Anthony Hope

 

 

 

SERVICE DE LA REINE

 

 

 

Rupert of Hentzau 1898

 

Traduit par Marie Dronsart, Hachette, 1906

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I  L’adieu de la Reine. 4

II  Une gare sans fiacres. 16

III  De retour à Zenda. 27

IV  Un remous dans la douve. 40

V  Une audience du Roi. 57

VI  La tâche des serviteurs de la Reine. 77

VII  Le message de Simon le garde-chasse. 95

VIII  L’humeur de Boris le chien de chasse. 112

IX  Le Roi au Pavillon de chasse. 126

X  Le Roi à Strelsau. 141

XI  Ce que vit la femme du chancelier. 158

XII  Devant tous. 171

XIII  Un roi dans sa manche. 182

XIV  Les nouvelles arrivent à Strelsau. 199

XV  Un passe-temps pour le colonel Sapt. 214

XVI  Une foule dans la Königstrasse. 232

XVII  Le jeune Rupert et le Comédien.. 248

XVIII  Le triomphe du Roi. 265

XIX  Pour l’amour de nous et pour l’honneur d’Elle. 280

XX  La décision du Ciel. 299

XXI  La venue du rêve. 317

À propos de cette édition électronique. 323

 

I

L’adieu de la Reine.


Celui qui a vécu dans le monde et remarqué combien l’acte le plus insignifiant peut avoir de conséquences à travers le temps et l’espace, ne saurait être bien certain que la mort du duc de Strelsau, la délivrance et la restauration du roi Rodolphe aient mis fin pour toujours aux troubles causés par l’audacieuse conspiration de Michel le Noir. L’enjeu avait été considérable, la lutte ardente, les passions surexcitées, les semences de haine répandues. Cependant, Michel ayant payé de sa vie son attentat contre la couronne, tout n’était-il pas fini ? Michel était mort, la princesse avait épousé son cousin, le secret était bien gardé ; M. Rassendyll ne paraissait plus en Ruritanie. N’était-ce pas un dénouement ? Je parlais en ce sens à mon ami, le connétable de Zenda, en causant au chevet du lit du maréchal. Il répondit :

 

« Vous êtes optimiste, ami Fritz, mais Rupert de Hentzau est-il mort ? Je ne l’ai pas entendu dire. »

 

L’agent principal dont Rupert se servait effrontément pour se rappeler au souvenir du Roi, était son cousin, le comte de Rischenheim, jeune homme de haut rang et très riche, qui lui était dévoué. Le comte remplissait bien sa mission, reconnaissait les fautes graves de Rupert, mais invoquait en sa faveur l’entraînement de la jeunesse et l’influence prédominante du duc Michel ; il promettait pour l’avenir, en termes si significatifs qu’on les devinait dictés par Rupert lui-même, une fidélité aussi discrète que sincère.

 

« Payez-moi mon prix et je me tairai, » semblait dire l’audacieux Rupert par les lèvres respectueuses de son cousin. Comme on peut le croire, néanmoins, le Roi et ses conseillers en cette affaire, sachant trop bien quelle espèce d’homme était Rupert de Hentzau, n’étaient guère disposés à écouter les prières de ses ambassadeurs. Nous gardions d’une main ferme les revenus du comte et surveillions ses mouvements de notre mieux, car nous étions bien décidés à ne pas permettre qu’il rentrât jamais en Ruritanie.

 

Nous aurions peut-être pu obtenir son extradition et le faire pendre en prouvant ses crimes, mais nous craignions que si Rupert était livré à notre police et cité devant les tribunaux de Strelsau, le secret que nous gardions avec tant de soin ne devînt le sujet des bavardages de la ville, voire de toute l’Europe. Rupert échappa donc à tout autre châtiment que l’exil et la confiscation de ses biens.

 

Cependant, Sapt était dans le vrai. Si impuissant qu’il parût, Rupert ne renonça pas un instant à la lutte. Il vivait dans l’espoir que la chance tournerait et lui reviendrait, et il se préparait à en profiter. Il conspirait contre nous, comme nous nous efforcions de nous protéger contre lui : la surveillance était réciproque. Ainsi armé, il rassembla des instruments autour de lui et organisa un système d’espionnage qui le tint au courant de toutes nos actions et de toute la situation des affaires à la cour. Plus encore, il se fit donner tous les détails concernant la santé du Roi, bien qu’on ne traitât ce sujet qu’avec la plus discrète réticence. Si ses découvertes se fussent bornées là, elles eussent été contrariantes et même inquiétantes, mais en somme peu dangereuses. Elles allèrent plus loin. Mis sur la voie par ce qu’il savait de ce qui s’était passé pendant que M. Rassendyll occupait le trône, il devina le secret qu’on avait réussi à cacher au Roi lui-même. Il trouva la l’occasion qu’il attendait et entrevit la possibilité de réussir s’il s’en servait hardiment.

 

Je ne saurais dire ce qui l’emporta en lui, du désir de rétablir sa position dans le royaume ou de sa rancune contre M. Rassendyll. S’il aimait la puissance et l’argent, il chérissait la vengeance, Les deux causes agirent sans doute simultanément, et il fut ravi de voir que l’arme mise entre ses mains était à deux tranchants. Grâce à elle, il débarrasserait son chemin des obstacles et blesserait l’homme qu’il haïssait à travers la femme que cet homme aimait.

 

Bref, le comte de Hentzau, devinant le sentiment qui existait entre la Reine et Rodolphe Rassendyll, plaça ses espions en vedette et, grâce à eux, découvrit la raison de ma rencontre annuelle avec M. Rassendyll. Du moins, il se douta de la nature de ma mission, et cela lui suffit.

 

Trois années s’étaient écoulées depuis la célébration du mariage qui avait rempli de joie toute la Ruritanie, en témoignant aux yeux du peuple de la victoire remportée sur Michel le Noir et ses complices. Depuis trois ans, la princesse Flavie était reine. Je connaissais, aussi bien qu’un homme le pouvait, le fardeau imposé à la reine Flavie. Je crois que seule, une femme peut en apprécier pleinement le poids ; car même maintenant, les yeux de la mienne se remplissent de larmes quand elle en parle. Et pourtant, la Reine l’a porté, et si elle a eu quelques défaillances, une seule chose m’étonne : c’est qu’elle n’en ait pas eu davantage. Car non seulement, elle n’avait jamais aimé le Roi et elle en aimait un autre, mais encore, la santé de Sa Majesté, très ébranlée par l’horreur et la rigueur de sa captivité dans le château de Zenda, avait bientôt périclité tout à fait. Il vivait, il chassait même, il conservait en quelque mesure la conduite du gouvernement, mais il n’était plus qu’un valétudinaire irritable, entièrement différent du prince jovial et gai que les instruments de Michel avaient saisi au Pavillon de chasse. Il y avait pis encore. Avec le temps, les sentiments d’admiration et de reconnaissance qu’il avait voués à M. Rassendyll s’étaient éteints. Il s’était mis à réfléchir sombrement à ce qui s’était passé pendant son emprisonnement. Outre la crainte incessante de Rupert par qui il avait tant souffert, il éprouvait une jalousie maladive, presque folle, à l’égard de M. Rassendyll, ce Rodolphe qui avait joué un rôle héroïque pendant que lui était paralysé. C’étaient les exploits de Rodolphe que son peuple acclamait en lui dans sa propre capitale, les lauriers de Rodolphe qui couronnaient son front impatient. Il avait assez de noblesse naturelle pour souffrir de sa gloire imméritée, mais pas assez d’énergie morale pour s’y résigner virilement. Et la détestable comparaison le blessait dans ses sentiments les plus intimes. Sapt lui disait sans ambages que Rodolphe avait fait ceci ou cela, établi tel ou tel précédent, inauguré telle oui telle politique, et que le Roi ne pouvait mieux faire que de suivre la même voie. Le nom de M. Rassendyll était rarement prononcé par la Reine, mais quand elle parlait de lui, c’était comme d’un grand homme défunt, dont la grandeur rapetissait, par la gloire de son nom, tous les autres hommes. Je ne crois pas que le Roi devinât la vérité que la Reine passait sa vie à lui cacher, mais il montrait de l’inquiétude si Sapt ou moi prononcions ce nom ; et de la part de la Reine, cela lui était insupportable. Je l’ai vu entrer en fureur pour cette seule raison, car il avait perdu tout empire sur lui-même.

 

Sous l’influence de cette troublante jalousie, il cherchait sans cesse à exiger de la Reine des preuves de tendresse et de dévouement dépassant, selon mon humble jugement, ce que la plupart des maris obtiennent ou méritent ; lui demandant toujours ce qu’il n’était pas au pouvoir de son cœur de lui donner. Elle faisait beaucoup par devoir et par pitié, mais parfois, n’étant après tout qu’une femme et une femme fière, elle faiblissait – alors, le plus petit reproche ou la moindre froideur, même involontaire, prenaient dans cette imagination malade les proportions d’une grande offense ou d’une insulte préméditée, et tous les efforts pour le calmer restaient vains. De la sorte, ces deux êtres, que rien n’avait jamais rapprochés, s’éloignaient chaque jour davantage l’un de l’autre : lui demeurait seul avec sa maladie et ses soupçons, elle avec sa douleur et ses souvenirs. Il n’y avait pas d’enfant pour combler le vide qui les séparait et, quoiqu’elle fût sa Reine et sa femme, elle lui devenait chaque jour plus étrangère. Il semblait le vouloir ainsi.

 

Telle était la vie de la Reine depuis trois années ; une fois par an seulement, elle envoyait trois mots à l’homme qu’elle aimait, et il lui répondait par trois mots semblables. Enfin, la force lui manqua. Une scène misérable eut lieu, pendant laquelle le Roi lui adressa des reproches à propos de je ne sais plus quelle raison futile, et s’exprima devant témoins en termes que, même dans le tête-à-tête, elle n’aurait pu entendre sans être offensée. J’étais présent et Sapt aussi ; les petits yeux du colonel brillaient de colère.

 

Cette chose, dont je ne parlerai plus, se passa deux ou trois jours avant que je partisse pour aller rejoindre M. Rassendyll. Je devais, cette fois, le rencontrer à Wintenberg, car j’avais été reconnu l’année précédente à Dresde ; et Wintenberg étant une ville moins importante et moins sur la route des touristes, nous avait paru plus sûre. Je me rappelle bien la Reine telle que je la trouvai dans son appartement où elle m’avait fait appeler quelques heures après la scène avec le Roi. Elle était assise devant la table sur laquelle se trouvait le petit coffret renfermant, je le savais, la rose rouge et le message. Mais ce jour-là, il y avait quelque chose de plus qu’à l’ordinaire. Sans préambule, elle aborda le sujet de ma mission.

 

« Il faut que je lui écrive, me dit-elle. C’est intolérable ; il faut que j’écrive. Mon cher ami Fritz, vous porterez ma lettre en toute sûreté, n’est-ce pas ? Et il faudra qu’il me réponde. Et vous m’apporterez sa réponse ? Ah ! Fritz ! je sais que j’ai tort, mais je meurs de chagrin, oui, de chagrin ! D’ailleurs, ce sera la dernière fois ; mais il faut que je lui dise adieu ; il faut que j’aie son adieu en retour pour m’aider à vivre. Cette fois donc encore, Fritz, faites cela pour moi. »

 

Les larmes coulaient sur ses joues dont la pâleur habituelle avait fait place à la rougeur de la colère : ses yeux me suppliaient et me défiaient en même temps. Je courbai la tête et lui baisai la main.

 

« Avec l’aide de Dieu, répondis-je, je porterai les deux messages, ô ma Reine !

 

– Et vous me direz bien comment il est. Regardez-le bien, Fritz. Voyez s’il paraît fort et en bonne santé. Oh ! tâchez de le rendre heureux et gai. Amenez le sourire que j’aime sur ses lèvres et dans ses yeux. En parlant de moi, observez s’il… s’il m’aime encore. »

 

Elle cessa de pleurer et ajouta : « Mais ne lui rapportez pas que j’ai dit cela. Il serait peiné si je doutais de son amour. Je n’en doute pas, non, vraiment ; mais cependant, dites‑moi bien ce que sera sa physionomie quand vous parlerez de moi, n’est‑ce pas, Fritz ? Tenez, voici la lettre. »

 

La tirant de son corsage, elle la baisa avant de me la donner. Puis elle ajouta mille conseils de précaution : comment je devais porter la lettre, aller et revenir sans m’exposer à aucun danger, car ma femme Helga m’aimait comme elle-même aurait aimé son mari, si le ciel lui eût été propice, « ou du moins presque autant, Fritz, » reprit-elle, entre le sourire et les larmes, car elle n’admettait pas qu’aucune autre femme pût aimer autant qu’elle.

 

Je la quittai pour aller terminer mes préparatifs de départ. Je n’emmenais qu’un domestique et je le changeais chaque année. Aucun d’eux n’avait su que je rencontrais M. Rassendyll ; ils supposaient que je voyageais pour des affaires personnelles avec l’autorisation du Roi. Cette fois, j’avais décidé d’emmener un jeune Suisse entré à mon service depuis quelques semaines seulement. Il s’appelait Bauer, était un peu lourd, ne paraissait pas très intelligent, mais en revanche, semblait parfaitement honnête et fort obligeant. Il m’avait été bien recommandé et je l’avais engagé sans hésiter. Je le choisis pour compagnon de route, surtout parce qu’étant étranger, il bavarderait probablement moins avec les autres au retour. Je n’ai pas de prétentions à une intelligence extraordinaire – pourtant, j’avoue ma vexation au souvenir de la façon dont ce jeune lourdaud à l’air innocent se joua de moi. Car Rupert savait que j’avais rencontré M. Rassendyll l’année précédente à Dresde. Rupert suivait, d’un œil attentif, tout ce qui se passait à Strelsau ; Rupert avait procuré à ce garçon ses admirables certificats et me l’avait envoyé dans l’espoir qu’il apprendrait quelque chose d’utile à celui qui l’employait. On avait pu espérer, mais sans aucune certitude, que je l’emmènerais, s’il en fut ainsi, ce fut un effet du hasard qui seconde si souvent les projets d’un habile intrigant.

 

Quand j’allai prendre congé du Roi, je le trouvai pelotonné près du feu. Il ne faisait pas froid, mais l’humidité de son cachot de jadis semblait avoir pénétré jusqu’à la moelle de ses os. Mon départ le contrariait et il me questionna aigrement sur les affaires qui en étaient le prétexte. Je déjouai sa curiosité de mon mieux, sans réussir à calmer sa mauvaise humeur. Un peu honteux de son récent emportement et désireux de se trouver des excuses, il s’écria irrité :

 

« Des affaires ! Toute affaire est une excuse suffisante pour me quitter. Par le ciel ! je me demande si jamais roi fut aussi mal servi que moi ! Pourquoi avez-vous pris la peine de me faire sortir de Zenda ? Personne n’a besoin de moi ; personne ne se soucie que je vive ou que je meure. »

 

Raisonner avec quelqu’un ayant une humeur de ce genre était impossible. Je ne pus que lui promettre de revenir au plus vite.

 

« C’est cela. Je vous en prie. J’ai besoin de quelqu’un qui veille sur moi. Qui sait ce que ce coquin de Rupert serait capable de tenter contre ma personne ? Je ne peux pas me défendre ; je ne suis pas Rodolphe Rassendyll, n’est-ce pas ? »

 

Si j’avais dit un mot de M. Rassendyll, il ne m’aurait pas laissé partir. Déjà, il m’avait reproché d’entretenir des rapports avec Rodolphe, tant la jalousie avait détruit en lui la reconnaissance. Je crois vraiment qu’il n’aurait pu haïr son sauveur davantage, même s’il avait su ce dont j’étais porteur. Peut-être ce sentiment avait-il quelque chose de naturel ; il n’en était pas moins pénible à constater.

 

En quittant le Roi, j’allai trouver le connétable de Zenda. Il avait connaissance de ma mission. Je lui parlai de la lettre que je portais et m’entendis avec lui sur les moyens de lui faire connaître promptement et sûrement ce qui m’adviendrait. Il n’était pas de bonne humeur ce jour-là ; le Roi l’avait rabroué aussi, et le colonel Sapt n’avait pas une grande provision de patience.

 

« Si nous ne nous sommes pas coupé la gorge d’ici là, me dit-il, nous serons tous à Zenda quand vous arriverez à Wintenberg. La cour s’y rend demain et j’y serai aussi longtemps que le Roi. »

 

Il s’arrêta, puis reprit : « Détruisez la lettre si vous prévoyez un danger. »

 

Je fis un signe affirmatif.

 

Il continua avec un sourire bourru : « Et détruisez-vous avec, s’il n’y a pas d’autre moyen. Dieu sait pourquoi il faut qu’elle envoie cette absurde missive, mais puisqu’il le faut, elle aurait mieux fait de me la confier. » Sachant que Sapt affectait de se moquer de toute sentimentalité, je me contentai de répondre à la dernière partie de son discours.

 

« Non, il vaut mieux que vous soyez ici, répliquai-je, car si je perdais la lettre, ce qui, toutefois, est peu probable, vous pourriez empêcher qu’elle ne parvînt au Roi.

 

– J’essaierais, dit-il en ricanant ; mais, sur ma vie, courir ce risque pour une lettre ! c’est bien peu de chose qu’une lettre pour exposer la paix d’un royaume.

 

– Malheureusement, Sapt, c’est à peu près la seule chose qu’un messager puisse porter.

 

– Partez donc, grogna le colonel. Dites à Rassendyll de ma part qu’il a bien agi, mais exposez-lui aussi qu’il a encore autre chose à faire. Qu’ils se disent adieu et que cela finisse. Grand Dieu ! Va-t-il perdre toute sa vie à penser à une femme qui ne sera jamais rien pour lui ! »

 

Sapt avait l’air indigné.

 

« Que peut-il faire de plus, demandai-je. Sa tâche ici n’est-elle pas remplie ?

 

– Oui, sans doute… peut-être… En tout cas, il nous a rendu notre bon Roi. »

 

Rendre le Roi entièrement responsable de ce qu’il était devenu eût été une parfaite injustice. Sapt n’en était pas coupable, mais il était amèrement désappointé que tous nos efforts n’eussent pas rendu un meilleur souverain à la Ruritanie. Sapt savait servir, mais il aimait que son maître fût un homme. « Oui, reprit-il, en me serrant la main, la tâche du brave garçon est accomplie. » Puis son regard brilla tout à coup et il ajouta tout bas : « Peut-être que non ! Qui sait ? »

 

Un homme ne mérite pas, je crois, d’être accusé de trop aimer sa femme, parce qu’il désire dîner tranquillement avec elle avant de partir pour un long voyage. Telle, du moins, était ma fantaisie, et je fus ennuyé d’apprendre que le cousin d’Helga, Anton de Strofzin, s’était invité à partager notre repas, pour me dire adieu. Il nous rapporta, avec sa légèreté vide, tous les bavardages de Strelsau. Une dernière nouvelle arrêta mon attention. On pariait au Club que Rupert serait rappelé.

 

« En avez-vous entendu parler, Fritz ? »

 

Inutile de dire que si j’avais su quelque chose, je ne l’aurais pas confié à Anton. Mais la chose était si manifestement opposée aux intentions du Roi, que je n’hésitai pas à la contredire avec autorité. Anton m’écouta, son front placide froncé d’un air entendu.

 

« Tout cela est bel et bien, me répondit-il, et vous êtes sans doute tenu de parler ainsi. Tout ce que je sais, c’est que Rischenheim en a dit quelque chose au colonel Markel, il y a un jour ou deux.

 

– Rischenheim croit ce qu’il espère, répliquai-je.

 

– Et où est-il allé ? s’écria Anton triomphant. Pourquoi a-t-il quitté Strelsau si subitement ? Je vous dis qu’il est allé retrouver Rupert et je parie qu’il lui porte quelque proposition. Oh ! vous ne savez pas tout, Fritz, mon garçon. »

 

C’était profondément vrai et je m’empressai de le reconnaître.

 

« Je ne savais même pas que le comte fût parti et bien moins encore pourquoi.

 

– Vous voyez bien ! » s’écria Anton.

 

Anton s’en alla persuadé qu’il m’avait damé le pion. Je ne voyais pas trop comment il était possible que le comte de Luzau-Rischenheim fût parti pour voir son cousin ; du reste, rien n’était moins certain. En tout cas, j’avais à m’occuper d’une affaire plus pressante. Oubliant ces bavardages, je dis au maître d’hôtel de faire partir Bauer avec le bagage, et de veiller à ce que ma voiture fût exacte. Helga s’était occupée, depuis le départ de notre hôte, de préparer de petites provisions pour mon voyage ; maintenant, elle venait me dire adieu. Quoiqu’elle s’efforçât de cacher toute apparence d’inquiétude, je m’aperçus de ses craintes. Elle n’aimait pas ces missions dans lesquelles elle voyait des dangers et des risques, selon moi fort peu probables. Ne voulant pas entrer dans cet ordre d’idées, je lui dis, en l’embrassant, de compter sur mon retour dans quelques jours. Je ne lui parlai même pas du nouveau et dangereux fardeau que je portais, bien que je n’ignorasse pas combien était grande la confiance que lui accordait la Reine.

 

« Mes amitiés au roi Rodolphe, au vrai roi Rodolphe, dit-elle ; il est vrai que ce que vous lui portez le rendra fort indifférent à mes amitiés.

 

– Je ne désire pas qu’il y attache trop de prix, ma chérie, » lui répondis-je.

 

Elle me prit les mains et leva les yeux vers mon visage.

 

« Quel ami vous êtes, Fritz, me dit-elle ; vous adorez M. Rassendyll. Vous croyez, je le sais, que je l’adorerais aussi, s’il me le demandait. Eh bien ! non ! Je suis assez absurde pour avoir ma propre idole. »

 

Toute ma modestie ne pouvait m’empêcher de deviner quelle était cette idole. Tout à coup, elle se rapprocha de moi et murmura à mon oreille (j’imagine que notre bonheur lui inspirait subitement une nouvelle sympathie pour sa maîtresse) :

 

« Faites qu’il lui envoie un message attestant qu’il l’aime, Fritz, quelque chose qui la réconforte. Son idole ne peut pas être près d’elle comme la mienne est près de moi.

 

– Oui, répondis-je ; il lui enverra ce qu’il faut pour la réconforter. Que Dieu vous garde, ma bien-aimée. »

 

Oui, sans doute il enverrait une réponse à la lettre que je portais, et j’avais juré d’apporter cette réponse saine et sauve. Je partis donc, confiant, avec la petite boîte et l’adieu de la Reine dans la poche intérieure de mon habit ; ainsi que me l’avait récemment recommandé le colonel Sapt, je détruirais au besoin l’une et l’autre et moi-même, s’il le fallait. On ne pouvait servir la reine Flavie avec un demi-dévouement.

 

II

Une gare sans fiacres.


Les arrangements pour ma rencontre avec M. Rassendyll avaient été pris soigneusement par correspondance, avant son départ d’Angleterre. Il devait être à l’hôtel du Lion d’Or à onze heures du soir, le 15 octobre. Je comptais arriver à la ville, entre huit et neuf heures, le même soir, me rendre à un autre hôtel et, sous prétexte d’aller faire mon tour, me glisser dehors et rejoindre Rodolphe à l’heure convenue. Je ferais alors ma commission, recevrais sa réponse et jouirais du rare plaisir d’une longue conversation avec lui. Le lendemain matin, de bonne heure, il quitterait Wintenberg, et je reprendrais le chemin de Strelsau. Je savais qu’il serait exact au rendez-vous et j’étais certain de pouvoir être tout à fait fidèle au programme. Néanmoins, j’avais pris la précaution d’obtenir un congé de huit jours, en cas d’accident imprévu qui retarderait mon retour. Persuadé que j’avais prévu tout ce qui pourrait empêcher une erreur ou un accident, je pris le train dans un état d’esprit assez calme. La boîte était dans ma poche intérieure, la lettre dans un porte-monnaie. Je les sentais sous ma main. Je n’étais pas en uniforme, mais je pris mon revolver. Bien que je n’eusse aucune raison de prévoir des difficultés, je n’oubliais pas que ce que je portais devait être protégé à tout hasard et à tout prix.

 

L’ennuyeuse nuit de voyage s’écoula. Au matin, Bauer vint me retrouver, fit son petit service, remit mon sac de voyage en ordre, me procura du café, puis me quitta.

 

Il était alors environ huit heures. Nous étions arrivés à une station de quelque importance et ne devions repartir que vers midi. Je vis Bauer entrer dans son compartiment de seconde classe et je m’installai dans mon coupé. Ce fut à ce moment, je crois, que le souvenir de Rischenheim me revint à l’esprit, et je me surpris à me demander pourquoi il s’attachait à la pensée sans espoir de faire revenir Rupert et quelle affaire pouvait lui avoir fait quitter Strelsau. Mais je n’arrivai à aucune conclusion et, fatigué d’une nuit presque sans sommeil, je m’assoupis bientôt. Étant seul dans le coupé, je pouvais dormir sans crainte ni danger. Je fus éveillé dans l’après-midi par un arrêt. De nouveau, je vis Bauer.

 

Après avoir pris un potage, j’allai au télégraphe pour envoyer une dépêche à ma femme ; non seulement elle en serait rassurée, mais elle pourrait instruire la Reine du cours satisfaisant de mon voyage. En entrant au bureau, je rencontrai Bauer qui en sortait. Il parut un peu troublé de notre rencontre, mais il m’expliqua avec assez de sang-froid qu’il venait de télégraphier à Wintenberg pour y retenir des chambres, précaution bien inutile, car il était fort peu probable que l’hôtel fût plein. Par le fait, j’en fus plutôt ennuyé, car je désirais surtout ne pas appeler l’attention sur mon arrivée.

 

Toutefois, le mal était fait et j’aurais pu l’aggraver par des reproches ; mon domestique, étonné, se serait peut-être mis à chercher la raison qui me faisait désirer le mystère. Je ne lui dis donc rien et passai en lui adressant un simple signe de tête. Quand tout me fut révélé, j’eus des raisons de croire qu’outre sa dépêche à l’hôtelier, Bauer en avait envoyé une autre, dont je n’avais ni soupçonné la nature ni le destinataire.

 

Il y eut encore un arrêt avant d’arriver à Wintenberg. Je mis la tête à la portière et vis Bauer debout, près du wagon aux bagages. Il accourut avec empressement et me demanda si j’avais besoin de quelque chose. « Rien, » répondis-je. Mais au lieu de s’éloigner, il se mit à me parler. Ennuyé de sa conversation, je repris ma place et attendis avec impatience le départ du train qui eut lieu au bout de cinq minutes.

 

« Dieu soit loué ! » m’écriai-je, en m’installant confortablement ; je tirai un cigare de mon étui.

 

Mais un instant après, le cigare roula par terre, car je m’étais levé précipitamment pour courir à la portière. Au moment même où nous quittions la station, j’avais vu passer devant ma voiture, porté sur les épaules d’un employé, un sac qui ressemblait étrangement au mien. Je l’avais confié à Bauer qui l’avait mis, par mon ordre, dans le wagon aux bagages. Il paraissait peu probable qu’on l’en eût tiré par erreur ; cependant, celui que je venais de voir était tout pareil. Mais je n’étais sûr de rien et si je l’avais été, je n’aurais rien pu faire. On n’arrêtait plus avant Wintenberg et, avec ou sans mon bagage, il fallait que je fusse dans la ville le soir même.

 

Nous arrivâmes à l’heure exacte. Je restai un instant dans ma voiture, attendant Bauer pour me débarrasser de quelques petits objets. Comme il ne venait pas, je descendis. J’avais peu de compagnons de voyage et ils disparaissaient rapidement dans les voitures et les charrettes venues à leur rencontre.

 

J’attendais mon domestique et mon bagage.

 

La soirée était tiède et j’étais embarrassé de mon petit sac et d’un lourd manteau de fourrure.

 

Rien de Bauer ni du bagage. Je restai où j’étais pendant cinq ou six minutes. Le conducteur du train avait disparu ; mais bientôt, j’aperçus le chef de gare qui paraissait jeter un dernier regard sur les lieux. M’approchant de lui, je lui demandai s’il avait vu mon domestique ; il ne put rien me dire. Je n’avais pas de bulletin de bagage, le mien étant resté aux mains de Bauer, mais j’obtins la permission d’examiner les bagages arrivés ; le mien n’y était pas. Je crois que le chef de gare était quelque peu sceptique à l’endroit de mon domestique et de mes bagages. Il suggéra seulement que l’homme avait dû être laissé en route accidentellement. Je lui fis observer que, dans ce cas, il n’aurait pas été chargé du sac et que celui-ci serait arrivé avec le train. Le chef de gare admit la force de mon raisonnement, haussa les épaules et étendit les mains comme un homme à bout de ressources.

 

Pour la première fois, et très fortement, je doutai de la fidélité de Bauer. Je me rappelai combien je le connaissais peu et songeai à l’importance de ma mission. Par trois rapides mouvements de la main, je m’assurai que la boîte, la lettre et mon revolver étaient à leurs places respectives. Si Bauer avait fouillé mon sac, il avait tiré un billet blanc. Le chef de gare ne remarqua rien ; il fixait du regard la lampe à gaz suspendue au plafond.

 

Je me tournai vers lui.

 

« Eh bien ! commençai-je, dites-lui, quand il reviendra…

 

– Il ne reviendra pas ce soir, répondit-il en m’interrompant. Il n’y a plus de train. »

 

Je repris :

 

« Dites-lui, quand il reviendra, de me rejoindre à l’hôtel de Wintenberg. Je m’y rends immédiatement. »

 

Le temps pressait et je ne voulais pas faire attendre M. Rassendyll. En outre, mes craintes nouvelles me faisaient désirer d’accomplir ma mission le plus vite possible, Qu’était devenu Bauer ? À cette pensée s’en joignit une autre qui semblait se rattacher de façon subtile à ma situation actuelle : pourquoi le comte de Luzau-Rischenheim avait-il quitté Strelsau la veille de mon départ pour Wintenberg, et où était-il allé ?

 

« S’il vient, je le lui dirai, » reprit le chef de gare en regardant autour de la cour.

 

On ne voyait pas une voiture. Je savais que la gare était à l’extrémité de la ville, car j’avais traversé Wintenberg pendant mon voyage de noces, trois ans auparavant. L’ennui de faire la course à pied et la perte de temps qui devait en résulter mirent le comble à mon irritation.

 

« Pourquoi n’avez-vous pas autant de fiacres qu’il en faut ? demandai-je avec humeur.

 

– D’ordinaire, il y en a beaucoup, monsieur, répliqua-t-il plus poliment et comme s’il s’excusait. Il y en aurait ce soir sans une circonstance accidentelle. »

 

Encore un autre accident !

 

Mon expédition semblait destinée à être le jouet du hasard.

 

« Juste avant l’arrivée de votre train, continua le chef de gare, celui de la localité avait passé. Habituellement, presque personne ne le prend ; mais ce soir, vingt ou vingt-cinq hommes au moins en descendirent. Je reçus leurs billets ; ils venaient tous de la première station sur la ligne. Après tout, ce n’est pas si étrange, car il y a là une belle ménagerie. Mais ce qu’il y a de curieux, c’est que chacun d’eux prit une voiture pour lui seul et que tous s’éloignèrent en échangeant des rires et des cris. Voilà pourquoi il ne restait plus qu’un ou deux fiacres à l’arrivée de votre train, et ils furent pris en un clin d’œil. »

 

Prise en elle-même, la circonstance n’était rien, mais je me demandai si le complot qui m’avait enlevé mon domestique, ne me privait pas aussi de voiture.

 

« Quelle sorte de gens étaient-ils ? demandai-je.

 

– De toutes sortes, monsieur, répondit le chef de gare, mais la plupart étaient d’assez misérable apparence. Je me demandai même où quelques-uns d’entre eux avaient pris l’argent de leur voyage. »

 

La vague sensation d’inquiétude que j’avais déjà éprouvée, devint plus forte. Bien que je la combattisse en m’accusant de lâcheté, j’avoue que je fus tenté de prier le chef de gare de m’accompagner. Mais, outre que j’avais honte de laisser voir une crainte en apparence sans fondement, il me déplaisait d’attirer sur moi l’attention de quelque manière que ce fût. Pour rien au monde je n’aurais voulu donner à penser que je portais sur moi un objet de valeur.

 

« Eh bien ! dis-je, il faut souffrir ce qu’on ne peut empêcher ! » Et boutonnant mon lourd pardessus je pris mon sac et ma canne et m’informai du chemin pour gagner l’hôtel. Mes infortunes avaient vaincu l’indifférence du chef de gare, qui me renseigna d’un ton sympathique.

 

« Tout droit le long de la route, monsieur, entre les peupliers pendant environ un demi-mille, et puis les maisons commencent et votre hôtel est dans le premier square, à votre droite. »

 

Quand je quittai la station et ses lumières, je m’aperçus qu’il faisait nuit noire, et l’ombre des hauts arbres augmentait encore l’obscurité. Je voyais à peine mon chemin et avançais craintivement, butant sur les pierres inégales. Les réverbères peu brillants étaient en petit nombre et séparés par de longues distances. Quant à des compagnons de route, j’aurais aussi bien pu me croire à mille lieues d’une maison habitée, Malgré moi, l’idée d’un danger m’assaillait. Je réfléchis à toutes les circonstances de mon voyage, donnant aux moindres incidents un aspect menaçant, exagérant la signification de tout ce qui pouvait paraître douteux, étudiant, à la lueur de mes appréhensions, chaque expression du visage de Bauer, et chaque parole qu’il avait prononcée. Je ne pouvais arriver à me rassurer. Je portais la lettre de la Reine et, j’en conviens, j’aurais donné beaucoup pour voir le vieux Sapt ou Rodolphe Rassendyll à mon côté.

 

Quand un homme soupçonne un danger, il ne s’agit pour lui, de se demander si le danger est réel, ou reprocher sa timidité, mais de regarder sa lâcheté en face, comme si le danger existait. Si j’avais suivi ce précepte et regardé autour de moi, surveillé les bords du chemin et le sol devant moi, au lieu de me perdre dans un dédale de réflexions, j’aurais eu le temps d’éviter le piège ou, du moins, de saisir mon revolver et d’engager la lutte, ou, en dernier ressort, de détruire ce que je portais, avant que le mal arrivât. Mais mon esprit était préoccupé et tout sembla se passer en une seconde. Au moment même où je venais de me déclarer l’inanité de mes craintes et de me résoudre à les bannir, j’entendis des voix, un murmure étouffé, vis deux ou trois ombres derrière les peupliers ; puis tout à coup, on se précipita vers moi. Je préférai la fuite au combat. M’élançant en avant, j’échappais aux agresseurs et courus vers les lumières et les maisons que j’entrevoyais à environ un quart de mille. Je courus l’espace de vingt mètres, peut-être de cinquante, j’entendis les pas qui me suivaient de près. Tout à coup, je tombai la tête la première. Je compris ! On avait tendu une corde en travers de ma route ; quand je tombai, deux hommes bondirent des deux côtés sur moi et je sentis la corde détendue sous mon corps. J’étais à plat ventre, le visage à terre : un homme à genoux sur moi, deux autres tenant mes mains et pressant ma figure sur la boue du chemin presque à m’étouffer. Mon sac m’avait échappé. Alors une voix dit :

 

« Retournez-le. »

 

Je connaissais la voix ; c’était la voix de Rischenheim lui-même !

 

Ils me saisirent pour me mettre sur le dos. Dans l’espoir de reprendre l’avantage, je fis un grand effort et repoussai mes assaillants. Pour un instant, je fus libre ; mon attaque imprévue semblait avoir surpris l’ennemi ; je me soulevai sur mes genoux. Mais ma victoire ne devait pas être de longue durée.

 

Un autre homme, que je n’avais pas vu, bondit sur moi comme un boulet de catapulte. Cette violente attaque me terrassa ; de nouveau, je fus étendu sur le sol, sur le dos cette fois, et je fus pris à la gorge par des doigts aussi forts que féroces. En même temps, mes bras furent de nouveau saisis et paralysés. Le visage de l’homme agenouillé sur ma poitrine se pencha vers le mien et, malgré l’obscurité, je reconnus les traits de Rupert de Hentzau. Il haletait à la suite de son effort subit et de la force avec laquelle il me tenait ; mais en même temps, il souriait et, quand il vit que je le reconnaissais, son sourire devint triomphant.

 

De nouveau, j’entendis la voix de Rischenheim.

 

« Où est le sac qu’il portait ? Elle peut être dans le sac.

 

– Quel niais ! répliqua Rupert avec dédain. C’est sur lui qu’il la porte. Tenez-le bien pendant que je cherche. »

 

Des deux côtés, mes mains étaient fermement tenues. La main gauche de Rupert ne quittait pas ma gorge, tandis que sa main droite me tâtait et me fouillait.

 

Étendu et impuissant, j’éprouvais la plus amère consternation. Rupert trouva mon revolver et le tendit, en raillant à Rischenheim qui, maintenant, se tenait debout près de lui. Quand il sentit la boîte et s’en empara, ses yeux étincelèrent. Il appuya son genou si fort sur ma poitrine que je pouvais à peine respirer ; et, se hasardant à retirer sa main de ma gorge, il fit sauter le couvercle de la boîte.

 

« Apportez une lumière, » cria-t-il. Un des coquins s’approcha avec une lanterne sourde dont il tourna le foyer sur le coffret. Quand Rupert vit ce qu’il contenait, il éclata de rire et le mit dans sa poche.

 

« Vite ! vite ! dit Rischenheim. Nous tenons ce que nous voulions, et quelqu’un peut venir d’un instant il l’autre.

 

Mieux vaut le fouiller encore un peu, » répondit Rupert, et il continua ses recherches. Tout espoir s’évanouit en moi ; car, maintenant, il trouverait certainement la lettre.

 

Ce fut l’affaire d’un instant. Il arracha le porte-monnaie et, ordonnant avec impatience au porteur de la lanterne de la tenir plus près, il examina le contenu. Je me rappelle bien l’expression de son visage lorsque la lumière en fit ressortir, sur le fond d’obscurité, la pâleur mate et la beauté distinguée, aux lèvres ironiques et aux yeux dédaigneux. Il avait la lettre et une joie méchante brillait dans son regard quand il l’ouvrit. En un clin d’œil, il comprit la valeur de sa proie. Alors, froidement et sans se hâter, il se mit à lire sans faire attention à l’inquiétude de Rischenheim non plus qu’à mes regards furieux. Il prit son temps comme s’il eût été chez lui dans un fauteuil. Ses lèvres souriaient en lisant les derniers mots adressés par la Reine à son ami. Il avait en vérité trouvé plus qu’il n’espérait.

 

Rischenheim lui posa la main sur l’épaule et répéta d’une voix très agitée :

 

« Vite, Rupert, vite !

 

Laissez-moi tranquille, mon garçon. Il y a longtemps que je n’ai rien lu d’aussi amusant, » répliqua Rupert. Et il éclata de rire en disant : « Regardez, regardez » et il montrait le bas de la dernière page de la lettre.

 

J’étais fou de colère ; ma fureur me donna de nouvelles forces. Le plaisir que sa lecture causait à Rupert le rendait imprudent. Son genou ne pesait plus si lourdement sur ma poitrine et quand il voulut montrer à Rischenheim le passage qui l’amusait si fort, il détourna la tête un instant. La chance me servait. D’un mouvement subit, je déplaçai son genou, et d’un effort désespéré, je dégageai ma main droite et m’efforçai de saisir la lettre. Rupert, craignant de perdre son trésor, fit un bond en arrière, qui l’éloigna de moi. Moi aussi, je sautai sur mes pieds, rejetant au loin le chenapan qui avait saisi ma main gauche. Pendant un instant, je fus debout en face de Rupert, puis je me précipitai vers lui.

 

Plus prompt que moi, il s’esquiva derrière l’homme qui tenait la lanterne et le lança sur moi.

 

La lanterne tomba.

 

J’entendis Rupert qui disait :

 

« Donnez-moi votre canne. Où est-elle ? Ah ! bien, merci. »

 

Alors, la voix de Rischenheim s’éleva de nouveau, timide et suppliante.

 

« Rupert, vous m’avez promis de ne pas le tuer. »

 

La seule réponse fut un court ricanement.

 

Je repoussai l’homme qui avait été lancé dans mes bras, je bondis en avant et j’aperçus Rupert.

 

Sa main s’élevait au-dessus de sa tête, tenant un lourd gourdin. Je ne sais trop ce qui suivit ; j’ai le souvenir confus d’un juron de Rupert, d’un saut que je fis vers lui, d’une lutte pendant laquelle il me sembla que quelqu’un essayait de le retenir ; puis il tomba sur moi ; je sentis, un grand coup sur mon front et ce fut tout.

 

De nouveau, j’étais étendu sur le dos, ressentant une douleur terrible dans la tête et j’apercevais vaguement, comme dans un cauchemar, plusieurs hommes penchés vers moi et se parlant avec animation.

 

Cependant, j’eus encore une vision au travers de mon insensibilité. Une belle voix sonore s’écria : « Par le ciel ! je le veux ! » Une autre répondit : « Non ! Non ! » Puis ce fut un : « Qu’est-ce donc ? » Il y eut un bruit de pas précipités, des cris d’hommes en colère ; un coup de feu éclata, un autre y répondit au milieu des jurons et d’une lutte. Ensuite, le bruit de pas qui s’éloignaient en hâte. Je ne discernais pas bien tout cela. L’effort pour comprendre me fatiguait. « Ne finiront-ils donc pas par se tenir tranquilles ? » me demandais-je. Le calme, le silence, voilà ce qu’il me fallait. Il se rétablit enfin. Je refermai les yeux. Je souffrais moins dans le silence ; je pourrais dormir.

 

Bref, le coup était fait. Ils m’avaient battu comme un imbécile. Je gisais sur le chemin, la tête ensanglantée, et Rupert de Hentzau tenait la lettre de la Reine !

 

III

De retour à Zenda


Grâce au ciel ou à la bonne chance, ma vie ne dépendit pas d’un serment de Rupert de Hentzau. Les visions de mon cerveau troublé n’étaient que le reflet de la réalité, la lutte, puis la retraite et la fuite de mes agresseurs étaient loin d’être un rêve.

 

Aujourd’hui vit à Wintenberg, à l’aise et dans le bien-être, un brave garçon qui doit tout cela à ce que sa charrette vint par hasard à passer, avec trois ou quatre robustes compagnons, au moment où Rupert allait renouveler contre moi son assaut meurtrier. À la vue du groupe qui m’entourait, le bon voiturier et ses aides sautèrent à bas de leur véhicule et se jetèrent sur mes agresseurs. Ils voulaient me porter à un hôpital ; je refusai. Aussitôt que je me rendis compte de la situation, je répétai obstinément : « Le Lion d’Or ! Le Lion d’Or ! Vingt couronnes à qui me portera au Lion d’Or. »

 

Voyant que je savais où j’en étais et où je voulais aller, l’un ramassa mon sac, les autres me hissèrent dans la charrette et l’on partit pour se rendre à l’hôtel où m’attendait Rodolphe Rassendyll. La seule pensée que contînt ma tête fêlée, c’était de le rejoindre le plus tôt possible et de lui dire que j’avais été assez stupide pour me laisser voler la lettre de la Reine.

 

Il était là, debout sur le seuil de l’hôtel et paraissant m’attendre, quoiqu’il ne fût pas encore l’heure de notre rendez-vous. Lorsqu’on arrêta devant la porte, je vis sa haute et droite stature, ainsi que ses cheveux roux, à la lumière des lampes du vestibule. Par le Ciel ! j’éprouvai ce que doit ressentir un enfant perdu à la vue de sa mère ! Je lui tendis la main au-dessus de la barre de la charrette, en murmurant : « Je l’ai perdue ! »

 

Il tressaillit et se précipita vers moi. Puis se tournant vivement vers le conducteur :

 

« Monsieur est mon ami, dit-il. Confiez-le-moi. Je vous parlerai plus tard. »

 

Il attendit les bras tendus, pendant qu’on me soulevait hors de la charrette et me porta lui-même dans l’intérieur de l’hôtel. J’avais complètement repris mes sens et comprenais tout ce qui se passait. Il y avait une ou deux personnes dans le vestibule, mais M. Rassendyll ne prit pas garde à elles. Il me porta vivement au premier étage, dans un salon. Là, il me déposa dans un fauteuil et resta debout devant moi. Il souriait quoique ses yeux révélassent son inquiétude. Je répétai :

 

« Je l’ai perdue, » en le regardant d’un air désolé.

 

– Peu importe ! répliqua-t-il. Voulez-vous attendre pour tout m’expliquer, ou pouvez-vous parler ?

 

– Parler, oui, mais donnez-moi de l’eau-de-vie. »

 

Il m’en donna un peu mêlée à beaucoup d’eau, et je trouvai moyen de lui tout raconter. Quoique faible, j’avais l’esprit présent et je contai mon histoire en termes brefs, pressés, mais suffisamment clairs.

 

Il ne laissa rien paraître, tant que je ne parlai pas de la lettre. Alors son visage changea.

 

« Une lettre aussi ! s’écria-t-il avec un étrange mélange d’appréhension nouvelle et de joie inattendue.

 

– Oui, une lettre aussi ; elle a écrit une lettre et je l’ai perdue ainsi que le coffret : j’ai perdu les deux, Rodolphe ! Dieu m’assiste ! je les ai perdus tous deux, Rupert a la lettre ! »

 

Je suppose que le coup reçu m’avait enlevé mon énergie, car à ce moment, je ne fus plus maître de moi. Rodolphe s’approcha et me serra la main. Je me calmai et le regardai debout, absorbé dans ses pensées, caressant la courbe énergique de son menton rasé dont la forme décelait la volonté, et l’énergie.

 

Maintenant que j’étais de nouveau près de lui, il me semblait que je n’avais jamais été séparé de lui, comme si nous étions encore ensemble à Strelsau ou à Tarlenheim, traçant nos plans pour tromper Michel le Noir, envoyer Rupert de Hentzau où il devrait être et replacer le Roi sur son trône. Car M. Rassendyll, tel que je le voyais devant moi, n’était changé en rien depuis notre dernière rencontre, ni même depuis le temps où il régnait à Strelsau, si ce n’est que quelques cheveux blancs brillaient parmi les autres.

 

Ma pauvre tête endommagée me faisait cruellement souffrir. M. Rassendyll sonna deux fois et un homme court, trapu et d’âge moyen parut aussitôt. Il portait un complet d’écossais gris et présentait l’aspect soigné et respectable qui distingue les serviteurs anglais.

 

« James, dit Rodolphe, monsieur s’est blessé à la tête : soignez-le. »

 

James sortit. Quelques instants après, il revint avec de l’eau, une cuvette, des serviettes et des bandages. Il se baissa vers moi et se mit à laver, puis à panser très adroitement ma blessure.

 

Rodolphe marchait de long en large.

 

« Avez-vous fini, James ? demanda-t-il au bout de quelques instants.

 

– Oui, monsieur, répondit le valet de chambre, rassemblant les objets dont il s’était servi.

 

– Alors, des feuilles de télégraphe. »

 

James sortit et fut de retour en un instant avec ses feuilles.

 

« Soyez prêt quand je sonnerai, » lui dit Rodolphe. Et se tournant vers moi, il demanda : Êtes-vous mieux, Fritz ?

 

– Je peux vous écouter maintenant, répondis-je.

 

– Je vois dans leur jeu, reprit-il : l’un d’eux, Rupert ou ce Rischenheim, essaiera d’aborder le Roi avec la lettre. »

 

Je bondis sur mes pieds.

 

« C’est impossible ! Il ne le faut pas, » m’écriai-je, et je retombai dans mon fauteuil comme si un tisonnier de fer rouge m’eût traversé la tête.

 

« Ce n’est pas vous qui les en empêcherez, mon pauvre ami, reprit Rodolphe, souriant et me serrant la main. Ils ne s’en fieront pas à la poste. L’un d’eux exécutera lui-même l’entreprise, mais lequel ? »

 

Il se tenait en face de moi, le sourcil froncé, réfléchissant profondément. Je ne savais rien de ce qu’ils décideraient, mais il me semblait que Rischenheim irait voir le Roi, Il y avait danger pour Rupert à se montrer dans le royaume et il savait que l’on ne persuaderait pas facilement au Roi de le recevoir, quelque sensationnelle que fût la nature de l’affaire dont il prétendait vouloir entretenir Sa Majesté. D’autre part, on n’avait aucun grief connu contre Rischenheim, et son rang lui donnerait presque le droit d’obtenir promptement une audience. J’en conclus qu’il partirait avec la lettre ou, si Rupert ne consentait pas à s’en dessaisir, qu’il ferait un rapport au sujet de cette lettre.

 

« Ou bien ils feront une copie de la lettre, suggéra Rodolphe. Donc, l’un d’eux partira ce soir ou demain matin. »

 

De nouveau, j’essayai de me lever, car je brûlais de prévenir les conséquences de ma stupidité !

 

Rodolphe me rejeta sur le fauteuil en disant. « Non, non. » Puis il s’assit à la table et prit les feuilles de télégraphe.

 

« Je suppose que vous êtes convenu d’un chiffre avec Sapt ? me demanda-t-il.

 

– Oui ; écrivez la dépêche et je la traduirai en chiffre.

 

– Voici ce que j’ai écrit : « Document perdu. Ne le laissez approcher par personne, si possible. Télégraphiez qui fait une demande. » Je ne veux pas être plus clair, ajouta-t-il. Presque tous les chiffres peuvent être lus.

 

– Pas le nôtre, répondis-je.

 

– Eh bien ! cela suffit-il ? demanda Rodolphe, avec un sourire incrédule.

 

– Oui, je crois qu’il comprendra. »

 

Je transcrivis la dépêche en chiffre, pouvant à peine tenir la plume.

 

Rodolphe sonna et James parut aussitôt.

 

« Envoyez ceci, lui dit son maître.

 

– Les bureaux seront fermés, monsieur.

 

– James ! James !

 

– Très bien, monsieur ; mais il peut falloir une heure pour en faire ouvrir un.

 

– Je vous donne une demi-heure. Avez-vous de l’argent ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et maintenant, me dit Rodolphe, vous ferez bien de vous coucher. »

 

Je ne me rappelle pas ce que je répondis, car ma faiblesse me reprit et je me souviens seulement que Rodolphe lui-même m’aida à m’étendre dans son propre lit. Je dormis, mais je ne crois pas qu’il se reposa même sur le canapé, car m’étant éveillé une on deux fois, je l’entendis marcher de long en large. Vers le matin, je dormis profondément et j’ignore ce qu’il fit alors.

 

À huit heures, James entra et m’éveilla. Il me dit qu’un médecin serait à l’hôtel dans une demi-heure, mais que M. Rassendyll serait bien aise de me voir d’abord, pendant quelques minutes, si j’avais la force de m’occuper d’affaires. Je le priai d’appeler son maître immédiatement ; l’affaire ne pouvait pas souffrir de retard.

 

Rodolphe entra calme et serein. Le danger et la nécessité de l’effort agissaient sur lui comme un verre de bon vin sur un buveur émérite. Il était alors au-dessus de lui-même, avec toutes ses qualités mises en relief ; l’indolence qu’on pouvait lui reprocher aux heures tranquilles, disparaissait. Aujourd’hui, il y avait même quelque chose de plus, une sorte de rayonnement que j’ai vu parfois sur le visage d’un jeune amoureux quand celle qu’il aime paraît à l’entrée du bal. Il brillait dans les yeux de Rodolphe quand il s’approcha de mon lit – et peut-être bien ce rayonnement brillait-il aussi dans les miens aux jours où je faisais ma cour à Helga.

 

« Fritz, mon vieil ami, dit-il, voici la réponse de Sapt. Il est probable que les bureaux du télégraphe ont été mis en branle, à Zenda comme ici par James ! Et devinez ce qui s’est passé. Rischenheim a demandé une audience avant de quitter Strelsau. »

 

Je me soulevai sur mon coude. Il reprit :

 

« Vous comprenez. Il est parti lundi ; nous sommes à mercredi. Le Roi lui a accordé une audience pour vendredi à quatre heures. Donc…

 

– Ils comptaient réussir, m’écriai-je, et Rischenheim est Porteur de la lettre !

 

– Une copie, si je connais bien Rupert de Hentzau. Oui, le plan était bien tracé. J’admire son idée pour vous empêcher de trouver une voiture à la gare. Je vais télégraphier à Sapt de faire remettre l’audience si c’est possible, sinon d’éloigner le Roi de Zenda.

 

– Mais Rischenheim aura son audience tôt ou tard.

 

– Tôt ou tard ! Quelle différence entre ces deux cas ! » s’écria Rassendyll.

 

Il s’assit sur le lit près de moi et continua en termes vifs et décidés :

 

« Vous ne pourrez bouger d’un jour ou deux. Envoyez une dépêche à Sapt ; dites-lui de vous faire savoir ce qui se passe. Aussitôt que vous pourrez voyager, allez à Strelsau et informez aussitôt Sapt de votre arrivée. Nous aurons besoin de votre aide.

 

– Et qu’allez-vous faire ? » demandai-je en le dévisageant.

 

Il me regarda un instant ; sur son visage passait le reflet de sentiments divers : résolution, entêtement, mépris du danger je pus lire tout cela sur sa physionomie et aussi de la gaîté, une sorte d’amusement et, enfin, ce rayonnement dont j’ai déjà parlé. Il jeta dans la cheminée le bout de la cigarette qu’il venait de fumer et se leva du lit.

 

« Je vais à Zenda, dit-il.

 

– À Zenda ! m’écriai-je stupéfait.

 

– Oui, je retourne à Zenda, Fritz, mon vieux ! Par Jupiter ! je savais que le jour viendrait et le voilà venu.

 

– Mais pourquoi faire ?

 

– Je rejoindrai Rischenheim ou presque. S’il arrive là le premier, Sapt le fera attendre jusqu’à ce que j’y sois aussi, et s’il ne survient rien d’imprévu, il ne verra jamais le Roi. Oui, Si j’arrive à temps, il en sera ainsi. »

 

Il s’interrompit tout à coup en riant.

 

« Voyons, dit-il, ai-je donc perdu ma ressemblance ? Ne puis-je plus jouer le personnage du Roi ? Oui, si j’arrive à temps, Rischenheim aura son audience à Zenda et le Roi se montrera très gracieux pour lui et lui prendra la copie de la lettre. Il aura son audience au château de Zenda. N’en doutez pas. »

 

Il restait debout devant moi pour voir comment j’accueillerais son projet ; mais, stupéfait de son audace, je demeurai étendu et haletant.

 

La surexcitation de Rodolphe disparut aussi rapidement qu’elle s’était manifestée. Il redevint un Anglais froid, clairvoyant, un peu nonchalant, alluma une cigarette et reprit :

 

« Vous comprenez, ils sont deux, Rupert et Rischenheim. Vous ne pouvez remuer d’ici à un jour ou deux, c’est certain ; or, il faut que nous autres soyons deux en Ruritanie. Rischenheim fera la première tentative, mais s’il échoue, Rupert ne reculera devant rien pour arriver jusqu’au Roi. Qu’il le voie pendant cinq minutes et le mal est fait. Donc, il faut que Sapt tienne Rupert en échec pendant que je m’attacherai à Rischenheim. Dès que vous pourrez remuer, allez à Strelsau et faites savoir à Sapt où vous êtes.

 

– Mais si l’on vous voit, si l’on vous découvre ?

 

– Mieux vaut que ce soit moi qu’on découvre que de mettre le Roi au courant de la lettre de la Reine. »

 

Posant sa main sur mon bras, il ajouta :

 

« Si la lettre parvient au Roi, moi seul peux faire ce qu’il faudra. »

 

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire ; peut-être enlèverait-il la Reine plutôt que de la laisser seule, la lettre une fois connue ; il y avait encore une autre interprétation à laquelle moi, sujet fidèle, je n’osais me livrer. Cependant, je ne répondis pas, car avant tout et par dessus tout, j’étais le serviteur de la Reine. Mais je ne pus admettre qu’il nourrît de mauvais desseins contre le Roi.

 

« Allons, Fritz, s’écria-t-il, n’ayez pas l’air si sombre. Cette affaire-là n’est pas aussi considérable que l’autre dont nous sommes sortis à notre honneur. »

 

J’imagine que je ne paraissais pas encore assez convaincu, car il reprit avec un peu d’impatience :

 

« Quoi qu’il en soit, je pars. Bonté du ciel ! Mon cher, puis-je rester ici pendant que cette lettre est portée au Roi ? »

 

Je comprenais ses sentiments et savais qu’il comptait la vie pour peu de chose comparée à la nécessité de reprendre la lettre de la reine Flavie. Je cessai donc mes remontrances. Quand il vit que j’acquiesçais à son désir, toute ombre disparut de mon visage et nous discutâmes les détails de nos plans sans plus perdre de temps.

 

« Je laisserai James près de vous, me dit Rodolphe. Il vous sera très utile et vous pouvez avoir une confiance absolue en lui. Si vous désirez envoyer un message que vous n’osiez confier aux voies ordinaires, remettez-le-lui ; il saura le porter. Et puis, c’est un bon tireur. »

 

Il se leva pour sortir et ajouta :

 

« Je reviendrai avant de partir pour savoir ce que le médecin pense de vous. »

 

Je restai étendu, pensant, en homme malade de corps et d’esprit, aux dangers et aux terribles risques à courir, bien plus qu’aux espérances que la hardiesse du plan de M. Rassendyll aurait inspirées à un cerveau actif et sain.

 

Mes méditations furent interrompues par l’arrivée du médecin.

 

« Il ne faut pas penser à bouger d’ici à deux jours, dit-il, mais je crois qu’alors nous pourrons vous faire partir sans danger et bien tranquillement. »

 

Je le remerciai, il promit de revenir ; je murmurai quelque chose au sujet de ses honoraires.

 

« Oh ! merci ; tout cela est arrangé, dit-il. Votre ami, herr Schmidt, s’en est chargé et s’est montré fort généreux. »

 

Il sortait à peine lorsque mon ami « herr Schmidt », autrement dit Rodolphe Rassendyll, revint.

 

« Eh bien ! je pars, me dit Rodolphe.

 

– Mais où ?

 

– Pour cette même petite station où deux bons amis se séparèrent un jour de moi.

 

– Où irez-vous en quittant la station ?

 

– À Zenda, par la forêt. J’arriverai à la station demain soir mercredi, vers neuf heures. À moins que Rischenheim n’ait eu son audience avant le jour convenu, j’arriverai à temps.

 

– Comment vous aboucherez-vous avec Sapt ?

 

– Il nous faut laisser quelque chose au hasard.

 

– Dieu vous soit en aide, Rodolphe !

 

– Le Roi n’aura pas la lettre, Fritz. »

 

Nous échangeâmes une poignée de main en silence. Puis ce regard doux, quoique brillant, disparut dans ses yeux. Il les abaissa vers moi et me surprit le regardant avec un sourire qui, je le sais, ne manquait pas de bonté.

 

« Je n’avais jamais pensé la revoir, me dit-il. Maintenant, je l’espère, Fritz. Lutter avec ce garçon et la revoir, cela vaut la peine de vivre !

 

– Comment la verrez-vous ? »

 

Rodolphe se mit à rire et j’en fis autant. Il reprit ma main. Je crois qu’il désirait m’inoculer sa confiance et sa gaieté ; mais je ne pus pas répondre à la prière de ses yeux. Il y avait en lui ce qui ne pouvait être en moi : un grand désir, et l’espoir de le réaliser tout à coup diminuait en lui la notion du danger et bannissait l’appréhension. Il vit que je le devinais.

 

« Mais la lettre avant tout, reprit-il. Je pensais bien mourir sans la revoir ; je mourrai ainsi, s’il le faut, pour sauver la lettre.

 

– Je le sais, » répondis-je.

 

De nouveau, il me pressa la main. Comme il se détournait, James entra de son pas vif et silencieux.

 

« La voiture est avancée, monsieur.

 

– Soignez bien le comte, lui dit son maître, et ne le quittez que lorsqu’il vous renverra !

 

– Très bien, monsieur. »

 

Je me soulevai sur mon lit et prenant le verre de limonade que James m’apportait :

 

« À votre bonne chance ! m’écriai-je.

 

– Dieu le veuille ! » répondit-il.

 

IV

Un remous dans la douve.


Le soir du jeudi 16 octobre, le connétable de Zenda était de très mauvaise humeur. Il en est convenu depuis. Risquer le repos d’un palais pour recevoir le message d’un amoureux, ne lui avait jamais paru fort sage et il n’avait pu voir sans impatience le pèlerinage annuel de « cet absurde Fritz ». La lettre d’adieu avait été une folie de plus, avec des probabilités de catastrophe. Or, la catastrophe ou tout au moins sa possibilité se produisait. Le court et mystérieux télégramme de Wintenberg, qui disait si peu, disait au moins cela. Il lui ordonnait, et il ne savait même pas de qui venait l’ordre, de différer l’audience de Rischenheim et, s’il ne le pouvait, d’éloigner le Roi de Zenda ; on ne lui révélait pas pourquoi il devait agir de la sorte, mais il savait aussi bien que moi que Rischenheim était entièrement dans les mains de Rupert, et il ne pouvait manquer de deviner que quelque mésaventure avait eu lieu à Wintenberg, et que Rischenheim venait pour dire au Roi quelque chose que le Roi ne devait pas savoir. La tâche n’était pas aussi simple et facile qu’elle en avait l’air, car il ignorait où était Rischenheim et, par conséquent, ne pouvait l’empêcher de venir.

 

En outre, le Roi, avait été très content d’apprendre la prochaine visite du comte, car il désirait lui parler au sujet d’une certaine race canine que le comte élevait avec grand succès, tandis que Sa Majesté n’y pouvait réussir ; il avait donc déclaré que rien n’empêcherait la réception de Rischenheim. En vain, Sapt lui disait qu’on avait vu un gros sanglier dans la forêt, et qu’il pourrait compter sur une belle journée de chasse le lendemain.

 

« Je ne pourrai pas être de retour à temps pour recevoir Rischenheim, répondait le Roi.

 

– Votre Majesté serait rentrée au crépuscule, répliquait Sapt.

 

– Je serais trop fatigué pour causer et j’ai beaucoup à lui dire.

 

– Vous pourriez coucher au Rendez-vous de chasse, sire, et revenir le lendemain matin pour recevoir le comte.

 

– Je désire le voir aussitôt que possible. » Puis jetant à Sapt son regard de soupçon maladif, il ajouta :

 

« Pourquoi ne le verrais-je pas ?

 

– C’est dommage de manquer le sanglier, Sire, » fut tout ce que Sapt trouva comme argument.

