Ernst Theodor Wilhelm Hoffmann

LES ÉLIXIRS DU DIABLE

Histoire du capucin Médard

1816
Traduit de l'allemand par Alzir Hella et Olivier Bournac

 

 

 

Table des matières

 

Avant-propos de l’auteur. 3

PREMIÈRE PARTIE. 6

1  Les années d’enfance et la vie au cloître. 7

2  L’entrée dans le monde. 49

3  Aventures de voyage. 91

4  La vie à la cour du prince. 143

DEUXIÈME PARTIE. 184

1  Coups de théâtre. 185

2  La pénitence. 263

3  Le retour au couvent 312

À propos de cette édition électronique. 375

 

Avant-propos de l’auteur

Que je voudrais, aimable lecteur, te conduire sous ces platanes sombres où j’ai lu, pour la première fois, l’histoire étrange de frère Médard ! Tu t’assoirais près de moi sur ce banc de pierre à demi masqué par les buissons odorants et par leurs fleurs épanouies aux couleurs variées. Comme moi, l’âme emplie d’un vague désir, tu contemplerais les montagnes bleues qui s’amassent en formes bizarres, derrière la vallée ensoleillée, que tu verrais s’étendre devant nous au sortir du berceau de feuillage. Et, en te retournant, tu apercevrais alors, à quelques pas à peine, un monument gothique, au portail richement orné de statues. À travers les branches sombres des platanes, des images de saints vous regardent véritablement de leurs yeux vivants et clairs : ce sont les fresques vives qui brillent sur les vastes murailles. Le soleil, rouge comme le feu, se tient sur la montagne ; le vent du soir s’élève. Partout le mouvement et la vie.

Des voix singulières murmurent et chuchotent à travers les arbres et le bosquet, et, montant toujours, elles semblent se transformer en chant et en éclat d’orgue. C’est le bruit qui vient du lointain.

Des hommes austères, habillés de vêtements à larges plis, se promènent silencieusement sous les berceaux du jardin, le regard pieusement tourné vers le ciel. Les statues des saints, devenues vivantes, seraient-elles descendues de leurs chapiteaux ? L’effroi mystérieux des légendes et des récits étonnants que ces lieux ont fait naître plane sur vous. On dirait que tout se passe encore sous vos yeux et l’on se plaît à le croire…

C’est dans cette disposition d’esprit qu’il faut lire l’histoire de Médard, et alors les visions étranges du moine vous sembleront quelque chose de plus que le jeu déréglé d’une imagination exaltée.

Et, aimable lecteur, maintenant que tu as vu de saintes images, un cloître et des moines, il est à peine besoin d’ajouter que l’endroit où je t’ai conduit est le jardin magnifique du couvent des capucins, à B…

Une fois que j’étais allé y passer quelques jours, le vénérable prieur me montra, comme une curiosité, les papiers laissés par frère Médard et conservés dans les archives. J’eus beaucoup de peine à décider le vieillard à me permettre de les lire. Au fond, disait-il, ces papiers auraient dû être brûlés.

Aussi, bienveillant lecteur, n’est-ce pas sans redouter que tu ne sois de l’avis du prieur que je les mets maintenant entre tes mains, sous forme de livre. Mais si tu te décides à suivre Médard, comme un compagnon fidèle, à travers le sombre cloître et les cellules, et à entrer dans un monde bariolé, le plus bariolé des mondes ; si tu veux bien supporter tout ce que sa vie a d’effrayant, d’épouvantable, d’extravagant, de bouffon, alors, peut-être, éprouveras-tu quelque plaisir à la vue des tableaux variés de camera oscura qui s’ouvriront devant toi.

Il se peut aussi qu’en regardant avec attention ceux qui te sembleront les plus informes, tu les voies bientôt clairement et nettement expliqués. Tu as ici l’image du germe secret enfanté par un mystérieux destin : il devient une plante luxuriante et, se multipliant toujours, s’embellit de mille tiges ; mais la fleur, en devenant fruit, attire à elle toute la sève et tue le germe lui-même.

Après avoir lu, avec un soin extrême, les papiers du capucin Médard, ce qui me fut assez difficile, car le défunt avait une très mauvaise écriture de moine, voici mon impression. Ce que nous appelons généralement rêve et imagination pourrait être la connaissance symbolique du fil secret qui traverse notre vie, en la nouant solidement dans toutes ses phases. Mais il faudrait considérer comme perdu celui qui croirait, grâce à cette connaissance, avoir acquis la force de briser violemment le fil et de se mesurer avec l’obscur pouvoir qui nous commande.

Peut-être, bienveillant lecteur, penses-tu comme moi ; c’est ce que je souhaite de tout cœur, pour mille importantes raisons.

E. T. A. HOFFMANN.

PREMIÈRE PARTIE

1

Les années d’enfance et la vie au cloître


Jamais ma mère ne m’a dit quelle position occupait mon père dans le monde mais, si j’évoque tout ce qu’elle me racontait de lui dans ma plus tendre enfance, je suis enclin à croire que c’était un homme de beaucoup d’expérience et doué de connaissances profondes. De même, par ces récits et par quelques remarques de ma mère sur sa vie antérieure – remarques que je n’ai comprises que plus tard –, je sais que mes parents, après avoir mené une vie agréable, grâce à leur grande richesse, tombèrent dans la plus affreuse et la plus accablante misère.

Poussé par Satan, mon père commit, un jour, un sacrilège. Plus tard, lorsque vint l’éclairer la grâce divine, il voulut expier ce péché mortel par un pèlerinage au Saint-Tilleul dans la froide et lointaine Prusse. Pendant ce voyage pénible, ma mère sentit, pour la première fois depuis plusieurs années de mariage, qu’elle ne resterait pas inféconde, comme mon père l’avait craint. Aussi, malgré sa détresse, l’auteur de mes jours s’en réjouit-il vivement, parce qu’il voyait là l’accomplissement d’une vision, au cours de laquelle saint Bernard lui avait assuré que la naissance d’un fils lui apporterait la consolation et le pardon de son péché.

Au Saint-Tilleul mon père tomba malade, et plus il voulut pratiquer, en dépit de sa faiblesse, les durs exercices de piété prescrits, plus son mal augmenta. Il mourut consolé et absous, en même temps que je venais au monde.

Mes premiers souvenirs me retracent, comme à travers un voile, les charmantes images du cloître et de l’admirable église du Saint-Tilleul. J’entends encore murmurer autour de moi la sombre forêt, je me sens encore enveloppé par le parfum des graminées luxuriantes, des fleurs multicolores qui furent mon berceau. Aucune bête venimeuse, aucun insecte nuisible ne s’approche du sanctuaire des êtres bénis ; ni le bourdonnement des mouches, ni le cri du grillon n’interrompent le silence sacré, coupé seulement par les chants liturgiques des prêtres. Ceux-ci, balançant leurs cassolettes d’or, d’où monte l’encens, s’avancent avec les pèlerins en longue procession. J’aperçois toujours au milieu de l’église, recouvert de lames d’argent, le tronc du tilleul sur lequel les anges placèrent la miraculeuse image de la Sainte Vierge. Je vois encore les figures bariolées des anges et des saints peintes sur les murs et au plafond me sourire.

Les récits de ma mère sur le cloître merveilleux où elle trouva une consolation charitable à sa profonde douleur sont tellement entrés en moi que je crois avoir vu et appris tout cela moi-même. Et pourtant il est impossible que mes souvenirs s’étendent aussi loin, car ma mère quitta ces lieux saints au bout d’un an et demi. Ainsi, il me semble avoir, un jour, vu de mes propres yeux, dans l’église déserte, un homme au visage grave, qui justement était le peintre étranger venu dans les temps lointains au Saint-Tilleul, lorsqu’on construisait le saint édifice, cet être miraculeux dont personne ne pouvait comprendre la langue et qui, d’une main experte, en très peu de temps, décora l’église de la façon la plus magnifique et disparut aussitôt après avoir terminé cette œuvre.

Il me souvient, en outre, d’un vieux pèlerin à la grande barbe blanche qui portait un costume étranger au pays. Souvent il me promenait dans ses bras ; il cherchait dans la forêt toutes sortes de pierres et de mousses aux couleurs multiples et jouait avec moi. Et, pourtant, je crois fermement que cette image ne vit en moi que par les descriptions de ma mère. Un jour, il amena avec lui un merveilleux enfant inconnu, d’une beauté rare, qui était de mon âge. Et, tout en nous embrassant tendrement, l’enfant et moi, nous nous assîmes sur le gazon. Alors je lui donnai mes pierres diaprées, et avec elles il composa de nombreuses et différentes figures, mais toutes, à la fin, prenaient la forme d’une croix.

Ma mère était près de nous sur un banc de pierre, et le vieillard, avec une douce gravité, assistait, debout derrière elle, à nos jeux d’enfants. À un certain moment, plusieurs jeunes gens débouchèrent du bois. D’après leurs habits et leurs manières d’être, on pouvait préjuger qu’ils n’étaient venus au Saint-Tilleul que par curiosité ; l’un d’eux dit en riant, dès qu’il nous aperçut : « Tiens ! une sainte Famille, voici quelque chose pour mon carton. »

Il sortit, en effet, un crayon et du papier et se disposait à nous croquer, quand le vieux pèlerin leva la tête et s’écria d’une voix courroucée :

« Misérable railleur, tu veux être artiste et jamais la foi et l’amour n’ont brûlé dans ton cœur. Aussi tes œuvres seront-elles froides et sans vie, comme toi-même. Comme un réprouvé, tu désespéreras dans le vide de ton âme et tu succomberas sous le poids de ton impuissance. »

Les jeunes gens, interdits, s’éloignèrent rapidement.

Le vieux pèlerin dit à ma mère :

« Je vous ai amené aujourd’hui un enfant miraculeux, pour qu’il éveille en votre fils l’étincelle de l’amour, mais il faut que je le reprenne et, ni lui ni moi, vous ne nous reverrez sans doute plus. Votre fils est doué de nombreuses et admirables qualités, mais le péché de son père bout et fermente en son sein. Pourtant, il peut bravement combattre pour la foi ; mettez-le dans les ordres. »

Ma mère ne se lassait pas de dire quelle impression profonde, ineffaçable, les mots du pèlerin lui avaient causée. Elle résolut, cependant, de ne faire aucune violence à mes penchants, mais d’attendre tranquillement la décision du sort, car elle ne pouvait pas penser à une autre éducation que celle qu’elle était en état de me donner elle-même.

Mes véritables souvenirs, ceux qui sont nés de ma propre expérience, ne commencent qu’au moment où ma mère, en s’en retournant au pays, arriva dans un couvent de cisterciennes. L’abbesse, princesse de naissance, qui avait connu mon père, la reçut très amicalement.

Il y a dans ma mémoire une lacune complète entre l’époque de l’aventure du vieux pèlerin – dont je fus certainement témoin et que ma mère a seulement complétée – et le moment où elle me présenta pour la première fois à l’abbesse. De cet intervalle, il ne m’est pas resté le plus léger souvenir. Je me retrouve seulement à l’instant où ma mère répara et arrangea mon costume, autant qu’elle pouvait le faire. Elle avait acheté de nouveaux rubans à la ville ; elle tailla mes cheveux devenus hirsutes, fit ma toilette avec soin et me recommanda de me comporter bien pieusement et gentiment en présence de Mme l’abbesse.

Enfin, je montai, en lui donnant la main, les vastes escaliers de pierre, et j’entrai dans la haute salle voûtée et décorée d’images saintes où se trouvait la princesse. C’était une grande et belle femme à l’air majestueux et à qui l’habit de l’ordre donnait une dignité inspirant le respect. Elle jeta sur moi un regard sévère, qui me pénétra jusqu’au fond du cœur, et dit :

« Est-ce votre fils ? »

Sa voix, son air, le cadre étranger même, l’immensité de la chambre, les tableaux, tout cela fit un tel effet sur moi que, sous l’empire d’un effroi intérieur, je me mis à pleurer à chaudes larmes. Alors la princesse dit, en me regardant d’une façon plus douce et plus bienveillante :

« Que se passe-t-il, mon petit ? As-tu peur de moi ? Comment s’appelle votre fils, ma chère dame ?

– François », répondit ma mère.

Alors, sur un ton de profonde mélancolie, la princesse s’écria : « Franciscus ! » Puis elle me prit dans ses bras, et me serra fortement contre elle ; mais, au même instant, je ressentis au cou une vive douleur et je poussai un cri perçant.

La princesse, effrayée, me lâcha, et ma mère, que ma conduite avait toute consternée, s’élança vers moi pour m’emmener aussitôt. La princesse ne le voulut pas. On s’aperçut que la croix de diamants qu’elle portait sur la poitrine avait appuyé sur mon cou avec une telle force, lorsqu’elle me pressait sur son cœur, que la place en était rouge et meurtrie.

« Pauvre François, me dit-elle, je t’ai fait mal, mais je veux pourtant que nous restions bons amis. »

Une sœur apporta des sucreries et du vin doux. Devenu à présent plus hardi et sans me faire beaucoup prier, je goûtai bravement à ces bonnes choses. La gracieuse dame m’avait pris sur ses genoux et me mettait elle-même des friandises dans la bouche. Lorsque j’eus bu quelques gouttes de la douce boisson, qui jusqu’alors m’avait été inconnue, je retrouvai l’esprit alerte, la vivacité particulière qui, au témoignage de ma mère, m’était propre dès ma plus tendre enfance.

Je me mis à rire et à bavarder, au grand plaisir de l’abbesse et de la sœur qui était restée dans la chambre.

De nouveau, mes souvenirs sont confus, je ne peux plus maintenant m’expliquer à quelle occasion ma mère en vint à me demander de raconter à la princesse les belles et admirables curiosités du lieu où j’étais né, et comment, semblant inspiré par une puissance surnaturelle, je pus lui décrire les superbes peintures de l’artiste inconnu aussi vivement que si je les avais comprises dans leur esprit le plus profond. Ensuite, je dis les magnifiques histoires des saints, comme si tous les écrits de l’Église m’eussent été connus et familiers. La princesse et ma mère elle-même me regardaient pleines d’étonnement ; mais plus je parlais, plus augmentait mon enthousiasme. Alors, la princesse me demanda :

« Dis-moi, mon cher enfant, d’où tiens-tu tout cela ? »

Sans réfléchir un seul instant, je lui répondis que cet enfant merveilleusement beau, amené un jour par le pèlerin inconnu, m’avait expliqué toutes ces figures de l’église et m’en avait dessiné lui-même d’autres avec des pierres de plusieurs couleurs ; et non seulement il m’en avait fait comprendre le sens, mais encore il s’était plu à me raconter beaucoup de saintes histoires.

Les vêpres sonnèrent. La sœur me donna quantité de friandises enveloppées dans un cornet de papier. Je les mis dans ma poche avec beaucoup de plaisir. L’abbesse se leva et dit à ma mère :

« Ma chère dame, je considère votre fils comme mon élève. À partir d’aujourd’hui, je veux me charger de lui. »

L’émotion empêchait ma mère de parler ; elle baisa les mains de la princesse, en versant de chaudes larmes. Déjà nous étions sur le seuil de la porte, lorsque la princesse nous rejoignit. Elle me prit encore une fois dans ses bras, en ayant soin d’écarter la croix de diamants, et, me pressant sur sa poitrine, en pleurant si violemment que ses larmes brûlantes coulaient sur mon front, elle s’écria :

« Franciscus ! Reste pieux et bon ! »

Je fus touché jusqu’au fond de l’âme et, sans savoir vraiment pourquoi, je me mis aussi à pleurer.

Grâce à l’appui de la princesse, ma mère, qui demeurait dans une petite ferme non loin du cloître, vit son ménage prendre une meilleure tournure. Les soucis cessèrent, je fus mieux vêtu et je reçus les leçons d’un prêtre, que je servais comme enfant de chœur, lorsqu’il disait la messe à l’église du cloître.

Le souvenir de ce temps béni de mon heureuse jeunesse agit toujours sur moi comme un songe délicieux. Ah ! la patrie est loin, bien loin derrière moi. Elle est comme le pays lointain et magnifique où habite la joie pure de la candide innocence enfantine, mais, lorsque je regarde de son côté, je vois, béant devant moi, le gouffre qui m’en a séparé pour toujours. Plein d’un brûlant désir, je m’efforce de plus en plus de reconnaître les êtres aimés que j’aperçois sur l’autre bord et qui me semblent marcher sous l’éclat empourpré des feux de l’aurore. J’imagine entendre le son de leurs voix. Hélas ! y a-t-il donc un abîme que l’amour, de son aile puissante, ne puisse survoler ? Qu’est le temps ? Qu’est l’espace pour l’amour ? Ne vit-il pas dans la pensée et lui connaît-on des bornes ? Mais de sombres figures s’élèvent et se rapprochent, deviennent de plus en plus compactes et m’enferment dans un cercle qui se rétrécit sans cesse et me voile l’horizon. Elles montrent à mes sens troublés le tourment du présent ; et le désir lui-même, qui me remplissait d’une souffrance ineffable et délicieuse, se change en un supplice funeste et mortel.

Le prêtre était la bonté même ; il s’entendait à captiver mon esprit alerte et il savait conformer ses leçons à ma manière de penser. J’y trouvais du plaisir et je faisais de rapides progrès. J’aimais ma mère par-dessus tout, mais je vénérais la princesse comme une sainte, et c’était pour moi un jour solennel quand je pouvais la voir. Chaque fois, je me promettais de briller devant elle, en étalant de nouvelles connaissances ; mais, quand elle arrivait, quand elle me parlait avec bonté, alors j’étais à peine capable de proférer une parole ; je ne savais que l’écouter et la regarder. Chacun de ses mots restait, toute la journée, profondément gravé dans mon âme ; lorsque je lui avais parlé, je me trouvais dans une disposition singulière, qui avait quelque chose de grave, et son image m’accompagnait dans les promenades que j’accomplissais ensuite.

Une sensation ineffable faisait tressaillir mon être quand, debout près de l’autel, j’agitais l’encensoir. Alors les sons de l’orgue, se précipitant du haut du chœur et s’enflant toujours, comme un fleuve qui mugit, m’entraînaient avec eux ; puis, dans le chant de l’hymne, je reconnaissais la voix de l’abbesse qui descendait en moi comme un rayon de lumière et remplissait mon âme de l’idée la plus sacrée, de l’idée divine. Mais le jour le plus magnifique, dont je me réjouissais bien des semaines à l’avance, le jour auquel je ne pouvais jamais penser sans éprouver un ravissement intérieur, était celui de la fête de saint Bernard, patron des cisterciennes, que l’on célébrait de la façon la plus solennelle par de grandes cérémonies.

La veille de la fête, déjà, une foule de personnes affluaient de la ville voisine et des contrées environnantes et campaient sur la grande prairie émaillée de fleurs qui entoure le monastère ; de sorte que le joyeux tumulte durait la nuit et le jour. Je n’ai pas souvenir que, dans cette heureuse saison – la fête de saint Bernard tombe au mois d’août –, le temps ait jamais été défavorable à la fête. Ici, dans un mélange bariolé, on voyait de longues processions de pèlerins défiler avec recueillement en chantant des hymnes. Là déambulaient, en s’amusant, de jeunes villageois et des jeunes filles coquettement parées. Et puis, c’étaient des ecclésiastiques dans une pieuse contemplation, mains jointes et yeux levés au ciel.

Des familles de bourgeois, installées sur le gazon, ouvraient leurs paniers de vivres, pleins jusqu’aux bords, et commençaient leur repas. Les chants joyeux, les chansons pieuses, les soupirs fervents des pénitents, les éclats de rire, les plaintes, les cris de joie, les acclamations d’allégresse, les plaisanteries, la prière remplissaient les airs d’un concert étonnant et étourdissant.

Mais, au premier tintement de la cloche du cloître, le bruit cessait subitement ; aussi loin que la vue pouvait porter, on apercevait tout le monde à genoux, en rangs serrés, et seul le sourd murmure de la prière interrompait le silence sacré. Au dernier coup de cloche, la foule bigarrée se dispersait de nouveau, et les accents de joie, suspendus pendant quelques minutes seulement, recommençaient à éclater.

L’évêque lui-même, qui résidait à la ville voisine, venait, à la Saint-Bernard, célébrer la grand-messe à l’église du cloître, assisté par le clergé du chapitre. Et sur une tribune aménagée à côté du maître-autel et tendue de riches et rares hautes lices jouaient les musiciens de la chapelle épiscopale.

Ces impressions qui autrefois agitaient mon âme ne sont pas encore aujourd’hui éteintes : elles revivent dans toute la fraîcheur de la jeunesse quand je tourne ma pensée vers cet heureux temps trop tôt disparu ! J’ai conservé le vif souvenir d’un Gloria, que l’on exécutait plusieurs fois parce que cette composition, plus que toute autre, était aimée de la princesse. Lorsque l’évêque avait entonné le Gloria et que la voix puissante du chœur faisait retentir : Gloria in excelsis Deo ! il semblait que l’auréole de nuages qui couronnait le maître-autel allait s’entrouvrir ; l’on aurait pu croire que, par un divin miracle, l’image des chérubins et des séraphins devenait vivante, que leurs puissantes ailes remuaient et s’agitaient et qu’ils planaient çà et là, en chantant les louanges de Dieu, au son de leurs harpes merveilleuses.

Je tombais alors dans cette méditation rêveuse qui est le propre d’une piété enthousiaste, et des nuages éclatants de lumière m’emportaient très loin au pays natal. Dans la forêt embaumée retentissait la douce voix des anges ; le miraculeux enfant m’apparaissait comme sortant d’un buisson de lis et il me demandait en souriant :

« Où es-tu resté si longtemps, Franciscus ? J’ai de jolies fleurs multicolores en quantité ; je te les donnerai si tu ne me quittes plus et si tu m’aimes toujours. »

La grand-messe terminée, les nonnes faisaient une procession solennelle à travers le cloître et l’église. L’abbesse marchait en tête, parée de la mitre et tenant à la main une houlette d’argent. Quelle sainteté, quelle dignité, quelle grandeur surnaturelle brillait dans les yeux de l’admirable femme et guidait chacun de ses mouvements ! C’était l’Église triomphante elle-même, qui promettait aux fidèles grâces et bénédictions. J’aurais voulu me jeter devant elle dans la poussière quand, par hasard, son regard tombait sur moi.

À la fin de l’office divin, un repas était servi au clergé, ainsi qu’à la chapelle de l’évêque. Plusieurs amis du monastère, des membres du clergé, des marchands de la ville y participaient, et, comme le maître de chapelle m’avait pris en affection et aimait à s’occuper de moi, il m’était également permis d’y assister. Si, brûlant d’une sainte piété, je m’étais senti tout d’abord détourné de toute idée terrestre, à présent la vie joyeuse, avec ses images multiples, exerçait sur moi son influence. Toutes sortes de gais récits, de plaisanteries, de farces alternaient parmi les bruyants éclats de rire des invités, et les bouteilles se vidaient rapidement jusqu’à ce que vînt le soir et que les voitures fussent prêtes pour le retour.

J’avais seize ans lorsque le prêtre déclara que j’étais assez avancé pour commencer de plus hautes études théologiques au séminaire de la ville voisine. Je m’étais tout à fait décidé à embrasser l’état ecclésiastique, ce qui remplissait ma mère d’une joie profonde, car elle y voyait l’explication et l’accomplissement des mystérieux présages du pèlerin qui coïncidaient, en quelque sorte, avec la miraculeuse vision paternelle, dont jusqu’alors je n’avais pas eu connaissance.

Dans ma résolution, elle ne voyait tout d’abord qu’une chose : l’âme de mon père absoute et délivrée des tourments de la damnation éternelle. De son côté, la princesse, que jusqu’alors je n’avais vue qu’au parloir, approuvait hautement mon projet et renouvelait la promesse de m’accorder son aide complète jusqu’au moment où j’aurais obtenu une dignité dans les ordres.

Bien que la ville fût si peu éloignée que du cloître on en voyait les tours et que des citadins bons marcheurs fissent des environs du monastère le but de leurs promenades, il me fut, cependant, très pénible de prendre congé de ma chère mère, de l’excellente abbesse, que je vénérais du fond de mon cœur, et de mon bon maître.

Il est certain que chaque pas fait en dehors du cercle où vivent ceux que nous aimons paraît, à la douleur de la séparation, la distance la plus immense.

La princesse était particulièrement émue et sa voix tremblait de tristesse lorsqu’elle prononça les paroles onctueuses de l’exhortation. Elle me donna un charmant rosaire et un petit livre de prières orné d’images élégamment enluminées. Puis elle me remit une lettre de recommandation pour le prieur du couvent des capucins de la ville, en me disant bien d’aller lui rendre visite, car il m’aiderait activement de ses conseils et de sa personne.

Il ne serait certainement pas facile de trouver une contrée plus agréable que celle où est situé le couvent des capucins, à quelques pas de la ville. Le superbe jardin, avec sa vue sur les montagnes, me paraissait briller d’une beauté plus grande chaque fois que j’en parcourais les longues allées ; et tantôt je m’arrêtais devant ce magnifique bouquet d’arbres, tantôt devant cet autre, plus admirable encore. C’est justement dans ce jardin que je rencontrai le prieur Léonard, la première fois que je vins au cloître, pour lui remettre le mot de recommandation de la princesse.

La bienveillance naturelle du prieur s’affirma plus grande encore lorsqu’il lut la lettre ; il me dit alors de cette excellente dame, qu’il avait connue autrefois à Rome, des choses si charmantes qu’il me conquit entièrement dès ce premier moment. Il était entouré des frères et l’on voyait vite tout le caractère de ses relations avec eux ; l’on avait aussitôt une idée complète de l’organisation et des mœurs monacales. Le calme et la gaieté d’esprit qui se dégageaient nettement de sa personne se répandaient sur tous les moines. Nulle part on n’apercevait l’indice d’un mécontentement, ou bien une marque de cette réserve hostile qui vous dévore intérieurement et qui se lit bien souvent sur le visage des cloîtrés. Malgré la sévérité de la règle, les exercices spirituels, pour le prieur Léonard, étaient plutôt le besoin d’un esprit tourné vers le ciel qu’une pénitence ascétique en vue de l’absolution du péché attaché à la nature humaine. Il savait si bien allumer chez les frères le sentiment de la piété que toutes les obligations de la règle s’accomplissaient au milieu d’une gaieté, d’une égalité d’humeur, qui témoignaient d’un sentiment supérieur aux étroites bornes terrestres. Léonard avait même su établir adroitement avec le monde des rapports qui ne pouvaient être que très favorables aux frères eux-mêmes.

La haute réputation du couvent y faisait abonder de riches cadeaux qui permettaient d’accueillir au réfectoire, à de certains jours, les amis et les protecteurs de la maison. On dressait alors au milieu de la salle à manger une table immense, au bout de laquelle le prieur Léonard venait s’asseoir avec les hôtes. Les frères restaient à la leur, toute étroite et placée le long du mur, et ils se servaient de la vaisselle rudimentaire ordonnée par la règle, tandis qu’à la table des invités resplendissaient la porcelaine et le cristal. Le cuisinier du cloître s’entendait admirablement à préparer certains plats friands qui plaisaient beaucoup aux hôtes. Ceux-ci se chargeaient de faire venir le vin. Ces repas pris chez les capucins offraient ainsi un agréable et heureux mélange du profane et du religieux dont les résultats ne pouvaient qu’être utiles aux uns et aux autres.

Mais le prieur, par ses connaissances scientifiques et théologiques, s’élevait beaucoup au-dessus de tous. Outre qu’on le regardait en théologie comme un homme du plus haut savoir, il pouvait traiter facilement et à fond les questions les plus abstraites et les professeurs du séminaire venaient chercher souvent auprès de lui des leçons et des conseils. Il était aussi beaucoup plus fait pour le monde qu’on ne l’eût cru d’un religieux. Il parlait le français et l’italien avec facilité et élégance et son adresse particulière lui avait valu autrefois d’être employé à des missions importantes. Lorsque je le connus, il était déjà très âgé ; mais, tandis que ses cheveux blancs accusaient sa vieillesse, ses yeux brillaient encore du feu de la jeunesse et le bienveillant sourire suspendu à ses lèvres faisait ressortir avec plus de force sa satisfaction intérieure et le calme de son esprit. La même grâce qui ornait ses paroles s’affirmait dans chacun de ses mouvements et même l’ingrat costume de l’ordre s’adaptait admirablement aux formes élégantes de son corps.

Il ne se trouvait personne parmi les frères qui ne fût entré dans le cloître de sa propre volonté, ou même qui n’eût obéi, en y entrant, aux exigences d’une vocation intime ; mais le malheureux qui eût cherché là un port pour échapper à l’anéantissement du désespoir, le frère Léonard l’aurait bientôt consolé. Sa présence eût été la courte transition qui conduit au repos ; et, réconcilié avec le monde, sans attacher d’importance à ses frivolités, il se serait élevé au-dessus du tourbillon terrestre, tout en vivant sur la terre. Léonard avait emprunté ces tendances extraordinaires à l’Italie, où le culte et toute la conception de la vie religieuse n’ont pas la même austérité que dans l’Allemagne catholique. Ainsi, de même que l’on a conservé les anciennes formes dans l’architecture des églises, de même un rayon du temps heureux et plein de vie que fut l’Antiquité semble avoir pénétré dans la mystique obscurité du christianisme et y avoir jeté un reflet de l’éclat merveilleux qui entourait autrefois les héros et les dieux.

Léonard me prit en amitié ; il m’apprit le français et l’italien ; mais il formait surtout mon esprit par sa conversation et par les livres variés qu’il me mettait entre les mains. Je passais au cloître des capucins presque tout le temps que me laissaient mes études au séminaire et de plus en plus je sentais croître en moi le désir de prendre l’habit religieux. J’en fis part au prieur. Sans cependant me détourner de ce dessein, il me conseilla d’attendre au moins encore quelques années et, entre-temps, d’ouvrir les yeux sur le monde un peu plus que je ne l’avais fait jusqu’alors.

Bien que j’eusse d’assez nombreuses relations, que je devais principalement au maître de chapelle de l’évêque, dont j’étais l’élève, je me trouvais désagréablement gêné chaque fois que j’étais en société, surtout lorsqu’il y avait des femmes. Cet embarras et principalement le penchant pour la vie contemplative qui était en moi semblaient me prédestiner au cloître.

Un jour, le prieur m’avait raconté bien des choses remarquables de la vie profane. Il était entré dans les sujets les plus délicats, qu’il traitait avec son étonnante facilité et son heureux choix d’expressions habituel, de sorte qu’en évitant tout ce qui pouvait choquer même légèrement il savait toujours frapper juste ; enfin il me prit la main, me regarda bien dans les yeux et me demanda si j’avais conservé mon innocence.

Je sentis le rouge me monter au visage, car, au moment même où Léonard m’interrogeait d’une manière si insidieuse, je voyais se dresser devant moi, sous les plus vives couleurs, une image qui m’avait quitté depuis longtemps.

Le maître de chapelle avait une sœur dont on ne pouvait pas dire précisément qu’elle était belle, mais qui, dans tout l’éclat de sa jeunesse, était infiniment attrayante. Elle était surtout admirablement faite ; elle avait les plus beaux bras et, pour la forme et la blancheur, le plus beau sein qu’on pût imaginer.

Un jour que je m’étais rendu, pour prendre ma leçon, chez le maître de chapelle, je surpris sa sœur dans un léger costume du matin, la gorge presque entièrement nue. Elle la couvrit précipitamment, mais mes regards avides en avaient déjà trop vu. Je ne pus prononcer un seul mot, des sentiments inconnus s’agitaient tumultueusement en moi, et mon sang bouillonnait avec tant de force dans mes veines que l’on aurait pu entendre battre mon pouls. Ma poitrine était convulsivement oppressée et semblait près d’éclater ; la respiration me revint enfin avec un léger soupir. Mais, lorsque la jeune fille accourut au-devant de moi, tout à fait ingénument, et me prit la main en me demandant ce que j’avais, mon mal redevint plus violent ; heureusement le maître de chapelle entra et me délivra de mon supplice.

Jamais comme ce jour je n’avais joué faux sur mon instrument, jamais je n’avais autant détonné, en chantant. J’eus assez de piété pour considérer ensuite toute cette aventure comme une tentation du Diable, et, au bout de peu de temps, je me félicitais d’avoir vaincu l’esprit malin grâce aux exercices ascétiques que j’entrepris.

Et maintenant, à la question captieuse du prieur, je voyais subitement devant moi le sein découvert de la sœur du maître de chapelle ; je sentais le souffle brûlant de son haleine, la pression de sa main ; mon trouble croissait à chaque instant.

Léonard me regarda avec un sourire ironique, qui me fit trembler ; je ne pus supporter son regard et je baissai les yeux. Il frappa doucement sur ma joue enflammée et me dit :

« Je vois, mon fils, que vous m’avez compris et que tout va bien pour vous. Que Dieu vous préserve des tentations du monde ! Les jouissances qu’il offre sont de courte durée et l’on pourrait dire qu’une malédiction repose sur elles, puisqu’elles font succéder au principe le plus exquis de l’esprit humain un indicible dégoût, un relâchement complet, une funeste indifférence pour tout ce qui est grand et beau. »

Malgré tous mes efforts pour oublier la question du prieur et l’image qu’elle avait évoquée, je ne pus y réussir. Et, bien que j’eusse naguère supporté en gardant toute mon ingénuité la présence de cette jeune fille, je redoutais maintenant plus que jamais de la voir, puisque son seul souvenir me causait une oppression, un état d’agitation, qui me semblait d’autant plus dangereux qu’en même temps s’éveillait en moi un désir inconnu, et avec ce désir une convoitise, probablement compagne du péché.

Je ne devais pas tarder à sortir de cet état d’indécision. Un soir, le maître de chapelle m’avait, comme il le faisait souvent, invité à un petit concert, qu’il organisait avec quelques-uns de ses amis. Sa sœur était là, ainsi que plusieurs dames, ce qui ne fit qu’accroître mon embarras, puisque déjà sa seule présence me coupait la respiration. Sa toilette était ravissante, elle me parut plus belle que jamais. Une force invisible semblait m’attirer vers elle et c’est ainsi que, sans m’en rendre compte, je me trouvais toujours à ses côtés. Je recueillais avidement chacun de ses regards, chacune de ses paroles, et je me serrais même près d’elle afin qu’au moins sa robe pût me frôler, ce qui me remplissait de désirs jusque-là ignorés. Elle parut s’en apercevoir et y prendre plaisir. Quelquefois, il me semblait que, dans ma fougue amoureuse, j’allais l’attirer brusquement à moi et la presser ardemment sur mon cœur.

Elle était restée longtemps au piano ; elle se leva enfin, laissant sur la chaise un de ses gants ; je m’en saisis et, dans ma folie, je le portai violemment à mes lèvres. Une des dames s’en aperçut, elle s’avança vers la sœur du maître de chapelle et lui chuchota quelques mots à l’oreille ; puis toutes les deux me regardèrent en riant ironiquement sous cape. Je fus comme anéanti ; un frisson glacé traversa mon corps. Sans savoir ce que je faisais, je me précipitai vers le séminaire et je m’enfermai dans ma cellule. Là, je me jetai à terre, en proie à un désespoir fou ; des larmes brûlantes jaillissaient de mes yeux ; je maudissais la jeune fille et moi-même, et puis je priais et riais tour à tour, comme un insensé. Partout autour de moi retentissaient des voix moqueuses et railleuses ; j’étais dans un état effrayant.

C’est seulement lorsqu’il fit jour que je devins plus calme, mais j’étais fermement décidé à ne plus jamais la revoir, et surtout à renoncer au monde. Je sentais en moi, plus nettement que jamais, la vocation pour la vie retirée qui est celle du cloître, et dont aucune tentation ne pourrait plus me détourner. Aussitôt que je pus quitter mes études ordinaires, je courus trouver le prieur du couvent des capucins et je lui dis combien j’étais décidé à commencer mon noviciat. J’ajoutai que j’en avais averti ma mère et la princesse.

Léonard parut étonné de mon zèle subit et, sans trop chercher à approfondir la chose, il essaya pourtant de savoir, en s’y prenant de différentes façons, ce qui pouvait bien avoir causé en moi cette insistance soudaine à être initié, car il devinait bien qu’un événement particulier devait avoir influé sur moi. Un sentiment de honte insurmontable fit que je lui cachai la vérité.

Par contre, je lui racontai, avec le feu d’une exaltation qui n’était pas encore éteinte en moi, les aventures singulières de mon enfance, qui toutes semblaient indiquer que j’étais destiné à la vie du cloître. Léonard m’écouta tranquillement et, sans élever, à proprement parler, des doutes sur mes visions, il ne parut pourtant pas y attacher une grande importance. Il déclara plutôt que cela ne militait que très peu en faveur de la pureté de ma vocation, car il pouvait justement y avoir là une illusion.

Léonard n’aimait d’ailleurs pas à parler des apparitions de saints ni même des miracles des premiers apôtres chrétiens, et il y avait des moments où j’étais tenté de l’accuser de douter secrètement. Je me hasardai, un jour, pour l’obliger à répondre d’une façon positive, à lui parler des contempteurs de la foi catholique et à blâmer les personnes qui, dans leur puéril orgueil, insultent du nom impie de superstition ce qui dépasse leur intelligence. Léonard me dit en souriant doucement :

« Mon fils, la superstition poussée à l’excès est de l’incroyance. »

Et il amena la conversation sur des choses étrangères et sans intérêt.

Plus tard seulement, il me fut donné d’entrer dans ses pensées magnifiques sur la partie mystique de notre religion qui touche au rapport mystérieux de notre principe spirituel avec un être suprême. Je dus m’avouer qu’il avait raison de réserver pour une consécration plus haute de ses élèves toute la sublimité qui émanait de son cœur.

Ma mère m’écrivit qu’elle avait depuis longtemps pressenti que l’état séculier ne me suffirait pas, mais que je choisirais la vie monastique. Le vieux pèlerin du Saint-Tilleul lui était apparu le jour de la Saint-Médard. Il me tenait par la main et je portais le costume de capucin. La princesse aussi approuva fort ma résolution. Je les vis l’une et l’autre encore une fois avant ma prise d’habit, qui arriva bientôt, car, conformément au désir que j’avais exprimé, on me fit remise de la moitié du temps du noviciat. En raison de la vision de ma mère, je pris le nom de frère Médard.

Les rapports des frères entre eux, la règle intérieure concernant les exercices de piété, et tout le genre de vie du cloître furent ce qu’ils m’étaient apparus au premier coup d’œil. Le repos du cœur, qui régnait partout, répandait en mon âme, tel un songe heureux du temps de ma prime enfance, une paix céleste, qui m’enveloppait comme au cloître du Saint-Tilleul.

Pendant l’acte solennel de ma prise d’habit, j’aperçus parmi les spectateurs la sœur du maître de chapelle ; elle avait l’air toute triste et je crus voir briller des larmes dans ses yeux. Mais le temps de la tentation était passé et peut-être fut-ce un mouvement d’insolent orgueil à propos d’une victoire si facilement remportée qui m’arracha un sourire remarqué par frère Cyrille, marchant à mon côté.

« De quoi peux-tu te réjouir ainsi, mon frère ? demanda Cyrille.

– Ne dois-je pas être joyeux, lui répondis-je, en renonçant au monde méprisable et à ses vanités ? »

Et, cependant, je le confesse, au moment où je prononçais ces paroles, un sentiment secret fit tressaillir subitement tout mon être et me convainquit de mensonge. Pourtant, ce fut la dernière atteinte des passions terrestres, à laquelle succéda le calme de l’esprit. Plût à Dieu qu’il ne m’eût jamais quitté ! Mais le pouvoir du Malin est grand !… Qui peut se fier à la force de ses armes et à sa vigilance quand vous guettent les puissances souterraines ?

J’étais au cloître depuis cinq ans déjà, quand, sur l’ordre du prieur, frère Cyrille, devenu vieux et faible, dut m’abandonner la surveillance de la salle des reliques et de ses richesses. Il y avait là toutes sortes d’ossements de saints, des morceaux de la croix du Sauveur et d’autres objets vénérés, conservés dans de belles châsses de verre et qui étaient exposés, certains jours, pour l’édification du peuple. Frère Cyrille me donnait des explications sur chaque relique, sur son authenticité et sur les miracles qui lui étaient attribués. Au point de vue de la culture spirituelle, on pouvait le placer sur le même plan que le prieur ; j’avais d’autant moins d’hésitation à exprimer ce que mes lèvres ne pouvaient retenir.

« Cher frère Cyrille, ces objets sont-ils bien réellement et véritablement ce que l’on prétend ? Une fourbe avidité ne peut-elle pas avoir poussé certains hommes à substituer ici maintes choses fausses, qui passent à présent pour de vraies reliques de tel ou tel saint ? Par exemple, il y a quelque part un cloître qui possède la croix tout entière de notre Sauveur, et pourtant l’on en montre partout tant de morceaux que l’on pourrait en chauffer notre cloître pendant tout un hiver, pour répéter la plaisanterie, sans doute impie, de l’un de nos frères.

– Il ne nous convient certainement pas, répondit Cyrille, de soumettre ces choses à un pareil examen, mais, franchement, je pense que, malgré les preuves fournies, bien peu d’entre elles sont réellement ce pour quoi on les donne. Mais peu importe, selon moi. Écoute, frère Médard, ce que nous pensons, le prieur et moi, à ce sujet, et tu y découvriras pour notre religion une nouvelle gloire. Notre Église n’est-elle pas admirable, cher frère, quand elle s’efforce de saisir tous les fils secrets qui lient le naturel au surnaturel ; quand elle surexcite notre corps terrestre au point que son origine spirituelle ressort ainsi que sa parenté intime avec ce miraculeux, dont la force, comme un souffle brûlant, pénètre la nature entière, tandis que nous frappe, comme un battement d’ailes séraphiques, le pressentiment de cette vie plus haute, dont nous portons le germe en nous ?

« Qu’est-ce que ce morceau de bois, ces ossements, ces guenilles, dont on dit qu’ils ont appartenu à la croix du Christ, au corps, au vêtement d’un saint ? Mais le croyant qui, sans approfondir, y concentre toute son âme, éprouve bientôt un enthousiasme supraterrestre, qui lui ouvre le royaume de la félicité, dont il n’a ici-bas qu’un pressentiment. Ainsi se trouve éveillée l’influence spirituelle du saint à laquelle les prétendues reliques ont donné l’impulsion ; et l’homme peut recevoir sa force et sa foi de l’esprit supérieur, qu’il appelait du plus profond de son âme pour le consoler et l’assister. Oui, l’éveil de cette force spirituelle supérieure pourra même vaincre la souffrance du corps ; de là vient que ces reliques accomplissent des miracles qui, se répétant si souvent sous les yeux de la foule assemblée, ne peuvent plus être niés. »

Je me souvins instantanément de certaines allusions du prieur qui coïncidaient entièrement avec les paroles de frère Cyrille et je considérai désormais les reliques, qui ne m’étaient apparues autrefois que comme des hochets religieux, avec une véritable vénération et une profonde piété.

Frère Cyrille s’aperçut de l’effet de ses paroles ; avec un zèle accru et un sentiment de cordialité qui allait droit à l’âme, il continua à me donner des explications sur les reliques, pièce par pièce. Enfin il tira une petite cassette d’une armoire soigneusement fermée et me dit :

« Dans ce coffret, cher frère Médard, se trouve la relique la plus extraordinaire, la plus mystérieuse que possède notre cloître. Depuis si longtemps que je suis ici, personne d’autre encore que le prieur et moi n’a eu la cassette entre ses mains. Les autres frères eux-mêmes, et bien plus encore les étrangers, ignorent tout de son existence. Je ne peux la toucher sans ressentir un secret effroi. Il me semble qu’elle contienne un charme dangereux, qui, s’il arrivait à vaincre la force qui le tient enfermé et le rend sans effet, pourrait amener la perte, la fin impie de tous ceux qu’il atteindrait. Ce qu’il y a là-dedans provient directement du Malin, au temps où il pouvait encore, sous forme visible, attaquer le salut des hommes. »

Je regardai frère Cyrille avec le plus grand étonnement ; sans me donner le temps de répondre, il continua :

« Je préfère, frère Médard, dans cette affaire mystique au plus haut point, m’abstenir entièrement d’exprimer une opinion quelconque ou de le donner telle ou telle explication qui m’est venue à l’esprit. Je te conterai plutôt fidèlement ce que disent de cette relique les documents existants. Tu les trouveras dans cette armoire où tu pourras les consulter toi-même.

« Tu connais assez la vie de saint Antoine ; tu sais que, pour s’éloigner de tout ce qui était terrestre, pour tourner entièrement son esprit vers les choses divines, il se retira dans le désert et consacra sa vie aux plus rigides exercices de pénitence et de piété. Le tentateur le poursuivit et se montra souvent sur sa route pour le troubler dans ses pieuses méditations. Or, un jour, il arriva que saint Antoine aperçut, dans le crépuscule du soir, une forme sombre qui s’avançait vers lui. Lorsqu’elle fut proche, il remarqua, à son grand étonnement, des goulots de bouteille sortant par les trous du manteau que portait l’apparition. C’était le démon qui, dans ce singulier accoutrement, lui sourit ironiquement et lui demanda s’il ne voulait pas goûter des élixirs qu’il avait dans ses bouteilles. Saint Antoine, que cette audace ne troublait en rien – car le démon, devenu impuissant et sans force, n’était plus capable de l’attaquer de quelque façon que ce fût et ne pouvait plus se livrer qu’à des propos railleurs, lui demanda pourquoi il portait tant de flacons et de cette manière.

« “Voici, lui répondit le démon. Quand un homme me rencontre, il me regarde étonné, puis il ne peut s’empêcher de me questionner sur mes breuvages et d’y goûter par convoitise. Parmi tant d’élixirs, il s’en trouve bien un qui flatte son goût : il boit toute la bouteille, s’enivre et se donne à moi et à mon empire. ”

« Voilà ce qu’on trouve dans toutes les légendes, mais les documents particuliers que nous possédons sur la vision de saint Antoine en disent plus : ils ajoutent que le tentateur laissa en s’en allant quelques-unes de ses bouteilles sur le gazon. Saint Antoine les emporta vivement dans sa grotte et les cacha, de crainte qu’un voyageur, égaré dans cette solitude, un de ses disciples peut-être, ne goûtât aux terribles liqueurs et ne se perdît éternellement.

« Un jour, par hasard, dit encore le document, saint Antoine avait débouché une de ces bouteilles et il s’en était dégagé une vapeur étourdissante. Alors, toutes sortes de fantômes venus de l’enfer, horribles et jetant le trouble dans ses sens, s’étaient mis à flotter autour de lui. Ils avaient tenté de le séduire par toutes sortes de tours, mais lui, grâce à un jeûne sévère et à une prière continuelle, avait réussi à les chasser. Eh bien ! dans le coffret, il y ajustement une de ces bouteilles remplies d’élixir du Diable. Et les documents attestant que la bouteille a vraiment été trouvée parmi les objets ayant appartenu au saint après sa mort sont si positifs et si authentiques, ceux-là, tout au moins, qu’il n’est guère possible d’en douter. D’ailleurs, je peux t’assurer, mon cher Médard, que chaque fois qu’il m’arrive de toucher à la fiole ou seulement au coffret dans lequel elle est enfermée, je me sens saisi d’une indicible frayeur secrète ; je vais alors jusqu’à m’imaginer que je respire comme un parfum étrange qui m’étourdit et en même temps il se produit en moi un trouble de l’esprit qui me distrait même dans mes dévotions. Toutefois, par la prière continuelle, je triomphe de cette pernicieuse disposition de l’âme, qui, même si je voulais écouter l’influence immédiate du Malin, ne peut manifestement provenir que de quelque force ennemie. Quant à toi, mon cher Médard, qui es encore si jeune, toi qui vois avec des couleurs plus brillantes et plus vives tout ce que peut enfanter ton imagination influencée par une force inconnue ; toi qui, comme un guerrier brave, mais sans expérience, es prêt au combat et peut-être même, confiant en ta force, assez audacieux pour oser l’impossible, je te conseille de ne jamais ouvrir ce coffret, ou tout au moins de ne le faire que dans bien des années. Et pour que ta curiosité ne soit pas tentée, éloigne-le de tes yeux. »

Frère Cyrille renferma le mystérieux coffret dans l’armoire où il l’avait pris et il me remit le trousseau de clefs, y compris celle de l’armoire. Tout ce récit avait fait sur moi une impression particulière ; mais plus je sentais germer en moi le désir secret de regarder l’étonnante relique, plus je faisais d’efforts pour l’écarter en pensant à l’avertissement de frère Cyrille. Lorsque je fus seul, je regardai encore une fois les saints objets qui m’avaient été confiés ; puis je détachai du trousseau la petite clef de la dangereuse armoire et je la cachai au milieu de mes papiers, dans mon pupitre.

Parmi les professeurs du séminaire, il y avait un excellent orateur. Chaque fois qu’il parlait, l’église regorgeait de monde. Le torrent de ses paroles enflammées entraînait irrésistiblement et allumait dans les cœurs la plus fervente piété. Ses discours magnifiques et enthousiastes me pénétraient aussi jusqu’au fond de l’être. Mais en même temps que je déclarais heureux cet homme hautement doué, il me semblait sentir en moi une force secrète qui me stimulait fortement à rivaliser avec lui. Lorsque je venais de l’entendre, je me mettais à prêcher dans ma cellule, m’abandonnant à l’enthousiasme du moment, jusqu’à ce que je fusse parvenu à fixer mes idées et mes paroles et à les écrire.

Le frère qui prêchait ordinairement au cloître faiblissait visiblement ; ses discours, semblables à un ruisseau à demi tari, coulaient lents et monotones ; et la langue – d’une lourdeur extraordinaire provenant du manque d’idées et de mots, car il parlait sans canevas – rendait ses prêches insupportablement longs ; de sorte que déjà avant l’amen, la plus grande partie des assistants s’étaient doucement endormis, comme bercés par le tic-tac insignifiant et monotone d’un moulin, et ne pouvaient être réveillés que par l’éclat de l’orgue. Le prieur Léonard était, il est vrai, un orateur tout à fait remarquable ; mais il craignait de prêcher, à cause de son grand âge, et, à part lui, personne au cloître n’était capable de prendre la place du frère dont le talent avait faibli.

Léonard me parla de ce fait fâcheux, qui écartait de l’église un grand nombre de fidèles ; je pris courage et lui dis que déjà au séminaire je m’étais senti une secrète vocation pour la chaire et que j’avais composé plus d’un prêche. Il me demanda à les voir et en fut si satisfait qu’il insista pour qu’à la prochaine fête en l’honneur d’un saint je fisse l’essai d’un de mes sermons. À l’entendre, je devais réussir, car la nature m’avait pourvu de tout ce qu’il faut pour faire un bon prédicateur : des manières gracieuses, une figure expressive, un organe sonore. Pour les gestes et le maintien, Léonard se chargea lui-même de m’instruire. Le jour de la fête arriva. L’église était plus remplie que d’ordinaire et je montai en chaire non sans être en proie à une agitation secrète.

Au commencement, je suivis fidèlement mon manuscrit, et Léonard me dit plus tard que ma voix avait tremblé – ce que l’on avait précisément attribué aux pieuses et mélancoliques méditations du début de mon prêche, mais ce qui aussi avait passé auprès du plus grand nombre pour un art oratoire particulièrement efficace. Bientôt il me sembla que la brûlante étincelle de l’enthousiasme céleste me pénétrait de ses rayons ; je ne pensai plus au manuscrit et m’abandonnai entièrement aux inspirations du moment. Je sentais tout mon sang brûler et pétiller dans mes veines ; j’entendais tonner ma voix sous la voûte ; je voyais ma tête dressée, mes bras étendus, comme baignés par l’éclat lumineux de l’inspiration. Je terminai mon discours par une sentence dans laquelle je concentrai, comme dans un foyer brûlant, tout ce que j’avais annoncé de saint et de sublime.

L’impression fut tout à fait extraordinaire, tout à fait inouïe. Des pleurs violents, des exclamations du ravissement le plus pieux échappées des lèvres involontairement, des prières dites à haute voix faisaient écho à mes paroles. Les frères me témoignèrent une grande admiration. Léonard m’embrassa. Il m’appelait l’orgueil du cloître.

Ma réputation s’étendit rapidement, et, pour entendre le frère Médard, la société la plus haute et la plus cultivée de la ville se pressait dans l’église du cloître, devenue trop petite, une heure même avant le son de la cloche. Mon zèle et mon souci de joindre au feu de la parole la forme et la grâce grandirent avec l’admiration dont j’étais l’objet. Je réussis à captiver de plus en plus mes auditeurs, et la vénération qui s’attachait partout à ma présence et à mes pas en vint à revêtir la forme d’un culte. Une folie religieuse s’était emparée de la ville. À la moindre occasion et même pendant les jours de la semaine, la foule affluait vers le cloître pour voir et entendre frère Médard.

Alors germa en moi la pensée que j’étais un élu du ciel. Les mystérieuses circonstances de ma naissance, dans un lieu saint, pour absoudre mon père criminel, les aventures singulières de mon jeune âge, tout semblait indiquer que mon esprit, en contact immédiat avec Dieu, s’élevait déjà ici-bas au-dessus du terrestre ; que je n’appartenais pas au monde des hommes, mais que j’étais sur terre pour leur apporter la consolation et le salut. J’avais la persuasion que le vieux pèlerin du Saint-Tilleul était saint Joseph, et le miraculeux enfant, le petit Jésus lui-même, qui avait salué en moi le saint prédestiné. Mais plus cette idée s’éveillait en mon âme, plus mon entourage me devenait pénible et accablant.

Ce calme, cette gaieté d’esprit qui étaient en moi naguère avaient fui mon âme. Les marques d’affection des frères, l’amitié du prieur éveillaient même en mon cœur une colère hostile. Ils auraient dû reconnaître en moi le saint qui s’élevait bien haut au-dessus d’eux, se jeter à genoux dans la poussière et implorer mon intercession devant le trône du Seigneur. J’intercalais même dans mes discours certaines allusions à un temps de miracles qui commençait à poindre, comme les faibles rayons d’une aurore prochaine, et amenait avec lui, sur terre, pour la consolation des fidèles, un élu de Dieu. J’enveloppais ma mission imaginaire d’images mystiques, qui exerçaient sur la foule un charme d’autant plus étrange qu’elles étaient moins comprises.

Léonard devenait visiblement plus réservé à mon égard et il évitait de me parler sans témoin, mais finalement, un jour que nous nous promenions dans le jardin du cloître, où, par hasard, les autres frères nous avaient laissés seuls, il éclata :

« Je ne peux pas te cacher, frère Médard, me dit-il, que depuis quelque temps toute ta conduite provoque en moi le mécontentement. Il y a dans ton âme quelque chose qui te détourne d’une vie simple et pieuse. Tes discours sont pleins d’une obscurité menaçante, d’où, cependant, hésitent encore à sortir des choses qui nous diviseraient à jamais. Permets-moi de te parler à cœur ouvert. Tu portes en ce moment la peine de notre péché originel, qui ouvre, à chaque élévation puissante et sublime de notre esprit, les barrières de la perdition, où l’étourderie ne nous égare que trop facilement. Les applaudissements, disons plus, l’admiration idolâtre dont tu es l’objet de la part d’un peuple léger, toujours à la recherche d’excitations, t’ont aveuglé au point que tu te vois à présent sous une image qui n’est pas la tienne, qui est purement trompeuse et qui t’entraîne dans l’abîme funeste. Rentre en toi, Médard, renonce à l’illusion qui t’égare et que je crois connaître. Déjà le calme de l’âme, sans lequel il n’est pas de salut ici-bas, a fui loin de toi. Écoute mon avertissement ; évite l’Ennemi, qui te tend ses pièges. Redeviens le brave adolescent que j’aimais de toute mon âme. »

Les larmes ruisselaient des yeux du prieur, tandis qu’il parlait. Il avait pris ma main dans la sienne, il la laissa retomber et s’éloigna rapidement sans attendre ma réponse. Mais ses paroles m’avaient pénétré comme des paroles ennemies. Il s’était aperçu du succès, de l’admiration élevée que je devais à mes dons extraordinaires, et il était clair pour moi que seule une jalousie mesquine avait engendré ce déplaisir qu’il me manifestait sans déguisement. Lorsque, plus tard, tous les moines furent réunis, je restai sans mot dire, plongé dans mes réflexions et en proie à une rancune secrète. Tout imbu de l’être nouveau que j’étais à mes yeux, je méditais, jour et nuit, sur la façon d’exprimer en mots magnifiques tout ce qui germait en moi. Plus je m’éloignais maintenant de Léonard et des autres frères, plus solides étaient les liens avec lesquels je savais attirer le peuple à moi.

À la fête de saint Antoine, l’église fut tellement pleine que les portes durent rester grandes ouvertes pour permettre à la foule affluant toujours de m’entendre également du dehors. Jamais je ne m’étais exprimé avec tant de force, de feu et de persuasion. Je racontai plusieurs épisodes de la vie du saint, auxquels je liais de profondes considérations sur la vie. Je parlai des tentations du Diable, à qui le péché originel a donné le pouvoir de séduire les hommes ; involontairement le flot du discours m’entraîna à raconter la légende des élixirs que je voulais représenter comme une ingénieuse allégorie. Alors, mon regard errant dans l’église tomba sur un homme grand et maigre qui, monté sur un banc et appuyé contre un pilier d’angle, me faisait face obliquement. Un manteau d’un violet foncé recouvrait ses épaules d’une façon bizarre et ses deux bras croisés se trouvaient enveloppés dans les plis du manteau. Son visage était pâle, mais le regard fixe que jetaient ses deux grands yeux noirs me pénétra la poitrine, comme un coup de poignard brûlant. Un secret effroi me fit frissonner ; rapidement je détournai les yeux, et, rassemblant mes forces, je continuai mon discours. Mais, comme sous l’influence magique d’un pouvoir singulier, sans cesse j’étais obligé de regarder l’homme, et toujours il était là, raide et immobile, son regard de spectre dirigé sur moi. Son haut front plissé, sa bouche pincée décelaient comme une moquerie amère, une haine méprisante. Toute sa personne avait quelque chose d’affreux, d’effrayant. C’était le peintre inconnu, le peintre du Saint-Tilleul lui-même. Je me sentis comme étreint par une poigne terrible et glacée. L’angoisse faisait couler la sueur sur mon front ; mes périodes s’arrêtaient, mon prêche devenait de plus en plus embrouillé. Dans l’église, il se produisit un chuchotement, un murmure ; raide et immobile, appuyé contre le pilier, l’horrible étranger me regardait toujours fixement. Alors, mortellement angoissé et fou de désespoir, je me mis à crier :

« Ah ! scélérat ! va-t’en ! va-t’en ! Car c’est moi… c’est moi saint Antoine ! »

Lorsque je sortis de l’évanouissement dans lequel je m’étais effondré en lançant ces mots, je me trouvais sur ma couche. Frère Cyrille, assis à mon côté, me soignait et me consolait. La terrible figure de l’inconnu était encore là vivante devant mes yeux. Mais plus Cyrille, à qui je racontai tout, cherchait à me convaincre que ce n’était qu’un effet de mon imagination, excitée par l’ardeur et la véhémence de mon discours, plus je regrettais profondément ma conduite dans la chaire et me sentais honteux.

Les auditeurs pensaient, comme je l’appris ensuite, que j’avais été saisi soudainement d’un accès de démence, et ma dernière exclamation justifiait parfaitement cette supposition. J’étais anéanti, mon esprit était bouleversé. Enfermé dans ma cellule, je me soumis aux exercices de pénitence les plus sévères, et, par d’ardentes prières, je me fortifiai pour lutter contre le tentateur qui m’était apparu dans le lieu saint, ayant pris, par une ironie audacieuse, l’aspect du peintre pieux du Saint-Tilleul.

D’ailleurs, personne n’avait aperçu l’homme au manteau violet, et le prieur Léonard, avec sa bonté bien connue, s’empressa d’annoncer partout que ce n’était qu’une attaque de fièvre chaude, d’une violence extrême, qui m’avait subitement embrouillé dans mon discours.

Lorsque au bout de plusieurs semaines je repris la vie ordinaire du cloître, j’étais encore languissant et souffrant. J’essayai, cependant, de remonter en chaire ; mais, tourmenté par une frayeur secrète, poursuivi par la pâle et effrayante apparition, j’étais incapable d’enchaîner mon prêche et encore bien moins de m’abandonner comme naguère au feu de l’éloquence. Mes sermons devinrent raides ou hachés. Les auditeurs regrettèrent la perte de mon talent d’orateur et petit à petit ils s’éloignèrent. Le vieux prédicateur qui, à coup sûr, parlait maintenant mieux que moi, reprit son ancienne place.

Quelque temps après, il arriva qu’un jeune comte, accompagné de son intendant, avec lequel il voyageait, visita le cloître et désira en voir les nombreuses curiosités. Je dus lui ouvrir la chambre aux reliques. Nous y entrâmes, mais le prieur, qui était avec nous lorsque nous visitions le chœur et l’église, avait, à ce moment-là, été appelé ailleurs, de sorte que je restai seul avec les étrangers.

Je leur avais tout montré et expliqué pièce par pièce, quand les élégantes sculptures médiévales de la fameuse armoire contenant le coffret de l’élixir du Diable frappèrent le regard du comte. Bien que je n’eusse pas alors l’intention de leur dire ce qu’il y avait dans l’armoire, le comte et son intendant me le demandèrent avec tant d’insistance que je leur racontai la légende de saint Antoine et la perfidie du Diable. Je m’en tins fidèlement aux paroles de frère Cyrille, sur la fiole conservée comme relique. J’ajoutai même son avertissement concernant le danger qu’il y avait à ouvrir le coffret et à faire voir la bouteille.

Quoique le comte fût attaché à notre religion, il parut aussi peu enclin que l’intendant à croire à la vraisemblance de la légende sainte. Ils se répandirent tous deux en remarques spirituelles et en saillies sur le rôle comique du Diable portant, sous un manteau troué, les flacons tentateurs. Puis l’intendant prit une mine sérieuse et dit :

« Mon révérend, ne vous fâchez pas contre nous, légers hommes du monde. M. le comte et moi, soyez-en convaincu, nous honorons les saints comme des hommes remarquables, hautement inspirés par la religion, qui ont sacrifié au salut de leur âme aussi bien qu’au salut de l’humanité toutes les joies de la vie, la vie même parfois. Mais, pour ce qui a trait à des histoires comme celle que vous venez de nous raconter, nous ne voyons là qu’une ingénieuse allégorie imaginée par saint Antoine et qui, n’ayant pas été comprise, est devenue par la suite une aventure réelle. »

Tout en parlant, il avait ouvert le coffret, en en faisant glisser rapidement le couvercle à coulisse, et il en sortit une bouteille noire et d’une forme étrange. Il se répandit vraiment, comme le frère Cyrille me l’avait dit, un parfum très fort, qui, cependant, n’avait rien d’étourdissant ; il était, au contraire, d’un effet agréable et bienfaisant.

« Eh ! dit le comte, je parie que l’élixir du Diable n’est rien d’autre que du délicieux et véritable vin de Syracuse.

– Sans aucun doute, dit l’intendant, et, si la bouteille provient réellement de la succession de saint Antoine, alors, mon cher maître, vous êtes plus heureux que le roi de Naples, que la mauvaise habitude des Romains de ne pas boucher leur vin, mais de le conserver en versant dessus de l’huile goutte à goutte, priva du plaisir de goûter au vin de la Rome antique. Si celui-ci n’est pas, à beaucoup près, aussi vieux que l’autre, il est pourtant, certes, du plus vieux qu’il puisse y avoir ; pour cette raison, vous feriez bien d’employer la relique à votre usage et de la siroter avec confiance.

– Certainement, dit le comte.

– Et cet antique syracuse, mon cher maître, ferait couler dans vos veines une force nouvelle et chasserait la maladie qui semble vous tourmenter. »

L’intendant prit dans sa poche un tire-bouchon et, malgré mes protestations, il déboucha le flacon.

Il me sembla qu’à la suite du bouchon sortait une petite flamme bleue, qui disparut aussitôt. Le parfum monta plus épais de la bouteille et se répandit dans la pièce. L’intendant but le premier et s’écria avec enthousiasme :

« Délicieux ! du syracuse parfait ! En somme, la cave de saint Antoine n’était pas mauvaise et, si le Diable lui servait de sommelier, il ne voulait pas au saint homme autant de mal qu’on le croit. Goûtez-y, mon cher maître. »

Le comte but une gorgée et confirma le dire de l’intendant. Tous deux se mirent à plaisanter de plus belle sur la relique, en déclarant que c’était évidemment la plus jolie de toute la collection, en se souhaitant une cave qui fût entièrement pleine de reliques semblables, et ainsi de suite.

J’écoutais silencieusement tout ce qu’ils disaient, la tête penchée en avant et le regard fixé à terre. Dans ma sombre disposition d’esprit, la jovialité des étrangers m’était une souffrance. Vainement ils insistèrent pour que je goûtasse aussi au vin de saint Antoine ; je refusai fermement et remis la bouteille à sa place, après l’avoir bien bouchée.

Le comte et son intendant quittèrent le cloître, mais une fois assis dans la solitude de ma cellule, je fus obligé de m’avouer que j’éprouvais un certain bien-être, une joyeuse vivacité d’esprit. Il était manifeste que le parfum spiritueux du vin m’avait donné des forces. Aucune trace du mauvais effet dont m’avait parlé Cyrille ; au contraire, une influence bienfaisante se faisait sentir en moi d’une façon surprenante.

Plus je réfléchissais à la légende de saint Antoine, plus fortement résonnaient en mon être les paroles de l’intendant, et plus je devenais sûr que son explication était la bonne. Alors seulement une réflexion brilla en moi comme un éclair : je me dis que le jour malheureux où une vision ennemie m’interrompit d’une façon si tragique dans mon prêche, j’étais moi-même justement en train de présenter la légende comme une allégorie ingénieuse et instructive du saint homme. À cette réflexion une autre se lia, qui bientôt occupa mon esprit à un tel point que toute autre pensée se noyait en elle.

« Cette étonnante boisson, me disais-je, ne pourrait-elle donner de la force à ton esprit, ne pourrait-elle rallumer la flamme éteinte et la faire briller d’une vie nouvelle ? Si ce même parfum qui étourdit le faible Cyrille a sur toi un effet bienfaisant, ne serait-ce pas la révélation d’une parenté mystérieuse de ton esprit avec les forces naturelles cachées dans ce vin ? »

Mais aussitôt que je fus résolu à suivre le conseil des étrangers, alors que déjà j’étais sur le point d’exécuter l’acte, une inexplicable répugnance intérieure m’en empêcha. Prêt même à ouvrir l’armoire, il me semblait voir dans les sculptures la figure effrayante du peintre et je sentais son regard vif et rigide comme la mort me traverser. Alors, secoué d’effroi, de cet effroi violent qu’inspirent les fantômes, je m’enfuis de la chambre des reliques pour me précipiter à l’église et regretter ma curiosité.

Pourtant, toujours et toujours la pensée me poursuivait que seul ce breuvage miraculeux pourrait ranimer mon esprit et lui donner de nouvelles forces. La conduite du prieur et des moines, qui me considéraient comme un malade mental et me traitaient avec bienveillance, mais avec une sorte de ménagement qui m’accablait, cette conduite me plongeait dans le désespoir. Et, comme Léonard m’avait dispensé de tous les exercices ordinaires de piété, pour que je pusse recouvrer la santé, une nuit que le chagrin me torturait et m’empêchait de dormir, je résolus de tout risquer, même ma vie. Je voulais recouvrer ma puissance d’esprit ou mourir.

Je quittai ma couche et, tenant à la main ma lampe que j’avais allumée près de l’image de la Vierge, dans le couloir du cloître, je me glissai, comme un spectre, vers la chambre des reliques. Lorsque je traversai l’église, les images des saints éclairées par la lumière vacillante de ma lampe paraissaient se mouvoir. Il me semblait qu’ils jetaient sur moi des regards de compassion ; je croyais entendre, parmi les sourds mugissements du vent qui pénétrait dans le chœur à travers les carreaux cassés, des voix plaintives me mettant en garde ; je reconnaissais même la voix de ma mère, me criant du lointain : « Mon fils Médard, que vas-tu faire ? Abandonne ta périlleuse entreprise. » Quand je pénétrai dans la chambre des reliques, tout était calme et silencieux. J’ouvris le meuble, je saisis le coffret, la bouteille, et déjà j’avais bu une forte gorgée… Le feu coula dans mes veines et un sentiment ineffable de bien-être m’envahit. Je bus encore une fois, et la joie d’une nouvelle et brillante vie s’alluma en mon âme.

Vite, j’enfermai le coffret vide dans l’armoire et me précipitai dans ma cellule avec la bouteille bienfaisante, que je mis dans mon pupitre. À ce moment-là, mes mains rencontrèrent la petite clef qu’autrefois, pour échapper à la tentation, j’avais détachée du trousseau. Cependant, lorsque les étrangers étaient là, de même que maintenant, j’avais ouvert l’armoire sans elle. J’examinai mon trousseau et, à mon grand étonnement, je vis une clef inconnue dont je m’étais servi alors et aujourd’hui pour ouvrir le meuble, sans remarquer, dans ma distraction, sa présence parmi les autres.

Je tremblais involontairement, mais, dès que j’eus chassé l’image, cause de ce tremblement, d’autres images aux aspects multiples passèrent rapidement dans mon esprit, qui était comme arraché à un profond sommeil. Je n’eus de tranquillité et de repos qu’au moment où pointa joyeusement le jour et où je pus courir au jardin du cloître et m’abandonner à l’action bienfaisante des rayons brûlants et éclatants du soleil qui s’élevait derrière les montagnes.

Léonard et les frères remarquèrent le changement qui s’était opéré en moi. Au lieu d’être renfermé comme d’habitude et de ne dire aucun mot, j’étais gai et plein de vie. Comme si je m’étais trouvé devant les fidèles assemblés, je parlais avec le feu de l’éloquence qui autrefois m’était propre. Je restai seul avec Léonard ; il me considéra longuement ; il semblait qu’il voulait lire en moi. Puis il me dit, en même temps qu’un léger sourire ironique se montrait sur son visage :

« Une vision du ciel aurait-elle apporté à frère Médard de nouvelles forces et le rajeunissement ? »

Je me sentis rougir de honte. Car, au même moment, je me rendis compte de l’indignité et de la pauvreté de mon exaltation produite par une gorgée de vin vieux. J’étais là comme fixé au sol, la tête inclinée, les yeux baissés ; Léonard me laissa à mes méditations.

J’avais eu tort de redouter que la tension d’esprit procurée par le vin absorbé ne durât pas et que lui succédât peut-être, à mon grand chagrin, une plus complète impuissance. Il n’en fut rien. J’éprouvai, au contraire, avec le retour de mes forces, une ardeur juvénile et un désir incessant de revenir à la plus haute sphère d’activité que le cloître pouvait m’offrir.

J’insistai pour recommencer à prêcher à la prochaine fête religieuse, et on me le permit. Une minute avant de monter en chaire, je bus quelques gouttes du vin merveilleux. Jamais je n’avais parlé avec plus de feu et d’onction, jamais je ne m’étais montré plus pénétrant.

Le bruit de mon rétablissement complet fut rapidement connu, et ainsi l’église se remplit à nouveau comme par le passé ; mais plus je gagnais les applaudissements de la foule, plus Léonard devenait froid et réservé à mon égard. Je commençais à le haïr de toute mon âme, car je le croyais en proie à l’envie mesquine et à l’orgueil monacal. Le jour de la Saint-Bernard approchait ; j’étais enflammé du désir de briller devant la princesse dans l’éclat de tout mon talent. Je demandai donc au prieur de faire en sorte qu’il me fût accordé de prêcher ce jour-là au couvent des cisterciennes. Ma prière parut surprendre étrangement Léonard. Il m’avoua sans détour que précisément cette fois-ci il avait eu lui-même l’intention d’y prêcher et que le nécessaire avait été fait à ce sujet. Cependant, rien n’était plus facile que d’exaucer mon désir ; il s’excuserait en prétextant la maladie et m’enverrait à sa place.

Ce fut ce qui se passa. La veille au soir, je rendis visite à la princesse et à ma mère. Mais j’étais si rempli de mon sermon, qui devait atteindre aux plus hautes cimes de l’éloquence, que le plaisir de les revoir en fut beaucoup atténué. La nouvelle s’était répandue en ville que je remplacerais en chaire le prieur indisposé, et cela avait peut-être attiré en plus grand nombre encore le public cultivé. Je n’avais pas pris la moindre note et je m’étais contenté de classer dans ma mémoire les parties de mon discours. Je comptais sur le grand enthousiasme que ne manqueraient pas d’éveiller en moi la solennité de la grand-messe, la vue de la foule pieusement assemblée et la magnifique église elle-même aux voûtes élevées et sonores. Et, en effet, je ne m’étais pas trompé. Mes paroles coulaient comme un torrent de feu. Je développai les images les plus symboliques liées au souvenir de saint Bernard, et j’énonçai les plus pieuses considérations. Tous les regards dirigés sur moi exprimaient l’étonnement et l’admiration des fidèles.

Que j’étais impatient de savoir ce qu’allait dire la princesse ! J’attendais de sa part l’explosion d’une satisfaction extrême ; il me semblait même qu’elle dût me recevoir en éprouvant un sentiment involontaire de vénération, moi, qui, étant enfant, provoquais déjà son étonnement et dont à présent elle ne serait pas sans deviner clairement la mission divine. Lorsque je m’annonçai, elle me fit dire que, subitement indisposée, elle ne pouvait recevoir personne, pas même moi. J’en fus d’autant plus fâché que, d’après mon fol orgueil, l’abbesse, au plus haut degré de l’admiration, devait éprouver le besoin d’entendre encore ma parole onctueuse. Ma mère semblait porter le poids d’un chagrin secret, dont je n’osais pas rechercher la cause, parce qu’un vague sentiment, qu’il m’eût d’ailleurs été impossible d’approfondir, me disait que cette cause était en moi. Elle me remit un billet de la part de la princesse avec la recommandation de ne l’ouvrir qu’au cloître. À peine étais-je dans ma cellule que je lus, à mon grand étonnement, les lignes suivantes :

« Mon fils (car je veux encore te donner ce nom), le sermon que tu as prononcé à l’église de notre cloître m’a plongée dans la tristesse la plus profonde. Tes paroles ne sont pas d’une âme pieuse, entièrement tournée vers le ciel ; ton enthousiasme n’est pas celui qui emporte le croyant sur l’aile des séraphins et lui fait contempler dans un saint ravissement le royaume des cieux. Hélas ! la pompe de ton discours, tes efforts visibles pour ne dire que des choses qui étincellent et frappent m’ont montré que ton but n’était pas d’instruire les fidèles et de les pousser à de pieuses méditations, mais bien plutôt d’obtenir la faveur et la vaine admiration de la foule frivole. Tu as feint des sentiments qui n’étaient pas en toi. Les gestes et les expressions de ton visage, même, étaient visiblement étudiés, comme ceux d’un vaniteux histrion, et tout cela rien que pour de vils applaudissements. L’esprit du mensonge est entré en toi et va causer ta perte, si tu ne fais pas un retour sur toi-même et ne renonces pas au péché. Car ta conduite est un péché, d’autant plus grand qu’en entrant au cloître tu t’es engagé envers le ciel à mener la vie la plus pieuse, à renoncer à toutes les vanités terrestres. Puisse saint Bernard, dans sa longanimité céleste, te pardonner les viles offenses dont tu t’es rendu coupable envers lui par tes paroles mensongères ! Qu’il t’éclaire même et t’aide à retrouver le droit chemin dont tu t’es détourné, séduit par Satan, et qu’il intercède pour le salut de ton âme. Adieu. »

Ces mots de l’abbesse me foudroyèrent ; puis la colère m’enflamma. Rien ne me paraissait plus certain : Léonard, dont les nombreuses allusions à mes discours exprimaient le même sentiment, avait profité de la cagoterie de la princesse pour l’exciter contre moi et contre mes talents oratoires. Je ne pouvais plus le voir sans trembler d’une sourde colère ; plus encore : souvent me venaient à l’esprit des idées ne tendant à rien moins qu’à le supprimer et dont j’avais peur moi-même. Les reproches de l’abbesse et du prieur m’étaient d’autant plus insupportables que, dans le plus profond de mon âme, j’en reconnaissais la vérité ; mais, persistant de plus en plus dans ma conduite, et trouvant des forces en quelques gouttes de la bouteille mystérieuse, je continuai à embellir mes sermons de toutes les fleurs de la rhétorique et à soigneusement étudier mes jeux de physionomie et mes gestes ; de sorte que je gagnais de plus en plus les applaudissements et l’admiration de mes auditeurs.

Le soleil du matin traversait en rayons colorés les verrières du cloître. Assis au confessionnal, j’étais plongé solitaire dans mes pensées. Seuls les pas des frères servants qui nettoyaient l’église résonnaient sous la voûte. Soudain, j’entendis près de moi un frôlement, et j’aperçus une dame grande et svelte, habillée d’une façon étrange. Un voile couvrait sa figure ; elle était entrée par une porte latérale et s’approchait de moi pour se confesser. Ses mouvements avaient une grâce indescriptible.

Elle s’agenouilla. Un profond soupir s’échappa de sa poitrine. Je sentais son haleine brûlante ; avant même qu’elle parlât, j’étais sous l’emprise d’un charme étourdissant. Comment décrire le ton tout à fait particulier de sa voix, qui pénétrait au plus profond du cœur ? Chacune de ses paroles me saisissait l’âme, lorsqu’elle m’avoua qu’elle nourrissait un amour défendu. Cet amour, elle le combattait en vain depuis longtemps ; il était d’autant plus coupable que des chaînes sacrées liaient à jamais l’objet de son amour. Mais dans la folie d’un désespoir sans bornes, elle avait maudit ces chaînes.

Elle s’arrêta. Puis, au milieu d’un flot de larmes, qui étouffaient presque ses mots, elle s’écria :

« Médard ! c’est toi, toi-même, que j’aime d’un amour indicible. »

Comme saisi d’un spasme mortel, tous mes nerfs se mirent à trembler ; j’étais hors de moi ; un sentiment inconnu me déchirait la poitrine. Je voulais la voir, la presser contre mon cœur, mourir de joie et de souffrance ! Pour une minute de cette félicité, j’étais prêt à endurer le martyre éternel de l’enfer ! Elle se taisait, mais j’entendais sa respiration profonde. Dans une sorte de désespoir sauvage, je ramassai violemment mes forces. Ce que je lui dis, je ne le sais plus ; mais je la vis se lever et s’éloigner, tandis que moi, mon mouchoir pressé sur les yeux, je restai assis dans le confessionnal, comme paralysé et ayant perdu tout contrôle sur moi-même. Heureusement, personne n’entra plus dans l’église, et je pus, sans être remarqué, me retirer dans ma cellule. Comme tout alors m’apparut sous un autre jour ! Que mes aspirations étaient folles et insipides ! Je n’avais pas vu le visage de l’inconnue, et cependant il vivait en moi et me regardait avec des yeux ravissants et d’un bleu sombre, où perlaient des larmes, qui tombaient dans mon cœur comme un feu dévorant, y allumant une flamme que ne pouvaient étouffer ni prière ni pénitence. J’avais même essayé de l’éteindre, en me flagellant jusqu’au sang avec la corde à nœuds ; je voulais éviter la damnation éternelle qui me menaçait, car, souvent, ce feu allumé par l’étrangère éveillait maintenant en moi les désirs les plus coupables qui m’étaient jusqu’alors restés inconnus ; mais je n’arrivais pas à m’affranchir de ce tourment voluptueux.

Un autel de notre église était consacré à sainte Rosalie ; on y voyait peinte son image magnifique, au moment où elle endure le martyre. C’était ma bien-aimée, je la reconnaissais ; son costume même ressemblait tout à fait à celui de l’inconnue. Je restais là des heures entières, comme en proie à une folie funeste, agenouillé sur les marches de l’autel, poussant d’affreux hurlements de désespoir, au point que les moines en étaient effrayés et s’éloignaient de moi tout craintifs. Lorsque j’étais plus calme, j’allais et venais à pas précipités dans le jardin du cloître ; je voyais l’inconnue marcher dans les lointains embaumés ; elle surgissait des buissons et des sources, elle planait sur la prairie émaillée de fleurs. Elle partout, toujours elle ! Je maudissais mon vœu, je maudissais l’existence. Je voulais aller par le monde, ne pas m’arrêter avant de l’avoir retrouvée, et la gagner, fût-ce en risquant le salut de mon âme.

Je parvins enfin à modérer les transports d’une folie que les frères et le prieur ne comprenaient pas. Je pus paraître plus calme, mais la flamme funeste me rongeait toujours plus profondément. Je n’avais plus ni repos ni sommeil. Poursuivi par le souvenir de l’inconnue, je me retournais sans cesse sur ma dure couche et j’invoquais l’assistance des saints, non pas pour échapper à l’image trompeuse et séductrice qui flottait autour de moi, non pas pour préserver mon âme de la damnation éternelle, non ! mais pour avoir cette femme, pour être délié de mon serment, pour obtenir la liberté de me jeter dans l’abîme du péché. Finalement, ce fut une chose arrêtée en moi : pour faire cesser mon tourment, je fuirais le cloître. Car il me semblait seulement nécessaire d’être délivré de mes vœux pour tenir cette femme dans mes bras et apaiser les désirs qui me consumaient. Je décidai, une fois que je me serais rendu méconnaissable en me faisant couper les cheveux et en endossant des habits civils, de parcourir la ville en tous sens jusqu’à ce que je la rencontre. Je ne réfléchissais pas à la difficulté, à l’impossibilité même de réaliser ce projet ; je ne me rendais pas compte que, dénué d’argent, je ne pourrais peut-être pas vivre vingt-quatre heures en dehors du cloître.

Le dernier jour que je voulais y passer était enfin arrivé. Un hasard heureux m’avait procuré des habits bourgeois convenables ; la nuit, je quitterais le cloître pour n’y jamais plus revenir. Déjà le soir était arrivé, quand le prieur me fit demander tout à fait inopinément. Je fus saisi d’un tremblement, car je ne doutais pas que mon projet ne fût découvert. Léonard me reçut avec une gravité inaccoutumée, en faisant montre d’une dignité imposante même, devant laquelle je ne pus m’empêcher de tressaillir.

« Frère Médard, me dit-il, ta conduite insensée – que je considère seulement comme un plus fort déchaînement de cette exaltation de l’esprit qui s’est manifestée en toi et qui n’est peut-être plus, depuis longtemps, le résultat de mobiles très purs –, ta conduite trouble le calme de notre vie commune ; elle exerce une action destructrice sur la gaieté et la cordialité que j’ai toujours regardées comme la preuve d’une vie pieuse et tranquille et que je me suis toujours efforcé de conserver parmi nos frères. Peut-être un événement fatal dont tu as été victime en est-il la cause ? Tu aurais pu trouver la consolation auprès de moi, auprès de ton ami paternel, à qui il t’était possible sûrement de tout confier ; mais tu t’es tu. Je désire à présent d’autant moins pénétrer ton secret qu’il pourrait me ravir une partie de mon repos. Souvent, et principalement près de l’autel de sainte Rosalie, tu as scandalisé abominablement non seulement les frères, mais encore des étrangers qui se trouvaient par hasard dans l’église, par des propos choquants et terribles, que semblait t’arracher la folie. Je pourrais te punir comme on punit durement au cloître ; je ne le ferai pas cependant, car peut-être une force ennemie – le démon lui-même, auquel tu n’as pas suffisamment résisté – est-elle cause de ton égarement. C’est pourquoi je te recommande seulement de prier énergiquement et de te soumettre à une pénitence courageuse. Médard, je lis clairement en ton âme, tu veux quitter le couvent. »

Léonard me considérait d’un œil perçant, et je ne pouvais pas supporter son regard ; je me jetai en sanglotant dans la poussière, conscient de ma faute.

« Je te comprends, continua Léonard, et je crois même que le monde, si tu y conserves ta piété, te guérira mieux que la solitude d’ici. Une occasion se présente ; il faut que le cloître envoie un de ses frères à Rome : c’est toi que j’ai choisi, et demain déjà, muni des pouvoirs et des instructions nécessaires, tu pourras te mettre en route. Tu conviens d’autant plus à cette mission que tu es encore jeune, et que tu ne manques pas d’activité, ni d’adresse en affaires, et que tu connais parfaitement l’italien. Retire-toi dans ta cellule, prie avec ferveur pour le salut de ton âme, je veux en faire autant de mon côté ; toutefois, évite toutes les mortifications qui ne pourraient que t’affaiblir et te rendre impropre au voyage. Je t’attendrai dans cette pièce au point du jour. »

Ces paroles du vénérable Léonard m’éclairèrent comme un rayon céleste. Je l’avais haï, mais à présent cet amour qui, tout au début, m’avait attaché à lui, me pénétrait de douleur et de joie. Je versais des larmes brûlantes, je pressais ses mains contre mes lèvres. Il m’embrassa et il me sembla qu’il connaissait mes pensées les plus secrètes et me donnait la liberté de céder à la destinée qui était mienne et qui pouvait, après quelques minutes de félicité, causer ma perte éternelle.

Maintenant la fuite était devenue inutile ; il m’était permis de quitter le cloître – et elle… elle sans laquelle il n’y avait pour moi ici-bas ni repos ni salut, je pouvais me mettre à sa recherche sans relâche jusqu’à ce que je l’eusse retrouvée ! Le voyage à Rome, la mission que je devais remplir là-bas me semblaient inventés par Léonard pour me permettre de quitter le couvent d’une façon convenable.

Je passai la nuit à prier et à faire mes préparatifs pour le voyage, je versai dans un flacon d’osier ce qui restait du vin mystérieux, afin d’y recourir en cas de besoin, et je remis dans le coffret la bouteille qui avait contenu l’élixir. Je ne fus pas médiocrement étonné lorsque je me rendis compte, d’après les instructions détaillées du prieur, que ma mission à Rome était fondée et que l’affaire exigeant là-bas la présence d’un frère muni de pleins pouvoirs avait une très grande importance en soi. J’en fus réellement affligé, car j’avais pensé pouvoir, dès mes premiers pas hors du cloître, jouir sans retenue de ma liberté. Mais la pensée de l’inconnue me donna du courage et je décidai de ne pas m’écarter de mes plans.

Les frères s’assemblèrent, et je me sentis gagné par une profonde mélancolie en prenant congé d’eux et surtout de Léonard. Enfin, la porte du cloître se referma derrière moi. J’étais équipé pour ce vaste voyage, ce voyage en liberté.

2

L’entrée dans le monde


Le cloître était à mes pieds, dans la vallée, enveloppé d’une vapeur bleue. La fraîche brise matinale se levait et m’apportait à travers les airs les pieux cantiques des frères. Involontairement, je les accompagnais. Le soleil flambant montait derrière la ville et lançait sur les arbres ses gerbes d’or étincelantes ; les gouttes de rosée, brillantes comme des diamants, tombaient dans un murmure joyeux sur mille insectes aux mille couleurs qui se mettaient à voler et à bourdonner. Les oiseaux s’éveillaient et voletaient dans la forêt, chantaient et poussaient des cris d’allégresse, en joignant leurs becs de plaisir et de bonheur.

Une troupe de jeunes paysans et paysannes, en habit de fête, gravissait la montagne.

« Loué soit Jésus-Christ ! me crièrent-ils en passant près de moi.

– Dans l’éternité ! » leur répondis-je.

Il me semblait que j’entrais dans une vie nouvelle, faite de joie et de gaieté, peuplée d’apparitions charmantes, qui, en foule, se pressaient autour de moi. Jamais je ne m’étais senti aussi dispos ; je croyais être un autre homme. Et, animé de forces nouvellement éveillées, plein d’enthousiasme, je descendis rapidement la montagne, sous les ombrages de la forêt. À un paysan rencontré sur ma route, je demandai des explications sur l’endroit que mon itinéraire désignait comme étant le premier où je m’arrêterais. Il me décrivit exactement un raccourci, très proche de là, qui, s’écartant de la grand-route, s’avançait à travers la montagne. J’avais déjà fait un assez long chemin dans la solitude, lorsque mes pensées revinrent à l’inconnue et au plan fantastique que j’avais conçu pour la revoir. Mais son image m’apparaissait comme effacée par un pouvoir ignoré, de sorte que je la reconnaissais à peine à travers ses traits pâles et défigurés. Et plus je m’efforçais de fixer en mon esprit l’apparition, plus elle s’évanouissait dans le brouillard. Seule ma folle conduite au cloître après cette mystérieuse aventure restait nette devant mes yeux. Je ne comprenais pas à présent la longanimité avec laquelle le prieur avait tout supporté, ni pourquoi, au lieu de me punir comme je l’eusse mérité, il m’avait envoyé dans le monde. Bientôt, je fus convaincu que la femme inconnue n’était qu’une vision, et au lieu de voir dans cette image séductrice et funeste, comme je l’avais fait autrefois, l’intervention du Diable ne cessant de me poursuivre, je me dis que c’était là tout simplement l’illusion d’une imagination surexcitée comme l’était la mienne. Ce qui me poussait à le croire, c’était que l’étrangère m’était apparue tout à fait dans le costume de sainte Rosalie ; et sans aucun doute, la peinture vivante de cette sainte, que je pouvais voir de mon confessionnal, quoique de très loin et de biais, avait joué un grand rôle dans l’histoire.

