Émile Gaboriau

LA CLIQUE DORÉE

1871

I

S’il est à Paris une maison bien tenue et d’apparences engageantes, c’est à coup sûr celle qui porte le numéro 23 de la rue Grange-Batelière.

Dès le seuil, éclate et reluit une propreté hollandaise, méticuleuse, jalouse, presque ridicule en ses recherches.

Les passants se feraient la barbe dans les cuivres de la porte cochère, les dalles polies au grès étincellent, la pomme de l’escalier resplendit.

Dans le vestibule, trois ou quatre écriteaux révèlent le caractère du propriétaire et rappellent incessamment les locataires au respect dû au bien d’autrui, alors même qu’on en paye trop chèrement la jouissance.

« Essuyez vos pieds, s. v. p. ! » disent ces écriteaux aux allants et venants ; – « il est défendu de cracher dans l’escalier ; – l’accès de la maison est interdit aux chiens !… »

Cependant, cet immeuble tant soigné « jouissait » dans le quartier du plus fâcheux renom.

Que s’y passait-il de pire qu’ailleurs, qu’au numéro 21, par exemple, ou au numéro 25 ? Rien, très-probablement ; mais les maisons, comme les gens, ont leur destinée.

Au premier étage, avaient planté leur tente deux familles de rentiers, gens paisibles s’il en fut, aussi simples de mœurs que d’esprit. Un receveur de rentes, quelque peu courtier-marron, avait au deuxième son appartement et ses bureaux. Le troisième était loué à un homme fort riche, un baron, disait-on, qui n’y faisait que de rares et courtes apparitions, préférant, à ce qu’il prétendait, le séjour de ses terres de Saintonge. Un brocanteur, on l’appelait le père Ravinet, encore qu’il n’eût qu’une cinquantaine d’années, moitié marchand de meubles et de curiosités, moitié marchand à la toilette, occupait tout le quatrième, où il entassait les mille objets de ses commerces divers, qu’il achetait à l’Hôtel des Ventes.

Au cinquième étage, enfin, divisé en quantité de chambres et de cabinets, demeuraient des ménages peu aisés ou des employés, qui, presque tous, décampaient dès l’aurore, pour ne reparaître que le soir, le plus tard possible.

Le deuxième corps de logis, desservi par l’escalier de service, était peut-être moins honorablement habité, – mais les petits logements sont si difficiles à louer !…

Quoi qu’il en soit, il rejaillissait quelque chose de la mauvaise renommée de la maison sur tous les locataires. Pas un n’eût trouvé seulement cent sous de crédit chez les fournisseurs du quartier.

Mais les plus compromis, à tort ou à raison, étaient les concierges, le sieur Chevassat et son épouse. Leurs « collègues » de la rue les évitaient, et il courait à leur propos nombre d’histoires des moins édifiantes.

Le sieur Chevassat « avait de quoi », pensait-on, mais on l’accusait de prêter ses écus à la petite semaine et d’en tirer jusqu’à cent pour cent par mois. Il était encore, assurait-on, l’homme de paille de deux de ses locataires, le brocanteur et le receveur de rentes, et se chargeait, pour leur compte, de l’exécution des pauvres débiteurs en retard.

Les imputations dont on chargeait la Chevassat étaient bien autrement graves. On la garantissait prête à tout pour de l’argent et habituée à favoriser ou même à provoquer la mauvaise conduite des femmes qui habitaient sa maison.

Les Chevassat, ajoutait-on, avaient été établis, autrefois, au faubourg Saint-Honoré, et y avaient fait de mauvaises affaires.

On contait aussi qu’ils avaient un fils nommé Justin, beau garçon de trente-cinq ans, lancé dans le plus grand monde, qu’ils adoraient bien qu’il rougit d’eux et les méprisât, et qui venait les visiter de nuit, quand il avait besoin d’argent… Personne, il est vrai, ne le connaissait, ce fils, personne, jamais, ne l’avait vu…

Les Chevassat, eux, haussaient les épaules, soucieux seulement de bien vivre, disant qu’on serait fou de s’inquiéter de l’opinion du monde, quand on a sa conscience pour soi et qu’on ne doit rien à personne.

Cependant, vers la fin du mois de décembre dernier, un samedi soir, sur les cinq heures, les Chevassat allaient se mettre à table, quand le brocanteur du quatrième, le père Ravinet, se précipita dans leur loge comme un tourbillon.

C’était un homme de taille moyenne, scrupuleusement rasé, dont les petits yeux d’un jaune clair brillaient d’un éclat inquiétant sous d’épais sourcils en broussaille. Bien qu’habitant Paris depuis des années, il était vêtu en « monsieur de campagne », portant gilet de soie à fleurs voyantes et longue lévite droite à grand collet.

– Vite, Chevassat, s’écria-t-il d’une voix troublée, prenez votre lampe et suivez-moi ; il est arrivé quelque malheur là-haut !

L’émotion du brocanteur – il passait pour ne se pas émouvoir aisément – devait, bien plus que ses paroles, effrayer les époux Chevassat.

– Un malheur ! gémit la femme, il ne manquerait plus que cela ! Mais enfin qu’arrive-t-il, cher monsieur Ravinet ?

– Eh ! le sais-je !… Il n’y a qu’un instant, je sortais de chez moi, quand j’entends comme le râle d’un agonisant… Cela venait du cinquième. Naturellement, je monte quelques marches, prêtant l’oreille… Silence complet ; plus rien. Je redescendais, croyant m’être trompé, quand arrive jusqu’à moi un gémissement, un sanglot, je ne sais trop comment vous expliquer cela, mais on aurait juré le dernier soupir d’une personne qui souffre horriblement et qui rend l’âme…

– Et alors ?

– Alors, vite je suis venu vous prévenir et vous chercher… Je ne puis rien garantir, bien entendu, mais il me semble, je parierais que j’ai reconnu la voix de cette jolie jeune fille qui demeure là-haut, Mlle Henriette… Allons, venez-vous ?…

Mais les concierges ne bougèrent pas.

– Mlle Henriette n’est pas chez elle, déclara froidement la Chevassat, et quand elle est sortie ce tantôt, elle m’a dit qu’elle ne rentrerait pas avant neuf heures… Ainsi, cher monsieur Ravinet, vous vous serez trompé, les oreilles vous auront tinté…

– Non, je suis sûr que non !… Mais n’importe, il faut aller voir.

Durant cette explication, la porte de la loge n’avait pas été refermée, et plusieurs locataires qui traversaient le vestibule, entendant la voix du brocanteur et les exclamations de la portière, s’étaient arrêtés et écoutaient…

– Oui, il faut aller voir ! insistèrent-ils.

La volonté générale se manifestant ainsi impérieusement, le sieur Chevassat n’osa élever aucune objection nouvelle.

– Marchons donc, puisque vous le voulez, soupira-t-il.

Et s’armant de sa lampe, il s’engagea dans l’escalier, suivi du brocanteur, de son épouse et de cinq ou six personnes.

Les pas de tout ce monde ébranlaient les marches, et d’étage en étage les locataires entrebâillaient leur porte pour savoir d’où venait tant de bruit. Et presque tous, en apprenant qu’il y avait peut-être quelque chose, s’empressaient de monter.

Si bien que le sieur Chevassat avait une douzaine de curieux derrière lui quand il s’arrêta, pour souffler, sur le palier du cinquième étage.

La porte de la chambre de Mlle Henriette était la première du couloir de gauche, il y frappa doucement d’abord et du bout du doigt, puis plus violemment, puis enfin de toutes ses forces, à grands coups de poing et jusqu’à ébranler les cloisons de tout l’étage.

Et entre chaque coup :

– Mademoiselle Henriette, criait-il, mademoiselle Henriette, on vous demande !…

Rien, pas de réponse.

– Ah ! fit-il d’un air niaisement triomphant, vous voyez bien !…

Mais, pendant que frappait le concierge, M. Ravinet s’était agenouillé devant la porte, s’efforçant de l’écarter de l’huisserie, appliquant tour à tour l’œil et l’oreille au trou de la serrure et aux fentes.

Tout à coup il se redressa blême.

– C’est que c’est fini, cria-t-il, c’est que nous arrivons trop tard !…

Et comme un murmure de doute s’élevait :

– Vous n’avez donc pas de nez ! ajouta-t-il, furieux, vous ne sentez donc pas cette abominable odeur de charbon !…

Toutes les narines se dilatèrent, et il fallut bien reconnaître que le brocanteur n’avait que trop raison. À la suite de l’ébranlement de la porte, l’étroit couloir s’emplissait d’âcres vapeurs.

Il y eut parmi les assistants un frisson d’horreur, et une voix de femme dit :

– Elle se sera fait périr !

Chose singulière, mais trop fréquente en pareil cas, l’hésitation de tous les gens rassemblés là était visible.

– Je vais aller quérir le commissaire, déclara enfin le sieur Chevassat.

– C’est cela, fit le brocanteur, en ce moment il est peut-être temps encore de secourir cette jeune fille ; quand vous reviendrez, il sera trop tard.

– Que faut-il donc faire ?

– Briser la porte.

– C’est que je n’ose…

– Eh bien ! j’oserai, moi !

Et, appuyant son épaule contre le bois vermoulu, le digne homme n’eut qu’une secousse à donner pour chasser le pêne de sa gâche.

Aussitôt il y eut parmi les curieux un mouvement instinctif de recul, une véritable panique.

De la porte grande ouverte des flots de gaz mortels s’échappaient.

Cependant, la curiosité ne tarda pas à triompher de la peur. Nul ne doutait que la malheureuse jeune fille ne fût là, morte, et chacun insensiblement se rapprochait tendant le cou pour tâcher de voir…

Vains efforts ! La lumière de la lampe s’était éteinte dans l’atmosphère viciée par l’acide carbonique, et l’obscurité y était profonde, intense, effrayante.

On n’y distinguait rien, rien que la lueur rougeâtre du charbon achevant de se consumer sous la cendre, dans deux réchauds posés à terre.

On parlait d’entrer, personne ne se proposait.

Mais le père Ravinet ne s’était pas tant avancé pour rester là, dans le couloir.

– Où est la fenêtre ? demanda-t-il au sieur Chevassat.

– À droite, tenez, là !…

– Bien, laissez-moi faire.

Et bravement le digne brocanteur s’élança, et presque aussitôt, retentit le bruit des carreaux qu’il brisait.

L’instant d’après, l’air de la chambre était devenu respirable et tout le monde s’y précipitait.

Hélas ! C’était bien un râle d’agonie qu’avait entendu M. Ravinet.

Sur le lit, garni d’une maigre paillasse, sans couvertures ni draps, une jeune fille d’une vingtaine d’années, vêtue d’une méchante robe de mérinos noir, était étendue, immobile, roide, inanimée…

Toutes les femmes sanglotaient.

– Mourir si jeune, répétaient-elles, et mourir ainsi !…

Cependant, le brocanteur, s’étant approché de l’infortunée, l’examinait.

– Elle n’est pas morte ! s’écria-t-il ; non, elle ne peut être morte… Allons, mesdames, avancez-vous et faites-lui l’aumône des premiers secours en attendant le médecin…

Et tout aussitôt, avec une assurance singulière, il indiqua ce qu’il y avait à tenter pour la rappeler à la vie.

– De l’air, expliquait-il, de l’air, tâchez de faire entrer un peu d’air dans ses poumons, débarrassez-la de ce qui la serre, répandez sur elle de l’eau vinaigrée, frictionnez-la avec de la laine…

Il s’était emparé de la situation, il commandait, on lui obéissait passivement, encore qu’on ne conservât aucun espoir.

– Malheureuse enfant ! disait une femme, c’est quelque amour contrarié qui l’aura menée là !…

– Ou la misère… murmurait une autre.

C’est que la misère, en effet, inexorable, avait passé par cette triste chambre ; on ne reconnaissait que trop ses traces, visibles autant que celles de l’incendie. Une commode et deux chaises constituaient avec le lit tout le mobilier. Plus de rideaux à la fenêtre, nul vêtement de rechange au porte-manteau, pas un chiffon dans les tiroirs…

Évidemment, tout ce qu’il y avait eu de vendable avait été vendu, petit à petit, pièce à pièce… Les matelas avaient suivi les effets, la laine d’abord, poignée par poignée, puis les enveloppes…

Trop fière pour se plaindre, isolée par les pudeurs de la pauvreté, la malheureuse qui gisait là avait dû subir en cette chambre toutes les angoisses du naufragé accroché à une épave au milieu de l’Océan…

Ainsi pensait le père Ravinet, quand une feuille de papier, sur la commode, attira ses regards…

Il la prit. C’était comme le testament de la pauvre fille.

« Qu’on n’accuse personne, avait-elle écrit. Je meurs volontairement. Je prie Mme Chevassat de porter à leur adresse les lettres ci-jointes. On lui remettra ce que je dois au propriétaire.

« HENRIETTE. »

Les deux lettres étaient là, en effet. Sur la première, le brocanteur lut :

À M. le comte de la Ville-Haudry,

Rue de Varennes, 115.

Et sur la seconde :

À M. Maxime de Brévan,

62, rue Laffitte.

Une flamme soudaine s’était allumée dans les petits yeux jaunes du vieux brocanteur, un sourire mauvais plissa ses lèvres minces et même une exclamation lui échappa :

– Oh !…

Mais ce ne fut qu’un éclair.

Son front s’assombrit, et d’un regard inquiet et rapide il embrassa la chambre, tremblant qu’on n’eût surpris quelque chose des impressions dont il n’avait pas été le maître.

Non, personne ne l’avait épié ni même ne songeait à lui, l’attention de tous se concentrant sur Mlle Henriette.

Alors, d’un mouvement leste et précis, que lui eût envié un voleur à la tire, il fit disparaître dans la vaste poche de son immense lévite et la feuille de papier et les deux lettres.

Il était temps.

La plus vive agitation se manifestait parmi les femmes penchées sur le lit de la jeune fille.

L’une d’elles, pâle d’émotion, affirmait avoir senti le corps tressaillir sous sa main, et les autres soutenaient qu’elle s’était trompée… On allait bien voir, au surplus.

Il y eut vingt secondes d’une indicible angoisse, vingt secondes solennelles, pendant lesquelles chacun retint sa respiration… Et enfin un même cri d’espérance et de joie s’échappa de toutes les poitrines :

– Elle a tressailli !… Elle a bougé !…

Il n’y avait pas à douter ni à nier, cette fois ! L’infortunée avait eu un mouvement, bien faible il est vrai, à peine sensible, mais enfin un mouvement…

Un peu de sang remontait à ses joues blêmies, sa poitrine se soulevait par saccades, ses dents, convulsivement serrées, se desserraient, et sa bouche s’entr’ouvrant, on la voyait tendre le col en avant, cherchant instinctivement de l’air.

– Elle vit !… exclamaient les femmes, non sans une sorte d’effroi, et comme si elles, eussent vu s’accomplir un miracle, elle vit !…

D’un bond, M. Ravinet fut près du lit.

Une des femmes – c’était une des rentières du premier – soutenait dans le pli de son bras la tête de la jeune fille, et la malheureuse promenait autour d’elle ce regard terne, sans chaleur et sans expression, qui est celui des fous.

On lui adressa la parole, elle ne répondit pas ; visiblement elle n’entendait rien.

– N’importe, prononça le brocanteur, elle est sauvée maintenant, et quand le médecin arrivera, il trouvera le plus fort de la besogne fait… Mais elle a besoin de soins encore, cette enfant, et nous ne pouvons la laisser ainsi.

Ce que cela signifiait, tous les assistants le comprirent très-bien, et cependant, c’est à peine si un timide « c’est juste ! » accueillit la proposition.

Cette froideur ne déconcerta pas le bonhomme.

– Il va falloir la coucher, poursuivit-il, et pour cela il faudrait des matelas, des draps, des couvertures… Il faudrait du bois, car il fait un froid de loup, et aussi du sucre pour de la tisane, et de la bougie…

Il ne disait pas tout, à beaucoup près, mais il disait bien assez, trop même pour les gens qui étaient là.

Et la preuve, c’est que dès le début, la dame du courtier marron du second déposa noblement une pièce de cinq francs sur le coin de la cheminée et sans bruit gagna la porte. Plusieurs autres pareillement s’esquivèrent, qui, par exemple, ne déposèrent rien…

Si bien que lorsqu’il acheva, le père Ravinet n’avait plus près de lui que le couple Chevassat et les deux rentières du premier.

Et encore, ces deux dames échangeaient des regards de détresse, calculant sans doute mentalement ce qu’allait leur coûter leur curiosité.

Le brocanteur avait-il prévu cette généreuse désertion ? on l’eût dit, à regarder sa physionomie narquoise.

– Bons petits cœurs, va !… fit-il.

Puis haussant les épaules :

– Heureusement, ajouta-t-il, je vends un peu de tout et encore d’autres choses… Attendez-moi une minute ; je descends, et en deux tours j’aurai remonté le plus pressé… pour le reste, on s’arrangera.

Le visage de la portière était à peindre. De sa vie elle n’avait été si étonnée.

– On m’a changé mon père Ravinet, murmura-t-elle, ou je deviens folle !

Il est de fait que le brocanteur ne passait pas précisément pour un mortel sensible et magnifique. On citait de lui des traits à rendre Harpagon rêveur et à tirer une larme de l’œil d’un huissier.

Ce qui n’empêche qu’il ne tarda pas à reparaître, pliant sous le faix de deux matelas presque neufs, et qu’à un second voyage il rapporta bien plus qu’il n’avait annoncé…

Mlle Henriette maintenant respirait plus librement, mais sa physionomie gardait encore sa désolante immobilité. La vie s’était réveillée avant l’intelligence, et il était clair qu’elle n’avait aucunement conscience de sa situation ni de ce qui se passait autour d’elle.

Même, cela ne laissait pas que d’inquiéter les deux rentières, prodigues de dévouement à cette heure qu’elles ne tremblaient plus pour leur bourse.

– Bast ! c’est toujours comme cela, affirma carrément le père Ravinet, et d’ailleurs le docteur la saignera, s’il en est besoin.

Et, se retournant vers le sieur Chevassat :

– Mais nous gênons ces dames, mon brave, continua-t-il, allons, descendons chez moi prendre quelque chose ; nous remonterons quand l’enfant sera bien douillettement installée dans son lit.

Le logis de ce digne homme n’était, à vrai dire, que le magasin où il entassait pêle-mêle les objets les plus disparates.

Il vivait au milieu de ce chaos sans endroit fixe pour se tenir, campant ici ou là, suivant que le hasard des achats et des ventes laissait un espace vide dans une pièce ou dans l’autre, dormant une nuit dans un lit Louis XV de cent louis et la nuit d’après sur une couchette de fer de quinze francs.

Pour l’instant, il était établi dans un étroit cabinet aux trois quarts encombré seulement, et c’est là qu’il introduisit le portier.

Il commença par emplir d’eau-de-vie deux petits verres, plaça une bouillotte devant le feu, et se laissant tomber sur un fauteuil :

– Eh bien ! monsieur Chevassat, commença-t-il, voilà un événement !

Stylé sans doute par son épouse, le concierge ne répondit ni oui ni non, mais l’autre savait son monde et connaissait les secrets qui délient certaines langues.

– Ce que cela aura d’ennuyeux pour vous, poursuivit-il d’un air détaché, c’est que le commissaire de police, très-probablement, sera prévenu par le médecin et ouvrira une enquête…

Du coup, le sieur Chevassat faillit lâcher son petit verre.

– La police fera une descente ici, s’écria-t-il. Alors, bonsoir les voisins, la maison est définitivement perdue… La peste étouffe cette coquine de là-haut ! Mais vous vous trompez sans doute, cher monsieur Ravinet.

– Point ! Seulement, vous vous exagérez les conséquences. On vous demandera tout bonnement qui est cette jeune fille, de quoi elle vit, où elle demeurait avant de venir.

– C’est que précisément je n’en sais rien.

Le vieux brocanteur parut tomber des nues, ses sourcils se froncèrent, et hochant la tête :

– Bigre ! fit-il, voilà qui complique la question. Comment donc mademoiselle Henriette habite-t-elle votre maison ?

Manifestement le portier était dans ses petits souliers, sinon pour cela, du moins pour autre chose.

– Oh ! c’est simple comme bonjour, répondit-il, et si vous voulez que je vous conte l’affaire, vous verrez qu’il n’y a pas de quoi fouetter un chat.

– Soit, parlez.

– Pour lors, donc, c’était il y a un an, presque jour pour jour, voilà qu’un matin m’arrive un particulier tout ce qu’il y a de mieux couvert, le lorgnon à l’œil, insolent comme un valet de bourreau, enfin un jeune homme très comme il faut. Il me dit qu’il vient de voir à notre porte l’écriteau d’une chambre à louer présentement, et il me demande de la lui montrer. Naturellement je lui réponds que c’est un taudis qui n’est pas fait pour une personne comme lui, mais il insiste et ma foi ! je le conduis…

– À la chambre qu’occupe mademoiselle Henriette ?…

– Précisément. Je pensais qu’il allait faire le dégoûté, pas du tout. Il regarde où donne la fenêtre, comment ferme la porte, si la cloison est épaisse, et finalement il me dit : « Cela me convient, voici le denier à Dieu. » Et v’lan, il me met vingt francs dans la main… Les bras me tombaient.

Si M. Ravinet était intéressé, il n’y paraissait guère, son visage gardant l’air distrait et ennuyé de l’homme forcé d’écouter les affaires d’autrui.

– Et… qui est-ce ce jeune homme si comme il faut ? interrogea-t-il.

– Ah ! dame, ni moi non plus… tout ce que je sais de lui c’est qu’il s’appelle Maxime.

À ce nom, comme sous une douche lui tombant sur la tête, le vieux brocanteur tressauta sur son fauteuil ; il pâlit et un regard étrange traversa ses petits yeux jaunes.

Mais il se remit vite, si vite que le concierge ne remarqua rien, et d’un ton indifférent :

– Ce beau fils ne vous a donc pas dit son nom de famille ? demanda-t-il.

– Non.

– Cependant, pour aller aux informations…

– Eh ! voilà bien le diable !… je n’y suis pas allé !…

Peu à peu, et non sans de visibles efforts, le sieur Chevassat se redressait. C’était à croire que d’avance il assurait son maintien contre les questions possibles d’un commissaire de police.

– Je sais bien que je suis fautif, poursuivit-il, mais à ma place, cher monsieur Ravinet, vous n’auriez pas agi autrement que moi. Jugez plutôt. Ma chambre était louée à ce jeune homme, à ce M. Maxime, n’est-ce pas, puisque j’avais son louis en poche. Poliment je lui demande, comme d’usage, où il demeure et s’il a des meubles pour répondre du loyer. Ah ! bien ouitche ! Sans seulement me laisser finir, il se met à me rire au nez, oh ! mais à rire !… « Ai-je donc l’air, me dit-il, d’un homme à habiter un pareil chenil !… » Et voyant que je restais tout interloqué, il m’explique qu’il loue ça pour y établir une jeune personne de province à laquelle il s’intéresse et que même la location et les quittances doivent être au nom de cette personne qui est donc mademoiselle Henriette. Cela se comprenait, n’est-ce pas ? Néanmoins, comme il était du devoir de mon état de m’informer de cette demoiselle, je m’informe, toujours poliment. Mais lui m’envoie promener, me disant qu’il n’a pas de comptes à me rendre et qu’il va envoyer des meubles pour garnir la chambre…

Il s’arrêta, attendant un mot, un signe d’approbation du vieux brocanteur. Cet encouragement ne venant pas, il continua :

– Bref, je n’osai pas insister, et tout se passa comme l’avait voulu M. Maxime. Le jour même, un marchand apporta les meubles que vous avez vus là-haut, et le lendemain soir, sur les onze heures, Mlle Henriette arriva. Ah ! son bagage n’était pas lourd ! Tout son saint frusquin tenait dans un petit sac de voyage qu’elle portait à la main…

Penché vers la cheminée, le digne brocanteur ne semblait préoccupé que d’activer l’ébullition de l’eau qu’il venait de placer devant le feu.

– M’est avis, mon brave homme, prononça-t-il, que vous avez agi fort légèrement. Pourtant, s’il n’y a que ce que vous dites, je ne crois pas qu’on puisse vous inquiéter.

– Quelle autre chose voulez-vous donc qu’il y ait ?

– Dame !… je ne sais pas, moi… Si cette jeune fille avait été enlevée par M.… Maxime, si vous aviez prêté la main à son enlèvement… je vous verrais dans de vilains draps. Le code ne plaisante pas, quand il s’agit de mineures !…

Le portier eut un beau geste de protestation.

– J’ai dit toute la vérité, déclara-t-il.

Mais c’est ce dont le père Ravinet ne semblait pas parfaitement convaincu.

– Cela vous regarde, dit-il, avec un haussement d’épaules… Cependant, tenez pour sûr qu’on vous demandera comment une de vos locataires a pu tomber dans un si extrême dénuement sans que vous ayez prévenu personne…

– Oh ! moi, d’abord, je ne m’occupe pas de mes locataires ; ils sont maîtres chez eux…

– Bien, cela, monsieur Chevassat, très-bien !… Ainsi vous ignoriez que M. Maxime eût cessé de voir Mlle Henriette ?…

– Il n’avait pas cessé de la voir…

D’un mouvement, le plus naturel du monde, le père Ravinet leva les bras au ciel, et d’un accent d’horreur :

– Est-ce possible !… s’écria-t-il. Ce beau fils aurait donc connu la détresse de la pauvre enfant, il aurait donc su qu’elle mourait de faim !…

De plus en plus le sieur Chevassat semblait sur des charbons ardents. Il commençait à entrevoir et la portée des questions du vieux brocanteur et l’ineptie de ses propres réponses.

– Ah ! vous m’en demandez trop long ! Interrompit-il… Je ne suis pas chargé de surveiller M. Maxime, n’est-ce pas… Pour ce qui est de Mlle Henriette, dès qu’elle sera sur pied, la petite poison, je vais vous la faire déguerpir et plus vivement que ça !…

Le vieux brocanteur hochait gravement la tête :

– Cher monsieur Chevassat, prononça-t-il de sa plus douce voix, vous ne ferez pas ce que vous dites, par la raison que dès ce moment je réponds du loyer de cette jeune fille. Bien plus, si vous voulez m’obliger, vous serez bon pour elle, très-bon, et même… respectueux.

Il n’y avait pas à se méprendre à la signification du mot « obliger » tel qu’il le soulignait, et cependant il allait ajouter d’autres recommandations encore, quand une voix éraillée retentit dans l’escalier, criant :

– Chevassat !… Où donc es-tu, Chevassat !

– Mon épouse ! fit le portier.

Et ravi d’échapper au père Ravinet :

– Compris ! dit-il fort vite. On la traitera, votre demoiselle, aussi délicatement que la fille du propriétaire en personne… Sur quoi, excusez, la loge est seule, on m’appelle, il faut que je descende…

Et sans attendre, il s’esquiva, ne concevant rien au soudain intérêt du vieux brocanteur pour la locataire du cinquième.

– Gredin, va ! murmurait alors le père Ravinet, vil gredin !…

Mais il avait appris ce qu’il souhaitait, il était seul et il n’avait pas, estimait-il, une minute à perdre.

Vivement il retira du feu la bouillotte, et sortant de sa poche les lettres soustraites à Mlle Henriette, il plaça au-dessus de l’eau bouillante celle qui portait l’adresse de M. Maxime de Brévan.

En moins de rien, la vapeur eut humecté puis liquéfié la gomme qui fermait l’enveloppe. Dès lors, il devenait facile, moyennant quelques précautions, de l’ouvrir et de la refermer ensuite, sans qu’il restât trace de l’abus de confiance.

Ainsi fit le vieux brocanteur.

Et voici ce qu’avait écrit Mlle Henriette :

« Vous triomphez, M. de Brévan. Quand vous lirez cette lettre, je serai morte.

« Allez, redressez la tête, soyez délivré de vos terreurs. Daniel peut revenir, j’emporte dans la tombe le secret de votre lâcheté et de votre infamie…

« Non, cependant, non !

« Je puis vous pardonner, moi qui n’ai plus que quelques instants à vivre, Dieu ne vous pardonnera pas. Je serai vengée, je le sens. Et s’il faut un miracle, il se fera, pour que l’honnête homme qui vous croyait son ami, pour que Daniel sache comment est morte et pourquoi la malheureuse confiée à son honneur. – H. »

Les poings du bonhomme se crispaient.

– L’honneur de Maxime de Brévan ! grondait-il avec un de ces ricanements qui sont la dernière expression de la haine, l’honneur de Maxime de Brévan !…

Mais sa terrible agitation ne l’empêchait pas de répéter pour la lettre adressée au comte de la Ville-Haudry l’opération qui venait de lui si bien réussir.

Bientôt il la tint en sa possession, et sans plus de scrupules, il lut :

« Jusqu’à ce matin, mon père, brisée d’angoisses et défaillante de besoin, j’ai attendu une réponse à la lettre suppliante que je vous écrivais à genoux.

« Vous ne m’avez pas répondu, vous restez impitoyable. C’est donc qu’il faut que je meure… je vais mourir. Hélas ! je ne puis dire que ce soit volontairement.

« Il faut que je vous paraisse bien coupable, mon père, pour que vous m’abandonniez ainsi à la haine atroce de Sarah Brandon et des siens, et cependant… Ah ! j’ai bien souffert, j’ai bien lutté, avant de quitter furtivement votre maison, cette maison où ma mère est morte… où j’ai été si heureuse et tant aimée, enfant, entre vous deux… Ah ! si vous saviez !…

« C’était bien peu de chose, pourtant, ce que j’implorais de votre pitié : les moyens d’ensevelir dans quelque couvent ma honte imméritée…

« Oui, imméritée, mon père, car je peux vous le dire, et on ne ment pas au moment où je suis, si la réputation est perdue, l’honneur est sauf… »

De grosses larmes roulaient le long des joues du bonhomme, et c’est d’une voix étranglée qu’il murmura :

– Pauvre, pauvre fille !… Et dire que depuis un an, sans le savoir, je vivais à deux pas d’elle, sous le même toit… Mais me voici, j’arrive encore à temps !… Oh ! le hasard, quand il s’en mêle, quel auxiliaire !…

Assurément les habitués de l’hôtel Drouot eussent hésité à reconnaître le père Ravinet tant était prodigieuse sa soudaine transformation.

Non, ce n’était plus là le brocanteur rusé, le vieux malin à la face triviale et narquoise qu’ils voyaient à toutes les ventes ; assis au premier rang, guettant les bonnes occasions, de glace au plus fort du feu des enchères.

Les deux lettres qu’il venait de lire, avaient avivé en son âme des blessures atroces et mal cicatrisées. Il souffrait, et la douleur, la colère, l’espoir d’une vengeance longtemps attendue rehaussaient sa physionomie d’une étrange expression d’énergie et de noblesse.

Le coude sur une table, le front entre les mains, l’œil perdu dans l’espace, il semblait évoquer les misères du passé ou suivre dans les brumes de l’avenir quelque projet à peine ébauché et mal défini encore dans son esprit.

Et sa pensée débordant, pour ainsi dire, comme l’eau d’un vase trop plein, se répandait en un monologue incohérent et à peine saisissable.

– Oui, murmurait-il, oui, je te reconnais là, Sarah Brandon !… Pauvre fille !… À quelles abominables intrigues succombe-t-elle !… Et ce Daniel, qui la confie à Maxime de Brévan !… Qui est-il ?… Comment en sa détresse ne s’est-elle pas adressée à lui !… Ah ! si elle voulait se confier à moi… quel coup du sort !… Par quel moyen lui arracher la vérité tout entière !…

Le timbre d’une vieille pendule qui sonnait sept heures, fit tressaillir le bonhomme, et brusquement le rappela à la réalité.

– Bigre, grommela-t-il ; j’allais m’endormir sur la besogne, et ce n’est pas l’occasion… Il faut que je remonte confesser l’enfant…

Et aussitôt, avec une dextérité inquiétante, il remit les lettres dans les enveloppes, les sécha, les lissa et les soumit à une vigoureuse pression, jusqu’à faire totalement disparaître les boursoufflures occasionnées par la vapeur.

Puis au bout d’un moment, contemplant son ouvrage d’un air satisfait :

– Voilà qui n’est pas mal, fit-il ; un directeur des postes n’y verrait que du feu ; je puis me risquer.

Et sur ce, s’élançant dehors, il regagnait d’un pied leste le cinquième étage, quand la portière, Mme Chevassat, lui barra l’escalier, descendant si fort à propos que très-évidemment elle avait épié sa sortie.

– Eh bien ! cher monsieur Ravinet, fit-elle de son air le plus aimable, qui certes ne l’était guère, vous voilà donc le banquier de Mlle Henriette ?

– Oui… qu’avez-vous à y redire ?…

– Oh ! rien… vos affaires ne sont pas les miennes, seulement…

Elle s’arrêta, un sourire cynique effleura ses lèvres plates et elle ajouta :

– Seulement elle est fameusement jolie, Mlle Henriette, et à mon à part je me disais : « Tiens, tiens, il n’a pas mauvais goût, M. Ravinet… »

Une réplique indignée montait aux lèvres du bonhomme, mais il sut la retenir, comprenant combien il lui importait d’abuser la portière, et se contraignant à sourire :

– Vous savez que je compte sur votre discrétion, fit-il. Et il monta.

Alors, il dut au moins rendre à la Chevassat et aux deux rentières du premier étage cette justice, qu’elles avaient bien employé le temps et fort adroitement tiré parti des ressources qu’il avait mises à leur disposition.

La chambre, si froide et si désolée l’instant d’avant, de Mlle Henriette, avait pris, grâce à leurs soins, un air d’aisance qui réjouissait.

Une lampe, dont un abat-jour atténuait la lumière, brûlait sur la commode, un bon feu clair flambait dans la cheminée, on avait tendu un vieux rideau en plusieurs doubles devant la fenêtre pour remplacer provisoirement les carreaux brisés, et sur la table, recouverte d’un tapis, il y avait une théière, une tasse de porcelaine et deux petites fioles de pharmacien.

C’est que le médecin était venu, en l’absence de M. Ravinet, il avait saigné la malade, lui avait prescrit une potion et s’était retiré en déclarant qu’il n’y avait plus à garder l’ombre d’une inquiétude.

Seule, en effet, la pâleur de la pauvre jeune fille trahissait ses souffrances et le danger qu’elle avait couru.

Étendue dans son lit, maintenant garni de bons matelas et de draps bien blancs, la tête très-haussée sur ses oreillers, elle respirait librement, on le voyait au mouvement égal et régulier de sa poitrine, soulevant les couvertures…

Mais avec la vie et l’intelligence, la liberté de réfléchir à l’horreur de sa situation et la faculté de souffrir lui étaient revenues.

Le front appuyé sur son bras, qui disparaissait presque sous les boucles d’or de sa chevelure, immobile, l’œil obstinément fixé dans le vide, comme si elle eût essayé de percer les ténèbres de l’avenir, elle eût semblé la statue de la douleur ou plutôt de la résignation, sans les grosses larmes qui coulaient silencieuses le long de ses joues.

Sa beauté rare empruntait aux circonstances quelque chose d’immatériel et de si saisissant que le père Ravinet en demeura cloué par l’admiration sur le seuil de la porte restée ouverte.

Mais il ne tarda pas à songer qu’il pouvait être surpris là, en flagrant délit d’espionnage, et que certainement on se méprendrait sur ses sentiments.

Il toussa donc pour annoncer sa présence et entra.

Au bruit, Mlle Henriette s’était redressée. Apercevant le vieux brocanteur :

– Ah ! c’est vous, monsieur, prononça-t-elle d’une voix faible, ces dames qui m’ont soignée, m’ont tout appris… C’est vous qui m’avez sauvé la vie !…

Elle hocha la tête, et lentement :

– C’est un triste service que vous m’avez rendu là, monsieur.

Cela fut dit simplement, mais en même temps avec une si navrante expression de douleur que le père Ravinet en fut épouvanté.

– Malheureuse enfant, s’écria-t-il, songeriez-vous donc à renouveler votre horrible tentative ?…

Elle ne répondit pas. N’était-ce pas comme si elle eût répondu : Oui.

– Mais c’est de la folie ! s’écria le vieux brocanteur, en proie à la plus vive agitation. À vingt ans, désespérer de la vie ! cela ne s’est jamais vu. Vous souffrez, mais soupçonnez-vous seulement les compensations que l’avenir vous réserve !…

Du geste, elle l’interrompit :

– Il n’était plus d’avenir pour moi, monsieur, quand j’ai demandé à la mort un refuge…

– Cependant…

– Oh ! ne cherchez pas à me convaincre, monsieur ; ce que j’ai fait, je devais le faire. Je sentais la vie me quitter, j’ai voulu abréger les tortures… Il y avait trois jours que je n’avais mangé, quand j’ai allumé du charbon ici… Et pour me le procurer, ce charbon, j’ai eu recours à une supercherie, j’ai trompé la marchande qui me l’a donné à crédit… Ah ! Dieu sait cependant que ce n’était pas le courage qui me manquait !… Avec quelle joie et de quel cœur j’eusse travaillé aux plus grossiers ouvrages ! Mais savais-je, moi, où et comment on trouve de l’ouvrage !… Cent fois j’ai supplié Mme Chevassat de m’en procurer, mais toujours elle se moquait de moi en riant, et quand j’insistais, elle me disait…

Elle s’arrêta et un flot de sang empourpra son visage. Ce que lui disait la portière, elle n’osait le répéter. Mais c’est d’une voix que faisait trembler la rancune de sa dignité de femme et de toutes ses pudeurs outragées, qu’elle dit :

– Ah ! cette femme est une indigne créature !…

De quoi était capable la Chevassat, le vieux brocanteur ne pouvait l’ignorer. Il ne devinait que trop par quels conseils elle avait dû répondre à cette malheureuse de vingt ans, qui en sa détresse profonde s’adressait à elle.

Cependant, un juron lui échappa, qui eût assurément bien étonné l’estimable portière, et vivement :

– Assez, mademoiselle, s’écria-t-il, assez, je vous en prie… Ce que vous avez enduré, ne le sais-je pas ? J’ai vu la misère de près aussi, moi. Votre résolution désespérée de ce soir, je ne l’ai que trop comprise. Comment ne s’abandonner pas soi-même, quand on est abandonné de tout et de tous ?… Mais je ne m’explique plus votre découragement, à cette heure que la situation n’est plus la même…

– Hélas ! monsieur, en quoi a-t-elle changé !…

– Comment, en quoi !… Ne suis-je donc pas là, moi ! Quoi, après avoir eu la chance d’arriver à temps, je vous abandonnerais ! Ce serait du propre ! Non, non, jeune fille, reposez en paix, je veille, la misère n’approchera plus. Il vous faut un défenseur, un conseiller, me voilà, solide au poste. Et si vous avez des ennemis, gare à eux ! Allons, souriez aux jours meilleurs qui vont se lever.

Mais elle ne souriait pas ; la stupeur, presque l’effroi, se peignaient sur son visage.

Concentrant en un puissant effort tout ce qu’elle avait de pénétration, elle attachait sur le bonhomme un regard obstiné, espérant arriver jusqu’au fond de sa pensée.

Lui ne laissait pas que d’être déconcerté du peu de succès de son éloquence.

– Douteriez-vous donc de mes promesses ? demanda-t-il.

Elle secoua la tête, et laissant tomber ses paroles une à une, comme pour leur donner une valeur plus grande :

– Pardonnez-moi, monsieur, prononça-t-elle, je ne doute pas… Mais je me demande quels sont mes titres à la généreuse protection que vous m’offrez.

Affectant plus de surprise qu’il n’en ressentait, assurément, le père Ravinet levait les bras au ciel.

– Mon Dieu ! interrompit-il, elle suspecte mes intentions !

– Monsieur…

– Eh ! que pouvez-vous craindre de moi ! Je suis vieux, vous êtes une enfant, je vous viens en aide, n’est-ce pas tout naturel et tout simple !

Elle se tut, et lui pendant un moment demeura pensif, comme s’il eût cherché la cause de cette résistance. Tout à coup, se frappant le front :

– J’y suis ! fit-il, la Chevassat vous aura parlé de moi… Ah ! langue de vipère, je l’écraserai quelque jour ! Voyons, soyez franche, que vous a-t-elle dit ?

Il espérait un mot, au moins ; il attendit… Rien. Alors, avec une violence contenue, et en un langage inattendu, certes, de sa part :

– Eh bien ! reprit-il, ce qu’elle vous a dit, cette vieille coquine, je vais vous le répéter. Elle vous a dit que le père Ravinet est un personnage équivoque et dangereux, exerçant dans l’ombre toutes sortes d’industries inconnues et inavouables… Elle vous a dit que ce vieux est une manière d’usurier sans foi ni loi, sans autre morale que le gain, trafiquant de tout avec tous, vendant selon le goût des gens de la vieille ferraille ou des cachemires, hypothéquant son argent sur des gages qui n’en sont pas, le talent des hommes et la beauté des femmes. Elle a dû vous dire, en un mot, que pour une femme, être protégée par moi est un bonheur, et vous avez compris que ce serait un opprobre.

Il s’arrêta, comme pour laisser à la jeune fille le temps de porter un jugement, et d’un ton plus calme :

– Admettons, poursuivit-il, que ce père Ravinet que vous a dit la Chevassat existe… Il en est un autre, que bien peu connaissent, que certains malheurs troublent profondément, c’est celui-là qui s’offre à vous.

Se faire mauvais à plaisir, se charger même de vices qu’on n’a pas, c’est une tactique excellente pour ensuite être cru sur parole quand on se vante de certaine qualité qu’on a ou qu’on voudrait paraître avoir.

Si tel fut le calcul du vieux brocanteur, il échoua complètement. Mlle Henriette demeura de glace.

– Croyez, monsieur, fit-elle, que je vous suis reconnaissante, comme il convient, des efforts que vous faites pour me convaincre…

Le bonhomme eut un geste de dépit.

– En un mot, vous repoussez mes offres parce que je ne trouve pas une raison vulgaire pour les justifier… Que vous dire, cependant !… Voyons, supposez que j’aie une fille, qu’elle s’est enfuie, que je ne sais ce qu’elle est devenue, et que c’est en souvenir d’elle que je voudrais étendre sur vous ma protection… Ne puis-je pas m’être dit que peut-être, de même que vous, elle se débat dans les angoisses de la faim, abandonnée par son amant…

La jeune fille, à ce mot, pâlit, et se haussant sur ses oreillers :

– Vous vous méprenez, monsieur, interrompit-elle. Ma situation, je ne le sais que trop, justifie tous les soupçons, cependant, je n’ai pas d’amant.

Alors, lui :

– Je vous crois, mademoiselle, je vous jure que je vous crois… Mais, cela étant, comment vous trouvez-vous ici, réduite aux dernières extrémités de la misère, vous ?

Enfin, le père Ravinet venait de frapper juste. L’émotion gagnait la jeune fille, deux larmes brûlantes jaillirent de ses yeux.

– Il est de ces secrets, murmura-t-elle, qu’il n’est pas permis de révéler.

– Même pour défendre son honneur et sa vie ?

– Oui.

– Cependant…

– Oh ! n’insistez pas, monsieur.

Si Mlle Henriette eût connu le vieux brocanteur, elle eût lu dans le regard qu’il lui jeta, la satisfaction qu’il éprouvait.

C’est que désespérant, l’instant d’avant, de rien obtenir, il se croyait désormais assuré du succès.

Le moment lui paraissait venu de frapper le coup décisif.

– J’ai essayé de forcer votre confiance, mademoiselle, prononça-t-il, je l’avoue, mais votre intérêt seul me guidait. S’il en était autrement, me serais-je adressé à vous, quand pour surprendre les confidences que je vous demande, je n’avais qu’à déchirer une mince feuille de papier ?

La malheureuse ne put retenir un cri.

– Mes lettres !

– Je les ai.

– Ah ! c’est donc cela, que les dames qui me soignaient les ont en vain cherchées partout.

– J’ai voulu les soustraire à la curiosité des personnes qui étaient là.

– Et… vous ne les avez pas ouvertes !

Pour toute réponse, il les tira de sa poche, et avec un beau geste, le geste de l’innocence injustement soupçonnée, il les posa sur le lit.

Les enveloppes, en apparence du moins, étaient parfaitement intactes. Mlle Henriette le constata d’un coup d’œil, et tendant la main au vieux brocanteur :

– Je vous remercie, monsieur, dit-elle.

Lui ne sourcilla pas. Il sentait que cette preuve menteuse de probité avançait plus ses affaires que tous ses discours ; aussi se hâta-t-il de poursuivre :

Par exemple, mademoiselle, je n’ai pu m’empêcher de lire les adresses et d’en tirer des conjectures. Qui est le comte de la Ville-Haudry ?… Votre père, n’est-ce pas ? Et M. Maxime de Brévan ?… C’est le jeune homme qui venait vous visiter. Ah ! si vous vouliez vous fier à moi… Si vous saviez combien il est aisé, parfois, avec un peu d’expérience, de dénouer les situations qui semblent le plus inextricables…

Visiblement, elle était ébranlée.

– Du reste, ajouta-t-il, attendez d’être remise pour prendre une détermination… Réfléchissez, nous sommes gens de revue… Et vous ne me direz que ce que vous jugerez indispensable pour que je puisse vous conseiller…

– Oui, en effet, comme cela, peut-être…

– Alors, j’attendrai, oh ! tant que vous voudrez, deux jours, dix jours…

– Soit.

– Seulement, mademoiselle, je vous en prie, jurez moi de renoncer à vos horribles projets de suicide…

– Je vous le jure, monsieur, sur mon honneur de jeune fille !…

Le père Ravinet eut une exclamation joyeuse.

– Adjugé !… s’écria-t-il, et à demain, mademoiselle, car tel que vous me voyez, je tombe de sommeil et je vais me coucher.

Mais il mentait, car il ne regagna pas son appartement.

Si exécrable que fût le temps, il sortit, et, une fois dans la rue, il alla se blottir dans une encoignure, d’où il pouvait surveiller exactement l’entrée de sa maison.

Il y resta longtemps, au froid et à la pluie, jurant de temps à autre et battant la semelle pour se réchauffer.

Enfin, comme onze heures sonnaient, une voiture de place s’arrêta devant le n° 23. Un jeune homme en descendit, qui sonna à la porte. On lui ouvrit. Il entra.

– Maxime de Brévan ! murmura le vieux brocanteur…

Et d’une voix sourde :

– Je savais bien qu’il viendrait, le brigand, voir si le charbon a fait son œuvre…

Mais déjà le jeune homme ressortait et remontait dans la voiture qui partit grand train.

– Eh ! eh ! ricana le vieux brocanteur, pas de chance, mon garçon… le coup est manqué, et il va falloir chercher autre chose… Et je suis là, cette fois, et je te tiens, et au lieu d’un compte à régler, nous en aurons deux…

II

Ce n’est guère que dans les romans qu’on voit des inconnus se prendre soudainement d’une confiance illimitée et se raconter leur vie entière sans restrictions, sans réserver même leurs secrets les plus intimes et les plus chers.

Dans la vie réelle, on y met plus de façons.

Longtemps après que le vieux brocanteur l’eut quittée, Mlle Henriette délibérait encore, indécise de ce qu’elle ferait le lendemain quand elle le reverrait.

Et d’abord, elle se demandait qui pouvait être ce singulier bonhomme, qui lui-même s’était qualifié de « personnage équivoque et dangereux ? »

Était-il réellement ce qu’il paraissait ? La jeune fille en doutait presque.

Encore qu’elle n’eût guère d’expérience, elle avait été frappée de certaines transformations singulières et très-sensibles du père Ravinet.

S’animait-il, ses attitudes, ses manières et son geste juraient avec ses habits de « Monsieur de campagne, » comme s’il eût oublié une leçon apprise. Et en même temps, son langage trivial et incorrect d’habitude, et tout émaillé de locutions de son métier, s’épurait.

Que faisait-il ? Était-il brocanteur avant de venir s’établir dans cette maison de la rue Grange-Batelière, qu’il n’habitait que depuis trois ans.

Il n’était pas besoin de grands efforts pour imaginer le père Ravinet, – était-ce même son vrai nom ? – en une situation tout autre.

Et pourquoi non ? Paris n’est-il pas par excellence le refuge des déclassés, des vaincus de toutes les luttes de la civilisation ? N’est-ce pas à Paris seulement que, perdus dans la foule, les malheureux et les coupables, oubliés et inconnus, peuvent recommencer une existence nouvelle ?

Ah ! si on cherchait un peu !… Que de gens tout à coup disparus après avoir jeté un certain éclat, on retrouverait sous des habits d’emprunt, gagnant à des métiers infimes leur pain de chaque jour.

Qui empêchait que le vieux brocanteur ne fût un de ceux-là !

Mais tout cela n’expliquait pas suffisamment à Mlle Henriette, et de façon à calmer ses appréhensions, l’empressement du père Ravinet, ses offres de service, son insistance à donner des conseils. Était-ce pure charité de sa part ? Hélas ! la charité désintéressée a rarement de ces ardeurs.

Connaissait-il donc Mlle Henriette ? S’était-il, à un moment donné, récent ou éloigné, trouvé en relations avec elle, mêlé à sa vie ou à la vie des siens ? Payait-il ainsi un service rendu, espérait-il au contraire dans l’avenir quelque récompense ? Autant de problèmes !…

– Me mettre à la merci de cet homme, pensait la jeune fille, n’est-ce pas une imprudence énorme !

D’un autre côté, en le repoussant, elle retombait dans cet abîme de misère où elle n’avait aperçu d’autre issue que le suicide.

Or, il lui arrivait ce qui toujours advient à ceux qui, ayant attenté à leurs jours, ont été sauvés lorsque déjà ils avaient épuisé les angoisses de l’agonie et qu’ils avaient fini de souffrir.

Comme si l’effroyable contact de la mort eût effacé les douleurs du passé et les menaces de l’avenir, elle se remettait à aimer la vie d’une passion désespérée.

– Daniel ! murmurait-elle toute frissonnante, Daniel mon unique ami, quelle ne serait pas ta souffrance, si tu savais que tu m’as perdue irrémissiblement en essayant d’assurer mon salut !…

Pour se soustraire à la périlleuse protection du père Ravinet, elle se sentait capable de prodiges d’énergie ; mais où, mais comment l’employer, cette énergie ? Toujours la voix de la froide raison lui criait :

– Ce vieux brocanteur est ton seul espoir !…

L’idée de mentir, d’abuser le père Ravinet par des confidences inventées à plaisir ne lui venait pas. Elle ne songeait qu’au moyen de dire la vérité sans la dire tout entière, cherchant comment en avouer assez pour qu’on pût la servir, assez peu pour ne pas compromettre un secret qu’elle avait estimé plus précieux que son bonheur, que sa réputation, que sa vie.

C’est qu’elle était victime, l’infortunée, d’une de ces intrigues qui se nouent et se dénouent dans le cercle étroit du foyer domestique, intrigues abominables souvent, qu’on soupçonne, qu’on connaît même quelquefois et qui cependant demeurent impunies, car la loi humaine ne saurait les atteindre…

Le père de Mlle Henriette, le comte de la Ville-Haudry, était, vers 1845, un des plus riches propriétaires de l’Anjou.

Ce n’est pas sans orgueil que les gens des Rosiers et de Saint-Mathurin montraient aux étrangers le massif château de la Ville-Haudry, tapi au soleil levant, au milieu d’ombrages séculaires, dans un repli de ce coteau merveilleux qui domine la Loire.

– Là, disaient-ils, demeure un brave homme, un peu fier peut-être, mais brave homme tout de même.

Chose rare à la campagne, où l’envie couve des haines atroces, le comte, malgré son titre et sa grande fortune, était assez aimé.

C’était alors un homme d’une quarantaine d’années, assez grand et de bonne mine, solennel et poli, obligeant quoique froid, et très-tolérant, pourvu qu’on ne discutât devant lui ni la religion, ni la légitimité, ni la noblesse, ni le clergé, ni ses chiens de chasse, ni la supériorité des vins d’Anjou, ni diverses choses encore, constituant l’ensemble de ce qu’il appelait fastueusement ses opinions.

Parlant peu et jamais au hasard, il disait moins de sottises que d’autres, et cela lui avait valu un renom d’esprit, de capacité et de savoir dont il n’était pas médiocrement fier, et qu’il entretenait soigneusement.

Libéral, presque prodigue, il ne mettait guère de côté, chaque année, que la moitié de ses revenus. Il se faisait habiller à Paris, était toujours coquettement chaussé, et ne sortait jamais sans gants.

Sa maison était tenue sur un pied respectable. Il dépensait deux mille francs par an, rien que pour l’entretien des jardins. Il avait une meute et six chevaux. Enfin, il entretenait une demi-douzaine de grands diables de domestiques dont les livrées armoriées étaient l’éternel ébahissement des gens de Saint-Mathurin.

Il eût été complet sans sa passion pour la chasse.

La saison venue, à cheval ou à pied, par tous les temps, on était sûr de le rencontrer, le carnier au dos, arpentant les chaumes, sautant les haies ou barbotant dans les marais.

À ce point que les châtelaines des environs blâmaient hautement ses imprudences, lui reprochant de compromettre inutilement une santé précieuse.

Précieuse !… elle l’était en effet pour les familles pourvues de filles à marier.

Ce gentilhomme de quarante ans, comblé de toutes les faveurs de la destinée, était célibataire.

Et, certes, ce n’étaient pas les occasions qui lui avaient manqué. Il n’était pas une bonne mère à vingt lieues à la ronde qui ne guettât pour sa fille cette proie magnifique… 150,000 livres de rente et un beau nom !…

Il lui suffisait de paraître à un bal à Saumur ou à Angers pour en être le roi. Mères et filles réservaient pour lui leurs plus accueillants sourires et leurs plus provocantes œillades.

Mais toutes les avances avaient échoué, et même il avait su éviter plus d’un guet-apens conjugal adroitement tendu ; car on était allé jusqu’au guet-apens.

D’où lui venait cette horreur du mariage ? Ses intimes l’expliquaient par la présence au château de certaine gouvernante, moitié lingère, moitié dame de compagnie, assez jolie et très-intrigante. Mais il est des mauvaises langues partout.

Cependant, un événement arriva l’année suivante qui ne laissa pas que de donner beaucoup de consistance aux cancans – médisances ou calomnies.

Un beau matin du mois de juillet 1847, on apprit la mort de cette gouvernante, enlevée en quelques heures par une congestion cérébrale.

Et dès les premiers jours de septembre, c’est-à-dire six semaines plus tard, le bruit se répandit du mariage du comte de la Ville-Haudry.

La nouvelle était exacte ; M. de la Ville-Haudry se mariait. On n’en put plus douter quand on vit ses bans affichés à la porte de la mairie de Saint-Mathurin.

Et qui épousait-il, s’il vous plaît ? La fille d’une pauvre veuve, la baronne de Rupert, qui traînait aux Rosiers une existence misérable, sans autres ressources que la maigre pension qui lui revenait du chef de son mari, mort colonel d’artillerie.

Si encore elle eût été de bonne et authentique noblesse ; si seulement elle eût été du pays !…

Mais point !… On ne savait même au juste qui elle était ni d’où elle venait, ayant été épousée à l’étranger, en Autriche, suivant les uns et selon les autres en Suède.

Quant à feu le colonel, on le disait baron de la façon du premier empire et on lui contestait la particule qu’il mettait devant son nom.

Il est vrai que Mlle Pauline de Rupert, âgée alors de vingt-trois ans, était dans tout l’éclat de la jeunesse et d’une merveilleuse beauté.

Il est vrai que jusqu’à ce jour elle avait eu la réputation d’une jeune fille modeste et sensée, d’un esprit supérieur, douce, aimante, dotée enfin de toutes ces qualités rares et exquises qui sont l’honneur d’une maison et fixent le bonheur au foyer domestique.

Mais quoi ! pas un sou vaillant, pas de dot, pas même un trousseau…

La stupeur fut profonde, et suivie tout aussitôt d’un effroyable débordement d’indignes calomnies.

Était-il possible, naturel, qu’un gentilhomme tel que le comte finit ainsi, piètrement, ridiculement, qu’il épousât une fille sans le sou, une aventurière, après avoir eu à choisir entre les plus nobles et les plus riches partis du pays !…

M. de la Ville-Haudry n’était-il donc qu’un sot impertinent !… Ou plutôt ne s’était-on pas mépris sur le compte de la petite personne ?… Au lieu de ce qu’on croyait, n’était-elle pas une hypocrite intrigante, qui fort subtilement avait tissé dans l’ombre le filet où on voyait pris le lion de l’Anjou !…

L’étonnement eût été moindre, si on eût su que madame veuve de Rupert avait été fort liée avec la gouvernante défunte du château de la Ville-Haudry. Cette circonstance, si elle eût été connue, eût servi de texte à de bien autres histoires…

Quoi qu’il en soit, le comte ne devait pas tarder à constater le prodigieux revirement de l’opinion publique à son endroit.

L’occasion lui en fut fournie lors de ses visites de noces, quand il présenta sa jeune femme à Angers et dans les châteaux des environs.

Plus de sourires accueillants, plus de provocantes œillades, plus de jolies mains blanches furtivement tendues aux siennes !…

Les portes qui jadis semblaient s’ouvrir seules à deux battants dès qu’il se présentait, maintenant s’entre-bâillaient à peine de mauvaise grâce. Quelques-unes même restèrent fermées, les maîtres lui faisant dire qu’ils étaient absents, alors qu’il savait d’une façon sûre et positive qu’ils étaient chez eux.

Une dame fort noble et encore plus dévote, en possession de donner le ton, avait prononcé ce mot décisif :

– Certes, je ne recevrai jamais une péronnelle qui enseignait la musique à mes nièces, eût-elle englué et épousé un Bourbon !

C’était vrai. Cruellement affligée de voir sa mère privée de ces douceurs de l’aisance que l’âge rend si nécessaires, Mlle Pauline avait donné dans le voisinage des leçons de piano, qu’on lui payait Dieu sait quel prix !

N’importe, on s’armait contre elle de son noble dévouement. On lui eût fait un crime des plus admirables vertus.

C’est que c’est à elle surtout qu’on en voulait. La rencontrait-on seule, on détournait la tête pour ne la pas saluer. Et lorsqu’elle était au bras de son mari, il y avait des gens qui parlaient fort amicalement au comte et qui n’adressaient pas la parole à la comtesse, comme s’ils ne l’eussent point vue ou comme si elle n’eût pas existé.

Même les impertinences de ce genre allèrent si loin, qu’un jour M. de la Ville-Haudry, exaspéré, hors de lui, saisit au collet un gentilhomme, son voisin, et le secoua rudement en lui criant à deux pouces du visage :

– Ne voyez-vous donc pas Mme la comtesse, ma femme !… Quelle correction vous faut-il pour vous guérir de votre myopie !…

Menacé d’un duel, l’insolent fit bravement les plus plates excuses, et cet acte de vigueur rendit les gens circonspects.

Mais les sentiments n’en furent point modifiés. La guerre ouverte dégénéra en une sourde hostilité, voilà tout…

Cependant la destinée, meilleure que les hommes, réservait à M. de la Ville-Haudry une récompense bien inattendue de l’héroïsme dont il avait fait preuve en épousant, lui, si riche, une fille pauvre.

Un frère de Mme de Rupert, banquier à Dresde, mourut, léguant à sa « chère nièce Pauline » environ 1,500,000 francs.

Cet homme si riche, qui, de sa vie, n’avait envoyé un secours à sa sœur, qui eût déshérité la fille du soldat de fortune, avait été flatté d’écrire entête de son testament le nom de « haute et puissante comtesse de la Ville-Haudry. »

Cet héritage inespéré eût dû ravir la jeune femme. N’allait-il pas la venger victorieusement des plus ineptes calomnies et lui ramener l’opinion !… Et pourtant, jamais on ne la vit si triste que le jour où la grande nouvelle parvint au château.

C’est que ce jour-là, peut-être, elle maudit son mariage… C’est qu’en dedans d’elle-même une voix s’éleva qui lui reprochait amèrement d’avoir cédé aux ordres, aux supplications de sa mère…

Fille incomparable, de même qu’elle devait être la meilleure des mères et la plus chaste des épouses, elle s’était dévouée, et voici que les événements donnaient tort à son sacrifice et la punissaient de ce qu’elle avait fait son devoir.

Ah ! que n’avait-elle combattu, résisté, gagné du temps !…

C’est que, jeune fille, elle avait rêvé un autre avenir… C’est qu’avant d’accorder sa main au comte, spontanément et librement elle avait donné son cœur à un autre… C’est qu’elle avait aimé du plus naïf et du plus chaste amour un jeune homme de deux ou trois ans seulement plus âgé qu’elle, Pierre Champcey, le fils d’un de ces richissimes cultivateurs comme on en compte par centaines le long de la vallée de la Loire.

Lui l’adorait.

Malheureusement un obstacle dès le premier jour s’était dressé entre eux, infranchissable : la pauvreté de Pauline.

Y avait-il à espérer que le père et la mère Champcey, ces âpres paysans, permettraient à un de leurs fils, – ils en avaient deux, – cette folie qui s’appelle un mariage d’amour ?

Ils s’étaient imposé de rudes sacrifices pour leurs enfants. L’aîné, Pierre, se destinait au barreau ; l’autre, Daniel, qui voulait être marin, travaillait pour entrer au Borda.

Et les Champcey n’étaient pas médiocrement fiers d’avoir fait des « messieurs » de leurs gars. Mais ils disaient à qui voulait l’entendre qu’en échange de cette dot, l’éducation, ils comptaient exiger de leurs brus force espèces sonnantes.

Pierre connaissait si bien ses parents que jamais il ne leur parla de Pauline.

– Quand j’aurai l’âge des sommations respectueuses, pensait-il, ce sera une autre affaire…

Hélas ! pourquoi Mme de Rupert n’avait-elle pas voulu que sa fille restât libre jusque-là !

Pauvre jeune femme !… Le jour où elle était entrée au château de la Ville-Haudry, elle s’était juré d’ensevelir cet amour si avant au fond de son cœur que jamais il ne troublerait sa pensée… Et elle s’était tenu parole.

Mais voici que tout à coup il surgissait plus ardent et plus vivace qu’autrefois, l’oppressant jusqu’au spasme, doux et triste comme un souvenir de bonheur envolé, et en même temps cruel et déchirant comme un remords.

Ainsi qu’en un songe, elle revoyait Pierre, tel qu’en leur première adolescence, alors qu’il se glissait à la brune jusqu’à son pauvre logis, alors que, furtivement, elle entr’ouvrait la fenêtre pour l’apercevoir.

Qu’était-il devenu ?… Lorsqu’il avait appris qu’elle allait épouser le comte, il lui avait écrit une lettre désespérée, où il l’accablait d’ironies et de mépris… Puis, qu’il eût oublié ou non, il s’était marié, lui-même, et eux, qui s’étaient bercés de ce rêve de cheminer dans la vie appuyés l’un sur l’autre, séparés à jamais, ils suivaient chacun son chemin…

Seule, enfermée dans sa chambre, longtemps la malheureuse se débattit contre ces spectres du passé qui l’obsédaient.

Mais si quelque pensée coupable fit monter le rouge à son front, elle sut en triompher.

Loyale et vaillante, elle renouvela le serment qu’elle s’était fait de se consacrer entière à son mari… Il l’avait tirée de la misère pour lui donner sa fortune et son nom, en échange elle lui devait le bonheur.

Et certes, à s’affermir dans ces résolutions, il y avait de sa part quelque courage.

Après deux ans de ménage, le caractère du comte n’avait plus pour elle de secrets… Elle avait mesuré l’étroitesse de son esprit, le vide désolant de sa pensée, la sécheresse de son cœur…

Sous le brillant gentilhomme accepté comme « une capacité, » selon l’expression du pays, elle avait découvert un être absolument nul, borné, incapable d’une idée si on ne la lui soufflait, et avec cela prétentieux, infatué de ses mérites et poussant l’obstination jusqu’à l’absurde.

Et, pour comble, M. la Ville-Haudry n’était pas loin de haïr sa femme… On lui avait tant insinué qu’elle n’était pas à sa hauteur, qu’il avait fini par le croire… Enfin, il s’en prenait à elle de son prestige évanoui.

Accablée de la lourde tâche échue à Mme de la Ville-Haudry, une femme vulgaire eut pensé que garder la foi conjugale à un homme tel que le comte, ce serait assez de vertu.

Mais la comtesse n’était pas une femme vulgaire.

Résignée, elle se promit d’avoir du moins la coquetterie de la résignation.

Il est vrai que désormais un berceau adoré enchaînait son âme au foyer. Elle avait une fille, son Henriette, et, sur cette chère tête blonde, elle bâtissait un monde de merveilleux projets…

C’est de ce moment qu’elle sortit de l’inertie où elle s’assoupissait depuis deux ans, et qu’elle se mit à étudier le comte avec cette prodigieuse perspicacité que développe un grand intérêt en jeu.

Un mot de M. de la Ville-Haudry devait l’éclairer. Un matin, comme ils achevaient de déjeuner en tête à tête :

– Ah ! Nancy t’aimait bien, lui dit-il, la veille de sa mort, lorsqu’elle sentait qu’elle était perdue, elle me conjurait de t’épouser.

Cette Nancy, c’était la défunte gouvernante du château.

Après cette maladresse du comte, point n’était besoin de longues réflexions pour comprendre le rôle qu’avait joué cette femme.

Il devenait évident que, modestement effacée dans l’ombre, protégée par l’intériorité même de sa situation, elle avait été tout à la fois l’intelligence, l’énergie et la volonté de son maître.

Et son influence sur lui avait été si puissante qu’elle lui avait survécu et qu’elle avait été obéie par delà le tombeau.

Cruellement humiliée par l’aveu de son mari, la comtesse eut assez de puissance sur elle pour ne lui en point garder rancune.

– Eh bien !… soit, se dit-elle ; pour son bonheur et pour notre repos, je descendrai jusqu’au rôle de cette Nancy !…

C’était plus aisé à résoudre qu’à exécuter, M. de la Ville-Haudry n’étant pas de ceux qu’on manie ouvertement, ni même qui se rendent à un conseil quand on leur en a démontré l’excellence.

Irritable, ombrageux et despote comme tous les faibles, il ne redoutait rien tant que ce qu’il appelait une atteinte à son autorité. En tout, pour tout, partout et toujours, il prétendait être le maître, le souverain arbitre. Et ses susceptibilités sur ce point étaient si intraitables et si puériles, qu’il suffisait que sa femme manifestât l’ombre d’une volonté, pour que tout aussitôt il voulût obstinément le contraire.

– Je ne suis pas une girouette !… était une de ses déclarations favorites.

Pauvre homme, qui ne comprenait pas que pour tourner au sens contraire du vent qui souffle on n’en tourne pas moins.

La comtesse le comprit, et ce fut là sa force.

Après plusieurs mois de patience et de tâtonnements, il lui sembla qu’elle avait atteint son but, et que désormais, dès qu’elle le voudrait sérieusement, elle dirigerait à son gré les volontés de son mari.

Pour tenter l’expérience, une occasion se présentait.

Encore que la noblesse des environs eût bien rabattu de ses hauteurs, et même lui fût presque revenue, surtout depuis son héritage, la comtesse estimait sa situation pénible et souhaitait ardemment quitter le pays. Il lui rappelait d’ailleurs trop de choses qu’elle voulait oublier. Il était de certaines routes où elle ne pouvait passer sans que son cœur bondît à briser sa poitrine.

Mais d’un autre côté il était bien connu que le comte s’était juré de finir ses jours en Anjou, qu’il avait les grandes villes en horreur et que la seule idée de quitter son château, où il avait si bien toutes ses habitudes, le rendait d’une humeur massacrante.

On tomba donc des nues lorsqu’on l’entendit annoncer qu’il quittait la Ville-Haudry pour n’y plus revenir, qu’il avait acheté un hôtel à Paris, rue de Varennes, et qu’il ne tarderait pas à s’y fixer définitivement.

– C’est, du reste, bien malgré la comtesse, ajoutait-il en se rengorgeant, elle ne voulait pas absolument, mais je ne suis pas une girouette, j’ai tenu bon et elle a cédé.

Si bien que, dans les derniers jours d’octobre 1851, le comte et la comtesse de la Ville-Haudry prenaient possession de leur magnifique hôtel de la rue de Varennes, une demeure princière, qui ne leur coûtait pas le tiers de sa valeur, ayant été achetée à un moment où les immeubles subissaient une ridicule dépréciation.

Mais avoir amené le comte à Paris n’était qu’un jeu. La difficulté sérieuse était de l’y maintenir.

Il était aisé de prévoir que, privé du mouvement et des fatigues de la campagne, des soucis d’une vaste exploitation et des exercices violents, il périrait d’ennui ou se jetterait dans les désordres.

Préoccupée de ces alternatives également redoutables, la comtesse avait cherché et trouvé un aliment à l’activité tracassière de M. de la Ville-Haudry.

Avant de quitter l’Anjou, elle avait laissé tomber dans son cœur le germe d’une passion qui, chez un homme de cinquante ans, peut remplacer toutes les autres, l’ambition.

Et il arrivait avec le secret désir, avec l’espoir de devenir quelqu’un, un homme de parti, un de ces politiques remuants dont la personnalité traverse toutes les grandes intrigues.

Seulement, avant de lancer son mari sur un terrain qu’elle jugeait fort glissant et semé de fondrières, la comtesse s’était réservé de le reconnaître.

Pour cette reconnaissance, son nom et sa fortune la servirent puissamment. Aidée de ses relations, elle eut le talent de constituer un salon. Bientôt ses mercredis et ses samedis furent célèbres ; on fit des démarches pour être invité à ses dîners ou admis à ses soirées intimes du dimanche.

L’hôtel de la rue de Varennes devint comme un pays neutre où les rancunes et les espérances politiques se donnèrent la main.

Pendant tout l’hiver, Mme de la Ville-Haudry observa.

Jamais, à la voir modestement assise près de la cheminée, on ne se fût douté qu’elle n’était pas uniquement occupée de sa fille, de sa jolie Henriette, qui jouait ou lisait à ses côtés.

Elle écoutait cependant, et de toutes les forces de son intelligence, se pénétrant des questions, cherchant la voie à suivre, aux éclairs des discussions s’exerçant à démêler les artifices des passions et des intérêts, cherchant quels ennemis craindre et sur quels alliés s’appuyer.

Pareille à ces professeurs improvisés qui apprennent le matin ce qu’ils doivent enseigner le soir, elle étudiait la leçon qu’elle aurait bientôt à faire.

Un esprit supérieur, son instinct de femme, une finesse naturelle et des aptitudes qu’elle ne se soupçonnait même pas devaient abréger ce pénible noviciat…

Les résultats ne tardèrent pas à paraître.

Dès l’hiver suivant, le comte qui, jusqu’alors, avait gardé une attitude ambiguë, sortit de sa réserve et se prononça. Il se montra et plut, bien servi qu’il était par un extérieur fort noble, de belles manières et un imperturbable aplomb. Il parla et on fut charmé de son bon sens. Il donna des conseils, sa pénétration surprit. Il eut des partisans très-chauds et d’ardents détracteurs, d’aucuns voulurent voir en lui un futur chef de parti, il en prenait l’essor, se remuant extraordinairement, s’agitant, écrivant, discourant.

– Encore que cela m’attire des ennuis dans mon intérieur, disait-il à ses intimes, la comtesse étant de ces femmes timides qui ne veulent pas comprendre que les hommes sont faits pour les émotions de la vie publique… Je serais encore en Anjou, si je l’avais écoutée.

Elle, délicieusement, jouissait de son ouvrage.

Les succès du comte ne la rehaussaient-ils pas dans sa propre estime en lui prouvant sa valeur !… Ses sensations durent être celles d’un auteur dramatique lorsqu’il voit applaudir les types qu’il a créés.

Et ce qu’il y eut de merveilleux dans l’œuvre de Mme de la Ville-Haudry, c’est que personne ne la soupçonna.

Non, personne, pas même sa fille. Pour Henriette plus encore que pour le monde, elle voulut que l’illusion fût entière, et elle lui apprit non-seulement à aimer son père, mais encore à respecter, à admirer en lui l’homme supérieur.

Comme de raison, M. de la Ville-Haudry eût été le dernier à reconnaître la vérité. On la lui eût révélée qu’il eût peut-être haussé les épaules.

La ligne de conduite que lui avait tracée sa femme, c’est de bonne foi qu’il croyait l’avoir trouvée. Les discours qu’elle lui composait, il se persuadait, dans la sincérité de son âme, qu’il les avait pensés et coordonnés. Les articles de journaux et les lettres qu’elle lui dictait, il était bien convaincu qu’il les avait médités et écrits…

Et même, quelquefois il s’étonnait du peu de jugement de la comtesse, lui faisant remarquer d’un air d’ironique pitié que les actes dont elle le détournait le plus fortement étaient précisément ceux qui lui réussissaient le mieux.

Mais il n’était pas de railleries capables de détourner Mme de la Ville-Haudry de ce qu’elle croyait son devoir ni de lui arracher un mot ou seulement un sourire qui l’eussent vengée.

Impassible sous les sarcasmes de son mari, elle baissait la tête.

Et plus il triomphait en son inepte suffisance, plus elle s’applaudissait de son œuvre, trouvant au-dedans d’elle-même et dans l’approbation de sa conscience de sublimes compensations.

Le comte avait eu ce rare désintéressement de la prendre sans dot ; elle lui avait dû un grand nom et une fortune considérable ; mais, en échange et sans qu’il s’en doutât, elle lui avait assuré une situation qui n’était pas sans éclat ; elle lui avait donné le seul bonheur que pût goûter cette âme petite et vulgaire, insensible à tout ce qui n’était pas satisfaction de la vanité.

Dès lors, elle ne lui devait plus rien.

– Oui, nous sommes quittes, se disait-elle, bien quittes !…

Et elle se reprochait moins les heures où sa pensée échappant à sa volonté se reportait vers l’homme choisi par elle autrefois, vers Pierre.

Pauvre garçon !… elle lui avait porté malheur !…

Sa vie avait été brisée le jour où il s’était vu abandonné de celle qu’il aimait plus que la vie. De ce moment, il n’avait plus eu de volonté. Et ses parents ayant enfin « déniché » – c’était leur mot – une bru à leur convenance, il l’épousa.

Mais le père et la mère Champcey n’avaient pas eu la main heureuse.

La jeune fille, triée par eux entre cinquante, apportait cent mille écus de dot, c’est vrai, mais ce fut une mauvaise femme.

Et, après huit années d’un ménage qui, dès le premier jour, avait été un enfer, abreuvé de dégoûts, atteint en son honneur par l’indigne conduite de celle qui portait son nom, n’ayant pas d’enfants, Pierre Champcey s’était brûlé la cervelle.

Mais ce n’est pas à Angers, où il occupait un poste important, qu’il accomplit cet acte de désespoir.

Il vint se tuer aux environs des Rosiers, dans un petit chemin creux conduisant à la maison jadis occupée par Mme de Rupert.

Des paysans qui se rendaient au marché de Saumur trouvèrent son cadavre, au matin, étendu sur le revers d’un fossé. La balle l’avait si affreusement mutilé qu’on ne le reconnut pas tout d’abord, et ce suicide fit un bruit énorme…

Ce fut M. de la Ville-Haudry qui apprit à sa femme cette lugubre histoire.

Il ne comprenait pas, il l’avouait, qu’un garçon bien posé, plein d’avenir, et qui avait vingt-cinq bonnes mille livres de rentes finit ainsi d’un coup de pistolet.

– Et quel singulier endroit il a été choisir pour ce suicide ! ajoutait le comte. Évidemment, il y avait de la folie dans son fait.

Mais la comtesse n’entendait plus son mari, elle s’était évanouie.

Pourquoi Pierre avait voulu mourir dans ce petit chemin, tout ombragé de vieux ormes, elle ne le comprenait que trop.

– C’est moi qui l’ai tué, pensait-elle, moi !

Si rude fut le coup qu’elle faillit n’y pas survivre. Même, elle eût eu bien du mal à expliquer le changement qui s’opérait en elle, si à la même époque elle n’eût perdu sa mère.

Mme de Rupert s’éteignit paisiblement, ayant eu ce qu’elle souhaitait, toutes les jouissances du luxe pendant ses dernières années. Pelotonnée en son égoïsme, jamais elle ne daigna s’apercevoir qu’elle avait sacrifié sa fille. C’était ainsi, cependant, car jamais femme ne souffrit ce que la comtesse endura à dater de cette heure, où la mort de Pierre vint ajouter à toutes ses douleurs le plus cruel remords.

Ah ! si sa fille ne l’eût attachée à l’existence !… Mais elle voulait vivre, il fallait qu’elle vécût pour son Henriette…

Ainsi elle luttait seule, sans une âme à qui se confier, quand une après-midi, comme elle venait de descendre au salon, un domestique vint lui annoncer qu’un jeune homme, portant l’uniforme d’officier de marine, sollicitait l’honneur d’être reçu.

Ce visiteur avait remis sa carte au domestique ; Mme de la Ville-Haudry la prit et lut :

Daniel Champcey

Daniel, le frère de Pierre !… Plus pâle qu’une morte, la comtesse se dressa comme pour fuir.

– Que dois-je répondre ?… interrogea le valet un peu surpris de l’émotion de sa maîtresse.

La malheureuse femme se sentait défaillir.

– Qu’il entre, répondit-elle d’une voix à peine distincte, qu’il entre !…

L’instant d’après entrait un jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, à la physionomie ouverte et franche, au regard droit et clair, rayonnant d’intelligence et d’énergie.

Du doigt la comtesse lui montra un fauteuil en face d’elle. Quand il se fût agi de la vie de sa fille, elle n’eût pu prononcer une parole.

Lui ne put faire autrement que de remarquer ce trouble étrange, mais il n’en devina pas la cause. Pierre n’avait jamais prononcé tout haut le nom de Pauline de Rupert.

Il s’assit donc, et sans embarras comme sans forfanterie, il expliqua les motifs qui l’amenaient.

Sorti du Borda avec un des premiers numéros, il était présentement enseigne de vaisseau à bord du Formidable. Victime d’un passe-droit qui risquait de compromettre sa carrière, il avait sollicité et obtenu un congé, et venait demander justice au ministre de la marine. Son droit était évident, mais il savait qu’une solide recommandation n’a jamais gâté une bonne cause… Bref, il espérait que M. de la Ville-Haudry, dont on vantait en Anjou l’influence et l’obligeance, consentirait à l’appuyer près du ministre.

Peu à peu, en l’écoutant, la comtesse avait repris une partie de son sang-froid.

– Mon mari sera heureux de servir un compatriote, monsieur, répondit-elle, il vous le dira lui-même si vous voulez bien l’attendre et nous rester à dîner…

Daniel resta.

À table, il se trouva placé près de Mlle Henriette, alors âgée de quinze ans, et en les contemplant ainsi l’un près de l’autre, si jeunes, si beaux tous les deux, la comtesse fut comme illuminée d’une idée soudaine qui lui parut, une inspiration du ciel.

Pourquoi ne confierait-elle pas la destinée, le bonheur de sa fille au frère de ce pauvre mort qui l’avait tant aimée ?… Ne serait-ce pas tout à la fois un hommage à sa mémoire et une sorte de réparation ?…

– Oui, il le faut, se répétait-elle, le soir avant de s’endormir, Daniel sera le mari de mon Henriette.

C’est pourquoi, moins de quinze jours plus tard, M. de la Ville-Haudry disait à un de ses confidents habituels, en lui montrant Daniel :

– C’est un fort remarquable sujet que ce jeune Champcey, plein d’avenir et qui ira loin… et quand il aura quelques années de plus et les épaulettes de lieutenant, s’il plaisait à ma fille et qu’il me la demandât, je ne sais si je ne répondrais pas oui. La comtesse en penserait et en dirait ce qu’elle voudrait, je suis le maître…

Avec cela, Daniel devait fatalement devenir l’hôte assidu de l’hôtel de la rue de Varennes.

Non-seulement il avait obtenu entière satisfaction, mais encore une protection puissante venait de le faire attacher provisoirement au ministère de la marine, avec promesse d’un embarquement avantageux.

Ainsi Henriette et Daniel furent rapprochés, et, en apprenant à se connaître, apprirent à s’aimer…

– Mon Dieu ! pensait la comtesse, que n’ont-ils quelques années de plus !

C’est que depuis quelques mois les plus noirs pressentiments la troublaient. Il lui semblait qu’elle n’avait plus longtemps à vivre, et elle frémissait à l’idée de laisser sa fille sans autre protecteur que le comte…

Si encore Henriette eût connu la vérité ; si, au lieu d’admirer en son père l’homme supérieur, elle eût appris à s’en défier !…

Vingt fois, Mme de la Ville-Haudry fut sur le point de livrer son secret… Hélas ! un excès de délicatesse la retint toujours…

Une nuit, comme elle revenait d’un bal officiel, elle se sentit prise de frissons et de vertiges.

Sans être autrement inquiète, elle demanda une tasse de tilleul.

Elle était debout, devant la cheminée, se décoiffant, quand on la lui apporta… Mais au lieu de la prendre, elle porta brusquement les mains à sa poitrine, poussa un cri rauque et tomba à la renverse…

On la releva. En un instant, l’hôtel fut sur pied. On courut chercher des médecins… Soins inutiles…

La comtesse de la Ville-Haudry venait de succomber à la rupture d’un anévrisme.

III

Réveillée par les clameurs de l’hôtel, les voix dans les corridors, les pas le long des escaliers, comprenant qu’un grand malheur venait d’arriver, Mlle Henriette s’était précipitée dans la chambre de sa mère.

Là, elle avait entendu cette fatale déclaration des médecins :

– Tout est fini !

Ils étaient cinq ou six dans la chambre, et l’un d’eux, les paupières bouffies de sommeil et bâillant de fatigue, avait attiré le comte dans un coin, et tout en lui serrant les mains répétait :

– Du courage, monsieur le comte, du courage !…

Lui, affaissé, l’œil morne, le front blême et moite d’une sueur froide, n’entendait pas, car il ne cessait de balbutier :

– Mais ce ne sera rien, n’est-ce pas, ce ne sera rien !…

C’est qu’il est de ces malheurs si grands, si terribles, si effroyables en leur soudaineté, que l’esprit révolté se refuse à les accepter, se défend de les croire et les nie, même en face de l’écrasante réalité.

Comment imaginer, concevoir, admettre, que la comtesse qui l’instant avant était là, pleine de vie, rayonnante de santé, dans la force de l’âge, heureuse en apparence, souriante, aimée, comment croire que la comtesse n’était plus.

On l’avait étendue sur son lit, avec sa toilette de bal, une robe de satin bleu garnie de dentelles ; elle avait encore des fleurs dans les cheveux, et la catastrophe avait été si foudroyante que, morte, elle gardait toutes les attitudes de la vie, la chaleur, la transparence de la peau, la flexibilité des membres…

Même ses yeux, restés grands ouverts, conservaient encore leur expression, trahissant le dernier sentiment qui avait agité son âme : l’effroi.

Comme si, en cette seconde suprême, elle eût eu la révélation de l’avenir que sa discrétion imprudente réservait à sa fille.

– Non, ma mère n’est pas morte !… elle ne peut être morte !… s’écriait Mlle Henriette.

Et elle allait d’un médecin à l’autre, les pressant, leur ordonnant de chercher, de trouver quelque chose…

Que faisaient-ils là, consternés, au lieu d’agir !… Ne la sauveraient-ils donc pas, eux, dont l’état était de guérir et qui avaient dû en sauver bien d’autres !…

Eux se détournaient, troublés par cette douleur poignante, traduisant leur impuissance par leurs gestes, et alors la pauvre fille revenait au lit, et, penchée sur sa mère, elle épiait avec une affreuse expression d’égarement, le retour de la vie.

Il lui semblait qu’elle allait sentir battre encore sous sa main ce noble cœur et que ces lèvres à jamais scellées du sceau de la mort allaient s’entr’ouvrir pour la rassurer.

On voulait la détourner de ce déchirant spectacle, on la suppliait de se retirer dans sa chambre, elle s’obstinait à rester… On essaya de l’éloigner de force, elle se cramponna aux meubles, jurant qu’on lui arracherait les bras plutôt que de l’entraîner…

Jusqu’à ce qu’enfin la vérité éclatant dans son esprit, elle s’abattit à genoux au pied du lit, cachant son visage dans les couvertures, répétant à travers ses sanglots :

– Mère !… mère bien-aimée !…

Au matin seulement, quand le jour se leva blafard et terne – on était à la fin de janvier – des religieuses arrivèrent qu’on était allé chercher, puis des prêtres. Un peu plus tard, parut un ami de M. de la Ville-Haudry qui se chargea de toutes ces démarches désolantes qu’exige la civilisation, qui troublent et exaspèrent la douleur.

Le surlendemain eurent lieu les obsèques de la comtesse.