 

Le Roi se montra indifférent.

 

« Au diable le sanglier ! s’écria-t-il. Je veux savoir comment Rischenheim s’y prend pour que la robe de ses chiens soit si belle. »

 

À ce moment, son domestique entra et tendit à Sapt un télégramme qu’il prit et mit dans sa poche.

 

« Lisez-le, » dit le Roi.

 

Il était près de dix heures ; il avait dîné et se préparait à s’aller coucher.

 

« Rien ne presse, Sire, répondit Sapt, craignant qu’il ne vînt de Wintenberg.

 

– Lisez-le, répéta le Roi avec humeur. C’est peut-être de Rischenheim. Peut-être annonce-t-il qu’il viendra plus tôt. Lisez, je vous prie. »

 

Sapt ne pouvait faire autrement ! Depuis quelque temps, il se servait de lunettes. Il fut long à les ajuster, se demandant ce qu’il ferait si le télégramme n’était pas de nature à être montré au Roi.

 

« Dépêchez-vous, dépêchez-vous, » reprit l’irritable souverain.

 

Sapt avait enfin ouvert l’enveloppe ; son visage exprimait à la fois le soulagement et la perplexité.

 

« Votre Majesté a deviné merveilleusement, dit-il en levant les yeux. Rischenheim sera ici demain matin à huit heures.

 

– Parfait ! s’écria le Roi. Il déjeunera avec moi à neuf et je monterai à cheval pour chasser le sanglier quand nous aurons terminé notre affaire.

 

– Très bien, Sire, » dit Sapt en mordant sa moustache.

 

Le Roi se leva en bâillant, souhaita le bonsoir au colonel et sortit sur ces mots : « Il doit avoir quelque secret pour ses chiens. »

 

« Que le diable emporte les chiens ! » s’écria Sapt dès que la porte se fut refermée sur Sa Majesté.

 

Mais le colonel n’était pas homme à accepter la défaite facilement. L’audience qu’il devait faire remettre était rapprochée. Le Roi qu’on lui avait enjoint d’éloigner de Zenda, ne voulait pas bouger avant d’avoir vu Rischenheim. Cependant, il y a bien des manières d’empêcher une entrevue. Il y a la fraude, et ce n’est pas faire injure à Sapt que d’avancer qu’il en avait essayé ; il y avait aussi la force, et le colonel sentait qu’il serait contraint d’employer l’une ou l’autre.

 

Et cependant, pensait-il avec un petit ricanement, le Roi sera furieux si quelque chose arrive à Rischenheim avant qu’il l’ait entretenu des chiens. »

 

Il se mit à se creuser la cervelle pour découvrir le moyen d’empêcher le comte d’obtenir l’audience qu’il désirait tant et de rendre au Roi le service que celui-ci désirait si fort. L’assassinat se présentait seul à son esprit, car une querelle et un duel ne le rassuraient pas, mais Sapt n’était pas Michel le Noir et n’avait pas à ses ordres une troupe de bandits prêts à enlever, sans provocation apparente, un gentilhomme de distinction.

 

« Je ne trouve rien, » murmura Sapt, quittant son fauteuil pour se rapprocher de la fenêtre, espérant peut-être, comme il arrive souvent, puiser des inspirations dans la fraîcheur de l’air.

 

Il était dans son appartement, dans cette chambre du nouveau château qui donne sur le fossé à la droite du pont-levis quand on fait face au vieux château ; c’était celle qu’avait occupée le duc Michel. Elle se trouvait presque en face de l’endroit où le grand conduit avait fait communiquer la fenêtre du cachot du Roi avec les eaux de la douve. Le pont était baissé, car la paix était revenue à Zenda ; le conduit avait disparu, et la fenêtre du cachot, quoique toujours grillée, était découverte. La nuit était claire et belle et l’eau tranquille brillait capricieusement selon que la lune à demi pleine émergeait des nuages ou en était cachée. Sapt regardait d’un air sombre, frappant de ses doigts la pierre du rebord. L’air frais était bien là, mais il n’apportait pas la moindre idée. Tout à coup, le connétable se pencha au dehors avançant la tête à droite et à gauche aussi loin que possible vers la douve. Ce qu’il avait vu ou cru voir, est chose fort ordinaire à la surface de l’eau : de larges remous circulaires comme en peuvent produire une pierre qu’on jette ou un poisson qui saute. Mais Sapt n’avait pas jeté de pierre et les rares poissons des douves ne sautaient pas à cette heure. La lumière étant derrière Sapt, dessinait sa forme en hardi relief. Les appartements royaux donnaient de l’autre côté. Il n’y avait pas de lumières aux fenêtres du côté le plus proche du pont, on en voyait encore quelques-unes au delà, dans les logis des gardes et dans les offices. Sapt attendit que le remous cessât. Puis il entendit un bruit des plus faibles, comme si un grand corps se laissait tomber très doucement dans l’eau. Un instant après, droit devant lui, la tête d’un homme apparut.

 

« Sapt ! » dit une voix basse, mais distincte.

 

Le vieux colonel tressaillit et posant ses deux mains sur le rebord de la fenêtre, se pencha de telle sorte qu’il semblait en danger de perdre l’équilibre.

 

« Vite ! au rebord de pierre, de l’autre côté, vous savez bien, » dit la voix ; et la tête se détourna.

 

En quelques brassées vives et silencieuses, l’homme traversa la douve et se trouva caché dans le triangle d’ombre formé par la muraille du vieux château.

 

Sapt le suivait du regard, à moitié paralysé par l’étonnement subit d’entendre cette voix parvenir jusqu’à lui, au milieu du profond silence de la nuit. Car le Roi était couché, et qui possédait cette voix, excepté le Roi et un autre ?

 

Alors, maudissant sa lenteur, il se détourna : il se hâta de traverser la chambre. En un instant, il fut dans le corridor ; mais, là il tomba dans les bras du jeune Bernenstein, l’officier des gardes qui faisait sa ronde. Sapt le connaissait et avait confiance en lui, car il avait été avec nous pendant le siège de Zenda, lorsque Michel le Noir tenait le Roi captif, et il portait sur lui des marques laissées par les bandits de Rupert de Hentzau. Il était à ce moment lieutenant des cuirassiers de la garde royale. Il remarqua l’aspect de Sapt, car il s’écria :

 

« Quelque accident, monsieur ?

 

– Bernenstein, mon enfant, tout va bien dans cette partie du château. Allez sur le devant et, par le diable ! restez-y ! »

 

Assez naturellement, l’officier ouvrit de grands yeux. Sapt lui saisit le bras.

 

« Non ! Restez ici. Placez-vous à la porte qui conduit aux appartements royaux. Restez-y et ne laissez passer personne. Vous comprenez ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Et quoi que vous entendiez, ne vous retournez pas. »

 

L’ahurissement de Bernenstein augmentait, mais Sapt était connétable et sur lui reposait l’entière responsabilité de Zenda et de tout ce que Zenda renfermait.

 

« Très bien, monsieur, » dit-il.

 

Avec un geste de soumission et tirant son épée, il resta debout devant la porte ; s’il ne pouvait pas comprendre, il pouvait obéir.

 

Sapt courut à la grille qui conduisait au pont et le traversa rapidement. Puis se détournant et le visage au mur, il descendit les marches qui aboutissaient à une dalle en saillie à six ou huit pouces au-dessous de l’eau. Lui aussi était alors dans l’ombre, mais il savait qu’un homme de haute taille, plus grand que lui, était là, debout, et il sentit tout à coup qu’on lui saisissait la main. Rodolphe Rassendyll était là en caleçon et chaussettes mouillés.

 

« Est-ce vous ! murmura Sapt.

 

– Oui, répondit Rodolphe. J’ai nagé depuis l’autre côté jusqu’ici, puis j’ai jeté une pierre, mais je n’étais pas sûr que vous m’eussiez entendu et comme je n’osais pas appeler, j’ai suivi la pierre. Tenez-moi un instant pendant que je mets ma culotte. Je ne voulais pas mouiller mes vêtements et je les ai portés en un paquet. Tenez-moi ferme, ça glisse.

 

– Au nom du Ciel ! Qu’est-ce qui vous amène ici ? demanda Sapt tout bas, en le tenant par le bras.

 

– Le service de la Reine. Quand Rischenheim doit-il venir ?

 

– Demain matin, à huit heures.

 

– Diable ! c’est plus tôt que je ne pensais. Et le Roi ?

 

– Est ici et bien décidé à le voir. Impossible de le faire changer d’idée. »

 

Il y eut un moment de silence. Rassendyll passait sa chemise.

 

« Donnez-moi la jaquette et le gilet, dit-il. Je me sens diablement humide là‑dessous.

 

– Vous vous sécherez bien vite, grogna Sapt. Le mouvement ne vous manquera pas.

 

– J’ai perdu mon chapeau.

 

– Il me semble que vous avez perdu la tête aussi.

 

– Vous me retrouverez l’un et l’autre, n’est-ce pas, Sapt ?

 

– En tout cas, je voudrais bien vous trouver une tête mieux équilibrée que la vôtre, gronda le connétable.

 

– Mes bottes, maintenant, et je suis prêt. » Il ajouta vivement : « Le Roi a-t-il vu Rischenheim, ou reçu de ses nouvelles ?

 

– Ni l’un ni l’autre, si ce n’est par mon entremise.

 

– Alors, pourquoi désire-t-il tant le voir ?

 

– Pour découvrir le secret de donner aux chiens un poil soyeux.

 

– Êtes-vous sérieux ? Je ne peux pas voir si vous plaisantez.

 

– Absolument sérieux.

 

– Tout va bien alors. Porte-t-il sa barbe, maintenant ?

 

– Oui.

 

– Le diable l’emporte ! Ne pouvez-vous me conduire quelque part pour causer ?

 

– Mais enfin, pourquoi êtes-vous ici ?

 

– Pour rencontrez Rischenheim.

 

– Pour rencontrer…

 

– Oui, Sapt. Il a une copie de la lettre de la Reine. »

 

Sapt tourmenta sa moustache.

 

« J’ai toujours dit que cela arriverait, » dit-il d’un ton satisfait.

 

Il était inutile de le dire, mais il eût été plus qu’humain s’il ne l’avait pas pensé.

 

« Où pouvez-vous me conduire ? demanda Rodolphe avec impatience.

 

– Dans toute chambre ayant une porte et une serrure, répliqua le vieux Sapt. Je commande ici et quand je dis : on n’entre pas… on reste dehors, voilà tout.

 

– Pas le Roi.

 

– Le Roi est couché. Venez. » Et le connétable mit le pied sur la plus basse marche.

 

« Y a-t-il encore ici quelqu’un debout ? demanda Rodolphe en lui prenant le bras.

 

– Bernenstein ; mais il nous tournera le dos.

 

– Votre discipline est toujours bonne, colonel ?

 

– Assez bonne par le temps qui court, Majesté, » grogna Sapt, comme il atteignait le niveau du pont.

 

Ils le traversèrent, et entrèrent au château. Il n’y avait dans le corridor que Bernenstein dont le large dos défendait l’entrée des appartements royaux.

 

« Entrez là, murmura Sapt, en désignant la porte de la chambre d’où il était sorti.

 

– Parfait, » dit Rodolphe.

 

La main de Bernenstein se crispa, mais il ne détourna pas les yeux. La discipline régnait au château de Zenda.

 

Mais juste au moment où Sapt mettait le pied sur le seuil, la porte que gardait Bernenstein s’ouvrit vivement, quoique sans bruit. Aussitôt, l’épée de Bernenstein fut levée. Un juron étouffé de Sapt, un sursaut de Rodolphe, l’épée de Bernenstein retomba. À la porte paraissait la reine Flavie tout en blanc. Son visage devint aussi pâle que sa robe, car son regard était tombé sur Rassendyll. Tous quatre restèrent un instant immobiles, puis Rodolphe, près de Sapt, repoussa le robuste Bernenstein (qui n’avait toujours pas tourné la tête) et, tombant à genoux, il prit la main de la Reine et la baisa. Bernenstein pouvait voir maintenant sans tourner la tête, et si la surprise tuait, il fût mort sur le coup. Les lèvres entr’ouvertes, il chancela et dut s’appuyer au mur, car le Roi était couché et portait sa barbe, et pourtant le Roi était là, le visage rasé, tout habillé et baisait la main de la Reine qui le contemplait avec un mélange de stupéfaction, de crainte et de joie. Un soldat doit être prêt à tout, mais en vérité, l’ahurissement du jeune Bernenstein avait droit à l’indulgence.

 

Par le fait, il n’y avait rien d’étrange à ce que la Reine désirât voir le vieux Sapt ce soir-là et eût deviné où elle le trouverait probablement, car elle lui avait demandé trois fois s’il avait reçu des nouvelles de Wintenberg et trois fois il lui avait répondu évasivement.

 

Prompte à prévenir le mal et ayant conscience du défi jeté au hasard par sa lettre, elle avait résolu de savoir si vraiment il y avait des raisons de s’alarmer et avait quitté ses appartements pour venir trouver le connétable. Ce qui la remplissait à la fois d’une terreur et d’une joie presque intolérables, c’était l’apparition de Rodolphe en chair et en os, et non plus en de tristes rêves pleins de désirs déçus ; c’était de sentir ses lèvres sur sa main.

 

Les amoureux ne se soucient ni du temps, ni du danger, mais Sapt n’oubliait ni l’un ni l’autre et, sans tarder, il leur montra d’un geste impérieux la porte de sa chambre. La Reine obéit et Rodolphe la suivit.

 

« Ne laissez entrer personne et pas un mot à qui que ce soit, » dit tout bas Sapt à Bernenstein qui resta dehors. Le jeune homme encore assez effaré, sut néanmoins comprendre l’expression des yeux du connétable et y lire qu’il devait sacrifier sa vie plutôt que de laisser ouvrir cette porte ; donc, l’épée haute, il se mit en sentinelle.

 

Il était onze heures lors de l’arrivée de la Reine. Minuit sonnait à la grosse horloge du château, lorsque Sapt reparut. Il n’avait pas tiré son épée, mais il tenait un revolver. Après avoir fermé la porte, il se mit à parler à Bernenstein à voix basse et à mots pressés. Le jeune homme l’écoutait avec une attention profonde. Au bout de huit ou dix minutes, Sapt s’arrêta, puis ajouta : Vous comprenez maintenant ?

 

– Oui, c’est merveilleux, répondit le lieutenant oppressé.

 

– Bah ! fit Sapt ; rien n’est merveilleux ; certaines choses sont singulières. »

 

Bernenstein peu convaincu, protesta d’un haussement d’épaules.

 

« Eh bien ? demanda Sapt, en le regardant fixement.

 

– Je mourrais pour la Reine, monsieur, répondit-il en rapprochant ses talons comme pour la parade.

 

– Très bien ! dit Sapt. Alors écoutez-moi ; et il reprit son discours. Bernenstein lui adressait de temps en temps un signe d’intelligence.

 

« Vous le trouverez à la grille et vous l’amènerez ici tout droit. Il ne doit pas aller ailleurs, vous me comprenez ?

 

– Parfaitement, colonel, répliqua Bernenstein en souriant.

 

– Le Roi sera dans cette pièce… le Roi… vous savez qui est le Roi ?

 

– Parfaitement, colonel.

 

– Et quand l’entrevue sera terminée et que nous irons déjeuner…

 

– Oui, colonel, je sais qui sera le Roi alors.

 

– Bien. Mais nous ne lui ferons aucun mal à moins que…

 

– Ce ne soit nécessaire.

 

– Précisément. »

 

Sapt se détourna en poussant un léger soupir. Bernenstein était un élève fort intelligent, mais toutes ces explications avaient épuisé le colonel. Il frappa doucement à la porte. La voix de la Reine le pria d’entrer. De nouveau, Bernenstein se trouva seul dans le corridor, réfléchissant à tout ce qu’il venait d’entendre et au rôle qu’il aurait à jouer. Il releva la tête fièrement et non sans cause. Le service demandé paraissait si important et l’honneur si grand, qu’il aurait volontiers donné sa vie pour faire ce qu’on attendait de lui. Ce serait une mort plus belle que celle de ses rêves de soldat.

 

À une heure, Sapt sortit.

 

« Allez vous coucher jusqu’à six heures, dit-il à Bernenstein.

 

– Je n’ai pas envie de dormir.

 

– Non, mais vous en aurez envie à huit heures, si vous ne dormez pas maintenant.

 

– La Reine va-t-elle sortir, colonel ?

 

– Dans une minute, lieutenant.

 

– Je serais heureux de lui baiser la main.

 

– S’il vous convient d’attendre un quart d’heure ? répliqua Sapt avec un sourire.

 

– Vous aviez dit une minute, monsieur. Et la Reine aussi, » répondit le connétable.

 

Néanmoins, le quart d’heure s’écoula avant que Rodolphe ouvrît la porte et que la Reine parût sur le seuil. Elle était très pâle et l’on voyait qu’elle avait pleuré, mais il y avait du bonheur dans ses yeux et son maintien était ferme. Aussitôt qu’il l’aperçut, Bernenstein ploya le genou, prit sa main et la porta à ses lèvres.

 

« Jusqu’à la mort, Madame, dit-il d’une voix tremblante.

 

– Je le savais, monsieur, » répondit-elle gracieusement. Puis les regardant tous trois : « Messieurs, reprit-elle, mes serviteurs et chers amis, sur vous et sur Fritz, blessé à Wintenberg, reposent mon honneur et ma vie, car je ne vivrai pas si ma lettre arrive jusqu’au Roi.

 

– Le Roi ne la verra pas, Madame, » répondit le colonel Sapt.

 

Il lui prit la main et la caressa avec une gaucherie douce. Elle la tendit de nouveau au jeune Bernenstein en signe de faveur. Alors, tous deux saluèrent militairement, et elle passa, suivie de Rodolphe qui l’accompagna jusqu’au bout du corridor. Là, ils s’arrêtèrent un instant. Les autres se détournèrent et ne la virent pas saisir la main de Rassendyll et la couvrir de baisers. Il essaya de la retirer, car il ne jugeait pas convenable qu’elle lui baisât la main, mais il semblait qu’elle ne pût s’en détacher. Enfin, les yeux toujours fixés sur ceux de Rodolphe, elle rentra chez elle à reculons et il ferma la porte derrière elle.

 

« Maintenant, aux affaires sérieuses, » dit Sapt, et Rodolphe sourit. Il rentra chez le colonel, qui se rendit chez le Roi pour demander au médecin de service si Sa Majesté dormait bien. Rassuré sur ce point, il passa chez le serviteur de la chambre et, sans égard pour son sommeil, commanda le déjeuner de Sa Majesté et du comte de Luzau-Rischenheim pour neuf heures précises, dans la pièce qui donne sur l’avenue conduisant à l’entrée du nouveau château. Cela fait, il retourna dans la chambre où était Rodolphe, porta une chaise dans le corridor, s’y assit le revolver à la main et s’endormit. Le jeune Bernenstein, subitement indisposé, s’était couché et le connétable le remplaçait. Telle serait la légende, s’il en était besoin. Ainsi s’écoulèrent les heures de deux à six, ce matin-là, au château de Zenda. À six heures, le connétable s’éveilla et frappa à la porte. Rodolphe Rassendyll l’ouvrit.

 

« Bien dormi ? demanda Sapt.

 

– Pas une seconde, répliqua Rodolphe gaiement.

 

– Je vous aurais cru plus énergique.

 

– Ce n’est pas le manque d’énergie qui m’a tenu éveillé, » répondit Rodolphe.

 

Sapt haussa les épaules d’un air de pitié et regarda autour de lui. Les rideaux de la fenêtre étaient à moitié tirés, la table rapprochée du mur et le fauteuil placé dans l’ombre, tout près des rideaux.

 

« Il y a amplement de la place pour vous derrière, dit Rodolphe, et quand Rischenheim sera assis en face de moi, vous pourrez mettre le canon de votre pistolet près de sa tête, rien qu’en étendant la main. Et naturellement, je pourrai en faire autant.

 

– Oui, cela paraît bien arrangé, répondit Sapt avec un signe d’approbation.

 

– Et la barbe ?

 

– Bernenstein doit lui dire que vous vous êtes fait raser ce matin.

 

– Le croira-t-il ?

 

– Pourquoi pas ? Dans son propre intérêt il fera bien de croire tout.

 

– Et s’il nous faut le tuer ?

 

– Nous n’aurions qu’à nous enfuir. Le Roi serait furieux.

 

– A-t-il donc de l’amitié pour lui ?

 

– Vous oubliez ! Il veut s’éclairer au sujet des chiens.

 

– C’est vrai ! Vous serez à votre place à l’heure dite ?

 

– Bien entendu. »

 

Rodolphe Rassendyll fit un tour dans la chambre.

 

Il était facile de voir que les événements de la nuit l’avaient troublé. Les pensées de Sapt suivaient une direction différente.

 

« Quand nous en aurons fini avec cet individu, dit-il, il nous faudra trouver Rupert. »

 

Rodolphe tressaillit.

 

« Rupert ? Rupert ? C’est vrai. J’oubliais. Naturellement il nous faudra le trouver, » répondit-il d’un air distrait.

 

Le visage de Sapt exprimait le dédain. Il savait que Rodolphe n’avait pensé qu’à la Reine ; mais sa réponse, si toutefois il songeait à en formuler une, fut arrêtée par l’horloge qui sonnait sept heures.

 

« Il sera ici dans une heure, dit-il.

 

– Nous sommes prêts à le recevoir, » répondit Rodolphe.

 

À l’idée d’agir, son front se rassérénait et ses yeux redevenaient brillants. Lui et le vieux Sapt se regardèrent et sourirent.

 

« Comme autrefois, n’est-ce pas, Sapt ?

 

« Oui, Sire, comme sous le règne du bon roi Rodolphe. »

 

C’est ainsi qu’ils se préparaient à recevoir le comte de Luzau-Rischenheim, pendant que ma maudite blessure me retenait prisonnier à Wintenberg. C’est encore un chagrin pour moi de n’avoir su que par leur récit ce qui se passa ce matin-là et de n’avoir pas eu l’honneur d’y prendre part. Pourtant, Sa Majesté la Reine ne m’oublia pas et se rappela que je n’aurais pas été inactif, si la fortune l’eût permis. En vérité, j’aurais agi, et avec ardeur.

 

V

Une audience du Roi.


Arrivé à ce point de l’histoire que j’ai entrepris de raconter, j’ai presque envie de déposer ma plume et de ne pas dire comment, du moment où M. Rassendyll revint à Zenda, la chance, nous entraîna dans une sorte de tourbillon, nous portant où nous ne voulions pas aller, nous poussant toujours à de nouvelles entreprises, nous inspirant une audace qu’aucun obstacle n’arrêtait et un dévouement pour la Reine et pour l’homme qu’elle aimait, qui effaçait tout autre sentiment. Quant à moi, je renoncerais à ce récit, de crainte qu’un seul mot pût nuire à celle que je sers, si je n’écrivais par son ordre, afin qu’un jour, dans la suite des temps, tout soit connu véridiquement. Quant à eux, ce n’est pas à nous de les juger ; elle, nous la servions ; lui, nous l’avions servi. Elle était notre Reine ; nous en voulions au ciel qu’il ne fût pas notre Roi. Le pire qui arriva, ne fut ni le résultat de notre action ni, en vérité, la réalisation de nos espérances. Ce fut un coup de foudre lancé avec insouciance par la main de Rupert, entre une malédiction et un éclat de rire et qui nous empêtra plus étroitement que jamais dans le filet des circonstances. Puis naquit en nous ce désir étrange et irrésistible dont je parlerai plus tard et qui nous remplit de zèle pour atteindre notre but et pour contraindre M. Rassendyll lui-même à entrer dans la voie que nous avions choisie. Guidés par cette étoile, nous nous hâtâmes dans les ténèbres, jusqu’à ce qu’enfin, devenues plus profondes, elles arrêtassent nos pas. Comme elle et comme lui, nous devons être jugés.

 

Donc j’écrirai, mais simplement et brièvement, disant tout ce que je dois dire, mais pas davantage, essayant toutefois de donner le tableau vrai de cette époque et de conserver aussi longtemps que possible le portrait de l’homme dont je n’ai pas connu le pareil. Cependant, j’ai toujours la crainte que ne réussissant pas à le montrer tel qu’il était, je ne réussisse pas davantage à faire comprendre comment son ascendant sur nous tous en vint à faire de sa cause le droit en toutes choses, et du désir de le voir assis à la place qui nous semblait devoir être la sienne, notre plus ardente ambition. Car il parlait peu et sans emphase, mais toujours pour aller droit au but. Et il ne demandait rien pour lui-même. Cependant, sa parole et ses yeux allaient droit au cœur des hommes et des femmes, de telle sorte qu’ils n’avaient plus qu’une pensée : Consacrer leur vie à son service. Est-ce que je divague ? En ce cas, Sapt divaguait aussi, car Sapt joua le premier rôle en toute l’affaire.

 

À huit heures moins dix, le jeune Bernenstein, très soigneusement et élégamment vêtu, se posta à l’entrée principale du château. Il avait un air d’assurance qui devint presque agressif pendant qu’il passait et repassait devant la sentinelle immobile. Il n’eut pas à attendre longtemps. Au coup de huit heures, un cavalier très bien monté, mais sans aucune suite, s’engagea dans la grande avenue carrossable. Bernenstein s’écria : « Ah ! c’est le comte, » et courut au devant lui. Rischenheim mit pied à terre en tendant la main au jeune officier.

 

« Mon cher Bernenstein ! dit-il, car ils se connaissaient bien.

 

– Vous êtes exact, mon cher Rischenheim, et cela se trouve bien, car le Roi vous attend très impatiemment.

 

– Je ne m’attendais pas à le trouver levé si tôt, répondit Rischenheim.

 

– Levé ! Mais il l’est depuis deux heures. En vérité, il nous fait passer un quart d’heure du diable ! Soyez prudent avec lui, mon cher comte, car il est dans une de ses humeurs difficiles ; par exemple… Mais je ne veux pas vous retenir ; suivez-moi.

 

– Mais d’abord, je vous en prie, dites-moi de quoi il s’agit ; autrement je pourrais dire quelque chose de maladroit.

 

– Eh bien ! il s’est éveillé à six heures et quand le barbier est arrivé pour donner ses soins à sa barbe, il y a trouvé… Combien croyez-vous ? sept poils blancs. Le Roi se mit en fureur. « Rasez-la, dit-il, rasez-la ! Je ne veux pas avoir une barbe grise ; rasez-la ! » Que voulez-vous ? Un homme a le droit de se faire raser ; à plus forte raison, un Roi. Donc, il n’a plus de barbe.

 

– Sa barbe !

 

– Sa barbe, mon cher comte. Alors, après avoir remercié le ciel de ne plus l’avoir et déclaré qu’il paraissait rajeuni de dix ans, il s’écria : « Le comte de Luzau-Rischenheim déjeune aujourd’hui avec moi. Qu’y a-t-il pour le déjeuner ? » Et il fit lever le chef et… mais par le ciel ! je me ferai une mauvaise affaire, si je reste ici à bavarder. Il vous attend très impatiemment. Venez vite. » 

 

Et Bernenstein, passant son bras sous celui du comte, le fit entrer rapidement dans le château.

 

Le comte Luzau était un jeune homme ; il n’était pas plus expérimenté dans ces sortes d’affaires que Bernenstein lui-même, et l’on ne saurait dire qu’il s’y montrât aussi apte. Il était positivement pâle ce matin-là ; il paraissait inquiet et ses mains tremblaient. Il ne manquait pas de courage, mais de cette qualité plus rare, le sang-froid et l’aplomb, ou peut-être la honte de sa mission ébranlait son système nerveux. Remarquant à peine où il allait, il permit à Bernenstein de le conduire vite et directement à la chambre où se trouvait Rodolphe Rassendyll, ne doutant pas qu’on le conduisît en présence du Roi.

 

« Le, déjeuner est commandé pour neuf heures, lui dit Bernenstein, mais il désire vous voir auparavant.

 

– Il a quelque chose d’important à vous dire et peut-être en est-il de même pour vous ?

 

– Moi ? Oh ! non ! Une petite affaire, mais secrète et personnelle.

 

– Parfaitement ! Parfaitement. Oh ! je ne vous interroge pas, mon cher comte.

 

– Trouverai-je le Roi seul ? demanda Rischenheim avec inquiétude.

 

– Je ne crois pas qu’il y ait personne auprès de lui, non, je ne le crois pas, » répondit Bernenstein d’un ton rassurant et grave.

 

Ils étaient arrivés à la porte. Bernenstein s’arrêta.

 

« J’ai l’ordre d’attendre au dehors, jusqu’à ce que Sa Majesté me fasse appeler, dit-il à voix basse, comme s’il craignait que l’irritable souverain ne l’entendît. Je vais ouvrir la porte et vous annoncer.

 

– Je vous en prie, maintenez-le en belle humeur, dans notre intérêt à tous. » Sur ce, il ouvrit la porte toute grande en annonçant à haute voix : « Le comte de Luzau-Rischenheim a l’honneur de se présenter à Votre Majesté. » Puis il referma promptement la porte et resta dehors, immobile, sauf un instant pour sortir son revolver et l’examiner soigneusement.

 

Le comte s’approcha en saluant très bas et s’efforçant de cacher son agitation évidente. Il vit le Roi dans son fauteuil. Le Roi portait un vêtement, de tweed brun (légèrement froissé après les péripéties de la nuit précédente), son visage était tout à fait dans l’ombre, mais Rischenheim put voir que sa barbe avait en effet disparu. Le Roi lui tendit la main et lui fit signe de s’asseoir sur une chaise placée juste en face de lui, à un pied environ des rideaux de la fenêtre.

 

« Je suis charmé de vous voir, comte, » dit le Roi.

 

Rischenheim leva les yeux. La voix de Rodolphe avait été autrefois si semblable à celle du Roi, que personne n’aurait pu distinguer une différence, mais depuis un an oui deux, celle du Roi était devenue plus faible et Rischenheim parut frappé de la vigueur du ton qu’il entendait. Comme il levait les yeux, il y eut un léger mouvement dans les rideaux près de lui ; il cessa, le comte ne manifestant plus de soupçon, mais Rodolphe avait remarqué son étonnement et lorsqu’il parla de nouveau, ce fut d’une voix plus basse.

 

« Très charmé, poursuivit-il, car je suis agacé plus que je ne saurais dire, au sujet de ces chiens. Impossible de donner à leur poil le brillant que je voudrais, tandis que les vôtres sont magnifiques. Nous avons tout essayé en vain.

 

– Vous êtes trop bon, Sire, mais je me suis hasardé à solliciter une audience afin de…

 

– Positivement, il faut me dire comment vous vous y prenez avec vos chiens et cela avant que Sapt vienne, car je veux être seul à le savoir.

 

– Votre Majesté attend le colonel Sapt ?

 

– Dans vingt minutes environ, » répondit le Roi en regardant la pendule placée sur la cheminée. Dès lors, Rischenheim brûla du désir de communiquer son message avant que Sapt parût.

 

« Les robes de vos chiens croissent si bien, reprit le Roi…

 

– Mille pardons, Sire, mais…

 

– Leur poil est si long et si soyeux que je désespère…

 

– J’ai à vous communiquer un message des plus urgents et des plus importants, » continua Rischenheim au supplice.

 

Rodolphe se renversa sur le dossier de son fauteuil, d’un air agacé.

 

« Eh bien ! s’il le faut, il le faut. Qu’est-ce que cette grosse affaire, comte ? Finissons-en, et ensuite vous pourrez me parler des chiens. »

 

Rischenheim jeta un regard autour de la chambre ; les rideaux ne bougeaient pas. Le Roi caressait de la main gauche son menton sans barbe ; la droite était cachée sous la petite table qui le séparait de son hôte.

 

« Sire, mon cousin, le comte de Hentzau, m’a confié un message…

 

– Je ne veux avoir aucun rapport direct ou indirect avec le comte de Hentzau, répliqua le Roi.

 

– Pardonnez-moi, Sire, pardonnez-moi. Un document d’importance capitale pour Votre Majesté est tombé dans ses mains.

 

– Le comte de Hentzau, monsieur le comte, a encouru mon plus profond déplaisir.

 

– Sire, c’est dans l’espoir d’expier ses fautes qu’il m’a envoyé ici aujourd’hui. Il s’agit d’une conspiration contre l’honneur de Votre Majesté.

 

– Une conspiration de qui, monsieur le comte, demanda Rodolphe, d’un ton froid et peu convaincu.

 

– Une conspiration ourdie par ceux qui touchent de très près à Votre Majesté et occupent le premier rang dans son affection.

 

– Nommez-les.

 

– Sire, je n’ose pas. Vous ne me croiriez pas. Mais Votre Majesté croira une preuve écrite.

 

– Montrez-la moi.

 

– Sire, j’en ai seulement une copie…

 

– Oh ! une copie ! monsieur le comte ! ceci d’un ton dédaigneux.

 

– Mon cousin a l’original et l’enverra sur l’ordre de Votre Majesté. La copie d’une lettre de Sa Majesté la…

 

– De la Reine ?

 

– Oui, Sire. Elle est adressée à… »

 

Rischenheim s’arrêta.

 

« Eh bien ! monsieur le comte, à qui ?

 

– À un M. Rodolphe Rassendyll. »

 

Rodolphe joua très bien soit rôle. Il n’affecta pas l’indifférence, et sa voix trembla lorsqu’il tendit la main et demanda dans un murmure étouffé :

 

« Donnez-la moi ; donnez-la moi. »

 

Les yeux de Rischenheim étincelèrent, son coup avait porté, fixé l’attention, fait oublier les chiens et leur robe. Évidemment, il avait éveillé les soupçons et la jalousie du Roi. Il reprit :

 

« Mon cousin a jugé de son devoir de soumettre la lettre à Votre Majesté. Il l’a obtenue…

 

– Malédiction ! que m’importe comment il se l’est procurée. »

 

Rischenheim déboutonna son habit et son gilet. On aperçut un revolver passé dans une ceinture qui entourait sa taille. Il défit la patte d’une poche dans la doublure de son gilet et commença à en tirer une feuille de papier. Mais Rodolphe, si grand que fût son empire sur lui-même, n’était pourtant qu’un homme. Quand il vit le papier, il se pencha en avant et se leva à moitié de son siège. Il en résulta que son visage dépassa l’ombre du rideau, que la vive lumière matinale tomba en plein sur lui. En retirant le papier de sa poche, Rischenheim leva les yeux. Il vit le visage qui le dévorait du regard ; ses yeux rencontrèrent ceux de Rassendyll. Il fut saisi d’un soupçon subit, car le visage, bien qu’étant celui du Roi dans tous ses traits, exprimait une résolution sévère et révélait une vigueur qui n’appartenait pas au Roi. En cet instant, la vérité, ou une lueur de la vérité, traversa son cerveau comme un éclair. Il poussa un cri étouffé ; d’une main il froissa le papier ; l’autre se porta vivement sur son revolver. Mais il était trop tard. La main gauche de Rodolphe enferma la sienne et le papier dans une étreinte de fer ; le revolver de Rodolphe était posé sur sa tempe et un bras sortait du rideau tenant le canon d’un autre revolver en plein devant ses yeux, tandis qu’une voix ironique disait :

 

« Vous ferez bien de prendre la chose tranquillement, » et Sapt se montra.

 

Rischenheim resta muet devant cette transformation subite de l’entrevue. Il semblait ne pouvoir plus faire qu’une seule chose : dévisager Rodolphe Rassendyll. Sapt ne perdit pas de temps ; il arracha au comte son revolver et le plongea dans sa propre poche.

 

« Maintenant, prenez le papier, » dit-il à Rodolphe ; et son revolver tint Rischenheim immobile pendant que Rodolphe lui enlevait le précieux document.

 

« Voyez si c’est bien le bon. Non, ne le lisez pas en entier pour le moment. Est-ce bien celui qu’il nous faut ?

 

– Oui.

 

– À la bonne heure ! à présent, remettez votre revolver sur sa tempe ; je vais le fouiller. Levez-vous, monsieur. »

 

Ils forcèrent le comte à obéir et Sapt le soumit à une perquisition qui mit à néant toute possibilité de cacher une seconde copie ou tout autre document. Cela fait, ils lui permirent de se rasseoir ; ses yeux semblaient fascinés par Rodolphe Rassendyll.

 

« Cependant, je crois que vous m’avez déjà vu, dit Rodolphe en souriant. Il me semble me souvenir de vous comme d’un jeune garçon de Strelsau quand j’y étais. Voyons, monsieur, dites-nous maintenant où vous avez laissé votre cousin ? »

 

Leur plan était d’apprendre où était Rupert et de lui courir sus dès qu’ils auraient disposé de Rischenheim.

 

Mais comme Rodolphe parlait, on frappa violemment à la porte. Rodolphe se leva précipitamment pour l’ouvrir. Sapt et son revolver restèrent à leur place. Bernenstein était sur le seuil, la bouche ouverte.

 

« Le valet de chambre du Roi vient de passer. Il cherche le colon et Sapt. Le Roi s’est promené dans la grande avenue et a su par une sentinelle l’arrivée de Rischenheim. » Puis s’adressant au colonel Sapt que Rodolphe venait de remplacer auprès de Rischenheim.

 

« J’ai dit au domestique que vous aviez emmené le comte faire le tour du château et que je ne savais pas où vous étiez. Il dit que le Roi peut venir d’un moment à l’autre. »

 

Sapt réfléchit un instant, puis revint près du prisonnier.

 

« Nous causerons de nouveau plus tard, » dit-il à voix basse. Maintenant, vous allez déjeuner avec le Roi ; je serai là et Bernenstein aussi. Souvenez-vous : pas un mot de votre mission, pas un mot de monsieur. Au premier mot, à un signe, une allusion, un geste, un mouvement, et aussi vrai que Dieu existe, je vous envoie une balle ; mille rois ne m’arrêteraient pas. Rodolphe, mettez-vous derrière le rideau. Si l’alarme est donnée, vous sauterez dans le fossé et vous nagerez.

 

– Très bien, dit Rodolphe ; je pourrai lire ma lettre, là.

 

– Brûlez-là, fou que vous êtes.

 

– Quand je l’aurai lue, je la mangerai, si vous le désirez, mais pas avant. »

 

Bernenstein se montra de nouveau.

 

« Vite, vite. Le Roi va venir, murmura-t-il.

 

– Bernenstein, avez-vous entendu ce que j’ai dit au comte ?

 

– Oui, j’ai entendu.

 

– Alors, vous savez votre rôle. À présent, messieurs, soyons tout au Roi.

 

– Et bien ! dit une voix colère au dehors. Je me demandais combien de temps on me ferait attendre. »

 

Rodolphe Rassendyll sauta derrière le rideau. Là, il plaça son revolver dans une poche à portée de la main. Rischenheim resta debout, les bras ballants, son gilet à demi déboutonné. Le jeune Bernenstein saluait très bas en protestant que le serviteur du Roi venait seulement de passer et qu’ils étaient sur le point de se présenter devant Sa Majesté. Alors, le Roi entra, pâle et portant toute sa barbe.

 

« Ah ! comte, dit-il, je suis bien aise de vous voir. Si l’on m’avait dit que vous étiez ici, vous n’auriez pas attendu. Il fait très sombre ici, Sapt. Pourquoi n’ouvrez-vous pas les rideaux davantage ? »

 

Et le Roi se dirigea vers le rideau derrière lequel était Rodolphe Rassendyll.

 

« Permettez, Sire, » s’écria Sapt passant devant lui comme un éclair et posant une main sur le rideau.

 

Un malicieux rayon de plaisir brilla dans les yeux de Rischenheim.

 

« Le fait est, Sire, reprit le connétable, la main toujours sur le rideau, que nous nous intéressions si vivement à ce que le comte nous disait de ses chiens…

 

– Par le Ciel ! J’oubliais, s’écria le Roi. Oui, oui, les chiens. Voyons, comte, dites-moi…

 

– Pardon, Sire, interrompit le jeune Bernenstein, mais le déjeuner attend.

 

– Oui, oui. Eh bien ! alors, nous aurons tout à la fois le déjeuner et les chiens. Venez, comte. Le Roi passa son bras sous celui de Rischenheim, et dit à Bernenstein et à Sapt : ouvrez la marche, lieutenant, et vous, colonel, venez avec nous. »

 

Ils sortirent. Sapt s’arrêta et ferma la porte à clé derrière lui.

 

« Pourquoi fermez-vous ainsi cette porte, colonel, demanda le Roi.

 

– Parce qu’il y a des papiers importants dans mon tiroir, Sire.

 

– Mais pourquoi ne pas fermer le tiroir ?

 

– J’ai perdu la clé, Sire, comme un niais que je suis. »

 

Le comte de Luzau-Rischenheim ne fit pas un très bon déjeuner. Il s’assit en face du Roi. Derrière le siège de celui-ci se plaça le connétable, et Rischenheim vit le canon d’un revolver posé sur le dossier de la chaise du Roi, tout près de l’oreille droite de Sa Majesté. Bernenstein était debout près de la porte dans la rigide immobilité du soldat, Rischenheim se tourna une fois vers lui et rencontra le regard le plus significatif.

 

« Vous ne mangez rien, dit le Roi ; j’espère que vous n’êtes pas indisposé ?

 

– Je suis un peu troublé, répondit véridiquement Rischenheim.

 

– Et bien ! parlez-moi des chiens pendant que je mange, car moi, J’ai faim. »

 

Rischenheim se mit à révéler son secret. Son explication manquait décidément de clarté. Le Roi s’impatienta.

 

« Je ne comprends pas, dit-il avec humeur et il repoussa son siège si vivement que Sapt sauta en arrière et cacha le revolver derrière son dos.

 

– Sire, s’écria Rischenheim, se levant à moitié. La toux du lieutenant Bernenstein l’interrompit.

 

– Répétez-moi tout ce que vous m’avez dit, » ordonna le Roi.

 

Rischenheim obéit.

 

« Ah ! Je comprends un peu mieux, maintenant. Vous voyez, Sapt. » Et il tourna la tête vers le connétable.

 

Sapt eut juste le temps de faire disparaître le revolver.

 

Le comte se pencha vers le Roi. Le lieutenant Bernenstein toussa de nouveau. Le comte se rejeta en arrière.

 

« Parfaitement, Sire, dit Sapt. Je comprends tout ce que le comte désire faire entendre à Votre Majesté.

 

– Moi, j’en comprends à peu près la moitié, répliqua le Roi en riant, mais cela suffira peut-être.

 

– Tout à fait, je crois, Sire, » répondit Sapt avec un sourire.

 

L’importante affaire des chiens une fois réglée, le Roi se rappela que le comte lui avait demandé une audience pour une affaire personnelle.

 

« Eh bien ! que vouliez-vous me dire, demanda-t-il d’un air ennuyé. Les chiens étaient beaucoup plus intéressants. »

 

Rischenheim regarda Sapt. Le revolver était à sa place et Bernenstein toussait. Cependant, il entrevit une chance de salut.

 

« Pardon, Sire, dit-il, mais nous ne sommes pas seuls. »

 

Le Roi éleva ses sourcils.

 

« L’affaire est-elle donc si secrète ? dit-il.

 

– Je préférerais en entretenir Votre Majesté seul à seul, » répondit Rischenheim d’un ton suppliant.

 

Or Sapt était bien décidé à ne pas laisser Rischenheim seul avec le Roi ; quoique le comte, dépouillé de sa preuve, ne pût maintenant faire grand mal au sujet de la lettre, il ne manquerait certes pas de dire au Roi que Rodolphe Rassendyll était au château. Se penchant par dessus l’épaule du Roi, Sapt lui dit d’un ton sarcastique :

 

« Il paraît que les messages du comte de Hentzau sont choses trop précieuses pour mes humbles oreilles ? » Le Roi rougit.

 

« Est-ce là votre affaire ? demanda-t-il sévèrement à Rischenheim.

 

– Votre Majesté ne sait pas ce que mon cousin…

 

– S’agit-il de l’ancienne requête, dit le Roi, l’interrompant. Il désire rentrer ? Est-ce là tout, ou bien y a-t-il autre chose ? »

 

Il y eut un moment de silence. Sapt regarda Rischenheim bien en face et sourit en levant légèrement la main qui tenait le revolver. Bernenstein toussa deux fois. Rischenheim se tordait les doigts. Il comprenait que, coûte que coûte, ils ne lui permettraient pas de communiquer son message au Roi, ni de lui révéler la présence de M. Rassendyll.

 

Il ouvrit la bouche comme pour parler, mais demeura silencieux.

 

« Eh bien ! Monsieur le comte, est-ce la vieille histoire ou quelque chose de nouveau ? » demanda encore le Roi avec impatience.

 

Cette fois encore, Rischenheim resta silencieux.

 

« Êtes-vous muet, monsieur le comte ? s’écria le Roi, de plus en plus agacé.

 

– C’est… C’est seulement ce que vous appelez la vieille histoire, Sire.

 

– Alors, permettez-moi de vous dire que vous vous êtes fort mal conduit envers moi, en me demandant une audience sous un pareil prétexte. Vous connaissez ma décision et votre cousin ne l’ignore pas davantage. »

 

Sur ces mots, le Roi se leva. Sapt glissa le revolver dans sa poche, mais le lieutenant Bernenstein tira son épée et se mit au port d’arme… en toussant.

 

« Mon cher Rischenheim, reprit le Roi avec plus de bonté, je fais la part de votre affection très naturelle ; mais croyez-moi, en cette circonstance, elle vous égare. Faites-moi la faveur de ne plus revenir avec moi sur ce sujet. »

 

Rischenheim humilié et furieux, ne put que s’incliner devant le mécontentement du Roi.

 

« Colonel Sapt, veillez à ce que l’on ait soin du comte. Mon cheval doit être à la porte à cette heure. Adieu, comte. Bernenstein, votre bras. »

 

Bernenstein jeta un regard rapide au connétable. Sapt lui fit un signe rassurant. Bernenstein remit son au fourreau et offrit son bras au Roi. Ils franchirent le seuil et Bernenstein ferma la porte derrière eux. Mais à ce moment, Rischenheim, poussé à bout et furieux du tour qu’on lui avait joué, voyant en outre qu’il n’avait affaire qu’à un homme, se précipita subitement vers la porte. Il l’atteignit ; sa main était sur la serrure : mais Sapt le rejoignit et lui posa son revolver près de l’oreille.

 

Le Roi s’arrêta dans le corridor.

 

« Que font-ils là-dedans ? demanda-t-il en entendant le bruit de leurs mouvements précipités.

 

– Je n’en sais rien, Sire, répondit Bernenstein en faisant un pas en avant.

 

– Non ! Arrêtez-vous un instant, lieutenant ; vous me tirez trop fort.

 

– Mille pardons, Sire.

 

– Je n’entends plus rien, maintenant. »

 

En effet, il n’y avait plus rien à entendre, car les deux hommes gardaient un silence de mort de l’autre côté de la porte.

 

« Ni moi non plus, Sire. Votre Majesté veut-elle avancer ? Et Bernenstein fit un pas.

 

– Vous y êtes bien décidé, » reprit le Roi en riant, et il permit au jeune officier de l’emmener.

 

Dans l’intérieur de la chambre, Rischenheim était debout, le dos contre la porte. Il haletait. Son visage cramoisi se contractait sous l’impulsion de la colère ; devant lui se tenait Sapt, le revolver à fa main.

 

« Jusqu’à ce que vous entriez au Ciel, monsieur le comte, dit-il, vous n’en serez jamais plus près que tout à l’heure. Si vous aviez ouvert la porte, je vous aurais logé une balle dans la tête. »

 

Comme il parlait, on frappa à la porte.

 

« Ouvrez, » dit-il brusquement à Rischenheim.

 

Étouffant un juron, le comte lui obéit. Un domestique présenta un télégramme sur un plateau.

 

« Prenez-le, » murmura Sapt, et Rischenheim étendit la main.

 

« Pardon, Monseigneur, mais ceci vous est adressé, dit le serviteur respectueusement.

 

– Prenez-le, répéta Sapt.

 

– Donnez-le moi, » dit Rischenheim troublé, et il prit l’enveloppe.

 

Le domestique s’inclina et sortit.

 

« Ouvrez-le, ordonna Sapt.

 

– Malédiction sur vous ! s’écria Rischenheim d’une voix étouffée par la colère.

 

– Quoi ? Oh ! vous ne pouvez avoir de secrets pour un aussi bon ami que moi, monsieur le comte. Dépêchez-vous d’ouvrir le pli. »

 

Le comte décacheta la dépêche.

 

« Si vous la déchirez ou la chiffonnez, je vous tuerai, dit Sapt tranquillement. Vous savez que vous pouvez vous fier à ma parole. Maintenant, lisez.

 

– Par le ciel ! Je ne lirai pas !

 

– Lisez, vous dis-je, ou faites votre prière. »

 

Le canon du pistolet était à un pied de sa tête. Il déplia le télégramme, puis regarda Sapt.

 

« Je ne comprends pas ce qu’il veut dire, grommela-t-il.

 

– Je pourrai peut-être vous aider.

 

– Ce n’est rien qu’un…

 

– Lisez, monsieur le comte, lisez. »

 

Et il lut ceci :

 

« Holf, 19, Königstrasse. »

 

« Mille remerciements, monsieur. Et d’où cela vient-il ?

 

– De Strelsau.

 

– Veuillez tourner ce papier de manière que je puisse le voir. Oh ! Je ne doute pas de votre parole, mais voir, c’est croire. Ah ! merci ! C’est exact. Vous ne comprenez pas, comte ?

 

– Je ne sais pas du tout ce que cela signifie.

 

– C’est étrange ! Je le devine si facilement.

 

– Vous êtes très habile, monsieur.

 

– Cela me paraît une chose très simple à deviner, monsieur le comte.

 

– Et qu’est-ce que votre sagesse vous inspire ? demanda Rischenheim s’efforçant d’affecter un air dégagé et sarcastique.

 

– Je crois, monsieur le comte, que le message est une adresse.

 

– Une adresse ? Je n’y pensais pas. Mais je ne connais pas de Holf.

 

– Je ne crois pas que ce soit l’adresse de Holf.

 

– De qui alors ? demanda Rischenheim, en se mordant les ongles et regardant furtivement le connétable.

 

– Mais, répondit celui-ci, c’est l’adresse du comte Rupert de Hentzau. »

 

En prononçant ces mots, il regarda droit dans les yeux de Rischenheim, puis avec un ricanement bref, mit le revolver dans sa poche et salua le comte.

 

« En vérité, vous êtes bien commode, Monsieur, » dit-il.

 

VI

La tâche des serviteurs de la Reine.


Le médecin qui m’avait soigné à Wintenberg était non seulement discret, mais indulgent ; peut-être eut-il le bon sens de comprendre que cela ne ferait aucun bien à un malade de rester sur son dos à se ronger d’impatience, quand il ne désirait qu’une chose : être sur pied. Quoiqu’il en fût, je lui arrachai un consentement et fus en route environ douze heures après que Rodolphe m’eut quitté. De la sorte, j’arrivai chez moi, à Strelsau, le matin même où le comte de Luzau-Rischenheim avait ses deux entrevues avec le Roi au château de Zenda. Aussitôt arrivé, j’envoyai James, dont le secours m’avait été et continua de m’être infiniment précieux sous tous les rapports, expédier au connétable une dépêche le mettant au courant de la situation et me plaçant à ses ordres.

 

Sapt reçut cette dépêche pendant que se tenait un conseil de guerre, et les renseignements qu’elle apportait n’aidèrent pas peu le connétable et Rodolphe Rassendyll à prendre leurs mesures. Ce qu’elles furent, il faut maintenant que je le rapporte, quitte à être accusé de quelque lenteur.

 

Ce conseil de guerre tenu à Zenda, le fut dans des circonstances peu ordinaires. Si intimidé que parût être Rischenheim, on n’osait pas le perdre de vue. Rodolphe ne pouvait pas quitter la pièce où Sapt l’avait enfermé ; l’absence du Roi devait être courte et il fallait que Rodolphe fût parti avant son retour, qu’on eût disposé de Rischenheim en toute sûreté et qu’on eût pris toutes les mesures pour empêcher la lettre dont on avait intercepté la copie, de tomber dans les mains auxquelles elle était destinée. La chambre était vaste ; dans le coin le plus éloigné de la porte, Rischenheim était assis, désarmé, abattu, en apparence tout prêt à renoncer à ce jeu dangereux et à accepter telles conditions qu’on lui offrirait. Tout près de la porte, résolus s’il le fallait, à la défendre jusqu’à la mort, se tenaient les trois autres hommes, Bernenstein triomphant et gai, Sapt rude et de sang-froid, Rodolphe calme et perspicace. La Reine attendait, dans ses appartements, le résultat de leurs délibérations, prête à agir sous leur direction, mais résolue à voir Rodolphe avant qu’il sortît du château.

 

Ils causaient à voix basse. Tout à coup, Sapt prit un papier et écrivit. Ce premier message était pour moi et me priait de venir à Zenda dans l’après-midi ; on avait grand besoin d’une autre tête et de deux autres mains.

 

Ensuite, la délibération reprit. Rodolphe parlait, car maintenant c’était son plan hardi que l’on discutait. Sapt tortillait sa moustache en souriant d’un air de doute.

 

« Oui, oui, murmura le jeune Bernenstein, les yeux brillants de surexcitation.

 

– C’est dangereux, mais c’est ce qu’il y a de mieux, dit Rodolphe en baissant encore la voix de peur que le prisonnier ne saisît une seule de ses paroles. Cela nécessite ma présence ici jusqu’à ce soir ; est-ce possible ?

 

– Non, mais vous pouvez vous cacher dans la forêt jusqu’à Ce que je vous y rejoigne, répondit Sapt.

 

– Jusqu’à ce que nous vous y rejoignions, s’empressa de dire Bernenstein, corrigeant Sapt.

 

– Non, répliqua le connétable ; il faut que vous restiez ici pour surveiller notre ami. Allons, lieutenant, c’est pour le service de la Reine.

 

– En outre, ajouta Rodolphe avec un sourire, ni le colonel ni moi ne vous permettrions de mettre la main sur Rupert ; il est notre gibier, n’est-ce pas, Sapt ? »

 

Le colonel approuva d’un signe. Rodolphe, à son tour, prit du papier et écrivit le message suivant :

 

« Holf, 19 ; Königstrasse. Strelsau.

 

« Tout va bien. Il a ce que j’avais, mais désire voir ce que vous avez. Lui et moi serons au Rendez-vous de chasse ce soir à dix heures. Apportez-le, et venez nous rejoindre. On ne soupçonne rien. L. R. »

 

Rodolphe jeta le papier à Sapt. Bernenstein le lut avidement en se penchant par-dessus l’épaule du connétable.

 

« Je ne sais trop si cela me ferait venir, dit le vieux Sapt en ricanant.

 

– Cela fera venir Rupert de Hentzau. Pourquoi pas ? Il comprendra que le Roi désire le voir à l’insu de la Reine et aussi à votre insu, Sapt, puisque vous êtes mon ami. Quel endroit le Roi choisirait-il plus probablement que son Rendez-vous de chasse, où il a l’habitude d’aller quand il veut être seul ? Ce message le fera venir, n’en doutez pas. Mais, mon ami, Rupert viendrait même s’il avait des soupçons, et pourquoi en aurait-il ?

 

– Ils peuvent avoir un chiffre, lui et Rischenheim, objecta Sapt.

 

– Non, répliqua vivement, Rodolphe, car dans ce cas il s’en serait servi pour envoyer l’adresse.

 

– Et… quand il viendra ? demanda Bernenstein.

 

– Il trouvera le Roi qu’a trouvé Rischenheim et Sapt que voici, à son côté.

 

– Mais il vous reconnaîtra, objecta Bernenstein.

 

– Oui, je crois qu’il me reconnaîtra, répondit Rodolphe en souriant. En attendant envoyons chercher Fritz pour qu’il surveille le Roi.

 

– Et Rischenheim ?

 

– Cela, c’est, votre affaire, lieutenant. Sapt, y a-t-il quelqu’un à Tarlenheim ?

 

– Non, le comte Stanislas l’a mis à la disposition de Fritz.

 

– Très bien ! Alors, les deux amis de Fritz, le comte de Luzau-Rischenheim et le lieutenant Bernenstein s’y rendront à cheval aujourd’hui. Le connétable de Zenda accordera au lieutenant un congé de vingt-quatre heures, et les deux gentilshommes passeront la journée et la nuit au château. Le lieutenant et Fritz ne perdront pas de vue un seul instant Rischenheim, et passeront la nuit dans la même chambre ; et l’un d’eux ne fermera pas les yeux et gardera toujours la main sur son revolver.

 

– Très bien, monsieur, dit le jeune Bernenstein.

 

– S’il essaye de s’échapper ou de donner l’alarme, envoyez-lui une balle dans la tête, gagnez la frontière, mettez-vous en lieu de sûreté et donnez-nous de vos nouvelles, si cela vous est possible.

 

– Oui, monsieur, » répondit Bernenstein simplement.

 

Sapt avait fait un bon choix. Le jeune officier ne tenait aucun compte du péril et de la ruine auxquels il s’exposait pour servir la Reine.

 

Un mouvement d’impatience et un soupir de fatigue poussé par Rischenheim, attirèrent leur attention. Il avait tendu l’oreille pour saisir quelques mots, de telle sorte qu’il avait un grand mal de tête, mais les trois interlocuteurs avaient été prudents et il n’avait rien entendu qui pût l’éclairer sur leurs délibérations. Après y avoir renoncé, il était tombé dans une sorte d’apathie.

 

« Je ne crois pas qu’il vous donne grand’peine, murmura Sapt à Bernenstein, en désignant du doigt le prisonnier.

 

– Néanmoins, agissez comme s’il devait vous en donner beaucoup, reprit Rodolphe, en touchant le bras du lieutenant.

 

– Oui, c’est un sage conseil, répliqua le connétable. Nous étions bien gouvernés, lieutenant, quand ce Rodolphe-ci était roi !

 

– N’étais-je pas aussi son fidèle sujet ? demanda Bernenstein.

 

– Oui, et blessé à mon service, » ajouta Rodolphe, car il se rappelait qu’on avait tiré sur l’adolescent, encore presque un enfant, dans le parc, de Tarlenheim, en le prenant pour M. Rassendyll lui-même.

 

Leurs plans étaient donc arrêtés. S’ils pouvaient vaincre Rupert, Rischenheim serait à leur merci. S’ils le tenaient, loin du lieu de l’action, tout en se servant de son nom au profit de leur supercherie, ils avaient grand’chance de tromper et de tuer Rupert. Oui, de, le tuer, car tel était leur but comme le connétable de Zenda me l’avait dit.

 

« Nous n’aurions pas hésité, m’avait-il déclaré : l’honneur de la Reine était en jeu, et le misérable un assassin. »

 

Bernenstein se leva et sortit. Son absence dura environ une demi-heure, pendant laquelle il envoya les dépêches à Strelsau. Durant ce temps, Rodolphe et Sapt expliquèrent à Rischenheim ce qu’ils se proposaient de faire de lui. Ils ne demandèrent pas d’engagement et n’en prirent pas davantage. Il les écouta d’un air indifférent et ennuyé. Quand ils lui demandèrent s’il essaierait de résister, il rit d’un rire amer.

 

« Comment résisterais-je ? dit-il. J’aurais une balle dans la tête.

 

– Assurément, répliqua Sapt, monsieur le comte, vous êtes très sage.

 

– Permettez-moi, monsieur le comte, de vous conseiller, dit Rodolphe en le regardant avec quelque bonté, si vous sortez sain et sauf de cette affaire, d’ajouter l’honneur à votre prudence et la chevalerie à l’honneur. Vous avez encore le temps de devenir un gentilhomme. »Il se détourna, suivi par un regard furieux de la part du comte et un sourire malin du connétable.

 

Quelques instants après, Bernenstein revint. Les chevaux étaient à la grille du château pour lui et pour Rischenheim. Après avoir échangé une poignée de mains et quelques dernières paroles avec Rodolphe, il fit signe à son prisonnier de le suivre, et ils sortirent ensemble, en apparence les meilleurs camarades du monde.

 

La Reine les vit partir de sa fenêtre et remarqua que Bernenstein restait un pas en arrière, la main sur la crosse de son pistolet.

 

La matinée s’avançait et de minute en minute il devenait plus dangereux pour Rodolphe de rester au château. Néanmoins, il était bien décidé à voir la Reine avant de partir. Cette entrevue ne présentait pas de grandes difficultés, la Reine ayant l’habitude de venir dans cette pièce, pour conférer sur ses affaires avec le connétable. Le plus périlleux serait ensuite de faire sortir Rodolphe incognito. Pour parer à celle éventualité, le connétable ordonna que la compagnie des gardes en garnison au château, ferait l’exercice à une heure dans le parc, et que tous les serviteurs seraient autorisés à assister aux manœuvres. Il espérait écarter ainsi les yeux curieux et donner à Rodolphe la possibilité de gagner la forêt sans être aperçu.

 

Ils lui indiquèrent un rendez-vous dans un lieu commode et bien abrité. Pour le reste, il leur fallait espérer en un hasard heureux, afin que M. Rassendyll réussît à éviter toute rencontre pendant qu’il attendrait. Quant à lui, il se disait certain de dissimuler sa présence, ou tout au moins son visage, de telle sorte que l’on ne pût faire courir quelque bruit étrange au château ou à la ville, sur la présence du Roi dans la forêt, seul et… sans barbe !

 

Tandis que Sapt prenait ses mesures, la Reine se rendit dans la pièce où se trouvait Rodolphe Rassendyll. Midi approchait et le jeune Bernenstein était parti depuis une demi-heure. Sapt l’accompagna jusqu’à la porte au bout du corridor. Il avait donné l’ordre que Sa Majesté ne fût dérangée sous aucun prétexte ; il lui dit de manière à être entendu, qu’il reviendrait le plus tôt possible et, respectueusement, ferma la porte dès qu’elle fut entrée.

 

Je ne sais de ce qui se passa pendant cette entrevue, que ce que Sa Majesté me dit elle-même ou, plutôt, ce qu’elle dit à ma femme, car bien que cela fut destiné à m’être répété, à moi homme, elle ne voulut pas le révéler directement. Elle apprit d’abord de M. Rassendyll les plans arrêtés et quoiqu’elle tremblât à la pensée du danger qu’il courrait en rencontrant Rupert de Hentzau, elle l’aimait tant et avait une telle confiance en sa supériorité qu’elle semblait ne pas douter de sa victoire. Mais comme elle s’adressait des reproches pour l’avoir exposé à ce danger en lui écrivant, il tira de sa poche la copie de sa lettre prise à Rischenheim. Il avait eu le temps de la lire et sous ses yeux, il la baisa.

