Arnould Galopin

 

 

 

LE BACILLE

 

 

 

(1928)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I. 6

II. 12

III. 17

IV.. 24

V.. 33

VI. 38

VII. 43

VIII. 47

IX.. 51

X.. 57

XI. 76

XII. 85

XIII. 91

XIV.. 96

XV.. 102

XVI. 107

XVII. 114

XVIII. 120

XIX.. 125

XX.. 130

XXI. 136

XXII. 144

XXIII. 149

À propos de cette édition électronique. 157

 

À la mémoire de mon père

 

Le Docteur AUGUSTIN GALOPIN,

 

Professeur de physiologie, élève de Claude Bernard.

 

A. G.

 

Il allait chancelant, comme un enfant, lugubre,

Comme un fou… Devant lui la foule au loin s’ouvrait…

 

Léon Dierx.

 

I

Il venait brusquement d’apparaître au coin de la rue et s’avançait d’un air las, le menton sur la poitrine, le visage enfoui dans un grand cache-nez de laine noire.

 

Une femme qui faillit le heurter poussa un cri perçant et s’enfuit, affolée…

 

Presque au même instant, de tous côtés, s’élevèrent des exclamations confuses :

 

– Lui… encore lui !…

 

– Oh ! l’horreur !…

 

– Le monstre !…

 

Il y eut une longue rumeur, un mouvement de recul et instinctivement tous les visages se détournèrent.

 

Pendant quelques secondes, il demeura immobile, fixant sur ceux qui l’entouraient deux yeux jaunes, humides et luisants, puis il poussa un long soupir et se remit en marche lentement… sous les huées…

 

Au moment où il passait près d’un hangar en démolition, quelqu’un lui lança un plâtras qui s’émietta sur ses talons en un nuage de poussière blanche, et un gamin s’enhardit jusqu’à lui tirer son pardessus.

 

L’homme se retourna et regarda l’enfant qui, terrifié, resta cloué sur place, bouche bée, les doigts ouverts.

 

La foule s’était amassée, surexcitée, tumultueuse.

 

– Si nous n’étions pas arrivés, il l’aurait certainement frappé, dit une femme avec un geste de menace.

 

– Bien sûr, reprit une autre… Tenez, pas plus tard qu’avant-hier, il a couru après mon petit, même qu’en rentrant chez nous le pauvre gosse a été pris de convulsions… Il avait eu comme qui dirait « les sangs tournés ».

 

– Mais pourquoi ne l’enferme-t-on pas ?… On a bien enfermé le mendiant de l’avenue d’Orléans, vous savez, celui qui avait la figure brûlée et deux trous rouges à la place des yeux.

 

– C’est vrai tout de même… pourtant il n’était pas aussi laid que celui-ci… et puis il ne bougeait jamais de place… il se tenait toujours devant la porte des Enfants-Assistés… Ceux qui ne voulaient pas le voir n’avaient qu’à passer de l’autre côté du trottoir… tandis que cet individu-là on le rencontre partout.

 

– Il habite sans doute le quartier ? interrogea quelqu’un.

 

– Oui… tout près d’ici… à côté du marchand de fourrages, dans la petite maison qui fait le coin du passage Tenaille.

 

– Il faudra bien qu’on nous en débarrasse, grogna un vieux monsieur affligé d’un tic, en ponctuant sa phrase d’un coup de canne et d’un clignement d’œil.

 

– Le commissaire a dit qu’il n’y pouvait rien.

 

– Oh ! par exemple, nous verrons bien… oui, nous verrons… À la fin, c’est scandaleux, vraiment cela ne peut durer…

 

* *

*

 

L’homme était déjà loin. Sa longue silhouette voûtée s’était fondue peu à peu dans la luminosité pâle du crépuscule, et longtemps après qu’il eut disparu, la foule demeura encore groupée sur le trottoir, maudissant cet inconnu, dont la brève apparition l’avait si étrangement remuée.

 

* *

*

 

Depuis environ un mois qu’il s’était fixé à Montrouge, celui que l’on appelait « l’Horreur » sortait régulièrement, à la tombée de la nuit, comme les chauves-souris ; il prenait les rues désertes, rasait timidement les maisons, cherchant le plus possible à se dissimuler dans l’ombre. La première fois qu’on l’avait aperçu, il avait provoqué un sentiment de curiosité inquiète, une sorte d’indéfinissable malaise comme on en éprouve à la vue de quelque chose d’étrange, d’anormal, qui épouvante et déconcerte. Puis, à la longue, la crainte avait fait place à l’aversion, l’aversion au dégoût. On avait peur de cet homme et on le détestait tout à la fois parce qu’il troublait la quiétude des gens paisibles et s’obstinait à vivre de la vie de tout le monde, quand il semblait condamné par la nature à mener l’existence des anciens lépreux. Pour un peu, on eût exigé qu’il se couvrît la tête d’un voile et s’annonçât d’un grincement de crécelle.

 

Il était devenu une sorte d’ennemi public ; une rage sourde grondait à son approche et, sans les sergents de ville, peut-être l’eût-on lynché, tant était forte la haine de tous contre cet homme auquel on ne pouvait cependant reprocher que sa laideur. Il y a de ces misères physiologiques qui surexcitent les nerfs et qui, après avoir donné le frisson, finissent par horripiler. Elles deviennent une obsession et, à leur vue, au lieu d’une exclamation de pitié, c’est un cri de fureur qui s’échappe, car le moderne altruisme s’accommode mal de certaines complications et n’entend pas être soumis à trop rude épreuve. Il est entendu que chacun aime son prochain, est quelquefois disposé à le secourir et à le consoler, à condition toutefois que ce prochain ne force pas les cœurs à des dévouements trop héroïques.

 

* *

*

 

La nuit était tout à fait venue quand « l’Horreur » réintégra son antre, une petite construction de deux étages, à la façade lézardée, aux volets disjoints, située presque en bordure de l’avenue du Maine.

 

Cette masure qui, à gauche, était protégée contre l’écroulement par des poutres vermoulues, s’adossait sur la droite à un hangar sous lequel on apercevait des bottes de paille et de foin symétriquement étagées. Une cour intérieure faisait communiquer le hangar avec cette pauvre maison, mais, depuis que celle-ci était habitée, on avait édifié à la hâte une sorte de cloison formée de planches disparates et à demi pourries que reliait entre elles par le haut une traverse de sapin toute neuve. Deux fenêtres donnant sur la cour avaient été condamnées au moyen de tasseaux et l’on voyait encore la marque noire des volets contre la muraille.

 

La bicoque appartenait à un marchand de fourrages voisin ; elle était abandonnée depuis quelque temps et son propriétaire avait résolu de la démolir, quand un homme d’une cinquantaine d’années, qui se disait médecin, était, un jour, venu la louer et avait même signé un bail de trois ans.

 

– C’est pour un de mes amis, avait-il dit… un savant qui désire être tranquille…

 

Il avait fait mettre sur la quittance le nom de Martial Procas, avait payé un an d’avance et s’en était allé.

 

Deux jours après, une grande tapissière s’arrêtait devant la masure et les déménageurs ne tardaient pas à encombrer le trottoir de meubles dépareillés, de paquets, de ballots et d’une infinité d’objets et d’instruments bizarres, tels qu’on en voit dans les laboratoires : cornues rebondies, retortes au bec recourbé, cloches évasées par le bas, matras à col étroit, sphériques et ovoïdes, aludels piriformes lutés avec de l’argile, et emboîtés les uns dans les autres… Puis ce fut une profusion d’éprouvettes, de tubes coudés, de tubes en U, de coupelles, de creusets, de flacons, de filtres, d’eudiomètres et de siphons.

 

Les passants intrigués s’arrêtaient devant un tel amas de choses mystérieuses et regardaient d’un œil méfiant cet envahissement de verrerie.

 

Enfin, les déménageurs tirèrent encore de la voiture deux fourneaux de cuivre, un petit lit de fer, une armoire normande, un divan rouge en velours de lin fané, quelques chaises, une horloge à coffre, une grande table de chêne qui ressemblait à un établi… et ce fut tout.

 

Les hommes attendaient qu’on vînt leur indiquer où il fallait placer tout cela, et comme le locataire ne se montrait pas, ils allèrent s’installer chez un marchand de vin, après avoir recommandé à un gosse de les prévenir « dès que le paroissien arriverait ».

 

Mais il faut croire que le « paroissien », comme ils l’appelaient, ne semblait guère pressé d’occuper sa nouvelle demeure, car il ne fit son apparition qu’au moment où l’on commençait à allumer les réverbères.

 

Bien que l’on fût en mai et qu’il fît une chaleur lourde, il arriva dans un fiacre fermé, un de ces fiacres archaïques, comme on en rencontre encore la nuit, dans la cour des gares, et qui sont conduits par des sexagénaires rubiconds et malpropres. Après avoir payé le cocher, il rabattit sur ses yeux son chapeau de feutre noir, mit une main devant son visage et s’engouffra rapidement dans le vestibule de la maison. On eût dit, à le voir, un homme qui venait d’être soudainement frappé et qui, étourdi par le coup, s’enfuyait pour échapper à un ennemi invisible.

 

Les déménageurs prévenus parurent en grommelant, la démarche lourde et chaloupante.

 

– Ah ! c’est pas malheureux ! fit l’un.

 

– Ce type-là se paie décidément not’tête ! dit un autre. Attends un peu, on va lui ranger sa verrerie et proprement encore. Si y a de la casse, tant pis, ça s’ra pas d’not’faute puisqu’y fait nuit.

 

Du vestibule, une voix s’éleva, sèche, un peu nasillarde :

 

– Mes amis, ne cassez rien, je vous en prie. Il y aura un bon pourboire.

 

Les déménageurs se regardèrent et se mirent à rire bêtement, en se poussant du coude.

 

Le chef d’équipe, un grand gaillard aux bras tatoués, coiffé d’un bonnet rouge, répondit avec un accent traînant de faubourien :

 

– Soyez tranquille, bourgeois. On aura soin de votre vaisselle. Du moment qu’il y a un bon pourboire, ça va. Allons les gars ! Commençons par les meubles. Après on s’appuiera la verrerie.

 

Et avec des gestes dont ils s’efforçaient d’atténuer la brusquerie, les hommes chargèrent sur leurs épaules le pauvre mobilier qui s’étalait pêle-mêle dans la rue.

 

Cela prit un quart d’heure à peine… puis ils « attaquèrent » la verrerie, mettant à ce travail un soin méticuleux qu’ils exagéraient d’une manière ridicule.

 

Cependant, le locataire ne s’était pas encore montré. Dissimulé dans une chambre du premier étage, il interrogeait rapidement chaque fois qu’il entendait craquer les marches :

 

– Que montez-vous là ?

 

– Le lit…

 

– Bien… au premier… dans la pièce de gauche.

 

Quelques instants après, il demandait encore :

 

– Qu’apportez-vous, maintenant ?

 

– Des bibelots de verre.

 

– Dans la salle de droite, en bas, au rez-de-chaussée.

 

Tantôt sa voix semblait toute proche, tantôt elle venait un peu assourdie du fond d’une pièce ou d’un corridor et jamais les déménageurs ne pouvaient apercevoir celui qui leur parlait… Quand ils approchaient de l’endroit où devait se trouver ce singulier individu, ils entendaient un rapide glissement, voyaient une ombre qui frôlait les murs et disparaissait derrière une porte… Un d’entre eux, qui était chaussé d’espadrilles, parvint cependant à dépister « le paroissien » ; mais celui-ci, surpris, tourna brusquement le dos, et se tint dans un angle, légèrement baissé, comme s’il arrangeait quelque chose.

 

Quand tout fut monté, placé, fixé, l’homme demanda encore :

 

– Et mes microscopes ? Je ne les vois pas…

 

– Quoi qu’y dit ? fit l’un des déménageurs.

 

– J’sais pas, répondit son camarade… j’crois qu’y d’mande ses « misroscopes ».

 

– Ils sont dans une caisse de bois noir… reprit l’homme invisible, sans sortir du coin où il s’était tapi.

 

– Ah ! oui… j’vois c’que c’est… on va vous monter ça, bourgeois… fit le chef d’équipe… La caisse est restée en bas dans le vestibule… Pardon ! excuse ! on l’avait oubliée…

 

On entendit alors tinter des pièces de monnaie, puis le locataire annonça :

 

– Je dépose votre argent sur la cheminée de la chambre de droite.

 

Les déménageurs s’avancèrent rapidement, mais quand ils arrivèrent, l’homme avait disparu…

 

Le chef compta l’argent, fit entendre un claquement de langue significatif, puis dit, en saluant ironiquement :

 

– Le compte y est… et largement… Merci bien, patron, et au revoir !… Non… j’peux pas dire ça, puisque j’vous ai pas vu… mais c’est égal, vous êtes bien bon tout d’même… Allons ! à une autre fois !

 

Il y eut dans l’escalier un bruit de souliers ferrés, des trébuchements sonores, puis la porte se referma bruyamment.

 

L’homme écouta quelques instants, immobile, en haut de l’escalier.

 

Quand il fut bien sûr que les déménageurs étaient partis, il descendit très vite, poussa le verrou de la porte d’entrée, alluma une bougie, puis se jetant sur le vieux divan rouge qui gisait au milieu d’un affreux fouillis, il se prit la tête entre les mains et se mit à sangloter…

 

II

Qu’était cet être douloureux ? D’où venait-il ? Pourquoi, à son approche, détournait-on brusquement les yeux ?

 

Il fallait donc qu’il eût quelque chose d’effrayant, d’épouvantable ?… Oui… Il était laid, atrocement laid, d’une laideur qui dépassait tout ce que l’on peut imaginer, non point que sa figure fût ravagée par quelque lupus, labourée par un chancre répugnant ou couturée de plaies immondes… Elle n’avait subi aucune déformation, nul accident n’en avait bouleversé les lignes, mais ce qui la rendait ignoble, monstrueuse, c’était sa seule couleur… Elle était bleue, entièrement bleue, non point d’un bleu apoplectique tirant sur le violet lie de vin, mais de ce bleu cru, violent, presque éclatant, qui tient le milieu entre le bleu de Prusse et l’outremer.

 

J’ai vécu longtemps dans les hôpitaux, j’y ai vu toutes les difformités, toutes les monstruosités dont la nature se plaît parfois à accabler notre pauvre humanité, mais jamais je n’ai rencontré de monstre plus repoussant que celui dont j’ai entrepris de conter la navrante histoire.

 

Rien n’était impressionnant comme cette face, qui semblait celle d’un cadavre en décomposition et qui était cependant éclairée par deux yeux jaunes où se lisait la douleur de vivre encore et l’exaspération de ne plus compter parmi les vivants… La plume d’un Edgar Poe pourrait seule rendre une telle vision d’épouvante… Cela donnait le frisson et fascinait tout à la fois.

 

Et pourtant, cet homme avait été beau !… Ses longs cheveux bouclés aux reflets d’or fauve, ses yeux veloutés et profonds avaient fait tourner plus d’une tête de femme, alors qu’il conférenciait à la Sorbonne sur d’arides sujets de bactériologie.

 

Car on avait pris l’habitude d’aller à son cours comme on va à un five o’clock, et sur les gradins du vaste amphithéâtre, le contraste était frappant de ces mondaines aux toilettes chatoyantes, à côté de piocheurs pâlis par les veilles et d’étudiants russes sanglés dans leurs redingotes de misère.

 

Gênés par cette invasion féminine, les élèves de Martial Procas avaient fini par se grouper dans le haut de la salle, où ils se livraient de temps en temps à d’indécentes plaisanteries, dont les plus anodines consistaient à écraser des ampoules de sulfure ou à « souffler » de la poudre d’iodoforme sur les chapeaux et les corsages des belles auditrices.

 

Ces petites tracasseries ne rebutaient point les admiratrices de Procas.

 

Elles avaient parfaitement conscience d’être déplacées dans ce milieu intellectuel, mais elles y venaient quand même, de plus en plus nombreuses, et se coudoyaient comme des harengères pour se trouver le plus près possible de la chaire du jeune maître. Quelques-unes, par contenance, prenaient des notes, et l’on voyait leurs petits doigts chargés de bagues courir avec rapidité sur des cahiers aux plats de toile ; d’autres, plus franches, un tantinet cyniques, se contentaient de regarder le professeur avec des yeux de colombe assoupie et de se pâmer exagérément après quelque démonstration qui eût exigé, pour être comprise, de préalables études scientifiques.

 

Ces cours, mortels pour les profanes, semblaient ravir les petites femmes de l’auditoire, les « tangentes », comme les appelaient malicieusement les étudiants, parce qu’elles avaient l’habitude, la leçon terminée, de s’approcher de Procas, afin de le « frôler » un peu. Rien ne rebutait ces « bactériomanes ». Procas eût professé l’hébreu ou l’hindoustani qu’elles eussent été aussi nombreuses à son cours.

 

Bientôt cela devint de la frénésie et le soir, dans les salons, on ne parlait plus que du jeune professeur :

 

– Comment, ma chère, vous n’étiez pas au dernier cours de M. Procas ?… Oh ! quelle admirable séance vous avez perdue ! Il nous a parlé pendant une heure des microcoques pathogènes… c’était délicieux ! Jamais je n’aurais cru que l’on pût intéresser de la sorte avec des microbes.

 

Et parmi ces mondaines enthousiastes il ne fut bientôt plus question que de colonies et de bacilles ; certaines firent même installer chez elles de petits laboratoires, achetèrent des tubes, des microscopes et des bocaux, mais se gardèrent, bien entendu, de toute étude. Seulement elles parlaient beaucoup bactériologie, comme ces jeunes femmes qui, de nos jours, s’extasient sur Nietzsche et le trouvent « exquis » sans l’avoir jamais lu.

 

On était devenu « microphile » comme on est nietzschéenne, sans savoir pourquoi, par snobisme.

 

Toutefois il se glissait autre chose que du snobisme dans l’admiration que ces femmes professaient à l’égard de Procas. Il n’était pas, comme l’auteur de Zarathustra, une lointaine figure, « brûlée au feu de sa propre pensée », un passionné d’éthique individualiste, un surhomme cultivant intensément l’énergie vitale et s’efforçant de fonder une morale de volonté. C’était un être visible, palpable, qui n’aurait même pas eu besoin d’être un savant pour troubler les cœurs. Et l’on en raffolait d’autant plus qu’il semblait indifférent aux avances qu’on lui faisait.

 

Son dernier volume sur les Cellules Phagocytes (700 pages in-octavo jésus, avec planches en couleurs), eut le succès d’un roman d’aventures. La première édition fut épuisée en quinze jours et il fallut retirer, à la grande stupéfaction de l’éditeur, qui n’avait jamais vu un ouvrage de science s’enlever de la sorte.

 

Il fut dès lors de bon goût d’avoir les Cellules Phagocytes sur la table de son salon et le portrait de l’auteur sur le piano.

 

Si Martial Procas n’avait pas été un timide, il n’eût tenu qu’à lui de posséder, les unes après les autres, les plus audacieuses de ses admiratrices, celles qui vinrent le trouver pour lui demander une dédicace, car les visites étaient toujours précédées d’une petite lettre mauve ou nymphe émue, qui ne laissait subsister aucun doute sur les intentions de la signataire ; mais Procas, élevé dans un milieu modeste (son père était un petit opticien du faubourg Saint-Denis) se sentait mal à l’aise en présence d’une femme du monde, et il affectait toujours une froideur sous laquelle palpitait cependant une grande émotion intime.

 

« Je dois, disait-il souvent, passer pour un imbécile aux yeux des femmes, mais que voulez-vous, c’est plus fort que moi. J’ai peu fréquenté le monde, et je suis demeuré un sauvage…

 

Autant à la Sorbonne, ses bocaux en main, il se sentait maître de soi, triomphant et supérieur, autant chez lui, dans son appartement de la rue Soufflot, il était hésitant et gauche. Il lui eût suffi de tendre les lèvres pour cueillir des baisers ; il osait à peine tendre la main et ne semblait même pas s’apercevoir de la brutale pression qu’y imprimaient de petits doigts tremblants.

 

Cette timidité que l’on prit pour du dédain ne manqua pas de faire jaser.

 

Bientôt, ses auditrices crurent toutes avoir une rivale.

 

Pendant son cours, Procas tournait-il plus fréquemment la tête du côté d’une brune, souriait-il en regardant une blonde, immédiatement des yeux chargés de haine foudroyaient la privilégiée, et les « bactériomanes » frémissantes murmuraient entre leurs jolies dents : « C’est celle-là ! »

 

Alors, on détaillait celle que l’on croyait l’élue, des sourires ironiques erraient sur les lèvres et à la sortie, c’étaient dans les couloirs des chuchotements coupés d’éclats de rire insolents, des mines dégoûtées, de petites toux significatives.

 

Au bout de quelques mois, toutes les auditrices de Procas étaient brouillées à mort… chacune croyant voir en l’autre une rivale préférée, mais les plus enragées étaient surtout les femmes sur le déclin, celles qui ne peuvent croire à l’outrage des ans, et qui s’efforcent en vain de cacher sous un habile maquillage la fâcheuse patte d’oie… Celles-là se montrèrent vraiment intrépides et abandonnèrent même toutes leurs occupations (en admettant qu’elles en eussent) pour se faire détectives…

 

Malheureusement, comme elles ignoraient la savante méthode déductive d’Allan Dickson, elles ne purent constater le moindre « flagrant délit » et en furent réduites à s’espionner entre elles, ce qui donna lieu à de singuliers quiproquos, et amena quelques petits scandales dont rougirent deux ou trois familles.

 

Et pendant que s’exerçait autour de lui cette surveillance féminine, Procas continuait tranquillement ses recherches sur les bacilles pathogènes.

 

Peut-être même fût-il demeuré inexpugnable dans sa tour d’ivoire s’il n’eût accepté quelques invitations.

 

Il alla dans deux ou trois salons, toujours les mêmes, car rien ne lui pesait comme un premier accueil. Des intimités ne tardèrent pas à s’établir ; il retrouva là quelques-unes de ses admiratrices, les flirts commencèrent. Procas était sur la pente fatale. Du flirt à l’amour il n’y avait qu’un pas à faire, et ce cœur qui n’avait jusqu’alors battu que pour la science connut enfin le tourment d’aimer.

 

La femme qui sut captiver ce sauvage était une Américaine, miss Margaret, que l’on appelait familièrement la jolie Meg. Nous nous dispenserons de faire son portrait et d’employer pour la peindre ces termes précieux et recherchés qui font toujours d’une héroïne la plus captivante, la plus suave, la plus idéale des créatures. Nous dirons simplement que Margaret était belle. De plus elle était instruite, ayant fait de fortes études à l’université de Baltimore, et c’était certainement la seule auditrice de Procas capable de comprendre les explications scientifiques du jeune professeur.

 

Elle était bien la femme qu’il avait toujours rêvée, la compagne qui peut être une collaboratrice en même temps qu’une amante, et avec laquelle on peut encore causer quand on a fini de rire. Il ne tarda pas à en être amoureux fou et, de peur qu’on ne la lui prît, il l’épousa. Pauvre naïf qui s’imaginait qu’il suffit d’un « oui » pour enchaîner un cœur de femme !

 

Pendant un mois, ce fut un triomphe d’amour, une folie de caresses, un enivrement. Procas ne vivait plus que pour Meg et sa passion était d’autant plus vive qu’elle avait été longtemps contenue. Comme tous les vrais amants, il était férocement jaloux. Il lui avait fait un nid luxueux, où il entendait la garder pour lui seul, loin des tumultes du monde et des regards de la foule.

 

Meg accepta tout d’abord ce rôle de déesse captive qui plaisait à son esprit romanesque. Sceptique par atavisme, comme toutes les Américaines, elle ne s’imaginait pas qu’il pût y avoir dans la réalité des hommes aussi tendres que les héros de roman. Cela lui sembla amusant d’être choyée, dorlotée comme une petite fille, puis, à la longue, elle se lassa de cette vie claustrale et du pauvre amoureux toujours agenouillé devant elle.

 

Elle en arriva même à le trouver parfaitement ridicule et lui fit comprendre un beau matin qu’elle voudrait bien remplacer la lune de miel par un peu de soleil ! Procas se résigna, la mort dans l’âme.

 

Il fut obligé de sortir, de se produire de nouveau dans le monde, puis sa femme exigea qu’il reprît ses travaux bactériologiques, sans doute pour mettre fin à un tête-à-tête qui devenait gênant.

 

Nous n’entreprendrons point de raconter ici comment Meg, qui avait d’incessants besoins d’argent et à qui les ressources de son mari ne suffisaient plus, s’y prit pour augmenter son luxe… Cette femme ne doit jouer dans notre récit qu’un rôle épisodique ; elle n’est, en somme, qu’une ombre, une figure qui passe et qui bientôt doit s’enfoncer dans la nuit.

 

Un jour, Procas qui était toujours très épris et dont le doute n’avait même pas effleuré l’esprit, apprit brusquement l’infamie de Meg… les preuves étaient là, cyniques, accablantes… Cette femme qui était toute sa vie, à laquelle il avait sacrifié ses ambitions de savant, ses rêves les plus chers, cette femme le trompait odieusement… Des lettres oubliées dans un secrétaire dont le tiroir était demeuré entr’ouvert lui avaient appris l’atroce, l’affreuse vérité… Une rage sourde monta en lui…

 

Soudain il demeura immobile, les prunelles dilatées, le regard fixe… Ses lèvres remuaient, mais il n’en sortait qu’un bredouillement vague, des sons inarticulés qui ressemblaient au vagissement d’un petit enfant. Il porta les mains à sa poitrine ; sa respiration était courte, saccadée ; son visage, d’abord pâle, se colora brusquement ; il devint rouge, presque violet, le blanc des yeux s’injecta ; on eût dit que le sang chassé vers la face par une pression violente allait jaillir de tous les pores de la peau ; une écume rosée coula de sa bouche, puis, vacillant sur lui-même, comme un arbre que le vent secoue et abat, il eut un dernier tressaillement et, le regard angoissé, tomba à la renverse en poussant un cri sinistre qui ressemblait au râle d’un homme qu’on égorge.

 

III

Au bruit qu’il avait fait en tombant, un domestique était accouru. Il releva Procas et le porta sur son lit.

 

Bientôt, toute la maison fut en émoi, et un médecin, prévenu par téléphone, arriva au bout de quelques instants. C’était un jeune homme blond, très myope, qui venait de s’établir tout nouvellement dans le quartier. Il s’approcha de Procas et l’examina rapidement. Le malheureux était toujours sans connaissance et sa figure violacée faisait, sur la blancheur de l’oreiller, une tache horrible et sombre…

 

Aidé du valet de chambre, le docteur souleva légèrement le malade et lui enleva ses vêtements… Le corps de Procas apparut alors dans sa nudité… de larges taches bleuâtres sur la peau… Un râle caverneux s’échappait de sa gorge.

 

Le jeune praticien réfléchissait : « Voilà qui est singulier… empoisonnement par le cyanure ?… asphyxie par le gaz d’éclairage ?… Non… c’est impossible… Dans le premier cas, il serait mort depuis longtemps… dans le second il y aurait ici une odeur répandue qui ne laisserait subsister aucun doute… C’est plutôt une attaque d’apoplexie quoique, cependant… Enfin, je crois qu’une saignée… »

 

Et, s’approchant du domestique qui le regardait avec des yeux effarés :

 

– Vite !… une bande ! une cuvette !

 

Lorsqu’il eut ce qu’il demandait, il lava soigneusement le bras de Procas. Le malade eut un hoquet suivi d’un vomissement.

 

– Comme il est froid ! dit le domestique.

 

– Oui… murmura le médecin… et cela est étrange… car dans ces sortes d’attaques, la température s’élève toujours, au contraire.

 

– C’est peut-être qu’il va mourir ?

 

Le docteur continuait de laver le bras du moribond. Quand la toilette de la peau lui parut suffisamment complète, il enroula la bande au-dessus du coude pour faire saillir les veines de l’avant-bras ; elles apparurent énormes, d’un bleu intense… Alors il flamba sa lancette et s’apprêtait à la plonger dans la chair, lorsque quelqu’un lui mit la main sur l’épaule.

 

Il se retourna et se trouva en face d’un grand vieillard au regard calme et froid.

 

– Le professeur Viardot !

 

– Oui… Je passais… On m’a mis au courant de ce qui est arrivé à mon pauvre ami… et je suis monté… Vous permettez ?

 

Et l’illustre maître s’approcha du malade.

 

– C’est une attaque d’apoplexie, n’est-ce pas ? demanda le jeune praticien.

 

– Vous croyez ?

 

– Dame !

 

– Vous faites erreur mon ami… et vous pouvez rentrer votre lancette… Aviez-vous remarqué ces taches bleues ?

 

– Oui… et j’avoue qu’elles m’avaient surpris…

 

– Étaient-elles aussi larges que maintenant quand vous êtes arrivé ?

 

– Non… elles avaient tout au plus le diamètre d’une pièce de cinquante centimes et étaient assez rares.

 

– Ah ! voyez, à présent, elles sont moins disséminées, elles s’élargissent, se rapprochent, elles ont même une tendance à se joindre et à se confondre… Dans une heure, elles auront envahi toute la surface cutanée, et le corps de ce pauvre garçon sera uniformément teinté d’une coloration bleue bien caractéristique… À présent, voyons les muqueuses…

 

Le docteur Viardot demanda une cuiller et ouvrit les lèvres et les dents de Procas, toujours inerte.

 

– Regardez… dit-il, à son confrère.

 

– L’intérieur de la bouche est d’un bleu intense.

 

– Et la langue donc, et le pharynx ! Les paupières aussi se colorent. Avez-vous votre thermomètre ?

