qui séparait deux masses de pierres. Il semblait là une fourmi tombée dans l’interstice de deux pavés. Son mouvement était motivé par une sorte d’arbuste bleuâtre qui se dressait au pied du rocher. C’était le corail bleu des fosses, connu seulement des hommes de science et qui, à raison de sa prédilection pour les profondeurs excessives, ne figurera pas de longtemps encore dans l’arsenal de la coquetterie.

La rareté du polypier explique l’empressement du cousin d’Armand à le cueillir. Il avait l’intention de l’offrir à Lotia et l’espoir d’amener ainsi un sourire sur les lèvres pâlies de la jeune fille.

Il s’était baissé ; déjà sa main se crispait sur la tige de corail pour l’enlever du rocher, quand il demeura immobile, comme paralysé. Un objet souple venait de l’entourer et le pressait fortement contre l’un des blocs de granit, entre lesquels il s’était imprudemment faufilé.

Il regarda avec un commencement de peur et demeura stupéfait. Ce qui l’appliquait au roc, ce qui l’immobilisait était une corde.

Que signifiait cela ?

Il ne se le demanda pas longtemps. Un scaphandrier se dressa à côté de lui et l’oreillon téléphonique lui apporta ces paroles :

– Tu es l’obstacle à la liberté de l’Égypte, tu as volé l’esprit de Lotia Hador. Meurs ici, Niari t’a condamné.

Il voulut répondre, supplier l’Égyptien, qui n’avait suivi les passagers que pour accomplir cette affreuse vengeance ; mais celui-ci intercepta la communication, eut un dernier geste d’ironie et de haine, puis il s’éloigna à grands pas, pour rejoindre le reste de la caravane dont les lampes dansantes devenaient de moins en moins distinctes.

Une sueur glacée ruissela sur le front de Robert. Est-ce que ses amis n’allaient pas s’apercevoir de son absence ? Est-ce qu’il allait rester seul, perdu dans le gouffre, avec trois mille mètres d’eau au-dessus de sa tête ?

Non, cela n’était pas possible. Une telle fin était trop horrible. Il fit un effort surhumain pour s’arracher de ses liens. La corde se tendit, mais elle résista.

Et là-bas, les lumières décroissaient toujours, devenaient toutes petites, n’étaient plus qu’un point, puis un brouillard. Enfin tout disparut.

Robert était seul, captif sous les flots.

Il eut un cri sourd, il lui sembla qu’une convulsion effroyable contorsionnait son cerveau et il perdit connaissance.

Mais il resta debout, soutenu par les liens qui l’attachaient au rocher.

Que dura son évanouissement ? Lui-même n’aurait su le dire. Il rouvrit les yeux, se souvint, promena autour de lui un regard égaré. La lampe électrique fichée au sommet de son casque, projetait un cercle de lumière, mais elle n’éclairait que des rochers. Dans ce désert sous-marin, le jeune homme seul vivait.

Son cœur se serra et avec désespoir il se dit :

– Je vis, pour combien de temps ? Au départ j’avais de l’oxygène pour douze heures. Dans six maintenant, le gaz précieux me manquera !…

L’asphyxie hideuse étreindrait bientôt la gorge du Français ; mais cette idée, loin de l’épouvanter, lui sembla consolante :

– Six heures d’agonie, fit-il encore, allons, ce n’est pas trop. Et puisque je suis perdu, car mes amis ne pourront jamais me retrouver, autant ne pas souffrir longtemps.

Malgré ces paroles résignées, le captif essaya encore de briser ses liens. Espérait-il donc quelque chose ? Non, mais l’instinct de la conservation survivait à l’espoir et le poussait à lutter.

Il eut presque un cri de joie, en constatant que la corde s’était relâchée. Évidemment les nœuds faits par Niari s’étaient desserrés. Ah ! s’il pouvait débarrasser ses membres de ce réseau de chanvre dont ils étaient emprisonnés !

Doucement d’abord, puis plus fort, il exécuta un mouvement de va-et-vient, dont le résultat fut de faire glisser la corde sur les angles du rocher. Bientôt un brin du filin éclata ; un autre suivit et après une demi heure d’efforts, le jeune homme réussit à faire tomber ses liens à ses pieds.

Durant une minute, il fut en proie à une joie délirante. Il était libre, mais presqu’aussitôt l’inanité de la lutte se présenta à son esprit. Libre ! Quelle plaisanterie lugubre venait-il de proférer ? Libre, alors qu’il était égaré dans l’immensité du Pacifique, sous une montagne d’eau de la hauteur du Mont Blanc.

Sa liberté consistait à pouvoir s’asseoir pour mourir.

Et pourtant, quelle pensée traverse son cerveau. Il est seul, c’est vrai ; ses compagnons ont disparu, c’est encore vrai ; mais s’il suivait leurs traces il les rejoindrait. Et ils ont dû en laisser sur le sable, sur la vase qui remplit les creux des rochers.

Mais oui, le salut est là. Il faut à tout prix retrouver la piste.

Et Robert sort de son réduit. Telle est sa confiance, qu’il cueille la branche de corail bleu. Pourquoi l’abandonner à présent qu’il est certain de l’offrir à Lotia ?

Mais cinq minutes de recherches lui apportent le découragement.

Il n’a pas réfléchi, pas raisonné. Il se le reproche amèrement. Des traces !… Comme s’il en pouvait subsister sous la pression formidable de 3.000 mètres d’eau, de 300 atmosphères, sous cette pression qui ferait éclater comme cornets de papier les chaudières des plus puissantes machines à vapeur.

Non, le sol est uni partout, sans une ride. Et le Français songe qu’à cette minute même, Armand, James Pack remarquent peut-être son absence ; qu’eux aussi cherchent la trace de leur passage pour revenir vers lui et qu’ils ne la trouvent pas, qu’ils ne la trouveront jamais.

Ah ! certes, ce n’est pas la mort qui l’épouvante… il est si malheureux depuis quelque temps ; mais cela lui paraît effrayant de rendre le dernier soupir dans les profondeurs de la mer.

Une dernière fois il tourne sur lui-même, regardant avec l’anxiété d’un condamné s’il ne voit personne, et une angoisse nouvelle le prend.

À la limite de la zone éclairée, des formes indistinctes se meuvent. Oh ! il ne s’y trompe pas… Ce ne sont point des hommes… Mais alors qu’est-ce donc ?

Cela, il est incapable de le dire, mais cela lui paraît horrible. Il a peur de ces choses aux lignes bizarres qui s’agitent, imprécises, ainsi qu’un brouillard, aux confins de la lumière et de l’ombre.

Instinctivement, le Français bat en retraite vers les rochers où il était prisonnier naguère. Il se glisse entre eux. Là il respire une seconde, il lui semble qu’il est en sûreté. Sa main droite se crispe sur sa latte électrique. Il est prêt à combattre cet être qu’il ne connaît pas, mais qui va l’attaquer, il en est sûr.

Brrrrr ! En dépit de sa résolution, il sent un froid glacial courir dans tous ses membres, ses dents claquent avec un bruit de castagnettes, il ne sait pas ce qu’est son ennemi ; non sans doute. Pourtant il sait que c’est un monstre des gouffres, un monstre qui voit en lui une proie.

Il faut découvrir l’animal. Qu’est-il devenu ? Robert dirige la lumière de sa lampe sur les ténèbres qui environnent sa retraite.

Il a voulu voir. Il voit. Cela est plus épouvantable que tout ce qu’il pouvait imaginer.

Ce n’est pas un monstre qui apparaît sous le rayonnement électrique ; c’est une armée de bêtes hétéroclites, grotesques et terribles. La nature, toujours supérieure à l’homme, semble avoir voulu prouver que les inventions de Callot n’étaient que de pauvres copies de son œuvre, à elle. Ce que les yeux hagards de Robert contemplent, ce n’est plus une vision d’horreur, de folie ; c’est l’horreur, c’est la folie elles-mêmes.

Là des crabes géants, aux pinces formidables capables de couper un cheval en deux, s’avancent, embarrassant leurs pattes velues dans les échasses longues de plusieurs mètres d’énormes araignées de mer. Plus loin, ce sont des crustacés hideux, avec un corps de homard de la dimension d’une barrique terminé par une queue mince et souple qui s’agite ainsi qu’un serpent. De l’autre côté, ce sont des bêtes sans forme et sans nom, masses gélatineuses et lamellées. Ces êtres ont dix à douze mètres de longueur. Ils semblent d’immenses poches, percées de deux trous où brillent des yeux glauques et aussi d’une ouverture plus grande garnie de ventouses… Celle-ci est la bouche de l’animal. Et ces masses tremblotantes rampent lentement vers le Français.

Cette armée immonde s’approche, entoure le refuge de Robert. Par bonheur, les monstres ne peuvent se glisser dans l’étroit couloir où le malheureux a trouvé place. Mais chose terrifiante, les bêtes escaladent les rochers. En haut, à droite, à gauche, le jeune homme ne voit que gueules avides, pinces menaçantes qui s’efforcent de l’atteindre.

La griserie du désespoir le prend. De sa lance électrique il foudroie les plus ardents des assaillants. À travers son casque métallique des bruits étranges lui parviennent : grincements de pattes sur la pierre, claquements de mandibules qui dévorent ceux que l’étincelle vengeresse a terrassés.

Il frappe sans relâche, en proie à une exaltation délirante. Il semble être le faucheur gagé par la mort. Tout à sa tâche, il cesse un instant d’observer la partie supérieure de la fente où il a trouvé asile. Une pince descend lentement, ouverte, prête à broyer. Elle se referme…, par bonheur Robert a fait un mouvement, il n’est pas saisi…, mais la terrible patte brise la lampe attachée au casque du scaphandrier.

Plus de lumière à présent. La nuit opaque entoure le fiancé de Lotia. Il ne voit plus, mais il entend le sourd fourmillement de ses ennemis.

Va-t-il donc périr, sans pouvoir se défendre, sans avoir épuisé sa provision d’électricité ?

Non, une lueur s’allume au milieu des eaux, puis une autre, une autre encore. De toute la circonférence des ténèbres arrivent des clartés qui semblent des follets dansant sous la lune à la surface des tourbières. Elles vont, viennent, passent, repassent, incessante farandole des sternoptychides, qui remplissent leur office. Les poissons-lumière vont éclairer la mort du Français.

Une mêlée furieuse se produit, la lance du jeune homme frappe partout à la fois. Il a tout oublié dans l’emportement de la lutte. Mais les étincelles projetées par son arme se font plus courtes. La tension électrique diminue dans l’accumulateur… ; un éclair encore, un monstre foudroyé, et puis plus rien. En vain Robert presse désespérément les ressorts de contact… Nulle étincelle ne jaillit. Les munitions du combattant sont épuisées… Tout est fini !

Et les pinces, plus menaçantes que jamais, se montrent partout. Robert se baisse, se pelotonne sur lui-même, se fait tout petit pour se tenir hors de portée des monstres.

À un pied de son visage, de son corps, des pattes, terminées par des crocs acérés, s’agitent, se contorsionnent, cherchant à s’allonger pour arriver à lui.

C’est intolérable ; il sent que pendant les quelques minutes qui lui restent à vivre, il va perdre la raison.

Il ferme les yeux pour ne plus voir.

Et tout à coup un cri éperdu s’échappe de ses lèvres ; il a été pris sous les bras, mis debout… ! il est perdu !… Et il reste hébété, ne comprenant pas ce qu’il voit, se demandant si la démence a eu raison de son cerveau.

Les monstres ont disparu, des scaphandriers l’entourent. Ce sont ses amis, ses compagnons de voyage qui l’ont retrouvé. James Pack connaît bien la région ; maintes fois il a parcouru le gouffre aux abords de l’Île d’Or, et il a rejoint l’ami égaré.

Robert est à bout de forces. Il se laisse entraîner, rentre avec ses sauveurs dans le sous-marin n° 2, et débarrassé du scaphandre, il pénètre dans le salon où tous l’attendent pour le féliciter.

Une exclamation salue son entrée, cri d’étonnement, de stupeur. Si violentes ont été ses émotions qu’une mèche de ses cheveux, juste au milieu du front, a blanchi.

Mais on n’a pas le loisir de s’attendrir. Le singe Hope est là, et avec des cris aigus il se jette au cou du cousin de Lavarède. On rit, tandis que Robert présente à Lotia le corail bleu qu’au plus fort du combat il n’a point abandonné.

CHAPITRE IX

TRIPLEX CAPTURE LA FLOTTE ANGLAISE


Il faut renoncer à peindre la colère qui secoua tous les passagers lorsqu’ils connurent la conduite criminelle de Niari.

James Pack dut s’interposer, pour empêcher ses hôtes de punir l’Égyptien par une application sommaire de la loi de Lynch. S’il sauva la vie du coupable qui, il est juste de le dire, demeura aussi paisible devant les menaces que si on lui avait joué un air de petite flûte, s’il lui sauva la vie, ce fut en promettant qu’il serait prisonnier dans les cavernes jusqu’à l’heure où il consentirait à faciliter le mariage de Robert avec Lotia.

Bien que personne n’espérât un tel revirement dans les idées de Niari, on consentit et l’affaire fut définitivement réglée.

Comme on le pense bien, il ne fut plus question les jours suivants d’excursions sous-marines. Les hôtes de James Pack ne se sentaient pas de force à affronter de nouveau des angoisses semblables à celles qu’ils venaient de subir.

Ils se bornèrent donc à occuper leur oisiveté en gagnant le plateau supérieur de l’île et en parcourant le parc. Lotia se renferma comme auparavant dans sa demeure, et aucune prière ne la décida à partager les distractions de ses compagnons.

Hope, lui, suivait volontiers Robert dans ses courses sur les flancs accidentés de l’île, et une amitié solide se cimenta ainsi entre le Français et l’orang-outang.

Quant à Armand, il avait mis la main sur un mystère nouveau, aussi insoluble que les précédents, et il ne cessait d’enrager.

– Quel est le propriétaire de la villa construite sur le plateau ? avait-il demandé un jour au Corsaire.

– C’est un gentleman.

– Je n’en doute pas, mais où est-il ? Quoique fort bien entretenue, la maison semble inhabitée.

– Elle l’est pour l’instant.

– Enfin, le verra-t-on ce propriétaire, dont nous parcourons le sous-sol et le jardin avec une désinvolture…

– Dont il vous saura gré.

– Quand ?

– Dans quelques jours. Il prendra possession de sa demeure à l’arrivée de la flotte anglaise.

La conversation avait duré une heure, sans que Triplex consentît à s’expliquer suffisamment pour satisfaire la curiosité de son interlocuteur.

On juge de l’agacement du journaliste. Il est certain que si Dante Alighieri revenait sur la terre, il ajouterait un huitième cercle à son Enfer, le cercle du Mystère, où les Interviewers qui, durant leur vie terrestre n’auraient pas été sages, souffriraient, pendant l’éternité, les cuisantes douleurs de la curiosité inassouvie.

Armand oubliait tout : la tristesse de Lotia, le désespoir de Robert. Il passait ses journées sur le plateau supérieur de l’Île d’Or, fouillant de sa lunette le cercle désert de l’horizon.

Il guettait la flotte anglaise avec une impatience fébrile, puisque son arrivée devait lui permettre de connaître enfin le nom du propriétaire de la villa.

Entre temps, il avait bien cherché à relever un indice ; mais les précautions étaient bien prises. De la cave communiquant avec les cavernes, une succession de couloirs conduisait au vestibule qui s’ouvrait sur le parc. Sur ce parcours, pas un meuble, pas un tableau qui pût servir de point de départ à une supposition. Avec cela les portes des appartements étant hermétiquement fermées, Lavarède se livrait vainement à mille conjectures sur l’ameublement de la villa. Pour s’en faire une idée, il eût dû procéder par effraction. Nous devons reconnaître qu’en dépit de son désir aigu de savoir, il ne songea même pas à employer ce moyen de cambrioleur.

Un instant il crut tenir le mot de l’énigme. C’était un matin où, plus impatient encore qu’à l’ordinaire, il avait quitté les cavernes dès l’aube. Dans le parc, il errait nerveux, agité, quand ses yeux se portèrent machinalement sur une corbeille disposée à l’angle d’une pelouse.

Des plantes grasses, qui en Europe végètent péniblement dans les serres, la formaient, décrivant des arabesques ornementales. Le journaliste poussa un cri de triomphe. Au centre même de la corbeille, cerné par un cercle de fleurettes rouges, se dessinait un chiffre, et ce chiffre formait les lettres J. P.

– J. P., s’écria-t-il. Parbleu ! J’ai trouvé le mot de la charade ! J. P., James Pack. Ma foi, je cours lui faire part de ma découverte.

Ravi, enchanté par avance de la surprise qu’il pensait causer au Corsaire, Armand regagna la maison, descendit à la cave, et par les escaliers tortueux taillés dans le roc parvint aux cavernes.