 

« Si j’avais autant de vies qu’il y a ici de mots, dit-il, je serais heureux d’en donner une pour chacun.

 

– Mais Rodolphe, vous n’avez qu’une vie et elle m’appartient plus qu’à vous. Aviez-vous pensé que nous nous reverrions jamais ?

 

– Je l’ignorais, » dit-il.

 

Ils étaient debout, en face l’un de l’autre.

 

« Mais moi, je le savais reprit-elle les yeux brillants. J’ai toujours su que nous nous reverrions une fois encore. Où et comment, je l’ignorais, mais cela je le savais, rien de plus. Et pour cela, j’ai vécu, Rodolphe.

 

– Que la bénédiction de Dieu soit sur vous, dit-il.

 

– Oui, j’ai vécu, malgré tout. »

 

Il lui pressa la main. Il savait ce que signifiaient ces paroles, pour elle surtout.

 

« Cela durera-t-il toujours ? demanda-t-elle, en lui étreignant tout à coup les mains ! Mais un instant après, elle ajouta : Non ! Non ! Je ne dois pas vous faire du chagrin, Rodolphe. Je suis à demi contente d’avoir écrit cette lettre et qu’ils l’aient volée. Il m’est si doux de savoir que vous luttez pour moi, pour moi seule, cette fois, Rodolphe : pas pour le Roi, pour moi !

 

– C’est doux, en effet, ma douce bien-aimée. Ne craignez rien, nous vaincrons.

 

– Vous vaincrez, oui ! Et puis vous partirez. Et laissant retomber les mains de Rodolphe, elle se couvrit le visage des siennes.

 

– Je ne dois pas baiser votre visage, dit-il, mais je peux baiser vos mains, et, il les baisa tandis qu’elle les pressait contre sa figure.

 

– Vous portez ma bague ? Toujours ? murmura-t-elle à travers ses doigts.

 

– Mais sans doute, répondit-il avec un petit rire d’étonnement à cette question.

 

– Et il n’y a… personne… d’autre ?

 

– Ma Reine ! s’écria-t-il en riant de nouveau.

 

– Je le savais ! Oui, Rodolphe, vraiment je le savais, et ses mains se tendirent vers lui, implorant son pardon. Pais elle se mit à parler rapidement.

 

– Rodolphe, la nuit dernière, j’ai rêvé de vous. Un rêve étrange. J’étais à Strelsau, et tout le monde parlait du Roi. Le Roi c’était vous. Vous étiez le Roi, enfin, et j’étais votre Reine. Mais je ne pouvais vous voir que très indistinctement. De temps en temps, je voyais votre visage. Alors, j’essayais de vous dire que vous étiez le Roi. Oui ; et le colonel Sapt et Fritz essayaient aussi de vous le dire et le peuple disait que vous étiez le Roi. Qu’est-ce que cela signifiait ? Mais votre visage, quand je le vis, était rigide et très pâle, vous ne paraissiez pas entendre ce qu’on disait, pas même ce que je disais. On aurait presque cru que vous étiez mort et pourtant roi. Ah ! il ne faut pas mourir, même pour être roi, ajouta-t-elle lui posant une main sur l’épaule.

 

– Bien-aimée, dit-il doucement, dans les rêves, les désirs et les craintes se mêlent d’une étrange façon ; ainsi vous croyiez me voir roi et mort. Mais je ne suis pas roi et je suis un homme très bien portant. Cependant, mille fois merci à ma bien-aimée Reine pour avoir rêvé de moi.

 

– Mais, demanda-t-elle de nouveau, qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

 

– Qu’est-ce que cela signifie quand je rêve sans cesse de vous, si ce n’est que je vous aime ?

 

– N’était-ce que cela ? » dit-elle peu convaincue.

 

J’ignore ce qui se passa ensuite entre eux. Je crois que la Reine ne dit plus rien à ma femme, mais les femmes gardent parfois leurs secrets entre elles et les cachent même à leurs maris tout en les aimant, car nous sommes toujours, en quelque sorte, l’ennemi commun contre qui elles s’unissent. Je ne voudrais pas trop sonder de tels secrets, car on peut, en sachant tout, avoir à blâmer quelque chose ; et qui est assez impeccable pour condamner en pareil cas ?

 

En réalité, il ne put se passer que bien peu de chose, car le rêve à peine raconté, le colonel Sapt entra, disant que les gardes étaient à la parade et que toutes les femmes s’empressaient d’aller les admirer, suivies de tous les hommes qui redoutaient le prestige de l’uniforme. D’une voix brève, le connétable pria Rodolphe de venir aux écuries pour monter à cheval.

 

« Il n’y a pas de temps à perdre, » dit-il, et son regard semblait reprocher à la Reine chacune des paroles qu’elle adressait à celui qu’elle aimait.

 

Mais Rodolphe n’entendait pas être contraint de la quitter si précipitamment. Il frappa doucement sur l’épaule du connétable et le pria en riant de penser pendant quelques instants à ce que bon lui semblait, puis il revint vers la Reine et voulut s’agenouiller devant elle, mais elle ne le lui permit pas et ils restèrent face à face, les mains enlacées ; puis tout à coup, elle l’attira vers elle et le baisa au front en disant :

 

« Que Dieu soit avec vous, Rodolphe, mon chevalier. »

 

Ensuite, elle se détourna et laissa retomber ses mains.

 

Il se dirigeait vers la porte, quand un bruit l’arrêta au milieu de la chambre. Sapt se précipita vers le seuil, l’épée à moitié hors du fourreau. Un pas rapide traversait le corridor et s’arrêta à la porte.

 

« Est-ce le Roi ? murmura Rodolphe.

 

– Je ne sais pas, dit Sapt.

 

– Non, ce n’est pas le Roi, » affirma la Reine avec certitude.

 

Ils attendirent. Un coup discret fut frappé à la porte. Ils attendirent encore. Un second coup plus accentué les décida.

 

Il faut ouvrir, dit Sapt. Vite, Rodolphe, derrière le rideau. »

 

La Reine s’assit et Sapt empila devant elle une quantité de papiers, comme s’ils étaient tous deux occupés à examiner des affaires. Mais ces préparatifs furent interrompus par un cri étouffé et impatient.

 

« Vite ! vite ! au nom du Ciel ! »

 

Ils reconnurent la voix de Bernenstein. La Reine se leva, anxieuse, Rodolphe sortit de sa cachette, Sapt tourna la clé. Le lieutenant entra pâle, hors d’haleine.

 

« Eh bien ? dit Sapt.

 

– Il s’est évadé ! s’écria Rodolphe, devinant aussitôt le malheur qui ramenait Bernenstein.

 

– Oui, il s’est évadé ! Juste comme nous quittions la ville et prenions la route de Tarlenheim, il me dit ; « Irons-nous au pas tout le long du chemin. » Je ne demandais pas mieux que de marcher plus vite et je pris le trot. Mais moi… Ah ! quel damné imbécile je suis !

 

– Peu importe ! continuez.

 

– Je pensais à lui, à ma mission, à la balle que je tenais prête…

 

– À tout, excepté à votre cheval, répliqua Sapt, avec un sourire ironique.

 

– Oui, et le cheval butta et je tombai en avant sur son cou. Alors, je tendis le bras pour me retenir et mon revolver tomba par terre.

 

– Et il le vit ?

 

– Il le vit ! Malédiction sur lui ! Il hésita une seconde, puis il sourit, enfonça ses éperons dans les flancs de son cheval et prit à travers champs dans la direction de Strelsau. En un clin d’œil, j’avais mis pied à terre et je tirai trois fois.

 

– L’avez-vous atteint, demanda Rodolphe.

 

– Je le crois. Il changea ses rênes de main et se tordit le bras. Je remontai a cheval et courus après lui mais son cheval était meilleur que le mien et il gagna du terrain. Et puis, nous commencions à rencontrer du monde et je n’osai pas tirer de nouveau. Je le laissai donc pour venir vous prévenir. Ne m’employez plus jamais, » ajouta le jeune homme.

 

Le visage contracté par la douleur et la honte et oubliant la présence de la Reine, il tomba désespéré sur un siège.

 

Sapt ne fit aucune attention aux reproches qu’il s’adressait, mais Rodolphe s’approcha et lui mettant la main sur l’épaule :

 

« Ç’a été un accident, dit-il ; vous n’êtes pas coupable. »

 

La Reine se leva et se dirigea vers lui. Bernenstein sauta sur ses pieds.

 

« Monsieur, dit la Reine, ce n’est pas le succès, mais l’effort qui mérite les remerciements. » Et elle lui tendit la main.

 

Il était jeune. Je ne saurais donc rire du sanglot qui lui échappa quand il détourna la tête.

 

« Permettez-moi d’essayer autre chose, supplia-t-il.

 

– M. Rassendyll, reprit la Reine, vous me ferez plaisir en employant de nouveau monsieur à mon service. Je lui dois déjà beaucoup et souhaite lui devoir davantage. » Il y eut un moment de silence.

 

« Eh bien ? que faut-il faire ? demanda le colonel Sapt. Il est allé à Strelsau.

 

– Il empêchera Rupert de venir au rendez-vous indiqué, dit Rassendyll.

 

– Peut-être que oui, peut-être que non.

 

– Il y a à parier que ce sera oui.

 

– Il nous faut prévoir les deux cas. »

 

Sapt et Rodolphe se regardèrent.

 

« Il faut que vous restiez ici ! » demanda Rodolphe au connétable. Eh bien ! J’irai à Strelsau. Un sourire éclaira son visage : du moins si Bernenstein veut bien me prêter un chapeau. »

 

La Reine n’articula pas un mot, mais elle vint à lui et lui posa sa main sur le bras. Il la regarda, toujours souriant.

 

« Oui, j’irai à Strelsau et je trouverai Rupert ; oui, et Rischenheim aussi, s’ils sont dans la ville.

 

– Emmenez-moi ! » s’écria Bernenstein avec ardeur.

 

Rodolphe regarda Sapt.

 

Le connétable secoua la tête. Le visage de Bernenstein s’assombrit.

 

« Il ne s’agit pas de cela, enfant, dit Sapt avec bonté et impatience à la fois. Nous avons besoin de vous ici. Supposez que Rupert vienne ici avec Rischenheim ? »

 

L’idée était nouvelle, mais l’événement n’était nullement improbable.

 

« Mais vous serez ici, connétable, répondit Bernenstein, et Fritz de Tarlenheim arrivera ici dans une heure.

 

– Oui, jeune homme, répliqua Sapt d’un signe de tête, mais quand je lutte contre Rupert de Hentzau, je ne suis pas fâché d’avoir un homme de rechange ; et il accompagna ces paroles d’un large sourire, fort peu préoccupé de ce que Bernenstein pourrait penser de son courage. Maintenant, ajouta-t-il, allez lui chercher un chapeau. »

 

Le lieutenant sortit en courant.

 

La Reine s’écria :

 

« Allez-vous donc alors envoyer Rodolphe seul contre deux ?

 

– Oui, Madame, si je peux commander la campagne. M’est avis que la tâche ne dépasse pas ses forces. »

 

Il ne pouvait pas lire dans le cœur de la Reine.

 

Elle passa vivement la main sur ses yeux et tourna vers Rodolphe un regard suppliant.

 

« Il faut que j’y aille, dit-il avec douceur. Il ne peut pas se passer de Bernenstein, et je ne peux pas rester ici. »

 

Elle se tut. Rodolphe se rapprocha de Sapt.

 

« Conduisez-moi aux écuries. Le, cheval est-il bon ? Je n’ose pas prendre le train. Ah ! voici le lieutenant et le chapeau !

 

– Le cheval vous mènera à Strelsau ce soir, dit Sapt. Venez ; Bernenstein, restez avec la Reine. »

 

Sur le seuil, Rodolphe se retourna et jeta un regard sur la Reine qui se tenait immobile comme une statue, le regardant partir ; puis il suivit le connétable qui le conduisit à l’endroit où se trouvait le cheval. Les mesures prises par Sapt avaient parfaitement réussi, et Rodolphe put monter à cheval sans encombre.

 

« Ce chapeau ne me va pas très bien, dit-il.

 

– Vous préféreriez une couronne ? » suggéra le colonel.

 

Rodolphe se mit à rire et demanda : « Eh bien ? Quels sont vos ordres ?

 

– Faites le tour par le fossé, jusqu’à la route derrière le château, puis prenez à travers la forêt jusqu’à Hofbau ; après cela, vous connaissez votre chemin. Il ne faut pas que vous arriviez à Strelsau avant la nuit. Ensuite, si vous avez besoin d’un abri…

 

– J’irai chez Fritz de Tarlenheim, oui. De là, j’irai droit à l’adresse.

 

– Oui. Et… Rupert…

 

– Quoi ?

 

– Finissez-en avec lui, cette fois.

 

– Plaise à Dieu ! Mais s’il va au Rendez-vous de chasse. Il ira à moins que Rischenheim ne l’arrête.

 

– J’y serai en ce cas. Mais je crois que Rischenheim l’arrêtera.

 

– S’il vient ici ?

 

– Le jeune Bernenstein mourra plutôt que de le laisser arriver jusqu’au Roi.

 

– Sapt !

 

– Eh bien ?

 

– Soyez bon pour Elle !

 

– Parbleu ! Soyez tranquille.

 

– Adieu.

 

– Bonne chance. »

 

Rodolphe s’éloigna au galop de chasse, par le chemin qui partait des écuries, contournait les douves et rejoignait la vieille route de la forêt. Au bout de cinq minutes il fut abrité par les arbres et il chevaucha avec confiance sans rencontrer personne, si ce n’est, ça et là, un paysan qui, voyant un homme galoper sans se tourner vers lui, ne lui accorda aucune attention. Ce fut ainsi que Rodolphe Rassendyll partit une seconde fois pour gagner les murs de Strelsau par la forêt de Zenda. Avec une heure d’avance sur lui, galopait le comte de Luzau-Rischenheim, le cœur plein de résolution, de ressentiment et de désir de vengeance.

 

La partie était engagée désormais. Qui eût pu en prédire l’issue ?

 

VII

Le message de Simon le garde-chasse


Je reçus le télégramme du connétable chez moi, à Strelsau, vers une heure. Inutile d’ajouter que je me préparai aussitôt à obéir à son appel. Ma femme protesta, non sans quelque apparence de raison, je dois l’avouer, déclarant que je n’étais pas en état de subir des fatigues et que mon lit était le seul endroit où je devrais me tenir. Je ne pouvais pas l’écouter ; et James, le domestique de M. Rassendyll, ayant été informé du message, fut près de moi avec le livret des trains de Strelsau à Zenda, sans que je lui eusse donné aucun ordre. J’avais causé avec lui pendant notre voyage et découvert qu’il avait été au service de lord Topham, ancien ambassadeur d’Angleterre à la cour de Ruritanie. Jusqu’où il était admis dans les secrets de son maître actuel, je l’ignorais, mais sa connaissance du pays et de la ville me le rendait très utile. Nous apprîmes à notre grand ennui, qu’il n’y avait pas de train avant quatre heures et encore c’était un train omnibus ; nous ne pouvions donc arriver au château qu’après six heures. Ce n’était pas précisément une heure bien tardive, mais j’avais hâte d’être sur le lieu de l’action aussitôt que possible.

 

« Vous feriez peut-être bien de voir si vous pouvez obtenir un train spécial, monsieur le comte, suggéra James. Si vous le voulez, j’irai à la station et j’arrangerai cela. »

 

Je consentis. Étant au service du Roi, je pouvais demander un train spécial sans exciter de surprise. James sortit et un quart d’heure après, je montais en voiture pour me faire conduire à la gare. Au moment où les chevaux allaient partir, le maître d’hôtel s’approcha de moi et me dit :

 

« Pardon, Monseigneur, mais Bauer n’est pas revenu avec Votre Seigneurie : doit-il revenir ?

 

– Non, répondis-je ; Bauer a été grossièrement impertinent pendant le voyage et je l’ai renvoyé.

 

– On ne peut jamais se lier à ces étrangers, Monseigneur. Et le sac de Votre Seigneurie ?

 

– Comment ! Il ne l’a pas renvoyé, m’écriai-je. Je lui en avais pourtant donné l’ordre.

 

– Il n’est pas arrivé, Monseigneur.

 

– Ce coquin me l’aurait-il volé ? m’écriai-je avec indignation.

 

– Si Votre Seigneurie le désire, je peux m’adresser à la police. »

 

Je fis semblant de réfléchir à cette proposition.

 

« Attendez mon retour, dis-je enfin. Le sac peut revenir ; je n’ai pas de raisons pour suspecter l’honnêteté de ce garçon. »

 

Je pensai d’abord que mes rapports avec maître Bauer s’arrêteraient là. Il avait servi les projets de Rupert et disparaîtrait désormais de la scène. Peut-être Rupert aurait-il préféré se dispenser de ses services. Mais je songeai ensuite qu’il avait peu de gens à qui se fier, ce qui l’obligeait à les employer plus d’une fois. En effet, il n’avait pas encore fini de se servir de Bauer, et j’en eus bientôt la preuve. Ma maison est à environ deux milles de la station et nous avions à traverser une bonne partie de la vieille ville, où les rues sont étroites et tortueuses, de sorte qu’on n’avance pas rapidement. Nous venions d’entrer dans la Königstrasse (je n’avais alors aucune raison d’attacher une importance particulière à cette localité) et nous attendions avec impatience qu’un lourd camion nous livrât passage, quand mon cocher, qui avait entendu la conversation du maître d’hôtel avec moi, se pencha de son siège, l’air tout surexcité.

 

« Monseigneur, cria-t-il, voilà Bauer, là, devant la boutique du boucher. »

 

Je me levai précipitamment ; l’homme me tournait le dos et se faufilait d’un pas vif et cauteleux à travers la foule. Je crois qu’il avait dû me voir et qu’il se dérobait aussi vite que possible. Je doutais encore, mais le cocher mit fin à mon hésitation en me disant :

 

« C’est Bauer, Monseigneur ; c’est certainement Bauer. »

 

Je ne perdis pas de temps à réfléchir. Si je pouvais rattraper cet homme ou simplement voir où il allait, j’obtiendrais peut-être un renseignement important quant aux faits et gestes de Rupert. Je sautai à bas de la voiture, priai le cocher de m’attendre et me mis aussitôt à la poursuite de mon ex-domestique. J’entendis que le cocher riait, croyant sans doute que la perte de mon sac, était la cause de mon empressement.

 

Les numéros de la Königstrasse commencent à l’extrémité qui rejoint la gare. La rue coupe la vieille ville dans presque toute sa longueur. Quand je partis à la poursuite de Bauer, j’étais devant le numéro 300, à la distance d’un quart de mille environ de l’important numéro 19, vers lequel Bauer courait comme un lapin vers son terrier. J’ignorais où il allait ; le numéro 19 ne me disait rien ; ma seule pensée était de le rejoindre. Je ne savais pas très bien ce que je ferais quand je l’aurais rattrapé, mais je songeais vaguement à l’intimider en le menaçant de porter plainte, pour vol de sa part. N’avait-il pas volé mon sac ? Donc, je le poursuivis – et il le savait. Je le vis tourner la tête, puis marcher plus vite. Ni lui, ni moi n’osions courir ; déjà, nos grandes enjambées et notre dédain des collisions excitaient assez l’attention. J’avais un avantage. La plupart des habitants de Strelsau me connaissaient et me faisaient place, politesse qu’ils n’étaient nullement disposés à témoigner à Bauer. Je commençai donc à gagner du terrain, aussi comme nous approchions du bout de la rue, en vue de la gare, une distance de vingt mètres à peine nous séparait. Alors, une chose ennuyeuse m’arriva. Je donnai en plein dans un gros monsieur ; Bauer venait d’en faire autant, et le gros monsieur, ainsi qu’il arrive souvent en pareil cas, s’était arrêté et suivait d’un regard surpris et indigné son premier assaillant. Le second choc augmenta considérablement sa colère, qui eut pour moi des conséquences fâcheuses, car lorsque je réussis à me dégager, Bauer avait disparu totalement. Je levai les yeux ; j’étais en face du numéro 23, mais la porte en était fermée. J’avançai jusqu’au numéro 19. C’était une vieille maison à la façade sale et délabrée et l’air peu respectable. Il y avait une boutique. Dans la fenêtre, étaient étalées quelques provisions à bon marché, des choses dont on a entendu parler, mais qu’on n’a jamais mangées. La porte de la boutique était ouverte, mais de Bauer il n’y avait pas de trace. Étouffant un juron que m’inspirait mon exaspération, j’allais continuer mon chemin, quand une vieille femme parut à la porte de la boutique et regarda de mon côté. J’étais juste en face d’elle. Je suis certain que la vieille femme tressaillit légèrement et je crois que je fis de même, car je la connaissais et elle me connaissait. C’était la vieille mère Holf, dont l’un des fils, Jean, nous avait révélé le secret du cachot de Zenda, tandis que l’autre était mort de la main de M. Rassendyll, à côté du grand conduit qui masquait la fenêtre du Roi. Sa présence pouvait ne rien signifier du tout ; et pourtant, elle me sembla établir instantanément un rapport entre la maison, le secret du passé et la crise du présent.

 

Elle se remit très vite et me fit une révérence.

 

« Ah ! mère Holf, lui dis-je, depuis quand avez-vous ouvert boutique à Strelsau ?

 

– Il y a environ six mois, Monseigneur, me répondit-elle, l’air calme et les poings sur les hanches.

 

– Je ne vous avais pas encore vue ici, repris-je.

 

– Une pauvre petite boutique comme la mienne n’est pas de nature à attirer l’attention de Votre Seigneurie, » répliqua-t-elle avec une humilité qui ne me parut qu’à moitié sincère.

 

Je regardai les fenêtres. Toutes étaient fermées ainsi que les persiennes. La maison ne paraissait pas habitée.

 

« Vous avez une bonne maison, mère Holf, quoiqu’elle ait besoin d’une couche de peinture. Y vivez-vous toute seule avec votre fille ? Car Max était mort, Jean à l’étranger, et je ne connaissais pas d’autres enfants à la vieille femme.

 

– Pas toujours, me dit-elle ; je loue parfois des chambres à des hommes seuls.

 

– La maison est-elle pleine en ce moment ?

 

– Pas une âme, malheureusement, Monseigneur. »

 

Je lançai une flèche au hasard.

 

– Alors, l’homme qui est entré tout à l’heure, n’était qu’un client ?

 

– J’aurais bien voulu qu’il me vînt un client, répondit-elle d’un air étonné, mais il n’est venu personne. »

 

– Je la regardais au fond des yeux : elle rencontra les miens avec imperturbabilité, les yeux clignotants. Il n’est pas de visage plus indéchiffrable que celui d’une vieille femme quand elle est sur ses gardes. Son gros corps barrait l’entrée. Je ne pouvais même pas voir à l’intérieur, et la fenêtre encombrée de pieds de porcs et autres délicatesses, obstruait aussi complètement la vue. Si le renard était là, il était terré et je ne pouvais pas le faire sortir.

 

À ce moment, j’aperçus James qui s’approchait vivement. Il paraissait chercher ma voiture des yeux et s’impatienter de mon retard. Un instant après, il m’aperçut.

 

« Monsieur le comte, me dit-il, votre train sera prêt dans cinq minutes : s’il ne part pas, alors, la ligne sera interceptée pendant une demi-heure. »

 

J’aperçus un léger sourire sur les lèvres de la vieille femme. J’étais à peu près certain d’être sur les traces de Bauer et peut-être de plus que Bauer. Mais mon premier devoir était d’obéir aux ordres donnés et de me rendre à Zenda.

 

En outre, je ne pouvais entrer de force en plein jour, sans causer un scandale qui aurait éveillé la curiosité de tout Strelsau. Je ne savais même pas d’une manière certaine que Bauer fût dans la maison et n’avais donc pas l’assurance de pouvoir rapporter des renseignements de valeur.

 

« Si Votre Seigneurie voulait avoir la bonté de me recommander, reprit la vieille sorcière…

 

– Oui, je vous recommanderai. Et en attendant, je vous conseille de choisir soigneusement vos locataires. Il y a d’étranges gens par la ville, mère Holf.

 

– Je me fais payer d’avance, » répondit-elle avec un petit ricanement.

 

Et alors, je fus aussi sûr que de mon existence, qu’elle prenait part au complot. Mais il n’y avait rien à faire, car l’expression de la physionomie de James m’indiquait de gagner la gare au plus vite.

 

Je me détournai. Mais juste à ce moment, un rire sonore et gai retentit dans la maison. Je tressaillis, et violemment, cette fois. La vieille fronça le sourcil et ses lèvres se crispèrent un instant, mais elle redevint promptement maîtresse d’elle-même. Néanmoins, je connaissais ce rire et elle dut deviner que je le connaissais. J’essayai aussitôt de paraître n’avoir rien entendu. Je lui adressai un petit signe de tête indifférent et dis à James de me suivre vers la station. Arrivé là, je lui mis la main sur l’épaule en lui disant :

 

« Le comte de Hentzau est dans cette maison, James. »

 

Il me regarda sans étonnement. Il était aussi difficile de lui faire exprimer la surprise qu’au vieux Sapt lui-même.

 

« Vraiment, monsieur ? Resterai-je ici pour veiller ?

 

– Non ; venez avec moi. » À vrai dire, Je pensais que le laisser seul à Strelsau pour veiller, équivalait à signer son arrêt de mort et je reculai devant l’idée de lui imposer ce périlleux devoir. Rodolphe ferait ce que bon lui semblerait ; moi, je n’osais pas engager à ce point ma responsabilité. Nous gagnâmes donc le train ; et je suppose que mon cocher s’en alla quand il trouva qu’il avait assez attendu. Très probablement, il avait jugé, fort drôle de voir son maître poursuivre un domestique échappé dans les rues, en plein jour. S’il avait su la vérité, il eût sans doute trouvé, la chose plus intéressante, mais moins amusante.

 

J’arrivai à Zenda à trois heures et demie et au château avant quatre heures. Je laisse de côté les paroles pleines de grâce et de bonté que, la Reine m’adressa. Sa vue et le son de sa voix augmentaient mon zèle pour la servir ; et ce jour-là, je me sentis un pauvre homme d’avoir perdu sa lettre et d’être encore vivant. Mais elle ne voulut rien entendre de mes récriminations contre moi-même, et préféra louer le peu de bien que j’avais fait, plutôt que de blâmer le grand mal dont j’étais la cause.

 

En la quittant, je volai chez Sapt ; je le trouvai en compagnie de Bernenstein et j’eus la satisfaction d’apprendre que ses propres renseignements confirmaient ceux que j’apportais concernant Rupert. On me conta aussi tout ce qui s’était passé, le tour joué à Rischenheim et son évasion. Mais mon visage s’allongea lorsqu’on me dit que Rodolphe Rassendyll était parti seul pour Strelsau dans l’intention de mettre sa tête dans la gueule du lion à la Königstrasse.

 

« Ils seront trois, dis-je : Rupert, Rischenheim et mon coquin de Bauer.

 

– Quant à Rupert, nous ne savons trop, me fit remarquer Sapt. Il sera là si Rischenheim arrive à temps pour lui dire la vérité. Mais il nous faut aussi nous tenir prêts à le recevoir ici et au Rendez-vous de chasse. Eh bien ! nous sommes prêts à le recevoir n’importe où il sera ; Rodolphe sera à Strelsau ; nous irons, vous et moi, au Rendez-vous de chasse et Bernenstein sera ici, avec la Reine.

 

– Un seulement ici ? demandai-je.

 

– Oui et bon, répliqua le connétable en frappant sur l’épaule de Bernenstein. Nous ne serons pas absents plus de quatre heures, pendant lesquelles le Roi sera dans son lit ! Bernenstein n’aura qu’à refuser jusqu’à la mort de permettre qu’on l’approche avant notre retour. Vous pouvez bien vous charger de cela, n’est-ce pas, Bernenstein ? »

 

Je suis naturellement prudent et disposé à voir le mauvais côté des choses, mais je ne pouvais imaginer de meilleures mesures à prendre contre l’attaque dont nous étions menacés. Toutefois, j’étais terriblement inquiet au sujet de M. Rassendyll.

 

Après tous nos mouvements et notre agitation, nous eûmes une heure ou deux de repos. Nous en profitâmes pour faire un bon repas ; et il était plus de cinq heures lorsqu’il nous fut permis de fumer nos excellents cigares. James nous avait servis, usurpant tranquillement la place du domestique de Sapt, de sorte que nous avions pu causer à notre aise.

 

L’assurance tranquille de cet homme et sa confiance en l’étoile de son maître contribuaient beaucoup à calmer mes inquiétudes.

 

« Le Roi doit revenir bientôt, dit Sapt, en consultant sa vieille grosse montre d’argent. Dieu merci ! il sera trop fatigué pour veiller longtemps. Nous serons libres vers neuf heures, Fritz. Je voudrais que le jeune Rupert vînt au Rendez-vous de chasse. »

 

À cette pensée, le visage du colonel exprima un vif plaisir.

 

Six heures sonnèrent et le Roi ne paraissait pas. Quelques instants après, la Reine nous fit dire de la rejoindre sur la terrasse, devant le château. Elle commandait la vue du chemin par lequel le Roi reviendrait ; nous y trouvâmes la Reine qui l’arpentait fiévreusement, très inquiète de ce retard. Dans une situation telle que la nôtre, tout incident imprévu ou inusité prend une importance exagérée ou sinistre, que l’on trouverait absurde en temps ordinaire. Tous trois, nous partagions les sentiments de la Reine, et oubliant les hasards multiples d’une chasse, dont un seul aurait suffi à expliquer le retard du Roi, nous nous mîmes à imaginer les catastrophes les moins probables. Il avait pu rencontrer Rischenheim, bien qu’ils chevauchassent en sens opposé ; Rupert avait pu se trouver sur sa route, quoique rien ne dût l’appeler si tôt dans la forêt. Nos craintes défiaient le sens commun et nos conjectures dépassaient toute probabilité. Sapt fut le premier à reprendre possession de ses esprits et nous morigéna tous sévèrement, sans en excepter la Reine. Nous reprîmes notre sang-froid en riant, un peu honteux de nous-mêmes.

 

« Cependant, il est étrange qu’il ne revienne pas, murmura la Reine se faisant un abat-jour de sa main et sondant du regard les masses sombres de la forêt qui bornaient notre vue. Le crépuscule tombait déjà ; mais nous aurions encore pu voir le groupe formé par le Roi et sa suite, s’il s’était engagé sur la route découverte.

 

Si le retard du Roi nous paraissait singulier à six heures, il le fut encore plus à sept et devint inexplicable à huit. Depuis longtemps, nous avions cessé de plaisanter et, maintenant, nous gardions le silence. Sapt ne grondait plus. La Reine, enveloppée dans ses fourrures, car il faisait très froid, s’asseyait quelquefois, mais la plupart du temps marchait avec impatience. Le soir était venu. Nous ne savions plus que faire, ni même si nous devions faire quelque chose. Sapt ne voulait pas avouer qu’il partageât nos pires craintes, mais son silence et son air sombre prouvaient qu’il était aussi troublé que nous. Pour ma part, à bout de patience, je m’écriai :

 

« Pour l’amour de Dieu ! agissons ! Voulez-vous que j’aille au-devant de lui ?

 

– Ce serait chercher une aiguille dans une botte de foin, » dit Sapt, en haussant les épaules.

 

Juste alors, nous entendîmes un galop de chevaux sur la route, et Bernenstein s’écria : « Les voilà ! »

 

La Reine s’arrêta et nous l’entourâmes. Les chevaux se rapprochaient. Nous distinguions les formes de trois hommes, c’étaient trois veneurs du Roi ; ils chantaient gaîment en chœur, un air de chasse. Ceci nous soulagea ; il n’y avait pas encore de catastrophe. Mais pourquoi le Roi n’était-il pas avec eux ?

 

« Le Roi est peut-être fatigué, Madame, et suit plus lentement, » dit Bernenstein.

 

Cette explication paraissait très plausible et le lieutenant, aussi prompt que moi à s’effrayer et à se rassurer, l’émit joyeusement, et je l’acceptai de moi-même.

 

Sapt, moins facilement influencé, nous dit : « Oui, peut-être, mais écoutons d’abord. » Et élevant la voix, il appela les veneurs qui s’étaient engagés dans l’avenue. L’un d’eux, Simon le garde en chef, resplendissant dans son uniforme vert et or, s’avança fièrement et s’inclina très bas devant la Reine.

 

« Eh bien ! Simon, où est le Roi, demanda-t-elle en essayant de sourire.

 

– Le Roi, Madame, m’a chargé d’un message pour Votre Majesté.

 

– Transmettez-le moi, Simon.

 

– Oui, Madame. Le Roi a fait une belle chasse, et s’il m’est permis de le dire, parlant de moi, une plus belle chasse… » Le connétable l’interrompit et lui frappant sur l’épaule :

 

« Ami Simon, dit-il, vous pourrez parler de vous à votre aise, mais l’étiquette veut que le message du Roi passe le premier.

 

– Oh ! certes, connétable. Il n’y a pas de danger que vous laissiez rien passer. Donc, Madame, le Roi a fait une belle chasse, car nous avons levé un sanglier à onze heures et…

 

– Est-ce là le message du Roi, Simon ? demanda la Reine souriante, amusée, mais un peu impatiente.

 

– Non, Madame, ce n’est pas précisément le message du Roi.

 

– Eh bien ! mon brave, arrivez-y, » grommela Sapt agacé, car nous étions là quatre (dont la Reine) sur des épines, pendant que le brave imbécile se vantait du plaisir qu’il avait procuré au Roi. Ainsi que ses pareils, Simon était aussi fier de chaque sanglier habitant la forêt que s’il l’avait créée, lui, et non le Dieu tout-puissant.

 

Simon s’embarrassa un peu.

 

« Comme je le disais, Madame, reprit-il, le sanglier nous fit faire un long chemin ; mais enfin, les chiens l’abattirent et Sa Majesté elle-même donna le coup de grâce. Il se faisait très tard…

 

– Il est encore plus tard maintenant, » grommela le colonel.

 

Simon jeta sur lui un regard craintif. Le connétable fronçait férocement les sourcils. Malgré le sérieux de la situation, je ne pus m’empêcher de sourire, tandis que le jeune Bernenstein s’efforçait d’étouffer un franc rire dans sa main.

 

– Oui, le Roi était très fatigué, n’est-ce pas, Simon, dit la Reine pour l’encourager et le ramener en même temps à la question, avec son tact de femme.

 

– Oui, Madame, le Roi était très fatigué et comme le hasard voulut que le sanglier fût tué près du Rendez-vous de chasse… »

 

Je ne sais pas si l’ami Simon remarqua un changement chez ses auditeurs, mais la Reine leva les yeux, les lèvres entr’ouvertes, et je crois que d’un commun accord, nous nous rapprochâmes tous d’un pas. Sapt n’interrompit pas cette fois.

 

« Oui, Madame, le Roi était très fatigué, et comme nous étions près du Pavillon de chasse, le Roi nous ordonna d’y porter notre butin et de revenir demain pour l’apprêter. Nous avons donc obéi et nous voici, c’est-à-dire, excepté mon frère Herbert qui est resté près du Roi, sur l’ordre de Sa Majesté, parce que, Madame, Herbert est un garçon adroit à qui notre bonne mère a enseigné à faire griller un beefsteak et…

 

– Mais où est-il resté avec le Roi ? rugit Sapt.

 

– Mais au Pavillon de chasse, connétable. Le Roi y reste ce soir et reviendra demain à cheval, avec Herbert. »

 

Nous y étions enfin ! Et la chose valait la peine d’être connue. Simon nous regarda l’un après l’autre, et je compris aussitôt que nos visages devaient en dire trop long. Je pris donc sur moi de l’éloigner en lui disant :

 

« Merci, Simon, merci ; nous comprenons. »

 

Il s’inclina devant la Reine, qui sortit de sa rêverie pour ajouter ses remerciements aux miens.

 

Simon se retira, l’air encore un peu perplexe.

 

Quand nous fûmes seuls, il y eut un moment de silence, après quoi je repris :

 

« Supposons que Rupert… »

 

Le connétable m’interrompit par un rire bref.

 

« Sur ma vie ! dit-il, comme les choses arrivent ! Nous disons qu’il ira au Pavillon et il y va ! »

 

Je repris :

 

« Si Rupert y va, si Rischenheim ne l’arrête pas en route. »

 

La Reine se leva et tendant ses mains vers nous :

 

« Messieurs, ma lettre ! » dit-elle.

 

Sapt ne perdit pas de temps.

 

« Bernenstein, vous restez ici comme il a été convenu ; rien n’est changé. Des chevaux pour Fritz et, pour moi, dans cinq minutes. »

 

Bernenstein s’élança comme une flèche de la terrasse vers les écuries.

 

« Rien n’est changé, Madame, reprit Sapt, si ce n’est qu’il nous faut être là-bas avant Rupert. »

 

Je regardai ma montre ; il était neuf heures vingt minutes. Le maudit bavardage de Simon nous avait fait perdre un quart d’heure. J’ouvris les lèvres pour parler. Un regard de Sapt me fit comprendre qu’il devinait ce que j’allais dire et que je ferais mieux de me taire. Je gardai le silence.

 

« Arriverez-vous à temps ? demanda la Reine, les mains suppliantes et les yeux pleins d’alarme.

 

– Assurément, Madame, répondit Sapt en s’inclinant.

 

– Vous ne le laisserez pas approcher le Roi ?

 

– Certes non, dit Sapt avec un sourire.

 

– Du fond du cœur, Messieurs, reprit-elle d’une voix tremblante, du fond du cœur…

 

– Voici les chevaux, » s’écria Sapt.

 

Il saisit la main de la Reine, l’effleura de sa moustache grise et… je ne suis pas très sûr d’avoir bien entendu, j’ai même peine à le croire, mais il me semble bien qu’il lui dit : « Par votre doux visage, nous réussirons ! » En tout cas, elle recula avec un petit cri de surprise et je vis des larmes briller dans ses yeux. Je lui baisai la main à mon tour ; puis nous montâmes à cheval, et l’on eût pu croire, au train dont nous nous dirigeâmes vers le Pavillon de chasse, que le diable nous poursuivait.

 

Une seule fois, je me retournai. Elle était encore sur la terrasse et la haute stature du jeune Bernenstein se dressait auprès d’elle.

 

« Pourrons-nous arriver à temps ? C’était ce que j’avais voulu dire tout à l’heure.

 

– Je ne le crois pas, mais par le Ciel ! Nous essaierons, » répondit le colonel Sapt.

 

Je compris alors pourquoi il ne m’avait pas laissé parler.

 

Tout à coup, le pas d’un cheval au galop résonna derrière nous. Nous nous détournâmes précipitamment, redoutant quelque mauvaise rencontre. Le cheval se rapprochait vite, car son cavalier le montait sans paraître rien redouter.

 

« Il vaut mieux voir de quoi il s’agit, » dit le connétable en arrêtant son cheval.

 

Une seconde après, le cavalier inconnu était à nos côtés. Sapt laissa échappa un juron, moitié fâché, moitié satisfait.

 

« Comment, c’est vous, James ! m’écriai-je.

 

– Oui, monsieur.

 

– Que diable voulez-vous ? demanda Sapt.

 

– Je suis venu pour me mettre au service du comte de Tarlenheim, monsieur.

 

– Je ne vous ai pas donné d’ordres, James.

 

– Non, monsieur, mais M. Rassendyll m’a dit de ne pas vous quitter, si vous ne me renvoyiez pas. Alors, je me suis hâté de vous suivre. »

 

Sur ce, Sapt s’écria :

 

« Par le diable ! Quel cheval avez-vous là ?

 

– Le meilleur des écuries, autant que j’ai pu voir, monsieur, car je craignais de ne pas vous rejoindre. »

 

Sapt tira sa moustache, fronça le sourcil et enfin prit le parti de rire.

 

« Grand merci du compliment, dit-il ; c’est mon cheval !

 

– Vraiment, monsieur ? » répondit James, avec un intérêt respectueux.

 

Sapt rit de nouveau, puis s’écria :

 

« En avant ! » et nous nous élançâmes dans la forêt.

 

VIII

L’humeur de Boris le chien de chasse.


Regardant en arrière, éclairé par tous les renseignements que j’ai réunis, je peux suivre très clairement, heure par heure, les événements jusqu’à ce jour, et comprendre comment le hasard s’emparant de nos habiles plans et se moquant de notre finesse, amena nos projets, par des voies détournées, à une issue étrange, mais prédestinée, dont nous étions parfaitement innocents de pensée et d’intention. Si le Roi n’était pas allé au Pavillon de chasse, il serait advenu ce que nous avions en vue ; si Rischenheim avait réussi à prévenir Rupert de Hentzau, rien n’aurait été changé ; le sort en décida autrement. Le Roi fatigué alla au Pavillon et Rischenheim ne put prévenir son cousin. Il en fut pourtant bien près, car Rupert, comme son rire m’en informa, était dans la maison de la Königstrasse quand je partis de Strelsau et Rischenheim y arriva à quatre heures et demie. Ayant pris le train à une petite station, il avait facilement dépassé M. Rassendyll qui, n’osant pas montrer son visage, fut forcé de faire toute la route à cheval et de ne pénétrer dans la ville qu’à la nuit.

 

Mais Rischenheim ne s’était pas hasardé à envoyer un avertissement, car il savait que nous avions l’adresse de son cousin, et il ignorait quelles mesures nous avions pu prendre pour intercepter les dépêches. Il fut donc obligé d’apporter ses nouvelles lui-même et, quand il arriva, son homme était parti. Par le fait, Rupert dut quitter la maison presque aussitôt après mon départ de la ville. Il avait résolu d’être exact au rendez-vous. Ses seuls ennemis n’étaient pas à Strelsau ; il n’y avait pas de mandat d’amener contre lui et, quoique sa complicité dans l’affaire de Michel le Noir fût comme de tout le monde, il ne craignait pas d’être arrêté, grâce au secret qui le protégeait. En conséquence, il sortit de la maison, alla à la gare, prit son billet pour Hofbau pour le train de quatre heures et arriva vers cinq heures et demie. Il dut croiser le train par lequel voyageait Rischenheim. Celui-ci n’apprit son départ que par un employé du chemin de fer qui, ayant reconnu le comte de Hentzau, avait pris la liberté de complimenter Rischenheim sur le retour de son cousin.

 

Rischenheim ne répondit rien, mais se hâta, très agité, de se rendre à la maison de la Königstrasse où la vieille mère Holf lui confirma la nouvelle. Il subit alors un accès de grande irrésolution. La fidélité à Rupert lui inspirait le désir de le suivre et de partager les périls vers lesquels il courait. D’autre part, la prudence lui murmurait à l’oreille qu’il n’était pas engagé irrévocablement, que rien, jusque-là, ne le compromettait ouvertement en qualité de complice de Rupert ; et que nous, qui connaissions la vérité, serions très satisfaits d’acheter son silence quant au tour que nous lui avions joué, en lui accordant l’impunité. Ses craintes l’emportèrent et en homme irrésolu qu’il était, il décida d’attendre à Strelsau le résultat de la rencontre au Pavillon de chasse. Si l’on s’y débarrassait de Rupert, il avait quelque chose à nous offrir en échange de la paix ; si son cousin s’échappait, il serait, lui, à la Königstrasse, prêt à seconder les nouveaux projets de l’aventurier aux abois. De toute façon, sa vie était, sauve, et je me permets de penser que ceci avait quelque importance à ses yeux. Pour excuse, il avait la blessure reçue de Bernenstein et qui le privait absolument de l’usage d’un bras. Eût-il suivi Rupert, il eût été, pour le moment, un allié fort inutile.

 

De tout cela, nous ne savions rien en chevauchant par la forêt. Nous pouvions deviner, conjecturer, espérer ou craindre, mais nous n’avions la certitude que de deux choses : le départ de Rischenheim pour la capitale et la présence de Rupert dans cette ville à cinq heures. Les deux cousins pouvaient s’être rencontrés ou manqués. Nous devions agir comme s’ils s’étaient manqués et que Rupert fût allé à la rencontre du Roi. Nous étions en retard et ce fait nous poussait en avant, quoique nous évitassions de le rappeler ; cela nous faisait éperonner et presser nos chevaux plus que la prudence ne l’eût voulu. Une fois, le cheval de James buta dans l’obscurité et désarçonna son cavalier ; plus d’une fois, une branche basse, obstruant le chemin, me cingla le visage et faillit me jeter mort ou étourdi à bas de ma monture.

 

Sapt ne fit aucune attention à ces aventures. Il avait pris la tête et, ferme en selle, il allait droit devant lui sans jamais tourner la tête à droite ni à gauche, sans jamais ralentir son allure, n’épargnant ni lui-même, ni sa bête. James et moi le suivions côte à côte. Nous galopions en silence, ne trouvant rien à nous dire. Un seul tableau absorbait ma pensée ; et ce tableau me représentait Rupert tendant au Roi, avec son sourire assuré, la lettre de la Reine ! Car l’heure du rendez-vous était passée. Si cette image s’était changée en réalité, que ferions-nous ? Tuer Rupert satisferait notre désir de vengeance, mais à quoi cela servirait-il si le Roi avait lu la lettre de la Reine ? J’avoue que je me surpris raillant M. Rassendyll pour avoir conçu un plan qui, au lieu d’être un piège tendu à Rupert de Hentzau, en devenait un pour nous.

 

Tout à coup, Sapt tournant la tête pour la première fois, me désigna quelque chose. Le Pavillon était devant nous à un quart de mille environ et à peine visible. Sapt arrêta son cheval, nous suivîmes son exemple, tous trois, nous mîmes pied à terre et, ayant attaché nos montures à des arbres, nous avançâmes à pas rapides, mais silencieux. Il était convenu que Sapt entrerait le premier et prétendrait avoir été envoyé par la Reine pour prendre soin du Roi et veiller à ce qu’il pût revenir le lendemain sans fatigue nouvelle. Si Rupert était venu ou reparti, l’attitude du Roi le révélerait probablement. S’il n’était pas encore arrivé, James et moi ferions sentinelle au dehors pour lui barrer le passage. Il y avait encore une troisième hypothèse : il pouvait être en ce moment même avec le Roi. Ce que nous ferions en ce cas, nous l’ignorions. Quant à moi, mon plan, si j’en avais un, était de tuer Rupert et d’essayer de persuader au Roi que la lettre était fausse, espoir de dernière extrémité dont nous détournions les yeux comme d’une impossibilité.

 

Nous étions maintenant près du Pavillon, à environ quarante mètres de l’entrée. Tout à coup, Sapt se jeta par terre à plat ventre et murmura :

 

« Donnez-moi une allumette. »

 

James en alluma une et la nuit étant calme, la lumière brilla aussitôt ; elle nous montra les marques des pieds d`un cheval, toutes fraîches et s’éloignant du Pavillon. Nous nous relevâmes et suivîmes les traces jusqu’à un arbre situé à vingt mètres de la porte. Là, elles cessaient, mais au delà, on voyait celles en double de deux pieds d’homme dans la terre molle et noire ; un homme était allé de là à la maison et était revenu de la maison à l’arbre. À la droite de celui-ci, il y avait d’autres marques de sabots de cheval y conduisant, puis cessant. Un homme était arrivé par la droite, avait mis pied à terre, s’était rendu au Pavillon à pied, était revenu à l’arbre pour remonter à cheval et s’éloigner par le sentier que nous venions de suivre.

 

« Ce peut être une autre personne, » dis-je, mais je crois que pas un de nous ne doutait que les traces ne fussent celles de Hentzau. Donc, le Roi avait la lettre, le mal était fait, nous arrivions trop tard !

 

Cependant, nous n’hésitâmes pas. Le désastre accompli, il fallait y faire face. Le valet de chambre de M. Rassendyll et moi suivîmes le connétable jusqu’à quelques pieds de la porte. Là, Sapt, qui était en uniforme, fit jouer son épée dans le fourreau. James et moi jetâmes un regard sur nos revolvers. On ne voyait aucune lumière dans le Pavillon ; la porte était fermée, on n’entendait rien. Sapt frappa doucement de la main, rien ne répondit de l’intérieur ; il saisit le bouton de la serrure, le tourna et la porte s’ouvrit, le corridor était sombre, personne ne se montrait.

 

« Restez ici comme il a été convenu, me dit tout bas le colonel. Donnez-moi les allumettes et j’entrerai. » James lui tendit la boîte d’allumettes et il franchit le seuil. Nous le vîmes distinctement d’abord, puis à la distance de deux ou trois mètres, sa forme devint vague ; je n’entendis plus rien que ma propre respiration haletante. Mais un instant après, il y eut un autre bruit léger, une exclamation étouffée, le bruit d’un faux pas, puis d’une épée frappant les dalles du corridor. Nous nous regardâmes ; aucun mouvement dans la maison ne répondit à ce bruit, une allumette fut frottée sur la boîte et Sapt se releva, le fourreau de son épée traînant sur le sol ; ses pas revinrent vers nous et une seconde après, il reparut à la porte.

 

« Que s’est-il passé ? demandai-je.

 

– Je suis tombé, me répondit Sapt.

 

– Sur quoi ?

 

– Venez voir. James, restez ici. »

 

Je suivis le connétable sur une longueur de huit à dix pieds, dans le corridor.

 

« N’y a-t-il de lampe nulle part ? lui dis-je.

 

– Une allumette nous suffira. Tenez, voici sur quoi je suis tombé. »

 

Avant même que l’allumette fût allumée, je vis un corps sombre étendu en travers du corridor.

 

« Un homme mort ! m’écriai-je aussitôt.

 

– Non, répliqua Sapt, frottant une allumette, un chien mort, Fritz. »

 

Une exclamation de surprise m’échappa comme je tombais sur mes genoux : À ce moment, Sapt murmura :

 

« Mais si, il y a une lampe, » et il étendit la main vers une petite lampe à huile posée sur une encoignure ; il la prit, l’alluma et la tint au-dessus du corps. Elle éclairait assez pour nous permettre de distinguer le corps qui barrait le passage.

 

« C’est Boris, le lévrier du Roi, » dis-je tout bas, quoiqu’il n’y eût personne pour m’écouter.

 

Je connaissais bien ce chien. C’était le favori du Roi, qu’il suivait toujours dans ses chasses à courre. Il obéissait au moindre mot de Sa Majesté, mais il témoignait d’une humeur incertaine envers le reste des mortels. Sapt mit la main sur la tête de l’animal ; il y avait un trou de balle juste au milieu du front. De mon côté, je montrai à Sapt l’épaule gauche fracassée par une autre balle.

 

« Et voyez ! dit le connétable ; tirez là-dessus. »

 

Je regardai où il avait posé sa main. Dans la gueule du chien était un morceau de drap gris et sur ce morceau un bouton d’habit en corne.

 

Je tirai le morceau de drap, mais Boris tenait ferme jusque dans la mort. Sapt tira son épée et en passant la pointe entre les dents du chien, il les sépara suffisamment pour que je pusse enlever l’étoffe.

 

« Vous ferez bien de mettre cela dans votre poche, me dit le connétable. Maintenant, venez. » Et tenant la lampe d’une main et son épée nue de l’autre, il enjamba le corps du lévrier et je le suivis.

 

Nous étions alors devant la porte de la chambre où Rodolphe Rassendyll avait soupé avec nous le jour de sa première arrivée en Ruritanie et d’où il était parti pour être couronné roi à Strelsau. Sur la droite ; était la chambre où le Roi couchait, et plus loin, dans la même direction, la cuisine et les celliers. Le ou les officiers de service couchaient de l’autre côté de la salle à manger.

 

« Je suppose qu’il nous faut faire une visite domiciliaire, » dit Sapt ; et malgré son calme apparent, je perçus dans sa voix l’écho d’une surexcitation mal réprimée. À cet instant, nous entendîmes venant du corridor à notre gauche, un sourd gémissement et un bruit semblable à celui que ferait un homme se traînant péniblement sur le parquet. Sapt tourna sa lampe dans cette direction, et nous vîmes Herbert, le garde forestier, pâle et les yeux dilatés, se soulevant par terre, sur ses deux mains, les jambes étendues derrière lui et la poitrine appuyée sur le sol.

 

« Qui est là ? demanda-t-il d’une voix faible.

 

– Mais, mon garçon, vous nous connaissez bien, lui dit Sapt en s’approchant de lui. Que s’est-il donc passé ici ? »

 

Le pauvre homme, très affaibli, avait, je crois, un peu de délire.

 

« J’ai mon compte, monsieur, murmura-t-il, je l’ai bien et complet. Plus de chasse pour moi, monsieur. Je l’ai là, dans le ventre. Oh ! mon Dieu ! »

 

Sa tête retomba sur le parquet avec un bruit sourd.

 

Je courus à lui, le soulevai et mettant un genou en terre, j’appuyai sa tête sur ma jambe.

 

« Dites-moi ce qui s’est passé, » ordonna Sapt d’une voix brève, tandis que je m’efforçais de placer le pauvre garçon de la manière la plus commode possible pour lui.

 

Lentement et à mots entrecoupés, il commença son récit, tantôt se répétant, tantôt oubliant une parole ou confondant l’ordre des faits, plus souvent encore, s’arrêtant pour reprendre haleine. Cependant, nous n’étions pas impatients et nous écoutions sans penser au temps qui s’écoulait. À un certain moment, un léger bruit me fit tourner la tête. James inquiet de notre absence prolongée, nous avait rejoints. Sapt ne s’occupa ni de lui, ni de rien autre, que des paroles tombant irrégulièrement des lèvres de l’homme frappé à mort. Voici son récit, étrange exemple de l’effet d’une petite cause sur un grand événement.

 

Le Roi, après avoir mangé un léger souper, était rentré dans sa chambre et s’était jeté sur son lit, où le sommeil l’avait saisi tout habillé. Herbert enlevait le couvert et s’occupait à divers autres détails du service, quant tout à coup, il vit un homme à son côté. Étant depuis peu au service du Roi, il ne connaissait pas l’étranger. Il était, dit-il, de taille moyenne, brun, beau, un vrai gentilhomme des pieds à la tête. Il portait une tunique de chasse et un revolver à sa ceinture. Une de ses mains était posée dessus ; de l’autre, il tenait une petite boîte carrée.

 

« Dites au Roi que je suis ici ; il m’attend, » dit l’étranger.

 

Herbert, alarmé de l’apparition subite et silencieuse de l’inconnu, recula, se reprochant de n’avoir pas fermé la porte d’entrée. Il n’était pas armé, mais se sachant très fort, il se préparait à défendre son maître de son mieux. Rupert, car c’était lui, à n’en pas douter, rit légèrement et répéta :

 

« Mon garçon, il m’attend, allez m’annoncer. » Herbert, impressionné par l’air impérieux de l’étranger, se dirigea vers la chambre du Roi, mais à reculons, sans détourner son visage de Rupert.

 

« Si le Roi veut en savoir davantage, dites-lui que j’ai le paquet et la lettre, » ajouta Rupert.

 

Herbert s’inclina et passa dans la chambre à coucher. Le Roi dormait. Quand Herbert l’éveilla, il parut ne rien savoir du paquet, de la lettre, ni de la visite attendue. Les craintes d’Herbert se réveillèrent. Il dit tout bas que l’étranger portait un revolver. Quels que fussent les défauts du Roi (Dieu me garde de mal parler de celui pour qui le sort fut si dur !), il n’était pas lâche. Il sauta de son lit, et au même instant, le grand lévrier s’étira et vint à lui pour le caresser. Mais alors, il sentit l’étranger, ses oreilles se dressèrent, et il fit entendre un sourd grognement en regardant le visage de son maître. Alors Rupert, peut-être fatigué d’attendre, peut-être doutant que son message eût été bien transmis, parut à la porte.

 

Le Roi n’était pas plus armé qu’Herbert ; leurs armes de chasse étaient dans la pièce voisine, et Rupert semblait barrer le chemin. J’ai dit que le Roi était brave, mais je crois que la vue de Rupert l’impressionna, en lui rappelant les tortures endurées dans son cachot, car il recula en s’écriant : « Vous ! » Le lévrier interprétant subtilement le mouvement de son maître, grogna avec colère.

 

« Vous m’attendiez, Sire ? » demanda Rupert en saluant, mais avec un sourire.

 

Je suis sûr que l’alarme du Roi lui faisait plaisir. Inspirer la terreur le ravissait et il n’arrive pas tous les jours de l’inspirer à un roi : et ce roi, un Elphsberg. C’était arrivé plus d’une fois à Rupert de Hentzau.

 

« Non, balbutia le Roi. Puis, se remettant un peu, il dit avec colère : Comment osez-vous venir ici.

 

– Vous ne m’attendiez pas ? » s’écria Rupert. Et aussitôt, l’idée qu’on lui avait tendu un piège, traversa son esprit alerte.

 

Il tira en partie le revolver de sa ceinture, sans doute inconsciemment et pour s’assurer de sa présence. Avec un cri de terreur, Herbert se jeta devant le Roi qui retomba sur le lit. Rupert, perplexe, vexé et cependant souriant encore, comme s’il voyait là quelque chose d’amusant, dit Herbert, fit un pas en avant, criant quelques mots au sujet de Rischenheim, mots que le garde ne saisit pas.

 

« Arrière ! Arrière ! » cria le Roi.

 

Rupert s’arrêta, puis comme saisi d’une pensée subite, il leva la boîte qu’il tenait dans sa main en disant :

 

« Eh bien ! Regardez ceci, Sire, et nous causerons après, » et il tendit la main qui tenait le coffret.

 

Le dénouement ne tenait plus qu’à un fil, car le Roi murmurait à l’oreille d’Herbert :

 

« Qu’est-ce donc ? Qu’est-ce donc ? Allez le prendre. » Mais Herbert hésita. Il craignait de quitter le Roi, que son corps protégeait comme un bouclier. Alors, l’impatience de Rupert l’emporta ; si on lui avait tendu un piège, chaque minute de retard pouvait doubler son danger. Avec un rire méprisant, il s’écria :

 

« Attrapez-le donc, si vous avez peur de venir le prendre ! » et il lança le paquet soit à Herbert, soit au Roi, ou à celui des deux qui aurait la chance de le saisir.

 

Cette insolence eut un étrange résultat. En un clin d’œil, avec un grognement furieux, Boris bondit à la gorge de l’étranger. Rupert, jusqu’alors, n’avait pas fait attention au chien. Surpris, il laissa échapper un juron, saisit son revolver et fit feu sur son assaillant. Le coup dut briser l’épaule de la bête, mais n’arrêta qu’à moitié son élan. Son grand poids fit tomber Rupert sur un genou. On ne prêta aucune attention au paquet qu’il avait lancé. Le Roi, fou de terreur et furieux du sort de son favori, sauta sur ses pieds et courut dans la pièce voisine en passant devant Rupert. Herbert le suivit. Rupert repoussa le chien blessé et affaibli et se précipita vers la porte. Il se trouva en face d’Herbert portant un épieu à sanglier, et du Roi armé d’un fusil de chasse à deux coups. Il leva sa main gauche, dit Herbert, comme s’il voulait se faire entendre, mais le Roi le mit en joue. D’un bond, Rupert s’abrita derrière la porte ; la balle passa devant lui et s’enfonça dans le mur. Puis Herbert s’élança sur lui avec son épieu. Il ne s’agissait plus d’explications, mais de vie ou de mort ; sans hésiter, Rupert tira sur Herbert qui tomba blessé mortellement. Le Roi épaula de nouveau son fusil.

 

« Maudit fou ! hurla Rupert, si vous en voulez, en voilà ! » Le fusil et le revolver partirent en même temps. Rupert, toujours maître de ses nerfs, atteignit le Roi ; celui-ci le manqua. Herbert vit le comte, son arme fumante à la main, regarder un instant le Roi étendu sur le parquet. Puis il se dirigea vers la porte. J’aurais voulu voir son visage à ce moment. Souriait-il, ou fronçait-il le sourcil ? Exprimait-il le regret ou le triomphe ? Le remords ? Il en était incapable.

 

Il franchit la porte et Herbert ne le vit plus, mais le quatrième acteur, celui qui, bien que muet, avait joué un rôle si important, reparut sur la scène. Boitant, tantôt gémissant de douleur, tantôt grondant de colère, Boris se traîna à travers la chambre, à la poursuite de Rupert. Herbert souleva la tête et écouta. Il entendit un grognement, un juron, le bruit d’une lutte. Probablement Rupert se retourna juste à temps pour recevoir le choc du chien. L’animal, désemparé par sa blessure, ne put atteindre le visage de son ennemi, mais ses crocs arrachèrent le morceau de drap que nous trouvâmes, serré comme dans un étau, entre ses mâchoires. Puis un nouveau coup de feu retentit : Herbert entendit un éclat de rire, une porte fermée violemment et des pas qui s’éloignaient. Il comprit que le comte s’échappait. Avec un pénible effort, il se traîna dans le corridor.

 

Dans la pensée qu’il pourrait le poursuivre, s’il buvait un peu d’eau-de-vie, il se dirigea du côté de la cave. Mais la force lui manqua et il tomba où nous le trouvâmes, ne sachant pas si le Roi était mort ou vivant, et hors d’état de retourner dans la chambre où son maître gisait étendu sur le, parquet.

 

J’avais écouté le récit comme pétrifié. Vers le milieu, la main de James s’était glissée jusqu’à mon bras et y était restée. Quand Herbert eut fini, je vis le petit homme passer plusieurs fois sa langue sur ses lèvres sèches. Puis je regardai Sapt. Il était pâle comme un fantôme et les rides de son visage semblaient s’être creusées. Il leva les yeux et rencontra les miens. Sans mot dire, nous échangeâmes nos pensées par nos regards. Nous nous disions : « Ceci est notre œuvre ! » Nous avions tendu le piège et nos victimes étaient devant nous. Je ne peux, même encore aujourd’hui, songer à ce moment, car, grâce à nous, le Roi était mort !

 

Mais était-il mort ? Je saisis le bras de Sapt. Son regard m’interrogea.

 

« Le Roi ? murmurai-je d’une voix rauque.

 

– Oui, le Roi ? » répliqua-t-il.

 

Nous nous dirigeâmes vers la porte de la salle à manger. Là, je me sentis tout à coup défaillir et je saisis le bras de Sapt. Il me soutint et ouvrit la porte toute grande. La pièce était pleine d’odeur de poudre, et la fumée s’enroulait autour du lustre dont elle tamisait la lumière. James nous suivit avec la lampe. Le Roi n’était pas là. Je ressentis un espoir soudain. Le Roi n’avait donc pas été tué ! Cela me rendit mes forces et je m’élançai vers la pièce intérieure. Sapt et James me suivirent et regardèrent à la porte, par-dessus mon épaule.