 

– Le voici.

 

– Bien. Prenez la température.

 

Il y eut un long silence pendant lequel les deux hommes ne quittèrent pas un instant le malade des yeux. Puis, sur un signe du docteur Viardot, le jeune médecin regarda son thermomètre.

 

– Trente degrés quatre dixièmes, dit-il.

 

– J’en étais sûr. Lorsque Procas aura repris connaissance, sa température remontera peut-être à 35 ou 36 quelques dixièmes, mais jamais à 37. Pauvre garçon ! S’il en réchappe il ne sera plus que l’ombre de lui-même. Il pourra encore traîner un an ou deux, trois peut-être, mais il demeurera hideux, repoussant et il souffrira parfois le martyre. Au moindre mouvement un peu brusque, au moindre effort les crises d’étouffement le reprendront, le plus petit exercice lui donnera des vertiges. Il ne pourra plus courir ni marcher rapidement sans éprouver une effroyable oppression accompagnée de palpitations et d’angoisse.

 

– Oui, oui, je commence à comprendre.

 

– Voyez maintenant les lèvres. Elles sont d’un bleu foncé, de même les narines et le lobe des oreilles. Examinez les mains : remarquez cette déformation de l’extrémité des doigts. Est-elle assez accusée ? La dernière phalange est renflée, arrondie, comme étalée, les ongles sont épais, larges, recourbés.

 

– En effet. Comment n’avais-je pas remarqué tout cela plus tôt ?

 

– Ces cas de cyanose, mon ami, sont excessivement rares et les jeunes praticiens sont excusables de ne pas les connaître. En général, il s’agit d’affections congénitales et alors les individus qui en sont atteints meurent en bas âge ; il y en a fort peu qui arrivent à la trentaine. Au contraire, si le rétrécissement de l’artère pulmonaire est acquis, c’est-à-dire fait suite à une maladie de l’âge adulte, comme ici, le mal peut se révéler à n’importe quel âge de la vie. J’ai eu l’occasion de soigner Procas pour un rhumatisme aigu ; à cette époque, le cœur a été atteint ; une endartérite de l’artère pulmonaire avait rétréci l’ouverture de ce vaisseau. Je lui disais souvent : « Faites bien attention, mon ami, votre cœur vous jouera un mauvais tour. » Je ne m’étais malheureusement pas trompé. Depuis, le rétrécissement n’a fait qu’augmenter. Tous ces troubles : coloration bleue, dyspnée, apathie, refroidissement, que nous observons maintenant chez lui s’expliquent par ce fait qu’il aura dorénavant trop de sang veineux et pas assez de sang artériel, trop d’acide carbonique et pas assez d’oxygène. Ce sera un éternel asphyxié.

 

– Mais comment ces accidents n’ont-ils éclaté qu’aujourd’hui ?

 

– Sans doute, ils auraient pu éclater hier, n’éclater que demain… C’est sûrement une émotion qui a amené cette crise… une émotion des plus violentes…

 

Et le professeur Viardot, qui était sans doute au courant de certains détails de la vie de Procas, hocha lentement la tête en regardant le malade d’un air attristé…

 

Puis, comme il s’apprêtait à partir, le jeune médecin demanda :

 

– Que dois-je faire, maître ?

 

– Rien… Attendre qu’il reprenne connaissance… Alors, de ma part, vous lui recommanderez le repos, la tranquillité absolue du corps et de l’esprit… Allons ! au revoir… je repasserai tantôt.

 

* *

*

 

Procas revint enfin à lui. Cependant, il ne se rappelait rien… Il se rendait bien compte qu’il lui était arrivé quelque chose, mais quoi ?…

 

Il regarda le médecin d’un air hébété, racla les draps avec ses ongles, puis, soudain, ses yeux injectés de sang s’arrêtèrent sur Meg qu’une femme de chambre, très au courant de la vie de sa maîtresse, était allée chercher en auto au fin fond de Passy. Un long soupir s’exhala de sa poitrine, il eut un tressaillement, tenta de se lever, mais retomba lourdement en grinçant des dents.

 

Meg, qui s’était penchée vers lui, se redressa presque aussitôt, glacée d’effroi… Les yeux de Procas se fixaient sur elle, mais de façon si étrange, il y avait dans ce regard un tel éclat de haine en même temps que de profonde détresse, qu’elle devina immédiatement ce qui s’était passé… Son mari savait tout !

 

Alors, lentement, comme médusée, elle recula jusqu’à la porte, l’ouvrit brusquement et s’enfuit comme une folle de cette chambre où elle avait un beau soir apporté l’amour avec elle et où elle ne laissait plus maintenant que le désespoir et la honte…

 

Pendant huit jours, les médecins ne purent se prononcer sur le sort de Procas, car sa maladie subissait un cours étrange, déroutant. Tantôt le malheureux semblait en pleine voie de guérison, tantôt il retombait dans une inquiétante immobilité, voisine du coma. Enfin, son état parut s’améliorer ; cependant l’affreuse teinte bleue, au lieu de diminuer, devenait, au contraire, de plus en plus foncée… elle avait même fini par gagner tout le corps, mais c’était la face qui était le plus atteinte. Très fréquemment, il ressentait un grand froid intérieur et la température de son corps s’abaissait aussitôt d’une façon effrayante. Il avait aussi de fréquentes hémorragies et vomissait quelquefois du sang… Alors, il éprouvait des palpitations atroces qui se terminaient presque toujours par des convulsions généralisées, ayant beaucoup d’analogie avec de véritables crises épileptiformes.

 

Le docteur Viardot, qui venait le voir deux fois par jour, s’efforçait en vain de le remonter un peu, mais Procas, que le souvenir de Meg obsédait de plus en plus, depuis qu’il pouvait rassembler ses idées, demeurait sourd à toute exhortation. Il était d’ailleurs persuadé qu’il allait mourir et attendait même avec une sorte d’impatience la fatale minute où ses yeux se fermeraient pour toujours, où sa pensée, sans cesse en travail, s’endormirait enfin dans la douceur du néant !…

 

Pauvre Procas ! il faut croire qu’il n’avait pas encore assez souffert et que sa douloureuse existence ne devait pas s’arrêter là.

 

Son épreuve, hélas ! ne faisait que commencer !

 

Un soir qu’il entendait dans une pièce voisine les ronflements réguliers du domestique chargé de le veiller, il se glissa doucement à bas de son lit et gagna à tâtons la chambre de Meg. Une fois entré, il fit jouer le commutateur et se dirigea vers le petit secrétaire où il avait trouvé les maudites lettres… Elles avaient disparu… Procas demeura hébété, se demandant s’il ne venait pas de faire un rêve affreux, et si sa pauvre imagination de malade n’avait pas créé de toutes pièces cette lamentable histoire de trahison.

 

Mais non… il était bien certain de les avoir tenues, ces lettres… Il en revoyait une entre autres qui commençait par ces mots : « Petite Meg de mon cœur… » Il se rappelait qu’elle était un peu froissée et qu’elle portait dans le coin un chiffre en relief avec des initiales entrelacées… Il y avait aussi un télégramme avec le cachet de l’avenue Friedland, où il était question d’un rendez-vous manqué, et un autre billet d’amour signé « Robert », au style ridicule et prétentieux.

 

Il eût voulu les retrouver, ces lettres, afin de les froisser, de les lacérer, de les piétiner, de passer sur elles enfin la rage qui lui mordait la chair.

 

Il se mit à fouiller dans tous les meubles, à jeter les tiroirs pêle-mêle sur le tapis, à briser furieusement cassettes et coffrets…

 

Le domestique, réveillé, accourut aussitôt.

 

En l’apercevant, Procas poussa un hurlement de fauve, et lui fit signe de sortir. Et il y avait dans son geste quelque chose de si menaçant que le serviteur s’enfuit, en proie à une terreur folle, absolument convaincu que son maître avait perdu la raison.

 

Bientôt, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : « Monsieur est fou… fou furieux… certainement il va faire un malheur !… »

 

En un instant, la maison fut désertée et ceux des domestiques qui ne prirent point la fuite s’enfermèrent à double tour, et se barricadèrent dans leurs chambres.

 

Quand Procas n’entendit plus aucun bruit, il se mit à arpenter la pièce à pas menus, heurtant parfois les débris qui jonchaient le parquet, se raccrochant aux meubles dès qu’il sentait ses jambes fléchir sous lui.

 

Tout à coup il s’arrêta. Un portrait de Meg accroché au mur le regardait de ses grands yeux étonnés. Il le contempla quelques instants, puis baissa lentement la tête, comprimant de ses deux mains les battements désordonnés de son cœur. Maintenant que sa fureur était calmée, que sa haine avait fait place à un grand abattement, il se sentait devenir lâche, et si Meg fût revenue à cet instant, peut-être se serait-il jeté à ses pieds comme un coupable.

 

Il regarda de nouveau le portrait, la poitrine secouée de petits sanglots convulsifs, puis passa dans le salon, qui s’illumina dès qu’il en ouvrit la porte. Le piano était demeuré ouvert et, sur le pupitre, s’étalait encore une berceuse de Grieg, qu’il aimait à entendre et qu’il faisait souvent jouer à Meg, car il trouvait à cette mélodie un charme mélancolique et doux, dont son cœur d’amant était étrangement troublé.

 

Sur un guéridon, dans un vase de cristal, des fleurs achevaient de mourir. Il en prit une et la porta à ses lèvres. À ce moment la petite pendule de la cheminée cessa tout à coup son tic-tac. On eût dit qu’un cœur avait subitement cessé de battre et un silence lugubre emplit la pièce.

 

Procas eut un frisson.

 

Son regard s’était arrêté sur la glace dans laquelle se reflétaient deux ampoules électriques. Il s’approcha machinalement, serrant dans sa main tremblante la pauvre fleur toute froissée, mais s’arrêta terrifié, comme un homme qui aperçoit devant lui un fantôme.

 

C’était la première fois qu’il se voyait depuis que la terrible crise l’avait terrassé et il crut être le jouet d’un cauchemar. Il lui semblait impossible que ce fût lui, ce monstre bleu, ridicule et sinistre, plus hideux qu’un masque japonais. Il ferma les yeux, puis les rouvrit au bout de quelques secondes. L’affreuse tête était toujours devant lui, grimaçante et mauvaise.

 

Il se pinça violemment pour s’assurer qu’il était bien éveillé et prononça quelques mots sans suite. La glace lui renvoya le mouvement de son bras et celui de ses lèvres.

 

Alors, il eut peur…

 

D’un geste hésitant, il appuya sur un bouton électrique et attendit, angoissé, n’osant plus regarder la glace.

 

Personne ne répondit.

 

Il ouvrit une porte et appela. Sa voix sèche et rauque se perdit dans l’obscurité. Il répéta cependant son appel, frappant même le parquet avec une chaise. Rien ne remua dans la maison.

 

– Mon Dieu !… mon Dieu !… balbutia-t-il, en tremblant.

 

Et il s’accroupit dans un angle, recroquevillé sur lui-même, s’étreignant le front à deux mains.

 

Maintenant, il se rendait compte de tout… Des mots prononcés à son chevet lui revenaient à l’esprit : « coloration bleue… il demeurera effrayant… épouvantable !… Pauvre garçon !… » Oui… on avait dit cela… Tout se précisait à présent dans son cerveau meurtri.

 

Il devina pourquoi les domestiques ne répondaient plus à son appel.

 

– Je leur fais peur, murmura-t-il… Eux aussi m’ont abandonné !…

 

Il comprit alors qu’il n’était plus qu’une épave humaine, une chose horrible et répugnante. Et dans l’atmosphère lourde de la pièce silencieuse, il rêvait douloureusement, le regard morne et vague…

 

IV

Le lendemain, quand le docteur Viardot vint rendre visite à Procas, le concierge le mit au courant.

 

– Monsieur est devenu fou à lier… il a voulu tuer ses gens.

 

– C’est impossible !…

 

– Je vous assure…

 

– Avez-vous les clefs de l’appartement ?

 

– Les voici… mais prenez garde, monsieur… il vaudrait peut-être mieux prévenir les sergents de ville.

 

– C’est inutile.

 

– Oh ! monsieur !… méfiez-vous… il paraît qu’il est dans un état d’exaltation terrible… toute la nuit on l’a entendu bouleverser les meubles…

 

Le professeur Viardot monta seul et pénétra dans l’appartement. Tout d’abord, il ne vit point son malade, mais il le découvrit enfin.

 

Il était accroupi dans un coin et semblait dormir ; à intervalles réguliers ses épaules se levaient et s’abaissaient convulsivement et on entendait claquer ses dents.

 

Le docteur le toucha légèrement.

 

Procas tressauta comme une bête surprise, fit entendre un grognement et leva les yeux. En reconnaissant son vieil ami, il essaya de se lever et s’arc-bouta des deux mains au parquet, mais il était tellement faible qu’il retomba en geignant.

 

Le médecin le souleva et le porta jusqu’à sa chambre, puis le mit au lit, doucement, comme il eût fait d’un tout petit enfant.

 

Procas le regardait avec de grands yeux troubles.

 

– C’est de la folie, mon ami… vous voulez donc vous tuer ?

 

Le malade ne répondit pas. Il étreignit fortement la main du docteur et éclata en sanglots…

 

– Voyons… du courage !…

 

Mais Procas ne l’entendait déjà plus. Sa pauvre tête chavirait, son esprit s’en allait à la dérive et il prononçait des paroles incohérentes.

 

– Meg !… Meg !… ce sera toujours ainsi !… toujours… là… près de moi… encore plus près… toujours plus près… Meg !… Meg… oh ! comme vos petites mains sont froides ! Regardez-moi… répondez !… c’est moi !… vous savez bien… Meg !… ma jolie Meg !… du soleil… que c’est beau !… des fleurs !… Meg ! des fleurs… je les veux… pourquoi les cachez-vous ?… Non… non… je ne veux plus les voir… je ne veux plus… Oh ! ce portrait… ces lettres… vos yeux mentent… ils mentent… Ils mentent toujours… Est-ce vous que je vois là dans cette glace ?… Meg !… Meg !… êtes-vous morte ?… Parlez-moi… Je veux entendre votre voix… Oh ! j’ai peur !… j’ai peur !…

 

Et il essaya de s’élancer hors du lit, mais le docteur le maintint solidement.

 

Épuisé par l’effort, Procas demeura immobile, les lèvres frissonnantes… puis les divagations continuèrent confuses, oppressantes.

 

– Ma reine… ma petite reine… regardez-moi… souriez encore… ne fuyez pas… Pourquoi me quittez-vous, Meg ?… Oh ! encore ces lettres !… et là, sur la glace… l’affreux homme ! chassez-le, Meg ! chassez-le… Jouez… jouez vite notre jolie berceuse, jouez toujours… Oh ! oui, c’est cela… jouez encore… tra la la la, la la la… tra la la… la la… la… la !…

 

Ce chant qui ressemblait à un râle mourut lentement sur ses lèvres, puis il s’assoupit, balançant de droite et de gauche son affreuse figure bleue.

 

Le professeur Viardot s’était assis près du lit, tenant dans la sienne la main de son ami. Par instants Procas avait des frissons, sa bouche s’entr’ouvrait et il en sortait de petits gémissements aigus qui ressemblaient à la plainte d’un jeune chien.

 

Cet assoupissement fut d’ailleurs de courte durée ; le malade ne tarda pas à ouvrir les yeux et parut tout étonné de trouver quelqu’un à côté de lui.

 

– Vous sentez-vous mieux ? demanda le médecin.

 

– Oui. Tiens, c’est vous ! Merci vous êtes bon.

 

– Désirez-vous quelque chose ?

 

Procas eut un geste vague. Que pouvait-il désirer ?

 

– Vous ne pouvez demeurer seul ici.

 

– C’est vrai… je me souviens… je suis seul… ils sont tous partis… ils ont peur de moi…

 

– Je vais vous emmener.

 

– Ah ! m’emmener ?

 

– Oui, dans une maison où j’ai des amis. Ils vous soigneront bien.

 

– Je leur ferai peur à eux aussi… Je fais peur à tout le monde, même à moi !

 

– Allons, soyez calme. Me promettez-vous de ne pas bouger de votre lit pendant que je serai absent ?

 

Procas inclina la tête.

 

– Je vous le promets.

 

– Bien. Tâchez de ne plus penser à rien. Essayez de dormir. Il n’y a que le sommeil qui puisse vous calmer, vous guérir.

 

– Guérir ! à quoi bon !

 

– Ah ! voilà que vous recommencez !

 

– Non, non. Je vous écouterai. Je vais tâcher de dormir.

 

Le docteur alla chercher un peu d’eau dans un verre et y laissa tomber quelques gouttes d’un petit flacon qu’il tira de sa poche.

 

– Buvez, dit-il, cela vous calmera tout à fait.

 

Procas but docilement, grimaça un sourire, puis ferma les yeux et laissa retomber sa tête.

 

Quelques minutes après, il dormait.

 

Alors le professeur Viardot sortit sans bruit, referma la porte et descendit rapidement l’escalier. Une fois dans la, rue, il regarda sa montre. Il était onze heures et demie. Il avait manqué son cours.

 

C’était la première fois que cela lui arrivait.

 

* *

*

 

À midi, une auto d’ambulance emportait le malade rue Oudinot, dans une maison de santé où le docteur avait retenu une chambre.

 

Je ne parlerai pas de la convalescence de Procas. Elle fut longue, douloureuse et coupée de fréquentes rechutes qui firent souvent craindre un brusque dénouement.

 

Procas retrouva cependant ses forces, et, un matin, le docteur Viardot vint lui annoncer qu’il pouvait sortir.

 

Dans ce pauvre cerveau vide, dont le repos avait fini par apaiser le feu, il se produisit alors un complet revirement. Le passé parut s’être obnubilé, la pensée un moment vacillante, redevint ce qu’elle était avant « l’événement » ; cet homme, qui désormais ne pouvait plus vivre parmi les humains, avait cependant renoncé à mourir. Il partit, le cœur un peu rasséréné, la tête pleine de projets, mais le flot ne tarda pas à renvoyer cette épave et Procas, plus découragé que jamais, échouait un soir chez son vieil ami et se jetait dans ses bras en murmurant d’une voix brisée :

 

– Ah ! vous auriez mieux fait de me laisser mourir ! La mort est cent fois préférable à l’atroce existence que je mène. Je suis un objet de dégoût. On me poursuit dans la rue comme une bête malfaisante. J’en ai assez. Je veux en finir !

 

Le professeur Viardot lui prit les deux mains.

 

– Mon pauvre Procas, je sais combien vous devez souffrir et quelle doit être votre torture de chaque jour. À un autre, je conseillerais peut-être le suicide, mais, à vous, je vous ordonne de vivre, il le faut.

 

Et comme Procas protestait du geste, le docteur répéta d’une voix vibrante :

 

– Oui… je vous ordonne de vivre, entendez-vous, car au milieu de votre détresse vous avez une amie qui ne vous abandonnera pas, qui sera votre seul soutien, et cette amie… c’est la Science… Vous avez déjà doté votre pays de précieuses découvertes, vous avez, dans une large mesure, augmenté l’humanité… Un homme tel que vous ne peut ainsi disparaître ; il se doit à son pays… Vivez en solitaire, mais vivez avec votre pensée… Le travail fait oublier la vie. Installez-vous un laboratoire dans quelque coin perdu, loin des regards indiscrets de la foule, cherchez, fouillez, redevenez en un mot ce que vous étiez il y a quelques mois… Dès demain, je vous chercherai une petite maison où vous vivrez tranquille ; j’y ferai transporter vos appareils et vous verrez que vous ne tarderez pas à être repris par votre ancienne maîtresse… celle qui ne nous trahit jamais… J’irai, d’ailleurs, vous voir de temps en temps, et vous me ferez part de vos recherches. Je vous redonnerai du courage, je réchaufferai votre énergie et je suis certain qu’avant peu vous ne regretterez pas d’avoir suivi mes conseils… On ne disparaît pas ainsi, que diable ! quand on peut faire de grandes choses, quand on se sent encore au cœur cette étincelle sacrée qui peut bouleverser les mondes en hâtant la marche du progrès… Tant que l’on a ici-bas une tâche à remplir, on ne déserte pas son poste… ce serait une lâcheté !… Écoutez-moi bien, Procas, vous savez que je vous aime comme mon fils, que j’ai été à un moment le seul à vous soutenir contre certains confrères qui critiquaient votre méthode… Si j’ai pour vous rompu des lances, si je me suis attiré de terribles inimitiés, c’est parce que j’avais deviné en vous un homme capable de faire faire à la science un pas de géant… Eh bien ! aujourd’hui… en souvenir de nos anciennes luttes, je vous en supplie… je vous en conjure… remettez-vous au travail et continuez à marcher de l’avant… Au lieu de marcher en plein soleil, vous avancerez dans l’ombre, mais qu’importe ! puisque c’est seulement le résultat que nous cherchons !… La vie n’est rien en elle-même, mon pauvre ami, c’est une étape presque toujours douloureuse, mais il faut savoir l’employer utilement… lui arracher tout ce qu’elle peut nous livrer, et c’est seulement à cette condition qu’elle vaut la peine d’être vécue… Croyez-vous que j’y tienne à la vie, moi ? Non, pas le moins du monde, mais je cherche à la prolonger le plus possible, parce que je crois être utile et puis le devenir davantage encore.

 

Et, en disant ces mots, le docteur Viardot embrassa Procas avec la tendresse d’un aîné qui envoie son jeune frère au combat.

 

V

Procas s’était réfugié dans la petite maison de l’avenue du Maine. Il passait ses journées derrière les vitres à regarder. Bien qu’il s’efforçât de réagir, de se dominer, il sentait une grande tristesse l’envahir. Le passé, tout le passé, lui revenait à l’esprit. Peut-on s’accoutumer du jour au lendemain à oublier ? Longtemps après qu’une pierre est tombée dans un lac elle laisse encore des traces de sa chute. Une vie qui s’écroule est semblable à cette pierre. Procas fut plus de trois semaines avant de pouvoir reprendre ses travaux. Enfin, un jour, il réinstalla comme il put son laboratoire. Il tira d’une boîte son microscope, un excellent appareil avec revolver porte-objectif, d’un grossissement de deux mille diamètres, et l’installa devant sa fenêtre qui, grâce à un mur blanc, situé juste en face, recevait un éclairage intense et très régulier. Pour ses travaux de nuit (s’il avait jamais le courage de travailler la nuit comme autrefois) il se servirait d’une lampe à albo-carbone de Ranvier. Il monta aussi un autoclave Chamberland avec une petite chaudière cylindrique qui pouvait donner une température de 120 à 125 degrés. Afin de pouvoir maintenir ses « cultures » à une température voulue, favorable à leur développement progressif, il prépara une étuve. C’était une caisse métallique protégée contre les variations de la température extérieure par une enveloppe de feutre et chauffée par un brûleur. Il rangea ensuite sur des tablettes quantité de tubes à essai, de grands flacons d’Erlenmeyer, de matras Pasteur, de boîtes de Pétri, quelques bistouris, des ciseaux, des pinces, des écarteurs, des seringues de Roux, bref tout l’attirail qui lui était nécessaire pour préparer ses « milieux » de culture, puis il se fit envoyer par le docteur Viardot une provision de peptone, de gélatine et aussi des tubes de gélose, ce produit exotique qui, comme on sait, provient d’une algue de l’Océan Indien, et que l’on nomme agar-agar.

 

Cependant, il n’avait plus le feu sacré… Ce qui l’avait enthousiasmé autrefois le laissait presque froid aujourd’hui. Il allait et venait dans la pièce, indécis, hésitant à rallumer son autoclave. Quelques lignes découvertes dans un ouvrage allemand l’occupèrent, pendant huit jours, car il s’agissait d’une découverte assez curieuse, mais il retomba bientôt dans son habituelle apathie. Il s’absorbait de plus en plus en sa rêverie. Il songeait à la femme qui avait fait son malheur, et se demandait s’il n’avait pas été coupable envers elle. Il en arrivait même à s’imaginer qu’il avait été un détestable mari, puisqu’il n’avait pas su retenir celle dont il avait voulu faire sa compagne. Peu à peu cette idée se formulait dans son esprit, de plus en plus précise… et il s’accusait d’avoir trop négligé Meg. S’il avait su la comprendre, peut-être que la catastrophe ne se serait pas produite, et qu’il aurait continué de vivre heureux auprès d’elle. Mais il n’avait pas su !… Et c’est pour cela que le chapitre de sa vie s’était arrêté brusquement, sans suite, sans rien ! Il se sentait maintenant un pauvre être impuissant, pitoyable, et par moment l’idée du suicide le hantait. Il y avait sur la cheminée de son laboratoire une petite fiole de cyanure de potassium, et il la regardait souvent, cette fiole. Une fois, il la prit, la déboucha, mais le souvenir de son vieux maître lui revint à l’esprit. Il avait promis de travailler, il ne pouvait manquer à sa parole. Il replaça la fiole et la masqua d’un autre flacon pour ne plus l’avoir continuellement devant les yeux, mais il y songeait souvent, surtout la nuit, quand il ne parvenait pas à s’endormir et sentait de plus en plus s’exaspérer son mal de vivre, avec le lancinement d’une plaie que nul baume ne peut apaiser.

 

Il y avait des semaines où il restait des journées entières étendu sur son divan, les yeux mi-clos, guettant les bruits de la rue, écoutant machinalement sonner les heures. Lorsque venait la nuit, il endossait son pardessus dont il relevait le col afin de cacher son visage, se coiffait d’un chapeau de feutre aux bords rabattus, et sortait pour acheter son dîner, car il n’osait plus se risquer dans un restaurant, depuis le jour où on avait refusé de le servir dans une affreuse gargote de la rue des Plantes. Il était entré là timidement, s’était assis, mais quand le patron avait levé le gaz et l’avait aperçu, il lui avait, sans un mot, fait signe de sortir. Et Procas s’en était allé comme un chien galeux que l’on chasse. Aussi maintenant attendait-il qu’il fît nuit pour se glisser, en rasant les murailles, jusqu’à l’angle de la rue Gassendi. Il y avait là une petite échoppe où une vieille femme que l’on appelait « Maman Mélie », vendait des pommes de terre frites, des saucisses et des poissons cuits dans la même graisse. La première fois qu’elle avait vu Procas, elle l’avait, dans le demi-jour, pris pour un nègre. « Tiens, mon vieux Sidi, en v’là pour quinze sous. » Et elle avait, avec sa louche, versé dans un cornet de papier jaune des saucisses bouillantes. Procas avait payé, sans mot dire, et depuis il revenait, chaque soir, chercher sa maigre pitance. Maman Mélie avait pitié de lui (car c’était une brave femme) et le servait toujours copieusement. Toutefois, elle avouait à ses clients que ce Sidi lui faisait peur et qu’elle n’osait pas le regarder. « J’ai jamais vu un monstre pareil, disait-elle. Sûr que c’est pas naturel une figure comme ça. Si vaudrait pas mieux être mort ! » Et chacun était de son avis. Oui, cet homme-là était vraiment trop répugnant.

 

Bientôt des curieux attendirent Procas et les scènes qu’il avait eu tant de peine à éviter recommencèrent. On le guettait, et quand il faisait son apparition c’étaient des quolibets et des insultes… Souventes fois, le pauvre homme dut rentrer chez lui sans rapporter son maigre repas. Un soir, il essaya de parler à la foule, d’implorer sa pitié ; ses paroles furent accueillies par des éclats de rire, et il dut fuir, honteux et découragé…

 

Rentré chez lui, il s’assit devant sa table et se mit à pleurer. Il comprenait que jamais il ne remonterait le courant et que sa vie serait une perpétuelle douleur. Peut-être parmi ceux qui le huaient dans la rue, s’en trouvait-il qui eussent été accessibles à un bon mouvement, mais ils se laissaient dominer par les autres. La foule est facilement influençable. Il suffit d’un homme pour l’entraîner vers le bien ou vers le mal. Un soir, cependant, Procas plus irrité que jamais voulut tenir tête à ces méchantes gens, mais peu s’en fallut qu’on ne l’écharpât. Dès lors, il passa pour un fou furieux, et des bourgeois timorés demandèrent son internement.

 

Il avait espéré qu’un jour ou l’autre l’apaisement se ferait peut-être autour de lui, mais il se rendait compte maintenant que ses ennemis ne désarmeraient pas de sitôt.

 

Il recevait de temps à autre la visite du professeur Viardot qui l’interrogeait sur ses travaux, lui suggérait des idées, le tenait au courant des récentes communications faites à l’Académie de médecine, et ces conversations réconfortaient un peu le pauvre Procas. Il sortait de sa léthargie, promettait de se remettre au travail, mais quand il se retrouvait seul dans sa maison froide, de nouveau le découragement s’emparait de lui, et il se sentait plus désabusé que jamais.

 

Si encore il avait eu quelqu’un auprès de lui, un être vivant qu’il aurait entendu aller et venir, à qui il aurait pu adresser la parole, peut-être eût-il repris goût à la vie, mais jusqu’alors personne n’avait consenti à rester à son service. Une femme de ménage, que maman Mélie lui avait envoyée, était venue pendant une semaine, puis s’était fait payer ses gages, et n’avait plus reparu. À ceux qui l’interrogeaient, elle répondait invariablement : « Ce n’est peut-être pas un méchant homme, mais il me faisait peur ; rien qu’à voir ses yeux jaunes, j’en avais le frisson. » Il s’était alors souvenu d’un garçon de laboratoire qu’il avait employé autrefois, et lui avait écrit. Aristide (c’était le nom de ce garçon) s’était présenté un matin, et avait consenti à rester chez Procas, mais Aristide était un alcoolique invétéré. Quand il était ivre, il bouleversait tout dans la maison, cassait les cornues, les matras, et injuriait son maître. Procas dut le congédier ; il y eut scandale, un agent fut obligé d’intervenir et le bruit courut dans le quartier que « l’homme à la figure bleue » avait voulu tuer son domestique.