M. de la Ville-Haudry reçut les compliments de condoléance de deux cents personnes, vingt-cinq ou trente dames allèrent embrasser Mlle Henriette en l’appelant pauvre chère enfant…

Puis on entendit des piétinements dans la cour ; une dispute de cochers, le commandement de l’ordonnateur, puis enfin le roulement funèbre du char… Et ce fut tout…

Dans sa chambre, Mlle Henriette priait et pleurait…

Le soir, pour la première fois depuis leur malheur, le comte de la Ville-Haudry et sa fille se mirent à table… mais ils ne purent avaler une bouchée… Comment en auraient-ils eu la force, en voyant vide pour toujours la place occupée par celle qui avait été l’âme de la maison !

Et ainsi, pendant longtemps encore, chaque repas fut un renouvellement de leur douleur… Dans la journée, on les rencontrait errant dans l’hôtel, sans raison, comme s’ils eussent cherché, attendu ou espéré quelque chose…

Mais il était encore, loin de l’hôtel, un cœur loyal et bon, qu’avait cruellement atteint la mort de la comtesse : Daniel. Il l’aimait comme une mère, et au-dedans de lui, la voix mystérieuse du pressentiment lui disait qu’en la perdant c’était presque Henriette qu’il perdait.

Plusieurs fois il s’était présenté rue de Varennes ; ce ne fut qu’au bout de quinze jours que la jeune fille permit qu’il fut reçu.

Elle le regretta en l’apercevant. Il avait souffert presque autant qu’elle-même ; elle le voyait bien à ses joues pâles et à ses yeux rougis.

Longtemps ils demeurèrent l’un près de l’autre, assis dans le salon, sans mot dire, émus cependant, et comprenant que mêler ainsi leurs larmes, c’était confondre leur avenir.

Le comte, lui, pendant ce temps, arpentait le salon de long en large.

C’était à ne pas le reconnaître, tant il était changé. Il y avait de l’effarement dans son fait, quelque chose de l’effroi d’un paralytique, dont les béquilles tout à coup se briseraient.

Se rendait-il compte de l’immensité de la perte qu’il avait faite ? Vaniteux comme il l’était, c’est moins que probable.

– Je reprendrai le dessus dès que je me remettrai aux affaires, disait-il.

Pour son malheur, il s’y remit, et à une époque où elles devenaient difficiles et où il devait avoir à résoudre les plus graves questions.

Deux ou trois fautes absurdes, ridicules, impardonnables, le perdirent à tout jamais. Sa situation politique s’écroula, c’en fut fait de son influence.

Cependant son passé demeura intact. La vérité, nul ne la soupçonna. L’affaiblissement si rapide de ses facultés, on l’attribua uniquement au chagrin qu’il ressentait de la mort de la comtesse.

– Qui eût cru qu’il l’aimait tant que cela, dit-on.

Mlle Henriette fut trompée comme les autres, plus que les autres.

Mais loin de diminuer, son respect et son admiration pour son père augmentèrent. Elle le chérit davantage en voyant ce qu’elle prenait pour reflet d’une incurable douleur.

Il était fort affecté en effet, mais uniquement de sa chute. D’où venait-elle ? Il avait beau se mettre l’esprit à la torture, il n’en apercevait aucune cause raisonnable.

– C’est à n’y rien comprendre, répétait-il sans cesse.

Et il parlait de complot organisé, de coalition de ses ennemis, déplorant la noire ingratitude des hommes et leur versatilité.

Dans les commencements, il avait songé à se retirer en Anjou. Mais, peu à peu, les jours succédant aux jours, et aux semaines les mois, les blessures de sa vanité se cicatrisèrent, il oublia et prit d’autres habitudes.

On le vit plus assidu à son cercle, il monta souvent à cheval, il fréquenta les théâtres et dîna de temps à autre dehors.

Mlle Henriette s’en réjouissait, la santé de son père lui ayant, à un moment, donné de sérieuses inquiétudes.

Mais son étonnement fut immense, quand elle le vit quitter ses vêtements habituels, un peu sévères comme il convenait à son âge, pour adopter les modes excentriques, des pantalons très-clairs et des vestons à longs poils.

Quelques jours plus tard, ce fut bien pis.

Un matin, quand M. de la Ville-Haudry entra dans la salle à manger pour déjeuner, il avait, lui tout blanc la veille, la barbe et les cheveux du plus beau noir.

Mlle Henriette ne put retenir un cri de surprise.

Alors, lui, souriant, mais avec un visible embarras :

– C’est un essai, dit-il, que mon valet de chambre m’a persuadé de faire, il prétend que cela va mieux à mon teint et me rajeunit.

Évidemment quelque chose d’étrange était survenu dans l’existence de M. de la Ville-Haudry. Mais quoi ?

Si elle ne savait rien de la vie, si elle était l’innocence même, Mlle Henriette était femme, c’est-à-dire servie par un instinct supérieur à toutes les expériences. Réfléchissant, elle croyait bien deviner.

Le comte se préoccupait de ce qui lui seyait le mieux, il s’efforçait de se rajeunir, il cherchait à plaire, donc une femme devait se trouver au fond de ce mystère.

Attristée plutôt qu’inquiète, la jeune fille, après trois jours d’hésitations, finit par se confier à Daniel.

Mais aux premiers mots qu’elle prononça, il l’interrompit, et devenu plus rouge qu’elle :

– Ne prenez nul souci de cela, mademoiselle, dit-il, et quoi que fasse monsieur votre père, n’y prenez point garde.

Le conseil était plus facile à donner qu’à suivre, les habitudes du comte devenant de plus en plus excentriques.

Insensiblement il avait éloigné ses anciens amis et ceux de la comtesse, et il remplaçait cette société d’élite par un monde singulier et fort mélangé.

C’étaient maintenant des jeunes gens, qui arrivaient le matin à cheval, en tenue plus que négligée, qui montaient les escaliers le cigare aux dents et à qui on servait des liqueurs et de l’absinthe.

Dans l’après-midi, des messieurs venaient, à mine vulgaire et arrogante, à gros favoris, portant à leur gilet des chaînes énormes, qui gesticulaient haut et fort et tutoyaient les valets de pied. Ils s’enfermaient avec le comte et le tapage de leurs disputes emplissait toute la maison.

Quelles graves questions s’agitaient si bruyamment ? Ce fut M. de la Ville-Haudry lui-même qui l’apprit à sa fille.

Trahi par la politique, il allait se lancer, lui annonça-t-il, dans les grandes affaires, et tout en rendant à l’industrie des services immenses, il était sûr de réaliser d’énormes bénéfices.

Des bénéfices… à quoi bon ! Tant de son chef que de celui de sa femme, le comte réunissait cent mille écus de rentes. N’était-ce donc pas assez de cette fortune si considérable pour un homme de soixante-cinq ans et une jeune fille qui ne dépensait pas pour sa toilette trois cents louis par an ?

Timidement, car elle craignait de blesser son père, Mlle Henriette osa risquer une objection.

Mais lui, après avoir ri du meilleur cœur, et tapant doucement sur la joue de sa fille :

– Nous voulons donc régenter notre père, dit-il.

Puis sérieusement :

– Suis-je donc si vieux, mademoiselle, que je doive prendre mes invalides… Seriez-vous de l’avis de mes ennemis ?…

– Oh ! cher père…

– Eh bien ! mon enfant, sache qu’un homme tel que moi ne saurait, sans en mourir, se condamner à l’inaction… Je me moque des bénéfices ; ce que je cherche, c’est l’emploi de mon énergie et de mes facultés.

Cette réponse si raisonnable rassura Mlle Henriette et aussi Daniel. L’un comme l’autre ils tenaient de la comtesse une foi entière au génie de M. de la Ville-Haudry. Selon eux, il suffisait qu’il entreprît une chose pour qu’elle réussît.

Et de plus, à part lui, Daniel songeait que la préoccupation des affaires détournerait le comte de ses velléités de jeune homme.

Non, rien ne pouvait l’en distraire, et de plus en plus il tournait à l’adolescent, au jeune fat. Il se coiffait sur le côté d’un petit chapeau plat, se cambrait dans des jaquettes étroites à larges revers et ne sortait jamais sans une rose ou un camélia à la boutonnière. Se teindre ne lui suffisant plus, il se fardait, et on eût pu le suivre à la trace dans la rue tant il s’imbibait d’odeurs.

Souvent on le voyait des heures entières immobile dans son fauteuil, les yeux au plafond, les sourcils froncés, absorbé par l’effort de sa réflexion. L’appelait-on, il sursautait comme un malfaiteur pris en flagrant délit. Lui qui jadis tirait vanité de son magnifique appétit, – une ressemblance avec Louis XIV, – il ne mangeait presque plus. Et sans cesse il se plaignait d’étouffements, de palpitations de cœur.

À plusieurs reprises sa fille le surprit les yeux pleins de larmes – de grosses larmes, qui traversant sa barbe teinte se teignaient et tombaient comme des gouttes d’encre sur le devant de sa chemise.

Puis, tout à coup, à ces séances de tristesse, des accès de joie folle succédaient, il se frottait les mains à s’enlever l’épiderme, il chantonnait, il dansait presque…

D’autres fois, un commissionnaire, presque toujours le même, arrivait avec une lettre… Le comte la lui arrachait des mains, lui jetait un louis, et courait s’enfermer dans son cabinet…

– Mon pauvre père !… disait à Daniel Mlle Henriette, il y a des instants où je crains pour sa raison.

Enfin, un soir, après le dîner, où il avait bu plus que de coutume, peut-être pour se donner du courage, le comte attira sa fille sur ses genoux, et de sa voix la plus douce :

– Avoue, chère enfant, commença-t-il, qu’en toi-même, au fond de ton petit cœur, tu m’as plus d’une fois accusé d’être un mauvais père… J’ai l’air de t’abandonner, je te laisse seule dans cet immense hôtel où tu dois t’ennuyer à périr…

Le reproche eût été fondé. Mlle Henriette était plus livrée à elle-même que la fille de l’ouvrier que le travail enchaîne tout le jour à son atelier.

L’ouvrier, du moins, promène quelquefois sa fille le dimanche.

– Je ne m’ennuie jamais, cher père, répondit Mlle Henriette.

– Bien vrai ?… Tu as donc de graves occupations ?

– Certainement. D’abord, je surveille ta maison ; je fais de mon mieux pour te la rendre douce et agréable… Je brode, je couds, j’étudie… Dans l’après-midi, j’ai ma maîtresse d’anglais et mon professeur de piano… Le soir, je lis…

Le comte souriait, mais d’un sourire forcé.

– N’importe, interrompit-il, cette existence solitaire ne saurait durer… il faut à une jeune fille de ton âge les conseils, l’affection, les soins d’une femme tendre et dévouée… Aussi, ai-je songé à te donner une seconde mère…

Brusquement, Mlle Henriette retira son bras passé autour du cou de son père, et se dressant sur ses pieds :

– Vous songez à vous remarier ! s’écria-t-elle.

Il détourna la tête, hésita et finit par répondre :

– Oui.

La stupeur, l’indignation, une douleur atroce, coupèrent d’abord la parole à la jeune fille ; mais bientôt, faisant un effort :

– Est-ce bien vous qui me parlez ainsi, mon père !… prononça-t-elle d’une voix profonde. Quoi ! vous voudriez amener une femme dans cette maison où palpite encore celle qui n’est plus !… Vous la feriez asseoir à cette place qui était la sienne, dans ce fauteuil qui fut le sien, les pieds sur ce coussin brodé par elle !… Peut-être même me demanderiez-vous de l’appeler ma mère… Oh ! non, n’est-ce pas, vous ne commettrez jamais une telle profanation…

Pitoyable était le trouble de M. de la Ville-Haudry. Et cependant, si elle eût été moins émue, Mlle Henriette eût lu dans ses yeux une inflexible résolution.

– Ce que je ferais serait dans ton intérêt, chère fille, balbutia-t-il… Je suis vieux, je puis mourir, nous n’avons pas de parents, que deviendrais-tu sans un ami…

Elle devint cramoisie de honte, et tout hésitante :

– Mais, mon père, M. Daniel Champcey…

– Eh bien !

La joie de la ruse près de réussir brillait dans l’œil du comte.

– Il me semblait, poursuivit la pauvre jeune fille… je croyais… ma bonne mère m’avait dit… enfin, du moment où vous recevez M. Daniel ici…

– Tu t’imaginais que je l’avais choisi pour gendre ?…

Elle ne répondit pas.

– C’était, en effet, une idée de ta mère… elle en avait comme cela de singulières, contre lesquelles ce n’était pas trop de toute ma fermeté… C’est un triste mari, mon enfant, qu’un marin, qu’une signature du ministre sépare de sa femme pour des années.

Mlle Henriette continua de garder le silence. Elle comprenait quel marché lui proposait son père et l’indignation l’étouffait.

Lui, qui estimait en avoir assez fait pour une fois, se leva et sortit en disant :

– Consulte-toi, mon enfant, de mon côté, je réfléchirai.

Que faire, que résoudre ?… Entre cent partis contradictoires ; lequel choisir ?…

Restée seule, la jeune fille prit une plume, et pour la première fois écrivit à Daniel :

« Il faut que je vous parle à l’instant… Je vous en prie, venez…

« HENRIETTE. »

Et ayant remis ce billet à un domestique, avec l’ordre de le porter immédiatement, fiévreuse, palpitante, l’oreille au guet, comptant les secondes, elle attendit…

Daniel Champcey occupait, rue de l’Université, un petit appartement de trois pièces, dont les fenêtres ouvraient sur les jardins de l’hôtel Delahante, jardins ombreux, encombrés de fleurs et peuplés d’oiseaux.

Là il passait presque tout le temps que lui laissaient ses travaux du ministère de la marine.

Une promenade avec un ami, le plus souvent avec M. Maxime de Brévan, le théâtre, quand une pièce obtenait un grand succès, deux ou trois visites par semaine à l’hôtel de la Ville-Haudry, étaient ses seules et bien innocentes distractions.

– Une vraie demoiselle pour la sagesse, ce marin-là, disait son portier.

C’est que s’il n’eût pas été éloigné par sa délicatesse native de ce qu’à Paris on nomme « le plaisir, » Daniel eût été retenu sur la pente par son grand et profond amour pour Mlle de la Ville-Haudry.

Un amour noble et pur tel que le sien, reposant sur une confiance absolue, suffit à remplir la vie, car il enchante le présent et dore d’espérances radieuses les lointains horizons de l’avenir.

Mais plus il aimait Mlle Henriette, plus Daniel se croyait tenu de la mériter, de se montrer digne d’elle.

Ambitieux, il ne l’était pas. Il avait embrassé une profession qui lui plaisait, il possédait dix ou douze mille livres de rentes qui, ajoutées à son traitement, lui assuraient une modeste aisance ; que souhaiter de plus ? Pour lui, rien. Mais Mlle Henriette portait un grand nom, elle était la fille d’un homme qui avait occupé une grande situation, enfin elle était très-riche, et la mariât-on avec ses seuls biens propres, elle aurait encore sept ou huit cent mille francs de dot.

Eh bien ! Daniel ne voulait pas que le jour béni où elle lui accorderait sa main, Mlle de la Ville-Haudry eût rien à regretter ou à désirer.

De là un labeur obstiné, incessant, une volonté chaque matin plus forte que la veille de conquérir un de ces noms célèbres qui écrasent les plus vieux parchemins, une de ces positions qui, à l’amour d’une femme pour son mari, ajoutent la fierté.

Or le moment était propice à son ambition, au lendemain de la transformation de notre flotte, pendant que la marine militaire en est encore aux tâtonnements et aux expériences, attendant, ce semble, la main d’un homme de génie.

Pourquoi ne serait-il pas cet homme ? Soutenu par la pensée d’Henriette, il n’apercevait rien d’impossible, il n’imaginait pas d’obstacle qu’il ne pût surmonter.

– Vous voyez ce b… là, avec son petit air calme, disait le vieil amiral Penhoël à ses jeunes officiers, eh bien ! il vous damera le pion à tous…

Donc, ainsi que d’ordinaire, Daniel était enfermé dans son cabinet, achevant un travail que lui avait demandé le ministre, lorsque le valet de pied de l’hôtel de la Ville-Haudry lui remit la lettre de Mlle Henriette.

D’un geste fiévreux, il rompit le cachet, et ayant lu d’un coup d’œil les deux lignes de la lettre, il devint fort pâle.

Pour que Mlle Henriette, toujours si réservée, hasardât cette démarche de lui écrire, pour qu’elle lui écrivît ces deux phrases si pressantes en leur brièveté, il fallait quelque événement extraordinaire.

– Est-il donc arrivé un malheur à l’hôtel ? demanda-t-il au domestique.

– Non, monsieur, pas que je sache.

– M. le comte n’est pas malade ?

– Non, monsieur.

– Et Mademoiselle ?

– Mademoiselle est en parfaite santé.

Daniel respira.

– Courez prévenir mademoiselle que je vous suis, dit-il au domestique, et courez vite, si vous ne voulez pas que je sois arrivé avant vous.

Le valet sorti, Daniel, en un tour de main, fut habillé et s’élança dehors.

Et tout en remontant d’un pas rapide la rue de Varennes :

– Je me serai alarmé trop tôt, pensait-il, essayant de résister à l’obsession des plus noirs pressentiments, elle a peut-être simplement quelque commission à me donner…

Non, ce n’était pas cela, il le comprit bien quand, introduit au salon, il aperçut Mlle Henriette assise près de la cheminée, plus blanche que sa collerette, les yeux rougis et gonflés par les larmes.

– Qu’avez-vous, s’écria-t-il, sans attendre seulement que la porte fût refermée, que vous est-il arrivé ?…

– Une chose terrible, M. Daniel.

– Parlez… vous me faites peur.

– Mon père veut se remarier.

D’abord Daniel fut abasourdi. Puis, se rappelant soudain toutes les circonstances de la métamorphose du comte :

– Oh ! fit-il sur trois tons différents, oh ! oh ! cela explique tout…

Mais Mlle Henriette lui coupa la parole, et, dominant son émotion, d’une voix brève, elle lui rapporta textuellement la conversation du comte de la Ville-Haudry.

Dès qu’elle eut terminé :

– Vous avez deviné juste, mademoiselle, prononça Daniel ; c’est bien un marché que M. votre père vous propose.

– Ah ! c’est affreux !…

– Il a voulu bien vous faire entendre que de votre consentement à son mariage dépend son consentement…

Stupéfait de ce qu’il allait dire, il s’arrêta court, et ce fut la jeune fille qui ajouta :

– Au nôtre, n’est-ce pas ? dit-elle hardiment, M. Daniel, au nôtre. Oui, voilà ce que j’avais compris, voilà pourquoi je vous demande un conseil.

Malheureux !… c’était lui demander de dicter sa destinée.

– Je crois que vous devez consentir, balbutia-t-il.

Vibrante d’indignation, elle se dressa :

– Jamais ! s’écria-t-elle, jamais !

Sous ce coup terrible, Daniel chancela… Jamais !… Il vit toutes les espérances de sa vie anéanties, son bonheur détruit, Henriette perdue pour lui…

Mais l’imminence même du péril lui eut bientôt rendu son énergie : il se roidit contre la douleur, et d’une voix presque calme :

– Je vous en conjure, reprit-il, laissez-moi vous expliquer le conseil que je vous donne… Croyez-moi : ce n’est pas un consentement que désire votre père ; vous ne sauriez vous passer du sien, pour vous marier, lui n’a pas besoin du vôtre. Il n’y a pas d’article de loi qui autorise les enfants à s’opposer aux… folies de leurs parents. Ce que veut M. de la Ville-Haudry, c’est votre approbation tacite, la certitude d’un accueil honorable pour sa seconde femme… Si vous refusez, il passera outre, sans souci de vos répugnances…

– Oh !…

– Ce n’est que trop sûr, hélas ! S’il vous a parlé de ses projets, c’est qu’ils sont irrévocables. Le seul résultat de vos résistances sera notre séparation. Lui vous pardonnerait peut-être encore, mais elle !… Espérez-vous qu’elle n’abusera pas contre vous de son ascendant sur votre père ?… Qui peut prévoir à quelles extrémités se porteront ses rancunes !… Et ce doit être une femme dangereuse, Henriette, capable de tout…

– Pourquoi ?

Il eut une seconde d’indécision, n’osant dire toute sa pensée, puis enfin, lentement, et comme s’il eût été obligé de chercher ses mots :

– Parce que, répondit-il, ce mariage ne peut être qu’une spéculation effrontée… Votre père est immensément riche, c’est à sa fortune qu’on en veut…

Si plausibles étaient toutes les raisons de Daniel, il plaidait sa cause avec tant d’ardeur, que les résolutions de Mlle Henriette chancelaient évidemment.

– Ainsi, murmura-t-elle, vous voulez que je cède ?

– Je vous en conjure.

Elle hocha tristement la tête, et d’une voix défaillante :

– Qu’il soit donc fait selon votre volonté, M. Daniel, dit-elle… Je ne m’opposerai pas à cette profanation… Mais rappelez-vous que ma faiblesse ne nous portera pas bonheur…

Dix heures sonnaient ; elle se leva, et tendant la main au jeune homme :

– À demain soir, dit-elle ; je saurai et je vous dirai le nom de la femme que mon père épouse, car je le lui demanderai.

Elle n’en eut pas besoin.

Le premier mot du comte, quand il aperçut sa fille le lendemain, fut :

– Eh bien !… as-tu réfléchi ?

Elle arrêta sur lui un regard qui le força de détourner la tête, et d’un air résigné :

– Vous êtes le maître, mon père, répondit-elle… Vous dire que je ne souffrirai pas cruellement de voir entrer dans cette maison une étrangère serait mentir… Mais je serai pour elle respectueuse comme il convient…

Ah ! le comte ne s’attendait pas à un si heureux dénoûment.

– Ne dis pas respectueuse, s’écria-t-il, dis tendre, prévenante et dévouée… Ah ! si tu la connaissais, un ange, mon Henriette, un ange !

– Et quel âge a-t-elle ?

– Vingt-cinq ans.

Au mouvement de sa fille, le comte vit bien qu’elle trouvait la future épouse trop jeune, aussi s’empressa-t-il d’ajouter :

– Ta mère avait deux ans de moins quand je l’épousai.

C’était vrai, seulement il oubliait qu’il y avait vingt ans de cela.

– Du reste, poursuivit-il, tu la verras, je lui demanderai la permission de te la présenter… Elle est étrangère, d’une excellente famille, riche, adorablement spirituelle et jolie, et s’appelle Sarah Brandon…

Le soir, quand Mlle Henriette répéta ce nom à Daniel, il se frappa le front d’un geste désespéré, en s’écriant :

– Grand Dieu ! si M. de Brévan n’a pas été trompé, c’est pis que tout ce que nous pouvions craindre ou imaginer !…

IV

À voir le foudroyant effet de ce nom seul : Sarah Brandon, Mlle de la Ville-Haudry avait senti tout son sang se glacer dans ses veines.

Pour qu’un homme tel que Daniel fût ainsi bouleversé, il fallait, elle le comprenait bien, quelque événement énorme, inouï, impossible…

– Vous connaissez cette femme, Daniel ? s’écria-t-elle.

Mais lui, déjà, se reprochait son peu de sang-froid, songeant aux moyens d’atténuer son imprudence.

– Je vous jure, commença-t-il…

– Oh ! ne jurez pas. Vous la connaissez…

– En aucune façon.

– Cependant…

– Il est vrai que j’en ai ouï parler, autrefois, il y a fort longtemps…

– Par qui ?…

– Par un de mes amis, Maxime de Brévan, un brave et digne garçon.

– Quelle sorte de femme est-ce ?

– Mon Dieu ! je ne saurais trop vous le dire… Maxime m’en avait parlé fort en l’air, et je ne me doutais pas qu’un jour… Si je me suis exclamé si sottement tout à l’heure, c’est que je me suis souvenu de certaine histoire assez… fâcheuse, dont Maxime la disait l’héroïne, de sorte que…

Il avait ce ridicule de ne savoir mentir, cet honnête homme, de sorte qu’il s’empêtrait dans ses phrases, détournant la tête pour éviter le regard de Mlle Henriette.

Elle l’interrompit, et d’un ton de reproche :

– Me jugez-vous donc si faible, prononça-t-elle, qu’il faille me dissimuler la vérité…

Il ne répondit pas tout d’abord. Étourdi, de l’étrangeté de la situation, il cherchait une issue et n’en découvrait pas.

Enfin, prenant son parti :

– Souffrez que je me taise encore, mademoiselle, prononça-t-il. Je ne sais rien de précis, et c’est peut-être à tort que je vous ai si terriblement alarmée. Je parlerai dès que je serai fixé…

– Quand le serez-vous ?

– Ce soir même, si, comme je l’espère, je trouve Maxime de Brévan chez lui, demain matin si je le manque ce soir…

– Et si vos soupçons n’étaient que trop réels ? si ce que vous redoutez tant et que j’ignore se trouvait vrai, que faudrait-il faire ?…

Sans une seconde d’indécision, il se leva, et d’une voix profonde :

– Je ne vous dirai pas que je vous aime, Henriette, prononça-t-il… Je ne vous dirai pas que vous perdre, ce serait mourir, et qu’on ne tient pas à la vie dans ma famille… vous le savez, n’est-ce pas ?… Eh bien ! malgré cela, si mes craintes sont fondées, et je tremble qu’elles ne le soient, je n’hésiterais pas à vous dire : Quoi qu’il doive en résulter, Henriette, au risque même d’être séparés, à tout prix, par tous les moyens en notre pouvoir, nous devons lutter pour empêcher le mariage du comte de la Ville-Haudry et de Sarah Brandon !…

Au milieu de tant de tortures, une joie immense inonda l’âme de la pauvre jeune fille.

Ah ! il était digne d’être aimé, celui-là que son cœur, librement, avait choisi entre tous, cet homme qui lui donnait cette étonnante preuve d’amour.

Elle lui tendit la main, et les yeux brillants d’enthousiasme et d’attendrissement :

– Et moi, s’écria-t-elle, par la mémoire de ma sainte mère, je jure que quoi qu’il advienne, et dût-on employer les dernières violences morales, jamais je ne serai à un autre qu’à vous.

Daniel avait saisi cette main qui lui était tendue, et longtemps il la tint pressée contre ses lèvres… jusqu’à ce qu’enfin la voix de la raison l’arrachant à son extase :

– Il faut que je vous quitte, Henriette, dit-il, si je veux rencontrer Maxime.

Et il s’éloigna d’un pas fiévreux, la tête perdue, désespéré, fou… Son bonheur et sa vie étaient en jeu et, sans qu’il y pût rien, un mot allait faire sa destinée.

Un fiacre passait, vide ; il l’arrêta et s’y jeta, en criant au cocher :

– Surtout, marchons… Je paye la course cent sous… 62, rue Laffitte.

Là demeurait M. Maxime de Brévan.

C’était un garçon de trente à trente-cinq ans, remarquablement bien de sa personne, blond, portant toute sa barbe, à l’œil intelligent et à la physionomie sympathique.

Lancé autant qu’on peut l’être dans le monde de la « haute vie, » parmi les gens dont le plaisir est l’unique affaire, M. de Brévan était aimé.

On le disait de relations très-sûres, prompt à rendre un service dès qu’il le pouvait, bon convive et toujours prêt, si un de ses amis se battait en duel, à lui servir de témoin.

Enfin, jamais médisance ni calomnie n’avaient effleuré sa réputation.

Et cependant, bien loin de suivre le précepte du sage, qui conseille de cacher sa vie, M. de Brévan semblait prendre à tâche d’afficher la sienne.

On eût dit parfois qu’il s’occupait de bien établir un alibi, tant il entretenait les gens de ses affaires jusqu’en leurs menus détails.

Chacun savait, d’après lui, que les Brévan étaient originaires du Maine, et qu’il était le dernier, l’unique représentant de cette grande famille.

Ce n’est point qu’il tirât vanité de son origine, il avouait très-franchement que des splendeurs de ses aïeux, il ne lui restait pas grand chose… à peine l’aisance.

Mais quel était le chiffre de cette aisance, voilà ce qu’il ne disait pas. Avait-il quinze, vingt ou trente mille livres de rentes ? ses plus intimes l’ignoraient.

Ce qui est sûr, c’est qu’il avait résolu à son honneur et gloire ce difficile problème de garder son indépendance et sa dignité tout en vivant, lui relativement pauvre, avec les jeunes gens les plus riches de Paris.

Il occupait, rue Laffitte, un modeste appartement de cent louis et n’avait pour le servir qu’un seul domestique. Sa voiture, il la louait au mois.

Comment Daniel était-il devenu l’ami de M. de Brévan ?… De la façon la plus simple du monde.

Ils avaient été présentés l’un à l’autre, à un bal du ministère de la marine, par un lieutenant de vaisseau, leur ami commun.

Ils s’étaient retirés ensemble, vers une heure du matin, par un beau clair de lune, et comme le temps était fort doux et le pavé sec, ils avaient fumé un cigare en arpentant le bitume de la place de la Concorde.

Maxime avait-il réellement ressenti pour Daniel la sympathie qu’il disait ? Peut-être. En tout cas, Daniel avait été séduit par les côtés excentriques de Maxime, s’émerveillant de l’entendre parler avec un stoïcisme tout à fait plaisant de sa misère dorée.

Ils s’étaient revus, puis peu à peu ils avaient pris l’habitude l’un de l’autre…

M. de Brévan était en train de s’habiller pour rejoindre des amis à l’Opéra, lorsque Daniel se présenta chez lui.

Comme toujours, il eut, en l’apercevant, une exclamation de plaisir.

– Quoi ! vous, s’écria-t-il, l’austère travailleur de la rive gauche, dans ce quartier mondain, à cette heure… Quel bon vent vous amène ?

Puis, soudain, remarquant la physionomie bouleversée de Daniel :

– Mais, qu’est-ce que je dis donc là, reprit-il, vous avez une mine de déterré !… Que vous arrive-t-il ?…

– Un grand malheur, peut-être, répondit Daniel.

– À vous !… Est-ce possible !…

– Et je viens vous demander un service.

– Ah ! vous savez bien que je suis tout à vous.

Cela, en effet, Daniel le croyait.

– Je vous remercie d’avance, mon cher Maxime, mais je ne voudrais pas vous trop déranger… Ce que j’ai à vous dire sera long et vous alliez sortir…

Mais, d’un geste cordial, M. de Brévan l’interrompit.

– Je ne sortais que par désœuvrement, fit-il, parole d’honneur !… Ainsi, asseyez-vous, et causons…

Frappé d’une sorte de vertige, incapable de rien discerner, sinon que Henriette pouvait être perdue pour lui, Daniel était accouru chez son ami, sans songer à ce qu’il lui dirait.

Au moment de s’expliquer, il demeura interdit.

Il venait de réfléchir que le secret de M. de la Ville-Haudry n’était pas le sien et que la loyauté lui commandait de le taire, s’il était possible, encore qu’il se crût sûr de l’absolue discrétion de Maxime de Brévan.

Au lieu donc de répondre, il se mit à arpenter la chambre, cherchant en vain quelque fable plausible, en proie à la plus extraordinaire agitation.

À ce point que, par le temps qui court de désordres cérébraux, Maxime, inquiet, se demandait si son ami ne devenait pas fou…

Non, car Daniel, tout à coup se planta devant lui, et d’une voix brève :

– Avant tout, Maxime, commença-t-il, jurez-moi que jamais, en aucun cas, un seul mot de ce que je vais vous confier ne sortira de votre bouche.

Prodigieusement intrigué, M. de Brévan leva la main en disant :

– Je vous le jure sur l’honneur.

Ce serment parut rassurer Daniel… Et se croyant suffisamment maître de soi :

– Il y a quelques mois de cela, mon cher ami, reprit-il, un soir, je vous ai entendu raconter une histoire horriblement scandaleuse, dont l’héroïne était une certaine Mme Sarah Brandon.

– Miss, s’il vous plaît, et non pas madame…

– Soit… cela importe peu. Vous la connaissez ?

– Ma foi ! oui, comme tout le monde…

Ce qu’il y eut de fatuité discrète dans cette réponse, Daniel ne le remarqua pas.

– Cela doit suffire, continua-t-il. Et maintenant, Maxime, au nom de votre amitié, je vous adjure de me dire franchement ce que vous savez : Quelle femme est-ce que cette Miss Brandon ?…

Sa contenance, son accent trahissaient si manifestement une anxiété poignante, que M. de Brévan en fut stupéfait.

– Eh ! cher ami, fit-il, de quel air vous me dites cela !

– C’est que j’ai à connaître la vérité, un intérêt puissant, immense…

Illuminé d’une idée soudaine, M. de Brévan se frappa le front.

– J’y suis, s’écria-t-il, vous êtes amoureux de Sarah !

Ce détour, pour éviter de prononcer le nom de M. de la Ville-Haudry, Daniel ne l’eût pas trouvé ; mais du moment où on le lui offrait, il résolut d’en profiter.

– Admettez que cela soit, fit-il avec un soupir.

Maxime levait les bras au ciel.

– En ce cas, vous aviez raison, prononça-t-il d’un ton de conviction profonde, oui, mille fois raison, c’est peut-être un irréparable malheur qui vous arrive…

– C’est donc une femme bien redoutable ?

L’autre haussa les épaules, comme si on eût exigé de lui la démonstration d’une chose évidente par elle-même, et simplement il répondit :

– Parbleu !…

Était-il besoin que Daniel insistât, après cela !… Cette seule exclamation ne levait-elle pas tous ses doutes ?

Il insista, cependant.

– De grâce, expliquez-vous, Maxime, fit-il d’une voix sourde… Ne savez-vous pas que, vivant loin de votre monde, j’en ignore tout !…

Sérieux comme il ne l’avait jamais été encore, Maxime de Brévan se leva, et s’adossant à la cheminée :

– Que voulez-vous que je vous dise ? prononça-t-il. Crier : Casse-cou ! à un amoureux est un métier de dupe. Crier : gare ! à qui ne veut pas se garer… à quoi bon ! Aimez-vous, oui ou non, miss Sarah ? Si oui… tout ce que je vous apprendrais sur son compte ne changerait rien. Supposez que je vous dise que cette Sarah est une créature indigne, une scélérate, une infâme faussaire, une misérable qui a déjà sur la conscience la mort de trois pauvres diables, follement épris comme vous. Supposez que je vous dise pis encore, et que je vous le prouve !… Savez-vous ce qui arriverait ?… Vous me serreriez les mains avec effusion, vous me remercieriez, des larmes de reconnaissance aux yeux, vous me jureriez, dans la candeur de votre âme, que vous êtes à jamais guéri… et en sortant d’ici…

– Eh bien ?…

– Vous iriez tout courant conter mes confidences à votre adorée et la conjurer de se disculper…

– Ah ! permettez, je ne suis pas un de ces hommes…

Mais M. de Brévan peu à peu s’exaltait.

– Allez au diable !… interrompit-il, vous êtes un homme comme tous les autres… La passion ne raisonne, ni ne calcule, et c’est ce qui la fait grande et terrible… Tant qu’on a seulement une lueur de raison au fond de la cervelle, on n’est pas véritablement amoureux… C’est comme cela… Et la volonté n’y peut rien, ni l’énergie, ni quoi que ce soit au monde. Ça est ou ça n’est pas. Il y a des gens qui gravement vous reprochent de n’être pas ce qu’ils étaient eux-mêmes amoureux et de sang-froid… turlututu ! Ces gens-là me font l’effet d’une carafe frappée reprochant au champagne de faire sauter son bouchon… Sur quoi, tenez, mon cher, faites-moi le plaisir d’accepter ce cigare et sortons prendre l’air…

Était-ce vrai, ce que disait là M. de Brévan ?… Est-il vrai qu’un grand amour anéantit jusqu’à la faculté de délibérer, de discerner le vrai du faux et le bien du mal ? Il n’eût donc pas, lui, Daniel, aimé Henriette, puisqu’il risquait de la perdre pour obéir au devoir ?

Oh ! non, non, mille fois non… Ce n’est pas des pures et chastes amours que parlait M. de Brévan… Il parlait de ces passions malsaines qui tombent dans la vie comme la foudre, troublent les sens et égarent la raison, qui dévorent tout comme l’incendie et ne laissent après elles que désastres, hontes et remords…

Mais, pour cela même, Daniel frémissait en pensant à M. de la Ville-Haudry engagé dans ce terrible engrenage d’une passion folle pour une créature indigne.

Il n’accepta donc pas le cigare que lui tendait Maxime.

– Un mot encore, de grâce, fit-il. Supposons mon libre arbitre perdu, je m’abandonne, que va-t-il donc m’arriver ?…

M. de Brévan le regarda d’un air de commisération et dit :

– Peu de chose, seulement…

Et avec un geste d’un effrayant réalisme :

– C’est votre horoscope que vous demandez, fit-il d’un ton d’amer sarcasme… Soit. Qu’avez-vous de fortune ?

– Deux cent cinquante mille franc environ.

– Parfait. En six mois ils seront fondus… Dans un an, vous serez criblé de dettes et réduit aux derniers expédients… Avant dix-huit mois, vous en serez aux faux…

– Maxime !…

– Ah ! vous avez exigé la vérité, mon cher… Je passe à votre position. Elle est admirable. Votre avancement a été aussi rapide que mérité, vous êtes, tout le monde le dit, un des amiraux de l’avenir… D’aujourd’hui en six mois vous ne serez plus rien… Vous aurez donné votre démission si on ne vous a pas destitué…

– Permettez…

– Rien. Vous êtes un honnête homme et le plus digne d’estime que je sache… Après six mois de Sarah Brandon, vous serez tombé si bas dans votre estime que vous vous mettrez à l’absinthe… Voilà le tableau. Pas flatté, n’est-ce pas ? Mais vous l’avez voulu. Et, cette fois, en route…

Cette fois, sa détermination était irrévocable, et Daniel vit bien que s’il ne changeait pas de tactique, il n’en obtiendrait plus un mot.

Le retenant donc au moment où il ouvrait la porte :

– Pardonnez-moi, Maxime, dit-il, une ruse fort innocente que vous-même m’avez suggérée… Sur mon honneur, ce n’est pas moi qui aime miss Sarah Brandon.

Sa surprise cloua net sur place M. de Brévan.

– Qui donc est-ce ? interrogea-t-il.

– Un de mes amis.

– Son nom ?

– En me permettant de ne pas vous le dire – aujourd’hui, du moins – vous doublerez le prix du service que je réclame de vous !…

L’accent de Daniel était si bien celui de la vérité, qu’il n’y avait pas à conserver l’ombre d’un doute.

Ce n’était pas lui qui s’était épris de miss Sarah Brandon.

Aussi, M. de Brévan ne douta-t-il pas… Mais il y avait du dépit et une nuance d’inquiétude, dans la façon dont il s’écria :

– Bravo, Daniel !… Parlez-moi des gens naïfs pour jouer leur monde.

Ce fut d’ailleurs son seul reproche, et tandis que Daniel s’embarrassait dans des excuses, il revint tranquillement s’asseoir près du feu.

– Nous disons donc, reprit-il après un moment de silence, que c’est un de vos amis qui est ensorcelé ?

– Oui.

– Et c’est… sérieux ?

– Hélas ! il ne parle de rien moins que d’épouser cette femme.

L’autre, dédaigneusement, haussa les épaules.

– Quant à cela, fit-il, rassurez-vous ; Sarah ne consentira jamais…

– Erreur ! L’idée de ce mariage ne peut venir que d’elle.

Cette fois, M. de Brévan dressa la tête, la stupeur sur le visage.

– Votre ami est donc bien riche !… s’écria-t-il.

– Immensément.

– Il a donc un grand nom ou une grande situation ?…

– Son nom est un des plus beaux, des plus anciens et des plus purs de l’Anjou.

– Et il est très-âgé, n’est-ce pas ?

– Il a soixante-cinq ans.

D’un formidable coup de poing, M. de Brévan ébranla la tablette de la cheminée, en s’écriant :

– Ah !… elle avait bien dit qu’elle réussirait !…

Et plus bas, tout bas, comme se parlant à lui-même, avec un indéfinissable accent, où il y avait de la haine et de l’admiration :

– Quelle femme ! murmura-t-il, quelle femme !…

Très-ému lui-même, et l’esprit occupé de bien autre chose que d’observer, Daniel ne remarquait pas l’agitation de son ami.

– Maintenant, poursuivit-il, mon obsédante curiosité vous est expliquée. Pour empêcher le scandale et la honte d’un tel mariage, la… famille de mon vieil ami ferait tout au monde… Mais comment lutter contre une femme dont on ne sait ni les antécédents ni la vie…

– Oui, j’entends bien, marmottait M. de Brévan, j’entends…

La contraction de son visage trahissait un puissant effort de réflexion… Il demeura ainsi absorbé un bon moment, puis enfin se décidant :

– Non, je ne vois aucun moyen d’empêcher ce mariage, prononça-t-il, aucun…

– Cependant, d’après ce que vous m’avez dit…

– Quoi ?

– De l’avidité de cette femme…

– Eh bien ?

– Si on lui offrait, pour refuser, une somme considérable, quatre ou cinq cent mille francs ?…

M. de Brévan éclata de rire, d’un rire qui sonnait faux.

– Vous lui offririez un million, qu’elle vous enverrait promener, dit-il… La croyez-vous donc si sotte de se contenter d’une fraction de la fortune, quand elle peut l’avoir tout entière, avec un beau nom par-dessus le marché, et une position !…

Daniel ouvrait la bouche pour présenter une objection, mais M. de Brévan, sortant de cette réserve railleuse qui lui était habituelle, s’animait comme s’il se fût agi d’une question à lui personnelle, et déjà poursuivait :

– C’est que vous m’avez mal compris, mon cher… Vous croyez miss Brandon une de ces vulgaires détrousseuses qui, effrontément et en plein soleil, prennent un pigeon, le plument vif et le jettent après, tout saignant, aux ricanements de la galerie…

– C’est d’après vous, Maxime…

– Eh bien ! mon cher, détrompez-vous… miss Brandon…

Il s’arrêta court, et fixant sur Daniel un de ces regards comme les juges d’instruction en jettent aux prévenus :

– En vous apprenant le peu que je sais, Daniel, fit-il d’un ton presque menaçant, je vous donne la plus grande preuve de confiance qu’un homme peut donner à un autre. Je vous aime trop pour vous demander un serment de discrétion… Si jamais vous mêliez mon nom à cette affaire, si jamais vous laissiez soupçonner de qui vous tenez vos renseignements, vous auriez forfait à l’honneur…

Touché jusqu’au fond du cœur, Daniel saisit les mains de son ami, et les pressant d’une étreinte affectueuse :

– Ah ! vous savez bien qu’on peut compter sur Daniel Champcey !… s’écria-t-il.

M. de Brévan y comptait en effet, car il poursuivit :

– Miss Sarah Brandon est bien une de ces aventurières cosmopolites comme les cinq parties du monde nous en envoient depuis les progrès de la vapeur… Ni plus ni moins que les autres, elle est venue tendre à Paris son piège à imbéciles et à pièces de cent sous… Mais elle est d’une pâte plus fine et plus souple que les autres… Ses ambitions sont bien autrement élevées, et chez elle le génie de l’intrigue est à la hauteur de l’ambition… Elle veut la fortune à tout prix. Mais elle veut aussi les apparences de la considération…

On me prouverait que miss Sarah est née à Ménilmontant que je ne m’en étonnerais que médiocrement… Elle se dit Américaine…

Le fait est qu’elle parle l’anglais comme une Anglaise et qu’elle connaît une bonne partie de l’Amérique comme vous connaissez Paris.

Je lui ai entendu conter, au milieu d’un auditoire attendri, l’histoire de sa famille… Je ne dis pas que j’y ai cru.

D’après elle, M. Brandon, son père, véritable type du Yankee, entreprenant et entêté, aurait été dix fois tour à tour riche et misérable, avant de mourir archi-millionnaire.

Ce Brandon, selon sa fille, était banquier à New-York lorsque éclata la guerre entre le Nord et le Sud. Ruiné du coup, il se fit soldat, et en moins de six mois, grâce à son énergie exceptionnelle, parvint au grade de général. La paix l’ayant mis sur le pavé, il commençait à être fort embarrassé de sa personne, quand sa bonne étoile lui fit acheter, moyennant quelques mille dollars, d’immenses terrains où il ne tarda pas à découvrir les puits de pétrole les plus abondants de l’Amérique…

Il était en train de marcher sur les traces de Peabody, quand il périt, victime d’un accident épouvantable. Il fut brûlé dans l’incendie d’un de ses établissements…

Quant à sa mère, miss Sarah prétend l’avoir perdue très-jeune, dans des circonstances effroyablement dramatiques…

– Quoi !… s’écria Daniel, personne n’a songé à contrôler ces assertions ?…

– Je l’ignore… Ce qui est sûr, c’est qu’il est parfois des coïncidences bizarres…

Je sais des Américains, dont on ne peut suspecter la bonne foi, qui ont connu Brandon banquier. Brandon général et Brandon possesseur de puits de pétrole…

– On peut s’approprier un nom…

– Évidemment, surtout quand celui qui l’a porté est mort en Amérique… Le positif, c’est que depuis cinq ans Miss Sarah habite Paris. Elle y est arrivée doublée d’une certaine mistress Brian, sa parente, qui est bien la plus sèche et la plus osseuse personne qu’on puisse rêver, mais qui est en même temps une fine mouche, s’il en fut. Elle amenait aussi un protecteur, un sien cousin, M. Thomas Elgin, sorte de grotesque dangereux, roide, compassé, empesé, qui n’ouvre guère la bouche que pour manger, ce qui ne l’empêche pas d’être une des meilleurs lames de Paris et de faire mouche neuf fois sur dix, au pistolet, à trente pas.

M. Thomas Elgin, qu’on appelle familièrement sir Tom, et mistress Brian, vivent toujours près de Miss Sarah.

Lors de son arrivée, miss Sarah s’établit rue du Cirque, et tout d’abord monta sa maison sur le plus grand pied. Sir Tom, qui est un maquignon de premier ordre, lui avait déniché une paire de chevaux gris qui firent sensation au Bois et fixèrent l’attention sur elle.

Où, comment et de qui s’était-elle procuré des lettres de recommandation ?… Toujours est-il qu’elle en avait qui lui ouvrirent les salons de deux ou trois membres des plus influents de la colonie américaine. Le reste n’était plus qu’un jeu. Peu à peu, elle a étendu ses relations, elle s’est faufilée, imposée, si bien qu’à cette heure elle est reçue dans le meilleur monde, dans le plus haut, et même dans certaines maisons qui passent pour fort exclusives…

Bref, si elle a ses détracteurs, elle a ses partisans enragés… Si les uns soutiennent qu’elle est une misérable, d’autres, et ce ne sont pourtant pas des niais, vous en parlerait comme d’un ange immaculé, à qui il ne manque que des ailes… Comme d’une pauvre orpheline qu’on calomnie atrocement, parce qu’on envie sa jeunesse, sa beauté, son luxe…

– Elle est donc riche ?…

– Miss Brandon doit dépenser cent mille francs par an.

– Et on ne se demande pas d’où elle les tire ?…

– Des puits de pétrole de feu son père, mon cher… Le pétrole répond à tout…

C’était à croire que M. de Brévan prenait un détestable plaisir au désespoir de Daniel, tant il mettait de complaisance à lui montrer combien solidement et habilement était étayée la situation de miss Sarah Brandon.

Espérait-il donc, en lui prouvant l’inutilité d’une lutte avec elle, l’en détourner ?…

Ou plutôt, connaissant bien Daniel, – bien mieux qu’il n’en était connu, hélas ! – ne cherchait-il pas à le piquer au jeu en irritant son amour-propre…

Toujours est-il que de ce ton glacé qui donne au sarcasme une plus mordante et plus cruelle amertume, il poursuivit :

– Du reste, mon cher Daniel, si jamais vous êtes reçu chez miss Sarah Brandon, et on n’y est pas reçu sans patronage, je vous prie de le croire, vous serez confondu positivement du ton de son salon… On y respire un parfum d’hypocrisie à réjouir les narines d’un quaker… Le cant y règne dans toute sa gloire, bridant toutes les bouches et éteignant tous les regards…

Visiblement Daniel commençait à être fort désorienté.

– Voyons, voyons, interrompit-il, comment conciliez-vous tout cela avec l’existence mondaine de miss Sarah ?

– Oh ! parfaitement, cher ami, et là éclate le sublime de la politique de nos trois fourbes… Au dehors, miss Brandon est évaporée, légère, imprudente, coquette, tout ce que vous voudrez… Elle conduit elle-même, se coiffe de côté, retrousse ses jupes et abaisse son corsage… c’est son droit, paraît-il, d’après le code qui régit les jeunes filles américaines… Mais à la maison, elle s’incline devant les goûts et les volontés de sa parente, mistress Brian, laquelle affiche les pudeurs effarouchées des plus austères puritaines… Puis, il y a là le roide et long sir Tom qui ne badine pas… Oh ! ils s’entendent, comme larrons en foire, et les rôles sont bien distribués…

Daniel eut un geste de découragement.

– Cette femme n’offre donc aucune prise ! murmura-t-il.

– Certaine… non !

– Cependant, cette aventure, que vous m’avez contée, autrefois…

– Laquelle ?… Celle de ce pauvre Kergrist ?…

– Eh ! le sais-je ?… Elle était affreuse, voilà tout ce dont je me souviens… Que m’importait alors miss Brandon !… tandis que maintenant…

M. de Brévan hocha la tête :

– Maintenant, fit-il, vous croyez que cette histoire serait une arme ? Non, Daniel. Cependant, elle n’est pas longue, et je puis vous la redire avec plus de détails qu’autrefois…

Il y a quinze mois environ, débarquait à Paris un charmant garçon nommé Charles de Kergrist… Il avait toutes ses illusions, vingt-quatre ans et cinq cent mille francs…

Il vit miss Brandon et aussitôt « s’emballa, » c’est-à-dire en devint passionnément amoureux. Quelles furent leurs relations, c’est ce que nul ne sait positivement, – je dis avec preuves à l’appui, – ce malheureux Kergrist ayant été d’une impénétrable discrétion…

Ce qui n’est que trop réel, c’est que huit mois plus tard, un matin, en ouvrant leurs volets, les boutiquiers de la rue du Cirque aperçurent un corps qui se balançait à un mètre du sol, accroché aux ferrures des persiennes de miss Brandon.

On s’approcha… le pendu, c’était ce malheureux Kergrist.

Dans la poche de son par-dessus était une lettre où il déclarait qu’une passion malheureuse lui ayant rendu la vie insupportable, il se suicidait…

Or cette lettre, notez bien ce détail, était ouverte, c’est-à-dire qu’elle avait été cachetée, et que le cachet avait été brisé.

– Par qui ?…

– Laissez-moi finir. L’aventure, comme bien vous pensez, fit un bruit épouvantable… La famille intervint, il y eut une espèce d’enquête, et on constata que des 600,000 francs que Kergrist avait apportés à Paris, il ne restait pas un rouge liard…

– Et miss Brandon n’a pas été perdue !…

Un sourire ironique plissa les lèvres de M. de Brévan.

– Vous savez bien que non répondit-il. Même, cette pendaison fut pour ses partisans une occasion de célébrer sa vertu. Si elle eût failli, criaient-ils, Kergrist ne se fût point pendu. D’ailleurs, ajoutaient-ils, est-ce qu’une jeune fille, si pure et si innocente qu’elle soit, peut empêcher ses amoureux de venir s’accrocher à ses fenêtres !… Quant à la disparition de l’argent, ils l’expliquaient par le jeu… Kergrist jouait, assuraient-ils, on l’avait vu à Bade et à Hombourg…

– Et le monde se contenta de cette explication ?

– Mon Dieu, oui… et cependant quelques sceptiques racontaient tout autrement les choses. Ils prétendaient, ceux-là, que miss Sarah avait été la maîtresse de Kergrist, et que, le voyant absolument ruiné, elle l’avait congédié un beau matin… Ils affirmaient que lui, le soir, à l’heure où il était reçu d’ordinaire, il s’était présenté, et que, trouvant tout clos, après avoir prié et pleuré en vain, il avait menacé de se tuer… et qu’il s’était tué en effet, comme un pauvre fou qu’il était… Ils assuraient que, cachée derrière ses persiennes, miss Brandon avait suivi les préparatifs de suicide de ce malheureux… qu’elle l’avait vu se hisser sur le rebord de la fenêtre du rez-de-chaussée, attacher la corde, passer la tête dans le nœud coulant et se lancer dans l’espace… qu’elle avait surveillé son agonie et épié ses dernières convulsions…

– Horrible ! murmura Daniel, c’est horrible !…

Mais M. de Brévan lui saisit le bras, et le serrant à lui faire mal :

– Ce n’est encore rien, fit-il d’une voix rauque… Dès que Sarah vit que Kergrist ne bougeait plus, elle descendit l’escalier à pas de loup, elle ouvrit sans bruit la porte de sa maison, et, se glissant furtivement dehors, elle osa fouiller ce cadavre encore chaud pour s’assurer qu’il n’avait rien sur lui qui pût la perdre… Trouvant la lettre préparée par Kergrist, elle l’emporta, brisa le cachet et la lut… Et quand elle se fut assurée que son nom n’y était pas, elle eut cette audace inouïe de revenir placer cette lettre où elle l’avait prise… Et alors elle respira… Elle était débarrassée d’un homme qui la gênait. Elle se coucha et dormit…

Daniel était devenu plus blanc que sa chemise.

– Ah !… cette femme est un monstre ! s’écria-t-il.

M. de Brévan ne répondit pas.

La haine la plus atroce flambait dans ses yeux, ses lèvres tremblaient… Il ne se souvenait plus de ses savantes précautions, de ses réticences… Il s’oubliait, il s’abandonnait, il se livrait…

– Mais je n’ai pas fini encore, Daniel, reprit-il… Il est un autre crime encore, déjà ancien, celui-là… le début de miss Brandon à Paris… qu’il faut que vous sachiez…

Un soir, il y a de cela quatre ans, le directeur de la Société d’Escompte mutuel entra dans le bureau de son caissier et lui annonça que, le lendemain matin, le conseil de surveillance vérifierait ses écritures.

Le caissier, cet infortuné se nommait Malgat, répondit que tout serait prêt.

Mais, dès que son directeur se fut retiré, il prit une feuille de papier et écrivit à peu près ceci :

« Pardonnez-moi. J’ai été quarante ans un honnête homme, une passion fatale m’a rendu fou. J’ai puisé dans la caisse qui m’était confiée, et pour masquer mes détournements, j’ai eu recours à des faux. Dissimuler mon crime plus longtemps n’est pas possible. Mon premier vol remonte à six mois. Le déficit est de trois cent mille francs environ.

« Je ne saurais supporter le déshonneur que j’ai mérité, dans une heure j’aurai cessé de vivre. »

Cette déclaration, Malgat la plaça bien en vue sur son bureau, et sortant aussitôt, sans prendre un centime sur lui, il courut jusqu’au canal pour s’y jeter.

Mais une fois là, devant cette eau noire, il eut peur…

Durant de longues heures, il erra sur la berge, demandant à Dieu une seconde de courage… Le courage ne lui vint pas.

Que faire cependant ? Où fuir sans argent, où se cacher ?… Retourner à son bureau n’était pas possible : le crime devait y être connu…

Désespéré, il courut jusqu’à la rue du Cirque et au milieu de la nuit il frappa chez miss Brandon.

On ne savait pas qu’il fût découvert, on lui ouvrit.

Alors, lui, au désespoir, raconta tout, demandant mille francs sur les trois cent mille qu’il avait volés et donnés, mille francs pour fuir en Belgique…

On les lui refusa.

Et comme il insistait, comme il se traînait aux genoux de miss Sarah, sir Tom le prit par les épaules et le jeta dehors.

Brisé par l’excès de sa violence, M. de Brévan s’était jeté sur un fauteuil, et il y demeura longtemps, la tête basse, l’œil fixe, le front contracté, regrettant sans doute l’abandon et la franchise de sa colère, et d’être resté si peu maître de soi.

Mais, lorsqu’il se releva, grâce à une puissante projection de volonté, il avait ressaisi ce flegme un peu railleur qui lui était habituel.

– Je le vois à votre contenance, mon cher Daniel, reprit-il, l’aventure que je vous conte vous paraît monstrueuse, invraisemblable, impossible… Et cependant, il y a quatre ans, elle courut tout Paris, grossie de cyniques détails que j’ai passés sous silence… En fouillant les collections de journaux, vous la retrouveriez… Mais quatre ans… c’est quatre siècles. Sans compter que nous en avons tant vu d’autres, depuis…

Agité d’émotions étranges et comme il n’en avait ressenti de sa vie, Daniel hochait tristement la tête.

– Aussi, n’est-ce pas le fait en lui-même qui m’étonne, prononça-t-il… Ce que je ne puis comprendre, c’est que cette femme ait osé repousser le malheureux dont elle était la complice, lorsqu’il implorait d’elle les moyens de fuir, de se dérober aux recherches de la justice, de passer à l’étranger.

– Ce fut ainsi, pourtant, affirma M. de Brévan.

Et vivement :

– Du moins, à ce que l’on assure, prononça-t-il.

Ce retour à la circonspection fut perdu pour Daniel.

– Était-il vraisemblable, poursuivit-il, que miss Brandon n’ait pas craint d’exaspérer cet infortuné et de le pousser aux résolutions les plus désespérées… Ivre de colère, de rage, il pouvait, en sortant de chez elle, courir chez le commissaire de police le plus voisin et lui tout déclarer, et donner des preuves…

M. de Brévan, d’un petit rire sec l’interrompit.

– Vous dites là, Daniel, fit-il, juste ce que répliquèrent sur le moment les défenseurs de miss Sarah… À cela, je répondrai qu’il est dans son caractère de procéder par coups d’audace… Elle ne dénoue pas les situations, elle les brise le plus brutalement possible… Sa prudence consiste à pousser l’imprudence au-delà de ce qu’on peut admettre… »

– Cependant…

– Faites-lui de plus l’honneur de la croire assez fine, assez expérimentée et assez perspicace pour s’entourer de précautions inouïes, ne jamais laisser traîner de preuves et savoir trier ses dupes… Elle avait étudié Malgat de même que plus tard elle devina Kergrist. Elle était sûre que ni l’un ni l’autre, la tête sur le billot ne l’accuseraient… Et néanmoins, dans cette affaire de la Société d’Escompte mutuel, ses calculs furent un peu déconcertés…

– Elle fut compromise ?…

– On découvrit qu’elle avait reçu deux ou trois fois Malgat secrètement, car il n’était pas admis officiellement chez elle, et les petits journaux imprimèrent ce mauvais calembour « qu’une blonde étrangère ne l’était pas aux détournements… » L’opinion hésitait, lorsqu’on apprit qu’elle venait d’être mandée au cabinet du juge d’instruction… Ce fut son salut, car elle en sortit plus blanche et plus immaculée que la neige des Alpes…

– Oh !…

– Et si parfaitement innocentée que, l’affaire étant venue aux assises, elle ne fut même pas citée comme témoin.

Daniel eut un soubresaut :

– Quoi ! s’écria-t-il, Malgat eut ce dévouement héroïque de subir les angoisses de l’instruction et l’infamie d’une condamnation sans laisser échapper un mot…

– Non… et pour cette raison que c’est par contumace que Malgat a été jugé et condamné à dix ans de réclusion.

– Qu’est-il donc devenu, ce malheureux ?

– Qui sait !… Il s’est suicidé, dit-on… Deux mois plus tard on découvrit dans la forêt de Saint-Germain un cadavre à demi décomposé, qu’où supposa être le sien… Et cependant…

Il était devenu livide, et plus bas, comme s’il eût répondu moins à Daniel qu’aux objections de son esprit, il ajouta :

– Et cependant quelqu’un qui avait vécu presque dans l’intimité de Malgat, m’a juré l’avoir rencontré un jour, rue Drouot, devant l’Hôtel des Ventes… Ce quelqu’un assurait l’avoir positivement reconnu malgré les artifices d’un déguisement des plus habiles… Et même songeant à cela, je me suis dit souvent que si on ne se trompait pas, un jour viendrait peut-être où miss Sarah aurait un terrible compte à régler avec un créancier implacable…

Il passa la main sur son front, comme s’il eût espéré ainsi chasser des idées importunes, et avec une gaieté forcée :

– Voilà, cher, reprit-il, le fond de mon sac… Tous ces détails, je les tiens des amis et des ennemis de miss Sarah, des cancans du monde et des « racontars » des journaux. Ils me viennent surtout d’une longue et patiente observation… Et si vous me demandez quel intérêt j’avais à si bien connaître cette femme, je vous répondrai que vous voyez devant vous une de ses victimes… Car je l’ai aimée, aussi moi, ami Daniel, aimée éperdument… Mais j’étais un trop petit seigneur et une trop maigre proie pour qu’elle me fît les honneurs du grand jeu… Le jour où elle fut sûre que ses infernales coquetteries avaient incendié mon cerveau, que j’étais devenu fou, stupide, idiot… ce jour-là, elle m’éclata de rire au nez… Ah ! tenez, elle m’a joué comme un enfant et chassé comme un laquais… Et je la hais, mortellement, comme je l’aimais, jusqu’au crime, s’il le fallait… Et si secrètement, dans l’ombre, sans me nommer, je puis vous aider, comptez sur moi !…

Quelles raisons Daniel avait-il de douter de la véracité de son ami ?

Aucune, puisqu’il venait de lui-même, et avec une ronde franchise, au devant de toutes les questions…

Donc, pas un doute n’effleura la confiance de Daniel. Bien plus, il bénit le ciel de lui envoyer cet allié, cet ami qui, vivant en pleine intrigue parisienne, devait en connaitre les ressorts et le guiderait.

Il lui prit les mains, et les serrant entre ses mains loyales :

– Maintenant, ami Maxime, c’est entre nous à la vie et à la mort…

L’autre parut touché sincèrement ; il eut même un joli geste comme pour essuyer une larme… Mais il n’était pas homme à s’abandonner à l’attendrissement :

– Revenons à votre ami, Daniel, reprit-il, et aux moyens d’empêcher son mariage avec miss Sarah… Avez-vous un projet, une idée ?… Non… Ah ! ne vous y trompez pas, ce sera dur.

Il parut s’abîmer dans ses réflexions, puis lentement et en détachant ses phrases comme pour leur donner plus de relief et les mieux graver dans l’esprit de Daniel :

– C’est par miss Brandon, reprit-il, qu’il faudrait attaquer la situation… Savoir au juste qui elle est, là serait le succès… À Paris, avec de l’argent, on trouve des espions terriblement habiles…

Le timbre de la pendule sonnant la demie de dix heures, l’interrompit.

Il se dressa, comme illuminé d’une inspiration soudaine, et très-vite :

– Mai » j’y pense, s’écria-t-il, vous ne connaissez pas miss Brandon, Daniel, vous ne l’avez jamais vue !…

– En effet…

– Eh bien ! c’est un désavantage… Il faut connaître ses ennemis, quand ce ne serait que pour leur sourire… Je veux que vous voyiez miss Sarah…

– Mais qui me la montrera… où… quand ?

– Moi, ce soir, à l’Opéra où elle est, je le parierais…

Pour courir chez Mlle Henriette, Daniel s’était habillé, cela tombait bien.

– Certes, oui, je le veux, répondit-il.

Sans perdre un instant, ils s’élancèrent dehors, et ils arrivèrent au théâtre comme la toile se levait sur le quatrième acte de Don Juan… Deux fauteuils d’orchestre se trouvaient libres, ils les prirent.

Faure était en scène… Mais que leur importait la musique divine de Mozart !…

M. de Brévan sortit sa jumelle de son étui, et parcourant la salle d’un regard exercé, il eut bientôt découvert ce qu’il cherchait.

Du coude il avertit Daniel, en lui passant sa jumelle :

– Tenez, là, lui souffla-t-il à l’oreille, dans la troisième loge à partir du pilier… regardez… c’est elle !…

V

Daniel regarda.

Sur l’appui de velours de la loge que lui désignait Maxime, se penchait, pour mieux entendre, une jeune fille d’une beauté si rare et si resplendissante qu’il eut peine à retenir un cri d’admiration.

Ses cheveux, d’une surprenante abondance, étaient relevés assez négligemment pour qu’on vît qu’ils étaient bien à elle ; cheveux admirables, fauves, si lumineux qu’à chacun de ses mouvements il paraissait en jaillir des gerbes d’étincelles…

Ses grands yeux de velours étaient ombragés de longs cils, et selon qu’elle les ouvrait ou les fermait à demi, ils passaient du bleu le plus sombre au bleu clair de la pervenche.

Un rire jeune et frais, le rire naïf de l’innocence s’épanouissait sur ses lèvres, découvrant des dents invraisemblables de régularité, de blancheur et d’éclat.

– Est-il possible, pensait Daniel, que ce soit là l’indigne créature dont Maxime me traçait le portrait !…

Un peu en arrière d’elle, émergeait de l’ombre de la loge, une grosse tête osseuse, empanachée d’un ridicule diadème de plumes, la tête de mistress Brian, avec de gros yeux sévères et une bouche dont les lèvres semblaient toujours près de s’entr’ouvrir pour crier : Shoking !…

Enfin, dans le fond, vaguement, on distinguait, surmontant un long corps roide, un crâne luisant, des yeux mornes, un nez recourbé et d’énormes favoris en nageoires… C’était l’honorable Thomas Elgin, familièrement sir Tom.

Et à mesure qu’il lorgnait obstinément cette loge, observant cette jeune fille si rieuse, et ces vieilles gens si placides, Daniel se sentait envahir de toutes sortes de doutes confus.

Maxime ne se trompait-il pas ?… Ne se faisait-il pas l’écho de calomnies atroces ?…

Ainsi réfléchissait Daniel, et il eût dit ses soupçons s’il n’eût eu pour voisins des mélomanes jaloux qui, dès qu’ils le virent se pencher à l’oreille de Maxime, murmurèrent, et qui, dès qu’il prononça un mot, le contraignirent à se taire.

Heureusement la toile ne tarda pas à tomber. Beaucoup de gens se levèrent, quelques-uns sortirent ; mais Daniel et Maxime demeurèrent immobiles.

Toute leur attention se concentrait sur la loge de miss Sarah, quand la porte du fond s’ouvrit, et un homme entra, qu’à cette distance on pouvait prendre pour un tout jeune homme, tant son teint avait d’éclat, tant sa barbe était noire, tant ses cheveux travaillés un à un par le coiffeur foisonnaient et bouclaient sur sa tête.

Il avait le claque sous le bras, un camélia à la boutonnière, et ses gants paille s’appliquaient si juste sur sa main que sous peine de les faire éclater, il ne pouvait remuer les doigts.

– Le comte de la Ville-Haudry !… murmura Daniel.

Mais on lui frappait doucement sur l’épaule ; il se retourna.

C’était M. de Brévan qui, d’un ton d’amicale ironie, lui dit :

– Votre vieil ami, n’est-ce pas ? L’heureux prétendant de miss Brandon.

– Oui, c’est vrai, je l’avoue…

Sans doute, il allait expliquer les raisons de sa discrétion, quand M. de Brévan l’interrompit :

– Voyez donc, Daniel, voyez donc !…

M. de la Ville-Haudry avait pris place sur le devant de la loge, près de miss Sarah, et avec une affectation étudiée, il lui parlait, se penchait vers elle, gesticulant et riant de toutes les longues dents jaunes qui lui restaient. Visiblement, il tenait à être vu à cette place et à s’afficher.

Mais tout à coup, miss Sarah lui ayant dit un mot, il se leva brusquement et disparut.

La cloche de l’entr’acte sonnait, annonçant que le rideau allait se lever…

– Sortons, proposa Daniel à M. de Brévan, je souffre ici.

Il souffrait, en effet, à voir le rôle ridicule que jouait le père de Mlle Henriette. Mais il n’avait plus de doutes : pour lui, l’aventurière s’était dénoncée par la façon dont elle agaçait ce vieillard amoureux.

– Ah ! nous aurons du mal à tirer le comte des griffes de cette sorcière… murmura Maxime.

Sortis du théâtre, ils venaient de prendre le passage pour gagner le boulevard, lorsqu’ils virent venir à eux un homme de haute taille, emmitouflé dans un grand par-dessus, que suivait un garçon portant une grosse brassée de roses magnifique.

C’était le comte de la Ville-Haudry.

Se trouvant nez à nez avec Daniel, il parut d’abord interdit, puis reprenant son aplomb :

– Comment, c’est vous, mon cher, dit-il, d’où diable sortez-vous ?

– Du théâtre.

– Et vous fuyez avant le cinquième acte ! C’est un crime de lèse-Mozart, cela… Allons, revenez et je vous promets une surprise…

Vivement, M. de Brévan se rapprocha.

– Allez, souffla-t-il à Daniel, voilà l’occasion que je cherchais pour vous…

Et saluant, il se retira.

Un peu surpris, Daniel s’était mis à trotter aux côtés du comte, lorsqu’il le vit s’arrêter devant un grand landau, découvert malgré le froid, et gardé par trois valets en grande livrée.

À la vue du comte, tous trois se découvrirent respectueusement, mais lui, sans s’inquiéter d’eux, appelant le commissionnaire qui portait les fleurs :

– Effeuille-moi, lui dit-il, toutes ces roses dans le fond de cette voiture.

L’homme hésita… C’était un garçon fleuriste qui venait de voir payer tous ces bouquets huit ou dix louis, et dame ! il jugeait la fantaisie un peu roide. Cependant, le comte insistant, il obéit. Et lorsqu’il eut fini :

– Voilà cent sous pour ta peine ! dit M. de la Ville-Haudry.

Et il reprit sa course, toujours escorté de Daniel de plus en plus étonné.

Véritablement la passion le rajeunissait et lui donnait des ailes. Il franchit d’un saut les marches du péristyle, et en moins de rien arriva à la loge de miss Brandon.

En l’apercevant, l’ouvreuse s’était empressée d’ouvrir.

Il prit alors la main de Daniel, et l’attirant dans la loge tout près de miss Sarah :

– Permettez-moi, miss, dit-il à la jeune fille, de vous présenter M. Daniel Champcey, un de nos officiers de marine les plus distingués.

Daniel s’inclina, saluant tour à tour mistress Brian et le roide et long sir Tom.

– Vous n’êtes pas à savoir, cher comte, répondit miss Sarah, que vos amis seront toujours les bienvenus.

Puis se retournant vers Daniel :

– Il y a d’ailleurs longtemps, monsieur, ajouta-t-elle, que je vous connais.

– Moi, mademoiselle.

– Vous, monsieur… Et je sais même que vous êtes un des hôtes les plus assidus de l’hôtel de la Ville-Haudry…

Elle considéra Daniel d’un air de malice naïve, et toute riante, elle reprit :

– Par exemple, le cher comte aurait peut-être tort d’attribuer votre assiduité à ses seuls mérites… J’ai ouï parler d’une jeune fille…

– Sarah !… interrompit mistress Brian, ce que vous dites là est inconvenant, tout à fait !…

Loin de calmer l’hilarité de miss Sarah, cette remontrance la redoubla. Et s’adressant à sa parente, sans cesser de fixer Daniel :

– Puisque M. le comte, dit-elle, autorise les espérances de monsieur, il est bien permis d’en parler… Il faudrait, pour les empêcher de se réaliser, des choses si extraordinaires !…

De rouge qu’il était, Daniel devint blême.

Prévenu comme il l’était, cette dernière phrase si gaiement prononcée lui parut un avertissement et une menace.

Cependant il n’eut pas le loisir de réfléchir. Le spectacle finissait ; miss Brandon jeta une pelisse sur ses épaules et sortit au bras du comte, et il dut les suivre, traînant mistress Brian, ayant sur les talons le roide et long sir Tom.

Le landau attendait. Les valets avaient déplié le marche-pied, miss Sarah s’élança.

Mais son pied avait à peine touché le fond de la voiture, que violemment elle se rejeta en arrière, en criant :

– Qu’est-ce !… qu’est-ce qu’il y a là…

Le comte s’avança, la bouche en cœur :

– Vous adorez les roses, fit-il, j’ai ordonné d’en effeuiller…

Et en prenant une poignée, il la montra.

Mais aussitôt la peur de miss Brandon se changea en colère :

– Vous voulez donc me fâcher décidément, fit-elle… Vous voulez donc faire dire que j’inspire toutes sortes de folies… Gâcher pour dix louis de fleurs, le beau mérite, quand on est quatre fois millionnaire…

Puis, voyant à la lueur du réverbère, la mine du comte s’allonger, d’une voix à achever de lui faire perdre la raison, elle ajouta :

– Mieux eût valu m’apporter vous-même un bouquet de violettes d’un sou…

Cependant mistress Brian s’était installée près de sa nièce ; sir Tom monta, et ce fut ensuite le tour de M. de la Ville-Haudry. Enfin le valet de pied ferma la portière…

Alors miss Sarah se penchant vers Daniel :

– J’espère, monsieur, lui dit-elle, que j’aurai le plaisir de vous recevoir… Le cher comte vous dira mon adresse et mes jours… Moi, d’abord, en ma qualité d’Américaine, j’adore les marins et je veux…

Le reste se perdit dans le bruit des roues.

La voiture qui emportait miss Sarah Brandon et le comte de la Ville-Haudry était loin déjà, que Daniel demeurait encore à la même place, sur le bord du trottoir, immobile, étourdi, assommé…

Tous ces événements étranges, tombant en quelques heures, coup sur coup, dans sa vie si calme, le bouleversaient à ce point qu’il en était à se demander s’il n’était pas le jouet d’un odieux cauchemar…

Hélas, non !… Cette Sarah Brandon, qui venait de passer telle qu’une vision éblouissante, elle existait réellement, et là, sur les dalles humides du trottoir, une poignée de roses effeuillées attestait encore la puissance de ses séductions et la folie du comte de la Ville-Haudry.

– Ah !… nous sommes perdus ! s’écria Daniel, si haut que plusieurs passants s’arrêtèrent, espérant peut-être un de ces drames de la rue qui alimentent les faits divers.

Leur attente fut déçue.

S’apercevant de l’attention dont il était l’objet, Daniel haussa les épaules, et brusquement s’éloigna dans la direction du boulevard.

Il avait bien promis à Mlle Henriette de lui apprendre, le soir même, s’il était possible, ce qu’il aurait découvert, mais il était trop tard pour se présenter à l’hôtel de la Ville-Haudry : minuit sonnait.

– J’irai il demain, pensa-t-il.

Et tout en longeant les boulevards, éclairés encore et peuplée de promeneurs, il appliquait tout ce qu’il avait de volonté et d’intelligence à examiner bien en face et froidement la situation.

Tout d’abord, il s’était persuadé qu’il aurait affaire à quelqu’une de ces vulgaires exploiteuses en quête d’une retraite pour leurs vieux jours, qui tendent leurs pièges grossiers aux vieillards et aux adolescents, qui font « chanter » les familles, la menace d’un mariage honteux sur la gorge, et dont on se débarrasse moyennant une grosse somme, quand la préfecture de police n’y peut rien.

Alors, il avait quelque espoir.

Mais voici que tout à coup se dressait devant lui une de ces redoutables aventurières de la « haute vie, » qui ont su ménager, sinon sauver les apparences, et dont la position est assez équivoque pour leur donner l’attrait de tout ce qui est mystérieux et étrange.

Comment lutter contre une telle femme, et avec quelles armes !… Comment l’atteindre et où la frapper ?

N’était-ce pas folie que de songer seulement à lui faire lâcher la proie magnifique prise dans ses filets, Dieu sait par quels moyens ! qu’elle devait considérer comme sienne désormais, et dont par avance elle se délectait ?

– Mon Dieu !… murmurait Daniel, envoyez-moi une idée…

Mais l’idée ne venait pas, et c’est en vain qu’il mettait à la torture son esprit frappé de stérilité.

Arrivé chez lui, cependant, il se coucha comme d’ordinaire, mais la conscience de son malheur devait le tenir éveillé.

À neuf heures du matin, n’ayant pas fermé l’œil et brisé de cette fatigue atroce de l’insomnie, il allait se lever quand on sonna à la porte.

Il se jeta vivement à bas de son lit, s’habilla en deux temps et courut ouvrir.

C’était M. de Brévan qui venait chercher des nouvelles de la présentation de la veille, et dont le premier mot fut :

– Eh bien ?

– Hélas ! répondit Daniel, le plus sage serait de se résigner…

– Diable ! vous êtes prompt à jeter le manche après la cognée…

– Que feriez-vous donc, vous, à ma place ? Cette femme est belle à troubler la raison… le comte est fasciné.

Et avant que Maxime pût répliquer, simplement et brièvement, Daniel lui dit son amour pour Mlle de la Ville-Haudry, quelles espérances on lui avait permis de concevoir, et comment avec ces espérances s’évanouissait le bonheur de sa vie…

– Car il n’est plus d’illusions possibles, Maxime, ajoutait-il avec l’accent du plus sombre découragement. Ce qui m’attend, je le prévois, je le sens, je le sais. Henriette, obstinément et quand même, fera tout pour empêcher le mariage de son père, et jusqu’au dernier moment elle luttera. Est-il de mon devoir de la soutenir ? Oui. Réussirons-nous ? Non. Mais nous nous serons fait une ennemie mortelle de miss Sarah. Et le lendemain du jour où, malgré nous, elle sera devenue la comtesse de la Ville-Haudry, sa première pensée sera de se venger et de nous séparer à jamais, Henriette et moi.

Si peu accessible à l’émotion que dût être M. de Brévan, le désespoir de celui qu’il appelait son ami le troubla visiblement.

– Bref, mon pauvre Daniel, fit-il, vous en êtes à ce point où on ne sait plus ce qu’on fait. Raison de plus pour écouter les conseils d’un homme de sang-froid. Il faut vous faire présenter chez miss Sarah.

– Elle m’a invité…

– Bon, cela. N’hésitez pas, allez-y.

– Qu’y faire ?

– Peu de chose… Vous ferez un doigt de cour à Sarah, vous serez aux petits soins pour mistress Brian, vous tenterez la conquête de l’honorable Thomas Elgin. Enfin, et surtout, vous écouterez de toutes vos oreilles, vous regarderez de tous vos yeux…

– J’avoue que je ne comprends pas bien.

– Quoi !… Vous ne comprenez pas que la situation de ces audacieux aventuriers, si assurée qu’elle paraisse, ne tient peut-être qu’à un fil ?… Que faut-il pour le trancher, ce fil ?… Une occasion… Et quand on a tout à attendre et à espérer de l’occasion, on la guette…

Daniel ne semblait pas convaincu.

– Miss Sarah, ajouta-t-il, me parlera de son mariage.

– Assurément.

– Que répondrai-je ?

– Rien… ni oui, ni non… vous sourirez, vous vous déroberez, vous gagnerez du temps…

Il fut interrompu par le portier de Daniel – c’était son domestique aussi – qui entrait, tenant une carte à la main.

– Monsieur, dit-il, c’est un monsieur qui est en bas dans une voiture, et qui m’envoie savoir s’il ne vous dérange pas…

– Le nom de ce monsieur ?…

– Le comte de la Ville-Haudry, voici sa carte.

– Vite, s’écria Daniel, vite, courez le prier de monter…

M. de Brévan s’était levé vivement, il avait déjà son chapeau sur la tête, et dès que le concierge fut sorti :

– Je file, dit-il à Daniel.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il ne faut pas que le comte me trouve ici… Vous seriez forcé de me présenter, il retiendrait peut-être mon nom et s’il apprenait à Sarah que je suis votre ami, tout serait fin !…

Il sortait en effet, lorsqu’on entendit remuer la clef de la porte d’entrée.

– Le comte, fit-il, je suis pris.

Mais Daniel, ouvrant rapidement sa chambre, l’y poussa et referma la porte.

Il était temps, le comte entrait.

VI

M. de la Ville-Haudry avait dû se lever matin. Bien qu’il ne fût pas encore dix heures, il resplendissait, fardé de frais qu’il était, teint et frisé à miracle. Or, toute cette toilette réparatrice ne pouvait pas être l’œuvre d’un moment.

– Ouf ! fit-il en entrant, c’est haut chez vous, mon cher Daniel…

Étourdi ! il oubliait son rôle de jouvenceau. Mais il s’en aperçut, car vivement il ajouta :

– Ce n’est pas que je m’en plaigne, au moins !… Quelques étages à grimper ne me font pas peur !…

Et en même temps, d’un air de complaisance, il tendait le jarret, comme pour en attester le ressort, la souplesse et la vigueur.

Déjà, cependant, plein de déférence pour le père de Mlle Henriette, Daniel lui avait avancé le meilleur fauteuil de son modeste logis.

Le comte s’assit, et d’un ton léger qui contrastait avec le très-visible embarras de ses mouvements :

– Gageons, mon cher Daniel, commença-t-il, que vous êtes fort surpris et non moins intrigué de me voir chez vous !…

– Je l’avoue, monsieur, si vous aviez à me parler, vous n’aviez qu’à m’écrire, je me serais aussitôt empressé…

– De venir chez moi, n’est-ce pas ?… Inutile. La vérité est que je n’ai rien à vous dire. C’est un rendez-vous manqué qui vous vaut ma visite. Je devais rencontrer un de mes amis au Corps législatif, et il ne s’y est pas trouvé… Assez mécontent, je rentrais, lorsque, passant devant chez vous, je me suis dit : Si je montais surprendre mon marin ! Je lui demanderais ce qu’il pense de certaine jeune dame à qui, hier soir, il a eu l’honneur d’être présenté…

C’était ou jamais l’occasion de suivre les prudents conseils de M. de Brévan, aussi Daniel, au lieu de répondre, se contenta-t-il de sourire le plus agréablement qu’il put…

Ce n’était pas assez pour le comte, aussi reprenant sa question :

– Voyons, insista-t-il, là, franchement, que pensez-vous de miss Sarah Brandon ?…

– C’est une des plus belles personnes que j’aie vues de ma vie, monsieur…

Un éclair de joie et d’orgueil brilla dans les yeux de M. de la Ville-Haudry.

– Dites la plus belle, s’écria-t-il, la plus merveilleusement et la plus idéalement belle !… Et c’est là le moindre, le plus infime de ses mérites, M. Daniel Champcey… Parle-t-elle, aussitôt les charmes de son esprit effacent les séductions de sa beauté… Et dès qu’on la connaît, on oublie sa beauté et son esprit pour n’admirer plus que sa simplicité enjouée, sa candeur naïve et les trésors de son âme chaste et pure…

La foi, l’ardente foi, exclusive, absolue, idiote, donnait à sa face grimée l’expression de l’extase.

– Et penser, murmura-t-il, que c’est le hasard qui m’a placé sur le chemin de cet ange !…

Un soubresaut de Daniel, si marqué qu’il le surprit, l’inquiéta sans doute, car il reprit, appuyant sur le mot :

– Oui, le hasard seul… et je puis vous en faire juge.

Il se tassa sur son fauteuil, en homme qui va parler longtemps, et de ce ton d’emphase qu’il devait à la surprenante opinion qu’il avait de lui-même, il continua :

– Vous savez, mon cher, combien je fus affecté de la mort de la comtesse de la Ville-Haudry…

Assurément, ce n’était pas la compagne que devait souhaiter un homme politique de ma valeur… Elle était de celles dont la capacité, à grand peine, se hausse à connaître un pourpoint d’avec un haut de chausse… Mais c’était une bonne femme, attentive, discrète et soumise, ménagère de mes deniers, en sachant néanmoins me faire honneur par la tenue parfaite de notre maison…

Ainsi, en toute sincérité, le comte parlait de celle dont il avait été la création, et qui, seize années durant, avait galvanisé sa nullité.

– Bref, poursuivit-il, la perte de ma femme bouleversa mes habitudes au point de me dégoûter des travaux qui avaient été ma passion, et je me mis à chercher des distractions en dehors…

Devenu un des membres assidus de mon cercle, j’y rencontrai sir Elgin, et sans nous lier, nous en arrivâmes à échanger quelques paroles et à l’occasion un cigare.

Écuyer consommé, sir Thomas Elgin montait à cheval tous les jours de très-bonne heure, et comme les médecins m’avaient recommandé cet exercice, que j’aime, comme tous ceux où l’on excelle, nous nous rencontrions assez souvent au Bois… Nous nous souhaitions le bonjour, et parfois nous faisions côte à côte un temps de galop.

Si je suis peu liant, sir Thomas l’est moins encore, et notre connaissance ne semblait pas devoir aller jamais plus loin, quand un accident nous rapprocha.

Un matin, après une assez longue course, nous rentrions au pas, lorsque la jument de sir Thomas, une bête fort difficile, fit un si brusque et si prodigieux écart qu’il fut désarçonné.

Lestement, je mis pied à terre pour l’aider à se relever… pas moyen. Et cependant, vous savez si ces diables d’Américains sont durs au mal. Mais il avait, nous le sûmes plus tard, un genou déboîté et une cheville fracturée.

L’endroit était désert, et je commençais à me sentir fort embarrassé, quand par bonheur deux soldats passèrent.

Je les appelai, et confiant à l’un nos chevaux, j’envoyai l’autre chercher un fiacre à la station la plus voisine. Le fiacre venu, nous y installâmes le blessé de notre mieux, et je grimpai sur le siège pour le conduire à l’adresse qu’il m’avait indiquée, chez lui, rue du Cirque.