 

Le Roi était étendu par terre, le visage contre le parquet, près du lit. Nous supposâmes qu’il s’était traîné là, dans l’espoir de se reposer quelque part. Il ne remuait pas. Nous le regardâmes un moment dans un silence qui semblait plus profond que nature.

 

Enfin, d’un commun accord, nous nous approchâmes craintivement, comme si nous nous approchions du trône de la Mort même. Le premier, je m’agenouillai et soulevai la tête du Roi. Le sang avait coulé de ses lèvres, mais il ne coulait plus. Le Roi était mort !

 

Je sentis la main de Sapt sur mon épaule. Levant les yeux, je vis son autre main tendue vers le sol et tournai mon regard de ce côté. Dans la main du Roi teinte de son sang, était le coffret que j’avais porté à Wintenberg et que Rupert de Hentzau avait rapporté ce jour même au Pavillon. Ce n’était pas le repos, mais le coffret que le Roi mourant avait cherché à ses derniers moments. Je me baissai, soulevai sa main et détachai les doigts encore mous et chauds.

 

Sapt s’inclina avec un empressement subit et murmura :

 

« Est-il ouvert ? »

 

La corde n’était pas défaite ; le cachet n’était pas rompu. Le secret avait survécu au Roi et il était mort sans savoir. Tout à coup, je ne sais pourquoi, je passai ma main sur mes yeux, les cils en étaient mouillés.

 

« Est-il ouvert ? me demanda Sapt de nouveau, car la lumière incertaine l’empêchait de voir.

 

– Non, répondis-je.

 

– Dieu soit loué ! » s’écria-t-il ; et pour Sapt ; la voix était douce !

 

IX

Le Roi au Pavillon de chasse.


Au premier moment, le choc et le désordre des idées fait porter un jugement que la réflexion corrige plus tard. Au nombre des crimes de Rupert de Hentzau, je ne donne pas la première place au meurtre du Roi. C’était l’acte d’un homme que rien n’arrêtait, pour qui rien n’était sacré ; mais en réfléchissant au récit d’Herbert et quand je considère comment l’acte fut commis, comment les circonstances y poussèrent, il me semble avoir été, en quelque sorte, l’œuvre de la même chance perverse qui s’attachait à nos pas.

 

Il n’avait pas eu de mauvais desseins contre le Roi ; il avait même, quel que fût son motif, cherché à lui rendre service, et il ne l’avait attaqué que contraint et forcé par les circonstances. L’ignorance inattendue du Roi, le zèle bien intentionné d’Herbert, la colère de Boris l’avaient entraîné à commettre une action qu’il n’avait pas préméditée et qui allait absolument à l’encontre de ses intérêts. Sa culpabilité consistait en ce qu’il avait préféré la mort du Roi à la sienne propre. C’eût été un crime pour bien des hommes ; pour lui, cela ne comptait guère. J’admets tout cela maintenant, mais ce soir-là, devant ce cadavre, écoutant le douloureux récit fait par la voix mourante d’Herbert, il était difficile d’accorder des circonstances atténuantes. Nos cœurs criaient vengeance, quoique nous ne fussions plus au service du Roi. Peut-être même cherchions-nous à étouffer les reproches de nos consciences en criant plus haut contre la faute d’un autre, ou désirions-nous offrir quelque expiation inutile à notre maître mort, en châtiant rapidement celui qui l’avait tué. Je ne peux dire ce qu’éprouvaient les autres, mais en moi l’impulsion dominante était de ne pas perdre un instant avant de proclamer le crime et de soulever le pays entier à la poursuite de Rupert, afin que tout habitant de la Ruritanie quittât son travail, son plaisir ou son lit pour s’emparer du comte Rupert de Hentzau mort ou vif. Je me rappelle m’être approché du siège où Sapt s’était laissé tombé et lui avoir saisi le bras en disant :

 

« Il faut semer l’alarme. Si vous voulez aller à Zenda, je partirai pour Strelsau.

 

– L’alarme ? dit-il en tourmentant sa moustache et me regardant.

 

– Oui ; quand on apprendra la nouvelle, tout habitant du royaume sera sur le qui-vive et l’empêchera de s’échapper.

 

– De sorte qu’il sera pris ? demanda le connétable.

 

– Oui, certes, » m’écriai-je dans mon émotion et ma surexcitation.

 

Sapt jeta les yeux sur le serviteur de M. Rassendyll. James avait, avec mon secours, placé le corps du Roi sur le lit et aidé le garde forestier à gagner un canapé. Il était maintenant debout près du connétable, calme et prêt à agir comme toujours. Il ne parla pas, mais je saisis dans ses yeux un regard d’intelligence à l’adresse de Sapt, accompagné d’un signe de tête. Ces deux hommes faisaient bien la paire, difficiles à émouvoir, à ébranler, à détourner de leur but et de l’affaire confiée à leurs mains.

 

« Oui ; il serait probablement pris ou tué, dit Sapt.

 

– Alors, hâtons-nous, m’écriai-je.

 

– Avec la lettre de la Reine sur lui, » ajouta le connétable.

 

J’avais oublié !

 

« Nous avons le coffret, mais il a toujours la lettre, » poursuivit Sapt.

 

Même à ce moment, j’aurais ri volontiers. Rupert nous avait laissé la boîte, mais soit par hâte, étourderie ou malice, nous l’ignorions, il avait conservé la lettre. Pris vivant, il se servirait de cette arme puissante pour sauver sa vie ou satisfaire sa colère ; si on la trouvait sur son cadavre, elle parlerait haut et clairement au monde entier. Une fois encore, il était protégé par son crime ; aussi longtemps qu’il détenait la lettre, il devait être défendu par nous contre tous. Nous voulions sa mort, mais nous devions agir comme ses gardes du corps et mourir en le défendant, plutôt que de le laisser prendre par d’autres que nous. Impossible d’agir ouvertement ou de chercher des alliés. Tout cela traversa mon esprit comme un éclair, aux paroles de Sapt ; et je vis, ce que le connétable et James n’avaient jamais oublié, quelle était la situation. Mais que faire ? Je ne le voyais pas, car le roi de Ruritanie était mort !

 

Une heure s’était écoulée depuis notre découverte et il était près de minuit. Si tout avait réussi, nous aurions dû être loin déjà sur la route du château. Rupert devait être à plusieurs milles du lieu où il avait tué le Roi. Déjà, M. Rassendyll devait chercher son ennemi dans Strelsau.

 

« Mais que faire ? » dis-je en désignant le lit du doigt.

 

Sapt tortilla une dernière fois sa moustache, puis croisa les mains sur la garde de son épée placée entre ses jambes et se pencha en avant.

 

« Rien, me dit-il, jusqu’à ce que nous ayons la lettre. Rien.

 

– Mais c’est impossible, m’écriai-je.

 

– Mais non, Fritz, me répondit-il d’un air pensif. Ce n’est pas encore impossible. Cela peut le devenir. Mais si nous pouvons surprendre Rupert d’ici à un jour ou même deux, ce n’est pas impossible. Que je tienne seulement cette lettre et j’expliquerai le secret gardé. Voyons, n’arrive-t-il jamais que des crimes commis soient cachés de crainte de mettre le criminel sur ses gardes ?

 

– Vous saurez bien inventer une histoire, monsieur, remarqua James d’un ton grave, mais rassurant.

 

– Oui, James, je saurai inventer une histoire, ou bien votre maître en inventera une pour moi. Mais par Dieu ! histoire ou non, il ne faut pas que la lettre soit trouvée. Qu’on dise si l’on veut que c’est nous qui l’avons tué, mais… »

 

Je saisis sa main et la serrai.

 

« Vous ne doutez pas de moi ? lui dis-je.

 

– Je n’en ai pas douté un instant, Fritz.

 

– Alors, comment nous y prendre ? »

 

Nous nous rapprochâmes l’un de l’autre, Sapt et moi assis, James appuyé sur le fauteuil de Sapt.

 

L’huile de la lampe touchait à sa fin et la lumière était très faible. De temps à autre, le pauvre Herbert, pour qui nous ne pouvions rien, faisait entendre un sourd gémissement. J’ai honte de me rappeler combien peu nous pensions à lui, mais les grands projets rendent leurs acteurs insensibles aux lois de l’humanité ! En certains cas, la vie d’un homme compte peu. Les gémissements d’Herbert qui devenaient plus faibles et moins fréquents, étaient seuls, avec nos voix, à troubler le silence du petit pavillon.

 

« Il faut que la Reine soit instruite, dit Sapt, qu’elle reste à Zenda et dise que le Roi est au Rendez-vous de chasse pour un jour ou deux encore. Alors vous, Fritz (car il faut que vous alliez immédiatement au château) et Bernenstein, irez à Strelsau aussi vite que possible, pour trouver Rodolphe Rassendyll. À vous trois, vous devez pouvoir découvrir Rupert et lui arracher la lettre. S’il n’est pas en ville, il vous faudra rejoindre Rischenheim et le forcer de vous dire où est son cousin. Nous savons que l’on peut convaincre Rischenheim. Si Rupert est là, je n’ai de conseils à donner ni à vous, ni à Rodolphe.

 

– Et vous ?

 

– James et moi restons ici. Si quelqu’un vient, nous pourrons dire que le Roi est malade. Si des bruits se répandent et que de grands personnages arrivent, il faudra qu’ils entrent !

 

– Mais le corps !

 

– Ce matin, quand vous serez parti, nous creuserons une tombe temporaire ; peut-être deux (et il désigna de la main, le pauvre Herbert) ou même trois, ajouta-t-il avec son sourire sceptique, car notre ami Boris aussi devra disparaître.

 

– Vous enterrerez le Roi ?

 

– Pas assez profondément pour qu’il soit difficile de le retirer de la terre, le pauvre homme ! Eh bien ! Fritz, avez-vous un plan meilleur à nous proposer ? »

 

Je n’en avais pas et celui de Sapt ne me plaisait guère. Cependant, il nous donnait vingt-quatre heures. Pour ce laps de temps, du moins, il semblait qu’on pût garder le secret. Au delà, ce serait impossible. Mort ou vivant, il faudrait qu’on vît le Roi. Il se pourrait aussi qu’avant la fin de ce répit, Rupert fût en notre pouvoir ! Enfin ; quel autre parti prendre ? Car maintenant, nous étions menacés d’un péril plus grand que celui que nous avions d’abord voulu conjurer. Le pire que nous craignions tout d’abord, était que la lettre de la Reine ne tombât dans les mains du Roi. Cela ne pouvait plus arriver. Mais ce serait bien pis si on la trouvait, sur Rupert et que tout le royaume, voire même toute l’Europe apprît qu’elle était écrite par celle qui désormais était de droit la seule souveraine de la Ruritanie. Pour la sauver de ce danger, aucune tentative n’était trop hasardeuse, aucun projet trop périlleux. Oui, ainsi que le disait Sapt, lors même qu’on devrait nous accuser de la mort du Roi, il nous fallait persévérer. Moi, dont la négligence avait causé tout le mal, je devais être le dernier à hésiter. Très loyalement, je considérais ma vie comme due et engagée si on me la demandait ; et pour le monde, je regardais aussi mon honneur comme engagé.

 

Le plan fut donc arrêté. On creuserait une tombe pour le Roi, et si la nécessité s’en présentait on y placerait son corps. L’endroit choisi était sous le plancher du cellier. Quand la mort aurait délivré le pauvre Herbert, on pourrait l’ensevelir dans la cour, derrière le Pavillon. Pour Boris, on l’enterrerait sous les arbres où nous avions attaché nos chevaux. Rien ne me retenait plus ; je me levai, mais à ce moment, j’entendis la voix du garde qui m’appelait plaintivement. Le pauvre garçon me connaissait bien et il me demanda de m’asseoir près de lui. Je crois que Sapt aurait désiré me voir partir, mais je ne pouvais pas rester sourd à cette dernière demande, quoiqu’elle me fît perdre des minutes précieuses. Il était bien près de sa fin, et je fis de mon mieux pour adoucir ses derniers instants. Son courage était beau à voir, et je crois que nous puisâmes tous de nouvelles forces dans l’exemple que nous donnait cet humble devant la mort. Sapt lui-même cessa de montrer aucune impatience et me permit de rester pour fermer les yeux du blessé.

 

Mais le temps passait et il était près de cinq heures du matin quand je pus monter à cheval. Les autres conduisirent les leurs aux écuries, derrière le Pavillon. Avec un signe d’adieu de la main, je partis au galop pour le château. Le jour venait ; l’air était frais et pur. La lumière nouvelle m’apporta un nouvel espoir ; mes craintes semblèrent s’évanouir devant elle. Mes nerfs se raidissaient dans un effort confiant. Mon cheval avançait rapidement, à une allure aisée sûr l’herbe des avenues. Il était difficile, en cet instant, de se sentir découragé, de ne pas se fier aux ressources de l’intelligence, à la force du poignet, à la bienveillance du sort.

 

Quand le château fut en vue, je poussai un cri de joie que répétèrent les échos du bois. Mais un moment après, une exclamation de surprise m’échappa et je me dressai sur mes étriers en regardant au sommet du donjon. L’étendard royal qui, la veille, flottait à la brise, avait disparu de la hampe. D’après la coutume immémoriale, le drapeau était hissé quand le Roi ou la Reine se trouvaient au château. Il ne flotterait plus pour Rodolphe V, mais pourquoi ne proclamait-il pas la présence de la reine Flavie ? Je pressai mon cheval de toutes mes forces. Le sort nous avait déjà frappés plus d’une fois et je craignis un nouveau coup.

 

Un quart d’heure après, j’étais à la porte. Un domestique accourut. Je mis pied à terre sans me hâter, ôtai mes gants, en époussetai mes bottes, recommandai au palefrenier d’avoir soin de mon cheval, puis je dis au valet de pied :

 

« Aussitôt que la Reine sera visible, sachez si elle peut me recevoir. J’apporte un message de Sa Majesté. » L’homme parut un peu perplexe, mais au même instant, Hermann, le majordome du Roi, parut à la porte. « Le connétable n’est-il pas avec monsieur le comte ? me demanda-t-il.

 

– Non, le connétable est resté au Pavillon de chasse avec le Roi, dis-je avec une indifférence que j’étais loin de ressentir. J’apporte un message pour Sa Majesté, Hermann ; sachez d’une des femmes quand elle pourra me recevoir.

 

– La Reine n’est pas ici, me répondit-il. Le fait est que nous avons eu du fil à retordre, monsieur le comte. À cinq heures du matin, Sa Majesté sortit de chez elle tout habillée, envoya chercher le lieutenant de Bernenstein et annonça qu’elle allait quitter le château. Monsieur sait que le train-poste passe ici à six heures. Hermann consulta sa montre et ajouta : Sa Majesté vient sans doute de quitter la gare.

 

– Pour aller où ? demandai-je avec un léger haussement d’épaules à l’adresse de ce caprice de femme.

 

– Mais pour Strelsau. Sa Majesté n’a pas donné de raison et n’a emmené qu’une dame et le lieutenant Bernenstein. Il y eut une belle bousculade pour faire lever tout le monde, commander la voiture, faire prévenir à la station et…

 

– Elle n’a donné aucune raison ?

 

– Aucune, monsieur le comte. Elle m’a laissé une lettre pour le connétable ; qu’elle m’a recommandé de lui remettre en mains propres dès qu’il arriverait. Elle dit qu’elle contenait un message important, que le connétable devrait transmettre au Roi, et que je ne devais la confier à personne autre que le colonel Sapt lui-même. Je suis étonné, monsieur le comte, que vous n’ayez pas remarqué l’absence du drapeau royal.

 

– Ah bah ! Je n’avais pas les yeux fixés sur le donjon ! Donnez-moi la lettre. » Je comprenais que le mot de cette nouvelle énigme devait s’y trouver. Il fallait que je portasse la lettre à Sapt moi-même et sans délai.

 

« Vous donner la lettre, monsieur le comte ? Excusez-moi, mais vous n’êtes pas le connétable, dit-il en souriant.

 

– Non, répliquai-je de même, il est vrai que je ne suis pas le connétable, mais je vais le rejoindre. J’ai l’ordre du Roi de revenir dès que j’aurai vu la Reine ; et puisque Sa Majesté est absente, je vais retourner au Pavillon, dès que l’on m’aura sellé un cheval frais. Allons, donnez-moi la lettre.

 

– Je ne peux pas, monsieur le comte. Les ordres de Sa Majesté étaient positifs.

 

– Quelle plaisanterie ! Si elle avait su que je dusse venir au lieu du connétable, elle m’aurait chargé de lui porter cette lettre.

 

– Je l’ignore, monsieur le comte. Ses ordres étaient clairs et elle n’aime pas qu’on lui désobéisse. »

 

Le palefrenier et le valet de pied avaient disparu.

 

J’étais seul avec Hermann.

 

« Donnez-moi la lettre, répétai-je. » Je sais que la patience m’échappait et que ma voix me trahissait. Hermann prit peur. Il recula d’un pas en mettant la main sur sa poitrine. Ce geste me révéla où se trouvait la lettre ; je n’écoutai plus la prudence. Je m’élançai sur lui, écartai sa main, ouvris de force son habit galonné et saisis la lettre dans une poche intérieure. Alors, je le lâchai, car les yeux lui sortaient de la tête, et lui mettant deux pièces d’or dans la main :

 

« C’est urgent, imbécile, lui dis-je ; pas un mot de cette affaire, » et sans plus faire attention à son visage bouleversé, je courus du côté des écuries. En cinq minutes, je fus à cheval et m’éloignai du château galopant vers le Pavillon. Si Hermann a depuis longtemps dépensé les pièces d’or, il n’a pas encore oublié la façon dont je l’ai pris à la gorge.

 

Quand je fus au bout de ce second voyage, j’arrivai pour les obsèques de Boris. James était à ce moment même, en train d’égaliser soigneusement le terrain avec une bêche. Sapt le regardait en fumant sa pipe. Leurs bottes à tous deux étaient couvertes d’une boue gluante. Je me jetai à bas de mon cheval et annonçai brusquement mes nouvelles. Le connétable m’arracha la lettre en jurant. James continua son travail. Quant à moi, je m’essuyai le front et sentis que j’avais très faim.

 

– Bonté du Ciel ! s’écria Sapt ; elle est allée le rejoindre ! » Et il me tendit la lettre.

 

Je ne révélerai pas ce qu’avait écrit la Reine. C’était sans doute très touchant et très pathétique, mais pour nous, qui ne pouvions partager ses sentiments ; c’était folie pure.

 

Elle avait essayé de supporter son séjour à Zenda, disait-elle, mais elle s’y sentait devenir folle. Elle ne pouvait pas reposer. Elle ne savait pas ce que nous devenions, ni ce qui se passait à Strelsau. Pendant des heures, elle était restée éveillée et s’étant enfin endormie, elle avait rêvé. « J’avais fait ce rêve une fois déjà. Il revenait. Je le voyais distinctement. Il me semblait être roi ; on l’appelait ainsi ; mais il ne répondait pas ; il ne remuait pas. Il semblait mort ! Et il m’était impossible de rester inactive. »

 

Ainsi écrivait-elle, toujours s’excusant, toujours disant que quelque chose l’attirait à Strelsau, lui répétant que si elle n’y allait pas, elle ne reverrait pas « celui que vous savez » vivant. « Et il faut que je le voie ! Ah ! il le faut ! Si le Roi a reçu la lettre, je suis perdue déjà. Sinon, dites-moi ce que vous voulez ou pouvez faire. Il faut que je parte ! ce rêve est revenu si distinct. Je vous jure que je ne le reverrai qu’une fois, mais cela, il le faut. Il est en danger ! j’en suis certaine. Autrement, que signifierait ce rêve. Bernenstein viendra avec moi et je le verrai. Je vous en supplie, pardonnez-moi. Je ne peux pas rester ici. Le rêve était trop distinct ! »

 

Ainsi se terminait sa lettre. Pauvre Reine ! Elle était affolée par les visions que lui suggéraient son cerveau troublé et son cœur désolé. J’ignorais qu’elle eût déjà parlé à M. Rassendyll de son rêve étrange, dont je me serais au reste, peu préoccupé, tenant pour certain que nous fabriquons nos propres rêves, transformant nos craintes et nos espérances du jour en visions, que nous prenons la nuit pour des révélations.

 

Néanmoins, il est des choses que l’homme ne peut pas comprendre, et je n’ai pas la prétention de sonder les voies de Dieu !

 

Cependant, si nous n’avions pas à juger pourquoi la Reine partait, le fait de son départ nous regardait. Nous étions rentrés dans le Pavillon et James, se rappelant que les gens ont besoin de manger, quoique les rois meurent, nous préparait un déjeuner. J’en avais en vérité grand besoin, car je n’en pouvais plus ; et les autres, après le travail auquel ils venaient de se livrer, n’étaient pas moins las. En mangeant, nous causâmes. Il était évident que, moi aussi, je devais aller à Strelsau. Ce serait là que le drame aurait son dénouement. Là, étaient Rodolphe, Rischenheim, très probablement Rupert de Hentzau et, maintenant, la Reine. Et de tous, Rupert seul (Rischenheim peut-être) connaissait la mort du Roi et comment la main capricieuse du sort avait terminé les événements de la veille. Le Roi était étendu en paix sur son lit ; sa tombe était creusée. Sapt et James gardaient fidèlement le secret, prêts à faire le sacrifice de leur vie. Il fallait que j’allasse à Strelsau pour apprendre à la Reine qu’elle était veuve et eu finir avec le jeune Rupert.

 

À neuf heures du matin, je quittai le Pavillon. J’étais obligé de gagner Hofbau, à cheval afin d’y prendre le train pour Strelsau. De Hofbau je pourrais, envoyer une dépêche à la Reine, mais simplement pour annoncer mon arrivée et non les nouvelles que j’apportais. Grâce au chiffre, je correspondrais avec Sapt à volonté ; il me chargea de demander à M. Rassendyll s’il devait venir nous rejoindre, ou bien rester où il était.

 

« Tout se décidera nécessairement en un jour, me dit-il. Nous ne pouvons cacher longtemps la mort du Roi. Pour l’amour de Dieu ! Fritz, débarrassez-nous de ce jeune misérable et emparez-vous de la lettre ! »

 

Donc, abrégeant les adieux, je partis. À dix heures, j’atteignis Hofbau, car j’étais venu à fond de train. De là, j’avertis Bernenstein de mon arrivée prochaine ; mais il n’y avait de train que dans une heure. Il me fallut attendre.

 

Ma première pensée fut de continuer ma route à cheval, mais je compris vite que cela me retarderait au lieu de m’avancer. Il fallait donc attendre, et l’on peut deviner dans quelle disposition d’esprit je m’y résignai. Chaque minute me semblait une heure ; je ne sais pas encore aujourd’hui comment le temps passa. Je mangeai, je bus, je fumai, je marchai, je m’assis, je restai debout. Le chef de gare, qui me connaissait, dut croire que j’étais devenu fou, jusqu’à ce que je lui eusse dit que je portais des dépêches des plus importantes et que le délai mettait en danger les plus graves intérêts. Alors il me témoigna sa sympathie, mais que pouvait-il faire ? Impossible d’avoir un train spécial à cette petite station. Il fallait attendre sans me brûler la cervelle. C’est ce que je fis.

 

Nous étions enfin dans le train ! Je partais, j’approchais. Une heure après, la ville était en vue. Alors, à mon indicible fureur, il y eut un arrêt d’environ une demi-heure. Je crois que si nous n’étions repartis à ce moment, j’aurais sauté hors du train et couru, car, à demeurer immobile ; je me sentais devenir fou. Arrivé à la station, je fis un grand effort sur moi-même pour paraître calme. J’attendis d’un air tranquille un commissionnaire, le priai de me chercher une voiture et le suivis hors de la gare. Il ouvrit la portière ; je lui donnai son pourboire et, le pied sur le marchepied, je lui dis :

 

« Recommandez au cocher d’aller vite au Palais. Je suis en retard, grâce à ce maudit train.

 

– La vieille jument vous y mènera vite, monsieur, » répliqua le cocher.

 

Je sautai dans la voiture, mais à ce moment, je vis sur le quai un homme qui me faisait signe de la main. Le cocher le vit aussi et attendit.

 

Je n’osai pas lui dire de partir, car je craignais de trahir mon impatience, et il aurait paru singulier que je n’eusse pas un instant à moi pour parler au cousin de ma femme, Anton de Strofzin, Il s’avança en me tendant sa main délicatement gantée de gris perle, car le jeune Anton était un des chefs de la jeunesse dorée à Strelsau.

 

« Ah ! mon cher Fritz, dit-il. Je suis bien content de n’avoir pas d’emploi à la cour. Dans quelle terrible activité vous vivez tous ! Je vous croyais installé pour un mois à Zenda.

 

– La Reine a changé d’idée tout à coup, répondis-je. Cela arrive aux dames ; vous le savez, vous qui les connaissez si bien. »

 

Mon compliment ou mon insinuation eut pour résultat un sourire satisfait et un tour conquérant donné à sa moustache.

 

« Je pensais bien que vous reviendriez bientôt ici, dit-il, mais j’ignorais que la Reine fût de retour.

 

– Vraiment ? Alors pourquoi m’attendiez-vous ? »

 

Il ouvrit un peu les yeux, avec une surprise élégante et langoureuse.

 

« Oh ! Je supposais que vous seriez de service, ou autre chose. N’êtes-vous pas de service ?

 

– Près de la Reine ? Pas pour le moment.

 

– Mais près du Roi ?

 

– Oui, en effet, répondis-je en me penchant vers lui ; je suis ici pour les affaires du Roi.

 

– Précisément, dit-il. J’ai bien pensé que vous viendriez aussitôt que j’ai su que le Roi était ici. »

 

Sans doute, j’aurais dû garder tout mon sang-froid, mais je ne suis ni Sapt, ni Rodolphe Rassendyll.

 

– Le Roi, ici ! m’écriai-je en lui saisissant le bras.

 

– Sans doute ! Vous ne le saviez pas ? Il est en ville. » Mais je ne l’écoutais plus. Pendant un instant, je ne pus parler, puis je criai au cocher :

 

« Au Palais ! Vite ! Vite ! »

 

Nous partîmes au galop, laissant Anton, la bouche ouverte et pétrifié d’étonnement.

 

Je retombai sur les coussins, absolument stupéfait. Le Roi gisait mort au Rendez-vous de chasse et le Roi était dans sa capitale.

 

Naturellement, la vérité, me fut bientôt révélée comme en un éclair, mais elle ne m’apporta pas de soulagement. Je me souvins que Rodolphe Rassendyll était à Strelsau.

 

Il avait été vu par quelqu’un et pris pour le Roi. En quoi cela nous aiderait-il, maintenant que le Roi était mort et ne pourrait plus jamais venir au secours de son Sosie ?

 

Par le fait, la réalité était pire que je ne le supposais. Si je l’avais connue tout entière, j’aurais pu me laisser aller au désespoir. Car la présence du Roi n’était sue ni par là fait d’un coup d’œil incertain d’un passant, ni par un simple bruit qu’on aurait pu démentir fermement, ni par le témoignage d’une ou deux personnes seulement. Ce jour-là même, à la vue de la foule, par sa propre voix et avec l’assentiment de la Reine elle-même, M. Rassendyll avait passé pour être le Roi, présent à Strelsau, lorsque ni lui, ni la Reine n’étaient instruits de la mort du Roi !

 

X

Le Roi à Strelsau.


M. Rassendyll arriva de Zenda à Strelsau vers neuf heures du soir, le jour qui fut témoin du drame du Rendez-vous de chasse. Il aurait pu arriver plus tôt ; mais la prudence ne lui permit pas d’entrer dans les faubourgs populeux avant que l’obscurité le protégeât contre les regards. On ne fermait plus les portes de la ville au coucher du soleil, comme à l’époque où Michel le Noir en était gouverneur, et Rodolphe passa sans être remarqué. Heureusement, la nuit, belle où nous étions, était pluvieuse et tempétueuse à Strelsau ; en conséquence, il y avait peu de monde dans les rues, et il put gagner la porte de ma maison sans être remarqué. Là, se présentait un danger. Aucun de nos domestiques n’était dans le secret. Seule, ma femme, à qui la Reine s’était confiée, connaissait Rodolphe et elle ne s’attendait pas à le voir, puisqu’elle ignorait les derniers événements. Rodolphe se rendait bien compte du péril et regrettait l’absence de son fidèle serviteur qui aurait pu lui préparer les voies. L’averse lui fournissait un prétexte pour enrouler un cache-nez autour de son visage et relever le col de son habit jusqu’à ses oreilles, en même temps que les coups de vent lui imposaient la nécessité d’enfoncer son chapeau jusque sur ses yeux, s’il voulait ne pas le perdre. Ainsi dérobé aux regards des curieux, il arrêta son cheval à ma porte et sonna après avoir mis pied à terre. Lorsque le maître d’hôtel ouvrit, une étrange voix enrouée demanda la comtesse, prétextant un message envoyé par moi. Le serviteur hésita naturellement à laisser cet inconnu seul à la porte ouverte, tout ce que contenait le vestibule se trouvant ainsi à sa disposition. Balbutiant une excuse, dans le cas où l’étranger serait un gentleman, il ferma la porte et alla prévenir sa maîtresse. La description du visiteur intempestif éveilla aussitôt le vif esprit de ma femme. Elle savait par moi comment Rodolphe s’était rendu à cheval au Pavillon de chasse, le visage enveloppé d’une écharpe et le chapeau sur les yeux. Un homme très grand, dont le visage se dissimulait de même et qui disait apporter un message de ma part, lui suggéra aussitôt la pensée que M. Rassendyll pouvait être arrivé. Helga ne veut jamais convenir qu’elle est très intelligente ; cependant, je m’aperçois qu’elle devine toujours ce qu’elle veut savoir de moi, et j’ai idée qu’elle réussit fort bien à me cacher les petites choses que sa sagesse conjugale juge bon de me laisser ignorer. Il ne devait donc pas lui être plus difficile de se tirer d’affaire avec le maître d’hôtel qu’avec moi. Posant très tranquillement sa broderie, elle lui dit :

 

« Ah ! oui, je connais ce monsieur. Est-ce que vous l’auriez laissé dans la rue par la pluie ? »

 

Elle s’inquiétait dans l’hypothèse que la figure de Rodolphe fût restée si longtemps exposée aux lumières du vestibule.

 

Le maître d’hôtel murmura une excuse, expliqua ses craintes et l’impossibilité de distinguer le rang social de l’étranger par une nuit si noire.

 

Helga l’arrêta court en s’écriant : « Vous êtes stupide. » Puis elle descendit l’escalier en courant pour aller ouvrir la porte elle-même, non pas toute grande, pourtant. À première vue, elle reconnut M. Rassendyll, ses yeux surtout ; dit-elle.

 

« C’est donc vous ! s’écria-t-elle. Et mon absurde domestique vous laisse à la pluie ! Entrez, je vous prie. Oh ! Et votre cheval ? »

 

Se tournant alors vers le maître d’hôtel contrit, elle lui dit :

 

« Conduisez donc le cheval de M. le baron aux écuries.

 

– Je vais envoyer quelqu’un immédiatement, madame la comtesse.

 

– Non, conduisez-le vous-même de suite ; je ferai entrer le baron. »

 

D’assez mauvaise humeur, le corpulent maître d’hôtel sortit sons l’averse. Rodolphe se recula pour le laisser passer, puis entra vivement dans le vestibule, où il se trouva seul avec Helga. Posant un doigt sur ses lèvres, elle le conduisit dans une petite pièce du rez-de-chaussée dont je faisais une sorte de bureau.

 

Elle donnait sur la rue et l’on entendait la pluie battre les larges vitres de la fenêtre. Rodolphe se tourna vers Helga avec un sourire et s’inclinant, lui baisa la main.

 

Le baron de quoi ? chère comtesse, demanda-t-il.

 

– Il ne s’en informera pas, répondit-elle en levant légèrement les épaules. Dites-moi vite ce qui vous amène ici et ce qui est arrivé. »

 

Il lui conta brièvement tout ce qu’il savait. Elle cacha bravement ses craintes en apprenant que je pourrais rencontrer Rupert au Pavillon et, de suite, écouta ce que Rodolphe avait à lui demander.

 

« Puis-je sortir de la maison et au besoin y rentrer sans être vu, dit-il.

 

– La porte est fermée la nuit et mon mari ainsi que le maître d’hôtel en ont seuls les clés. »

 

Les yeux de M. Rassendyll se portèrent vers fenêtre.

 

« Je n’ai pas assez engraissé pour ne pas pouvoir passer par là, répondit-il ; donc mieux vaut n’avoir pas recours au maître d’hôtel ; il jaserait.

 

– Je passerai la nuit ici et ne laisserai entrer personne.

 

– Il se pourrait que je revinsse, poursuivit-il, si je manquais mon coup, et si l’on jetait l’alarme.

 

– Votre coup ? dit-elle eu se reculant un peu.

 

– Oui, répondit-il ; ne me demandez pas de quoi il s’agit ; c’est pour le service de la Reine.

 

– Pour la Reine, je ferais tout et Fritz aussi. »

 

Il lui serra la main affectueusement, comme pour l’encourager.

 

– Alors, je peux donner mes ordres ? dit-il en souriant.

 

– Ils seront obéis.

 

– Eh bien ? Un manteau sec, un petit souper et cette pièce pour moi seul et vous. »

 

Comme il parlait, le maître d’hôtel tourna le bouton de la serrure. Ma femme s’élança vers la porte, l’ouvrit et, Rodolphe lui tournant le dos, dit au domestique d’apporter de la viande froide et ce qu’il pourrait trouver dans la maison, aussi vite que possible.

 

« Maintenant, venez avec moi, dit-elle à Rodolphe, dès que le maître d’hôtel fut parti. »

 

Elle le conduisit à mon cabinet de toilette où il mit des vêtements secs, puis elle s’occupa du souper, ordonna qu’on préparât une chambre à coucher, dit au maître d’hôtel qu’elle avait à parler d’affaires avec le baron, qu’il ne veillât pas plus tard qu’onze heures, le renvoya et alla dire à Rodolphe que la voie était libre.

 

À son retour, il exprima son admiration pour le courage et la présence d’esprit dont elle faisait preuve, et je me permets de penser qu’elle méritait ses compliments. Il soupa en toute hâte, puis ils s’entretinrent, Rodolphe fumant un cigare avec la permission d’Helga. Onze heures étaient sonnées. Ma femme ouvrit la porte et regarda au dehors. Le vestibule était sombre, la porte d’entrée verrouillée, la clé dans les mains du maître d’hôtel. Helga referma la porte et tourna doucement la clé dans la serrure. À minuit, Rodolphe se leva et baissa la lampe aussi bas que possible. Ensuite, il ouvrit les volets, puis la fenêtre et regarda dans la rue.

 

« Refermez tout quand je serai parti, murmura-t-il. Si je reviens ; je frapperai ainsi et vous ouvrirez.

 

– Pour l’amour du Ciel ! Soyez prudent, » dit tout bas Helga en saisissant sa main.

 

Il lui fit un signe rassurant, enjamba le rebord de la fenêtre et attendit un instant en écoutant. La tempête ne s’apaisait pas et la rue était déserte. Il se laissa tomber sur le trottoir, le visage de nouveau enveloppé. Elle guetta sa haute silhouette qui s’éloignait à longues enjambées, jusqu’à ce qu’un détour du chemin le lui cachât. Alors, ayant refermé la fenêtre et les volets, elle commença sa veillée, priant pour lui, pour moi et pour sa chère maîtresse la Reine, car elle savait qu’une tâche périlleuse était entreprise cette nuit-là, et elle ignorait qui pouvait être menacé ou frappé.

 

Depuis le moment où M. Rassendyll quitta ma maison à minuit pour aller à la recherche de Rupert de Hentzau, chaque heure, presque chaque moment amena un incident du drame rapide qui décida de notre sort. J’ai dit ce que nous étions en train de faire. Rupert revenait alors vers la ville, et la Reine méditait, dans son insomnie agitée, la résolution qui allait la ramener, elle aussi, à Strelsau. Même au milieu de la nuit, les deux partis agissaient. Car si prévoyant et si habile qu’il fût, Rodolphe combattait un antagoniste qui ne négligeait aucune chance et qui avait trouvé un instrument capable et utile dans ce Bauer, un coquin rusé, s’il en fût jamais. Du commencement jusqu’à la fin, notre grande erreur fut de ne pas compter assez avec ce gredin, et il nous en coûta cher !

 

Ma femme et Rodolphe lui-même avaient cru la rue absolument déserte, quand elle avait ouvert la fenêtre et qu’il était parti. Cependant, tout avait été vu depuis son arrivée jusqu’au moment où elle avait refermé la fenêtre. Aux deux extrémités de ma maison, deux saillies sont formées par les fenêtres du grand salon et de la salle à manger. Elles projettent une ombre, et dans l’ombre de l’une d’elles, je ne sais de laquelle, un homme surveillait tout ce qui se passait. Partout ailleurs, Rodolphe l’aurait vu. Si nous avions été moins absorbés par notre propre jeu, il nous eût paru très probable que Rupert chargerait Rischenheim et Bauer de surveiller ma maison pendant mon absence, car c’était là que chacun de nous, arrivant en ville, irait tout d’abord. Il n’avait pas négligé cette précaution. La nuit était si sombre que l’espion, qui n’avait vu le Roi qu’une fois et ne connaissait pas M. Rassendyll, ne le reconnut pas ; mais il comprit qu’il servirait son maître en suivant les pas de l’homme qui entrait et sortait si mystérieusement de la maison suspecte. En conséquence, comme Rodolphe tournait le coin et Helga refermait la fenêtre, une ombre courte et épaisse quitta prudemment l’angle de la fenêtre en saillie et suivit Rodolphe à travers la tempête. Ils ne rencontrèrent personne si ce n’est, çà et là, un agent de police faisant son service bien à contrecœur. Tous étaient plus préoccupés de chercher l’abri de quelque muraille, que de surveiller les rares passants.

 

Les deux hommes avançaient. Rodolphe entra dans la Königstrasse. À cet instant, Bauer qui était à une distance d’environ cent mètres (il n’avait pu se mettre en marche qu’après avoir vu refermer la fenêtre), hâta le pas et réduisit la distance à environ soixante-dix mètres. Cela pouvait lui paraître suffisant par cette nuit où le vent et la pluie s’unissaient pour assourdir le bruit de ses pas.

 

Mais Bauer raisonnait en citadin, tandis que Rodolphe Rassendyll avait l’oreille fine d’un homme élevé à la campagne et dans les bois. Tout à coup, il dressa la tête d’un mouvement qui lui était habituel quand il survenait quelque chose d’imprévu. (Comme je me le rappelle bien, ce mouvement qui marquait l’éveil de son attention !)

 

Il ne s’arrêta pas ; c’eût été révéler son soupçon, mais il traversa la rue et passa du côté opposé au n° 19 et ralentit un peu son pas. L’homme qui marchait derrière lui fit de même ; celui qui le poursuivait ne voulait pas le rejoindre. Or, un homme qui s’attarde par une telle nuit ; simplement pour imiter un autre homme assez absurde pour s’attarder lui aussi, doit avoir une raison qu’on ne peut discerner immédiatement. Rodolphe Rassendyll se mit à la chercher.

 

Alors, une idée lui vint, et oubliant les précautions qui l’avaient jusque-là si bien servi, il s’arrêta, plongé dans de profondes réflexions. Celui qui le suivait était-il Rupert lui-même ? Ce serait digne de Rupert de le poursuivre, de préméditer une attaque, soit bravement et de front, soit honteusement par derrière, et d’être tout à fait indifférent au choix que lui offrirait le hasard. M. Rassendyll ne demandait pas mieux que de rencontrer son ennemi en plein air. Il le combattrait loyalement et s’il tombait, Sapt ou moi le remplacerions. S’il restait vainqueur, la lettre lui appartiendrait, il la détruirait aussitôt et rendrait ainsi le repos à la Reine.

 

Je ne pense pas qu’il perdit son temps à considérer comment il éviterait d’être arrêté par la police, que le bruit attirerait sans doute ; peut-être en ce cas, se déciderait-il à déclarer son identité et à rire de la surprise des gens de la police à la vue d’une ressemblance fortuite, puis à se fier à nous pour le soustraire à l’autorité de la loi. Que lui importait tout cela, pourvu qu’il eût un instant pour détruire la lettre. Quoiqu’il en fût, il se détourna et marcha droit vers Bauer, la main sur le revolver qu’il portait dans la poche intérieure de sont habit. Bauer le vit venir et dut comprendre qu’il était soupçonné ou découvert. Aussitôt, le rusé compère enfonça sa tête dans ses épaules et avança d’un pas traînant, mais vif et en sifflotant. Rodolphe resta immobile au milieu de la rue, se demandant qui pouvait être cet homme, si c’était Rupert déguisant son allure ou l’un de ses complices ou, après tout, un individu ignorant nos secrets et indifférent à nos affaires.

 

Bauer s’avançait, sifflant doucement et traînant les pieds dans la boue liquide. Il arrivait en face de M. Rassendyll. Celui-ci, à peu près convaincu que cet homme l’avait suivi, voulut s’en assurer. Le jeu le plus hardi avait toujours sa préférence ; il partageait ce goût avec Rupert de Hentzau, et de là peut-être lui venait un secret penchant pour son peu scrupuleux adversaire.

 

Il s’approcha subitement de Bauer et lui parla sans déguiser sa voix, écartant en partie l’écharpe qui lui cachait le visage.

 

« Vous êtes dehors bien tard, mon ami, par une nuit comme celle-ci. »

 

Bauer, bien que saisi par ce défi subit, ne perdit pas la tête. Devina-t-il que c’était Rodolphe, je l’ignore, mais il dut soupçonner la vérité.

 

« Quand on n’a pas d’asile, il faut bien être dehors à toute heure, » répondit-il, en s’arrêtant et assumant cet air honnête et lourdaud qui m’avait si bien abusé.

 

Je l’avais décrit très minutieusement à M. Rassendyll : si Bauer savait ou devinait qui était son adversaire, M. Rassendyll n’était pas moins bien informé.

 

« Pas d’asile ! s’écria Rodolphe d’un ton de compassion. Comment cela se fait-il ? Par le Ciel ? Ni vous, ni aucun homme ne doit en être réduit à la rue pour tout refuge par un temps pareil. Venez avec moi ; je vous donnerai un abri et un lit pour cette nuit. »

 

Bauer recula. Il ne voyait pas où Rodolphe voulait en venir et le regard qu’il jeta sur la rue, indiquait son désir de fuir. Rodolphe ne lui en donna pas le temps. Conservant son air de sincère compassion, il passa son bras gauche sous le bras droit de Bauer, et lui dit en lui faisant traverser la rue :

 

« Je suis chrétien et sur ma vie, mon garçon, j’entends que vous ayez un lit cette nuit. Venez avec moi. Par le diable ! Ce n’est pas un temps à rester dehors. »

 

Il était défendu à Strelsau de porter des armes. Bauer ne désirait pas avoir maille à partir avec la police ; en outre, il n’avait voulu que faire une reconnaissance et n’était pas armé. Enfin, il se sentait faible comme un enfant dans les mains de Rodolphe. Il n’avait donc d’autre alternative que de suivre M. Rassendyll, et ils se remirent tous deux en marche le long de la Königstrasse. Bauer ne sifflait plus, mais de temps à autre, Rodolphe fredonnait doucement un gai refrain en battant la mesure sur le bras captif de Bauer. Bientôt, ils retraversèrent la rue ; le pas traînant de Bauer prouvait clairement qu’il ne prenait aucun plaisir à changer de côté, mais il ne pouvait résister.

 

« Oui, il faut venir avec moi, mon garçon, » dit Rodolphe en riant et abaissant son regard sur son compagnon.

 

Ils approchaient des petits numéros près de la gare. Rodolphe se mit à examiner les fenêtres des boutiques.

 

« Comme il fait noir ! dit-il. Mon garçon, pouvez-vous voir où est le n° 19. »

 

Son sourire s’accentua. Le coup avait porté. Bauer était un intelligent coquin, mais il n’était pas parfaitement maître de ses nerfs, et son bras avait tressailli sous celui de Rodolphe. Il balbutia :

 

« Le numéro 19, monsieur ?

 

– Oui, 19. C’est là que nous allons, vous et moi. J’espère que là nous trouverons… ce qu’il nous faut.

 

Bauer semblait ahuri. Évidemment, il ne savait comment expliquer ou parer ce coup hardi.

 

« Ah ! je crois que nous y sommes, reprit Rodolphe, d’un ton très satisfait, au moment où ils arrivaient devant la maison de la mère Holf. N’est-ce pas un 1 et un 9 que je vois au-dessus de la porte ? Ah ! Et Holf ! Oui, c’est le nom ; sonnez, je vous prie ; mes mains ne sont pas libres.

 

Elles étaient en effet fort occupées ; l’une tenait le bras de Bauer, non plus de façon amicale, mais comme dans un étau de fer. Dans l’autre, le prisonnier voyait un revolver qui lui avait été caché jusque-là. Un mouvement du canon indiquait à Bauer la direction que prendrait la balle.

 

« Il n’y a pas de sonnette, dit-il avec humeur.

 

– Alors, frappez ?

 

– Ce sera probablement peine perdue.

 

– Frappez, et d’une manière particulière, mon ami.

 

– Je n’en connais pas, grogna Bauer.

 

– Ni moi. Ne pouvez-vous deviner la manière de se faire ouvrir cette porte ?

 

– Non. J’en suis incapable.

 

– Il faut pourtant essayer. Frappez et… écoutez-moi, mon garçon ! Il faut que vous deviniez juste. Vous comprenez ?

 

– Comment le puis-je ? répliqua Bauer affectant un air fanfaron.

 

– En vérité, je l’ignore, dit Rodolphe souriant, mais je déteste attendre, et si la porte n’est pas ouverte dans deux minutes, j’éveillerai les bonnes gens de la maison par un coup de pistolet. Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? »

 

Et la direction de l’arme expliqua clairement le sens des paroles de M. Rassendyll.

 

Bauer céda à cette puissante persuasion. Il leva la main et frappa à la porte, d’abord très fort, puis très doucement cinq fois, les coups se succédant rapidement. Évidemment, on l’attendait, car sans aucun bruit de pas la chaîne fut tirée à l’intérieur avec précaution. Ensuite, ce fut le tour du verrou, et la porte s’entr’ouvrit. Au même instant ; la main de Rodolphe glissa hors du bras de Bauer. D’un mouvement subit, il le saisit par la nuque et le jeta violemment dans la rue, où il tomba le visage contre terre dans la boue. Rodolphe se jeta contre la porte : elle céda ; aussitôt, il entra et tira de nouveau le verrou, laissant Bauer dans le ruisseau. Alors, il se retourna, la main sur la détente de son revolver, espérant, j’en suis certain, trouver Rupert de Hentzau en face de lui.

 

Il ne vit ni Rupert, ni Rischenheim, ni même la vieille femme, mais une grande, belle et brave jeune fille tenant une lampe à huile dans sa main.

 

Il ne la connaissait pas, mais j’aurais pu lui dire qu’elle était la plus jeune des enfants de la mère Holf, Rosa, que j’avais souvent vue en traversant la ville de Zenda avec le Roi, avant que sa mère vînt s’établir à Strelsau. Par le fait, la jeune fille s’était attachée aux pas du Roi, et celui-ci avait souvent plaisanté de ses efforts pour attirer son attention par les regards langoureux de ses grands yeux noirs. Mais il est dans la destinée de ces grands personnages, d’inspirer ces étranges passions, et le Roi n’avait pas prêté plus d’attention à Rosa qu’à d’autres romanesques jeunes filles qui trouvaient une joie mauvaise à lui témoigner leur dévouement dont, par une ironie du sort, il était redevable à sa belle prestance le jour du couronnement et à son courage chevaleresque dans sa lutte contre Michel le Noir. Ses adoratrices ne l’approchaient jamais assez pour s’apercevoir du moindre changement dans l’idole de leur culte, laquelle avait été, en réalité, Rodolphe Rassendyll.

 

Une moitié du moins de l’attachement de Rosa était donc due à l’homme qui la regardait en cet instant avec surprise à la lueur de sa lampe fumeuse. Elle la laissa presque tomber quand elle l’aperçut, car l’écharpe avait glissé et les traits de Rodolphe n’étaient plus cachés. La crainte, la joie et la surexcitation se peignirent tour à tour dans ses yeux.

 

« Le Roi ! murmura-t-elle, stupéfaite. Non, mais… et elle l’examina curieusement.

 

– Est-ce la barbe que vous cherchez, demanda-t-il en se caressant le menton. Les rois n’ont-ils pas le droit de se raser comme le commun des mortels ? »

 

Son visage exprimait encore de la stupéfaction et quelque doute. Il se pencha vers elle et ajouta tout bas « Peut-être ne désiré-je pas beaucoup être reconnu de suite. »

 

Elle rougit de plaisir à l’idée qu’il se fiait à elle.

 

« Je vous reconnaîtrais n’importe où, répondit-elle avec un regard de ses grands yeux noirs ; n’importe où, Votre Majesté.

 

– Alors, vous consentirez peut-être à m’aider ?

 

– Jusqu’à la mort !

 

– Non, non, ma chère demoiselle. Je ne vous demande qu’un petit renseignement. À qui appartient cette maison ?

 

– À ma mère.

 

– Ah ! Elle prend des locataires ? »

 

La jeune fille parut contrariée de ces préliminaires prudents.

 

« Dites-moi ce que vous désirez savoir, répondit-elle simplement.

 

– Eh bien ! qui est ici ?

 

– M. le comte de Luzau-Rischenheim.

 

– Et que fait-il ?

 

– Il est étendu sur son lit où il se plaint et jure parce qu’il souffre de son bras blessé.

 

– Et il n’y a personne d’autre ici ? »

 

Elle regarda autour d’elle avec précaution et baissa beaucoup la voix pour répondre :

 

« Non, pas maintenant. Personne.

 

– Je cherchais un de mes amis, dit Rodolphe. J’ai besoin de le voir seul. Ce n’est pas facile pour un roi de voir les gens seul à seul.

 

– Vous voulez dire ?…

 

– Vous savez bien qui je veux dire.

 

– Non… Ah ! Oui. Il est parti pour vous chercher.

 

– Pour me chercher ! Que diable ! comment savez-vous cela, ma jolie demoiselle ?

 

– Bauer me l’a dit.

 

– Ah ! Bauer ! Et qui est Bauer ?

 

– L’homme qui a frappé. Pourquoi l’avez-vous empêché d’entrer ?

 

– Pour être seul avec vous, naturellement. Ainsi donc, Bauer vous confie les secrets de son maître ? »

 

Elle accueillit cette plaisanterie avec un sourire coquet. Il ne lui déplaisait pas que le Roi sût qu’elle avait des admirateurs.

 

– Et où est allé cet absurde comte pour me chercher ? demanda Rodolphe d’un ton léger.

 

– Vous ne l’avez pas vu ?

 

– Non ; j’arrive tout droit du château de Zenda.

 

– Mais, s’écria-t-elle, il comptait vous trouver au Rendez-vous de chasse. Ah ! Je me rappelle ! Le comte de Rischenheim a été très contrarié en arrivant, d’apprendre que son cousin était parti.

 

– Ah ! il était parti ! Maintenant, je comprends. Rischenheim apportait au comte un message de moi.

 

– Et ils se sont manqués, Votre Majesté ?

 

– Parfaitement, ma chère demoiselle. C’est très contrariant, sur ma parole. En parlant ainsi, du moins, Rodolphe n’exprimait que sa vraie pensée. Et quand attendez-vous le comte de Hentzau ? demanda-t-il.

 

– Demain matin de bonne heure, Majesté ; entre sept et huit. »

 

Rodolphe s’approcha d’elle et tira deux pièces d’or de sa poche.

 

« Je ne veux pas d’argent, Majesté ; murmura-t-elle.

 

– Eh bien ! Percez-les et portez-les en souvenir à votre cou.

 

– Oh ! oui, oui ! Donnez-les moi, s’écria-t-elle, eu tendant la main avec empressement.

 

– Vous les gagnerez ? demanda-t-il en plaisantant et les tenant hors de sa portée.

 

– Comment ?

 

– En étant prête à m’ouvrir quand je viendrai à onze heures et frapperai comme Bauer a frappé tout à l’heure.

 

– Oui, je serai là.

 

– Et en ne disant à personne que je suis venu ce me le promettez-vous ?

 

– Pas même à ma mère ?

 

– Non.

 

– Ni au comte de Luzau-Rischenheim ?

 

– À lui moins qu’à personne. Il ne faut le dire à personne. Mon affaire est très secrète et Rischenheim l’ignore.

 

– Je ferai tout ce que vous me dites. Mais… mais Bauer sait.

 

– C’est vrai. Bauer sait. Eh bien ! Nous verrons à disposer de Bauer. »

 

À ces mots, il se tourna vers la porte. Tout à coup, la jeune fille se baissa, lui saisit la main et la baisa.

 

« Je mourrais pour vous, murmura-t-elle.

 

– Pauvre enfant ! » dit-il avec douceur.

 

Je crois qu’il se reprochait de profiter, même dans l’intérêt de la Reine, de ce pauvre amour naïf. Il mit la main sur la porte et dit, avant de l’ouvrir :

 

« Si Bauer vient, rappelez-vous que vous ne m’avez rien dit, rien, entendez-vous. Je vous ai menacée, mais vous ne m’avez rien dit.

 

– Il dira aux autres que vous êtes venu.

 

– Nous ne pouvons pas empêcher cela. Du moins, ils ne sauront pas quand je reviendrai. Bonsoir. »

 

Rodolphe ouvrit la porte, se glissa dehors et la referma vivement. Si Bauer revenait, sa visite serait nécessairement connue ; s’il pouvait empêcher le retour de Bauer, on ne saurait rien par la jeune fille. Il s’arrêta une fois sorti, écoutant de toutes ses oreilles et sondant attentivement les ténèbres.

 

XI

Ce que vit la femme du chancelier.


La nuit si précieuse par son silence, sa solitude et son obscurité, s’écoulait vite ; bientôt, la vague approche du jour serait visible et les habitants circuleraient. Avant ce moment, il fallait que Rodolphe Rassendyll, l’homme qui n’osait pas montrer son visage en plein jour, fut à couvert ; autrement, on dirait que le Roi était à Strelsau, et la nouvelle s’en répandrait en quelques heures dans tout le royaume. Mais M. Rassendyll avait encore du temps à lui et il ne pouvait le mieux passer qu’en continuant sa lutte avec Bauer. Suivant l’exemple du coquin lui-même, il se réfugia dans l’ombre des murailles et résolut d’attendre. Il pourrait, faute de mieux, empêcher Bauer de communiquer avec Rischenheim ; et il espérait que ce Bauer reviendrait quelque temps après, reconnaître la place dans le but d’apprendre où en étaient les choses, si le visiteur malencontreux était parti et si la voie était libre pour se rapprocher de Rischenheim. S’enveloppant étroitement de son manteau, Rodolphe attendit, subissant l’ennui de son mieux, inondé par la pluie qui tombait sans relâche et très imparfaitement abrité contre les rafales du vent. Les minutes passaient sans qu’il fût question de Bauer, ni de personne dans la rue silencieuse. Cependant, il n’osait pas abandonner son poste, car Bauer saisirait l’occasion de se glisser à l’intérieur. Peut-être l’avait-il vu sortir et attendait-il de son côté que la place fût libre. Peut-être aussi, l’utile espion était-il allé prévenir Rupert de Hentzau du danger qui le menaçait dans la Königstrasse. Ignorant la vérité et forcé d’accepter toutes les hypothèses, Rodolphe attendait et guettait l’aube qui allait bientôt le renvoyer dans sa cachette. Pendant ce temps, ma pauvre femme attendait aussi, en proie à toutes les craintes que peut se forger l’imagination d’une femme impressionnable.

 

Rodolphe tournait la tête de côté et d’autre, essayant toujours de discerner une forme humaine. Pendant quelque temps, sa recherche fut vaine, mais ensuite, il réussit au delà de ses espérances. Sur le même côté de la rue, à sa gauche, en venant de la station, trois formes indistinctes s’approchaient. Elles venaient avec précaution, mais vivement et sans arrêt, ni hésitation. Rodolphe sentant le danger, s’aplatit contre le mur et mit la main sur son revolver. Probablement, c’étaient des ouvriers matineux ou des fêtards attardés, mais il se préparait pour autre chose. Il ne s’était pas encore trouvé aux prises avec Bauer, et cet homme, il devait s’attendre à le voir agir pour prendre sa revanche. En se glissant avec une prudence extrême le long du mur, il parvint à s’éloigner de six ou huit pieds de la porte de la mère Holf, sur la droite. Les trois ombres avançaient ; il s’efforçait de distinguer leurs traits. Par cette faible lueur, la certitude était impossible, mais l’homme entre les deux autres lui semblait devoir être Bauer à en juger par la taille, la marche et les proportions du corps qui rappelaient tout à fait Bauer. Si c’était lui, il avait des amis, et Bauer ainsi que ses amis semblaient suivre la piste d’un gibier. Toujours avec la plus grande prudence, Rodolphe se glissa graduellement un peu plus loin de la boutique. À environ cinq mètres, il s’arrêta définitivement, tira son revolver, visa l’homme qu’il prenait pour Bauer et attendit ce qu’il adviendrait. Il était clair que Bauer, car c’était bien lui, avait prévu deux hypothèses : ce qu’il espérait, c’était de retrouver Rodolphe dans la maison ; ce qu’il craignait, d’apprendre que Rodolphe, ayant accompli son dessein inconnu, était reparti sain et sauf. Dans ce second cas, les deux bons amis qu’il avait engagés pour lui prêter main forte, recevraient cinq couronnes et s’en iraient paisiblement chez eux ; dans le premier cas, ils feraient leur besogne et recevraient chacun dix couronnes. Bien des années après, l’un des deux me conta toute l’histoire sans honte, ni réserve. Ce que devait être leur besogne, les lourds gourdins qu’ils portaient et le long couteau que l’un d’eux avait prêté à Bauer, l’indiquaient clairement. Mais ni à eux, ni à Bauer ne vint l’idée que leur gibier pourrait se blottir dans le voisinage et être chasseur aussi bien que chassé. Il est fort probable que cette pensée n’aurait pas arrêté les deux coquins, car il est singulier, mais certain, que le plus grand courage et le comble de la vilenie peuvent l’un et l’autre être achetés pour le prix d’une paire de gants de dame. Pour les scélérats tels que ceux auxquels Bauer avait demandé leur aide, le meurtre d’un homme n’est considéré comme sérieux que si la police est proche ; être tué par celui qu’ils veulent assassiner, n’est qu’un risque attaché à leur profession.

 

« Voici la maison, murmura Bauer, s’arrêtant à la porte. Je vais frapper et s’il sort, vous l’assassinerez. Il a un six coups ; ainsi ne perdez pas de temps !

 

– Il ne le tirera que dans le Ciel, grommela une grosse voix enrouée qui termina sa phrase par un ricanement.

 

– Mais s’il est parti ? objecta l’autre bandit.

 

– Alors, je sais où il sera allé, répondit Bauer ; êtes-vous prêts ? »

 

Les deux scélérats se placèrent des deux côtés de la porte, le gourdin levé. Bauer tendit la main pour frapper.

 

Rodolphe savait que Rischenheim était dans la maison et craignait que Bauer, apprenant le départ de l’étranger, ne saisît l’occasion pour révéler sa venue au comte. Celui-ci, à son tour, préviendrait Rupert de Hentzau et tout serait à recommencer. Jamais M. Rassendyll ne s’arrêtait devant les avantages que ses adversaires avaient sur lui, mais en cette circonstance, il était permis de croire que son revolver égalisait les chances. Quoi qu’il en fût, au moment où Bauer allait frapper, il sauta hors de sa cachette et se précipita sur lui. Son attaque fut si soudaine, que les deux autres reculèrent d’un pas. Rodolphe prit Bauer à la gorge. Je ne crois pas qu’il eût l’intention de l’étrangler, mais la colère longuement accumulée dans son cœur, passa dans ses doigts. Il est certain que Bauer crut sa dernière heure venue, s’il ne frappait pas un grand coup. Il leva le bras armé de son couteau, et M. Rassendyll eût été perdu s’il n’avait lâché prise et sauté légèrement de côté. Mais Bauer fondit de nouveau sur lui en criant aux autres : « Assommez-le donc, imbéciles ! »

 

L’un d’eux bondit en avant. Le temps des hésitations était passé. Malgré le bruit du vent et de la pluie, c’était risquer beaucoup que de tirer ; mais ne pas tirer, c’était la mort. Rodolphe fit feu en plein sur Bauer ; le coquin essaya de se sauver en sautant derrière un de ses complices ; trop tard ! Il tomba en poussant un gémissement.

 

De nouveau, les deux autres scélérats reculèrent épouvantés par la décision sans pitié de leur assaillant. M. Rassendyll se mit à rire. Un juron étouffé échappa à l’un des deux bandits. « Par le Ciel ! » murmura-t-il de sa voix enrouée et son bras retomba à son côté. Il répéta :

 

« Par le Ciel ! » et de nouveau, Rodolphe éclata de rire à la vue de son regard terrifié.

 

« Une plus grosse affaire que vous ne pensiez, hein ! » dit-il, en écartant tout à fait son cache-nez.

 

L’homme restait la bouche ouverte ; les yeux de l’autre interrogeaient avec ahurissement, mais ni l’un ni l’autre ne revenait à l’assaut. Enfin, le premier retrouva la parole et s’écria :

 

« Que je sois damné si ce n’est pas misérable de faire cette besogne-là pour dix couronnes ! »

 

Son compagnon regardait toujours avec stupéfaction.

 

« Soulevez cet individu par les pieds et par la tête, ordonna Rodolphe. Vite ! Je ne pense pas que vous désiriez être trouvés ici avec lui par la police ? Eh bien ! ni moi non plus. Soulevez-le. »

 

À ces mots, Rodolphe se tourna pour frapper à la porte du numéro 19. Mais à ce moment, Bauer poussa un gémissement. Il aurait dû être mort, si le sort ne semblait prendre un malin plaisir à protéger l’écume de l’humanité.

 

En fin de compte, son saut de côté l’avait sauvé : il en était quitte à bon marché. La balle avait simplement effleuré la tempe en passant, et l’avait étourdi, mais non tué. Il l’avait échappé belle !

 

Rodolphe ne frappa point. Il ne serait pas prudent de déposer Bauer dans la maison, s’il devait recouvrer la parole. Rodolphe réfléchit un instant à ce qu’il devait faire et de nouveau ses réflexions furent troublées.