J’admirai profondément la sagesse du prieur, qui avait trouvé le véritable moyen de combattre ma maladie ; car, si j’étais resté enfermé dans les murs du cloître, toujours entouré des mêmes objets, cette vision, qui occupait sans cesse mon esprit et me rongeait intérieurement, à laquelle la solitude ne faisait que donner des couleurs plus vives et plus osées, m’eût conduit fatalement à la folie. J’admettais de plus en plus l’idée que j’avais été le jouet d’un songe, et je pouvais à peine me contenir de rire de moi-même. Je me raillais intérieurement, avec une frivolité qui ne m’était pas naturelle, d’avoir pensé qu’une sainte était amoureuse de moi et aussi de m’être, un jour, cru saint Antoine.

Il y avait déjà plusieurs jours que je marchais dans la montagne, entre des rochers d’une hauteur effrayante surplombant d’étroits sentiers, au pied desquels mugissaient de rapides torrents. Le chemin devenait de plus en plus pénible et sauvage. Il était midi, le soleil brûlait ma tête nue, j’étais accablé de soif, mais aucune source ne se voyait dans le voisinage et il ne me fallait pas penser atteindre encore le village que je devais trouver sur ma route. Complètement épuisé, je m’assis sur un quartier de roche et là je ne pus m’empêcher de boire une gorgée à la bouteille d’osier, bien que je voulusse ménager le plus possible l’étrange breuvage. Une force nouvelle enflamma mes veines. Rafraîchi et reposé, je me remis en marche. La forêt de sapins s’épaississait toujours ; un bruit se fit entendre derrière un fourré, suivi bientôt du hennissement bruyant d’un cheval attaché là. J’avançai encore quelques pas et je m’arrêtai alors, presque glacé de terreur en me voyant au bord d’un abîme terrible et creusé à pic, dans lequel un torrent, se faufilant à travers des rochers escarpés et pointus, se précipitait en sifflant et en mugissant. Déjà, de loin, j’avais entendu son bruit, semblable au tonnerre. Et tout contre la cascade, était assis, sur une pierre surplombant ces profondeurs, un jeune homme en uniforme. Son chapeau orné d’un panache, son épée et un portefeuille se trouvaient à côté de lui. Il était vraisemblablement endormi, et son corps, suspendu au-dessus de l’abîme, semblait toujours plus près d’y rouler. Sa chute était inévitable. Je me hasardai à m’avancer et, en même temps que je voulais l’empoigner et le retenir, je lui criai bien haut :

« Pour l’amour de Jésus, monsieur, réveillez-vous ! »

Dès que je l’eus touché, il se réveilla en sursaut, mais, au même moment, perdant l’équilibre, il tomba dans l’abîme, et, rejeté de roche en roche, il s’y fracassa les os. Son cri lamentable et déchirant résonna dans ces profondeurs insondables, desquelles montait seulement un sourd gémissement, qui ensuite s’éteignit aussi. J’étais là, immobilisé de terreur et d’effroi. Enfin, je pris l’épée, le chapeau et le portefeuille et je m’apprêtai à fuir rapidement ce lieu de malheur. Soudain, un jeune homme en costume de chasseur surgit de la forêt de sapins. Il s’avança au-devant de moi, me regarda tout d’abord fixement dans le visage, puis il se mit à rire d’une façon si excessive qu’un frisson glacé me parcourut le corps.

« Mon cher comte, dit enfin le jeune homme, le déguisement est complet et magnifique ; si madame n’en avait pas été instruite tout d’abord, en vérité, elle ne reconnaîtrait pas l’élu de son cœur. Mais qu’avez-vous fait de l’uniforme ?

– Je l’ai jeté dans le précipice », répondit une voix sourde et caverneuse, car ce n’était pas moi, à proprement parler, qui prononçais ces paroles ; elles s’étaient échappées de mes lèvres sans que je le voulusse.

J’étais là, absorbé, les yeux fixés sur l’abîme, regardant si le cadavre sanglant du comte n’allait pas en sortir et se dresser menaçant devant moi. Il me semblait l’avoir assassiné. J’avais toujours en main l’épée, le chapeau et le portefeuille, que je serrais convulsivement.

Soudain, le jeune homme reprit la parole :

« Monsieur, dit-il, je vais descendre à cheval le chemin qui conduit au bourg ; je me cacherai dans la première maison à gauche, après avoir passé les portes ; quant à vous, allez directement au château, où déjà l’on vous attend. J’emporte le chapeau et l’épée. »

Je lui tendis l’un et l’autre.

« Et maintenant, adieu, monsieur le comte, je vous souhaite beaucoup de bonheur là-bas ! »

Le jeune homme disparut dans les taillis en sifflant et en chantant. Je l’entendis détacher le cheval et s’éloigner. Lorsque je revins de ma stupeur et que je réfléchis à tout ce qui venait de se passer, je dus bien m’avouer que j’avais été le jouet du hasard, qui me mettait tout d’un coup dans la plus singulière des positions. Nul doute, pour moi, qu’une grande ressemblance de traits et d’aspect avec le malheureux comte tombé dans l’abîme avait abusé le chasseur, et que le noble seigneur devait précisément avoir choisi le costume de capucin comme déguisement dans une aventure quelconque qui allait se dérouler au château voisin. La mort l’avait surpris et au même moment une fatalité étrange m’avait fait prendre sa place.

L’impulsion irrésistible que je sentis alors en moi et qui semblait vouloir, comme cette fatalité, que je jouasse le rôle du comte, triompha de toute hésitation et fit taire la voix intérieure qui m’accusait de meurtre et d’impudence. J’ouvris le portefeuille que j’avais gardé. Il contenait des lettres et des traites pour une somme considérable. Je voulus examiner en détail tous les papiers, lire les lettres, pour connaître les relations du comte, mais l’inquiétude de mon âme et le bouillonnement de mille idées qui se succédaient rapidement en mon cerveau ne me le permirent pas.

Je m’arrêtai après avoir fait quelques pas et m’assis sur un pan de roche. Je désirais retrouver une plus grande tranquillité d’esprit. Je voyais le danger qu’il y avait à me hasarder, sans préparation aucune, dans un milieu étranger. Alors des cors firent retentir la forêt de leurs joyeuses sonorités ; des cris d’allégresse poussés par de nombreuses voix s’approchaient de plus en plus. Mon cœur se mit à battre avec violence ; je ne pouvais plus respirer. J’allais donc entrer dans un monde nouveau, dans une vie nouvelle ! J’obliquai par un étroit sentier, qui me conduisit au bas d’un versant rapide ; lorsque je débouchai des fourrés, un château d’une belle architecture s’offrit à ma vue dans le fond de la vallée. C’était là que devait se dérouler l’aventure du comte ; je m’y lançai audacieusement. Bientôt je fus dans les allées du parc qui entourait le manoir ; j’aperçus alors, dans un sombre chemin latéral, deux hommes qui se promenaient ; l’un d’eux portait l’habit de prêtre. Ils s’avançaient de mon côté sans m’apercevoir et passèrent près de moi, tout absorbés par leur conversation. Le prêtre était jeune ; sur son beau visage d’une pâleur mortelle on voyait l’empreinte d’un chagrin profond et dévorant ; l’autre, vêtu simplement mais décemment, semblait d’un âge avancé. Ils s’assirent sur un banc de pierre en me tournant le dos ; je pouvais entendre tout leur entretien.

« Hermogène, disait le vieillard, par votre silence obstiné, vous plongez votre famille dans le désespoir ; votre sombre mélancolie croît chaque jour ; la force de votre jeunesse est brisée, sa fleur se flétrit ; en décidant de prendre l’état ecclésiastique, vous détruisez tous les espoirs, tous les désirs de votre père. Mais ces espoirs, il consentirait à les abandonner, s’il avait vu dans votre décision l’aboutissement d’une vocation véritable, d’un penchant irrésistible à la solitude qui se seraient révélés en vous dès votre enfance ; car alors il n’oserait pas résister à la destinée. Le changement subit et total qui s’est opéré en vous prouve, au contraire, trop clairement qu’un événement, que vous persistez à nous tenir caché, vous a ébranlé d’une façon terrible et continue à avoir sur vous un effet désastreux. Naguère vous étiez un adolescent gai et confiant, animé de la joie de vivre. Que s’est-il passé pour que vous vous détachiez pareillement de l’humanité ; pour que vous désespériez de trouver la consolation en épanchant vos douleurs dans le sein d’un ami ? Vous vous taisez, vous regardez devant vous, vous soupirez, Hermogène ! Naguère vous manifestiez une tendresse extraordinaire pour votre père ; s’il vous est aujourd’hui impossible de lui ouvrir votre cœur, cessez tout au moins de le tourmenter en lui épargnant la vue de cet habit, qui est pour lui le signe d’une décision terrible. Hermogène, je vous en conjure, quittez ce maudit vêtement. Croyez m’en, les choses de ce genre cachent une force mystérieuse. Vous ne vous offenserez pas, car je crois être entièrement compris de vous ; je pense en ce moment à nos comédiens, d’une façon tout à fait objective, certes. Souvent, lorsqu’ils sont affublés du costume d’un personnage, ils se sentent animés d’un esprit qui leur est étranger, et c’est ainsi qu’ils se pénètrent plus facilement du caractère de leur rôle. Permettez-moi, en donnant libre cours à ma nature, de vous parler de cette affaire plus gaiement qu’il ne le conviendrait sans doute. Ne pensez-vous pas que, si cette longue soutane ne forçait plus vos pas à une sombre gravité, votre démarche redeviendrait vive et gaie, et que vous courriez, que vous sauteriez même comme auparavant ? Vos brillantes épaulettes de naguère rendraient à vos joues pâles l’éclat de la jeunesse, et le cliquetis de vos éperons résonnerait comme une musique à l’oreille de votre coursier fringant qui, hennissant et bondissant de joie à votre approche, tendrait la nuque à son maître bien-aimé. Allons, baron, jetez cet habit noir, qui ne vous convient pas ! Faut-il que Frédéric aille chercher votre uniforme ? »

Le vieillard se leva et voulut s’en aller ; mais le jeune homme se jeta dans ses bras.

« Ah ! mon bon Reinhold, s’écria-t-il d’une voix languissante, vous me causez une souffrance indicible ; plus vous vous efforcez de faire vibrer en mon cœur les cordes qui jadis retentissaient si harmonieusement, plus je sens peser sur moi la main de fer du destin qui m’écrase ; de sorte que mon âme, tel un luth brisé, ne rend plus que des sons discordants.

– Il vous le semble, mon cher baron, interrompit le vieillard. Vous parlez d’un sort affreux qui vous frappe et vous persistez à ne pas donner d’explications. Qu’importe, d’ailleurs ? Un jeune homme comme vous, armé d’une grande force de caractère et possédant le feu de la jeunesse, doit pouvoir se cuirasser contre la main de fer de la destinée ; il doit même, comme guidé par une lumière divine, s’insurger contre son sort, et, ayant éveillé et allumé en lui cette supériorité, s’élever au-dessus des tourments de notre misérable vie. Je me demande, baron, quelle force du destin serait en état d’abattre cette puissante volonté. »

Hermogène recula d’un pas, et, comme sous l’empire d’une colère contenue, il fixa le vieillard d’un regard sombre et brûlant, qui avait quelque chose d’effrayant. Puis il s’écria, d’une voix sourde et caverneuse :

« Eh bien ! apprenez donc que je suis moi-même la destinée qui m’écrase, qu’un crime horrible pèse sur moi, un forfait honteux que j’expie dans la souffrance et le désespoir. C’est pourquoi, je vous prie, ayez pitié de moi ; veuillez implorer mon père de me laisser m’enfermer dans la solitude du cloître.

– Baron, interrompit le vieillard, vous êtes dans une disposition d’esprit qui est le propre d’une âme en plein chaos ; vous ne partirez pas, il ne faut absolument pas que vous vous en alliez. Dans quelques jours, la baronne sera là avec Aurélie, il faut que vous les voyiez. »

Alors, le jeune homme se mit à rire, d’un rire épouvantablement railleur, et, d’une voix qui me pénétra jusqu’au cœur, il s’écria :

« Il faut, il faut que je reste ? Oui vraiment, mon vieil ami, tu as raison, je dois rester, et ma pénitence sera plus terrible ici qu’entre de sombres murs. »

Ce disant, il s’élança à travers le fourré, laissant là le vieillard, qui, la tête appuyée contre sa main, semblait complètement abandonné à sa douleur.

« Jésus soit loué ! » dis-je en m’avançant vers lui.

Il fut pris d’un tressaillement et me regarda tout étonné ; pourtant, mon apparition sembla bientôt lui rappeler quelque chose et il me dit :

« Ah ! c’est certainement vous, mon révérend, dont la baronne, il y a quelque temps déjà, nous a annoncé l’arrivée et qui venez apporter la consolation à une famille plongée dans le désespoir ? »

Je répondis affirmativement. Reinhold retrouva bientôt la gaieté qui semblait être le propre de son caractère ; nous traversâmes un joli parc et atteignîmes finalement un bosquet tout proche du château et d’où une perspective admirable s’ouvrait sur les montagnes. À l’appel de mon compagnon accourut un domestique, qui justement se montrait sous le portail. Peu après, l’on nous servit un déjeuner somptueux.

Pendant que nous choquions nos verres, je crus voir que Reinhold me considérait avec une attention toujours croissante, comme s’il se fût efforcé de ramener dans sa mémoire un souvenir effacé. Enfin, il s’écria :

« Mon Dieu ! Mais, mon révérend, à moins que je ne m’abuse complètement, vous êtes le frère Médard du couvent des capucins de B… Mais comment cela serait-il possible ? Et pourtant c’est vous, c’est certainement vous ! Mais dites-moi donc si je ne me trompe pas ? »

À ces mots de Reinhold, je me mis à trembler comme si la foudre venait de m’atteindre. Je me vis démasqué, découvert, accusé de meurtre. Le désespoir me donna des forces, car il y allait de la vie ou de la mort.

« Oui, lui répondis-je, je suis bien le frère Médard du couvent des capucins de B… Et je me rends à Rome, chargé d’une mission par le cloître. »

Ceci fut prononcé avec tout le calme et tout le sang-froid que je pus feindre.

« C’est donc peut-être par l’effet du hasard que vous êtes ici, et sans doute après vous être égaré de la grand-route. Ou bien comment se fait-il que la baronne vous connaisse et vous ai fait venir ici ? »

Sans réfléchir, je répétai aveuglément ce que semblait me souffler intérieurement une voix étrangère et je dis :

« En voyage, j’ai fait la connaissance du confesseur de la baronne ; c’est lui qui m’a prié de remplir sa charge au château.

– C’est vrai, dit subitement Reinhold. C’est, en effet, ce qu’a écrit la baronne. Eh bien ! alors, remercions le ciel qui a conduit vos pas ici pour le bonheur de cette maison ; remercions-le qu’un homme pieux et honnête comme vous ait consenti à retarder son voyage pour faire le bien. Je me trouvai, par hasard, à B…, il y a quelques années, et il me fut donné d’entendre les paroles pleines d’onction que, dans un enthousiasme vraiment divin, vous laissiez tomber du haut de la chaire. Plein de confiance en votre piété, en la véritable vocation qui est en vous de lutter avec un zèle ardent pour le salut des âmes égarées et dans l’éloquence puissante, magnifique et profondément inspirée qui vous est propre, j’espère que vous accomplirez ce qu’aucun de nous n’a pu faire. Je suis heureux de vous avoir rencontré avant que vous n’ayez parlé avec le baron. J’en profiterai pour vous mettre au courant des affaires de la famille, et soyez assuré, mon révérend, que je serai aussi franc qu’il convient de l’être avec un saint homme comme vous, que le ciel lui-même semble nous avoir envoyé pour notre consolation. Sans doute, pour que vos efforts soient dirigés vers le but voulu et obtiennent l’effet désiré, vais-je être obligé de vous entretenir de certaines choses sur lesquelles j’aurais voulu garder le silence. Mais, d’ailleurs, j’aurai fini en peu de mots.

« J’ai été élevé avec le baron ; la conformité de nos caractères nous rendit frères et supprima la cloison que notre naissance avait naguère élevée entre nous. Je ne le quittai jamais. Lorsque, tous deux en même temps, nous eûmes achevé nos études universitaires et qu’il entra en possession des biens laissés par son père en mourant, et qui sont ici dans la montagne, je devins son intendant. Je demeurai son meilleur ami et son frère, et, à ce titre, je fus initié aux secrets les plus profonds de sa maison. Son père avait désiré le lier par le mariage à la famille d’un de ses amis ; il accomplit sa volonté avec d’autant plus de plaisir que la fiancée qu’on lui destinait était un être admirable, richement doué par la nature, et qu’il se sentait irrésistiblement attiré vers elle. Rarement la volonté d’un père s’accorda aussi bien avec la destinée, car les enfants semblaient en tous points faits l’un pour l’autre. Hermogène et Aurélie furent les fruits de cet heureux mariage. Nous passions ordinairement l’hiver au chef-lieu voisin, mais la baronne était tombée malade après la naissance d’Aurélie, et son état nécessitant continuellement l’assistance de médecins experts, cette année-là, nous y restâmes aussi l’été. Elle mourut alors qu’une amélioration apparente causée par l’approche du printemps remplissait le baron des plus joyeux espoirs. Nous nous réfugiâmes à la campagne et le temps seul put calmer le profond chagrin qui dévorait mon ami. Hermogène devint un charmant jeune homme ; Aurélie ressemblait chaque jour de plus en plus à sa mère. Donner une éducation soignée aux enfants était notre tâche quotidienne et notre joie. Hermogène montrait un penchant prononcé pour l’état militaire ; son père fut obligé de l’envoyer au chef-lieu, où il commença sa carrière, sous les auspices du gouverneur, qui était un vieil ami du baron.

« Il y a trois ans seulement que le baron a recommencé de passer l’hiver au chef-lieu, où Aurélie et moi nous l’accompagnions. Il l’a fait en partie pour être plus près de son fils pendant quelques mois de l’année, en partie aussi pour revoir ses amis, qui ne cessaient de l’y engager. L’apparition au chef-lieu de la nièce du gouverneur, qui venait de la résidence, faisait alors sensation. Elle n’avait plus de parents et s’était mise sous la protection de son oncle, bien qu’elle occupât à elle seule une des ailes du palais, fît maison à part et eût pris l’habitude de grouper le beau monde autour d’elle. Sans vous décrire Euphémie de plus près, ce qui serait d’autant plus inutile que vous allez bientôt la voir vous-même, je me contenterai de vous dire, mon révérend, que tous ses gestes, toutes ses paroles étaient animés d’une grâce indicible, qui rendait irrésistible le charme de sa beauté distinguée. Partout où elle se montrait, elle éveillait une vie nouvelle et se voyait honorée d’hommages brûlants et enthousiastes. Elle arrivait même à enflammer les hommes les plus frivoles ou les plus froids ; de sorte que ceux-ci, comme sous l’effet d’une inspiration, s’élevaient au-dessus de leur mesquinerie quotidienne et, ravis, goûtaient jusqu’à l’ivresse les délices d’une vie supérieure, qui leur était jusqu’alors restée inconnue. Naturellement, elle ne manquait pas d’adorateurs, qui chaque jour imploraient leur divinité avec ferveur. Mais jamais on n’eût pu dire avec certitude qu’elle préférait celui-ci ou celui-là. Au contraire, grâce à une ironie espiègle qui, loin d’offenser, stimulait et excitait, comme de très fortes épices, elle savait s’attacher indissolublement tous ses soupirants ; tous, sous l’empire d’un charme puissant, s’agitaient gaiement et joyeusement dans le même cercle magique. Cette Circé avait fait sur le baron une impression étonnante. De son côté, dès qu’elle le voyait, elle était à son égard d’une prévenance qui semblait provenir d’un respect plein de candeur. À chaque conversation qu’ils avaient ensemble, elle affirmait des qualités d’esprit extraordinaires et une profondeur de sentiment qu’il avait rarement trouvées chez d’autres femmes. Elle rechercha et obtint l’amitié d’Aurélie, en se montrant envers elle d’une tendresse inexprimable ; elle en prit soin avec tant de chaleur qu’elle ne dédaignait même pas de s’occuper des plus petits détails de sa toilette. Elle avait pour elle les soins d’une mère. Elle savait, en brillante société, corriger l’inexpérience de la jeune fille, avec un tact si parfait que son aide, loin d’être remarquée, ne servait qu’à faire ressortir l’intelligence naturelle et le sentiment juste et profond d’Aurélie, de sorte que bientôt la jeune fille fut honorée des plus hautes marques d’estime.

« Le baron se répandait, à chaque occasion, en louanges sur Euphémie, et c’est à ce sujet que, pour la première fois peut-être de notre vie, nous fûmes d’une opinion tout à fait différente. Je gardais ordinairement, en société, le rôle muet et attentif d’observateur, plutôt que d’entrer dans le vif des confidences et des entretiens. Euphémie, qui, dans son habitude de n’oublier personne, avait de temps en temps échangé avec moi quelques paroles aimables, m’était apparue comme un être extrêmement étonnant et je l’avais étudiée très attentivement. Je reconnaissais bien qu’elle était la plus belle, la plus charmante des femmes et que sa conversation était étincelante d’esprit et d’âme et, cependant j’éprouvais pour elle une aversion tout à fait inexplicable. Je ne pouvais même pas réprimer une certaine inquiétude qui me saisissait aussitôt qu’elle me regardait ou qu’elle commençait à me parler. Ses yeux, d’où jaillissaient des éclairs lorsqu’elle croyait n’être pas vue, brillaient d’un feu tout à fait étrange et qui avait quelque chose de funeste. Sur sa bouche, d’ailleurs aux contours délicats, se jouait une ironie méchante qui était souvent la marque la plus visible d’un dédain perfide. Il m’arrivait alors d’être pris d’un tremblement intérieur. Le fait qu’elle regardait souvent ainsi Hermogène me donna la certitude que derrière ce beau masque étaient cachées bien des choses que personne ne soupçonnait. Je ne pouvais, il est vrai, opposer aux louanges démesurées du baron que mes observations physionomiques, auxquelles il n’accordait pas la moindre valeur. Bien plus, il voyait dans l’aversion secrète que j’avais pour Euphémie une idiosyncrasie tout à fait remarquable. Il me confia que la jeune femme était vraisemblablement appelée à entrer dans la famille et qu’il allait faire tout ce qui dépendrait de lui pour l’unir plus tard à Hermogène. Celui-ci entra dans la pièce au moment où nous en parlions très sérieusement et où je tendais à justifier mon opinion sur Euphémie, en faisant valoir toutes les raisons possibles. Le baron, habitué à agir toujours rapidement et ouvertement, lui fit part sur-le-champ de ses plans et de ses désirs concernant Euphémie. Hermogène écouta avec calme tout ce que le baron lui dit à ce sujet et à la louange extrêmement enthousiaste de cette demoiselle. Lorsque ce discours élogieux fut terminé, Hermogène répondit qu’il ne se sentait pas le moins du monde attiré vers Euphémie, qu’il ne pourrait jamais l’aimer, et il pria affectueusement son père de renoncer au projet qu’il avait formé. Le baron fut consterné de voir ainsi s’effondrer, à la première ouverture, le plan qu’il caressait. Cependant, il s’efforça d’autant moins de faire pression sur son fils qu’il ne connaissait même pas les sentiments d’Euphémie à ce sujet. Bientôt, cédant à sa gaieté et à sa bonne humeur habituelles, il se mit à plaisanter sur sa malheureuse tentative. Il pensait que son fils partageait l’idiosyncrasie dont j’étais affligé, bien qu’il ne comprît pas comment, chez une femme aussi jolie et intéressante, il pût y avoir quelque chose d’antipathique.

« Naturellement, sa conduite envers Euphémie ne varia pas. Il était tellement habitué à elle qu’il ne pouvait passer un jour sans la voir. Une fois, qu’il était tout à fait gai et de bonne humeur, il lui dit en plaisantant qu’il n’y avait qu’un seul homme dans toute la société qui ne fût pas épris d’elle, et cet homme c’était Hermogène. Et il lui avoua qu’il avait de tout cœur désiré l’unir à elle, mais qu’il s’était heurté à un refus opiniâtre. Euphémie alors déclara que, si l’établissement de relations plus étroites avec le baron lui semblait désirable, ce n’était pas par l’intermédiaire d’Hermogène qu’elle le souhaitait, car il était trop sérieux et trop renfermé pour elle. À partir du moment où eut lieu cette conversation, que le baron me raconta aussitôt, les attentions d’Euphémie pour lui et pour Aurélie redoublèrent ; par de légères allusions même, elle fit entendre au baron qu’une union avec lui correspondrait à l’idéal qu’elle s’était fait d’un mariage heureux. Tout ce qu’on pouvait lui opposer concernant la différence d’âge, elle savait le réfuter de la façon la plus persuasive. Et, en tout, elle poursuivait ainsi son chemin pas à pas, si tranquillement, avec tant de finesse et d’adresse, que le baron en arrivait à croire que toutes les idées, tous les désirs que lui insufflait en quelque sorte Euphémie venaient de lui. Plein de force et de vie comme il l’était, une passion de jeune homme ne tarda pas à brûler en lui. Il était trop tard pour que je pusse arrêter cette fougue amoureuse. Peu de temps après, au grand étonnement de tout le monde, Euphémie devenait la femme du baron. Il me sembla que le fantôme menaçant et terrible qui, de loin, avait jeté en moi l’inquiétude, venait de mettre le pied dans ma vie et que je devais veiller, me tenir soigneusement sur mes gardes, dans l’intérêt de mon ami et aussi dans le mien.

« Hermogène apprit le mariage de son père avec une froide indifférence. Aurélie, la chère enfant, remplie d’appréhensions, fondit en larmes. Peu après le mariage, Euphémie désira se retirer dans les montagnes. Elle y vint et je suis forcé d’avouer que sa conduite ne changea pas, qu’elle conserva sa grande amabilité ordinaire. Involontairement, elle provoquait en moi l’admiration. Deux années s’écoulèrent ainsi dans le calme et la joie complète. Chaque hiver nous revînmes habiter la ville et là aussi la baronne manifesta un tel respect pour son mari, fit montre de tant d’attentions à son égard, allant jusqu’à prévenir ses moindres désirs, qu’elle imposa silence à l’envie empoisonnée. Aucun des jeunes gens qui avaient rêvé de donner libre cours à leurs galanteries auprès de la baronne ne put se permettre le moindre propos. Cependant, dans le courant du second hiver, je commençai à avoir de graves soupçons. Il se peut que cette fois encore j’aie été seul et que mes doutes soient provenus de mon idiosyncrasie, à peine atténuée, de naguère. Avant le mariage du baron, le comte Victorin, très beau jeune homme, major dans la garde d’honneur, et qu’on ne voyait que de temps en temps au chef-lieu, avait été parmi les plus ardents adorateurs d’Euphémie. Il était le seul auquel, d’une façon involontaire, semblait-il, et comme entraînée par l’impression du moment, elle prêtât une attention marquée. On disait même, en tablant sur les apparences, qu’une liaison étroite existait entre eux ; mais cette rumeur s’éteignit comme elle avait pris naissance, c’est-à-dire sans qu’on y attachât grande importance. Cet hiver-là, le comte Victorin était justement revenu à la ville, et, naturellement, il fréquentait les salons d’Euphémie ; il avait l’air, cependant, de ne pas s’occuper d’elle le moins du monde ; il paraissait même plutôt l’éviter intentionnellement. Toutefois, je crus souvent remarquer que dans leurs regards, lorsqu’ils se rencontraient et croyaient n’être pas vus, brûlait, comme un feu dévorant, la flamme ardente du désir et de la volupté.

« Un soir, j’étais chez le gouverneur. Une brillante société s’y trouvait réunie. Je me tenais appuyé dans l’embrasure d’une fenêtre, de sorte que les somptueux rideaux formant draperie me cachaient à demi. Le comte Victorin était debout à quelques pas seulement devant moi. À ce moment, Euphémie, dans une toilette plus charmante que jamais et toute rayonnante de beauté, passa à côté de lui. D’un geste dénotant une vive passion, il lui saisit le bras. Excepté moi, personne ne pouvait l’avoir remarqué. Elle eut un tressaillement visible et le fixa d’un regard vraiment extraordinaire. Ce regard exprimait l’amour le plus brûlant, la soif la plus ardente de voluptés. Ils murmurèrent quelques mots, que je ne compris pas. Euphémie, je crois, s’aperçut de ma présence. Elle se tourna brusquement, mais j’entendis distinctement ces mots : “On nous voit.” J’étais pétrifié d’étonnement, d’effroi et de douleur. Ah ! mon révérend, comment vous décrire les sentiments qui m’agitaient ! Pensez à mon amour, à mon fidèle attachement pour le baron, à mes mauvais pressentiments, qui maintenant s’étaient accomplis, car ces quelques mots m’avaient appris l’existence d’une liaison intime entre la baronne et le comte. Je devais provisoirement garder le silence ; mais je résolus de surveiller la baronne avec des yeux d’argus, me promettant, lorsque j’aurais la certitude de son crime, de briser les liens indignes qui tenaient attaché à cette femme mon malheureux ami. Mais qui peut lutter contre la ruse du démon ? Mes efforts furent vains, complètement vains. Et quant à apprendre au baron ce que j’avais vu et entendu, c’eût été ridicule, car la rusée aurait trouvé assez de moyens pour me représenter comme un être absurde, un pauvre fou qui a des visions.

« La neige couvrait encore les montagnes, lorsque au printemps nous revînmes ici. J’allai, cependant, m’y promener plusieurs fois. Au cours d’une de ces excursions, je rencontrai au village voisin un paysan dont la démarche et l’attitude avaient quelque chose d’étrange ; il détourna la tête, je reconnus le comte, mais au même instant il disparut derrière les maisons et il me fut impossible de le retrouver. Évidemment, ce ne pouvait être que son intrigue avec la baronne qui lui avait fait prendre ce déguisement. Justement, à l’heure actuelle, j’en ai la certitude, il se trouve encore ici. J’ai vu passer son chasseur à cheval. Je ne comprends toutefois pas pourquoi il ne va pas retrouver la baronne à la ville. Il y a trois mois, le gouverneur tomba gravement malade et manifesta le désir de voir Euphémie. Elle se rendit immédiatement auprès de lui avec Aurélie. Seule une indisposition empêcha le baron de les accompagner. Alors, le malheur et la tristesse s’abattirent sur notre maison. Peu après son arrivée, la baronne écrivit à son mari qu’Hermogène avait été soudain pris d’une mélancolie dégénérant souvent en folie furieuse. Il errait alors solitaire, maudissant la destinée et se maudissant lui-même. Tous les efforts des médecins et des amis étaient jusqu’à présent restés vains. Vous devinez, mon révérend, quelle impression cette nouvelle fit sur le baron. La vue de son fils dans cet état lui aurait causé un choc trop violent, je partis donc seul à la ville. Grâce au traitement énergique qu’on lui fit suivre, Hermogène fut délivré de ses accès de violence folle, mais une calme mélancolie, que les médecins regardaient comme incurable, avait succédé à cet état. Quand il me vit, il fut profondément ému ; il me dit qu’il lui fallait renoncer à la carrière militaire, qu’une fatalité malheureuse le voulait ainsi et que l’entrée dans un cloître pourrait seule sauver son âme de la damnation éternelle. Je le trouvai déjà dans le costume qu’il portait tout à l’heure quand vous l’avez vu. Malgré sa résistance je réussis enfin à l’amener ici. Il est calme, mais n’abandonne pas l’idée qu’il a prise de se retirer du monde, et tous les efforts en vue de connaître l’événement qui l’a plongé dans cet état restent stériles. Pourtant la découverte de ce secret nous mettrait peut-être sur la voie d’un remède efficace.

« Il y a quelque temps, la baronne écrivit que, sur les conseils de son confesseur, elle allait nous envoyer un ecclésiastique dont le commerce et l’assistance consolatrice auraient peut-être sur Hermogène un meilleur effet que toute autre chose, puisque sa folie revêtait, de toute évidence, un caractère religieux. Je me réjouis profondément, mon révérend, que, grâce au heureux hasard qui vous a conduit à la ville, le choix ait porté sur vous. Vous pourrez rendre à une famille accablée sous le poids du malheur la tranquillité perdue, si vous donnez à vos efforts, que Dieu veuille bénir, un double but. Recherchez le secret affreux d’Hermogène ; son âme sera allégée s’il s’ouvre à vous, quand bien même ce ne serait que par la voie de la confession ; l’Église le rendra ainsi au monde et à ses joies, auxquels il appartient, et il n’ira pas s’enterrer dans la cellule d’un cloître. Mais approchez-vous aussi de la baronne. Vous savez tout. Vous pensez comme moi que, si mes remarques ne suffisent pas pour qu’on bâtisse sur elles une accusation contre la baronne, il est difficile d’admettre que j’aie été l’objet d’une illusion et que mes soupçons soient injustes. Vous serez tout à fait de mon avis quand vous aurez vu Euphémie et que vous la connaîtrez. De tempérament, elle est dévote ; peut-être réussirez-vous, grâce à vos dons particuliers d’orateur, à pénétrer le fond de son cœur, à l’émouvoir et à la rendre meilleure, pour qu’elle cesse envers mon ami cette trahison qu’elle commet aux dépens de son salut. Je dois encore vous dire, mon révérend, qu’à de certains moments il me semble que le baron porte en lui une grande peine, dont il me tait l’origine ; car, en dehors du chagrin que lui cause l’état d’Hermogène, il est visiblement en lutte avec une pensée qui ne cesse de le poursuivre. Il m’est venu à l’esprit que peut-être un malheureux hasard lui avait fourni des preuves plus convaincantes encore que celles que je possède des relations criminelles de la baronne avec le maudit comte. Mon révérend, je recommande aussi le baron, cet ami de mon cœur, à vos soins spirituels. »

Ce disant, Reinhold termina son récit, qui m’avait causé mille souffrances, car le plus étrange conflit se déroulait alors en mon être. Mon propre moi, devenu le jouet cruel d’une destinée capricieuse et revêtant des formes étrangères, flottait sans relâche sur une mer d’événements dont les flots mugissants venaient l’assaillir. Je n’arrivais plus à me retrouver moi-même. Évidemment, c’était le hasard et non ma volonté qui avait guidé ma main et précipité Victorin dans l’abîme. Je prends sa place ; mais, pour Reinhold, je suis le frère Médard, le prédicateur du cloître de B… et, pour lui, je suis ce que véritablement je suis. Cependant, l’intrigue de Victorin avec la baronne, c’est moi qui la poursuis, car c’est moi qui suis Victorin. Je suis ce que je parais, et je ne parais pas ce que je suis. Je suis pour moi-même une énigme inexplicable ! Je suis en lutte avec mon moi !

En dépit de la tempête déchaînée en moi, je réussis à feindre le calme qui convient à un ecclésiastique et je me rendis chez le baron. Je trouvai un homme âgé dont les traits effacés dénotaient encore cependant la meilleure des santés et une rare vigueur. Le chagrin, plutôt que les années, avait creusé de profondes rides sur son vaste front et argenté ses cheveux. Malgré cela, il régnait encore, dans sa conversation et dans sa conduite, une gaieté et une bonne humeur qui attiraient irrésistiblement. Lorsque Reinhold me présenta comme le religieux dont la venue avait été annoncée par la baronne, il me fixa d’un regard pénétrant qui, petit à petit, devint plus bienveillant, surtout quand Reinhold lui dit m’avoir entendu prêcher quelques années auparavant au cloître de B… et s’être convaincu que je possédais des qualités oratoires vraiment rares. Le baron alors me tendit cordialement la main et dit, en se tournant vers Reinhold :

« Je ne peux dire l’effet singulier que m’a fait à première vue le visage du révérend ; il éveillait en moi un souvenir qui s’efforçait en vain de prendre une forme distincte et vivante. »

Ce fut, pour moi, comme s’il eût dit : « Mais c’est le comte Victorin ! » Car je croyais, d’une façon étonnante, être réellement Victorin. Je sentais mon sang bouillonner violemment en moi et venir colorer mes joues. Je me reposais heureusement sur Reinhold, qui me connaissait comme le frère Médard. Mais cela me semblait être un mensonge. Rien ne pouvait me tirer de cette situation embrouillée.

Le baron voulait que je fisse aussitôt la connaissance d’Hermogène, mais on ne put le trouver nulle part. On l’avait vu se diriger vers la montagne et l’on ne s’était plus soucié de lui, car il lui était déjà arrivé de rester ainsi dehors un jour entier. Je passai toute la journée en compagnie de Reinhold et du baron. Peu à peu, je pris confiance au point que, le soir, je me sentais assez de force et de courage pour aller hardiment au-devant des événements mystérieux qui semblaient m’attendre. La nuit, lorsque je fus seul, j’ouvris le portefeuille et j’eus la conviction que c’était bien le corps fracassé du comte Victorin qui gisait au fond de l’abîme. Toutefois, le contenu des lettres était sans importance, pas une syllabe de l’une d’elles ne m’introduisait dans sa vie intime. Sans m’en préoccuper davantage, je décidai de m’abandonner aux volontés de la destinée, lorsque la baronne serait revenue et me verrait. Le jour suivant, dans la matinée, et alors qu’on ne l’attendait pas du tout, elle rentra avec Aurélie. Je les vis descendre toutes deux de voiture, reçues par le baron et par Reinhold, et passer le portail du château. J’allais et venais dans ma chambre plein d’inquiétude et assailli d’appréhensions étranges. Cela ne dura pas longtemps ; je fus appelé. La baronne, une femme jolie, charmante, encore dans la fleur de l’âge, vint à ma rencontre.

Lorsqu’elle me vit, elle sembla singulièrement émue, sa voix tremblait, à peine pouvait-elle trouver ses mots. Son embarras évident me donna du courage. Je la regardai effrontément dans les yeux et lui donnai la bénédiction, selon les usages du couvent. Elle pâlit et fut obligée de s’asseoir. Reinhold me regardait en souriant, joyeux et content. Au même instant, la porte s’ouvrit, et le baron entra avec Aurélie, sa fille.

Aussitôt que j’aperçus Aurélie, un rayon de feu descendit en moi et alluma tous les sentiments les plus mystérieux, les désirs les plus délicieux, l’enthousiasme du plus ardent des amours, faisant ainsi vivre tout ce qui en d’autres temps n’avait vibré en moi que sous forme de pressentiment lointain. Bien mieux, la vie même pour moi ne naissait qu’à présent, car tout ce que j’en connaissais précédemment était sans chaleur et se mourait misérablement dans la nuit déserte que je laissais derrière moi. C’était elle que j’avais vue dans le confessionnal, lors de ma miraculeuse vision. Ce regard mélancolique et candidement pieux, ces yeux d’un bleu sombre, ces lèvres aux formes délicates, cette nuque légèrement penchée comme dans le recueillement de la prière, cette taille svelte et haute, ce n’était pas Aurélie, c’était sainte Rosalie elle-même. Jusqu’au châle bleu azuré que portait Aurélie par-dessus sa robe rouge foncé, avec l’arrangement original de ses plis qui rappelait le costume de sainte Rosalie sur le tableau du cloître, et précisément celui de l’inconnue de ma vision ! Qu’était pour moi la beauté sensuelle de la baronne à côté du charme céleste d’Aurélie ! Je ne voyais qu’elle, tout disparaissait autour de moi. Il était impossible que mon grand trouble échappât aux personnes présentes.

« Que vous arrive-t-il, mon révérend ? dit le baron. Vous avez l’air étrangement ému. »

Ces mots me rappelèrent à moi-même. Je sentis naître en moi sur-le-champ une force surhumaine, un courage dont je n’avais eu nulle idée jusqu’alors et qui me rendait capable de faire face à tous les dangers, car Aurélie devait être le prix de la lutte.

« Félicitez-vous, monsieur le baron, m’écriai-je, comme saisi soudain d’un enthousiasme élevé. Félicitez-vous ! Une sainte se promène en ces murs, parmi nous ! Bientôt le ciel va s’entrouvrir et laissera tomber sa bénédiction sereine ! Sainte Rosalie, elle-même, entourée des anges, apportera la consolation et la joie à ceux qu’accablait le malheur et qui l’imploraient pieusement et avec ferveur. J’entends les hymnes des esprits glorieux qui aspirent ardemment après la sainte et, l’appelant dans leurs chants, descendent lentement sur des nuages de lumière. Je vois sa tête, qu’illumine une resplendissante auréole, dressée vers le chœur des saints qu’elle aperçoit : Sancta Rosalia, ora pro nobis ! »

Je tombai à genoux, les yeux tournés vers le ciel, les mains jointes dans l’attitude de la prière, et tous suivirent mon exemple. Personne ne me questionna plus : on attribua à une inspiration l’explosion subite de mon enthousiasme, si bien que le baron résolut de faire dire des messes à l’autel de sainte Rosalie dans la cathédrale de la ville. Je m’étais ainsi admirablement tiré de mon embarras ; je me sentais de plus en plus disposé à tout oser, car une seule chose m’intéressait : la possession d’Aurélie, pour laquelle je faisais moi-même bon marché de ma vie. La baronne était dans une disposition étrange. Ses yeux me poursuivaient, mais, aussitôt que je la regardais tranquillement, elle les laissait errer çà et là.

La famille s’était retirée dans une autre pièce. Je descendis vivement au jardin, j’en parcourus les allées tout en étudiant et repoussant tour à tour mille résolutions, mille plans, mille idées ayant trait à ma vie future au château. Le soir était déjà tombé, lorsque je vis Reinhold venir à moi. Il me fit savoir que la baronne, toute pénétrée de mon pieux enthousiasme, désirait me parler dans sa chambre. À peine entrai-je que la baronne fit quelques pas à ma rencontre, et, me saisissant les deux bras, elle me regarda fixement dans les yeux en s’écriant :

« Est-ce possible ! Est-ce possible ! Es-tu le capucin Médard ? Mais cette voix, cette démarche, tes yeux, tes cheveux ! Parle ! Je meurs de doute et d’inquiétude.

– Victorin », murmurai-je tout doucement.

Alors elle m’enlaça avec la fougue impétueuse d’une volupté indomptable. Un torrent de feu se répandit dans mes veines, tout mon sang bouillonna, mes sens m’abandonnèrent, j’éprouvai d’ineffables délices, un ravissement insensé. Mais, même en péchant, toute mon âme était tournée vers Aurélie, et c’est à elle seule qu’à l’instant où je brisais mes vœux, je sacrifiais le salut de mon âme. Oui ! Aurélie seule vivait en moi ; mon cœur entier était rempli d’elle, et, pourtant, je me sentais effrayé en pensant que déjà au repas du soir je la reverrais. Il me semblait que son pieux regard allait me reprocher mon horrible péché et que, démasqué, je m’effondrerais, abîmé de honte. De même, je ne pouvais me décider à revoir la baronne tout de suite après de pareils moments. Tout cela me détermina à rester dans ma chambre, en prétextant que j’étais retenu par mes dévotions, lorsqu’on m’appela pour me mettre à table. Toutefois, quelques jours suffirent pour vaincre cette timidité et ce manque d’assurance. La baronne était l’amabilité même, et plus notre pacte se resserrait, plus nous nous abandonnions à nos joies criminelles, plus elle redoublait d’attentions envers le baron. Elle m’avoua que ma tonsure, ma barbe naturelle, de même que ma démarche tout à fait monacale, qui déjà n’était plus aussi austère qu’au début, lui avaient causé mille angoisses. Au moment de ma soudaine invocation enthousiaste à sainte Rosalie, elle était presque convaincue qu’une erreur, un hasard ennemi avait déjoué les plans si machiavéliquement combinés avec Victorin et envoyé à sa place un maudit capucin. Elle admirait ma prévoyance allant jusqu’à me faire tonsurer et à laisser pousser ma barbe ; elle s’émerveillait que j’eusse si bien adopté la démarche et l’attitude qui convenait à mon rôle, à un point, disait-elle, que souvent elle avait besoin de bien me regarder dans les yeux pour ne pas être prise d’un doute grotesque.

Parfois, le piqueur de Victorin, déguisé en paysan, se montrait à l’orée du parc ; je ne manquais pas alors d’aller lui parler en cachette et de l’engager à se tenir prêt pour pouvoir fuir avec moi en cas de danger. Le baron et Reinhold semblaient au plus haut point contents de moi et me priaient vivement de mettre à contribution tout le pouvoir dont je disposais pour arriver à vaincre les idées noires d’Hermogène. Il ne m’avait pas encore été possible de lui dire un seul mot, car il évitait visiblement toute occasion de se trouver seul avec moi. Et lorsqu’il me rencontrait avec le baron ou avec Reinhold, il me jetait des regards si étranges que j’avais réellement de la peine à réprimer aussitôt une certaine gêne. On eût dit qu’il lisait au fond de mon âme et épiait mes plus secrètes pensées. Une mauvaise humeur insurmontable, une animosité réprimée, une colère difficilement maîtrisée se peignaient sur son visage pâle aussitôt qu’il m’apercevait. Un jour que je me promenais dans le parc, il se trouva précisément en face de moi sans qu’il s’y attendît. Je crus le moment opportun pour engager la conversation avec lui. Lorsque je vis qu’il voulait m’échapper, je lui pris vivement la main. Mon talent oratoire me permit alors d’être si pénétrant, si onctueux qu’il me parut réellement devenir attentif et ne pouvoir réprimer une certaine émotion. Nous nous étions assis sur un banc de pierre au bout d’une allée qui menait au château. Mon enthousiasme augmentait à mesure que je parlais. Je lui dis que l’homme commet un péché si, dévoré par un chagrin secret, il dédaigne la consolation et l’assistance que l’Église offre aux affligés ; il va ainsi de façon hostile à l’encontre des buts de la vie réglés par une puissance suprême.

« Oui, ajoutai-je, le criminel lui-même ne doit pas douter du pardon céleste, car ce doute lui ravit la félicité du ciel, qu’il pourrait conquérir en se lavant du péché par la pénitence et la prière. »

Je l’invitai enfin à me confesser sur-le-champ et à m’ouvrir son cœur, comme il le ferait devant Dieu, et je l’assurai d’avance de l’absolution de toutes ses fautes. À cet instant, il se leva, ses sourcils se froncèrent, ses yeux flamboyèrent, son visage cadavérique s’empourpra et, d’une voix qui résonna étrangement, il s’écria :

« Es-tu donc exempt du péché pour oser, comme le plus pur des hommes, et comme Dieu lui-même que tu outrages, vouloir lire en mon âme ; pour te permettre de m’accorder le pardon de mes fautes, toi qui lutteras vainement pour obtenir l’absolution de tes péchés, toi qui rechercheras inutilement les félicités du ciel, qui te sont interdites à jamais ? Misérable hypocrite, bientôt sonnera l’heure du juste châtiment. Écrasé alors sous le pied comme un ver malfaisant, te débattant dans les affres d’une mort ignominieuse, c’est en vain que tu appelleras à l’aide, que tu aspireras, en te lamentant, à la fin de ton indicible tourment, jusqu’à ce que tu périsses dans la folie et le désespoir. »

Il s’éloigna vivement. J’étais brisé, anéanti ; j’avais perdu toute contenance et tout courage. J’aperçus alors Euphémie, qui sortait du château. Elle était en chapeau et avait un châle sur les épaules, comme si elle se disposait à faire une promenade. Je ne pouvais trouver de consolation et d’assistance que chez elle. Je me précipitai à sa rencontre. En voyant mon visage décomposé, elle s’effraya et me demanda ce qui m’avait mis en cet état. Je lui racontai fidèlement toute la scène que je venais d’avoir avec Hermogène, en ajoutant que je craignais qu’un hasard malheureux ne lui eût trahi notre secret. Euphémie ne parut nullement s’inquiéter de tout cela. Elle se mit à sourire d’une façon si étrange que j’en frissonnai et me dit : « Entrons plus avant dans le parc, ici l’on nous voit trop, et cela pourrait surprendre que le révérend père Médard me parle avec tant de véhémence. »

Nous nous étions avancés dans un bosquet tout à fait écarté. Alors elle me prit dans ses bras avec fougue et passion. Ses baisers ardents et enflammés me brûlaient les lèvres.

« Calme tes doutes et tes craintes, Victorin ! s’écria-t-elle. Je suis même enchantée que cela se soit passé ainsi avec Hermogène. À présent je peux enfin te parler de beaucoup de choses, sur lesquelles j’ai gardé le silence pendant si longtemps. Avoue que j’ai su conquérir une rare domination morale sur tous les gens de mon entourage ; je crois, d’ailleurs, que c’est plus facile à la femme qu’à l’homme. Et cela pour une raison bien simple. Outre le charme indiciblement irrésistible dont la nature a paré extérieurement la femme, en elle réside ce principe supérieur qui unit son charme et sa puissance morale, en fait un seul et même élément, grâce auquel elle peut imposer sa volonté. C’est en sortant de soi-même qu’on peut contempler d’un autre point de vue son propre moi, qui apparaît alors comme un instrument cédant à la volonté supérieure qu’on a de poursuivre le but qu’on s’est assigné comme le plus haut dans la vie. Et sais-tu quelque chose de plus élevé que d’imposer sa volonté, que de dominer la vie dans la vie, que de retenir arbitrairement, à son gré, comme sous le charme d’une force magique, tous ses phénomènes et ses joies multiples ? Toi, Victorin, tu fais partie des rares personnes qui m’ont comprise, parce que, toi aussi, tu as su te dégager de ton moi et le considérer d’un autre point de vue. C’est pourquoi je n’ai pas hésité à te porter comme mon royal époux sur le trône de mon cœur. Le mystère a augmenté le charme de notre pacte, et notre séparation apparente n’a servi qu’à ouvrir un champ plus vaste à notre caprice fantastique, qui, pour notre divertissement, se rit des règles ordinaires de la vulgaire vie quotidienne. Notre rencontre actuelle n’est-elle pas un chef-d’œuvre d’audace, conçu par un esprit supérieur qui se moque de l’impuissance des barrières conventionnelles ? Le baron est, pour moi, une machine dont je suis extrêmement rebutée et que j’ai usée à mon service. Il est là comme une roue de rebut jetée à la ferraille. Reinhold est trop peu intelligent pour mériter mon attention. Aurélie est une bonne enfant. Nous n’avons affaire qu’à Hermogène.

« Je t’ai déjà dit qu’il fit sur moi, aussitôt que je le vis, une impression profonde. Je le crus capable d’entrer dans la vie élevée que je voulais lui ouvrir et, pour la première fois, je me trompai. Il y avait en lui un principe qui m’était hostile et le faisait s’élever constamment contre moi ; mieux, le charme dont j’enveloppais involontairement tous les autres l’éloignait. Il restait froid, sombre et fermé. La force particulièrement étonnante avec laquelle il s’opposait à ma volonté ne faisait qu’exciter mon ressentiment et le désir que j’avais d’entamer une lutte avec lui au cours de laquelle il eût succombé. Cette lutte, j’allais l’entreprendre, lorsque le baron m’apprit qu’il avait proposé à Hermogène de nous unir et que celui-ci n’avait voulu de cette union à aucun prix.

« Au même moment, comme un éclair divin, la pensée pénétra en moi d’épouser le baron lui-même et d’écarter ainsi en même temps de mon chemin toutes les petites considérations conventionnelles qui très souvent s’opposaient à mes desseins. Tu avais des doutes, Victorin, lorsque je t’en parlai ; je les ai réfutés en rendant au bout de quelques jours le vieux follement amoureux ; et ce que je voulais, je le lui fis considérer comme l’accomplissement d’un désir secret qu’il n’osait formuler. Cependant, au fond de mon cœur vivait toujours l’idée de me venger d’Hermogène, ce qui maintenant allait m’être plus facile, tout en me procurant une plus grande satisfaction. Le coup n’avait été retardé que pour être plus sûrement mortel. Si je ne lisais pas aussi bien en toi, si je ne savais pas que tu peux t’élever à la hauteur de mes vues, j’hésiterais à t’en dire plus sur une chose qui maintenant est arrivée. J’attendis l’occasion favorable pour le frapper au cœur. À la ville, je me montrai sombre et repliée sur moi-même, formant ainsi contraste avec Hermogène, qui s’abandonnait gaiement et joyeusement à ses vivantes occupations militaires. La maladie de mon oncle m’interdisait toutes les brillantes réunions et j’évitais même les visites de mon plus proche entourage.

« Hermogène vint me voir, sans doute uniquement pour remplir les devoirs qu’il devait à une mère ; il me trouva plongée dans de tristes pensées. Tout étonné du changement qui s’était opéré en moi, il m’en demanda la cause. Je lui déclarai, en fondant en larmes, que le mauvais état de santé du baron, qui s’efforçait de me cacher la gravité de son mal, me faisait craindre de le perdre bientôt et que cette pensée m’était affreuse, insupportable. Il fut très affecté ; et, lorsque je lui dépeignis, avec les apparences de la douleur la plus profonde, le bonheur de notre union, que j’entrai tendrement dans les plus petits détails de notre vie à la campagne, lorsque j’appuyai sur la grandeur d’âme du baron, mettant en pleine lumière toutes sortes de qualités, de façon que ressortît toujours plus nettement la vénération sans bornes que j’avais pour lui et qu’il vît combien ma vie était liée à celle de son père, son étonnement ne fit que grandir et se changea en admiration. Il était visiblement en lutte avec lui-même ; mais le pouvoir qui maintenant avait pénétré en lui, comme si c’eût été mon propre moi, vainquit le principe ennemi qui autrefois s’opposait à ma volonté ; j’étais certaine de triompher, lorsqu’il revint le lendemain soir. Il me trouva seule, encore plus triste, plus émue que la veille. Je lui parlai du baron et de mon inexprimable désir de le revoir. Bientôt il ne fut plus le même. Il était attaché à mes regards, d’où sortait un feu dangereux, qui incendiait tout son être. Souvent, quand sa main tenait la mienne, je la sentais se crisper convulsivement, et de profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine. C’était cette exaltation involontaire et suprême que j’attendais. Le soir où il devait tomber, je ne dédaignais même pas ces artifices qui sont si usés et qui toujours retrouvent leur pleine efficacité. Et cela arriva !

« Les suites en furent plus terribles que je ne me l’étais imaginé. Et elles accrurent mon triomphe, en confirmant mon pouvoir de brillante façon. La violence avec laquelle je combattis le principe hostile qui s’affirmait naguère en Hermogène, comme un pressentiment étrange, avait brisé son esprit. Et il sombra dans la folie, comme tu sais, sans que, cependant, tu en aies connu jusqu’ici la propre cause. Il est très remarquable que les fous – comme s’ils se trouvaient en étroite relation avec l’esprit et s’ils subissaient plus facilement, sans le savoir, l’influence d’un principe spirituel étranger –, que les fous lisent en nous ce qu’il y a de plus caché et l’expriment bizarrement à leur façon. C’est pourquoi il est possible que, dans la position où nous nous trouvons, toi, Hermogène et moi, il ait pénétré mystérieusement ton secret et soit ton ennemi. Mais nous n’avons rien à redouter. Même s’il venait à manifester ouvertement son inimitié pour toi, même s’il s’écriait publiquement : “Ne vous fiez pas à ce faux prêtre”, qui donc pourrait voir en ses paroles autre chose que de la folie, d’autant plus que Reinhold a été assez simple pour reconnaître en toi le fière Médard ? Maintenant il est certain que tu ne peux plus agir sur Hermogène comme je l’avais pensé et voulu. Ma vengeance est à présent accomplie et Hermogène n’est plus pour moi qu’un jouet inutilisable dont je veux me débarrasser. Il m’est d’autant plus insupportable qu’il semble s’être infligé comme pénitence de me regarder et qu’il ne détache pas de moi ses yeux hagards et sans vie. Il faut qu’il parte ! Je compte donc sur toi pour le fortifier dans son idée d’entrer au cloître et pour intervenir vivement en même temps auprès du baron et de son conseiller intime Reinhold, afin qu’ils approuvent son projet, en leur faisant valoir que le salut de son âme est en jeu. Hermogène m’est devenu extrêmement antipathique ; souvent sa vue me trouble, il faut qu’il parte ! La seule personne à qui il se montre sous un tout autre jour, c’est Aurélie, la pieuse et naïve enfant. Par elle seule, tu peux agir sur Hermogène ; aussi vais-je prendre des dispositions pour que vous soyez en relations plus étroites. Quand tu trouveras le moment propice, tu pourras aussi confier à Reinhold ou au baron qu’Hermogène t’a confessé s’être rendu coupable d’un crime grave que, conformément à ta mission, tu ne peux naturellement pas divulguer. Mais nous y reviendrons plus tard. Maintenant que tu es au courant de tout, Victorin, agis dans le sens que je désire et reste-moi dévoué. Aide-moi à mener ce monde puéril de marionnettes qui se meut autour de nous. Il faut que la vie nous accorde ses jouissances les plus délicieuses, sans nous retenir dans son étroitesse. »

Nous aperçûmes le baron au loin ; nous nous dirigeâmes de son côté, tout en paraissant engagés dans un pieux entretien. J’avais peut-être besoin d’entendre l’aveu d’Euphémie pour me rendre compte qu’il existait en moi-même une force prédominante qui m’animait, comme l’émanation d’un principe supérieur. Il s’était manifesté en mon être quelque chose de surhumain, qui m’avait subitement porté à un point de vue d’où tout m’apparaissait sous un autre jour et sous d’autres couleurs. La force d’esprit, la domination de la vie dont se vantait Euphémie me paraissaient dignes du plus grand mépris. Au moment où la malheureuse croyait étourdiment pouvoir se jouer des enchaînements périlleux de la vie, elle était livrée au hasard, ou mieux à la destinée maligne qui conduisait ma main. Car c’était uniquement ma force enflammée par des puissances mystérieuses qui la contraignait à prendre pour ami et allié l’homme qui ne se couvrait des apparences de l’amitié que pour la tenir prisonnière comme une ennemie et la conduire à sa perte. L’égoïste vanité d’Euphémie me la rendait méprisable et ma liaison avec elle me devenait d’autant plus odieuse qu’Aurélie vivait en mon âme et qu’elle seule portait le poids de mes péchés, en supposant que j’eusse encore considéré comme péchés ce qui me paraissait maintenant le summum de toutes les jouissances terrestres. Je résolus de faire le plus grand usage du pouvoir qui était en moi et de m’emparer de ma baguette magique pour décrire le cercle dans lequel devaient se mouvoir pour mon plaisir toutes les apparitions. Le baron et Reinhold rivalisaient d’attentions pour me rendre très agréable la vie au château. Ils ne soupçonnaient pas le moins du monde mes relations avec Euphémie. Bien plus, souvent au cours d’un épanchement qui semblait involontaire, le baron déclarait que, grâce à moi, il avait retrouvé complètement son Euphémie. Ce qui semblait m’indiquer clairement que la supposition de Reinhold était juste, lorsqu’il me disait qu’un hasard avait dû mettre le baron sur la voie des fautes de sa femme.

Je voyais rarement Hermogène. Il m’évitait ; ma vue lui causait une inquiétude et une angoisse manifestes. Le baron et Reinhold attribuaient cet effet au caractère pieux et saint de ma personne qui l’intimidait et à mon pouvoir de lire dans son âme en désordre. Aurélie aussi semblait vouloir se dérober à mes regards ; elle se détournait de moi et, quand je lui parlais, elle était inquiète et gênée, comme son frère.

J’étais presque certain qu’Hermogène avait confié à Aurélie ses appréhensions terribles me concernant et qui, un instant, m’avaient ébranlé ; cependant, je croyais possible de combattre cette mauvaise impression. Sans doute poussé par Euphémie, qui voulait me mettre plus étroitement en rapport avec Aurélie, le baron me demanda d’initier sa fille aux mystères sacrés de la religion. Euphémie me procurait ainsi elle-même le moyen d’atteindre aux délices dont mon imagination enflammée me faisait voir mille tableaux voluptueux. Cette vision, à l’église du cloître, était-ce autre chose qu’une promesse, faite par le pouvoir supérieur qui agissait sur moi, de me donner la femme dont la possession seule pouvait apaiser la tempête qui faisait rage en mon corps et semblait me livrer à des vagues déchaînées ? La vue d’Aurélie, son approche, rien que le frôlement de sa robe m’enflammaient. Le torrent de feu qui coulait dans mes veines gagnait sensiblement le laboratoire de mes pensées ; c’est ainsi que je lui parlai des mystères et des miracles de la religion en recourant à des images brûlantes, dont le sens profond était l’expression d’une frénésie voluptueuse, du plus ardent, du plus passionné des amours. Je voulais que le feu de mes paroles eût sur l’âme d’Aurélie l’effet de décharges électriques contre lesquelles elle se prémunirait en vain ; les images que je jetais en son âme devaient, sans qu’elle s’en rendît compte, prendre un développement merveilleux, devenir plus brillantes et plus étincelantes ; apparaissant alors dans leur véritable signification, elles devaient la remplir de l’idée de jouissances inconnues, jusqu’à ce que, martyrisée et déchirée par un désir indicible, elle se jetât d’elle-même dans mes bras.

Je me préparais soigneusement pour ces prétendues leçons à Aurélie. Je savais rendre mon langage toujours plus expressif ; la pieuse enfant m’écoutait, recueillie, les mains jointes et les yeux baissés, mais pas un mouvement, pas le plus léger soupir ne venait trahir l’impression profonde que j’attendais de mes paroles. Mes efforts ne me faisaient faire aucun progrès. Au lieu d’allumer en Aurélie le feu funeste qui l’eût livrée à la séduction, je n’arrivais qu’à aviver la flamme qui me tourmentait et me rongeait. Rageant de souffrance et de luxure, je nourrissais toutes sortes de projets pour perdre Aurélie. Et tandis que je feignais auprès d’Euphémie la joie et le ravissement, une haine ardente germait en mon âme. Et cette haine, dans un étrange désaccord, donnait à ma conduite auprès de la baronne quelque chose de farouche et de terrible dont elle s’effrayait.

Elle était bien éloignée de deviner le secret caché en mon cœur et, involontairement, elle subissait de plus en plus l’autorité que je m’étais arrogée sur elle. Souvent, il me venait à l’esprit de recourir à un acte de violence adroitement calculé auquel succomberait, certainement, Aurélie et qui mettrait un terme à mon tourment. Mais dès que je la voyais, j’avais l’impression qu’un ange se tenait près d’elle pour la protéger et la défendre, bravant la force de l’ennemi. Un frisson parcourait alors mes membres et refroidissait mes mauvais desseins.

Enfin, je résolus de prier avec elle, car, dans la prière, la flamme de la dévotion est plus ardente, les sentiments les plus intimes s’éveillent, s’élèvent comme portés par des vagues mugissantes, s’étendent, tels des polypes, pour saisir l’Inconnu qui doit calmer l’indicible désir dont l’âme est déchirée ; alors, la chose terrestre prenant un caractère céleste peut hardiment contrecarrer les émotions de l’âme et, au milieu de joies sublimes, promettre déjà ici-bas la réalisation de l’infini ; la passion devient inconsciemment le jouet d’une illusion, et l’aspiration vers ce qui est saint et divin se transforme en un inexprimable désir terrestre, d’un enivrement jamais éprouvé.

J’espérais que l’obligation, pour Aurélie, de réciter les prières que j’avais composées servirait mes desseins perfides. Et il en fut ainsi.

Un jour qu’elle était agenouillée près de moi, répétant mes invocations, le regard tourné vers le ciel, ses joues se colorèrent, son sein commença à s’agiter. Alors, comme emporté par l’ardeur de la prière, je saisis ses mains et les serrai contre mon cœur. J’étais si près d’elle que je sentais la chaleur de son corps ; les boucles de ses cheveux pendaient en liberté sur ses épaules. La furie de mes désirs me mettait hors de moi ! Soudain je l’enlaçai dans un élan fougueux ; déjà mes baisers brûlaient sa bouche et son sein, lorsqu’elle s’échappa de mes bras en poussant un cri perçant. Je n’eus pas la force de la retenir. Il me semblait qu’un éclair me foudroyait. Elle se précipita dans la pièce contiguë, la porte s’ouvrit, et Hermogène apparut sur le seuil, où il s’arrêta, me fixant d’un regard terrible, effrayant, marqué de folie sauvage. Je ramassai toutes mes forces et, m’avançant audacieusement sur lui, je lui criai sur un ton hautain, impérieux : « Que viens-tu faire ici ? Va-t’en, fou ! » Mais, lui, étendant sa main droite, dit d’une voix sourde et lugubre :

« Je venais pour me battre avec toi, mais je n’ai pas d’épée, et je m’aperçois que tu es la Mort même, que des gouttes de sang tombent de tes yeux et adhèrent à ta barbe. »

Il disparut en faisant claquer la porte, me laissa seul, écumant de rage contre moi-même de m’être laissé entraîner par la passion du moment, ce qui maintenant pouvait me trahir et causer ma perte. Personne ne venait. J’eus le temps de me ressaisir complètement, et le principe qui était en moi me suggéra les moyens de parer à toutes les suites fâcheuses de ma malheureuse entreprise. Aussitôt que je le pus, je courus chez Euphémie et lui contai avec effronterie toute la scène qui s’était déroulée entre Aurélie et moi. Celle-ci ne prit pas la chose aussi facilement que je l’avais espéré ; je m’aperçus qu’en dépit de cette force d’esprit tant vantée et de ses idées supérieures, elle était bien un peu jalouse. De plus, elle craignait encore qu’Aurélie ne se plaignît de moi, ce qui eût fait pâlir mon auréole de sainteté et risquait de faire découvrir notre secret. Par une timidité que je ne pouvais moi-même m’expliquer, je ne parlai pas de l’apparition d’Hermogène et de ses paroles terribles et cinglantes.

Euphémie avait gardé le silence pendant quelques minutes et, tout en me regardant d’une façon étrange, elle semblait livrée à de profondes réflexions.

« Tu ne devinerais pas, Victorin, dit-elle enfin, quelles pensées magnifiques et dignes de moi traversent mon esprit. Pourtant, secoue vivement tes ailes pour suivre le vol hardi que je suis sur le point d’entreprendre. Quoique je ne t’en veuille pas du désir qui t’est venu, je m’étonne que toi, qui devrais planer souverainement au-dessus des événements de la vie, tu ne puisses pas t’approcher d’une jeune fille de beauté ordinaire sans être tenté de l’embrasser. Telle que je connais Aurélie, sa pudeur est trop grande pour qu’elle parle ; tout au plus voudra-t-elle, sous un prétexte quelconque, se soustraire à tes leçons trop passionnées. C’est pourquoi je ne redoute pas le moins du monde les suites désagréables qui auraient pu résulter de ta légèreté et de ton manque d’empire sur toi-même. Je ne la hais pas, cette Aurélie, mais sa modestie, sa piété silencieuse, derrière lesquelles se cache un insupportable orgueil, me mettent en colère. Bien que je ne m’y refuse pas, jamais elle ne m’a demandé de jouer avec elle, et jamais je n’ai pu obtenir sa confiance : constamment elle s’est montrée farouche et fermée. Cette aversion qu’elle me manifeste, cette façon orgueilleuse de m’éviter même, provoquent en moi les sentiments les plus hostiles. C’est une haute pensée que de se représenter, brisée et fanée, la fleur qui étalait avec tant de fierté le luxe de ses couleurs brillantes. Cette pensée, je te permets de l’exécuter ; les moyens ne manquent pas pour arriver facilement et sûrement au but. La faute tombera sur Hermogène et il en sera anéanti. »

Longtemps encore, Euphémie parla de son projet ; à chaque mot qu’elle prononçait, elle me devenait plus odieuse, car je ne voyais plus en elle que la femme bassement criminelle, et, malgré tout mon désir de corrompre Aurélie, puisque c’était seulement par ce moyen que je pouvais espérer me libérer du tourment sans bornes qui était né de mon amour insensé et qui me déchirait l’âme, je jugeai méprisable la collaboration d’Euphémie. D’un signe de main, je repoussai donc, non sans provoquer en elle un grand étonnement, tous les avis qu’elle me donna, tout en étant fermement décidé à exécuter par mes propres moyens ce pour quoi Euphémie voulait à toute force me faire accepter son concours.

Comme la baronne l’avait prévu, Aurélie, sous le prétexte d’une indisposition, resta dans sa chambre et échappa ainsi à mes leçons les jours suivants. Hermogène, contrairement à son habitude, se trouvait à présent très souvent avec Reinhold et le baron ; il semblait moins replié sur lui-même, mais plus irrité et plus violent. On l’entendait souvent parler seul d’une voix haute et énergique, et je remarquai qu’il me regardait avec une expression de colère contenue, chaque fois que le hasard me conduisait sur son chemin. En quelques jours, la conduite du baron et de Reinhold à mon égard changea de façon tout à fait étrange sans qu’ils parussent se départir en rien des marques d’attention et d’estime qu’ils me prodiguaient naguère ; on aurait dit que, gênés par un pressentiment bizarre, ils ne pouvaient plus trouver ce ton aimable qui auparavant animait nos conversations. Dans tout ce qu’ils me disaient, il y avait quelque chose de si contraint, de si froid, que mille suppositions naissaient en moi et que j’étais sérieusement obligé de m’étudier pour paraître calme. Les regards d’Euphémie, dans lesquels j’avais l’habitude de lire, me disaient qu’il s’était passé un événement qui la troublait particulièrement ; mais il nous était impossible, durant tout le jour, de nous parler sans être remarqués.

Une nuit, alors que tout le monde dormait depuis longtemps, une porte dérobée que je n’avais pas encore remarquée s’ouvrit dans ma chambre et Euphémie apparut, le visage décomposé. Jamais je ne l’avais vue dans cet état.

« Victorin, dit-elle, la trahison nous menace ; Hermogène, ce fou d’Hermogène, guidé par d’étranges pressentiments, a découvert notre secret. Par toutes sortes d’allusions ressemblant à de terribles et lugubres sentences qui émaneraient d’une force mystérieuse nous gouvernant, il a su insinuer le soupçon dans le cœur du baron ; et ce soupçon, sans être pourtant clairement exprimé, me tourmente et me poursuit. Sans doute, il semble ignorer qui tu es, et que sous ton saint habit se cache le comte Victorin ; mais il affirme qu’en toi tout est traîtrise, perfidie, que notre perte t’accompagne, il va jusqu’à dire que le Malin lui-même serait entré dans la maison sous l’aspect d’un moine et qu’animé d’une puissance infernale diabolique tu machines la trahison. Cela ne peut pas durer. Je suis fatiguée de supporter le joug de ce vieillard affaibli qui, semblant maintenant atteint d’une jalousie maladive, épie anxieusement mes pas. Je veux me débarrasser de ce jouet qui m’ennuie ; en ce qui te concerne, Victorin, tu te soumettras d’autant plus volontiers à mes désirs que tu échapperas toi-même, de ce fait, au danger d’être finalement découvert, au risque de voir la tactique géniale enfantée par notre cerveau sombrer dans le ridicule d’une vulgaire affaire de déguisement et prendre le caractère d’une absurde histoire de ménage. Il faut que le vieillard gênant disparaisse ; quant au moyen le plus convenable à employer, nous allons en discuter, mais tout d’abord écoute mon avis.

« Tu sais que, chaque matin, quand Reinhold est occupé, le baron se rend seul dans la montagne pour jouir, à sa façon, de la vue du paysage. Pars secrètement avant lui et prends tes dispositions pour le rencontrer à la sortie du parc. Non loin d’ici, il y a un amas de rochers d’un aspect sauvage et effrayant. Lorsque le voyageur est parvenu au sommet, il voit, béant devant lui, un abîme noir et sans fond ; là se trouve, surplombant le précipice, le rocher du Diable. On raconte que des émanations malignes montent du gouffre, qu’elles étourdissent et attirent irrémédiablement l’imprudent assez audacieux pour chercher à découvrir ce qui se passe en bas. Le baron, qui se rit de cette fable, s’avance souvent sur le bloc de pierre pour jouir du point de vue qui s’offre à cet endroit. Il te sera facile de l’amener à te conduire lui-même au siège du Diable. Une fois qu’il sera là et qu’il aura les yeux fixés sur le paysage, une poussée de ton poing énergique nous délivrera à jamais de ce pauvre insensé.

– Jamais ! jamais ! m’écriai-je avec force. Je connais l’abîme effrayant, je connais aussi le siège du Diable. Non, encore une fois, non ! Va-t’en, toi et le crime que tu voudrais m’imposer. »

Euphémie se leva brusquement, le regard enflammé d’une fureur sauvage, le visage décomposé par la rage déchaînée en elle.

« Misérable poltron ! lança-t-elle, tu oses, dans ta lâcheté stupide, résister à mes décisions. Tu préfères te plier à un joug infamant plutôt que de régner avec moi ? Mais tu m’appartiens et c’est en vain que tu t’efforces d’échapper à la puissance qui te tient enchaîné à mes pieds. Tu exécuteras mon ordre ; demain il faut que celui dont la vue me tourmente ait cessé de vivre ! »

Pendant qu’Euphémie prononçait ces mots, j’éprouvais le plus profond mépris pour sa misérable forfanterie et je me mis à lui rire au nez dédaigneusement ; elle commença à trembler, saisie d’angoisse et d’effroi, cependant qu’une pâleur mortelle couvrait son visage.

« Insensée, m’écriai-je, qui crois commander à la vie, qui crois jouer avec ses phénomènes ; prends garde que le jouet ne devienne dans ta main une arme tranchante et que cette arme ne te tue ! Sache, misérable, que si, dans ton impuissante illusion, tu crois me dominer, moi, je te tiens enchaînée à mon pouvoir, comme si j’étais la destinée elle-même, et que ton jeu criminel ne représente que les contorsions de la bête féroce enfermée dans sa cage. Apprends, malheureuse, que ton amant gît, les os fracassés, au fond de ce précipice dont tu me parles et, qu’au lieu de Victorin c’est l’esprit de la Vengeance que tu as tenu dans tes bras ! Va et désespère ! »

Euphémie chancela ; prise d’un tremblement convulsif, elle était sur le point de tomber à terre. Je l’empoignai et la poussai brusquement dans le couloir par la porte dérobée. L’idée me vint de la tuer ; je m’en abstins, inconsciemment, car, au premier moment, lorsque je refermai la porte, je croyais avoir accompli l’acte. J’entendis un cri perçant et des portes qui claquaient.

Maintenant que je m’étais placé moi-même en dehors des actes humains, je ne pouvais pas m’arrêter en chemin ; et puisque j’avais dit que j’étais l’esprit de la Vengeance, je devais accomplir ma mission. La mort d’Euphémie était décidée, et la haine la plus ardente, s’unissant à l’extrême ferveur amoureuse, devait me faire goûter à des jouissances dignes seulement de l’esprit surhumain qui vivait en moi. Une fois Euphémie morte, Aurélie serait à moi.

Le lendemain, je fus étonné de la grande énergie d’Euphémie qui lui permettait de paraître calme et gaie. Elle raconta d’elle-même que la nuit précédente elle avait eu une espèce d’accès de somnambulisme suivi d’une violente attaque de nerfs. Le baron se fit très compatissant, mais dans les yeux de Reinhold se lisaient le doute et la méfiance. Aurélie restait dans sa chambre et son absence ne faisait qu’accroître la rage amoureuse qui bouillonnait en moi. Euphémie m’invita à aller la retrouver clandestinement chez elle, par le chemin qui m’était familier, la nuit, lorsque tout le monde dormirait au château. J’en fus ravi, car l’heure fatale était arrivée où sa sinistre destinée allait se réaliser. Cachant sous ma robe un petit couteau pointu que je portais sur moi depuis ma jeunesse et dont je me servais avec adresse pour sculpter le bois, je me rendis chez la baronne, décidé à la tuer.

« Je crois, commença-t-elle par dire, que nous avons eu tous deux hier de lourds cauchemars, où il était beaucoup question de précipices ; mais cela est passé maintenant. »

Elle s’abandonna ensuite, comme d’habitude, à mes caresses coupables ; j’étais plein d’une ironie diabolique, mais seule la jouissance de sa propre turpitude me causait un plaisir. Le couteau m’échappa lorsqu’elle était dans mes bras, elle frissonna, comme saisie d’une angoisse mortelle ; vivement je le ramassai, différant le crime, pour lequel d’autres armes se glissaient dans mes mains.

En effet, Euphémie avait fait mettre sur la table du vin d’Italie et des fruits confits. « Moyens bien maladroits et bien usés ! » me dis-je. Je changeai adroitement les verres et, feignant de goûter aux fruits qu’elle m’offrait, je les laissai tomber dans ma large manche. J’avais vidé deux ou trois fois le verre qu’Euphémie s’était destiné, lorsqu’elle prétendit entendre du bruit dans le château et me pria de la quitter vivement. Elle voulait m’envoyer mourir dans ma chambre ! Je me glissai à travers les longs corridors à peine éclairés et j’arrivai devant l’appartement d’Aurélie. Là je m’arrêtai comme si j’avais été retenu par un pouvoir supérieur. Il me semblait la voir s’approcher en planant, me regarder avec des yeux pleins d’amour, comme au cours de la fameuse vision du cloître, et me faire signe de la suivre. La porte d’entrée céda sous la pression de ma main, je me trouvai à l’intérieur de l’appartement ; la porte de sa chambre à coucher était entrebâillée ; un air tiède se répandait autour de moi, rendant plus vif le feu de mon amour et me causant une sorte d’ivresse ; à peine si je pouvais retrouver mon souffle. Peut-être rêvait-elle de trahison et de meurtre, car de la pièce sortaient des soupirs profonds et pleins d’angoisse ; je l’entendais prier dans son sommeil !

« Courage ! courage ! Pourquoi hésites-tu ? L’occasion s’enfuit ! » me disait la force inconnue qui était en moi. Déjà j’avais fait un pas dans la chambre à coucher, lorsque derrière moi quelqu’un me cria :

« Scélérat, criminel, tu es en mon pouvoir à présent ! »

Et je sentis peser sur mes épaules une main de géant. C’était Hermogène. Rassemblant toutes mes forces, je réussis à me dégager et je voulus sortir. Mais de nouveau il m’empoigna par-derrière et ses dents labourèrent furieusement ma nuque. Fou de douleur et de rage, je luttais en vain avec lui ; finalement je lui portai un coup violent qui le contraignit à me lâcher, et, lorsqu’il revint à la charge, je tirai mon couteau et le frappai à deux reprises. Il roula à terre en poussant un râle qui résonna sourdement dans le corridor. Nous étions sortis de l’appartement au cours de ce combat désespéré. Aussitôt qu’Hermogène fut tombé, je descendis fougueusement les escaliers ; à ce moment des voix perçantes retentirent dans tout le château.

« Au meurtre, au meurtre ! » criait-on.

Des lumières erraient çà et là et l’on entendait résonner dans les longs couloirs les pas des gens qui accouraient. L’angoisse me déroutant, je m’étais fourvoyé dans les escaliers latéraux. Les bruits redoublèrent, le château s’éclairait de plus en plus ; les cris affreux de : « Au meurtre ! au meurtre ! » se rapprochaient toujours. Je distinguais les voix du baron et de Reinhold qui parlaient vivement aux serviteurs.

Où fuir ? Où me cacher ? Quelques minutes auparavant, lorsque je voulais tuer Euphémie avec le couteau dont j’avais frappé Hermogène, il me semblait, confiant en mon pouvoir, que je pourrais, mon instrument de meurtre encore sanglant à la main, me frayer audacieusement un passage, car une peur farouche empoignant tout le monde, personne n’oserait m’arrêter ; à présent, voici que j’étais moi-même saisi d’une angoisse mortelle. Enfin, enfin, j’atteignis l’escalier principal ; le tumulte se portant du côté des appartements de la baronne, on entendait moins de bruit. En trois bonds prodigieux, j’étais descendu et quelques pas seulement me séparaient du portail. Alors, un cri perçant, semblable à celui qui s’était fait entendre la nuit précédente, lorsque j’avais poussé Euphémie hors de ma chambre, retentit dans les couloirs. « Elle est morte, tuée par le poison qu’elle avait préparé pour moi », me dis-je sourdement en moi-même. Mais à présent le tumulte reprenait, venant des appartements de la baronne. Aurélie appelait à l’aide, pleine de peur. De nouveau les cris : « Au meurtre ! au meurtre ! » résonnèrent épouvantablement. On apportait le cadavre d’Hermogène.

J’entendis Reinhold qui criait : « Courez après le meurtrier ! » Alors, je poussai un furieux éclat de rire qui se répercuta dans le salon et les couloirs, et je lançai d’une voix terrible :

« Insensés, voulez-vous poursuivre le Destin qui a puni le crime ? »

Ils m’entendirent. La troupe s’arrêta, comme clouée sur l’escalier. Je ne voulais plus fuir ; je m’apprêtais même à marcher vers eux, pour leur annoncer en paroles foudroyantes que la vengeance de Dieu avait atteint des criminels, quand, spectacle effrayant, j’aperçus devant moi le spectre sanglant de Victorin. Et ce n’était pas moi qui avais parlé à mes poursuivants, mais Victorin lui-même. Mes cheveux se dressèrent d’effroi ; je me précipitai à travers le parc, en proie à une angoisse folle. Bientôt je fus en rase campagne. Alors j’entendis derrière moi un galop de chevaux, et, comme je ramassais mes dernières forces pour échapper à la poursuite, je butai dans une racine d’arbre et tombai. Les chevaux étaient arrivés près de moi. C’était le piqueur de Victorin !

« Au nom de Jésus ! fit-il aussitôt, dites-moi, monsieur le comte, que s’est-il passé au château ? On y crie au meurtre. Déjà tout le village est en révolution. Mais, quoi qu’il en soit, un bon génie m’a poussé à empaqueter le nécessaire et à accourir ici ; tout ce dont vous avez besoin est dans la valise attachée à votre cheval, car nous allons être sans doute obligés de nous séparer pour le moment. À coup sûr, il est arrivé quelque chose de grave, n’est-ce pas ? »

Je me retroussai et, sautant à cheval, je dis au piqueur de retourner à la ville et d’y attendre mes ordres. Aussitôt qu’il eut disparu dans les ténèbres, je mis pied à terre et je dirigeai la bête avec précaution, dans l’épaisse forêt de sapins qui s’étendait devant moi.

3

Aventures de voyage


Lorsque les premiers rayons du soleil percèrent l’obscurité de la forêt, je me trouvai sur le bord d’un frais et clair ruisseau qui courait sur les cailloux. Le cheval, que j’avais conduit péniblement à travers les fourrés, se tenait paisiblement à côté de moi. Je n’eus rien de plus pressé que d’ouvrir la valise dont il était chargé. Elle contenait du linge, des vêtements et une bourse remplie d’or. Je décidai de changer immédiatement d’habits ; puis, me servant des petits ciseaux et du peigne que j’avais dénichés dans une trousse, je me taillai la barbe et me peignai comme je pus. Je jetai mon froc, dans lequel je retrouvai encore le petit couteau mystérieux, le portefeuille de Victorin et la bouteille d’osier avec le reste d’élixir. Au bout de quelques minutes, j’étais en costume laïque, avec une casquette de voyage sur la tête. Je me reconnus à peine moi-même lorsque le ruisseau refléta mon image.

J’eus bientôt atteint la lisière de la forêt. La vapeur qui montait au lointain et le son clair des cloches que j’entendais retentir me firent supposer que j’étais dans le voisinage d’un village. À peine eus-je atteint le sommet de la colline qui s’élevait devant moi, que je vis s’ouvrir une vallée riante et jolie au fond de laquelle reposait un bourg important. Je suivis le large chemin qui descendait en serpentant, et, aussitôt que la pente fut moins raide je sautai à cheval pour m’habituer autant que possible à l’équitation, qui m’était étrangère.

J’avais caché mon froc dans le creux d’un arbre, et avec lui étaient restées captives, dans la sombre forêt, toutes les manifestations hostiles du château. Je me sentais joyeux et brave. Je me disais que l’effrayante et sanglante apparition de Victorin n’était qu’un jeu de mon imagination surexcitée, que les dernières paroles lancées à mes poursuivants étaient sorties de ma poitrine involontairement, comme inspirées par une force supérieure, et qu’elles exprimaient clairement un rapport secret avec le hasard qui m’avait conduit au château et amené à agir comme je l’avais fait. Je m’apparaissais à moi-même comme le Destin tout-puissant, qui châtie le crime et dont la punition purifie le pécheur. Seule, la gracieuse image d’Aurélie continuait à vivre en moi, et je ne pouvais penser à elle sans me sentir oppressé, sans éprouver, même, une douleur physique qui me rongeait intérieurement. Pourtant, j’avais l’espoir de la revoir dans un pays lointain, et il me semblait qu’elle serait, un jour, attirée de mon côté par une force irrésistible, que des liens indissolubles l’enchaîneraient à moi et qu’elle m’appartiendrait !

Je remarquai que les gens rencontrés sur ma route s’arrêtaient et me regardaient étonnés. Même chez l’aubergiste du village, ma vue provoqua une telle surprise qu’il pouvait à peine parler, ce qui n’était pas sans me causer une grande inquiétude. Pendant que je déjeunais et que l’on donnait à manger à mon cheval, je vis s’assembler à l’auberge plusieurs paysans qui regardaient avec timidité dans ma direction et qui chuchotaient entre eux. Ils devenaient de plus en plus nombreux, et, pressés autour de moi, ils me regardaient avec un étonnement stupide. M’efforçant de garder mon calme et mon sang-froid, j’appelai bruyamment l’aubergiste, à qui j’ordonnai de faire seller mon cheval et attacher ma valise à la selle. Il sortit, en souriant d’une façon ambiguë, et revint bientôt, suivi d’un homme de haute taille qui, d’un air sombre et avec une gravité comique, s’avança vers moi. Il me regarda fixement ; je lui rendis la pareille, en même temps que je me levais et me plaçais droit devant lui. Cela sembla le démonter quelque peu et il tourna timidement ses regards vers l’assemblée des paysans.

« Eh bien ! qu’y a-t-il ? m’écriai-je. Vous semblez avoir quelque chose à me dire. »

L’homme grave toussa, puis, tout en s’efforçant de bien donner au ton de sa voix un caractère important, il dit :

« Monsieur, vous ne partirez pas d’ici avant de nous avoir dit convenablement tout au long, à nous, juge de l’endroit, qui vous êtes, tout ce qui concerne votre naissance, votre condition et vos titres, d’où vous venez, où vous allez, en précisant bien la situation du lieu, le nom, la province, la ville, etc., et au surplus en nous montrant à nous, juge, un passeport signé, paraphé et scellé “es qualités”, comme il est de règle et d’usage. »

Je n’avais pas encore pensé du tout à la nécessité d’adopter un nom quelconque, et il m’était encore moins venu à l’idée que la bizarrerie et l’étrangeté de mon extérieur, que mon costume s’adaptant mal à mes manières monacales, de même que ma barbe mal taillée m’exposaient à tout moment à l’embarras d’être obligé de fournir des renseignements sur ma personne. La question du juge était donc si inattendue que je m’efforçai en vain de lui donner une réponse satisfaisante. Je me décidai à essayer de payer d’audace et, d’une voix ferme, je lui dis :

« J’ai des raisons de taire qui je suis et, par cela même, vous chercheriez inutilement à voir mon passeport ; d’ailleurs, gardez-vous de retenir un seul instant une personne de qualité avec vos formalités puériles.

– Oh ! oh ! – s’écria le juge, en sortant une vaste tabatière, de laquelle, pendant qu’il aspirait son tabac, cinq mains, celles des échevins, qui étaient debout derrière lui, retiraient une énorme prise –, oh ! oh ! ne soyez pas si cassant, Monseigneur. Votre Excellence daignera se rendre à nos raisons et nous montrer à nous, juge, son passeport. Sans détour, nous dirons qu’il y a, depuis quelque temps, dans nos montagnes, toutes sortes de figures suspectes, qui de temps en temps mettent le nez hors des bois, puis disparaissent, comme le Diable lui-même ; ce sont de maudits voleurs et brigands qui guettent le voyageur et préparent tous les méfaits possibles, y compris le crime et l’assassinat ; et vous, Monseigneur, vous avez l’air, en effet, si étrange, que vous ressemblez tout à fait au signalement d’un grand brigand et d’un chef de bande que nous a fait tenir à nous, juge, le très louable gouvernement. Donc, sans plus de façons ni de cérémonies, votre passeport ou en prison ! »

Je vis qu’il n’y avait rien à faire avec cet homme par le moyen que j’avais employé. Je recourus à un autre.

« Monsieur le juge, lui dis-je, si vous voulez m’accorder la grâce d’un entretien particulier, j’éclairerai facilement tous vos doutes, et, confiant en votre sagesse, je vous révélerai le secret qui m’amène ici en un accoutrement qui paraît tant vous surprendre.

– Ah ! ah ! vous voulez me faire des révélations, dit le juge, je devine bien ce qu’il peut en être. Allons, retirez-vous, vous autres : gardez les portes et les fenêtres et que personne n’entre ni ne sorte ! »

Quand nous fûmes seuls, je lui dis :

« Vous voyez en moi, monsieur le juge, un malheureux fugitif qui a réussi enfin à échapper, avec l’aide de ses amis, à l’ignominie de la prison et au danger d’être enfermé éternellement dans un cloître. Dispensez-moi des détails de mon histoire, qui représente un tissu de ruses et de méchancetés de la part d’une famille égarée par la soif de la vengeance. L’amour que je portais à une jeune fille de basse condition fut la cause de mes souffrances. Au cours de mon long emprisonnement, ma barbe poussa et l’on me soumit à la tonsure, comme vous pouvez le voir, de même que je fus contraint de porter l’habit de moine. C’est seulement après ma fuite que j’ai changé de costume dans la forêt voisine, pour ne pas être repris. Vous voyez vous-même à présent d’où provient le caractère surprenant de mon extérieur qui vous avait rendu si soupçonneux à mon égard. Vous vous rendez donc compte que je ne peux pas vous montrer de passeport. Mais, pour que vous croyiez à la vérité de mes affirmations, j’ai certains arguments dont vous ne serez pas sans reconnaître la valeur. »

À ces mots, je sortis ma bourse et en tirai trois brillants ducats que je déposai sur la table. Toute la gravité du juge se mua en un sourire complaisant.