Une fois là, je sonne, et je commande aux domestiques de descendre.

Non sans peine ils tirent leur maître de la voiture, et les voilà le montant à travers les escaliers, lui geignant faiblement, tant il souffrait.

Je montais devant, et j’arrivais au premier étage, quand une porte brusquement s’ouvrit devant moi, et une jeune fille parut.

Elle était à sa toilette, lorsque le tapage que nous faisions l’avait épouvantée, et elle accourait voir… Elle n’avait pris que le temps bien juste de jeter un peignoir sur ses épaules, et ses cheveux en désordre s’échappaient à demi d’une sorte de coiffe de nuit…

Apercevant son parent aux mains des valets, elle le crut dangereusement blessé, mort peut-être… Elle devint plus pâle qu’une morte, et poussant un grand cri, elle chancela…

Elle serait tombée de son haut dans l’escalier, la tête la première, si je ne l’avais pas reçue entre mes bras.

Elle était évanouie. Et je la tins ainsi, renversée contre mon épaule, si près que j’étais pénétré de la moiteur de son corps souple et charmant, si près que je sentais les battements de son cœur contre le mien. Sa coiffe s’était dénouée, et ses cheveux s’éparpillant m’enveloppaient de leurs flots dorés et traînaient jusqu’à terre…

Mais tout cela ne dura pas dix secondes…

Revenant à elle et se voyant dans les bras d’un inconnu, toutes ses pudeurs se révoltèrent, elle se redressa, et m’échappant, elle disparut dans l’appartement…

Au seul souvenir de cette scène, M. de la Ville-Haudry haletait et on le voyait blêmir sous son fard.

Du reste, il ne chercha pas à dissimuler son trouble.

– Je suis un vieux diable, reprit-il, et de vous à moi, mon cher Daniel, j’avouerai que les femmes… eh ! eh !… ne m’ont pas été… comment dirai-je ? cruelles… Même, je me flattais d’avoir épuisé toutes les émotions qu’elles peuvent donner.

Eh bien ! non. De ma vie, entendez-vous, je n’ai été remué par une sensation aussi poignante que celle qui m’étreignait pendant que je soutenais miss Sarah…

Tout en parlant, il avait tiré son mouchoir, plus odorant qu’un sachet, et il s’en tamponnait le front, doucement, par exemple, et avec des précautions infinies, pour ne point gâter l’œuvre savante de son valet de chambre.

– Vous connaîtrez miss Sarah, Daniel, poursuivit-il, bientôt. Quand on l’a vue, on veut la revoir… Heureusement, j’avais un prétexte pour me présenter chez elle, et dès le lendemain je sonnais à sa porte, demandant des nouvelles de sir Thomas Elgin. On me conduisit à l’appartement de ce digne gentleman, et je le trouvai étendu sur une chaise longue, les jambes emmaillotées… Près de lui lisait une respectable dame à laquelle il me présenta, et qui n’était autre que mistress Brian.

Ils m’accueillirent fort bien, non sans une certaine réserve, cependant, que je discernais sous leur politesse, mais j’eus beau prolonger ma visite au-delà des convenances, miss Sarah ne parut pas…

Je ne l’aperçus pas d’avantage, lorsque je revins, à diverses reprises, m’informer du blessé, et véritablement, à la fin, je n’étais pas éloigné de croire à un parti-pris.

Ma foi, oui !… j’y croyais presque, lorsqu’un jour, sir Tom allant mieux, manifesta le désir d’essayer quelques pas à pied aux Champs-Élysées.

Je lui offris mon bras, il voulut bien le prendre, et au retour il me pria d’accepter sans façon le dîner de la famille…

Si poignant que fût pour Daniel l’intérêt de ces confidences étranges, depuis un instant il ne prêtait plus à M. de la Ville-Haudry qu’une oreille distraite.

Un bruit singulier dont il ne pouvait comprendre la cause, à peine saisissable mais persistant, le préoccupait et l’agaçait.

À force de regarder autour de lui, il en eut l’explication.

La porte de sa chambre, qu’il était bien certain d’avoir fermée, était maintenant entrebâillée.

S’ennuyant tout seul et aidé par la curiosité, M. de Brévan avait trouvé ce moyen de voir et d’entendre.

De tout cela, M. de la Ville-Haudry ne vit ni ne soupçonna rien.

– Ainsi donc, reprit-il, j’allais revoir miss Sarah… Parole d’honneur, j’étais moins ému, je crois, le jour où la première fois j’abordai la tribune… Mais j’ai quelque puissance sur moi, et j’étais déjà remis, lorsque sir Thomas Elgin m’avoua qu’il m’eût invité plus tôt s’il n’eût craint de désobliger fortement sa jeune parente, laquelle s’était déclarée résolue à ne jamais se retrouver avec moi… Peiné, je demande en quoi j’avais pu lui être désagréable… Et alors, sir Tom, avec ce flegme admirable qui ne le quitte jamais : « Ce n’est pas à vous qu’elle en veut, répondit-il, mais bien à elle-même, à cause de la scène ridicule de l’autre jour ! »

Vous entendez, Daniel, il appelait ridicule cette scène adorable que je viens de vous dire… Il n’y a que les Américains pour de telles énormités !…

J’ai su, depuis, que pour contraindre Sarah à me recevoir, il avait fallu lui faire une sorte de violence ; mais elle eut le bon goût de n’en rien laisser paraître, lorsque, un peu avant de se mettre à table, je lui fus présenté.

Elle rougit, il est vrai, extrêmement, mais c’est avec une franchise toute virile qu’elle me tendit la main, coupant le compliment que je lui débitais pour me dire :

« – Vous êtes l’ami de Tom, vous serez le mien. »

Ah ! Daniel, vous avez admiré miss Brandon au théâtre !… C’est chez elle qu’il faut l’étudier… Au dehors, quoi qu’il lui en coûte, elle sacrifie aux exigences du monde, dans son intérieur, elle ose être elle-même.

Du reste, ainsi qu’elle l’avait dit, nous fûmes promptement amis, si promptement que je ne laissais pas que d’être surpris, quand elle me parlait comme à une vieille connaissance…

Je ne tardai pas à découvrir le mot de cette énigme.

Nos jeunes filles françaises, mon cher Daniel, sont charmantes, sans doute, mais ignorantes, en général, légères et insoucieuses de tout ce qui n’est pas cancans, romans ou chiffons…

Autres sont les Américaines… Ce qui intéresse leur esprit sérieux, c’est ce qui préoccupe leur père et leurs frères : la politique, l’industrie, les débats des Chambres, les découvertes des savants…

Le comte de la Ville-Haudry, dont la carrière politique a jeté un certain éclat, ne pouvait être un étranger pour miss Sarah Brandon. Ma passion à défendre les causes que je croyais justes, l’avait souvent passionnée. Émue par mes discours qu’elle lisait, sa pensée plus d’une fois était remontée à l’orateur…

Il me semble encore l’entendre me dire, de sa belle voix qui a les pures sonorités du cristal :

« – Oh ! oui, je vous connaissais, monsieur le comte, oui !… et il y a eu des jours où j’aurais voulu être de vos amies pour vous crier : C’est bien, ce que vous faites là, c’est grand, c’est courageux !… »

Et elle ne mentait pas, car elle avait retenu nombre de passages de mes discours, de ceux même que j’avais oubliés, et elle les citait presque textuellement… Ébahi parfois de certaines idées très-fortes qu’elle émettait, je l’en complimentais et alors elle éclatait de rire, me disant ; « Mais c’est de vous, cher comte, c’est votre bien… c’est vous qui avez dit cela en telle et telle occasion. »

Et si le soir, rentré chez moi, je feuilletais mes collections pour vérifier le fait, je trouvais presque toujours que miss Sarah avait raison…

Dois-je ajouter après cela que je devins l’hôte quotidien de la rue du Cirque ? Non, n’est-ce pas.

Ce que je veux que vous sachiez, c’est que là j’ai trouvé l’image de la félicité la plus parfaite et la plus pure qu’on puisse rêver ici-bas… Là, j’ai été saisi de respect et d’admiration, par l’honnêteté la plus sévère, unie au plus chaste enjouement. Là, j’ai savouré les heures les plus délicieuses, entre mistress Brian, cette puritaine si rigide pour elle-même, si indulgente pour les autres, et Thomas Elgin, le plus loyal et le meilleur des hommes, qui sous des apparences glaciales cache une âme de feu pour ses amis…

Quel était le but de M. de la Ville-Haudry, si toutefois il en avait un ?

Était-il venu expressément pour confier à Daniel le surprenant roman de sa passion ?

Ou cédait-il simplement à ce besoin d’expansion trop fort qui étouffe les amoureux et les force, et les contraint de parler de leur amour, de se trahir, encore qu’ils sachent bien qu’une indiscrétion peut leur être fatale ?…

Ainsi s’interrogeait Daniel.

Mais le comte ne lui laissa pas le temps de réfléchir et de se répondre… Après une courte pause, il se redressa, et changeant brusquement de ton :

– Je devine, mon cher Daniel, ce que vous pensez… Vous vous dites : « M. de la Ville-Haudry était amoureux… » Eh bien ! je vous le déclare, vous vous trompez…

Daniel bondit sur sa chaise, et s’oubliant, tant fut grande sa stupeur :

– Est-ce possible !… s’écria-t-il.

– C’est exact, je vous en donne ma parole d’honneur… Le sentiment qui m’attirait vers miss Sarah était celui qui m’attache à ma fille.

Cependant, comme je suis un observateur et que j’ai l’expérience du cœur humain, la contenance de miss Sarah ne laissait pas que de me surprendre. Après avoir été avec moi d’une liberté extrême, expansive et familière, elle était devenue peu à peu réservée jusqu’à la froideur.

Il était clair qu’elle était gênée près de moi… Notre intimité, loin de la rassurer, semblait l’effrayer chaque jour davantage.

Ce que je compris, vous le devinez, mon cher Daniel…

Seulement, comme je n’ai jamais été un fat, je craignis de me tromper… Je m’appliquai à une observation plus attentive et je ne tardai pas à acquérir la certitude que si j’aimais miss Sarah d’une affection paternelle, j’avais su éveiller dans son âme un sentiment plus tendre…

De tout autre, cette fatuité sénile eût paru à Daniel d’un comique achevé.

Du père de Mlle Henriette, elle le navrait…

Si bien, que le comte remarquant sa tristesse et se méprenant lui demanda :

– Douteriez-vous de ce que je dis ?

– Non, monsieur, non !…

– À la bonne heure… Je vous prie de croire, du reste, que cette découverte ne m’émut pas médiocrement… J’en demeurai pendant trois jours ébloui à ce point de ne pouvoir réfléchir et délibérer sainement.

Il fallait prendre un parti, cependant. Si l’idée d’abuser de mon expérience pour séduire cette innocente enfant, traversa mon cerveau, je la repoussai avec horreur… Et pourtant il ne tenait qu’à moi, je le voyais, je le sentais… Mais quoi !… Payer du déshonneur de leur parente, l’hospitalité de la vertueuse mistress Brian et du loyal Thomas Elgin, c’eût été une des abominables infamies dont je suis incapable. Devais-je donc renoncer à retourner rue du Cirque, rompre avec des amis qui m’étaient chers ? J’y songeai, mais je ne m’en sentis pas le courage…

Il s’interrompit, cherchant du regard les yeux de Daniel, comme pour y lire l’expression réelle de son opinion.

Et, lorsqu’il les eut trouvés, d’un ton grave, il dit :

– C’est alors que la pensée d’un mariage me vint.

Ce mot : mariage, Daniel l’attendait… Aussi, bien que le choc, fut rude, demeura-t-il impénétrable…

Et ce sang-froid dut étonner le comte, car il laissa échapper un mouvement de contrariété et brusquement reprit :

– Oui, j’ai songé à un mariage… Vous me direz : « C’est grave !… » Je le sais, parbleu bien ! Et ce n’est pas en une heure que je me décidai, ni sans avoir pesé le fort et le faible de cette détermination.

C’est que je ne suis pas de ces grotesques aisés à berner, qui s’abusent eux-mêmes encore plus que les autres ne les trompent, et qui se croient le privilège exclusif d’une éternelle jeunesse… Non, non, je me connais, et mieux que personne je sais que je touche à la maturité de la vie…

C’est l’objection qui tout d’abord s’offrit à mon esprit.

Mais à ceci, je réponds victorieusement que l’âge n’est pas une affaire d’extrait de naissance : On a l’âge qu’on paraît avoir.

Or, je dois à une existence exceptionnellement sobre et paisible, à quarante années passées à la campagne, à une constitution de fer et aux soins minutieux que j’ai toujours pris de ma personne, une… comment dirais-je ?… une… verdeur, que m’envieraient tons ces jeunes éreintés que je vois traîner la jambe sur le boulevard…

Il se redressait et se roidissait en parlant ainsi, bombant la poitrine, cambrant la taille et tendant le jarret.

Puis, lorsqu’il jugea que Daniel l’avait assez admiré :

– Maintenant, poursuivit-il, passons à miss Sarah. Vous la croyez peut-être de la première jeunesse ?… Erreur. Elle a vingt-cinq ans bien sonnés, mon cher ami, et pour une femme, vingt-cinq ans, eh ! eh !…

Il ricanait, il était clair qu’une femme de vingt-cinq ans, lui paraissait vieille, très-vieille…

– De plus, continua-t-il, je connais la haute raison de Sarah et le sérieux de son esprit. Fiez-vous à moi, quand je vous affirme que je l’ai étudiée. Par mille et mille mots insignifiants en apparence, et échappés aux naïvetés de ses expansions, je sais qu’elle a les jeunes gens en horreur… Elle a vu ce que valent les maris de trente ans, tout feu et flamme les premiers jours et qui, après six mois, rassasiés d’un bonheur pur et tranquille, désertent la chambre conjugale. Ce n’est pas d’hier que j’ai constaté son penchant à s’éprendre de ce qu’il y a en somme de plus séduisant au monde, d’un grand nom noblement porté et d’une illustration dont les rayons rejailliraient sur elle…

Que de fois je l’ai entendue dire à mistress Brian : « Avant tout, tante, je veux être fière de mon mari… Je veux, dès que je prononcerai son nom, devenu le mien, lire dans les yeux l’admiration et l’envie, et qu’autour de moi on murmure : Être aimé d’un tel homme c’est le bonheur !… »

Il hocha la tête, et d’un ton grave :

– Je m’interrogeai, Daniel, et je compris que je réalisais le programme de miss Sarah Brandon. Et le résultat de mes réflexions fut que je serais un insensé de laisser échapper le bonheur qui passait à ma portée, et qu’il fallait me risquer…

Je m’armai donc de résolution, et c’est à sir Thomas Elgin que je m’ouvris de mes projets.

Je renonce à vous décrire la stupeur de cet honorable gentleman.

« – Vous plaisantez, me dit-il tout d’abord, et votre plaisanterie m’afflige ! »

Mais quand il vit que jamais je n’avais parlé plus sérieusement, lui, d’un flegme si imperturbable, il se fâcha tout rouge… Et morbleu ! si par impossible j’étais malheureux en ménage, ce n’est pas à lui que je devrais m’aller plaindre.

Mais je faillis tomber de mon haut, quand froidement il me déclara qu’il ferait son possible pour empêcher ce mariage… C’est qu’il n’en voulait pas démordre, et ce ne fut pas trop de toute mon adresse pour ébranler sa résolution. Et même, après plus de deux heures de discussion, tout ce que je pus obtenir fut qu’il resterait neutre, et qu’il laisserait à mistress Brian la responsabilité d’un consentement ou d’un refus.

Il riait, M. de la Ville-Haudry, il riait de tout son cœur, sans doute en se rappelant sa discussion avec sir Elgin et sa triomphante habileté.

– Donc, reprit-il, je m’adressai à mistress Brian… Ah ! elle n’y alla pas par quatre chemins… Dès les premiers mots, elle m’appela, Dieu me pardonne ! vieux fou, et carrément elle me pria de ne me plus représenter rue du Cirque.

Je voulus insister… Inutile. Elle ne voulut seulement pas m’entendre, la vieille puritaine, et comme je devenais pressant, elle me salua d’une belle révérence et sortit, me laissant seul et fort penaud au milieu du salon.

Pour ce jour-là, je n’avais qu’un parti à prendre… me retirer. C’est ce que je fis, comptant qu’un entretien avec sa nièce changerait ses dispositions. Point. Le lendemain, quand j’arrivai rue du Cirque, les domestiques me dirent que sir Thomas Elgin était sorti, et que mistress Brian et miss Sarah venaient de partir pour Fontainebleau.

Le lendemain, nouvelle défaite, et ainsi, pendant une semaine, je trouvai la porte close.

L’inquiétude me prenait, quand un commissionnaire, un matin, m’apporta une lettre… C’était miss Sarah qui m’écrivait…

Elle me priait de me trouver le jour même, à quatre heures, au bois de Boulogne, près de la Cascade, ajoutant qu’elle devait sortir dans l’après-midi, à cheval, avec sir Tom, qu’elle lui échapperait et qu’elle me rejoindrait…

Vous jugez si je fus exact, et bien m’en prit, car un peu avant la demie de quatre heures, je l’aperçus, je la devinai plutôt, arrivant vers moi, son cheval lancé à fond de train…

Devant moi, elle s’arrêta court, et sautant à terre :

« – Je suis si exactement surveillée, me dit-elle, qu’aujourd’hui seulement, j’ai pu vous écrire… Cette surveillance qui m’outrage et blesse mes sentiments les plus chers, je ne la supporterai pas davantage… Me voici, emmenez-moi, partons… »

Jamais, Daniel ! jamais je ne l’avais vue si adorablement belle qu’en ce moment, le teint animé par la rapidité de la course, l’œil étincelant d’audace et de passion, la lèvre frémissante… Et elle disait encore :

« – Je sais bien que je serai perdue, que vous-même, peut-être, vous me mépriserez… N’importe, partons, partons !… »

Il s’arrêta, suffoqué par l’émotion, mais bientôt se remettant :

– S’entendre dire cela, s’écria-t-il, par une telle femme… Ah ! Daniel, c’est une de ces sensations qui suffisent à emplir la vie d’un homme…

Et cependant, j’eus le courage, alors que je me sentais devenir fou moi-même, de lui parler le langage de la froide raison… Oui, j’eus sur moi-même cet empire prodigieux de la conjurer de rentrer chez elle…

Et pourtant elle pleurait, elle m’accusait de ne pas l’aimer !…

Mais j’avais trouvé une issue à cette situation :

« – Sarah, lui dis-je, rentrez chez vous, écrivez-moi ce que vous venez de me dire, et je suis certain de forcer la main de vos parents… »

Ainsi elle fit.

Et ce que j’avais prévu arriva… Devant cette preuve de ce qu’ils appelaient notre folie, sir Thomas Elgin et mistress Brian comprirent qu’une plus longue résistance serait une imprudence inutile.

Et après quelques réserves, sous certaines conditions honorables :

« – Vous le voulez, nous dirent-ils à Sarah et à moi, soyez donc unis !… »

Et voilà quel enchaînement de circonstances le comte de la Ville-Haudry attribuait au hasard, – à un hasard béni, ajoutait-il.

Depuis l’accident de l’honorable Thomas Elgin et l’évanouissement de miss Sarah, jusqu’à ce rendez-vous au bois de Boulogne et à ce projet d’enlèvement, tout lui paraissait simple et naturel, oui, tout, même ce fait d’une jeune mondaine s’éprenant de ses opinions politiques jusqu’à apprendre par cœur ses discours.

Daniel était abasourdi.

Qu’un homme tel que le comte ne vit rien de l’intrigue ourdie autour de lui, cela le surpassait.

Le comte, cependant, n’était pas aveugle, à ce point de ne pas discerner quelque chose des impressions de Daniel.

Son amour-propre, en fut froissé, car il fronça le sourcil, et brusquement :

– Que ruminez-vous ainsi ? demanda-t-il… Voyons, ayez le courage de vos opinions : vous soupçonnez miss Brandon de calculs honteux ou de vues intéressées, à tout le moins…

– Je ne dis pas cela, monsieur, balbutia Daniel.

– Non, mais vous le pensez, ce qui est bien pis… Eh bien ! moi, je puis dissiper vos injurieuses préventions… Que viserait, selon vous, miss Brandon, en m’épousant ? Ma fortune, n’est-ce pas ? À cela, je n’ai qu’un mot à répondre, mais il est décisif : Sarah est plus riche que moi…

Comment et à quel prix miss Brandon avait-elle su se procurer une fortune, Daniel le savait ou croyait le savoir par M. de Brévan… Aussi, ne fut-il pas maître d’un tressaillement que le comte surprit et qui l’irrita.

– Oui, plus riche que moi… insista-t-il. Les puits de pétrole dont elle a hérité de son père rapportent, bon an, mal an, de trente à quarante mille dollars. Et encore sont-ils très-négligés… Mieux exploités, ils rendraient le double, le triple, le sextuple, que sais-je ? C’est une mine en quelque sorte inépuisable, ainsi que me le démontrait sir Thomas Elgin… Si le pétrole ne donnait pas des bénéfices inouïs, comment expliqueriez-vous cette fureur soudaine dont la positive Amérique a été saisie, qu’on a appelée « la fièvre de l’huile » et qui a enrichi plus de gens que la Californie et « la fièvre de l’or !… » Ah ! il y a quelque chose à tenter de ce côté, quelque chose de grand, et pour peu qu’on dispose de capitaux considérables…

Il s’animait, il s’échauffait, il s’oubliait, lorsque brusquement il s’arrêta court.

Évidemment il avait failli se trahir, laisser voir sa pensée tout entière… Aussi reprit-il vivement :

– Mais en voilà assez, je suppose, pour écarter tout soupçon de cupidité… Maintenant, vous me direz peut-être que je suis pour miss Brandon un pis-aller… Eh bien ! non ! En ce moment même, elle a à choisir entre moi et un prétendant bien plus jeune que moi et dont la fortune est de beaucoup supérieure à la mienne, M. Wilkie de Gordon-Chalusse…

D’où venait que M. de la Ville-Haudry semblait le prendre pour juge de sa conduite, et paraissait plaider sa cause devant lui ?…

Voilà ce que Daniel ne songeait même pas à se demander, tant était grand le désordre de son esprit.

Cependant, comme le comte insistait pour avoir son avis, comme il le pressait, comme il s’obstinait à lui répéter :

– Eh bien ? voyez-vous encore une objection ?…

Il oublia les prudentes recommandations de M. de Brévan, et d’une voix troublée :

– Sans doute, M. le comte, fit-il, vous connaissez la famille de miss Brandon ?…

– Certes !… Me croyez-vous donc homme à prendre chat en poche… Son digne père était l’honneur même…

– Et… son passé ?…

Le comte bondit sur son fauteuil, et enveloppant Daniel d’un regard méchant :

– Oh ! oh !… fit-il ; est-ce que déjà quelque vil gredin se serait fait l’écho des calomnies infâmes dont on a essayé de ternir l’honneur de la plus noble et de la plus chaste des créatures !… Ah ! nommez-moi le misérable…

Involontairement Daniel se tourna vers la porte derrière laquelle écoutait M. de Brévan… Peut-être s’attendait-il à le voir apparaître… Mais M. de Brévan ne bougea pas.

– Le passé de Sarah ! continuait le comte, je le connais heure par heure, et j’en réponds comme du mien… Chère adorée ! Avant que de consentir à devenir ma femme, elle a voulu tout me dire, oui, tout, sans forfanterie ni fausse pudeur, et je sais ce qu’elle a souffert. N’a-t-on pas prétendu qu’elle avait été la complice d’un lâche coquin, d’un caissier qui avait volé sa caisse ! N’a-t-on pas dit qu’elle avait poussé au suicide un jeune sot, un joueur, et qu’elle avait assisté impassible aux tortures de son agonie… Ah ! il ne faut que voir Sarah pour être sûr que ce sont là d’indignes et stupides inventions de la haine… Et tenez, Daniel, croyez-moi : dès que vous verrez la calomnie s’acharner après un homme ou après une femme, dites-vous que cet homme ou cette femme ont blessé, humilié le vulgaire, la tourbe des lâches, des envieux et des sots, par une supériorité quelconque, de situation ou de fortune, de talent ou de beauté…

Pour défendre miss Brandon, il avait visiblement retrouvé l’énergie de la jeunesse. Son œil s’emplissait d’éclairs, sa voix vibrait, son geste menaçait…

– Mais laissons ce sujet pénible, fit-il, et causons sérieusement.

Il se leva et alla s’adosser à la cheminée, bien en face de Daniel.

– Je vous ai dit, mon cher, commença-t-il, que sir Tom et mistress Brian ont mis à mon mariage certaines conditions… La première est que miss Brandon sera accueillie par ma famille comme elle mérite de l’être, non-seulement honorablement, mais affectueusement, tendrement même…

De ma famille, je m’en moque… Il ne me reste que des arrière-cousins qui, n’ayant rien à prétendre à ma succession, se soucient de moi aussi peu que je me soucie d’eux…

Mais j’ai une fille, et là est le danger.

La certitude que je vais me remarier la désole, je l’ai vu… Elle se révolte à la seule idée qu’une autre femme va prendre la place de sa mère, porter mon nom et régner dans ma maison…

Daniel, maintenant, commençait à comprendre ce qu’il devait penser du rendez-vous manqué qui lui avait valu la visite de M. de la Ville-Haudry.

– Or, disait le comte, je connais mon Henriette, c’est sa mère elle-même, faible, mais entêtée jusqu’à la démence… Si elle s’est mise en tête de mal recevoir miss Sarah, elle la recevra mal, quoi qu’elle m’ait promis, et trouvera le moyen de lui faire quelque abominable avanie… Et si néanmoins Sarah consent à passer outre, ma maison deviendra un enfer, et ma femme sera malheureuse… Ai-je sur Henriette assez d’empire pour la ramener à la raison ? Je ne le crois pas… Mais cette influence que je n’ai pas, je sais un charmant garçon qui l’a, et c’est vous…

Daniel était devenu pourpre.

C’était la première fois que le comte s’exprimait si clairement.

– Je n’ai jamais désapprouvé, continuait-il, les projets de ma pauvre femme, et la preuve c’est que j’autorisais vos assiduités… Aujourd’hui, voici mes conditions : Que ma fille soit pour Sarah ce que je veux qu’elle soit, une sœur tendre et dévouée, et six mois après mon mariage, il y aura une autre noce à l’hôtel de la Ville-Haudry…

Daniel voulait parler, il l’arrêta.

– Non, rien, fit-il. Je vous ai démontré la sagesse du parti que je prends, agissez en conséquence…

Il avait remis son chapeau, et déjà il avait ouvert la porte :

– Ah ! encore un mot, ajouta-t-il. Je suis chargé par miss Brandon de vous conduire chez elle ce soir ; elle veut vous parler… Venez me demander à dîner, nous irons après rue du Cirque… Sur quoi, songez à ce que je vous ai dit et… au revoir.

VII

M. de la Ville-Haudry n’avait pas refermé la porte que déjà M. de Brévan s’élançait hors de la chambre où il s’était caché.

– Avais-je raison ? s’écria-t-il.

Mais Daniel ne l’entendit pas… Daniel avait oublié jusqu’à sa présence.

Brisé par les efforts extraordinaires qu’il avait faits pour garder le secret de ses impressions, il s’était laissé tomber sur un fauteuil, le visage caché entre ses mains, et d’une voix morne, comme pour se convaincre lui-même de la désolante réalité :

– Le comte est devenu fou, répétait-il, absolument fou, et nous sommes perdus…

La douleur de cet homme de cœur avait quelque chose de si poignant que M. de Brévan parut ému…

Il le considéra un moment d’un air de commisération, puis tout à coup et comme s’il eût cédé à un bon mouvement, il lui toucha l’épaule en disant :

– Daniel !…

Le malheureux se dressa en sursaut, pareil au dormeur brusquement éveillé, et le sentiment de la situation revenant :

– Vous avez entendu, Maxime !… prononça-t-il.

– Tout !… Je n’ai perdu ni un mot ni un geste… Mais ne me reprochez pas mon indiscrétion ; elle me permet de vous donner un conseil… d’un ami sincère qui a payé cher l’expérience qui vous manque.

Il s’arrêta, cherchant l’expression de sa pensée ; puis, d’un ton âpre et bref :

– Vous aimez Mlle de la Ville-Haudry ? demanda-t-il.

– Plus que la vie, ne le savez-vous pas !…

– Eh bien ! s’il en est ainsi, renoncez à une résistance inutile… Décidez Mlle Henriette à ce que désire son père et obtenez de miss Sarah que votre mariage ait lieu un mois après le sien… et exigez des garanties surtout !… Mlle de la Ville-Haudry souffrira peut-être un peu pendant ce mois, mais le lendemain du jour où elle sera votre femme, vous l’emmènerez où bon vous semblera, abandonnant le bonhomme à sa folie amoureuse…

La contraction des traits de Daniel disait l’effort de son esprit :

– Cette idée m’était venue, murmura-t-il.

– C’est le seul parti raisonnable.

– Oui, peut-être est-ce celui que conseille la prudence… mais est-ce bien celui que commande le devoir ?…

– Oh ! le devoir, le devoir…

– Ne serait-ce pas une lâcheté que d’abandonner ce vieillard à miss Brandon et à ses complices…

– Vous ne le tirerez pas de leurs griffes, mon cher…

– Du moins dois-je ressayer… C’était votre avis hier soir, et ce matin encore, il n’y a pas deux heures…

M. de Brévan dissimula mal un geste d’impatience.

– Je ne savais pas ce que je sais, fit-il.

Daniel s’était levé, et il arpentait son petit salon, répondant aux objections de son esprit bien plus qu’à celles de M. de Brévan.

– Si j’étais le seul maître, disait-il, je me résignerais peut-être à une capitulation. Mais Henriette l’accepterait-elle ?… Non, jamais !… Son père la connaît bien… Sa faiblesse est celle d’un enfant, mais à un moment donné elle est capable d’une énergie virile et d’une volonté de fer…

– Qui vous force à lui dire ce qu’est miss Brandon ?

– Je lui ai promis l’entière vérité… sur mon honneur.

Il n’y avait pas à se méprendre au haussement d’épaules de M. de Brévan : c’était aussi clair que s’il se fût écrié : « On n’est pas naïf à ce point ! »

– Renoncez donc à votre Henriette, mon pauvre ami, dit-il.

Mais l’accès de découragement de Daniel était passé.

– Oh ! pas encore, fit-il, les dents serrées par la colère, pas encore… Un honnête homme qui défend son bonheur et sa vie est bien fort… L’expérience me manque, il est vrai, mais vous êtes là, Maxime, et je sais que je puis toujours compter sur vous…

Ce que ne remarquait pas assez Daniel, c’est que M. de Brévan, si ardent à la lutte d’abord, se refroidissait peu à peu, tel qu’un homme qui, s’étant beaucoup avancé, juge qu’il a eu tort et, prudemment, se retire.

– Certes, je suis tout à vous, répondit-il ; mais que faire ?…

– Eh ! ce que vous disiez… Je verrai miss Brandon et j’observerai !… je dissimulerai, je gagnerai du temps… j’emploierai des espions s’il le faut, pour fouiller son passé… Je tâcherai d’intéresser à ma cause quelque personnage influent, mon ministre, par exemple, qui me veut du bien… Enfin, j’ai une idée…

– Ah !

– Ce malheureux caissier, dont vous m’avez conté l’histoire, et qui n’est pas mort, croyez-vous… si on le retrouvait !… Comment l’appelez-vous ? Malgat. Un avis inséré dans tous les journaux de l’Europe lui parviendrait sans doute, et l’espoir de se venger le déciderait…

Une rougeur furtive montait aux joues de M. de Brévan…

– Quelle folie !… interrompit-il avec une étrange vivacité.

Puis, plus posément :

– Vous oubliez, ajouta-t-il, que Malgat a été condamné à je ne sais combien d’années de réclusion, qu’il prendrait votre avis pour un piège de la police, et que loin de se découvrir il se cacherait plus soigneusement que jamais…

Mais Daniel ne semblait pas ébranlé.

– Je réfléchirai, dit-il, je verrai, je chercherai !… Peut-être y aurait-il quelque parti à tirer de ce jeune homme dont le comte nous parlait, M. Wilkie de Gordon-Chalusse. Si je pouvais croire que véritablement il a demandé la main de miss Sarah…

– Je l’ai entendu dire, et je l’affirmerais. Ce garçon est un de ces idiots que la vanité rend fou, et qui ne savent qu’imaginer pour faire parler d’eux… Miss Brandon étant très en vue, il l’épouserait comme il achèterait un cheval de courses cent mille francs…

– Et comment expliquez-vous le refus de miss Sarah ?…

– Par la connaissance qu’elle a du caractère du particulier… Elle n’ignore pas que trois mois après la noce il la camperait là, et qu’au bout d’un an il lui faudrait plaider en séparation… Puis il y a autre chose : Wilkie n’a que vingt-cinq ans, et dame, un gaillard de cet âge a la vie plus dure qu’un galant qui a passé la soixantaine…

Son accent donnait à ses paroles une si terrible signification que Daniel pâlit :

– Grand Dieu ! balbutia-t-il, croyez-vous donc miss Brandon capable…

– De tout, oui, très-positivement… sauf pourtant de s’exposer à des démêlés avec la justice… Je lui ai entendu dire que le fer et le poison sont les armes des imbéciles…

Un étrange sourire glissa sur ses lèvres, et d’un ton d’effrayante ironie :

– Il est vrai, ajouta-t-il, qu’elle a d’autres moyens, moins expéditifs, peut-être, mais plus sûrs, pour supprimer les gens qui la gênent…

Quels moyens ?… Les mêmes sans doute qu’elle avait employés pour se débarrasser du malheureux Kergrist et de ce pauvre Malgat, le caissier de la Société d’escompte mutuel… Moyens purement moraux, basés sur une connaissance exacte du caractère de ses victimes et sur son infernale influence…

Mais c’est vainement que Daniel essaya d’obtenir des éclaircissements. M. de Brévan n’eut plus que des réponses évasives, soit qu’il n’osât découvrir toute sa pensée et dire ses soupçons, soit qu’il suffit pour ses projets ultérieurs de l’affreuse appréhension qu’il venait d’ajouter aux angoisses de son ami.

Son embarras, si visible un instant, avait totalement disparu, comme si, après avoir hésité sur une détermination à prendre, il eût enfin arrêté une résolution…

Après avoir conseillé des concessions, peu à peu il en était revenu au parti d’une résistance à outrance, et ne semblait plus désespérer du succès.

Et lorsqu’enfin il quitta Daniel, ce ne fut pas sans lui avoir fait promettre de le tenir heure par heure au courant des événements ; ce ne fut pas surtout sans lui jurer de tenter l’impossible pour arriver à démasquer miss Sarah.

– Comme il la hait !… se dit Daniel, lorsqu’il se trouva seul, comme il la hait !…

Mais cette haine, précisément, qui la veille déjà avait inquiété Daniel, le troublait de plus en plus et suspendait ses résolutions.

Réfléchissant, il lui paraissait que M. de Brévan se laissait emporter au-delà du vraisemblable et même du possible.

La dernière accusation surtout, n’était-elle pas toute chimérique !…

Qu’une femme jeune et belle, dévorée d’ambitions et de convoitises, joue, le dégoût au cœur, la comédie de l’amour, qu’elle prenne à ses intrigues un vieillard vaniteux et se fasse épouser, faisant ainsi métier et marchandise de sa jeunesse et de sa beauté, c’est une ignominie consacrée par les mœurs et qui se voit tous les jours…

Que cette même femme spécule sur un veuvage prochain qui lui rendrait la liberté avec la fortune, qu’elle l’appelle de tous ses vœux… cela est fréquent encore, bien que déjà plus fort.

Mais de là à épouser un pauvre vieux fou, avec le projet froidement conçu et irrévocablement arrêté de hâter sa fin par un crime, il y a un abîme qui effrayait l’imagination de Daniel.

Enfoncé dans son fauteuil, il se perdait en conjectures, oubliant le temps qui passait, le travail pressé qui restait là, sur son bureau, l’invitation à dîner de M. de la Ville-Haudry, et aussi qu’il devait le soir même être admis chez miss Brandon.

La nuit venait, lorsque l’entrée de son concierge, inquiet de ne l’avoir pas vu de la journée, le tira de cette torpeur…

– Ah ! je deviens fou ! s’écria-t-il en se levant brusquement… Et Henriette qui m’attendait !… Que doit-elle penser !…

Mlle de la Ville-Haudry, à cette heure-là même, en arrivait à ce point où l’incertitude devient un supplice intolérable.

Après avoir espéré Daniel toute la soirée, la veille, après une nuit sans sommeil, elle l’avait attendu tout le jour, comptant les secondes aux battements de ses tempes, tressaillant au roulement de toutes les voitures dans la rue…

Désespérée, sentant sa raison s’égarer, elle délibérait si elle ne devait pas courir rue de l’Université, chez Daniel, quand la porte s’ouvrit.

De cette même voix indifférente dont il prononçait le nom des amis et des ennemis, un domestique annonça :

– M. Daniel Champcey.

D’un bond, Mlle Henriette fut debout.

« Qui vous a retenu ? allait-elle s’écrier ; qu’arrive-t-il… » Mais les mots expirèrent sur ses lèvres.

Il lui avait suffi de voir le visage morne de Daniel pour être sûre que c’était un grand malheur qui arrivait.

– Ah ! vous ne vous étiez pas trompé !… murmura-t-elle, en s’affaissant sur sa chaise.

– Hélas !…

– Parlez, je veux tout savoir !

– Votre père est venu m’offrir votre main, Henriette, à la condition d’obtenir votre assentiment à son mariage… Maintenant, écoutez et jugez.

Et fidèle à sa parole, il répéta tout ce que lui avaient dit M. de Brévan et le comte, ne passant que les détails qui eussent fait monter le rouge au front de la jeune fille, et aussi la sinistre accusation à laquelle il ne pouvait ajouter foi.

Lorsqu’il eut achevé :

– Et moi ! s’écria Mlle Henriette ; moi, je souffrirais que mon père épousât une telle femme !… Je sourirais au déshonneur et à la ruine entrant dans cette maison, qui fut celle de ma mère !… Non, loin de moi l’idée d’un si lâche égoïsme… De toutes mes forces et de toute mon énergie, je m’opposerai aux desseins de miss Brandon…

– Il se peut qu’elle triomphe…

– Elle ne triomphera ni de ma résistance ni de mes mépris… Jamais, entendez-vous, Daniel, jamais je ne m’inclinerai devant elle… Jamais ma main ne touchera la sienne… Et si mon père s’obstine, la veille de son mariage je lui demanderai la permission de me retirer dans un couvent.

– Il vous la refusera.

– Alors, je me renfermerai chez moi et je n’en sortirai plus… On ne m’en arrachera pas de force, j’imagine…

Il n’y avait pas à s’y méprendre, son accent était bien celui des déterminations irrévocables, que rien n’ébranle ni ne brise.

Et cependant les plus tristes pressentiments serraient le cœur de Daniel.

– C’est que miss Brandon ne s’installera sans doute pas seule ici, reprit-il.

– Qui donc y amènerait-elle ?

– Ses parents… Sir Thomas Elgin et mistress Brian. Oh ! Henriette, mon Henriette, penser que vous serez exposée à la colère et aux rancunes de ces misérables !…

Elle redressa la tête, et fièrement :

– Je ne les crains pas !… s’écria-t-elle…

Et plus doucement :

– D’ailleurs, ne serez-vous pas toujours là, pour me conseiller, pour me protéger en cas de péril.

– Moi !… Espérez-vous donc qu’on ne nous séparera pas ?…

– Non, Daniel, je sais bien que l’hôtel vous sera rigoureusement fermé.

– Eh bien !…

Un flot de pourpre monta au front de Mlle de la Ville-Haudry, et détournant les yeux pour éviter le regard de Daniel :

– Puisqu’on nous y contraint, répondit-t-elle, je franchirai ces bornes sacrées qu’une jeune fille ne doit pas franchir… Nous nous cacherons… Je descendrai jusqu’à cette humiliation de payer la complaisance et la discrétion d’une de mes femmes de chambre, et par elle je pourrai vous écrire et recevoir vos lettres…

Mais ces perspectives ne dissipaient pas l’affreuse tristesse de Daniel. Une question lui montait aux lèvres, qu’il n’osait prononcer… À la fin, faisant un effort :

– Et ensuite ? demanda-t-il.

Ce qu’il voulait dire, Mlle Henriette le comprit :

– Je pensais, répondit-elle, que vous sauriez attendre jusqu’au jour où la loi me donnera le droit de me marier selon mon cœur…

– Henriette !…

Elle étendit la main, et d’une voix solennelle :

– Et ce jour-là, Daniel, poursuivit-elle, je vous le jure, si mon père me refuse encore son consentement, je vous demanderai votre bras, et en plein midi, le front haut, je quitterai cet hôtel pour n’y plus rentrer…

D’un geste plus prompt que la pensée, Daniel avait saisi la main de Mlle de la Ville-Haudry, et la portant à ses lèvres :

– Merci, prononça-t-il, merci ! C’est l’espoir que vous me rendez…

Cependant, avant de se résigner, il voulait tenter au moins un effort, et pour cela, il était nécessaire que Mlle Henriette évitât le plus longtemps possible de se prononcer.

Non sans peine, il la décida.

– Je ferai ce que vous voulez, dit-elle enfin, mais croyez-moi, toutes vos combinaisons ne serviront de rien…

Elle fut interrompue par l’entrée du comte de la Ville-Haudry.

Il embrassa sa fille sur le front, causa un moment de la pluie et du beau temps ; puis, attirant Daniel dans l’embrasure d’une croisée :

– Vous lui avez parlé ? interrogea-t-il.

– Oui.

– Eh bien ?

– Mlle Henriette demande quelques jours de réflexion…

Le comte eut un geste de dépit.

– C’est absurde, fit-il, et on ne peut plus ridicule… Mais enfin, c’est votre affaire, mon cher Daniel… Et s’il vous faut un stimulant, je vous dirai que ma fille est fort riche et que sa dot sera de plus d’un million…

– Monsieur le comte !… protesta Daniel indigné, monsieur…

Mais déjà M. de la Ville-Haudry avait tourné les talons, et le maître d’hôtel venait annoncer que « mademoiselle était servie. »

Le dîner, bien que fort recherché, devait être triste et durer peu. Le comte semblait sur des charbons ardents, et à tout moment consultait sa montre.

Le café était à peine sur la table, que s’adressant à Daniel :

– Hâtez-vous, dit-il. Sarah nous attend.

À l’instant, Daniel eut fini, et aussitôt le comte, sans lui laisser le loisir de saluer Mlle Henriette, l’entraîna jusqu’à sa voiture, l’y poussa et s’y précipita lui-même en criant au valet de pied :

– Rue du Cirque… chez miss Brandon. Et qu’on pousse les chevaux.

VIII

Ce que M. de la Ville-Haudry entendait par « pousser les chevaux, » ses gens le savaient. Le cocher, en ces occasions, lançait son attelage à fond de train, et ma foi ! les pauvres piétons eussent couru de grands risques, s’il n’eût été d’une merveilleuse adresse.

Ce qui n’empêche que ce soir-là, M. de la Ville-Haudry, à deux reprises, abaissait les glaces pour crier :

– Nous ne marchons pas !…

C’est qu’il avait, encore qu’il s’efforçât de garder sa gravité d’homme politique, toutes les impatiences et les expansives vanités d’un lycéen courant à ses premiers rendez-vous d’amour.

Maussade tant qu’avait duré le dîner, il babillait maintenant avec une joyeuse volubilité, sans s’inquiéter de ce que son compagnon pouvait penser ou lui répondre.

Il est vrai que Daniel ne l’entendait même pas.

Pelotonné dans un des angles de la voiture, il avait assez à faire à dominer son émotion, car il était ému, comme jamais en sa vie, au moment d’aborder cette redoutable aventurière, miss Brandon.

Et pareil au lutteur qui se ramasse sur lui-même au moment d’un assaut décisif, il rassemblait tout son sang-froid, tout ce qu’il avait d’énergie.

De la rue de Varennes à la rue du Cirque, la course ne dura guère plus de dix minutes.

– Nous voici arrivés ! s’écria le comte.

Et sans attendre l’arrêt complet de la voiture, il sauta sur le trottoir et, devançant ses gens, courut frapper à la porte de l’hôtel de miss Sarah Brandon.

Ce n’était pas, il s’en faut, une de ces habitations modernes dont le luxe ridicule et criard tire l’œil des passants.

De la rue on eût dit la modeste maison de quelque boutiquier retiré, mangeant là sans faste ni soucis mondains ses douze ou quinze mille livres de rentes. Il est vrai de dire que de la rue on n’apercevait ni le jardin, ni les remises, ni les écuries.

Cependant, un domestique était venu ouvrir, qui débarrassa de leur pardessus M. de la Ville-Haudry et Daniel, et qui les guida le long de l’escalier.

Arrivé au palier du premier étage, le comte s’arrêta, comme si la respiration tout à coup lui eût manqué.

– C’est là, balbutia-t-il, là !

Là !… Quoi ?… Daniel ne comprenait pas. Le comte voulait simplement lui dire que c’était là, à cette même place, qu’il avait tenu entre ses bras miss Brandon évanouie…

Mais Daniel n’eut pas le temps d’interroger. Un second domestique sortit de l’appartement et s’inclinant devant M. de la Ville-Haudry :

– Ces dames, dit-il, sortent à peine de table, et sont encore à leur toilette.

– Ah !…

– Si ces Messieurs veulent prendre la peine de s’asseoir dans le salon, je vais aller prévenir sir Thomas Elgin.

– Bien, bien !… fit le comte, de ce ton de l’homme qui dans une maison amie se sent aussi à l’aise que dans sa propre maison.

Et il entra dans le salon, toujours suivi de Daniel.

C’était une vaste pièce, où du tapis au lustre se trahissait l’austérité puritaine de mistress Brian. Ce luxe y éclatait, mais froid, gauche, triste. Tous les meubles avaient des formes anguleuses qui éloignaient jusqu’à l’idée de repos ; le sujet de la pendule avait été pris dans la Bible, les candélabres et les bronzes réalisaient le type du laid.

Et pas un objet d’art, pas une statuette, pas un tableau.

Si, cependant… En face de la cheminée, à la place d’honneur, s’étalait dans un cadre splendide, une méchante toile, vrai barbouillage de sauvage, représentant un homme d’une cinquantaine d’années, portant un uniforme de fantaisie, d’énormes épaulettes, un grand sabre, un chapeau emplumé, et une ceinture bleue d’où sortaient les crosses de deux revolvers.

– Le général Brandon… le père de miss Sarah, prononça M. de la Ville-Haudry, d’un ton de vénération qui fit bondir Daniel… Comme exécution, ce portrait laisse sans doute beaucoup à désirer, mais il est, paraît-il, frappant…

Ce qui est sûr, c’est qu’entre la figure tannée de ce général américain et le frais visage de miss Brandon, la ressemblance était saisissante…

Il y a mieux : en examinant de près et avec plus d’attention cette peinture, Daniel s’imagina y reconnaître une inhabileté calculée, voulue, cherchée… Il lui semblait voir quelque chose comme l’œuvre d’un artiste qui se serait exercé à imiter ces bonshommes informes et naïfs que crayonnent les enfants… À côté de maladresses grossières, il croyait distinguer certaines touches trahissant une main habile, et enfin une oreille à demi-cachée par les cheveux lui paraissait révéler un savoir faire supérieur…

Mais avant qu’il songeât à tirer de son étrange découverte les déductions naturelles, sir Thomas Elgin parut.

Il était en habit et en cravate blanche, plus long et plus roide que jamais, et il s’avançait en boitant un peu, s’appuyant sur une grosse canne.

– Eh quoi !… cher sir Tom, s’écria le comte, votre jambe vous fait encore souffrir ?…

– Oh ! beaucoup, répondit l’honorable gentleman, avec un accent britannique des plus prononcés, beaucoup depuis ce matin… le docteur craint quelque chose du côté de l’os…

Et en même temps, obéissant à ce besoin instinctif de montrer le mal qu’on a, il retroussa légèrement son pantalon, et on put voir qu’il avait la jambe fortement serrée par une longue bande de toile…

M. de la Ville-Haudry eut un geste de compassion, puis, oubliant qu’il avait présenté Daniel la veille à l’Opéra, il le présenta de nouveau, et, les salutations finies, revenant à sir Tom :

– En vérité, reprit-il, je suis presque honteux d’arriver si tôt, mais je sais que vous attendez du monde ce soir.

– Quelques personnes, oh ! oui…

– Et je tenais à me trouver seul quelques instants avec vous…

Une grimace contracta les lèvres minces de l’honorable gentleman : c’était sa façon de sourire ; et tout en caressant du bout des doigts ses favoris en nageoires :

– On a prévenu Sarah de votre arrivée, mon cher comte, dit-il, et je l’ai entendue crier à mistress Brian qu’elle allait être prête… C’est incroyable, véritablement, le temps qu’elle dépense à sa toilette.

Ils causaient ainsi amicalement devant la cheminée, sir Tom allongé sur un fauteuil, M. de la Ville-Haudry debout adossé à la tablette.

Machinalement, Daniel s’était reculé jusqu’à l’embrasure d’une des fenêtres qui donnait sur la cour et sur le jardin de l’hôtel. Là, le front appuyé contre une vitre, il réfléchissait.

Ce qui bouleversait toutes ses idées, c’était cette blessure de sir Thomas Elgin…

– Sa chute n’aurait-elle donc pas été volontaire, pensait-il, se serait-il véritablement cassé la jambe ?… En ce cas, l’évanouissement de miss Sarah n’aurait pas été concerté d’avance…

Lancé sur cette pente, son esprit pouvait aller loin, et il se sentait encore une fois tiraillé par d’étranges incertitudes, quand le roulement d’une voiture sur le sable de la cour l’arracha à ses méditations…

Il regarda… Devant le perron de la façade intérieure de l’hôtel s’arrêtait un coupé, une femme en descendit, et il faillit laisser échapper un cri de surprise, car dans cette femme il lui semblait reconnaître miss Sarah… Mais était-ce possible !…

Il ne pouvait le croire, lorsque cette femme, ayant quelques mots à dire au cocher, leva la tête, et la lumière des lanternes tomba en plein sur son visage…

Plus de doutes possibles… C’était bien miss Sarah…

D’un bond elle franchit le perron et entra dans l’hôtel, et même on entendit le bruit sourd de la porte se refermant…

À l’Opéra, la veille, un mot de miss Brandon, un seul, avait suffi pour ouvrir à la lumière de la vérité l’esprit de Daniel.

Mais ici, c’était bien autre chose, vraiment… C’était un fait brutal, matériel, irrécusable, qui venait à l’appui de soupçons, fort probables sans doute, mais non prouvés.

Pour amuser l’amoureuse impatience de M. de la Ville-Haudry, on lui affirmait que miss Brandon achevait de s’habiller, qu’elle se hâtait pour venir le rejoindre, et pas du tout, elle était dehors et rentrait seulement.

D’où venait-elle ?… Quelles intrigues nouvelles l’avaient forcée de sortir ?… Il avait évidemment fallu de pressants intérêts pour la retenir jusqu’à cette heure, lorsqu’elle se savait attendue par le comte.

Cette circonstance éclairait définitivement la politique savante de la maison et l’utile et habile complicité de mistress Brian et de sir Thomas Elgin.

Quel jeu avait été joué, et comment M. de la Ville-Haudry s’y était laissé prendre, Daniel le comprit… Il y eût été pris lui-même.

Quels acteurs, quelle perfection de mise en scène, quelle science des détails !

Pouvait-on imaginer un cadre d’intrigues plus merveilleux que ce salon !… Ces apparences sévères ne devaient-elles pas bannir toute défiance !… Et cet horrible portrait d’un soi disant général Brandon, quel trait de génie !…

Pour ce qui est de la blessure de sir Tom, Daniel n’y croyait plus.

– Il ne s’est pas plus cassé la jambe que moi ! pensait-il.

Mais, en même temps, il s’étonnait de la constance de cet honorable gentleman, qui, pour affirmer un mensonge, se résignait à demeurer des mois entiers la jambe bandée, comme si réellement il y eût eu mal.

– Et ce soir, pensait Daniel, la représentation doit être plus soignée que de coutume, puisque on m’attendait.

Cependant, pareil au duelliste qui après une nuit de faiblesses retrouve son sang-froid sur le terrain, Daniel désormais se possédait pleinement.

Même, craignant que son attitude et sa préoccupation ne trahissent quelque chose de ses pensées, il se rapprocha de la cheminée.

La conversation de M. de la Ville-Haudry et de sir Thomas Elgin était devenue de plus en plus intime, et le comte détaillait les projets que lui mettait en tête son prochain mariage.

Il habiterait, disait-il, avec sa jeune épouse, le second étage de son hôtel ; le premier serait divisé en deux appartements : l’un pour mistress Brian, l’autre pour sir Thomas Elgin ; car il savait bien que jamais son adorée Sarah ne consentirait à se séparer de parents qui lui avaient tenu lieu de père et de mère…

Le reste expira dans son gosier, et il demeura comme pétrifié, la pupille dilatée, la bouche ouverte…

Mistress Brian entrait, suivie de miss Sarah…

Plus encore qu’au théâtre Daniel fut saisi de la beauté de cette fille étrange ; littéralement elle éblouissait.

Elle portait, ce soir-là, une robe fleur de thé, toute parsemée de petites fleurettes brodées sur un fond de grosse soie chinoise et garnie dans le bas d’un grand volant de mousseline plissée.

Dans ses cheveux, plus négligemment relevés encore que de coutume, s’épanouissait une branche de fuchsia, dont les clochettes d’un rouge vif retombaient sur sa nuque, mêlées à ses tresses fauves.

Elle s’avança souriante jusqu’au comte de la Ville-Haudry, et, lui tendant le front :

– Me trouvez-vous bien ainsi, cher comte ? demanda-t-elle.

Lui, de la tête aux pieds tressaillit, et tout ce qu’il put faire, ce fut d’avancer ses lèvres, en bégayant du ton de l’extase :

– Oh ! oui, belle, trop belle.

– Aussi, la toilette a été longue, objecta gravement Thomas Elgin, trop longue…

Il devait bien savoir, au contraire, que miss Sarah venait d’accomplir un miracle de promptitude : il n’y avait pas un quart d’heure qu’elle était rentrée…

– Vous êtes un vilain impertinent, Tom, dit-elle, en riant du rire frais et sonore de l’enfant, et il est bien heureux que M. de la Ville-Haudry m’arrache à vos éternelles remontrances…

– Sarah !… prononça sévèrement mistress Brian.

Mais déjà elle s’était retournée, la main tendue, vers Daniel.

– Merci d’être venu, monsieur, reprit-elle, je suis certaine qu’à nous deux nous allons nous entendre très-bien.

Elle lui disait cela de l’accent le plus doux, mais s’il l’eût mieux connue, il eût compris au regard dont elle l’enveloppait, que ses dispositions étaient bien changées, et que, bienveillante d’abord, elle le haïssait à présent d’une haine furieuse.

– Nous entendre, miss… répéta-t-il en s’inclinant ; sur quoi ?

Elle ne répondit pas.

Le domestique annonçait des hôtes accoutumés de ses soirées, et elle s’élançait à leur rencontre.

Dix heures sonnaient, et de ce moment, les invités se succédèrent sans interruption. À onze heures, il y avait une centaine de personnes dans le salon, et dans les deux pièces contiguës, on avait installé des tables de whist.

Certainement tous les gens qui se trouvaient là, vieux messieurs chargés de décorations étrangères et jeunes hommes à gilets en cœur, n’étaient pas sans reproches… mais tous appartenaient à la « haute vie » parisienne, à ce monde à part dont les dehors brillants dissimulent les hontes, et qui cache ses misères sous la pesante livrée du plaisir.

Quelques-uns, par leur nom, par leur situation ou par leur fortune, dominaient de bien haut cette cohue dorée, et on les reconnaissait à leur assurance supérieure et à la faveur qui accueillait leurs moindres paroles.

Et dans la foule, M. de la Ville-Haudry se pavanait, triomphant des attentions de miss Sarah. Il affectait les empressements d’un maître de maison, comme s’il eût été chez lui, il surveillait le service des gens, puis d’un air de fatuité modeste, il allait de groupe en groupe, quêtant des compliments.

Près de la cheminée, gracieusement posée sur un fauteuil, miss Sarah semblait une jeune reine au milieu de sa cour… Mais si entourée qu’elle fût, si enivrée d’adulations qu’elle dût être, elle ne perdait pas de vue Daniel, l’épiant à la dérobée, pour surprendre sur son visage le reflet de ses impressions.

Une fois même, au grand scandale de ses adorateurs, elle quitta sa place pour aller lui demander pourquoi il restait ainsi seul en son coin, et s’il était souffrant. Puis, voyant qu’il ne connaissait personne, elle daigna lui désigner et lui nommer les plus notables de ses invités.

Et elle mettait tant d’affectation à montrer ses brillantes relations, que Daniel se persuadait presque qu’elle avait pénétré ses intentions, et que c’était là une espèce de défi, comme si elle lui eût dit :

– Voilà quels amis me défendraient si vous osiez m’attaquer.

Cependant il ne se sentait aucunement découragé, se rendant bien compte des difficultés de sa tâche et n’en étant plus à compter les obstacles. Au bruit des conversations, il arrangeait dans sa tête un plan qui devait le mettre sur les traces du passé de cette dangereuse aventurière…

Et ses méditations l’absorbaient si bien, qu’il ne s’apercevait pas que peu à peu le salon se vidait… C’était, ainsi, cependant, et il ne restait plus à la fin que quelques intimes et quatre joueurs autour de la table de whist.

Alors, miss Sarah se leva, et s’approchant de Daniel :

– Voulez-vous m’accorder dix minutes d’entretien, monsieur ? demanda-t-elle.

Il se dressait pour la suivre, lorsque mistress Brian intervint, adressant d’un ton de reproche quelques mots en anglais à sa nièce. Daniel savait assez d’anglais pour comprendre que mistress Brian disait :

– Ce que vous faites là est tout à fait inconvenant, Sarah !…

– Choquant ! approuva sir Tom.

Mais elle haussa légèrement les épaules, et toujours en anglais :

– Mon cher comte aurait seul le droit de trouver ma conduite inconvenante, répondit-elle, et j’ai son autorisation.

Puis, s’adressant à Daniel, en français cette fois, elle ajouta :

– Venez avec moi, monsieur !…

IX

C’est chez elle, dans une petite pièce dépendant de son appartement de jeune fille, que miss Sarah conduisit Daniel.

Rien de si frais, de si coquet que ce réduit moitié salon et moitié serre, tendu d’une grosse étoffe de soie bariolée de ramages fantastiques, et garni de treillages où s’enroulaient des lierres et des capucines du Japon. Tout autour étaient disposées des jardinières remplies de plantes rares en pleine floraison, et les sièges de bambou étaient recouverts d’une étoffe pareille à la tenture.

Le salon de réception reflétait le caractère de mistress Brian, ici se trahissaient les goûts de miss Sarah.

Elle s’assit sur un petit canapé, et après s’être recueillie un moment :

– Ma tante avait raison, monsieur, commença-t-elle, il eût été plus convenable de vous faire dire par sir Thomas Elgin ce que je vous dirai… Mais j’ai la témérité des jeunes filles de mon pays, et quand il s’agit de moi, je ne m’en fie qu’à moi…

Elle était ravissante de naïveté, disant cela de ce petit air capable et résolu que prennent les enfants quand ils vont hasarder quelque entreprise qu’ils jugent considérable ou périlleuse.

– Mon cher comte, reprit-elle, est allé chez vous cette après-midi, monsieur, il me l’a dit ; vous savez donc par lui qu’avant un mois je serai la comtesse de la Ville-Haudry.

Daniel eut un soubresaut. Avant un mois… que faire en si peu de temps !…

– Or, monsieur, continua miss Brandon, je tiens à savoir de votre bouche si vous trouvez des… inconvénients à ce mariage, et quels ils sont.

Elle s’exprimait simplement, sans paraître se douter qu’un article du code de la fausse pudeur française exige qu’au seul mot de mariage une demoiselle rougisse jusqu’au blanc des yeux.

L’embarras de Daniel était, extrême.

– J’avoue, miss, répondit-il péniblement, que je ne comprends pas, que je ne m’explique pas l’honneur que vous me faites…

– En vous consultant ?… Pardon, vous comprenez très-bien, monsieur… Ne vous a-t-on pas promis la main de Mlle Henriette de la Ville-Haudry ?…

– Le comte m’a donné quelques espérances…

– Il vous a donné sa parole, monsieur, sous certaines conditions… Mon cher comte m’a tout dit… C’est donc au gendre de M. de la Ville-Haudry que je m’adresse et que je répète : Voyez-vous à notre mariage quelque empêchement ?

La question était trop nette pour qu’il y eût à équivoquer… Et pourtant Daniel tenait à rester fidèle à son projet de gagner du temps et d’esquiver toute réponse précise… Pour la première fois de sa vie, il mentit, ou plutôt il essaya de mentir, le brave garçon, et non sans devenir cramoisi.

– Je n’en aperçois pas, miss, balbutia-t-il.

– Bien vrai ?…

– Oui.

Elle hocha la tête, et plus lentement :

– S’il en est ainsi, vous ne refuserez pas de me rendre un grand service… Égarée par la douleur qu’elle éprouve de voir son père se remarier, Mlle de la Ville-Haudry me hait… Voulez-vous me promettre d’employer votre influence sur elle à la mieux disposer en ma faveur…

Jamais le loyal Daniel n’avait été à pareille épreuve.

– Je crains, miss, répondit-il diplomatiquement, que vous ne vous exagériez mon influence…

Elle arrêta sur lui un regard si clair et si pénétrant qu’il demeura tout interdit, et alors elle reprit :

– Je ne vous demande pas de réussir, monsieur… Jurez-moi que franchement et loyalement vous ferez votre possible, et je me tiens pour votre obligée… Voulez-vous me donner votre parole d’honneur ?

Eh bien !… oui, la situation était si extrême, Daniel avait à endormir l’ennemi un si puissant intérêt, que, l’esprit égaré, il eut l’idée, il eut l’intention de donner cette parole qu’on exigeait de lui.

Il y a plus, il l’essaya… Mais les mots d’un faux serment refusèrent de sortir de sa gorge.

– Vous le reconnaissez, dit froidement miss Sarah, vous me trompiez…

Et se détournant, elle cacha son visage entre ses mains, écrasée de douleur en apparence, et répétant avec un accent d’horreur :

– Quelle honte !… mon Dieu ! Quelle humiliation !…

Mais soudain, elle se redressa, le front illuminé d’espoir.

– Eh bien ! s’écria-t-elle, j’aime mieux cela… Un lâche n’eût pas reculé devant un serment, si décidé qu’il fût à ne pas le tenir. Tandis que vous, on peut vous croire : vous êtes un homme d’honneur, et tout n’est pas perdu… D’où vient votre… aversion ? Est-ce une question d’intérêt, la succession de M. de la Ville-Haudry…

– Miss !…

– Non, n’est-ce pas, ce n’est pas cela, j’en étais bien sûre… Qu’est-ce alors ?… Répondez-moi, monsieur, de grâce, dites-moi quelque chose, parlez !…

Parler ?… Pour quoi dire ?… Daniel garda le silence.

– C’est bien, fit miss Sarah les dents convulsivement serrées, je comprends !… »

Elle faisait, pour ne pas éclater en sanglots, des efforts inouïs, et de grosses larmes, pareilles à des diamants d’un éclat sans pareil, tremblaient entre ses longs cils.

– Oui, reprit-elle, je comprends que les flétrissantes calomnies inventées par mes ennemis sont arrivées jusqu’à vous… et que vous les avez crues. On vous a dit, n’est-ce pas, monsieur, que je suis une aventurière, venue on ne sait d’où, que mon père, le vaillant soldat de l’Union, n’a jamais existé que sur la toile de mon salon, qu’on ignore d’où viennent mes revenus, et que Tom, le noble cœur, et mistress Brian, une sainte, sont les complices de mes intrigues… Avouez qu’on vous a dit tout cela, et que vous n’en avez pas douté une minute !

Superbe d’indignation, la joue en feu, les lèvres frémissantes, elle se leva, et d’un ton d’amère raillerie :

– Ah ! quand il est question d’une belle action, poursuivit-elle, on ne croit pas les gens sur parole, on veut être sûr avant d’admirer, et on s’informe… S’agit-il d’une infamie, on n’y met pas tant de façons… si monstrueuse qu’elle paraisse et si invraisemblable, on la tient pour vraie… On ne lèverait pas la main sur un enfant, mais on se fait l’écho d’une calomnie qui déshonore une femme et la tue aussi sûrement que d’un coup de poignard… Moi, homme, avant de croire que Sarah Brandon est une aventurière, j’aurais voulu en acquérir la certitude. L’Amérique n’est pas si loin… J’y aurais trouvé les dix mille soldats qui ont servi sous les ordres de Brandon, et ils m’auraient dit quel homme était leur général… J’y aurais interrogé les puisatiers de Pennsylvanie, et ils m’auraient appris que les puits de pétrole de miss Sarah, de sir Tom et de mistress Brian donnent les revenus d’une principauté !…

Qu’elle eût osé, cette jeune fille, aborder ainsi franchement et carrément ce sujet terrible, cela confondait Daniel… Il n’y avait pour lui donner tant de puissante énergie et de pareils accents qu’une impudence extraordinaire ou – il fallait bien l’avouer – l’innocence.

Brisée par l’effort qu’elle venait de faire, elle s’était laissée retomber sur le canapé, et plus bas, comme se parlant à elle-même, elle continuait :

– Mais ai-je bien le droit de me plaindre !… Je récolte selon que j’ai semé !… Hélas ! Tom me l’avait prédit et moi, folle, j’ai refusé de le croire… Je n’avais pas vingt ans, lorsque j’arrivai en France, à Paris, après la mort de mon pauvre père… J’avais été élevée librement dans notre libre Amérique, sans autres entraves que celle de ma conscience… Aux jeunes filles de notre pays, on ne cesse de répéter que la franchise est la première des vertus… Aux jeunes filles de France on laisse supposer que la seule vertu c’est l’hypocrisie… À nous, on apprend à ne rougir que de ce qui est honteux… À elles, on enseigne toutes les grimaces d’une ridicule pudeur de convention… En France, c’est l’apparence qu’on s’applique à sauver… chez nous, c’est la réalité !… À Philadelphie, tout ce qui me passait par l’esprit et que je ne jugeais pas répréhensible, je le faisais… Ainsi j’ai voulu faire à Paris. Pauvre Sarah ! tu comptais sans la méchanceté du monde… Je sortais seule, à cheval, le matin ; seule, je me rendais au temple, prier Dieu ; si je désirais un objet pour ma toilette, je montais en voiture et seule j’allais l’acheter… Parce qu’un homme m’adressait la parole, je ne me croyais pas obligée de baisser les yeux, et s’il était amusant et spirituel, je riais ; une mode me plaisait-elle, je l’adoptais… Autant de crimes !… J’étais jeune, riche, fêtée… Crimes plus grands !… Et après un an de séjour, on osait dire que Malgat, le misérable…

Elle bondit jusqu’à Daniel, sur ce mot, et lui saisissant les poignets :

– Malgat ! s’écria-t-elle, on vous a parlé de Malgat ?

Et comme il hésitait :

– Ah ! répondez, commanda-t-elle, ne voyez-vous pas que vos ménagements sont une mortelle offense !…

– Alors… oui !…

D’un mouvement désespéré, elle leva les bras au ciel, comme si elle l’eût pris à témoin de son innocence, comme si elle lui eût demandé une inspiration.

Puis tout à coup :

– Mais j’ai des preuves, s’écria-t-elle, de l’infamie de Malgat ; des preuves irrécusables !

Et sans attendre une réponse, elle s’élança dans la pièce voisine.

Remué jusqu’au plus profond de son être de sensations indéfinissables, Daniel demeurait debout à sa place, immobile autant qu’une statue.

Il était confondu et sous le charme de cette voix merveilleuse, parcourant avec des nuances sublimes la gamme entière de la passion, si vibrante et si langoureuse, tendre ou menaçante tour à tour, soupirant ses tristesses, sanglotant ses douleurs ou tonnant ses colères.

– Quelle femme ! murmurait-il, répétant ainsi un mot de M. Maxime de Brévan, quelle femme, et comme elle se défend !

Mais déjà miss Sarah Brandon rentrait, portant un coffret de bois précieux incrusté d’argent.

Elle reprit sa place sur le canapé, et de ce ton bref et saccadé qui trahit de terribles violences péniblement contenues, elle dit :

– Avant tout, il faut que je vous remercie, M. Daniel Champcey ; grâce à votre franchise, je puis me défendre… Je savais que la calomnie s’acharnait après moi, je la sentais, pour ainsi dire, dans l’air que je respirais, mais toujours elle était restée insaisissable… Voici la première fois que je la trouve en face, et je vous remercie de m’avoir fourni l’occasion de la confondre… Écoutez-moi donc, car je vous jure sur ce que j’ai de plus vénéré au monde, par la sainte mémoire de ma mère, je vous jure que c’est la vérité que vous allez apprendre.

Elle avait ouvert le coffret, et d’une main fiévreuse elle cherchait parmi les papiers dont il était rempli.

– M. Malgat, reprit-elle, était le caissier et l’homme de confiance d’une compagnie très-riche, la Société d’Escompte mutuel. M. Thomas Elgin entra en relations avec lui ; le mois même de notre arrivée, à l’occasion de fonds qu’il voulait tirer de Philadelphie… L’ayant trouvé d’une complaisance extrême, et ne sachant comment l’en remercier, il l’invita à dîner ici, et nous le présenta, à mistress Brian et à moi… C’était un homme d’une quarantaine d’années, de taille moyenne, commun, bien poli et mal élevé. La première fois que mon regard rencontra ses yeux d’un jaune clair, je sentis comme un frisson… Plus tard, observant ses façons patelines et ses obséquiosités, j’eus peur de lui… Je lisais sur sa face les plus basses convoitises, voilées d’hypocrisie… Mon impression fut telle, que je ne pus m’empêcher d’en faire part à sir Tom, lui disant que cet homme ne pouvait être qu’un scélérat, et qu’il serait bien imprudent de le charger de ses affaires…

Haletant d’attention, Daniel écoutait ; et ce portrait du caissier Malgat entrait si profondément dans son esprit, qu’il croyait le voir et qu’il lui semblait qu’il le reconnaîtrait si jamais il le rencontrait.

– Sir Elgin, poursuivait miss Brandon, ne fit que rire de mes pressentiments, et même, je me rappelle cela comme si c’était d’hier, mistress Brian me réprimanda, disant qu’il était inconvenant de prétendre juger un homme sur son extérieur, et qu’on pouvait être fort honnête bien qu’ayant les yeux jaunes. Or, il est certain que M. Malgat était parfait pour nous. Sir Tom ignorant les usages de Paris, et ayant des capitaux à placer, il le conseillait et le guidait… Lorsque nous avions des traites à toucher à la Société d’Escompte mutuel, il ne souffrait pas que sir Tom se dérangeât, et il apportait l’argent lui-même… Enfin, sir Tom ayant eu la fantaisie de risquer quelques opérations à la Bourse, M. Malgat s’en chargea, bien qu’il n’eût pas de change, en vérité…

Les papiers qu’elle cherchait, miss Sarah les avait trouvés.

Elle les tendit à Daniel en disant :

– Et si vous n’ajoutez pas foi à ce que je dis, voyez. C’était une douzaine de carrés de papier, sortes de bordereaux où Malgat annonçait le résultat des opérations qu’il faisait pour le compte et avec l’argent de sir Thomas Elgin.

Tous se terminaient par cette phrase :

« Nous l’avons perdue belle, mais nous serons plus heureux une autre fois… Il y a un bon coup à faire sur telle valeur, envoyez-moi tous les fonds dont vous pouvez disposer… »

La formule était invariable, il n’y avait que le nom des valeurs qui changeait.

– C’est étrange, murmura Daniel.

Miss Sarah hocha la tête.

– Étrange, oui, reprit-elle, mais sans valeur pour ma justification… La lettre que voici vous en dira davantage ; lisez-la, monsieur, et lisez-la tout haut.

Daniel prit la lettre, et lut :

« Paris, 5 décembre 1863.

« Monsieur Thomas Elgin,

« Il n’y a qu’à vous, le plus honnête des hommes, que je puisse faire l’aveu terrible de mon crime…

« Je suis un malheureux !… Chargé par vous de spéculations, j’ai été tenté, j’ai spéculé pour mon propre compte, une première perte en a amené une seconde. Le vertige m’a pris, j’ai voulu regagner mon argent… Et enfin, à cette heure, je dois à la caisse confiée à ma probité 58,000 francs.

« Aurez-vous pitié de moi, Monsieur, aurez-vous la générosité de m’avancer cette somme énorme !… Il me faudrait cinq ou six ans pour vous la rendre, mais je vous la rendrais, je vous le jure, avec les intérêts…

« J’attends votre réponse comme un coupable le verdict de ses juges… Il y va de la vie, et selon ce que vous déciderez, je suis sauvé ou je meurs déshonoré.

« A. MALGAT. »

En marge, de son anguleuse écriture, le méthodique sir Tom avait écrit :

« Répondu immédiatement et envoyé à M… chèque de 58,000 francs à prendre sur les sommes qu’a à moi la Compagnie. Dit que je ne veux pas d’intérêts. »

– Et c’est là, balbutia Daniel, c’est là l’homme…

– Qu’on m’accuse, moi, d’avoir détourné du chemin de l’honneur, oui, monsieur, continua miss Sarah… Maintenant vous commencez à le connaître… Mais attendez encore… Donc, il était sauvé, et nous ne tardâmes pas à le voir arriver, son visage de fourbe baigné de larmes menteuses… Les termes me manquent pour vous traduire les exagérations et les avilissements de sa reconnaissance… Il ne voulait plus serrer les mains du noble Thomas Elgin, disait-il, étant peine digne de les baiser à genoux… Il ne parlait que de se dévouer et de mourir pour nous. Il est vrai que sir Tom poussa la générosité jusqu’à l’héroïsme… Lui, l’image de la probité sur la terre, lui, capable de périr de faim près d’un trésor, il consolait Malgat, l’excusant à ses propres yeux, lui disant qu’après tout il n’était pas si coupable, qu’il y a des entraînements irrésistibles, ajoutant à cela tous les paradoxes inventés à l’usage des voleurs… Malgat avait de l’argent à lui, il ne le lui redemanda pas, dans la crainte de l’humilier… Il voulut continuer et il continua de le recevoir à notre table…

Elle s’interrompit, riant d’un rire nerveux qui faisait mal à entendre, puis d’un ton rauque :

– Savez-vous comment. Malgat reconnut tant de bontés, M. Champcey… Lisez ce billet, il sera, je l’espère, ma réhabilitation.

C’était encore un billet de Malgat à sir Thomas Elgin, il écrivait :

« Sir Tom,

« Je vous avais trompé… ce n’était pas 58,000 francs que je devais, mais 317,000 francs.

« Grâce à des falsifications d’écritures, j’ai pu masquer mes détournements jusqu’à aujourd’hui… Je ne le puis plus.

« La compagnie a des soupçons ; mon directeur vient de me prévenir que demain on vérifiera mes livres… Je suis perdu.

« Je devrais me tuer, je le sais, mais jamais je n’aurai cet horrible courage… et je viens vous supplier de me fournir les moyens de passer à l’étranger… Je vous le demande à genoux, au nom de tout ce que vous avez de cher, par pitié, car je suis sans ressources, je n’ai pas seulement de quoi payer le chemin de fer jusqu’à la frontière et je n’ose rentrer chez moi, de peur d’être a arrêté…

« Encore une fois, sir Tom, ayez pitié d’un malheureux et déposez votre réponse chez votre concierge, je passerai la prendre à neuf heures…

« A. MALGAT. »

En travers de ce billet, et non plus en marge, M. Thomas Elgin avait écrit cette note laconique.

« Répondu sur-le-champ à ce coquin : Non ! »

C’est en vain que Daniel eût essayé d’articuler une syllabe, tant la stupeur lui serrait la gorge, et ce fut miss Sarah qui reprit :

– Nous dînions en famille, ce soir-là, et l’indignation faisant oublier à sir Tom sa réserve habituelle, il nous dit tout… Ah ! je fus, moi, plus pitoyable que lui, et je le conjurai de donner au misérable de quoi fuir… Mais il fut inflexible… seulement, voyant mes transes folles, il essaya de me rassurer en m’affirmant que Malgat ne viendrait pas, qu’il n’oserait pas venir chercher la réponse…

Elle appuyait ses deux mains sur son cœur, comme pour en comprimer les battements, et toute défaillante :

– Il vint cependant, continua-t-elle, et, voyant ses espérances déçues, il insista tant pour nous parler, que les domestiques le laissèrent monter, et il parut… Ah ! je vivrais des milliers de siècles, que j’aurais toujours cette horrible scène, là, devant les yeux… Se sentant perdu, ce voleur, ce faussaire était devenu fou, il voulait de l’argent… Il en demanda en se traînant à genoux d’abord, battant le parquet de son front, et cela ne servant de rien, tout à coup il se redressa furieux, l’écume à la bouche, nous accablant des plus grossières injures… Jusqu’à ce qu’enfin, sir Tom, à bout de patience, appela les gens… Il fallut employer la force, pour le jeter dehors, et pendant qu’on l’entraînait, il nous menaçait du poing en jurant avec d’affreux blasphèmes qu’il se vengerait.

Un frisson de terreur secouait les épaules et la poitrine de miss Sarah, tandis qu’elle évoquait ces lamentables souvenirs, et il y eut un moment où Daniel crut qu’elle allait se trouver mal.

Mais elle se roidit contre cette faiblesse, et d’un ton plus ferme :

– Après quarante-huit heures, reprit-elle, l’impression de cette scène abominable se dissipait comme celle que laisse un mauvais rêve… Si nous reparlâmes des menaces de Malgat, ce fut pour hausser les épaules de mépris et de pitié… Que pouvait-il contre nous ?… Rien, n’est-ce pas. En même, osa-t-il nous accuser de quelque ignominie, il nous semblait que jamais ses accusations ne monteraient jusqu’à nous. Comment supposer que sur la seule parole d’un misérable le monde douterait de notre bonheur !…

Son crime venait d’être découvert, et on ne parlait que de cela, avec force détails plus ou moins exacts… On quintuplait le chiffre de la somme qu’il avait volée… On disait qu’il avait réussi à se réfugier en Angleterre, et, qu’à Londres, la policé avait perdu ses traces…

Et moi, pauvre fille, je l’oubliais…

Il avait fui ; mais, avant de quitter Paris, il avait eu le temps d’organiser la vengeance dont il nous avait menacés.

Où trouva-t-il des gens assez lâches pour servir son dessein, et quels sont ces gens ? Je l’ignore. Peut-être, ainsi que mistress Brian le croit, se borna-t-il à adresser des lettres anonymes à deux ou trois personnes de nos relations, de celles qu’il savait ne nous point aimer et nous envier.

Ce qui n’est que trop sûr, c’est que moins d’une semaine après sa disparition, on se racontait à l’oreille que j’étais, moi, Sarah Brandon, la complice de ce faussaire, pis que cela encore, et que les sommes puisées à sa caisse on les retrouverait dans le secrétaire de ma chambre à coucher…

Oui, voilà ce qu’on disait, tout bas d’abord et avec précaution, puis plus haut, toujours plus haut et ouvertement.

Bientôt, certains journaux s’en mêlèrent. Ils reprirent les faits, les arrangeant à leur façon et me désignant par mille allusions outrageantes… Ils disaient que le vol de Malgat était un vol à l’Américaine, et qu’il était bien naturel qu’il passât de l’étrangère à l’étranger…

Elle était devenue plus rouge que le feu, sa poitrine haletait, et la honte, la colère, le ressentiment de l’outrage, l’ardent désir de la vengeance se peignaient tour à tour sur son mobile visage.

– Nous, cependant, continuait-elle, tranquilles et assurés en notre honnêteté, nous ne soupçonnions rien de ces infamies.

J’avais bien surpris sur mon passage quelques chuchotements, des regards ou des sourires singuliers, mais je ne m’en étais pas autrement inquiétée.

Un papier apporté une après-midi, en notre absence, nous apprit l’horrible vérité…

C’était une citation… J’étais appelée à comparaître devant le juge d’instruction.

Ce fut, monsieur, un coup de foudre… Fou de douleur et de colère, sir Tom jura qu’il saurait bien remonter jusqu’aux propagateurs de l’infâme calomnie, et qu’en attendant il provoquerait et tuerait tous ceux qui s’en feraient l’écho.

Vainement mistress Brian et moi nous nous jetâmes à ses pieds, le conjurant d’attendre pour sortir qu’il eût repris son sang-froid, il nous repoussa brutalement et s’élança dehors, emportant les bordereaux et les lettres de Malgat…

Nous avions épuisé toutes les tortures de l’inquiétude, quand vers minuit sir Tom rentra, pâle, abattu, l’œil éteint… Personne n’avait seulement voulu l’écouter, chacun se hâtant de lui dire qu’il était, en vérité, bien bon de s’occuper de ces infamies, trop ridicules pour qu’on y ajoutât foi…

Elle s’attendrissait, un sanglot lui coupa la parole ; mais se maîtrisant aussitôt :

– Moi, reprit-elle, le lendemain je me rendis au Palais-de-Justice, et, après une longue station dans une galerie sombre, on m’introduisit dans le cabinet du juge d’instruction… C’était un homme déjà âgé, au regard pénétrant et aux traits durs, qui me reçut presque brutalement, comme une coupable…

Mais quand je lui eus montré les lettres que vous venez de lire, ses façons soudainement changèrent, la commisération le gagna, et même je surpris une larme dans ses yeux.

Ah ! je lui garderai une éternelle reconnaissance, pour l’accent dont il me dit, au sortir de son cabinet :

« Pauvre, pauvre jeune fille, la justice s’incline devant votre innocence, veuille Dieu que le monde fasse de même !… »

Elle arrêta sur Daniel ses beaux yeux tremblants de crainte et d’espoir, et d’une voix suppliante et d’une pénétrante douceur :

– Le monde m’a été plus cruel que la justice, fit-elle… Mais vous, monsieur, serez-vous moins confiant qu’un juge d’instruction ?

Ah ! Daniel eût été bien embarrassé de répondre, il sentait comme des vapeurs d’ivresse monter à son cerveau.

– Monsieur !… pria encore miss Brandon, monsieur Daniel…

Elle ne cessait de le fixer, il détourna la tête, sentant sous ces regards obstinés sa pensée lui échapper, son énergie se dissoudre, toutes les fibres de sa volonté se briser.

– Grand Dieu ! s’écria miss Brandon avec une douloureuse surprise, il doute encore… Monsieur, de grâce, parlez-moi… Doutez-vous de l’authenticité de ces lettres ?… Ah ! s’il en est ainsi, prenez-les… car je n’hésite pas, moi, à confier à votre honneur les seules preuves de mon honneur… Prenez-les, et portez-les aux employés qui ont vécu vingt ans aux côtés de Malgat, et ils vous diront si c’est vraiment son écriture, si c’est lui qui a signé sa condamnation… Et si cela ne vous suffit pas encore, rendez-vous près du juge qui m’a interrogée, il se nomme Patrigent…

Et elle attendit ; mais rien, pas un mot.

Daniel s’était affaissé sur une chaise, et le coude appuyé sur une petite table, le front entre ses mains, il s’efforçait de réfléchir, de délibérer…

Alors, miss Sarah se levant, s’approcha de lui doucement, et lui prenant la main :

– Je vous en prie… prononça-t-elle.

Mais au contact de cette main fine et tiède, secoué comme d’une commotion électrique, Daniel se dressa si violemment que sa chaise en fut renversée.

Et tremblant d’un mystérieux effroi, il dit un nom :

– Kergrist !…

Ce fut comme une suprême insulte tombant sur le visage de miss Sarah… Elle devint livide, et reculant d’un pas, mesura Daniel d’un regard brûlant de haine.

– Oh !… murmura-t-elle… Oh !… ne trouvant point de termes pour traduire ce qu’elle ressentait…

Allait-elle se retirer ?… Elle en eut comme la pensée et marcha vers la porte ; mais se ravisant tout à coup, elle revint se placer en face de Daniel.

