Amédée Guiard

ANTONE RAMON

(1913-1919)

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE  LE TRAVAIL DES SOURCES. 6

CHAPITRE I  COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE.. 7

CHAPITRE II  LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE.. 13

CHAPITRE III  PROMENADE BANALE.. 24

CHAPITRE IV  COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT.. 27

CHAPITRE V  UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER.. 34

CHAPITRE VI  LE MYSTÈRE DE LA « SAINTE-CÉCILE ». 39

CHAPITRE VII  LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS. 45

CHAPITRE VIII  ANTONE S’ENNUIE.. 49

CHAPITRE IX  UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ.. 59

CHAPITRE X  UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE.. 67

CHAPITRE XI  EFFETS DE NEIGE.. 72

CHAPITRE XII  DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE.. 77

CHAPITRE XIII  UNE ÉLECTION AU COLLÈGE.. 81

CHAPITRE XIV  MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE.. 89

CHAPITRE XV  SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE.. 94

CHAPITRE XVI  UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ.. 101

CHAPITRE XVII  SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS  120

CHAPITRE XVIII  DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE.. 127

DEUXIÈME PARTIE  SOUS LE JOUG.. 142

CHAPITRE I  RUPTURE.. 143

CHAPITRE II  LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE.. 151

CHAPITRE III  LE FAUX BOILEAU.. 159

CHAPITRE IV  COUPS DE FOUDRE.. 170

CHAPITRE V  FIN DE L’ENQUÊTE.. 177

CHAPITRE VI  INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ.. 184

CHAPITRE VII  LA LUTTE POUR LA GLOIRE.. 193

CHAPITRE VIII  LEQUEL DES DEUX ?. 199

CHAPITRE IX  LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT.. 209

CHAPITRE X  COMPLICATIONS FAMILIALES. 213

CHAPITRE XI  ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS. 224

CHAPITRE XII  EN PERDITION.. 232

CHAPITRE XIII  LE BAS FOND.. 237

CHAPITRE XIV  PÂQUES TRISTES. 244

CHAPITRE XV  QUIS REVOLVET LAPIDEM ?. 250

CHAPITRE XVI  L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES. 262

CHAPITRE XVII  ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS. 271

CHAPITRE XVIII  UNE PROMENADE À BICYCLETTE.. 275

CHAPITRE XIX  FIN DE PROMENADE.. 281

CHAPITRE XX  L’ÂGE INGRAT.. 289

TROISIÈME PARTIE  LA CLOCHE.. 301

CHAPITRE I  CONVALESCENCE.. 302

CHAPITRE II  ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE.. 308

CHAPITRE III  DANS LES COULISSES. 315

CHAPITRE IV  RIEN NE SE PERD.. 326

CHAPITRE V  MIAGRIN SE VENGE.. 329

CHAPITRE VI  LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS. 343

CHAPITRE VII  CŒURS TROUBLÉS. 347

CHAPITRE VIII  LE SILENCE DE LA CLOCHE.. 353

CHAPITRE IX  UNE DISPARITION.. 358

CHAPITRE X  DANS LA NUIT.. 364

CHAPITRE XI  LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ?. 370

À propos de cette édition électronique. 374

 

 

 

 

À MARC SANGNIER

Son Camarade

Amédée GUIARD.

PREMIÈRE PARTIE – LE TRAVAIL DES SOURCES

CHAPITRE I – COMMENT ON CHOISIT UN COLLÈGE

Dans son cabinet, le chanoine Raynouard, directeur de l’Institution Saint-François-de-Sales de Bourg, subissait patiemment le babil d’oiseau de Madame Ramon et de ses deux belles-sœurs. Ces trois jeunes femmes de vingt-huit à trente ans semblaient à peu près de même visage, de même élégance et de même caractère. Elles s’interrompaient sans fin pour se compléter : « Antone n’était pas travailleur, mais il avait un cœur d’or ; il était étourdi, mais si intelligent ; faible en latin et en sciences, mais montrant un goût si fin ; pas toujours très respectueux, mais si spirituel… On ferait de lui tout ce qu’on voudrait si on savait le prendre. » Et depuis une demi-heure qu’il les écoutait, le Supérieur n’avait rien appris sur l’enfant. Il demanda :

« Quel âge a-t-il ?

– Treize ans, répondit la mère ; jusqu’ici l’abbé Brillet le faisait travailler chez nous. Un prêtre bien dévoué ! Malheureusement il n’a plus qu’une santé ruinée. Nous l’avons envoyé se reposer à Nice. Il nous avait conseillé de le mettre au Collège Saint-Irénée à Lyon. Antone serait rentré tous les soirs chez nous. Mais mon mari n’a pas voulu qu’il restât à la maison sans son précepteur. J’étais embarrassée. La tante Nathalie parlait de l’Institution Sainte-Marie de Mâcon…

– Ils ont un si beau costume ! interrompit la tante Mimi.

– La tante Zélina, de Saint-Symphorien…

– Le Père Fourquoy prêche si bien, s’exclama tante Zaza.

– Mon mari penchait pour le collège de Belley qui a pour élève le petit duc de Rochebrisée. L’autre jour, mon cousin Paul Vibert faisait une conférence avec projections sur votre chapelle de Brou, une merveille ! Il nous apprend qu’il y avait un collège dans cette abbaye princière, aussitôt j’ai dit à mes belles-sœurs : “Voilà où il faut mettre Antone.” C’est immense, n’est-ce pas ? et splendide ?…

– Voulez-vous voir ? » interrompit respectueusement le chanoine, et, passant devant les trois visiteuses, il les conduisit à la terrasse du Belvédère. Elles poussèrent des cris d’admiration. Autour d’elles se développait le plan de l’abbaye : deux longs bâtiments, tournés l’un vers la rue, l’autre vers les cours, et reliés par deux corps comme les montants d’une échelle à plat par deux échelons. Ainsi se formaient trois cours : au centre le cloître avec sa galerie de piliers gothiques, à droite et à gauche les cours des Pluies avec leurs larges préaux. Au nord, les yeux rencontraient la tour finement ciselée de l’église de Brou, les toits de la ville de Bourg, le Mail et les ormes du Bastion, au sud une mer de feuillage, la forêt de Seillon. Devant le perron s’ouvraient en éventail des allées de marronniers qui séparaient les cours de jeux et se perdaient dans des pelouses et des quinconces, jusqu’au bord de la Reyssouze toute miroitante. Au-delà surgissaient presque aussitôt les derniers contreforts du Revermont avec la tour ruinée de Jasseron.

On ne pouvait rêver cours plus spacieuses dans un site plus agréable ; c’était bien le coin le plus retiré que cette antique abbaye des ducs de Savoie, tapie au pied du Jura et séparée de Lyon et des grandes villes par les longues plaines des Dombes, de la Bresse et du Mâconnais. Il était tout naturel que l’Évêque de Belley y installât un collège et le mît sous le patronage de saint François de Sales, le délicieux ami de son prédécesseur Monseigneur Camus.

De là, on passa par l’infirmerie, d’une propreté monastique. La sœur Suzanne, une belette mince et futée, tira un rideau derrière une cloison à jour qui séparait la chambre d’une chapelle et fit admirer cette disposition permettant aux malades d’assister de leur lit à la messe.

« Si jamais Antone tombe malade, déclara Madame Ramon, prévenez-nous aussitôt, que nous l’emmenions. » Comme si la maladie et la mort devaient se plier à tous ses désirs !

Tout en traversant les dortoirs, les études et la salle de lecture spirituelle, le Supérieur leur donnait des détails sur l’emploi de la journée, la valeur des maîtres, les succès de la maison aux examens, mais cela les intéressait médiocrement.

À la cuisine, la sœur Archangel les reçut, une terrible cuiller à pot en main. Bedonnante, un large tablier gras déployé sur elle, les manches retroussées, la figure éclatante de pourpre et de satisfaction, elle dirigeait d’une voix haute deux pâles domestiques, Laurent et Bresson, longs et lents bressans qui épluchaient les légumes dans un coin. Femme du Nord, elle avait gardé de son pays un souci de propreté minutieuse : les casseroles, les robinets, les boutons, les clefs du fourneau, le pavement de briques rouges, tout reluisait férocement. Sur elle seule semblait se ramasser toute la malpropreté du lieu.

« Ah ! Mesdames, vous pouvez être sûres qu’il sera bien nourri, votre petit. Les riches dans leurs châteaux n’ont pas de meilleurs morceaux, » ajouta-t-elle fièrement en étalant un énorme quartier de bœuf.

Madame Ramon sourit et plaignit la brave Sœur.

« Deux cent cinquante personnes, Madame ! autrefois j’en ai eu jusqu’à trois cent trente… »

Le Supérieur coupa court à ces souvenirs fâcheux pour lui et proposa de visiter la chapelle.

« Êtes-vous satisfaite de votre examen, demanda-t-il en route.

– Monsieur le Supérieur, répondit brusquement la tante Mimi, il y a un point qui me tracasse. Me permettez-vous ?…

– Je vous prie, Madame.

– Au dortoir, ils n’ont donc pas de table-toilette.

– Ai-je oublié de vous montrer nos larges lavabos ?

– Comment, cette série de robinets ?… Ils se lavent donc tous ensemble ?

– Chaque enfant a son robinet.

– Est-ce au moins de l’eau chaude ? reprit tante Zaza.

– Non, Madame, mais j’espère qu’Antone s’habituera vite aux ablutions d’eau froide.

– C’est horrible, cria tante Mimi, ah ! le pauvre enfant !

– Et pour se peigner ils n’ont ni glace, ni flacon de toilette ?

– Chaque élève peut avoir un miroir dans son petit meuble.

– Il est bien petit, en effet. Où mettra-t-il son Eau de Cologne, son huile antique et son eau boriquée ?

Le Supérieur était loin de se douter que c’étaient là les grandes préoccupations des visiteuses.

Cependant, il ouvrit une porte, s’effaça pour laisser passer et avertit à mi-voix :

« Notre chapelle. »

Les trois femmes effarées se regardèrent.

« Comment ? Votre chapelle ? Vous n’avez donc pas l’Église de Brou ?

– Non, Mesdames, l’Église de Brou est un monument historique où l’on ne dit plus la messe. L’État et la ville l’entretiennent pour le plaisir des artistes et des touristes. »

Le désenchantement le plus profond se peignit sur leur visage.

« Moi qui le voyais dans une de ces magnifiques stalles sculptées. Si j’avais su ! »

Le Supérieur froissé hasarda : « Mais, Madame, la messe est aussi valide dans notre humble chapelle que dans la cathédrale la plus grandiose. Et les enfants y sont peut-être plus recueillis… »

Cependant Madame Ramon devait reprendre le train de 4 heures. On appela Antone au parloir. Ses tantes l’embrassèrent, le serrèrent, l’étouffèrent et lui firent des adieux plus touchants que ceux de Jacob à Benjamin.

« Allons, va, mon pauvre petit, n’oublie pas ta tante Mimi.

– Ni ta tante Zaza.

– Nous voici à la fin d’octobre, tu n’as plus que deux mois.

– Nous viendrons te voir souvent. Ne t’ennuie pas trop. »

Tout cela évidemment devait donner une grande ardeur pour le travail à cet enfant !

« Au revoir, nous nous en allons. Embrasse-nous encore une fois. Ne pleure pas trop. »

Et comme Antone ne pleurait pas du tout, tante Zaza ne put s’empêcher d’ajouter :

« Tonio ! Tonio ! nous nous en allons, nous ne te reverrons plus ce soir, ni demain, et tu ne pleures même pas ! »

Secoué par leurs larmes, abruti par leurs paroles et leurs embrassements multipliés, l’enfant s’énervait dans ces longs adieux. Le Supérieur intervint, et enfin le renvoya. « Oui, murmurait-il, en remontant à sa chambre, Dieu nous a donné nos parents pour nous montrer comment nous ne devons pas élever nos enfants. »

CHAPITRE II – LA DÉCOUVERTE D’UN NOUVEAU MONDE

La classe de troisième entoure le nouveau qui se balance sur ses hanches, le bras droit passé derrière le dos pour ressaisir l’autre bras, et enguirlande à tour de rôle sa jambe droite avec sa jambe gauche et sa jambe gauche avec sa jambe droite.

« Comment t’appelles-tu ? lui demande Cézenne, un petit brun déluré à figure maigre de Bonaparte.

– Antone Ramon.

– Antone ? c’est Antoine que tu veux dire ? ou Antonin ?

– Ou Antony, ajoute un autre.

– Ou Antono ? riposte un troisième. Tono ! Tono ! »

Ce surnom risquait de lui rester lorsqu’une voix aigre lança :

« En tous cas ce n’est pas Tonum !

– Ah ! là ! là ! Ton homme ! s’écrie Cézenne, Miagrin qui fait du mauvais esprit.

– Mais non, c’est Antoinette, remarque un railleur à lorgnon, le fameux Lurel.

– C’est Ninette ! reprend en riant Émeril, un garçonnet aux joues roses.

– Ninette ! Ninette ! » répètent les autres en riant. Le nouveau montre en effet la mine effarée d’une petite fille honteuse au centre d’un cercle de grandes personnes. Il est baptisé. Désormais il s’appellera Ninette.

« Voyons, crie l’abbé Russec, le préfet de division, assez de bavardages, faites-le jouer.

– À quoi sais-tu jouer ? demande Cézenne, aux échasses ?

– Non.

– Aux barres ? à la mère Garuche ? à la balle ? reprennent les autres.

– Non.

– À rien alors ? Mais de quelle boîte sors-tu ?… Tu ne sais pas ce que c’est que la boîte ? C’est le collège ! continue Cézenne.

– Je n’ai jamais été au collège.

– Ah ! le veinard ! s’exclame Émeril.

– Chez toi tu n’as donc rien appris, tu ne sais aucun jeu ? »

Et de nouveau ce sont des fusées de rire.

« Où est-ce chez toi ? demande amicalement Modeste Miagrin.

– À Lyon, place Bellecour. »

Mais le groupe est fendu par un grand gaillard de quinze ans, maigre et souple, les yeux clairs et les cheveux en brosse.

« Vivement, crie-t-il, tous à la balle au chasseur. Allez.

– Il ne sait pas, Morère.

– Il apprendra. C’est moi le chasseur. Toi, le petit, cours, dit-il à Antone, et tâche de ne pas te faire toucher. »

Heureux d’échapper à l’indiscrète enquête, l’enfant se sauve.

« Tu y es ! » s’écrie soudain toute la classe. « Tu y es » en jargon d’écolier signifie « Tu es touché ».

« Balle ? passe-moi-la vite, reprend Morère, et viens près de moi. »

Et après en avoir atteint un autre, il ajoute : « Vois-tu, quand on est visé, il ne faut pas tourner le dos. » Lui-même en effet fait face aux adversaires, sans broncher reçoit la balle dure dans ses mains offertes en avant et la relance avec une force qui manque rarement son but. En quelques minutes Antone Ramon, sous la direction de Georges Morère, est initié à ce noble jeu. Il atteint même Miagrin, mais sans joie, car il sent que ce condisciple s’est laissé toucher pour lui faire plaisir.

 

À sept heures et demie, au réfectoire, Antone Ramon se trouve de nouveau embarrassé. Où se mettre ? Le préfet n’avait pas prévu cette difficulté. Il fit du regard le tour des tables et aperçut à une extrémité une place vide.

« Installez-vous là, dit-il, on verra bientôt à remanier le placement. » Le coin était en effet mal choisi ; il s’y trouvait déjà Lurel, Monnot et Patraugeat ; il est vrai que, non loin, en retour d’équerre sur une estrade, s’allongeait la table des professeurs. Et puis, c’était provisoire. Malheureusement, comme ailleurs, ce provisoire devait avoir tous les caractères du définitif. Nul ne se doutait des conséquences de ce choix.

Après le bénédicité, un élève juché dans une chaire ouvrit un livre et, au milieu du tintamarre des cuillers luttant contre les assiettes, commença d’une voix haute, placide et monotone : « Histoire de France – par Amédée Gabourd – suite – à ces mots – il lui répondit – la question – me semble importante… » Antone, jeté ainsi au milieu du récit, écouta d’une oreille distraite, tout en absorbant son potage, les préliminaires obscurs d’une guerre avec l’Espagne. Il entrevoyait enfin qu’il s’agissait de Louis XIV et du duc d’Anjou, quand le directeur agita une sonnette, et prononça : « Deo Gratias ». Cela voulait dire que les élèves pouvaient causer et le lecteur s’interrompit aussitôt.

Dans le brouhaha des conversations, le domestique apporta un plat de viande supplémentaire au nouveau.

« Je n’ai plus faim, dit Antone.

– Il faut que vous le mangiez, reprit le domestique, puisque vos parents paient. »

Sans résister, l’enfant se mit à découper quelques bouchées de sa côtelette, mais le changement d’air, de vie, de nourriture même, l’avait fatigué, et il n’avalait qu’avec répugnance.

« À ce train-là, lui dit Patraugeat, tu en as pour deux heures, et dans cinq minutes on sonne la fin du dîner.

– Sais-tu ce que tu as mangé tout à l’heure ? lui demande Lurel.

– Du ragoût de mouton, répond le nouveau.

– Si tu veux, c’est en effet du rat ayant goût de mouton ; mais le vrai nom c’est de la Jézabel ; tu sais le fameux plat d’Athalie : des lambeaux pleins de sang et des membres affreux que des chiens se disputaient… Mais mange donc.

– Je n’ai plus faim, répond Antone.

– Eh bien ! donne-moi cela, je vais t’aider. » Et le camarade Patraugeat, avant qu’Antone n’ait dit oui, prend l’assiette et travaille de sa fourchette et de son couteau.

« Pilou ! Pilou ! souffle Lurel à mi-voix.

– Tu arrives trop tard, » murmure le goinfre. Prestement il a fait disparaître la côtelette dans sa blouse et demande tranquillement le plat de lentilles.

L’abbé Russec passe derrière lui, jette un regard soupçonneux aux convives et lentement continue son inspection. Lorsqu’il est un peu loin Monnot, Lurel et les autres se mettent à rire.

« Tu n’as pas compris la manœuvre, dit Patraugeat à Antone. Retiens bien ceci : Quand on crie : Pilou ! ça signifie qu’un prof… un professeur, quoi ! n’est pas loin, autrement dit qu’il pourrait y avoir du grabuge ; Pilou ! Pilou ! c’est qu’il est sur votre dos.

– Il ne connaît pas encore la maison, interrompit Lurel ; on va te présenter nos dompteurs. Le premier à la grande table, de notre côté, c’est le Père Levrou, dit Fil de fer ; il jouit, comme tu vois, d’un embonpoint remarquable. Après lui vient Perrotot, le professeur de mathématiques, il a un autre nom qui commence par Co et qui finit par Co, c’est Coco ; on l’appelle encore Ribouldœil. Tiens, justement il est dans l’exercice de sa fonction. Regarde ces yeux blancs. Encore… Décidément nous l’intéressons. Vois-tu, il n’a jamais pu résoudre ce difficile problème de voir en même temps la fenêtre qui est à sa droite et la porte qui est à sa gauche. D’ailleurs on le retourne comme un gant. Ce grand maigre aux yeux gris avec des cheveux frisés en houppe c’est Framogé, dit Pharamond, toujours en colère, mais on a rarement affaire à lui, heureusement. Après, c’est le Tronc ou, si tu préfères, le patron, le Supérieur : on l’appelle dans l’intimité Péhélem, parce qu’il est toujours en voyage sur la ligne Paris-Lyon. S’il est resté ce soir, c’est pour te faire honneur. »

Patraugeat, Monnot, et les autres, riaient à toutes ces explications, franchement, ou à demi. Seul, Antone Ramon se sentait gêné ; il chercha en vain à l’autre bout de la table le regard de Georges Morère qui se hâtait de dîner, mais il rencontra les yeux de Miagrin souriant d’un air d’intelligence. Cette affabilité empressée l’étonna, il n’y répondit pas.

« Mon cher, continua Lurel, demain classe de mathématiques… c’est la classe idéale, on y fait tout ce que l’on veut, tu verras, car le père Ribouldœil… »

La sonnette du Supérieur interrompit cette initiation. On se leva pour les grâces ; après la prière à la chapelle, les élèves remontèrent à leur dortoir par division, en silence, sur deux files.

« Il a l’air un peu gourd, le nouveau, fit Monnot passant près de Lurel pour regagner son lit.

– Bah, répondit celui-ci, on le dégourdira. »

 

Le chanoine Raynouard, pendant ce temps, s’efforçait de calmer le professeur de troisième, M. Pujol : « En troisième à treize ans ! s’écriait le fougueux professeur, pourquoi pas en philosophie ? Et puis quelle idée d’arriver trois semaines après la rentrée ! » Le Supérieur répondait sans conviction : « Que voulez-vous ? c’est la peur des examens futurs ! de la limite d’âge ! d’autre part on veut ménager la transition de la famille au Collège. Son précepteur le croit capable de suivre votre classe et m’a écrit une lettre très sensée. Voici. » Et il lut : « Antone est un bon enfant, exubérant, mais très aimant. Ses parents l’ont souvent exaspéré en comprimant sans raison son besoin d’air et de mouvement, ses tantes le dessécheraient à force de tendresses niaises et de gâteries. Appelé à jouir d’une grande fortune, c’est un enfant perdu si dès maintenant on n’en fait pas un cœur viril. Il arrive à l’adolescence ; malgré les principes et les habitudes chrétiennes que je lui ai inculqués, je redoute l’exemple du dilettantisme et de l’indifférence qu’il trouve dans sa famille et l’influence pernicieuse de domestiques indiscrets et flagorneurs. Aussi j’ai conseillé de le mettre au collège. C’est un enfant de mœurs pures, je le recommande à votre vigilante bienveillance. »

« Si en effet, remarqua M. Pujol, il tombe au milieu des Lurel, des Patraugeat, des Beurard et des Monnot, avec sa frimousse naïve et ses yeux étonnés, j’ai bien peur…

– Peur ! interrompit le Supérieur : mais ils ne sont pas très mauvais, ces enfants. Et il y en a d’autres dans sa classe : Miagrin, Aubert, Boucher, Feydart, Morère ! M. Russec d’ailleurs veillera sur lui. Je suis sûr qu’Antone Ramon nous fera honneur et nous attirera d’autres élèves de ce monde riche. »

M. Pujol ne répondit pas. Il pensait que nous avons tous pour grand’mère, la laitière Perrette.

 

L’abbé Perrotot, le Père Coco pour les élèves, malgré ses prétentions à la finesse, était la naïveté même. Ses réflexions et ses lapsus étaient légendaires. Un jour, tout en expliquant, le nez sur le tableau noir, il s’était écrié : « Je vous vois bien, Beurard, ouvrir la porte », et toute la classe éclatait de rire, car c’était le Supérieur lui-même qui entrait. Il avait dit aux élèves cet aphorisme : « Les littérateurs, c’est toujours agité, mais les mathématiciens, c’est toujours serein. » On juge du succès. Une autre fois il se plaignait d’avoir été piqué toute une nuit d’été par « des mousquetaires » ou se vantait d’une belle promenade dans les « futailles de la forêt de Seillon ».

Ce matin-là, Gaston Lurel était au tableau noir pour expliquer un cas d’égalité des triangles. Comme ce paresseux n’avait même pas ouvert son livre, il restait coi.

« Je vous avais prévenu la dernière fois, que vous n’écoutiez pas et que je vous prendrais.

– J’ai écouté, Monsieur, affirmait Lurel, j’avais même pris des notes, mais on me les a volées, et dans le livre je ne comprends rien.

– Eh bien ! allez à votre place, je vais reprendre ce théorème. »

Plein d’ardeur, M. Perrotot recommençait la démonstration au tableau ; mais à peine à son banc, Lurel prenait un roman commencé la veille, Méphistophéline, et sans souci des explications se plongeait dans cette lecture. De temps en temps, le professeur, le dos tourné à la classe, demandait : « Vous suivez bien ?… Vous comprenez ? – Oh ! oui, Monsieur, » répondait Lurel sans lever les yeux.

« À votre tour, » dit le bon abbé après avoir lancé la phrase sacramentelle : « Ce qu’il fallait démontrer ! »

Lurel leva un visage désolé, et de sa place déclara avec désespoir :

« Je suis bouché ce matin, mais je n’ai pas saisi la fin. »

Tous ses voisins qui l’avaient vu s’absorber dans sa lecture éclatèrent de rire.

« Voyez-vous, reprit le naïf mathématicien, c’est tellement simple que vos camarades eux-mêmes se moquent de vous. »

Les rires redoublèrent, tandis que Lurel contrefaisant la mine contrite d’un malchanceux, avouait :

« Ce n’est pas de ma faute si je suis moins intelligent qu’eux.

– Eh bien ! je recommence, décida soudain M. Perrotot, mais suivez bien. Soit deux triangles A B C, A’ B’ C’. »

Déjà Lurel avait baissé les yeux et repris son roman. « Les lignes A B, A’ B’ étant égales, » continuait le professeur. Lurel lisait toujours. « Leurs deux figures coïncident dans toute leur étendue, il s’ensuit… »

Les rires d’Émeril et de Monnot lui firent soudain tourner la tête. Il aperçut Lurel qui coupait négligemment une page et s’arrêta court.

« Pilou ! Pilou ! Gare à Coco, » souffla Monnot.

Mais M. Perrotot cria :

« Apportez ce livre.

– Quel livre ? demanda Lurel feignant le plus grand étonnement. Celui-ci ? c’est ma géométrie.

– Non, l’autre ; faut-il que j’aille le chercher ?

– C’est mon algèbre, » fit Lurel en se levant. Le regard du professeur était sur lui, impossible de dissimuler le roman. Un courant d’air froid traversa la salle.

« Pincé ! » murmura Beurard à Antone.

Son roman à la main, Lurel s’avançait lentement du fond de la classe, sous les yeux inquiets et colères de M. Perrotot. Comme il tournait la première table, n’ayant plus que trois pas à faire, il s’embarrassa soudain les pieds dans la serviette d’Henriet, tomba lourdement et renversa dans sa chute la pile des livres d’Antone. La classe nullement dupe se mit à rire, tandis que Lurel se retournait vers Henriet qu’il accablait de reproches. Inutile d’ajouter qu’à la faveur de ce tumulte, l’élève rusé avait fait disparaître « Méphistophéline » dans sa blouse ; en se relevant il tendait un ouvrage parfaitement classique au professeur déçu. Celui-ci se précipita irrité sur les livres d’Antone Ramon. Il s’imaginait que Lurel y avait dissimulé le sien en se relevant. Pendant ce temps, sous les yeux du nouveau stupéfait, le subtil condisciple tirait le roman de sa blouse, le brandissait dans le dos du professeur, et l’ayant passé à Monnot, son compère, déclarait avec indignation : « Vous pouvez me fouiller, Monsieur, si vous n’avez pas confiance en moi.

– C’est bien, conclut M. Perrotot, je sais ce que je sais. » La classe continua, tandis que Lurel regagnait sa place toujours lent, et le nez narquois.

L’attitude des élèves qui se moquaient de leur maître dégoûta Antone.

Jamais il n’aurait songé à abuser ainsi du dévouement de son précepteur. Miagrin avait souri avec indulgence ; seul Georges Morère n’avait pas caché son mépris pour Lurel. Il lui en sut gré.

Quelques jours après, quand il dut choisir un directeur de conscience, il se rappela la bonté, la patience et la candeur de l’abbé Perrotot, et c’est à lui, pour son malheur, qu’il s’adressa.

CHAPITRE III – PROMENADE BANALE

Trois par trois, les Moyens défilent sur la route de Châlon-sur-Saône. Gênés dans leur costume du dimanche, tout de gros drap noir, ils n’éprouvent aucune joie à cette promenade en colonne qui ressemble plutôt à un exercice de gymnastique qu’à une détente après la semaine de travail. Au milieu de ce deuil, le costume marin de Ramon jette une note plus gaie. Il marche entre Modeste Miagrin et Georges Morère. L’abbé Russec a demandé à ces deux bons élèves d’encadrer le nouveau pour le soustraire aux manœuvres enveloppantes des Lurel et des Monnot.

« Miagrin est fort en latin, avoue Morère.

– Oui, mais, interrompt Miagrin, tu es trapu en histoire et en narration.

– J’adore l’histoire, » s’écrie Ramon.

Miagrin délaisse aussitôt ce chapitre :

« Avant tout, dit-il, il faut être bon camarade.

– Que faut-il pour être bon camarade ? demande ingénument le nouveau.

– D’abord être gentil avec tout le monde, sans tourner autour des professeurs. »

Antone comprend l’avertissement : pendant les récréations, il va souvent demander ses renseignements au préfet. Mais il est froissé de cette leçon de Miagrin.

« C’est encore, poursuit le Mentor, être bon joueur.

– À propos de jeux, reprend Morère, tu sais qu’il y a une équipe de foot-ball : veux-tu en faire partie ?

– Comme il est le capitaine de l’équipe, observe Miagrin ironiquement, si tu veux t’inscrire, tu ne saurais mieux tomber. »

Antone s’informe : il faut l’autorisation des parents, un certificat de médecin, le costume spécial ; on verse une cotisation de cinq francs par trimestre.

« Et toi, Miagrin, en fais-tu partie ? demande-t-il.

– Non, réplique sèchement celui-ci.

– Pourquoi ?

– Oh ! parce que… »

Fils d’un fermier de Pont-de-Veyle, Modeste Miagrin est au collège de Bourg parce que ses parents enrichis veulent faire de lui un pharmacien. Mais ils ont supprimé impitoyablement tout ce qui ne tend pas à ce but et Modeste n’oserait demander l’argent d’un costume ni d’une cotisation. De tempérament calme, il n’en a pas souffert jusqu’ici. C’est l’élève modèle : ses parents ne lui ont jamais fait un reproche et ses maîtres ont une absolue confiance en lui.

Si parfait soit-il, on comprend qu’il n’explique pas à Ramon les vraies raisons de son abstention. D’ailleurs en quelques minutes Georges a enlevé l’adhésion d’Antone, soufflant sur ses scrupules de santé et ses peurs de débutant. Puis il lui vante son professeur de musique, M. Castagnac, élève du fameux Tulou, qui lui apprend la flûte et Antone se promet de prendre des leçons. Décidément Georges Morère l’enchante. À son tour il les interroge ; il apprend que Morère habite Meximieux.

« Mais ce n’est pas très loin de Lyon.

– Trente-cinq kilomètres.

– Alors pendant les vacances tu viendras me voir, on fera des parties ensemble ; et toi, Miagrin ?

– Moi je demeure à Pont-de-Veyle.

– Où est-ce ça ?

– C’est un peu plus loin. »

En effet c’est à cinquante kilomètres, et Miagrin voit parfaitement que pour Antone, c’est comme le Pôle Nord. Bientôt il apprend que les grands-parents du petit Lyonnais étaient des soyeux, c’est-à-dire des directeurs d’une manufacture de soieries, des gens très riches, et une passion atroce s’éveille en lui, une passion sans joie, l’envie.

Antone rentre enchanté. Il entrevoit la fin de ses vacances solitaires, combine déjà des parties de bicyclette avec Georges Morère. Il ne se doute pas de l’impression profonde qu’il a faite sur l’esprit et le cœur d’un autre camarade.

CHAPITRE IV – COMMENT ON ENSEIGNE LE RESPECT DU RÈGLEMENT

Dans le grand parloir aux hautes fenêtres, au parquet luisant, deux femmes en grande toilette attendent. Pour tromper leur impatience, elles regardent le haut portrait suspendu au-dessus de la cheminée, au lieu de la glace habituelle.

« Tiens, Mimi, le portrait de M. Destailles.

– Tais-toi donc, Zaza, tu vois bien que ce n’est pas le doyen du chapitre, il a un camail violet.

– C’est vrai, et de la barbe. Ça doit être un ancien directeur du collège ou un missionnaire. Quelle idée pour un prêtre de porter la barbe !

– Ça leur donne des figures de brigands, ajoute Mimi, et un évêque encore ! car c’est un évêque, il a la croix pectorale. Comment peut-on être évêque et porter la barbe ? » conclut-elle très scandalisée.

Mimi s’est approchée pour voir de plus près.

« C’est saint François de Sales ! viens voir ; c’est écrit sur le cadre.

– Mais je le reconnais, dit Zaza, oui, c’est tout à fait lui, comme il a l’air bien !

– Dis donc, il ne vient pas vite Tonio.

– Le pauvre petit ! dire qu’il est au milieu de tous ces enfants grossiers. Écoute-les crier. »

En effet, les appels multipliés des joueurs arrivent de la cour dans un tumulte continu.

« Je suis sûre, soupire Mimi, qu’ils le bousculent sans pitié. Le pauvre petit ! il n’est pas habitué à leurs jeux violents, c’est une nature si fine. Et puis le mettre dans cette maison fermée : c’est un vrai couvent, comme il doit s’y ennuyer ! Je gage qu’il pleure tout seul dans un coin. Ne plus voir ses parents, ne plus voir ses tantes ! Vraiment, Céleste n’a pas de cœur.

– Et puis quelle nourriture a-t-il, lui d’estomac si délicat ?

– Tu vas voir qu’il est pâle et qu’il a maigri. »

Soudain la porte s’ouvre et Antone, rouge, en sueur, les cheveux dépeignés, le costume chiffonné, mais la figure épanouie, entre en coup de vent et court se jeter dans les bras de ses tantes.

« Bonjour, tante Mimi ! Bonjour, tante Zaza ! »

Pendant trois minutes, il est embrassé par les deux tantes, sur le front, sur les joues, sur les cheveux. Tante Mimi pleure.

« Le pauvre petit, ne cesse de répéter tante Zaza.

– Et maman ? interroge Antone.

– Maman va bien, papa aussi : ils viendront te voir un ces jours ; mais nous, tu comprends, depuis ton départ le temps nous a semblé long. Eh bien ! mon pauvre Tonio, tu t’ennuies, n’est-ce pas ?

– Non, tante Mimi.

– Je suis sûre que tu ne manges rien. Tante Zaza t’a apporté un pâté de chez Dyen. Tiens, mange ça. Mimi, tu n’as pas un journal, pour ne pas salir ?

– Je t’affirme que je n’ai pas faim, s’écrie Antone ; on sort de table.

– Si, si, mange, il faut te soutenir, mon pauvre petit.

– Ah ! non, je ne peux pas, non, non.

– Vois-tu, dit Zaza à Mimi, ce n’est déjà plus notre petit Tonio : il n’aurait pas refusé aussi obstinément à Sermenaz. »

Elle oublie, la malheureuse, que l’abbé était perpétuellement obligé d’intervenir pour qu’on ne bourrât pas l’enfant de confiseries, et qu’en septembre encore, fatigué de leur insistance, Antone avait fini par lancer dans le tableau du salon : « La jeune fille et l’Amour », de Bouguereau, un chou à la crème.

« Pourquoi n’es-tu pas venu tout de suite ? reprend tante Mimi.

– On est en retraite.

– Tiens, dit tante Zaza, si nous y assistions ?

– Tu ne peux pas, le Règlement dit que c’est pour les élèves seulement.

– Oh ! le règlement ! fait tante Zaza avec un sourire. Quel est le père qui vous prêche ?

– Ce n’est pas un père, c’est l’abbé Roullet.

– Alors ce n’est pas la peine, conclut tante Zaza. L’abbé Roullet ? je ne le connais pas.

– Dis donc, tante, veux-tu me payer un costume de jeu pour que j’entre dans l’équipe de Georges Morère ?

– Qu’est-ce Georges Morère ?

– Oh ! un bon type tout à fait, et puis, tu sais, trapu.

– Bon type ? trapu ?

– Oui, c’est-à-dire très fort. Il m’apprend le foot-ball.

– Fout-bol ! s’écrie tante Mimi scandalisée.

– Tu ne comprends pas, interrompt Antone, c’est un mot anglais.

– Je le sais bien, riposte la tante très sévère, c’est même un mot très grossier. »

Antone bondit d’impatience, mais les deux tantes ne cessent de s’exclamer.

« Ah bien ! si vous ne voulez pas me donner mon costume, dit-il, je m’en vais.

– Tonio ! Tonio ! appelle tante Mimi, je te le ferai, viens.

– Non, ne le fais pas ; ça durerait cinq ans comme la nappe d’autel. Donne-moi seulement un mot pour l’Économe. J’ai déjà le certificat du médecin.

– Quel médecin ? s’écrient ensemble les deux femmes.

– Je ne sais pas son nom : les élèves l’appellent Thanate, ça vient d’un mot grec Thanatos, qui veut dire la Mort.

– S’il est permis de rire de choses aussi graves ! Mais ton Monsieur Thanate, c’est le médecin d’ici, un médecin de village ? Non, non, nous consulterons M. Bradu, le doyen de la Faculté de Lyon… et puis non ! Pourquoi ne jouez-vous pas aux charades, comme chez nous. Ça m’amusait beaucoup.

– Je ne t’aime plus, » répond Antone.

C’est le mot magique. Tante Zaza l’appelle aussitôt, car ces deux bonnes demoiselles se disputent son affection et quand il boude l’une, l’autre s’efforce de le conquérir.

« Tu comprends, ils m’appellent Ninette, je ne veux pas être traité de petite fille.

– Ninette ! comme c’est gentil ! s’exclame tante Mimi en riant.

– Eh bien ! non. Je suis un garçon, je veux jouer au foot-ball… Ne t’effraie pas, ce n’est pas dangereux, c’est un jeu de ballon. C’est Georges Morère qui me montre. Tu sais, c’est un bon camarade. Il demeure à Meximieux. Tu l’inviteras aux vacances, dis ?

– Si c’est un bon élève, un garçon distingué, répond tante Mimi pour reprendre l’avantage sur son aînée, je ne demande pas mieux. »

À ce moment la cloche sonne.

« C’est pour la chapelle : après on va en promenade, dit Antone en se levant.

– Mais nous allons demander au Supérieur que tu restes avec nous. D’ailleurs nous avons des observations à lui faire.

– Rester, je ne le peux pas, répond l’enfant, c’est la retraite, et même je n’aurais pas dû vous voir aujourd’hui, d’après le règlement.

– Oh ! le règlement, riposte tante Mimi, avec une moue et un sourire, ça n’est pas pour nous. Je l’ai vu, ton Supérieur, et tu comprends que nous n’avons pas accepté d’être venues toutes deux jusqu’ici pour nous casser le nez sur leur Règlement.

– Il l’a bien compris, d’ailleurs, insiste tante Zaza.

– Le règlement, tu vas voir cela, » reprend Mimi, très droite et très fière.

En effet, paraît le chanoine Raynouard, timide, les mains dans les manches de sa douillette, et la tête penchée sur l’épaule.

« Eh bien, Mesdames, vous avez vu ce cher enfant ? Il n’a pas trop souffert du changement de régime.

– Monsieur le Supérieur, déclare tante Zaza, puisqu’ils vont en promenade, vous allez nous le laisser l’après-midi.

– Impossible, Madame ; c’est déjà par faveur, vous le savez, que vous avez pu le voir. Dans deux minutes ils vont à la chapelle, ensuite en promenade sous la surveillance de leurs maîtres, et à quatre heures ils rentreront pour les confessions générales. Il est de la plus haute importance pour cet enfant d’achever sa retraite dans le recueillement. Comme vous l’aimez beaucoup, je suis certain que vous sacrifierez une satisfaction personnelle à l’intérêt de son âme… et que vous n’insisterez pas. »

En effet la voix prend un accent qui ne permet aucune réplique.

« Dites adieu à vos parents, mon enfant. »

Antone, un peu intimidé par cette parole austère, embrasse ses deux tantes, fait ses adieux à mi-voix, prend les ficelles des multiples petits paquets et disparaît.

« C’est un bon enfant, dit alors le chanoine, tout en reconduisant les deux dames, mais trop enfant pour son âge. Il faut qu’il devienne un homme. »

Les deux demoiselles balbutient de vagues formules d’assentiment, saluent, se retirent, et une fois dans la rue s’écrient ensemble en mouchant leurs larmes :

« Ah ! le pauvre petit ! ah ! le pauvre petit ! »

CHAPITRE V – UNE VOÛTE QUI MENACE DE S’ÉCROULER

Il y a quinze jours qu’Antone Ramon est au collège : ce n’est plus un nouveau. Avec l’admirable souplesse de l’enfance, il s’est adapté à sa nouvelle vie ; il prend son rang dans la classe parmi les moyens, le quinzième sur vingt-huit, avec des montées subites en narration française et des chutes profondes en mathématiques. Il connaît tous ses condisciples, et sait distinguer les bons : Morère, Sorin, Feydart, Miagrin, Aubert, des douteux et des mauvais : Lurel, Monnot, Patraugeat, Beurard. Il a appris le vocabulaire spécial de ce monde. Il dit : « Je te le promets » pour « Je te l’affirme » ; « Tu piges » pour « Tu comprends » ; « On potasse » pour « On travaille » ; « Sécher » pour « Rester coi » ; et abrège impitoyablement tous les mots trop longs tels que composition, professeur, gymnastique, mathématiques, en compote, prof, gym, math et cætera.

Il joue avec entrain, bavarde parfois en classe, est assez remuant même en étude, et plaît à tous par la franchise de ses manières, la sincérité de ses yeux et le ton affable de sa voix. Sa mère est venue le voir : il lui a parlé de Georges Morère et a obtenu la permission d’apprendre la flûte. On lui annonce que son précepteur, l’abbé Brillet, s’affaiblit de plus en plus et qu’il n’y a guère d’espoir de le sauver. Antone sent que c’est un guide et un ami qu’il va perdre, et l’on n’a pas besoin de l’exciter beaucoup à prier pour cette chère santé.

 

Il ne se doute pas cependant que son arrivée a bouleversé une âme. Depuis sa promenade avec Antone, une révolution s’est faite en Miagrin. Celui-ci ne pense plus à son père, à son humble origine, sans s’irriter contre Morère, sans jalouser la préférence que lui témoigne Antone, sans envier ces vacances lointaines encore où les deux camarades se retrouveront ensemble à Sermenaz. Il a réfléchi sur son avenir, comparé son intelligence à celle de ses camarades, et compris bien vite que certains moins doués, moins travailleurs, réussiraient mieux, entreraient dans de plus belles carrières, conquerraient de plus grands honneurs parce qu’ils ont dans leur jeu des atouts qui manquent et manqueront toujours au fils du fermier de Pont-de-Veyle.

Il s’est trouvé pour la première fois devant un riche authentique. Tout de suite il a désiré devenir son camarade, et ses avances ont été naïvement repoussées. Georges Morère n’a pas recherché cette amitié ; sur le désir du préfet, il a mis Antone au courant des usages, brutalement, sans précautions oratoires : « On ne récite pas en acteur – On ne se plaint pas de ses voisins – On ne se dérange pas sans permissions – Finis tes devoirs ou tu seras collé… » Il l’a initié aux jeux, l’a fait entrer comme « avant » dans son équipe et prend maintenant des leçons de flûte avec lui. Miagrin a remarqué sans peine la tendance d’Antone à s’appuyer sur Georges, et son admiration naïve et sans cesse grandissante pour son guide. Aussi travaille-t-il moins, lui, le laborieux par excellence. Il se surprend à rêver au lieu d’apprendre son Virgile ou son Corneille ; ses notes baissent et, chose inouïe ! ce jeune homme calme par définition a menacé d’une gifle Robert Émeril, qui l’avait fait pirouetter en le tirant par sa blouse de collégien.

Ce travail obscur n’échappe pas complètement à ses maîtres. À cet âge, heureusement, la figure et les yeux reflètent vite les changements intérieurs. Une fois tous les quinze jours, les abbés appellent leurs dirigés dans leur chambre ; ils ne les confessent pas, car c’est à l’enfant à demander lui-même, librement, les sacrements, mais ils causent avec eux, s’informent de leurs difficultés, les avertissent de leurs défauts et souvent des catastrophes et des histoires ont été arrêtées par ces quelques minutes de conversation confiante. C’est le chanoine Raynouard, le Supérieur même, qui s’occupe de la conscience de Miagrin. Si absorbé soit-il par ses soucis et ses occupations, il réserve toujours le samedi soir à ses enfants. Il est inquiet.

« Vous n’êtes plus le même, lui dit-il. Je n’ai aucun reproche à vous faire, vous m’entendez bien ; votre conduite, votre travail, votre piété nous donnent satisfaction ; cependant je remarque avec peine que vous devenez triste, chagrin même. Voyons, que se passe-t-il ? »

Ce début affectueux devrait ouvrir toutes grandes les écluses d’un cœur bien-né. Mais Miagrin, froissé de cette enquête paternelle, ne répond pas.

Le directeur ne veut pas laisser se prolonger un silence qui deviendrait rapidement pénible et dangereux ; il reprend :

« Vous allez avoir quinze ans ; vous comptez parmi les aînés de votre classe ; est-ce que vous ne seriez pas un peu mécontent des autres ?… Vos dernières notes sont un peu moins brillantes ; peut-être n’avez-vous pas reçu tous les éloges auxquels vous êtes habitué… Ne seriez-vous pas un peu aigri ? Aigri contre vos maîtres, aigri contre vos camarades qui réussissent mieux, aigri aussi un peu contre vous-même ? C’est dangereux, mais si naturel ! »

Il faut répondre. L’enfant le sait bien. Son silence serait trop révélateur, et il ne veut pas se révéler ; il renferme au contraire à double tour son cœur derrière sa voix.

« Peut-être, Monsieur le Supérieur, je ne sais pas. »

C’est tout. Le silence menace encore d’élever une barrière. Le directeur attendait ses confidences ; sans se décourager, il poursuit :

« Ne serait-ce pas un peu de jalousie contre vos camarades, contre ceux qui ont plus de fortune, plus de relations dans le monde, plus de qualités brillantes ? Voyons, ne serait-ce pas, tout au fond de votre cœur, un secret regret de n’être pas mieux favorisé, quelque chose comme un reproche, oui, un reproche à Dieu de vous avoir fait naître ce qu’il vous a fait ?

– Oh ! non, Monsieur. »

Cette fois, Miagrin proteste violemment, mais sans exubérance. Il a craint d’être deviné, et plutôt que d’avouer son intime misère, qui est une misère humaine et trop humaine, il préfère mentir et nier brusquement… Il préfère couler sur son navire, plutôt que de reconnaître la déchirure et de saisir bien vite la corde qu’on lui jette.

Le Chanoine craint d’être allé trop loin ; il s’accuse intérieurement de fausse manœuvre et prend un air plus rassuré.

« Allons, tant mieux, ces petites tristesses s’évanouiront. Il faut prier, mon enfant, prier beaucoup. L’âme éprouve souvent comme une sorte de stérilité intérieure, de refroidissement ; c’est une épreuve : supportez-la vaillamment et soyez sûr que bientôt la lumière et la joie reviendront. Peut-être Dieu, par cette épreuve, veut-il vous ménager de grandes grâces, de très grandes grâces. »

Miagrin écoute en rageant sourdement.

On voit le long des chemins des arbres vigoureux. Ils verdissent comme les autres et donnent un large ombrage. Pourtant les faucheurs les évitent au moment de la sieste. Appuyez l’oreille contre leur tronc rugueux : vous entendez un incessant bourdonnement, un froissement continu et multiplié de petites ailes bruissantes. Brusquement sort une troupe d’insectes ailés au corselet noir et or. Est-ce une ruche d’abeilles ? Non, c’est un guêpier.

Ainsi tout un essaim de mauvais sentiments s’éveille dans le cœur de Miagrin comme de la torpeur d’un long hiver. Le guêpier, on peut le détruire ; il suffit de murer l’ouverture de l’arbre : mais comment murer un cœur ?

Tandis que Miagrin redescend à l’étude, ayant bien compris cette grande grâce dont il ne veut plus, le bon chanoine s’agenouille : « Seigneur, dit-il, si vous l’appelez au sacerdoce, soutenez-le dans cette épreuve et montrez-lui votre voie. »

CHAPITRE VI – LE MYSTÈRE DE LA « SAINTE-CÉCILE »

« Mon cher enfant,

« J’ai appris avec le plus vif plaisir votre entrée à l’Institution Saint-François-de-Sales. Vous êtes déjà habitué à cette nouvelle vie et j’en remercie Dieu. Rien ne peut être plus utile à votre caractère que la soumission à une règle précise, inviolable, telle que celle d’un collège ; rien ne peut être meilleur à votre âme qu’une préparation à la vie au milieu d’enfants de votre âge, sous la surveillance constante de bons maîtres et de prêtres dévoués. J’espère que vous saurez éviter les écueils de cette vie commune, la routine qui aboutit rapidement à l’ennui, au désœuvrement, et à tous les défauts ; les mauvais camarades qui abuseraient trop aisément de votre inexpérience et de votre nature affectueuse.

« Je vous écris de la Villa de Nice, où vous m’avez vu les vacances dernières, pour me recommander à vos prières. Je me meurs. Il ne me reste aucun espoir du côté des hommes. Que décidera Dieu ? Je ne le sais et me soumets à sa sainte volonté. Mais si près peut-être du moment où je dois rendre compte de ma vie, comment ne craindrais-je pas ? Mon cher enfant, je vous prie de pardonner à votre ancien précepteur de n’avoir pas sans doute apporté toute la douceur et toute la vigilance qu’il vous devait. Puisse Dieu suppléer par sa grâce à ses faibles efforts et réparer ses oublis ! Et vous, n’oubliez pas celui qui aurait voulu faire de vous un homme énergique et utile, un parfait chrétien. Le plus tôt possible, rendez votre caractère viril. Bientôt je ne serai plus là pour suivre vos efforts, vous aider, vous rappeler ; d’autres prêtres me remplaceront facilement dans cette tâche. Aucun cependant ne pourra vous donner plus d’affection dévouée. Priez donc pour moi afin que, si Dieu m’appelle, il adoucisse du moins l’horreur qu’inspire à notre malheureuse nature l’instant du passage suprême. Priez pour moi afin qu’il me fasse miséricorde et que, dans l’autre monde, je puisse, délivré de mes fautes, continuer à veiller sur vous.

« Adieu, mon cher Antone, adieu, mon cher enfant, et que Dieu bénisse votre bonne volonté.

« J. BRILLET, prêtre. »

 

Quand l’abbé Russec lui avait remis cette lettre, décachetée selon l’usage, Antone avait l’esprit à cent lieues de son précepteur. Lancé dans le jeu, et tout à d’autres soucis, il en fut ému sur le coup, mais n’en comprit pas l’importance. « Vous ferez bien de lui répondre vite », lui conseille l’abbé Russec. Cet avis, rappel à la politesse, pense-t-il, le laisse indifférent.

C’est qu’on est à quatre jours de la Sainte-Cécile, la première séance de l’année, et tout le collège retentit des derniers préparatifs de cette fête. À chaque étude, la porte s’ouvre, et la voix profonde de l’abbé Thiébaut convoque les soprani, les ténors ou les basses. On sait que le petit Perrinet prépare un Noël, les deux frères Gallois un morceau de piano sous la direction de Monsieur Blumont. Mais surtout le soir, quand à la fin de l’étude, les élèves peuvent arguer de nécessités physiologiques pour flâner quelques instants dans la Cour des Pluies, ils écoutent Georges Morère répétant son prélude de Bach : la mélodie en a été vite populaire et Cézenne s’est déjà vu infliger deux heures de consigne pour l’avoir sifflée entre ses dents à la classe d’histoire. C’est la gloire. Antone est obsédé de ce chant joyeux. Il se réjouit de voir Georges Morère si haut coté, si populaire ! Ah ! s’il était assez fort pour l’accompagner !

La Sainte-Cécile tombe un vendredi. On a dû refouler les élèves sur les derniers bancs pour placer tous les invités. Les secondes et les rhétoriciens s’amusent follement à voir l’abbé Perrotot céder avec un empressement gauche sa chaise à Madame la colonelle de Saint-Estèphe. Deux pianos occupent les deux côtés de la scène et au fond, sur des bancs, sont rangés les jeunes artistes. On attend. On applaudit ironiquement M. Blumont, qui traverse l’estrade, le ventre solennel, et plus encore la maigre figure du maigre Monsieur Castagnac surgissant au-dessus d’un pupitre. Enfin Monsieur le Curé de Bourg-en-Bresse, le président, fait son entrée : tous les invités se lèvent ; on l’installe à grand bruit ; puis dans le silence attentif les frères Gallois attaquent l’ouverture du « Jeune-Henri » : ces airs de chasse ont un succès traditionnel. Ensuite viennent les violonistes, puis le petit Perrinet, et aussitôt après, le maigre M. Castagnac plante un haut pupitre à pied à l’avant-scène pour le morceau de Bach. On l’applaudit de nouveau. Georges Morère, sa flûte en mains, se dresse devant la partition. Dès que le silence s’est rétabli, le professeur lui fait signe et Georges porte l’embouchure à ses lèvres. Mais aucun son ne sort. On attend, anxieux. Il applique de nouveau l’ouverture de l’instrument à sa bouche et, sûr de l’avoir sur la lèvre inférieure à sa place normale et dans la position classique, redonne un coup de langue. Malgré son attention profonde, le public ne perçoit qu’une sorte de soupir étouffé, un tûû sourd et vainement prolongé. Morère s’étonne, rougit, se trouble, fait mille hypothèses, tandis que des rires mal contenus commencent à jaillir de divers points de l’assemblée. Enfin il se décide à examiner sa flûte : les diverses parties en sont bien ajustées, les clefs fonctionnent, les trous sont libres. Alors quoi ? Pour la troisième fois, il remet à ses lèvres l’antique roseau du dieu Pan et attaque vigoureusement la première mesure. Cette fois, l’instrument rend un son aigu comme le coup de sifflet d’une locomotive. Tout le collège part d’un rire homérique : car c’est le propre des enfants assemblés d’être sans pitié pour leurs camarades. Cézenne, Émeril, Lurel, plient, secoués de violents spasmes ; les Patraugeat, les Beurard se renversent de joie, avec des rires gras ; Monnot se tord, Feydart se roule ; Aubert éclate ; les intelligents trépignent, les autres, béatement hilares, se frappent mutuellement les cuisses. Seules dans les premiers rangs, quelques mères murmurent : « Ah ! le pauvre enfant ! » C’est un délire de joie, une éruption de huées et de rires, une émulation de trépignements et de contorsions. Alors, tremblant de colère, les poings serrés, la figure rouge, Antone Ramon se lève et seul debout, ose crier :

« C’est stupide ! »

On le regarde. « Qu’est-ce qui le prend, celui-là ? Il ne peut pas rire comme tout le monde ?… De quoi se plaint-il ? »

Mais il interpelle ses camarades et demande :

« Pourquoi riez-vous ? »

Là-dessus la tempête éclate, tous les éléments se déchaînent. Le flûtiste embarrassé de sa flûte sur l’estrade, son ami pleurant à l’autre bout de la salle, c’est trop drôle. Toute la lâcheté, toute la sottise, toute la bêtise qui est le propre de l’homme, comme dirait Rabelais, monte, grandit, s’éploie, déborde librement, largement. Le Supérieur s’est levé, il fait signe à Morère de rentrer, mais M. Castagnac plus blême, plus bilieux que jamais, lui commande au contraire de rester. Le malheureux, tiraillé, ahuri, finit par descendre de la scène et se perd parmi les invités. Le chœur surgit aussitôt et, d’une voix de stentor qui domine les rires peu à peu apaisés, le grand Lemarois, un philosophe, entonne l’air de Faust :

« Le Veau d’or est encor debout. »

Le rythme bien scandé et repris par l’orphéon, éteint subitement la fièvre de l’auditoire et lui fait oublier l’incident. Bientôt un ténor vient chanter les « Cuirassiers de Reischoffen ». Cette fanfare de victoire sur une défaite enthousiasme la salle. Quintettes, duos, solo de violon ; enfin l’orphéon se rassemble une dernière fois sous le bras étendu de l’abbé Thiébaut et interprète le Chœur des Charbonniers et des Fariniers, d’Offenbach :

Car les charbonniers sont tout noirs.

Tout noirs

Et les fariniers sont tout blancs.

Chœur bouffon, que naturellement le public redemande. Puis M. le Curé remercie les organisateurs, adresse un mot d’éloge aux principaux interprètes, et console d’une phrase de condoléance le malheureux jeune homme.

On se lève, les parents s’écoulent : tous sont partis lorsque Monsieur Castagnac s’approche du Supérieur, avec la flûte de son élève, entièrement démontée.

« Cher Monsieur, croyez que je suis désolé…

– Monsieur le Supérieur, voici ce qu’on a mis dans la flûte de Georges Morère. »

Et il tend au chanoine stupéfait un bouchon de papier.

« Comment ! on a osé… Quelle est cette plaisanterie absurde ?

– Ce n’est pas une plaisanterie, Monsieur le Supérieur, c’est une attaque contre moi.

– Qui pourrait se permettre ?…

– Enfin, Monsieur le Supérieur, voici le fait brutal. Je pense qu’une enquête vous fera connaître rapidement le coupable. » Pendant qu’il parle, il jette à Monsieur Blumont, qui endosse son pardessus, des regards terribles.

CHAPITRE VII – LA MUSIQUE ADOUCIT LES MŒURS

La classe de Troisième sait maintenant la vraie raison de l’échec de Morère. On a introduit une boulette de papier dans sa flûte. Les hypothèses les plus aventureuses sont faites, les soupçons se portent tour à tour sur le grand Lemarois, sur les secondes qui n’aiment pas Morère, sur Lurel qui riait trop fort, sur Sorin qui ne riait pas assez. Au milieu des groupes, s’agitent Paul Cézenne et Antone Ramon. Paul Cézenne, émule des grands policiers à la suite de ses lectures, trouve là une belle occasion d’appliquer sa méthode infaillible. Antone Ramon ne décolère pas. Les autres s’amusent. Quant à Georges Morère, il joue l’indifférence : « Ça lui est bien égal : il sait bien d’ailleurs qui a fait le coup, tout au moins il s’en doute. »

Il ne sait rien du tout et est très vexé : mais il est fier, et ne veut pas avoir l’air d’être touché, cela ferait trop plaisir à l’auteur de la plaisanterie.

Avec de la mie de pain, Cézenne a relevé sur la flûte les empreintes de doigts et de pouces, mais elles se mêlent et s’effacent l’une l’autre. À quatre heures, il revient triomphant. M. Castagnac lui a donné la boulette de papier ; il la déplie sous les yeux de ses camarades intrigués qui poussent soudain un immense éclat de rire. La boulette est formée d’une feuille de brouillon dont l’écriture est bien reconnaissable : c’est celle de Cézenne lui-même.

Antone y va plus simplement.

« C’est quelqu’un qui en veut à Georges Morère, dit-il.

– Non, c’est une farce, répond Cézenne.

– La ferais-tu ?

– Moi… après tout… Non, c’est vraiment trop méchant. »

Monsieur le Supérieur fait lui aussi une enquête qui n’aboutit pas. Les allées et venues sont trop multipliées pour qu’on puisse arrêter les soupçons sur quelqu’un. Il réunit pendant l’étude du soir le Conseil des Professeurs et propose de flétrir publiquement cet acte de lâcheté à la lecture spirituelle de ce jour. M. Framogé répond que c’est avouer l’impuissance de l’autorité et la ridiculiser en menaçant dans le vide, M. Berbiguet que c’est effrayer inutilement le coupable et couper la voie au repentir. La discussion s’anime, les uns voulant sauver le principe moral, les autres éviter une déconvenue. À six heures et demie, le Chanoine lève la séance et seul dans son cabinet prépare ses coups d’éloquence : « Oui, mes enfants, de pareilles vilenies d’âme finissent toujours par se trahir : Abyssus abyssum invocat : l’abîme appelle l’abîme… »

Pan ! pan ! brute ! Canaille ! Au secours ! Tartuffe !

Monsieur Raynouard se précipite et dans le salon d’attente, entre trois fauteuils les pieds en l’air et le guéridon renversé, aperçoit deux hommes en redingote roulés, culbutés, s’injuriant, luttant, se frappant : dessous M. Blumont, dessus M. Castagnac.

« Messieurs ! Messieurs, s’écrie-t-il épouvanté. »

Les deux professeurs se relèvent soudain.

« Ah ! Monsieur le Supérieur, je vous prends à témoin, balbutie M. Blumont.

– J’en appelle à votre justice, crie M. Castagnac.

– Que signifie ce scandale ?

– C’est Monsieur qui a bouché la flûte de Morère, interrompt le flûtiste blême.

– Si vous aviez des preuves, réplique le chanoine, il fallait me les montrer, et non vous livrer à des voies de fait. »

La cloche à ce moment annonce la lecture spirituelle.

« Messieurs, conclut-il, je suis obligé de descendre ; jusqu’à nouvel ordre je vous prie de suspendre vos leçons. »

D’ordinaire, les lendemains de fête, le Supérieur faisait une causerie sur la séance et donnait son appréciation, à la grande joie des artistes ; ce soir-là il rouvrit simplement le solennel registre du règlement et commenta le premier article du chapitre IV : « Tout élève qui, un jour de congé, rentre après l’heure fixée, sans motif grave et dûment constaté, est passible de renvoi. »

Quant à l’auteur de la farce il resta inconnu. M. Castagnac avait recueilli deux témoignages d’élèves : Jean Trigaud, un philosophe, et Modeste Miagrin. Chargés d’aller prendre les pupitres dans la salle des flûtistes, ils avaient vu à leur entrée M. Blumont poser vivement un cahier de musique sur la boîte à flûte de Morère, d’un air embarrassé. M. Blumont ne nia ni le fait, ni sa gêne. Il cherchait le nom de l’éditeur d’un concerto de Bach au dos de la partition de Georges Morère, n’ayant pas osé le demander à M. Castagnac, dont il connaissait l’antipathie. Il regrettait d’avoir donné lieu à ce soupçon, si M. Castagnac regrettait de son côté sa vivacité, il était prêt à passer l’éponge sur l’incident.

Tous deux désiraient garder leurs leçons. M. Castagnac fit semblant de croire à cette explication, mais il ne put s’empêcher de mettre ses élèves au courant de ses soupçons.

Antone bondissait de colère :

« Et M. Blumont peut revenir ici après un acte pareil ? À ta place, disait-il à Georges Morère, j’irais me plaindre au Supérieur et j’écrirais tout ce que je sais à mes parents.

– Surtout ne faites pas cela, criait M. Castagnac, reconnaissant trop tard sa maladresse.

– Bah ! disait Morère, ça n’a pas d’importance ! après tout, qu’est-ce que ça me fait ? »

Il tenait à paraître insensible, ayant honte d’être défendu par ce petit Ramon. Il s’irritait même d’en recevoir des conseils et le prenait de très haut. Ce ton détaché, cet air de fierté, émerveillait son jeune condisciple.

CHAPITRE VIII – ANTONE S’ENNUIE

Les élèves s’étaient vite aperçus de l’admiration d’Antone pour Morère. C’était une taquinerie courante de rappeler devant lui l’incident de la flûte : « Pour une bonne farce, c’est une bonne farce », répétait malignement Émeril ; Patraugeat appuyait, Lurel insistait ; alors Antone devenait rouge et répétait : « Eh ! bien, moi, je trouve cela stupide ! »

Une fois même le grand Patraugeat, pour le pousser à bout, riposta :

« Si tu veux savoir qui a fait le coup, c’est moi !

– Lâche ! » cria Antone, et, sans songer à sa petite taille, il se précipita sur Patraugeat, les poings fermés, tandis que tous les autres, sachant à quoi s’en tenir sur cette prétendue culpabilité, riaient aux éclats de la colère d’Antone. Patraugeat lui-même se prit à lui rire au nez si effrontément qu’il en resta tout interdit, comprenant qu’on se moquait de lui.

Émeril raconta la mystification à Morère, et comme Antone accourait à son tour, l’infortuné flûtiste lui cria :

« Tu m’ennuies à la fin : laisse-nous la paix avec cette histoire-là. »

Antone vit qu’il lui avait déplu. Il en fut profondément affecté et chercha le moyen de rentrer en grâce.

Le lendemain, à la récréation de midi, les troisièmes allaient jouer aux barres. Il y eut d’abord altercation entre les deux chefs, Morère et Feydart, sur le droit au premier choix. Morère céda. Puis Feydart se donna le malin plaisir de choisir Ramon pour qu’il ne fût pas dans l’autre camp. Après des tiraillements, la partie commença sans entrain. Bientôt d’Orlia, pris par Morère, prétendit que celui-ci n’avait pas barre sur lui. La dispute recommença : dans le feu de la colère, d’Orlia jeta bêtement :

« Ce n’est pas parce que tu joues de la flûte que tu seras le maître partout. »

Ça n’avait ni rime, ni raison ; les autres se mirent à rire.

« Je ne joue plus », déclara froidement Morère, et comme Achille offensé, il quitta la partie.

« Moi non plus, répondit Antone, si on joue pour se disputer, ça ne vaut pas la peine.

– Naturellement, conclut Cézenne, quand Morère s’en va, Ramon se retire. On jouera sans toi et sans lui, voilà tout ! »

Morère était allé aux agrès de gymnastique. Il avait empoigné les anneaux et s’exerçait à faire des rétablissements avec élan. Il vit venir Antone et fronça les sourcils.

« Qu’est-ce que tu viens faire ? lui dit-il.

– Du moment qu’on insulte je ne joue plus.

– On t’a insulté ?

– Moi non, mais toi.

– Ah ! non, est-il assommant ! Mais qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Je ne veux pas qu’on se moque…

– Mêle-toi donc de ce qui te regarde », interrompit Morère irrité, et il recommença ses exercices gymnastiques sans se préoccuper de Ramon, adossé à un mât du portique. Lorsqu’il se fut suffisamment balancé aux anneaux, il les lâcha avec une telle force qu’il fit enrouler les cordes autour de la traverse supérieure. C’était défendu.

« Allons, bon, dit-il, il faut maintenant que je grimpe là-haut.

– Je vais y aller, proposa vivement Ramon.

– Toi, tu n’as pas la moelle, » repartit Morère.

Mais tandis qu’il montait à un poteau d’un côté, Ramon s’efforçait de le devancer de l’autre. Tout d’abord il se hissa rapidement, ignorant qu’il faut savoir ménager ses forces, mais à mi-hauteur, il fut obligé de s’arrêter pour souffler. Quand il reprit l’ascension, Georges Morère, déjà arrivé, lui jetait négligemment :

« Je te le disais bien que tu n’as pas la force. »

Irrité de ce reproche, Antone se hissa de nouveau, serrant le mât malgré sa fatigue et tirant sur ses bras de toute sa rage. Enfin, exténué, il parvint à enfourcher la poutre transversale. Mais, les cordes déroulées, Morère était descendu.

« Tu vois que je peux quand je veux, lui cria Antone.

– Mon vieux, tu y mets le temps », dit l’autre en s’éloignant. Et d’un ton ironique :

« Puisque tu y es, restes-y. »

Antone n’osa ni répondre, ni descendre. Il resta ainsi entre ciel et terre, balançant ses maigres jambes dans le vide, et regardant avec mélancolie Georges Morère qui, sur ses échasses, poussait une boule contre un arbre. Pourquoi, après l’avoir si aimablement accueilli à son arrivée, le rebutait-il ainsi ?

Le samedi suivant, Morère fut le premier en narration française, Antone Ramon le cinquième. Le petit Lyonnais fut très content de son succès ; mais plus encore de la place de son ami, et le soir même il glissait dans son pupitre une feuille sur laquelle il avait écrit en gros caractères :

« Honneur au plus trapu de la classe. »

En étude, il guetta l’effet de son hommage sur la figure du vainqueur. Mais le plus trapu de la classe, d’abord étonné de cette inscription triomphale, haussa les épaules, puis froissa bruyamment la feuille et la jeta, sans même se retourner vers Ramon qui attendait un regard pour répondre par un sourire. Antone baissa tristement la tête et se mit à rêver, incapable de continuer sa lettre à l’abbé Brillet, commencée depuis quatre jours.