 

Procas en fut de nouveau réduit à vivre seul. Alors une véritable apathie, un épuisement graduel de sa personne, des crises fréquentes s’emparèrent de lui, et il baissa à vue d’œil.

 

Le professeur Viardot essayait pourtant de lui redonner du courage :

 

– Voyons, Procas, remettez-vous au travail…

 

– À quoi bon ?

 

– Il le faut… Je le veux… Je le veux. Entendez-vous ?

 

Devant ce ton impératif, le malade semblait se ranimer ; il promettait, jurait qu’il allait rallumer son autoclave, mais dès que le professeur était parti, il retombait dans un morne abattement.

 

Rien ne l’intéressait ; une indifférence pour tout ce qui touche aux choses de la vie s’était décidément ancrée en lui. Le monde extérieur n’existait plus ; il éprouvait maintenant pour l’humanité un profond dégoût et n’enviait plus qu’une chose : l’heure de la sérénité suprême !

 

* *

*

 

Cependant dans le quartier, on avait fini, à la longue, par ne plus faire attention à lui. On s’était presque habitué à le voir, et il arriva même que deux ou trois personnes lui adressèrent la parole. Le soir, il pouvait sortir pour aller chercher sa nourriture, sans être insulté comme devant.

 

L’apaisement se faisait. Sans doute avait-on compris combien il était cruel de persécuter un pauvre être inoffensif. La foule a de ces revirements et se sent parfois prise de pitié pour ses victimes.

 

Procas fut d’abord surpris ; il demeura un moment hébété, comme un homme qui, après avoir longtemps vécu dans les ténèbres, revoit soudain la lumière. Puis il reprit peu à peu confiance. Une visite du professeur Viardot acheva de le réconforter ; le brouillard au milieu duquel il vivait, depuis des mois, finit par se dissiper ; il revit plus nettement les choses, mit un peu d’ordre dans son laboratoire, examina ses tubes, nettoya les verres de ses microscopes et prépara son étuve.

 

Le bactériologiste renaissait… et quand son vieux maître revint le voir, il le trouva penché sur ses plaques de gélatine.

 

VI

Procas s’était remis au travail… Il avait presque oublié qu’il était un pauvre homme condamné à vivre seul, comme un lépreux, et dans la petite pièce où flottait une odeur de gaz et de collodion, il « ensemençait ses bacilles ». Les journées qui, naguère encore, lui paraissaient interminables, s’écoulaient si vite à présent qu’il oubliait parfois d’aller rue Gassendi. Il se contentait alors de croquer une croûte de pain, et s’installait de nouveau devant sa table. En feuilletant un vieux manuscrit qui contenait la relation d’un de ses voyages dans l’Inde, il avait retrouvé toute une étude sur le bacille de la peste, et il avait repris avec ardeur ses travaux interrompus. Le professeur Viardot, étonné de le voir si actif après une longue période de dépression, l’aidait de ses conseils et venait maintenant presque tous les jours.

 

C’étaient alors entre eux de longues discussions ; Procas s’animait comme autrefois, à la Sorbonne, soutenait telle ou telle théorie, citait des textes, et son vieux maître l’écoutait, ravi de le retrouver tel qu’il l’avait connu.

 

Mais, pendant que Procas reprenait goût au travail, des événements se préparaient qui allaient encore une fois bouleverser sa vie. C’est souvent à l’heure où l’on se reprend à espérer que survient la catastrophe. Un matin, il reçut la visite du commissaire de police, accompagné de son secrétaire. Le magistrat avait une mine sévère, et semblait embarrassé… Il regarda Procas, jeta un coup d’œil dans la pièce, puis :

 

– Monsieur, dit-il, des plaintes me sont parvenues de divers côtés…

 

– Des plaintes ?

 

– Oui… et mon devoir est de faire une enquête…

 

– De quoi s’agit-il, monsieur ? Je me demande ce que l’on peut me reprocher.

 

Et Procas montra la porte de son laboratoire où ronflait l’autoclave…

 

– Vous voyez, dit-il. Je me livre à des recherches. Je m’occupe de bactériologie… Ne pouvant plus fréquenter le monde, à cause de ma maladie… je tâche d’oublier… en travaillant…

 

– Vous avez autrefois professé à la Sorbonne ?

 

– Oui…

 

– Vous ne recevez jamais de visites ?

 

– Je ne vois que le docteur Viardot, mon maître… J’étais découragé, et je songeais à m’évader de l’existence… Il m’a remonté, m’a redonné de l’énergie, et, vous le voyez, j’ai repris mes travaux.

 

Le commissaire regardait de tous côtés : ses yeux s’arrêtèrent sur l’autoclave, sur l’étuve, et sur la grande table où s’entassaient de petites lamelles de verre.

 

– Vous ne sortez jamais ?

 

– Jamais, monsieur… excepté pour aller faire quelques provisions dans le quartier, mais je ne vais jamais bien loin…

 

Pendant que parlait Procas le secrétaire du commissaire avait ouvert un placard et en inspectait les tablettes. Il ouvrit aussi un grand coffre de bois où le savant serrait ses manuscrits.

 

– Voyons, monsieur, murmura Procas, de quoi m’accuse-t-on ?

 

Le commissaire ne répondit pas à cette question ; il se contenta de demander :

 

– Vous avez plusieurs pièces ?

 

– Oui, quatre… celle qui me sert de cabinet de travail, cette cuisine que j’ai convertie en laboratoire, et deux chambres au premier étage…

 

– Bien. Montons au premier.

 

– C’est donc une perquisition ?

 

– Oui, monsieur, et j’agis en vertu d’un mandat du procureur de la République.

 

– Inspectez tout, monsieur, dit Procas, dont la voix tremblait, mais j’avoue que votre visite me surprend. Que peut-on me reprocher ? Ma vie est nette. Si l’on a déposé une plainte contre moi, elle ne peut provenir que d’ennemis, car j’ai des ennemis. Je suis un objet d’horreur et peut-être voudrait-on me voir quitter ce quartier. Pourtant, je ne fais de mal à personne, je suis un malheureux qu’une affreuse maladie a défiguré. Au lieu d’avoir pitié de moi, on me hait, parce que je fais peur aux enfants. Mais je vous l’ai déjà dit, je ne sors que la nuit et je dissimule mon visage autant que je le puis.

 

Cela avait été dit d’un ton si triste que le commissaire eut un regard de pitié pour cet homme au masque douloureux, lamentable sous son vieux costume noir devenu trop large pour sa maigre personne.

 

– S’il me faut un répondant, continua Procas, vous pouvez interroger le docteur Viardot, 12, rue de Sèvres. Il vous dira qui je suis, car il me connaît, lui. Il sait quelle a été ma vie, depuis le jour où j’ai été contraint de m’isoler dans cette maison. J’ai derrière moi, monsieur, tout un passé d’honneur. Mes anciens confrères pourront, au besoin, témoigner…

 

– Je suis fixé. Excusez-moi, mais la démarche que je viens de faire, j’étais forcé de l’accomplir. Je vais, croyez-le, adresser à mes chefs un rapport où je démontrerai l’inanité de l’accusation portée contre vous.

 

– Mais, cette accusation, monsieur, pourrait-on la connaître ?

 

– Dans ces sortes d’affaires il y a toujours une grande part d’exagération et nous sommes habitués à n’attacher qu’une importance médiocre aux dénonciations qui nous parviennent chaque jour. La plupart du temps nous les négligeons, mais il est des cas où nous sommes obligés de « suivre », ne serait-ce que pour donner satisfaction à l’opinion publique. Rassurez-vous, cela s’arrêtera là et vous vivrez en paix. Continuez vos recherches. Je comprends que seul le travail puisse vous faire tout oublier et je m’excuse d’être venu vous troubler. Mais nous devons parfois accomplir de bien pénibles missions.

 

Et ce disant, le magistrat apitoyé serrait la main de Procas. C’était la première fois depuis longtemps que quelqu’un lui serrait la main (quelqu’un qui lui était étranger) et il éprouva à ce contact une émotion singulière. Il se crut revenu à la vie normale, oublia pour un instant sa douleur. Il reconduisit le commissaire et son secrétaire jusqu’à la porte, et tel était son trouble qu’il oublia de poser encore la question qui cependant lui brûlait les lèvres.

 

Quand les visiteurs furent partis il demeura immobile, près de la fenêtre, se demandant de quoi on avait bien pu l’accuser. Il vit, dans la rue, des gens qui discutaient avec animation et tournaient de temps à autre les yeux du côté de sa demeure. Il laissa retomber le rideau qu’il avait soulevé et passa dans son laboratoire. Bien que les paroles du commissaire l’eussent un moment rassuré, maintenant qu’il était seul, livré à ses propres pensées, il se sentait envahi par une inquiétude étrange. Il fallait tout de même que l’accusation fût grave puisque l’on était venu perquisitionner chez lui comme chez un malfaiteur. Ses ennemis n’avaient donc pas désarmé ? Et lui qui se croyait maintenant si tranquille… « On m’accuse peut-être de faire de la fausse monnaie », pensa-t-il.

 

Et un pâle sourire effleura ses lèvres.

 

Dans l’après-midi, il attendit en vain la visite du professeur Viardot qui, depuis une semaine, venait tous les jours, pour suivre ses travaux. Vers le soir, un pneumatique lui apprenait que son vieux maître était malade. Il eut un moment l’idée de se rendre rue de Sèvres, mais il résolut d’attendre. Ce n’était peut-être qu’une légère indisposition. Et puis, à vrai dire, il n’osait se présenter dans cette maison où il avait été reçu autrefois, quand il était un homme comme les autres. Il comprenait qu’à présent, quoi qu’il arrivât, il ne pouvait plus quitter sa tanière. Il y a des malheureux qui, à la longue, finissent par oublier leurs infirmités, mais Procas se rendait compte, lui, de son état. Sa vie devait s’achever là, dans cette masure misérable, loin du monde, loin de tout ce qui lui avait été cher. Pourtant, une fois, il avait eu la nostalgie de la grande ville. Il avait voulu revoir les quartiers où il avait vécu heureux, plein de rêves et d’illusions, et, à la nuit tombante, il avait pris un taxi, s’était fait conduire rue des Écoles, en face du Collège de France, puis rue Soufflot, devant son ancienne demeure. L’appartement qu’il occupait autrefois, au deuxième étage, était loué maintenant. Les quatre fenêtres qui donnaient sur la rue étaient éclairées. Des ombres allaient et venaient derrière les rideaux de tulle. Alors tout le passé remonta en lui et il fondit en larmes.

 

Il passa une nuit, affreuse et fut longtemps à se remettre de l’émotion qu’il avait éprouvée.

 

Il y a des souvenirs qu’il ne faut point entretenir en soi, car semblables à une plaie qui commence à se cicatriser, ils deviennent plus cuisants, si l’on enlève le pansement d’oubli qui les recouvre.

 

VII

Il ignorait toujours pourquoi le commissaire était venu chez lui. Tout en travaillant, il songeait à cette visite, et se reprochait de ne pas avoir exigé d’explications.

 

Le pauvre garçon ne se doutait pas qu’à la minute où il croyait enfin la paix revenue, une sourde rumeur grondait dans le quartier. Des groupes se formaient çà et là, on discutait sur le pas des portes, et c’était, à l’adresse de celui qu’on appelait le « monstre », un concert de malédictions.

 

Depuis un mois environ, on avait fini par ne plus faire attention à lui, lorsqu’il sortait pour se rendre, rue Gassendi, à l’échoppe de Maman Mélie. Les gens s’étaient même habitués à coudoyer l’être répugnant qui, le soir, tel qu’un horrible fantôme, rasait timidement les maisons, recherchant les coins d’ombre, hâtant le pas lorsqu’il passait sous la lueur d’un réverbère. Le sentiment d’horreur et de dégoût qu’il avait inspiré tout d’abord s’était atténué peu à peu, et il entendait parfois sur son passage quelques mots de pitié. On commençait à le plaindre, quand un événement était venu brusquement bouleverser les esprits. L’enfant d’une mercière de la rue Liancourt, un gamin de dix ans, avait disparu subitement, il y avait déjà huit jours de cela, et malgré toutes les recherches, était demeuré introuvable. On avait cru d’abord à une fugue, le petit étant d’humeur vagabonde, mais les commérages aidant, le mot de crime avait été prononcé. La dernière fois que l’on avait aperçu l’enfant, il jouait, à la tombée de la nuit, au coin du passage Tenaille et de l’avenue du Maine, juste en face de la maison du « monstre ». Les soupçons se portèrent immédiatement sur Procas. Des gens s’étaient improvisés détectives, et postés, le soir, devant ses fenêtres, écoutaient ce qui se passait à l’intérieur. Par la fente d’un volet, on avait aperçu un appareil étrange, semblable à une chaudière dont on entendait le sourd ronronnement.

 

Une flamme sinistre, de couleur bleue scintillait sous cette chaudière devant laquelle se penchait parfois la maigre silhouette de Procas. À quelle besogne mystérieuse se livrait-il ? À quoi pouvait bien servir ce récipient qui ressemblait à un percolateur ?… Les curieux distinguèrent aussi une grande table de bois sur laquelle traînaient des outils bizarres, luisants comme des couteaux. Quelqu’un affirmait même avoir vu du sang sur le parquet. C’était plus qu’il n’en fallait pour surexciter l’imagination de gens simples, et le bruit se répandit avec la rapidité d’une traînée de poudre que le « monstre » avait enlevé l’enfant, l’avait dépecé, puis brûlé dans sa chaudière. Les dénonciations affluèrent au commissariat de la rue Sarrette, et des gens vinrent déposer sous la foi du serment, avec cette exagération que mettent toujours dans leurs témoignages ceux qui s’adressent à la justice. C’est alors que le commissaire, pour donner satisfaction à l’opinion publique, s’était fait délivrer par le Parquet un mandat de perquisition.

 

Pendant qu’il était chez Procas, les curieux massés sur le trottoir attendaient anxieusement le résultat de la perquisition. Ils étaient tous persuadés que l’on allait arrêter le « monstre », aussi furent-ils désappointés quand ils virent reparaître seuls le magistrat et son secrétaire. Quelques-uns se risquèrent à les interroger, avant qu’ils remontassent en voiture, mais n’obtinrent que des réponses vagues qu’ils interprétèrent aussitôt dans un sens favorable à leur thèse.

 

Ce qui surprit, cependant, ce fut de voir que l’on n’établissait aucune surveillance aux abords de la maison du passage Tenaille. Des voisins se promirent d’épier le « monstre » et n’y manquèrent point. Quand il sortait, il était « filé » par le fils du boucher, une brute épaisse, ivre la plupart du temps, ou par un cordonnier du nom de « Bat d’Af » qui répétait à tout venant : « Craignez rien…, s’il veut se faire la paire, j’lui tombe su’l’rab, et comment !… »

 

Procas se demandait avec angoisse pourquoi ces gens, qui avaient fini par ne plus faire attention à lui, le regardaient maintenant avec des yeux de fauves. Il eût voulu leur parler, mais une crainte le retenait… D’ailleurs que leur eût-il dit ? Et puis, vivant depuis longtemps déjà dans la solitude, il avait perdu l’habitude de la parole. De plus, avec la maladie, sa voix était devenue faible et sans timbre ; quand il parlait la respiration lui manquait, et il était obligé de s’y reprendre à deux fois pour achever la phrase commencée. Sous l’empire de l’émotion, il avait des étouffements, des quintes de toux suivies quelquefois de véritables crises épileptiformes. Il lui arrivait de demeurer prostré sur son divan, pendant des heures, haletant, suffoquant presque, terrassé par la dyspnée. Il ne se dissimulait pas qu’il serait un jour ou l’autre emporté par une de ces crises, mais il ne s’en effrayait pas, car il s’était habitué à l’idée de la mort. Pourtant il y avait des jours où il souhaitait de vivre quelques mois encore afin de parachever une étude sur les microbes saprophytes à laquelle il travaillait, avant le malheur qui avait bouleversé sa vie, et qu’il avait reprise sur les conseils de son ami, le professeur Viardot. Un savant danois avait récemment publié un travail sur les saprophytes, mais ce travail était incomplet, les conclusions par trop incertaines, et Procas entendait démontrer que son confrère étranger n’avait fait que reprendre, en les amplifiant, les théories de Schlumberger condamnées par Dujardin-Beaumetz. Lui, Procas, était sur le chemin d’une découverte, une découverte à laquelle il laisserait son nom, et qui profiterait à la science. Ce n’était point la vanité qui le guidait, mais le seul désir de faire œuvre utile. Chaque jour, il mettait dans son étuve des tubes ensemencés, les ensemençait de nouveau et obtenait peu à peu des résultats différents. Il eût voulu tenir son vieux maître au courant de ses recherches, mais le professeur Viardot était toujours malade. Procas avait reçu de lui deux billets, puis plus rien. Il avait voulu téléphoner, mais au bureau de poste où il s’était présenté, il avait été accueilli de telle façon qu’il avait dû se retirer. Alors, un soir, il avait pris un taxi et s’était fait conduire rue de Sèvres. N’osant pénétrer chez le concierge, il avait envoyé le chauffeur pour avoir des nouvelles.

 

Quelques minutes après, l’homme revenait :

 

– Le docteur est mort il y a quatre jours… On l’a enterré hier.

 

Procas jeta son adresse d’une voix tremblante, et fondit en larmes. Rentré chez lui, il se laissa tomber sur son divan, terrassé par la douleur. Ainsi, maintenant il était seul au monde. Nul ami à qui confier sa peine. La solitude, la froide solitude ! Quelle raison de vivre avait-il maintenant ? Pendant deux jours et deux nuits, il n’eut pour ainsi dire plus conscience de ce qui se passait autour de lui. Enfin la bête reprit le dessus et il s’aperçut qu’il avait faim. Il faisait nuit. Il sortit. Devant sa porte des gens étaient assemblés. Quand il parut, des cris de haine l’accueillirent ; un grand murmure s’éleva.

 

Procas regarda autour de lui.

 

– Voyons, mes amis, dit-il, que vous ai-je fait ?

 

– Assassin ! clama une femme, en s’avançant vers lui, le poing tendu.

 

– Misérable ! grogna un homme. Ah ! tu demandes ce que tu as fait ?

 

– Il en a un aplomb ! dit un autre.

 

La foule grossissait.

 

Procas, comprenant qu’il était impossible de faire entendre raison à ces furieux, eut un haussement d’épaules et se mit en marche, hâtant le pas. Mais on le suivit. Derrière lui pleuvaient les menaces et les malédictions. Et c’étaient les femmes qui se montraient le plus excitées. Procas continuait son chemin, rasant les murailles. Quand il eut acheté son modeste repas, il revint précipitamment, mais au coin de la rue Liancourt, des gens se jetèrent sur lui, le bousculèrent. Malgré sa maladie, Procas était resté assez vigoureux ; il se débattit furieusement, parvint à se dégager et s’enfuit, poursuivi par une bande hurlante. Arrivé devant sa porte, il tira sa clef, chercha en tâtonnant la serrure, et au moment où il allait ouvrir, deux yeux se fixèrent sur lui, deux yeux dans lesquels il y avait de l’étonnement et de la bonté. C’était un chien, un pauvre chien tout crotté, pitoyable et frissonnant, qui semblait lui dire, comme le chien de Baudelaire : « Prends-moi avec toi et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur. »

 

Procas se sentit ému par ce regard qui était le reflet d’une âme inférieure sans doute, mais d’une âme douce et bonne, ignorante des humaines hypocrisies. Il laissa entrer l’animal qui, transi, grelottant, lui lécha la main et alla se coucher dans le laboratoire, devant l’autoclave qui répandait dans la pièce une chaleur douce.

 

Au dehors, les cris redoublaient ; des pierres vinrent s’abattre dans les volets. Procas se demandait avec angoisse si l’on n’allait pas enfoncer la porte et envahir sa maison, quand une grosse voix, la voix autoritaire d’un sergent de ville, lança à deux reprises un « circulez » retentissant. Il y eut des protestations, une discussion s’engagea, puis le bruit mourut dans le lointain.

 

Alors Procas, après s’être assuré que les fenêtres étaient bien fermées, alla s’asseoir devant une petite table, y étala son modeste dîner, puis siffla le chien qui vint, tout frétillant, se coucher à ses pieds.

 

VIII

Il y a parfois, à travers la vie, des rencontres qui encouragent et raniment. Un chien remplaçait maintenant pour Procas l’humanité tout entière. L’âme d’un homme et celle d’une bête se fondaient en une affection réciproque. Il fallait une amitié à cet homme que poursuivait la haine de la foule. Le hasard lui avait envoyé un chien.

 

Procas se souvint alors qu’il avait été autrefois un farouche vivisectionniste, qu’il avait tué nombre de chiens pour tâcher de saisir sur leurs pauvres corps frémissants les mystères de la vie, et cela afin de combattre les maux de son prochain. Il revoyait maintenant, comme s’il ne l’avait quittée que la veille, la grande salle aux murs blancs où de pauvres bêtes, envoyées par la Fourrière, agonisaient, ligotées sur des planches ou des chevalets, dépouillées, sanglantes, poussant de petits jappements plaintifs ou des hurlements de douleur. Cela lui fendait le cœur. Il lui semblait impossible qu’il eût pu froidement découper vivantes des bêtes qui sentent, quoi qu’en ait dit Malebranche. Et sa pensée se reportait, malgré lui, vers un pauvre petit chien blanc qu’il avait torturé pendant près de quinze jours. Il revoyait le regard suppliant de cette bête, dont la mort ne voulait pas et à laquelle il enlevait chaque jour, avec une froide impassibilité, des lambeaux de chair, des muscles, des tendons. Il lui avait aussi enlevé un œil, ce qui faisait dans la tête du pauvre animal un grand trou rouge par lequel on apercevait les os. Il se rappelait encore un autre chien qu’il avait tenu cloué sur une table, les pattes écartées, après lui avoir fait au flanc une large incision dans laquelle il avait placé un robinet d’argent. Il avait été un tortionnaire de bêtes, un bourreau, presque sans nécessité, un peu par habitude et parce qu’il croyait que la vivisection était très commode pour expliquer certains phénomènes physiologiques, réfuter tel ou tel argument, faire preuve d’un savoir que nul ne contestait.

 

Il avait sacrifié, pour le soi-disant bien de l’humanité, de pauvres créatures et cette humanité qu’il aimait alors par-dessus tout, c’était elle qui, aujourd’hui, le faisait mourir à petit feu, tandis que la bête, sœur des sacrifiées d’autrefois, le consolait dans sa solitude de l’injustice des hommes. Après avoir disséqué sur le mort, il avait disséqué sur le vif pour mettre à découvert et voir fonctionner les parties cachées de pauvres organismes. Sans la vivisection, avait-il coutume de répéter (peut-être pour son excuse), il n’y a pas de physiologie, de médecine scientifiques possibles et, suivant les paroles de Claude Bernard, il estimait « qu’il fallait voir mourir un grand nombre d’animaux, parce que les mécanismes de la vie ne peuvent se dévoiler et se prouver que par la connaissance des mécanismes de la mort ».

 

Et il tuait sans compter, persuadé que l’on pouvait conclure de l’animal à l’homme, bien que, dans nombre de cas (et cela a été démontré), les effets de certains poisons d’ordre psychique tels que la morphine, la cocaïne et l’atropine ne produisent point sur les animaux les mêmes effets que sur les êtres humains.

 

Et c’est à tout cela qu’il songeait maintenant, en regardant les bons yeux de l’animal qu’il avait recueilli. L’intelligence des bêtes l’avait peu préoccupé jusqu’alors ; il les considérait surtout comme des machines animées, des automates aux mouvements bien réglés, mais ne se rendant que vaguement compte de leurs actes. À présent il reconnaissait son erreur et s’indignait même de la cruauté de Malebranche. Comment, se disait-il en lui-même, ce philosophe a-t-il pu prétendre que les bêtes ne sentent pas ? L’animal n’est-il point organisé de la même manière que l’homme ? N’a-t-il pas les mêmes sens, le même système nerveux ? Ne donne-t-il pas les mêmes signes des impressions reçues ? Pourquoi le cri de l’animal n’exprimerait-il pas la douleur aussi bien que le cri de l’enfant ? Lorsque l’homme n’est point perverti par l’habitude, par la cruauté, il ne peut voir les souffrances des bêtes sans souffrir également, preuve manifeste qu’il y a quelque chose de commun entre elles et nous, car la sympathie est toujours en raison de la similitude.

 

Procas avait honte de ce qu’il avait fait autrefois. Et il caressait le chien, lui prodiguait des paroles affectueuses, comme s’il eût voulu se faire pardonner ses crimes de laboratoire.

 

L’animal dont il avait fait son compagnon était de la race des barbets. Son pelage gris avait cette couleur terne des bêtes qui n’ont pas été soignées. Une de ses pattes, la droite, était déformée, légèrement tordue en dedans. Sur le dos se voyait une longue cicatrice, provenant de quelque coup de bâton récent.

 

Il avait eu naguère un collier, car les poils de son cou en avaient gardé la trace ; mais sans doute le lui avait-on enlevé pour qu’un passant charitable ne pût le ramener à son propriétaire. Et le pauvre animal avait dû errer longtemps dans les rues, à en juger par la boue dont son ventre et ses pattes étaient maculées. Pourchassé, affolé, lapidé, il avait dû courir longtemps droit devant lui, évitant les hommes ses bourreaux, ne trouvant un peu de tranquillité que lorsque venait le soir, et se remettant à trotter, dès que les boueux venaient enlever les ordures où il cherchait sa vie. Quel instinct l’avait guidé vers Procas ?… Comment ce chien rendu à demi-sauvage par la méchanceté des hommes, s’était-il enhardi jusqu’à implorer l’aide d’un inconnu qui, semblable aux autres, pouvait le recevoir à coups de pied avec cette phrase qu’il avait entendue tant de fois : « Tiens, sale bête !… » D’où venait la confiance de l’animal abandonné pour un être humain aussi malheureux que lui ? Est-ce qu’il y aurait, entre les êtres qui souffrent, une affinité mystérieuse ?

 

* *

*

 

Procas qui, depuis des mois, ne proférait plus une parole, parlait maintenant à son chien, comme s’il avait eu en face de lui un confident capable de le comprendre. Il lui avait donné un nom : il l’appelait « Mami » (simple diminutif de mon ami) et c’était bien un ami, en effet, qu’il avait maintenant près de lui.

 

Peu à peu Mami se transforma ; ses poils, qui tombaient auparavant en longues mèches sales, devinrent propres et luisants. Dans ses grands yeux tristes, de vrais yeux humains, brillait maintenant une petite flamme. À la voix de Procas, il se couchait sur le dos et jappait doucement. Toutefois, dans les premiers temps, il demeurait un peu craintif. Chaque caresse était pour lui une surprise ; mais peu à peu il se familiarisa avec son nouveau maître.

 

Procas lui avait fait un lit avec de vieilles couvertures, dans un petit recoin proche de l’étuve. Il régnait là une douce chaleur, et Mami reposait avec béatitude pendant que le pauvre savant travaillait, courbé sur sa table-établi où s’étageaient de gros volumes et des lamelles de verre protégées par des étuis de bois.

 

Et il rêvait sans doute, le bon chien, car par instants il était agité d’un brusque sursaut, dressait la tête et la laissait retomber avec un petit grognement de satisfaction. Peut-être lui arrivait-il de revivre, en dormant, les heures douloureuses de son existence de vagabond, quand il filait, la queue entre les jambes, criblé de pierres par les enfants, à la recherche d’un endroit où il pût lécher ses plaies et ses blessures, loin de ses ennemis, dans l’ombre protectrice de la nuit.

 

Cependant, il ne dormait que d’un œil. Dès que Procas faisait un mouvement, il le regardait et ne s’assoupissait de nouveau que lorsqu’il le voyait penché sur ses livres. Procas était absorbé maintenant par une nouvelle découverte, et oubliait souvent l’heure des repas. Grâce à sa sobriété acquise au cours de longues journées de vie errante et affamée, Mami mangeait peu. Une croûte de pain, un os à ronger, quelques maigres déchets de nourriture et il était satisfait. D’ailleurs, que pouvait-il désirer de plus ? Il avait un nom, il appartenait à un maître qui ne le rudoyait point. N’était-ce pas suffisant pour le bonheur d’un chien ?

 

Il eût voulu demeurer continuellement blotti dans son recoin, sous la douce chaleur de l’étuve, aussi quand Procas s’apprêtait à sortir se montrait-il tout inquiet. La rue l’effrayait. Une fois dehors, il marchait craintivement sur les talons de Procas, les oreilles basses, le museau à ras du sol, jetant un regard apeuré de côté et d’autre, comme s’il s’attendait à voir surgir tout à coup ses ennemis d’autrefois. Les enfants surtout lui faisaient peur, et s’il en apercevait un il se serrait contre son maître. Il n’était jamais si heureux que lorsqu’on reprenait le chemin de la maison. Dès que Procas avait ouvert la porte, il s’engouffrait rapidement dans le vestibule, et se mettait à sauter en jappant, comme pour dire : « À présent, me voilà tranquille ; les méchantes gens qui m’ont tant fait souffrir ne viendront pas me chercher ici… »

 

Pour Mami, tout passant était un ennemi. S’il entendait du bruit dans la rue, il grognait sourdement jusqu’à ce que Procas l’eût rassuré. Alors, il lui léchait la main, frétillait et allait se coucher près de l’étuve, le museau sur ses pattes, l’œil demi-clos, attentif au moindre mouvement de son grand ami qui lui parlait de temps à autre, d’une voix douce, comme on parle à un tout petit enfant…

 

IX

Le pauvre savant avait retrouvé un peu de tranquillité ; il recommençait à s’habituer à la vie. Tout en travaillant, il tenait de longues conversations à son chien.