– C’est la première fois, reprit-elle, frémissante d’indignation, que je m’abaisse jusqu’à me justifier d’accusations ignobles… et vous en abusez pour m’outrager… Mais n’importe ! je vois en vous le mari de Mlle de la Ville-Haudry, et puisque j’ai commencé, j’achèverai…

Daniel balbutiait quelque chose comme des excuses, elle l’interrompit :

– Eh bien ! oui, reprit-elle, une nuit, un jeune homme, Charles de Kergrist, un débauché, un joueur, couronnant une vie de scandales honteux par la plus lâche et la plus vile action, est venu se suicider sous mes fenêtres… et le lendemain une immense clameur s’éleva contre moi… Trois jours plus tard, le frère de ce misérable fou, M. René de Kergrist, venait demander raison à sir Tom… Or, savez-vous ce qui est résulté des explications ? Charles de Kergrist s’est tué à la suite d’un souper dont il était sorti ivre… Il s’est tué parce que les banques de Hombourg et de Bade avaient dévoré sa fortune, parce qu’il avait épuisé tous les expédients, parce que sa famille, effrayée de ses désordres, lui refusait de l’argent… Et en choisissant mes fenêtres pour son suicide, il assouvissait ses basses rancunes… Voyant en moi une héritière dont la dot lui permettrait de continuer son genre de vie, il avait demandé ma main, et sir Tom la lui avait refusée… Enfin, à l’époque de la catastrophe j’étais à soixante lieues de Paris, à Tours, chez un ami de mistress Brian, sir Palmer, lequel s’est empressé de le déclarer…

Et Daniel la regardant d’un air égaré :

– Peut-être allez-vous me demander la preuve de ce que j’avance, continua-t-elle. Je n’en ai pas à vous donner. Mais je sais un homme qui vous en donnera, et celui-là est le frère du suicidé, René de Kergrist… car, après les explications, il est resté notre ami, monsieur, un de nos meilleurs amis, et il était ce soir chez moi, et vous l’avez vu, car il est venu me saluer pendant que je vous parlais… M. de Kergrist habite Paris, et sir Tom vous donnera son adresse.

Elle écrasa Daniel d’un regard où la pitié le disputait au dédain, et de l’accent le plus fier :

– Et maintenant, monsieur, ajouta-t-elle, puisque j’accepte ce rôle d’accusée, prenez celui de juge… Interrogez-moi, et je répondrai… Qu’avez-vous encore à me reprocher ?…

Mais il faut au juge le sang-froid, et Daniel ne sentait que trop qu’il n’avait plus le sien et que même il dissimulait mal l’affreux désordre de son esprit.

Renonçant donc à toute discussion :

– Je vous crois, miss, fit-il, je vous crois.

Un rayon de joie éclaira les traits si beaux de miss Brandon, et d’un accent qui était comme l’écho de son âme même :

– Oh ! merci, monsieur, s’écria-t-elle, maintenant vous saurez bien m’assurer l’amitié de Mlle Henriette…

Pourquoi prononça-t-elle ce nom ?… Il rompit le charme qui engourdissait Daniel… Il vit sa faiblesse, et il en eut horreur comme d’une trahison…

Durement, et montrant ainsi et sa colère contre lui-même et la révolte de sa raison :

– Permettez-moi, miss, dit-il, de ne pas vous répondre ce soir… de réfléchir…

Elle le regarda d’un air de stupeur :

– Qu’est-ce à dire ? prononça-t-elle… J’ai, oui ou non, dissipé vos soupçons injurieux… Voulez-vous donc consulter quelqu’un de mes ennemis ?…

Elle s’exprimait d’un ton de si profond dédain, que Daniel, blessé au vif, oublia la prudence dont il s’était fait une loi :

– Puisque vous l’exigez, miss, dit-il, je vous avouerai qu’il est un de mes doutes que vous n’avez pas levé.

– Lequel ?

Daniel hésita, regrettant ce qui venait de lui échapper… Mais il s’était trop avancé pour reculer.

– Je ne puis m’expliquer, miss, déclara-t-il, que vous épousiez M. de la Ville-Haudry…

– Parce que ?

– Vous êtes jeune, miss… Vous êtes immensément riche, dites-vous… et le comte a soixante-six ans.

Elle, si hardie que rien ne semblait devoir la déconcerter, elle baissa la tête comme une timide pensionnaire prise en faute, et un nuage de pourpre s’étendit sur son front et sur ses joues et sur tout ce que sa robe découvrait de ses épaules divines.

– Vous êtes cruel, monsieur, balbutia-t-elle ; le secret que vous me demandez est de ceux qu’une fille ose à peine confier à sa mère.

Lui, croyant l’avoir enfin embarrassée, triomphait.

– Ah ! ah ! fit-il ironiquement.

Cependant l’altière miss Sarah ne se révolta pas, et avec une amère tristesse :

– Vous le voulez, soupira-t-elle, soit… Pour vous j’arracherai ce voile de fière pudeur dont une jeune fille enveloppe le mystère de son âme… Je n’aime pas le comte de la Ville-Haudry.

Daniel bondit. Cet aveu lui parut le comble de l’impudence.

– Je ne l’aime pas… d’amour, du moins, continua miss Sarah, et jamais je ne lui ai permis de soupçonner un tel sentiment… Cependant, c’est avec… bonheur que je deviendrai sa femme… N’espérez pas que je vous explique ce qui se passe en moi… Moi-même je ne me comprends plus… Je n’ai pas de nom à donner à la sympathie qui m’attire vers lui… J’ai été séduite par son esprit et par sa bonté, et sa parole me charme… Voilà ce que je puis dire…

C’était à n’y pas croire.

– Et s’il vous faut, monsieur, poursuivit-elle, des motifs plus grossièrement humains, je vous dirai que je succombe aux dégoûts de l’existence que la calomnie m’a faite… L’hôtel de la Ville-Haudry m’apparaît tel qu’un asile où j’ensevelirai mes désillusions et mes regrets, où je trouverai avec le calme une situation qui commande le respect… Ah ! ne craignez rien pour ce grand nom… je saurai le porter noblement et dignement, et nul sacrifice ne me coûterait pour en rehausser l’éclat… Ce sont là des calculs, m’objecterez-vous… Je l’avoue, mais ils n’ont rien de bas ni de honteux.

Ainsi, Daniel avait cru la confondre, et c’était elle qui, par sa franchise, l’écrasait.

Car il n’y avait rien à répondre, point d’objections valables à présenter ; cinquante mariages sur cent sont décidés par des considérations moins avouables.

Miss Sarah, cependant, n’était pas femme à se laisser longtemps abattre. Elle se redressait à mesure qu’elle parlait, s’exaltant au bruit de ses paroles.

– Depuis deux ans, reprit-elle, vingt partis se sont présentés pour moi, dont trois ou quatre eussent comblé les vœux d’une fille de duchesse… Je les ai refusés, malgré sir Tom et mistress Brian… Hier encore, un homme de vingt-cinq ans, un Gordon-Chalusse, était à mes pieds… Je l’ai éconduit comme les autres pour épouser mon cher comte… Pourquoi ?

Elle demeura pensive, l’œil brillant de larmes près de jaillir, et se répondant à elle-même, plutôt que s’adressant à Daniel :

– Grâce à ce que le monde appelle ma beauté, continua-t-elle, beauté fatale, hélas ! j’ai été entourée, fêtée, rassasiée de flatteries jusqu’à la nausée… Je suis au centre de la société la plus élégante et la plus spirituelle de l’Europe, dit-on… Eh bien !… c’est en vain que, cherchant autour de moi, j’ai espéré celui dont le regard devait troubler la paix profonde de mon cœur… Je n’ai rencontré que des hommes parfaits, se ressemblant tous, dont le caractère n’avait pas plus de pli que leur habit sorti des mains du meilleur faiseur, également empressés et galants, beaux joueurs, beaux diseurs, beaux danseurs, beaux cavaliers…

Elle secoua la tête d’un mouvement plein d’énergie, et rayonnante d’enthousiasme :

– Ah ! j’avais rêvé autre chose, s’écria-t-elle… Ce que je rêvais, moi, c’était un de ces hommes au cœur haut et fier, au vouloir inflexible, capable de tenter ce qui fait reculer les autres… Quoi ? je l’ignore, mais quelque chose de grand, de périlleux, d’impossible… Je rêvais un de ces ambitieux au front pâli par la convoitise, un de ces âpres travailleurs dont les yeux gonflés par les veilles ont l’étincelle du génie, un de ces forts dont la force s’impose à la foule et dont la pensée soulève des montagnes…

Ah ! pour payer l’amour d’un tel homme, j’aurais trouvé en moi des trésors qui y resteront inutiles comme les richesses enfouies au fond des mers !… Je me serais enivrée à la coupe de ses espérances, mon pouls aurait battu la fièvre de ses luttes… Pour lui, je me serais faite petite, humble, servile, j’aurais épié dans son regard l’ombre de ses désirs…

Mais avec quelles ivresses d’orgueil je me serais parée, moi, sa femme, de ses succès et de sa gloire, des respects de ses admirateurs et de la haine de ses ennemis…

Sa voix avait des vibrations à remuer les entrailles, les splendeurs de sa beauté illuminaient le salon.

Et peu à peu, comme les pièces d’une armure mal attachée, tombaient les rancunes de Daniel, ses soupçons et ses défiances.

Miss Brandon s’arrêta, honteuse de ses violences, et plus lentement :

– Désormais, monsieur, prononça-t-elle, vous me connaissez tout entière… seul au monde, vous aurez lu au plus profond de l’âme de Sarah Brandon… Et pourtant, je vous vois aujourd’hui pour la première fois… Et cependant, vous êtes le premier qui ayez eu pour moi des paroles sévères… sévères jusqu’à l’outrage. Me ferez-vous repentir de mon abandon ?… Oh ! non, non, n’est-ce pas… Il est un homme au cœur loyal et fort, celui qui, pour sauver une tache faite à un nom qui n’est pas le sien risque un avenir de bonheur, la jeune fille qu’il aime et une fortune énorme. Ah ! Mlle de la Ville-Haudry n’avait pas fait un choix vulgaire.

Elle eut un geste d’affreux découragement et, avec une sorte de rage concentrée :

– Moi, je sais d’avance mon avenir… prononça-t-elle.

Un silence suivit, terrible… Ils étaient là tous deux en face l’un de l’autre, pâles, troublés, palpitants, les lèvres convulsivement serrées, les yeux pleins d’éclairs rouges.

Et, au souffle furieux de cette passion, Daniel sentait sa raison tourbillonner, un délire inconnu charriait tout son sang à son cerveau, et il lui semblait que le bruit du battement de ses tempes emplissait toute la maison.

– Oui, reprit enfin miss Brandon, ma destinée est irrévocable… Il faut que je sois comtesse de la Ville-Haudry, sinon… sinon je suis perdue… Et une dernière fois, monsieur, je vous en conjure, obtenez de Mlle Henriette qu’elle m’accueille comme une sœur aînée… Eh ! si j’étais la femme que vous supposez, que m’importerait Henriette et son inimitié… Vous savez bien que M. de la Ville-Haudry passera outre quand même… Et cependant, je vous prie, moi qui toujours ai commandé… Que voulez-vous que je fasse, dois-je me mettre à genoux ?… M’y voici.

Et en effet, elle s’affaissa si brusquement, que ses genoux sonnèrent sur le parquet ; et saisissant les mains de Daniel, elle les appliqua contre son front brûlant.

– Mon Dieu ! gémissait-elle, être refusée par lui !…

Ses cheveux s’étaient à demi-dénoués et ils inondaient les mains de Daniel… Il frissonna de la nuque aux talons, et se penchant vers miss Brandon, il la releva et la soutint toute défaillante, pendant qu’elle appuyait la tête contre sa poitrine.

– Miss, fit-il d’une voix rauque, Sarah !

Ils étaient si près l’un de l’autre que leurs haleines se confondaient, et que Daniel sentait sur son visage, plus ardent que la flamme, le souffle de miss Sarah… Ivre alors, éperdu, oubliant tout, il appuya ses lèvres sur les lèvres de cette fille étrange…

Mais elle, aussitôt, se redressant violemment, bondit en arrière en s’écriant :

– Daniel !… Malheureux !…

Puis, éclatant en sanglots :

– Partez, balbutia-t-elle, partez… je ne vous demande plus rien… si je dois être perdue, je le serai…

Et lui, avec une véhémence inouïe :

– Votre volonté sera faite, Sarah ! s’écria-t-il… je suis à vous… comptez sur moi !…

Et il sortit comme un fou, il descendit l’escalier en trois bonds, et la porte de la rue se trouvant ouverte, il se précipita dehors.

X

La nuit était sombre et glacée, le ciel chargé de nuages qui rasaient le faite des maisons, un vent furieux secouait les branches noircies des arbres des Champs-Élysées, roulant dans l’air comme une poussière de neige.

D’une course fiévreuse, tel qu’un malfaiteur poursuivi, Daniel s’élança d’abord au hasard, sans direction, sans but, sans autre idée que celle de s’éloigner, de fuir…

Mais, au bout de cent pas, le mouvement, l’âpre froid de la nuit, la bise aigre qui soulevait ses cheveux, lui rendirent quelque conscience de la situation.

Alors il s’aperçut qu’il était en habit de soirée, la tête nue, et qu’il avait laissé à l’hôtel de miss Brandon son chapeau et son pardessus.

Alors il se souvint que M. de la Ville-Haudry l’attendait dans le grand salon, en compagnie de sir Thomas Elgin et de mistress Brian.

Qu’allait-on soupçonner, croire, dire !… Malheureux ! en quelle impasse s’était-il ou l’avait-on engagé !…

Une issue existait peut-être à cet enfer où il se débattait, et par sa folie il venait de la fermer sans retour.

Pareil à ces débauchés qui, après le lourd sommeil de l’orgie, s’éveillent la bouche pâteuse et le cerveau troublé, il lui semblait sortir de quelque songe bizarre et terrible… Tel que l’ivrogne qui, l’ivresse dissipée, cherche à se rappeler les actes de démence où l’a poussé l’alcool, Daniel terrifié récapitulait toutes ses émotions pendant cette heure qu’il venait de passer près de miss Sarah – heure d’égarement, qui allait peser d’un poids formidable dans la balance de sa destinée, renfermant en ses soixante minutes plus d’événements que sa vie tout entière…

En aucun moment, il n’avait été si près du désespoir.

Quoi !… il était prévenu, sur ses gardes, on l’avait averti des perfidies de miss Sarah, on lui avait dit quels philtres versaient ses yeux, lui-même dans la soirée l’avait surprise en flagrant délit de mensonge…

Et néanmoins, faible et veule, il s’était laissé prendre aux fascinations de cette fille étrange, il avait tout oublié à sa voix, tout, jusqu’à cette chère et adorée Henriette, son unique pensée depuis des années.

– Insensé, murmurait-il, qu’ai-je fait !…

Insoucieux des rafales de la tempête, et de la neige qui commençait à tomber, il s’était assis sur le perron d’une des plus riches habitations de la rue du Cirque, et les coudes aux genoux, il pressait son front entre ses mains, comme s’il eût espéré en faire jaillir une idée de salut.

Condensant en un effort tout ce qu’il avait de volonté, il essayait de reconstituer cette entrevue, cherchant par quelles étonnantes transitions, commencée comme un combat, elle s’était terminée de même qu’un rendez-vous d’amour.

Et récapitulant dans sa mémoire toutes les phrases dont miss Sarah l’avait bercé, il se demandait si véritablement elle n’avait pas été calomniée.

Et si elle avait dans son passé quelque chose, pourquoi ne le pas attribuer à ces deux personnages louches qui la gardaient, mistress Brian et sir Thomas Elgin ?

Quelle audace, dans la défense de cette fille extraordinaire, mais quelle noblesse aussi !… Comme elle avait bien dit qu’elle n’aimait pas d’amour M. de la Ville-Haudry et que même, jamais aucun homme n’avait donné à son cœur une pulsation de plus.

Était-elle donc de marbre, et sensible seulement aux ineptes jouissances de la vanité !

Oh ! non, mille fois non, la coquetterie la plus raffinée n’atteint pas cette véhémence de la passion, l’art le plus merveilleux n’a pas cette puissance communicative, don sublime de la vérité.

Et la tête et le cœur encore pleins, quoi qu’il fît, de miss Sarah, Daniel frémissait au souvenir de certaines de ses paroles où le secret de son âme s’était révélé sous la transparence des allusions…

Pouvait-elle dire à Daniel, plus clairement qu’elle ne le lui avait dit : « Celui que j’aimerais, c’est vous !… » Évidemment non.

Et lui, à cette pensée, se sentait inondé d’âcres et malsaines voluptés… Car il était homme, ni meilleur ni pire que les autres, et il est peu d’hommes qui ne mettent un prix plus élevé aux quelques heures que leur accorde le caprice d’une femme telle que miss Sarah, qu’à une vie tout entière de noble et pur amour que leur consacre une chaste fille.

– Mais que m’importe !… répétait-il. Est-ce que je puis l’aimer, moi…

Puis il revenait à s’inquiéter de ce qui s’était passé après son départ… Comment miss Sarah aurait-elle expliqué sa fuite ? Quelle raison aurait-elle donné de son désordre à elle-même ?…

Et, attiré par une force invincible, Daniel s’était levé pour revenir vers l’hôtel de miss Brandon, et blotti en face, dans l’encoignure d’une porte, il interrogeait d’un œil obstiné la façade, comme si elle eût pu lui révéler quelque chose de ce qui se passait à l’intérieur.

Les fenêtres du salon étaient encore illuminées, et des gens allaient et venaient, dont l’ombre se dessinait sur les rideaux… Un homme vint s’appuyer le front contre la vitre, puis brusquement il se retira comme si on l’eût appelé, et Daniel reconnut parfaitement le comte de la Ville-Haudry.

Qu’est-ce que cela signifiait !… N’était-ce pas à croire que miss Sarah s’était trouvée tout à coup très-malade et qu’on s’empressait autour d’elle !…

Ainsi songeait Daniel, quand il entendit comme un bruit de verrous et de gonds qui grinçaient. C’était la lourde porte de la cour de l’hôtel Brandon que des domestiques ouvraient. Un coupé bas attelé d’un seul cheval en sortit et fila rapidement vers les Champs-Élysées.

Mais au moment où ce coupé tourna, la lumière d’un réverbère tomba en plein dans l’intérieur, et Daniel crut y reconnaître, il y reconnut miss Sarah !…

Ce lui fut comme un coup de masse tombant sur le crâne.

– Elle se jouait de moi !… s’écria-t-il, grinçant les dents de rage, elle m’a bafoué comme un imbécile, comme un idiot !…

Puis enflammé d’un soudain espoir :

– Il faut savoir où elle court ainsi, à quatre heures du matin, il faut la suivre !…

Et de toute la vitesse dont il était capable, il s’élança sur les traces du coupé.

Malheureusement, miss Brandon avait sans doute donné des ordres à son cocher, car le cheval descendait l’avenue des Champs-Élysées d’un train d’enfer, et c’était un trotteur admirable choisi entre cent par sir Tom, un des plus fins maquignons de Paris.

Mais Daniel était agile, et la probabilité d’une vengeance immédiate décuplait ses forces.

– Si seulement je pouvais trouver une voiture ! pensait-il.

Mais il n’en apercevait aucune.

Et les coudes au corps, cadençant son pas, ménageant son haleine, il se maintenait et même gagnait du terrain… À la place de la Concorde il n’était pas à dix longueurs de bras du coupé.

Seulement, là, le cocher toucha son cheval, qui d’une allure plus vive encore traversa la place de la Concorde et s’engagea dans la rue Royale.

Daniel sentait la respiration lui manquer, une douleur, faible d’abord et de plus en plus intolérable, lui tordait le côté… Il allait être forcé de s’arrêter, quand, devant la Madeleine, il vit venir un fiacre dont le cocher dormait au trot somnolent de ses rosses.

Brusquement, Daniel se jeta à la tête des chevaux, et d’une voix haletante :

– Cocher, cria-t-il, cent francs pour toi si tu me rejoins le coupé qui est là-bas…

Mais éveillé en sursaut, voyant cet homme en habit et tête nue, déterminé surtout par l’énormité de la somme qu’on lui offrait, le cocher crut à une plaisanterie d’ivrogne, et d’un ton furieux :

– Allons, gare, pochard ! cria-t-il, ou je te passe dessus…

Et il fouetta si violemment ses bêtes, que sans un bond de côté, Daniel était écrasé.

Mais tout cela avait pris une minute, et le coupé maintenant était loin, roulant sur le boulevard… Songer seulement à le rattraper eût été folie, Daniel demeura en place, anéanti…

Que faire, que résoudre ?… L’idée lui vint de courir jusque chez Maxime de Brévan, lui demander un conseil… Mais la destinée était contre lui ; il repoussa cette inspiration…

Et il regagna lentement son logis et il se jeta dans son fauteuil, résolu à ne se point coucher avant d’avoir décidé comment essayer d’échapper aux conséquences de sa folie d’une heure…

Mais il y avait deux jours qu’il était ballotté entre les plus poignantes alternatives, tel qu’un homme à la mer, dont le caprice des vagues rapproche et éloigne l’épave de salut… Mais il y avait quarante-huit heures qu’il n’avait fermé l’œil, et s’il n’est pas de limites à la faculté de souffrir de l’âme, les forces physiques ont des bornes restreintes…

Et il s’endormit, rêvant qu’il veillait et qu’il découvrait le moyen de pénétrer le mystère de l’existence miss Brandon.

Il faisait grand jour lorsque Daniel s’éveilla glacé et courbaturé, car il n’avait pas changé de vêtements en rentrant, et son feu s’était éteint.

Son premier mouvement fut tout de colère contre lui-même.

Quoi, il succombait si promptement, lui qui dans sa vie de marin, il se le rappelait, était resté à diverses reprises quarante et jusqu’à soixante heures presque sans quitter le pont de son navire battu par la tempête !

La paisible et uniforme existence de bureaucrate qu’il menait depuis près de deux ans, l’avait-elle donc amolli jusque-là que tous les ressorts de son organisation étaient détrempés !…

Pauvre garçon, qui ignorait que les pires fatigues sont légères, comparées à ces épouvantables convulsions morales qui ébranlent l’être humain jusqu’en ses plus mystérieuses profondeurs.

Cependant, tout en se hâtant d’allumer un grand feu pour se réchauffer, il ne tarda pas à reconnaître que le repos lui avait été profitable.

Les dernières vapeurs de son ivresse de la nuit s’étaient complètement dissipées, le charme qui l’avait fasciné était rompu, et il se sentait en pleine possession de toutes ses facultés.

À cette heure, sa folie lui paraissait si absolument inexplicable, que s’il eût pris seulement un verre d’eau sucrée à la soirée de miss Sarah Brandon, il eût été tenté de croire qu’on y avait mêlé quelqu’une de ces substances qui allument, comme un incendie, le délire dans le cerveau.

Mais il n’avait rien pris… et quand même ! la folie était-elle moins commise et moins irréparable ? Les suites en seraient fatales, il n’en doutait pas.

Ainsi il s’épuisait à déchiffrer l’énigme de l’avenir, lorsque son portier, comme tous les matins, entra dans l’appartement. Il tenait sur le bras un pardessus, et à la main un chapeau.

– Voici, monsieur, dit-il, non sans un sourire qui voulait être malicieux, voici ce que vous avez oublié dans la maison où vous avez passé la soirée. Un domestique, à cheval, ma foi ! vous le rapporte… Il m’a remis en même temps cette lettre ; il y a une réponse, et on l’attend en bas.

Daniel la prit, cette lettre, et durant une bonne minute il en examina l’adresse : elle était d’une écriture de femme, délicate et menue, n’ayant rien de l’anguleuse sécheresse des écritures américaines.

Enfin il en rompit l’enveloppe, et aussitôt il s’en dégagea une bouffée de ce parfum si pénétrant et si doux qu’il avait respiré dans le petit salon de miss Brandon. La lettre était bien d’elle, et, en tête du papier, se détachait son prénom : Sarah, en petites lettres gothiques bleues.

Elle écrivait :

« Est-il bien vrai, monsieur Daniel, que vous étés tout à moi, et que je puis compter sur vous ?… Cette nuit, vous l’avez dit… Vous souvenez-vous encore de vos promesses ?… »

Daniel était pétrifié.

Miss Sarah lui avait dit qu’elle était l’imprudence même ; ne lui en donnait-elle pas là une preuve positive ?…

Ces cinq lignes ne pouvaient-elles pas devenir contre elle une arme terrible ?… Ne prêtaient-elles pas à des interprétations au moins singulières ?…

Cependant, le concierge s’impatientait à rester là, debout.

– Que dois-je dire au domestique ? interrogea-t-il.

– Ah ! attendez ! fit rudement Daniel.

Et s’asseyant à son bureau, il se mit à écrire à miss Brandon :

« Certes, miss, je me souviens de la promesse que vous avez arrachée à mon égarement, je ne m’en souviens que trop… »

Une soudaine réflexion arrêta sa plume.

Quoi ! ayant déjà donné dans un premier piège tendu à son inexpérience, il s’exposait à tomber dans un second !…

Brusquement donc il déchira sa réponse commencée, et se tournant vers son concierge :

– Dites au domestique, ordonna-t-il, que je suis sorti, et courez me chercher une voiture.

Puis, le portier s’étant retiré :

– Oui, murmura-t-il, c’est plus habile… Mieux vaut laisser miss Sarah dans l’incertitude de mes intentions… Elle ne peut soupçonner que sa sortie m’a éclairé, elle me croit sa dupe, laissons-le lui croire…

Cependant, cette lettre semblait annoncer quelque intrigue nouvelle qui inquiétait singulièrement Daniel… Miss Sarah était sûre d’arriver à ses fins ; que pouvait-elle souhaiter de plus ?… Quel autre but mystérieux poursuivait-elle ?…

– Ah ! je m’y perds, soupira Daniel… Il faut que je consulte Brévan…

Sur son bureau, se trouvait, encore inachevé, ce travail si important et si pressé que lui avait confié le ministre…

Mais le ministre, le ministère, sa position, son avancement, toutes ces considérations s’effaçaient devant celles de sa passion.

Il descendit donc, et pendant que sa voiture roulait vers la rue Laffitte, il songeait à la stupeur de M. de Brévan…

Debout, en manches de chemise, devant une immense table de marbre, toute chargée de pots et de flacons, de brosses, de peignes, d’éponges, de limes, de pinces, de polissoirs, M. de Brévan était à sa toilette lorsque Daniel arriva chez lui.

S’il l’attendait, ce n’était pas si tôt, car son visage trahit une impression à glacer toutes les expansions.

Mais Daniel avait confiance… Il serra la main que lui tendait son ami, et se laissant tomber lourdement sur une chaise :

– Je suis allé chez miss Brandon, dit-il, elle a su me faire promettre tout ce qu’elle a voulu… C’est inimaginable.

– Voyons cela ? fit M. de Brévan.

Aussitôt, sans hésiter, et avec force détails, Daniel raconta comment miss Sarah l’avait entraîné dans son petit salon, et s’était défendue de toute complicité avec Malgat, en lui montrant des lettres de ce malheureux…

– Lettres étranges, concluait-il, et qui, si elles étaient authentiques…

M. de Brévan haussa les épaules.

– Vous étiez prévenu, fit-il, et vous avez promis tout ce qu’elle a voulu… Supposez-vous sans défiance, elle vous eût fait signer votre condamnation à mort…

Telle quelle, c’était une explication.

– Mais Kergrist, objecta Daniel, le frère de Kergrist, est son ami…

– Parbleu !… supposez-vous donc ce frère beaucoup plus fin que vous ?…

Encore qu’il ne fût point pleinement satisfait, Daniel poursuivit, disant sa stupeur quand miss Sarah lui avait confessé qu’elle n’aimait pas M. de la Ville-Haudry…

Mais l’autre, d’un éclat de rire, l’interrompit, et d’un air ironique :

– Naturellement !… s’écria-t-il. Et après elle vous a dit qu’elle n’avait jamais aimé personne, ayant vainement cherché l’homme de ses rêves… Elle vous a dépeint le phénix de telle façon que vous vous êtes dit : « Eh ! mais, ce phénix, c’est moi !… » Cela vous a chatouillé délicieusement ; elle s’est jetée à vos pieds, vous l’avez relevée, elle s’est évanouie, elle palpitait comme une colombe entre vos bras, vous avez perdu la tête…

Les bras de Daniel lui tombaient.

– Comment savez-vous cela ? balbutia-t-il.

Si le regard de M. de Brévan vacilla, il ne se déconcerta nullement, et d’un ton de raillerie plus âpre :

– Je devine, parbleu ! répondit-il. Ne vous ai-je pas dit que je connais miss Brandon… Elle n’a qu’un « truc » dans son sac, mais c’est assez, puisqu’il réussit toujours…

Qu’on a été joué, qu’on a fait un personnage ridicule, c’est une de ces infortunes qu’on s’avoue à soi-même, encore que l’aveu soit pénible.

Mais s’entendre, sur ce sujet, railler par un autre, c’est à quoi on ne consent pas volontiers.

Daniel ne dissimula donc pas un mouvement d’impatience, et un peu sèchement :

– Si j’ai été dupe de miss Sarah, mon cher Maxime, fit-il, vous devez voir que je ne le suis plus…

– Eh ! eh !…

– Non, plus du tout… Et c’est elle-même qui a dissipé mes illusions.

– Bah !…

– Involontairement, bien entendu… m’étant enfui de chez elle comme un fou, j’errais sans but arrêté autour de son hôtel, quand je l’ai vue sortir en voiture…

– Allons donc !…

– Je l’ai vue comme je vous vois… et il était quatre heures du matin.

– Diable !… et qu’avez-vous fait ?…

– Je l’ai suivie…

M. de Brévan faillit laisser tomber la brosse dont il se brossait amoureusement les ongles, mais il maîtrisa si promptement son trouble, que Daniel n’en aperçut rien…

– Ah ! vous l’avez suivie, répéta-t-il, d’une voix que toute sa puissance sur lui-même n’empêchait pas de chevroter un peu, vous l’avez suivie… En ce cas, vous… vous savez où elle se rendait ?…

– Hélas ! non… Elle avait un cheval si rapide que tout leste je suis, j’ai été distancé…

Il est sûr que M. de Brévan respira plus librement, et d’un ton dégagé :

– Voilà qui est fâcheux, fit-il, et vous avez perdu là une occasion unique… Il ne m’étonne plus d’ailleurs que vous soyez édifié…

– Oh ! je le suis, vous pouvez me croire, et cependant…

– Cependant ?…

Daniel hésitait, craignant de voir un sourire sardonique reparaître sur les lèvres de son ami. Pourtant, il se fit violence :

– Eh bien ! je me demande si tout ce que raconte miss Brandon de son enfance, de sa famille et de sa fortune, ne serait pas, quand même, la vérité…

L’autre eut le geste d’épaules d’un homme sensé qui entend le raisonnement biscornu d’un maniaque.

– Vous me jugez absurde, insista Daniel, soit… Mais alors, faites-moi le plaisir de m’expliquer comment miss Sarah, si intéressée à cacher son passé, m’a indiqué le moyen de recueillir des informations positives et de savoir à un sou près le chiffre de ses revenus… L’Amérique n’est pas si Loin ! !

Ce n’était plus de la surprise, c’était de l’ahurissement qu’exprimait le visage de M. de Brévan.

– Quoi !… s’écria-t-il, est-ce que là, sérieusement, vous songeriez à entreprendre le voyage d’Amérique !…

– Pourquoi non !…

– Vrai, mon pauvre ami, fit-il, vous êtes trop naïf pour notre temps… Quoi ! vous en êtes encore à démêler les intentions de Sarah ?… Elles sautent aux yeux, cependant… Vous voyant et vous jugeant, elle s’est dit : « Voici un digne jeune homme qui me gêne, ici, furieusement… envoyons-le respirer un air meilleur à quelques mille lieues. » Et là-dessus elle vous a soufflé cette jolie inspiration de voyage.

Étant donné ce que savait Daniel du caractère de miss Brandon, cette interprétation était un peu plus que probable… Néanmoins, elle ne le contentait pas complètement.

– Que je reste ou que je parte, objecta-t-il, la noce n’en aura pas moins lieu… Donc, point d’intérêt à m’éloigner… Croyez-moi, Maxime, il y a autre chose que ce que vous pensez… À côté de son mariage, miss Brandon doit poursuivre quelque autre but !…

– Lequel ?…

– Ah !… voilà ce que je m’épuise à chercher… Mais tenez pour certain que je ne m’abuse pas… je n’en veux pour preuve que ce que miss Sarah m’écrivait ce matin…

M. de Brévan eut un saut de trois pieds.

– Elle vous a écrit ! fit-il.

– Oui, et c’est cette maudite lettre qui, plus que tout le reste, m’amène… La voici, lisez-la… Et si vous y comprenez quelque chose, vous serez plus heureux que moi…

D’un coup d’œil, M. de Brévan lut les cinq lignes de miss Brandon, et devenu tout pâle :

– C’est inimaginable, murmurait-il, un billet d’une imprudence folle, elle qui n’écrit jamais… jamais.

Il attachait sur les yeux de Daniel un regard où il avait rassemblé toute sa pénétration, et scandant ses mots pour leur donner plus de poids…

– Si elle vous aimait véritablement, interrogea-t-il, que diriez-vous ?

Daniel eut un geste de dépit.

– Il est peu généreux de me railler, Maxime, fit-il… Je puis être un naïf, je ne suis pas un imbécile, encore moins un fat…

– Ce n’est pas répondre, interrompit M. de Brévan, et je répète ma question : Que diriez-vous ?…

– Je dirais que je l’exècre, cette femme !

– Oh ! haïr si fort, c’est être bien près d’adorer…

– Je la méprise, et sans estime…

– Connu ! ce n’est pas là un empêchement.

– Enfin, vous savez que j’aime du plus profond et du plus ardent amour Mlle de la Ville-Haudry.

– Naturellement, mais ce n’est pas la même chose.

M. de Brévan avait enfin achevé sa minutieuse toilette. Il endossa une robe de chambre, et entraînant Daniel dans la petite pièce qui lui servait de cabinet de toilette :

– Maintenant, cher ami, qu’avez-vous répondu à ce billet ?

– Rien.

S’étant jeté sur un fauteuil, M. de Brévan avait pris la physionomie grave d’un médecin en consultation :

– Et vous avez bien fait, approuva-t-il, et pour l’avenir, je n’ai à vous conseiller d’autre conduite que celle-là… faites le mort. Pouvez-vous quelque chose aux projets de Sarah ? Non… laissez-les donc s’accomplir.

– C’est que…

– Laissez-moi finir… Outre que c’est votre intérêt d’agir ainsi, c’est encore plus celui de Mlle Henriette… Le jour où on vous séparera, vous serez très-affligé, mais libre… Elle, au contraire, sera condamnée à vivre sous le même toit que miss Sarah… Savez-vous tout ce qu’une belle-mère peut faire endurer à la fille de son mari !…

Daniel frissonna. Déjà cette pensée lui était venue, et elle l’avait fait frémir.

– Pour le moment, reprit M. de Brévan, le plus pressant est de savoir comment votre départ a été expliqué… De ce qu’on a dit, nous pourrons peut-être tirer quelques éclaircissements…

– Je vais aux informations de ce pas, répondit Daniel.

Et après avoir affectueusement serré les mains de son cher Maxime, il se hâta de regagner sa voiture, et vingt minutes plus tard on l’annonçait dans le salon de M. de la Ville-Haudry.

Le comte s’y trouvait, seul, se promenant de long en large de l’air le plus agité…

Et certes, il devait avoir eu de terribles et pressantes préoccupations. Il était près de midi, et cependant il n’avait pas encore passé par les mains de son valet de chambre…

Apercevant Daniel, il interrompit sa promenade, et se planta devant lui les bras croisés :

– Ah ! vous voici, monsieur Champcey, fit-il d’un ton terrible. Eh bien ! Vous en faites de belles…

– Moi, monsieur le comte ?

– Et qui donc ?… N’est-ce pas vous qui, au moment où miss Sarah daignait descendre aux justifications, l’avez accablée d’injures ? N’est-ce pas vous qui, honteux de votre conduite, vous êtes sauvé, n’osant venir me rejoindre ?…

Qu’avait-on dit au comte ? Pas la vérité, à coup sûr.

– Et savez-vous, M. Champcey, poursuivit-il, le résultat de vos brutalités… Miss Brandon a été prise d’une si terrible attaque de nerfs qu’on a dû faire atteler pour envoyer quérir un médecin… Malheureux ! vous pouviez la tuer !… On ne m’eût point permis de pénétrer dans sa chambre, mais du salon, par moment, j’entendais ses gémissements douloureux… Ce n’est qu’après huit heures qu’elle a pu goûter quelque repos, et que mistress Brian ayant pitié de mon chagrin m’a accordé la faveur de la voir, endormie d’un sommeil d’enfant…

Daniel écoutait, stupide d’étonnement, confondu de l’inimaginable impudence de sir Tom et de mistress Brian, épouvanté de l’incroyable crédulité de M. de la Ville-Haudry.

– Mais c’est infernal, pensait-il, me voici maintenant le complice de miss Brandon. Vais-je donc, par mon silence, l’aider à s’emparer de ce malheureux homme ?

Que résoudre cependant ?

Parler ?… Dire à M. de la Ville-Haudry que s’il avait entendu des gémissements, ce n’étaient assurément pas ceux de miss Sarah ?… Lui dire que pendant qu’il trépignait d’angoisses miss Sarah courait Dieu sait quelles aventures ?…

Cette idée traversa l’esprit de Daniel… Mais à quoi bon !… Le comte le croirait-il ? Non, très-probablement. Et ainsi il ne ferait que rendre plus difficile une situation déjà trop compliquée…

Enfin, il sentait bien qu’il n’oserait jamais dire toute la vérité, ou montrer à l’appui la lettre qu’il avait en poche…

Néanmoins il essaya de se disculper.

– Je suis un trop galant homme, balbutia-t-il, pour injurier une femme…

Le comte brusquement l’arrêta.

– Épargnez-vous, prononça-t-il, une palinodie qui ne me toucherait guère… Du reste, ce n’est pas à vous précisément que j’en veux… J’ai trop l’expérience du cœur humain pour ne pas discerner que vous avez suivi bien moins vos inspirations que celles de ma fille…

Laisser cette opinion à M. de la Ville-Haudry pouvait devenir fort dangereux pour Mlle Henriette. Une fois encore, Daniel tenta de s’expliquer.

– Je vous jure, monsieur le comte…

Mais le comte, frappant du pied :

– Assez, interrompit-il violemment, je veux en finir avec cette absurde résistance et la briser… Quel personnage prétend-on donc me faire jouer dans ma maison ?… Celui d’un ridicule Géronte qu’on bafoue et qu’on berne ! Halte-là !… Vous me forcez à me rappeler que je suis le maître, je vous le rappellerai, à vous aussi !…

Il se recueillit, puis d’un ton de reproche :

– Ah ! monsieur, devais-je attendre cela de vous !… Pauvre Sarah !… Penser que je n’ai pas su lui épargner cette humiliation… Mais c’est la dernière, et ce matin, à son réveil, elle apprendra que tout est terminé… Je viens d’envoyer chercher ma fille pour lui annoncer que le jour même de mon mariage est fixé… Toutes les formalités sont prévues, nous avons les actes nécessaires…

Il s’arrêta. Mlle Henriette entrait.

– Vous désirez me parler, mon père, demanda-t-elle dès le seuil.

– Oui.

Saluant Daniel d’un doux regard. Mlle de la Ville-Haudry s’approcha du comte, lui tendant le front pour qu’il l’embrassât, mais il la repoussa et se grimant de solennité :

– Je vous ai mandée, ma fille, prononça-t-il, pour vous annoncer que de demain en quinze j’épouse miss Brandon.

Mlle Henriette devait être préparée à quelque chose de pareil, car elle ne sourcilla pas… elle pâlit un peu, seulement, et un éclair de colère traversa ses yeux.

– En de telles circonstances, poursuivit le comte, il est inconvenant, il est indécent que vous ne connaissiez pas celle qui vous doit servir de mère… Je vous présenterai donc à elle, aujourd’hui même, cette après-midi.

À deux ou trois reprises la jeune fille tourna et détourna la tête.

– Non, disait-elle.

M. de la Ville-Haudry était devenu fort rouge.

– Quoi ! s’écria-t-il, vous osez… Que diriez-vous si je vous menaçais de vous traîner de force chez miss Brandon ?…

– Je dirais, mon père, que c’est le seul moyen que vous ayez de m’y voir…

Son attitude était assurée, sans défi…

Elle s’exprimait d’une voix calme et douce, mais qui trahissait une de ces résolutions résignées que rien n’entame.

Et le comte était abasourdi de cette audace d’une jeune fille d’ordinaire si timide…

– Vous détestez donc, vous jalousez donc bien miss Brandon ? s’écria-t-il.

– Moi, mon père ! et pourquoi, grand Dieu ?… Je sais seulement qu’elle ne peut devenir comtesse de la Ville-Haudry, la femme qui a empli Paris du bruit de ses scandales…

– Qui vous a dit cela ?… M. Champcey, sans doute ?…

– Tout le monde, mon père…

– Ainsi, parce qu’on la calomnie, cette malheureuse…

– Je veux la croire innocente, mais une comtesse de la Ville-Haudry ne peut pas être calomniée…

Elle se redressa, et forçant sa voix :

– Vous êtes le maître, mon père, poursuivît-elle, faites… Mais moi, je me dois à moi-même, je dois à la sainte mémoire de ma mère de protester par tous les moyens en mon pouvoir… et je protesterai.

M. de la Ville-Haudry bégayait, tant le sang lui montait à la gorge.

– Enfin, je vous connais, Henriette, s’écria-t-il, et je vous comprends… Je ne m’étais pas trompé, c’est bien vous qui avez envoyé M. Daniel Champcey insulter lâchement miss Brandon chez elle !

– Monsieur !… interrompit Daniel d’un ton menaçant.

Mais le comte était lancé, et les yeux presque hors de leur orbite :

– Oui, je lis au plus profond de votre âme, Henriette, poursuivit-il… Vous tremblez d’être privée d’une partie de ma succession…

Bondissant sous l’insulte, Mlle Henriette s’était rapprochée de son père.

– Ne voyez-vous donc pas, s’écria-t-elle, que c’est cette femme qui en veut à votre fortune, et qu’elle ne vous aime pas, et qu’elle ne peut vous aimer…

– Pourquoi, s’il vous plait ?

Une fois déjà M. de la Ville-Haudry avait, dans les mêmes termes, posé cette question à sa fille… Alors, elle n’avait pas osé répondre…

Mais cette fois, égarée par la douleur d’être outragée pour une femme qu’elle méprisait, elle oublia tout… Elle saisit la main de son père, et l’entraînant devant une glace :

– Pourquoi ? fit-elle d’une voix rauque. Eh bien ! regardez-vous…

S’il s’en fût tenu à la seule nature, M. de la Ville-Haudry eût paru un homme atteignant la soixantaine, vert et robuste encore. Mais l’art gâtait tout.

Et ce matin, avec ses rares cheveux à demi déteints, collés aux tempes, avec son fard de la veille tout craquelé et tombé par places, il semblait avoir vécu des milliers d’années.

Se vit-il tel qu’il était : hideux !…

Le fait est qu’il devint livide ; et froidement, car l’excès même de la rage lui donnait l’apparence du calme :

– Vous êtes une indigne créature, Henriette, fit-il.

Et comme, épouvantée, elle éclatait en sanglots :

– Oh ! assez de grimaces, reprit le comte. Ce tantôt, à quatre heures précises, je viendrai vous prendre… Si je vous trouve habillée et prête à m’accompagner chez miss Brandon… très-bien ! Dans le cas contraire, M. Champcey aura mis les pieds ici pour la dernière fois, et jamais, vous m’entendez bien, jamais vous ne serez sa femme… Maintenant, je vous laisse ensemble ; réfléchissez…

Et il sortit, fermant sur lui la porte si violemment que l’hôtel entier en trembla.

– Ceci est la fin de tout !…

Telle est l’affreuse certitude qui écrasa Daniel et Mlle Henriette.

L’échéance fatale ne pouvait plus être retardée… Quelques heures encore, et le malheur serait accompli.

Ce fut Daniel qui le premier réussit à secouer cette lourde torpeur du désespoir, et prenant la main de Mlle Henriette :

– Vous avez entendu votre père, demanda-t-il ; qu’allez-vous faire ?…

– Ce que j’ai dit, si cruellement qu’il m’en coûte…

– Si vous vouliez, cependant…

– Céder ! s’écria la jeune fille.

Et considérant Daniel d’un air de douloureuse surprise :

– Oseriez-vous vraiment me le conseiller, vous qui à la seule vue de miss Brandon avez perdu votre sang-froid jusqu’au point de l’accabler de duretés…

– Henriette, je vous jure…

– Jusqu’à ce point que mon père vous l’a reproché, vous accusant d’avoir obéi à mes ordres… Ah ! vous avez été bien imprudent, Daniel !…

Le malheureux se tordait les mains de rage.

Quel châtiment pour un mouvement de délire !… Déjà, en ne dévoilant pas l’ignoble comédie de sir Tom et de mistress Brian pendant que Sarah courait Paris, il avait comme accepté une part de complicité.

Et voici qu’à cette heure, par l’impossibilité où il était de laisser seulement entrevoir la vérité, il se trouvait dans une situation intolérable.

Il se tut et Mlle de la Ville-Haudry triompha de son silence :

– Vous voyez bien, s’écria-t-elle, que si votre cœur me condamne, votre raison, votre conscience m’approuvent !

Il ne répliqua pas, mais, se levant brusquement, il se mit à marcher autour du salon, comme la bête fauve tourne, cherchant une issue autour de la loge où on l’a enfermée… Il se sentait pris, lui aussi, cerné de toutes part, et il ne pouvait rien, non, rien au monde.

– Ah ! il faut nous rendre, s’écria-t-il éperdu de douleur, il le faut ; nous luttons avec des armes trop inégales… Rendons-nous, c’est la raison qui nous le crie… Nous avons assez fait, nous avons rempli notre devoir…

Tout vibrant de passion, il parla longtemps ainsi, accumulant les arguments les plus décisifs, son amour lui prêtant de ces accents qui bouleversent…

Et à la fin, il lui parut que la résolution de Mlle Henriette était ébranlée, qu’elle hésitait.

C’était vrai, mais elle se roidit contre l’attendrissement qui la gagnait, et d’une voix étouffée :

– Sans doute, vous ne me jugez pas assez malheureuse, Daniel, murmura-t-elle.

Et arrêtant sur lui un long regard :

– Cessez, ajouta-t-elle, ou je finirai par croire que c’est le temps qui vous épouvante, et que vous doutez de moi… ou de vous-même.

Lui rougit un peu de se voir presque deviné, mais tout à ses sinistres pressentiments :

– Non, je ne doute pas, insista-t-il, mais je ne puis me résigner à cette idée que vous habiterez sous le même toit que Sarah Brandon, entre Thomas Elgin et mistress Brian. Puisque cette aventurière maudite l’emporte, fuyez… J’ai en Anjou une parente âgée, respectable, qui serait fière de vous donner l’hospitalité…

Du geste, Mlle Henriette l’arrêta.

– Autrement dit, fit-elle, moi qui joue mon bonheur pour éviter une souillure au nom de la Ville-Haudry, je lui en infligerais une bien autrement ineffaçable… C’est impossible.

– Henriette !

– Assez. Je suis à un poste d’honneur que je ne déserterai pas… Plus miss Brandon est redoutable, plus il est de mon devoir de rester ici pour veiller sur mon père…

Daniel frémit.

Ce que lui avait dit M. de Brévan des moyens qu’employait miss Sarah pour se débarrasser des gens qui la gênaient, lui revenait à l’esprit.

L’instinct de Mlle Henriette lui faisait-il donc pressentir un crime ?…

Non, pas un tel crime, du moins.

– Vous comprendrez mieux ma détermination, Daniel, poursuivit-elle, quand je vous aurai dit l’étrange découverte que je dois au hasard… Ce matin même, un vieux monsieur s’est présenté, disant qu’il était homme d’affaires et avait avec le comte de la Ville-Haudry un rendez-vous de la plus haute importance.

Les domestiques lui ayant répondu que leur maître était sorti, il se fâcha et se mit à parler si fort que je vins voir…

M’apercevant et apprenant que j’étais Mlle de la Ville-Haudry, il se radoucit à l’instant, et venant à moi de l’air le plus humble, il me pria de vouloir bien prendre, pour le remettre à mon père, un projet d’acte qu’il avait été chargé de rédiger en secret et qu’il apportait.

J’acceptai la commission, et tout en montant l’escalier pour déposer ce projet d’acte sur le bureau du comte, je l’ouvris… Savez-vous ce que j’y ai lu ?… Les statuts d’une société industrielle dont mon père serait le directeur…

– Mon Dieu !… est-ce possible !…

– C’est sûr, malheureusement… J’ai bien lu, en tête : « Comte de la Ville-Haudry, directeur-gérant. » Et après le nom se trouvaient énumérés tous les titres de mon père, les distinctions dont il a été l’objet, les ordres français ou étrangers dont il a été décoré !…

Daniel n’était que trop convaincu.

– Nous savions qu’on en voulait à la fortune de votre père, dit-il, ceci nous le prouve… Mais que pourrez-vous, Henriette, contre les savantes manœuvres de ces gens-là…

Elle baissa la tête, et d’une voix résignée :

– J’ai ouï dire, répondit-elle, que souvent, pour intimider et éloigner les plus hardis malfaiteurs, la présence d’un enfant inoffensif a suffi… S’il plaît à Dieu, je serai cet enfant.

Daniel essayait d’insister encore, elle lui coupa la parole.

– Vous oubliez, mon ami, reprit-elle, que c’est peut-être, d’ici des années, la dernière fois que nous nous trouvons ensemble… Occupons-nous de l’avenir. Je me suis assurée la discrétion d’une de mes femmes de chambre et c’est à elle que vous adresserez les lettres que vous m’écrirez… Elle s’appelle Clarisse Pontois… Si quelque circonstance grave, imprévue, survenait, s’il me fallait absolument vous parler, Clarisse vous porterait la clef de la petite porte du jardin, et vous viendriez le soir…

Ils avaient les yeux pleins de larmes, et leur cœur se serrait à mesure qu’avançaient les aiguilles de la pendule… Ils allaient être séparés… Se retrouveraient-ils tels qu’ils se quittaient !…

Quatre heures sonnèrent. M. de la Ville-Haudry parut.

Mortellement atteint par ce qu’il appelait l’outrage de sa fille, il avait dû stimuler le zèle de son valet de chambre, lequel s’était surpassé, pour la frisure et surtout pour le teint.

– Eh bien ! Henriette ? demanda-t-il.

– Ma résolution n’a pas changé, mon père…

Le comte devait s’attendre à cette réponse, car il parvint à maîtriser sa colère.

– Une dernière fois, Henriette, fit-il, réfléchis… Ne te décide pas ainsi, sur d’odieuses calomnies…

Il tira de sa poche une photographie, la regarda avec amour, et la tendant à sa fille :

– Voici le portrait de miss Sarah, ajouta-t-il, examine, et dis-moi si elle peut avoir une âme vile, celle à qui Dieu a donné cet adorable visage, ces yeux sublimes.

Durant plus d’une minute, Mlle Henriette considéra le portrait ; puis le rendant à son père :

– Cette femme, dit-elle froidement, est belle à étonner l’imagination… Maintenant je m’explique cette compagnie industrielle dont vous allez être le directeur…

M. de la Ville-Haudry blêmit sous son « maquillage, » et d’une voix terrible :

– Malheureuse ! cria-t-il, malheureuse ! qui ose insulter un ange !…

Ivre de rage, il avait levé la main sur sa fille, il allait frapper, quand Daniel lui saisit le poignet entre ses doigts de fer, et menaçant comme s’il eût été près de frapper lui-même :

– Ah ! prenez garde, monsieur, fit-il, prenez garde !…

Le comte l’enveloppa d’un regard chargé de haine, mais se contenant, il se dégagea et montrant la porte du geste :

– Je vous commande de sortir de chez moi, monsieur Champcey, prononça-t-il, et je vous défends de vous y représenter jamais. Mes domestiques vont être prévenus que le premier qui vous laisserait franchir le seuil de mon hôtel serait chassé… Sortez, monsieur !…

XI

Vingt-quatre heures après être sorti de l’hôtel de la Ville-Haudry, blême et se tenant aux murs, Daniel n’était pas bien remis de l’étourdissement de ce dernier désastre.

Il s’était fait un ennemi mortel de l’homme qu’il avait le plus d’intérêt à ménager au monde, et cet homme qui, sous la pression d’une influence étrangère, ne l’eût congédié qu’à regret, l’avait de son propre mouvement chassé.

Comment cela était arrivé, c’est à peine s’il parvenait à s’en rendre compte… Aussi bien, repassant toute sa conduite depuis quelques jours, il la trouvait pitoyable, absurde… Sans compter que tous les événements s’étaient tournés contre lui.

Et il accusait la fatalité, l’aveugle déesse à qui s’en prennent ceux qui n’ont pas le courage de s’en prendre à eux-mêmes.

C’est en cette disposition d’esprit que vint le surprendre une lettre de Mlle Henriette, Ainsi, c’était elle qui le devançait, et, sûre de son désespoir, elle avait cette délicatesse toute féminine de lui écrire presque gaiement :

« Aussitôt après votre départ, mon cher Daniel, disait-elle, mon père m’a commandé de monter dans mon appartement et il a décrété que j’y resterais tant que je ne serais pas devenue raisonnable… Je sens que j’y resterai longtemps… »

Et elle terminait ainsi :

« Ce qu’il nous faut, ô mon unique ami, c’est du courage… En aurez-vous autant que votre Henriette ?… »

– Oh ! oui, j’en aurai, s’écria Daniel, ému jusqu’aux larmes, j’en aurai !…

Et il s’était juré de se jeter si furieusement dans le travail qu’il y trouverait, non pas l’oubli, mais le calme…

Ce n’était pas de jurer qui était difficile… Tels efforts qu’il fit, il ne pouvait fixer sa pensée à rien d’étranger à son malheur actuel… Les études qui l’avaient le plus charmé jadis ne lui inspiraient que dégoût… L’équilibre de sa vie était si entièrement rompu qu’il ne parvenait pas à le ressaisir…

L’existence qu’il menait était d’ailleurs celle d’un homme désemparé.

Sitôt levé, il courait prendre M. de Brévan et le gardait tant qu’il pouvait. Resté seul, il errait au hasard, le long des boulevards ou des Champs-Élysées. Il dînait de bonne heure, se hâtait de rentrer, et revêtant un vieux caban de grosse étoffe, qu’il portait à bord, autrefois, quand il était de quart, il allait rôder autour de l’hôtel de la Ville-Haudry.

Là, derrière cette lourde porte sculptée, ouverte aux plus indifférents, fermée pour lui, était la femme qu’il aimait plus que la vie… S’il eût fait sonner fortement le talon de ses bottes contre les dalles du trottoir, elle eût entendu le bruit de ses pas ; il entendait, lui, les accords de son piano, et cependant la volonté d’un homme creusait entre eux un abîme.

Ce qui le tuait, c’était l’inaction. Il lui paraissait atroce, humiliant, intolérable, d’en être réduit à tout attendre, bonheur ou malheur, de la destinée, passivement, sans tenter un effort, tel qu’un homme qui désirant passionnément la fortune, se contenterait de prendre un numéro à la loterie, et les bras croisés, attendrait le tirage.

Il y avait six jours déjà que durait le supplice dont il n’entrevoyait pas la fin, quand un matin, au moment où il se disposait à sortir, on sonna chez lui.

Il alla ouvrir.

C’était une femme qui, sans mot dire, entra vivement, et non moins vivement referma la porte sur elle…

Encore qu’elle fût affublée d’un grand manteau qui dissimulait sa taille, et qu’elle eût sur le visage un voile fort épais, Daniel la reconnut…

– Miss Brandon !… s’écria-t-il.

Déjà elle avait relevé son voile.

– Oui, moi, répondit-elle, au risque d’une calomnie nouvelle à ajouter à toutes celles dont on a tenté de me flétrir, monsieur Daniel.

Stupéfié d’une démarche qui lui semblait le comble de l’impudence, il restait là, debout dans l’antichambre, ne songeant point à offrir à miss Sarah de passer dans la pièce voisine, son cabinet de travail…

Elle y passa bravement, toute seule, et quand il l’y eût suivie :

– Je suis venue, monsieur, commença-t-elle, vous demander ce que vous avez fait de cette parole que vous m’aviez donnée chez moi, l’autre soir…

Elle attendit un moment, et comme il ne répondait pas :

– Allons, fit-elle, je vois que vous êtes comme tous les hommes… Engagent-ils leur parole à un autre homme, leur égal en force, ils mettent leur honneur à la tenir… Est-ce à une femme, au contraire, ils la trahissent et s’en font gloire !…

Le mouvement de colère de Daniel, elle ne voulut pas le voir, et plus froidement :

– Moi, j’ai plus de mémoire que vous, monsieur, et je vais vous le prouver… Ce qui s’est passé chez M. de la Ville-Haudry, je le sais, il me l’a dit… Vous vous êtes laissé emporter jusqu’à le menacer, jusqu’à lever la main sur lui…

– Il allait frapper sa fille, j’ai arrêté son bras…

– Non, monsieur, non, mon cher comte est incapable de telles violences, et cependant sa fille venait de lui reprocher de s’être laissé entraîner par moi à fonder une compagnie industrielle.

Daniel garda le silence.

– Et vous, poursuivit miss Sarah, vous avez laissé Mlle Henriette dire cette chose offensante et absurde… Moi, pousser le comte à une entreprise où il pourrait perdre de l’argent !… Pourquoi ?… Quel intérêt y aurais-je ?…

Sa voix se troublait, ses beaux yeux se voilaient.

– L’intérêt, poursuivit-elle, l’argent !… Le monde ne croit plus qu’à ce mobile… De l’argent !… eh ! j’en ai… Si j’épouse le comte, vous savez mes raisons, vous… Et vous savez aussi qu’il n’a tenu, qu’il ne tient peut-être encore qu’à un homme de me faire rompre ce mariage, aujourd’hui même, à l’instant…

Elle l’enveloppait, en disant cela, de regards qui eussent fait tressaillir une statue sur son socle de marbre… Mais lui, le cœur gros de haine, demeura de glace, heureux de cette revanche qui s’offrait.

– Je croirai à tout ce que vous voudrez, miss, fit-il d’un ton railleur, si vous daignez répondre à une seule question.

– Interrogez, monsieur…

– L’autre nuit, quand je vous ai quittée, où êtes-vous allée, en voiture ?…

Il s’attendait à la voir se troubler, pâlir, balbutier… point.

– Quoi ! vous savez cela, s’écria-t-elle d’un accent de candeur admirable… Ah ! je commettais une imprudence aussi grave, presque, que celle d’aujourd’hui… Qu’un sot me voie sortir de chez vous…

– Pardon !… ce n’est pas répondre cela, miss… Où alliez-vous ?…

Et comme elle se taisait, surprise par la fermeté de Daniel :

– Vous l’avouez donc, fit-il avec un rire moqueur, vous croire serait folie… Brisons là, et priez Dieu que j’oublie tout le mal que vous me faites…

Des larmes de douleur ou de rage jaillirent des yeux si beaux de miss Sarah, elle joignit les mains, et d’une voix suppliante :

– Je vous en conjure, insista-t-elle, monsieur Daniel, accordez-moi seulement cinq minutes, il faut que je vous parle ; si vous saviez…

Il ne pouvait la pousser dehors ; il la salua profondément, et se retira dans sa chambre, dont il poussa la porte sur lui.

Mais il appliqua tout aussitôt son œil à la serrure, et il put voir miss Sarah, les traits convulsés par la rage, le menacer du poing et se retirer précipitamment.

– Elle voulait me tendre un piège ! pensa Daniel.

Et l’idée qu’il l’avait évité lui fit oublier son chagrin, une partie de la journée…

Mais, le lendemain, comme il rentrait chez lui, on lui remit un énorme pli qu’un planton du ministère de la marine avait apporté pour lui. Deux lettres s’y trouvaient.

La première lui annonçait qu’il était promu au grade de lieutenant de vaisseau…

L’autre lui enjoignait de se trouver sous quatre jours à Rochefort, pour y prendre la service de son grade, à bord de la frégate la Conquête, qui attendait sur rade l’ordre de transporter en Cochinchine deux bataillons d’infanterie de marine.

Le grade auquel il était enfin promu, il y avait des années que Daniel le désirait de toutes les forces de sa jeune ambition.

Il était, ce grade, comme le but suprême de tous ses rêves, aux jours de son adolescence, quand il apprenait au Borda les fatigues et les périls de son rude métier. Que de fois, appuyé aux bastingages du vieux navire, voyant passer les embarcations qui conduisaient leurs officiers à terre, il s’était dit :

– Quand je serai lieutenant de vaisseau !

Eh bien !… il l’était… Ces épaulettes tant souhaitées, il ne tenait qu’à lui de les passer aux « attentes » de son uniforme…

Mais, hélas ! ses désirs réalisés ne lui donnaient que dégoûts et amertumes, pareils à ces fruits d’or que le lointain balance à des arbres magiques, et qui se décomposent sous la main qui les atteint.

C’est qu’en même temps que son avis de promotion, lui arrivait, menaçant et fatal, cet ordre d’embarquement.

Comment lui arrivait-il, à lui, qui avait au ministère un poste où il rendait des services réels, pendant que tant d’autres de ses camarades écœurés de l’oisiveté des ports, guettaient avec une impatience fébrile l’occasion de reprendre la mer !…

– Ah ! s’écria-t-il, le cœur gonflé de rage, je reconnais, comment ne reconnaitrais-je pas à cette infernale traîtrise la main de miss Brandon !…

Déjà, en lui faisant fermer les portes de l’hôtel de la Ville-Haudry, elle l’avait séparé de Mlle Henriette, et il leur était interdit de se parler, de se voir…

Et cela ne lui suffisait pas, à cette aventurière maudite, elle voulait entre eux plus qu’un obstacle moral et de pure convention, plus que des défenses qu’on peut enfreindre et éluder, elle voulait des barrières infranchissables, l’Océan et des milliers de lieues.

– Oh ! non, s’écria-t-il, mille fois non… Je briserai ma carrière plutôt… je donnerai plutôt ma démission…

Et toutes ses réflexions de la soirée ne firent que l’affermir dans cette résolution.

C’est pourquoi, dès le lendemain, en se levant, il endossa son uniforme, décidé à s’adresser d’abord à celui de ses chefs que l’affaire regardait, déterminé à aller jusqu’au ministre s’il le fallait.

Cet uniforme, il ne l’avait pas mis, depuis une grande fête à l’hôtel de Champdoce, où il avait dansé une partie de la nuit avec Mlle Henriette… Il y avait plus d’un an de cela, c’était quelques semaines avant la mort de la comtesse de la Ville-Haudry.

Comparant à son désespoir actuel ses radieuses illusions de ce temps déjà loin, l’attendrissement le gagnait, et il avait les yeux brillants de larmes mal essuyées lorsqu’il arriva au ministère de la marine, vers dix heures du matin.

Le chef de service qu’il venait voir était un vieux capitaine de vaisseau, homme excellent, qui à force de s’exercer à paraître bourru, dur et raide, l’était devenu…

Voyant entrer Daniel dans son cabinet, il pensa qu’il venait à l’occasion de sa nomination, et arborant pour lui un large sourire :

– Eh bien !… lieutenant Champcey, cria-t-il de sa meilleure voix, nous sommes contents !…

Et s’apercevant que Daniel ne portait pas les insignes de son nouveau grade :

– Ah ça ! vous êtes lieutenant, fit-il, ne le savez-vous pas encore ? »

– Pardonnez-moi, mon commandant.

– Pourquoi diable vos épaulettes retardent-elles, alors ?

Et il fronçait le sourcil terriblement, estimant que ce peu d’empressement n’annonçait rien de bon.

De son mieux, c’est-à-dire assez mal, Daniel s’excusa, puis abordant nettement l’objet de sa visite :

– J’ai reçu, commença-t-il, un ordre d’embarquement.

– Je sais… sur la Conquête, en rade de Rochefort, pour la Cochinchine.

– Je dois être à mon poste sous quatre jours…

– Et vous trouvez le délai un peu bref ?… C’est vrai… Mais impossible de vous accorder dix minutes de plus.

– Ce n’est point un délai que je sollicite, mon commandant, mais bien la… faveur de garder la position que j’occupe ici…

Le vieil officier tressauta sur son fauteuil.

– Vous voudriez ne pas embarquer, s’écria-t-il, au lendemain d’un avancement au choix !… Ah ! ça, devenez-vous fou ?

Tristement, Daniel hochait la tête.

– Croyez, mon commandant, répondit-il, que j’obéis aux motifs les plus impérieux…

Renversé sur son fauteuil, les yeux au plafond, le commandant parut les chercher ces motifs ; puis tout à coup et coup sur coup :

– C’est votre famille qui vous retient ? interrogea-t-il.

– Je n’ai plus de famille.

– Mais vous êtes sur le point de vous marier ?

– Hélas !… non.

– Votre fortune est compromise, peut-être ?

– Non, mon commandant.

– Alors que diable me chantez-vous, s’écria le vieil officier, avec vos graves raisons ?

Et de son ton le plus bourru, qui ne l’était pas médiocrement :

– C’est-à-dire, poursuivit-il, que vous trouvez l’existence plus douce ici qu’à bord ! Je conçois cela !… On arrive au ministère à onze heures, dans un bureau bien chauffé s’il fait froid, s’il y a de la besogne, on en prend à son aise, et à cinq heures on est libre… Le soir, on a la flânerie sur le boulevard, le café, les amis et le théâtre… Ce qui est beaucoup plus gai que le pont d’un bateau par un gros temps… Enfin, pour comble, nous cachons quelque part une charmante amie, qui nous aime bien, et qui, dame ! à la seule idée de notre départ, pleure comme une Madeleine…

– Mon commandant…

– Taisez-vous !… C’est votre histoire à vous tous, messieurs les jeunes officiers, dès que vous êtes restés à Paris six mois, on ne peut plus vous en tirer… Sacrebleu ! quand on aime tant à vivre en bourgeois on change de métier… En attendant, vous êtes marin, vous avez ordre d’embarquement, embarquez… Il ne vous reste plus que trois jours pour les préparatifs et les adieux…

C’était un congé, mais le parti de Daniel était pris.

– Pardonnez mon insistance, mon commandant, reprit-il, si véritablement je ne puis être remplacé par un de mes camarades, je vais être forcé de donner ma démission…

Le vieux marin bondit sur ce mot, et roulant des yeux terribles :

– Je disais bien que vous étiez fou !… s’écria-t-il.

Très-résolu, Daniel était néanmoins trop troublé pour n’être pas maladroit.

– Il s’agit de ma vie même, mon commandant… insista-t-il. Et si vous connaissiez mes raisons… si je pouvais vous les dire…

– Des raisons qu’on ne peut pas dire sont certainement mauvaises, monsieur… Je maintiens ce que je vous ai dit…

– Alors, moi, mon commandant, je me vois forcé, à mon mortel regret, de maintenir l’offre de ma démission…

De plus en plus, le front du vieil officier se plissait.

– Votre démission, gronda-t-il, votre démission… vous en parlez bien lestement… Reste à savoir, cependant, si on l’acceptera. La Conquête ne sort pas pour tirer quelques bordées au large… Elle part pour une campagne sérieuse et qui durera longtemps… Nous avons eu des démêlés fâcheux, là-bas ; nous y portons du renfort… il faudra peut-être en découdre… Vous êtes encore en France, mais vous êtes commandé pour marcher à l’ennemi… Il n’y a pas de démissions en face de l’ennemi, lieutenant Champcey.

Daniel était devenu fort pâle.

– Vous êtes… dur, mon commandant, fit-il.

– Je n’ai, sacrebleu ! pas l’intention d’être doux, et si cela peut vous faire changer d’avis…

– Je n’en puis changer, malheureusement !…

Brusquement, le vieux marin se leva et après trois ou quatre tours dans son cabinet pendant lesquels sa colère s’exhala en jurons de toutes sortes, revenant à Daniel :

– S’il en est ainsi, lieutenant, prononça-t-il du ton le plus sec, le cas est trop grave pour que je ne le soumette pas à M. le ministre… Quelle heure est-il ?… Onze heures. Revenez à midi et demi, j’aurai vu Son Excellence…

Bien sûr que son chef ne parlerait point en sa faveur, Daniel se retirait, hâtant le pas, à travers le dédale des corridors, quand une voix joyeuse l’appela :

– Champcey !…

Il se retourna et se trouva en face de deux camarades de promotion, de ceux avec qui il avait été le plus lié au Borda.

– Te voici donc notre supérieur ! lui dirent-ils gaiement.

Et de l’accent le plus sincère, ils se mirent à le féliciter, ravis, affirmaient-ils, de voir le choix tomber sur un garçon tel que lui, ainsi que tout le monde le reconnaissait, d’un mérite indiscutable, et qui faisait honneur au métier.

Un ennemi de Daniel ne l’eût pas mis si cruellement au supplice que ces deux excellents camarades. Il n’était pas une de leurs félicitations qui n’eût la portée d’une sanglante ironie ; tous les mots portaient.

– Avoue d’ailleurs, poursuivaient-ils, que tu as de la chance comme pas un… Tu es lieutenant d’hier, tu embarques demain. Tu seras capitaine de frégate quand nous nous reverrons…

– Je ne partirai pas, interrompit Daniel d’un ton farouche, je donne, j’ai donné ma démission !…

Et plantant là ses deux amis stupéfaits, il s’éloigna presque courant.

En vérité, il n’avait pas prévu toutes ces difficultés, et, la colère l’aveuglant, il accusait le commandant d’injustice et de tyrannie…

– Il faut que je reste à Paris, disait-il, et je resterai !

Et, loin de le calmer, la réflexion l’exaltait… Sorti de chez lui avec l’intention de n’offrir sa démission qu’à la dernière extrémité, il était résolu désormais à la maintenir obstinément, alors même qu’on lui donnerait pleine satisfaction… N’avait-il pas de quoi vivre, et ne trouverait-il pas toujours une occupation honorable ?… Cela vaudrait un peu mieux que persister dans une carrière où jamais on ne s’appartient, où éternellement on vit sous le coup d’un ordre soudain vous enjoignant de partir sur l’heure pour n’importe quel point du globe.

Voilà ce qu’il se disait, tout en déjeunant dans une taverne de la rue de la Madeleine, et lorsqu’il revint au ministère, un peu après-midi, il se considérait comme n’appartenant plus à la marine, et se souciant infiniment peu, croyait-il, de la décision du ministre.

C’était alors l’heure des audiences, l’heure où chacun vient suivre aux différentes divisions les affaires qui l’intéressent, et la salle d’attente était pleine d’officiers de tous les grades, quelques-uns en uniforme, beaucoup en bourgeois.

La conversation devait être assez animée, car du corridor Daniel en entendit les éclats.

Il entra… Le silence se fit, subit, profond, glacial.

Évidemment, on parlait de lui.

En eût-il douté, que les physionomies réservées, les sourires contraints, les regards dont on l’examinait à la dérobée eussent levé ses doutes.

– Qu’est-ce que cela veut dire, pensa-t-il inquiet.

Cependant un jeune homme en bourgeois, qu’il ne connaissait pas, venait d’interpeller, d’un côté de la salle à l’autre, un vieil officier à l’uniforme délabré, aux épaulettes noircies, un vrai loup de mer, maigre, tanné, ridé, au teint jaune, et dont les yeux gardaient encore les traces d’une violente ophtalmie.

– Pourquoi vous arrêtez-vous, lieutenant ? dit-il, vous nous intéressiez, je vous l’assure, prodigieusement.

Le lieutenant parut hésiter, puis, comme s’il eût pris son parti d’une chose désagréable, mais indépendante de sa volonté :

– Donc, reprit-il, nous arrivons là-bas, persuadés que nous avions pris toutes les précautions imaginables, et que nous n’avions, autant dire, rien à craindre… Belles précautions, ma foi !… Au bout de huit jours, la moitié de l’équipage était sur le flanc, et de tout l’état-major il n’y avait plus que le petit Bertaud et moi, en état de monter sur le pont… Encore moi, j’avais les yeux dans un état !… Vous voyez ce qu’il m’en reste… C’est le commandant qui est mort le premier… le soir même, cinq matelots le suivaient, et sept le lendemain… le surlendemain, c’étaient le premier lieutenant et deux officiers d’administration… Jamais on n’a rien vu de pareil…

Daniel s’était penché vers son voisin.

– Qui donc est cet officier ? demanda-t-il.

– Le lieutenant Dutac, de la Valeureuse, qui revient de Cochinchine.

Le jour, un jour sinistre, se fit dans l’esprit de Daniel.

– Quand est rentrée la Valeureuse ? interrogea-t-il.

– Il y a six jours, à Brest. L’autre cependant poursuivait.

– Et voilà comment nous avons laissé là-bas un bon tiers de notre effectif… Quelle campagne ! Pour ce qui est de mon opinion, la voilà : Fichu pays, climat déplorable, habitants bons à pendre.

– Décidément, insista le jeune homme en bourgeois, il ne fait pas bon en Cochinchine !

– Ah ! mais non…

– De sorte que, si on vous y renvoyait ?…

– J’y retournerais, naturellement. Il faut bien que quelqu’un aille y conduire des renforts, mais j’aime autant que ce soit un autre que moi…

Il haussa les épaules, et philosophiquement :

– Et encore, ajouta-t-il, puisque le métier veut qu’on soit mangé par les poissons, que ce soit ici ou là, je n’y vois pas grande différence…

N’était-ce pas là, pour Daniel, sous une forme triviale, mais terrible, la paraphrase de ce que lui avait dit son chef : Il n’y a pas de démission en face de l’ennemi.

Il était clair que tous les officiers rassemblés là doutaient de son courage et le disaient lorsqu’il était entré… Il était manifeste qu’on attribuait sa démission à la peur…

À cette pensée qu’on pouvait le prendre pour un lâche, Daniel frémit. Que faire pour prouver qu’il n’était pas un lâche ?… Provoquer tous les officiers rassemblés là, se battre en duel une fois, deux fois, dix fois ?… Cela prouverait-il qu’il n’avait pas reculé devant les périls inconnus d’une contrée toute nouvelle, d’un débarquement armé et d’un climat dévorant ?… Non, sous peine de garder toute sa vie une flétrissure, il fallait partir, oui, partir, puisque là-bas était le danger dont il avait peur, croyait-on.

Il s’avança donc vers le vieux lieutenant, et d’une voix forte, pour que tout le monde l’entendit bien :

– Mon cher camarade, prononça-t-il, désigné pour aller d’où vous venez, j’offrais ma démission… Mais après ce que vous venez de dire et que j’ignorais… je pars.

Il y eut comme un murmure approbateur, une voix dit : « – Ah ! j’en étais bien sûr, » et ce fut tout. C’en était assez pour prouver à Daniel qu’il avait pris le seul parti possible, que son honneur avait failli être compromis et qu’il le sauvait.

Mais n’importe ! si simple que fût cette scène, elle était encore bien extraordinaire de la part de gens aussi réservés que le sont d’habitude les marins. Et, d’ailleurs, n’arrive-t-il pas tous les jours qu’un officier désigné pour un service demande et obtient d’être remplacé sans qu’on y trouve à redire ? Au fond de tout cela, Daniel discernait quelque diabolique perfidie. Si l’ordre d’embarquement avait été obtenu par miss Brandon, n’avait-elle pas dû prendre ses mesures pour qu’il fût impossible de s’y soustraire… Tous les gens qui se trouvaient là en bourgeois étaient-ils bien des marins ?… Le jeune homme qui avait prié le lieutenant Dutac de poursuivre avait disparu…

Daniel allait de l’un à l’autre, demandant en vain qui était ce garçon à langue si bien pendue, lorsqu’on vint le prévenir que son chef l’attendait dans son cabinet.

Il y courut, et dès le seuil :

– Je me rends à vos conseils, mon commandant, déclara-t-il, sous trois jours je serai à bord de la Conquête.

Le visage sévère du vieux capitaine de vaisseau se dérida.

– À la bonne heure ! approuva-t-il, et c’est sagesse de votre part, car votre affaire me paraissait prendre une mauvaise tournure… M. le ministre est fort irrité contre vous…

– M. le ministre !… pourquoi ?

– Primo, il vous avait confié un travail urgent…

– C’est vrai, balbutia Daniel, en baissant le nez, mais j’ai été si souffrant…

Le fait est que ce malheureux travail, il l’avait absolument oublié.

– Secundo, poursuivit le vieil officier, il se demande si vous êtes bien sain d’esprit, et je le comprends depuis qu’il m’a dit que cet embarquement, c’est vous-même qui l’avez sollicité dans les termes les plus pressants…

Daniel était comme hébété…

– Son Excellence se trompe, balbutia-t-il.

– Ah !… permettez, M. Champcey, j’ai vu votre lettre…

Mais déjà, telle qu’un éclair, une inspiration soudaine illuminait l’esprit de Daniel.

– Oh ! si je pouvais la voir !… s’écria-t-il. Mon commandant, je vous en prie, montrez-moi cette lettre…

Pour le coup, le vieil officier eût juré que Daniel n’avait pas son bon sens.

– Je ne l’ai pas, répondit-il, mais elle est à votre dossier, au bureau du personnel.

La minute d’après, Daniel était au bureau indiqué, et non sans peines, sous certaines conditions, il obtenait la communication de son dossier.

Il l’ouvrit d’une main fiévreuse, et la première pièce qui frappa ses yeux, ce fut une lettre datée de l’avant-veille, où lui, Daniel Champcey, il suppliait le ministre de lui accorder la « faveur » de faire partie de l’expédition de la frégate la Conquête.

Cette lettre, Daniel ne l’avait pas écrite, il n’en était que trop sûr…

Mais c’était si bien son écriture trait pour trait, c’était si exactement sa signature, qu’il eut comme un éblouissement, doutant presque, l’espace d’une seconde, de lui, de ses yeux, de sa raison…

Si merveilleuse était la contrefaçon et si parfaite, que s’il se fût agi d’un fait d’une importance médiocre, remontant seulement à une quinzaine de jours, il eût douté de sa mémoire plutôt que de cette preuve matérielle…

Aussi, épouvanté de ce hardi chef-d’œuvre de faussaire :

– C’est à n’y pas croire !… murmura-t-il.

Ce qu’il voyait de certain, de positif, c’est que cette lettre ne pouvait avoir été inspirée que par miss Brandon… Un de ses complices habituels, l’honorable sir Thomas Elgin, sans doute, l’avait écrite…

Ah ! maintenant Daniel s’expliquait l’impudente assurance de miss Sarah, son insistance à lui offrir les lettres du pauvre caissier Malgat et à lui répéter : « Allez les montrer à ceux qui ont vécu des années près de ce malheureux, et ils vous diront si elles sont bien de lui… »

Certes, il n’eût trouvé personne pour dire le contraire, si l’écriture de Malgat avait été imitée avec une aussi désolante perfection que la sienne.

Cependant il y avait peut-être un parti à tirer de cet étrange événement, mais lequel ?

Devait-il parler de sa découverte ?

À quoi bon !…

Le croirait-on, lorsqu’il dénoncerait ce faux, véritablement inouï de hardiesse et de perfidie ?… Consentirait-on à commencer une enquête, et si on la commençait, à quoi aboutirait-elle ?… Où trouver un expert pour croire, pour affirmer que cette lettre n’avait pas été écrite par lui, alors que lui-même, si on lui eût présenté chaque ligne séparément, il eût cru reconnaître son écriture…

N’était-il pas infiniment probable, au contraire, qu’après ses démarches de la journée on ne verrait dans toutes ses allégations qu’une fable grossière et ridicule, imaginée après coup pour essayer de se soustraire à une expédition qui, après l’avoir séduit d’abord, l’avait effrayé quand il en avait connu les dangers…

Donc, mieux valait mille fois se taire, se résigner et remettre à plus tard sa vengeance, quelque vengeance terrible comme la perfidie et qu’il aurait eu le temps de mûrir.

Mais il ne voulait pas que cette fausse lettre, qui pouvait peut-être devenir un témoignage accablant, restât dans son dossier, d’où miss Sarah, pensait-il, trouverait sans doute moyen de la faire enlever.

Il demanda donc la permission d’en prendre une copie, l’obtint, se mit à la besogne, et réussit, assez adroitement pour n’être vu de personne, à substituer sa copie à l’original.

Cela fait, n’ayant plus une minute à perdre, il quitta le ministère, et, sautant dans une voiture, se fit conduire chez M. de Brévan…

XII

Comme toutes les natures énergiques, Daniel, maintenant qu’il avait pris une résolution irrévocable, se sentait soulagé d’un poids énorme… Il eût même joui de la plénitude de son sang-froid sans la haine effroyable qui s’amassait en son cœur, et qui troublait son intelligence, dès qu’il pensait seulement à miss Sarah.

Par un hasard providentiel, M. de Brévan n’était pas sorti, ou plutôt, étant sorti pour déjeuner avec quelques amis au café Anglais, il venait de rentrer.

En dix phrases, Daniel l’eut mis au courant de la situation, lui montrant le chef-d’œuvre de faussaire dont il attribuait l’idée à miss Brandon et l’exécution à sir Tom.

Puis, sans s’arrêter aux exclamations de M. de Brévan, qui paraissait anéanti de stupeur, et plus indigné que lui-même :

– Maintenant, mon cher Maxime, reprit-il, écoutez-moi… C’est peut-être mes dernières volontés que vous allez entendre…

Et l’autre se récriant :

– Je sais ce que je dis, insista-t-il… J’espère bien ne pas laisser mes os là-bas ; mais le climat est meurtrier, et on peut rencontrer une balle… Mieux vaut toujours prendre ses précautions…

– Il se recueillit une minute, et plus lentement :

– Vous seul au monde, Maxime, savez mes affaires, je n’ai plus de secret pour vous… J’ai des amis de date bien plus ancienne que vous, aucun en qui j’aie plus confiance qu’en vous… Mes vieux amis, d’ailleurs, sont des marins comme moi, comme moi exposés à être du jour au lendemain envoyés Dieu sait où… Or, il me faut un homme sûr, dévoué, expérimenté, ayant la prudence et la bravoure, et certain de ne pas quitter Paris… Voulez-vous être cet homme, Maxime ?

M. de Brévan, qui était resté allongé sur un fauteuil, se dressa, et une main sur le cœur :

– Entre nous, Daniel, prononça-t-il, les serments sont inutiles, n’est-ce pas ? Je vous dirai donc simplement : vous pouvez compter sur moi !

– Et j’y compte, s’écria Daniel, oui, aveuglément et absolument, et je vais vous en donner une preuve éclatante.

Pour ce qu’il avait à dire, il parut chercher une forme ou plus brève ou plus saisissante, puis brusquement :

– Si je pars désespéré, reprit-il, c’est que je laisse Henriette aux mains de nos ennemis… Quelles persécutions n’aura-t-elle pas à endurer !… Mon sang se glace lorsque j’y songe… Pour avoir tenu si fort à m’éloigner à tout prix, il faut que miss Brandon médite quelque projet sinistre…

Un étouffement qui ressemblait fort à un sanglot lui coupa la parole, mais aussitôt, maîtrisant son émotion :

– Eh bien ! Maxime, poursuivit-il, c’est vous que je viens prier de veiller sur Henriette… Je vous la confie, comme je la confierais à mon frère si j’en avais un…

M. de Brévan ouvrait la bouche pour quelque objection, mais déjà Daniel continuait :

– En quoi et comment vous pouvez veiller sur Mlle de la Ville-Haudry, je vais vous le dire : Demain soir, je la verrai pour lui apprendre quel nouveau malheur nous frappe, et lui faire mes adieux… Je sais qu’elle sera terrifiée. Mais alors, pour la rassurer, je lui expliquerai que je lui laisse un ami, un autre moi-même, prêt comme moi à accourir au premier appel, et de même que moi prêt à tout braver en cas de danger pour la secourir… Je lui dirai de s’en remettre à vous, Maxime, comme à moi, de vous écrire comme elle m’écrivait, de vous informer de tout ce qu’on pourrait tenter contre elle, de vous consulter et de vous obéir sans hésitation…

Quant à ce que vous aurez à faire, vous Maxime, je ne puis vous l’indiquer même sommairement, ne sachant rien des projets de miss Brandon… Je m’en fie à votre expérience pour tirer le plus sage parti des événements… Cependant il est deux alternatives que j’ai prévues… Il se peut que l’hôtel de la Ville-Haudry devienne inhabitable pour Henriette et qu’elle veuille le quitter… Il se peut aussi que certaines circonstances se présentant, vous jugiez le séjour de l’hôtel dangereux pour elle et que vous l’engagiez, en mon nom, à fuir… Dans l’un ou l’autre cas, vous conduiriez Henriette chez une de mes parentes, qui habite les Rosiers, un village de Maine-et-Loire, dont je vous laisserai l’adresse, et que je préviendrai par une lettre avant de m’embarquer…

Il s’arrêta, cherchant dans sa mémoire s’il n’oubliait pas quelque chose, et ne trouvant rien :

– Voilà, mon cher Maxime, fit-il, ce que j’attends de vous.

Le front haut, l’œil fier, la physionomie grave, M. de Brévan écoutait, de l’air d’un homme qui se sent digne de la confiance qu’il inspire.

– Ami Daniel, prononça-t-il d’un accent solennel, vous pouvez partir sans crainte…

Mais Daniel n’avait pas fini encore.