Il ne joue plus, malgré les instances de l’abbé Russec, mais, appuyé à un arbre, il écoute vaguement des choses quelconques débitées par des élèves insignifiants : Tahuret, Rousselot, Pradier, Gendrot ou d’Orlia.

« Voyons, Ramon, lui dit M. Pujol, son professeur, un grand garçon comme vous n’a pas le mal du pays, je pense ? Travaillez donc, vous réussirez certainement. »

Antone écoute et ne répond pas.

Antone s’ennuie. Il bâcle ses devoirs, apprend à peine ses leçons, rêve et, ne sort de sa torpeur qu’en s’entendant appeler « Ninette » par Lurel ou Patraugeat, car ce surnom le met en fureur.

Déjà tournent autour de lui avec continuité des élèves plus dangereux, Monnot et surtout Trophime Beurard.

C’est un méridional loquace et peu sympathique. « Je te comprends », dit-il, car il comprend tout le monde. « Tu te languis. » Et il prononce : « Tu te lannguis. »

Antone ouvre les yeux et se demande ce que cela veut dire, Beurard poursuit :

« Je suis de Lambesc en Provence, c’est un autre pays que cette mare à canards de la Bresse et de la Dombe. Ah ! mon bon, si jamais tu passes chez moi, viens me voir, je te promets que nous ferons de bonnes parties. »

Antone sourit à peine à cette invitation conditionnelle, mais Beurard revient à la charge.

« Moi aussi, dit-il, je m’ennuie ici l’hiver, mais l’été je me rattrape : je passe de bons moments. Où ? Personne ne s’en doute, même les plus malins. À toi, mais rien qu’à toi je le dirai. »

Antone ne demande même pas le sens de ces énigmes.

Une nuit, incapable de dormir, il se tournait et retournait dans son lit. Le temps avait changé, l’air était lourd, comme il arrive parfois à la fin de l’automne. Surexcité, il finit par se lever, s’habilla et sortit du dortoir pour respirer quelques instants dans la galerie, sous les arceaux du cloître. À l’angle opposé, la fenêtre de l’infirmerie brillait doucement, traversée par la lumière d’une veilleuse. De gros nuages passaient comme une cavalerie fantastique devant la face resplendissante de la lune. Appuyé à la balustrade de pierre, il suivait cette chevauchée qui le mettait tour à tour dans la lumière et dans les ténèbres.

Soudain il entend un léger craquement : il se retourne.

« Té, ne crains rien, c’est moi. »

Il reconnaît Trophime Beurard.

« Pécaïre, puisque toi aussi tu es debout, continue le Provençal, allons faire un tour, mon bon. Mais attention, pas de bruit. »

Trophime enfourche la rampe de l’escalier et se laisse glisser lentement. Antone l’imite avec quelque appréhension. Mais son guide, arrivé le premier, le reçoit et lui dit :

« Comme cela, vois-tu, on ne fait pas craquer les marches. Suis-moi. »

Ils longent la galerie qui conduit au réfectoire, prennent à gauche et descendent à la cuisine. Là Beurard se risque à allumer une queue de rat et inspecte l’office.

« Tiens, dit-il, un pot de confiture des maîtres. Tu vois, on trouve toujours quelque chose. » Il tend le pot, d’ailleurs à peu près vide, à Antone, qui fait la moue et refuse.

« Je n’ai pas faim.

– C’est vrai, dit l’autre, tu n’as jamais faim. Moi, c’est le contraire, j’ai toujours faim. » Et il se met à lécher le pot. Après avoir fini son inspection, il s’approche de la fenêtre.

« Maintenant, dit-il, attention. »

Lentement, s’arrêtant au moindre bruit des charnières, au moindre crissement du bois, il l’ouvre. Enfin il peut sortir, suivi d’Antone qui se demande toujours où il l’emmène. Ils sont derrière les cuisines dans le potager ; la lune parfois fait miroiter les cloches de verre et les châssis ; de temps en temps Beurard se baisse, arrache une rave, l’épluche tranquillement et la mange avec une volupté infinie ; puis il déterre un navet qu’il prépare avec un soin méticuleux.

« Et dire que les profs ne se doutent de rien ! »

Cette idée le remplit d’une fierté invraisemblable qu’Antone a peine à comprendre.

Arrivé au fond du potager il monte sur le tas de fumier amassé dans l’angle, grimpe de là sur le mur et à cheval sur la crête aide son compagnon à faire la même escalade.

« Ici, dit-il, on est tranquille. » Aussitôt il adapte un os de lapin à sa rave, y introduit du tabac, allume et aspire de toutes ses forces.

« Qu’est-ce que c’est ? demande Antone.

– Ma pipe, répond majestueusement Trophime. Comme ça on ne voit rien. Tiens, dit-il, essaie. »

Et très amicalement il lui passe le navet.

Antone voudrait bien refuser, mais il n’ose pas. Il fume. Soudain une toux irrésistible le force d’ouvrir les lèvres et résonne dans la nuit.

« Tais-toi donc, imbécile, souffle Beurard. Mets ton mouchoir dans ta bouche, baisse-toi. »

Lui-même s’est couché et se confond avec le faîte du mur. Vivement Antone l’imite : enfin la toux s’arrête.

« Si c’est l’effet que ça te produit, reprend le guide, rends-moi ma pipe. »

Antone obéit et le regarde fumer en silence.

« Hein ! ce n’est pas banal. L’été dernier, quand je me lannguissais trop, je sautais le mur et j’allais me promener jusqu’au chemin de fer. À 10 heures 40 part le train d’Ambérieu, à 11 heures 18 celui de Bellegarde ; puis je voyais partir à 11 heures 36 l’express d’Italie, à 11 heures 58 celui de Genève. Maintes fois je restais jusqu’à 1 heure 18, pour le train de Chambéry et je me disais : “Trophime, il y en a un à 5 heures qui t’emmènerait à Lyon en deux heures et de là en Provence. Si jamais tu te lannguis trop, c’est celui-là qu’il faudra prendre.” »

Et changeant de ton, après avoir aspiré longuement deux bouffées de tabac :

« Tu as une jolie figure, hé ! on a dû te le dire déjà, hé !

– J’ai froid, répond Antone, je ne fume pas, je m’en vais dans le jardin.

– Ne marche pas trop. Après nous irons au réfectoire et nous mettrons du sel dans les verres des professeurs : demain ça sera drôle. »

Le petit Lyonnais redescend dans l’allée du milieu, laissant fumer Trophime, impassible comme un Turc ; il prend un sentier transversal, trouve une échelle et l’applique au mur de clôture. Les branches maigres d’un poirier lui cachent son camarade ; mais il vient de trouver mieux. Il écoute bruire la forêt de Seillon dans le calme de la nuit. Soudain un coup de sifflet déchire les airs et un halètement sourd et rythmé se perd dans le lointain. C’est un train qui part de Bourg. Peut-être va-t-il à Lyon ? Brusquement un désir de fuite le prend. C’est si facile, il chevauche le mur qui le sépare du faubourg Saint-Nicolas. C’est un peu haut peut-être : bah ! il tomberait dans un fossé d’herbe. Après, il n’aurait qu’à prendre son billet, son porte-monnaie n’est-il pas garni ? Vraiment il s’ennuie trop depuis quelques jours. Beurard a raison : « On se languit dans cette maison. »

Mais chez lui comment le recevra-t-on ? Son père le grondera, le mettra ailleurs ; et ce sera le même ennui. Il songe à son précepteur malade, l’abbé Brillet, à qui il n’a pas encore répondu depuis huit jours. Oh ! il était plus heureux avec lui, surtout aux dernières vacances, à la villa de l’Avenue Gravier. C’est de là-bas, c’est de Nice que vient par intervalles ce souffle humide et chaud. Il songe aussi à Georges Morère. Retrouvera-t-il ailleurs un camarade comme lui ? Quelle différence entre lui et ce stupide Beurard, lécheur de pots, mangeur de raves, fumeur de navet ! Mais Morère le repousse, le bouscule, et c’est ce qui l’attriste. Décidément, la vie n’est pas rose.

À ce moment il s’entend appeler par une petite toux discrète. « Hem ! » C’est Trophime Beurard.

« Voilà un quart d’heure que je te cherche ; qu’est-ce que tu fais là ? En pleine lumière sous les fenêtres des professeurs ! Tu n’es pas fou ? Descends vite ! »

Antone se décide à regret. Il était si bien là. Il pouvait se croire presque libre : dans le silence de la nuit, sous la lune en fuite derrière les nuages, dans cette atmosphère tantôt chaude, tantôt fraîche, il se sentait enveloppé comme d’une présence invisible et douce et voici que ce grossier Beurard le rappelle à la réalité.

Tout en rentrant par la cuisine son guide lui dit :

« Tu as de la chance, je te croyais dans ton lit, un peu plus j’allais t’enfermer dans le jardin. Tu en aurais fait une tête. Tu sais, c’est bien la dernière fois que je t’emmène. Je monte le premier, attends quelques instants avant de me suivre. Tu n’es pas assez malin, tu te ferais prendre. »

Trophime Beurard disparaît. Au bout de cinq minutes, Antone se risque à son tour. Au moment d’entrer dans la galerie du premier étage, il entend la voix de l’abbé Levrou :

« Vous avez mal aux dents : ça me paraît bizarre. Rentrez au dortoir, nous verrons cela demain. »

Antone se colle au mur de l’escalier et quand tous les bruits se sont dissipés, il remonte à pas suspendus. Comme il se remettait au lit, l’horloge du collège sonna deux heures.

Le lendemain, Trophime Beurard, convaincu d’avoir fumé pendant la nuit, fut privé d’un jour de vacances au premier de l’an.

CHAPITRE IX – UNE MORT D’OÙ GERME UNE AMITIÉ

Les élèves font leurs derniers préparatifs pour la promenade dominicale. Tandis que Cézenne cherche sa casquette régulièrement perdue et que Patraugeat essaie de rester à l’infirmerie sous le faux prétexte d’une entorse, Morère aborde Ramon :

« Qu’est-ce que tu as ? lui dit-il un peu rudement. Tu m’en fais une tête depuis huit jours.

– Je fais la tête que je peux.

– Sérieusement, tu m’en veux ?

– Oui.

– Pourquoi ? »

Antone garde le silence, regarde vaguement au fond de la cour.

« Pourquoi ? répète Morère.

– Parce que je m’ennuie, là, je m’ennuie à mourir.

– Ça, vraiment, ce n’est pas de ma faute.

– Si.

– Comment, si ? Explique-toi ! »

Antone se tait. Morère poursuit :

« Tu m’accuses et tu ne veux pas même me dire de quoi ?

– Oui, à mon arrivée, tu t’occupais de moi, tu me mettais au courant, tu causais, tu te laissais approcher, tandis que maintenant…

– Maintenant, te voilà débrouillé, tu n’as plus besoin de personne. Est-ce que c’est vrai, cela ? Veux-tu qu’on t’environne de petits soins continuellement, comme… comme une petite fille ? Allons bon, tu ne vas pas pleurer pour cela ? Est-ce que je te fais de la peine ? Qu’est-ce que tu veux ? dis ? Parle franchement.

– Moi… je ne veux rien, absolument rien…

– Alors bonsoir ! » Et Georges Morère, agacé de ces réponses vagues, vaines, pleines de sous-entendus, fait mine de le quitter. Au bout de trois pas, il revient.

« Voyons, ne te désole pas, dans quatre semaines, c’est les vacances.

– C’est long quatre semaines…

– Je n’y peux rien.

– Oh ! si, si, tu pourrais beaucoup, si tu voulais être… »

Antone s’arrête.

« Quoi ? Qu’est-ce que je pourrais être ? »

Antone hésite toujours et finit par dire :

« Non, ça ne se demande pas.

– Mais quoi encore ? parle !

– Tu pourrais être mon ami.

– J’en étais sûr. Eh ! bien, non, mon vieux. D’abord les amitiés particulières, c’est interdit. Et puis quel bénéfice en retirerais-tu ? tu seras mal vu des professeurs, raillé par les camarades, en butte à toutes sortes de tracasseries, finalement tu auras une histoire et on te rendra à ta famille. Réfléchis un peu et tu verras que j’ai raison ; sois bon camarade avec tout le monde, tu ne t’ennuieras pas et tu vivras tranquille.

– Tu as raison, conclut Antone, je ne sais ce que je dis. »

Et il s’éloigne brusquement. Il tombe aussitôt sur Modeste Miagrin qui le considère avec une extrême compassion, et le plaint d’avoir quitté sa famille ; mais, sans s’arrêter, il va retrouver d’Orlia et Gendrot qu’il écoute pendant toute la promenade discuter avec feu sur Marchand, Fachoda et les Anglais.

Au retour, immobile au milieu de la cour et replié sur lui-même comme un oiseau frileux, il grignotait son goûter sans appétit, tandis que des coups de bise balayaient le sol et qu’une lumière diffuse rendait le crépuscule encore plus morne et plus glacial. Il s’entendit appeler soudain par l’abbé Russec.

« Antone, vous n’avez pas reçu de nouvelles de votre précepteur, depuis la lettre que je vous ai remise ?

– Non, Monsieur.

– Vous l’avez encore, cette lettre ?

– Oui, Monsieur.

– Eh bien, conservez-la précieusement, mon enfant, car c’est la dernière que vous aurez de lui.

– Il va plus mal ?

– Il vient de mourir à Nice. Monsieur le Supérieur m’a remis un faire-part qu’il a reçu probablement de votre famille. »

Tirant de sa douillette une large lettre de deuil il la déplia.

« Votre précepteur a été enterré hier matin, à dix heures, au cimetière de Nice. »

Antone baissait la tête comme un enfant grondé ; le préfet poursuivit :

« Il faut relire sa dernière lettre. Il vous demandait de prier pour lui. Il vous aimait beaucoup. Ne l’oubliez pas.

– Oui, Monsieur. »

Après quelques paroles douces qu’il crut consolantes, l’abbé Russec le renvoya. Antone alla s’appuyer à la barrière et tournant le dos à ses camarades, les mains à la palissade, il songea avec effroi qu’il n’avait pas répondu à l’abbé Brillet. Que de fois il avait interrompu cette dernière lettre commencée depuis dix jours ! Et à ses regrets se mêlait le remords d’un suprême devoir négligé. Bientôt il lui sembla qu’il était encore plus isolé, plus abandonné qu’avant et qu’il allait s’ennuyer encore davantage. Peu à peu il oubliait son précepteur, se plaignait lui-même en son for intérieur, se découvrait à la fois malheureux et seul. Les élèves, qui avaient aperçu de loin la lettre de deuil, le laissaient tranquille ; ils comprenaient obscurément que le mieux, en cette circonstance, était de ne pas troubler sa tristesse. À la fin pourtant, Georges Morère, qui avait passé deux fois près de lui en courant, osa s’approcher.

« Qu’est-ce que tu as, dit-il, tu as perdu quelqu’un ? »

Antone fit un signe de tête affirmatif.

« Quelqu’un de ta famille ?

– Non, répondit Antone, mon précepteur.

– Ah ! s’exclama Georges surpris. Il y avait longtemps que tu le connaissais ?

– Oui, et il m’aimait beaucoup, lui. »

Georges Morère fut tout décontenancé ; il ne s’attendait pas à cette allusion personnelle dans un moment si douloureux.

« Mon pauvre Antone, je te plains beaucoup. »

Antone baissa la tête, et continua :

« Vois-tu, ce qui me pèse le plus, c’est qu’il m’a écrit il y a plus de dix jours et que je ne lui ai pas seulement envoyé un mot d’adieu. »

Son camarade ébaucha un vague geste qui pouvait signifier : « Que veux-tu ? il y a de ces fatalités ! » Antone alors se laissa aller à de plus larges confidences. Il rappelait la bonté de cet abbé, leurs dernières excursions à Cannes et dans l’Esterel, ses soins délicats, son ingéniosité à lui procurer des distractions, ses conversations affectueuses. Et maintenant, il allait se trouver seul. Il avait ses parents ? C’était vrai, mais ils étaient si loin ; il les voyait de temps en temps, mais qu’est-ce qu’ils pouvaient pour lui ? ils ne le suivaient pas comme l’abbé dans les mille minutes de la vie écolière. « Et puis vivre, pourquoi ? pour faire des thèmes, des versions, des exercices monotones ? Mourir bientôt peut-être, comme l’abbé ? » Une secrète révolte le secouait. Loin de le pousser au devoir, cette brusque image de la mort lui inspirait comme un secret désir de se dépenser, d’agir en hâte, de vivre.

« Travailler, reprit-il, pour qui ? pourquoi ?

– Pour tes parents, hasarda Morère scandalisé.

– Ah ! ça ne les intéresse pas follement.

– Pour toi, pour ton avenir. »

Antone secoua la tête :

« Mon avenir ! je ferai comme papa. »

Puis il tourna vers Georges ses yeux humides.

« Si tu voulais, comme je serais heureux de t’avoir pour ami.

– Tu sais bien que le règlement…

– Oui, tu me l’as déjà dit. Le règlement : tu ne parles que du règlement ! Ils s’en moquent pas mal du règlement, mes parents. Mais non, j’ai tort. Je t’affirme que je ferai, comme toi, mon possible pour bien travailler. Qu’est-ce que ça peut faire que je sois content quand tu es le premier, quand tu gagnes la partie, quand tu rives son clou à Lurel, quand je suis avec toi en promenade… »

Georges Morère ne répondait pas, il se méfiait ; par suite d’une vieille habitude paysanne, ne voyant pas très clair, il se retranchait derrière la coutume, le code, la loi, le règlement.

Mais Antone continuait : « C’est à cause de toi que je n’ai pas écrit à mon précepteur. Tu m’as repoussé si brutalement toute cette semaine que j’étais incapable de trouver une phrase. Ah ! si tu voulais que je sois ton ami, je te défendrais : il y en a qui t’en veulent, qui sont furieux parce que tu es le plus fort, qui te déchirent par derrière, qui te trouvent trop fier. Va, ce n’est pas M. Blumont qui a bouché ta flûte ; ça j’en suis bien sûr, c’est un troisième qui a voulu se venger, et comme c’était un lâche, il l’a fait lâchement. Ne crains rien, je le retrouverai celui-là, ça ne sera pas difficile, et alors… »

Il se reprit et articula lentement :

« Seulement, si tu as peur que je te compromette ?… »

Et, du bras, il fit un geste las. Georges Morère se redressa : ce soupçon de peur offensait sa fierté. Antone poursuivit naïvement :

« Tu crois donc que je ne comprends pas pourquoi on défend les amitiés particulières ? Lurel et Monnot, Patraugeat, Cézenne ne cherchent qu’à agacer les professeurs et à chahuter, et ne font rien. Mais moi, tu verras, en deux mois, je serai dans les premiers. Quand je ne m’ennuie pas, je travaille. Et puis tu serais là, pour m’aider. Ce serait si bon. Je te promets que je ne m’ennuierais plus ! Ah ! si je pouvais faire quelque chose pour toi ! Moi aussi je suis fier. »

Georges Morère était de plus en plus troublé. Sous ce flot de paroles vives il découvrait une perspicacité qui l’étonnait. Oui, il avait des camarades hostiles ; il se rappelait les sarcasmes d’Émeril, les gros rires de Patraugeat, les sourires encore plus cruels de certains bons élèves. Ce qu’on aimait en lui, c’était son entrain, mais on détestait sa fierté et personne, non jamais personne, ne lui avait parlé avec cette ardeur, cette admiration et cet abandon. Il ne voulait pas paraître intimidé et cependant il était ému, désorienté, bousculé par ce camarade plus jeune et reculait en désordre. Qu’est-ce que c’était que ce gamin aux manières et au langage encore puérils, qui lui montrait une pareille supériorité d’âme, un don du cœur indéfinissable, une richesse intérieure qu’il soupçonnait à peine ? Il était humilié d’être si novice près de lui, si embarrassé devant tant d’aisance, si contraint après tant de confiance, si froid en réponse à tant de chaleur. Il s’efforçait de prendre un air dégagé. Il goûtait la délicate volupté d’être remarqué, admiré, choisi entre tous par une âme fine et intelligente et pourtant se défendait un peu contre ce plaisir intime, de peur de glisser dans l’inconnu. Enfin il conclut brusquement :

« Tu veux être mon ami, soyons-le !

– Tu veux bien ?

– Eh ! bien, oui, là. »

Antone lui prit la main avec joie et la gardant entre les siennes :

« Maintenant, lui dit-il, et il souriait à travers ses larmes, tu vas voir comme tout va changer. »

Levant les yeux, Morère rencontra le regard de l’abbé Russec qui les examinait avec étonnement et derrière l’abbé le sourire de Modeste Miagrin qui faisait signe à un groupe de troisièmes. Comme le préfet de division allait s’approcher, la cloche sonna et les deux amis se séparèrent.

CHAPITRE X – UN VERS DE SAINT PAUL ET UN DISTIQUE D’OVIDE

Georges Morère est chez le Père Levrou. Bien que les prêtres de ce collège ne soient nullement des religieux, les élèves entre eux leur donnent toujours ce nom de « Père ». Ils mettent dans ce titre beaucoup de familiarité et un sentiment plus délicat, une allusion à leur dévouement et une acceptation de leur affection. Le père Levrou est affligé d’une obésité précoce, d’un visage enluminé, et d’une voix joviale égayée encore par d’inlassables plaisanteries. Il a des habitudes bien connues. Il dit « Mon petit » à tous ses élèves actuels ou anciens et on se souvient de l’avoir entendu interpeller de cette façon un capitaine de cuirassiers qui, cependant, pouvait le regarder de très haut. Il prise avec persévérance, et aime les calembours à la folie. Malgré tout cela Georges Morère l’a choisi comme directeur en raison de sa simplicité, de sa droiture et de son expérience. Ce soir il reçoit de l’abbé une semonce plutôt inattendue, sous une forme un peu railleuse.

« Dites donc, mon petit, il paraît que vous avez fait une conquête ? »

Et comme Morère ouvre de grands yeux étonnés :

« Oui, poursuit l’abbé, vous avez hérité du cœur d’Antone Ramon. Vous êtes d’une éloquence à faire pâlir Démosthène et Bossuet… En vingt minutes vous avez consolé votre camarade. C’est un record. Attention, mon petit. Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Mais je ne fais rien de mal ! déclare Morère un peu rouge.

– Il ne faudrait plus que cela, mon petit. Non, vous ne faites pas de mal. Vous faites même du bien. Depuis cinq jours il est tout à fait changé votre ami : il sait ses leçons, rubis sur l’ongle, sauf en mathématiques ; il fait des devoirs pleins de fautes, c’est vrai, mais merveilleusement soignés. Il écoute au réfectoire quand c’est votre tour de lire au point d’en oublier de manger. Il y a de quoi rendre fier dans sa tombe Amédée Gabourd. Seulement il y a un revers. Pourquoi se retourne-t-il toujours en riant vers vous quand il a récité ? Qu’est-ce que c’est que cette signature nouvelle à la fin de ses devoirs ? Ces signes cabalistiques où l’on découvre un G. et une M. ? »

Et l’abbé Levrou regarde Georges avec un air affectueux qui doit évidemment corriger ce que son langage a d’un peu goguenard. Georges raconte brièvement toute l’affaire. Inconsciemment sans doute, il rajeunit Antone et exagère les moqueries de ses camarades.

« Oui, Ninette, interrompt l’abbé.

– Alors il a cherché un appui et comme je l’avais aidé un peu à se débrouiller à son arrivée, il a préféré recourir à moi : mais c’est pour que je le pousse au travail.

– Espérons-le, mon petit. Écoutez, je vous parle sérieusement. Laissez le petit Ramon de côté. Soyez gentil pour lui, aimable, bon camarade, mais qu’on ne vous voie pas toujours ensemble.

– Pourquoi ?

– Ça ne vous vaut rien, ni à vous, ni à lui.

– Mais puisque je ne lui fais pas de mal ?

– Actuellement peut-être : mais il vous en fait !

– Comment ?

– Vous n’avez pas été troublé par cette rencontre ? Vous êtes le même avec vos camarades ? Toujours aussi affable ? aussi entraîneur ? Vous n’êtes pas un peu susceptible ? Acceptez-vous aussi facilement qu’autrefois les plaisanteries ? Et puis n’êtes-vous pas satisfait de vous ? très flatté surtout d’avoir été préféré à Feydart, à Aubert, à Miagrin ? Allons plus loin : vous apprenez aussi bien ? vous ne bifurquez pas du côté Ramon ? Plus loin encore : Vous êtes sûr, bien sûr d’être dans une bonne voie ? Vous n’avez aucune appréhension ?

– Des appréhensions, reprit Morère, on peut en avoir à propos de tout. Ce que je sais, c’est que je n’ai nullement l’intention de lui faire du mal, au contraire, et les résultats sont absolument comme je le désirais. Maintenant, que ça me fasse plaisir d’avoir été préféré par lui, c’est clair. Est-ce que c’est un péché ?

– Ah ! mon petit, comme vous y allez ! Pas si vite. Même quand nous sommes en état de grâce, même quand nous avons Dieu en nous il ne faut pas oublier la recommandation de saint Paul : Habemus autem thesaurum istum in vasis, – écoutez le dernier mot – fictilibus. Ce qui fait un beau vers que vous pourrez conserver et méditer :

Nous portons ce trésor dans des vases d’argile.”

» Ça rime avec fragile. Et si saint Paul ne vous suffit pas… écoutez l’Ecclésiastique : “Qui aime le danger, périt dans le danger.”

– Mais quel est le danger ?

– Le danger est qu’au lieu de l’élever jusqu’à vous, vous ne descendiez jusqu’à lui.

– Ce n’est pas un mauvais élève.

– Sûrement non. Mais c’est un sensitif et non un raisonnable. Si vous vous laissez diriger par les caprices d’un camarade sentimental, vous irez loin ?

– Je ne me laisse pas diriger, je le dirige.

– Non, vous ne dirigerez pas Antone Ramon, mon petit ; ne vous faites pas cette illusion et laissez vos maîtres se charger de cette direction : chacun son métier. »

L’abbé Levrou a beau insister, il ne gagne rien, il le constate. C’est que Georges ne veut pas admettre qu’Antone le domine, il est froissé de cette connaissance si précise de leurs rapports et il n’abandonne pas son ami parce qu’il a dans l’oreille l’accent dont l’autre lui a dit : « Ah ! si tu as peur que je te compromette ». À vouloir atténuer cette amitié franche, trop expansive même, il s’attirerait ces paroles terribles, les seules qui puissent blesser sa fierté, et il admire Antone de vivre si franchement qu’il ignore même ce qui se mêle de respect humain à notre sentiment le plus délicat, la pudeur.

L’abbé Levrou n’insiste pas.

« Mon petit, je vous signale les dangers possibles, je souhaite que vous les évitiez. Quand vous les verrez, vous me suivrez, j’en suis sûr. Seulement je vous préviens dès aujourd’hui parce que, comme dit Ovide, qui n’est pas un père de l’Église : “Principiis obsta.” Ce qui veut dire : “Résiste au mal à son début.” »

Et comme il aimait les vers latins il acheva le distique :

Principiis obsta : sero medicina paratur,

Cum mala per longas invaluere moras.

« Le remède vient trop tard quand la maladie, à force de délais, s’est développée. » Ce que ne peut dire l’abbé Levrou c’est qu’Antone a pris comme directeur l’homme le moins fait pour le diriger : l’abbé Perrotot. C’est un bon prêtre plein d’affabilité pour son petit pénitent, mais incapable de prévoir, ni de prévenir les dangers qui le menacent. En outre, le professeur de troisième, M. Pujol, comme celui de seconde, est un laïque, et tout son dévouement suppléera-t-il l’habitude des consciences d’enfant que donne la confession ?

CHAPITRE XI – EFFETS DE NEIGE

Le 20 décembre, un vendredi, au coup de cloche du réveil, un bruit joyeux courut dans tous les dortoirs : « La neige ! il y a de la neige. »

Malheureusement il y eut trop de soleil vers midi et bientôt la cour ne fut plus qu’une vaste mare boueuse : la neige était devenue grise comme de la cendre et les pieds s’y enfonçaient avec dégoût.

Entre la lisière de Seillon et les dernières maisons de la ville descendaient de vastes champs presque sans arbres. Le dimanche les troisièmes demandèrent à y aller. L’abbé Russec exigea d’abord un peu de marche, si bien qu’à trois heures seulement la division put entrer sur le terrain convoité.

Aussitôt ce furent des cris et des courses de meute subitement lâchée. Les élèves se poursuivirent à coups de boules, d’autres commencèrent à pétrir un pâté qu’ils roulaient ensuite, et ils riaient du ruban de gazon vert qu’ils découvraient en poussant toujours devant eux. D’autres, sous l’apparence de jeux, gagnaient la lisière et s’efforçaient d’échapper aux regards du préfet de division : mais l’on entendait soudain sa voix qui les rappelait et leur répétait la défense de sortir du champ.

Bientôt la bataille fut le jeu général ; même les délicats, ceux dont les doigts rougissent d’engelures, ceux qui restent immobiles pendant les récréations, les mains dans les poches et le dos courbé, ceux qu’exaspèrent les brutalités, houspillés, entraînés, forcés de répondre, ramassèrent la belle neige qu’ils moulaient dans leurs mains et qu’ils lançaient gauchement aux plus intrépides.

Au milieu de tous se distinguait Georges Morère : il était soutenu par Émeril, Beurard, Tahuret, tandis qu’un camp fort nombreux, dirigé par Feydart et Rousselot, les accablait de projectiles.

Tout d’abord la lutte fut égale. Parfois un lutteur se sauvait, frappé à la tête, et criant : « Tu triches. » Il était en effet défendu d’utiliser les morceaux des patins qui se durcissent sous les chaussures, et chaque fois que le choc était trop dur, on accusait l’adversaire d’infraction à cette règle. La force et l’habileté de Morère surexcitaient le camp de Feydart. Celui-ci, grâce au nombre, gagnait du terrain, forçait son rival et sa troupe à remonter les pentes, les débordait à droite et à gauche. Aussi Beurard, accablé, avait renoncé, Tahuret et Boucher se défendaient mollement, Émeril se prétendait fatigué. Abandonné de ses soldats, tout en reculant pas à pas vers la lisière, Morère tenait toujours tête. C’est qu’il avait près de lui un fidèle second. Antone s’était vite lassé de la lutte, mais maintenant il se reposait en confectionnant des boules pour son ami. Sans cesse approvisionné, Georges Morère mettait hors de combat Leroux, Gendrot et Sorin. Il semblait infatigable et insensible. Pourtant, frappé brusquement à la joue, il poussa une injure sans adresse particulière : « Rossard ! » et reprit la lutte avec une telle vigueur que les autres crièrent :

« Il rage ! il rage ! »

Ce fut comme un appel. Rager, pour les élèves, c’est ne plus jouer, mais se battre « pour de bon », pour faire du mal. Rien ne les irrite autant. Aussitôt, en effet, ceux qui s’étaient écartés, ou qui regardaient en simples spectateurs, ramassèrent des boules et rentrèrent dans le camp hostile. Une pluie drue et nourrie de blanche mitraille s’acharna sur le rageur. Celui-ci voyait avec étonnement ses anciens compagnons de lutte, les Beurard et les Émeril, avec Miagrin, renforcer les rangs de ses adversaires. Antone ne fournissait plus assez de munitions et, à force de battre en retraite, ils étaient arrivés tous les deux presque à la lisière de la forêt. Georges luttait seul contre vingt. La multiplicité des projectiles ne lui laissait pas toujours le temps de viser, mais le demi-cercle qu’il avait devant lui était tellement proche et serré qu’il n’avait pas besoin de s’appliquer, tous les coups portaient. Quelque chose aurait dû le troubler dans ce combat : c’étaient les sourires narquois de Beurard et de Patraugeat, la joie méchante de Lurel et de Cézenne ; les plaisanteries blessantes, anonymes d’abord, puis répétées par Émeril, Monnot et les autres : « Sur Antone Morère. – Sur Georges Ramon. » Cette même clameur revenait, intervertissant à dessein les prénoms des deux amis :

« Tiens, Georges Ramon !

– Tiens, Antone Morère !

– Tiens, mon chou !

– Tiens, mon chéri ! »

Mais les rires et le bruit couvraient les injures. Georges et Antone ne les distinguaient pas, ils tenaient tête, multipliaient les coups, s’encourageaient, à demi aveuglés par cette avalanche de boules.

Soudain Émeril poussa un cri strident et porta la main à sa figure. Tous s’arrêtèrent aussitôt et se précipitèrent vers lui, tandis que l’abbé Russec accourait du vallonnement.

Émeril avait été frappé à l’œil, une légère ecchymose gonflait sa paupière bleuie. Tous les autres criaient : « C’est Ramon qui a ragé ! – Pas vrai ! – Si, tu as mis des pierres dans tes boules. » Le long de la lisière courait un chemin assez fréquenté en temps ordinaire. Qu’involontairement, dans la hâte nécessaire, Ramon eût ramassé un caillou avec la neige, c’était possible ; mais on ne pouvait suspecter son intention.

L’abbé prit la tête d’Émeril :

« Ouvrez l’œil, lui dit-il. Bah ! ce n’est rien. N’y touchez pas. »

Il lui demanda son mouchoir pour en faire un bandeau ; Émeril en présenta un dans un tel état, bien que du matin même, qu’il fallut renoncer à s’en servir. Antone offrit spontanément le sien.

« C’est un mouchoir de fillette, dit l’abbé, ayant développé le minuscule tissu au chiffre brodé, c’est trop petit. »

Des rires accueillirent cette maladroite observation et des chuchotements de « Ninette ! Ninette ! » la soulignèrent. La mauvaise humeur allait grandir, tourner à l’aigre, quand on entendit les élèves d’en bas pousser une grande clameur d’étonnement.

Le ciel s’était dégagé à demi vers l’occident. Rapidement le masque sanglant du soleil descendait à l’horizon derrière l’hippodrome et les ruines de la Chartreuse de Seillon. Tandis que peu à peu il glissait du firmament, ses rayons empourpraient les bancs de nuages et s’étendaient au loin sur la plaine et les pentes du vallonnement. Soudain toute la nappe de neige se glaça de rose. À mesure que le disque baissa, le reflet devint plus intense, plus carminé, et sur l’immense tapis couleur d’aurore boréale quelques arbres défeuillés projetèrent des marbrures violettes, s’allongèrent à l’infini en dessins fantastiques.

Toute la division, oubliant ses jeux, battait des mains et regardait l’orbe décroître. Il s’enfonça lentement dans la terre comme un rouge tison. La neige empourprée pâlit peu à peu et, quand l’astre eut disparu, s’éteignit à son tour comme un feu de bengale. Un vent frais balaya le glacis, la forêt se mit à bruire avec un crépitement de branches sèches, et, derrière les petits monticules de neige, s’étalèrent des triangles d’ombre bleue.

« Allons, en rangs ! » commanda l’abbé en frappant des mains.

Trois par trois, d’un pas lourd sur la route sonore, les élèves rentrèrent au collège, l’imagination pleine de ces lueurs d’incendie, se rappelant les uns aux autres Moscou en flammes, le Kremlin et l’épopée napoléonienne.

CHAPITRE XII – DE L’AMITIÉ SPIRITUELLE

Voici la dernière semaine de l’année, la semaine des examens trimestriels, de la fête de Noël, des prix d’honneur de classe. L’abbé Perrotot a été discrètement renseigné sur son pupille spirituel. Ses assiduités près de Morère scandalisent la petite communauté ; évidemment il doit l’avertir ; il l’a compris, et attend son pénitent de pied ferme la veille de Noël à son confessionnal.

« Voyons, mon enfant, vous n’avez rien à vous reprocher dans vos rapports avec vos camarades ? »

Antone s’accuse de colères, de paroles méchantes, d’envie même et d’excitation à l’indiscipline.

« C’est tout ?

– C’est tout, mon père.

– Voyons, vous n’avez pas d’amitiés particulières ? »

Dans l’obscurité Ramon fait un geste de surprise que l’abbé devine, puis il murmure d’une voix étranglée et stupéfaite :

« C’est donc un péché ? »

Le pauvre directeur craint d’avoir été trop loin, il reprend :

« Mon enfant, écoutez ; il y a trois sortes d’amitiés : les amitiés spirituelles, les amitiés naturelles qui sont bonnes et les amitiés naturelles qui sont mauvaises. Suivez-moi.

– Oui, mon père, répond docilement Antone qui ne comprend rien.

– Les amitiés spirituelles, continue le directeur, ce sont les amitiés des grands saints. Par exemple saint Grégoire de Nazianze et saint Basile étaient liés d’une amitié qui avait Dieu pour principe et pour fin, et cela dès le collège. Saint Antoine, votre patron, et saint Paul ermite étaient liés d’une amitié semblable dans le désert, et cependant, ils se voyaient très peu souvent, trois fois dans leur vie, et une fois après la mort d’Antoine. De même saint François d’Assise et sainte Claire. Et je n’ai pas besoin de vous dire qu’elle est une grâce de Dieu et non pas un péché ; mais elle est rare, très rare, excessivement rare, comprenez-vous ? Les autres amitiés sont purement naturelles. Elles ne sont pas mauvaises en soi, mais notre nature est si pervertie et le démon est si malin que peu à peu il peut faire dévier notre bonne volonté et nous amener au mal. Comprenez-vous ?

– Oui, mon père. Mais celle de saint Grégoire, comment la reconnaît-on ?

– Il n’y a pas de preuve absolue, mais quand une amitié vous porte à mieux remplir vos devoirs, à mieux aimer le bon Dieu, à être plus doux, plus charitable, plus vertueux, elle est bonne. Comprenez-vous ?

– Oui, mon père. »

Antone est rayonnant, il achève sa confession plein de joie et rentre en étude physiquement plus léger et plus souple.

À huit heures, les élèves montent au dortoir ; à onze heures et demie la cloche les réveille et ils descendent pour la messe de minuit. Lorsqu’ils entrent, les orphéonistes déjà réunis à la tribune entonnent le joyeux « Gloria in excelsis Deo ». Le chœur de la chapelle est complètement transformé : c’est une immense grotte précédée de palmiers peints ; le fond, garni d’un transparent, représente les abords de Bethléem avec Jérusalem et son temple aux toits d’or ; à droite la crèche apparaît entre un Saint Joseph et une Sainte Vierge de grandeur naturelle, à gauche s’agenouillent les bergers, et, au milieu de ces statues, appuyé au transparent, se dresse un autel rustique fait de souches et de pierres moussues, orné de saxifrages, de fougères et de lierre. La vision est un peu théâtrale, mais la nappe d’autel et les cierges, les ornements du prêtre, les soutanelles rouges et les aubes blanches des enfants de chœur, suffisent à rappeler nettement la liturgie du sacrifice de la messe. Et comment les enfants ne seraient-ils pas soulevés par les souvenirs de leur prime enfance, par les chants de l’orgue et de leurs camarades, par les quelques mots du célébrant rappelant ce mystère de pauvreté, de nudité, par le souffle de foi et d’amour qui les appelle tous à la communion ? Quiconque, enfant, n’a pas participé à ces fêtes n’a rien senti. Antone retrouve soudain toutes les émotions de sa première communion, toute la joie de son premier pèlerinage de Lourdes, l’année dernière, avec l’abbé Brillet. Quand il se relève après la communion pour chanter avec ses condisciples le Noël populaire : « Il est né le divin Enfant », sa voix retrouve, malgré la mue, des inflexions chaudes et sonores. Il a besoin, en effet, de chanter, de chanter de toute sa force, car un cantique de joie vibre sans fin dans son âme. Sans le savoir, l’abbé Perrotot lui a ouvert à deux battants les portes de l’idéal. Et Antone maintenant croit avoir reçu cette grâce rare, excessivement rare, de l’amitié spirituelle. À genoux, le front sur ses mains, il en a remercié Dieu dans son cœur : il l’a supplié naïvement de la garder des embûches du Malin, de la resserrer de plus en plus, de la bénir, de la lui conserver.

Toute la journée, il chante, il saute, il bondit. Morère étonné cherche à le ramener au calme ; c’est en vain. Il croit que c’est l’influence des vacances prochaines.

« Tu es fou aujourd’hui.

– Un peu, lui riposte-t-il, mais ça ne fait rien, mon grand Geo.

– Mon grand Geo, répète Morère en riant. Tu as des noms trop drôles : et toi comment t’appellerai-je ?

– Tonio, répond doucement Antone avec l’accent italien.

– C’est vrai, Tonio est encore plus joli qu’Antone, et ça te va bien, Tonio. »

CHAPITRE XIII – UNE ÉLECTION AU COLLÈGE

Trois jours après, les élèves de troisième sont réunis en étude pour décerner par leurs votes, selon l’usage, le prix d’honneur trimestriel. Sont éligibles ceux qui ont obtenu un certain nombre de témoignages. Parmi eux ils choisissent, en général, un élève laborieux sans doute, mais qui est bon camarade, plein d’entrain et de franchise. Or, depuis la septième, Georges Morère a toujours obtenu cette flatteuse distinction. Si Miagrin est plus appliqué, Boucher plus grave, Feydart plus séduisant, il est lui l’entraîneur, le protecteur des faibles et le pacificateur des querelles naissantes. Aussi pense-t-il que personne ne lui enlèvera cet honneur traditionnel.

Il ignore, en effet, les sentiments qu’il inspire depuis un mois. La classe est froissée. Il ne le comprendrait même pas. Quelle importance peuvent avoir pour les autres ses rapports avec Antone Ramon ? C’est à peine s’il lui parle plus que d’habitude. Et puis : « Est-ce que ça les regarde ? »

Antone, il est vrai, est toujours près de lui, mais il est loin d’encourager cette légère affectation. Son ami étant arrivé en retard, Georges lui a prêté ses résumés d’histoire et de littérature, mais les a-t-il refusés à Émeril ? Dans son équipe de foot-ball il a fait passer le petit Lyonnais dans les « demis », mais ne faut-il pas reconnaître qu’il a toutes les qualités nécessaires ? Alors ?

Oui, c’est plus qu’il n’en faut pour mettre une classe en effervescence et pour devenir impopulaire. Une classe, c’est une rue de province. Chacun, à travers ses rideaux, observe, conjecture, juge, puis intrigue, cancane, déchire. D’abord une amitié particulière est un vol à la communauté ; dès qu’un élève sort du groupe et en fait sortir un camarade, il frustre aussitôt tous les autres de la somme de sympathies, de camaraderie qu’il leur donnait auparavant. La jalousie, la vanité, la suffisance, la médisance, le mépris, tous les mauvais sentiments, tous les mauvais instincts se dressent et sifflent avec un ensemble unique contre les malheureux. Et la misère suprême, c’est que tous ces enfants le font presque innocemment : aucun ne voudrait causer sciemment un chagrin réel à ses camarades.

Luce Aubert, Louis Boucher, Arthur Feydart, Marcel Sorin, les premiers, les plus sages, se sont étonnés : « Pourquoi n’est-il plus comme tout le monde ? » disent-ils de Morère. Mais le clan des pires, les Beurard, les Monnot, les Lurel, les Patraugeat, c’est-à-dire les cancres, les louches, les faibles d’esprit et de cœur, ont immédiatement poussé des clameurs et crié : « Au scandale ! » Leur impudence s’est effarouchée de cette amitié : ils l’ont stigmatisée avec d’horribles mots. Comme un vent pestilentiel de Marais Pontins, leur irritation a réveillé les endormis, enfiévré les placides, donné à tous la mal’aria. Des conciliabules se sont tenus : « Tu sais, on ne vote pas pour Morère ? » Le plus difficile a été de s’entendre sur le concurrent. Miagrin n’enlève pas la confiance, Louis Aubert n’a pas le dieu en lui ; de Sorin et de Boucher on dit nettement : « Ils sont trop moules. » Restait Arthur Feydart ; il avait contre lui ses mots caustiques, mais justement on s’est dit : ce sera très amusant, car cela ennuiera et Morère et les professeurs. Or, ennuyer les professeurs, c’est la joie, surtout quand on ne risque absolument rien.

Georges Morère n’a-t-il donc aucun partisan ? Si, d’abord Antone Ramon qui lui fait d’autant plus de tort qu’il le prône davantage. Il a encore Pradier, Henriet, Lecomte, les timides bons garçons, les fidèles, incapables d’entrer dans cette vilenie, plus incapables encore de réagir.

Même s’ils se remuaient, ils ne seraient pas de force à lutter, car ils n’ont pas l’enthousiasme. Ils formeront ce grand parti, ce long et large banc des braves gens, le banc des mollusques. Ils font tout sans flamme et sans joie. Les autres, au contraire, sont excités par la curiosité, par l’espoir de « déboulonner » Morère, par des haines sourdes, des rivalités inavouées, des espoirs inavouables. Ils ont repris la vieille plaisanterie « Contre Antone Morère et Georges Ramon ! » On fait circuler des mots que l’on croit spirituels :

S’il faut mourir, Morère.

Et un loustic ajoute :

S’il faut ramer, Ramon.

Un autre a trouvé mieux et de bureau en bureau, pendant une étude, a voyagé ce papier affiche :

« Potius fœdari quam mori. »

La vieille devise latine : « Plutôt la mort que le déshonneur », mais retournée et ainsi traduite :

« Plutôt Feydart que Morère. »

Non, Morère ne s’est aperçu de rien. Seul Antone s’est un peu inquiété. Plusieurs fois, tombant brusquement dans un groupe, il a vu les causeurs se faire signe et devenir muets. D’autres fois, à son arrivée, un condisciple a déclaré : « Moi je vote pour Kruger, vive les Boers ! À bas les Anglais ! » Antone a compris que la conversation bifurquait. Même en étude un billet a circulé, il l’a guetté, mais avant d’arriver à lui, le billet a filé sur un autre banc. D’ailleurs, la joie de Noël et des prochaines vacances a emporté toutes ses craintes et au moment du vote sous la présidence de l’abbé Russec, tous deux planent dans la certitude.

Enfin on ramasse les bulletins et le dépouillement commence. Les voix semblent se partager d’abord également entre Georges Morère et Louis Boucher ; de-ci, de-là, quelques votes pour Arthur Feydart ou pour Luce Aubert ; soudain l’abbé Russec s’arrête et haussant les épaules déclare nettement :

« Voici un bulletin que j’annule. Il est inadmissible qu’on y inscrive des injures et des cris de ce genre : “Mort à Morère.” » Toute la salle éclate de rire et se retourne vers Patraugeat qui prend la mine faussement modeste d’un comique rappelé à la scène. On entend répéter aux quatre coins comme une excitation à une bataille de chiens : « Mort à Morère, mort à Morère… »

Le dépouillement continue : les deux concurrents étaient tous les deux à 8 voix, mais Boucher recueille chaque vote nouveau, et le nom de Morère ne sort plus, si bien que dans le silence difficilement rétabli, l’abbé Russec proclame ainsi les résultats :

Votants : 28

 

Louis Boucher

12

Georges Morère

8

Luce Aubert

4

Arthur Feydart

3

Bulletin nul

1

 

Louis Boucher triomphe. Morère a pâli, il a compris cette fois ; mais, quelle que soit son humiliation, il est trop beau joueur pour donner à ses ennemis la joie de son étonnement douloureux, il redresse la tête ; dans son coin il s’appuie au mur, et, les sourcils relevés dans une affectation d’indifférence, la lèvre avancée en moue méprisante, il regarde ses adversaires. Les Patraugeat, les Lurel, les Beurard, les Monnot, les Émeril n’osent rencontrer ce fier regard, ils retiennent leurs rires, se font entre eux des gestes sournois de félicitations et se tournent vers Antone Ramon, qui, la tête enfouie dans ses bras repliés, pleure de douleur et de rage.

À sept heures, l’abbé Framogé lit le palmarès devant le collège :

CLASSE DE TROISIÈME

Prix d’Honneur :

Louis Boucher.

Louis Boucher monte gauchement sur l’estrade et en redescend, son prix en mains, dans un tel fracas de galoches que tout le collège se prend à rire. Lui-même se laisse entraîner à la gaieté générale ; il n’y a que deux têtes sérieuses à ce moment : Georges Morère qui semble rêver à des choses lointaines, Antone Ramon qui serre les lèvres et s’écrase la poitrine de ses bras croisés pour ne pas sangloter.

Mais le soir, une fois couché, la flamme du gaz baissée, Antone se laisse aller et pleure avec abondance, en petite fille. Les sentiments les plus farouches le tourmentent : plein de haine contre Patraugeat, il songe à se lever pour aller le souffleter. Puis il s’accuse lui-même : « Faut-il que j’aie été aveugle, bouché ! je n’ai rien vu, rien compris ; pourtant j’avais des soupçons : ah ! si j’avais prêté l’oreille ! Et dire que j’avais promis à Geo de le défendre, de l’avertir, et de retrouver celui qui a fait le coup de la flûte ! » Alors il s’imagine son grand ami découragé, n’ayant plus confiance en lui, Antone, et il voudrait le consoler, lui demander pardon. Excité par la soif de se justifier, il se redresse, cherche dans la pénombre à entrevoir la figure de Georges, repousse sa couverture et va se jeter à bas de son lit, lorsqu’il entend un « hum ! » forcé, poussé par une gorge fort peu enrhumée ; aussitôt répondent des grognements sourds et gouailleurs. Antone comprend qu’il est épié. Le surveillant pourrait faire une subite irruption. Au dortoir, c’est le temps du grand silence. La moindre infraction à cette règle expose le délinquant au renvoi. Antone se laisse retomber sur son traversin et, le drap ramené sur la figure pour être le plus loin possible de toutes ces haines vigilantes qui l’enserrent, il se reprend à pleurer.

Georges vient de s’endormir, fatigué de cette journée d’émotion et de contrainte. Ainsi, on l’a considéré comme moins bon camarade parce qu’il est l’ami d’Antone. Il sent douloureusement le froid affreux de l’abandon. On n’a pas été cinq ans le chef incontesté d’une classe pour accepter sans frémir cette brusque dérobade. Il éprouve quelque chose comme l’altière douleur d’un général lâché par ses troupes, d’un grand homme soudain sifflé.

Et cette souffrance s’augmente des répercussions qu’il prévoit. Quel chagrin demain pour ses parents dont il est l’orgueil, pour ses trois sœurs, pour M. le curé de Meximieux. Alors la colère le secoue, colère sourde, inavouée, contre Antone lui-même. Qu’avait-il besoin de tourner sans cesse autour de lui ? qu’est-ce qu’il lui veut ? Il le rend ridicule à le regarder toujours, à prendre toujours parti pour lui, même quand il ne sait rien. Georges aurait dû le lui dire. Pourquoi ne l’a-t-il pas fait ?

Georges n’ose se répondre. Plusieurs fois, en effet, il a été sur le point de prévenir Antone, toujours quelque chose l’a arrêté. Quoi ? La franchise de son ami, sa spontanéité, sa confiance, sa simplicité, un charme qui émane de toute sa personne vivante et vibrante et qui l’a fait rougir au moment du reproche. Qu’y a-t-il de commun, en effet, entre cette amitié sans détour, publique, exubérante et les amitiés cachées des collégiens vicieux ? Et blâmer la franchise d’allure de son ami, n’est-ce pas rabaisser leur amitié ? N’est-ce pas surtout se montrer moins fier que lui ? Va-t-il recevoir de lui des leçons de générosité ? Non. Avec une âpre joie, dans son amertume, Georges goûte la douceur d’être resté lui-même, d’avoir tenu tête à toutes les rancunes, à toutes les méchancetés, d’avoir porté sans défaillir le poids de cette épreuve. Il se sait bon gré d’avoir donné à Antone cet exemple de fermeté stoïque, de suprême maîtrise. Dans cette petite âme, toutes ses paroles, tous ses actes pénètrent, s’amplifient, magnifiés par l’admiration. Georges a la certitude de la conquête pleine et entière, et goûte ce bonheur d’autant plus librement qu’il l’a payé plus cher, et qu’il croit travailler à la formation et à l’élévation de son ami. Il s’est endormi brusquement sur ces idées consolantes et son rêve lui montre ses sœurs, Antone, le Père Levrou, dans la petite maison de Meximieux.

Quelqu’un encore veille dans le dortoir, repassant les derniers évènements, estimant les résultats. C’est Modeste Miagrin. Qu’une âme de quinze ans puisse aboutir à cette sorte de méchanceté, ce serait incompréhensible, si la jalousie n’était pas le fond de notre nature. Il faut toujours se rappeler l’expérience de saint Augustin. « J’ai vu moi-même, dit-il, et constaté de mes yeux la jalousie d’un bébé : il ne parlait pas encore et, déjà blanc de colère, il regardait avec des yeux farouches son frère de lait. »

Oui, c’est Modeste Miagrin, qui a excité ses camarades contre Antone et Georges, sans en avoir l’air ; c’est lui l’auteur de l’assaut à coups de boules de neige, l’organisateur de la campagne pour le prix d’honneur. À la dernière récréation, il a jeté négligemment son opinion : « J’ai horreur des intrigues et des intrigants : moi, je vote pour Boucher, c’est un bon type qui n’est mêlé à rien. » Et il a enlevé ainsi tous ceux qui, fatigués, s’apprêtaient à voter pour Morère. Mais il est battu, car il espérait dégoûter Georges Morère, et briser ainsi cette amitié. Or Antone s’attache de plus en plus à son ami et Georges est trop fier pour le repousser. Il faudrait mettre son orgueil en cause. Comment ? Il cherche.

Sous terre, les gouttes filtrent en réseaux fins, se rejoignent, forment des poches d’eau qui débordent en rigoles souterraines, rencontrent d’autres rigoles, tournent des pierres, traversent le sable, glissent sur l’argile, rongent le calcaire, s’accroissent au cours de leurs pérégrinations de tous les filets perdus et finissent par sortir de terre, flot pauvre mais continu. C’est le travail des sources. Ainsi, depuis deux mois, les faits, les sentiments, les pensées, les mille incidents d’une vie qui paraît si vide et si monotone ont pénétré dans ces âmes, s’y sont accumulés suivant leur nature et maintenant le flot sourd, à ciel découvert, prêt à se creuser son lit. Source salubre, si les eaux se sont purifiées dans ce travail initial ; source malsaine, car il y a des sources putrides, si elles ont traversé quelques charognes enfouies, si elles ont longé quelque fosse infecte. Que Dieu suive les bons ruisseaux et les préserve de la rencontre des mauvais ! Qu’il les garde, car le plus pur cristal, les eaux les plus transparentes peuvent être contaminées !

CHAPITRE XIV – MIAGRIN PRÉPARE LA RENTRÉE

Dès l’aube, hourvari ! C’est le départ ! À grand’peine les surveillants contiennent les manifestations de joie. Les valises au pied des lits, les paquets préparés, tout donne au réveil l’air joyeux des voyages longtemps désirés. À 6 heures et demie, Georges Morère et les élèves pour la direction d’Ambronay, Ambérieu, Meximieux prennent le dernier déjeuner de l’année. Au moment de rentrer en étude pour attendre l’appel de son train, il est accosté par Miagrin, qui l’emmène à la sacristie tout en lui exprimant sa peine de cet échec.

« Je n’ai pas osé, dit-il, mais j’aurais dû te prévenir qu’il y a quinze jours le Père Perrotot et le Père Framogé ont parlé de vous deux ici avec le Père Levrou.

– Et qu’est-ce qu’ils disaient ?

– Ils parlaient à mi-voix : j’ai compris que Perrotot se plaignait de toi : “Il abuse, disait-il, de cet enfant qui ne connaît pas la vie de collège.” Le Père Levrou s’est fâché et à un moment a déclaré : “Je vous assure que c’est ce petit qui a retourné comme un gant ce grand naïf.” Framogé l’a rappelé au silence, mais je l’ai entendu répéter de sa voix saccadée : “Parfaitement, le renvoi, nous ne reculerons pas devant le renvoi.”

– Qui menace-t-il ? demande Morère.

– Je n’en sais rien, répond Miagrin, mais si tu continues, il est évident que tu risques de faire renvoyer Antone, comme Antone d’ailleurs risque de te faire renvoyer. Tu es naïf de ne pas le voir.

– Eh bien, si on le renvoie, s’écrie Morère, je me fais renvoyer aussi.

– Et si c’est toi qu’on renvoie, » riposte insidieusement Miagrin.

Morère ne réplique pas. Il réfléchit, puis brusquement il lui tend la main :

« Je te remercie du renseignement, il vaut toujours mieux savoir, dit-il en se dirigeant vers la porte.

– Surtout bouche cousue, hein ? demande le sacriste.

– Ne crains rien.

– Même avec Antone… Surtout avec Antone. »

Georges n’a plus que cinq minutes avant le départ. Dès son entrée à l’étude où tout le monde cause librement, Antone s’est précipité vers lui, et s’épanche malgré le voisinage de camarades indiscrets et malveillants.

« J’avais peur de ne pas te revoir avant le départ… Faut-il qu’ils soient méchants ? Moi, ça me bouleverse. Oui, j’aurais dû veiller ; bien des choses que j’avais entendues s’expliquent : tu es trop bon, toi, tu crois que tout le monde est comme toi. »

Georges fronce les sourcils. Sans le savoir, Antone le blesse, en lui répétant le jugement de Miagrin et de l’abbé Levrou.

« Les élèves pour la ligne d’Ambérieu. »

C’est l’abbé Huchois qui entre, équipé comme pour un voyage au Pôle. À l’appel de leur nom, les partants répondent « Présent » et bondissent vers la porte de sortie. Antone serre affectueusement la main de Georges qui s’écrie :

« C’est assommant, j’aurais voulu te parler cinq minutes. Enfin, bonnes vacances. À l’année prochaine.

– À bientôt, répond Antone, bonne année ! »

Au milieu des cris, des rires et des adieux, la petite troupe sort et prend d’assaut l’omnibus. Soudain Antone court à la porte.

« Georges ? Georges ? ton adresse ?

– Meximieux. Ça suffit. Et toi ?

– 25, Place Bellecour.

– 25 ? Merci. Au revoir ! »

L’omnibus s’ébranle aussitôt et la bande joyeuse parodiant le refrain de la cantate de Noël « Et in terra pax hominibus » chante à tue-tête :

« Le cocher criait déjà, paf : “En omnibus.” »

 

Antone attend maintenant son tour. Il est seul. Modeste Miagrin se glisse vers lui. En lui parlant de Georges il dissipe rapidement sa méfiance.

« Vraiment, lui dit-il, tu n’es pas malin. Tu t’étonnes de l’échec de Morère ? La faute à qui ?

– À vous.

– À toi. Ne fais pas l’innocent. C’est assommant de voir perpétuellement dans la cour les deux mêmes types se rechercher, se retrouver. Ils ont l’air de ne plus seulement connaître les autres. Si Georges Morère n’a pas eu le prix d’honneur, tu peux dire : “C’est ma faute.”

– Ma faute ?

– Oui, ta faute. C’est toi qui l’as démoli.

– Si c’est permis…

– Bien mieux, si tu continues à t’afficher ainsi, vous vous préparez un beau trimestre.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tu ne sais pas ce que c’est que la vie ici. Tu n’as jamais été dans un collège d’internes, ça se voit. Et tu auras de la chance si la direction n’intervient pas. »

Perfide, il ajoute à mi-voix :

« Si seulement tu étais comme lui.

– Comme lui ?

– Bien sûr : il voit où ça peut le mener, aussi il ne s’affiche pas comme toi, au contraire, il se tient sur ses gardes, il affecte l’indifférence, il se dissimule : toi, tu cours naïvement après lui. Fais comme lui.

– Alors, c’est moi qui lui ai fait perdre son prix d’honneur ?

– Là-dessus, pas de doute. »

L’appel interrompt la conversation. Antone part dans le second omnibus plus plein et plus agité qu’une caisse de biscuits rongée par des rats.

Le train fuit à travers la triste Dombes, plus triste encore l’hiver avec ses marécages et ses étangs glacés ; Antone s’est mis à la vitre, il regarde fuir le monotone paysage et repasse les paroles de Miagrin. Est-ce vrai que Georges ait honte de son amitié ? Mais à partir de Sathonay la joie générale le gagne. Il approche de Lyon : il va revoir son père et sa mère, il a huit jours de liberté, de vacances. Et quelles étrennes l’attendent ? Les espérances dissipent les tristesses comme par enchantement. La figure épanouie de plaisir, à la gare de la Croix-Rousse, il se jette dans les bras de sa maman qui est venue l’attendre. Tout semble oublié.

CHAPITRE XV – SOUS LE REGARD D’UNE MÈRE

M. Morère avait dû passer en Angleterre, à la fin de l’année. Une importante maison de ciments lui proposait un traité avantageux et lui-même voulait voir de près l’organisation de cette industrie dans le Portland. Georges apprend dès son arrivée cette mauvaise nouvelle.

Ses sœurs Marthe, Marie-Thérèse et Brigitte, la plus jeune, l’embrassent aussitôt, l’enveloppent de leurs bras et l’assourdissent de leur caquetage.

Mais Georges ne trouve pas de rideaux à sa fenêtre, comme il l’avait demandé ; c’est une déception.

« Est-ce qu’on les réserve pour le premier de l’an ? » demande-t-il à Marie-Thérèse la cadette, celle qu’il aime le plus.

Marie-Thérèse secoue la tête tristement :

« Maman a dit que ce ne serait pas pour ces vacances-ci.

– Tant pis. » Et il se précipite dans le jardin. Il fait froid. Le gravier des allées craque sous les pieds comme du verre pilé, les planches de légumes sont recouvertes d’un réseau de toiles d’araignées toutes poudrées, le givre étincelle sous les rayons blancs du soleil et de temps en temps, des vieux arbres résignés au froid, une feuille brune, toute satinée par le gel, achève de se détacher et tombe lourdement. La pièce d’eau est prise, sauf en deux ou trois endroits où Marthe a brisé la glace pour donner un peu d’air aux poissons. Georges leur jette de la mie de pain. Marie-Thérèse profite de ce tête-à-tête, car Brigitte, Bridgette pour la famille, est avec son aînée près des épinettes.

– Maman n’est pas très contente de toi…

– Allons voir les lapins, interrompt Georges, et il court vers le clapier, mais Bridgette lui crie :

– Il n’y en a plus, j’ai mangé le dernier avant-hier.

– J’ai ?… Nous…, reprend Marthe faisant la leçon de savoir-vivre à sa petite sœur.

– Tu manges mes lapins ?… s’écrie Georges, avec une colère feinte.

– Nos lapins, répond Bridgette imitant le ton doctoral de sa grande sœur.

– Et voilà ta punition. »

Georges a donné un vigoureux coup de pied au pommier sous lequel se trouve Bridgette ; tout le givre endormi sur les branches tombe aussitôt en pluie lente sur la petite qui, surprise, proteste, tandis que Georges se sauve en riant.

« Méchant… Tu n’es plus gentil !… maman a bien raison…

– Chut ! » fait Marthe en la regardant avec sévérité.

Cependant la voix de la maman retentit.

« Marthe ? Marie-Thérèse ? Bridgette ? allons. »

La troupe s’envole comme une nichée d’oiseaux et s’en va préparer la table.

Georges reste seul. Mais, tandis qu’il revient vers la maison, sa mère descend vers lui.

« Georges, dit-elle, viens un peu !

– Qu’est-ce qu’il y a, maman ?

– Réflexion faite, je préfère te dire tout de suite ce que j’ai sur le cœur. »

Georges regarde sa mère et reprend en écho :

« Sur le cœur ?

– Oui, mon enfant, je ne sais ce qui se passe à Bourg, mais il me semble que tu as mal commencé ta troisième.

– Pourtant, mes places…

– Il ne s’agit pas de tes places, il s’agit de tes lettres. L’année dernière elles étaient beaucoup plus affectueuses, beaucoup plus fréquentes ; cette année, au contraire, plus l’éloignement durait, moins tu nous écrivais. C’est tout juste si nous avons reçu une lettre pendant le mois de décembre. Et quelle lettre ! Autrefois tu t’ouvrais à nous, tu nous donnais des détails sur tes efforts, sur ceux de tes camarades : maintenant plus rien. Si, tu nous as parlé au mois de novembre d’un nouveau qui habite Lyon et qui t’a invité pour les grandes vacances, mais depuis, plus un détail.

– Écoute, maman, je ne peux pas te donner un journal continu de tout ce que nous faisons. Dans les basses classes passe encore, mais maintenant, en troisième, ça serait ridicule !

– Pourquoi ridicule ? Crois-tu qu’à mesure que tu grandis je me désintéresse de ton travail et de ta conduite ?

– Tu as le bulletin, chaque semaine.

– Oui, j’ai le bulletin, mais toi-même tu nous disais l’année dernière que les notes ne signifient rien, qu’il fallait les raisons de ces notes.

– Et tu n’y comprenais rien, tu me l’as dit toi-même.

– Si je ne comprends pas les détails, je comprends tes sentiments, cela me suffit. C’est maintenant que je ne comprends plus. Et puis c’est à peine si tu as envoyé un mot au 18 décembre pour l’anniversaire de Marie-Thérèse.

– On était en pleine préparation des compositions trimestrielles.

– C’est possible, mais les autres années tu trouvais des paroles plus aimantes. Ton père a été vivement affecté de la brièveté de tes souhaits.

– Qu’est-ce que tu veux, dans les hautes classes, les programmes sont beaucoup plus chargés, on est bousculés, on n’a pas le temps ! »

Le ton colère de cette excuse frappe douloureusement Madame Morère qui reprend :

« Soit ! mais il y a encore une chose que je regrette, et ce qui m’afflige le plus, c’est que tu n’en parles pas toi-même le premier…

– Le prix d’honneur ? interrompt Georges impétueusement. D’abord je n’ai pas encore eu le temps de te voir.

– Comment, de neuf heures à onze heures ?

– De te voir seule. Je ne voulais pas t’expliquer cela devant Marthe, Marie-Thérèse et Bridgette.

– Crois-tu qu’elles ne l’ont pas remarqué. C’est Brigitte qui m’a dit la première : “Et le beau livre de Georges où est-il ?” Elles se sont disputées toutes les trois en allant te chercher à la gare pour savoir qui le rapporterait à la maison. Qu’est-ce qu’il y a ?

– Il y a qu’on a monté une cabale contre moi, voilà tout.

– Pourquoi ?

– Comment veux-tu que je le sache ? Ils ne sont pas venus me le dire. Et quant à le leur demander, s’ils l’espèrent, ils attendront longtemps.

– Et tu ne sais pas pourquoi ?

– Je le sais, sans le savoir, je m’en doute, mais ce serait trop long à t’expliquer.

– Nous avons le temps. »

Georges fronce les sourcils, visiblement gêné d’une pareille insistance.

« Voici. Lorsqu’est arrivé le nouveau, Antone Ramon, qui n’avait jamais été au collège, le Père Russec m’a demandé de le mettre au courant des usages. Comme il est très jeune, très libre, ça n’a pas plu à tout le monde ; on a voulu l’ennuyer, je l’ai défendu, et pour se venger, ils ont donné le prix d’honneur à Louis Boucher.

– Si c’est cela, c’est bien simple. Pourquoi tant d’agacement ? Je préfère que tu aies protégé un de tes camarades contre de mauvais amis, plutôt que de l’avoir abandonné, même pour le prix d’honneur ; tu sais bien ce que j’ai toujours pensé des prix ? »

Enhardi par cette élogieuse tendresse, Georges reprend :

« Si tu savais comme ils sont devenus méchants ; ainsi l’autre jour on se battait à coups de boules de neige, ils se sont mis à vingt contre nous deux.

– Et Miagrin, Henriet, Boucher ?

– Eux ! ils en étaient ou faisaient semblant de ne pas voir. D’ailleurs ils sont jaloux de lui. »

À ce moment, du perron, Bridgette appela :

« À table ! À table ! »

Et quand Georges passa près d’elle, elle lui sauta au cou et l’étreignit dans ses petits bras.

« Qu’est-ce que tu veux, Bridgette ?

– Demande donc à maman qu’on fasse des beignets aux pommes ?

– Oui, petite gourmande, » répondit Madame Morère qui avait entendu.