Bientôt il accostait James qui se promenait sur la plage.

– Bonjour, lui dit-il gaiement. J’ai des remerciements à vous adresser.

– À moi ? répliqua le bossu avec flegme.

– À vous-même.

– Et à propos de quoi ?

– À propos du silence que vous avez gardé touchant le propriétaire de la maison du plateau.

Le Corsaire sourit légèrement.

– Vous ne m’en voulez pas d’une discrétion nécessaire ?

– Loin de là, car elle m’a permis de découvrir moi-même son nom… ce qui me flatte beaucoup plus.

À la grande surprise de Lavarède, qui avait escompté l’effet de cette phrase, Pack ne sourcilla pas :

– Vraiment ? fit-il du ton le plus indifférent. Contez-moi cela.

– Voilà, reprit le journaliste avec une nuance de dépit. Une corbeille du parc m’a enseigné ses initiales.

– Qui sont ?

– J. P.

Toujours impassible, James demanda :

– Et vous en concluez ?

– Que le propriétaire et sir James Pack, J. P., sont une seule et même personne.

Ce disant, le journaliste s’était posé d’une façon avantageuse ; mais son triomphe fut de courte durée. Le Corsaire éclata de rire :

– Je ne m’étonne plus si les interviews sont parfois si fantaisistes, dit-il enfin. J. P., d’après vous ne peuvent signifier que James Pack. Permettez-moi de vous détromper ? Ces lettres conviennent à bien d’autres choses.

Et comme le Parisien, totalement démonté, gardait le silence, James poursuivit :

– Ayez donc un peu de patience. J’ai pitié de votre curiosité. Dès l’arrivée des navires anglais, vos amis seront consignés dans les cavernes. Vous seul serez admis dans la villa du plateau. Vous y serez présenté à sir J. P., qui ne me ressemble en rien et vous assisterez à tout ce qui se passera. Que pensez-vous de cet arrangement ?

– Il est parfait. Seulement un mot. Ce monsieur J. P. est votre allié, votre ami ?

– Vous le verrez ; encore une fois ne m’interrogez pas.

Et pirouettant sur les talons, avec un rire d’homme qui s’amuse énormément, le Corsaire s’éloigna, laissant son interlocuteur fort penaud.

Décidément l’épreuve était rude. Être devant un mur derrière lequel il se passe quelque chose, et ne pas pouvoir savoir ce qu’est cette chose. Ah ! reporters, frères de Lavarède, vos cheveux se hérissent sûrement à la pensée d’une pareille situation !

Le journaliste en devint positivement enragé.

Tout le jour, il parcourut l’île, une lunette à la main, interrogeant la surface déserte de l’Océan. Il bougonnait :

– Maudite escadre. Elle ne viendra donc pas ? Si cela dure encore un peu, j’en ferai une maladie.

Il était dans l’état d’esprit de ces serviteurs dévoués qui, voulant espionner leurs maîtres par le trou d’une serrure, s’aperçoivent que la clef laissée à l’intérieur bouche l’ouverture. Tous ceux qui ont au cœur assez d’humanité pour vouloir s’occuper des affaires de leurs voisins, alors même qu’elles ne les regardent pas du tout, comprendront la torture du Parisien, bien qu’ils n’aient pas les mêmes raisons de curiosité professionnelle.

Il eut beau explorer l’Océan, aucun navire ne parut. La nuit vint. Force fut à Lavarède de revenir aux cavernes. Il fut sombre, préoccupé toute la soirée, se coucha tôt et dormit mal.

Encore son sommeil fut-il troublé par un rêve pénible. Il se voyait au centre d’une vaste salle. Des portes nombreuses étaient percées dans les murs. Fermées au moyen de barres de fer, de cadenas, de verrous, de serrures revolvers, chacune était agrémentée d’une pancarte, sur laquelle on lisait : Mystère n° 1. Mystère n° 2. Mystère n° 3. Et ainsi de suite. Quand le journaliste s’approchait de l’une de ces portes, la pancarte disparaissait, remplacée par la figure railleuse de James Pack. C’était intolérable.

De guerre lasse, Armand se leva, s’habilla sans bruit, sortit. Tout dormait dans les cavernes. Aucun son ne troublait le silence du souterrain. Se hâtant sans savoir pourquoi, le Français gravit l’interminable escalier de granit qui accédait aux caves de la villa. Essoufflé il atteignit le vestibule, en poussa la porte et se trouva dans le parc.

La nuit régnait encore, mais déjà les étoiles pâlissaient au ciel, et une bande blanche paraissant à l’horizon oriental annonçait l’approche du jour.

Une tiédeur parfumée emplissait l’air, apaisante et douce. Des oiseaux préludaient par des cris timides aux brillantes vocalises dont ils salueraient bientôt le lever du soleil ; de l’herbe montaient des grésillements, comme si les plantes, sortant de l’engourdissement du sommeil, s’étiraient en se réveillant sous la caresse incertaine du jour tout proche. Puis un bourdonnement vibra, les insectes aussi se réveillaient, et soudain un rayon, ainsi qu’une flèche d’or, jaillit de l’horizon. À ce signal du soleil, ce grand chef d’orchestre de la nature, le concert de la vie commença. Chants d’oiseaux, craquements des branches, fanfares des moucherons entonnèrent l’hymne matinal à l’Astre-Roi, œil de flamme dont l’infini réchauffe l’humble planète sur laquelle rampe l’humanité. Calmé par la douceur pénétrante de ce radieux crépuscule, Armand s’était arrêté à l’extrémité du parc, sur une plate-forme rocheuse qui dominait la falaise. Il rêvait et son âme de poète vibrait à l’unisson des choses environnantes.

Soudain il tressaillit, se pencha en avant, regardant au loin. Puis il se redressa, se frotta les yeux et de nouveau lança un regard perçant vers le Nord.

Une longue minute, il resta ainsi. Après quoi il leva les bras d’un air joyeux, esquissa un pas de danse et avec une satisfaction évidente :

– Je ne me trompe pas. Là bas, sur la mer, ce sont des fumées. Ce sont les navires… une flotte… c’est l’escadre anglaise. Je vais prévenir Pack. Non… attendons encore, il faut être sûr. Dans ma précipitation, j’ai oublié ma lunette… attendons.

Pendant près d’une demi-heure, il observa. Le doute n’était plus possible. Des steamers s’avançaient vers l’Île d’Or. Armand en compta quinze. Certain de son fait, il revint en courant à toutes jambes vers la villa, dégringola à la cave et se précipita dans l’escalier tournant des cavernes.

Mais à mi-chemin, il dut s’arrêter pour laisser passer un groupe de matelots qui montaient, chargés de paquets.

Il se colla le long de la paroi rocheuse, et, le chemin dégagé, il continua sa descente.

En atteignant le sol de la caverne, il remarqua deux marins placés en sentinelle auprès des premières marches de l’escalier.

– Où est le capitaine Triplex ? leur demanda-t-il.

– Il est en mer, répondit l’un des hommes ; il est allé reconnaître l’escadre anglaise qui a été signalée hier soir.

– Hier soir ? répéta le journaliste stupéfait.

– Oui, notre consigne est de ne laisser personne sortir des cavernes, sauf vous.

– Ah !

Le Corsaire tenait donc la parole donnée la veille. Lavarède s’empressa d’aller avertir ses amis, et ce soin pris, il s’esquiva, après avoir promis de tenir ses compagnons au courant des incidents qui se produiraient.

Robert voulut l’accompagner, mais les factionnaires, excipant de leur consigne, l’arrêtèrent au pied de l’escalier, et il dut à son grand regret, demeurer dans la grotte, tandis que son cousin disparaissait.

Celui-ci se trouva bientôt dans les dépendances de la villa. Comme il arrivait dans le vestibule et s’apprêtait à retourner à son observatoire, une porte s’ouvrit et un majordome correctement vêtu de noir l’interpella :

– N’est-ce point sir Armand Lavarède que j’ai l’honneur de voir ?

– Si parfaitement, répliqua le journaliste étonné par cette brusque apparition.

– Fort bien. En ce cas je dois vous prier de vouloir bien entrer au salon. Mon maître va vous y rejoindre, il désire vivement faire votre connaissance.

Le cœur du Parisien battit.

– Votre maître ? Il est donc arrivé ?

– Oui, Monsieur.

– Alors vous pouvez me dire son nom ?

Mais le majordome secoua la tête :

– Entrez au salon, Sir. Mon maître se présente lui-même et ne permet à personne de se charger de ce soin.

Un geste de dépit échappa à Lavarède, mais il se maîtrisa aussitôt. Après tout, dans un instant il se trouverait en présence du personnage qui l’intriguait ; ce n’était pas la peine de montrer de l’impatience. Il pénétra donc dans le salon.

Là, dès le premier pas, il s’arrêta ébloui.

Le luxe du plus milliardaire des humains ne saurait donner une idée de la vaste salle qu’il avait sous les yeux.

Ménagée dans toute la hauteur de la maison, longue de quinze mètres, large de douze, cette pièce offrait un aspect féerique. Des chefs-d’œuvre de la peinture, de la statuaire, de la céramique couvraient les murs, se dressaient sur des piédestaux. Des vases énormes, chinois, japonais, aztèques, laissaient jaillir des palmiers dont le feuillage retombant formait un dais d’émeraude ; des meubles empruntés à toutes les civilisations : chaires assyriennes, tabourets égyptiens, tables kmers, consoles renaissance se confondaient dans un harmonieux ensemble.

C’était un musée, mais un musée vivant ; un musée ayant une âme. C’était une vision des Mille et une nuits réalisée par un homme. C’était la transformation en idéal du métal-roi, dont les filons formaient les assises de l’Île d’Or.

Et comme Lavarède, le cœur battant, regardait, une porte glissa sur ses gonds, livrant passage au maître de ces incommensurables richesses.

Armand jeta sur lui des yeux avides. Le nouveau venu lui était inconnu. Un peu plus grand que James Pack, admirablement pris, ce personnage avait une épaisse chevelure brune. La barbe fine et soyeuse encadrait le bas du visage, faisant ressortir la matité du teint. Il avait la tête vigoureuse du lion et une élégance impeccable. Et sans doute la nature avait voulu réunir en lui les expressions les plus diverses, car son visage était éclairé par deux yeux doux, spirituels et caressants.

Avec une aisance parfaite, il s’inclina devant le journaliste, et d’une voix bien timbrée :

– Sir Armand Lavarède, je pense ?

L’époux d’Aurett salua à son tour :

– Lui-même, gentleman.

– Enchanté de faire votre connaissance. Permettez moi de vous présenter votre hôte.

Lavarède tendit les oreilles. Il allait enfin connaître le nom que figuraient les initiales J. P.

– Sir Joë Pritchell, continua son interlocuteur, vous souhaite la bienvenue.

Puis, sans laisser au Parisien le loisir de réfléchir à ce nom qu’il pensait n’avoir jamais entendu, sir Joë Pritchell continua :

– J’ai reçu ce matin des instructions d’un de nos amis communs.

– Quel ami ?

– Le Corsaire Triplex.

Armand s’attendait à cette réponse ; pourtant il tressaillit, et vivement :

– Vous savez qui il est ?

– Sans doute ; il est mon ami le plus dévoué, et je le prouve en exécutant fidèlement ses ordres.

– Mais sa véritable qualité, la savez-vous ?

– Peut-être. Laissez-moi seulement vous prévenir que vous vous engagez dans un genre de questions auxquelles il m’est interdit de répondre.

Cette fois, Lavarède étendit les bras avec désespoir en murmurant :

– Toujours des mystères…

– Qui bientôt s’éclairciront ; prenez sur vous d’avoir un peu de patience, et veuillez écouter.

D’un geste, le journaliste indiqua qu’il concentrait toute son attention.

– Le Capitaine Triplex, continua sir Joë, m’informe que vous êtes curieux, mais qu’il a en vous toute confiance ; il désire que vous ne me quittiez pas d’une semelle, et pour commencer, que vous assistiez à l’entrevue que je vais avoir avec lord Strawberry, commandant en chef de l’escadre anglaise du Pacifique.

– Une entrevue ? pourquoi ? comment ?

– Vous le verrez. À quoi bon répéter deux fois les mêmes choses ? Le temps presse d’ailleurs. En ce moment, les navires s’engagent dans la passe Triplex, se dirigeant vers la baie Silly-Maudlin. Si vous le voulez bien, c’est là que nous allons rejoindre l’escadre.

Sans attendre une réponse, M. Pritchell appuya sur le bouton d’un timbre électrique. Au bruit, deux laquais parurent.

– Tout est prêt ? demanda le nouveau compagnon d’Armand.

– Tout, oui, Sir.

– Alors, en route.

Et se tournant gracieusement vers le Français :

– Venez, Monsieur. Le mystère qui vous tracasse va peu à peu s’éclaircir sous vos yeux.

Ma foi, Lavarède ne résista pas. Aux côtés de Pritchell, que suivaient les domestiques, il sortit de la villa, gagna l’extrémité du plateau, et par des éboulis de roches, il arriva bientôt au bord de la mer.

Le propriétaire de la villa avait dit vrai. Les vaisseaux anglais étaient rangés en ligne dans la baie.

Soudain un nuage de fumée jaillit de l’un d’eux ; un coup de canon vibra dans l’air, répercuté par les échos des falaises, et le pavillon britannique flotta aux mâts des bâtiments.

– Ils annoncent leur arrivée au rendez-vous, murmura Pritchell ; c’est à nous de répondre.

Prenant un revolver, il tira en l’air. Aussitôt l’un des laquais déroula un paquet long qu’il portait et en sortit un drapeau blanc dont il piqua la hampe dans le sable.

– Le drapeau des parlementaires, s’écria Lavarède.

Mais il se tut soudain. Des hauteurs de l’île, un bruit sourd, formidable avait retenti.

– C’est un canon ? reprit le Parisien.

– Oui, expliqua paisiblement Pritchell. C’est le salut au pavillon anglais.

Il finissait à peine, qu’une seconde détonation gronda, puis de minute en minute, d’autres succédèrent.

L’artillerie de l’escadre répondit à ce salut et vingt et un coups de canon furent échangés.

Armand était médusé. Dans ses promenades à la surface de l’île, il n’avait pas aperçu la moindre bouche à feu. Où diable Triplex avait-il dissimulé les batteries qui tonnaient en ce moment ?

Le jeune homme se tourna vers sir Joë pour l’interroger ; mais celui-ci appuya un doigt sur ses lèvres, puis désigna une chaloupe, montée par quatre matelots, qui doublait une pointe de rochers voisine.

– Nous allons nous rendre à bord du vaisseau qui porte le pavillon amiral.

Tout étourdi, Lavarède se tut. Machinalement il s’embarqua avec ses compagnons. Aussitôt les avirons frappèrent l’eau et l’embarcation se dirigea vers le navire.

C’était un de ces cuirassés à tourelles, qui ressemblent moins à un bâtiment qu’à un château fort du moyen âge. L’énorme engin de guerre dessinait sur le ciel sa silhouette bizarre, ses tourelles blindées, entre les plaques d’acier chromé desquelles s’allongeait la gueule menaçante de pièces de gros calibre.

Malgré lui, le journaliste frissonna en songeant que cette masse de fer, cette forteresse flottante serait détruite en un instant, sans pouvoir même se défendre, s’il plaisait à James Pack d’envoyer contre elle un de ses sous-marins. Et se souvenant que les bateaux du Corsaire étaient dus à l’invention du Français Goubet, il eut un mouvement d’orgueil national qui se fondit bientôt en tristesse.

Pourquoi la France n’avait-elle pas accueilli l’inventeur de génie, qui lui apportait le moyen d’annihiler la puissance maritime de l’Angleterre ? Avec l’argent dépensé pour la construction de quatre cuirassés, elle aurait pu créer une flotte de deux cents torpilleurs sous-marins, qui, répartis sur nos côtes et dans nos colonies, eussent réduit à néant les flottes les mieux outillées[6].

Cependant la chaloupe accostait le vaisseau amiral. Joë et Armand furent reçus à la coupée par un officier, qui les conduisit sans mot dire à lord Strawberry. Celui-ci, grand, distingué, attendait au milieu de son état-major.

Il répondit courtoisement au salut des visiteurs et, regardant sir Pritchell bien en face :

– C’est vous, Sir, qui avez donné rendez-vous à l’escadre du Pacifique ?

– Non, non, Milord.

– Comment non ?

– Je suis sir Joë Pritchell, propriétaire de l’Île d’Or, et je viens simplement remplir une mission que m’a confiée par lettre le Corsaire Triplex, dont la personne ne m’a pas été présentée.

Malgré son flegme, l’amiral ne put cacher son étonnement :

– Vous n’avez jamais vu le Corsaire ?

– Jamais lui et moi ne nous sommes trouvés en face l’un de l’autre.