D’une énergique poignée de main, il remercia son ami, puis d’un air dégagé qui dissimulait assez mal un réel embarras, il reprit :

– Reste maintenant à nous entendre sur les moyens d’exécution et à pourvoir à toutes les éventualités… Vous n’êtes pas riche, mon cher Maxime, j’entends riche eu égard à votre genre de vie, vous-même me l’avez dit cent fois…

C’était une plaie vive et toujours saignante qu’il touchait là.

– Il est certain, fit M. de Brévan, que si on me compare à nombre de mes amis, à Gordon-Chalusse, par exemple, je ne suis qu’un fort piètre sire…

L’amertume de cette réponse, Daniel ne la remarqua pas.

– Or, poursuivit-il, supposons qu’à un moment donné, le salut de Mlle de la Ville-Haudry nécessite une certaine somme, une très-forte somme même… Êtes-vous sûr de l’avoir toujours prête dans votre tiroir et d’en pouvoir disposer sans vous gêner ?…

– Ah ! vous m’en demandez trop… mais j’ai des amis.

– Et vous vous adresseriez à eux, vous vous exposeriez pour moi à l’humiliation de ces excuses banales dont on voile les refus… c’est ce que je ne saurais tolérer…

– Je vous assure…

– Laissez-moi dire, et vous verrez que je n’ai rien oublié… Encore que ma fortune soit modeste, je puis, en la réalisant, vous mettre à même de parer à tout événement… Je possède en Anjou des propriétés évaluées 250 à 300,000 francs, je vais les vendre…

L’autre ouvrait des yeux énormes.

– Vous allez, balbutia-t-il…

– Les vendre, oui, vous avez bien entendu… À l’exception, toutefois, de la maison paternelle, du petit jardin qui est devant, et du verger et de l’enclos qui la joignent… Dans la maison, mon père et ma mère ont vécu et sont morts… je les y retrouve, pour ainsi dire, lorsque j’y entre… leur pensée, après des années, y palpite encore et y tressaille… Le verger et l’enclos sont les premiers lopins que mon père ait achetés de ses économies de valet de charrue, il les cultivait à ses heures de liberté, et il n’y est pas, à la lettre, une motte de terre qui n’ait été mouillée de sa sueur… Ça, c’est sacré, mais le reste ! Les enchères sont ouvertes…

– Et vous espérez avoir tout vendu en trois jours qui vous restent avant votre embarquement !…

– Certes non, mais vous êtes là, vous…

– Que puis-je ?

– Me remplacer, donc !… Je vous laisserai avant de partir un acte qui vous donnera tout pouvoir… Même en vous hâtant, vous tirerez bien de mes propriétés 200,000 francs… Vous les placerez de façon à pouvoir en disposer du soir au lendemain… Et si jamais Mlle de la Ville-Haudry était forcée de fuir l’hôtel de son père, vous les mettriez à sa disposition…

M. de Brévan était devenu fort pâle.

– Permettez !… interrompit-il, permettez !…

– Quoi !…

– Eh bien !… il me semble qu’il serait plus… convenable, plus… sage, de charger de cette négociation un autre que moi.

– Qui ?

– Je ne sais… un homme plus entendu. Il se peut que vos propriétés se vendent moins cher que vous ne les estimez. On risque de faire quelque mauvais placement… Les questions d’argent sont si délicates…

Mais Daniel, haussant les épaules :

– Je ne comprends pas, fit-il, que vous hésitiez pour une chose si simple, quand vous consentez à me rendre un service bien autrement grand et difficile…

Si simple !… ainsi ne jugeait pas M. de Brévan.

Un frisson nerveux mal dissimulé glissait le long de son échine, des gouttes de sueur perlaient sur ses tempes, et de plus en plus il pâlissait.

– Deux cent mille francs, bégayait-il, c’est une somme énorme !

– Assurément ! répondit Daniel du ton le plus insouciant.

Et consultant la pendule :

– Trois heures et demie !… s’écria-t-il. Vite, mon cher Maxime, venez vite, j’ai une voiture en bas… Mon notaire m’attend entre trois et quatre heures…

Ce notaire était un homme rare, qui daignait s’intéresser aux affaires de ses clients et même les écouter.

Lorsque Daniel lui eût expliqué ce qu’il souhaitait :

– Vous n’avez, déclara-t-il, mon cher M. Champcey, qu’à donner à M. de Brévan une procuration en bonne et due forme…

– Serait-il possible, interrogea Daniel, de la rédiger sur-le-champ ?

– Certes, on la porterait ce soir à l’enregistrement, et dès demain…

– Alors, ne perdons pas une minute…

Le notaire appela son maître clerc, lui donna brièvement ses instructions, puis faisant un signe à Daniel, il l’attira vers une étroite cellule, une vaste armoire, plutôt, attenante à son cabinet, où, selon son expression, il confessait ses clients.

Une fois là :

– Ah çà ! cher M. Champcey, commença-t-il, vous devez donc beaucoup d’argent à ce M. de Brévan qui est là avec vous ?…

– Pas un centime…

– Et vous mettez, comme cela, toute votre fortune à sa discrétion ! Il faut que vous ayez en lui une robuste confiance.

– Autant qu’en moi-même.

– C’est beaucoup… Et s’il allait, néanmoins, pendant votre absence, croquer vos deux cent mille francs ?…

Daniel eut un haut le corps, mais sa foi resta inébranlable.

– Oh ! s’écria-t-il, monsieur… il est encore d’honnêtes gens.

– Eh ! eh ! ricana le notaire…

Et à la façon dont il branla la tête, il fut manifeste que l’expérience l’avait rendu fort sceptique à ce sujet.

– Si vous vouliez seulement m’écouter, reprit-il, je vous prouverais…

Mais Daniel l’interrompant :

– Je n’ai nulle envie, monsieur, déclara-t-il, de revenir sur ce qui est fait… Mais, en eussé-je le dessein que je suis trop engagé pour reculer… Cela tient à des circonstances particulières qu’il serait trop long de vous expliquer…

Le notaire leva les mains vers le plafond, et d’un ton de commisération :

– À tout le moins, fit-il, laissez-moi lui demander une contre-lettre…

– Faites, monsieur…

Il le fit en effet, et en termes assez mesurés, pour n’éveiller point les chatouilleuses susceptibilités de M. de Brévan…

Cinq heures sonnaient, quand, la procuration signée, les deux amis quittèrent l’étude de ce digne notaire.

Il était trop tard pour que Daniel écrivit à Mlle Henriette de lui faire parvenir la clef de la petite porte du jardin pour le soir même, mais il lui écrivit de la lui faire passer pour le lendemain soir.

Après quoi, ayant dîné avec M. de Brévan, il courut Paris toute la soirée, en quête des mille objets qu’une longue et périlleuse expédition rendait indispensables…

Rentré tard, il eut le bonheur de s’endormir aussitôt couché, et le lendemain matin, il se fit servir à déjeuner chez lui, ne voulant pas risquer d’être absent quand on lui apporterait la clef.

Elle lui fut apportée vers une heure, par une grosse fille d’une trentaine d’années, à l’air sournois plutôt que doux, aux yeux obstinément encore plus que modestement baissés, dont les lèvres semblaient toujours près de s’ouvrir pour quelque patenôtre.

C’était cette Clarisse, que Mlle Henriette jugeait la plus sûre des femmes qui la servaient, et qu’elle avait pris pour confidente.

– Mademoiselle, monsieur, dit-elle à Daniel, m’a remis avec la clef la lettre que voici, et elle attend une réponse…

Daniel brisa le cachet et lut :

« Prenez garde, ô mon unique ami, d’user d’un expédient dangereux que nous devons ménager pour les circonstances graves. Ce que vous avez à me communiquer est-il aussi important que vous le dites !… Je ne le crois pas et cependant voici la clef… Dites à Clarisse l’heure précise à laquelle vous arriverez. »

Hélas ! la pauvre jeune fille n’avait nul soupçon du coup terrible qui allait la frapper.

– Priez Mlle Henriette, dit Daniel à la femme de chambre, de vouloir bien m’attendre à sept heures.

Certain désormais de voir Mlle de la Ville-Haudry, Daniel glissa la clef dans sa poche, et s’élança dehors…

C’était peu, que cette après-midi qu’il avait devant lui, pour tous les soins qui le réclamaient et pour les dispositions qui lui restaient encore à prendre.

Chez son notaire, où il courut d’abord, il trouva les actes prêts ; toutes les formalités avaient été remplies…

Mais au moment de lui remettre la procuration :

– Prenez garde, M. Champcey, dit encore le digne tabellion, d’un accent prophétique, réfléchissez… C’est exposer un homme à une tentation bien forte que de lui confier deux à trois cent mille francs à la veille de s’embarquer pour une longue et périlleuse expédition…

– Eh ! que m’importe ma fortune, pourvu que je retrouve Henriette !…

Le notaire eut un geste de découragement.

– Du moment où il y a une femme là-dessous, murmura-t-il, je n’insiste plus…

Il faisait aussi bien.

L’instant d’après, Daniel l’avait oublié, lui et ses pressentiments.

Assis dans le petit salon de M. de Brévan, il remettait ses titres de propriété à ce confident fidèle, lui expliquant le parti le plus avantageux qu’il y avait à tirer des diverses terres qu’il possédait, comment tels bois devaient être vendus en bloc, comment au contraire telle ferme d’un seul tenant gagnerait à être divisée en petits lots ayant les enchères…

M. de Brévan ne pâlissait plus maintenant…

Il avait retrouvé toute son assurance et à son flegme accoutumé succédait un empressement du meilleur augure.

Il ne voulait point, déclarait-il, que son ami Daniel fût volé… Aussi se proposait-il de se rendre de sa personne dans le pays pour visiter les acquéreurs et surveiller les enchères… À son avis, il y aurait sagesse à vendre peu à peu, sans précipitation… S’il fallait de l’argent, eh bien ! on en trouverait toujours au Crédit Foncier.

Et l’autre était tout ému de ce dévouement d’un garçon qui passait pour être égoïste…

Si encore c’eût été tout, mais non.

Capable, pour servir Daniel, des plus grands sacrifices, M. de Brévan s’était armé d’une grande résolution. Prenant sur lui, disait-il, d’oublier son aversion pour miss Brandon, il comptait, dès qu’elle serait mariée, se faire présenter à l’hôtel de la Ville-Haudry et en devenir un des hôtes assidus. Il aurait peut-être à jouer, ajoutait-il, une comédie pénible, mais ainsi il verrait souvent Mlle Henriette, il serait au courant de sa vie et plus à portée de diriger sa conduite et de lui venir en aide le cas échéant…

– Cher Maxime, répétait Daniel, cher et excellent ami, comment jamais reconnaître tout ce que vous faites pour moi !…

De même que la veille, ils dînèrent ensemble dans un des restaurants du boulevard, et après le dîner M. de Brévan voulut absolument accompagner son ami jusqu’à la rue de Varennes.

Et une fois là, comme ils étaient arrivés bien avant l’heure fixée, ils se promenèrent en causant sur le trottoir qui longe le mur des immenses jardins de l’hôtel de la Ville-Haudry…

La nuit était froide, mais très-claire… Il n’y avait pas un nuage au ciel, pas un brouillard, et la lune brillait d’un éclat si vif qu’on y eût vu à lire…

Cependant sept heures sonnèrent à l’horloge du couvent du Sacré-Cœur.

– Allons, du courage !… dit M. de Brévan à son ami.

Et lui serrant la main encore une fois, il s’éloigna rapidement dans la direction de l’esplanade des Invalides.

Daniel ne lui avait pas répondu une syllabe… Horriblement troublé, il s’était approché de la petite porte, explorant d’un œil inquiet les environs. La rue était déserte… Mais il tremblait si fort qu’il crut un moment qu’il ne viendrait jamais à bout de tourner la clef dans la serrure rouillée. Enfin le pêne céda, et d’un mouvement preste il se glissa dans le jardin.

Personne !… Il arrivait le premier au rendez-vous…

Cherchant sous les grands arbres une place sombre, il s’y blottit et attendit… Il attendit un siècle, à ce qu’il lui parut.

Il avait bien compté dix fois soixante secondes au battement de ses tempes, et l’inquiétude le prenait, quand il entendit des branches mortes craquer sous des pas rapides… Une ombre glissa entre les arbres… Il s’avança. Mlle Henriette était devant lui.

– Qu’est-ce encore, grand Dieu ! fit-elle vivement, Clarisse vous a trouvé si pâle et si défait, que je ne vis plus depuis son retour.

Daniel s’était dit que la vérité brutale serait moins cruelle que les plus savants ménagements.

– J’ai reçu un ordre d’embarquement, répondit-il, et après-demain je dois être à bord…

Et sans rien dissimuler, il dit ses angoisses depuis l’avant-veille.

Plus assommée que d’un coup de massue, Mlle de la Ville-Haudry s’était appuyée contre un arbre… Entendait-elle seulement Daniel ?… Oui, car se redressant tout à coup :

– Vous n’obéirez pas !… s’écria-t-elle, il est impossible que vous obéissiez !

– Henriette, il y va de mon honneur…

– Eh ! qu’importe !

Il voulait répliquer ; mais elle, d’une voix haletante :

– Vous ne partirez pas, reprit-elle, quand je vous aurai dit la vérité. Vous me croyez forte, vaillante, capable de tenir tête à l’orage ?… Vous vous trompez… C’est à votre énergie que je puisais la mienne. Je suis comme l’enfant, plein d’audace tant qu’il s’appuie sur sa mère, lâche, dès qu’il se sent abandonné et livré à lui-même… Je suis femme, Daniel, je suis faible…

Le malheureux sentait ses forces l’abandonner, tant était pénible la contrainte qu’il s’imposait.

– Vous voulez donc que je parte désespéré, balbutia-t-il. Ah ! je n’ai cependant pas trop de tout mon courage…

Elle l’interrompit d’un éclat de rire nerveux, et d’un ton amer sarcasme :

– Le courage serait de rester, dit-elle, de mépriser l’opinion du monde…

Et tout lui paraissant préférable à cette séparation :

– Écoutez, reprit-elle ; restez et je me rends… Venez avec moi trouver mon père et je lui dirai que vous m’avez montré l’injustice de l’aversion que m’inspire miss Brandon… je demanderai à lui être présentée, je m’humilierai devant elle…

– C’est impossible, Henriette…

Elle se pencha vers lui, joignant les mains, et d’une voix suppliante :

– Restez, insista-t-elle, je vous en conjure, au nom de notre bonheur, si vous m’avez aimée, si vous m’aimez… restez !…

Cette scène déchirante, Daniel l’avait prévue.

Mais il s’était juré que, dût son cœur se briser, il aurait le courage de résister aux prières et aux larmes de Mlle Henriette.

– Si j’étais assez faible pour céder ce soir, Henriette, prononça-t-il, avant un mois vous me mépriseriez, et moi, désespéré de traîner misérablement une existence flétrie, je me brûlerais la cervelle en vous maudissant…

Debout, les bras pendants, les mains croisées devant elle, Mlle de la Ville-Haudry demeurait plus immobile qu’une statue… Elle sentait bien que la résolution de Daniel était irrévocable…

Lui alors, d’une voix douce :

– Je pars, Henriette, reprit-il, mais je vous laisse un ami… un homme loyal et fier qui veillera sur vous… Déjà, vous m’avez entendu prononcer son nom : Maxime de Brévan… Il a mes instructions… Quoi qu’il arrive, adressez-vous à lui… Ah ! je partirais plus tranquille si vous me promettiez d’avoir confiance en cet ami fidèle, d’écouter ses conseils et de lui obéir.

– Je vous le promets, Daniel, j’obéirai…

Mais un bruissement de feuilles sèches les interrompit… Ils se retournèrent… Un homme s’avançait à pas de loup.

– Mon père ! s’écria Mlle Henriette.

Et poussant Daniel vers la petite porte :

– Fuyez, supplia-t-elle, fuyez !…

Rester, c’était s’exposer à une explication pénible, à des insultes, à une collision peut-être… Daniel ne le comprit que trop.

– Adieu !… dit-il à Mlle Henriette, adieu !… Demain vous aurez une lettre de moi…

Et il s’enfuit, mais non si vite qu’il n’entendit la voix gouailleuse du comte de la Ville-Haudry, qui disait :

– Eh ! eh !… voilà cependant l’honnête jeune fille qui osait calomnier miss Sarah !…

La porte du jardin refermée, Daniel s’y accola un moment, prêtant l’oreille, espérant que la voix de M. de la Ville-Haudry arriverait encore jusqu’à lui…

Mais il n’entendit que des exclamations confuses, puis rien… plus rien.

C’en était fait désormais, il partirait sans revoir Mlle Henriette, sans ce bonheur amer de la serrer entre ses bras… Et il ne lui avait rien dit de ce qu’il avait à lui dire, de toutes les recommandations qui devaient être ses suprêmes adieux…

Comment avaient-ils été surpris ?… Comment le comte, qui s’envolait d’ordinaire aussitôt son dîner, était-il resté ?… Comment s’était-il inquiété de sa fille, lui qui ne s’en préoccupait jamais plus que si elle n’eût pas existé ?…

– Ah ! nous avons été trahis ! pensa le malheureux.

Par qui ?… Par cette doucereuse femme de chambre, évidemment, qu’il avait vue le matin, par cette Clarisse en qui Mlle Henriette avait toute confiance.

S’il en était ainsi, comme il n’était que trop probable, où adresserait-il ses lettres désormais ?… Pour cela encore, pour donner de ses nouvelles à Mlle de la Ville-Haudry, il lui faudrait avoir recours à M. de Brévan… Ah ! il reconnaissait bien là l’exécrable et savante politique de miss Brandon.

– La misérable !… grondait-il, l’infâme !

La colère, une colère furieuse, emplissait son cerveau de vapeurs de sang. Ne pouvoir rien contre cette créature !

– Mais elle n’est pas seule, s’écria-t-il soudain… il y a un homme qui la protège de sa responsabilité… Sir Tom !…

On pouvait le provoquer celui-là, le frapper au visage, le contraindre de se battre…

Et, sans discuter cette idée absurde, il s’élança vers la rue du Cirque.

Encore qu’il ne fût guère plus de huit heures, le petit hôtel de miss Brandon paraissait endormi.

Daniel sonna cependant, et un valet étant venu lui ouvrir :

– Sir Thomas Elgin ? demanda-t-il.

– Sir Tom est absent, répondit le domestique.

– À quelle heure rentrera-t-il ?

– Il ne rentrera pas ce soir.

Et, soit qu’il eût reçu des instructions particulières, soit qu’il se conformât à l’usage de la maison :

– Mistress Brian est au théâtre, ajouta-t-il, mais miss Sarah reçoit.

La colère de Daniel se changeait en une sorte de rage froide.

– On m’attendait, pensa-t-il.

Et il hésitait… Voir miss Sarah, à quoi bon !… Il allait se retirer quand une inspiration lui vint… Pourquoi ne pas lui parler, essayer de s’entendre avec elle, lui proposer un marché ?

– Conduisez-moi près de miss Brandon, dit-il au domestique.

Elle se tenait, comme toujours lorsqu’elle était seule, dans ce petit salon où une fois elle avait conduit Daniel…

Drapée dans un long peignoir de cachemire d’un bleu pâle, les cheveux à peine relevés au hasard, elle lisait, étendue sur un divan…

Au bruit de la porte, elle se souleva nonchalamment, et sans détourner la tête :

– Qui vient-là ? fit-elle.

Mais au nom de Daniel Champcey que lui jetait le domestique, elle se dressa d’un bond, tout effarée, lâchant le livre qu’elle tenait.

– Vous ! murmura-t-elle dès que le valet se fut retiré, ici… et de votre propre mouvement !…

Fermement résolu à rester maître de ses émotions, Daniel s’était arrêté au milieu du salon, plus roide qu’une statue.

– Ce qui m’amène, miss, prononça-t-il, ne le savez-vous pas ?… Toutes vos combinaisons ont réussi, vous l’emportez, nous nous rendons…

Elle le regardait d’un air de stupeur profonde, balbutiant :

– Je ne vous comprends pas… Je ne sais ce que vous voulez dire…

Il haussa les épaules, et d’un ton glacé :

– Faites-moi l’honneur, reprit-il, de ne me pas croire absolument stupide… J’ai vu la lettre que vous avez adressée, signée de mon nom, au ministre de la marine… J’ai tenu entre mes mains ce chef-d’œuvre de faussaire qui vous débarrasse de moi…

D’un geste brusque, miss Sarah l’interrompit :

– C’est donc vrai !… s’écria-t-elle. Il a fait cela, il a osé faire cela !…

– Qui, il ? M. Thomas Elgin, sans doute ?

– Non, pas lui, un autre…

– Nommez-le…

Elle se tut, baissant la tête, puis avec un effort :

– Je savais qu’on voulait vous éloigner, et sans connaître au juste le moyen, je le soupçonnais… Et si je suis allée chez vous, l’autre matin, c’était pour vous crier : « Prenez garde !… » et vous, monsieur Daniel, vous m’avez chassée…

Il la fixait d’un regard si railleur qu’elle s’interrompît, s’écriant :

– Ah ! il ne me croit pas !… Dites que vous ne me croyez pas !…

Il s’inclina gravement et, de l’accent le plus froid :

– Je crois, miss, prononça-t-il, que vous voulez devenir comtesse de la Ville-Haudry, et que tout ce qui vous paraît obstacle, vous l’écartez…

Elle voulait répliquer, mais il ne la laissa pas l’interrompre, et plus vivement :

– Notez, miss, prononça-t-il, que je ne récrimine pas… Tenez, jouons cartes sur table. Vous êtes trop sensée et trop positive, pour nous haïr, Henriette et moi, d’une haine gratuite et purement platonique… Si vous nous haïssez, c’est que nous vous gênons… En quoi ?… Dites-le moi. Et à la condition que vous nous servirez, Henriette et moi, nous n’entraverons en rien vos desseins…

Miss Brandon semblait n’en pouvoir croire ses oreilles.

– Mais c’est… un marché que vous me proposez, monsieur…

– En effet… et pour qu’il n’y ait pas de malentendu, j’en préciserai les termes… Jurez-moi qu’en mon absence vous serez bonne pour Henriette, que vous la protégerez au besoin contre les colères de son père… que jamais il ne sera fait violence à ses sentiments pour moi, et en retour je vous donnerai notre parole de vous abandonner sans lutte, sans une réclamation, l’immense fortune de M. de la Ville-Haudry…

Écrasée de douleur, miss Sarah semblait près de défaillir, et de grosses larmes roulaient le long de ses joues…

– Est-ce assez d’humiliation, murmura-t-elle, assez de honte !… Daniel !… Vous me croyez donc l’âme bien vile !…

Et maîtrisant les sanglots qui soulevaient sa poitrine :

– Cependant, je ne saurais vous en vouloir, poursuivit-elle, non, je ne saurais… Vous avez raison… Tout m’accable, tout témoigne contre moi !… Oui, je dois vous paraître une indigne créature… Si vous saviez la vérité, pourtant, si je pouvais, si j’osais vous la dire !…

Elle se rapprochait de lui, toute frissonnante, et plus bas, comme si elle eût craint d’être entendue :

– Ne comprenez-vous donc pas, continu a-t-elle, que je ne m’appartiens plus ! Misérable que je suis, on m’a prise, liée, enchaînée… Je n’ai plus le droit d’avoir une volonté… Quand on me dit : fais ceci, il faut bien que je le fasse… Quelle existence, grand Dieu !… Ah ! si vous aviez voulu, Daniel, si vous vouliez encore…

Elle s’animait, elle s’exaltait, ses yeux mouillés de pleurs brillaient d’un éclat sans pareil ; des rougeurs fugitives couraient sous sa peau, sa voix avait des vibrations étranges.

S’oubliait-elle donc ?… Allait-elle livrer son secret ou inventer quelque prodigieux mensonge… Pourquoi ne pas la laisser poursuivre ?…

– Ce n’est pas répondre, miss, interrompit Daniel… Me jurez-vous de protéger Henriette ?…

– Vous l’aimez donc bien, cette Henriette !

– Plus que ma vie…

Miss Brandon devint plus blanche que les dentelles de son peignoir, un éclair de colère brilla dans ses yeux, séchant ses larmes, et elle fit seulement :

– Ah !…

Alors, Daniel :

– Vous ne voulez pas répondre, miss…

Et comme elle s’obstinait dans son silence :

– C’est bien, reprit-il, je comprends… C’est la guerre que vous me déclarez, soit ! Seulement, écoutez-moi bien… Je pars pour une expédition périlleuse, et vous espérez que j’y resterai. Détrompez-vous, miss, je reviendrai !… Avec une passion telle que la mienne, avec tant d’amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver… Le climat meurtrier ne m’atteindra pas, et quand j’aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d’Henriette… Et si vous avez touché un cheveu de sa tête, si vous lui avez fait verser une larme, par le saint nom de Dieu, malheur à vous et malheur aux autres !

Il allait sortir, une réflexion le ramena.

– Je dois vous dire encore, ajouta-t-il, que je laisse ici un ami fidèle… Et si le comte ou sa fille venaient à mourir, on provoquerait une autopsie… Et maintenant, adieu, miss, ou plutôt… au revoir !…

* *

*

Et le lendemain soir, à huit heures, après avoir laissé à M. de Brévan une longue lettre pour Mlle Henriette, après lui avoir donné ses dernières instructions, Daniel prenait place dans le train qui devait le conduire à son poste.

XIII

C’était huit jours après le départ de Daniel, un mercredi matin, sur les onze heures et demie.

Une trentaine d’équipages, les plus brillants, à coup sûr, qu’il y eût à Paris, stationnaient le long de l’église de Sainte-Clotilde.

Dans le joli square qui précède l’église, cent cinquante ou deux cents badauds attendaient, le nez en l’air.

Si bien que les passants qui suivaient la rue de Grenelle, apercevant cette foule, s’approchaient, demandant :

– C’est un mariage, leur répondait-on.

– Et un mariage cossu, à ce qu’il paraît.

– Tout ce qu’il y a de plus cossu… C’est un noble immensément riche, qui se marie, le comte de la Ville-Haudry… Il épouse une demoiselle Américaine… Voici déjà longtemps qu’ils sont dans l’église, ils ne tarderont sans doute pas à sortir…

Sous le porche, une douzaine d’hommes, correctement vêtus de noir, gantés de jaune et dont on voyait la cravate blanche sous le pardessus, des « gens de la noce » évidemment, causaient en attendant la fin de la cérémonie.

S’ils s’amusaient, il n’y paraissait guère, quelques-uns dissimulaient mal des bâillements, et la conversation languissait, quand un petit coupé bas s’arrêta devant la grille du square.

– Messieurs, fit un jeune homme, je vous annonce M. de Brévan.

C’était lui, en effet.

Il descendit lentement de voiture, et sans se hâter s’avança de cet air flegmatique et froid qui lui était habituel.

De tous les invités groupés sous le porche, il connaissait une bonne partie ; aussi, commença-t-il par distribuer à la ronde des poignées de main, puis d’un ton léger :

– Qui a vu la mariée ? interrogea-t-il.

– Moi, répondit un vieux beau dont un perpétuel sourire découvrait les trente-deux fausses dents…

– Eh bien ! qu’en dites-vous ?…

– Qu’elle est tout bonnement sublime de beauté, mon cher… Quand elle a traversé la nef pour aller s’agenouiller devant le chœur, un murmure d’admiration s’est élevé… Parole d’honneur ! Je croyais qu’on applaudirait…

C’était trop d’enthousiasme, M. de Brévan y coupa court.

– Et M. de la Ville-Haudry ?… demanda-t-il.

– Ma foi ! répondit le vieux beau d’un accent ironique, ce cher comte peut se vanter de posséder un valet de chambre aussi fort que Rachel, l’émailleuse anglaise… À quinze pas, on eût juré qu’il n’avait pas seize ans, et qu’il allait non point se marier, mais faire sa première communion.

– Et quel air a-t-il ?

– L’air inquiet.

– On le serait à moins ! observa un gros monsieur qui passait pour n’être pas très-heureux en ménage.

Il y eut un éclat de rire, et un tout jeune homme, presque un enfant, qui n’avait pas compris, demanda :

– Pourquoi ?…

Ce fut un homme d’une trentaine d’années, type achevé de la distinction, et que les autres, selon leur degré de familiarité, appelaient « mon cher duc » ou « M. le duc, » qui répondit :

– Parce que, mon cher vicomte, miss Sarah est une de ces femmes qu’on n’épouse pas… Qu’on les adore, qu’on les idolâtre, qu’on fasse pour elles mille folies, qu’on se ruine, et que même à la fin on se brûle la cervelle… parfait ! Mais qu’on leur donne son nom, jamais !

– Il est vrai, objecta M. de Brévan, qu’on a raconté bien des choses sur son compte, mais rien de positif, toutefois…

– Voudriez-vous donc, fit le duc, qu’il fut prouvé qu’elle a été traduite en police correctionnelle pour escroquerie et qu’elle sort de Saint-Lazare !

Et sans se laisser interrompre :

– La haute société française, poursuivit-il, passe pour exclusive… C’est pardieu ! une réputation bien usurpée !… À part une vingtaine de salons qui ont gardé les saines traditions, je vois tous les autres s’ouvrir à deux battants pour les premiers venus, hommes ou femmes, qui arrivent en voiture. Et il en arrive beaucoup, des premiers venus ! D’où ? On ne sait. De Russie, de Turquie, d’Amérique, de Hongrie, de partout, de très-loin, du diable… Sans compter les impudents du cru, encore mal essuyés du ruisseau d’où ils sortent… Comment vit tout ce monde-là, et de quoi ?… Mystère !… Mais ça vit et ça vit bien, ça a ou ça paraît avoir de l’argent, et ça brille, grouille, intrigue, tripote, ça pose et ça s’impose… Si bien que toute cette clique dorée s’aidant, se poussant, se faufilant, finira par tenir le haut du pavé… Laissez la nouvelle comtesse de la Ville-Haudry ouvrir son salon, et vous verrez quels gens y seront reçus. Vous me direz que je ne suis pas dans le mouvement… c’est vrai. Je tends volontiers la main aux ouvriers que j’emploie et qui gagnent rudement leur vie, je ne la donne pas aux louches personnages en gants paille sans autres titres que leur impudence et qui n’ont d’autres moyens d’existence que leurs ténébreuses intrigues.

Il ne s’adressait à personne en apparence, semblant suivre d’un œil distrait les mouvements de la foule dans le jardin… Et cependant, à son accent on eût juré qu’il parlait pour quelqu’un de ceux qui l’écoutaient.

Du reste, il était visible qu’il n’avait point de succès, et que sa morale paraissait absolument hors de saison et ridicule.

Et même, un jeune homme à fine moustache noire, excessivement bien mis, se penchant vers son voisin, lui demanda :

– Qui donc est ce « bénisseur ? »

– Quoi !… vous ne le connaissez pas ? répondit l’autre, c’est le duc de Champdoce, vous savez bien, qui a épousé une demoiselle de Mussidan… Un fier original allez !

Cependant, M. de Brévan conservait son calme imperturbable.

– En tout cas, reprit-il, on ne dira pas, j’imagine, que l’intérêt seul a déterminé miss Brandon à épouser M. de la Ville-Haudry…

– Pourquoi non ?…

– Parce qu’elle est immensément riche…

– Oh !…

Un vieux monsieur s’avança :

– Elle est, pour sûr, fort désintéressée, prononça-t-il… Je tiens du comte, qui est mon ami, que miss Brandon et lui se marient séparés de biens…

– C’est admirable de désintéressement ! s’écrièrent deux ou trois personnes.

Ayant dit ce qu’il avait à dire, le duc était rentré dans l’église, et c’était le vieux beau qui avait pris la parole.

– Le plus clair de tout cela, fit-il, c’est qu’il me semble voir d’ici une personne que ce mariage ne fait pas rire.

– Qui donc ?

– La fille de M. de la Ville-Haudry, parbleu !… une jeune personne de dix-huit ans, adorablement jolie… Et même, chose singulière, je l’ai cherchée dans l’église et je ne l’ai pas aperçue…

– Elle n’assiste pas au mariage, déclara le vieux monsieur ami du comte ; elle a été prise d’une indisposition soudaine…

– On dit cela, en effet, interrompit un jeune homme ; la vérité est que Mme de Bois-d’Ardon vient de la rencontrer en voiture découverte et en grande toilette…

– C’est impossible…

– Mme de Bois-d’Ardon me l’a affirmé. Ce joli scandale est le cadeau de noces qu’elle réservait à sa belle-mère.

M. de Brévan haussa les épaules, et à demi-voix :

– Par ma foi ! fit-il, je ne voudrais pas être à la place de M. de la Ville-Haudry.

Reflet fidèle des commérages des salons, cette conversation à bâtons rompus, sous le porche de Sainte-Clotilde, disait assez que l’opinion, définitivement, se déclarait pour miss Sarah Brandon.

Le contraire eût été surprenant. Elle triomphait, et le monde, jamais, n’a su tenir rigueur au succès… Il n’y avait que cet original de duc de Champdoce, capable de rappeler les histoires du passé ; les autres les avaient oubliées.

Même, l’éclat de sa victoire rejaillissait en considération sur les siens, et un jeune homme qui copiait, en l’outrant, le genre anglais, venait d’entreprendre le panégyrique de sir Thomas Elgin et de mistress Brian, lorsqu’un grand mouvement se fit sous le porche.

Des gens sortaient, qui disaient :

– C’est fini, toute la noce est à la sacristie pour signer.

La conversation s’arrêta court.

– Messieurs, prononça le vieux beau, si nous voulons présenter nos hommages aux mariés, nous n’avons qu’à nous presser.

Et ce disant, il se précipita dans l’église, suivi de tous les autres, et gagna la sacristie trop étroite pour la foule choisie des invités du comte de la Ville-Haudry.

Le registre de la paroisse avait été disposé sur une petite table, au fond, et chacun à son tour s’approchait, se dégantant avant de prendre la plume.

En face de la porte, appuyée contre un de ces bahuts où l’on serre les ornements d’église, miss Sarah, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se tenait debout, ayant à ses côtés l’austère mistress Brian et le long et roide sir Thomas Elgin.

Ses admirateurs n’avaient rien exagéré… Elle était belle à étonner l’imagination sous sa blanche toilette de mariée, et de toute sa personne se dégageait comme un parfum d’exquise candeur.

Huit ou dix jeunes femmes l’entouraient, l’accablant de félicitations et de cajoleries, et elle répondait d’une voix un peu tremblante, toute rougissante, et baissant ses grands yeux dont les longs cils se recourbaient…

M. de la Ville-Haudry, lui, debout au milieu de la sacristie, tout gonflé d’une fatuité comique, ne savait à qui entendre, et à chaque moment, dans ses réponses, revenait ce mot bourgeois : « Ma femme, » où il mordait comme dans un fruit mûr…

Et cependant, à le bien observer, on découvrait une certaine contrainte pénible, sous ses airs victorieux. Parfois, même, un spasme nerveux crispait sa bouche, lorsqu’un de ces empressés funestes, comme il s’en rencontre partout, s’approchait et lui disait :

– Mlle de la Ville-Haudry est donc très-souffrante ?… Mon Dieu que ce regrettable contre-temps doit la contrarier !…

Il est vrai que parmi ces empressés beaucoup étaient encore plus méchants que maladroits… Personne n’ignorait qu’il était survenu quelque chose de grave dans la famille de M. de la Ville-Haudry. On l’avait soupçonné dès le commencement de la cérémonie.

Le comte venait à peine de s’agenouiller près de miss Sarah, sur son prie-Dieu de velours, quand un domestique à sa livrée s’était avancé jusqu’à lui et avait murmuré quelques mots à son oreille… Les invités les plus rapprochés l’avaient vu pâlir et un geste furibond lui était échappé.

Que lui avait donc dit ce domestique ?…

On ne tarda pas à le savoir grâce à la vicomtesse de Bois-d’Ardon qui, d’une langue infatigable, en allait de l’un à l’autre, racontant qu’elle venait de rencontrer Mlle Henriette.

La dernière signature donnée, on ne fut donc pas surpris de voir M. de la Ville-Haudry prendre le bras de sa femme et l’entraîner vivement jusqu’à sa voiture, un magnifique carrosse de gala…

Il avait convié à un grand déjeuner une vingtaine de personnes, autrefois de son intimité, mais il paraissait l’avoir oublié… Et une fois en voiture, entre la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom, n’étant plus obligé de se contraindre, il se répandit en imprécations incohérentes et en menaces folles…

Et en arrivant à l’hôtel, sans attendre que le cocher eût décrit devant le perron le cercle traditionnel, il sauta à terre et se précipita dans le vestibule, en criant :

– Ernest, qu’on m’amène Ernest…

Ernest, c’était son valet de chambre, l’artiste habile à qui il devait les roses de son teint. Dès qu’il parut :

– Où est mademoiselle ? demanda-t-il.

– Sortie.

– Quand ?

– Aussitôt après M. le comte.

La jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom avaient rejoint M. de la Ville-Haudry dans un salon du rez-de-chaussée.

– Vous entendez ? leur dit-il.

Puis, revenant à son valet de chambre :

– Comment cela s’est-il passé ? interrogea-t-il.

– Bien simplement… La grande porte n’était pas refermée sur la voiture de monsieur le comte, que mademoiselle a sonné… On est allé voir ce qu’elle désirait, et elle a commandé qu’on attelât le landau… Respectueusement, on lui a répondu que les trois cochers étant de service, il n’y avait personne pour la conduire… « – S’il en est ainsi, a-t-elle déclaré, qu’on coure à l’instant me chercher une voiture de grande remise !… » Et comme le valet de pied, à qui elle donnait cet ordre, hésitait, elle a ajouté : « Si vous ne voulez pas y aller, j’irai moi-même… »

Le comte trépignait de colère.

– Et après ?… fit-il, voyant que le valet de chambre s’arrêtait.

– Alors, le valet de pied, intimidé, a obéi.

– Je chasse ce drôle !… clama M. de la Ville-Haudry.

– Je ferai remarquer à monsieur… commença Ernest.

– Rien… Qu’on lui règle son compte… Et toi, continue.

Sans trop se gêner, le valet de chambre haussa les épaules, et d’un ton traînard :

– Pour lors, reprit-il, la voiture de louage est arrivée dans la cour, et nous n’avons pas tardé à voir descendre mademoiselle dans une toilette comme jamais nous ne lui en avions vu, pas belle si on veut, mais voyante à faire retourner les passants… Tranquillement, elle s’est installée sur les coussins pendant que nous étions là, nous autres, bouche béante, la regardant, et quand elle a été prête : « Ernest, m’a-t-elle dit, vous préviendrez mon père que je ne rentrerai pas déjeuner… J’ai beaucoup de courses à faire, et comme le temps est très-beau, j’irai ensuite au bois de Boulogne. » Là-dessus, on a ouvert la grande porte, et fouette cocher ! C’est alors que j’ai pris sur moi d’envoyer prévenir le monsieur comte.

De sa vie, M. de la Ville-Haudry n’avait eu un tel accès de fureur… Les veines de son cou se gonflaient et ses yeux s’injectaient de sang, comme s’il eût été au moment d’une attaque d’apoplexie.

– Il fallait l’empêcher de sortir !… râla-t-il ; pourquoi ne l’en avez-vous pas empêchée !… Vous deviez la faire remonter dans sa chambre, employer la force au besoin, l’enfermer, l’attacher…

– Monsieur le comte n’avait pas donné d’ordres…

– Il n’est pas besoin d’ordres, pour remplir son devoir… Laisser sortir cette folle ! Une impudente que j’ai surprise l’autre nuit dans le jardin avec son amant !…

Il criait si fort, que sa voix s’entendait de la pièce voisine, le grand salon, où déjà arrivaient les invités. Le malheureux ! il déshonorait sa fille…

Aussi, la jeune comtesse s’avança :

– Je vous en prie, mon ami, fit-elle, calmez-vous…

– Non, il faut en finir, et je veux punir cette impudente…

– Je vous en conjure, mon cher comte, n’attristez pas le premier jour de notre union… Pardonnez, Henriette n’est qu’une enfant, qui ne sait ce qu’elle fait…

Tel n’était pas l’avis de mistress Brian.

– Le comte a raison, déclara-t-elle, la conduite de cette jeune demoiselle est tout à fait choquante…

Alors, sir Tom :

– Eh bien ! Brian, interrompit-il, et nos conventions !… Il était entendu que vous ne vous mêleriez en rien du ménage de M. de la Ville-Haudry et de Sarah…

Ainsi, du premier coup chacun entrait dans son rôle… La comtesse Sarah adoptait l’indulgence, mistress Brian la sévérité et sir Thomas Elgin l’impartialité muette…

D’ailleurs, ils réussirent promptement à calmer le comte…

Mais après une telle scène, le déjeuner ne pouvait être que fort triste… Les convives qui avaient presque tout entendu, échangeaient entre eux des regards singuliers…

– Mlle de la Ville-Haudry, pensaient-ils, un amant… C’est inimaginable.

Vainement, le comte faisait bonne contenance, en vain, la jeune comtesse prodiguait les ressources de son esprit, la gêne persistait, les sourires expiraient sur les lèvres, toutes les cinq minutes la conversation tombait…

À quatre heures et demie, le dernier invité s’était enfui, et le comte restait seul au salon avec sa nouvelle famille…

Le jour baissait, et on venait d’apporter les lampes, quand on entendit sur le sable de la cour, le roulement sourd d’une voiture…

M. de la Ville-Haudry se dressa, pâlissant :

– La voici !… fit-il, voici ma fille !…

En effet, Mlle Henriette rentrait. Comment une jeune fille si réservée et naturellement craintive, s’était-elle résolue à un tel éclat !… C’est que les gens timides, précisément, sont les plus capables des pires audaces… Contraints de sortir de leur caractère, ils ne raisonnent plus ni ne calculent, et perdant tout sang-froid, ils se précipitent au danger, poussés par une rage aveugle, pareille à celle des moutons qui se brisent la tête contre les murs de leur bergerie…

Or, depuis une quinzaine, Mlle de la Ville-Haudry avait été bouleversée par tant et de si rudes émotions, qu’elle n’avait plus l’intégrité de son libre arbitre.

Les injures dont son père l’avait accablée quand il la surprit avec Daniel devaient achever de troubler sa raison…

Car M. de la Ville-Haudry, en proie à une sorte de vertige, avait ce soir-là perdu toute mesure, s’oubliant Jusqu’à traiter Mlle Henriette comme un galant homme eût rougi de traiter une créature perdue… et devant ses domestiques encore !

Et que de tortures pendant la semaine qui suivit ! Elle avait déclaré qu’elle ne paraîtrait ni à la lecture du contrat, ni aux cérémonies de la mairie et de l’église, et M. de la Ville-Haudry prétendait la faire revenir sur cette détermination.

De là, chaque jour, quelque scène plus lamentable à mesure qu’approchait l’instant décisif…

Si encore le comte y eût mis quelque adresse, s’il eût eu recours à la persuasion, s’il eût essayé d’attendrir sa fille sur lui-même, en lui parlant de son avenir, de son bonheur, de son repos…

Mais point !… Jamais il ne paraissait chez elle que l’injure à la bouche, ne songeant, disait-il, qu’à ménager l’exquise sensibilité de miss Brandon et à lui épargner un coup terrible…

Si bien que ses menaces, loin de ramener Mlle Henriette, ne faisaient que l’enfoncer davantage dans son obstination.

Le contrat de M. de la Ville-Haudry et de miss Brandon avait été lu et signé à six heures, avant un grand dîner…

À cinq heures et demie, le comte était encore dans la chambre de sa fille…

Sans en rien dire, il avait commandé à la couturière de Mlle Henriette plusieurs robes de cérémonie, et elles étaient là, étalées sur des chaises…

– Habillez-vous, commandait-il, et descendez.

Et elle, en proie à cette exaltation nerveuse qui fait préférer le martyre à une concession, répondait obstinément :

– Non, je ne descendrai pas…

Car elle ne cherchait ni subterfuges, ni excuses, elle ne se prétendait pas malade… Elle disait résolument :

– Je ne veux pas !

Et lui, enragé de se sentir impuissant à vaincre cette résistance, fou, éperdu, il se répandait en blasphèmes et en menaces insensées…

Une femme de chambre, attirée par le bruit de cette scène, était allée coller son oreille à la porte de la chambre, et le soir elle racontait que le comte avait frappé sa fille, et que même elle avait entendu les coups…

Mlle Henriette l’a toujours nié.

Il n’en est pas moins vrai que c’est à la suite de ces dernières insultes qu’elle forma le dessein de donner plus d’éclat à sa protestation, et qu’elle se promit de se montrer par tout Paris pendant qu’on bénirait à Sainte-Clotilde l’union de son père et de miss Sarah…

Pauvre jeune fille qui n’avait personne à qui se confier, personne pour lui dire que tout le scandale retomberait sur elle !…

Bravement donc, elle avait exécuté son projet. Vêtue d’un costume extravagant pour mieux attirer les regards, elle avait passé la journée à courir tous les endroits où elle supposait devoir rencontrer le plus de personnes de connaissance.

La nuit seule l’avait déterminée à rentrer, et elle arrivait brisée, défaillante, bouleversée d’indicibles angoisses, mais soutenue par cette idée absurde qu’elle avait fait son devoir et qu’elle s’était montrée digne de Daniel…

Elle venait de sauter légèrement sur le sable de la cour et elle payait le cocher de remise, quand le valet de chambre de M. de la Ville-Haudry, M. Ernest, vint à elle, et d’un ton à peine respectueux :

– M. le comte, fit-il, m’a chargé de dire à mademoiselle d’aller lui parler dès qu’elle rentrerait.

– Où est mon père ?

– Dans le grand salon.

– Seul ?…

– Non, mademoiselle… Mme la comtesse, Mme Brian et M. Elgin sont avec lui.

– C’est bien… j’y vais.

Et rassemblant tout son courage, plus froide et plus blanche que les marbres du vestibule, elle se dirigea vers le salon, ouvrit la porte et d’un pas raide entra…

– Vous voilà !… s’écria M. de la Ville-Haudry, ramené à une apparence de calme par l’excès même de sa colère, vous voilà donc !…

– Oui, mon père…

– D’où venez-vous ?…

Elle avait d’un coup d’œil parcouru le salon, et à la vue de la nouvelle comtesse et de ceux qu’elle appelait ses complices, tous ses ressentiments s’exaspérant, elle eut la force de sourire, et d’un ton léger :

– J’arrive du Bois, répondit-elle… Ce matin, je suis sortie pour quelques emplettes… Vers midi, sachant que la duchesse de Champdoce est un peu indisposée et ne sort pas, je suis allée lui demander à déjeuner… Ensuite, comme il faisait très-beau…

M. de la Ville-Haudry n’en put supporter davantage.

Saisissant sa fille par les poignets, il l’enleva, et la portant ainsi tout près de la comtesse Sarah :

– À genoux !… malheureuse !… vociféra-t-il, à genoux, et demandez pardon de tels outrages à la meilleure et à la plus noble des femmes…

– Vous me faites horriblement mal, mon père ! dit froidement la jeune fille.

Mais déjà la jeune comtesse s’était jetée entre eux.

– Au nom du ciel, mademoiselle, disait-elle, ménagez votre père !…

Et comme Mlle Henriette la toisait d’un regard insultant :

– Cher comte, poursuivit-elle, ne voyez-vous pas que vos violences me tuent…

Vivement, M. de la Ville-Haudry lâcha sa fille, et se reculant :

– Rendez grâce, lui dit-il, rendez grâce à cet ange qui intercède pour vous… Mais prenez garde… ma patience est à bout… Il est, pour les enfants rebelles et les filles perverties, des maisons de correction…

Du geste elle l’interrompit, et avec une vivacité singulière :

– Soit, mon père ! s’écria-t-elle… Entre toutes ces maisons, choisissez la plus sévère et faites m’y enfermer… Quoi qu’il arrive, j’y souffrirai moins qu’ici, en voyant à la place de ma pauvre mère cette… femme !

– Misérable !… râla le comte.

Il étouffait… d’un geste violent il arracha sa cravate, et sentant bien qu’il ne se possédait plus :

– Sors !… cria-t-il à sa fille, sors ! ou je ne réponds plus de rien !…

Elle hésita une seconde…

Puis, adressant à la comtesse Sarah un dernier regard de défi, lentement elle se retira.

XIV

– Ah ! n’importe, M. le comte peut se vanter d’avoir un singulier jour de noces !…

Ainsi ricanait un valet de pied au moment où mademoiselle Henriette quittait le salon… Elle l’entendit, et sans savoir si c’était approbation ou raillerie de sa conduite, elle tressaillit d’aise, tant la passion est avide d’encouragements d’où qu’ils viennent.

Cependant elle n’était pas à moitié de l’escalier conduisant à son appartement, lorsqu’elle fut clouée sur place par le bruit de toutes les sonnettes du salon mises en branle à les briser par une main furieuse.

Elle se pencha sur la rampe, écoutant.

Tous les domestiques accouraient, le vestibule retentissait de pas effarés ; on distinguait la voix impérieuse de M. Ernest, le valet de chambre du comte, qui disait :

– Des sels, vite, de l’eau froide… Mme la comtesse a une attaque de nerfs ?…

Un sourire amer crispa les lèvres de Mlle Henriette.

– Du moins, murmura-t-elle, j’aurai empoisonné la joie de cette femme !…

Et craignant d’être surprise ainsi, aux écoutes, elle monta.

Mais une fois seule, dans sa chambre, la malheureuse jeune fille ne devait pas tarder à reconnaître l’inanité puérile de son triomphe…

Qui avait-elle frappé, en somme ?… Son père…

Indisposée ce soir, – et encore, l’était-elle réellement ? – la comtesse Sarah serait assurément remise le lendemain, et alors, quels avantages ne tirerait-elle pas du scandale essayé pour la perdre ?…

Voilà ce que discernait Mlle Henriette… trop tard. Seulement, pour cela que vis-à-vis d’elle-même elle convenait de sa faute, elle n’en était que moins disposée à l’avouer hautement, encore moins à tenter de la réparer, en admettant qu’elle ne fût pas irréparable.

Par ce qu’elle avait fait, elle s’estimait engagée pour l’avenir… La voie où elle entrait était visiblement sans issue, n’importe, reculer lui semblait une indigne lâcheté.

Éveillée avec le jour, elle cherchait dans sa tête par quel côté faible recommencer la guerre, quand on frappa à sa porte, et sa femme de chambre, Clarisse, entra.

– Voici une lettre pour mademoiselle, dit cette fille ; je viens de la recevoir à l’instant dans une enveloppe à mon adresse.

Cette lettre, Mlle Henriette l’examina longtemps avant de l’ouvrir, étudiant l’écriture inconnue de l’adresse…

Qui pouvait lui écrire, et de cette façon, sinon ce Maxime de Brévan, à qui Daniel lui avait recommandé de se confier, et qui, jusqu’alors, n’avait pas donné signe de vie ?

C’était en effet M. de Brévan qui écrivait :

« Mademoiselle,

« Avec tout Paris, j’ai appris votre fière et noble protestation le jour du malheureux mariage de votre père… Les égoïstes et les sots vous blâmeront peut-être… méprisez-les, vous avez pour vous tous les gens de cœur… Et mon cher Daniel, s’il était ici, vous approuverait et admirerait votre courage comme je l’admire moi-même… »

Elle respira longuement, comme si sa poitrine eût été soulagée d’un poids énorme.

L’ami de Daniel l’approuvait… Quel prétexte, désormais, pour étouffer la voix de la raison et écarter toute velléité de prudence !…

Toute la lettre de M. de Brévan, d’ailleurs, n’était qu’une longue et respectueuse exhortation à une résistance désespérée, à outrance.

Plus loin, il disait :

« Au moment de monter en wagon, Daniel, mademoiselle, m’a remis pour vous une lettre qui est l’expression de ses plus intimes pensées… Avec une pénétration digne d’un cœur tel que le sien, il prévoit et résout toutes les difficultés dont votre belle-mère ne manquera pas de vous embarrasser… Cette lettre est trop précieuse pour être confiée à la poste. C’est pourquoi, avant la fin de la semaine, je me serai fait présenter chez M. de la Ville-Haudry, et j’aurai l’honneur de vous la remettre en mains propres… »

Et plus loin encore :

« J’aurai demain, continuait M. de Brévan, par un officier anglais de mes amis, l’occasion de faire parvenir de promptes nouvelles à Daniel… Si vous désirez lui écrire, faites-moi parvenir votre lettre aujourd’hui même, rue Laffitte, 62, je la joindrai à la mienne. »

Enfin, en post-scriptum, il ajoutait :

« Défiez-vous surtout de sir Thomas Elgin… »

Cette dernière recommandation ne pouvait manquer de troubler singulièrement Mlle Henriette et d’agiter en elle toutes sortes d’appréhensions vagues et terribles.

– Pourquoi, pensait-elle, me défierais-je de celui-là plutôt que des autres !

Mais un souci meilleur ne tarda pas à la distraire…

Quoi ! une occasion se présentait de faire tenir promptement et sûrement des nouvelles à Daniel, et elle risquait, en perdant son temps, de la laisser échapper !…

Elle se hâta de s’habiller, et s’asseyant à son petit bureau, elle se mit à retracer à l’unique ami qu’elle eût en ce monde, toutes ses angoisses depuis qu’il l’avait si brusquement quittée, ses douleurs, ses ressentiments et ses espérances…

Onze heures sonnaient, lorsqu’elle eût terminé, ayant rempli huit grandes pages où elle avait mis tout son cœur…

Voulant se lever alors, elle se sentit prise d’en malaise soudain… Ses jambes fléchissaient et il lui semblait que tout autour d’elle tremblait.

Qu’était-ce donc. Elle cherchait, quand l’idée lui vint que depuis l’avant-veille elle était presque à jeun.

– Il ne faut pourtant pas se laisser mourir de faim, murmura-t-elle presque gaiement, tant sa longue causerie avec Daniel lui avait remis d’espoir au cœur.

Elle sonna donc, et dès que sa femme de chambre parut :

– Montez-moi à déjeuner, lui dit-elle.

L’appartement de Mlle de la Ville-Haudry se composait de trois pièces.

La première, le salon, ouvrait directement sur le palier ; à droite était la chambre à coucher et à gauche un cabinet d’études, où se trouvaient le piano, la musique, les livres.

Quand Mlle Henriette mangeait chez elle, ce qui lui arrivait souvent depuis quelque temps, c’était toujours dans le salon…

Elle s’y était rendue, et pour hâter le service, elle débarrassait la table des albums et des menus objets qui l’encombraient, quand la femme de chambre reparut les mains vides…

– Ah ! mademoiselle !…

– Quoi !…

– Monsieur le comte a défendu qu’on servît mademoiselle chez elle.

– Ce n’est pas possible…

Mais une voix railleuse l’interrompit du dehors, disant :

– C’est vrai…

Et tout aussitôt M. de la Ville-Haudry parut, déjà paré, frisé et fardé, ayant l’air sardonique d’un homme qui enfin tient une revanche.

– Laissez-nous, dit-il à la femme de chambre.

Et dès que Clarisse fut sortie :

– Mon Dieu, oui, ma chère Henriette, reprit-il, j’ai défendu sous peine d’expulsion qu’on vous montât à manger. Qu’est-ce, s’il vous plaît, que cette fantaisie ?… Êtes-vous malade ?… Si oui, je vais envoyer chercher le docteur. Si non, vous me ferez le plaisir de descendre prendre vos repas dans la salle à manger, avec la famille, avec la comtesse et moi, avec sir Tom et mistress Brian…

– Mon père…

– Il n’y a pas de père qui tienne… Le temps des faiblesses extrêmes est passé, comme aussi des emportements… Donc, vous descendrez… Oh ! quand vous voudrez… Vous bouderez peut-être un jour, deux jours ; mais la faim chasse le loup du bois, et le troisième nous vous verrons apparaître dès qu’on aura sonné la cloche… Ce n’est plus à votre cœur que je m’adresse, vous le voyez, c’est à votre estomac.

Tels efforts que fit Mlle Henriette pour demeurer impassible, des larmes brûlantes jaillissaient de ses yeux, larmes de douleur et d’humiliation.

Cette idée de la prendre par la famine était-elle de son père ? Non, jamais elle ne lui fût venue. C’était là une conception de femme, évidemment, et d’une femme haineuse obéissant aux plus vils instincts.

N’importe, la pauvre jeune fille se sentait prise, et l’ignominie du moyen employé, la certitude qu’elle allait être obligée de céder, la révoltaient.

Son imagination cruelle lui représentait la joie insultante de la comtesse Sarah quand elle, la fille du comte de la Ville-Haudry, elle paraîtrait dans la salle à manger amenée par le besoin, par la faim…

– Mon père, supplia-t-elle, ne me laissez servir ici que du pain et de l’eau, mais épargnez-moi ce supplice…

Mais si c’était une leçon que répétait le comte, il s’en était bien pénétré. Ses traits gardèrent leur expression sardonique, et d’un ton glacé :

– Je vous ai dit mes volontés, interrompit-il, vous m’avez entendu, il suffit.

Déjà il se dirigeait vers la porte, sa fille le retint.

– Mon père, murmurait-elle, écoutez-moi…

– Voyons, qu’est-ce encore ?…

– Hier, vous me menaciez de me faire enfermer…

– Eh bien ?…

– Aujourd’hui, c’est moi qui vous adjure de prendre cette détermination… Conduisez-moi dans un couvent, si étroite et si dure qu’en soit la règle, si triste qu’y puisse être la vie, j’y trouverai un allégement à ma douleur, et de toute mon âme je vous bénirai…

Lui, coup sur coup, haussait les épaules.

– Bien trouvé !… dit-il. Et du fond de votre couvent, vous vous hâterez d’écrire partout et à tous que ma femme vous a chassée, que vous avez été obligée de fuir les outrages et les mauvais traitements… vous rééditerez toutes les élégies larmoyantes de l’innocente jeune fille persécutée par une indigne marâtre… Pas de ça, ma chère !…

La cloche qui sonnait le déjeuner l’interrompit.

– Vous entendez, Henriette, reprit-il… Consultez votre estomac, et selon ce qu’il vous conseillera, descendez ou restez.

Et il sortit tout fier, c’était manifeste, de ce qu’il appelait un acte nécessaire d’autorité paternelle, sans accorder seulement un regard à sa fille, qui venait de s’affaisser sur un fauteuil.

C’est qu’elle était brisée, la pauvre enfant, en proie à tous les déchirements de l’orgueil… C’en était fait, il n’y avait plus à lutter… Ceux qui pour la réduire ne reculaient pas devant un expédient si lâche, auraient recours aux pires extrémités. Quoi qu’elle fît, tôt ou tard il lui faudrait se soumettre.

Dès lors, pourquoi ne pas céder tout de suite ?… Elle sentait bien que plus elle tarderait, plus, la victoire serait douce à la comtesse Sarah et le sacrifice pénible pour elle.

S’armant donc de toute son énergie, elle gagna la salle à manger, où depuis un moment déjà les autres étaient à table…

Son entrée, imaginait-elle, serait saluée par quelque exclamation railleuse. Point. À peine parut-on y faire attention. La comtesse Sarah qui parlait s’interrompit pour dire : « Je vous salue, mademoiselle, » et tout aussitôt poursuivit, sans que sa voix trahit la plus légère émotion.

Même, Mlle Henriette put constater qu’on l’avait ménagée. Son couvert n’était pas mis près de sa belle-mère. On lui avait réservé sa place entre sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Elle s’assit, et tout en mangeant elle observait à la dérobée, et de toute l’intensité de sa pénétration, ces étrangers, désormais les maîtres de sa destinée, et qu’elle voyait pour la première fois, car c’est à peine si, la veille, elle les avait aperçus.

La beauté de la comtesse Sarah, – dont pourtant la photographie que lui avait montrée son père, avait dû lui donner une idée, – cette beauté éblouissante, merveilleuse, la frappa de stupeur et d’épouvante…

Il était visible que la jeune comtesse n’avait fait que jeter à la hâte un peignoir sur ses épaules pour descendre déjeuner… Son teint était plus animé que de coutume. Elle avait les adorables confusions de la vierge au lendemain de ses noces, et toutes sortes d’embarras souriants…

L’empire d’une telle femme sur un vieillard follement épris, Mlle Henriette le comprit si bien qu’elle frissonna.

Non moins redoutable lui paraissait l’austère mistress Brian.

On ne lisait rien, dans son œil morne, qu’une froide méchanceté, rien qu’un implacable vouloir sur sa figure maigre et jaune, dont on eût dit les rides immobiles creusées dans la cire.

Le moins à craindre, dans l’opinion de Mlle Henriette, eût encore été le long et roide sir Thomas Elgin.

Placé près d’elle, il sut avoir quelques attentions discrètes, et à un moment, elle surprit dans ses yeux, pendant qu’il la regardait, quelque chose comme un sentiment de commisération…

– Et cependant, songea-t-elle, c’est de lui que M. de Brévan me recommande surtout de me défier.

Mais le déjeuner finissait… Mlle Henriette se leva et, après s’être inclinée sans mot dire, elle regagnait son appartement, quand elle fut arrêtée dans l’escalier par des gens qui montaient une lourde armoire à glace…

S’étant informée, elle apprit que sir Tom et mistress Brian devant désormais habiter l’hôtel, on achevait leur emménagement…

Elle hocha tristement la tête ; mais chez elle une bien autre surprise l’attendait.

Trois domestiques étaient en train d’enlever les meubles de son salon, sous la direction de M. Ernest, le valet de chambre du comte.

– Que faites-vous là ? interrogea-t-elle, et qui vous a permis…

– Nous exécutons les ordres de monsieur le comte, répondit M. Ernest… Nous débarrassons l’appartement de mademoiselle pour madame Brian.

Et se retournant vers ses collègues :

– Allons, vous autres, fit-il ; sortez-moi ce canapé !…

Perdue de stupeur, Mlle de la Ville-Haudry demeurait pétrifiée sur place, regardant les domestiques poursuivre leur besogne…

Quoi ! des aventuriers avides s’étaient emparés de l’hôtel, ils l’envahissaient, ils régnaient despotiquement, et cela ne leur suffisait pas… Ils prétendaient lui disputer, lui arracher l’espace qu’elle y occupait, elle, la fille de leur dupe, l’unique héritière du comte de la Ville-Haudry !…

L’impudence, lui parut si monstrueuse, que, n’y pouvant croire, cédant à un mouvement spontané, elle redescendit dans la salle à manger, et s’adressant à son père :

– Est-ce vraiment vous, monsieur, demanda-t-elle, qui avez commandé à vos gens de me déménager ?…

– Moi-même, oui, ma fille… De vos trois pièces, mon architecte va faire un grand salon pour mistress Brian, dont l’appartement est vraiment trop étroit…

La jeune comtesse eut un mouvement de dépit.

– Je ne comprends pas, dit-elle, que tante Brian accepte cela.

– Pardon, interrompit la respectable dame, c’est absolument contre mon gré que cela se fait !…

Mais le comte, intervenant :

– Sarah, chère adorée, prononça-t-il, permettez-moi d’être seul juge de l’opportunité des décisions qui concernent notre fille.

Si ferme était l’accent de M. de la Ville-Haudry qu’on eût juré que cette idée de déménagement venait de lui seul…

– Je n’agis jamais à la légère, moi, continua-t-il, et je prends le temps de mûrir mes déterminations… Ici, ma conduite est toute tracée par les règles de la plus vulgaire bienséance… Mistress Brian n’est plus jeune, ma fille n’est qu’une enfant… Si l’une des deux doit se résigner à quelque petite gêne, c’est ma fille, évidemment…

Tout d’une pièce, M. Thomas Elgin se dressa.

– Je voudrais… commença-t-il.

Malheureusement, le reste de sa phrase se perdit en un bredouillement confus…

Il venait, sans doute, de se rappeler certain serment qu’il avait fait… Et, résolu à ne se point mêler du ménage du comte, révolté, d’un autre côté, de ce qu’il estimait un odieux abus de pouvoir, il quitta brusquement le salon.

Ses regards, sa physionomie, son geste, avaient si clairement trahi ces sentiments, que Mlle Henriette en fut toute saisie.

Mais déjà, M. de la Ville-Haudry, après une minute de surprise poursuivait :

– Ainsi donc, ma fille habitera le logement qu’occupait autrefois la dame de compagnie de ma… c’est-à-dire de sa mère. Il est petit, mais en somme plus que suffisant pour elle… Il a en outre cet avantage d’être commandé par une des pièces de notre appartement à nous, ma chère Sarah, et c’est à considérer, lorsqu’il s’agit d’une étourdie qui a si étrangement abusé de la liberté que lui laissait mon aveugle confiance…

Que dire !… Que répondre !…

Seule avec son père, Mlle Henriette se fût certainement défendue ; elle eût essayé de le faire revenir sur sa détermination ; elle l’eût supplié ; elle se fût peut-être traînée à ses genoux…

Mais ici, en présence de ces deux femmes, sous l’œil railleur de la comtesse Sarah !… était-ce possible ?… Ah ! elle fût morte mille fois, plutôt que de leur donner, à ces misérables aventuriers, la joie de sa douleur et d’une humiliation nouvelle.

– Qu’elles m’écrasent, pensait-elle, jamais elles ne m’entendront me plaindre ni demander grâce !…

Et comme son père, tout en l’épiant à la dérobée, lui demandait :

– Eh bien ?…

– Ce soir même vous serez obéi, monsieur le comte, répondit-elle.

Et par une sorte de prodige d’énergie, elle sortit du salon calme, le front haut, sans avoir versé une larme…

Dieu sait ce qu’elle endurait, cependant.

Abandonner ce cher petit appartement où tant d’heures heureuses s’étaient écoulées, où tout lui rappelait quelque doux souvenir, certes, c’était un horrible crève-cœur.

Ce n’était rien, comparé à cette épouvantable perspective de vivre dans l’appartement même de la comtesse Sarah, sous la même clef…

C’était jusqu’à la liberté de pleurer qui lui était ravie… L’excès de son malheur ne lui arracherait pas un sanglot, sans que de l’autre côté de la cloison la comtesse Sarah l’entendit et s’en délectât.

Ainsi elle se désespérait, quand la lettre qu’elle avait écrite à Daniel se représenta à sa mémoire.

Pour que M. de Brévan l’eût le Jour même, ainsi qu’il le demandait, il n’y avait plus un instant à perdre, et encore fallait-il renoncer à la poste, car il était près de quatre heures, et employer un commissionnaire.

Elle sonna donc Clarisse, sa confidente, résolue à l’expédier rue Laffitte. Mais au lieu de Clarisse, ce fut une fille de service, qui se présenta et qui dit :

– La femme de chambre de Mademoiselle n’est pas à l’hôtel… Mme Brian vient de l’envoyer rue du Cirque. Si je pouvais la remplacer…

– Non, je vous remercie, répondit Mlle Henriette.

Ainsi, on la comptait pour rien, il lui était défendu de manger chez elle, on la chassait de son appartement, on disposait d’une femme attachée à son service…

Et en être réduite à subir sans révoltes de telles humiliations !

Mais l’heure fuyait, et avec chaque minute s’envolait une des chances qui restaient que M. de Brévan eût la lettre en temps utile.

– Eh bien ! je la porterai moi-même au commissionnaire, se dit Mlle Henriette.

Et quoiqu’il ne lui fût pas arrivé deux fois en sa vie de traverser la rue seule, elle mit son chapeau, jeta un manteau sur ses épaules et descendit rapidement.

Le suisse, un gros homme très-fier de sa livrée chargée d’or, était assis devant le pavillon qu’il habitait fumant et lisant son journal.

– Ouvrez-moi, lui dit Mlle Henriette.

Mais lui, sans daigner ôter sa pipe de sa bouche, sans seulement se lever, répondit d’un ton rogue :

– Monsieur le comte m’a donné la consigne formelle de ne jamais laisser sortir mademoiselle sans son autorisation verbale ou écrite, de sorte que…

– Insolent ! interrompit Mlle Henriette.

Et, résolument, elle s’avança vers le pavillon, étendant la main pour tirer le cordon…

Déjà, devinant son intention, et plus prompt qu’elle, le suisse s’était jeté en travers de la porte, criant de toutes ses forces comme s’il eût appelé au secours :

– Mademoiselle !… mademoiselle !… Arrêtez… j’ai ma consigne et il y va de ma place !…

Aux cris du suisse, une douzaine de valets qui flânaient dans les écuries, sous le vestibule et dans les cours arrivèrent… Puis accoururent sir Tom, qui allait monter à cheval, et bientôt le comte de la Ville-Haudry.

– Que voulez-vous ?… Que faites-vous là ? demanda-t-il à sa fille.

– Vous le voyez, mon père, je désire sortir…

– Seule ? ricana le comte.

Et durement :

– Cet homme, reprit-il, en montrant le suisse, serait impitoyablement chassé, s’il vous laissait passer, seule, le seuil de la porte !… Oh ! vous avez beau me regarder, c’est ainsi… Vous sortirez désormais, quand et avec qui bon me semblera… Et n’espérez pas vous soustraire à mon infatigable surveillance… j’ai tout prévu… La petite porte dont vous aviez la clef a été condamnée… Et si jamais un homme osait s’introduire dans le jardin, les jardiniers ont ordre de tirer dessus comme sur un chien enragé, que ce soit celui avec qui je vous ai surprise il y a dix jours ou un autre…

Sous cet ignoble et lâche outrage, Mlle de la Ville-Haudry chancela, mais se redressant presque aussitôt :

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, c’est du délire, un délire épouvantable… Mon père, avez-vous bien conscience de ce que vous dites !…

Et le ricanement d’un valet arrivant jusqu’à son oreille :

– Du moins, reprit-elle avec une violence convulsive, nommez-le, cet homme qui était avec moi dans le jardin, nommez-le tout haut, devant tous… Dites que c’était M. Daniel Champcey, celui que ma pauvre mère avait choisi pour moi, entre tous, celui que durant des années vous avez admis ici, à qui vous aviez promis ma main, qui était mon fiancé et qui serait mon mari si nous eussions accepté la honte de votre mariage. Dites que c’était M. Daniel Champcey, que vous aviez congédié, vous, la veille, et que le lendemain, grâce à un crime, grâce à un faux, votre Sarah forçait à s’embarquer… Car il fallait l’éloigner à tout prix… Lui à Paris, jamais on n’eût osé me traiter comme on me traite.

Stupéfait de cette véhémence inouïe, le comte ne trouvait que des paroles sans suite.

Et Mlle Henriette allait poursuivre quand elle sentit qu’on lui prenait le bras, et que doucement, mais d’une force irrésistible, on l’entraînait vers l’hôtel… C’était sir Tom qui la sauvait de son propre égarement… Elle le regarda… une grosse larme roulait le long de la joue de l’impassible gentleman.

Puis, lorsqu’il l’eut conduite jusqu’à l’escalier, et qu’elle tint la rampe :

– Pauvre fille !… murmura-t-il.

Et il s’éloigna à grands pas…

Oui, pauvre Henriette, en effet !

Sa raison, sous tant de chocs furieux, vacillait, et saisie de vertige, haletante, éperdue, elle s’était élancée à travers l’escalier, précipitant sa course comme si elle eût été poursuivie par les flammes d’un effroyable incendie, croyant encore entendre les abominables accusations de son père et les ricanements des valets…

– Mon Dieu ! sanglotait-elle, prenez pitié de moi !…

C’est qu’elle n’avait plus rien à espérer que de Dieu, pensait-elle, livrée sans défense au caprice d’ennemis impitoyables, sacrifiée à l’implacable haine d’une marâtre, abandonnée de tous, trahie et reniée par son père lui-même !…

D’heure en heure, par un incompréhensible enchaînement de circonstances fatales, elle avait vu se resserrer, jusqu’à l’écraser, le cercle infernal où elle se débattait misérablement.

Que voulait-on donc d’elle ?… Pourquoi prenait-on à tâche d’exaspérer sa douleur ?… Attendait-on quelque chose de l’excès de son désespoir ?

Malheureusement elle ne s’arrêta pas à cette idée, trop inexpérimentée pour soupçonner des raffinements de scélératesse inouïs à ce point d’étonner l’imagination.

Ah ! qu’un mot de Daniel lui eût été utile en ce moment décisif !…

Mais, tremblant d’aviver les angoisses de sa fiancée, le malheureux n’avait pas osé lui répéter cette phrase terrible échappée à la première expansion de M. de Brévan :

« Miss Sarah Brandon laisse aux imbéciles le fer et le poison, moyens grossiers et dangereux de se débarrasser des gens… Elle a, pour supprimer ceux qui la gênent, des expédients plus sûrs et où la justice n’a rien à voir… »

Perdue dans ses sombres réflexions, la pauvre fille oubliait l’heure et ne remarquait pas que depuis longtemps déjà la nuit était venue, quand la cloche sonna le dîner.

Elle était libre de ne pas descendre, mais la pensée que la comtesse Sarah croirait l’avoir brisée, la révolta…

– Non ! elle ne saura jamais ce que je souffre, se dit-elle.

Sonnant donc Clarisse qui était revenue de la rue du Cirque :

– Vite, lui commanda-t-elle, habillez-moi.

Et en moins de cinq minutes, elle eut relevé ses beaux cheveux et revêtu une de ses plus jolies toilettes…

C’est alors que changeant de robe, elle sentit sous sa main le froissement d’un papier.

– Ma lettre pour Daniel !… murmura-t-elle… Je l’avais oubliée !…

Le moment n’était-il pas passé de l’envoyer à M. de Brévan ?… C’était probable. Pourquoi ne pas essayer, cependant !…

Elle la remit donc à Clarisse, en lui disant :

– Vous allez prendre un fiacre et porter immédiatement cette lettre rue Laffitte, 62, à M. de Brévan… S’il est sorti, vous la laisserez, en recommandant bien de la lui remettre dès qu’il rentrera… Préparez un prétexte, dans le cas où on vous demanderait pourquoi vous sortez, et soyez discrète…

Et elle-même descendit, si pénétrée de sa résolution de dissimuler ses souffrances, qu’elle avait le sourire sur les lèvres en entrant dans la salle à manger.

La fièvre qui la dévorait donnait à son teint une animation extraordinaire et à ses yeux un étrange éclat… Sa beauté, un peu effacée d’habitude, resplendissait jusqu’à étonner, même près de la beauté merveilleuse de la comtesse Sarah…

À ce point que M. de la Ville-Haudry en fut frappé…

– Oh ! oh ! fit-il en jetant à sa jeune femme un regard d’intelligence.

Ce fut, d’ailleurs, la seule marque d’attention qui accueillit Mlle Henriette.

Personne ensuite ne sembla prendre garde à sa présence, sauf l’honorable sir Elgin ; dont l’œil dur s’adoucissait dès qu’il s’arrêtait sur elle…

Mais que lui importait ? Affectant une assurance bien loin de son âme, elle se forçait de manger, quand un domestique entra et respectueusement vint murmurer quelques paroles à l’oreille de la jeune comtesse.

– C’est bien, répondit-elle à haute voix, j’y vais…

Et sans explication, elle se leva, sortit, et resta bien dix minutes dehors.

– Qu’était-ce ?… demanda M. de la Ville-Haudry, de l’accent du plus tendre intérêt, dès que Mme Sarah reparut…

– Rien, mon ami, répondit-elle en se rasseyant… une niaiserie… un ordre à donner.

Cependant, sous l’air insoucieux de sa belle-mère, Mlle Henriette avait cru discerner une satisfaction cruelle.

Bien plus, il lui avait semblé surprendre entre la comtesse Sarah et l’austère mistress Brian deux regards rapidement échangés, l’un demandant : « Eh bien !… » l’autre répondant : « Oui ! »

Prévention ou non, l’infortunée en reçut comme un coup dans la poitrine.

– Ces misérables, pensa-t-elle, viennent de me préparer quelque nouvelle perfidie…

Et ce soupçon s’enfonça si avant dans son esprit, que le dîner fini, au lieu de regagner son appartement, elle suivit au salon son père et les nouveaux hôtes de l’hôtel, – « la famille, » comme disait M. de la Ville-Haudry, quand il parlait de sir Tom et de mistress Brian.

Ils n’y restèrent pas longtemps seuls… Le comte et la jeune comtesse avaient dû faire savoir qu’ils resteraient chez eux, car bientôt arrivèrent beaucoup de visiteurs qui avaient été, quelques-uns dans l’intimité de M. de la Ville-Haudry, le plus grand nombre, des familiers de la rue du Cirque…

Mais Mlle Henriette appliquait trop fortement son attention à observer sa belle-mère pour remarquer de quel air on l’examinait, quels regards on lui adressait à la dérobée, et l’affectation des femmes et des jeunes filles à la laisser seule…

Pour ouvrir son entendement à la vérité, pour ramener sa pensée à l’horrible réalité de la situation, un fait brutal était nécessaire.

Il ne tarda pas à se présenter.

Les visiteurs affluant, la conversation avait cessé d’être générale, des groupes s’étaient formés et deux dames étaient venues s’asseoir près de Mlle Henriette, deux amies de la comtesse Sarah, sans doute, car elle ne les connaissait pas, et l’une d’elles avait un accent étranger assez prononcé.

Elles causaient… Machinalement Mlle Henriette prêta l’oreille.

– Vous n’avez pas amené votre fille ? demandait l’une.

– Certes non, répondait l’autre, et je ne l’amènerais pas ici pour un empire… Ignorez-vous donc les mœurs de Mlle de la Ville-Haudry ?… C’est inimaginable et déplorablement scandaleux… Le jour du mariage de son père, elle s’était enfuie avec on ne sait qui, par la faute d’un domestique qui a été chassé, et pour la retrouver et la ramener, il a fallu l’intervention de la police… Sans notre chère Sarah, qui est divinement indulgente, le comte l’eût mise en correction…

Un cri étouffé les interrompit… Elles se détournèrent…

Mlle Henriette venait de se trouver mal et de glisser sur le tapis…

À l’instant, et d’un même mouvement, tout le monde fut debout…

Mais déjà, devançant tous les autres, l’honorable sir Thomas Elgin s’était élancé, si promptement même, et si à propos, qu’on eût dit qu’il avait eu comme l’intuition de l’accident, qu’il l’attendait et qu’il l’épiait.

Soulevant d’un bras robuste Mlle Henriette, il l’avait posée sur un canapé, non sans prendre le soin de glisser un coussin sous sa tête…

Aussitôt la comtesse Sarah, et toutes les femmes présentes, s’étaient empressées autour de la malheureuse jeune fille, tapant à petits coups secs dans la paume de ses mains, frottant ses tempes de vinaigre et d’eau de Cologne, promenant obstinément sous ses narines des flacons de sels…

Cependant, tous les efforts pour la ranimer demeuraient inutiles, et cela devenait si étrange que M. de la Ville-Haudry commençait à s’émouvoir, lui qui tout d’abord s’était écrié :

– Bast !… laissez donc, ce ne sera rien.

Les transports furieux d’une passion sénile n’avaient pas encore étouffé en lui tous les instincts de la paternité, et l’inquiétude réveillait son affection autrefois si tendre.

Il se précipita donc vers le vestibule, criant aux valets de pied qui y étaient assemblés :

– Vite !… qu’on coure chercher un médecin… n’importe lequel… le plus proche !…

Ce fut comme le signal d’une déroute générale des invités…

Trouvant que cet évanouissement durait par trop longtemps, redoutant peut-être une terminaison fatale, une scène de douleur, des larmes, un à un ils gagnaient sournoisement la porte et s’esquivaient.

Si bien que M. de la Ville-Haudry, la jeune comtesse, mistress Brian et sir Tom ne tardèrent pas à se trouver seuls près de la pauvre Henriette, toujours inanimée.

– Nous ne devrions pas la laisser là, dit alors Mme Sarah, elle serait mieux dans son lit…

– Oui, c’est vrai, vous avez raison, approuva le comte, je vais la faire porter dans son appartement.

Et il allongeait le bras pour sonner les domestiques, lorsque sir Thomas Elgin, l’arrêtant, dit d’une voix émue :

– Laissez, monsieur le comte, je la monterai seul.

Et sans attendre une réponse, il l’enleva comme une plume, et la porta jusque chez elle, suivi de M. de la Ville-Haudry et de la jeune comtesse.

Il ne pouvait rester dans la chambre de Mlle Henriette, mais il parut ne pouvoir prendre sur lui de s’en éloigner. Longtemps les domestiques ébahis le virent se promener d’un pas fiévreux dans le corridor, donnant, lui toujours si impassible, les signes les plus manifestes d’une agitation extraordinaire.

Et toutes les dix minutes, il interrompait sa promenade, pour demander à travers la porte, d’une voix troublée :

– Eh bien ?…

– Elle est toujours dans le même état, lui répondait-on.

C’est que les médecins – il en était venu deux – n’obtenaient pas de meilleurs résultats que la comtesse Sarah et ses amies. Ils avaient épuisé les ressources ordinaires indiquées en pareil cas, et visiblement ils commençaient à s’étonner de la persistance de cette syncope.

Et ce n’est pas sans anxiété que M. de la Ville-Haudry les voyait, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, se consultant à voix basse, d’accord sur ce point qu’il fallait recourir à quelque moyen énergique.

Enfin, un peu après minuit, sir Tom vit la jeune comtesse sortir de l’appartement de Mlle Henriette.

– Comment va-t-elle ?… s’écria-t-il.

Alors la comtesse, tout haut, et de façon à être entendue des domestiques :

– Elle revient à elle, et c’est même pour cela que je m’éloigne… Elle me hait si terriblement, cette chère et malheureuse enfant, que ma vue lui ferait peut-être mal…

Mlle Henriette, en effet, reprenait connaissance.

Un frisson l’avait secouée d’abord, elle avait ouvert les yeux ensuite, puis elle s’était haussée péniblement sur ses oreillers, regardant…

Évidemment elle ne se souvenait de rien encore, et d’un mouvement machinal elle passait et repassait sa main sur son front, comme pour écarter le crêpe funèbre qui voilait sa pensée, considérant d’un œil hagard les médecins, son père et sa confidente Clarisse, qui, agenouillée près de son lit, pleurait…

Enfin, tout à coup l’horrible réalité éclata dans son cerveau, et elle se renversa en arrière en jetant un grand cri :

– Mon Dieu !…

Mais elle était sauvée, et les médecins ne tardèrent pas à se retirer, déclarant qu’il n’y avait plus rien à craindre pourvu qu’on suivît leurs prescriptions.

M. de la Ville-Haudry alors s’approcha de sa fille, et lui prenant les mains :

– Voyons, chère enfant, interrogea-t-il, que s’est-il passé, qu’as-tu eu ?…

Elle arrêta sur lui un regard désolé, puis d’une voix sourde :

– Il y a que vous m’avez perdue, mon père, répondit-elle.

– Comment, comment !… fit le comte. Qu’est-ce que tu dis ?

Et très-embarrassé, furieux peut-être contre lui-même, et se cherchant sans doute des excuses :

– C’est un peu ta faute, aussi, ajouta-t-il niaisement… Pourquoi te conduire si mal avec Sarah et prendre à tâche de m’exaspérer…

– Oui, c’est juste, c’est ma faute !… murmura Mlle Henriette.

Elle disait cela d’un ton d’ironie amère ; mais plus tard, lorsqu’elle fut seule et plus calme, réfléchissant dans le silence de la nuit, elle dut reconnaître et s’avouer que c’était vrai.

Le scandale dont elle avait prétendu écraser la comtesse Sarah retombait sur elle-même et l’écrasait…

Cependant, le lendemain, elle se trouvait un peu mieux, et quoi que pût lui dire Clarisse, elle voulut absolument se lever et descendre.

C’est que toutes ses espérances désormais reposaient sur la lettre de Daniel. C’est que de jour en jour elle attendait celui qui devait la lui remettre, M. de Brévan, et que, pour rien au monde, elle n’eût voulu être absente quand il se présenterait.

Mais c’est en vain qu’elle l’attendit ce soir-là et quatre soirs encore.

Attribuant son retard à quelque nouveau malheur, elle pensait à lui écrire, quand, enfin, le mardi, – c’était le jour de réception choisi par la comtesse Sarah – lorsque déjà le salon était plein de monde, le domestique annonça :

– M. Palmer !… M. de Brévan !…

Émue de la plus violente émotion, Mlle Henriette se retourna vivement, attachant sur la porte un de ces regards où l’âme se concentre tout entière. Elle allait donc connaître enfin cet ami que Daniel lui avait représenté comme un autre lui-même.

Deux hommes entrèrent.

L’un âgé déjà, avait les cheveux blancs et la physionomie grave et solennelle d’un membre du parlement.

L’autre, qui paraissait de trente à trente-cinq ans, avait la mine froide et dédaigneuse, la lèvre un peu pincée et l’œil sardonique.

– C’est ce dernier, pensa la jeune fille, qui est l’ami de Daniel.

À première vue, il lui déplut extrêmement. L’examinant, elle trouvait de l’affectation à son assurance et quelque chose de louche dans toute sa personne.