 

« La patrouille ! La patrouille ! » murmura l’un des coquins.

 

On entendait des pas de chevaux. Dans la rue, du côté de la gare, parurent deux hommes montés. Sans un instant d’hésitation, les deux scélérats laissèrent tomber leur ami Bauer et s’enfuirent à toutes jambes. Ni l’un, ni l’autre ne désirait avoir maille à partir avec la police ; et ils se défiaient de ce que pourrait raconter ce gentilhomme aux cheveux fauves et de l’influence qu’il pourrait exercer en cette affaire.

 

Mais par le fait, Rodolphe ne songeait guère à tout cela. S’il était pris, le moins qu’il pouvait craindre, était de rester au violon pendant que Rupert agirait à son aise. La ruse dont il s’était servi contre les deux coquins, ne pouvait être employée à l’égard de l’autorité légale que comme suprême ressource. Mieux valait éviter la police. À son tour, il s’élança derrière celui des deux hommes qui suivait la Königstrasse. Bientôt, il arriva au coin d’une étroite rue transversale et s’y engagea ; puis il s’arrêta un instant pour écouter.

 

La patrouille avait vu la dispersion subite du groupe et, naturellement, ses soupçons avaient été éveillés. En quelques minutes, elle fut près de Bauer. Les cavaliers sautèrent de leurs chevaux et coururent à lui. Étant évanoui, il ne pouvait leur rien apprendre sur les causes de son état actuel. Toutes les fenêtres des maisons étaient closes et plongées dans l’obscurité ; il n’y avait aucune raison pour établir la moindre corrélation entre l’homme étendu sur le pavé et le numéro 19 ou tout autre immeuble de la rue. En outre, les agents de police n’étaient pas certains que le blessé fût digne de leur intérêt, car il tenait encore son terrible couteau. Ils se sentaient perplexes. Ils n’étaient que deux ; ils avaient à s’occuper d’un blessé, à poursuivre trois hommes qui, tous trois, avaient pris des directions différentes. Ils regardèrent le numéro 19. Le numéro 19 restait sombre, silencieux, ses habitants semblaient parfaitement indifférents au drame qui venait de se dérouler. Les fugitifs étaient hors de vue. Rodolphe Rassendyll n’entendant plus rien, avait repris sa course. Mais un instant après, retentit un coup de sifflet aigu ; la patrouille appelait du secours. Il fallait que le blessé fût porté à la gare, qu’un rapport fût fait, que d’autres agents de police fussent avertis de ce qui était arrivé et envoyés à la poursuite des coupables. Rodolphe entendit que plusieurs sifflets répondaient ; il se remit à courir, cherchant un détour pour se rapprocher de ma maison, mais il n’en trouva pas. La rue étroite faisait des détours et des courbes comme la plupart de celles de la vieille ville. Rodolphe avait autrefois passé quelque temps à Strelsau, mais un Roi ne connaît guère les petites rues pauvres et, bientôt, il se sentit absolument égaré. Le jour venait et il commençait à rencontrer des gens çà et là. N’osant plus courir, il tourna de nouveau l’écharpe autour de son visage, abaissa son chapeau sur ses yeux, et reprit d’un pas ordinaire, se demandant s’il pourrait se hasarder à s’informer de son chemin ; il était soulagé en voyant qu’il n’était pas poursuivi, et essayait de se persuader que Bauer, bien que vivant, était au moins hors d’état de faire des révélations gênantes ; mais il avait surtout conscience de sa ressemblance avec le Roi et de la nécessité de trouver quelque abri avant que la ville fût complètement éveillée. À cet instant, il entendit le pas des chevaux derrière lui. Il était alors au bout de la rue qui débouche sur le square où sont les deux casernes. Il connaissait sa route désormais et s’il n’eût été interrompu, aurait pu gagner ma maison en vingt minutes environ. Mais en se retournant, il aperçut un agent de police à cheval qui venait droit à lui. Cet homme l’avait vu sans doute, car il mit son cheval au trot. La position de M. Rassendyll devenait critique : cela seul explique le parti dangereux qu’il se crut forcé de prendre. Il était hors d’état de rendre compte de sa situation : son aspect ne lui permettait pas de passer inaperçu ; et il portait un revolver dont un canon était vide, et Bauer gisait blessé d’un coup de revolver tiré un quart d’heure auparavant. Un simple interrogatoire serait dangereux : une arrestation ruinerait la grande affaire à laquelle il s’était voué. Peut-être la patrouille l’avait-elle vu courir. Ses craintes n’étaient pas vaines, car l’agent de police lui cria :

 

« Holà ! Hé ! Arrêtez un instant, monsieur, là-bas. »

 

Résister serait pis que tout. La présence d’esprit et non la force, pouvait seule le sauver cette fois. Rodolphe s’arrêta donc et se retourna d’un air étonné. Puis il se redressa avec dignité et attendit l’agent. S’il fallait jouer cette dernière carte, il s’en servirait ~pour gagner la partie.

 

« Eh bien ? Que demandez-vous ? demanda-t-il froidement quand l’homme ne fut plus qu’à quelques mètres de lui ; et en parlant, il défit presque entièrement son écharpe, ne la laissant qu’autour de son menton. Vous appelez bien impérieusement, ajouta-t-il avec dédain. Que me voulez-vous ? »

 

Avec un violent sursaut, le sergent, car tel était son grade, comme le prouvait l’étoile brodée sur son col et ses manches, le sergent, disons-nous, se penchant en avant sur sa selle, pour mieux voir l’homme qu’il avait interpellé.

 

« Et pourquoi me saluez-vous maintenant ? reprit Rodolphe d’un ton moqueur. Par le Ciel ! Je ne sais pas pourquoi vous prenez tant de peine à mon sujet.

 

– Votre Majesté, je ne savais pas, je ne supposais pas… »

 

Rodolphe se rapprocha de lui d’un pas vif et décidé.

 

« Et pourquoi m’appelez-vous Votre Majesté ?

 

– C’est… C’est… N’est-ce pas, que… Votre Majesté ? » Rodolphe était maintenant tout près de lui, une main sur la bride de son cheval et lui jetant un regard plein d’assurance :

 

« Vous vous trompez, mon ami, dit-il, je ne suis pas le Roi.

 

– Vous n’êtes pas… balbutia le soldat ahuri.

 

– Pas du tout. Et, sergent ?

 

– Votre Majesté ?

 

– Monsieur, voulez-vous dire ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Un officier zélé, sergent, ne peut commettre une plus grande erreur que de prendre pour le Roi, un gentilhomme qui n’est pas le Roi. Cela pourrait lui faire grand tort, puisque le Roi n’étant pas ici, pourrait ne pas désirer qu’on supposât qu’il y fût. Me comprenez-vous bien, sergent ? »

 

L’homme ne répondit rien, mais regarda de tous ses yeux. Un instant après, Rodolphe continua :

 

« En pareil cas, un officier discret laisserait le gentilhomme tranquille et aurait grand soin de ne conter à personne sa ridicule méprise. Et même, si on le questionnait, il répondrait, sans hésiter qu’il n’a vu personne ressemblant au Roi, bien moins encore le Roi lui-même.

 

Un petit sourire de doute et de perplexité se dessina sous la moustache du sergent.

 

« Vous comprenez : le Roi n’est même pas à Strelsau, ajouta Rodolphe.

 

– Pas à Strelsau, monsieur ?

 

– Mais non ; il est à Zenda.

 

– Ah ! à Zenda, monsieur.

 

– Certainement ! Il est donc impossible, matériellement impossible qu’il soit ici.

 

Le sergent était certain de comprendre à présent.

 

« C’est en effet absolument impossible, monsieur, dit-il en élargissant son sourire.

 

– Absolument. Et par conséquent, il est tout aussi impossible que vous l’ayez vu. »

 

Sur ce, Rodolphe tira une pièce d’or de sa poche et la mit dans la main du sergent qui l’accepta avec un léger clignement des yeux.

 

« Quant à vous, dit Rodolphe pour conclure, vous avez cherché et vous n’avez rien trouvé. Donc ne feriez-vous pas bien d’aller tout de suite chercher ailleurs.

 

– Sans aucun doute, monsieur, répondit le sergent ; » et avec le plus respectueux des saluts et un petit sourire confidentiel, il retourna d’où il était venu. Il est probable qu’il eût désiré rencontrer tous les matins, un monsieur qui… ne fût pas le Roi ! Nous n’avons pas besoin de dire que toute idée d’établir le moindre rapport entre le susdit gentilhomme et le crime de la Königstrasse était entièrement sortie de son esprit. Rodolphe avait donc dû sa liberté à l’intervention du sergent, mais au prix de quel danger, il ne s’en doutait pas. Il était, en effet, bien impossible que le Roi fût à Strelsau !

 

Sans perdre plus de temps, il se dirigea vers son refuge. Il était plus de cinq heures ; le jour venait rapidement et les rues se peuplaient de gens qui ouvraient des boutiques ou se rendaient au marché. Rodolphe traversa le square d’un pas rapide, car il craignait les soldats qui se rassemblaient devant la caserne pour leurs exercices du matin. Heureusement, il passa devant eux sans être remarqué et gagna, sans nouvel encombre, la solitude relative de la rue où se trouve ma maison. Il était presque en sûreté lorsque la malchance voulut avoir son tour. M. Rassendyll n’était plus qu’à cinquante mètres environ de chez moi, lorsque tout à coup, une voiture arriva et s’arrêta à quelques pas devant lui. Le valet de pied sauta à terre et ouvrit la portière. Deux dames descendirent. Elles étaient en toilette de soirée et revenaient d’un bal. L’une était d’âge mûr, l’autre, jeune et assez jolie. Elles s’arrêtèrent un instant sur le trottoir et la plus jeune dit :

 

« Comme l’air est agréable, maman. Je voudrais pouvoir être toujours levée à cinq heures.

 

– Ma chère, cela ne vous plairait pas longtemps, répondît la mère ; c’est très gentil pour une fois, mais… »

 

Elle s’arrêta subitement. Ses yeux étaient tombés sur Rodolphe Rassendyll. Il la connaissait : C’était un personnage : la femme du chancelier Helsing : la maison devant laquelle s’était arrêtée la voiture était la sienne. On ne pouvait pas en agir avec elle comme avec le sergent. Elle connaissait trop bien le Roi pour croire qu’elle pourrait se tromper à son sujet ; elle était trop persuadée de sa propre importance pour se résigner à admettre qu’elle s’était trompée.

 

« Bonté du Ciel ! murmura-t-elle en saisissant le bras de sa fille. Ma chère, c’est le Roi. »

 

Rodolphe était pris. Non seulement les dames, mais leurs domestiques le regardaient.

 

La fuite était impossible. Il passa devant le groupe. Les dames firent une révérence, les serviteurs s’inclinèrent très bas, tête nue. Rodolphe toucha son chapeau légèrement en passant. Il marcha droit vers ma maison : on le guettait et il le savait. Il maudit de tout son cœur l’habitude qu’ont certaines gens de danser si tard, mais il pensa qu’une visite chez moi serait une excuse plausible en la circonstance. Il avança donc, surveillé par les dames étonnées et par leurs gens qui, étouffant leur envie de rire, se demandaient ce qui amenait Sa Majesté, à pareille heure et en tel état (car les vêtements de Rodolphe étaient trempés et ses bottes couvertes de boue), à Strelsau, quand tout le monde le croyait à Zenda.

 

Rodolphe atteignit ma maison. Se sachant épié, il avait tout à fait renoncé à donner le signal convenu entre lui et ma femme et à entrer par la fenêtre. C’est pour le coup que l’excellente baronne Helsing aurait cancané. Il valait mieux se laisser voir par tous mes domestiques. Mais hélas ! La vertu même peut causer notre ruine ! Ma chère Helga, éveillée et aux aguets, ne pensant qu’à sa maîtresse, était à ce moment même derrière les volets, écoutant de toutes ses oreilles et cherchant à voir par les fentes. Aussitôt qu’elle entendît le pas de Rodolphe, elle ouvrit les volets avec précaution, puis la fenêtre, mit sa jolie tête dehors et dit tout bas :

 

« Rien à craindre. Entrez ! »

 

Le mal était fait, car Mme et Mlle Helsing et, qui pis est, leurs gens, contemplaient avidement cet étrange spectacle. Rodolphe vit les spectateurs ; et un instant après, la pauvre Helga les vit aussi. Pleine de candeur et peu habituée à maîtriser ses émotions, elle laissa échapper un petit cri aigu de terreur et se recula aussitôt. De nouveau, Rodolphe tourna la tête. Les dames s’étaient abritées sous la marquise, mais il voyait encore leurs regards curieux se glisser entre les colonnes qui la soutenaient.

 

« Je ferais aussi bien d’entrer maintenant, » dit-il et il sauta à l’intérieur. Il y avait un gai sourire sur ses lèvres lorsqu’il s’avança vers Helga qui s’appuyait à la table pâle et terrifiée.

 

« Elles vous ont vu, dit-elle, respirant à peine.

 

– Assurément, » répondit-il, et saisi d’un fou rire, il se laissa tomber sur un siège.

 

« Je paierais cher, dit-il, pour entendre l’histoire qu’on va conter au chancelier, quand on l’éveillera dans une minute ou deux ! »

 

Mais un moment de réflexion le rendit promptement grave ; car, qu’il fût le Roi ou Rodolphe Rassendyll, il comprit que la réputation de ma femme était également en danger. Aussi, rien ne l’arrêterait pour la sauver, pensa-t-il. Il se tourna vers elle et parlant vite :

 

« Il faut, lui dit-il, faire lever un de vos domestiques. Vous l’enverrez chez le chancelier pour lui dire de venir ici immédiatement. Non, écrivez-lui plutôt. Dites que le Roi est venu pour voir Fritz à qui il avait donné rendez-vous au sujet d’une affaire personnelle, mais que Fritz n’est pas venu au rendez-vous et que le Roi désire voir de suite le chancelier. Ajoutez qu’il n’y a pas un instant à perdre.

 

Elle le regardait avec un profond, étonnement.

 

« Comprenez-vous, madame ? Si je peux tromper Helsing, je pourrai imposer silence à ces femmes. Si nous ne tentons rien, combien pensez-vous qu’il s’écoulera de temps avant que tout Strelsau sache que la femme de Fritz de Tarlenheim a fait entrer le Roi chez elle, par la fenêtre à cinq heures du matin ?

 

– Je ne comprends pas, murmura la pauvre Helga pleine de perplexité.

 

– Non, chère madame, mais pour Dieu, faites ce que je vous demande. C’est notre seule chance de salut.

 

– Je le ferai, » dit-elle ; et elle s’assit pour écrire.

 

Il arriva donc qu’à peine la baronne de Helsing avait-elle conté sa merveilleuse histoire à son époux somnolent, celui-ci reçut l’ordre impératif d’avoir à aller trouver le Roi chez Fritz de Tarlenheim.

 

En vérité, nous avions trop défié le sort en appelant Rodolphe Rassendyll à Strelsau.

 

XII

Devant tous.


Si grands que fussent les risques et si immenses les difficultés créés par le plan de conduite qu’adoptait M. Rassendyll, je ne doute pas qu’il n’agît pour le mieux étant donné les renseignements qu’il possédait.

 

Son plan était de se faire passer pour le Roi aux yeux du chancelier, de lui faire jurer le secret et d’obtenir de lui qu’il exigeât la même discrétion de sa femme, de sa fille et de ses serviteurs. Il calmerait Helsing en prétextant des affaires urgentes et se le concilierait en lui promettant de lui en faire connaître la nature quelques heures plus tard ; en attendant, un appel à sa fidélité suffirait pour s’assurer de son obéissance. Si tout allait bien pendant cette journée encore à son aurore, la lettre serait détruite avant le soir, le danger qui menaçait la Reine aurait disparu et Rodolphe serait de nouveau loin de Strelsau. Alors, on révélerait de la vérité ce qui pourrait en être connu. On raconterait à Helsing l’histoire de Rodolphe Rassendyll, et l’on obtiendrait de lui qu’il restât muet au sujet de l’excentrique Anglais (nous croyons bien des choses, quand il s’agit d’un Anglais !) qui avait été assez audacieux pour jouer une seconde fois le rôle du Roi à Strelsau. Le vieux chancelier était un excellent homme, et je crois que Rodolphe ne se trompait pas en se fiant à lui. Là où il commettait une erreur, son ignorance des faits en était la seule cause. Tout ce que les amis de la Reine et la Reine elle-même firent à Strelsau, devint inutile et même dangereux, parce que le Roi était mort ; s’ils eussent connu cette catastrophe, ils auraient agi tout différemment. On ne peut juger leur conduite que d’après les lumières qu’ils avaient alors.

 

Le chancelier fit tout de suite preuve d’un grand bon sens. Avant même d’obéir à l’appel du Roi, il fit venir les deux domestiques et leur enjoignit le silence sous peine d’un renvoi immédiat et de choses plus graves par la suite. Ses ordres à sa femme et à sa fille, bien que plus polis, furent tout aussi péremptoires. Il devait naturellement penser que l’affaire qui occupait le Roi était vraiment importante et de nature secrète, pour lui faire courir les rues de Strelsau au moment où on le croyait au château de Zenda et le faire entrer dans la maison d’un ami par la fenêtre et à une heure aussi indue. Les faits recommandaient éloquemment la discrétion. De plus, le Roi s’était rasé, ces dames en étaient certaines, et cela encore, bien que ce pût être une simple coïncidence, pouvait aussi témoigner d’un vif désir de n’être pas reconnu. Donc, le chancelier ayant donné ses ordres, et brûlant lui-même de curiosité, obéit sans plus tarder à l’appel du Roi et fut chez moi avant six heures.

 

Quand sa visite fut annoncée, Rodolphe était au premier étage, et déjeunait après avoir pris un bain. Helga avait assez bien appris sa leçon pour entretenir son visiteur jusqu’à l’entrée de Rodolphe.

 

Elle se confondit en excuses à propos de mon absence, protestant qu’elle n’y comprenait rien et qu’elle ne soupçonnait aucunement de quelle affaire le Roi pouvait avoir à l’entretenir. Elle joua le rôle de la femme soumise dont la première vertu est l’obéissance et dont le plus grand péché serait de chercher à pénétrer des secrets qu’elle ne devait pas connaître.

 

« Je sais seulement, dit-elle, que Fritz m’a écrit d’attendre le Roi et lui-même vers cinq heures et d’être aux aguets pour les faire entrer par la fenêtre, parce que le Roi ne voulait pas que sa présence fût connue de nos gens. »

 

Le Roi arriva et reçut Helsing avec toute la bonne grâce possible. La tragédie et la comédie se mêlèrent étrangement pendant ces journées si remplies. Aujourd’hui encore je ne peux m’empêcher de sourire quand je me représente Rodolphe, les lèvres graves mais les yeux pleins de malice contenue (je gagerais que le jeu l’amusait !), s’asseyant auprès du vieux chancelier dans le coin le plus sombre de la pièce, le comblant de flatteries, faisant allusion à des choses très étranges, déplorant qu’un obstacle secret s’opposât à une confidence immédiate, promettant que le lendemain au plus tard il demanderait son avis au plus sage et au plus éprouvé de ses conseillers, faisant appel au dévouement du chancelier pour s’en fier à lui jusque-là.

 

Helsing, clignant des yeux à travers ses lunettes, suivait avec la plus pieuse attention le long récit qui ne racontait rien et les bonnes paroles qui masquaient le tour qu’on lui jouait. Sa voix tremblait d’émotion tandis qu’il se mettait absolument aux ordres du Roi et lui affirmait qu’il pouvait répondre de la discrétion de sa femme de sa fille et de ses gens comme de la sienne propre.

 

« Alors vous êtes vraiment un heureux homme, mon cher chancelier » dit Rodolphe, avec un soupir qui semblait indiquer que le Roi dans son Palais n’était pas aussi fortuné. Helsing était ravi ! Il lui tardait d’aller dire à sa femme que le Roi se fiait à son honneur et à son silence.

 

Rodolphe ne désirait rien tant que d’être débarrassé de la présence de l’excellent homme, mais convaincu de l’extrême importance qu’il y avait à le tenir en belle humeur, il le retint encore quelques minutes.

 

« En tout cas, dit-il, ces dames ne parleront pas avant d’avoir déjeuné et étant rentrées si tard, elles ne déjeuneront pas tout de suite. »

 

Il fit donc asseoir Helsing. Rodolphe n’avait pas oublié que le comte de Luzau-Rischenheim avait paru un peu étonné du son de sa voix. Cette fois il s’appliqua à parler plus bas, affectant une certaine faiblesse et un léger enrouement qu’il avait remarqués chez le Roi lorsqu’il l’écoutait caché derrière un rideau, dans la chambre de Sapt, au château. Il joua son rôle aussi complètement et avec autant de succès qu’autrefois à l’époque où il défiait tous les yeux dans Strelsau. Et pourtant, s’il n’eût pas pris tant de peine pour se concilier le chancelier, il ne se serait pas vu contraint d’avoir recours à une tromperie encore plus hasardeuse.

 

Ils étaient seuls pour causer. Rodolphe avait décidé ma femme à se reposer chez elle pendant une heure. Elle en avait vraiment besoin et s’était retirée après avoir donne les ordres les plus stricts pour que personne n’entrât dans la pièce occupée par les deux gentilshommes, à moins d’y être spécialement appelé. Craignant les soupçons, elle était convenue avec Rodolphe qu’il valait mieux donner de semblables ordres que de fermer la porte à clef comme le soir précédent.

 

Mais pendant que ces choses se passaient chez moi, la Reine et Bernenstein étaient en route pour Strelsau. Peut-être si Sapt eût été à Zenda, sa puissante influence eût-elle prévalu contre l’entraînement de la Reine ! Mais Bernenstein ne possédait pas cette influence et ne pouvait qu’obéir à des ordres péremptoires et à des prières touchantes. Depuis que Rodolphe Rassendyll l’avait quittée, il y avait trois ans, elle avait vécu dans une austère contrainte d’elle-même, ne s’abandonnant jamais à sa vraie nature, ne pouvant jamais être ou faire ce que son cœur aurait souhaité. Je doute fort qu’un homme fût capable d’un tel effort, mais les femmes le sont. Toutefois, cette arrivée soudaine, la suite d’événements émouvants qui l’avaient suivie, le danger de tous deux, les paroles de Rodolphe et la joie de la Reine en sa présence, tout avait concouru en même temps à ébranler son empire sur elle-même ; et son rêve étrange, augmentant l’émotion qui en était la cause, ne lui laissa plus qu’un seul désir : être près de M. Rassendyll ; qu’une crainte : le danger qu’il courait. Pendant le voyage, elle ne parla que de ce danger, jamais du danger qui la menaçait et que nous nous efforcions tous de conjurer. Elle voyageait seule avec Bernenstein, s’étant débarrassée de sa dame d’honneur sous un prétexte quelconque, et elle le pressait sans cesse de lui amener M. Rassendyll le plus vite possible. Je ne peux pas trop la blâmer. Rodolphe était la seule joie de sa vie et il était parti pour se battre avec le comte Rupert de Hentzau. Qu’y avait-il d’étonnant à ce qu’elle le vît déjà mort ? Mais toujours, elle revenait sur cette circonstance de son rêve, que dans sa mort apparente, tout le monde l’acclamait comme roi. Hélas ! C’était son amour qui le couronnait !

 

En arrivant en ville, elle devint plus calme, cédant au conseil de Bernenstein qui insistait pour que rien dans son attitude ne pût éveiller les soupçons. Néanmoins, elle était plus que jamais décidée à voir M. Rassendyll immédiatement.

 

Par le fait, elle craignait déjà d’apprendre sa mort, tant son rêve l’influençait ; il lui serait impossible de prendre aucun repos, avant de l’avoir revu vivant.

 

Bernenstein, craignant que cette tension nerveuse n’empirât et ne la privât de sa raison, promit tout ce qu’elle voulut et déclara avec une assurance qu’il n’éprouvait pas, que M. Rassendyll était vivant et bien portant.

 

« Mais où ? où ? s’écriait-elle en joignant les mains.

 

– Madame, nous le trouverons très probablement chez Fritz de Tarlenheim, répondait le lieutenant. Il attendra là le moment d’attaquer Rupert, ou si c’est fait, il y sera revenu.

 

– Alors, allons-y de suite, » dit-elle.

 

Toutefois, Bernenstein la décida à se rendre d’abord au palais et à faire savoir qu’elle allait faire une visite à ma femme. Elle arriva au Palais à huit heures, prit une tasse de chocolat, puis commanda sa voiture. Bernenstein seul l’accompagna lorsqu’elle sortit pour venir chez moi vers neuf heures. Le lieutenant était maintenant presque aussi surexcité que la Reine.

 

Dans son exclusive préoccupation au sujet de M. Rassendyll, elle pensait fort peu à ce qui avait pu se passer au Pavillon de chasse, mais Bernenstein s’inquiétait de ce que ni Sapt ni moi n’eussions pu revenir à l’heure convenue. Ou il nous était survenu quelque accident fâcheux, ou bien la lettre était parvenue au Roi avant notre arrivée ; il ne concevait que ces deux alternatives. Cependant, lorsqu’il parlait de cela à la Reine, il n’obtenait d’elle d’autre réponse que celle-ci :

 

« Si nous pouvons trouver M. Rassendyll, il me dira ce qu’il faut faire. »

 

Donc, un peu après neuf heures du matin, la voiture de la Reine s’arrêta devant ma porte. Les dames de la famille du chancelier n’avaient pris que bien peu de repos, car leurs têtes parurent à la fenêtre dès qu’on entendit le roulement de la voiture.

 

Il y avait maintenant beaucoup de monde dehors et la couronne royale sur les panneaux, attira la petite foule habituelle de flâneurs. Bernenstein sauta sur le trottoir et donna la main à la Reine. Avec un bref salut aux spectateurs, elle monta rapidement les marches du perron et sonna de sa propre main. À l’intérieur, on venait seulement d’apercevoir la voiture. La femme de chambre de ma femme courut chez sa maîtresse. Helga était étendue sur son lit ; elle se leva aussitôt et après quelques préparatifs indispensables, descendit vivement pour recevoir Sa Majesté et la mettre sur ses gardes. Il était trop tard. Déjà, la porte était ouverte. Le maître d’hôtel et un valet de pied s’étaient élancés pour faire entrer Sa Majesté. Au moment où Helga arrivait au bas de l’escalier, la Reine entrait dans la pièce où se trouvait Rodolphe : Bernenstein la suivait son casque à la main.

 

Rodolphe et le chancelier avaient continué leur conversation ; pour éviter les regards des passants, car il est facile de voir de la rue dans la pièce, on avait baissé le store et la chambre était dans l’ombre. Ils avaient entendu le bruit des roues, mais ni l’un ni l’autre ne songeait que ce pût être la voiture de la Reine. Ils furent absolument stupéfaits lorsque la porte s’ouvrit sans leur ordre. Le chancelier, lent dans ses mouvements et peut-être bien dans sa pensée, resta assis dans son coin pendant une demi-minute. En un instant, au contraire, Rodolphe Rassendyll fut au milieu de la chambre. Helga avait atteint la porte et passait la tête derrière les larges épaules de Bernenstein. Elle vit ce qui était arrivé. La Reine ; oubliant les domestiques et sans voir Helsing, tout entière à la joie de revoir celui qu’elle aimait et d’être rassurée sur son sort, le rencontra comme il courait à elle et, avant que Helga, Bernenstein ou Rodolphe lui-même pussent l’arrêter ou deviner ce qu’elle allait faire, elle saisit ses deux mains et les serra dans les siennes en s’écriant :

 

« Rodolphe, vous êtes en sûreté ; Dieu soit béni ! Oh ! bien soit béni ! » et portant les mains de Rodolphe à ses lèvres, elle les baisa passionnément.

 

Un moment de profond silence s’ensuivit, imposé aux domestiques par le décorum, au chancelier par le respect, à Helga et à Bernenstein par l’absolue consternation. Rodolphe lui-même resta silencieux, mais je ne sais si ce fut par stupéfaction ou par une émotion semblable à celle de la Reine. En vérité, ce pouvait être l’un ou l’autre. Elle fut frappée de ce silence, tourna la tête avec une terreur subite et regarda les serviteurs immobiles et muets. Alors, elle comprit ce qu’elle venait de faire. Elle poussa un soupir convulsif et son visage, toujours pâle, devint blanc comme le marbre. Ses traits se contractèrent, elle devint raide, chancela et serait tombée si la main de Rodolphe ne l’eût soutenue. Alors, avec un sourire plein d’amour et de pitié, il l’attira vers lui et la soutenant de son bras passé autour de sa taille ; il dit tout bas, mais assez distinctement pour que tous l’entendissent :

 

« Tout va bien, ma bien-aimée. »

 

Ma femme saisit le bras de Bernenstein, et il la vit, en se tournant vers elle, pâle aussi, les lèvres tremblantes et les yeux brillants. Mais ces yeux avaient pour lui un pressant message. Il comprit qu’il devait seconder Rodolphe Rassendyll. Il s’avança, ploya le genou et baisa la main gauche de Rodolphe que celui-ci lui tendait.

 

« Je suis très content de vous voir, lieutenant Bernenstein » dit Rodolphe Rassendyll.

 

Pour le moment le péril était écarté, la perte évitée, la sécurité conquise. Tout avait été en danger. On aurait pu découvrir qu’il existait un homme appelé Rodolphe Rassendyll et qu’il avait autrefois occupé le trône du Roi. C’était là un secret qu’on était prêt à confier à Helsing si la nécessité l’exigeait ; mais il restait une chose qu’il fallait cacher à tout prix et que l’exclamation passionnée de la Reine avait failli révéler. Il y avait un Rodolphe Rassendyll et il avait été roi mais bien plus, la Reine l’aimait et il aimait la Reine ! On ne pouvait dire cela à personne, pas même à Helsing, car Helsing, tout en gardant le secret vis-à-vis de tous, se croirait forcé, par son devoir d’avertir le Roi. C’est pourquoi Rodolphe préféra se charger des difficultés de l’avenir et sauver le présent ; pour écarter le péril de celle qu’il aimait, il prit la place de son mari et le titre de roi. Et elle, s’accrochant à la seule planche de salut que lui laissait l’acte qu’elle venait de commettre, ne protesta pas. Peut-être, pour un instant son cerveau torturé trouva-t-il un doux repos dans ce rêve, car elle baissa sa tête appuyée sur la poitrine de Rodolphe, ses yeux se fermèrent, une expression de paix s’étendit sur son visage et un doux soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres.

 

Mais toute minute augmentait le danger et exigeait un effort pour le conjurer. Rodolphe conduisit la Reine à une chaise longue et ordonna brièvement aux serviteurs de ne pas révéler sa présence chez moi pendant quelques heures. Ils avaient sans doute compris, dit-il, d’après l’agitation de la Reine, qu’il s’agissait d’une affaire de grande importance ; elle exigeait sa présence à Strelsau mais en même temps, que cette présence ne fût pas connue. Dans peu de temps, ils seraient délivrés de l’obligation qu’il demandait aujourd’hui à leur fidélité. Quand ils se furent retirés avec un salut promettant l’obéissance, il se tourna vers Helsing, lui serra cordialement la main réitéra sa requête de garder le silence et dit qu’il rappellerait le chancelier près de lui dans la journée, soit chez moi où il était soit au Palais. Ensuite il pria tout le monde de se retirer et de le laisser seul avec la Reine pendant quelques instants. On obéit ; mais à peine Helsing avait-il quitté ma maison, qu’il rappela Bernenstein et ma femme. Helga s’empressa de venir près de la Reine qui était encore péniblement agitée. Rodolphe prit Bernenstein à part et ils échangèrent toutes leurs nouvelles. M. Rassendyll fut très inquiet en apprenant qu’on n’avait aucune nouvelle de Sapt ni de moi, mais ses appréhensions augmentèrent beaucoup lorsqu’il apprit la circonstance imprévue qui avait amené le Roi au Pavillon de chasse la veille au soir. Par le fait, il ignorait tout : où était le Roi, où était Rupert, où nous étions. Et il était à Strelsau, connu en qualité de roi par une demi-douzaine de gens, protégé simplement par leurs promesses, en danger à tout instant d’être démasqué par l’arrivée du vrai Roi ou même par un message de lui.

 

Cependant, face à face avec tant de perplexités, peut-être même à cause des ténèbres qui l’enveloppaient, Rodolphe tint bon.

 

Deux choses paraissaient évidentes.

 

Si Rupert avait échappé au piège et vivait encore, portant la lettre sur lui, il fallait le trouver. C’était la première tâche à remplir. Cela fait il ne restait à Rodolphe qu’à disparaître aussi secrètement qu’il était venu avec l’espoir que sa présence pût être cachée à celui dont il avait usurpé le nom. S’il le fallait absolument, on dirait au Roi qu’on avait joué un tour au chancelier et que Rodolphe Rassendyll était reparti après s’être donné ce plaisir. À la dernière extrémité tout pourrait être dit, excepté ce qui concernait l’honneur de la Reine.

 

À ce moment la dépêche que j’avais envoyée de Hofbau arriva chez moi. On frappa à la porte. Bernenstein ouvrit et prit le télégramme adressé à ma femme. J’avais dit tout ce que j’osais confier à un tel mode de communication :

 

« Je viens à Strelsau. Le Roi ne quittera pas le Pavillon aujourd’hui. Le comte est venu mais était reparti avant notre arrivée. Je ne sais pas s’il est allé à Strelsau. Il n’a donné aucune nouvelle au Roi. »

 

« Alors ils ne l’ont pas pris ! s’écria Bernenstein profondément désappointé.

 

– Non, mais il n’a donné aucune nouvelle au Roi » dit Rodolphe triomphant.

 

Ils étaient tous debout autour de la Reine assise sur la chaise longue. Elle paraissait très faible et très lasse, mais paisible. Il lui suffisait que Rodolphe pensât pour elle.

 

« Et voyez ceci, ajouta Rodolphe : le Roi ne quittera pas le Pavillon aujourd’hui : Dieu soit loué. Nous avons la journée d’aujourd’hui.

 

– Oui mais où est Rupert ?

 

– Nous saurons dans une heure s’il est à Strelsau.

 

M. Rassendyll semblait charmé à l’idée de trouver Rupert à Strelsau.

 

« Je ne reculerai devant rien pour le découvrit dit-il. Si je peux seulement l’approcher en ma qualité de roi, alors je serai roi en vérité. Nous avons aujourd’hui ! »

 

Mon message leur rendit du courage, bien qu’il laissât tant de choses inexpliquées. Rodolphe se tourna vers la Reine.

 

« Courage, ma Reine, dit-il. Dans quelques heures, nous verrons la fin de tous les dangers qui nous menacent.

 

– Et ensuite ? demanda-t-elle.

 

– Ensuite, vous serez en sûreté et en paix, répondit-il en s’inclinant vers elle et parlant avec douceur. Et je serai fier de savoir que je vous ai sauvée.

 

– Et vous ?

 

– Il faudra que je parte ! »

 

Helga l’entendit murmurer ces paroles, en se baissant encore plus vers la Reine. Elle et Bernenstein s’éloignèrent.

 

XIII

Un roi dans sa manche.


La grande et belle fille enlevait les volets de la boutique au n° 19 de la Königstrasse. Elle faisait son ouvrage sans entrain, mais il y avait sur ses joues une rougeur ardente et ses yeux brillaient comme d’une surexcitation contenue. La vieille mère Holf, accoudée au comptoir, grommelait avec colère parce que Bauer n’était pas venu. Or, il n’était guère probable que Bauer vînt immédiatement, car il était encore à l’infirmerie jointe aux cellules de la police où deux médecins étaient fort occupés à le remettre sur pied. La vieille femme ignorait cela ; elle savait seulement qu’il était sorti la veille au soir pour faire une reconnaissance, mais elle ignorait où il devait jouer son rôle d’espion ; contre qui, elle le devinait peut-être.

 

« Tu es sûre qu’il n’est pas revenu du tout ? demanda-t-elle à sa fille.

 

– Je ne l’ai pas vu revenir, répondit la jeune fille, et j’ai fait le guet avec ma lampe toute la nuit jusqu’à l’aube.

 

– Il y a douze heures qu’il est parti et pas un message. Et le comte Rupert reviendra sans doute bientôt. Il sera de belle humeur si Bauer n’est pas de retour. »

 

La jeune fille ne répondit pas. Elle avait fini sa tâche et restait sur la porte à regarder les passants. Il était plus de huit heures et il y avait beaucoup de monde dehors ; la plupart, des gens de la classe ouvrière ; les plus fortunés ne se montreraient pas d’une heure ou deux encore. Dans la rue, le mouvement consistait surtout en allées et venues de charrettes, de paysans apportant des victuailles à la grande ville. La jeune fille les suivait des yeux, mais sa pensée était occupée du majestueux gentilhomme qui était venu la veille au soir lui demander un service. Elle avait entendu le coup de revolver, alors elle avait éteint sa lampe et derrière la porte, dans les ténèbres, elle avait entendu la retraite précipitée des fugitifs et, un peu plus tard, l’arrivée de la patrouille. La patrouille n’oserait pas toucher au Roi : quant à Bauer, qu’il fût mort ou vivant, qu’est-ce que cela pouvait lui faire à elle, la servante du Roi et en situation de l’aider contre ses ennemis ?

 

Si Bauer était l’ennemi du Roi, elle serait enchantée que le coquin fût mort. Comme le Roi l’avait bien pris par le cou pour le jeter dehors ! Elle riait en pensant combien peu sa mère se doutait de la compagnie qu’elle avait reçue la veille.

 

La chaîne des charrettes avançait lentement. Une ou deux s’arrêtèrent devant la boutique et leurs conducteurs offrirent de vendre des légumes. La vieille femme ne voulut pas les écouter et les renvoya avec irritation. Trois s’étaient déjà arrêtées, et un grognement d’impatience échappa à la vieille femme ; quand une quatrième charrette (couverte celle-là) se plaça devant la porte.

 

« Il ne nous faut rien ; passez votre chemin, » cria-t-elle d’une voix aigre.

 

Le charretier descendit de son siège sans l’écouter et se dirigea vers l’arrière du véhicule.

 

« Vous y êtes, monsieur, dit-il ; 19, Königstrasse. »

 

On entendit un bâillement et le long soupir d’un homme qui s’étire, au moment à la fois agréable et pénible du réveil, après un sommeil réparateur.

 

« Très bien ; je descends, » répondit une voix de l’intérieur.

 

« Ah ! c’est le comte, dit la vieille à sa fille d’un ton de satisfaction ; que dira-t-il au sujet de ce coquin de Bauer ?

 

Rupert de Hentzau passa la tête hors de la toile qui couvrait la charrette, jeta un regard le long de la rue, donna deux couronnes au charretier, sauta à terre et courut rapidement à l’intérieur de la petite boutique. La charrette continua sa route.

 

« Une bonne chance de l’avoir rencontrée, dit Rupert gaiement. J’étais très bien caché dans cette charrette, et si beau que soit mon visage, je ne peux faire aux gens de Strelsau le plaisir de le leur montrer beaucoup pour le moment. Eh bien ! mère, comment va ? Et vous, ma jolie fille ? » Il effleura de son gant la joue de la jeune fille. « Ah ! pardon ! fit-il ; mon gant n’est pas assez propre pour toucher votre joue. » Il examinait le gant de peau de chamois maculé de taches d’un brun nuance de rouille.

 

« Tout est comme vous l’avez laissé, comte Rupert, dit la mère Holf, excepté que ce coquin de Bauer est sorti hier soir…

 

– Fort bien ; mais n’est-il pas rentré ?

 

– Pas encore.

 

– Hum ! Et personne d’autre n’a paru ? » Son regard donnait un sens précis à cette vague question.

 

La vieille femme fit de la tête un signe négatif. La jeune fille se détourna pour cacher un sourire. Elle supposait que personne d’autre signifiait le Roi. Ils ne sauraient rien par elle ; le Roi lui-même lui avait enjoint le silence.

 

Mais Rischenheim est venu, je pense ? reprit Rupert.

 

– Oh ! oui, Monseigneur ; il est arrivé peu après votre départ ; il a le bras en écharpe.

 

– Ah ! s’écria Rupert, subitement ému. C’est ce que j’avais deviné. Par le diable ! Que ne puis-je faire tout moi-même au lieu de me fier à des niais et à des maladroits. Où est le comte ?

 

– Dans la mansarde, bien sûr ! Vous connaissez le chemin ?

 

– Sans doute. Mais je voudrais déjeuner, la mère.

 

– Rosa va vous servir de suite, Monseigneur. »

 

La jeune fille monta derrière Rupert l’escalier étroit et délabré de la vieille et haute maison. Ils gravirent trois étages inhabités, puis un quatrième, plus raide encore, ce qui les amena sous le toit mansardé. Rupert ouvrit une porte qui se trouvait en haut de l’escalier et, toujours suivi de Rosa qui conservait son heureux et mystérieux sourire, il pénétra dans une chambre étroite et longue. Elle n’avait guère que six pieds d’élévation. Une table de chêne, quelques chaises ; un grand buffet et deux lits de fer placés contre le mur, près de la fenêtre, en composaient l’ameublement. Sur l’un des lits, le comte de Luzau-Rischenheim était étendu tout habillé, le bras droit passé dans une écharpe de soie noire. Rupert s’arrêta sur le seuil et sourit à son cousin ; la jeune fille se dirigea vers le buffet, l’ouvrit et en tira des assiettes, des verres, en un mot tout ce qu’il fallait pour mettre le couvert. Rischenheim était accouru au milieu de la chambre.

 

« Quelles nouvelles ? cria-t-il, très surexcité. Vous leur avez échappé, Rupert ?

 

– Comme vous voyez, répliqua Rupert gaiement ; et s’avançant dans la chambre, il se laissa tomber sur un siège en jetant son chapeau sur la table. J’ai échappé, mais la stupidité d’un imbécile a failli me coûter la vie. »

 

Rischenheim rougit.

 

« Je vous conterai tout cela, ajouta Rupert, en jetant un regard vers la jeune fille qui avait posé de la viande froide et une bouteille de vin sur la table et complétait les préparatifs du souper de Rupert, sans se presser le moins du monde.

 

– Si je n’avais rien à faire qu’à regarder de jolis visages, ce qui, par le Ciel ! me plairait fort, je vous prierais de rester, dit Rupert en se levant et en lui faisant un profond salut.

 

– Je ne désire nullement entendre ce qui ne me regarde pas, répliqua-t-elle dédaigneusement.

 

– Quelle rare et charmante qualité, répondit-il, ouvrant la porte et saluant de nouveau.

 

– Je sais ce que je sais, lui cria-t-elle, triomphante, lorsqu’elle fut sur le palier. Peut-être bien donneriez-vous beaucoup pour le savoir aussi, comte Rupert ?

 

– C’est fort probable ; en effet, par Jupiter ! les jeunes filles savent des choses merveilleuses, » et Rupert souriant, ferma la porte. Quand il revint à la table, il fronçait le sourcil.

 

« Allons, dites-moi comment ils s’y sont pris pour vous mettre dedans, ou pourquoi vous en avez fait autant pour moi, cousin ? »

 

Pendant que Rischenheim racontait comment on l’avait pris et joué au château de Zenda, Rupert de Hentzau fit un très bon déjeuner. Sans interruptions ni commentaires, il écoutait, mais quand le nom de Rodolphe Rassendyll fut prononcé, il leva tout à coup la tête et une lueur s’alluma dans ses yeux. Lorsque Rischenheim termina son récit, il était redevenu souriant et indulgent.

 

« Ah ! le piège était bien tendu, dit-il ; je ne m’étonne pas que vous y soyez tombé.

 

– Et vous ? Que vous est-il arrivé, demanda Rischenheim plein de curiosité.

 

– À moi ? Dame, ayant reçu votre message qui n’était pas votre message, j’ai agi d’après vos avis qui n’étaient pas vos avis.

 

– Vous êtes allé au Pavillon ?

 

– Certainement.

 

– Et vous y avez trouvé Sapt ? Était-il seul ?

 

– Non, pas de Sapt du tout.

 

– Pas Sapt ! Ils vous avaient donc tendu un piège, à vous aussi ?

 

– Probablement, mais il ne mordit pas. »

 

Rupert se croisa les jambes et alluma une cigarette.

 

« Mais qui avez-vous trouvé ?

 

– Moi ? J’ai trouvé un garde forestier du Roi et le lévrier du Roi et… le Roi lui-même.

 

– Le Roi au Pavillon ?

 

– Vous ne vous étiez pas trompé autant que vous le pensiez, n’est-ce pas ?

 

– Mais enfin, Sapt, ou Bernenstein, ou quelqu’un des leurs était avec lui ?

 

– Son garde et son chien, comme je vous le dis ; pas d’autre homme ni d’autre bête, sur mon honneur !

 

– Alors, vous lui avez donné la lettre, s’écria Rischenheim, tremblant d’émotion.

 

– Hélas ! Non, mon cher cousin. Je lui jetai la boîte, mais je ne crois pas qu’il ait eu le temps de l’ouvrir. Nous ne sommes pas arrivés au point de la conversation où je comptais lui donner la lettre.

 

– Mais pourquoi pas ? Pourquoi pas ? »

 

Rupert se leva et venant se placer juste en face de Rischenheim assis, se dandina sur ses talons et abaissa son regard vers son cousin en soufflant la cendre de sa cigarette et souriant agréablement.

 

« Avez-vous remarqué, dit-il, que mon habit est déchiré ?

 

– Oui, je le vois.

 

– Le lévrier essaya de me mordre, cousin, et le garde de m’embrocher… et le Roi de me tuer d’un coup de fusil.

 

– Pour l’amour du Ciel ! Qu’est-il arrivé ?

 

– Eh bien ! aucun d’eux ne fit ce qu’il désirait, cousin voilà ce qui est arrivé. »

 

Rischenheim ouvrait des yeux démesurés. Rupert lui souriait tranquillement.

 

« Parce que, voyez-vous, le Ciel m’a aidé. De sorte, mon cher cousin, que le chien ne mordra plus et que le garde n’embrochera plus personne. Le pays peut se passer d’eux. »

 

Un silence suivit. Puis Rischenheim se penchant vers son cousin, dit à voix basse, comme s’il craignait d’entendre sa propre question :

 

« Et le Roi ?

 

– Le Roi ? Eh bien ! le Roi ne chassera plus ! »

 

Pendant un instant, Rischenheim resta penché vers son cousin, puis lentement, il retomba sur le dossier de son siège.

 

« Mon Dieu ! murmura-t-il, mon Dieu !

 

– Le Roi était un imbécile, dit Rupert. Allons, je vais vous en conter un peu plus long. »

 

Il prit une chaise et s’assit. Pendant que son cousin parlait Rischenheim semblait l’écouter à peine. Le récit gagnait en pittoresque par le contraste du ton léger de Rupert et du visage pâle, des mains tremblantes de son compagnon ; il y trouvait un stimulant à des plaisanteries odieuses. Mais quand il eut fini, il tira sa moustache élégamment frisée et dit avec une gravité subite :

 

« Après tout, c’est une affaire sérieuse. »

 

Rischenheim était atterré.

 

L’influence de son cousin avait été assez forte pour l’entraîner dans l’affaire de la lettre ; il était terrifié en voyant comment l’intrépidité sans conscience de Rupert l’avait égaré pas à pas, jusqu’à ce que la mort d’un roi ne fût plus qu’un incident de ses machinations. Il sauta tout à coup sur ses pieds en s’écriant :

 

« Mais il nous faut fuir ! Il nous faut fuir !

 

– Non : il n’est pas nécessaire de fuir. Peut-être ferons-nous bien de partir, mais il est inutile de fuir.

 

– Mais quand on saura… Il se tut subitement pour s’écrier : Pourquoi me l’avez-vous dit ?

 

– Dame ! Je vous l’ai dit parce que c’était intéressant, et je suis revenu ici parce que je n’avais pas d’argent pour aller ailleurs.

 

– Je vous aurais envoyé de l’argent.

 

– Je me suis aperçu que j’en obtiens davantage quand je le demande moi-même en personne. En outre, tout est-il donc fini ?

 

– Je ne veux plus m’en mêler.

 

– Ah ! mon cher cousin, vous vous découragez trop tôt. Le bon Roi nous a malheureusement quittés, mais nous avons encore notre chère Reine. Nous avons aussi, grâce à la bonté du Ciel, la lettre de notre chère Reine.

 

– Je vous répète que je ne veux plus m’en mêler.

 

– Parce que notre cou sent… »

 

Rupert imita délicatement le geste de celui qui passe un nœud coulant autour du cou d’un homme. Rischenheim se leva subitement et ouvrit violemment la fenêtre toute grande.

 

« J’étouffe ! murmura-t-il, le sourcil froncé, évitant les yeux de Rupert.

 

– Où est Rodolphe Rassendyll ? demanda Rupert. Avez-vous eu de ses nouvelles ?

 

– Non. J’ignore où il est.

 

– Je crois qu’il nous faut découvrir cela. »

 

Rischenheim se tourna brusquement vers lui.

 

« Je n’ai été pour rien dans cet événement, dit-il, et je ne veux plus me mêler de rien. Je n’étais pas au Pavillon. Savais-je seulement que le Roi y était ! Je ne suis pas coupable de sa mort, sur mon âme ! j’ignorais tout.

 

– Tout cela est très vrai, répondit Rupert, approuvant d’un signe de tête.

 

– Rupert, s’écria son cousin, laissez-moi partir ; laissez-moi tranquille. Si vous avez besoin d’argent, je vous en donnerai. Pour l’amour de Dieu ! prenez-le et quittez Strelsau.

 

– J’ai honte de mendier, mon cher ami, mais il est vrai que j’ai besoin d’un peu d’argent jusqu’à ce que je puisse vendre le précieux objet que je détiens. Est-il en sûreté ? Ah ! oui, le voilà. »

 

Il tira de sa poche la lettre de la Reine et la contemplant :

 

« Ah ! dit-il avec regret, si le Roi n’avait pas été un imbécile ! »

 

Il alla vers la fenêtre et regarda au dehors ; il ne pouvait pas être vu de la rue et il n’y avait personne aux fenêtres d’en face. Les gens allaient et venaient à leurs affaires et à leurs plaisirs comme à l’ordinaire ; il n’y avait pas d’agitation inusitée dans la ville. Par-dessus les toits, Rupert pouvait voir l’étendard royal flotter à la brise au-dessus du Palais et des casernes. Il tira sa montre. Rischenheim fit de même ; il était dix heures moins dix.

 

« Rischenheim, dit-il, venez ici un instant ; regardez au dehors. »

 

Rischenheim obéit et Rupert le laissa regarder pendant une minute ou deux avant d’ajouter :

 

« Voyez-vous quelque chose d’extraordinaire ?

 

– Non ; rien, répondit Rischenheim bref et sombre, effet de sa frayeur.

 

– Eh bien ! ni moi non plus et c’est très singulier, car ne pensez-vous pas que Sapt ou quelque autre ami du Roi a dû aller au Pavillon hier soir ?

 

– Je peux vous jurer qu’ils en avaient l’intention, répondit Rischenheim dont l’attention se réveilla subitement.

 

– Alors ils ont dû trouver le Roi. Il y a un bureau du télégraphe à Hofbau, c’est-à-dire à quelques milles. Et il est dix heures. Mon cousin, pourquoi Strelsau ne pleure-t-il pas son regretté Roi ? Pourquoi les drapeaux ne sont-ils pas à mi-mât ? Je ne comprends pas.

 

– Ni moi, » dit Rischenheim, les yeux fixés sur le visage de son cousin.

 

Rupert sourit et dit d’un ton méditatif :

 

« Je me demande si ce vieux comédien de Sapt a encore une fois, un roi dans sa manche ? »

 

Il se tut et sembla réfléchir profondément. Rischenheim, sans l’interrompre, regardait tantôt son visage, tantôt au dehors. Les rues demeuraient tranquilles et les drapeaux flottaient toujours au sommet des hampes. La mort du Roi n’était pas encore connue à Strelsau.

 

« Où est Bauer ? demanda Rupert tout à coup. Où diable peut-il être ? Il était mes yeux. Nous voici enfermés ici et je ne sais rien de ce qui se passe.

 

– J’ignore où il est. Il a dû lui arriver quelque chose.

 

– Sans doute, mon sage cousin, mais quoi ? »

 

Rupert se mit à marcher par la chambre, fumant nerveusement une autre cigarette. Rischenheim s’assit près de la table, la tête dans la main. Il était las de cette longue tension et de tant de surexcitation ; son bras blessé lui faisait grand mal et il était plein d’horreur et de remords à la pensée des événements qui s’étaient accomplis le soir précédent sans qu’il en sût rien.

 

« Que je voudrais être hors de tout cela ! » gémit-il enfin.

 

Rupert s’arrêta devant lui.

 

« Vous vous repentez de vos méfaits, dit-il. Eh bien ! on ne vous en empêchera pas. Bien plus ! Vous irez dire au Roi que vous vous repentez. Rischenheim, il faut que je sache ce que fait le Roi. Il faut que vous alliez solliciter une audience du Roi.

 

– Mais le Roi est…

 

– Nous le saurons mieux quand vous aurez demandé une audience. Écoutez-moi. »

 

Rupert s’assit en face de son cousin pour lui donner ses instructions. Il aurait à découvrir s’il y avait un roi à Strelsau ; ou si celui qui gisait mort au Pavillon n’avait pas été remplacé. Si l’on n’essayait pas de cacher la mort du Roi, Rupert chercherait son salut dans la fuite. Il ne renonçait pas à ses desseins. En sûreté à l’étranger, il tiendrait la lettre suspendue sur la tête de la Reine, et en la menaçant de la publier, il s’assurerait aussitôt l’immunité et tout ce qu’il lui plairait d’exiger d’elle. Si, d’autre part ; Rischenheim trouvait un roi à Strelsau, si les drapeaux continuaient de flotter au sommet de leurs hampes, si Strelsau ne savait rien du mort étendu au Pavillon, alors Rupert aurait mis la main sur un second secret, car il savait qui était le Roi en ce moment à Strelsau. Partant de là, son esprit audacieux concevait des projets nouveaux et plus audacieux encore. Il pourrait offrir de nouveau à Rodolphe Rassendyll ce qu’il lui avait déjà offert trois ans plus tôt : l’association dans le crime et le partage des bénéfices ; et si ses propositions étaient repoussées, il se déclarerait prêt à descendre dans les rues de Strelsau et à proclamer la mort du roi sur les marches de la Cathédrale.

 

« Qui peut dire, s’écria-t-il en se levant impétueusement, ravi de son inspiration, qui peut dire qui de Sapt ou de moi est arrivé le premier au Pavillon ? Qui a trouvé le Roi vivant, Sapt ou moi ? Qui l’a laissé mort, Sapt ou moi ? Qui avait le plus d’intérêt à le tuer, moi qui cherchais seulement à lui faire connaître ce qui touchait à son honneur, ou Sapt qui était et est encore étroitement lié avec l’homme qui lui vole son nom et usurpe sa place pendant que son corps est encore chaud ?

 

« Ah ! ils ne sont pas encore quittes de Rupert de Hentzau ! »

 

Il s’arrêta et regarda son compagnon. Les doigts de Rischenheim étaient encore crispés et ses joues pâles.

 

Mais de nouveau, son visage exprimait l’intérêt et l’ardeur. De nouveau, la fascination exercée par l’audace de Rupert et la contagion de son courage agissaient sur la nature plus faible de son parent et lui inspiraient une émulation temporaire qui le dominait.

 

« Vous devez voir, poursuivit Rupert, qu’il est peu probable qu’ils veuillent vous nuire.

 

– Je risquerai tout.

 

– Brave chevalier ! Le pire qu’ils pourraient faire serait de vous garder prisonnier. Si vous n’êtes pas de retour dans deux heures, j’en conclurai qu’il y a un Roi à Strelsau.

 

– Mais où chercherai-je le Roi ?

 

– D’abord au palais, puis chez Fritz de Tarlenheim. Je pense que vous le trouverez plutôt chez Fritz.

 

– Alors, irai-je là d’abord ?

 

– Non. Ce serait paraître trop sûr de son fait.

 

– Vous attendrez ici ?

 

– Certainement, cousin ; à moins que je ne voie des raisons de m’éloigner.

 

– Et je vous trouverai à mon retour ?

 

– Moi, ou des instructions de moi. À propos, apportez de l’argent. Il est toujours bon d’avoir une poche pleine. Je me demande comment fait le diable sans gousset à ses culottes ? »

 

Rischenheim ne releva pas cette curieuse observation, quoiqu’il eût remarqué l’air drôle dont Rupert l’avait lancée. Il brûlait maintenant de partir, son cerveau mal équilibré sautant des profondeurs du découragement à la certitude d’un brillant succès.

 

« Nous les aurons à merci, Rupert, cria-t-il.

 

– Peut-être. Mais les bêtes sauvages acculées mordent ferme.

 

– Je voudrais que mon bras fût guéri.

 

– Il est moins dangereux pour vous qu’il soit blessé, répliqua Rupert en souriant.

 

– Par Dieu ! Rupert, je peux me défendre !

 

– Sans doute, sans doute, mais c’est de votre cerveau que j’ai besoin en ce moment, cousin.

 

– Vous verrez que je suis bon à quelque chose.

 

– Plaise à Dieu ! cher cousin. »

 

Chaque encouragement moqueur et chaque raillerie légère fortifiaient la résolution de Rischenheim de prouver sa valeur. Il saisit un revolver posé sur la cheminée et le mit dans sa poche.

 

« Ne tirez pas si vous pouvez vous en dispenser, » lui conseilla Rupert.

 

Rischenheim répondit affirmativement en se hâtant vers la porte.

 

Rupert le regarda partir, puis retourna à la fenêtre. Son cousin vit encore une fois de la rue, sa haute et fine taille ressortant sur le fond de lumière, tandis qu’il regardait la ville. La tranquillité régnait toujours dans les rues et toujours, au-dessus du Palais, les drapeaux flottaient aux hampes.

 

Rischenheim se précipita au bas de l’escalier ; ses pieds étaient trop lents pour son ardeur. En bas, il trouva Rosa balayant le corridor avec une grande apparence de zèle.

 

« Vous sortez, monsieur le comte ? demanda-t-elle.

 

– Mais oui. J’ai des affaires… Veuillez vous écarter ; ce maudit corridor est si étroit ! »

 

Rosa ne se hâta pas d’obéir.

 

« Et le comte Rupert, va-t-il sortir aussi ? dit-elle.

 

– Vous voyez bien qu’il n’est pas avec moi ? Il attendra… Rischenheim s’interrompit et demanda avec colère En quoi cela vous regarde-t-il, jeune fille ? Ôtez-vous de mon chemin. »

 

Elle obéit cette fois et sans répondre. Il s’élança hors de la maison.

 

Elle le suivit des yeux avec un sourire de triomphe.

 

XIV

Les nouvelles arrivent à Strelsau.


En quittant le numéro 19 de la Königstrasse, Rischenheim marcha vite jusqu’à une petite distance ; puis héla une voiture. À peine levait-il la main, qu’il s’entendit appeler par son nom et tournant la tête, vit l’élégant phaéton d’Anton de Strofzin s’arrêter près de lui. Anton conduisait et sur le siège, près de lui, était un gros bouquet de fleurs choisies.

 

« Où allez-vous ? cria-t-il en s’inclinant avec un gai sourire.

 

– Eh bien ! et vous ? Chez une dame, si j’en crois ce bouquet, répondit Rischenheim d’un ton aussi léger qu’il put.

 

– Ce petit bouquet, répliqua en minaudant le jeune Anton, est une offrande de voisinage à Helga de Tarlenheim et je vais le lui offrir. Puis-je vous conduire quelque part ? »

 

Quoique Rischenheim eût pensé aller d’abord au Palais, l’offre d’Anton parut lui fournir un bon prétexte pour gagner le tiré où il avait le plus de chance de trouver son gibier.

 

« J’allais au Palais pour tâcher d’apprendre où est le Roi, dit-il : j’ai besoin de le voir, s’il veut bien m’accorder deux ou trois minutes d’audience.

 

– Je vous y conduirai après. Montez. C’est là votre cab ? Tenez cocher ! » Et après avoir jeté une couronne à cet homme, il enleva le bouquet et fit place pour Rischenheim à côté de lui.

 

Les chevaux d’Anton, dont il était assez fier, eurent vite fait de gagner ma maison. Les deux hommes descendirent du phaéton à ma porte. Comme ils arrivaient ; le chancelier sortait pour retourner chez lui. Helsing les connaissait tous deux et s’arrêta pour railler Anton au sujet de son bouquet. Anton était célèbre pour ses bouquets qu’il distribuait généreusement aux dames de la ville.

 

« J’espérais qu’il était pour ma fille, dit Helsing : car j’aime les fleurs et depuis que ma femme et moi avons cessé de nous en offrir, nous n’en aurions pas sans ma fille. »

 

Anton répondit à cette attaque en promettant un bouquet pour le lendemain, car il ne pouvait pas désappointer sa cousine. Il fut interrompu par Rischenheim qui, à la vue des spectateurs devenus nombreux, s’écria :

 

« Que se passe-t-il ici, mon cher chancelier ? Qu’est-ce que tous ces gens-là attendent donc ici ? Ah ! Voici une voiture royale !

 

– La Reine est avec la comtesse, répondit Helsing. On attend pour la voir sortir.

 

– Elle vaut toujours la peine qu’on la regarde, répliqua Anton, en fixant son monocle.

 

– Et vous êtes venu la voir ? poursuivit Rischenheim.

 

– Mais oui, je… je suis venu lui présenter mes respects.

 

– Une visite matinale.

 

– C’était en quelque sorte pour affaire.

 

– Ah ! J’ai aussi une affaire très importante, mais cela regarde le Roi.

 

– Je ne vous retiens qu’un instant, Rischenheim, dit Anton et, bouquet en main, il s’élança vers la porte.

 

– Le Roi, répéta Helsing. Oui, mais le Roi…

 

– Je vais au Palais pour savoir où il se trouve. Si je ne peux pas le voir, il faut que je lui écrive de suite ; mon affaire est très urgente.

 

– Vraiment, mon cher comte ? Vraiment ? Très urgente, dites-vous ?

 

– Peut-être pouvez-vous m’aider ? Est-il à Zenda ? »

 

Le chancelier devenait fort embarrassé. Anton avait disparu dans la maison et Rischenheim le retenait résolument.

 

– À Zenda ? C’est que je ne… pardon, mais quelle est votre affaire ?

 

– Excusez-moi, mon cher chancelier ; c’est un secret.

 

– Je jouis de la confiance du Roi.

 

– Alors, il vous sera indifférent de ne pas jouir de la mienne, dit Rischenheim en souriant.