Bridgette disparut, et aussitôt on l’entendit donner l’ordre à la cuisine :

« Maman a dit qu’il fallait faire des beignets aux pommes pour Georges.

– Bien ! on en fera six pour Georges, répondit Marthe par taquinerie.

– Et six pour moi, » ajouta Bridgette sans se décontenancer.

Dans l’après-midi, Madame Morère parut toute rassurée. Ses trois filles étaient elles-mêmes étonnées de ce changement d’humeur. On organisa une promenade pour le lundi à Montluel, chez l’oncle Justin. Mais à partir du dimanche, Madame Morère retomba dans son silence attristé. Le soir, Georges s’enferma dans sa chambre pour en finir, disait-il, avec toutes ses lettres de premier de l’an. Marie-Thérèse insista pour qu’il les fît au salon, où elle écrivait les siennes. Elle désirait tout simplement se faire aider, car elle était au bout de ses idées et de ses sentiments quand elle avait mis : « Mon cher oncle », ou « Ma chère marraine… » Mais son frère, d’ordinaire serviable, refusa net et refusa plus énergiquement encore de la laisser s’installer dans sa chambre près de lui. Rien n’échappait à Madame Morère. Elle finit l’année sur de sombres pensées.

CHAPITRE XVI – UN ENFANT TRÈS OCCUPÉ

Le 1er janvier 1902, à huit heures du matin, Antone entendant son père marcher et causer dans la chambre de sa mère, frappe à la porte pour leur offrir ses souhaits de bonne année.

À peine est-il entré, que son papa l’arrête, sonne, crie, l’interrompt :

« Attends… je suis très pressé. Cyprienne ? apportez-nous les déjeuners ici… Est-ce que j’ai de l’eau chaude, au moins… Qu’est-ce que tu as fait de mes rasoirs ?… Ne réponds pas à ton père. Tu n’en sais rien ? Il ne sait rien cet enfant, vous le constatez, chère amie. Qu’est-ce qu’on lui apprend dans son collège ? »

Antone reste ahuri, tandis que son père se badigeonne le menton de savon et continue :

« Mets-toi à table… Ne renverse pas les tasses… Non, mais tu ne te gênes plus ? Madame, voyez quel fils vous avez, le voici installé prêt à manger et il ne m’a pas seulement dit bonjour. »

Antone s’est levé, il proteste :

« Je veux…

– Tu veux… qu’est-ce que tu veux ? interrompt son père. D’abord il n’y a que moi qui aie le droit de dire : “Je veux.” »

Antone interloqué se jette dans les bras de sa maman et l’embrasse en lui souhaitant une bonne année.

« Eh bien, et moi, fait le papa, qui racle artistement les méplats de sa noble figure.

– Attends ! attends, Tonio, crie la mère, tu vas le faire couper.

– Vas-y tout de même, » reprend M. Ramon, et, le rasoir haut levé, il tend à l’enfant sa joue savonneuse. Antone y pose ses lèvres, riant de sentir la mousse pétiller sur ses lèvres et son nez, puis murmure :

« Petit papa, je t’offre mes meilleurs vœux.

– C’est du réchauffé, mon garçon, tu les as déjà offerts à ta mère. Bah ! je les accepte tout de même et je t’offre les miens. Tu les connais : travaille maintenant et tu te reposeras plus tard. C’est bon : va dans ma chambre et apporte tout ce qui est sur le lit. »

L’enfant revient bientôt, les bras surchargés de cartons, qu’il pose sur le tapis et déballe.

Bientôt il pousse des cris de joie. C’est un phonographe dernier modèle, avec toute une collection de chansons et d’airs d’opéras.

Aidé de son père, il monte l’appareil et prend au hasard un disque. Après un ronflement de zinc on entend un titre peu net, puis brusquement une voix claironnante et gouailleuse lance :

Il commençait à s’faire tard,

Derrière moi un vieux fêtard…

« Ah ! quelle horreur ! s’écrie Madame Ramon. Qui est-ce qui t’a vendu cela ? c’est abominable. »

M. Ramon a déjà arrêté le mouvement.

« Qu’est-ce que tu veux, ma chère, j’étais pressé, j’ai acheté en bloc deux séries. Prends dans l’autre série, mon garçon. »

Docile, Antone adapte au plateau un nouveau disque et bientôt le pavillon jette ce couplet bizarre :

En général tous les enfants

Viennent au monde…

« Arrête ! arrête ! crie à son tour M. Ramon. Je la connais celle-là ! Qu’est-ce que c’est que cette brute qui me vend tout le répertoire de Bruant pour un gamin ? Laisse ça de côté. On lui reportera sa marchandise à cet idiot. Va t’habiller. »

Comme Antone sort, il entend des pas et des voix dans l’escalier.

« Bonjour, bijou.

– Bonjour, chéri.

– Comment vas-tu, mon ange ?

– Viens m’embrasser, mon amour. »

C’est tante Mimi et tante Zaza.

« Ta maman est là, trésor de mon cœur ?

– Est-ce qu’on peut entrer, mon chou bien-aimé ?

– Entrez ! entrez ! crie M. Ramon, on est là, toujours là ! »

Madame Ramon montre la superbe zibeline que lui a offert son mari. Pendant dix minutes c’est un babil éperdu, un concert de cris d’admiration : « Ah ! cette zibeline ! quelle belle zibeline !… »

Puis les deux tantes accaparent Antone et quelques instants après Firmin entre apportant paquets sur paquets. L’enfant en a sa part : une lanterne à projections, et un superbe volume : « À la conquête de l’Inde. » Il s’y plonge aussitôt, car c’est un féroce mangeur de livres. Mais à peine a-t-il commencé qu’on frappe à la porte. Cyprienne remet le courrier.

« Des lettres d’affaires, dit M. Ramon, vous permettez, n’est-ce pas… Oui, je vois, c’est bien ; des prospectus, – des journaux, – des cartes, Baronne Brevin, les Mauroux, Docteur Bradu, le Premier Président. Tiens, une lettre pour Antone… Déjà ! je te plains, mon garçon. »

Antone s’est dressé, abandonnant son volume.

« Une lettre ?

– Oui, écriture inconnue, tu peux la lire, ici ce n’est pas le collège, ça ne passe pas par les yeux du Supérieur.

– Armand ! proteste Madame Ramon avec une figure offensée.

– Que veux-tu, ma chère amie, j’ai toujours trouvé cet usage stupide. Lire les lettres des enfants ! Enfin ! »

Antone a décacheté sa lettre ; il en parcourt fébrilement les quatre pages, puis reprend pour la lire plus lentement.

« Diable ! remarque son père, railleur, c’est compliqué ?

– Qui est-ce qui t’écrit ? demande la maman.

– C’est Georges Morère, il me souhaite la bonne année.

– Un ami de classe, explique Madame Ramon à ses sœurs.

– De cœur, rectifie malicieusement le mari. Il y a trois jours que Tonio nous en parle. Quatre pages ! il est éloquent ce gaillard-là. Et pendant les vacances encore ! Du moins il ne te demande pas cinq louis ?

– Cinq louis ? répète Antone surpris.

– Pas saint Louis, roi de France, c’est clair. Qu’est-ce qu’il est ce Georges Barrère, Borel, Morel ?

– Le premier de la classe, répond Antone tout vibrant.

– C’est un métier cela, c’est entendu. Mais son père ?

– Il est entrepreneur…

– De quoi ?

– Je ne sais pas. »

La conversation cependant repart sur les zibelines. Quelle belle zibeline ! ah ! avoir une zibeline !

Profitant du babil des tantes et de sa mère, qui s’enveloppe dans sa nouvelle fourrure sous leurs yeux d’extase, Antone rentre dans sa chambre.

Cinq minutes après survient son père, tandis qu’il écrit.

« Tu t’en vas en laissant en panne tout ton matériel, veux-tu me débarrasser la chambre de ta mère ? Allons, hop ! »

L’enfant se précipite, rapporte toutes ses richesses qu’il jette sur son lit, en tas, et se remet à écrire. Un instant après, tante Mimi frappe discrètement.

« Encore, murmure Antone contrarié.

– Eh bien, es-tu content de ta lanterne ? Il faudra la montrer à bonne maman ; elle te donnera des séries de vues. Voyons, qu’est-ce que tu voudrais ?

– Mais je ne veux rien, répond le neveu agacé.

– Ah ! c’est comme cela que tu me remercies. Très bien. Je m’en vais, » réplique la tante Mimi sévère comme une camerera mayor.

Antone, sans scrupule, la laisse partir et continue sa lettre. Soudain, il entend derrière lui :

« Coucou ! Ah ! le voilà ! »

Il sursaute et furieux se retourne, c’est la tante Zaza.

« C’est idiot de me surprendre comme cela ! Laisse-moi, là ! Tu m’as fait peur.

– Décidément on élève bien mal les enfants à Saint-François-de-Sales, proclame tante Zaza qui descend aussitôt raconter ce fâcheux accueil à Céleste.

– Je te l’avais bien dit, tu l’as mis avec tous ces paysans bressans, il en a pris les manières villageoises. »

Céleste Ramon accourt aussitôt fort mécontente, suivie de son mari qui répète, d’un ton évidemment très distingué :

« Mais qu’est-ce qu’il a ce moucheron ? »

Antone, à sa table, les sourcils froncés, est plongé dans son écriture.

« Qu’est-ce que ça signifie, dit sévèrement le père, voilà maintenant que tu es grossier avec tes tantes.

– Mais, papa…

– Il n’y a pas de papa. Qu’est-ce que tu fais là ?

– J’écris une lettre.

– Une lettre, aujourd’hui, et à qui, Seigneur ?

– À Georges Morère.

– Déjà ! s’exclame M. Ramon. Non, mais tu es invraisemblable. Ma chère, nous avons un fils qui répond aux lettres, non pas dans les vingt-quatre heures, mais dans les vingt-quatre minutes, et même les jours de fête. S’il ne fait pas son chemin, celui-là, c’est à désespérer du mérite. En attendant, toi, laisse-moi cela tout de suite et fais-moi le plaisir d’aller demander pardon à tes tantes, plus vite que cela. »

Antone, maussade, sèche sa lettre, la met dans sa poche et descend. Un quart d’heure après, profitant d’une discussion sur les visites de la journée et de l’arrivée de l’oncle Brice, il s’esquive de nouveau, mais, méfiant, gagne la cuisine.

« Firmin, dit-il, je monte à votre chambre, vous avez un encrier ?

– Oui, mais votre papa…

– S’il m’appelle, vous me ferez signe, n’est-ce pas ? »

Firmin le suit, débarrasse la table de la cuvette, la chaise de son pantalon de service, verse un peu d’eau dans l’encrier desséché et installe le fébrile correspondant.

« C’est à votre Père Supérieur que vous écrivez, dit-il en riant.

– Le Père Supérieur ? » demande Antone.

Mais Firmin, à la cuisine, raconte déjà l’affaire d’une manière romanesque avec des allusions et des mots équivoques qui font rire la laveuse de vaisselle et le cocher, et qui parviennent aux oreilles d’Antone, initié ainsi à un langage grossier avant d’en comprendre le sens.

La tentation est trop forte pour Cyprienne, la camériste de Madame, la femme de Firmin. Sous le premier prétexte venu elle remonte à sa chambre. Antone toujours absorbé continue sa lettre. Cyprienne tourne deux ou trois fois autour de la table cherchant ses épingles à cheveux, rangeant son linge sale qui traîne au pied du lit.

Enfin, n’y tenant plus, elle demande :

« C’est à votre ami que vous écrivez ?

– Oui.

– Il habite loin d’ici ?…

– Oui… non.

– Du côté de Rochetaillée ?

– Non.

– Parce que je connais quelqu’un de Rochetaillée qui est à Bourg : il s’appelle Roger Maublanc, il a une sœur, vous le connaissez ? »

Antone s’impatiente, mais Cyprienne est chez elle et se croit le droit de pousser à fond son enquête. Heureusement le mari siffle :

« Madame t’appelle !

– Qu’elle est assommante, cette pintade, on n’est jamais cinq minutes tranquille.

– Vite ! j’entends le singe beugler ! »

Tout en bougonnant, elle s’enfuit, laissant Antone surpris de cette sévère appréciation de sa mère, et incertain du sens à donner à la phrase de Firmin.

Il s’est remis à son travail, mais ce bourdonnement de taon a dispersé ses idées, il se relit indéfiniment.

Brusquement, Firmin reparaît.

« Hop ! lui dit-il, descendez vite, le patron vous réclame. Il est encore en colère. »

Antone se lève vivement, accroche sa chaîne au bouton du tiroir et l’encrier se renverse sur sa lettre.

« Allons bon, encore du rabiot, hurle Firmin en jurant. Laissez cela et filez ! »

L’enfant sent la différence de ton. Firmin ne le ménage plus maintenant ; un peu plus, il l’aurait tutoyé.

Il arrive à temps, on se met à table. Il faut reconnaître que le menu avec les vins variés et la conversation spirituelle de M. Ramon remet Antone en joie. Ces jours-là son père lâche la bride à sa fantaisie. Il affirme à la vieille cousine Vovo et aux deux tantes que pour fêter le premier jour de l’année il a retenu des artistes de l’Opéra de passage à Lyon. Sur un coup de sonnette il s’écrie : « Les voici », sort et trois minutes après revient en faisant des gestes mystérieux : « Chut ! Ils sont là, dans le salon, écoutez-moi ça, ma cousine, et vous, Zaza, taisez-vous ! c’est le grand air des Huguenots par Noté lui-même. Vous savez ?

– Plus blan-anche que la blan-an-anche hermii-iiiine, fredonne tante Zaza à mi-voix.

 

– C’est cela, vous y êtes. Taisez-vous. Chut ! »

En effet, au même moment on entend parler à haute voix dans le salon et soudain la voix canaille et claironnante lance :

Il commençait à s’faire tard,

Derrière moi un vieux fêtard

Très myope et l’air coquecigrue…

« Ah ! s’écrient les deux tantes scandalisées.

– Taisez-vous donc, vous êtes ridicules, déclare M. Ramon avec le plus grand sérieux.

– Qu’est-ce qu’il chante ? demande la vieille cousine.

– La romance de Raoul des Huguenots, vous savez, la blanche hermine ?

– Ah oui ! » et la vieille Vovo toute réjouie, fait signe aux autres de se taire, prête l’oreille et finit par entendre hurler :

Et on la mangerait toute crue

Sur l’boulevard ! sur l’boulevard !

« C’est abominable ! crie-t-elle soudain, ce sont des chansons de cannibales, fais-le taire ! »

Madame Ramon, Antone, tout le monde se roule. M. Ramon, l’air digne et offensé, va imposer silence à l’artiste. Mais on recommence la mystification quand sur la fin du déjeuner survient l’oncle Brice, à la grande joie d’Antone qui fredonne entre temps l’air trois fois entendu : « Sur l’boul’vard, sur l’boul’vard ». C’est ainsi que se parfait l’éducation du collège au sein de la famille.

Vers une heure et demie, le maître de la maison se lève :

« Pour la corvée, commande-t-il aux tantes, quand les voitures sont avancées. D’abord chez Maman, après chez le grand-oncle, après chez les Bossarieu. »

Puis s’effaçant, il reprend d’une voix lugubre :

« La famille ! »

Toute l’après-midi ce sont des congratulations, des compliments sur la bonne mine d’Antone malgré les protestations de tante Zaza et tante Mimi qui le trouvent fatigué, amaigri, moins bien qu’à Sermenaz. Antone reste maussade, répond à peine, s’ennuie visiblement et ne songe qu’à partir.

Tante Mimi en fait la remarque avec des airs éplorés. Et tante Zaza répète non moins attristée :

« Que veux-tu ? c’est l’âge ingrat ! Et puis moi, je l’ai toujours dit : Pourquoi le mettre au collège, il aurait été bien mieux chez nous à Sermenaz ! »

À six heures, on rentre à la maison, se reposer avant le dîner chez la grand’mère. Mais à six heures et demie, quand on cherche Antone pour partir, on ne le trouve ni au salon, ni dans sa chambre.

« Il est pourtant rentré avec nous, affirme M. Ramon. Qu’il est ennuyeux ce gamin-là ! Antone ? Antone ! »

Antone ne répond pas. Tous les domestiques, se doutant qu’il se cache quelque part, fouillent la maison des greniers à la cave. À sept heures on ne l’a pas encore retrouvé. Déjà s’échafaudent les suppositions les plus baroques, il est malade, il a été écrasé devant la porte, en rentrant il faisait si noir. Firmin, Cyprienne racontent que le matin il voulait absolument écrire une lettre. Le collège Saint-François-de-Sales subit en ce moment de dures critiques, qu’atténue à peine la crainte d’un malheur.

« Enfin quoi ! il a treize ans, ce n’est plus un marmot, » rugit M. Ramon dans sa colère.

À sept heures et quart on sonne à la porte et Antone apparaît.

« D’où viens-tu, petit misérable ?

– De la poste, papa.

– Qu’est-ce que tu fais à la poste ? à cette heure ? sans nous avoir prévenus ? Alors nous sommes tes chiens maintenant ? il faut attendre que Monsieur soit revenu ? »

Un déluge de reproches, d’exclamations de fureur s’abat sur le petit :

« En voilà une conduite ! Mes compliments. Ils sont fameux tes maîtres ! » Cependant sa mère le secoue par le bras en lui répétant, sans obtenir de réponse :

« Mais que faisais-tu à la poste ? »

C’est bien simple, perpétuellement bousculé chez lui, Antone après la tournée de visites, au lieu de rentrer, a profité de la nuit pour se glisser derrière la voiture, et courir à la grande Poste, tout près de la place Bellecour. Là il a pu terminer sa lettre à Georges et l’envoyer ; il n’a oublié qu’une chose : le temps. Il croit n’être resté qu’un quart d’heure, et voilà une heure qu’il est absent.

Le retard lui-même fait abréger la scène de gronderie. Les tantes sont intervenues et tandis qu’il reste silencieux, elles parlent pour lui et l’excusent :

« Il ne savait pas, il ne recommencera plus, il ne l’a pas fait exprès, il a cru bien faire, ce pauvre mignon : là, il demande pardon, ne soyez pas trop durs pour lui. »

Antone ne demande rien, ne bouge pas et se laisse entraîner chez la grand’mère, comme une victime, après avoir été peigné et coiffé par tante Zaza, tandis que tante Mimi lui mettait ses gants.

Une demi-heure après, au milieu du salon de la grand’mère, il n’est plus question de cette incartade que sous forme de plaisanterie.

« Dites donc, maman, interroge M. Ramon ; vous ne pourriez pas obtenir par M. Bossarieu une place de petit télégraphiste pour Antone. Il adore la Poste. »

L’oncle Brice rit de l’aventure et raconte qu’enfant il a joué des tours pendables. Il était parti à six heures du matin pour la pêche et n’était rentré qu’à sept heures du soir. On avait déjà télégraphié à Genève.

La soirée se termine par des bridges. À onze heures, Céleste Ramon, prétextant sa santé, revient avec son mari et son fils à la maison. Il est plus de minuit quand elle ramène la conversation sur Antone :

« Zaza a raison, il est bien plus gauche que l’année dernière. As-tu remarqué cet air inintelligent qu’il prend quand on lui parle ? Et puis, cette lettre. Qu’est-ce que cet ami qui l’a vu il y a trois ou quatre jours et qui éprouve le besoin de lui écrire ?

– Ne te mets donc pas martel en tête, ça n’a pas l’ombre d’importance.

– Si c’est un mauvais camarade ? Je te trouve bien léger, Armand, de fermer les yeux si facilement. Tu aurais dû lire sa lettre.

– Eh bien, va la lui demander et n’en parlons plus. Que d’histoires pour ce gamin !

– Parfaitement. »

Madame Ramon a ouvert sa chambre ; elle s’avance dans le couloir sombre, et remarque une raie lumineuse sous la porte de l’enfant. Elle frappe doucement, personne ne répond ; elle entre. Tout étonnée, elle aperçoit Antone paisiblement endormi, le bras étendu hors de son lit près de sa lampe allumée, malgré les défenses réitérées. Une lettre gît sur la peau de loup, elle la ramasse, éteint la lumière et revient près de son mari.

« Voyons ce morceau de littérature, dit-il en s’allongeant sur la chaise longue.

 

– Mon cher Tonio, commence Céleste Ramon.

– Tiens ! il l’appelle comme nous !… Est-ce que c’est long ?… Oui… Alors tu permets que j’allume un cigare.

 

– Dans ma chambre ? Non.

– Une cigarette. Voyons, pour mon premier jour de l’an et des “Three Castle”. Va, je suis tout ouïe.

 

– Mon cher Tonio, C’est avec une grande tristesse au cœur que je t’ai quitté…

– C’est gentil, ça !

– Tu es insupportable ; tais-toi, ou je lis à voix basse.

– Non, continue, tu m’intéresses.

– J’aurais voulu te dire tant de choses. D’abord ne te soucie pas de Patraugeat…

– Patraugeat, interrompt M. Ramon en se renversant avec un long rire, peut-on s’appeler Patraugeat, et se soucier de Patraugeat ?

 

– Je t’en prie. »

M. Ramon répète à mi-voix :

« Patraugeat ! Patraugeat ! »

Sa femme continue de lire à voix basse, puis sur ses instances continue :

 

« Mais si nous retrouvons encore les mêmes yeux jaloux et méfiants, il faut que tu résistes au dégoût et au découragement, il faut leur montrer à tous que notre amitié est pure…

– Ange pur, ange radieux ! fredonne M. Ramon.

– Que notre amitié est pure et qu’elle fait de nous des hommes…

 

– Mais c’est un prédicateur cet enfant-là.

– Ah ! tu m’ennuies, je lis pour moi.

– Céleste, je t’en supplie.

– Non, tu n’es pas assez sérieux. » Silencieuse, elle poursuit sa lecture des yeux pendant que M. Ramon amusé lui dit :

« Je t’en supplie, s’il parle encore de Patraugeat, lis-moi la phrase, rien que celle-là ! »

Quand elle a fini :

« Tiens, dit-elle, prends. »

Le père jette un coup d’œil rapide sur les lignes fiévreuses, sans perdre une bouffée de tabac.

« Il n’écrit pas mal cet enfant, conclut-il, je suis sûr que la réponse de Tonio est moins bien. On fait en général de plus mauvaises rencontres au bahut.

– Au bahut ?

– Oui, à la boîte, lycée ou collège. Allons, bonsoir ! »

Il se lève, prend son courrier laissé là depuis le matin :

« Bon ! fait-il, justement une lettre de Saint-François-de-Sales. Bulletin trimestriel. Mais c’est bien : il travaille, notre petit bonhomme. Littérature grecque 14, Récitation 14, Histoire 13, les mathématiques 3. Ah !… On ne peut pas tout avoir. Observations… Oyons les observations : “Antone Ramon, après une période de fléchissement, nous a donné satisfaction par son travail ; il nous serait difficile de lui faire de vifs reproches sur sa conduite. Nous craignons cependant qu’il n’apporte pas dans ses relations avec ses camarades assez de simplicité et de cordialité. Une amitié particulière ne peut que retarder sa formation virile, empêcher la bonne influence de la vie commune et l’exposer à des dangers qu’il ne soupçonne peut-être pas.”

– Qu’est-ce que ça veut dire ? demande Madame Ramon.

– Rien. Tu peux dormir sur tes deux oreilles. Dans ces maisons-là, ils ont toujours peur des amitiés entre enfants. Encore un préjugé ridicule. Où j’étais, oui, c’était le chahut organisé et le reste, mais à Brou, dans cette ville lointaine et monastique ! Allons donc, tant qu’il n’aura pour ami que ce Georges Morère, inutile de se frapper. À vingt ans, ce sera peut-être autre chose. Alors il faudra ouvrir l’œil, et le bon. »

Et sur cette conclusion absurde, M. Ramon souhaite le bonsoir à sa femme et s’endort sur le mol oreiller de ses principes d’éducation.

 

Au réveil, Antone est très étonné de se sentir le bras droit tout ankylosé, il rappelle ses souvenirs, voit sa lampe éteinte, cherche sur son lit la lettre de Georges, mais en vain. Il regarde à terre, se lève, remue la peau de loup, inspecte le fauteuil, déplace le lit, sans aucun résultat. Après une toilette rapide, méthodiquement, il vide toutes ses poches : même insuccès. Alors il enlève son édredon, ses couvertures, son traversin, son drap… Soudain entre son père :

« Tiens, tu fais ton lit maintenant ?

– Mais, papa…

– C’est très bien, continue, quand tu seras à l’armée ça te servira. »

Antone garde une attitude embarrassée.

« Seulement, poursuit M. Ramon, tu feras bien de ne pas oublier l’extinction des feux, et de ne pas nous exposer à un incendie. Sans compter que tu nous fais des dépenses inutiles et que tu te fatigues les yeux. Tu m’entends ? »

Antone regarde son père avec ahurissement et angoisse.

« En second lieu, pour un homme d’affaires, tu me parais un peu négligent. Qu’est-ce que cette lettre ? On range sa correspondance avant de s’endormir… Oui, je sais, c’est ta lettre d’hier matin. Eh bien, voici mon avis. Tu auras bientôt quatorze ans ; comme dit ton ami, c’est le moment de devenir un homme. Ce n’est pas en écrivant des lettres sentimentales et en nous désobéissant que tu le deviendras. Il faut songer à ton avenir. Je te parle sérieusement. Je ne veux pas que tu sois un bon à rien. Tu feras ton droit, ta médecine, quelque chose. Penses-y dès maintenant. Plus tard, quand tu seras marié, tu quitteras, si tu veux, ça m’est égal. Le succès, l’argent, les honneurs, l’avenir appartiennent aux travailleurs. Rappelle-toi ça. Voilà ta lettre. »

Ainsi parle ce père dont l’unique ambition est de conserver à son fils une magnifique fortune tout en lui faisant rendre le maximum de plaisirs et de luxueuses commodités. Pour toute réponse Antone se jette sur sa poitrine et l’embrasse avec fureur. Le papa ému de cette démonstration, toute sentimentale cependant, lui répète :

« C’est bien, Tonio, tu m’as compris, tu seras sérieux ?

– Oui, papa. »

Antone est sincère. C’est la beauté des belles âmes d’interpréter en bien tout ce qui ne résiste pas absolument à leur idéal. Le père ne songe qu’à la fortune, au mariage, à la situation dans le monde, à tout ce qui peut éblouir. Encore plein de la lettre de Georges, Antone a compris qu’il doit se former pour devenir un lutteur des grandes causes, un travailleur ardent et désintéressé. Tels sont les avantages d’une langue pâteuse et vague, sur une langue nette et précise : chacun y découvre, ou y met, ce qui est conforme à ses aspirations.

CHAPITRE XVII – SUITE AU DROIT DES MÈRES SUR LA CORRESPONDANCE DE LEURS FILS

Madame Morère déjeunait avec ses quatre enfants dans la petite salle à manger de Meximieux, lorsqu’on sonna. Bridgette se précipita et revint bientôt avec un paquet de lettres et de journaux.

« Voilà le courrier, dit-elle, est-ce qu’il y a une lettre de papa ?… »

Madame Morère chercha aussitôt.

« Non, dit-elle, pas de nouvelles ce matin.

– Ah ! c’est assommant ! » s’écria Bridgette.

Au grand étonnement de ses sœurs, Bridgette ne fut pas tancée sévèrement pour cette irrespectueuse exclamation. Depuis un instant Madame Morère regardait une enveloppe gris perle d’un élégant format qui contrastait avec les pauvres lettres des neveux et nièces adressant leurs vœux du nouvel an. Elle la décacheta sans hésitation et se mit à la parcourir en silence.

Georges, la figure subitement empourprée, interrompit son déjeuner et d’un regard d’angoisse examina cette mince feuille entre les doigts tremblants de sa mère. Lorsqu’elle eut terminé sa lecture :

« Vous avez fini de déjeuner ? dit-elle à ses filles.

– Oui, maman.

– Eh bien, allez faire vos chambres tout de suite.

– Oui, maman. »

Toutes trois sortirent de la salle à manger, en jetant un coup d’œil à Georges. Toutes trois comprenaient que c’était à cause de lui qu’on les renvoyait si vite à l’ouvrage.

« Georges, demanda Madame Morère, qu’est-ce que c’est que cette lettre de Tonio ? »

Le fils se leva et vint à sa mère.

« C’est d’Antone Ramon dont je t’ai parlé. Il me souhaite la bonne année probablement. »

Et Georges se mit à lire rapidement à côté de sa mère, tandis qu’elle recommençait la première page.

« Il dit qu’il te répond, reprit Madame Morère. Tu lui as donc écrit le premier ?

– Oui, maman.

– Tu ne m’as jamais parlé de cette lettre ? »

Georges fait un geste évasif qui peut signifier : « S’il faut maintenant te rendre compte de tout ce que j’écris ! »

« Et tu crois que c’est un bon élève, une bonne fréquentation pour toi ?

– Il est devenu bien meilleur, – tu vois qu’il le dit lui-même dans sa lettre, – depuis qu’il est mon ami.

– Et toi es-tu meilleur depuis que tu es le sien ? »

Georges allait répondre : « Oui. » Mais sous les yeux pénétrants de sa mère il se rappela, avec une précision accablante, ses colères, ses mépris, son trouble intime. Nature franche, il résista d’instinct au mensonge, garda le silence, puis interrogea avec crainte :

« Trouves-tu que je sois moins bon ?

– Oui.

– En quoi ?

– Georges, avant, tu étais plus ouvert, plus affectueux, plus serviable, rappelle-toi. Depuis quatre jours combien de fois as-tu malmené cette pauvre Bridgette, et Marie-Thérèse elle-même à qui tu faisais jadis ses brouillons de lettre.

– Il faut bien cependant qu’elle apprenne à faire ses lettres seule !

– À table, tu ne dis presque rien : tu t’exaspères pour la plus futile contrariété. Non, tu n’es plus notre bon Georges d’autrefois.

– Tu exagères, maman, toi-même tu nous fais une mine sévère…

– Je n’exagère pas et je ne suis pas la seule à m’en apercevoir. À Saint-François…

– Si tu veux t’appuyer sur l’opinion des élèves… d’une cabale infecte… à cause du prix d’honneur !

– Non, je ne m’appuie pas sur tes condisciples, mais sur tes professeurs. Tiens, lis le bulletin trimestriel ; je l’ai depuis trois jours, mais je ne voulais t’en parler qu’au départ. »

Madame Morère tira de sa poche un feuillet froissé et Georges put lire : « Observation : Si le travail de Georges est satisfaisant, sa conduite, sans donner lieu encore à de graves reproches, nous inspire des inquiétudes. Nous craignons que son second trimestre ne soit encore moins bon que son premier, s’il continue de subir certaines influences de camarade qui ne peuvent lui faire aucun bien. »

Georges fronça les sourcils. Ainsi son professeur et le Supérieur répétaient ce qu’avait dit l’abbé Levrou, au rapport de Miagrin, ce que Miagrin affirmait pour son compte, ce qu’Antone insinuait, tendrement cruel : « Il était un naïf qui se laissait dominer sans s’en apercevoir. » Georges, ergoteur, répliqua :

« Elle ne signifie rien, cette observation. Le second trimestre n’est pas commencé ! qu’en peuvent-ils savoir ? De plus, c’est faux : Ramon est plus jeune que moi, c’est un nouveau ; il s’ennuyait, il rêvait, il était un peu paresseux ; c’est moi qui l’ai rendu actif, travailleur, ils ne peuvent dire le contraire. Par conséquent, c’est moi qui ai une bonne influence sur lui et non lui une mauvaise sur moi ! »

Madame Morère secouait tristement la tête.

« Maman, maman, pourquoi ne me crois-tu pas ?

– Tes dernières lettres à nous étaient bien froides, et lui… que lui as-tu écrit pour qu’il t’envoie une réponse aussi ?… »

Elle cherchait une expression juste.

« Maman ! maman ! s’écria Georges en embrassant sa mère, comment peux-tu avoir de pareilles pensées ?

– Je ne peux pas ne pas les avoir, Georges ; où va-t-il chercher des mots pareils ? où a-t-il appris cette manière ? non, vois-tu, je ne suis qu’une pauvre femme, je ne comprends pas grand’chose à ces histoires de garçons, mais une lettre comme celle-là est trop troublante ; si ton père était ici, je suis sûre que tu rougirais de la voir en ses mains. Tu es peut-être plus âgé que ton ami, mais certainement il est moins jeune de caractère et d’expérience que toi. Il faut que j’en aie le cœur net, conclut-elle en se levant.

– Où vas-tu ? demanda Georges à sa mère qui se recoiffait.

– Chez M. le Curé.

– Lui montrer ma lettre ? »

Ceci lui échappa dans un tel cri d’angoisse que Madame Morère, qui s’ajustait devant la glace, se retourna du coup. Georges était indigné, de cette indignation de la pudeur déchirée. Ses sentiments les plus intimes, on voulait les étaler, les manier, les peser, les discuter. La mère sentit que sa démarche était grave.

« Je t’en supplie, reprit Georges, dans le silence étonné de sa mère, ne la lui montre pas, je ne l’ai même pas vue.

– Mais tu l’as lue avec moi.

– Explique ce que tu voudras à Monsieur le Curé, mais ne lui montre pas ma lettre, je t’en prie, je t’en supplie, tu n’en as pas le droit.

– J’aurai toujours le droit, repartit Madame Morère avec force, de me renseigner sur la conduite de mes enfants et sur la valeur de leurs camarades. »

Elle ouvrit la porte de la salle à manger et se disposa à prendre son manteau dans le vestibule. Alors Georges dans un accès de rage lui cria :

« Si tu donnes ma lettre à Monsieur le Curé, je ne veux plus jamais le voir. » Pourquoi ? Que voulait-il dire ? Était-ce la honte de rencontrer les yeux qui connaissent votre secret ? Était-ce irritation contre les manières indiscrètes de sa mère ? Déjà l’année de sa première communion, comme il lui écrivait des lettres très pieuses, sa mère émue et transportée de joie les avait montrées à ses amies. En l’apprenant, Georges avait envoyé une protestation colère, et avait gardé le silence pendant quinze jours. Était-ce révolte contre la prétention de ses parents à pénétrer dans ses sentiments intimes et à les soumettre à l’autorité ecclésiastique ? Madame Morère fut un peu intimidée.

« Je vais demander un conseil, répondit-elle, c’est tout naturel ; Monsieur le Curé est la bonté même, je ne vois pas ce qui peut te troubler.

– Je ne veux pas qu’on montre mes lettres.

– Soit, je ne la montrerai pas, mais rien ne m’empêchera de lui en parler.

– Alors donne-la-moi.

– Tu n’as pas confiance dans ma parole ? »

Georges honteux balbutia : « Je l’ai mal lue, je voudrais la relire.

– Nous verrons à mon retour.

– Ah ! je suis sûr qu’il va bavarder là-dessus avec tous les curés du voisinage.

– Dis donc, pour qui le prends-tu ?

– Demande-lui sa parole de n’en parler à personne.

– À Monsieur le Curé ?

– Si jamais cette affaire revient à Saint-François toute déformée par les commentaires, tu ne peux savoir quel tort ça me fera.

– Je verrai, répondit Madame Morère ébranlée et craignant en effet de compromettre son enfant.

– Tu me le promets ?

– Si tu veux. D’ailleurs tu es ridicule, il sera le premier à comprendre que la discrétion s’impose. »

Madame Morère sortit, tandis que Georges remontait à sa chambre.

« Qu’est-ce qu’il y a ? lui demanda Bridgette dans l’escalier.

– Tu m’ennuies, » lui répondit brusquement Georges, et, fermant la porte derrière lui, il alluma du feu dans sa cheminée, puis se mit à ranger fiévreusement les tiroirs de ses meubles.

CHAPITRE XVIII – DISCUSSION D’UNE QUESTION DÉLICATE

Madame Morère expliquait au curé de Meximieux les raisons de sa visite matinale. Tout d’abord elle demanda le silence sur cette conversation ; l’abbé Buxereux un peu effaré de cette solennelle introduction promit aussitôt. Au fur et à mesure que la mère inquiète énumérait les faits : la froideur de Georges, l’absence de prix d’honneur, la cabale dont il se prétendait victime, la note du bulletin trimestriel, l’envoi secret de la lettre à Antone Ramon, la réponse immédiate du camarade, le front de l’abbé se rembrunissait.

« Vous l’avez cette lettre ?

– Oui, monsieur le curé.

– Voyons-la.

– Monsieur le curé, j’en suis moi-même confuse, mais vous connaissez le caractère susceptible de Georges, j’ai dû lui promettre de ne la montrer à personne.

– Promesse maladroite, Madame. Enfin, puisque vous avez promis, vous devez tenir, mais quel conseil puis-je vous donner ? M’est-il permis du moins, de connaître le contenu de cette lettre qui me semble d’une importance capitale ?

– Sur ce point je ne suis nullement liée. Je dois avouer que c’est le ton même qui m’a bouleversée. Ce camarade commence par lui dire qu’il l’aime beaucoup.

– Oui, fit le prêtre en soulevant de sa pincette les bûches qui ne donnaient plus ni flamme, ni chaleur.

– Il lui affirme qu’il a été triste pendant les premiers jours de vacances, mais que sa lettre a été ses plus belles étrennes, bien qu’il ait reçu un phonographe, des albums, que sais-je ?

– Oui, oui.

– Après je ne sais plus comment il tourne sa phrase, mais il lui promet de tant travailler qu’il arrivera le second de la classe pour tranquilliser les professeurs et faire enrager ses condisciples.

– Oui, pour faire enrager les autres…

– Ensuite il se plaint d’être seul, de s’ennuyer et lui demande la permission de l’aimer, mais dans des termes que je ne saurais vous répéter, Monsieur le Curé, tellement ce petit – il paraît qu’il a treize ans, – est prodigue de mots caressants, de sentiments affectueux. Je ne vous dirai pas tout ce que j’en pense, je craindrais de dire une sottise. Dans tout cela, il y a un mélange d’amitié, de promesses de travail, d’abandon à ses conseils, de rappels ou d’allusions difficiles pour moi à comprendre. Enfin il est prêt à braver tout pour Georges pourvu que ce soit avec lui, à cause de lui, auprès de lui, pourvu qu’il soit son ami. Voilà, Monsieur le Curé ; j’oublie bien des choses, mais je crois que c’est à peu près le contenu de sa lettre, du moins le sens général. Et maintenant que dois-je faire ?

– Connaissez-vous cet enfant ? demanda l’abbé Buxereux, qui avait écouté les dernières explications dans le silence le plus attentif, la pincette immobile.

– Pas du tout : il s’appelle Antone Raymond… Ramon plutôt, et habite Lyon.

– Place Bellecour ?

– Précisément, vous connaissez cette famille ?

– Un peu : les grands parents étaient de fervents catholiques, mais je crains que le père ne soit un indifférent et un blasé. Un enfant élevé dans cette famille riche et gâté par ses parents n’est pas, de prime abord, une bonne rencontre pour votre fils. Je ne voudrais pas jeter le moindre discrédit sur cet élève que je ne connais pas, mais la plus élémentaire prudence vous dicte votre conduite. Que peut-il résulter de cette amitié si enflammée, si bizarre, encore que ce cas ne soit pas très rare dans les maisons d’éducation ? je ne le sais, mais rien de bon assurément. Georges a quinze ans, il traverse une crise évidemment grave. J’ai assez d’expérience des enfants pour pouvoir affirmer que quatre-vingt-dix-neuf sur cent sombrent à pareille épreuve. »

Madame Morère se renversa dans un geste d’effroi.

« Il faut, reprit l’abbé, que Georges rompe immédiatement tout rapport avec cet ami. Je connais Georges : c’est un enfant chrétien, on peut, on doit obtenir de lui cet acte de courage. »

Madame Morère secoua tristement la tête :

« Je n’obtiendrai rien, Monsieur le Curé. Son père ? peut-être, c’est un homme ; moi, je ne vois pas assez clair dans cette histoire ; j’ai deviné le danger, mais je sens bien aussi qu’avec deux ou trois questions il m’embarrassera. »

Elle s’arrêta, comme n’osant poursuivre, puis rassemblant tout son courage :

« Si vous, Monsieur le Curé, vous vouliez bien user de votre influence et de votre autorité.

– C’est mon devoir, Madame. »

Et immédiatement il se leva pour accompagner Madame Morère.

 

Georges les vit venir de loin, par les vitres de la fenêtre ; pressentant un malheur, il fut pris du désir de s’échapper par le jardin. Mais l’idée que ses sœurs le verraient fuir comme un lâche, le retint ; il attendit, stoïque, écouta les pas lourds du vieux curé dans l’escalier et le froissement de la robe de sa mère. On frappa ; il répondit :

« Entrez.

– Bonjour, Georges, dit le prêtre en pénétrant dans la chambre. Vous êtes tous venus me voir hier et me voici aujourd’hui plus tôt que je ne pensais. Aussi, comme je dois administrer la mère Varlot avant midi, si tu le permets, j’aborderai tout de suite le sujet qui te vaut une visite si matinale. »

Madame Morère avait déjà prié Monsieur le Curé de s’asseoir dans le fauteuil près du feu, tandis que Georges se hâtait de débarrasser ses deux chaises des livres, boîtes et linge, et s’excusait de ce désordre sur la nécessité d’un rangement général.

« Un inventaire de fin d’année ! reprit l’abbé. C’est toujours excellent. »

Georges s’appuya à sa table de travail, sa mère craintive occupait la chaise de l’autre côté de la cheminée.

« Je ne te dirai pas, mon cher Georges, ma profonde affection pour toi et les tiens. Ta mère m’a fait des confidences qui prouvent la confiance que vous avez tous en moi et je les reçois comme un dépôt sacré. Si j’étais obligé de m’en ouvrir à qui que ce fût, je n’aurais en vue que votre bien, je t’expliquerais mes raisons et je suis certain que tu approuverais alors ma démarche. Aujourd’hui je n’ai besoin d’en référer à personne pour t’avertir, mon cher Georges, que tu es à une heure très grave de ta jeunesse. Cette amitié dont ta mère m’a parlé, je suis sûr qu’elle est très noble, très généreuse, très pure : je suis convaincu que toi et ton ami vous ne voulez que vous entraîner au bien ; je vais même plus loin, en d’autres circonstances, en philosophie, par exemple, ou avec un élève d’un autre tempérament, j’y applaudirais et te féliciterais de te faire ainsi le tuteur d’un camarade plus jeune, moins bien formé que toi ; et cependant ce matin, immédiatement après la confidence de ta mère, je viens te voir pour te demander avec elle, au nom de tout ce que tu as de chrétien dans le cœur, de renoncer dès maintenant à cette amitié.

– Y renoncer ?

– Oui, y renoncer.

– Mais j’ai bien le droit d’avoir des camarades ?

– Des camarades, oui ; un ami, c’est plus délicat.

– Pourquoi, Monsieur le Curé ?

– Pourquoi ? Parce que c’est une amitié particulière. Cela te fait sourire ; cela ne te convainc pas. Cependant tu sais bien que le règlement de ta maison les interdit formellement.

– Pourquoi interdire ce qui est bien ? »

C’était la même objection que naguère il avait faite au père Levrou sans obtenir de réponse satisfaisante.

« Tu discutes la règle et c’est déjà mal. Qui regulae vivit, Deo vivit : Celui qui vit pour la règle, vit pour Dieu. Crois-tu que les fondateurs aient imposé cet article sans raisons graves ?

– Quelles sont-elles ces raisons ?

– Ne devrais-tu pas t’incliner d’abord en fils soumis devant leur sagesse et leur expérience ?

– Je m’incline, mais pourquoi ne pas me dire ces raisons ?

– Pourquoi ? Georges, parce qu’il y a des devoirs, tu m’entends, que tout enfant bien né, que tout honnête homme accepte sans discussion, averti par un sûr instinct qu’ils sont conformes à l’honneur et à la volonté de Dieu. »

Georges baissait la tête en silence, mais sa physionomie ironique exprimait sa pensée : « J’étais bien sûr que vous refuseriez de me répondre. » Le prêtre le pénétra et reprit :

« Aujourd’hui, puisque tu es face au danger, même devant ta mère, surtout devant ta mère, je puis et je dois t’expliquer ces raisons. Non, tu ne dois pas t’abandonner à cette amitié particulière, parce que… qui veut faire l’ange fait la bête. »

Georges secoua la tête, étourdi du coup.

« Ce n’est pas moi qui dis cela, c’est Pascal, lequel n’est pas un imbécile, comme tu pourras l’apprendre bientôt. Oui, l’homme n’a pas une nature angélique, mais une nature viciée et à chaque âge, il tend par une secrète inclination à pervertir sa voie et à gâter son avenir. Tout enfant, il est clair que son corps a besoin de nourriture. Dis-moi, crois-tu qu’un enfant laissé à lui-même ne satisferait pas ce besoin jusqu’à mettre ses jours en danger ? Car le besoin dégénère en sensualité, qui s’appelle alors gourmandise. Il faut donc veiller à sa nourriture, la choisir, la régler, sans lui expliquer le plus souvent les raisons qu’il ne comprendrait pas alors. Admets-tu cela ?

– Évidemment, répondit Georges.

– Plus tard il sent s’éveiller en lui un besoin de tendresse, d’expansion ; c’est une grande force, c’est celle-là que Dieu a mise en lui, liée à un désir naturel qui le poussera à fonder une famille, à se dévouer à ses enfants. Ces forces se développent parfois prématurément : le devoir le plus impérieux est de ne pas les lui laisser gaspiller, de ne pas les lui laisser avilir, c’est-à-dire de ne pas lui permettre de les employer simplement en égoïste, sans autre but que la satisfaction de ses plaisirs. Comprends-tu cela ? Si donc tu ne contiens pas ces premiers flots intimes de tendresse, si tu n’attends pas d’avoir l’âge où la raison, la famille à fonder, le devoir, la religion te réclameront tous ces trésors, tu les gaspilleras nécessairement.

– Alors, interrompit Georges, je n’ai pas le droit d’avoir d’affection pour qui que ce soit ?

– Qui te dit cela ? avant tout nous sommes amour : mais il faut que notre amour soit ordonné. Ne dois-tu pas d’abord répondre à l’amour de tes parents, de tes sœurs, de ceux que depuis ta première lueur d’intelligence tu vois autour de toi te dévouer leur pensée, leur cœur, leur vie ? Et n’est-ce pas suffisant, jusqu’au moment où tu pourras payer cette dette, ou plutôt ne parlons pas de dette, répandre à ton tour sur ta nouvelle famille cette même source d’amour ?

– Mais je n’ai pas pour cet ami l’affection que j’ai pour mes parents, mes sœurs, ou que j’aurai pour celle que j’épouserai. À ce compte l’amitié n’existerait pas ?

– Si, elle existe, mais il faut justement, comme tu le dis, qu’elle existe toute différente de ces affections naturelles sans en être une déviation ou une bifurcation. Diras-tu que pour toi il en est ainsi ?

– Oui.

– C’est une amitié idéale, une sorte de chevalerie, de fraternité d’armes, une noble émulation dans le bien et pour le bien, rien de plus ?

– Oui.

– Pour toi, peut-être ; oui, peut-être, c’est-à-dire si tu ne t’abuses toi-même, car, ne t’irrite pas, je ne soupçonne nullement ta sincérité ; mais l’autre, mais lui… »

Georges garda le silence.

« Es-tu sûr, poursuivit l’abbé, qu’il ne se mêle à son amitié rien de trouble ? Je ne l’accuse pas, il ne s’en est peut-être pas aperçu lui-même ; mais ce qu’on ne voit pas en soi, on le distingue souvent très nettement chez les autres. Crois-tu que sa lettre – cette lettre que je n’ai pas lue – avait l’accent simple et franc d’une lettre d’amitié, d’une lettre de camarade qu’on estime, qu’on préfère à tous les autres, c’est entendu, mais dont on peut avouer tous les sentiments sans embarras ? »

Georges n’essayait plus de répondre : une clarté montait en lui et, quoique irrité, il ne voulait pas s’en détourner, c’était trop grave. Pourtant ses doutes subsistaient. Le prêtre, impitoyablement, poursuivit :

« Descends dans ta conscience, mon pauvre Georges ; je ne veux pas te confesser, mais je connais assez ta franchise pour être sûr que tu t’avoueras toi-même ton changement. Tu veux le bien, diras-tu ; le bien, c’est rapprocher cet enfant de Dieu ; mais toi-même, pourrais-tu affirmer que ce camarade n’est pas en train de devenir ton idole ? es-tu sûr en voulant le sauver de ne pas te perdre ? Le premier pas est si dangereux et il explique tous les autres. Or, crois-en ma vieille expérience, on le fait souvent, ce premier pas, tout en s’étant promis de ne jamais le faire, parce qu’on s’expose volontairement à la tentation. Et alors on prend en dégoût le devoir, la famille, l’honneur et même ceux qui vous ont avertis pour vous prémunir, pour vous arrêter. Que de farouches ennemis de l’Église et de ses prêtres ont commencé par là ! et c’étaient parfois les meilleurs élèves, ceux qui donnaient les plus belles espérances ! »

L’émotion du prêtre avait gagné Georges. Il s’avouait en effet qu’il avait écrit à Antone par besoin de se grandir à ses yeux, de répondre au père Levrou et à Miagrin. Les appels au devoir étaient sincères, mais ils s’étaient ajoutés à des motifs d’orgueil plus profonds, plus puissants.

« Je n’en suis pas là ? hasarda-t-il.

– Sans nul doute, mon cher Georges, je me laisse emporter jusqu’au bout de cette voie et tu me rappelles à temps que j’exagère ; mais ce que je n’exagère pas, c’est le danger. Te crois-tu vraiment la même sûreté de coup d’œil qu’avant pour discerner une bonne action d’une mauvaise ? Crois-tu que ta vie se développe avec autant de clarté que jadis ? que tu en as la même intelligence ? Tiens-tu vraiment ton conseil dans ta main, certain de ne pas céder à de vaines raisons ? As-tu la même force de résistance au mal, de conquête pour le bien ? la même soif de cette science sacrée de la vie que donnent les années bien passées dans le devoir ? As-tu la même piété que naguère ? En un mot peux-tu te rendre ce témoignage que ton respect de la loi divine, que la crainte de Dieu, le commencement de la sagesse, a augmenté dans ton cœur depuis quelques mois ?… Alors ? »

C’était le même discours que celui du Père Levrou, avec de nouveaux faits. Georges se rappela ce qu’il avait entendu naguère : « Quand vous verrez que j’ai raison, vous suivrez mes conseils… » C’était vrai. Pourtant, il voulut retarder cet instant.

« J’espère, dit-il, qu’on ne m’accuse pas d’avoir fait du mal à mon camarade ?

– Non, certainement.

– Je n’ai donc rien à réparer, rien à briser.

– Après-demain, tu rentres à Saint-François-de-Sales. Eh ! bien, écoute-moi, Georges, je te parle avec toute l’affection de mon âme d’ami et toute la clairvoyance de mon expérience de prêtre : je te considère comme irrémédiablement perdu si tu ne prends pas, et si tu ne tiens pas fermement, deux résolutions et si tu ne te résous pas tout de suite à faire un acte pénible, mais nécessaire.

– Quelles sont ces résolutions ?

– La première : ne plus jamais écrire à cet ami, sous quelque prétexte que ce soit ni en recevoir de lettre, soit ici, soit là-bas à Bourg. Tu sais la gravité des billets d’élèves, elle est justifiée, crois-moi.

– Et l’autre ? demanda Georges.

– La seconde, c’est de ne plus avoir de conversations particulières avec lui, j’entends de te trouver avec lui seul à seul. Parle-lui au milieu des autres, mais dès que tu pressens que vous n’allez rester que vous deux, quitte-le ! »

Georges écoute en silence, il réfléchit, puis brusquement :

« Et maintenant quel est cet acte difficile, mais nécessaire ?

– Il est bien inutile de t’en parler, si d’abord tu ne veux pas prendre ces deux résolutions : plus de lettres, plus de conversations particulières.

– C’est dur : j’essaierai.

– Il ne faut pas dire : j’essaierai. Essayer ce n’est pas vouloir, puisque ce n’est pas vouloir tout d’abord, quand même et jusqu’au bout ; il faut dire : Je le promets.

– Je le promets. »

Le prêtre lui prit les mains.

« Mon cher Georges, tu ne m’étonnes pas, tu es bien tel que je te connais, tel que je t’espérais ; j’en remercie Dieu qui te donne la force de prendre en pleine connaissance de cause ces viriles résolutions. C’est une vie nouvelle qu’il faut vivre et le sacrifice que je te demande maintenant, c’est un sacrifice non à moi, non à tes parents même, mais à ce Dieu qui aime les cœurs généreux. Tu as reçu une lettre ce matin. Est-ce la première de cette nature, et de cet ami ?

– Oui, fit Georges, les sourcils déjà froncés.

– Eh ! bien, ne la conserve pas, mais brûle-la, tout de suite, devant ta mère.

– Mais je ne l’ai pas seulement lue en entier, répliqua Georges dans un sanglot.

– Ne la lis pas.

– Je ne l’ai même pas. »

Et il tournait vers sa mère des yeux de désespoir et de supplication, des yeux qui retenaient à peine les larmes écloses sous les cils.

L’abbé frémit, pris de crainte, il regarda Georges, il regarda Madame Morère, puis faisant un effort sur lui et risquant le tout :

« Georges, ne la prends pas ; dis seulement à ta mère : “Maman, brûle-la.” »

Cette fois ce fut Madame Morère dont les yeux se remplirent de pleurs ; elle comprenait la dureté du sacrifice, elle était serrée de l’angoisse qui tourmentait son fils. Georges s’approcha d’elle : elle lui ouvrit ses bras, le recueillit sur sa poitrine, le baisa au front avec amour et comprima dans ses embrassements les profonds sanglots qui le secouaient. Le prêtre attendait en silence. Le soleil montait rayonnant dans un ciel débarrassé de brouillards ; il dorait les vitres de la fenêtre où finissaient de fondre les cristallisations du matin, et parsemait la chambre de carreaux d’or.

« Georges ! mon pauvre enfant ! » répétait Madame Morère.

Enfin d’une voix basse, d’une voix implorante qui ne commandait pas certes, qui défendait plutôt, Georges murmura :

« Puisqu’il le faut, brûle. »

Madame Morère l’étreignit dans ses bras et tandis qu’il l’embrassait, il vit dans la chambre sursauter de grandes lueurs ; il se retourna. Une feuille noire se recroquevillait sur la bûche et jetait une dernière flamme. Tandis qu’elle noircissait avec de légers crépitements, Georges pouvait apercevoir une écriture blanche, comme une fine arabesque en vieil argent. Elle se brisa et des parcelles s’envolèrent avec les étincelles. C’était la lettre d’Antone.

Le curé de Meximieux se leva. Il serra affectueusement la main de l’infortuné et lui dit :

« Mon cher Georges, l’enfant capable à quinze ans de ce sacrifice sera plus tard un homme. Souviens-toi de tes promesses. » Et il sortit.

 

Tout n’est pas terminé. Georges, il est vrai, se sent plus résolu, plus fort, plus léger ; il savoure déjà sa liberté reconquise. Il brisera cette amitié qu’on dit dangereuse et la réduira, puisqu’il le faut, à une bonne camaraderie sans mystère ni secret. Cependant il craint pour Antone, il s’apitoie sur lui ; s’il pouvait le ménager ? comment le ramener tout doucement à la vie normale sans qu’il s’en aperçoive ?

Le lendemain, jour du départ, il se lève joyeux ; le déjeuner est gai : il raille les cheveux éplorés de Bridgette, il promet de longues lettres à Marie-Thérèse. Après le déjeuner toute la famille l’accompagne à la gare en bande. Seule, Madame Morère semble un peu craintive, Georges la rassure :

« Tu verras que ça s’arrangera très bien, ne t’effraie pas.

– Georges, n’aie pas trop confiance en toi.

– Laisse-moi faire : j’ai un plan très simple et très pratique.

– Dieu soit béni ! mais écris-nous vite. »

Le train entre en gare, on installe Georges.

« Bridgette ! embrasse Bridgette ! tu n’as pas embrassé Bridgette !

– Les voyageurs pour Ambérieu, Bourg, Culoz… en voiture. »

Coup de sifflet.

« Au revoir ! À Pâques ! À Pâques ! au 30 mars ! »

Le train s’ébranle et fuit ; les portières se confondent, les têtes penchées s’éclipsent l’une l’autre. Bridgette crie toujours, en agitant son mouchoir :

« Au revoir, Georges ! »

À 3 heures 54 minutes, Antone quitte à son tour la Croix Rousse, dûment embrassé, pleuré, démoralisé par tante Mimi et tante Zaza. Il a retrouvé à la gare M. Berbiguet qui promet aux deux demoiselles de bien veiller « à ce qu’il n’ait pas froid aux pieds » et il a été salué également par ses camarades Lurel, Henriet, Rousselot qui ont effarouché les pauvres tantes en criant au Tonio chéri : « Tiens ! Ramon ! comment vas-tu, mon vieux ? »

« Mon vieux ! ils l’appellent mon vieux, ce chérubin ! »

Maintenant le train file. Antone songe qu’il va retrouver Georges à la gare. Il est plein de courage, il a bourré sa valise de livres et entrevoit déjà la gloire d’être le second en histoire et en composition française.

« Bourg ! trente minutes d’arrêt !… Les voyageurs pour Mâcon, Bellegarde, Genève changent de train. »

Dans le bruit des plaques tournantes, des locomotives, les voyageurs et les employés s’interpellent ; les élèves se retrouvent. Antone cherche la porte. « Georges est arrivé avant lui, Georges certainement doit l’attendre à la sortie. »

Georges n’est pas là.

DEUXIÈME PARTIE – SOUS LE JOUG

CHAPITRE I – RUPTURE

Dans l’église de Brou les grandes verrières font resplendir les écussons de la maison de Bourgogne et les visages pieux et placides des donatrices ; elles jettent le charme de leur apaisante lumière sur le chœur intime et secret où s’entassent les chefs-d’œuvre menus et féminins de l’art gothique mourant.

M. Berbiguet, apprenant qu’Antone ne connaît pas cette merveille, sa merveille, a fait entrer toute sa troupe ; il lui fait admirer les tombeaux, les retables, les stalles si finement ciselées et ouvragées. Il s’extasie devant la triple porte paradisiaque du jubé, va, vient, recule, montre les feuillages, les chardons, les cordelières, les blasons, les statues, ne fait grâce d’aucun détail. À sa voix chaude et enthousiaste ces étoffes, cette végétation, ces fins objets emprisonnés, semblait-il, par un magicien, dans la pierre, le marbre et le bois, reprennent leur souplesse, leur grâce, leur vie. Ducs, princesses, bébés joufflus, saintes et pleureuses se raniment. Il ressuscite Philibert le Beau, Marguerite d’Autriche, Marguerite de Bourbon, toute la Bresse du XVIe siècle. Les élèves s’attardent, heureux de reculer le moment pénible de franchir le seuil du collège, mais Antone s’irrite : il écoute à peine et s’étonne seulement de retrouver au milieu de ces splendeurs la devise désenchantée de celle qui ne peut être reine de France : « Fortune, Infortune, Fort Une, » et aussi d’être suivi dans tous ses mouvements par le long regard tranquille d’un saint de vitrail au visage féminin, qui joint les mains dans une éternelle prière, tandis qu’un dragon visqueux s’aplatit à ses pieds qu’il lèche.

Pendant ce temps, dans la cour du collège, Georges Morère est en grande conférence avec Modeste Miagrin. En arrivant il l’a tout de suite recherché ; après l’avoir remercié de ses judicieux avis, il le prie de lui rendre un service. Puisque le règlement défend l’amitié à deux, pourquoi n’essaierait-il pas de l’amitié à trois ? Antone Ramon est un charmant camarade, un peu trop vif, mais il faut être aveugle pour ne pas voir le manège des Beurard, des Lurel, et même de certains élèves de la grande division, autour de lui. On ne peut l’abandonner. Il le convie donc à cette œuvre de protection. Le sacriste ne peut refuser. En effet, il bout de joie, mais n’ose s’abandonner, trop fin pour ne pas voir les difficultés :

« Antone voudra-t-il accepter ? dit-il. Tu sais qu’il est ombrageux ?

– Ne crains rien, répond Georges, il m’a écrit pendant les vacances, il se fie absolument à moi ; il acceptera tout de moi.

– Je le souhaite, reprend Modeste, mais tu verras que, s’il se fâche, tu renonceras à ta combinaison pour le ressaisir.

– Jamais. Si tu veux savoir la raison, j’ai promis, et je ne puis plus avoir avec lui de conversation seul à seul. »

Habilement, Miagrin se fait raconter les incidents des vacances :

« Tu ne connais pas Antone, conclut-il, et tu n’es pas assez souple, tu n’arriveras pas à lui faire accepter cela.

– En tous cas, je puis compter sur toi pour m’y aider.

– Sûrement. »

Antone Ramon vient enfin de quitter la chapelle de Brou et d’échapper aux importunités du grand Lemarois, un pauvre philosophe et de Varageon, un triste rhétoricien. Il vide dans son pupitre, en étude, les livres et les confiseries dont on l’a chargé au départ : marrons glacés de tante Zaza, fruits confits de tante Mimi, rondelles de chocolat de cousine Vovo et choux à la crème donnés par la maman pour son premier goûter. Toutes ces friandises ont un peu souffert de leur voisinage réciproque. Antone contemple longtemps le sac de marrons et la boîte de fruits confits. Comme jadis Hercule entre le vice et la vertu, il hésite. Enfin il se décide pour la boîte, essuie les traces de crème, l’enveloppe d’une nouvelle feuille de papier, la ficelle avec la faveur rose des marrons glacés, glisse sous le nœud une carte, avec ces mots : « À Georges Morère » et renferme délicatement le précieux paquet dans le bureau de son ami.

À peine arrivé dans la cour, sans se préoccuper des railleries de Cézenne, d’Émeril et d’Orlia qui l’ont tout de suite entouré, il court à Morère qu’il aperçoit dans l’allée du fond, causant avec Miagrin.

Après les premières effusions, Georges se laisse prendre par le bras, et tout en marchant dans l’allée il attaque la grosse question :

« Tu sais, j’ai beaucoup pensé à toi pendant les vacances, je ne veux plus qu’on t’ennuie à cause de moi, qu’on te mette à l’index et qu’on te fasse des histoires.

– Ça m’est égal pourvu que toi…

– Il ne faut pas que ça te soit égal. Non, il faut que tous les autres, comme nous, te trouvent tout à fait bon type : c’est aussi l’avis de Miagrin. »

Antone regarde le compagnon de Morère d’un air qui signifie nettement : « De quoi se mêle-t-il celui-là ? » Mais Georges poursuit :

« Voici ce que j’ai pensé faire, puisque tu m’as dit que tu avais confiance en moi. Miagrin nous a défendus, il nous a avertis. Tu sais, sans que tu t’en doutes, il t’a rendu déjà pas mal de services. Et puis, lui, personne ne peut le soupçonner. Or tu connais la règle “Nunquam duo, semper tres. Jamais deux, toujours trois”. À trois nous sommes invulnérables. Soyons tous les trois amis, comme à la première promenade, te rappelles-tu ?… »

Il s’arrête devant le regard courroucé d’Antone.

Miagrin intervient.

« Vous agirez comme vous voudrez, c’est votre affaire ; mais il est évident qu’on ne vous laissera pas tous les deux faire bande à part.

– Pourquoi ? demande Antone qui se serre contre Georges.

– Parce que, reprend naïvement Georges, que nous le voulions ou non, ce sera une amitié particulière.

– Qu’est-ce que c’est qu’une amitié qui n’est pas particulière ? riposte Antone.

– Tu veux qu’on nous confonde avec les Lurel, les Patraugeat, les Monnot ?

– C’est ça qui m’est égal.

– Tout t’est égal, s’écrie Georges agacé. Quand tu seras renvoyé et que tu verras pleurer tes parents, est-ce que ça te sera égal ?

– Bah ! ils ne pleureront pas, ils me mettront ailleurs. Tu sais, ils ne l’admirent pas la maison ; je m’en suis aperçu.

– Quand tu es en colère, on ne peut plus raisonner avec toi.

– Je ne suis pas en colère, seulement je vois pourquoi tu me dis cela.

– Quoi ? Qu’est-ce que tu vois ?

– Le Supérieur t’a fait la leçon.

– Pas vrai.

– L’abbé Russec alors ou le Père Levrou ?

– Non plus.

– Qui ?

– Eh bien ! si tu veux le savoir, c’est maman.

– À cause de ma lettre ?

– Oui.

– Alors, répond lentement et d’une voix tremblante Antone effrayé, tu ne veux plus être mon ami ?

– Si, mais à condition que tu acceptes Miagrin.

– Non, tu ne veux plus, non, je comprends maintenant. Tu as peur que je te compromette.

– Antone, Tonio, je t’en prie, tu m’avais promis…

– Ah ! tout ce que tu voudrais pour toi, pour rester avec toi, rien qu’avec toi, mais c’est fini.

– Ne t’emballe pas. Écoute, Tonio, je t’en supplie…

– Non, répond Tonio rageur, non, reste avec ton Miagrin si tu veux ; tu m’as trompé, tu m’as trahi, c’est fini, lâche-moi, là, non, je veux m’en aller, non, je m’en vais, c’est fini. »

Et malgré Morère qui s’efforce de le retenir, Antone se dégage et court rejoindre le groupe de Lurel, Émeril, d’Orlia, Patraugeat, Cézenne.

« Je te l’avais dit, conclut Miagrin, tu n’es pas assez habile : tu vas trop vite et tu t’y prends trop brusquement, laisse-moi faire. »

La nuit vient vite en janvier ; à quatre heures et demie, les élèves se réfugient dans l’étude. Mais à peine entré Antone Ramon se précipite vers le bureau de Morère et avant que celui-ci n’ait pu se rendre compte de son intention, il soulève le couvercle, plonge la main au milieu de ses livres et enlève un paquet.

« Que fais-tu là, Tonio ?

– D’abord je te défends de m’appeler Tonio, appelle-moi Antone Ramon comme les autres. »

Les élèves, comme une meute accourent, ils ont vu la boîte et flairé les friandises. Les yeux allumés, les mains tendues, ils mendient.

« Ramon, hein, à moi, dit Cézenne, tu seras un bon type.

– À moi ! crie Émeril, je ne t’ennuierai plus !

– À moi ! mon petit Antone, glapit Lurel, tu sais, je te défendrai.

– À moi ! aboie le gros Patraugeat.

– À moi ! » supplie Trophime Beurard.

Et c’est quelque chose de répugnant que toutes ces gourmandises et ces goinfreries exaspérées, haletantes de désir, jappant, sautant, revenant, se poussant, s’écrasant autour de la boîte, tandis que Ramon furieux casse les ficelles, déchire les papiers.

« Ne l’étouffez pas, » dit en riant l’abbé Russec qui suit la scène.

Mais l’enfant repousse du coude les assaillants, fend le groupe, monte à la chaire et dans une attitude charmante de sveltesse offre à l’abbé surpris la boîte pleine de fruits délicats.

« Merci, Ramon, non, merci, mangez-les avec vos camarades. »

Et croyant faire de l’esprit il ajoute :

« Vous n’oublierez pas Georges Morère. »

Georges Morère reste à son pupitre. La meute se rue sur les fruits. En un instant la boîte se vide, si bien qu’Antone, moitié fâché, moitié stupéfait, s’écrie :

« Il n’en reste même pas un pour moi ! »

Trop tard. Les chinois, les petites poires confites, les figues doucereuses, les quartiers d’orange glacés, les cerises sentant l’eau-de-vie, tout s’est engouffré dans les bouches. Alors Lurel s’approche de Ramon et tournant le dos à l’abbé Russec :

« Partageons », dit-il avec un sourire protecteur. Et il lui rend généreusement la moitié d’une prune pulpeuse et dorée, et mange l’autre moitié en regardant du coin de l’œil Morère assis à son bureau.