Mais l’idée ne lui vint pas de se défier de M. de Brévan… Daniel lui avait recommandé une confiance aveugle, cela suffisait. Elle était trop punie d’avoir suivi ses inspirations pour songer à renouveler l’expérience…

Elle ne le perdait pas de vue, cependant…

Après avoir été présenté par M. Palmer à la comtesse Sarah et à M. de la Ville-Haudry, il s’était jeté dans la foule et manœuvrait pour se rapprocher d’elle.

Il allait d’un groupe à l’autre, lançant un mot de ci et de là, gagnant insensiblement et sans trop d’affectation une petite chaise restée libre près de Mlle de la Ville-Haudry.

Et à l’air de parfait sang-froid dont il en prit enfin possession, on devait croire qu’il avait mesuré tout ce que pouvait avoir de périlleux et de compromettant une conversation confidentielle avec une jeune fille, sous le feu des regards de cinquante ou soixante personnes.

Aussi débuta-t-il par quelques-unes de ces banalités qui sont la monnaie courante des salons, parlant assez haut pour être entendu des voisins et dérouter leur curiosité s’ils eussent eu la fantaisie d’écouter.

Même, remarquant que Mlle de la Ville-Haudry était fort rouge et tout oppressée, et qu’elle arrêtait sur lui des regards brûlants d’anxiété :

– De grâce, mademoiselle, fit-il vivement, affectez plus d’indifférence… Souriez… on nous épie peut-être… Souvenez-vous que nous ne devons pas nous connaître, que nous sommes étrangers l’un à l’autre…

Et il se mit à entamer très-haut l’éloge de la dernière pièce du Gymnase, jusqu’à ce qu’enfin, pensant avoir suffisamment donné le change, il se rapprocha un peu, et baissant la voix :

– Il est inutile, mademoiselle, poursuivit-il, de vous dire que je suis M. de Brévan…

– Je vous avais entendu annoncer, monsieur… répondit sur le même ton Mlle de la Ville-Haudry.

– Je me suis permis de vous écrire, mademoiselle, sous le couvert de votre femme de chambre, Clarisse, selon les indications de Daniel… mais j’espère que vous m’excuserez…

– Je n’ai pas à vous excuser, monsieur, mais bien à vous remercier du plus profond de mon âme de votre généreux dévouement…

Il n’est pas d’homme complet.

Une fugitive rougeur colora les pommettes de M. de Brévan, il eut une petite toux sèche et par deux ou trois fois passa la main entre son faux-col et son cou, comme s’il eût éprouvé quelque gêne à la gorge.

– Vous avez dû trouver, monsieur, continuait Mlle Henriette, que je mettais peu d’empressement à profiter de votre obligeant avis… mais il m’est survenu des… empêchements…

– Oui, je sais… interrompit M. de Brévan en hochant tristement la tête, votre femme de chambre m’a tout appris… car elle m’a trouvé chez moi, elle a dû vous le dire, de même qu’elle a dû vous rassurer et vous apprendre que votre lettre arrivait encore assez à temps pour être jointe aux miennes. Elles gagneront plus de quinze jours, car les dépêches de la Cochinchine ne partent qu’une fois par mois, le 29…

Mais il s’arrêta court, ou plutôt haussa le ton subitement pour reprendre l’analyse de la pièce du Gymnase…

Deux jeunes femmes venaient de s’arrêter tout à côté de lui. Dès qu’elles s’éloignèrent :

– Je vous apporte, mademoiselle, poursuivit-il à voix basse, la lettre de Daniel…

– Ah !…

– Je l’ai là, dans la main, pliée fort menu ; si vous voulez bien laisser tomber votre mouchoir, je l’y glisserai en le ramassant…

La manœuvre n’était point neuve ni surtout fort difficile. Cependant Mlle Henriette s’en tira assez mal. Le mouvement dont elle laissa échapper son mouchoir ne semblait rien moins qu’involontaire, et elle mit à le reprendre un empressement beaucoup trop marqué. Enfin, quand elle sentit le froissement du papier sous la batiste, elle devint pourpre jusqu’à la racine des cheveux.

Heureusement, M. de Brévan eut la présence d’esprit de se lever vivement et de déranger un peu sa chaise, l’aidant ainsi à dissimuler son trouble. Puis, lorsqu’il la vit assez remise, il se rassit et, de l’accent du plus sincère intérêt :

– Maintenant, mademoiselle, reprit-il, permettez-moi de m’informer de votre situation…

– Elle est affreuse, monsieur.

– On vous tourmente ?

– Indignement.

– Votre belle-mère sans doute ?

– Hélas ! qui donc serait-ce… Mais elle dissimule, voilant sa noire méchanceté de la plus doucereuse hypocrisie… En apparence, elle est tout indulgence pour moi… Et c’est mon père qu’elle fait l’instrument de ses rancunes ; mon pauvre père, autrefois si bon et qui m’aimait tant…

Elle s’attendrissait, et M. de Brévan voyait si bien les larmes la gagner, que tout effrayé :

– Mademoiselle, fit-il, mademoiselle, au nom du ciel, maîtrisez-vous…

Et empressé de détourner de son père la pensée de Mlle Henriette :

– Comment est pour vous mistress Brian ? interrogea-t-il.

– Elle prend toujours parti contre moi.

– Naturellement… Et sir Tom ?

– Vous m’avez écrit, monsieur, de me défier de lui plus que de tous les autres, et je me défie… Et pourtant, vous l’avouerai-je, lui seul ici semble touché de ma détresse…

– Ah ! c’est pour cela précisément qu’il est à craindre…

– Pourquoi ?

M. de Brévan hésita, et très-vite, non sans avoir jeté autour de lui un regard inquiet :

– Parce que, répondit-il, sir Thomas Elgin pourrait bien caresser cette espérance de remplacer Daniel dans votre cœur et de devenir votre mari…

– Grand Dieu !… fit Mlle Henriette, en se rejetant en arrière avec un geste d’horreur, est-ce possible !…

– J’en mettrais la main au feu, déclara M. de Brévan.

Et comme, s’il eût été épouvanté de ce qu’il venait de dire :

– Oui, ajouta-t-il, je jurerais que j’ai pénétré les intentions de cet homme, et avant longtemps vous en aurez quelque terrible preuve… Mais que ceci, mademoiselle, demeure entre nous un secret plus religieusement gardé que tous les autres… Que rien jamais ne vous arrache seulement une allusion…

– Que faire ? murmurait la pauvre fille, que résoudre ?… Il n’y a que vous, monsieur, qui puissiez me donner un conseil…

Pendant un bon moment M. de Brévan garda le silence, puis enfin, d’une voix triste :

– Mon expérience, mademoiselle, prononça-t-il, ne me fournit qu’un conseil : prendre patience. Parlez peu, agissez le moins possible et efforcez-vous de paraître insensible aux outrages. Je vous dirai, si vous voulez bien excuser la trivialité de la comparaison, imitez ces faibles insectes qui dès qu’on les touche font les morts. Ils sont sans défense, c’est leur unique chance de salut… c’est la seule que je vous voie…

Il s’était levé, et tout en s’inclinant devant Mlle Henriette :

– Je dois encore vous prévenir, mademoiselle, ajouta-t-il, de ne vous point étonner si vous me voyez tout faire pour m’avancer dans les bonnes grâces de votre belle-mère… Croyez que cette duplicité répugne à la loyauté de mon caractère… Mais je n’ai pas d’autre moyen de conquérir le droit de venir souvent ici, de vous voir souvent, par conséquent, et de vous servir et de vous défendre, ainsi que je l’ai juré à mon meilleur ami, à Daniel.

XV

Lors de ses dernières visites à Mlle de la Ville-Haudry, Daniel n’avait pas été sans lui laisser entrevoir que M. de Brévan s’était autrefois trouvé en relations avec miss Brandon et les siens.

N’importe, en expliquant à Mlle Henriette ses projets et leurs secrets motifs, M. de Brévan faisait preuve d’habileté.

Qui sait si sans cela elle n’eût pas conçu quelques vagues soupçons, en le voyant, après qu’il l’eût quittée, s’entretenir avec la comtesse Sarah, avec le roide et long sir Tom, et enfin plus intimement avec l’austère mistress Brian.

Elle ne s’en étonna pas, si toutefois elle s’en aperçut… Son esprit était à mille lieues de la situation présente, elle ne pensait, elle ne pouvait penser qu’à cette lettre, qu’elle avait dans sa poche et qui, pour ainsi dire, la brûlait.

Que n’eût-elle pas donné pour être libre de s’échapper et de courir la lire…

Mais l’adversité, peu à peu, lui enseignait la circonspection, et elle sentait qu’il serait maladroit de ne pas demeurer au salon jusqu’au départ des derniers invités.

Si bien que deux heures du matin étaient sonnées quand, après avoir congédié sa confidente Clarisse, elle osa déplier sa précieuse lettre…

Hélas !… Elle n’y trouva pas ce qu’elle espérait, des conseils, mieux que cela, des ordres réglant sa conduite.

Dans le trouble affreux de son départ forcé, Daniel ne s’appartenait pas assez pour envisager froidement l’avenir et en évaluer les probabilités.

Désespéré, il avait employé trois grandes pages à affirmer son amour à Mlle Henriette, à lui jurer que sa chère pensée ne le quitterait pas, à la supplier de ne pas l’oublier… et c’est à peine s’il consacrait vingt lignes à des recommandations qui eussent exigé les détails les plus précis et les plus minutieux.

Toutes ses exhortations, d’ailleurs, se résumaient en ceci : S’armer de patience et de résignation jusqu’à son retour ; ne quitter la maison paternelle qu’à la dernière extrémité, en cas d’un danger pressant, et jamais, quoi qu’il advint, sans avoir consulté M. de Brévan…

Et pour comble, par un fatal excès de délicatesse, redoutant de blesser une susceptibilité qu’il savait excessive, Daniel n’informait pas Mlle Henriette de circonstances essentielles.

Il se bornait, par exemple, à lui dire que si la fuite devenait son unique ressource, elle ne devait pas s’arrêter à des considérations d’intérêt, qu’il avait tout prévu et paré à tout.

Comment conclure de là que ce malheureux, égaré et aveuglé par la passion, avait confié deux ou trois cent mille francs, toute sa fortune, à son ami Maxime… Cependant, l’opinion de Daniel était trop celle de M. de Brévan pour que Mlle de la Ville-Haudry hésitât…

Et lorsqu’elle s’endormit, sa résolution était bien arrêtée.

Elle s’était fait le serment d’opposer à tous les tourments qu’on lui infligerait, le stoïcisme du sauvage attaché au poteau, et d’être entre les mains de ses ennemis comme un cadavre que nul outrage ne galvaniserait.

Se tenir parole, durant les semaines qui suivirent, ne lui fut pas difficile.

Lassitude ou calcul, on parut l’oublier… En dehors des repas où son couvert était mis, on ne s’occupa pas plus d’elle que si jamais elle n’eût existé…

Il était loin, l’accès de sensibilité qui avait ému M. de la Ville-Haudry, la nuit où il avait cru sa fille en danger. Il n’arrêtait plus sur elle que des regards ironiques ou glacés et jamais ne lui adressait la parole.

La comtesse Sarah se tenait sur une sorte de réserve affectueuse, comme une personne bien intentionnée qui a vu ses avances repoussées, qui est blessée, mais toute disposée à revenir au premier signe.

Mistress Brian, elle, ne desserrait ses lèvres minces que pour grommeler quelque remarque désobligeante dont on ne distinguait qu’un mot, toujours le même : « choquant ! »

Restait l’honorable sir Thomas Elgin, dont la sympathique pitié s’accusait et se trahissait chaque jour davantage. Mais depuis l’avertissement de M. de Brévan, Mlle Henriette l’évitait et le fuyait…

C’était donc une existence étrangement misérable, que celle qu’elle traînait dans cet immense hôtel où la séquestrait le despotisme paternel.

Car elle était prisonnière, elle ne pouvait le méconnaître, sentant autour d’elle, même quand on semblait le plus l’oublier, une active et incessante surveillance.

La grande porte, qu’autrefois on laissait souvent ouverte, était toujours maintenant exactement fermée, et si on l’ouvrait pour donner passage à une voiture, le concierge montait la garde devant, avec des allures de geôlier.

La petite porte du jardin avait été renforcée de deux énormes serrures, et toutes les fois qu’en se promenant Mlle Henriette se rapprochait du mur de la rue, elle voyait un jardinier l’épier d’un œil inquiet.

Craignait-on donc, non-seulement qu’elle ne s’échappât, mais encore qu’elle n’entretînt des communications avec le dehors !…

Elle voulut en avoir le cœur net, et un matin elle demanda à son père la permission de faire prier la jeune duchesse de Champdoce de passer la voir.

À quoi M. de la Ville-Haudry répondit brutalement qu’elle n’avait que faire de Mme de Champdoce ; que d’ailleurs elle n’était pas à Paris, son mari l’ayant conduite dans le Midi pour hâter sa convalescence.

Une autre fois, vers la fin de février, pendant une série de journées printanières, la pauvre enfant ne put s’empêcher de laisser paraître son envie de sortir, de respirer un peu le grand air.

– Tous les jours, lui dit son père, nous allons, votre mère et moi, faire un tour de deux heures au bois de Boulogne, pourquoi ne venez-vous pas avec nous ?

Elle se tut… Elle se serait laissée hacher plutôt que de consentir à se montrer en public assise auprès de la comtesse Sarah dans la même voiture.

Des mois s’écoulèrent sans qu’elle mît les pieds hors de l’hôtel, autrement que pour se rendre à la messe de huit heures, le dimanche.

M. de la Ville-Haudry n’avait pas osé lui refuser cela, mais il y avait mis les plus pénibles et les plus humiliantes conditions.

En ces occasions, M. Ernest, le valet de chambre, l’accompagnait, avec l’ordre formel de l’empêcher de parler à âme qui vive, et de « l’appréhender au corps, » c’était l’expression même du comte, et de la ramener de force, au besoin, quelque scandale que cela dût faire, si elle tentait de s’enfuir.

Mais vainement on multiplia les offenses, on ne lui arracha pas une plainte. Son inaltérable patience eût lassé des bourreaux ordinaires.

Et cependant, elle n’avait pour l’encourager et la soutenir que M. de Brévan.

Fidèle au plan qu’il avait exposé, il avait si bien manœuvré qu’il avait conquis le droit de multiplier ses visites, qu’il était au mieux avec l’austère mistress Brian et que M. de la Ville-Haudry l’invitait à dîner.

Alors, Mlle Henriette était bien revenue de son impression fâcheuse du premier jour. Elle avait trouvé en M. de Brévan un si respectueux intérêt, tant de délicatesses toutes féminines, tant de sagesse et tant de prudence, qu’elle bénissait Daniel de lui avoir légué cet ami et qu’elle comptait sur son dévouement comme sur celui d’un frère aîné…

N’était-ce pas lui qui, à certains soirs, quand le désespoir la gagnait, murmurait à son oreille :

– Courage !… Voici encore un jour de gagné… Daniel reviendra…

Mais précisément parce qu’on l’abandonnait aux inspirations de l’isolement et qu’on la réduisait à vivre continuellement repliée sur elle-même, Mlle Henriette observait d’un œil perspicace ce qui se passait autour d’elle.

Et il lui semblait découvrir d’étranges choses.

Jamais la première femme de M. de la Ville-Haudry n’eût reconnu son salon. Qu’était devenue cette société d’élite rassemblée et retenue par elle, et dont elle avait fait comme une cour à son mari ?

L’hôtel de la rue de Varennes était devenu, pour ainsi dire, le quartier général de cette société bigarrée qui constitue la légion étrangère du plaisir et du scandale.

Autour de Sarah Brandon, maintenant comtesse de la Ville-Haudry, se groupait comme autour de sa reine cette étrange aristocratie qu’on a vu surgir tout à coup des décombres du vieux Paris, aristocratie de contrebande, dangereuse clique dorée, dont le faste insolent et inexplicable éblouit le bourgeois et fait rêver la police.

Non que la jeune comtesse reçût des gens notoirement tarés, elle était bien trop fine pour commettre cette faute ; mais elle accueillait de ses meilleurs sourires tous ces brillants nomades à nationalité douteuse, dont les revenus semblent hypothéqués bien moins sur de bonnes terres au soleil, que sur la bêtise et la crédulité humaines…

Tout d’abord, M. de la Ville-Haudry avait été effarouché par ce monde si nouveau dont les mœurs et les usages lui étaient inconnus, dont il comprenait à peine l’argot…

Il n’avait pas tardé à s’acclimater…

Il était la raison sociale, le détenteur de la fortune, le pavillon qui couvre la marchandise, le maître enfin, encore qu’il n’exerçât point son autorité.

Tant de titres lui valaient toutes les apparences du respect, et c’était à qui le caresserait des flatteries les plus hyperboliques, à qui le plus bassement lui ferait la cour.

Si bien que s’imaginant avoir reconquis le prestige dont la première femme avait fardé sa nullité, il se drapait d’une importance grotesque, retrouvant avec les enivrements de la vanité ses dédains d’autrefois.

Il s’était d’ailleurs remis au travail avec un acharnement extraordinaire.

Tous les hommes d’affaires qui déjà s’étaient montrés avant son mariage, reparaissaient, escortés de cette légion de faméliques spéculateurs que le seul bruit d’une grande entreprise attire, comme un morceau de sucre les mouches.

Le comte s’enfermait avec ces messieurs dans son cabinet et y restait des après-midi entières en conférence.

– Très-vraisemblablement, il se trame quelque chose, pensait Mlle Henriette.

Elle en fut sûre, quand elle vit son père sacrifier sans l’ombre d’une hésitation les magnifiques appartements de réception du rez-de-chaussée, et les faire diviser en infinité de petites pièces.

Et sur les portes, les peintres traçaient des indications bien singulières en pareil lieu : Bureaux… Direction… Secrétariat… Caisse…

Puis arrivèrent les meubles de ces bureaux, des tables, des pupitres, puis des montagnes d’imprimés et des registres énormes, enfin deux coffres-forts immenses, aussi vastes qu’un logement de trois cents francs.

Très-sérieusement alarmée, et sachant bien qu’on ne répondrait pas à ses questions, Mlle Henriette s’adressa à M. de Brévan.

De l’air le plus ingénu, il affirma qu’il ne savait rien, mais il promit de s’informer et de rendre une prompte réponse.

Il n’en fut pas besoin.

Un matin, étant allée rôder autour de ces bureaux, qui commençaient à se peupler d’employés, Mlle Henriette aperçut, collée contre une porte, une gigantesque affiche jaune.

Elle s’approcha et lut :

SOCIÉTÉ

FRANCO-AMÉRICAINE

POUR L’EXPLOITATION

DES

PÉTROLES DE PENNSYLVANIE

AU CAPITAL DE

DIX MILLIONS DE FRANCS

DIVISÉS EN

20,000 Actions de 500 francs

STATUTS DÉPOSÉS

EN L’ÉTUDE DE Me LILOIS, NOTAIRE À PARIS

COMTE DE LA VILLE-HAUDRY, DIRECT. -GÉRANT

LA SOUSCRIPTION EST OUVERTE

à partir du 25 mars

Au siège social : Hôtel de la Ville-Haudry, rue de Varennes

Et à la Succursale ; rue Lepeletier, 79

Plus bas, en caractères plus petits, était imprimé un boniment éblouissant de promesses, expliquant l’impérieux besoin qui se faisait sentir de la Société des Pétroles de Pennsylvanie, la nature de ses opérations, les immenses services qu’elle était appelée à rendre, et surtout les bénéfices merveilleux qu’elle ne pouvait manquer de procurer à ses actionnaires.

Venait ensuite une monographie du Pétrole, où il était démontré clair comme le jour que cet admirable produit présente sur l’huile ordinaire une économie de plus de soixante pour cent, qu’il donne une lumière d’une pureté et d’un éclat sans pareils, qu’il brûle sans odeur, et enfin, qu’il est surtout – quoi qu’en disent les intéressés, parfaitement inoffensif et particulièrement inexplosible.

« Avant vingt ans, concluait le rédacteur, dans un accès de lyrisme prophétique, avant vingt ans le pétrole aura remplacé tous les luminaires primitifs et détrôné tous les combustibles grossiers et encombrants…

« Avant vingt ans, le monde entier s’éclairera et se chauffera au pétrole, et les puits de Pennsylvanie sont inépuisables ! »

Un éloge du directeur-gérant, M. le comte de la Ville-Haudry, couronnait l’œuvre, éloge adroit qui, après l’avoir qualifié d’homme providentiel, rappelait sa grande fortune et insinuait qu’avec un gérant si riche les actionnaires ne risquaient rien…

Mlle Henriette était atterrée.

– Voilà donc, murmura-t-elle, le but où tendaient Sarah Brandon et ses complices… Mon père est ruiné !…

Que M. de la Ville-Haudry hasardât au jeu terrible de la spéculation tout ce qu’il possédait. Mlle Henriette se le fût encore expliqué.

Ce qu’elle ne pouvait comprendre, c’était qu’il eût assumé toute la responsabilité d’une entreprise si aléatoire, et les risques terribles d’un revers.

Comment lui, si entiché de ses préjugés nobiliaires, consentait-il à attacher son nom à une opération industrielle !…

Il avait fallu, pensait Mlle Henriette, des prodiges de patience et de ruse, pour lui arracher ce sacrifice, négation des idées de sa vie entière… On avait dû le harceler longtemps et exercer sur sa volonté une pression terrible…

Elle fut donc véritablement confondue, lorsque, deux jours plus tard, elle se trouva témoin d’une discussion presque vive entre son père et la comtesse Sarah, précisément au sujet de ces fameuses affiches qui inondaient alors Paris et la France…

La comtesse Sarah semblait désolée de cette entreprise, et toutes les objections qu’eût souhaité présenter Mlle Henriette, elle les présentait avec l’autorité que lui donnait l’amour du comte.

Elle ne concevait pas, disait-elle, que son mari, un gentilhomme, se mêlât de tripotages d’argent… N’en avait-il donc pas assez ! Serait-il plus heureux ou plus considéré quand il aurait doublé ou même triplé ses deux cent cinquante mille livres de rentes…

Lui, à toutes ces observations, souriait doucement, tel qu’un grand artiste aux puériles critiques d’un ignorant… Et quand la comtesse s’arrêta, de ce ton emphatique qui trahissait sa prodigieuse infatuation, il daigna lui expliquer qu’en se lançant dans le mouvement, lui, un représentant de la plus vieille noblesse, il prétendait donner un grand exemple… Il n’avait nul souci du lucre, affirmait-il, et ne songeait qu’à rendre un grand service à son pays.

– Trop périlleux, le service ! ripostait la comtesse Sarah. Si vous réussissez, comme vous l’espérez, qui vous en saura gré ? Personne. Et même, si vous parliez de votre désintéressement, on vous rirait au nez. Si l’affaire échoue, au contraire, qui sera ruiné ?… Vous. Et on vous appellera maladroit, par dessus le marché.

Imperceptiblement M. de la Ville-Haudry haussa les épaules, et prenant la main de sa femme.

– M’aimeriez-vous donc moins, demanda-t-il tendrement, si j’étais ruiné ?…

Elle attacha sur lui ses beaux yeux chargés de passion, et d’une voix émue :

– Dieu m’est témoin, mon ami, répondit-elle, que je serais heureuse de prouver que l’intérêt n’était pour rien dans notre mariage…

– Sarah ! s’écria le comte transporté, Sarah, chère adorée, voilà une parole qui vaut toute cette fortune que vous m’accusez de risquer !

Encore qu’elle eût appris à se défier des apparences, Mlle Henriette ne pouvait supposer que cette scène n’était qu’une habileté suprême, destinée à enfoncer plus profondément dans la cervelle du comte l’idée qu’on y avait plantée.

Elle devait croire plutôt, et elle crut, que cette société des pétroles, conception de sir Tom, déplaisait souverainement à la comtesse Sarah, et que par suite la discorde était au camp de ses ennemis…

Le résultat de ses réflexions fut une longue lettre à un homme pour lequel sa mère professait une estime particulière : le duc de Champdoce. Après lui avoir exposé sa situation, elle lui expliquait toute l’affaire, le conjurant d’intervenir pendant qu’il en était temps encore.

Sa lettre achevée, elle la remit à sa camériste Clarisse, en lui recommandant de la porter immédiatement à son adresse…

Hélas ! l’infortunée touchait à un événement qui devait être décisif.

Étant par hasard descendue sur les talons de sa confidente, elle la vit entrer dans le salon où la comtesse Sarah se trouvait seule, et lui donner sa lettre…

Ainsi, Mlle Henriette était trahie par cette fille qu’elle croyait toute dévouée à ses intérêts, et depuis quand trahie ? Depuis le premier jour peut-être… Ah ! que de choses cela lui expliquait qui lui avaient paru incompréhensibles !

Cette dernière infamie devait la faire sortir violemment de sa réserve.

Elle se précipita dans le salon, pourpre de honte et de colère, et d’un ton farouche :

– Rendez-moi cette lettre, madame, dit-elle.

Voyant son ignominie découverte, Clarisse s’était enfuie.

– Cette lettre, répondit froidement la comtesse Sarah, je la remettrai à votre père, mademoiselle, comme c’est mon devoir…

– Ah !… prenez garde, madame, interrompit la pauvre fille avec un geste menaçant, prenez garde !… la résignation a des bornes…

Son attitude et son accent étaient si terribles, que prudemment la jeune comtesse crut devoir mettre une table entre elle et sa victime.

Mais une révolution, tout à coup, s’était faite dans l’esprit de Mlle Henriette.

– Tenez, madame, reprit-elle brusquement, expliquons-nous pendant que nous sommes seules… Que voulez-vous de moi ?…

– Rien, mademoiselle, je vous assure…

– Rien !… Qui donc, alors, m’a lâchement calomniée, m’a ravi l’affection de mon père, m’entoure d’espions et m’abreuve d’outrages ?… Qui donc me fait cette épouvantable existence que je mène ?…

La contraction des traits de la comtesse Sarah disait l’effort de sa réflexion… Visiblement elle calculait la portée du parti qu’elle allait prendre.

– Vous le voulez, prononça-t-elle enfin résolument… Eh bien ! soit, je serai franche… Oui, c’est moi qui m’applique à perdre votre vie… Pourquoi ? Vous le savez aussi bien que moi-même… À mon tour, je vous dirai : Qui donc a tout fait pour empêcher mon mariage ? Qui donc a essayé de m’écraser sous le scandale ?… Qui donc, si c’était en son pouvoir, me ferait chasser de cet hôtel comme une malheureuse ?… N’est-ce pas vous ? toujours vous !… Oui, c’est vrai, je vous hais mortellement, et je me venge !…

– Madame…

– Oh ! attendez… Que vous avais-je fait avant mon mariage ?… Rien, vous ne me connaissiez même pas de nom… On est venu vous rapporter les atroces inventions de mes ennemis, et sans hésiter vous les avez crues… Votre père vous a dit : « Ce sont d’indignes calomnies ! » Qu’avez-vous répondu ?… Que « celles-là seules sont calomniées qui ont mérité de l’être… » J’ai voulu vous prouver le contraire… Vous êtes la plus chaste et la plus pure jeune fille que je sache, n’est-ce pas ?… Eh bien ! je vous défie de trouver autour de vous une seule personne qui ne soit pas persuadée que vous avez eu des amants…

Les situations extrêmes ont ceci de bizarre que ceux qui s’y meuvent, bien que secoués par les passions les plus furieuses, gardent souvent les apparences du sang-froid.

Ainsi, ces deux femmes qu’enflammaient les plus mortels ressentiments, s’exprimaient d’une voix presque calme…

– Et vous croyez, madame, reprit Mlle Henriette, qu’un supplice tel que le mien peut se prolonger longtemps ?…

– Il se prolongera jusqu’à ce qu’il me plaise d’y mettre fin…

– Ou que j’atteigne ma majorité…

À grand’peine, la comtesse Sarah dissimula un mouvement de surprise.

– Oh !… murmura-t-elle, oh ! oh !…

– … Ou que revienne celui dont vous m’avez séparée, poursuivit la jeune fille, mon fiancé, M. Daniel Champcey.

– Arrêtez, mademoiselle, vous vous trompez, ce n’est pas moi qui ai fait partir Daniel.

Daniel !… La comtesse Sarah disait ainsi, familièrement : Daniel. De quel droit ?… Pourquoi ?… D’où lui venait cette impudence extraordinaire ?…

Cependant, Mlle Henriette ne voyait là qu’une insulte nouvelle, nul soupçon n’effleura son esprit, et de l’accent le plus ironique :

– Ainsi, prononça-t-elle, cette demande adressée au ministre de la marine, ce n’est pas vous qui l’avez dictée ?… Ce faux qui a déterminé l’embarquement de M. Champcey, ce n’est pas vous qui l’avez commandé et payé !…

– Non… et je le lui ai dit à lui-même, l’avant-veille de son départ, chez lui…

Mlle Henriette eut un mouvement de stupeur… Quoi ! cette femme était allée chez Daniel !… Était-ce vrai !… Ce n’était même pas vraisemblable.

– Chez lui, répétât-elle, chez lui !…

– Mon Dieu, oui, rue de l’Université… Je prévoyais cette perfidie que je ne pouvais empêcher et je voulais le prévenir. J’avais mille raisons pour souhaiter ardemment qu’il restât à Paris…

– Mille raisons, vous !… dites-en donc une seule !…

La comtesse s’inclina comme pour s’excuser d’être forcée, bien malgré elle, de dire la vérité, et simplement :

– Je l’aime… prononça-t-elle.

Comme si elle eût vu tout à coup un abîme s’ouvrir sous ses pas, Mlle de la Ville-Haudry se rejeta brusquement en arrière, pâle, toute frissonnante, la pupille dilatée par l’effroi.

– Vous… aimez… Daniel, bégayait-elle. Vous l’aimez…

Et secouée par un ricanement nerveux :

– Mais lui, ajouta-t-elle, lui… Espérez-vous donc qu’il vous aimera jamais ?

– Oui, le jour où je le voudrai… et je le voudrai le jour de son retour.

Parlait-elle sérieusement, ou tout cela n’était-il qu’un jeu cruel ? Voilà ce que se demandait Mlle Henriette, si toutefois elle était en état de se demander quelque chose… car elle sentait le vertige s’emparer d’elle, et toutes ses idées tourbillonnaient, confondues dans son cerveau…

– Vous aimez Daniel, reprit-elle, et cependant la semaine même qui a suivi son départ vous vous êtes mariée…

– Hélas ! oui !…

– Qu’était donc alors mon père pour vous ?… Une proie trop magnifique pour la laisser échapper, une dupe facile… Enfin, vous le reconnaissez, c’est sa fortune que vous vouliez… C’est pour de l’argent que vous, jeune et merveilleusement belle, vous l’avez épousé, lui, vieillard…

Un sourire montait aux lèvres de la comtesse Sarah, un sourire où elle se dévoilait tout entière, qui éclairait les ténébreuses profondeurs de ses calculs… Et d’un ton d’hypocrisie railleuse :

– Moi, fit-elle, convoiter la fortune de mon mari, de mon cher comte… Y songez-vous, mademoiselle !… Avez-vous donc oublié mon ardeur, l’autre jour, à le détourner d’une entreprise où il risquait de se ruiner ?…

Veillait-elle ?… N’était-elle pas dupe d’une de ces hallucinations incohérentes qu’enfante la fièvre ?… Mlle Henriette doutait presque.

– Et c’est à moi, prononça-t-elle, à moi, la fille du comte de la Ville-Haudry, votre mari, que vous osez dire de telles choses !…

– Pourquoi non ?… fit la comtesse.

Et, haussant les épaules, d’un geste insouciant :

– Pensez-vous donc que je redoute une délation ?… Libre à vous d’essayer… Tenez, j’entends dans le vestibule la voix de votre père… Appelez-le et répétez lui notre conversation…

Et comme Mlle Henriette se taisait :

– Vous hésitez, railla-t-elle, vous n’osez pas… Eh bien ! vous avez tort… car moi qui tiens à lui remettre votre lettre, je vais l’appeler…

Il n’en fut pas besoin.

Sur le moment même, le comte de la Ville-Haudry entra, suivi de l’austère mistress Brian.

Dès le seuil, apercevant sa femme et sa fille, sa physionomie s’éclaira.

– Quoi, ensemble !… s’écria-t-il, et causant amicalement comme deux charmantes sœurs !… mon Henriette est donc enfin revenue à la raison ?…

Elles se turent, et alors, lui, voyant de quels regards elles se mesuraient :

– Mais non, reprit-il d’un ton amer ; ce n’est pas cela… je n’ai pas tant de bonheur !… Qu’avez-vous ?… Qu’arrive-t-il ?…

La comtesse Sarah hochait tristement la tête :

– Il y a, mon ami, qu’en votre absence votre fille a écrit à un de mes plus cruels ennemis, à cet homme, vous savez bien, qui le jour de notre mariage me calomniait indignement, au duc de Champdoce, enfin…

– Et un de mes gens a osé porter cette lettre !…

– Non, mon ami… Conformément à vos ordres, on me l’a remise, et… mademoiselle me sommait impérieusement de la lui rendre…

– Cette lettre !… s’écria le comte, où est cette lettre !…

La comtesse la lui tendit en disant :

– Peut-être feriez-vous bien de la jeter au feu sans la lire…

Déjà, d’une main brutale, il avait fait sauter le cachet et, dès les premières lignes, on vit ses tempes s’empourprer et ses yeux s’injecter de sang.

C’est que Mlle Henriette, sûre du duc de Champdoce, lui ouvrait son cœur sans hésitations ni réserves, lui disant la situation vraie, lui dépeignant sa belle-mère telle qu’elle l’avait devinée, et à chaque phrase, des expressions revenaient, qui étaient, pour le comte, autant de coups de poignard.

– C’est inouï, grondait-il en blasphémant, c’est inimaginable !… Jamais exemple ne s’est vu d’une si exécrable perversité…

Il vint se planter devant sa fille, debout, les bras croisés, et d’une voix de tonnerre :

– Malheureuse, cria-t-il, tu veux donc nous déshonorer tous !…

Elle ne répondit pas…

Immobile autant qu’une statue, elle laissait passer l’orage.

Que faire, d’ailleurs ?… Se défendre ? Elle ne daignait… Rapporter les impudents aveux de la comtesse Sarah ?… À quoi bon !… N’était-elle pas convaincue que son père ne la croirait pas !…

Cependant, l’austère mistress Brian était allée s’asseoir près de sa nièce.

– Moi, déclara-t-elle, si j’étais, pour mes péchés, affligée d’une fille de ce caractère, je la marierais promptement.

– J’y ai déjà songé, approuva le comte, et même j’ai trouvé, je crois, une combinaison qui concilierait tout…

Mais il venait de voir l’œil attentif de sa fille arrêté sur lui…

Il s’interrompit, et lui montrant la porte, d’un geste brutal :

– Vous nous gênez… dit-il.

Sans mot dire elle sortit, bien moins préoccupée de la colère de M. de la Ville-Haudry que des étranges aveux de la comtesse Sarah.

Elle commençait à juger sainement son implacable marâtre et l’estimait une femme trop positive pour user le temps en propos oiseux…

Donc, si elle avait déclaré qu’elle aimait Daniel – ce que Mlle de la Ville-Haudry croyait un mensonge – si elle avait audacieusement avoué qu’elle convoitait la fortune de son mari, c’est qu’elle avait un but. Lequel ? Comment poursuivre et atteindre la vérité dans les replis de cette âme pleine de ténèbres…

N’importe, cette scène n’en était pas moins extraordinaire jusqu’à confondre la raison.

Et quand le soir même Mlle Henriette trouva l’occasion de la raconter à M. de Brévan, il tressauta sur son fauteuil, stupéfait au point de s’oublier et de dire très-haut :

– C’est impossible.

Il est sûr que lui, le flegmatique par excellence, il était affreusement troublé. En moins de cinq minutes, il avait changé dix fois de couleur. On eût dit l’homme qui tout à coup voit s’effondrer l’édifice de ses espérances.

Enfin, après un moment de réflexion :

– Peut-être serait-il sage, mademoiselle, proposa-t-il, de quitter l’hôtel.

Mais elle, tristement :

– Eh ! le puis-je ? répondit-elle… Après tant d’odieuses calomnies, mon honneur, l’honneur de Daniel ne m’enchaînent-ils pas ici !… Il me recommande de ne fuir qu’à la dernière extrémité, et quand la situation ne sera plus tenable… Or, je vous le demande, serai-je plus menacée et plus malheureuse demain que je l’étais hier ?… Évidemment non !…

XVI

Mais cette assurance de Mlle de la Ville-Haudry n’était qu’apparente… Au-dedans d’elle-même, les plus sinistres pressentiments s’agitaient…

Une voix secrète lui disait que cette scène, concertée sans doute et cherchée, n’était qu’un acheminement vers une catastrophe finale.

Les jours passaient cependant, les événements poursuivaient leur enchaînement monotone, et rien d’extraordinaire ne survenait…

C’était à croire qu’après cette crise on s’était entendu pour lui laisser un peu de répit et le temps de se remettre.

La surveillance, autour d’elle, paraissait se relâcher… La comtesse Sarah l’évitait… Mistress Brian avait renoncé à la scarifier de ses incessantes observations.

À peine voyait-elle son père, entièrement absorbé par le « lancement » de la Société des Pétroles de la Pennsylvanie.

Si bien qu’après une semaine, tout le monde semblait avoir oublié le grand éclat provoqué par la lettre au duc de Champdoce.

Tout le monde… non.

Il était un des hôtes de l’hôtel de la Ville-Haudry qui se souvenait, lui : l’honorable sir Thomas Elgin.

Le soir même de l’affaire, une généreuse indignation lui faisant violer son serment de neutralité, il avait pris à part la comtesse Sarah et lui avait adressé les plus sanglants reproches.

– C’est ravaler sa haine, lui avait-il dit, entre autres choses, que d’employer pour l’assouvir des moyens aussi bas.

Il est vrai que tout en attirant sa parente à l’écart, il avait pris ses mesures pour être entendu de Mlle Henriette.

Bien plus, craignant peut-être qu’elle ne démêlât pas parfaitement ses intentions, il lui avait serré mystérieusement la main, en murmurant à son oreille :

– Pauvre jeune fille !… Mais je suis là, moi, je veillerai…

C’était la promesse d’une protection qui certes eût été efficace si elle eût été sincère… Seulement était-elle sincère ?

– Non assurément, déclara M. de Brévan, lorsqu’il fut consulté, ce ne peut être qu’une ignoble hypocrisie et le commencement d’une comédie infâme… Vous verrez, mademoiselle !…

Ce que vit Mlle de la Ville-Haudry, c’est que le très-honorable gentleman se métamorphosait à vue d’œil. Un nouveau sir Tom apparaissait, que jamais on n’eût soupçonné sous le manteau de réserve glaciale dont s’enveloppait l’ancien. À sa pitié sympathique des premiers jours succédait manifestement un sentiment plus tendre… Ce n’était plus l’attendrissement qui animait ses gros yeux d’un bleu de faïence, mais bien la flamme discrète d’une passion encore contenue.

Ouvertement, il ne se livrait pas trop, mais il n’était pas de prévenance qu’il n’eût à la dérobée pour Mlle Henriette. Jamais il ne quittait le salon avant elle, et les soirs de réception il s’établissait près d’elle, et n’en bougeait plus.

Le plus clair résultat de cette assiduité obstinée, était de tenir M. de Brévan à distance. Aussi, M. de Brévan s’en indignait-il extraordinairement et se prenait-il à haïr sir Tom d’une haine que de moins en moins il réussissait à dissimuler.

– Eh bien ! mademoiselle, disait-il à Mlle Henriette, dans les occasions, rares désormais, où il pouvait lui parler librement, que vous avais-je prédit ?… Le misérable se trahit-il assez ?…

Tant qu’elle le pouvait, Mlle Henriette décourageait cet étrange amoureux, mais l’éviter lui était impossible, vivant sous le même toit et s’asseyant deux fois par jour à la même table.

– Le plus simple, conseillait M. de Brévan, serait peut-être de demander à ce scélérat une explication…

Ce fut lui qui vint au-devant.

Un matin, à l’issue du déjeuner, il attendit Mlle de la Ville-Haudry dans le vestibule, et dès qu’elle parut :

– Il faut que je vous parle, mademoiselle, lui dit-il d’une voix troublée, il le faut absolument.

Elle ne manifesta aucune surprise, et simplement répondit :

– Venez avec moi, monsieur.

Elle entra dans le salon, il la suivit.

Et pendant plus d’une minute ils demeurèrent là, seuls, debout, en face l’un de l’autre, elle faisant bonne contenance, quoique très-rouge, lui si bouleversé, en apparence, qu’il semblait avoir perdu l’usage de la parole.

Enfin, tout à coup, et comme s’il lui eût fallu un puissant effort pour maîtriser son émotion, sir Tom, d’une voix haletante, se mit à exposer à Mlle Henriette que, selon ce qu’elle allait répondre, il serait le plus heureux ou le plus infortuné des hommes… Touché de son innocence et des injustices dont il la voyait victime, il avait commencé par la plaindre, puis bientôt découvrant en elle les plus exquises qualités, une énergie virile unie aux grâces pudiques de la vierge, il n’avait pas su résister à des séductions irrésistibles…

Maîtresse de soi, grâce à la persuasion où elle était que sir Thomas Elgin jouait une comédie odieuse, Mlle Henriette l’observait de toute la puissance de sa pénétration.

– Croyez, monsieur, commença-t-elle…

Mais lui, l’interrompant, et avec une véhémence extraordinaire :

– Oh ! laissez-moi finir, mademoiselle, dit-il, je vous en conjure… Beaucoup à ma place se seraient adressés à votre père ; j’ai jugé que dans votre situation exceptionnelle, ce serait une trahison… J’ai de fortes raisons de croire que M. de la Ville-Haudry eût accueilli favorablement ma demande… Mais ensuite… n’eût-il pas cherché à violenter vos sentiments !… Or, c’est à vous seule, mademoiselle, délibérant dans la plénitude de votre liberté, que je voudrais vous devoir…

L’expression de la plus vive anxiété contractait ses traits d’ordinaire immobiles, et d’un accent solennel :

– Mademoiselle Henriette, prononça-t-il, je suis un honnête homme, je vous aime, voulez-vous être ma femme ?

Par un trait du génie de la duplicité, il venait de trouver le seul argument peut-être qui pût faire croire à sa sincérité.

Mais qu’importait à Mlle Henriette…

– Croyez, monsieur, commença-t-elle, que je suis honorée comme il convient, de votre recherche, mais je ne m’appartiens plus.

– Je vous en conjure…

– Librement et entre tous, j’ai choisi M. Daniel Champcey… Ma vie entière lui appartient.

Il chancela, comme s’il eût été près de s’évanouir, et d’une voix étouffée :

– Ne me laisserez-vous donc pas une lueur d’espoir, balbutia-t-il.

– Ce serait vous abuser, monsieur, et je n’ai jamais trompé personne…

Mais l’honorable Thomas Elgin n’était pas de ces hommes qui facilement désespèrent et se résignent. Il n’était pas de ceux qu’un premier échec rebute et décourage… Il le fit bien voir.

Du jour au lendemain il changea comme si le refus de Mlle Henriette l’eût atteint aux sources même de la vie.

Maintien, geste, timbre de voix, tout en lui trahit le plus extrême abattement. Il semblait qu’il se fût encore allongé et aminci… Un amer sourire crispa ses lèvres, et ses favoris en nageoires, si bien soignés jadis, pendirent misérablement sur sa poitrine…

Et cette grande mélancolie ne devait faire que croître jusqu’à devenir assez évidente, pour que tout le monde demandât à la comtesse Sarah :

– Qu’a donc ce pauvre sir Elgin ? il devient funèbre…

– Il est malheureux, répondait-elle avec un soupir qu’on eût cru calculé pour piquer la curiosité et exciter les gens à observer.

Plusieurs observèrent, et ceux-là ne tardèrent pas à constater que sir Tom ne s’établissait plus près de Mlle Henriette, comme autrefois, et qu’il fuyait les occasions de lui adresser la parole.

Il ne renonçait pas à elle pour cela, il s’en faut, seulement il poursuivait son siège à distance, passant des soirées entières à la contempler de loin, absorbé dans une muette extase.

Et toujours, et sans cesse, et partout, elle le retrouvait sous ses pas, comme s’il eût marché dans son ombre, comme s’il eût eu besoin pour respirer de l’air déplacé par le mouvement de ses jupes.

C’était à croire qu’il avait le don de se multiplier, tant inévitablement elle l’apercevait de tous côtés, appuyé au chambranle des portes ou adossé à la cheminée, ses gros yeux braqués sur elle. Et quand elle ne le voyait pas, elle le devinait, pour ainsi dire, sentant ses regards peser sur elle, plus lourds qu’une chape de plomb.

Confident de ces importunités, M. de Brévan paraissait ne contenir qu’à grand’peine son indignation.

Deux ou trois fois il parla de provoquer cet abject gredin, – c’était son expression, – et pour l’apaiser, Mlle Henriette dut s’épuiser à lui démontrer qu’après un tel éclat il ne pourrait plus reparaitre à l’hôtel, et qu’elle se trouverait privée du seul ami dont elle eût à espérer quelque secours.

Il se rendit, mais après de mûres réflexions :

– Cette abominable persécution ne peut cependant pas durer, mademoiselle, déclara-t-il, cet homme vous compromet affreusement… Il faut vous plaindre à M. de la Ville-Haudry.

Elle s’y décida, non sans de grandes répugnances, mais le comte, dès les premiers mots l’arrêta.

– Je pense, ma fille, dit-il, que votre vanité vous abuse… Avant de s’occuper d’une petite personne insignifiante, telle que vous, sir Elgin, qui est une des capacités financières de l’Europe, a bien d’autres chiens à fouetter…

– Permettez-moi, mon père…

– Taisez-vous… Si vous ne vous abusiez pas, ce serait pour vous un rare bonheur et un honneur dont vous devriez être fière… Pensez-vous qu’il soit aisé de vous trouver un établissement convenable, après tous les propos provoqués par votre étrange conduite…

– Je ne veux pas me marier, mon père…

– Naturellement… Cependant, comme ce mariage comblerait mes vœux, comme il resserrerait encore les liens qui nous unissent à cette famille honorable, si M. Thomas Elgin avait les intentions que vous dites, je saurais bien vous contraindre à l’épouser… Du reste, je le verrai, je lui parlerai…

Il dut lui parler, en effet ; car, dès le lendemain, la comtesse Sarah et mistress Brian sortirent tout à propos pour laisser seuls ensemble Mlle Henriette et sir Tom…

L’honorable gentleman était plus triste encore que d’ordinaire.

– C’est donc vrai, mademoiselle, commença-t-il, vous êtes allée vous plaindre de moi à votre père…

– Vos obsessions m’y ont forcée, monsieur, répondit Mlle Henriette.

– L’idée de devenir ma femme vous révolte donc bien…

– Je vous l’ai déjà dit, monsieur, je ne m’appartiens plus.

– Oui… c’est vrai !… Vous aimez M. Daniel Champcey… Vous l’aimez, il le savait, vous le lui avez dit, sans doute, et cependant il vous a abandonnée.

Parfois, au dedans d’elle-même, Mlle Henriette avait accusé Daniel… Mais ce qu’elle pensait, elle ne permettait pas qu’un autre le dit.

– Il y allait de l’honneur de M. Champcey, qui est aussi le mien, prononça-t-elle fièrement… Et s’il eût hésité, j’aurais été la première à le lui dire : « Le devoir parle, il faut partir… »

D’un air railleur, sir Elgin hochait la tête.

– Mais il n’a pas hésité… fit-il. Voici dix mois qu’il est embarqué, et qu’il ne sait pour combien de mois, pour combien d’années, il est encore absent… Pour lui, vous acceptez le martyre, et quand il reviendra, il vous aura peut-être oubliée…

L’œil étincelant des flammes de la foi, Mlle de la Ville-Haudry se redressa :

– Je crois en Daniel comme en moi-même, monsieur, prononça-t-elle…

– Et si on vous prouvait que vous avez tort !…

– On me rendrait un triste service dont on ne serait pas payé…

Les lèvres de sir Tom remuèrent comme s’il eût voulu riposter. Une réflexion parut l’arrêter…

Puis, d’une voix étranglée, avec un geste désespéré :

– Gardez vos illusions, mademoiselle, fit-il, et adieu !…

Il allait pour sortir, mais elle se jeta devant la porte, les bras en croix, et d’un ton impérieux :

– Vous vous êtes trop avancé pour reculer, monsieur… Il s’agit maintenant de justifier vos odieuses insinuations ou d’en confesser la fausseté…

Alors, il parut prendre un grand parti, et violemment :

– Vous le voulez, s’écria-t-il, soit… Sachez donc, puisque vous l’exigez, que M. Daniel Champcey vous trompait indignement, qu’il ne vous aime pas, qu’il ne vous a peut-être jamais aimée.

– Du moins, vous le dites, prononça Mlle Henriette.

Son attitude hautaine. Le dédain, plus encore le dégoût qui tombait de ses lèvres, devaient exaspérer sir Tom.

Il se maîtrisa, pourtant, et d’une voix brève et tranchante :

– Je dis ce qui est, prononça-t-il, et une autre que vous, moins saintement ignorante du mal, eût depuis longtemps déjà pénétré la vérité… À quelles causes attribuez-vous donc l’implacable persécution de Sarah ?… Au souvenir de vos offenses lors de son mariage ?… Pauvre enfant !… s’il ne s’était agi que de cela, il y a des mois que son insouciance vous eût rendu le repos… La jalousie seule est capable d’inspirer cette haine farouche et insatiable que ne désarment ni vos larmes ni votre résignation, cette haine que le temps attise au lieu de l’éteindre… Entre Sarah et vous, Mlle Henriette, il y a un homme…

– Un homme !…

– Oui, il y a M. Daniel Champcey.

Ce fut comme un coup de couteau que Mlle Henriette reçut en pleine poitrine.

– Je ne vous comprends pas, monsieur, balbutia-t-elle.

Lui, haussa les épaules, et d’un air de commisération :

– Quoi ! poursuivit-il, vous ne comprenez pas que Sarah est votre rivale… qu’elle a aimé M. Champcey… qu’elle l’aime encore éperdument !… Ah ! ils se sont joués cruellement de mistress Brian et de moi…

– Au fait, monsieur, au fait !…

– Nous avions en Sarah pleine et entière confiance… Nous la savions si expansive, si franche, si incapable de dissimulation… Comment soupçonner que M. Champcey…

– Eh bien ?

Il détourna la tête, et comme malgré lui murmura :

– … Était son amant.

D’un mouvement admirable de certitude, Mlle de la Ville-Haudry se redressa, et d’une voix vibrante :

– C’est faux ! s’écria-t-elle.

Sir Tom tressaillit, – mais ce fut tout.

– Vous avez exigé la vérité, prononça-t-il froidement, je vous la dis… Rassemblez vos souvenirs… Avez-vous donc publié cette scène à la suite de laquelle M. Champcey s’enfuit de notre maison, au milieu de la nuit, la tête nue, sans reprendre son par-dessus…

– Monsieur…

– Est-ce que cela ne vous a pas paru extraordinaire ?… C’est que cette nuit-là tout se découvrit… Après avoir été des premiers à conseiller à Sarah d’épouser votre père, M. Champcey venait lui signifier de renoncer à ce mariage… Déjà il avait essayé de le faire rompre par vous, mademoiselle, employant ainsi son influence sur vous, sa fiancée, au profit de sa passion…

– Ah !… vous mentez impudemment, monsieur, s’écria Mlle Henriette.

À ce démenti, tombant comme un soufflet sur sa joue, il ne répondit que trois mots :

– J’ai des preuves.

– Quelles preuves ?

– Des lettres de M. de Champcey à Sarah… Je m’en suis procuré deux, et je les ai là, dans mon portefeuille.

Il portait en même temps la main à sa poche ; elle l’arrêta.

– Ces lettres ne me prouveraient rien, monsieur.

– Cependant…

Elle l’écrasa du regard, et d’un ton de mépris insupportable :

– Ceux qui ont adressé au ministre de la marine une fausse lettre de Daniel ne doivent pas être embarrassés de contrefaire son écriture… Brisons là, monsieur… Je vous défends de jamais m’adresser la parole.

Sir Elgin eut un éclat de rire effrayant.

– C’est votre dernier mot ?… insista-t-il.

Pour toute réponse, elle se rangea de côté, démasquant ainsi la porte qu’elle montra du doigt.

– Eh bien !… reprit sir Tom, d’un accent de menace terrible, retenez bien ceci : J’ai juré que vous seriez ma femme, de gré ou de force, vous serez à moi !…

– Retirez-vous, monsieur, ou je vous cède la place…

Il sortit en blasphémant, et plus morte que vive, Mlle de la Ville-Haudry s’affaissa sur un fauteuil.

Tant qu’elle avait été en présence de l’ennemi, elle avait puisé dans son orgueil la force de paraître inébranlable dans sa foi en Daniel…

Seule, elle osa s’avouer ses doutes déchirants… N’y avait-il rien de vrai, au fond des exagérations évidentes de l’honorable sir Elgin ?… Elle n’eût osé le jurer… Sarah ne s’était-elle pas vantée d’aimer Daniel et d’être allée chez lui !… Enfin, chose horrible, Mlle Henriette se rappelait que Daniel, en lui racontant son aventure de la rue du Cirque, avait paru gêné, vers la fin, et n’avait pas expliqué bien clairement les raisons de sa fuite.

Et pour comble, n’ayant pas su résister au désir de s’éclairer près de M. de Brévan, elle fut frappée de son embarras et de la façon vague et confuse dont il défendit son ami.

– Ah ! c’est bien maintenant que tout est fini, songeait-elle, l’excès du malheur ne saurait aller plus loin !…

Elle se trompait, l’infortunée !

Une persécution nouvelle lui était réservée, infâme, celle-là, ignoble, monstrueuse, près de laquelle toutes les autres n’étaient rien…

« De gré ou de force, vous serez à moi, » lui avait dit sir Tom… De ce moment, il prit à tâche de lui persuader qu’il était homme à ne reculer devant aucune violence…

Ce n’était plus le sympathique défenseur des premiers jours, ni le soupirant timide, ni le mélancolique amoureux repoussé, qui tournait autour de Mlle Henriette… C’était désormais une sorte de bête enragée qui l’obsédait, qui la harcelait, qui la poursuivait de ses regards enflammés des plus cyniques convoitises de la luxure.

Il ne l’épiait plus furtivement comme autrefois, il la guettait dans les corridors, prêt en apparence à se précipiter sur elle, avançant les lèvres comme pour effleurer ses joues, allongeant les bras comme pour lui saisir la taille. Un laquais ivre poursuivant une maritorne n’eût pas eu de pires ni de plus basses impudences.

Épouvantée, la pauvre jeune fille se traîna aux genoux de son père, le conjurant de la protéger… Mais il la repoussa, lui reprochant de calomnier le plus honnête et le plus inoffensif des hommes… L’aberration ne pouvait aller plus loin.

Et sir Tom dut avoir connaissance de l’échec de Mlle Henriette, car le lendemain il la regardait en ricanant, sentant qu’il pouvait tout oser.

Et il osa ce qui devait paraître impossible… Un soir, une nuit plutôt, que le comte et sa femme étaient au bal, il vint frapper à la porte de la chambre de Mlle Henriette…

Éperdue, elle sonna, et les domestiques qui survinrent la délivrèrent du misérable…

Mais de ce moment, ses terreurs n’eurent plus de bornes, et quand M. de la Ville-Haudry conduisait la comtesse au bal, elle se barricadait dans sa chambre et passait la nuit tout habillée dans un fauteuil…

Pouvait-elle demeurer davantage sur le bord d’un abîme sans nom ?… Elle ne le pensa pas, et après de longues et douloureuses incertitudes :

– Mon parti est pris, dit-elle un soir à M. de Brévan, je dois fuir.

Plus étourdi que d’un coup de bâton sur le crâne, la bouche béante, la pupille dilatée, M. de Brévan était devenu livide, la sueur perlait à ses tempes et ses mains tremblaient comme les mains avides de l’homme qui atteint, qui va saisir une proie ardemment convoitée.

– Ainsi, balbutia-t-il, c’est décidé, vous allez abandonner la maison paternelle…

– Il le faut, répondit-elle, les yeux brillants de larmes près de jaillir, et le plus tôt sera le mieux, car chaque minute que j’y passerai encore sera peut-être un danger… Et cependant, avant de rien hasarder de décisif, peut-être serait-il sage d’écrire à la tante de Daniel, pour lui rappeler les instructions qu’elle a dû recevoir, pour lui dire qu’avant peu j’irai demander à sa pitié asile et protection…

– Quoi ! c’est près de cette digne femme que vous comptez vous réfugier ?

– Assurément.

Tout à fait maître de lui, à cette heure, et plus froidement calculateur que jamais, M. de Brévan hochait gravement la tête.

– Prenez garde, mademoiselle, objecta-t-il, vous retirer près de la vieille parente de notre ami serait de votre part une imprudence insigne.

– Pourtant, monsieur, Daniel dans sa lettre me recommande…

– C’est qu’il n’avait pas pesé toutes les conséquences du conseil qu’il vous donnait. Ne vous abusez pas, la colère de vos ennemis sera terrible, quand ils apprendront que vous leur échappez… Ils vous poursuivront, ils mettront sur pied la police, ils feront fouiller la France pour découvrir votre retraite. Or, il est clair que c’est près des parents de Daniel qu’on vous cherchera tout d’abord… La maison de la vieille tante sera la première et la plus étroitement surveillée… Y échapperez-vous aux investigations, à la délation, aux indiscrétions involontaires ? L’espérer serait folie.

Pensive, Mlle Henriette baissait la tête.

– Peut-être avez-vous raison, monsieur, murmurait-elle.

– Maintenant, continuait M. de Brévan, examinons ce qui arriverait si on vous retrouvait… Vous n’êtes pas majeure, donc vous dépendez absolument du caprice de votre père… Inspiré par votre belle-mère, il attaquerait la tante de Daniel en détournement de mineure et vous ramènerait ici…

Elle parut réfléchir, puis brusquement :

– Je puis, proposa-t-elle, demander assistance à la duchesse de Champdoce…

– Malheureusement, mademoiselle, on vous a dit vrai ; depuis près d’un an, le duc de Champdoce et sa femme voyagent en Italie…

Un geste désespéré trahit l’affreux découragement de Mlle Henriette.

– Que faire, mon Dieu !… soupira-t-elle.

Un fugitif sourire glissa sur les lèvres de M. de Brévan, et de sa voix la plus persuasive :

– Voulez-vous me permettre un avis, mademoiselle, dit-il.

– Hélas ! monsieur, je vous le demande à mains jointes…

– Alors, voici le seul plan qui me paraisse raisonnable… Dès demain, je loue dans une maison paisible un logement modeste, moins encore, une pauvre chambre, vous vous y installez et vous attendez votre majorité ou le retour de Daniel… Jamais un policier ne s’avisera de chercher Mlle de la Ville-Haudry dans un logis d’ouvrière…

– Et je serai là, seule, isolée, perdue…

– C’est un sacrifice qui me paraît indispensable à votre sécurité, mademoiselle…

Elle se tut, évaluant ces deux alternatives terribles : rester ou accepter la proposition de M. de Brévan.

Enfin, après une minute :

– Je suivrai votre conseil, monsieur, déclara-t-elle, seulement…

Son embarras était manifeste, elle était devenue plus rouge que le feu…

– C’est que, poursuivit-elle, tout cela va nécessiter certaines dépenses… Autrefois, j’avais toujours quelques centaines de louis dans mon petit trésor de jeune fille, tandis que maintenant…

– Mademoiselle !… interrompit M. de Brévan, mademoiselle !… ma fortune entière n’est-elle pas à votre disposition !…

– Il est vrai que j’ai mes bijoux, et ils ne sont pas sans valeur…

– Pour cette raison, précisément, gardez-vous de les emporter… Il faut tout prévoir… Nous pouvons échouer, il se peut qu’on découvre la part que je prends à votre évasion… Qui sait de quelles accusations on me flétrirait !…

Cette seule crainte trahissait le caractère de l’homme… Elle n’éclaira pourtant pas Mlle de la Ville-Haudry.

– Préparez donc tout, monsieur, prononça-t-elle tristement, je m’abandonne à votre amitié, à votre dévouement, à votre honneur…

Une petite toux sèche empêcha d’abord M. de Brévan de répondre, puis vivement, l’évasion étant résolue, il s’inquiéta d’en trouver les moyens…

Mlle Henriette proposait d’attendre une nuit où son père conduirait la comtesse au bal. Elle se glisserait dans le jardin et franchirait le mur…

Mais l’expédient parut dangereux à M. de Brévan.

– Je crois que j’ai mieux, fit-il. M. de la Ville-Haudry donne une fête, ces jours-ci ?

– Après-demain, jeudi.

– Parfait… Jeudi donc, mademoiselle, dès le matin, vous vous plaindrez d’un violent mal de tête et vous enverrez chercher le médecin… Il vous ordonnera n’importe quoi, que vous ne ferez pas, mais on vous croira souffrante, on vous surveillera moins. Le soir venu, cependant, quelques minutes avant dix heures, vous descendrez et vous irez vous cacher à l’entrée de l’escalier de service qui est au fond de la cour… C’est possible, n’est-ce pas ?…

– C’est facile, même, monsieur…

– En ce cas je réponds du succès… Moi, à dix heures précises, j’arriverai en voiture. Mon cocher à qui j’aurai fait le mot, au lieu de m’arrêter devant le perron, aura l’air de faire une fausse manœuvre, et m’arrêtera juste à rentrée de l’escalier… Je sauterai à terre, et vous, lestement, vous vous élancerez dans la voiture.

– Oui, comme cela, en effet…

– Les mantelets étant relevés, personne ne vous verra… La voiture sortira et ira m’attendre devant l’esplanade, et dix minutes plus tard je serai près de vous…

Le plan adopté, et le succès dépendant de la précision des mouvements, M. de Brévan régla sa montre sur celle de Mlle Henriette.

Puis se levant :

– Déjà, mademoiselle, fit-il, nous avons causé plus longtemps que ne l’eût voulu la prudence ; je ne vous reparlerai pas de la soirée… À jeudi !

Et d’une voix défaillante elle répéta :

– À jeudi !…

XVII

D’un mot, Mlle de la Ville-Haudry venait de fixer irrévocablement sa destinée.

Et elle le savait… Elle avait conscience de l’effroyable témérité de sa détermination. Une voix s’était élevée, du plus profond d’elle-même, pour lui crier que son honneur, sa vie, toutes ses espérances ici-bas étaient l’enjeu de cette suprême partie…

Ce que dirait le monde au lendemain de sa fuite, elle le prévoyait.

Elle serait perdue, et elle n’aurait à attendre, à espérer de réhabilitation que de Daniel…

Si encore elle eût été, comme autrefois, sûre du cœur de cet élu de sa pensée !… Mais les insinuations perfides de la comtesse Sarah, mais les impudentes affirmations de sir Tom avaient fait leur œuvre et altéré sa foi…

Depuis bientôt un an que Daniel était parti, elle lui avait écrit tous les mois, et elle n’avait reçu de lui que deux lettres, par l’intermédiaire de M. de Brévan… et quelles lettres !… bien polies, bien froides et sans presque un mot d’espoir…

Si Daniel, à son retour, allait se détourner d’elle !…

Et cependant, plus elle réfléchissait, et avec cette lucidité étrange que donne l’approche d’un événement décisif, plus elle se pénétrait de l’inéluctable nécessité du parti qu’elle prenait.

Oui, elle allait affronter les périls de l’inconnu… mais c’était pour se dérober à des dangers qu’elle ne connaissait que trop.

Elle se confiait à un homme qui était presque un étranger pour elle… Mais n’était-ce pas l’unique moyen d’échapper aux outrages du misérable qui était devenu le commensal, l’ami et le conseiller de son père !…

Enfin, si elle sacrifiait sa réputation, c’est-à-dire l’apparence de l’honneur, elle sauvait la réalité… l’honneur même.

Ah ! n’importe !… Tant que dura la journée du mercredi, on put la voir errer, plus blanche qu’un spectre, à travers l’immense hôtel de la Ville-Haudry.

Elle disait adieu à cette chère maison, toute peuplée des souvenirs de ses dix-huit ans, où elle avait joué enfant, où la voix de Daniel avait fait battre son cœur, où sa sainte mère était morte.

Et le soir, à table, de grosses larmes roulaient silencieuses le long de ses joues, pendant qu’elle contemplait la sérénité stupidement triomphante de M. de la Ville-Haudry.

Le lendemain, cependant, le jeudi, dès le matin, ainsi qu’il avait été convenu, Mlle Henriette se plaignit de se sentir très-souffrante et le médecin fut appelé.

Il lui trouva une fièvre violente et lui ordonna de garder le lit.

C’était la liberté qu’il donnait à la pauvre jeune fille.

Aussi, dès qu’il fut parti, elle se leva, et telle qu’un mourant qui prend ses dispositions dernières, elle se hâta de tout mettre en ordre dans ses tiroirs, triant ce qu’elle désirait garder, brûlant tout ce qu’elle voulait dérober à la curiosité de la comtesse Sarah et de ses complices.

M. de Brévan lui ayant recommandé de ne pas emporter ses bijoux, elle les laissa – à l’exception de ceux qu’elle portait habituellement – très en vue sur son chiffonnier.

Le système d’évasion adopté lui défendait de s’embarrasser de bagages, et cependant un peu de linge lui devait être indispensable… Ayant réfléchi, elle ne vit pas d’inconvénient à se charger d’un léger sac de voyage, qui lui venait de sa mère, et qui renfermait un petit nécessaire de toilette en or, véritable chef-d’œuvre d’orfèvrerie…

Ses préparatifs terminés, elle écrivit à son père une longue lettre où elle lui expliquait les motifs de sa résolution désespérée.

Puis elle attendit…

La nuit depuis longtemps était venue, et les derniers apprêts d’une fête princière emplissaient l’hôtel de mouvement et de tapage… On entendait les pas affairés des valets, la voix des maîtres d’hôtel donnant des ordres, les coups de marteau des tapissiers clouant encore de ci et de là quelques tentures…

Bientôt retentit sur le sable de la cour le roulement sourd des voitures amenant les premiers invités…

Désormais, ce n’était plus pour Mlle Henriette qu’une question de minutes, et elle les comptait à sa montre avec d’effroyables battements de cœur…

Enfin les aiguilles marquèrent dix heures moins le quart.

D’un mouvement automatique, Mlle Henriette se dressa, elle jeta sur ses épaules un immense cachemire, et, prenant son petit sac de voyage, elle s’échappa de son appartement et se glissa le long des corridors jusqu’à l’escalier de service.

Elle allait sur la pointe du pied, retenant son haleine, l’œil et l’oreille au guet, prête à battre en retraite au moindre bruit suspect ou à se jeter dans la première chambre venue…

Ainsi, sans encombre, elle descendit, arriva à l’entrée obscure de l’escalier, et là, dans l’ombre, assise sur son petit sac, elle attendit, haletante, les cheveux trempés d’une sueur froide, les dents lui claquant dans la bouche de frayeur…

Enfin, dix heures sonnèrent, et les vibrations de l’horloge n’étaient pas encore éteintes, que le coupé de M. de Brévan parut…

Assurément son cocher était un habile homme… Feignant de n’être plus maître de son cheval, il le fit tourner sur place et le força de reculer avec une si adroite maladresse que la voiture alla donner contre le mur du fond, la portière de droite se trouvant juste en face de l’étroite entrée de l’escalier…

Plus prompt que l’éclair, M. de Brévan sauta à terre… Mlle Henriette s’élança d’un bond… personne ne vit rien…

Et l’instant d’après, là voiture sortait au petit pas de l’hôtel de la Ville-Haudry, remontait la rue de Varennes et allait s’arrêter devant l’esplanade des Invalides…

C’en était fait… En quittant la maison paternelle, Mlle de la Ville-Haudry venait de briser le cadre des conventions sociales… Elle était à la merci des événements, désormais, et selon qu’ils lui seraient favorables ou contraires, elle devait être sauvée ou perdue…

Mais elle ne songeait pas à cela… Avec le danger d’être surprise, l’exaltation fébrile qui l’avait soutenue était tombée, et elle gisait anéantie sur les coussins, quand la portière s’ouvrit brusquement, et un homme se montra : M. de Brévan…

– Eh bien !… mademoiselle, s’écria-t-il d’une voix étrangement troublée, nous l’emportons !… Je viens de présenter mes hommages à la comtesse Sarah et à ses dignes acolytes, j’ai serré la main de M. le comte de la Ville-Haudry, personne n’a l’ombre d’un soupçon…

Et comme Mlle Henriette se taisait :

– Maintenant, ajouta-t-il, je suis d’avis de ne point perdre de temps, car il faut que je reparaisse le plus tôt possible au bal… Votre logis vous attend, mademoiselle, tout y est prêt, je vais, si vous le voulez bien, vous y conduire.

Elle se redressa, et avec un grand effort :

– Conduisez-moi, monsieur, dit-elle.

Déjà M. de Brévan s’était élancé dans la voiture qui partit au galop, et tant que dura le trajet, il expliquait à Mlle Henriette la façon dont elle aurait à se conduire dans la maison où il lui avait loué un logement.

Il l’avait annoncée, disait-il, comme une de ses parentes de province, qui avait éprouvé des revers de fortune et qui venait à Paris pour tâcher de trouver quelque petit emploi qui la fit vivre…

– Souvenez-vous de ce roman, mademoiselle, recommandait-il, pour y conformer vos actions et vos paroles. Et surtout, gardez-vous de jamais prononcer le nom de votre père et le mien… Souvenez-vous que vous êtes mineure, qu’on vous cherchera activement, et que la moindre indiscrétion peut mettre sur vos traces…

Puis, comme elle gardait le silence, pleurant, il voulut lui prendre la main, et c’est alors qu’il remarqua le petit sac dont elle s’était chargée.

– Qu’est-ce que cela ?… interrogea-t-il d’un ton qui, sous une douceur affectée, trahissait un vif mécontentement.

– Quelques objets de première nécessité.

– Emporteriez-vous donc vos bijoux, malgré mes conseils !…

– Non certainement, monsieur…

Cependant, cette persistante préoccupation de M. de Brévan finissait par la frapper et elle lui eût laissé voir sa surprise, si la voiture ne se fût brusquement arrêtée devant le numéro 23 de la rue de la Grange-Batelière.

– Nous voici arrivés, mademoiselle, dit M. de Brévan.

Et sautant lestement à terre, il alla sonner à la porte de la maison qui s’ouvrit aussitôt.

La loge des concierges était encore éclairée ; M. de Brévan y marcha tout droit et l’ouvrit en homme qui connaît les êtres.

– C’est moi ! prononça-t-il.

Un homme et une femme – le portier et son épouse – qui sommeillaient à demi, le nez sur un journal, se dressèrent en sursaut.

– Monsieur Maxime !… firent-ils ensemble.

– J’amène, poursuivit M. de Brévan, la jeune parente que je vous avais annoncée : Mlle Henriette.

Si Mlle de la Ville-Haudry eût eu la plus légère notion des mœurs parisiennes, rien qu’au salut du portier et à la révérence de son épouse, elle eût compris que sa bienvenue avait été largement payée.

– La chambre de mademoiselle est prête, dit l’homme…

– C’est mon mari qui l’a appropriée, interrompit la femme ; ce qui n’était pas une petite affaire, après que les tapissiers ont été partis… Et moi, à cinq heures, j’ai allumé un grand feu, pour chasser l’humidité.

– Montons alors, fit M. de Brévan.

Mais les portiers du numéro 23 étaient gens économes, et depuis longtemps le gaz de l’escalier était éteint.

– Donne-moi un flambeau, Chevassat, dit la concierge à son mari.

Et sa chandelle allumée, elle passa en avant, éclairant M. de Brévan et Mlle Henriette, s’arrêtant à chaque étage pour vanter la tenue de la maison.

Enfin, au cinquième étage, à l’entrée d’un étroit corridor, elle ouvrit une porte en disant :

– Nous y sommes ! Mademoiselle va voir comme c’est gentil…

Peut-être, en effet, était-ce gentil à ses yeux, mais Mlle Henriette, accoutumée aux splendeurs de l’hôtel de la Ville-Haudry, ne put dissimuler un mouvement de stupeur… Cette chambre, plus que modeste, lui semblait un horrible taudis dont n’eût pas voulu la dernière de ses femmes de chambre.

N’importe !… Elle entra bravement, déposant son sac de voyage sur une commode et se débarrassant de son châle comme pour prendre possession du logis.

Mais son impression première n’avait pas échappé à M. de Brévan. Il l’attira jusque dans le corridor, pendant que la concierge attisait le feu, et à voix basse :

– Cette chambre est affreuse, fit-il avec un singulier sourire, mais la prudence m’obligeait à la choisir ainsi…

– Telle qu’elle est, elle me plait, monsieur…

– Beaucoup de choses vont vous manquer sans doute, mais demain nous aviserons… Pour ce soir, je suis obligé de vous quitter ; vous le savez, il est important qu’on me voie cette nuit à l’hôtel de la Ville-Haudry…

– Vous avez raison, monsieur, partez, partez vite !…

Cependant, il ne voulut pas s’éloigner sans avoir encore une fois recommandé chaudement « sa jeune parente » à la Chevassat.

Et c’est seulement quand elle lui eût affirmé à plusieurs reprises qu’elle n’avait besoin de rien, qu’il sortit, suivi de la digne portière…

Aux terribles convulsions qui depuis quarante-huit heures secouaient Mlle Henriette, un étonnement immense succédait, – stupeur du fait accompli et irrévocable.

Un événement était survenu dans sa vie, plus considérable, plus inouï qu’un déplacement de montagnes.

Et, debout devant la cheminée, elle considérait dans la petite glace son visage pâli, répétant à demi-voix :

– C’est moi, c’est bien moi !…

Oui, c’était bien elle, la fille unique du comte de la Ville-Haudry, qui était là, dans cette maison inconnue, dans cette chambre du cinquième étage devenue la sienne.

C’était bien elle, hier encore entourée des recherches d’un luxe princier, servie par une armée de valets, qui se trouvait là, dénuée des choses les plus indispensables, n’ayant de service à attendre que de cette vieille portière à qui M. de Brévan l’avait recommandée…

Était-ce possible… Était-ce seulement croyable !… Elle-même avait peine à se convaincre de l’invraisemblable vérité.

Elle n’éprouvait d’ailleurs nul repentir de ce qu’elle avait fait.

Pouvait-elle demeurer plus longtemps près de son père, en butte aux outrageantes brutalités du plus vil des hommes ?… Évidemment, non.

– Mais à quoi bon revenir sur le passé, murmura-t-elle, secouant la torpeur qui l’engourdissait, je dois me défendre d’y penser…

Et pour occuper son esprit, elle se leva et se mit à reconnaître et à inventorier sa nouvelle demeure.

C’était un de ces logements dont jamais les propriétaires ne s’occupent, où la plus légère réparation leur semblerait ridicule, tant ils sont sûrs de les louer quand même et tels quels.

Le carreau, jadis mis en couleur, s’émiettait, et nombre de briques branlaient dans leur alvéole de ciment… Le plafond crevassé s’écaillait, tout maculé le long des murs de traces de chandelle… Le papier, d’un gris sale et gras, misérablement éraillé, gardait l’empreinte de tous les locataires qui s’étaient succédé depuis qu’il avait été posé.

Le mobilier était d’ailleurs digne du logis : un lit de noyer, drapé de rideaux de perse fanée, une commode, une table, deux chaises et un méchant fauteuil le constituaient…

Devant la fenêtre, un rideau, trop court pendait… Il y avait devant le lit un mauvais tapis, et sur la cheminée une pendule à sujet en zinc doré, entre deux vases de verre bleu…

Rien de plus…

Comment M. de Brévan avait-il pu choisir pour la recevoir, un pareil réduit, voilà ce que ne s’expliquait pas nettement Mlle Henriette.

Il lui avait dit, et elle le croyait, que les plus excessives précautions étaient nécessaires. Mais eût-elle été beaucoup plus compromise et bien plus en danger d’être retrouvée par la comtesse Sarah, si on eût arrangé le papier, caché le carreau sous un modeste tapis de feutre et emménagé des meubles un peu plus confortables !…

Cependant, elle ne concevait pour cela nul soupçon, pas plus qu’elle n’en avait conçu pendant la soirée qui venait de s’écouler, en remarquant les façons étranges de M. de Brévan.

Mais que lui importait ce logement ? Elle ne devait faire qu’y passer, espérait-elle, et l’étroite cellule d’un couvent eût été, pensait-elle, plus triste encore. Et tout était préférable à la maison paternelle.

– Ici, du moins, se disait-elle, j’aurai le calme et le repos.

Repos moral, peut-être, car pour l’autre il ne devait pas tarder à être étrangement troublé.

Accoutumée au silence profond des vastes appartements de l’hôtel de la Ville-Haudry, Mlle Henriette n’avait même pas idée du mouvement continuel de ces derniers étages des maisons de Paris, où s’entasse et s’agite la population d’un hameau, où les locataires, séparés par de minces cloisons, vivent, pour ainsi dire, les uns chez les autres…

Dormir dans de telles conditions exige une longue habitude, et l’apprentissage ne devait pas peu coûter à la pauvre jeune fille.

Il était plus de quatre heures, quand, brisée de lassitude, elle s’endormit d’un si pesant sommeil, qu’il ne fut pas troublé par le vacarme matineux de cette ruche humaine.

Il faisait grand jour quand elle s’éveilla, et un pâle rayon du soleil d’hiver glissait à travers ses rideaux… La pendule de zinc dédoré marquait midi…

Elle se leva et se hâta de s’habiller.

La veille encore, lorsqu’elle s’éveillait, elle sonnait, et sa femme de chambre accourait, qui s’empressait d’allumer le feu, de lui présenter ses pantoufles, de jeter sur ses épaules un peignoir bien chaud… Tandis que désormais…

Ce souvenir devait reporter sa pensée vers l’hôtel de la Ville-Haudry…

Qu’y faisait-on à cette heure ?… Son évasion, certainement, était découverte… On avait dû dépêcher des domestiques dans toutes les directions… Son père, très-probablement était allé demander l’assistance de la police…

Elle eut un mouvement de joie, de se sentir si bien cachée, et promenant un regard autour de sa chambre, plus misérable encore au jour qu’à la lumière :

– Non, jamais on ne viendra me chercher ici, murmura-t-elle…

Cependant, elle avait trouvé un tas de bois près de la cheminée, et comme il faisait froid, elle s’occupait à allumer du feu, quand on frappa à sa porte. Elle ouvrit, et Mme Chevassat la portière apparut.

– C’est moi, ma jolie demoiselle, dit-elle dès le seuil ; ne vous voyant pas descendre, je me suis dit : il faut que je monte voir… Et vous avez bien dormi ?

– Très-bien, madame, je vous remercie.

– Allons, voilà qui est bon… Et cet appétit ?… car c’est pour cela aussi que je suis montée… Est-ce que vous ne songez pas à manger un morceau ?…

Non-seulement Mlle Henriette y songeait, mais elle avait faim… Car il n’est pas d’événements qui tiennent, d’aventures, d’émotions ni de chagrins, la tyrannie des besoins matériels est plus forte que tout.

– Je vous serais obligée, madame, dit-elle, si vous vouliez bien me monter à déjeuner…

– Si je le veux !… plutôt deux fois qu’une, ma jolie demoiselle… Le temps de cuire un œuf et de griller une côtelette, et je suis à vous…

Revêche d’ordinaire et plus aigre que verjus, la Chevassat avait mis dehors tout ce qu’elle avait d’amabilités, se grimant d’une bonhomie douceâtre, voilant de sensibilité l’éclat inquiétant de ses petits yeux gris.

Hypocrisie bien inutile !… L’effort qu’elle s’imposait était trop manifeste pour ne pas éveiller les pires défiances.

– Assurément, pensait Mlle Henriette, c’est là une méchante femme…

Ses soupçons ne firent que redoubler, quand la digne portière reparut, lui apportant son déjeuner quelle dressa sur la petite table, devant le feu, avec toutes sortes d’obséquiosités serviles.

– Vous allez voir comme tout ce que je vous ai préparé est bon, mademoiselle, disait-elle.

Puis, tandis que Mlle Henriette mangeait, elle s’établit sur une chaise, près de la porte, discourant avec une intarissable volubilité.

À l’entendre, la nouvelle locataire devait bénir son bon ange, qui l’avait conduite dans cette maison de la rue de la Grange-Batelière, servie par des concierges tels que son mari et elle : lui, la crème des hommes ; elle, un véritable trésor pour l’obligeance, la douceur et la discrétion…

Maison exceptionnelle, ajoutait-t-elle, quant au choix des locataires, tous gens d’une honorabilité notoire, depuis les vieilles rentières du premier étage jusqu’au brocanteur du quatrième, le père Ravinet, sans en excepter les jeunes dames qui occupaient les petits appartements du fond de la cour.

Puis, ayant passé tout son monde en revue, elle entamait l’éloge de M. de Brévan, qu’elle appelait M. Maxime.

Il lui avait plu tout d’abord extraordinairement, déclarait-elle, quand il s’était présenté, l’avant-veille, pour arrêter un logement. Jamais elle n’avait encore rencontré un homme si comme il faut, si aimable, si poli et si généreux. Et expérimentée comme elle l’était, elle avait discerné tout de suite un de ces êtres charmants qui semblent créés et mis au monde pour inspirer les plus violentes passions.

Du reste, ajoutait-elle avec un équivoque sourire, sa sympathie pour sa jolie locataire n’était pas moins vive, à ce point qu’elle s’estimerait heureuse de se dévouer pour elle, sans espoir de récompense.

Ce qui n’empêche que Mlle Henriette ayant fini de déjeuner :

– C’est deux francs que vous me devez, mademoiselle, déclara-t-elle, et si cela peut vous être agréable, je me charge, moyennant cinq francs par jour, de vous nourrir très-bien.

Et vivement elle entreprit de prouver que ce serait de sa part pure obligeance, car, à ce prix, et vu la cherté de toutes choses, elle perdrait assurément…

Mais Mlle Henriette ne la laissa pas continuer… Ayant tiré de sa bourse une pièce de 20 francs :

– Payez-vous, madame, prononça-t-elle.

Évidemment, ce n’était pas là ce qu’attendait l’estimable portière, car elle recula d’un air offensé.

– Pour qui donc me prenez-vous, mademoiselle, protesta-t-elle, me croyez-vous capable de vous réclamer quelque chose !…

Et haussant les épaules :

– Est-ce que vos dépenses, d’ailleurs, ne regardent pas M. Maxime !…

Sur quoi, elle ramassa vivement le couvert et se retira.

Mlle Henriette ne savait que penser.

Qu’à travers toutes ses paroles oiseuses, cette louche mégère poursuivit un but, c’est ce dont elle ne pouvait douter, encore qu’elle ne discernât nullement lequel…

Et cependant, ce n’était pas là ce qui arrêtait sa pensée.

Ce qui l’épouvantait, c’était de se sentir si absolument à la merci de M. de Brévan. En tout et pour tout, elle possédait environ deux cents francs, et elle était dénuée de tout, et les objets les plus indispensables lui manquaient, et elle n’avait ni une robe, ni un jupon de rechange.

Comment M. de Brévan n’avait-il pas prévu cela ? Attendait-il donc qu’elle lui exposât sa détresse, et qu’elle lui demandât de l’argent !…

Véritablement elle ne pouvait l’imaginer, et elle attribuait cet oubli à son trouble, se disant qu’il n’allait pas tarder à arriver sans doute, pour s’informer d’elle et se mettre à sa disposition…

Cependant, la journée s’écoula lentement, et la nuit vint sans qu’il parût.

Qu’est-ce que cela voulait dire !… Quel événement extraordinaire était survenu, quel malheur l’avait frappé !…

Dévorée d’indicibles angoisses, Mlle Henriette fut dix fois sur le point de courir jusque chez lui.

Le lendemain seulement, sur les deux heures, il se présenta, affectant un ton dégagé, mais visiblement embarrassé…

S’il n’était pas venu la veille, déclara-t-il, c’est qu’il savait, à n’en pas douter, que la comtesse Sarah le faisait surveiller… La fuite de Mlle de la Ville-Haudry était l’événement de Paris, et on le soupçonnait d’y être pour quelque chose, on ne le lui avait pas caché, disait-il, à son club.

Même, il ajouta que prolonger sa visite serait imprudent, et il se retira sans avoir rien dit à Mlle Henriette, sans paraître s’apercevoir de son dénûment…

Et ainsi, durant trois jours, il ne fit pour ainsi dire qu’apparaître.

Il arrivait profondément troublé, comme s’il eût quelque chose de très-important à dire, puis son front se rembrunissait, et il se retirait brusquement sans avoir rien dit.