« Monsieur, vos raisons, certainement, sont assez claires ; mais, ne prenez pas cela en mauvaise part, elles ne sont pas tout à fait convaincantes, “es qualités”. Si vous voulez que je voie noir ce qui est blanc, il faut qu’elles soient conformes. »

Je compris le coquin et ajoutai un ducat.

« Je vois à présent que je vous ai soupçonné injustement, dit le juge. Continuez votre voyage, mais prenez bien, comme vous devez en avoir l’habitude, les chemins de détour et gardez-vous de la grande route aussi longtemps que vous ne vous serez pas défait complètement de vos allures suspectes. »

Ouvrant alors la porte toute grande, il lança bien haut à la foule assemblée :

« Ce monsieur qui est là dans la salle est un homme distingué sous tous les rapports. Il s’est confié à nous, juge, dans une audience secrète ; il voyage incognito, c’est-à-dire sans être connu, et personne de vous, drôles, n’a besoin d’en rien savoir ni d’y rien comprendre. Maintenant, Monseigneur, bon voyage. »

Je sautai à cheval, cependant que les paysans, sans mot dire, enlevaient respectueusement leur casquette. Je voulus franchir promptement la porte cochère, mais le cheval commença à se cabrer ; mon ignorance et ma maladresse en matière d’équitation ne me permettaient pas de trouver un moyen de le faire avancer ; il se mit à tournoyer sur lui-même et, finalement, au milieu des rires retentissants des paysans, il me jeta dans les bras du juge et de l’aubergiste, qui étaient accourus.

« C’est un mauvais cheval, dit le juge en réprimant un sourire.

– Un mauvais cheval », répétai-je, en secouant la poussière de mes habits.

Ils m’aidèrent à me remettre en selle, mais la bête recommença à se cabrer en s’ébrouant. Impossible de lui faire traverser la porte. Soudain un vieux paysan s’écria :

« Hé, mais vous n’apercevez pas la vieille Lise, la sorcière qui se tient à la sortie. C’est elle qui joue un tour au monsieur : elle ne veut pas le laisser sortir parce qu’il ne lui a pas donné un groschen. »

Alors, seulement, mes yeux rencontrèrent une vieille mendiante en guenilles accroupie contre la porte cochère, et qui me regardait avec un sourire insensé.

« Vas-tu t’en aller immédiatement du chemin, maudite sorcière ? » lui lança le juge.

Mais la vieille se mit à criailler :

« Mon frère ne m’a pas donné un groschen. Ne voyez-vous pas l’homme mort étendu devant moi ? Mon frère ne peut pas passer par-dessus lui, car l’homme mort se redresse ; mais je l’obligerai à rester étendu, si mon frère me donne un groschen. »

Sans prêter attention aux cris de démence de la vieille, le juge avait pris le cheval par la bride et voulait lui faire franchir la porte ; mais tous ses efforts étaient vains. Entre-temps, la sorcière faisait entendre ses criaillements :

« Frère, frère, donne-moi un groschen, donne-moi un groschen ! »

Je tirai alors de ma poche quelque menue monnaie et la jetai dans son giron. La vieille fit un saut en l’air en poussant des exclamations de triomphe et de joie. Elle braillait :

« Voyez les beaux groschens, les jolis groschens que m’a donnés mon frère ! »

Cependant, mon cheval hennissait bruyamment, faisait une courbette, et, lâché par le juge, s’élançait au-dehors.

« À présent, ça va très bien, Monseigneur, dit celui-ci. Vous voilà magnifiquement en selle, “es qualités”. »

Les paysans, qui m’avaient accompagné en courant jusqu’au-devant de la porte, éclatèrent encore une fois de rire démesurément, en voyant comme je m’élevais et retombais au rythme des bonds du fringant animal. Puis ils s’écrièrent :

« Regardez donc, regardez donc ! Il monte à cheval comme un capucin ! »

Toute cette aventure du village et surtout les paroles mystérieuses de la démente m’avaient impressionné sérieusement. Ce que j’avais maintenant de plus pressé à faire, me semblait-il, c’était, à la première occasion, de me débarrasser de tout ce que mon extérieur avait de bizarre et de me donner un nom quelconque, grâce auquel je pourrais me mêler au monde sans attirer en quoi que ce fût l’attention. La vie qui s’ouvrait devant moi était sombre, impénétrable comme la destinée. Que pouvais-je faire d’autre, dans mon isolement, que de m’abandonner entièrement aux flots du fleuve qui m’emportait irrésistiblement ? Tous les fils qui me rattachaient naguère à des conditions de vie déterminées étaient coupés. Je n’avais donc plus d’appui à espérer nulle part.

La grand-route devenait de plus en plus animée et tout déjà annonçait, à distance, la vivante et riche ville de commerce dont je m’approchais à présent. Au bout de quelques jours, elle se découvrit à ma vue ; sans être interrogé, sans même être beaucoup remarqué, j’entrai dans les faubourgs. Mes regards furent attirés par une grande maison aux fenêtres claires ; un lion doré, muni d’ailes, brillait au-dessus de la porte. Une foule de gens y entraient et en sortaient, des voitures arrivaient et s’en allaient ; on entendait retentir dans les salles du bas des éclats de rire et des bruits de verres. À peine étais-je arrêté devant la porte, qu’un valet empressé accourut vers moi, saisit mon cheval par la bride et, dès que j’eus mis pied à terre, le fit entrer. Un garçon élégamment vêtu arriva en faisant cliqueter son trousseau de clefs, et, me précédant, monta l’escalier. Lorsque nous fûmes au second étage, il me jeta rapidement un dernier coup d’œil, puis il me conduisit encore un étage plus haut ; là, il m’ouvrit la porte d’une chambre modeste et me demanda poliment ce que je désirais en attendant le repas : on dînait à deux heures, salle n °10, au premier étage, etc.

« Apportez-moi une bouteille de vin », dis-je.

C’étaient là les premiers mots que je parvenais à glisser à ces gens obligeants et empressés.

À peine étais-je seul que l’on frappa et que je vis apparaître à la porte un visage semblable à un de ces masques comiques que j’avais dû voir jadis : un nez rouge et pointu, deux petits yeux brillants, un grand menton, le tout surmonté d’une perruque poudrée, dressée comme une tour, qui, par-derrière, ainsi que je m’en aperçus plus tard, se terminait à la Titus, de façon tout à fait imprévue ; un grand jabot, un gilet d’un rouge flamboyant d’où sortaient par le bas deux énormes chaînes de montre, un pantalon, un frac tantôt trop étroit, tantôt trop large, bref, ne lui seyant aucunement. Tel s’avançait ce personnage, en se courbant révérencieusement depuis la porte et en tenant à la main chapeau, peigne et ciseaux.

« Je suis le coiffeur de la maison, me dit-il, et je vous offre humblement mes services, si toutefois vous jugez bon d’y recourir. »

Ce petit homme, d’une maigreur extrême, avait quelque chose de si burlesque que j’eus de la peine à m’empêcher de rire. Cependant, il était pour moi le bienvenu, et je n’hésitai pas à lui demander s’il croyait pouvoir réparer le désordre complet de mes cheveux rendus incultes par un long voyage et qui, de plus, avaient été mal taillés. Il examina ma tête d’un œil de critique et s’écria, en posant sur le côté droit de la poitrine sa dextre gracieusement recourbée, les doigts écartés :

« Réparer le désordre ? Ô mon Dieu ! Pietro Belcampo, toi que de bas envieux appellent simplement Peter Schônfeld, on te méconnaît, tout comme le divin joueur de fifre et clairon régimentaire Giacomo Punto, dit Jacob Stich ! Mais ne va pas mettre toi-même ta lumière sous le boisseau, au lieu de la laisser éclater devant le monde. La forme de ta main, l’étincelle de génie qui brille en tes yeux et, comme une gracieuse aurore, colore ton nez en passant, ton être entier ne devrait-il pas à première vue apprendre au connaisseur que l’esprit vit en toi et que tu tends vers l’idéal ? Réparer le désordre, parole bien froide, monsieur ! »

Je priai l’étonnant petit homme de ne pas s’échauffer de la sorte, en l’assurant que j’avais entièrement confiance en son adresse.

« L’adresse ? continua-t-il dans son excitation. Qu’est-ce que l’adresse ? Qui est adroit ? Celui qui après avoir mesuré cinq longueurs oculaires est capable de faire un saut de trente aunes dans un fossé de rempart ? Celui qui à vingt pas de distance fait passer une lentille par le trou d’une aiguille ? Celui qui suspend cinq quintaux à la pointe d’une épée et les balance sur le bout du nez six heures, six minutes, six secondes et une tierce ? Oui, qu’est-ce que l’adresse ? Elle est étrangère à Pietro Belcampo, lui qui pénètre l’art, l’art sacré. L’art, monsieur, l’art ! Mon imagination errante parcourt l’assemblage merveilleux, la construction artistique des cercles que sur l’onde bâtit et détruit le souffle du zéphyr. Alors, elle opère, travaille et crée. Oui, c’est quelque chose de divin que l’art, car l’art, monsieur, n’est pas, à vrai dire, l’art dont on parle tant, mais c’est bien plutôt ce qui provient de ce Tout qu’on appelle l’art. Vous me comprenez, monsieur, car vous me semblez un penseur, à en juger par cette boucle de cheveux qui se trouve à droite sur votre front vénérable. »

Je l’assurai que je le comprenais parfaitement et, comme je prenais un grand plaisir à toute la folie originale du petit homme, je résolus, tout en recourant à son art vanté, de ne point interrompre le moins du monde son pathos enflammé.

« Que pensez-vous faire de mes cheveux embroussaillés ?

– Tout ce que vous voudrez, répliqua le petit homme. Mais, si le conseil de l’artiste Pietro Belcampo peut avoir quelque poids, laissez-moi tout d’abord examiner à distance convenable, dans sa grosseur et dans sa hauteur, votre honorable tête, puis votre tournure, votre démarche, vos jeux de physionomie, vos gestes, et je vous dirai ensuite si vous penchez vers l’antique ou le romantique, vers le genre héroïque, élevé, sublime ou naïf, idyllique, moqueur, humoristique. Alors j’évoquerai l’ombre de Caracalla, de Titus, de Charlemagne, d’Henri IV, de Gustave-Adolphe, ou de Virgile, de Tasse, de Boccace ; animés par ces personnages, les muscles de mes doigts se mettront en mouvement, et, sous les ciseaux sonores et gazouillants, le chef-d’œuvre s’accomplira. Ce sera moi, monsieur, qui compléterai votre type, en lui donnant l’expression qu’il doit avoir dans la vie. Mais maintenant, je vous en prie, allez et venez une ou deux fois dans la pièce : je veux voir, examiner, observer ! Faites, je vous en prie ! »

Il me fallut bien consentir à ce que demandait cet original. J’allai de long en large dans la chambre, comme il le voulait, en mettant tous mes soins à cacher cette allure monacale dont on ne peut jamais se débarrasser complètement, quel que soit le temps depuis lequel on a quitté le cloître. Le petit homme me considéra avec attention, puis il commença à trottiner autour de moi ; il soupirait et gémissait, il tirait son mouchoir et essuyait les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Enfin il s’arrêta, et je lui demandai s’il avait trouvé la coupe de cheveux qui me convenait. Alors il poussa un soupir et dit :

« Ah ! monsieur, qu’est-ce que cela veut dire ? Vous ne vous êtes pas abandonné à votre naturel ; il y a de la gêne dans vos mouvements, plusieurs natures se heurtent. Encore quelques pas, monsieur ! »

Je refusai net de me soumettre à nouveau à son examen en lui déclarant que, s’il ne se décidait pas enfin à me tailler les cheveux, je me verrais obligé de refuser de recourir à son art.

« Descends dans la tombe, Pietro, s’écria-t-il avec passion, car tu es méconnu en ce monde, où l’on ne trouve plus ni sincérité ni loyauté. Mais vous allez pourtant, monsieur, admirer la pénétration de mon regard, honorer mon génie, même. J’ai cherché longtemps en vain à joindre ce qu’il y a de contradictoire en tous vos mouvements et vos manières ; mais dans votre démarche il y a quelque chose de l’ecclésiastique. De profundis clamavi ad te, Domine. Oremus. – Et in omnia sæcula sæculorum. Amen ! »

Le petit homme chantait ses paroles d’une voix enrouée et glapissante, tout en imitant avec la plus grande fidélité les attitudes et les gestes des moines. Et il se retourna, comme on le fait devant l’autel, il s’agenouilla et se releva ; puis il prit une attitude fière, orgueilleuse, son front se plissa, il ouvrit largement les yeux et lança :

« Le monde est à moi. Je suis plus riche, plus sage, plus intelligent que vous tous, qui êtes de véritables taupes. Inclinez-vous devant moi. Voyez-vous, monsieur, me dit-il, ce sont là les caractères essentiels de vos allures extérieures ; si vous le désirez, en tenant compte de vos traits, de votre tournure, de votre caractère, je vais fondre ensemble quelque chose de Caracalla, d’Abélard et de Boccace, et, en donnant forme et figure à ce mélange au moment de la fusion, commencer la merveilleuse construction antico-romantique de vos boucles et bouclettes éthérées. »

Il y avait tant de vérité dans les remarques de cet homme minuscule, que je jugeai à propos de lui avouer avoir été dans les ordres ; j’ajoutai que je portais encore la tonsure et qu’à présent je désirais la cacher autant que possible.

Tout en sautant et grimaçant, il travaillait à la transformation de ma coiffure. Tantôt il avait l’air sombre et maussade, tantôt un sourire éclairait son visage, tantôt encore il prenait des poses athlétiques ou se tenait sur la pointe des pieds ; bref, je riais malgré moi et c’est avec bien de la peine que je me retenais pour ne pas rire plus encore. Enfin, il acheva son ouvrage et je le priai, avant qu’il m’eût adressé les paroles qui déjà étaient prêtes à sortir de sa bouche, de m’envoyer quelqu’un qui pût s’occuper de ma barbe embroussaillée, comme lui s’était chargé de mes cheveux. Il eut alors un sourire tout à fait étrange, se glissa sur la pointe des pieds vers la porte, qu’il ferma à clef. Puis il revint à petits pas légers au milieu de la chambre et dit :

« Âge d’or que celui où les boucles de la barbe formaient un tout avec celles des cheveux et, servant de parure à l’homme, faisaient la douce occupation de l’artiste ! Mais tu as fui, heureux temps. L’homme a rejeté ses plus beaux ornements et une classe honteuse s’est chargée, à l’aide d’instruments effroyables, de supprimer la barbe jusqu’à la peau. Ô vous, vils et honteux barbiers et gratte-poils en dépit de l’art, aiguisez vos rasoirs sur vos cuirs noirs imprégnés d’huiles malodorantes, balancez votre sacoche à houppes, faites cliqueter vos plats à barbe, mousser le savon, éclabousser autour de vous l’eau chaude et dangereuse, demandez à vos patients, avec une impudence criminelle, s’ils veulent être rasés au pouce ou à la cuillère ! Mais il y a des Pietro qui s’opposent à votre méprisable industrie et qui, s’ils s’abaissent à vos ignominieuses pratiques d’exterminer les barbes, cherchent encore à sauver ce qui surnage sur les vagues du temps. Que sont les favoris aux mille formes diverses qui, dans d’aimables sinuosités, tantôt épousent doucement l’ovale du visage, tantôt descendent mélancoliquement dans les profondeurs du cou, tantôt s’élèvent hardiment au-dessous des coins de la bouche, ou encore s’unissent discrètement en d’étroits rubans, ou se déploient en boucles audacieuses ? Représentent-ils autre chose que des inventions de notre art, dans lequel se manifeste notre haute aspiration vers le beau et le sublime ? Ah ! Pietro, montre l’esprit qui vit en toi et ce que pour l’art tu es prêt à faire, lorsque tu descends au vil rôle de gratte-poil. »

Tout en parlant, notre petit bonhomme avait exhibé un attirail complet de barbier et commençait, d’une main souple et habile, à me débarrasser de ma barbe. Et vraiment je sortis de ses mains tout à fait transformé : je n’avais plus maintenant qu’à prendre d’autres vêtements pour échapper au danger d’éveiller l’attention par mon extérieur. Le barbier se tenait devant moi avec un sourire de satisfaction intime. Je lui dis que j’étais tout à fait étranger dans la ville et qu’il me serait agréable de m’habiller à la mode de l’endroit. Pour sa peine et aussi pour l’encourager à devenir mon commissionnaire, je lui mis un ducat dans la main. Il était comme transfiguré et contemplait le ducat dans la paume de sa dextre.

« Estimable mécène et protecteur, me dit-il, je ne me suis pas trompé sur vous, l’esprit guidait mes doigts lorsque, dans le vol d’aigle de vos favoris, j’exprimais toute la noblesse de vos sentiments. J’ai un ami, un Damon, un Oreste, capable de compléter ce que j’ai commencé, qui s’occupe du corps avec autant de jugement et de génie que moi de la tête. Remarquez, monsieur, que c’est un artiste costumier, car je l’appelle ainsi, plutôt que de lui donner le nom ordinaire et trivial de tailleur. Il s’égare volontiers dans les champs de l’idéal et c’est ce qui lui a permis d’avoir un magasin contenant les vêtements les plus divers, dont les formes et les genres sont le résultat de son imagination. On trouve chez lui toutes les nuances possibles de l’élégance moderne : soit que l’on veuille briller effrontément et hardiment au-dessus de tous, soit que l’on désire se donner l’air d’un penseur ou de celui que rien n’intéresse, soit que l’on veuille sembler naïf et folâtre, ironique, spirituel, grognon, mélancolique, bizarre, polisson, gracieux, ou affecter des allures d’étudiant. L’adolescent qui, pour la première fois, se fait faire un costume sans que les conseils de sa mère ou de son précepteur mettent obstacle à ses désirs ; l’homme de quarante ans obligé de se poudrer à cause de ses cheveux blancs, le vieux viveur, le savant tel qu’il se montre dans le monde, le marchand fortuné, le bourgeois aisé, tous peuvent voir suspendu à la boutique de mon Damon le genre de costume qui leur convient. Dans quelques instants, vous allez, d’ailleurs, avoir devant les yeux les chefs-d’œuvre de mon ami. »

Il s’élança dehors et reparut bientôt accompagné d’un homme grand et fort, bien mis, qui précisément faisait tout à fait contraste avec lui, tant par l’extérieur que par les manières, et qu’il me présenta, pourtant, comme son Damon. Celui-ci me mesura des yeux et sortit alors lui-même d’un paquet apporté par un garçon des habits correspondant tout à fait aux désirs que je lui avais exprimés. C’est seulement par la suite que je me suis rendu compte de la finesse, du tact et du jugement de l’artiste costumier – ainsi que l’appelait précieusement le petit coiffeur – qui simplement, sans chercher à se faire remarquer, en évitant de poser des questions indiscrètes sur mon état, ma position, etc., avait su si bien choisir. Il est, en effet, si difficile de s’habiller sans que le caractère général du costume fasse naître l’idée que l’on exerce telle ou telle profession et surtout sans que personne ne soit amené à se demander quel est votre métier.

Le petit homme se répandait encore en toutes sortes de discours étranges et grotesques. Et, comme, sans doute, peu de personnes prêtaient à ses dires une oreille aussi complaisante que moi, il avait même l’air extraordinairement heureux de pouvoir donner à sa lumière tout l’éclat qu’il voulait. Mais l’artiste costumier, homme sérieux et intelligent, à ce qu’il me sembla, lui coupa brusquement la parole en le prenant par l’épaule et en lui disant :

« Schönfeld, tu es encore aujourd’hui en train de raconter des bêtises. Je parie que monsieur en a mal aux oreilles d’entendre tes bavardages insensés. »

Belcampo baissa la tête tristement, puis il saisit vivement son chapeau poussiéreux et s’écria à haute voix en s’élançant vers la porte :

« C’est ainsi que me compromettent mes meilleurs amis ! »

En prenant congé, l’artiste costumier me dit :

« Un type tout à fait particulier que ce Schönfeld ! L’abus de la lecture en a fait un demi-fou ; à part cela, c’est un brave homme ; de plus, il est adroit dans son métier, raison qui me le rend supportable, car il n’y a que ceux qui ne font rien avec passion qui ne risquent pas de se laisser aller à des excès. »

Lorsque je fus seul, je me livrai, devant la glace suspendue dans ma chambre, à un véritable exercice de démarche. Le petit coiffeur m’avait donné une bonne indication. Le moine fait montre dans sa façon de marcher d’une certaine précipitation lourde et gauche causée par sa longue robe entravant ses pas et par les efforts qu’il fait pour se mouvoir rapidement, d’accord avec les exigences du culte. Il y a chez lui également, dans l’attitude penchée du corps, dans sa façon de tenir les bras – lesquels ne peuvent jamais être ballants, puisqu’un moine, quand il ne prie pas, se cache les mains dans les larges manches de sa robe, quelque chose de si caractéristique que l’observateur est obligé de l’apercevoir. Je m’efforçai de me débarrasser de tout cela, de faire disparaître de mes manières toute trace de mon état. Mon âme ne trouva de consolation qu’en considérant toute ma vie comme épuisée et vaincue – si j’ose dire –, et lorsqu’il me sembla entrer dans un être nouveau, animé par un principe spirituel où le souvenir même de mon existence antérieure devenait de plus en plus faible et disparaissait enfin tout à fait.

Le tumulte des gens, le bruit incessant résultant de l’activité commerciale qui se déployait dans les rues, tout cela était nouveau pour moi et bien fait pour entretenir la disposition joyeuse dans laquelle m’avait mis le petit homme comique. Vêtu de mon nouveau costume, qui m’allait tout à fait bien, je me hasardai à descendre à la table d’hôte, où les clients étaient nombreux. Toute crainte disparut en moi quand je vis que personne ne me remarquait ; mon plus proche voisin ne se donna même pas la peine de me regarder lorsque je m’assis à côté de lui. Je m’étais inscrit sur le registre des étrangers sous le nom de Léonard, en souvenir du prieur auquel je devais ma libération du cloître, et je me fis passer pour un particulier voyageant pour son plaisir. Des étrangers de ce genre, il y en avait certainement beaucoup dans la ville, et je provoquai ainsi d’autant moins toute autre question. J’éprouvai un plaisir particulier à aller par les rues ; je me réjouissais à la vue des riches magasins et des tableaux et gravures mis en vitrine.

Le soir, j’allai flâner sur les promenades publiques, et, à plusieurs reprises, mon isolement au milieu de la foule animée me remplit l’âme d’amertume. N’être connu de personne, ne pouvoir m’épancher dans le sein de quelqu’un, ni donner à qui que ce fût la moindre idée de ce que j’étais, être empêché de dire par quel jeu étonnant et mystérieux du hasard j’avais été jeté là – tout mon secret lui-même, que, pourtant, dans ma situation, il était si prudent de garder, avait pour moi quelque chose d’effrayant. Il me semblait être un revenant qui continue à errer sur terre, bien que tout ce qui l’attachait autrefois à la vie ait disparu depuis longtemps. Venais-je à penser au célèbre orateur sacré d’autrefois que tout le monde aimait et vénérait, avec lequel chacun aspirait à s’entretenir, à qui l’on se montrait avide même d’arracher quelques mots, aussitôt, j’étais en proie à un chagrin amer. Mais ce prédicateur, me disais-je, était le moine Médard, mort et enseveli dans les abîmes de la montagne. Ce n’est pas moi, car je vis, et même devant moi s’est ouverte à présent une vie nouvelle qui m’offre ses jouissances.

Ainsi, lorsque je revivais en rêve les aventures du château, il me semblait que ce n’était pas moi qui les avais vécues, mais un autre, et cet autre était toujours le capucin Médard. Seule la pensée d’Aurélie rattachait encore mon être antérieur à l’être actuel ; mais, comme une douleur profonde et inguérissable, elle tuait souvent la joie qui se présentait en moi et je me sentais alors arraché brusquement aux milieux toujours plus variés où m’introduisait la vie.

Je n’omettais pas de visiter les multiples endroits publics où l’on donnait à boire et où l’on jouait. C’est ainsi que j’aimais à fréquenter un hôtel où, à cause du bon vin que l’on y buvait, se réunissait chaque soir une nombreuse société. À la table d’une pièce séparée, je remarquais toujours les mêmes personnes, dont la conversation était vivante et spirituelle. Je me tenais ordinairement dans un coin de la salle, savourant silencieusement et discrètement mon vin. Un jour que ces messieurs, qui formaient une espèce de cercle privé, cherchaient en vain un renseignement littéraire qui semblait beaucoup les intéresser, je parvins à m’approcher d’eux, en le leur fournissant. Ils m’offrirent alors d’autant plus volontiers une place à leur table que mon langage et mes connaissances dans les différentes branches de la science, s’étendant chaque jour davantage, leur plaisaient beaucoup. J’acquis ainsi des relations utiles et, m’initiant de plus en plus aux usages du monde, je devenais chaque jour moins embarrassé et d’une humeur plus gaie. Je polissais tout ce que ma vie passée avait laissé en moi de rude et d’anguleux.

Depuis plusieurs soirées, on s’entretenait beaucoup dans cette société d’un peintre étranger arrivé nouvellement dans la ville et qui avait organisé une exposition de ses œuvres. Tous, hormis moi, avaient déjà vu ses tableaux et en vantaient à ce point la valeur que je résolus d’aller les voir à mon tour. L’artiste n’était pas présent lorsque j’entrai dans la salle d’exposition, mais un homme âgé faisait le cicérone et donnait les noms des maîtres étrangers dont le peintre avait exposé les œuvres avec les siennes. C’étaient des toiles remarquables, pour la plupart des originaux de maîtres célèbres, dont la vue me ravissait. Parmi différentes reproductions que le vieillard appelait des esquisses, certaines fresques firent tout à coup poindre en mon âme des souvenirs de ma plus tendre enfance. Ces souvenirs devenaient de plus en plus distincts, brillaient d’un éclat toujours plus vif et plus animé. Nul doute possible, c’étaient là des copies prises au Saint-Tilleul ! Ainsi, dans un tableau de la sainte Famille, je reconnus exactement, sous les traits de saint Joseph, le visage du pèlerin étranger qui m’avait amené le miraculeux enfant. Un sentiment de profonde mélancolie s’empara de moi ; mais je ne pus retenir une exclamation bruyante, lorsque mon regard tomba sur un portrait grandeur nature, dans lequel je reconnus la princesse, ma protectrice. Elle était magnifiquement peinte, avec cette ressemblance, d’un caractère élevé, que l’on trouve dans les portraits de Van Dyck, et sous le costume qu’elle portait habituellement à la procession de la Saint-Bernard, lorsqu’elle s’avançait en tête des nonnes. Le peintre avait saisi le moment où, après la prière, elle se disposait à sortir de sa chambre pour ouvrir la procession, que là-bas, à l’église, aperçue dans le fond de la perspective, le peuple attendait plein d’impatience. Dans le regard de cette femme admirable se lisait l’expression de son âme entièrement tournée vers le ciel. Hélas ! elle semblait implorer le pardon du pécheur effronté et criminel qui s’était violemment détaché de son cœur maternel – et ce pécheur, c’était moi-même ! Des sentiments qui depuis longtemps m’étaient devenus étrangers affluèrent à mon cœur, une indicible nostalgie m’emporta violemment ; je me retrouvai au village du couvent des cisterciennes, chez le bon curé qui m’avait inculqué mes premières connaissances. J’étais redevenu un enfant candide, vif et joyeux, qui poussait des cris de joie parce que la Saint-Bernard était venue. Je la voyais vraiment :

« As-tu été bien bon et bien pieux, Franciscus ? » me demandait-elle, de cette voix dont l’amour assourdissait le timbre et qui résonnait si doucement, si aimablement à mes oreilles. « As-tu été bien bon et bien pieux ? »

Hélas ! Que pouvais-je lui répondre ? Que j’avais accumulé crime sur crime, qu’après avoir rompu mes vœux je m’étais rendu coupable de meurtres. Déchiré de chagrin et de regret, je m’affaissai sur les genoux, presque sans connaissance, et les larmes jaillirent de mes yeux. Effrayé, le vieillard s’élança vers moi et me demanda vivement :

« Qu’avez-vous, monsieur ? Que vous arrive-t-il ?

– Le portrait de l’abbesse m’a rappelé de façon étonnante l’image de ma mère, qu’enleva une mort terrible », répondis-je d’une voix sourde et caverneuse.

Et, tout en me relevant, je m’efforçai le plus possible de reprendre contenance.

« Venez, monsieur, de tels souvenirs sont trop douloureux, il faut les éviter, dit le vieillard. Il y a encore dans cette galerie un portrait que mon maître considère comme ce qu’il a fait de mieux, dans ce genre. Il est peint d’après nature et il n’y a pas longtemps qu’il est achevé. Nous l’avons voilé, afin que le soleil n’altère pas les couleurs, qui ne sont pas tout à fait sèches. »

Le vieux cicérone me plaça soigneusement à la lumière voulue, puis, d’un geste vif, il souleva le rideau : c’était Aurélie ! Un effroi que je pus à peine réprimer me saisit. Mais je me rendis compte du voisinage de l’ennemi qui m’avait précipité violemment dans les flots houleux auxquels je m’étais arraché avec difficulté et qui voulait ma perte. Et je retrouvai le courage de faire face au monstre qui m’assaillait dans l’ombre mystérieuse.

Je dévorais des yeux les charmes d’Aurélie, qui ressortaient d’une façon éclatante sur ce portrait rayonnant de vie. J’avais l’impression que le regard doux et candide de la pieuse enfant accusait l’infâme meurtrier de son frère. Mais tout sentiment de regret s’effaça devant le dédain amer et hostile qui germait en moi et qui, m’aiguillonnant de ses dards empoisonnés, me poussait hors de la vie sentimentale. Une seule chose me tourmentait, c’était qu’Aurélie ne m’eût pas appartenu au cours de cette nuit fatale qui avait révolutionné le château. L’apparition d’Hermogène était cause de l’échec de mon entreprise, mais il l’avait payé de sa vie. « Aurélie vit, me disais-je, cela suffit pour me donner l’espoir de la posséder. Oui, il est certain qu’elle sera à moi, un jour, car la destinée, à laquelle elle ne peut pas échapper, est la souveraine maîtresse, et ne suis-je pas moi-même cette destinée ? »

Je m’encourageais ainsi au crime, en regardant fixement le portrait. Je semblais étonner le vieillard. Il me parlait avec prolixité du dessin, du ton, du coloris, mais je ne l’entendais pas. La pensée d’Aurélie, l’espoir d’exécuter encore mon sinistre projet, qui, selon moi, n’était que différé, occupaient à ce point mon esprit que je partis précipitamment sans demander d’explications sur le peintre étranger, ce qui m’eût peut-être permis d’obtenir des renseignements sur ces tableaux qui semblaient renfermer tout un cycle d’allusions relatives à ma vie entière.

Pour posséder Aurélie, j’étais décidé à tout oser. Il me semblait même que j’étais placé au-dessus des événements de ma vie, que, mon regard les pénétrant, je ne pouvais jamais avoir rien à craindre et que, par conséquent, je n’avais rien à risquer. Je couvais toutes sortes de plans et de projets pour atteindre mon but. Principalement, je croyais à présent pouvoir apprendre beaucoup de choses du peintre étranger et découvrir maints rapports que j’ignorais et qui seraient susceptibles de m’aider dans la préparation de mes desseins. Je ne pensais, en effet, à rien de moins qu’à retourner au château dans mon nouveau costume, ce qui ne me semblait pas du tout être un projet extraordinairement audacieux. Le soir, j’allai à l’hôtel, où je retrouvai ma société habituelle. J’eus toutes les peines du monde à réprimer la tension toujours croissante de mon esprit, à mettre des bornes à l’activité effrénée de mon imagination surexcitée.

On parla encore beaucoup des tableaux du peintre étranger et surtout de l’expression étonnante qu’il donnait à ses portraits. Il me fut possible de joindre mes louanges à celles des autres et de dépeindre, dans un langage particulièrement brillant, qui n’était qu’un reflet de l’ironie dédaigneuse qui me dévorait intérieurement, les charmes indicibles répandus sur le pieux et angélique visage d’Aurélie. Un des membres de la société dit que le peintre était encore retenu pendant quelque temps dans la ville pour terminer plusieurs portraits commencés et qu’il nous amènerait demain soir cet artiste admirable et particulièrement intéressant, bien qu’il fût déjà d’un certain âge.

Le soir suivant, assailli par d’étranges pressentiments, en proie à d’obscures appréhensions, j’arrivai à l’hôtel plus tard que d’habitude. L’étranger, assis à la table, me tournait le dos. Lorsque je pris place et le regardai, je reconnus les traits du terrible inconnu qui, à la Saint-Antoine, s’était appuyé contre le pilier d’angle de l’église et dont la vue m’avait rempli d’angoisse et d’effroi. Il me considéra longtemps avec une gravité profonde. Mais la disposition d’esprit dans laquelle je me trouvais depuis que j’avais vu Aurélie me donna la force et le courage de supporter son regard. L’ennemi, à présent, se présentait de façon visible. Il s’agissait d’entamer avec lui une lutte à mort. Je résolus d’attendre l’attaque et alors de le repousser avec des armes dont la force m’inspirait confiance. L’étranger ne parut pas faire spécialement attention à moi ; au contraire, détournant les yeux, il continua à développer le sujet artistique qu’il traitait à mon entrée. On en vint à ses tableaux et on loua surtout le portrait d’Aurélie. Quelqu’un affirma que cette œuvre, bien qu’à première vue elle donnât l’impression d’un portrait, pouvait, cependant, servir comme étude pour une tête de sainte. Comme la veille, précisément, j’avais parlé admirablement de ce portrait en mettant en relief toutes ses qualités, on me demanda mon appréciation. Involontairement, je déclarai que, justement, je ne pouvais pas me représenter sainte Rosalie autrement que semblable au portrait de l’inconnue. Le peintre sembla à peine faire attention à mes paroles et il dit aussitôt :

« En effet, cette jeune fille dont j’ai donné le portrait fidèle est une sainte qui par ses combats s’est élevée jusqu’au ciel. Je l’ai peinte, alors qu’elle était plongée dans le chagrin le plus effroyable ; mais elle espérait en la religion et attendait l’assistance de la destinée éternelle qui trône par-delà les nuages. Et c’est l’expression de l’espérance de l’âme s’élevant au-dessus des choses terrestres que j’ai cherché à rendre dans ce tableau. »

On se perdit dans d’autres conversations ; et le vin que, pour faire honneur à l’étranger, on demanda ce soir-là meilleur et en plus grande quantité qu’à l’ordinaire, égaya les esprits. Chacun se mit à raconter des choses réjouissantes ; bien que l’étranger parût rire seulement d’un rire intérieur, qui se reflétait dans ses yeux, il sut, pourtant, souvent rien qu’avec quelques fortes paroles, jetées dans la conversation, entretenir l’entrain général et extraordinaire. Si même, chaque fois qu’il me regardait, je ne pouvais réprimer un sentiment de frayeur secrète, j’arrivai, cependant, petit à petit, à vaincre l’affreuse impression ressentie lorsque je l’avais aperçu. Je parlai du comique Belcampo, que tous connaissaient ; à la grande joie des assistants, je parvins à mettre admirablement en lumière ses fantastiques fanfaronnades, à tel point qu’un bon diable de gros commerçant qui avait l’habitude de s’asseoir en face de moi m’assura, les yeux remplis de larmes arrachées par le rire, que depuis longtemps il n’avait pas passé une soirée aussi agréable. Quand les rires commencèrent enfin à s’apaiser, l’étranger demanda à brûle-pourpoint :

« Avez-vous déjà vu le Diable, messieurs ? »

On considéra cette question comme l’introduction à une farce quelconque, et tout le monde déclara n’avoir pas encore eu cet honneur. Alors, l’étranger poursuivit :

« Eh bien ! moi, il s’en est fallu de bien peu que cet honneur ne me fût accordé, et cela au château du baron F…, au milieu des montagnes… »

Je tremblai de tous mes membres, mais les autres s’écrièrent en riant :

« Racontez, racontez !

– Vous connaissez tous, très probablement, reprit l’inconnu, si vous avez traversé les montagnes, ce site romantique où le voyageur, sortant de l’épaisse forêt de sapins et s’avançant à travers les hautes masses rocheuses, voit s’ouvrir devant lui un profond abîme noir. On lui a donné le nom de gouffre du Diable ; un pan de roche le surplombe, qui représente ce que l’on appelle le siège du Diable. On dit que le comte Victorin, de mauvais projets en tête, était précisément assis en cet endroit lorsque soudain le démon lui apparut ; et, comme il avait résolu d’exécuter lui-même les desseins de Victorin qu’il trouvait agréables, il précipita le comte dans l’abîme. Le Diable se présenta ensuite au château du baron, déguisé en capucin ; là, après avoir assouvi sa passion avec la baronne, il l’expédia en enfer, et il poignarda aussi le fils du baron, un pauvre insensé, qui ne pouvait le souffrir, qui criait bien haut : “C’est Satan !” quand il le voyait et dont, heureusement, l’intervention sauva une âme pieuse que le démon astucieux avait résolu de perdre. Et puis le capucin disparut d’incompréhensible façon ; on a dit qu’il s’était lâchement enfui à la vue du cadavre de Victorin, qui, sorti tout sanglant de sa tombe, avait surgi devant lui. À présent, quoi qu’il en soit de tout cela, ce dont je puis vous assurer, c’est que la baronne est morte empoisonnée ; qu’Hermogène, le fils du baron, a été lâchement assassiné ; que ce dernier, peu de temps après, est mort de chagrin, et qu’Aurélie, cette sainte que j’ai peinte au château à l’époque de ces événements effroyables, restée orpheline, s’est réfugiée dans un pays lointain chez des cisterciennes, dont l’abbesse était liée d’amitié avec son père. Le portrait que vous avez vu dans ma galerie est celui de cette admirable jeune fille. D’ailleurs, ce monsieur – et il me désigna – pourra vous raconter tout cela mieux que moi et avec plus de détails, puisqu’il se trouvait au château au moment où se déroulèrent tous les événements dont je viens de vous entretenir. »

Tous les regards se dirigèrent sur moi avec étonnement. Je me levai brusquement et m’écriai en faisant montre d’une violente indignation :

« Hé ! monsieur, qu’ai-je à faire avec vos stupides histoires de Diable et vos récits de meurtre ? Vous me prenez pour un autre ; oui, vous me confondez avec quelque autre et je vous prie de ne pas me mettre enjeu à ce sujet. »

Dans l’agitation où je me trouvais, il me fut assez difficile de donner à mes paroles un air d’indifférence ; l’effet des dires mystérieux du peintre et ma profonde émotion, que je cherchais en vain à cacher, n’étaient que trop apparents. Toute gaieté disparut et les hôtes, se rappelant alors que je leur étais tout à fait inconnu et comment, petit à petit, j’étais arrivé à trouver place parmi eux, me jetèrent des regards méfiants et soupçonneux. Le peintre étranger s’était levé et me regardait fixement de ses yeux pénétrants de spectre, comme autrefois à l’église des capucins. Il ne dit pas un mot, il semblait glacé et sans vie, mais son allure de fantôme me faisait dresser les cheveux ; mon front se couvrait d’une sueur froide et la violence de mon effroi faisait trembler toutes les fibres de mon corps.

« Va-t’en ! m’écriai-je hors de moi. Tu es Satan lui-même, tu es le crime et le meurtre, mais sur moi tu n’as aucun pouvoir ! »

Tout le monde quitta son siège.

« Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que c’est ? » s’écrièrent tous les hôtes.

Effrayés et attirés à la fois par le son terrible de ma voix, les gens de la grande salle, laissant là leurs jeux, se précipitèrent dans notre pièce.

« Il est ivre, il est fou ! Qu’on le mette dehors ! » lancèrent plusieurs voix.

Cependant, le peintre étranger se tenait immobile et me regardait toujours fixement. Fou de rage et de désespoir, je tirai de ma poche le couteau avec lequel j’avais frappé Hermogène et que j’avais l’habitude de toujours porter sur moi et je me précipitai sur lui ; mais je reçus un coup qui me jeta à terre, et l’étranger eut un rire effroyablement ironique qui retentit dans la pièce :

« Frère Médard ! Frère Médard, disait-il, ton jeu est meurtrier. Va et désespère dans la honte et le repentir ! »

Je me sentis empoigné par les clients ; à ce moment-là, je pris courage et, comme un taureau furieux, je fonçai sur la foule en frappant de toutes mes forces, au point que je renversai plusieurs de mes assaillants et que je me frayai un passage jusqu’à la porte. Je me précipitai alors dans le couloir ; soudain une petite porte latérale s’ouvrit et je fus attiré dans une pièce sombre. Je ne résistai pas, car déjà les gens hurlaient derrière moi. Lorsque la foule fut passée, on me conduisit dans la cour par un escalier dérobé, puis on me fit gagner la rue par un bâtiment de derrière. À la lueur de la lanterne, je reconnus en mon sauveur le comique Belcampo.

« J’ai l’impression, monsieur, me dit-il en commençant, que votre différend avec le peintre est dû à la fatalité. J’étais dans la pièce voisine en train de boire, lorsque le bruit de la lutte se produisit ; aussitôt je décidai de vous sauver, ce qu’il me fut possible de faire, grâce à ma connaissance des lieux. Car, je suis la seule cause de ce qui est arrivé.

– Comment est-ce possible ? lui demandai-je rempli d’étonnement.

– Qui commande au moment ? Qui résiste à la volonté de l’esprit supérieur ? continua le petit homme dans son pathos. Pendant que je m’occupais de l’arrangement de vos cheveux, monsieur, les plus sublimes idées s’allumèrent en moi, comme à l’ordinaire ; je m’abandonnai alors aux transports fougueux d’une imagination déréglée, et non seulement j’oubliai de lisser convenablement et délicatement la boucle de la colère sur la couronne de votre tête, mais je laissai vingt-sept cheveux de l’angoisse et de l’effroi sur votre front. Ils se dressèrent sous le regard fixe du peintre, qui est vraiment un revenant, pour s’incliner, en gémissant, vers la boucle de la colère, qui se dénoua en crépitant. J’ai tout remarqué et j’ai vu comment, enflammé de rage, vous avez, monsieur, tiré un couteau, auquel adhéraient déjà des gouttes de sang ; mais ce fut un geste vain de vouloir envoyer en enfer un habitant de l’enfer. Car ce peintre est Ahasvérus, le Juif errant, ou Bertrand de Born, ou Méphistophélès ou Benvenuto Cellini ou encore saint Pierre ; en un mot, c’est un vil fantôme, qu’on ne peut vaincre qu’au moyen d’un fer à friser brûlant, qui tord l’Idée dont il est vraiment la représentation, ou en frisant comme il faut avec un peigne électrique la pensée qu’il est obligé de sucer pour nourrir cette Idée. Vous voyez, monsieur, que pour moi, artiste et être fantasque par profession, les choses de ce genre sont de la vraie pommade, selon un dicton de mon métier, beaucoup plus important qu’on ne le croirait, dès que la pommade contient seulement de la véritable essence d’œillets. »

Le bavardage insensé du petit homme, qui m’accompagnait en courant à travers les rues, avait pour moi, sur le moment, quelque chose d’effrayant ; mais, lorsque de temps en temps je remarquais ses gambades et sa figure bouffonne, je ne pouvais retenir un rire convulsif et bruyant.

Enfin, nous fûmes dans ma chambre ; Belcampo m’aida à emballer mes effets et bientôt tout fut prêt pour le voyage. Je lui glissai quelques ducats dans la main, il se mit à bondir de joie et à crier :

« Ô gué ! J’ai à présent du bel or, de l’or pur et brillant, imbibé du sang du cœur ; il est luisant et jette des éclats rouges. C’est un incident, un incident gai, rien de plus », fit-il ensuite.

Sans doute était-ce mon étonnement devant ses exclamations qui avait amené cette remarque. Il me pria de lui laisser donner à la boucle de la colère la forme convenable, de lui permettre de raccourcir les cheveux de l’angoisse et de me prendre, en souvenir, une bouclette parmi celles de l’amour. Je le laissai faire et il accomplit le tout au milieu des gestes et des grimaces les plus comiques. Finalement, il saisit le couteau, que j’avais déposé sur la table, en changeant d’habit, et, prenant la position d’un tireur d’armes, il se mit à s’escrimer dans le vide.

« Je tue Satan, votre ennemi, car, comme il n’est qu’une simple idée, il doit pouvoir être tué par une idée ; il reçoit donc la mort de celle-ci, de la mienne, que j’accompagne, pour lui donner plus de force, des mouvements du corps qui conviennent. Apage Satanas, Apage, Apage, Ahasvérus ; allez-vous-en ! Voilà qui est fait ! » dit-il, en remettant le couteau.

Et tout haletant, il s’essuya le front, comme quelqu’un qui viendrait de se fatiguer terriblement en accomplissant un travail pénible.

Je voulus vivement faire disparaître le couteau et le mis dans ma manche, comme si je portais encore une robe de moine. Le petit homme remarqua mon geste et en sourit d’un air rusé. À ce moment, le postillon fit retentir son cor devant la maison ; aussitôt Belcampo changea de ton et d’attitude. Il tira de sa poche un petit mouchoir, fit semblant d’essuyer ses larmes, s’inclina respectueusement plusieurs fois de suite, me baisa la main ainsi que mon habit, et dit d’un air suppliant :

« Mon révérend, deux messes pour ma grand-mère, qui est morte d’indigestion ; quatre pour mon père, qui mourut d’avoir jeûné involontairement. Mais, pour moi, une messe toutes les semaines lorsque je ne serai plus et, provisoirement, l’indulgence pour mes nombreux péchés. Ah ! révérend père, il y a en moi un infâme pécheur qui s’écrie : “Peter Schönfeld, ne sois pas un idiot et ne pense pas que tu existes ; sois certain que c’est moi qui suis toi-même, moi, Belcampo, qui représente une idée géniale ; et, si tu ne le crois pas, je te poignarde avec une idée tranchante et pointue.” Mon révérend, cet ennemi qui a nom Belcampo commet tous les excès possibles. Entre autres choses il doute souvent du présent, s’enivre beaucoup, se bat et fornique avec de jolies pensées vierges. Ce Belcampo me rend honteux et confus de ce que souvent je gambade de façon indécente et souille la couleur de l’innocence, lorsque en chantant in dulci jubilo, je marche dans la m..de avec mes bas de soie blancs. Pardon pour tous deux, Pietro Belcampo et Peter Schönfeld. »

Il s’agenouilla devant moi et fit mine de sangloter violemment. Sa folie commençait à me fatiguer.

« Soyez donc raisonnable ! » lui criai-je. Le garçon entra pour prendre mes bagages. Belcampo se releva brusquement et, ayant retrouvé son humeur joyeuse, il l’aida à transporter rapidement ce que je lui disais, tout en ne cessant de bavarder.

« C’est un toqué avéré, avec lequel il ne faut pas engager de longues conversations », me dit le garçon, en fermant la porte de la diligence.

Belcampo agitait son chapeau et, quand il me vit poser le doigt sur la bouche, avec un regard significatif, il me cria :

« Jusqu’à mon dernier soupir ! »

Lorsque le matin commença à poindre, la ville se trouvait déjà bien loin derrière moi et l’image, enveloppée de mystère, de l’homme effrayant et terrible avait disparu.

La question du maître de poste : « Où allez-vous ? » me rappela à nouveau que j’étais à présent séparé du monde et que j’errais, livré aux flots agités du hasard. Mais une puissance irrésistible ne m’avait-elle pas violemment détaché de tout ce qui m’était cher, afin que l’esprit qui vivait en moi pût, dégagé de toute entrave, déployer vigoureusement ses ailes et s’envoler hardiment dans l’espace ?

Je parcourus, infatigable, la campagne magnifique, ne trouvant de repos nulle part et comme poussé sans cesse irrésistiblement vers le sud ; sans y penser, je m’étais jusqu’ici à peine écarté de la route tracée par Léonard ; et ainsi l’impulsion qu’il m’avait donnée en me lançant dans le monde continuait à s’exercer, comme douée d’une puissance magique, et à me diriger dans la voie voulue.

Au cours d’une sombre nuit, je traversais une épaisse forêt qui s’étendait, comme me l’avait annoncé le maître de poste, jusqu’à la prochaine station. Il m’avait bien engagé, à ce sujet, à attendre chez lui que se montrât le matin, mais j’avais repoussé ses conseils, et cela uniquement pour atteindre aussi vite que possible un but qui pour moi-même restait un mystère. Déjà, lorsque je m’étais mis en route, des éclairs brillaient dans le lointain. Bientôt les nuages que la tempête en mugissant amoncelait et chassait devant elle devinrent de plus en plus noirs ; puis le tonnerre retentit terriblement, répété par l’écho aux mille voix ; à l’horizon, aussi loin que la vue pouvait porter, se dessinait le zigzag fulgurant des éclairs ; les grands sapins craquaient, ébranlés jusque dans leurs racines. La pluie tombait à torrents. À chaque moment, nous risquions d’être écrasés par les arbres que l’ouragan jetait bas ; les chevaux se cabraient, effrayés par les lueurs de la foudre ; à peine pouvions-nous encore avancer. Finalement, la diligence reçut une telle secousse qu’une des roues arrière se rompit. Nous fûmes ainsi obligés de rester sur place en attendant que l’orage se calmât et que la lune pût percer les nuages. Le postillon vit alors que, dans l’obscurité, il s’était complètement écarté de la route et que nous étions dans un chemin forestier. Il n’y avait plus qu’à suivre ce chemin à tout hasard. Peut-être aboutirions-nous à un village quand poindrait le jour. La diligence, étayée par une grosse branche, se remit en route pas à pas. Je marchais en avant d’elle. Bientôt j’aperçus au loin la clarté d’une lumière et je crus percevoir des aboiements de chien. Je ne m’étais pas trompé, car à peine avions-nous poursuivi notre route pendant quelques minutes, que cette fois j’entendis bien distinctement des chiens qui aboyaient. Nous arrivâmes à une maison de belle apparence située au milieu d’une grande cour entourée de murs. Le postillon frappa à la porte, les chiens accoururent en hurlant avec furie ; mais dans l’habitation même tout resta tranquille et mortellement silencieux, jusqu’au moment où le postillon fit retentir son cor. Alors, à l’étage supérieur, on ouvrit la fenêtre d’où venait la lumière que j’avais remarquée et une voix dure et sourde appela : « Christian, Christian !

– Voilà, monsieur, répondit-on d’en bas.

– On frappe et l’on sonne du cor à notre porte, reprit la voix qui avait crié, et les chiens ont le diable au corps. Prends la lanterne et la carabine numéro trois et vois ce qu’il y a. »

Peu après, nous entendîmes Christian calmer les chiens et le vîmes enfin venir avec sa lanterne. Il n’y avait pas de doute pour le postillon : à l’entrée de la forêt, au lieu de suivre tout droit, nous avions dû obliquer à gauche, puisque nous étions à la maison du garde général des eaux et forêts située sur la droite, à une heure du dernier relais. Lorsque nous eûmes raconté à Christian le malheur qui nous était arrivé, il ouvrit les deux battants de la porte et nous aida à faire entrer la diligence. Les chiens, apaisés, tournaient autour de nous en reniflant et en remuant la queue, cependant que l’homme resté à la fenêtre continuait à crier, sans que Christian ou l’un de nous lui répondît :

« Que se passe-t-il ? Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que c’est que cette caravane ? »

Enfin, pendant que Christian s’occupait des chevaux et de la diligence, j’entrai dans la maison, dont il avait laissé la porte ouverte. Un grand homme fort, la figure brûlée par le soleil, coiffé d’un vaste chapeau à plumet vert, et, pour le reste, en chemise et en pantoufles, s’avança vers moi, un couteau à la main, en m’interpellant brusquement :

« D’où venez-vous ? On ne dérange pas les gens en pleine nuit. Ce n’est ici ni une auberge ni la maison d’un maître de poste. Ici demeure le garde général des eaux et forêts, et c’est moi l’inspecteur ! Christian est un âne de vous avoir ouvert la porte. »

Je lui exposai très humblement mon malheur, en l’assurant que seule la nécessité nous avait déterminés à nous arrêter chez lui. L’homme devint alors plus doux et dit :

« Il est vrai que le temps était terriblement mauvais ; mais le postillon est un imbécile de s’être égaré et d’avoir brisé sa voiture. Un gaillard comme lui devrait pouvoir circuler dans la forêt les yeux fermés et s’y trouver chez lui, comme nous autres. »

Il me fit monter et, en même temps qu’il déposait son couteau, ôtait son chapeau et jetait un habit sur ses épaules, il me pria de ne pas prendre en mauvaise part sa réception plutôt rude. Il me dit qu’il devait d’autant plus se tenir sur ses gardes dans cette maison isolée que bien souvent toutes sortes de vagabonds parcouraient la forêt et surtout qu’il était, pour ainsi dire, en guerre ouverte avec les braconniers, qui avaient déjà attenté plus d’une fois à sa vie.

« Mais, continua-t-il, ces coquins ne peuvent rien contre moi, car, avec l’aide de Dieu, je remplis fidèlement et honnêtement les devoirs de ma charge ; et, croyant et me confiant en Lui, me reposant également sur ma bonne carabine, je les défie. »

Malgré moi, entraîné par une vieille habitude, je ne pus m’empêcher de glisser quelques paroles onctueuses sur la force que donne la confiance dans le Tout-Puissant, ce qui rendit le forestier de plus en plus amical. En dépit de mes protestations, il réveilla sa femme, matrone d’un certain âge déjà, mais active et gaie, qui, bien qu’elle eût été troublée dans son sommeil, accueillit aimablement son hôte et, sur l’ordre de son mari, se mit à préparer à manger. Comme punition infligée par le forestier, le postillon dut s’en retourner la nuit même à la station d’où il venait ; quant à moi, le garde des eaux et forêts se mettait à ma disposition pour me conduire, quand je le voudrais, au prochain poste de relais. Cette proposition m’agréa d’autant plus que j’avais besoin d’un peu de repos. Je déclarai au forestier que je resterais volontiers chez lui jusqu’au lendemain à midi, afin de me remettre complètement de la fatigue causée par un voyage ininterrompu de plusieurs jours.

« Si j’ai un conseil à vous donner, monsieur, répliqua le brave homme, restez ici demain toute la journée ; après-demain, mon fils aîné, que j’envoie à la résidence, vous conduira lui-même au prochain relais. »

J’acceptai avec plaisir, cependant que je vantais la solitude du lieu, qui exerçait sur moi un charme attrayant.

« Oh ! monsieur, reprit-il, la solitude n’est pas aussi complète que vous le pensez. D’après la conception ordinaire des citadins, vous appelez solitude toute habitation située dans les bois, sans tenir compte que cela dépend beaucoup de celui qui y séjourne. Oui, si dans cet ancien pavillon de chasse vivait encore, comme autrefois, un vieux personnage atrabilaire qui, n’aimant ni la forêt ni la chasse, s’enfermait dans ses quatre murs, on pourrait peut-être dire que la vie est solitaire. Mais depuis que cet homme est mort et que le prince a fait de cette maison la demeure du garde des eaux et forêts, elle est devenue très vivante. Vous êtes sans doute un habitant des villes, monsieur ; vous ignorez les plaisirs de la forêt et les joies de la chasse. Vous ne pouvez vous imaginer quelle vie heureuse et magnifique nous menons, nous autres chasseurs. Mes élèves et moi, nous ne faisons qu’une famille ; vous trouverez cela curieux peut-être, mais dans cette famille je compte aussi mes chiens, intelligents et adroits ; ils me comprennent, saisissent un mot, un signe, et me sont fidèles jusqu’à la mort. Remarquez comme celui-ci me regarde intelligemment parce qu’il sait que je parle de lui. Dans la forêt, il y a toujours à faire, monsieur. Le soir, on pense à étudier, à administrer ; le matin, dès que le jour pointe, je me lève et sors en jouant sur mon cor un joyeux air de chasse. Les bruits les plus divers se font entendre ; tout sort du sommeil, les chiens aboient, heureux et avides de courir à la chasse.

Mes élèves s’habillent vivement et, la gibecière en bandoulière, le fusil sur l’épaule, ils font leur entrée dans la salle à manger, où ma “vieille” a servi le déjeuner. Puis, nous nous mettons gaiement et allègrement en route.

« Nous arrivons à l’endroit où se cache le gibier ; chacun prend sa place à distance du voisin ; les chiens s’avancent furtivement, la tête touchant terre, on les voit flairer et renifler, puis regarder le chasseur de leurs yeux intelligents et humains. Chacun est là, retenant sa respiration, le chien du fusil tendu, immobile et comme enraciné sur place. Puis, dès que le gibier bondit hors du fourré, que les coups de feu crépitent, que les chiens se lancent à sa poursuite, on sent battre son cœur et l’on est un tout autre homme. Et chaque partie de chasse représente quelque chose de nouveau, car toujours il se produit un événement particulier qu’on n’avait pas encore constaté. Le fait seulement que le gibier est différent selon les saisons, que tantôt c’est celui-ci qui se montre et tantôt celui-là, donne à la chasse un attrait si magnifique qu’il n’est aucun homme sur terre qui puisse en être rassasié. D’ailleurs, monsieur, la forêt par elle-même est si joyeuse et si animée que je ne m’y sens jamais seul. Comme je connais chaque place et chaque arbre, il me semble que chacun des arbres qui a grandi sous mes yeux et dont la cime vivante et resplendissante s’élève maintenant dans les airs me connaît et m’aime, parce que je lui ai accordé mon attention et donné mes soins. Oui, dans le murmure et le bruissement merveilleux de la forêt, je crois réellement entendre des voix qui me parlent, des voix tout à fait particulières, et j’ai l’impression que ce langage est la louange véritable de Dieu et de sa toute-puissance, en même temps qu’une prière que la parole humaine ne pourrait jamais arriver à exprimer. En un mot, un chasseur brave et pieux mène une vie joyeuse et admirable, car il lui reste encore quelque chose de la belle liberté d’autrefois, du temps où les hommes vivaient en accord avec les lois de la nature et ignoraient tout des traînes et des parures dont ils s’embarrassent dans leurs cachots de pierre. Que savent-ils, en effet, les gens d’aujourd’hui, des choses magnifiques que Dieu a créées autour d’eux pour leur édification et leur amusement et dont profitaient les hommes libres qui vivaient en pleine communion avec la nature entière, ainsi que nous l’apprennent les histoires du temps passé ? »

Le vieux forestier disait tout cela sur un ton et avec une expression qui faisaient voir sa conviction profonde. J’enviais sa vie heureuse et le calme solide de son état d’âme, si différent du mien.

Il me conduisit alors dans une autre partie du bâtiment, qui, je m’en rendais à présent compte, était assez vaste ; là il m’indiqua une petite chambre, propre et coquette, dans laquelle se trouvaient déjà mes bagages, puis il me quitta en m’assurant que le bruit matinal de la maison ne me réveillerait pas, car je me trouvais tout à fait isolé des autres habitants. Je pourrais dormir aussi longtemps que je le voudrais, ajouta-t-il encore ; on m’apporterait à déjeuner quand j’appellerais ; lui, je le reverrais seulement au repas de midi, car il partait de grand matin dans la forêt avec ses élèves et ne rentrerait pas avant cette heure-là. Je me jetai sur le lit et, fatigué comme je l’étais, je tombai bientôt dans un profond sommeil ; mais un cauchemar affreux vint me torturer.

Le rêve commença d’une façon tout à fait singulière. J’avais conscience que je dormais et je me disais, en effet : « C’est très bien que je me sois endormi immédiatement et que je dorme d’un sommeil aussi calme et aussi profond, cela va me remettre entièrement de mes fatigues ; seulement, il ne faut pas que j’ouvre les yeux. » Malgré cela, il me semblait que je ne pouvais pas m’en empêcher et, cependant, mon sommeil n’était pas interrompu. Soudain, la porte s’ouvrit et une forme sombre entra, dans laquelle, à mon grand effroi, je me reconnus moi-même, en costume de capucin, avec la barbe et la tonsure. Le fantôme s’approchait de plus en plus de mon lit ; j’étais comme paralysé, et les sons que je voulais articuler, l’état d’immobilité convulsive dans laquelle je me trouvais ne leur permettait pas de sortir de ma gorge. Maintenant, le spectre s’asseyait sur ma couche et me regardait en ricanant. « Il faut me suivre, disait-il, nous allons monter sur le toit, sous la girouette qui chante un joyeux épithalame en l’honneur du hibou qui se marie. Là nous lutterons et celui qui terrassera l’autre sera roi et pourra boire son sang. »

Je sentais que le fantôme m’empoignait et m’entraînait sur le toit ; alors le désespoir me rendit des forces. « Tu n’es pas moi, tu es le Diable », m’écriai-je. Et, les ongles en avant, j’étendis la main pour saisir le visage menaçant du fantôme. Mais j’eus l’impression que mes doigts, atteignant ses yeux, plongeaient dans de profondes orbites, et il eut à nouveau un rire grimaçant. À ce moment, je me réveillai, comme sous l’effet d’une secousse soudaine. Mais les rires continuaient dans la pièce. Je me dressai sur le lit, les clairs rayons du matin brillaient à travers la fenêtre et j’aperçus debout devant la table, me tournant le dos, un homme en habit de capucin. L’épouvante me pétrifia. L’effroyable rêve devenait réalité. L’homme fouillait dans les choses qui se trouvaient sur la table. À présent il se retournait. Tout mon courage me revint, lorsque je vis une étrange figure avec une barbe noire et inculte et dont les yeux perdus dans le vague souriaient de folie. Certains de ses traits avaient une ressemblance lointaine avec Hermogène. Je résolus d’attendre pour voir ce que ferait l’inconnu et d’agir seulement au cas où, d’une façon quelconque, il se montrerait dangereux. Grâce à mon couteau, qui était près de moi, et même avec ma force physique, en laquelle je pouvais avoir confiance, j’étais certain de pouvoir maîtriser l’inconnu sans avoir besoin d’aide. Il semblait s’amuser avec mes objets, comme un enfant. Mon portefeuille rouge, qu’il tournait et retournait devant la fenêtre ou encore tenait en l’air d’étrange façon, paraissait surtout provoquer sa joie. Enfin, il dénicha le flacon d’osier avec le reste du vin mystérieux, il l’ouvrit et le sentit, aussitôt il se mit à trembler de tous ses membres et poussa un cri terrible, qui résonna sourdement dans toute la chambre. Une cloche argentine sonna trois heures dans la maison, il se mit à hurler comme en proie à un tourment effroyable, mais bientôt il fit entendre un nouveau ricanement, semblable à celui que j’avais entendu dans mon rêve. Je le vis ensuite bondir furieusement, boire à la bouteille et la jeter derrière lui, en franchissant précipitamment la porte. Je me levai vivement et voulus le poursuivre, mais déjà il était hors de ma vue, et je l’entendis descendre bruyamment un escalier éloigné, puis le bruit sourd d’une porte fermée violemment arriva jusqu’à moi. Je verrouillai alors ma chambre pour me mettre à l’abri d’une nouvelle visite et me remis au lit. J’étais trop épuisé pour ne pas m’endormir aussitôt. Le soleil éclairait déjà la pièce lorsque je m’éveillai, reposé et mes forces réparées.

Ainsi qu’il me l’avait dit, le forestier était parti dans les bois avec ses fils et ses élèves. Une aimable jeune fille au teint vermeil, sa cadette, m’apporta à déjeuner, tandis que l’aînée était occupée dans la cuisine avec sa mère. Elle me raconta gentiment comment tous vivaient là ensemble, heureux et paisibles. On n’entendait de tumulte que les jours où le prince, escorté de sa nombreuse suite, venait chasser dans la légion et couchait à la maison. Quelques heures s’écoulaient ainsi agréablement, puis midi arriva. Alors des cris de joie et des fanfares de cors annoncèrent le retour du maître des eaux et forêts accompagné de ses quatre fils, admirables adolescents pleins de santé dont le plus jeune pouvait avoir à peine quinze ans, et de ses trois élèves forestiers. Il me demanda comment j’avais dormi et si le bruit du matin ne m’avait pas réveillé trop tôt. Je n’éprouvai pas le besoin de lui raconter l’aventure de la nuit, car la vivante apparition du moine effrayant était tellement liée à mon rêve que c’est à peine si j’aurais pu discerner où finissait le rêve et où commençait la réalité. La table était mise, la soupe fumait. Le vieux forestier allait ôter son bonnet pour dire la prière, lorsque la porte s’ouvrit. C’était mon capucin de la nuit qui entrait. La folie ne se lisait plus sur son visage, mais il avait un air sombre et rébarbatif.

« Soyez le bienvenu, mon révérend, lui dit le maître de la maison, récitez les grâces et mangez avec nous. »

Alors, il regarda autour de lui, les yeux flambants de colère, et lança d’une voix terrible :

« Que Satan te mette en pièces avec ton “révérend” et tes maudites prières ! M’as-tu attiré ici pour être le treizième à table et pour me faire tuer par l’étranger criminel ? Ne m’as-tu pas recouvert de ce froc pour que personne ne reconnaisse en moi le comte, ton seigneur et maître ? Mais prends garde à ma colère, homme maudit ! »

Ce disant, le moine saisit une lourde cruche se trouvant sur la table et la lança vers le vieux forestier qui, grâce seulement à un mouvement adroit, évita le projectile qui lui eût brisé la tête. La cruche alla se casser contre le mur en mille morceaux. Aussitôt les élèves empoignèrent le forcené et le maintinrent solidement.

« Ah ! misérable blasphémateur, tu oses encore te livrer ici en présence de gens pieux à tes accès de furie, tu as l’audace d’attenter une nouvelle fois à ma vie, moi qui t’ai tiré de ton état bestial, qui t’ai sauvé de la damnation éternelle. Va au cachot ! »

Le moine tomba à genoux et implora grâce, en hurlant. Mais le vieillard lui dit :

« Retourne au cachot, dont tu ne sortiras plus avant que je ne sois certain que tu as renoncé à Satan qui t’aveugle ; sinon tu vas mourir. »

Le moine se mit à pousser des cris désespérés, comme si la mort lui apparaissait ; mais les élèves forestiers l’emmenèrent. En rentrant, ils annoncèrent qu’il s’était aussitôt calmé en franchissant le seuil de la prison. Christian, chargé de sa surveillance, avait, d’ailleurs, déjà raconté que le moine s’était promené toute la nuit dans les couloirs de la maison en faisant un bruit infernal, et surtout qu’il l’avait entendu crier au point du jour : « Donne-moi encore de ton vin et je serai à toi entièrement ! Du vin ! du vin ! » Il lui avait, en outre, réellement semblé que le moine titubait comme un homme ivre, bien qu’il ne pût comprendre comment le fou avait pu arriver à se procurer un breuvage aussi fort et aussi enivrant. Je n’hésitai pas plus longtemps à raconter mon aventure de la nuit, en n’oubliant pas de parler de la bouteille qu’il avait vidée.

« Tout cela est bien regrettable pour vous, me dit le forestier. Mais vous me semblez brave et courageux ; un autre eût pu en mourir de frayeur. »

Je le priai de me dire en détail qui était ce moine insensé.

« Ah ! me répondit le vieillard, c’est une longue et étrange histoire, qu’il ne convient pas de raconter pendant le repas. Il est déjà assez fâcheux que cet affreux individu nous ait troublés ainsi avec ses agissements criminels, alors que nous nous apprêtions à goûter gaiement et joyeusement aux mets que Dieu nous envoie. Pour le moment, nous allons nous mettre à manger. »

Là-dessus le forestier ôta son bonnet, récita les grâces avec piété et recueillement, et nous entamâmes un substantiel et savoureux repas champêtre, au milieu de conversations vivantes et pleines de gaieté. En l’honneur de son hôte le vieillard fit apporter du vin meilleur que de coutume et, selon les mœurs patriarcales, il trinqua avec moi dans une jolie coupe qui lui était réservée. La table étant desservie, les élèves forestiers détachèrent deux cors du mur et se mirent à jouer un air de chasse. À la reprise, les jeunes filles accompagnèrent, puis avec elles les fils de la maison répétèrent en chœur la strophe finale. Mon cœur se dilatait d’étrange façon ; depuis longtemps, je n’avais pas éprouvé un contentement intérieur aussi grand que parmi ces simples et braves gens. On chanta encore plusieurs chansons, douces et mélodieuses, jusqu’au moment où le chef de famille se leva, en s’écriant :

« Vivent tous les braves gens qui honorent noblement la chasse ! »

Et il vida son verre. Nous répétâmes unanimement son toast et ainsi se termina ce gai repas glorifié par le vin et les chants.

Le vieillard s’était approché de moi et il me dit :

« À présent, monsieur, je vais dormir une petite demi-heure, puis nous irons ensemble dans la forêt et je vous raconterai comment le moine est venu chez moi et tout ce que je sais de lui. Pendant ce temps, le crépuscule viendra, ensuite nous irons à l’affût, à un endroit où, m’a dit Franz, il y a des faisans. Vous aurez comme nous un bon fusil et vous tenterez votre chance. »

La chose était pour moi toute nouvelle, car si, étant séminariste, j’avais pu parfois m’amuser au tir à la cible, jamais il ne m’était arrivé de tirer sur du gibier. J’acceptai donc l’offre du forestier, qui s’en montra extrêmement réjoui et qui, rapidement, avant d’aller se reposer, comme il en avait l’intention, s’efforça, en faisant montre d’une cordiale gentillesse, de m’inculquer les premiers éléments de l’art du tir.

Armé d’un fusil et porteur d’une gibecière, je me rendis dans les bois avec le forestier, qui commença ainsi l’étrange histoire du moine.

« Il y aura déjà deux ans de cela, l’automne prochain, mes élèves entendaient souvent dans la forêt des hurlements effrayants qui, bien qu’ils n’eussent pas grand-chose d’humain, pouvaient, cependant, provenir d’un homme, ainsi que le pensait Franz, le dernier arrivé d’entre eux… Franz avait la certitude d’être l’objet des taquineries du monstre hurleur, car, lorsqu’il allait à l’affût, les hurlements se faisaient entendre si près de lui qu’ils effrayaient le gibier. Un jour qu’il couchait une bête en joue, un être aux poils hérissés et méconnaissable sortit en bondissant du fourré et fit rater son tir. Franz avait la tête farcie de légendes de chasse racontées par son père, un vieux chasseur, et où des revenants entraient en jeu. Il fut amené à prendre cet être pour Satan lui-même, qui voulait le dégoûter du plaisir de la chasse ou sinon essayer de le tenter. Les autres élèves et même mes fils, qui avaient aussi entrevu le monstre, étaient de son avis. J’avais d’autant plus intérêt à éclaircir cette affaire que je croyais voir là une ruse de braconnier destinée à éloigner les chasseurs. J’ordonnai donc à mes fils et aux apprentis d’interpeller le monstre au cas où il se montrerait encore à eux et, s’il ne voulait pas s’arrêter ou répondre, de tirer sur lui sans plus, en vertu des lois de la chasse. Ce fut Franz qui, le premier, étant à l’affût, rencontra à nouveau le spectre. Il l’interpella en le mettant en joue, mais le monstre s’enfuit en bondissant dans les fourrés. Franz voulut tirer sur lui : le coup ne partit pas. Rempli d’angoisse et d’effroi, il courut vers ses camarades qui se trouvaient à quelque distance de là, persuadé que c’était le démon qui le narguait en effrayant le gibier et en ensorcelant son fusil, car effectivement, depuis que le monstre le poursuivait, il n’atteignait plus aucune bête, lui qui était un tireur si adroit.

« Le bruit qu’un spectre hantait la forêt se répandit et déjà l’on racontait au village que Satan, s’étant trouvé sur le chemin de Franz, lui avait offert des balles enchantées, et autres balivernes de ce genre. Je résolus de mettre fin à tout cela et de faire la chasse au monstre, que, pour mon compte, je n’avais pas encore rencontré, en me tenant dans les endroits où il avait l’habitude de se montrer. Je restai longtemps avant d’obtenir un résultat. Enfin, par un soir brumeux de novembre, j’étais à l’affût précisément à la place où Franz avait vu le monstre pour la première fois, lorsque j’entendis remuer dans le fourré, tout près de moi. J’épaulais doucement mon fusil, croyant avoir affaire à un animal ; mais ce fut un être hideux aux yeux étincelants, avec des cheveux noirs tout hérissés et couvert de haillons que je vis apparaître. Le monstre me regarda fixement, en poussant des hurlements effroyables. Monsieur, une telle apparition aurait pu effrayer l’homme le plus courageux ; j’eus l’impression que je me trouvais vraiment devant le Diable et je sentis une sueur froide m’inonder le corps. Mais une énergique prière, récitée d’une voix forte, me fit retrouver tout mon courage. En m’entendant prononcer le nom du Christ, le monstre hurla plus furieusement encore, et puis il fit entendre des blasphèmes terribles. À ce moment, je lui criai : “Être infâme, être maudit, cesse tes paroles impies et rends-toi ; sinon je te tue !” Alors le monstre se roula à terre en poussant des lamentations et en demandant grâce. Mes élèves arrivèrent, nous l’empoignâmes et l’emmenâmes à la maison, où je le fis enfermer dans la tour dépendant de l’annexe du bâtiment, me disposant à mettre le lendemain matin les autorités au courant de ce qui s’était passé. Il perdit connaissance en entrant dans la tour. Le jour suivant, lorsque j’allai le voir, il était assis sur la couche de paille que je lui avais fait préparer et pleurait à chaudes larmes. Il se jeta à mes pieds et me supplia d’avoir pitié de lui. Il y avait plusieurs semaines déjà, me raconta-t-il, qu’il vivait dans la forêt, ne mangeant rien que des herbes et des fruits sauvages ; pauvre capucin dans un cloître très éloigné, il s’était enfui du cachot où on l’avait enfermé comme fou. L’homme, en effet, se trouvait dans un état digne de compassion. J’en eus pitié. Je lui fis donner des aliments fortifiants et du vin.

« Il se rétablit visiblement. Il me pria de la façon la plus pressante de le garder chez moi quelques jours seulement et de lui procurer un nouvel habit de capucin ; il retournerait ensuite de lui-même au couvent. J’accédai à son désir, et réellement la folie sembla se calmer, les accès devinrent plus rares et moins violents. Mais, pendant ses explosions de fureur, l’homme prononçait d’effroyables paroles ; je remarquai que, quand je le brusquais et le menaçais de mort, il tombait dans un abattement profond et se mortifiait en priant Dieu et les saints du Paradis de le délivrer de ses tourments infernaux. Il semblait alors se prendre pour saint Antoine, de même que, dans ses accès de furie, il criait qu’il était comte et seigneur tout-puissant et nous ferait tous tuer quand arriveraient ses gens. Dans ses intervalles de lucidité, il me suppliait au nom de Dieu de ne pas le repousser, car il sentait que ce n’était que chez moi, disait-il, qu’il pourrait guérir.

« Une seule scène se produisit encore avec lui, et cela après que le prince fut venu chasser dans la contrée et eut passé la nuit chez moi. Depuis le jour où il avait vu le prince au milieu de son brillant entourage, il était devenu tout autre. Il se montrait opiniâtrement taciturne et intraitable ; il s’éloignait vivement aussitôt que nous disions une prière et il se mettait à tressaillir de tous ses membres quand il entendait seulement prononcer un mot pieux. Avec cela, il jetait sur ma fille Anne des regards d’une telle concupiscence que je résolus de l’emmener pour éviter tout malheur. La nuit qui précéda le jour où je devais mettre mon projet à exécution, je fus réveillé par un cri perçant venant du couloir. Je sautai de mon lit et me précipitai avec une lumière vers l’endroit où dormaient mes filles. Le moine s’était évadé de la tour où je le faisais enfermer la nuit, et, poussé par une violente passion bestiale, il avait couru à l’appartement de mes filles, dont il s’efforçait d’enfoncer la porte à coups de pied. Heureusement, une soif irrésistible avait fait sortir Franz de la chambre où il dormait avec les autres élèves forestiers ; il allait justement à la cuisine pour prendre de l’eau lorsqu’il perçut le tapage du moine dans le couloir. Il accourut et empoigna le gaillard par-derrière, juste au moment où la porte cédait. Mais l’adolescent était trop faible pour maîtriser le fou furieux. Ils se battirent au milieu des cris des jeunes filles réveillées par le bruit, et j’arrivai à l’instant où le moine, ayant jeté l’apprenti à terre, lui serrait la gorge, comme un assassin. Sans réfléchir, je sautai sur le moine et je dégageai Franz ; mais soudain, je ne sais pas encore comment cela s’est passé, un couteau brilla dans la main du criminel qui voulut m’en porter un coup. Par bonheur, Franz s’était relevé et lui arrêta le bras, cependant que moi, qui suis plutôt un homme solide, je réussissais bientôt à serrer si fortement le forcené contre le mur qu’il étouffait presque. Le bruit avait arraché tous les élèves de leur sommeil ; ils accoururent, nous garrottâmes le moine et le jetâmes au cachot. J’allai chercher mon fouet et, pour le dissuader de nouvelles entreprises de ce genre, je lui administrai quelques bons coups qui le firent se lamenter et gémir misérablement. “Coquin, lui disais-je, c’est encore beaucoup trop peu pour ton infamie, toi qui voulais déshonorer ma fille et qui as tenté de me tuer ; vraiment, tu aurais mérité de mourir.”

« Il hurlait d’angoisse et d’effroi ; la crainte de la mort semblait totalement l’anéantir. Le lendemain, il ne fut pas possible de l’emmener, car il gisait sans aucune force dans sa cellule et ressemblait à un cadavre ; vraiment, il me faisait pitié. Je lui fis préparer un bon lit dans une pièce plus convenable, et ma femme prit soin de lui, fit une soupe fortifiante et alla prendre dans notre pharmacie, pour les lui porter, les médicaments dont il pouvait avoir besoin. Souvent, quand elle est seule, ma femme a la bonne habitude, pour se distraire, de fredonner une chanson pieuse, et, lorsqu’elle veut s’accorder un vrai plaisir, ma fille Anne, de sa voix claire, doit lui chanter ce lied. C’est ce qui se passa devant le lit du malade. Souvent, il soupirait profondément et les regardait toutes deux avec des yeux pleins de mélancolie ; souvent aussi, les larmes inondaient ses joues. Parfois, il remuait la main et les doigts comme s’il voulait se signer, mais il n’y arrivait pas, sa main retombait sans force ; quelquefois aussi, de légers sons sortaient de ses lèvres, comme pour accompagner Anne. Enfin il commença à se remettre à vue d’œil. À présent, il faisait souvent le signe de la croix, à la manière des moines, et priait à voix basse. Puis, subitement, il se mit à chanter des chants latins ; ma femme et ma fille n’en comprenaient pas les paroles, mais la musique merveilleuse de ces chants sacrés les remuait jusqu’au fond du cœur, au point qu’elles ne pouvaient se lasser de parler des joies que leur faisait éprouver le malade.

« Le moine fut bientôt assez rétabli pour se lever et pour se promener dans la maison ; son air et ses manières avaient complètement changé. Le feu qui brillait naguère méchamment dans ses yeux avait fui, et son regard exprimait maintenant la douceur ; selon les mœurs monacales, il marchait sans bruit, avec recueillement et les mains jointes ; toute trace de folie avait disparu. Il ne mangeait que des légumes et du pain et buvait de l’eau. Ce n’est que bien rarement, dans ces derniers temps, que j’étais arrivé à le faire asseoir à ma table et qu’il avait consenti à goûter un peu de nos aliments ou à boire une gorgée de vin. Alors il disait les grâces et nous égayait de ses reparties, qu’il savait placer comme pas un. Souvent, il allait se promener seul dans la forêt ; un jour je l’y rencontrai et lui demandai, sans précisément y penser, s’il n’allait pas bientôt retourner dans son couvent. Il se montra très ému, prit ma main et me dit :

« “Mon ami, je te remercie d’avoir sauvé mon âme, tu m’as préservé de la damnation éternelle ; mais je ne peux pas encore te quitter, permets-moi de rester avec toi. Ah ! aie pitié de moi, que Satan avait séduit et qui étais irrémédiablement perdu si le saint que j’ai invoqué au cours de mes heures d’angoisse ne m’eût pas conduit dans cette forêt, alors que j’étais en proie à la folie…

« “Vous m’avez trouvé, poursuivit le moine, après un moment de silence, dans un état de dégradation complète, et, maintenant encore, vous ne devineriez certainement pas qu’autrefois j’étais un bel adolescent, que la nature avait richement doué et que seul un penchant mystique pour la solitude et la méditation conduisit au cloître. Là mes frères m’aimaient tous d’une façon exceptionnelle et je vécus aussi heureux qu’on peut l’être au couvent. Par ma piété et ma conduite exemplaires, je m’élevai au-dessus de tous et déjà l’on voyait en moi le futur prieur. Or il arriva qu’un de nos frères rentrant d’un long voyage rapporta pour le cloître différentes reliques qu’il s’était procurées en route. Parmi elles se trouvait une bouteille fermée contenant un élixir tentateur et que saint Antoine, disait-on, avait prise au Diable. Aussi cette fiole fut-elle soigneusement conservée, bien que la chose me parût tout à fait déplacée et opposée à l’esprit de piété que doivent inspirer les vraies reliques. Mais un désir indicible s’empara de moi. Je voulus savoir ce qu’en vérité il pouvait bien y avoir dans la bouteille. Je parvins à la détourner, je la débouchai et j’y trouvai un vin d’un parfum délicieux et d’une saveur douce et agréable, que je bus jusqu’à la dernière goutte.

« “Impossible de décrire le changement qui s’opéra alors en moi, la soif dévorante des joies du monde que j’éprouvai, le sentiment qui me faisait voir le vice sous les formes les plus séduisantes et comme le summum du bonheur qu’on puisse goûter sur terre. Toujours est-il que ma vie devint une suite de crimes ignominieux et que, lorsque je fus découvert, malgré mes ruses diaboliques, le prieur me condamna à la prison perpétuelle. Après que j’eus passé plusieurs semaines dans un cachot sombre et humide, je commençai à m’indigner contre moi-même, à maudire l’existence ; j’insultai Dieu et les saints. Alors Satan m’apparut dans une lueur d’un rouge ardent, et il me promit de me délivrer si je voulais le servir, en tentant le Tout-Puissant. Je me jetai précipitamment à genoux et je criai, en hurlant : ‘Il n’y a pas de Dieu dont je sois le serviteur, tu es mon maître et c’est du feu de l’enfer que jaillissent les joies de la vie !’

« “Aussitôt, j’entendis dans les airs un bruit semblable à celui d’un ouragan ; les murs s’ébranlèrent comme sous l’action d’un tremblement de terre, le cachot retentit de sifflements aigus ; les barreaux de fer de la fenêtre tombèrent en morceaux, et, emporté par une force invisible, je me trouvai dans la cour du cloître. La lune brillait clair, à travers les nuages, et sous ses rayons une statue de saint Antoine, érigée dans la cour, près d’une fontaine, resplendissait. Une angoisse indicible me déchirait le cœur. Je me jetai à genoux devant le saint, écrasé sous le poids du repentir. Je reniai Satan et j’implorai grâce. Mais le ciel se couvrit de nuages noirs et de nouveau l’ouragan se fit entendre à travers les airs ; je perdis connaissance et je me retrouvai dans la forêt, où j’errais en proie à la faim et fou de désespoir, lorsque vous m’avez sauvé.”

« Tel fut le récit du moine et son histoire fit sur moi une impression si profonde que, dans bien des années encore, je pourrai, comme aujourd’hui, la répéter mot à mot. Depuis ce temps, il s’était si gentiment et si pieusement comporté qu’il avait gagné notre amitié à tous. Il m’est d’autant plus difficile de comprendre le nouvel accès de folie qui l’a frappé, la nuit dernière.

– Savez-vous, dis-je en interrompant le forestier, de quel couvent de capucins le malheureux s’est enfui ?

– Il me l’a caché, répondit le vieillard, et je désire d’autant moins le lui demander que j’ai presque la certitude de reconnaître en lui le malheureux dont on parlait tout récemment à la cour, sans se douter de son voisinage, et pour le bien de qui je n’ai pas voulu, précisément, révéler, en cette circonstance, mes suppositions.

– Mais, répliquai-je, vous pouvez bien vous confier à moi, qui suis un étranger et qui vous promets solennellement de garder scrupuleusement le secret.

– Sachez donc, continua le forestier, que notre princesse a une sœur qui est abbesse au couvent des cisterciennes de… Celle-ci avait recueilli et fait élever le fils d’une pauvre veuve dont le mari doit avoir eu de mystérieuses relations avec la cour de notre prince. Ses études terminées, le jeune homme se fit capucin par pur penchant et devint un orateur sacré dont la célébrité s’étendit au loin.

« L’abbesse, dans ses lettres, parlait très souvent à sa sœur de son protégé. Il y a quelque temps, elle déplorait profondément sa perte. On s’était vu obligé de le chasser du couvent, dont il avait été si longtemps l’ornement, à la suite d’un grave péché dont il s’était rendu coupable en abusant d’une relique. C’est une conversation récente, entre le médecin particulier du prince et une autre personne de la cour, conversation à laquelle j’assistai, qui m’a appris tout cela. Ils firent encore mention de certains détails tout à fait curieux qui me restèrent incompréhensibles, parce que je ne connais pas les faits à fond, et qui, depuis, sont sortis de mon esprit. Que le moine qui est chez moi raconte maintenant son histoire à sa façon et qu’il dise s’être évadé de la prison du couvent grâce au concours du Diable, je considère cela comme pure imagination, résultant de sa folie : pour moi, il n’est autre, précisément, que ce frère Médard à qui l’abbesse fit donner une éducation ecclésiastique et que le Diable poussa à toutes sortes de péchés, jusqu’au jour où la justice divine le frappa de folie furieuse. »

Lorsque le forestier prononça le nom de Médard, un frisson intérieur me parcourut. Tout le récit, d’ailleurs, n’avait fait que me torturer, en me portant au plus profond du cœur une série de coups mortels. Je n’étais que trop convaincu de la vérité des paroles du moine, puisque le fait justement d’avoir à nouveau goûté avidement à un breuvage infernal du même genre l’avait replongé dans une folie impie et sacrilège. Mais moi-même, n’étais-je pas descendu au rôle de misérable jouet dans les mains de la puissance mystérieuse et maligne qui m’enlaçait de liens indissolubles, et, lorsque je me croyais libre, pouvais-je me remuer ailleurs que dans la cage où j’étais désespérément enfermé ? Les bons conseils du pieux Cyrille que je n’avais pas écoutés, l’apparition du comte et de son intendant, tout cela me revint à l’esprit. Je savais à présent d’où m’était venue cette subite fermentation intérieure, ce qui avait produit ce changement de mon état d’âme. J’avais honte de mes agissements criminels, et cette honte équivalait pour moi, en cet instant, au profond repentir et à l’accablement qu’une véritable pénitence m’eût fait éprouver.

J’étais plongé ainsi dans de profondes réflexions et j’écoutais à peine le vieillard qui parlait maintenant de sa chasse et me décrivait quelques-unes des luttes qu’il lui avait fallu engager contre les maudits braconniers. Le crépuscule était venu et nous nous trouvions devant le fourré où devaient se tenir les faisans. Le forestier m’assigna un endroit, en me recommandant de ne pas parler ni remuer et d’épier bien attentivement, le fusil armé. Les autres se glissèrent silencieusement à leur place et je restai seul au milieu de l’obscurité, qui ne faisait qu’augmenter. Alors, dans cette sombre forêt, des images de ma vie m’apparurent. Je vis ma mère, puis l’abbesse ; elles me considéraient avec des regards remplis de reproches. Euphémie, le visage d’une pâleur mortelle, s’avançait bruyamment vers moi, en me fixant de ses yeux noirs et étincelants ; dans un geste de menace, elle leva ses mains couvertes de sang. Horreur ! c’était du sang provenant de la blessure mortelle d’Hermogène ! Je poussai un cri. Au même instant, j’entendis au-dessus de ma tête un lourd battement d’ailes. Je tirai en l’air, au hasard ; deux faisans tombèrent.

« Bravo ! » s’écria l’apprenti chasseur placé non loin de moi, en abattant le troisième.

À présent les coups de fusil éclataient de tous côtés ; puis les chasseurs se rassemblèrent, chacun apportant son butin. L’apprenti chasseur raconta, non sans lancer vers moi un coup d’œil insidieux, que j’avais jeté un cri vraiment bruyant lorsque les faisans s’envolèrent en passant juste au-dessus de ma tête, comme si une grande peur s’était emparée de moi, et qu’ensuite j’avais tiré dans le nombre, sans épauler, au hasard, et que, malgré cela, j’en avais atteint deux ; il lui sembla même, au milieu de l’obscurité, que je dirigeais mon fusil dans une tout autre direction que celle des faisans et, pourtant, je les avais abattus. Le vieux forestier se mit à rire aux éclats de ma frayeur et de ce que je m’étais contenté de tirer dans le tas, sans prendre le temps de viser.

« D’ailleurs, poursuivit-il, j’ose espérer, monsieur, que vous êtes un honnête et pieux chasseur et non un de ces gaillards qui ont un pacte avec le Diable et qui peuvent tirer où ils veulent sans jamais manquer le gibier. »

Cette plaisanterie, dite certainement sans intention, me toucha au plus profond de l’être, et même mon heureux coup de fusil, dû pourtant au seul fait du hasard, dans l’état d’agitation extrême où je me trouvais, me remplit d’effroi : plus que jamais en désaccord avec moi-même, je n’arrivais plus à me comprendre, et je me sentais envahi par un sentiment d’horreur accablante.

Lorsque nous revînmes à la maison, Christian nous apprit que le moine s’était tenu tranquille dans sa prison, n’avait pas prononcé un mot et s’était abstenu de toute nourriture.