CHAPITRE II – LUREL ET MONNOT ENTRENT EN SCÈNE

À peine rentré, il faut s’occuper de la séance académique de Saint-François-de-Sales. Michel Montaloir, le fameux explorateur des plateaux asiatiques, Michel, l’homme de la colonisation, Michel, un « ancien » de la maison, doit venir la présider.

Les professeurs s’ingénient à exciter l’émulation, à lancer les élèves. M. Pujol, à l’imitation des P. Jésuites, a divisé sa classe en deux camps, Romains et Carthaginois. Il promet au camp vainqueur un thé suivi de jeux. De plus, si la classe obtient trois « éloges » elle a droit à une promenade d’une journée pendant que les autres travaillent.

Et cependant la troisième s’alourdit : les propositions les plus alléchantes n’attirent pas ; l’attention vraiment est faible, les devoirs médiocres, on ne travaille pas.

La troisième est en effet la classe terrible. À quatorze ou quinze ans les enfants se transforment : période d’incubation, époque des chrysalides : leur être se pelotonne, ils se métamorphosent ; les valeurs se déplacent sans qu’on puisse savoir même pourquoi ; le jeu des affinités et des antipathies s’embrouille et les yeux les plus clairvoyants ont peine à y comprendre quelque chose.

L’abbé Russec s’inquiète aussi : on joue peu. Depuis huit jours surtout il surveille le groupe Lurel, Monnot, Beurard, Patraugeat. Ramon est toujours avec eux et cette fréquentation ne lui dit rien qui vaille. Il se rassure un peu en voyant les efforts inlassables de Miagrin sur le petit Lyonnais.

Le fils du fermier a passé des vacances mauvaises. Pour la première fois, il a compris la nullité de son père ; il n’a même pu supporter la bonté inintelligente de sa mère. Cette mesquinerie de vie, de pensée, d’ambition, cette avarice sordide qui ne sait même pas faire fructifier sa richesse, cette satisfaction béate d’être envié par les ruraux de Pont-de-Veyle, lui inspirent une sourde colère. M. le Supérieur dans le bulletin a parlé de sa piété, de son intelligence et reconnu enfin les indices d’une précieuse vocation.

Modeste a étudié cet avenir. Oui, peut-être ? Il entrevoit des honneurs, les respects multipliés des femmes, les aubes de fines dentelles, le camail violet et l’autorité de la crosse.

Mais non, il ne sera pas prêtre, il ne sera pas non plus pharmacien de canton, voué à une vie sans éclat ; d’autres rêves le hantent. Ah ! s’il pouvait conquérir Ramon, il irait à Lyon, sinon à Paris ; s’il pouvait par lui pénétrer dans ce monde fermé, riche, aristocratique et qui lui semble d’autant plus merveilleux qu’il le connaît moins !

Il faut qu’il gagne Antone, il le gagnera. La partie semble belle : il s’insinue, s’apitoie, sait se retirer à temps, revenir au moment opportun, tout comprendre, tout entendre, tout supporter ; mais s’il a l’instinct de la conquête, il n’a pas encore la connaissance des âmes : il échoue dans ses conversations les plus attendries, dans ses supplications les plus étudiées. Morère est profondément touché de cette insistance que rien ne décourage.

« Et moi qui me méfiais de toi ! » lui dit-il avec l’accent du plus amer repentir.

Miagrin sourit :

« Il faut savoir attendre, lui répond-il. » Mais il a beau répéter à Antone : « Tu as tort : tu te laisses prendre par Lurel, c’est un imbécile, il te perdra, nous, nous te sauverons, oui, je te sauverai. », il n’en obtient que des réponses dures.

« Tu m’ennuies. Mêle-toi de ce qui te regarde. Va retrouver ton ami Morère. Je n’aime pas le clan des cafards. »

Gaston Lurel triomphe sans effort : en quelques jours, il l’a dégoûté des « cafards » comme il les appelle. Antone sursaute un peu quand il entend nommer ainsi Georges, mais sur le reste il lui donne complètement raison. Plusieurs fois il a essayé de revoir Georges seul à seul. À la leçon de musique il a insisté pour qu’il renvoie Miagrin, il a même osé lui dire : « Tu sais, si je fais des bêtises tu pourras dire que c’est ta faute. » Morère a refusé avec douleur :

« Tu ne veux pas me comprendre ; et puis, non, j’ai promis et, moi, je tiens mes promesses. »

Et Antone s’ennuie. Le soir quand toute l’étude travaille sous la lumière des lampes, dans l’atmosphère vite échauffée il oublie bientôt thème ou version ; le menton appuyé sur ses poings il rêve… Il rêve de vacances au bord de la mer, à Nice. Il se voit courant dans le sable, sur la plage, pleine d’ombrelles, barbotant dans les flots salins, pêle-mêle, avec des amis, et, parfois, la chaleur d’un ardent soleil semble pénétrer tout son corps comme après la douche et le roulement de la vague… Il rêve : la règle du surveillant le rappelle à la réalité ! Alors il se réveille et s’ennuie.

Deux jeudis de suite il fait la promenade avec Lurel et Monnot. On va sur une route quelconque vers Mâcon, Saint-Amour, Jasseron, Ceyzeriat, Villars ou Pont-d’Ain. Par ces jours froids de janvier, ni le paysage, ni le but n’intéressent. De temps en temps on rencontre la longue voiture des Bressans qui semble faite avec des échelles, des soldats qui rentrent à la caserne ou quelque fillette à la voix criarde qui ramène ses vaches.

Monnot et Lurel racontent au petit Lyonnais leurs aventures de collège et leurs tours les moins édifiants. Monnot est l’effronté menteur, il s’en vante. Il n’a qu’un principe : « Tout mauvais cas est niable. » Et comme il est toujours dans un mauvais cas, il nie toujours. Il raconte comment, surpris l’année précédente en flagrant délit de vagabondage dans les galeries, il répondit hardiment à l’abbé Thiébaut :

« Je viens de l’infirmerie. »

L’abbé Thiébaut soupçonneux alla à l’infirmerie où sœur Suzanne lui déclara n’avoir pas vu Monnot. Fort de cette découverte, il fit mettre un « mal » de conduite au flâneur. Mais Monnot protesta comme un diable auprès de l’abbé Russec, de l’abbé Thiébaut, du Supérieur. Déconcerté par une telle fureur, ce dernier revit lui-même sœur Suzanne qui maintint son dire. Alors Monnot demanda à être confronté avec la Sœur. Tous deux comparurent dans le cabinet directorial devant le Chanoine, l’abbé Russec et l’abbé Thiébaut et Monnot recommença ses explications : « C’était à pouffer, raconte-t-il. Enfin, ma sœur, lui dis-je, rappelez vos souvenirs. Après la récréation de dix heures, vous aviez distribué vos drogues aux élèves, je suis arrivé à ce moment-là, je vous ai demandé un peu d’acide phénique parce que j’avais mal aux dents, vous êtes entrée à la pharmacie, vous êtes montée sur une chaise pour ouvrir un placard, rappelez-vous, ma sœur, je vous en supplie. »

Et peu à peu, devant son insistance, la sœur d’abord très sûre et très nette, ébranlée, déracinée, abasourdie, abrutie, s’est tournée vers le Supérieur et lui a dit : « Il a peut-être raison, je ne me rappelle plus assez pour dire non. » « Tu vois, mon cher, conclut Monnot, elle a fini par reconnaître que j’étais allé à l’infirmerie où je n’avais pas mis les pieds. »

Et il rit aux éclats, tandis que Lurel ajoute :

« Prends-en de la graine. »

Une autre fois la conversation est tombée sur leurs lectures. Antone, qui se pique d’avoir beaucoup lu, énumère complaisamment toutes les richesses de sa bibliothèque : Voyages de Jules Verne, romans de Boussenard, de Paul d’Ivoi, magnifiques volumes sur l’Armée et la Marine, sur l’expédition de Marchand, sans compter des albums historiques. Enfin quelques romans de Bazin et les Contes choisis d’Edgar Poë… Mais Gaston Lurel au lieu d’envier ce trésor éclate de rire. Antone en est un peu froissé.

« Tu as certainement, reprend Lurel, les Mémoires d’un Âne et les Voyages de Gulliver ?

– Pourquoi me demandes-tu cela ?

– Parce que ta bibliothèque est une bibliothèque de bébé. Les petites filles elles-mêmes n’en voudraient pas !

– Pourquoi ? »

Mais ce pourquoi excite de nouveau les rires gouailleurs des deux compères.

« Pilou ! Pilou ! » fait brusquement Monnot.

L’abbé Russec s’était rapproché. Monnot détourne la conversation sur les contes d’Edgar Poë et quand l’abbé Russec s’est éloigné :

« Et toi qu’est-ce que tu lis ? demande à son tour Antone.

– Pas mes prix, sûrement, ni mes livres d’étrennes, répond Lurel. Ça vous rend stupide, mon pauvre Antone. Et puis, c’est aussi intéressant que le cours de Thèmes.

– Alors quoi ?

– Moi je lis les grands auteurs contemporains : Septime Birbot[1], Émile Zola, Jean Messain, Tibulle Mendoza[2] Naturellement je ne porte pas ces bouquins sous le nez de mon paternel. Mais Anthyme, mon domestique, qui me les achète, les cache sous mon matelas. À la bonne heure, ça c’est intéressant, et ça vous apprend la vie. Ça n’est pas du coco, évidemment.

– Surtout ton bouquin de Tibulle Mendoza, fait Monnot. En voilà un par exemple qui est d’un raide…

– À propos, Monnot, l’as-tu terminé ? demande Lurel.

– Pas encore, je te le rendrai samedi : j’en ai bien encore pour deux jours.

– Dépêche-toi de le finir, je le passerai à Ramon.

– Ah ! à Ramon ? »

Ce « ah ! » n’échappe pas à Antone. Que peut être ce livre pour que l’idée même de le lui prêter surprenne à ce point Monnot ?

Mais Lurel reprend :

« Va donc. N’aie pas peur. Il le lira plus facilement que nous ; on ne le soupçonne pas, lui, jamais on ne s’avisera de venir voir ce qu’il lit en étude. »

Et s’adressant à son nouveau disciple ébahi et muet :

« Tu ouvres ton dictionnaire, tu mets deux ou trois livres de classe à côté et, au lieu de faire une version, tu bouquines. Ou bien pendant l’étude des leçons tu disposes en échelle trois livres de classe ouverts et tu mets ton roman comme dernier échelon en dessous : tu vois que ce n’est pas malin. À travers tes doigts tu regardes de temps en temps si on t’observe. Lis cela, c’est palpitant, si tu ne comprends pas tu me demanderas des explications. »

Antone ne proteste pas. La chose semble si simple à Lurel qu’il craint de passer pour une petite fille en faisant même une objection. Pourtant il se rappelle cette première classe de l’année où son condisciple a failli être pris par l’abbé Perrotot. Une crainte sourde monte en lui : jamais il n’aura l’assurance impudente, ni l’habile tour de main de ses nouveaux amis.

Après la promenade, Monnot revoit Lurel seul à seul.

« Non, vraiment, tu veux qu’on lui passe ton bouquin ?

– Pourquoi pas ?

– Ramon est encore si naïf.

– Justement on va le déniaiser ; ce sera amusant.

– Tu as tort : laisse donc Ramon tranquille.

– Pilou ! Pilou ! »

L’abbé Russec vient de passer. A-t-il entendu cette fin de conversation ?

CHAPITRE III – LE FAUX BOILEAU

Le samedi soir, Georges Morère, de sa place, voit en étude un singulier manège. Un quart d’heure après la rentrée, Monnot, assuré que le surveillant s’occupe d’Orlia, insère entre les jambes de Feydart allongées en pincettes le dangereux roman qui ramené ainsi au banc suivant passe de main en main et revient à son propriétaire Lurel. Celui-ci saisit dans son bureau les « Œuvres Poétiques de Boileau », dépouille l’infortuné de sa couverture et de sa reliure dont il revêt la brochure pestilentielle et cligne des yeux vers Antone pour l’avertir. Puis il lève le bras vers le surveillant qui acquiesce d’un signe, sort de sa place pour gagner le bureau présidentiel et chemin faisant, donne, le dos tourné, le livre à Leroux en lui soufflant : « Fais passer à Ramon. »

Pendant qu’il montrait au surveillant une tache de son Tite-Live qui l’empêchait de lire la phrase à traduire et qu’il lui demandait de multiples explications, s’accomplissait une œuvre invraisemblable et pourtant banale dans la vie des lycées et collèges. Leroux, sans l’ouvrir, a passé le livre à Tahuret. Celui-ci, ayant regardé le titre, le referme précipitamment et le glisse sous le dictionnaire de Rousselot en disant : « Pour Antone… Attention. » De mains en mains, de pupitre en pupitre, en contournant les élèves trop sages, le volume arrive à Antone qui en levant la couverture lit aussitôt : « Premier Amour, par Tibulle Mendoza. » Pas un élève n’a arrêté le livre hideux, pas un n’a empêché cette corruption d’atteindre l’âme de son camarade, pas un n’a refusé d’être le dégoûtant entremetteur. On ne refuse pas cela.

Toutefois ces allées et venues ont fini par exciter la méfiance du surveillant. Antone craintif se hâte de glisser le roman dans son bureau. D’un coup d’œil il fait signe à Lurel revenu à sa place qu’il est guetté et se plonge dans son devoir pour dérouter les soupçons.

Vers la fin de l’étude, son thème achevé, il disposait encore d’un quart d’heure. Il rangea son dictionnaire et ses cahiers, déploya son atlas et derrière cet abri improvisé ouvrit le faux Boileau. Le titre l’avait déjà troublé. En le revoyant il se sentit rougir jusqu’aux oreilles. Il se rappelait les réflexions de Monnot : « Zola c’est fort, mais Mendoza c’est encore plus raide. » Qu’allait-il apprendre, lui à qui sa mère refusait les feuilletons du Correspondant en lui disant : « Tu es trop jeune ! » Il comprenait la gravité de son acte.

Il n’avait nulle envie de lire ce roman. Mais il avait promis à Lurel et il avait peur de passer pour un poltron et un bébé. Lurel, dans la crainte des inspections diurnes et nocturnes, lui avait demandé de se hâter. Pourtant il lui avait défendu de prendre le livre sur lui : « Tu es trop gauche, avait-il dit, tu le laisseras tomber ou tu le dissimuleras si maladroitement qu’on le verra tout de suite. Il est encore plus en sûreté dans ton bureau. Range-le simplement au milieu de tes bouquins de classe. » Antone n’osait pas attendre : il savait qu’il lui faudrait le soir même donner des détails et raconter ses impressions à son corrupteur. Après un coup d’œil au surveillant il se hasarda. Chose curieuse ! cet immonde roman commençait par une préface d’une gravité hilarante !

« Si tu as en toi l’une de ces forces suprêmes, Génie, Orgueil, Vertu qui triomphent de tout et accomplissent fatalement leurs destinées,

« Accepte l’amour ou refuse-le ; il n’importe, tu es le Mage auquel obéit l’enfer.

« Si tu es un brave homme, sans grandeur, ni bassesse, marie-toi ; tu mourras honoré et honorable, pleuré de tous.

« Mais si tu es l’un de ces êtres intermédiaires n’ayant ni le suprême génie, ni le gros bon sens, un de ces êtres bizarres, tourmentés, incertains, qui peuvent s’élever, qui peuvent tomber,

« Crains la première rencontre, redoute surtout le premier baiser.

« Sois chaste.

« Mais la solitude ou l’indifférence, c’est l’ennui ?

« Crois-tu que la joie existe ?

« D’ailleurs, choisis ! »

Et le terrifiant avertisseur racontait l’histoire de Thoutmosis, le roi vainqueur des Hycsos, dont les prêtres n’avaient pu conserver la momie même dans les bains d’huile parfumée et les mixtures de nard, de myrrhe et de benjoin, parce que la reine Stharnabusaï avait mis ses lèvres sur son cou d’adolescent.

Cette première page apocalyptique étonna Ramon mais ne lui parut pas absolument immorale. Il s’enhardit donc à lire le premier chapitre. Un jeune homme de dix-sept ans, Marcelin, quittait l’appartement de sa mère, rue Montmartre, et faisait une promenade du boulevard des Italiens aux Champs-Élysées. Il finissait par s’installer à une table de restaurant non loin d’une jeune dame en noir dont l’enfant jouait au cerceau. N’eût été le style prétentieux, une abondance descriptive inlassable, et de temps en temps quelque brutale métaphore, quelque mot sournois, qui blessaient la candeur d’Antone, ce début de chapitre eût paru aussi honnête qu’un roman de la Vicomtesse de Ségur. Pourtant l’enfant ne s’y trompait pas, il s’en dégageait une odeur de corruption, comme de ces coins de cimetière où l’on jette les couronnes de fleurs sales et les bouquets pourris. Au coup de cloche Antone referma le livre et l’inséra soigneusement entre ses Morceaux Choisis et son Virgile. Mais lorsque au réfectoire Lurel, les yeux brillants et les paupières souriantes, lui demanda : « Eh bien ! qu’en penses-tu ? » il répondit d’un air détaché et déconfit :

« Il est ennuyeux comme la pluie, ton roman !

– Où en es-tu donc ? »

Et dès qu’Antone le lui eut indiqué :

« Mais tu n’as pas fini le premier chapitre. Ça n’est pas étonnant. C’est après que ça devient intéressant.

– Quand il entre dans la chambre des ténèbres, reprit Monnot avec un petit rire.

– Et quand sa sœur Florence lui raconte sa vie, ajouta Lurel.

– Le plus raide, c’est la veillée au lit de mort de sa mère. Non, ça vraiment c’est trop fort, je trouve qu’il exagère. »

Lurel protestait sournoisement et Antone écoutait, tout décontenancé d’être obligé de lire un roman qui scandalisait Monnot lui-même.

« Dis donc, reprit Lurel, lis plus vite. Tu sais, il ne faut pas que ça traîne. »

Après la prière du soir, comme ils remontaient tous pour se coucher, au tournant du palier, Antone s’entendit murmurer à l’oreille.

« Rends-lui son bouquin ! »

Il se retourna, mais c’était le moment où les élèves franchissaient la porte du dortoir en se débandant : il n’aperçut que la figure placide de Louis Boucher incapable de lui donner un tel conseil. Il se coucha et réfléchit. Rendrait-il ce livre sans le lire ? En continuerait-il la lecture ? Le garderait-il deux ou trois jours sans l’ouvrir, mais en affectant de l’avoir parcouru ? Le rendre, il n’osait : c’était s’avouer « petite fille », digne de son surnom de Ninette. L’achever ? répugnait à son honnêteté. Laisser croire qu’il l’avait parcouru ? c’était plus scabreux. Il était trop jeune encore pour soutenir une conversation sur des livres qu’il n’avait pas lus. Monnot et Lurel perceraient son mensonge ; et alors quelle figure ferait-il ? Il s’endormit sans avoir pris de décision.

La petite étude du dimanche matin était consacrée à la correspondance familiale et aux leçons de catéchisme. Incapable d’une résolution énergique, Antone, comme tous les faibles, cherchait des atermoiements. Il fit signe à Lurel qu’il avait une lettre à écrire.

Lurel haussa les épaules.

Dix minutes avant le petit déjeuner il laissa le catéchisme. Il fallait bien avancer un peu dans sa lecture. « Après tout, il en était resté à une page qui n’avait rien d’extraordinaire ». Il reprit donc le faux Boileau : Marcelin entrait en conversation avec la jeune veuve à propos d’une étourderie de la petite fille. Le dîner achevé, il continuait avec elle la banale conversation tout en remontant l’avenue des Champs-Élysées par une belle soirée de printemps. Soudain Antone se sentit rougir. Le sang lui monta au visage et lui bourdonna aux oreilles. De détail en détail, de phrase en phrase, il avait glissé à une scène immonde à demi voilée, irritante par le mystère d’infamie qu’elle laissait entrevoir sans l’expliquer. Une curiosité malsaine le poussait à s’avancer dans ce labyrinthe d’impudeur, sans chemin de retour, et le malheureux, tout en se promettant de s’arrêter, de ne pas aller plus loin, avançait, page à page, espérant trouver, à travers ce style équivoque et volontairement obscur, ce secret de honte promis, mais jamais avoué.

La cloche sonna.

Certes, parmi les ferments qui décomposèrent les âmes à la fin du XIXe siècle, Tibulle Mendoza peut se vanter d’avoir été l’un des plus violents. On se demande si ce romancier qui, parvenu au seuil de la vieillesse, se donnait volontiers comme le chef d’une école poétique, a jamais jeté un regard sur ces têtes vives et étourdies qu’il empoisonna de ses déjections littéraires, tout en parlant d’art, de beauté, de pitié, de gloire nationale. Sa honte est d’être resté toujours, même sous ses cheveux blancs, un enfant dépravé.

Inutile de dire qu’au repas de midi, la conversation reprit sur le roman scabreux. Antone avouait qu’il n’avait jamais rien lu d’aussi fort ; toutefois Lurel devinait, sous son affectation de jeune homme sans préjugé, ses répugnances et ses appréhensions. Il s’en irritait, revenait à la charge, exaltait les scènes les plus ordurières, s’écriant : « Voilà qui est vécu ! » et y mettait une telle chaleur que sa parole se fit plus aiguë sans qu’il s’en aperçût.

« Pilou ! fit brusquement Monnot. La police a l’œil !

– Tu crois que Russec m’a entendu ? demanda Lurel un peu inquiet.

– Je ne sais pas. En tous cas, modère ton éloquence, hein !

– Bah ! on fait trop de bruit ; et puis, je n’ai rien dit de compromettant. »

La petite sonnette du Supérieur annonça la fin du repas. Georges Morère, c’était son jour, monta à la chaire et lut la vie de Saint Babylas, le saint du jour. Après les grâces, comme il allait sortir avec les derniers élèves, il fut rappelé par Monsieur Pujol, latiniste scrupuleux :

« Dites donc, Georges Morère, il m’a semblé entendre pour la date “vigesimo”, c’est une mauvaise forme, il faut dire “vicesimo” ; revoyez votre grammaire et tâchez de ne pas me déshonorer devant le corps professoral. » Georges promit de faire attention.

La galerie s’encombrait de professeurs finissant leur conversation, à pas lents. Par politesse, Georges suivait. Il attendait que le passage fût libre pour regagner la cour où déjà retentissaient les cris des élèves, quand M. Framogé, le préfet des études, dit au supérieur :

« … Je crois qu’une visite immédiate des bureaux s’impose ! »

Georges frémit. Cette bribe de phrase pour lui n’avait qu’un sens trop précis. On soupçonnait quelque infraction au règlement. Toutes les fois que l’autorité croyait que des livres mauvais, des boissons prohibées, du tabac ou d’autres objets interdits avaient pénétré dans la maison, elle profitait d’une classe ou d’une promenade pour inspecter le contenu des pupitres. Or, sans savoir ce qu’était le livre de Ramon, Georges devinait que ça ne devait pas être un inoffensif roman. Pris en flagrant délit de pareil recel, son ancien ami serait sûrement renvoyé. Rapidement, il entrevit cette catastrophe. Ainsi au lieu de le protéger contre les mauvaises influences, il l’avait froissé et rejeté dans le groupe des pires. En vain, pendant les leçons de flûte, en récréation, en promenade, il essaya de l’apaiser, de lui expliquer son but ; Antone s’est mis sur la défensive, l’a repoussé d’un mot brutal, a même renoncé au foot-ball, sous prétexte de trop grande fatigue, en réalité pour ne plus se retrouver sous la direction de son ancien ami. Les tentatives de Miagrin, en apparence, ont été aussi vaines. Et cependant tous deux savent la tentative de Lurel. Pourquoi Morère ne fait-il pas appel à l’abbé Levrou, si lui-même ne peut aborder Antone. Pourquoi ? Parce que ce serait « rapporter », se mettre du côté des « Maîtres ». L’orgueil isole Morère lui-même, fausse sa conscience, et surtout lui interdit la confiance absolue.

Les explorateurs racontent qu’ils ont vu chez les Pahouins et les Bondjos, des sauvages prisonniers de guerre, destinés à être mangés par leurs vainqueurs. C’est en vain qu’ils ont interrogé ces victimes, ils n’ont pu leur faire avouer leur situation : ces nègres acceptaient d’être dévorés, comme ils auraient dévoré leurs rivaux, si leur tribu avait été victorieuse. Ils se retrouvaient d’accord avec leurs ennemis dans cette religion de la solidarité, pour repousser le « blanc » qui vient se mêler de ce qui ne le regarde pas, et refusaient de se laisser sauver, parce qu’il eût fallu se fier à lui. Ainsi chez les enfants des collèges, se développe parfois cette étrange solidarité qui fait considérer tout appel aux maîtres comme une trahison envers des condisciples.

 

Pendant les vêpres, Antone songe aux quelques pages malsaines qu’il a lues. Le premier pas est franchi, il est coupable : il est au moment où la volonté défaillante a déjà conscience de sa faute et s’abandonne à l’enlisement : « Il est trop tard, à quoi bon lutter ? Laissons-nous glisser jusqu’au fond de la vase. La faute est faite. »

Et puis il a beau savoir que c’est mal, il veut apprendre, il lira jusqu’au bout. Ce soir il reprendra sa lecture, il le sait bien, il écoutera les explications de Lurel, et deviendra comme lui, un de ces élèves qu’on s’étonne de rencontrer dans les plus sévères collèges, soit que les yeux les plus vigilants ne puissent les reconnaître, soit qu’on s’imagine, par une aberration d’esprit inconcevable, pouvoir guérir des brebis galeuses en les gardant au milieu d’un troupeau sain.

À deux heures et demie les élèves se formèrent en colonne pour la promenade.

L’abbé Russec avait appelé Antone et lui demandait :

« Avec qui êtes-vous, Ramon ?

– Avec Monnot.

– Et Lurel, n’est-ce pas ? C’est la troisième fois ! »

À ce moment l’abbé Framogé, maigre, le front ridé, les yeux brûlants, mais les lèvres serrées, descendit les marches du perron et vint droit au préfet des troisièmes. D’un geste l’abbé Russec avait éloigné Antone. Quelques instants après, il appelait :

« Gaston Lurel ?

– Monsieur ? répondit l’élève, sortant tout étonné de la colonne déjà prête à partir.

– Monsieur le Préfet des études vous demande.

– Venez », dit le vieux prêtre d’un ton sec.

Lurel remonta les marches derrière lui, il se retournait vers ses camarades ; ses yeux étonnés et ses hochements de tête demandaient : « Qu’est-ce qu’il y a ? Que me veut-on ? Savez-vous quelque chose ? Moi, je ne vois pas… » Puis il disparut derrière la grande porte du vestibule sous les regards surpris de tous les élèves.

« Avancez, » commanda l’abbé Russec d’un ton solennel, et la division se mit en marche.

Monnot resté seul avec Antone était singulièrement troublé de ce brusque enlèvement. C’est un des avantages de ces maisons d’Internes fortement organisées que le moindre fait en dehors des séries régulières et prévues met immédiatement les imaginations aux champs.

« Je donnerais bien mon paquet de cigarettes, murmurait le complice du voyou, pour savoir ce qu’on lui veut.

– Il a peut-être un de ses parents malade ? » hasarda Antone qui lui aussi cherchait en vain à se rassurer. Cette hypothèse répétée de rang en rang sembla la solution et bientôt pour les entraîneurs de tête, Lurel venait de perdre sa mère tandis que, pour les derniers de la colonne, il était appelé par un oncle à toute extrémité.

Au retour, vers quatre heures et demie, les troisièmes apprirent d’un élève resté à l’infirmerie qu’il avait été emmené par Framogé chez le Supérieur. Antone, accablé de lourds pressentiments, avait pris la ferme résolution de ne plus continuer sa lecture, mais à la première occasion de rendre à Lurel son ignoble roman.

À cinq heures, on rentra en étude : Lurel ne reparut pas. Tous regardaient sa place vide ; chaque fois qu’un élève rentrait, le bruit de la porte faisait tourner toutes les têtes. Cependant, après la prière, Antone Ramon avait soulevé la tablette de son pupitre. Décidé à ne s’occuper que de sa narration française, il enlevait ses cahiers et son atlas, enfermés dans son bureau non sans désordre. Un coup d’œil sur ses livres le fit soudain pâlir : dans la rangée un vide était visible, d’autant plus visible qu’un volume, par suite de ce vide, était à demi renversé sur un voisin trop éloigné. Avant d’avoir vérifié, Antone comprit que le livre manquant, c’était le roman de Lurel. D’une main tremblante, il les tira tous les uns après les autres : il ne s’était pas trompé, le Boileau – Premier Amour avait disparu. Ses investigations fiévreuses finirent par agacer le surveillant qui d’un coup de règle sur sa chaire le rappela au travail. Il rougit, craignit d’avoir confirmé des soupçons, et se mit à son devoir ; mais ses idées sur Codrus qui se fait tuer par les ennemis pour assurer la victoire à sa patrie, s’embrouillaient inextricablement, ses phrases s’empâtaient, rien ne venait. Son imagination était obsédée de cette question : « Où est le livre de Lurel ? » Il tremblait de sentir sur son épaule la main osseuse du terrible Framogé et d’entendre sa voix sifflante lui dire comme à Lurel : « Venez. »

CHAPITRE IV – COUPS DE FOUDRE

Brusquement sonna la cloche, maniée par une main inhabile. Il n’était que six heures et demie. Pourquoi abréger l’étude d’une demi-heure ? Les troisièmes se regardèrent stupéfaits : quelques-uns murmurèrent presque à haute voix : « Ça y est, c’est pour Lurel ! » Sous l’influence de cette idée, Feydart ouvrit le pupitre de l’absent. Il était complètement vide. Immédiatement ce fut une rumeur dans toute l’étude, tandis que le surveillant frappait sur son bureau pour obtenir le silence et faire dire la prière.

Le Préfet de division survint et achemina les deux longues files d’élèves non vers la chapelle pour le salut, mais vers la salle de Lecture spirituelle. Tout le collège, élèves et professeurs, y fut bientôt réuni, sauf M. Pujol. On se leva : le Supérieur entrait, la tête droite, le front sévère, les paupières abaissées, comme s’il refusait de voir un seul enfant. Dès qu’il se fut installé derrière le tapis vert de sa table, les divisions s’assirent, la houle des têtes s’immobilisa et, dans le silence d’attente, dans l’atmosphère glaciale de cette longue salle, il commença d’une voix basse, lente, mais très perceptible :

« Mes chers enfants, un de vos condisciples a osé introduire dans cette maison un mauvais livre, un livre d’ignominie… il n’est plus ici. »

Le silence devint lugubre comme un arrêt du cœur.

« À une heure et demie, nous découvrions cette ordure ; à deux heures et demie, Gaston Lurel reconnaissait, mais trop tard, sa faute ; à quatre heures, il partait ; à l’heure où je vous parle, il est rendu à sa famille. »

Un élève fit entendre un « Oh ! » de stupeur. Le Supérieur maintenant tonnait :

« Ah ! mes enfants, dans une maison chrétienne comme la nôtre, jamais nous n’accepterons des esprits contaminés, des cœurs gâtés. Avant tout, nous tenons à la pureté de vos mœurs : vos professeurs, vos maîtres, moi-même, nous veillons, avec tout le soin dont nous sommes capables, à ce que rien ne puisse être un obstacle à la vertu. Mais si, malgré notre sévérité pour l’admission des nouveaux, malgré notre vigilance continuelle, nous reconnaissons que l’un d’entre vous n’est pas digne de rester, nous n’hésiterons jamais. Quelles que soient ses qualités, ses mérites, je dirai plus, les mérites, les services de sa famille, cet élève, nous le renverrons immédiatement. Mgr Dupanloup, ce grand éducateur, fit renvoyer d’un collège soixante-neuf enfants. Soixante-neuf enfants ! Si terrible que fut cette exécution, il s’en applaudit. Eh ! bien, c’est une conduite que nous comprenons, car nous sommes prêts à l’imiter. Si le malheur voulait que nous trouvions parmi vous dix, vingt, quarante élèves dangereux, nous retrancherions, sans délai, sans remords, je ne dis pas sans larmes, ces dix, ces vingt, ces quarante élèves… »

Les terribles phrases tombaient sur Antone comme un marteau sur un misérable fer amolli par le feu. Il était écrasé, anéanti. Le Supérieur n’allait-il pas le nommer, l’appeler, le flétrir devant tout le collège et le renvoyer à son tour ? Car quel était ce mystère ? Comment avait-on pu retrouver son livre et renvoyer Lurel ? Il n’osait relever le front ; à quelques bancs de lui, Monnot accablé ne cherchait même pas à cacher sa consternation. Impitoyable, la voix poursuivait ses victimes :

« Sait-on le mal que peut faire une imagination pervertie ? Et qu’attendre d’un cœur dépravé ? Qu’espérer d’un esprit obsédé par le vice ? Quelle application, quels efforts, quelles études ? »

Puis le justicier insistait sur ces signes révélateurs, sur ces indices qui trompent, hélas ! si rarement : dégoût, ennui, persiflage, paresse, mauvais esprit. Antone se sentait défaillir.

Mais ce n’était pas encore la fin. Avec l’accent de l’étonnement, le Supérieur, maintenant, donnait les détails les plus précis :

« Vous l’avez vu, cet enfant, vous avez pu remarquer son caractère altier, facilement contempteur de la règle et de ses maîtres ; vous avez peut-être admiré cette indépendance, cette allure de jeune homme qui a pris son parti de tout, qui se moque des conséquences, pourvu qu’il agisse à sa guise. Que ne l’avez-vous vu tout à l’heure, lui si fier, si indomptable, se jeter à nos genoux ! Avec des cris, avec des larmes, qui nous émouvaient profondément et le relevaient à nos yeux, car elles nous prouvent qu’il y a encore en lui quelque sentiment de l’honneur, il nous suppliait de le garder, de ne pas faire cette peine à sa mère, de ne pas infliger cette honte à sa famille. Trop tard ! Nous n’avons pas le droit d’écouter notre compassion en de pareilles circonstances. Nous devons songer à vous, à vous tous. Il reconnaissait sa folie, il se repentait, il avouait plus que nous ne demandions. Trop tard ! Il fallait faire ces réflexions, prévoir ces conséquences, au moment où vous introduisiez cette œuvre de honte, dont le nom même ne souillera pas mes lèvres. »

Une quinte de toux secoua le justicier. Quand la voix lui revint, il reprit sur un ton plus bas, avec la gravité solennelle des premières paroles, mais sans cet accent de colère contenue qui avait terrorisé Antone :

« Mes chers enfants, nous entrons demain dans une semaine belle entre toutes : mercredi prochain, ce sera la fête de notre patron, saint François de Sales, et dimanche, la Purification de la Très Sainte Vierge. Comment ces deux fêtes ne vous donneraient-elles pas l’occasion de réfléchir, de retremper votre volonté, de purifier vos cœurs et de vous relever pour parcourir joyeusement et généreusement votre route. Oui, gardez-vous de ces romans infâmes, qui déshonorent notre langue et notre pays. Il y a dans notre littérature assez d’œuvres nobles et élevées : “Sursum corda”, En haut les cœurs ! Et méditez cette parole que par trois fois Dieu répéta à Josué, au jour de l’entrée dans la Terre promise : “Confortare et esto robustus”, Fortifie-toi et sois robuste ! Comment le pourrez-vous dans le monde, si vous n’en êtes pas capables ici ? »

Cette fois, c’était fini : le Supérieur se leva et tout le collège se rendit à la chapelle, puis au réfectoire. Là, Monnot et Beurard recouvrèrent un peu de sang-froid et essayèrent de deviner l’énigme. « Comment Lurel avait-il pu se faire prendre ? » On citait de lui des traits invraisemblables. On rappelait comment il avait joué Ribouldœil, comment il avait dissimulé un roman dans un bureau de surveillant dont il avait volé la clef. Monnot lui-même ne soupçonnait pas qu’il pût y avoir un rapport entre le livre surpris et celui d’Antone ; il lui répétait :

« Dis donc, c’est maintenant qu’il faut te méfier ! Fais disparaître son bouquin dans les cabinets. »

 

Le lendemain matin, Bresson, le domestique, entra dans la classe de troisième et parla quelques instants à l’oreille de M. Pujol.

« Paul Monnot, dit le professeur, Monsieur le Supérieur vous demande. »

Ce simple appel tomba dans le silence subit des élèves et raviva toutes les terreurs de la veille. Monnot se leva et dit à mi-voix :

« Je suis flambé. »

L’entrevue fut brève.

« Mon enfant, lui dit le chanoine, comment avez-vous pu lire ce livre abominable ? »

Et il lui montrait sur sa table le roman de Tibulle Mendoza.

« Monsieur le Supérieur, je vous jure que je ne l’ai jamais lu.

– Paul Monnot, votre condisciple Gaston Lurel a fait là-dessus des aveux complets. N’essayez pas de nier. Comment avez-vous pu lire ce roman ? Est-ce que le titre seul ne devait pas vous avertir : Premier Amour !

– Monsieur le Supérieur, je croyais qu’il s’agissait de l’amour d’une mère. »

Effrontément, Monnot lançait cette explication à la figure du Chanoine. Il avait cru, disait-il, qu’il s’agissait de l’amour d’un fils pour sa mère. N’est-ce pas le premier amour ? Si habitué que fût le digne prêtre aux invraisemblables excuses des mauvais élèves, il resta ahuri ; le plan de son interrogatoire en fut brusquement dérangé.

« Votre obstination, mon enfant, ne fait qu’aggraver votre situation. Tâchez d’être de bonne foi, et, croyez-moi, répondez avec sincérité. N’êtes-vous pas entré en étude, hier, pendant la récréation de midi ?

– Non, Monsieur le Supérieur, ça je peux vous le jurer ! s’exclama de nouveau le compagnon de Lurel, qui cette fois disait la vérité.

– Vous n’avez pas enlevé ce roman du bureau d’un de vos camarades pour le remettre dans celui de Gaston Lurel ?

– C’est une pure calomnie, Monsieur le Supérieur, c’est Lurel qui prétend cela ; c’est un menteur.

– Écoutez-moi bien et faites attention à votre réponse. N’avez-vous jamais eu de conversation avec lui sur le prêt de ce roman à un autre condisciple ? »

Paul Monnot vit une allusion à la scène du réfectoire et entra dans une violente fureur. Gaston Lurel l’avait accusé pour s’excuser lui-même, mais il protestait de toutes ses forces. Non, jamais, Lurel ne lui avait parlé de prêter ses bouquins à d’autres, et jamais lui, Monnot, ne s’était mêlé des histoires de Lurel avec d’autres camarades. Il s’enfonçait dans ce mensonge avec la certitude de gagner son juge, de séparer sa cause de celle du disparu. Le Chanoine l’arrêta du geste :

« Je vous crois, dit-il. Paul Monnot, vous êtes renvoyé. »

La figure du menteur se figea dans la plus subite stupéfaction.

« Monsieur l’abbé Russec, reprit le Supérieur, disait vous avoir entendu protester contre une tentative de Gaston Lurel sur un de vos condisciples, et il avait parlé en votre faveur. Gaston Lurel lui-même en vous accusant d’avoir enlevé ce roman du bureau d’Antone Ramon pour le remettre dans le sien, nous faisait croire à une intervention généreuse de votre part pour éviter cette souillure à votre jeune camarade, et vous osez vous en défendre, malheureux, comme d’une mauvaise action ? »

Monnot demeurait abasourdi. Le Supérieur sonna, et bientôt le complice de Lurel était conduit à la chambre des réflexions.

C’était une cellule écartée où l’on gardait les élèves remerciés jusqu’au moment de les rendre à leurs parents.

CHAPITRE V – FIN DE L’ENQUÊTE

Cependant une seule âme dans tout le collège se réjouissait vraiment de cette journée. C’était Georges Morère. C’était lui qui, la veille, entendant la menace du préfet était rentré en étude, avait pris dans le bureau d’Antone le roman infâme et sans hésiter, avec la sainte férocité des cœurs purs, l’avait rejeté dans le pupitre du corrupteur. Pendant toute la promenade, et pendant la soirée, il avait suivi, ému mais non troublé, les inquiétudes de son ancien ami ; il avait entendu sans remords la foudre tomber sur Lurel, puis sur Monnot. Il goûtait la joie la plus noble, la plus virile, celle d’avoir préservé un camarade d’un grand danger sans même qu’il s’en doutât. « Il finira bien par apprendre que c’est moi, pensait-il, alors il reconnaîtra que vraiment je veux son bien, et il acceptera mon amitié dans les conditions que je lui ai proposées. » Il s’applaudissait donc d’avoir été justicier inflexible et scrupuleux observateur de ses promesses, lorsque Bresson entra en étude et bientôt Antone Ramon l’accompagnait à son tour. Les élèves s’interrogèrent surpris, Georges pâlit et vit son ami sortir, les mains incertaines, les lèvres entr’ouvertes, les yeux agrandis par la crainte, suivi des regards de tous ses condisciples.

Bresson frappa à la porte du directeur, ouvrit, et se retira après avoir fait passer l’enfant hésitant comme un agneau qui sent l’abattoir. Le Supérieur [se trouva face à un élève] qu’une inexprimable angoisse immobilisait au milieu de la pièce, les mains unies, le front baissé. À l’angle de la table il avait aperçu le faux Boileau.

« Mon enfant, commença le Chanoine, d’une voix lente et glaciale, Gaston Lurel et Paul Monnot sont renvoyés pour avoir introduit ici et lu un mauvais livre. »

Antone exhala un « ah ! » si faible que le Supérieur ne l’aurait pas entendu s’il ne s’était arrêté sur ce dernier mot en le dévisageant. Le Prêtre reprit sévèrement :

« Vous savez de quel livre je veux parler ? »

Malgré un long silence d’attente, Antone ne répondit pas.

« Vous en connaissez l’existence, n’est-ce pas ?

– Oui, Monsieur le Supérieur, avoua l’enfant d’une voix à peine perceptible, et sans lever les yeux.

– L’avez-vous eu entre les mains ? »

Baissant de plus en plus la tête Antone murmura dans un souffle :

« Oui, Monsieur.

– Quel jour ? »

D’une voix éteinte, l’accusé dit :

« Samedi soir, à la fin de l’étude.

– L’avez-vous lu ? »

Antone rougit. La question était équivoque. L’idée qui s’imposa à lui fut qu’on lui demandait s’il l’avait lu en entier, et très sincèrement il répondit :

« Non, Monsieur le Supérieur.

– Vous affirmez que vous ne l’avez pas lu ? »

L’enfant, devant cette insistance, se troubla ; fouillé par ces regards, humilié par cette enquête, terrorisé par le renvoi suspendu sur sa tête, il murmura avec des larmes dans la gorge :

« J’ai lu… les premières pages… seulement… »

Ses joues s’empourprèrent, ses yeux se gonflèrent et un sanglot le secoua. La solennité de l’enquête, le silence du lieu, et les regards obstinés du Supérieur l’oppressaient. Celui-ci, devant ce corps frêle agité de tremblements convulsifs, craignit d’avoir frappé trop fort. Tout s’expliquait. Pour lui, Antone était sincère, il s’était laissé enjôler trop facilement, mais sa fière nature avait rejeté le poison dès qu’elle l’avait senti. C’était lui qui avait remis le livre dans le bureau de Lurel. Aussi se leva-t-il et prenant dans ses mains la tête de l’enfant encore épouvanté, d’un ton grave et affectueux, il prononça :

« Vous êtes bien étourdi ! Que de craintes nous a inspirées votre conduite ! mais je bénis Dieu de vous avoir gardé la droiture du cœur, l’horreur du mal. Votre acte efface bien des fautes. Mais promettez-moi de ne plus jamais accepter de livres mauvais. Me le promettez-vous ?

– Oui, Monsieur le Supérieur.

– Allez, Dieu vous a sauvé d’un grand danger, réfléchissez mon enfant, et concluez ! » Il fit sur le front d’Antone le signe de la croix et le renvoya plus stupéfait qu’un naufragé rejeté en pleine tempête sur une plage de sable. Quand il le vit rentrer en étude les yeux rouges, encore tout tremblant, Georges le regarda longuement : il était sur le point de monter chez le Supérieur.

 

Le lendemain, Patraugeat, Beurard, Rousselot, d’Orlia et quelques autres tenaient Ramon enfermé dans leur cercle, loin des yeux de l’abbé Russec, au fond de la cour.

« Oui, tu n’es qu’un sale cafard, criait Patraugeat, c’est toi qui as fait renvoyer Lurel et Monnot.

– Moi ! moi ! protestait Antone.

– Oui, toi, petit Tartuffe, petite Sainte Nitouche, dis-voir le contraire ?

– Ce n’est pas vrai.

– Ce n’est pas vrai, reprit Patraugeat, ce n’est pas vrai que tu as remis le livre de Lurel dans son pupitre sans l’avertir, parce que tu savais qu’on allait faire l’inspection ?

– Moi, j’ai fait cela ?

– Oui, tu as fait cela.

– Ah ! si c’est possible !

– Tu pensais qu’on ne saurait rien. Mais Bresson m’a remis un mot de Monnot qui est renvoyé : c’est net. Comprends-tu maintenant ? »

Georges Morère et Modeste Miagrin étaient accourus :

« Lurel ne l’a pas volé, déclara Georges, tant pis pour lui ! tous ceux qui lisent ces livres-là sont des cochons… »

Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, Antone exaspéré par ces accusations se retournait contre lui :

« D’abord toi, mêle-toi de ce qui te regarde ; si ceux qui lisent ces livres-là sont des cochons, ceux qui lâchent leurs amis, comme toi, sont des salauds.

– Antone Ramon, mettez-vous aux arrêts. » L’abbé Russec arrivé sur la dernière phrase rétablissait l’ordre par une punition.

« Et vous autres, continua-t-il, dépêchez-vous de jouer. »

Le groupe se dispersa ; furieux, Antone gagnait l’allée d’arbres en hochant la tête et en roulant les épaules de colère, les mains rageusement enfoncées dans ses poches. « Quel roquet, murmura le préfet de division, toujours à aboyer ! »

Tandis qu’Antone remâchait sa colère et donnait de vigoureux coups de talon à un marronnier, il vit passer Miagrin. Celui-ci jetait sur lui des regards de pitié et cherchait à s’approcher sans se faire remarquer. Mais l’abbé Russec et les élèves avaient trop de raisons de s’occuper d’eux pour qu’il pût réussir.

Quand sa colère fut calmée, Antone réfléchit : des souvenirs remontèrent à son esprit. Quelqu’un avait enlevé le livre de son bureau avant l’inspection du Supérieur et l’avait remis dans celui de Lurel. C’était évident, mais qui ? Il cherchait. Soudain il poussa un ah ! joyeux. Il se rappela que Miagrin lui avait dit : « Tu as tort d’aller avec cet imbécile de Lurel, il te perdra, mais je te sauverai. » C’était lui certainement qui lui avait soufflé à l’oreille : « Rends-lui son bouquin. » C’était lui qui avait enlevé le dangereux roman. Comment ne l’avait-il pas compris tout de suite ? Et sans Miagrin, il aurait été renvoyé comme Lurel et Monnot. Dès lors il songea à le remercier, à lui demander pardon de l’avoir malmené, à s’appuyer sur lui. Caractère ardent et toujours inquiet, Antone avait besoin d’avoir perpétuellement un compagnon et un confident. Maintenant il détestait Morère qui avait insulté ses deux malheureux condisciples et il se fiait à Miagrin qui lui avait inspiré tout d’abord une si vive répugnance.

À quatre heures, ce dernier fut tout étonné de voir Antone accourir et lui déclarer à brûle pourpoint :

« Tu sais, j’ai tout compris, c’est toi qui m’as averti, tu m’as épargné le renvoi.

– Moi !

– Ne fais pas l’ignorant !

– Comment peux-tu savoir ?…

– Il suffit que je sache. Eh ! bien, oui, j’ai eu tort d’aller avec Lurel et Monnot : veux-tu être mon ami ?

– Avec Morère ?

– Non, ça jamais ! il m’a trompé ; c’est un capon, et un lâcheur ; je ne lui pardonnerai jamais et si je peux me venger… Mais laissons Morère. Et même si tu veux me faire plaisir ne va plus avec ce sale type. »

Miagrin est un peu gêné ; il a compris, lui, toute l’affaire, il devrait d’un mot éclairer Antone. Mais voici que l’amitié du petit Lyonnais s’offre à lui ; déjà il en pressent toute l’utilité pour son avenir. Non, il ne l’éclairera pas. Morère s’informe : « Eh ! bien, que pense-t-il ? » Négligemment, Miagrin répond : « Tu vois, Antone est très monté ; il ignore tout, mais je crains que ça ne tourne mal, si tu lui avoues ton intervention. Attends et laisse-moi faire. »

Et toujours naïf, Georges Morère accepte de rester à l’écart et remercie Modeste Miagrin du rôle ingrat qu’il assume.

CHAPITRE VI – INFLUENCE DE LA FORTUNE ET DE LA BEAUTÉ

À partir du mois de janvier les membres de la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul, c’est-à-dire les philosophes, vont les dimanches dans toutes les cours pour placer les billets de la loterie annuelle au profit des pauvres. La série coûte deux francs.

C’est une époque terrible pour le fils du fermier de Pont-de-Veyle. Ses parents lui ont toujours refusé de l’argent de poche, même pour ces actes de charité. Aussi quelle honte il ressent, lorsque Antone, possesseur de cinq séries, lui demande tranquillement : « Quel numéro as-tu ? »

« Lui ! il est trop chien pour prendre un billet, » répond le gros Patraugeat.

Miagrin lève les épaules visiblement gêné et s’éloigne.

« Si j’étais à sa place, riposte Antone, tu aurais déjà ma main sur la figure.

– Pauvre petit, va dire à ta mère qu’elle te mouche. Ah ! c’est vrai, continue-t-il avec un étonnement simulé, il ne faut plus toucher à Miagrin, c’est ton ami ? »

Cependant le grand Lemarois insiste auprès d’Antone.

« Dis donc, Ninette, non, Antone, pardon, tu serais gentil si tu prenais des billets pour tes parents. Et puis, tu sais, s’ils veulent nous offrir des lots, on les acceptera avec reconnaissance. »

Antone a écrit et reçoit une réponse favorable, un louis pour les pauvres avec une jardinière, deux coussins, et un classeur pyrogravé par tante Zaza. Aussi « Ninette » est de plus en plus le favori des grands. Lemarois, Chamouin, Dubled, Varageon, c’est à qui se précipitera sur lui. « Pour ta tante, un billet, hein ?… Ah ! n’oublie pas ton parrain : il te supprimerait les étrennes. » Au désir naturel d’être le meilleur placier, de faire la plus belle recette se mêle un sentiment moins élevé : et les cajoleries ne vont pas toutes à exciter la charité d’Antone. Miagrin le voit bien ; il ne peut l’empêcher, mais il en souffre d’une souffrance mauvaise. Même dans ce lointain collège de province, il voit trop le pouvoir de l’argent, il en a comme une haine chagrine contre son ami, et finit par s’interposer maladroitement un jour qu’Antone est serré de trop près par Lemarois et Jean Trigaud.

« Laissez-le donc, il sait bien ce qu’il doit faire. »

Alors Jean Trigaud, le fils d’un avoué de Mâcon, qui connaît la famille Miagrin riposte :

« Ta bouche, vacher ! »

Et après vêpres, comme les troisièmes passent pour la promenade devant la cour des grands, les philosophes quittant le cèdre, ornement de leur cour, se massent à la barrière en criant : « Vacher ! vacher ! vacher ! »

« Ça, c’est pour Miagrin, » explique Patraugeat d’une voix haute.

L’infortuné dissimulé derrière ses deux compagnons a baissé la tête en rougissant.

Antone l’a vu : cette honte le gêne. Il trouve en Miagrin des sentiments peu héroïques. Rousselot, un voisin des Miagrin, le renseigne sur la ladrerie du père et la parcimonie de la mère. Pris de pitié, au retour, Antone va trouver son ami et lui offre gentiment un de ses billets : l’autre refuse avec hauteur. « C’est vrai, reprend le petit Lyonnais, les billets sont personnels. Que faire ? » Sa main cherche d’instinct son porte-monnaie dans sa poche, mais Miagrin comprend et d’une voix coupante :

« Tu ne crois pas, lui dit-il, que j’accepterais l’aumône. Si je veux un billet, je suis assez grand pour m’en offrir un. »

En effet, huit jours après, il montre à Antone le mince carré de papier.

« 525 : tu verras, dit-il, que je ne gagnerai qu’un brimborion. »

Ce qu’Antone ignorera toujours, ce sont les manœuvres de Miagrin pour rassembler les deux francs de ce billet : vente à Émeril de quelques timbres-poste étrangers, cession à bas prix au domestique Bresson de trois bouteilles de vin de messe, supplications à l’Économe pour en obtenir les cinquante centimes qui lui manquaient.

Enfin le lundi gras, jour de bonheur, est arrivé. La salle des exercices est transformée. Sur l’estrade resplendit l’étalage des lots depuis la carabine qui excite la cupidité même des petits huitièmes jusqu’à l’Histoire du Consulat et de l’Empire dont rêvent les troisièmes et les rhétoriciens. La liste des objets est arrêtée : on en fait lecture suivant un ordre préétabli et pour chaque lot annoncé le petit Perrinet tire de l’urne aléatoire un numéro qui détermine le gagnant. Des explosions de rires saluent les attributions bizarres de la fortune : une casquette de cycliste à Sa Grandeur Monseigneur l’évêque de Belley, un lorgnon au clairvoyant préfet de discipline, M. Russec ; un tambour de basque au Supérieur ; un costume de gendarme à Madame Ramon. De cent en cent lots le tirage est interrompu par une chansonnette comique, tirée d’un répertoire immuable : couplets militaires sur le volontariat, gardes champêtres illettrés et fiers de leurs insignes, anglais au chapeau colonial et au pantalon à carreaux disant : « Aoh yes, milord. » C’est dans cette maison traditionnelle que se conserve la gloire de Berthelier, du fameux Berthelier !

De quart d’heure en quart d’heure, Antone gagne un lot : vase de Chine, cabaret à liqueurs, Mémoires du général Marbot. Et le collège éclate en protestations : « Toujours lui ! » Lemarois, Varageon, Trigaud, Dubled se disputent l’honneur de lui apporter en souriant ce cadeau de la fortune, tandis que les tout petits des premiers rangs, les yeux allumés, les doigts dans la bouche, montent sur leurs bancs pour apercevoir cet heureux gagnant et bavent de jalousie.

Soudain retentit ce chiffre et ce nom : 525 – Modeste Miagrin.

« Comment ! Miagrin a pris un billet ? s’écrie Cézenne, qu’est-ce qu’il gagne ? Par ici ? Par ici ? »

Trigaud l’a vu : de loin il lui jette son lot comme un os à un chien et repart. C’est une de ces araignées japonaises : ouate, fil de fer et papier, dont la valeur n’atteint pas dix centimes. Il y en a une vingtaine à la loterie : car il faut bien ménager le bénéfice, pour les pauvres. Tous les voisins du sacriste se moquent de sa déconvenue et nul ne soupçonne ce qui s’amasse de sourde irritation, de fiel et d’envie dans ce cœur bafoué par le sort, même en ces petites choses. L’eau va toujours à la rivière : il n’y a de bonheur que pour les riches. À Antone la famille aimante et attentive, les camarades cajoleurs, la grâce, la fortune, les sympathies, les beaux lots ; au fils du fermier la force en grec et en latin et un objet de deux sous !

Le soir on joue, pour divertir le collège, une comédie de Molière arrangée pour jeunes gens. Cette année Monsieur Huchois a préparé : « L’École des jeunes gens ou la Vocation contrariée. » Un tuteur, Arnolphe, prétend initier son pupille Agnelet au commerce et en faire son secrétaire. Pour obtenir plus sûrement ce résultat, il l’élève jalousement enfermé chez lui, loin de tout camarade. Mais un jeune officier, Horace, l’aperçoit et se met en tête de faire engager Agnelet dans son propre régiment. Il déjoue toutes les précautions du tuteur, enthousiasme Agnelet pour la vie militaire. Enfin le grand’père du pupille survient et approuve cette vocation guerrière. Agnelet sera officier au grand désespoir d’Arnolphe, obligé de chercher un autre secrétaire. En vain M. Berbiguet avait protesté contre cette ridicule transformation de « l’École des Femmes » et montré tous les dangers de ces conversations d’amour devenues des conversations d’amitié. Monsieur Huchois s’était obstiné. Faut-il dire que les élèves entre eux rétablissaient le texte primitif et applaudissaient certaines reparties d’Agnelet avec des rires inquiétants.

Les résultats ne se font pas attendre. Le surlendemain, en effet, M. Framogé commence sa classe de philosophie par ce discours :

« Je vais vous lire une poésie oubliée par son auteur dans un paquet de devoirs. Écoutez. » Et il déclame non sans affectation, de sa voix sèche et qui semble toujours irritée :

Comme la rose est belle à l’heure de l’aurore,

Comme l’astre est brillant au sein du firmament,

Comme la perle est rare au fond de l’Océan,

Comme l’aiglon est fier alors qu’il vient d’éclore,

Ainsi tu m’apparais, jeune enfant endormi,

Plus rare que la perle et plus beau que la rose,

Plus noble que l’aiglon qui fièrement se pose,

Plus brillant que Phébus ! sois, ô sois mon ami !

Toute la classe éclate de rire et demande : « L’auteur ! l’auteur ! » « L’auteur, reprend M. Framogé, c’est Jean Trigaud. Si les perles sont rares, les huîtres ne le sont pas ; et si les aiglons sont fiers, ils doivent peu aimer les canards qui barbotent ainsi dans les plus banales métaphores. Vous feriez mieux, Jean Trigaud, d’apprendre votre cours à l’aurore, au lieu de composer des vers de mirliton et de mirliflore. Je ne sais à quel ami vous les adressez, mais si comme vous le dites, il est endormi, il a bien raison. Laissez le dormir ! C’est si grotesque que je ne ferai pas d’enquête. Restez tranquille, vous m’avez compris. Et maintenant parlez-moi de la Monadologie ? »

Trigaud resta coi et se vit infliger un zéro. Mais M. Framogé était le seul à ignorer dans la classe l’ami recherché par l’apprenti-poète.

Or la même semaine, sous l’impulsion de M. Pujol, les troisièmes s’efforçaient de gagner par leurs notes le premier des trois éloges de classe qui leur vaudraient une promenade par un beau jour d’été. Ils touchaient au but : Carthaginois et Romains avaient travaillé et la conduite avait été excellente, lorsque le samedi matin on apprit que l’éloge était manqué par la faute d’Antone. Il avait encouru un « mal » de conduite. À midi on l’entoura et il dut s’expliquer.

La veille au soir, revenant de sa leçon de flûte, derrière M. Castagnac et Morère, il avait été rejoint à pas de loup par Lemarois qui lui avait mis sournoisement une araignée japonaise sur le cou. Surpris et agacé, il avait riposté par une gifle. Juste à ce moment M. Huchois débouchait dans la galerie, et lui avait infligé un mal de conduite, malgré l’intervention de M. Castagnac et les supplications de Lemarois.

Toutes les démarches auprès de M. Huchois furent inutiles. En vain lui fit-on observer que le coupable était Lemarois, que le geste d’Antone était un réflexe nerveux. « Je n’admets pas les brutalités, » répondait-il.

Georges Morère était fort troublé. Il prit Miagrin à part : « Tâche donc de savoir la vérité, lui dit-il ; Lemarois n’a tiré son araignée de sa poche qu’après la gifle. Il y a quelque chose de louche. »

« Voyons, insinue le sacriste à Antone, si tu es mon ami, ne me trompe pas, et raconte ton histoire d’araignée aux autres. »

Antone est surpris de cette finesse et répond :

« Que ferai-je ? je suis trop malheureux ; tout se retourne contre moi. Non, ce n’est pas pour son araignée que je l’ai souffleté. Ce grand imbécile est venu à pas de chat derrière moi et m’a mis ses lèvres sur le cou. Sans même réfléchir je lui ai lancé ma main à la volée, en pleine figure. » Geste simple auquel n’avait pas pensé jadis le roi Égyptien Thoutmosis ! « Que veux-tu, continue-t-il, quand j’étais petit et que mes tantes m’embrassaient comme ça, c’était plus fort que moi, je leur donnais aussi des gifles. Ça m’agaçait.

– Eh ! bien pourquoi ne l’as-tu pas dit à M. Pujol ?

– Parce que Lemarois m’a soufflé : Ne me fais pas renvoyer.

– Tu ne vas pas à cause de cet idiot attirer sur toi la colère de toute la classe, et faire manquer la promenade.

– Tant pis pour la promenade, j’ai déjà été cause du renvoi de Lurel et de Monnot, ça suffit. Personne ne sait le fond vrai, excepté toi, et Lemarois.

– Ce n’est pas sûr », réplique Miagrin.

On espérait que le Supérieur annulerait la note de M. Huchois. Mais le chanoine Raynouard, l’homme du réglement, avait le plus grand respect des droits des professeurs. Et ce fut une houle de têtes désappointées, le samedi soir, quand à la proclamation des notes, résonna le « mal » de conduite d’Antone.

En vain le Supérieur félicita la classe de son effort, regretta le fâcheux accident, escompta le succès à la fin de la nouvelle semaine ; le silence le plus hivernal et le plus hostile accueillit son engageante conclusion. « C’était bien la peine de se tuer ! » disaient les Patraugeat et les Beurard, c’est-à-dire les plus paresseux. « Moi d’abord je ne fais plus rien. Ah ! ils vont voir cette semaine. » Les bons eux-mêmes étaient abattus.

Le dimanche fut une journée de révolution. On oublia M. Huchois et Lemarois pour s’en prendre à Antone. Patraugeat voulut le mettre en quarantaine ; seuls, Morère et Miagrin protestèrent : « Ça m’est bien égal ! » répétait Antone d’un ton colère. Le soir Miagrin le prit à part : « Écoute, lui dit-il, Morère savait tout ; peut-être, si tu ne l’avais pas quitté, t’aurait-il tiré d’affaire. Mais je crains qu’il ne t’en veuille de l’avoir abandonné. » C’était le meilleur moyen d’exaspérer le petit Lyonnais, Miagrin ne l’ignorait pas. Du coup en effet Antone s’écria : « Je comprends, il veut se venger. Elle est trop forte celle-là ! Il verra celui des deux qui peut se venger de l’autre. N’aie pas peur, je trouverai une occasion. »

À grand’peine Miagrin l’empêcha d’aller injurier son ancien ami. « Laisse-le, disait-il, laisse-le, tout arrive à qui sait attendre, je vais arranger ton histoire. »

L’arrangement de l’hypocrite ne fut pas compliqué. Profitant de la liberté d’aller et venir que lui laissait sa fonction de sacriste, il joignit Lemarois et lui signifia nettement : « Georges Morère m’a tout raconté. Nous n’allons pas perdre notre semaine, ni laisser injurier Antone par toute la classe pour tes beaux yeux. Si tu ne te déclares pas, on te déclare. » Le philosophe comprit que sa dernière chance de salut était l’aveu volontaire, et se résigna à révéler toute l’histoire au Supérieur. Le mercredi on apprit que le grand Lemarois était renvoyé temporairement, jusqu’à Pâques. Le « mal » de conduite d’Antone était effacé et le premier éloge acquis à la classe de troisième. Au départ pour la promenade, le lendemain, les grands massés à la barrière et furieux recommencèrent à crier avec Trigaud : « Vacher ! vacher ! vacher ! » Mais cette fois Miagrin les dévisagea avec un sourire de mépris, il leur avait fait sentir sa force, il s’était vengé de Lemarois. Feydart encore plus cruel, faisant allusion au renvoi, lança cette riposte aussitôt reprise par Cézenne, Émeril et les troisièmes.

« Va chez toi ! va chez toi ! »

Georges Morère dégoûté de cette bassesse et de cette rancune baissait la tête. Antone qui le regardait crut voir en lui la tristesse de la vengeance manquée et s’en irrita davantage.

CHAPITRE VII – LA LUTTE POUR LA GLOIRE

Michel Montaloir, le grand explorateur, vient le 5 mars. Tout le collège prépare une grande séance académique en son honneur. Car dans cette Institution de Saint-François-de-Sales, il y a une « académie florimontane ». Si ses membres ne s’entendent pas toujours sur l’orthographe et se permettent dans l’emploi de la langue française des licences ignorées des grands écrivains, ils cultivent encore les vers latins, et les grâces un peu vieillottes du Télémaque, des Harmonies de la Nature, et de l’Introduction à la Vie Dévote.

Le sujet de la séance sera : Dupleix et le Génie Français aux Indes. Au premier abord ce sujet ne semble guère prêter aux exercices scolaires habituels : versions et thèmes latins, thèmes grecs, vers latins, dissertations philosophiques, études littéraires, récitation de poètes classiques. Jules Verne peut-il remplacer Homère, Pondichéry entrer dans un hexamètre latin et les batailles de Tritchinapaly et de Volkonsdapouran se laisser traduire en grec ? Oui. Un humaniste n’est pas arrêté par de telles difficultés. L’Inde a un passé classique : Eschyle en parle, Alexandre l’a conquise. Des poètes latins l’ont chantée ; le moyen âge en a fait un pays de légende. Voilà pour les rhétoriciens. Et maintenant une connaissance élémentaire de la langue hindoue permettra aux hellénistes de traduire Faty Abad, la Cité de la Victoire par « Nikopolis ». Les secondes célébreront la femme de Dupleix, Joanna, la fameuse Bégum ; une « matière » habilement préparée par M. Berbiguet les invite aux distiques latins : « Tant que le Gange enrichira les Hindous, que le laurier fleurisse en ton honneur, épouse de Dupleix, illustre Joanna ! »

Dum Ganges Indos ditabit, Duplicis uxor,

Laurus florescat, clara Johanna, tibi.

Les quatrièmes réciteront un dialogue à la Fénelon entre Alexandre et Dupleix, les philosophes discuteront à propos de cet exercice la question du « Déterminisme ». Plus humblement les troisièmes s’efforceront de traduire en belle prose cicéronienne une demande de secours de Dupleix à Louis XV et rappelleront dans une élégante narration un fait de sa vie héroïque.

D’accord avec le professeur d’histoire, Monsieur Pujol fait de cette dernière composition un concours où l’on devra prouver à la fois ses connaissances historiques et son habileté en prose française. Le sujet c’est « la lutte de Dupleix et de la Bourdonnais », ces deux hommes incapables de s’entendre et dont la querelle fut la première cause de notre ruine aux Indes. Défense absolue de se servir d’aucun livre.

Et après avoir rappelé le grand principe :

« Qui ne sait se borner ne sut jamais écrire. »

M. Pujol laisse ses élèves au travail. Ils ont deux heures et demie pour cette composition.

« Bah, dit Cézenne à Ramon, ce n’est pas la peine de nous casser la tête, Morère sera le premier, sûrement ! Dis donc, Dupleix, c’est bien le général qui a été tué à Rosbach en défendant le Canada ?

– Non, tu embrouilles tout.

– Tant pis. » Et Cézenne se lance à corps perdu dans une fantaisie historique qui n’est pas sans humour.

Antone s’est irrité : « Quoi ? ce sera encore Georges Morère qui sera le premier, qui sera aux honneurs ! » S’il pouvait le dépasser, l’empêcher d’obtenir cette gloire ? S’il pouvait la lui enlever ! Quelle joie ! quelle vengeance ! Écraser cet orgueilleux qui prétend faire de lui un de ses nombreux admirateurs, qui lui a refusé d’être l’ami unique ! Car cette blessure est toujours vive en son cœur. Il se tourne souvent vers lui, il le voit, le front penché sur son pupitre, écrire, écrire avec acharnement, et cette vue redouble la fureur de son désir. Lui aussi se met à travailler comme jamais il ne l’a fait : il se sent d’ailleurs assez bien disposé et bien préparé, car il n’y a pas si longtemps qu’il a lu son magnifique volume : « À la conquête de l’Inde ». Les détails ne reviennent pas toujours à sa mémoire : il revoit les gravures, Dupleix à dos d’éléphant, la Bourdonnais et sa flotte, la fuite des Anglais, les entrées triomphales au milieu des Maharadjahs, Delhi et ses pagodes. Morère lui aussi aspire à lire sa composition devant le grand Montaloir. Quelle gloire ! Peut-être Montaloir lui dira-t-il quelques mots ? Et il s’applique de toute sa mémoire et de tout son esprit.