 

Il ne se sentait plus seul ; un être vivant allait et venait autour de lui, animait la maison. Quand il avait ensemencé ses bouillons de culture et qu’il les avait disposés dans son étuve, il s’asseyait sur son divan et lisait. Il recevait régulièrement des revues scientifiques qu’il ne manquait jamais de parcourir. En général elles l’intéressaient peu ; il n’y trouvait que des communications banales ou des études embryonnaires sur des sujets tant soit peu fantaisistes. Par-ci par-là, cependant, son attention était retenue par l’annonce d’une découverte ou quelque expérience de laboratoire faite par un savant étranger, qui ne livrait de ses recherches que des détails incomplets, exempts de formules et de précisions. Un jour, cependant, il eut, en lisant une de ces communications, un mouvement de colère. Un bactériologiste anglais s’attribuait, dans un long article, tout le mérite d’une découverte sur le Proteus vulgaris. Or, c’était Procas qui, le premier, avait démontré la puissance nocive de ce bacille, qu’il avait cultivé avec succès deux années auparavant. Cela avait même fait l’objet d’un de ses cours, à la Sorbonne, et le docteur Roux l’avait, à cette époque, vivement félicité. Le plagiat était flagrant et Procas, sous le coup de l’indignation, s’était mis aussitôt à rédiger une protestation dans laquelle il prenait violemment à partie celui qui avait eu l’impudence de s’attribuer son propre travail. Il couvrit de sa petite écriture dix grandes feuilles de papier, mais, au moment d’envoyer sa protestation, il se dit : À quoi bon ?

 

Était-il donc utile d’appeler de nouveau sur lui l’attention de ses confrères, de réveiller les jalousies qui couvaient sous la cendre ? Et il se rappela les paroles de son vieux maître, le professeur Viardot : « Travaillez dans l’ombre, sans souci du monde extérieur. Notre vie à nous autres savants ne nous appartient pas : elle est à l’humanité. »

 

L’exaltation de Procas tomba tout à coup. Il eut un sourire désabusé et jeta au feu sa lettre. Néanmoins, bien qu’il eût renoncé à la gloire, qu’il ne pouvait plus recueillir de son vivant, il éprouva une amère tristesse, à la pensée qu’un autre allait peut-être bénéficier de son travail, à lui, Procas. Ah ! s’il avait été comme autrefois, s’il avait pu se montrer, parler en public, avec quelle joie il eût cloué au pilori ce savant anglais sans scrupules, ce spoliateur sans vergogne, qui pillait les modestes travailleurs ! Pour épancher sa bile, il discourait, en se promenant de long en large, la face tournée vers des auditeurs invisibles, semant dans le vide des paroles inutiles, s’exaltant, enflant la voix, au grand effroi du pauvre Mami qui s’imaginait sans doute que ces imprécations s’adressaient à lui ; il regardait Procas avec de grands yeux effarés, n’osant point bouger de sa place, s’attendant peut-être à se voir chassé de cette maison où il se trouvait si bien, après tant de journées de misère. Il ne fut complètement rassuré que lorsque son maître se pencha vers lui pour le caresser.

 

Ce fut ensuite le calme. Procas se remit au travail, mais il était dit que le malheureux ne pourrait point vivre en paix dans son ermitage. La haine de ses voisins qui couvait toujours, depuis cette mystérieuse histoire de disparition d’enfant, s’était réveillée de plus belle.

 

Après la visite du commissaire, les gens s’étaient tenus cois pendant quelques jours, mais dans les boutiques, dans les ateliers, les commentaires allaient leur train. Tout le monde était persuadé que le petit Maurice (c’était le prénom du fils de la mercière) avait été enlevé par le « monstre » et que celui-ci, après avoir assouvi sur l’enfant une passion bestiale, l’avait coupé en morceaux et brûlé dans sa « cuisinière ». Comme il arrive toujours en pareil cas, le nombre des accusateurs grossissait chaque jour. Les uns prétendaient avoir vu, quelques instants avant sa disparition, le petit Maurice jouant devant la porte de Procas. Les autres affirmaient que le lendemain ils avaient très bien senti une odeur de chair grillée sortant de la maison du passage Tenaille. Les imaginations s’échauffaient. Certains parlaient déjà de pénétrer chez le « monstre » et de lui « faire son affaire ».

 

Un matin, le gros Nestor, le fils du boucher dont la demeure était contiguë à celle de Procas, se rendit chez le commissaire en compagnie de deux commerçants qui passaient pour gens posés, et appartenaient au comité de M. Jacassot, député du quartier. Reçus immédiatement par le commissaire, ils s’assirent gravement dans le bureau, et ce fut Barouillet (l’un des commerçants) qui, en sa qualité d’orateur de réunion publique, prit seul la parole :

 

– Monsieur le commissaire, mon nom vous est sans doute connu, et vous devez savoir que j’ai la réputation d’être un homme sérieux.

 

Le commissaire eut un signe de tête indulgent.

 

– Si je me suis décidé à venir vous trouver avec ces messieurs, c’est que j’ai estimé qu’il était de mon devoir de citoyen de vous mettre au courant de certains faits qui jettent la perturbation dans notre quartier. Or, vous savez comme moi que le premier soin de la justice est de surveiller les agissements des gens suspects…

 

– Au but, je vous prie, fit le commissaire, que ce préambule agaçait.

 

– J’y arrive, monsieur, j’y arrive. Un enfant a disparu, le petit Maurice Pinchon, et malgré toutes les recherches, il est jusqu’à ce jour demeuré introuvable…

 

– Oui, je comprends, c’est encore l’homme du passage Tenaille que vous accusez ?…

 

– C’est-à-dire que tout est contre lui. C’est une sorte de fou, de maniaque capable de tout, sur lequel on a les plus mauvais renseignements…

 

– Ah ! et quels sont ces renseignements ?

 

– D’abord, il a emménagé passage Tenaille pour ainsi dire clandestinement. Un soir, des individus de mauvaise mine ont amené dans une voiture un tas d’objets bizarres, parmi lesquels on a remarqué une sorte de poêle, ou plutôt de fourneau qui n’avait pas une forme ordinaire. Et puis, avec ça, il y avait des outils comme on n’en voit nulle part, des manières de pinces et de couteaux recourbés, bref des engins qui ne sont pas catholiques. Une fois emménagé, l’homme s’est enfermé chez lui, et n’est plus sorti qu’à la nuit tombante, comme un malfaiteur qui craint d’être reconnu. Est-ce que vous trouvez ça naturel, monsieur le commissaire ?… Voyons, est-ce qu’on n’a pas raison de soupçonner cet individu-là ? Il est plus que suspect, et si la police ne se décide pas à agir, je crains que les gens qui sont très montés contre lui ne lui fassent un mauvais parti…

 

– Cet homme est un malheureux qu’une affreuse maladie a défiguré, c’est ce qui explique pourquoi il se montre le moins possible en public…

 

– C’est un fou, un maniaque et vous savez mieux que moi, monsieur le commissaire, de quoi sont capables ces malades-là. Il y a des fous inoffensifs, mais celui-là est dangereux.

 

– Rassurez-vous, s’il était dangereux, je n’aurais pas hésité à le faire enfermer. J’ai été perquisitionner chez lui. Je l’ai interrogé longuement, et j’ai pu me convaincre qu’il était inoffensif. C’est un savant, un bactériologiste, dont le nom a été célèbre.

 

Le gros Nestor crut devoir risquer une remarque :

 

– Les savants, quand, ils se mettent à être criminels, sont plus dangereux que les autres.

 

– Certes, approuva Barouillet, nous en avons eu souvent la preuve. Et tenez, monsieur le commissaire, si vous voulez bien m’écouter encore un instant, je vais vous dire une chose qui vous donnera peut-être à réfléchir. Vous vous rappelez la date à laquelle « l’homme » est venu s’installer passage Tenaille ?

 

– Ma foi… non… je crois qu’il y a six mois environ…

 

– Cinq mois et quatorze jours exactement. C’était le 23 mai au soir…

 

– La date importe peu…

 

– Je vous demande pardon, c’est très important, au contraire. Si je vous parle ainsi, c’est que, moi aussi, je me suis livré à une enquête avec Parizot, le marchand de couleurs de l’avenue du Maine, et tous deux nous avons fait une découverte que vous ne pourrez négliger.

 

– Je n’ai pas pour habitude, répliqua le commissaire d’un ton sec, de négliger quoi que ce soit, quand il s’agit d’éclairer la justice.

 

– Oh ! je sais, je sais ! vous m’avez mal compris. Ce n’est pas ce que je voulais dire, je voulais simplement vous dénoncer un fait qui peut avoir son intérêt. Remarquez que je n’affirme rien. Non, loin de là, je tiens seulement à vous signaler une coïncidence. Oui, c’est bien le mot, une coïncidence… qui nous a frappés, Parizot et moi. Voici : onze jours exactement après l’installation passage Tenaille de celui que vous appelez un savant, on a découvert, au ciné Carillo, sous la cabine de l’opérateur, le cadavre d’une fillette, la petite Soubiroux, que l’assassin avait coupée en morceaux. Vous vous souvenez de cette affaire. Les bras, les jambes et le tronc de la pauvre petite avaient été empilés avec soin les uns sur les autres et la tête surmontait ce sanglant assemblage. Il n’y a qu’un fou qui ait pu commettre un crime pareil, un fou sadique, car le médecin a certifié que la petite avait été violée avec une brutalité inouïe…

 

– Je sais tout cela, mais je ne vois pas quel rapport…

 

– Bien sûr, monsieur le commissaire, mais le plus grave, c’est qu’on a aperçu, le soir même du crime, notre individu qui rôdait aux abords du ciné Carillo…

 

– Qui l’a vu ?

 

– Oh ! plusieurs personnes…

 

– Donnez-moi leurs noms, je les convoquerai à mon bureau…

 

– Leurs noms, je ne les sais pas. Vous comprenez, on entend raconter quelque chose, on écoute, mais on ne pense pas à demander aux gens comment ils s’appellent… Tout ce qu’il y a de sûr, c’est que j’ai entendu plus de dix personnes affirmer la même chose… C’est assez troublant, n’est-ce pas ? Rapprochez tout cela de la disparition du petit Maurice, et vous avouerez qu’il y a bien de quoi s’émouvoir… Deux crimes presque coup sur coup, et quels crimes !… ça donne à réfléchir… Et puis, vous avez dit vous-même que l’homme du passage Tenaille était un savant, un bactériologiste, autant dire un médecin… et il n’y a qu’un médecin qui puisse si habilement découper un cadavre…

 

– Ou un boucher…

 

Le gros Nestor protesta avec indignation :

 

– Oui, je sais, fit-il, quand un assassin a découpé proprement sa victime, on dit tout de suite que c’est un boucher qui a fait le coup. Mais c’est stupide, oui, tout à fait stupide. Ce n’est pas une raison parce que l’on sait découper un mouton ou un veau pour qu’on soit capable de charcuter un être humain. Parbleu ! les bouchers ont bon dos, mais voulez-vous me dire si on peut penser qu’ils soient plus criminels que d’autres ? Moi j’avoue que je serais bien embarrassé s’il me fallait hacher, sectionner, tailler dans de la chair de chrétien. Ça, c’est l’affaire des carabins. Chacun son métier.

 

Le commissaire, qui désirait se débarrasser au plus vite de ces visiteurs, prolixes comme tous les gens du peuple lorsqu’ils entrent dans les détails de quelque histoire, promit de surveiller étroitement la petite maison du passage Tenaille.

 

– C’est cela, dit Barouillet, ayez l’œil sur cet individu, et vous verrez qu’avant peu vous apprendrez du nouveau. De notre côté, Nestor et moi nous allons l’épier. Il a beau être malin, nous parviendrons bien à le prendre en défaut. Quand il se croira tout à fait tranquille, il tentera encore quelque chose sans doute, mais nous serons là et je vous garantis qu’on n’hésitera pas à l’empoigner et à le conduire ici.

 

– Pas d’imprudence, conseilla le commissaire. Prévenez-moi avant de faire quoi que ce soit, car, vous savez, une erreur pourrait vous coûter cher.

 

X

Depuis quelques jours, Procas ne se sentait pas bien. Il avait généralement la nuit des crises atroces qui le laissaient dans un abattement tel, que le lendemain il lui était impossible de se lever. Cela commençait par un brusque frisson et une douleur cuisante à la base de la poitrine. La chaleur de la peau, la fréquence du pouls, l’anorexie, la soif, une vive céphalalgie l’avertissaient toujours de la crise. Sa respiration était courte, anxieuse, fréquente. Bientôt il avait une petite toux sèche, ressentait une saveur salée sur la langue, et il était alors obligé de se lever, car il savait que ces symptômes amenaient toujours une hémoptysie. À ce moment, il éprouvait le besoin de respirer largement et allait dans la petite cour située derrière sa maison. Il ne tardait pas à rendre du sang, et la souffrance qu’il éprouvait alors lui faisait pousser des gémissements étouffés.

 

Il redoutait ces crises dont il était toujours averti, et, ces jours-là, s’arrangeait de façon à ne pas sortir. Il restait confiné dans son laboratoire, les jambes entourées d’une couverture de laine, réduit à une immobilité presque complète. Son pauvre chien, qui ne comprenait rien à tout cela, venait de temps en temps lui lécher la main et Procas lui parlait doucement, d’une voix sans timbre, une voix qui semblait sortir d’une caisse remplie d’ouate. Afin de se réchauffer, il s’asseyait près de son autoclave, et se levait de temps à autre, en s’appuyant à sa table, pour surveiller les lamelles de verre qu’il avait placées dans un petit dressoir. Car il continuait de travailler, mais ne se faisait guère illusion sur l’issue de sa maladie. Il savait bien qu’une de ces crises l’emporterait un jour, qu’elle serait brusque, foudroyante. Son cœur s’arrêterait net et il tomberait comme un homme que l’on fusille. La mort ne l’effrayait point, il y était depuis longtemps préparé. Quelques semaines auparavant, il l’avait même souhaitée, mais aujourd’hui un souci le hantait : Que deviendrait le pauvre Mami, quand lui ne serait plus là ?… À cette pensée une grande tristesse le prenait, et il regrettait presque d’avoir recueilli cet animal. Il se souvint alors d’une dame Romieu, une farouche antivivisectionniste qui l’avait, un jour, attendu à la porte de son laboratoire, et lui avait brisé son ombrelle sur le dos en l’appelant « assassin ». Qui mieux que cette farouche amie des bêtes pouvait s’intéresser à un pauvre chien qu’on lui recommanderait ? Procas savait que madame Romieu était la présidente de la Ligue contre la vivisection et il se rappelait l’adresse de cette ligue dont les membres l’avaient si souvent pris à partie dans les journaux et les revues. Il écrivit donc à cette ancienne ennemie une longue lettre qui ne manquerait pas de l’émouvoir, mais il n’osa point donner son vrai nom ; il le dénatura légèrement et signa : Procan… En même temps, il pria le notaire, chez lequel il avait encore quelques fonds, de vouloir bien passer chez lui.

 

Il y avait près d’un an que les deux hommes ne s’étaient vus. Quand ils se trouvèrent en présence l’un de l’autre, dans la petite maison du passage Tenaille, ils se serrèrent la main, mais l’étreinte du notaire fut plutôt molle. Procas, évidemment, lui inspirait une invincible répugnance. Peut-être craignait-il aussi que le mal ne fût contagieux, car il ne demeura que quelques instants avec son client. Procas avait d’ailleurs peu de chose à lui dire. Il s’enquit brièvement de la somme qu’il avait déposée à l’étude, somme dont on lui servait les intérêts (ce qui lui permettait de vivre) et il remit au notaire une enveloppe cachetée, en disant :

 

– Quand vous apprendrez ma mort, vous préviendrez immédiatement la personne dont vous trouverez le nom dans ce pli et que j’institue ma légataire universelle.

 

– Ce sera fait.

 

– Bien. Mais il faudra vous hâter de l’avertir, car je la charge, dans mon testament, de… enfin, d’une chose grave et urgente…

 

– Vous pouvez compter sur moi. Mais souhaitons que j’aie à m’occuper de cette affaire le plus tard possible.

 

Procas eut un geste vague et le notaire, qui avait refusé de s’asseoir, s’esquiva rapidement, comme un homme qui craint d’être contaminé.

 

Quand il fut parti, Procas haussa les épaules :

 

– Tu vois, mon pauvre Mami, dit-il, les hommes me fuient comme la peste. Je suis pour eux un objet d’horreur. Il n’y a que toi, mon bon chien, qui aies de l’amitié pour moi.

 

Mami vint lécher la main de son maître.

 

– Oui… tu es bon, toi… et peut-être comprends-tu que je suis malheureux ; mais il faudra bientôt nous séparer, Mami ; je sens que je n’en ai plus pour longtemps, que la fin approche. Les journées que je vis en ce moment sont des journées de grâce ; chaque heure qui s’écoule m’avertit que je m’achemine vers la tombe… Ah ! la vie ! elle était pourtant bien belle, et je m’étais pris à l’aimer. J’ai été trop heureux ; je m’étais figuré que cela durerait toujours !… Que c’est bête tout de même d’avoir des idées pareilles !

 

Une quinte de toux lui coupa la parole, un filet de sang tacha ses lèvres ; il se leva, fit quelques pas dans la pièce, puis se laissa tomber sur le vieux divan qui lui servait maintenant de lit, car il n’avait plus la force de monter dans sa chambre située au premier étage. Le moindre effort le laissait haletant, angoissé. L’asphyxie le guettait, et il le savait bien, car il avait maintenant étudié son mal ; il s’était procuré, parmi les études parues sur la cyanose, celles des docteurs Debove et Vaquez, de Constantin Paul et de Variot. Il éprouvait même une curiosité de savant à suivre les progrès de sa maladie.

 

Cependant, les crises devinrent plus rares, son cœur se remit à fonctionner d’une façon presque normale, et il put enfin goûter un peu de repos.

 

Comme un malade qui entre en convalescence, il reprit goût à la vie et se remit à ses travaux interrompus. Bientôt, courbé sur son établi, son chien à ses pieds, il ensemençait ses cultures. La science le tenait encore une fois. On eût pu frapper à sa porte, s’introduire dans sa maison, qu’il n’eût rien entendu, mais parfois il retombait dans son apathie habituelle et demeurait des journées étendu sur son divan, l’esprit perdu en une rêverie vague.

 

Dans ces moments-là, tout le passé refluait à son esprit. Il revoyait la grande salle de la Sorbonne où les femmes se pressaient pour suivre ses cours ; il se rappelait jusqu’aux moindres détails de ses débuts de conférencier. Puis son idylle avec Meg, les premiers mots qu’ils avaient échangés, l’aveu qu’il avait, un jour, osé faire, lui revenaient à la mémoire.

 

Et il éprouvait une sorte de « plaisir douloureux » à évoquer ces instants trop brefs, à remâcher son bonheur défunt, comme ces vieillards qui revivent par le souvenir le temps heureux de leur jeunesse. Parfois, il se demandait ce que Meg était devenue. Il avait conservé son portrait et le regardait souvent ; il oubliait le mal que lui avait fait cette femme, et souhaitait de la revoir, sans que toutefois elle l’aperçût, car il comprenait bien qu’il ne pouvait plus se montrer à elle. Un attendrissement le prenait dans lequel il se complaisait de longues heures, puis, brusquement, il remettait le portrait dans une armoire, et s’efforçait de ne plus songer à la disparue. Mais on n’arrache pas ainsi de son cœur un premier amour.

 

L’homme à bonnes fortunes peut rire des femmes qui ont occupé sa vie, mais Procas, lui, n’avait aimé qu’une fois, et tout son être vibrait encore, quand il se remémorait les heures trop brèves qu’il avait vécues avec Meg. C’était un sentimental plutôt qu’un sensuel et l’on sait combien sont malheureux ceux qui aiment surtout par le cœur…

 

Un jour il eut l’idée d’écrire à Meg. Il ignorait son adresse, mais était sûr qu’en envoyant sa lettre à Mrs Reading, sa confidente, celle-ci la lui remettrait. Il n’espérait point attirer chez lui son ancienne femme, mais il lui eût été doux de lui confier sa détresse, d’obtenir une réponse et de correspondre avec elle comme avec une amie invisible qui prend part à vos peines et vous console par de jolies phrases, qui ne sont peut-être pas autre chose que de la littérature, mais dont la douceur est un baume délicieux pour une âme souffrante. Il rédigea une longue lettre, dans laquelle il se gardait bien de faite allusion au passé. Simplement il parlait de son malheur, racontait sa vie, ses travaux depuis que la maladie l’avait forcé à s’isoler du monde.

 

Cependant, il réfléchit. Meg, cédant à un mouvement de pitié, était bien capable de se renseigner, de découvrir son adresse et alors elle viendrait peut-être, elle le verrait. Non, non, cela n’était pas possible !

 

Il déchira la lettre et recommença à travailler, il voulait profiter de ce que la maladie lui laissait quelque répit pour mettre au point des recherches qui, malgré tout, le passionnaient et lui faisaient oublier pour un temps ses souffrances. Il avait remarqué que certains bacilles que, jusqu’à présent, on croyait inoffensifs, étaient, au contraire, très dangereux lorsqu’on les isolait. Alors ils se développaient rapidement et ne tardaient pas à produire des milliers de colonies. Il s’agissait de les combattre en les faisant absorber par d’autres microbes saprophytes beaucoup mieux adaptés à leur milieu nutritif.

 

Toutefois le travail assidu auquel il se livrait le fatiguait beaucoup, et il éprouvait de temps à autre le besoin d’aller prendre l’air. Il attendait que la nuit fût venue, et, accompagné de Mami, sortait de sa maison. Il prenait l’avenue du Maine, la rue Gassendi, puis la rue Froidevaux qui longe le cimetière Montparnasse, et est presque toujours déserte, le soir. Il regagnait ensuite sa demeure après avoir fait quelques provisions chez les commerçants où il se fournissait encore, mais qui, depuis quelques jours, se montraient envers lui de plus en plus hostiles. Au lieu de le servir rapidement comme ils le faisaient autrefois, ils le laissaient poser dans la boutique, et ne se gênaient plus pour le rudoyer. Bien qu’il payât, et fort cher, on lui donnait les bas morceaux, et un jour qu’il avait hasardé une timide observation, il s’était vu vertement rabrouer. Récemment encore il s’approvisionnait chez un petit débitant de la rue du Lunain, qui avait consenti à venir à domicile. Le lundi, il apportait des provisions pour la semaine et déposait son paquet dans l’antichambre.

 

– Combien ? demandait Procas.

 

Le livreur passait sa note sous la porte, et Procas payait, sans se montrer, en allongeant le bras dans l’entre-bâillement. Il donnait toujours un fort pourboire. Cependant un jour le livreur ne revint plus.

 

Il alla s’informer et le patron répondit brutalement qu’il ne voulait pas servir des « individus comme lui ».

 

XI

Procas avait cru que l’on finirait par l’oublier, et voilà que, tout à coup, il sentait de nouveau la haine gronder autour de sa demeure.

 

Le soir, ouvrait-il une fenêtre, il voyait des gens plantés devant sa porte ; sortait-il, il apercevait des ombres qui se glissaient à sa suite, le long des maisons. Il entendait des craquements bizarres dans la petite cour, derrière son laboratoire, et, une nuit, il avait cru apercevoir un homme qui escaladait la cloison de planches donnant sur le passage. Vraiment cette vie n’était plus tenable et le malheureux, continuellement dans les transes, se demandait à chaque instant si on n’allait pas venir l’attaquer dans sa maison. Il songeait à déménager, à aller demeurer ailleurs, dans quelque coin perdu de banlieue. Mais qui voudrait de lui ? Toutes les portes se fermaient dès qu’on l’apercevait. Et puis, en admettant qu’il trouvât un local, pourrait-il y installer, comme passage Tenaille, son autoclave, son étuve et tous les objets qui garnissaient son laboratoire ?

 

Pour la première fois un sentiment de révolte s’empara de lui. À l’intense recueillement de cette âme douce et résignée, succéda une colère sourde contre ces gens qu’il ne connaissait point et qui prenaient une joie féroce à le torturer.

 

« Dire, songeait-il, que personne n’aura pitié de moi ! S’ils savaient cependant ce que je souffre ! »

 

Une nuit que le sommeil le fuyait, il avait ouvert la fenêtre donnant sur l’avenue, car ses crises d’étouffement le reprenaient. Accoudé à la barre d’appui, il laissait errer ses regards sur la chaussée luisante où les autos glissaient rapides, projetant devant elles un long cône lumineux. Quelques passants attardés se hâtaient vers leurs demeures. Un ivrogne monologuait assis sur un banc. Les douze coups de minuit s’envolèrent à l’église Saint-Pierre de Montrouge, et Procas s’apprêtait à refermer sa fenêtre, quand un homme se dressa, sur le trottoir éclairé par un bec de gaz, et s’avança, le poing tendu, en criant :

 

– Assassin !… assassin !…

 

Procas crut d’abord que c’était l’ivrogne qui venait à lui, mais il ne tarda pas à reconnaître son voisin, le fils du boucher…

 

– Oui… assassin !… si la police te protège, nous nous ferons justice nous-même !

 

– Voyons, mon ami, prononça Procas… est-ce bien moi que…

 

– Oui… oui… c’est bien toi, canaille… Ah ! je ne sais pas ce qui me retient de démolir ta vilaine figure…

 

Et le gros Nestor, en disant cela, cherchait à atteindre l’entablement de la fenêtre.

 

Procas, comprenant qu’il n’y avait pas à parlementer avec ce forcené, ramena vivement les volets à lui et en assujettit le crochet.

 

Le boucher, qui était pris de boisson, ne cessait point de vociférer, mais quelqu’un dut l’emmener, car il y eut un bref colloque et Procas n’entendit plus rien. Il se coucha et fut longtemps à s’endormir.

 

« Ce garçon était ivre, se dit-il. Mais m’appeler assassin, moi ! »

 

Pourtant il était inquiet. Cette scène l’avait troublé. Il se rappela la visite que lui avait faite le commissaire, la perquisition à laquelle on s’était livré chez lui, et une foule de pensées l’assaillirent. Il ignorait toujours la disparition de l’enfant de la mercière, sans quoi il eût compris. Il s’arrêta à cette idée que sa laideur seule était cause de tout, et se demanda, un moment, si on ne cherchait pas à l’effrayer pour qu’il débarrassât le quartier de sa présence.

 

Il n’eût pas demandé mieux, mais où aller ?

 

« Bah ! murmura-t-il, ils finiront bien par se calmer. D’ailleurs, ils me voient si peu. Je sortirai le moins possible. »

 

* *

*

 

Le lendemain, à son réveil, il entendit des gens qui causaient devant sa porte.

 

– On a des preuves maintenant, disait une voix qu’il reconnut pour celle du garçon boucher. Oui, on a des preuves. On verra que nous ne nous étions pas trompés.

 

Procas entr’ouvrit doucement sa fenêtre, mais le groupe s’était éloigné et il ne perçut plus que quelques bribes de phrases qui, pour lui, ne signifiaient rien.

 

S’il avait pu entendre ce qui se disait il eût été terrifié, le pauvre Procas !

 

En effet, depuis leur visite chez le commissaire de police, le gros Nestor et Barouillet, secondés par un ancien agent d’affaires qui faisait de la police par dilettantisme, avaient épié sournoisement Procas. Chaque soir ces trois hommes se réunissaient dans un petit café situé à l’angle de la rue Liancourt et de l’avenue du Maine, et se communiquaient les renseignements qu’ils avaient pu recueillir de côté et d’autre.

 

Bezombes (c’était le nom de l’agent d’affaires) apportait dans cette collaboration l’acquis de vingt ans de police privée et se faisait fort de pincer le « coupable », car, disait-il, il avait mené des enquêtes autrement difficiles. En réalité, Bezombes était un présomptueux, un homme à l’esprit étroit, mais qui avait beaucoup lu les romans policiers et se figurait avoir les talents d’un détective.

 

Un soir que Nestor et Barouillet se montraient un peu sceptiques sur le résultat de ses recherches, il leur dit d’un ton de confidence :

 

– Demain, il y aura du nouveau…

 

Et, en effet, le lendemain, il alla les retrouver au café.

 

– Nous voulions des preuves, leur dit-il, eh bien, j’en ai. Vous pensez bien qu’un vieux limier comme moi sait suivre une piste. Suivre une piste, c’est l’enfance de l’art, mais il ne faut jamais l’abandonner. Souvent, elle ne conduit à rien ; c’est alors qu’intervient ce que l’on nomme communément le flair et que moi j’appelle la déduction. On s’engage sur une route, on croit que c’est la bonne, et, tout à coup, on arrive à un carrefour où s’ouvrent plusieurs chemins. Lequel choisir ? Il faut souvent reprendre toute l’enquête, procéder pour ainsi dire mathématiquement, dégager l’inconnue, et c’est là qu’est la difficulté. Les policiers ordinaires, lorsqu’ils arrivent à pincer un malfaiteur, ont été, la plupart du temps, secondés par des indicateurs bénévoles, mais moi, je fais fi de ces dénonciations souvent intéressées, qui n’ont souvent d’autre résultat que de tout embrouiller. Je vais droit au but, armé seulement des renseignements que j’ai recueillis, et j’obtiens presque toujours un indice. Vous allez peut-être dire que c’est là une question de veine ? Non… La veine est un mot qui n’a pas de sens. Pour moi, c’est la conséquence logique d’une longue méditation et d’une suite de déductions.