« Je ne peux pas le garder plus longtemps ici, dit le forestier, car qui peut me répondre que sa folie, selon toute apparence incurable, ne le reprendra pas au bout d’un certain temps et qu’il ne causera pas dans cette maison un malheur effroyable ? Il faut qu’il s’en aille. Demain matin, de très bonne heure, Christian et Franz le conduiront à la ville. Mon rapport sur cette affaire est prêt depuis longtemps, on peut donc le mettre à l’asile d’aliénés. »

Lorsque je fus seul dans ma chambre, le fantôme d’Hermogène se dressa devant mes yeux et, chaque fois que je voulais le regarder fixement, il prenait les traits du moine insensé. Tous deux se confondaient en mon esprit et semblaient représenter l’avertissement que m’adressait au bord de l’abîme l’esprit supérieur. Je butai contre le flacon d’osier qui était resté à terre. Le moine l’avait vidé jusqu’à la dernière goutte ; j’étais ainsi délivré de toute nouvelle tentation d’y porter les lèvres ; je pris même cette bouteille, d’où sortait encore un parfum très enivrant, et je la lançai par la fenêtre. Je l’envoyai retomber par-delà le mur de la cour, voulant ainsi anéantir toute influence possible du mystérieux élixir.

Peu à peu je redevins plus calme et je puisai même un certain courage dans la pensée qu’en tout cas, au point de vue de l’esprit, je devais être supérieur à ce moine qu’un breuvage semblable au mien avait rendu fou furieux. Je sentais que j’avais été bien proche de cette effroyable destinée. Le fait que le vieux forestier prenait ce moine pour le malheureux Médard, pour moi-même, je le considérai comme un avertissement de Dieu, qui voulait encore me soustraire à un inconsolable désespoir. La folie que je rencontrais partout sur mon chemin ne semblait-elle pas seule capable de me faire jeter un regard en moi-même et de me mettre en garde de façon toujours plus pressante contre le mauvais esprit qui, comme je le croyais, m’était visiblement apparu sous les traits menaçants de ce peintre à l’aspect de fantôme ?

Je me sentais irrésistiblement attiré vers la résidence. La sœur de ma mère adoptive, dont j’avais souvent vu le portrait et qui, ainsi que je me le rappelai, ressemblait tout à fait à l’abbesse, me ferait rentrer dans la vie innocente et pieuse qui fleurissait jadis pour moi ; car pour cela, dans ma disposition d’esprit présente, sa vue et les souvenirs qu’elle réveillerait en moi suffiraient certainement. Je voulais attendre que le hasard m’amenât près d’elle.

À peine le jour était-il venu que j’entendis dans la cour la voix du forestier. Je devais partir de bonne heure avec son fils, je m’habillai donc à la hâte. Quand je descendis, une charrette portant des sièges de paille était devant la maison, prête à partir ; on amena le moine, dont le visage bouleversé était d’une pâleur cadavérique ; il se laissait conduire sans résistance. Il ne répondit à aucune question et refusa toute nourriture ; à peine voyait-il les gens qui l’entouraient. On le porta dans la charrette et on l’attacha solidement, car son état semblait positivement inquiétant ; l’on n’était aucunement sûr qu’un accès soudain de fureur contenue n’éclaterait pas. Lorsqu’il sentit les liens serrer ses bras, sa figure se contracta convulsivement et il laissa échapper un léger gémissement. J’étais navré de le voir ainsi ; il m’était devenu sympathique, ne devais-je pas peut-être mon salut à sa perte ? Christian et un des élèves chasseurs s’assirent à côté de lui dans la voiture. Il m’aperçut seulement en partant, et il fut subitement saisi d’un profond étonnement ; déjà le véhicule s’éloignait – nous l’avions accompagné hors des murs –, l’insensé tenait encore la tête tournée et continuait à diriger ses regards sur moi.

« Voyez-vous, me dit le forestier, comme ses yeux ne vous quittent pas ; je crois que votre présence, à laquelle il ne s’attendait pas, dans la salle à manger, a aussi beaucoup contribué à déclencher son accès de folie, car, même dans ses bonnes périodes, il était extrêmement craintif et redoutait toujours qu’un étranger ne vînt le tuer. Il avait, en effet, une peur démesurée de la mort, et c’est ainsi que souvent j’ai fait face à ses accès de folie en menaçant de lui brûler la cervelle sur-le-champ. »

Je me sentais mieux, le cœur plus léger, de savoir que le moine était parti. N’avais-je pas en lui le reflet de mon propre moi affreusement défiguré ? Je me réjouissais en pensant à la résidence, car il me semblait que là je serais débarrassé du fardeau écrasant qu’avait mis sur mes épaules la sombre destinée et que là aussi, reprenant de nouvelles forces, je pourrais m’arracher au pouvoir malin qui tenait ma vie prisonnière.

Après le déjeuner, la coquette voiture du forestier s’avança, traînée par d’agiles chevaux. En reconnaissance de son accueil hospitalier, je remis à sa femme quelque argent, que j’eus beaucoup de peine à lui faire accepter, et je donnai à ses deux charmantes filles de petits objets de bijouterie que j’avais par hasard sur moi. Toute la famille prit congé de moi aussi cordialement que si depuis longtemps j’avais été connu d’elle ; le vieillard plaisanta encore sur mes talents de chasseur, et je m’éloignai de ces lieux, gai et serein.

4

La vie à la cour du prince


La résidence du prince formait précisément contraste avec la ville de commerce que j’avais quittée récemment. Beaucoup moins étendue, elle était plus magnifiquement et plus régulièrement bâtie, mais assez peu peuplée. Plusieurs rues, plantées d’arbres dans toute leur longueur, avaient plutôt l’air d’appartenir aux allées d’un parc qu’à une ville. Tout avait un mouvement calme et solennel, rarement interrompu par le roulement d’une voiture. Jusque dans l’habillement et le maintien des habitants, même chez les gens du commun également, on remarquait une certaine grâce, un effort de distinction.

Le palais du prince n’était pas vaste du tout, ni de grand style, mais, au point de vue de l’élégance et des proportions, c’était une des plus belles constructions que j’eusse jamais vues ; un parc magnifique y attenait, dans lequel le prince libéral permettait aux habitants de se promener.

À l’hôtel où je descendis, on m’apprit que la famille princière avait l’habitude d’y faire un tour, le soir, et qu’un grand nombre d’habitants profitaient chaque fois de l’occasion pour aller voir leur souverain. Je me rendis au parc à l’heure indiquée ; le prince sortait du château avec son épouse, suivi de quelques membres de son entourage. Ah ! bientôt je n’eus d’yeux que pour la princesse, qui ressemblait tant à ma mère adoptive ! La même majesté, la même grâce dans chacun de ses mouvements, le même regard intelligent, son vaste front, son sourire céleste ! Elle me sembla seulement avoir la taille plus développée et être plus jeune que l’abbesse. Elle s’entretenait affectueusement avec plusieurs de ses dames d’honneur, qui se trouvaient justement dans l’allée, pendant que le prince semblait plongé dans une conversation animée et intéressante avec un homme aux allures graves. L’habillement, les manières de la famille princière, l’entourage, tout était en harmonie avec le ton général. On s’apercevait bien que la tenue décente et réservée, l’élégance sans prétention qui se remarquait dans la résidence, exprimait le ton de la cour.

Je me trouvai, par hasard, auprès d’un homme à l’esprit éveillé, qui sut répondre à toutes les questions que je lui posai, tout en mêlant encore à ses paroles mainte remarque spirituelle. Après le passage du prince et de sa suite, il me proposa de faire avec moi un tour dans le parc et de m’en montrer, puisque j’étais étranger, les beautés remarquables, que l’on rencontrait à chaque pas. J’acceptai avec plaisir et je trouvai, en effet, que partout régnait un goût méthodique, allié à une grâce délicate, bien que souvent certaines bâtisses disséminées dans le parc et décelant une recherche de la forme antique, qui exige des proportions grandioses, me semblassent avoir entraîné les architectes à élever des monuments mesquins. Des colonnes grecques dont un homme de haute taille peut presque atteindre les chapiteaux avec la main sont, certes, chose assez ridicule. Dans l’autre partie du parc, se trouvaient également quelques constructions gothiques, que leur petitesse rendait par trop grotesques. Je crois que l’imitation du gothique est peut-être encore plus dangereuse que la recherche des formes antiques. S’il est positivement exact que la construction des petites chapelles, où l’architecte est limité quant à la grandeur et aux dépenses, donne assez souvent l’occasion de bâtir dans ce style, qu’on laisse, tout au moins, de côté ces ogives, ces colonnes bizarres, ces volutes imitées de telle ou telle église, car l’architecte ne peut accomplir quelque chose de vrai en art que lorsqu’il est guidé par une inspiration profonde. Cette inspiration se manifestait chez les anciens maîtres et c’est ce qui leur permettait de réunir si judicieusement, si admirablement en un tout imposant ce qui semblait tellement opposé, tellement hétérogène même. C’est, en un mot, une inspiration d’un rare caractère romantique que doit traduire l’architecte gothique, car ici il ne peut être question de règles, alors qu’un constructeur est obligé de tenir compte de ces règles quand il a recours aux formes antiques.

J’exprimai toutes ces remarques à mon guide bénévole ; il m’approuva entièrement, cherchant seulement à excuser l’existence de ces monuments mesquins qui m’avaient choqué, en me disant que la variété nécessaire dans un parc, la nécessité même de construire çà et là des bâtisses servant de lieu de refuge en cas de brusque mauvais temps ou encore simplement de lieu de repos et de délassement, amenait presque fatalement ces fautes de goût. Je lui rétorquai que les pavillons de jardin les plus simples, les moins prétentieux, les petites chaumières appuyées contre un tronc d’arbre et cachées dans un fourré charmant, qui justement étaient destinées aux mêmes usages, me plaisaient mieux que tous ces petits temples et petites chapelles ; j’ajoutai qu’à présent, si l’on voulait « maçonner et charpenter », l’architecte intelligent, limité pour les proportions de la construction et pour les crédits, qu’il incline vers l’antique ou vers le gothique, avait, malgré tout, un style à sa disposition, lui permettant de faire quelque chose de gracieux et capable d’impressionner agréablement l’âme de l’observateur, sans avoir besoin de recourir aux imitations ridicules et sans prétendre atteindre au grandiose des vieux maîtres.

« Je suis entièrement de votre opinion, répondit mon guide, mais toutes ces constructions, y compris l’ordonnance entière du parc, ont été conçues par le prince lui-même, et cette circonstance fait taire toute critique, du moins chez nous, habitants du pays. Le prince est le meilleur homme du monde, de tout temps il a affiché des principes vraiment paternels à l’égard de son peuple ; il considère que ses sujets n’ont pas été créés pour lui, mais que c’est lui qui est créé pour eux. La liberté de pensée ; la modicité des impôts et le bon marché de la vie qui en découle ; le retrait total de la police, qui n’existe que pour mettre sans bruit une barrière à l’insolence des méchants et qui, par conséquent, est bien loin de tourmenter les citoyens et les étrangers par un odieux excès de zèle ; l’absence de tout abus pouvant provenir de la soldatesque ; le calme paisible dans lequel se développent l’industrie et le commerce : tout cela rendra certainement agréable votre séjour dans notre petit pays.

« Je parierais qu’on ne vous a pas encore demandé jusqu’à présent votre nom ni votre profession, et que, comme cela se passe dans les autres villes, l’hôtelier, quelques minutes après votre entrée, ne s’est nullement avancé vers vous d’un air solennel en portant sous son bras son gros livre dans lequel on est obligé de griffonner son signalement avec une plume épointée et de l’encre décolorée. Bref, l’organisation entière de notre petit État, dans lequel règne la vraie sagesse de la vie, est le fait de notre excellent prince ; car autrefois, ainsi qu’il me l’a été dit, les gens étaient l’objet de toutes sortes de tracasseries résultant de la pédanterie stupide d’une cour qui n’était en quelque sorte que « l’édition de poche » de celle du grand État voisin. Le prince aime les arts et les sciences ; aussi tout artiste et tout savant est-il le bienvenu ici, et les connaissances que l’on a sont, tout simplement, les lettres de noblesse qui permettent au talent de s’introduire dans le proche entourage du prince. Mais justement au point de vue de l’art et des sciences, il s’est glissé chez notre prince, dont le savoir est étendu, un peu du pédantisme de son éducation, qui se traduit par un amour de la forme dont il est maintenant esclave.

« Avant de faire construire, il trace et dessine aux architectes, avec une minutie excessive, chaque détail du bâtiment ; et le moindre écart de ses plans, qu’il compose en recourant infatigablement à toutes les œuvres de l’Antiquité qu’il est possible d’imaginer, le tourmenterait, comme si telle ou telle règle, imposée par le rétrécissement des proportions, s’opposait complètement à cette dérogation. C’est, précisément, ce penchant pour telle ou telle forme qui lui fait aimer notre théâtre, dont la construction ne s’écarte pas du genre dans lequel les éléments les plus hétérogènes doivent s’adapter entre eux. Au reste, le prince varie dans ses inclinations favorites – que personne, d’ailleurs, ne froisse jamais. Lorsque le parc fut construit, il était passionnément épris d’architecture et d’horticulture ; puis l’essor qu’avait pris la musique depuis un certain temps l’enthousiasma, et c’est à cet enthousiasme que nous devons l’orchestre vraiment excellent de la cour. Ensuite la peinture l’a occupé, et dans ce domaine le prince en personne a accompli des choses extraordinaires. Ces variations se produisent même dans les réjouissances quotidiennes de la cour. Jadis, on y dansait beaucoup ; à présent, les jours de réception on joue au pharaon et, sans prendre directement part au jeu, le prince trouve son plaisir à suivre les étranges enchaînements du hasard ; pourtant, il suffirait d’une impulsion quelconque pour qu’on mît quelque autre chose à l’ordre du jour.

« Le changement rapide des goûts de notre bon prince lui a valu le reproche de manquer de cette profondeur d’esprit dans laquelle se reflète inaltérablement, comme dans un lac aux eaux claires et brillantes, l’image colorée de la vie. Selon moi, cependant, on est injuste à son égard, car seule une vivacité d’esprit extraordinaire le pousse, selon l’impulsion reçue, à se passionner particulièrement pour une chose ou pour une autre, sans jamais en oublier, ou seulement négliger, le côté noble. C’est pourquoi ce parc, comme vous le voyez, est si bien entretenu, notre orchestre et notre théâtre constamment subventionnés et soutenus de toutes les façons, et la galerie de tableaux sans cesse enrichie dans la mesure du possible. En ce qui concerne le changement de distractions à la cour, c’est plutôt, dans la vie du prince, un pur passe-temps, que chacun, très sincèrement, peut bien permettre à ce souverain charmant, comme récréation après des affaires sérieuses et souvent fatigantes. »

Comme nous passions justement devant un bouquet de buissons et d’arbres dont le groupement dénotait un goût artistique profond, et que je manifestais mon admiration, mon guide me dit :

« Tous ces parterres, ces promenades, ces plantations, sont l’œuvre de notre excellente princesse. C’est une paysagiste parfaite et, de plus, elle porte un amour particulier aux sciences naturelles. Aussi trouvez-vous ici des arbres exotiques, des fleurs et des plantes rares, qui ne sont pas là comme dans une exposition, mais dont l’arrangement est fait avec un si grand goût et dont l’harmonie est si naturelle qu’on les croirait sortis du sol natal. La princesse avait horreur de tous les dieux et déesses, des naïades et dryades maladroitement taillés dans le grès qui fourmillaient jadis dans le parc. Ces statues ont été bannies ; il ne reste plus que quelques bonnes copies d’après l’antique, que le prince a voulu conserver pour les souvenirs qu’elles lui rappelaient. La princesse, comprenant très bien les sentiments du prince, a su les placer de telle façon qu’elles produisent sur tout le monde, même sur les gens ignorant les raisons qui les ont fait conserver, un effet vraiment merveilleux. »

Le soir était venu et nous quittâmes le parc. Mon guide, ayant accepté l’invitation que je lui fis de dîner avec moi à l’hôtel, m’apprit enfin qu’il était l’inspecteur de la galerie du prince.

Au cours du repas, lorsque nous fûmes devenus plus familiers, je lui exprimai mon grand désir de voir de plus près la famille princière. Il m’assura que rien n’était plus facile, puisque tout étranger instruit et cultivé était admis dans les salons de la cour. Je n’avais qu’à aller voir le maréchal du palais et à le prier de me présenter au prince.

Cette façon diplomatique d’arriver à ce que je voulais me plut d’autant moins que je ne voyais pas comment je pourrais échapper à certaines questions importunes de la part du maréchal du palais concernant l’endroit d’où je venais, mon état, ma situation. Je décidai donc de m’en remettre au hasard, qui m’indiquerait peut-être un plus court chemin, et c’est ce qui se produisit bientôt.

Un matin que je prenais l’air dans le parc, à l’heure où il était ordinairement désert, je rencontrai le prince en simple redingote. Je le saluai comme s’il m’eût été tout à fait inconnu ; il s’arrêta et engagea la conversation en me demandant si j’étais étranger. Je répondis affirmativement, en ajoutant que j’étais arrivé il y a quelques jours, que je ne voulais tout d’abord que passer ; mais que le charme de l’endroit et surtout l’agréable tranquillité qui régnait partout m’avaient engagé à rester, qu’enfin étant entièrement indépendant, et ne vivant que pour les sciences et les arts, j’avais l’intention maintenant de demeurer assez longtemps, car tout ce qui m’environnait me plaisait et m’attirait extrêmement. Mes paroles parurent être agréables au prince ; il s’offrit à me servir de cicérone et à me montrer tous les monuments du parc. Je me gardai bien de dire que j’avais déjà tout vu et je me laissai conduire dans les grottes, les temples, les chapelles gothiques et les pavillons, écoutant patiemment ses longs commentaires sur chaque construction. Partout il me nommait les modèles dont on s’était inspiré, attirait mon attention sur l’exécution exacte des instructions données, et il s’étendait principalement sur l’idée directrice qui avait présidé à l’édification entière du parc et qui devrait, disait-il, prévaloir pour chaque construction de ce genre. Il me demanda mon avis ; je louai la beauté du cadre, la végétation luxuriante et magnifique, mais je n’omis pas non plus de parler des monuments dans le même sens que je l’avais fait à l’inspecteur de la galerie de peinture. Il m’écouta attentivement et, tout en paraissant ne pas rejeter tout à fait certaines de mes critiques, il coupa court à toute discussion à ce sujet en déclarant que je pouvais avoir raison en théorie, mais qu’en fait je semblais m’éloigner des connaissances pratiques et n’être pas au courant de l’art réel de l’exécution.

On en vint à parler de l’art en général ; je me montrai bon connaisseur en peinture et expert en musique ; je me permis de contredire le prince dans plus d’une de ses appréciations, qui, tout en exprimant avec intelligence et précision ses convictions intérieures, ne laissaient pas moins voir que son éducation artistique – il est vrai, de beaucoup supérieure à celle des grands en général – manquait de solidité ; elle était trop superficielle pour seulement pressentir de quelles profondeurs provient, chez le véritable artiste, l’art sublime qui allume en lui l’étincelle divine de l’aspiration vers le Vrai. Mes jugements opposés aux siens, mon point de vue n’étaient, à ses yeux, que la preuve d’un dilettantisme non éclairé, la plupart du temps, par les vraies connaissances pratiques. Il voulut me montrer quelles étaient les vraies tendances de la peinture et de la musique ; il me parla des règles à observer dans la composition d’un tableau, d’un opéra. Il m’entretint longuement sur le coloris, les draperies, les groupes en pyramides, la musique sérieuse et comique, les scènes de prima donna, les chœurs, les effets de couleur et de lumière, le clair-obscur, l’éclairage en général, etc.

J’écoutai tout cela sans interrompre le prince, qui paraissait se complaire dans ses multiples exposés. Enfin, il mit lui-même un terme à ses discours en me demandant brusquement :

« Jouez-vous au pharaon ? »

Je répondis négativement.

« C’est un jeu admirable, continua-t-il, et, dans sa grande simplicité, le vrai jeu qui convienne aux hommes d’esprit. On sort, en quelque sorte, de soi-même, ou, mieux, on occupe un point de vue, d’où l’on peut découvrir les enchaînements et les étranges combinaisons que tisse avec des fils invisibles cette puissance mystérieuse que nous appelons le hasard. Le gain et la perte sont les deux pivots sur lesquels se meut la machine mystérieuse que nous avons mise en action et que continue à faire mouvoir, selon son bon plaisir, l’esprit qui l’habite. Il faut que vous appreniez ce jeu et moi-même je serai votre professeur. »

Je lui assurai que, jusqu’à présent, je m’étais senti peu de goût pour un jeu qui, d’après ce qu’on m’en avait dit, devait être extrêmement dangereux et funeste. Le prince sourit et, me fixant de ses yeux clairs et vifs, il poursuivit :

« Ceux qui affirment cela sont des gens puérils, mais peut-être allez-vous me prendre finalement pour un joueur qui veut vous attirer dans un panneau ? Eh bien ! je suis le prince ; si la résidence vous plaît, restez-y et fréquentez mon cercle, où l’on joue parfois au pharaon, sans que pour cela, je vous l’assure, personne ne sorte de la bonne voie, et pourtant le jeu doit être important pour que l’on s’y intéresse, car le hasard est paresseux dès qu’il n’a plus devant soi que des choses insignifiantes. »

Alors qu’il était déjà sur le point de me quitter, le prince se retourna encore une fois vers moi et me demanda :

« Mais à qui ai-je eu l’honneur de parler ? »

Je lui répondis que je m’appelais Léonard, que je m’occupais de belles-lettres à titre privé, que je n’appartenais en rien à la noblesse et que peut-être je ferais mieux de ne pas profiter de l’invitation gracieuse qu’il m’avait faite de paraître dans les salons de la cour.

« Noblesse, que parlez-vous de noblesse ? s’écria vivement le prince. Vous êtes, je m’en suis rendu compte, un homme très spirituel, très instruit. Le savoir vous anoblit et il vous rend digne de figurer dans mon entourage. Adieu, monsieur Léonard, et au revoir. »

Ainsi mon désir s’était réalisé plus facilement et plus tôt que je ne l’avais espéré. Pour la première fois de ma vie, j’allais paraître dans une cour, y vivre même, en quelque sorte. Dans ma tête repassèrent toutes les histoires extraordinaires de cabales, de ruses et d’intrigues imaginées par les ingénieux auteurs de romans et de comédies. Au dire de ces messieurs, le prince vivrait entouré de coquins de tout genre qui l’aveuglent ; il y a surtout le maréchal de la cour – un insipide niais, orgueilleux de ses ancêtres – et le Premier ministre, un scélérat avide et astucieux ; les gentilshommes de la chambre sont des séducteurs de filles et des débauchés. Là, chaque visage, méthodiquement apprêté, porte le masque de l’amitié, mais dans le cœur s’épanouissent la trahison et le mensonge ; on se montre plein d’amabilité et de tendresse, on se courbe et s’incline, mais chacun est l’ennemi irréconciliable de l’autre et cherche hypocritement à lui donner un croc-en-jambe pour amener sa perte irrémédiable et prendre sa place, jusqu’à ce que la même chose lui arrive à son tour. Les dames de la cour sont affreuses, orgueilleuses et intrigantes ; avec cela férues d’amour, et elles vous tendent toutes sortes d’embûches et de pièges, qu’il faut craindre comme le feu. Telle se présentait en mon esprit l’image d’une cour, d’après tout ce que j’avais lu au séminaire ; il me semblait toujours que le Diable s’y livrait à ses ébats. Et, malgré les récits du prieur Léonard, qui avait autrefois fréquenté ces milieux, récits qui ne concordaient pas du tout avec mes conceptions, j’avais conservé à l’égard de ce que représente une cour une certaine crainte, qui, maintenant que j’étais sur le point d’en voir une, exerçait encore son influence sur moi. Mais mon désir de m’approcher de la princesse et aussi cette voix intérieure qui ne cessait de me dire obscurément que là se déciderait mon destin, m’entraînaient irrésistiblement. À l’heure dite, je me trouvai, non sans éprouver un trouble profond, dans l’antichambre princière.

Mon assez long séjour dans la ville marchande m’avait permis de me débarrasser entièrement de tout ce que la vie du cloître avait laissé en mes gestes de gauche, d’emprunté et d’anguleux. Mon corps, que la nature avait fait souple et parfait, s’habitua vite aux mouvements libres et naturels propres à l’homme du monde. La pâleur qui défigure même les plus beaux visages des jeunes moines avait disparu de mes traits. J’étais à l’âge de la pleine force, elle colorait mes joues et brillait en mes yeux. Mes boucles brunes avaient fait disparaître jusqu’à la moindre trace de ma tonsure. En outre, je portais un élégant habit noir du dernier ton que j’avais apporté de la grande ville. Mon apparition ne pouvait donc manquer de faire une impression agréable sur l’assemblée, qui était déjà complète lorsque j’arrivai. Il en fut ainsi, comme cela me fut prouvé par l’empressement de ses membres, qui, toutefois, se tenant dans les limites de l’extrême politesse, ne se montrèrent pas importuns. De même que, d’après mes théories tirées des romans et des comédies, le prince aurait dû, lorsque dans le parc il me découvrit qui il était, entrouvrir vivement sa redingote et me faire voir une énorme décoration, de même je m’attendais à trouver son entourage composé de gens en habits brodés, aux cheveux frisés et empesés et ainsi de suite. Je ne fus donc pas peu étonné lorsque je vis tous ces hommes vêtus avec beaucoup de goût, mais simplement. Je me rendis compte que ma conception de la vie à la cour n’était sans doute qu’un préjugé puéril ; mon embarras disparut et je me sentis tout à fait encouragé lorsque le prince s’avança vers moi en disant : « Voilà monsieur Léonard. »

Puis il plaisanta sur la critique sévère à laquelle j’avais soumis son parc.

Une porte à deux battants s’ouvrit et la princesse entra dans le salon, accompagnée de deux dames seulement. À sa vue, un tremblement m’agita jusqu’au plus profond de l’être ; l’éclat des lumières me la montra plus ressemblante encore qu’autrefois à ma mère adoptive. Les dames firent cercle autour d’elle, on me présenta. Le regard qu’elle porta sur moi trahit son étonnement ; elle chuchota quelques mots que je ne compris pas et se tourna ensuite vers une dame âgée, à qui elle parla à voix basse ; celle-ci sembla devenir inquiète et me regarda fixement. Tout cela s’était passé en une minute.

Alors la société se divisa en groupes plus ou moins importants ; des conversations pleines de vie s’engagèrent ; le ton en était libre et dégagé, et pourtant on sentait que l’on se trouvait à la cour, dans le voisinage du prince, sans toutefois que ce sentiment causât la moindre gêne. À peine rencontrai-je une seule figure qui se rapportât à l’image que je m’étais faite naguère de la cour. Le maréchal était un vieillard plein d’entrain et heureux de vivre ; les gentilshommes de la chambre, de gais adolescents, qui ne semblaient nullement avoir de mauvais desseins. Les deux dames d’honneur avaient l’air d’être sœurs ; elles étaient très jeunes et insignifiantes ; en revanche, leur toilette ne décelait pas la moindre prétention. Je remarquai surtout un petit homme au nez retroussé et aux yeux vivants et étincelants. Habillé de noir et portant au côté une longue épée d’acier, il se glissait et serpentait à travers la société avec une agilité incroyable, tantôt ici, tantôt là, ne restant nulle part, ne soutenant aucune conversation, mais lançant comme des étincelles une foule de mots sarcastiques et spirituels qui jetaient partout l’animation et la vie. C’était le médecin particulier du prince. La vieille dame avec laquelle la princesse s’était entretenue un instant avait su manœuvrer si adroitement que, avant même de m’en être aperçu, je me trouvai seul avec elle dans l’embrasure d’une fenêtre. Elle engagea bientôt la conversation avec moi ; bien qu’elle s’y prît avec ruse au début, elle ne tarda pas à laisser percer sa seule intention, qui était de me questionner sur ma vie. J’étais préparé à tout interrogatoire de ce genre ; et convaincu qu’en pareil cas le récit le plus simple est toujours le moins dangereux, je me bornai à lui dire que j’avais étudié la théologie, mais que maintenant, après avoir hérité de la fortune de mon père, je voyageais par plaisir et par amour. Je lui dis que j’étais de la Prusse polonaise et lui donnai comme lieu de naissance un nom si barbare et si bien fait pour vous endommager la langue et les dents qu’il écorcha l’oreille de la vieille dame et lui ôta toute envie de se le faire répéter.

« Eh ! eh ! dit-elle, vous avez un visage, monsieur, qui serait capable de réveiller ici de tristes souvenirs, et peut-être êtes-vous plus que vous ne voulez le paraître, car vos manières ne sont en rien celles d’un étudiant en théologie. »

Après que des rafraîchissements eurent été servis, on passa dans la pièce où une table attendait les joueurs de pharaon. Le maréchal de la cour tenait la banque, mais, à ce qu’on me dit, il formait une association avec le prince en vertu de laquelle il gardait tous les gains, cependant que son associé lui remboursait toutes les pertes lorsque les fonds de la banque venaient à faiblir. Les hommes s’assemblèrent autour de la table, à l’exception du médecin, qui ne jouait jamais. Il resta auprès des dames, qui, elles, ne prenaient pas part au jeu. Le prince m’appela, je dus me mettre à côté de lui ; il choisit lui-même mes cartes après m’avoir expliqué en peu de mots le mécanisme du jeu. Les cartes du prince n’étaient pas heureuses et, si scrupuleusement que je suivisse ses conseils, je perdais toujours. Cette perte devenait importante, car le moindre point valait un louis d’or. Ma bourse commençait, d’ailleurs, à s’épuiser ; déjà auparavant, je m’étais demandé plusieurs fois ce qui arriverait lorsque j’aurais dépensé mes derniers louis. Le jeu, qui pouvait me rendre pauvre tout d’un coup, m’était d’autant plus fatal. Une nouvelle taille se fit. Je priai alors le prince de m’abandonner totalement à moi-même, car il me semblait qu’un joueur aussi sûrement malheureux que moi ne pouvait que le faire perdre. Le prince me répondit en souriant que j’aurais pu réparer mes pertes si j’avais continué à écouter les conseils d’un joueur expérimenté, mais, puisque j’avais tant de confiance en moi-même, il voulait voir à présent comment je jouerais.

Au hasard, sans la voir, je tirai une carte de mon jeu. C’était une dame. Il est peut-être ridicule de l’avouer, mais dans cette carte pâle et sans vie je crus distinguer les traits d’Aurélie. Je la regardai fixement. À peine pouvais-je masquer l’émotion qui m’agitait. Le cri du banquier demandant si le jeu était fait m’arracha de mon étourdissement. Sans réfléchir, je tirai de ma poche les cinq derniers louis d’or que j’avais encore sur moi et je les posai sur la carte. Elle gagna ; alors je continuai sans cesse à jouer sur la dame, augmentant toujours la mise, à mesure que le gain montait. Chaque fois que je posais mon argent, les joueurs s’écriaient : « C’est impossible que cela continue, certainement la dame va se montrer infidèle ! » Et les cartes des autres joueurs étaient toujours mauvaises. « C’est inouï, c’est miraculeux ! » criait-on de tous côtés.

Cependant, je me tenais tranquillement plongé en moi-même, toute mon âme tournée vers Aurélie, faisant à peine attention aux sommes que le banquier poussait successivement vers moi. En un mot, dans les quatre dernières tailles, la dame avait gagné sans interruption et mes poches étaient pleines d’or. Par son intermédiaire, la chance m’avait octroyé ainsi deux mille louis ! Bien que je fusse maintenant hors d’embarras, je ne pouvais m’empêcher d’éprouver un sentiment lugubre. Phénomène étrange, je voyais un rapport secret entre ma veine présente et l’heureux coup de feu tiré au hasard, qui, l’autre jour, avait abattu les faisans. Je me rendais clairement compte que ce n’était pas moi, mais le pouvoir étranger entré dans ma vie qui accomplissait toutes ces choses extraordinaires ; je n’étais entre ses mains qu’un instrument sans volonté dont il se servait pour des desseins que j’ignorais.

Mais la conscience de cette dualité qui troublait mon être m’apporta une consolation, car elle m’annonçait que ma propre force allait toujours augmenter. Cependant, le portrait d’Aurélie qui se reflétait sans cesse devant mes yeux ne pouvait être qu’une infâme tentation devant m’amener à des agissements répréhensibles ; aussi cet abus criminel de la pieuse et chère image me remplissait-il d’horreur et d’effroi.

En proie à une disposition d’esprit extraordinairement sombre, je me glissais, le matin, à travers les allées du parc, lorsque je rencontrai le prince, qui avait l’habitude de se promener à cette heure-là.

« Eh bien ! monsieur Léonard, comment trouvez-vous mon jeu de pharaon ? Que dites-vous des caprices du hasard, qui vous pardonna toutes vos extravagances et vous jeta l’or à pleines mains ? Vous avez heureusement trouvé la bonne carte, mais ne vous fiez pas toujours aveuglément aux cartes favorites. »

Il s’étendit alors longuement sur ma conception de la carte favorite, m’indiqua les règles qu’il avait bien étudiées et dont il fallait tenir compte en s’abandonnant au hasard ; puis il conclut en déclarant que sans doute j’allais maintenant poursuivre ma chance au jeu avec le plus grand acharnement. Mais je lui répondis sans détour, en l’assurant de ma ferme intention de ne jamais plus toucher à une carte. Le prince me regarda avec étonnement.

« C’est précisément mon bonheur extraordinaire d’hier, continuai-je, qui a engendré cette détermination, car il a confirmé tout ce que j’avais entendu dire des dangers funestes de ce jeu. En tirant au hasard cette carte indifférente, qui réveillait en mon âme des souvenirs déchirants et douloureux, une idée effrayante s’élevait dans mon esprit : ce qui me procurait ma chance au jeu et mon gain de mauvais aloi, ce n’était pas mon habileté ni mon pouvoir de commander au hasard et de pénétrer ses détours les plus secrets, en pensant à un être charmant dont je voyais surgir d’une carte inanimée l’image aux vives couleurs, mais une puissance inconnue, dont j’étais le jouet.

– Je vous comprends, interrompit le prince, vous avez eu un amour malheureux et la carte a fait revivre en votre âme l’image de l’amante que vous avez perdue. Toutefois, si vous le permettez, je vous dirai que cela me semble assez drôle quand je me représente la carte qui est tombée entre vos mains – la dame de cœur, avec sa large face pâle et comique. Quoi qu’il en soit, vous pensiez alors à l’aimée et vous la voyiez peut-être plus fidèle et plus dévouée que dans la vie. Mais je ne saisis pas du tout ce qu’il y a là de terrible et d’effrayant. Bien mieux, je pense qu’il y avait plutôt lieu de vous réjouir de ce que la chance vous favorisait ! D’ailleurs, si vous avez vu un enchaînement de mauvais augure dans le fait que votre chance au jeu s’est produit en même temps que vous pensiez à l’aimée, la faute n’en est pas au jeu, mais à votre disposition d’esprit particulière.

– C’est possible, monseigneur, répondis-je, mais je ne sens que trop que ce n’est point tant le danger de se trouver dans la plus mauvaise des situations après d’importantes pertes qui rend ce jeu funeste ; pour moi, c’est bien plutôt l’audace d’accepter carrément la lutte ouverte avec une puissance mystérieuse, qui surgit en brillant du sein de l’obscurité et vous entraîne comme un mirage dans une région où, en se moquant de vous, elle vous saisit et vous broie. Et, justement, la lutte avec cette puissance semble être l’entreprise attrayante et audacieuse que l’homme ayant une confiance puérile en sa force tente si volontiers et qu’il ne peut plus abandonner une fois commencée, dont il espère toujours sortir triomphant, même lorsqu’il est déjà aux prises avec la mort. De là vient, selon moi, la passion insensée qui s’empare du joueur de pharaon et jette le désordre dans son cerveau, quand elle ne brise pas sa vie – conséquence que ne pourrait avoir la simple perte d’argent. Mais même, en se plaçant à un point de vue secondaire, cette perte est susceptible aussi de causer mille désagréments au joueur que la passion n’a pas encore gagné, en qui n’est pas encore entré le principe hostile et que seules les circonstances ont amené à jouer ; elle peut même le plonger dans une misère criante. Je dois vous l’avouer, moi-même, hier, j’étais sur le point de voir ma caisse de voyage complètement vidée.

– Je l’aurais appris, interrompit vivement le prince, et je vous aurais fait verser une somme triple de celle que vous auriez perdue, car je ne veux pas que quelqu’un se ruine pour mon plaisir ; d’ailleurs, cela ne peut pas arriver, car je connais mes joueurs et je ne les perds pas de vue.

– Mais, prince, cette réserve, précisément, supprime la liberté du jeu et met des barrières à ces étranges combinaisons du hasard dont l’observation a tant d’intérêt pour vous. Et, d’ailleurs, tel ou tel qui ne peut plus retenir sa passion pour le jeu ne trouvera-t-il pas moyen, pour son malheur, d’échapper à votre surveillance et ainsi de commettre quelque acte répréhensible qui détruira sa vie ? En outre, pardonnez-moi ma franchise, mais je crois que toute restriction à la liberté, abuserait-on de celle-ci, est oppressive, insupportable même, parce qu’elle est diamétralement opposée à la nature humaine.

– Il me semble que vous n’êtes jamais de mon avis, monsieur Léonard ! » fit brusquement le prince.

Et il s’éloigna rapidement en me jetant un léger adieu.

À peine pouvais-je comprendre moi-même comment j’en étais arrivé à exprimer si nettement ma façon de voir. Bien que souvent dans la ville marchande j’eusse assisté à des jeux importants, jamais je n’avais assez pesé cette question pour pouvoir me faire une opinion pareille à celle qui venait de sortir involontairement de mes lèvres. Je regrettais d’avoir perdu par ma folie la faveur du prince, de m’être ainsi retiré le droit de paraître aux réunions de la cour et de m’approcher de la princesse. Pourtant je m’étais trompé, car, le soir même, je reçus une carte d’invitation au concert de la cour et, en passant à côté de moi, le prince me dit amicalement :

« Bonsoir, monsieur Léonard ! Veuille le ciel que ma chapelle me fasse honneur et que ma musique vous plaise mieux que mon parc ! »

La musique en elle-même était charmante, tout se déroulait avec précision ; il me sembla, cependant, que le choix des morceaux n’était pas heureux, car l’un détruisait l’effet de l’autre. Une longue scène surtout, qui me parut avoir été composée d’après une forme donnée, m’ennuya sincèrement. Je me gardai bien d’exprimer mon véritable sentiment ; j’agis d’autant plus sagement que, par la suite, on me dit que précisément cette longue scène était une composition du prince.

J’assistai à la réunion suivante de la cour, et, sans penser plus loin, je voulais même participer au jeu de pharaon, afin de me réconcilier complètement avec le prince. Mais quel ne fut pas mon étonnement lorsque je n’aperçus pas de banque et que je vis se former quelques groupes autour des tables de jeu ordinaire, cependant que, parmi les autres membres de la société qui s’étaient assis en cercle autour du prince et dont les dames faisaient partie, une conversation vivante et spirituelle s’engageait. On raconta des choses divertissantes ; on ne dédaigna même pas les anecdotes piquantes. Mon talent d’orateur me fut d’un grand secours et je présentai d’attrayante façon, en les voilant d’un cachet pittoresque, quelques passages de ma propre vie, ce qui me fit conquérir l’attention et les applaudissements du groupe. Mais le prince avait une préférence pour les histoires gaies et humoristiques, et en cela personne ne surpassait son médecin particulier, qui était inépuisable en saillies et en boutades.

Ce genre de conversation prit alors des proportions plus grandes. Certains invités avaient écrit quelques morceaux et les lisaient devant la société ; bientôt la réunion eut l’air d’un club esthético-littéraire organisé, présidé par le prince et où chacun traitait le sujet qui lui convenait le mieux. À un moment donné, un savant, profond penseur et excellent physicien, nous entretint des nouvelles et intéressantes découvertes faites dans son domaine. Malheureusement, plus l’orateur intéressait la partie de l’auditoire capable de saisir son exposé, plus il devenait ennuyeux pour celle à qui tout ce qu’il disait était inconnu et incompréhensible. Le prince lui-même paraissait ne comprendre que médiocrement les idées du physicien et attendre la fin de la dissertation avec une sincère impatience. Enfin l’orateur eut terminé. Le médecin se montra très joyeux et se répandit en admiration et louanges, tout en ajoutant qu’aux profondes définitions scientifiques pourrait bien succéder quelque chose qui réjouît les esprits et que, précisément, lui n’avait à présent d’autre prétention que d’atteindre ce but. Les ignorants, que le prestige de la science avait fait se courber, se redressèrent, et même sur le visage du prince passa un sourire, ce qui prouva combien lui faisait plaisir le retour aux plaisirs banals de la vie quotidienne.

« Son Altesse sait, dit le médecin en se tournant vers le prince, que lorsque je voyage je n’omets jamais de consigner fidèlement dans mon journal tous les gais événements, tels qu’ils traversent la vie, et particulièrement de faire mention des individus comiques et originaux que je rencontre. C’est justement un extrait de ce journal dont je vais vous donner connaissance ; bien qu’il ne soit pas d’une importance extraordinaire, il me semble pourtant contenir des choses divertissantes.

« Au cours de mon voyage de l’an dernier, j’arrivai au milieu de la nuit dans un grand et joli village situé à quatre lieues de B… Je descendis dans une auberge de belle apparence, où me reçut un hôte accueillant et éveillé. Harassé, brisé de fatigue par le long parcours que je venais d’effectuer, je me mis au lit aussitôt que j’eus pris possession de ma chambre, afin de bien me reposer. Mais vers une heure du matin, je fus tiré de mon sommeil par un son de flûte tout proche. De ma vie, un tel bruit n’avait jamais frappé mes oreilles. L’homme devait avoir des poumons extraordinaires, car l’on entendait jouer et rejouer sans cesse le même passage, et ceci avec une telle force que les notes aiguës et perçantes qui sortaient de son instrument lui enlevaient tout caractère : impossible, en vérité, d’imaginer quelque chose de plus insensé, de plus affreux. En moi-même j’injuriais et je vouais aux gémonies le maudit musicien qui me privait de mon sommeil et me déchirait le tympan. Mais le passage reprenait toujours de plus belle comme une horloge qu’on aurait remontée. Enfin, je perçus un bruit sourd comme si l’on eût lancé un objet contre le mur, puis tout resta calme et je pus me remettre tranquillement à dormir. Le matin j’entendis une violente dispute en bas dans la maison. Je distinguai la voix de l’hôte et celle d’un homme criant sans cesse :

« “Que votre maison soit damnée ! Plût à Dieu que je n’en eusse jamais franchi le seuil ! C’est le Diable qui m’a conduit chez vous ; on ne peut rien y boire, ni manger, car tout y est affreusement mauvais et horriblement cher. Voici votre argent, vous ne me reverrez plus dans votre mauvaise gargote.”

« J’étais descendu et je vis un petit homme – sec comme un hareng, vêtu d’un habit couleur de café et portant une ronde perruque rousse, sur laquelle était martialement posé de travers un chapeau gris – s’élancer hors de la maison et courir à l’écurie ; il sortait bientôt par la cour, monté sur un cheval passablement lourdaud et galopant pesamment.

« Naturellement, je le pris pour un étranger qui s’était chicané avec l’aubergiste et je le crus parti. Je fus donc assez étonné lorsque, à midi, me trouvant dans la salle d’auberge, je vis entrer et s’asseoir sans façon à la table du déjeuner le personnage amusant, à l’habit café et à la perruque rousse, qui le matin avait quitté la maison. C’était la figure la plus comique et la plus vilaine que j’eusse jamais vue. Il y avait dans toutes les manières de cet homme quelque chose de si sérieux et de si drôle à la fois qu’il était difficile, en le regardant, de s’empêcher de rire. Nous mangeâmes ensemble et une conversation laconique s’engagea entre l’aubergiste et moi sans que l’étranger, qui faisait montre d’un prodigieux appétit, essayât d’y prendre part. Comme je m’en rendis compte par la suite, l’aubergiste fut manifestement guidé par la malice, lorsqu’il conduisit l’entretien sur le terrain des particularités nationales, et il me demanda carrément si j’avais connu des Irlandais et si je savais quelque chose de leur bêtise proverbiale.

« “Sans doute”, répondis-je, en même temps que toute une série d’anecdotes me traversaient la tête. Et je lui racontai l’histoire de cet Irlandais à qui l’on demandait pourquoi il avait mis son bas à l’envers et qui répondit naïvement : “Parce qu’il y a un trou à l’endroit.”

« Puis cette autre admirable naïveté de l’Irlandais se trouvant couché dans le même lit qu’un Écossais très coléreux, dont le pied nu sortait sous la couverture. Un Anglais qui était dans la chambre s’en aperçut et attacha prestement au pied de l’Irlandais l’éperon de sa botte. En dormant, l’homme retira son pied sous la couverture et avec l’éperon écorcha la jambe de l’Écossais. Celui-ci se réveilla et appliqua un magistral soufflet à l’Irlandais. Alors un colloque amusant se déroula entre les deux hommes :

« “Quel diable te pousse ? Pourquoi me frappes-tu ?

« – Parce que tu m’as écorché avec ton éperon.

« – Comment serait-ce possible, puisque je suis nu-pieds dans le lit ?

« – Et pourtant c’est ainsi, regarde donc.

« – Dieu me damne, tu as raison ; c’est ce satané domestique, qui, en m’ôtant les bottes, m’a laissé l’éperon !

« L’hôte éclata de rire démesurément ; mais l’étranger, qui avait justement fini de manger et qui venait d’engloutir un grand verre de bière, me regarda d’un air sérieux et me dit :

« “Vous avez tout à fait raison, les Irlandais se rendent souvent coupables de naïvetés de ce genre ; mais cela ne tient nullement à leur nation, qui est vive et spirituelle ; c’est plutôt le fait d’un air pernicieux qui passe sur leur pays et vous fait contracter des accès de bêtise, comme on contracte un rhume de cerveau. Cela, je le sais, monsieur, car moi-même, qui, à vrai dire, suis anglais, bien que je sois né en Irlande et que j’y aie été élevé, je suis sujet à cette maudite maladie de la bêtise.”

« L’aubergiste se mit à rire encore plus fort, et je ne pus m’empêcher de joindre mes rires aux siens, car il était amusant d’entendre l’Irlandais, parlant de bêtises, nous en énoncer une tout à fait remarquable. Bien loin de se montrer offensé de notre attitude, l’étranger ouvrit de grands yeux, mit un doigt sur son nez et dit :

« “En Angleterre, les Irlandais sont un condiment piquant qu’on ajoute à la société pour la rendre délicieuse. Moi-même, je suis en cela semblable à Falstaff : non seulement je fais souvent montre d’esprit, mais j’éveille celui des autres, ce qui n’est pas un maigre mérite en ces temps insipides. Savez-vous que, même du cerveau vide de ce béotien d’aubergiste, sort maintes fois une lueur d’esprit, rien que grâce à mon intervention ? Mais ce marchand de bière est un aubergiste qui connaît son affaire. Il n’entame jamais son petit capital de bons mots, il en prête un çà et là quand il est avec les riches, et ceci à gros intérêts seulement ; quand il n’est pas sûr de toucher ces intérêts, tout au plus montre-t-il, comme à présent, la reliure de son grand livre, c’est-à-dire son rire démesuré, car dans ce rire il a enveloppé tout son esprit. Que Dieu vous protège, messieurs !”

« Là-dessus, notre original se dirigea vers la porte et sortit. Je priai aussitôt l’hôte de me donner quelques renseignements sur cet homme.

« “Cet Irlandais, me dit-il, s’appelle Ewson et veut absolument être anglais, parce que sa famille est originaire d’Angleterre. Il habite ici depuis quelque temps, c’est-à-dire qu’il y a maintenant juste vingt-deux ans. J’étais un homme bien jeune et je venais d’acheter cette auberge où, précisément, je recevais une noce, lorsque monsieur Ewson, qui était aussi un homme tout jeune, bien qu’alors il portât déjà une perruque rousse, un chapeau gris et un habit café de la même coupe que celui d’aujourd’hui, passa par ici en retournant dans son pays. Il fut attiré par la musique qui résonnait joyeusement chez moi et y entra. Il jura qu’on ne savait danser qu’à bord des navires, où il avait appris la danse dès son enfance. Et, pour le prouver, il se mit à exécuter une hornpipe tout en sifflant affreusement entre les dents, mais en faisant un bond il se démit le pied et fut obligé de rester chez moi pour se faire soigner.

« “Depuis cette époque il ne m’a plus quitté. Et il m’a causé bien des soucis avec ses excentricités ; chaque jour il se querelle avec moi, il se plaint de la façon dont il est traité ; il me reproche de le faire payer trop cher et me dit qu’il lui est impossible de vivre plus longtemps sans rosbif ni porter ; il fait sa valise, met ses trois perruques l’une sur l’autre, prend congé de moi et part sur son vieux cheval. Mais ce n’est là qu’une promenade, car à midi il rentre par l’autre porte, s’assied tranquillement à table, ainsi que vous l’avez vu faire aujourd’hui, et mange, comme quatre, de ces mets qu’il déclare immangeables lorsqu’il est en colère. Chaque année, il reçoit une forte somme d’argent ; il me fait alors mélancoliquement ses adieux, m’appelle son meilleur ami et verse des larmes, ce qui m’en arrache également, mais les miennes proviennent d’un rire contenu. Et puis, après avoir fait son testament, dans lequel, selon ses dires, il laisse sa fortune à ma fille aînée, il s’achemine à cheval, lentement et d’un air triste, vers la ville voisine. Trois jours après, quatre tout au plus, il est déjà revenu ; il a fait l’acquisition de deux habits café, de trois perruques, plus brillantes l’une que l’autre, de six chemises, d’un chapeau gris et d’autres accessoires de toilette ; à ma fille aînée, sa préférée, il a rapporté un cornet de sucreries, comme à une enfant, bien qu’elle ait dix-huit ans à présent. Il ne pense plus alors à son séjour à la ville ni au retour dans son pays. Il paie sa note tous les soirs, et, chaque matin, quand il s’en va pour ne plus revenir, il me jette en colère l’argent de son déjeuner.

« “À part cela, c’est l’homme le meilleur du monde ; à chaque occasion, il fait des cadeaux à mes enfants et se montre bienfaisant envers les pauvres du village ; seulement il ne peut pas souffrir le pasteur, depuis qu’il a appris par le maître d’école que ce brave ecclésiastique a changé en une pièce de cuivre la pièce d’or que lui, Ewson, avait jetée un jour dans le tronc des pauvres. Il l’évite constamment et ne met jamais les pieds au temple ; aussi le pasteur va-t-il criant partout que c’est un athée. Comme je vous le disais, j’ai souvent eu bien des soucis avec lui, parce qu’il est coléreux et qu’il a des idées tout à fait insensées. Pas plus tard qu’hier, alors que je m’acheminais vers mon logis, j’entendais déjà de loin des cris violents, parmi lesquels je reconnus la voix d’Ewson. Lorsque j’entrai, je le trouvai en train de se quereller violemment avec la bonne. Comme cela lui arrive chaque fois qu’il s’emporte, il avait jeté sa perruque à terre et il était là, la tête dénudée, sans habit, en bras de chemise, criant et jurant tout près de la servante à qui, mettant un gros livre ouvert sous le nez, il montrait quelque chose du doigt. La jeune fille avait les mains appuyées sur les hanches et lui criait qu’il n’avait qu’à aller ailleurs pour faire ses tours, qu’il était un méchant homme ne croyant à rien, etc. J’eus toutes les peines du monde à les séparer et à apprendre le fond de l’affaire.

« “Monsieur Ewson avait demandé à la servante de lui procurer un pain à cacheter pour fermer une lettre. Au commencement, la servante ne comprit pas du tout ; finalement, comme le prédicateur avait dit que monsieur Ewson ne croyait pas en Dieu, elle s’imagina que le pain à cacheter, c’était ce qu’on emploie à la communion, et elle crut qu’il voulait se livrer à une plaisanterie impie avec l’hostie. Elle se refusa donc à lui fournir ce qu’il demandait. Là-dessus, monsieur Ewson, qui croyait ne s’être pas bien exprimé et n’avoir pas été compris, était aussitôt allé chercher un dictionnaire anglais-allemand et il avait voulu désigner ainsi ce qu’il désirait à la servante, laquelle est incapable de lire un mot. Sur quoi, il finit par ne plus lui parler qu’anglais, ce que la jeune fille prit pour le verbiage trompeur du Diable. Seule mon intervention empêcha la rixe dans laquelle monsieur Ewson eût peut-être eu le dessous.”

« J’interrompis l’aubergiste dans son récit pour lui demander si par hasard ce n’était pas cet homme amusant qui m’avait si fort agacé et tourmenté la nuit avec son affreux instrument.

« “Ah, monsieur, reprit-il, c’est encore là une des excentricités de monsieur Ewson, avec laquelle il a fait fuir presque tous mes clients. Il y a trois ans, mon fils arriva de la ville. Le jeune homme jouait admirablement de la flûte et ici il s’exerçait avec application sur son instrument. Monsieur Ewson crut alors se rappeler qu’autrefois il avait connu cet instrument et il ne s’apaisa que quand mon Fritz consentit à lui vendre pour une somme élevée sa flûte et un concerto qu’il avait apporté avec lui.

« “Monsieur Ewson, qui n’avait ni disposition ni goût pour la musique, se mit à jouer le concerto avec le plus grand zèle. Mais il n’alla que jusqu’au second solo du premier allegro ; là il rencontra un passage dont il ne put venir à bout ; c’est ce passage que depuis trois ans il joue presque chaque jour cent fois de suite, jusqu’à ce que, en proie à une suprême colère, il lance instrument et perruque contre le mur. Comme peu de flûtes peuvent résister longtemps à ce traitement, il lui faut très souvent les remplacer et il en a ordinairement trois ou quatre en train.

« “Qu’une vis seulement soit brisée ou une touche endommagée, il jette la flûte par la fenêtre, en s’écriant : ‘Dieu me damne, il n’y a qu’en Angleterre que l’on fait des instruments qui vaillent quelque chose.’ Ce qu’il y a vraiment d’effrayant, c’est que cette passion de la flûte le prend souvent au milieu de la nuit et qu’il réveille alors mes hôtes au plus profond de leur sommeil. Mais croiriez-vous qu’il y a ici, au bailliage, à peu près depuis que monsieur Ewson habite chez moi, un docteur anglais, du nom de Green, qui sympathise avec lui ? Il est vrai qu’il est aussi original que lui, qu’il a une humeur aussi bizarre. Constamment ils se chicanent et, pourtant, ils ne peuvent pas vivre l’un sans l’autre. À propos, je me rappelle que monsieur Ewson m’a commandé un punch pour ce soir, auquel le Dr Green et le bailli sont invités. Si vous voulez encore rester ici jusqu’à demain matin, il vous sera donné de voir, ce soir, le trio le plus comique que l’on puisse trouver.”

« Son Altesse pense bien que je retardai volontiers mon voyage, espérant admirer monsieur Ewson dans toute sa gloire. Il entra dans la salle d’auberge dès que la nuit fut venue et il eut l’amabilité de m’inviter à sa table, tout en ajoutant qu’il regrettait de ne me régaler qu’avec cette abjecte boisson baptisée punch dans ce pays ; car c’est seulement en Angleterre qu’on buvait le vrai punch et, comme il y retournerait prochainement, il espérait bien, si j’allais un jour là-bas, me le prouver, car il s’y entendait, à préparer cette boisson délicieuse. Je savais ce que je devais en penser.

« Bientôt après arrivèrent les invités : le bailli était un petit homme taillé en boule, extrêmement aimable, avec des yeux pétillants et joyeux, et un petit nez tout rouge. Le Dr Green était un homme robuste, d’âge moyen, ayant bien le type de son pays, habillé à la mode, mais avec laisser-aller. Des lunettes lui chaussaient le nez et il portait un chapeau.

« “Donne-moi du champagne à m’en faire pleurer, s’écria-t-il sur un ton pathétique, en même temps qu’il s’avançait vers l’aubergiste, l’empoignait par le gilet et le secouait violemment. Coquin de Cambyse, parle, où sont les princesses ? On sent le café chez toi et non l’arôme de la boisson des dieux. – Lâche-moi, héros sublime, écarte ton poing solide, dans ta colère tu me broies les côtes, répondit l’aubergiste en haletant. – Pas avant, femmelette, reprit le docteur, que l’odeur agréable du punch ne me chatouille les narines, ne trouble mes sens, non, pas avant, maudit aubergiste !”

« Mais voici qu’Ewson s’avance furieusement vers le docteur en lui lançant des invectives :

« “Indigne Green, que le chagrin t’envahisse et te fasse grincer des dents, que la gangrène t’emporte si tu ne cesses pas tes honteux agissements !”

« Ils vont à présent se disputer et se battre, pensai-je. Mais le docteur dit :

« “Eh bien ! soit, me raillant de ta lâche impuissance, je veux me tenir tranquille et attendre la boisson des dieux que tu prépares, digne Ewson.”

« Il lâcha l’aubergiste qui s’éloigna précipitamment et il prit place à table en affichant la mine d’un Caton ; puis il s’empara de sa pipe toute bourrée et il se mit à souffler des nuages de fumée.

« “N’est-ce pas comme au théâtre ? me dit l’aimable bailli. Le docteur, qui jadis ne prenait jamais un livre allemand, a, un jour, trouvé par hasard, chez moi, le Shakespeare de Schlegel. Depuis ce temps, il joue, à sa façon, d’anciennes mélodies connues, sur un instrument étranger. Vous avez remarqué sans doute que l’aubergiste lui-même parle en vers : le docteur l’a pour ainsi dire ïambifié.”

« L’aubergiste apporta un énorme bol de punch fumant. Bien qu’Ewson et Green jurassent qu’il était à peine buvable, ils n’en engloutirent pas moins verre sur verre. La conversation se déroulait couci-couça, Green se montrait avare de paroles ; il se contentait de faire de temps en temps de l’opposition d’une façon comique. Par exemple, le bailli parlant du théâtre de la ville, je déclarai que le premier rôle jouait excellemment. Green intervint aussitôt en disant :

« “Je ne trouve pas. Ne croyez-vous pas que, si cet homme avait joué six fois mieux, il eût été plus digne de succès ?”

« Je dus le lui concéder, tout en lui faisant remarquer que cette nécessité de jouer six fois mieux se faisait surtout sentir pour l’acteur qui se montrait tout à fait pitoyable dans le rôle des “pères tendres”.

« “Je ne trouve pas, dit encore le docteur, car cet acteur ayant donné tout ce qu’il a en lui, ce n’est pas sa faute si ses tendances inclinent vers le mauvais. Et, s’il atteint la perfection dans le mauvais, on doit l’en louer.”

« Le bailli était, entre Ewson et le docteur, comme un principe excitant, et il ne cessait, avec son talent, de les amener l’un et l’autre à exprimer toutes sortes d’idées et d’opinions extravagantes.

« Les choses allèrent ainsi jusqu’au moment où la force du punch commença à produire son effet. Alors une gaieté turbulente s’empara d’Ewson ; de sa voix rauque il chanta des chants de son pays, lança perruque et habit par la fenêtre au milieu de la cour et, tout en faisant les plus étranges grimaces, se mit à danser d’une façon si comique que l’on se pâmait presque de rire. Le docteur restait sérieux, mais il était en proie aux visions les plus bizarres. Il prenait le bol de punch pour une viole et voulait absolument en jouer en se servant de la cuiller comme archet, pour accompagner Ewson dans ses chants ; seules les protestations répétées de l’aubergiste purent l’arrêter. Le bailli, lui, devenait de plus en plus silencieux ; à la fin, il alla buter dans un coin de la salle, où il s’assit et se mit à pleurer à chaudes larmes. Je compris le signe que me fit l’aubergiste et je demandai au bailli la cause d’un chagrin si profond. “Hélas, hélas ! fit-il en sanglotant, le prince Eugène était un grand capitaine et, cependant, il a fallu que ce héros mourût ! Hélas ! hélas !” et il continua de pleurer de plus belle, au point qu’on voyait de grosses larmes lui couler sur les joues. Je fis tout mon possible pour le consoler de la perte de ce valeureux prince qui avait appartenu à un siècle depuis longtemps écoulé, mais ce fut en vain. Entre-temps, le Dr Green s’était emparé d’une grande paire de mouchettes qu’il maniait sans arrêt devant la fenêtre ouverte. Il ne pensait à rien de moins qu’à moucher la lune qui brillait dans la pièce. Ewson criait et sautait, comme s’il eût été possédé de mille démons. Enfin, le valet de l’auberge entra dans la pièce, porteur d’une lanterne, malgré le clair de lune, et leur cria bien haut : “Me voici, messieurs, à présent nous pouvons partir.” Le docteur s’avança tout contre lui et, en lui lançant des nuages de fumée dans la figure :

« “Sois le bienvenu, mon ami, dit-il. Es-tu celui qui porte la lune, le chien et le fagot ? Je t’ai mouché, coquin d’astre, c’est pourquoi tu éclaires si bien. Bonne nuit, donc ! J’ai ingurgité de ton ignoble breuvage en quantité, bonne nuit, mon cher aubergiste, bonne nuit, mon Pylade !”

« Ewson jura qu’il casserait le cou à celui qui oserait s’en aller. Mais personne n’y fit attention ; le valet prit le docteur sous un bras, sous l’autre le bailli, qui se lamentait toujours sur la mort du prince Eugène et, vacillant à travers la rue, ils se dirigèrent vers le bailliage. Non sans peine, nous conduisîmes ensuite l’extravagant Ewson dans sa chambre, où il fit encore du tapage avec sa flûte pendant la moitié de la nuit, de sorte que je ne pus fermer l’œil et que c’est seulement dans la diligence qu’il me fut possible de me reposer de la folle soirée passée à l’auberge. »

Le récit du médecin fut souvent interrompu par des éclats de rire plus bruyants que ceux qu’on entend d’ordinaire dans les cours. Le prince parut y avoir pris un grand plaisir.

« Il n’y a qu’une figure, dit-il à son médecin, que vous ayez trop laissée à l’arrière-plan dans votre tableau, et c’est la vôtre, car je parierais que de temps en temps vous avez su provoquer, dans une certaine mesure, la mauvaise humeur du comique Ewson et entraîner le pathétique docteur à toutes sortes d’excentricités et de folies. Je vois, du reste, en vous le véritable “principe excitant” que vous nous montrez sous les traits du pauvre bailli.

– J’assure Son Altesse, répliqua le docteur, que ce club de fous curieux représentait un si bel ensemble que tout ce qui n’en faisait pas partie eût produit une dissonance. Pour recourir à une comparaison musicale, je vous dirai que ces trois hommes formaient un accord parfait, chacun venant avec sa note particulière, mais qui résonnait harmonieusement et bien dans le ton ; l’aubergiste se joignait à eux comme une « septième ».

La conversation continua ainsi sur des sujets divers, jusqu’au moment où, la famille princière se retirant dans ses appartements, la société se sépara en faisant montre de la plus cordiale bonne humeur.

Je m’agitais, joyeux et gai, dans un monde nouveau. Plus je me mêlais au cours tranquille et heureux de la vie de la résidence et de la cour, plus se développait le crédit dont je jouissais et auquel je pouvais prétendre avec la certitude du succès et des honneurs, moins je pensais au passé ou à la possibilité d’un changement dans ma situation présente. Le prince paraissait trouver un grand plaisir en ma société et différentes allusions passagères me permettaient de croire que, d’une façon ou d’une autre, il voulait m’attacher à son entourage direct. Je dois convenir qu’une certaine uniformité dans la culture, une certaine façon de voir, assez impérative, dans tous les domaines de la science et de l’art, qui se manifestait à la cour et dans toute la résidence, eût bientôt rendu le séjour impossible à plus d’un homme intelligent, habitué à une liberté absolue. Cependant, chaque fois que la contrainte provenant du point de vue exclusif de la cour me devenait pénible, l’habitude que j’avais prise autrefois de me plier à une forme de vie déterminée, réglant tout au moins l’extérieur, me servait fort à propos. En la circonstance, d’une façon imperceptible sans doute, la vie que j’avais menée au couvent exerçait encore son influence sur moi.

Quoique le prince me distinguât parmi tous, quoique je m’efforçasse d’attirer sur moi l’attention de la princesse, celle-ci restait froide et réservée à mon égard. Bien plus, une inquiétude étrange semblait souvent l’envahir lorsqu’elle se trouvait en ma présence, et c’est avec peine qu’elle se surmontait et parvenait à m’adresser comme aux autres quelques paroles amicales. J’étais plus heureux auprès des dames de son entourage ; mon extérieur paraissait avoir fait sur elles une impression favorable ; en les voyant souvent, je parvins à acquérir cette éducation des gens du monde qu’on appelle la galanterie, et qui n’est rien d’autre qu’une souplesse extérieure du corps, grâce à laquelle on semble toujours être à l’aise, où que l’on aille et où que l’on se trouve, et qui se traduit également dans la conversation. C’est le don particulier de pouvoir parler des choses insignifiantes avec des mots importants et de faire naître chez les femmes un certain sentiment de bien-être dont elles ne s’expliquent pas très bien elles-mêmes la source. Il en résulte que cette galanterie supérieure, qui est la vraie, ne peut se manifester par de lourdes flatteries, bien que ces bavardages intéressants doivent résonner comme un hymne d’adoration aux oreilles de l’objet adoré…

Qui donc à présent eût reconnu en moi le moine de jadis ? L’unique endroit où j’eusse peut-être encore quelque chose à redouter était l’église, car dans les exercices de dévotion, j’évitais difficilement les habitudes que j’avais contractées au couvent et que distinguent une cadence et un rythme particuliers.

Le médecin était le seul qui ne portât pas, pour ainsi dire, la marque du poinçon dont tout, à la cour, était frappé, marque qui faisait penser à des pièces de monnaie ayant passé par le même moule. Cela m’attira vers lui, de même que lui, de son côté, s’attacha à moi, parce que, comme il le savait très bien, j’avais fait montre, au début, d’une certaine opposition et que mes franches déclarations qui avaient touché le prince – facile d’ailleurs à admettre toute vérité hardie – étaient cause du bannissement subit du maudit jeu de pharaon.

Nous étions donc souvent ensemble et nous nous entretenions tantôt de sciences et d’arts, tantôt de notre façon de concevoir la vie. Le médecin avait, pour la princesse, une vénération aussi grande que la mienne ; il m’assura qu’elle seule faisait souvent renoncer le prince à des projets de mauvais goût, de même qu’elle savait dissiper l’étrange ennui qui poursuivait superficiellement son époux, en lui glissant dans les mains, tout à fait à son insu, quelque jouet innocent. Je ne manquai pas, à cette occasion, de me plaindre de ce que la princesse, sans que je pusse en approfondir la cause, paraissait souvent éprouver à ma vue un déplaisir insupportable. Le médecin se leva aussitôt et alla prendre dans son secrétaire – nous nous trouvions précisément chez lui – une miniature, qu’il me mit dans la main en me recommandant de la regarder avec attention. Je le fis, et mon étonnement fut grand lorsque, dans les traits de l’homme représentant cette image, je reconnus les miens. Seule la différence de nos coiffures et de nos habits – le sien était taillé suivant une mode ancienne – et mes épais favoris, chefs-d’œuvre de Belcampo, empêchaient que ce ne fût là tout à fait mon portrait. J’en fis part au médecin sans détour.

« Eh bien ! c’est précisément cette ressemblance, me dit-il, qui inquiète et effraie la princesse, chaque fois que vous vous approchez d’elle ; votre visage renouvelle, en effet, le souvenir d’un événement terrible qui, il y a longtemps, vint frapper la cour comme un coup de foudre. Mon prédécesseur, qui mourut il y a quelques années et dont je suis l’élève, me confia l’histoire et me donna en même temps ce portrait, qui représente l’ancien favori du prince, nommé Francesco. Comme peinture, vous vous en rendez compte, c’est un véritable chef-d’œuvre. Il a été fait par un peintre étranger qui se trouvait à la cour au moment de la tragédie dans laquelle il joua le rôle principal. »

La contemplation de cette image fit naître en moi de vagues pressentiments, que je m’efforçai en vain de saisir clairement. Il me semblait que l’événement dont il était question devait renfermer un secret auquel je me trouvais mêlé. Je pressai d’autant plus le médecin de me confier ce que ma ressemblance bizarre avec Francesco semblait m’autoriser à apprendre.

« Certes, me dit-il, une circonstance aussi étonnante ne peut qu’éveiller votre curiosité, c’est pourquoi – bien qu’à vrai dire je n’aime pas à parler de cette histoire, recouverte à présent encore, du moins pour moi, d’un voile mystérieux que je ne cherche pas du tout à soulever – je vous dirai tout ce que j’en sais. Bien des années se sont écoulées depuis et les principaux personnages ont quitté la scène de ce monde ; seul le souvenir exerce encore son action néfaste. Ce que vous allez apprendre, je vous prie de n’en parler à personne. »

J’en fis la promesse, et le médecin commença le récit suivant :

« À l’époque même où notre prince se maria, son frère arriva à la cour en compagnie d’un homme qu’il appelait Francesco, bien que l’on sût qu’il était allemand, et d’un peintre qui revenait d’un long voyage. Ce frère était l’un des plus beaux hommes que l’on eût jamais vus, et en cela il brillait déjà au-dessus de notre prince, qu’il surpassait aussi en vigueur et en intelligence. Il fit une impression extraordinaire sur la princesse, qui avait toujours été vive jusqu’à l’exubérance et pour laquelle son mari était beaucoup trop froid et trop méthodique, cependant que lui, de son côté, se sentait attiré par la jeune et belle épouse de son frère. Sans penser à une liaison criminelle, ils durent, pourtant, céder à la force irrésistible qui commandait leurs vies intérieures – celles-ci ne semblant plus s’allumer que l’une par l’autre – et nourrir la flamme qui faisait fusionner leurs êtres.

« Seul, Francesco eût pu être mis en parallèle avec le frère du prince. Aussi produisit-il la même impression sur la sœur aînée de notre princesse que son ami sur celle-ci. Francesco s’aperçut bientôt de son bonheur et en tira parti avec tant de ruse que, peu de temps après, le penchant de celle qui l’avait remarqué prit les proportions d’un amour ardent et passionné. Le prince était trop sûr de la vertu de son épouse pour ne pas mépriser les rapports perfides qui lui parvenaient, mais il n’en souffrait pas moins des attentions continuelles qu’elle témoignait à son frère et il n’y avait que Francesco, qu’il aimait pour sa rare intelligence et sa grande sagesse, qui pût maintenir en son âme un certain calme. Le prince voulait lui confier les plus hautes charges de la cour, mais Francesco se contenta du privilège intime d’être son principal favori et de plaire à la sœur de notre princesse.

« Dans ces conditions, la cour allait cahin-caha ; seules les quatre personnes que liaient ainsi des chaînes secrètes se sentaient heureuses dans l’Eldorado de l’amour qu’elles s’étaient créé et qui demeurait fermé aux autres.

« Sur ces entrefaites, et peut-être invitée secrètement par le prince, arriva à la résidence, en grand appareil, une princesse italienne dont, quelques années plus tôt, on avait pensé faire la femme du frère de notre prince et pour laquelle, durant le séjour qu’il fit à la cour de son père, il avait manifesté un penchant visible. Elle devait être extrêmement jolie, d’une grâce et d’un charme parfaits, ainsi qu’en témoigne le portrait admirable que vous pouvez encore voir dans la galerie. Sa présence chassa le sombre ennui qui régnait à la cour ; elle éclipsa toutes les femmes, y compris notre princesse et sa sœur. La conduite de Francesco changea étonnamment aussitôt après l’arrivée de l’Italienne. On eût dit qu’un chagrin rongeait la fleur de sa vie. Il devint réservé et morose, et il négligea sa bien-aimée.

« Le frère du prince était également devenu mélancolique ; des sentiments auxquels il ne pouvait pas résister l’envahissaient. L’arrivée de l’Italienne fut pour la princesse un coup de poignard au cœur, tandis que sa sœur, encline à l’exaltation, voyait, avec l’amour de Francesco, s’envoler tout le bonheur de sa vie. Ainsi ces quatre personnes, naguère heureuses et dignes d’envie, étaient maintenant plongées dans la tristesse et le chagrin. Le frère du prince reprit le dessus le premier et, devant la vertu sévère de sa belle-sœur, il céda aux séductions de la belle étrangère.

« Son candide amour pour sa belle-sœur, amour dont la racine avait pris naissance au plus profond de son cœur, succomba devant les joies indicibles que lui promettait l’Italienne, et c’est ainsi qu’il se trouva bientôt repris dans les anciens liens dont il s’était échappé, il n’y avait pas bien longtemps. Mais, plus il s’abandonnait à son amour, plus la conduite de Francesco devenait surprenante. Non seulement on ne le voyait presque plus du tout à la cour, mais il se promenait toujours solitaire, et souvent il s’absentait de la résidence des semaines entières. En revanche, le peintre misanthrope et original se montra plus souvent que naguère. Il aimait surtout à travailler dans l’atelier que l’Italienne lui avait fait installer chez elle ; alors qu’il se refusait à faire le portrait de la princesse, à l’égard de laquelle il ne semblait pas bien disposé, il fit de l’étrangère plusieurs portraits extraordinairement expressifs ; sans même qu’elle posât une seule fois, il était arrivé à donner de ses traits l’image la plus délicieuse et la plus ressemblante. L’Italienne faisait montre de tant d’attentions à l’égard du peintre et lui-même était d’une galanterie si familière envers elle, que le frère de notre prince devint jaloux. Ayant trouvé, un jour, l’artiste dans son atelier, alors que celui-ci, le regard fixé sur un nouveau portrait de l’Italienne qu’il avait su peindre encore avec un charme tout particulier, semblait ne pas s’apercevoir du tout de son entrée, il lui demanda carrément de lui faire le plaisir de ne plus travailler là et de chercher un autre atelier. Le peintre essuya son pinceau avec calme, et sans mot dire, il enleva le portrait du chevalet. En proie à une extrême mauvaise humeur, le frère du prince le lui prit des mains, en déclarant qu’il était si admirablement réussi qu’il désirait le garder. Toujours calme et froid, le peintre le pria de lui permettre d’y faire quelques légères retouches. Le frère du prince remit le portrait sur le chevalet. Au bout de quelques minutes, le peintre lui rendit l’œuvre et fit entendre un rire éclatant devant l’effroi de l’adorateur de l’Italienne, car le portrait ne représentait plus qu’un visage affreusement défiguré. Alors l’artiste se dirigea à pas lents vers la sortie de l’atelier, mais à la porte il se retourna, regarda son adversaire d’un œil grave et perçant et lui cria, d’une voix sourde et solennelle : “Maintenant tu es perdu.”

« Ces faits se passèrent lorsque les fiançailles des deux amants avaient déjà été célébrées et quelques jours seulement avant leur mariage. Le frère du prince fit d’autant moins attention à la conduite du peintre que celui-ci avait la réputation d’être de temps en temps visité par la folie. On raconta que l’artiste était retourné dans sa petite chambre et que, des jours durant, il était resté les yeux fixés sur une grande toile, en affirmant qu’il travaillait à un tableau tout à fait magnifique ; il oublia donc la cour et fut à nouveau oublié d’elle.

« Le mariage du frère de notre prince et de l’Italienne eut lieu au palais au milieu de la plus grande solennité. La princesse s’était résignée et avait renoncé à un amour inutile, dont elle ne pouvait espérer voir un jour la réalisation.

« L’Italienne était comme transfigurée, car, le jour du mariage, son cher Francesco était réapparu plus gai et plus brillant que jamais. Les deux époux devaient habiter une aile du château que le prince avait fait aménager exprès pour eux. À cette occasion, il s’était trouvé tout à fait dans sa sphère de prédilection. Pendant quelque temps on ne le vit plus qu’entouré d’architectes, de peintres, de tapissiers ou en train de feuilleter de grands livres et étalant devant lui des plans, des tracés, des esquisses, qu’il avait, en grande partie, faits lui-même et qui parfois étaient assez mal réussis. Ni son frère ni la princesse italienne n’avaient pu voir avant la nuit des noces l’aménagement intérieur des appartements qui leur étaient réservés. Le prince les conduisit alors lui-même en grande pompe dans toutes les pièces, dont la décoration témoignait vraiment du plus grand goût, et la fête prit fin par un bal organisé dans le salon magnifique, qui ressemblait à un jardin en fleurs. La même nuit, un bruit sourd, allant toujours s’accentuant, se fit entendre dans la partie du palais occupée par les nouveaux mariés. Le fracas devint si fort que le prince lui-même se réveilla. Pressentant un malheur, il se leva en hâte et courut, accompagné de la garde, vers l’aile éloignée. Il en atteignit les vastes couloirs au moment où l’on transportait son frère, que l’on avait trouvé devant la chambre nuptiale frappé mortellement d’un coup de couteau à la gorge.

« On peut se représenter l’effroi du prince, le désespoir de la veuve, le chagrin profond et déchirant de la princesse. Lorsque le prince eut recouvré son calme, il commença à rechercher de quelle façon le crime avait pu être perpétré, comment le meurtrier était arrivé à s’enfuir, alors que partout les couloirs étaient gardés. Tous les coins et recoins furent fouillés, mais en vain. Le page de la victime raconta que son maître, comme sous l’influence d’un pressentiment inquiétant, s’était montré très agité, que pendant longtemps il avait marché de long en large dans son cabinet, puis qu’il s’était enfin déshabillé. Le jeune homme ajouta qu’il l’avait alors éclairé avec un candélabre jusqu’à l’antichambre des appartements de sa femme ; là son maître, lui prenant la lumière des mains, l’avait renvoyé, mais à peine était-il sorti qu’il entendit un bruit sourd, un choc et le bruit du candélabre qui tombait. Il était revenu immédiatement sur ses pas en courant et, à la lumière d’une des chandelles qui continuaient à brûler à terre, il avait vu la victime étendue devant la chambre nuptiale, avec, à côté d’elle, un petit couteau plein de sang. Alors il s’était mis à crier.

« D’après le récit de la mariée, le malheureux était entré chez elle, précipitamment et sans lumière, aussitôt après qu’elle eut éloigné ses femmes de chambre ; il avait vivement éteint toutes les chandelles et était resté à ses côtés environ une demi-heure ; puis il était parti ; le meurtre avait eu lieu quelques minutes plus tard.

« Alors qu’on s’épuisait en suppositions sur l’identité du meurtrier, alors qu’on ne voyait plus du tout le moyen de découvrir sa trace, une femme de chambre se montra ; elle raconta dans tous ses détails la scène bizarre qui s’était passée entre la victime et le peintre dans l’atelier de ce dernier et à laquelle elle avait assisté, d’une pièce voisine, dont la porte était ouverte. Personne n’eut plus le moindre doute. Ce ne pouvait être que cet homme qui, ayant réussi d’une façon incompréhensible à se glisser dans le palais, s’était rendu coupable du meurtre. L’ordre fut donné de l’arrêter immédiatement, mais il avait disparu de chez lui depuis deux jours déjà, pour se rendre on ne savait où ; toutes les recherches furent vaines. La cour était plongée dans le chagrin le plus profond – chagrin que toute la résidence partageait avec elle. Il n’y avait plus que Francesco – qu’on y voyait de nouveau d’une manière ininterrompue – qui, à travers les sombres nuages, réussit encore à faire briller de temps en temps quelques rayons de soleil dans le petit cercle familial.

« L’Italienne se sentit enceinte et, comme il apparaissait clairement que le meurtrier avait pris l’apparence du mari, pour commettre une infâme supercherie, elle se rendit dans un château éloigné appartenant au prince, afin que son accouchement restât secret. Il fallait tout au moins éviter que le fruit d’un attentat infernal ne vînt souiller le nom du malheureux mari, et pour cela il fallait laisser ignorer son existence aux gens à qui la légèreté des serviteurs avait dévoilé les événements de la nuit du mariage.

« Pendant la période de deuil, la solidité et l’intimité des relations de Francesco avec la sœur de la princesse ne firent que s’accroître, de même que se fortifia l’amitié du couple princier à son égard. Depuis longtemps, le prince connaissait les amours de Francesco ; bientôt il ne put plus résister aux instances de la princesse et de sa sœur et il consentit au mariage secret des deux amoureux. Il fut décidé que Francesco se mettrait au service d’une cour étrangère, qu’il serait promu à un grade élevé et que l’annonce publique de son mariage suivrait aussitôt. La chose était possible, grâce aux relations qu’avait le prince avec la cour en question.

« Le jour de l’union secrète arriva. Le prince et son épouse, avec deux hommes de confiance – mon prédécesseur était un de ceux-là –, étaient les seules personnes qui devaient assister à la cérémonie, dans la petite chapelle du palais. Un page mis au courant de la chose gardait la porte. Les fiancés se trouvaient devant l’autel ; le confesseur du prince, un vieux et vénérable prêtre, commença les rites ordinaires, après avoir officié tout bas. Soudain Francesco pâlit et, les yeux fixés sur le pilier d’angle voisin du maître-autel, il s’écria d’une voix sourde : “Que me veux-tu ?” Le peintre, vêtu d’un bizarre costume étranger, les épaules enveloppées dans un manteau de couleur violette, se tenait appuyé contre ce pilier, perçant Francesco du regard fantomatique qui jaillissait de ses yeux noirs et caverneux.

« Le fiancé était sur le point de perdre connaissance, tout le monde tremblait d’effroi. Seul le prêtre gardait son calme et il dit à Francesco : “Pourquoi la présence de cet homme t’effraie-t-elle, si ta conscience est pure ?” Alors, Francesco, qui était toujours agenouillé, se ramassa brusquement et bondit sur le peintre avec un petit couteau à la main. Mais avant même qu’il ne fût arrivé jusqu’à lui, il tombait sans connaissance en poussant un sourd hurlement, et l’homme disparaissait derrière le pilier. À cet instant, tous se réveillèrent comme sortant d’un étourdissement. On courut au secours du fiancé qui gisait à terre et semblait mort. Pour éviter d’attirer l’attention, les deux hommes de confiance le transportèrent dans les appartements du prince. Lorsqu’il fut revenu à lui, il demanda vivement la permission de se retirer chez lui, sans vouloir répondre à une seule des questions que lui posait le prince sur l’événement mystérieux de l’église.

« Le lendemain Francesco s’était enfui de la résidence, emportant tous les objets précieux qu’il devait aux libéralités de nos souverains.

« Le prince n’épargna rien pour découvrir le mystère de l’apparition fantomatique du peintre. La chapelle n’avait que deux issues, dont l’une allait de l’intérieur du palais aux loges de la cour placées à côté du maître-autel ; l’autre conduisait du large couloir principal à la nef de la chapelle. C’est cette entrée que le page avait gardée pour empêcher l’approche de tout curieux, l’autre était fermée. On n’arrivait donc pas à comprendre comment le peintre avait pu pénétrer dans la chapelle et en sortir. D’autre part, le couteau que Francesco avait brandi contre l’homme, et qu’il serrait encore convulsivement dans sa main pendant son évanouissement, le page – le même qui avait déshabillé le mari de l’italienne, la nuit tragique de leur mariage – affirmait que c’était le couteau même qui se trouvait alors à côté de la victime ; il en donnait pour preuve le manche d’argent, dont l’éclat avait frappé ses yeux. Peu de temps après ces aventures mystérieuses, on avait reçu des nouvelles de la princesse italienne ; le jour justement où le mariage de Francesco devait avoir lieu, elle avait accouché d’un fils et était morte presque aussitôt après la délivrance. Le prince regretta sa perte, bien que le secret qui entourait la nuit du mariage fût dû en grande partie à son silence et que, d’une certaine façon, sa conduite éveillât ainsi contre elle un soupçon peut-être injuste. Ce fils, fruit d’un crime infâme, fut élevé au loin et porta le nom de comte Victorin. La sœur de notre princesse, le cœur déchiré par les événements effroyables qui s’étaient précipités sur elle en si peu de temps, se retira au cloître de… où elle devint abbesse.

« Mais ce n’est pas tout. Il s’est déroulé, il y a peu de temps, au château du baron F… une aventure se rattachant de façon extraordinaire et mystérieuse aux événements qui se sont passés ici, aventure qui a également amené la dispersion de cette famille. L’abbesse en question, touchée par la misère d’une pauvre femme qui, revenant d’un pèlerinage au Saint-Tilleul, s’était arrêtée au cloître avec son petit enfant, avait… »

Ici, une visite interrompit le récit du médecin, et cela me permit de cacher la tempête qui s’agitait en moi.

Nul doute, à mes yeux, que Francesco ne fût mon père, et qu’il n’eût assassiné le frère du prince avec le couteau dont je m’étais servi contre Hermogène. Je résolus de partir pour l’Italie quelques jours après et de sortir ainsi du cercle où me tenait enfermé l’hostilité d’une force magique. Le soir même, je vins à la cour ; on y parlait beaucoup d’une demoiselle charmante et jolie comme le jour, nouvelle dame d’honneur arrivée depuis la veille seulement et qui devait paraître tout à l’heure pour la première fois, accompagnant la princesse.

Les portes s’ouvrirent à deux battants, la princesse fit son entrée, suivie de l’étrangère. Je reconnus Aurélie…

DEUXIÈME PARTIE

1

Coups de théâtre


Y a-t-il une existence où l’étrange mystère de l’amour caché au plus profond du cœur ne se soit pas révélé au moins une fois ? Qui que tu sois, toi qui plus tard liras ces feuillets, rappelle tes souvenirs de ce temps le plus lumineux de la vie ! Contemple à nouveau la gracieuse image féminine qui t’est autrefois apparue comme l’essence même de l’amour ! Alors tu ne voyais, certes, en elle, que ton reflet, le reflet de ton moi divin. Te souviens-tu encore avec quelle clarté les sources murmurantes, les buissons chuchotants, le vent caressant du soir te parlaient de ton amour ? Vois-tu encore comment les fleurs te regardaient de leurs yeux clairs et doux, t’apportant saluts et baisers de ta bien-aimée ? Et elle vint, elle voulut être toute à toi. Tu la pris dans tes bras, plein d’un brûlant désir, et tu voulus détacher de la terre ton être plongé dans les flammes d’une ardente passion. Mais le mystère resta inaccompli, un sombre pouvoir te fit retomber lourdement et violemment, lorsque tu t’apprêtais à prendre ton essor avec elle vers les lointains au-delà des paradis promis. Avant même d’avoir osé l’espérer, tu avais perdu déjà ta bien-aimée. Toute voix, tout son s’étaient évanouis et l’on n’entendait plus que la plainte désespérée de l’homme seul qui gémissait horriblement à travers la sombre solitude.

Toi, étranger inconnu, si jamais douleur pareillement indicible t’a broyé l’âme, joins tes plaintes au désespoir inconsolable du moine aux cheveux blancs qui, se souvenant, dans sa cellule obscure, des jours ensoleillés de son amour, baigne de larmes sanglantes sa dure couche, et dont les sanglots mortels retentissent dans le calme de la nuit à travers les sombres couloirs du cloître.

Mais toi, toi qui te rapproches alors intérieurement de moi, tu crois aussi comme moi, n’est-ce pas, que la félicité suprême de l’amour, que l’accomplissement du mystère se réalisent dans la mort.

C’est ce que nous annoncent les voix prophétiques qui nous parviennent confusément de ces temps primitifs dont aucune mesure humaine ne peut calculer la distance ; et, de même que dans les mystères célébrés par les premiers enfants de la nature, la mort est aussi pour nous la consécration de l’amour.

Un éclair sillonna mon âme ; ma respiration s’arrêta ; mon pouls battait avec violence, mon cœur se crispait, on eût dit que ma poitrine allait éclater. Ah ! aller à Elle, aller à Elle ! L’attirer à moi dans une rage délirante d’amour ! « Tu résistes, malheureuse, au pouvoir qui t’enchaîne indissolublement à moi ? N’es-tu pas mienne, mienne à jamais ? » Pourtant, je refrénai mieux l’explosion de ma passion insensée que lorsque je vis Aurélie pour la première fois au château de son père. De plus, les yeux de tous étaient dirigés sur elle et je pus faire tout ce qu’il me plut au milieu de ces gens indifférents, sans qu’on m’eût particulièrement remarqué ou même questionné, ce qui m’aurait été insupportable, car c’est elle seule que je voulais voir et entendre, elle seule à qui je voulais penser…

Qu’on ne me dise pas que le simple négligé soit ce qui pare le mieux une jeune fille vraiment jolie ! La toilette des femmes exerce un charme mystérieux, auquel nous pouvons difficilement résister. Il se peut que cela tienne au plus profond de leur nature, mais tout ce qui est en elles se développe, acquiert plus de charme et d’éclat grâce à la toilette, de même que la beauté des fleurs ne se montre parfaite que lorsqu’elles s’épanouissent complètement, en étalant leurs multiples et brillantes couleurs. La première fois que tu vis ta bien-aimée revêtue de ses parures, n’as-tu pas senti courir un frisson inexplicable à travers tes veines et tes nerfs ? Elle te sembla si changée, mais cela même lui donnait un attrait inexprimable. Quel désir ineffable, quel tressaillement de joie n’as-tu pas ressentis au moment où tu lui as pressé furtivement la main !