Comme Antone se retourne encore pour le regarder, son porteplume tombe, et la plume se casse. Vivement il ouvre son bureau pour en prendre une autre. Mais cet intérieur est d’un désordre tel qu’il lui faut enlever tout un paquet de livres pour retrouver sa boîte. Les livres sans doute mal équilibrés sur le banc s’écroulent à grand bruit et le surveillant agacé fait signe à l’enfant de travailler. Quelques instants plus tard Antone se baisse pour ramasser ses livres et au bout d’une minute se remet à sa narration. Elle s’organise maintenant d’elle-même, car son plan est simple. Il a commencé au moment où Dupleix apprend que la Bourdonnais refuse de remettre Madras à ses délégués. Il a peint la colère du héros qui redit ses efforts, son œuvre, son but, et s’asseoit pour rédiger sa plainte au Roi. Soudain il hésite. Que fera-t-on à Versailles ? On rappellera cet insoumis. Et après ? Il se sera privé d’un habile amiral, d’un administrateur merveilleux… Il n’ose plus. Mais l’officier qui lui a fait ce rapport est debout devant lui, vivante image de son autorité méprisée. Pas d’œuvre durable sans discipline. Mieux vaut se passer de cet orgueilleux que de subir ses affronts, et Dupleix termine sa lettre de plainte.

La cloche sonne tandis que dans le feu de la composition il allait développer trop longuement ses idées déjà suffisamment exprimées ; il se hâte de conclure en quelques lignes et le réglementaire lui arrache sa copie tandis qu’il écrit les derniers mots.

Il est satisfait, tout à la joie d’avoir pu finir à temps. Un seul point l’inquiète : c’est l’orthographe. Il n’a pas eu le temps de se relire. Diable ! quel sera le résultat de la course effrénée de sa plume ? De son côté Georges Morère n’est pas trop mécontent. Il y a bien quelques détails, quelques noms propres qui lui ont échappé, mais quoi ! ce n’est pas un devoir d’histoire.

Au début de la semaine suivante Monsieur Pujol rend compte de la composition. Il a une figure ironique et semble jouir d’avance de la surprise qu’il prépare.

« La composition est bonne dans l’ensemble. On sait suffisamment son histoire, sauf quelques élèves qui confondent Dupleix avec Montcalm, Madras avec Rosbach : ce qu’on a le plus oublié, c’est qu’il ne s’agissait pas d’un déballage de connaissances historiques, mais d’une narration, d’un devoir composé. Arthur Feydart, votre devoir est un bon résumé, mais n’est qu’un résumé. Georges Morère, votre narration est bien comprise, mais un peu vide ; ça manque de relief et même de clarté. La meilleure copie est celle d’Antone Ramon. »

Des applaudissements éclatent, aussitôt réprimés. Les Carthaginois triomphent et regardent Morère, le général des Romains, avec une ironie non dissimulée. Celui-ci est sur le point de se dresser, mais après avoir levé le bras comme pour demander la parole, il le laisse retomber d’un geste découragé.

Le professeur critique la copie d’Antone : orthographe déconcertante, style émaillé d’impropriétés. « Mais, dit-il, vous avez compris le grand principe de Boileau :

Le seul courroux d’Achille, avec art ménagé,

Remplit abondamment une Iliade entière.

» J’ai donc fait taire un peu mes scrupules de grammairien ; une fois n’est pas coutume, et c’est vous qui lirez le devoir, après l’avoir sérieusement retouché. Après vous, vient Georges Morère, puis Arthur Feydart… »

À la récréation de quatre heures, c’est la joie au camp de Carthage. Des huées assaillent les Romains, dès qu’on a rompu les rangs ; soudain Patraugeat et Rousselot soulèvent Antone, le hissent sur leurs épaules et le promènent dans la cour, ameutant les élèves des autres divisions par leurs cris : « Vive Carthage ! À bas Rome ! » Devant marche Guy d’Orlia : il porte au bout d’une échasse un carton sur lequel s’étale cette phrase latine que refuserait certainement le Corpus inscriptionum : « Antonus Carthaginoisus, Victoriosus Romanorum. » Il la montre triomphalement et prend les rires des grands pour des applaudissements. Quant au vainqueur il se débat en vain : « Laissez-moi, laissez-moi », répète-t-il avec un rire nerveux, mais Patraugeat et Rousselot le tiennent par les jambes tandis que Cézenne et Émeril s’accrochent à lui par derrière. L’abbé Russec, accouru, leur intime l’ordre de cesser. Alors Émeril railleur explique :

« Monsieur, c’est le triomphe d’Antone. »

Et Cézenne qui ne perd jamais une occasion d’être désagréable à Miagrin ajoute au milieu des rires :

« C’est Miagrin Cléopâtre ! »

Avec affectation ils s’empressent autour du héros du jour tout chiffonné par cet enlèvement, et réparent le désordre de sa toilette. Cependant à l’autre extrémité de la cour, les Romains serrés autour de Morère regardaient. Soudain Pradier s’écrie : « Bah ! tout cela, c’est de la classe : ça m’est égal. Allez ! qui est-ce qui joue à saute-mouton ? » Cinq minutes après, toute la division s’exerçait à ce jeu, sans souvenir, ni rancune. Il faut peu de chose pour changer les idées d’enfants de quatorze ans.

CHAPITRE VIII – LEQUEL DES DEUX ?

Antone n’est pas aussi joyeux de sa victoire qu’il le semblerait. Plusieurs fois il a regardé son rival, sans rencontrer ses yeux, et l’attitude raide de Georges l’a troublé. Il est si facile quand tout vous réussit d’oublier les injures reçues et encore plus celles qu’on a faites. N’est-ce pas l’occasion de retrouver son ancien camarade ?

À la leçon de flûte, M. Castagnac a remarqué que, contrairement à leur habitude, ce soir, c’est Morère qui est d’une froideur de marbre, et Antone qui essaie plusieurs fois d’entamer la conversation.

Au retour le vainqueur ose demander au vaincu :

« Tu es fâché de ne pas être le premier ? »

Georges Morère ne répond pas. Que se passe-t-il en lui ? Antone, c’est visible, cherche à l’adoucir. Lui si généreux, pourquoi n’accepte-t-il pas ces condoléances dont le ton n’est nullement ironique ? Quelle que soit sa déception, il devrait être sensible à la démarche affectueuse de son émule. Non, il se tait, et marche de son pas égal, la tête irritée, les lèvres serrées, le regard fixe.

« Tu ne veux pas me répondre ? hasarde timidement le petit Lyonnais.

– C’est trop fort, crie Morère, en croisant les bras, faut-il aussi que je t’offre mes félicitations ? »

Antone Ramon ne demande plus rien et rentre en étude désolé d’avoir été si brutalement repoussé.

La veille de la séance, vers la fin de la classe, pour faire honneur au vainqueur et l’exercer à bien se tenir, Monsieur Pujol le fait monter dans sa chaire et lui ordonne de lire son devoir. De temps en temps le professeur se retourne vers Morère et d’un ton sarcastique, fait ressortir les différences des deux copies, car il n’est pas fâché d’exciter la jalousie du fameux « Premier en narration », un peu endormi depuis deux mois.

Celui-ci écoute les reproches d’assez mauvaise humeur ; Antone continue : « Alors j’ai dit à Monsieur de la Bourdonnais : “Vous savez que Monsieur le gouverneur des Indes a promis Madras au riche Nabab Anaverdi Kan dont il espère ainsi se faire un puissant allié.”

– Vous entendez, Georges Morère, répète M. Pujol, “… au riche Nabab Anaverdi Kan, etc.” et non pas cette expression terne et vague “à un de ses amis” ! » Antone sourit et triomphe.

Alors dominant de sa voix claire les murmures ironiques du camp Carthaginois Georges Morère lance :

« Ça n’est pas malin, en copiant ! »

Du haut de la chaire Antone riposte appuyant de toutes ses forces sur la première syllabe : « Menteur ! »

Tous les Carthaginois du coup se sont levés et, tournés vers Morère, malgré les rappels à l’ordre du professeur, répètent les mots ignobles :

« Cafard ! Mouchard ! Menteur ! Rageur ! »

Mais tourné vers ses camarades ameutés, Georges insiste.

« Oui, il a triché. »

C’est une tempête. Les cris les plus variés s’entrecroisent : « Il rage, il est jaloux, c’est de la rancune ! » Par bonheur la classe touche à sa fin. La cloche épargne à Monsieur Pujol l’ennui d’infliger un certain nombre de pensums pour rétablir l’ordre.

Il retient les deux adversaires ; mais c’est en vain qu’il essaie d’avoir une explication claire. Antone interrompt à tout instant : « C’est une infamie, ah ! menteur ! Si on peut dire ! » Finalement le professeur comprend que Ramon aurait ouvert son livre d’histoire tombé à terre et aurait lu tranquillement, ainsi baissé, les détails qui fuyaient sa mémoire. Le récit est coupé par des protestations, par une histoire de plume cassée, de livres bousculés par le voisin, d’appel au surveillant, à Cézenne, à Beurard, et par des injures à Morère qui blême, maintient son accusation et est prêt à mettre sa main au feu comme Mucius Scévola pour prouver la vérité de ce qu’il avance.

La récréation se passe en ces vains interrogatoires : le professeur ennuyé renvoie les deux élèves en étude et en réfère au Supérieur.

Bientôt Georges Morère est appelé au cabinet directorial. En entrant il aperçoit Monsieur Pujol près du chanoine.

« Mon enfant, commence le prêtre, l’accusation que vous portez est très grave. Je comprendrais, tout en le regrettant, qu’elle vous soit échappée dans un moment d’humeur, de jalousie, à la suite d’une espérance déçue. Mais n’ajoutez pas l’obstination à cette faute et hâtez-vous d’avouer. C’est une parole de colère, n’est-ce pas ?

– Non, Monsieur le Supérieur, c’est la vérité !

– Vous affirmez qu’Antone Ramon a enfreint les lois du concours.

– Oui, Monsieur le Supérieur.

– Comment ? »

Georges Morère explique qu’il a entendu tomber des livres à côté de Ramon, qu’il l’a regardé. Que le surveillant a empêché Antone de les ramasser à ce moment, mais que deux minutes après il a vu son camarade baissé derrière son banc, lire dans son manuel grand ouvert à terre.

« Vous l’avez vu ?

– Oui, Monsieur le Supérieur. »

L’accusation est nette, précise, circonstanciée. On ne peut se dérober à une enquête. M. Pujol en est très contrarié. Si en effet Antone est coupable, il va falloir supprimer un devoir qui faisait honneur à la classe, à moins de le faire lire par Georges Morère comme réparation du préjudice subi. Mais alors il faut s’attendre aux protestations du camp Carthaginois. Mauvaise affaire !

À l’accusateur succède l’accusé. Le chanoine Raynouard demande à Ramon si le désir de briller, un moment d’étourderie, peut-être l’idée de jouer un mauvais tour à son camarade, de se venger de petites querelles ne l’ont pas poussé à cet acte répréhensible ? Un aveu prompt et d’une très grande franchise peut seul en atténuer la gravité. Mais Antone Ramon les yeux brillants de colère proteste, recommence l’histoire du plumier, reconnaît parfaitement qu’il a fait tomber ses livres, mais repousse avec des injures à l’adresse de Morère, le fait d’en avoir ouvert un et lu une seule ligne.

L’autorité se trouve entre deux affirmations contradictoires, toutes deux énergiques, sans que le surveillant puisse en détruire une : car il ne se rappelle pas qu’Antone Ramon se soit baissé pour ramasser ses livres plus longtemps qu’il n’était nécessaire. Quant à décider d’après le caractère des enfants et leurs antécédents, c’est bien difficile. Georges Morère a toujours été loyal, mais Antone Ramon a montré une très grande franchise dans l’affaire Lurel, une très grande délicatesse dans l’affaire Lemarois. Et s’il est vraisemblable qu’il ait agi par rancune contre Morère, il n’est pas moins vraisemblable que Morère ait exagéré et interprété en mal un accident fâcheux, par dépit d’athlète habitué aux victoires et brusquement battu.

Le Supérieur remet la suite de l’enquête au lendemain dans l’espoir que le coupable finira par avouer : la nuit porte conseil. Au matin il les fait venir l’un après l’autre ; tous deux maintiennent leurs dires. Il les met alors en présence.

« Vous persistez à soutenir que votre camarade Ramon a triché ?

– Monsieur le Supérieur, je l’ai vu.

– Pourquoi avez-vous attendu plus de dix jours pour le dire ? »

Georges Morère baisse la tête un instant, puis fièrement : « J’espérais, répond-il, qu’il le dirait de lui-même.

– Moi ? dire quoi ? que j’ai triché ? C’est faux.

– Puisque je t’ai vu lire dans ton livre ouvert.

– Ah ! menteur ! Monsieur le Directeur, la preuve qu’il invente, c’est que de sa place, il ne peut pas voir dans l’allée de mon banc. »

Heureux de trouver un moyen de clore ce débat, le chanoine se hâte de descendre à l’étude avec les deux enfants. Morère et Ramon restent debout au milieu du passage tandis qu’il s’installe dans la chaire et commence :

« Mes chers enfants, un de vos camarades accusé d’avoir triché invoque une impossibilité matérielle de constatation. Marcel Sorin, voulez-vous prendre la place de Georges Morère et me dire si de là vous pouvez apercevoir le parquet derrière le bureau d’Antone Ramon. »

Tous les élèves attendent fiévreux en se faisant des signes d’intelligence. Sorin penche le buste en avant, en arrière, à droite, à gauche et déclare enfin dans le silence général :

« Non, Monsieur le Supérieur. »

Un murmure hostile à Morère court par toute l’étude, des sourires ironiques se répondent, et même les Romains manifestent leur mépris pour leur chef. Mais celui-ci blême, hasarde :

« Monsieur le Supérieur, j’étais assis sur mon dictionnaire.

– Marcel Sorin, reprend le Supérieur impassible, veuillez vous asseoir sur un dictionnaire et nous dire ainsi si vous apercevez quelque chose. »

Quelques instants après, Sorin déclare :

« Comme cela, oui. »

Cette déposition n’excite aucun murmure approbateur, mais de l’étonnement et un redoublement d’attention.

« Continuez votre travail, mes enfants, » conclut le chanoine, et il remonte à son cabinet après avoir fait signe à Antone Ramon de le suivre.

« Mon enfant, dit-il, vous avez argué d’une impossibilité de vous surprendre qui se trouve inexacte : ceci ne prouve rien contre vous, mais il est difficile d’admettre que votre camarade ait osé prendre ce rôle de lâche calomniateur. Il en est temps encore : n’ajoutez pas l’obstination à votre première faute, mais hâtez-vous de la reconnaître. »

Antone entre en fureur : Georges Morère lui en veut ; il enrage de n’avoir pas été le premier, il a été froissé des observations que lui a faites Monsieur Pujol, il veut se venger. Qu’on demande à ses voisins, à Cézenne, à Beurard ! Est-ce qu’ils l’ont accusé eux. Non, il n’a pas triché, il le « promet », il le jure. Le chanoine s’efforce tour à tour de l’épouvanter par la menace du renvoi, de l’apaiser, de l’attendrir, de l’amener à s’agenouiller dans un aveu d’enfant prodigue, s’il est coupable. Sa ténacité, sa souplesse, son grand art des âmes, se heurtent à une dénégation brutale et furieuse, à une affirmation éplorée ou indignée d’innocence.

De guerre lasse il le renvoie. Morère a son tour. Les mêmes tentatives, les mêmes efforts, les mêmes appels, n’aboutissent qu’à une crise de larmes et de sanglots accompagnés toujours des mêmes paroles : « Je l’ai vu, Monsieur le Supérieur, je ne peux pas dire que je ne l’ai pas vu, puisque je l’ai vu. »

La rentrée de Morère en larmes au milieu de la classe produit un grand effet. Les uns s’imaginent qu’il vient d’avouer sa calomnie, qu’il est puni, les autres s’apitoient au contraire sur lui et comparent son attitude affaissée à la raideur pleine de colère d’Antone. Monsieur Pujol cherche en vain à surprendre un indice révélateur. Quelques instants après, le Supérieur reparaît très triste, il prend la place du professeur.

« Mes enfants, il est malheureusement avéré qu’il y a au milieu de vous ou un effronté menteur, ou un lâche calomniateur. Il est pénible de songer que cette incertitude fait peser un doute sur un innocent. Si l’un d’entre vous peut apporter un témoignage, une preuve, un indice, c’est un devoir de conscience de le faire : il ne peut laisser de pareils soupçons accabler à tort un de ses camarades. »

Aubert lève timidement la main. On lui fait signe de parler.

« J’ai vu Antone Ramon se baisser en effet pendant cette étude.

– L’avez-vous vu lire ?

– Non, Monsieur le Supérieur.

– Vous a-t-il paru rester baissé plus longtemps qu’il ne fallait pour ramasser ses livres ?

– Je me suis remis aussitôt au travail, je ne sais pas. »

Tahuret demande à son tour la parole : « Il a vu, dit-il, Ramon faire semblant de ranger ses livres dans son bureau et se dissimuler derrière le couvercle de son pupitre. » Et comme il y a quelques rires : « Parfaitement, affirme-t-il, je l’ai vu. »

Mais Antone se lève, rouge, tremblant de rage et tourné vers lui s’écrie : « Tu m’as vu lire dans mon bureau ? Menteur ! tu n’es qu’un sale menteur ! un menteur ! oui, un menteur ! »

En vain le Supérieur essaie de le calmer, Antone ne veut rien entendre, mais prenant sa composition d’un geste brusque il la déchire en quatre en continuant de crier :

« La voilà votre composition, je me moque de la lire ; seulement vous n’êtes que des menteurs et je ne me laisserai pas faire. »

Enfin le Supérieur parvient à dominer le bruit et déclare qu’en effet pour punir une pareille incartade, pour ce seul fait, il prive Antone Ramon de l’honneur de lire son devoir à la séance. Puis il fait remarquer à Jules Tahuret qu’il s’agit de savoir si son camarade a lu un livre ouvert à terre et non dans son bureau.

« J’ai dit ce que j’ai vu, répond Tahuret confus, mais je n’ai pas dit qu’il avait lu dans son bureau. »

Monsieur Pujol cherche à rompre les chiens en interrogeant Cézenne, le plus proche voisin de Ramon, mais Cézenne n’a rien vu.

« Comment ? vous ne pouvez rester une minute que votre tête ne tourne et vous n’avez pas vu Ramon ramasser ses livres ?

– Ça devait être juste au moment où je travaillais. » La classe souligne de ses rires l’expression « juste au moment, » et M. Pujol déclare ironiquement :

« Vous avez bien mal placé votre “moment de travail” ».

Le Supérieur se retire. S’il n’a pas éclairci l’affaire, il a du moins résolu pratiquement la difficile question : « Faut-il laisser lire ou non le devoir d’un enfant sous le coup d’une aussi grave accusation ? »

Pendant la récréation, en dépit de l’abbé Russec, les troisièmes ne jouent pas, mais se forment en deux camps, les partisans d’Antone et les tenants de Morère. Le bruit de l’histoire s’est répandu chez les grands. Ils s’imaginent que Ramon est le dénonciateur et viennent à la palissade conspuer « la petite gale » et Miagrin. Mais chez les moyens, c’est Antone qui a le plus de sympathies.

CHAPITRE IX – LE MYSTÈRE S’ÉPAISSIT

L’Académie de Saint-François-de-Sales est rangée sur l’estrade autour d’une table à tapis vert. Michel Montaloir arrive enfin, salué par la fanfare du collège, au milieu d’un groupe d’officiers de Bourg et de Lyon, de notabilités départementales et d’ecclésiastiques obséquieux. Le Supérieur l’amène au fauteuil de la présidence, tandis que les applaudissements éclatent nourris, repris, prolongés et que toutes les têtes s’efforcent de l’apercevoir, depuis les petits neuvièmes qui savent que ce Monsieur a fait la chasse au tigre jusqu’aux philosophes qui brûlent d’explorer comme lui les dernières terres inconnues. Affable, portant la tête un peu haut, il sourit, s’asseoit, et quand le silence s’est établi, écoute l’allocution du Président intimidé, puis la série des devoirs scolaires, avec des approbations discrètes, des sourires, des mots dits à l’oreille de ses voisins.

Ce devrait être maintenant le tour d’Antone. Son nom est imprimé sur les programmes, mais le président de l’Académie, sans explication, annonce le devoir suivant. Les élèves se sont retournés vers Ramon qui pleure de rage, remue les pieds et lance entre ses dents des protestations et des menaces continues. Agacé, l’abbé Russec lui dit à mi-voix : « Si vous n’êtes pas content, vous pouvez partir. »

« J’aime mieux cela, » répond Antone et sans plus attendre, il se lève en hochant la tête de colère et sort de la salle par la porte du fond.

Quelques instants après, Bresson l’apercevait dans la cour, les mains dans les poches, la figure atone, chassant des cailloux du bout de ses brodequins.

Enfin roulent les derniers applaudissements : la foule se répand dans le vestibule, les divisions sortent des études et à grands cris s’égrènent dans la cour. Vive Montaloir ! Il a donné une grande promenade pour habituer, a-t-il dit, à la marche ! Il apparaît bientôt en haut du perron entre le Supérieur et le colonel de Saint-Estèphe. De nouvelles salves l’accueillent et on sent qu’il s’enivre de cette popularité, la plus belle, la plus flatteuse, la plus désirable, car que peut-on désirer de plus beau humainement que d’exciter l’admiration de tous ces jeunes cœurs de dix à vingt ans ? Et à cette heure il en est l’idole.

On commente son discours ; il n’est plus question de l’affaire Ramon-Morère, mais de voyages au centre de l’Asie, au Pôle Nord, en Afrique et de la promenade donnée.

Mais le lendemain rappelle l’attention sur le mystère du concours. À la classe, fait inouï ! Georges Morère ne sait pas ses leçons et le zéro que lui inflige M. Pujol le laisse indifférent.

À son tour Antone interrogé s’arrête aux premiers mots. Grondé, il murmure distinctement : « Je ne peux plus apprendre, » et se rasseoit découragé.

En vain Monsieur Pujol s’efforce de prendre l’un en flagrant délit d’imitation de l’autre. Chez les deux enfants c’est le même ennui morne, le même dégoût de tout travail, la même insensibilité aux reproches.

Le mercredi soir, quand Monsieur Castagnac vient les prendre comme d’habitude pour la leçon de flûte, Morère répond : « Je ne veux plus prendre de répétitions avec Ramon, » et Ramon plaintivement : « Je n’ai pas le cœur à la musique. » Il faut que le Supérieur intime l’ordre aux deux enfants de continuer leurs leçons jusqu’à nouvelle décision.

La situation devient de plus en plus délicate. En vain l’abbé Levrou a-t-il essayé de consoler Morère et de l’éclairer, son dirigé ne répond plus à cette affabilité : « C’est un peu trop violent, dit-il, qu’on me traite de calomniateur quand je dis la vérité : ça, je ne le supporterai jamais !

– Mon petit, on ne vous traite pas de calomniateur. On n’a de preuve que votre parole : c’est regrettable, mais on ne peut, sur un témoignage unique, punir votre condisciple qui se défend comme un beau diable.

– On sait bien que j’ai toujours dit la vérité !

– C’est possible, mais jusqu’ici lui non plus n’a pas menti. Or “testis unus, testis nullus.

– Alors vous refusez de me croire ?

– Je ne refuse pas de vous croire, mais je ne puis agir, puisque je n’ai aucun argument convaincant. »

Cette attitude d’attente exaspère Georges. Il aurait voulu que l’abbé Levrou prît sa défense devant tous, allât trouver le Supérieur, l’obligeât à déclarer publiquement qu’il avait raison. Le prêtre, habitué aux consciences d’enfants, bien qu’il penchât en sa faveur, se demandait parfois : « N’aurait-il pas cédé à une mauvaise pensée ? » et il attendait.

Le samedi l’abbé Perrotot fit venir Antone dans sa chambre. Il le trouva pâli, fatigué ; depuis longtemps déjà il était au courant de l’histoire. Il reprocha à son pénitent de ne lui avoir pas confié ses ennuis : Antone se mit à pleurer, déclara qu’il ne voulait plus rester à Saint-François-de-Sales, qu’il se sauverait.

« Mais les gendarmes vous ramèneront, mon petit ami. J’en ai connu un enfant, que les gendarmes ont ramené à sa famille. Vous croyez que c’était amusant pour ses parents, tout le monde croyait que c’était un assassin. »

Peu frappé de ces conséquences mélodramatiques, Antone répétait :

« Je ne peux plus rester ici !

– Voyons, Antone, promettez-moi de ne pas vous sauver. D’abord on ne peut pas, puisqu’il y a des murs tout autour de la maison, mais promettez-moi tout de même. Et puis laissez-moi faire. Je vais voir Monsieur le Supérieur, on vous rendra justice. »

Mais le chanoine Raynouard répond à l’abbé : « Il n’appartient pas aux directeurs de conscience de se mêler de ces affaires graves. Il est trop naturel qu’un prêtre prenne le parti de l’enfant qu’il dirige. Le règlement d’ailleurs leur prescrit en ces cas l’abstention. » L’abbé Perrotot depuis ne cesse de se plaindre à ses collègues et d’annoncer des malheurs. Tourmenté de la crainte de voir Antone se sauver, il l’enveloppe de sa confiante protection.

CHAPITRE X – COMPLICATIONS FAMILIALES

Le vendredi 14 mars, à trois heures et demie, trois dames et un monsieur d’une sobre et hautaine élégance, se présentaient au collège et, demandaient Monsieur le chanoine Raynouard. Celui-ci se hâta de les recevoir dans son cabinet, près du parloir, mais fut assailli aussitôt par une pluie de plaintes, de récriminations, de menaces des trois dames, dont le Monsieur essayait en vain de modérer le langage.

« Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que l’on a fait à mon pauvre Antone ? Mais c’est abominable ! Vous voulez donc le faire mourir ? Où est-il ? Ce pauvre enfant ! Ah ! si nous avions su ! »

Le bon Supérieur laissa passer avec résignation les trois lames, comme à la mer, et quand ces féminines indignations se furent un peu fatiguées, il supplia toute la famille Ramon, car c’était elle, de ne pas compliquer à plaisir une situation déjà difficile et de ne pas rendre inextricable un écheveau déjà trop embrouillé.

« Nous ne pouvons pas laisser commettre des horreurs pareilles, s’écriait tante Zaza.

– Mademoiselle, je vous en supplie, n’exagérez pas l’importance…

– Comment, reprit impétueusement tante Mimi, vous osez dire que ça n’a pas d’importance ?

– Vous me comprenez mal, Mademoiselle, je dis que cet incident scolaire en lui-même n’est pas d’une extrême gravité.

– Pouvez-vous dire cela ! reprend Madame Ramon scandalisée, mais mon malheureux enfant m’écrit qu’il ne dort plus, qu’il ne mange plus.

– Il a dû maigrir de dix livres, ajoute tante Mimi.

– Je suis sûre qu’il a la fièvre, complète tante Zaza.

– Il est vrai qu’il est très affecté, concède le Supérieur.

– Voyez, vous l’avouez vous-même. »

Monsieur Ramon intervient : « Enfin est-il vrai qu’il ne sait plus ses leçons, qu’il ne fait plus ses devoirs, tellement il est obsédé de l’idée que ses professeurs le méprisent ? Oui ou non, l’a-t-on accusé de tricherie devant tous ses camarades ? L’a-t-on empêché de lire sa composition devant Montaloir ?

– C’est une injustice !

– C’est une infamie ! s’écrient les deux tantes.

– Voulez-vous me permettre de vous expliquer ?

– C’est inutile, Monsieur le Supérieur, riposte la mère. Antone nous a écrit : nous sommes au courant. Eh bien ! permettez-moi de vous le dire, je connais mon fils, il a des défauts, il n’est pas parfait, je le sais, mais lui, tromper ses maîtres, ce n’est pas possible ! c’est tout le portrait de mon père, la franchise, la loyauté même.

– C’est bien vrai, confirme tante Zaza. Un enfant si droit !

– Si ouvert ! si franc ! si naïf ! ajoute tante Mimi.

– Alors pourquoi, Madame, cet enfant si franc vous a-t-il écrit à notre insu ? Il sait que le règlement le défend formellement.

– J’avoue, dit Monsieur Ramon, que cet article m’a toujours paru un peu moyenâgeux.

– En cette circonstance, Monsieur, j’aurais pu, en remettant les choses au point, vous épargner des inquiétudes et peut-être une démarche maladroite.

– Comment maladroite ! reprend tante Mimi avec impétuosité.

– Madame, votre venue ne peut qu’exaspérer l’enfant et nous rendre plus difficile cette pénible enquête. Aussi je vous demande de ne pas le voir aujourd’hui.

– Ne pas voir mon enfant, s’écrie la mère, après une pareille lettre ! »

Le Supérieur vit qu’il ne gagnerait rien.

« Nous le remmènerions plutôt », s’étaient écriées les deux tantes dans un geste tragique.

Il parvint à obtenir que l’entrevue eût lieu devant lui. Il lui semblait nécessaire de blâmer l’enfant de son infraction à la règle. Mais sans écouter ses reproches, Antone en entrant s’était jeté dans les bras de sa mère, et secoué par une crise de sanglots : « Emmène-moi, maman, criait-il, emmène-moi, je t’en supplie ! »

Il se lamentait avec un tel accent de détresse que le Supérieur en était profondément remué.

« Calme-toi, Antone, répétait le père, voyons, calme-toi. » Mais la mère étouffait ses sanglots dans son corsage et le berçait en murmurant : « Oui, mon chéri, oui mon enfant, je te remmènerai », tandis que les tantes l’embrassaient en épongeant ses larmes.

Ce n’était pas évidemment ce qu’avait désiré le chanoine.

« Mon enfant, reprit-il d’une voix qu’il voulait sévère, avez-vous encore confiance en nous, en notre esprit de justice ? »

Mais Antone répétait : « Je veux m’en aller. »

Brusquement le Supérieur prit un parti : « J’ai à parler à vos parents, allez à l’infirmerie en attendant. »

L’enfant parti à grand’peine, il continua : « Je suis tout disposé à croire à un malentendu. Son condisciple, bien que de bonne foi, aura mal interprété des faits sans importance. Laissez-moi le temps d’éclaircir cette affaire. Et soyez assurés que la vérité établie, je me hâterai de réparer tout le tort qu’Antone a pu subir auprès de ses condisciples. »

Monsieur Ramon finit par faire accepter cette sage proposition aux trois femmes.

Le chanoine Raynouard les reconduisit et manda aussitôt Georges Morère :

« Mon enfant, lui dit-il, je vous crois incapable de faire tort sciemment à votre camarade par un mensonge obstinément soutenu. Mais, voyons, étudions les faits de près : Antone Ramon fait tomber son porte-plume, le ramasse, constate que la plume est cassée et pour la remplacer enlève de son bureau quelques livres qui l’empêchent de retrouver son plumier. Bien. Ces livres tombent, il se baisse. Ah ! C’est sur cet instant là que je voudrais des renseignements précis. L’avez-vous vu ouvrir un livre ?

– Non, Monsieur le Supérieur.

– Alors le livre était ouvert quand vous l’avez aperçu ?

– Oui, Monsieur le Supérieur.

– Ce livre a donc pu s’ouvrir en tombant. Comment savez-vous que c’était un manuel d’histoire ? Vous l’avez reconnu de votre place ?

– Non, Monsieur le Supérieur.

– Bien. Ce pouvait être un livre quelconque, cours de thèmes, littérature, géométrie, que sais-je ?

– Il dit cela, le menteur ?

– Ne l’injuriez pas et répondez à ma question : comment savez-vous que c’est un livre d’histoire ?

– Comment ? parce qu’il est resté penché sur ce livre à le feuilleter et à le parcourir : ce n’était pas pour préparer des mathématiques, je suppose.

– Vous l’avez vu lire ce livre ouvert à terre ?

– Oui, Monsieur le Supérieur. Je vous jure…

– Ne jurez pas, mon enfant.

– Je vous affirme sur l’honneur que je l’ai vu lire, ce qui s’appelle lire, un livre ouvert à terre. »

L’ingénieux système de conciliation du chanoine s’écroulait. Il renvoya Morère à l’étude.

À sept heures le Supérieur revit les parents d’Antone Ramon et les supplia de lui laisser le temps de découvrir la vérité.

Mais les tantes déclarèrent formellement qu’elles resteraient à Bourg tant qu’on n’aurait pas rendu justice à leur enfant. Et Monsieur Ramon promit de revenir le surlendemain dimanche.

Le dimanche Madame Morère faisait son apparition au parloir. Grave dans sa toilette simple, elle avoua au Supérieur qu’elle était bouleversée par la lettre de son fils et que son mari ne pouvant venir lui-même, elle était accourue aussitôt qu’elle l’avait pu. Elle ne criait pas, elle n’injuriait pas ; avec une douleur contenue, elle attendait les explications. Plein de respect pour cette gravité maternelle, le Supérieur lui expliqua la situation, la double affirmation contradictoire, l’impossibilité de résoudre cette difficulté, les deux enfants offrant des garanties égales. « Que voulez-vous, Madame, je ne voudrais pas blesser votre cœur de mère, mais vous êtes chrétienne et nous sommes bien obligés de croire que tout enfant porte en son âme des germes funestes. Or pouvons-nous affirmer qu’en toute circonstance le meilleur des enfants résistera à la tentation ? » Oui, elle croyait aisément le Supérieur. Si elle était fière de son Georges, depuis les dernières vacances sa confiance était un peu ébranlée. « Georges ne vous a-t-il pas écrit à notre insu, continuait le Supérieur, malgré le règlement. Hélas ! comment ne pas voir qu’en ceci il imite son condisciple Antone Ramon ! Ce n’est pas cela qui peut augmenter notre confiance en lui ! »

Mais l’examen de la lettre de Georges prouva qu’il avait écrit le même jour qu’Antone. On ne pouvait découvrir celui qui avait imité l’autre, au cas où ils n’auraient pas écrit spontanément chacun de son côté.

L’entrevue de Madame Morère et de son fils fut pénible. Elle commença par se faire raconter toute l’histoire : elle ne comprenait pas comment de l’amitié la plus étroite pour Antone il avait pu passer à l’inimitié la plus dure.

« Moi non plus, je ne comprends pas, disait Georges. Tout d’un coup il s’est mis à me détester. J’ai cru d’abord que c’était une simple fâcherie. Mais tous les jours ça recommençait. Et pourtant, je lui ai rendu les plus fiers services. Oui, j’ai empêché qu’il ne fût renvoyé pour un mauvais livre que lui avait prêté Lurel : j’ai fait chasser Lurel et Monnot. Eh ! bien, il m’en a voulu, il m’a reproché de l’avoir débarrassé de ces deux voyous.

– Et n’as-tu pas voulu te venger ?

– Ah ! maman. Comment peux-tu penser de pareilles choses. Personne ne veut me croire, ni M. le Supérieur, ni M. Levrou, toi non plus ?

– Tu t’es mis à me cacher tant de choses !

– Ne dis pas cela, maman, n’est-ce pas que tu me crois ? Est-ce que je serais capable de le calomnier ? Mais si j’avais pu le sauver je l’aurais fait, et s’il ne m’avait pas bravé du haut de la chaire, où il lisait son devoir, je n’aurais rien fait. Non, vois-tu, c’est malheureux à dire, mais Monsieur le curé de Meximieux m’a donné un mauvais conseil.

– Georges, ne critique pas.

– Je ne critique pas, mais s’il était resté avec moi, Antone Ramon n’aurait pas connu ce menteur de Monnot et cet ignoble Lurel, qui l’ont perverti. J’ai beau être en colère contre lui, je me dis à certains moments que tout ce qui m’arrive, c’est un peu par ma faute.

– Non, répondit Madame Morère, si tu suis les conseils que tes supérieurs te donnent, tu ne peux pas dire : “C’est par ma faute.” Je te crois, mais comment sortir de cette impasse ?

– Laisse faire, dit alors Georges, rassuré par cette confiance, tout finira bien par s’éclaircir. Je t’ai écrit dans l’affolement que me causait l’hostilité de tout le monde, mais maintenant que je t’ai vue, que tu crois à ma parole, je n’ai plus peur. »

À ce moment Monsieur Ramon entra au parloir avec sa femme et ses sœurs. Ce fut immédiatement un bruit de querelles :

« Tu devrais le lui dire nettement.

– Est-ce que tu vas lui laisser ton fils ?

– Ah ! si c’était moi, il y a beau temps que je l’aurais obligé à réparer solennellement. » Le pauvre M. Ramon, excité, poussé, houspillé, se sentait un peu ridicule d’être si calme au milieu de femmes si énergiques. Antone entra et ce fut sur lui que se déversèrent les flots de paroles, les baisers, les promesses et les consolations.

Cependant l’enfant avait vu en arrivant, à l’autre extrémité du parloir, Georges Morère et sa mère. Le visage pâle et triste, l’attitude résignée, la simplicité grave de cette femme contrastait trop vivement avec l’agitation et la surexcitation de sa famille pour qu’il n’en fût pas frappé. À ce moment la porte du cabinet directorial s’ouvrit. Madame Morère embrassa son fils au front et entra. Georges sortit du parloir en passant près d’Antone, mais celui-ci n’osa pas dire à ses parents : « C’est lui ! »

« Tu ne vas pas laisser ton pauvre enfant dépérir dans cette maison, grondait tante Mimi.

– Si tu avais un peu d’énergie, tu irais voir le Supérieur et tu lui mettrais le marché en mains, ajoutait tante Zaza.

– Ou lui, ou l’autre, » concluait Mimi.

Et les trois femmes le harcelaient, le piquaient, le poussaient, lui faisaient honte, injuriant le Supérieur « incapable de protéger un pauvre innocent. »

« Oui, il faut en finir, dit-il en tirant sa montre. Bon ! il est quatre heures passées, jamais nous n’aurons le train de 4 heures 30.

– Dépêche-toi donc ! dépêche-toi donc ! »

Monsieur Ramon se leva, appela le domestique et tandis que celui-ci pénétrait dans le cabinet directorial et transmettait sa demande, il ouvrit lui-même la porte de l’entrée.

« Si Madame le permet, dit-il, un mot, Monsieur le Supérieur ; je reprends le train à l’instant. »

Un peu étonnée, Madame Morère acquiesça d’un signe de tête, et sans attendre l’invitation du chanoine :

« Monsieur le Supérieur, voici ma solution : je retire mon enfant, si l’autre n’est pas renvoyé.

– Mais Monsieur…

– Je ne puis le laisser avec son calomniateur.

– Monsieur Ramon, fit le Supérieur en se levant, vous parlez devant la mère de cet enfant.

– Qui n’est pas un calomniateur, ajouta Madame Morère d’un accent indigné.

– Ah ! Madame, croyez… j’ignorais… je conçois vos sentiments… mais vous devez comprendre… il est impossible que ces deux enfants ?…

– Monsieur Ramon, écoutez-moi, interrompit le chanoine : la précipitation ne peut que tout gâter. Quel intérêt y a-t-il à enfler cette histoire, à retirer un enfant à propos d’un fait mal éclairci, à interrompre ses études, et à le remettre dans une autre maison où il emportera la tache d’une accusation non lavée ? Laissez-moi faire. Nous sommes à peine à quinze jours de Pâques. Je suis sûr que Madame Morère me concédera ce temps pour résoudre ce problème, ne soyez pas plus exigeant, je vous en supplie. »

Madame Morère, d’un geste, avait approuvé le Supérieur. Monsieur Ramon se sentait ridicule.

« Alors soit, conclut-il, nous attendrons jusqu’à Pâques », et après s’être excusé et avoir salué très dignement Madame Morère, il sortit.

« Eh bien ! c’est fait, s’exclamèrent les femmes.

– Oui, c’est fait. Comme maladresse on ne peut même mieux faire. Partons, je vous expliquerai cela en route. Au revoir Antone, et jusqu’à Pâques tâche de bien te tenir, si tu veux venir avec nous à Nice. » Et après de longs embrassements ils disparurent.

CHAPITRE XI – ÉCLAIRCISSEMENT DE POINTS OBSCURS

L’hiver s’enfuit ; les bains de lumière succèdent aux averses. Les matinées sont encore froides et les élèves à la première récréation évitent l’ombre fraîche des murs, pour se chauffer en groupe, comme des pierrots, dans un rayon de soleil. Le 18 mars, un mardi, une subite allégresse passe en coup de vent à travers toutes les cours. Le Supérieur a octroyé la promenade demandée par Montaloir.

Pas de classe de mathématiques ! oh bonheur ! les mains claquent de joie ; gambades, poursuites, rires. Rousselot fait pirouetter Boucher et d’Orlia saute par dessus Feydart. À une heure et demie, les Moyens tournent le Boulevard de Brou sans saluer le buste solennel du docteur Robin, et gagnent la route de Ceyzériat. De l’autre côté de la Reyssouze, au-dessus des aubiers et des charmes, au-dessus des pelouses vertes, se dresse l’élégante silhouette du château de Noirefontaine avec ses toits d’ardoise lavés de soleil, ses tourelles, ses balcons et ses murs où fleurit déjà la vigne vierge. Vers quatre heures, on s’arrête un instant dans l’avenue des beaux ormes du château de Montplaisant. L’abbé Russec donne la permission de chercher des violettes, mais à la condition qu’on ne s’éloigne pas au-delà du pont. Tandis que les troisièmes se sont éparpillés, joyeux, il aperçoit près de la grille du château, Miagrin et Ramon en grande conversation : il n’aime pas beaucoup ces colloques, mais cette fois il ne croit pas devoir intervenir. À force d’insistance Miagrin finira peut-être par faire avouer Ramon, si Ramon est coupable, car le préfet n’arrive pas à se faire une opinion ferme. Le seul fait que précisément Ramon est soutenu par Miagrin, ne prouve-t-il pas qu’il est innocent ? Et Miagrin doit en savoir long sur son ami.

Oui, il en sait plus que tout le monde, car à peine sont-ils adossés au mur bas de la grille qu’Antone lui déclare :

« Je ne peux plus, tant pis, j’en ai assez, je vais me déclarer au Supérieur.

– Ce n’était pas la peine alors d’attendre si longtemps ! répond Miagrin.

– Si j’ai attendu, tu sais bien que c’est à cause de toi !

– Accuse-moi, maintenant, ce sera complet !

– Je ne t’accuse pas.

– Presque pas : tu me dis que je t’ai empêché de te déclarer : comme si tu n’avais pas toujours été libre de faire ce que tu voulais !

– Pourtant c’est bien toi qui m’as averti que Morère avait écrit en cachette à ses parents, c’est bien toi qui m’as dit de faire venir les miens et qui as fait partir ma lettre ?

– Pendant que tu y es, répond Miagrin, reproche-moi aussi de ne t’avoir pas dénoncé au Supérieur, alors que j’avais la preuve de ta tricherie.

– Quelle preuve ?

– Mais ton cahier de brouillon avec toutes sortes de fautes d’histoire dans la première page qui n’existent plus dans les suivantes ! Ah ! ils ne sont pas malins !

– C’est possible, mais ils continuent de m’épier, et tu m’avais affirmé qu’au bout de huit jours l’affaire serait enterrée !

– Épié, mais tout le monde l’est. Crois-tu que je ne sois pas épié non plus ?

– Oui, mais toi, tu n’as rien à te reprocher. »

Miagrin partit d’un tel éclat de rire qu’une vieille corneille s’enfuit du grenier de Montplaisant.

« Ah ! que tu es naïf, mon pauvre Antone.

– Je le sais bien, répond le petit Lyonnais, Lurel me l’a déjà dit.

– En tous cas il ne t’a guère dégourdi : je ne te croyais pas si capon.

– Capon, moi ?

– Ne te fâche pas ! tu n’es pas capon, seulement tu as peur de tout, de tout le monde, de toi-même, de moins que ton ombre !

– Je n’ai pas peur puisque je suis prêt à me déclarer.

– Mais vas-y donc ! l’abbé Russec te regarde, il t’attend : dis-lui tout ; on te renverra, Morère triomphera et ce sera fini.

– Cela vaudra mieux que d’être découvert.

– Par qui ?

– Le sais-je ?

– En effet si quelqu’un savait quelque chose en dehors de nous deux, il y a longtemps qu’il aurait parlé.

– Tu as beau dire, tout finit par se savoir. »

Miagrin poussa un nouvel éclat de rire.

« Tu crois cela ? Eh ! bien, veux-tu que je te donne la preuve du contraire ?

– La preuve ?

– Oui, la preuve que tout ne finit pas par se savoir, qu’on est bien obligé de ranger à la fin ces histoires-là dans la caisse aux oublis.

– Quelle est cette preuve ?

– Auras-tu confiance en moi quand je te l’aurai donnée ?

– Oui, dis-la ta preuve ? »

À ce moment le sifflet de l’abbé retentit avec colère. Tous les élèves accoururent en criant : « Déjà ! déjà ! »

« Oui, déjà, répond l’abbé, quand on vous donne une permission, on est sûr qu’il y aura tout de suite des abus. Cézenne, Émeril, j’avais défendu de dépasser le petit pont : vous n’avez pas compris ? Eh ! bien, en rang ! » En vain les plus sages intercédèrent, l’abbé donna l’ordre de partir. Les enfants quittèrent l’allée où les grands ormes encore sans feuilles dressaient vers le ciel des bras de suppliciés, ils gravirent un raidillon, passèrent devant l’église de Montagnat et bientôt prirent la grand’route de Pont d’Ain à Bourg.

Antone écoutait d’une oreille distraite Émeril déverser sa mauvaise humeur : « Qu’est-ce que ça peut lui faire, que je sois d’un côté ou de l’autre du pont ? » Il se demandait, lui, quelle pouvait être cette preuve décisive que lui avait promise Miagrin.

Son nouvel ami lui inspirait plus de crainte que de sympathie, il le subissait et jugeait Lurel et Monnot des âmes claires et candides en comparaison du sacriste. Comme il était venu cependant plein de confiance lui confesser sa tricherie, lui demander conseil ! Alors que son trouble, ses regards, tout son pauvre être lui criait : « Je n’ose avouer, tu es mon ami, aide-moi. Va le dire pour moi, je ne peux pas, tu le vois bien ! » Insensible à cette gauche supplication et dissimulant mal sa joie, Miagrin, oui, Miagrin lui avait commandé : « Surtout ne dis rien ; » il l’avait retenu, rassuré et poussé ensuite dans le mensonge obstiné ; il le ployait désormais sous sa volonté, le dominait sans que le malheureux pût se dégager.

C’est que le fils du fermier avait entrevu dans le renvoi d’Antone ou sa réconciliation avec Morère, la fin de cette amitié à peine nouée, la ruine de ses vastes projets d’avenir. Il s’était alors rappelé Claude Bourrassin, le bouvier de son père, un initiateur pervers dont il devait subir la hautaine familiarité, et il essayait de faire peser à son tour sur les épaules du petit Lyonnais le même joug de honte ; il jouissait de sentir cette frêle créature anéantie sous son ascendant, de la tenir brutalement à sa merci.

Maintenant les élèves dominaient la vallée de la Reyssouze : à droite descendait le mur du parc de Noirefontaine, à gauche, c’était la forêt de Seillon. Soudain une averse tomba : la petite troupe vivement grimpa les talus et se dispersa sous les premiers arbres à travers les fougères brunes du dernier automne. De l’autre côté d’un large chemin forestier se développaient les nefs multipliées d’une magnifique futaie : Miagrin se réfugia sous un haut sapin, où bientôt vint le rejoindre Antone pour lui poser de nouveau la question :

« Eh ! bien, cette preuve ?

– Elle est simple. A-t-on découvert l’auteur du coup de la flûte ?

– C’est Blumont !

– Penses-tu que ce pauvre diable aurait été assez bête pour risquer ses leçons ?

– C’est Lemarois ?

– Pourquoi pas Luce Aubert ?

– Alors qui ?

– Tu le reconnais, on ne le sait pas…

– À moins que le Supérieur ?…

– Je puis t’affirmer qu’il s’en doute encore moins que toi !

– Pourquoi ?

– Parce que c’est moi. »

La révélation fut si soudaine et si calme qu’Antone resta bouche bée. Miagrin poursuivit victorieusement :

« Par conséquent ta peur est une plaisanterie. Ton affaire s’évanouira comme la mienne et Morère en sera pour sa honte.

– Mais pourquoi as-tu fait cela ? demanda Ramon.

– Pourquoi ? parce que je voyais bien le jeu de Morère : il voulait t’enlever sans en avoir l’air ; et il faut avouer qu’il a joliment réussi.

– Lui, je le déteste !

– Alors pourquoi garder sa lettre du premier de l’an ?

– Parce qu’alors c’était un bon type.

– Et qu’aujourd’hui tu l’aimes encore.

– Moi !

– Si tu le détestes, donne-moi sa lettre que je la déchire ; mais non, tu la garderas.

– Tiens, la voilà. »

Antone l’a tirée de son portefeuille et la tend vivement à Miagrin, tant il craint de paraître encore attaché à Morère. Lentement le sacriste la lit avec un sourire mauvais. Froissé de ce sans-gêne Antone murmure : « Le voici, vite allons-nous en. » Tandis qu’ils s’enfoncent sous la futaie, il entend derrière lui déchirer la lettre et comme il se retourne : « Tiens, lui dit l’autre, voilà le sort qu’elle mérite » et il jette la mince poignée de fragments de papier qui tombent comme des papillons morts. « Puisque tu es vraiment mon ami, continue-t-il, viens, nous allons causer. » Antone n’a pas vu que Miagrin a mis dans sa poche la moitié de la lettre.

Georges Morère avait traversé le chemin forestier pour les rejoindre. Comme il suivait le même sentier qu’eux, son regard fut retenu par les débris minuscules. Il se baissa et reconnut bientôt les morceaux de son épître du premier de l’an. Au moment même où il venait supplier son condisciple de ne pas s’obstiner dans le mensonge, lui offrir son pardon et lui promettre d’intercéder auprès du Supérieur, l’ingrat anéantissait le dernier souvenir de leur amitié. Pour la première fois il douta de Miagrin, mais hélas ! au lieu de les rejoindre et de s’éclaircir, il s’arrêta découragé, abandonnant le faible Antone à la puissance du ténébreux paysan.

Quand, au coup de sifflet de l’abbé Russec, il reparut sur la route, la colonne était déjà formée.

« Allons Georges Morère ! fit l’abbé, vous êtes le dernier ! » Et toute la division feignant d’être scandalisée se tourna vers lui en criant : « Ah ! Morère, le dernier ! »

CHAPITRE XII – EN PERDITION

Depuis un quart d’heure M. Castagnac gronde Antone. À chaque instant, il le prend en flagrant délit d’inattention. Son élève saute une mesure, oublie les bémols. À la fin il s’arrête court et comme le professeur agacé l’accable de reproches devant Georges Morère, il s’excuse brusquement :

« Je ne sais ce que j’ai ce soir, je me sens fatigué, mal à l’aise !

– Pourquoi ne pas le dire tout de suite, répond le maestro, vous êtes malade ?

– Il faut ouvrir la fenêtre, » dit Georges ; et il s’empresse d’ajouter le geste à la parole. Mais Antone déclare :

« Je crois que le mieux pour moi, c’est de rentrer en étude.

– Il serait plus prudent d’aller à l’infirmerie, insinue son compagnon.

– Si ça ne va pas mieux, j’y monterai », et il sort laissant sa flûte.

« Voulez-vous qu’on vous accompagne, propose le professeur.

– Ce n’est pas la peine, réplique Antone, il n’y a qu’un étage à descendre.

– Ce serait pourtant plus sûr, reprend Georges avec insistance.

– Ah ! la paix, je sais ce que j’ai à faire », riposte en s’en allant le malade de fort mauvaise humeur.

Georges et son professeur l’entendirent descendre l’escalier pesamment et peu à peu sous les arcades s’assourdit le bruit de ses pas.

Antone n’est pas rentré en étude. Il tourne au bout de la galerie sur sa gauche et se dirige vers la Cour des Pluies. Il fait nuit. Est-il vraiment malade ? A-t-il besoin de prendre l’air ? À cette heure, la cour déserte baigne dans la lumière souple et bleue de la lune presque en son plein. Le haut bâtiment blanc, tout troué de fenêtres comme un mur de caserne, resplendit sous les rayons nocturnes. Mais à l’extrémité, là où le préau bas s’y relie, l’ombre portée forme un grand triangle noir, une pyramide de ténèbres. Antone plonge ses regards sous le toit d’ardoise, considère quelque temps ce coin sombre, puis lentement s’avance le long de la maison. Arrivé à mi-chemin il s’arrête, semble hésiter et reste là comme fixé au sol, en pleine lumière plus blême encore que le mur auquel il s’appuie.

Troublé de ce départ, Georges se reprochait de ne l’avoir pas accompagné. Il finit par avouer ses appréhensions au professeur et descend avec lui. Un coup d’œil à travers la porte vitrée de l’étude le renseigne sur l’absence d’Antone : « Il a dû remonter à l’infirmerie, à moins qu’ayant mal au cœur il ne soit resté dehors. »

Tous deux inquiets se précipitent vers la Cour des Pluies agrandie par la solitude et la lumière silencieuse. M. Castagnac appelle : « Antone Ramon, êtes-vous là ? » Mais soudain Georges aperçoit deux mains dans l’angle d’ombre du préau. La lune en montant avait rétréci cette porte triangulaire de ténèbres et les deux petites mains se détachaient toutes blanches, agrippées à l’un des poteaux. Ils y courent.

« Tu es malade, Antone ? demande Georges. Pourquoi es-tu venu ici ?… Mais il va s’évanouir… il faut l’emmener. »

Au bruit, les fenêtres se sont ouvertes, des appels viennent des chambres ; l’abbé Levrou, l’abbé Russec, M. Pujol descendent ; bientôt Antone est entouré, enlevé, porté à l’infirmerie. Il est pâle, anéanti. Georges Morère explique : « Il s’est senti malade, il aura voulu prendre l’air dans la cour. » Cependant la sœur offre au petit Lyonnais un thé chaud et conclut : « Ah ! c’est un peu de fatigue, de faiblesse… il grandit trop. Couchez-vous mon petit ami, et dormez, demain il n’y paraîtra plus. »

Antone ne dit rien, il se laisse faire, avale le thé, se couche, écoute à demi abruti et ne répond pas. Le Père Levrou l’examine et avec tant d’insistance qu’il se retourne vers le mur. L’abbé le laisse, mais fait le tour des études et s’informe des absents. Seul Miagrin était sorti. Il le retrouve rangeant les aubes pour les messes du lendemain.

« Vous n’avez pas entendu appeler dans la Cour des Pluies ? demande-t-il.

– Non, Monsieur, » répond tranquillement le sacriste.

Le lendemain l’abbé Perrotot vient voir Antone. Persuadé que cette indisposition est la suite de la fameuse affaire de tricherie, il explique à la sœur toute l’aventure. La bonne sœur Suzanne à son tour, le morigène : « Il faut accepter les jugements injustes, et les offrir à Dieu pour la conversion des petits enfants du Japon. » Mais cette confiance et ces pieux conseils ne font qu’augmenter le dégoût d’Antone.

L’abbé Perrotot s’en aperçoit et de nouveau relance le Supérieur ; il lui prédit de nouveaux malheurs et le pousse à venir encourager son petit dirigé. Le chanoine refuse une visite aussi partiale, il attendra. Le surlendemain, un samedi, lorsque Antone a repris la vie régulière, il le fait mander avec son condisciple Georges Morère. L’entrevue est courte. « Mes enfants, leur dit-il, au moment d’entrer dans la semaine sainte, la grande semaine où tous les chrétiens font un retour sur eux-mêmes, j’ai tenu à vous parler à tous deux. Je demande à Dieu qu’il vous éclaire et qu’il donne à celui de vous deux qui est coupable, le courage de reconnaître enfin sa faute. » Il attend quelques secondes, puis sentant Morère prêt à récriminer, il le contient d’un geste et les renvoie en leur disant : « Priez. »

Tous deux se retrouvent sur le palier. Antone se met à descendre lentement, comme accablé, Georges le suit silencieux. C’est l’occasion pour Antone de se retourner et d’avouer brusquement à son ami : « Eh ! bien, oui, j’ai triché, remontons, je vais me déclarer. » C’est le moment pour Georges d’arrêter Antone et de lui dire : « Je t’en supplie, ne t’enfonce pas, je te plains tant que je voudrais te sauver. » Tous deux sentent que l’instant est critique et c’est pourquoi tous deux ralentissent le pas. Ils s’attendent. « Si seulement il se retournait ! » pense Georges, « Si seulement il m’arrêtait de la main ! » songe Antone. Et ils descendent toujours : les voici au bas de la dernière marche ; le petit Lyonnais traverse le vestibule, avec peine ouvre la porte de la galerie, hésite un instant encore, puis passe ; Georges passe à son tour et referme le battant. Ni l’un, ni l’autre n’a été assez fort pour rompre le silence et maintenant qu’ils ont quitté tous deux la pénombre de l’escalier, pour la clarté du Cloître, le regret de cette précieuse minute perdue les tourmente. Est-il donc si difficile de reconnaître une faute détestée ? Est-il plus difficile de faire un geste généreux ?

CHAPITRE XIII – LE BAS FOND

Au matin des Rameaux, après avoir reçu les buis bénits, tous les élèves sortent de la chapelle et se rangent à droite et à gauche de la porte, sous les arceaux de la cour du Cloître. Soutenus par Chamouin et Varageon, les deux barytons de la fanfare, ils chantent l’antienne : « Pueri Hebraeorum », rappelant que les enfants, les premiers, acclamèrent le Christ à son entrée triomphale.

Dans la lumière jeune et fraîche de ce matin printanier, cette dernière expression de la joie chrétienne semble plus vive encore avant les tristesses et les horreurs de la semaine du déicide. La gelée blanche achève de fondre sur les herbes de la pelouse et, haut dans le ciel, invisible en plein soleil, une alouette mêle à ces antiennes ses appels joyeusement éperdus.

La procession attend près de la chapelle silencieuse et fermée. Les petits impatients regardent deux papillons blancs se poursuivre. Le chant de l’antienne s’est tu. Et voici que derrière la porte monte un autre chant d’abord confus et lointain. C’est un emprisonné qui appelle dans la nef close. Attentif, le collège écoute au dehors les modulations de la voix bientôt éteinte et reprend en chœur l’hymne liturgique : « Gloire, louange, honneur à vous, Roi Christ Rédempteur, Vous à qui la noble enfance chanta l’hosanna d’amour. » Et la voix de l’enfermé recommence sa plainte assourdie. Ému soudain de cette cérémonie, Antone détourne la tête. Il lui semble que la misérable voix étouffée par les murs, abandonnée dans sa prison, implore du secours et que la foule attentive massée dehors répond à son appel et l’encourage par un refrain de salut. S’il comprend mal le sens de l’hymne, il devine une secrète correspondance entre son âme et cette âme désespérée. Dans l’isolement et le vide immense de son cœur, lui aussi il appelle : « Au secours ! » Mais ce cri sonore en retentissant dans sa solitude intime l’effraie lui-même. Le diacre s’est approché, il a pris la grande croix d’argent et en frappe la porte : alors les deux lourds battants s’ouvrent et le chœur entre dans la nef, mais c’est pour retrouver l’autel nu, le prêtre en deuil, et pour psalmodier le lugubre chant de la Passion.

Pendant les premiers jours de la Semaine Sainte, Antone tombe dans une tristesse rêveuse de plus en plus lourde. Chaque fois que Miagrin tente de l’approcher, il le repousse. Celui-ci cherche pourtant à le relever, à l’éclairer sur les dangers de son attitude découragée. Antone ne veut rien entendre, il lui répond par des sarcasmes, refuse ses consolations, l’évite le plus qu’il peut.

Le soir du Vendredi Saint, l’abbé Framogé prêche sur la Passion. Très grand, la figure osseuse avec deux flammes au fond des orbites, la voix sèche et impérative, il étonne les enfants plus qu’il ne les émeut. Il insiste sur la figure de Judas : il le montre, non comme les peintres et les romanciers, sous les traits d’un homme à la figure répugnante et vile, respirant la fausseté et la cupidité, mais au contraire sous l’aspect d’un jeune homme, ardent patriote, intelligent, beau de corps et de visage. Dans le groupe des disciples c’est un des plus déterminés : après la multiplication des pains, il a tenté de faire élire roi le Christ ; c’est le plus habile, c’est lui qui tient l’argent de la petite troupe, qui prépare les relais de leurs incessants voyages ; c’est lui le plus intimement mêlé à la vie du Christ : c’est lui qui fait l’aumône au nom de son Maître ; c’est lui, sa main droite, la main des pauvres. Aussi la confiance qu’il inspire est telle qu’au moment où le Christ déclare : « L’un de vous me trahira, » tous les disciples, loin de le soupçonner, préfèrent douter d’eux-mêmes et demandent avec angoisse, non pas : « Seigneur, est-ce lui ? » mais « Seigneur, est-ce moi ? » Sans transition, le sermonnaire déclare que des âmes aussi viles peuvent se trouver même dans un collège chrétien, même parmi des enfants de douze à dix-huit ans. Il insiste sur la simplicité du déicide. Le plus grand criminel que la terre ait vu n’a fait qu’une action en soi peu sanguinaire, il n’a pas torturé sa victime, il n’a eu ni les raffinements d’un Néron, ni la brutalité d’un Dioclétien. Tout son crime consiste à avoir dit au Christ : « Maître, je vous salue », et à l’avoir embrassé suivant la respectueuse habitude des disciples. Pourtant l’humanité l’a jugé l’être le plus abject. Pourquoi ? Parce qu’il a trahi le Fils de l’Homme par ce baiser. Toute la Passion, les exécrations de Caïphe, les soufflets des valets, la rage du sanhédrin, Pilate et sa lâcheté, Hérode et ses ignominies, les crachats, la flagellation, la couronne d’épines, le portement de croix, le calvaire, tout, jusqu’au dernier coup de lance au cœur, est l’œuvre de ce traître, car c’est la conséquence de cette salutation sacrilège et de cet immonde baiser.

Un silence de crainte plane sur les enfants et vraiment on peut se demander si l’orateur n’exagère pas lorsqu’il parle de ces enfants de nuit qui enseignent aux autres leur science ténébreuse : « Nox nocti indicat scientiam » et qui donnent ensuite dans la communion le même baiser de Judas, point de départ de toutes leurs trahisons, de tous leurs futurs reniements.

Pourtant il y a une petite âme en qui toutes ces paroles douloureusement résonnent ; elle se rappelle un soir funèbre, le soir du livre de Lurel, et un autre plus funèbre encore, celui du préau plein d’ombre où elle sentit la nuit tomber sur elle. « Erat autem nox. » En vain l’abbé Framogé parle de ces réveils merveilleux qui étonnent les incrédules eux-mêmes. « Il semble, dit-il, que ce sépulcre enferme à jamais le cadavre de la religion morte, le corps torturé du Christ, mais autour de lui on prie, et, au matin de Pâques, l’ange du Seigneur descendra et renversera la pierre : “Et revolvit lapidem.” Alors le Christ surgira et la pierre renversée, la pierre du sépulcre proclamera son triomphe ». Mais ces dernières paroles d’espoir ne pénètrent pas le sombre chaos de pensées lourdes, de regrets amers, de découragement et de craintes d’Antone Ramon, à jamais esclave.

 

Le lendemain, à la récréation de midi, il aborde Miagrin :

« Tu sais, lui dit-il, je veux faire mes Pâques.

– Eh ! bien, fais-les, » répond Miagrin.

Antone le regarde : il y a une telle décision dans le ton de sa voix qu’il n’arrive pas à comprendre, il pressent un abîme et n’ose se pencher au-dessus. Il ne peut cependant rester sur cette réponse pénible et hasarde :

« Et toi, tu les fais tes Pâques ?

– Bien entendu.

– Alors tu te confesses ?

– Naturellement. »

Cette aisance, ce calme démontent de plus en plus le petit Lyonnais. Il ne l’interroge plus.

« Voyons, Antone, reprend brusquement Miagrin, ne fais pas l’imbécile. Tu comprends aussi bien que moi. Penses-tu que je vais être assez simple pour me cafarder moi-même ? Penses-tu que je te conseille d’aller raconter à Ribouldœil que tu as lu le livre de Lurel, que tu as triché, que tu as menti au Supérieur ? Et le reste ? Non, mais on n’est pas idiot à ce point-là ! Je croyais t’avoir éclairé.

– Mais alors…, ose dire Antone effaré.

– Alors, mon cher, tâche de comprendre la vie. Maintenant tu n’es plus un niais. Il faut savoir se défendre et ne pas aller soi-même à l’abattoir. Te vois-tu leur disant : “Vous n’aviez rien vu, rien compris, je vous apporte la vérité ; c’est clair, vous n’avez plus qu’à me jeter à la porte !”

– Mais alors ma confession… ma communion.

– Ta confession. Et ton père, il se confesse ?

– Oh ! papa…

– Évidemment c’est un homme. Eh ! bien, sois un homme, et défends-toi ! Après tout tu n’as tué ni ton père, ni ta mère, tu n’as volé aucun porte-monnaie ? Alors ? Ne va donc pas te dénoncer pour être, comme l’âne de la fable, le pelé, le galeux, sur qui tout le monde se jette. Et puis vas-tu me cafarder aussi ?

– Tu sais bien qu’on ne doit pas donner de noms à confesse et que tout reste secret.

– Penses-tu que Perrotot ne t’ordonnera pas de réparer le tort fait à Morère, de te dénoncer immédiatement, de rompre avec ce camarade anonyme et qu’il ne découvrira pas de qui tu lui parles ?

– Ah ! je préférerais ne pas faire mes pâques.

– Ne les fais pas.

– C’est vite dit ! Mais tout le monde s’en apercevra et ce sera comme si je disais : “C’est moi qui ai triché.”

– Ça c’est sûr. Alors dis que tu es malade, va à l’infirmerie.

– Avec la sœur Suzanne, ça ne servira de rien : elle tournera toute la soirée autour de moi et demain matin sera trop heureuse de me faire communier à sa petite chapelle.

– Que veux-tu ? c’est bien malheureux que tu veuilles rester bébé !

– Moi, je ne m’explique pas comment tout le monde te prend pour un modèle…

– Parce que je ne suis pas assez riche pour être libre ni assez bête pour me faire mettre à la porte. Je ne suis pas comme toi, mon cher Antone. Si on te renvoie, tu iras dans un autre collège : voilà tout. Mais moi… Ah ! si tu savais ce que je sais… tu ne dirais rien, tu ne te ferais pas tant de bile, et tu ferais tes Pâques comme tout le monde.

– Ça, non, jamais, jamais, je ne peux pas… »

Antone, acculé, se révolte, il a trop de générosité pour ne pas répugner d’instinct à toutes ces combinaisons d’esclave sournois et dépravé.

« Soit ! dit Miagrin, viens, je vais te donner un moyen de tout concilier. Ça n’est pas bien malin. D’abord fais ton billet de confession à Perrotot et quand on te l’apportera, reste en étude… »

Et il l’emmène un peu à l’écart pour lui parler à voix basse. Il faut dire que du coup la joie remonte au visage d’Antone en même temps que ses yeux expriment une grande admiration pour son camarade. Cette facilité de résoudre toutes les difficultés l’étonne. En le quittant il tombe sur Georges Morère qui l’observait de loin.