 

Ici, Bezombes s’interrompit pour siroter lentement son apéritif. Le gros Nestor et Barouillet le regardaient, surpris ; ils ne savaient pas encore ce qu’il allait leur révéler, mais ils s’attendaient à un coup de théâtre.

 

– De déduction en déduction, reprit Bezombes en caressant sa barbiche grisonnante, je suis arrivé au but, c’est-à-dire à la preuve. Jusqu’alors nous n’avions que des présomptions, graves, il est vrai, mais insuffisantes pour motiver l’arrestation du coupable. Aujourd’hui, j’ai une certitude.

 

– Ah ! enfin ! fit le gros Nestor, nous allons donc prouver au commissaire que nous ne sommes pas des imbéciles.

 

– Grâce à moi, fit modestement Bezombes.

 

– Oh ! certes, grâce à vous.

 

– Et cette certitude ?… demanda Barouillet un peu vexé de ne plus jouer le principal rôle dans cette enquête.

 

– Je vais, répondit emphatiquement Bezombes, vous la faire toucher du doigt, si vous le désirez.

 

– Mais comment donc ! s’écria le gros Nestor, sans se demander comment il est possible de toucher du doigt une certitude.

 

– Eh bien ! venez.

 

– Où ça ? Loin d’ici ?

 

– Vous allez voir.

 

Tous trois se levèrent et Nestor régla les consommations. C’était toujours lui qui payait, mais il ne regrettait pas son argent, heureux qu’il était de se trouver mêlé à une affaire sensationnelle.

 

Le patron du café arrêta Bezombes sur le pas de la porte. Il n’avait pas osé se mêler à la conversation des trois hommes, mais, en prêtant l’oreille, il avait entendu quelques mots qui l’avaient intrigué.

 

Il eut, à l’adresse de l’agent d’affaires, un petit coup d’œil interrogateur.

 

– Ça va, répondit Bezombes ; ça va même très bien.

 

– Vous le « tenez » ?

 

– Parbleu !

 

– C’est pas trop tôt. Ah ! sacré monsieur Bezombes, va ! les assassins n’ont qu’à bien se garder avec lui.

 

– Bah ! ça ne serait pas la peine d’avoir été vingt ans dans le métier.

 

– Oh ! c’est pas une raison. Y a des gens qui font de la police depuis longtemps et qui n’arrivent jamais à pincer un criminel. Exemple : notre commissaire de police, M. Morisseau.

 

– On va lui en boucher une surface à M. Morisseau, lança le gros Nestor.

 

Ils sortirent. Bezombes marchait en tête, comme il sied à un chef. Mais Nestor et Barouillet l’encadrèrent bientôt pour rétablir entre eux l’égalité.

 

Quelques instants après ils pénétraient dans la cour du marchand de fourrages, dont la maison, nous l’avons dit, était voisine de celle de Procas.

 

Le marchand, un gros Auvergnat que, dans le quartier, on appelait le « Grinchu », était dans le petit appentis qui lui servait de bureau. En reconnaissant Bezombes, il ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

 

– Encore vous ! dit-il.

 

– Oui, monsieur, encore moi. Je regrette de vous déranger, mais dans l’intérêt de la justice…

 

– C’est bon, c’est bon, qu’est-ce que vous désirez ?… Vous voulez encore pénétrer dans la petite cour de mon voisin ? Mais laissez-le donc ce pauvre diable, il est bien assez malheureux comme ça.

 

– Monsieur, vous ignorez ce qu’est votre locataire, si vous le saviez…

 

– Je sais que c’est un pauvre homme, voilà, tout, et qu’il ne faut pas avoir de cœur pour s’acharner ainsi contre un être inoffensif.

 

– Inoffensif ?… Ah ! vous croyez cela ?

 

– Bien sûr que je le crois.

 

– Vous ne le croirez pas longtemps, et lorsqu’il sera arrêté, que les journaux raconteront ce qu’il a fait, vous ne tiendrez pas le même langage.

 

– C’est que vous ne savez pas de quoi on l’accuse, hasarda Barouillet.

 

– C’est toujours facile d’accuser.

 

– Aujourd’hui, nous pouvons prouver.

 

Le marchand de fourrages eut un haussement d’épaules :

 

– Ah ! tenez, laissez-moi donc tranquille avec toutes vos histoires. Êtes-vous envoyés par le commissaire de police ? Non, n’est-ce pas ? eh bien ! décampez.

 

– Mais monsieur… fit Bezombes…

 

– Il n’y a pas de monsieur qui tienne.

 

– Vous refusez de nous laisser pénétrer dans la cour de votre locataire ?

 

– Qu’est-ce que vous voulez y faire dans cette cour ? Vous l’avez vue hier, n’est-ce pas ? Eh bien ! cela suffit.

 

– Je voulais montrer à ces messieurs…

 

– Ces messieurs ne sont pas de la police, je suppose ?…

 

– Non, mais ils ont intérêt, comme moi, à découvrir et confondre un assassin.

 

– Un assassin !… Ah ! laissez-moi rire. Je crois, ma parole, que vous êtes tous fous. Rentrez chez vous, cela vaudra mieux…

 

– Alors, vous refusez ?…

 

– Oui…

 

– Vous n’avez pas le droit, quand il s’agit de…

 

– Pas le droit ?… pas le droit ?… Qu’est-ce que vous me chantez ? Suis-je le maître chez moi, oui ou non ?…

 

– Cependant hier vous aviez consenti à me laisser…

 

– Possible, mais aujourd’hui, je ne veux pas… Est-ce compris ? Ça deviendrait une procession ici, à la fin…

 

– Monsieur, fit Barouillet, d’une voix de père noble, l’intérêt supérieur de la justice, la sécurité…

 

– Vous, allez brailler dans vos réunions publiques et f… moi la paix.

 

Il n’y avait rien à faire. Le père Grinchu était de ces vieux bonshommes entêtés et coléreux qui ne craignent pas au besoin de se flanquer un coup de torchon. Et il était solide, l’Auvergnat. Il commençait à perdre patience et devenait violet comme une aubergine. Bezombes et ses deux amis jugèrent prudent de battre en retraite.

 

– Quelle brute ! dit Barouillet, lorsqu’ils furent dans la rue.

 

– J’avais envie de sauter d’sus, grogna le gros Nestor, qui parlait toujours d’étriper les gens, mais était, au fond, poltron comme un lièvre.

 

XII

Le plus vexé était certainement Bezombes, qui ne s’attendait pas à semblable réception. Il croyait étonner ses amis et recevait un camouflet. Pouvait-il se douter aussi que cet animal de Grinchu, qui s’était, la veille, montré presque aimable, se comporterait, le lendemain, comme un goujat ? Ils retournèrent au petit café de l’avenue du Maine, et là, tinrent conseil. Le gros Nestor et Barouillet ne savaient toujours pas ce que Bezombes avait découvert dans la cour de Procas, car l’agent d’affaires ne leur avait encore rien dit qui pût éclairer ce mystère. Bezombes, comme tous les gens prétentieux et vides, ménageait ses effets avant de presser le ressort qui devait faire jaillir le diable de sa boîte.

 

– Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda le gros Nestor.

 

Bezombes, les coudes sur la table, le sourcil froncé, semblait plongé dans une laborieuse méditation. Il ne sortit de sa rêverie que pour porter à ses lèvres le raphaël-citron que Nestor avait commandé. Il but son verre d’un trait, s’essuya les lèvres d’un revers de main et consentit enfin à répondre :

 

– Ce que nous allons faire, ce que nous allons faire ? Mais, parbleu, nous allons demander au commissaire de nous accompagner chez Grinchu.

 

– Oh ! le commissaire, dit Barouillet, il ne faut guère compter sur lui. Il nous racontera encore qu’il va faire une enquête et ce sera tout. Il laissera tomber l’affaire. Ce que nous pourrons lui apprendre ne le convaincra pas. Son siège est fait. J’ai vu cela quand je suis allé le trouver avec Nestor. Il nous a bien reçus, je le reconnais, mais n’a pas eu l’air de prendre au sérieux ce que nous lui disions. Ces gens-là n’aiment pas beaucoup que de simples particuliers se mêlent de police. Ils ont toujours une tendance à croire que les témoins mentent ou exagèrent.

 

– Cependant, fit Bezombes, quand on leur apporte des preuves…

 

– Oui. Je ne dis pas. Mais en avez-vous vraiment ?

 

Bezombes eut un imperceptible haussement d’épaules, prit un temps et répondit :

 

– J’en ai.

 

Le gros Nestor et Barouillet se regardèrent. Au fond, ils n’étaient pas très convaincus, bien qu’ils eussent confiance en leur ami.

 

– J’en ai, répéta Bezombes en regardant d’un air étonné son verre vide. Je voulais vous mettre à même de vous renseigner sur place, mais puisque ce butor de Grinchu n’a pas voulu nous laisser pénétrer dans sa cour, je vais tout vous dire. Écoutez-moi et vous allez voir que je ne m’appuie pas sur des semblants de preuves. Je ne suis pas de ces détectives fantaisistes à la Sherlock Holmes qui échafaudent suppositions sur suppositions et émettent des hypothèses dont l’une doit fatalement conduire à la découverte de l’assassin. Moi, je suis un homme précis, méthodique ; je ne crois que ce que je vois. Or, j’ai vu.

 

Ici Bezombes s’arrêta pour jouir de l’effet que produisait son affirmation. Ses deux auditeurs, conquis par son assurance, attendaient avec anxiété, penchés vers lui, guettant les mots qui allaient sortir de ses lèvres.

 

– Oui, j’ai vu ; ce qui s’appelle vu. Il faut d’abord que vous sachiez comment je m’y suis pris pour arriver à mes fins. L’affaire était délicate. Un enfant avait disparu, les soupçons se portaient sur l’homme du passage Tenaille, mais c’était tout. Rien ne prouvait que le malheureux gosse eût été assassiné. Quelque vagabond pouvait très bien l’avoir emmené avec lui. D’après ce que j’ai appris, le petit n’était pas très intelligent ; au dire de sa mère elle-même, c’était un être naïf et confiant, très influençable. La dernière fois qu’on l’a aperçu, il jouait seul, à l’angle de l’avenue du Maine, presque en face de la maison de notre homme. Tout cela était bien vague, et rien ne venait préciser mes soupçons, quand Barouillet m’a rappelé l’assassinat de la petite Soubiroux, assassinat qui a eu lieu peu de jours après l’installation du monstre dans le quartier. D’autre part, des renseignements que j’avais recueillis venaient bientôt étayer ma conviction. On avait vu, à deux reprises, l’ignoble individu du passage Tenaille suivre des enfants dans la rue Gassendi.

 

– Ça c’est vrai, fit le gros Nestor… Il y a huit jours le petit Cheuret, le fils de la concierge du 44, est rentré chez lui tout effaré, en disant qu’un homme l’avait pourchassé jusqu’au coin de la rue Liancourt.

 

– Vous voyez, fit Bezombes, mes renseignements sont donc exacts. Vous comprenez, avant d’accuser le solitaire du passage Tenaille, il fallait être documenté sur son compte. Quand je le fus suffisamment, je me mis à le suivre, et je remarquai qu’il regardait en effet les enfants avec un drôle d’air, surtout les petites filles qui sortaient de l’école à la nuit tombante. Il se tenait debout sous une porte, dans une attitude bizarre. Bref, je passe sur certains détails. Notre individu devait être un satyre, et il cherchait sans doute quelque nouvelle victime. Dès lors, je me suis tenu ce raisonnement : « Puisque l’enfant de la mercière a disparu au moment où il se trouvait en face de la maison du passage Tenaille, il a dû être attiré dans cette maison, et comme il n’a pas reparu, on l’a certainement assassiné. » Vous voyez que tout s’enchaîne à merveille.

 

– En effet, accorda Barouillet, mais vous verrez que notre imbécile de commissaire de police ne se laissera pas convaincre.

 

– Attendez… tout cela c’est des hors-d’œuvre. J’arrive au plat de résistance. Puisque le petit Maurice était entré dans la maison du solitaire, et qu’il n’en était pas ressorti, son corps devait se trouver quelque part. Or des témoignages de gens sérieux m’avaient appris que, le lendemain de la disparition de l’enfant, on avait vu de la fumée sortir de la cheminée de notre individu. Pourquoi, par ce temps plutôt doux, avait-il allumé du feu, si ce n’est pour incinérer sa victime ?… Plusieurs passants ont d’ailleurs senti, ce jour-là, une odeur de caoutchouc brûlé, comme il s’en dégage des corps humains que l’on fait rôtir sur un brasier.

 

– Parfaitement, fit le gros Nestor, j’ai, moi aussi, senti cette odeur-là, même que j’ai dit à mon père : « Qu’est-ce qu’on brûle donc par ici, ça fouette joliment. »

 

– C’était là, ce me semble, continua Bezombes en élevant la voix (car il s’était aperçu que des consommateurs l’écoutaient), c’était là un commencement de preuve : un détective ordinaire s’en serait contenté, mais cela ne me suffisait pas. Il me fallait une preuve visible, quelque chose qui affermît ma conviction et me permît de dire à la justice : « Vous cherchiez le coupable, eh bien, moi qui suis ni commissaire, ni inspecteur de police, je l’ai trouvé. » Or, j’ai poursuivi mes recherches. Un assassin, si habile qu’il soit, ne découpe pas un corps en morceaux sans que cette funèbre opération laisse des traces. Deux fois, en escaladant le mur, j’ai pénétré dans la petite cour que vous connaissez, et là, muni d’une lanterne sourde, j’ai soigneusement examiné la muraille, la porte, le dallage. Et c’est sur le dallage que j’ai trouvé ce que je puis appeler « la pièce à conviction ».

 

Tous les auditeurs étaient haletants et regardaient Bezombes avec admiration.

 

– C’est cette pièce à conviction que j’ai voulu vous montrer et que vous auriez pu voir comme moi dans la cour du satyre, si cet idiot de Grinchu ne nous avait pas refusé l’entrée de sa maison.

 

– Mais, demanda timidement quelqu’un, cette pièce à conviction ?

 

– Ces pièces, devrais-je dire, répondit Bezombes, car il y en a plusieurs, oui, plusieurs : de grandes taches de sang encore très visibles, larges comme des pièces de cent sous, plus larges même. Le doute n’est plus possible. C’est bien dans cette cour que le misérable a découpé sa victime !

 

Les consommateurs s’étaient peu à peu rapprochés pour écouter Bezombes, qui élevait la voix au fur et à mesure qu’il voyait grossir son auditoire. Tous furent unanimes à reconnaître que l’agent d’affaires avait l’âme d’un grand policier.

 

Bezombes, tout en savourant ces éloges, répondait d’un petit air modeste à ceux qui le félicitaient :

 

– Mais non, mais non, vous exagérez. Il suffisait pour mener à bien cette enquête, d’avoir un peu de jugement ; le reste est affaire de métier. Avec les éléments que j’avais en main, je devais fatalement réussir. Le tout était de ne pas lâcher une seconde le fil que je tenais et surtout de ne pas se laisser influencer par l’opinion de l’un ou de l’autre. Droit au but : telle est ma manière. J’hésite d’abord, je jette des coups de sonde de-ci de-là, puis, quand une fois je sens que le terrain est assez ferme sous mes pieds, je m’avance hardiment.

 

Nestor ne cessait de répéter, en écarquillant ses gros yeux de bovidé :

 

– Ça, par exemple, c’est épatant, oui épatant !

 

Barouillet, lui, un peu confus de n’avoir rien découvert, se montrait plus réservé, se contentant de hocher lentement la tête, en signe d’approbation, mais le plus enthousiaste de tous était un vieux rentier du quartier, le père Corbineau, un bonhomme au menton de galoche, avec des yeux de lapin blanc, qui hurlait d’une petite voix cassée : « Un ban pour Bezombes ! Un ban pour Bezombes ! »

 

On eut toutes les peines du monde à lui faire comprendre qu’il ne s’agissait point d’une poule au gibier, mais d’une affaire qui, jusqu’à nouvel ordre, devait être tenue absolument secrète.

 

Chacun promit de ne rien dire, mais une heure après, depuis le Lion de Belfort jusqu’à la rue de la Gaîté, on ne s’abordait plus que par ces mots : « Eh bien ! ça y est !… hein ? Il paraît qu’il est pincé !… »

 

XIII

Le lendemain, dans la matinée, le gros Nestor et Barouillet sonnaient à la porte de Bezombes, qui habitait un modeste rez-de-chaussée, rue Boulard, dans le fond d’une cour. Sur une porte vitrée on voyait une pancarte avec ces mots tracés en belle ronde :

 

MARIUS BEZOMBES

 

Avocat-conseil

 

Défense devant la justice de paix

 

Enquêtes pour divorces

 

Recherches dans l’intérêt des familles, etc.

 

Bezombes les attendait. Il était assis devant une petite table encombrée de dossiers poudreux. Sur la cheminée de marbre noir, entre un réveil et une carafe, trônait un buste en plâtre représentant la Justice avec ses plateaux, dont l’un était cassé. Dans un angle était placée une commode en acajou qui avait été transformée en cartonnier.

 

– Ah ! vous voilà, dit Bezombes. Une minute ; asseyez-vous. Le temps de signer quelques pièces et je suis à vous.

 

Barouillet se laissa tomber sur un vieux fauteuil de reps rouge, d’où s’éleva un nuage de poussière. Quant au gros Nestor, il avait pris une chaise, la seule qui se trouvât dans la pièce, mais comprenant que s’il s’y asseyait il l’écraserait sous son poids, il demeurait debout, adossé à la cloison, se mirant de loin dans la glace de la cheminée.

 

– Ah ! fit enfin Bezombes, en ôtant ses grosses lunettes de celluloïd, j’ai fini. Parlons un peu de notre affaire.

 

Et, pivotant sur son siège, qui rendit un grincement sec, il se tourna vers les visiteurs.

 

– Aujourd’hui, dit-il, nous entrons dans la période d’action, la période décisive. Il faut que ce soir, demain au plus tard, notre individu soit sous les verrous.

 

– Dommage que nous ne puissions pas l’arrêter nous-mêmes, grogna le gros Nestor. Ce que j’aurais eu du plaisir à empoigner ce vilain coco-là !

 

– Cela, c’est l’affaire de la police, dit Bezombes. Notre rôle, à nous autres, se borne à livrer l’assassin.

 

– Est-ce que l’on saura au moins que c’est nous, pardon ! vous, qui l’avez découvert ?

 

– Peut-être. Mais il ne faut pas trop y compter, car les gens de police ont l’habitude de toujours tirer la couverture à eux. Du moment qu’on n’est pas de la « boîte », on ne compte pas. Vous allez voir que le commissaire ne nous félicitera même pas.

 

– Le commissaire, fit Barouillet avec un haussement d’épaules, il est capable de ne pas prendre notre visite au sérieux. Quand Nestor et moi sommes allés le trouver, c’est à peine s’il nous a écoutés. Moi, à votre place, Bezombes, ce n’est pas au commissaire que je m’adresserais.

 

– Au chef de la Sûreté, alors ?

 

– Peut-être, mais il y a quelque chose qui vaudrait encore mieux.

 

– Ah ! et quoi donc ?

 

– Ce serait de s’adresser à un journal… Si la presse se mêle de l’affaire…

 

– Ma foi, vous avez peut-être raison, comme cela les policiers ne pourraient pas s’attribuer tout le mérite de l’enquête, et on parlerait un peu de nous. Ce n’est pas que je tienne à la réclame… non… je suis un homme modeste, et si j’avais voulu faire comme certains !… Enfin, votre idée n’est pas mauvaise. Vous connaissez quelqu’un dans un journal ?

 

– Oui, un rédacteur de l’Égalité qui est venu plusieurs fois à nos réunions, au moment de la campagne électorale. C’est aussi un ami de M. Jacassot, notre député.

 

– Eh bien, allons le voir. Nous lui exposerons l’affaire, et si c’est un garçon intelligent, il pourra faire avec nos renseignements un article sensationnel. Je vois déjà le titre : « Le satyre de Montrouge… Horribles détails. » C’est le commissaire qui en fera une tête !

 

– Oh ! comme vous y allez, Bezombes. Ne croyez pas que les journalistes marchent si facilement que ça ! Et les procès, vous n’y songez pas ?

 

– C’est vrai. Mais là il n’y a pas matière à procès. N’avons-nous pas des preuves ?

 

– Évidemment… toutefois, il vaut mieux agir avec prudence. Allons rendre visite à mon ami, nous verrons bien ce qu’il dira. Les journalistes sont habiles, et trouvent souvent le moyen de dire beaucoup de choses, tout en ne disant rien.

 

Et comme Bezombes semblait ne pas comprendre :

 

– Mais oui, expliqua Barouillet, quand on ne veut pas avancer un fait, de peur de se compromettre, on procède par insinuations, par sous-entendus. Vous verrez, Oscar Phinot s’entend à ces sortes d’articles. C’est par des insinuations et des sous-entendus qu’il a démoli Taupin, le concurrent de notre député.

 

– Ah ! votre journaliste s’appelle Phinot ? J’ai déjà vu ce nom-là quelque part.

 

– Possible. Il écrit beaucoup et commence même à avoir une certaine réputation. Allons le trouver. Si l’affaire ne l’intéresse pas, nous nous rabattrons sur le chef de la Sûreté.

 

– Quand le trouve-t-on ?

 

– L’après-midi généralement. Je vais d’ailleurs lui téléphoner pour annoncer notre visite.

 

– C’est cela. Pour bien faire, il faudrait que l’article parût demain matin. Je vais d’ailleurs jeter sur le papier quelques notes qui pourront lui servir. Je vous attendrai ici, passez me prendre, dès que vous aurez obtenu un rendez-vous. Mais dites donc, je pense à une chose… Il ne faudrait pas laisser filer notre « homme » hein ? Voyez-vous qu’au moment de l’arrêter, on trouve la maison vide ?

 

– Pas de danger, répondit le garçon boucher, je l’ai à l’œil.

 

Nestor et Barouillet serrèrent la main à Bezombes, et se retirèrent.

 

Aux gens qu’ils rencontraient, et qui les interrogeaient d’un petit signe de tête, ils répondaient avec un sourire énigmatique :

 

– Avant peu, il y aura du nouveau.

 

Comme des groupes commençaient déjà à se former devant la petite maison du passage Tenaille, Barouillet se fâcha.

 

– Vous voulez donc nous faire tout manquer, dit-il. Si vous demeurez plantés là comme des piquets, il va se douter de quelque chose, et nous glissera entre les mains. Rentrez chez vous et attendez… Avant vingt-quatre heures, nous serons débarrassés de cet individu-là.

 

– Oui… y a longtemps qu’on dit ça, murmura un petit homme affligé d’une tache de vin sur la joue droite, et cependant il est toujours là !

 

À ce moment, Procas avait soulevé un rideau de sa fenêtre.

 

– Tenez, vous voyez bien, il nous écoute, dit Barouillet. Décidément vous allez tout compromettre. C’est bien la peine de se donner tant de mal.

 

Les curieux se dispersèrent lentement, pendant que Procas se demandait anxieux :

 

– Mais qu’est-ce qu’ils ont donc ? Que me veulent-ils ? Je ne comprends plus rien à ce qui se passe.

 

XIV

Quand la foule s’est liguée contre un homme, il faut que cet homme succombe, à moins qu’il ne puisse s’imposer par l’audace et la violence.

 

Or, le pauvre Procas n’avait rien de ce qu’il faut, lui, pour tenir tête à la meute déchaînée, qui grossissait chaque jour.

 

Pendant qu’il cherchait en vain les raisons de la guerre sourde qu’on lui avait déclarée, les meneurs recueillaient contre lui des preuves (ou des semblants de preuves) qui faisaient boule de neige, et que l’imagination déformait à l’envi avec cette exagération dont le peuple est coutumier.

 

Bezombes continuait de dresser ce qu’il appelait « son plan de campagne », et chacun, dans le quartier maintenant en révolution, s’attendait à un coup de théâtre.

 

Accompagné du gros Nestor et du solennel Barouillet, il s’était rendu aux bureaux de l’Égalité, boulevard Montmartre. Reçu par Phinot, que Barouillet avait prévenu par téléphone, il avait, avec sa verve de Méridional, exposé au rédacteur les « raisons » sur lesquelles il s’appuyait pour accuser Procas. Ces raisons paraissaient plausibles, et Phinot, qui cherchait justement un sujet d’article sensationnel pour rentrer en grâce auprès de son directeur, lequel lui reprochait certains « ratages », avait accueilli avec enthousiasme les révélations de Bezombes. Toutefois, rendu prudent par une gaffe récente, qui avait valu au gérant de l’Égalité une assez forte amende, et deux mois de prison, il ne s’engagea pas à fond dans cette affaire. Il se contenta de lancer un ballon d’essai. Dans un filet de première page, transparent pour les seuls initiés, il avait assez habilement amorcé le scandale.

 

Le lendemain, dans tout Montrouge, on s’arrachait l’Égalité. Le brûlot avait porté. Ceux qui doutaient encore de la culpabilité de « l’Homme du passage Tenaille » le considérèrent dès lors comme un affreux criminel et s’étonnèrent que la police ne l’eût pas encore arrêté. Bezombes, flanqué du gros Nestor et de Barouillet, faisait de fréquentes stations dans les cafés, où il pérorait intarissablement, expliquant pour la centième fois comment il s’y était pris pour découvrir le coupable.

 

Ce soir-là, lorsque Procas sortit, à la brune, pour aller chercher son dîner, il se vit suivi par une dizaine d’individus, dont le nombre grossit peu à peu, et, quand il rentra chez lui, une clameur s’éleva, sinistre, menaçante :

 

– À mort ! À mort !

 

Effrayé, il s’engouffra avec son chien dans le vestibule, referma vivement la porte et se mit à écouter derrière un volet, se demandant si ces forcenés n’allaient pas pénétrer chez lui. Il ne comprenait toujours pas ce qui avait pu déchaîner leur colère, mais il se rendait compte maintenant que la vie n’était plus tenable et qu’il serait obligé peut-être de fuir ce quartier où son apparition soulevait une telle haine. Il perçut quelques bribes de phrases qui ne firent qu’augmenter son trouble, sans l’éclairer toutefois sur le motif de ce brusque revirement. Il se rendait compte enfin que sa laideur n’était point seule en cause, qu’il devait y avoir autre chose, mais il était loin de se douter, le malheureux, de la terrible accusation qui pesait sur lui.

 

Un moment il eut l’idée d’écrire au commissaire, de lui demander de le protéger, mais il y renonça, espérant que la fureur de ces gens finirait par s’apaiser, comme elle s’était déjà apaisée quelques mois auparavant…

 

La foule, haranguée par Bezombes, qui était devenu l’homme du jour, s’abstint, pendant une semaine, de toute manifestation.

 

– C’est à la justice d’agir, ne cessait de répéter Bezombes… Attendons… Il est impossible que ce misérable jouisse longtemps encore de l’impunité. Une enquête est ouverte, je le sais… Nous allons bientôt assister à l’arrestation de l’assassin.

 

Bezombes se trompait ; une enquête avait été ouverte, en effet, mais avait eu pour résultat de le faire convoquer chez le commissaire, qui lui avait demandé, en termes plutôt vifs, de quoi il se mêlait. Bezombes voulut le prendre de haut, mais on lui rappela certaine affaire de prêts sur titres qui n’avait jamais été bien éclaircie, et dans laquelle il avait joué un rôle plus que louche. On l’engagea même dans son intérêt à se tenir tranquille à l’avenir, et à ne pas empiéter sur les attributions de la police.

 

Bezombes sortit tout penaud. Le soir, il retrouvait au café le gros Nestor et Barouillet, mais se gardait bien de leur apprendre comment il avait été reçu par le commissaire.

 

– Voyez-vous, leur dit-il, il est toujours dangereux de s’occuper de ces sortes d’affaires. La police ne veut pas qu’il soit dit qu’elle est d’une maladresse insigne. Elle aime mieux laisser échapper un coupable que d’avouer franchement son incapacité. Moi, vous l’avez vu, j’ai fait tout ce que j’ai pu, dans l’intérêt de notre quartier. Je me suis efforcé de démasquer un malfaiteur, et il me semble que j’y ai réussi, mais la police voit tout cela d’un mauvais œil. Bientôt, si ça continue, ce sont les accusateurs qui seront les coupables. Je renonce à m’occuper de l’affaire. Que d’autres me remplacent, mais moi, je suis écœuré.

 

Le gros Nestor protesta :

 

– Eh quoi ! monsieur. Bezombes, vous parlez de tout lâcher ?… non, vous ne ferez pas ça ?

 

– J’ai dit, fit Bezombes d’un ton péremptoire.

 

Barouillet intervint :

 

– Voyons, voyons, vous n’allez pas jeter ainsi le manche après la cognée. La police, devons-nous nous en préoccuper ? Le devoir nous commande de demeurer sur la brèche. Est-ce au moment où l’on a tous les atouts en main que l’on abandonne la partie ? Que va-t-on penser de nous ? Puisque notre commissaire est un incapable, c’est à nous d’agir. Je vais aller trouver Phinot, et il va lui servir quelque chose au commissaire.

 

– Non, non, protesta Bezombes, n’entrons pas en lutte avec le commissaire. Nous n’aurions pas gain de cause. Ce serait la lutte du pot de terre contre le pot de fer. Ces gens de police sont vindicatifs en diable, et capables de toutes les canailleries.