– Pourtant vous avez permis l’installation dans votre propriété des batteries qui nous ont salués à notre arrivée ?

– La permission ne m’a pas été demandée.

– On les a donc dressées malgré vous ?

– Non, Milord, pas malgré moi, mais sans moi.

– Que voulez-vous dire ?

– Que ce matin encore, rien ne trahissait l’existence de canons sur mon domaine, et que le salut fait à l’escadre anglaise devait me surprendre plus que personne.

L’amiral serra les lèvres d’un air mécontent :

– Prétendez-vous soutenir que vous ne saviez rien ? Cela est invraisemblable.

– D’autant plus incroyable, appuya tranquillement Pritchell, que j’ai bon pied, bon œil et que je parcours sans cesse la propriété que je mets en valeur. Cependant, je vous affirme que rien n’était visible. Après notre entretien d’ailleurs, s’il vous plaît de descendre à terre, je serai heureux de vous faire les honneurs de mon île et de chercher avec vous l’emplacement de l’étrange batterie qui nous occupe.

Il parlait avec un tel accent de sincérité, que lord Strawberry auquel il était impossible de deviner le double sens de ses réponses fut convaincu. Au surplus, depuis que le nom de Triplex retentissait dans les deux hémisphères, le Corsaire avait accompli des prouesses si inexplicables qu’il eût fallu une dose de présomption peu ordinaire pour affirmer qu’il n’avait pas pu tromper la surveillance d’un propriétaire.

– Soit donc, Sir, reprit l’amiral, j’accepte votre invitation. Veuillez passer à l’objet de votre mission.

– L’objet est le mot juste, Milord, car il s’agit d’une lettre.

– Une lettre qui vous est parvenue ?

– Oui.

– Pourriez-vous me dire comment ?

– Hélas non, Milord. Ce matin, en me réveillant, je l’ai trouvée sur ma table. Mes domestiques interrogés ont tous déclaré ne l’avoir pas eue entre les mains et n’avoir vu aucun étranger.

– Avouez que c’est fantastique !

– Étrange et agaçant, Milord. Cela m’a troublé à ce point que j’ai à peine touché à mon premier déjeuner.

– Pourtant vous avez obéi aux ordres que contient cette épître ?

Joë Pritchell se mit à rire :

– À ma place, Milord, auriez-vous risqué de vous brouiller avec ce diable insaisissable que l’on nomme Triplex ?

À cette question l’amiral rougit légèrement ; mais évitant de répondre, il demanda :

– Enfin, voyons cette lettre.

Le compagnon de Lavarède fouilla dans sa poche et en retira une enveloppe sur laquelle se lisaient ces mots :

À Sir JOË PRITCHELL

En son domaine

de l’ÎLE D’OR.

L’ouvrant méthodiquement, il en tira un papier plié et lut : « Au reçu de ce mot, sir Joë Pritchell se rendra à bord du vaisseau amiral de l’escadre anglaise rassemblée dans la baie de Silly-Maudlin.

Et, s’interrompant :

– Ceci est fait. – Puis, reprenant sa lecture – : « Amené devant lord Strawberry…

– Il savait mon nom ? balbutia l’officier.

– Vous le voyez, Milord, mais je continue : « Amené devant lord Strawberry, il lui demandera si, conformément a la requête présentée par moi à l’Amirauté, le nommé Toby Allsmine, Directeur de la police du Pacifique est à son bord ? »

Joë leva les yeux et, les fixant sur son interlocuteur :

– Je vous adresse cette question, Milord ? fit-il lentement.

– Et, selon ce que je vous répondrai, vous aurez sans doute des instructions différentes ? dit l’amiral d’un ton rogue.

Sans nul doute, le ton de la lettre lui déplaisait.

Mais sir Pritchell ne parut pas s’apercevoir de sa mauvaise humeur, et ce fut du ton le plus aimable qu’il reprit :

– Vous avez deviné, Milord. Voici ce qu’écrit mon mystérieux correspondant : « Si Allsmine est présent, veuillez prier lord Strawberry et ses officiers à dîner ce soir. Je me présenterai devant eux et démasquerai le « misérable policier. »

Et, regardant de nouveau l’officier :

– Vous prierai-je à dîner, Milord ?

– Non, car sir Allsmine n’est point avec nous.

Joë s’inclina et reportant les yeux sur le papier :

– En ce cas, je dois vous demander de vouloir bien expédier le plus rapide de vos bâtiments à Sydney. Le commandant câblera à l’Amirauté, recevra sa réponse et reviendra sans perdre une minute à l’Île d’Or, après avoir embarqué le Directeur de la police.

Un frémissement contracta les traits de l’amiral, un éclair de colère passa dans ses yeux, et, les dents serrées, il ricana :

– Alors le Corsaire Triplex commande à la flotte britannique. Ce ton inconvenant ne saurait être toléré. Mes navires vont quitter immédiatement cette rade, rompant ainsi les pourparlers. Pour vous, Sir, regagnez la terre, et si votre correspondant vient vous demander des explications, vous lui direz que les officiers de la marine britannique ne reçoivent d’ordre que de la Reine et de l’Amirauté.

Joë sourit. Il se rapprocha du bastingage et, se penchant en dehors, il considéra sa barque immobile le long du flanc du cuirassé. Le laquais porteur du drapeau blanc était debout à l’arrière.

– Garçon, lui cria le propriétaire, abaissez le drapeau.

– Que faites-vous ? interrogea l’amiral.

– J’obéis au dernier paragraphe de la lettre du Corsaire.

– Qui dit ?

– « En cas de refus, abaisser le drapeau blanc et regarder vers la passe qui donne accès dans la baie. »

Puis placidement :

– Le drapeau trempe maintenant dans l’eau et je tourne les yeux vers la passe.

Si singulières que fussent ces paroles, lord Strawberry et ses officiers ne purent s’empêcher de porter leurs regards vers la passe, dont l’eau limpide traçait un chemin au milieu des récifs frangés d’écume.

Soudain une exclamation jaillit de toutes les poitrines. Un phénomène incompréhensible se produisait.

Les rochers s’animèrent, se mirent en mouvement dans tous les sens, et avec une rapidité inconcevable, la passe disparut, obstruée par des blocs de granit sur lesquels la vague brisait avec violence.

Il y eut un instant de stupeur. Tous comprenaient la portée de ce qui venait de se passer.

La flotte du Pacifique était enfermée prisonnière dans la baie de l’Île d’Or !

Armand se souvint des rails remarqués par lui au fond de l’eau, lorsqu’il était à bord du sous-marin n° 2. Triplex ne l’avait pas trompé, il ouvrait ou fermait la passe à volonté.

Mais il ne put réfléchir longtemps. Un bouillonnement se produisit à côté de la chaloupe, un sifflement aigu retentit, et un objet pesant tomba sur le pont au milieu du groupe des officiers.

C’était un œuf de bois semblable à celui qui contenait l’Arlequin d’or, dans cette nuit mouvementée, où les stationnaires de Sydney avaient poursuivi les Yeux de Triplex.

Pritchell le ramassa, l’ouvrit, en sortit un papier qu’il tendit à l’amiral, en disant d’un ton légèrement ironique :

– Une dépêche pour lord Strawberry !

Ce dernier, interloqué au suprême degré, saisit machinalement la missive. Dans son trouble, il lut à haute voix :

« À mon grand regret, honorable Lord, je me vois obligé de couper toute communication entre la haute mer et la baie Silly. En voyant votre escadre prisonnière, alors que tant d’intérêts réclament sa présence en d’autres lieux, vous consentirez sans doute à expédier un croiseur à Sydney pour ramener le criminel Allsmine. Devant ce navire, la passe se rouvrira. Certes, je déplore ce qui arrive, mais la justice doit primer toutes choses et j’agis au nom de la justice et du bon droit.

« Corsaire TRIPLEX. »

« P. S. – Que le croiseur désigné par vous marche sans crainte vers la sortie de la baie. Je suivrai tous ses mouvements, et il ne rencontrera aucun « obstacle. »

Décrire la stupeur des officiers est impossible. Lord Strawberry oublia son calme habituel pour se livrer à un accès de colère épouvantable. Puis il fit mettre les chaloupes à la mer, et toutes se dirigèrent vers l’endroit où la passe existait naguère ; évidemment l’amiral croyait à une supercherie, à une illusion habilement ménagée.

Mais au retour des embarcations, il ne lui fut pas permis de conserver cet espoir. Il n’y avait plus de passage. Là où les bâtiments avaient trouvé quinze mètres d’eau, se dressaient d’énormes blocs de rocher. C’était fou, invraisemblable, mais enfin cela était.

Un conseil eut lieu à bord et l’on dut reconnaître qu’il n’existait aucun moyen de résister aux désirs de Triplex. Le jour même le croiseur Wing fut envoyé vers Sydney. Ainsi que l’avait promis le Corsaire, la passe s’ouvrit devant sa proue pour se refermer derrière lui.

Il lui fallait au moins un mois pour effectuer le trajet aller et retour, et la flotte étant bloquée pendant ce temps, lord Strawberry, en dépit de son irritation, consentit à accepter l’hospitalité que lui offrait sir Joë Pritchell.

Il débarqua dans l’Île d’Or, avec bon nombre d’hommes. Il se livra à une battue en règle ; mais nulle part, il ne trouva trace des batteries qui avaient salué son arrivée, nulle part il ne découvrit un indice de la présence du Corsaire.

Au bout de huit jours, il renonça à cette vaine recherche. Un vieux lieutenant lui ayant insinué que le Corsaire, selon toute apparence, avait à sa disposition un bateau sous-marin, et qu’il pouvait bien se tenir tranquillement au fond de la baie Silly, tandis qu’on le cherchait à terre, ce fut pour l’amiral le signal de nouvelles explorations. Toutes les embarcations de l’escadre, armées de dragues, sillonnèrent les eaux de la rade. Elles recueillirent ainsi des échantillons de corail, des coquillages aux vives couleurs, des poissons, mais rien qui ressemblât à un bateau.

Aussi, malgré la bonne chère que Joë Pritchell faisait faire aux officiers dans sa merveilleuse villa, malgré les soins dont il les entourait, l’amiral enrageait à ce point qu’il finit par promettre mille livres sterling (25.000 francs) de prime à quiconque, officier, matelot, ou fusilier de marine, découvrirait la retraite de Triplex.

Et ce jour-là, Armand, prisonnier de Joë, car les galeries conduisant aux cavernes avaient été condamnées, remarqua que sir Pritchell était d’une gaieté inaccoutumée. Est-ce que le propriétaire en savait plus qu’il n’en voulait dire ?

À tout hasard, le Parisien l’interrogea. Dès les premiers mots, Joë eut un irrésistible accès d’hilarité :

– Mais oui, je sais. Ce qui m’amuse c’est que lord Strawberry promet une prime aussi forte pour rencontrer le capitaine près duquel il passe vingt fois par jour.

– Quoi, il se trouve face à face avec lui ?

– Absolument.

– Mais où ? quand ?

– À cela, mon cher hôte, je ne puis répondre. Suivez l’amiral, peut-être aurez-vous la vue meilleure que lui.

C’est ainsi que Lavarède fut replongé dans les affres de la curiosité, et que, de rage, il brisa sa canne en quatre morceaux, ce qui du reste ne rendit pas le Corsaire plus visible qu’auparavant.

CHAPITRE X

À LA CONQUÊTE DE LA PRIME


– Une prime de vingt-cinq mille francs ! Mâtin, si je gagnais cela, je prendrais mon congé. J’achèterais dans le comté de Sussex, dont je suis natif, une petite ferme ; j’achèterais aussi une épouse travailleuse et sobre, et je finirais paisiblement mes jours en fumant des pipes. Pour voyager sans fatigue, rien de tel que de rester en place !

Sur cette déclaration, le caporal Cody Ézechiel Kiddy gonfla ses joues, appuya l’index de la main droite sur son front sillonné de rides profondes et se plongea dans un abîme de réflexions.

Natif du Sussex, Kiddy était un de ces vieux soldats rengagés qui font la force des fusiliers de la marine anglaise. Son instruction avait été fort négligée, il écrivait si mal que, devant l’incohérence des jambages tracés par sa main inhabile, il était impossible de juger s’il possédait un embryon d’orthographe. Toujours est-il qu’après vingt et un ans de services, quatorze campagnes, onze blessures, après avoir perdu deux doigts de la main gauche, une phalange de l’auriculaire droit, une oreille et la moitié du nez, ce glorieux débris n’avait pu dépasser le grade de caporal.

Si sa fonction était modeste, son caractère ne l’était pas. Kiddy n’avait jamais appartenu à cette catégorie de gens, pour qui la violette est le délicat emblème de la réserve et de l’humilité. Volontiers il critiquait ses supérieurs, et son escouade connaissait bien son exclamation habituelle :

– Si l’amiral était assez malin pour consulter un vieux soldat, probable qu’il ne ferait pas de sottises.

Il avait du reste des opinions tranchées sur diverses choses.

En politique, il blâmait le gouvernement, qui ne songeait pas à augmenter de 5 shillings (7 fr. 50) le traitement mensuel des caporaux rengagés.

Grand homme signifiait pour lui capable d’astiquer dans la perfection ses buffleteries ; héros exprimait son sentiment devant un bon boxeur, et coup de fusil remplaçait le vocable « raisonnement ».

C’était un simple, que les midshipmen (aspirants) appelaient une brute, la jeunesse se montrant toujours sans pitié.

Donc Kiddy réfléchissait. Était-ce défaut d’habitude ou bien fallait-il accuser la température, le caporal suait à grosses gouttes. Enfin il parut prendre un parti, et s’étant épongé le visage avec un mouchoir à carreaux d’une dimension telle que l’on eût pu en faire un drap pour lit d’enfant, il se dirigea vers lord Strawberry qui, à ce moment, se trouvait à bord du vaisseau amiral.

À trois pas de son chef, le fusilier s’arrêta, porta la main à sa toque-polo, avec la raideur et la précision d’une mécanique et attendit.

L’officier le regarda, sourit, et d’un ton de bonne humeur :

– C’est toi, mon brave, que veux-tu ?

– Je voudrais, si toutefois la chose ne déplaisait pas à Votre Honneur, avoir à ma disposition un canot et quatre hommes.

– Et qu’en ferais-tu ?

– Voilà, Votre Honneur. Je ferais une reconnaissance autour de l’île et dans l’île. Du moment que les rochers marchent, il y a quelqu’un pour les mettre en mouvement. Je trouverais le quelqu’un, je vous l’amènerais et je toucherais la prime.

Le sourire de l’amiral s’accentua :

– Tu espérerais réussir ?

– Je pense ainsi, déclara Kiddy en se cambrant avantageusement. La réussite, c’est une question de recherches. M’est avis que tout corsaire qu’il est, le gentleman Triplex ne boucherait pas la vue à un vieux soldat.

– Eh bien, mon brave, fais ainsi que tu le désires. Tu prendras la chaloupe de fer. Elle est demi-pontée, tient bien la mer et est très légère. Mais il te faudra des matelots.

– Non, non, Votre Honneur. Moi et mes quatre fusiliers, nous naviguerons bien sans aide.

– Comme il te plaira. Va et gagne la prime, tu me feras plaisir.

Le caporal salua aussi automatiquement qu’à son arrivée, fit demi-tour par principes, et, partant du pied gauche en comptant : Un, se rendit dans l’entrepont, où les fusiliers charmaient leur oisiveté en jouant aux cartes, aux dés, au loto ou aux osselets.

Il se promena au milieu des joueurs, scrutant les physionomies, semblant se demander quels hommes il ferait prendre part à son expédition. Puis, se décidant, il appela :

– Mic, Piff, Mach et Flok. Les interpellés levèrent la tête et répondirent d’une seule voix :

– Présent !

– Prenez vos armes, des cartouches, et suivez-moi.

Un instant plus tard, la chaloupe de fer mise à l’eau, le caporal Kiddy y descendait avec les quatre fusiliers marins : Mic, Piff, Mach et Flok.

– Aux avirons ! commanda-t-il encore.

Et quand l’embarcation fut à quelque distance, avec autant de majesté que Napoléon haranguant ses troupes, Kiddy parla :

– Mes garçons, nous allons à la conquête de la prime. La prime est pour moi, mais chacun de vous aura dix livres (250 francs) pour sa part. Je n’ajoute pas de paroles subséquemment, vous avez compris. Soyez des lurons.

Ce morceau d’éloquence obtint l’approbation des assistants, et séance tenante, Kiddy ordonna de pousser vers les rochers qui obstruaient l’entrée de la baie.

Les navires de fort tonnage ne pouvaient passer, soit : mais une barque légère, calant à peine un pied, serait certainement plus heureuse. Ainsi le caporal quitterait la rade et contournerait l’île, pour s’assurer qu’il n’existait pas quelque grotte, quelque fissure dans la falaise, permettant au Corsaire Triplex d’échapper aux recherches.