« Est-ce qu’on peut causer un moment ? » lui dit son ancien ami. C’était la première fois depuis l’affaire de la narration qu’il lui adressait la parole en particulier.

« Que me veux-tu ? répond Antone, la figure défiante et l’attitude déjà batailleuse.

– Tu crois que je te hais, répond Georges, non, je te plains. »

Antone hésite, puis soudain murmure à voix basse :

« C’est ta faute. »

À ce moment accourt Miagrin qui depuis un mois n’abandonne jamais son esclave :

« Viens voir, Antone. » Sa voix est brève, impérieuse.

Docile Antone le suit : « Que vas-tu faire avec Morère ? lui dit-il, tu ne vois pas qu’il va te tirer les vers du nez ? Tous ceux qui sont pour toi finiront par croire que c’est lui qui a raison. »

Georges reste surpris de ce brusque enlèvement. Ses soupçons se confirment : « C’est Miagrin qui le soutient. »

CHAPITRE XIV – PÂQUES TRISTES

Enfin c’est le matin de Pâques. Le gai réveil dans l’aube claire d’une belle journée, la joie des enfants envahis par les bonheurs multiples de la résurrection après les tristesses de la semaine sainte, de la libération des travaux scolaires, de l’arrivée des vacances printanières. Pâques, c’est la porte triomphale que tous, parents et maîtres, ouvrent devant eux. Aussi le recueillement de cette première heure du jour n’a rien de monastique. Des préoccupations de toilette se mêlent, il faut l’avouer, aux sentiments religieux, et la vision du déjeuner plus copieux et plus fin aux splendeurs des grands souvenirs religieux. Beaucoup d’élèves s’habillent en hâte pour descendre à la sacristie, revêtir les soutanelles rouges et les aubes d’enfants de chœur. Miagrin qui est pourtant « maître des cérémonies » est le moins fébrile.

Soudain on entend un éclat de rire au lavabo où les troisièmes se bousculent.

« Qu’est-ce que c’est ? interroge le surveillant à qui l’abbé Levrou demandait un enfant pour sa messe.

– Ramon a failli s’étrangler, répond Cézenne.

– Comment cela ?

– Monsieur, en me lavant la bouche, je me suis engorgé.

– Vous n’avez pas avalé d’eau au moins.

– Si, Monsieur, un peu.

– Bah ! si peu que ça ne compte pas ! une goutte peut-être, n’est-ce pas ? »

Antone ne répond pas : il craint de se découvrir en affirmant trop vivement qu’il a dû absorber une bonne gorgée d’eau ; et en même temps il a grand peur qu’on lui dise : « C’est insignifiant, vous pouvez communier ! » Son embarras émeut l’abbé Levrou.

« Toujours aussi étourdi ! lui dit-il. Enfin ne vous troublez pas. Vous avez avalé une gorgée d’eau, n’est-ce pas ?

– Oui, Monsieur l’abbé, je crois…

– Eh bien ! vous communierez demain matin, à ma messe, voilà tout. Tâchez de ne pas trop vous dissiper aujourd’hui. » Et il profite de la circonstance pour l’emmener immédiatement comme servant.

Antone le suit, tout interdit. Du moins il ne restera pas seul à son banc, alors que tous ses camarades iront à l’autel ; il ne verra pas communier Miagrin l’hypocrite, Miagrin le corrupteur. L’abbé Levrou doit partir de bonne heure pour prêcher à Ambérieu. Aussi dit-il sa messe à la chapelle de l’Infirmerie. Il n’y a pas de malades, car c’est la veille des vacances. De cette chambre solitaire et froide, à force de soins méticuleux, Antone écoute le chant lointain des cantiques et de l’orgue, comme une rumeur souterraine dont vibre toute la maison. Debout à la gauche de l’autel, triste de se voir isolé comme une brebis contaminée, il entend l’abbé Levrou lire d’un ton un peu trop dramatique l’évangile des Saintes Femmes. « Et dicebant ad invicem : Quis revolvet nobis lapidem… Et respicientes viderunt revolutum lapidem. » Il comprend mal cette page latine lue un peu vite. Pourtant cette pierre qui ferme l’entrée du sépulcre, cette pierre à rouler qui tourmente les trois femmes, l’abbé Framogé en parlait avant-hier : le souvenir s’en réveille dans l’esprit d’Antone et l’application surtout s’impose à lui. Ah ! s’il avait eu le courage de se confesser, en ce jour de Pâques, la pierre qui l’écrase aurait roulé loin de lui ! Il voit alors l’abbé qui le regarde et semble attendre. C’est vrai il faut qu’il réponde « Laus tibi Christe ». Il ne sait plus, il se reprend et murmure n’importe quoi : « Et cum spiritu tuo ». L’abbé revient au milieu de l’autel avec un long soupir et un léger haussement d’épaules qui signifie clairement : « Quel étourdi ! »

Après sa messe, tandis qu’il descend au réfectoire, il demande à Antone d’aller lui chercher sa sacoche à sa chambre et de bien refermer la porte à clef. Ceux qui ont été au collège, savent combien les élèves se réjouissent du moindre service que leur demande un professeur. Antone se hâte, il lui semble qu’il a gagné un peu la confiance de l’abbé Levrou.

« Vous ne vous êtes pas trompé, lui crie ce dernier en l’apercevant, ce n’est pas ma malle, ni le seau à charbon que vous m’apportez ? Non, allons, un bon point. »

L’abbé voudrait bien lui parler de Morère, mais il est très pressé, et il craint de forcer la note : cependant tout en avalant à la hâte son bol de café, il l’interpelle de son ton toujours un peu familier, un peu ironique :

« Dites donc, mon petit, j’espère que ça va finir aujourd’hui, cette histoire avec Morère : vous n’êtes pas obligé de vous embrasser, mais enfin il ne faudrait pas vous regarder comme deux chiens de faïence. Vous n’êtes pas un mauvais garçon, lui n’est pas un tigre. Allons, profitez de votre journée pour rejeter le mauvais pain fermenté, moisi, comme dit saint Paul, et devenez bon comme du bon pain. Donnez-moi ma sacoche. Merci. » Et l’abbé Levrou est déjà en route, laissant derrière lui Antone effaré.

La journée est toute ensoleillée. Les marronniers de la cour commencent à développer leurs bourgeons qui, dans les rayons du matin, vibrent comme des essaims d’abeilles. Au loin le Revermont s’estompe d’une légère brume toute pénétrée de lumière et, près de la Reyssouze, les peupliers et les trembles sont pleins de chamaillis d’oiseaux.

À neuf heures l’orphéon est à la tribune pour la grand’messe solennelle, avec les flûtes, les violons, et le piano qui remplace les harpes. L’abbé Thiébaut, claquant du pouce, fait entonner le Kyrie du pape Marcel, puis la séquence « Victimœ Paschali laudes », puis le Credo de la messe vraiment royale de Dumont, pendant que Jean Gallois, le meilleur pianiste, fait ricocher des arpèges, monte et descend des gammes chromatiques, saute d’accord en accord ou éparpille les longues tenues en trilles indéfiniment perlés ; enfin c’est la vieille cantate « Hæc est dies » d’un rythme un peu trop dansant, mais très populaire en ce traditionnel collège. Toute cette joie ne résonne pas dans l’âme d’Antone. Il ne s’est pas confessé et il lui faut demain faire ses Pâques.

À midi, il assiste à la cérémonie des poulets. Chaque table apporte le sien à un professeur qui gravement le découpe ; et les élèves comparent malignement l’habileté respective des divers couteaux. Puis paraissent « les îles flottantes », entremets sucrés, occasion de disputes et d’éclaboussures. Mais Antone ne participe guère à cette détente des corps, à cette reprise de la cuisine moins fade au lendemain du carême : il songe qu’il lui faut demain faire ses Pâques.

Après midi, il revient à la chapelle pour les vêpres. Psaumes en faux-bourdon, Magnificat, « en musique », « Regina cœli » de fantaisie, rappelant des airs de trompe, coup de soleil à travers les vitraux jetant des taches multicolores sur les têtes blondes des premiers bancs, rien ne réveille son attention. Cependant il a un sursaut lorsqu’au Magnificat il voit le « maître des cérémonies » et le thuriféraire, s’avancer d’un pas égal, fléchir en mesure les genoux devant l’autel, ensemble incliner leur front devant le célébrant pour l’encenser, toujours unanimes saluer le Supérieur, puis revenir côte à côte face au collège dans leur démarche grave et harmonieuse ; il s’irrite, car ces deux frères jumeaux, ces deux archanges, semble-t-il, c’est Georges Morère et Modeste Miagrin. D’un léger mouvement de doigts Miagrin balance l’encensoir vers les élèves de droite, puis vers ceux de gauche, et Antone croit apercevoir derrière les chaînettes cliquetantes un demi-sourire et comprendre dans l’encensement prolongé comme une flatterie mystérieuse et sacrilège. L’encensoir s’abaisse, d’une lente inflexion du cou les deux lévites saluent gravement, et s’en retournent à l’autel ; et nul n’oserait mettre de différence entre ces deux congréganistes, si parfaits, si exemplaires, si intimement pénétrés du respect de leurs fonctions sacrées ; nul, sauf Antone, qui sent un profond dégoût lui monter aux lèvres et qui baisse son front, lourd de cette pensée : il lui faut demain faire ses Pâques.

Les vêpres chantées, on part pour la promenade, la dernière promenade du trimestre. Qu’importe la route ! tous ces yeux d’enfants ne voient déjà plus le paysage où ils se meuvent, mais dans leur imagination se dresse comme un théâtre magique. Pour Marcel Sorin, c’est Saint-Étienne-du-Bois et sa combe au souple tapis de prairies ; pour Leroux, la délicieuse vallée du Suran ; pour Gendrot, le clocher octogone de Saint-André de Bagé ; pour Aubert, une ferme isolée entourée de trognards et de bouleaux, près d’un étang où les nuages viennent se regarder en rêvant ; pour Tahuret, une maison bourgeoise adossée à la montagne de granit ; pour d’autres, un coin du Valromey où tombe la poussière blanche d’une haute cascade, ou bien un plateau pelé brouté par des chèvres, mais d’où l’on voit le soleil se lever derrière le Grand-Colombier ; sites familiers, paysages des jeux de vacances, décor qui charma les premiers regards, et toi, maison bénie de leur enfance, où vivent les figures bien-aimées ! Seul Antone Ramon ne sent pas son cœur bondir à la pensée de revoir les gracieuses tours de Fourvières et le profond appartement de la place Bellecour ; un souci le hante : il lui faut demain faire ses Pâques.

Maintenant l’habileté de Miagrin lui semble puérile et nulle ; car la vie scolaire est si régulière que toute infraction à la règle, toute dérogation aux usages, toute abstention des exercices communs se remarque, s’explique et doit se réparer. Il est dans une impasse. Alors il se rappelle sa première escapade, cette nuit où Trophime Beurard l’a emmené dans le potager. Oui, mieux vaut se sauver ce soir, se laisser glisser de l’autre côté du mur, et rentrer à Lyon dès cette nuit. Mais n’est-ce pas un aveu ? Comment sera-t-il reçu par ses parents ? Maintenant qu’il a l’uniforme, le laissera-t-on passer à la gare ? Il devra accumuler mensonges sur mensonges, et il envie l’aisance de Monnot à se mouvoir dans ces perpétuelles difficultés.

Vers six heures, le collège rentre en étude ; les élèves doivent garder le silence, mais peuvent s’occuper comme ils l’entendent : la plupart lisent quelque volume emprunté ou rangent leur bureau. Antone achève d’empaqueter les livres qu’il rapporta naguère de Lyon. Il songeait moins à lui qu’à Georges, alors… Depuis, que d’événements ! que de changements ! Ah ! si l’abbé Perrotot n’avait pas été si confiant ; si son père, sa mère, ses tantes, si tout le monde ne lui avait pas crié : « Tu es incapable de mentir, tu es un innocent ! » il aurait peut-être avoué, et il ne serait pas ce soir emmuré dans le cachot étouffant de ses mensonges.

CHAPITRE XV – QUIS REVOLVET LAPIDEM ?

À la fin de cette journée de compression et d’angoisse monte en son âme un vague désir de s’évader de cette geôle secrète, de s’arracher de dessous cette lourde masse. Tantôt il s’irrite : non, il ne fera pas des Pâques sacrilèges : il ira trouver le Père Levrou et lui dira nettement, sans explication : « Je ne veux pas communier ; laissez-moi tranquille. » Tantôt il s’effraie de cette démarche. « Qu’en pensera l’abbé ? Ne va-t-il pas m’accabler de questions ? » Alors il entrevoit la nécessité de tout lui avouer, et le voici arrêté. Le poids à soulever est trop lourd. Où trouver le courage de reparaître devant ses camarades, après avoir reconnu qu’il les a tous trompés ? Que dire à ses partisans, à Henriet, à Cézenne, à Gendrot, à Beurard, à Émeril ? Bah ! on le mettra à la porte, il n’aura rien à leur dire. C’est vrai, mais comment supporter la colère et les reproches de son père, de sa mère, de ses tantes ? Il éprouve une triste joie dans son abaissement à savoir son précepteur disparu. Il n’aura pas à rougir devant l’abbé Brillet, qui l’a formé, qui fut sa conscience vivante, qui fondait sur lui tant d’espérances, qui est mort en prononçant son nom. L’heure avance.

Tout en rangeant, il flotte de l’horreur du sacrilège à la terreur de l’aveu. « Ah ! si on ne lui demandait pas de se dénoncer, de réparer, peut-être avouerait-il ? Il n’a pas l’air méchant, le Père Levrou ! Et puis il ne sera pas étonné, il doit bien se douter de quelque chose. Oui, il se confesserait, il dirait tout… tout ! et s’en irait en vacances, le cœur allégé. » Encore une demi-heure, et l’étude sera finie : ce sera trop tard. Non, il n’ose pas, et son cœur se tourmente. Il cherche un moyen terme : forcer le Père Levrou au silence et ne pas communier. Il a trouvé ! Comment n’y a-t-il pas pensé plus tôt ? il se confessera et lui déclarera aussitôt après, qu’il ne veut pas se dénoncer, par conséquent qu’il est inutile de lui donner l’absolution et la communion. La voilà la solution ! Il ne lui faut plus qu’un prétexte pour sortir. « Justement il ne m’a dit ni où, ni quand il dit sa messe. Je vais l’avertir que je pars de bonne heure. » Maintenant que tout s’agence au gré de son désir, il hésite, il n’a plus qu’un quart d’heure et il atermoie. Brusquement il se rappelle que le Père Levrou doit officier au salut, s’il veut le voir il ne lui reste que dix minutes. Alors il se lève de son banc, court au bureau du surveillant, demande la permission et sort de l’étude.

Le voici au premier étage, dans la galerie près de la chambre de l’abbé. Son cœur bat à se rompre. Pourtant sa visite n’a rien d’extraordinaire ; pourquoi avoir peur ? Il ouvre la première porte, traverse une sorte de vestibule obscur et frappe discrètement à la seconde porte :

« Entrez ! fait une grosse voix chantante. C’est vous, Antone Ramon, qu’est-ce que vous avez encore oublié ? Votre tête ? Vos oreilles ?

– En tout cas, ce n’est pas sa langue ! » riposte l’abbé Russec.

L’abbé Russec est là. Quelle déception ! Antone espérait trouver le Père Levrou seul ! La fatalité s’acharne sur lui. Tant pis, il sombrera !

« Je venais vous demander, répond-il en balbutiant, à quelle heure est votre messe ?

– Ah ! vous avez peur que je vous fasse manquer le train ? s’écrie l’abbé d’un air railleur, tandis que son confrère rit à gorge déployée.

– Eh bien, à quatre heures et demie, sera-ce assez tôt ? » Et il continue de rire.

L’enfant se balance sur ses hanches, comme une barque agitée par un violent remous.

« C’est peut-être trop tôt, poursuit la voix ironique. À six heures, ça vous convient-il ? Bon. Nous monterons à la chapelle de l’infirmerie. C’est entendu.

– Merci, Monsieur l’abbé. »

Antone intimidé se retire gauchement en se redisant intérieurement : « Tant pis ! » Déjà il a refermé la porte derrière lui et se retrouve dans le ténébreux vestibule lorsque la voix de l’abbé Levrou le rappelle :

« Antone ! Antone ! »

Il rentre aussitôt et demande d’un ton accablé :

« Monsieur ?…

– Est-ce que vous avez été sage aujourd’hui ?

– Oui, Monsieur.

– Vous ne dites pas cela d’un ton bien assuré, » reprend le prêtre plutôt par légère taquinerie que par sérieuse enquête. Mais tandis qu’il le regarde, il voit que l’enfant baisse le front et quoiqu’il n’aperçoive pas ses yeux, il devine comme une larme à ses paupières ; d’un regard il fait signe à l’abbé Russec qui se retire précipitamment sous le prétexte de se préparer au salut. Une fois seul en face de l’enfant :

« Mon petit, dit l’abbé Levrou, vous avez quelque chose qui vous gêne. » Il lui a pris la main qu’il sent trembler dans la sienne et devine plutôt qu’il n’entend la voix implorante lui avouer :

« Je ne me suis pas confessé. »

Merveille unique à remplir d’étonnement les penseurs, quelle que soit leur religion, qu’il puisse se trouver des hommes pour diriger les consciences, non pas de haut et de loin, mais penchés sur chacune d’elle, écoutant leurs intimes confidences ! Mais prodige plus admirable encore, que cette fonction puisse s’exercer auprès de l’enfant à l’âge où justement se forme sa volonté, et qu’un prêtre puisse recevoir ce que n’obtiendra jamais ni le père, ni la mère. Quel levier pour l’éducation ! Et comment tous ceux qui rêvent de former l’humanité selon leur idéal n’en seraient-ils pas jaloux ?

L’abbé Levrou tout à l’heure jovial et sarcastique laisse brusquement ses plaisanteries, son laisser-aller après la fatigue de la journée, il redevient grave, attentif, amical, affectueux. Dans la chambre de tout prêtre il y a un prie-Dieu pour les genoux repentants. Il y attire Antone, entre son bureau et sa bibliothèque, et murmure : « Restez là, je vais chercher votre directeur. » Mais Antone lève vers lui des yeux suppliants et brillants de larmes.

« … À moins que vous ne préfériez ?… »

L’enfant fait un geste d’assentiment.

Et le prêtre s’asseoit sur sa chaise près du prie-Dieu.

À ce moment un pas retentit dans la galerie.

« Dites le Confiteor, » lui ordonne-t-il, pendant qu’il va demander au préfet de discipline de le faire remplacer pour le salut.

L’abbé Russec accepte sans une observation, tellement la chose lui semble naturelle.

Maintenant le Père Levrou est près d’Antone agenouillé, il lui prend la tête dans son bras gauche :

« Eh ! bien, mon enfant.

– Mon père, j’ai triché, murmure Antone.

– Voyons pourquoi avez-vous triché ? » demande affectueusement le prêtre.

Antone est un peu étonné.

« Était-ce simplement pour la gloire de lire un devoir en public ? »

Antone ne répond pas.

« Je suis certain, reprend l’abbé, que vous n’avez pas obéi à ce sentiment de basse vanité. Voyons, il n’y a pas un peu de rancune, de froissement ? »

Antone se sent découvert, pénétré ; en même temps il comprend si clairement le désir du prêtre de lui faire du bien qu’il se laisse aller : il avoue, il avoue sa déception, sa jalousie furieuse, son amitié tournée en haine, puis ses conversations mauvaises, ses lectures, et alors, plein de trouble, sur de nouvelles questions, il reconnaît qu’il a rencontré de pires condisciples, qu’il a cédé à de mauvaises suggestions. Le tout est obscur, car il sait qu’il ne doit pas mêler de dénonciations à ses aveux personnels. Mais l’abbé qui sent cette petite âme toute frissonnante, se garde bien de l’interrompre, il la laisse se vider, épuiser pour ainsi dire toutes ces eaux qui l’étouffaient, qui la noyaient et l’écoute sans protester. « C’est tout, mon père. »

« Bien, mon enfant. »

Ce « Bien » semble bizarre après de tels aveux ; Antone a peur, il reprend.

« Mon père ?…

– Vous avez encore quelque chose qui vous gêne, mon enfant ?

– Mon père, ne me donnez pas l’absolution !

– Pourquoi, mon enfant ?

– Parce que je ne peux pas me dénoncer, mais je ne voulais pas faire un sacrilège en communiant. »

L’abbé Levrou ne se trouble pas. Il serre davantage la tête d’Antone dans son bras et penché sur lui, murmure : « Vous êtes venu me trouver, mon cher enfant, vous vous êtes confessé bien sincèrement, n’est-ce pas ? bien simplement ; savez-vous que vous avez été très courageux ? Oui, c’est bien, et je remercie Dieu de vous avoir donné une telle force, une telle grâce. Maintenant, voyons, voulez-vous recommencer toutes ces vilaines actions ?

– Oh ! non.

– Eh bien, alors ?

– Mais je ne peux pas me dénoncer, j’aime mieux partir demain et ne plus revenir ici.

– Au moins seriez-vous décidé à laisser une lettre d’aveu et de repentir pour le Supérieur ?

– Oh ! pourvu que je ne sois pas là, ça m’est égal !

– C’est déjà une solution. Pourtant, écoutez-moi, et ne vous troublez pas. Vous ne ferez que ce que vous voudrez, personne ne peut vous faire violence, et moi moins que personne. J’examine avec vous. Voyons, vous avez fait tort à Georges Morère, lui en voulez-vous encore ? »

Antone fond en larmes : « Non, dit-il, je suis trop malheureux. » L’abbé s’arrête et le laisse pleurer, puis :

« Écoutez-moi bien. Je suppose qu’il vous dise : “Je te pardonne tout le mal que tu m’as fait !” ; accepteriez-vous la réconciliation ?

– Oh ! moi, je veux bien, mais lui ne voudra pas.

– Mon petit, il le veut, il n’aurait pu faire ses Pâques ce matin, s’il ne vous avait pardonné sincèrement. Tout serait donc réglé de ce côté. Maintenant, vous avez montré une longue obstination, inexplicable si vous n’aviez été poussé par un mauvais camarade. Êtes-vous décidé à rompre avec lui ?

– Oui, mon père.

– À ne plus jamais l’écouter ?

– Oui, mon père.

– Très bien, mon petit Antone. Il ne reste plus qu’un point à décider. » L’abbé se recueillit, il sentait qu’il abordait le plus rude de la tâche. « Comprenez-vous, poursuivit-il, que vous avez failli à l’égard de vos condisciples, de Monsieur le Supérieur, de vos parents, aussi bien qu’à l’égard de Georges Morère et de sa famille ? »

Antone se prend à sangloter, c’est évidemment le poids qu’il sent le plus lourd, le bloc qui lui semble impossible à soulever.

« Comprenez-vous, continue le prêtre, que vous méritez une punition ?

– Oui ! murmure l’enfant.

– Vous acceptez de ne plus revenir ici, je vous propose quelque chose de moins compliqué. Si vous m’en donnez la permission, – vous m’entendez bien – j’enverrai Georges Morère chez Monsieur le Supérieur… Écoutez-moi jusqu’au bout : il lui dira que vous êtes prêt à avouer votre faute, il intercédera pour vous, et demandera qu’on soit indulgent, et Monsieur le Supérieur ne vous infligera qu’une retenue de vacances. »

Antone ne pleurait plus, il écoutait de toute son âme, retenant presque son souffle, visiblement inquiet, attendant la suite.

« Alors, vous écrirez à vos parents une lettre d’excuses que je porterai moi-même. Ne craignez rien, je les disposerai à vous recevoir comme l’enfant prodigue.

– Mais, Monsieur le Supérieur ?… fit Antone repris par les sanglots et ne pouvant achever.

– Évidemment, il fera part à vos camarades de votre aveu et de votre punition.

– Ah ! » soupira l’enfant effrayé.

L’abbé eut peur : il voyait Antone se mordre les lèvres et garder le silence ; c’était l’instant critique.

« Bah ! reprit-il, qu’est-ce qui va se passer ? D’abord, vous n’y serez pas, puisque vous me servirez ma messe, et puis soyez sûr que le Supérieur vous félicitera devant la classe de la franchise de vos aveux et de votre courage à réparer votre faute. Là-dessus, tout le monde s’en ira en vacances et tout sera oublié. Georges Morère au retour, si je le lui dis, sera le premier à vous bien accueillir. Si vous acceptez, comme vous réparez ainsi le scandale, je vous donne la sainte absolution, vous redevenez le petit Antone de naguère, et demain matin en communiant joyeusement, vous remercierez le Christ de vous avoir arraché à la puissance du démon. »

Antone est tout stupéfait de voir avec quelle bonhomie, quelle simplicité, et quel dévouement ce bon abbé Levrou le dégage du chaos de ruines qui l’accablaient. Il accepte, il veut demander pardon à Georges Morère. Il est si heureux d’être délivré, qu’il refuse le secours de Morère, et veut aller lui-même tout avouer au Supérieur.

Enfin le prêtre se recueille et lorsqu’il a prononcé les paroles de l’absolution : « Pour pénitence, lui dit-il, vous réciterez la belle prière à Saint-Michel : “Sancte Michael Archangele defende nos in praelio”, et vous lui demanderez avec ferveur de refouler en enfer Satan et les autres Esprits mauvais qui rôdent à travers l’univers pour la perdition des âmes : “Satanam aliosque spiritus malignos qui ad perditionem animarum pervagantur in mundo…” »

 

Le lendemain matin, aussitôt après la messe, le Supérieur entrait dans l’étude des troisièmes tout étonnés : « Mes chers enfants, leur dit-il, il s’est passé naguère un scandale trop grave, pour que je vous laisse partir sans vous en révéler les suites. Un de vos camarades, Antone Ramon, après avoir triché en composition, obstinément a nié sa faute, accusant Georges Morère de dénonciation calomnieuse. Hier soir, cédant bien tard à de meilleurs sentiments, il est venu dans ma chambre s’avouer coupable. Son aveu volontaire, sa franche acceptation des plus sévères punitions, la supplication de ses maîtres m’empêchent de prononcer son renvoi. Antone Ramon sera privé de deux jours de vacances. »

Un murmure d’étonnement court sur tous les bancs. Le Supérieur poursuit : « Si grande que soit sa faute, j’espère que vous comprenez tout le courage dont il a fait preuve en venant me l’avouer. Je l’espère aussi, en bons camarades, vous éviterez de divulguer cette pénible histoire, et saurez lui montrer par votre bienveillance, que, si vous avez l’horreur du mensonge, vous lui savez gré de son éclatante réparation et lui rendez votre estime. »

Tous les yeux se tournent vers la place de Ramon, elle est vide. Georges Morère écoute, stupéfait ; de l’autre côté de l’étude, Modeste Miagrin dévore cet affront en silence et se demande comment a pu se produire une pareille révolution, à son insu, entre sept heures du soir et six heures du matin. La lutte dorénavant est engagée entre lui et Georges Morère ; l’un des deux certainement partira ; sera-t-il obligé, dès ce matin, d’user de ses dernières armes ? Antone l’a-t-il dénoncé ?

Presque aussitôt Georges est appelé par l’abbé Levrou. En entrant dans la chambre de son directeur, il aperçoit Antone la mine confuse qui se jette sur lui en murmurant :

« Georges, je te demande pardon…

– C’est bien, mon petit, interrompt l’abbé, donnez-vous une poignée de main et que tout soit oublié !

– Oh ! moi j’oublie tout, répond Georges Morère, mais c’est ma pauvre maman !

– Allons ! allons ! pas de restriction, riposte le prêtre, le pardon doit être plein. Antone a réparé sa faute, si vous ne voulez pas être amis comme jadis, au moins soyez bons camarades. »

Malgré sa honte, Antone Ramon ose lever les yeux vers Georges ; cherche-t-il encore un reste d’amitié ?

« Moi, dit Morère, je ne demande plus à être ton ami, je te demande seulement de ne plus accepter que Miagrin le soit ! »

Antone froissé de cette indifférence et craignant des révélations indiscrètes se hâte de riposter.

« Je n’ai pas le droit d’oublier les services qu’il m’a rendus.

– Quels services ? » demande l’abbé Levrou.

À ce moment Luce Aubert vient prévenir Morère que l’appel pour Meximieux est fait. Antone continue :

« C’est Miagrin qui en me prenant le roman de Lurel, m’a sauvé du renvoi.

– Lui, il a osé te raconter cela ? Tu peux lui dire qu’il est un rude menteur.

– Qui est-ce alors ? demande Antone.

– Mais, c’est moi.

– Voyons, Georges, hâtez-vous de descendre, interrompt l’abbé Levrou, vous allez manquer votre train. Dites à vos parents que je ne puis les voir à midi comme c’était convenu, mais seulement ce soir.

– Ah ! si j’avais su, » murmure Antone avec désespoir.

CHAPITRE XVI – L’ART DE DÉFORMER LES CONSCIENCES

En descendant à la gare de Lyon, l’abbé Levrou aperçut, au milieu des parents, deux grandes dames coiffées de capotes roses assez extravagantes. Elles se précipitèrent aussitôt vers lui.

« Et Tonio ? Où est Antone ? Qu’avez-vous fait d’Antone ?

– Il ne vient pas aujourd’hui, Mesdames.

– Il ne vient pas ! Il est malade ? Ah ! le pauvre petit !… C’est grave ?… Pourquoi ne sommes-nous pas prévenues ? Son père et sa mère sont à Nice ! Qu’allons-nous devenir, Mimi ?… Nous devions les rejoindre ce soir. Ah ! mon Dieu ! que faire ? Envoyer un télégramme ? Ça va en faire un coup à Céleste ! Le pauvre petit ! À quelle heure le prochain train pour Bourg ? C’est cela, allons à Bourg ! »

L’abbé eut bien de la peine à les empêcher de reprendre le train d’une heure 18, en leur affirmant qu’Antone n’avait pas l’ombre d’une indisposition. Comme il avait des choses assez confidentielles à leur dire, les deux tantes rentrèrent avec lui place Bellecour.

« Mais pourquoi n’est-il pas venu avec les autres ?

– Vous connaissez sans doute, mesdames, l’histoire de la composition française et cette affaire de tricherie ?…

– Si nous la connaissons ! Quand je pense qu’on a osé mettre en doute la parole de Tonio ! Permettez, Monsieur l’abbé, si c’était mon enfant à moi, vous m’entendez, il ne serait pas resté dans votre maison une heure de plus, une minute de plus.

– Soupçonner Antone, reprend tante Mimi, un enfant qui n’a jamais menti !

– Eh bien ! Madame, il aura menti une fois.

– Comment mentir ! jamais un Ramon n’a menti. Ah ! Monsieur l’abbé ! vous ne savez pas quel bonheur vous avez de ne pas avoir dit cela à mon frère.

– Il aurait fait un malheur ! déclare tante Mimi, la figure tragique. Antone mentir ?

– Mais la preuve ? interroge tante Zaza. Monsieur l’abbé, on ne porte pas une accusation aussi monstrueuse sans preuve !

– Ah ! le pauvre enfant, s’écrie tante Mimi, comme il doit souffrir d’être soupçonné, lui si bon, si loyal, si délicat… Oui, la preuve ?

– La voici, dit l’abbé nullement ému de ces démonstrations, et il présente une enveloppe.

– Qu’est-ce que c’est que ça ?

– C’est la lettre d’Antone à ses parents pour leur demander pardon d’avoir menti : car il a tout avoué. »

Il croyait les trop crédules demoiselles confondues et s’attendait à un silence douloureux sinon à des excuses ; mais immédiatement tante Zaza repart :

« Il demande pardon ! ah ! le pauvre petit !

– Sûrement, sa mère lui pardonne, ajoute tante Mimi ; il n’a pas voulu venir avant d’avoir obtenu son pardon !

– Il faut lui écrire de venir. Si vous nous l’aviez dit à la gare, on aurait tout de suite télégraphié : “Je te pardonne, reviens.”

– Non, Madame, interrompt l’abbé un peu froissé, il ne serait pas revenu…

– Pourquoi cela ?

– Parce qu’il est privé de deux jours de vacances, comme punition.

– Privé de deux jours ! s’exclament les deux tantes d’un seul cri, d’un seul cœur !

– Oui, Mesdames.

– Deux jours pour une peccadille, un rien !

– Un rien, madame, un mensonge !

– Mais il n’y a pas de quoi fouetter un chat ! repart impétueusement tante Zaza.

– S’il avait fallu punir de deux jours tous nos mensonges de petite fille, il n’y aurait pas eu assez de jours dans l’année !

– Chez un enfant ! Est-ce que ça compte ?

– Mais, proclame tante Mimi, il y a dans le monde bien des honnêtes gens qui ont fait pis et qui sont cependant de très honnêtes gens.

– Son père, ajoute tante Zaza, à son âge en faisait bien d’autres. Jamais on ne l’a puni pour de pareilles niaiseries.

– Oh ! Madame, interrompt le prêtre…

– Et c’est aujourd’hui un très honnête homme.

– Madame…

– Je ne vous permettrai pas d’en douter, Monsieur l’abbé.

– Voulez-vous me…

– Non, Monsieur l’abbé, je respecte en vous le caractère de prêtre, mais vraiment c’est trop fort, chez nous, douter de l’honorabilité de mon frère !…

– C’est loin de ma pensée, Madame, mais…

– À la bonne heure.

– Mais Antone pendant un mois s’est obstiné…

– C’est parce qu’on n’a pas su le prendre, réplique tante Mimi d’une voix indignée et victorieuse. À nous, il a toujours dit la vérité.

– C’est chez vous qu’il a appris à mentir ! lance tante Zaza.

– Permettez, Madame, Monsieur le Supérieur l’a pris…

– Il l’a intimidé avec ses grands airs.

– Son professeur… insiste l’abbé Levrou.

– Qu’est-ce qu’il connaît en dehors de son grec et de son latin ?

– L’abbé Perrotot, son directeur…

– Madame de Saint-Estèphe le connaît celui-là. Elle a raison, il n’est pas fort.

– Enfin, dit tante Zaza, se levant furieuse, nous ne pouvons pas discuter indéfiniment. Oui ou non, allez-vous nous le renvoyer ce soir ?

– Ce n’est pas en mon pouvoir, Madame ; Monsieur le Supérieur seul…

– Eh bien ! allons voir le Supérieur, à la fin.

– Il est absent, Madame.

– Alors quoi ! cet enfant est abandonné !

– Non, Madame, il sera aux mains de l’abbé Russec aujourd’hui et de l’abbé Thiébaut demain jusqu’à 5 heures.

– C’est inouï. Eh bien ! nous irons le chercher quand même.

– Vous ne le verrez pas.

– Si on nous le refuse, nous nous adresserons à la gendarmerie.

– Il faudrait un mot des parents.

– Nous l’aurons. En tous cas vous pouvez être sûr qu’il ne remettra plus jamais les pieds dans cette maison de malheur. »

Très rouges, très droites, elle congédièrent l’abbé, peu terrifié de ces grandiloquentes menaces.

Restées seules, la situation leur parut moins simple. Elles regardaient la lettre avec embarras et curiosité. Qu’est-ce qu’il pouvait y avoir là-dedans ? Comment ce pauvre petit demandait-il pardon ? Et puis quel effet cela produirait-il sur ses parents ? « Tu vas voir qu’ils vont nous gâter toutes nos vacances avec cette histoire ! » dit Mimi.

Le lendemain, Antone revenait à Lyon, par le train de 4 h. 30. Seul, confus, il se demandait quel accueil lui feraient ses parents. Il savait en effet son père très bon, mais très emporté, sa mère très faible, mais très sensible, et, maintenant qu’il approchait de Lyon, se réveillaient en lui la douleur, le repentir vrai, et tous ses bons sentiments endormis pendant ce trimestre ; il était effrayé des répercussions que sa conduite de collégien pouvait avoir sur ceux qu’il aimait. L’abbé Levrou l’avait aidé à faire sa lettre d’excuses et l’avait devancé, mais il n’avait pu taire le fait brutal de son mensonge et de son obstination. Oui, comme l’enfant prodigue, il se jetterait aux genoux de ses parents, il leur demanderait pardon de cette grande peine. En arrivant à la gare, tandis que le train traversait lentement le quartier de la Croix-Rousse, il se pencha à la portière et aperçut sur le quai tante Mimi et tante Zaza. Ni son père, ni sa mère, n’avaient voulu sans doute venir pour ce fils qui les couvrait de honte ! et, peiné de cette absence, il se préparait à subir les justes reproches de ses tantes.

« Tiens ! le voilà, Mimi ! Mimi ! le voilà ! »

Comme deux ibis roses effarouchés, les deux tantes se précipitèrent sur Antone avant même qu’il ne fût sur le quai.

« Ah le pauvre petit, comme il est rouge ! Ne pleure pas ! Tonio, ne pleure pas. Faut-il qu’ils soient absurdes ! faire pleurer un enfant ! Ils sont peut-être intelligents, mais ils n’ont pas de cœur. Viens vite à la maison. » Et elles l’entraînaient aveuglé de caresses, ahuri de toutes ces consolations inattendues. Une fois dans la voiture, ce fut pis : « Tu sais, papa et maman ne sont pas là ; ils reviendront de Nice dans trois jours. Mais nous repartirons demain matin pour Sermenaz… Ah ! ne nous démens pas ! J’ai reçu ton abbé Levrou, un homme sans tact. Il s’en souviendra de notre réception. Mais laissons-le ! Tu comprends que nous n’avons pas envoyé ta lettre à papa.

– Ah ! » fit Antone terrifié à la pensée qu’elle lui serait remise à son retour de Nice.

« Non, non, penses-tu, ton père qui a une maladie d’estomac, nous n’avons pas voulu lui faire un coup pareil au cœur ! Nous l’avons déchirée, cette lettre. Il ne sera pas question de toutes ces fariboles ! Tu as été malade… Tire la langue : justement tu as la langue un peu chargée. Nous avons télégraphié que tu avais un peu de bronchite et que le médecin n’avait pas voulu te laisser partir de peur de complications. Voilà, tout est arrangé, embrasse-moi ! »

Et c’est ainsi que se dénoue en famille la crise d’une conscience, à cet âge terrible de la quatorzième année.

Trois jours après ses parents revinrent, légèrement inquiets de sa santé. Antone avait, en effet, la mine un peu fatiguée. Il craignait surtout les questions et tremblait que tout à la fin ne se découvrît. Mais dès que la conversation se dirigeait vers ce terrain dangereux, avec un art profond, où la rouerie se dissimulait sous les apparences de la plus naïve simplicité, les deux tantes la ramenaient à des sujets plus sûrs et Antone apprenait à leur école tous les secrets de la plus fine diplomatie.

Cependant, il était sévèrement puni. Oui, il eût préféré avoir tout avoué et avoir retrouvé, dans la petite ville de l’avenue Gravier, sa chambre d’enfant où l’année précédente, il travaillait près du bon abbé Brillet : il aurait aimé prier sur sa tombe où une grande couronne rappelait les regrets de son élève affectionné, et lui demander pardon de cette conduite indigne, de cet oubli si rapide ; car il l’avait oublié en même temps que ses derniers conseils : il n’avait pas cherché à devenir un homme énergique et utile, un caractère viril et chrétien ! Que devait penser le bon précepteur de son élève autrefois si pieux, si confiant, aujourd’hui enserré dans un tissu de mensonges qui se renouaient sans cesse autour de lui ? Et il résolut de tout révéler à sa mère, de lui demander pardon et de lui promettre une meilleure vie.

Le jour même, il chercha à la voir seule pour s’ouvrir à elle : mais on devait faire une promenade à Neuville ; dans le tumulte des préparatifs, l’étourdissement des appels, comment trouver cinq minutes de recueillement ? La promenade fut belle. Au retour, serré dans la victoria entre sa mère et tante Zaza, il prit la main de sa maman et la porta à ses lèvres. Toute heureuse de cette splendide journée, elle lui tenait la tête dans ses bras comme s’il avait encore six ans et l’embrassait longuement.

« Et moi ! et moi ! » s’écrièrent coup sur coup les deux tantes.

Mais Antone refusa énergiquement, malgré leur irritation et elles furent obligées de déverser leur tendresse sur le bon Khém, un petit fox-terrier qui, depuis le départ d’Antone, était leur occupation favorite.

Le soir, avant dîner, au petit salon, il espéra retrouver sa maman seule, l’emmener dehors sur le perron, puis dans une allée du parc, mais elle déclara que le temps avait fraîchi : c’était imprudent. Elle ne comprenait pas ce besoin de tendresse et d’expansion, toute au souci d’une toilette pour le mariage prochain du jeune Bossarieu, un cousin.

Toute la semaine il chercha, mais en vain, l’heure de ses confidences. Dès que s’approchait la joie d’une conversation seul à seule, le père ou une tante survenait subitement, la mère distraite et inconsciente se levait, proposait une promenade, se rappelait une visite à faire, ou tout simplement se mettait au piano. Le samedi, elle allait à Lyon pour des essayages de robe. Antone la supplia de l’emmener, mais elle se mit à rire : « Un grand garçon comme toi, voyons, je ne peux plus t’avoir toujours dans mes jupes, comme à sept ans ! » Malheureuse, craignez plutôt le jour où ce sera votre fils qui ne voudra plus rester dans vos jupes !

L’incident de la composition était clos comme par un traité secret ; personne n’en ouvrait la bouche. Antone, rebuté, renonça. Il s’échappait parfois, mais avec difficulté, pour faire des excursions à bicyclette. Son père, sa mère, les tantes surtout, craignaient toujours un accident, et limitaient sévèrement ces heures de sortie. Il descendait la côte de Sermenaz puis se dirigeait vers Lyon ou Montluel. Dans ces promenades solitaires il songeait à Georges Morère et à sa mère. Il se rappelait cette femme en noir, si grave et si douce, telle qu’il l’avait vue au parloir ; il revoyait Georges si affectueux pour elle et entendait encore ses dernières paroles : « Oh ! moi j’oublierai tout, mais c’est ma pauvre maman… » Il avait compris que désormais, il n’aurait plus l’amitié de Georges, à moins que… mais il n’osait suivre sa pensée ou plutôt son imagination là où elle le conduisait nécessairement. Et bientôt il rentrait à Sermenaz tout attristé par le souvenir de cette amitié brisée et qui ne pourrait plus se renouer.

CHAPITRE XVII – ON DISCUTE ENCORE LA QUESTION DES AMITIÉS

Après avoir quitté les demoiselles Ramon, l’abbé Levrou reprenait le train et descendait à Meximieux, où il était reçu très cordialement par Georges.

Une heure après son arrivée, l’abbé avait déjà conquis toute la famille Morère par sa bonne humeur, ses plaisanteries à l’adresse de la petite Bridgette, la simplicité de ses manières. D’ailleurs il était messager de joie, il venait rassurer les parents, confirmer la nouvelle des aveux d’Antone.

L’abbé Buxereux, le doyen de Meximieux, le retint longtemps à bavarder tout en fumant quelques cigares, heureux de pouvoir lui parler de Georges.

L’abbé Levrou ne tarissait pas d’éloges.

« Cependant, disait le curé, il y a un point qui m’inquiète, c’est cette raideur, cette dureté de caractère, cette fierté, sans jactance, mais qui n’en est que plus obstinée.

– Et qui lui a fait bien du mal, ajouta l’abbé Levrou. Certes s’il avait été plus souple, plus amical avec ce petit Antone, il eût évité tous ces ennuis et l’eût gardé de bien mauvaises compagnies.

– C’est vrai », répondit le doyen. Il se rappelait, en effet, les fameuses promesses exigées aux vacances du jour de l’an, et trop bien tenues. « C’est vrai : mais à cet âge ils ne sont pas encore assez formés eux-mêmes, pour qu’on les croie capables de former les autres. J’ai toujours suivi les principes des Pères Jésuites et de Mgr Dupanloup sur les amitiés particulières. Vous savez que ce dernier veut qu’on les poursuive impitoyablement, qu’on les rende impossibles par tous les moyens, même par le ridicule, même par le renvoi.

– Sans doute, c’est une matière très délicate, mais lorsqu’on a affaire à deux âmes dont l’une est très forte, trop dure même, l’autre très malléable, n’est-ce pas exagérer que d’empêcher toute amitié ? Or, c’est le cas de Georges et Antone. Remarquez que c’est ce petit nouveau qui le premier avait donné toute sa confiance à son condisciple plus ancien et qu’il admirait naïvement. C’est le plus jeune qui recherchait le plus âgé, chose rare ! Brusquement au retour des vacances de janvier, Georges lui déclare qu’il ne veut plus de confidences, plus de conversations particulières, plus d’amitié en un mot. Il l’a froissé, l’autre s’est rejeté sur les pires et même a voulu se venger de ses dédains. C’était fatal. J’étais de votre avis naguère. Aujourd’hui je crois qu’on ne peut poser aucune règle absolue. Certains enfants ont besoin de très bonne heure d’une éducation sentimentale, et un bon ami de collège peut être pour eux le salut. À mon sens Georges fera bien de panser ces blessures et de témoigner un peu d’amitié à ce camarade sensible comme une petite fille, surtout lorsqu’il le verra rentrer des vacances, effaré de l’accueil qu’on lui réserve. Convenez avec moi que vous vous êtes trompé. »

Le curé hochait la tête : « En éducation je suis pour la préservation à outrance. Georges est un bon enfant. L’autre m’apparaît au contraire comme trop développé, trop affiné et capable d’assez mauvaises actions, si j’en crois l’histoire de son obstiné mensonge. Par conséquent que Georges le tienne à distance ; sans malveillance, ni dédain évidemment.

– Et c’est ce qui est impossible, reprit le professeur. Si Georges ne se montre pas un peu affectueux vis-à-vis d’Antone Ramon, celui-ci croira nécessairement à une rancune persistante. Je pense au contraire qu’en le chargeant de former un peu cet enfant, on habituerait Georges à prendre de l’ascendant sur ses amis, à faire de l’apostolat, à s’affermir dans cette pensée que les bons ne doivent pas être bons seulement pour eux, mais surtout pour les autres.

– On les pousse à l’orgueil. Le rayonnement de l’exemple est encore le meilleur apostolat.

– Sans doute, mais la nature humaine est trop portée à découvrir les petits côtés, les travers, les ridicules, pour se laisser entraîner dans la bonne voie par le seul exemple. Nous vivons à une époque où je voudrais voir les bons enfants s’afficher dès leurs premières années comme les champions du bien.

– Et si vos champions font des chutes et des scandales ?

– Il y en aura toujours. Du moins les défaillances et les défections apparaîtraient de bonne heure ce qu’elles sont, c’est-à-dire des oublis ou des lâchetés, et les autres concluraient à plus de défiance d’eux-mêmes, c’est vrai, mais aussi à la nécessité d’une action plus virile et plus conquérante… »

Longtemps les deux prêtres discutèrent mais sans se convaincre. Le curé de Meximieux répétait sans cesse : « Dangereux ! dangereux ! » ; l’abbé Levrou, sans nier le danger, montrait quelle série de générations de foi anémiée on avait depuis soixante ans et rappelait non sans amertume les plaintes de Montalembert.

Il partit le soir même après avoir souhaité de bonnes vacances à Georges et lui avoir fait entrevoir les difficultés d’un rôle délicat mais utile auprès d’Antone.

CHAPITRE XVIII – UNE PROMENADE À BICYCLETTE

On était au mercredi 9 avril, veille de la rentrée, Antone vint trouver tante Mimi. Il voulait aller à Montluel à bicyclette.

« Quinze kilomètres, s’écriait la tante, jamais ton papa ne voudra.

– Si tu voulais, tu saurais bien le faire vouloir. »

Flattée, la tante mit tout en œuvre pour arracher la permission. Monsieur Ramon objectait que c’était le dernier jour, le temps n’était pas sûr : il faisait trop chaud, ça finirait par un orage, enfin le but était un peu lointain. Une à une, elle leva toutes les difficultés. Il fallait lui laisser ce dernier plaisir de liberté avant ses classes, la route était coupée de villages et de fermes, sûrs abris en cas de pluie ; enfin il reviendrait par le train s’il était fatigué.

« Surtout, dit-elle à Antone, sois de retour pour six heures et demie, avant la nuit ; tu sais qu’on mange à sept heures et demie, très exactement.

– Oui, Mimi chérie.

– Ne te fatigue pas trop ! Prends ton manteau… Veux-tu un peu de brioche ?

– Ah !

– Avec un petit flacon de malaga ?

– Encore ! Non… non. » Et sautant en selle, tant il avait peur d’être retardé, Antone s’enfuit à toute allure vers Neyron en criant : « Au revoir ».

« Pas si vite ! criait tante Mimi, prends garde aux voitures ! »

Mais enfin libre, lancé, tout à la joie du départ, Antone ne l’écoutait pas, il chantait éperdûment la romance chère à sa famille : « Plus blanche que la blanche hermi-i-i-ine… » Et le vent remportait ces bouffées de musique joyeuse aux oreilles de la tante. Toutes les barrières étaient retirées, toutes les difficultés vaincues. Libre ! enfin libre !

Après avoir gagné la route de Lillieux – Mas Rillier, il avait brusquement tourné à droite et par Petite Côte descendait à toute vitesse les lacets rapides vers la grand’route de Montluel. Épanoui d’indépendance, il courait, comme un jeune poulain qui sort d’écurie, à la fin de l’hiver, et revoit devant lui les grands prés où il va pouvoir s’ébattre en liberté.

En quelques minutes, il atteignit la route et fila sur Miribel, toujours chantant. Alors qu’il passait devant l’Hôtel-de-ville, il entendit une haleine essoufflée derrière lui. Étonné il se retourna et vit Khém, le malheureux Khém, qui, tirant la langue, les regards à terre, suivait sa roue d’arrière.

« Allons bon ! il ne manquait plus que ça. Veux-tu t’en aller ? » Il s’arrêta, menaça le pauvre fox qui, stupéfait de cette colère, se sauva, puis il remonta sur sa bicyclette et repartit. À la sortie de la grand’rue, comme il doublait la vieille église et son cimetière il aperçut devant lui, sur la route, une ombre inquiétante qui se mêlait à la sienne. C’était Khém, le bon Khém qui avait fait tranquillement le tour de Miribel et avait rattrapé Antone hors du bourg.

« Sale bête ! sale animal ! veux-tu… veux-tu t’en aller ? » Khém s’enfuit, mais, à trente mètres, il s’arrête et regarde son bon maître. Alors Antone, furieux, lui lance des pierres : Khém s’en va plus loin, mais non sans espoir de retour. Le bicycliste le comprend bien. Furieux, il remonte sur sa machine et se met à le poursuivre à toute vitesse, en l’agonisant d’injures et de menaces : « Sauve-toi ou je te tue ! » Khém détale, détale, poursuivi par la roue vertigineuse. Alors le voyageur vire, et à fond de train s’élance vers Montluel pour mettre rapidement une très grande distance entre le fox et lui. Aux pieds des mamelons bordés de maisons et de vignes, la route large et sa colonnade de platanes s’ouvre toute droite avec des ondulations souples de montagnes russes. Il file, malgré les ressauts, traverse Saint-Martin, puis Saint-Maurice Beynost, arrive à la Boisse. Soudain il entend derrière lui une dispute de chiens, une mêlée de grognements et d’aboiements, et reconnaît à ses hurlements de douleur le pauvre Khém. Il l’aperçoit, en effet, se débattant derrière lui contre deux énormes danois. Ému il s’arrête, jette des pierres aux bêtes assaillantes et délivre le fox qui, l’oreille saignante, boitant quelque peu, vient se réfugier près de lui.

« C’est bien fait, ça t’apprendra ; tu ne pouvais pas rester à Sermenaz ? qui est-ce qui t’a dit de me suivre ? Hein ! c’est intelligent de m’avoir suivi ! Tant pis pour toi, tu as voulu faire des kilomètres, fais-en. » Sans plus s’obstiner à chasser le fox-terrier, il se remet en selle et dépasse Boisse. À quatre heures, il entre dans Montluel. Il n’est pas en retard, il n’a plus qu’à revenir. Cependant dès qu’il entend sonner les quatre coups au clocher de l’église, il presse l’allure. À la rue Saint-Étienne, près de la place, il croit reconnaître un air de flûte bien connu joué par deux artistes, mais le bruit d’un tombereau étouffe la mélodie. Il se hâte, le voici sur la route de Pont d’Ain. Il est clair que son but n’est pas Montluel, mais Meximieux. Qui va-t-il retrouver si loin ? Georges Morère ? Peut-être. Hélas ! il connaît sa faiblesse ; demain il rentrera : comment se défendra-t-il contre Miagrin, si Georges ne vient pas à son secours, ne l’aide pas à repousser les manœuvres enveloppantes du mielleux sacriste ? Il est facile de rompre, mais se convertir exige un long labeur. La route devenait mauvaise. Toujours suivi du fidèle Khém, il avait passé Dagneux, et apercevait les contreforts des Alpes, quand un grand vent le poussa par derrière et subitement il vit fuir devant lui un nuage de poussière. Puis des grondements profonds et sourds comme une lointaine artillerie, croulèrent, et une clarté blafarde succéda bientôt à la grande lumière du soleil. À quatorze ans on ne doute de rien : Antone s’imagina gagner l’orage de vitesse, et le corps presque soulevé, le front sur son guidon, il se reprit à filer de tous ses muscles entre les grands arbres alignés. Le vent lui était favorable et la route descendait d’une façon sensible. Il atteignit la Valbonne, Pont Dangereux, puis la Grande Dangereuse, aux sinistres légendes de malles-postes attaquées, et il apercevait au loin le clocher de Pérouges, quand de grosses gouttes éclaboussèrent la route ; en même temps au-dessus de lui, comme une armée en déroute, de lourds nuages noirs, épouvantés, se sauvèrent, illuminés parfois d’un brusque éclair ; les platanes résistaient au vent, solides comme des athlètes. Antone précipitait sa course fiévreuse, et, brusquement, comme une écluse qui s’ouvre, la pluie et la grêle s’abattirent en torrent sur les champs, la route et le maigre coureur. Il s’obstinait ; l’averse rebondissait sur la chaussée, le piquait aux mollets, ruisselait sur son dos. La prudence commandait de s’arrêter, de s’abriter dans la première bicoque venue. Malgré la boue et les flaques d’eau il persévérait dans la fuite. C’est qu’il venait de voir sur une borne : Meximieux, 4 kilomètres. Cependant un coup de tonnerre retentit si près, un tel déluge s’effondra sur lui qu’il se détourna vivement vers la route des Brosses, et s’arrêta à la première maison. Il frappa et entra plus ruisselant que s’il sortait du Rhône.

Trois fillettes pressées à la fenêtre le regardèrent stupéfaites. L’aînée avait onze ans, la plus jeune six. Leur papa, roulier, travaillait ; leur maman était à Pérouges. Elles l’examinèrent en silence. Maintenant qu’à l’abri, il entendait les rafales, le crépitement de la grêle sur les vitres, le gargouillis de l’eau dans les gouttières, Antone se demandait comment il avait pu rester dehors par un temps pareil. Soudain la petite fille poussa une exclamation de surprise, les autres se retournèrent vers l’inconnu : de ses pieds une mare d’eau s’élargissait peu à peu dans la chambre et menaçait de s’étendre jusque sous le lit. L’aînée se précipita sur les torchons et en bonne petite ménagère se mit à éponger le carreau. Antone tout honteux ne savait comment arrêter ce désastre. Il se résignait à son ruissellement et regardait avec impatience la pluie tomber, tomber toujours. Du ciel, d’abord noir d’encre, puis moins sombre, l’eau descendait en stries serrées, régulières, monotones. Une heure après, la chute d’eau était aussi abondante. Que faire ? Attendre la première accalmie et reprendre au plus tôt le train pour Lyon à la station de la Valbonne. De toute manière il ne serait pas rentré pour six heures et demie. Immobile à la fenêtre, il regardait la forêt de lances de l’orage : peu à peu, l’eau de ses vêtements le pénétrait, son linge mouillé se refroidissait, il frissonna. À ce moment la petite fille dit à mi-voix : « Il y a un chien qui se plaint à la porte. » Antone alors se rappela Khém, et ouvrit vivement au pauvre fox qui boueux, mouillé, entra en se secouant et en toussant.

Vers cinq heures et demie la pluie s’arrêta. Antone songea à l’inquiétude maternelle, à la colère de son père et malgré lui tournant le dos à Meximieux, il se dirigea vers la Valbonne.

Au bout d’un kilomètre il interpella un paysan qui revenait la tête couverte d’un sac à blé.

« Pourriez-vous me dire à quelle heure part un train pour Lyon ?

– Pas avant sept heures et demie, » répondit l’homme.

Sept heures et demie ! c’était l’heure à laquelle il devait être arrivé ! Il ne pouvait plus espérer être chez lui avant huit heures et demie. Il réfléchit, et, sans qu’il s’en doutât, se laissa entraîner à son caprice. Son plan était simple : il avait le temps d’aller chez Georges ; il pouvait donc reprendre la direction de Meximieux, envoyer de la poste une dépêche pour tranquilliser ses parents et reprendre le train de sept heures et demie. Sans plus délibérer, il tourna le dos à la Valbonne, fila sur la route lavée, faisant jaillir des fusées de boue, évitant à peine les larges flaques d’eau où les arbres renversés ondulaient comme des hydres. À six heures, à l’embranchement de Pérouges, une queue d’orage le força de s’abriter encore sous un hangar, mais obstiné comme un enfant gâté, résolu d’aller jusqu’au bout, sentant que le soir tombait, il repartit sous la pluie battante ; aux premières lampes, il entra dans Meximieux et traversa la place Vaugelas.

CHAPITRE XIX – FIN DE PROMENADE

La maison des Morère s’élevait au-delà de la ville, non loin d’une madone, au milieu d’un jardin ; une grille, entre deux acacias, la séparait de la route.

Antone chercha longtemps : enfin il remarqua des fers de lance à travers lesquels on apercevait une pelouse et deux corbeilles de primevères ; derrière, la coquette maison élevait au-dessus de la porte du cellier sa masse blanchâtre et son toit de tuiles qui brillaient aux clartés du couchant. Il s’arrêta ; c’était là ; son cœur battait d’émotion. Maintenant qu’il n’avait plus qu’à sonner, il n’osait. Il se regarda : couvert de boue, trempé de la tête aux pieds, serait-il assez hardi pour se présenter en cet état ? De quel droit venait-il chez Monsieur Morère ? Il aurait dû prévenir au moins son ami. Et il attendait dehors : « Ah ! si Georges sortait, entrait ou paraissait à une fenêtre, il l’appellerait et tout s’arrangerait. » Près de lui Khém, tout boueux, se secouait avec frénésie, toussait, le regardait et bâillait à grand bruit. Les dernières lueurs blanches s’éteignirent derrière la ville entre deux nuages noirs. Un vent frais s’éleva, égoutta les arbres de la route et les sureaux du jardin déjà en feuilles. Antone frissonna, mais il ne se décidait pas, arrêté par une crainte absurde et inattendue. Une lampe brilla derrière les rideaux, puis apparut au premier étage. Une fenêtre s’ouvrit ; une jeune fille ferma les persiennes, puis les autres, puis les autres, et bientôt toutes les fenêtres furent closes. La maison semblait se dérober à l’indiscret et, dans la nuit de plus en plus sombre, gardait un silence hostile. Antone maintenant grelottait dans ses vêtements. Une toux obstinée le piquait à la gorge. Mais la maison n’entendait pas. Une horloge sonna. Furieux, il se demanda si ce n’était pas la demie ; il n’avait alors que le temps de retourner à la station, peut-être même était-il trop tard ? La rage d’être venu jusque là pour rien lui donna du courage. Très légèrement il tira la sonnette, qui retentit à son grand effroi comme un appel aux armes.

La porte s’ouvrit, une voix de femme demanda du perron :

« Qui est là ?

– Moi, répondit Antone anéanti.

– Qui vous ?…

– Un camarade de Georges. »

Il n’osait dire son nom.

« Ah ! pardon ! fit la voix. Marthe ! apporte de la lumière. » Antone entendit chausser des galoches, puis les pas s’approchèrent sur le gravier. C’était Madame Morère.

« Je vous demande pardon, à la nuit on craint toujours les rôdeurs !… Mais, vous n’êtes pas seul ?

– Si, Madame, je suis venu à bicyclette.

– Par ce temps affreux ! »

Antone appuya sa bicyclette à la maison et entra dans le vestibule éclairé où attendaient Bridgette, Marthe et Marie-Thérèse. Toutes les trois en le voyant poussèrent un cri de stupéfaction et Madame Morère joignit les mains dans un geste d’horreur.

À ce cri, un grand Monsieur aux moustaches grises, sortit du salon où flambait un grand feu de bois. C’était Monsieur Morère.

« Je suis un peu mouillé, dit Antone tout honteux.

– Mais d’où venez-vous ? interrogea le père épouvanté.

– De Sermenaz, » répondit Antone confus et aussitôt il ajouta : « Georges va bien ?

– Il est chez son oncle à Montluel. »

M. Morère ne comprit pas la déception d’Antone. L’enfant se rappelait maintenant le duo de flûte entendu un instant, c’était Georges Morère et son oncle ! comment ne l’avait-il pas deviné ? Quelle fatalité !

« Mais mon petit ami, poursuivit M. Morère, vous avez reçu tout l’orage sur la tête ?

– Oh ! pas tout, répondit Antone secoué soudain d’une quinte de toux.

– Malheureux enfant, reprit la mère, c’est risquer la mort ! Vous ne pouvez pas rester ainsi : il faut changer de linge tout de suite. Bridgette, dis à la cuisine qu’on fasse un grog très chaud. Et vous, mon petit ami, montez bien vite avec moi à la chambre de Georges. Albert, donne-nous une flanelle. »

Ce fut immédiatement le branle-bas. Antone était conduit au premier par Madame Morère, tandis que Marie-Thérèse tirait les vêtements de l’armoire, que Bridgette s’élançait vers la cuisinière et que Monsieur Morère chauffait une chemise devant le feu du salon.

« Mais vous êtes trempé jusqu’aux os ! Quelle imprudence ! Ne toussez pas ! »

Là-dessus le mari rentra.

« Il fait froid ici, dit-il, il faut du feu. Le plus simple, continua-t-il, c’est qu’il se mette au lit.

– C’est cela ! Mettez-vous au lit !

– Oh ! non ! je ne peux pas, Monsieur…

– Pourquoi ?

– Il faut que je reprenne tout de suite le train pour Lyon.

– Le train de sept heures vingt-deux ? Mais il y a un quart d’heure qu’il est parti, votre train.

– C’est que papa m’attend.

– Bah ! votre papa sait que vous veniez ici. Après cet orage, il se doutera bien qu’on vous a retenu. »

Mais Antone à demi déshabillé, baisse la tête et avoue :

« Non, il ne sait rien. »

Madame Morère laisse tomber ses bras.

« Comment ils ne savent rien ! Ah ! dans quelle inquiétude ils doivent être. »

Antone grelotte… et bégaie :

« Je ne pensais pas arriver si tard.

– Voyons, reprend M. Morère, vous frissonnez et vous toussez, mettez-vous d’abord au lit. Nous allons aviser. Hop ! »

L’enfant obéit et bientôt se glisse entre les draps.

« Marthe, Marie-Thérèse ! crie Madame Morère du haut de l’escalier, apportez du bois.

– Maintenant, conclut le père, je vais téléphoner à votre papa. Comment vous appelez-vous donc ?

– Antone Ramon. »

Antone Ramon. À ce nom les deux époux se regardent sans une parole, les yeux dans les yeux.

« Quelle est l’adresse de vos parents ? demande M. Morère avec vivacité.

– Château de Sermenaz par Miribel. »

Marthe est rentrée dans la chambre avec Marie-Thérèse, tandis que le papa descend rapidement l’escalier. Antone tousse sans discontinuer. On allume le feu, on va chercher une boule d’eau chaude pour les pieds. Enfin Bridgette elle-même remonte de la cuisine avec le grog, en équilibre sur un plateau.

Relevé sur un coude, Antone boit à petits coups, harcelé par la maman qui insiste pour qu’il avale le plus chaud possible. De temps en temps, lorsqu’il est secoué par une quinte, Madame Morère se hâte de le débarrasser et lui rend la tasse après l’accès.

Elle fronce les sourcils et contemple avec une émotion douloureuse cet enfant qui lui semble bien délicat. Elle songe à l’inquiétude de son père et de sa mère, et, certes, pardonne à Monsieur Ramon ses aigres paroles dans le cabinet du Supérieur. Elle n’ose parler, car le petit malade est lui-même très songeur : « Sans doute, croit-elle, il pense à la colère de ses parents et à la réprimande trop justement méritée. » Des craintes passent et repassent visiblement sur le front d’Antone qui regarde avec ennui Marthe attiser le feu, comme s’il attendait son départ. Il demande enfin :

« Est-ce que Georges revient ce soir ? »

Madame Morère étonnée d’une pareille préoccupation répond doucement :

« Non, mon petit ami, demain matin.

– Ah ! répond Antone très contrarié, à quelle heure ?

– Je ne sais, mais vous feriez mieux de songer à la peine que fait à vos parents votre escapade. »

Le petit Lyonnais comprend la leçon, il se tait ; le feu prend et une lumière joyeuse danse sur tous les meubles. Bridgette apporte une boule d’eau chaude.

« Tenez, mettez le moine sous vos pieds.

– Ce n’est pas très catholique, remarque l’enfant en souriant.

– Ce l’est encore moins, riposte Madame Morère, de faire une course pareille à l’insu de son papa et de sa maman. Maintenant couvrez-vous bien les épaules, n’ayez pas peur de la transpiration, mais ne parlez plus : nous allons vous laisser reposer. Je reviendrai tout à l’heure. »

Elle emporte la tasse, met la lampe en veilleuse et sort avec ses filles.

Antone est irrité, il eût voulu se trouver seul avec Madame Morère, et ne l’a pas été un instant. Puis, curieux, il examine la chambre de Georges. Ni gravures anglaises, ni râtelier d’armes, ni tête de cerf, ni loriot empaillé, ni meubles de marqueterie, mais les photographies de ses parents encadrées, trois rayons surchargés de livres de prix et de livres de classe et deux gravures à la manière noire, représentant l’une Notre-Dame de Fourvières, l’autre le chien du Régiment dont deux soldats bandent la patte blessée, pendant que leurs camarades continuent de fusiller l’ennemi. Tandis qu’il contemple ces simples objets, ses idées se brouillent, les images se succèdent dans son esprit malgré lui, et lentement il glisse au sommeil.

Lorsqu’il s’éveille en toussant, une pâle veilleuse de porcelaine blanche a remplacé la lampe. Il doit être tard. Une forme noire se meut doucement dans la pénombre : une main fluette prend sur la table une potion et lui fait absorber une cuillerée sirupeuse d’un calmant.

« C’est vous, Madame ? demande-t-il.

– Chut ! répond la voix basse, à peine distincte, ne parlez pas : renfoncez-vous et dormez. » En même temps on lui palpe le poignet ; il doit avoir la fièvre, sa bouche est sèche et sa respiration difficile : il tousse encore, mais comme il a pris la main de Madame Morère, il ne la lâche pas, et, quand l’accès est passé, il la porte à ses lèvres et murmure :

« Je vous demande pardon de vous avoir fait de la peine. »

Madame Morère troublée, l’interrompt.

« Chut ! mon petit ami, ne vous agitez pas, dormez bien ! »

Mais il insiste :

« Est-ce que vous me pardonnez ?

– Oui, mon enfant, je vous pardonne. »

Elle s’approche de lui et le baise au front.

« Oh ! alors, demandez à Georges de rester mon ami.