 

– Qu’avons-nous à craindre ? repartit Barouillet. Notre conscience ne nous reproche rien, n’est-ce pas ? On peut fouiller dans notre vie. Moi, je m’en f… du commissaire, et s’il persiste à faire la sourde oreille, et à protéger l’assassin… eh bien, je le ferai révoquer… oui… révoquer, vous entendez. Je m’adresserai, pas plus tard que demain, à M. Jacassot, notre député. Il ira trouver, s’il le faut, le préfet de police, et vous verrez comme il la dansera votre commissaire. Il faudra qu’il s’exécute ou qu’il dise pourquoi.

 

Bezombes ne se sentait point tranquille à cause de cette vieille affaire de prêts sur titres qui menaçait de revenir sur l’eau. Aussi se montrait-il opposé à ce qu’il appelait une « action directe ». Il ne pouvait cependant point, sous peine de passer pour un lâcheur, renoncer brusquement à tout. Il s’en tira de façon assez habile :

 

– Je n’ai malheureusement pas assez de relations, dit-il, pour soutenir une lutte contre des gens qui disposent d’influences secrètes et appartiennent à cette franc-maçonnerie policière aussi puissante que l’ordre des Jésuites. Mais vous, Barouillet, qui êtes au mieux avec notre député, M. Jacassot, et qui avez vos entrées à l’Égalité, vous pouvez arriver à un résultat. Moi, j’ai fait une enquête ; elle a abouti à la découverte d’un assassin, mais la police refuse de marcher. Il faut l’y forcer, et vous seul pouvez le faire.

 

Barouillet était piqué au vif. Il se rengorgea, fronça le sourcil, eut l’air de se faire prier, puis, très grave, laissa tomber ces mots :

 

– Puisqu’il le faut, j’agirai, bien qu’il m’en coûte de me mettre en avant.

 

– Songez que vous travaillez dans l’intérêt de tous et les mères de famille vous seront reconnaissantes de les avoir débarrassées d’un individu qui est pour elles un objet d’horreur et de crainte… qui est devenu un danger public.

 

– Mais vous continuerez, mon cher Bezombes, à m’aider de vos conseils, je suppose ?

 

– Pouvez-vous en douter ?

 

Barouillet offrit une tournée, le gros Nestor une autre, et l’on se sépara, en se donnant rendez-vous pour le lendemain.

 

Maintenant Bezombes était à peu près tranquille ; l’affaire suivrait son cours, mais lui n’y serait pour rien. Ce serait cet outrecuidant Barouillet qui endosserait toutes les responsabilités, en compagnie du gros Nestor.

 

Cependant, si Bezombes demeurait dans l’ombre, il n’en continuait pas moins à mener une sourde campagne. Barouillet, lui, heureux de ne plus être sous la tutelle de l’homme d’affaires, parlait haut et disait à qui voulait l’entendre que « bientôt il forcerait la main à la police ». Quand il passait, les boutiquiers l’appelaient, l’accablaient de questions et sa réponse était invariablement la même.

 

– J’ai fait une tournée dans les journaux. Vous allez voir le joli scandale qui va éclater.

 

On l’écoutait avec ravissement, on buvait ses paroles, on le félicitait. Cependant l’homme du passage Tenaille, le « satyre », comme on l’appelait maintenant, continuait d’aller et venir à la tombée de la nuit, suivi par une bande de gens qui l’injuriaient lâchement, et l’accompagnaient jusqu’à sa porte. Le gros Nestor faisait toujours partie de cette meute, car, d’accord avec Barouillet, il s’était institué le « surveillant » de Procas, dont on redoutait la brusque disparition. Des gamins se joignaient au cortège, et l’un d’eux ayant voulu, un soir, s’approcher du « satyre », avait dû battre promptement en retraite devant les crocs menaçants de Mami que les cris des enfants rendaient furieux.

 

– Ce sale cabot, dit le gros Nestor, je le saignerai avant peu, vous verrez ça… En attendant qu’on nous débarrasse de l’homme, je ferai toujours passer au clebs le goût du pain.

 

XV

Dans tout Montrouge on attendait chaque jour le fameux coup de théâtre, mais il tardait à se produire. Quinze jours s’étaient écoulés depuis que Bezombes avait « passé la main » à Barouillet, quinze jours pendant lesquels les esprits de plus en plus surexcités étaient graduellement arrivés à un état d’exaspération tel que tout était à craindre. Prudemment, Barouillet, qui n’avait point réussi dans ses démarches, demeurait calfeutré chez lui, en proie à une maladie probablement simulée. Quant à Bezombes, il ne se montrait plus au petit café de la rue Liancourt. Seul le gros Nestor, avec sa ténacité de brute, continuait d’épier Procas, et quand le malheureux sortait, il abandonnait son étal et se mettait à « filer » le satyre. Des vauriens et des désœuvrés, ainsi que quelques mégères se joignaient à lui et emboîtaient le pas au pauvre homme.

 

Pour échapper à ces ennemis qui grondaient derrière lui, Procas tournait vivement le coin d’une rue et se blottissait sous quelque porche, mais il était toujours dénoncé par les grognements de Mami. Alors la foule l’entourait, menaçante, et il s’enfuyait en rasant les murailles. Dès qu’il pénétrait dans quelque boutique pour y acheter du pain ou un peu de viande, un attroupement se formait devant la porte et des voix irritées égrenaient tout un chapelet d’injures. Certains commerçants refusèrent de le servir et il fut bientôt obligé d’aller jusqu’à la rue de la Tombe-Issoire pour se procurer quelques maigres provisions.

 

Un soir, près du réservoir de Montsouris, juste à l’angle de l’avenue Reille, il fut pris à partie par un groupe dans lequel se trouvait le gros Nestor. On l’empoigna brutalement, on lui déchira ses habits et on l’eût probablement écharpé si les agents n’étaient accourus.

 

Procas à demi-fou rentra chez lui, en courant, mais arrivé devant sa porte il n’aperçut point Mami. Il le siffla, l’appela : le chien ne répondit pas. Procas l’appela encore, et, pris d’un sinistre pressentiment, se mit à sa recherche…

 

Il refit le chemin qu’il avait déjà parcouru, sifflant toujours, redoutant un malheur. Le chien demeurait introuvable. Procas crut que l’animal affolé par la scène qui s’était passée ou poursuivi à coups de pierres par les gamins avait fui du côté du parc Montsouris. Durant toute la nuit, il battit le quartier, retourna plus de dix fois devant sa porte, espérant que Mami serait peut-être revenu.

 

Au matin, dès le petit jour, il regagnait tristement sa demeure, conservant peu d’espoir de retrouver son cher compagnon quand, au coin de la rue Saint-Yves, il aperçut dans le ruisseau une grosse boule grise. Il s’approcha, se pencha et reconnut son chien, son pauvre Mami qui gisait, la tête écrasée, dans une mare de sang.

 

Procas poussa un cri déchirant, son poing se tendit dans le vide en un geste de menace, puis, il ramassa la bête et la prit dans ses bras. Ceux qui virent passer cet homme horrible avec ce cadavre de chien qu’il portait comme un enfant demeurèrent étonnés et quelques-uns s’étant permis de rire, Procas les regarda d’un air si terrible qu’ils reculèrent, médusés par ces yeux jaunes qui semblaient ceux d’un démon.

 

* *

*

 

Rentré chez lui, Procas déposa le cadavre de Mami sur la table de son laboratoire et se mit à fondre en larmes.

 

Ainsi maintenant il était seul, bien seul. Il n’avait plus qu’un ami : ce chien, et on l’avait tué.

 

Pourquoi ?

 

Était-il responsable, le pauvre animal ? Était-il aussi l’ennemi de ces brutes ? Il ne gênait personne, cependant. C’était un pauvre chien très doux, très craintif, et si parfois il avait montré les dents, c’était plutôt pour se défendre que pour attaquer. Bien souvent les gamins l’avaient taquiné, harcelé, et jamais il n’en avait mordu aucun. Il semblait, comme son maître, résigné à souffrir. Il ne demandait qu’un peu de pitié, voilà tout. Et ils l’avaient tué, sans motif, ou plutôt si… parce qu’il était son chien à lui, Procas, le chien du maudit. Pourquoi ne s’étaient-ils pas attaqués à l’homme au lieu d’assommer une bête inoffensive ?

 

Et Procas sanglotait, tenant dans une de ses mains la patte froide du pauvre Mami. Longtemps, il demeura devant ce cadavre éclaboussé de sang, dont l’œil triste, voilé par la mort, conservait encore une infinie tendresse, et où il y avait, comme une expression humaine.

 

Tout à coup, il y eut au dehors un bruit de voix qui le fit tressaillir. Rendu au sentiment de la réalité, il leva la tête, regarda vers la fenêtre et distingua entre les rideaux mal joints des ombres mouvantes que grossissait démesurément la lueur d’un réverbère. À l’inertie et la torpeur succéda brusquement chez Procas une colère sourde. Il s’approcha de la fenêtre, l’ouvrit et s’écria d’une voix terrible :

 

« Allez-vous-en !… allez-vous-en, misérables !… »

 

Une bordée d’injures l’accueillit, mais il fit face à l’orage. Ce n’était plus le pauvre être effacé, craintif, qui cherchait, dans la rue, à passer inaperçu. C’était maintenant un homme résolu, prêt à l’attaque, un homme affolé que le désespoir et la colère rendaient capable de tout. Sous la lumière crue du bec de gaz qui le frappait en plein visage, il avait quelque chose de si terrifiant que les voix qui l’injuriaient se turent.

 

– Misérables !… misérables ! hurlait-il en tendant le poing…

 

Mais une oppression le saisit, le sang lui monta à la gorge. C’est à peine s’il eut la force de refermer la fenêtre, et il s’abattit, haletant, suffoquant, terrassé par une syncope.

 

* *

*

 

Quand il revint à lui, le soleil éclairait en plein sa chambre où dansait dans un rayon conique une fine poussière d’or pareille à un essaim d’insectes minuscules. Toujours étendu sur le parquet, il éprouvait une vive sensation de froid. Il grelottait, ses dents claquaient. Il promena autour de lui un regard étonné, mais l’idée de se lever ne lui venait pas à l’esprit. Il demeurait étendu, toujours frissonnant, la gorge sèche, et les membres si las qu’il ne se sentait pas le courage de faire un mouvement. Le bruit de la rue lui arrivait atténué, à peine perceptible, tant ses oreilles bourdonnaient. Tout était vague dans son esprit… il crut un moment qu’il avait eu, durant sa crise, un affreux cauchemar, comme cela lui arrivait souvent, mais un doute affreux le saisit… Il se leva péniblement en s’arc-boutant sur les coudes et sur les genoux. Le premier objet qu’il vit fut la table sur laquelle reposait son chien, et alors il se rappela tout. Il s’approcha, titubant comme un homme ivre, passa sa main sur le pelage terne de l’animal et demeura immobile, le front plissé, l’œil fixe. Il paraissait très calme ; on devinait qu’il poursuivait une idée qui, peu à peu, prenait corps dans son esprit. Soudain, sa figure s’illumina, il se tourna vers la fenêtre d’un air de défi, comme pour menacer des êtres invisibles, puis laissa tomber ces mots :

 

« Pauvre Mami, ils t’ont tué, mais avant peu, tu seras vengé… et c’est toi qui serviras à ma vengeance. »

 

XVI

Le lendemain, dans le petit café de la rue Liancourt, le gros Nestor et Barouillet causaient à voix basse ; un événement s’était produit qui ne laissait pas de les troubler un peu.

 

Bezombes avait disparu sans prévenir personne.

 

– Décidément, dit Barouillet, c’est à n’y rien comprendre. Bezombes nous aurait avertis s’il avait dû s’absenter. J’avais bien remarqué qu’il semblait préoccupé, mais j’étais loin de prévoir qu’il filerait ainsi à l’anglaise.

 

– Il est peut-être parti en province pour une affaire, émit le gros Nestor.

 

– Non. Il doit y avoir autre chose.

 

– Mais quoi ?

 

– Ah ! voilà !

 

– Si on l’avait assassiné ? L’homme du passage Tenaille a peut-être appris que Bezombes l’avait démasqué. Peut-on savoir ? Cet horrible individu est capable de tout. Lui qui ne se montrait jamais, maintenant il ouvre sa fenêtre, regarde les gens, faut voir, et il a continuellement l’injure à la bouche. L’autre soir, il nous a traités de misérables, et nous a montré le poing. Je vous garantis que s’il avait pu empoigner l’un de nous, il lui aurait fait passer un mauvais quart d’heure. Il est comme un fou furieux.

 

– C’est la mort de son chien qui le met dans cet état.

 

– Alors, il en verra bien d’autres, car, tant qu’on ne se décidera pas à l’arrêter, nous lui ferons la conduite, chaque fois qu’il sortira. Enfin, voyons, m’sieur Barouillet, pourquoi qu’on ne le coffre pas, cet individu-là ?

 

– Je n’y comprends rien.

 

– Vous avez pourtant saisi de l’affaire des personnages influents ?

 

– Oui, notre député a vu le commissaire, mais il lui a fait la même réponse qu’à nous. Selon lui, l’homme du passage Tenaille n’est pas dangereux.

 

– Mais les preuves recueillies par M. Bezombes ?

 

– Le commissaire dit que c’est de l’enfantillage.

 

– Ah ! par exemple !… qu’est-ce qu’il lui faut alors ?

 

– Moi, je renonce à m’occuper de cette affaire. J’y perds mon temps, et je n’aboutis à rien.

 

– Et les journaux ?

 

– Le rédacteur de l’Égalité dit maintenant comme le commissaire.

 

– Ça ! c’est trop fort. Eh bien, moi, je n’abandonne pas la partie, et nous verrons si l’on ne se décide pas bientôt à arrêter le satyre. C’est très joli de dire qu’il n’est pas dangereux, mais en attendant le gosse de la mercière n’a pas reparu, et on n’a pas retrouvé non plus l’assassin de la petite du cinéma. Maintenant, v’là que ça se complique. M’sieu Bezombes a disparu lui aussi. Vous direz ce que vous voudrez, mais tout ça n’est pas naturel… Ah ! si je pouvais seulement pénétrer, pendant cinq minutes, dans la maison du passage Tenaille, j’vous garantis bien…

 

Et le gros Nestor hocha la tête d’un air entendu.

 

Barouillet, pensif, sirotait lentement son vermouth-cassis. Lui non plus ne comprenait rien à tout cela. Il s’était à corps perdu lancé dans cette malheureuse affaire, mais il se rendait compte maintenant que l’influence dont il jouissait dans le quartier, en qualité d’agent électoral, n’arriverait point à contre-balancer celle du commissaire. Où Jacassot avait échoué il ne pouvait qu’échouer lui aussi ; il valait mieux abandonner la partie, mais discrètement, habilement, car il craignait de devenir suspect à ceux qu’il avait entraînés à sa suite.

 

Nestor, plus combatif, était, comme il se plaisait à le répéter, décidé à « foncer dans le tas ». Sa conviction était faite. La police protégeait un assassin, mais lui, il saurait bien démêler la vérité.

 

– Une tournée, m’sieu Barouillet ?

 

– Non, merci, ce sera pour une autre fois.

 

– Vous savez, c’est de bon cœur… Allons, encore un petit apéro, ça n’a jamais fait de mal.

 

Barouillet se laissa fléchir.

 

– Père Chevassu, remettez-nous ça, commanda le gros Nestor, en montrant les verres vides.

 

Le patron, un gros homme chauve et pâle, aux moustaches d’un noir d’ébène, arriva aussitôt avec deux bouteilles. Tout en versant, il souriait. On voyait qu’une question lui brûlait les lèvres.

 

Enfin, il demanda :

 

– Et m’sieu Bezombes ? On ne le voit plus…

 

– Il a disparu, répondit le gros Nestor.

 

– Vous voulez dire sans doute qu’il est en voyage ?

 

– Disparu, que je vous dis. Personne ne sait ce qu’il est devenu. Y a que du mystère dans le quartier depuis quelque temps.

 

Le père Chevassu devint soucieux.

 

– Vraiment, fit-il, on ne sait pas ce qu’il est devenu ?

 

– Combien qu’y faut vous le répéter de fois ?

 

– Diable ! diable !… C’est ennuyeux. Oui, très ennuyeux… c’est que… c’est que ça ne fait pas mon affaire… mais pas du tout… J’ai eu confiance en lui, vous comprenez… et…

 

– Il vous doit quelque chose ? demanda Barouillet.

 

– Mais justement.

 

– Beaucoup ?

 

– J’vous crois… quinze cents balles.

 

– Pas possible ?

 

– C’est la vérité.

 

– Et il vous a emprunté ça d’un coup ?

 

– Non… en trois fois… Vous comprenez, c’était pour l’affaire, et… je n’ai pas cru pouvoir lui refuser, d’autant plus qu’il se recommandait de vous.

 

– Ah ! c’est trop fort, s’exclama Barouillet, mais il ne nous a jamais parlé de ça.

 

– Il est venu me trouver plusieurs fois… Il avait l’air très agité… L’affaire le préoccupait beaucoup, et il était, paraît-il, obligé de faire certaines dépenses pour obtenir des renseignements… Bref, je me suis laissé tomber de quinze cents francs. S’il ne revient pas, je suis « vert ».

 

– Bah ! il reviendra. Bezombes est, je crois, un honnête homme…

 

– Mais s’il était un honnête homme, il ne se serait pas recommandé de vous. Ça, c’est une leçon. On ne m’y reprendra plus…

 

Et le père Chevassu, que sa femme venait d’appeler, se dirigea vers son comptoir.

 

– C’est louche, c’t’histoire-là, fit le gros Nestor.

 

– Oui, plutôt, murmura Barouillet… Il y eut un silence.

 

– Moi, reprit le garçon boucher, voulez-vous que je vous dise ? Eh bien, je m’étais toujours méfié de Bezombes. D’ailleurs de quoi vivait-il ?… Il ne venait jamais personne à son cabinet… Et puis quand donc qu’il se serait occupé de ses affaires ? Il était toujours au café. Il bavardait, c’est tout… Enfin, qu’il revienne ou non, cela ne nous empêchera pas de continuer ce que nous avons commencé, s’pas ?

 

– Oh ! moi, je vous l’ai déjà dit, je renonce à tout.

 

– Sérieusement ?

 

– Sérieusement.

 

– Ah ! c’est pas chouette ce que vous faites là, m’sieu Barouillet. Lâcher ainsi les amis, non, c’est pas bien. Qu’est-ce qu’on va penser dans le quartier ? Nous aurons l’air de farceurs.

 

– Mais mon ami, que voulez-vous que je fasse ? Vous voyez bien que nous nous heurtons à des difficultés insurmontables. Nous avons contre nous la police ; elle ne veut pas qu’il soit dit que nous avons été plus malins qu’elle… et vous savez, quand on s’attaque à la police, on ne récolte rien de bon.

 

– Bah ! vous et moi n’avons rien à craindre, n’est-ce pas ?… On ne nous coffrera tout de même pas, parce que nous voulons qu’on nous débarrasse d’un individu dangereux. Je voudrais bien voir que le commissaire me dise quelque chose, je le recevrais de la belle façon. J’suis un honnête homme, moi, je n’ai rien à me reprocher, par conséquent je suis tranquille. Puisque tout le monde me plaque, je travaillerai seul, et je donne ma tête à couper si avant quinze jours je n’ai pas réussi à faire empoigner l’individu du passage Tenaille. D’ailleurs, y a une chose bien simple… Si on ne l’arrête pas, les gens du quartier l’estourbiront, un beau soir, comme on a estourbi son chien. On est trop monté contre lui, et j’connais des gars qui n’hésiteront pas à le « buter »…

 

– Oh ! pas de ça, hein ? fit Barouillet, car ce serait grave, et pourrait vous coûter cher.

 

Le gros Nestor eut un haussement d’épaules :

 

– C’est des choses qui se raisonnent pas. Tout le monde lui en veut à c’t’homme-là, et, tôt ou tard, il finira bien par attraper un mauvais coup.

 

XVII

Procas conserva pendant vingt-quatre heures le corps de son chien auquel il enleva quelques fragments de moelle – on verra plus loin pourquoi – puis, un soir, il alla l’enterrer sur le talus des fortifications.

 

À partir de ce jour, il ne fut plus le même. Il se laissait aller, malgré lui, à de criminelles méditations. En vain essayait-il de chasser les atroces pensées qui l’assaillaient, il ne pouvait y parvenir. L’idée de vengeance finit par se cristalliser dans son cerveau.

 

Ordinairement, sous l’influence d’une colère violente, l’homme rêve de mille projets de vengeance, puis, petit à petit, reprend possession de lui-même. Un coup de foudre a bouleversé tout son être, mais la commotion éteinte, il retrouve enfin son calme.

 

Chez Procas, une suite de commotions (car chaque jour il doit faire face à la fureur de la foule) amène graduellement une dépression psychique, destructive de toute morale, subjective, presque hypnotique. Ce n’est pas encore un fou puisqu’il agit délibérément, mais son cerveau n’est déjà plus celui d’un homme sain. Sous l’effet de la douleur, son moi s’est transformé, et il en arrive aux conceptions les plus monstrueuses. Une sorte d’entraînement va le conduire au crime sans qu’il tente rien pour se ressaisir…

 

Cet état pourrait paraître explicable chez un être primitif, mais chez un intellectuel comme Procas, il semble une monstruosité. Pour s’éclairer sur la psychologie de ce malheureux, descendre dans les ténèbres de son âme, il faut remonter à la genèse du mal. Procas est un névropathe aux méninges surexcitées ; il y a chez lui des lésions anatomiques. Ses sensations atteignent à présent le paroxysme de la violence. Leur intensité a fini par étouffer la voix de la conscience.

 

Il ne raisonne plus, il agit, en proie à une idée fixe. Toutes ses forces mentales se concentrent sur un seul objet : la vengeance. Il ne voit plus qu’elle et dans sa solitude, il rumine les plus terribles choses.

 

À un tel être il eût fallu le calme, mais la foule hostile qu’il sent autour de lui, les cris de haine qui lui parviennent, chaque jour, à travers les murailles, tout cela l’exaspère de plus en plus.

 

* *

*

 

Il réinstalla son laboratoire et se remit à ses travaux, mais, cette fois, ce n’était plus pour doter l’humanité d’une découverte… C’était pour semer la mort parmi ses semblables.

 

Et ce serait la moelle qu’il avait prélevée sur son chien qui recèlerait le poison. Il se rappelait que, lors de précédents travaux, il avait fait quantité d’expériences de culture de microbes sur des milieux contenant des substances extraites de la moelle et de l’encéphale des chiens. Il en avait même extrait une matière qu’il appelait « médullose » et qui, additionnée dans des doses minimales aux milieux nutritifs, avait la propriété d’augmenter considérablement la virulence des microbes pathogènes. Mais il lui fallait choisir, parmi ces derniers, celui qui pourrait le mieux donner la mort. Il se remémorait alors toutes les maladies infectieuses qu’il avait étudiées autrefois, consultait des traités de bactériologie, mais ne trouvait rien.

 

Pour des raisons que l’on comprendra bientôt, c’est dans l’eau qu’il voulait propager le microbe. Le virus de la peste bubonique, auquel il songea un instant, est sans contredit un virus des plus actifs, mais de récentes expériences n’ont-elles pas démontré que l’eau ne joue qu’un rôle tout à fait secondaire dans sa propagation ? Pour susciter une épidémie, il fallait trouver un poison nouveau, redoutable. Où chercher ce germe inconnu, ce petit être invisible qui, sournoisement, pénètre dans les entrailles et tue plus sûrement qu’une balle de revolver ?

 

Et Procas était en proie à une rage sourde. Jamais il n’arriverait à se venger de ceux qui l’avaient tant fait souffrir, et continuaient, chaque jour, à le torturer.

 

Cependant, en feuilletant un vieux manuscrit, il avait été frappé par des notes qu’il avait prises dans l’Inde sur certaine épizootie de rats. Il avait remarqué que des milliers de ces rongeurs périssaient en vingt-quatre heures, et qu’en même temps les habitants de certain petit village voisin de Madura étaient atteints d’une maladie jusqu’alors inconnue. Il s’était livré à de minutieuses recherches, avait isolé et cultivé un bacille extrêmement ténu, difficile à colorer et qui, inoculé aux rats et aux souris, opérait chez eux les mêmes ravages que ceux produits par l’épizootie mystérieuse. Il avait longuement, à son retour en France, étudié cette question et fait un rapport détaillé de sa découverte, mais ne s’était jamais décidé à publier ce travail auquel il avait donné le titre de : Recherches sur le « Bacillus murinus[1]. »

 

Plus tard, à Marseille, où il avait été envoyé par le ministre de l’Intérieur afin d’étudier les mesures prophylactiques à employer contre la peste, qui avait fait quelques victimes, il avait, en disséquant un cadavre, recueilli et isolé le même bacillus murinus, qu’il avait découvert dans l’Inde. Maintenant qu’il se rappelait tous ces détails, il eut une idée soudaine. Il rechercha dans sa collection de microbes et retrouva un tube à essai contenant une culture de ce bacille, mais elle était presque desséchée. Sa virulence, c’est-à-dire son aptitude à se développer dans un corps animal et à y sécréter des poisons bactériens, devait être maintenant sans effet. Il fallait donc retrouver ce bacille, l’isoler, et le cultiver de nouveau.

 

À partir de ce jour, on eût pu le voir, tous les soirs, soulever une planche de la palissade qui séparait de sa demeure le hangar à fourrage. Une petite lanterne sourde à la main, il disposait des pièges, puis scrutait le sol, dans l’espoir d’y découvrir un rat mort. Il y avait beaucoup de rats dans le hangar, et il ne désespérait pas de trouver ce qu’il cherchait.

 

En une semaine, il captura une douzaine de rongeurs, mais une nuit il en découvrit deux qui étaient morts. Il procéda immédiatement à leur autopsie, et prit le sang du cœur, après avoir, au préalable, brûlé la surface de ce viscère, pour éviter toute contagion possible.

 

Ensuite il ensemença le sang sur des milieux nutritifs, préparés d’avance, et, après vingt-quatre heures, obtint des cultures différentes.

 

Dans la plupart de ces cultures, il trouva le bacille bien connu de Danysz, qui produit chez les rats une maladie à peu près semblable à la fièvre typhoïde de l’homme. Quelques jours se passèrent dans ce travail fiévreux. Avec une patience minutieuse, Procas disséquait un à un les cadavres de rats, ensemençait avec leur sang quantité de tubes à essai, mais le bacillus murinus n’apparaissait toujours pas.

 

Une nuit, cependant, il trouva dans le magasin à fourrage plus de rats morts que d’habitude. Il en recueillit jusqu’à cinq. Plus de doute, une épizootie venait de se déclarer, et ce qui tendait à le prouver, c’est que les pièges qu’il tendait chaque nuit étaient maintenant vides. On sait que lorsqu’éclate une épidémie, les rats, qui ne sont pas moins intelligents que les autres animaux, fuient le foyer d’infection et émigrent en d’autres lieux.

 

Quelle ne fut pas la joie de Procas lorsqu’il reconnut sur les rats, qu’il venait de trouver morts, des lésions tout à fait semblables à celles qu’il avait observées dans l’Inde. Il fit sur ces bêtes divers prélèvements de sang, et, vingt-quatre heures après, il pouvait observer sur la gélose une strie blanchâtre avec des ramifications latérales très caractéristiques.

 

Le doute n’était plus possible : il tenait enfin son Bacillus murinus ! Alors, il prit une lamelle de verre, y déposa une goutte de culture, l’étala avec l’extrémité d’une pipette, colora la préparation avec une substance préparée par lui, et l’examina ensuite au microscope. Sur le champ de l’appareil il constata la présence de bacilles minces et courts…

 

C’était bien le bacille cherché, il le reconnaissait parfaitement. Il ne lui restait plus qu’à accomplir ce que l’on appelle la « triade de Koch », qui consiste à inoculer le microbe à un animal réceptif. À trois rats vivants, il inocula le virus sous la peau, à trois autres il l’introduisit dans l’intestin sous forme de boulettes. Les premiers succombèrent en trente-six heures ; les trois autres ne moururent qu’au bout de quatre jours. Le virus semblait déjà assez violent, mais il était faible, si on le comparait à celui trouvé sur les rats du village indien. Procas ne se décourageait pas cependant. Il savait bien que, grâce aux procédés de la bactériologie moderne, on peut considérablement augmenter la virulence des microbes pathogènes et transformer un microbe presque inoffensif pour telle ou telle espèce animale, en un virus mortel pour la même espèce. D’autre part, son chien, son pauvre Mami devait, dans ce cas, lui rendre un dernier service… La médullose pourrait entrer en jeu et concourir à l’augmentation de nocivité du Bacillus murinus. Il employa dès lors une méthode très efficace inventée par Metchnikoff, Roux et Salimbeni dans leurs savantes recherches sur la toxine cholérique. Il introduisit dans le péritoine des rats de petits sacs de collodion remplis de bouillon de culture et de médullose ensemencés de Bacillus murinus. Il opérait avec toutes les précautions aseptiques, afin d’éviter l’infection du péritoine, ce qui aurait pu nuire aux résultats de l’expérience. Deux ou trois jours après, il sacrifiait l’animal et enlevait le sac pour ensemencer la culture dans un nouveau sachet de collodion, et l’introduire ensuite dans le péritoine d’un autre rat. Lorsque le virus eut passé alternativement dans les organismes de plusieurs rongeurs, il devint beaucoup plus actif.