Comme on le voit, le digne homme, un peu ridicule à l’ordinaire, devenait assez adroit lorsqu’il s’agissait des choses de son métier.

Les soldats, excités par l’appât de la somme à toucher en cas de succès, souquaient ferme et la chaloupe se rapprochait rapidement des brisants.

L’océan était calme ; aucun vent n’agitait l’atmosphère, et les flots paresseux léchaient mollement les récifs. Si moelleux était le choc qu’il se produisait à peine une petite frange d’écume. Certes le temps se montrait favorable au projet de Kiddy.

La chaloupe s’engagea bravement entre les pointes de granit, et tout d’abord son équipage put croire que l’entreprise n’offrirait pas de difficultés. Les premiers écueils furent contournés aisément ; bientôt l’embarcation se trouva au beau milieu de la barrière qui retenait captive l’escadre anglaise.

Le caporal ne se sentait pas de joie. Dans un quart d’heure, vingt minutes au plus, le canot flotterait sur l’eau profonde en dehors des brisants, et la reconnaissance pourrait commencer.

Mais soudain, il se produisit un phénomène incompréhensible. Un rocher se dressait à l’avant de la chaloupe. Kiddy saisit la barre pour éviter l’obstacle. À sa grande surprise, l’embarcation n’obéit pas au gouvernail et continua de courir sur l’écueil.

– En arrière ! cria-t-il.

Les hommes obéirent sans réussir à enrayer la marche du canot. Il existait sûrement un courant qui paralysait leurs efforts. Dix secondes, dix siècles s’écoulèrent. La barque était tout près du récif ; mais au lieu du choc violent qu’il attendait, le caporal perçut un léger froissement, puis l’esquif demeura immobile, appuyé contre le roc.

– Ouf ! murmura le gradé, nous en sommes quittes pour la peur. Subséquemment c’est l’instant de continuer notre promenade. Écartez le bateau de l’écueil.

Aussitôt les avirons s’appuyèrent sur le bloc de granit, et les rameurs, poussant de toutes leurs forces, cherchèrent à éloigner la chaloupe. Peine inutile ! Celle-ci ne fit pas un mouvement. On eût dit qu’une puissance inconnue la fixait au récif.

Tous se regardèrent avec un commencement d’inquiétude. Ah çà ! Le bateau était ensorcelé ! Quelle attraction bizarre le collait donc invinciblement contre le bloc de rocher ?

Tout à coup une main énorme, garnie d’un gant de cuivre, sortit de l’eau, se posa sur le bord de la chaloupe ; presque au même instant une boule ronde sur laquelle le soleil piquait des éclairs, émergea. Les fusiliers éperdus, incapables de reconnaître un scaphandre, lâchèrent leurs avirons et se cachèrent la figure. Quant à Kiddy, par suite d’un brusque mouvement de recul, il glissa de sa banquette et tomba rudement dans le fond de l’embarcation.

Quand il se releva, l’apparition avait disparu, mais à l’endroit où il était assis un moment plus tôt, un petit poignard fixait sur le banc un papier couvert d’une écriture fine et serrée.

Non sans peine, Kiddy arracha le couteau profondément enfoncé dans le bois et prit la correspondance arrivée si étrangement dans ses mains.

Avec stupeur, il déchiffra ces lignes :

« Autour de vous, des électro-aimants sont disposés. On va vous permettre de quitter le rocher qui vous retient, mais on vous enjoint de retourner immédiatement dans la baie. Si vous vous obstiniez à vouloir gagner la mer, on serait obligé de se fâcher. Vous avez vu comment votre canot a été attiré par le flanc, songez à ce qui adviendrait de vous, s’il était aspiré ainsi par le fond. »

Il n’y avait aucune signature, mais aucun des soldats n’hésita à reconnaître dans l’événement la volonté du Corsaire Triplex. Kiddy se serait bien entêté dans son dessein, mais Mic, Piff, Mach et Flok se refusèrent obstinément à poursuivre l’expédition. Certes c’étaient de braves soldats, mais aucun ne se sentait le courage de lutter contre ce diable de Corsaire, assez fort pour empêcher une barque d’obéir à l’aviron et au gouvernail.

À la première poussée du reste, le bateau se sépara du rocher et fut ramené, sans nouvel incident, au milieu de la baie Silly.

Mais le caporal ne voulut pas retourner à bord du vaisseau amiral. Il s’était trop avancé en présence de lord Strawberry pour se laisser rebuter par le premier obstacle.

Le chemin de la mer lui était fermé ; eh bien, il débarquerait dans l’île avec ses quatre subordonnés. Il fouillerait les moindres cavités, éventrerait les buissons, sonderait les rochers et découvrirait la retraite de ce damné Corsaire qui prétendait lui dicter des ordres.

C’était vraiment trop fort, cet individu inconnu se permettant de commander à un caporal des fusiliers marins de la Reine.

Bref, la chaloupe vint rayer de sa quille la plage minuscule où Lavarède s’était embarqué avec sir Joë Pritchell, et la petite troupe de Kiddy sauta à terre.

Après tout, les soldats préféraient le sol ferme au plancher mouvant d’une embarcation, et une fois dans l’île, ils se sentirent dix fois plus de courage que sur les flots.

Guidés par leur chef, ils se mirent de suite en route. Par les sentes escarpées des falaises, à travers les inextricables fourrés des vallons, ils allèrent, les yeux et les oreilles au guet, cherchant un indice de la présence de celui qu’ils avaient promis de trouver.

Mais en vain ils frappèrent les roches de la crosse de leurs fusils, en vain ils se tracèrent à grand coups de sabre un passage à travers les buissons et les lianes, en vain ils risquèrent de se rompre le col en suivant les sentes accrochées au flanc des falaises ; rien ne décelait la retraite du Corsaire Triplex.

Et cependant le soleil montait vers le zénith. Midi approchait. La chaleur du milieu du jour suffoquait ces hommes qui, depuis l’aube, n’avaient pas pris un instant de repos.

La recherche devenait moins ardente ; les fusiliers traînaient la jambe ; Kiddy lui-même s’épongeait incessamment avec son grand mouchoir à carreaux, trempé comme s’il eût été exposé à une averse.

La mer était basse et la petite troupe suivait le pied des falaises. Sur le sable, la marche était moins fatigante ; puis le caporal qui, lorsqu’il avait une idée, ne l’abandonnait pas volontiers, continuait à penser qu’une grotte quelconque servait d’abri à Triplex. On sait que cette supposition n’était pas éloignée de la vérité.

– Trouvons un endroit d’où il soit possible d’escalader la falaise, et nous ferons halte au sommet ; car il serait maladroit d’être surpris, durant la sieste, par le flux de la mer.

Encouragés par l’espoir d’un repos prochain, les soldats allongèrent le pas. Bientôt ils arrivèrent à une anse, où la falaise éboulée offrait une pente propice à l’ascension.

Non sans peine ils atteignirent le sommet et dominèrent de là un vallon ombreux, où chantait un clair ruisseau, vers la rive duquel une sente étroite s’ouvrait, semblant adresser une invitation aux promeneurs.

En cinq minutes, la petite troupe fut installée au bord du ruisselet murmurant. Les provisions furent tirées des sacs et déposées sur un tapis de mousse.

Elles consistaient en roastbeef conservé à la glace, en légumes secs, et surtout en gin enfermé dans les gourdes d’ordonnance. Il n’y avait plus qu’à déjeuner. Au dessert, les Anglais secoueraient les cocotiers qui les ombrageaient et feraient ainsi tomber les noix mûres, dont le lait sucré terminerait leur repas de la façon la plus délectable.

Donc le caporal s’assit et ses subordonnés l’imitèrent. Ceux-ci s’étaient rangés autour de lui en demi-cercle, car même pour se nourrir, il importe d’observer les marques extérieures de respect, bases de toute discipline.

– Mangeons, dit le caporal qui venait d’ouvrir un couteau à manche de corne et infligeait une première blessure à la tranche de roastbeef mollement couchée sur un lit de pain beurré.

– Mangeons, répétèrent les soldats avec un ensemble admirable, en portant d’un même mouvement une bouchée à leurs lèvres.

Kiddy eût un mouvement de tête approbateur. Même devant les victuailles, ses hommes conservaient une attitude militaire. Il s’écria, la bouche pleine :

– Je suis heureux de voir que votre dévouement à la Reine – ici le caporal salua, en portant son roastbeef au front – vous empêche de vous plaindre de la rusticité de notre installation. Manger sans table, sans sièges, sans couverts, est un sacrifice pénible pour des guerriers de Grande-Bretagne accoutumés au confortable. Car, ajouta-t-il avec orgueil, nous ne sommes pas comme ces misérables soldats français qui mettent leur gloire à se passer de tout. J’ai entendu raconter que, pendant une révolution où ils ont cherché à imiter notre Cromwell, ils s’appelaient eux-mêmes : Sans-culottes. Cela donne une fâcheuse idée de leurs vertus guerrières et de leur pudeur. Garçons, buvons à la prospérité de la vertueuse Angleterre.

Ce disant, Kiddy allongea la main droite vers le gazon sur lequel il avait déposé sa gourde. Mais ses doigts ne rencontrèrent que le vide.

Étonné, le brave homme tourna la tête, mit à terre son pain et son roastbeef, se dressa sur les genoux et promena autour de lui un regard scrutateur. Il ne vit que l’herbe et les mousses ; sa gourde avait disparu. Et comme il regardait ses subordonnés, il les vit se livrer à la même pantomime.

– Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.

– Ma gourde, commença Mic…

– Disparue ! continua Piff.

– Envolée ! appuya Mach.

– Plus de gin ! soupira Flok, d’une voie caverneuse ; plus même de quoi arroser le gosier d’une mouche.

Les cinq Anglais restèrent un instant hébétés.

– Ah çà ! fit enfin le caporal, est-ce que ce serait encore une plaisanterie du Corsaire ?

Les soldats secouèrent la tête d’un air désolé :

– Cela est indigne d’un gentleman. On tue ses ennemis loyalement, mais par Satan, on ne les réduit pas à la disette de gin.

L’apostrophe demeura sans réponse.

– C’est donc une nouvelle épreuve que nous supporterons pour la Reine, déclara héroïquement Kiddy. Nous arroserons notre déjeuner de l’eau du ruisseau.

Et, joignant le geste à la parole, il se pencha sur l’onde claire et but à longs traits.

Les soldats hésitèrent une seconde, puis levant les yeux vers le ciel, comme pour le prendre à témoin de la torture injuste à laquelle ils étaient soumis, ils se mirent à absorber de l’eau.

Ils buvaient avec des grimaces douloureuses. Il est certain que la source la plus délicieuse n’a pas le parfum suave du gin, cette liqueur nationale qui racle le gosier et procure à qui la déguste une sensation aussi agréable que s’il avalait un cent d’épingles chauffées au rouge vif. Qu’est auprès de cela la fade et insipide liqueur distillée par les fontaines ?

Quoi qu’il en soit, leur soif apaisée, les fusiliers songèrent qu’à défaut des satisfactions liquides, il leur restait la possibilité de goûter les plaisirs solides de la mastication et ils revinrent à leurs tartines… c’est-à-dire à la place où ils les avaient laissées ; car tandis qu’ils apaisaient leur soif, une main invisible avait subrepticement enlevé pain beurré et bœuf rôti.

Cette fois le caporal et ses quatre hommes ressentirent une colère terrible. Ils brandirent leurs fusils, tirèrent leurs sabres et foncèrent sur les buissons qui les entouraient.

Ce fut un massacre effrayant de lianes, de branches, de fleurs, de jeunes pousses. Les troncs d’arbres sonnaient sous les coups. Le fracas de cette lutte eût conduit un poète à songer à un suprême combat de Don Quichotte, tant ces cinq Anglais, outrés qu’on leur eût retiré le pain de la bouche, s’escrimaient contre les innocents végétaux.

Quelle que fut leur vaillance, leurs forces s’épuisèrent bientôt. Leurs bras refusèrent de frapper, et ruisselants de sueur ils retournèrent à l’endroit où tout à l’heure ils étaient assis.

Ô surprise ! Leurs gourdes, leurs vivres étaient là, étalés sur la mousse. Ils se frottèrent les yeux, se pincèrent. Il n’y avait pas à dire… Gin et roastbeef étaient de retour.

Tous se précipitèrent, rentrèrent en possession de leur déjeuner, et les larmes aux yeux, tremblant d’attendrissement, ils portèrent avec un ensemble parfait les gourdes à leurs lèvres.

Pendant quelques instants dans ces gosiers britanniques se produisirent des glouglous, dont l’harmonie rivalisait avec la musique du ruisseau dansant sur les petits cailloux de son lit.

De même que le trop célèbre Harpagon se cramponnait à sa précieuse cassette, les soldats conservaient les mains crispées sur leur nourriture, et leur anxiété ne cessa que lorsqu’ils eurent fait passer dans leur estomac toutes les provisions dont ils étaient munis.

Repus ils s’allongèrent sur le sol. Maintenant il s’agissait de dormir, afin d’être en état d’affronter de nouvelles fatigues. Car, le soldat anglais est le premier soldat au monde, chacun sait cela, mais il lui faut bien manger, bien boire, avoir suffisamment de sommeil et ne pas marcher trop.

Bientôt tous ronflèrent à qui mieux mieux, absolument comme s’ils avaient reposé dans un champ de pavots du divin Morphée.

* *

*

Alors, un rocher, qui bossuait la prairie tout à côté des dormeurs, se souleva lentement, démasquant une ouverture sombre d’où sortirent plusieurs hommes. Les premiers étaient Joë Pritchell et Armand Lavarède.

– Eh bien, fit le propriétaire de la villa du plateau, je pense que cette aventure vous a amusé ?

– J’ai ri aux larmes. Mais cette île est machinée comme un théâtre à spectacle.

– Pas le moins du monde. Un couloir naturel venant des cavernes aboutit en ce point. Tout mon mérite consiste à y avoir amené ces soldats, au moyen d’indications qu’ils recevaient sans pouvoir s’en rendre compte.

– Je ne saisis pas.

– C’est pourtant bien simple. Tenez ce sentier qui relie la crête de la falaise au ruisseau, je l’ai fait tracer ce matin. Le voyageur, dans un pays qu’il ne connaît pas, suivra toujours un chemin frayé, parce qu’il suppose que ce chemin doit le conduire quelque part.

– Cela me paraît juste.

– Alors vous possédez tout le secret. Depuis leur arrivée à terre, ces dignes fusiliers parcourent la route qui leur était tracée selon les instructions de sir Triplex.

Armand s’inclina :

– Encore une question, voulez-vous ?

– Certes, affirma sir Joë.

– Pourquoi obéissez-vous ainsi au Capitaine Triplex ?

Un sourire ironique écarta les lèvres de l’interlocuteur de Lavarède.

– J’obéis parce que je ne saurais faire autrement ; voilà tout ce qu’il m’est permis de vous répondre.

Et, s’adressant aux hommes qui le suivaient :

– Allons, mes amis, faites ce qui a été convenu.

* *

*

Vers quatre heures, le caporal Kiddy se réveilla. Il éprouvait une sensation de bien-être inexplicable. La température lui semblait s’être adoucie comme si, quittant les régions intertropicales, il avait été transporté tout à coup en pleine zone tempérée.

Il s’étira, bâilla voluptueusement et murmura :

– Va falloir retourner à bord, le crépuscule va venir, nous reprendrons nos recherches demain.

Et se levant :

– Holà ! Ho ! Garçons, en route !

Mais soudain il se tut :

– Bon ! j’ai la berlue maintenant.

De nouveau il regarda et avec une colère contenue :

– Ils sont fous, ces gaillards-là. Ils se sont déshabillés. Les voilà en chemise… et cela pendant une reconnaissance.

Ce qui motivait ces exclamations, c’était la tenue des quatre fusiliers. Ils dormaient avec un entrain merveilleux, et sans doute pour souffrir moins de la chaleur, ils avaient dépouillé vareuse et pantalons.

Furieux, Kiddy courut à eux pour les gourmander d’importance, mais dans ce mouvement une branche épineuse frôla une de ses jambes. Il porta les yeux sur le membre atteint et resta cloué sur place, saisi, médusé.

Lui aussi s’était déshabillé.

– Ça, bégaya-t-il, c’est plus fort que tout, je ne m’en suis pas aperçu.

Puis une réflexion lui vint :

– Heureusement qu’ils dorment ; je vais revêtir mon uniforme, car un caporal en chemise, ça n’a pas l’air d’un gradé.

Et tout en se demandant comment il avait pu, lui, vétéran apprécié de ses chefs, se livrer à pareille fantaisie, il chercha ses habits.

Seulement au bout de cinq minutes, il dut se rendre à l’évidence ; ses vêtements avaient quitté la clairière. Il ne lui restait que ses brodequins, sa chemise, sa calotte, son ceinturon et son fusil.