Je n’avais jamais vu Aurélie autrement qu’en négligé ; aujourd’hui elle m’apparaissait, selon les usages de la cour, en grand apparat. Qu’elle était belle ! Quel doux frisson de volupté, quel indicible ravissement me procurait sa vue ! Mais l’esprit du mal devint maître de moi, il éleva la voix et j’y prêtai une oreille complaisante : « Vois-tu bien à présent, Médard, me disait-il, comprends-tu maintenant que tu commandes au destin, que le hasard t’est soumis et noue adroitement les fils que tu as tissés toi-même ? »

Il y avait, à la cour, des femmes que l’on pouvait regarder comme des beautés accomplies ; mais devant le charme d’Aurélie, qui vous saisissait l’âme, tout pâlissait et s’effaçait. Un véritable enthousiasme animait les plus indolents, gagnait même les vieillards en brisant brusquement chez eux le fil des conversations ordinaires de la cour, où il n’est question que de choses superficielles ; il était plaisant de voir les uns et les autres visiblement préoccupés de paraître devant l’étrangère avec leurs paroles et leur mine des grands jours. Aurélie recevait ces hommages avec une gracieuse gentillesse, les yeux baissés et toute rougissante, mais, lorsque le prince eut rassemblé autour de lui les hommes d’âge et que de temps en temps un bel adolescent s’approcha timidement d’elle avec des mots pleins d’amabilité, elle se montra plus à son aise et plus gaie. Un major de la garde du corps, principalement, parvint à attirer son attention et ils parurent bientôt plongés dans une conversation animée. Je connaissais le major comme un grand favori des femmes. Sans se dépenser beaucoup, avec des moyens en apparence innocents, il savait émouvoir l’esprit et les sens, prendre dans ses filets celles qui l’écoutaient. Tendant une oreille attentive aux résonances les plus légères, il faisait vivement vibrer à son gré, en adroit musicien, tous les accords analogues, de sorte que la pauvre abusée croyait entendre la musique de son propre cœur dans des sons étrangers.

J’étais à peu de distance d’Aurélie, et elle paraissait ne pas me remarquer. Je voulais aller à elle, mais, comme si j’eusse été pris dans des liens de fer, je ne pouvais pas bouger de place. En regardant encore une fois attentivement le major, il me sembla soudain que c’était Victorin qui se trouvait près d’Aurélie. À ce moment, j’eus un rire terriblement sarcastique : « Ah çà ! coquin, étais-tu donc si mollement couché dans le gouffre du Diable que tu oses aujourd’hui, dans ta folle passion, diriger tes aspirations vers la maîtresse du moine ? »

J’ignore si réellement je prononçai ces paroles, mais je m’entendis rire moi-même et je crus sortir d’un songe profond, lorsque le vieux maréchal de la cour, mettant doucement la main sur mon épaule, me demanda : « De quoi vous réjouissez-vous ainsi, mon cher monsieur Léonard ? » Un frisson glacial me parcourut. N’étaient-ce pas là les paroles que m’avait également adressées le pieux frère Cyrille, lors de ma prise d’habit, en remarquant mon rire sacrilège ?

À peine arrivai-je à balbutier quelques paroles décousues. Je sentais qu’Aurélie n’était plus dans mon voisinage ; pourtant je n’osais pas regarder et je traversai en courant les salons resplendissants de lumière. Il se peut que mon être entier eût alors un air inquiétant, car je remarquai que tout le monde s’écartait craintivement de moi, lorsque en bondissant plutôt qu’en marchant, je descendis le large escalier principal.

J’évitai de retourner à la cour, car il me paraissait impossible de revoir Aurélie sans courir le risque de trahir mon secret le plus profond. Je parcourais solitaire les plaines et les bois, ne voyant qu’elle, ne pensant qu’à elle. De plus en plus j’étais fermement convaincu qu’une fatalité obscure avait enchaîné sa destinée à la mienne et que ce qui, parfois, m’avait semblé être un crime, n’était que l’accomplissement d’un arrêt irrévocable et éternel. En m’encourageant de la sorte, je me riais du danger qui pouvait me menacer si Aurélie était amenée à reconnaître en moi l’assassin d’Hermogène. D’ailleurs, une telle chose me paraissait extrêmement improbable. Qu’ils me semblaient maintenant piteux, ces adolescents qui s’efforçaient en vain de lui plaire, elle qui m’appartenait si bien que le plus léger souffle de sa vie ne semblait dépendre que de moi !

Qu’étaient, à mes yeux, ces comtes, ces barons, ces chambellans, ces officiers avec leurs habits bariolés, étincelants d’or et constellés de brillantes décorations, sinon d’impuissants petits insectes chamarrés que broierait mon poing robuste, s’ils venaient à me gêner ? « Je veux m’avancer au milieu d’eux en froc, tenant dans mes bras Aurélie en toilette de fiancée, et il faut que cette fière princesse qui m’est hostile prépare elle-même le lit nuptial du moine qu’elle méprise. » Tout en échafaudant des pensées aussi folles, je prononçais souvent et à haute voix le nom d’Aurélie et je riais, et je hurlais comme un homme frappé de démence. Mais bientôt le vent de tempête qui soufflait en moi s’apaisa. Je devins plus calme et en même temps capable de prendre une résolution au sujet des moyens à employer pour m’approcher d’elle. Un jour, justement, que je me promenais dans le parc en me demandant s’il était prudent de me rendre à une soirée que le prince avait fait annoncer, je sentis soudain que quelqu’un me frappait sur l’épaule. Je me retournai, le médecin de la cour était devant moi.

« Permettez-moi, cher monsieur, de tâter votre pouls ? dit-il aussitôt en tendant la main vers mon bras et en me regardant fixement dans les yeux.

– Que signifie cela ? lui demandai-je, étonné.

– Pas grand-chose, me répondit-il, mais il doit s’être glissé par là et sans bruit une de ces folies qui, tout à fait à la manière des bandits, vous attaquent un homme à l’improviste et l’arrangent de telle façon qu’il ne peut s’empêcher de pousser de légers cris, qui parfois résonnent comme un rire extravagant. Cependant, tout cela est peut-être simplement un fantasme, ou bien encore cette folie n’est-elle qu’une légère fièvre accompagnée d’accès intermittents ; permettez-moi donc de tâter votre pouls.

– Je vous assure, monsieur, que je ne comprends pas un mot de tout cela. »

Mais le médecin s’était emparé de mon poignet et comptait les pulsations, le regard dirigé vers le ciel : « Un… deux… trois… »

Sa conduite bizarre était une énigme pour moi. J’insistai pour qu’il me dît ce que vraiment il me voulait.

« Ainsi vous ne savez pas, cher monsieur Léonard, que dernièrement vous avez jeté la consternation et l’effroi dans toute la cour. Depuis ce jour, la maîtresse de cérémonies souffre de convulsions et le président du consistoire manque aux séances les plus importantes, parce qu’il vous a plu d’écraser en courant son pied goutteux, ce qui l’a cloué sur sa chaise longue, où des élancements de douleurs lui font pousser des hurlements incroyables. Ceci est arrivé au moment où, une folie quelconque venant de vous rendre visite, vous vous êtes précipité hors du salon, après avoir, sans raison apparente, fait entendre un rire qui provoqua l’effroi parmi tous et vous fit à vous-même dresser les cheveux. »

À cet instant, je pensai au maréchal de la cour. Je dis au médecin que je me souvenais très bien d’avoir ri tout haut alors que j’avais l’esprit ailleurs ; mais je comprenais d’autant moins l’effet extraordinaire de mon rire que le maréchal m’avait demandé d’une voix bien tranquille de quoi je me réjouissais.

« Hé ! hé ! mais cela ne veut rien dire, poursuivit le médecin, car le maréchal est un homo impavidus, qui ne ferait pas cas du Diable lui-même. Il est resté dans sa tranquille dolcezza, bien que le président du consistoire, mon cher, ait réellement cru reconnaître dans votre rire celui de l’esprit malin et que notre gracieuse Aurélie ait été saisie d’un tel effroi et d’une telle horreur que tous les efforts de la haute société pour la calmer sont restés vains et que bientôt après elle a dû se retirer, au grand désespoir de tous les hommes dont l’ardeur amoureuse faisait fumer le toupet hérissé. On dit, mon cher Léonard, qu’au moment où vous vous êtes mis à rire d’une façon si charmante Aurélie se serait écriée : “Hermogène !” et cela avec un accent qui pénétrait et déchirait le cœur. Hé ! hé ! que signifie cela ? Peut-être le savez-vous. Vous êtes, d’ailleurs, mon cher Léonard, un homme aimable, gai et intelligent, et il ne me déplaît pas de vous avoir raconté la mémorable histoire de Francesco ; elle pourra vous servir d’enseignement. »

Le médecin tenait toujours fermement mon bras et me regardait fixement dans les yeux.

« Monsieur, fis-je en me dégageant un peu brusquement, je ne comprends pas le sens de vos paroles curieuses, mais je dois vous avouer que, lorsque j’ai vu Aurélie assiégée par tous ces hommes élégants, dont la flamme amoureuse, comme vous le dites si spirituellement, faisait fumer le toupet hérissé, j’ai senti s’élever en mon âme un amer souvenir de ma vie passée ; c’est alors que, plein de dédain à la vue des efforts insensés de ces malheureux, je me suis mis à rire tout à fait involontairement. Je suis désolé d’avoir, sans le vouloir, causé tant de mal et je m’en suis puni en m’éloignant moi-même de la cour pendant quelque temps. Puisse la princesse, puisse Aurélie me pardonner !

– Eh ! mon cher Léonard, répliqua le médecin, on a certes, parfois, d’étranges impulsions, auxquelles on résiste facilement quand on a le cœur pur.

– Qui peut ici-bas se vanter de cela ? » demandai-je d’une voix sourde.

Le ton et le regard du médecin changèrent subitement.

« Vous m’avez pourtant l’air vraiment malade, me dit-il d’une voix douce et sérieuse à la fois. Vous êtes pâle et vous avez les traits bouleversés. Vos yeux sont caves et ont un éclat rougeâtre et étrange. Votre pouls est fiévreux, votre voix sourde. Voulez-vous que je vous ordonne quelque chose ?

– Du poison ! dis-je d’une façon à peine perceptible.

– Oh ! oh ! s’écria le médecin, en êtes-vous là ? Eh bien ! dans ce cas, au lieu de poison, je vous recommande la fréquentation d’une société divertissante. Il se peut aussi que… Mais c’est pourtant étonnant… peut-être…

– Je vous en prie, monsieur, m’écriai-je vraiment irrité, je vous en prie, ne me tourmentez pas avec vos paroles décousues et incompréhensibles… allez plutôt droit au but…

– Un instant ! dit le médecin, un instant ! Il y a des erreurs bien étranges, mon cher Léonard ; je suis certain qu’on a bâti sur l’impression du moment une hypothèse qui peut-être s’écroulera en quelques minutes. J’aperçois là-bas la princesse qui vient de ce côté avec Aurélie ; mettez à profit cette rencontre fortuite et excusez votre conduite. En vérité… mon Dieu… en vérité, vous avez ri tout simplement – certes, d’une façon un peu bizarre ; mais est-ce votre faute si des personnes extraordinairement nerveuses en ont été effrayées ? Adieu ! »

Le médecin s’éloigna avec sa vivacité coutumière. La princesse descendait l’allée avec Aurélie. Un tremblement violent m’agitait. Je rassemblai énergiquement toutes mes forces. Je me rendais compte, après les paroles mystérieuses que je venais d’entendre, qu’il s’agissait de me justifier sur-le-champ. Je m’avançai hardiment à leur rencontre. Aussitôt qu’Aurélie m’aperçut elle tomba à terre, sans connaissance, en poussant un cri sourd. J’allais me précipiter vers elle, mais la princesse, d’un geste qui marquait l’effroi et l’horreur, me fit signe de partir, en même temps qu’elle appelait bruyamment au secours. Je m’éloignai en courant à travers le parc, comme si le fouet des furies et des démons m’eût déchiré le corps. Je rentrai chez moi et me jetai sur mon lit, en proie au désespoir et écumant de rage. Le soir vint, puis la nuit ; alors j’entendis s’ouvrir les portes de la maison, des voix chuchotèrent et murmurèrent confusément ; des pas lourds et hésitants résonnèrent dans les escaliers ; finalement on frappa à ma porte et on m’ordonna d’ouvrir au nom de la loi.

Sans avoir clairement conscience de ce qui pouvait me menacer, j’eus l’impression qu’à présent j’étais perdu. « Le salut est dans la fuite », pensai-je. Et j’ouvris brusquement la fenêtre. Je vis des gens armés devant la maison et l’un d’eux m’aperçut aussitôt. « Où veux-tu aller ? » me cria-t-il, en même temps que la porte de ma chambre était enfoncée. Plusieurs hommes firent irruption dans la pièce ; à la lueur de la lanterne que portait l’un d’eux, je reconnus que j’étais en présence de gendarmes. On me montra un mandat d’arrêt, émanant du tribunal criminel ; toute résistance eût été insensée. On me jeta dans la voiture qui stationnait devant la maison et qui m’emporta rapidement. Lorsque je fus arrivé à l’endroit qui me semblait être mon lieu de destination, je voulus savoir où je me trouvais. « À la forteresse », me répondit-on. Je savais que c’était là qu’on enfermait pendant la durée de leur procès les criminels dangereux. Peu de temps après on m’apportait un lit ; le gardien de la prison me demanda si je désirais encore quelque chose pour ma commodité. Je répondis négativement et on me laissa enfin seul.

Le retentissement prolongé des pas et le bruit des nombreuses portes qui s’ouvraient et se refermaient m’indiquaient que j’étais dans une des cellules les plus secrètes de la forteresse. Chose inexplicable à moi-même, pendant le trajet assez long que je venais d’effectuer, j’avais recouvré mon calme, et même, comme si j’eusse été sous l’effet d’un engourdissement des sens, toutes les images qui défilaient devant mes yeux ne m’apparaissaient que sous des couleurs pâles et à demi effacées. Finalement, je perdis la notion des choses, mais je ne succombai pas au sommeil ; je tombai plutôt dans un état d’impuissance, où l’imagination et la pensée se trouvèrent paralysées. Lorsque je me réveillai le lendemain au grand jour, ce n’est que petit à petit que me revint le souvenir de ce qui s’était passé et que je sus où j’étais.

La pièce voûtée où l’on m’avait enfermé et qui rappelait tout à fait une cellule monacale m’eût à peine semblé être une prison sans sa petite fenêtre garnie de barreaux solides et placée si haut que je ne pouvais même pas l’atteindre en levant la main et par laquelle il m’était donc encore bien moins possible de regarder au-dehors.

Il n’y tombait que quelques rares rayons de soleil ; j’éprouvai le désir d’étudier les environs de mon séjour et pour cela je déplaçai mon lit, sur lequel je posai la table. Juste au moment où je m’apprêtais à grimper sur cet échafaudage, le gardien entra et mon entreprise sembla beaucoup l’étonner. Il me demanda ce que je faisais là ; je lui répondis que je voulais tout simplement voir ce qui se passait au-dehors ; sans dire un mot, il emporta la table, le lit et la chaise et me renferma aussitôt. Une heure ne s’était pas écoulée qu’il reparaissait, accompagné de deux hommes, et qu’il m’emmenait à travers de longs couloirs, me faisant monter et descendre maints escaliers, jusqu’à ce qu’enfin il m’introduisît dans une petite salle où m’attendait le juge du tribunal criminel.

À côté du juge était assis un jeune homme, à qui, par la suite, il dicta à haute voix tout ce que j’avais répondu à ses questions. J’attribuai la façon polie dont on me traitait à mes anciennes relations avec la cour et à l’estime générale dont j’avais joui pendant si longtemps ; cependant, au fond, j’étais également convaincu que seules des suppositions, qui peut-être reposaient essentiellement sur un pressentiment d’Aurélie, avaient motivé mon incarcération. Le juge m’invita à lui raconter très exactement ma vie antérieure ; je le priai de me dire la cause de mon arrestation subite. Il me répondit que, le moment venu, j’apprendrais suffisamment de quel crime on m’accusait. Pour l’instant, il ne s’agissait que d’une seule chose : on voulait être renseigné le plus exactement possible sur toute ma vie avant mon arrivée à la résidence et l’on m’avertissait que le tribunal ne manquerait pas de moyens pour contrôler jusqu’au plus petit détail les faits que j’avancerais. Je n’avais donc qu’à rester fidèle à la vérité la plus scrupuleuse.

Cette exhortation que me tint le juge – un petit homme maigre avec des cheveux roux, dont la voix enrouée et criaillante résonnait ridiculement, en même temps que s’écarquillaient ses yeux gris – tomba sur un terrain fertile : cela me fit penser qu’il me fallait reprendre et dérouler très exactement le fil de mon récit suivant la trame que j’avais déjà commencée à la cour, par l’indication d’un nom et d’un lieu de naissance. Il était également bien utile, en évitant tout ce qui pouvait paraître bizarre, que ma vie revêtît un caractère banal et se déroulât dans le vague, dans un pays très lointain, afin qu’en tout cas les recherches étendues que l’on pourrait faire rencontrassent toutes sortes de difficultés et n’aboutissent pas de sitôt. Au même moment, le souvenir d’un jeune Polonais avec qui j’avais étudié au séminaire de B… me vint à l’esprit. Je décidai de m’approprier les circonstances de sa vie. Ainsi préparé, je commençai de la façon suivante :

« Il se peut que l’on m’accuse d’un grand crime, j’ai pourtant vécu ici sous les yeux du prince et de la ville entière, et, pendant le temps de mon séjour à la résidence, il ne s’est commis aucun crime dont je puisse être tenu pour l’auteur ou le complice. Il faut donc que ce soit un étranger qui m’accuse d’un fait accompli autrefois et, comme je me sens pur de toute faute, ce n’est peut-être qu’une ressemblance malheureuse qui a provoqué la supposition dont je suis victime. Je trouve cela d’autant plus rigoureux que, sur des soupçons sans fondement et des opinions préconçues, l’on m’enferme, tel un individu convaincu de crime, dans la dure prison réservée aux assassins. Pourquoi ne me met-on pas en présence de mon étourdi et peut-être méchant accusateur ?… Sans doute, pour finir, n’est-ce qu’un pauvre imbécile, celui…

– Doucement, doucement, monsieur Léonard, criailla le juge, ménagez vos expressions, autrement elles pourraient choquer des gens de rang élevé, et la personne étrangère, monsieur Léonard ou monsieur… (il se mordit vivement les lèvres), qui vous a reconnu n’est ni étourdie ni imbécile, mais… Et puis, nous venons de recevoir des nouvelles intéressantes de… »

Il nomma la contrée où se trouvaient les biens du baron F… et ainsi tout s’expliqua clairement à mes yeux. Aurélie avait sûrement découvert en moi le moine auteur du meurtre de son frère. Et ce moine, c’était Médard, l’orateur sacré du couvent de B… Reinhold l’avait reconnu et lui-même s’était donné pour tel. D’autre part, le fait que Francesco était le père de ce Médard, l’abbesse ne l’ignorait pas ; de sorte que ma ressemblance avec lui qui, tout au commencement, avait tellement effrayé la princesse, devait presque ériger en certitude les suppositions qu’elle et l’abbesse avaient pu déjà formuler mutuellement par lettre. Il était possible aussi qu’on fût même allé prendre des informations au couvent des capucins de B… que l’on eût alors suivi exactement ma trace et que l’on fût ainsi arrivé à établir que le moine Médard et moi n’étaient qu’une seule et même personne. Je réfléchis rapidement à tout cela et je vis le danger de ma situation. Le juge continua encore à bavarder, et cela me fut profitable, car pendant ce temps le nom de la petite ville polonaise, que j’avais donnée à la vieille dame de la cour comme mon lieu de naissance et que je cherchais en vain depuis longtemps, me revint à l’esprit.

Aussi commençai-je à parler, alors que le juge avait à peine terminé son sermon en me déclarant brusquement qu’il espérait maintenant que je lui raconterais sans façon ce qu’avait été ma vie jusqu’alors :

« Je m’appelle, en vérité, Léonard de Krczynski, dis-je, et je suis le fils unique d’un gentilhomme qui, ayant vendu ses modestes propriétés, vivait à Kwiecziczewo…

– Comment, quoi ? » s’écria le juge en s’efforçant en vain de répéter le nom de mon prétendu lieu de naissance.

Le greffier ne savait pas du tout comment écrire ces deux mots et c’est moi-même qui dus le faire, puis je poursuivis :

« Vous remarquerez, monsieur, combien il est difficile pour un Allemand de prononcer mon nom, riche en consonnes ; c’est là la raison pour laquelle, dès mon arrivée en Allemagne, je m’en débarrassai et, faisant de mon prénom mon nom de famille je m’appelai tout simplement Léonard. D’ailleurs, la vie d’aucun homme ne pourrait être plus simple que la mienne. Mon père, lui-même assez cultivé, mourut alors que, cédant à mon penchant prononcé pour les lettres, il avait l’intention de m’envoyer à Cracovie chez un ecclésiastique de ses parents nommé Stanislaw Krczynski. Personne n’était là pour s’occuper de moi, je vendis le petit bien qui me revenait, payai quelques dettes et, en possession de toute la fortune que m’avait laissée mon père, je me rendis à Cracovie, où j’étudiai une couple d’années sous la surveillance de mon parent. Puis j’allai à Dantzig et à Königsberg. Finalement, comme si une force irrésistible m’y eût poussé, je voulus faire un voyage dans le Sud. J’espérais me tirer d’affaire avec le reste de mon petit héritage et je comptais ensuite obtenir un poste dans une université quelconque ; néanmoins j’allais me trouver dans une mauvaise situation si le hasard ne m’eût fait gagner, au jeu de pharaon, à la cour, une somme importante, qui me permit de prolonger tout à mon aise mon séjour à la résidence et de penser à poursuivre mon voyage vers l’Italie. Il ne s’est rien passé de marquant dans ma vie, qui mérite d’être raconté ; cependant, il faut bien encore que je mentionne un fait. Il m’eût été facile de vous prouver de façon vraiment indubitable la véracité de mes dires, sans l’événement regrettable et tout à fait bizarre auquel je dois la perte de mon portefeuille dans lequel étaient mes passeports, mon itinéraire et différents autres papiers… »

Manifestement, le juge tressaillit ; il me regarda fixement et me demanda sur un ton presque railleur quel était cet événement qui m’avait mis hors d’état d’exhiber mes titres, ainsi qu’on se voyait dans l’obligation de l’exiger.

« Il y a plusieurs mois, répondis-je, je me trouvais sur la route qui est de ce côté-ci de la montagne. Le charme de la saison ainsi que le pittoresque délicieux de la contrée m’avaient engagé à faire le chemin à pied. Un jour que j’étais fatigué, j’entrai dans l’auberge d’un petit village et je me fis servir des rafraîchissements. J’avais pris un bout de papier dans mon portefeuille pour y écrire quelque chose qui m’était venu à l’esprit ; le portefeuille se trouvait sur la cible devant moi. Peu après arrivait en galopant un cavalier dont l’habillement étrange et l’allure sauvage attirèrent mon attention. Il pénétra dans la salle d’auberge, demanda à boire et s’assis vis-à-vis de moi, tout en me regardant d’un air sombre et farouche. L’homme m’inquiétait. Je sortis. Quelques minutes après, le cavalier parut sur le seuil de la porte, paya l’aubergiste et s’éloigna au galop en me saluant rapidement. J’étais sur le point de partir, lorsque je pensai à mon portefeuille que j’avais laissé sur la table ; je rentrai et le retrouvai à la même place. Le lendemain seulement, lorsque je le tirai de ma poche, je m’aperçus que ce n’était pas le mien, et aussitôt je pensai que vraisemblablement il appartenait à l’étranger qui, par erreur sans doute, avait empoché mon portefeuille. Celui que j’avais maintenant ne contenait que quelques notes, pour moi incompréhensibles, et plusieurs lettres adressées à un certain comte Victorin. Ce portefeuille avec son contenu, on peut d’ailleurs le trouver encore dans mes affaires. Dans le mien il y avait, ainsi que je vous l’ai dit, mon passeport, mon itinéraire et même, il m’en souvient à présent, mon acte de baptême ; j’ai donc perdu tout cela du fait de cette méprise. »

Le juge se fit décrire de la tête aux pieds l’étranger dont j’avais parlé, et je ne manquai pas de raccorder dans mon portrait tous les traits caractéristiques de la personne de Victorin avec ceux qui m’étaient particuliers au moment où je m’enfuis du château du baron de F… Il ne cessait pas de me questionner sur les plus petits détails de cette aventure et, tout en satisfaisant chaque fois à ses demandes, l’image de l’homme que je lui dépeignais prenait si bien corps à mes yeux que moi-même j’y croyais et que je ne courais aucunement le risque de m’embrouiller ou de me contredire. J’avais, d’ailleurs, certainement eu une heureuse idée lorsque, tout en justifiant la présence dans mon portefeuille de ces lettres adressées au comte Victorin, je m’efforçais en même temps de faire intervenir une personne imaginaire ; plus tard, quand les circonstances voudraient qu’on y fit allusion, cette personne pourrait passer, tantôt pour le moine fugitif Médard, tantôt pour Victorin.

En outre, je pensais que parmi les papiers d’Euphémie il se trouvait peut-être des lettres donnant des renseignements sur l’intention qu’avait eue Victorin de s’introduire dans le château déguisé en moine et je me disais que, grâce à mon histoire, l’obscurité et la confusion qui entouraient les événements qui s’étaient déroulés chez le baron ne pourraient que s’en trouver plus grandes.

Mon imagination continuait à travailler pendant que le juge me questionnait, et toujours me venaient à l’esprit de nouveaux moyens de me garantir contre toute découverte, de sorte que je croyais être préparé au pire. Maintenant que, me semblait-il, il avait été suffisamment question de ma vie en général, je pensais que le juge allait venir au crime dont on m’accusait. Mais il n’en fit rien ; bien plus, il me demanda pourquoi j’avais voulu m’enfuir de la prison. Je lui affirmai qu’il ne m’était jamais venu pareille idée. Mais le témoignage du gardien qui m’avait surpris en train de grimper à la fenêtre paraissait plaider contre moi. Le juge me déclara qu’on m’enchaînerait si je récidivais. Je fus reconduit au cachot. On m’avait enlevé mon lit et préparé une couche de paille sur le sol, ma table était vissée au mur et à la place de ma chaise je trouvai un banc très bas. Trois jours s’écoulèrent sans que l’on m’interrogeât ; je ne voyais que le visage maussade d’un vieux domestique qui m’apportait à manger et, le soir, allumait ma lampe. Alors cessa cette tension d’âme qui me donnait l’impression de me trouver joyeusement engagé, tel un brave soldat, dans un combat dont l’issue est la vie ou la mort. Je tombai dans de tristes et sombres rêveries ; tout me semblait indifférent, l’image même d’Aurélie avait fui ma pensée. Cependant, mon esprit secoua bientôt cette apathie, mais ce ne fut que pour être plus fortement en proie au sentiment maladif et lugubre qu’avaient engendré la solitude et l’air malsain de la prison, et auquel il m’était impossible de résister. Je ne pouvais plus dormir. Dans les reflets étranges que la lumière sombre et vacillante de la lampe projetait au plafond et contre les murs, je voyais toutes sortes de visages contorsionnés et grimaçants ; j’éteignis la lampe, je me cachai la figure sous la paille, mais alors le sourd gémissement des prisonniers, le cliquetis de leurs chaînes retentissaient plus effroyablement à travers le silence sinistre de la nuit. Souvent il me semblait entendre le râle d’Euphémie ou de Victorin. « Suis-je cause de votre mort, n’est-ce pas vous-mêmes, êtres maudits, qui vous êtes livrés à mon poing vengeur ? » m’écriais-je à haute voix ; et puis, un long et profond soupir d’agonie passait dans la cellule et je hurlais, en proie à un désespoir sauvage : « C’est toi, Hermogène !… La vengeance est proche !… Il n’y a plus de salut !… » Une nuit, la neuvième peut-être, alors que l’horreur et l’effroi m’avaient fait perdre à demi connaissance et que j’étais étendu sur la froide dalle, j’entendis distinctement qu’on frappait sous moi à coups légers et réguliers. Je tendis l’oreille ; les coups continuaient, cependant que, de temps en temps, un éclat de rire étrange semblait sortir du sol ! Je me relevai précipitamment et j’allai me jeter sur ma paille ; mais le bruit persistait, coupé de rires et de gémissements. Enfin j’entendis appeler à plusieurs reprises, doucement, tout doucement, mais d’une voix balbutiante, rauque et affreuse : « Mé-dard ! Mé-dard ! » Un frisson glacial me traversa les membres. Je pris une résolution énergique et criai : « Qui est là ? Qui est là ? » À présent, les rires devenaient plus éclatants, les soupirs et les gémissements redoublaient, les coups étaient plus bruyants et les rauques balbutiements plus distincts : « Mé-dard ! Médard ! » Je me levai brusquement : « Qui que tu sois, toi qui fais ici le revenant, montre-toi devant moi, afin que je puisse te voir, ou cesse de rire et de frapper aussi follement ! » m’écriai-je dans les ténèbres épaisses. Mais juste sous mes pieds les coups et les balbutiements se firent encore mieux entendre : « Hihihi… hihihi… Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re… Mé-dard… je suis là… suis là… ou-ou-vre-moi… ou-vre… nous i-rons dans la fo-fo-rêt… irons… forêt… »

À présent, la voix résonnait en moi comme si elle m’eût été vaguement connue ; je l’avais, du reste, déjà entendue, mais alors elle n’était pas décousue de la sorte ; elle ne bégayait pas ainsi, me semblait-il. Effrayé, je croyais même discerner le son de ma propre voix. Involontairement, comme si j’eusse voulu voir s’il en était réellement ainsi, je répétai l’appel : « Médard… Mé-dard !… » À ce moment, les rires reprirent, mais moqueurs et furieux, et j’entendis appeler : « Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re… m’as-tu re-con-nu… recon-nu ? Ou-ou-vre-moi, nous irons dans la fo-forêt… dans la forêt… – Pauvre insensé, fit une voix sourde et lugubre sortant de ma gorge, je ne peux pas t’ouvrir ; il m’est impossible d’aller avec toi dans la jolie forêt, de sortir pour respirer l’air printanier, qui peut souffler librement et délicieusement au-dehors ; comme toi, je suis enfermé dans un cachot sombre et malsain. » Alors, je perçus un gémissement de désespoir inconsolable, les coups devinrent plus légers et indistincts, finalement ils cessèrent tout à fait.

Le matin se montra à travers la fenêtre, les clefs cliquetèrent et le geôlier, que je n’avais pas vu pendant toute cette période, entra dans ma cellule.

« Au cours de la nuit dernière, me dit-il en commençant, on a entendu toutes sortes de bruits dans votre chambre, vous parliez à voix haute. Qu’est-ce que cela signifie ?

– J’ai l’habitude, répondis-je avec autant de calme que j’en pus montrer, de parler tout haut et assez fort en dormant ; il m’arrive même de soliloquer en veillant. Je crois que cela m’est bien permis, n’est-ce pas ?

– On vous a sans doute fait savoir, poursuivit le geôlier, que toute tentative de fuite, toute entente avec les autres prisonniers est sévèrement punie. »

Je lui affirmai n’avoir rien projeté de semblable. Quelques heures plus tard, on vint me chercher pour me conduire au tribunal criminel.

Je ne vis pas le juge qui m’avait entendu la première fois, mais un autre, assez jeune, qui me parut, au premier regard, plus habile et doué d’un esprit plus pénétrant que le précédent. Il s’avança aimablement vers moi et m’invita à m’asseoir. Il est encore vivant devant mes yeux. Il était assez épais, pour son âge ; il n’avait presque plus de cheveux et il portait des lunettes. Il y avait tant de cordialité et de bonté dans toute sa personne que je me rendais bien compte qu’à moins d’être un criminel endurci il était difficile de lui résister. Il adressait doucement ses questions, presque sur le ton de la conversation, mais elles étaient réfléchies et posées avec une telle précision qu’elles appelaient des réponses catégoriques.

« Il faut tout d’abord que je vous demande, me dit-il en débutant, si tout ce que vous avez déclaré au sujet de votre vie est bien exact, et si, après mûre réflexion, il ne vous est pas venu à l’esprit tel ou tel détail dont vous voudriez encore nous faire mention.

– J’ai dit tout ce que j’avais à dire sur la vie, peu compliquée, que j’ai menée jusqu’à présent.

– N’avez-vous pas été en relation avec des ecclésiastiques… des moines ?

– Si, à Cracovie… Dantzig… Frauenburg… Königsberg. Dans ce dernier endroit, avec le clergé séculier, avec le curé et le vicaire de la paroisse.

– Vous n’avez pas dit d’abord que vous êtes aussi allé à Frauenburg.

– Parce que je ne croyais pas qu’il valût la peine de faire mention de mon court séjour dans cette ville – il me semble qu’il fut de huit jours –, lorsque j’allai de Dantzig à Königsberg.

– Alors, vous êtes né à Kwiecziczewo ? »

Le juge posa soudain cette question en polonais, en pur polonais même, et, d’autre part, avec aisance. Je fus réellement troublé pendant un moment, mais je me ressaisis et, m’efforçant de me rappeler le peu de cette langue que m’avait appris mon ami Krczynski au séminaire, je répondis :

« Oui, dans la petite propriété de mon père, à Kwiecziczewo.

– Comment s’appelle cette propriété ?

– Krcziniewo, c’est un bien de famille.

– Pour un homme né en Pologne, vous ne prononcez pas très bien le polonais, soit dit sincèrement, votre polonais ressemble plutôt à de l’allemand. D’où cela vient-il ?

– Depuis de nombreuses années déjà, je ne parle plus que l’allemand. Même à Cracovie, j’étais en relation avec beaucoup d’Allemands, qui désiraient que je leur apprisse le polonais ; il se peut que je me sois insensiblement habitué à leur dialecte, de même qu’on prend facilement une prononciation provinciale et qu’on oublie la bonne, celle qu’on avait. »

Le juge me regarda, un léger sourire passa sur son visage, puis il se tourna vers le greffier et lui dicta quelque chose à voix basse. Je distinguai nettement les mots « visiblement embarrassé ». Et je voulus précisément m’expliquer encore davantage au sujet de mon mauvais polonais, mais le juge me demanda :

« N’avez-vous jamais été à B… ?

– Jamais.

– En venant de Königsberg ici, n’avez-vous pas traversé cet endroit ?

– J’ai pris une autre route.

– N’avez-vous jamais connu un moine du couvent de capucins de B… ?

– Non. »

Le juge sonna et donna un ordre à voix basse à l’appariteur qui entra. Peu après, la porte s’ouvrit et quels ne furent pas l’effroi et l’épouvante qui me firent tressaillir lorsque je vis apparaître le père Cyrille ! Le juge me demanda :

« Connaissez-vous cet homme ?

– Non… Je ne l’ai jamais vu avant cette heure-ci. »

Alors Cyrille me regarda fixement ; puis il s’approcha, joignit vivement les mains et s’écria d’une voix forte, tandis que des pleurs jaillissaient en abondance de ses yeux :

« Médard, frère Médard… au nom du Christ, dans quel état faut-il que je te retrouve : diaboliquement plongé dans le crime ! Frère Médard, rentre en toi-même, avoue, repens-toi… La longanimité de Dieu est infinie. »

Le juge parut mécontent des paroles de Cyrille ; il l’interrompit, en lui demandant :

« Reconnaissez-vous dans cet homme le moine Médard du couvent de capucins de B… ?

– Aussi vrai que je demande au Christ de m’aider à gagner le ciel, répondit Cyrille, je ne puis pas faire autrement que de croire que cet homme, bien qu’il porte un vêtement laïque, est le Médard qui a fait son noviciat au couvent de capucins de B… et a été consacré moine sous mes yeux. Médard porte au côté gauche du cou, comme un signe, une croix rouge, et si cet homme…

– Vous remarquez, fit le juge en interrompant le moine et en se tournant vers moi, que l’on vous prend pour le capucin Médard du couvent de B… et que l’on a accusé ce Médard de crimes très graves. Si vous n’êtes pas ce moine, il vous deviendra facile de le montrer, le fait que précisément ce Médard a au cou un signe particulier, que nous ne verrons sans doute pas sur le vôtre si vos déclarations sont exactes, vous fournit pour cela la meilleure occasion. Découvrez votre cou.

– Ce n’est pas nécessaire, répondis-je avec fermeté. Une fatalité étrange semble m’avoir donné la ressemblance la plus parfaite avec ce moine Médard que l’on accuse et qui m’est complètement inconnu, car moi-même j’ai au côté gauche du cou une croix rouge. »

Il en était vraiment ainsi ; la blessure que m’avait faite, lorsque j’étais enfant, la croix de diamants de l’abbesse avait laissé une cicatrice rouge en forme de croix que le temps n’était pas arrivé à effacer.

« Découvrez votre cou », répéta le juge.

Je le fis et alors Cyrille s’écria tout haut :

« Sainte mère de Dieu, c’est le signe rouge de la croix !… Médard ! Ah ! Frère Médard, as-tu donc complètement renoncé au salut éternel ? »

Il se laissa tomber sur une chaise en pleurant et, à demi évanoui.

« Que répondez-vous à l’assertion de ce digne religieux ? » me demanda le juge.

À cet instant, passa en moi comme la flamme d’un éclair ; toute la timidité qui menaçait de me dominer avait disparu et c’était le Malin lui-même qui me murmurait :

« Que peuvent ces faibles hommes contre toi qui es fort d’esprit et de sens ?… Est-ce qu’Aurélie ne doit donc pas devenir tienne ? »

J’éclatai presque en un accès de défi sauvage et railleur :

« Ce moine-là, qui est affalé sur sa chaise, est un vieillard stupide et insensé qui, par une folle illusion, me prend pour quelque capucin échappé de son couvent avec lequel j’ai peut-être une vague ressemblance. »

Le juge jusqu’alors avait eu une attitude impassible, sans que rien n’altérât son regard ni le ton de sa voix ; pour la première fois, son visage prit une expression de gravité sombre et pénétrante ; il se leva et il me regarda fixement dans les yeux. Je dois l’avouer, le scintillement même de ses lunettes avait pour moi quelque chose d’insupportable et d’effrayant ; je ne pus plus parler ; saisi par une fureur de violent désespoir, portant devant mon front mon poing serré, je m’écriai fortement :

« Aurélie !

– Qu’est cela ? Que signifie ce nom ? me demanda le juge vivement.

– Une sombre fatalité me livre à une mort ignominieuse, fis-je sourdement, mais je suis innocent, certainement… Je suis tout à fait innocent… Relâchez-moi… ayez pitié de moi… je sens que la folie commence à s’emparer de mes nerfs et de mes veines… relâchez-moi. »

Le juge, maintenant redevenu parfaitement calme, dicta au greffier beaucoup de choses que je ne compris pas ; enfin, il me lut à haute voix un procès-verbal où était consigné tout ce qu’il m’avait demandé, ce que j’avais répondu, ainsi que ce qui s’était passé avec Cyrille. Je dus mettre ma signature au-dessous de ce document ; puis le juge m’invita à écrire quelques mots en polonais et en allemand, ce que je fis. Le juge prit la feuille écrite en allemand et il la donna au père Cyrille, qui, sur ces entrefaites, avait repris ses sens, en lui demandant :

« Est-ce que cette écriture ressemble à celle du moine Médard ?

– C’est tout à fait son écriture, jusqu’aux plus petites particularités », répondit Cyrille.

Et il se retourna de nouveau vers moi. Il voulut parler, mais un regard du juge l’en empêcha. Le juge examina très attentivement la feuille que j’avais écrite en polonais, puis il se leva, se plaça droit devant moi et me dit d’un ton grave et décisif :

« Vous n’êtes pas polonais, cette écriture est absolument incorrecte, pleine de fautes de grammaire et d’orthographe. Un véritable Polonais n’écrit pas ainsi, même quand il a une instruction bien inférieure à la vôtre.

– Je suis né à Kwiecziczewo, par conséquent polonais. Mais même au cas où je ne le serais pas, au cas où des circonstances secrètes m’obligeraient à cacher mon nom et mon état, ce ne serait pas une raison pour que je fusse le capucin Médard qui, à ce que vous me dites, s’est enfui du couvent de B…

– Ah ! Frère Médard, interrompit Cyrille, est-ce que ce n’est pas toi que notre vénérable prieur Léonard, se fiant à ta loyauté et à ta piété, a envoyé à Rome ?… Frère Médard ! par le Christ, ne renie pas plus longtemps d’une façon impie la sainte profession que tu as abandonnée.

– Je vous prie de ne pas nous interrompre », dit le juge.

Et, se tournant vers moi, il continua : « Je dois vous faire remarquer que la déclaration digne de foi de ce vénérable religieux oblige à croire de la manière la plus pressante que vous êtes réellement le Médard pour qui l’on vous prend. Je ne veux pas vous cacher non plus que l’on vous confrontera avec plusieurs personnes qui vous ont reconnu, sans le moindre doute, pour ce moine. Parmi ces personnes, il y en a une que, si les présomptions sont exactes, vous avez tout lieu de redouter fortement. Même dans vos propres affaires, on a trouvé beaucoup de choses qui confirment les soupçons que l’on a à votre égard. Enfin, les renseignements demandés aux tribunaux de Posen au sujet de votre famille arriveront bientôt. Je vous dis tout cela plus franchement que ma fonction ne le comporte, afin que vous puissiez vous convaincre que je ne compte sur aucun artifice pour vous amener à dire la vérité, si tant est que nos présomptions soient fondées. Préparez votre défense comme vous l’entendez ; si vous êtes vraiment le Médard que l’on accuse, croyez que le regard du juge percera bientôt les voiles les plus profonds ; dans ce cas, vous savez vous-même très bien de quels crimes vous êtes accusé. Si, au contraire, vous êtes réellement le Léonard de Krczynski que vous prétendez être et si une fantaisie particulière de la nature vous a fait ressembler à Médard, même par des signes tout à fait spéciaux, vous trouverez vous-même aisément le moyen de le prouver. Vous m’avez semblé tout à l’heure être dans un état très exalté, c’est pourquoi j’ai interrompu si tôt l’interrogatoire ; en même temps, j’ai voulu vous donner la possibilité de réfléchir mûrement. Après ce qui vient de se passer aujourd’hui, ce n’est pas la matière qui doit vous manquer pour cela.

– Vous considérez donc mes déclarations comme absolument fausses ?… Vous voyez en moi le moine fugitif Médard ? » demandai-je.

Le juge se contenta de dire, en s’inclinant légèrement :

« Adieu, monsieur de Krczynski. »

Et l’on me ramena en prison.

Les paroles du juge me perçaient l’âme comme des pointes de feu. Tout ce que j’avais prétexté me paraissait fade et sans intelligence. Il n’était que trop clair que la personne avec qui je serais confronté et que j’avais tant à craindre devait être Aurélie. Comment supporterais-je une pareille confrontation ? Je réfléchis à ce qu’il pouvait y avoir de suspect dans mes affaires ; et je sentis un coup au cœur, lorsque je me rappelai que je possédais encore, depuis l’époque de mon séjour au château du baron de F…, une bague portant le nom d’Euphémie, ainsi que la valise de Victorin, que j’avais prise avec moi dans ma fuite et qui était encore attachée avec ma corde de capucin. Je me considérai comme perdu. Désespéré, j’allais et venais dans ma prison. Alors il me sembla entendre murmurer et siffler à mes oreilles :

« Fou que tu es, pourquoi te décourages-tu ? As-tu oublié Victorin ? »

Je m’écriai tout haut :

« Ah ! la partie n’est pas perdue, elle est gagnée. »

Mon être était en ébullition et ma pensée travaillait avec effervescence. J’avais déjà songé auparavant que parmi les papiers d’Euphémie il avait dû se trouver quelque chose de relatif à l’apparition de Victorin au château sous l’habit de moine. M’appuyant là-dessus, j’avais l’intention de déclarer, en m’y prenant je ne savais pas encore comment, que j’avais rencontré Victorin et même ce Médard pour qui l’on me prenait ; j’avais l’intention de raconter, comme si j’en avais entendu parler, l’aventure du château qui se termina si terriblement et ainsi, adroitement et sans que cela pût me nuire, j’arguerais dans mon récit de ma ressemblance avec ces deux hommes. La plus petite circonstance devait donc être attentivement mûrie, je résolus de mettre par écrit le roman qui devait me sauver.

On m’accorda ce que je demandai pour écrire, afin de relater ainsi maint détail ignoré de ma vie. Je travaillai avec application tard dans la nuit ; en écrivant, mon imagination s’échauffa ; tout se disposait comme une fiction bien ordonnée et le tissu de mensonges infinis avec lequel j’espérais voiler au juge la réalité se tendait toujours plus solidement.

La cloche du château avait sonné minuit, lorsque de nouveau, légers et lointains, les coups se firent entendre qui m’avaient hier tant troublé. Je ne voulais pas y prêter attention ; mais les coups retentissaient toujours plus fort, à intervalles réguliers, et en même temps je perçus de nouveau des rires et des gémissements. Frappant fortement sur la table, je m’écriai à haute voix : « Silence, là-bas ! » Et je crus ainsi me préserver de l’effroi qui me gagnait ; mais un rire aigu et puissant résonna à travers la voûte et j’entendis balbutier :

« Pe-tit frè-re, pe-tit frè-re… Je monte chez toi… chez toi… ou-vre… ou-vre. »

Alors, à côté de moi, un bruit commença à se faire entendre dans le parquet, un bruit semblable à un frottement et à un grattage, et toujours c’étaient des rires et des gémissements ; le bruit, le frottement et le grattage devenaient plus forts, toujours plus forts, avec, par intervalles, des coups sourds comme la chute de lourdes masses. Je m’étais levé, la lampe à la main. Le sol bougea sous mes pieds, je changeai de place, et je vis qu’à l’endroit que je venais de quitter une pierre du parquet se détachait. Je la saisis et la soulevai avec une légère fatigue. Une lueur sombre passa par l’ouverture et un bras nu tenant à la main un couteau étincelant se tendit devant moi. Saisi d’un frisson d’épouvante, je reculai en tremblant. Alors une voix venue d’en dessous balbutia :

« Pe-tit frè-re… Pe-tit frè-re, Mé-dard est là, là, monte… prends, prends… brise… brise… dans la fo-rêt… dans la forêt ! »

Je pensai tout de suite à m’enfuir et à me sauver, surmontant cette crainte, je pris le couteau que la main m’abandonna sans difficulté et je me mis à attaquer activement le mortier qu’il y avait entre les pierres du parquet. La personne qui était au-dessous les poussait vaillamment vers le haut. Quatre ou cinq pierres étaient déjà enlevées et placées sur le côté, lorsque soudain un homme nu jusqu’aux hanches surgit de la profondeur et me regarda comme un fantôme, avec le rire grinçant et épouvantable de la folie. La pleine lueur de la lampe tombait sur le visage de l’apparition : je me reconnus moi-même, et je perdis mes sens.

Une vive douleur aux bras me réveilla d’un profond évanouissement. Il faisait clair autour de moi. Le geôlier en chef était là devant moi avec une lumière éblouissante et le bruit de chaînes et de coups de marteau retentissait dans le cachot. On était en train de river sur moi des chaînes. Outre les clochettes que j’avais aux mains et aux pieds, je fus enchaîné au mur au moyen d’un cercle qu’on me passait autour du corps et d’une chaîne qui y était fixée.

« Maintenant, monsieur abandonnera sans doute l’idée de s’échapper, dit le geôlier en chef.

– Qu’a donc fait le drôle ? demanda un ouvrier forgeron.

– Eh ! répondit le geôlier, tu ne sais donc pas, Jost ? Toute la ville ne parle que de cela. C’est un maudit capucin qui a assassiné trois hommes. On a déjà découvert toute l’affaire. Dans quelques jours nous aurons ici un grand gala ; la roue entrera en scène. »

Je n’entendis plus rien, car de nouveau je perdis mes sens et la pensée. Ce n’est que péniblement que je sortis de cet étourdissement ; il faisait sombre ; enfin, quelques faibles lueurs de jour pénétrèrent dans le caveau bas, d’à peine six pieds, où, comme je le constatai maintenant avec effroi, l’on m’avait transporté de mon ancien cachot.

J’avais soif ; je saisis le pot à eau qui était à côté de moi ; quelque chose d’humide et de froid glissa dans ma main ; je vis un crapaud horriblement gonflé s’en échapper lourdement. Plein de dégoût et de répulsion, je laissai aller le pot à eau.

« Aurélie ! soupirai-je dans le sentiment de la misère sans nom qui maintenant s’était abattue sur moi. Ah ! c’est pour cela que tu as misérablement menti et nié devant le tribunal ? C’est pour cela que tu as déployé tous les artifices d’un diabolique hypocrite ? Pour prolonger de quelques heures une vie détruite et pleine de tourments ? Que veux-tu, insensé ? Posséder Aurélie, qui ne pourrait devenir tienne que par un sacrilège inouï ? Tu aurais beau faire croire au monde que tu es innocent, elle reconnaîtrait toujours en toi le maudit assassin d’Hermogène et elle te détesterait profondément. Misérable, misérable fou possédé par le délire, où sont maintenant tes projets de grandeur ? Où est la croyance en ce pouvoir terrestre avec lequel tu t’imagines diriger toi-même le destin à ta fantaisie ? Tu ne peux pas tuer le ver qui ronge mortellement la moelle de ton cœur ; et tu dépériras honteusement dans une détresse désespérée, même si tu es épargné par le bras de la Justice. »

C’est ainsi que, proférant à haute voix mes plaintes, je me jetai sur la paille ; et je sentis, à ce moment, une pression sur ma poitrine, pression paraissant provenir de la présence d’un corps dur dans la poche supérieure de mon gilet. J’y portai la main et j’en retirai un petit couteau. Jamais, depuis que j’étais en prison, je n’avais eu sur moi de couteau, il fallait donc que ce fût celui que m’avait tendu le fantôme qui était mon double. Je me levai péniblement et je plaçai le couteau à l’endroit où les rayons de la lumière étaient les plus forts. J’aperçus le manche d’argent tout luisant. Insondable fatalité ! C’était le couteau avec lequel j’avais tué Hermogène et qui me manquait depuis quelques semaines. Mais maintenant, comme une lumière miraculeuse, l’espoir et la certitude du salut s’éveillèrent brusquement dans mon être. La façon incompréhensible dont le couteau m’avait été donné fut pour moi une indication de la puissance éternelle, me montrant comment je devais expier mes crimes et, par ma mort, me réconcilier avec Aurélie. Comme un rayon divin dans un feu pur, je brûlais maintenant de l’amour d’Aurélie et tout désir coupable m’avait quitté ; il me semblait la voir elle-même, comme au jour où elle m’apparut au confessionnal de l’église du couvent des capucins.

« Je t’aime bien, Médard, mais tu ne m’as pas comprise, mon amour est la mort ! » murmurait et chuchotait autour de moi la voix d’Aurélie, et ferme était ma résolution de confesser librement au juge l’histoire étonnante de mes crimes et puis de me donner la mort.

Le geôlier en chef entra alors, et il m’apporta des aliments meilleurs que ceux que je recevais d’habitude, ainsi qu’une bouteille de vin.

« Par ordre du prince », dit-il en mettant la table, table que son valet portait derrière lui, et en détachant la chaîne qui me liait au mur. Je le priai de dire au juge que je désirais être entendu par lui, parce que j’avais beaucoup de choses à lui révéler qui me pesaient douloureusement sur le cœur. Il promit de faire ma commission ; mais j’attendis vainement que l’on vînt me chercher pour aller devant le juge ; personne ne se montra jusqu’au moment où, comme il faisait déjà très sombre, le geôlier entra et alluma la lampe qui était suspendue à la voûte. J’étais plus calme que jamais, mais je me sentais très épuisé et je tombai bientôt dans un profond sommeil. Alors je fus conduit dans une longue et sombre salle voûtée, où j’aperçus une rangée d’ecclésiastiques vêtus de robes noires et assis le long du mur sur de hauts sièges. Devant eux, à une table couverte d’un tapis rouge sang, se tenait le juge et il y avait à côté de lui un dominicain en habit de son ordre.

« Maintenant, fit le juge d’une voix solennelle, tu es livré au tribunal ecclésiastique, car, moine coupable et entêté, tu as renié ton état et ton nom. Franciscus, appelé au couvent Médard, parle, quels crimes as-tu commis ? »

Je voulais avouer sans réserve, tous mes péchés et toutes mes fautes, mais, à mon épouvante, ce que je disais n’était pas du tout ce que je pensais et voulais dire. Au lieu de la confession grave et repentante à laquelle j’étais résolu, je me perdais en discours qui n’avaient ni tête ni queue. Alors le dominicain qui se dressait là devant moi avec une stature gigantesque et qui me perçait de ses yeux jetant sur moi d’horribles éclairs, s’écria :

« À la torture, moine entêté et obstiné ! »

Les étranges figures qui m’entouraient se levèrent et elles tendirent leurs longs bras vers moi et répétèrent à l’unisson, d’une voix rauque et effrayante :

« À la torture ! à la torture ! »

Je tirai mon couteau et le dirigeai vers mon cœur, mais, malgré moi, mon bras remonta, j’atteignis le cou, et la lame du couteau se brisa comme du verre contre le signe de la croix, sans me blesser. Alors les valets du bourreau me saisirent et me poussèrent dans un profond caveau souterrain. Le dominicain et le juge me suivirent. Celui-ci m’exhorta encore une fois à avouer. Je fis de nouveau tous les efforts dont j’étais capable, mais un désaccord insensé régnait encore entre ma parole et ma pensée : en moi-même je confessais tout, avec repentir et rempli de la contrition et de la honte la plus sincère, mais ce qui sortait de ma bouche était confus, trouble et sans aucun sens. Sur un signe du dominicain les valets du bourreau me dépouillèrent de tous mes vêtements, me lièrent les deux bras derrière le dos et, soulevé en l’air, je sentis que mes articulations se tendaient et craquaient à se rompre. Je me mis à crier violemment, en proie à une douleur furieuse et abominable, et voilà que je me réveillai.

La douleur qui venait de m’assaillir dans mon rêve persistait aux mains et aux pieds ; elle provenait des lourdes chaînes que je portais, mais, en outre, je ressentais encore de l’oppression sur mes yeux, que je ne pouvais pas ouvrir. Enfin, il me sembla qu’on m’ôtait soudain un poids de sur le front ; je me dressai vite sur mon séant et je vis un moine dominicain debout devant mon lit de paille. Mon rêve devenait réalité ; et un frisson glacé parcourut mes veines. Le moine était là, immobile comme une statue, et il me dévisageait de ses yeux noirs et vides. Je reconnus l’horrible peintre et je tombai à la renverse sur mon lit, à demi évanoui. Peut-être n’était-ce qu’une illusion de mes sens excités par le rêve ? Je rassemblai toute ma volonté, je me dressai, mais le moine était toujours là, immobile, et il me dévisageait de ses yeux noirs et vides. Alors je m’écriai, follement désespéré :

« Homme abominable… va-t’en… non, tu n’es pas un homme, tu es le Diable lui-même, qui veut me précipiter dans l’abîme éternel. Va-t’en, maudit, va-t’en !

– Pauvre et aveugle fou, je ne suis pas celui qui cherche à te lier indissolublement avec des chaînes de fer ! Celui qui cherche à te détourner de la mission sacrée à laquelle t’a appelé la puissance éternelle. Médard, pauvre et aveugle fou, si je te suis apparu effrayant et terrible, c’était parce que tu jonglais étourdiment au-dessus de la tombe ouverte de l’éternelle damnation. C’était pour t’avertir ; mais tu ne m’as pas compris. Lève-toi, approche-toi de moi. »

Le moine dit tout cela sur le ton sourd d’une plainte profonde qui me fendait le cœur ; son regard, qui autrefois me paraissait si terrible, était devenu doux et compatissant et les traits de son visage avaient perdu toute rudesse. Une indescriptible mélancolie fit tressaillir mon être ; le peintre, d’ordinaire si effrayant pour moi, me sembla un messager de la puissance éternelle venu pour me réconforter et me consoler dans ma misère infinie. Je me levai de mon lit ; je m’approchai de lui ; ce n’était pas un fantôme, car je touchais son vêtement. Je m’agenouillai involontairement, il mit la main sur ma tête comme pour me bénir. Alors, en couleurs claires, de magnifiques tableaux s’ouvrirent dans mon âme. Ah ! j’étais dans la sainte forêt ! Oui, c’était le même endroit où, dans mon enfance, le pèlerin à l’étrange costume m’avait amené l’enfant merveilleux. Je voulus m’avancer davantage, je voulus entrer dans l’église, que j’apercevais tout devant moi. Là, me sembla-t-il, j’allais, en faisant pénitence et en me repentant, recevoir l’absolution d’un grave péché. Mais je restai sans mouvement ; je ne pouvais ni apercevoir, ni saisir mon propre moi. Alors une voix sourde et creuse dit :

« La pensée est l’action. »

Mon rêve se dissipa ; c’était le peintre qui avait prononcé ces mots.

« Être incompréhensible, était-ce donc toi toujours le même être ? – en ce matin fatal à l’église des capucins de B… ? dans la ville marchande et maintenant ?

– Arrête ! m’interrompit le peintre. C’est moi qui partout me suis tenu auprès de toi, pour te sauver du crime et de la honte ; mais ton esprit est resté fermé. Il faut que tu accomplisses pour ton propre salut l’œuvre pour laquelle tu as été choisi.

– Ah ! m’écriai-je plein de désespoir. Pourquoi n’as-tu pas retenu mon bras lorsque, par un forfait maudit, ce jeune homme fut tué par moi ?…

– Je n’ai pas pu le faire, dit le peintre en me coupant la parole. Ne m’interroge pas davantage. C’est une témérité de vouloir empêcher ce que l’Éternel a résolu. Médard, tu marches droit au but… Tu l’atteindras demain. »

Un frisson glacial me saisit, car je croyais comprendre parfaitement le peintre. Je croyais qu’il savait et qu’il approuvait le suicide que je projetais. Le peintre s’en alla d’un pas léger et vacillant vers la porte de la prison.

« Quand, quand te reverrai-je ?

– Quand tu seras au but, s’écria-t-il, en se retournant encore une fois vers moi, d’une voix forte et solennelle qui fit trembler la voûte.

– À demain donc ! »

La porte tourna légèrement sur ses gonds, le peintre avait disparu.

Dès qu’il fit grand jour, le geôlier vint avec ses valets qui ôtèrent les liens de mes bras et de mes pieds blessés. Il me dit que j’allais bientôt être conduit devant le juge. Profondément recueilli, familiarisé avec la pensée de la mort prochaine, je me dirigeai vers la salle du tribunal ; j’avais en moi-même disposé mon aveu de telle façon que j’espérais faire au juge un récit bref, mais renfermant les plus petits détails.

Le juge vint à moi avec empressement ; je devais avoir une mine bouleversée, car, à mon aspect, le sourire joyeux qui voltigeait d’abord sur son visage fit place aussitôt à une expression de compassion profonde. Il me saisit les deux mains et me poussa doucement dans son fauteuil, puis, me regardant fixement, il dit avec lenteur et solennité :

« Monsieur de Krczynski, j’ai une bonne nouvelle à vous annoncer : vous êtes libre. Sur l’ordre du prince, l’instruction est arrêtée. On vous a confondu avec une autre personne, ce qui est dû à votre ressemblance tout à fait incroyable avec elle. Votre innocence est clairement, très clairement établie… Vous êtes libre. »

J’entendis comme un bourdonnement et un bruit vague, et tout tourna autour de moi. La figure du juge, me sembla-t-il, brillait, grossie cent fois, à travers un sombre brouillard, et tout disparut dans une profonde obscurité. Je sentis enfin que l’on me frottait le front avec une eau réconfortante, et je sortis de l’état d’évanouissement dans lequel j’étais plongé.

Le juge me lut un bref procès-verbal déclarant qu’il m’avait fait part de la cessation de la procédure et qu’il avait ordonné mon élargissement. Je signai le procès-verbal en silence ; je n’étais pas capable de prononcer une parole. Un sentiment indescriptible, qui anéantissait tout mon être, ne me permettait pas de me livrer à la joie. Le juge me regardait avec un air de bonté qui me pénétrait tout entier, et, me semblait-il, maintenant qu’on croyait à mon innocence et qu’on voulait me libérer, je devais avouer librement tous les crimes maudits que j’avais commis et ensuite me plonger le couteau dans le cœur.

Je voulais parler, mais le juge semblait désirer mon éloignement ; je me dirigeai vers la porte, alors il vint à moi et me dit tout bas :

« Maintenant j’ai cessé d’être juge, dès le premier moment que je vous ai vu, vous m’avez intéressé au plus haut point. Les apparences avaient beau être contre vous, comme vous êtes bien obligé de l’avouer, je n’en souhaitai pas moins, dès le premier instant, que vous ne fussiez pas ce moine criminel et odieux pour lequel on vous prenait. Maintenant, je puis vous le dire confidentiellement, vous n’êtes pas polonais. Vous n’êtes pas né à Kwiecziczewo. Vous ne vous appelez pas Léonard de Krczynski. »

Avec calme et assurance je répondis : « Non.

– Et vous n’êtes pas non plus un ecclésiastique ? » me demanda le juge en baissant les yeux, probablement pour m’épargner son regard d’inquisiteur.

Tout mon sang ne fit qu’un tour.

« Écoutez, fis-je brusquement.

– Inutile, m’interrompit le juge. Ce que j’ai cru dès le début et que je crois encore vient de se confirmer. Je vois qu’il y a ici une énigme et que vous-même, avec certaines personnes de la cour, vous êtes impliqué en un jeu mystérieux du destin. Il ne m’appartient plus de pénétrer davantage la chose et je considérerais comme une impertinence de ma part de vouloir vous arracher quelques indications sur votre personne et sur votre vie, probablement très singulière. Mais ne pensez-vous pas qu’il vaudrait mieux que, vous dérobant à tout ce qui menace votre repos, vous quittiez cette ville ? Après ce qui s’est passé, le séjour ici ne peut, sans doute, vous faire aucun bien. »

Dès que le juge eut ainsi parlé, il me sembla que toutes les ombres sinistres qui s’étaient posées sur moi et qui m’oppressaient se dissipaient rapidement. Je recouvrais la vie, et la joie de vivre bouillonnait dans mes nerfs et dans mes veines. Aurélie ! c’est à elle que je pensais de nouveau, et maintenant il me fallait quitter l’endroit, m’éloigner d’elle ?

Je soupirai profondément :

« Et la laisser ? »

Le juge me regarda très étonné et il ajouta très vite :

« Ah ! maintenant je crois y voir clair ! Veuille le ciel, monsieur Léonard, qu’un très mauvais pressentiment qui maintenant devient très net en moi ne se réalise pas ! »

Toutes mes idées avaient pris désormais une autre tournure ; je ne songeais plus au repentir, et c’est presque avec une insolence répréhensible que je demandai au juge sur un ton de calme affecté :

« Vous me considérez donc comme coupable ?

– Permettez-moi, monsieur, répondit le juge très gravement, de garder pour moi mes convictions, qui ne reposent, du reste, que sur un sentiment très vif. Il a été établi en bonne et due forme que vous ne pouvez pas être le moine Médard, car précisément ce Médard se trouve ici et a été reconnu par le père Cyrille, qui s’était laissé tromper par la ressemblance parfaite qu’il y a entre vous deux ; et ce Médard ne nie pas du tout être le capucin en question. Ainsi a été fait tout ce qui pouvait être fait pour vous purifier de toute suspicion, et ceci doit m’amener à croire encore plus fermement que vous vous sentez exempt de toute faute. »

À ce moment-là un appariteur vint appeler le juge et ainsi fut interrompu un entretien qui commençait à m’être pénible.

Je me rendis dans mon appartement et j’y trouvai tout dans l’état où je l’avais laissé. On avait mis mes papiers sous séquestre ; ils étaient là sur mon bureau, scellés en un paquet ; il ne manquait que le portefeuille de Victorin, la bague d’Euphémie et la corde de capucin ; les présomptions que j’avais eues dans la prison étaient donc exactes. Au bout de quelque temps, parut un serviteur du prince, qui me remit un billet autographe de celui-ci avec une tabatière d’or, incrustée de pierres précieuses.

Il vous est arrivé une mauvaise affaire, monsieur de Krczynski, disait le prince, mais la faute n’en est ni à moi ni à mes juges. Vous ressemblez d’une façon déconcertante à un scélérat que nous tenons ; mais tout s’est maintenant éclairé à votre avantage ; je vous envoie un témoignage de ma bienveillance et j’espère vous voir bientôt.

La faveur du prince m’était aussi indifférente que son cadeau ; une sombre tristesse qui se glissait dans mon être en me privant de mes facultés était la suite de mon rigoureux emprisonnement. Je sentais que mon corps avait besoin de soins et voilà pourquoi je fus très heureux de voir apparaître le médecin du prince. La question médicale fut vite examinée.

« N’est-ce pas, fit ensuite le médecin, n’est-ce pas un dessein particulier de la Providence qui a voulu que, précisément au moment où l’on croyait être convaincu que vous étiez cet abominable moine qui a fait tant de mal dans la famille du baron de F…, ce moine se soit présenté réellement et vous ait sauvé ainsi de tout soupçon ?

– Je dois avouer que je ne connais pas le détail des circonstances qui ont amené ma libération. Le juge m’a dit seulement d’une façon très générale que le capucin Médard, à la poursuite duquel on était et pour qui l’on me prenait, s’est trouvé être ici.

– Il ne s’est pas trouvé être ici, mais on l’y a amené, lié sur une voiture et, chose étrange, au moment même où vous êtes arrivé ici. Je me rappelle à ce propos qu’un jour où je vous racontais les singuliers événements qui se sont produits à notre cour, il y a quelques années, je fus interrompu précisément au moment où j’en étais venu à parler de ce détestable Médard, fils de Francesco, et de l’horrible attentat qu’il avait commis au château du baron de F… Je reprends le fil de l’histoire là où je l’avais laissée. La sœur de notre princesse qui, comme vous le savez, est l’abbesse du couvent de cisterciennes de B…, accueillit, un jour, amicalement une pauvre femme, avec son enfant, qui revenait d’un pèlerinage au Saint-Tilleul…

– Cette femme était la veuve de Francesco et son enfant était précisément Médard.

– C’est vrai, mais comment pouvez-vous le savoir ?

– Les mystérieuses circonstances de la vie du capucin Médard m’ont été révélées de la manière la plus étrange. Je suis exactement renseigné sur ce qui s’est passé au château du baron de F… Jusqu’au moment où le capucin Médard a pris la fuite.

– Mais comment ?… Par qui ?…

– Un rêve vivant m’a tout appris.

– Vous plaisantez ?

– Pas du tout. Il me semble réellement, dans un rêve, avoir entendu l’histoire d’un malheureux qui, jouet des puissances ténébreuses, a été ballotté çà et là et poussé de crime en crime. Lorsque je me rendais ici, mon postillon m’avait égaré dans la forêt de X… ; j’allai à la maison forestière, et là…

– Ah ! je comprends tout, vous y avez rencontré le moine…

– Oui, c’est cela ; mais il était fou.

– Il ne semble plus l’être. Avait-il déjà alors des heures de lucidité et vous a-t-il tout avoué ?…

– Ce n’est pas tout à fait cela. Pendant la nuit, n’étant pas instruit de ma présence dans la maison forestière, il entra dans ma chambre. Ma ressemblance déconcertante avec lui l’effraya. Il crut que j’étais son double, qui était venu lui annoncer sa mort. Il balbutia, et marmonna des aveux ; malgré moi, dans la lassitude où m’avait plongé le voyage, le sommeil me saisit ; il me sembla que le moine continuait de parler, mais maintenant avec calme et fermeté, et je ne sais pas en réalité où et comment ce rêve commença. Il me semble que le moine soutenait que ce n’était pas lui qui avait assassiné Euphémie et Hermogène, mais que l’assassin était le comte Victorin.

– Étrange, très étrange ! Mais pourquoi n’avez-vous pas déclaré tout cela au juge ?

– Comment pouvais-je espérer que le juge accorderait le moindre poids à un récit qui lui paraîtrait forcément tout à fait aventureux ? Est-ce donc que des juges éclairés peuvent croire au merveilleux ?

– Au moins, vous auriez dû pressentir tout de suite que l’on vous confondait avec le moine insensé et que celui-ci était le capucin Médard ?

– C’est vrai, et surtout après qu’un vieillard stupide qui, à ce que je crois, s’appelle Cyrille, a voulu absolument voir en moi son confrère de couvent. Mais il ne m’est pas venu à l’idée que ce moine insensé était précisément Médard et que le crime qu’il m’avait confessé pouvait être l’objet du procès actuel. Cependant, d’après ce que me raconta le forestier, il ne lui avait jamais appris son nom ; comment donc l’a-t-on découvert ?

– De la façon la plus simple. Le moine, comme vous le savez, avait séjourné quelque temps chez le forestier ; il paraissait guéri, mais la folie le reprit si funestement que le forestier se vit obligé de le transporter ici, où il fut interné à l’asile d’aliénés. Là il resta assis nuit et jour, le regard fixe, sans le moindre mouvement, comme une statue. Il ne prononçait pas le moindre mot et il fallait le nourrir par force, car il ne pouvait pas remuer la main. Différents moyens employés pour le réveiller de son état cataleptique restèrent infructueux et l’on ne pouvait pas recourir aux plus énergiques sans risquer de le précipiter de nouveau dans une folie furieuse.

« Il y a quelques jours, le fils aîné du forestier vient à la ville et va à l’asile d’aliénés, pour revoir le moine. Il sort de l’établissement profondément ému de l’état lamentable où se trouvait l’infortuné, lorsque précisément passe à côté de lui le père Cyrille, du couvent des capucins de B… Il l’aborde et le prie de venir visiter son malheureux confrère qui était ici interné, car l’assistance d’un religieux de son ordre lui ferait peut-être du bien. Lorsque Cyrille aperçoit le moine, il recule d’épouvante.

« “Sainte mère de Dieu ! Médard ! infortuné Médard !”

« Ainsi s’écrie Cyrille, et au même instant les yeux fixes du moine s’animent. Il se lève et retombe inerte sur le sol en poussant un cri sourd. Cyrille, avec les gens qui avaient assisté à l’événement, va trouver aussitôt le président du tribunal criminel et lui révèle tout. Le juge qui était chargé d’instruire contre vous se rend avec Cyrille à l’asile d’aliénés ; on trouve le moine très faible, mais dans son bon sens. Il avoue qu’il est le moine Médard, du couvent de capucins de B… Cyrille assure de son côté que votre ressemblance incroyable avec Médard l’a trompé. Maintenant il remarque parfaitement les différences sensibles qu’il y avait, dans le langage, le regard, la marche et l’attitude, entre monsieur Léonard et le moine Médard. On découvre aussi, sur le côté gauche du cou, le signe de la croix si important dans votre procès. Dès lors, le moine est interrogé au sujet de ce qui s’est passé au château du baron de F…

« “Je suis un abominable et maudit criminel, dit-il d’une voix faible à peine perceptible. Je regrette profondément ce que j’ai fait. Hélas ! je me suis laissé dérober ma personnalité, mon âme immortelle… Qu’on ait pitié de moi… Qu’on me laisse du temps… Tout… J’avouerai tout.”

« Le prince, instruit de la chose, ordonne aussitôt d’arrêter l’instruction ouverte contre vous et de vous relâcher. Voilà l’histoire de votre délivrance. Le moine a été conduit à la prison criminelle.

– Et il a tout avoué ! A-t-il assassiné Euphémie et Hermogène ? Qu’est-il arrivé au comte Victorin ?

– Autant que je sache, le procès intenté contre le moine ne commence qu’aujourd’hui. Quant au comte Victorin, il semble que tout ce qui se rattache d’une manière quelconque à ce qui s’est passé à notre cour reste obscur et incompréhensible.

– Je ne vois pas comment les événements qui se sont produits au château du baron de F… peuvent se relier à la catastrophe qui a eu lieu à votre cour.

– Je pensais, il est vrai, moins aux événements eux-mêmes qu’aux personnages.

– Je ne vous comprends pas.

– Vous souvenez-vous exactement du récit que je vous ai fait de l’aventure qui a provoqué la mort du prince ?

– Oui.

– N’avez-vous pas alors saisi parfaitement que Francesco aimait criminellement l’Italienne ? Que c’est lui qui s’introduisit avant le prince dans la chambre nuptiale et qui tua le prince ? Victorin est le fruit de ce forfait. Lui et Médard sont fils du même père. Victorin a disparu sans laisser de traces ; toutes les recherches faites sont restées inutiles.

– Le moine l’a précipité dans le gouffre du Diable. Maudit soit le fratricide insensé ! »

Au moment où je prononçais ces paroles avec vivacité, les coups frappés par le monstre fantomatique dans la prison se firent entendre, tout bas, tout bas. Vainement je cherchai à combattre l’horreur qui s’empara de moi. Le médecin semblait remarquer aussi peu ces coups que ma lutte intérieure. Il continua :

« Quoi ?… Le moine vous a-t-il avoué que Victorin était mort aussi de sa main ?

– Oui… Du moins, je conclus de ses déclarations décousues, si je rapproche de cela la disparition de Victorin, qu’il en est vraiment ainsi. Maudit soit le fratricide insensé ! »

Les coups devenaient plus forts et j’entendais des soupirs et des gémissements ; un rire subtil, qui siffla à travers la chambre, semblait dire : « Médard… Médard… ai… ai… ai… à l’aide ! »

Le médecin, sans rien remarquer, continuait :

« Un mystère particulier semble encore entourer l’origine de Francesco. Il est fort probable qu’il est apparenté à la maison princière. Toujours est-il qu’Euphémie est la fille… »

Un coup épouvantable fit craquer les gonds de la porte, qui s’ouvrit brusquement, et un rire perçant retentit dans la chambre.

« Oh ! Oh !… Oh !… Oh ! petit frère, m’écriai-je comme un insensé. Oh ! Oh !… viens ici… Allons, hardi ! si tu veux lutter avec moi… Le hibou célèbre ses noces ; nous allons monter sur le toit et nous lutterons ensemble ; celui qui précipitera l’autre à bas sera roi et boira son sang. »

Le médecin me saisit par le bras et s’écria :

« Qu’y a-t-il ? Vous êtes malade… Oui, dangereusement malade. Allons, au lit ! »

Mais je regardai du côté de la porte, fixement, pour voir si mon abominable double n’entrerait pas. Je n’aperçus rien et je me remis bientôt de la crainte sauvage qui m’avait saisi comme des serres glacées. Le médecin insista, disant que j’étais malade plus que je ne pouvais le croire moi-même et il attribuait tout cela à mon emprisonnement et à l’émotion que ce procès avait forcément produite en moi. Je fis ce qu’il me prescrivit ; ce fut moins son art qui contribua à me guérir rapidement, que la disparition des coups, et je crus que mon terrible double m’avait laissé tout à fait.

Un matin, le soleil du printemps répandait dans ma chambre ses rayons dorés, clairs et amicaux ; une odeur agréable de fleurs arrivait à travers la fenêtre. Un désir infini m’attirait au-dehors, en plein air et, sans tenir compte de l’interdiction du médecin, je courus me promener dans le parc. Là les arbres et les buissons saluaient de leurs murmures et de leurs bruits le convalescent qui venait d’échapper à une maladie mortelle. Je respirais profondément comme si je m’éveillais d’un long et pénible rêve, et de profonds soupirs étaient pour moi d’inexprimables paroles de ravissement, par lesquelles je participais à l’allégresse des oiseaux et aux joyeux bourdonnements et frémissements d’une multitude d’insectes. Oui, non seulement la période qui venait de s’écouler, mais encore toute ma vie depuis que j’avais quitté le couvent, ne me paraissait plus qu’un pénible rêve, lorsque, me sembla-t-il, j’arrivai dans une allée ombragée de sombres platanes. J’étais dans le jardin des capucins de B… Déjà je voyais surgir du lointain fourré la grande croix devant laquelle j’avais prié si souvent, avec une profonde ferveur, demandant la force de résister à la tentation.

Cette croix me paraissait maintenant être le but où je devais parvenir pour me jeter dans la poussière, me repentir et faire pénitence du crime que représentaient les rêves coupables avec lesquels Satan m’avait illusionné ; et je continuai de marcher, les mains jointes levées et le regard dirigé vers la croix. L’air me semblait souffler avec une force beaucoup plus grande ; je crus entendre les hymnes des moines, mais ce n’étaient que les sons merveilleux de la forêt, que le vent bruissant à travers les arbres avait éveillés – le vent, qui m’ôtait la respiration, de sorte que je fus obligé bientôt de m’arrêter épuisé, et même de m’appuyer à un arbre proche, pour ne pas tomber. J’étais attiré comme par une puissance irrésistible vers la croix lointaine ; je rassemblai toute mon énergie et je poursuivis ma marche en chancelant ; mais je ne pus arriver qu’au siège de mousse qu’il y avait devant le fourré. Une lassitude mortelle paralysa soudain tous mes membres ; comme un faible vieillard je me laissai tomber sur le sol avec lenteur et, en gémissant doucement, je cherchai à soulager ma poitrine oppressée.

Dans l’allée, tout contre moi, j’entendis un bruit de pas. Aurélie ! À peine cette pensée avait-elle jailli en mon esprit comme un éclair qu’Aurélie était devant moi. Des pleurs d’une ardente mélancolie coulaient de ses yeux célestes, mais à travers ses pleurs étincelait un rayon brûlant ; c’était l’expression indicible du désir le plus ardent, expression que je n’avais encore jamais vue chez Aurélie. Mais c’est la même flamme qu’avait jetée le regard plein d’amour de cet être mystérieux qui était venu me trouver au confessionnal et que j’avais aperçu si souvent dans de doux rêves.

« Pourrez-vous jamais me pardonner ? » murmura Aurélie.

Alors, fou d’un ravissement sans nom, je me précipitai à ses pieds, je saisis ses mains.

« Aurélie… Aurélie… Pour toi j’irais au martyre, à la mort. »

Je me sentis doucement soulevé. Aurélie se jeta sur ma poitrine et je nageai dans des baisers de feu. Enfin, effrayée par un bruit qu’on entendit dans le voisinage, elle s’arracha à mes bras et je la laissai faire.

« Mon désir et mon espoir sont entièrement satisfaits », fit-elle tout bas ; et au même instant je vis la princesse venir par l’allée. J’entrai dans le fourré et je constatai alors que, par une étrange illusion, j’avais pris un tronc d’arbre, gris et sec, pour une croix.

Je ne ressentais plus aucune fatigue ; les baisers de feu d’Aurélie avaient mis en moi une nouvelle force ; il me semblait que maintenant le mystère de mon existence s’était révélé à moi d’une manière brillante et magnifique. Ah ! c’était le mystère merveilleux de l’amour, qui alors se manifestait à moi pour la première fois dans le pur rayonnement de sa gloire. J’étais sur la cime la plus élevée de la vie ; il fallait ensuite forcément redescendre, afin que fût accomplie la destinée arrêtée par la puissance suprême.

Ce fut dans ces jours, qui passaient autour de moi comme un rêve céleste, que je me mis à écrire ce qui m’est arrivé après que j’eus revu Aurélie. Étranger, inconnu, toi qui liras un jour ces pages, disais-je alors, évoque en toi ce temps lumineux et sublime de ta propre vie ; ainsi tu pourras comprendre la misère infinie du moine vieilli dans le repentir et la pénitence et tu partageras ses plaintes. Maintenant je te prie encore une fois d’évoquer de nouveau ce temps-là en toi-même, et alors il est inutile que je te dise comment l’amour d’Aurélie me transfigurait, moi et tout ce qu’il y avait autour de moi, comment mon esprit saisissait et apercevait avec plus de vivacité et d’animation le principe même de la vie et comment, dans un divin enthousiasme, j’étais possédé d’une joie céleste. Aucune sombre pensée ne traversait mon âme ; l’amour d’Aurélie m’avait purifié de tout péché. Oui, par un phénomène merveilleux, la ferme conviction germait en moi que je n’étais pas l’infâme criminel du château du baron de F…, qui avait tué Euphémie et Hermogène, mais que ce forfait avait été commis par le moine insensé que je rencontrai dans la maison forestière. Tout ce que je racontai au médecin du prince me semblait être, non pas un mensonge, mais la véritable façon dont la chose s’était accomplie, par un mystère qui me restait à moi-même incompréhensible.

Le prince m’avait reçu comme un ami que l’on croit perdu et que l’on retrouve ; naturellement, cela donna le ton à toute la cour ; seule la princesse, bien qu’elle fût plus bienveillante que d’habitude, restait grave et réservée.

Aurélie se donna entièrement à moi avec une candeur enfantine ; son amour n’était pas pour elle un péché qu’elle devait cacher ; et moi de même je ne pouvais pas dissimuler le moins du monde le sentiment qui maintenant faisait toute ma vie. Chacun remarquait mes relations avec Aurélie ; personne n’en parlait parce qu’on lisait dans les regards du prince qu’il tolérait en silence notre amour, s’il ne le favorisait pas. Il arriva ainsi que je vis souvent Aurélie sans contrainte et plus d’une fois même sans aucun témoin. Je l’étreignais entre mes bras ; elle me rendait mes baisers, mais je la sentais tressaillir dans une pudeur virginale et aucun désir coupable ne trouvait place en moi ; toute idée criminelle disparaissait dans le frisson qui traversait mon être. Elle ne semblait pas se douter de la possibilité d’un danger ; effectivement, il n’y en avait aucun pour elle, car souvent, lorsqu’elle était assise à côté de moi dans la chambre solitaire, lorsque son charme céleste rayonnait plus puissant que jamais, lorsque l’ardeur de l’amour menaçait de s’enflammer en moi avec plus de violence, elle me regardait d’un air de douceur et de chasteté si indicible qu’il me semblait que le ciel permettait déjà, sur cette terre, au pécheur pénitent de s’approcher de la sainte. Oui, pour moi, ce n’était plus Aurélie, c’était sainte Rosalie, et je me précipitais à ses pieds et je m’écriais vivement :

« Ô vierge pieuse et sublime, est-il donc possible qu’un amour terrestre s’éveille pour toi dans mon cœur ? »

Alors elle me tendait la main et elle me disait d’une voix douce et suave :

« Ah ! Je ne suis pas une sainte sublime, mais je suis très pieuse et je t’aime beaucoup. »

Il y avait plusieurs jours que je n’avais vu Aurélie ; elle était allée avec la princesse dans un château de plaisance situé dans le voisinage. Je ne pus supporter son absence plus longtemps ; j’y courus. Arrivé tard dans la soirée, je rencontrai dans le jardin une camériste qui m’indiqua la chambre d’Aurélie. Doucement, doucement, j’ouvris la porte ; j’entrai ; un air lourd, un merveilleux parfum de fleurs m’entourèrent et étourdirent mes sens. Des souvenirs surgirent en moi, comme des rêves obscurs. N’est-ce pas là la chambre d’Aurélie au château du baron où je… ? À cette pensée, il me sembla qu’une sombre figure s’élevait derrière moi et une voix cria en moi : « Hermogène ! »

Effrayé, je m’avançai en courant ; la porte du cabinet était entrouverte. Aurélie était agenouillée, le dos tourné vers moi, devant un tabouret sur lequel était placé un livre ouvert. Rempli de crainte, je regardai involontairement derrière moi ; je ne vis rien et je m’écriai, dans un ravissement suprême : « Aurélie, Aurélie ! »

Elle se retourna rapidement, mais, avant qu’elle se fût levée, j’étais déjà à ses genoux et je l’avais enlacée avec force.

« Léonard ! mon bien-aimé », murmura-t-elle tout bas.

Alors fermenta et bouillonna dans mon être un désir furieux, une passion coupable et sauvage. Elle était là inerte dans mes bras ; ses cheveux dénoués tombaient en boucles épaisses sur mes épaules ; sa gorge juvénile se soulevait ; elle gémissait sourdement. Je ne me connaissais plus moi-même. Je la relevai ; elle parut animée d’une force nouvelle ; une ardeur inconnue brûlait dans ses yeux et elle rendait avec plus de feu mes baisers délirants.

Soudain il y eut derrière nous comme un froufrou puissant et fort ; un son aigu semblable au cri d’angoisse d’une personne frappée à mort retentit : à travers la chambre.

« Hermogène ! » s’écria Aurélie, en tombant évanouie hors de mes bras.

Saisi d’une crainte sauvage, je m’enfuis en courant. Dans le couloir je rencontrai la princesse, qui rentrait d’une promenade. Elle me regarda avec gravité, en disant :

« Je suis vraiment très étonnée de vous voir ici, monsieur Léonard. »

Dominant aussitôt mon trouble, je répondis, sur un ton qui était presque plus catégorique que ne le demandait la bienséance, que souvent on lutte en vain contre de grandes impulsions, et que ce qui semble malséant peut souvent être, en réalité, ce qui sied le mieux. Je me hâtai à travers la nuit obscure vers la résidence et il me semblait que quelqu’un courait à côté de moi et qu’une voix murmurait :

« Tou… touj… toujours je suis auprès de… de toi…, pe… petit frère… petit frère Médard. »

En regardant autour de moi, je m’apercevais bien que ce fantôme, mon double, n’existait que dans mon imagination ; mais je ne pouvais pas me débarrasser de cette effroyable vision. Il me sembla même finalement qu’il me fallait lui parler et lui raconter que j’avais une fois de plus été très sot et que je m’étais laissé effrayer par ce fou d’Hermogène. Sainte Rosalie allait donc bientôt être à moi, toute à moi, car c’est pour cela que j’étais moine et que j’avais été consacré. Alors mon double se mit à rire et à soupirer, comme il le faisait d’habitude, et il balbutia : « Alors vi… vite… vite !

– Prends patience, continuai-je. Prends patience, mon garçon. Tout ira bien. Il n’y a qu’Hermogène que j’aie manqué ; il a au cou une maudite croix, comme nous deux, mais mon petit couteau agile est encore tranchant et bien affilé.

– Hi… hi… fra… fra… frappe bien… frappe bien… »

Ainsi murmurait la voix de mon double dans le sifflement du vent matinal, qui soufflait du côté où un feu pourpre s’embrasait à l’orient.

Je venais d’arriver chez moi, lorsque je fus mandé de la part du prince. Il vint très aimablement au-devant de moi.

« Vraiment, monsieur Léonard, commença-t-il, vous avez gagné ma sympathie au plus haut degré ; je ne puis pas vous dissimuler que ma bienveillance à votre égard est devenue une réelle amitié. Je ne voudrais pas vous perdre, je voudrais vous voir heureux. Du reste, on vous doit tous les dédommagements possibles pour ce que vous avez souffert. Savez-vous bien, monsieur Léonard, qui a été la seule et unique cause de votre regrettable procès ? Savez-vous qui vous a accusé ?

– Non, monseigneur.

– La baronne Aurélie… Vous vous étonnez ? Oui, oui, la baronne Aurélie, monsieur Léonard ; elle vous a (et, ce disant, il éclata de rire), elle vous a pris pour un capucin. Pardieu, si vous êtes un capucin, vous êtes le plus aimable qu’un œil humain ait jamais vu. Dites-moi sincèrement, monsieur Léonard, êtes-vous réellement un de ces membres du clergé monacal ?

– Monseigneur, je ne sais pas quelle mauvaise fatalité veut toujours faire de moi un moine, qui…

– Bien, bien, je ne suis pas un inquisiteur. Cependant, il serait malheureux que vous fussiez lié par un vœu sacré. Allons droit au fait. Ne voudriez-vous pas vous venger du mal que vous a fait la baronne Aurélie ?

– Dans quelle poitrine humaine une pensée de ce genre à l’égard de cette ravissante figure céleste, pourrait-elle prendre naissance ?

– Vous aimez Aurélie ? »

En me demandant cela, le prince me regardait gravement et fixement dans les yeux. Je me taisais, la main posée sur mon cœur. Le prince continua.

« Je le sais ; vous avez aimé Aurélie depuis le moment où, avec la princesse, elle est entrée ici pour la première fois dans cette salle. Vous êtes payé de retour, et vraiment elle vous aime avec une ardeur dont je n’aurais pas cru capable la douce Aurélie. Elle ne vit que pour vous, la princesse m’a tout dit. Croiriez-vous que, après votre arrestation, Aurélie s’abandonna à un immense désespoir, qui l’obligea à s’aliter et qui faillit la faire mourir ? Aurélie vous considérait alors comme le meurtrier de son frère et sa douleur ne nous en était que plus inexplicable. Déjà à cette époque elle vous aimait. Eh bien, monsieur Léonard, ou plutôt monsieur de Krczynski, vous êtes noble, je vais vous fixer à ma cour d’une façon qui doit vous être agréable. Vous allez épouser Aurélie ; dans quelques jours nous célébrerons les fiançailles ; je remplirai moi-même le rôle du père de la fiancée. »

J’étais là, muet, en proie aux sentiments les plus contradictoires.

« Adieu, monsieur Léonard », dit le prince. Et il disparut de la chambre, en me faisant un signe amical.