 

Bientôt, il arriva à tuer les rats en trois ou quatre heures. Enfin, en multipliant le passage des cultures sur plusieurs rats, Procas obtint un virus des plus nocifs.

 

XVIII

Il en était là de ses travaux quand une nouvelle crise le terrassa. Un soir qu’il avait veillé très tard, il eut soudain un éblouissement ; une lueur rouge passa devant ses yeux et il s’abattit sur la table de son laboratoire. Quand il reprit la notion des choses, il faisait grand jour. Autant qu’il en put juger il devait être près de midi. La circulation était plus active sur les trottoirs et, dans le restaurant qui se trouvait situé tout près de sa demeure, il entendait un bruit d’assiettes et de verres entre-choqués.

 

Il essaya d’aller jusqu’à la fenêtre pour en tirer les rideaux et intercepter un rayon de soleil qui l’aveuglait, mais il fut incapable de faire un pas. Il tomba sur les genoux et c’est tout juste s’il eut la force de se traîner jusqu’à son divan sur lequel il se coucha avec beaucoup de peine.

 

Cependant, il lui fut impossible de demeurer étendu et il dut s’asseoir ; son cœur semblait à tout moment près de s’arrêter et, de ses mains froides, Procas comprimait sa poitrine. Sa tête était vide de pensées, il ne songeait qu’à son mal, dont il suivait les phases avec angoisse. Il demeura longtemps plié en deux, le regard fixe, comme un homme qui redoute une catastrophe, puis il éprouva une sensation étrange. Sa vue s’obscurcit, ses idées devinrent imprécises ; il lui sembla qu’il avait été soudain transporté dans un monde irréel, loin de la vie consciente. Il avait l’impression que son être spirituel avait déserté son corps, qu’il voguait dans l’espace, et il se demanda si ce n’était pas cela la mort. Et pourtant non, car lorsqu’il touchait l’un de ses membres, qu’il le pinçait, il avait conscience de la douleur.

 

* *

*

 

Il était toujours là, cloué sur son divan, immobile et froid comme un personnage de cire. Quand il se croyait un peu mieux il formait le projet d’aller jusqu’à la fenêtre et de l’ouvrir pour aspirer une bouffée d’air, mais il appréhendait le moment où il se lèverait, car il savait bien que le moindre effort pouvait de nouveau provoquer une crise. Si, au moins, il avait pu dormir ! Au prix de douloureux efforts, il était parvenu à se renverser en arrière et à appuyer sa tête contre la muraille. Il éprouva d’abord quelque soulagement et ferma les yeux. Il s’ensuivit un bien-être relatif qui dura peu, car la nouvelle position qu’il venait de prendre tendait par trop ses muscles thoraciques et comprimait sa respiration. Il fut obligé de se courber encore en avant, les coudes sur les genoux, et de rester ainsi, sans faire un mouvement. Une soif ardente lui brûlait la gorge, il grelottait, ses dents claquaient et il sentait le froid gagner ses extrémités, courir le long de ses bras et de ses jambes, monter jusqu’à sa poitrine. Est-ce la fin ? pensait-il. Cette perspective ne l’effrayait point. Il l’envisageait, au contraire, avec sérénité, s’étonnait même d’être encore en vie. Le bruissement de la rue lui parvenait assourdi et il souhaitait presque de ne plus rien entendre, de fuir à jamais ce monde où il n’avait rencontré nulle pitié, ces gens dont il entendait les pas sur le trottoir, les voix enrouées, les éclats de rire, et qui étaient tous pour lui des bourreaux.

 

Après une nouvelle crise, moins violente que les autres, et qui le tint prostré sur son divan, il retrouva un peu de tranquillité physique, et put faire quelques pas dans la pièce. Il but un grand verre d’eau, mais comme ses jambes flageolaient, il fut obligé de s’asseoir. Cela faisait trois jours qu’il n’avait pas mangé, mais, toujours en proie à la fièvre, il n’avait pas faim… un peu d’eau lui suffisait.

 

La secousse qu’il avait éprouvée, avait amené dans son esprit une certaine détente. Il ne songeait plus à rien, mais à mesure que la vie reprenait en lui, le souvenir lui revenait de tout ce qui s’était passé. Une insurmontable agitation le pénétrait graduellement, et d’ailleurs, eût-il voulu oublier que cela lui aurait été impossible.

 

Quand il put enfin sortir pour aller faire ses provisions, il retrouva devant lui la même foule hostile, et le désir de vengeance qui sommeillait dans son cœur se réveilla plus violent que jamais.

 

Le gros Nestor, qui n’avait point désarmé, se montrait plus acharné que jamais. Il avait pris de l’importance, depuis la défection de Bezombes et de Barouillet, et c’était lui qui maintenant « menait la danse ». Il s’était improvisé détective. Le soir, il se mettait en observation à la petite lucarne qui donnait sur la maison du passage Tenaille et sur le hangar à fourrage.

 

Avec une patience qui ne faiblissait jamais, il guettait, pendant des heures, celui qu’il appelait le « satyre ». Il s’imaginait que celui-ci se préparait à fuir, et ce qui l’entretenait dans cette idée, c’est qu’il n’avait pas été sans remarquer les allées et venues de Procas, quand il se livrait, avec sa petite lanterne sourde, à la chasse aux rats. Nestor en avait conclu qu’il faisait ses malles et cherchait des planches pour confectionner des caisses afin d’y loger tout son matériel. Il avait même cru devoir prévenir le propriétaire, le père Grinchu, qui avait haussé les épaules, et lui avait fermé sa porte au nez.

 

Nestor, furieux, s’était, dès le lendemain, répandu en calomnies sur le compte du marchand de fourrage, qu’il accusait « d’être de mèche » avec « l’assassin »… L’affaire prenait, on le voit, des proportions, et la foule, si facile à convaincre, était maintenant à la remorque du gros Nestor, lequel, tout fier du rôle de justicier qu’il croyait jouer (et en cela il était sincère), attisait chaque jour la haine de ses partisans.

 

Il tenait des discours dans la rue, et on l’écoutait avec complaisance, car ce qu’il disait correspondait exactement à ce que nombre de gens pensaient dans le quartier.

 

Le peuple a une fâcheuse tendance, on le sait, à voir partout du mystère, et à s’imaginer qu’il y a, pour certains privilégiés, des grâces d’état. Il croit dur comme fer que la justice est impitoyable pour les humbles, tandis qu’elle réserve toute son indulgence à ceux qui appartiennent à une certaine catégorie sociale.

 

On en vint à chuchoter que « l’homme du passage Tenaille » avait dû jouer autrefois un rôle politique qui l’avait mis au courant de certains secrets, et que c’était pour cela que la police le ménageait. « Si c’était un pauvre diable comme nous, ne cessait de répéter le gros Nestor, il y a longtemps qu’il serait coffré. »

 

Chaque jour, dans les ateliers, sur le pas des portes, dans les boutiques, c’étaient des parlotes mystérieuses ; chacun voulait paraître renseigné ; certaines commères, qui ne manquaient pas d’imagination, brodaient à qui mieux mieux, et quelques-unes d’entre elles avaient tellement monté la tête à la mère du petit disparu, que la pauvre femme, voyant en Procas l’assassin de son enfant, était, chaque soir, parmi les manifestants, quand le « satyre » quittait furtivement sa demeure.

 

À quoi tout cela devait-il aboutir ? Nestor, lui, était persuadé que la police, devant ce mouvement populaire, qui prenait de jour en jour plus d’importance, finirait par agir.

 

Mais la haine de Procas grandissait en même temps que celle de ces énergumènes et un soir que, poursuivi par une bande hurlante, il avait été de nouveau injurié, molesté, frappé, il était rentré chez lui dans un état d’exaspération tel que l’idée de vengeance qui couvait en lui, mais se serait peut-être atténuée, s’était réveillée plus farouche que jamais.

 

« Ce sont eux qui l’auront voulu ! s’écria-t-il d’une voix rauque… »

 

Et le lendemain, il reprenait son affreuse besogne.

 

XIX

Il n’était pas sûr encore que le virus qu’il avait découvert pût agir efficacement sur un être humain, mais, pourtant, il en avait l’intuition. Les expériences qu’il avait faites lui semblaient concluantes. Cependant, il n’était pas au bout de sa tâche. S’il avait réussi à « isoler » un agent infectieux des plus violents, qui devait produire de terribles effets, il fallait que le virus pût se propager dans l’eau, afin que celle-ci contînt une proportion x de germes nocifs. C’était une condition sine qua non pour obtenir une épidémie qui ne se bornât à quelques cas isolés.

 

Là surgit une difficulté.

 

L’eau, comme on le sait, n’est point d’ordinaire stérile. Elle contient toujours une quantité assez considérable de bactéries qui ne se développent pas dans l’organisme vivant, mais se développent aux dépens des matières mortes[2]. Et cette quantité dépend des conditions très variables du climat, de la proximité de quelque source contaminée.

 

Dans l’eau de Seine n’a-t-on pas trouvé 415 000 microbes pour un centimètre cube ? Et dans les eaux qui alimentent Paris jusqu’à 6 680 ? Il s’ensuit que les eaux les plus pures recèlent une faune microbienne nombreuse et assez de matière organique pour nourrir, pendant un certain temps, des milliers de bacilles.

 

Dans l’eau stérilisée, les microbes se propagent encore plus. L’eau fortement envahie par les bactéries ne permet pas le facile développement des bacilles qui l’habitent, de même qu’elle ne permet point l’évolution d’un nouveau microbe, sauf dans le cas où celui-ci est beaucoup plus fort que les premiers habitants du même élément. C’est l’éternelle loi de la lutte pour l’existence qui gouverne les relations entre ces invisibles, comme elle gouverne les relations entre les hommes : le plus fort mange le plus faible.

 

En se basant sur ce fait quelques savants ont émis cette opinion : que l’eau la plus pure, au point de vue bactériologique, est souvent la plus dangereuse, quand il est impossible de la protéger contre la contamination provenant de quelque foyer infectieux du voisinage.

 

Que l’on nous pardonne ces quelques détails scientifiques, mais ils sont nécessaires à la compréhension de ce qui va suivre et servent à expliquer le terrible drame qui se jouera bientôt.

 

La plupart des microbes pathogènes se développent assez bien dans l’eau stérilisée, mais mis en présence des autres microbes saprophytes qui sont beaucoup mieux adaptés à ce milieu nutritif, il leur faut soutenir une lutte acharnée pour l’existence, et ils finissent, la plupart du temps, par être vaincus. La manière de vivre des microbes pathogènes dans l’élément liquide dépend de nombreux facteurs. C’est tout d’abord la composition chimique de l’eau, principalement sa richesse en matières organiques ; c’est ensuite sa température plus ou moins élevée, l’absence de lumière et de mouvement. Enfin il y a encore d’autres conditions qui dépendent des microbes eux-mêmes : la vitalité, la résistance de ceux-ci dans leur lutte avec leurs ennemis.

 

Quand le microbe pathogène commence à prendre le dessus dans cette lutte pour la vie, et que les autres périssent, il se produit alors dans l’eau une augmentation de matières nutritives aux dépens des cadavres et le microbe vainqueur peut se développer beaucoup plus abondamment.

 

Procas avait prélevé chez lui de l’eau de la ville et l’avait soumise à la méthode de Koch. Après avoir fait chauffer à une température de 40 degrés des tubes contenant de la gélatine préparée avec du bouillon de viande, il « ensemençait » avec une certaine quantité d’eau. La gélatine fondue était ensuite coulée dans des cristallisoirs en verre, dits boîtes de Pétri. D’ordinaire, les colonies de microbes apparaissent au bout de vingt-quatre heures ou de trente-six heures, sous forme de petits points blancs. Et la numération de ces colonies donne le nombre total de microbes contenus dans la quantité d’eau prise pour l’ensemencement.

 

L’eau de la ville analysée par Procas n’était pas riche en microbes ; leur nombre ne dépassait, pas dix-huit cents par centimètre cube. Il était évident que cette eau pourrait offrir un milieu favorable au bacillus murinus : la lutte pour l’existence ne lui serait point trop difficile. Pour vérifier ce fait, Procas ensemença un centimètre cube de bacillus murinus dans un ballon de cinq litres rempli d’eau de la ville. Toutes les six heures, il étendait les échantillons de cette eau sur la gélatine, et comptait le nombre de colonies apparues, après un séjour de vingt-quatre heures à l’étuve. La deuxième expérience révéla une diminution notable des colonies du bacillus, et en trente heures, elles disparurent presque complètement. Le bacille du rat, qui était si puissant, si vivace dans l’organisme animal, était vaincu par des êtres invisibles.

 

Mais Procas ne se décourageait pas. Au contraire la difficulté le stimulait. Il savait fort bien que l’on peut habituer chaque bactérie à des conditions nouvelles de vie, en changeant peu à peu ces conditions. Il ensemença son bacillus murinus dans un bouillon contenant moins de viande et plus d’eau stérilisée, et se livra à une série de cultures, en diminuant graduellement la quantité de matières organiques. Cependant, le bacille ensemencé dans l’eau non stérilisée disparaissait au bout de quelque temps. D’autre part, l’inoculation de cette culture sur les rats démontrait que sa virulence s’atténuait très sensiblement, puis finissait par ne plus avoir de force.

 

Cette fois, Procas perdit tout courage, et peut-être eût-il renoncé à continuer ses expériences si les cris hostiles qu’il entendait au dehors n’avaient stimulé son énergie, et entretenu son idée de vengeance.

 

Il continua ses recherches, et arriva à se demander si, par suite d’une coopération entre deux ou plusieurs espèces microbiennes, il n’arriverait pas à une sorte d’union bacillaire.

 

La science fournit plusieurs exemples de cette « symbiose », de cette association de microbes qui apparaît comme des plus utiles et même nécessaire à la vie d’un type déterminé.

 

Metchnikoff n’a-t-il pas constaté que la combinaison du vibrion du choléra avec quelques autres espèces, comme par exemple la sarcine, parasite inoffensif de l’intestin de l’homme, est des plus virulentes ?

 

Il fallait trouver un type microbien qui pût augmenter la force de résistance du bacillus murinus. Il se livra à nombre d’essais, mais les résultats étaient toujours les mêmes. Le bacille s’atténuait dans l’eau et sa virulence y disparaissait presque complètement.

 

Allait-il donc renoncer à sa vengeance ? La science serait-elle impuissante à lui procurer le poison qui devait anéantir des centaines de vies humaines ?

 

Chaque jour il se monte davantage. Il s’absorbe de plus en plus dans son idée de vengeance ; il en arrive à ne plus songer qu’à cela. C’est un homme exaspéré, un demi-fou…

 

Lorsque les cris et les injures des gens massés devant sa porte parviennent à ses oreilles, au lieu d’être effrayé, comme devant, il a un ricanement sinistre, soulève doucement son rideau, regarde fixement tous ces individus qui l’insultent et songe que s’il parvient à isoler et à multiplier le bacille qu’il cherche, bientôt on verra reparaître le spectre de la Mort Noire, qui, aux siècles lointains, parcourait les vallées d’Europe en semant sur sa route la terreur et la ruine…

 

Et il se réjouissait à la pensée que pour tous ces êtres qui le faisaient souffrir, ce serait avant peu les ténèbres du tombeau. Nul regret, nulle pitié ne trouvaient place dans son âme. Il envisageait froidement les conséquences de son acte, et attendait avec impatience le jour où il pourrait, d’un simple geste, supprimer ses ennemis.

 

Dans son laboratoire, à la lueur d’un bec de gaz clignotant, jusqu’à une heure avancée de la nuit, il accomplissait son œuvre de mort avec la fièvre d’un savant qui travaille uniquement pour la science.

 

XX

Jusqu’alors aucun de ses essais n’avait réussi ; il se heurtait toujours aux mêmes difficultés et les microbes qu’il « ensemençait » perdaient leur virulence une fois qu’ils étaient plongés dans l’eau.

 

Un jour il eut l’idée de puiser de l’eau à un vieux puits très profond qui se trouvait dans sa cour. Il n’augurait rien de bon de cette nouvelle expérience quand, à sa grande surprise, il remarqua que le bacillus murinus se développait très abondamment dans cette eau non stérilisée.

 

Au bout de vingt-quatre heures, le nombre des microbes contenus dans le liquide diminua, tandis que son bacille se développait de plus en plus. Nul doute : la cause initiale de cette augmentation de virulence était due à l’un des microbes habitant le puits et les mêmes résultats pouvaient être obtenus avec la culture pure de ces microbes dans l’eau stérilisée. Il les isola, les cultiva à part et ensuite les développa avec le murinus adapté à la vie dans l’eau du puits et dans celle de la ville.

 

Le problème était résolu ! Procas tenait enfin sa vengeance : deux microbes qui, coopérant l’un avec l’autre, allaient devenir d’une virulence extrême.

 

Il prépara soigneusement une culture de ces deux bacilles dans un ballon de deux litres, puis se laissa tomber sur son divan en poussant un profond soupir.

 

Il ne lui restait plus qu’à accomplir l’acte décisif, celui qu’il ruminait depuis si longtemps !

 

* *

*

 

Tout était prêt. Et pourtant, il hésitait. Pendant de longues heures, il demeura immobile, la tête entre les mains. « Allons, se disait-il intérieurement, il faut se décider. Est-ce qu’ils ont eu pitié de moi, eux ?

 

Il se levait, s’approchait du bocal, le mettait sous son bras, comme s’il était prêt à l’emporter, et faisait quelques pas dans la pièce. Une lutte affreuse se livrait en lui. Il reposait le bocal, allait se rasseoir, puis songeait de nouveau… Il revivait alors ses jours de misère, les tortures que lui faisait endurer cette foule sauvage qui ne lui laissait plus un instant de repos : Il se remit à marcher, ouvrit tout à coup la fenêtre et respira largement, plongeant ses regards dans l’obscurité.

 

À Saint-Pierre-de-Montrouge, l’heure sonna, grave, frémissante. Il pleuvait. Des nuages couraient dans le ciel avec, par places, de grands tons blafards.

 

Son poing se tendit du côté de la rue ; vivement il endossa son pardessus, se coiffa de son chapeau et, dissimulant son bocal sous son bras gauche, ouvrit sa porte et sortit.

 

Dans les maisons, ses ennemis dormaient, tranquilles et confiants.

 

Procas remonta l’avenue du Maine jusqu’à l’église de Montrouge, prit la rue d’Alésia, tourna à droite dans la rue de la Tombe-Issoire et gagna la rue Saint-Yves. Arrivé à l’endroit où il avait découvert, quelques semaines auparavant, le cadavre de son pauvre Mami, il s’arrêta, essoufflé, car il avait marché très vite et suait à grosses gouttes. Se rappelant la tragique soirée où l’on avait voulu le lyncher, il revoyait son chien qui se serrait contre lui en grognant, puis tout s’effaçait dans son esprit. Il ne gardait plus que le souvenir de l’angoisse qu’il avait éprouvée ensuite, lorsqu’il courait à la recherche de Mami, et qu’il le retrouvait, au petit jour, pantelant dans le ruisseau.

 

« Les misérables !… Les misérables !… » ne cessait-il de répéter, en proie à une colère sourde qui allait en s’accentuant. À cette minute, tout s’exaspérait en lui. Il ne raisonnait plus, et ne songeait qu’à une chose : se venger.

 

Il se remit en marche, avançant d’un pas furtif, comme un malfaiteur qui se sent épié. Il était presque certain que personne ne l’avait aperçu, cependant il tremblait et convulsivement cherchait à se rapetisser.

 

La pluie continuait de tomber avec un bruit las. Les lumières de Paris formaient au loin, au-dessus des maisons, une grande buée vacillante.

 

Parvenu à l’angle de l’avenue Reille et de la rue Saint-Yves, il s’orienta. Devant lui, le réservoir de Montsouris avait l’aspect, d’un énorme tumulus recouvert d’un épais gazon, d’une de ces sépultures gigantesques comme on en voit dans quelques villes d’Asie… Sur un des côtés s’élevaient de petits édicules vitrés et, à l’angle nord-ouest, une construction en maçonnerie surmontée d’un kiosque métallique qui faisait l’effet d’une passerelle de paquebot.

 

Il se rappelait être venu là, quelques années auparavant, avec une délégation de conseillers municipaux et de chimistes, pour examiner ce qu’on appelle les « bâches d’arrivée », où débouchent les siphons de la Vanne, du Lunain et du Loing. Il s’agissait alors d’une enquête du comité d’hygiène.

 

En sa qualité de bactériologiste, Procas avait été désigné pour étudier sur place les dangers de contamination des eaux par la poussière que le vent pourrait chasser dans les cuvettes d’adduction, et il avait été frappé, à cette époque, de la facilité avec laquelle on pouvait pénétrer dans le réservoir maintenant protégé par de solides travaux. Il longea l’avenue Reille, puis la rue de la Tombe-Issoire et la rue Saint-Yves, laquelle encadre de deux côtés le grand tumulus gazonné, et comprit qu’il n’arriverait jamais à escalader ces murs… Il essaya d’ouvrir une petite porte encastrée dans la pierre, mais n’y put parvenir. Il eût fallu en forcer la serrure (et Procas n’eût pas hésité à le faire), mais il n’avait sûr lui qu’un petit couteau dont la lame se serait brisée au moindre effort.

 

Pendant qu’il réfléchissait, noyé dans un coin d’ombre, la silhouette d’un sergent de ville se profila le long des maisons voisines. Il attendit que cette silhouette eût disparu, puis fit encore une fois le tour du réservoir. Celui-ci était aussi bien défendu qu’une forteresse. La rage au cœur il reprit le chemin de sa demeure.

 

La pluie avait cessé, un vent bas faisait cliqueter les vitres des réverbères : de grands nuages, pareils à de l’ouate saupoudrée de suie, s’effilochaient dans le ciel, éclairés, de temps à autre, par un rayon de lune.

 

Procas était tellement troublé qu’il s’égara. Au lieu de tourner à gauche pour rejoindre la rue d’Alésia par l’avenue du Parc-de-Montsouris, il s’engagea à droite et se trouva dans la rue de la Glacière.

 

Après une assez longue hésitation, il reconnut enfin son chemin, mais il était tellement fatigué qu’il dut s’asseoir sur un banc. Une torpeur l’envahit, et peut-être se serait-il laissé aller au sommeil quand un agent l’interpella d’une voix rude :

 

– Vous n’avez pas de domicile ?

 

– Si, monsieur, répondit Procas, l’air égaré, comme un homme qui sort d’un rêve…

 

– Alors, allez vous coucher… on ne dort pas sur les bancs…

 

Procas se leva. Il s’éloigna, la démarche lourde, sous l’œil méfiant du sergent de ville… Lorsqu’il arriva chez lui, il vit une feuille de papier collée contre sa porte. Il essaya de lire, mais ne pouvant y parvenir, la détacha. Il entra dans son laboratoire, fit de la lumière, et ces mots, tracés en gros caractères par une main malhabile, apparurent sous le halo de la lampe :

 

« Canaille !… assassin !… Puisque la police ne veut pas t’arrêter, avant peu nous te ferons ton affaire ».

 

Procas ne s’indigna même pas ; il eut un haussement d’épaules, froissa le papier et le jeta dans un coin.

 

Il savait bien, parbleu ! qu’il n’avait rien de bon à attendre de cette populace surexcitée, dont la haine grondait autour de lui. Les menaces ! Elles ne l’émouvaient guère…

 

Son bocal posé devant lui sur la table scintillait à la lumière… Et il songeait : « C’est moi qui vais vous faire votre affaire, tas de misérables !… et vous l’aurez bien cherché… »

 

Il se déshabilla lentement et s’étendit sur son divan, qu’il avait maintenant converti en lit… un lit sans draps avec deux mauvaises couvertures de soldat. Il avait laissé sa lampe allumée, car, depuis quelque temps, l’obscurité l’effrayait. Au dehors, la pluie s’était remise à tomber. Procas s’assoupit, puis, brisé de fatigue, finit par s’endormir.

 

Quand il s’éveilla, il faisait grand jour. Sa lampe charbonnait, répandant dans la pièce une petite fumée noire. Cependant, il n’avait pas le courage de se lever… La perspective d’une nouvelle journée à vivre l’écœurait… Son échec de la veille l’avait découragé, mais il ne renonçait point pourtant à son projet de vengeance. Cette idée s’était ancrée dans son esprit avec une telle force, qu’il la regardait comme une chose nécessaire, une sorte d’obligation à laquelle il ne pouvait se soustraire. Il se laissa glisser à bas de son divan, revêtit ses habits encore tout trempés, et se dirigea vers la cuisine où il avait installé son autoclave.

 

Là, il ouvrit le tiroir d’une vieille table, fouilla parmi les objets qui s’y trouvaient, et prit une tige métallique terminée à son extrémité par un double crochet. C’était avec cela qu’il retirait autrefois du feu les tubes qu’il faisait rougir à blanc pour les stériliser. Il chercha une lime qu’il finit par découvrir sur une étagère, et, revenant dans son laboratoire, se mit à râper doucement le morceau de fer.

 

Ce travail dura près de trois heures, et, quand il fut terminé, Procas se rejeta sur son divan.

 

Il semblait très tranquille, et, par instants, un sourire crispait son hideux visage.

 

XXI

Ce matin-là, le gros Nestor, contrairement à son habitude, négligea de heurter à la porte de Procas en proférant des menaces. Il avait reçu la visite de Barouillet, qui venait de lui apprendre une chose grave.

 

Bezombes avait été arrêté et conduit au commissariat de la rue Sarrette.

 

– C’est la police qui se venge, grogna le gros Nestor…

 

– Peut-être, fit Barouillet, mais ce qu’il y a de certain, c’est que Bezombes est accusé d’escroquerie…

 

– Le père Chevassu a déposé une plainte ?

 

– Oh ! des plaintes… il y en a plusieurs, à ce qu’on dit. Ce Bezombes ne valait pas cher…

 

– Possible, mais il nous a quand même rendu un fier service.

 

Barouillet eut un geste vague.

 

– Oui, tout de même… les preuves qui nous manquaient, il nous les a fournies.

 

– Qui sait ?

 

– Quoi, vous doutez ?

 

– Bezombes exagérait tout… C’est un vaniteux qui ne cherche qu’à se faire valoir… En tout cas, qu’il ait exagéré ou non, ce qui est certain c’est que c’est un malhonnête homme. Il a profité de « l’affaire » pour escroquer plusieurs commerçants du quartier, et il est fort regrettable que nous l’ayons fréquenté car enfin, nous avons été ses amis… On ne voyait que nous et lui… si l’on allait supposer…

 

– Voyons, monsieur Barouillet, on nous connaît dans tout Montrouge. Nous avons un commerce, une situation… Nous ne devons rien à personne… Quand les garçons de banque viennent chez nous ils ne laissent jamais de fiches…

 

– Je ne dis pas… Mais les gens sont si méchants…

 

– Bah ! ne nous occupons pas de cela. Que Bezombes se débrouille.

 

– On nous citera peut-être comme témoins.

 

– Eh bien, nous dirons ce que nous savons. On ne pourra tout de même pas nous coffrer parce que nous avons fréquenté un escroc. C’est des choses qui arrivent. On fait la connaissance d’un homme, on le croit honnête, et on apprend plus tard que c’est une fripouille, on n’est pas compromis pour cela. Bezombes nous a trompés, voilà tout, mais on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il était sincère, quand il pistait le satyre…

 

– À quoi cela nous a-t-il avancés ?

 

– Ah ! monsieur Barouillet, sauf le respect que je vous dois, vous nous avez « plaqués » et vous avez eu tort…

 

– Mais non, mon ami… Je n’ai pas eu tort. J’avais compris qu’il n’y avait plus rien à faire. Notre homme, pour une raison que j’ignore, dispose sans doute de grandes protections, puisque malgré toutes les preuves accumulées contre lui, il est toujours en liberté. Mon opinion, – ai-je besoin de vous le dire ? – n’a pas varié… Je le crois coupable d’un crime… peut-être de plusieurs, mais tant qu’on ne le prendra pas sur le fait…

 

– Pour le prendre sur le fait, comme vous dites, il faut le surveiller… l’épier… et c’est ce que je fais, chaque jour, ou plutôt, chaque soir… Ordinairement, il ne sortait que pour aller chercher son dîner… et une fois rentré il ne mettait plus les pieds dehors… Eh bien, hier, il est sorti vers minuit… Je l’ai entendu ouvrir sa porte… Je me suis mis à la fenêtre et l’ai vu qui se dirigeait du côté de l’église de Montrouge… Mais quand je suis descendu il était déjà loin…

 

– Vous êtes sûr de l’avoir vu sortir ?…

 

– Aussi sûr que vous êtes là devant moi… Je l’ai guetté… car moi, j’ai de la patience, et quand je m’occupe d’une affaire, je vais jusqu’au bout… Oui… je l’ai guetté et je l’ai vu rentrer. Il pouvait être environ deux heures du matin. D’où venait-il ?… Croyez vous que c’est naturel, ces sorties-là ?… Un de ces jours nous allons encore apprendre que quelqu’un a été assassiné, et on n’en parlera plus… Ah ! N. de D… Je le pincerai le satyre, ou je veux perdre mon nom… À partir de ce soir, je vais encore me tenir en faction…

 

– Mais, malheureux, vous ne pourrez pas veiller toutes les nuits…

 

– Je dormirai le jour, mon père me remplacera à l’étal, mais faudra bien que j’aboutisse…

 

– J’admire votre énergie, et surtout votre persévérance… mais je crois que vous en serez pour votre peine.