– Nous verrons ; ne parlez plus, vous vous fatiguez, dormez. »

Elle est plus touchée qu’elle ne veut l’avouer de cette démarche d’Antone, de cette confiance en son fils, et de cette naïveté conservée même après des fautes qui semblaient prouver une rouerie précoce. Tandis qu’Antone se rendort, elle songe à cette histoire de composition et ne peut croire que ce soit ce maigre enfant qui ait causé tant de troubles depuis le commencement de l’année scolaire. Fatiguée, peu à peu elle s’assoupit elle-même dans le fauteuil près du lit de Georges, où dort maintenant, d’un sommeil plus tranquille, Antone Ramon.

CHAPITRE XX – L’ÂGE INGRAT

Jusqu’à quatre heures et demie, à Sermenaz on fut sans inquiétude. Seule, tante Mimi était ennuyée de ne plus retrouver Khém. Dès que l’orage gronda les deux tantes s’affolèrent ; Zaza impitoyable accablait sa sœur de reproches. Mais toutes deux pensaient qu’Antone était arrivé à Montluel.

À six heures, malgré l’éclaircie, Antone ne revint pas. L’inquiétude gagnait les parents et M. Ramon déclarait qu’il ne lui permettrait plus jamais de sortir à bicyclette.

À sept heures, avec la nuit les angoisses redoublèrent. Lorsqu’une voiture entra dans la propriété, ce fut une flamme de joie.

« Le voilà ! le voilà ! c’est lui ! » crièrent les deux tantes.

Mais, au premier tournant de l’allée montante elles reconnurent le landau de l’oncle Brice. L’inquiétude devint de l’épouvante. On parlait de télégraphier à la gendarmerie, de lancer Firmin à la recherche d’Antone. M. Ramon sonna de la trompe pour rappeler l’enfant.

« Bah ! dit l’oncle, ne vous frappez donc pas, que diable ! à quatorze ans, on est capable de se débrouiller, on n’est plus au maillot. Je parie que ce gamin va nous faire manger un poulet brûlé.

– Une poularde, s’il te plaît, rectifia M. Ramon.

– Une poularde de Bresse ! c’est sacré : on n’a pas droit à une minute de retard ; à table ! »

Et il entraîna tout le monde au salon.

On servit. Mais toutes les oreilles étaient attentives aux bruits du dehors ; tous les visages guettaient la porte et la conversation manquait d’entrain, malgré les efforts de l’oncle Brice.

Brusquement, la sonnerie du téléphone se mit à appeler. M. Ramon, qui affectait le plus grand calme et la plus ferme assurance, courut à l’appareil, suivi de sa femme et de ses sœurs.

« Allo ! Comment ? Meximieux… Vous vous trompez, Monsieur… C’est à M. Ramon que vous parlez ?… Lui-même… Ah ! Comment ! mon fils est chez vous ?… Couché !… Il est malade ?… Un peu de rhume… Ce n’est pas grave ?… Sûrement ?… Pourquoi alors ne pas revenir par le train de dix heures ?… Il a reçu toute l’averse !… Ah ! le petit misérable ! comme je suis confus, Monsieur… Si, si, vraiment ; il a agi avec un sans-gêne… J’en suis honteux… Si… allo ! si je ne craignais de vous troubler… allo ! allo !… je partirais immédiatement… Ce n’est pas la peine… Bien… Dites-lui combien je suis irrité… Vraiment, il n’y a pas lieu d’être inquiet ?… Merci… Dès demain, à la première heure, je serai chez vous… Je vous fais toutes mes excuses, Monsieur et croyez… allo !… allo !… Pardon voulez-vous me rappelez votre nom, je crains d’avoir mal entendu… Monsieur Morère, c’est bien Monsieur Morère ?… Encore une fois, Monsieur, je suis confus et vous fais tous mes remerciements pour vos soins si bons… et toutes mes excuses… Si vous pouviez téléphoner demain matin… J’abuse vraiment, mais vous comprenez les inquiétudes d’un père… Merci bien, Monsieur… Merci ! »

La mère, l’oncle, les deux tantes, tout le monde écoutait cette moitié de conversation.

« Eh ! bien, dit Céleste Ramon, que s’est-il passé ?

– Antone est allé non pas à Montluel, mais à Meximieux.

– À Meximieux !

– Oui, chez un Monsieur Morère.

– Comment ! Ce monsieur Morère dont le fils l’a accusé de tricherie ?

– Mais non, tu te trompes, Céleste. Ce n’est pas Morère.

– Je t’affirme que c’est Morère.

– C’est absurde, c’est idiot, c’est impossible !

– J’en suis sûre.

– Tu confonds, je t’en prie, ne t’obstine pas.

– Si, si, relis la lettre du Supérieur. »

M. Ramon cherche sur son bureau et retrouve la fameuse lettre :

« C’est bien Morère… et son fils Georges. Si j’y comprends quelque chose je veux être pendu. Et ce papa qui n’avait pas l’air de savoir à qui il parlait ! Eh bien ! je vais en faire une tête d’imbécile, demain matin !… »

Mais la mère interrompt :

« Enfin, comment se trouve-t-il chez eux ? Quelle idée d’aller chez ces gens-là ?

– Monsieur Morère vient de me dire qu’Antone est venu voir son fils Georges. Comme il est arrivé mouillé, ce monsieur a craint qu’il n’attrapât une bronchite et a jugé plus prudent de le faire coucher avec un bon grog et d’attendre demain, pour nous le renvoyer.

– Il n’est pas malade ?

– Non ; franchement, il tousse un peu, dit-il, mais ce n’est pas sérieux… Voilà ! Pour une équipée, c’est une équipée. Qui diable m’expliquera cette idée d’Antone ?

– Et Khém ! demande tante Zaza.

– Ah ! Khém, laissez-nous la paix avec votre Khém.

– Quarante kilomètres, il y a de quoi le tuer, mon pauvre fox !

– Mais pourquoi s’en est-il allé chez ce Morère ? Vraiment je crois qu’en effet, vers quatorze ans, les enfants deviennent crétins. À quoi rime ce voyage ?

– Bah ! ton gamin se déniaise un peu, répond l’oncle Brice. À son âge nous en faisions bien d’autres. Te rappelles-tu, en 1875 ? Un jour… » Et il raconte pour la centième fois qu’à douze ans, il était parti sans rien dire pour la pêche à six heures du matin et n’était rentré chez lui qu’à sept heures du soir.

À peine le dîner est-il fini que les deux tantes disparaissent. Dans la chambre de Zaza recommence une discussion passionnée.

« Tu avais bien besoin de le laisser partir à bicyclette !

– C’était bien utile de déchirer la lettre à son père !

– Si tu ne l’avais pas poussé à cette promenade, la lettre était enterrée.

– Si tu n’avais pas déchiré la lettre l’affaire s’expliquerait toute seule. »

Survient Céleste Ramon, inquiète de cette longue absence. « Qu’y a-t-il encore ? On me cache quelque chose ?

– Ah ! c’est bien simple, il vaut mieux tout t’expliquer. » Et tante Mimi raconte la réception de l’abbé Levrou, la suppression de la lettre d’Antone, et l’impasse où les a mises Zaza, car c’est Zaza qui est cause de tout.

« Mon Dieu ! pourquoi vous mêlez-vous toujours de ce qui ne vous regarde pas ? » s’exclame Madame Ramon irritée.

« Que je suis malheureuse d’aimer ton enfant ! s’écrie tante Zaza.

– Nous sommes bien avancées ! Qu’est-ce que va dire Armand ? » reprend Céleste en se promenant tout agitée.

Au bout d’une heure Armand apparaît.

« Brice s’en va ! il voudrait bien vous présenter ses hommages. Vous n’avez pas fait grands frais pour lui ce soir.

– Qu’il est assommant, celui-là ! » s’écrie Céleste, et elle descend rapidement. « Comment ! déjà, vous partez ?

– Oui, parce qu’Armand prend le train de bonne heure !

– Ah ! quelle corvée, mon pauvre ami ! répond Armand, et on parle des familles nombreuses. Je te félicite d’être célibataire !

– Merci, mon ami, observe Céleste froissée.

– Bah ! c’est l’âge ingrat, » répond l’oncle Brice avec un égoïsme tranquille et souriant.

« Oui, mais ça commence de bonne heure, cet âge là, et personne n’a jamais su quand ça finissait. »

Enfin l’oncle est parti. Monsieur Ramon rentre au salon et, changeant subitement de ton :

« Maintenant, dit-il à sa femme et à ses sœurs, j’espère que vous allez m’expliquer ce mystère : car il y a trop longtemps que je vous sens au courant de l’entreprise de mon garnement. »

Céleste révèle toute l’affaire, interrompue, rectifiée, complétée perpétuellement par les deux tantes.

« Alors c’est Antone qui avait triché, et vous me laissez faire un pareil pas de clerc ? Non, mais c’est inouï, c’est inimaginable ! Me voyez-vous demain matin, devant ce Monsieur ! Si vous trouvez cela drôle, vous n’êtes pas difficiles. Et quel besoin a-t-il eu d’aller chez ces gens qu’il a embêtés pendant tout un trimestre ? Ma parole, il y a des moments où je me demande s’il ne devient pas idiot. Il nous prépare d’heureux jours, ce gaillard-là. Aussi je m’en vais le secouer d’importance.

– Armand ! Armand ! supplie Madame Ramon.

– Il n’y a pas d’Armand qui tienne. Je ne le laisserai pas galvauder mon nom. D’abord je vais y aller demain matin et puisqu’il s’est moqué de nous et d’eux il faudra qu’il se mette à genoux, qu’il leur demande pardon devant moi, ou je donne ma parole d’honneur que je l’enferme dans une maison de correction, je l’envoie à Mettray labourer la terre.

– Armand !

– Oui, oui, il la-bou-re-ra-la-terre ! » reprend Armand d’une voix saccadée, tandis que Madame Ramon se jette à ses genoux et que les deux sœurs, à cette tragique menace, se serrent épouvantées l’une contre l’autre.

Après cette scène, Monsieur Ramon rentre dans sa chambre, endosse un pyjama, allume une cigarette, et, renversé dans son fauteuil, examine la question avec moins de frénésie : son opinion se résume en ces exclamations : « Quelle sale corvée ! Quelle tête vais-je faire devant ce Monsieur ! Si j’envoyais Céleste ?… Mais non, elle ferait encore des sottises. »

 

Le lendemain, il monta dans le train de sept heures trente, un train omnibus. À neuf heures il arrivait enfin à Meximieux. L’air très digne, il pénétra dans le vestibule de Monsieur Morère : « Avant tout, Monsieur, lui dit-il, je tiens à vous révéler que par suite de la faiblesse de mes sœurs, je n’ai appris qu’hier soir la conduite inqualifiable d’Antone à votre égard et à l’égard de votre fils Georges. J’entends qu’il vous demande pardon…

– Mais c’est déjà fait, c’est pour cela qu’il était venu, le pauvre petit ! Ne vous troublez pas, Monsieur… »

Heureux de ce début, Monsieur Ramon respire.

« Vous avez dû le bien gronder, continue M. Morère, pour l’amener à une si pénible démarche. »

Monsieur Ramon ne proteste pas, il se rengorge même, son attitude signifie clairement : « Ah ! vous savez chez nous, ça ne fait pas un pli, l’enfant doit marcher droit, ou sans cela… »

« Je regrette, continue Monsieur Morère, de ne pouvoir vous donner des nouvelles aussi rassurantes qu’hier soir.

– Il est malade ? s’écrie Monsieur Ramon.

– Il a de la fièvre, et Madame Morère, qui l’a veillé toute la nuit, l’a trouvé très agité. Le médecin, venu il y a deux heures, ne nous cache pas que nous sommes en présence d’une bronchite. »

Monsieur Ramon n’écoute plus, il cherche des yeux la chambre où se trouve son fils. Monsieur Morère l’y conduit aussitôt en le suppliant de ne pas être sévère. Précaution bien inutile.

« Ah ! mon Antone, comment te trouves-tu ?

– Bien, répond l’enfant tout ému de cette douceur inaccoutumée.

– Remercie Monsieur Morère de t’avoir reçu aussi cordialement au lieu de te mettre à la porte comme un vagabond. »

Les yeux d’Antone se remplissent de larmes, et tandis que Monsieur Morère intervient pour atténuer les reproches : « Nous réglerons cela quand tu seras debout, dit le père, tire la langue. »

La langue est chargée, le pouls très vif, le front brûlant. Monsieur Ramon descend aussitôt pour téléphoner à sa femme et au docteur Bradu, doyen de la Faculté de Médecine de Lyon, un ami de la famille : « Pourvu que nous n’ayons pas de pneumonie, » murmure-t-il en allant à la poste.

 

À dix heures Georges revient de Montluel ; il est tout étonné de la figure de ses sœurs.

« Une surprise, dit Bridgette, il y a une surprise pour toi, viens. » Et elle le précède dans l’escalier jusqu’à sa chambre. Il entre et reste stupéfait, tandis que Bridgette éclate de rire.

« Ah ! bien, celle-là est bonne ! » déclare-t-il les yeux fixés sur Antone. Aussitôt ses traits se contractent et d’une voix altérée :

« Tu n’es pas malade au moins ? »

Dans la surprise les premières paroles, moins que cela même, les premières expressions de physionomie révèlent le fond de notre cœur. Antone a senti du coup tout l’intérêt affectueux de son ami. Il veut répondre, mais la grande Marthe est là :

« Le docteur lui a défendu de parler, dit-elle ; voilà, il a un peu de rhume, mais avec de bons soins ça s’en ira comme par enchantement. » Et elle lui raconte l’arrivée d’Antone sous l’orage.

« Et pourquoi es-tu venu ?

– Ça, répond Marie-Thérèse, c’est le secret de maman, elle a refusé de nous le dire. À toi on le dira peut-être !

– Je peux le demander ? » interroge Georges.

Antone fait un signe de tête affirmatif, et Georges va sortir lorsque rentre Monsieur Morère suivi de Monsieur Ramon.

« Mon ami, lui dit ce dernier, je tiens à ce qu’Antone vous demande pardon devant moi de son abominable conduite à votre égard.

– Mais il m’a déjà demandé pardon à Bourg.

– Ça ne fait rien, j’ai juré à sa mère qu’il vous demanderait pardon à vous et à votre père devant moi. »

Antone n’a nulle envie de résister, et c’est bien pour cela que Monsieur Ramon insiste tant. Il se tourne vers eux et prononce à mi-voix :

« Je vous demande pardon d’avoir… »

Une toux involontaire l’arrête ; aussitôt M. Ramon, les trois jeunes filles, Georges et Monsieur Morère se précipitent sur la potion, et lui offrent la cuillerée tout en lui défendant de parler.

À midi et quart arriva le docteur Bradu avec Madame Ramon, et les deux belles-sœurs naturellement. L’entrevue, grâce à l’autorité du docteur, fut courte. Antone avait en effet une forte bronchite, il ne fallait pas songer à le ramener à Sermenaz avant une huitaine de jours, ni le renvoyer au collège avant trois semaines. D’ailleurs tout danger grave était écarté grâce aux bons soins de Madame Morère et du premier médecin. La reconnaissance de la famille Ramon s’exprima aussitôt en phrases débordantes. « Ah ! Madame, c’est vous qui l’avez sauvé, comment vous remercier ! J’espère qu’aux grandes vacances vous nous enverrez vos enfants, et votre grand fils Georges. Nous serions si heureux qu’Antone réparât un peu sa sottise. Au moins avec votre fils, il ne risquera plus de si folles équipées. »

Antone écoute toutes ces paroles avec délices. Devant lui s’ouvre une vie nouvelle. Ainsi, par son acte de franchise il a tout réparé au lieu de tout confondre : ses parents sont réconciliés avec les parents de Morère. Mais Georges voudra-t-il reprendre avec lui l’amitié d’autrefois ? C’est là son inquiétude secrète. Après déjeuner il le voit revenir pour faire ses derniers préparatifs de départ, car c’est le jour de la rentrée.

« Mon petit Antone, dit Georges, tu vois, je n’ai pas trouvé ce nouveau moyen de prolonger mes vacances, il faut que je parte. Je suis bien content de t’avoir revu, car j’ai réfléchi pendant les vacances ; oui, tout ce qui est arrivé, c’est un peu de ma faute. Ne parle pas : tous les docteurs te le défendent. Je pars en avant, mais tu nous rejoindras bientôt, n’est-ce pas ? » Et s’asseyant près de lui sur le lit : « Promets-moi, continue-t-il, de ne plus jamais voir Miagrin, mais jamais : c’est un trop sale type.

– Jamais, répond fermement Antone, les prunelles dilatées.

– Alors nous reprendrons comme avant le premier de l’an. Tant pis pour ceux qui s’offusqueront. »

Une vive émotion empourpre soudain les joues d’Antone, il voudrait parler, mais Georges lui impose silence.

« Seulement, il faudra prouver qu’avec moi, ça va mieux qu’avec les autres. Il est peut-être un peu tard, cependant tu peux encore donner un vigoureux coup de collier. Tu verras qu’on peut rattraper le temps perdu. Allons au revoir, laisse-toi soigner surtout ! » Et il ajoute : « C’est le Supérieur qui va être étonné en apprenant tout cela ! Et la classe donc ! »

Antone se tait, le visage illuminé d’un bon sourire : il recueille toutes ces paroles, les renferme dans son cœur et contemple son ami avec une joie entière. Enfin, c’est l’heure de la séparation. Ils se serrent longtemps la main, Georges promet de lui écrire bientôt.

À peine est-il parti que Bridgette rentre dans la chambre.

« C’était donc à vous le petit chien blanc qu’on a retrouvé ce matin.

– Khém ! répond Antone qui avait complètement oublié son compagnon de voyage.

– Il ne faudra pas dire que je vous l’ai dit, reprend Bridgette, d’un ton important et mystérieux : il a passé la nuit dehors, et on l’a trouvé ce matin mort. »

Antone s’assombrit, c’est un nuage sur sa joie reconquise. Il est cause de la mort de Khém.

TROISIÈME PARTIE – LA CLOCHE

CHAPITRE I – CONVALESCENCE

Depuis trois semaines Georges attend le retour d’Antone. Sa mère d’abord lui a envoyé des nouvelles. Il va mieux. Il a conquis la famille par son obéissance, son repentir, sa gentillesse. L’abbé Buxereux s’était promis de le gronder, mais devant sa grâce et sa naïveté, il a désarmé. Puis on l’a ramené à Sermenaz et depuis, la maison semble plus triste. Bridgette le regrette beaucoup. C’est ensuite Antone lui-même qui met son ami au courant de sa vie de convalescent : une imprudence retarde l’heure de son retour et le docteur Bradu l’a envoyé à Nice. Il proteste de son amitié, aspire à le revoir, et lui raconte ses espiègleries avec Bridgette : « Maman t’aime beaucoup ; il est convenu que tu passeras les grandes vacances avec moi ; mais comme c’est loin ! » Et c’est une avalanche de cartes postales signées : Ton ami.

Georges voudrait lui répondre affectueusement ; il n’ose : ses lettres seront lues en effet par le Supérieur ; s’il demandait au Père Levrou de les envoyer comme naguère celles qu’il adressait à sa mère à l’époque de sa première communion. Mais non, ce n’est plus la même chose. Il est sur la limite indécise où l’on ne sait si l’on agit par honte ou par pudeur ; il se contente dans sa lettre à Antone de reproches sur son imprudence, de détails scolaires, de conseils de grand’père. Et voici qu’en se relisant il s’aperçoit qu’il l’a tutoyé. Que pensera le Supérieur qui malgré l’habitude générale proteste toujours contre cette familiarité de mauvaise éducation ? Il n’a ni le temps ni le courage de recommencer. Alors il corrige les tu en vous. Parfois il oublie des retouches et les phrases deviennent bizarres : « Vous me dites sur ta dernière carte… Soigne-vous bien. » La lettre partie il est bourrelé de remords : « Comme il va me trouver glacial ! » Et il attend la réponse avec inquiétude. Enfin elle arrive : « Mon cher Georges, tu ne peux savoir le plaisir que tu m’as fait. C’est bien toi, ton courage, ton amitié dévouée. » Georges a peur. Évidemment, c’est de l’ironie. Mais non, jusqu’au bout, jusqu’à l’au revoir la lettre est toujours aussi joyeuse, aussi confiante. Georges s’étonne, car il ne sait pas que les mots ont exactement la valeur sentimentale que nous leur donnons.

Il n’a pas eu d’explication avec Miagrin. À quoi bon ? Il a percé à jour la fausseté de cet élève modèle. Il sait bien qu’à l’arrivée d’Antone, ce sera la lutte entre eux deux, mais il ne le craint pas, il l’attend, décidé à défendre son ami de toutes ses forces. D’ailleurs Miagrin affecte l’indifférence la plus complète. On croirait que vraiment les vacances ont tout effacé, pourtant une crainte terrible hante l’esprit du sacriste. Ah ! s’il pouvait empêcher le retour d’Antone ou faire renvoyer Georges, puisqu’il n’a pu réaliser ses plans et que ses espérances, il le voit, sont désormais brisées ! Lui aussi pressent la lutte !

 

Enfin un soir de mai l’étude des moyens est brusquement agitée, comme la cime des forêts par le vent. Malgré les coups de règle du surveillant, la même exclamation se répète et se propage de banc en banc :

« Ramon ! c’est Ramon ! Ramon ? »

Tout heureux et souriant, bronzé comme un jeune Napolitain, les yeux vifs, la démarche sautillante, Antone est rentré et, rapide, monte à la chaire, ainsi qu’un chamois sur un roc. De cette position élevée, il tourne aussitôt les yeux vers l’angle d’où Georges Morère le contemple ravi. Il lui fait des signes d’intelligence, en écoutant le surveillant qui le sermonne et le renvoie à sa place. Mais hardiment il demande la permission d’aller parler à Morère, il affirme que sa mère lui a donné quelque chose de très important et de très pressé à lui remettre.

« Soit ! mais faites vite. »

Antone bondit, se dégage de ses condisciples qui l’arrêtent, brave les hum ! narquois des Beurard et Patraugeat, et prolonge tellement ce premier bonjour que le surveillant le rappelle discrètement par quelques coups de crayon sur sa table.

 

« Tiens, de la part de maman. » Il est retourné à sa place en riant, et à peine assis, examine la figure de son ami. Georges dénoue méticuleusement les ficelles, et dans une boîte découvre un porte-carte de cuir vert orné de son chiffre en argent. Sa surprise réjouit fort Antone. Son regard dit clairement : « Ta mère est trop bonne ! Pourquoi ce cadeau ? » Mais Antone continue de l’examiner avec une impatience fébrile. Georges ouvre le portefeuille, rougit de plaisir, et le referme précipitamment ; il contient la photographie d’Antone. Si quelque Beurard indiscret l’apercevait ! quel dégoût à la pensée de son sourire railleur et idiot.

Le soir au réfectoire et surtout le lendemain à la récréation, Antone est entouré et fêté. C’est une chose charmante que cet intérêt des collégiens pour un camarade enfin de retour. Leur babil d’oiseaux est intarissable. Il faut bien lui donner les nouvelles. « On n’a plus qu’une semaine à gagner pour avoir la promenade de classe. – Tu sais qu’on joue Britannicus à la fête du Supérieur. Il y aura, paraît-il, de très jolis costumes. – Morère a été vainqueur à la course à pieds. »

Et des compliments !

« Trente kilomètres sous la pluie, tu n’as pas peur !

– Et pour aller voir Morère ! dit une voix aigre.

– Il n’en valait pas la peine ! » appuie lourdement Patraugeat.

Antone est heureux. Il ne reconnaît plus la maison. Sa grande façade lourde avec son fronton orné d’un blason sculpté, resplendit toute blanche en cette belle matinée de mai. Les sureaux et les fusains se sont ennuagés d’une fine et légère verdure, les marronniers de la cour soutiennent l’opulence de leur royal feuillage où les grappes blanches, les pains de hanneton, pointent comme des aigrettes persanes. Le Revermont a perdu ses brumes tristes et grises ; dans la lumière frissonnent ses champs de maïs, et sa vieille tour de Jasseron à demi écroulée se dore comme la tant vieille tour du More de la romance. Et puis Georges est là. Antone lui raconte les soins que sa mère lui a donnés et il ne tarit pas de souvenirs sur ses sœurs et surtout sur les malices de Bridgette. Il est de la famille.

Le soir, c’est la surprise du mois de Marie. On s’en va en procession à la chapelle, on passe à côté des rouges corbeilles de pivoines, tandis que, dans le jardin cher au Supérieur, Vulcain le jardinier sévère et boiteux rafraîchit de sa pompe les rosiers et les plates-bandes de giroflées.

On écoute une brève louange des vertus de la Sainte-Vierge, heureux quand il arrive quelque accident, comme l’avant-veille à l’excellent Perrotot. Il exaltait la bonté de la Sainte Vierge Marie qui, disait-il, « a pitié des plus mauvais prêcheurs ». Ce lapsus avait excité les rires et les rires désarçonnaient le sermonnaire qui, malgré ses terribles regards à droite et à gauche, n’avait pu retrouver la suite de sa phrase. Pour couper court à son silence prolongé l’abbé Framogé avait commandé : « Prenez le cantique à la page 35 : Au secours, Vierge Marie, Au secours, viens sauver mes jours. » Alors Feydart toujours malin avait introduit une variante que répétaient aussitôt ses voisins : « Au secours, finis mon discours. »

L’exercice terminé, on restait en récréation tant que durait le jour. Mais il fallait jouer. Recommandation bien superflue ! Après des journées si chaudes cette douceur du soir ranimait les enfants et au premier signal ils s’égrenaient dans la cour comme un sac de perles. Une partie de chat coupé s’organisait spontanément. Avec des cris d’hirondelles qui rasent la terre et entremêlent les lignes fantasques de leur vol, ils couraient les uns après les autres, filaient comme des flèches entre le poursuivi et le poursuivant, obligeant le limier à prendre le change, se grisaient d’audace et de mouvement. Ce jeu trop puéril, qui le jour les eût rebutés, alors les soulevait de plaisir. L’air était souple comme un bain tiède, les poitrines, haletantes de la course, aspiraient les senteurs des sureaux, des seringats et des proches lilas. Peu à peu la lumière se faisait plus mauve et plus mystérieuse. Antone s’en donnait à cœur joie, tout entier à la crainte enfantine de se laisser atteindre, et dans les mille détours de la poursuite, content de retrouver l’élasticité de ses membres, heureux de la bonne camaraderie d’Émeril, de Cézenne, d’Aubert, de tous. Il s’élançait éperdûment, s’efforçait de toucher Georges et soudain se voyait obligé de courir après Miagrin qui s’était glissé entre eux deux.

Déjà les carreaux de l’étude s’éclairaient de la lueur des lampes [que] les réglementaires allumaient dans les galeries. Implacable la cloche sonnait. Alors la claquette de l’abbé Russec avertissait les plus acharnés, ceux qui ne veulent pas se laisser prendre, même après le signal, même « quand ça ne compte plus. » Le visage rouge, le front en sueur, la gorge encore toute palpitante, Antone reprenait sa place. Ah ! cette cloche qui rappelle à chaque instant, comme il lui en veut d’interrompre le jeu du soir. En vrai gamin, il lui montre le poing, au milieu des rires de ses camarades.

« Vous courez trop, vous êtes tout en sueur : vos parents vous ont pourtant bien recommandé de faire attention. »

C’est l’abbé Russec qui passe sa main dans le col d’Antone et le gronde.

Il a raison. Mais allez donc forcer un enfant à l’immobilité, quand les autres jouent, quand il n’a pas joué lui-même depuis un mois.

On rentre. Derrière eux, dans les cours larges et vides le calme s’étend comme une nappe ; les lourds feuillages s’assombrissent et dans le crépuscule s’agitent les blanches aigrettes des marronniers, heurtées par les élytres bruissantes des hannetons rôdeurs.

CHAPITRE II – ANTONE S’ÉPANOUIT, GEORGES S’INQUIÈTE

Le lendemain Antone s’est levé avec un point de côté. Il a dû voir le docteur Thanate à la visite. Décidément il n’est pas tout à fait guéri puisqu’on l’oblige à garder l’infirmerie pendant les récréations. Aussitôt Miagrin en a profité pour essayer de le relancer. Mais dès les premiers mots, son ancien esclave lui a brutalement signifié :

« Non, c’est fini, laisse-moi la paix.

– Alors c’est le lâchage ; tu t’en repentiras.

– Assez.

– Tu sais quand je le voudrai, ton Georges sera mis à la porte. »

Mais Antone sourit et répond :

« Flûte. »

Miagrin comprend l’allusion ; il riposte :

« Tu n’as aucune preuve en main, rien : moi ce n’est pas la même chose, aussi je te conseille de garder cela pour toi. »

À ce moment rentre Charles Cathelin, élève de seconde qui devait tenir le rôle de Britannicus, et qui est tombé malade ; Monsieur Berbiguet s’informe de sa santé ; impossible de le prendre avant quinze jours. Homme de décision brusque, le professeur se tourne vers Antone, tandis que Miagrin disparaît.

« Vous, qu’est-ce que vous avez appris au dernier trimestre ?… Andromaque ? bon, récitez le commencement. »

Antone obéit et d’une voix rapide, incolore et mécanique, il découpe ainsi les premiers vers :

Oui-puis-je-retrouver, un ami-si-fidèle.

Ma-fortune-va-prendre, une face-nouvelle.

Et déjà-son-courroux, semble-s’être-adouci.

Depuis-qu’elle-a-pris-soin, de-nous-rejoindre-ici.

« Voyons, déclare M. Berbiguet, vous avez pourtant l’air intelligent. Qu’est-ce que cette récitation ! Oreste et Pylade sont deux amis qui se revoient après six mois de séparation, et vous croyez qu’ils se parleront sur ce rythme de manivelle ? » Et il explique : « “Oui”, dit Oreste, – avec certitude et ravissement, – “puisque je retrouve un ami”, – très lent, cela s’impose, et un arrêt pour détacher avec tendresse les deux derniers mots “si fidèle”. Sentez-vous qu’à ce moment il doit lui serrer la main pour le remercier. “Ma fortune va prendre une face nouvelle”, – il le croit et par conséquent, c’est un vers plein d’espérance qui doit sonner joyeusement. “Et déjà son courroux”, d’un ton plus sombre ; ce courroux, c’est la fatalité antique, c’est l’oracle qui lui a ordonné de tuer sa mère ! Cependant la confiance l’emporte et il murmure harmonieusement avec abandon la fin : “semble s’être adouci, Depuis qu’elle a pris soin, (comme une mère), de nous rejoindre ici”. Et il l’embrasse, évidemment. Comprenez-vous un peu ?

– Oui, Monsieur.

– Eh ! bien, répétez maintenant. »

Un peu intimidé et en s’appliquant, Antone reprend les autres vers. Il détaille « l’ami si fidèle » avec un peu d’exagération et module le dernier vers de sa voix la plus caressante.

« Vous y êtes, s’écrie M. Berbiguet. Avec du travail, ça sera parfait. »

Et le voici qui s’asseoit près d’Antone, ouvre son Racine, le commente. L’enfant charmé découvre tout un trésor de beautés qu’il ne soupçonnait pas. Il faut qu’il apprenne quatre scènes en dix jours. Cela ne l’effraie pas. Il est si heureux d’avoir été distingué, choisi, initié par M. Berbiguet. Il brûle de lui montrer combien il le comprend. Et puis quelle gloire de jouer devant tous les élèves et leurs parents ! Tout de suite, il écrit à sa mère.

Dès le lendemain il peut réciter les deux premières scènes sans défaillance de mémoire. De temps en temps, M. Berbiguet réunit les acteurs dans sa chambre ; quand la répétition a bien marché, pour les récompenser, il les laisse se percher sur tous les meubles et lui-même, renversé dans un fauteuil, leur lit quelques pages de la Légende des Siècles, des Poèmes Barbares, de Sagesse ou des Jeux Rustiques et divins.

 

Et voici la Fête-Dieu. Le chanoine Raynouard a voulu récompenser la conduite d’Antone pendant les vacances de Pâques, il l’a désigné pour faire partie de l’escorte d’honneur à la procession. Il portera une de ces jolies lanternes dorées, mobiles sur une hampe. À droite et à gauche les élèves font la haie et chantent sous la direction de l’abbé Thiébaut : au milieu, resplendissent les cuivres de la fanfare, puis viennent les tout petits couronnés de roses, en soutanelles rouges avec des corbeilles pleines de pétales qu’ils jettent au coup de claquette du cérémoniaire. Ensuite s’avancent les thuriféraires et, enfin, le dais de drap d’or dont les bâtons sont portés par les élèves de philosophie et les cordons tenus par les Premiers Communiants.

Au chant des cantiques, sous les marronniers ensoleillés, Antone Ramon accompagne l’ostensoir vermeil que porte l’archiprêtre de la cathédrale, le vénérable Monsieur Destailles. Il mêle sa voix aux voix des petits communiants, son souffle au souffle embaumé des encensoirs, son âme aux roses que les menottes enfantines jettent gauchement avec la crainte de n’en plus avoir pour la fin. Il s’épanouit, il s’offre comme les hauts reposoirs multicolores qui surgissent parmi les ombrages avec leurs fleurs et leurs flammes dansantes, au détour de la Vallée Suisse, au fond de la grande allée des tilleuls, à l’entrée des jardins ou sous les quinconces qui bordent la Reyssouze. Sa foi s’exalte au contact de toutes ces fois. Est-ce la présence de Georges dirigeant les mouvements des thuriféraires ? est-ce l’approche du vieux prêtre chargé de sa lourde chape dorée quittant parfois le dais pour poser l’ostensoir sur la tête des petits frères et des petites sœurs ? est-ce cette fête du printemps dont les verdures s’harmonisent avec tous ces ors, toutes ces pourpres, toutes ces blancheurs ? Il ne saurait le dire, il ne s’analyse pas, mais s’abandonne à ce flux d’adorations et de prières. Des désirs de vie plus pure montent de son cœur. Il rêve d’être un chef, un héros, qui défend les siens, donne sa vie, sauve les innocents, brave les échafauds. Tandis qu’agenouillé, au moment de la bénédiction, les yeux suivent quelque sauterelle errante parmi les brins d’herbe, son imagination, surexcitée par son cœur, invente des scènes tragiques où s’affirment son courage et sa générosité. Puis les tambours battent, on se relève, et, développant sa longue théorie, la procession revient à la chapelle par les cours et le perron. De la cour du cloître, Antone aperçoit, par la porte grande ouverte, dans une pénombre profonde et fauve, le maître autel, magnifique brasier de cierges. La foule chante le Te Deum et les élèves se hâtent pour faire retentir sous les voûtes de la nef la rafale de joie du « Per singulos dies » : « Aujourd’hui, tous les jours, Seigneur, nous te bénissons. » La cloche là-haut s’unit à cette allégresse et sonne à toute volée la rentrée du cortège. Antone chante à plein gosier, soutenu par les grandes ondes de l’orgue, et mêlant sa voix à la clameur triomphale des enfants, à la sonnerie de la cloche. Car cette fois les portes ne sont pas fermées, l’autel n’est plus endeuillé de violet, ni les prêtres de noir comme aux Rameaux ; la voûte n’a plus le retentissement lugubre des caves ni des prisons : non, c’est la chapelle de l’allégresse exultante, de l’épanouissement, de la joie parfaite ; aujourd’hui encore, c’est vraiment la chapelle de son âme.

Pourtant, à cette même heure, par ces mêmes chemins enivrés, Georges est envahi de nouveaux scrupules. Tout en réglant les mouvements des thuriféraires, il a vu son ami radieux près du dais ; il n’a pas perdu une note de ses cantiques et à mesure que cette voix montait, il s’inquiétait lui-même de la douce volupté qu’il goûtait à l’entendre, de ces regards qui se posaient naïvement sur lui avec tant d’insistance. Ce concert de parfums, de chants, et de regards n’est pas simplement pieux. Antone s’ignore peut-être, mais Georges se demande si ce n’est pas sa présence qui le fait vibrer ainsi et une crainte religieuse le saisit. Est-ce qu’il attirerait à lui cette ferveur ? Est-ce qu’il étendrait le crépuscule de son amitié entre cette âme et le soleil de justice ? Voilà pourquoi Georges Morère est si grave, pourquoi parfois, il ferme les yeux afin de ne pas rencontrer les yeux d’Antone. Il craint de trop s’abandonner à cet attrait.

Le samedi suivant, la classe de troisième triomphe. Elle a obtenu son troisième éloge de classe et, solennellement, le Supérieur déclare qu’elle a droit à une promenade pendant une journée de travail. Les applaudissements ont éclaté sur tous les bancs. Antone songe : « Ce sera une bonne journée avec Georges ! »

Le même soir Georges va trouver le Père Levrou ; il lui raconte son trouble ; Antone l’inquiète, il le voudrait moins exagéré : il le craint.

« Il est ce qu’il est, répond l’abbé ; mais prenez garde. Si vous lui battez froid vous le relancez dans les aventures. La première expérience suffit, ne recommençons pas. Qu’il soit très expansif et par suite dangereux, vous le sentez vous-même. Alors, que vous dirai-je ? Consultez-vous. Si son amitié vous domine et vous alanguit, coupez court.

– Je ne veux pas l’abandonner.

– Si vous vous croyez capable de résister à cet enveloppement, continuez. Vous pouvez en effet avoir une très grande et très heureuse influence sur lui, mais à une condition.

– Laquelle ?

– C’est de vous méfier de son imagination et de sa sensibilité et de l’amener à une vue plus sérieuse de la vie.

– Mais le moyen ?

– N’allez pas trop vite, restez d’abord l’ami un peu grave et le guide patient. Si votre camaraderie peut subsister ainsi simple et loyale jusqu’à l’année prochaine, elle deviendra alors une solide amitié, car il n’y a pas de véritable amitié avant quinze ans. Voyons, est-ce que cela ne mérite pas quelques efforts ? Vous n’êtes plus un enfant, vous ?

– J’ai peur de moi.

– Tant mieux : on n’est jamais trop humble, mais ayez confiance en Dieu, et quel meilleur moyen de vous affermir dans le bien que de travailler à y affermir les autres ? Au lieu d’être un suiveur servile, ne voulez-vous pas être un entraîneur d’âmes ? Eh ! bien, commencez dès maintenant. »

CHAPITRE III – DANS LES COULISSES

La tradition dans cette vieille maison veut que la fête du Supérieur soit une surprise, bien que, huit jours avant, la Cour des Pluies retentisse sous les coups de marteau des ouvriers installant le théâtre. Le vendredi 6 juin les deux plus jeunes enfants vont prévenir le bon chanoine qu’on le demande à la salle des exercices. La tradition exige encore que juste à ce moment, chapeau en tête, parapluie en main, il s’apprête à sortir. Aussi refuse-t-il. Les deux benjamins insistent ; il leur demande leur raison, mais ceux-ci minaudent et ne veulent pas livrer le secret. Enfin le chanoine suit ses deux messagers qui se réjouissent de sa figure effarée lorsqu’à son entrée le collège éclate en applaudissements.

Et aussitôt commence le défilé des compliments français, grecs, latins, allemands, anglais, que le Supérieur absorbe avec bienveillance et auxquels il répond aimablement, du mieux qu’il peut, dans les langues qu’il sait.

Mais le grand attrait de cette fête, c’est la représentation dramatique du lendemain soir.

Cette fois Monsieur Huchois fait jouer « Le Médecin malgré lui », mais M. Berbiguet tente l’épreuve d’une tragédie classique avec rôles de femmes. Britannicus doit être représenté sans retouches et intégralement à quelques vers près.

À 7 heures, les acteurs montent s’habiller à la salle de musique, sous la surveillance des deux professeurs. On se dispute les costumes multicolores, robes de pourpre, blouses de paysan, pourpoints, cuirasses, toges blanches. On rit de Dubled qui s’efforce d’endosser la cuirasse de Burrhus sens devant derrière. On s’exclame devant les figures grimées devenues méconnaissables, devant Grétat, comique célèbre dans tout le collège, en Sganarelle, sa bouteille à la main. Antone revêt son costume de Britannicus, maillot, cuirasse de cuir, avec appliques d’or, tunique violette brodée de clinquant. Les grands l’entourent. Chamouin croise les ganses de ses sandales, Varageon lui tend un verre de punch, Dubled drape son manteau à l’antique. Antone habitué aux câlineries de ses tantes s’abandonne à leurs soins. Monsieur Berbiguet ne laisse pas le coiffeur l’enlaidir de fards épais et de perruques. Malgré les protestations d’Antone qui voudrait barbe et moustache, il se contente de faire accentuer les sourcils, ombrer les paupières, carminer les lèvres.

La représentation du Médecin commence. Antone, resté avec deux ou trois tragédiens, éprouve des appréhensions nouvelles : « Pourvu qu’il se rappelle son rôle ! » Chamouin déclare qu’il faut être un peu « parti » pour bien jouer. Il l’emmène au réfectoire où les autres acteurs boivent le grog, et lui en fait avaler deux grands verres.

Le premier acte de la comédie est fini, les artistes reviennent. Grétat furieux s’exclame : « Comment jouer proprement avec cet imbécile de Chouroux qui récite une leçon et fait rater tous les effets ! » Antone s’effraie : « N’aura-t-il pas l’air de réciter sa leçon ? » Dubled a deviné ses craintes : « Ça ne va pas, lui dit-il, viens donc à la cuisine ; » et il l’entraîne vers le sous-sol par le large escalier de pierre.

La grosse sœur Archangel bougonne et les chasse : « Allez-vous en, vous savez bien que vous ne devez pas venir ici. » Dubled tient bon : « Ma sœur, c’est Monsieur Berbiguet qui m’envoie. Le petit Ramon est un peu fatigué, il va jouer, vous n’auriez pas un peu de grog pour le remonter ?

– Il n’y en a plus, » répond sèchement la sœur.

Mais Dubled insiste. Tout en remettant sur le fourneau sa vaste marmite, la sœur a tourné un œil vers Antone.

C’est vrai qu’il est gentil dans son costume de jeune Imperator, avec son manteau agrafé à l’épaule, ses bras nus, ses jambes fines enrubannées. La bonne sœur oublie un peu ses casseroles et ses chaudières, elle s’excuse, elle regrette.

« Rien qu’un peu de grog, ma sœur, » supplie Antone, de sa voix câline et timorée.

Et cette canaille de Dubled insiste encore, plaide toujours.

La vieille sœur se sent prise aux entrailles quand même par cette grâce gamine que rajeunit le travesti. Elle le regarde en vraie grand-mère.

« Comment vous appelez-vous donc ?

– Antone Ramon.

– J’aurais dû le deviner ! comme vous ressemblez à votre papa ! » C’est sa manie de reconnaître dans les élèves actuels les enfants des élèves d’autrefois. Monsieur Ramon n’a jamais mis le pied dans les classes du collège, mais elle se le rappelle très bien. « C’est son père trait pour trait. Il était si gentil ! » Et toute attendrie elle lui offre bientôt une tasse de café brûlant, vivement moulu et échaudé par Bresson et Laurent. Antone les remercie et remonte avec Dubled, suivi des regards maternels de la bonne sœur.

« Hein ! j’ai été gentil, » fait remarquer Dubled, et il s’approche de l’enfant sous prétexte de remettre une agrafe. Antone se laisse faire, et le vertueux Burrhus lui murmure : « Tu sais que tu es gentil à croquer ? » Mais Antone le voit venir et se hâte de regagner les coulisses…[3]

 

Le rideau tombe sur la fin du Médecin malgré lui. Les applaudissements cessent. Et le théâtre est livré aux machinistes pour le changement de décors.

Les comiques redescendent au réfectoire avec des cris, des exclamations et des rires : « Ah mon vieux, s’écrie Grétat d’un air important, je ne savais pas un mot de mon rôle ; tu vois, ça a été tout de même ! Et Brizot qui se trompe et rentre dans mon dos, pendant que je dis : “Ah ! je te vois venir !” La salle se roulait. » Monsieur Huchois se roule un peu moins. Vieil entraîneur, il sent que, par suite de ces fautes, la pièce n’a pas eu le dixième du succès des autres fois.

À son tour, M. Berbiguet se démène, passe la revue de la troupe, donne les derniers conseils : « Approchez-vous de la rampe, et parlez dis-tinc-te-ment. » Les nouveaux acteurs remontent sur le plateau, se dissimulent derrière les portants. On frappe les trois coups, et aussitôt l’orchestre attaque une ouverture grave composée par l’abbé Thiébaut. « Allez. » Lentement le rideau se lève sur une scène à demi plongée dans l’obscurité. Agrippine attend immobile et muette, les yeux fixés sur la porte de Néron. L’orchestre interprète les mouvements tumultueux de son âme, tandis que le jour peu à peu grandit et fait sortir de l’ombre les colonnes de porphyre de l’atrium et les blanches statues des empereurs. Survient Albine, inquiète, et lorsque la dernière note de musique se meurt, la grave tragédie commence.

« Quoi ! tandis que Néron s’abandonne au sommeil… »

Antone désirerait voir l’auditoire : mais il a peur d’être aperçu ; bientôt l’immobilité lui pèse, il s’agite, il voudrait remuer, marcher, tromper son inquiétude. De la coulisse opposée le professeur impose le calme, arrête les bruits. La salle écoute avec cette froideur attentive qui semble d’abord ne pas comprendre et menace à chaque instant de se décourager. Agrippine-Varageon cependant a de la prestance, un organe sonore, et détaille bien le récit de sa disgrâce.

« Dubled attention ! » C’est le tour de Burrhus. Il entre un peu gauchement, sa voix de basse dissimule mal sa timidité.

Qu’adviendra-t-il d’Antone si Dubled a le trac ! Pourtant la scène s’anime, Agrippine s’irrite :

« Prétendez-vous longtemps me cacher l’empereur ? »

Sans souci des effets futurs, Varageon donne tout ce qu’il peut ; la salle s’ébranle. Enfin éclatent les premiers applaudissements ; les jeunes acteurs sentent un poids s’évanouir. Monsieur Berbiguet sourit et donne des ordres plus nets : « À la rampe, à la rampe. » Maintenant ses yeux cherchent Antone : « Préparez-vous. » Bientôt Burrhus se tourne vers le fond et s’écrie :

« Voici Britannicus, je lui cède ma place. »

Il faut bien que Britannicus paraisse. « Va donc, » lui crie Brizot, et Antone s’avance les yeux égarés, la démarche incertaine : « Approchez, crie Monsieur Berbiguet… encore… à la rampe. » Mais une terreur folle le prend. La rangée des becs de gaz l’éblouit. Le cadre lumineux de la scène forme comme l’ouverture d’un vaste tunnel enténébré, une brume bleue flotte au-delà de cette ligne de feu et dans cette brume il devine plutôt qu’il n’aperçoit une foule moutonnante, une multitude de fronts luisants qui lui semblent hostiles. Il n’ose regarder, il se demande avec angoisse s’il va pouvoir parler, se rappeler. Agrippine l’interpelle : « Prince, où courez-vous ? Que venez-vous chercher ? »

« Ce que je cherche ? Ah ! dieux ! » a-t-il répondu d’un ton tremblotant. Mais c’est la note exacte de la scène. Le voilà parti. Il entend la voix de M. Berbiguet : « Bien ! moins vite… » Et docile, il déclame les vers, étonné lui-même de se rappeler les indications tant de fois répétées.

Agrippine se retire, il est seul avec Narcisse : « À la rampe ! » Il s’approche, il ose enfin regarder devant lui. Aux premiers rangs, il distingue Monsieur le Curé de Bourg, Monsieur le Supérieur, et entre eux, un prélat au visage émacié, aux mains blanches, c’est Monseigneur Foritte, évêque « in partibus » de Lalice. Auprès d’eux, le colonel de Saint-Estèphe, la colonelle, le docteur Thanate, d’autres prêtres aux yeux réjouis. Tous le contemplent avec de bonnes figures souriantes ; il n’ose pourtant soutenir leur regard et plonge plus loin. Et tout de suite, il aperçoit trois têtes de femmes, trois chapeaux en perpétuel mouvement, des yeux qui l’aspirent : c’est maman, c’est tante Mimi, c’est tante Zaza. Parties par le train de quatre heures 59, elles sont arrivées juste à temps pour la représentation. Antone n’ose se tourner vers elles, il craint qu’elles ne cherchent à se faire reconnaître, ne le troublent et ne le rendent ridicule. Vivement il lève les paupières vers le fond, se repose dans cette obscurité de plus en plus opaque où sont pressés tous ses condisciples, où se trouve Morère, Georges Morère ! Quelles émotions le secouent à ce souvenir ! il module la douce plainte du jeune prince :

Que vois-je autour de moi, que des amis vendus,

Qui sont de tous mes pas les témoins assidus,

Qui, choisis par Néron pour ce commerce infâme,

Trafiquent avec lui des secrets de mon âme !…

Comme toi, dans mon cœur, il sait ce qui se passe.

Et la musique en est si suave, si harmonieuse, si pénétrante qu’on n’applaudit pas, mais que le silence se fait soudain plus profond, plus attentif, plus ému : le charme de Racine opère.

Le premier acte est achevé, les applaudissements bondissent, le rideau tombe. Dubled, Chamouin, Varageon se précipitent vers Antone : « Tu y es ! c’est tout à fait cela. » Monsieur Berbiguet passe : « Très bien ! très bien ! » Il fait venir de la cuisine un broc d’eau chaude et renouvelle ses observations, tout en débouchant une bouteille de rhum pour préparer de nouvelles rations de grog.

Maintenant le trac s’est dissipé. Antone Ramon est sûr de lui. Au second acte, la salle est plus vibrante. Junie, c’est-à-dire Révillou, enlève tous les suffrages, et rien n’est charmant et terrible à la fois, comme la scène des deux fiancés, de Britannicus plein d’espoir, et de Junie terrifiée tandis qu’on voit s’agiter la tapisserie derrière laquelle Néron les épie. Antone s’est piqué au jeu, il veut attirer les regards, enlever les applaudissements. Enfin le voici à l’acte troisième. Il se plaint à son confident, au traître Narcisse, quand soudain survient Junie. On a un peu écourté cette scène d’amour, sa scène, mais il lui en reste assez pour faire valoir sa voix chaude et généreuse, sa grâce vraiment impériale, la souplesse de son jeune corps et la tendresse de sa voix ardente. Il se jette aux pieds de Junie et Néron apparaît. Alors commence le duel des deux frères, alors se déchaîne la colère du monstre tout puissant, devant la révolte fière et ironique de l’adolescent, ses ripostes cinglantes, ses gestes provocateurs, toute l’effervescence imprudente de son cœur blessé qui ne veut plus se contenir ; puis c’est la brutale frénésie du despote, l’appel aux gardes, l’arrestation de Britannicus, les reproches à Burrhus et la menace à Agrippine. Ah ! cette fois Antone a bien conquis la salle : elle applaudit, elle se lève, le vieux colonel ému de son courage crie « Bravo » ; sa maman et ses tantes pleurent en riant, le fond de la salle éclate avec fracas, et le rideau tombé, les échos un peu assourdis continuent longtemps, longtemps.

« La partie est gagnée, » s’écrie Monsieur Berbiguet dans l’enivrement de la victoire, et Grétat lui-même, l’égoïste Grétat, vient trouver Chamouin et Ramon : « Vrai, vous étiez merveilleux tous les deux. » C’est la gloire, c’est la joie ; Antone a les yeux brillants, les ailes fines de son nez se dilatent, ses joues rougissent de bonheur, il boit les louanges de tous les pores de son être : encore, encore, vous ne lui en donnerez pas assez. Il les reçoit de tous ; de Dubled qu’il aurait souffleté tout à l’heure, de Laurent qui n’a rien compris, mais qui a regardé par un trou de la toile de fond, de la bonne sœur Archangel qui, elle, n’a rien vu et est remontée de sa cuisine pour remporter son broc. Antone absorbe tout ; cette cour, ces adulations lui semblent dues. Le colonel viendrait le féliciter, Monseigneur Foritte entrerait qu’il n’en serait nullement étonné. Il est tombé dans ce hideux cabotinage dont la vue chez les autres nous inspire un si profond dégoût ! Déjà il possède tous les secrets de raviver l’éloge, et il en use !

« Alors, je n’étais pas ridicule ? Vraiment, ça n’a pas été trop mal ? »

Et il se baigne dans les compliments emphatiques ; il se fait redire et répéter à satiété : « Non, le mieux, c’est quand tu disais… »

Il ne peut se douter que ce qui a ému le colonel, l’évêque, ses tantes, toutes les mères, tous les hommes et même inconsciemment ses camarades, c’est le timbre de sa voix, la beauté de sa jeune tête au profil antique, les lignes fières et souples de son corps vibrant d’adolescent ; et que cette voix, cette beauté, ont fait accepter les gaucheries et les inexpériences de son jeu.

Mais voici l’épreuve. Pendant tout le quatrième acte il ne paraît pas.

Maintenant qu’on s’occupe des autres, qu’on applaudit les autres, il sent une détresse infinie, la souffrance aiguë de l’abandon soudain, de l’isolement. Il rentre dans les coulisses, il suit ses condisciples ; un peu plus, il se montrerait négligemment, pour rien, pour se faire voir, pour rappeler l’attention. Toutes les fois qu’on répète le nom de Britannicus il éprouve un soulagement : on complote de le tuer, Burrhus cherche à le défendre, Narcisse pousse à l’empoisonner. S’il n’est plus en scène, on parle de lui, toujours de lui, rien que de lui : c’est un peu de baume sur sa blessure, c’est ce qui l’empêche de s’aigrir contre Dubled et les autres acteurs.

Et soudain, dans les coulisses, il entend derrière lui une voix le féliciter timidement. Il tressaille. C’est Miagrin, Miagrin qui s’est échappé de la salle. Il l’écoute, il accepte ses félicitations, il le suit et revient avec lui au réfectoire. Là, l’onctueux paysan renouvelle tous ses compliments, lui apporte l’écho de la salle, l’admiration de ses condisciples : « Tu as eu des attitudes superbes, des regards surtout ! Tu es bien supérieur à Néron. Émeril, qui ne t’aime pas beaucoup applaudissait à tout rompre. Et moi, je n’étais pas en reste avec lui. » Antone sourit, Antone l’écoute ; il oublie son antipathie, il oublie sa promesse à Morère, il oublie Morère, tellement il est enivré. La voix du sacriste se fait plus humble, plus mélancolique, plus implorante et glisse vers le rappel des souvenirs, vers une catastrophe, peut-être. Les applaudissements annoncent brusquement la chute du rideau et rompent ce dangereux tête-à-tête.

Enfin, c’est le dernier acte. Antone reparaît dans une scène douce, de confiance légère et d’amour chevaleresque. Mais pourquoi M. Berbiguet a-t-il supprimé deux vers ici, quatre vers là ? Pourquoi Racine n’a-t-il pas montré le fatal banquet ? Dubled a raison contre M. Berbiguet, ç’eût été bien mieux. Quel effet n’aurait pas produit Ramon-Britannicus en tombant tout à coup, pâle, inanimé, après avoir bu le poison ! Tout le monde aurait pleuré ! Si seulement on le rapportait mort sur la scène. Quel dommage qu’il n’y ait pas pensé plus tôt ! Cela aurait fait un très beau tableau final, sans qu’on fût obligé de toucher au texte de Racine que M. Berbiguet déclare sacré…

La tragédie est terminée. On baisse le rideau, puis tous les acteurs se pressent sur la scène. Britannicus et Junie en occupent le milieu. On applaudit encore. Monseigneur se lève et remercie les artistes, puis son éloge va aux maîtres dévoués, à cette maison qui sait, tout en développant les jeunes intelligences, en les ouvrant aux beautés de nos grands génies, former les cœurs et les volontés. Antone sourit à tous les éloges et il espère qu’en finissant le prélat va revenir à lui. Mais non, c’est sur la patrie et l’Église que s’achève cette allocution. Les rangs se défont ; les parents s’approchent. Antone est déjà dans les bras de sa mère, et de ses tantes. Le colonel de Saint-Estèphe et sa femme le félicitent ; les autres mères regardent jalousement Madame Ramon et son fils. Et l’évêque, avant de sortir, leur donne sa bénédiction.

Quel triomphe maternel, triplement maternel, car on ne pourrait deviner quelle est la mère parmi ces trois femmes, jeunes, élégantes, et dont la joie fait rayonner la beauté.

Soudain, comme elles vont le quitter, les éclats vainqueurs des cuivres retentissent dans la cour.

« Tu viens, Ramon, dit Émeril en passant.

– Où cela ?

– Sous les quinconces : au feu d’artifice. »

La fanfare, en effet, s’est rassemblée et entraîne tout le monde : acteurs, spectateurs, enfants et parents, à travers les galeries et les cours jusqu’aux grands arbres du parc qu’éclairent des feux de Bengale.

« Antone, dit M. Berbiguet, allez vite, et prenez un flambeau.

– Couvre-toi bien, lui crie la maman.

– Ah ! je n’ai pas froid. »

Il s’échappe tant il a peur qu’une des tantes lui mette un manteau sur son beau costume.

En cercle sous les arbres, la fanfare attaque la troisième marche aux flambeaux de Meyerbeer, tandis que les feux rouges succèdent aux feux verts. C’est un spectacle inattendu et défiant toutes les fantaisies néroniennes. Agrippine, une joue plissée, l’autre gonflée, claironne dans un petit bugle et se penche sur Géronte pour suivre sa partie, Narcisse s’épuise dans une contrebasse, Burrhus et Sganarelle, côte à côte, poussent avec ensemble la coulisse de leur trombone. Près d’eux Junie, Martin, Lucas, Britannicus les éclairent avec des ballons oranges. Et au milieu, la haute silhouette fantomatique de l’abbé Thiébaut se baisse, se relève, se démène, surveille les éclats des trombones, marque la mesure aux altos, appelle vigoureusement les barytons et les basses, et modère les « ra » et les « fla » de Néron, premier tambour.

CHAPITRE IV – RIEN NE SE PERD

Au coup de cloche du matin, Antone s’est réveillé très fatigué et, comme il est naturel, après les grandes exaltations, découragé, plein d’amertume. Ainsi c’est fini : il faut se remettre au travail, aux versions, aux thèmes, aux problèmes. Il revient sur son triomphe, comme on écarte des cendres pour retrouver quelque étincelle. Il se rappelle qu’il n’a pas vu Georges Morère. Dans cette fête, à aucun moment son ami ne lui a serré la main, ne l’a félicité ; Émeril est venu, Cézenne est venu, Miagrin même est venu : mais lui, pourquoi s’est-il abstenu ? Pourquoi ? Enfin, il a honte de lui-même à la pensée qu’il s’est laissé approcher par Miagrin, qu’il a écouté Miagrin, qu’il n’a pas tenu sa promesse. Il espère revoir son ami à la récréation de midi, car le matin il se complaît dans le babil général, où déjà pourtant des appréciations le blessent ; les uns lui préfèrent Junie, ou Narcisse, d’autres trouvent cette tragédie assommante et exaltent « le Médecin malgré lui » : un homme qui boit, qui est battu et qui dit du mauvais latin, c’est plus qu’il n’en faut pour leur faire affirmer la supériorité de Molière sur Racine.

Georges grondé gentiment l’assure qu’il l’a applaudi et qu’il est toujours le même. « Mais quoi ? l’amitié n’est-elle pas une confiance absolue de deux amis dans leurs sentiments mutuels ? » Il a raison, mais Antone est un peu froissé de son peu d’empressement. Georges voudrait bien lui dire qu’il y a quelque chose de plus important dans la vie que les succès de théâtre, mais il a le bon sens de comprendre que ce n’est pas le jour.

Trois fois dans la journée, Miagrin a tenté de l’aborder en souriant, pour reprendre la conversation des coulisses, mais trois fois Antone l’a laissé brusquement pour retrouver Georges Morère. « C’est étonnant, remarque Cézenne, qu’on ferme les yeux sur eux. Ah ! si c’était moi ! » « N’aie pas peur, a répondu Miagrin, il faudra bien qu’on les ouvre. » Et il ajoute de vagues menaces. Si la jalousie fielleuse n’était pas une passion, elle saurait attendre, mais il arrive un moment où le poids est trop lourd, l’attente insupportable. Un adolescent de quinze ans peut avoir le caractère et les instincts d’Iago ou de Tartuffe, il n’en possède pas encore la patience scélérate, ni la fourbe dextérité. Miagrin est à bout de rage.

 

La promenade de classe devait avoir lieu le 18 juin. Les grandes fêtes étaient passées et les troisièmes aspiraient ardemment à ce jour de liberté. Quatre jours avant, un nouvel incident émut le Supérieur. En sortant de la sacristie, après la messe, il aperçut à terre un papier plié. Son étonnement fut grand d’y lire ce fragment de lettre de l’écriture trop reconnaissable de Morère : « D’abord ne te soucie pas de Patraugeat ; comment peux-tu ravaler notre amitié à s’occuper de cet imbécile. Et d’ailleurs que nous importe l’opinion des autres. Je connais tes sentiments, cher Antone, tu n’ignores pas les miens. Il faut que notre amitié dédaigne ces railleries bêtes et ces manœuvres d’idiots. Même si nous retrouvons encore les mêmes yeux jaloux et méfiants, il faut résister au dégoût et au découragement… » La suite manquait, mais au verso des bribes de phrase de même nature confirmaient le Supérieur dans ses soupçons : « Aie confiance en moi, laisse-moi te conduire, ne crains rien, quoi qu’on te dise, cher Tonio, et ne te laisse pas abattre… »

Le Chanoine, homme de principes sévères, fit immédiatement venir Georges et sans lui donner le temps de se reconnaître l’accabla de ses réprimandes. Georges eut beaucoup de peine à éclaircir cette accusation, il reconnut la lettre du premier de l’an.

Antone, appelé à son tour en présence de Georges fut étonné de revoir la lettre qu’il avait crue déchirée par Miagrin. Transporté de fureur et comprenant ce coup dont le sacriste l’avait menacé, il éclata en injures contre lui. En vain le Supérieur voulut l’arrêter. Antone poursuivit ses révélations, raconta les roueries de Miagrin. Comme le Supérieur restait incrédule il s’exaspéra : « C’est un hypocrite, criait-il, et si vous voulez savoir celui qui a bouché la flûte de Georges Morère à la Sainte Cécile, eh ! bien, c’est lui, il me l’a dit. »

Le chanoine eut un fugitif sourire. L’accusation était tellement extravagante et inattendue qu’elle en devenait drôle. Il se reprit aussitôt et, d’un ton sévère, lui rappela qu’il ne lui appartenait pas d’accuser les autres de mensonge, qu’il voulait bien oublier ces paroles de colère, mais qu’il lui demandait de se rappeler ses promesses du jour de Pâques, promesses de travail et de conduite exemplaires, et il les renvoya après les avoir avertis qu’il se ferait renseigner sur leur attitude. Une fois dans l’escalier :

« Tu sais, déclara Antone à Georges, c’est vrai tout ce que j’ai dit au Supérieur. Et il lui révéla les menaces de Miagrin.

– Alors, soyons prudents, répondit Georges, car Miagrin a toute la confiance du Supérieur, et il est capable de tout. »

CHAPITRE V – MIAGRIN SE VENGE

Mardi 18 juin ! C’est le grand jour, le jour de la Promenade de classe. Sous la conduite de M. Pujol et de M. Perrotot, car le règlement exige au moins deux professeurs, les troisièmes se dirigent vers la gare de Bourg pour prendre le train de Nantua. On leur a bien recommandé de garder le silence en passant près des études où leurs condisciples apprennent leurs leçons, mais allez faire comprendre ce délicat sentiment à Émeril, à Cézenne, à d’Orlia, à Patraugeat ! Leur première joie fut au contraire de crier sous leurs fenêtres : « Ah ! quel beau temps pour une promenade. »

Le train arrive : ils prennent d’assaut les voitures, se disputent férocement les coins des compartiments, trépignent de joie au coup de sifflet du départ. « Cette fois, ça y est ! » Comme dit le vieux d’Aubigné :

L’aise leur saute au cœur et s’épand au visage.

Patraugeat fait d’ironiques adieux au collège, et soudain toute la classe attaque la marche aux Flambeaux de Meyerbeer…

Antone s’est fait envoyer sa lorgnette et Rousselot son appareil photographique. Mais Rousselot s’occupe à couper un morceau de la courroie de la portière, comme souvenir, et Antone, juste en face de Georges, n’a cure du paysage. Dans le compartiment voisin M. Pujol se moque de Cézenne qui avoue n’avoir jamais visité l’Église de Brou depuis quatre ans qu’il est à Saint-François-de-Sales. Et, plus loin, Feydart écoute M. Perrotot expliquant que « l’acide prussique est un poison si violent qu’une goutte sur la langue d’un chien, ça tue un homme ! »

Le train dépasse Ceyzériat, contourne le Mont July, descend dans la vallée du Suran, dépasse Simandre :

« Rousselot, ton appareil ? »

Rousselot se précipite.

« Tiens ! prends ce coin-là… non, attends, celui-là… Non, par ici. »

Rousselot déblaie le passage, écrase des pieds, hésite d’une portière à l’autre, se prépare et au moment précis où il va faire jouer le déclic, le train disparaît dans un tunnel. Toute la classe éclate de rire. Rousselot se fâche et menace ses camarades :

« Allons, du calme ! »

Soudain la dispute s’arrête. Le train vient de sortir de terre. Comme s’il avait peur de troubler la splendeur du paysage qu’il découvre, de le faire évanouir par la laideur de son apparition et la brutalité de ses bruits de ferraille, lentement il traverse la profonde vallée de l’Ain, en plein ciel, sur un pont de rêve. Les enfants courent d’une portière à l’autre ; ils regardent au fond de l’abîme le torrent fuyant vers Cize, les roches boisées de Jarbonnet, puis, à leur droite, les énormes masses calcaires qui se dressent en murs triomphants avec leurs reliefs baignés de lumière, leurs blancheurs atténuées de mille irisations, grâce aux fines buées, au voile impalpable qui monte sans cesse de la rivière. Antone, soulevé de joie à chaque instant, attire Georges pour lui faire partager ses admirations.

De Nurieux, le train file en droite ligne sur la Cluse et bientôt ils aperçoivent le lac de Nantua reflétant dans son large miroir un cirque de montagnes blanches et de montagnes boisées, et, de l’autre côté, la bordure dentelée de la ville. À la Cluse, ils s’embarquent sur « la Ville de Nantua » et passent la matinée à faire le tour du lac. Lorgnette en main, Feydart s’efforce de découvrir la fameuse roche de la Maria Matre, tandis qu’Antone raconte à Georges son voyage sur mer, de Nice à la Spezzia. Cézenne s’intéressait à un pêcheur, cormoran immobile à la pointe d’un tablier sur pilotis, un « tiens-toi bien » ou « tintében » comme disent les gens du pays, quand une clameur retentit. Pierre Leroux a conçu, ainsi que le poète :

Pour l’eau bleue et profonde un indicible amour,

et, en se penchant trop sur le bastingage, a fait tomber sa casquette. Cet incident paraît tellement extraordinaire, que la joie devient du délire. La beauté du lac, les ombrages merveilleux, l’étagement des bandes calcaires, la volupté même du souple mouvement du bateau, tout disparaît devant l’intérêt qu’offre la casquette de Pierre Leroux, minuscule bouée qui flotte à la surface de l’onde et diminue de plus en plus. Émeril, Cézenne, Beurard oublieront tout de la promenade, tout, sauf la casquette de Leroux.

Après avoir visité Nantua, ses rues, sa vieille église, ils entrent à l’hôtel du Lac, chez Jeantet, où les attend un somptueux banquet commandé de Bourg. La table est installée sous les arbres de la terrasse. Chacun se place suivant ses affinités électives, Feydart près de l’abbé Perrotot et, naturellement, Antone près de Georges. Depuis le matin il « marche vivant dans son rêve étoilé » ; ils ne sont plus au collège, il leur semble qu’ils ont reconquis la liberté. L’appétit aiguisé par cette promenade matinale, ils font honneur aux mets : échattous du lac, quenelles de Nantua, gigot, charlotte russe, crème, ananas au kirsch et desserts variés, le tout arrosé d’un petit vin gris qui met l’esprit en verve, puis d’un champagne pétillant sinon authentique. Au dessert on fait chanter d’Orlia, Émeril et Beurard qui risque une romance provençale. Alors Cézenne émoustillé déclare qu’il va réciter une poésie. On l’encourage. Debout, bien campé, après s’être essuyé la bouche, Paul Cézenne lance le titre d’une voix sonore : « La Grève des Forgerons, par François Coppée. » Un silence recueilli l’écoute. D’une voix emphatique il commence :

 

« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brève.