De même pour ses subordonnés. La lumière s’alluma dans son esprit. C’était encore le Corsaire qui avait fait des siennes.

Et jurant, sacrant, il secoua les fusiliers dont les vociférations s’unirent bientôt aux siennes.

Mais après avoir maudit le mauvais plaisant, il fallut bien se résoudre à regagner la chaloupe et à rentrer à bord dans ce ridicule équipage.

La honte de la patrouille en chemise n’eut d’égale que la joie des marins en la voyant revenir ainsi accoutrée.

Et ce qui porta à son comble l’exaspération du caporal fut d’apprendre que les uniformes de ses hommes et le sien propre, trouvés sur la plage par des officiers se rendant à la villa du Plateau, avaient été rapportés à bord.

Il rentra en possession de sa vareuse, mais pensa devenir fou en découvrant dans sa poche un petit papier sur lequel il lut :

« Le Corsaire Triplex n’aime pas les gens trop curieux. »

Comme toujours, le capitaine avait signé sa plaisanterie.

Plus personne ne se présenta dès lors pour rechercher la cachette d’où le mystérieux Corsaire surveillait l’escadre, et lord Strawberry, ainsi que son état-major continuèrent à profiter de l’hospitalité de sir Joë Pritchell, en attendant que le retour du croiseur envoyé à Sydney leur donnât enfin le mot de l’énigme.

CHAPITRE XI

CINÉMATOGRAPHE ET PHONOGRAPHE


Il y avait trente-trois jours que lord Strawberry était le commensal de sir Joë Pritchell ; trente-trois jours que Lavarède suivait ce dernier comme son ombre, sans avoir pu faire la plus légère découverte touchant le mystère qui l’entourait.

Si l’on ajoute à cela que le Parisien n’était pas descendu dans les cavernes, qu’il n’avait revu aucun de ses compagnons de voyage, on comprendra qu’il s’ennuyait fort.

Le déjeuner, composé d’un menu copieux et délicat, venait de prendre fin. Les convives installés dans le salon de la villa humaient un moka parfumé. Tous les visages étaient riants, car il faut bien le reconnaître, les officiers anglais supportaient sans mécontentement leur longue station à l’Île d’Or. Leur hôte était si prévenant, sa table si merveilleusement servie, que tout naturellement, ces gens condamnés presque toujours à l’ordinaire du bord, s’abandonnaient avec joie à la dégustation attrayante des satisfactions gastronomiques.

Pritchell, debout au milieu d’un groupe où se trouvaient l’amiral et le curieux Armand, avait entamé une dissertation sur les appareils de chauffe des steamers, et il démontrait, clair comme le jour, que la machinerie navale était encore dans l’enfance, quand un domestique entra.

Cet homme portait un plateau d’argent sur lequel une lettre était posée.

Glissant sur le tapis, il vint au propriétaire de l’Île d’Or et, avec une inclination du meilleur style, il lui tendit la missive.

Un vague sourire éclaira un instant la physionomie de sir Pritchell qui, se tournant vers ses interlocuteurs, murmura :

– Vous permettez, Messieurs.

Après quoi, il saisit la lettre, en fit sauter le cachet et la parcourut des yeux. Il eut une exclamation joyeuse :

– Écoutez ceci, Messieurs. On m’annonce que votre captivité va prendre fin.

Tous les assistants se rapprochèrent aussitôt et un silence religieux plana dans la salle. Tranquillement, Joë lut ce qui suit :

« Honorable Sir. Le croiseur envoyé à Sydney arrivera ce soir dans la baie Silly-Maudlin. »

– Ah ! Ah ! s’écrièrent quelques voix.

– Silence ! Silence ! écoutez, reprirent les autres.

Et le propriétaire poursuivit :

« Ce navire ramène à son bord Toby Allsmine. L’Amirauté autorise lord Strawberry à constituer un tribunal pour entendre les explications contradictoires du Directeur de la police du Pacifique et de son accusateur, le Corsaire Triplex. Celui qui sera reconnu coupable sera ramené en Angleterre pour y être traité selon les justes lois.

« Ceci posé, voici, Honorable Sir Pritchell, ce que je sollicite de votre courtoisie. Veuillez annoncer immédiatement ces nouvelles à vos estimables hôtes. Priez-les de nommer aujourd’hui même les membres du tribunal appelé à juger. Ce soir, un homme sûr se présentera. Que tous le suivent sans crainte, accompagnés de Toby Allsmine. Ils verront et jugeront. »

Signé : « Corsaire Triplex. »

Joë se tut. Les officiers s’entre-regardèrent.

– Je ferai bien volontiers ce que demande sir Triplex, dit enfin l’amiral ; mais une chose me surprend. Comment peut-il savoir ce que l’Amirauté a décidé ?

Un murmure approbateur indiqua que toutes les personnes présentes s’étaient déjà fait la même question.

Pritchell haussa les épaules :

– Je n’en sais rien.

– Mais enfin, cette lettre a été apportée par quelqu’un ?

– Probablement.

– Qui est ce quelqu’un ?

– Je l’ignore, mais je vais le demander.

Tout en parlant, Joë pressait une sonnerie électrique. La porte du salon s’ouvrit aussitôt, et le laquais qui avait apporté l’étrange missive se montra sur le seuil.

Son maître lui fit signe d’entrer et, lentement :

– Vous m’avez remis une dépêche à l’instant.

– Oui, Sir.

– De qui la teniez-vous ?

Le domestique prit un air étonné :

– De qui ?

– Oui. Quelqu’un vous l’a apportée ?

– Non, personne.

La réponse fit bondir lord Strawberry.

– Alors comment l’aviez-vous entre les mains ?

– Voilà… ; nous étions dans la cuisine, les fenêtres ouvertes. Tout à coup un papier tombe au milieu de nous. Nous nous précipitons à la croisée. Personne ! J’ai ramassé la lettre, et ayant lu l’adresse je me suis empressé de la remettre à sir Pritchell.

Un mois auparavant, les officiers se fussent mis l’esprit à la torture pour deviner quel était le messager inconnu ; mais à présent ils étaient accoutumés aux procédés du Corsaire. Aussi congédia-t-on le laquais sans le presser davantage.

Au surplus, Triplex ne promettait-il pas de se présenter le soir même devant ses juges. Pourquoi se creuser la cervelle quand la clef du mystère se découvrirait dans quelques heures.

Le mieux était de se conformer aux désirs du Corsaire et de désigner ceux d’entre les officiers de la flotte britannique qui composeraient la Cour.

Et rapidement on nomma sept membres :

L’amiral lord Strawberry, président ;

Deux capitaines de vaisseau ;

Deux lieutenants ;

Un enseigne, secrétaire.

Ce dernier fut aussitôt dépêché à bord des navires, afin de choisir un peloton de marins qui escorteraient le conseil de guerre maritime.

À quatre heures, les matelots débarquaient, conduits par le jeune officier, ils montaient à la villa, formaient les faisceaux dans le parc et attendaient les ordres de leurs supérieurs.

Tout était prêt.

Vers ce moment du reste, des officiers qui observaient la mer annoncèrent l’apparition d’une fumée à l’horizon. Aussitôt toutes les lunettes se braquèrent sur le point désigné, et bientôt il n’y eut plus de doute pour personne. C’était le croiseur expédié à Sydney qui arrivait à toute vapeur.

Cette fois encore, les renseignements du Corsaire étaient exacts.

En effet, le navire s’était rendu à Sydney. Là, son commandant avait envoyé un câblegramme de trois cents mots à l’Amirauté, lui exposant la situation de l’escadre du Pacifique.

En réponse, il avait reçu la dépêche suivante :

« Prendre sir Allsmine à bord et partir immédiatement pour l’Île d’Or. En terminer au plus vite avec cette affaire. Événements de Chine et des îles Philippines exigent pour flotte toute liberté de mouvements. Jugez le différend et ramenez en Angleterre le coupable. »

Sans retard l’officier s’était présenté à l’hôtel de Paramata-Street. Sa venue avait été un coup de foudre pour Toby Allsmine. Le policier s’était senti perdu. Mais il ne lui était pas permis de résister, et la mort dans l’âme il s’était embarqué. Le lendemain matin, le croiseur, dont les soutes avaient été remplies de charbon, quittait Port-Jackson et filait vers l’Île d’Or.

Durant la traversée le policier se ressaisit. Après tout, il n’y avait aucune preuve de ses crimes ; il ne pourrait être condamné que s’il avouait ; et il se jura bien que rien au monde ne lui arracherait un aveu.

Cette résolution prise, il se sentit plus calme et montra à ses compagnons un visage insouciant. Il expliqua son trouble de la première heure par la colère de voir que l’Amirauté mettait un homme de son importance en balance avec un bandit.

Bref, l’état-major du croiseur, lorsque l’on arriva en vue de l’Île d’Or, était fort bien disposé pour lui, et par contre jugeait sévèrement l’insaisissable Corsaire Triplex. Nul ne se doutait que l’un des sous-marins avait accompagné le steamer. C’est ainsi que l’approche du bâtiment anglais avait pu être signalée.

La passe de la baie Silly s’ouvrit devant le navire pour se refermer en arrière. Il était environ cinq heures quand le bateau jeta l’ancre à peu de distance des autres unités de l’escadre.

À cinq heures dix, un canot parti du vaisseau amiral accostait le croiseur. À cinq heures vingt, sir Allsmine descendait dans la chaloupe ; à trente-cinq, il débarquait sur le rivage de la baie où plusieurs officiers l’attendaient. À six heures dix, il arrivait à la villa ; à la demie, la cloche sonnait le dîner, et le Directeur de la police prenait place à la table de Joë Pritchell, au milieu des convives habituels du propriétaire.

À ce moment se produisit un incident singulier. Lord Strawberry crut de son devoir de présenter le nouveau venu.

– Sir Joë, dit-il en se levant, votre maison nous a été infiniment hospitalière. Ce soir encore nous abusons de votre bonne grâce, en vous amenant un nouvel invité. Notre excuse est que nous obéissons comme vous à la puissance de Monsieur Triplex ; mais nous serions impardonnables de manquer de correction.

Et, désignant le policier :

– Permettez-moi donc de vous présenter sir Toby Allsmine, Directeur général de la police du Pacifique.

Gracieusement le propriétaire salua, et d’une voix claire répondit :

– Sir Toby Allsmine est le bienvenu dans la maison de sir Joë Pritchell.

Ce nom eut sur le policier un effet inattendu. Il poussa un cri sourd, recula d’un pas et devint horriblement pâle.

Seul, Joë ne parut pas s’apercevoir de son trouble ; tranquillement il reprit :

– Nous voici en règle avec les convenances ; à table Messieurs ; n’oublions pas que, ce soir même, nous devons nous rendre auprès du Corsaire fameux, dont les exploits m’ont valu le plaisir d’entrer en relations avec vous.

Comme tout le monde, Lavarède avait vu l’impression épouvantée que le nom de Joë avait fait passer sur le visage d’Allsmine. Cela l’avait plongé dans un abîme de réflexions. Quels rapports pouvaient exister entre les deux hommes ?

S’il jetait les yeux sur son hôte, il était tenté de croire qu’il s’était trompé. Pritchell était parfaitement paisible et présidait au repas avec sa bonne grâce habituelle. Mais s’il reportait son attention sur le policier, la certitude d’avoir bien vu le reprenait. Toby touchait à peine aux mets. Lorsqu’il ne se croyait pas observé, il coulait sur Joë des regards chargés de haine et de terreur. À plusieurs reprises il remplit son verre d’eau pure, et chaque fois il le vida d’un trait. Une émotion incompréhensible desséchait sa gorge.

Ce nouveau mystère piquait à ce point le journaliste qu’il ne mangea presque pas. Vraiment il se sentait du mépris pour ces méthodiques officiers britanniques qui, à l’instant où ils allaient se trouver en face du Corsaire, où tous les voiles seraient levés, mastiquaient solidement, imperturbablement, interminablement. Ces gens-là n’avaient donc aucune curiosité ? Ils étaient de simples machines à broyer les aliments.

On voit quelle était l’impatience de l’époux d’Aurett.

Cependant, si long qu’il paraisse à certains, un repas s’achève toujours. On se leva enfin de table, et comme si le Corsaire n’eût attendu que ce moment, un matelot, le visage caché par un masque vert, entra et cria d’une voix éclatante :

– Je suis chargé de conduire ces gentlemen vers le Capitaine Triplex.

Il se fit un brouhaha qui empêcha de remarquer l’attitude du Directeur de la police. Les mains crispées sur la poitrine, il regardait stupidement le masque vert du nouveau venu, et il murmurait sans en avoir conscience ces paroles incompréhensibles pour les assistants :

– Joë Pritchell… le tribunal…, les cagoules… Tous, tous contre moi.

Mais l’amiral s’était avancé et s’adressant au marin :

– C’est vous qui êtes le guide annoncé ?

– Oui, Votre Honneur. Mon capitaine s’excuse de ne pas venir à vous, mais ce qu’il désire vous faire voir ne saurait être montré ici.

– Bien. Un piquet pris parmi mes équipages m’accompagnera.

– Si Votre Honneur le veut.

– En ce cas, l’ami, montrez-nous le chemin.

Le marin salua militairement et s’engagea dans l’escalier des caves. Tous le suivirent, le peloton armé fermant la marche.

Lavarède s’était glissé au premier rang, marchant côte à côte avec sir Allsmine, que lord Strawberry avait appelé près de lui.

L’entrée des cavernes était rouverte. Lentement le cortège descendit les degrés de l’escalier creusé dans le roc, et bientôt il déboucha en face du lac souterrain.

Quel que fût leur flegme, les officiers de marine ne purent retenir un cri d’étonnement :

– Aoh !

Toutes les lampes étaient allumées, les filons de quartz aurifère étincelaient et, à la surface du lac les trois sous-marins étaient disposés en triangle, les hommes de garde sur le pont.

Les marins de Pack, masqués de vert, étaient rangés sur le passage des nouveaux hôtes des cavernes.

– Admirable, murmura lord Strawberry, oubliant un instant devant ce spectacle la mission de justicier dont il était chargé.

– N’est-ce pas ? répondit Joë Pritchell.

Ce fut tout. La marche continua. Le cortège s’engouffra dans l’une des galeries latérales. Après plusieurs détours, on atteignit une grotte spacieuse, dont la disposition augmenta encore la surprise des Anglais.

On eût dit une salle de spectacle. Au fond, un large rideau apparaissait, en face duquel des banquettes s’alignaient. Devant celles du premier rang une table était dressée, recouverte d’un tapis vert sur lequel se détachaient en rectangles clairs des feuilles de papier. Des plumes, des encriers indiquaient que ceux qui y prendraient place devraient écrire.

Joë désigna la table et d’une voix grave :

– Voici les places réservées aux membres du conseil de guerre.

Puis indiquant du doigt une chaise isolée à droite :

– Le siège de sir Toby Allsmine.

Et lui-même se dirigeant vers la gauche, où un escabeau faisait pendant à la chaise du policier, il s’assit en disant :

– Ici se tiendra celui qui portera la parole au nom du Corsaire Triplex.

Cependant Lavarède s’était arrêté à l’entrée de la salle. Sous les masques verts qui cachaient leurs traits, il avait reconnu sa femme, la gracieuse Aurett, et aussi Maudlin, Joan, Robert. Mais il eut beau regarder, il n’aperçut point Lotia. Étonné de l’absence de l’Égyptienne, il se pencha vers son cousin :

– Robert. Où donc est miss Lotia ?

L’interpellé fut secoué par un frisson et d’une voix assourdie, douloureuse :

– Elle n’a pu nous accompagner.

– Pourquoi ?

Il y eut un silence. Enfin, à travers les trous du masque, tomba cette réponse désespérée :

– Elle se meurt.

Lugubrement les mots sonnèrent aux oreilles du journaliste. Une minute il resta sans voix, sans pensée, et il lui fallut un effort violent pour redevenir maître de lui.

À l’heure où joyeux il voyait sa curiosité sur le point d’être satisfaite, un malheur irréparable menaçait son cousin, sa fiancée, ces êtres jeunes, bons, aimants, auxquels les périls communs lui avaient fait vouer une affection fraternelle.

Enfin il réussit à prononcer :

– Tu exagères, cousin.

Le fiancé de Lotia secoua la tête.

– Non. Depuis huit jours, elle ne se lève plus. Le désespoir l’a minée sourdement. Pâle, amaigrie, elle demeure immobile, ne parlant pas, semblant ne plus penser. On dirait qu’elle attend la mort avec l’impatience du captif qui va vers l’évasion. Hier, elle n’a ouvert la bouche qu’une fois. Notre jeune orang-outang grignotait des fruits en grimaçant. Lotia l’a regardé et a dit : Hope ! Hope ! tu vas perdre bientôt ta marraine. Cela est juste, car je t’ai mal nommé. Le mot espoir ne devrait jamais être prononcé par moi. Puis elle s’est tue. Quand je pense que demain peut-être ses yeux se fermeront, que son doux regard s’éteindra, je sens la folie m’envahir. J’accuse ceux qui se sont dévoués à moi, qui ont tenté d’enchaîner le mauvais sort. Je t’accuse toi-même et je songe : Pourquoi a-t-il voulu me retrouver ? Pourquoi a-t-il réuni ceux que le destin voulait séparer ?