 

– Nous verrons, monsieur Barouillet, nous verrons… Jusqu’alors nous ignorions que le satyre sortait la nuit… maintenant nous tâcherons de savoir à quoi il emploie son temps… pas à quelque chose de propre, bien sûr…

 

– Je vous souhaite bonne chance… En tout cas n’oubliez pas que vous pouvez toujours compter sur moi.

 

Le gros Nestor éclata de rire.

 

– Ah ! fit-il, en frappant familièrement sur l’épaule de Barouillet, vous vous ravisez… alors, on pourrait s’entendre et partager la besogne. Nous filerions le particulier à tour de rôle…

 

– Ce serait avec plaisir, mais nous allons avoir les élections municipales, et, vous comprenez, toutes mes soirées sont prises… Je fais campagne pour Malavaux, et…

 

– Tiens, je croyais que vous souteniez le conseiller sortant…

 

– Non… Bellerive n’a pas tenu ses engagements… il en a pris trop à son aise avec les électeurs… il nous faut un homme qui s’occupe activement du quartier… Ah ! si ç’avait été dans un autre moment, je vous aurais secondé de grand cœur, mais vous le voyez, c’est impossible…

 

– Alors, je « travaillerai » seul, et m’efforcerai de réussir… Ça arrivera peut-être plus tôt que vous ne le pensez… et je pourrai dire que moi aussi, je prends les intérêts du quartier.

 

– On vous en sera reconnaissant.

 

Les deux hommes se serrèrent la main, et se séparèrent. Le gros Nestor sortit sur le seuil de sa porte où il demeura immobile, imposant et superbe… À ceux qui passaient, il faisait un petit signe de tête, ou envoyait un salut de la main.

 

Le rôle qu’il avait assumé le posait dans l’avenue du Maine, et il prenait, comme Bezombes, des airs mystérieux quand on lui parlait de « l’affaire ».

 

Tout le monde était persuadé qu’il savait quelque chose, mais ne voulait encore rien dire. Cependant, à l’heure de l’apéritif, dans le petit café de la rue Liancourt, il fit quelques confidences à deux ou trois amis qui s’empressèrent d’aller répéter partout que Nestor allait bientôt étonner tout le monde, et ceux qui jusqu’alors l’avaient considéré comme un parfait imbécile, commencèrent à le prendre au sérieux.

 

C’était lui, en somme, qui entretenait dans le quartier la haine de tous contre Procas, haine qui se serait peut-être atténuée, puis apaisée, comme s’apaisent les grandes fureurs populaires. On continuait à épier le malheureux savant, et à lui « faire la conduite », quand il allait chercher quelques maigres provisions qu’il n’obtenait pas toujours, car la plupart des commerçants avaient fait alliance avec la foule. Il était souvent obligé de descendre jusqu’à la rue de la Gaîté et la rue d’Odessa où il trouvait fatalement de nouveaux ennemis qui faisaient chorus avec les autres.

 

Il est juste de reconnaître que, depuis quelques jours, Procas, qui était sûr de se venger de tous ces gens, avait une attitude provocante. Autrefois il fuyait comme une pauvre bête que l’on poursuit à coups de cailloux, mais à présent, il tenait tête à la bande hurlante qui l’escortait. Souvent, il s’arrêtait, croisait les bras, et regardait fixement la foule… Il était certain que cela allait mal finir et qu’un jour ou l’autre, on l’attaquerait encore, car il devenait de plus en plus odieux.

 

La veille, on avait cloué une feuille à sa porte : ce soir-là il trouva un autre chiffon de papier sur lequel était grossièrement représentée une guillotine avec ces mots : « Deibler t’attend ! »

 

Il sourit, et rentra chez lui. Il paraissait très calme. Il mangea une croûte de pain et un peu de charcuterie et se jeta tout habillé sur son divan, après avoir mis la petite aiguille de son réveil sur minuit.

 

* *

*

 

Quand la sonnerie grêle se mit à vibrer, Procas se leva. Il fit quelques pas dans la pièce, s’approcha de la fenêtre, écouta, puis jetant son manteau sur ses épaules, demeura quelques instants immobile. Enfin il mit son chapeau, dont il rabattit les bords, prit son bocal et sortit doucement après avoir éteint sa lampe.

 

À peine était-il dehors qu’il entendit des pas derrière lui. Il se retourna et vit une ombre qui rasait les murs. À la lueur d’un bec de gaz il reconnut son ennemi et s’ingénia à le dépister.

 

Au lieu de suivre l’avenue du Maine, il s’enfonça dans le passage de la Tour-de-Vanves, où l’obscurité était presque complète, tourna rapidement dans la rue Asseline et se blottit sous un porche.

 

Le gros Nestor (car c’était lui), s’arrêta, indécis, puis, ne voyant personne, parcourut la rue dans toute sa longueur. Il passa près de Procas sans l’apercevoir, revint dans le passage et s’avança jusqu’à l’avenue, mais déjà Procas, par la rue Didot, gagnait la rue d’Alésia, l’avenue d’Orléans, puis la rue Beaunier, qui débouche en face de l’entrée principale du réservoir de Montsouris.

 

Il s’engagea aussitôt dans l’avenue Reille et s’arrêta devant une petite porte de fer encastrée dans la muraille.

 

La nuit était noire, un peu brumeuse. Les feux des réverbères semblaient miroiter dans de l’eau trouble. Posant sur le sol son bocal, Procas, au moyen du crochet qu’il avait façonné la veille, se mit à fourrager doucement dans la serrure. Il y eut enfin un petit déclic, et la porte s’ouvrit sans bruit.

 

Il était dans la place.

 

Une effarante tranquillité régnait autour de lui. Il monta quelques marches et atteignit la grande plate-forme de gazon qui recouvre le réservoir. S’agenouillant sur l’herbe humide, il écouta un instant, puis se releva, et, courbé en deux, se glissa vers l’édicule vitré qu’il apercevait vaguement devant lui.

 

Il tremblait de tous ses membres, et sentait son cœur battre à coups précipités dans sa poitrine. L’horrible résolution qu’il avait prise faiblissait de minute en minute, et peut-être allait-il revenir en arrière, quand l’aboiement lointain d’un chien le fit tressaillir.

 

C’est ainsi qu’aboyait le pauvre Mami, quand il sentait derrière lui la foule hostile qui poursuivait son maître. Cet aboiement avait quelque chose de plaintif et montait dans la nuit à intervalles réguliers.

 

Procas eut un tressaillement. En quelques secondes ses souvenirs se succédèrent… il revit la bande hurlante de ses ennemis, leurs figures farouches, leurs gestes de menace… Il crut sentir sur son épaule la poigne brutale du garçon boucher, entendre Mami qui grognait à ses côtés, Mami dont il devait bientôt retrouver la dépouille sanglante, le long du ruisseau… Et cela étouffa son rêve de pardon. D’un pas furtif, il continua d’avancer, serrant contre lui son bocal… « Pourquoi aurais-je pitié d’eux », songeait-il.

 

Il était arrivé devant le kiosque où débouchent les doubles siphons de la Vanne et du Loing. Il n’eut qu’à crocheter une porte vitrée qui céda facilement. Parvenu près d’une rampe de fer, il vit un trou noir où l’eau entrait en bouillonnant… Ses mains qui tenaient le bocal étaient devenues froides et, au moment d’accomplir le geste fatal qui allait semer la mort, ses jambes vacillèrent. Pourtant, il se ressaisit, étendit le bras, hésita encore quelques secondes, puis d’un geste brusque, lança le poison. Il y eut un petit bruissement, quelque chose comme un léger susurrement de feuillage… et ce fut tout.

 

Procas s’était vengé… L’irréparable était accompli.

 

Un frisson de douleur et de volupté parcourut tout son être, et il s’enfuit, en proie à une terreur folle, croyant voir autour de lui des êtres aux bras décharnés, pitoyables et suppliants.

 

Il retrouva difficilement la petite porte par laquelle il était entré, la referma sans bruit, et se lança dans les rues ténébreuses, marchant d’un pas inégal et lourd. Il avait conservé son bocal… il le jeta dans un terrain vague où il se brisa.

 

Toute la nuit, il erra comme un chien perdu, et ne rentra chez lui qu’à l’aube. Au moment où il mettait sa clef dans la serrure, un homme surgit tout à coup :

 

– Ah ! canaille… Nous aurons ta peau !

 

Procas se retourna et reconnut le garçon boucher. Il le regarda fixement, eut un sourire ironique et referma sa porte.

 

XXII

Le quartier s’éveillait. Procas qui, malgré sa lassitude, n’avait pas envie de dormir s’était assis sur son divan, la tête entre les mains… À présent qu’un peu de netteté se faisait dans son esprit, il songeait.

 

Ce qu’il avait fait était horrible, il s’en rendait compte. Demain, après-demain au plus tard, les ambulances urbaines fileraient par les rues, les hôpitaux s’empliraient de moribonds ; tous ces gens qui maintenant allaient gaiement à leur travail seraient bientôt terrassés par un mal étrange dont on chercherait en vain la cause. La mort surprendrait les hommes, les femmes et les enfants… Les enfants !… À cette pensée, Procas eut un serrement de cœur. Pour se venger, il tuerait des innocents, de pauvres petits êtres qui ne savaient pas, qui ne comprenaient rien encore aux souffrances humaines. Et pourtant ne l’avaient-ils pas torturé, eux aussi ? n’avaient-ils point poussé sur son passage des cris de haine, des clameurs farouches ? Ne faisaient-ils point partie de la multitude barbare qui le harcelait chaque jour ? Un d’entre eux avait-il eu seulement un geste, un mot de pitié pour lui ?

 

Procas, on le voit, à force de méditer sa vengeance, de la ressasser, en était arrivé à la trouver juste, presque naturelle. Il est vrai que la souffrance et les persécutions dont il était l’objet avaient peu à peu, comme nous l’avons expliqué, troublé sa conscience. Il n’était plus un être normal.

 

Pour le moment, il ne voyait qu’une chose : il allait, à son tour, lire, sur les visages, la douleur et l’angoisse. Quand il se sentait envahir par un sentiment de pitié, il se rappelait aussitôt tout ce qu’on lui avait fait, et la colère concentrée dans son cœur entrait de nouveau en ébullition. Il entretenait autour de lui une ambiance de souvenirs et il évitait de s’interroger de peur d’avoir à se condamner.

 

Quand vint le soir, il sortit. Comme d’habitude, ce fut autour de lui la même horde déchaînée, gouailleuse et mauvaise. Il semblait insensible aux injures ; ce n’était plus un homme irritable et furieux comme devant, mais un être inconscient, comme en état d’hypnose pour qui le monde extérieur n’existe plus.

 

– Il est joliment sage ce soir, s’écria une femme qui suivait la foule en tenant son petit par la main.

 

– Oh ! vous y fiez pas, dit une autre… n’approchez pas trop… prenez garde !

 

Cependant la nouvelle attitude de l’homme à la figure bleue étonnait, et l’on se demandait si ce calme était naturel. Certains eussent voulu le voir regimber, et l’agaçaient, le bousculaient même, comme ces dompteurs qui fouaillent un fauve pour le faire rugir.

 

Procas était toujours impassible.

 

Il se disait « à quoi bon ? demain, ils ne s’occuperont plus de moi… car ils auront un ennemi autrement redoutable. »

 

Et, à cette pensée, une lueur mauvaise passait dans ses yeux.

 

Il put ce soir-là acheter quelques provisions. Quand il rentra chez lui, il remarqua que son escorte était toujours aussi nombreuse. Il s’enferma, mangea lentement à la lueur de sa petite lampe à pétrole, puis, comme il sentait bien qu’il ne pourrait pas dormir, prit un livre de bactériologie et s’absorba dans la lecture d’un chapitre pris au hasard.

 

Par instants, le roulement d’une voiture, un bruit de pas pressés, un murmure de voix, le faisaient tressaillir. Il écoutait, puis se replongeait aussitôt dans son livre, en murmurant : « Non… pas encore… c’est trop tôt. » Il calculait que l’eau du réservoir ne s’était pas encore répandue dans les canalisations… il fallait au moins quarante-huit heures pour que la contamination fût complète. Et il suivait en imagination le développement de ses bacilles dont les colonies devaient se multiplier à l’infini. Il se les représentait, comme s’il les voyait réellement au microscope grouillant sur la plaque de verre.

 

Soudain, sa tête se pencha en avant ; il dormait. Et alors sa pensée transformée, dénaturée, amplifiée par le rêve, lui fit voir des bacilles énormes, monstrueusement grossis, avec des antennes gigantesques, des tentacules de pieuvres, des yeux étincelants… Tout cela se mouvait, se tordait en convulsions lentes, et il sentait sur son corps le glissement gluant de ces monstres qui peu à peu l’enserraient, lui comprimaient la poitrine, l’étouffaient… Il poussa un cri et se réveilla…

 

Il alla ouvrir la fenêtre. Un homme était debout près de sa porte. C’était le gros Nestor qui le guettait. Procas le reconnut et, au lieu de refermer la fenêtre, demeura accoudé à la barre d’appui. Le garçon boucher s’esquiva et alla se cacher plus loin. Peut-être croyait-il que son ennemi allait sortir et qu’il jetait un coup d’œil dans la rue avant de quitter sa maison. « S’il y a une justice, pensa Procas, c’est celui-là qui devrait être frappé le premier. » Et il se mit à marcher car il craignait de s’endormir et d’avoir encore quelque affreux cauchemar.

 

Cependant la fatigue finit par le terrasser et il s’abattit sur son divan où un sommeil de brute ne tarda pas à s’emparer de lui. Au matin, il s’éveilla avec une affreuse migraine ; il se trempa le front dans une cuvette et comme l’eau avait rejailli sur son visage, il s’essuya avec soin, craignant que cette eau ne fût déjà contaminée. Maintenant, il n’oserait plus boire… Ne fallait-il pas qu’il pût jouir de son triomphe, voir souffrir ceux qui l’avaient poussé à commettre son acte ?

 

D’ordinaire, il ne sortait jamais le matin, mais ce jour-là il alla acheter les journaux. Une bande de gamins l’assaillit dès qu’il eut mis le pied dans la rue et les commères qui causaient sur le pas des portes l’accablèrent d’injures, mais Procas allait droit devant lui, la tête penchée en avant, les yeux mi-clos, comme un homme qui rêve. Ce calme persistant, qui contrastait avec son état de fureur habituel, ne manqua pas de surprendre. On en conclut qu’il ne se sentait pas la conscience tranquille et qu’il s’attendait sans doute à être arrêté. Pendant qu’on l’observait à la dérobée, il revenait, en lisant un journal, ce qui parut singulier.

 

Que pouvait-il bien chercher dans les journaux ?

 

Ceux qui n’avaient pas encore eu le temps de jeter les yeux sur les feuilles du matin s’empressèrent de se rendre au kiosque voisin et, séance tenante, se mirent à parcourir les colonnes de première, de deuxième et de troisième page, espérant y découvrir une indication, mais ils en furent pour leur peine. Pourtant, un vieux rentier décoré qui s’était mêlé aux groupes fit remarquer un fait-divers qui n’avait point frappé l’esprit des curieux. Il était question dans ce fait-divers d’une femme qui, la veille, avait été étranglée dans un hôtel borgne de la rue de la Tombe-Issoire. Elle était rentrée vers minuit, en compagnie d’un individu qui cherchait à dissimuler son visage et qui avait disparu avant l’aube. Ce fut alors pour les gens rassemblés autour du kiosque comme si un voile se déchirait devant eux…

 

– Parbleu ! dit quelqu’un, voilà ce qu’il cherchait dans le journal.

 

– Bien sûr, fit un autre… c’est lui, y a pas d’erreur… Depuis quelques jours, il sortait, le soir… où allait-il ?…

 

– Vous verrez, dit le vieux rentier, tout fier d’avoir fait preuve de sagacité, vous verrez que ce crime-là restera impuni, comme les autres. Ah ! il est habile le gaillard… Il n’en est pas à son coup d’essai…

 

Toute la journée le crime de la rue de la Tombe-Issoire fit l’objet des conversations. Le gros Nestor écumait de rage.

 

– Je l’ai manqué avant-hier, disait-il… Je le suivais, mais il m’a échappé… Si j’avais pu lui emboîter le pas, ça y était, je « l’avais »… Sûr que c’est lui qui a fait le coup !…

 

Personne n’en doutait, quand les journaux du soir firent la lumière sur ce drame. L’assassin avait été arrêté. C’était un nommé Mohamed Ben Agha, manœuvre dans une usine du boulevard de la Gare. On avait trouvé sur lui la montre-bracelet de sa victime, et il avait fait des aveux. Ce fut une consternation générale, mais on n’en demeura pas moins persuadé que « le satyre » ne valait pas mieux que ce Mohamed, et qu’un jour ou l’autre on finirait bien par le prendre en flagrant délit.

 

XXIII

Procas attendait toujours. Il ne se souciait plus de la foule qui grondait sur son passage. Une idée l’obsédait : ce bacille sur lequel il avait compté, dont la nocivité lui avait paru évidente, aurait-il perdu de ses propriétés quand il s’était trouvé en contact avec une immense étendue d’eau ? Le réservoir, il le savait, contenait, avec sa réserve, environ deux cent mille mètres cubes. Est-ce que cette masse ne renfermait pas un élément qu’il n’avait point prévu ? Non, pourtant, son bacille devait anéantir tous les autres, car les expériences qu’il avait faites sur cinq ou dix litres d’eau lui avaient suffisamment prouvé la virulence et la combativité de ses « colonies ». Elles devaient être en train de se développer, mais n’étaient pas encore parvenues dans les canalisations.

 

Parfois un remords le prenait et il souhaitait presque de voir échouer sa tentative, mais quand il retrouvait devant lui les regards de haine de ses ennemis, qu’il entendait leurs imprécations, leurs injures, il sentait s’évanouir sa pitié. Certes, il n’entendait pas jouir longtemps de son triomphe, car la vie lui pesait comme un fardeau. Une fois sa vengeance accomplie, il disparaîtrait.

 

Dans l’après-midi, il sortit. Il remarqua qu’on le regardait, mais sans colère, et crut même lire sur certains visages une sorte de compassion. Sur l’avenue du Maine, au coin du passage de la Tour-de-Vanves, des gens causaient d’un air mystérieux. Quand il passa, ils ne l’accueillirent point par ces habituelles clameurs qui, autrefois, le rendaient fou furieux. Il eût voulu cependant qu’on l’injuriât, qu’on le frappât même, cela eût entretenu dans son cœur la colère qu’il sentait peu à peu s’apaiser. Il rentra chez lui, ouvrit sa fenêtre, regarda sur l’avenue. Ordinairement dès qu’il paraissait, c’étaient des cris farouches, des gestes de menace… Aujourd’hui, rien… Le silence… Toute la journée, il demeura prostré devant sa table de travail, en proie à une tristesse noire… Ainsi, au moment même où il l’avait condamnée à mort, la foule s’humanisait… Et il cherchait en vain la cause de cet apaisement. Il finit par se persuader que ce calme n’était qu’apparent et que l’on méditait encore quelque chose contre lui. Cela s’était déjà produit… Il avait cru souvent retrouver un peu de tranquillité, et le lendemain il s’était vu de nouveau assailli par une bande de furieux.

 

La nuit était venue, et il demeurait devant sa table, sans même songer à allumer sa lampe, quand on frappa à la porte. Il tressaillit, Qui donc pouvait venir chez lui ?… Il hésita un instant, puis fit de la lumière.

 

On l’appelait maintenant : « Monsieur !… Monsieur !… »

 

Il se décida à aller ouvrir, et se trouva en face de deux hommes, mais recula en reconnaissant l’un d’eux, ce garçon boucher qui avait été pour lui un tortionnaire, un bourreau.

 

– Que me voulez-vous ?… Que me voulez-vous ? s’écria-t-il.

 

– Monsieur, répondit le gros Nestor, nous voulons vous parler.

 

– Me parler ? Qu’avez-vous à me dire ?… Vous venez probablement pour m’assassiner, misérable !

 

– Calmez-vous, dit le second visiteur, qui n’était autre que Barouillet, nous venons pour éclaircir un malentendu.

 

La phrase était peut-être mal choisie, mais on sait que Barouillet dont la tête était bourrée de clichés électoraux, employait volontiers des termes de réunion publique.

 

– Oui, reprit-il, un malentendu… un regrettable malentendu.

 

Procas avait reculé.

 

– Entrez, dit-il, comprenant qu’il ne pourrait tenir tête à ces deux hommes. Il pénétra dans son laboratoire, ils le suivirent.

 

– Monsieur, dit Barouillet, nous avons des excuses à vous faire.

 

– Oui… parfaitement, des excuses, appuya le gros Nestor, en s’inclinant gauchement… Tout le monde peut se tromper, s’pas ?…

 

– Et nous nous sommes trompés… grossièrement trompés, appuya Barouillet… Tout cela aussi c’est la faute d’un individu qui a maintenant maille à partir avec la justice… Il prétendait savoir… Il nous a pour ainsi dire convaincus… Nous l’avons cru, car ce qu’il disait était si précis et concordait si bien avec les faits, qu’il était impossible de ne pas vous accuser…

 

Procas ne comprenait toujours pas. Il était près de croire à une mystification, et regardait avec inquiétude ces deux hommes, dont l’un était son plus mortel ennemi, celui qui avait à maintes reprises déchaîné contre lui la colère de la foule.

 

– Expliquez-vous, dit-il, quels sont les faits dont vous parlez ?

 

– Vous le savez bien, répondit Barouillet.

 

– Tout ce que je sais c’est que je suis un objet d’horreur et qu’au lieu de me plaindre vous vous êtes tous acharnés contre moi. Vous m’avez injurié, frappé. Je n’avais plus au monde qu’un ami, un chien, une pauvre bête à demi infirme, et vous l’avez tué ! Pourquoi ? Que vous avais-je fait ?

 

– Nous avons eu bien des torts envers vous. Je le reconnais, Mais votre façon de vivre, vos mystérieux travaux nocturnes, tout cela nous avait paru louche et le jour où le petit Maurice a disparu, nous avons cru…

 

– Qu’avez-vous cru ?

 

– Que vous l’aviez tué !…

 

– Mais c’est horrible ! Ainsi vous avez pu me croire coupable d’un meurtre, moi ?

 

Le gros Nestor et Barouillet courbèrent la tête sans répondre. Ils avaient maintenant conscience de l’infamie de leur conduite et ne trouvaient plus rien à dire.

 

– Voyons, reprit Procas, parlez. Pourquoi venez-vous aujourd’hui me présenter des excuses, à moi que vous considérez peut-être encore comme un assassin ?

 

– Non, balbutia Barouillet, nous savons maintenant que vous n’êtes pas coupable. L’enfant a reparu. Il avait été enlevé, à la fête du Lion de Belfort, par des saltimbanques. Mais il est parvenu à leur échapper et, hier, des agents l’ont ramené chez lui. Vous comprenez à présent pourquoi nous sommes ici. Nous sommes d’honnêtes gens et nous savons reconnaître nos torts. On nous avait monté la tête et puis tout vous accusait. On avait relevé des traces de sang dans la petite cour de votre maison. L’enfant jouait devant votre porte quelques instants avant sa disparition, Mettez-vous à notre place, qu’auriez-vous pensé ?

 

Procas s’était assis ; la tête entre les mains, il sanglotait… Ainsi on l’avait pris pour un assassin et il ne s’en doutait pas. Il croyait que c’était sa seule laideur qui ameutait la foule contre lui. S’il avait su ! Pourquoi aussi ne lui avait-on rien dit ? Ah ! il comprenait tout maintenant : La visite du commissaire, la perquisition, les hurlements de rage qui s’élevaient à son approche, la fureur de ces gens qui le croyaient coupable.

 

– Monsieur, dit le gros Nestor, en lui frappant doucement sur l’épaule, ne vous tracassez pas… Maintenant tout est fini, on sait que vous êtes un brave homme… Vous n’avez plus d’ennemis, je vous assure… On est déjà renseigné dans le quartier… et on vous, plaint.

 

Procas n’osait lever la tête, regarder cet homme qui lui parlait, cet ennemi qu’il exécrait naguère et qui venait aujourd’hui s’excuser… qui prononçait enfin les paroles de pitié qu’il avait attendues en vain et qui l’eussent peut-être encouragé à vivre…

 

Et il songeait : « À l’heure où je n’ai plus d’ennemis, où ceux qui me persécutaient viennent me tendre la main, le poison est en marche, il circule dans les canalisations, il a peut-être déjà fait des victimes. »

 

Il se leva brusquement, regarda les deux hommes, et s’écria d’une voix rauque :

 

– Non… Non… si vous saviez !… aussi j’ai trop souffert !… j’ai trop souffert !…

 

Et il s’enfuit en courant.

 

– Pauvre type, murmura le gros Nestor, il est fou… Pas étonnant après des émotions pareilles ! Ah ! il en a vu de dures et peu s’en est fallu qu’on ait sa peau. Que c’est bête tout de même !… Et tout ça c’est la faute de cette crapule de Bezombes… Aussi pourquoi l’avons-nous écouté ? Le père Grinchu avait raison… lui seul avait vu clair dans tout cela !…

 

Barouillet ne répondit pas. Il prit le garçon boucher par le bras, et l’entraîna dehors.

 

Les vendeurs de journaux parcouraient les rues, s’arrêtaient, distribuaient quelques feuilles encore humides, et repartaient en hurlant :

 

La maladie mystérieuse… détails complets… les décès de la journée !…

 

* *

*

 

Il arrive qu’une vengeance porte parfois à faux et qu’elle atteigne des innocents. C’est ce qui était arrivé… Procas avait voulu se venger de ceux qui l’avaient rendu si malheureux, et la fatalité qui l’avait toujours poursuivi semblait s’attacher à lui. Son bacille faisait maintenant des victimes, les hôpitaux se remplissaient de malades, mais ce n’était point dans le quartier de Montrouge qu’avait éclaté la terrible épidémie. Procas était persuadé, comme beaucoup de Parisiens, que le réservoir de Montsouris distribue l’eau de la Vanne et du Loing aux habitants du quatorzième, et c’étaient ceux du centre qu’il avait atteints. Le premier, le deuxième, le troisième et le quatrième avaient reçu l’eau empoisonnée, et l’on comptait déjà de nombreux cas d’intoxication. Aux terrasses des cafés, dans les restaurants, dans les maisons, des hommes, des femmes, des enfants tombaient en tournoyant comme pris de vertige. Les ambulances urbaines passaient et repassaient sous l’œil terrifié de la population. La maladie commençait brusquement par un frisson violent et des vomissements. La température s’élevait très vite et atteignait, en deux ou trois heures, 41 et même 42 degrés. Le pouls montait jusqu’à cent cinquante pulsations à la minute. Les phénomènes nerveux étaient aussi très accentués ; beaucoup de malades étaient pris de convulsions, la peau se couvrait d’une sueur visqueuse ; sur le visage et sur les membres apparaissaient des bulles remplies d’un liquide trouble. Et les gens qui avaient jusqu’alors échappé au fléau attendaient leur tour, angoissés, tremblants. Les habitants de l’antique Pompéi en voyant descendre la lave qui allait les engloutir ne durent pas être plus effrayés que le furent les Parisiens en ces heures tragiques.

 

* *

*

 

Procas errait maintenant par les, rues, affolé. La visite du gros Nestor et de Barouillet l’avait bouleversé. Le remords lui broyait le cœur. Pouvait-il laisser mourir des gens qui avaient cessé d’être des ennemis, qui avaient reconnu leurs torts à son égard, et ne demandaient qu’à se les faire pardonner ? Il allait tout dire, tout révéler au commissaire, faire arrêter les eaux dans les canalisations. Peut-être en était-il temps encore ? Oui, mais une fois qu’il aurait avoué son crime, il fallait qu’il disparût. Sa résolution fut vite prise ! Il allait retourner chez lui et prendre, sur la petite étagère, la fiole de cyanure de potassium qu’il avait eu souvent idée de porter à ses lèvres… Il confesserait son crime… et en finirait aussitôt avec la vie.

 

Les cris des camelots avaient soudain attiré son attention… Un tremblement le prit. Il acheta un journal, lut à la lueur d’un réverbère, et sentit ses jambes se dérober sous lui… Ainsi, voilà à quoi il avait abouti… à tuer des innocents ! des gens qu’il n’avait jamais vus… qui l’ignoraient !… Un long sanglot monta à ses lèvres, il voulut courir jusqu’à son laboratoire, mais cette fois la secousse avait été trop forte pour cet homme dont la vie ne tenait plus qu’à un fil. Une crise d’étouffement le prit, son cœur cessa brusquement de battre, et il s’abattit comme une masse, foudroyé.

 

* *

*

 

Cependant les médecins avaient enfin reconnu que c’était l’eau qui portait la mort dans Paris, et l’épidémie avait été enrayée. On ignora toujours qu’un homme, pour se venger, avait empoisonné le réservoir de Montsouris, et l’on discuta longtemps encore sur les causes de la contagion.

 

Procas, ramassé sur la voie publique, fut transporté passage Tenaille et, le surlendemain, tout Montrouge suivait le pauvre corbillard qui l’emmenait vers sa dernière demeure.

 

L’assassin était devenu une victime, et la foule, qui ne savait pas, jeta des fleurs sur sa tombe…

 

La pitié s’était éveillée trop tard !…

 

FIN

 

Le récit que l’on vient de lire est un récit rétrospectif. Il est maintenant tout à fait impossible d’empoisonner un réservoir dont, chaque jour, l’eau est analysée avec le plus grand soin par les chimistes de la Ville.

 

Que les Parisiens se rassurent !

 

A. G.

 

 

 

 

 


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Avril 2007

 

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[1] Bacille du rat.

[2] Microbes saprophytes.