Aurélie, ma femme ! La femme d’un moine criminel ! Non ! Les puissances des ténèbres ne peuvent pas le vouloir, quelle que soit la fatalité qui pèse sur la pauvre enfant. Cette pensée surgit en moi, triomphant de tout ce qui pouvait s’y opposer. Il me fallait, je le sentais, prendre immédiatement une décision, quelle qu’elle fût ; mais en vain je cherchais le moyen de me séparer d’Aurélie sans douleur. La pensée de ne pas la revoir m’était insupportable ; mais l’idée qu’elle allait devenir ma femme me remplissait d’une horreur à moi-même inexplicable. J’avais nettement ce pressentiment qu’au moment où le moine criminel paraîtrait devant l’autel du Seigneur, pour jouer sacrilègement avec les vœux sacrés, je verrais reparaître la figure du peintre étranger ; mais ce ne serait pas pour me consoler comme dans ma prison ; ce serait pour m’annoncer, d’une façon terrible, vengeance et perdition, comme lors du mariage de Francesco ; ce serait pour me précipiter dans une honte sans nom et pour proclamer ma chute dans le temps et dans l’éternité. Mais au profond de moi-même je percevais alors une voix obscure :

« Et, pourtant, Aurélie doit t’appartenir ! Stupide insensé, comment veux-tu changer le destin qui est sur vous ? »

Puis une autre voix s’écriait :

« Jette-toi dans la poussière, jette-toi dans la poussière ; aveugle que tu es, tu commets un sacrilège. Jamais elle ne pourra être tienne ; c’est sainte Rosalie elle-même que tu songes à étreindre d’un amour terrestre. »

Ainsi ballotté entre des puissances terribles, il m’était impossible de penser et de chercher à savoir ce que je devais faire pour échapper à la catastrophe qui semblait me menacer partout. Bien loin de moi était cette exaltation dans laquelle toute ma vie et même mon fatal séjour au château du baron de F… ne m’avaient semble être qu’un rêve désagréable. Dans un sombre découragement, je ne voyais en moi que le débauché et le criminel vulgaire. Tout ce que j’avais dit au juge et au médecin du prince n’était plus pour moi qu’une sotte imposture maladroitement imaginée ; ce n’était pas une voix intérieure qui alors avait parlé en moi, comme je voulais autrefois me le persuader à moi-même.

Profondément plongé dans mes pensées, ne remarquant ni ne voyant rien de ce qui se passait en dehors de moi, je marchais dans la rue. L’appel violent d’un cocher, le bruit de la voiture me réveillèrent de l’engourdissement où j’étais et je fis un bond rapide de côté. La voiture de la princesse passa devant moi, le médecin de la cour se pencha hors de la portière et me fit un signe d’amitié ; je le suivis jusqu’à sa demeure. Il mit pied à terre et m’entraîna dans sa chambre, en me disant :

« Je viens précisément de voir Aurélie, et j’ai beaucoup de choses à vous dire.

« Eh ! eh ! commença-t-il, brutal et inconsidéré que vous êtes ! Qu’avez-vous fait ? Vous êtes apparu subitement à Aurélie comme un spectre et la pauvre créature dans sa nervosité en est tombée malade. »

Le médecin remarqua que je blêmissais.

« Allons, allons, continua-t-il, ce n’est pas grave. Elle se promène de nouveau dans le jardin et demain elle rentre à la résidence avec la princesse. Aurélie, mon cher Léonard, a parlé beaucoup de vous ; elle désire vivement vous revoir et s’excuser auprès de vous. Elle croit qu’elle fait sur vous l’impression d’une sotte et d’un cerveau déraisonnable. »

Je ne savais, en songeant à ce qui s’était passé au château de plaisance, comment interpréter ces paroles d’Aurélie.

Le médecin paraissait être instruit du projet du prince à mon égard ; il me le donna à comprendre sans équivoque et, grâce à sa bonne humeur, qui gagnait tous ceux qu’il approchait, il réussit bientôt à m’arracher à ma tristesse, de sorte que notre entretien prit une tournure fort gaie. Il me raconta encore une fois comment il avait trouvé Aurélie, qui, comme un enfant ne pouvant pas se remettre de la frayeur d’un mauvais rêve, était couchée sur son lit de repos, les yeux à demi fermés, souriant au milieu de ses larmes, sa petite tête appuyée dans sa main et lui faisant part de ses visions maladives. Il répéta ses paroles, en imitant la voix de la timide enfant interrompue par de légers soupirs ; et, contrefaisant malicieusement quelques-unes de ses plaintes, il sut donner à ce gracieux tableau, en y projetant quelques rayons d’une ironie audacieuse, tant de relief que la scène prit pour moi l’aspect le plus vivant et le plus charmant. En outre, par contraste, il contrefit la grave attitude de la princesse, ce qui me réjouit beaucoup.

« Avez-vous bien pensé, reprit-il enfin, avez-vous bien pensé, lorsque vous êtes venu à la résidence, qu’il vous arriverait ici tant de choses singulières ? D’abord, le quiproquo insensé qui vous a livré entre les mains des juges criminels, et ensuite le bonheur digne d’envie que vous prépare notre ami le prince !

– Je dois, en effet, avouer que, tout au début, l’accueil amical du prince m’a fait du bien ; mais je sens que maintenant, quelle que soit l’estime dont je jouis auprès de lui et auprès de la cour, je la dois, à coup sûr, à l’injustice qui m’a été faite.

– Plus qu’à cela, vous la devez à une autre circonstance, toute petite, que vous pouvez bien deviner.

– Je ne devine pas.

– Il est vrai qu’on vous nomme simplement, parce que vous le voulez, monsieur Léonard, comme autrefois ; mais chacun sait maintenant que vous êtes noble, car les renseignements que l’on a reçus de Posen confirment vos déclarations.

– Mais comment cela peut-il avoir une influence sur la considération que m’accorde la cour ? Lorsque le prince fit ma connaissance et m’invita à venir à la cour, j’objectai que j’étais seulement d’extraction bourgeoise ; alors le prince me dit que ma science me conférait le rang de la noblesse et me qualifiait parfaitement pour paraître dans son entourage.

– Il le pense réellement, se targuant d’être un esprit éclairé, en coquetterie avec la science et les arts. Vous avez sans doute remarqué à la cour plus d’un savant et d’un artiste d’origine roturière, mais on n’y voit que rarement ceux qui, parmi eux, ont du tact ; lorsqu’il leur manque la finesse de l’esprit, lorsqu’ils ne peuvent point atteindre, par une ironie pleine de désinvolture, ce point de vue supérieur qui les élève au-dessus de toutes choses, ils préfèrent rester complètement chez eux. Avec la meilleure volonté qu’ils ont de se montrer sans aucun préjugé, les nobles ont dans leur attitude à l’égard du roturier quelque chose qui ressemble à de la condescendance et à de la tolérance envers quelqu’un qui n’est pas à sa place ; cela n’est supporté par aucun homme qui sent, avec une fierté légitime, combien, dans la société des nobles, c’est lui qui souvent doit s’abaisser et tolérer des vulgarités et des niaiseries intellectuelles. Vous êtes vous-même noble, monsieur Léonard, mais, à ce que j’ai appris, vous avez eu une éducation scientifique et ecclésiastique très soignée. De là vient sans doute que vous êtes le premier noble chez qui, même au milieu de la cour, parmi les nobles, je n’aie rien remarqué de ce qui constitue les travers de la noblesse. Vous pourriez croire qu’étant moi-même roturier j’exprime là des idées préconçues, ou bien qu’il m’est personnellement arrivé quelque chose qui a éveillé en moi ce préjugé ; mais ce n’est pas cela. J’appartiens, pour le dire nettement, à une des classes sociales qui, par exception, sont non seulement tolérées, mais encore véritablement cajolées et adulées. Les médecins et les confesseurs sont des souverains, des souverains qui règnent sur le corps et sur l’âme, et ainsi ils sont toujours de bonne noblesse. Est-ce donc que les indigestions et la damnation éternelle ne viennent pas incommoder quelque peu les seigneurs les plus huppés ? Mais, pour les confesseurs, cela n’est vrai que chez les catholiques. Les prédicateurs protestants, du moins à la campagne, ne sont que des officiants de bonne maison qui, lorsqu’ils ont touché la conscience de leurs gracieux maîtres, savourent humblement au bas bout de la table le rôt et le vin.

« Il peut être difficile de se débarrasser d’un préjugé enraciné, mais le plus souvent c’est la bonne volonté qui manque, car plus d’un noble se rend bien compte, certes, que c’est seulement en tant que noble qu’il peut prétendre dans la vie à occuper une position que, sans cela, rien au monde ne légitimerait. L’orgueil des ancêtres et de la noblesse est, à notre époque qui toujours davantage spiritualise toutes choses, un phénomène très étrange et presque ridicule. Il se forme une caste issue de la chevalerie, de la guerre et des armes, qui exclusivement protège les autres états sociaux, et le rapport de subordination du protégé à l’égard de son protecteur en résulte de lui-même. Le savant peut se vanter de sa science, l’artiste, de son art, l’artisan ou le marchand, de son activité. “Voyez, dit le chevalier, arrive un ennemi implacable, auquel, vous qui ne savez pas faire la guerre, vous ne pouvez pas résister, mais moi qui sais manier les armes, je me campe devant vous avec mon épée de bataille et ce qui est mon jeu et mon plaisir vous sauve la vie, avec vos biens.”

« Cependant, la force brutale disparaît toujours davantage de cette terre ; toujours davantage s’étend le règne de l’esprit, et toujours davantage se manifeste sa puissance, qui triomphe de tout. Bientôt l’on s’apercevra qu’un poing robuste, une armure, un glaive vigoureusement brandi ne suffisent pas pour triompher des manifestations de l’esprit. Même la guerre, la carrière des armes sont régies par le principe spirituel de notre temps. De plus en plus chacun ne doit compter que sur ses mérites ; c’est dans ses facultés intellectuelles qu’il doit puiser ce qui lui permettra de se faire valoir aux yeux du monde, même si l’État le revêt encore de quelque éclat matériel capable d’éblouir les yeux.

« C’est sur le principe contraire que s’appuie l’orgueil des ancêtres, dérivant de la chevalerie, et qui ne se justifie que par cette phrase : “Mes aïeux étaient des héros ; par conséquent, je suis également un héros.” Plus la lignée remonte loin, mieux ça va, car, lorsqu’on peut facilement discerner d’où est venu à un grand-papa l’esprit héroïque et comment la noblesse a été conférée, on n’y attache plus un grand prestige, comme il arrive chaque fois que l’on assiste de trop près à un miracle. Tout se ramène de nouveau à l’héroïsme et à la force physique. Des parents vigoureux et robustes ont, du moins en règle générale, des enfants doués de ces qualités, et c’est de la même façon que se transmettent l’esprit guerrier et le courage. Par conséquent, maintenir pure la caste des chevaliers était une nécessité très légitime aux vieux temps de la chevalerie ; et ce n’était pas un mince mérite pour une demoiselle d’antique souche de mettre au monde un gentilhomme à qui les pauvres roturiers disaient, en le suppliant : “Je t’en prie, ne nous dévore pas ; mais, au contraire, protège-nous contre les autres seigneurs.”

« Il n’en est pas de même des facultés intellectuelles : des pères très intelligents n’ont souvent que des fils très bêtes ; et précisément parce que le temps a substitué l’aristocratie de l’esprit à l’aristocratie physique, il vaudrait mieux, pour prouver une noblesse héritée, descendre d’Amadis des Gaules ou de n’importe quel autre antique chevalier de la Table ronde que de Leibniz.

« L’esprit du temps progresse toujours davantage dans le même sens ; et la situation de la noblesse qui se glorifie de ses ancêtres empire visiblement. De là vient que cette attitude dépourvue de tact, faite à la fois de l’appréciation du mérite et d’une condescendance antipathique à l’égard des roturiers qui occupent aux yeux du monde et de l’État une position importante, peut être le résultat d’un sentiment obscur de découragement, qui fait pressentir à la noblesse que, pour les sages, toutes ces futilités démodées d’une époque depuis longtemps périmée n’ont plus aucun prestige et que les ridicules des nobles se manifestent à ces sages pleinement. Grâce au ciel, un grand nombre de nobles, hommes et femmes, reconnaissent l’esprit du temps, et d’un magnifique essor s’élèvent jusqu’aux hauteurs de vie que leur offrent la science et l’art ; ce sont eux qui deviennent peu à peu les exorcistes de ces préjugés monstrueux. »

La conversation du médecin m’avait conduit dans un domaine étranger. Jamais je n’avais eu l’idée de réfléchir sur la noblesse et sur ses rapports avec la roture. Le médecin ne pouvait pas sans doute deviner qu’autrefois j’avais précisément fait partie de cette seconde classe de privilégiés que, selon lui, l’orgueil de la noblesse n’atteint pas. N’étais-je donc pas, dans les demeures les plus distinguées de la noblesse de B…, le confesseur très respecté et très vénéré ? En réfléchissant plus profondément, je reconnus que c’était moi-même qui avais de nouveau noué le nœud de mon destin, puisque ma noblesse provenait du nom de Kwiecziczewo que j’avais cité à cette vieille dame de la cour et qu’ainsi la pensée était venue au prince de me marier à Aurélie.

La princesse était de retour. Je courus trouver Aurélie. Elle me reçut avec une charmante timidité virginale ; je la serrai dans mes bras et je crus à ce moment-là qu’elle pouvait devenir ma femme. Elle était plus tendre et plus affectueuse que d’habitude. Ses yeux étaient pleins de larmes et elle parlait sur un ton de supplication mélancolique, comme lorsque la colère se dissipe dans l’esprit d’un enfant qui boude après avoir commis une faute. Il ne m’était pas permis de parler de la visite que j’avais faite à Aurélie au château de plaisance de la princesse ; j’insistai vivement pour tout apprendre ; je conjurai Aurélie de me révéler ce qui alors l’avait tant effrayée. Elle ne disait rien ; elle baissait les yeux, mais dès que la pensée de mon affreux double me saisit moi-même avec plus de force, je m’écriai :

« Par tous les saints, quelle terrible figure as-tu aperçue derrière nous ? »

Elle me regarda pleine d’étonnement ; son regard devint toujours plus fixe, puis elle bondit soudain, comme si elle voulait s’enfuir, mais elle resta là à sangloter, les deux mains posées devant ses yeux.

« Non, non, non, dit-elle, ce n’est pas lui. »

Je la saisis doucement et, épuisée, elle s’assit.

« Qui, qui n’est-il pas ? demandai-je vivement, me doutant bien de tout ce qui pouvait se passer dans son âme.

– Ah ! mon ami, mon bien-aimé, fit-elle d’une voix basse et pleine de mélancolie, ne me prendrais-tu pas pour une illuminée, pour une insensée, si je te disais tout… tout ce qui vient continuellement me troubler dans le parfait bonheur de l’amour le plus pur ? Un rêve effroyable traverse ma vie ; ce rêve a interposé entre nous ses affreuses visions lorsque je t’ai vu pour la première fois ; c’est lui qui fit planer sur moi les froides ailes de la mort lorsque tu entras subitement dans ma chambre au château de plaisance de la princesse. Sache-le, comme toi alors, un moine maudit s’est, un jour, agenouillé à côté de moi, et il a voulu abuser de la sainteté de la prière pour commettre un horrible sacrilège. C’est lui qui, rôdant autour de moi, comme une bête fauve qui guette perfidement sa proie, est devenu le meurtrier de mon frère. Ah ! et toi !… tes traits !… ton langage… quelle vision !… ne m’interroge pas, ne m’interroge pas. »

Aurélie se pencha en arrière ; à demi couchée, la tête appuyée sur sa main, elle était là adossée dans le coin du sopha, et les formes pleines de son jeune corps prenaient un aspect plus voluptueux. J’étais devant elle ; mon œil lascif plongeait dans un charme infini, mais la volupté était combattue en moi par une ironie diabolique, dont la voix proclamait dans mon âme :

« Infortunée, toi qui es vendue à Satan, lui as-tu donc échappé, au moine qui en pleine prière t’attirait vers le péché ? Maintenant tu es sa fiancée… sa fiancée. »

Au même instant l’amour que j’éprouvai pour Aurélie et qui semblait allumé par un rayon céleste, lorsque, délivré de la prison et de la mort, je la revis dans le parc, avait disparu de mon âme, et j’étais tout entier possédé par la pensée que sa perdition pouvait être le point le plus radieux de ma vie.

On appela Aurélie auprès de la princesse. Je comprenais que la vie d’Aurélie devait avoir avec moi-même certains rapports que je ne connaissais pas encore, et, pourtant, je ne voyais aucun moyen de le savoir, car, en dépit de toutes mes prières, Aurélie ne voulait pas préciser davantage les quelques propos confus qu’elle avait ainsi laissé échapper. Le hasard me découvrit ce qu’elle croyait me dissimuler. Un jour, je me trouvais dans la chambre du fonctionnaire qui était chargé d’expédier les lettres privées du prince et de la cour. Ce fonctionnaire était précisément absent, lorsque la femme de chambre d’Aurélie entra, en portant une grande lettre, qu’elle mit sur la table, à côté de celles qui y étaient déjà. Un regard rapide me montra que la lettre, dont la suscription était de la main d’Aurélie, était adressée à l’abbesse, sœur de la princesse. Le pressentiment que tout ce que j’ignorais encore était contenu dans cette lettre traversa mon esprit comme un éclair ; avant le retour du fonctionnaire, j’étais parti en emportant la lettre.

Moine ou toi qui es dans la vie mondaine et qui veux puiser dans mon histoire une leçon et un avertissement, lis les pages que j’intercale ici ; lis la confession de la pieuse et pure jeune fille, cette confession qui est mouillée par les larmes amères du pécheur repenti et sans espoir. Puisse son pieux esprit être pour toi comme une douce consolation dans un temps de péché et de sacrilège.

Aurélie à l’abbesse du couvent des cisterciennes de…

Ma bonne et chère mère,

Quelles paroles dois-je employer pour t’annoncer que ton enfant est heureuse, qu’enfin l’affreuse figure qui avait pénétré dans ma vie comme un fantôme terrible et menaçant, emportant toutes les fleurs et détruisant toutes les espérances, a été enfin chassé par le divin enchantement de l’Amour ? Mais maintenant j’ai sur le cœur comme un lourd poids, en songeant que, lorsque tu me parlais de mon infortuné frère et de mon père tué par le chagrin et que tu me réconfortais dans ma détresse infinie, je ne t’ai pas ouvert entièrement mon âme, comme dans une sainte confession.

Mais c’est maintenant seulement que je puis révéler le triste secret qui était caché dans la profondeur de ma poitrine. Il me semblait qu’une puissance fatale et pernicieuse cherchait à m’abuser, comme par un affreux fantôme, en rendant illusoire le bonheur suprême de ma vie. J’étais ballottée comme sur une mer en furie et peut-être j’allais périr misérablement. Le ciel m’a secourue comme par miracle au moment où j’étais sur le point d’être précipitée dans une catastrophe indicible. Il me faut remonter à ma première enfance pour tout dire, car c’est alors que fut déposé en mon être le germe qui, pendant si longtemps, allait propager ses ravages. J’avais seulement trois ou quatre ans, lorsque, un jour, au plus beau moment du printemps, je jouais dans le jardin de notre château avec Hermogène. Nous cueillions toutes sortes de fleurs, et Hermogène, dont ce n’était pas du tout l’habitude, se plaisait, ce jour-là, à me tresser des couronnes avec lesquelles je me parais.

« Maintenant nous allons trouver notre mère », dis-je, lorsque je fus toute recouverte de fleurs ; mais alors Hermogène bondit vers moi et il s’écria d’une voix sauvage :

« Restons ici, petite. Notre mère est dans le cabinet bleu et elle parle avec le Diable. »

Je ne savais pas ce qu’il voulait dire par là. Néanmoins, je fus saisie d’effroi et je finis par pleurer pitoyablement.

« Sœur stupide, pourquoi hurles-tu ainsi ? s’écria Hermogène. Notre mère parle tous les jours avec le Diable. Il ne lui fait rien. »

Hermogène me fit peur, par la façon dont il regardait sombrement devant lui et par la dureté de son langage ; je ne prononçai pas une parole.

Notre mère était alors déjà très maladive. Elle était souvent saisie de convulsions terribles, qui aboutissaient à un état cataleptique. Alors, Hermogène et moi, on nous éloignait. Je ne cessais de gémir ; Hermogène, lui, disait sourdement, à part lui :

« C’est le Diable qui lui a fait ça. »

C’est ainsi que dans mon esprit enfantin fut éveillée la pensée que ma mère avait des relations avec un spectre méchant et hideux, car je ne me représentais pas le Diable autrement, les enseignements de l’Église m’étant encore inconnus.

Un jour, on m’avait laissée seule ; je fus tout angoissée, et l’effroi qui m’avait saisie m’empêcha de fuir, lorsque je me rendis compte que je me trouvais précisément dans le cabinet bleu où, selon Hermogène, ma mère s’entretenait avec le Diable. La porte s’ouvrit, ma mère entra pâle comme un cadavre et elle se plaça devant un mur nu. Elle s’écria, d’une voix sourde et sur un ton de lamentation profonde :

« Francesco, Francesco ! »

Alors j’entendis un bruit et il se fit un mouvement derrière le mur, lequel se sépara en deux, et l’image d’un bel homme, merveilleusement vêtu d’un manteau violet, devint visible ; la tournure, le visage de cet homme firent sur moi une impression indescriptible. Je poussai des cris de joie ; ma mère, regardant autour d’elle, s’aperçut alors seulement de ma présence, elle s’écria vivement :

« Que viens-tu faire ici, Aurélie ? Qui t’a conduite ici ? »

Ma mère, qui d’habitude était si douce et si bonne, était irritée à un degré que je n’avais jamais vu chez elle. Je crus que c’était ma faute.

« Ah ! balbutiai-je en pleurant beaucoup, ils m’ont laissée ici toute seule ; je ne voulais pas y rester. »

Mais, lorsque je me fus aperçue que l’image avait disparu, je m’écriai :

« La belle image ! Où est la belle image ? »

Ma mère me souleva dans ses bras, m’embrassa et me caressa, en me disant :

« Tu es ma petite enfant chérie ; mais personne ne doit voir cette image ; maintenant elle est partie pour toujours. »

Je ne confiai à personne ce que j’avais vu ; seulement je dis, une fois, à Hermogène :

« Écoute, notre mère ne parle pas avec le Diable, mais avec un bel homme, qui n’est qu’une image et qui sort du mur, lorsque notre mère l’appelle. »

Alors Hermogène regarda fixement devant lui et murmura :

« Le Diable peut prendre tous les aspects qu’il veut, dit M. le révérend ; mais il ne fait rien à notre mère. »

Un frisson me saisit et je priai instamment Hermogène de ne plus me reparler du Diable. Nous allâmes habiter la capitale ; l’image en question s’effaça de ma mémoire, et ne se ranima même plus lorsque, après la mort de ma bonne mère, nous revînmes à la campagne. L’aile du château dans laquelle était ce cabinet bleu resta inhabitée. C’était l’appartement de ma mère, dans lequel mon père ne pouvait pas entrer sans éveiller en lui les souvenirs les plus douloureux. Une réparation à l’édifice rendit enfin nécessaire l’ouverture de l’appartement. J’entrai dans le cabinet bleu, précisément lorsque les ouvriers étaient en train d’enlever le plancher. Au moment où l’un d’eux souleva une planche, au milieu de la pièce, nous entendîmes un bruit derrière le mur et l’image grandeur nature de l’inconnu devint visible. On découvrit dans le plancher le ressort qui, lorsqu’il était pressé, mettait en mouvement un mécanisme placé derrière le mur et qui ouvrait un panneau de la boiserie dont le mur était recouvert. Alors je pensai vivement à la scène à laquelle j’avais assisté dans mon enfance ; je revis ma mère devant moi, je versai de chaudes larmes, mais je ne pouvais pas éloigner mes regards de ce bel étranger, qui fixait sur moi ses yeux rayonnants de vie. On avait probablement annoncé tout de suite à mon père ce qui s’était passé, car il entra lorsque j’étais encore devant le tableau. À peine y eut-il jeté un regard, que, saisi d’effroi, il s’arrêta et murmura, sourdement en lui-même :

« Francesco ! Francesco ! »

Sur ce, il se tourna rapidement vers les ouvriers et ordonna d’une voix forte :

« Qu’on enlève aussitôt le tableau du mur ; qu’on le roule et qu’on le remette à Reinhold ! »

Il me semblait que je ne reverrais jamais plus ce bel homme splendide, qui, dans son merveilleux vêtement, me paraissait être quelque haut prince des esprits, et, pourtant, une crainte insurmontable me retenait de demander à mon père de ne pas faire détruire le tableau. Cependant, au bout de quelques jours, l’impression qu’avait faite sur moi cette scène disparut complètement de mon âme.

J’avais déjà quatorze ans et j’étais encore une enfant sauvage et inconsidérée, de sorte que je faisais un étrange contraste avec Hermogène, qui était grave et solennel, et notre père disait souvent qu’Hermogène avait l’air plutôt d’une paisible fillette, tandis que moi, j’étais un garçon très turbulent. Cela allait bientôt changer. Hermogène se mit à pratiquer les exercices physiques avec passion et énergie. Il ne vivait plus que pour les combats et pour la lutte ; toute son âme en était remplie et, comme la guerre allait éclater, il demanda instamment à notre père de lui permettre de prendre aussitôt du service. Moi, au contraire, à la même époque, je tombai dans un état d’esprit inexplicable, que je ne savais comment interpréter et qui bientôt bouleversa tout mon être. Un étrange malaise semblait avoir son origine dans mon âme et menaçait d’attaquer en moi toutes les pulsations de la vie. J’étais souvent sur le point de m’évanouir. Alors toutes sortes de visions et de rêves singuliers passaient en moi et il me semblait que j’allais apercevoir un ciel éclatant, plein de béatitude et de ravissement, et que, cependant, comme un enfant engourdi par le sommeil, je ne pouvais pas ouvrir les yeux. Sans savoir pourquoi, il m’arrivait souvent d’être triste jusqu’à la mort, ou, au contraire, d’une gaieté exubérante. À la moindre occasion, les larmes jaillissaient de mes yeux. Une langueur inexplicable s’élevait souvent en moi jusqu’à devenir une souffrance physique, telle que tous mes membres s’agitaient convulsivement. Mon père remarqua mon état. Il l’attribua à la surexcitation de mes nerfs et il recourut au médecin, qui me prescrivit toutes sortes de remèdes, lesquels restèrent sans effet. Je ne sais pas moi-même comment cela se fit, brusquement, l’image oubliée de l’inconnu m’apparut, si vivement qu’il me semblait qu’il était devant moi et qu’il me regardait avec compassion.

« Ah ! vais-je donc mourir ? Qu’est-ce qui me tourmente si inexprimablement ? » Ainsi m’écriai-je, en m’adressant à l’apparition ; alors l’inconnu sourit et répondit :

« C’est que tu m’aimes, Aurélie, c’est là ce qui te tourmente. Mais peux-tu briser les vœux de celui qui est consacré à Dieu ? »

À mon étonnement, je me rendis compte alors que l’inconnu portait l’habit des capucins. Je me redressai de toutes mes forces, pour me réveiller de cet état de rêverie ; je n’y parvins pas. J’étais fermement convaincue que ce moine n’avait été qu’un jeu imposteur et illusoire de mon imagination et, pourtant, je ne pressentais que trop nettement que le mystère de l’amour venait de s’ouvrir en moi.

Oui, j’aimais l’inconnu, avec toute la vivacité du sentiment qui se révèle, avec toute la passion et l’ardeur dont est capable le cœur de la jeunesse. C’est dans ces moments de songerie apathique, où je croyais voir l’inconnu, que mon malaise parut avoir atteint le point maximum. Mon état s’améliora à vue d’œil. Seule la continuelle obsession de cette vision, l’obsession de cet amour illusoire pour un être qui ne vivait que dans mon imagination, me donnait l’air d’une rêveuse. J’étais muette pour toutes choses ; lorsque j’étais en société, je restais assise sans faire un mouvement et, occupée de mon idéal, je ne prêtais aucune attention à ce qu’on disait, si bien que je répondais souvent à tort et à travers, de telle sorte que l’on devait me, prendre pour une sotte.

Je vis dans la chambre de mon frère un livre que je ne connaissais pas, placé sur la table ; je l’ouvris, c’était un roman traduit de l’anglais, intitulé Le Moine. Avec un frisson glacé, la pensée que l’inconnu que j’aimais était un moine me fit tressaillir. Jamais je ne m’étais doutée que l’amour pour un être consacré à Dieu pouvait être coupable ; puis les paroles qu’avaient prononcées l’apparition revinrent brusquement à mon esprit : « Peux-tu briser les vœux de celui qui est consacré à Dieu ? »

Et c’est alors seulement que ces paroles, tombant dans mon être comme un lourd poids, me blessèrent profondément. Il me sembla que ce livre pourrait me donner maints éclaircissements ; je le pris avec moi ; je me mis à le lire ; la merveilleuse histoire qu’il contenait captiva mon esprit ; mais, après le premier meurtre, lorsque l’affreux moine commet des crimes toujours plus horribles et qu’enfin il fait un pacte avec le Diable, alors une épouvante sans nom s’empara de moi, car je pensais à ces paroles d’Hermogène : « Notre mère parle avec le Diable. »

Je crus qu’à l’exemple du moine du roman, l’inconnu était une âme vendue au démon et qui cherchait à me séduire. Et, cependant, je ne pouvais pas maîtriser l’amour qui vivait en moi pour le moine. Ce n’est que depuis lors que je savais qu’il existe des amours sacrilèges, et la répulsion que m’inspirait un pareil amour combattait le sentiment qui emplissait ma poitrine ; et cette lutte intérieure me rendait irritable de toutes les façons. Souvent, quand j’étais dans le voisinage d’un homme, un malaise s’emparait de moi, parce qu’il me semblait soudain que c’était le moine qui allait maintenant me saisir et m’entraîner dans la perdition. Reinhold revint d’un voyage et me parla beaucoup d’un capucin du nom de Médard qui était très célèbre comme prédicateur et qu’il avait lui-même, dans la ville de…, entendu avec admiration. Je pensai au moine de mon roman et j’eus brusquement l’étrange pressentiment que la vision, à la fois chérie et redoutée, que j’avais eue, pouvait bien être ce Médard. Cette pensée m’effraya, je ne savais même pas pourquoi, et, effectivement, mon état devint plus douloureux et plus troublé que je n’avais la force de le supporter. Je nageais dans une mer de pressentiments et de rêves. Mais j’essayais en vain de chasser de mon âme l’image du moine ; malheureuse enfant, je ne pouvais pas résister à ce coupable amour pour l’homme consacré à Dieu.

Un ecclésiastique vint, un jour, comme il le faisait assez souvent, visiter mon père. Il s’étendit longuement sur les diverses tentations auxquelles le Diable nous expose et plus d’une étincelle tomba dans mon âme, tandis que l’ecclésiastique décrivait l’état douloureux du jeune esprit dans lequel le Malin voudrait se frayer un chemin et où il ne trouverait qu’une faible résistance. Mon père ajouta maintes remarques, comme s’il parlait de moi. Seule une confiance illimitée, dit enfin l’ecclésiastique, seule une foi inébranlable, moins dans ses amis que dans la religion et dans ses serviteurs, peut apporter le salut.

Cet étrange entretien me détermina à recourir aux consolations de l’Église et à soulager ma poitrine par un aveu plein de contrition, au saint confessionnal.

Je résolus d’aller, le lendemain matin, de très bonne heure, comme nous étions précisément dans la résidence, à l’église du couvent situé tout près de notre maison. Je passai une nuit affreuse, épouvantable ; des visions horribles, sacrilèges, comme je n’en avais encore jamais eu, ni même conçu, m’entouraient, mais, au milieu d’elles, il y avait le moine, qui m’offrait la main comme pour me sauver et il s’écriait :

« Dis seulement que tu m’aimes et tu seras délivrée de toute détresse. »

Alors, malgré moi, je m’écriai :

« Oui, Médard, je t’aime. »

Et voici que les esprits de l’enfer disparurent aussitôt. Enfin, je me levai, je m’habillai et j’allai à l’église.

La lumière matinale répandait ses rayons bariolés à travers les vitraux de couleur. Un frère lai balayait les couloirs. Non loin de la porte latérale par où j’étais entrée, il y avait un autel consacré à sainte Rosalie ; j’y fis une courte prière et je me dirigeai vers le confessionnal, dans lequel j’aperçus un moine. Miséricorde ! c’était Médard. Plus de doute possible. C’était une puissance supérieure qui me le disait. Alors une angoisse et un amour insensés s’emparèrent de moi ; mais je sentis que seul un courage résolu pouvait me sauver. Je lui confessai à lui-même mon amour pour l’homme de Dieu et même plus que cela… Juste ciel ! il me sembla en ce moment que j’avais souvent déjà, dans un désespoir sans remède, maudit les liens sacrés qui enchaînaient le bien-aimé, et cela aussi, je le confessai :

« C’est toi-même, toi-même, Médard, que j’aime si indiciblement. »

Telles furent les dernières paroles que je pus prononcer ; mais alors, comme un baume venu du ciel, les suaves consolations de l’Église coulèrent des lèvres du moine, qui soudain ne me sembla plus être Médard. Bientôt après, un vieux et digne pèlerin me prit dans ses bras et me conduisit à pas lents, à travers les couloirs de l’église, vers la porte principale. Il proférait des paroles pleines de sainteté et de sublimité, mais je fus obligée de m’endormir comme un enfant que l’on berce avec des sons doux et suaves. Je perdis conscience. Lorsque je me réveillai, j’étais couchée tout habillée sur le sopha de ma chambre.

« Grâce à Dieu et aux saints, la crise est passée ; elle revient à elle ! » fit une voix. C’était le médecin, qui adressait ces paroles à mon père. On me dit que, le matin, on m’avait trouvée dans un état de rigidité cataleptique et qu’on avait craint une apoplexie nerveuse. Tu vois, ma chère et pieuse mère, que ma confession au moine Médard n’avait été qu’un rêve animé, que j’avais eu dans un état de surexcitation ; mais sainte Rosalie, que j’ai souvent priée et dont j’invoquai aussi l’image dans mon rêve, m’a envoyé sans doute cette apparition, afin que je pusse être sauvée des embûches que me tendait la malignité du démon.

Cet amour insensé pour le fantôme à l’habit de moine avait disparu de mon âme. Je me rétablis complètement et je m’élançai dès lors, joyeusement et avec confiance, dans la vie. Mais, Dieu du ciel ! ce moine détesté devait encore, d’une horrible manière, me frapper à mort. Je reconnus immédiatement, pour être ce Médard à qui je m’étais confessée en rêve, le moine qui était venu à notre château.

« C’est le Diable avec qui notre mère a parlé ; garde-toi bien, garde-toi bien, il te poursuit. » Ainsi criait continuellement en moi le malheureux Hermogène. Je n’aurais pas eu besoin de cet avertissement. Dès le premier moment, lorsque le moine me regardait avec des yeux étincelant d’un désir sacrilège et lorsque, ensuite, il invoquait dans une extase hypocrite sainte Rosalie, il fit sur moi une impression affreuse et détestable.

Tu sais toutes les atrocités qui se sont ensuite passées, ma bonne et chère mère. Mais, hélas ! ne dois-je pas aussi t’avouer que le moine me devint plus dangereux lorsque, malgré tout, un sentiment profond s’éveilla dans mon âme, lorsque pour la première fois la notion du péché se manifesta à moi et lorsqu’il me fallut combattre contre la séduction du démon ? Il y avait des moments dans lesquels, aveugle que j’étais, j’ajoutais foi aux pieux et hypocrites discours du moine, des moments même où il me semblait que jaillissait de son être l’étincelle du ciel qui pouvait m’embraser d’un amour pur et supraterrestre. Mais ensuite, avec une perfidie maudite, même au milieu du recueillement de la prière la plus inspirée, il déployait une ardeur qui venait de l’enfer. Alors les saints que j’invoquais avec ferveur m’envoyaient mon frère, comme l’ange gardien qui veillait sur moi. Pense, ma chère mère, quel fut mon effroi lorsque, ici, bientôt après ma présentation à la cour, un homme vint à moi, que, dès le premier coup d’œil, je crus reconnaître pour le moine Médard, bien qu’il portât l’habit laïque. Je m’évanouis, dès que je l’aperçus. Me réveillant dans les bras de la princesse, je m’écriai très fort :

« C’est lui, c’est lui, le meurtrier de mon frère.

– Oui, c’est lui, me dit la princesse. C’est le moine Médard qui s’est échappé du couvent et qui s’est déguisé ; la ressemblance singulière qu’il a avec son père Francesco… »

Ciel sacré, viens à mon aide ; tandis que j’écris ce nom, un frisson glacé parcourt tous mes membres. L’image que regardait ma mère était celle de Francesco… La figure trompeuse du moine qui me tourmentait avait absolument ses traits… Médard, je le reconnus comme la figure qui m’était apparue dans mon rêve singulier de-la confession. Médard est le fils de Francesco, c’est ce Francesco que, ma bonne mère, tu as fait instruire si pieusement et qui s’est laissé aller au péché et aux sacrilèges. Quelles relations avait ma mère avec ce Francesco pour qu’elle conservât secrètement ainsi son portrait et pour qu’à son aspect elle parût s’abandonner aux souvenirs d’un heureux temps ? Comment se fait-il que dans ce portrait Hermogène ait vu l’image du Diable et que j’aie trouvé là le point de départ de mon étrange égarement ? Je balance entre le pressentiment et le doute. Mon Dieu, ai-je donc échappé à la puissance mauvaise qui me tenait enlacée ? Non, je ne puis plus écrire ; il me semble que je suis entourée d’une nuit obscure et qu’il n’y brille aucune étoile d’espérance pour me montrer amicalement le chemin.

 

Aurélie reprenait, quelques jours plus tard, la lettre interrompue.

 

Non, aucun doute sinistre ne doit assombrir les jours lumineux et fortunés qui se sont ouverts devant moi. Le révérend père Cyrille t’a, je le sais, ma bien chère mère, déjà raconté en détail quelle triste tournure prit le procès de Léonard, que, dans ma hâte prématurée, j’avais livré aux méchants juges criminels ; comment le véritable Médard fut capturé, comment sa folie, peut-être simulée, se dissipa bientôt complètement ; comment il a avoué ses crimes ; comment il attend son juste châtiment, et… Mais je m’arrête là, car le sort ignominieux du criminel qui, étant enfant, te fut si cher, blesserait trop ton cœur.

Ce mémorable procès était, à la cour, l’unique sujet de conversation. On considérait Léonard comme un criminel endurci et plein d’adresse, parce qu’il niait tout. Dieu du ciel ! Plus d’un discours que j’entendais était pour moi comme un coup de poignard. Car une voix disait en moi d’une étrange façon : « Il est innocent et son innocence éclatera au grand jour. » J’éprouvais pour lui la compassion la plus profonde ; je devais m’avouer en moi-même que son image, lorsque je l’évoquais en moi à nouveau, éveillait des sentiments dont je ne pouvais pas méconnaître la signification. Oui, je l’aimais déjà inexprimablement, lorsqu’il semblait à tous n’être qu’un sacrilège criminel. Il fallait qu’un miracle nous sauvât, lui et moi, car je serais morte aussitôt que Léonard aurait été abattu par la main du bourreau.

Il est innocent, il m’aime et bientôt il sera tout à moi. C’est ainsi qu’un obscur pressentiment venu du lointain de mes années d’enfance et qu’une puissance ennemie a essayé perfidement de dénaturer, se réalise magnifiquement dans une vie faite d’ardeur et de joie. Ô pieuse mère, donne-moi, donne à mon bien-aimé ta bénédiction ! Ah ! si ton heureuse enfant pouvait pleurer sur ton cœur dans l’effusion de son bonheur céleste !

Léonard ressemble en tout à ce Francesco ; seulement il paraît plus grand. Un trait caractéristique et particulier à sa nation (tu sais qu’il est polonais) le distingue aussi très nettement de Francesco et du moine Médard. Quelle sottise ce fut de ma part que de confondre, ne fût-ce qu’un instant, l’homme du monde, spirituel et splendide qu’est Léonard avec un moine échappé ! Mais l’atroce impression qu’ont faite en moi ces scènes terribles qui se sont déroulées dans notre château est encore si forte, que souvent lorsque Léonard vient vers moi à l’improviste et me regarde avec son œil brillant – qui, hélas ! ne ressemble que trop à celui de Médard, je suis saisie malgré moi de frayeur, et je risque de blesser mon bien-aimé par mon attitude puérile. Il me semble que c’est seulement la bénédiction du prêtre qui pourra chasser les figures ténébreuses qui maintenant encore jettent sur ma vie leurs ombres hostiles. Fais-nous participer, mon bien-aimé et moi, à tes pieuses prières, ô ma mère chérie.

Le prince désire que le mariage ait lieu bientôt ; je t’écrirai le jour, afin que tu puisses penser à ton enfant, à cette heure solennelle et décisive de sa vie, etc.

 

Je relisais sans cesse la lettre d’Aurélie. Il me semblait que c’était l’esprit du ciel qui brillait dans ces pages, en pénétrant mon être, et que devant son pur rayon s’éteignait toute ardeur coupable et sacrilège.

À l’aspect d’Aurélie, j’étais saisi d’une crainte sacrée. Je n’osais plus la caresser avec impétuosité, comme autrefois. Aurélie remarqua le changement de mon attitude ; je lui avouai avec contrition que j’avais dérobé la lettre qu’elle avait adressée à l’abbesse ; je m’excusai, en faisant valoir la pression inexplicable à laquelle je n’avais pu résister, comme si c’eût été l’influence d’une puissance supérieure et invisible. Je prétendis que précisément cette puissance supérieure s’exerçant sur moi avait voulu me faire connaître cette vision du confessionnal pour me montrer comment notre union la plus intime était son éternel dessein.

« Oui, fis-je, pieuse enfant du ciel, moi aussi j’ai eu un jour un rêve merveilleux, dans lequel tu m’avouais ton amour, mais j’étais un moine infortuné, écrasé par le destin et dont la poitrine était déchirée par mille tourments infernaux. C’est toi, toi, que j’aimais avec une ardeur sans nom ; mais mon amour était un sacrilège, un sacrilège doublement maudit, car, moi, j’étais un moine et toi, tu étais sainte Rosalie. »

Aurélie eut un mouvement d’effroi.

« Mon Dieu, dit-elle, mon Dieu, il y a dans notre vie un mystère profond et insondable. Ah ! Léonard ne touchons jamais au voile qui la recouvre, car qui sait quelles horreurs et quelles affreuses choses il y a derrière ! Soyons pieux et unissons-nous l’un à l’autre dans un ferme et fidèle amour ; ainsi nous résisterons à la puissance ténébreuse, dont les esprits hostiles nous menacent peut-être. C’est la destinée qui a voulu que tu lises ma lettre ; oui, moi-même, j’aurais dû tout t’avouer, aucun secret ne doit exister entre nous, et, pourtant, il me semble que tu luttes parfois contre quelque chose de très redoutable qui est entré dans ton passé et que tu ne peux pas révéler, par une crainte injustifiée. Sois sincère, Léonard. Oui, un loyal aveu allégera ta poitrine et illuminera encore davantage notre amour. »

À ces paroles d’Aurélie, qui étaient pour moi comme une torture, je sentis très bien que l’esprit du mensonge habitait en moi et que, à peine quelques instants auparavant, je venais de tromper la pieuse enfant d’une manière très répréhensible ; et ce sentiment devenait toujours plus fort en moi, par un étrange phénomène. Je sentais qu’il fallait tout découvrir à Aurélie – oui, tout, et pourtant gagner son amour.

« Aurélie, ô sainte bien-aimée, toi qui me sauves de… »

Au moment où je disais ces mots, la princesse entra ; son regard me rejeta soudain dans l’enfer, dans un enfer plein de sarcasmes et de pensées de perdition. Elle était obligée maintenant de me supporter ; je restai et je me présentai à elle crânement et hardiment, comme le fiancé d’Aurélie.

D’une manière générale je n’étais exempt de mauvaises idées que lorsque je me trouvais seul avec Aurélie ; mais alors c’était la béatitude du ciel qui s’ouvrait pour moi. À présent, je désirais vivement mon mariage avec Aurélie. Une nuit, ma mère se présenta vivement devant moi ; je voulus saisir sa main, et je m’aperçus que ce n’était qu’une forme vaporeuse.

« Pourquoi cette stupide imposture ? » m’écriai-je, irrité.

Alors des larmes brillantes coulèrent des yeux de ma mère ; mais elles devinrent des étoiles scintillantes et argentées, d’où tombèrent des gouttes de clarté, qui se répandirent autour de ma tête, comme si elles voulaient former une auréole. Cependant, un point noir et terrible déchirait toujours le cercle.

« Toi que j’ai mis au monde pur de tout péché, fit ma mère d’une voix douce, ta force est-elle donc brisée, que tu ne puisses pas résister aux séductions de Satan ? C’est maintenant seulement que je puis pénétrer jusqu’au fond de ton être, car le poids de la terre vient de m’être enlevé. Lève-toi, Franciscus. Je veux te parer de rubans et de fleurs, car le jour de la Saint-Bernard est arrivé et tu dois redevenir un pieux garçon. »

Je crus alors entonner comme autrefois un hymne en l’honneur de saint Bernard, mais un vacarme épouvantable recouvrait mes paroles ; mon cantique devint un hurlement sauvage et des voiles noirs se tendirent bruyamment entre moi et la figure de ma mère.

Plusieurs jours après cette vision, le juge criminel me rencontra dans la rue. Il vint à moi amicalement.

« Savez-vous déjà, dit-il, que le procès du capucin Médard est redevenu douteux ? La sentence qui, très probablement, l’aurait condamné à la peine de mort allait être déjà rédigée lorsqu’il a manifesté à nouveau des signes de folie. En effet, le tribunal criminel venait de recevoir la nouvelle de la mort de sa mère ; je lui en fis part. Alors il se mit à rire sauvagement et il s’écria, d’une voix qui aurait pu effrayer les cerveaux les plus solides :

« “Ah ! ah ! ah ! La princesse de… (il nomma l’épouse du frère assassiné de notre souverain) est morte depuis bien longtemps.”

« Un nouvel examen médical vient d’être prescrit ; cependant, l’on croit que la folie du moine n’est que simulée. »

Je me fis dire le jour et l’heure de la mort de ma mère. Elle m’était apparue précisément au moment de sa mort et, chose qui impressionna fortement mon esprit et mon cœur, ma mère, que je n’avais que trop oubliée, était maintenant aussi la médiatrice entre moi et l’âme pure et céleste qui devait être mienne.

Devenu plus doux et plus calme, c’est alors seulement qu’il me sembla que je comprenais entièrement l’amour d’Aurélie ; je pouvais à peine la quitter, car elle était pour moi comme une sainte qui me protégeait et, comme elle ne me demandait plus de lui révéler mon sinistre secret, ce secret devenait maintenant pour moi un événement voulu par la fatalité des puissances supérieures et qui me restait inexplicable.

Le jour du mariage, fixé par le prince, était arrivé. Aurélie voulut que le mariage eût lieu dès la première heure, à l’autel de sainte Rosalie, dans l’église du couvent voisin. Je passai la nuit à veiller et, pour la première fois depuis longtemps, à prier avec ferveur. Hélas ! aveugle que j’étais, je ne sentis pas que la prière par laquelle je me préparais au péché était un sacrilège infernal.

Lorsque j’arrivai chez Aurélie, elle vint à moi, habillée de blanc et parée de roses odorantes, toute ravissante d’une beauté angélique. Son vêtement comme sa coiffure avaient quelque chose qui rappelait étrangement une époque passée ; un obscur souvenir s’éveilla en moi, mais un frisson profond me fit tressaillir lorsque soudain se dressa devant mes yeux avec beaucoup de vivacité le tableau de l’autel où la célébration nuptiale devait se faire. Ce tableau représentait le martyre de sainte Rosalie, et précisément la sainte était habillée tout comme Aurélie. Il me fut difficile de cacher l’impression d’angoisse que cela fit sur moi. Aurélie, avec un regard dans lequel brillait tout un ciel d’amour et de béatitude, me tendit la main ; je la pressai contre ma poitrine et, en lui donnant un baiser rempli de la plus pure extase, je fus pénétré de nouveau du sentiment bien net que seule elle pouvait sauver mon âme.

Un serviteur du prince vint nous annoncer que son maître était prêt à nous recevoir. Aurélie mit rapidement ses gants ; je pris son bras ; alors la femme de chambre remarqua que la chevelure d’Aurélie était dérangée ; elle sortit vivement pour aller chercher des épingles. Nous attendîmes près de la porte, et Aurélie parut mécontente de se trouver à cet endroit. Au même instant, un bruit sourd s’éleva dans la rue ; nous entendîmes les cris confus de voix étouffées, et le grincement d’une lourde voiture roulant lentement parvint à nos oreilles. Je courus à la fenêtre. Il y avait là précisément, devant le palais, la charrette, conduite par le valet du bourreau, à l’arrière de laquelle le moine était assis ; devant lui était un capucin, qui priait avec lui à haute voix. Le moine était tout défiguré par la pâleur que lui donnait l’angoisse de la mort et par sa barbe broussailleuse, mais les traits de mon affreux double ne m’étaient que trop reconnaissables. Lorsque la voiture, arrêtée un moment par la multitude qui se pressait autour d’elle, eut repris sa marche, il jeta sur moi son regard fixe et effrayant, avec des yeux étincelants, et il se mit à rire et à hurler, en s’adressant à moi :

« Fiancé, fiancé… Viens… viens sur le toit… Là nous lutterons ensemble et celui qui précipitera l’autre en bas sera le roi et pourra boire son sang. »

Je criai d’une voix forte :

« Homme effrayant, que veux-tu… que veux-tu de moi ? »

Aurélie me prit par les deux bras ; elle m’arracha par force de la fenêtre, en s’écriant :

« Pour l’amour de Dieu et de la Sainte Vierge… ils conduisent Médard… le meurtrier de mon frère, au supplice… Léonard… Léonard… »

Alors les esprits de l’enfer s’éveillèrent en moi et ils se déchaînèrent avec cette force qui leur est conférée sur le pécheur sacrilège et maudit. Je saisis Aurélie avec une colère furieuse, si bien qu’elle tressaillit dans tout son être.

« Ah ! ah ! ah !… Femme folle et insensée… c’est moi… c’est moi, ton amant, ton fiancé, c’est moi qui suis Médard… Je suis l’assassin de ton frère… Toi, la fiancée du moine, veux-tu par tes jérémiades perdre ton fiancé ? Oh ! oh ! oh !… je suis roi… je bois ton sang. »

Ce disant, je sortis mon couteau meurtrier ; je le dirigeai vers Aurélie, que j’avais renversée sur le sol. Un flot de sang jaillit sur ma main. Je bondis au bas de l’escalier ; je traversai la foule, pour aller à la charrette ; j’en arrachai le moine et je le précipitai sur le sol.

Alors, on me saisit ; je jouai furieusement du couteau autour de moi ; je me dégageai et je bondis. On courut après moi ; je me sentis blesser au côté par un coup tranchant, mais, tenant de la main droite le couteau et de la main gauche distribuant de puissants coups de poing, je réussis à me frayer un chemin jusqu’au mur du parc qui était voisin et je le franchis d’un saut terrible.

« Au meurtre… arrêtez-le… arrêtez l’assassin ! » criaient des voix derrière moi.

J’entendais le bruit de la foule ; on voulait faire sauter la porte du parc, qui était fermée ; et je courais sans cesse. J’arrivai au large fossé qui séparait le parc de la forêt voisine. Un bond énorme, et je fus de l’autre côté ; et je courus toujours, à travers la forêt, jusqu’à ce que je tombasse épuisé, sous un arbre.

Lorsque je me réveillai, comme sortant d’un profond engourdissement, il faisait déjà nuit. Seule la pensée de fuir, comme une bête aux abois, vivait en mon âme. Je me levai, mais à peine eus-je fait quelques pas que, bondissant hors du fourré, un homme sauta sur mon dos et de ses bras me serra le cou. En vain, je cherchai à m’en débarrasser : je me jetai à terre, je me frottai l’échine contre les arbres, tout était inutile. L’homme ricanait et riait sarcastiquement ; alors la lune brilla à travers les sapins noirs et le visage hideux, blême comme un cadavre, du moine, du prétendu Médard – de mon double –, me regardait fixement et horriblement, comme quand il était sur la charrette.

« Hi !… Hi !… Hi ! petit frère… petit frère… toujours, toujours, je suis près de toi… Je ne te lâche pas… Je ne te lâche pas… Je ne puis… cou… courir, comme toi. Il faut que tu me por… portes… Je viens de l’écha… l’échafaud… On a voulu me rou… rouer… Hi ! Hi !… »

Ainsi riait et hurlait le terrible spectre, tandis que moi, puisant des forces dans l’horreur que je ressentais, je bondissais comme un tigre étreint par les nœuds du serpent boa.

Je me précipitais contre les arbres et les rochers, pour le blesser grièvement sinon le tuer, afin qu’il fût obligé de me lâcher. Alors il ne faisait que rire encore plus fort et c’était moi seul qui éprouvais une douleur subite, j’essayais de desserrer l’étreinte de ses mains accrochées sous mon menton, mais la force du monstre menaçait de m’étouffer. Enfin, après une folle ruée, il tomba brusquement, mais à peine avais-je fait quelques pas qu’il était de nouveau installé sur mon dos, ricanant et riant et balbutiant ses horribles paroles. De nouveau je déployai tous les efforts d’une rage furieuse ; de nouveau me voilà délivré ; mais de nouveau mon cou se trouve étreint par le terrible fantôme.

Il ne m’est pas possible de dire avec précision combien de temps dura ma fuite, à travers la sombre forêt, toujours poursuivi par mon double ; il me semble que cela dura des mois, sans que je prisse ni aliments ni boisson. Je ne me rappelle avec netteté qu’un seul moment, après lequel je tombai complètement inanimé. Je venais précisément de réussir à me débarrasser de mon double, lorsqu’un clair rayon de soleil traversa la forêt, suivi d’un son charmant et gracieux. Je distinguai une cloche de couvent qui sonnait matines.

« Tu as assassiné Aurélie. » Cette pensée me saisit, comme avec les bras glacés de la mort, et je tombai sur le sol, évanoui.

2

La pénitence


Une douce chaleur pénétra mon être. Puis je sentis dans toutes mes veines quelque chose qui me travaillait et me picotait étrangement ; ce sentiment prit en moi la netteté d’une idée, mais ma personnalité était divisée en une centaine de fragments. Chaque partie, s’agitant pour son compte, avait sa propre conscience de l’existence, et c’est en vain que la tête commandait aux membres, qui, comme des vassaux infidèles, ne pouvaient pas se grouper sous son autorité. Alors les idées des diverses parties se mirent à tourner comme des points lumineux, toujours plus vite, toujours plus vite, de manière à former un cercle de feu, qui devint plus petit à mesure que la vitesse augmentait, de telle sorte que finalement il sembla n’être plus qu’une boule de feu immobile. Il en sortait des rayons d’un rouge ardent, qui se mouvaient dans un jeu de flammes colorées.

« Ce sont mes membres qui se meuvent, maintenant je me réveille. »

Ainsi pensai-je avec netteté ; mais au même instant une douleur brusque me fit tressaillir et le son clair d’une cloche battit à mon oreille.

« Fuir, toujours plus loin ! Toujours plus loin ! » m’écriai-je à haute voix, en voulant me lever aussitôt, mais je tombai sans force à la renverse.

Ce n’est qu’alors que je pus ouvrir les yeux. Les sons de cloche continuaient à se faire entendre ; je crus être encore dans la forêt, mais quel ne fut pas mon étonnement lorsque j’examinai les objets qui étaient autour de moi, ainsi que moi-même. J’étais étendu sur un matelas bien rembourré, dans une haute chambre très simple, et je portais l’habit de capucin. Quelques chaises d’osier, une petite table et un pauvre lit étaient les seuls autres objets qu’il y eût dans la chambre. Je compris que j’étais resté longtemps sans avoir repris mes esprits et que, d’une manière ou de l’autre, lorsque j’étais encore inanimé, on avait dû me transporter dans un couvent qui recevait des malades. Peut-être mon costume était-il déchiré, et c’est pourquoi l’on m’avait donné provisoirement un froc. Il me sembla que j’avais échappé au péril qui me menaçait. Ces idées me tranquillisèrent tout à fait et je résolus d’attendre ce qui se passerait ensuite, car je pouvais prévoir que l’on viendrait bientôt voir le malade. Je me sentais très fatigué, mais je ne souffrais pas du tout.

J’étais ainsi depuis quelques minutes à peine, ayant complètement repris connaissance, lorsque j’entendis des pas, qui s’approchaient comme en suivant un long couloir. On ouvrit ma porte et j’aperçus deux hommes, dont l’un était habillé en laïque, mais dont l’autre portait l’habit des frères de la Charité. Ils vinrent à moi sans parler ; celui qui portait un vêtement laïque me regarda fixement dans les yeux et il sembla très étonné.

« Je suis revenu à moi, monsieur, fis-je avec une voix faible. Loué soit le ciel qui m’a rendu à la vie… Mais où est-ce que je me trouve ? De quelle façon suis-je venu ici ? »

Sans répondre, le laïque se tourna vers l’ecclésiastique et, lui parlant en italien, il dit :

« C’est vraiment extraordinaire ; le regard est tout autre, la parole est nette, seulement fatiguée… Il doit avoir eu une crise d’une espèce particulière.

– Il me semble, répondit l’ecclésiastique, il me semble que la guérison ne peut plus être douteuse.

– Cela dépend, poursuivit le laïque, cela dépend de la façon dont il se comportera pendant les jours qui vont suivre. Ne comprenez-vous pas assez l’allemand pour lui parler ?

– Malheureusement non, répondit l’ecclésiastique.

– Mais je comprends et je parle l’italien, fis-je ; dites-moi où je suis et comment je suis venu ici. »

Le laïque, qui, à ce que je pus remarquer, était médecin, parut joyeusement surpris.

« Ah ! s’écria-t-il, ah ! c’est très bien. Vous vous trouvez, mon révérend, dans un endroit où l’on s’occupe uniquement de votre bien, de toutes les façons possibles. Vous fûtes porté ici, il y a trois mois, dans un état très critique. Vous étiez très malade, mais, grâce à nos soins et à notre vigilance, vous paraissez vous trouver sur la voie de la guérison. Si nous avons le bonheur de vous guérir complètement, vous pourrez continuer en paix votre route, car, à ce que j’ai appris, vous vouliez aller à Rome.

– Suis-je donc venu chez vous, demandai-je encore, vêtu de l’habit que je porte ?

– Mais oui, répondit le médecin. Cependant, cessez vos questions ; ne vous inquiétez pas, vous saurez tout ; le soin de votre santé est maintenant le principal. »

Il prit mon pouls ; l’ecclésiastique était pendant ce temps allé chercher une tasse, qu’il me présenta.

« Buvez, fit le médecin, et dites-moi ensuite quel breuvage vous croyez que ce soit.

– C’est, répondis-je, après avoir bu, c’est un bouillon très réconfortant. »

Le médecin sourit de contentement et il dit à l’ecclésiastique :

« Bien, très bien ! »

Tous deux me quittèrent. Mon hypothèse était donc exacte, d’après ce que je venais de voir. Je me trouvais dans un hôpital public. On me soigna avec des aliments fortifiants et des remèdes énergiques, de telle sorte qu’au bout de trois jours je fus en état de me lever. L’ecclésiastique ouvrit une fenêtre, et un air chaud et magnifique, comme je n’en avais jamais respiré de pareil, pénétra à flots dans la chambre. Un jardin était attenant à l’édifice et de splendides arbres exotiques verdoyaient et fleurissaient ; la vigne grimpait richement le long du mur ; mais surtout le ciel, tout bleu foncé et parfumé, était pour moi quelque chose qui semblait venir des lointains d’un monde magique.

« Où suis-je donc ? m’écriai-je plein de ravissement. Les saints m’ont-ils jugé digne d’habiter dans un pays céleste ? »

L’ecclésiastique sourit avec satisfaction, en me disant :

« Vous êtes en Italie, mon frère, en Italie. »

Mon étonnement atteignit son comble. Je pressai l’ecclésiastique de me dire exactement les circonstances de mon entrée dans cette maison ; il me renvoya au docteur. Celui-ci me dit enfin que trois mois auparavant un homme étrange m’avait apporté ici et avait demandé qu’on voulût bien me recevoir ; j’étais, en effet, dans un hôpital, qui était administré par les frères de la Charité.

Au fur et à mesure que je reprenais des forces, je remarquai que tous deux, le médecin et l’ecclésiastique, se plaisaient à engager avec moi des conversations variées et qu’ils cherchaient surtout l’occasion de me faire parler longuement, en tenant un discours suivi. Mes vastes connaissances dans les branches les plus diverses de la science me donnaient pour cela une riche matière, et le médecin me pria de mettre par écrit plus d’une chose, ce qu’il lisait ensuite en ma présence, en ayant l’air très satisfait. Cependant, j’étais souvent surpris de voir qu’au lieu de louer mon travail lui-même il se bornait toujours à dire :

« En effet… Cela va bien… Je ne me suis pas trompé… Admirable… Admirable… »

Il me fut dès lors permis de descendre, à certaines heures, dans le jardin, où maintes fois j’aperçus des hommes horriblement défigurés, pâles comme des cadavres et décharnés comme des squelettes qui étaient conduits par des frères de la Charité. Une fois je rencontrai, lorsque j’étais déjà sur le point de rentrer dans la maison, un homme long et maigre, dans un étrange manteau marron, deux ecclésiastiques le conduisaient par le bras et, à chaque pas, il faisait un bond grotesque, tout en sifflant des sons pénétrants. Étonné, je m’arrêtai, mais l’ecclésiastique qui m’accompagnait m’entraîna vivement, en me disant :

« Venez, venez, cher frère Médard. Ce spectacle ne vaut rien pour vous.

– Dieu ! m’écriai-je. Comment savez-vous mon nom ? »

La vivacité avec laquelle je prononçai ces paroles parut inquiéter mon compagnon.

« Eh ! fit-il. Comment ne saurions-nous pas votre nom ? L’homme qui vous a conduit ici nous l’a expressément indiqué, et vous êtes inscrit sur les registres de la maison sous le nom de “Médard, frère du couvent de capucins de B…” »

Un froid glacial courut à travers mes membres. Mais, quel que fût l’inconnu qui m’avait transporté dans cet hôpital, et même s’il était initié à mon effroyable secret, il ne pouvait me vouloir du mal, car il s’était occupé de moi comme un ami et je disposais de ma liberté.

J’étais assis à la fenêtre, qui était ouverte, et je respirais à pleins poumons l’air chaud et magnifique qui, en me pénétrant les moelles et les veines, allumait en moi une nouvelle vie, lorsque je vis venir, dans l’allée principale qui montait vers la maison, en sautillant et en trottinant plutôt qu’en marchant, un petit homme sec ayant sur la tête un minuscule chapeau pointu et revêtu d’un pauvre manteau tout fané. Lorsqu’il m’aperçut, il brandit son chapeau en l’air et avec la main il m’envoya des saluts. Ce petit homme avait quelque chose qui ne m’était pas inconnu ; mais je ne pouvais pas distinguer nettement les traits de son visage, et il disparut sous les arbres avant que je n’eusse découvert qui il pouvait bien être.

Au bout de quelques instants, j’entendis frapper à ma porte ; j’ouvris et la même silhouette que j’avais vue dans le jardin se présenta à moi.

« Schönfeld, m’écriai-je plein de surprise, Schönfeld, par le ciel, que faites-vous ici ? »

C’était ce fou de perruquier de la ville de commerce qui jadis m’avait sauvé d’un grand danger.

« Ah ! ah ! ah ! soupira-t-il, tandis que son visage prenait une expression comiquement geignarde, que viendrais-je faire ici, mon révérend, que viendrais-je faire ici, sinon persécuté et abattu par la mauvaise fatalité qui poursuit tous les génies ? J’ai été obligé de fuir à cause d’un meurtre…

– À cause d’un meurtre ? l’interrompis-je vivement.

– Oui, à cause d’un meurtre, continua-t-il. Dans un accès de colère, j’ai massacré le côté gauche des favoris du plus jeune kommerzienrat de la ville et j’ai fait au côté droit des blessures dangereuses.

– Je vous en prie, l’interrompis-je de nouveau, laissez ces plaisanteries. Soyez, pour une fois, raisonnable et faites-moi un récit qui se tienne, ou allez-vous-en.

– Eh ! cher frère Médard, fit-il brusquement, d’un air très sérieux, tu voudrais me renvoyer, maintenant que tu es guéri, mais, lorsque tu étais malade et que moi, ton compagnon de chambre, je dormais dans ce lit, tu étais bien obligé de subir mon voisinage ?

– Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je tout bouleversé. Pourquoi me donnez-vous ce nom de Médard ?

– Regardez, s’il vous plaît, fit-il en souriant, le coin droit de votre froc. »

Je regardai et je restai figé d’effroi et de surprise, car je vis que le nom de Médard était cousu sur mon habit, de même que, après un examen plus attentif, des indices infaillibles me firent constater que je portais indéniablement le froc que j’avais caché dans un arbre creux en m’enfuyant du château du baron de F… Schönfeld remarqua ce qui se passait dans mon for intérieur et il sourit d’une manière tout à fait étrange ; mettant l’index contre son nez et se dressant sur la pointe des pieds, il me regarda dans les yeux ; je restai muet et alors il commença doucement et lentement :

« Votre Révérence s’étonne manifestement du beau costume que l’on vous a donné là. Il paraît en tous points vous aller et vous habiller merveilleusement, bien mieux que ce vêtement couleur de noyer, aux misérables boutons entourés de fil, dont mon sérieux et raisonnable Damon vous revêtit un jour… Moi… c’est moi… ce pauvre exilé méconnu de Pietro Belcampo, qui recouvrit votre nudité de ce vêtement. Frère Médard ! vous n’étiez pas alors dans une situation très brillante, car comme manteau, spencer, ou frac anglais, vous aviez simplement votre peau et, quant à une belle perruque, il n’y fallait pas penser, lorsque, empiétant sur mon art, vous soigniez vous-même votre Caracalla avec le peigne à dix dents que la nature vous a mis au bout des mains.

– Laissez de côté ces folies, fis-je brusquement, laissez de côté ces folies, Schönfeld…

– Je m’appelle Pietro Belcampo, m’interrompit-il avec une grande colère, oui, Pietro Belcampo, ici, en Italie et, tu devrais le savoir, Médard, c’est moi-même, c’est moi-même qui suis la folie qui t’accompagne partout, pour aider ta raison ; et, tu as beau le comprendre ou non, ce n’est que dans la folie que tu trouves ton salut, car ta raison est une chose des plus misérables et elle ne peut pas marcher droit. Elle flageole de côté et d’autre, comme un faible enfant, et il faut qu’elle aille de compagnie avec la folie, qui, elle, te porte assistance et sait trouver le bon chemin qui conduit vers la patrie, c’est-à-dire la maison des fous : effectivement, nous y voici tous deux bien arrivés, mon petit frère Médard. »

Je frissonnai, je pensai aux physionomies que j’avais aperçues, à l’homme au manteau marron qui faisait des bonds, et je ne pus plus douter que Schönfeld, dans sa folie, ne me dît la vérité.

« Oui, mon petit frère Médard, continua Schönfeld en élevant la voix et en gesticulant vivement, oui, mon cher petit frère. La folie apparaît sur la terre comme la véritable reine des esprits. La raison n’est qu’un vice-roi paresseux qui ne s’inquiète jamais de ce qui se passe hors des frontières du royaume, un vice-roi qui, uniquement par ennui, fait faire sur la place d’armes l’exercice aux soldats, à des soldats qui ensuite ne peuvent pas sérieusement tirer un coup de fusil, lorsque l’ennemi envahit le territoire. Mais la folie, elle, la véritable reine du peuple, fait son entrée avec tambours et trompettes. Houssa ! houssa ! derrière elle, quelles acclamations ! Quelles acclamations ! Les vassaux se rebellent aux endroits où la raison les tenait enfermés et ils ne veulent plus se lever, s’asseoir et se coucher, comme le commande ce gouverneur pédantesque. Celui-ci fait l’inspection des numéros et il dit :

« “Voyez, la folie m’a dérangé, éloigné et aliéné mes meilleurs élèves, et de fait, ils sont devenus aliénés.”

« C’est là un jeu de mots, petit frère Médard ; un jeu de mots est un fer à friser, passé au feu, que la folie tient dans sa main et avec quoi elle frise les pensées.

– Encore une fois, fis-je en interrompant le discours de ce stupide Schönfeld, encore une fois, je vous prie de laisser de côté, si vous le pouvez, ce bavardage insensé, et de me dire comment vous êtes venu ici et ce que vous savez de moi et du costume que je porte. »

Ce disant, je l’avais pris par les mains et je l’avais poussé sur une chaise. Il sembla se recueillir, en baissant les yeux et en respirant profondément.

« Je vous ai, fit-il alors, d’une voix basse et fatiguée, je vous ai sauvé la vie pour la deuxième fois. C’est moi qui vous ai aidé à vous enfuir de la ville de commerce ; c’est moi qui encore vous ai amené ici.

– Au nom de Dieu et au nom de tous les saints, où m’avez-vous trouvé ? » fis-je en criant très fort, tandis que je le lâchais. Mais, l’instant d’après, il était debout et il vociférait, les yeux étincelants :

« Eh ! frère Médard, si je ne t’avais pas, petit et faible que je suis, traîné péniblement sur mes épaules, tu serais aujourd’hui étendu, les membres rompus, sur la roue du supplice. »

Je tressaillis et, comme anéanti, je me laissai tomber sur la chaise. La porte s’ouvrit et l’ecclésiastique qui me soignait entra précipitamment.

« Que venez-vous faire ici ? Qui vous a permis de pénétrer dans cette chambre ? » fit-il en se dirigeant vers Belcampo.

Mais celui-ci se mit à répandre des larmes et il dit d’une voix suppliante :

« Ah ! ah ! monsieur le révérend, je n’ai pas pu résister plus longtemps au besoin de parler à mon ami, que j’ai arraché à une mort imminente. »

Avec énergie je me décidai.

« Dites-moi, mon cher frère, fis-je à l’ecclésiastique, cet homme m’a-t-il réellement amené ici ? »

Il hésita.

« Je sais maintenant où je me trouve, continuai-je. Je peux supposer que j’étais dans l’état le plus effroyable possible, mais vous constatez que je suis complètement guéri et je puis maintenant tout apprendre de ce que jusqu’alors on me cachait intentionnellement parce qu’on me considérait comme trop irritable.

– En effet, répondit l’ecclésiastique, cet homme vous a amené, il y a environ trois mois à trois mois et demi, dans notre établissement ; il vous avait, à ce qu’il nous dit, trouvé inanimé dans la forêt qui, à quatre milles d’ici, sépare le pays de… de notre territoire, et il avait reconnu en vous le moine capucin Médard, du couvent de B…, qui, autrefois, en se rendant à Rome, était passé par l’endroit où il habitait. Vous vous trouviez dans un état d’insensibilité absolue. Vous marchiez quand on vous conduisait ; vous vous arrêtiez quand on vous lâchait ; vous vous asseyiez ou vous vous couchiez suivant l’impulsion qu’on vous donnait. Il fallait vous faire prendre de force la nourriture et la boisson. Vous ne pouviez proférer que des sons confus et incompréhensibles ; vos yeux semblaient avoir perdu toute faculté visuelle. Belcampo ne vous quitta pas, il fut votre fidèle garde-malade. Au bout de quatre semaines, vous fûtes pris de la folie la plus terrible ; on fut obligé de vous mettre dans une des pièces isolées qui sont spécialement affectées à cet usage. Vous étiez semblable à la bête sauvage… mais, je ne peux pas vous décrire plus en détail un état dont le souvenir vous serait peut-être trop douloureux. Au bout de quatre semaines, l’insensibilité dans laquelle vous vous trouviez d’abord reparut brusquement et aboutit à une catalepsie complète, de laquelle vous vous êtes éveillé guéri. »

Schönfeld s’était assis pendant le récit de l’ecclésiastique et, comme plongé dans une profonde réflexion, il avait appuyé la tête dans sa main.

« Oui, commença-t-il, je sais très bien que je suis parfois un fou stupide, mais l’air que l’on respire dans la maison des fous, et qui est funeste aux gens raisonnables, m’a fait beaucoup de bien. Je commence par raisonner sur moi-même et ce n’est pas un mauvais signe. Si tant est que je n’existe que par ma propre conscience, il s’agit seulement que cette conscience dépouille celui qui la possède de son habit d’arlequin, et alors me voici moi-même devenu un gentleman sérieux. Mon Dieu ! Mais un perruquier génial n’est-il pas déjà par lui-même et en lui-même un poltron parfait ? La poltronnerie préserve de toute folie et je puis vous assurer, mon révérend, que je suis en état de distinguer exactement, même par vent nord-nord-ouest, un clocher d’une torchère.

– S’il en est vraiment ainsi, fis-je, prouvez-le-moi en me racontant tranquillement comment la chose s’est passée, comment vous m’avez trouvé et comment vous m’avez amené ici.

– Je veux le faire, répliqua Schönfeld, bien que M. l’ecclésiastique qui est ici ait un visage très soucieux ; mais, permets-moi, frère Médard, de te tutoyer familièrement comme mon protégé. Le peintre étranger, au matin qui suivit ta fuite dans la nuit, avait disparu, lui aussi, avec sa collection de tableaux, d’une façon incompréhensible. Autant l’affaire avait, au début, fait sensation, autant elle fut vite noyée dans le flot des événements nouveaux. C’est seulement lorsque fut connu le meurtre commis au château du baron de F…, lorsque les tribunaux de… lancèrent un mandat d’arrêt contre le moine Médard, du couvent de capucins de B…, que l’on se souvint que le peintre avait raconté toute l’histoire au cabaret et avait reconnu en toi le frère Médard. Le patron de l’hôtel où tu avais habité confirma l’hypothèse que j’avais favorisé ta fuite. On me surveilla et l’on voulut me jeter en prison. Facile me fut la résolution de fuir la misérable vie qui m’avait depuis déjà longtemps accablé. Je décidai d’aller en Italie, où il y a de petits abbés et des coiffures bien frisées. Sur la route qui m’y conduisait je te vis dans la résidence du prince de… On parlait de ton mariage avec Aurélie et de l’exécution du moine Médard. Je vis aussi ce moine. Eh bien ! quoi qu’il en soit, je te tiens, une fois pour toutes, pour le véritable Médard. Je me plaçai sur ton chemin, tu ne me remarquas pas et je quittai la résidence pour poursuivre ma route. Après un long voyage je me préparais, un jour, à la pointe de l’aube, à traverser la forêt qui s’étendait devant moi toute noire d’obscurité. Les premiers rayons du soleil matinal apparaissaient lorsque j’entendis un bruit dans l’épaisseur du fourré et je vis un homme aux cheveux et à la barbe en désordre, mais élégamment habillé, passer en courant près de moi. Son regard était farouche et bouleversé ; un instant, il disparut à mes yeux. Je continuai ma marche, mais quel ne fut pas mon effroi, lorsque devant moi j’aperçus un homme nu étendu sur le sol. Je crus qu’on venait de commettre un assassinat et que le fugitif était le meurtrier. Je me penchai sur cet homme nu, je te reconnus, et je constatai que tu respirais légèrement. Tout près de toi était le froc de moine que tu portes maintenant ; avec beaucoup de peine je t’en revêtis et je te traînai. Enfin tu te réveillas d’un profond évanouissement, mais tu restas dans l’état que t’a décrit tout à l’heure le révérend frère.

« Il ne me fallut pas peu d’efforts pour te conduire plus loin et il arriva ainsi que le soir tombait déjà lorsque j’atteignis une auberge située au milieu de la forêt. Je te laissai accablé de sommeil dans une clairière gazonnée et j’allai à l’auberge chercher de quoi boire et de quoi manger.

« Il y avait là des dragons de… qui, à ce que me dit la femme de l’aubergiste, étaient chargés de rechercher jusqu’à la frontière un moine qui s’était enfui d’une manière incompréhensible au moment où il allait être exécuté à…, pour avoir commis de grands crimes. Je n’arrivais pas à comprendre comment tu étais venu de la résidence dans cette forêt, mais la conviction que tu étais ce Médard que l’on poursuivait me fit employer tous mes soins à t’arracher au danger auquel tu me paraissais exposé. Par des chemins détournés, je te transportai au-delà de la frontière et j’arrivai enfin avec toi dans cette maison où l’on nous accueillit tous les deux, car je déclarai que je ne voulais pas me séparer de toi. Ici tu étais en sûreté, car d’aucune façon on n’aurait livré à des tribunaux étrangers un malade ainsi hospitalisé.

« Tes cinq sens n’étaient pas dans un état très brillant lorsque j’habitais ici avec toi dans cette chambre et que je te soignais. Le mouvement de tes membres n’était pas non plus digne d’éloges ; Noverre et Vestris t’auraient profondément méprisé, car ta tête pendait sur ta poitrine et, lorsqu’on voulait te faire tenir droit, tu te renversais comme une quille mal faite. Tes facultés oratoires étaient aussi dans le plus triste état, car tu étais terriblement monosyllabique et tu disais seulement, à de longs intervalles : “Heu ! heu…” et “Mé… Mé…”, ce qui ne permettait guère de comprendre tes désirs et ta pensée et aurait fait croire presque que ces deux choses t’étaient devenues infidèles et vagabondaient sur leurs propres mains ou sur leurs propres pieds. Enfin, tu devenais, tout d’un coup, extrêmement joyeux ; tu sautais en l’air, tu rugissais de ravissement et tu t’arrachais le froc du corps, pour être débarrassé de tout lien entravant la nature. Ton appétit…

– Arrêtez-vous, Schönfeld, fis-je en interrompant l’abominable mauvais plaisant, arrêtez-vous. On m’a déjà appris l’état épouvantable dans lequel j’étais plongé. Louées soient la longanimité et la grâce éternelle du Seigneur ; louée soit la médiation de la Vierge bénie et des saints, grâce à quoi j’ai été sauvé !

– … Eh ! mon révérend, continua Schönfeld, à quoi cela vous avance-t-il maintenant, si je pense à cette fonction spéciale de l’esprit qu’on appelle conscience et qui n’est rien d’autre que la maudite activité d’un damné receveur des douanes, officier de l’accise ou assistant contrôleur général, qui a établi son funeste bureau dans la chambrette supérieure de la porte de la ville et qui dit à toute marchandise qui veut sortir :

« “Hé !… Hé !… L’exportation est interdite… Dans le pays ! Elle restera dans le pays.” Les plus beaux bijoux sont mis en terre comme de pauvres grains de semence et ce qui en naît, ce sont, tout au plus, des betteraves qui, sur un poids de mille quintaux, ne permettent à la pratique d’en extraire qu’un quart d’once de sucre de mauvais goût… Hé ! Hé !… Et pourtant cette exportation devrait alimenter un commerce avec la magnifique cité de Dieu, tout là-haut, où tout est fierté et magnificence. Dieu du ciel ! Monsieur, j’aurais jeté dans la rivière, là où elle est la plus profonde, toute ma poudre à la maréchale ou à la Pompadour ou à la reine de Golconde, si chèrement achetée, si j’avais pu seulement en retirer au moins, par voie de transit, une drachme de poussière solaire, afin de poudrer les perruques de professeurs et de directeurs de l’enseignement suprêmement instruits, mais, avant tout, la mienne propre. Que dis-je ? Si mon Damon, ô le plus vénérable de tous les vénérables moines, avait pu vous revêtir, au lieu du froc puce, d’une de ces “matinées” de soleil dans lesquelles s’enveloppent les riches et pétulants bourgeois de la cité de Dieu pour aller à la selle, vraiment, pour ce qui est du décorum et de la dignité, tout se serait passé autrement ; mais, de cette manière, le monde vous a pris pour un vulgaire gleboe adscriptus, comme il a pris le Diable pour votre cousin germain. »

Schönfeld s’était levé et il allait ou plutôt sautillait, en gesticulant fortement et en faisant de folles grimaces, d’un bout de la pièce à l’autre. Il était en train d’aiguiser comme d’habitude sa folie par une folie encore plus grande et c’est pourquoi je lui saisis les deux mains et je lui dis :

« Veux-tu donc absolument prendre ici ma place parmi les aliénés ? Ne t’est-il donc pas possible, après une minute de raison et de sérieux, de laisser de côté la bouffonnerie ? »

Il sourit d’une étrange façon et répondit :

« Tout ce que je dis, lorsque l’Esprit vient me visiter, est-il vraiment si sot ?

– Le malheur, répliquai-je, c’est précisément que dans tes bouffonneries il y a souvent un sens profond ; mais tu embrouilles tout avec un tel bric-à-brac de bizarreries, qu’une pensée juste et bon teint devient ridicule et sans valeur, comme un vêtement rapiécé avec des haillons de toutes couleurs. Tu ne peux pas marcher droit ; comme un ivrogne tu vas à droite et à gauche du bon chemin et ta direction est oblique.

– Qu’est-ce qu’une direction ? m’interrompit Schönfeld tout bas et en continuant de sourire avec une mine aigre-douce. Qu’est-ce qu’une direction, vénérable capucin ? Une direction suppose un but vers lequel nous nous dirigeons. Êtes-vous sûr de votre but, mon cher moine ? Ne craignez-vous pas d’avoir parfois mangé trop peu de cervelle de chat et, au lieu de cela, d’avoir absorbé à l’auberge, à côté de la ligne droite tracée sur la table, trop de spiritueux, et, dès lors, comme un couvreur pris de vertige, d’apercevoir deux buts sans savoir quel est le bon ? Du reste, capucin, pardonne à ma profession la bouffonnerie que je porte en moi, comme un agréable mélange semblable au poivre d’Espagne qui est nécessaire pour bien assaisonner des choux-fleurs. Sans cela, un artiste capillaire est une misérable personne, un pauvre sot ayant dans sa poche son brevet sans l’utiliser pour sa joie et son profit. »

L’ecclésiastique nous avait considérés avec attention, tantôt moi, tantôt ce grimacier de Schönfeld. Comme nous parlions allemand, il ne comprenait pas un seul mot. Alors il interrompit notre conversation.

« Pardonnez-moi, messieurs, si mon devoir exige que je mette fin à un entretien qui, certainement, ne peut faire de bien ni à l’un ni à l’autre. Vous êtes, mon frère, encore trop faible pour pouvoir parler si longtemps de choses qui, probablement, évoquent dans votre vie passée de douloureux souvenirs. Vous pourrez peu à peu apprendre tout de votre ami, car, lorsque vous quitterez notre maison, après votre complet rétablissement, votre ami continuera sans doute de vous accompagner. Qui plus est, vous avez – et, ce disant, il se tourna vers Schönfeld – une façon de raconter qui est tout à fait de nature à mettre fortement sous les yeux de l’auditeur tout ce dont vous parlez. En Allemagne, on vous prend forcément pour un fou, et, même chez nous, vous passeriez comme un bon buffone. Vous pourriez faire fortune comme comique. »

Schönfeld regarda fixement l’ecclésiastique avec des yeux grands ouverts, puis il se dressa sur la pointe des pieds, joignit les mains au-dessus de sa tête et, parlant italien, il s’écria :

« C’est la voix de l’Esprit !Ô voix du destin, tu viens de me parler par la bouche de ce vénérable religieux. Belcampo… Belcampo… comment as-tu pu méconnaître ta véritable vocation ? Le sort en est jeté. »

Et sur ces mots il bondit vers la porte.

Le lendemain matin il entra dans ma chambre, tout équipé pour le voyage.

« Mon cher frère Médard, dit-il, tu es maintenant complètement guéri. Tu n’as plus besoin de mon assistance. Je m’en vais où ma vocation véritable m’appelle… Adieu… Permets, cependant, que pour la dernière fois j’exerce en ta faveur mon art qui maintenant me paraît une triste profession. »

Il tira son rasoir, ses ciseaux et son peigne et, en faisant mille grimaces et mille plaisanteries, il arrangea ma tonsure et ma barbe. Malgré la fidélité qu’il m’avait témoignée, l’homme m’était devenu antipathique et je fus heureux de le voir partir.

Le médecin m’avait assez bien remonté au moyen de fortifiants. Mes couleurs étaient devenues plus fraîches et en faisant des promenades toujours plus longues, je récupérais peu à peu mes forces. J’étais convaincu que je pourrais supporter la fatigue d’un voyage à pied, et je quittai une maison qui, bienfaisante aux aliénés, ne pouvait qu’être néfaste et affreuse pour un homme sain d’esprit. On m’avait attribué l’intention de faire un pèlerinage à Rome et je résolus d’entreprendre réellement ce pèlerinage. C’est ainsi que je pris la route qui m’avait été indiquée. Bien que mon esprit fût complètement guéri, j’avais moi-même conscience de me trouver dans un état d’apathie qui jetait un crêpe sombre sur toutes les images s’éveillant dans mon être, de telle sorte que tout me paraissait incolore et comme gris sur gris. Sans songer à me rappeler nettement le passé, je m’occupais uniquement du présent.

J’inspectais l’horizon, pour tâcher de découvrir l’endroit où je pourrais mendier ma nourriture ou un gîte pour la nuit, et j’étais tout heureux lorsque de pieuses gens avaient bien rempli mon sac et ma bouteille, en échange de quoi je débitais mécaniquement mes prières. J’étais moi-même, intellectuellement, tombé au niveau des stupides et vulgaires moines mendiants. C’est ainsi qu’enfin j’arrivai au grand couvent de capucins qui se trouve isolé à quelques lieues de Rome et entouré seulement de bâtiments d’exploitation agricole. Je pensai que là on donnerait l’hospitalité à un confrère et que je pourrais m’y soigner tout à mon aise. Je déclarai qu’après que le couvent où je me trouvais avait été supprimé, en Allemagne, j’étais parti en pèlerin et que je désirais entrer dans un autre couvent de mon ordre. Avec l’amabilité qui est propre aux moines italiens, on me traita généreusement, et le prieur me dit que, si l’accomplissement d’un vœu ne m’obligeait pas à continuer ma route, je pouvais rester dans le couvent, comme étranger, aussi longtemps qu’il me plairait. C’était l’heure de vêpres ; les moines se rendirent dans le chœur et j’entrai dans l’église. L’architecture hardie et magnifique de la nef ne m’étonna pas peu, mais mon esprit, courbé vers la terre, ne put pas s’exalter comme cela m’arrivait depuis le temps où, encore enfant, j’avais contemplé l’église du Saint-Tilleul. Après avoir fait ma prière au maître-autel, je parcourus les nefs latérales, contemplant les tableaux des autels qui, comme d’habitude, représentaient les martyres des saints à qui ils étaient consacrés. Enfin, j’entrai dans une chapelle latérale, dont l’autel était magiquement éclairé par les rayons du soleil qui traversaient les vitraux aux couleurs variées. Je voulus examiner le tableau et je montai les marches de l’autel. C’était sainte Rosalie, l’image fatale de mon couvent ! Ah ! j’aperçus Aurélie ! Ma vie entière, mes mille sacrilèges et méfaits, le meurtre d’Hermogène, celui d’Aurélie, tout cela ne faisait plus en moi qu’une pensée effroyable, qui traversait mon cerveau comme un fer aigu et brûlant. Ma poitrine, mes artères et mes fibres, tout se tordait dans l’atroce douleur de la torture la plus épouvantable. Aucune mort pour me secourir. Je me jetai à terre ; je déchirai mes vêtements dans un furieux désespoir ; je hurlai de détresse sans rémission, si bien que toute l’église en retentissait au loin :

« Je suis maudit, je suis maudit ! Pas de miséricorde, plus de consolation, nulle part ! C’est l’enfer, c’est l’enfer ; c’est l’éternelle damnation à laquelle, maudit pécheur, je suis voué. »

On me releva ; les moines étaient dans la chapelle et devant moi se tenait le prieur, un vénérable vieillard de haute taille. Il me regardait avec une gravité d’une douceur indicible ; il saisit mes mains, et c’était comme si un saint, rempli d’une céleste compassion, eût soutenu le réprouvé au-dessus de l’abîme de feu dans lequel il voulait se précipiter.

« Tu es malade, mon frère, fit le prieur. Nous allons te porter dans le cloître, là tu pourras te rétablir. »

Je baisai ses mains et son vêtement, sans pouvoir parler ; seuls de profonds soupirs d’angoisse trahissaient l’épouvantable état de mon âme toute désemparée. On me conduisit au réfectoire ; sur un signe du prieur les moines s’éloignèrent et je restai seul avec lui.

« Tu parais, mon frère, commença-t-il, chargé d’un lourd péché, car seul le repentir le plus profond et le plus désespéré inspiré par un crime effroyable peut se conduire de la sorte. Mais la longanimité du Seigneur est grande ; forte et puissante est l’intercession des saints. Aie confiance, confesse-toi à moi et, si tu fais pénitence, les consolations de l’Église descendront en toi. »

À cet instant, il me sembla que le prieur était le vieux pèlerin du Saint-Tilleul et que c’était le seul être sur la terre entière à qui je dusse dévoiler ma vie pleine de péchés et de sacrilèges. Je n’étais pas encore capable de parler et je me jetai dans la poussière devant le vieillard.

« Je vais dans la chapelle du couvent », fit-il d’un ton solennel, et il s’en alla.

J’étais décidé, je courus après lui et je m’assis au confessionnal ; sans aucun retard, je fis ce à quoi l’esprit me poussait irrésistiblement ; je confessai tout – tout !

La pénitence que le prieur m’imposa fut horrible. Chassé de l’Église, comme un pestiféré, banni des réunions des frères, j’étais étendu dans le dépositoire du couvent où l’on mettait les morts, soutenant misérablement ma vie avec des herbes insipides cuites à l’eau, me flagellant et me suppliciant avec des instruments de martyre inventés par la plus ingénieuse cruauté, et je n’élevais la voix que pour m’accuser moi-même, que pour demander, plein de contrition, d’être sauvé de l’enfer dont les flammes brûlaient déjà en moi. Mon sang coulait par mille blessures ; la douleur me dévorait comme cent venimeuses morsures de scorpion, jusqu’à ce qu’enfin la nature succombât et que le sommeil la prît dans ses bras protecteurs, comme un enfant sans force. Mais alors des cauchemars hostiles surgissaient aussitôt pour me faire souffrir un nouveau martyre ; toute ma vie se déroulait devant moi épouvantablement. Je voyais Euphémie s’approcher de moi, merveilleusement belle, mais je m’écriais très fort :

« Que veux-tu de moi, maudite ? Non, l’enfer n’a pas de part en moi. »

Alors elle écartait son vêtement et les horreurs de la damnation me saisissaient tout entier : son corps n’était qu’un squelette desséché, mais dans ce squelette grouillaient d’innombrables serpents et ils dressaient vers moi leurs têtes et leurs langues de feu, toutes rouges.