 

– Je vois que vous êtes blessé au bras, remarqua le chancelier qui cherchait à faire diversion.

 

– Entre nous, ceci est pour quelque chose dans mon affaire. Allons ! Il faut que je me rende au Palais. Ou… Attendez donc ! Sa Majesté la Reine daignerait-elle m’aider. Je crois que je vais risquer une requête, bien qu’elle ait des chances de ne pas être accueillie. »

 

Sur ces mots, Rischenheim s’approcha de la porte.

 

« Oh ! mon ami, à votre place, je ne ferais pas cela. La Reine est très… très occupée. Il ne lui plaira pas d’être dérangée. »

 

Sans plus faire attention à lui, Rischenheim frappa énergiquement. La porte fut ouverte ; il pria le maître d’hôtel de porter son nom à la Reine et de lui demander si elle daignerait le recevoir un instant.

 

Helsing resta perplexe sur le trottoir. La foule, enchantée des allées et venues de ces grands personnages, ne semblait nullement disposée à se disperser. Anton ne reparaissait pas. Rischenheim se glissa à l’intérieur et resta sur le seuil du vestibule. De là, il entendait les voix de ceux qui occupaient le petit salon, sur la gauche. Il reconnut celles de ma femme, d’Anton et de la Reine. Puis celle du maître d’hôtel disant :

 

« Je vais informer le comte des volontés de Votre Majesté. »

 

Le serviteur reparut et, immédiatement derrière lui, Anton de Strofzin et Bernenstein. Bernenstein tenait le jeune homme par le bras et lui fit traverser rapidement le vestibule. Ils passèrent devant le maître d’hôtel qui s’effaça devant eux et rejoignirent Rischenheim.

 

« Nous nous retrouvons, » dit Bernenstein en saluant.

 

Le chancelier, nerveux et troublé, se tordit les mains. Le maître d’hôtel s’approcha pour communiquer la réponse de la Reine. Sa Majesté regrettait de ne pouvoir recevoir le comte. Rischenheim accueillit ces paroles par un signe de tête et se tenant de telle sorte qu’on ne pût fermer la porte d’entrée, demanda à Bernenstein s’il savait où était le Roi.

 

Bernenstein désirait vivement se débarrasser des deux visiteurs, mais n’osait pas le laisser voir.

 

« Désirez-vous déjà une nouvelle entrevue avec le Roi ? demanda-t-il en souriant. La dernière vous a donc été bien agréable ? »

 

Rischenheim ne releva pas l’allusion, mais répliqua d’un ton sarcastique :

 

« Il est étrangement difficile de découvrir notre bon Roi. Le chancelier que voici ne sait pas où il est, ou du moins, ne veut pas répondre aux questions qu’on lui pose à ce sujet.

 

– Il est possible que le Roi ait des raisons pour ne pas vouloir être dérangé, observa Bernenstein.

 

– C’est très possible, répondit Rischenheim d’un ton significatif.

 

– En attendant, mon cher comte, je vous serais personnellement obligé de vouloir bien quitter cette porte.

 

– Est-ce que je vous gêne en y restant.

 

– Infiniment, monsieur le comte, répliqua Bernenstein avec raideur.

 

– Hallo ! Bernenstein, qu’y a-t-il donc ? » cria Anton voyant que la colère perçait dans leur ton et leurs regards. La foule aussi avait remarqué le diapason élevé des voix et la manière hostile des interlocuteurs, et commençait à former un groupe plus compact.

 

Tout à coup, une voix se fit entendre dans le vestibule. Elle était distincte et haute quoique légèrement voilée. La querelle imminente s’arrêta ; la foule se tut expectante. Rischenheim était nerveux, mais triomphant ; quant à Anton, il s’amusait.

 

« Le Roi ! s’écria-t-il ; vous l’avez attiré, Rischenheim. »

 

La foule entendit cette exclamation gamine et poussa des acclamations. Helsing se tourna vers elle comme pour la faire taire. Le Roi lui-même ne lui avait-il pas exprimé son désir de garder l’incognito ? Oui, mais celui qui venait de parler comme étant le Roi préférait courir tous les risques plutôt que de laisser Rischenheim s’en retourner pour prévenir Rupert de Hentzau.

 

« Est-ce le comte de Luzau-Rischenheim ? demanda-t-il. Dans ce cas, qu’il entre et fermez la porte. »

 

Quelque chose dans son ton alarma Rischenheim. Il recula, mais Bernenstein le saisit par le bras.

 

« Puisque vous vouliez entrer, entrez donc, » dit-il avec un sourire ironique.

 

Rischenheim regarda autour de lui comme s’il songeait à fuir. Une seconde après, Bernenstein fut poussé de côté ; un homme de haute taille parut un instant à la porte ; la foule l’entrevit à peine, mais ne l’en acclama pas moins. La main de Rischenheim était tenue par une forte poigne ; il entra malgré lui. Bernenstein suivit ; la porte fut fermée. Anton se tourna vers Helsing, un pli dédaigneux aux lèvres.

 

« Quel diable de mystère pour rien ! dit-il. Pourquoi ne pouviez-vous pas dire qu’il était là ? » Et sans attendre la réponse du chancelier ahuri et indigné, il sauta dans son phaéton.

 

La foule bavardait bruyamment, ravie d’avoir entrevu le Roi, cherchant les raisons qui pouvaient amener le Roi et la Reine chez moi, espérant qu’ils sortiraient bientôt et monteraient dans la voiture royale qui attendait toujours.

 

Si des curieux regards avaient pu voir ce qui se passait à l’intérieur, leur émotion serait devenue bien plus intense.

 

Rodolphe avait saisi Rischenheim par le bras et sans perdre un instant le conduisit au fond de la maison, dans une petite pièce qui donnait sur le jardin. Rodolphe connaissait la maison et ses ressources depuis longtemps et n’en avait rien oublié.

 

« Fermez la porte, Bernenstein, dit-il ; puis se tournant vers Rischenheim. :

 

– Monsieur le comte, ajouta-t-il, je pense bien que vous êtes venu pour découvrir quelque chose ; l’avez-vous trouvé ? »

 

Rischenheim rassembla son courage pour répondre.

 

« Oui, je sais maintenant que j’ai affaire à un imposteur, dit-il d’un ton de défi.

 

– Précisément. Or, les imposteurs ne peuvent pas courir le risque d’être dévoilés. »

 

Rischenheim pâlit un peu. Rodolphe se tenait en face de lui et Bernenstein gardait la porte. Il était absolument en leur pouvoir et il connaissait leur secret. Connaissaient-ils le sien ? Celui que Rupert de Hentzau lui avait révélé ?

 

« Écoutez, poursuivit Rodolphe, pendant quelques heures aujourd’hui, je suis roi à Strelsau. Pendant ces quelques heures, j’ai un compte à régler avec votre cousin ; il a quelque chose que je veux avoir. Je vais de ce pas le trouver ; et pendant ce temps, vous resterez ici avec Bernenstein. Je réussirai ou j’échouerai. Dans les deux cas, ce soir, je serai loin de Strelsau, et la place du Roi sera libre pour lui. »

 

Rischenheim tressaillit légèrement et une expression de triomphe envahit son visage. Ils ne savaient pas que le Roi fût mort !

 

Rodolphe vint plus près de lui et fixa sur son visage un ferme regard.

 

– J’ignore, dit-il pourquoi vous êtes fourvoyé dans cette affaire. Je connais bien les raisons de votre cousin, mais je m’étonne qu’elles vous aient paru suffisantes pour justifier à vos yeux la perte d’une malheureuse femme qui est votre Reine. Soyez certain que je mourrai plutôt que de laisser cette lettre parvenir au Roi. » Rischenheim ne répondit rien.

 

« Êtes-vous armé ? » lui demanda Rodolphe. Rischenheim, d’un air sombre, jeta son revolver sur la table. Bernenstein s’en empara.

 

« Gardez-le ici, Bernenstein. Quand je reviendrai, je vous dirai ce qu’il faudra faire. Si je ne reviens pas, Fritz sera bientôt de retour et vous vous entendrez avec lui.

 

– Il ne m’échappera pas une seconde fois, déclara Bernenstein en montrant son prisonnier.

 

– Nous nous considérons comme libres de disposer de vous selon notre volonté, monsieur le comte, mais je ne désire pas votre mort, à moins qu’elle ne soit indispensable. Vous serez sage d’attendre que le sort de votre cousin soit décidé, avant de tenter quelque nouvelle entreprise contre nous. »

 

Avec un léger salut, Rodolphe laissa le prisonnier à la garde de Bernenstein, et retourna dans la pièce où la Reine l’attendait. Helga était avec elle. La Reine se leva précipitamment.

 

« Je n’ai pas un moment à perdre dit Rodolphe. Cette foule sait maintenant que le Roi est ici. La nouvelle va se répandre en un instant dans la ville. Il faut faire savoir à Sapt d’empêcher à tout prix qu’elle n’arrive aux oreilles du Roi. Il faut que j’aille accomplir ma tâche et puis que je disparaisse. »

 

La Reine restait debout devant lui. Ses yeux semblaient dévorer son visage, mais elle dit seulement :

 

« Oui, il faut que ce soit ainsi.

 

– Il faut que vous retourniez au Palais aussitôt que je serai parti. Je vais envoyer prier la foule de se disperser et puis je partirai.

 

– Pour aller chercher Rupert de Hentzau ?

 

– Oui. »

 

Elle lutta un instant contre les sentiments qui se disputaient son cœur, puis elle vint à Rodolphe, et lui saisit la main.

 

« N’y allez pas, dit-elle d’une voix basse et tremblante. N’y allez pas, Rodolphe ; il vous tuera. Ne vous occupez plus de la lettre. N’y allez pas. Je préférerais mille fois que le Roi eût la lettre, plutôt que de vous voir risquer… Oh ! mon bien-aimé, n’y allez pas !

 

– Il le faut ! » dit-il très doucement.

 

De nouveau, elle le supplia, mais il ne voulut pas céder. Helga se dirigea vers la porte. Rodolphe la rappela. « Non, dit-il ; il faut que vous restiez avec elle, que vous l’accompagniez au Palais. »

 

Comme ils parlaient encore, ils entendirent une voiture s’arrêter subitement à la porte. J’avais rencontré Anton de Strofzin et appris par lui que le Roi était chez moi. Comme je m’élançais sur le perron, la nouvelle me fût confirmée par les commentaires et les plaisanteries de la foule.

 

« Oh ! il se dépêche, disait-on. Il a fait attendre le Roi ; il va recevoir une leçon. »

 

On peut croire que je prêtais peu d’attention à ces discours. Je courus à la porte. Je vis la figure de ma femme à la fenêtre ; elle accourut et m’ouvrit elle-même.

 

« Grand Dieu ! m’écriai-je ; tous ces gens-là savent-ils qu’il est ici et le prennent-ils pour le Roi ?

 

– Oui, répondit-elle ; nous n’avons pu l’empêcher ; il s’est montré à la porte. »

 

C’était pire que tout ce que j’avais imaginé ; toute une foule était victime de l’erreur, tous avaient appris que le Roi était à Strelsau, bien plus ils l’avaient vu !

 

« Où est-il, où est-il ? » demandai-je, et je la suivis dans le petit salon.

 

La Reine et Rodolphe étaient debout l’un à côté de l’autre. Ce que j’ai raconté d’après le récit d’Helga, venait de se passer. Rodolphe accourut à moi.

 

« Tout va-t-il bien ? » demanda-t-il haletant.

 

J’oubliai la présence de la Reine et ne lui adressai pas mes respects. Je saisis la main de Rodolphe en m’écriant :

 

« Vous prend-on pour le Roi ?

 

– Oui, dit-il. Au nom du Ciel ! mon ami, pourquoi êtes-vous si pâle ? Nous nous en tirerons. Je peux être loin ce soir.

 

– Partir ? À quoi cela servira-t-il puisqu’on vous prend pour le Roi ?

 

– Vous pourrez le cacher au Roi, Fritz ; je n’ai pu faire autrement. Je vais régler mon compte avec Rupert, puis disparaître.

 

Tous trois étaient debout devant moi, surpris de ma terrible agitation. En me rappelant tout cela aujourd’hui, je me demande comment je pouvais leur parler.

 

Rodolphe essaya encore de me rassurer. Il ne se doutait guère de ce qui causait l’état où il me voyait.

 

« Ce ne sera pas long d’en finir avec Rupert, reprit-il. Il faut que nous reprenions cette lettre ou elle parviendra au Roi. »

 

Je bredouillai enfin :

 

– Le Roi ne verra jamais cette lettre, » et je tombai sur une chaise.

 

Ils ne dirent rien. Je les regardai tous. J’éprouvais une étrange sensation d’impuissance ; il me semblait impossible de faire autre chose que de leur jeter brutalement la vérité au visage. Je répétai :

 

« Le Roi ne verra jamais la lettre. Rupert lui-même a rendu cela bien certain.

 

– Que voulez-vous dire ? vous n’avez pas rencontré Rupert ? vous n’avez pas la lettre ?

 

– Non, non ! Mais le Roi ne pourra jamais la lire. » Alors, Rodolphe me saisit par les épaules et positivement me secoua, car j’avais l’allure d’un homme plongé dans un rêve ou un engourdissement.

 

« Pourquoi, mon ami ! pourquoi ? » me demandait-il à voix basse, mais pressante.

 

De nouveau, je les regardai, mais, cette fois, mes yeux, attirés par le visage de la Reine, s’y fixèrent. Je crois qu’elle fut la première à deviner en partie la nouvelle que j’apportais. Ses lèvres s’entrouvraient, ses yeux me fixaient ardemment. Je passai ma main sur mon front et la regardant, tout hébété, je dis :

 

« Il ne pourra jamais lire la lettre ; il est mort ! » Helga poussa un petit cri. Rodolphe ne parla ni ne bougea ; la Reine continua de me regarder, immobile de surprise et d’horreur.

 

« Rupert l’a tué, repris-je. Le lévrier Boris, puis Herbert, puis le Roi attaquèrent Rupert et il les tua tous. Oui, le Roi est mort, mort ! »

 

Personne ne parla. Les yeux de la Reine ne quittèrent pas mon visage.

 

« Oui, il est mort, » répétai-je, et mes yeux restaient rivés sur ceux de la Reine ; pendant un temps qui me parut long, son regard ne me quitta pas. Enfin, comme attirée par une force irrésistible, elle le détourna. Je suivis la nouvelle direction qu’il prenait. Elle regarda Rodolphe Rassendyll et il la regarda. Helga avait tiré son mouchoir et, complètement anéantie par l’horreur, sanglotait, renversée sur le dossier d’un fauteuil bas, en proie à une sorte de crise nerveuse. Je saisis le vif regard chargé à la fois de douleur, de remords et d’une joie involontaire qu’elle échangea avec Rodolphe. Il ne lui parla pas, mais étendit une main et prit la sienne. Elle la retira presque brusquement et s’en couvrit le visage. Rodolphe se tourna vers moi.

 

« Quand est-ce arrivé ?

 

– Hier soir.

 

– Et le… Il est au Pavillon ?

 

– Oui, avec Sapt et James. »

 

Je reprenais mes sens et mon sang-froid.

 

« Personne ne le sait, ajoutai-je. Nous craignions bien que vous ne fussiez pris pour lui par quelqu’un ; mais au nom du Ciel, Rodolphe, que faire maintenant ? »

 

Les lèvres de M. Rassendyll étaient serrées. Il fronçait légèrement le sourcil et il y avait dans ses yeux bleus une expression d’extase. Il me semblait possédé d’une idée exclusive qui lui faisait oublier tout, même ceux qui l’entouraient. La Reine vint à lui et lui toucha légèrement le bras. Il tressaillit comme surpris, puis retomba dans sa rêverie.

 

« Que faire, Rodolphe ? demandai-je une seconde fois.

 

– Je vais tuer Rupert de Hentzau, me répondit-il. Ensuite nous parlerons du reste. »

 

Il traversa rapidement la chambre et sonna.

 

« Renvoyez tout ce monde, ordonna-t-il ; dites que j’ai besoin de calme ; et puis envoyez-moi une voiture fermée dans dix minutes, pas plus. »

 

Le domestique reçut ces ordres impérieux avec un profond salut et se retira. La Reine, qui avait paru jusque-là calme et maîtresse d’elle-même, devint tout à coup très agitée, à ce point que notre présence même ne put l’empêcher de le laisser voir.

 

« Rodolphe, faut-il que vous y alliez puisque… puisque cela est arrivé ?

 

– Chut ! Ma Dame aimée, murmura-t-il. Puis il ajouta plus haut : Je ne veux pas quitter une seconde fois la Ruritanie en y laissant Rupert de Hentzau vivant. Fritz, faites savoir à Sapt que le Roi est à Strelsau… il comprendra, et que les instructions du Roi suivront vers midi. Quand j’aurai tué Rupert, j’irai au Pavillon en me rendant à la frontière. »

 

Il se détourna pour partir, mais la Reine le retint un instant.

 

« Vous viendrez me voir avant de partir ? supplia-t-elle.

 

– Je ne le devrais pas, répondit-il, tandis que son regard si résolu s’adoucissait étrangement.

 

– Vous viendrez ?

 

– Oui, ma Reine. » Je me levai d’un bond, saisi d’une terreur subite.

 

« Par le Ciel, Rodolphe, s’il vous tuait ici dans la Königstrasse ! »

 

Il se tourna vers moi d’un air surpris.

 

« Il ne me tuera pas, » dit-il.

 

La Reine, les yeux toujours fixés sur Rodolphe et paraissant avoir oublié le rêve qui l’avait tant terrifiée, ne releva pas ce que je venais de dire et se contenta de répéter :

 

« Vous viendrez, Rodolphe ?

 

– Oui, ma Reine, une fois, » et après avoir mis un dernier baiser sur sa main, il sortit.

 

La Reine resta un moment encore où elle était, immobile et raide. Puis tout à coup, elle se dirigea en trébuchant vers ma femme et tombant à genoux, cacha son visage sur ceux d’Helga ; j’entendis ses sanglots s’échapper pressés et tumultueux. Helga leva les yeux vers moi, le visage couvert de larmes. Je sortis. Peut-être Helga réussirait-elle à lui donner du courage. Je priai Dieu de lui envoyer la consolation que sa faute l’empêcherait de demander elle-même. Pauvre âme ! J’espère que rien de plus coupable ne sera relevé contre toi.

 

XV

Un passe-temps pour le colonel Sapt.


Le connétable de Zenda et James, le serviteur de M. Rassendyll déjeunaient au Pavillon de chasse. Ils étaient dans la petite chambre qu’occupait d’ordinaire le gentilhomme de service auprès du Roi. Ils l’avaient choisie parce qu’elle avait vue sur les approches du Pavillon.

 

La porte d’entrée était solidement fermée ; ils étaient en mesure de refuser d’admettre qui que ce fût. Dans le cas où le refus serait impossible, tous leurs préparatifs pour cacher les corps du Roi et d’Herbert étaient faits. On répondrait aux questionneurs que le Roi était sorti à cheval avec le garde au point du jour, en promettant de revenir dans la soirée, mais sans dire où il allait. Sapt avait reçu l’ordre de rester jusqu’à son retour et James attendait les instructions de son maître, le comte de Tarlenheim. Ainsi armés contre toute surprise ou découverte, ils attendaient des nouvelles de moi qui décideraient de leur conduite éventuelle. Entre temps l’oisiveté leur était imposée. Sapt, une fois son repas terminé, fuma sa grande pipe. James, après s’être fait beaucoup prier, avait consenti à en allumer une petite en écume noircie et prenait ses aises, les jambes allongées. Il fronçait le sourcil et un curieux demi-sourire errait sur ses lèvres.

 

« À quoi pouvez-vous bien penser, ami James ? » demanda Sapt entre deux bouffées. Il avait pris en gré ce petit homme alerte et adroit.

 

Après un instant de silence, James retira sa pipe de ses lèvres.

 

« Je pensais, monsieur, que puisque le Roi est mort… il s’arrêta.

 

– Le Roi est assurément mort, le pauvre homme ! répondit Sapt.

 

– Que puisqu’il est certainement mort et puisque mon maître M. Rassendyll est vivant…

 

– Autant que nous le sachions, James, observa le connétable.

 

– Sans doute, monsieur ; autant que nous le sachions. Donc, puisque le Roi est mort et M. Rassendyll vivant, je pensais, que c’était grand dommage, monsieur, que mon maître ne pût prendre la place et être roi.

 

James regarda le connétable de l’air d’un homme qui offre respectueusement une suggestion.

 

« Une fameuse idée, James ! dit le connétable, avec un sourire sarcastique.

 

– Vous n’êtes pas de mon avis, monsieur ? demanda James, d’un ton d’excuse.

 

– Je ne dis pas que ce ne soit pas dommage, car Rassendyll ferait un bon roi ; mais impossible ; vous le comprenez, n’est-ce pas ? »

 

James se caressa le genou de ses deux mains, et sa pipe qu’il avait replacée, sortait d’un coin de sa bouche.

 

« Quand vous dites impossible, monsieur, répondit-il avec déférence, je me permets de n’être pas de votre avis.

 

– Vraiment ? Allons ! Nous n’avons rien à faire ; voyons un peu comment ce serait possible.

 

– Mon maître est à Strelsau, monsieur, commença James.

 

– Très probablement.

 

– J’en suis certain, monsieur. S’il est vu, il sera pris pour le Roi.

 

– Cela est arrivé déjà et il est certain que cela peut arriver encore, à moins que…

 

– Sans doute, monsieur ! À moins que le corps du Roi ne soit découvert.

 

– C’est ce que j’allais dire, James. »

 

James resta silencieux pendant quelques minutes, puis il reprit :

 

« Ce sera bien difficile d’expliquer comment le Roi a été tué.

 

– Il faudra, en effet, que l’histoire soit bien racontée, admit le connétable.

 

– Et il sera difficile de démontrer que le Roi a été tué à Strelsau. Cependant, s’il arrivait que mon maître fût tué à Strelsau…

 

– Le Ciel nous en préserve, James ! À tous les points de vue, le Ciel nous en préserve !

 

– Même si mon maître n’est pas tué, il nous sera difficile de prouver que le Roi l’a été à l’heure qu’il nous conviendrait d’indiquer et d’une manière qui puisse paraître plausible. »

 

Sapt parut entrer dans les idées et les suppositions de James.

 

« Tout cela est très vrai ; mais si M. Rassendyll doit être roi, il sera bien difficile de disposer du corps du Roi et de celui du pauvre Herbert. »

 

De nouveau, James s’arrêta un instant avant de déclarer :

 

« Bien entendu, monsieur, je discute cette question simplement pour passer le temps. Il serait peut-être mal d’exécuter un projet pareil à celui que j’ai ?

 

– Peut-être ? Mais continuons… pour passer le temps, dit Sapt, et il se pencha pour bien voir le visage calme et intelligent du serviteur.

 

– Eh bien ! donc, monsieur, puisque cela vous amuse, disons que le Roi est venu au Pavillon hier soir et a été rejoint par son ami Rassendyll.

 

– Et moi ? Suis-je venu aussi ?

 

– Vous, monsieur, vous êtes venu étant de service auprès du Roi.

 

– Et vous, James, êtes-vous venu aussi ? Comment cela ?

 

– Mais, monsieur, par les ordres du comte de Tarlenheim, pour servir M. Rassendyll, l’ami du Roi. Maintenant, le Roi, monsieur… Tout cela est mon histoire, vous savez, monsieur ?

 

– Votre histoire m’intéresse. Continuez.

 

– Le Roi est sorti de très bonne heure, ce matin, monsieur ?

 

– Ce serait pour affaire privée.

 

– C’est ce que nous aurions compris. Mais M. Rassendyll, Herbert et moi, serions restés ici.

 

– Le comte de Hentzau était-il venu ?

 

– Nous l’ignorions, monsieur. Mais nous étions tous fatigués et nous avions dormi très profondément.

 

– En vérité ? dit le connétable avec son même sourire.

 

– Par le fait, monsieur, nous étions tous accablés de fatigue, M. Rassendyll comme les autres, et la matinée s’avançait que nous étions encore au lit. Nous y serions peut-être en ce moment si nous n’avions été éveillés d’une manière surprenante et effroyable.

 

– Vous devriez écrire des histoires, James. Voyons de quelle manière effroyable nous avons été éveillés. » James déposa sa pipe, et les mains posées sur les genoux, continua son histoire.

 

« Ce Pavillon, monsieur, ce Pavillon de bois, car il est tout en bois, au dedans et au dehors.

 

– Ce Pavillon est incontestablement en bois, James, et, comme vous le dites, à l’intérieur comme à l’extérieur.

 

– Et cela étant, monsieur, il serait terriblement imprudent de laisser une chandelle allumée dans l’endroit où l’on emmagasine l’huile et le bois de chauffage.

 

– Ce serait criminel !

 

– Mais les reproches ne font pas de mal aux morts, monsieur, et le pauvre Herbert est mort.

 

– C’est vrai. Il n’en serait pas chagriné.

 

– Mais nous, monsieur, vous et moi, nous réveillant…

 

– Et les autres, ne doivent-ils pas se réveiller, James ?

 

– En vérité, monsieur, je souhaiterais qu’ils ne se fussent point réveillés ! Car vous et moi, nous éveillant les premiers, trouverions le Pavillon tout en flammes. Il nous faudrait courir pour sauver nos vies.

 

– Eh quoi ! N’essaierions-nous pas d’éveiller les autres ?

 

– Certes, monsieur ! Nous ferions tout ce qu’il est possible de faire, jusqu’à courir le risque de mourir par suffocation.

 

– Mais nous échouerions malgré nos efforts héroïques, n’est-ce pas ?

 

– Hélas ! oui, monsieur ; nous échouerions ! Les flammes envelopperaient complètement le Pavillon avant qu’on pût venir à notre secours, le Pavillon serait un monceau de ruines et mon malheureux maître et le pauvre Herbert seraient réduits en cendres.

 

– Hum !

 

– Ils seraient en tout cas, absolument méconnaissables, monsieur.

 

– Vous croyez ?

 

– Sans aucun doute, si l’huile, le bois et la chandelle étaient placés le mieux possible.

 

– Ah oui ! Et ce serait la fin de Rodolphe Rassendyll ?

 

– Monsieur, j’en porterais moi-même la nouvelle à sa famille.

 

– Tandis que le roi de Ruritanie…

 

– Aurait un règne long et prospère, plût à Dieu, monsieur !

 

– Et la reine de Ruritanie, James ?

 

– Comprenez-moi bien, monsieur. Ils pourraient être mariés secrètement… Je devrais dire remariés.

 

– Oui, certainement, remariés !

 

– Par un prêtre digne de confiance.

 

– Vous voulez dire : Indigne ?

 

– C’est la même chose, monsieur, à un point de vue différent. »

 

Pour la première fois, James se permit un sourire pensif. Sapt, à son tour, déposa sa pipe en tourmentant sa moustache. Il souriait aussi et ses yeux étaient fixés sur ceux de James. Le petit homme soutenait ce regard avec calme.

 

« Tout cela est ingénieusement imaginé, James, remarqua le connétable. Mais si votre maître est tué aussi ? Cela peut arriver. Le comte Rupert est un homme avec qui il faut compter.

 

– Si mon maître est tué, monsieur, il faudra l’enterrer.

 

– À Strelsau ? demanda Sapt avec vivacité.

 

– Peu lui importera où, monsieur.

 

– C’est vrai, et nous n’avons pas à nous en préoccuper pour lui.

 

– Non, sans doute, monsieur. Mais porter secrètement son corps d’ici à Strelsau…

 

– Oui, c’est difficile, ainsi que nous l’avons reconnu tout d’abord… Somme toute, c’est une jolie histoire ! Mais votre maître ne l’approuverait pas. Je veux dire en supposant qu’il ne fût pas tué.

 

– C’est perdre son temps, monsieur, que de désapprouver ce qui est fait ; il pourrait trouver le conte supérieur à la réalité, quoique ce ne soit pas un bon conte. »

 

De nouveau, les yeux des deux hommes se rencontrèrent en un long regard.

 

« D’où venez-vous ? demanda Sapt tout à coup.

 

– De Londres, monsieur, dans l’origine.

 

– On invente de bonnes histoires à Londres !

 

– Oui, monsieur, et quelquefois on les met en action. »

 

À cet instant, James se leva vivement et fit un signe vers la fenêtre. Un homme à cheval galopait dans la direction du Pavillon. Échangeant un rapide regard, tous deux se précipitèrent vers la porte et s’avançant d’environ vingt mètres, attendirent sous l’arbre où l’on avait enseveli Boris.

 

« À propos, dit Sapt. Vous avez oublié le chien.

 

– Le fidèle animal sera mort dans la chambre de son maître, monsieur.

 

– Oui, mais d’abord, il faut le déterrer.

 

Certainement, monsieur. Ça ne prendra pas beaucoup de temps. »

 

Sapt souriait encore, quand le messager arriva et se penchant vers lui sur son cheval, lui tendit un télégramme.

 

« Spécial et pressé, monsieur. »

 

Sapt déchira l’enveloppe et lut. C’était le message que j’avais envoyé par ordre de M. Rassendyll. Il n’avait pas voulu se fier à mon chiffre, mais en réalité, il n’en était pas besoin. Sapt comprit la dépêche, quoiqu’elle dit simplement : « Le Roi est à Strelsau. Attendez des ordres au Pavillon ; ici les affaires marchent, mais ne sont pas terminées ; je télégraphierai de nouveau. »

 

Sapt tendit le papier à James qui le prit avec un salut respectueux. Il le lut attentivement et le rendit avec un nouveau salut.

 

« Je m’occuperai de ce qu’il dit, monsieur.

 

– Très bien ! répondit Sapt. »

 

Puis il ajouta en s’adressant au messager :

 

« Merci, mon garçon. Voici une couronne pour vous. S’il arrive une autre dépêche pour moi, apportez-la sans retard et vous aurez une autre couronne.

 

– Vous l’aurez aussi vite qu’un cheval pourra l’apporter de la station, monsieur, » et avec un salut militaire, l’homme fit demi-tour et s’éloigna.

 

« Vous voyez, James, dit Sapt, que votre histoire est purement imaginaire, car cet homme a pu voir que le Pavillon n’a pas été incendié hier soir.

 

– C’est vrai, mais, monsieur…

 

– Je vous en prie, continuez, James. Je vous ai dit que votre histoire m’intéressait.

 

– Cet homme ne peut pas savoir si le Pavillon ne sera pas brûlé ce soir. Un incendie peut avoir lieu tous les soirs, monsieur. »

 

Le vieux Sapt éclata tout à coup en une sorte de rugissement, moitié rire, moitié discours. Il s’écria :

 

« Par le Ciel ! quelle chose étonnante !

 

James sourit avec satisfaction.

 

« Le destin le veut, dit le connétable ; un étrange destin. Cet homme était né pour cela. Nous aurions fait la chose autrefois, si Michel avait étranglé le Roi dans son cachot. Oui, nous le voulions. Que Dieu nous pardonne, mais du fond de nos cœurs, nous le voulions, Fritz et moi. Mais Rodolphe voulut que le Roi remontât sur le trône. Il le voulut quoique ça lui fît perdre un trône et ce qu’il désirait plus qu’un trône. Il le voulut et il se mit en travers des volontés du destin. Le jeune Rupert peut penser que cette nouvelle affaire est son œuvre. Non ! c’est le destin qui se sert de lui. Le destin a ramené Rodolphe ici. Le destin veut qu’il soit Roi. Vous me dévisagez ! Croyez-vous que je sois fou, monsieur le valet de chambre !

 

– Je crois, monsieur, que vous êtes plein de bon sens, si je peux me permettre de m’exprimer ainsi.

 

– De bon sens ? Je ne sais trop, observa Sapt, avec un petit rire. Mais le destin est là ; soyez-en sûr.

 

Les deux hommes étaient revenus dans leur petite chambre ; ils avaient passé devant la porte de celle où gisaient les corps du Roi et du garde-chasse.

 

James restait debout près de la table. Sapt arpentait la pièce, tirant sa moustache et fendant l’air parfois de sa forte main velue.

 

« Je n’ose pas ! murmura-t-il, je n’ose pas. C’est une chose qu’un homme ne peut pas faire de son autorité privée. Mais le destin le fera ! Le destin le fera ! Il nous l’imposera !

 

– Alors, mieux vaut que nous soyons prêts, suggéra James avec calme. »

 

Sapt se tourna vers lui vivement, presque avec colère.

 

« On a souvent parlé de mon audacieux sang-froid. Par Jupiter ! que dire du vôtre ?

 

– Il n’y a pas de mal à être prêt, monsieur, » répondit James.

 

Sapt vint à lui et le prit par les épaules.

 

« Prêt ? Comment ? demanda-t-il dans un murmure bourru.

 

– L’huile, le bois, la lumière, monsieur.

 

– Où, mon garçon ? Où ? Voulez-vous dire près des corps ?

 

– Pas où les corps sont en ce moment. Il faut que chacun soit à la place qui lui convient.

 

– Alors, il faut que nous les changions de place ?

 

– Mais oui ! Et le chien aussi. »

 

Sapt lui lança un regard presque féroce, puis il éclata de rire.

 

« Ainsi soit-il ! Prenez le commandement, dit-il. Le destin nous pousse. »

 

Immédiatement, ils se mirent à l’œuvre. Il semblait vraiment qu’une influence mystérieuse dominât Sapt. Il agissait comme en un demi-sommeil. Ils placèrent les corps là où chaque homme vivant se serait trouvé le soir, le Roi dans la chambre de parade, le garde chasse dans l’étroit cabinet où l’honnête garçon avait l’habitude de coucher. Ils déterrèrent le chien, Sapt ricanant convulsivement, James aussi grave que l’employé des pompes funèbres dont il semblait parodier le rôle. Ils portèrent l’animal percé de balles dans la chambre du Roi. Ensuite, ils empilèrent le bois, l’arrosèrent de la provision d’huile et placèrent à côté des bouteilles de spiritueux, afin qu’elles parussent avoir éclaté sous l’action du feu et fourni un nouvel aliment à l’incendie. Tantôt il semblait à Sapt qu’ils jouaient à quelque jeu absurde qui finirait à leur gré, tantôt qu’ils obéissaient à quelque pouvoir mystérieux qui cachait son grand dessein à ses instruments. Le valet de M. Rassendyll se mouvait, arrangeait, plaçait tout aussi adroitement qu’il pliait les habits de son maître ou repassait ses rasoirs. Le vieux Sapt l’arrêta une fois au moment qu’il passait devant lui.

 

« Ne me croyez pas fou parce que je parle du destin, dit-il avec une sorte d’anxiété.

 

– Certes non, monsieur. Je n’y connais rien, mais j’aime à être prêt.

 

– Quel événement ce serait ! » murmura Sapt.

 

La plaisanterie réelle ou factice du début avait complètement disparu. S’ils n’étaient pas sérieux, ils en avaient l’air ; s’ils n’avaient pas les intentions que paraissaient indiquer leurs actes, ils ne pouvaient plus nier qu’ils avaient une espérance.

 

Quand ils eurent achevé leur tâche et se furent assis de nouveau en face l’un de l’autre dans la petite pièce de devant, tout le plan était tracé, les préparatifs étaient faits, tout était en bonne voie ; ils n’attendaient plus que l’impulsion qui viendrait du hasard ou du destin et ferait une réalité du conte imaginé par le serviteur. Quand la chose fut faite, le sang-froid de Sapt, si rarement troublé et pourtant si complètement vaincu par cette idée insensée, lui revint aussitôt. Il alluma sa pipe et se renversa sur le dossier de son fauteuil, évidemment plongé dans ses réflexions.

 

« Il est deux heures, monsieur, dit James. Quelque chose a dû se passer à Strelsau.

 

– Oui, mais quoi ? »

 

Tout à coup, ils entendirent frapper violemment à la porte. Absorbés dans leurs pensées, ils n’avaient pas remarqué que deux hommes arrivaient à cheval au Pavillon. Tous deux portaient l’uniforme vert et or des veneurs du Roi. Celui qui avait frappé, était Simon, le frère d’Herbert qui gisait mort dans sa petite chambre.

 

« Un peu dangereux, » murmura le connétable de Zenda en se hâtant vers la porte suivi par James.

 

Simon fut surpris quand Sapt ouvrit.

 

« Pardon, connétable, mais j’aurais besoin de voir Herbert. Puis-je entrer ? Il sauta à bas de son cheval et jeta les rênes à son compagnon.

 

– À quoi bon entrer, dit Sapt ? Herbert n’est pas ici.

 

– Pas ici ? Où est-il alors ?

 

– Il est sorti depuis le matin avec le Roi ?

 

– Ah ! il est avec le Roi ? Alors, je suppose qu’il est à Strelsau ?

 

– Si vous savez cela, Simon, vous en savez plus long que moi.

 

– Mais le Roi est à Strelsau, monsieur.

 

– Comment diable cela se fait-il ? Il n’a pas dit un mot de cela. Il s’est levé de bonne heure, et est parti à cheval avec Herbert, disant seulement qu’il reviendrait ce soir.

 

– Il est allé à Strelsau, monsieur. J’arrive de Zenda et l’on sait que Sa Majesté a été en ville avec la Reine. Ils étaient tous deux chez le comte Fritz de Tarlenheim.

 

– Je suis charmé de le savoir. Mais le télégramme relatif au Roi et à la Reine ne disait-il pas où était Herbert ?

 

Simon se mit à rire.

 

« Herbert n’est pas un roi, monsieur. Enfin, je reviendrai demain matin, car j’ai besoin de le voir bientôt. Il sera de retour à ce moment, n’est-ce pas, monsieur ?

 

– Oui, Simon ; votre frère sera ici demain matin.

 

– Et j’amènerai la charrette pour emporter le sanglier au château, car j’imagine que vous ne l’avez pas mangé tout entier ? »

 

Sapt rit ; Simon, flatté, rit encore plus.

 

« Nous ne l’avons même pas encore fait cuire, dit Sapt, mais je ne réponds de rien pour demain.

 

– Très bien, monsieur ! Nous verrons ! À propos, une autre nouvelle circule. On prétend avoir vu le comte Rupert de Hentzau en ville.

 

– Rupert de Hentzau ! Allons donc ! C’est absurde, mon brave Simon. Il n’oserait pas se montrer ; il sait, trop bien que cela pourrait lui coûter la vie.

 

– Ah ! qui sait ? c’est peut-être ce qui a conduit le Roi à Strelsau.

 

– Cela suffirait, en effet, si la nouvelle était vraie, admit Sapt.

 

– Eh bien ! bonjour, monsieur.

 

– Bonjour, Simon. »

 

Les deux veneurs s’éloignèrent. James les suivit des yeux pendant quelques instants, puis il dit :

 

« On sait que le Roi est à Strelsau et maintenant voilà qu’on en dit autant du comte de Hentzau. Comment le comte de Hentzau peut-il avoir tué le Roi ici dans la forêt de Zenda, monsieur ? »

 

Sapt le regarda presque avec crainte.

 

« Comment le corps du Roi peut-il arriver à la forêt de Zenda ? poursuivit James. Ou comment le corps du Roi peut-il aller à la ville de Strelsau ?

 

– Assez de vos damnées énigmes ! s’écria Sapt. Avez-vous juré de me pousser jusqu’au bout ! »

 

Le valet de chambre s’approcha et lui posa une main sur l’épaule.

 

– Vous avez, déjà une fois, entrepris une chose aussi difficile, monsieur, dit-il.

 

– C’était pour sauver le Roi.

 

– Et maintenant, c’est pour sauver la Reine et vous-même, car si nous n’aboutissons pas, il faudra qu’on sache la vérité sur mon maître. »

 

Sapt ne lui répondit pas. Ils reprirent leurs sièges en silence. Ils restèrent là, fumant sans parler, tandis que le long après-midi s’écoulait et que les ombres des arbres s’allongeaient. Ils ne pensèrent ni à boire, ni à manger. Ils restèrent immobiles. Une seule fois, James se leva pour allumer un petit feu de broussailles. Le crépuscule tombait. De nouveau, James se leva pour allumer la lampe. Il était près de six heures et aucune nouvelle n’arrivait de Strelsau. Enfin, on entendit les sabots d’un cheval. Les deux hommes se précipitèrent vers la porte, puis dehors, sur la route gazonnée qui donnait accès au Pavillon. Ils oubliaient leur secret ; la porte restait ouverte derrière eux. Sapt courut comme il ne l’avait pas fait depuis bien longtemps et distança James. Il arrivait un message de Strelsau !

 

Le connétable, sans un mot d’accueil au messager, saisit l’enveloppe, la déchira et lut en balbutiant tout bas : « Bonté du Ciel ! Bonté du Ciel ! »

 

Puis il se détourna et marcha rapidement à la rencontre de James qui, se voyant battu à la course, s’était remis au pas. Mais le messager avait ses préoccupations comme le connétable. L’un et l’autre voulaient une couronne ! Il s’écria indigné :

 

« Je n’ai pas repris haleine depuis Hofbau, monsieur. N’aurai-je donc pas ma couronne ? »

 

Sapt s’arrêta et retourna sur ses pas. Quand il leva les yeux en payant la couronne qu’il venait de tirer de sa poche, il y avait un singulier sourire sur sa large figure, battue par la tempête.

 

« Ah ! oui, dit-il. Tout homme méritant une couronne, l’aura si je peux la lui donner. »

 

Puis de nouveau, il se rapprocha de James qui l’avait rejoint et lui mettant une main sur l’épaule :

 

« Venez, mon faiseur de rois, » dit-il.

 

James leva un instant les yeux vers son visage. Ceux du connétable lui rendirent son regard avec un signe de tête.

 

Ils rentrèrent dans le Pavillon où étaient étendus le Roi mort et son garde-chasse. En vérité, le destin avait pris les rênes !

 

XVI

Une foule dans la Königstrasse.


Le projet qui avait germé dans l’imagination du serviteur de M. Rassendyll et avait enflammé l’esprit aventureux et hardi de Sapt, comme l’étincelle allume les copeaux, avait été entrevu par plus d’un d’entre nous à Strelsau ; sans doute, nous ne l’envisagions pas froidement, comme le petit homme, et ne l’adoptions pas avec l’ardeur du connétable de Zenda, mais il était là, dans ma pensée, quelquefois sous forme de crainte, d’autres fois comme une espérance, tantôt semblant devoir être évité à tout prix, tantôt comme la seule ressource pour éviter un dénouement bien plus terrible. Je savais que Bernenstein pensait comme moi, car ni lui, ni moi n’avions pu former un projet raisonnable par lequel le Roi vivant pourrait disparaître comme par enchantement et le Roi mort prendre sa place. Le changement ne paraissait pouvoir se faire qu’en disant au moins une bonne partie de la vérité et, alors, que de bavardages, que de commentaires sur les relations de la Reine et de M. Rassendyll ! Qui n’aurait reculé devant cette alternative ? C’eût été exposer la Reine à tout ou presque tout le danger que lui avait fait courir la perte de la lettre. Influencés par la confiance de Rodolphe, nous admettions que la lettre serait reconquise et la bouche de Rupert fermée ; mais il en resterait assez pour faire parler et conjecturer indéfiniment, sans que le respect ou la charité retinssent personne. C’est pourquoi, en présence de toutes ces difficultés, de tous ces dangers, le plan conçu par James se présentait vaguement à nos cœurs et à nos esprits ; c’est pourquoi nous échangions des regards, des allusions, des phrases incomplètes, ma femme, Bernenstein et moi, sans oser rien avouer ouvertement. De la Reine elle-même, je ne saurais rien dire. Ses pensées me paraissaient se borner au désir et à l’espoir de revoir M. Rassendyll comme il l’avait promis. À Rodolphe, nous n’avions rien osé dire du rôle que nos imaginations lui faisaient jouer. S’il l’acceptait, il faudrait que ce fût de sa propre volonté, poussé par le destin dont parlait le vieux Sapt et non par nos sollicitations. Ainsi qu’il l’avait dit, il concentrait pour le moment tous ses efforts sur la tâche qu’il avait résolu d’accomplir dans la vieille maison de la Königstrasse.

 

Nous savions parfaitement que la mort même de Rupert ne mettrait pas le secret en sûreté. Rischenheim, quoique prisonnier pour le moment, était vivant et ne pourrait pas être éternellement séquestré. Bauer était on ne savait où, libre d’agir et de parler. Cependant, au fond du cœur, nous ne craignions que Rupert et nous n’hésitions que sur la question de savoir si nous pourrions ou comment nous devrions exécuter ce projet. Car dans les moments de surexcitation, on se rit d’obstacles qui paraissent formidables par la suite, lorsque l’on a réfléchi avec calme.

 

Le message du Roi avait décidé la plus grande partie de la foule à se disperser bien à contre cœur.

 

Rodolphe avait pris une de mes voitures et était parti, non du côté de la Königstrasse, mais dans la direction opposée. Je supposai qu’il faisait un détour pour arriver sans être remarqué. La voiture de la Reine était encore devant ma porte, car il avait été convenu qu’elle se rendrait au Palais et attendrait là des nouvelles. Ma femme et moi devions l’accompagner. J’allai donc la trouver dans sa solitude et lui demandai s’il lui plairait de partir immédiatement. Je la trouvai pensive, mais calme. Elle m’écouta, se leva et me dit : « Fritz, je veux partir. » Puis subitement elle me demanda : « Où est le comte de Luzau-Rischenheim ? » Je lui dis que Bernenstein le gardait prisonnier dans la petite pièce derrière la maison. Elle réfléchit un moment et reprit :

 

« Je veux le voir. Allez-me le chercher. Vous resterez pendant que je lui parlerai, mais personne d’autre. » J’ignorais ses intentions, mais je ne voyais aucune raison de m’opposer à son désir et j’étais bien aise de trouver quelque chose qui l’aidât à passer cette heure d’attente. Je lui amenai donc Rischenheim. Il me suivit lentement et comme malgré lui ; son esprit versatile avait passé de nouveau de l’impétuosité au découragement. Il était pâle et inquiet et lorsqu’il se trouva en présence de la Reine, l’air de bravade qu’il avait gardé devant Bernenstein fit place à un air honteux et sombre. Il ne put soutenir le grave regard qu’elle fixa sur lui.

 

Je me retirai à l’autre extrémité de la pièce, mais elle était petite et j’entendis là ce qui se disait. J’avais mon revolver prêt dans le cas où Rischenheim tenterait de recouvrer sa liberté, mais il n’en était plus capable ; la présence de Rupert était le tonique qui lui donnait force et audace, mais l’effet de la dernière dose était usé et il était retombé dans son irrésolution naturelle.

 

« Monsieur le comte, dit la Reine avec douceur, en lui faisant signe de s’asseoir, j’ai désiré vous parler parce que je ne veux pas qu’un gentilhomme de votre rang pense trop de mal de sa Reine. Le Ciel a voulu que mon secret n’en fût pas un pour vous ; je peux donc parler sans détours. »

 

Rischenheim leva sur elle un regard terne, ne comprenant pas sa disposition d’esprit. Il s’était attendu à des reproches et il n’entendait que des excuses prononcées à voix basse.

 

« Et pourtant, continua-t-elle, c’est à cause de moi que le Roi est mort ; et un humble et fidèle serviteur, saisi dans les filets de ma triste destinée, a donné sa vie pour moi sans le savoir. Au moment même où nous parlons, un gentilhomme assez jeune encore pour apprendre ce qu’est la vraie noblesse, peut être tué à cause de moi, tandis qu’un autre, que seule je n’ai pas le droit de louer, compte sa vie pour rien parce qu’il s’agit de me servir. Et envers vous, monsieur le comte, j’ai eu ce grand tort d’agir de telle sorte que vous avez été sans un voile d’excuse vous donnant l’apparence de servir le Roi en préparant mon châtiment. »

 

Rischenheim baissa les yeux et se tordit les mains nerveusement. Je retirai ma main de dessus mon revolver. Rischenheim ne bougerait plus désormais.

 

« Je ne sais pas, poursuivit la Reine, comme en rêve et comme si elle se parlait à elle-même plutôt qu’à lui, ou comme si elle avait presque oublié sa présence, en quoi ma grande infortune a servi les vues du Ciel. Peut-être, étant placée au-dessus de la plupart des femmes, dois-je être éprouvée plus qu’elles, et je crains d’avoir failli en cette grande épreuve. Cependant, si je pèse ma misère et la tentation que j’ai éprouvée, il semble à mes yeux humains que je n’ai pas failli grandement. Mon cœur n’est pas encore assez humilié ; l’œuvre de Dieu n’est pas achevée, mais le crime du sang versé retombe sur mon âme ; je ne peux plus voir l’image même de mon bien-aimé, qu’à travers ce brouillard rouge, de sorte que si ce qui paraissait être ma joie parfaite m’était accordé maintenant, cette joie me viendrait gâtée, tachée, empoisonnée. »

 

Elle s’arrêta et fixa les yeux sur lui, mais il ne remua, ni ne parla.

 

« Vous connaissez mon péché, reprit-elle, mon péché si grand dans mon cœur, et vous saviez combien peu mes actions y ont pourtant cédé. Avez-vous donc pensé, monsieur le comte, que le péché n’était pas puni, pour vous être chargé d’ajouter la honte à ma souffrance ? Le Ciel était-il si indulgent, que les hommes dussent corriger son indulgence par leur sévérité ? Cependant, je sais que, me sachant coupable, vous avez pu croire que vous ne faisiez pas de mal en aidant votre cousin, et vous absoudre sous prétexte que vous défendiez l’honneur du Roi. Ainsi, monsieur le comte, je vous ai fait commettre un acte que ni votre cœur, ni votre honneur ne pouvaient approuver. Je remercie Dieu que vous n’en ayez pas souffert davantage. »

 

Rischenheim commença à murmurer d’une voix basse et voilée, les yeux toujours baissés :

 

« Rupert m’a persuadé. Il me disait que le Roi serait, très reconnaissant, qu’il me donnerait… »

 

Sa voix s’éteignit et il resta silencieux, se tordant les mains.

 

« Je sais, je sais, dit la Reine ; mais vous n’auriez pas cédé à de tels arguments si mon péché ne vous avait pas aveuglé. »

 

Elle se tourna subitement vers moi, les yeux pleins de larmes et tendit les mains de mon côté.

 

« Et, cependant, dit-elle, votre femme sait ce qu’il en est et elle m’aime toujours, Fritz.

 

– Elle ne serait pas ma femme, si elle ne vous aimait pas, m’écriai-je, car moi et tous les miens ne demandons qu’à mourir pour Votre Majesté.

 

– Elle sait tout et elle m’aime toujours, » répéta la reine. J’étais heureux de voir qu’elle trouvait une consolation dans l’affection d’Helga. C’est vers les femmes que les femmes se tournent dans leurs épreuves, et pourtant ce sont les femmes qu’elles craignent.

 

« Mais Helga n’écrit pas de lettres, ajouta la Reine.

 

– Non, sans doute, » répondis-je avec un sourire forcé. Il est vrai que Rodolphe Rassendyll ne lui avait pas fait la cour.

 

Elle se leva en disant :

 

« Allons au Palais. » Rischenheim fit involontairement un pas vers elle.

 

« Eh bien ! monsieur le comte, dit-elle en se tournant vers lui, voulez-vous aussi venir au Palais ? »

 

J’intervins.

 

« Le lieutenant Bernenstein aura soin, » dis-je… mais je m’arrêtai. Le moindre geste de sa main suffisait pour m’imposer silence.

 

« Voulez-vous venir avec moi ? demanda-t-elle encore à Rischenheim.

 

– Madame, balbutia-t-il, Madame. »

 

Elle attendit. J’attendis aussi, quoiqu’il m’impatientât un peu, Tout à coup, il ploya le genou, mais il n’osa pas toucher la main de la Reine. Elle se rapprocha et la lui tendit en disant tristement :

 

« Ah ! si en pardonnant, je pouvais me faire pardonner ! »

 

Rischenheim saisit sa main et la baisa. Je l’entendis balbutier :

 

« Ce n’était pas moi. Rupert m’excitait contre vous et je ne pouvais pas lui résister.

 

– Voulez-vous venir au Palais avec moi ? » répéta-t-elle en retirant sa main, mais souriante.

 

Je me permis cette remarque :

 

« Le comte de Luzau-Rischenheim sait des choses que presque tout le monde ignore, Madame. »

 

Elle se tourna vers moi avec dignité, presque avec mécontentement :

 

« On peut compter sur le silence du comte de Luzau-Rischenheim. Nous ne lui demandons pas de faire quoi que ce soit contre son cousin ; nous ne lui demandons que son silence.

 

– Oui, répondis-je, bravant sa colère, mais quelle garantie aurons-nous ?

 

– Sa parole d’honneur, monsieur le comte. »

 

Je savais qu’en m’appelant M. le comte, elle m’exprimait son déplaisir, car excepté dans les circonstances officielles, elle m’appelait toujours Fritz.

 

« Sa parole d’honneur ! dis-je, d’un ton grondeur ; en vérité, Madame…

 

– Il a raison, dit Rischenheim, il a raison.

 

– Non, il a tort, répliqua la Reine en souriant. Le comte tiendra la parole qu’il m’a donnée. »

 

Rischenheim la regarda comme s’il allait lui parler, mais il se tourna vers moi et dit à voix basse :

 

« Par le Ciel, je tiendrai ma parole, Tarlenheim. Je servirai la Reine en tout.

 

– Monsieur le comte, dit-elle, toute gracieuse, en même temps que triste, vous allégez mon fardeau, non seulement en m’aidant, mais parce que je sais désormais que votre honneur n’est plus terni à cause de moi. Allons au Palais. »

 

Elle se rapprocha de lui et ajouta :

 

« Nous irons ensemble. »

 

Il n’y avait plus rien à faire qu’à se fier à lui. Je savais que je ne la ferais pas changer d’idée.

 

« Je vais voir, dis-je, si la voiture est prête.

 

– C’est cela, Fritz, », dit la Reine.

 

Comme je passais, elle m’arrêta un instant et murmura :

 

« Faites lui voir que vous avez confiance en lui. »

 

Je m’approchai du comte et lui tendis la main. Il la prit et la pressa.

 

« Sur mon honneur ! » dit-il.

 

En sortant, je trouvai Bernenstein assis dans le vestibule. Le lieutenant était un diligent et prudent jeune homme. Il paraissait examiner son revolver avec le plus grand soin.

 

« Vous pouvez rentrer ça, dis-je avec humeur (je n’avais pas été charmé de donner une poignée de main à Rischenheim) ; il n’est plus prisonnier. Il est des nôtres maintenant.

 

– Ah bah ! » s’écria Bernenstein, sautant sur ses pieds.

 

Je lui contai brièvement ce qui s’était passé et comment la Reine avait conquis pour son propre service l’instrument de Rupert.

 

« Je crois qu’il sera fidèle, » dis-je en terminant, et je le croyais, quoique que je me fusse bien passé de son secours.

 

Une lueur brilla dans les yeux de Bernenstein, et je sentis trembler la main qu’il posa mon épaule.

 

Il murmura :

 

« Alors, il n’y a plus que Bauer, si Rischenheim est avec nous, seulement Bauer ! »

 

Je savais très bien ce qu’il voulait dire. Rischenheim une fois réduit au silence, Bauer était, avec Rupert lui-même, le seul homme qui connût la vérité, le seul qui menaçât notre grand projet avec une force toujours croissante, à mesure que les obstacles disparaissaient. Mais je ne voulus pas regarder Bernenstein, craignant d’avouer, même avec mes yeux, combien ma pensée répondait à la sienne. Il était, plus hardi ou moins scrupuleux, comme il vous plaira.

 

Il poursuivit :

 

« Oui, si nous pouvons fermer la bouche à Bauer… »

 

Je l’interrompis avec aigreur.

 

« La Reine attend sa voiture, dis-je.

 

– Ah ! oui, sans doute, la voiture. »

 

Il me fit tourner sur moi-même, de sorte que je fus forcé de le regarder ; alors, il sourit et répéta :

 

« Seulement Bauer maintenant !

 

– Et Rupert, répliquai-je avec humeur.

 

– Oh ! Rupert ne doit plus exister à cette heure, » répondit-il joyeusement.

 

Sur ce, il sortit sur le seuil du vestibule et prévint les gens de la Reine de son approche. Il faut convenir que le jeune Bernenstein était un agréable complice, son égalité d’âme était presque semblable à celle de Rodolphe. Je leur étais inférieur.

 

J’allai au Palais avec la Reine et ma femme ; les deux autres suivaient dans une seconde voiture. Je ne sais ce qu’ils se dirent en route, mais Bernenstein se montrait fort poli envers son compagnon quand je les rejoignis. Dans notre voiture, ce fut surtout ma femme qui parla. Elle remplit, d’après ce que Rodolphe lui avait dit, les vides de nos renseignements sur la manière dont il avait passé la nuit à Strelsau ; et lorsque nous arrivâmes, nous étions au courant de tous les détails. La Reine dit peu de chose. L’inspiration qui lui avait dicté son appel à Rischenheim semblait avoir disparu ; elle était de nouveau en proie aux craintes et aux appréhensions. Je compris son inquiétude quand tout à coup elle toucha ma main de la sienne et murmura :

 

« Il doit être à la maison maintenant ! »

 

Nous n’avions pas à passer par la Königstrasse et nous arrivâmes au Palais sans aucune nouvelle de notre chef (tous nous le considérions comme tel, la Reine la première). Elle ne parla plus de lui, mais ses yeux me suivaient comme si elle me demandait silencieusement un service ; je ne devinais pas lequel. Bernenstein avait disparu et avec lui le comte repentant. Les sachant ensemble, j’étais tranquille, Bernenstein surveillerait son compagnon. J’étais intrigué par le muet appel de la Reine, et je brûlais de recevoir des nouvelles de Rodolphe. Il nous avait quittés depuis deux heures, et pas un mot de lui ou sur lui ne nous était parvenu. Enfin, je ne pus me contenir davantage. La Reine était assise, la main dans celle de ma femme. Je m’étais placé à l’autre extrémité de la pièce, pensant qu’elles pourraient avoir à causer, mais elles n’avaient pas échangé une parole. Je me levai brusquement et m’approchai d’elles.

 

« Avez-vous besoin de ma présence, Madame ? demandai-je, ou me permettez-vous de m’éloigner quelques instants ?

 

– Où voulez-vous aller, Fritz, dit-elle en tressaillant, comme si je troublais ses pensées.

 

– À la Königstrasse, Madame. »

 

À ma vive surprise, elle se leva et me saisit la main.

 

« Soyez béni, Fritz ! s’écria-t-elle. Je crois que je n’aurais pas pu y tenir plus longtemps. Je ne voulais pas vous demander d’y aller, mais allez-y, mon cher ami, allez-y et apportez-moi de ses nouvelles. Oh ! Fritz, il me semble que je rêve ce rêve une fois encore ! »

 

Ma femme leva les yeux sur moi en souriant bravement, mais ses lèvres tremblaient.

 

« Entrerez-vous dans la maison, Fritz, me demanda-t-elle.

 

– Non, à moins que cela ne paraisse nécessaire, chérie. »

 

Elle vint à moi et m’embrassa.

 

« Allez, si l’on a besoin de vous, dit-elle, et elle s’efforça de sourire à la Reine, comme pour lui dire qu’elle m’exposait volontiers au danger.

 

– J’aurais pu être une épouse comme elle, Fritz, me dit la Reine ; oui, en vérité. »

 

Je n’avais rien à répondre et peut-être en cet instant ne l’aurai-je pas pu. Il y a dans le courage impuissant des femmes quelque chose qui m’amollit. Nous pouvons agir et combattre ; elles ne peuvent qu’attendre inactives, cependant, elles atteignent leur but. Il me semble que s’il me fallait, dans certaines conjonctures, rester assis et penser, je deviendrais lâche.

 

Donc, je sortis, les laissant ensemble. J’échangeai mon uniforme pour des vêtements civils et j’eus soin de mettre un revolver dans ma poche. Ainsi préparé, je me glissai dehors et me rendis à pied à la Königstrasse.

 

L’après-midi s’avançait. Beaucoup de gens dînaient, et dans les rues l’affluence n’était pas considérable. Deux ou trois personnes seulement me reconnurent. Il n’y avait pas apparence d’agitation et les drapeaux flottaient toujours sur le Palais. Sapt gardait le secret, et toujours on croyait le Roi vivant et présent à Strelsau. Je craignais que l’on n’eût vu Rodolphe à son arrivée et je m’attendais à trouver une foule autour de la maison ; mais quand j’y arrivai, il n’y avait pas plus d’une douzaine de flâneurs. Je me mis à faire les cent pas de l’air le plus indifférent possible.

 

Bientôt la scène changea. Les ouvriers et les hommes d’affaires ayant fini de dîner, sortirent de leurs maisons et des restaurants. Ceux qui flânaient devant le n° 19 leur parlèrent, quelques-uns répondirent : « Vraiment ? » sourirent et passèrent ; ils n’avaient pas le temps de rester pour contempler un roi. Mais beaucoup attendirent, allumèrent leur pipe ou leur cigarette, regardant leur montre de temps à autre et, bientôt, il y eut environ deux cents personnes. Je cessai de marcher, car il y avait trop de foule sur le trottoir et je m’arrêtai sur le bord, un cigare à la bouche. Tout à coup, je sentis une main sur mon épaule et en me retournant, j’aperçus le lieutenant en uniforme avec Rischenheim.

 

« Vous voilà aussi, lui dis-je ; il me semble qu’il ne se passe rien d’extraordinaire. »

 

Le n° 19 ne donnait pas signe de vie. Les volets étaient fermés, la porte et la boutique fermées aussi.

 

Bernenstein secoua la tête en souriant. Son compagnon ne prêta aucune attention à ses paroles. Il était évidemment fort agité. Ses yeux ne quittaient pas la porte de la maison. J’allais lui adresser la parole, lorsque mon attention fut attirée tout à coup et complètement par une tête entrevue à travers les épaules des assistants.

 

L’individu que j’aperçus portait un large chapeau mou, brun et abaissé sur les yeux. Néanmoins, on pouvait voir au-dessous un bandage blanc qui faisait le tour de la tête. Je ne pouvais voir le visage, mais la forme de la tête m’était bien connue. Je ne doutai pas un instant que ce ne fût Bauer. Sans rien dire à Bernenstein, je fis le tour de la foule et j’entendis une voix qui disait :

 

« C’est absurde ! qu’est-ce que le Roi ferait dans une pareille maison ? »

 

On s’adressait à l’un des pauvres flâneurs qui s’étaient arrêtés là, il répondit :

 

« Je ne sais pas ce que le Roi peut faire là, mais le Roi ou son Sosie est certainement entré et n’est certainement pas reparti. »

 

J’aurais voulu pouvoir me faire connaître et décider ces gens à s’en aller, mais ma présence aurait nui à mes paroles et convaincu tout le monde que le Roi était bien dans la maison. Je restai donc en dehors de la foule et me glissai sans être remarqué vers l’homme à la tête bandée. Évidemment, la blessure de Bauer n’était pas très sérieuse puisqu’elle ne l’avait pas empêché de quitter l’infirmerie où la police l’avait fait porter. Il était venu, comme moi, attendre l’issue de la rencontre entre Rodolphe et Rupert au n° 19 de la Königstrasse.