Voilà. »

Il s’arrête, regarde devant lui, porte sa main droite à sa bouche, puis les sourcils contractés, cherche la suite dans les nuages. Déjà quelques applaudissements ironiques de ses camarades se préparent. Mais il les arrête du geste : « Je suis mal parti, dit-il, je recommence : La Grève des Forgerons, de François Coppée :

Mon histoire, Messieurs les juges, sera brève.

Voilà… »

L’arrêt fatal se reproduit exactement après le même mot et cette fois les rires éclatent avec fracas. Gendrot, Leroux, Henriet, Rousselot s’écrient : « Bis ! Bis ! » Mais Cézenne à qui le champagne et le café ont enlevé toute timidité répond, sans se déconcerter : « Je ne me rappelle plus le milieu. En tous cas, voici le dernier vers :

Et si vous m’envoyez à l’échafaud, merci ! »

Des bravos ironiques accueillent cette finale. On répète : « Merci, merci ! »

« Pour un bavard comme vous, votre histoire est étonnamment brève, conclut en riant Monsieur Pujol. Allons, en route pour le lac de Sylans.

– Est-ce qu’on peut fumer ? demande Émeril.

– Défense absolue, il nous faudrait un service de porteurs pour ramener les malades. »

Mis en gaîté par le banquet, le champagne et le soleil, les groupes se resserrent et montent vers les Neyrolles en chantant le chœur de charbonniers d’Offenbach, souvenir de la Sainte Cécile, et la Marche aux Flambeaux de Meyerbeer…

Aux Neyrolles la gorge se resserre, on hâte le pas. Les groupes s’espacent de plus en plus, les conversations succèdent aux chants. De temps en temps, Feydart, Émeril, d’Orlia, même le sage Aubert et le grave Boucher se retournent vers Cézenne et lancent d’une voix aiguë :

« Mon histoire, Messieurs les juges, sera brève.

Voilà… »

Antone marche à côté de Georges et lui raconte en détails toute l’aventure de sa lettre aux mains de Miagrin ; il lui avoue qu’il l’a revu le soir de Britannicus, et lui redit les menaces du sacriste. Georges comprend tout ce qu’il y a de sensibilité et d’imagination exaltée dans l’âme de son camarade. Il se rappelle les indications précises du Père Levrou et s’efforce de l’entraîner sur un sujet moins irritant : « Tu prends trop les choses à cœur, lui dit-il, laisse donc Miagrin de côté.

– C’est plus fort que moi, répond Antone, quand je pense qu’il est congréganiste de la Sainte Vierge ! Tu sais, moi je n’aime pas beaucoup ce groupe-là…

– Tu as tort, interrompt Georges, si en effet tu étais plus pieux… »

Mais Antone proteste violemment, déclare qu’il a un culte d’amour pour l’Immaculée, qu’il l’aime plus que toute la Congrégation. « Je suis allé l’année dernière à Lourdes avec le bon abbé Brillet. Si tu savais comme c’est beau, comme on prie… Je me souviens qu’un soir… » et il tire de ses secrets trésors les souvenirs les plus précieux, il lui dévoile tranquillement ses enthousiasmes d’enfant et ses joies intimes. Georges écoute, ravi. Il voudrait bien aller à Lourdres. « Nous irons, je veux y retourner cette année avec toi », s’écrie l’impétueux Antone. Dans la joie de ces confidences ils oublient la route, les rochers et leurs camarades. Comme ils sont bien seuls dans cette bande d’enfants tapageurs !

Enfin on débouche près de vastes hangars de bois : ce sont les glacières de Sylans. Le lac apparaît dans sa vasque de montagnes. Mais l’heure est mal choisie. Sous le jour aveuglant le lac en feu miroite comme un bouclier d’or. « C’est ça Sylans ! s’écrie Rousselot déçu, je préfère la Dombe ; » mais songeant à l’hiver, Cézenne interprète de la pensée générale déclare : « Ça doit faire une fameuse patinoire. »

Au pied de la haute cascade de la Planchette, s’engage une longue discussion sur les mérites respectifs des chutes d’eau de l’Ain et de la Savoie. M. Pujol interrompt :

« Maintenant, il est trop tard pour aller au lac Genin. Nous allons grimper à bonne allure de la gare de Charix à Lalleyriat ; il y a un joli chemin sous bois ; nous gagnerons ainsi Nantua par les Neyrolles et le train de cinq heures onze nous ramènera pour dîner à Bourg à sept heures et demie.

– Déjà ! s’écrient Cézenne et Émeril.

– Allons, les entraîneurs, entraînez, car nous avons juste le temps. »

Qu’est-ce qu’une montagne pour des enfants, sinon une occasion de grimper ? Georges Morère prend la tête avec Rousselot, Leroux, Pradier, les meilleurs coureurs, et Antone.

« Pas si vite ! » implorent Cézenne, Émeril et ceux dont l’idée de retour alourdit les jambes. On traverse la voie ferrée, on gravit des côtes un peu raides, mais où, du moins, l’on est à l’abri du soleil sous les sapins. Une fois sur les crêtes, le groupe se dirige vers les Neyrolles. M. Pujol laisse les enfants s’espacer à leur guise, il demande seulement qu’on ne s’écarte pas du chemin et que les premiers arrivés à la route des Neyrolles attendent les autres.

Georges est reparti en tête avec Antone pour reprendre leur conversation interrompue à Sylans. Antone l’écoute si docilement qu’il veut en profiter pour l’éclairer et l’assouplir. Par un instinct de secrète pudeur, ils ont pris un peu d’avance sur leurs camarades. Miagrin a bien essayé tout d’abord de les déranger, puis il s’est ravisé et maintenant les laisse distancer de plus en plus le groupe. Nul ne les trouble, ni ne les écoute.

« Le père Levrou n’a-t-il pas raison, dit Georges, de te trouver trop petite fille. Tu vas avoir quatorze ans et tu t’irrites du moindre obstacle, tu t’abats au moindre échec.

– C’est vrai, reconnaît Antone, je voudrais être comme toi.

– Oh ! moi je ne suis pas un modèle, mais il me semble qu’à ta place, je laisserais là ces manières d’enfant câlin et que je songerais davantage à l’avenir. » Et il ose lui rappeler des paroles trop doucereuses, des mièvreries agaçantes. Antone rougit et donne ses excuses : « C’est vrai, mais tu sais, au fond, je t’aime beaucoup. »

« Qu’est-ce que tu penses faire plus tard ? interroge Georges.

– Et toi ? demande Antone.

– Moi ? si je peux, j’entrerai à St-Cyr. Je veux être officier, mais, tu sais, pas un officier de garnison, j’irai où l’on se bat, en Afrique, à Madagascar, n’importe où.

– Eh ! bien, moi aussi, déclare Antone, je trouve qu’il n’y a rien de plus beau que d’être officier de cavalerie. »

Georges rit : « Tu es toujours le même, tu vois ton cheval, ton uniforme, mais il faut d’abord passer des examens. C’est plus sérieux.

– N’aie pas peur, je les passerai : je passerai tout avec toi ; nous travaillerons ensemble, nous entrerons dans le même régiment. Quel dommage que je n’aie pas de sœur ! Tu l’aurais épousée et moi j’épouserais Bridgette : elle est très gentille et nous nous entendions très bien. Après nous partirions pour l’Afrique tous les deux. » Antone s’exalte. Il se voit déjà avec Georges, comme Marchand avec Baratier. Il reprend Fachoda aux Anglais, soumet tout le continent noir, conquiert le Tchad, plante partout le drapeau français. Surtout il se réjouit à l’idée qu’il vivra désormais avec Georges, qu’il sera toujours son ami, son seul ami.

Georges de son côté n’a pu se défendre d’une grande joie devant cette perspective. L’abbé Levrou a raison. Plus tard cette amitié sera leur force à tous deux, elle les soutiendra, à Saint-Cyr, dans l’armée, dans la vie.

Et il part de là pour donner de nouveaux conseils à Antone. « Oui, mais d’abord il faudra se montrer des hommes résolus. À Saint-Cyr ce n’est pas comme ici. C’est alors que nous aurons besoin de nous serrer l’un contre l’autre… »

Pendant ce temps, la colonne avançait lentement derrière eux. Une fois déjà M. Pujol l’avait arrêtée et fait des reproches à Émeril et à Beurard qu’il avait surpris s’attardant en arrière pour fumer. Plus loin, au cri de Rousselot, tous les élèves étaient accourus pour contempler près d’une flaque d’eau deux espèces de petits lézards de velours noir coupé de raies orangées : « Ce sont des salamandres », déclarait l’abbé Perrotot. De grandes disputes s’étaient engagées. Arthur Feydart voulait les mettre sur un feu de bois pour voir si vraiment les salamandres vivaient dans les flammes, Cézenne voulait au contraire les emporter pour voir si la nuit elles n’étaient pas phosphorescentes, en réalité pour les glisser dans le lit de son ami Émeril. Miagrin ne cessait de demander de nouvelles explications sur les transformations des têtards, si bien qu’au moment de repartir, il fit remarquer à M. Pujol qu’il était déjà très tard. Ce fut l’occasion d’une scie nouvelle : « Il est tard, il est têtard. »

Tout en devisant, Georges et Antone avaient pris une longue avance sur la classe. Ils avaient rencontré la route des Neyrolles et selon les prescriptions de M. Pujol attendaient, sous les derniers sapins, la classe attardée. Antone débordait de reconnaissance ; il lui rappelait quels camarades il avait rencontrés : Patraugeat, Beurard, ces goinfres, Lurel et Monnot, ces menteurs, Miagrin, cet hypocrite. Enfin il possédait un véritable ami, franc, loyal. Désormais il allait travailler vaillamment, il voyait un but, il se préparerait à cette vie héroïque, ambition et rêve de toutes les âmes de treize ans. Des souvenirs d’histoire et de légende, de chevalerie et de camaraderie guerrière tressaillaient en lui.

« Nous serons deux frères d’armes, disait-il, comme Roland et Olivier.

– Oui, répondait Georges, mais n’oublie pas que c’étaient de robustes soldats ; il faut devenir virils comme eux.

– Tu as raison, il faut que je change, que je devienne un homme ; je te promets d’être viril. »

Dans la forêt l’atmosphère est chaude, l’arome des sapins rôde autour d’eux, la solitude les enveloppe. Un ressaut du sentier les empêche de voir le long chemin qu’ils viennent de parcourir. Au loin, à travers les sapins, ils aperçoivent vaguement l’autre côté du lac.

« Vois-tu, poursuit Antone, le bras sur l’épaule de Georges, je n’ai ni sœur, ni frère. Eh ! bien, c’est toi qui seras mon frère, mon vrai frère. Tu m’avertiras, tu me conseilleras, tu me soutiendras. Tu veux bien, n’est-ce pas ? Tu ne peux pas savoir comme je t’aime, ajoute-t-il, dans une exaltation de tendresse croissante. Maintenant, c’est à la vie à la mort. Oui, je voudrais donner ma vie pour toi. J’ai chez moi un tableau d’un peintre italien, il représente Tobie conduit par Raphaël, je l’aime beaucoup, sais-tu pourquoi ? parce que Raphaël te ressemble. Tu seras mon Raphaël.

– Tu exagères, Antone, interrompt Georges, soyons simplement, comme tu le dis, deux frères ayant les mêmes espérances.

– Le même cœur, chante Antone.

– Oui, le même cœur et le même idéal, répond Georges, celui des chevaliers : Dieu et patrie. »

Alors Antone saisit Georges au cou, l’étreint avec une joie enfantine et le baise à pleines joues. Georges surpris hésite un instant, puis conquis par tant de confiance, de naïveté et d’affection vraie, il pose à son tour ses lèvres sur la joue vermeille d’Antone ravi.

Presque aussitôt ils entendent un pas lourd, un paysan paraît dans le chemin.

« Quelle heure est-il donc ? se demande Georges.

– Quatre heures et demie, répond Antone tirant sa montre.

– Mais le train part dans une demi-heure, jamais nous n’arriverons pour cinq heures à Nantua. On ne les entend plus.

– Pardon, Monsieur, fait Antone, qui salue le paysan, vous n’avez pas rencontré nos camarades ?

– Que si, reprend l’homme, voilà déjà une demi-heure qu’ils sont descendus vers Charix, en chantant. Si vous voulez les rattraper pour le train, vous n’avez que le temps, c’est à cinq heures moins dix. Tenez, prenez donc là-bas, voyez-vous, à travers les sapins, cette coursière ; elle vous ramènera juste à la station quand vous aurez coupé deux sentiers, mais dépêchez-vous.

– Combien y a-t-il ? interroge Georges avec angoisse.

– Trois à quatre kilomètres, mais ça descend à peu près toujours.

– Pas gymnastique ! crie Georges à Antone.

– Non ! dit Antone, mieux vaut aller à Nantua, c’est plus près.

– Mais on nous attend à Charix et l’on ne partira pas sans nous.

– Alors tant mieux.

– Tant mieux ! et si nous leur faisions manquer le train ! Non, non, pas gymnastique sur Charix ! »

Et les voici courant à travers les sapins vers le sentier entrevu, coupant les chemins, dévalant vers le lac, les coudes au corps, la tête levée ; ils vont à toute vitesse, au mépris du principe qu’une longue course doit être faite à une allure modérée et régulière. À chaque tournant Georges se demande s’il ne va pas apercevoir les élèves, mais rien. Alors il se retourne, appelle Antone, l’excite, l’éperonne, malgré la chaleur étouffante, malgré l’air lourd de la sapinière.

Georges se sent hors de la règle, contre la règle, il n’a plus sa raison, il s’affole, il est incapable des réflexions qu’une certaine insouciance permet encore à son ami.

Soudain il s’arrête, il arrive à une carrière, c’est une impasse. Ils ont dû se tromper, vite il revient sur ses pas, enlève Antone, cherche sa voie, la retrouve enfin et s’y lance à une allure de plus en plus accélérée, tourne les sapins, saute de rocher en rocher.

« Sais-tu que nous risquons d’être renvoyés ? »

Cette terreur obscurcit son âme. Il songe au Supérieur. Il ne voit ni le visage rouge de son ami, ni sa poitrine haletante, ni ses vains efforts pour se maintenir à son pas. « Plus vite ! commande-t-il, plus vite ! » Mais Antone commence à s’essouffler, le lâche petit à petit et soudain s’écrie : « Je n’en peux plus. »

Georges le regarde désolé. Il entend le sifflet strident d’une locomotive.

« Encore un effort, implore-t-il, voyons Antone, nous devons être tout près. » Docile, Antone reprend le pas gymnastique : la sueur inonde son visage, ruisselle sur son cou, colle sa chemise à son corps ; ses oreilles bourdonnent ; sa gorge est en feu. « Ferme la bouche et lève la tête », lui répète Georges, qui accélère l’allure à mesure que la descente devient plus rapide. Depuis près d’un quart d’heure, Antone court ainsi, horriblement oppressé, s’obstinant parce que Georges est effaré, perd la tête et redoute ce retard comme une catastrophe.

Enfin la douleur est trop vive.

« Je ne peux plus, lui dit-il, j’ai un point de côté. »

Il s’est remis au pas de route, et, tout soufflant, serre sa hanche de sa main droite. Georges le regarde. Doit-il prendre les devants pour prévenir le groupe ou se mettre au pas d’Antone ? Soudain il entend des appels et aperçoit bientôt Rousselot qui remonte vers lui, et lui fait de grands gestes.

« Par ici, dépêchez-vous donc ! »

Georges montre Antone épuisé.

« Le train va partir, allez, hop ! nous allons le manquer !

– Quand on ne peut plus, on ne peut plus, dit Antone.

– Mon vieux, tu sais, Pujol est furieux ! dépêche-toi. Ça va en faire une histoire ! »

Georges est repris de terreur :

« Allons, Antone, un effort ! sois viril !

– Si tu veux ! » répond Antone fouetté par ce rappel de leur conversation. Et il se remet avec eux au pas gymnastique.

Il y a encore 800 mètres avant d’arriver à la ligne. Rousselot leur explique que c’est Miagrin qui a demandé de revenir à Charix parce qu’on était en retard. « M. Pujol voulait rassembler tout le monde, mais Miagrin a déclaré bêtement ainsi qu’Émeril que vous étiez repartis tout de suite avec Perrotot.

– Miagrin a dit cela ? s’écrie Antone.

– Oui, c’est une farce qu’il a voulu vous jouer, allons, pressons. »

Antone a compris. Miagrin a voulu les faire prendre en faute, et cette fois il a réussi. La rage, lui donne des forces. Il faut qu’il arrive. Miagrin serait trop content s’il manquait le train, si Georges était puni. Mais il court depuis si longtemps déjà, il faiblit, et lâche peu à peu.

« Donne-moi la main, dit Rousselot ; Morère, prends-lui l’autre. Nous suivrons le ballast en bas. »

Les deux plus fort coureurs de la classe l’entraînent ; Antone s’abandonne les yeux fermés, tant sa douleur de côté est poignante. Ils n’ont plus que cent mètres, ils arrivent, lorsqu’ils entendent un coup de sifflet suivi d’un halètement lent d’abord, puis précipité et la lourde masse de la locomotive se met à glisser sous un long panache de fumée entre le lac et les pentes raides de la montagne. Les trois coureurs débouchent sur la voie juste pour voir de loin leurs camarades leur faire des gestes ironiques, agiter leurs mouchoirs et les appeler de toutes leurs forces :

« Morère ! Ramon ! Rousselot ! » Trop tard !

CHAPITRE VI – LES ROSEAUX DU LAC DE SYLANS

Sur le conseil de M. Pujol l’abbé Perrotot est resté à Charix pour rapatrier les trois retardataires. Il les emmène hors de la gare en les accablant de ses réprimandes.

« Eh ! bien, c’est du joli ! Vous vous conduisez bien, mes enfants. Georges Morère ! un des premiers de la classe ! Vous n’avez pas voulu m’écouter, Antone, je vous l’avais bien dit que ça finirait mal ! Mais vous vous croyez plus savant que tout le monde. » Et sa mercuriale se développe, indéfinie.

« Ah ! Monsieur, il faut être indulgent, dit Rousselot, qui se sent hors de cause.

– Indulgent ! c’est une affaire très grave, il n’y a que Monsieur le Supérieur qui puisse décider. » Et il accumule les rappels du règlement, les exemples d’élèves qui ont été renvoyés « pour la dix-millionième partie de ce que vous avez fait. »

Georges Morère ne cherche même pas à se disculper : il entrevoit, au retour, la figure froide et sévère du Supérieur. Il sent combien c’est grave, pour lui qui a été dûment averti. Il ne regarde pas même Antone qui, essoufflé, debout près de lui, essaie de reprendre haleine et s’essuie la figure avec un minuscule mouchoir tout trempé de sueur.

Monsieur Perrotot s’est arrêté. Il n’y a pas de train avant 8 heures 22 et ils n’arriveront à Bourg qu’après dix heures. Ils sont sur la route qui ramène à Nantua, et longe les alluvions marécageuses où viennent se perdre deux ruisseaux aux eaux claires. Il est cinq heures et demie ; le soleil baisse, brusquement la brise descend de la montagne et passe invisible à travers les roseaux dont les quenouilles s’entrechoquent avec un bruit sec.

Au loin le lac se plisse comme si un invisible filet traînait ses mille mailles à sa surface, il prend les teintes du plomb qui refroidit, tandis que sur le soleil passe lentement un nuage perdu. Dans l’air limpide, le nuage poursuit au-delà du soleil sa course nonchalante et son ombre qui ternissait le lac s’enfuit rapide à l’autre bout vers les Glacières. Ce n’est rien qu’un coup de brise et un assombrissement momentané. Antone a frissonné, mais Monsieur Perrotot ne l’a même pas vu ; il s’était arrêté, il reprend sa marche, et continue de gourmander Georges Morère.

Rousselot intercède. Ses camarades sont essoufflés. Est-ce qu’on ne pourrait pas se reposer un peu ? Précisément ils arrivent à l’hôtel des Moulins ; un escalier conduit à un balcon tout ombragé de vigne vierge dominant la route. L’hôtel est très propre. L’abbé consent ; ils montent au balcon où on leur sert quelques sirops.

Vers six heures et demie, ils se lèvent pour se remettre en route. Antone s’était éloigné. Quelques instants après, le garçon de l’hôtel accourt et prévient l’abbé que « le petit Monsieur » est malade. Georges inquiet se précipite et ramène Antone pâle, défait, claquant des dents. L’hôtesse offre aimablement une chambre où il pourra se coucher jusqu’au départ. Rousselot, pendant qu’on le conduit, raconte à l’abbé ahuri la course folle qu’ils ont faite depuis le chemin des Neyrolles. Il est interrompu par la patronne : « L’enfant a refusé sa tasse de thé, mais il demande à dormir tout habillé sur son lit. » C’est au mieux.

Le professeur et les deux élèves restent sur le balcon attendant le dîner. De quart d’heure en quart d’heure on s’informe de l’état d’Antone. Il dort : bon signe. Le soleil a disparu, mais le jour ne veut pas le suivre, et s’attarde longuement. « Une course pareille, murmure l’abbé, c’est une course à la mort ! » Georges troublé, le cœur lourd de remords, contemple en silence le lac lointain et tranquille.

Dans le crépuscule un vent plus frais et plus fort s’est élevé de nouveau. Il couche et froisse les hautes herbes qui semblent courbées par le passage subit d’un être invisible, d’un être qui achève de briser les roseaux à demi rompus et fuit mystérieusement à l’Ouest vers Nantua, vers Bourg. Une légère brume monte du lac. Dans le ciel clair, une à une les étoiles apparaissent. Les flancs des montagnes s’assombrissent ; dans la nuit uniforme les teintes des arbres s’éteignent : sapins d’abord, puis mélèzes, charmes verts, épiceas et bouleaux argentés. Des écharpes serpentent à mi-côte comme les robes traînantes des fées dans les légendes. Georges se sent encore plus triste. À l’heure du départ, Antone s’est levé harassé, fiévreux ; il se plaint toujours d’un point de côté. Arrivé à la gare, Georges l’enveloppe dans une couverture prêtée par la patronne de l’hôtel et le couche aussitôt sur la banquette du compartiment. Le voyage dure trois longues et mornes heures. Antone ferme les yeux de fatigue, mais il ne dort pas.

Bourg ! Dans le tumulte de la gare et les lumières aveuglantes, Georges et Rousselot descendent l’enfant qui souffre d’une courbature et d’une migraine atroce. On le hisse dans l’omnibus qui les ramène rapidement au collège. Puis par le grand escalier du Supérieur, éclairés par l’abbé Perrotot, ses deux camarades avec Bresson le transportent à l’infirmerie. Enfin le voici dans la salle bien cirée, couché non loin de la fenêtre, dans l’un de ces lits si blancs, si doux.

« Tu as de la chance, dit Rousselot, on va te dorloter. » Bresson reborde sa couverture, la sœur Suzanne, levée en hâte, prépare sur le gaz une boisson chaude.

« Bonsoir, Antone, dit Georges en serrant sa main brûlante, repose-toi bien.

– Bonsoir, Georges, » murmure Antone, répondant par une longue pression des doigts à sa poignée de main.

Tandis qu’il rentre au dortoir avec Rousselot, Georges lui demande : « Crois-tu qu’il ait attrapé quelque chose de grave ?

– Bah ! une courbature, une migraine ! c’est de la fatigue, riposte l’athlète des troisièmes, un bon somme et demain, il sera plus gaillard qu’avant. »

CHAPITRE VII – CŒURS TROUBLÉS

Il semble certains matins que les soucis guettent votre réveil pour vous assaillir tous à la fois. Au coup de cloche, Georges a été envahi par tous les événements de la veille, la conversation dans la forêt de Sylans, la course éperdue à travers la sapinière, les menaces de l’abbé Perrotot, la fureur de Monsieur Pujol, la santé d’Antone, la crainte du Supérieur. Dès la première récréation on l’entoure, il raconte l’aventure, aidé de Rousselot.

« C’est ta faute, Miagrin, dit Rousselot.

– Moi, répond le sacriste rouge de peur, je ne savais pas qu’ils étaient en arrière !

– Ce n’est pas vrai : tu l’as dit à Émeril ; tu le savais.

– Tout ça ne serait pas arrivé, dit l’impitoyable Beurard, si Ramon et Morère n’étaient pas toujours ensemble. »

Pendant la classe, Monsieur Pujol garde un air morose : il est plus sévère que d’habitude. Pourtant la pression des événements est trop forte et cinq minutes avant la fin de la classe il déclare avec une sourde irritation :

« C’est toujours la même chose, plus on se donne de mal pour vous faire plaisir, plus vous cherchez à nous décourager à force de sottises. Émeril et Beurard fument malgré ma défense, et surtout ce qui m’étonne, deux d’entre vous, en dépit des recommandations, trouvent le moyen de quitter le groupe et de se perdre dans un bois de sapins où l’on voit à trois cents mètres autour de soi. »

Georges baisse la tête sous la semonce, il entrevoit une histoire. À midi, il apprend que le Supérieur est absent pour deux jours, et respire. Ce soir il ira voir l’abbé Levrou et lui expliquera tout. Ce n’est ni sa faute, ni la faute d’Antone. Toute la journée, son ami reste couché, avec la fièvre et un point de côté.

« Il a trop couru, dit Rousselot, dans quelques jours il n’y paraîtra plus. »

Le soir, malgré son billet à l’abbé Levrou, Georges n’est pas appelé.

Le jour suivant est un jeudi. Après la composition, vers neuf heures, tout le collège, musique en tête, s’en va à la maison de campagne située à trois kilomètres de Bourg sur les bords du Jugnon, entre la Cambuse et Bellefin. Georges Morère devrait être plus tranquille : il n’a été menacé ni par le Supérieur, ni par Monsieur Pujol ; il se sent au contraire de plus en plus inquiet. Des bruits contradictoires circulent. Les uns disent que Ramon est très malade : la sœur lui a appliqué des ventouses scarifiées et il a déjà sept ou huit drogues sur sa table de nuit. De plus on a vu deux jours de suite le docteur « Thanate ». On parle maintenant de pleurésie.

« Bah ! remarque Rousselot en frappant son large thorax, je l’ai eue, la pleurésie, il y a deux ans. On m’a posé des ventouses et on m’a fait boire des drogues ; je n’en suis pas mort.

– D’ailleurs, ajoute Aubert, il ne souffre plus de son point de côté. » Ça doit être rassurant.

 

La classe du vendredi matin fut marquée par des incidents extraordinaires. Monsieur Pujol avait bien l’air d’écouter les leçons de ses élèves, mais, lui si méticuleux, si exact, laissait passer les plus grosses fautes et les notes qu’il donna soulevèrent des exclamations de surprise et de protestations par leur fantaisie. Puis, au lieu de faire de l’explication littéraire, il se résolut, au grand désespoir des paresseux, à dicter la traduction de plusieurs pages de Virgile. Les troisièmes n’y comprenaient plus rien, mais comme on le sentait d’humeur à mettre un mal de conduite pour un geste, on se résigna.

À l’étude suivante, Georges Morère est demandé par le Supérieur. Des chuchotements courent de table en table : « Ça y est, c’est pour l’affaire d’Antone. » Georges pénètre plus mort que vif dans le cabinet directorial, s’attendant à une semonce sévère suivie de l’arrêt définitif, le renvoi.

« Voyons, mon ami, dit le chanoine, expliquez-moi comment vous vous êtes trouvé avec Antone Ramon éloigné de vos camarades ? »

Georges surpris raconte les incidents de la promenade. On devait revenir par les Neyrolles à Nantua.

« Vous saviez que l’heure du train était 5 heures 11 et Monsieur Pujol vous avait dit qu’on repartirait de Nantua.

– Oui, Monsieur le Supérieur. » Puis il explique son itinéraire, son attente aux Neyrolles, la rencontre du paysan et la descente au pas gymnastique quand il avait su à quelle distance il se trouvait de la gare.

« Vous vous êtes affolé : c’est bien naturel. »

Georges s’étonne à son tour. Au lieu des reproches qu’il attendait, de la menace du renvoi, le Supérieur semble chercher à l’excuser.

« Vous n’avez pas entendu vos camarades vous appeler ?

– Non, Monsieur le Supérieur.

– Je vous remercie, mon ami, rentrez en étude. »

Cela lui est dit doucement, d’un ton presque douloureux. Georges n’y comprend rien. Il est sur le point de demander des nouvelles d’Antone, il n’ose pas. Une fois sur le palier, il n’a qu’un étage à monter pour être à l’infirmerie : il s’arrête un instant, hésite, mais le règlement est formel : « Après une visite au Supérieur ou à un professeur, on doit rejoindre immédiatement sa classe. » Soumis à la règle et plus scrupuleux encore depuis sa dernière aventure, il se penche sur la rampe, regarde le plafond de l’escalier, écoute attentivement s’il ne percevrait pas un son de voix, un gémissement d’Antone, et n’entendant rien, renonce à le voir et redescend, le malheureux.

Enfin pendant l’étude du soir l’abbé Levrou le fait venir. Dès qu’il le voit entrer :

« Ah ! mon pauvre enfant, s’écrie-t-il, qu’est-ce que vous avez fait ? »

Pour que l’abbé Levrou ne l’ait pas appelé « mon petit », il faut qu’il y ait quelque chose de grave. Ses yeux fixes et humides, ses mains claquant brusquement l’une contre l’autre, renseignent Georges plus que de longs discours sur l’état d’Antone.

« Il est gravement malade ?

– Il est perdu !

– Ah ! »

Cette exclamation d’angoisse rappelle l’abbé à la prudence.

« Écoutez, Georges, à votre âge on n’est jamais perdu. Le corps a une telle résistance qu’il peut traverser bien des crises et supporter bien des secousses sans succomber. Mais son état est grave, très grave ; demain matin je lui administrerai les derniers sacrements. Qu’est-ce qui s’est passé ? »

Alors Georges recommence son récit pour la troisième fois ; à son directeur il avoue tout : la conversation au bois de sapins, l’exaltation croissante d’Antone, sa joie enfantine et comment ils se sont embrassés comme deux frères.

« Monsieur Pujol a fait appeler par vos camarades avant de partir. Vous n’avez pas entendu ?

– Non. »

Georges baisse la tête atterré.

« Si bien qu’il est accusé de négligence à votre égard. Mais laissons cela pour l’instant. Mon pauvre enfant, vous n’avez pas cru mal faire et ce n’est pas moi qui vous accablerai, mais priez, priez le bon Dieu pour votre ami. »

Le soir au dîner, les élèves lui apprennent que le père et la mère de Ramon viennent d’arriver. On les a vus traverser la cour avec deux autres parentes. Lorsque après le repas le collège se réunit à la chapelle, l’abbé Graffin, l’économe qui fait office de chapelain, commence par dire : « Mes chers enfants, je vous demande de prier tout particulièrement pour un de vos camarades, Antone Ramon, qui est dangereusement malade. »

Et, en effet, la prière du soir semble moins monotone, moins mécanique, malgré cette uniforme psalmodie dont elle est récitée. Dans les litanies, après l’invocation à l’Étoile du matin, l’Économe s’arrête un instant pour rappeler l’attention et trois fois de suite, sans changer le ton habituel, mais d’une voix de plus en plus forte il répète : « Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. – Salut des malades, priez pour nous. »

CHAPITRE VIII – LE SILENCE DE LA CLOCHE

Le malheureux Georges ne vit plus ; une charge inattendue s’est abattue sur ses épaules ; il ne veut pas croire à la gravité de cette maladie ; non, ce n’est pas possible qu’Antone à peine frissonnant au soir de cette fatale promenade soit en danger de mort. Et pourtant, il faut bien qu’il accepte cette idée. Maintenant dans tout le collège il n’est question que de son ami ; maintenant il comprend les soucis de M. Pujol, l’enquête du Supérieur. Épouvanté, il laisse ses leçons et écrit à sa mère :

« Je viens de commettre une chose affreuse. Antone Ramon est malade, malade à la mort ; et c’est ma faute. Je l’ai forcé à courir pour rattraper nos camarades, mardi dernier à cette promenade de Nantua dont je t’avais parlé et il a subi un refroidissement. Monsieur et Madame Ramon sont venus. Je n’ose demander à le voir parce qu’ils doivent m’en vouloir d’être cause d’un pareil malheur. Maman, maman, prie pour lui ; fais prier pour lui, Bridgette, Marie-Thérèse et Marthe, demande à Monsieur le Curé de dire la messe pour sa santé, je serais trop malheureux s’il lui arrivait malheur. Je ne peux plus apprendre mes leçons ; mes devoirs je les fais je ne sais comment ; toute la journée je suis accablé par cette idée : “S’il allait mourir ?” »

Et sa lettre continue sur ce thème lamentable, il confie à sa mère toutes ses angoisses :

« Tu ne sais pas combien c’est ma faute, je ne sais même si je pourrai te le dire ; mais je serais trop puni, si sa mort en était la conséquence. Demande à Dieu qu’il ne me punisse pas comme cela, qu’il éloigne ce calice… » Les dernières lignes sont proches du délire.

À la fin de l’étude, le réglementaire entre, monte au bureau du surveillant et lui parle à voix basse. Aussitôt celui-ci donne l’ordre de ranger les livres et dit la prière qui termine chaque exercice. La cloche ne sonne pas. Pourquoi ? Les élèves se regardent étonnés. L’abbé Russec paraît à la porte et les conduit au réfectoire pour le petit déjeuner. Tous les exercices de la matinée se font de la même manière : le réglementaire ouvre la porte, se montre et s’en va. C’est le silence lugubre du Vendredi-Saint quand la cloche est à Rome. Elle est là-haut pourtant, au-dessus de l’infirmerie, mais immobile et muette, car son tintement et ses vibrations trop fortes font crier le petit Antone sur son lit et les parents ont obtenu son silence. Elle attend.

Dès le matin l’abbé Levrou est venu voir l’enfant ; il l’a éclairé sur la gravité de son état, et voyant ses yeux s’agrandir de terreur devant la mort apparue et se remplir de larmes, il l’a rassuré, mais chrétiennement. « Oui, vous êtes très malade, mon petit, mais ayez confiance, on prie pour vous : vos camarades, vos maîtres, vos parents, les amis de vos parents, tout le monde demande au bon Dieu de rendre la santé au petit Antone. Vous voyez donc que vous n’êtes pas abandonné. » C’est vrai. Le bon abbé Perrotot le lui a déjà dit, les larmes aux yeux, la sœur le lui redit, le Supérieur le lui répète. Sa mère, ses tantes occupent leur douleur en écrivant, tante Zaza aux Franciscaines de Lyon, tante Mimi aux Dominicaines. À Lourdes, à la Salette, à Fourvières, à Einsideln, à Notre-Dame des Victoires, à la rue du Bac, partout où ces bonnes filles ont promené leur piété un peu inquiète et laissé leurs aumônes, elles réclament des prières pour leur neveu. Madame Ramon écrit aussi à sa cousine, Supérieure des Sœurs de Sainte-Marie d’Angers, à son oncle, directeur du collège de Florenne. Le chanoine Raynouard le recommande aux Sœurs de Saint-Joseph de Bourg, et l’abbé Levrou aux adorateurs de nuit de la Basilique du Sacré-Cœur à Montmartre. De proche en proche se tisse un réseau de prières pour couvrir Antone, pour le mettre à l’abri de l’invisible faux.

Aussi Antone reprend espoir en écoutant son directeur lui conseiller de se purifier, d’abord, et de s’offrir généreusement à la volonté de Celui qui l’a créé et racheté. Il se confesse avec peine car il souffre. L’abbé lui rappelle sa première communion, le chemin parcouru depuis, ses défaillances ; il lui montre sa faiblesse intime et l’enfant qui vient d’avouer dans un grand trouble ses « familiarités » avec un camarade, sent en effet le poids lourd de la faute originelle, et en comprend les terribles conséquences.

« Il faut pardonner, lui dit l’abbé, à tous ceux qui vous ont porté au mal. » Antone simplement et humblement, déclare qu’il pardonne à tous, même à celui qui l’a mis dans cet état, à ce Miagrin dont la fausseté le révolte malgré lui. Il pardonne et il se soumet à la volonté de Dieu, même si cette volonté est la mort. Tant il est facile de faire accepter les plus durs renoncements, à l’âge où l’on devrait, semble-t-il, s’accrocher le plus obstinément à la vie ! Hélas ! ce sacrifice qu’on fait généreusement à quatorze ans, le ferait-on aussi facilement à cinquante ! Sainte confiance de la jeunesse, heureux ceux qui vous conservent.

Antone a reçu le pardon de ses fautes : « Soyez calme, mon petit, dit l’abbé, promettez à Dieu de l’aimer toujours par dessus tout, par dessus tous, d’être son soldat fidèle dans la vie. Je vais vous donner la sainte Communion et l’Extrême-Onction. »

Lorsqu’il rentre en surplis et en étole, la custode en main, Antone, malgré lui jette un regard sur l’enfant de chœur. Non, ce n’est pas « lui », mais Luce Aubert. L’abbé Levrou n’a pas osé prendre Georges ; il a prévu une crise de sanglots, et il a craint de troubler l’enfant malade. Antone se recueille, communie. Un grand calme se fait en lui. Il n’a plus peur : il a trouvé un appui. Si Dieu le veut, il est prêt, pourtant qu’il ait pitié de ses parents, qu’il ait pitié de celui qui n’est pas là…

À midi, avant les grâces, le Supérieur a donné cet avis au collège :

« Mes enfants, votre camarade Antone Ramon est dans un tel état de faiblesse que des bruits trop violents redoublent ses souffrances et augmentent sa fièvre, je vous demande donc de jouer le plus loin possible de la maison, du côté de la Reyssouze, et d’éviter les clameurs d’ensemble et les cris aigus. »

Il n’en fallait pas tant pour arrêter net la vie ; les élèves osent à peine parler. Ils restent au fond de la cour par groupes discutant la gravité de la maladie, les chances de guérison. En vain l’abbé Russec leur répète : « Vous pouvez courir, mais évitez de crier ; » les jeux manquent d’entrain. Parfois quelques-uns se rapprochent de la maison. Ce sont les nouveaux qui se font montrer la fenêtre de l’infirmerie par un ancien et regardent ces vitres aux rideaux d’étamine blanche derrière lesquelles souffre leur condisciple. Puis on voit le chanoine Raynouard sortir avec un grand Monsieur aux favoris blancs, à la figure vieillie et ridée qui fait des gestes évasifs. Le médecin Thanate l’accompagne avec Monsieur Berbiguet. Quand ce dernier vient parler à l’abbé Russec, il est aussitôt entouré des élèves. Il leur apprend que le vieux Monsieur est le docteur Bradu, le doyen de la Faculté de Médecine de Lyon ; Antone Ramon a une pneumonie très grave : tout dépend de la résistance de l’organisme. La plus dangereuse période c’est la première semaine. S’il la dépasse il sera sauvé. Les troisièmes se mettent alors à supputer les jours : il est tombé malade le mardi soir, 17 juin, il faut qu’il résiste jusqu’au prochain mardi 24, ou mercredi 25. On est au samedi, c’est donc encore trois jours d’angoisse. Le réglementaire apparaît sur les marches du perron. Dans les trois cours en éventail, les préfets de division frappent dans leurs mains pour rappeler les élèves ; et cette rentrée des enfants sur deux lignes, le bruit de leurs pas multipliés sur les graviers, le piétinement, après l’arrêt subit des voix, évoquent déjà l’accompagnement silencieux d’un cortège funèbre.

CHAPITRE IX – UNE DISPARITION

Georges n’était pas le seul que cette catastrophe eut abattu ; un autre élève était travaillé par d’intimes remords. Il ne paraissait plus en récréation, mais sous mille prétextes s’évadait de la cour pour s’enfermer dans la sacristie. Assis près d’une armoire ouverte il songeait, songeait indéfiniment. C’était Miagrin. Si fielleux, si envieux, si haineux fût-il, ce n’était pas un monstre complet ; il n’avait espéré qu’une histoire à faire renvoyer Morère ou Ramon ou les deux à la fois, car leur présence lui était insupportable, mais la mort n’était jamais entrée dans ses calculs. La veille il était monté, lui, jusqu’à l’infirmerie ; son titre de sacristain lui permettait de pénétrer dans la petite chapelle. De là il avait pu entrevoir à travers les rideaux blancs, et sur ses oreillers la figure souffrante et haletante d’Antone. Cette vue l’avait bouleversé : maintenant sa terreur était d’apprendre la mort qu’il avait préparée. Le dégoût de lui-même lui montait aux lèvres. Ce petit riche, ce fortuné à qui tout riait, la fortune, l’avenir, la famille, la sympathie universelle, il l’avait vu tourner ses yeux brillants de fièvre et cernés de souffrance vers sa mère en larmes, vers la figure contractée de son père, vers ses tantes cachées derrière son rideau pour n’être pas vues pleurant, vers l’interne silencieux qui humectait ses lèvres entr’ouvertes, vers la sœur, égrenant à l’écart d’une voix de source les avés de son rosaire. À tous, ses pauvres regards disaient : « Je souffre, vous qui m’avez élevé, vous qui savez soigner, vous qui m’aimez, ne me laissez pas souffrir. » Miagrin avait vu cela et depuis ce moment un sombre désespoir l’emplissait lentement, ce désespoir fait de l’insupportable mépris de soi-même qui, chez les adultes, fait germer d’affreuses pensées et leur met une corde aux mains…

Le Supérieur a fait appeler de nouveau Georges Morère, pendant l’étude du soir. Il avait lu sa lettre et l’avait mise de côté. « Mon enfant, lui dit-il, que la douleur ne vous égare pas et ne vous fasse pas prendre des responsabilités qui ne pèsent pas sur vous. Vous vous accusez à tort ; si vous avez été imprudent, un autre l’a été plus que vous, un malheureux qui a trompé vos maîtres jusqu’ici et que je n’aurais jamais soupçonné, s’il n’était venu m’avouer sa faute. Il m’a demandé lui-même de quitter la maison, sans revoir personne. Ses raisons me semblent trop graves pour refuser. Mais il veut que je vous dise, à vous et à Antone Ramon toute sa honte et tout son désespoir devant les terribles conséquences de sa mauvaise rancune. Modeste Miagrin part demain, puis-je l’assurer de votre pardon, comme de celui d’Antone Ramon ? »

Georges Morère ne sait que trop le rôle de l’infâme envieux dans ce drame et sa colère est exaspérée. Mais il songe que peut-être ce pardon lui obtiendra de la Providence la seule récompense qu’il désire : la guérison d’Antone. Il déclare qu’il fera tous ses efforts pour oublier, puis subitement : « Monsieur le Supérieur, je vous en supplie, laissez-moi voir Antone. » Mais le chanoine s’y oppose : le malade a 40 degrés de fièvre ordinairement, parfois plus, on est à la merci d’une montée plus forte et il faut écarter sévèrement tout ce qui peut l’exciter, le fatiguer, et influer sur sa température. Ce qu’il ne dit pas, c’est qu’il a dû faire auprès d’Antone la même démarche au nom de Miagrin et que l’émotion trop forte a aggravé la fièvre.

« Offrez, conclut le chanoine, offrez ce sacrifice à Dieu pour obtenir la guérison de votre camarade. » Georges rentre en étude accablé ; il n’a plus d’espérance. Pour qu’on l’empêche d’approcher son ami, il faut qu’en effet son état soit bien grave. Il regarde sa place vide à l’étude, au réfectoire, à la chapelle, et cette brèche dans la suite de ses condisciples lui inspire une indicible terreur. À la prière du soir l’économe renouvelle la recommandation d’Antone aux prières des élèves : « Nous dirons un Souvenez-vous à l’intention de notre petit malade et de sa famille. »

Pourquoi petit malade ? Passe encore chez l’abbé Levrou dont c’est le mot habituel, mais pour l’Économe que signifie cette façon de nommer Antone comme s’il avait de sept à dix ans, alors qu’il en a quatorze ?

Le lendemain, à la messe, les élèves aperçurent sous la tribune trois dames aux figures flétries, accablées sur les prie-Dieu et près d’elles un homme d’une grande élégance, debout, les joues fanées, les yeux ternes d’un joueur. C’était Monsieur Ramon avec sa femme et ses sœurs. Il fallait que l’état de l’enfant se fût amélioré pour qu’ils eussent quitté tous les quatre le chevet de leur fils ; mais si les élèves avaient connu la vie ils auraient pensé qu’il fallait aussi que les craintes fussent bien vives pour qu’à la communion Monsieur Ramon vînt avec sa famille s’agenouiller sur la marche du chœur.

Antone s’était assoupi au matin : il reposa quelques heures. Ce fut un grand bien. À huit heures, quand on prit sa température, le thermomètre marquait une baisse sensible. « Il y a du mieux, disait tante Zaza, un grand mieux, il n’a plus que 39 degrés de fièvre ! » Et tante Mimi pleurant de joie regardait la feuille pour être bien sûre que sa sœur disait vrai.

L’abbé Levrou vient dire la messe à la chapelle de l’infirmerie dont on a ouvert avec précaution la cloison à jour. Antone suit avec émotion ; il se rappelle ses dernières Pâques.

Sa mère s’est penchée sur lui. À le voir calme, silencieux, les yeux fermés, elle a eu peur ; il la regarde, il a compris. La journée du mardi glisse, lourde et lente ; on voudrait tant que la fièvre baissât encore. C’est le dernier jour de la semaine, et puis la fatigue, le surmenage ravage tellement ces pauvres êtres trop nombreux autour du malade, mais incapables du sacrifice de s’éloigner quelque temps ! Monsieur Ramon en bâillant, regarde par la fenêtre les cours où les enfants jouent, car à la longue tout s’émousse et les jeux ont repris comme avant la maladie d’Antone ; il faut maintenant toute l’énergie des préfets et des surveillants pour maintenir les coureurs au fond de la cour et pour apaiser les disputes qui provoquent immédiatement de grands cris. Madame Ramon s’endort dans le fauteuil et sa tête se lève et s’abaisse lentement avec parfois une chute soudaine qui la réveille brusquement.

Vers cinq heures et demie, après la récréation, Antone s’agite : mille idées confuses l’assaillent et voici que s’implante en lui la certitude que Georges Morère l’abandonne ; c’est fou, il le sait, mais il ne peut chasser cette idée. Georges Morère n’est pas venu le voir une seule fois, il ne lui a pas donné une marque d’affection, d’intérêt ; pourquoi ? C’est qu’il le juge coupable, qu’il ne veut plus le revoir ; et sa petite tête trop fatiguée pour résister, succombe à cette pensée. Ah ! si Georges avait été malade, non, rien, ni personne n’aurait empêché Antone d’accourir. Puis il s’accuse, c’est mal de penser cela, il doit aimer Dieu par dessus tout ; il ferait mieux de demander pardon à sa mère et à son père.

D’une voix lasse il appelle :

« Maman. »

Si faible que soit cette voix de malade, elle frappe directement au cœur la mère qui s’éveille et s’approche : « Tu veux boire, Tonio ?

– Non, viens. »

Et quand il a son cher visage bien aimé près du sien, il l’embrasse et lui murmure à l’oreille :

« Je te demande pardon…

– Oh ! Tonio, ne parle pas ainsi. »

Tout le monde se réveille, le père a rejoint l’enfant, les tantes aussi : « Qu’est-ce que tu veux, dis ? » mais la mère s’abat en larmes sur le bord du lit, tandis qu’Antone écarte du geste ses tantes et répète à son père en l’embrassant à peine, car toutes ces présences pourtant chères le fatiguent :

« Papa pardon… de tout… »

Les deux tantes ont entendu et émues jusque dans leurs entrailles maternelles, elles prennent ses petites mains chaudes de fièvre et les baisent avec amour et Tonio redit encore :

« Pardon tante Mimi… Pardon tante Zaza… » et elles éclatent en sanglots.

La sœur les calme, les fait asseoir et seule dans cette scène de douleur assez maîtresse d’elle-même, prononce :

« C’est bien, mon enfant, Dieu vous bénira, il vous récompensera. »

Peu à peu les sanglots s’apaisent, les larmes sont essuyées, mais un lugubre pressentiment assombrit tous ces cœurs. Le petit malade leur a fait ses adieux. Il ne retrouve pas la paix cependant, il songe à Georges : « Ah ! l’ingrat, qui ne vient pas recevoir la demande de pardon de son Antone ! » Puis il a peur et murmure : « Mon Dieu, non, c’est vous que j’aime. » Vers six heures la fièvre le reprend, elle monte à 41 degrés.

« La nuit sera mauvaise, dit la sœur au Supérieur. On l’a trop fatigué. »

Avant la prière du soir le chanoine adresse quelques mots : « Mes chers enfants, Dieu nous a conservé jusqu’ici votre condisciple, malgré de redoutables assauts ; prions-le d’achever son œuvre miséricordieuse, prions-le, avant de nous endormir nous-mêmes, d’accorder à Antone Ramon une nuit de bon repos, d’écarter de lui, comme dit le bréviaire, tous les périls et tous les cauchemars de la nuit. Procul recedant somnia et noctium phantasmata. » Et M. l’Économe à son tour prononce d’une voix plus lente cette phrase coutumière : « Nous vous supplions Seigneur de visiter cette demeure et d’en éloigner tous les pièges de l’ennemi. Que vos saints anges y habitent afin de nous conserver en paix. »

CHAPITRE X – DANS LA NUIT

Georges avait repris espoir. Miagrin était parti ; avec lui, croyait-il, disparaissait le mauvais génie de la maison. Ce soir il remonte au dortoir d’un pas lourd. Une angoisse l’étreint à l’étouffer. C’est la dernière nuit de cette semaine critique, demain ce sera mercredi 27 juin, mais Antone passera-t-il la nuit ? De neuf heures du soir à cinq heures du matin, cela fait huit longues heures pendant lesquelles il ne saura rien. Le surveillant a baissé le gaz en veilleuse et prononce la dernière prière : « In manus tuas Domine : Entre vos mains, Seigneur. » Et les élèves répondent machinalement : « Je remets mon esprit : Commendo spiritum meum. » Et c’est le silence. De son lit Georges aperçoit dans la galerie la lanterne balancée d’un domestique : il le voit se diriger vers l’infirmerie dont un pilier lui masque la porte.

Pendant quelques minutes le surveillant se promène dans l’allée que forment les deux rangées de lits. La lumière de la veilleuse fait monter son ombre au plafond quand il s’éloigne, et quand il revient la fait redescendre peu à peu. Bientôt le rythme régulier des respirations lui apprend que tous les élèves sont endormis et il rentre dans sa chambre. Seul Georges veille, il se retourne dans ses draps et se reproche de se reposer tandis qu’Antone souffre. Antone souffre, et peut-être qu’au réveil il apprendra le fatal dénouement ; ce sera trop tard, tout sera fini. Non, cette pensée est abominable. Et pourtant si Dieu n’est pas fléchi, n’est-ce pas l’issue le plus à craindre ? Dieu veut qu’on lui fasse violence, qu’on le prie. Georges s’est levé sans bruit, il s’habille, il se jette à genoux, il est décidé à passer la nuit en prières. Peut-être ainsi gagnera-t-il le cœur de Dieu ? Et tout de suite sa douleur crève. Il s’accuse d’avoir manqué à tous ses devoirs, il avoue à la Toute-Puissance miséricordieuse son orgueil et sa misère ; il se reproche amèrement sa conduite à l’égard d’Antone : comme il l’a traité durement, qu’il a été fier et maladroit avec lui ! Il s’est cru une perfection, à cause de sa rigidité, de son exactitude, de son application au travail. Et Antone lui a montré qu’il y avait quelque chose de supérieur à tout cela, le dévouement ; car Antone l’a aimé, a vécu non pour soi, mais pour lui, Georges, a souffert de ses humiliations. S’il l’a quitté de rage d’être repoussé, il a tout osé pour lui prouver son repentir et il s’est tué pour lui épargner des reproches et une punition ! Il s’est tué pour lui prouver que son amitié était forte et virile comme Georges la voulait.

« Faut-il que je sois misérable, égoïste et infâme, ô mon Dieu, n’avoir même pas vu qu’il se sacrifiait à ma peur ! » Alors Georges commence à comprendre cette âme si délicate et si forte qu’il a méconnue, il se répand en actes de contrition et implore ardemment la miséricorde Divine pour son ami. Puis c’est la Vierge qu’il invoque. Notre-Dame de Lourdes qu’Antone a visitée, mais au fil de ses avés la fatigue l’accable : deux ou trois fois il se surprend lui-même à dormir : il se reproche cette faiblesse, il se rappelle la parole : « Veillez et priez. » Pour lutter contre le sommeil il va se baigner la figure au lavabo. Agenouillé près de son lit il supplie Dieu de ne pas imputer à Antone ses propres fautes : « Sauvez-le Seigneur, sauvez-le, vous êtes bon, vous êtes pitoyable aux malheureux. Vous qui guérissez tous les malades, guérissez-le… Notre-Dame de Lourdes, priez pour lui… » et il égrène éperdûment son chapelet, il ajoute dizaine à dizaine, mais la fatigue revient insensiblement, penche son front malgré lui et l’endort plié sur les genoux, la tête et les bras appuyés sur son lit.

« Georges ? » Brusquement il se réveille et reconnaît dans le crépuscule du dortoir le Père Levrou : « Venez vite ! » Il ne demande pas pourquoi, il a compris, il se lève sur ses jambes engourdies et se hâte dans la galerie près de l’abbé qui lui explique : « Antone est au plus mal ; tout à l’heure il vous a demandé. Surtout ne pleurez pas, il y a ses parents. » Il entre derrière l’abbé dans la petite chambre éclairée et brusquement aperçoit les deux tantes agenouillées au pied du lit et secouant la tête de désespoir, la mère en larmes, un bras derrière l’oreiller pour redresser son enfant, et le père qui, lui, tourne le dos pour ne pas le voir souffrir et mord son mouchoir pour ne pas éclater en sanglots. Sur le lit blanc un petit être chétif, aux joues creuses, aux prunelles sanguinolentes, griffe de ses doigts diaphanes le drap qui déjà sur son corps maigrelet dessine d’horribles plis. C’est cela Antone ! Georges comprend. Oui c’est bien le petit Antone. Il halète à grand bruit et à chaque aspiration sa tête douloureuse se renverse par un mouvement mécanique.

« Antone ! appelle Georges en s’approchant, Antone ! »

Antone ne répond pas, il est tout à sa souffrance ; il n’a même plus la force de tourner les yeux vers son ami, de le voir qui tombe à genoux et éclate en larmes, malgré l’abbé Levrou, malgré la sœur qui lui font signe. Ce n’est plus Antone, c’est un pauvre corps qui lutte. Antone est perdu au fond de cette petite poitrine qui se soulève précipitamment pour rejeter un poids écrasant, qui appelle l’air bien vite, bien vite, avec la crainte de ne pas l’aspirer à temps.

« Parlez-lui un peu, » dit l’abbé Levrou lorsque Georges est plus maître de lui, et Georges reprend :

« Antone c’est moi, c’est Georges, ton ami Georges. »

Antone ne répond pas ; Antone ne répondra pas, il est absent. Pourtant il s’est arrêté de haleter, sa langue cherche un peu de salive dans sa bouche, sa gorge desséchée se contracte et soudain par deux fois il appelle « Khém ! Khém ! » Il tourne ses yeux effarés, ses grands yeux d’épouvante vers Georges qui lui prend la main, et qui le supplie encore : « Antone ! Antone ! » ; puis vers l’abbé Levrou, vers ses parents, et, sans une parole, se remet à haleter de sa petite poitrine exténuée. Il ne reconnaît plus.

Il est inutile d’insister, l’abbé Levrou le comprend ; il se penche vers Georges :

« Rentrez, mon petit.

– Oh ! non.

– Si, » dit l’abbé, et il montre les parents qui se mordent les mains de désespoir.

Georges se lève en chancelant, jette encore un regard sur Antone, encore, encore, et sort, doucement poussé par l’abbé Levrou. Mais à peine dans la galerie il éclate en gros sanglots.

« Allons ! Georges, couchez-vous, lui dit l’abbé en larmes, ne désespérez pas. J’en ai vu d’aussi malades qu’Antone revenir à la santé. Couchez-vous, c’est le règlement. Celui qui vit selon le règlement vit selon Dieu. »

Georges est bien forcé d’obéir. Il revient au dortoir, se remet au lit et la bouche sur son traversin sanglote sourdement. Non il n’a plus d’espoir, il a vu Antone pour la dernière fois et son impuissance l’écrase au point qu’il a envie de crier. Dans la vaste salle assombrie ses condisciples dorment ; il entend leur respiration égale et dans le fond le sifflement lent et régulier d’un élève enrhumé. Alors, il se tourne vers Dieu ; dans son désespoir, il se donne, il s’offre avec acharnement : « Prenez-moi, mon Dieu, prenez-moi à la place d’Antone. » Que lui importe son père, sa mère, ses sœurs ! Il veut être la rançon de son ami. Il s’obstine, il voudrait souffrir, sentir que Dieu l’accepte. Puis l’idée lui vient que Dieu peut-être l’a puni de songer à la gloire militaire, qu’il voulait l’éprouver, lui indiquer sa véritable voie et il promet de renoncer à cet avenir, de se faire religieux, missionnaire dans les régions perdues, chez les peuples les plus barbares ou de soigner les maladies les plus répugnantes, dans une léproserie immonde et inconnue, afin de tuer en lui toute gloire. Les prières succèdent aux prières, et c’est une surenchère de sacrifices qui se termine par ce cri : « Seigneur Jésus, sauvez, sauvez Antone. »

À la fin d’autres scrupules l’assaillent : il lui semble qu’il manque de générosité, qu’il propose un marché à Dieu, qu’il pose des conditions. Alors il se contente de dire : « J’ai confiance en vous. Faites, ô mon Sauveur, ce que vous voudrez, je vous promets quand même de suivre votre appel, de me dévouer quand même, oui même si… » Et soudain tout son cœur comprimé par cette prière héroïque sans condition, éclate dans un appel éperdu : « Je ne peux pas, oh ! non, sauvez mon cher Antone. » Et il pleure, et dans ses larmes il se rappelle que le Christ a loué la foi du centurion, l’importunité de la Chananéenne, les cris de l’aveugle de Jéricho. C’est cela ; il faudrait qu’il eût leur foi ardente, la foi qui obtient des miracles, la foi de Lourdes dont lui parlait naguère Antone, la foi qui là-bas arrache au Christ la guérison des malades. Un espoir nouveau germe en lui. Il veut se lever, descendre à la chapelle : « Oui, se dit-il, j’entrerai, je me jetterai à terre sous la veilleuse et là je pleurerai jusqu’au jour. Si la chapelle est fermée, je m’étendrai à terre devant la porte et je répéterai inlassablement : “Seigneur, qui avez dit : Demandez et vous recevrez, frappez et l’on vous ouvrira, ouvrez-moi, c’est votre Georges, qui vous aime, qui se donne tout à vous et qui vous supplie, vous si bon, si aimant, d’avoir pitié de son ami, de guérir Antone.” »

Le voici debout. Mais tandis qu’il s’habille en hâte ses voisins se réveillent :

« Où vas-tu ? Qu’est-ce que tu as ? Eh ! bien, et Antone ? » Ce bruit fait sortir le surveillant qui vient à lui.

« Vous êtes malade, Morère ?

– Oh ! Monsieur, laissez-moi, Antone…

– Voyons, Morère, soyez raisonnable, couchez-vous. Laissez dormir vos camarades. »

Il se trouble, il a honte, il n’ose dire à cet homme sa résolution ! Sa foi trébuche au premier obstacle. Oh ! la force de l’habitude, la peur de paraître singulier, la honte de se montrer vraiment ce qu’on est, quelle misère ! Georges obéit, il se recouche avec la crainte sourde de laisser passer une heure de grâce, de ne pas répondre à un appel, de ne pas accomplir l’acte attendu, l’acte qui lui obtiendrait la guérison d’Antone.

CHAPITRE XI – LA CLOCHE SONNERA-T-ELLE ?

Dans son lit, il attend sans larmes, sans sommeil, sans espérance. Une seule pensée s’agite dans sa tête. « Est-il mort ? Je sens qu’il est mort. » Et il se représente ce petit corps amaigri, rigide sous le drap avec le soulèvement immobile des pieds, la bouche entr’ouverte, les lèvres décolorées, les paupières violettes refermées à jamais et ses doigts, ses pauvres doigts de cire engagés les uns dans les autres dans une attitude de prière et enveloppés du chapelet. Il voit les hommes durs descendant avec peine par le grand escalier ce fardeau insensible et lourd, cette chose anguleuse qui heurte les murs aux tournants et qu’on manie cependant avec précaution, car c’est Antone en son cercueil.

Les rideaux des fenêtres blanchissent peu à peu, la lueur des becs de gaz en veilleuse cesse de faire trembler les ombres éclaircies ; dehors, les piliers de la galerie se dégagent et les nervures s’accusent dans l’aube blême. Quatre heures sonnent. C’est le petit jour. Dans une heure Georges saura. Il saura certainement, car cette alternative s’impose à son esprit : « Si Antone est vivant, la cloche continuera de se taire ; s’il est mort, ne pouvant plus le faire souffrir, elle se remettra à sonner. » Et ce raisonnement ravive toutes ses terreurs : « Oh ! s’il était mort ! » L’abbé Levrou samedi soir ne lui a-t-il pas dit : « Nul ne peut entrer dans le conseil de Dieu ! Parfois il enlève les plus jeunes parce qu’ils ont déjà prouvé leur impuissance à lutter contre leurs passions, parce qu’ils jetteraient peut-être le désordre dans d’autres cœurs qu’il se réserve. Ainsi en les appelant à lui dès l’adolescence, il leur épargne les trop lourdes épreuves de la jeunesse et de l’âge mûr. Parfois aussi il se sert d’une âme pour en éclairer d’autres. Un deuil rend la bonté à des cœurs durs et égoïstes, ramène au devoir des âmes dévoyées, éclaire des inutiles sur leur propre vie, retentit de proche en proche et développe une source de bienfaits insoupçonnés des aveugles et des esprits vulgaires. » Et c’est vrai. Georges n’est-il pas éclairé ? Sait-il le travail qui se fera dans la famille d’Antone, et n’a-t-il pas vu la transformation de Miagrin ?

Pourtant il rejette cette doctrine trop amère. Non, Dieu est bonté, Dieu est amour. Mais s’il le croit, s’il le sent vraiment, pourquoi craindrait-il ? Qu’il laisse agir cet amour divin, qu’il s’y abandonne comme Antone. C’est une lumière qui grandit en lui, chasse les craintes, le baigne, l’apaise. Il éprouve intimement la confiance de Saint Jean : « Nous avons cru à l’Amour. » Ainsi, à l’aube, la crise de douleur est subitement calmée, ou plutôt dans le trouble de cette mer, il se sent fixé comme un vaisseau à l’ancre. Un sec raisonnement, semble-t-il, a fait ce prodige et son intelligence perçoit la vie dans sa vérité. Oui, à force de prier pour Antone, il l’a comprise : « Qu’importe la durée terrestre : toute une vie riche et féconde peut tenir en quelques mois, entre les murs étroits d’un obscur collège, à l’âge où, croit-on, l’on ne peut guère agir. » La brève année scolaire d’Antone repasse dans son imagination étonnée. Et c’est bien une vie entière avec les luttes, les affections, les haines, les chutes et les relèvements de la vie. N’a-t-il pas vu la meule des péchés et des vices assiéger son ami et se disputer son âme ? Lui-même, Georges, n’a-t-il pas été pour lui un exemple d’orgueil, comme les Patraugeat de paresse, les Lurel et les Monnot de mensonge et d’impudeur, les Miagrin d’hypocrisie et de bassesse ? Et il s’humilie, soumis et résigné. Non, il ne doit pas prendre une décision dans ce bouleversement de son âme, il attendra que Dieu l’éclaire sur sa voie et son avenir. Il se tiendra prêt à tout appel, attentif à remplir sa vie, c’est-à-dire à se dévouer.

L’horloge du collège sonne dans le jour avec un timbre plus clair. Quatre heures et demie ! Des domestiques en pantoufles passent dans les galeries. Bresson sort avec un paquet de linge sous le bras. Où va-t-il ? Dans l’alcôve au fond du dortoir, déjà le surveillant s’habille. Encore vingt-cinq minutes et Georges saura. Oh ! cette cloche, si elle pouvait rester immobile ! Il a repris son chapelet et maintient le calme de son cœur prêt à lui échapper, par la monotonie suppliante des avés. Ses camarades dorment toujours. Encore un quart d’heure ! Dans son lit il tremble de fièvre après cette nuit d’insomnie. Puisqu’il est soumis à Dieu, puisqu’avec le dégoût de la gloriole, lui est venu le sincère désir de se vouer à la tâche que Dieu lui donnera, il devrait avoir une confiance absolue, un repos d’esprit entier. Non, son âme est suspendue au souffle haletant de son ami, de son Antone qui l’a tant aimé et que lui n’a pas assez aimé. Il ne peut pas abandonner tout espoir. S’il peut le revoir dans son lit de dortoir maintenant vide, comme il veillera sur lui, comme il le formera, comme il contiendra et dirigera cette amitié trop expansive, mais si forte ! Comme il l’entraînera au bien, car il ne le lui a pas dit assez nettement à Sylans. En quelque lieu que ce soit, c’est pour Dieu qu’il faut travailler. Leur amitié ne sera plus qu’un dévouement unanime, quelle que soit leur vocation et leur vie, à la même cause divine.

Quelques minutes encore ! Toute l’angoisse de la nuit cherche à le ressaisir ; mais sans lutter, sans se raidir, il prie ; il se prépare à accepter la volonté de Dieu, sans révolte, ni blasphème, si c’est la grande épreuve, avec la reconnaissance de tout son être prosterné, si c’est le salut.

Enfin l’horloge annonce cinq heures. Georges Morère s’est assis sur son lit, attentif, les regards fixés sur la cour. À mesure que les coups de l’horloge tombent dans le silence du cloître, une espérance timide se lève lentement au fond de son âme et monte dans ses yeux ; il se prépare à s’agenouiller, il n’ose encore se livrer à la joie. Brusquement le lourd battant d’airain frappe la cloche sonore. Toutes les têtes se dressent hors des lits, effarées, et, les paupières battantes, dans la lumière du matin, les élèves se regardent, s’interrogent :

« Hein… quoi ! la cloche ! Alors, Antone est mort… Ah ! pauvre Antone ! »

Le surveillant s’est avancé au milieu du dortoir ; il semble lui-même hésiter, enfin il lance l’appel quotidien du réveil :

« Benedicamus Domino. – Bénissons le Seigneur. »

Et tandis qu’il éteint l’inutile petite flamme bleue du bec de gaz, dans la stupeur générale, une seule voix, la voix de Georges, ose répondre avec un sanglot, mais fidèle et généreuse :

« Deo Gratias. »

Paris. Janvier-Avril 1913.

 

FIN.

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Janvier 2010

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[1] Pour : Octave Mirbeau. (Note du correcteur E.L.G.)

[2] Pour : Jean Lorrain et Catulle Mendès, d’après les notes de l’édition 2007 (éditions Quintes-Feuilles – www.quintes-feuilles.com), cette édition contient de nombreuses notes et des appendices (Note du correcteur E.L.G.)

[3] Ce paragraphe est absent de l'édition 1919 reproduite ici. Il est rétabli dans les autres éditions. (Note du correcteur ELG.)