Armand se sentit le cœur déchiré par cette plainte cruelle. Il prit la main de son malheureux cousin, la serra dans les siennes.

Mais durant cette scène, tout le monde avait pris place, et Joë Pritchell, se levant, parla ainsi :

– Milord Amiral, Messieurs les officiers, permettez-moi de rappeler que le Corsaire Triplex, mon mandataire, est un fidèle sujet de Sa Majesté la Reine. Obligé par la situation de sir Allsmine à employer des moyens peu ordinaires, il s’est attaché, et grande était la difficulté, à ne jamais léser les intérêts d’un citoyen anglais. En cet instant où la vérité va se faire jour, où vous-mêmes désignerez le coupable, il m’est doux de témoigner ma reconnaissance à celle qui a voulu la Justice. Merci donc à la Reine.

Tous les assistants se découvrirent. Il y eut un silence solennel que la voix de Joë troubla de nouveau :

– Maintenant, quelques mots avant que les débats commencent. Une nuit, le Capitaine Triplex captura le Directeur de la police du Pacifique. Il eût pu le tuer, mais il préféra agir légalement. Toutefois il voulut conserver le souvenir de l’accusation, le souvenir de l’attitude de l’accusé ; un phonographe enregistra les répliques échangées. Un appareil photographique prit les clichés cinématographiques de la scène. Ce sont ces choses que je veux vous montrer d’abord.

Et étendant le doigt vers le rideau tendu en face des spectateurs :

– Le tribunal du Corsaire Triplex va paraître à vos yeux.

Joë se tut, il leva le bras comme pour un appel, et soudain toutes les lumières s’éteignirent. Dans l’obscurité un organe enroué clama :

– Une plaisanterie. Une séance de cinématographe n’est pas une raison sérieuse !

C’était Allsmine qui protestait, la gorge serrée par la terreur. Quoi ? On allait monter le tribunal des masques verts ? Il se souvenait de ses angoisses dans cette nuit funeste de la fête des Docks, à Sydney. Certes, sa langue avait été prudente, aucun aveu ne lui avait échappé. Peu lui importaient les révélations du phonographe. Mais qu’allait donner la photographie ? Quelles avaient été les expressions de son visage en face de ses juges improvisés ? Avait-il trahi son épouvante, et un cliché insensible révélerait-il sa culpabilité ?

Un grésillement léger se fit entendre. Le rideau s’éclaira lentement, des formes vagues se dessinèrent, prirent de la netteté. Le tribunal des masques verts apparut.

Ce premier cliché représentait une salle aux murs nus. Derrière une longue table recouverte d’un tapis retombant jusqu’au plancher, se tenaient, immobiles et raides comme des statues, trois personnages étranges.

De longues robes les enveloppaient de leurs plis lourds. Leurs têtes disparaissaient sous des cagoules, dans lesquelles, à la place des yeux et de la bouche, s’ouvraient des trous noirs.

– En avant ! ordonna Joë.

Aussitôt le cinématographe fonctionna.

Les figures s’animèrent. Une porte s’ouvrit, et plusieurs matelots masqués entrèrent, poussant devant eux un homme dont la tête était encapuchonnée.

Celui-ci fut poussé vers une chaise, il se dépouilla de la pièce d’étoffe qui l’aveuglait.

Un murmure léger plana sur les assistants. Tous venaient de reconnaître, dans l’apparition cinématographique, les traits du Directeur de la police.

Allsmine s’était dressé. Il regardait aussi, et il éprouvait une terreur indéfinissable à se voir lui, sur le rideau, agissant, répétant les gestes dont il n’avait pas eu conscience au moment où il les faisait.

Il se voyait regardant autour de lui d’un air ahuri. Puis l’un des individus à cagoule, celui qui occupait la place du milieu à la table, se pencha vers un marin masqué, assis au bas-bout, près d’un phonographe renforcé par un pavillon mégaphone.

Il parut donner un ordre, puis il se retourna vers Toby.

Alors il se produisit une chose effrayante, inouïe. Une voix qui paraissait sortir du rideau même, demanda :

« – Vos nom et prénoms. »

L’image d’Allsmine se contorsionna et répondit :

« – Je n’ai pas à parler. Je ne vous reconnais pas le droit de me questionner. »

Cela était terrible et magique. Lord Strawberry et ses assesseurs restaient immobiles, ne respirant plus, sentant que la vérité allait jaillir des appareils scientifiques auxquels l’homme n’a pu apprendre encore à mentir.

Et la scène se poursuivit.

Le juge à la cagoule haussa les épaules et s’adressant aux marins, ordonna :

« – Garçons, déliez la langue de l’accusé. »

Des couteaux brillèrent dans les mains des gardiens du captif. Celui-ci bégaya terrifié :

« – Vous oseriez assassiner un homme ?

« – Je tuerais, répliqua le juge, une bête sauvage sans hésitation, sans remords. Mais le temps presse. Voulez-vous répondre ? Vos nom, prénoms ? »

Comme vaincu, l’accusé murmura :

« Sir Allsmine, Toby, Jehosuah, Sim.

« – Âgé de… ?

« – Quarante-sept ans. »

Le président du tribunal consulta une note posée devant lui et doucement :

« Bien : Ceci est exact. Vous êtes fils de pauvres émigrants établis sur les bords de la rivière Lachlan, à l’intérieur de l’État de la Nouvelle-Galles du Sud ?

« Oui.

« – Tout jeune vous entrâtes dans la police de Sydney. Vous étiez ambitieux,… travailleur aussi, il faut le dire, car vous vous êtes astreint à faire seul vos études, alors que vos moyens pécuniaires ne vous permettaient pas de suivre les cours des écoles. Cependant, jusqu’à trente ans, vous avez végété dans les emplois subalternes. Est-ce vrai ?

« Oui. »

À ce moment l’amiral eut un hochement de tête. Il était frappé par l’altération des traits de l’image d’Allsmine.

« – Comment, reprit l’homme à la cagoule, en seize années, êtes-vous devenu le Directeur de la police pour le Pacifique, titre qui vous confère une autorité illimitée, presque royale ? »

Un sourd gémissement se fit entendre du côté où se tenait le véritable Allsmine.

« – Je vais vous le dire, continua l’apparition. Au surplus nous ne sommes ici que pour cela. À trente ans, vous eûtes la bonne fortune d’être présenté à lord Green, Anglais fort riche, bien apparenté, qui promenait en Australie un incurable spleen. Votre conversation, le récit de vos aventures policières l’amusèrent quelque peu. Il voulut vous récompenser de l’avoir distrait. Il employa en votre faveur son crédit, celui de la famille de miss Joan Heart, alors âgée de dix-neuf ans, qu’il venait d’épouser. Bref, en deux années vous devîntes chef au bureau des recherches et commensal de la maison de lord Green, la maison que vous habitez présentement dans Paramata-Street. »

Un sanglot retentit dans le fond de la salle, passant comme une plainte de folle sur les spectateurs plongés dans l’ombre. Joan n’avait pu s’empêcher de pleurer devant ces souvenirs du passé brusquement évoqués.

Mais la scène se poursuivait :

« – Tout cela est conforme à la vérité, n’est-ce pas ? interrogea l’homme à la cagoule.

« – Oui, fit le portrait d’Allsmine.

« – Du reste, ricana le juge, vous manifestiez en toute circonstance à vos protecteurs une reconnaissance dont ils étaient touchés. C’est ainsi qu’une miniature de famille, à laquelle lord Green attachait un grand prix, ayant disparu… »

– Je découvris le voleur, clama sir Toby Allsmine d’une voix retentissante, qui couvrit un instant celle du phonographe… et c’est ce voleur qui se venge aujourd’hui.

Mais de tous les points de la salle on répondit :

– Chut ! chut ! écoutez.

Et le silence rétabli, le juge acheva :

« – J’allais rendre hommage à votre adresse ; car sans vous, on n’eût jamais soupçonné Joë Pritchell, cousin pauvre et orphelin que mistress Joan avait recueilli et dont elle payait généreusement l’éducation. »

Ces dernières paroles soulevèrent un léger murmure. Joë Pritchell, le nom du propriétaire de l’île d’Or ; mais le bruit s’éteignit aussitôt. Le portrait de sir Toby avait eu un geste effrayé et la voix du président disait :

« – On trouva la miniature cachée dans les effets dudit Joë, un enfant de quinze ans. Malgré ses dénégations, sa culpabilité ne fit et ne pouvait faire doute. Cependant la bonne Lady ne voulut pas l’abandonner ; mais il cessa de faire partie de la maison et fut envoyé, pour terminer ses études, en Angleterre où il est encore.

« – Ces détails sont connus de tout le monde.

« – Rien d’étonnant à ce que je les connaisse, voulez-vous dire ? Vous avez raison. Tout à l’heure, vous verrez que je sais aussi des choses moins publiques. »

Ici Allsmine frissonna de la tête aux pieds. Son effigie venait de se courber dans une attitude qui équivalait à un aveu. Mais la scène marchait toujours, actionnée par les mouvements d’horlogerie des appareils.

« – Peu après, reprit le juge, la petite fille de lord Green et de lady Joan, un délicieux baby de quatorze mois, que les domestiques appelaient respectueusement miss Maudlin, fut atteinte d’un mal bizarre ; une sorte de langueur, de consomption. Les médecins, impuissants à découvrir l’origine de la maladie, parlèrent vaguement du mauvais air des villes, des bienfaits de la vie rustique. Votre mère était encore de ce monde, Allsmine. Vous proposâtes de lui confier l’enfant. Là-bas, disiez-vous, dans la petite ferme proche de la rivière Lachlan, Maudlin recouvrerait bientôt la santé et il vous serait agréable de penser que l’air pur, qui vous avait donné la vigueur à vous-même, conserverait la fille de vos bienfaiteurs. Et puis votre brave mère offrait des garanties qu’une inconnue ne présenterait jamais. Il advint ce qui devait arriver. Vos raisons prévalurent, et la petite malade fut confiée à la famille de Lachlan.

« – Eh bien après, s’écria l’image du Directeur de la police, qu’y a-t-il de répréhensible en tout ceci ? »

La cagoule de son interlocuteur s’agita :

« – Vous posez bien la question, Allsmine, mais elle est un peu précipitée ; j’y répondrai tout à l’heure. Pour l’instant je reprends le récit. Le malheur s’acharnait contre la famille Green. Le lord fut tué peu après dans une chasse au kangourou… ; une balle égarée en plein cœur… et jamais on ne put établir quel fusil avait lancé le messager de mort. »

« – C’est un accident, glapit l’effigie de sir Toby, avec une effroyable contraction des traits.

« – Il n’est point le seul. À peine la veuve se remettait-elle de ce deuil terrible, qu’un coup plus atroce encore la frappait. Votre mère affolée arrivait à Sydney et racontait que la pauvre petite Maudlin était tombée dans la rivière Lachlan ; que le courant l’avait emportée, que son corps n’avait pas été retrouvé. Personne n’avait assisté au drame. Une barque, qui servait à traverser le cours d’eau, avait été découverte la quille en l’air. On supposait que l’enfant s’étant échappée de la ferme était montée dans le bateau, que la corde s’était rompue,… que sais-je ? »

Et après un silence :

« – Quelle est votre opinion sur la mort de cette pauvre chère mignonne petite chose, Allsmine ? »

La photographie de l’accusé se troubla visiblement. Cependant elle articula d’une voix incertaine :

« – J’ai accepté la version que vous venez de rappeler. Pas plus que les autres, je ne sais la vérité.

« – Vous ne la savez pas, soit, je vous la dirai tout à l’heure. »

Et, tandis que le cinématographe laissait percevoir distinctement le tremblement dont était agité le corps du Directeur de la police, l’homme en cagoule poursuivit avec une cruelle ironie :

« – Le désespoir de lady Joan fut effrayant. Peut-être fût-elle morte si votre amitié n’avait veillé. Chaque jour vous veniez à la maison de la rue Paramata ; vous prodiguiez les consolations à l’infortunée ; vous employiez presque la violence pour la contraindre à se distraire ; partout vous vous montriez à ses côtés. Bientôt la rumeur publique, aidée par vos actes, vous désigna comme le futur mari de la veuve. Celle-ci, effrayée de sa solitude, circonvenue par ses connaissances, tremblant de perdre votre amitié si dévouée, consentit à vous donner sa main. »

– Il est infâme de jouer ainsi avec l’affection, gronda dans la salle la voix de sir Toby.

Et comme pour répondre à cette interruption, le juge du cinématographe étendit le bras. C’était terrible de voir cette image fugitive donner la réplique à l’être vivant :

« Vous aviez de l’ambition simplement. Ce mariage était le but auquel vous tendiez depuis longtemps, car il devait vous permettre d’utiliser les hautes relations de la famille Green, d’atteindre ainsi la situation que vous occupez aujourd’hui, de n’avoir pour guide que votre volonté, pour loi que votre tyrannie. »

Tous les assistants étaient impressionnés. La façon dont l’interrogatoire avait été mené avait fait pénétrer dans tous les esprits la même conviction. Alors la figure eut un geste violent, dominateur, et le phonographe lança avec éclat ces terribles paroles :

« – Moi, Corsaire Triplex, je vous accuse, vous Allsmine :

d’avoir caché dans les hardes de Joë Pritchell la miniature volée. Quoique jeune, Joë avait un esprit pénétrant ; il vous gênait ;

d’avoir tenu le fusil dont la balle causa la mort de votre protecteur lord Green ; celui-là vous gênait aussi ;

d’avoir fait enlever Maudlin Green par un homme à vous, qui, placé entre la punition d’une faute et une promesse de grâce, n’hésita pas à se charger de la mission sinistre de noyer l’enfant, dont la présence eût protégé sa mère contre votre menteuse affection. »

Sur cette menaçante conclusion, le tableau s’effaça ; les lampes électriques se rallumèrent, et sous leur clarté les spectateurs se virent pâles, haletants, bouleversés par l’étrange spectacle qui venait de leur être offert.

Allsmine était debout, les mains crispées sur le dossier de sa chaise. Ses cheveux en désordre, son visage livide disaient les terribles émotions qui l’avaient assailli.

Cependant il voulut payer d’audace, il cria :

– Tout cela est une fantasmagorie imaginée pour frapper l’esprit de mes juges. J’ai été enlevé par le Corsaire Triplex, j’ai été sa victime, soit. Mais le phonographe a-t-il enregistré une parole de moi qui corrobore les accusations ridicules de mes ennemis ? Pour condamner un homme, il faut des preuves, des témoins… ; où sont-ils ?

– Ici, répondit une voix grave.

Toby, les officiers portent leurs regards vers l’escabeau où tout à l’heure Joë Pritchell était assis. Ce dernier avait disparu, mais, rangés devant le rideau du cinématographe, des personnages immobiles, fixaient leurs yeux sur l’accusé.

Celui-ci chancela et porta les mains à son front avec un cri sourd.

James Pack était là, et près de lui, Maudlin, Bob Sammy, et encore un autre homme dont la vue l’épouvanta. James fit un pas en avant :

– Moi, James Pack, ancien secrétaire particulier de sir Allsmine, je jure sur l’honneur qu’il est coupable. Celui qu’il avait chargé de tuer la fille de lord Green a eu pitié de la pauvre petite créature. Il me l’a amenée ; je l’ai élevée, protégée. Aujourd’hui je la venge. Approche, Bob Sammy, toi qui t’es refusé au crime, parle.

Le géant étendit la main et de son organe mugissant clama :

– Je jure qu’il en est ainsi.

– Et toi, reprit Pack en s’adressant à l’homme inconnu dont la présence avait terrifié le Directeur de la police. Raconte la mort de lord Green.

L’interpellé étendit la main à son tour :

– Je jure de dire la vérité.

Puis lentement, avec un accent irlandais très marqué :

– Je me nomme O’Kean. J’étais employé dans le bureau de sir Allsmine, ma femme était mourante et la misère régnait à la maison. Pour sauver la malade, les médecins me disaient de l’envoyer dans le Sud Australien, où le climat plus doux lui serait favorable. Il fallait de l’argent. J’en parlai à mon chef. Il me répondit : Tu en auras si tu m’obéis. Et affolé je promis. J’assistai à la chasse dont lord Green ne devait pas revenir. Il était convenu que sir Allsmine et moi, nous tirerions sur le lord. Au dernier moment, le courage m’a manqué, mais sir Toby avait tiré, lui, et sa victime était sur le sol. Il s’irrita de ma faiblesse, et pour sceller son secret sur mes lèvres, il me fit jeter en prison, au secret. J’y suis resté dix ans… j’y serais encore si le Corsaire Triplex ne m’avait délivré. En sortant, j’appris que ma femme, pour qui j’avais failli devenir meurtrier, avait succombé à la misère. Allsmine n’avait pas eu le cœur de dépenser quelques guinées pour la sauver. C’est tout.