Incapable de supporter davantage une si atroce incertitude, torturée de doutes épouvantables, Mlle Henriette était résolue à provoquer une explication, quand, le quatrième jour, M. de Brévan arriva, enflammé, ce n’était que trop aisé à voir, de quelque détermination terrible. Sitôt entré, il donna un tour de clef à la porte, et d’une voix rauque :

– Il faut que je vous parle, mademoiselle, déclara-t-il, oui, il le faut absolument…

Il était livide, ses lèvres blanches tremblaient et ses yeux brillaient d’un éclat effrayant, comme ceux d’un homme qui eût demandé aux liqueurs fortes le courage qui lui manquait…

– Je vous écoute, monsieur, fit la jeune fille toute frissonnante.

Il eut un mouvement encore d’hésitation, puis surmontant d’un puissant effort toutes ses répugnances :

– Eh bien ! donc, reprit-il, je vous demanderai si jamais vous n’avez soupçonné quelles raisons j’avais d’aider votre évasion.

– Je pense, monsieur, que vous n’avez consulté que votre pitié, et aussi le souvenir de votre amitié pour M. Daniel Champcey…

– Non, ce n’est pas cela…

Instinctivement, elle recula, en prononçant seulement :

– Ah !…

De blême qu’il était, M. de Brévan était devenu plus rouge que le feu.

– Vous n’avez donc rien vu, prononça-t-il, vous n’avez donc pas compris que je vous aime…

Elle pouvait tout concevoir, l’infortunée, excepté cela, excepté cette infamie inouïe, cette insulte suprême… M. de Brévan était-il donc ivre ou fou !…

– Retirez-vous, monsieur, commanda-t-elle, d’une voix vibrante d’indignation…

Mais il s’avançait les bras ouverts.

– Oui, je vous aime éperdument, poursuivait-il, et depuis longtemps, depuis le premier jour que je vous ai vue…

Déjà, d’un mouvement rapide, Mlle Henriette avait ouvert la fenêtre.

– Un pas de plus, fit-elle, et je crie au secours…

Il s’arrêta et changeant de ton :

– Ainsi vous me repoussez, ajouta-t-il… Qu’espérez-vous donc ?… Le retour de Daniel ?… Ignorez-vous donc qu’il adore la comtesse Sarah…

– Ah ! vous abusez impudemment de ma détresse ! interrompit la jeune fille.

Et comme il insistait encore.

– Mais sortez donc, lâche, cria-t-elle, sortez donc, misérable, ou j’appelle…

Effrayé, il recula jusqu’à la porte qu’il ouvrit, mais avant de sortir :

– Vous me repoussez aujourd’hui, prononça-t-il en ricanant, mais avant un mois vous me rappellerez… Vous êtes perdue, et seul je puis vous sauver !

XVIII

Enfin éclatait la terrifiante vérité !…

Éperdue d’horreur, les cheveux droits sur la tête, secouée d’un tremblement convulsif, Mlle de la Ville-Haudry essayait de mesurer les profondeurs de l’abîme où elle venait d’être précipitée.

D’elle-même, et avec la simplicité d’un enfant, elle avait donné dans le piège immonde qu’on lui tendait.

Mais qui donc, à sa place, se fût défié ?… qui donc eût soupçonné ou seulement conçu l’idée d’une si monstrueuse scélératesse ?…

Ah ! elle ne comprenait que trop à cette heure, croyait-elle, toutes les manœuvres si peu explicables de M. de Brévan. Elle ne pénétrait que trop le sens profond de ses perfides calculs, quand il lui recommandait avec de si vives instances de n’emporter de la maison paternelle ni ses bijoux, ni aucun objet représentant une certaine valeur…

C’est que si elle eût eu ses bijoux, elle se fût trouvée une petite fortune entre les mains ; elle eût été indépendante et à l’abri du besoin pour une couple d’années…

Et M. de Brévan voulait qu’elle ne possédât rien…

Il savait, le lâche, de quels écrasants mépris elle repousserait ses premiers mots, et il se flattait de cet abominable espoir que l’isolement, la peur, la misère, la mettraient à sa discrétion et la lui livreraient…

– C’est horrible ! répétait la jeune fille, c’est horrible !

Et cet homme avait été l’ami Daniel… Et c’est à cet homme que Daniel, au Moment de s’embarquer, avait confié sa fiancée !…

Quelle atroce dérision !…

Sir Thomas Elgin était certes un redoutable bandit, sans foi ni scrupule, mais on le connaissait, lui, on le savait capable de tout, et on se tenait sur ses gardes… Tandis que l’autre !… Ah ! mille fois plus abject il était et plus vil, lui qui depuis une année épiait d’un visage riant l’heure de la trahison, lui qui avait préparé son crime sous le voile de la plus noble amitié !…

Quant au but final que poursuivait le traître. Mlle Henriette croyait le discerner très-nettement… En faisant d’elle sa maîtresse – car c’était par là qu’il prétendait commencer – il espérait s’assurer une portion de l’immense fortune du comte de la Ville-Haudry.

Et de là, pensait Mlle Henriette, venait la haine dont sir Tom et M. de Brévan lui avaient paru animés l’un contre l’autre… Il y avait eu entre eux, jugeait-elle, rivalité de convoitises honteuses, chacun d’eux tremblant que l’autre ne s’emparât de l’argent qu’il convoitait.

Car le soupçon d’une connivence de la comtesse Sarah et de M. de Brévan ne pouvait venir à Mlle Henriette. Elle les estimait ennemis, au contraire, et séparés par des intérêts absolument différents.

– Ah ! n’importe, murmura-t-elle, un sentiment au moins leur est commun : la haine qu’ils me portent.

Quelques mois plus tôt, une si effroyable catastrophe, et si soudaine, eût certainement écrasé Mlle de la Ville-Haudry. Mais sous tant de chocs réitérés, depuis un an, elle s’était émoussée ; car c’est un fait, que l’âme humaine s’endurcit à la douleur comme le corps à la fatigue.

C’est qu’aussi, pour soutenir son courage, se balançait comme une lueur au-dessus des ténèbres de l’avenir, le souvenir de Daniel.

Si elle avait douté de lui à un moment, sa foi était revenue, intacte. Sa raison lui disait que si véritablement il eût adoré la comtesse Sarah, ses ennemis, sir Thomas Elgin et M. de Brévan n’eussent pas pris tant de peine pour le lui persuader.

Elle pensait donc, elle était donc sûre qu’il lui reviendrait le cœur plein d’elle comme à son départ.

Et grand Dieu ! quels ne seraient pas les transports de douleur et de rage de cet homme si loyal, en apprenant combien lâchement et misérablement il avait été trahi par l’infâme qu’il appelait son ami.

Il saurait, lui, réhabiliter Mlle de la Ville-Haudry et la venger…

– Et je l’attendrai, se disait-elle, les dents convulsivement serrées, je l’attendrai.

Comment ? Elle ne se le demandait pas.

Car elle n’en était encore qu’à cet enthousiasme du premier moment, qui inspire les résolutions héroïques, mais qui dissimule les obstacles à surmonter…

Les premières difficultés de la situation lui furent exposées par la Chevassat, laquelle à six heures précises lui monta à dîner, selon leurs conventions des jours précédents.

L’estimable portière s’était composé une physionomie si dolente qu’on eût juré qu’elle avait les larmes aux yeux.

– Eh bien ! ma belle demoiselle, interrogea-t-elle de sa voix la plus mielleuse, vous avez donc eu une querelle, ce tantôt, avec ce cher M. Maxime ?…

Persuadée du danger, ou à tout le moins de l’inutilité d’une explication, Mlle Henriette répondit simplement :

– Oui, madame.

– Je m’en suis doutée, reprit la portière, rien qu’en le voyant descendre de chez vous avec une mine longue comme mon bras… C’est qu’il vous aime, oui, ce bon jeune homme, et vous pouvez me croire quand je vous le dis, car je m’y connais…

Et elle attendit une réponse, son éloquence produisant toujours un grand effet sur ses locataires. Mais cette réponse ne venant pas :

– Il faut espérer, ajouta-t-elle, que cette petite brouille se raccommodera…

– Non !

À voir la Chevassat, on devait la croire absolument interloquée.

– Comme vous êtes sévère ! exclama-t-elle. Enfin, cela vous regarde… Seulement, je me demande comment vous allez vous arranger.

– Pourquoi faire ?

– Dame !… pour vivre.

– J’en trouverai toujours le moyen, madame, rassurez-vous.

En personne d’expérience et qui n’ignore pas ce que représente souvent ce mot cruel: vivre, pour les pauvres filles abandonnées, la portière hocha gravement la tête.

– Tant mieux, répondit-elle, tant mieux ! seulement, je ne vous vois que des dettes sur le dos…

– Des dettes !…

– Mais oui ! Les meubles qui sont ici sont encore dus au tapissier.

– Comment, les meubles…

– Naturellement… M. Maxime devait les payer, il me l’avait dit, mais du moment où vous êtes brouillés… cela se comprend, n’est-ce pas ?

C’était à douter d’une si basse infamie… N’importe, Mlle Henriette fit bonne contenance.

– Pour combien donc y a-t-il de meubles ici ? interrogea-t-elle.

– Je ne sais… pour cinq ou six cents francs, peut-être… tout est si cher.

En tout, il y eu avait bien pour cent cinquante ou deux cents francs.

– Eh bien ! je les payerai, déclara Mlle Henriette. Le tapissier m’accordera bien quarante-huit heures de délai…

– Oh ! certainement.

Persuadée que cette doucereuse mégère était chargée par M. de Brévan de l’espionner, la pauvre jeune fille affectait l’air le plus calme. Et même, ayant fini de dîner, elle voulut absolument payer sur-le-champ une cinquantaine de francs qu’elle devait pour ses repas depuis quatre jours et pour quelques emplettes…

Mais dès que la portière se fut retirée, la pauvre fille s’affaissa sur une chaise, murmurant :

– Je suis perdue.

Quelle ressource en effet lui restait ; quel parti prendre ?

Retourner chez son père, implorer la pitié de la comtesse Sarah ?… Ah ! la mort lui eût paru douce, comparée à une telle humiliation. Et d’ailleurs n’eût-ce pas été, pour éviter Maxime, courir se livrer à sir Tom !…

Demanderait-elle du secours à quelqu’un des anciens amis de sa famille ?… Mais à qui ?…

Plus en détresse que le naufragé dont l’œil interroge l’horizon vide, elle cherchait à qui s’adresser… En proie à la plus douloureuse angoisse, elle égrenait dans sa mémoire le nom « de tous les gens quelle avait connus…

Elle ne connaissait autant dire personne, hélas !… Depuis que sa mère était morte et qu’elle vivait seule, qui donc se souvenait d’elle, sinon pour la calomnier !…

Ses seuls amis, les seuls qui eussent pris sa cause en main, le duc et la duchesse de Champdoce étaient en Italie, elle s’en était assurée.

– Je n’ai donc à compter que sur moi seule, répétait-elle, sur moi seule…

Puis se redressant :

– N’importe, répétait-elle, le cœur gonflé de révoltes, je me sauverai !…

En somme, de quoi dépendait son salut ?… De la possibilité de vivre jusqu’à sa majorité ou jusqu’au retour de Daniel.

– Est-ce donc si difficile de vivre, pensait-elle… Les filles des pauvres gens, tout aussi abandonnées que je le suis vivent bien, elles !… Pourquoi ne vivrais-je pas, moi !…

Pourquoi !…

Parce que les filles des pauvres ont fuit dès le berceau, pour ainsi dire, le rude apprentissage de la misère… Parce qu’elles ne s’effraient pas d’un jour sans travail ou d’un jour sans pain… Parce que l’expérience cruelle les a armées pour la lutte… Parce qu’elles connaissent la vie enfin et leur Paris, que leur industrie s’est affûtée aux meules de la nécessité, qu’elles ont l’art inné de tirer parti de tout, qu’elles sont fines, adroites, entreprenantes, hardies…

Tandis que Mlle de la Ville-Haudry, élevée comme en serre chaude, selon les stupides préjugés de sa condition, ne savait rien de la vie, de ses poignantes réalités, de ses combats, de ses misères… Elle n’avait pour elle que son courage.

– Cela suffit, se disait-elle : ce qu’on veut, on le peut.

Ainsi résolue à ne plus même songer à un secours étranger, elle se mit à étudier sa situation et à inventorier ses richesses.

En fait de choses ayant une valeur certaine, elle possédait le cachemire dont elle s’était enveloppée pour fuir, le nécessaire de toilette en or contenu dans le sac de voyage de sa mère, une broche, sa montre, une paire d’assez jolies boucles d’oreilles, et enfin deux bagues, que par un hasard heureux elle n’avait pas retirées de son doigt le soir de son évasion, et dont une était d’un assez grand prix.

Tout cela, d’après son estimation, devait avoir coûté huit ou neuf mille francs au moins.

Combien le vendrait-elle, puisqu’elle était résolue à le vendre ?… Pour elle, tout l’avenir était là.

Mais comment se défaire de ces objets ?… Il lui tardait d’en finir, elle avait hâte d’être délivrée du tourment de l’incertitude, elle était pressée de payer les quelques méchants meubles qui garnissaient sa chambre. À qui s’adresser… Pour rien au monde elle ne se fût confiée à la Chevassat, son instinct lui disant que laisser voir sa détresse à cette douceâtre mégère, ce serait se livrer à elle pieds et poings liés.

Elle cherchait quand l’idée du Mont-de-Piété traversa son esprit. Elle n’en avait oui parler que très-vaguement, assez cependant pour savoir que c’est une institution d’ordre public qui prête de l’argent aux gens gênés contre le dépôt d’un nantissement.

– C’est là que je dois aller, se dit Mlle Henriette.

Seulement, où prendre un bureau de Mont-de-Piété ?…

– Bast !… je trouverai toujours, se dit-elle.

Et elle descendit, au grand étonnement de la portière, qui lui demanda où elle allait, si pressée.

Ayant pris la première rue, elle s’en allait au hasard, marchant très-vite, sans souci des passants qui la coudoyaient, uniquement préoccupée d’examiner les maisons et les enseignes.

Mais c’est en vain que, durant plus d’une heure, elle erra à travers ce lacis de petites rues qui s’enchevêtrent entre le faubourg Montmartre et la rue Laffitte ; elle ne trouva pas… et la nuit tombait.

– Et cependant, je ne rentrerai pas les mains vides, se disait-elle avec colère.

C’est pourquoi, rassemblant toute son audace, elle s’approcha d’un sergent de ville, et, plus ronge qu’une pivoine, et toute confuse :

– Seriez-vous assez bon, monsieur, dit-elle, pour m’indiquer un bureau de Mont-de-Piété ?

D’un air de commisération, l’agent regarda cette jeune fille dont toute la personne exhalait un parfum de distinction et de candeur, se demandant peut-être quelle misère la réduisait à cette ruineuse ressource… Enfin avec un soupir :

– Là, madame, répondit-il en étendant la main, au coin de la rue du Faubourg-Montmartre, vous trouverez un bureau de prêt direct.

« Prêt direct !… » Ces deux mots ne représentaient rien à l’esprit de Mlle Henriette. N’importe ; elle reprit sa course d’un pied fiévreux, reconnut la maison indiquée, entra, monta, et, poussant une porte, se trouva dans une grande pièce sombre où une vingtaine de personnes attendaient debout…

À droite de la salle, trois ou quatre employés, séparés du public par une balustrade à hauteur d’appui, écrivaient, demandant le nom des dépositaires et comptant de l’argent.

Tout au fond, dans l’ombre, un large guichet s’ouvrait ou un autre employé apparaissait par moments, pour prendre les objets qu’on remettait en dépôt…

Après cinq minutes d’observation, sans avoir interrogé personne, Mlle Henriette avait compris le mécanisme de l’institution. Plus tremblante que si elle eût été pour commettre un crime, elle s’avança vers le guichet du fond, et déposa une de ses bagues, la plus belle, sur le rebord…

Puis elle attendit, baissant la tête, car il lui semblait que tout le monde avait les yeux sur elle…

– Une bague en diamant !… cria l’employé… neuf cents francs… À qui ?…

L’énormité de la somme fit dresser toutes les têtes, et une grosse femme, trop bien mise, à l’œil impudent, dit :

– Mâtin ! Elle se met bien, la petite !…

Cramoisie de honte, Mlle Henriette s’était avancée :

– La bague est à moi, monsieur, murmura-t-elle.

L’employé la considéra, puis doucement :

– Vous avez des papiers ? interrogea-t-il.

– Des papiers ?… Lesquels ?…

– Ceux qu’il faut pour justifier votre identité, un passeport, une quittance de loyer, un billet…

Dans la salle, on riait de l’ignorance de cette naïve.

– Je n’ai rien de tout cela, monsieur, balbutia-t-elle.

– Alors on ne peut vous prêter…

Encore un espoir, le dernier, qui lui échappait… Elle tendit la main en disant :

– Rendez-moi donc ma bague, monsieur.

Mais remployé se mit à rire.

– Ah ! mais non, ma petite mère, fit-il, cela ne se peut pas… On vous la rendra quand vous viendrez avec des papiers ou accompagnée de deux commerçants patentés.

– Cependant, monsieur…

– C’est comme cela.

Et trouvant que l’incident avait assez duré, il poursuivit :

– Un manteau de velours, trente francs, à qui ?…

Déjà Mlle de la Ville-Haudry fuyait à travers les escaliers, poursuivie, lui semblait-il, par les huées de la foule… Comme cet employé l’avait toisée… La prenait-on donc pour une voleuse ! Et qu’allait-il advenir de cette bague ?… La police chercherait, arriverait jusqu’à elle, et elle serait reconduite à l’hôtel de la Ville-Haudry, chez son père, et livrée à sir Tom…

C’est à peine si elle se soutenait quand elle arriva rue de la Grange-Batelière, et là l’étourdissement, l’émotion, l’épouvante lui faisant oublier ses résolutions, elle avoua à la Chevassat son inutile tentative.

Plus grave qu’un homme d’affaires consulté par un client qui s’est imprudemment fourré dans un guêpier, l’honnête concierge écoutait sa locataire.

– Pauvre Chatte, murmurait-elle d’une voix où on eût dit que roulaient des larmes, pauvre chatte innocente !…

Mais si elle réussissait à donner à sa figure ingrate l’expression d’une pitié sincère, l’éclat de son œil dur trahissait l’immense satisfaction qu’elle ressentait de voir Mlle Henriette à ses pieds.

– Enfin, vous avez encore eu de la chance dans votre malheur, lui déclara-t-elle, car vous avez été terriblement imprudente.

Et comme la pauvre jeune fille s’étonnait un peu :

– Oui, poursuivit-elle, vous risquiez gros, et ce n’est pas malin à prouver… Qui êtes-vous ?… Bon ! ce n’est pas la peine de pâlir, je ne vous le demande pas… Mais enfin, en portant vous-même un bijou au « clou » – elle appelait ainsi le Mont-de-Piété – vous alliez, comme on dit, vous jeter dans la gueule du loup… Si on vous avait arrêtée quand on a vu que vous n’aviez pas de papiers, si on vous avait conduite chez M. le commissaire ?… Ah ! il n’y a pas à chanter mon bel ami, vous étiez prise…

Et tout aussitôt, changeant de ton, elle se mit à reprocher à sa jolie demoiselle de lui avoir dissimulé sa détresse. Ça, c’était mal, et ça lui faisait bien de la peine… Pourquoi lui avoir donné de l’argent la veille ? Est-ce qu’elle en demandait ?… Avait-elle donc l’air d’une créancière si terrible !… Elle savait, Dieu merci ! ce que c’est que la vie de ce monde et qu’il faut s’entr’aider… Il y avait bien, il est vrai, ce gredin de marchand de meubles à payer, mais elle se serait volontiers chargée de le faire patienter. Tiens, pourquoi donc pas !… Elle en avait, sans se vanter, fait attendre d’autres… Et même, pas plus tard que la semaine passée, elle vous avait bel et bien envoyé promener un tapissier et une marchande à la toilette qui voulaient saisir, les malhonnêtes, une de ses locataires du fond de la cour, la plus gentille, précisément, et la plus distinguée et la meilleure de toutes…

Elle discourait, elle discourait avec une vertigineuse loquacité, jusqu’à ce qu’enfin, pensant avoir donné assez à réfléchir à sa « petite chatte, » et suffisamment préparé le terrain :

– Mais on voit bien que vous n’êtes qu’une enfant, ma chère demoiselle… poursuivit-elle. Vendre vos pauvres petits bijoux ! n’est-ce pas un meurtre, quand il est quelqu’un qui serait si aisé de vous rendre service ?

À cette attaque directe, mais non absolument imprévue, Mlle Henriette tressaillit.

– Car bien sûr, continuait l’autre, rien que pour vous être agréable, il donnerait un de ses bras, ce pauvre monsieur Maxime…

Si impérieux fut le geste de Mlle Henriette, que la digne concierge en parut tout interloquée.

– Je vous défends, s’écria la jeune fille d’une voix tremblante de colère, je vous défends absolument de prononcer devant moi ce nom !…

L’autre haussa les épaules.

– Comme vous voudrez, fit elle.

Et prompte à changer de conversation :

– Pour lors, reprit-elle, revenons à votre bague restée « en plan… » Qu’est-ce que vous allez en faire ?…

– C’est parce que je ne sais que faire, madame, répondit Mlle Henriette, que je me suis adressée à vous.

La Chevassat sourit agréablement.

– Et bien vous avez fait, approuva-t-elle ; car, Dieu merci ! on ne me prend pas souvent à court… Chevassat va se rendre au clou avec le charbonnier et le marchand de vin d’à côté, et avant de vous coucher vous aurez votre argent, c’est moi qui vous le garantis… C’est qu’il s’entend un peu à faire marcher les employés, Chevassat !

Le soir même, en effet, le concierge lui-même daigna monter à Mlle Henriette 895 francs.

S’il n’apportait pas intacts les 900 francs prêtés par le Mont-de-Piété, c’est qu’ayant dérangé deux voisins patentés, il avait dû, selon l’usage, les inviter à prendre quelque chose… Car pour lui, il n’avait rien gardé, oh ! rien de rien, il en pouvait faire le serment, préférant bien s’en remettre à la générosité de Mademoiselle…

– Voici 10 francs, lui dit brusquement Mlle Henriette, pour couper court à son insupportable bavardage…

Enfin, avec les quelques louis qui restaient au fond de sa bourse, c’était un capital de mille francs que la pauvre fille avait devant elle. Combien de jours, combien de mois d’existence et de sécurité ne lui eût pas représenté cette somme, sans ce tapissier dont il fallait indispensablement régler la facture…

Il ne manqua pas de venir la présenter le lendemain, conduit par la portière.

Il réclamait 549 francs.

549 francs pour les quelques meubles de rebut qui garnissaient ce misérable logis… Le vol était flagrant et d’une impudence si inouïe, que Mlle Henriette en demeura interdite… Et cependant elle paya.

Restée seule, elle faisait tristement sauter dans le creux de sa main les vingt-trois louis qui lui restaient, quand une inspiration traversa son esprit, qui l’eût sauvée, si elle l’eût suivie.

La pensée lui vint de quitter furtivement cette maison, de se faire conduire au chemin de fer d’Orléans, et de prendre le premier train pour les Rosiers, où demeurait la tante de Daniel.

Hélas !… elle se contenta d’écrire aux Rosiers et resta…

XIX

Ce devait d’ailleurs être pour Mlle de la Ville-Haudry la dernière faveur de la destinée, cette avance suprême qui, si on ne sait pas la saisir, ne se représente plus.

De ce moment et irrévocablement elle se trouvait engagée sur cette pente vertigineuse qui mène aux abîmes, et de plus en plus elle devait voir son horizon se rétrécir et s’assombrir…

Elle s’était juré, l’infortunée, d’épargner le peu d’argent qui lui restait comme le sang même de ses veines… Mais comment épargner ?…

Tout lui manquait, surtout l’indispensable.

Lorsqu’il était venu louer ce taudis, M. de Brévan n’avait rien prévu… Ou plutôt, si – et ce calcul était bien digne de sa froide scélératesse – il avait pris ses mesures pour que sa victime fût dénuée de tout à la fois. Sans autres vêtements que ceux qu’elle portait lors de sa fuite, elle se trouvait sans linge, sans chaussures, n’ayant pour essuyer ses mains que les serviettes que lui louait la portière.

Pour elle, accoutumée à toutes les recherches du luxe et aux raffinements d’une exquise propreté, ces privations devaient constituer un intolérable supplice…

C’est ainsi qu’elle dépensa en achats de tout genre cent cinquante francs !… Cent cinquante francs, quand déjà elle pouvait, pour ainsi dire, calculer l’heure où le pain lui manquerait.

D’un autre côté elle avait chaque jour cinq francs à donner à la Chevassat pour sa nourriture… Cinq francs, une somme énorme et qui la révoltait, car elle eût consenti avec joie à ne vivre que de pain et d’eau.

Mais là-dessus, toute économie lui paraissait impossible.

Un soir, s’étant avisée d’insinuer qu’il lui faudrait peut-être réformer cette dépense, la Chevassat l’avait enveloppée d’un regard si venimeux, qu’elle s’en était senti froid jusqu’à la moelle des os.

– Il faut en passer par là, s’était-elle dit.

Dans son esprit, ces cinq francs étaient comme une rançon quotidienne dont elle payait les bonnes grâces de l’estimable concierge.

Il est vrai qu’à ce prix la Chevassat était aux petits soins pour sa « pauvre chatte, » car c’est ainsi qu’elle appelait définitivement Mlle de la Ville-Haudry, devenant de jour en jour plus envahissante, ajoutant aux tortures de la pauvre fille le supplice de son odieuse et irritante familiarité.

Maintes fois, Mlle Henriette, indignée et froissée, avait été sur le point de se révolter ; jamais elle n’avait osé, se résignant à ces outrageantes privautés pour la même raison qu’elle se soumettait à l’impôt de cinq francs par jour.

Et l’autre, prenant ce silence pour un assentiment, ne se gênait plus guère… Elle ne pouvait comprendre, déclarait-elle, que « sa pauvre chatte, » jeune et jolie commis elle l’était, consentit à vivre comme elle faisait… Était ce une existence, cela !

Puis, toujours elle finissait par en revenir à M. Maxime, lequel continuait à venir aux informations deux fois par jour, le pauvre jeune homme !…

– Et même, ma pauvre chatte, ajoutait-elle, vous verrez qu’il prendra son courage à deux mains et qu’il viendra vous présenter ses excuses…

Mais cela, Mlle Henriette ne pouvait le croire.

– Jamais il n’aura cette impudence extraordinaire, pensait-elle.

Il l’eut, cependant.

Un matin, elle achevait de mettre en ordre son petit ménage, quand on frappa discrètement à la porte.

Persuadée que c’était la portière qui lui montait son déjeuner, elle se hâta d’ouvrir sans demander qui était là…

Et elle recula, stupide d’étonnement et de terreur, en reconnaissant M. de Brévan !…

Véritablement il semblait se faire une violence extraordinaire… Il était livide, ses lèvres blêmes tremblaient, son œil trouble vacillait, et il remuait la mâchoire comme s’il eût eu du gravier en guise de salive dans la bouche.

– Je suis venu, mademoiselle, commença-t-il, vous demander si vous avez réfléchi depuis l’autre jour…

Elle ne lui répondit pas, l’écrasant d’un regard qui eût fait rentrer sous terre un homme conservant quelque sentiment d’honneur…

Mais il avait dû, en venant, s’armer contre le mépris.

– Je sens, poursuivit-il, que ma conduite doit vous paraître abominable… Je vous ai attirée dans un piège odieux, je trahis indignement la confiance d’un ami, mais j’ai une excuse : une passion plus forte que ma volonté, que ma raison…

– La passion vile de l’argent !…

– Libre à vous de le croire, mademoiselle… Je ne chercherai pas à me disculper, je ne suis pas ici pour cela… j’y suis pour vous faire toucher du doigt votre situation, que vous ne me paraissez pas comprendre…

Si elle n’eût écouté que son inspiration, Mlle de la Ville-Haudry eût chassé le misérable.

Mais il lui importait, croyait-elle, de connaître sa pensée et ses intentions… Elle surmonta donc son dégoût et se tût…

– Tout d’abord, poursuivit M. de Brévan, qui semblait se remettre, retenez bien ceci, mademoiselle : Vous êtes perdue de réputation et perdue… par moi… Tout Paris, à cette heure, est persuadé que je vous ai enlevée, et que nous cachons nos amours au fond de quelque délicieuse retraite… que vous êtes ma maîtresse, en un mot.

Il s’attendait à une terrible explosion d’indignation ; point ! Mlle Henriette demeura de marbre.

– Que voulez-vous ! reprit-il d’un ton de persiflage, mon cocher a parlé… Deux de mes amis qui arrivaient à pied à la fête de votre père vous ont vue, sautant dans ma voiture… Et comme si le scandale n’eût pas été suffisant, cet imbécile de sir Tom m’a provoqué publiquement, nous nous sommes battus, et je l’ai blessé…

À la façon dont la jeune fille haussa les épaules, M. de Brévan vit bien qu’elle ne le croyait pas.

C’est pourquoi, tirant un journal de sa poche :

– Si vous doutez, mademoiselle, ajouta-t-il, daignez lire ceci, tenez, là, en haut de la seconde colonne.

Elle prit le journal qu’il lui tendait, et en effet, lut : « Hier, au bois de Vincennes, une rencontre à l’épée a eu lieu entre M. M. de B… et l’un des plus honorables membres de la colonie Américaine, sir T. E… Après cinq minutes d’un combat fort vif, sir E… a été a blessé au bras. La soudaine et très-surprenante disparition d’une des plus riches héritières du faubourg a Saint-Germain ne serait pas, assure-t-on, étrangère à ce duel. L’heureux M. de B… saurait, dit-on, trop bien au gré de la famille, où se cache la belle fugitive… Mais, c’en est assez, n’est-ce pas, sur une aventure que va dénouer avant peu un bel et bon mariage… »

– Vous voyez, mademoiselle, fit M. de Brévan, quand il pensa que Mlle Henriette avait eu le temps de lire… Ce n’est pas moi qui conseille un mariage… Devenez ma femme, et votre honneur est intact…

– Ah ! monsieur !…

Et dans cette seule exclamation, il y avait tant de mépris et un si profond dégoût, que M. de Brévan en pâlit encore, s’il était possible.

– C’est donc que vous préférez épouser sir Elgin, fit-il.

Elle haussa les épaules ; mais lui :

– Oh ! ne raillez pas, poursuivit-il. Lui ou moi… il n’est pas pour vous d’autre alternative. Tôt ou tard, il vous faudra choisir…

– Je ne choirai pas, monsieur…

– Oh ! attendez que la misère soit venue. Alors, vous pensez peut-être qu’il vous suffira d’implorer votre père pour qu’il vienne à votre secours… Détrompez-vous… Votre père n’a d’autre volonté que celle de la comtesse Sarah… et la comtesse Sarah veut que vous épousiez sir Tom…

– Je n’implorerai pas mon père, monsieur.

– C’est donc que vous comptez pour votre salut sur le retour de Daniel !… Ah ! croyez-moi, ne vous bercez pas de chimères… Daniel, je vous l’ai dit, aime la comtesse Sarah, et ne l’aimât-il pas, vous êtes trop compromise pour que jamais il vous donne son nom… Mais ce n’est encore rien. Allez au ministère de la marine, on vous dira que la campagne de la Conquête doit durer deux ans encore… Lors donc que Daniel reviendra, s’il revient jamais, ce qui n’est pas prouvé, vous serez Mme de Brévan on mistress Elgin… à moins que…

Mlle Henriette arrêta sur lui un regard dont il ne put supporter l’étrange fixité, et d’une voix profonde :

– À moins que je ne sois morte, n’est-ce pas ? dit elle… Soit.

Froidement, M. de Brévan inclina la tête comme pour répondre :

« – Oui, à moins que vous ne soyez morte, c’est bien cela. »

Puis ouvrant la porte :

– Laissez-moi espérer, mademoiselle, prononça-t-il, que ce n’est pas là votre dernier mot… J’aurai du reste l’honneur de me présenter à vous chaque semaine pour connaitre votre volonté…

Et saluant, il se retira…

– Qui l’amenait, le misérable !… Que veut-il encore de moi !…

Ainsi, dès qu’elle fut seule, la porte refermée, Mlle de la Ville-Haudry s’interrogeait avec un redoublement d’angoisses.

Car elle ne croyait pas un mot des prétextes invoqués par M. de Brévan pour expliquer sa visite.

Non, elle ne pouvait admettre qu’il fût venu pour savoir si elle avait réfléchi, ni qu’il caressât, comme il le prétendait, cette espérance abominable que la misère, la peur, la faim, la jetteraient entre ses bras.

– Il doit me connaître assez, pensait-elle avec un frémissement de colère, pour être certain que je préfèrerais mille morts !…

Donc, il fallait que cette démarche, qui très visiblement lui avait été atrocement pénible, lui fût commandée par quelque impérieuse considération.

Mais laquelle ?

Avec une contention d’esprit extraordinaire. Mlle Henriette reprenait une à une et analysait toutes les phrases de M. de Brévan, espérant qu’un mot l’éclairerait… Mais elle ne découvrait rien…

Tout ce qu’il lui avait dit des conséquences de sa fuite, elle l’avait prévu avant de s’y déterminer… Il ne lui avait appris de nouveau que son duel avec sir Thomas Elgin, et en y réfléchissant, elle le trouvait tout naturel.

Ne convoitaient-ils pas avec une âpreté pareille la fortune qu’elle devait recueillir du chef de sa mère à sa majorité !… l’antagonisme de leurs intérêts expliquait, pensait-elle, leur haine…

Car elle était bien persuadée qu’ils se haïssaient mortellement… L’idée que sir Tom et M. de Brévan s’entendaient et poursuivaient un but commun ne pouvait lui venir. Et, lui fût-elle venue, elle l’eût repoussée comme absurde.

Devait-elle donc s’arrêter à cette conclusion que M. de Brévan n’avait eu, en se présentant devant elle, d’autre dessein que de porter au comble son épouvante ?…

Mais à quel propos, pourquoi, quel bénéfice lui en reviendrait ?

L’homme qui convoite une jeune fille ne prend pas à tâche de la glacer d’horreur et de lui inspirer le plus insurmontable dégoût, par des procédés immondes capables de faire reculer les scélérats les plus dégradés.

Ainsi avait pourtant agi M. de Brévan… Donc, il visait tout autre chose que ce mariage dont il parlait.

Quoi, cependant ?

On ne commet pas de si abominables actions pour l’unique plaisir de les commettre, surtout quand elles exposent à un danger positif.

Or, il était clair qu’au retour de Daniel, – qu’il aimât encore ou non Mlle de la Ville-Haudry, – M. de Brévan aurait un terrible compte à rendre à ce loyal marin qui lui avait confié l’honneur de sa fiancée.

M. de Brévan ne songeait-il donc jamais à ce retour !…

Oh ! si, il y pensait, et avec de secrètes terreurs, il n’en fallait d’autre preuve qu’une phrase qu’il avait laissé échapper.

Après avoir dit : « Quand Daniel reviendra, » il avait ajouté : « S’il revient toutefois, ce qui n’est pas prouvé… »

Pourquoi cette restriction ?… Avait-il donc des raisons particulières de croire que Daniel périrait pendant cette dangereuse campagne !…

Maintenant elle se rappelait, oui, elle se rappelait positivement avoir vu un sourire monter aux lèvres blêmes de M. de Brévan pendant qu’il disait cela.

Et à ce souvenir effrayant, elle se sentait défaillir.

N’était-il pas capable de tout, le misérable qui l’avait si épouvantablement trahie, de tout, même d’armer le bras d’un assassin !…

– Oh ! il faut prévenir Daniel, s’écria-t-elle, il le faut ; sans perdre une minute…

Et, bien qu’elle lui eût écrit longuement le jour d’avant, elle lui écrivit encore pour le supplier de se défier, de veiller sur lui, parce que sûrement sa vie était menacée…

Et cette lettre elle la porta elle-même à la poste, persuadée que la confier à la Chevassat ce serait la livrer à M. de Brévan.

Dieu sait cependant si, de plus en plus, l’estimable portière semblait s’attacher à elle et devenait expansive et démonstrative en son dévouement. À tout instant du jour, sous le premier prétexte venu, elle arrivait chez Mlle Henriette, s’asseyait, et durant des heures entières l’étourdissait de son insupportable flux labial…

Elle ne se gênait plus aucunement, parlant, disait-elle, à cœur ouvert à sa « petite chatte, » comme elle eût parlé à sa propre fille.

Les étranges théories qu’elle laissait seulement entrevoir autrefois, elle les exposait désormais sans embarras, se carrant dans une sorte de cynisme naïf qui trahissait de surprenantes perversions de sens moral.

C’était à croire que cette détestable mégère avait reçu des ennemis de la pauvre jeune fille la mission de la démoraliser, de la dépraver, s’il était possible, et de la pousser à ce cloaque du vice brillant et facile où roulent tant de malheureuses…

Seulement, s’il en était ainsi, le choix de l’embaucheuse n’était pas heureux…

L’éloquence de la Chevassat, qui très-probablement eût mis le feu à l’imagination d’une grisette ambitieuse, ne pouvait que soulever de dégoût le cœur de Mlle de la Ville-Haudry.

Elle s’était accoutumée à penser à autre chose pendant que pérorait la concierge, et son âme fière planait à des hauteurs où ne pouvaient l’atteindre ces souillures.

Son existence n’en était pas moins d’une mortelle tristesse.

Elle ne sortait jamais, passant ses journées dans sa chambre à lire ou à travailler à un grand travail de broderie, chef-d’œuvre de patience et de goût, qu’elle avait entrepris avec l’arrière-pensée qu’il lui serait peut-être une ressource en sa détresse…

Mais un souci nouveau ne devait pas tarder à la tirer de cet engourdissement.

Son argent diminuait, et un matin vint où elle changea le dernier louis de ses neufs cents francs.

Recourir encore au Mont-de-Piété était urgent, car on était aux premiers jours d’avril, et la doucereuse portière lui avait donné à entendre qu’elle ferait sagement de se mettre en mesure pour pouvoir, le 8, payer son terme qui était de cent francs.

Elle confia donc au sieur Chevassat la bague qui lui restait pour qu’il allât l’engager.

Calculant d’après la somme qu’elle avait eue de la première, elle estimait que sur celle-ci on lui avancerait bien vingt-cinq à trente louis pour le moins.

Le portier lui rapporta cent quatre-vingt-dix francs !…

Tout d’abord, elle fut persuadée que cet homme l’avait volée, et elle le laissa voir.

Mais lui, d’un air furieux, exhiba la reconnaissance.

– Regardez, dit-il, et sachez mieux à qui vous parlez…

Sur la reconnaissance, en effet, on lisait en toutes lettres : Somme avancée : deux cents franc…

Convaincue de l’injustice de ses soupçons, Mlle Henriette dut faire des excuses, et c’est à peine si une pièce de dix francs calma la colère du susceptible Chevassat…

Hélas ! la pauvre fille ignorait qu’on est toujours libre de n’engager un objet que pour une portion de sa valeur, et elle était trop inexpérimentée pour reconnaitre sur la reconnaissance les traces de cette opération.

N’importe !… Pour Mlle de la Ville-Haudry c’était là, et elle ne le sentait que trop, un de ces désastres dont on ne se relève pas.

C’était deux mois d’existence de moins… Le temps peut-être dont il s’en faudrait qu’elle pût attendre le retour de Daniel.

Cependant, le jour du terme arriva, et elle donna cent francs en échange de sa quittance de loyer…

Et le surlendemain, elle se trouvait de nouveau sans argent, et, selon l’expression de la Chevassat, réduite à « s’en prendre à ses pauvres affaires. »

Mais le Mont-de-Piété avait trop cruellement trompé ses calculs pour qu’elle consentît à y recourir encore et à s’exposer à une seconde déception.

Elle résolut, non plus d’engager, mais de vendre le nécessaire de toilette en or que contenait son sac de voyage, et elle pria son obligeante portière de lui chercher un acheteur.

Tout d’abord, la Chevassat éleva beaucoup d’objections.

– Vendre ce nécessaire si joli, disait-elle, quel meurtre ! Songez que vous ne le reverrez plus jamais… Si vous le portiez « au clou, » au contraire, dès qu’il vous viendrait un peu d’argent, vous le dégageriez…

Elle perdait ses peines, elle le reconnut, et, se résignant, elle finit par amener une espèce de marchand à la toilette de ses amis, un brave homme fini, affirmait-elle, en qui on pouvait avoir la confiance la plus absolue.

Et véritablement il se montra digne de cette chaude recommandation en proposant du premier coup cinq cents francs de ce nécessaire, qui ne valait pas beaucoup plus du triple… Encore n’était-ce pas son dernier mot… Après une heure de débats irritants, après dix fausses sorties, il tira en soupirant son porte-monnaie et compta sur la table les trente-cinq louis qu’avait impérieusement exigés Mlle Henriette.

C’était de quoi payer quatre mois de pension à la Chevassat.

– Mais non, se dit la pauvre jeune fille, non ce serait trop de pusillanimité, à la fin !…

Et le soir même, rassemblant en un grand effort tout son courage, elle déclara d’un ton ferme à la redoutable mégère qu’elle ne lui prendrait plus qu’un repas, le soir.

Elle avait trouvé ce moyen terme pour éviter non une scène, elle en attendait une, mais une brouille complète.

Contre toute attente, cependant, l’honorable portière ne parut ni surprise ni choquée. Elle haussa seulement les épaules en disant :

– Comme vous voudrez, ma petite chatte… Seulement, croyez-moi, les économies qu’on fait sur son estomac ne profitent pas…

C’est à dater de ce coup d’état que Mlle Henriette prit l’habitude de descendre chaque matin pour acheter le petit pain et les deux sous de lait qui constituèrent désormais son déjeuner.

Le reste du temps, elle ne bougeait de sa chambre, s’acharnant au travail de broderie qu’elle avait entrepris, et rien ne troublait la désolante monotonie de ses journées, que la visite hebdomadaire de M. de Brévan…

Car il n’oubliait pas sa menace, et chaque semaine, Mlle Henriette était sûre de le voir apparaître.

Il arrivait d’un air grave et froidement lui demandait si elle avait réfléchi depuis qu’il avait eu l’honneur de lui présenter ses hommages…

Elle ne lui répondait d’ordinaire que par un regard de mépris, mais il n’en semblait aucunement déconcerté. Il saluait respectueusement et invariablement disait avant de se retirer :

– Ce sera donc pour une autre fois… j’attendrai. Oh ! j’ai le temps d’attendre.

S’il espérait ainsi réussir à réduire plus vite Mlle Henriette, il se trompait grossièrement… Cette insulte périodique était un stimulant qui entretenait sa colère et fouettait son énergie… Son orgueil s’exaspérait à l’idée constante de la lutte engagée, et elle se jurait qu’elle en sortirait victorieuse…

C’est de ce sentiment que lui vint la pensée d’une démarche dont les résultats devaient avoir sur l’avenir une influence décisive.

On était alors à la fin de juin, et elle ne voyait pas sans effroi diminuer son petit trésor, quand un matin, jugeant la Chevassat de belle humeur, elle se hasarda à lui demander si elle ne pourrait pas lui procurer de l’ouvrage, se disant très-adroite à tous les travaux de femme…

Mais l’autre, dès les premiers mots, s’était mise à rire.

– Laissez-moi donc tranquille, interrompit-elle, est-ce que des mains comme les vôtres sont faites pour travailler…

Et comme Mlle Henriette insistait, montrant comme preuve de son habileté la broderie qu’elle avait entreprise :

– C’est très-joli cela, fit la concierge, mais à broder du matin au soir une fée ne gagnerait pas la nourriture d’un chardonneret.

Il devait y avoir du vrai, dans cette exagération, la pauvre fille le soupçonnait, aussi se hâta-t-elle d’ajouter qu’elle était capable de beaucoup d’autres choses.

Elle était très-bonne musicienne, par exemple, et donnerait très-bien des leçons de piano ou de chant, si on lui procurait des élèves.

À ces mots, l’éclair d’une joie diabolique traversa les petits yeux de l’honorable portière.

– Quoi ! vous sauriez faire danser, ma petite chatte ? s’écria-t-elle, comme ces artistes qui vont jouer du piano dans les bals du monde…

– Certainement.

– Tiens, tiens, c’est un talent… Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé plus tôt ? Je m’occuperai de ça, vous verrez, fiez-vous à moi…

Le samedi suivant, en effet, dès le matin, elle parut chez Mlle Henriette avec l’air joyeux d’une messagère de bonne nouvelle.

– J’ai pensé à vous ! dit-elle dès le seuil.

– Ah !…

– Il y a une locataire de la maison qui donne une grande soirée aujourd’hui… Je lui ai parlé de vous, et elle m’a dit qu’elle vous payerait trente francs pour faire sauter sa société… Trente francs !… c’est une sommes cela, sans compter que si on est satisfait de vous, ça attirera les pratiques…

– À quel étage demeure cette locataire ?…

– Au Second, l’appartement du fond, sur la cour… Mme Hilaire… une personne très-distinguée et qui n’a pas sa pareille pour la bonté du cœur… Il faudrait y être à neuf heures précises…

– J’y serai.

Toute heureuse et pleine d’espoir, Mlle Henriette passa une partie de l’après-midi à restaurer son unique robe, une robe de soie noire, bien usée, hélas ! et déjà toute reprisée…

Pourtant, à force d’industrie et de patience, elle s’était composé une toilette presque présentable quand, sur le coup de dix heures, elle sonna chez Mme Hilaire.

On l’introduisit dans un salon étrangement meublé de meubles hétéroclites, mais fort brillamment éclairé, où sept ou huit jeunes femmes en toilette extravagantes et autant de messieurs à gilets à cœur fumaient en prenant du café.

Dames et messieurs sortaient de table ; on le reconnaissait à leurs yeux et aux éclats de leurs voix.

– Tiens !… c’est la pianiste du cinquième ! s’écria une grande femme brune, jolie et encore plus commune, qui devait être Mme Hilaire…

Et s’adressant à Mlle Henriette :

– Voulez-vous prendre un verre de quelque chose, ma petite biche ? demanda-t-elle.

Plus rouge que le feu et perdant contenance, la jeune fille refusait et s’excusait de refuser, quand l’autre l’interrompant brusquement :

– Vous n’avez pas soif, dit-elle… très-bien, vous boirez plus tard… En attendant, vous allez nous jouer un quadrille, n’est-ce pas… et mouvementé, n’est-ce pas !…

Puis, imitant avec une désolante perfection la voix enrouée des aboyeurs de bals publics :

– En place, en place ! râla-t-elle, en place pour le quadrille…

Mlle de la Ville-Haudry s’était assise au piano… Elle tournait le dos aux danseurs, mais devant elle était une glace où elle ne perdait pas un des gestes de Mme Hilaire et de ses invités…

Et alors elle fut sûre de ce qu’elle avait soupçonné en entrant… Elle comprit dans quel monde l’avait jetée la Chevassat…

Elle eut cependant sur elle-même assez de puissance pour achever le quadrille… Mais la dernière figure terminée, elle se leva, et s’avançant vers la maîtresse de la maison :

– Veuillez m’excuser, madame, balbutia-t-elle d’une voix affreusement troublée, il faut qui je me retire… Je me sens très malade… je ne saurais jouer…

– Comme c’est drôle ! s’écria un des messieurs, voilà notre nuit ratée !…

Mais la jeune femme :

– Taisez-vous, Jules !… Ne voyez-vous pas qu’elle est pâle comme la mort, cette enfant !… Qu’avez-vous, ma belle biche ?… C’est la chaleur qui vous a fait mal, n’est-ce pas ?… On étouffe dans celle baraque…

Et Mlle Henriette se retirant :

– Oh ! attendez, reprit-elle, je ne dérange pas les gens pour rien, moi !… Allons, Jules, fouille-toi, et donne-lui un louis à cette petite…

Déjà la pauvre fille avait ouvert la porte :

– Je vous remercie, madame, dit-elle, vous ne me devez rien !…

Il était temps que Mlle Henriette sortit !

À sa stupeur première, une colère folle succédait, qui chassait à son cerveau des flots de sang et lui arrachait des larmes brûlantes…

C’était la Chevassat, cependant, qui lui avait tendu ce guet-apens ignoble… Qu’avait-elle donc espéré, l’infâme vieille !…

Et emportée par un mouvement irrésistible, hors d’elle même, elle se précipita à travers les escaliers, et entrant comme l’ouragan dans la loge de la dangereuse portière :

– Chez quels gens m’avez-vous envoyée, lui cria-t-elle… Vous le saviez !… Vous êtes une misérable !…

Ce fut le sieur Chevassat qui se dressa.

– Qu’est-ce que c’est !… commença-t-il, à qui croyez-vous parler…

Mais du geste et de la voix, sa femme l’interrompit, et s’adressant à Mlle Henriette :

– Eh bien !… après ! fit-elle, avec un ricanement cynique, est-ce qu’ils ne vous valent pas, ces gens-là !… D’abord, moi, j’en ai plein le dos de vos manières, ma chatte… Quand on est bégueule tant que cela, on reste chez ses parents, comme toutes les filles sages, et on ne se fait pas enlever pour courir la prétentaine avec des amoureux…

Sur quoi, profitant de ce que Mlle Henriette était restée presque sur le seuil de la loge, elle la poussa dehors brutalement, au risque de la jeter à terre, et violemment referma sa porte.

Une heure plus tard, l’infortunée se reprochait amèrement son emportement.

– Hélas !… se disait-elle en pleurant, les faibles, les malheureux, n’ont pas le droit de se révolter… Qui sait ce que cette méchante créature va faire pour se venger !…

Elle le sut le surlendemain matin…

Descendant un peu avant sept heures pour chercher le pain et le lait de son déjeuner, elle se trouva, sous la porte cochère, face à face avec Mme Hilaire qui rentrait.

À la vue de la jeune fille, cette irascible dame devint plus rouge qu’une pivoine, et bondissant jusqu’à elle, lui saisit le bras qu’elle secoua furieusement en criant de toute la force de ses poumons :

– C’est donc vous, gueuse, qui allez me vilipender cher mes concierges !… Quel malheur !… Une mendiante que j’avais fait venir chez moi pour lui faire gagner trente francs !… Et moi qui la croyais malade et qui la plaignais, et qui voulais que Jules lui donnât un louis…

Ce n’était pas à cette femme, en effet, que Mlle Henriette devait en vouloir… Elle lui avait témoigné de la pitié, après tout !

Fort effrayée, cependant, elle essayait de se dégager, mais l’autre tenait bon, redoublant ses cris, jusqu’à ce point que plusieurs locataires se mirent aux fenêtres.

– On te revaudra ça, ma biche, clamait-elle au milieu des injures malpropres que sa colère, pareille à un torrent d’eau de vaisselle, charriait… On saura bien te faire déguerpir d’ici !

Et ce n’était pas une menace en l’air.

L’après-midi même, cette scène lamentable se renouvelait et elle recommençait, tout aussi odieuse, le lendemain et encore les jours suivants.

Mme Hilaire avait des amies dans la maison, et Mlle de la Ville-Haudry était devenue leur bête noire à toutes. Elles s’entendaient pour la guetter, et dès qu’elle se risquait dans les escaliers, il s’en trouvait toujours quelqu’une pour la huer…

Si bien que l’infortunée n’osait plus sortir de chez elle… Dès le matin, sitôt la porte de la rue ouverte, elle courait acheter ses petites provisions de la journée ; puis, remontant bien vite, elle se barricadait dans sa chambre et n’en bougeait plus…

Assurément, ce n’était pas le désir de quitter cette maison maudite qui lui manquait… Mais où aller ?… Puis, l’inconnu l’épouvantait… ne lui réserverait-il pas des tribulations plus intolérables encore…

Enfin, elle n’avait pas d’argent.

Le terme de juillet lui avait enlevé cent francs, elle avait dû remplacer par une robe de mérinos noir sa robe de soie qui tombait en loques ; dès les premiers jours d’août, ses chétives ressources étaient épuisées.

Encore ne fut-elle pas parvenue à les faire durer tout ce temps, si depuis la soirée de Mme Hilaire elle n’eût cessé complètement de recourir à la dispendieuse cuisine de la Chevassat.

Même cette rupture, dont Mlle Henriette s’était d’abord réjouie, devenait maintenant pour elle le sujet d’un prodigieux embarras… Il lui restait plusieurs choses encore à vendre, sa broche, son cachemire, sa montre, ses boucles d’oreilles, et elle ne savait ni comment, ni à qui les vendre…

Tous les récits dont la Chevassat l’avait effrayée lors de sa tentative au Mont-de-Piété roulaient dans son esprit, et elle se voyait, à la moindre démarche, arrêtée par un commissaire de police, interrogée et reconduite chez son père, et livrée à la comtesse Sarah et à sir Tom…

Cependant la nécessité devenait si impérieuse, qu’après de toutes hésitations, un soir, à la brune, elle se glissa dehors pour chercher un acheteur.

Ce qu’elle cherchait, c’était une de ces boutiques borgnes où on aperçoit, attendant leur proie, de ces brocanteurs suspects dont les trafics inquiètent l’observateur.

Elle en trouva une telle qu’elle la souhaitait.

Une vieille femme à lunettes plantées sur un nez crochu, sans seulement lui demander son nom, tant évidemment elle la prenait pour une voleuse, lui donna de sa broche et de ses boucles d’oreilles… cent quarante francs.

Qu’était-ce que cette somme !… Rien… Mlle Henriette le comprit. C’est pourquoi, surmontant toutes ses répugnances et toutes ses pudeurs, et s’armant d’une résolution désespérée, elle se jura de tout tenter pour se procurer de l’ouvrage…

Et elle se tint parole.

Soutenue par le secret espoir de triompher, à force d’énergie, de l’acharnement de la destinée, elle s’en alla de magasin en magasin, du porte en porte, pour ainsi dire, sollicitant de l’ouvrage comme elle eût demandé la charité, promettant de s’employer à ce qu’on voudrait, tant qu’on voudrait, pourvu qu’on la nourrit et qu’on la logeât.

Mais il était écrit que tout tournerait contre elle… Et sa beauté, le charme et la distinction de sa personne, sa façon même de s’exprimer lui étaient autant d’obstacles… Qui donc eût voulu employer cette jeune fille qui avait l’air d’une duchesse…

Si bien que ses prières ne rencontraient que visages froids, haussements d’épaules et sourires ironiques… Et partout des refus.

À moins cependant que quelque galant commis ne répondit à sa requête par une déclaration.

Le hasard lui avait fait découvrir ces petits avis à la main que les entrepreneurs collent sur tous les tuyaux d’eaux ménagères de leur quartier pour demander des ouvrières…

Dès lors, elle passa ses journées à chercher ces avis et à courir aux adresses indiquées… Mais là les mêmes difficultés se présentaient ; puis c’étaient des questions à n’en plus finir :

– Qui êtes-vous ?… d’où venez-vous ?… chez qui avez-vous travaillé ?

Et toujours la même conclusion désolante :

– Nous n’avons pas d’ouvrage pour une personne comme vous.

Alors, elle eut recours aux bureaux de placement.

Elle en avait avisé un ayant à sa porte un grand tableau où il était offert des emplois pour toutes capacités, depuis 35 jusqu’à 1,000 francs par mois… Elle y monta.

Un monsieur, très-verbeux, après lui avoir fait déposer une certaine somme lui jura qu’il avait son affaire et la fit revenir dix fois inutilement.

À la onzième, après une nouvelle consignation, il lui remit l’adresse de deux maisons, affirmant que dans l’une ou dans l’autre elle se caserait avantageusement.

Ces deux maisons étaient deux débits de prunes, où on demandait des demoiselles de comptoir pour verser les petits verres et attirer la pratique…

Ce devait être la dernière tentative de Mlle de la Ville-Haudry.

Depuis dix mois qu’elle se débattait avec une sorte de furie au milieu d’inextricables difficultés, les ressorts de son énergie, peu à peu, s’étaient détrempés. Et maintenant, courbaturée de corps et d’esprit, accablée, vaincue, anéantie, elle s’abandonnait.

Dix-huit mois séparaient encore Mlle Henriette de sa majorité.

Depuis qu’elle s’était enfuie de la maison de son père, elle n’avait pas reçu de lettre de Daniel, bien qu’elle lui eût écrit souvent, et elle ne pouvait même assigner de date à son retour.

C’est qu’elle avait suivi le conseil de M. de Brévan, et que résolument elle s’était présentée au ministère de la marine, pour demander des nouvelles de la Conquête. Et un commis lui avait répondu d’un ton insouciant que la campagne de cette frégate durerait peut-être encore un an ou deux…

Était-il possible que l’infortunée attendît jusque-là ? Non !

Dès lors, pourquoi s’obstiner à une lutte impossible, à quoi bon disputer avec tant d’acharnement quelques jours d’une tristesse affreuse !…

Sa santé, d’ailleurs, n’avait pu résister à tant d’assauts… Elle ressentait dans la poitrine des douleurs aiguës, elle toussait et, dès qu’elle avait fait dix pas, ses jambes flageolaient et elle était inondée d’une sueur froide.

Presque toutes ses journées, elle les passait au lit, grelottant la fièvre ou plongée dans une invincible somnolence, le cerveau peuplé de visions funèbres…

En elle, il lui semblait sentir se tarir les sources mêmes de la vie, comme si tout son sang, goutte à goutte, se fût écoulé par une blessure ouverte.

– Si je pouvais m’éteindre ainsi ! pensait-elle.

C’était la suprême grâce qu’elle implorait de Dieu. Un miracle seul pouvait la sauver désormais, et elle ne le souhaitait même pas. Une universelle indifférence et un immense dégoût de tout emplissaient son âme. Il lui semblait qu’ayant épuisé ce qu’on peut endurer, il ne lui restait plus rien à redouter.

Et, en effet, un dernier malheur qui s’abattit sur elle ne lui arracha pas un soupir.

Une après-midi, pendant qu’elle était descendue, laissant sa fenêtre entr’ouverte, le vent brusquement poussa les battants, lesquels heurtant une chaise la renversèrent… Sur le dos de cette chaise était plié le cachemire de Mlle Henriette, il tomba dans la cheminée où il y avait du feu, et quand elle remonta elle le trouva à demi consumé.

C’était l’unique objet de prix qui lui restât, et elle en eût toujours bien retiré vingt-cinq louis.

– Bast ! se dit-elle, qu’importe ! C’est trois mois de à moins à vivre, voilà tout.

Et elle ne s’en préoccupa plus, et elle ne s’inquiéta pas davantage du terme d’octobre, qui approchait.

– Je ne pourrai le payer, se disait-elle, la Chevassat me fera donner congé, et alors l’heure sera venue…

Cependant, à sa grande surprise, l’estimable portière ne lui fit aucune avanie de ce qu’elle n’était pas en mesure… Et même, elle lui dit qu’elle se chargeait de faire patienter le propriétaire.

Cette inexplicable mansuétude donnait à Mlle Henriette une semaine de répit…

Mais enfin, un matin elle s’éveilla n’ayant plus un centime, n’ayant plus rien, croyait-elle, dont elle pût faire de l’argent… et ayant faim.

– Allons, murmura-t-elle, comme pour s’annoncer à elle-même la catastrophe suprême, c’est maintenant qu’il faut quelques minutes de courage !…

Elle disait cela, mais avec la certitude affreuse que l’inexorable échéance était arrivée, elle se sentait glacée d’horreur jusque dans les moelles, comme si elle eût vu le bourreau entrer dans sa chambre pour lui signifier son arrêt de mort.

Et cependant, depuis plus d’un mois, elle ne songeait qu’au suicide, et la veille encore elle trouvait comme une âpre jouissance à cette pensée…

– Serais-je donc lâche ? se disait-elle avec un mouvement de rage.

Oui, elle avait peur… oui, elle avait beau se représenter qu’il ne lui restait plus qu’à choisir entre la mort et sir Tom ou M. de Brévan, elle était terrifiée…

Hélas ! elle n’avait pas vingt ans, jamais elle n’avait senti en elle une telle exubérance de vie, elle voulait vivre, vivre encore un mois, une semaine, un jour !…

Si son châle n’eût pas été brûlé cependant !

Alors, d’un œil égaré, explorant son misérable logis, elle aperçut ce chef-d’œuvre de patience qu’elle, avait entrepris… C’était une robe de mousseline, tout ouvragée de broderies d’une merveilleuse finesse et d’un dessin exquis… Malheureusement, elle était loin d’être achevée…

– N’importe ! se dit-elle, j’en trouverai peut-être quelque chose…

Et, roulant la robe à la hâte, elle courut l’offrir à la louche brocanteuse qui lui avait déjà acheté ses boucles d’oreilles, et plus tard sa montre.

L’affreuse vieille parut stupéfaite de cette merveille.

– C’est très beau, déclara-t-elle, c’est magnifique, et, si c’était fini, ça vaudrait beaucoup d’argent… mais, en cet état, personne n’en voudra.

Cependant elle consentit à en donner vingt francs, uniquement par amour de l’art, jurait-t-elle, car c’était autant de perdu.

Ce louis, c’était pour Mlle de la Ville-Haudry un sursis inespéré…

– En voici pour un mois, pensait-elle, déterminée à ne vivre que de pain sec, et qui peut prévoir ce qu’un mois réserve d’événements ?…

Et il devait revenir à cette infortunée, du chef de sa mère, plus de quinze cent mille francs !… si elle eût su, cependant, si elle eût eu un ami pour conseiller son inexpérience !…

Mais elle était restée fidèle à son serment de ne se confier à âme qui vive, et les plus épouvantables angoisses ne lui arrachaient pas une plainte.

M. de Brévan ne l’ignorait pas, lui qui, avec une implacable régularité, avait continué ses visites hebdomadaires… Et même, celle lâche obsession qui jadis enflammait le courage de Mlle Henriette, lui devenait un intolérable supplice…

– Ah ! je serai vengée, lui dit-elle un jour, prenez garde, Daniel reviendra…

Alors lui, haussant les épaules :

– Si vous ne comptez que là-dessus, vous ferez bien de vous rendre et de devenir ma femme tout de suite…

Elle détourna la tête avec un mouvement d’insurmontable horreur… Plutôt les bras glacés de la mort.

Et cependant les pulsations de son cœur étaient pour ainsi dire comptées…

Dès la fin de novembre, ses vingt francs s’étaient trouvés épuisés, et elle avait recours pour prolonger son existence aux expédients désespérés de la plus horrible détresse.

Tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle pouvait sortir de son triste logis sans être arrêtée par les concierges, elle le vendit pièce à pièce, brin à brin, pour vingt sous, pour dix sous, pour le prix d’une livre de pain…

Son linge fut d’abord sacrifié, puis le tour vint des couvertures de son lit, de ses rideaux, de ses draps…

Les matelas comme le reste y passèrent, la laine d’abord, emportée poignée par poignée, puis la toile…

Et enfin, le 25 décembre, elle se trouva dans une chambre plus dévastée que si le feu y eût passée n’ayant sur elle qu’un seul jupon sous sa mince robe d’alpaga, sans un haillon pour s’envelopper pendant les nuits glaciales.

L’avant-veille, la terreur triomphant de ses résolutions, elle avait adressé à son père une longue lettre… Il n’y avait pas répondu. La veille, elle lui avait écrit ces lignes :

« J’ai faim et je n’ai pas de pain… Si demain, à midi, vous n’êtes pas venu à mon secours, à une heure vous, n’aurez plus de fille… »

Et torturée par le froid et par le besoin, exténuée, déjà mourante, elle avait attendu… À midi, son père, n’ayant pas paru, elle se donna jusqu’à quatre heures… À quatre heures, rien…

– Il faut en finir ! se dit-elle…

Ses précautions étaient prises. Elle avait prévenu la Chevassat qu’elle serait absente toute la soirée, et elle s’était procuré une assez grande quantité de charbon…

Elle écrivit deux lettres, l’une à son père et l’autre à M. de Brévan…

Après quoi, ayant hermétiquement bouché toutes les ouvertures de sa chambre, elle alluma deux réchauds, et s’étant étendue sur son lit, elle recommanda son âme à Dieu… Cinq heures sonnaient.

Déjà une vapeur épaisse et âcre s’était répandue dans la chambre, et la bougie ne donnait plus qu’une lueur blafarde… Bientôt il lui sembla que ses tempes étaient comme serrées dans un étau… Elle étouffait et elle avait envie de dormir, et elle sentait à l’estomac une intolérable douleur.

Puis, des idées étranges et incohérentes comme le délire bouillonnèrent dans son cerveau, les oreilles lui tintaient, son pouls battait avec une violence inouïe, des nausées lui soulevaient le cœur et, par moments, elle croyait que d’épouvantables détonations faisaient voler son crâne en éclats…

La bougie s’éteignit… Affolée par la sensation de la mort elle essaya de se lever et ne put… Elle voulut appeler, sa voix, ainsi qu’un râle, expira dans sa gorge…

Puis encore, ses idées se troublèrent tout à fait… la respiration lui manqua… C’était fini !… Elle ne souffrait plus !…

XX

Ainsi, quelques minutes encore, et tout était fini, Mlle de la Ville-Haudry mourait, Mlle de la Ville-Haudry était morte…

Mais à cette heure-là même, le locataire du quatrième étage, le père Ravinet, le brocanteur, sortit de chez lui pour aller dîner.

S’il fût descendu, comme d’ordinaire, par le grand escalier, nul bruit n’arrivait jusqu’à lui… Mais la Providence veillait… Il passa ce soir-là par l’escalier de service et entendit le râle suprême de l’agonisante…

En notre beau temps d’égoïsme, beaucoup à la place de ce vieil homme ne se fussent pas dérangés.

Lui descendit précipitamment prévenir le concierge.

Beaucoup encore eussent été rassurés par l’apparente tranquillité des époux Chevassat et se fussent tenus pour satisfaits en les entendant affirmer que Mlle Henriette était sortie…

Lui, au contraire, insista et, en dépit de l’évidente mauvaise volonté des portiers, il sut les contraindre à monter, entrainant à son avis d’abord, et à sa suite après, tous les locataires avouables de la maison.

Ce fut lui pareillement qui, pendant que portiers et locataires se consultaient, indiqua les secours à donner à la mourante et qui courut chercher chez lui des matelas, des draps, des couvertures, du bois pour faire du feu ; enfin, tout ce qui manquait dans cette chambre désolée…

Et quelques instants après, Mlle de la Ville-Haudry ouvrait les yeux…

Étrange fut la première sensation de l’infortunée…

Ce fut d’abord un étonnement immense de se sentir bien chaudement dans un bon lit, elle qui depuis tant de jours endurait les horribles tortures du froid… Puis, regardant, elle fut comme éblouie des bougies allumées sur sa table et du beau feu clair qui brulait dans la cheminée… Et c’est avec une stupeur immense qu’elle considérait ces femmes qu’elle ne connaissait pas, penchées vers elle, épiant ses mouvements…

Son père était-il donc enfin accouru à son appel désespéré ?

Mais non, car il eût été là, et elle le cherchait vainement parmi les personnes présentes.

Puis, comprenant à quelques mots prononcés près d’elle, qu’elle devait au hasard seul d’avoir été sauvée, elle fut saisie d’une immense douleur.

– Avoir souffert tout ce qu’on souffre pour mourir, se dit-elle, et n’être pas morte !

Elle eut même comme un mouvement de haine contre ces gens qui s’agitaient autour d’elle. Quand ils l’auraient rappelée à la vie, la feraient-ils vivre ?…

Cependant elle distinguait assez nettement ce qui se passait dans la chambre, elle reconnaissait les rentières du premier étage qui étaient restées à la soigner, et entre elles la Chevassat, qui se donnait un mouvement extraordinaire, tout en leur expliquant comment Mlle Henriette avait trompé son affection pour exécuter son fatal dessein…

– C’est que je ne me doutais de rien, protestait-elle, d’un ton larmoyant… Une pauvre chatte qui était toujours de si belle humeur et qui ce matin chantait encore comme un pinson !… Je la supposais un peu gênée, mais non dans une misère pareille… C’est que voilà, mesdames, elle était fière comme une reine et haute comme le temps… Elle a mieux aimé se faire périr que demander des secours… car elle savait qu’elle n’avait qu’un mot à me dire… Est-ce que déjà, en octobre, voyant qu’elle ne pouvait payer son terme, je n’ai pas répondu pour elle !…

Et là-dessus, l’infâme hypocrite se pencha vers la pauvre jeune fille et la baisa au front, en disant d’un accent attendri :

– N’est-ce pas, chatte chérie, qu’ils vous aimaient bien, vos pauvres vieux concierges ?

Impuissante à articuler une syllabe, encore qu’elle eût la connaissance, Mlle Henriette frissonna d’horreur et de dégoût sous le contact de ces lèvres odieuses. Et la commotion qu’elle en ressentit fit plus que tous les soins qu’on lui avait prodigués…

Néanmoins, ce fut seulement après que le médecin qu’on était allé chercher fût venu et l’eut saignée, qu’elle recouvra le libre exercice de ses facultés.

Alors, d’une voix faible, elle remercia les gens qui l’entouraient, affirmant qu’elle se sentait beaucoup mieux maintenant, et qu’on pouvait la laisser seule…

Les deux rentières, que la curiosité avait emportées au moment où elles allaient se mettre à table, ne se firent pas répéter le congé et tout aises t’esquivèrent…

Mais la portière resta près de Mlle Henriette, et une fois seule avec sa victime, tout en elle changea, visage, voix et regard…

– Eh bien !… commença-t-elle, vous voilà contente, mademoiselle ; vous avez affiché la maison, et on parlera de vous dans les journaux… Tout le monde va vous plaindre, croyant que votre amant est un sans-cœur qui vous laissait crever de misère…

La pauvre jeune fille eut un geste si doux et si triste, qu’un sauvage en eût été ému… Mais la Chevassat était une civilisée, elle.

– Vous savez pourtant bien, continua-t-elle d’un ton âpre, que ce bon M. Maxime a tout fait pour vous tirer de là… Avant-hier encore, il vous offrait sa fortune…

– Madame !… balbutia l’infortunée, n’aurez-vous donc pas pitié !…

Pitié, elle, la Chevassat… quelle raillerie.

– De M. Maxime, poursuivit-elle, vous avez tout refusé… Pourquoi, s’il vous plaît ? pour faire la vertueuse, n’est-ce pas ?… Ce n’était guère la peine, pour ensuite tout accepter d’un vieux finaud qui vous mènera loin… Ah ! vous êtes en bonnes mains !…

Ramassant tout ce qui lui était revenu de force, Mlle Henriette se haussa sur ses oreillers…

– Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle.

– Rien, je m’entends… Enfin, c’est vous qui l’aurez voulu !… Du reste, il y avait assez longtemps qu’il vous guignait, le gros malin !…

Au moment où Mlle Henriette ouvrait les yeux, le père Ravinet, discrètement, s’était retiré pour laisser aux femmes qui l’entouraient la liberté de la déshabiller… Elle n’avait donc pas vu son sauveur et ne comprenait rien aux propos de la Chevassat.

– Expliquez-vous, madame… murmura-t-elle.

– Ah ! pardine, c’est bien facile ! Celui qui vous a tirée d’affaire, qui vous a apporté de quoi garnir votre lit et de quoi faire du feu, et le reste… c’est le brocanteur du quatrième. Et il ne restera pas en si beau chemin ! Patience… Vous savez ce que je vous ai dit.

Et en effet, soit crainte que Mlle Henriette ne vendit au père Ravinet ce qu’elle avait à vendre, soit autre raison, la portière avait fait à la pauvre fille un portrait assez peu rassurant du bonhomme…

– Qu’ai-je donc tant à craindre ? fit cependant Mlle Henriette.

La portière hésita.

– Si je vous le disais, répondit-elle, vous le lui rediriez quand il reviendra…

– Non, je vous le promets.

– Jurez-le moi sur la mémoire de votre mère.

– Je vous le jure.

Confiante, l’odieuse vieille se rapprocha du lit, et vivement et à voix basse :

– Eh bien ! donc, fit-elle, si vous acceptez ce que va vous offrir le père Ravinet, je vous vois dans six mois pire que Mme Hilaire… Ah ! ne dites pas : fontaine je ne boirai pas de ton eau… le fin matois en a perdu plus d’une qui vous valait bien… C’est son état, à cet homme, et dame ! il le connaît. Vous voilà prévenue… Moi, je descends donner la soupe à Chevassat, je remonterai dans la soirée. Et surtout, vous savez, motus !…

D’un mot la Chevassat venait de replonger Mlle de la Ville-Haudry au plus profond de l’abîme du désespoir.

– Mon Dieu ! pensait-elle, pourquoi faut-il que la généreuse assistance de ce vieil homme ne soit qu’un piège indigne !…

Le coude sur son oreiller, le front appuyé sur sa main, les yeux noyés de larmes, elle s’appliquait à rassembler ses pensées, plus éparses que les feuilles sèches après la tempête, lorsqu’une petite toux sèche et persistante l’arracha à ses méditations…

Elle tressaillit et dressa la tête… Dans le cadre de sa porte ouverte, un homme d’un certain âge, de taille moyenne, était debout, regardant…

C’était le père Ravinet, qui après une longue conversation avec le sieur Chevassat et après quelques mots échangés avec l’estimable portière, venait chercher des nouvelles de sa protégée…

Elle le devina bien plutôt qu’elle ne le reconnut… Elle habitait la même maison que lui, mais non le même corps de logis, et c’est à peine si elle se souvenait de l’avoir entrevu quelquefois en traversant la cour…

– Voici donc, pensa-t-elle, l’homme qui complote ma perte, le misérable dont je dois me défier !

Or, il est certain que ce bonhomme avec son visage glabre, ses gros sourcils en broussailles et ses petits yeux jaunes d’une étrange mobilité, avait, pour qui l’observait, quelque chose d’énigmatique et par conséquent d’inquiétant.

Mlle Henriette ne l’en remercia pas moins, d’une voix profondément troublée, de son empressement à la secourir, de ses soins intelligents et de sa générosité à la pourvoir de tout ce dont elle manquait.

– Oh ! vous ne me devez nulle reconnaissance, interrompit-il, je n’ai que rempli mon devoir, et petitement…

Et aussitôt, d’un ton bourru, il se mit à expliquer que ce qu’il avait fait n’était rien, en comparaison de ce qu’il se proposait de faire… Les causes du suicide de Mlle Henriette, il ne les avait que trop comprises à l’aspect désolé de sa chambre… Mais elle n’avait plus rien à craindre de la misère, jurait-il, maintenant qu’il était là, lui…

Mais plus étaient vives et pressantes les marques d’intérêt que lui donnait le vieux brocanteur, plus Mlle Henriette se tenait sur la réserve, l’esprit encore plein des préventions que la Chevassat lui avait soufflées.

Par bonheur il était fin, le bonhomme, et avec une rare habilité, grâce à des réticences aussi prudemment calculées que certains emportements, il sut ramener un peu Mlle de la Ville-Haudry. Il la conquit presque, en lui remettant cachetées et intactes en apparence, les lettres qu’avant d’allumer le réchaud fatal, elle avait écrites à M. de Brévan et à son père.

Aussi, quand il se retira, après une demi-heure de diplomatie, il avait arraché à la malheureuse jeune fille le serment de ne pas attenter de nouveau à ses jours, et la promesse de lui expliquer par quel concours de circonstances fatales elle en avait été réduite à cet excès de misère.

– « Vous n’hésiteriez pas, lui avait-il dit, si vous saviez combien il est aisé souvent, avec un peu d’expérience, de dénouer les situations qui paraissent les plus inextricables… »

Mlle Henriette n’hésitait pas.

Une réflexion, qui lui était venue dès qu’elle s’était trouvée seule, lui avait donné tout à coup une singulière confiance.

– Si le père Ravinet était ce que prétend la Chevassat, pensait-elle, cette méchante femme ne m’eût pas avertie… Si elle me détourne d’accepter les offres de service de ce vieil homme, c’est que sans doute j’y trouverai un avantage considérable…

Sur quoi, envisageant, aussi froidement que possible, la partie politique de sa détermination, elle y découvrait des chances énormes en sa faveur.

Si le père Ravinet était de bonne foi, elle allait pouvoir attendre Daniel.

S’il ne l’était pas, que risquait-elle ?… Qui ne craint pas la mort n’a rien à redouter, et elle ne la craignait pas, elle… Le poignard de Lucrèce garantira toujours la liberté d’une femme de cœur…

Et cependant, malgré l’impérieux besoin qu’elle avait de repos, sa promesse la tint éveillée une partie de la nuit.

C’est qu’elle repassait dans son esprit cette lamentable histoire qui était la sienne, se demandant ce qu’elle pouvait avouer et ce qu’elle devait taire au vieux brocanteur.

N’avait-il pas découvert déjà par l’adresse d’une de ces deux lettres qu’elle était la fille du comte de la Ville-Haudry… C’était là surtout ce qu’elle eût voulu pouvoir cacher.

Et d’ailleurs, demander conseil à quelqu’un en lui dissimulant une partie de la vérité, n’est-ce pas folie ?

– Il faut tout dire, s’écria-telle, ou rien.

Et après un moment de réflexion :

– Je dirai tout, ajouta-t-elle, sans réticences.

Telles étaient encore ses dispositions, quand au matin, sur les neuf heures, le père Ravinet se présenta chez elle.

Il était fort pâle, le bonhomme, et l’expression de son visage et le timbre de sa voix trahissaient une émotion difficilement maîtrisée et une poignante anxiété.

– Eh bien ! demanda-t-il, oubliant dans sa préoccupation de demander à la jeune fille comment elle avait passé la nuit.

Elle hocha tristement la tête, et lui montrant une chaise :

– Mon parti est pris, monsieur, répondit-elle ; asseyez-vous et écoutez-moi…

Le vieux brocanteur était bien persuadé que Mlle Henriette en arriverait là ; mais si vite, non, il ne l’espérait pas.

– Une exclamation lui échappa : « Enfin ! » et une joie immense, délirante, éclata dans ses yeux…

Même cette joie semblait si peu explicable, que la jeune fille en conçut comme une vague inquiétude.

– Je ne m’abuse pas, fit-elle, en fixant le vieil homme de toute la force de sa pénétration, ce que je fais est d’une témérité inouïe. Je me mets en quelque sorte à votre merci, monsieur, à la discrétion d’un inconnu dont où m’a dit que j’avais tout à craindre…

– Oh ! mademoiselle, protesta-t-il, croyez…

Mais elle l’interrompit, et d’un accent solennel :

– Je crois, prononça-t-elle, que si vous me trompiez, vous seriez le plus lâche et le dernier des hommes… Je m’en remets à votre honneur…

Et aussitôt, d’une voix ferme, elle commença le récit de sa vie, depuis ce soir fatal où son père lui avait dit :

« – J’ai résolu, ma fille, de te donner une seconde mère… »

Plus enfiévré que le joueur pendant que tourne la bille fatale dont l’arrêt va décider de sa fortune ou de sa ruine, les traits contractés par une attention poignante le vieux brocanteur s’était assis en face de Mlle Henriette, les yeux obstinément attachés sur elle, comme pour pénétrer sa pensée et en devancer l’expression.

Ces confidences terribles, on eût dit qu’il les avait pressenties, et qu’il éprouvait, à voir ses pressentiments justifiés, une âpre satisfaction.

Et à mesure que parlait Mlle de la Ville-Haudry :

– C’est bien cela, murmurait-il ; oui, cela devait être…

Tous ces gens, dont la jeune fille lui exposait les manœuvres abominables, il semblait les connaître mieux qu’elle, comme s’il les eût fréquentés longtemps, comme si même il eût vécu dans leur intimité.

Et sur chacun, il s’exprimait avec une assurance étrange, disant selon que l’occasion s’en présentait :

– Ah !… je reconnais bien là Sarah et mistress Brian !…

Ou :

– Sir Tom n’agit jamais autrement.

Ou encore :

– Oui, c’est bien là tout Maxime de Brévan.

Et, selon les phases du récit, un rire amer et qui avait quelque chose de convulsif tordait ses lèvres, ou il se répandait en imprécations.

– Quelle intrigue ! murmurait-il de l’accent de la plus profonde horreur, quelle intrigue infernale !…

À un autre moment, il devint livide et chancela sur sa chaise, comme si, se trouvant mal, il eût été près de tomber.

Mlle Henriette lui disait alors, d’après le récit de Daniel, les circonstances de la mort de M. de Kergrist et de la disparition de Malgat, ce pauvre caissier qui avait laissé dans sa caisse un déficit énorme, qui avait été condamné par contumace aux travaux forcés et dont la police pensait avoir retrouvé le corps dans un bois des environs de Paris.

Mais dès que la jeune fille eut terminé, il se dressa tout d’une pièce, et d’une voix formidable :

– Je les tiens donc, les misérables ! s’écria-t-il, cette fois, je les tiens.

Et, succombant à l’excès de son émotion, il se laissa tomber sur une chaise, cachant son visage entre ses mains.

Muette de stupeur, Mlle de la Ville-Haudry examinait cet étrange bonhomme sur qui reposait désormais tout son espoir.

Déjà, la veille, elle avait eu comme un soupçon qu’il n’était pas ce qu’il paraissait être, maintenant, elle en était sûre.

Mais qui était-il ?… Elle ne pouvait, à cet égard, que s’égarer en conjectures vaines.

Ce qui lui paraissait prouvé, par exemple, c’est que Sarah Brandon, mistress Brian, sir Tom et M. de Brévan s’étaient trouvés de façon ou d’autre mêlés à la vie du père Ravinet, et qu’il les haïssait mortellement.

– À moins donc qu’il ne cherche à me tromper… pensait-elle, gardant encore l’ombre d’un doute.

Lui, cependant, n’avait pas tardé à triompher de sa passagère faiblesse et s’était relevé…

– Qu’on nie donc encore la Providence ! prononça-t-il. Ah ! les imbéciles seuls ou les fous en sont capables… Ayant mille raisons de croire que cette maison garderait le secret de son crime aussi fidèlement que la tombe, M. de Brévan vous y amène… Et il se trouve que j’y demeure, moi, précisément, sans qu’il s’en doute… Par une sorte de prodige, nous vivons, vous, Mlle de la Ville-Haudry et moi, l’un auprès de l’autre, sans le soupçonner… Mais voilà qu’à l’heure même ou Maxime de Brévan va triompher, la Providence nous rapproche, et ce rapprochement le perd…

Sa voix trahissait la joie farouche de la vengeance, ses yeux jaunes s’emplissaient d’éclairs.

– Car M. de Brévan triomphait, hier soir, poursuivit-il… La Chevassat, son âme damnée, vous avait épiée, et surprenant le secret de vos préparatifs de suicide, elle lui-avait dit : « Réjouis-toi, nous allons être enfin débarrassés d’elle… »

Mlle Henriette frissonna.

– Est-ce possible !… balbutia-t-elle.

Alors, le bonhomme la regardant d’un air un peu surpris :

– Quoi ! fit-il ; est-ce que d’après la conduite de Maxime de Brévan vous ne l’avez jamais soupçonné de méditer votre mort ?…

– Si !… cette pensée m’est venue une foi ?

– Eh bien ! cette fois là, vous étiez dans le vrai, mademoiselle !… Ah ! vous ne connaissez pas encore vos ennemis… Mais je les connais, moi, car il m’a été donné de mesurer la profondeur de leur scélératesse. Et là sera votre salut, si vous voulez suivre mes conseils…

– Je les suivrai, monsieur.

Visiblement, le père Ravinet était un peu embarrassé.

– C’est que, mademoiselle, fit-il, je vais être obligé de vous demander de vous confier absolument à moi !…

– Je m’y confierai.

– L’important est de vous soustraire aux embuches de M. de Brévan, de lui échapper et de lui faire perdre vos traces. Il vous faudra donc quitter cette maison.

– Je la quitterai.

– Et de la façon que je vous dirai.

– Je vous obérai de point en point.

La dernière ombre d’inquiétude qui assombrissait encore le front du vieux brocanteur se dissipa comme par enchantement.

– Tout ira donc bien, déclara-t-il, en se frottant les mains à s’enlever l’épiderme, et je réponds de tout… Hâtons-nous donc de convenir de nos faits, car voici longtemps que je suis près de vous, la Chevassat doit être sur des charbons ardents, et il importe qu’elle ne soupçonne pas que nous nous entendons.

Comme s’il eût craint qu’une oreille indiscrète ne fût collée contre la porte, il rapprocha sa chaise du lit de Mlle Henriette, et d’une voix si basse que tout juste elle l’entendait :

– Dès que j’aurai tourné les talons, reprit-il très-vite, la Chevassat va vous arriver toute brulante de curiosité pour s’informer de ce qui s’est passé entre nous… Montrez-vous très-irritée contre moi… Laissez entendre que je suis un vieux misérable, assez lâche pour vouloir vous faire payer d’un prix infâme le service que je vous ai rendu…

Mlle Henriette était devenue fort rouge.

– Cependant, monsieur… balbutia-t-elle.