 

Il ne me voyait pas, car il regardait la maison aussi attentivement que Rischenheim. Évidemment, ils ne s’étaient pas aperçus, car autrement, Rischenheim aurait montré quelque embarras et Bauer quelque trouble. Je me faufilai vivement vers mon ex-domestique. Je ne pensais qu’à m’emparer de lui. Je ne pouvais oublier ces paroles de Bernenstein : « Seulement Bauer maintenant. » Si je pouvais saisir Bauer ! Nous étions en sûreté. Quelle sûreté ? Je ne me répondais pas, mais l’idée que l’on sait, me dominait. En sûreté quant à notre secret ! En sûreté quant à notre plan, ce plan devenu si cher à tous nos cœurs, à nous autres qui étions à Strelsau, aux deux associés qui gardaient le Pavillon de chasse. La mort de Bauer, la capture de Bauer, le silence de Bauer assuré par n’importe quel moyen, et le plus grand, le seul obstacle disparaissait.

 

Bauer ne quittait pas la maison des yeux. Je me glissai avec précaution derrière lui. Il avait une main dans la poche de son pantalon, ce qui laissait un espace entre son coude et son corps. J’y glissai mon bras gauche et m’accrochai fermement au sien.

 

Il se retourna et me vit.

 

« Nous nous retrouvons, Bauer, » lui dis-je.

 

Il perdit contenance et me regarda, hébété.

 

« Espérez-vous aussi voir le Roi ? » lui demandai-je.

 

Il se remettait. Un sourire rusé se dessina sur ses lèvres.

 

« Le Roi ? dit-il.

 

– Dame ! N’est-il pas à Strelsau ? Qui vous a fait cette blessure à la tête ? »

 

Bauer fit un mouvement pour retirer son bras du mien. Il sentit que je le tenais bien.

 

« Où est mon sac ? » demandai-je.

 

Je ne sais pas ce qu’il aurait répondu, car à cet instant un bruit se fit entendre derrière la porte close. On aurait dit que quelqu’un accourait rapidement. Puis on entendit un juron lancé par une voix aiguë et rude, mais une voix de femme. Le cri de colère d’une jeune fille lui répondit. Impétueusement, je retirai mon bras de celui de Bauer et m’élançai en avant. J’entendis un ricanement et me retournant, je vis disparaître l’homme à la tête bandée qui fuyait rapidement. Je n’avais pas le loisir de m’occuper de Bauer, car je voyais deux hommes fendre la foule sans prêter la moindre attention aux protestations. Ces deux hommes étaient Bernenstein et Rischenheim. Sans perdre un instant, je me frayai un chemin à travers la foule pour les rejoindre. Tout le monde s’écartait avec plus ou moins de bonne volonté. Nous étions tous trois au premier rang, lorsque la porte s’ouvrit violemment, et une jeune fille sortit en courant.

 

Sa chevelure était en désordre, son visage pâle, ses yeux pleins de terreur. Arrêtée sur le seuil, faisant face à la foule, qui en un instant était devenue trois fois plus nombreuse, et ne sachant guère ce qu’elle faisait, elle criait épouvantée.

 

« Au secours ! Au secours ! Le Roi ! Le Roi ! »

 

XVII

Le jeune Rupert et le Comédien


Souvent je me représente le jeune Rupert debout où Rischenheim l’avait laissé, attendant le retour de son messager et guettant quelque signe qui apprît à Strelsau la mort du Roi que sa propre main avait tué. Son image est une de celles que la mémoire retient claire et distincte, tandis que le temps efface celle d’autres hommes meilleurs et plus grands. La situation dans laquelle il se trouvait ce matin-là était vraiment de nature à exercer l’imagination. Si l’on en excepte Rischenheim, un roseau sans résistance, et Bauer parti on ne savait où, il était seul contre tout un royaume qu’il venait de décapiter et contre un groupe d’hommes résolus qui ne connaîtraient ni repos, ni sécurité tant qu’il vivrait. Pour se protéger, il n’avait que sa vive intelligence, son courage et son secret. Cependant, il ne pouvait pas fuir, n’ayant aucune ressource, jusqu’à ce que son cousin lui en fournît, et à tout instant ses adversaires pouvaient être en situation de déclarer la mort du Roi et de soulever la population contre lui. De tels hommes ne se repentent pas, mais peut-être regrettait-il l’entreprise qui l’avait amené où il était et lui avait imposé un acte si terrible. Cependant, ceux qui le connaissaient bien sont autorisés à croire que le sourire s’accentua sur ses lèvres fermes et charnues, à mesure qu’il contemplait la ville inconsciente. J’aurais voulu le voir là, mais j’imagine que, de son côté, il eût beaucoup préféré se trouver en face de Rodolphe, car il ne désirait rien tant que de croiser l’épée avec lui et de décider ainsi de sa destinée.

 

À l’étage inférieur, la vieille femme faisait cuire un ragoût pour son dîner, maugréant de la longue absence du comte Rischenheim et de celle de ce coquin de Bauer, ivre sans doute dans quelque cabaret. Par la porte ouverte de la cuisine, on pouvait voir Rosa frottant ferme le carreau du corridor. Ses joues étaient colorées et ses yeux brillants ; de temps en temps, elle interrompait sa tâche, levait la tête et semblait écouter. L’heure à laquelle le Roi devait avoir besoin d’elle, était passée et le Roi n’était pas venu. La vieille femme était bien loin de se douter pourquoi elle écoutait. Elle n’avait parlé que de Bauer. Pourquoi Bauer ne venait-il pas et qu’est-ce qui pouvait le retenir ? C’était une grande chose de garder le secret du Roi et elle mourrait plutôt que de le trahir ; car il avait été bon et gracieux pour elle et elle ne voyait pas dans Strelsau un homme qui lui fût comparable. Le comte de Hentzau était beau, beau comme le démon, mais elle lui préférait infiniment le Roi et le Roi s’était confié à elle ; elle le défendrait de tout danger au péril de sa propre vie.

 

Un bruit de roues dans la rue ! La voiture s’arrêta quelques portes plus loin, puis repassa devant la maison. La jeune fille leva la tête. La vieille femme absorbée dans sa besogne, ne prêta aucune attention. L’oreille fine et aux aguets de la jeune fille entendit un pas rapide au dehors. Enfin, on frappa ! Un coup sec, puis cinq autres très légers. Cette fois, la vieille femme entendit, laissa tomber sa cuiller dans la casserole, enleva son ragoût du feu et se retourna en disant :

 

« Voilà enfin le coquin ! Ouvre-lui, Rosa. »

 

Avant qu’elle eût parlé, Rosa s’était élancée dans le corridor. Elle ouvrit et referma la porte. La vieille vint à celle de la cuisine. Le corridor et la boutique étaient sombres, les volets étant restés fermés, mais elle vit que l’homme, marchant près de Rosa, était plus grand que Bauer.

 

« Qui est là ? cria la mère Holf d’une voix aigre. La boutique est fermée aujourd’hui, vous ne pouvez pas entrer.

 

– Mais je suis entré, » répondit-on, et Rodolphe s’avança vers elle. La jeune fille le suivait ; les mains crispées et les yeux pleins d’ardeur.

 

« Ne me reconnaissez-vous pas ? » demanda Rodolphe planté en face de la vieille femme et lui souriant. Dans cette demi obscurité du corridor au plafond bas, la mère Holf était fort intriguée. Elle connaissait l’histoire de Rodolphe Rassendyll, elle savait qu’il était de nouveau en Ruritanie ; elle ne s’étonnait pas qu’il fût à Strelsau ; mais elle ignorait que Rupert eût tué le Roi et elle n’avait pas revu le Roi depuis que sa maladie, jointe au port de la barbe, avait altéré sa ressemblance absolue avec M. Rassendyll. Bref, elle ne pouvait pas dire si c’était vraiment le Roi ou son Sosie qui lui parlait.

 

« Qui êtes-vous ? » demanda-t-elle d’un ton bref et dur.

 

La jeune fille dit avec un joyeux rire :

 

« Mais, c’est le… »

 

Elle s’arrêta : peut-être le Roi voulait-il garder le secret sur son identité.

 

Rodolphe lui fit un signe de tête.

 

« Dites-lui qui je suis.

 

– Mais, ma mère, c’est le Roi, murmura Rosa riant, et rougissant ; le Roi, mère !

 

– Oui, si le Roi vit, je suis le Roi, » répondit Rodolphe.

 

Je suppose qu’il désirait découvrir jusqu’à quel point la vieille femme était informée.

 

Sans répondre, elle le dévisagea. Dans son trouble, elle oublia de lui demander comment il avait appris le signal qui devait le faire admettre.

 

« Je suis venu pour voir le comte de Hentzau, poursuivit Rodolphe : conduisez-moi vers lui immédiatement. »

 

En un instant, la vieille femme lui barra le passage, les poings sur les hanches et d’un air de défi.

 

« Personne ne peut voir le comte, dit-elle brusquement ; il n’est pas ici.

 

– Comment le Roi ne peut pas le voir. Pas même le Roi ?

 

– Le Roi ? dit-elle, en le regardant fixement : êtes-vous le Roi ? »

 

Rosa éclata de rire.

 

« Mère, dit-elle, vous avez dû voir le Roi cent fois.

 

– Le Roi ou son fantôme, qu’importe, » reprit Rodolphe légèrement.

 

La vieille femme se recula avec une frayeur soudaine.

 

« Son fantôme ? Est-il…

 

– Son fantôme ! s’écria Rosa en riant : mais c’est le Roi lui-même, mère. Vous ne ressemblez guère à un fantôme, Sire. »

 

La mère Holf était devenue livide et ses yeux grands ouverts, restaient fixés sur Rodolphe. Peut-être soupçonna-t-elle que quelque chose était arrivé au Roi et que cet homme était venu à cause de cela, cet homme qui était vraiment l’image du Roi et aurait pu être son ombre. Elle s’appuya sur le chambranle de la porte, les soubresauts de sa vaste poitrine soulevant l’étoffe de sa robe brune. Après tout, c’était peut-être le Roi !

 

« Que Dieu nous vienne en aide ! murmura-t-elle, pleine de crainte et de perplexité.

 

– Il nous aide, rassurez-vous. Où est le comte de Hentzau ? »

 

La jeune fille s’était alarmée à la vue de l’agitation de sa mère.

 

« Il est là-haut, dans la mansarde, tout en haut de la maison, Sire, » dit-elle tout bas avec frayeur, pendant que son regard se portait rapidement du visage terrifié de sa mère, aux yeux résolus et au sourire immuable de Rodolphe.

 

Ce qu’elle venait de dire lui suffit ; il passa rapidement à côté de la vieille femme et se mit à gravir l’escalier.

 

Les deux femmes le suivaient des yeux, la mère Holf comme fascinée, Rosa alarmée, mais triomphante, car n’avait-elle pas fait ce que le Roi lui avait ordonné ?

 

Rodolphe tourna le coin du premier palier et disparut de leurs regards. La vieille femme marmottant et jurant, rentra en trébuchant dans sa cuisine, remit son ragoût sur le feu et le tourna sans y prendre garde. Sa fille la guettait sans comprendre qu’elle pût s’occuper de cuisine en pareil moment et soupçonnant bien que sa pensée devait être ailleurs. Bientôt ; elle gravit, silencieusement et d’un pas furtif, l’escalier sur les traces de Rodolphe. Une fois, elle se retourna : sa mère continuait à agiter machinalement son ragoût. Rosa, courbée en deux, avança jusqu’à ce qu’elle aperçût le Roi qu’elle était si fière de servir. Il était arrivé à la porte de la grande mansarde où logeait Rupert de Hentzau. Elle le vit mettre une main sur la serrure ; l’autre main était dans la poche de son habit. Aucun bruit ne venait de la chambre. Rupert avait entendu des pas au dehors et restait debout, écoutant. Rodolphe ouvrit la porte et entra. Rosa s’élança, gravit les dernières marches et arriva à la porte juste comme elle se refermait : elle s’accroupit, écouta ce qui se passait à l’intérieur et vit les ombres des deux hommes s’agiter, à travers les fentes des panneaux.

 

Rupert de Hentzau ne croyait pas aux revenants ; les hommes qu’il tuait dormaient immobiles où ils étaient enterrés. Il en conclut que Rischenheim avait échoué dans sa mission, ce qui ne le surprit pas, et que son ancien ennemi entrait de nouveau en scène, ce dont je crois vraiment qu’il se réjouissait plutôt qu’il n’en était fâché. Quand Rodolphe entra, il était à mi-chemin entre la fenêtre et la table ; il s’avança jusqu’à la table et y appuya le bout de deux doigts.

 

« Ah ! le comédien ! » dit-il, montrant ses dents blanches et secouant sa tête frisée, tandis que son autre main restait, comme celle de M. Rassendyll, dans la poche de son habit.

 

M. Rassendyll lui-même avait avoué autrefois qu’il lui déplaisait de s’entendre appeler comédien par Rupert. Il était maintenant un peu moins jeune et moins susceptible.

 

« Oui, le comédien, répliqua-t-il en souriant, mais son rôle sera plus court cette fois.

 

– Quel rôle ? N’est-ce pas, comme autrefois, celui d’un roi avec une couronne en carton ? demanda Rupert en s’asseyant sur la table. Sur ma foi, nous jouons une belle comédie à Strelsau ! Vous avez une couronne en carton et moi, humble mortel, j’ai donné à l’autre une couronne céleste. Mais peut-être ce que je dis ne vous apprend rien ?

 

– Non : je sais ce que vous avez fait.

 

– Je ne m’en vante pas. C’est plutôt l’acte du chien que le mien, répondit Rupert avec indifférence. Toutefois, c’est fait ! Il est mort, n’en parlons plus… Que me voulez-vous, comédien ?

 

À la répétition de ce mot, pour elle si mystérieux, la jeune fille regarda et écouta avec un redoublement d’attention. Que voulait dire le comte par ces mots : l’autre et une couronne céleste ?

 

« Pourquoi ne pas m’appeler roi ? dit Rodolphe.

 

– On vous appelle ainsi à Strelsau ?

 

– Ceux qui savent que je suis roi.

 

– Et ils sont…

 

– Quelque vingtaine.

 

– Et ainsi, répliqua Rupert, la ville est tranquille et les drapeaux flottent encore sur le Palais ?

 

– Vous vous attendiez à les voir abaisser ?

 

– On aime que ce qu’on a fait soit remarqué, dit Rupert d’un ton de reproche. Mais je pourrai les faire abaisser quand il me plaira.

 

– En contant vos nouvelles ? Cela serait-il bon pour vous ?

 

– Pardon ! Puisque le Roi a deux vies, il est naturel qu’il y ait deux morts.

 

– Et après la seconde ?

 

– Je vivrai en paix, mon ami, grâce à certaine source de revenu que je possède. Il frappa la poche de son habit avec un rire de défi. Par le temps qui court, les reines elles-mêmes doivent être prudentes lorsqu’il s’agit de leurs lettres. Nous vivons dans un siècle moral.

 

– Vous n’en êtes pas responsable, dit Rodolphe toujours souriant.

 

– Je fais ma petite protestation, mais que me voulez-vous, comédien ? car je commence à vous trouver un peu ennuyeux. »

 

Rodolphe devint grave. Il se rapprocha de la table et dit d’une voix basse et sérieuse :

 

« Monsieur le comte, vous êtes seul maintenant en cette affaire. Rischenheim est prisonnier. Quant à votre coquin de Bauer, je l’ai rencontré hier soir et je lui ai cassé la tête.

 

– En vérité ?

 

– Vous tenez, vous savez quoi, dans vos mains. Si vous cédez, sur mon honneur, je sauverai votre vie.

 

– Alors, vous ne désirez pas mon sang. Certes, vous êtes le plus miséricordieux des comédiens !

 

– Je n’oserais même pas omettre de vous offrir la vie. Allons, monsieur, vous avez échoué : rendez la lettre.

 

– Vous me ferez partir sain et sauf, si je vous la donne ?

 

– J’empêcherai votre mort, oui ; et je vous verrai partir sain et sauf.

 

– Où ?

 

– Pour une forteresse où un fidèle gentilhomme vous gardera.

 

– Pour combien de temps, mon cher ami ?

 

– Pour beaucoup d’années, j’espère, mon cher comte.

 

– Pour aussi longtemps, je suppose…

 

– Que le Ciel vous conservera en ce monde, comte. Il est impossible de vous laisser libre.

 

– Alors, c’est là votre offre ?

 

– L’extrême limite de l’indulgence, » répondit Rodolphe.

 

Rupert éclata de rire. Sans doute, il y avait dans son rire de la gaieté réelle. Il alluma une cigarette et se mit à fumer en souriant.

 

« Je vous ferais tort en exigeant autant de votre bonté, » dit-il, et par pure insolence, cherchant encore à montrer à M. Rassendyll en quelle piètre estime il le tenait et la lassitude que lui causait sa présence, il leva les deux bras au-dessus de sa tête et bâilla comme un homme accablé de fatigue et d’ennui.

 

Cette fois, il avait dépassé le but. D’un bond, Rodolphe fut sur lui ; de ses mains, il lui saisit les poignets et grâce à sa force supérieure, il ploya le corps souple de Rupert jusqu’à ce que sa tête et son buste fussent à plat sur la table. Ni l’un ni l’autre ne parla ; leurs yeux se rencontrèrent ; ils entendirent leur respiration et sentirent leur haleine sur leur visage. La jeune fille avait vu le mouvement de Rodolphe, mais la fente ne lui permettait pas de voir les deux hommes placés comme ils l’étaient alors. Elle resta à genoux et attendit. Lentement et avec une force patiente, Rodolphe commença à rapprocher les bras de son ennemi l’un près de l’autre.

 

Rupert avait lu son dessein dans ses yeux et résistait de tous ses muscles tendus. Il semblait que ses bras dussent se briser ; mais petit à petit, ils furent rapprochés l’un de l’autre, les coudes se touchaient presque, puis les poignets s’unirent involontairement. La sueur perlait sur le front du comte ; elle coulait en larges gouttes sur celui de Rodolphe. Les deux poignets étaient l’un contre l’autre ; les longs doigts vigoureux de la main droite de Rodolphe ; laquelle tenait déjà un des poignets se glissèrent graduellement autour de l’autre. La pression semblait avoir engourdi les bras de Rupert et il se débattait plus faiblement. Les longs doigts étaient enroulés autour des deux poignets, peu à peu et timidement, la pression de l’autre main se détendit ; puis cessa. Une seule main pourrait-elle tenir les deux poignets ? Rupert fit un effort désespéré. Le sourire de M. Rassendyll lui répondit. Il pouvait tenir les deux poignets d’une main, pas pour longtemps, non, mais pour un instant et, pendant cet instant, la main gauche de Rodolphe, libre enfin, se posa avec précipitation sur la poitrine du comte. Il portait le même habit qu’avait déchiré le chien au Pavillon de chasse. Rodolphe l’ouvrit violemment et y introduisit sa main.

 

« Que Dieu vous maudisse ! » gronda Rupert de Hentzau.

 

Mais M. Rassendyll souriait toujours. Il prit la lettre et reconnut aussitôt le cachet de la Reine. Rupert fit un nouvel effort. La main gauche de Rodolphe céda et il n’eut que le temps de sauter de côté, tenant sa proie. En un clin d’œil, il eut son revolver en main. Pas trop tôt, car celui de Rupert était en face de lui ; trois ou quatre pieds seulement séparaient les deux pistolets.

 

Certes, il y a beaucoup à dire contre Rupert de Hentzau et il est presque impossible de lui appliquer les lois de la mansuétude chrétienne, mais aucun de ceux qui l’ont connu, ne peut l’accuser d’avoir jamais reculé devant le danger ou la crainte de la mort. Ce ne fut pas un sentiment de cette nature, mais une froide considération du pour et du contre qui arrêta sa main à ce moment. Même en supposant qu’il sortît victorieux du duel et que tous deux ne mourussent pas, le bruit des armes à feu diminuerait beaucoup ses chances de salut. De plus, il était célèbre comme homme d’épée et se croyait très supérieur à Rodolphe sous ce rapport. Le fer lui donnait plus d’espoir d’être victorieux et de pouvoir fuir sans danger. Il ne tira donc pas, mais dit, sans abaisser son arme.

 

« Je ne suis pas un bravache des rues et n’excelle pas aux combats de portefaix. Voulez-vous, maintenant, vous battre comme un gentilhomme ? Il y a une paire d’épées dans la boîte que vous voyez là-bas ? »

 

M. Rassendyll, de son côté, ne perdait pas un instant de vue le péril qui menaçait toujours la Reine.

 

Tuer Rupert ne la sauverait pas si lui-même succombait sans avoir eu le temps de détruire la lettre. Or, le revolver de Rupert visant son cœur, il ne pouvait ni la déchirer ni la jeter dans le feu qui brûlait de l’autre côté de la chambre. D’autre part, il ne redoutait pas un combat à l’épée, car il n’avait jamais cessé de pratiquer l’escrime et avait acquis beaucoup plus d’habileté qu’à l’époque de son premier voyage à Strelsau.

 

« Comme il vous plaira, dit-il. Pourvu que nous vidions le différend ici et tout de suite, peu m’importe de quelle manière.

 

– Alors, mettez votre revolver sur la table et je déposerai le mien à côté.

 

– Je vous demande pardon, répliqua Rodolphe en souriant, mais il faut que vous déposiez le vôtre le premier.

 

– Il paraît que je dois me fier à vous, mais que vous ne voulez pas vous fier à moi !

 

– Précisément. Vous savez que vous pouvez vous fier à moi et vous savez aussi bien que je ne peux pas me fier à vous. »

 

Une rougeur subite couvrit le visage de Rupert. Il voyait, par moments, comme en un miroir, d’après leur physionomie, le cas que les honnêtes gens faisaient de lui ; et je crois qu’il haïssait M. Rassendyll, moins parce qu’il se jetait à la traverse de son entreprise que parce qu’il pouvait mieux que personne lui montrer la façon dont on le jugeait. Il fronça les sourcils et serra les lèvres.

 

« Oui, dit-il d’un ton sardonique, mais, si vous ne tirez pas, vous détruirez la lettre ; je connais vos fines distinctions.

 

– De nouveau, je vous demande pardon. Vous savez très bien que, lors même que tout Strelsau serait à la porte, je ne toucherais pas à la lettre. »

 

Furieux, Rupert jeta, en jurant, son revolver sur la table. Rodolphe s’avança et déposa le sien à côté, puis il les prit tous deux et traversa la chambre pour aller les mettre sur la cheminée ; entre les deux, il plaça la lettre. Un grand feu brillait dans la grille ; du moindre geste, il pouvait y jeter la lettre, mais il la déposa soigneusement sur la cheminée et se tournant vers Rupert avec un léger sourire, lui dit :

 

« Maintenant, si vous le voulez bien, nous allons reprendre l’assaut que Fritz de Tarlenheim interrompit un jour dans la forêt de Zenda. »

 

Pendant tout ce temps, ils avaient parlé à voix presque basse, l’un résolu ; l’autre furieux, et la jeune fille n’avait pu saisir qu’un mot ça et là. Mais tout à coup, elle vit luire l’acier à travers la fente de la porte. Haletante, elle pressa son visage contre le panneau, s’efforçant de mieux voir et de mieux entendre. Car Rupert de Hentzau avait sorti les épées de leur boîte et les avait mises sur la table. Avec un léger salut, Rodolphe en prit une et tous deux se mirent en position. Tout à coup, Rupert abaissa son arme. Le froncement de ses sourcils disparut et il parla de son ton railleur habituel.

 

« À propos, dit-il, nous nous laissons peut-être emporter par nos sentiments. Avez-vous plus envie maintenant, qu’autrefois d’être roi de Ruritanie ? Parce que, dans ce cas, je serais le plus fidèle de vos sujets.

 

– Vous me faites trop d’honneur, comte.

 

– À condition, bien entendu, que je serais un des plus favorisés d’entre vos sujets et le plus riche. Allons, allons, l’imbécile est mort maintenant ; il a vécu comme un niais et il est mort de même. La place est vide. Un mort n’a pas de droits et on ne lui fait pas tort. Que diable ! C’est une bonne loi, n’est-ce pas ? Prenez sa place et sa femme. Vous pourrez me payer mon prix, alors. Ou bien êtes-vous toujours aussi vertueux ? Par ma foi ! comme certains hommes apprennent peu du monde dans lequel ils vivent ! Si j’avais votre chance…

 

– Allons donc, comte, vous seriez le dernier à vous fier au comte Rupert de Hentzau !

 

– Si je m’arrangeais pour qu’il trouvât le marché avantageux ?

 

– Mais c’est un homme qui prendrait le salaire et trahirait son associé. »

 

Une fois encore, Rupert rougit. Quand il parla de nouveau, sa voix était dure, froide et basse.

 

« Par Dieu ! Rodolphe Rassendyll, je vais vous tuer ici et tout de suite.

 

– Essayez : je ne demande pas mieux que de vous voir essayer.

 

– Et puis, je proclamerai dans tout Strelsau ce qu’est cette femme ! »

 

Il sourit en guettant le visage de Rodolphe.

 

« En garde, monsieur, dit celui-ci.

 

– Voilà, monsieur ; je suis prêt. »

 

L’épée de Rodolphe avait touché la sienne.

 

La figure pâle de Rosa se pressait contre la fente. Elle entendait le bruit des épées qui se croisaient. De temps à autre, elle entrevoyait une forme qui se jetait vivement en avant ou reculait avec prudence. Son cerveau était presque paralysé. Ne connaissant ni l’esprit ni le cœur de Rupert, elle ne pouvait croire qu’il voulût tuer le Roi. Cependant, les paroles qu’elle avait saisies, étaient celles d’hommes qui se querellent et elle n’arrivait pas à se persuader que ce fût là une simple partie d’escrime. Ils ne parlaient plus maintenant, mais elle entendait leur respiration haletante et les mouvements incessants de leurs pieds sur le parquet. Puis un cri retentit, sonore et joyeux, ressemblant à un cri de triomphe.

 

« Presque ! Presque ! »

 

Elle reconnut la voix de Rupert de Hentzau, et ce fut le Roi qui répondit avec calme.

 

« Presque n’est pas tout à fait. »

 

De nouveau, elle écouta. Ils parurent s’arrêter un moment, car elle n’entendit plus que les respirations profondes d’hommes qui se reposent un instant au milieu d’un exercice violent. Puis le cliquetis recommença, et l’un des deux adversaires passa dans son rayon visuel. Elle reconnut la haute taille et les cheveux roux du Roi. Il semblait être poussé pas à pas en arrière et s’approcher de plus en plus de la porte. Enfin, il n’y eut plus qu’un pied entre lui et cette porte. – Rupert poussa un nouveau cri de joie.

 

« Je vous tiens à présent. Dites vos prières, roi Rodolphe. »

 

Dites vos prières ! Donc c’était sérieux ; ils se battaient et ne s’amusaient pas. Et son Roi, son cher Roi dont la vie était en danger. Elle ne regarda plus qu’un instant. Avec un cri étouffé de terreur, elle se précipita dans l’escalier. Elle ne savait ce qu’il fallait faire, mais son cœur lui criait de faire quelque chose pour sauver le Roi. Arrivée au rez-de-chaussée, elle courut, les yeux hagards, à la cuisine.

 

Le ragoût était encore sur le feu et la vieille femme tenait toujours sa cuiller, mais elle ne la tournait plus dans le ragoût et s’était assise sur une chaise.

 

« Il tue le Roi ! Il tue le Roi ! » criait Rosa ; et elle saisit sa mère par le bras. « Mère, que faire ? Il tue le Roi ! » La vieille la regarda de ses yeux ternes, et avec un sourire à la fois stupide et rusé.

 

« Laisse-les tranquilles, dit-elle ; il n’y a pas de Roi là !

 

– Si, si ! Il est là-haut avec le comte de Hentzau. Ils se battent. Mère, le comte Rupert le tuera.

 

– Laisse-les tranquilles. Lui, le Roi ! » marmotta de nouveau la vieille.

 

Pendant un instant, Rosa la regarda désespérée de son impuissance. Mais tout à coup, ses yeux brillèrent. « Je vais appeler du secours, » dit-elle.

 

La vieille femme sortit tout à coup de sa torpeur. Elle bondit et saisit sa fille par les épaules.

 

« Non, non, murmura-t-elle ; tu… tu ne sais pas. Laisse-les tranquilles, sotte ! Ce n’est pas notre affaire ; laisse-les en repos.

 

– Lâchez-moi, mère ; lâchez-moi. Il faut que j’aide le Roi.

 

– Je ne te lâcherai pas ; » répondit la mère Holf.

 

Mais Rosa était jeune et forte et son cœur était en émoi.

 

« Il faut que j’obtienne du secours ; » cria-t-elle, et elle échappa à l’étreinte de sa mère qu’elle envoya retomber sur sa chaise. Ensuite, Rosa s’enfuit le long du corridor et dans la boutique. Les verrous arrêtèrent un instant ses doigts tremblants, puis elle ouvrit violemment la porte. Elle fut saisie d’une nouvelle stupéfaction à la vue de la foule émue qui stationnait devant la maison. Ses yeux tombèrent sur l’endroit où je me trouvais avec Bernenstein et Rischenheim, et elle poussa son cri désespéré.

 

« Au secours ! Le Roi ! Le Roi ! »

 

D’un bond, je fus près d’elle et dans la maison, tandis que Bernenstein criait derrière moi :

 

« Vite ! plus vite ! »

 

XVIII

Le triomphe du Roi.


Les choses que les hommes appellent présages, pressentiments, etc., sont, selon moi, pour la plupart, des riens ; parfois seulement, il arrive que les événements probables projettent devant eux une ombre naturelle dont les gens superstitieux font un avertissement du Ciel ; plus souvent, le même désir qui fait concevoir la chose en amène l’accomplissement, et le rêveur vit dans le résultat de sa propre action, de sa propre volonté, dans la réalisation mystérieuse et inconsciente de son effort.

 

Cependant, lorsque je raisonne ainsi avec calme et sens commun, le connétable de Zenda branle la tête et répond :

 

« Mais Rodolphe Rassendyll savait dès le début qu’il reviendrait à Strelsau et croiserait le fer avec le jeune Rupert. Sinon, pourquoi se serait-il exercé à l’escrime pour être plus fort à la seconde rencontre qu’à la première ? Dieu ne peut-il pas faire ce que Fritz de Tarlenheim ne peut pas comprendre ? Une belle idée, par ma foi !

 

Et il s’éloigne en grommelant : « Après tout, que ce soit inspiration ou illusion, je suis bien aise que Rodolphe l’ait eue ; car si une fois l’on se rouille, il est presque impossible de redevenir de première force. »

 

M. Rassendyll avait force, volonté, sang-froid et, bien entendu, courage. Tout cela n’aurait pas suffi si son œil n’eût été parfaitement familiarisé avec sa tâche et si sa main ne lui avait pas obéi aussi promptement que le verrou glisse dans une rainure bien huilée. Pourtant, l’agilité souple et l’audace sans rivale de Rupert furent bien près de l’emporter. Rodolphe était en danger de mort lorsque Rosa courut appeler du secours. Son habileté due à un long exercice, put soutenir la défensive. Il ne chercha pas autre chose, et subit les attaques furieuses et les feintes traîtresses de Rupert dans une immobilité presque complète. Je dis presque, car les légers tours de poignet qui semblent n’être rien, sont tout en l’espèce, et lui sauvèrent la vie.

 

Il vint un moment, Rodolphe le vit et nous le signala lorsqu’il nous donna une légère esquisse de la scène, où Rupert de Hentzau sentit qu’il ne parviendrait pas à rompre la garde de son ennemi. La surprise, la vexation, quelque chose ressemblant à de l’amusement, tout cela mêlé, parut dans son regard. Il ne pouvait pas s’expliquer comment tous ses efforts étaient vains, devant cette barrière de fer insurmontable dans son immobilité. Sa vive intelligence comprit aussitôt la leçon. Si son habileté n’était pas la plus grande, la victoire lui échapperait, car sa force d’endurance était moindre. Il était plus jeune et moins robuste, le plaisir avait prélevé sur lui sa dîme ; peut-être aussi, une bonne cause est-elle une force. À l’instant même où il pressait Rodolphe presque contre la muraille, il sentait qu’il était au bout de ses succès. Mais le cerveau pouvait suppléer à la main. Par une stratégie soudaine, il ralentit son attaque et recula même d’un pas ou deux. Aucun scrupule ne l’arrêtait, aucune loi d’honneur ne limiterait donc ses moyens de défense. Reculant devant son adversaire, il parut à Rodolphe être saisi de crainte ; il semblait désespéré ; las, il l’était, mais il affectait une fatigue absolue. Rodolphe avançait, attaquait, pressait et rencontrait une défensive aussi parfaite que la sienne. Ils étaient revenus au milieu de la chambre, tout près de la table. Rupert, comme s’il avait des yeux derrière la tête, la contourna, ne l’évitant que d’un pouce. Sa respiration était haletante, pénible, heurtée, mais son œil restait vif et sa main sûre. Il n’avait plus de force que pour quelques instants, mais cela lui suffirait s’il pouvait atteindre son but et jouer le tour que son esprit fertile en basses conceptions, avait en vue. C’était vers la cheminée que sa retraite en apparence forcée, mais en réalité voulue, le dirigeait. Là était la lettre, là étaient les revolvers L’heure de penser aux risques était passée, celle de réfléchir à ce que l’honneur permettait ou défendait, n’avait jamais été connue de Rupert de Hentzau. S’il ne pouvait vaincre par la force et l’habileté, il vaincrait par la ruse et la trahison. Les revolvers étaient sur la cheminée ; il méditait d’en prendre un s’il avait un instant pour le saisir.

 

Le stratagème qu’il adopta, était bien choisi. Il était trop tard pour demander un arrêt et le temps de respirer. M. Rassendyll comprenait l’avantage qu’il avait conquis ; et de sa part, faire de la chevalerie eût été folie pure. Rupert était arrivé tout près de la cheminée. La sueur inondait son visage et sa poitrine semblait près d’éclater ; cependant, il lui restait encore assez de force pour accomplir son dessein. Il desserra sans doute la main qui tenait son épée, car lorsque Rodolphe la toucha de nouveau, elle lui échappa. Rupert resta désarmé et Rodolphe immobile.

 

« Ramassez-la, dit M. Rassendyll, sans soupçonner la supercherie.

 

– Oui, et pendant ce temps-là vous m’embrocherez.

 

– Jeune niais, vous ne me connaissez donc pas encore ? »

 

Rodolphe abaissa son épée dont la pointe toucha le plancher ; de la main gauche, il indiquait l’épée de Rupert. Cependant, quelque chose l’avertit. Peut-être une lueur dans les yeux de Rupert, lueur de dédain pour la simplicité de son adversaire, ou de triomphe devant le succès probable de son infamie. Rodolphe attendait.

 

« Vous jurez de ne pas me toucher pendant que je la ramasserai, demanda Rupert en reculant un peu, ce qui le rapprocha d’autant de la cheminée.

 

– J’ai promis. Ramassez-la. Je ne veux pas attendre plus longtemps.

 

– Vous ne me tuerez pas désarmé, cria Rupert, d’un ton de remontrance indignée.

 

– Non, niais… »

 

La phrase s’acheva par un cri. Rodolphe laissa tomber son épée et bondit en avant, car la main de Rupert ; passée vivement derrière son dos, était sur la crosse d’un des pistolets. La traîtrise dont il avait eu quelque intuition sans parvenir à deviner en quoi elle consisterait, apparut en un éclair aux yeux de Rodolphe qui s’élança sur son ennemi et l’enferma dans ses longs bras. Mais Rupert tenait le revolver.

 

Probablement, ni l’un ni l’autre n’entendit ou ne remarqua les craquements du vieil escalier qui me semblaient assez bruyants pour réveiller un mort. Car Rosa avait donné l’alarme. Bernenstein et moi nous étions précipités les premiers ; Rischenheim nous suivait de près et sur ses talons se poussaient une vingtaine d’hommes. Nous avions eu de l’avance et pu gagner l’escalier sans obstacle. Rischenheim fut pris dans le remous du groupe qui luttait pour atteindre l’escalier. Bientôt cependant, ils se rapprochèrent de nous et nous les entendîmes au premier étage comme nous escaladions le dernier. J’entendais le bruit confus qui emplissait la maison, mais absorbé par le désir d’arriver à la chambre où se trouvait le Roi, c’est-à-dire Rodolphe, je ne faisais attention à rien. J’arrivais, Bernenstein sur mes talons. La porte ne résista pas une seconde ; nous entrâmes. Bernenstein repoussa la porte et s’y adossa juste comme les autres assaillants atteignaient en masse le palier. À ce moment, un coup de pistolet retentit.

 

Nous demeurâmes cloués sur place, Bernenstein contre la porte, moi un peu plus loin dans la chambre. Le spectacle qui s’offrait à nous, était bien de nature à nous arrêter. La fumée du coup tiré s’élevait en spirales, mais ni l’un ni l’autre des adversaires ne paraissait blessé. Le revolver fumant était dans la main de Rupert, mais Rupert était pressé contre le mur à côté de la cheminée. D’une main, Rodolphe lui avait cloué le bras gauche sur le lambris au-dessus de sa tête ; de l’autre, il lui tenait le poignet droit. Je m’approchai lentement. Si Rodolphe était désarmé, j’avais le droit d’exiger une trêve et de rétablir l’égalité. Cependant, quoique Rodolphe fut désarmé, je ne fis rien. La vue de son visage m’arrêta. Il était très pâle et serrait les lèvres ; mais ce furent ses yeux qui attirèrent surtout mon regard ; ils étaient joyeux et sans merci. Je ne lui avais jamais vu cette expression. Je tournai le regard vers le visage du jeune Hentzau. Ses dents blanches mordaient sa lèvre supérieure, la sueur inondait son visage, les veines se gonflaient sur son front, ses yeux ne quittaient pas Rodolphe Rassendyll. Fasciné, je me rapprochai. Alors, je vis ce qui se passait. Pouce à pouce, le bras de Rupert se courbait, le coude ployait, la main qui avait visé presque horizontalement, visait maintenant la fenêtre ; mais son mouvement ne s’arrêtait pas ; elle décrivait un cercle, et le mouvement s’accélérait, car la force de résistance diminuait. Rupert était battu, il le sentait, et je vis dans ses yeux qu’il le savait. Je m’approchai de Rodolphe. Il m’entendit ou me sentit et détourna un instant son regard. Je ne sais ce que disait le mien, mais il secoua la tête et se retourna vers Rupert. Le revolver que tenait celui-ci, était dirigé contre son propre cœur. Le mouvement cessa. Le point voulu était atteint.

 

De nouveau, je regardai Rupert. Son visage était détendu ; il y avait un léger sourire sur ses lèvres ; il rejeta sa belle tête en arrière et l’appuya au lambris, ses yeux interrogeaient Rodolphe Rassendyll. Je tournai les miens vers l’endroit d’où devait venir la réponse, car Rodolphe n’en ferait pas en paroles. Par le plus vif des mouvements, il quitta le poignet de Rupert et lui saisit la main. Maintenant son index était posé sur celui de Rupert et celui de Rupert l’était sur la détente. Je n’ai pas le cœur pusillanime, mais je mis une main sur l’épaule de Rodolphe. Il n’y prit pas garde ; je n’osai pas faire plus. Rupert me regarda, mais que pouvais-je lui dire ? De nouveau, mes yeux se fixèrent sur le doigt de Rodolphe. Enroulé autour de celui de Rupert, il ressemblait à un homme qui en étrangle un autre.

 

Je n’en dirai pas plus. Rupert sourit jusqu’au bout. Sa tête orgueilleuse, que la honte n’avait jamais courbée, ne le fut pas davantage par la crainte. Le doigt recourbé sur le sien resserra soudain sa pression ; il y eut un éclair, une détonation. Un instant, Rupert fut maintenu contre le mur par la main de Rodolphe ; dès que cette main se retira, il tomba comme une masse dont on ne distinguait que la tête et les genoux.

 

À peine le coup était-il parti, que Bernenstein, criant et jurant, fut lancé loin de la porte par laquelle se précipitèrent Rischenheim et la vingtaine d’hommes qui le suivaient pour savoir ce qui s’était passé et où se trouvait le Roi. Bien au-dessus de toutes les voix, à l’arrière de la foule, j’entendis le cri de Rosa. Aussitôt que tous furent entrés, le même charme qui nous avait paralysés, Bernenstein et moi, agit de même sur eux. Seul, Rischenheim eut un sanglot et courut près du corps de son cousin. Les autres demeuraient fascinés. Un instant, Rodolphe se tint en face d’eux ; puis, sans un mot, leur tourna le dos. De la main qui venait de tuer Rupert de Hentzau, il prit la lettre sur la cheminée, regarda l’enveloppe et ouvrit la lettre. L’écriture mit fin à tous ses doutes. Il déchira la feuille en petits morceaux qu’il dispersa dans la flamme du foyer. Je crois que tous les yeux présents les suivirent du regard jusqu’à ce qu’il ne restât plus que des cendres noircies. Enfin, la lettre de la Reine était en sûreté ! Quand il eut ainsi scellé sa tâche, il se retourna de nouveau. Sans faire attention à Rischenheim accroupi près du cadavre de Rupert, il nous regarda, Bernenstein et moi, puis la, foule derrière nous. Il attendit un instant avant de parler ; lorsqu’il le fit, ce fut d’une voix calme et lente, comme s’il choisissait soigneusement ses mots.

 

« Messieurs, dit-il, je rendrai compte moi-même de tout ce qui vient de se passer, quand le moment sera venu. Pour l’instant, qu’il vous suffise de savoir que ce gentilhomme étendu mort sous vos yeux, avait sollicité de moi une entrevue pour affaire secrète. Je suis venu ici, désirant le secret comme il prétendait le désirer. Et ici, il a essayé de me tuer. Ce qu’il est advenu de sa tentative, vous le voyez. »

 

Je m’inclinai profondément ; Bernenstein fit de même et tous les autres suivirent notre exemple.

 

« On donnera un compte rendu complet de cette affaire, ajouta Rodolphe. Maintenant, que tout le monde se retire excepté le comte de Tarlenheim et le lieutenant de Bernenstein.

 

Très à contrecœur, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, la foule se retira. Rischenheim se releva.

 

« Restez si vous le désirez, » lui dit Rodolphe, et de nouveau Rischenheim s’agenouilla près du corps de son cousin.

 

Apercevant les deux lits près du mur, je touchai l’épaule de Rischenheim et lui en désignai un. Ensemble, nous soulevâmes le corps de Hentzau. Le revolver était encore dans sa main. Rischenheim le dégagea. Puis nous étendîmes le corps convenablement et nous le recouvrîmes du manteau, encore maculé de boue, qu’il portait lors de son expédition nocturne au Rendez-vous de chasse. Son visage n’était presque pas altéré ; dans la mort comme dans la vie, il était le plus beau de la Ruritanie. Je parierais que bien des cœurs tendres souffrirent, que bien des beaux yeux s’emplirent de larmes, lorsque la nouvelle de sa mort se répandit. Il y a encore à Strelsau des dames qui, bien que honteuses de leur fidélité à sa mémoire, ne peuvent pas oublier et portent des souvenirs de lui.

 

Moi-même qui avais tant de raisons de le mépriser et de le haïr, je remis ses cheveux en ordre sur son front, tandis que Rischenheim sanglotait et que Bernenstein, la tête appuyée sur son bras que soutenait la cheminée, se refusait à regarder le mort. Rodolphe seul semblait ne pas penser à lui. Ses yeux avaient perdu leur étrange expression de joie cruelle et retrouvé leur sérénité. Il prit son propre revolver sur la cheminée et le mit dans sa poche, replaçant avec soin celui de Rupert où il avait été.

 

« Venez ; dit-il ; allons apprendre à la Reine qu’il ne pourra plus faire usage de sa lettre. »

 

Par un mouvement involontaire, j’allai à la fenêtre et regardai au dehors. On me vit d’en bas et je fus salué d’une grande acclamation. La foule augmentait sans cesse devant la porte : on accourait de tous les quartiers de la ville, car les nouvelles portées par le petit groupe qui avait réussi à pénétrer dans la mansarde, s’étaient répandues avec la rapidité de la flamme dans une forêt. Elles seraient connues de tout Strelsau dans quelques minutes, du royaume entier dans une heure, et de l’Europe presque aussi vite.

 

Rupert était mort et la lettre détruite, mais que dirions-nous à cette foule immense au sujet de son Roi ? Un sentiment de complète impuissance m’envahit et se traduisit par un rire absurde. Bernenstein, debout près de moi, regarda aussi dans la rue et tourna vers moi un visage dont l’expression témoignait de son ardeur.

 

« Vous aurez une marche triomphale d’ici à votre palais, » dit-il à Rodolphe.

 

M. Rassendyll ne répondit pas, mais vint à moi et me prit le bras. Nous sortîmes, laissant Rischenheim auprès du corps. Je ne pensai pas à lui. Bernenstein crut sans doute qu’il tiendrait la parole donnée à la Reine, car il nous suivit sans hésitation.

 

Il n’y avait personne derrière la porte, aucun bruit dans la maison, et le tumulte de la rue ne nous parvenait que comme un rugissement voilé. Au pied de l’escalier, nous trouvâmes les deux femmes. La mère Holf se tenait sur le seuil de la cuisine, l’air stupéfait et terrifié. Rosa s’appuyait sur elle ; mais aussitôt que Rodolphe parut, elle s’élança et se jeta à genoux devant lui, se répandant en remerciements incohérents adressés au Ciel qui l’avait sauvé. Il se pencha vers elle et lui parla tout bas ; elle rougit de fierté. Il parut hésiter un instant en regardant ses mains ; il ne portait pas d’autre bague que celle donnée par la Reine autrefois. Alors ; il tira sa chaîne, en détacha sa montre d’or et me montra au revers le monogramme R. R.

 

« Rudolfus Rex, » murmura-t-il avec un sourire énigmatique, et il mit la montre dans la main de la jeune fille en lui disant : « Gardez-la en souvenir de moi. »

 

Elle riait et sanglotait en même temps, tandis que d’une main, elle prenait la montre et de l’autre tenait la main de Rodolphe.

 

« Il faut me laisser partir, lui dit-il avec douceur ; j’ai beaucoup à faire. »

 

Je la pris par le bras et la fis relever. Rodolphe s’avança vers la vieille femme et lui parla d’une voix nette et sévère.

 

« Je ne sais pas, dit-il, jusqu’à quel point vous étiez du complot tramé dans votre maison. Pour le moment, je veux bien l’ignorer, car je ne trouve aucun plaisir à découvrir la trahison et à châtier une vieille femme. Mais prenez garde ! Au premier mot, à la première tentative contre moi, le Roi, le châtiment vous atteindra prompt et sévère. Si vous m’importunez, je ne vous épargnerai pas. Malgré les traîtres, je suis encore roi à Strelsau. »

 

Il s’arrêta, les yeux bien fixés sur elle ; ses lèvres tremblèrent et son regard s’abaissa. Il répéta :

 

« Oui, je suis roi à Strelsau. Surveillez vos mains et votre langue. »

 

Elle ne répondit rien. Il passa. Je le suivais. Quand je passai devant la vieille femme, elle me saisit le bras et murmura :

 

« Au nom de Dieu ! Qui est-il ? Qui est-il ? »

 

– Êtes-vous folle ? répliquai-je en levant les sourcils. Ne reconnaissez-vous pas le Roi quand il vous parle. Vous ferez bien de vous rappeler ce qu’il a dit ; il a des serviteurs qui exécuteront ses ordres. »

 

Elle me lâcha et recula d’un pas. Le jeune Bernenstein, lui, sourit. Lui, du moins, trouvait dans cette affaire plus de plaisir que d’inquiétude.

 

Nous les quittâmes ainsi ; la vieille femme terrifiée, mais incertaine, la jeune fille, les joues roses, les yeux brillants et serrant dans sa main le souvenir que le Roi lui-même lui avait donné.

 

Bernenstein eut plus de présence d’esprit que moi.

 

Il courut en avant de nous deux et ouvrit la porte toute grande ; puis saluant très bas, il s’effaça pour laisser passer Rodolphe. La rue était pleine d’un bout à l’autre, et un immense cri d’enthousiasme fut poussé par des milliers de voix. Chapeaux et mouchoirs furent agités avec une joie folle et un loyalisme triomphant. La nouvelle du danger auquel le Roi avait échappé s’était répandue avec la rapidité de l’éclair et tous voulaient le féliciter. On avait saisi un landau qui passait et l’on en avait dételé les chevaux. Il était devant la porte de la maison. Rodolphe s’était arrêté un instant sur le seuil et avait soulevé son chapeau. Son visage restait calme et je ne vis aucun tremblement dans sa main. En un instant, une douzaine de bras le saisirent doucement et le poussèrent en avant. Il monta dans la voiture ; nous le suivîmes, Bernenstein et moi, tête nue, et nous nous assîmes en face de lui. La foule, pressée comme les abeilles d’une ruche, entourait la voiture de telle sorte qu’il semblait impossible d’avancer sans écraser quelqu’un. Cependant, bientôt les roues tournèrent et commencèrent à nous traîner lentement. Rodolphe continuait de soulever son chapeau à droite et à gauche. À un certain moment, nos yeux se rencontrèrent et, en dépit de ce qui s’était passé et de ce qui nous attendait, tous trois nous échangeâmes un sourire.

 

« Je voudrais bien qu’ils allassent un peu plus vite, » dit Rodolphe à voix basse, réprimant son sourire et recommençant à répondre par des salutations aux acclamations de ses sujets.

 

Mais pourquoi se seraient-ils pressés ? Ils ignoraient ce qu’apporteraient les quelques heures suivantes et la question si importante qui exigeait une solution immédiate. Bien loin de se hâter, on allongea la route par de nombreux arrêts, un entre autres devant la Cathédrale ; là, un homme courut faire sonner un carillon de joie ; puis il y eut des présentations de bouquets par de jolies jeunes filles et d’impétueuses poignées de mains à échanger avec des sujets enthousiastes. Rodolphe garda un calme imperturbable et joua son rôle royal au naturel. J’entendis Bernenstein murmurer : « Par le Ciel ! Il faut qu’il y reste ! »

 

Enfin, nous arrivâmes en vue du Palais. Là aussi, il y avait une grande agitation. Beaucoup d’officiers et de soldats s’y trouvaient. Je vis la voiture du chancelier arrêtée près de l’entrée, et une douzaine de riches équipages attendaient le moment du pouvoir approcher. Nos chevaux humains avancèrent lentement jusqu’à l’entrée. Helsing était sur les marches et accourut vers la voiture pour recevoir le Roi avec un empressement passionné. Les cris de la foule devinrent encore plus bruyants.

 

Mais tout à coup, le silence se fit ; il ne dura qu’un instant et fut le prélude d’une acclamation assourdissante. Je regardais Rodolphe. Je le vis tourner la tête subitement et ses yeux étincelèrent. Je suivis son regard. Là-haut, sur la plus haute marche du large escalier de marbre, la Reine était debout, pâle comme le marbre même et lui tendait les mains. Le peuple l’avait vue ; c’est à elle que s’était adressée la dernière acclamation. Ma femme se tenait tout près derrière elle, et un peu plus en arrière, d’autres de ses dames. Nous sautâmes hors de la voiture, Bernenstein et moi. Après un dernier salut au peuple, Rodolphe nous suivit. Il monta jusqu’à l’avant-dernière marche, et là, il ploya le genou et baisa la main de la Reine. J’étais tout près de lui et lorsqu’il leva les yeux vers son visage, je l’entendis qui disait :

 

« Tout va bien. Il est mort et la lettre est brûlée. »

 

De la main, elle le releva. Ses lèvres remuèrent, mais elle ne put parler. Elle passa son bras sous celui de Rodolphe et ils restèrent ainsi un instant, faisant face à tout Strelsau. De nouveau, les cris retentirent. Le jeune Bernenstein s’élança en avant, agitant son casque et criant comme un fou : « Dieu sauve le Roi ! » Emporté par son enthousiasme, je suivis son exemple. Le peuple répéta l’exclamation avec une ferveur sans bornes et tous, petits et grands dans Strelsau, acclamèrent ce jour-là Rodolphe Rassendyll roi de Ruritanie. Il n’y avait pas eu de manifestation pareille depuis le retour d’Henri le Lion, après ses longues guerres, c’est-à-dire depuis cent cinquante ans.

 

« Et pourtant, me dit tout bas le vieux Helsing, les agitateurs politiques prétendent qu’il n’y a plus d’enthousiasme pour la maison d’Elphsberg ! » Il prit une pincée de tabac avec une satisfaction dédaigneuse.

 

Bernenstein interrompit ses acclamations un instant, puis se remit à l’œuvre. J’avais repris possession de moi-même et je regardais, haletant, la foule au-dessous de moi. Le crépuscule tombait et les figures devenaient indistinctes. Cependant, tout à coup, je crus en reconnaître une qui dardait sur moi un ardent regard ; c’était le visage pâle d’un homme dont la tête était entourée d’un bandeau. Je saisis le bras de Bernenstein et murmurai : « Bauer ! » en le désignant du doigt. Au même instant, il disparut, quoiqu’il semblât impossible à un homme de se mouvoir dans cette foule si compacte. Il était venu comme un avertissement audacieux au milieu du faux triomphe et avait disparu non moins rapidement, laissant derrière lui le souvenir de notre péril. Mon cœur défaillit tout à coup et j’aurais volontiers crié à ce peuple d’en finir avec son absurde enthousiasme.

 

Enfin, nous partîmes ! Sous prétexte de fatigue, la porte fut fermée à tous ceux qui désiraient exprimer leurs félicitations, mais on ne put disperser la foule qui continua, satisfaite et obstinée, à enfermer le Palais dans une haie vivante. Nous entendions encore les rires et les vivats, du petit salon donnant sur les jardins.

 

Rodolphe nous avait priés de venir, ma femme et moi ; Bernenstein avait assumé la tâche de garder la porte. La nuit tombait vite ; les jardins étaient d’autant plus silencieux que l’on entendait au loin le grondement de la foule. Ce fut là que Rodolphe nous raconta sa lutte avec Rupert de Hentzau dans la mansarde de la vieille maison, passant sur les détails aussi légèrement que possible. La Reine restait debout près de son fauteuil, sans lui permettre de se lever. Quand il termina en lui disant comment il avait brûlé sa lettre, elle se baissa subitement et le baisa sur le front. Puis elle regarda Helga bien en face, presque d’un air de défi, mais Helga courut à elle et la prit dans ses bras.

 

Rodolphe restait assis, la tête appuyée sur sa main.

 

Il leva une fois les yeux vers les deux femmes, puis me fit signe de venir à lui. Je m’approchai, mais pendant quelques instants, il ne parla pas. De nouveau, il me fit signe de la main appuyée au bras de son fauteuil, je baissai la tête tout près de la sienne.

 

« Fritz, me dit-il enfin, très bas, aussitôt qu’il fera tout à fait nuit, il faudra que je parte ; Bernenstein viendra avec moi ; vous resterez ici.

 

– Où pourrez-vous aller ?

 

– Au Pavillon de chasse. Il faut que je voie Sapt et que je m’entende avec lui. »

 

Je ne comprenais pas quel plan il pouvait avoir conçu, ni quel projet il croyait pouvoir mener à bien, mais pour le moment, mon esprit n’était occupé que du tableau que j’avais sous les yeux. Je murmurai :

 

« Et la Reine ? »

 

Si bas que je parlasse, elle entendit. Elle tressaillit et se tourna tout à coup vers nous sans quitter la main d’Helga. Ses yeux interrogèrent nos visages et en un instant, elle devina de quoi nous avions parlé.

 

Un moment encore, elle nous regarda, puis soudain, elle s’élança vers Rodolphe, se jeta à genoux devant lui et appuya ses mains sur ses épaules. Elle oubliait notre présence et tout au monde, absorbée tout entière dans la crainte de le perdre de nouveau.

 

« Pas une seconde fois, Rodolphe, mon bien-aimé ; pas une seconde fois ! Je n’y résisterais pas. »

 

Alors, elle courba la tête sur les genoux de Rodolphe et sanglota. Il leva la main et caressa doucement la chevelure de la Reine, mais il ne la regarda pas. Ses yeux restaient fixés sur le jardin qui devenait de plus en plus obscur et morne. Il serrait les lèvres. Son visage était pâle et tiré. Après l’avoir contemplé quelques instants, j’attirai ma femme vers une table placée à une certaine distance, et là, nous nous assîmes. On entendait encore le tumulte et les acclamations de la foule joyeuse et surexcitée. À l’intérieur, rien que les sanglots de la Reine. Rodolphe caressait sa chevelure fauve et sondait la nuit de ses yeux fixes et tristes.

 

Elle leva la tête et le regarda.

 

« Vous me briserez le cœur, » dit-elle.

 

XIX

Pour l’amour de nous et pour l’honneur d’Elle.


Rupert de Hentzau était mort. C’était la pensée qui, au milieu de toutes nos perplexités, me revenait et m’apportait un soulagement extraordinaire. À ceux qui ne se sont pas rendu compte en luttant contre lui de la grandeur de son audace et de la portée de ses desseins, il peut sembler incroyable que sa mort pût nous apporter un soulagement dans un moment où l’avenir était encore si sombre et si incertain. Pour moi, c’était une chose si importante, que j’avais peine à nous croire vraiment débarrassés de lui. Sans doute, il était mort, mais ne pouvait-il pas nous frapper encore de par delà le gouffre ?

 

Telles étaient les pensées à demi superstitieuses qui me traversaient l’esprit tandis que je regardais la foule obstinément assemblée en cercle devant le Palais. J’étais seul. Rodolphe était avec la Reine. Ma femme se reposait. Bernenstein prenait un repas pour lequel je ne me sentais pas d’appétit. Avec un effort, je me débarrassai de mes songeries et tâchai de fixer mon attention sur notre position actuelle. Nous étions enfermés dans un cercle de difficultés. Les résoudre, dépassait mes moyens, mais je savais ce que je désirais. Ce n’était pas de découvrir comment Rodolphe Rassendyll s’échapperait de Strelsau sans être reconnu ; comment le Roi quoique mort reste Roi, et comment la Reine serait laissée, désespérée, sur son trône solitaire et lugubre. Peut-être un cerveau plus subtil que le mien trouverait-il mieux que moi une solution ? Mon imagination s’arrêtait avec amour sur le règne de celui qui était en ce moment roi à Strelsau, décidant à part moi, que donner un tel maître au royaume, serait une fraude splendide et si hardie qu’elle ne saurait être découverte. En fait de craintes à concevoir, il ne restait que le soupçon de la mère Holf : la crainte ou l’argent lui fermerait la bouche ; et ce que savait Bauer, mais les lèvres de Bauer pourraient aussi être closes et le seraient sous peu de jours. Ma rêverie me mena loin. Je vis l’avenir se dérouler devant moi, dans les annales d’un grand règne. Il me semblait que, par la violence et le sang répandu, nous avions vaincu le destin et que, se repentant par extraordinaire, il réparait l’erreur commise en ne faisant pas naître Rodolphe pour être roi.

 

Je rêvai ainsi pendant longtemps ; je fus tiré de ma songerie par le bruit de la porte qui s’ouvrait, et en me retournant, j’aperçus la Reine. Elle était seule et s’approcha d’un pas timide. Elle contempla un instant le square et la foule, mais recula subitement comme si elle craignait qu’on ne la vît. Alors, elle s’assit et tourna son visage vers moi. Je lus dans ses yeux quelque chose de la lutte des émotions diverses qui l’agitaient ; elle semblait vouloir à la fois me prier de ne pas la désapprouver et me demander ma sympathie, mon indulgence pour sa faute et pour son bonheur ; les reproches qu’elle s’adressait jetaient une ombre sur sa joie, mais le rayon d’or brillait en dépit de tout. Je la regardais avec anxiété. Telle n’aurait pas été son attitude si elle était venue après un dernier adieu, car le rayonnement était là, quoique obscurci par le chagrin et la crainte.

 

« Fritz, commença-t-elle, avec douceur, je suis coupable, bien coupable. Dieu ne punira-t-il pas ma joie ? »

 

J’ai peur de n’avoir pas prêté grande attention à son trouble, que je comprends si bien maintenant.

 

« Votre joie ! Alors, vous l’avez décidé ? »

 

Elle sourit un instant. Je balbutiai :

 

« Je veux dire que vous vous êtes entendus… »

 

De nouveau, ses yeux cherchèrent les miens et elle dit très bas :

 

« Quelque jour… pas encore : Oh ! pas encore. Ce n’est pas possible maintenant. Mais un jour, Fritz, si Dieu n’est pas trop dur pour moi, je… je serai à lui, Fritz.

 

J’étais tout entier à ma vision, non à la sienne.

 

Je voulais qu’il fût roi. Quant à elle, peu lui importait ce qu’il serait, pourvu qu’il fût à elle et ne la quittât plus.

 

« Il prendra la couronne ! m’écriai-je triomphant.

 

– Non, non, il ne prendra pas la couronne : il va partir.

 

– Partir ! Il me fut impossible de dissimuler ma consternation.

 

– Oui, maintenant : mais pas… pas pour toujours, Ce sera long, oh ! bien long. Mais je peux m’y résigner si je sais que plus tard… »

 

Elle se tut et, de nouveau, me regarda avec des yeux qui imploraient le pardon et la sympathie.

 

« Je ne comprends pas, dis-je d’un ton brusque et, je le crains, un peu bourru.

 

– Vous ne vous trompiez pas, reprit-elle ; je l’ai convaincu. Il voulait s’éloigner comme la première fois. Aurais-je dû le lui permettre ? Oui, oui ; mais je n’ai pas pu. Fritz, n’en ai-je pas fait assez ? Vous ne savez pas ce que j’ai souffert. Et il faut que je souffre encore, car il va partir et le temps sera long. Mais à la fin, nous serons réunis. Dieu est miséricordieux. Nous serons ensemble… un jour.

 

– S’il part à présent, comment pourra-t-il revenir ?