Un silence terrifiant planait sur l’assistance. Ce fut James qui le rompit :

– Maintenant il est temps de dire qui je suis.

Et soudain le bossu glissa sa main sous son veston ; un déclic retentit, un objet lourd tomba à ses pieds et il se redressa, toute trace de gibbosité ayant disparu. Puis de sa poche il tira une barbe postiche, la mit et présenta aux officiers le visage de celui qui, depuis un mois, était leur amphytrion.

– Mon nom est Joë Pritchell. Je suis celui qu’Allsmine a injustement accusé d’un vol. Le plus faible ennemi est parfois celui qui terrasse les puissants. Allsmine était craint ; il avait en son pouvoir des dossiers secrets dont la publication eût déshonoré cent familles parmi les plus respectées. Quelle famille ne contient un coupable ; quel troupeau n’a pas sa brebis galeuse ? Il fallait lui enlever cette arme formidable pour que mon acte de justice n’entraînât pas la ruine d’innocents. J’ai pris la place du secrétaire qu’on lui envoyait de Londres. J’ai connu ses plus secrètes pensées ! Par ses lettres de menaces, j’ai su quels étaient ceux qui tremblaient sous sa volonté sans scrupule. Un à un, j’ai fait parvenir aux intéressés les dossiers dont ils avaient peur. Aujourd’hui, les dossiers secrets du Directeur de la police contiennent seulement du papier blanc. Mais il était si haut dans la hiérarchie anglaise, qu’un simple citoyen n’aurait pu l’atteindre. Alors j’ai appelé à mon secours la science d’ingénieur et je suis devenu le Corsaire Triplex qui, en échange des ennuis qu’il a causés à sa patrie, la dotera, quand elle sera menacée, de bateaux sous-marins dont sa puissance sera décuplée.

Il salua gravement et conclut :

– James Pack, ou Corsaire Triplex, ou Joë Pritchell, toujours fidèle sujet de la Reine, je donnerai à l’Angleterre, le jour où elle sera menacée, les navires qui m’ont permis de faire triompher la vérité.

Puis la voix changée, le regard dominateur, il se tourna vers Allsmine qui courbait la tête :

– Eh bien, Sir Toby, dit-il, vous demandiez des témoins, ceux que j’ai amenés sont-ils suffisants ?

À cette question poignante, le policier tenta une suprême défense. Il rassembla ses forces pour rugir :

– Tout cela est un tissu de mensonges. Vous avez payé de faux témoins pour me perdre.

Mais la voix s’étrangla dans sa gorge. Un corps lourd, velu, s’était jeté sur ses épaules, des mains noires fourrageaient sa chevelure. C’était le singe Hope qui, s’étant glissé on ne sait comment dans la salle, avait, soit intelligence, soit instinct, bondi sur l’accusé.

Son attaque inattendue terrifia Toby. Le sang-froid factice du misérable s’évanouit ; une terreur panique le bouleversa, et fou de terreur, les yeux hagards, chancelant, il se jeta à genoux en bégayant :

– Grâce, grâce… Lord Green… Maudlin… Grâce !

Le criminel avouait.

Sur un signe de lord Strawberry, des marins se saisirent du Directeur de la police sans force. Sans pensée, celui-ci n’opposa aucune résistance. Il se laissa ramener à la surface de l’île ; machinalement il suivit ses gardiens, s’embarqua avec eux dans une chaloupe, et une heure plus tard il était enfermé dans l’une des cabines du vaisseau amiral.

Devant la porte, un marin, l’arme au bras, baïonnette au canon, veillait sur l’homme qui avait commandé à toutes les forces anglaises du Pacifique.

CHAPITRE XII

ROBERT FRANCHIT LE RUBICON QUI, DANS L’ESPÈCE, EST LE NIL


Les membres du Conseil de guerre s’étaient retirés. Ils s’étaient réunis dans la villa pour lire le compte rendu de la séance émouvante à laquelle ils venaient d’assister.

Dans la salle, trois personnes restaient seules.

Joë Pritchell, Joan et Maudlin.

Tous trois se regardaient comme au sortir d’un rêve. Enfin Joan fit un pas vers l’ancien Corsaire, et, lui tendant les mains :

– Joë, mon enfant, me pardonneras-tu de t’avoir méconnu un jour, de t’avoir accusé sur la dénonciation de… l’homme que tu viens de confondre ?

Mais il l’interrompit :

– Ce jour-là, vous fûtes une victime comme moi-même. Jamais mon cœur ne vous a blâmé, et dans les jours de détresse, ma pensée se reportait vers vous comme vers la bonté.

Et avec expansion :

– Ne vous dois-je pas tout ? N’avez-vous pas veillé de loin à mon éducation ? Ne m’avez-vous pas armé pour la lutte ? N’est-ce point vous qui m’avez fait ce que je suis ? Vous pardonner, dites-vous… mais fussiez-vous coupable, que seul je n’aurais pas le droit de vous juger. Pour vous je ne puis éprouver que reconnaissance et affection.

– Digne cœur, commença Joan ; mais son émotion l’empêcha de continuer.

De douces larmes coulaient sur ses joues, et dans un élan maternel, elle ouvrit ses bras à celui qu’elle avait éloigné adolescent.

Il s’y précipita. Durant un moment ils restèrent ainsi, puis la mère de Maudlin murmura :

– Et maintenant… que comptes-tu faire ?

Il releva la tête, une ombre fugitive passa sur son front. Cependant ce fut d’un ton calme qu’il répondit :

– Je veux exploiter les richesses de l’Île d’Or. Je veux faire la fortune de tous ces braves gens qui m’ont aidé dans mon entreprise hasardeuse. C’est à leur dévouement, à leur abnégation que je dois le succès. Il est juste que je leur donne le bonheur !

– Et ne songeras-tu pas au tien ? demanda Joan.

– Au mien ?

– Oui. Vas-tu vivre seul, loin de tous sur cette terre perdue, captif de l’Océan. N’as-tu jamais rêvé d’avoir une famille, de… ?

Joë frissonna, ses paupières battirent et presque violemment :

– Non. Je dois renoncer à cela. Je ne m’appartiens pas ; je suis à ces hommes qui ont mis leur confiance en moi. À quelle jeune fille pourrais-je imposer ce devoir ? À quelle fiancée pourrais-je dire : Soyez l’épouse d’un homme qui doit rester le plus longtemps loin du monde, loin des centres civilisés, jusqu’au jour où il pourra quitter les compagnons fidèles qui se sont groupés sous son commandement.

– À celle qui a contracté la même dette que vous, fit la voix douce de Maudlin.

L’ex-Corsaire la regarda. Il la vit rougissante, les yeux baissés.

Et comme il ne savait que répondre, Joan lui prit la main, y enferma celle de sa fille et avec une emphase attendrie, s’écria :

– Au nom de lord Green, charge-toi de la vie de cette enfant à qui tu l’as conservée.

Puis, avec des larmes dans la voix :

– J’ai failli envers toi, Joë, lorsque je t’ai éloigné de ma présence ; laisse-moi racheter ma faute en devenant ta mère.

Ah ! cette fois, le jeune homme ne résista plus. Une joie débordante illumina son visage, et lui qui avait affronté tant de dangers en souriant, lui qui avait prouvé dans la lutte une âme de bronze, il pleura entre ces deux femmes dont l’image avait rempli toute son existence.

Soudain un bruit de pas précipités sonna sous les voûtes. Un homme fit irruption dans la salle, clamant :

– Sir James… non, Sir Joë, venez à notre secours.

C’était Armand Lavarède, mais le Parisien rieur était méconnaissable. Une angoisse terrible bouleversait son visage. Tous eurent un serrement de cœur en le voyant :

– Qu’y a-t-il ? questionna l’ex-Corsaire.

– Il y a que mon cousin va tuer Niari…

– Tuer Niari… ?

– Oh ! une bête venimeuse de moins, cela ne serait rien… ; mais il ne faut pas qu’il le frappe, car ce misérable seul peut arracher Lotia à la mort.

– Que dites-vous ?

– Elle délire… Déjà son esprit est dans la nuit. Pour la sauver, il faut, il faut, vous entendez, qu’il consente à reconnaître que mon cousin n’est pas Thanis. Vous peut-être réussirez là où nous avons échoué.

– Je vous suis, fit simplement Joë Pritchell. Fasse le ciel que j’aie le pouvoir que vous me supposez.

Avec Joan et Maudlin, il accompagna aussitôt Lavarède. Tous se rendirent dans la caverne, auprès du lac souterrain. Longeant la grève, ils atteignirent bientôt la maison de Lotia.

La porte était ouverte comme dans la demeure des mourants. Ils pénétrèrent dans le vestibule ; guidés par une voix gémissante, ils gravirent l’escalier et se trouvèrent sur le seuil de la chambre de la jeune fille.

Là ils s’arrêtèrent, impressionnés par ce qu’ils voyaient.

Garrotté, Niari gisait à terre. Ses yeux noirs, pleins de haine, ne se baissaient pas sous le regard fou de Robert, qui, assis devant lui, un revolver à la main, semblait prêt à le frapper.

– Son dernier soupir, fit à ce moment le Français, en désignant de la main un lit sur lequel reposait Lotia, son dernier soupir sera le signal de ta mort.

L’Égyptienne était bien changée. La maladie avait fait son œuvre. Son visage s’était aminci, ses joues maigres avaient une apparence presque diaphane. L’âme avait usé le corps, et sans doute, la mort était proche.

Quand Armand et ses compagnons pénétrèrent dans la salle, Robert les considéra d’un air farouche, sans prononcer une parole ; mais Lotia se redressa comme galvanisée.

Elle s’assit sur son séant et, regardant Joë de ses yeux brillants de fièvre :

– Est-ce toi, divin Osiris ? dit-elle. Viens-tu chercher ta fille pour l’emmener dans ton palais d’infini qu’éclairent les étoiles ?

Tous frissonnèrent ; c’était la voix du délire qui retentissait à leurs oreilles. Lotia poursuivit :

– Oh ! laisse-moi encore sur cette terre. L’Égypte marche à la liberté. Déjà j’entends les cris de joie de ses enfants délivrés de l’oppresseur.

Elle joignit les mains :

– Attends, Osiris. Les vainqueurs approchent. Ma tâche sera remplie et je pourrai être l’épouse du victorieux, de celui que j’ai choisi entre tous.

Une extase se peignait sur ses traits.

– Écoute, les entends-tu ? Tout prend part à leur joie. Les Scarabées sacrés entrechoquent leurs élytres ainsi que des cymbales. Les Ibis volent en cercle au plus haut du ciel dans la poussière d’or du soleil. Tout chante, tout s’agite, tout se précipite à la rencontre de l’armée libératrice. Le Nil, cet azur qui marche, se soulève en ondulations rythmées, ainsi qu’une poitrine délivrée de l’oppression.

Ce que n’avait pu faire la venue du Corsaire, la voix de la jeune fille le fit. Robert se leva, oubliant un instant son ennemi étendu à ses pieds, et, d’une voix suppliante :

– Lotia, pria-t-il, Lotia, revenez à vous.

Mais elle l’écarta d’un geste large et dans un épanouissement :

– Silence ! Que votre voix ne couvre pas les cris de liberté. Le peuple d’Égypte s’avance. Il rugit sa joie ; c’est le mugissement du torrent dans les gorges, le fracas de la mer battant la falaise. Voici les fantassins, les chars de guerre, le train d’artillerie, les cavaliers aux coursiers rapides, dont les sabots semblent d’or, couverts qu’ils sont de la poudre jaune du désert… Et puis, voici le chef, porté sur le pavois par les plus hauts dignitaires, un étendard flottant au-dessus de sa tête fière…

Brusquement la malade se tut. Ses regards reflétèrent la surprise :

– Quel est donc ce drapeau ? murmura-t-elle.

De nouveau ses yeux se fixèrent dans le vide :

– Ce n’est point celui de l’Égypte ; ce n’est pas le drapeau bleu avec ses trois étoiles et le croissant blancs. Quelles sont ces couleurs ?

Un instant Lotia parut chercher, puis lentement :

– Bleu… Blanc… Rouge.

Et soudain un cri s’échappa de ses lèvres :

– Le drapeau de France… C’est de France que vient la liberté.

Comme si ce dernier effort l’avait épuisée, la pauvre enfant battit l’air de ses bras et se renversa en arrière privée de sentiment.

D’un bond Robert fut auprès d’elle, le visage bouleversé par une effrayante contraction. Il la crut morte ; mais l’âme de l’Égyptienne ne s’était pas encore envolée.

Un évanouissement succédait aux transports du délire.

Tandis que tous s’empressaient autour de la malade, que Maudlin et Jean lui mouillaient les tempes, Joë s’approcha de Niari. Il souleva le prisonnier, l’accota dans un fauteuil et le regardant bien en face :

– Niari, dit-il, tu as vu, tu as entendu ?

Le fanatique baissa la tête pour affirmer.

– Lotia, reprit le Corsaire, se débat contre la mort. Ses forces sont bien près d’être épuisées.

Un tressaillement passa sur la figure maigre de l’ancien serviteur de Thanis.

Si fugace qu’eût été cette marque de sensibilité, Joë l’avait distinguée. Il en conçut un vague espoir ; sa voix se fit plus pénétrante pour continuer :

– C’est la fille de Hador, la dernière fleur éclose sur le tronc vieux de quatre mille ans. Ses aïeux marchèrent au combat sous les ordres de seize dynasties de Pharaons. Ils furent les intraitables adversaires des conquérants Hycsos. Contemporains de Moïse, ils assistèrent impassibles au déchaînement des plaies d’Égypte. Ils virent le fleuve rouge de sang ; leur maison fut mise en deuil par la peste ; les insectes, les grenouilles ravagèrent leurs champs, mais ils ne courbèrent point leur tête altière. Pharaon céda. Il permit aux esclaves israélites de quitter la terre d’Égypte ; mais à peine l’exode était-il commencé que les Hador se présentèrent au palais de Thèbes aux cent portes. Au risque de leur vie, ils insultèrent le monarque tout puissant, le flagellèrent de phrases mordantes, et enfin le décidèrent à poursuivre ceux qui fuyaient.

Tandis qu’il parlait, Niari relevait peu à peu le front. Ses yeux noirs se fixaient étincelants sur le jeune homme ; ses narines palpitaient. Il semblait respirer l’air embrasé des batailles.

– Alors, reprit Joë, les Hador firent atteler leurs coursiers rapides à leurs chars de guerre aux roues d’airain. Armés de javelots, de leur grand arc de palmier, ils partirent comme l’ouragan, suivant les traces d’Israël. Toute la noblesse Égyptienne se ruait derrière eux, entraînant le Pharaon. L’ouragan de fer atteignit les fuyards près de la mer Rouge. Le souffle de Jéhovah, dit la légende, sépara en deux les eaux de la mer qui se dressaient ainsi que des murs laissant libre un passage dans lequel Israël se précipita. Les pieds du peuple s’imprégnaient dans la vase que, jusqu’à cette heure, avait seul rayée le ventre des Léviathans. Devant ce prodige de simples guerriers eussent hésité. Mais les Hador étaient des héros, les Grecs en eussent fait des demi-dieux, et le chef de la race, fouaillant ses chevaux qui se cabraient en hennissant d’épouvante, poussa le premier son char dans l’abîme.

Malgré les cordes qui enserraient ses membres, l’Égyptien avait réussi à se dresser sur ses pieds. Une rougeur colorait sa face bronzée ; dans son regard aigu luisait le flamboiement des gloires disparues.

Joë poursuivit après un moment de silence :

– Les destins avaient condamné les guerriers de la vallée du Nil. Comme ils allaient atteindre les Hébreux, les roues des chars se détachèrent. Il y eut un encombrement de chars, de chevaux, puis les eaux s’écroulèrent, une vague géante jaillit jusqu’au ciel, roulant dans les tourbillons d’écume, ainsi que des fétus de paille, les cadavres de ces titans que le pouvoir de l’infini n’avait pu effrayer.

Et tout à coup, sans transition, l’accent du jeune homme, se fit plaintif.