« Va-t’en… Tes serpents dévorent ma poitrine toute meurtrie… Ils veulent se repaître du sang de mon cœur… Mais je meurs… je meurs… et la mort m’arrache à ta vengeance. »

C’est ainsi que je criais. Et alors l’apparition se mettait à hurler.

« Mes serpents peuvent se nourrir du sang de ton cœur… mais tu ne le sens pas, car là n’est pas ta torture : ta torture est en toi, et elle ne te tue pas, car tu vis en elle. Ta torture est la pensée du sacrilège que tu as commis, et cette pensée est éternelle. »

Alors surgit à mes yeux Hermogène tout sanglant, mais Euphémie s’enfuit devant lui et il passa près de moi, en montrant du doigt la blessure qui avait, à son cou, la forme d’une croix. Je voulais prier, mais ce n’étaient, de toutes parts, que des murmures et des rumeurs qui troublaient mes sens. Des hommes que j’avais vus pleins de douceur étaient transformés en caricatures follement grimaçantes. Des têtes ayant aux oreilles des pattes de sauterelle rampaient tout autour de moi et se moquaient de moi en ricanant ; des oiseaux étranges, des corbeaux à figure humaine, volaient bruyamment dans les airs. Je reconnus le maître de chapelle de B… avec sa sœur, qui dansait une valse sauvage, et son frère l’accompagnait en jouant un air approprié. Mais il raclait sur sa propre poitrine, qui lui servait de violon. Belcampo, chevauchant, avec une horrible figure de lézard, un hideux ver ailé, se précipita vers moi, disant qu’il voulait peigner ma barbe avec un peigne de fer brûlant, mais il n’y parvint pas…

Le tumulte devient de plus en plus fou et les figures qui passent devant mes yeux sont toujours plus étranges et plus fantastiques, depuis la minuscule fourmi qui danse avec de petits pieds humains, jusqu’au long squelette de cheval, aux yeux brillants, dont la peau est devenue une selle sur laquelle se dresse un cavalier à tête de hibou, toute brillante dans l’obscurité. Il a pour harnais un verre sans fond et pour casque un entonnoir renversé. Toute la dérision de l’enfer a surgi devant moi. Je m’entends rire, mais ce rire brise ma poitrine et ma douleur devient plus puissante et toutes mes blessures saignent avec plus de violence. Voici qu’apparaît une figure de femme, devant laquelle s’enfuit toute la bande, et elle se dirige vers moi. Ah ! c’est Aurélie !

« Je suis vivante et je suis maintenant toute à toi », fait l’apparition.

Alors s’éveille en moi le sacrilège. Dans un sauvage et furieux désir, je l’étreins de mes bras. Toute faiblesse m’a quitté. Mais je sens brûler ma poitrine ; de rudes piquants m’écorchent les yeux et c’est Satan qui ricane bruyamment :

« Maintenant, tu es tout à moi. »

Je me réveille avec un cri d’épouvante et bientôt mon sang coule à flots des plaies que m’ont faites les coups du fouet acéré avec lequel je me châtie dans un désespoir irrémédiable. Car même les fautes commises en rêve, même une pensée coupable exigent une double punition.

Enfin le temps de pénitence rigoureuse que le prieur m’avait assigné s’écoula et je quittai le caveau des morts pour me livrer aux exercices de mortification qui me restaient encore à accomplir dans le couvent même, mais dans une cellule isolée, loin des frères. Ensuite, la pénitence que j’avais à faire devenant toujours plus bénigne, il me fut permis d’entrer dans l’église et dans le chœur des moines ; mais la dernière punition qui devait consister seulement, tous les jours, en la flagellation ordinaire, ne me suffisait pas à moi-même ; je refusai avec ténacité les aliments meilleurs que l’on voulait me donner ; pendant des jours entiers, je restais étendu sur les froides dalles de marbre devant l’image de sainte Rosalie, et, dans ma cellule solitaire, je me faisais souffrir de la façon la plus cruelle, car, par des tortures extérieures, je pensais pouvoir surmonter le martyre atroce que je souffrais intérieurement. C’était en vain ; ces apparitions, engendrées par ma pensée, revenaient toujours et j’étais livré à Satan lui-même pour qu’il me torturât et me raillât et m’induisît au péché. Ma pénitence si dure et la rigueur extraordinaire avec laquelle je l’accomplis attirèrent l’attention des moines. Ils me considéraient avec une timidité pleine de respect et je les entendis même chuchoter entre eux :

« C’est un saint. »

Ce mot était pour moi affreux, car il ne me rappelait que trop vivement cet horrible moment où, à l’église des capucins de B… j’avais crié dans un délire d’orgueil, au peintre qui me dévisageait :

« Je suis saint Antoine. »

Enfin, la dernière période de la pénitence que m’avait fixée le prieur se termina à son tour, sans que, cependant, je cessasse de me martyriser, bien que ma nature parût succomber à mes tourments. Mes yeux avaient perdu toute vie, mon corps n’était qu’une plaie sur un squelette sanglant et il arrivait que, lorsque j’étais resté ainsi pendant des heures étendu sur le sol, je ne pouvais plus me relever sans l’aide d’autrui. Le prieur me fit porter dans son parloir.

« Sens-tu, mon frère, fit-il, ton âme soulagée par cette rigoureuse pénitence ? Les consolations du ciel sont-elles venues en toi ?

– Non, mon révérend, répondis-je avec un sombre désespoir.

– En t’infligeant la pénitence la plus sévère, continua le prieur d’une voix plus haute, toi qui m’avais confessé une série d’actions épouvantables, j’ai obéi aux lois de l’Église, qui veulent que le malfaiteur que n’a pas atteint le bras de la justice et qui a avoué avec contrition ses crimes au serviteur de Dieu, prouve la sincérité de son repentir par des actes matériels. Il faut qu’il tourne son esprit entièrement vers le ciel, en châtiant sa chair, afin que le martyre terrestre qu’il endure compense l’infernale jouissance que lui ont value ses péchés. Mais je crois, avec d’illustres docteurs de l’Église, que les plus horribles tortures que le pénitent s’inflige n’enlèvent pas même le poids d’une drachme au poids de ses péchés, s’il met sa confiance dans sa pénitence et s’il croit par là être digne du pardon de l’Éternel. Aucune raison humaine ne peut savoir comment l’Éternel mesure nos actes ; celui qui, fût-il même purifié de tous péchés véritables, croit témérairement ravir le ciel par une pitié extérieure, celui-là est perdu, et le pénitent qui, après avoir fait pénitence, croit que sa faute est effacée prouve que son repentir intérieur n’est pas sincère.

« Mais toi, mon cher frère Médard, tu n’as pas encore éprouvé de consolation ; cela prouve la sincérité de ton repentir. Maintenant, je le veux, cesse de te flageller, prends une meilleure nourriture et ne te dérobe plus à la société de nos frères.

« Sache que ta vie mystérieuse, dans toutes ses complications les plus étranges, m’est mieux connue qu’à toi-même. Une fatalité à laquelle tu n’as pas pu échapper a donné à Satan pouvoir sur toi et dans tes péchés tu n’as été que son instrument. Cependant, ne crois pas que pour cela tu as été moins coupable aux yeux du Seigneur, car la force t’avait été impartie de triompher de Satan en luttant avec énergie. Quel est l’homme dont le cœur n’est pas exposé aux assauts du Malin ? Quel est celui qui n’est pas entravé dans son effort vers le bien ? Mais sans cette lutte il n’y aurait pas de vertu, car celle-ci n’est que la victoire du bien sur le mal, tout comme le péché naît de la victoire du mal.

« Sache d’abord que tu t’accuses d’un crime que tu n’as commis qu’en pensée : Aurélie est vivante ; dans ton sauvage délire tu t’es blessé toi-même et c’était le sang de ta propre blessure qui coulait sur ta main… Aurélie est vivante… Je le sais. »

Je tombai à genoux ; j’élevai mes mains pour la prière et de profonds soupirs sortirent de ma poitrine ; des larmes jaillirent de mes yeux.

« Sache en outre, continua le prieur, que ce vieux et étrange peintre dont tu m’as parlé dans ta confession a visité de temps en temps notre couvent depuis une époque qui remonte aussi loin que peut aller mon souvenir ; et peut-être reviendra-t-il bientôt nous voir de nouveau. Il m’a donné à garder un livre qui renferme différents dessins, mais surtout une histoire, à laquelle, chaque fois qu’il était chez nous, il ajoutait quelques lignes. Il ne m’a pas défendu de confier ce livre à qui que ce soit et je le mettrai d’autant plus volontiers dans tes mains que c’est mon devoir le plus sacré. Tu verras là quel est l’enchaînement de ta propre destinée, destinée si étrange qui tantôt t’a élevé dans un monde supérieur de visions merveilleuses et tantôt t’a plongé dans la vie la plus commune. On dit que les miracles ont disparu de notre terre ; je ne le crois pas. Les miracles sont restés ; car nous avons beau ne pas vouloir nommer miraculeuses les choses dont nous sommes quotidiennement entourés, parce que nous avons découvert la loi du retour cyclique qui régit une série de phénomènes, il n’en est pas moins vrai que souvent ce cercle est traversé par un fait qui ruine toute notre intelligence et, si nous n’y croyons pas, c’est parce que, dans notre sot aveuglement, nous ne pouvons pas le comprendre. Nous nions avec entêtement le phénomène qui n’est visible qu’à notre œil spirituel, parce qu’il est trop délicat pour se refléter sur la surface grossière de notre œil corporel.

« Je compte cet étrange peintre parmi les phénomènes extraordinaires qui défient toutes les lois de la science ; je ne sais pas si ce que nous percevons en lui est sa physionomie corporelle. Il est certain, toutefois, que personne n’a observé chez lui les fonctions ordinaires de la vie. Je ne l’ai jamais vu non plus écrire ou dessiner et, cependant, chaque fois qu’il est passé chez nous, le livre où il avait l’air simplement de lire a contenu un plus grand nombre de pages écrites. Étonnant aussi est le fait que tout ce qu’il y a dans le livre ne m’avait paru qu’un gribouillage confus, une ébauche indéchiffrable d’un peintre fantaisiste et que je n’ai pu le comprendre et le lire qu’après que tu m’as eu fait ta confession, mon cher frère Médard. Je ne puis pas préciser davantage ce que je pense et pressens au sujet de ce peintre. Toi-même le devineras, ou mieux le secret se révélera à toi de lui-même. Va, reprends des forces, et lorsque tu auras retrouvé la vigueur de l’esprit, ce qui, à ce que je crois, ne tardera pas, tu recevras de moi le livre merveilleux du peintre étranger. »

Je fis ce que voulait le prieur ; je mangeai avec les frères ; je cessai de me châtier et je me bornai à prier avec ardeur devant les autels des saints. La blessure de mon cœur continuait à saigner ; la douleur qui pénétrait mon âme ne s’apaisait pas, mais les cauchemars effrayants cessèrent de me tourmenter et souvent, lorsque, mortellement fatigué, j’étais étendu sans pouvoir dormir sur ma dure couche, il me semblait être entouré par des ailes d’ange et je voyais la douce figure d’Aurélie vivante qui se penchait sur moi avec, dans ses yeux pleins de larmes, une céleste compassion. Elle étendait la main sur ma tête comme pour me protéger ; alors mes paupières se fermaient et un suave sommeil réparateur versait dans mes veines de nouvelles forces.

Lorsque le prieur remarqua que mon esprit avait repris quelque acuité, il me donna le livre du peintre et il m’engagea à le lire attentivement dans sa cellule. Je l’ouvris et la première chose qui frappa mes yeux, ce furent les dessins qui n’étaient d’abord qu’esquissés et qui ensuite étaient exécutés avec tout le jeu des ombres et de la lumière. Pas le moindre étonnement, pas le moindre désir de résoudre au plus vite cette énigme ne s’élevèrent en moi. Non, il n’y avait pas d’énigme pour moi ; depuis longtemps, je savais tout ce qui était contenu dans ce livre du peintre. Ce que le peintre avait relaté sur les dernières pages du livre, d’une écriture menue, bariolée et à peine lisible, c’étaient mes rêves et mes pressentiments ; mais ils étaient exposés là avec une netteté de contour et une précision que je n’avais jamais connues.

NOTE INTERCALAIRE DE L’ÉDITEUR

Frère Médard continue ici son récit sans entrer dans plus de détails sur ce qu’il trouva dans le livre du peintre. Il raconte comment il prit congé du prieur qui connaissait le secret de sa vie, ainsi que des aimables frères du couvent ; comment il alla en pèlerinage à Rome et comment il s’agenouilla et pria dans toutes les églises devant tous les autels, à Saint-Pierre, à Saint-Sébastien et Saint-Laurent, à Saint-Jean-de-Latran, à Sainte-Marie-Majeure, etc. ; comment il attira l’attention du pape lui-même et enfin acquit une réputation de sainteté qui fut cause qu’il quitta Rome, car, maintenant, il était devenu vraiment un pécheur repenti et il sentait, parfaitement, qu’il n’était plus que cela.

Mais nous, je veux dire toi et moi, ô mon aimable lecteur, nous avons bien trop peu de clartés des pressentiments et des rêves de frère Médard pour pouvoir, sans lire ce que le peintre avait écrit, saisir le lien qui unit comme en un nœud les fils si embrouillés de son histoire. Pour employer une meilleure comparaison, le foyer nous manque d’où étaient venus tant de rayons divergents. Le manuscrit du défunt capucin était enveloppé d’un vieux parchemin tout jauni et ce parchemin était couvert d’une écriture menue et presque illisible qui n’était pas sans exciter très fortement ma curiosité, car c’était là la manifestation d’une main tout à fait étrange. Après beaucoup de peine, je réussis à déchiffrer les syllabes et les mots et quel ne fut pas mon étonnement lorsque je compris qu’il s’agissait de l’histoire racontée dans le livre du peintre et de laquelle parle Médard.

Elle est écrite en vieil italien, presque à la façon des chroniques et avec beaucoup d’aphorismes. Cette singulière histoire une fois traduite ne rend qu’un son rude et assourdi, comme un verre fêlé ; mais il était nécessaire d’en insérer ici la traduction pour l’intelligence du tout ; c’est ce que je fais, après avoir encore, avec mélancolie, présenté la remarque suivante :

La famille princière dont descendait le Francesco dont il va être souvent question vit encore en Italie, de même que vivent encore les descendants du prince dans la résidence où Médard avait séjourné. Par conséquent, il était impossible de citer les noms, et personne au monde n’est plus maladroit et mal à l’aise que celui qui, aimable lecteur, te met ce livre entre les mains, quand il doit inventer des noms là où, comme c’était ici le cas, il en existe déjà de réels et surtout d’une harmonie belle et romantique. L’éditeur pensait d’abord pouvoir s’en tirer très bien en disant simplement « le prince », « le baron », etc. ; mais, comme le vieux peintre parle de rapports de parenté d’une nature secrète et très compliquée, il voit fort bien qu’il ne pourrait pas se faire comprendre s’il s’en tenait à des désignations générales.

Il faudrait pour cela entrelacer au simple plain-chant de la chronique du peintre toutes sortes d’explications et d’indications, comme autant de fioritures ou de tarabiscotages.

Je me mets à la place de l’éditeur et je te prie, aimable lecteur, de vouloir bien, avant de poursuivre ta lecture, noter ce qui suit :

Camillo, prince de P…, est l’auteur de la famille de laquelle est issu Francesco, père de Médard. Théodore, prince de W…, est le père du prince Alexandre de W… à la cour duquel séjourna Médard. Son frère Albert, prince de W…, se maria avec la princesse italienne Giacinta B… La famille du baron F… est connue dans les montagnes, il ne reste plus qu’à remarquer que la baronne de F… était originaire d’Italie, car elle était la fille du comte Pietro S…, fils du comte Filippo S… Maintenant, cher lecteur, tout deviendra clair si tu retiens dans ta mémoire ces quelques prénoms et initiales.

Voici donc, au lieu de la suite de l’histoire,

LE CONTENU DU PARCHEMIN DU VIEUX PEINTRE

… Et il arriva que la république de Gênes, fortement pressée par les corsaires d’Alger, s’adressa au grand héros de la mer, Camillo, prince de P…, pour qu’il voulût bien entreprendre, avec quatre galions bien équipés et bien armés, une expédition contre les audacieux pirates. Camillo, avide de prouesses, écrivit aussitôt à son fils aîné Francesco de venir gouverner le pays en son absence.

Francesco étudiait la peinture à l’école de Léonard de Vinci et l’esprit de l’art s’était si complètement emparé de lui-même qu’il ne pouvait songer à nulle autre chose. C’est pourquoi il estimait que l’art était supérieur à tous les honneurs et à toutes les magnificences de la terre, et toutes les autres occupations et activités des hommes ne lui semblaient qu’une misérable recherche de futilités. Il ne put se résoudre à abandonner l’art et son maître, qui était déjà très âgé, et il répondit donc à son père qu’il savait bien tenu le pinceau, mais non pas le sceptre, et qu’il désirait rester auprès de Léonard. Alors le vieux prince Camillo fut très irrité dans son orgueil, il traita son fils d’indigne et de fou et il chargea des serviteurs de confiance de le ramener. Mais Francesco refusa obstinément de revenir, il déclara qu’à côté d’un bon peintre, un prince, entouré de tout l’éclat du trône, ne lui paraissait qu’un être misérable et que les plus grands faits de guerre n’étaient qu’un jeu terrestre et grossier, tandis que la création du peintre était le pur reflet de l’esprit divin qui habitait en lui. À cette réponse, le héros de la mer Camillo se mit en colère et il jura de renier Francesco et d’assurer la succession à son frère cadet Zenobio. Francesco se réjouit de cette décision et même il céda par un acte officiel, en bonne et due forme, la succession du trône princier à son frère cadet. Ainsi lorsque le vieux prince Camillo eut perdu la vie dans un combat sanglant contre les pirates d’Alger, Zenobio hérita du pouvoir. Francesco, par contre, renonçant à son nom et à son sang princier, devint peintre et vécut, assez chichement, d’une petite pension que son frère le souverain lui avait attribuée. Francesco avait été, par nature, un jeune homme fier et arrogant. Seul le vieux Léonard dompta sa sauvagerie et, lorsque Francesco eut renoncé à l’état princier, il devint le fils pieux et fidèle de Léonard. Il aida le vieillard à achever un grand nombre d’œuvres importantes. Et il arriva que l’élève, s’élevant au niveau du maître, devint célèbre et fut chargé de peindre maints tableaux pour les autels des églises et des couvents. Le vieux Léonard l’aidait amicalement de ses conseils et de sa main, jusqu’à ce qu’enfin il mourut à un âge très avancé.

Alors, comme un feu pendant longtemps étouffé avec peine, l’orgueil et l’arrogance reparurent dans le jeune Francesco. Il se considérait comme le plus grand peintre de son temps. Et, associant à son état la perfection artistique qu’il avait atteinte, il se nommait lui-même le peintre princier. Du vieux Léonard, il ne parlait plus qu’avec dédain et, s’écartant du style de celui-ci, il se créa une nouvelle manière qui, par la richesse des figures et l’éclat fastueux des couleurs, aveugla les yeux de la foule, dont les louanges exagérées le rendirent toujours plus vaniteux et plus arrogant.

Il advint qu’à Rome il fréquenta des jeunes gens débauchés et sans frein et, comme il voulait être en toute chose le premier et le plus en vue, il fut bientôt, sur l’océan du vice, le plus hardi navigateur. Séduits par la magnificence fausse et trompeuse du paganisme, les jeunes gens à la tête desquels était Francesco formèrent une association secrète, dans laquelle, raillant le christianisme de la plus sacrilège façon, ils imitaient les mœurs des anciens Grecs et célébraient des fêtes infâmes et coupables avec des courtisanes sans pudeur. Il y avait parmi eux des peintres, mais encore plus de sculpteurs, ceux-ci ne voulaient entendre parler que de l’art antique et ils se moquaient de tout ce que les artistes modernes inspirés par le saint christianisme avaient conçu et magnifiquement réalisé à sa gloire.

Francesco, dans un enthousiasme impie, peignit beaucoup de sujets du monde trompeur de la mythologie. Personne ne savait aussi bien que lui représenter la sensualité lascive des figures féminines, en empruntant non la carnation des modèles vivants, mais la forme et la ligne aux marbres antiques. Au lieu de s’édifier comme autrefois dans les églises et les couvents par la contemplation des magnifiques œuvres dues à la piété des vieux maîtres et de les recueillir en lui-même avec une dévotion artistique, il reproduisait assidûment les traits des dieux menteurs du paganisme. Mais aucune figure n’avait fait sur lui autant d’impression qu’une célèbre image de Vénus, laquelle hantait toujours son esprit. Une fois, la pension que Zenobio avait assignée à son frère tarda plus longtemps que d’habitude à lui être payée, et Francesco, dans sa vie de dissipation qui absorbait rapidement tout ce qu’il gagnait et que, malgré tout, il ne voulait pas abandonner, eut un pressant besoin d’argent. Il se rappela alors que, longtemps auparavant, un couvent de capucins l’avait chargé de peindre pour une forte somme l’image de sainte Rosalie ; il résolut dès lors, pour avoir de l’argent, d’exécuter rapidement ce travail, qu’il n’avait pas voulu entreprendre à cause de l’horreur qu’il avait pour tous les saints du christianisme. Il songea à peindre la sainte nue et à lui donner la forme et les traits du visage de la Vénus à laquelle il pensait continuellement. L’esquisse qu’il en fit fut tout à fait réussie et les jeunes sacrilèges qu’il fréquentait louèrent fort l’idée maudite qu’avait eue Francesco de mettre dans l’église des pieux moines, au lieu de la sainte chrétienne, une idole païenne. Mais, lorsque Francesco commença de peindre, la chose prit une tout autre tournure que ce qu’il avait conçu et médité. Et un esprit plus puissant surmonta l’esprit de vile imposture qui s’était emparé de lui. Sur son tableau, le visage d’un ange, dans les hauteurs du ciel, commença à ressortir parmi d’obscurs nuages. Mais, pris de la crainte de profaner les choses saintes et d’être livré au tribunal du Seigneur, Francesco n’osa pas achever le visage, et autour du corps nu qu’il avait dessiné vinrent se placer les plis gracieux de vêtements convenables, d’un habit rouge foncé et d’un manteau bleu d’azur. Les capucins, dans la lettre qu’ils avaient écrite au peintre Francesco, n’avaient parlé que de l’image de sainte Rosalie, sans préciser si le sujet du tableau du peintre ne devait pas être une histoire mémorable de la vie de la sainte. Et c’est pourquoi Francesco s’était borné à esquisser, au milieu de sa toile, la figure de la martyre. Mais maintenant, poussé par l’esprit, il peignit autour d’elle toutes sortes de figures, qui s’accordaient merveilleusement pour représenter le martyre de la sainte. Francesco était plongé tout entier dans son tableau, ou plutôt le tableau était devenu lui-même l’esprit puissant qui l’avait saisi de ses bras forts et qui le retenait au-dessus de la vie coupable qu’il avait jusqu’à présent menée dans le monde.

Mais il ne pouvait pas achever le visage de la sainte et c’était pour lui une torture diabolique qui lacérait son âme comme avec des pointes de fer. Il ne pensait plus à la Vénus, mais il lui semblait voir le vieux maître Léonard qui le regardait avec une mine pitoyable et qui lui disait, d’un ton douloureux et angoissé :

« Ah ! Je voudrais bien t’aider, mais je ne le puis, car il faut d’abord que tu renonces à tes agissements coupables et que, plein de repentir et d’humilité, tu implores l’intercession de la sainte envers qui tu t’es conduit d’une manière sacrilège. »

Les jeunes gens, que pendant tout ce temps Francesco avait fuis, vinrent le voir dans son atelier et ils le trouvèrent étendu sur son lit, comme un impotent. Mais lorsque Francesco leur eut raconté sa détresse et leur eut avoué que, comme si un mauvais esprit avait brisé ses forces, il ne pouvait pas achever l’image de sainte Rosalie, ils se mirent tous à rire et ils lui dirent :

« Eh ! mon frère, comment es-tu devenu brusquement si malade ? Offrons à Esculape et à la propice Hygie une libation de vin pour que ce faible homme guérisse. »

On apporta du vin de Syracuse, avec lequel les jeunes gens remplirent les coupes et, comme pour un sacrifice, ils répandirent des libations aux dieux païens devant le tableau en voie d’achèvement. Mais lorsqu’ils se mirent à festoyer gaillardement et qu’ils offrirent du vin à Francesco, celui-ci ne voulut ni boire ni prendre part a l’orgie des fougueux compagnons, bien qu’ils portassent la santé de « Madame Vénus ». Alors l’un d’eux s’écria :

« Ce fou de peintre est bien réellement malade d’esprit et de corps et il faut que j’aille chercher un médecin. »

Il prit son manteau, ceignit son épée et sortit. Au bout de quelques instants, il rentra en disant :

« Eh ! eh ! voyez donc, c’est moi qui suis le docteur et je vais guérir ce patient. »

Le jeune homme, qui certainement désirait ressembler par sa démarche et son attitude à un vieux médecin, s’avança à petits pas, les genoux fléchissants, et son visage juvénile était étrangement couvert de rides et de plis, de sorte qu’il avait l’air d’un vieil homme très laid, et ses camarades rirent beaucoup à son aspect et s’écrièrent :

« Voyez quelles savantes grimaces sait faire le docteur ! »

Le docteur s’approcha de Francesco et lui dit d’une voix rauque et d’un ton sarcastique :

« Ah ! pauvre diable, il faut que je te tire d’une bien triste impuissance. Comment, pitoyable compagnon, parais-tu si pâle et si malade ? Dans cet état-là tu ne plairas pas à Madame Vénus. Il se peut que Donna Rosalie s’intéresse à toi, quand tu seras guéri. Faible camarade, tu vas prendre de mon remède merveilleux. Comme tu veux peindre des saints, mon breuvage te donnera, à coup sûr, des forces, car c’est du vin de la cave de saint Antoine. »

Le prétendu docteur avait pris sous son manteau une bouteille qu’il se mit à ouvrir. De cette bouteille monta une odeur singulière qui agit sur les jeunes gens comme un narcotique, de sorte que, comme pris de sommeil, ils se laissèrent tomber sur leurs sièges et fermèrent les yeux. Mais Francesco, furieux d’être raillé comme un impotent, arracha la bouteille des mains du docteur et but à longs traits.

« À ta santé ! » s’écria le pseudo-docteur, qui maintenant avait repris son visage de jeune homme et sa démarche vigoureuse. Puis il réveilla ses camarades du sommeil où ils étaient plongés et avec lui ils descendirent l’escalier en chancelant.

Comme le Vésuve, dans une sauvage effervescence, vomit des flammes dévorantes, des torrents de feu jaillissaient maintenant de la poitrine de Francesco. Toutes les histoires païennes qu’il avait peintes jusqu’alors passèrent devant ses yeux, comme si elles étaient devenues vivantes, et il s’écria d’une voix forte :

« Toi aussi, ma chère déesse, il faut que tu viennes ; il faut que tu vives et que tu sois à moi, ou bien je me voue aux dieux infernaux. »

Alors il aperçut Vénus qui, se dressant devant le tableau, lui souriait amicalement. Il bondit hors de sa couche et se mit à peindre la tête de sainte Rosalie parce qu’il pensait maintenant pouvoir reproduire très fidèlement le visage adorable de Vénus.

Mais il lui sembla que sa main ne voulait pas obéir à sa volonté, car le pinceau s’écartait toujours des nuages qui entouraient la tête de sainte Rosalie et il effleurait malgré lui les têtes des hommes barbares qu’il y avait autour de la sainte. Et, cependant, le visage céleste de celle-ci devenait toujours plus visible et soudain il regarda Francesco avec des yeux si vivants et si radieux que celui-ci fut précipité à terre comme s’il eût été mortellement frappé par un coup de tonnerre. Lorsqu’il eut retrouvé un peu la maîtrise de ses sens, il se releva péniblement, mais sans oser regarder le tableau qui lui était devenu si redoutable ; et, la tête basse, il alla lentement vers la table où était la bouteille de vin que lui avait donnée le docteur et dont il but un bon coup. Voici qu’il se trouva tout à fait réconforté et il regarda son tableau ; celui-ci était là, devant lui, complètement achevé, mais au lieu de la figure de sainte Rosalie il voyait l’image bien-aimée de Vénus et elle lui souriait avec un regard fait d’amour et de volupté.

À ce moment, Francesco fut enflammé par l’ardeur sauvage d’une impulsion sacrilège. Il poussa un rugissement de désir insensé ; il pensa au sculpteur païen Pygmalion dont il avait peint l’histoire et, comme celui-ci, il supplia Vénus de donner la vie à l’image qu’il avait peinte. Effectivement, il lui sembla bientôt que le tableau commençait à s’animer, mais quand il voulut saisir Vénus dans ses bras il se rendit bien compte que ce n’était qu’une toile morte. Alors, il s’arracha les cheveux et s’agita comme un possédé du démon. Cela dura deux jours et deux nuits ; le troisième jour, il se trouvait devant son tableau, figé comme une colonne, lorsque la porte de son atelier s’ouvrit, et il entendit derrière lui le froufrou d’une robe de femme. Il se retourna et il aperçut, en effet, une femme dans laquelle il reconnut l’original de sa peinture. Il faillit perdre l’esprit en voyant ainsi devant lui, bien vivante et rayonnante de la plus admirable beauté, l’image qu’il avait conçue uniquement du fond de sa pensée, d’après un marbre antique, et il fut presque saisi de terreur en regardant le tableau, qui maintenant ne lui paraissait être qu’une fidèle reproduction de cette femme qu’il ne connaissait pas. Il lui arriva ce qui arrive d’habitude lors de l’apparition miraculeuse d’un esprit ; il ne put proférer une parole et il tomba à genoux devant l’étrangère, tendant les mains vers elle, en un geste d’adoration. Mais l’étrangère le releva en souriant et lui dit qu’elle l’avait souvent vu, n’étant encore qu’une petite fille, lorsqu’il était à l’école du vieux peintre Léonard de Vinci, et, ajouta-t-elle, elle avait alors conçu pour lui un indicible amour. Elle avait abandonné ses parents et sa famille et elle était allée toute seule à Rome pour le retrouver, car une voix intérieure lui avait dit que lui aussi l’aimait beaucoup et que son seul désir et sa seule passion l’avaient amené à reproduire ses traits, ce qui, comme elle le voyait, était bien exact.

Francesco comprit alors qu’une mystérieuse harmonie spirituelle avait existé entre lui et l’étrangère et que cet accord avait créé l’image merveilleuse et l’amour insensé qu’il avait ressenti pour elle. Il embrassa la femme avec un amour fervent et il voulut aussitôt la conduire à l’église pour qu’un prêtre les unît éternellement par le saint sacrement du mariage. Mais ce dessein sembla effrayer la femme et elle dit :

« Eh ! mon cher Francesco, n’es-tu donc pas un artiste sans peur qui ne se laisse pas enchaîner par les liens de l’Église chrétienne ? N’es-tu pas, corps et âme, dévoué à la joyeuse et fraîche Antiquité et à ses dieux propices à la vie ? Qu’importe notre union aux prêtres moroses qui passent leur vie dans de sombres galeries à se lamenter sans espoir ? Célébrons allègrement et gaiement la fête de notre amour. »

Francesco se laissa séduire par ces discours de la femme, et il arriva qu’en compagnie des jeunes gens qui se disaient ses amis, et dont l’esprit léger n’était que péché et sacrilège, il se maria le soir même avec l’étrangère, d’après les rites païens.

La femme avait apporté une caisse de joyaux et d’argent sonnant et trébuchant, et Francesco vécut avec elle pendant longtemps dans une plénitude de jouissances coupables et à l’écart de son art.

La femme devint enceinte et elle ne fit que s’épanouir encore davantage dans une beauté toujours plus éclatante. Elle semblait être l’incarnation de la Vénus du peintre et Francesco pouvait à peine supporter la joie débordante de son existence. Une nuit, un gémissement sourd et angoissé éveilla Francesco de son sommeil ; il se leva effrayé et, une lumière à la main, il regarda sa femme : elle venait de mettre au monde un petit garçon. Aussitôt il appela les serviteurs pour aller chercher la sage-femme et le médecin. Francesco prit l’enfant du sein de sa mère, mais au même instant celle-ci poussa un cri terrible, un cri retentissant, et elle se tordit, comme si elle eût été empoignée par des mains puissantes. La sage-femme arriva avec sa domestique, et aussi le médecin ; mais lorsqu’ils voulurent assister la femme, ils reculèrent d’effroi, car elle était raide morte ; son cou et sa gorge portaient des taches bleues épouvantables et, au lieu du visage jeune et beau, il n’y avait plus qu’un masque hideux, ridé et convulsé, avec des yeux ouverts, qui regardaient fixement.

Aux cris que poussèrent les deux femmes, les voisins accoururent ; on avait de tout temps raconté toutes sortes d’étrangetés sur le compte de l’étrangère. La vie sensuelle qu’elle menait avec Francesco avait été pour tous une abomination, et on était sur le point de dénoncer aux tribunaux ecclésiastiques leur cohabitation coupable, dépourvue de la bénédiction du prêtre. Lorsque ses voisins virent la morte si affreusement défigurée, ils furent certains qu’elle avait vécu en union avec le Diable, lequel maintenant venait de s’emparer d’elle. Sa beauté n’avait été qu’une image trompeuse due à un artifice infernal. Tous ceux qui étaient venus s’enfuirent pleins d’effroi ; personne ne voulait toucher la morte. Francesco savait maintenant très bien à qui il avait eu affaire. Et une peur épouvantable le saisit. Toutes ses fautes passèrent devant ses yeux et le jugement de Dieu commença à s’exercer ici sur cette terre, car les flammes de l’enfer s’allumèrent dans son âme.

Le lendemain, un envoyé du tribunal ecclésiastique vint avec la maréchaussée, afin d’arrêter Francesco. Mais son courage et sa fierté se réveillèrent en lui. Il saisit son épée, se fraya un chemin et échappa ainsi. À une bonne distance de Rome, il trouva une caverne dans laquelle il se cacha, plein de fatigue et d’épuisement. Sans s’en rendre compte très nettement, il avait enveloppé dans son manteau le nouveau-né et l’avait emporté avec lui. Dans sa colère farouche, il voulut briser contre les pierres l’enfant que lui avait donné la femme diabolique ; mais, tandis qu’il l’élevait en l’air, l’enfant poussa de petits cris plaintifs et suppliants et Francesco fut pris soudain d’une profonde pitié. Il posa le garçonnet sur un moelleux tapis de mousse et il lui fit boire goutte à goutte le jus d’une orange qu’il avait sur lui.

Francesco, devenu semblable à un ermite qui fait pénitence, avait passé plusieurs semaines dans la caverne. Et, se détournant de la vie coupable et sacrilège menée jusqu’alors, il avait prié les saints avec ardeur, mais surtout il implorait celle qui avait été gravement offensée par lui, sainte Rosalie, de vouloir bien intercéder pour lui devant le trône du Seigneur. Un soir, Francesco était agenouillé, priant dans la solitude, et il regardait le soleil se plonger dans la mer qui, à l’occident, érigeait ses vagues, rouges comme une flamme. Mais, dès que les flammes pâlirent dans les brouillards gris du soir, Francesco aperçut dans les airs une lueur rose et brillante, où bientôt des figures se dessinèrent. Francesco vit sainte Rosalie, à genoux sur un nuage et entourée d’anges, et dans un doux murmure et un léger frémissement, il entendit ces paroles :

« Seigneur, pardonnez à l’homme qui dans sa faiblesse et dans son impuissance n’a pas su résister aux tentations de Satan. »

Alors des éclairs traversèrent la lueur rose et un sourd grondement de tonnerre ébranla la voûte du ciel :

« Quel pécheur a péché autant que cet homme ! Il ne trouvera ni grâce ni paix dans le tombeau, tant que la race que son crime a engendrée continuera de propager le sacrilège et le péché. »

Francesco s’abattit dans la poussière, car il comprit que maintenant sa condamnation venait d’être prononcée, et qu’une fatalité épouvantable le poursuivait impitoyablement sur cette terre. Il s’enfuit, sans penser au garçonnet qui était dans la caverne, et, comme il n’était plus capable de peindre, il vécut dans une misère lamentable et profonde. Souvent il pensait qu’il devait exécuter de magnifiques tableaux à la gloire de la religion chrétienne et il concevait de grandes œuvres, comme dessin et comme coloris, qui représentaient l’histoire de la Vierge et de sainte Rosalie ; mais, comment pourrait-il réaliser ces peintures, car il n’avait pas un écu pour acheter de la toile et des couleurs et il ne soutenait sa misérable vie que par de maigres aumônes qu’il recueillait aux portes des églises.

Il arriva qu’un jour, dans une église dont il était en train de peindre en esprit le mur nu qu’il regardait fixement, deux femmes voilées vinrent à lui et l’une d’elles lui dit, avec une douce voix angélique :

« Dans la Prusse lointaine, en l’honneur de la Vierge Marie, la où les anges du Seigneur ont déposé son image sur un tilleul, une église a été bâtie qui est encore dépourvue des ornements de la peinture. Vas-y, que l’exercice de ton art soit pour toi comme une sainte dévotion et ton âme déchirée sera rafraîchie par de célestes consolations. »

Lorsque Francesco leva les yeux vers l’apparition, il vit qu’elle s’était évanouie en laissant après elle de doux rayons brillants, et il sentit un parfum de roses et de lis se répandre à travers l’église. Alors Francesco sut qui étaient ces femmes et il décida de commencer son pèlerinage dès le lendemain. Mais le soir de ce même jour, un serviteur de Zenobio, après beaucoup de peine, réussit à le découvrir, il lui apportait le montant de deux ans de pension et il l’invita à venir à la cour de son maître.

Francesco ne garda qu’une petite somme. Il distribua le reste aux pauvres et il se mit en route vers la lointaine Prusse. Son chemin le conduisit à Rome et il passa ainsi au couvent de capucins, qui n’était pas loin de là, pour lequel il avait peint le tableau de sainte Rosalie. Effectivement, il vit que cette peinture était fixée dans l’autel, mais il remarqua, après l’avoir examinée de plus près, que ce n’était qu’une copie de son tableau. Les moines, comme il l’apprit, n’avaient pas voulu garder l’original à cause des bruits singuliers que l’on répandait sur le compte du peintre disparu, de la succession duquel leur venait ce tableau, et, après en avoir fait prendre une copie, ils l’avaient vendu au couvent de capucins de B… Après un pénible pèlerinage, Francesco arriva au couvent du Saint-Tilleul, en Prusse-Orientale, et il exécuta l’ordre que la Sainte Vierge elle-même lui avait donné. Il peignit la Vierge si admirablement qu’il se rendit bien compte que l’esprit de la grâce commençait à agir en lui. Les consolations du ciel descendirent dans son âme.

 

Il arriva que le comte Filippo S., chassant dans une contrée sauvage et écartée, fut surpris par le mauvais temps. L’orage hurlait à travers les abîmes, la pluie tombait à flots, comme si les hommes et les bêtes avaient dû périr sous un nouveau déluge. Le comte Filippo découvrit une caverne, dans laquelle il se réfugia avec son cheval, qu’il y fit entrer avec beaucoup de peine. De noirs nuages avaient recouvert tout l’horizon et, par conséquent, il faisait si sombre, surtout dans la caverne, que le comte Filippo ne pouvait rien distinguer et ne savait pas d’où venaient ce bruit et cette agitation qu’il entendait à côté de lui. Il craignit qu’il n’y eût une bête sauvage cachée dans la caverne et il tira son épée pour se défendre contre toute attaque. Mais lorsque la tempête fut passée et que les rayons du soleil pénétrèrent dans la caverne, il aperçut, à son étonnement, qu’il y avait à côté de lui, sur une couche de feuilles, un petit garçon tout nu, qui le regardait avec des yeux étincelants. À côté de l’enfant, il y avait une coupe d’ivoire, dans laquelle le comte Filippo trouva quelques gouttes d’un vin parfumé, que l’enfant absorba avec avidité. Le comte sonna du cor et peu à peu ses gens, qui s’étaient réfugiés çà et là, se rassemblèrent autour de lui et, sur l’ordre du comte, l’on attendit pour voir si la personne qui avait laissé l’enfant dans la caverne viendrait le chercher. Mais, lorsque la nuit se mit à tomber, le comte Filippo dit :

« Je ne peux pas laisser là cet enfant sans aucun secours. Je vais le prendre avec moi et je ferai connaître partout qu’il est chez moi, afin que les parents ou celui qui l’a placé dans la caverne puissent me le réclamer. »

Il en fut ainsi, mais les semaines, les mois et les années passèrent sans que personne n’eût réclamé l’enfant. Le comte avait fait donner à l’enfant trouvé, au saint baptême, le nom de Francesco. Celui-ci grandit et devint physiquement et intellectuellement un jeune homme remarquable, que le comte aimait comme son fils, à cause des dons d’une qualité rare qui étaient en lui et, comme il était sans enfant, il pensait lui léguer toute sa fortune. Francesco était déjà âgé de vingt-cinq ans lorsque le comte Filippo fut pris d’amour pour une jeune fille pauvre, mais très belle, et il l’épousa bien qu’elle fût toute jeune, tandis que lui était d’un âge très avancé. Francesco fut bientôt possédé d’une passion coupable pour la comtesse et, bien qu’elle fût pieuse et vertueuse et qu’elle ne voulût pas violer la foi jurée, il réussit, après une lutte difficile, à la séduire par des moyens diaboliques, de telle sorte qu’elle s’abandonna à une volupté coupable et qu’elle récompensa son bienfaiteur par une trahison et une ingratitude abominables. Les deux enfants, le comte Pietro et la comtesse Angiola, que le vieux Filippo pressait sur son cœur dans la plénitude du bonheur paternel, étaient les fruits de cette faute, laquelle resta éternellement cachée pour lui comme pour tout le monde.

 

Poussé par un esprit secret, j’allai trouver mon frère Zenobio et je lui dis :

« J’ai renoncé au trône et, même si tu mourais avant moi sans avoir d’enfants, je veux rester un pauvre peintre et passer ma vie à exercer mon art, avec une pieuse dévotion, mais notre petit pays ne doit pas devenir la possession d’un État étranger. Ce Francesco qui a été élevé par le comte Filippo S… est mon fils. C’est moi qui, m’enfuyant précipitamment, l’ai laissé dans la caverne où il a été trouvé par le comte. Nos armoiries sont gravées sur la coupe d’ivoire qui était auprès de lui ; mais mieux encore que cela, le physique du jeune homme, qui le désigne, à coup sûr, comme descendant de notre famille, nous préserve de toute erreur. Adopte, mon cher frère Zenobio, ce jeune homme comme ton fils et qu’il soit ton successeur. »

Le doute qu’avait Zenobio au sujet de l’origine légitime du jeune Francesco fut levé par l’acte d’adoption, sanctionné par le pape, que j’obtins ; et il arriva ainsi que la vie coupable et adultère de mon fils prit fin et il engendra bientôt dans un légitime mariage un fils qu’il nomma Paolo Francesco.

La souche criminelle s’est propagée d’une manière criminelle. Mais le repentir de mon fils ne peut-il pas expier ses fautes ? J’ai été devant lui comme le jugement du Seigneur, car son âme s’est révélée à moi avec une entière clarté, et ce qui a été caché au monde m’était découvert par l’esprit qui s’agite en moi avec une puissance toujours plus grande et qui m’élève au-dessus des vagues bruyantes de la vie, de telle sorte que je puis regarder au fond de l’abîme sans que ce regard m’attire vers la mort.

L’éloignement de Francesco eut pour conséquence le trépas de la comtesse S., car alors seulement elle eut conscience de sa faute et elle ne put résister à la lutte qui se livra en elle entre son amour pour le criminel et son propre repentir. Le comte Filippo atteignit l’âge de quatre-vingt-dix ans, puis il mourut en état d’enfance. Son prétendu fils Pietro vint avec sa sœur Angiola à la cour de Francesco, qui avait succède à Zenobio. Les fiançailles de Paolo Francesco avec Victoria, princesse de M…, furent célébrées par de brillantes fêtes, mais lorsque Pietro vit la fiancée et son éclatante beauté, il fut enflammé d’un violent amour pour elle et, sans se soucier du danger, il se mit en devoir de conquérir la faveur de Victoria. Mais les efforts de Pietro échappèrent au regard de Paolo Francesco, car celui-ci était lui-même vivement épris d’Angiola, la soeur de Pietro, laquelle repoussait froidement toutes ses sollicitations. Victoria s’éloigna de la cour, afin, comme elle le prétendait, d’accomplir avant son mariage, dans une paisible solitude, un vœu sacré.

Ce n’est qu’au bout d’une année qu’elle revint, le mariage allait avoir lieu et, aussitôt après, le comte Pietro voulait, avec sa sœur Angiola, rentrer dans sa patrie. L’amour qu’avait Paolo Francesco pour Angiola était devenu toujours plus brûlant malgré la résistance continue et persévérante qu’elle lui opposait, et maintenant il dégénérait en un désir furieux de bête fauve, désir qu’il ne pouvait dompter que par la pensée de la jouissance.

Il arriva ainsi que, par la plus abominable des trahisons, le jour même de sa noce, avant de pénétrer dans la chambre nuptiale, il surprit Angiola dans son lit et, sans qu’elle reprît ses sens, car au repas de noce il lui avait fait absorber un opiat, il satisfit sa passion sacrilège. Comme cet acte infâme faillit presque faire mourir Angiola, Paolo Francesco, torturé par le remords, avoua son crime. Dans le premier mouvement de sa colère, Pietro voulut tuer le traître, mais son bras retomba paralysé, en pensant que sa vengeance avait déjà précédé l’attentat. En effet, la petite Giacinta, princesse de B…, qui passait, aux yeux de tous, pour la fille de la sœur de Victoria, était le fruit des relations secrètes que Pietro avait eues avec la fiancée de Paolo. Francesco Pietro se rendit en Allemagne avec Angiola qui, là, donna naissance à un fils que l’on nomma François et que l’on fit élever avec soin. L’innocente Angiola finit par se consoler de l’horrible attentat dont elle avait été victime, et elle s’épanouit de nouveau, superbe de grâce et de beauté. Il arriva ainsi que le prince Théodore de W… ressentit pour elle un amour très vif, que du profond de son âme elle-même lui rendit. Elle devint bientôt son épouse, et le comte Pietro se maria en même temps avec une jeune Allemande, dont il eut une fille, de même qu’Angiola donna au prince deux fils. La pieuse Angiola avait beau se sentir la conscience pure, elle tombait souvent dans de sombres pensées, chaque fois que, comme un mauvais rêve, l’acte infâme de Paolo Francesco lui revenait à l’esprit ; et il lui semblait souvent que même la faute qu’elle avait commise sans le savoir était punissable et qu’elle serait vengée sur elle et ses descendants. Même la confession et l’absolution la plus entière ne pouvaient pas la tranquilliser. Après de longues tortures, comme une inspiration céleste, lui vint la pensée qu’elle devait tout révéler à son mari. Bien qu’elle se rendît compte du pénible combat que lui coûterait l’aveu de l’attentat commis par ce scélérat de Paolo Francesco, elle jura solennellement d’oser cette grave démarche, et elle tint son serment.

Le prince Théodore apprit avec épouvante l’acte infâme ; son âme fut profondément ébranlée et, dans sa violente colère, il sembla même que son innocente épouse était menacée. Il arriva ainsi que la princesse passa quelques mois dans un château éloigné ; pendant ce temps le prince combattit les sentiments de colère qu’il éprouvait, et non seulement il tendit la main à son épouse, en signe de réconciliation, mais aussi, à l’insu de cette dernière, il s’occupa de l’éducation de François. Après la mort du prince et de son épouse, le comte Pietro et le jeune prince Alexandre de W… furent seuls à connaître le secret de la naissance de François. Aucun des descendants du prince ne fut autant que François semblable de corps et d’esprit à ce Francesco qu’avait élevé le comte Filippo. François était un merveilleux jeune homme, doué des plus hautes qualités intellectuelles, vif et prompt, aussi bien à la pensée qu’à l’action. Puisse le péché de son père, puisse celui de son aïeul ne point peser sur lui ! Puisse-t-il résister aux tentations funestes de Satan !

Avant que le prince Théodore mourût, ses deux fils, Alexandre et Jean, firent un voyage dans la belle Italie et si, à Rome, les deux frères se séparèrent, ce fut moins le résultat d’une mésentente déclarée que par suite d’une divergence d’inclinations et d’intentions. Alexandre vint à la cour de Paolo Francesco et il conçut un tel amour pour la fille cadette que Paolo avait eue de Victoria, qu’il pensa à se marier avec elle. Cependant, le prince Théodore s’opposa à cette union avec une énergie qui sembla inexplicable au prince Alexandre et, par conséquent, Alexandre n’épousa la fille de Paolo Francesco qu’après la mort de Théodore. Le prince Jean, en rentrant dans sa patrie, avait fait la connaissance de son frère François et il trouva un tel agrément dans la compagnie du jeune homme, dont il était à son insu le proche parent, qu’il ne voulut plus se séparer de lui. François fut cause que le prince, au lieu de rentrer dans sa patrie, retourna en Italie, à la résidence de son frère. Les desseins éternels et insondables voulurent que tous deux, le prince Jean et François, virent Giacinta, la fille de Victoria et de Pietro, et que tous deux conçurent pour elle un ardent amour.

Le crime porte toujours en lui de nouveaux germes. Qui pourrait résister aux puissances des ténèbres ?

 

Certes, les péchés et les fautes de ma jeunesse ont été abominables, mais, grâce à l’intercession de la Vierge et de sainte Rosalie, je suis sauvé de l’éternelle perdition et il m’est donné de subir ici sur la terre les tourments de la damnation, jusqu’à ce que la souche criminelle soit desséchée et ne porte plus de fruits. Le poids des choses terrestres, surmontant mes forces spirituelles, m’oppresse, et, bien que je pressente le secret du sombre avenir, l’éclat trompeur des couleurs de la vie m’aveugle, et mon œil sans pénétration est égaré dans un flux d’images, sans pouvoir en découvrir la véritable essence.

J’aperçois souvent le fil que déroule la puissance mauvaise qui s’oppose au salut de mon âme et je crois follement pouvoir le saisir et le briser. Mais il faut que je sois patient et que je supporte pieusement et fidèlement, en me repentant et en expiant sans cesse, le martyre qui m’a été imposé pour racheter mes méfaits. J’ai tâché d’éloigner de Giacinta le prince et François, mais Satan est empressé à provoquer la perte de François, ce à quoi celui-ci n’échappera pas.

François se rendit avec le prince à l’endroit où séjournaient le comte Pietro et sa fille Aurélie, qui venait d’avoir quinze ans. Tout comme Paolo Francesco, le père criminel de François, avait été pris d’une sauvage passion à la vue d’Angiola, de même le feu du plaisir défendu s’alluma chez son fils, lorsqu’il aperçut la charmante enfant qu’était Aurélie. Grâce à tous les artifices de la séduction, il sut gagner à tel point l’esprit de la pieuse Aurélie qui était à peine formée, que celle-ci se donna à lui de toute son âme, et elle avait péché avant même que la pensée se fût élevée dans son âme. Lorsque ce qu’il avait fait ne put plus rester caché, il se jeta, comme pris de désespoir sur sa faute, aux pieds de la mère et il avoua tout. Bien que le comte Pietro eût lui-même commis une pareille faute, un pareil sacrilège, il aurait tué François et Aurélie. La mère fit sentir à François sa juste colère en le menaçant de découvrir au comte Pietro son acte infâme, s’il reparaissait devant ses yeux et devant ceux de la fille qu’il avait séduite. La comtesse réussit à dérober sa fille à l’attention du comte Pietro et dans un endroit éloigné elle accoucha d’une petite fille. Mais François ne pouvait pas se passer d’Aurélie ; il apprit l’endroit où elle séjournait, y accourut et entra dans sa chambre au moment même où la comtesse, sans aucun domestique, était assise près du lit de sa fille et tenait sur son sein la petite qui n’avait que huit jours. À la vue du scélérat qui paraissait ainsi à l’improviste devant elle, la comtesse se leva, pleine d’horreur et d’effroi, et elle lui ordonna de quitter l’appartement.

« Va-t’en… Va-t’en, sinon tu es perdu : le comte Pietro est au courant de ton infamie. »

Elle cria ainsi pour faire peur à François et elle le poussa vers la porte. Alors François fut saisi d’une fureur sauvage et diabolique ; il arracha l’enfant des bras de la comtesse, donnant à celle-ci un coup de poing en pleine poitrine, de telle sorte qu’elle tomba à la renverse et il s’échappa en courant.

Quand Aurélie sortit de l’évanouissement profond qu’elle venait d’éprouver, sa mère n’était plus en vie, la profonde blessure à la tête que lui avait faite sa chute sur une caisse cerclée de fer, l’avait tuée. François avait l’intention de massacrer l’enfant ; il l’enveloppa dans des langes, descendit en courant l’escalier dans l’obscurité du soir, et il allait sortir de la maison lorsqu’il entendit de sourds gémissements qui semblaient venir d’une chambre du rez-de-chaussée. Malgré lui, il s’arrêta, il écouta, et enfin il se dirigea en rampant vers l’endroit d’où venaient les cris. Au même instant une femme, dans laquelle il reconnut la bonne d’enfants de la baronne de S…, dans la maison de qui il habitait, sortait de cette chambre en poussant de pitoyables lamentations. François lui demanda quelle était la cause de son attitude.

« Ah, monsieur, dit la femme, mon malheur est certain. Je tenais sur mon sein la petite Euphémie, qui riait et se réjouissait, mais brusquement sa petite tête s’allonge et la voilà morte. Elle a au front des taches bleues et ainsi l’on m’accusera de l’avoir laissée tomber. »

François entra vite dans la chambre, et, lorsqu’il aperçut l’enfant morte, il comprit que le destin voulait que son enfant continuât de vivre, car elle était, dans ses traits et dans tout son physique, merveilleusement semblable à la défunte Euphémie. La bonne, qui n’était peut-être pas aussi innocente de la mort de l’enfant qu’elle le prétendait et qui se laissa gagner par un riche présent de François, accepta l’échange. François enveloppa alors l’enfant morte dans les langes qu’il portait et la jeta dans le fleuve.

L’enfant d’Aurélie fut élevée comme fille de la baronne de S…, sous le nom d’Euphémie, et le secret de sa naissance resta caché à tous.

La malheureuse ne fut pas reçue dans le sein de l’Église par le sacrement du saint baptême, car l’enfant dont la mort lui conservait la vie était déjà baptisée. Aurélie s’est mariée quelques années après avec le baron F… ; deux enfants, Hermogène et Aurélie, sont le fruit de ce mariage.

 

La puissance éternelle du ciel avait voulu que, lorsque le prince se mit en route avec Francesco (c’est ainsi qu’il appelait François, à l’italienne), pour se rendre à la résidence de son frère princier, j’eus la faveur de me joindre à eux et de les suivre. Je pensais saisir d’un bras robuste Francesco chancelant lorsqu’il s’approcherait du précipice qui s’était ouvert devant lui. Folle entreprise du pécheur qui, impuissant, n’a pas encore trouvé grâce devant le trône du Seigneur !

Francesco tua son frère, après un attentat commis par lui sur Giacinta ! Le fils de Francesco est l’infortuné petit garçon que le prince fait élever sous le nom de comte Victorin. Le meurtrier Francesco pensait se marier avec la pieuse sœur de la princesse, mais je pus empêcher le sacrilège au moment où il allait être accompli dans le lieu saint.

Il fallut sans doute la profonde misère dans laquelle François était tombé, après qu’il se fut enfui, torturé par la pensée d’un péché à jamais inexpiable, pour le tourner vers le repentir. Dans sa fuite, courbé par la douleur et la maladie, il arriva chez un cultivateur, qui le reçut amicalement. La fille du cultivateur, une vierge pieuse et paisible, s’éprit d’un merveilleux amour pour l’étranger, et elle le soigna avec beaucoup de zèle. Il arriva ainsi que lorsque Francesco fut guéri, il répondit à l’amour de la vierge, et ils furent unis par le saint sacrement du mariage. Il réussit, par son intelligence et sa capacité, à atteindre une situation prospère et à accroître considérablement l’héritage déjà important que le cultivateur avait laissé à sa fille, de sorte qu’il jouit d’un grand bien-être matériel. Mais le bonheur du pécheur qui n’est pas réconcilié avec Dieu est vain et incertain. François retomba dans la pauvreté la plus amère et sa misère était mortelle, car il sentait dépérir son esprit et son corps dans une langueur maladive. Sa vie ne fut plus qu’une pénitence continuelle, enfin le ciel lui envoya un rayon consolateur : il devait aller en pèlerinage au Saint-Tilleul, et là la naissance d’un fils lui attesterait la miséricorde du Seigneur.

 

Dans la forêt qui entoure le couvent du Saint-Tilleul, j’allai vers la mère affligée, qui pleurait sur le petit garçon nouveau-né qui n’avait pas de père, et je la réconfortai avec des paroles consolatrices.

La grâce du Seigneur descend merveilleusement sur l’enfant qui est né dans le sanctuaire béni de la Vierge. Souvent il arrive que l’Enfant Jésus se manifeste à lui d’une manière visible et qu’il allume de bonne heure dans son esprit l’étincelle de l’amour.

La mère, au saint baptême, a fait donner au garçon le nom de son père.

François, sera-ce donc toi, Franciscus, qui, né dans un lieu sacré, rachèteras par une vie pieuse le crime de l’aïeul et lui procureras la paix de la tombe ? Loin du monde et de ses tentations séductrices, l’enfant doit se tourner tout entier vers les choses célestes. Il doit devenir prêtre : ainsi l’a proclamé à sa mère le saint homme qui a versé dans mon âme une merveilleuse consolation, et c’est sans doute la prophétie de la grâce qui m’éclaire d’une miraculeuse lumière, de sorte que je crois apercevoir au-dedans de moi-même l’image vivante du futur.

Je vois le jeune homme engager une lutte à mort avec la sombre puissance qui dirige vers lui une arme terrible. Il tombe, mais une femme divine élève au-dessus de sa tête la couronne de la victoire. C’est sainte Rosalie elle-même qui le sauve. Aussi souvent que la puissance éternelle du ciel me le permettra, je serai près de l’enfant, de l’adolescent, de l’homme mûr, et je le protégerai dans la mesure des forces dont je dispose. Il sera comme…

NOTE DE L’ÉDITEUR

Ici, aimable lecteur, l’écriture à demi effacée du vieux peintre devient si indistincte qu’il est impossible de déchiffrer un mot de plus. Nous revenons au manuscrit de Médard, l’étrange capucin.

3

Le retour au couvent


Les choses en étaient arrivées au point que, partout où je paraissais dans les rues de Rome, des gens parmi la foule s’arrêtaient, et, humblement inclinés, me demandaient ma bénédiction. Il était possible que mes rigoureux exercices de pénitence, que je continuais, eussent déjà attiré l’attention, mais il était certain que mon étrange et singulière apparition deviendrait bientôt forcément, pour la vive imagination des Romains, un sujet de légende ; et peut-être, à mon insu, avaient-ils fait de moi le héros de quelque conte pieux. Souvent des soupirs inquiets et le murmure de prières dites à voix basse me tiraient des profondeurs de la méditation dans laquelle, étendu sur les marches de l’autel, j’étais plongé, et je remarquais alors qu’autour de moi des fidèles s’agenouillaient et semblaient implorer mon intercession. Comme dans le couvent des capucins que je venais de quitter, j’entendais derrière moi retentir le cri de : il Santo ! Et c’était alors comme si des coups de poignard me traversaient douloureusement la poitrine. Je voulus quitter Rome, mais quel ne fut pas mon effroi lorsque le prieur du couvent dans lequel je séjournais m’annonça que le pape m’avait fait appeler. Je fus assailli de sombres pressentiments, pensant que peut-être la puissance des ténèbres voulait de nouveau m’enchaîner et me dominer ; cependant, je pris courage et, à l’heure indiquée, j’allai au Vatican.

Le pape, un homme d’une belle apparence, encore dans la force de l’âge, me reçut assis sur un fauteuil. Deux enfants d’une beauté merveilleuse portant le costume ecclésiastique lui donnaient de l’eau glacée et éventaient la chambre avec des aigrettes de héron pour y maintenir la fraîcheur, car le jour était très chaud.

J’allai humblement vers lui et je fis les génuflexions rituelles ; il me regarda fixement, mais son regard avait quelque chose de bienveillant et, au lieu de la gravité sévère qui d’habitude, comme j’avais cru le constater de loin, recouvrait son visage, un doux sourire animait ses traits. Il me demanda d’où je venais, ce qui m’avait amené à Rome, les choses habituelles relatives à ma personnalité, et puis il se leva et me dit :

« Je vous ai fait appeler parce que l’on m’a parlé de votre extrême piété. Pourquoi, moine Médard, fais-tu tes dévotions publiquement devant le peuple dans les églises les plus fréquentées ? Si tu penses avoir l’air d’un saint du Seigneur et être vénéré par la populace fanatique, sonde ta poitrine et demande-toi bien quelle est la pensée intime qui te pousse à agir ainsi. Si tu n’es pas pur devant le Seigneur et devant son vicaire, tu auras bientôt une fin misérable, moine Médard. »

Le pape prononça ces paroles d’une voix forte et pénétrante et ses yeux semblaient lancer des éclairs. Pour la première fois depuis longtemps, je me sentais innocent du péché dont j’étais accusé ; aussi je ne perdis pas contenance, et même je fus stimulé par la pensée que ma pénitence était issue d’une véritable contrition intérieure, et c’est ainsi que je pus parler comme un inspiré :

« Très saint vicaire du Seigneur, le pouvoir vous a été accordé de pénétrer au fond de moi-même ; vous pouvez savoir que le fardeau indicible de mes péchés, comme un poids très lourd, me courbe vers la terre, mais aussi vous reconnaîtrez la sincérité de mon repentir. Loin de moi la pensée d’une vile hypocrisie, loin de moi là moindre ambition de tromper le peuple d’une manière abominable. Permettez, ô très Saint-Père, que le moine pénitent vous découvre en peu de mots sa vie criminelle, et aussi ce qu’il a fait dans le repentir et la contrition les plus profonds. »

C’est ainsi que je commençai, et je racontai, sans citer les noms et aussi brièvement que possible, toute mon existence. Le pape devenait toujours plus attentif ; il s’assit dans le fauteuil et appuya sa tête dans sa main ; il baissait les yeux vers la terre, lorsque soudain il se leva ; les mains croisées l’une sur l’autre, et, remuant le pied droit comme s’il voulait marcher vers moi, il me dévisagea avec des yeux pleins de flamme. Lorsque j’eus fini, il se rassit.

« Votre histoire, moine Médard, fit-il, est la plus étrange que j’aie jamais entendue. Croyez-vous à l’action manifeste et visible d’une puissance mauvaise que l’Église appelle le Diable ? »

Je voulus répondre, mais le pape continua :

« Croyez-vous que le vin volé et bu dans la chambre des reliques vous a poussé aux sacrilèges que vous avez commis ?

– Oui, comme une eau saturée de vapeurs empoisonnées, il a donné pouvoir au germe mauvais qui était déposé en moi de se propager. »

Lorsque j’eus répondu cela, le pape se tut quelques instants, puis il continua, avec un regard grave et tourné vers l’intérieur :

« Que serait-ce si la nature suivait aussi dans l’ordre spirituel le principe des organismes physiques d’après lequel un germe ne peut engendrer qu’un germe identique ?… Que serait-ce si – de même que la force qu’il y a dans le noyau fait verdir de nouveau les feuilles de l’arbre qui pousse – les inclinations et les volontés se propageaient de père en fils sans laisser aucune place au libre arbitre ?… Il y a des familles d’assassins, de brigands… Ce serait là le péché originel, la malédiction éternelle qui ne peut être effacée par aucun sacrifice, aucune expiation.

– Si l’enfant du pécheur doit à son tour fatalement pécher à cause de son hérédité… alors il n’y a pas de péché, fis-je, en interrompant le pape.

– Si, fit-il. L’esprit éternel a créé un géant qui peut dompter et enchaîner cette bête aveugle qu’il y a en nous. Ce géant s’appelle la conscience, et c’est de sa lutte avec cette bête que sort la spontanéité de nos actes. La victoire du géant est la vertu ; celle de la bête, le péché. »

Le pape se tut pendant quelques instants, puis son regard se rasséréna et il dit avec douceur :

« Croyez-vous, moine Médard, qu’il soit convenable au vicaire du Seigneur de ratiociner avec vous sur la vertu et le péché ?

– Vous avez, très Saint-Père, répliquai-je, permis à votre serviteur d’entendre votre profonde conception de l’existence humaine, et il vous sied parfaitement de parler de la lutte à laquelle vous avez depuis longtemps mis fin par une victoire glorieuse et magnifique.

– Tu as une bonne opinion de moi, frère Médard, dit le pape, ou bien crois-tu que la tiare soit le laurier qui me proclame héros et vainqueur aux yeux du monde ?

– Il y a certainement, fis-je, une grandeur spéciale dans la royauté et dans l’autorité exercée ainsi sur tout un peuple. Lorsqu’on est si haut placé dans l’existence, tout ce qu’il y a autour de vous vous paraît plus rapproché et à tous égards plus facile à mesurer ; et même, grâce à cette haute position, se développe la force merveilleuse de la domination qui, comme un signe sacré, se manifeste dans celui qui est né prince. »

Le pape m’interrompit.

« Tu penses que même les princes qui n’ont qu’une faible intelligence ou une faible volonté possèdent, cependant, une certaine sagacité merveilleuse qui, capable de passer pour de la sagesse, peut en imposer à la foule. Mais qu’est-ce que cela vient faire ici ?

– Je voulais, continuai-je, parler du don spécial qu’ont les princes dont le royaume est de ce monde et aussi du caractère saint et divin des pensées qui sont celles du vicaire du Seigneur. L’esprit du Seigneur éclaire mystérieusement les hauts dignitaires de l’Église réunis dans le secret du conclave. Isolés, s’adonnant chacun dans ses appartements à de pieuses méditations, le rayon du ciel féconde leur intelligence qui aspire à recevoir la révélation, et de leurs lèvres inspirées sort un seul nom, qui résonne comme un hymne célébrant la puissance éternelle. Le décret de cette puissance, qui a choisi ainsi son digne vicaire sur la terre, se manifeste alors dans la langue des hommes et c’est pourquoi, très Saint-Père, votre couronne, dont le triple cercle proclame le mystère de votre Seigneur, du Seigneur des mondes, est effectivement le laurier qui fait de vous un héros et un vainqueur. Votre royaume n’est pas de ce monde, et, cependant, vous êtes appelé à régner sur tous les royaumes de cette terre, rassemblant sous l’étendard du Seigneur les membres de l’Église invisible. Le royaume temporel qui vous est attribué n’est que votre trône épanoui dans une splendeur céleste.

– Tu reconnais, fit le pape, en m’interrompant, tu reconnais, frère Médard, que j’ai tout lieu d’être satisfait de ce trône qui m’a été attribué. Ma florissante Rome est, elle aussi, ornée d’une splendeur céleste ; tu t’en apercevras, frère Médard, si tes regards ne sont pas entièrement fermés aux choses de la terre. Je ne crois pas qu’ils le soient… Tu es un intrépide orateur et tu as parlé à mon esprit… Je crois que nous nous entendrons très bien… Reste ici… dans quelques jours tu seras peut-être prieur et ensuite il pourrait très bien se faire que je te choisisse pour mon confesseur… Comporte-toi avec moins d’extravagance dans les églises, puisque tu ne réussirais pas à te faire prendre pour un saint : le calendrier est complet. Adieu. »

Les dernières paroles du pape m’étonnèrent autant que toute son attitude, laquelle différait tellement de l’image que je m’étais faite en moi-même du chef suprême de la communauté chrétienne, qui a reçu le pouvoir de lier et de délier. Je ne pouvais pas douter que tout ce que j’avais dit du caractère sublime et divin de son état, il ne l’avait considéré que comme une flatterie creuse et astucieuse. Il partait de l’idée que j’avais voulu me faire passer pour un saint et, comme pour des raisons particulières il fallait qu’il me barrât la route, il était disposé à me procurer d’une autre manière prestige et influence. Pour des raisons qui m’étaient inconnues, il devait revenir plus tard sur cette question.

Je résolus, sans penser qu’avant que le pape m’eût fait appeler j’avais l’intention de quitter Rome, de poursuivre mes dévotions. Cependant, je me sentais trop agité dans mon âme, pour pouvoir comme autrefois tourner entièrement mon esprit vers le ciel. Malgré moi, je pensais, même pendant mes oraisons, à ma vie antérieure ; l’image de mes péchés était comme effacée et seul l’éclat de la carrière que j’avais commencée comme favori d’un prince, que j’allais poursuivre comme confesseur du pape et que j’achèverais qui sait à quelle hauteur, brillait avec force aux yeux de mon esprit.

Il arriva ainsi que j’interrompis mes dévotions ; non pas parce que le pape me l’avait ordonné, mais malgré moi, et je me mis à flâner dans les rues de Rome. Un jour que je passais sur la place d’Espagne, je vis une foule de gens rassemblés autour d’une baraque de marionnettes. J’entendis s’élever le caquetage comique de Polichinelle et les rires puissants de la multitude. Le premier acte était terminé, on se préparait pour le second. Le petit rideau se leva ; le jeune David parut sur la scène avec sa fronde et son sac plein de cailloux. Avec des mouvements amusants il proclama que maintenant le lourd géant Goliath allait certainement être abattu et qu’Israël serait sauvé. Il se produisit un bruit et un grondement sourds ; c’était le géant Goliath qui se dressait sur le théâtre avec une tête monstrueuse.

Quel ne fut pas mon étonnement, lorsque au premier coup d’œil je reconnus dans la tête de Goliath l’extravagant Belcampo ! Il s’était fait, tout au-dessous de la tête, au moyen d’un dispositif spécial, un corps minuscule, avec de petits bras et de petites jambes, ses propres épaules et ses bras étant cachés par une draperie qui représentait le manteau de Goliath avec ses larges plis. Goliath tint, en faisant les grimaces les plus étranges et en secouant grotesquement son corps de nain, un fier discours, que David se contentait d’interrompre parfois en ricanant finement. Le peuple riait énormément, et moi-même, singulièrement intéressé par cette nouvelle transformation fabuleuse de Belcampo, je me laissai entraîner, et un rire auquel je n’étais plus depuis longtemps habitué exprima en moi un plaisir enfantin et bien sincère. Ah ! Combien de fois mon rire n’avait été que la crispation convulsive du tourment intérieur qui déchirait mon cœur !

Le combat avec le géant fut précédé d’une longue dispute, et David démontra avec beaucoup d’art et d’érudition pourquoi il fallait qu’il tuât et pourquoi effectivement il tuerait son redoutable adversaire. Belcampo faisait jouer tous les muscles de son visage comme un crépitement de feux roulants, et en même temps ses petits bras de géant cherchaient à frapper le minuscule David, qui s’y dérobait adroitement et qui de temps en temps reparaissait et même sortait des plis du propre manteau de Goliath. Enfin le caillou vola à la tête de Goliath ; il tomba et le rideau se baissa.

Je riais toujours plus fort, excité par l’extravagant génie de Belcampo, je riais d’une façon trop bruyante, lorsque quelqu’un frappa doucement sur mon épaule. C’était un abbé qui se trouvait à côté de moi.

« Je suis heureux, mon révérend, fit-il, que vous n’ayez pas perdu le sens des amusements terrestres. Après avoir vu vos dévotions remarquables, je n’aurais pas cru possible que vous fussiez en état de rire de ces folies. »

À ces paroles de l’abbé, il me sembla que je devais avoir honte de ma joyeuse humeur et involontairement je dis ce qu’aussitôt après je regrettai beaucoup d’avoir dit.

« Croyez-moi, monsieur l’abbé, fis-je, celui qui a été un vigoureux nageur au milieu des vagues les plus diverses de l’existence ne perd jamais la force qu’il lui faut pour émerger du flot obscur et pour relever courageusement la tête. »

L’abbé me regarda avec des yeux brillants. « Eh ! dit-il, vous avez très bien conçu et exécuté votre rôle. Je crois maintenant vous connaître parfaitement et je vous admire du plus profond de mon âme.

– Je ne sais pas, monsieur, comment un pauvre moine pénitent a pu exciter votre admiration.

– Magnifique, mon révérend ! Vous reprenez votre rôle. N’êtes-vous pas le favori du pape ?

– Le très saint vicaire du Seigneur a daigné m’honorer d’un de ses regards. Je l’ai révéré en me jetant à ses pieds dans la poussière, comme il convient devant la dignité dont l’a revêtu la puissance éternelle, lorsqu’elle trouva que son cœur était rempli d’une vertu toute céleste.

– Eh bien ! ô digne vassal du trône de celui qui porte la triple couronne, tu t’acquitteras intrépidement de tes fonctions. Mais, crois-moi, le vicaire actuel du Seigneur est une perle de vertu si on le compare à Alexandre VI, et il peut se faire que tu te sois trompé dans tes calculs. Cependant, joue ton rôle : le jeu est vite terminé lorsqu’on le commence avec joie et activité. Adieu, mon très révérend père. »

L’abbé s’en alla brusquement avec un éclat de rire sarcastique, et moi, je restai là, figé de surprise. Si je rapprochais son dernier propos de mes propres observations sur le compte du pape, j’étais bien forcé de reconnaître clairement que celui-ci n’était nullement ce vainqueur, couronné après sa victoire sur la bête, pour lequel je l’avais pris ; et je dus également me convaincre avec épouvante qu’au moins pour la partie initiée du public, ma pénitence n’avait été considérée que comme une tentative hypocrite pour me hausser d’une façon ou d’une autre à un rang supérieur. Blessé jusqu’au plus profond de mon être, je revins dans mon couvent et je priai ardemment dans l’église solitaire. Alors mes yeux se dessillèrent et je reconnus bientôt la tentation de la puissance des ténèbres qui de nouveau avait essayé de me prendre dans ses filets. Mais je reconnus aussi en même temps ma faiblesse pécheresse et les châtiments du ciel. Seule une fuite rapide pouvait me sauver et je résolus de partir dès le lendemain matin, à la première heure.

La nuit était presque arrivée lorsque la cloche du couvent retentit avec force. Peu après le frère portier entra dans ma cellule et me dit qu’un homme étrangement habillé désirait absolument me parler. Je me rendis au parloir ; c’était Belcampo qui, à sa manière extravagante, bondit sur moi, me prit les deux bras et m’entraîna rapidement dans un coin.

« Médard, dit-il tout bas et en hâte, Médard, tu as beau t’y prendre comme tu veux pour te perdre, la “folie” est derrière toi, sur les ailes du vent d’ouest, du vent du sud ou encore du vent du sud-sud-ouest ou de tout autre vent, et, pourvu qu’un bout de ton froc émerge encore de l’abîme, elle est là qui te saisit et te sauve en te tirant à elle. Oh ! Médard, reconnais-le, reconnais ce qu’est l’amitié, reconnais la puissance de l’amour ; crois à David et à Jonathan, mon très cher capucin.

– Je vous ai admiré en Goliath, fis-je en coupant la parole au bavard. Mais dites-moi vite ce dont il s’agit. Qu’est-ce qui vous amène vers moi ?

– Qu’est-ce qui m’amène ? dit Belcampo, qu’est-ce qui m’amène ? Un amour insensé pour un capucin à qui j’ai remis autrefois la tête d’aplomb ; qui jetait partout des ducats couleur d’or et de sang ; qui avait des rapports avec d’abominables revenants ; qui, après avoir commis quelque petit meurtre, voulait épouser la plus belle femme du monde, civilement ou plutôt noblement…

– Arrête-toi, m’écriai-je, arrête-toi, affreux extravagant. J’ai durement expié ce que tu me reproches dans ta coupable folie.

– Eh ! monsieur, continua Belcampo, l’endroit est-il encore si sensible où la puissance ennemie vous a fait de profondes blessures ? Eh ! Eh ! votre guérison n’est donc pas complète ? Eh bien ! je veux être doux et paisible comme un pieux enfant ; je veux me maîtriser ; je ne veux plus bondir, ni physiquement ni intellectuellement, et je vous dirai seulement, mon cher capucin, que, si je vous aime tant, c’est surtout à cause de votre folie sublime. Et, comme il est utile que le moindre principe de folie subsiste et prospère sur cette terre autant que faire se peut, je suis là pour te sauver chaque fois du danger de mort auquel tu t’exposes comme à plaisir.

« Dans ma baraque de marionnettes, j’ai surpris une conversation qui te concerne. Le pape veut te nommer prieur du couvent de capucins de cette ville et il veut faire de toi son confesseur. Va-t’en vite, fuis Rome, car des poignards te guettent. Je connais le bravo qui est chargé de t’expédier dans le royaume du ciel. Tu es un obstacle pour le dominicain qui est maintenant le confesseur du pape et pour son parti. Demain il faut que tu sois loin d’ici. »

Il me fut facile de raccorder ce nouveau fait avec ce que m’avait dit l’abbé inconnu ; j’étais si ému que je remarquai à peine que le plaisant Belcampo me pressa plusieurs fois contre son cœur et qu’enfin il prit congé de moi en faisant les grimaces et les bonds étranges dont il était coutumier.

Il pouvait être minuit passé lorsque j’entendis s’ouvrir la porte extérieure du couvent et une voiture rouler sourdement sur le pavé de la cour. Bientôt le bruit monta le couloir ; on frappa à ma cellule, j’ouvris et j’aperçus le père gardien, suivi d’un homme masqué et portant un flambeau.

« Frère Médard, dit le père gardien, un mourant demande que vous lui apportiez, à l’heure suprême, les secours spirituels et l’extrême-onction. Faites ce que vous commande votre fonction et suivez cet homme, qui vous conduira là où l’on a besoin de vous. »

Un frisson glacial s’empara de moi ; le pressentiment qu’on allait me conduire à la mort s’éleva en moi. Mais je ne pouvais pas refuser et, par conséquent, je suivis l’homme masqué, qui ouvrit la portière de la voiture et m’invita à y prendre place. Dans la voiture je trouvai deux hommes qui me mirent au milieu d’eux. Je demandai où l’on voulait me conduire, et qui, précisément, réclamait de moi les secours religieux et l’extrême-onction. Pas de réponse. La voiture continua de marcher dans un profond silence à travers plusieurs rues. Je crus comprendre, d’après le bruit qu’elle faisait, que nous étions déjà hors de Rome ; mais bientôt je perçus clairement que nous traversions une porte et que nous marchions de nouveau dans des rues pavées. Enfin, la voiture s’arrêta ; on me lia rapidement les mains et une cape épaisse tomba sur mon visage.

« Il ne vous arrivera rien de mal, fit une voix rude. Mais il faudra que vous vous taisiez sur tout ce que vous allez voir et entendre, sinon votre mort immédiate est certaine. »

On me tira de la voiture ; les serrures grincèrent et une porte gémit sur des gonds lourds et durs. On me conduisit à travers de longs couloirs et enfin on me fit descendre des escaliers, toujours plus profonds, toujours plus profonds. L’écho des pas me convainquit que nous nous trouvions dans des caveaux, dont la pénétrante odeur de mort révélait la destination. Enfin, on s’arrêta ; mes mains furent déliées et la cape enlevée de ma tête.

J’étais dans un vaste caveau faiblement éclairé par une ampoule. Un homme au masque noir, probablement le même qui m’avait conduit là, était à côté de moi et, tout autour, sur des bancs peu élevés, étaient assis des moines dominicains. Le rêve épouvantable que j’avais fait autrefois, dans la prison, me revint à l’esprit ; je tins pour certain que j’allais mourir au milieu des tortures ; mais je restai ferme et je priai avec ferveur dans le silence de mon être, non pour être délivré, mais pour faire une fin chrétienne. Après quelques minutes d’un silence plein de pressentiments, l’un des moines vint à moi et me dit d’une voix sourde :

« Nous avons jugé un frère de votre ordre, Médard ; la sentence doit maintenant être exécutée. Il attend de vous, qui êtes un saint homme, l’absolution et la suprême assistance, avant de mourir. Allez et faites votre devoir. »

L’homme masqué, qui se tenait à côté de moi, me prit sous le bras et me conduisit encore par un étroit couloir dans un petit caveau. Là dans un coin, sur une couche de paille, était étendu un squelette blême, décharné et couvert de haillons. L’homme masqué mit la lampe qu’il avait apportée sur la table de pierre se trouvant au milieu du caveau et il s’éloigna.

Je m’approchai du prisonnier ; il se tourna péniblement vers moi ; je restai figé de surprise lorsque je reconnus les vénérables traits du pieux Cyrille. Un sourire céleste et radieux passa sur son visage.

« Ainsi, fit-il d’une voix faible, les abominables serviteurs de l’enfer qui demeurent ici ne m’ont pas trompé. J’ai appris par eux, mon cher frère Médard, que tu te trouvais à Rome et, comme j’exprimais le vif désir de te voir parce que je commis envers toi une grande injustice, ils m’ont promis de te conduire à moi à l’heure de ma mort. La voici donc venue et ils ont tenu parole. »

Je m’agenouillai auprès du pieux et vénérable vieillard ; je l’adjurai de me dire comment on avait pu l’emprisonner et le condamner à mort.

« Mon cher frère Médard, dit Cyrille, c’est seulement lorsque j’aurai reconnu avec repentir quelle a été ma faute à ton égard, induit en erreur comme je l’ai été, c’est seulement lorsque tu m’auras réconcilié avec Dieu que je pourrai te parler de mon malheur et de ma chute terrestre.

« Tu sais qu’avec tout notre couvent je t’ai considéré comme le plus criminel des pécheurs, tu avais, du moins nous le pensions, chargé ta tête des forfaits les plus abominables et nous t’avions chassé de notre communauté. Et, pourtant, il n’y eut pas autre chose que ce fatal moment où le Diable te tenta et t’arracha au saint lieu pour te conduire dans la coupable vie mondaine. Un diabolique hypocrite te volant ton nom, ton habit et ta forme, commit ces crimes pour lesquels tu as failli subir la mort infâme des assassins. La puissance éternelle a révélé miraculeusement que, à vrai dire, tu avais péché par légèreté d’esprit, en essayant de violer ton vœu, mais que tu es pur de ces horribles attentats. Retourne à notre couvent, Médard ; nos frères te recevront avec amour et joie, toi qu’ils avaient cru perdu. Ô Médard… »

Ce disant, le vieillard, pus de faiblesse, tomba dans un profond évanouissement. Je résistai à l’émotion que ses paroles, qui paraissaient annoncer un nouvel événement miraculeux, avaient provoquée en moi et, ne pensant qu’à lui, au salut de son âme, je cherchai, privé que j’étais de tous autres moyens, à le rappeler à la vie en passant lentement et doucement ma main droite sur sa tête et sur sa poitrine, ce qui est une façon usuelle dans nos couvents de faire reprendre ses sens à un malade évanoui. Cyrille retrouva bientôt connaissance, et lui, le juste, il se confessa à moi, le pécheur criminel.

Mais, tandis que je donnais l’absolution au vieillard dont les plus graves fautes avaient été les doutes qui de temps en temps venaient l’assaillir, il me semblait que la puissance éternelle allumait en moi un esprit céleste et que j’étais seulement l’instrument, l’organe corporel, dont elle se servait pour parler humainement, dès cette terre, à cet homme qui n’était pas encore délivré de la vie. Cyrille leva vers le ciel son regard plein de recueillement et il dit :

« Oh ! mon frère Médard, comme tes paroles m’ont réconforté ! Je vais aller à la mort que d’infâmes scélérats m’ont préparée. Je succombe victime de la fausseté et du péché abominable qui entourent le trône de celui qui porte la triple couronne. »

J’entendis des pas sourds qui se rapprochaient toujours davantage, et les clefs grincèrent dans la serrure de la porte. Cyrille employa toutes ses forces à se relever péniblement ; il saisit ma main et il me dit à l’oreille :

« Retourne à notre couvent. Léonard est au courant de tout ; il sait comment je meurs ; conjure-le de ne point parler de mon trépas. La mort serait, quand même, vite venue m’atteindre, moi, qui ne suis qu’un vieillard à bout de forces. Adieu, mon frère, prie pour le salut de mon âme. Je serai auprès de vous quand vous célébrerez au couvent mon requiem. Jure-moi que tu tiendras secret tout ce que tu as appris ici, car tu ne ferais autrement qu’amener ta perte et jeter notre couvent dans mille périls. »

Je fis ce que me demandait le condamné. Des hommes masqués étaient entrés ; ils tirèrent le vieillard hors du lit et le traînèrent, lui que l’épuisement empêchait de marcher, à travers le couloir qui conduisait au caveau dans lequel j’avais d’abord été. Sur un signe des hommes masqués, je l’avais suivi. Les dominicains avaient formé un cercle, à l’intérieur duquel on plaça le vieillard et on ordonna à celui-ci de s’agenouiller sur un tas de terre que l’on avait remuée au milieu. On lui avait mis un crucifix dans la main. J’étais entré dans le cercle, comme le voulait ma fonction, et je priai à haute voix. Un dominicain me prit par le bras et me tira de côté. Au même instant, je vis un glaive briller dans la main d’un homme masqué, qui venait d’entrer dans le cercle, et la tête sanglante de Cyrille roula à mes pieds.

Je tombai à la renverse sans connaissance. Lorsque je revins à moi, je me retrouvai dans une petite chambre semblable à une cellule. Un dominicain vint vers moi et il me dit avec un sourire perfide :

« Vous êtes très effrayé, n’est-ce pas, mon frère ? Et pourtant, vous devriez plutôt vous réjouir, car vous venez de voir de vos propres yeux un beau martyre. C’est ainsi, n’est-ce pas, que l’on nomme les choses lorsqu’un frère de votre couvent reçoit la mort qu’il a méritée, car, on le sait, vous êtes tous, sans exception, des saints ?

– Nous ne sommes pas des saints, dis-je, mais dans notre couvent on n’a jamais encore assassiné un innocent. Laissez-moi partir. J’ai rempli mon rôle avec joie. L’esprit du bienheureux m’assistera, si je dois tomber entre les mains d’infâmes assassins.

– Je ne doute pas, fit le dominicain, que le bienheureux frère Cyrille ne soit en mesure de vous assister dans un cas semblable ; mais, je vous en prie, mon cher frère, ne donnez pas à son exécution le nom d’assassinat. Cyrille avait gravement péché contre le vicaire du Seigneur et c’est le pape lui-même qui a ordonné sa mort. Mais il vous aura lui-même, à coup sûr, confessé tout cela ; par conséquent, il est inutile que nous en parlions. Prenez plutôt ce fortifiant qui vous remettra, car vous avez l’air tout pâle et tout bouleversé. »

À ces mots, le dominicain me tendit une coupe de cristal dans laquelle écumait un vin rouge foncé qui dégageait une odeur violente. Je ne sais quel pressentiment passa en moi comme un éclair, lorsque je portai la coupe à mes lèvres. Toujours est-il que je sentis là l’odeur de ce vin que m’avait présenté autrefois Euphémie dans cette nuit fatale. Et, involontairement, sans bien me rendre compte de ce que je faisais, je le versai dans la manche gauche de mon habit, en tenant ma main droite devant les yeux, comme si la lampe m’eût ébloui.

« Grand bien vous fasse ! » s’écria le dominicain, en me poussant hâtivement vers la porte.

On me jeta dans la voiture, qui, à mon étonnement, était vide, et l’équipage se mit en route. La terreur nocturne, la tension de mon esprit, la profonde douleur que j’éprouvais de la mort de l’infortuné Cyrille me plongèrent dans un état d’engourdissement tel, que je m’abandonnai sans résistance, lorsqu’on m’arracha de la voiture et qu’on me précipita assez rudement sur le sol.

Le matin arriva et je me vis couché devant la porte du couvent des capucins, dont, lorsque je me fus levé, je tirai la cloche. Le portier fut effrayé par mon aspect de pâleur et de bouleversement, et sans doute qu’il informa le prieur de la façon dont j’étais revenu au couvent, car, aussitôt après la messe de l’aurore, celui-ci, l’air inquiet, entra dans ma cellule. À ses questions je me bornai à répondre d’une manière générale que la mort de celui à qui j’avais donné l’absolution avait été trop terrible pour ne pas troubler profondément mon être ; mais bientôt la furieuse douleur que je ressentis au bras gauche m’empêcha de parler et je poussai des cris perçants. Le chirurgien du couvent fut appelé ; on arracha la manche de mon habit qui était collée à la chair et on trouva que tout le bras était rongé et dévoré comme par une matière corrosive.

« On m’a fait boire du vin, je l’ai versé dans ma manche, fis-je en souriant et m’évanouissant presque, tellement ma souffrance était insupportable.

– Il y avait dans le vin un poison caustique », s’écria le chirurgien. Et il s’empressa d’employer des moyens qui, tout au moins, apaisèrent bientôt ma violente douleur. L’habileté du chirurgien et les soins minutieux que le prieur me fit donner réussirent à sauver mon bras, qu’on avait d’abord parlé d’amputer, mais la chair se dessécha jusqu’à l’os et le breuvage empoisonné m’avait ôté toute possibilité de le remuer.

« Je ne vois que trop clairement, dit le prieur, ce qui s’est passé dans cet événement qui vous a ôté l’usage de votre bras. Le vénérable frère Cyrille a disparu de notre couvent et de Rome d’une façon incompréhensible et, vous aussi, cher frère Médard, vous serez perdu de la même façon si vous ne quittez pas Rome à l’instant.