 

– Il ne reviendra pas. J’irai à lui. Je renoncerai au trône et j’irai à lui, un jour, quand on pourra se passer de moi ici, quand j’aurai achevé mon… mon œuvre. »

 

J’étais consterné par cette destruction de mon rêve, mais cependant, je ne pouvais être dur pour elle ; je pris sa main et la pressai. Elle murmura :

 

« Vous vouliez qu’il fût roi ?

 

– De tout mon cœur, Madame.

 

– Il n’a pas voulu, Fritz, non ; et moi, je n’oserais pas non plus faire cela. »

 

Je tirai alors argument des difficultés pratiques.

 

« Mais comment réussira-t-il à partir ? demandai-je.

 

– Je l’ignore, mais lui le sait : il a un plan. »

 

Nous retombâmes dans le silence : ses yeux devinrent plus calmes ; elle semblait entrevoir, avec un espoir patient, le moment où son bonheur viendrait à elle.

 

J’étais comme un homme privé de la surexcitation de l’ivresse et tombé dans l’apathie.

 

« Je ne vois pas comment il pourra partir », dis-je avec humeur.

 

Elle ne me répondit pas. Un instant après, la porte se rouvrit et Rodolphe entra, suivi de Bernenstein. Tous deux portaient des bottes à l’écuyère et un manteau. Je lus sur le visage de Bernenstein exactement le même désappointement que je savais devoir être exprimé par le mien. Rodolphe paraissait calme, heureux même. Il marcha droit vers la Reine.

 

« Les chevaux seront ici dans quelques minutes, » dit-il doucement. Se tournant ensuite vers moi, il ajouta :

 

« Vous savez ce que nous allons faire, Fritz ?

 

– Moi ? pas du tout, Sire ; répondis-je d’un ton boudeur.

 

– Moi ! pas du tout, Sire, répéta-t-il, moitié gai, moitié moqueur. Puis il se plaça entre Bernenstein et moi et passa ses bras dans les nôtres. Oh ! Les deux scélérats sans scrupules ! Vous voilà aimables comme des ours parce que je ne veux pas être un voleur ! Pourquoi ai-je tué le jeune Rupert et vous ai-je laissé vivre, coquins ? »

 

Je sentais la pression amicale de sa main sur mon bras. Je ne pus lui répondre. À chacune de ses paroles, à chaque moment passé avec lui, mon chagrin devenait plus aigu. Bernenstein me regarda et leva les épaules avec désespoir. Rodolphe eut un petit rire.

 

« Vous ne me pardonnez pas de ne pas être un aussi grand gredin que Rupert, n’est-ce pas ? »

 

Je ne trouvai rien à dire, mais je retirai mon bras du sien, pris sa main et la serrai.

 

« Voilà, mon vieux Fritz ! » s’écria-t-il, et il prit la main de Bernenstein que celui-ci lui abandonna un peu à contrecœur.

 

« Bernenstein et moi partons de suite pour le Pavillon de chasse, oui et publiquement, aussi publiquement que possible. Je traverserai cette foule au beau milieu, me montrant à tous ceux qui voudront me regarder et je m’arrangerai pour faire savoir à tous où je vais. Nous arriverons de très bonne heure demain matin, avant qu’il fasse jour. Là, nous trouverons… ce que vous savez. Nous trouverons Sapt aussi et il mettra la dernière main à votre plan. Holà ! Qu’y a-t-il donc ? »

 

On entendait de nouvelles acclamations de la foule qui stationnait encore devant le Palais. Je courus à la fenêtre ; l’ouvris vivement et vis de l’agitation au milieu des assistants. Puis j’entendis une voix sonore et stridente qui m’était bien connue.

 

« Faites place, coquins, faites place ! » Je me retournai très ému.

 

« C’est Sapt, dis-je. Il traverse la foule à cheval comme un fou, et votre domestique le suit de très près.

 

– Mon Dieu ! Qu’est-il arrivé ? Pourquoi ont-ils quitté le Pavillon ? » s’écria Bernenstein.

 

La Reine tressaillit effrayée, se leva vivement et vint passer son bras sous celui de Rodolphe. Nous entendions le peuple acclamant Sapt de bon cœur, et plaisantant James qu’on prenait pour un serviteur du connétable.

 

Les minutes semblaient bien longues, tandis que nous attendions perplexes et presque consternés. La même pensée était dans tous nos esprits et nous nous la communiquions par nos regards. Qu’est-ce qui pouvait leur avoir fait abandonner la garde qu’ils montaient autour du lieu qui renfermait le grand secret, sinon la découverte du secret ? Ils n’auraient certes pas quitté leur poste, aussi longtemps qu’il leur était possible de remplir leur mission de confiance. Par quel hasard imprévu le corps du Roi avait-il pu être découvert ? Alors, sa mort était connue, et d’un instant à l’autre, la nouvelle pouvait venir surprendre et stupéfier la ville.

 

Enfin, la porte s’ouvrit toute grande et l’on annonça le connétable de Zenda ! Sapt était couvert de poussière et de boue et James, entré sur ses talons, n’était pas en meilleur état. Évidemment, ils étaient venus à fond de train, car ils haletaient encore. Sapt, après un bref salut à la Reine, vint droit à Rodolphe.

 

« Est-il mort ? demanda-t-il sans préambule.

 

– Oui, Rupert est mort, répondit M. Rassendyll ; je l’ai tué.

 

– Et la lettre ?

 

– Je l’ai brûlée.

 

– Et Rischenheim ? »

 

La Reine intervint.

 

« Le comte de Luzau-Rischenheim ne fera rien, ne dira rien contre moi, » affirma-t-elle.

 

Sapt leva un peu ses sourcils. « Bien ! et Bauer ?

 

– Bauer est libre, répondis-je.

 

– Hum ! Enfin, ce n’est que Bauer, » dit le connétable, l’air assez satisfait. Ses yeux tombèrent sur Rodolphe et Bernenstein. De la main, il désigna leurs bottes.

 

« Où donc allez-vous si tard ? demanda-t-il.

 

– D’abord ensemble au Pavillon pour vous y voir, puis moi seul à la frontière, répliqua M. Rassendyll.

 

– Une seule chose à la fois. La frontière attendra. Que veut de moi Votre Majesté au Pavillon ?

 

– Je veux m’arranger pour ne plus être Votre Majesté, » répliqua Rodolphe.

 

Sapt se jeta sur un siège et ôta ses gants.

 

« Allons, dit-il, racontez-moi ce qui s’est passé aujourd’hui à Strelsau. »

 

Nous fîmes un récit pressé mais complet. Il écouta sans donner beaucoup de signes d’approbation ou de blâme, mais il me sembla voir une lueur briller dans ses yeux, lorsque je décrivis comment toute la ville avait acclamé Rodolphe, son Roi, et comment la Reine l’avait reçu comme son mari aux yeux de tous.

 

De nouveau, l’espoir et la vision détruits par la calme résolution de Rodolphe m’inspirèrent. Sapt parlait peu, mais il avait l’air d’un homme qui tient une nouvelle en réserve. Il paraissait comparer ce que nous lui disions avec quelque chose qu’il savait et que nous ignorions. Le petit valet de chambre restait tout ce temps à la porte, gardant un silence respectueux, mais je pouvais voir par un regard jeté sur sa vive physionomie, qu’il suivait tout ce qui se passait avec la plus profonde attention.

 

Quand tout fut dit, Rodolphe se tourna vers Sapt et lui demanda :

 

« Et votre secret ? Est-il en sûreté ?

 

– Mais oui, en sûreté suffisante.

 

– Personne n’a vu ce que vous aviez à cacher ?

 

– Non : et personne ne sait que le Roi est mort.

 

– Alors, qu’est-ce qui vous amène ici ?

 

– Mais, la même raison qui allait vous amener au Pavillon, la nécessité d’une entrevue avec vous, Sire.

 

– Mais le Pavillon ? Il n’est plus gardé ?

 

– Le Pavillon est en sûreté. »

 

Sans aucun doute, il y avait un secret, un secret nouveau, caché derrière ces paroles brèves et ces manières brusques. Ne pouvant plus y tenir, je m’élançai vers Sapt, en disant :

 

« Qu’y a-t-il ? Dites-le nous, connétable ? »

 

Il me regarda et ensuite M. Rassendyll.

 

« Je voudrais connaître d’abord votre plan, lui dit-il. Comment comptez-vous expliquer votre présence en ville aujourd’hui, quand le Roi gît mort dans le Pavillon de chasse depuis hier soir ? »

 

Nous resserrâmes le cercle lorsque Rodolphe commença sa réponse. Sapt seul resta dans son fauteuil sans changer d’attitude. La Reine avait repris le sien et semblait prêter peu d’attention à ce que nous disions. Je crois qu’elle était encore en proie à la lutte qui se passait dans son âme. La faute dont elle s’accusait et la joie qui envahissait tout son être sans qu’elle pût lui imposer silence, étaient aux prises entre elles, mais s’unissaient pour exclure toute autre pensée de son esprit.

 

« Dans une heure, reprit Rodolphe, il faudra que je sois parti.

 

– Si vous le désirez, c’est facile, dit Sapt.

 

– Voyons, Sapt, soyez raisonnable, répondit M. Rassendyll en souriant. De bonne heure, demain matin, vous et moi…

 

– Ah ! moi aussi ? demanda le connétable.

 

– Oui ! Vous, Bernenstein et moi serons au Pavillon.

 

– Ce n’est pas impossible, quoique j’en aie à peu près assez du cheval.

 

Rodolphe fixa son regard sur lui.

 

« Vous comprenez, dit-il ; le Roi arrive de bonne heure à son Rendez-vous de chasse…

 

– Je vous suis, Sire.

 

– Et que se passe-t-il alors, Sapt ? Se tue-t-il accidentellement d’une balle ?

 

– Dame ! Cela arrive quelquefois.

 

– Ou bien est-il tué par un assassin ?

 

– Mais vous avez désarmé le plus redoutable des assassins !

 

Même en ce moment, je ne pus m’empêcher de sourire de l’esprit bourru du vieux soldat et de la patience avec laquelle Rodolphe s’en amusait.

 

– Ou bien encore, le fidèle serviteur Herbert le tue-t-il d’une balle ?

 

– Eh quoi ! Faire du pauvre Herbert un assassin ?

 

– Oh non ! Par accident, et ensuite se tue-t-il de remords et de désespoir ?

 

– Tout cela est très joli. Mais les médecins ont une manière incommode de constater quand et comment un homme s’est tiré une balle.

 

– Mon bon connétable, les médecins ont des paumes dans les mains aussi bien que des idées dans l’esprit. Si vous remplissez les paumes de leurs mains, vous fournissez des suggestions à leur esprit.

 

– Je pense, dit Sapt, que les deux plans sont bons. Si nous choisissons le dernier, qu’arrive-t-il ?

 

– Demain, vers le milieu du jour, une nouvelle se répand comme un éclair dans toute la Ruritanie, voire même dans toute l’Europe ; on apprend que le Roi, miraculeusement sauvé aujourd’hui…

 

– Dieu soit loué ! s’écria le colonel Sapt, et le jeune Bernenstein éclata de rire.

 

– Est mort dans des circonstances tragiques.

 

– Cela causera une grande douleur, ajouta Sapt.

 

– Pendant ce temps-là, je serai en sûreté au delà de la frontière.

 

– Oh ! en toute sûreté !

 

– Parfaitement, et dans l’après-midi de demain, vous et Bernenstein partirez pour Strelsau où vous apporterez le corps du Roi.

 

Rodolphe, après un moment d’hésitation, murmura :

 

« Il faudra le raser. Et si les médecins veulent discuter la question de savoir depuis combien de temps il est mort, eh bien ! comme je vous l’ai dit : remplissez leurs mains. »

 

Sapt resta silencieux quelques instants, comme s’il réfléchissait au plan. Il présentait certes des dangers, mais le succès avait enhardi Rodolphe, et il avait appris combien le soupçon est lent à naître si la supercherie est assez audacieuse. Ce sont seulement les tromperies probables qui sont découvertes.

 

« Eh bien ? que dites-vous ? » demanda M. Rassendyll.

 

Je remarquai qu’il ne dit rien à Sapt de ce que lui et la Reine avaient résolu de faire plus tard.

 

Le front de Sapt se ridait. Je le vis regarder James et le plus fugitif sourire se montra sur les lèvres du serviteur.

 

« C’est dangereux, naturellement, reprit Rodolphe, mais je crois que lorsqu’ils verront le corps du Roi…

 

– Là est la difficulté, interrompit Sapt ; on ne pourra pas voir le corps du Roi. »

 

Rodolphe le regarda étonné. Puis parlant très bas, de peur que la Reine n’entendît et ne fût peinée, il ajouta :

 

« Il faudra l’ensevelir avec soin, vous comprenez : il suffira que quelques personnages officiels se trouvent là. »

 

Sapt se mit debout devant M. Rassendyll.

 

« Le plan est bon, mais il a un défaut capital, » dit-il d’une voix singulière, encore plus dure qu’à l’ordinaire.

 

J’étais sur des charbons ardents, car j’aurais parié ma vie qu’il nous réservait quelque étrange nouvelle.

 

« Il n’y a pas de corps, » dit-il.

 

M. Rassendyll lui-même perdit son sang-froid.

 

Il s’élança vers Sapt et lui saisit le bras.

 

« Pas de corps ! que voulez-vous dire ? » s’écria-t-il.

 

Sapt lança un nouveau regard à James et commença son récit d’une voix monotone, mécanique, comme s’il répétait une leçon apprise par cœur, ou jouait un rôle que l’habitude lui rendait familier.

 

« Ce pauvre garçon d’Herbert avait eu l’imprudence de laisser une bougie allumée à l’endroit où l’on serrait l’huile et le bois de chauffage, dit-il. Cet après-midi, vers six heures, nous nous étendîmes, James et moi, pour faire une sieste après notre repas. Vers sept heures, James vint à moi et m’éveilla. Ma chambre était pleine de fumée ; le Pavillon flambait. Je sautai de mon lit ; le feu avait fait trop de progrès pour que nous puissions essayer de l’éteindre. Nous n’avions qu’une pensée… »

 

Il s’arrêta subitement et regarda James.

 

« Qu’une pensée : sauver notre compagnon, dit James gravement.

 

– Sauver notre compagnon, répéta Sapt. Je me précipitai vers sa chambre ; j’ouvris la porte et essayai d’entrer. C’était la mort certaine. James tenta d’entrer, mais recula aussi. Je fis une nouvelle tentative. James me tira en arrière ; ce n’eût été qu’une mort de plus. Il fallut nous sauver ; nous gagnâmes la porte. Le Pavillon tout entier était en flammes. Nous ne pouvions rien faire qu’assister au désastre et voir le bois si vite enflammé, noircir, se réduire en cendres et la flamme s’éteindre. Nous savions que tous ceux restés dans l’intérieur, devaient assurément être consumés par le feu. Que pouvions-nous faire ? Enfin, James partit pour chercher du secours. Il trouva une troupe de charbonniers qui revinrent avec lui. Il n’y avait plus de flamme. Tous, nous nous approchâmes des ruines carbonisées. Tout était en cendres. Mais (il baissa la voix) nous trouvâmes ce qui nous parut être le corps de Boris le lévrier. Dans un autre endroit, était un cadavre carbonisé dont le cor de chasse fondu en une masse de métal, nous fit reconnaître Herbert le garde forestier.

 

« Il y avait encore un autre cadavre presque informe et tout à fait méconnaissable. Nous le vîmes et les charbonniers aussi. D’autres paysans arrivèrent qui avaient été attirés par la vue des flammes. Personne ne pouvait dire de qui était ce cadavre. Seuls James et moi le savions. Nous montâmes alors à cheval pour venir ici prévenir le Roi. »

 

Sapt finit son histoire ou sa leçon. La Reine laissa échapper un sanglot et se couvrit le visage de ses mains. Bernenstein et moi, stupéfaits, comprenant à peine si l’étrange histoire était sérieuse ou non, demeurions immobiles, les yeux stupidement fixés sur Sapt. Enfin, écrasé ; par toute cette étrangeté, rendu à demi idiot par le bizarre mélange de comique et de tragique dans la diction de Sapt, je le tirai par sa manche et demandai moitié riant, moitié suffoqué par l’étonnement.

 

« Quel était l’autre cadavre, Sapt ? »

 

Il tourna vers moi ses petits yeux perçants, avec une gravité persistante et une effronterie imperturbable :

 

« Celui d’un M. Rassendyll, un ami du Roi qui, avec son valet de chambre James, attendait le retour du Roi parti pour Strelsau. Ce serviteur ici présent, est prêt à partir pour l’Angleterre afin d’annoncer la nouvelle à sa famille. »

 

Depuis quelque temps, la Reine écoutait, les yeux fixés sur Sapt et elle tendait un bras vers lui comme pour le supplier de lui expliquer cette énigme. Quelques mots avaient suffi pour exposer son stratagème dans toute sa simplicité. Rodolphe Rassendyll était mort, son corps réduit en cendres ; le Roi vivait et occupait son trône à Strelsau. C’est ainsi que Sapt avait subi la contagion de la folie de James, le valet de chambre, et avait mis en action l’étrange fable que le petit homme avait imaginée pour faire passer le temps au Rendez-vous de chasse !

 

Tout à coup, M. Rassendyll dit d’une voix claire et brève :

 

« Tout cela n’est qu’un mensonge, Sapt, et ses lèvres se contractèrent dédaigneusement.

 

– Ce n’est pas un mensonge que le Pavillon soit brûlé, ainsi que les corps qui s’y trouvaient, ni qu’une cinquantaine de gens le savent et que personne ne pourrait reconnaître le cadavre du Roi. Quant au reste, c’est un mensonge, mais je crois que la partie de vérité peut suffire. »

 

Les deux hommes se tenaient en face l’un de l’autre, se défiant des yeux. Rodolphe avait saisi la signification du tour audacieux que Sapt et James avaient joué. Il était désormais impossible d’apporter le corps du Roi à Strelsau. Il semblait non moins impossible de déclarer que l’homme brûlé au Pavillon, avait été le Roi. Ainsi, Sapt forçait la main à Rodolphe ; il avait été inspiré par le même rêve que nous et doué d’une hardiesse plus indomptable que la nôtre. Mais quand je vis la manière dont Rodolphe le regardait, je me demandai s’ils ne quitteraient pas la Reine pour aller vider une querelle mortelle. M. Rassendyll, pourtant, dompta sa colère.

 

« Vous êtes tous résolus à faire de moi un misérable, dit-il froidement. Fritz et Bernenstein m’y poussent ; vous, Sapt, essayez de m’y forcer. James est sans doute du complot ?

 

– Je l’ai suggéré, monsieur, répondit James, non d’un ton de défi, ou irrespectueux, mais comme pour obéir, ainsi que le voulait son devoir, à la question sous-entendue de son maître.

 

– Je m’en doutais ! Vous tous ! Eh bien ! je ne veux pas avoir la main forcée. Je vois maintenant qu’il n’y a plus qu’un moyen de me tirer de cette affaire et ce moyen, je l’emploierai.

 

Aucun de nous ne parla. Nous attendîmes qu’il lui plût de continuer. Il reprit :

 

« De la lettre de la Reine, je n’ai rien à dire et ne dirai rien. Mais je dirai à tous que je ne suis pas le Roi, mais Rodolphe Rassendyll et que j’ai joué le rôle de roi simplement pour servir la Reine et punir Rupert de Hentzau. Cela suffira pour déchirer le filet dont Sapt a voulu m’envelopper. »

 

Il parlait froidement et avec calme, de sorte que lorsque je le regardai, je fus stupéfait de voir que ses lèvres se contractaient et que son front était humide de sueur. Alors, je compris quelle lutte soudaine, rapide et terrible l’avait torturé avant que, vainqueur de lui-même, il eût repoussé la tentation. J’allai à lui et lui serrai la main ; cela sembla le soulager et l’adoucir.

 

« Sapt ! Sapt ! dit-il, vous avez failli faire de moi un coquin !

 

Sapt ne répondit pas. Il avait marché avec colère par la chambre. Il s’arrêta brusquement devant Rodolphe et montrant la Reine de la main :

 

« Moi, faire de vous un coquin ! s’écria-t-il. Et que faites-vous de notre Reine que nous servons tous ? Que fera d’elle cette vérité que vous voulez proclamer ? N’ai-je pas entendu dire qu’elle vous avait accueilli comme son mari bien-aimé devant tout Strelsau ? Croira-t-on qu’elle ne connaissait pas son mari ? Oui, vous pouvez vous montrer, vous pouvez dire qu’on s’est trompé. Croira-t-on qu’elle aussi s’est trompée ? La bague du Roi était-elle à votre doigt ? Où est-elle ? Et comment M. Rassendyll a-t-il pu passer des heures avec la Reine, chez Fritz de Tarlenheim, pendant que le Roi était au Pavillon de chasse ? Déjà un roi et deux autres hommes sont morts pour qu’on ne pût prononcer un mot contre elle, et vous, vous serez celui qui mettra en branle toutes les langues de Strelsau et qui la fera montrer du doigt par tous ceux qui la soupçonneront !

 

Rodolphe ne répondit rien. Dès que Sapt avait prononcé le nom de la Reine, il s’était rapproché d’elle et avait laissé tomber sa main sur le dossier de son fauteuil. Elle avait levé une des siennes pour la joindre à celle de Rodolphe et ils étaient restés ainsi ; mais je vis qu’il était devenu très pâle.

 

« Et nous, vos amis, poursuivit Sapt, car nous vous avons été fidèles comme à la Reine, par Dieu ! Fritz, Bernenstein et moi, quel souci en prenez-vous ? S’il faut que cette vérité soit révélée, qui croira que nous sommes restés fidèles au Roi, que nous ignorions le tour joué au Roi, que nous n’en avons pas été complices… peut-être aussi complices de son assassinat ? Ah ! Rodolphe Rassendyll, Dieu me préserve d’avoir une conscience qui m’empêche d’être fidèle à la femme que j’aime et aux amis qui m’aiment. »

 

Je n’avais jamais vu le vieux connétable si ému. Il m’entraîna comme il entraîna Bernenstein. Je sais maintenant que nous n’étions que trop disposés à nous laisser convaincre, ou, plutôt, qu’emportés par notre désir passionné, nous étions tout convaincus d’avance. Son appel ému nous parut être un argument. Du moins, le danger qu’il signalait pour la Reine était réel et grand.

 

Subitement, un changement se fit en lui. Il saisit la main de Rodolphe et lui parla d’une voix basse et entrecoupée, dont la douceur ne ressemblait en rien à son âpreté habituelle.

 

« Enfant, reprit-il, ne dites pas non ! Voici la plus belle des femmes languissant après celui qu’elle aime, et le plus beau pays du monde languissant après son vrai Roi, et les meilleurs amis du monde, oui, par le Ciel ! les meilleurs, dévorés du désir de vous avoir pour maître.

 

« Je ne sais rien de votre conscience, mais je sais ceci le Roi est mort et sa place est vide, et je ne vois pas pourquoi le Dieu tout-puissant vous aurait envoyé ici, si ce n’est pour la prendre. Allons, enfant ! pour l’amour de nous et pour l’honneur d’Elle ! Quand le Roi vivait, je vous aurais tué plutôt que de vous laisser usurper son trône. Il est mort ! Maintenant… pour l’amour de nous et pour l’honneur d’Elle !

 

J’ignore quelles pensées traversèrent l’esprit de M. Rassendyll. Son visage était impassible et rigide. Il ne bougea pas lorsque Sapt eut fini, mais resta comme il était, immobile pendant longtemps. Puis il inclina lentement la tête vers la Reine et la regarda dans les yeux. Elle lui rendit son regard et, enfin, emportée par l’espoir fougueux du bonheur immédiat, par son amour pour lui et fière de lui voir offrir le rang suprême, elle s’élança de son siège et tombant à genoux devant Rodolphe, s’écria :

 

« Oui, oui ! Pour l’amour de moi, Rodolphe, pour l’amour de moi !

 

– Êtes-vous donc aussi contre moi, ô ma Reine ? » dit-il en caressant sa chevelure fauve.

 

XX

La décision du Ciel.


Nous étions à moitié fous ce soir-là, Sapt, Bernenstein et moi. L’idée que l’on sait semblait avoir passé dans notre sang et être devenue partie de nous-mêmes. Pour nous, la chose était inévitable… bien plus, elle était faite. Sapt se mit à préparer le compte rendu de l’incendie du Pavillon qui devait être communiqué aux journaux. Il racontait avec force détails que. Rodolphe Rassendyll était venu rendre visite au Roi, suivi de James, son valet de chambre, que le Roi ayant été appelé inopinément à la capitale, M. Rassendyll avait attendu le retour de Sa Majesté et trouvé la mort dans l’incendie. Suivaient une courte biographie de Rodolphe, une allusion à sa famille et l’expression très digne des condoléances du Roi pour les parents auxquels James porterait le message de Sa Majesté. Le jeune Bernenstein, assis à une autre table, racontait, sous la direction du connétable, l’attentat de Rupert de Hentzau et le courage avec lequel le Roi s’était défendu. Il était dit que le comte avait obtenu la permission de venir trouver le Roi en lui faisant croire qu’il avait en main un document d’État de la plus grande importance et de la nature la plus secrète. Le Roi, avec son habituel dédain du danger, était allé seul au rendez-vous, mais simplement pour refuser, avec mépris, les conditions de Rupert. Furieux de cette réception, l’audacieux criminel avait subitement attaqué le Roi, on sait avec quel résultat. C’était lui qui était mort, tandis que le Roi, voyant au premier coup d’œil que le document compromettait des personnes bien connues, avait, avec la noblesse de sentiments qui le caractérise, détruit le papier sans achever de le lire, devant tous ceux qui se précipitaient à son secours.

 

Je fournissais des suggestions et des perfectionnements ; possédés du désir d’aveugler les yeux curieux, nous oubliions les difficultés réelles et permanentes de l’acte que nous avions résolu de commettre. Pour nous, elles nexistaient pas : Sapt répondait à toutes les objections que, la chose ayant été faite une fois déjà, pouvait l’être une seconde. Nous n’étions pas moins confiants que lui, Bernenstein et moi. Nous garderions le secret en y consacrant notre intelligence, notre bras, notre vie, comme nous avions gardé le secret de la lettre, descendu dans la tombe avec Rupert de Hentzau. Nous nous saisirions de Bauer et le forcerions à se taire ; d’ailleurs, qui croirait pareille histoire contée par un homme de sa sorte ? Rischenheim était des nôtres ; la vieille femme se tairait dans son propre intérêt. Pour son pays et sa famille, il faudrait nécessairement que Rodolphe passât pour mort. Il est vrai qu’il serait obligé d’épouser la Reine une seconde fois. Sapt était prêt ; il trouverait le moyen et ne voulait pas admettre la difficulté de découvrir celui qui se chargerait de la cérémonie. Si notre courage faiblissait, nous n’avions qu’à considérer l’alternative offerte à notre choix et comparer les périls de ce que nous voulions entreprendre, à ceux qui nous menaceraient si nous reculions. Persuadés que la substitution de Rodolphe au Roi était notre seule ressource, nous ne demandions plus si elle était possible ; nous cherchions seulement les moyens de l’accomplir sans danger.

 

Mais Rodolphe n’avait pas parlé. L’appel de Sapt et le cri suppliant de la Reine l’avaient ébranlé, non pas vaincu ; il avait hésité, non cédé. Cependant, il n’invoqua ni l’impossibilité, ni le danger ; ce n’était pas là ce qui l’arrêtait. Il ne s’agissait pas pour lui de savoir si la chose pouvait se faire, mais si elle devait être faite ; nous n’avions pas à raffermir un courage défaillant, mais à séduire un vigoureux sentiment d’honneur qui détestait l’imposture dès qu’elle semblait servir un but personnel. Autrefois, il avait joué le rôle de roi pour sauver le Roi, mais il ne lui plaisait pas de le jouer une seconde fois à son propre profit. Il resta donc inébranlable jusqu’à ce que la réputation de la Reine fût mise en jeu, et que l’amour de celle-ci pour lui et l’affection de ses amis se fussent unis pour assaillir sa résolution. Alors, il hésita, mais ce fut tout.

 

Cependant, le colonel Sapt agit en tout comme si Rodolphe avait donné son consentement, et vit s’écouler les heures pendant lesquelles il pouvait s’enfuir, avec une tranquillité parfaite. Pourquoi hâter la résolution de Rodolphe ? Chaque heure pendant laquelle il se laissait appeler Roi, augmentait la difficulté de l’appeler autrement. Donc, Sapt laissa M. Rassendyll hésiter et lutter pendant que lui écrivait son récit et complétait ses projets et ses plans. De temps en temps, James, le petit serviteur, entrait et sortait calme et pimpant et les yeux brillant d’une satisfaction intérieure. Il avait inventé un conte pour faire passer le temps et son conte devenait de l’histoire. Lui, du moins, jouerait son rôle jusqu’au bout, sans faiblir.

 

La Reine nous avait quittés ; on l’avait décidée à aller se reposer jusqu’à ce qu’une décision fût prise. Calmée par le doux reproche de Rodolphe, elle ne l’avait plus pressé en paroles, mais il y avait dans ses yeux une supplication plus puissante que toutes les prières, et une tristesse dans la pression prolongée de sa main, plus difficile à ne pas entendre que dix mille requêtes.

 

Enfin, il l’avait escortée hors de la chambre et confiée aux soins d’Helga. Revenu au milieu de nous, il demeura silencieux quelques instants. Nous imitions son silence. Sapt, assis en face de lui, le regardait les sourcils froncés et mordillant sa moustache.

 

« Eh bien ? » dit-il enfin, posant brièvement la question.

 

Rodolphe s’approcha de la fenêtre et parut se perdre dans la contemplation de la nuit calme. Il n’y avait plus que quelques derniers flâneurs dans la rue. La lune brillait blanche et sereine sur le square vide.

 

« Je voudrais marcher dehors et réfléchir tranquillement, dit Rodolphe, s’adressant à nous ; et comme Bernenstein s’élançait pour l’accompagner, il ajouta : Non, seul.

 

– Oui, dit Sapt, avec un regard vers la pendule dont les aiguilles étaient sur le point de marquer deux heures ; ne vous pressez pas, mon enfant, ne vous pressez pas. »

 

Rodolphe le regarda et sourit.

 

« Je ne suis pas votre dupe, vieux Sapt, dit-il en secouant la tête ; croyez-moi, si je décide de partir, je partirai, n’importe à quelle heure.

 

– Oui ! le diable vous emporte ! » grommela Sapt.

 

Donc, Rodolphe nous quitta ; et alors, nous consacrâmes un long laps de temps à faire des projets, à méditer des plans, les yeux toujours fermés aux probabilités de l’avenir.

 

Rodolphe n’avait pas dépassé le portique d’entrée, et nous supposions qu’il s’était rendu aux jardins pour y livrer sa grande bataille. Le vieux Sapt, ayant terminé son travail, devint tout à coup loquace.

 

« Cette lune que voilà, dit-il, en désignant l’astre de son épais index, est une dame fort indigne de confiance. Je l’ai vue plus d’une fois réveiller la conscience d’un coquin.

 

– Je l’ai vue plonger un amoureux dans le sommeil, dit en riant le jeune Bernenstein, se levant de sa table, s’étirant et allumant un cigare.

 

– Oui, elle est capable de transformer un homme, reprit Sapt. Sous la clarté de ses rayons, un homme calme rêvera de batailles ; un ambitieux, après l’avoir contemplée dix minutes, ne demandera qu’à passer le reste de sa vie en rêvant. Je me méfie d’elle, Fritz ; je voudrais que la nuit fût sombre.

 

– Que fera-t-elle à Rodolphe Rassendyll ? demandai-je, me mettant au diapason du fantasque vieillard.

 

– Il y verra le visage de la Reine, s’écria Bernenstein.

 

– Il verra peut-être celui de Dieu, » répliqua Sapt, et il se secoua comme si une pensée désagréable s’était glissée dans son esprit et sur ses lèvres.

 

La dernière phrase du colonel nous rendit silencieux. Nous nous regardâmes. Enfin, Sapt laissa tomber bruyamment sa main sur la table.

 

– Je ne reculerai pas, dit-il, d’un ton bourru, presque farouche.

 

– Ni moi, répondit Bernenstein en se redressant ; ni vous Tarlenheim ?

 

– Certes non ! Moi aussi, je persévère. »

 

Il y eut un nouveau silence.

 

« Elle peut rendre un homme mou comme une éponge, reprit Sapt, ou dur comme une barre de fer. Je serais plus rassuré si la nuit était noire. Je l’ai regardée bien souvent de ma tente et couché sur le sol nu et je la connais. Elle m’a fait avoir une décoration et, un jour, elle me fit presque tourner casaque. N’ayez rien à démêler avec elle, jeune Bernenstein.

 

– Je garderai mes regards pour des beautés plus proches, dit le lieutenant dont lhumeur légère ne restait pas longtemps sérieuse.

 

– Vous aurez meilleure chance, maintenant que Rupert de Hentzau n’est plus là, » dit Sapt sarcastiquement.

 

On frappa à la porte et James entra.

 

« Le comte de Luzau-Rischenheim sollicite la faveur de parler au Roi, dit-il.

 

– Nous attendons Sa Majesté d’un instant à l’autre. Priez le comte dentrer, répondit Sapt ; et quand Rischenheim entra, il ajouta en lui montrant un siège :

 

– Nous parlions, monsieur le comte, de l’influence de la lune sur la carrière des hommes.

 

– Qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous décider ? demanda Rischenheim avec impatience.

 

– Nous ne décidons rien, dit Sapt.

 

– Alors qu’est-ce que M… Qu’est-ce que le Roi décide ?

 

– Le Roi ne décide rien, monsieur le comte. C’est elle qui décide. »

 

Et le vieillard désigna la lune du doigt : « En ce moment, elle fait ou défait un roi ; je ne peux dire lequel des deux. Et votre cousin ?

 

– Vous savez que mon cousin est mort.

 

– Oui, je le sais. Et pourtant, je vous demande que devient votre cousin ?

 

– Monsieur, répliqua Rischenheim, non sans dignité, puisqu’il est mort, qu’il repose en paix, ce n’est pas à nous de le juger.

 

– Il pourrait bien souhaiter le contraire, car, par le Ciel ! je crois en vérité que je laisserais aller le coquin, et je ne pense pas que son juge actuel soit aussi indulgent.

 

– Que Dieu lui pardonne ! Je l’aimais. Oui, et beaucoup l’ont aimé. Ses serviteurs, par exemple.

 

– L’ami Bauer, entre autres.

 

– Oui, Bauer l’aimait. Où est Bauer ?

 

– J’espère qu’il est allé au diable avec son bien-aimé maître, grogna Sapt, mais il eut assez de respect humain pour baisser la voix et couvrir sa bouche de sa main, de sorte que Rischenheim n’entendit pas.

 

– Nous ne savons pas où il est, répondis-je.

 

– Je suis venu, dit Rischenheim, pour offrir très respectueusement mes services à la Reine.

 

– Et au Roi ? demanda Bernenstein.

 

– Au Roi ? Mais le Roi est mort ?

 

– Donc, vive le Roi ! s’écria Bernenstein.

 

– S’il y avait un roi, commença Rischenheim…

 

– Vous feriez cela ! interrompit Bernenstein haletant d’émotion.

 

– C’est elle qui décide, reprit Sapt, montrant de nouveau la lune.

 

– Mais elle y met diablement le temps ! » fit observer le jeune lieutenant.

 

Rischenheim garda un instant le silence. Il était très pâle et lorsqu’il parla, sa voix tremblait, mais ses paroles étaient résolues.

 

– J’ai donné ma parole à la Reine, et même en cela, je lui obéirai si elle me l’ordonne.

 

Bernenstein s’élança vers lui et lui saisit la main.

 

« Voilà qui est parler ! s’écria-t-il. Au diable la lune, colonel ! »

 

À peine terminait-il sa phrase, que la porte s’ouvrit et, à notre grande surprise, la Reine entra. Helga venait derrière ; ses mains croisées et ses yeux effrayés semblaient affirmer que leur venue était contraire à sa volonté. La Reine était vêtue d’une longue robe blanche, et ses cheveux flottant sur ses épaules, n’étaient retenus que par un ruban. Elle paraissait très agitée et sans faire attention à personne, elle traversa la pièce et vint droit à moi.

 

« Le rêve, Fritz, dit-elle. Il est revenu. Helga m’avait décidée à métendre ; jétais très lasse et je mendormis. Alors, il revint, ce rêve ! Je vis Rodolphe, Fritz, je le vis aussi distinctement que je vous vois. Tout le monde l’appelait Roi, comme tantôt, mais on ne lacclamait pas. Les gens étaient calmes et le regardaient tristement. Je ne pouvais entendre ce qu’ils disaient ; ils parlaient si bas ! Jentendais seulement : « Le Roi ! le Roi ! » et lui ne semblait absolument rien entendre. Il restait immobile, étendu sur quelque chose, quelque chose qui était recouvert de draperies ; je ne pouvais pas voir ce que c’était ; oui, il était immobile ! Son visage était si pâle et il ne les entendait pas dire : « Le Roi, le Roi ! » Fritz ! Fritz ! on aurait dit qu’il était mort ! Où est-il ? où l’avez-vous laissé aller ? »

 

Elle se détourna de moi et lança sur les autres un regard étincelant.

 

« Où est-il ? Pourquoi n’êtes-vous pas avec lui ? demanda-t-elle d’un ton différent de celui qu’elle avait employé avec moi. Pourquoi n’êtes-vous pas autour de lui ? Vous devriez être entre lui et le danger, prêts à donner vos vies pour la sienne ? En vérité, messieurs, vous remplissez votre devoir légèrement. »

 

Sans doute, ses paroles étaient déraisonnables ; aucun danger ne le menaçait et, après tout, il n’était pas notre Roi, si grand que fût notre désir de l’avoir pour maître. Pourtant, cette idée ne nous vint pas. Ses reproches nous remplissaient de confusion et nous acceptions son indignation comme méritée. Nous baissions la tête. La honte de Sapt se trahit par le ton rogue de sa réponse.

 

« Il a voulu aller marcher, Madame, et y aller seul. Il nous a ordonné, je dis ordonné, de ne pas le suivre. Nous ne pouvons avoir eu tort de lui obéir. »

 

L’inflexion sarcastique de sa voix traduisait sa pensée quant à l’inconséquence de la Reine.

 

« Lui obéir ? Sans doute ; vous ne pouviez aller avec lui puisqu’il vous le défendait ; mais vous pouviez le suivre à distance, ne pas le perdre de vue. »

 

Elle prononça ces paroles d’un ton fier et dédaigneux, puis, revenant soudainement à sa première manière et tendant les mains vers moi, elle dit plaintivement :

 

« Fritz, où est il ? Est-il en sûreté ? Fritz, trouvez-le.

 

– Je vous le trouverai n’importe où il sera, Madame, répondis-je, car son appel me touchait au cœur.

 

– Il n’est pas plus loin que les jardins, » grommela Sapt encore blessé du reproche de la Reine et dédaigneux de l’agitation de la femme. Il en voulait aussi à Rodolphe parce que la lune était si longue à décider si elle ferait ou déferait un roi.

 

« Les jardins ! s’écria la Reine. Alors, cherchons-le. Oh ! vous l’avez laissé seul dans les jardins !

 

– Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui arriver là ! » murmura Sapt.

 

Elle ne l’entendit pas, car elle avait quitté vivement la chambre. Helga la suivit et nous fîmes de même, Sapt le dernier, car il était encore de mauvaise humeur. Je l’entendais grommeler pendant que nous descendions l’escalier et traversions le grand corridor pour arriver au petit salon donnant sur les jardins. Il n’y avait pas de domestiques sur ce parcours, mais nous rencontrâmes un veilleur de nuit et Bernenstein lui enleva sa lanterne à son grand étonnement. Ce fut la seule lumière qui éclaira faiblement la pièce. Mais dehors, la lune brillait magnifiquement sur la large allée sablée et sur les grands arbres des jardins. La Reine alla droit à la porte-fenêtre ; je la suivis, ouvris la porte et restai près de Sa Majesté. Lair était doux et la brise en soufflant sur mon visage me parut délicieuse. Je vis que Sapt s’était approché et se tenait de lautre côté de la Reine. Ma femme et les autres restaient derrière nous et regardaient au dehors entre nos épaules.

 

Là, à la brillante lumière de la lune, de lautre côté de la vaste terrasse, tout près de la ligne de grands arbres qui la bordaient, nous vîmes Rodolphe Rassendyll marcher lentement, les mains derrière le dos, les yeux fixés sur l’arbitre de son sort, sur celle qui devait faire de lui un roi ou un fugitif.

 

« Le voilà, Madame, en parfaite sûreté ! » dit Sapt.

 

La Reine ne répondit pas. Sapt n’ajouta rien et personne ne parla. Nous le contemplions en proie à sa grande lutte. Certes, jamais homme né dans un rang ordinaire, n’eut à en soutenir aucune dont l’enjeu fût plus considérable. Cependant, je ne pouvais en suivre que bien peu les péripéties sur le visage que la blanche lumière me permettait de voir si distinctement, répandant une lueur grisâtre sur son teint naturellement plein de santé et mettant ses traits en un relief extraordinaire sur le fond noir du feuillage.

 

Je n’entendais que la respiration haletante de la Reine. Je la vis saisir le haut de sa robe et lentrouvrir autour du cou. Personne ne faisait le moindre mouvement. La lueur de la lanterne était trop faible pour attirer l’attention de M. Rassendyll. Inconscient de notre présence, il luttait avec sa destinée.

 

Tout à coup, Sapt laissa échapper une faible exclamation. De sa main passée derrière lui, il appela Bernenstein. Le jeune homme lui remit la lanterne qu’il approcha du chambranle de la fenêtre. La Reine, absolument absorbée en la contemplation de son ami, ne vit rien, mais j’aperçus ce qui avait attiré l’attention de Sapt. Il avait des raies sur la peinture et des entailles dans le bois sur le bord du panneau et près de la serrure. Je regardai Sapt qui me répondit par un hochement de tête. On aurait juré que quelqu’un avait essayé de forcer la porte au moyen d’un couteau. La moindre chose suffisait à nous effrayer et le visage du connétable exprimait la surprise. Qui avait tenté d’entrer ? Ce ne devait pas être un voleur de profession ; il aurait eu de meilleurs outils.

 

Notre attention fut de nouveau détournée. Rodolphe s’arrêta court. Il leva un instant les yeux vers le ciel, puis les abaissa sur le sol. Une seconde après, il secoua la tête d’un mouvement saccadé (je vis ses cheveux roux soulevés par la brise), comme un homme qui vient de résoudre un problème difficile. En un instant et par l’intuition d’une émotion contagieuse, il nous fut révélé que la question avait reçu sa réponse. Il était maintenant roi ou fugitif ! La Dame des cieux avait donné sa décision ! Le même frémissement nous secoua tous. Je vis la Reine se redresser ; je sentis se roidir le bras de Rischenheim posé sur mon épaule. Le visage de Sapt était plein d’impatience et il mordait férocement sa moustache. Nous nous rapprochâmes les uns des autres. Enfin, l’incertitude nous devint insupportable. Avec un regard à la Reine et un autre à moi, Sapt sortit ; il voulait aller recevoir la réponse ; de la sorte, la tension intolérable qui nous avait tenus comme des hommes torturés sur la roue, cesserait immédiatement. La Reine ne répondit pas au regard de Sapt et ne sembla même pas voir qu’il était sorti. Ses yeux ne voyaient que M. Rassendyll, sa pensée s’absorbait en lui, car son bonheur était dans ses mains et dépendait de cette décision dont l’importance le tenait en ce moment immobile dans l’allée. Souvent je le revois debout, grand, majestueux, pareil aux grands souverains tels quon se les imagine quand on lit leurs hauts faits aux âges glorieux du monde.

 

Le pas de Sapt fit crier le sable. Rodolphe l’entendit et tourna la tête. Il vit Sapt et moi derrière Sapt. Il eut un beau sourire calme, mais ne bougea pas. Il tendit les deux mains au connétable et serra les siennes toujours souriant. Je ne pouvais pas lire sur son visage la décision qu’il avait prise, mais je voyais, sans pouvoir douter davantage, qu’il avait pris une résolution inébranlable et qui rendait la paix à son âme. S’il avait décidé de marcher avec nous, il marcherait sans jeter un regard en arrière, sans aucune défaillance ; sil avait choisi le parti opposé, il s’éloignerait sans un murmure, sans une hésitation. La Reine n’était plus haletante ; elle ressemblait à une statue.

 

Rischenheim s’agitait, ne pouvant supporter l’attente plus longtemps.

 

La voix de Sapt s’éleva dure et discordante.

 

« Eh bien ! cria-t-il, qu’est-ce donc ? En avant ou en arrière ? »

 

Rodolphe lui serra de nouveau les mains et le regarda droit dans les yeux. Un mot suffirait pour la réponse. La Reine saisit mon bras ; elle défaillait et serait tombée si je l’avais soutenue. À cet instant, un homme s’élança hors de la ligne sombre des grands arbres, tout près derrière M. Rassendyll. Bernenstein jeta un grand cri et se précipita en repoussant violemment la Reine elle-même hors de son chemin ; sa main tira vivement son lourd sabre de cuirassier de la garde. Je le vis étinceler à la lumière de la lune, mais au même instant brilla une lueur éclatante et un coup de feu retentit dans le calme des jardins. M. Rassendyll ne lâcha pas les mains de Sapt, mais s’affaissa lentement sur ses genoux. Sapt semblait paralysé. Bernenstein cria de nouveau : un nom cette fois.

 

« Bauer ! Mon Dieu ! Bauer ! »

 

En un clin d’œil, il eut traversé la terrasse et gagné les arbres. L’assassin tira une seconde fois, mais manqua son coup. Je vis l’éclair du grand sabre au-dessus de la tête de Bernenstein et entendis son sifflement dans l’air. Il frappa la tête de Bauer qui tomba comme une masse, le crâne fendu. La main de la Reine lâcha mon bras et elle tomba dans ceux de Rischenheim Je courus à M. Rassendyll et m’agenouillai. Il tenait encore les mains de Sapt et se soutenait à demi avec son aide ; mais quand il me vit, il se laissa aller, la tête sur ma poitrine. Ses lèvres remuèrent, sans qu’il pût parler. Bauer avait vengé le maître qu’il aimait et était aller le rejoindre.

 

Le Palais s’anima tout à coup. Volets et fenêtres s’ouvrirent violemment. Le groupe que nous formions se détachait distinctement, éclairé par la lune.

 

Bientôt, il y eut un bruit de pas précipités et nous fumes enveloppés d’officiers et de serviteurs. Bernenstein m’avait rejoint. Il se tenait debout, appuyé sur son sabre. Sapt n’avait pas prononcé une parole.

 

Son visage était décomposé par l’horreur et le désespoir. Les yeux de Rodolphe restaient clos, sa tête rejetée en arrière, sur moi.

 

« Un homme a tiré sur le Roi, » m’écriai-je stupidement.

 

Subitement, j’aperçus James à côté de moi.

 

« J’ai envoyé chercher les médecins, monsieur le comte, me dit-il ; portons-le à l’intérieur du Palais. »

 

Nous soulevâmes Rodolphe, Sapt, James et moi, et le portâmes à travers la terrasse sablée, dans le petit salon. Nous passâmes devant la Reine toujours soutenue par Rischenheim et par ma femme. Nous déposâmes Rodolphe sur un canapé. Jentendis Bernenstein qui disait dans le jardin : « Ramassez cet individu et portez-le quelque part hors de notre vue, » puis il rentra suivi de la foule qu’il fit bientôt sortir.

 

Nous restâmes seuls attendant les médecins ; la Reine s’approcha, toujours avec l’aide de Rischenheim.

 

« Rodolphe ! Rodolphe ! » dit-elle très doucement.

 

Il ouvrit les yeux et un sourire se dessina sur ses lèvres. Elle se jeta à genoux et saisit sa main qu’elle baisa passionnément.

 

« Les médecins seront ici dans un instant, » dis-je alors.

 

Les yeux de Rodolphe étaient fixés sur la Reine. Quand je parlai, il les tourna vers moi, sourit et secoua la tête. Je me détournai.

 

Quand le premier chirurgien arriva, nous laidâmes, Sapt et moi, à examiner la blessure. On avait emmené la Reine et nous étions seuls. Lexamen fut très court. Bauer avait tiré droit au milieu du dos. Ensuite, nous portâmes Rodolphe sur un lit ; la chambre la plus proche se trouva être celle de Bernenstein. Là, on le coucha et tout ce qui pouvait être fait le fut. Jusqualors, nous n’avions pas adressé de questions au chirurgien et il ne nous avait rien expliqué. Nous savions trop bien ce qu’il avait à dire ! Tous, nous avions déjà vu des hommes mourir, et l’aspect de ce qu’est alors le visage humain nous était familier. Deux ou trois autres médecins, les plus célèbres de Strelsau, vinrent se joindre au premier. On les avait appelés. C’était dans l’ordre ; mais vu le secours qu’ils pouvaient apporter, on aurait aussi bien fait de les laisser dans leurs lits. Ils se retirèrent en groupe, à l’autre extrémité de la pièce et se consultèrent pendant quelques minutes à voix basse. James souleva la tête de son maître et lui donna un peu d’eau à boire. Rodolphe l’avala avec difficulté. Je le vis presser la main de James, car le visage du petit serviteur exprimait une profonde douleur. Quand son maître lui sourit, il trouva le courage de sourire à son tour.

 

Je m’approchai des médecins.

 

« Eh bien ! messieurs ? » demandai-je.

 

Ils s’entre-regardèrent, puis le plus fameux de tous dit gravement :

 

« Le Roi peut vivre une heure, comte ; désirez-vous envoyer chercher un prêtre ? »

 

Je retournai près de Rodolphe. Ses yeux m’interrogeaient. C’était un homme et je n’essayai pas de le tromper niaisement. Je me penchai et lui dis très bas :

 

« Une heure, pensent-ils, Rodolphe. »

 

Il fit un mouvement ; était-ce de douleur ou de plainte ? Je l’ignore. Puis il parla très bas, très lentement.

 

« Alors, ils peuvent s’en aller, » dit-il.

 

Je retournai près d’eux et leur demandai si l’on pouvait faire quelque chose de plus. « Rien, » répondirent-ils.

 

Ils se retirèrent dans une pièce voisine ; un seul resta et s’assit près d’une table, à quelque distance. Rodolphe avait refermé les yeux. Sapt, qui n’avait pas prononcé une parole depuis le coup de feu de Bauer, leva vers moi son visage hagard.

 

« Nous ferions bien d’aller la chercher, dit-il d’une voix rauque. »

 

J’acquiesçai d’un signe de tête. Sapt sortit et je restai. Bernenstein sapprocha de Rodolphe et lui baisa la main. Ce jeune homme qui avait montré un courage indomptable et un entrain sans bornes au cours de cette affaire, était entièrement démoralisé : les larmes inondaient son visage. Jaurais été facilement dans le même état, mais je ne voulais pas que M. Rassendyll me vît ainsi. Il sourit à Bernenstein, puis il me dit :

 

« Vient-elle, Fritz ?

 

– Oui, Sire, » répondis-je.

 

Il remarqua cette expression et une faible lueur de malice passa dans ses yeux.

 

« Eh bien ! pour une heure, » murmura-t-il, et sa tête retomba sur l’oreiller.

 

Elle vint, les yeux secs, calme et royale. Nous nous éloignâmes tous. Elle s’agenouilla près du lit et prit une des mains de Rodolphe dans les siennes. Bientôt, la main fit un mouvement ; elle la laissa aller et devinant ce qu’il désirait, la souleva et la posa sur sa tête, taudis qu’elle cachait son visage sur le lit. La main de Rodolphe erra pour la dernière fois sur la brillante chevelure qu’il aimait tant. Elle se releva, passa son bras sous les épaules du bien-aimé et le baisa sur les lèvres. Leurs deux visages se touchaient et il lui parlait, mais nous n’aurions pu entendre ses paroles lors même que nous laurions voulu.

 

Ils restèrent longtemps ainsi.

 

Le médecin vint lui tâter le pouls et se retira ensuite sans mot dire. Nous nous rapprochâmes un peu, car nous savions qu’il ne serait plus guère longtemps parmi nous.

 

Tout à coup, la force parut lui revenir. Il se souleva sur le lit et parla distinctement.

 

« Dieu a décidé, dit-il. J’ai taché tout le temps de bien faire. Sapt, Bernenstein et vous, mon vieux Fritz, serrez-moi la main ; non, ne la baisez pas. Nous en avons fini avec les faux-semblants. »

 

Nous lui pressâmes la main comme il nous le demandait. Puis il prit la main de la Reine. De nouveau, elle comprit et posa cette main sur ses lèvres.

 

« Dans la vie et dans la mort, ma douce Reine ! » murmura-t-il.

 

Et il s’endormit pour toujours !

 

XXI

La venue du rêve.


Il est inutile et je n’en aurais guère le courage, de m’arrêter longuement sur ce qui suivit la mort de M. Rassendyll. Les mesures que nous avions préparées pour assurer sa prise de possession du trône, dans le cas où il y aurait consenti, nous furent utiles après sa mort. Les lèvres de Bauer étaient fermées pour toujours. La vieille mère Holf était trop épouvantée pour faire la moindre allusion à ses soupçons. Rischenheim restait fidèle à la parole donnée à la Reine. Les cendres du Pavillon de chasse gardaient leur secret, et personne ne soupçonna rien, lorsque le cadavre carbonisé qu’on appelait Rodolphe Rassendyll, fut déposé dans le tranquille cimetière de Zenda, près de la tombe d’Herbert le garde forestier.

 

Nous avions, dès le début, renoncé à rapporter le corps du Roi à Strelsau pour le substituer à celui de M. Rassendyll. Les difficultés eussent été presque insurmontables, et au fond du cœur, nous ne désirions pas les vaincre. Rodolphe Rassendyll était mort en roi. En roi, il dormirait son dernier sommeil. En roi, il était étendu dans son palais de Strelsau, pendant que la nouvelle de son assassinat par un complice de Rupert de Hentzau épouvantait le monde. Notre tâche avait été accomplie, mais à quel prix ! Beaucoup auraient pu avoir des doutes sur l’homme vivant, personne n’en eut sur le mort. Les soupçons qui auraient peut-être assailli le trône se turent devant la tombe. Le Roi était mort. Qui demanderait si c’était vraiment le Roi qu’on voyait étendu en grande pompe dans le vaste vestibule du Palais, ou si l’humble tombe de Zenda contenait les ossements du dernier Elphsberg mâle.

 

Murmures et questions se turent dans le silence du tombeau.

 

Tout le jour, la foule avait défilé dans le grand hall. Là, sur un lit de parade surmonté de la couronne et des plis de la bannière royale, était couché Rodolphe Rassendyll. Les grands officiers de la couronne montaient la garde ; dans la Cathédrale, l’archevêque disait la messe pour le repos de son âme. Il était là depuis trois jours ; le soir du troisième était venu et, le lendemain matin, il devait être inhumé. Il y a au-dessus du vestibule, une galerie qui permettait de voir d’en haut le lit de parade ; j’étais dans cette galerie et, avec moi, la reine Flavie. Nous étions seuls et au-dessous de nous, nous voyions le visage calme du mort. Il était revêtu de l’uniforme blanc dans lequel il avait été couronné ; le grand ruban de la Rose Rouge barrait sa poitrine. Dans sa main, il tenait une vraie rose fraîche et parfumée ; la reine Flavie l’y avait placée elle-même, afin que, même dans la mort, il ne lui manquât pas le symbole choisi de son amour.

 

Nous n’avions pas encore échangé une parole. Nous contemplions la pompe qui l’entourait et le flot des spectateurs qui venaient voir son visage ou lui apporter une couronne. Je vis une jeune fille s’agenouiller longtemps au pied du catafalque. Quand elle se releva, elle déposa en sanglotant une petite guirlande de fleurs. C’était Rosa Holf. Je vis des femmes passer en pleurant et des hommes qui se mordaient les lèvres. Rischenheim vint, pâle et troublé.

 

Et tandis que tous venaient et passaient, le vieux Sapt, immobile, raide et l’épée nue, se tenait debout à la tête du lit, les yeux fixés devant lui, sans jamais changer d’attitude. Un lointain bourdonnement des voix arriva jusqu’à nous. La Reine posa sa main sur mon bras.

 

« C’est le Rêve, Fritz, dit-elle. Écoutez ! Ils parlent du Roi à voix basse et tristement, mais ils l’appellent Roi. C’est ce que j’ai vu dans mon rêve. Mais il n’entend, ni ne voit. Non, pas même quand je l’appelle : Mon Roi ! »

 

Une pensée subite me fit me tourner vers elle et lui demander :

 

– Qu’avait-il décidé, Madame ? Aurait-il été roi ?

 

– Il ne me l’a pas dit, Fritz, et je n’ai pas songé à le lui demander pendant qu’il me parlait.

 

– De quoi donc parlait-il, Madame ?

 

– Seulement de son amour ; de rien autre que de son amour, Fritz.

 

Sans doute, quand un homme va mourir, l’amour est plus qu’un royaume ; peut-être même, si l’on pouvait s’en assurer, est-il plus pour lui, pendant qu’il vit. Elle répéta :

 

– De rien que de son grand amour pour moi, Fritz. Et mon amour a causé sa mort !

 

– Il n’aurait pas voulu qu’il en fût autrement, répondis-je.

 

– Non, » murmura-t-elle et se penchant sur l’appui de la galerie, elle tendit les bras vers lui. Mais il demeurait immobile, sans voir, ni entendre quand elle murmurait : « Mon Roi ! Mon Roi ! ». C’était bien son rêve !

 

Le lendemain soir, James prit, congé de son maître mort et de nous. Il portait en Angleterre (de vive voix, car nous n’osions pas l’écrire) la vérité concernant le roi de Ruritanie et M. Rassendyll. Elle serait dite au comte de Burlesdon, le frère de Rodolphe, sous serment de discrétion, et jusqu’à ce jour, le comte est le seul être vivant, excepté nous, qui la connaisse. Sa mission remplie, James revint pour entrer au service de la Reine ; il y est encore. Il nous a rapporté qu’après avoir entendu son récit, le comte de Burlesdon était resté longtemps silencieux et qu’enfin il avait dit :

 

« Rodolphe a bien agi. Quelque jour, j’irai visiter sa tombe. Dites à Sa Majesté qu’il y a encore un Rassendyll, si jamais elle avait besoin de lui. »

 

L’offre était digne d’un homme du nom que portait Rodolphe, mais j’espère que la Reine n’a besoin d’aucun autre service que de celui qu’il est de notre humble devoir et notre plus grande joie de lui offrir. C’est à nous d’essayer d’alléger le fardeau qu’elle porte et d’adoucir son éternelle douleur. Car elle règne seule maintenant sur la Ruritanie, la dernière de tous les Elphsbergs, et son unique joie est de parler de M. Rassendyll avec ceux qui l’ont connu ; son seul espoir, d’être réunie à lui quelque jour.

 

Nous le déposâmes en grande pompe dans la sépulture des rois de Ruritanie, sous les voûtes de la cathédrale de Strelsau. Là, il repose parmi les princes de la maison d’Elphsberg. Si les morts ont conscience de ce qui se passe en ce monde, je crois en vérité que ceux-là doivent être fiers de l’appeler frère. Un majestueux monument a été élevé à sa mémoire et l’on se montre le témoignage de regret inspiré par le roi Rodolphe V. J’y vais souvent et je pense alors à tous les événements qui se passèrent pendant ses deux séjours à Zenda. Je le pleure comme on pleure un chef en qui l’on avait toute confiance, et comme un camarade aimé, et je n’aurais rien plus souhaité que de le servir pendant tout le reste de ma vie. Mais je sers la Reine et c’est bien véritablement servir son bien-aimé.

 

Le temps apporte à tous des changements. L’emportement de la jeunesse se calme et la vie s’écoule plus paisible dans son cours. Sapt est tout à fait un vieillard maintenant et bientôt, mes fils seront d’âge à servir la reine Flavie. Cependant, le souvenir de Rodolphe Rassendyll est aussi frais pour moi que le jour où il mourut, et la vision de la mort de Rupert de Hentzau passe bien souvent devant mes yeux. Il se peut que, quelque jour, cette histoire soit connue et jugée. Quant à moi, il me semble qu’elle a bien fini. Qu’on ne se méprenne pas sur mes sentiments ; mon cœur ne se console pas de l’avoir perdu, mais nous avons sauvé la réputation de la Reine, et pour Rodolphe le coup fatal fut une délivrance. Il lui épargna un choix vraiment trop difficile ; d’une part, son honneur courait de grands risques, et, de l’autre, celui de la Reine était menacé. Si cette pensée ne peut diminuer mon chagrin, elle apaise un peu la colère que me causa sa mort. Aujourd’hui encore, j’ignore quel parti il avait choisi et, pourtant, son choix était fait, car sa physionomie calme et sereine l’attestait.

 

Je viens de penser à lui si longuement que je veux aller visiter sa tombe et j’emmènerai avec moi mon dernier né, un enfant de dix ans. Il n’est point trop jeune pour aspirer à servir la Reine, ni pour apprendre à aimer et à respecter celui qui dort dans le caveau des rois et qui fut pendant sa vie le plus noble gentilhomme que j’aie jamais connu.

 

J’emmènerai l’enfant et je lui dirai tout ce que je peux dire du brave roi Rodolphe : comment il combattit et comment il aima ! et comment il mit l’honneur de la Reine et le sien au-dessus de tout au monde. L’enfant n’est pas trop jeune pour tirer des enseignements de la vie de M. Rassendyll. Et pendant que nous serons là, debout, je lui traduirai (car le petit coquin préfère, hélas ! ses soldats de plomb à sa grammaire latine !) l’inscription que la Reine a tracée de sa propre main sur la tombe où sa vie est ensevelie : « À Rodolphe, qui régna récemment en cette ville et règnera toujours dans le cœur de la reine Flavie. »

 

* * * * * * * * *

 

Je lui ai expliqué ces mots qu’il répétait après moi de sa voix d’enfant. Tout d’abord, il hésita, mais la seconde fois il récita sans se tromper avec un accent de solennité dans sa voix jeune et fraîche :

 

RUDOLFO

 

QUI IN HAC CIVITATE NUPER REGNAVIT

 

IN CORDE IPSIUS IN ÆTERNUM REGNAT

 

FLAVIA REGINA

 

Je sentis sa main trembler dans la mienne et il dit en levant ses yeux vers les miens :

 

« Dieu sauve la Reine ! père ! »

 

 

 

 

 

 


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Avril 2008

 

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