– Ainsi que la fleur sur le tronc du corail, Lotia est née de cette souche d’hommes de granit. Elle est la grâce, la douceur, la bonté comme ils étaient l’orgueil et le courage. Vas-tu la condamner à mourir ? Vas-tu trancher ce dernier rameau qui rappelle les temps héroïques de la patrie ? Son âme ingénue l’a poussée vers un de nos compagnons. Quel est-il, celui-là ? Un Français, un homme de cette race bienveillante et aimable qui travaillait autrefois à rendre l’Égypte prospère, puissante, qui préparait la renaissance de ta patrie. À son insu, Lotia était guidée par l’esprit de ses ancêtres… Bon sang ne saurait mentir. Ce qu’elle cherchait inconsciemment, c’était l’alliance de la jeune Égypte avec le pays des Francs.

Le ton de Joë devint sévère alors :

– Toi, pendant ce temps, que fais-tu ? Emporté par un aveugle patriotisme tu désespères, tu jettes dans les bras de la mort celle qui seule peut grouper tous les patriotes Égyptiens.

Mais Niari interrompit son interlocuteur :

– Si elle l’épousait, elle serait aussi perdue pour la cause à laquelle j’ai voué mon existence. Tu as bien parlé, certes, et mon cœur a tressailli à tes paroles. Seulement celui dont tu plaides la cause a refusé de combattre nos oppresseurs.

Un instant Pritchell demeura interdit :

– S’il acceptait cependant, consentirais-tu à faire la déclaration qu’il espère de toi ?

À son tour l’Égyptien hésita :

– Je ne sais pas, fit-il enfin.

– Comment ?

– Je ne sais pas, répéta Niari.

Et se décidant brusquement à s’expliquer :

– Suis-je certain qu’après avoir fait ce qu’il désire, il agirait ainsi que tu le dis ?

– Oui, s’il s’engageait sur l’honneur. Il est de ceux qui ne manquent pas à leur parole.

Les traits de Niari se plissèrent de mille rides, ses yeux traduisirent la lutte suprême de son affection pour Lotia contre l’incertitude de l’avenir.

– Mais vous êtes Anglais, vous, murmura-t-il à demi vaincu. Pourquoi me priez-vous en faveur d’un homme qui, si je vous crois, fera la guerre aux gens de votre nation ?

Une ombre s’épandit sur le visage du Corsaire :

– Pourquoi me rappelles-tu cela ? Je ne me souvenais que de la justice et du droit.

Il redressa la tête, le regard brillant.

– Malgré ce que tu viens de dire, je te prie encore. Individus, sociétés, doivent mépriser leurs intérêts quand la justice se présente. Plus haut que la fortune est l’honneur.

Un instant Niari sembla réfléchir, puis prenant son parti :

– Soit, je sens que vos paroles sont vraies. Que sir Robert Lavarède prenne l’engagement de conduire nos jeunes hommes au combat, et je l’aiderai à dépouiller le nom de Thanis.

Pritchell allait répondre, mais il n’en eut pas le temps.

Légère comme un souffle, une voix douce retentit à ses oreilles :

– Oui, disait-elle, oui, Robert, acceptez. Aidez-moi à remplir le grand devoir légué par mes aïeux.

Lotia venait de sortir de son évanouissement. Elle avait entendu les derniers mots prononcés par Niari, et dans le trouble de son retour à la conscience, ne se souvenant plus que ce qu’elle demandait était ce qui l’avait séparée de son fiancé, elle avait supplié :

– Acceptez, Robert, acceptez.

La prière fit pâlir le cousin de Lavarède, mais Armand et Joë se penchèrent vers lui :

– C’est la vie de cette enfant, dit le second.

– Tu reprendras le nom de ton père et tu te vengeras du mal que t’ont fait ceux qui t’ont jeté dans la révolution égyptienne, continua le premier.

Alors Robert se retourna vers Niari :

– Nous allons rentrer en France. Tu affirmeras que je ne suis pas Thanis, ta déclaration permettra de dresser un acte de notoriété, grâce auquel je redeviendrai moi ?

– Oui.

– Et moi, je te donne ma parole de faire ce que tu voudras pour l’indépendance égyptienne.

– Est-ce vrai ?

– Je l’ai dit.

– Tu seras le chef de la révolte ?

– Je serai le chef.

– Tu donneras ta vie à la cause des patriotes ?

– Je la donnerai.

– Et après la victoire, tu épouseras la fille des Hador, selon les coutumes de ton pays ?

– Oui !

Et avec explosion Robert s’écria :

– Moi qui désirais la vie paisible et tranquille, me voici forcé de mettre toute une contrée à feu et à sang, pour qu’une jeune fille puisse revêtir la robe blanche des mariées !

– Si tu as des regrets, il est temps encore de te séparer d’elle ! gronda l’Égyptien.

Mais le Français ne lui permit pas de continuer :

– J’ai juré. J’irai en Égypte, je ravagerai tout sur mon passage, je comblerai le Nil si tu l’exiges, mais, jour de ma vie, Lotia vivra.

La malade sourit doucement, elle tendit sa main amaigrie au brave garçon, puis ses paupières se fermèrent et elle s’endormit paisiblement.

CHAPITRE XIII

LE TOUT-SYDNEY VOIT ENFIN LES YEUX DE TRIPLEX


Un mois plus tard, la ville de Sydney était en fête.

Une foule compacte, bruyante, enthousiaste, emplissait les rues.

Au milieu des groupes circulaient les reporters de l’Instantaneous et du New-Sydney Review rencontrés jadis par Armand Lavarède au pied de la potence de sir Toby Allsmine.

Ils étaient radieux. Le journaliste français, pour réparer le mauvais tour joué à ses confrères, dont, on s’en souvient, il avait détruit les clichés photographiques, avait préparé à leur intention, durant la traversée de l’Île d’Or à Sydney (lui et ses compagnons étaient revenus à bord du vaisseau amiral de l’escadre du Pacifique) un historique complet des aventures du Corsaire Triplex.

Dès l’arrivée à Port Jackson, il l’avait remis aux jeunes gens, qui l’avaient publié dans leurs feuilles quarante-huit heures avant tous leurs concurrents, ce qui s’était traduit, pour l’Instantaneous et le New-Sydney Review par un tirage fantastique.

C’est ainsi que le grand public avait appris la défaite de Toby Allsmine et le prochain mariage du Corsaire, alias Joë Pritchell, avec miss Maudlin Green, fille du noble lord assassiné par le Directeur de la police.

La double nouvelle avait couru sur les fils télégraphiques le long des côtes de l’Australie, provoquant partout un « émoi indescriptible », accru encore par ce fait que Triplex était Anglais et que ses merveilleux sous-marins appartiendraient un jour à l’Angleterre.

Tout le monde avait voulu « honorer de sa présence » le mariage de l’illustre navigateur. Les compagnies de chemins de fer, sollicitées de tous côtés, avaient dû organiser des trains de plaisir pour Sydney ; les entreprises de navigation avaient affrété des steamers pour transporter vers la populeuse cité les innombrables admirateurs de Triplex. Certains retardataires même, désespérant de trouver place dans les wagons ou sur les navires, étaient venus en ballon.

Sur toutes les routes, ç’avait été un défilé interminable de bicyclettes, de chevaux, d’automobiles. Des entrepreneurs de transports firent fortune.

Les libraires amassaient des rentes en vendant des portraits plus ou moins authentiques des objets de l’engouement général.

Et ce jour-là, jour où devait être célébrée l’union de Joë et de Maudlin, les camelots firent de l’or en vendant une petite médaille de bronze commémorative de l’hymen Triplex.

La population de Sydney était décuplée. On s’écrasait partout. Dans les rues, dans les maisons. Les hôtels, regorgeant de monde, avaient augmenté leurs prix. Une chambre pour une personne en contenait cinq, ce qui n’empêchait pas chacun des clients de payer deux guinées par jour. Le roastbeef atteignait le prix invraisemblable de vingt-cinq francs la livre, le pain était coté deux francs ; un œuf, un franc cinquante centimes, et le reste à l’avenant.

Mais il est à remarquer que ces prix fabuleux n’altéraient en rien la gaieté générale.

Les Australiens sont commerçants et ils trouvaient tout naturel d’être rançonnés dans une circonstance aussi exceptionnelle.

La promenade des époux à travers la ville fut une véritable marche triomphale.

Les voitures, qui les emportaient, filaient entre une double haie de curieux qui applaudissaient frénétiquement.

Les hip, les hurrah se croisaient dans l’air avec un bruit de tonnerre ; les chapeaux sautaient en l’air. C’était du délire.

Les officiers de l’escadre, qui tous faisaient partie du cortège, eurent leur part de ces acclamations, et le soir, pendant le bal qui fut donné dans les salons de l’hôtel de Paramata-Street, la presse fut telle dans la rue que cinquante-sept personnes furent écrasées dans la foule.

En un mot, c’était une vraie fête, comme l’affirmèrent le lendemain toutes les gazettes de la ville.

Le second jour, la folie universelle fut encore plus grande.

Les navires de l’escadre pavoisés saluèrent le Corsaire Triplex de salves d’artillerie, auxquelles répondirent les batteries des forts.

La foule eut la joie de voir circuler à la surface de l’eau les navires mystérieux dont elle avait seulement aperçu les fanaux dans la nuit mémorable où Joan avait reçu l’Arlequin d’or.

Enfin elle voyait les yeux de Triplex !

* *

*

Et durant ce temps, dans la cabine où il était enfermé, sir Toby Allsmine dépouillé de sa situation, vaincu, déshonoré, réfléchissait. Il était sombre, les clameurs populaires, que lui apportait la brise, lui arrachaient des gestes violents.

Être jeté à terre lorsque l’on a escaladé le sommet des honneurs. Être captif lorsque l’on a été le maître tout-puissant des millions d’hommes qui, sur les rives du Pacifique, obéissent à l’Angleterre…, c’est horrible.

Mais plus horrible encore est le triomphe de l’ennemi.

Par l’étroit hublot, Allsmine regardait le port. Les pavillons multicolores hissés aux mâts, les détonations des canons dont le grondement roulait pesamment sur les eaux, les vivats de la population le frappaient en plein cœur.

Triplex était tout, et lui n’était plus rien.

Une rage folle montait en lui, obscurcissant son cerveau. Il allait être traîné en Angleterre, jeté devant un tribunal sur le banc des meurtriers.

Plus personne ne parlerait en sa faveur, maintenant que ce diabolique Corsaire avait soustrait ses dossiers secrets. Il serait condamné à la pendaison comme les malfaiteurs.

Ah ! son ennemi avait dit vrai, la nuit de la fête des Docks. Ses paroles revenaient à l’esprit du prisonnier. Il entendait sa voix mordante prononcer :

– Je pourrais vous tuer, je préfère vous vouer au ridicule en attendant que la justice anglaise vous punisse.

Comme il avait tenu parole ! Avec quelle patience, quelle activité il avait travaillé à la chute de sir Toby !

Maintenant tout était fini, tout !

Peu à peu les rumeurs de la fête s’éteignirent. Le grand silence de la nuit s’épandit sur la ville, sur la rade endormies. Alors les réflexions du prisonnier changèrent de nature.

Au milieu de l’apaisement des choses, il ressentit comme une lassitude physique et morale, un besoin invincible de repos. Sa vie avait été bien remplie… À quarante-huit ans en somme, il avait vécu, dans le sens actif du mot, beaucoup plus que la plupart des octogénaires. Il avait connu la pauvreté, puis les satisfactions de la toute-puissance, en passant par tous les degrés de la hiérarchie. Toujours il avait surmonté les obstacles, sauf cette dernière fois. Eh bien, il avait joué, il avait perdu, il paierait.

Sa vie, après tout, valait-elle qu’il essayât de la défendre. Peut-être en s’y employant bien, parviendrait-il à sauver sa tête… La belle avance ! Transformer une condamnation capitale en une condamnation aux travaux forcés à perpétuité. Est-ce vivre qu’être privé de liberté ? La détention n’est qu’une longue agonie. Mourir vite, avec le minimum de souffrance, était préférable.

Oui, mais être pendu, se contorsionner au bout d’une corde sous les regards d’une foule à l’idiote badauderie. Non, mille fois non. Il n’était pas de ceux que la main du bourreau touche à l’épaule.

Presque toute la nuit il réfléchit.

L’aube blanchissait l’horizon, lorsqu’il murmura avec un geste énergique :

– Brûlé, ami Toby. Saluez la société et allez vous reposer.

Après ces paroles énigmatiques, il retira une bague chevalière passée à l’annulaire de sa main gauche. Il la considéra un instant, puis pressant de l’ongle un ressort invisible, il fit basculer le chaton qui s’ouvrit ainsi que le couvercle d’une boîte.

Dans la monture d’or une petite cavité avait été évidée.

Elle contenait trois granules d’un rouge brun.

Allsmine les regarda, la face sombre, comme haletant sous une terreur intérieure. Enfin il fit couler les grains dans sa main.

Lentement il marcha vers sa couchette, s’y étendit. Durant dix minutes peut-être il demeura immobile, les paupières closes. Le tremblottement de ses lèvres indiquait qu’il prononçait des paroles inintelligibles.

Puis il rouvrit les yeux, fixa avec une expression d’horreur et de rage le hublot dont la vitre s’éclairait des premiers feux du jour ? et d’un geste brusque, porta à sa bouche la main qui contenait les granules.

De nouveau il resta sans mouvement.

Avec un poison que le misérable portait toujours sur lui, il venait d’échapper à la justice humaine.

* *

*

Six mois s’écoulèrent. Les deux Lavarède, Aurett, Lotia et Niari étaient de retour à Paris après des adieux émus à Joë Pritchell qui, avec sa jeune femme et mistress Joan, avait regagné l’Île d’Or, où, selon sa promesse, il allait assurer la richesse à ses anciens compagnons de course.

Sur les démarches d’Armand, sur les déclarations de Niari, un certificat de notoriété avait été dressé.

Désormais Robert avait repris son nom ; de nouveau il était citoyen français.

Le soir de l’heureuse journée où les dernières formalités administratives avaient été remplies, il devisait gaiement avec Lotia qui, elle, avait retrouvé avec l’espoir, sa santé et son adorable visage.

Gravement accroupi sur un tabouret, l’orang-outang Hope, qui avait beaucoup grandi, semblait écouter la conversation avec un réel intérêt.

Tout à coup Niari s’approcha du groupe. Hope grinça des dents, mais un geste de Lotia l’apaisa aussitôt.

– Que veux-tu, Niari ? demanda la jeune fille.

L’Égyptien s’inclina, les mains réunies en coupe au dessus de sa tête :

– Fille des Hador, et toi, seigneur franc, j’ai rempli ma promesse. Quand remplirez-vous la vôtre ?

– Eh ! interrompit Aurett qui, penchée sur l’épaule d’Armand, lisait à mesure qu’il les écrivait, ses impressions sur son merveilleux voyage aux côtés de Triplex. Eh ! brave Niari, laissez-leur le temps de respirer.

Mais le patriote haussa les épaules :

– Un peuple courbé sous le bâton attend sa délivrance. Est-il juste que ceux dont on espère le cri de liberté, s’abandonnent aux loisirs, à la paresse ?

– Non, dit gravement Lotia en se levant, un rayon enthousiaste dans ses grands yeux. Non, cela ne serait pas juste.

Et prenant la main de Robert :

– Chef ! laissez-moi être la première à vous donner ce titre. Chef ! quand nous conduisez-vous vers les rives du Nil ; vers le pays qui libre doit voir notre union ?

Le jeune homme lui sourit. Partir en guerre devenait pour lui synonyme de conduire à l’hyménée celle qui possédait toute son âme. Puis se tournant vers Niari :

– Prépare tout pour le départ, Niari. Nous quitterons Paris aussitôt que tu auras pris les dispositions que tu jugeras utiles.

Pour la première fois un large rire distendit les lèvres de l’Égyptien. Il se prosterna devant le fiancé de Lotia :

– Je te remercie de ces paroles, Chef. Ta bouche ne sait point mentir et ton cœur est loyal comme elle. Bientôt nous partirons à la conquête du Nil.

Il n’est point de situation grave où le comique ne prenne sa place.

L’orang-outang, qui avait suivi la scène, bondit vers le Français, lui prit la main d’un air héroïque. Lui aussi semblait dire :

– Allons conquérir le Nil !

Et Lotia soupira doucement :

– Est-ce un présage ? Hope, Espoir, annoncez-vous le succès et la fin de nos épreuves ?


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Avril 2011

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[1] Voir Les Cinq sous de Lavarède.

[2] Voir Cousin de Lavarède.

[3] L’auteur a cru bon de conserver dans toute cette scène les tournures du dialogue anglais, qui lui donnent une saveur particulière. Comme dans le reste du volume, il s’est borné à indiquer quelques locutions pittoresques, cette note était ici nécessaire.

[4] Le bateau sous-marin le Goube réalise toutes les conditions qui sont énumérées dans cette conversation.

[5] Telle est en effet la croyance des Dayaks.

[6] Ceci est rigoureusement exact. Un cuirassé de premier rang coûte de 12 à 25 millions et un torpilleur Goubet revient à environ 250.000 francs.