« Pendant que vous étiez alité et malade, on est venu à différentes reprises prendre de vos nouvelles d’une façon fort suspecte. Et c’est seulement à ma vigilance et à la bonne entente de nos pieux frères que vous devez d’avoir échappé à l’assassinat qui vous poursuivait jusque dans votre cellule. Vous me paraissez être, par vous-même, un homme singulier, partout enchaîné par les liens de la fatalité ; et, depuis le peu de temps que vous êtes à Rome, vous vous êtes, à coup sûr, sans le vouloir, fait beaucoup trop remarquer pour que certaines personnes ne désirent pas se débarrasser de vous. Retournez dans votre patrie, dans votre couvent. La paix soit avec vous ! »

Je sentais bien que, tant que je me trouverais à Rome, ma vie serait constamment en péril ; mais à l’affligeant souvenir de toutes les fautes que j’avais commises et que la pénitence la plus rigoureuse n’avait pu anéantir, s’ajoutait la vive douleur physique que me causait le bras desséché. Et ainsi je ne tenais plus du tout à une existence de souffrance et de maladie dont, comme d’un fardeau trop pesant, une mort rapide et soudaine pouvait me délivrer. Je m’habituai toujours davantage à la pensée de mourir de mort violente et bientôt même je vis là un glorieux martyre, dont ma sévère pénitence m’avait valu la faveur.

Je me voyais moi-même sortant du couvent et brusquement percé d’un coup de poignard par une sombre figure. Le peuple se rassemblait autour du cadavre sanglant.

« Médard, le pieux pénitent Médard, vient d’être assassiné ! »

Ainsi criait-on dans les rues, et les gens se pressaient toujours plus nombreux, et en poussant de vives lamentations, autour du cadavre. Des femmes s’agenouillaient et essuyaient avec des linges blancs la blessure d’où coulait le sang. L’une d’elles aperçoit la croix qu’il y a à mon cou et s’écrie très haut :

« C’est un martyr, c’est un saint. Voyez le signe du Seigneur qu’il porte au cou. »

Alors chacun tombe à genoux. Heureux celui qui peut toucher le corps du saint ou seulement saisir son vêtement ! On apporte vite une civière ; on y place le cadavre couronné de fleurs, et, en cortège triomphant parmi les cantiques et la prière, de jeunes gens le portent à l’église Saint-Pierre.

Ainsi mon imagination élaborait un tableau représentant sous de vives couleurs ma glorification sur cette terre et, sans penser, ni même pressentir que l’esprit malin d’un orgueil coupable cherchait à me tenter à nouveau, je résolus, après ma complète guérison, de rester à Rome, d’y continuer ma manière de vivre, et ainsi de mourir glorieusement, ou, arraché par le pape à mes ennemis, de m’élever à de hautes dignités ecclésiastiques.

Ma forte et robuste nature me permit enfin de supporter la douleur sans nom que j’éprouvais et elle résista aux effets du poison diabolique qui du dehors voulait détruire l’intérieur de mon être. Le médecin me promit un rétablissement prochain et, effectivement, ce n’est que pendant ces instants de délire qui précèdent d’habitude le sommeil que je ressentais des accès de fièvre, qui alternaient avec des frissons glacés ou avec une impression de chaleur qui me brûlait. C’était précisément dans ces moments-là que, tout rempli du tableau de mon martyre, je me voyais moi-même, comme c’est déjà souvent arrivé, assassiné d’un coup de poignard dans la poitrine. Mais, au lieu de me voir, comme d’habitude, étendu sur la place d’Espagne et entouré bientôt d’une foule qui répandait le bruit de ma canonisation, j’étais couché solitaire dans une tonnelle du jardin du couvent de B… Au lieu de sang, c’était un liquide incolore et repoussant qui coulait de ma blessure béante et une voix s’écriait :

« Le sang du martyr a-t-il été versé ? Je veux clarifier et colorer l’eau impure et alors le feu qui a triomphé de la lumière le couronnera. »

C’est moi qui avais parlé ainsi, mais, lorsque je me sentis séparé de mon propre moi qui était mort, je remarquai que j’étais devenu la pensée immatérielle de mon être, et bientôt je me reconnus comme étant le rouge qui nageait dans l’éther. Je m’élançais jusqu’aux sommets éclatants des montagnes. Je voulais entrer par la porte des nuages dorés du matin dans le château de mes pères ; mais des éclairs traversèrent, comme des serpents de feu, la voûte du ciel, et je fus précipité vers le bas, comme un nuage humide et sans couleur.

« C’est moi, moi, disait la pensée, c’est moi qui colore vos fleurs et votre sang : les fleurs et le sang sont la parure de votre noce que je prépare. »

Et, en descendant toujours plus bas, j’apercevais le cadavre, avec sa plaie béante à la poitrine, d’où coulait à flots cette eau impure. Mon souffle devait changer cette eau en sang ; mais cela ne se produisit pas ; le cadavre se dressait et me regardait fixement avec des yeux vides et hideux et il hurlait, comme le vent du nord dans la profondeur des abîmes :

« Pensée folle et aveugle, il n’y a pas de combat entre la lumière et le feu, mais la lumière est le baptême du feu par le rouge que tu as essayé d’empoisonner. »

Le cadavre retomba à terre ; toutes les fleurs des champs inclinèrent leurs têtes fanées ; des hommes, semblables à des spectres blêmes, se jetèrent sur le sol et les mille voix d’une lamentation infinie montèrent dans les airs.

« Ô Seigneur, Seigneur ! Le poids de notre péché est-il si immense que tu donnes pouvoir à l’ennemi de tuer la victime expiatoire de notre sang ? »

Ces lamentations devinrent plus fortes, toujours plus fortes, comme les vagues mugissantes de la mer. La pensée menaçait de se pulvériser parmi les accents formidables de ces lamentations infimes, lorsque je fus arraché à mon rêve comme par une commotion électrique. La cloche de la tour du couvent sonna douze coups, une lumière aveuglante tombait des fenêtres de l’église dans ma cellule.

« Les morts se lèvent hors du tombeau et célèbrent l’office divin. »

Ainsi parla en moi une voix intérieure et je me mis à prier. J’entendis frapper doucement à ma porte. Je crus que quelque moine voulait me voir, mais j’entendis bientôt, avec une profonde frayeur, les rires et ricanements épouvantables du fantôme qui était mon double, et il s’écriait sarcastiquement et pour me taquiner :

« Petit frère… me voici de nouveau près de toi… la blessure saigne… la blessure saigne, rouge… Viens avec moi, petit frère Médard… viens avec moi. »

Je voulus bondir hors de ma couche, mais la peur avait jeté sur moi son frisson glacé et chaque mouvement que j’essayais de faire devenait une crispation intérieure qui me lacérait les muscles. Seule la pensée me restait et ce n’était qu’une fervente prière. « Puissé-je être sauvé des puissances des ténèbres qui venaient m’assaillir depuis les portes grandes ouvertes de l’enfer ! » Il arriva que, bien que ma prière ne fût que mentale, je l’entendis comme si elle eût été prononcée à haute voix ; je l’entendis dominer le bruit des coups frappés contre ma porte, le ricanement et le bavardage sinistre de mon horrible double ; mais enfin elle se perdit dans un murmure étrange, semblable à celui des essaims d’insectes nuisibles que le vent du sud a réveillés et qui de leurs suçoirs venimeux attaquent les blés en fleur. Ce murmure se confondait avec les lamentations infinies des hommes que j’avais entendues tout à l’heure et mon âme demanda :

« N’est-ce pas là le rêve prophétique qui va se poser sur ta blessure sanglante pour la guérir et pour te réconforter ? »

Au même instant la lueur pourpre du crépuscule déchira le nuage sombre et sans couleur, mais voici qu’une haute figure se dressa au milieu. C’était le Christ ; sur chacune de ses blessures perlait une goutte de sang et le rouge était restitué à la terre et la lamentation humaine devint un hymne de jubilation, car le rouge était la grâce du Seigneur qui était descendue sur les hommes. Seul le sang de Médard coulait encore incolore par la blessure et il implorait avec ferveur :

« Dois-je rester le seul de toute la vaste terre qui soit impitoyablement livré aux tourments éternels de la damnation ? »

Alors il y eut un mouvement dans les buissons ; une rose, hautement colorée d’une flamme céleste, dressa sa tête et regarda Médard avec un doux sourire angélique ; un suave parfum se répandit autour de lui et ce parfum était le merveilleux éclat du plus pur éther printanier.

« Ce n’est pas le feu qui a vaincu ; il n’y a pas de combat entre la lumière et le feu. Le feu est la parole qui éclaire le pécheur. »

On eût dit que la rose avait prononcé ces paroles, mais la rose était une charmante silhouette de femme. Vêtue d’une robe blanche, avec des roses tressées dans sa brune chevelure, elle vint au-devant de moi.

« Aurélie ! » m’écriai-je, m’éveillant de mon rêve.

Un parfum de roses remplissait merveilleusement ma cellule et je crus apercevoir distinctement Aurélie, qui me regarda d’un air grave et qui ensuite sembla s’évaporer parmi les rayons du matin pénétrant dans ma cellule. Je fus bien obligé de considérer que ce n’était là qu’une illusion de mes sens surexcités.

Je reconnus alors la tentation du démon et ma faiblesse encline au péché. Je me hâtai de quitter ma cellule et j’allai prier avec ferveur à l’autel de sainte Rosalie.

Pas de mortification, pas de pénitence au sens du couvent ; mais, lorsque le soleil de midi darda verticalement ses rayons, j’étais à plusieurs lieues de Rome. Non seulement les exhortations de Cyrille, mais aussi un irrésistible désir de revoir ma patrie, me poussaient sur le même sentier que j’avais suivi en venant à Rome. Sans le vouloir, en cherchant à m’échapper de mon état, j’avais pris le chemin le plus direct vers le but que m’avait assigné le prieur Léonard.

J’évitai la résidence du prince, non parce que je craignais d’être reconnu et de tomber de nouveau dans les mains des juges ; mais comment aurais-je pu, sans avoir le cœur déchiré par le souvenir, pénétrer dans un lieu où une coupable perversion m’avait entraîné à poursuivre un bonheur terrestre auquel j’avais renoncé en me consacrant à Dieu ! Un lieu où, hélas ! me détournant de l’esprit pur et éternel de l’amour, j’avais pris pour le point le plus lumineux et le plus sublime de la vie, dans lequel les choses matérielles et les choses immatérielles ne forment plus qu’une seule flamme, le moment de la satisfaction de l’instinct terrestre ! Le lieu où la plénitude de la vie, nourrie de sa propre richesse tout exubérante, m’avait semblé être le principe qui devait s’élever avec énergie contre cette aspiration vers le ciel, dans laquelle je ne pouvais voir qu’un renoncement contre nature !

Mais, qui plus est, je sentais au tréfonds de mon être que, malgré les forces à moi données par une vie impeccable et par une pénitence sévère et continue, je serais impuissant à soutenir glorieusement un combat auquel pouvait, à chaque instant, m’appeler la puissance ténébreuse et redoutable dont je n’avais que trop souvent et trop cruellement ressenti l’influence.

Revoir Aurélie ! toute resplendissante peut-être de la plénitude de sa grâce et de sa beauté ! Pourrais-je supporter cette vision sans être terrassé par l’esprit du mal, qui, sans doute encore, avec les flammes de l’enfer, faisait bouillir mon sang, qui sifflait et fermentait en courant dans mes veines.

Que de fois m’apparut l’image d’Aurélie ! Mais que de fois aussi s’élevèrent alors dans mon être des sentiments dont je reconnus le caractère coupable et que je cherchai à anéantir de toute la force de ma volonté !

C’est seulement dans la conscience de tout ce dont provenait la vive attention que j’avais provoquée, c’est seulement dans le sentiment de mon impuissance, lequel me faisait éviter la lutte, que je crus reconnaître la sincérité de ma pénitence ; et c’était pour moi une consolation que de songer que du moins l’esprit infernal de l’orgueil, l’audace d’accepter le combat contre les puissances des ténèbres, m’avait quitté.

Je fus bientôt arrivé dans les montagnes et, un matin, je vis surgir, du sein des brouillards de la vallée qui était devant moi, un château qu’en m’approchant davantage je reconnus bien. J’étais sur les terres du baron de F… Les plantations du parc étaient devenues sauvages ; les allées avaient perdu leur régularité et étaient envahies par les mauvaises herbes ; sur la pelouse, naguère si belle, des bestiaux paissaient dans le haut gazon ; les fenêtres du château étaient çà et là brisées ; l’escalier était en ruine.

On n’apercevait pas âme qui vive.

J’étais là muet et immobile dans cette affreuse solitude. Un léger gémissement monta d’un petit bois encore assez bien conservé et j’aperçus, assis dans le bosquet, un vieil homme chenu, qui, bien qu’étant assez près de moi, ne semblait pas me voir. Lorsque je me fus approché un peu plus, j’entendis ces mots :

« Morts, ils sont tous morts, ceux que j’aimais ! Ah ! Aurélie ! Aurélie ! Toi aussi ! La dernière, morte, morte pour ce monde ! »

Je reconnus le vieux Reinhold ; je restai là debout comme enraciné au sol.

« Aurélie morte ? Non, non, tu te trompes, ô vieillard ; la puissance céleste l’a protégée contre le couteau de l’assassin. »

Le vieillard, comme frappé d’un coup de foudre, tressaillit et cria d’une voix forte :

« Qui est là ? Qui est là ? Léopold, Léopold ! »

Un jeune garçon arriva en courant. Lorsqu’il m’aperçut, il s’inclina profondément et me salua en disant :

« Laudatu Jesus Christus !

– In omnia sæcula sæculorum ! » répondis-je. Alors le vieillard se leva et cria encore plus fort :

« Qui est là ? Qui est là ? »

Je me rendis compte alors qu’il était aveugle.

« Un révérend père, répondit l’enfant. Un ecclésiastique de l’ordre des capucins. »

Il sembla alors que le vieillard fût saisi d’une horreur et d’une épouvante profondes et il s’écria :

« Loin d’ici, loin d’ici ; enfant, mène-moi loin d’ici. Rentrons, rentrons, ferme les portes ; que Pierre fasse bonne garde. Loin d’ici, loin d’ici. Rentrons. »

Le vieillard ramassa toutes les forces qui lui étaient restées pour s’enfuir devant moi, comme devant une bête féroce.

L’enfant, étonné et effrayé, me regardait ; mais le vieillard, au lieu de se laisser mener par lui, l’entraîna et bientôt ils disparurent par la porte qui, comme je l’entendis, fut solidement fermée.

Je m’enfuis en hâte, loin du théâtre de mes forfaits les plus affreux, qui, par suite de cet incident, se représentèrent à mes yeux plus vivants que jamais, et bientôt je me trouvai dans un fourré profond. Fatigué, je m’assis dans la mousse, au pied d’un arbre ; non loin de là, on avait élevé un petit monceau de terre sur lequel se dressait une croix. Lorsque je me réveillai du sommeil dans lequel la lassitude m’avait plongé, j’aperçus, à côté de moi, un vieux paysan qui, aussitôt qu’il me vit éveillé, ôta respectueusement sa casquette et dit sur le ton de la bonté la plus parfaite et la plus sincère :

« Eh ! vous venez sans doute de loin, mon révérend père, et vous étiez très fatigué, sinon vous ne vous seriez pas endormi d’un si profond sommeil en ce lieu abominable. Ou bien vous ne savez peut-être pas ce qui s’est passé ici ? »

Je l’assurai qu’étranger, pèlerin revenant d’Italie, je n’étais pas du tout informé de ce qui s’y était passé.

« Cela vous concerne particulièrement, vous et votre ordre, dit le paysan. Et je dois avouer que, lorsque je vous ai vu dormir si tranquillement, je me suis placé là pour détourner de vous tout danger éventuel. On raconte qu’il y a plusieurs années de cela, un capucin a été assassiné ici. Toujours est-il qu’à l’époque un capucin traversa notre village et, après y avoir passé la nuit, se dirigea vers la montagne. Ce jour-là, mon voisin descendait la pente rapide du chemin de la vallée qui domine le gouffre du Diable, et il entendit tout à coup un cri lointain et perçant se perdre dans les airs d’une manière étrange. Il prétend même, mais cela me paraît impossible, avoir vu une forme humaine tomber du sommet du mont dans l’abîme. Toujours est-il que nous tous, au village, nous crûmes, sans savoir pourquoi, qu’il était fort possible que le capucin fût tombé dans le précipice, et plusieurs d’entre nous se rendirent sur les lieux et descendirent aussi bas qu’ils le purent, sans mettre leur vie en danger, afin de trouver tout au moins le cadavre de l’infortuné. Mais nous ne pûmes rien découvrir et nous nous moquâmes joliment de notre voisin une fois que, revenant chez lui sur le chemin de la vallée, par une nuit de clair de lune, il déclara avoir vu, avec une frayeur mortelle, un homme nu sortir du gouffre du Diable, en montant dans les airs. C’était là imagination pure ; mais plus tard l’on apprit que le capucin, Dieu sait pourquoi, avait été assassiné ici par un noble et que son cadavre avait été jeté dans le gouffre du Diable.

« C’est là, à cet endroit, que le meurtre a dû s’accomplir ; j’en suis persuadé. Un jour, en effet, mon révérend père, j’étais assis ici, et je regardais, en rêvant, cet arbre creux qu’il y a à côté de nous. Soudain, il me sembla qu’un morceau de drap brun pendait par la crevasse de l’arbre. Je bondis, j’y courus et j’en tirai un habit de capucin tout neuf. Un peu de sang était collé à la manche et dans un coin était marqué le nom de Médard. Je pensai, pauvre comme je suis, faire une bonne œuvre en vendant l’habit et en faisant dire des messes avec l’argent que j’en tirerais pour le pauvre moine qui a été ici assassiné sans pouvoir se préparer à la mort, ni faire son examen de conscience. Il arriva donc que je portai à la ville le vêtement ; mais aucun brocanteur ne voulut l’acheter et il n’y avait pas dans le voisinage de couvent de capucins. Enfin vint un homme qui, d’après son costume, était sans doute un chasseur ou un forestier. Il me dit que précisément il avait besoin d’un habit de capucin et il me paya richement ma trouvaille. Je fis donc dire une excellente messe par monsieur notre curé et, comme il n’y avait pas moyen de placer une croix dans le gouffre du Diable, j’en plantai une ici, en souvenir de la mort lamentable de M. le capucin. Mais sans doute que celui-ci en avait lourd sur la conscience, car on raconte qu’il vient encore rôder parfois ici, et ainsi la messe de M. le curé n’a pas beaucoup servi. C’est pourquoi, je vous prie, mon révérend, lorsque vous serez rentré sain et sauf de votre voyage, de célébrer un office religieux pour le salut de l’âme de votre confrère Médard. Promettez-le-moi.

– Vous vous trompez, mon brave ami, fis-je. Le capucin Médard qui, il y a de cela plusieurs années, est passé par votre village, en se rendant en Italie, n’a pas été assassiné. Il n’est pas nécessaire encore de faire dire pour lui la messe des morts, il est bien vivant et il peut encore travailler pour son salut éternel. Je suis moi-même ce Médard. »

Ce disant, j’ouvris mon froc et je montrai au paysan le nom de Médard qui était marqué dans un coin. À peine le paysan eût-il aperçu ce nom qu’il blêmit et me regarda avec effroi. Puis, il bondit brusquement et s’en alla en courant et en criant très fort, dans la forêt. Il était clair qu’il me prenait pour le spectre de Médard assassiné, et mes efforts pour le faire revenir de son erreur eussent été vains.

La solitude, le silence du lieu, qui n’étaient interrompus que par le bruit sourd du torrent de la forêt qu’il y avait près de là, étaient, à vrai dire, très propres à faire naître d’horribles visions, je pensai à mon affreux double et, gagné par la frayeur du paysan, je me sentis trembler en moi-même, car il me semblait que mon double allait surgir de l’obscurité de tel ou tel buisson. Avec une décision virile, je continuai ma marche et c’est seulement lorsque l’affreuse idée du spectre de mon propre moi, pour lequel le paysan m’avait pris, m’eut quitté, que je pensai que l’explication venait de m’être donnée de la manière dont le moine insensé s’était emparé de l’habit de capucin qu’il me laissa dans sa fuite et que je reconnus indubitablement comme mien. Le forestier chez qui il séjournait et à qui il avait demandé un nouveau vêtement l’avait acheté à la ville, à ce paysan. La façon dont l’événement fatal qui s’était passé au gouffre du Diable avait été travesti affecta profondément mon âme, car je comprenais parfaitement comment toutes les circonstances avaient concouru forcément à amener cette funeste confusion avec Victorin. L’étrange vision du craintif voisin me parut très importante et j’attendis avec confiance d’obtenir une explication plus nette, sans pressentir cependant d’où et comment elle me viendrait.

Enfin, après avoir marché sans répit pendant plusieurs semaines, je m’approchai de ma patrie ; le cœur battant, je vis surgir devant moi les tours du couvent des cisterciennes. J’arrivai au village, sur la place découverte qui s’étendait devant l’église du cloître. Un hymne chanté par des voix d’hommes retentissait dans le lointain. Une croix devint visible, et, derrière elle, des moines marchant deux à deux comme pour une procession. Ah ! Je reconnus les frères de mon ordre, le vieux Léonard en tête, conduit par un jeune frère que je ne connaissais pas. Sans me remarquer, ils passèrent en chantant à côté de moi et franchirent la porte ouverte du couvent. Peu après, de la même manière, arrivèrent les dominicains et les franciscains de B… ; des voitures rigoureusement fermées entrèrent dans la cour du couvent. C’étaient les clarisses de B…. Tout cela me faisait comprendre qu’une fête extraordinaire allait être célébrée. Les portes de l’église étaient grandes ouvertes, j’entrai et je remarquai que tout avait été soigneusement balayé et nettoyé. On parait le maître-autel et les autres autels avec des guirlandes de fleurs et un bedeau parlait beaucoup de roses toutes fraîches qu’il fallait absolument avoir ici le lendemain à la première heure, parce que Mme l’abbesse avait formellement ordonné d’orner le maître-autel avec des roses.

Résolu d’aller trouver aussitôt mes confrères, après m’être fortifié par une ardente prière, je me rendis au couvent et je demandai le prieur Léonard. La sœur tourière me conduisit dans une salle ; Léonard était assis dans un fauteuil entouré par les moines ; fondant en larmes, l’âme pleine de contrition, sans pouvoir prononcer une parole, je me précipitai à ses pieds.

« Médard ! » s’écria-t-il, et un murmure sourd courut dans les rangs des frères :

« Médard, frère Médard est enfin revenu. »

On me releva ; les frères me pressèrent sur leur poitrine.

« Louées soient les puissances célestes qui t’ont sauvé des embûches du monde perfide ! Mais raconte, raconte, mon frère ! » s’écriaient les moines tous ensemble.

Le prieur se leva et, sur un signe de lui, je le suivis dans la chambre qui d’ordinaire lui était réservée lorsqu’il venait au couvent des cisterciennes.

« Médard, fit-il, tu as rompu coupablement ton vœu ; en t’enfuyant honteusement, au lieu d’exécuter la mission qui t’avait été confiée, tu as trompé le couvent de la façon la plus indigne. Je pourrais te faire murer tout vif, si je voulais agir d’après la rigueur de la loi conventuelle.

– Jugez-moi, mon révérend père, répondis-je, jugez-moi comme la loi le prescrit. Ah ! je déposerai avec joie le fardeau d’une vie de misères et de tourments. Je sens que la pénitence la plus sévère à laquelle je me suis soumis n’a pu me donner ici-bas aucune consolation.

– Prends courage, continua Léonard. Le prieur vient de te parler ; maintenant l’ami, le père peut s’entretenir avec toi. Tu as été sauvé miraculeusement de la mort qui te menaçait à Rome. Seul Cyrille est mort victime…

– Vous savez donc ? demandai-je plein d’étonnement.

– Tout, répondit le prieur. Je sais que tu as assisté à sa dernière heure le pauvre Cyrille et que l’on a voulu te supprimer avec le vin empoisonné que l’on t’offrait pour te réconforter. Il est probable que, bien qu’étant surveillé par les yeux d’argus des moines, tu as pu trouver le moyen de répandre complètement le vin, car, si tu en avais bu seulement une goutte, tu étais mort dans l’espace de dix minutes.

– Regardez ! » m’écriai-je.

Et retroussant la manche de mon froc, je montrai au prieur mon bras ratatiné jusqu’à l’os et je lui narrai comment, pressentant un danger, j’avais répandu le vin dans ma manche. Léonard eut un frisson de recul devant l’aspect hideux du membre qui était comme momifié et il dit sourdement, à part lui :

« Tu as expié, toi qui as péché de toutes les façons ; mais Cyrille, ô pieux vieillard ! »

Je dis au prieur que la cause véritable de l’exécution secrète du pauvre Cyrille m’était restée inconnue.

« Peut-être, dit le prieur, toi aussi, aurais-tu eu le même destin si tu t’étais présenté, ainsi que l’a fait Cyrille, comme plénipotentiaire de notre couvent. Tu sais que les revendications de notre couvent enlèvent au cardinal X… les revenus qu’il perçoit illégitimement ; c’est la raison pour laquelle le cardinal conclut soudain un pacte d’amitié avec le confesseur du pape qui était jusqu’alors son ennemi, et ainsi il acquit en la personne du dominicain un puissant adversaire à opposer à Cyrille. L’astucieux moine trouva bientôt le moyen par lequel Cyrille pourrait être renversé. Il l’introduisit lui-même auprès du pape et il sut présenter à celui-ci le capucin étranger de telle façon que le pape l’accueillit auprès de lui comme une personnalité remarquable ; Cyrille fut ainsi admis dans l’entourage du souverain pontife.

« Cyrille fut, dès lors, bientôt obligé de constater que le vicaire de Dieu cherche et trouve beaucoup trop son royaume dans ce monde et dans les plaisirs terrestres, et qu’il sert d’instrument à une engeance hypocrite qui – malgré l’esprit vigoureux qui était autrefois le sien, mais que cette engeance a su faire plier par les moyens les plus répréhensibles – le promène à sa guise entre le ciel et l’enfer. Le vieux Cyrille, comme c’était à prévoir, fut grandement froissé par cet état de choses et il se sentit appelé, par des discours enflammés que lui inspirait son esprit, à ébranler l’âme du pape et à la détourner des voluptés terrestres.

« Effectivement, comme c’est souvent le cas pour les tempéraments amollis, le pape fut impressionné par les paroles du pieux vieillard et c’est précisément dans l’état d’excitation où il se trouva dès lors qu’il devint facile au dominicain de préparer peu à peu habilement le coup qui devait mortellement frapper le pauvre Cyrille. Il annonça au pape qu’il ne s’agissait de rien moins que d’une conjuration secrète qui avait pour objet de le représenter aux yeux de l’Église comme indigne de la triple couronne. Cyrille, prétendit-il, était chargé de l’amener à se livrer à quelque pénitence publique, qui, alors, serait le signal de la révolte ouverte qui couvait parmi les cardinaux. Le pape découvrit dès lors aisément, dans les discours pleins d’onction de notre confrère, l’intention cachée à laquelle le dominicain avait fait allusion. Il se mit à haïr profondément le vieillard et c’est uniquement pour éviter quelque éclat qu’il le souffrit encore dans son voisinage. Un jour que Cyrille trouva, encore une fois, l’occasion de parler au pape sans témoin, il lui dit carrément que celui qui ne renonçait pas entièrement aux plaisirs du monde, qui ne menait pas une vie véritablement sainte, était indigne d’être le vicaire de Dieu et était une charge qui n’apportait à l’Église que honte et perdition, une charge dont celle-ci devait se libérer. Peu après, et précisément au moment où l’on venait de voir sortir Cyrille des appartements privés du pape, on trouva du poison dans l’eau glacée que le pape avait l’habitude de boire. Je n’ai pas besoin de t’assurer, toi qui as connu le pieux vieillard, que Cyrille était innocent. Cependant, le pape fut convaincu de sa culpabilité et il donna l’ordre de faire exécuter secrètement le moine étranger chez les dominicains.

« Quant à toi, tu étais à Rome une personnalité singulière ; la façon dont tu t’exprimas en présence du pape, surtout le récit de ta vie, lui fit trouver une certaine parenté intellectuelle entre lui-même et toi et il crut s’élever avec toi à un point de vue plus haut et pouvoir se récréer et se fortifier en ratiocinant coupablement sur la vertu et la religion, de manière, comme je puis bien le dire, à se livrer au péché avec une entière allégresse. Tes exercices de pénitence ne lui semblèrent qu’un moyen hypocrite et très intelligemment conçu pour parvenir à un but supérieur. Il t’admira et il se sentit réchauffé par les discours brillants et élogieux que tu lui tins. Ainsi, avant que le dominicain en eût le moindre pressentiment, tu acquis de l’influence et tu devins plus dangereux à sa secte que Cyrille n’avait jamais pu le devenir.

« Tu vois, Médard, que je suis très bien informé de ce que tu as fait à Rome ; que je suis au courant de chaque parole que tu as dite au pape, et il n’y a là rien de mystérieux, si je t’indique que notre couvent a auprès de Sa Sainteté un ami qui m’a tout exactement rapporté. Même lorsque tu croyais être seul avec le pape, il était assez près de vous pour comprendre chaque parole. Lorsque tu commenças ta sévère pénitence dans le couvent de capucins dont le prieur est un de mes proches parents, j’ai considéré ton repentir comme sincère. Et, réellement, il l’était ; mais, à Rome, le mauvais esprit de l’orgueil coupable auquel tu avais cédé dans notre couvent te prit de nouveau. Pourquoi t’es-tu accusé au pape de crimes que tu n’as jamais commis ? As-tu donc jamais été au château du baron de F… ?

– Hélas ! mon révérend père, m’écriai-je, en proie à la douleur morale la plus écrasante, c’est là le lieu de mes forfaits les plus abominables. Mais le châtiment le plus dur que m’impose la puissance impénétrable du ciel, c’est que je ne dois pas, sur la terre, paraître purifié du péché que j’ai commis dans un aveuglement insensé. Pour vous aussi, mon révérend père, suis-je un hypocrite ?

– Vraiment, continua le prieur, je suis à peu près convaincu, maintenant que je te vois et que je te parle, que depuis ta pénitence, tu n’as plus été capable de mentir ; mais il y a encore un secret que je ne puis pas m’expliquer. Bientôt après ta fuite de la résidence (le ciel s’est opposé à l’attentat que tu étais sur le point de commettre : il a sauvé la pieuse Aurélie), bientôt après ta fuite, dis-je, et après que le moine, que Cyrille lui-même croyait être toi, se fut sauvé comme par miracle, on sut que ce n’était pas toi, mais le comte Victorin, déguisé en capucin, qui avait été au château du baron. Des lettres trouvées dans les papiers d’Euphémie avaient, il est vrai, indiqué cela déjà auparavant ; mais on croyait qu’Euphémie elle-même avait été trompée, car Reinhold affirmait t’avoir trop bien reconnu pour être abusé même par ta ressemblance la plus complète avec Victorin. L’aveuglement d’Euphémie restait incompréhensible. Voici que soudain parut le piqueur de Victorin et il raconta que le comte, qui depuis des mois avait vécu solitaire dans la montagne et qui s’était laissé pousser la barbe, lui était soudain apparu vêtu en capucin dans la forêt et, plus exactement, à l’endroit appelé le gouffre du Diable. Bien qu’il ignorât où le comte avait pris ces vêtements, ce déguisement ne l’avait pas autrement étonné, car il connaissait l’intention qu’avait son maître de se présenter au château du baron en habit de moine, de porter celui-ci pendant toute une année, et ainsi d’accomplir encore, sans doute, d’autres exploits. Il est vrai qu’il avait un peu deviné la façon dont le comte s’était procuré cet habit de moine, car, la veille, il lui avait dit avoir vu un capucin dans le village et que, si celui-ci passait dans la forêt, il espérait obtenir son froc d’une manière ou d’une autre. Le piqueur n’avait pas vu le capucin, mais un cri était parvenu à ses oreilles, et, bientôt après, également, il fut question, dans le village, d’un capucin assassiné dans la forêt. Il avait trop bien connu son maître, il s’était trop entretenu avec lui, encore pendant la fuite du château, pour qu’une confusion pût ici se produire.

« Cette déclaration du piqueur infirma le témoignage de Reinhold et c’est seulement la disparition absolue de Victorin qui resta inexplicable. La princesse émit l’hypothèse que le prétendu M. de Krczynski, de Kwiecziczewo, avait été précisément le comte Victorin, et elle se fondait sur sa ressemblance remarquable, tout à fait frappante, avec Francesco, dont la culpabilité depuis longtemps ne faisait plus de doute pour personne, elle s’appuyait aussi sur l’émotion qu’elle avait éprouvée chaque fois à la vue de ce monsieur. Beaucoup de gens partagèrent son avis et prétendirent avoir à le bien prendre, remarqué les manières distinguées d’un comte chez cet aventurier que l’on avait tenu ridiculement pour un moine déguisé.

« Le récit du forestier relatif au moine devenu fou qui vivait dans la forêt et qui avait été recueilli par lui, concordait désormais aussi avec le forfait de Victorin, pourvu que l’on supposât vraies quelques circonstances. Un frère du couvent de B… avait reconnu formellement Médard dans le moine insensé, il fallait donc bien que ce fût lui. Victorin l’avait précipité dans l’abîme, par quelque hasard, comme il y en a parfois, il avait été sauvé. Sortant de son engourdissement, mais grièvement blessé à la tête, il parvint à ramper hors du précipice. La douleur de sa blessure, la faim et la soif le rendirent fou, fou furieux. C’est ainsi qu’il parcourut la montagne, peut-être alimenté de temps en temps et pourvu de haillons par un paysan compatissant, jusqu’au jour où il échoua dans les bois où se trouvait l’habitation du forestier.

« Mais ici deux points restent inexplicables comment Médard a-t-il pu faire un tel parcours hors de la montagne sans être arrêté ? Et comment a-t-il pu s’accuser, même dans les moments où, comme les médecins l’ont attesté, il jouissait de la tranquillité d’esprit la plus parfaite ?

« Ceux qui soutenaient la vraisemblance de cet enchaînement de faits remarquaient que l’on ne savait rien du sort du Médard qui avait été sauvé du gouffre du Diable, il était fort possible que sa folie n’eût commencé qu’au cours de son pèlerinage, lorsqu’il se trouva dans la contrée où habitait le forestier. Quant à l’aveu des crimes dont il était accusé, il fallait supposer que jamais il n’avait été complètement guéri et que, même lorsqu’il paraissait avoir sa raison, il était, malgré tout, resté en état d’aliénation mentale. La pensée qu’il avait réellement commis les crimes dont il s’accusait était devenue chez lui une idée fixe. Le juge criminel, sur la sagacité duquel on faisait grand fond, déclara, lorsqu’on lui demanda son opinion :

« “Le prétendu M. de Krczynski n’était ni polonais ni comte et, à coup sûr, il n’avait lien de commun avec Victorin, mais il n’était pas non plus innocent. En tout cas, le moine restait fou et irresponsable. C’est pourquoi le tribunal criminel ne pouvait que demander son internement par mesure de sûreté.”

« Il n’aurait pas fallu que le prince entendît cette opinion, car ce fut lui seul qui, profondément affecté par les attentats commis au château du baron, avait transformé cet internement proposé par le tribunal criminel en peine capitale. Mais comme dans cette misérable vie passagère, tout, que ce soit un événement ou un acte, après avoir d’abord fait la plus grande impression que l’on puisse imaginer, perd bientôt de son éclat et de sa couleur, il arriva que ce qui avait provoqué dans la résidence et particulièrement à la cour des frissons d’épouvante, fut rabaissé bientôt au rang de fâcheux commérages. L’hypothèse que le fiancé d’Aurélie qui s’était enfui avait été le comte Victorin rafraîchit le souvenir de l’histoire de l’Italienne. Même ceux qui d’abord ignoraient tout furent renseignés par ceux qui maintenant croyaient ne devoir plus se taire, et quiconque avait vu Médard trouvait naturel que ses traits ressemblassent absolument à ceux du comte Victorin, car ils étaient fils du même père. Le médecin du prince fut convaincu qu’il en était ainsi et il dit à son maître :

« “Nous sommes heureux, très gracieux seigneur, que ces deux sinistres compagnons soient loin d’ici et, puisque les premières recherches sont restées vaines, nous laisserons là cette affaire.”

« Le prince adopta cet avis de tout cœur, car il se rendait bien compte que le double Médard l’avait fait tomber d’une erreur dans l’autre.

« “L’affaire restera mystérieuse, dit le prince. Nous ne toucherons plus au voile qu’un merveilleux destin a jeté sur elle d’une manière bienfaisante. Seulement Aurélie…”

– Aurélie ? fis-je en interrompant le prieur avec vivacité. Au nom de Dieu, mon révérend père, dites-moi ce qu’Aurélie est devenue.

– Eh ! eh ! frère Médard, dit le prieur en riant doucement, le feu dangereux n’est pas encore éteint dans ton âme ? La flamme brûle toujours au moindre contact ? Tu n’es pas encore libéré des instincts coupables auxquels tu te livrais et il faut que j’aie confiance dans la sincérité de ton repentir ? Il faut que j’admette que l’esprit du mensonge t’a entièrement quitté ? Sache, Médard, que je ne reconnaîtrais ton repentir comme sincère que si tu avais réellement commis les crimes dont tu t’es accusé. Car ce n’est que dans ce cas que je pourrais croire que ces forfaits ont tellement ébranlé ton être que, oublieux de mes enseignements et de tout ce que je t’ai dit de la pénitence intérieure et extérieure – comme le naufragé qui saisit la planche fragile et mal assurée –, tu as eu recours, pour expier ton forfait, à ces moyens trompeurs qui t’ont fait regarder comme un vain charlatan, non seulement par un pape réprouvé, mais encore par tout homme véritablement pieux. Dis-moi, Médard, est-ce que ta dévotion, ton élévation vers la puissance céleste était parfaitement pure, quand tu étais forcé de penser à Aurélie ? »

Anéanti dans mon âme, je baissai les yeux.

« Tu es sincère, Médard, continua le prieur. Ton silence me dit tout. Je savais avec la certitude la plus entière qui, dans la résidence, jouait le rôle d’un noble polonais et qui voulait épouser la baronne Aurélie. J’avais suivi assez exactement le chemin pris par toi ; un homme étrange (il se nommait l’artiste capillaire Belcampo), que tu as vu à Rome dernièrement, me donna de tes nouvelles ; j’étais convaincu que tu avais assassiné d’une façon infâme Hermogène et Euphémie ; et la chose était, pour moi, d’autant plus abominable que tu voulais enlacer ainsi Aurélie dans les liens du démon. J’aurais pu te perdre ; mais, bien éloigné de me croire choisi pour être le vengeur, je t’abandonnai, toi et ton destin, à la puissance éternelle du ciel. Tu as été sauvé miraculeusement et ce fait me persuade, à lui seul, que ta chute terrestre n’a pas encore été décidée.

« Écoute à cause de quelles circonstances particulières je fus forcé ensuite de croire qu’en réalité c’était le comte Victorin qui avait paru déguisé en capucin au château du baron de F… Il n’y a pas très longtemps de cela, frère Sébastien, le portier, fut réveillé par des gémissements et des soupirs qui ressemblaient aux râles d’un agonisant. Le matin était déjà là ; le frère ouvrit la porte du couvent et trouva un homme qui, à demi raidi de froid, était étendu tout contre le seuil et qui proféra quelques paroles signifiant qu’il était Médard, le moine enfui de notre couvent. Sébastien m’annonça, tout effrayé, ce qu’il avait vu devant la porte ; je descendis avec les frères et nous portâmes dans le réfectoire cet homme presque évanoui. Malgré son visage atrocement défiguré, nous crûmes reconnaître ses traits, et plusieurs pensèrent que c’était sans doute le changement de costume qui donnait au Médard que nous connaissions bien un aspect si étrange. Il portait la barbe et la tonsure, mais, à côté de cela, un habit laïque, qui était, il est vrai, usé et déchiré, mais dont on pouvait encore distinguer l’élégance qu’il avait eue primitivement. L’homme avait des bas de soie, une boucle d’or à l’une des chaussures, un gilet de satin blanc…

– Un habit marron du drap le plus fin, fis-je en interrompant le prieur, du linge sortant de chez un bon faiseur, une simple bague d’or au doigt.

– C’est vrai, dit Léonard avec étonnement, mais comment peux-tu ?…

– Ah ! c’était là le costume que je portais en ce jour fatal de la noce ! »

Mon double était devant mes yeux. Non, ce n’était pas l’affreux démon immatériel du délire qui courait derrière moi et qui, comme un monstre me dévorant jusqu’au plus profond de mon être, était monté sur mes épaules ; c’était le moine fugitif et insensé qui me poursuivait et qui enfin, lorsque j’étais étendu sur le sol profondément évanoui, me prit mes vêtements et jeta sur moi le froc. C’était lui qui était couché devant la porte du couvent et qui me ressemblait, me ressemblait d’une façon abominable.

Je demandai au prieur de vouloir bien poursuivre son récit, car je commençais de pressentir la vérité et à comprendre ce qui m’était arrivé de la manière la plus merveilleuse et la plus mystérieuse.

« Il ne se passa pas longtemps, continua le prieur, sans que chez cet homme se manifestassent les signes les plus clairs et les plus indubitables d’une incurable folie, et bien que, comme je te l’ai dit, les traits de son visage ressemblassent aux tiens si exactement, bien qu’il criât sans cesse : “Je suis Médard, le moine fugitif ; je veux auprès de vous faire pénitence”, bientôt chacun de nous fut persuadé que ce n’était qu’une idée fixe de l’étranger. Nous lui mîmes l’habit des capucins, nous le conduisîmes à l’église et lui dîmes d’accomplir les exercices de dévotion les plus ordinaires, et, comme il s’efforçait de le faire, nous remarquâmes immédiatement qu’il n’était pas possible qu’il eût jamais été dans un couvent. Je devais forcément penser : “Est-ce que ce ne serait pas là le moine enfui de la résidence ? Est-ce que ce ne serait pas là Victorin ?” L’histoire que l’insensé avait alors racontée au forestier m’était connue ; cependant, je considérai que toutes les circonstances en question, la découverte et l’absorption de l’élixir du Diable, la vision dans la prison, bref, tout le séjour dans le couvent pouvait être l’invention d’un esprit malade influencé par ton individualité exerçant sur lui une action psychique tout à fait étrange. Un fait remarquable, à cet égard, c’est que le moine, en ses moments de fureur, n’avait cessé de s’écrier qu’il était comte et seigneur souverain.

« Je résolus de remettre l’étranger à l’établissement d’aliénés de Sainte-Foi, parce que j’avais l’espoir que, si la guérison était possible, le directeur de cet établissement, médecin génial et profondément versé dans toutes les anomalies de l’organisme humain, réussirait à l’obtenir. La guérison de l’étranger dévoilerait, au moins en partie, le jeu mystérieux des puissances inconnues. Mais, la troisième nuit, la cloche qui, comme tu le sais, est tirée chaque fois que quelqu’un dans la salle des malades a besoin de mon assistance, me réveilla. Je m’y rendis, on me dit que l’étranger m’avait réclamé avec insistance et qu’il semblait que la folie l’avait complètement abandonné : il voulait probablement se confesser ; car il était si faible que sans doute il ne passerait pas la nuit.

« “Pardonnez-moi, commença l’étranger, lorsque je lui eus adressé quelques paroles de piété, pardonnez-moi, mon révérend père, d’avoir osé vouloir vous tromper. Je ne suis pas le moine Médard qui s’est enfui de votre couvent. Vous voyez devant vous le comte Victorin… Il devrait être appelé prince, car il est issu d’une famille princière et je vous conseille de ne point l’oublier, sinon ma colère pourrait vous atteindre.”

« Je lui répliquai que, même s’il était prince, cela n’aurait aucune importance dans nos murs et dans sa situation actuelle et qu’il valait mieux, me semblait-il, qu’il se détournât de la terre et qu’il attendît avec humilité ce que la puissance céleste lui réservait. Il me regarda fixement ; il parut perdre ses sens, on lui donna des gouttes fortifiantes, il revint bientôt à lui et il dit :

« “Il me semble que je dois bientôt mourir et qu’il me faut auparavant soulager mon cœur. Vous avez pouvoir sur moi, car, vous avez beau vous déguiser, je remarque parfaitement que vous êtes saint Antoine et que vous savez mieux que quiconque le mal qu’ont fait vos élixirs. J’avais dans l’esprit de grandes idées lorsque je résolus de me travestir en ecclésiastique, avec une longue barbe et un froc brun. Mais, lorsque j’eus délibéré ainsi en moi-même, il me sembla que les pensées les plus secrètes sortaient de mon âme et se métamorphosaient en un être corporel qui, bien qu’étant affreux, était mon moi. Ce second moi avait une force considérable et il me jeta dans l’abîme au moment où, blanche comme la neige, la princesse sortait des rochers noirs qu’il y avait dans la profondeur, entre les eaux bouillonnantes et écumantes. La princesse me reçut dans ses bras et lava mes blessures, de telle sorte que bientôt je ne ressentis plus aucune douleur.

« “Il est vrai que maintenant j’étais devenu moine, mais le moi de mes pensées était plus fort et me poussa à assassiner la princesse qui m’avait sauvé et que j’aimais beaucoup – à l’assassiner, elle et son frère. On me jeta en prison ; mais vous savez très bien, saint Antoine, de quelle façon vous m’avez enlevé à travers les airs après que j’eus absorbé votre maudit breuvage.

« “Le roi de la verte forêt m’accueillit très mal, bien qu’il connût ma qualité de prince, le moi de mes pensées apparut chez lui et me reprocha toutes sortes d’horreurs, et puisque nous avions fait tout cela ensemble, il ne voulut pas me quitter. Il en fut ainsi, mais bientôt, lorsque nous nous enfuîmes, parce qu’on voulait nous couper la tête, nous nous sommes séparés. Cependant, comme ce moi ridicule voulait toujours et sans cesse se nourrir de mes pensées, je le terrassai, je le rossai de bonne manière et je lui pris son habit."

« Voilà à peu près ce qu’on pouvait comprendre dans les discours du malheureux, puis il s’égara dans les radotages absurdes de la folie la plus complète. Une heure plus tard, lorsqu’on sonnait pour la première messe, il se redressa sur son séant, avec un cri épouvantable, et il retomba sans vie, du moins nous le crûmes. Je le fis porter dans la chambre des morts ; et je voulais le faire ensevelir dans notre jardin, en terre sainte, mais tu peux t’imaginer notre étonnement et notre effroi lorsque, au moment où nous allions le chercher pour le mettre en bière, nous vîmes qu’il avait disparu sans laisser de trace. Toutes les recherches restèrent vaines et je dus renoncer à apprendre jamais des détails plus précis et plus compréhensibles relativement à l’énigme que représentait l’enchaînement des faits dans lesquels tu avais été impliqué avec le comte.

« Néanmoins, si je rapprochais toutes les circonstances que je connaissais au sujet de ce qui s’était passé au château des discours embrouillés et déformés par la folie que m’avait tenus l’étranger, il ne m’était pas possible de douter que le trépassé ne fût réellement le comte Victorin. Il avait, m’en référant au duc du piqueur, assassiné dans la montagne quelque capucin faisant un pèlerinage et lui avait pris son habit pour accomplir son projet au château du baron. Bien que ce ne fût peut-être pas dans sa pensée, le forfait commencé de la sorte se termina par le meurtre d’Euphémie et d’Hermogène. Peut-être était-il déjà fou, comme Reinhold le prétendait, ou bien il le devint seulement pendant sa fuite, torturé qu’il était par le remords. Le costume qu’il portait et l’assassinat du moine aboutirent chez lui à cette idée fixe qu’il était réellement moine et que son moi s’était divisé en deux êtres ennemis. Seule la période qui s’était écoulée depuis la fuite du château jusqu’à l’arrivée du forestier reste obscure, de même qu’on ne peut expliquer comment le récit de son séjour au couvent et de la façon dont il fut délivré de prison a pu se former en lui. Il est hors de doute que des motifs étrangers ont dû intervenir ; mais il est très surprenant que ce récit coïncide avec ton propre sort, abstraction faite des déformations qui s’y trouvent. Seul le moment de l’arrivée du moine chez le forestier, tel que celui-ci l’indique, ne concorde pas avec l’indication de Reinhold au sujet du jour où Victorin s’est enfui du château. D’après les affirmations du forestier, il faudrait que Victorin devenu fou se fût fait voir dans la forêt aussitôt après être arrivé au château du baron.

– Arrêtez-vous, fis-je en interrompant le prieur, arrêtez-vous, mon révérend père ; tout espoir d’obtenir encore ma grâce et mon salut éternel de la longanimité du Seigneur, en dépit du poids de mes péchés, doit disparaître de mon âme. Je veux mourir dans le plus affreux désespoir, en me maudissant moi-même et ma vie, si je ne vous révèle pas fidèlement, avec le plus profond repentir, la plus profonde contrition, comme je l’ai fait dans la sainte confession, ce qui m’est arrivé, depuis que j’ai quitté le couvent. »

Le prieur tomba dans l’étonnement le plus extrême lorsque je lui dévoilai alors ma vie entière avec toute la précision possible.

« Je te crois, dit le prieur, lorsque j’eus achevé, je suis obligé de te croire, frère Médard, car j’ai reconnu dans tes paroles tous les signes d’un sincère repentir. Qui peut percer le mystère que constitue la parenté intellectuelle de deux frères qui sont fils d’un père criminel et qui sont eux-mêmes voués au crime ?

« Il est certain que Victorin a été sauvé miraculeusement de l’abîme dans lequel il était tombé ; il est certain qu’il était le moine insensé qu’accueillit le forestier, lui qui te poursuivit comme ton double et qui est mort ici au couvent. Il n’a servi que d’instrument à la puissance ténébreuse intervenue dans ta vie ; il n’était pas ton compagnon, mais simplement l’être subalterne qui fut placé sur ton chemin afin que le but lumineux qui peut-être se serait révélé à toi restât caché à ton regard. Ah ! frère Médard, le Diable rôde encore sans cesse sur la terre et il offre aux hommes ses élixirs. Qui n’a pas, une fois, trouvé agréable le goût de l’un ou de l’autre de ces breuvages infernaux ? Mais la volonté du ciel est que l’homme se rende compte des effets pernicieux de la légèreté d’esprit qui est parfois en lui, et que, dans cette conscience bien nette qu’il en a, il puise la force d’y résister. La puissance du Seigneur se manifeste en ce que, de même que la vie de la nature ne peut se passer de poison, de même, au point de vue moral, le bien a pour condition première l’existence du mal. Il m’est permis de te parler ainsi, Médard, car je sais que tu ne te méprends pas sur le sens de mes paroles. Va maintenant rejoindre nos frères. »

À ce moment-là, comme une douleur subite traversant mes nerfs et mon pouls, le désir du parfait amour s’empara de moi.

« Aurélie ! Aurélie ! » m’écriai-je tout haut.

Le prieur se leva et me dit d’un ton très grave :

« Tu as probablement remarqué les préparatifs d’une grande fête dans le couvent ? Aurélie prend demain l’habit religieux et elle reçoit le nom conventuel de Rosalie. »

Muet, comme figé, je restai là devant le prieur.

« Va retrouver les frères ! » cria-t-il presque en colère.

Et, sans bien me rendre compte de ce que je faisais, je descendis au réfectoire, où les frères étaient rassemblés.

On m’assaillit de nouveau de questions ; mais je ne fus pas capable de dire un seul mot de mon existence ; toutes les images du passé s’obscurcirent en moi et seule la figure radieuse d’Aurélie se présentait à moi lumineusement. Sous prétexte d’un exercice de dévotion, je quittai les frères et je me rendis à la chapelle située à l’autre bout du vaste jardin du couvent. Je voulus prier, mais le moindre bruit, le doux murmure de la tonnelle m’arrachèrent à mes pieuses méditations.

« C’est elle… elle vient… Je vais la revoir… », disait en moi une voix intérieure, et mon cœur tressaillait d’angoisse et de ravissement. Il me sembla entendre une conversation tenue à voix basse. Je me levai, je sortis de la chapelle et je vis que, pas très loin de moi, à pas lents, deux nonnes se promenaient, accompagnant une novice. Ah ! à coup sûr, c’était Aurélie. Un tremblement convulsif me saisit ; ma respiration s’arrêta ; je voulus m’avancer, mais je ne pus faire un pas et tombai sur le sol. Les nonnes et avec elles la novice disparurent parmi les arbres.

Quelle journée ! Quelle nuit ! Toujours Aurélie et rien qu’Aurélie ! Aucune autre image, aucune autre pensée, ne trouva place dans mon être…

Dès que les premiers rayons du matin se levèrent, les cloches du couvent annoncèrent la cérémonie de la prise de voile d’Aurélie et, peu après, les frères se rassemblèrent dans une grande salle ; l’abbesse, accompagnée de deux sœurs, entra. Je ne saurais dire le sentiment qui s’empara de moi lorsque je revis celle qui avait aimé mon père avec tant d’ardeur et qui, bien qu’il eût brisé par la violence et par ses méfaits une union qui lui aurait assuré le plus haut bonheur terrestre, avait reporté sur le fils de cet homme l’inclination qui avait ruiné son bonheur. Elle voulait élever ce fils dans la vertu et dans la piété, mais, comme son père, il avait accumulé crime sur crime et anéanti ainsi tous les espoirs de la pieuse protectrice qui cherchait à trouver dans la vertu du fils une consolation des fautes qui avaient perdu le père.

La tête baissée et le regard dirigé vers la terre, j’écoutai la brève allocution par laquelle l’abbesse annonça encore une fois aux religieux assemblés l’entrée d’Aurélie dans le cloître, en les invitant à prier avec ferveur, au moment décisif de la profession du vœu, pour que l’ennemi héréditaire ne puisse pas exercer son influence maligne et tourmenter la pieuse vierge.

« Les épreuves que la vierge a eu à subir, dit l’abbesse, ont été rigoureuses, très rigoureuses. Le Malin voulait la séduire et il a employé toutes les ruses de l’enfer pour l’induire à pécher sans qu’elle s’en doutât, afin que, s’éveillant de son rêve, elle succombât ensuite de honte et de désespoir. Mais la puissance éternelle a protégé l’enfant céleste et si, encore aujourd’hui, l’ennemi vient tenter de s’approcher d’elle pour la perdre, la victoire qu’elle remportera sur lui n’en sera que plus glorieuse. Priez, priez, mes frères, non pas de peur que la fiancée du Christ ne chancelle, car son esprit, entièrement tourné vers les choses du ciel, est ferme et assuré, mais pour qu’aucun malheur terrestre ne vienne interrompre la pieuse cérémonie. Une angoisse s’est emparée de mon âme et je ne puis y résister. »

Il était clair que c’était moi, moi seul que l’abbesse appelait ainsi le démon de la tentation, qu’elle voyait une relation entre mon retour et la prise de voile d’Aurélie, et que peut-être elle supposait en moi quelque intention criminelle. Le sentiment de la sincérité de mon repentir, le sentiment de la pénitence que j’avais accomplie et la certitude que mon esprit était complètement changé, me firent redresser la tête. L’abbesse ne daigna pas laisser tomber sur moi un seul regard ; profondément blessé en moi-même par cette attitude, je sentis monter en moi cette haine amère et sarcastique que j’avais éprouvée autrefois lorsque j’étais à la résidence à la vue de la princesse. Avant que l’abbesse eût prononcé ces paroles, j’avais voulu me jeter à ses pieds dans la poussière, mais maintenant j’étais tenté de la suivre intrépidement et hardiment et de lui dire :

« As-tu donc toujours été une femme surnaturelle au point que la volupté de la terre ne t’ait jamais été sensible ?… Lorsque tu voyais mon père, te comportais-tu donc toujours de façon à ne pas livrer ton âme à la pensée du péché ?… Eh ! ose déclarer que, même lorsque déjà tu étais pourvue de la mitre et de la crosse, lorsque personne ne te voyait, l’image de mon père n’excitait pas en toi le désir du bonheur terrestre ?… Qu’éprouvais-tu donc, ô orgueilleuse, lorsque tu pressais sur ton cœur le fils de ton bien-aimé et que tu criais si douloureusement le nom de celui que tu avais perdu, bien qu’il fût devenu un pécheur criminel ? As-tu jamais combattu comme moi avec la puissance des ténèbres ? Peux-tu prétendre avoir remporté une véritable victoire, si elle n’a pas été précédée d’un dur combat ? Te sens-tu donc toi-même si forte, pour avoir méprisé celui qui n’a succombé que devant le plus terrible des ennemis et qui, cependant, a su se relever par un repentir et une pénitence profonds ? »

Le changement soudain de mes pensées, la transformation qui s’était faite en moi et par laquelle le pénitent s’effaçait devant un être qui, fier de la lutte qu’il a soutenue, marche d’un pas assuré dans la vie qu’il vient de retrouver, tout cela était sans doute devenu visible même dans ma physionomie extérieure, car le frère qui était à côté de moi me demanda :

« Qu’as-tu, Médard ? Pourquoi diriges-tu des regards aussi singuliers qu’irrités sur la très sainte femme ?

– Oui, répliquai-je à mi-voix, il est possible qu’elle soit une très sainte femme, car elle a toujours plané si haut que les choses profanes n’ont pas pu l’atteindre. Cependant, maintenant, elle me semble une prêtresse moins chrétienne que païenne qui s’apprête, le couteau levé, à accomplir un sacrifice humain. »

Je ne sais pas moi-même comment j’en vins à prononcer ces derniers mots qui étaient hors de ma pensée, mais, dès que je les eus prononcés, toutes sortes d’images se présentèrent à mes yeux dans un chaos confus, où tout paraissait aboutir à une vision épouvantable. Ainsi, Aurélie allait pour toujours quitter le monde ? Elle allait, comme moi-même, par un vœu qui me paraissait maintenant n’être qu’une misérable invention du délire religieux, renoncer à la terre.

De même que jadis, lorsque, livré à Satan, je voyais dans le péché et dans le crime le point le plus haut et le plus radieux de la vie, je pensais maintenant que tous deux, Aurélie et moi, il fallait que nous fussions unis dans la vie, ne fût-ce que par l’unique moment du suprême bonheur terrestre et pour ensuite mourir ensemble, voués aux puissances infernales. Oui, comme un monstre hideux, comme Satan lui-même, la pensée du meurtre parcourait mon âme.

Ah ! aveugle que j’étais ! Je ne m’apercevais pas qu’au moment où je faisais à moi-même l’application des paroles de l’abbesse, j’étais livré à l’épreuve peut-être la plus dure de toutes, que Satan avait reçu pouvoir sur moi et qu’il voulait m’induire à commettre le forfait le plus atroce que j’eusse encore commis. Le frère à qui j’avais parlé me regarda plein d’effroi :

« Au nom de Jésus et de la Vierge, que dites-vous là ? » fit-il.

Je regardai vers l’abbesse qui se disposait à quitter la salle ; son regard tomba sur moi ; aussi pâle qu’une morte, elle me dévisagea fixement, elle chancela et les religieuses furent obligées de la soutenir. Il me sembla qu’elle murmurait ces paroles :

« Ô saints du Paradis, voilà mon pressentiment. »

Peu après, le prieur Léonard fut auprès d’elle. Déjà toutes les cloches du couvent sonnaient à nouveau et de temps en temps les accords puissants de l’orgue retentissaient dans les airs, ainsi que les chants rituels des nonnes rassemblées dans le chœur, lorsque le prieur reparut dans la salle. Alors les frères des différents ordres se rendirent en cortège solennel à l’église, presque aussi pleine qu’elle l’était d’habitude le jour de la fête de saint Bernard. D’un côté du maître-autel orné de roses odorantes, on avait apporté pour le clergé des sièges élevés en face de la tribune sur laquelle l’orchestre de l’évêché exécutait les chants de l’office, que l’évêque lui-même célébrait. Léonard m’appela près de lui, et je remarquai qu’il me surveillait avec inquiétude ; le plus petit mouvement de ma part attirait son attention ; il m’exhortait à lire constamment dans le bréviaire. Les clarisses se rassemblèrent dans une enceinte protégée par une grille basse, tout devant le maître-autel ; le moment décisif arriva ; de l’intérieur du cloître, à travers la porte de la grille, derrière l’autel, les cisterciennes conduisirent Aurélie.

À sa vue, un murmure parcourut la foule, l’orgue se tut, et l’hymne simple des nonnes retentit en de merveilleuses harmonies, qui pénétraient profondément les âmes. Je n’avais pas encore levé les yeux, en proie que j’étais à une angoisse épouvantable ; je tremblais convulsivement, de telle sorte que mon bréviaire tomba à terre. Je me baissai pour le relever, mais un vertige soudain m’aurait précipité du haut de mon siège si Léonard ne m’avait pas saisi et retenu.

« Qu’as-tu, Médard ? fit tout bas le prieur. Tu as d’étranges mouvements ; résiste au Malin qui t’agite. »

Je recueillis toutes mes forces pour me maîtriser ; je levai les yeux et j’aperçus Aurélie, agenouillée devant le maître-autel. Dieu du ciel ! Sa beauté et sa grâce resplendissaient plus que jamais. Elle avait l’air d’une fiancée, oui, elle était habillée exactement comme au jour fatal où elle devait devenir mienne. Il y avait des myrtes en fleur et des roses dans ses cheveux artistement tressés. Le recueillement et la solennité du moment avaient donné à ses joues des couleurs plus vives et dans son regard tourné vers le ciel se lisait la parfaite expression du bonheur céleste. À côté de cet instant où je la revoyais ainsi, qu’étaient ceux où pour la première fois j’avais vu Aurélie à la cour du prince ! Plus violente que jamais, l’ardeur de l’amour – du sauvage désir – flamba en moi.

« Ô Dieu, ô saints du ciel ! Ne me laissez pas devenir fou, ne me laissez pas devenir fou, sauvez-moi, sauvez-moi de ce mal de l’enfer. Ne me laissez pas devenir fou ; sinon je vais accomplir le crime le plus épouvantable et mon âme sera livrée à l’éternelle damnation. »

C’est ainsi que je priais en moi-même, car je sentais que le Malin cherchait toujours davantage à s’emparer de moi. Il me semblait qu’Aurélie avait part au sacrilège que j’étais seul à commettre ; il me semblait que le vœu qu’elle allait prononcer n’était dans sa pensée que le serment solennel d’être à moi devant l’autel du Seigneur. Je voyais en elle, non pas la fiancée du Christ, mais la femme criminelle du moine qui brise son vœu. L’embrasser avec toute la passion d’un désir furieux et puis lui donner la mort, telle était la pensée qui me poursuivait irrésistiblement. Le Malin me pressait toujours de plus près, toujours plus farouchement, et déjà je voulais m’écrier :

« Arrêtez, aveugles fous que vous êtes ! Ce n’est pas la vierge pure de l’instinct terrestre, c’est la fiancée du moine dont vous voulez faire la fiancée du ciel. »

Je voulais me précipiter parmi les nonnes et la leur arracher. Je portai la main dans la poche de mon froc et j’y cherchai le couteau. On en était alors arrivé à cet instant de la cérémonie où Aurélie commençait à prononcer son vœu.

Lorsque j’entendis sa voix, ce fut comme le doux éclat de la lune perçant les noirs nuages que chasse une grande tempête.

La lumière se fit en moi et je reconnus le mauvais esprit, à qui je résistai de tout mon pouvoir. Chaque mot d’Aurélie me donnait une force nouvelle, et dans ce vif combat je fus bientôt vainqueur. Toute sombre pensée de crime, tout mouvement de passion terrestre m’avait quitté. Aurélie était la pieuse fiancée du ciel, dont la prière pouvait me sauver de la honte et de la perdition éternelles. Son vœu était la consolation de mon espérance et la sérénité du ciel brilla clairement en mon âme.

Léonard, dont j’avais jusqu’alors oublié la présence à côté de moi, sembla avoir remarqué le changement qui s’était opéré dans mon être, car il me dit d’une voix douce :

« Tu as résisté à l’ennemi, mon fils. C’est là sans doute la dernière épreuve grave que la puissance éternelle ait voulu te faire subir. »

Le vœu était prononcé ; pendant un chant alterné qu’entonnèrent les clarisses, on se disposa à revêtir Aurélie de l’habit de religieuse. Déjà on avait ôté de ses cheveux les myrtes et les roses ; déjà l’on était sur le point de couper ses boucles tombantes, lorsqu’un tumulte se fit entendre dans l’église. Je vis les gens s’écarter l’un de l’autre et tomber sur le sol ; l’agitation se répandait de proche en proche comme un tourbillon. Un homme demi-nu, à la mine furieuse, au regard épouvantablement sauvage, portant autour de son corps les lambeaux d’un habit de capucin, se pressait à travers la foule en renversant tout sur son passage, à coups de poing.

Je reconnus mon horrible double ; mais au moment où, pressentant une chose atroce, je voulais m’élancer et me jeter au-devant de lui, le monstre délirant avait bondi par-dessus la galerie qui entourait le maître-autel. Les nonnes s’enfuyaient en criant ; l’abbesse avait saisi Aurélie et la tenait fortement dans ses bras.

« Ah ! Ah ! Ah ! cria le forcené d’une voix puissante, vous voulez me voler la princesse ? Ah ! Ah ! Ah ! La princesse est ma petite fiancée. »

Et, ce disant, il attira à lui Aurélie et lui plongea dans la poitrine jusqu’au manche le couteau qu’il brandissait dans sa main, de telle sorte que le sang jaillit en l’air comme un jet de source.

« Hi ! Hi ! hi !… hi ! hi ! Maintenant, j’ai ma petite fiancée ; maintenant, j’ai pris possession de la princesse. »

Ainsi hurla le forcené, et, bondissant derrière le maître-autel, il traversa la porte de la grille et s’enfuit dans les couloirs du cloître. Les nonnes poussaient des cris d’épouvante.

« Un meurtre, un meurtre à l’autel du Seigneur ! se lamentait la foule en se précipitant vers le maître-autel.

– Occupez les issues du cloître pour que le meurtrier ne s’échappe pas ! » s’écria Léonard d’une voix forte.

Et le peuple se précipita vers la sortie, et les plus vigoureux des moines, saisissant les porte-cierges de la procession qu’il y avait dans un coin, donnèrent la chasse au monstre à travers les couloirs.

Tout cela s’était passé en un instant. J’allai aussitôt m’agenouiller à côté d’Aurélie ; les nonnes avaient, comme elles le pouvaient, pansé la blessure avec des linges blancs et elles donnaient des soins à l’abbesse évanouie. Une voix forte s’éleva à côté de moi, disant : « Sancta Rosalia, ora pro nobis », et tous ceux qui étaient restés dans l’église s’écrièrent :

« Miracle, miracle ! Oui, c’est une martyre.

– Sancta Rosalia, ora pro nobis ! » fit entendre de nouveau la voix qui était à côté de moi. Je regardai. C’était le vieux peintre qui priait ainsi, mais plein de douceur et de gravité, tout comme je l’avais vu quand il m’était apparu dans la prison. Aucune douleur terrestre provoquée par la mort d’Aurélie, aucune épouvante causée par l’apparition du peintre ne put me saisir, car mon âme s’ouvrait à une lumière nouvelle et les embûches mystérieuses qui s’étaient dressées devant moi dans l’obscurité nocturne s’évanouissaient.

« Miracle, miracle ! s’écriait toujours le peuple. Voyez-vous ce vieil homme au manteau violet ?

– Il est descendu du tableau du maître-autel, je l’ai vu.

– Moi aussi… Moi aussi… », crièrent ensemble plusieurs voix. Et alors tout le monde s’agenouilla et toute la confusion du tumulte s’apaisa et devint un murmure de prière, interrompu seulement par le bruit des pleurs et de vifs sanglots.

L’abbesse reprit ses sens et, sur le ton d’une profonde et puissante douleur qui déchirait le cœur, elle s’écria :

« Aurélie ! mon enfant ! ma pieuse fille ! Dieu éternel, c’est toi qui l’as voulu. »

On avait apporté une civière avec des coussins et des couvertures. Lorsqu’on y déposa Aurélie, elle soupira profondément. Le peintre était debout derrière sa tête, sur laquelle il avait posé la main. Il donnait l’impression d’être un saint tout-puissant, et tout le monde, même l’abbesse, paraissait rempli devant lui d’une vénération aussi merveilleuse que craintive.

Je m’agenouillai auprès de la civière. Le regard d’Aurélie tomba sur moi ; et une profonde détresse m’envahit, devant le douloureux martyre de la sainte. Incapable de parler, ce fut seulement un cri étouffé que je proférai. Alors Aurélie dit, d’une voix douce et faible :

« Pourquoi plains-tu celle que la puissance éternelle du ciel a jugée digne de quitter cette terre au moment où elle venait de reconnaître le néant de ce monde et où le désir infini du royaume de la joie et de la béatitude éternelles remplissait sa poitrine ? »

Je m’étais levé et approché tout contre la civière.

« Aurélie, dis-je, ô vierge sainte ! Abaisse un seul instant ton regard sur moi du haut des régions célestes, sinon je suis perdu. Prends pitié des doutes pernicieux qui agitent mon âme et tout mon être. Aurélie, est-il vrai que tu as méprisé le criminel qui était entré dans ta vie comme le démon lui-même ? Ah ! il a terriblement expié ; mais il sait fort bien que toute la pénitence du monde ne diminue pas la mesure de ses péchés. Aurélie, en mourant m’as-tu pardonné ? »

Comme entourée par des ailes d’ange, Aurélie sourit et elle ferma les yeux.

« Ô Sauveur du monde, ô Sainte Vierge, je reste seul, sans consolation et abandonné au désespoir. Sauvez-moi, sauvez-moi de la damnation ! »

C’est ainsi que je priais avec ferveur, et alors Aurélie ouvrit encore une fois les yeux et dit :

« Médard, tu as cédé à la puissance mauvaise. Mais suis-je donc, moi aussi, restée pure de péché lorsque j’espérais atteindre le bonheur terrestre dans mon amour criminel ? Un décret spécial de l’Éternel nous avait destinés à expier les crimes épouvantables de notre race. Et c’est ainsi que nous avons été unis par les liens de l’amour, cet amour qui trône seulement au-dessus des étoiles et qui n’a rien de commun avec la volupté terrestre. Mais le Malin réussit à voiler à nos yeux le sens profond de notre amour et même à nous séduire abominablement, de manière que nous ne pûmes plus interpréter que dans un sens terrestre les choses célestes. Ah ! n’était-ce donc pas moi qui t’avouai mon amour au confessionnal ? Mais au lieu d’allumer en toi la pensée de l’amour éternel, je t’embrasai de l’ardeur infernale de la volupté, ardeur qui menaçait de te dévorer, et que tu ne songeas à éteindre que par le crime. Prends courage, Médard, le fou délirant que le Malin a induit à croire qu’il était toi et qu’il devait achever ce que tu avais commencé était l’instrument du ciel, par lequel son arrêt devait être accompli. Prends courage, Médard ! Bientôt, bientôt… »

Aurélie, qui avait prononcé ces dernières paroles en fermant déjà les yeux et avec un effort visible, s’évanouit ; mais la mort ne put pas encore l’emporter.

« S’est-elle confessée à vous ? me demandèrent les sœurs avec curiosité.

– Comment ? répliquai-je. Ce n’est pas moi, c’est elle qui a rempli mon âme d’une consolation céleste.

– Heureux sois-tu, Médard ! Bientôt le temps de tes épreuves sera écoulé, et alors moi-même je me sentirai heureux. »

C’était le peintre qui disait ces paroles.

J’allai à lui :

« Ne m’abandonnez pas, homme miraculeux ! »

Je ne sais pas comment, alors que je voulais continuer de parler, mes sens furent étourdis d’une étrange manière ; je tombai dans un état qui n’était ni la veille ni le rêve, jusqu’à ce que je fusse réveillé par des appels et des cris violents. Je ne vis plus le peintre. Des paysans, des bourgeois, des soldats, étaient entrés dans l’église et réclamaient qu’il leur fût permis de fouiller tout le couvent pour découvrir le meurtrier d’Aurélie, lequel devait encore s’y trouver. L’abbesse, craignant avec raison le désordre, refusa l’autorisation, mais, malgré son autorité, elle ne put pas apaiser les esprits échauffés. On lui reprocha de cacher le meurtrier par une crainte mesquine, parce que c’était un moine, et, devenant toujours plus menaçante, la foule paraissait vouloir donner l’assaut au couvent. Alors Léonard monta en chaire et dit au peuple, après quelques mots énergiques sur la profanation des lieux sacrés, que le meurtrier n’était nullement un moine, mais un fou, qu’il l’avait accueilli dans son couvent pour le soigner, que, comme il semblait avoir quitté ce monde, il l’avait fait transporter, revêtu de l’habit de l’ordre, dans la chambre des morts, mais qu’il avait repris ses sens et qu’il s’était enfui. S’il se trouvait encore dans le couvent, les mesures prises l’empêcheraient de s’échapper.

La foule se tranquillisa et demanda seulement qu’Aurélie fût transportée dans le cloître, non pas en passant par les couloirs, mais par la cour, en procession solennelle. C’est ce que l’on fit. Les craintives religieuses portaient la civière couronnée de roses. Amélie, elle aussi, était, comme auparavant, parée de myrtes et de roses. Immédiatement derrière la civière, au-dessus de laquelle quatre religieuses tenaient le dais, marchait l’abbesse s’appuyant sur deux nonnes ; puis venaient les autres religieuses avec les clarisses, puis les moines des différents ordres ; la foule se joignit à eux et ainsi le cortège traversa l’église. La sœur organiste s’était sans doute rendue dans le chœur, car dès que le cortège eut atteint le milieu de l’église, du haut du chœur retentirent sourdement et avec une gravité endeuillée les accents de l’orgue. Mais voici qu’Aurélie se redressa lentement ; elle leva les mains vers le ciel en un geste de prière, et de nouveau tout le peuple tomba à genoux, en criant :

« Sancta Rosalia, ora pro nobis ! »

Ainsi se réalisa ce que, lorsque je vis Aurélie pour la première fois, j’avais annoncé dans l’aveuglement satanique d’une hypocrisie coupable.

Lorsque les nonnes eurent déposé la civière dans la salle basse du couvent, lorsque les religieuses et les moines en cercle autour d’elle eurent commencé leurs prières, Aurélie, poussant un profond soupir, tomba dans les bras de l’abbesse, qui était agenouillée à son côté. Elle était morte.

Le peuple ne quittait pas la porte du couvent et, lorsque les cloches annoncèrent le trépas de la pieuse vierge, tout le monde éclata en sanglots et en lamentations. Beaucoup firent le vœu de rester dans le village jusqu’aux obsèques d’Aurélie et de ne rentrer chez eux qu’après qu’elles auraient eu lieu, en passant dans un jeûne rigoureux le temps qui s’écoulerait d’ici là. La nouvelle de l’abominable attentat et du martyre de la fiancée du ciel se répandit vite et les obsèques d’Aurélie, célébrées quatre jours plus tard, ressemblèrent à une grande fête en l’honneur de la transfiguration d’une sainte. Car, dès la veille, la prairie qui s’étendait devant le couvent avait été envahie, comme pour la Saint-Bernard, par une foule qui attendit le lendemain, en couchant sur le sol. Seulement, au lieu du joyeux vacarme, on n’entendait que de pieux soupirs et des murmures étouffés. Le récit de l’acte abominable qui avait été commis devant le maître-autel de l’église passait de bouche en bouche et, si quelque voix s’élevait tout haut, c’était pour maudire l’assassin disparu sans laisser de trace.

Ces quatre jours, que je passai, pour la plus grande partie, solitaire dans la grande chapelle du jardin, eurent une plus profonde influence pour le salut de mon âme que la longue et sévère pénitence accomplie au couvent des capucins près de Rome. Les dernières paroles d’Aurélie m’avaient découvert le secret de mes péchés et je reconnus que, bien qu’ayant été doué de toute la force de la vertu et de la piété, comme un lâche et comme un impuissant, je n’avais pas su résister à Satan, qui faisait tout son possible pour perpétuer la race criminelle.

Le germe du mal était très peu développé en moi lorsque je vis la sœur du maître de chapelle et quand s’éveilla mon coupable orgueil ; mais Satan me mit entre les mains cet élixir qui fit fermenter mon sang comme du poison infernal. Je ne fis pas attention aux sérieux avertissements du peintre inconnu, du prieur et de l’abbesse. L’apparition d’Aurélie au confessionnal acheva de me rendre criminel. Comme une maladie physique, engendrée par ce poison, le péché naquit en mon être. Comment l’homme voué à Satan aurait-il pu reconnaître ce lien que la puissance du ciel avait noué autour de moi et d’Aurélie, comme symbole de l’amour éternel ? Dans sa malignité, Satan m’enchaîna à un maudit, dans la personne de qui mon moi devait fatalement s’insinuer, tout comme il devait fatalement agir moralement sur mon être. Je fus forcé de m’imputer sa mort apparente, qui n’était peut-être qu’une pure illusion du Diable. Cet acte me familiarisa avec la pensée du meurtre qui suivit l’imposture diabolique. Ainsi mon frère engendré dans un péché maudit fut le principe inspiré par le Diable qui me précipita dans les crimes les plus atroces et me chargea des tortures les plus horribles. Jusqu’au moment où Aurélie, selon le décret de la puissance éternelle, prononça son vœu, mon âme n’était pas pure du péché ; jusqu’à ce moment-là, le Malin eut pouvoir sur moi ; mais la miraculeuse paix intérieure, l’allégresse qui, comme un rayonnement du ciel, s’emparèrent de moi, quand Aurélie eut prononcé ses dernières paroles, me convainquirent que sa mort était la promesse de l’expiation.

Lorsque, pendant le requiem solennel, le chœur chanta : Confutatis maledictis flammis acribus addictis, je me sentis trembler ; mais quand résonna le Voca me cum benedictis, il me sembla voir Aurélie, nimbée d’une clarté céleste, qui abaissait d’abord ses yeux vers moi et puis élevait vers l’Être suprême sa tête entourée d’un cercle radieux d’étoiles, afin de prier pour le salut éternel de mon âme.

« Oro supplex et acclinis cor contritum quasi cinis ! »

Je me jetai à terre, le front dans la poussière, mais mon sentiment intérieur, mon humble supplication, ressemblait bien peu à cette contrition passionnée, à ces pénitences cruelles et sauvages que j’avais pratiquées au couvent des capucins. Maintenant seulement mon esprit était capable de distinguer le vrai du faux et, devant cette conscience bien nette que j’avais des choses, toute nouvelle épreuve que m’enverrait le Malin resterait vaine.

Ce n’est pas la mort d’Aurélie, mais seulement la manière horrible et affreuse dont elle avait eu lieu, qui, dans les premiers moments, m’ébranlèrent si profondément ; mais comme je reconnus vite que c’était la faveur de l’Éternel qui lui avait réservé ce coup suprême : le martyre de la fiancée du Christ livrée à l’épreuve et purifiée de tout péché !

Était-elle donc, à mes yeux, disparue de ce monde ? Non. C’est maintenant seulement, après avoir été enlevée à cette terre pleine de tourments, qu’elle devenait le pur rayon de l’Amour éternel qui illuminait ma poitrine. Oui, la mort d’Aurélie fut la fête de consécration de cet amour qui, comme elle l’avait dit, trône seulement au-dessus des étoiles et n’a rien à voir avec les choses terrestres.

Ces pensées m’élevèrent au-dessus de mon moi humain et ainsi ces jours passés dans le couvent des cisterciennes furent sans doute les plus véritablement heureux de toute ma vie.

Après l’inhumation, qui eut lieu le lendemain matin, Léonard voulut avec les moines revenir à la ville. Le cortège allait déjà se mettre en marche lorsque l’abbesse me fit appeler ; je la trouvai seule dans sa chambre ; elle était en proie à la plus vive émotion ; les larmes jaillirent de ses yeux.

« Je sais tout maintenant, tout, mon fils Médard. Oui, je te nomme ainsi de nouveau, car tu as triomphé des épreuves qui se sont abattues sur toi, infortuné. Ah ! Médard, elle seule, qui peut intercéder pour nous auprès du trône de Dieu, est pure du péché. Est-ce que lorsque, remplie de la pensée de la volonté terrestre, je voulus me vendre à l’assassin, je n’étais pas moi-même au bord du précipice ? Et pourtant, mon fils Médard, que de larmes criminelles j’ai pleurées dans ma cellule solitaire en songeant à ton père ! Adieu, mon fils Médard. La crainte d’avoir moi-même peut-être, à ma grande faute, élevé en toi le pécheur le plus coupable, a disparu de mon âme. »

Léonard, qui certainement avait révélé à l’abbesse tout ce qu’elle ignorait encore de ma vie, me prouva par sa conduite que, lui aussi, m’avait pardonné en laissant à la Providence le soin de me juger. Le vieux régime du couvent était resté le même et j’entrai dans les rangs des moines comme autrefois. Léonard me dit, un jour :

« Je voudrais encore, frère Médard, t’imposer une pénitence. »

Je demandai humblement en quoi elle consisterait.

« Tu devras, répondit le prieur, écrire exactement l’histoire de ta vie, sans en omettre aucun des événements notables, pas même les moins importants et spécialement ce qui t’est arrivé dans les vicissitudes de ta vie mondaine. L’imagination te ramènera réellement dans le monde ; tu revivras encore une fois tout ce que tu as éprouvé de cruel, de plaisant, d’horrible et de joyeux ; oui, il est possible qu’à un moment donné tu aperçoives Aurélie sous un autre aspect et non pas sous celui de la sœur Aurélie qui a subi le martyre. Mais, si l’esprit du mal t’a complètement laissé, si tu t’es détourné entièrement de la terre, tu planeras au-dessus de tout, comme un principe supérieur, et ainsi cette impression ne laissera en toi aucune trace. »

Je fis comme le prieur m’avait ordonné. Ah ! il en fut, en effet, comme il l’avait dit. La douleur et la joie, la terreur et le plaisir, l’effroi et le ravissement envahirent mon âme, lorsque j’écrivis ainsi l’histoire de ma vie.

Toi qui as lu déjà ces feuillets, je t’ai parlé de l’amour dans sa période la plus éclatante et la plus sublime, lorsque l’image d’Aurélie se présenta à moi dans le tumulte de la vie. Il y a quelque chose de supérieur à la volupté terrestre, laquelle le plus souvent n’apporte que perdition à l’homme léger d’esprit et sans intelligence : c’est ce temps lumineux et sublime où, loin de la pensée d’un désir coupable, la bien-aimée, comme un rayon céleste, allume dans ta poitrine tous les beaux sentiments, tout ce qui du royaume de l’amour descend sur les pauvres humains en répandant sur eux sa bénédiction. C’est cette pensée qui m’a fortifié lorsque, au souvenir des plus superbes moments que le monde m’a donnés, de chaudes larmes jaillissaient de mes yeux et que toutes les blessures depuis longtemps cicatrisées se rouvraient.

Je sais que peut-être encore, à l’heure de la mort, le Malin aura le pouvoir de tourmenter le moine pécheur ; mais j’attends avec fermeté, et même avec un ardent désir, le moment qui m’arrachera à cette terre : car c’est le moment où s’accomplira tout ce qu’Aurélie – ah ! sainte Rosalie elle-même ! – m’a promis en mourant.

Prie, prie pour moi, ô vierge sainte, à cette heure sombre, afin que la puissance de l’enfer, à laquelle j’ai si souvent succombé, ne me domine pas et ne me précipite pas dans l’abîme de l’éternelle perdition !

NOTE FINALE DU PÈRE SPIRIDION

bibliothécaire du couvent de capucins de B…

Dans la nuit du 3 au 4 septembre 17…, beaucoup de choses merveilleuses se sont produites dans notre couvent. Il pouvait être environ minuit lorsque, dans la cellule du frère Médard située à côte de la mienne, j’entendis un ricanement et un rire étranges et, en même temps, un gémissement sourd et pitoyable. Il me sembla très nettement qu’une voix affreuse et déplaisante prononçait ces paroles :

« Viens avec moi, petit frère Médard ; nous allons chercher la fiancée. »

Je me levai et je voulus me rendre auprès de frère Médard ; mais je fus saisi d’une crainte toute particulière, de sorte que je me sentis violemment ébranlé dans tous mes membres comme par le frisson glacé de la fièvre. Aussi, au lieu d’entrer dans la cellule de Médard, j’allai trouver le prieur Léonard ; je l’éveillai non sans peine et je lui racontai ce que j’avais entendu.

Le prieur fut très effrayé ; il se leva et me dit d’aller chercher des cierges bénits, et qu’après nous irions ensemble auprès de frère Médard. Je fis ce qui m’avait été ordonné ; j’allumai les cierges à la lampe de la statue de la Vierge, dans le couloir, et nous montâmes l’escalier. Mais nous eûmes beau écouter, nous n’entendîmes plus l’horrible voix que j’avais moi-même perçue. Au lieu de cela, nous entendîmes de doux et d’agréables sons de cloches et il nous sembla qu’une suave odeur de roses se répandait autour de nous. Nous nous approchâmes ; alors la porte de la cellule s’ouvrit et il en sortit un homme de grande taille, d’aspect étrange, avec une barbe blanche toute frisée et un manteau violet. Je fus très intrigué, car je savais bien que cet homme ne pouvait être qu’un fantôme dangereux, puisque les portes du couvent étaient solidement fermées et qu’ainsi aucun étranger ne pouvait entrer. Mais Léonard, lui, le regardait intrépidement, sans toutefois prononcer une parole.

« L’heure de l’accomplissement n’est plus éloignée », fit l’inconnu, d’une voix sourde et solennelle. Et il disparut dans le couloir obscur, de telle sorte que mon angoisse devint encore plus forte, et il s’en fallut de peu que ma main tremblante ne laissât tomber le cierge que je portais. Mais le prieur, qui, à cause de sa piété et de la vigueur de sa foi, ne s’inquiète guère des fantômes, me prit par le bras et me dit :

« Nous allons entrer dans la cellule de frère Médard. »

Ainsi fut fait. Nous trouvâmes le frère, qui depuis quelque temps déjà était devenu très faible, en état d’agonie ; la mort lui avait lié la langue ; il ne faisait plus que pousser quelques râles. Léonard resta auprès de lui et j’allai réveiller les frères, en sonnant fortement la cloche et en criant à haute voix :

« Levez-vous, levez-vous, frère Médard va mourir ! »

Ils se levèrent donc, et pas un ne manquait, lorsque, avec des cierges allumés, nous nous rendîmes vers le frère agonisant. J’avais enfin surmonté ma terreur, et nous éprouvions tous un profond sentiment de tristesse. Nous portâmes frère Médard sur une civière à l’église du couvent et nous le déposâmes devant le maître-autel. Là, à notre étonnement, il revint à lui et il se mit à parler, de sorte que Léonard lui-même, aussitôt après l’avoir confessé et absous, lui administra l’extrême-onction. Ensuite, tandis que Léonard restait en bas et continuait de parler avec frère Médard, nous nous rendîmes dans le chœur et nous chantâmes selon le rite les psaumes des morts pour le salut de l’âme du frère qui allait mourir.

Exactement le lendemain, c’est-à-dire le 5 septembre 17…, à l’heure où la cloche du couvent sonnait les douze coups de midi, frère Médard expira dans les bras du prieur. Nous remarquâmes que c’étaient le jour et l’heure auxquels, l’année passée, sœur Rosalie avait été assassinée d’une manière abominable, au moment où elle venait de prononcer ses vœux.

Pendant le requiem et l’inhumation, il se produisit aussi un fait notable. Tout d’abord une très forte odeur de roses se répandit dans l’église et nous remarquâmes qu’un bouquet splendide de ces fleurs, rares en cette saison, était déposé devant le beau tableau de sainte Rosalie – tableau qui, paraît-il, avait été fait par un très vieux peintre italien inconnu, et que notre couvent avait acheté pour une forte somme aux capucins de la région de Rome, de sorte que ces capucins, eux, n’en gardèrent qu’une copie.

Le frère portier nous dit ensuite qu’au petit jour un mendiant en haillons et paraissant très misérable était venu à l’église sans que nous l’ayons remarqué et avait attaché le bouquet au tableau. Ce mendiant assista à l’inhumation et il se mit dans le rang des frères. Nous voulions le repousser, mais le prieur Léonard, après l’avoir dévisagé avec attention, nous ordonna de souffrir qu’il restât parmi nous. Il l’accepta dans le couvent comme frère lai. Nous le nommâmes frère Pierre, car dans le monde il s’était appelé Pierre Schönfeld, et nous ne fûmes pas jaloux de ce beau nom, parce que notre nouveau frère était très paisible et de bonne humeur ; il parlait peu et se contentait parfois de rire d’une manière très plaisante, qui, comme il n’y avait là rien de coupable, nous réjouissait fort.

Le prieur Léonard nous dit, une fois, que la lumière de Pierre s’était éteinte dans la fumée de la folie – folie à laquelle avait abouti, dans son être, l’ironie de la vie. Nous ne comprîmes pas tous ce que le savant Léonard voulait dire par là ; mais nous comprîmes bien qu’il devait y avoir très longtemps qu’il connaissait le frère lai Pierre.

C’est ainsi que j’ai ajouté aux feuillets qui racontent la vie de frère Médard le récit de sa mort, d’une manière très exacte, et non sans peine, ad majorem Dei gloriam. Paix et repos à feu frère Médard ! Que le Dieu du ciel le fasse un jour ressusciter dans la béatitude éternelle et qu’il l’accueille dans le chœur des saints, car il est mort très pieusement.

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Juin 2011

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