– Il vous répugne de mentir, peut-être ?…

– C’est que… Je ne saurai pas, je le crains… Mentir de façon à tromper Mme Chevassat ne doit pas être facile…

– Eh ! mademoiselle, il le faut, il le faut absolument… Si vous vous pénétrez bien de cette nécessité, vous trouverez l’aplomb nécessaire… Songez qu’on ne combat bien ses ennemis qu’avec leurs propres armes…

– Je ferai de mon mieux, monsieur…

– Alors, je suis tranquille de ce côté ! Et le reste, vous l’allez voir, est la moindre des choses… Un peu avant la nuit, vous vous habillerez et vous guetterez le moment où le portier, comme chaque soir, allumera le gaz… Dès que vous le verrez dans le grand escalier, vous vous hâterez de descendre… J’aurai pris mes mesures pour que la Chevassat soit en courses ou occupée, la loge sera seule, par conséquent, et il vous sera aisé de vous glisser dehors sans être aperçue… Une fois dans la rue vous tournerez à gauche… Au coin de la rue Drouot, devant le mur de l’hôtel des Ventes, un fiacre stationnera d’où pendra par la portière un mouchoir à carreaux comme celui-ci… Montez-y hardiment, j’y serai… Je ne sais si je me suis bien expliqué ?

– Oh ! parfaitement, monsieur.

– Alors, c’est entendu… Vous vous sentez assez rétablie ?

– Oui, monsieur, vous pouvez compter sur moi.

Tout se passa si exactement comme l’avait prévu le vieux brocanteur, et Mlle Henriette joua si bien son rôle que le soir, quand elle constata la disparition de sa locataire, la Chevassat ne fut ni très-surprise ni très-inquiète.

– Elle était dégoûtée de la vie, cette petite ! dit-elle à son mari ; je l’ai bien vu, ce tantôt… Nous la retrouverons à la Morgue. Le charbon ne lui ayant pas réussi, elle aura voulu essayer de l’eau !…

XXI

Honnête portière ! elle ne se fût point couchée si tranquille ni si promptement endormie du sommeil du juste, si elle eût flairé la vérité…

Ce qui lui donnait cette belle quiétude, c’était la certitude qu’elle avait que Mlle Henriette était sortie la tête nue, chaussée de méchantes bottines à vingt-neuf sous, n’ayant sur le corps qu’une jupe et sa pauvre robe d’orléans noir, toute rapiécée et à peine plus épaisse qu’une toile d’araignée.

Or, elle était persuadée qu’en cet état de dénûment extrême, et par cette froide nuit de décembre, la pauvre jeune fille se lasserait vite d’errer par les rues de Paris, et fatalement serait attirée vers la Seine…

Et pas du tout…

Restée seule après le départ du père Ravinet, Mlle de la Ville-Haudry n’avait fait que s’affermir dans la résolution de s’abandonner à lui aveuglément, se défendant même de réfléchir, puisqu’elle n’avait pas, humainement, d’autre parti à prendre.

Après donc avoir reçu la visite de la Chevassat et lui avoir joué la scène convenue avec le vieux brocanteur, elle se leva, et bien que très-souffrante encore, elle se posta devant la fenêtre, guettant le moment propice.

– Quatre heures sonnaient et la nuit tombait, quand elle vit le portier sortir de sa loge une lumière à la main et s’engager dans le grand escalier pour y allumer les lanternes.

– Allons ! il est temps ! se dit-elle.

Et jetant un dernier regard à cette misérable chambre où elle avait tant souffert et tant pleuré, où elle avait cru mourir, elle s’élança dehors.

L’escalier de service était fort obscur, aussi ne dut-elle pas être reconnue par deux personnes qu’elle y croisa. La cour était déserte, la loge des concierges fermée. Elle traversa rapidement le vestibule et d’un bond fut dans la rue.

À quarante pas, sur la gauche, elle pouvait voir la voiture de place où l’attendait le père Ravinet. Elle y courut, monta, et le cocher, qui avait le mot, fouetta ses chevaux dès qu’il entendit claquer la portière…

– Et maintenant, monsieur, commença-t-elle, où me conduisez-vous ?…

Aux lueurs du gaz des magasins éclairant par intervalle l’intérieur de la voiture, elle pouvait voir les traits du bonhomme… Il la contemplait avec une expression manifeste de contentement, et un bon sourire d’amicale malice errait sur ses lèvres.

– Ah ! c’est un grand secret, répondit-il, mais vous ne tarderez pas à le connaitre, car nous allons vite.

Les maigres rosses du fiacre marchaient, en effet, comme si les cent sous de pourboire donnés au cocher eussent infusé dans leurs veines le sang du plus pur coursier anglais.

Elles descendirent de ce train furieux la rue Drouot, remontèrent la rue Lafayette, et tournant à gauche dans la rue du Faubourg-Poissonnière, ne tardèrent pas à s’arrêter devant une maison d’apparence modeste.

Leste comme un clerc d’huissier, le père Ravinet avait sauté à terre, et ayant aidé Mlle Henriette à descendre, il lui prit le bras et l’entraîna dans la maison en disant :

– Vous allez voir quelle surprise je vous réserve.

Au troisième étage, le bonhomme s’arrêta et, tirant une clef de sa poche, il ouvrit la porte qui luisait face à l’escalier.

Et, avant d’avoir eu le temps de se reconnaître, Mlle Henriette se trouva poussée dans un petit salon, où une dame d’un certain âge brodait au métier à la lueur d’une grosse lampe de cuivre.

– Chère sœur, s’écria dès le seuil le père Ravinet, voici la jeune fille que je t’avais annoncée, et qui nous fait l’honneur d’accepter notre hospitalité.

Méthodiquement, la vieille dame planta son aiguille dans le canevas, repoussa son métier et se leva.

Elle paraissait avoir une cinquantaine d’années, et elle avait du être jolie autrefois. Mais l’âge et les chagrins avaient blanchi ses cheveux et creusé son visage de rides profondes, et l’habitude du silence et de la méditation avait comme soudé ses lèvres l’une à l’autre.

Sa physionomie austère respirait cependant la bienveillance… Elle était vêtue de noir et sa mise était celle des bonnes bourgeoises de province.

– Soyez la bienvenue, mademoiselle, prononça-t-elle d’une voix grave, vous trouverez dans notre humble intérieur le calme et les sympathies dont vous avez besoin…

Cependant le père Ravinet s’était avancé, et s’inclinant devant Mlle Henriette :

– Je vous présente, lui dit-il, Mme veuve Bertolle, ma bien-aimée sœur Marie, la sainte qui s’est dévouée pour son frère, et qui lui a tout sacrifié, son existence, son repos, sa fortune.

Ah ! il n’y avait pas à se méprendre aux regards dont le bonhomme enveloppait la vieille dame, il l’adorait… Mais, elle, comme embarrassée de ces louanges :

– Tu m’as prévenue si tard, Antoine, interrompit-elle, que je n’ai pu me conformer absolument à tes intentions… Cependant la chambre de mademoiselle est prête » et si tu veux…

– Oui, il faut nous y conduire…

Ayant pris la lampe, après en avoir enlevé l’abat-jour, la vieille dame ouvrit une porte qui donnait directement du salon dans une petite chambre modestement meublée, mais resplendissante d’une propreté flamande et où on respirait cette fraîche odeur d’iris dont les ménagères de province parfument leur lessive.

Glaces et meubles étincelaient à la flamme du feu clair qui flambait dans la cheminée, et les rideaux étaient plus blancs que neige.

D’un coup d’œil, le vieux brocanteur avait embrassé ces détails, et après un sourire de remercîment à sa sœur :

– Vous êtes ici chez vous, mademoiselle, dit-il à Mlle Henriette.

Toute saisie, la pauvre fille cherchait en quels termes témoigner l’excès de sa reconnaissance ; la vieille dame ne lui en laissa pas le temps.

Elle lui montrait, étalés sur le lit, des jupons, du linge blanc, des bas, un chaud peignoir de flanelle grise à petites fleurs bleues, et, à terre, des pantoufles.

– Voici toujours de quoi changer ce soir, mademoiselle, disait-elle, j’ai pourvu au plus pressé, demain, nous verrons pour le reste…

– De grosses larmes, des larmes de bonheur et d’attendrissement, cette fois, roulaient le long des joues pâlies de Mlle Henriette. Oh ! oui, c’était une surprise, et délicieuse, que lui avait ménagée l’ingénieuse protection du vieux brocanteur.

– Ah ! vous êtes bons, murmura-t-elle en tendant ses mains au frère et à la sœur, vous êtes bons… Comment reconnaitre jamais tout ce que vous faites pour moi !…

Puis, surmontant son émotion et s’adressant au père Ravinet :

– Mais qui donc êtes-vous, monsieur, vous qui venez ainsi au secours d’une pauvre jeune fille qui est une étrangère pour vous, et par la délicatesse de votre générosité en doublez le prix ?

Ce fut la vieille dame qui répondit :

– Mon frère est un malheureux homme, mademoiselle, qui a payé de son bonheur, de son avenir, de son existence même, un moment d’égarement… Ne l’interrogez pas. Qu’il soit pour vous ce qu’il est pour tous : Antoine Ravinet, marchand de curiosités.

L’accent de la vieille dame trahissait tant de douleurs secrètement endurées, que Mlle Henriette baissait la tête, regrettant son indiscrétion.

Mais alors le bonhomme :

– Ce que je puis vous dire, mademoiselle, reprit-il, c’est que vous ne me devez aucune reconnaissance… non, aucune !… Ce que je fais, mon intérêt me commande impérieusement de le faire, et je n’y ai nul mérite… Que parlez-vous de gratitude !… c’est moi qui resterai votre éternel obligé pour le service immense que vous me rendez.

Il s’animait au bruit de ses paroles, sa taille se redressait, ses yeux flamboyaient, et peut-être il allait laisser échapper son secret quand sa sœur, l’interrompant :

– Antoine ! fit-elle d’un ton de reproche, Antoine !…

Il s’arrêta court :

– C’est juste, reprit-il, très-juste ! Je suis là que je m’oublie, et je devrais être déjà de retour rue Grange-Batelière… Il est d’une importance capitale que la Chevassat ne me perde pour ainsi dire pas de vue ce soir…

Il allait se retirer ; la vieille dame le retint du geste.

– Tu dois rentrer, lui dit-elle, je le sais, seulement, prends garde… C’est un miracle que M. de Brévan ne t’ait pas rencontré et reconnu depuis un an qu’il vient dans la maison que tu habites… Si ce malheur arrivait maintenant, peut-être nos ennemis nous échapperaient-ils encore… Après l’acte de désespoir de mademoiselle, ne voudra-t-il pas connaître celui qui l’a sauvée ?… Comment feras-tu pour l’éviter ?…

– J’ai prévu ce danger, répondit-il… Je vais en rentrant conter aux époux Chevassat une petite histoire qui leur mettra si bien la puce à l’oreille qu’ils engageront Maxime à ne plus venir que de nuit… comme autrefois.

Sur quoi, saluant Mlle Henriette, il se retira en disant :

– Demain nous nous concerterons !…

Sauvé au moment où, à bout de forces et d’espoir, il lâchait l’épave où il se tenait cramponné, le naufragé n’éprouve pas, en touchant le pont du navire qui l’a recueilli, un sentiment de béatitude comparable à celui de Mlle Henriette.

Et cette sensation délicieuse de la première minute devint plus profonde et plus intense, après une soirée passée près de la sœur du père Ravinet.

Sans embarras comme sans affectation, cette veuve, d’une dignité si noble et si simple, se dévoila assez en quelques phrases pour que, sans connaître au juste les événements de sa vie, Mlle de la Ville-Haudry pût la connaitre elle-même.

Ruinée tout à coup, du jour au lendemain, – elle ne disait pas comment, – quelques mois après la mort de son mari, elle s’était vue réduite, elle, accoutumée aux douceurs de l’aisance, à l’étroitesse et aux privations d’une existence pauvre et dénuée… Il y avait environ cinq ans de cela…

Sans cesser de garder des dehors honorables, elle s’était fait une loi de la plus sévère, il faudrait même dire, de la plus sordide économie.

Elle n’avait qu’une femme de ménage qui venait une heure, le matin, pour le gros ouvrage… Elle se chargeait du reste, savonnant et repassant elle-même tout son menu linge ; ne faisant la cuisine que deux fois par semaine, et les autres jours mangeant froid, autant pour épargner quelque argent que pour ménager son temps.

Car son temps n’était pas sans valeur… Elle échantillonnait au métier des modèles de tapisserie qu’un magasin de la rue de la Chaussée-d’Antin lui payait assez cher… Il y avait des jours, l’été, où elle gagnait jusqu’à trois francs…

Le coup avait été rude, elle ne le cachait pas ; puis tout doucement elle s’était résignée et elle avait pris l’habitude de cette sévérité de conduite, de cette parcimonie jalouse appliquée aux moindres détails…

Et maintenant, elle trouvait aux privations qu’elle s’imposait cette satisfaction intime qui résulte de la conscience d’un devoir accompli, satisfaction d’autant plus précieuse que le devoir est plus pénible.

Quel devoir ? Elle ne le disait pas.

– Celle-là est entre toutes une sainte et noble créature… se disait Mlle Henriette lorsque le soir, sur les huit heures, après un modeste repas, elle fut retirée dans sa petite chambre.

Cependant elle ne pouvait détacher sa pensée de la situation évidemment énigmatique de ces deux protecteurs que la destinée, enfin clémente, avait placés sur son chemin.

Quel mystère existait dans le passé du frère et de la sœur ?… car il en existait un… et, loin de s’en cacher, ils avaient prié Mlle Henriette de ne pas chercher à le pénétrer…

Comment leur passé était-il lié à son passé, à elle-même ?… Comment leur avenir se trouvait-il dépendre du sien ?…

Mais la fatigue ne tarda pas à l’emporter sur ses préoccupations et à confondre ses idées.

Et pour la première lois depuis bientôt deux ans, elle s’endormit en toute sécurité, d’un bon sommeil paisible, sans sursauter au moindre bruit, sans se défier du silence, sans se demander si ses ennemis ne l’épiaient pas, sans soupçonner jusqu’à la complicité des murailles…

Quand elle s’éveilla, le lendemain, calme et reposée, il faisait grand jour, dix heures venaient de sonner et un rayon de pâle soleil de décembre miroitait sur le vernis des meubles.

Et quand elle ouvrit les yeux, elle aperçut debout au pied de son lit, comme un bon génie qui eût veillé sur son sommeil, la sœur du vieux brocanteur.

– Dieu ! Qu’elle paresseuse je fais !… s’écria-t-elle avec le rire insoucieux de l’enfant.

C’est que dans cette chambrette, où elle n’avait passé qu’une nuit, elle se sentait chez elle, autant qu’à l’hôtel de la Ville-Haudry du vivant de sa pauvre mère, et il lui semblait qu’elle y avait vécu des années.

– Mon frère est venu il y a une demi-heure pour vous parler, mon enfant, prononça la vieille dame, mais il n’a pas voulu vous éveiller. Vous aviez tant besoin de repos… Mais il reviendra ce soir et dînera avec nous…

Le gai sourire qui éclairait le visage de Mlle Henriette s’éteignit à l’instant même.

Absorbée dans l’extase du bonheur présent, elle avait tout oublié, et ces quelques mots la ramenaient à la réalité de la situation et lui rappelaient les misères passées, et les incertitudes de l’avenir.

La digne veuve, cependant, l’aida à se lever, et elles passèrent leur journée ensemble, dans le petit salon, occupées à tailler et à coudre une robe de soie noire, dont le père Ravinet avait apporté l’étoffe le matin et qui était destinée à remplacer la misérable robe d’orléans de Mlle de la Ville-Haudry.

Même, en apercevant cette pièce de soie, et songeant à ce que la sœur du vieux brocanteur lui avait dit de leur extrême indigence, la jeune fille avait eu peine à retenir une larme.

– Pourquoi cette dépense !… avait-elle dit d’un air triste. Est-ce qu’une robe de laine ne suffisait pas bien ! Déjà l’hospitalité que vous m’accordez doit vous être une charge… Je ne me pardonnerais pas de vous être un sujet de nouvelles privations !…

Mais la vieille dame, branlait la tête.

– Rassurez-vous, mon enfant, répondit-elle, l’argent ne nous manque pas…

Elles venaient d’allumer la lampe, quand une clef grinça dans la serrure de la porte d’entrée, et l’instant d’après le père Ravinet parut.

Il était fort rouge, et bien qu’il gelât, dehors, il tamponnait son front de son mouchoir à carreaux, comme s’il eût été en sueur.

– Je suis exténué !… fit-il, en se laissant tomber dans un fauteuil. Ce que j’ai fait de courses aujourd’hui est incroyable. Je voulais prendre l’omnibus pour revenir de la rue de Varennes, mais je n’y ai pas trouvé de place…

Mlle Henriette se dressa d’un bond :

– Vous êtes allé chez mon père, monsieur ! S’écria-t-elle…

– Depuis huit jours, mademoiselle, M. de la Ville-Haudry n’habite plus rue de Varennes…

Une idée folle, l’idée que le comte s’était séparé de sa femme, traversa l’esprit de la jeune fille.

– Et la comtesse, interrompit-elle, la comtesse Sarah ?…

– Elle a suivi son mari… Ils occupent, rue Le Peletier, 79, un appartement au dessus des bureaux de la succursale des Pétroles de Pennsylvanie. Sir Tom et mistress Brian demeurent avec eux… Et ils n’ont, a eux tous, que deux domestiques : Ernest, le valet de chambre du comte, et une certaine Clarisse…

Le nom de l’abjecte créature dont la trahison avait été une des causes décisives de ses malheurs, ne frappa pas Mlle de la Ville-Haudry.

– Comment mon père a-t-il pu se décider à abandonner son hôtel, murmura-t-elle.

– Il l’a vendu, mademoiselle, il y a dix jour.

– Grand Dieu ! mon père est donc ruiné !

Le bonhomme inclina la tête :

– Oui !…

C’était la réalisation des pressentiments sinistres dont s’était sentie glacée Mlle Henriette quand elle avait entendu le comte de la Ville-Haudry parler de la Société des Pétroles de Pennsylvanie.

Mais jamais, non, jamais elle n’avait imaginé un désastre si rapide.

– Mon père ruiné ! répéta-t-elle, comme si elle eût été effrayée de la signification de ces paroles… Ruiné !… Et il n’y a pas un an il possédait cent mille écus de rentes… Six millions ont été engloutis en douze mois ! Six millions !

Et l’énormité de la somme et la brièveté du temps, dépassant pour elle toute vraisemblance :

– Ce n’est pas possible, prononça-t-elle, vous devez vous tromper, monsieur, on vous aura trompé !

Un sourire d’amère ironie plissait les lèvres du vieux brocanteur.

– Quoi !… fit-il, comme s’il eût été confondu des doutes de Mlle Henriette, vous en êtes encore là, mademoiselle !… Allez, ce que je vous dis n’est que trop positif, et s’il vous fallait des preuves…

Et sortant un journal de sa poche, il le tendit à Mlle Henriette, lui indiquant du doigt, à la première page, un article entouré au crayon rouge :

– Là ! dit-il…

C’était une de ces feuilles de finance, comme il en pousse tous les matins, et qui professent à leur bénéfice l’art difficile de s’enrichir très-vite, sans risques. Celle-ci arborait cependant un titre fait pour rassurer ; elle s’appelait : La Prudence.

Mlle Henriette, à haute voix, lut :

« Jamais nous ne nous lasserons de répéter à nos abonnés ces mots qui sont notre devise et notre titre : Prudence ! prudence ! Se défier des affaires nouvelles !

« Sur cent affaires qui se présentent sur la place, soixante au moins, on peut le dire hardiment, ne sont que des pièges à pièces de cent sous, où doit fatalement s’engloutir intégralement le capital des souscripteurs téméraires… Des quarante qui restent, vingt-cinq doivent être tenues pour suspectes, comme présentant trop de chances aléatoires. Il est encore utile de se consulter avant de choisir, parmi les quinze qui restent, celles qui offrent le plus de consistance et de garanties… »

La jeune fille cessa de lire, étonnée de ce verbiage.

– J’avoue que je ne comprends pas, fit-elle, et je ne vois pas quel rapport…

Mais le père Ravinet l’interrompant :

– Ce n’est là, dit-il, que le patelinage de la préface, le sirop destiné à masquer le dégoût d’une potion empoisonnée… Poursuivez, et vous comprendrez…

Mlle Henriette reprit donc :

« Voici qu’un événement encore – il faudrait dire un désastre – vient a l’appui de nos théories, et ne justifie que trop nos exhortations à la circonspection.

« Une société qu’on a vue surgir comme d’une boîte à surprises l’an dernier, qui s’annonçait à grand fracas de réclames, inondant les journaux de ses prospectus et tapissant Paris de ses affiches, une société qui devait enrichir tous ses souscripteurs, en est déjà à ne pouvoir payer l’intérêt du capital versé…

« Quant au capital lui-même… Mais n’anticipons pas sur les événements !…

« Tous nos lecteurs ont déjà compris que nous voulons parler de la Compagnie Franco-Américaine des Pétroles de Pennsylvanie, dont la… situation est depuis huit jours le sujet de toutes les conversations.

« À la Bourse, les actions de 500 francs se négociaient hier couramment entre 18 et 20 francs… »

Les larmes qui l’aveuglaient, empêchèrent Mlle Henriette de poursuivre.

– Mon Dieu ! murmura-t-elle, mon Dieu !

Puis, domptant sa défaillance, elle se remit à lire :

« Et cependant, si jamais société parut offrir toutes les sûretés matérielles et morales qu’on recherche avant d’aventurer le fruit de ses économies, c’est certes celle-là.

« À sa tête était un homme qui passa, dans le temps, pour une capacité politique, pour un administrateur de premier ordre, et dont la réputation d’intègre probité semblait fort au-dessus de toute discussion.

« N’est-ce pas désigner le « haut et puissant » comte de la Ville-Haudry !…

« Aussi, fallait-il voir comme les réclames le faisaient sonner haut, ce grand et noble nom… Comte de la Ville-Haudry par ci ! comte de la Ville-Haudry par là !… Il allait doter le pays d’une industrie nouvelle, il allait en or pur changer le vil pétrole.

« Surtout, on ne manquait pas d’ajouter que la fortune personnelle du comte égalait presque le capital demandé : dix millions. Pour lui, les affaires, ce n’était pas l’argent des autres, c’était le sien propre…

« Il y a douze mois, de ces éblouissantes promesses… Qu’en reste-t-il ?… Des actions, à vingt francs hier, qu’on ne trouvera plus à négocier demain à aucun prix, et un capital plus que problématique…

« Qui se serait attendu à une seconde édition de Mines de Tiffila[1], du marquis de Croisenois !… »

Le journal tomba des mains de la pauvre fille… Elle était devenue plus pâle que la mort et elle chancelait à ce point que la sœur du père Ravinet étendit les bras pour la soutenir.

« Horrible ! murmura-t-elle, c’est horrible !

Elle n’avait pourtant pas tout vu encore.

Le bonhomme ramassa la feuille financière, et au-dessous de cet article dont chaque mot suait le venin, il lut haut, et lentement comme pour en faire ressortir l’abominable perfidie, d’abord cet entrefilet :

« Deux délégués des actionnaires de la Société des Pétroles de Pennsylvanie ont dû s’embarquer ce matin même à Brest pour New-York.

« Ces messieurs sont chargés par leurs co-intéressés d’une enquête dont le but est de connaître la valeur exacte des terrains où sont situés les puits à pétrole qui constituent l’unique gage des souscripteurs.

« Certaines personnes ont été jusqu’à émettre des doutes sur l’existence même de ces terrains… »

Et plus loin, ce fait divers :

« On a vendu, la semaine passée, l’hôtel que M. le comte de la Ville-Haudry possédait – et habitait, rue de Varennes.

« Ce magnifique immeuble a été adjugé au plus offrant et dernier enchérisseur, moyennant 740,000 francs.

« Le malheur est qu’il était grevé de diverses hypothèques, s’élevant ensemble à la somme de 500,000 francs. »

Atterrée, Mlle de la Ville-Haudry s’était affaissée sur un fauteuil.

– Mais c’est une infamie sans nom, balbutiait-elle d’une voix à peine intelligible, personne ne croira ces monstrueuses calomnies.

Pâles et profondément troublés, le père Ravinet et sa sœur échangeaient des regards de détresse… Évidemment, la malheureuse enfant ne soupçonnait pas l’effroyable gravité de la situation. Et cependant, la voyant ainsi écrasée, ils hésitaient à l’éclairer.

À la fin, le vieux brocanteur prit son parti en homme qui sait que l’incertitude est encore la plus intolérable souffrance.

– Oui, mademoiselle, reprit-il, oui, votre père est épouvantablement calomnié… Mais je me suis informé… Deux faits ne sont que trop réels : M. de la Ville-Haudry est ruiné et les actions de la société dont il est le directeur sont tombées à 20 francs, parce que…

Sa voix s’altéra, et plus bas, tout bas, il ajouta :

– Parce que l’on croit que le capital social a été détourné de sa destination et… englouti dans des spéculations à la Bourse.

Il avait eu raison, le vieux brocanteur, de compter sur la virile énergie de Mlle de la Ville-Haudry !…

Son corps entier vibra d’une commotion électrique, un éclair de colère sécha les larmes dans ses yeux, et se dressant, la lèvre frémissante :

– Voilà l’immonde calomnie ! s’écria-t-elle.

Si inexpérimentée qu’elle fût, elle discernait l’énormité de l’inculpation, et aussi peut-être ses effroyables conséquences.

Et s’animant, elle poursuivait :

– Accuser mon père d’un ignoble abus de confiance, d’un vol !… Voyons, il faudrait raisonner un peu cependant !… Pourquoi, dans quel but serait-il allé risquer à la Bourse les sommes remises à son honneur ? Pour se procurer de l’argent, n’est-ce pas ?… Comme si sa fortune ne lui eût pas suffi !… Ah ! qu’un chevalier d’industrie qui n’a rien à perdre, qu’un aventurier dévoré de convoitises, risquent tout, espérant tout gagner… on se l’explique… Mais le comte de la Ville-Haudry, un homme considérable et considéré, un grand seigneur cinq ou six fois millionnaire ?

Elle haussait les épaules, elle riait d’un air d’ironique pitié.

Mais le bonhomme de plus en plus devenait sombre.

– Vous oubliez, mademoiselle, reprit-il que votre père ne s’appartient plus, qu’il est sans forces ni volontés non plus qu’un enfant, qu’il est à la disposition d’une de ces créatures redoutables qui semblent posséder le secret de quelque philtre pour égarer les sens et troubler la raison ! Vous oubliez…

– Rien, monsieur !… Mon père est vieux… il est faible. Il aime… il est crédule. On lui aura démontré que ce qui n’était pas était… Mais il n’est pas de pouvoir au monde capable de lui prouver qu’un acte malhonnête ne l’est pas, capable surtout de l’y déterminer…

Véritablement le digne brocanteur soufflait, et cela se voyait.

– Eh ! mademoiselle, interrompit-il, autant que vous j’ai foi en la probité de M. le comte de la Ville-Haudry. Mais que savait-il des affaires, ce malheureux homme, quand on l’y a lancé ?… Rien. Le maniement des capitaux industriels est difficile, périlleux souvent… On l’aura trompé, abusé, joué, poussé vers l’abîme de la banqueroute…

– Qui ?

Le père Ravinet tressauta sur son fauteuil, et levant les bras au plafond :

– Comment ! qui ?… s’écria-t-il. Ceux qui y avaient intérêt, donc ! c’est-à-dire les misérables qui l’entourent, Sarah, sir Tom.

Mlle Henriette secouait la tête :

– Je ne crois pas, fit-elle, que la comtesse Sarah ait vu d’un bon œil la fondation de cette Société…

Et une objection lui venant, qu’elle jugea décisive :

– D’ailleurs poursuivit-elle, Sarah avait-elle intérêt à ruiner mon père ?… Évidemment non. Le ruiner, c’était se ruiner elle-même, puisqu’elle était maîtresse absolue de la fortune et libre d’en disposer au gré de sa fantaisie…

Et pénétrée de la justesse de ce raisonnement, elle adressait au vieux brocanteur un regard triomphant.

Lui vit bien alors qu’il fallait frapper un coup décisif, et sa sœur l’y encourageait du geste.

– Veuillez m’écouter, mademoiselle, prononça-t-il. Je n’ai été jusqu’ici que l’écho des bruits de la Bourse. Je vous ai dit : « On prétend que la fortune de votre père et le capital de la Société des Pétroles de Pennsylvanie ont été engloutis dans des spéculations… malheureuses, » Mais je ne crois pas à ces bruits-là, moi. Je suis persuadé, au contraire, je suis sur même que ces millions n’ont pas été perdus à la bourse… par la raison que jamais ils n’y ont été risqués.

– Cependant…

– Cependant, ils n’en ont pas moins disparu, et moins que personne, peut-être, votre malheureux père serait capable de dire où et comment… Mais je le sais, moi, et quand il s’agira de retrouver ces sommes énormes, je crierai : fouillez Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, fouillez sir Thomas Elgin et mistress Brian, et aussi Maxime de Brévan, le misérable instrument de leurs scélératesses.

Cette fois, une lueur terrible pénétrait dans l’esprit de Mlle Henriette.

– Alors, balbutia-t-elle, ces calomnies infâmes seraient uniquement destinées à masquer une incroyable spoliation…

– Oui.

Les traits contractés de la jeune fille trahissaient l’effort de sa réflexion.

– En ce cas, reprit-elle, les articles de ce journal…

Sont l’œuvre des misérables qui ont dépouillé votre père, oui, mademoiselle…

Et, agitant le poing d’un air menaçant :

– Oh ! il n’y a pas à s’y méprendre, continua le bonhomme… Depuis quand existe-t-il, ce journal ?… Depuis six mois… Le jour où on l’a fondé, c’était dans le but et avec l’intention bien arrêtée d’y publier à un moment donné les articles que vous venez de lire…

Encore qu’elle ne s’expliquât pas par quelles prodigieuses combinaisons il était possible de soustraire ainsi des sommes immenses, Mlle Henriette se sentait gagnée par la conviction du père Ravinet.

– Ainsi, fit-elle, après avoir dépouillé mon pauvre père, les misérables veulent le perdre…

– Leur sécurité l’exige. Il y a eu un vol, n’est-ce pas ? Donc, il faut un coupable. Pour le monde, pour… la justice, le coupable sera le comte de la Ville-Haudry.

– Pour la justice !…

– Hélas !

Les regards de la pauvre jeune fille allaient du père Ravinet à sa sœur, avec une affreuse expression d’égarement.

– Vous croyez-donc, balbutia-t-elle, que Sarah laissera déshonorer le nom qu’elle porte, ce nom dont elle était si fière…

– Elle l’exigerait au besoin…

– Grand Dieu !… Que me dites-vous là !… Pourquoi ?… Dans quel but !...

Voyant l’hésitation de son frère, ce fut la sœur du vieux brocanteur qui se chargea de la réponse…

Elle saisit le bras de la jeune fille ; et d’une voix sourde :

– Parce que, ma pauvre enfant, maintenant que Sarah Brandon tient la fortune qu’elle convoitait, votre père la gêne… Parce qu’elle veut être libre ; entendez-vous : libre !…

Au cri étouffé que l’épouvante arracha à Mlle de la Ville-Haudry, le frère et la sœur durent comprendre qu’elle ne se méprenait pas à la tragique signification de ce mot : « libre !… »

Mais justement, le coup était porté ; le vieux brocanteur jugea qu’il serait désormais puéril de garder des ménagements.

Il se leva donc, s’adossant à la cheminée, et, pendant que la pauvre jeune fille, muette d’horreur et tremblant de tous ses membres, le regardait de ce regard fixe et étincelant des fous, d’une voix brève et rauque, il reprit :

– Connaissez donc enfin, mademoiselle, la créature exécrable qui avait juré votre perte… C’est que je sais, moi, pour l’avoir éprouvé, de quels crimes elle est capable, et je puis voir clair dans les ténèbres de ses infernales combinaisons… Je sais que cette jeune femme au front si pur, au sourire candide et aux yeux si doux, a l’instinct et le génie du meurtre, et n’a jamais compté que sur le meurtre pour arriver à l’assouvissement de ses convoitises…

L’attitude du vieil homme, sa tête rejetée en arrière, sa poitrine gonflée, son geste bref et menaçant respiraient la vengeance et la rage.

Il n’en était plus à mesurer ses paroles, et elles débordaient de ses lèvres telles que les y amenait la haine qui bouillonnait au dedans de lui.

– Antoine ! répéta deux ou trois fois la vieille dame, Antoine, mon frère, je t’en supplie !…

Mais cette voix amie, toute-puissante sur lui d’ordinaire, il ne l’entendit seulement pas.

– Et maintenant, mademoiselle, poursuivit-il, est-il besoin que je vous explique le plan si simple et si formidable imaginé par Sarah Brandon pour ramasser d’un seul coup de filet l’immense fortune de la maison de la Ville-Haudry !… Dès le premier jour, c’est vous qu’elle a aperçue entre elle et les millions qu’elle convoitait… C’est donc à vous que tout d’abord elle s’est attaquée. Un homme vaillant et loyal, M. Daniel Champcey, vous aimait ; il vous eût protégée, celui-là !… Elle l’a éloigné. Le monde eût pu s’intéresser à vous, prendre votre parti ; elle a obtenu de l’aveugle passion de votre père de vous calomnier, de vous perdre de réputation, de vous signaler au mépris du monde. Cependant il pouvait vous venir à la pensée de chercher un défenseur, il pouvait vous en surgir un… Elle a placé près de vous son âme damnée, son espion, un faussaire, un malfaiteur qu’elle savait prêt à tout, même à des besognes capables de faire reculer de peur et de dégoût le plus féroce et le plus lâche forçat… Maxime de Brévan, enfin !…

L’excès même de son affreuse émotion avait rendu à Mlle Henriette une partie de ses forces.

– Eh ! monsieur, interrompit-elle, ne vous ai-je pas dit, au contraire, que c’est Daniel lui-même qui m’a confiée à M. de Brévan ; ne vous ai-je pas dit…

Un ricanement du vieux brocanteur lui coupa la parole.

– Qu’est-ce que cela prouve ?… interrompit-il. L’adresse de Maxime de Brévan à exécuter les ordres de Sarah… Pour s’emparer plus sûrement de votre esprit, il avait commencé par s’emparer de la confiance de M. Daniel Champcey. Comment il y est parvenu… c’est ce que j’ignore… Mais nous le saurons quand il le faudra, car nous saurons tout !… Et c’est ainsi que par M. de Brévan, Sarah était informée de toutes vos pensées, de toutes vos espérances, de tout ce que vous écriviez à M. Champcey et de tout ce qu’il vous répondait… Car il vous répondait, n’en doutez pas, et on confisquait ses lettres, de même que très-vraisemblablement on a intercepté toutes les vôtres, j’entends toutes celles que vous n’avez pas mises à la poste vous même… Cependant, tant que vous viviez près de votre père, Sarah ne pouvait rien contre votre vie… Elle résolut donc de vous contraindre à fuir, et les ignobles persécutions de M. Thomas Elgin commencèrent… Vous avez cru, vous croyez peut-être encore que cet abject bandit espérait obtenir votre main !… Détrompez-vous !… Vos ennemis devaient connaître assez votre caractère pour savoir que vous garderiez inébranlablement la foi jurée à M. Champcey… Mais il fallait bien vous forcer à vous livrer à M. de Brévan… Et, en effet, malheureuse enfant, vous vous êtes livrée… Pas plus que sir Tom, Maxime ne s’était bercé de l’espoir de devenir votre mari !… Il s’attendait, le jour où il osa s’avancer vers vous les bras ouverts, à être repoussé avec dégoût… Mais il avait ordre d’ajouter la terreur de ses poursuites aux horreurs de votre isolement et de votre détresse.

Car il était sûr, l’infâme, que le secret de vos tortures serait bien gardé… Il avait choisi la maison où vous deviez mourir de misère et de faim, les Chevassat ne pouvaient pas n’être pas pour lui des complices dévoués jusqu’au crime… Et c’est ainsi qu’il eut l’épouvantable audace, la barbarie incompréhensible, d’épier votre lente agonie, trouvant sans doute que vous tardiez bien de recourir au suicide…

Vous y avez eu recours cependant, et votre mort eût réalisé leurs funèbres prévisions, sans la miraculeuse intervention de La Providence, qui toujours, tôt ou tard, prend sa revanche, quoi qu’en disent les scélérats pour se rassurer… Oui, les misérables se croyaient certainement débarrassés de vous, quand je suis arrivé… La Chevassat, le matin, avait dû leur dire : « C’est pour ce soir. » Et le soir même, Brévan, Sarah et sir Tom accouraient, palpitants d’espoir, demander : « Est-ce fini ?… »

Immobile et plus blanche qu’un marbre, les lèvres entr’ouvertes, la pupille démesurément dilatée, Mlle Henriette écoutait…

C’était comme un éblouissant rayon de soleil éclairant tout à coup les plus sombres profondeurs de l’abîme où elle avait été précipitée.

– Oui, murmurait-elle, oui, j’y vois clair à cette heure…

Puis, comme le vieux brocanteur, hors d’haleine et la voix enrouée par la colère, s’arrêtait :

– Cependant, monsieur, interrogea-t-elle avec une visible hésitation, il est une circonstance qui demeure pour moi inexplicable : Sarah prétend que c’est à son insu qu’on a fabriqué le faux qui a provoqué l’ordre d’embarquement de Daniel… Elle m’a déclaré qu’elle eût voulu le retenir, qu’elle l’aime, qu’elle en est aimée…

– Ah ! ne croyez pas un mot de ces infamies ! interrompit la sœur du père Ravinet.

Mais le bonhomme se grattant la tête :

– Non certes, il ne faut pas les croire, approuva-t-il et cependant, il pourrait bien y avoir là-dessous quelque diablerie… à moins que… Mais non, ce serait trop de bonheur pour nous !… À moins que Sarah n’aimât réellement M. Daniel Champcey…

Et comme s’il eût craint de laisser voir les espérances qu’il fondait sur cette circonstance :

– Mais revenons au positif, reprit-il. Rassurée de votre côté, Sarah s’est retournée vers votre père. Pendant qu’on vous assassinait lentement, elle abusait de l’inexpérience de M. de la Ville-Haudry pour l’engager dans une voie au bout de laquelle il laisserait son honneur… Remarquez, je vous prie, que les articles du journal sont datés du jour qui, selon les calcula de Sarah, devait être celui de votre mort… Là est la preuve de son crime. Se croyant débarrassée de la fille, il est évident qu’elle s’est dit : Au père, maintenant !

Ce fut comme un jet de flamme, qui courut dans les veines de Mlle Henriette et empourpra son visage.

– Dieu puissant !… s’écria-t-elle, l’évidence éclate, de l’effroyable machination !… Ils se sont dit, les lâches assassins, que le comte de la Ville-Haudry ne survivrait pas à une flétrissure attachée à son nom… et ils ont tout osé, sûrs de l’impunité, certains que cet homme d’honneur emporterait au tombeau les secret de leur scélératesse et de la plus inouïe des spoliations !…

D’un geste lent, le père Ravinet essuyait son front moite de sueur.

– Oui, répondit-il d’une voix sourde, oui, tel a dû être… tel a été certainement le calcul de Sarah Brandon…

Mais, admirable d’énergie. Mlle Henriette s’était redressée et, les narines gonflées, l’œil flamboyant de résolution :

– Vous le saviez ! interrompit-elle, vous saviez qu’on assassinait mon père, et vous ne m’avez pas prévenu… Ah ! c’est un ménagement cruel, monsieur !…

Et, prompte autant que l’éclair, elle s’élança, et elle se serait précipitée dehors si la sœur du père Ravinet ne se fût jetée devant la porte :

– Henriette !… pauvre enfant, où courez-vous ?…

– Au secours de mon père, madame, qui peut-être en ce moment, comme moi hier à pareille heure, se débat et râle dans les dernières convulsions de l’agonie…

Hors d’elle-même, elle s’était cramponnée à la poignée de la porte, et elle employait tout ce qu’elle avait de forces à écarter la vieille dame, quand le père Ravinet lui saisit le bras :

– Mademoiselle, disait-il, au nom du ciel ! je vous jure… ma sœur va vous jurer sur son honneur que la vie du comte de la Ville-Haudry ne court aucun danger.

Elle cessa de se débattre, mais la plus poignante anxiété se lisait toujours sur son visage.

– Voulez-vous donc, poursuivit le vieux brocanteur, compromettre notre triomphe !… Tenez-vous à donner l’éveil à nos ennemis, à les mettre sur leurs gardes, à nous enlever tout espoir de vengeance !…

D’un mouvement machinal. Mlle Henriette passait et repassait la main sur son front, comme si elle eût espéré ainsi ramener le calme dans son cerveau.

– Et notez, continuait le bonhomme d’une voix persuasive, que votre imprudence sauverait nos ennemis et non pas votre père… Réfléchissez et répondez-moi : Croyez-vous, là, sincèrement, que vos affirmations auraient raison de celles de Sarah Brandon ?… Ce serait méconnaître l’infernale astuce de votre ennemie… Allez, toutes ses mesures sont prises pour que rien n’ébranle la foi que votre père a en elle, pour qu’il meure dupe comme il a vécu, en murmurant dans un suprême élan d’amour le nom de celle qui le tue !…

Si écrasantes étaient ces objections que Mlle de la Ville-Haudry, lâchant la poignée de la porte, revint lentement s’asseoir près du foyer.

Et cependant, elle était loin d’être rassurée.

– Si je m’adressais à la justice ?… proposa-t-elle tout à coup.

La sœur du père Ravinet était venue se placer près de Mlle Henriette et lui avait pris les mains :

– Pauvre enfant, murmura-t-elle, vous ne voyez donc pas que toute la puissance de cette créature maudite est dans les moyens qu’elle emploie et qui échappent à l’action de la justice humaine !… Croyez moi, mon enfant, remettez-vous en aveuglement à mon frère.

De nouveau, le vieux brocanteur était venu s’adosser à la cheminée.

– Oui, ayez confiance en moi, mademoiselle Henriette, insistait-il, car autant que vous j’ai eu à maudire Sarah Brandon, et plus que vous je la hais… Ayez confiance, car voici des années que ma haine veille, cherchant comment l’atteindre, comment lui rendre les tortures qu’elle m’a infligé. Oui, il y a des années qu’altéré de vengeance, perdu dans l’ombre je m’attache à elle avec l’implacable patience du sauvage qui suit la piste de l’ennemi qu’il veut frapper… Pour la connaître, elle et les misérables qui l’entourent, pour découvrir qui ils sont, d’où ils viennent, comment ils se sont rencontrés et quels crimes les ont associés, j’ai plongé en pleine boue et j’ai remué des monceaux d’infamies… Mais je sais tout… Et pourtant, dans la vie de Sarah Brandon, dans cette vie souillée de vols et de meurtres, je n’avais rien trouvé jusqu’à ce jour, tant sa scélératesse est profonde, qui tombât sous le coup de la loi…

Il eut un geste de triomphe, et d’une voix éclatante :

– Mais cette fois, poursuivit-il, le succès lui semblait si facile et si sûr, qu’elle a négligé ses raffinements ordinaires… Pressée de jouir des millions volés, d’autant plus lasse de la comédie d’amour qu’elle joue à votre père, que peut-être elle aime véritablement, elle s’est trop pressée… Et elle est perdue si nous ne nous pressons pas trop nous-mêmes…

Quant à ce qui concerne votre père, mademoiselle, voici les motifs de ma sécurité. De par le contrat de votre mère et par suite de l’héritage de 1,500,000 fr. qu’elle a recueilli d’un de ses oncles, vous êtes créancière de la fortune de votre père pour une somme de deux millions hypothéqués sur ses propriétés de l’Anjou, et qu’il n’a pu toucher malgré sa ruine… S’il mourait avant vous, cette somme vous resterait… si vous mourez avant lui, au contraire, elle lui revient… Or, dans son insatiable cupidité, Sarah c’est juré qu’elle aurait cette somme…

– Ah ! vous avez raison, dit Mlle Henriette, l’intérêt de Sarah est que mon père vive, et il vivra, tant qu’elle ignorera si je suis morte ou vivante, tant qu’elle ne saura pas ce que je suis devenue.

– Et elle ne l’apprendra pas de sitôt !… murmura le bonhomme.

Puis, riant d’un petit rire silencieux :

– Aussi, faut-il voir l’anxiété de vos ennemis depuis que vous leur avez glissé entre les mains… La Chevassat, hier soir, avait pris allègrement son parti de votre fuite ; mais, ce matin, c’était une autre affaire… Maxime de Brévan est venu qui lui a fait une scène terrible, et qui l’a battue, Dieu me pardonne, l’infâme ! pour s’être lâchée de sa surveillance… Le gredin a passé sa journée à courir de la préfecture de police à la Morgue… Dame ! dénuée de tout et à demi nue comme vous l’étiez, où pouviez-vous aller ? Moi, je n’ai pas paru, et les Chevassat sont à mille lieues de soupçonner ma complicité… Ah ! notre tour ne tardera pas à venir, mademoiselle, si vous vous conformez à mes indications…

Il était plus de neuf heures quand le vieux brocanteur, sa sœur et Mlle Henriette se mirent à table pour dîner…

Mais aussi le bon sourire de l’espérance était revenu aux lèvres de la jeune fille, quand vers minuit le père Ravinet se retira en lui disant :

– À demain soir, j’aurai des nouvelles… j’irai au ministère de la marine !…

Le lendemain, en effet, il apparut comme six heures sonnaient… Mais en quel état !… Il tenait à la main une sorte de sac de voyage et ses regards et ses mouvements étaient ceux d’un fou.

– De l’argent !… cria-t-il à sa sœur dès le seuil, je crains de n’en pas avoir assez… et hâte-toi, il faut qu’à sept heures quinze je sois à la gare de Lyon…

Et comme sa sœur et Mlle Henriette, effarées, lui demandaient :

– Qu’est-ce ?… Qu’y a-t-il ?…

– Il y a, répondit-il, rayonnant de joie, que le ciel décidément se déclare pour nous. Je suis allé au ministère. La Conquête doit rester encore un an en Cochinchine, mais M. Daniel Champcey rentre en France… Il a dû s’embarquer sur un navire de commerce, le Saint-Louis, qu’on attend à Marseille au premier jour, s’il n’y est déjà arrivé… Et moi, je pars pour Marseille, il faut que je voie M. Champcey avant tout le monde !…

Et sa sœur lui ayant remis deux billets de mille francs, il s’élança dehors en criant :

– Demain, vous aurez une dépêche télégraphique.

XXII

S’il est, dans notre civilisation une profession pénible entre toutes, c’est assurément celle de marin.

Si pénible, que c’est presque à se demander comment des hommes se trouvent assez hardis pour l’embrasser, assez obstinés en leurs résolutions pour ne la point abandonner après l’avoir éprouvée.

Non à cause de ses hasards, de ses fatigues et de ses périls, faits au contraire pour tenter et séduire une imagination aventureuse, mais parce qu’elle crée une existence à part, et qu’il ne semble pas que les devoirs qu’elle impose se puissent concilier avec la libre disposition de soi.

Il n’est pas d’hommes, cependant, qui plus que les marins aient l’esprit et l’amour du foyer. Il en est peu qui ne se marient pas…

Et par une sorte de grâce d’état, on les voit s’installer comme pour l’éternité dans leur félicité passagère, insoucieux de l’événement du lendemain…

Mais voici qu’un matin, tout à coup, un large pli arrive du ministère de la marine…

C’est un ordre d’embarquement.

Il faut embarquer, abandonner tout et tous, mère, famille, amis, l’épousée de la veille, la jeune femme qui sourit au berceau d’un nouveau-né, la fiancée qui déjà essayait son voile de mariée…

Il faut partir et étouffer toutes ces voix sinistres qui, du plus profond de l’âme, montent et crient :

– Te sera-t-il donné de revenir, et, si tu reviens, les retrouveras-tu tous, ces êtres chéris, et si tu les retrouves, n’auront-ils pas changé, auront-ils gardé pieusement ton souvenir comme tu garderas le leur ? »

Être heureux et en être réduit à ouvrir au malheur cette porte fatale : l’absence !…

Ainsi, n’est-ce que dans les romans maritimes et dans les opéras-comiques, qu’on voit, à l’appareillage d’un navire, tous les matelots célébrer le départ en chantant leurs plus joyeuses chansons.

L’appareillage, toujours, est solennel, grave, triste…

Tel devait être, tel fut l’appareillage de la Conquête, la frégate où embarquait Daniel Champcey avec le grade de lieutenant.

Et certes, ce n’était pas sans raison qu’au ministère on lui avait ordonné de se hâter ; la frégate, mouillée sur rade, n’attendait que lui…

Arrivé à Rochefort le matin à cinq heures, le soir même il couchait à bord, et le lendemain, au jour, la Conquête mettait à la voile.

Mais plus que tous les autres, et bien qu’il réussit à affecter une sorte d’insouciance, Daniel souffrait.

Cette pensée qu’il laissait Mlle de la Ville-Haudry aux mains d’aventuriers qu’il savait capables de tout, était comme une plaie vive qu’exaspéraient ses réflexions…

À mesure que le sang-froid lui revenait et que l’apaisement se faisait dans son esprit, mille doutes affreux l’assiégeaient au sujet de Maxime de Brévan.

Ne serait-il pas assailli de tentations étranges quand il se trouverait rapproché d’une riche héritière, telle que Mlle Henriette, ne convoiterait-il pas ses millions et ne chercherait-il pas à abuser de sa situation particulière pour s’en emparer ?…

La foi de Daniel en sa fiancée était trop absolue, pour que le soupçon lui vint, même qu’elle pût écouter M. de Brévan…

Mais il raisonnait assez juste, désormais, pour se dire que la situation de son amie serait terriblement aggravée, si M. de Brévan, furieux d’un refus, trahissait son mandat et passait à l’ennemi, c’est-à-dire à la comtesse Sarah…

– Et moi, pensait-il, qui dans mes dernières instructions recommande à Henriette de suivre les conseils de Maxime, comme les miens propres !…

C’est à peine si, déchiré par ces affreuses angoisses, il daignait se rappeler qu’il avait confié tout ce qu’il possédait à Maxime… Que lui importait sa fortune !…

Cependant, ce lui fut une véritable faveur de la destinée, que la Conquête, dès son sixième jour de mer, essuyât un coup de vent terrible, qui pendant soixante douze heures la mit en péril.

La conscience de sa responsabilité pendant que la mer démontée ballottait la frégate comme un liège, l’excitation de la lutte contre les éléments, les écrasantes fatigues du service, tuèrent en lui la pensée, et il put dormir d’un profond sommeil, ce qui ne lui était pas arrivé depuis son départ de Paris…

Et à son réveil, il fut surpris de se sentir relativement calme.

Désormais sa destinée devait se décider sans lui, son impuissance à rien tenter qui put influencer les événements lui était démontrée… Une morne résignation succéda à ses effroyables agitations.

Une seule espérance alors le ranimait : l’espérance de recevoir bientôt une lettre de Mlle Henriette, ou qui sait, d’en trouver une en arrivant à destination.

Car il n’y avait rien d’impossible à ce que la Conquête fût devancée par un navire parti trois semaines après elle.

La Conquête, vieille frégate en bois et à voiles, justifiait la réputation qu’elle avait d’être la plus mauvaise marcheuse de la marine française… et de plus, de continuelles alternatives de calme plat et de coups de vent la retenaient en route bien au-delà du temps ordinaire.

Jamais, disaient les plus vieux maris, on n’avait vu traversée si lente.

Et pour ajouter aux ennuis, la Conquête était tellement encombrée de monde, que matelots et officiers avaient à peine la moitié de l’étroit espace qui leur est accordé habituellement.

Il y avait à bord, outre l’équipage, un demi-bataillon d’infanterie de marine et cent soixante ouvriers de métiers divers, recrutés par le gouvernement pour le service de ses établissements.

Quelques-uns de ces ouvriers emmenaient leur famille, résolus à se fixer en Cochinchine, mais les autres, jeunes pour la plupart, n’avaient cherché dans cette longue campagne qu’une occasion de voir du pays, d’affronter l’inconnu, de gagner peut-être beaucoup d’argent.

On les employait à aider à la manœuvre, et c’étaient de braves garçons, a l’exception de quatre ou cinq, si turbulents, qu’à diverses reprises il avait fallu les mettre aux fers…

Les journées passaient néanmoins, et il y avait près de trois mois que la Conquête tenait la mer, quand, une après-midi, pendant que Daniel surveillait une manœuvre difficile, au moment d’un grain violent, on le vit tout à coup chanceler, battre l’air de ses bras et tomber à la renverse sur le pont…

On accourut, on le releva, mais il ne donnait plus signe de vie, et le sang lui sortait à flots de la bouche et du nez.

D’un caractère égal, comme tous les hommes dont l’âme fière plane bien au-dessus des intérêts mesquins, assez sûr de son influence pour atténuer autant qu’il était en lui les rigueurs de la discipline, Daniel était adoré de l’équipage.

C’est dire qu’au bruit de l’accident, circulant, en deux secondes, d’un bout à l’autre de la frégate, et jusqu’en ses profondeurs, matelots et officiers accoururent l’angoisse peinte sur le visage.

Qu’était-il arrivé ? C’est ce que nul ne pouvait dire, personne n’ayant rien vu… Cependant ce devait être quelque chose de très-grave, à en juger par la large flaque de sang qui rougissait le pont à l’endroit où le jeune lieutenant était si soudainement tombé…

On l’avait porté à l’infirmerie, et après lui avoir fait reprendre ses sens, les chirurgiens ne tardèrent pas à reconnaître la cause de sa chute et de son évanouissement…

Il avait à la tête, un peu en arrière de l’oreille gauche, une énorme plaie contuse, telle qu’eût pu la produire un lourd marteau manié par un bras robuste.

D’où provenait ce coup si terrible, que c’était miracle que le crâne n’eût pas été fracturé ?… Voilà ce que ne pouvaient s’expliquer, ni les médecins, ni les officiers qui entouraient le lit du blessé.

Interrogé, Daniel ne put donner à cet égard aucun éclaircissement.

Personne n’était à ses côtés et il n’avait vu s’approcher personne de lui au moment de l’accident, et le choc avait été si violent qu’il était tombé comme foudroyé…

Ces détails rapportés aux matelots et aux émigrants réunis sur le pont, furent accueillis par des sourires d’incrédulité, puis par une clameur d’indignation, quand on ne douta plus de leur exactitude.

Quoi !… le lieutenant Champcey avait été frappé, en plein soleil, au milieu de l’équipage !… Comment ? par qui ?

Cette affaire présentait un caractère mystérieux trop alarmant pour qu’il n’importât pas de l’éclaircir au plus tôt, et les matelots eux-mêmes ouvrirent sur-le-champ une espèce d’enquête.

Des cheveux et quelques caillots de sang qu’on découvrit sur une énorme poulie, donnèrent, à ce que l’on crut, le mot de l’énigme.

Il parut prouvé que la corde où était engagée cette lourde masse, avait glissé des mains d’un des matelots qui, montés dans les vergues, exécutaient la manœuvre commandée par Daniel…

Épouvanté des suites de sa maladresse, mais gardant néanmoins son sang-froid, cet homme avait remonté si vivement la poulie qu’il n’avait pas été remarqué.

Y avait-il à espérer qu’il s’accuserait ? Évidemment non… D’ailleurs, à quoi bon !… Le blessé fut le premier à prier de discontinuer les recherches.

Puis, comme au bout de quinze jours le lieutenant Champcey reprit son service, on cessa de parler de cet accident, un de ceux qui par malheur se renouvellent le plus fréquemment.

Et d’ailleurs l’idée que la Conquête approchait de sa destination occupait tous les esprits et suffisait à toutes les conversations…

Et, en effet, un beau soir, au coucher du soleil, la terre fut signalée, et le lendemain, au jour, la frégate entrait à pleines voiles dans le Don-Naï, le roi des fleuves de la cochinchine, si large et si profond que les vaisseaux du plus fort tonnage le remontent sans difficultés pour s’amarrer aux quais de Saïgon…

Debout sur le pont, Daniel regardait défiler les paysages monotones de cette étrange contrée, dont le sol, une vase noire et inconsistante, a des exhalaisons mortelles…

Après des mois de traversée, il trouvait un charme mélancolique aux rives du Don-Naï, ombragées de manguiers et de palétuviers dont les souples racines rampaient et plongeaient au loin dans l’eau boueuse, rives mornes, où s’étale une végétation molle et douce, qui offre à l’œil la gamme entière des verts, depuis le vert glauque et maladif des idrys, jusqu’au vert sombre et métallique du sténia…

Plus loin du bord, les hautes herbes, les lianes, les alvès et les cactus formaient des fourrés impénétrables, d’où s’élançaient comme des fûts de colonnes, des cocotiers gigantesques et le plus gracieux des arbres de la création, le palmier arae.

Et par les éclaircies, on apercevait, se déroulant jusqu’au fond de l’horizon, les rizières malsaines, une plaine immense de boue, recouverte d’un tapis de verdure qui ondulait, se creusant et se soulevant sous la brise, comme la mer…

– Voici donc Saïgon !… s’écria près de Daniel une voix joyeuse.

Il se retourna… C’était le meilleur camarade qu’il eût à bord, un lieutenant comme lui, qui était venu se placer à ses côtés, et qui, lui tendant une longue-vue, ajoutait avec un grand soupir de satisfaction :

– Tiens, là, regarde !… Enfin nous arrivons !… Avant deux heures, ami Champcey, nous serons au mouillage.

Dans le lointain, en effet, on discernait, se profilant sur l’azur foncé du ciel, le toit recourbé des pagodes de Saïgon.

Une grande heure encore s’écoula, et enfin, à un détour du fleuve, la ville apparut, misérable, n’en déplaise aux géographes, en dépit des immenses travaux de la colonisation française…

Saïgon, c’est surtout une longue rue qui côtoie la rive droite du Don-Naï, rue primitive, non pavée, coupée de fondrières, interrompue par de larges espaces vides et bordée de maisons de bois, recouvertes de paille de riz et de feuilles de palmier.

Des milliers de barques se pressent contre le bord du fleuve, le long de cette rue, et forment comme un faubourg flottant, où grouille une population étrange, d’Annamites, de Chinois et d’Hindous…

Au second plan, seulement, apparaissent quelques maisons de pierre, dont les toits de tuiles rouges rassurent l’œil, et de distance en distance, une ferme annamite, bâtie en quinconce, qui semble se cacher dans des massifs d’araquiers…

Enfin, sur une éminence, se dressent la citadelle, l’arsenal, la maison du commandant français et l’ancienne habitation du colonel espagnol…

Mais elle paraît toujours belle, la ville où l’on débarque après une traversée de plusieurs mois !…

Et dès que la Conquête se balança tranquille sur ses ancres, tous les officiers, à l’exception de l’enseigne de service, se firent conduire à terre et coururent à la maison du gouvernement, demander s’ils n’avaient pas été devancés par des lettres de France…

Considérant la longueur anormale de leur voyage, tous avaient le même espoir que Daniel, d’être dépassés par quelque bâtiment parti bien après eux.

Et leur espérance ne fut pas déçue.

Deux trois-mâts, l’un français, l’autre anglais, qui avaient mis à la voile près d’un mois après la Conquête, étaient arrivés depuis le commencement de la semaine avec des dépêches…

Il s’y trouvait deux lettres à l’adresse de Daniel, et c’est d’une main fiévreuse et le cœur battant à rompre, qu’il les prit des mains d’un vieil employé.

Mais au premier coup d’œil jeté sur les adresses, il pâlit… Il ne reconnaissait pas l’écriture de Mlle Henriette…

N’importe !… il brisa les enveloppes et courut aux signatures…

L’une des lettres était signée : « Maxime de Brévan, » l’autre : « Comtesse de la Ville-Haudry, née Sarah Brandon… »

C’est par cette dernière que Daniel commença.

Après lui avoir fait part de son mariage, Sarah lui exposait longuement la conduite de Mlle Henriette le jour même de la noce.

« – Une autre que moi, disait-elle, lui en voudrait mortellement de cette insulte atroce et abuserait de sa situation pour s’en venger… Mais moi, qui jamais n’ai rien pardonné, je pardonnerai, Daniel, en mémoire de vous, et parce que je ne saurais voir souffrir qui vous a aimé !… »

Et, en post-scriptum elle ajoutait :

« Ah ! que n’avez-vous empêché mon mariage, quand d’un mot vous le pouviez… On me croit parvenue au comble de mes vœux… Je n’ai jamais été si malheureuse !… »

Cette lettre arracha une exclamation de rage à Daniel. Il n’y voyait qu’une sanglante ironie.

– Cette misérable, pensait-il, se joue de moi, et si elle écrit qu’elle n’en veut pas à Henriette, il faut lire qu’elle la hait et la martyrise…

La lettre de M. de Brévan, par bonheur, le rassura, un peu. Maxime confirmait les dires de la comtesse Sarah, ajoutant de plus que Mlle de la Ville-Haudry était fort triste, mais calme et résignée, et que sa belle-mère la traitait avec la plus grande douceur…

Le surprenant, c’est que M. de Brévan ne soufflait mot de la fortune qui lui avait été confiée, ni du système de vente qu’il adoptait pour les terres, ni du prix qu’il en trouvait…

Mais Daniel ne remarqua pas cela ; toute sa pensée était à Mlle Henriette…

– Ne pas m’avoir écrit, pensait-il, quand les autres ont trouvé le moyen de m’écrire !

Accablé de tristesse, il était allé s’asseoir sur un banc de bois, dans l’embrasure d’une fenêtre de la salle où se distribuaient les lettres.

Franchissant les espaces immenses qui le séparaient de la France, sa pensée errait sous les ombrages des jardins de l’hôtel de la Ville-Haudry… Il lui semblait que par un jet tout-puissant de sa volonté, il s’y trouvait transporté… Et, de même qu’au dernier rendez-vous, il croyait voir aux pâles clartés de la lune la robe de son amie glisser entre les grands arbres…

Une tape amicale sur l’épaule le ramena brusquement au monde réel…

Quatre ou cinq officiers de la Conquête l’entouraient, insoucieux et gais, eux, le rire sur les lèvres.

– Eh bien !… mon cher Champcey, disaient-ils, venez-vous ?

– Où ?

– Dîner, parbleu !

Et, comme il les regardait de l’air d’un homme éveillé en sursaut, et qui n’a pas eu le temps de rassembler toutes ses idées :

– Et bien ! dîner, ajoutèrent-ils. Saïgon possède, paraît-il, un restaurant français admirable, dont le cuisinier, un Parisien, est tout bonnement un grand artiste… Allons, debout et en route !

Mais Daniel était à un de ces instants où la solitude a d’irrésistibles attraits.

Il frémissait à l’idée d’être arraché à ses mélancoliques rêveries, d’être obligé de se mêler à une conversation, de parler, d’écouter, de répondre…

– Je ne dînerai pas avec vous ce soir, dit-il à ses camarades.

– C’est une plaisanterie !…

– Non ; il faut que je rentre à bord…

Les autres, alors, furent frappés de la tristesse de son accent, et changeant de visage, de l’air du plus affectueux intérêt :

– Qu’avez-vous, Champcey ? interrogèrent-ils. Venez-vous d’apprendre quelque malheur, une mort ?…

– Non.

– Les lettres de France, que vous tenez…

– Ne m’annoncent rien de fâcheux… J’espérais des nouvelles qui ne sont pas venues, voilà tout !…

– Alors, sacrebleu ! accompagnez-nous !

– N’insistez pas… je serais un trop triste convive.

On insista, néanmoins, comme insistent les amis qui jamais ne veulent comprendre qu’on ne soit pas tenté par ce qui les séduit, mais rien ne put changer la détermination de Daniel.

Sur le seuil de la maison du Gouvernement, il se sépara de ses camarades et reprit seul, tristement, le chemin du port.

Il arriva sans encombre au bord du Don-Naï, mais alors se présentèrent des difficultés qu’il n’avait pas prévues.

La nuit était si obscure qu’à peine il y voyait pour guider sa marche le long d’une sorte de quai en construction, semé d’énormes pierres et de fondrières… Pas une lumière aux fenêtres des maisons d’alentour. Tels efforts qu’il fit pour percer les ténèbres, il ne distinguait rien que la silhouette noire des navires se balançant à l’ancre au milieu du fleuve, et la lueur des fanaux tremblant au courant de l’eau.

Il appela… nulle voix ne répondit… Le silence, aussi profond que les ténèbres, n’était troublé que par le sourd grondement du Don-Naï, roulant à pleins bords ses eaux boueuses.

– Je suis fort capable, pensait Daniel, de ne pas retrouver le canot de la Conquête.

Il le trouva cependant, après de longues recherches, amarré et comme perdu parmi quantité de barques du pays.

Seulement, le canot lui parut vide.

Ce n’est qu’après y être descendu, qu’il y découvrît un mousse qui, couché dans le fond, dormait à poings fermés, roulé dans le tapis qu’on jette sur les bancs de l’arrière pour les officiers.

Daniel l’ayant secoué, il se dressa sur ses jambes en maugréant, et tout hébété de sommeil.

– Qu’est-ce qu’il y a donc !… grognait-il.

– Où est l’équipage ?… interrogea Daniel.

Tout à fait réveillé, le mousse qui avait de bons yeux, avait aperçu dans la nuit l’or des épaulettes. Aussi, devenu soudainement respectueux :

– Mon lieutenant, répondit-il, tous les hommes sont en ville.

– Comment, tous…

– Dame ! oui, mon lieutenant… Quand les officiers sont descendus à terre, ils ont dit au patron qu’ils ne rentreraient pas de sitôt, et qu’il pouvait prendre trois heures pour manger un morceau et boire un coup, à condition que les hommes ne se soûlent pas…

C’était exact, et Daniel avait oublié le détail.

– Et où sont-ils allés ? demanda-t-il.

– Je ne sais pas, mon lieutenant.

Un moment Daniel mesura du regard le grand et lourd canot, comme s’il eût songé à gagner avec la Conquête, sans autre aide que celle du mousse… Mais non, c’était impraticable.

– Allons, rendors-toi, dit-il au jeune garçon.

Et sautant à terre, non sans laisser échapper une exclamation de dépit, il allait se mettre à la recherche de ses camarades, quand il vit surgir de l’ombre, pour ainsi dire, à ses côtés, un homme dont il lui était impossible de distinguer les traits.

– Qui va là ? fit-il.

– Monsieur l’officier, répondit l’homme en un jargon à peine compréhensible, mélange affreux de français, d’espagnol et d’anglais, j’ai entendu ce que vous disiez au petit qui est là dans ce canot.

– Eh bien ?

– J’ai pensé que vous voudriez rentrer à bord, monsieur l’officier.

– En effet…

– Pour lors, si vous voulez, comme je suis batelier, je vous traverserai.

Daniel n’avait aucune raison de se défier de cet homme.

Dans les ports de mer, à toute heure de jour et de nuit, on en trouve ainsi sur les quais, guettant les matelots en retard, à qui, par exemple, ils font payer cher leurs services.

– Ah ! tu es batelier ! dit Daniel avec une très-sincère satisfaction… Eh bien ! où est ton bateau ?…

– : Là, monsieur l’officier, à deux pas, vous n’avez qu’à me suivre… Mais vous, où est le navire que vous voulez rejoindre ?

– Tiens là !…

Et Daniel lui montrait à six ou sept cents mètres, la Conquête très-reconnaissable à ses feux.

– C’est loin, grogna l’homme, la marée baisse, le courant est dur.

– Tu auras quarante sous pour ta peine.

Joyeusement l’homme frappa ses mains l’une contre l’autre.

– Ah ! comme cela, bon !… dit-il… Alors, avancez, monsieur l’officier… encore un peu, bien !… C’est ce bateau-là qui est le mien, entrez, et tenez-vous bien…

Daniel suivit ces indications, mais il fut si frappé de la maladresse de l’homme à démarrer sa barque et à la pousser dans le courant, qu’il ne put s’empêcher de lui dire :

– Ah ça, mais tu n’es pas batelier de ton état, mon garçon.

– Pardonnez-moi, monsieur l’officier, et je l’étais dans mon pays avant de l’être ici.

– Quel est ton pays ?

– Shang-Haï.

– N’importe, tu as encore beaucoup à apprendre avant de devenir matelot.

Cependant, le bateau étant fort petit, une véritable coquille de noix, Daniel se dit qu’au besoin il prendrait les avirons et passerait son passeur…

Sur quoi, s’étant assis, les jambes allongées, il retomba dans ses méditations…

Il en fut tiré, le malheureux, par une épouvantable sensation.

Par suite d’un choc, d’une fausse manœuvre ou de tout autre accident, le bateau avait chaviré, et Daniel venait d’être précipité dans le fleuve… Et pour comble, un de ses pieds était si fortement engagé entre un banc et le bordage, que ses mouvements étaient paralysés et qu’il se trouvait sous l’eau…

Il vit cela comme en un éclair, et sa première pensée fut :

– Je suis perdu…

Mais si désespérée que fût sa situation, il n’était pas homme à s’abandonner…

Rassemblant par un seul et suprême effort tout ce qu’il avait de vigueur et d’énergie, il se cramponna au bordage du bateau renversé sur lui et imprima une si violente secousse, qu’il dégagea son pied et du même coup remonta à la surface.

Il était temps. Déjà il avait bu une gorgée.

– Maintenant, pensa-t-il, j’ai une chance de salut !

Chance, bien frêle, hélas ! et si chétive, qu’il fallait pour s’y attacher la robuste volonté de Daniel et son indomptable courage.

Un courant furieux l’emportait comme une paille, le bateau chaviré qui l’eût aidé à se soutenir lui avait échappé, il ne savait rien de ce redoutable Don-Naï, sinon qu’il allait toujours s’élargissant, et rien ne pouvait le guider, par cette nuit si obscure que l’eau et la terre, le fleuve et ses rives se confondaient en d’uniformes et insoutenables ténèbres.

Qu’était devenu le batelier cependant ? À tout hasard, Daniel appela.

– Ohé !… l’homme !…

Pas de réponse… Avait-il été entraîné ?… Regagnait-il le bord ?… Était-il déjà noyé ?…

Mais voici que soudain le cœur de Daniel tressaillit de joie et d’espoir.

Il venait de découvrir à une centaine de mètres plus bas la lueur rouge d’un fanal lui annonçant un bâtiment à l’ancre.

Tous ses efforts tendaient vers ce but…

Il y était porté avec une rapidité vertigineuse, bientôt il y toucha presque… Et alors, avec un incroyable sang-froid et une merveilleuse précision, au moment où le courant le poussa près de la chaîne d’une ancre, il la saisit… Il s’y maintint, et ayant repris haleine, par trois fois, de toute la puissance de ses poumons, il poussa un cri si aigu, qu’il domina les sourds mugissements du fleuve :

– Au secours ! à moi !…

Du navire, un grand cri : « – Tiens ferme !… » répondit, lui prouvant que son appel avait été entendu, et qu’on allait lui venir en aide.

Trop tard ! Un remous l’enveloppa, dont l’irrésistible violence arracha la chaîne, gluante de vase, à ses doigts crispés… Roulé par le tourbillon, il fut jeté rudement contre le bordage du navire, coula et fut entraîné…

Quand il revint sur l’eau, le fanal rouge était déjà bien loin, en amont, et en aval aucune lueur n’apparaissait plus.

Nul secours humain à attendre désormais… Daniel n’avait plus à compter que sur lui-même et à essayer de gagner un des bords…

Encore qu’il ignorât la distance qui l’en séparait, et qui peut-être était très-grande, la tâche ne lui eût pas semblé au-dessus de ses forces, s’il eût été nu… Mais ses vêtements le gênaient horriblement, et l’eau qui les pénétrait les rendait plus lourds de seconde en seconde.

– Je coule définitivement, pensa-t-il, si je ne parviens pas à me déshabiller.

Nageur excellent, il accomplit ce tour de force – car c’en était un dans sa position. Et quand après des prodiges de vigueur et d’adresse, il eût réussi à se débarrasser de ses chaussures…

– Je m’en tirerai !… s’écria-t-il, comme s’il eût songé à défier l’aveugle élément contre lequel il luttait ; je reverrai Henriette !

Mais se déshabiller lui avait pris un temps énorme, et comment évaluer la distance que lui avait fait parcourir le courant, de plus de vingt kilomètres à l’heure !

Rassemblant ses souvenirs, il lui semblait avoir observé qu’à une lieue de Saïgon, le Don-Naï avait la largeur d’un bras de mer. Selon son estimation, il devait être à cet endroit.

– N’importe !… se dit-il, j’arriverai…

Et lentement, d’un mouvement régulier et pour ainsi dire mécanique, ménageant sa respiration, il se mit à nager, obliquant autant qu’il le pouvait, sans trop de fatigue…

Ignorant de quel bord il était le plus rapproché, il s’était décidé, d’inspiration, à se diriger vers la rive droite, celle où est bâti Saïgon…

Il nageait depuis plus d’une demi-heure, et il commençait à sentir, non sans effroi, ses muscles se roidir, ses jointures perdre leur élasticité, sa respiration s’embarrasser, et ses extrémités se refroidir, quand le clapotis de l’eau lui annonça le voisinage de la terre.

Bientôt il toucha le fond… Il fit deux ou trois brasses encore, très-vite, mais au moment où prenant pied il se redressa, il enfonça jusqu’à mi-corps dans cette vase visqueuse et tenace, qui rend si dangereux tous les fleuves de la Cochinchine…

La terre était là, il la devinait, si l’obscurité l’empêchait de la voir, et cependant jamais sa situation n’avait été si désespérée… Ses jambes étaient prises comme dans un étau, l’eau bourbeuse bouillonnait presque au ras de sa bouche, et à chaque mouvement pour se dégager il enfonçait davantage, peu, mais toujours un peu plus.

Son sang-froid, de même que ses forces, commençait à l’abandonner, ses idées se troublaient, quand cherchant instinctivement un point d’appui, sa main heurta la racine d’un palétuvier…

Cette racine, ce pouvait être la vie !… Il en éprouva d’abord la solidité. La trouvant suffisamment résistante, sans secousses, mais avec la frénétique énergie de l’homme qui se noie, il se hâla dessus et se dégagea… Puis, rampant sur la vase traîtresse, il ne tarda pas à atteindre un terrain solide où il se laissa tomber épuisé.

Il était sauvé de l’eau, mais qu’allait-il devenir, seul, nu, exténué, transi, perdu par cette nuit noire, en ce pays inconnu et désert ?…

Au bout d’un moment, cependant, il se releva, mais dès qu’il voulut se mettre en route, il se trouva arrêté de tous côtés par des lianes et par les épines des cactus…

– Allons, il faut rester ici jusqu’au jour ! se dit-il.

Et le reste de la nuit, il le passa à piétiner sur place et abattre des bras, pour combattre un froid mortel qui le pénétrait jusqu’à la moelle des os…

Les premières lueurs de l’aube lui montrèrent qu’il était comme emprisonné dans un fourré si inextricable qu’il se demanda s’il en sortirait…

Il en sortit, pourtant, et après quatre heures d’une marche effroyablement pénible, il atteignit Saïgon.

Des matelots d’un navire de commerce qu’il rencontra, lui prêtèrent des vêtements et le conduisirent à bord de la Conquête, où il arriva mourant.

– D’où venez-vous, grand Dieu !… en cet état !… s’écrièrent ses camarades dès qu’ils l’aperçurent… Que vous est-il arrivé ?…

Et quand il leur eut raconté ses terribles émotions depuis le moment où il les avait quittés :

– En vérité, mon cher Champcey, lui dirent-ils, vous avez de la chance… Voici le second accident auquel vous échappez miraculeusement… Gare au troisième, par exemple !…

« Gare au troisième ! » Oui, voilà précisément ce que se disait Daniel.

C’est qu’au milieu des souffrances de l’épouvantable nuit qu’il venait de passer, il avait fait d’étranges réflexions.

Cette poulie, lui tombant sur la tête, on ne savait de quelle main… ce bateau, chavirant tout à coup, sans cause apparente, était-ce bien naturel, et le hasard était-il seul coupable ?…

La maladresse de ce batelier, qui tout à coup était venu lui offrir ses services, lui était revenue en mémoire, et avait fait naître de singuliers doutes dans son esprit. Cet homme, si mauvais matelot, pouvait être un nageur de premier ordre, qui, ayant pris toutes ses mesures avant de faire chavirer le bateau, avait ensuite gagné sans peine la terre…

– Ce batelier, pensait Daniel, voulait donc m’assassiner !… Pourquoi, dans quel but ?… Pour le compte d’autrui, évidemment… Mais qui donc a assez d’intérêt à ma mort pour payer des assassins ?… Sarah Brandon !… Ce n’est pas admissible.

Ce qui était bien moins admissible encore, c’était l’idée d’un misérable, payé par Sarah, se glissant sur la Conquête, et se trouvant à point nommé sur le quai de Saïgon, la première fois que Daniel y mettait le pied.

Cependant, ces soupçons, qu’il traitait d’absurdes, le tourmentaient si cruellement qu’il résolut d’essayer de les éclairer.

Pour commencer, il demanda la liste des hommes qui, la veille, étaient descendus à terre…

Il lui fut répondu que seuls les matelots composant l’équipage des canots étaient allés à Saïgon, mais que les émigrants ayant obtenu l’autorisation de débarquer en avaient pour la plupart profité.

Muni de ce renseignement, et bien qu’il eût peine à se tenir debout, Daniel se fit conduire chez le chef de la police de Saïgon, et en obtint un agent…

Suivi de cet agent, il se rendit sur le quai à l’endroit où le canot de la Conquête était amarré la veille, et là, il le chargea de demander si on ne s’était pas aperçu de la disparition d’un batelier.

Aucun batelier ne manquait, mais on amena à Daniel un pauvre diable d’Annamite qui depuis le matin errait le long du Don-Naï, s’arrachant les cheveux en disant qu’on l’avait ruiné, qu’on lui avait volé son bateau.

Daniel, la veille, n’avait pu distinguer ni les habits ni la taille de l’homme dont il avait accepté les services, mais il avait entendu sa voix et il en avait si bien l’intonation dans l’oreille, qu’il l’eût reconnue entre mille… La voix de l’Annamite n’y ressemblait en rien.

De plus, ce pauvre diable ne savait pas, dix personnes en témoignèrent, un seul mot de français. Né sur le fleuve et y ayant toujours vécu, il avait la réputation d’un très-habile marin.

Enfin il était bien évident que si cet homme eût fait le coup, il se serait bien gardé de réclamer son bateau.

Que conclure de cette enquête sommaire ?

– Il n’y a pas à en douter, pensa Daniel, on a voulu m’assassiner !…

XXIII

Il n’est pas d’homme, si brave qu’on le suppose, qui ne frémisse à cette idée, qu’il vient d’échapper miraculeusement aux coups d’assassins inconnus.

Il n’en est pas qui ne sente son sang se figer dans ses veines, en songeant que ceux qui l’ont manqué renouvelleront sans doute leur tentative, et que le miracle ne se renouvellera peut-être pas.

Voilà où en était Daniel.

Il avait désormais cette effrayante certitude qu’une guerre à mort lui était déclarée, une guerre de sauvage, sans pitié, merci ni trêve, guerre de surprises et de traîtrises, d’embuscades et de ruses.

Il lui était prouvé que près de lui, dans son ombre, pour ainsi dire, marchait un invisible ennemi, stimulé par l’appât du gain, épiant ses moindres démarches, toujours en éveil, prêt à saisir l’occasion de le frapper.

Et par l’infernale adresse des deux tentatives avortées, Daniel pouvait mesurer la scélératesse supérieure de l’homme choisi et payé – il le croyait du moins – par Sarah Brandon.

Cependant il ne souffla mot des dangers qu’il courait, et même, une fois remis de la terrible secousse, il prit sur lui de dissimuler ses préoccupations sous une gaieté qu’on ne lui avait pas vue de tout le voyage.

– Je ne veux pas, se disait-il, que l’ennemi soupçonne mes soupçons.

Mais de ce moment, ses défiances ne s’endormirent plus, et toutes ses démanches furent marquées au coin d’une savante circonspection.

Il ne mit plus un pied devant l’autre, pour ainsi dire, sans avoir tâté le terrain ; jamais il ne se suspendit à une tire-veille[2] sans en avoir sournoisement éprouvé la solidité ; il s’était fait une loi de ne plus rien prendre, ne fut-ce qu’un verre d’eau ou un fruit, hors de la table des officiers…

Assurément, ce perpétuel qui-vive, et cette prudence ombrageuse autant que la peur, répugnaient prodigieusement à son caractère hardi…

Seulement, il avait compris que l’insouciance en de telles conjonctures serait, non pas courage, mais duperie.

Un duel était engagé dont il voulait sortir vainqueur, c’était bien le moins qu’il ne s’offrit pas sans défense aux coups.

C’est qu’il lui semblait que sa poitrine était le seul rempart de celle qu’il aimait, et il prévoyait que, lui mort, elle serait perdue.

C’est qu’il ne cherchait pas seulement à défendre sa vie, il espérait arriver jusqu’à l’assassin et par lui remonter jusqu’à l’infâme créature dont il n’était que l’instrument, jusqu’à Sarah Brandon.

Aussi, poursuivait-il sous main, sans bruit, lentement, mais incessamment, l’enquête qu’il avait commencée.

Et certaines circonstances, oubliées d’abord, et divers indices adroitement recueillis, lui donnaient de grandes espérances.

Il lui était démontré, par exemple, que seuls les matelots des canots étaient allés à terre, et que pas un ne s’était écarté des autres seulement dix minutes.

Donc le faux batelier n’était pas un homme de l’équipage de la Conquête.

Ce ne pouvait non plus être un soldat de l’infanterie de marine, aucun n’ayant obtenu la permission de débarquer.

Restaient les émigrants, dont cinquante ou soixante avaient passé la soirée à Saïgon.

Mais cette hypothèse que l’un d’eux avait attiré Daniel dans le bateau n’était-elle pas écartée par les circonstances de la première tentative d’assassinat !…

Non, car beaucoup de ces émigrants, jeunes et excédés de l’oisiveté de la traversée, sollicitaient comme une faveur l’occasion d’aider aux manœuvres.

Et après de minutieuses informations, Daniel acquit la certitude que quatre d’entre eux étaient mêlés aux matelots sur la vergue d’où était tombée la pesante poulie qui eût dû le tuer.

Lesquels ?… C’est ce qu’il ne put découvrir…

N’importe ! les résultats obtenus par Daniel suffisaient pour lui rendre l’existence plus supportable.

Il respirait à bord, il allait, il venait en toute sécurité, maintenant qu’il était bien sûr que son assassin ne faisait pas partie de l’équipage de la Conquête

Et même il éprouvait un soulagement réel à pouvoir se dire que ce n’était pas du moins parmi ces braves et rudes marins qu’on avait trouvé à acheter un misérable pour le frapper lâchement.

De plus, le champ de ses investigations se trouvait assez limité pour qu’il pût désormais entrevoir le succès.

Malheureusement, dès la première quinzaine de l’arrivée, les émigrants avaient été répartis, selon les besoins, dans divers établissements de la colonie assez éloignés les uns des autres.

Force fut à Daniel de renoncer, au moins momentanément, au projet qu’il avait formé de s’entretenir avec tous jusqu’à ce qu’il reconnût cette voix du faux batelier qu’il n’oubliait pas.

Lui-même d’ailleurs ne devait pas séjourner à Saïgon.

Après une première campagne qui l’éloigna deux mois, on lui confia le commandement d’une chaloupe à vapeur, avec mission d’explorer et de relever le cours du Cambodge, depuis la mer jusqu’à My-Thô, la seconde ville de la Cochinchine.

Ce n’était pas une tâche facile, le Cambodge ayant déjà mis en défaut l’habilité de plusieurs ingénieurs hydrographes, déroutés par les incessants caprices de ce fleuve, dont les passes changent de direction et de profondeur suivant les moussons…

Mais c’était surtout une rude et périlleuse mission…

Outre qu’il est tout obstrué de vases infectes, le Cambodge coule à travers des plaines basses et marécageuses, couvertes d’eau pendant la saison des pluies, et d’où se dégagent sous les rayons d’un soleil torride ces exhalaisons mortelles, qui coûtèrent tant d’hommes à l’expédition de l’amiral Charner.

Daniel ne devait pas tarder à en faire l’expérience cruelle.

Moins d’une semaine après le commencement de ses travaux de reconnaissance, il vit expirer sous ses yeux, en quelques heures, dans les atroces convulsions du choléra, trois des hommes placés sous ses ordres…

Pendant les quatre mois qui suivirent, sept succombèrent à des fièvres contractées dans ces marais empestés.

Et vers la fin de l’expédition, quand les explorations touchaient à leur terme, c’est à peine si les survivants, exténués, avaient la force de se tenir debout…

Seul, Daniel n’avait pas même été effleuré par le redoutable fléau.

Dieu sait s’il s’était ménagé, cependant, et s’il avait hésité à payer de sa personne.

Pour soutenir, pour électriser des hommes épuisés par la maladie et irrités de dépenser leur vie à des travaux sans éclat, il fallait, un chef d’une énergie expansive, d’une intrépidité peu commune, qui traitât le danger comme un ennemi auquel on impose en le bravant… Daniel fut ce chef.

Il l’avait bien dit, la veille de son départ, à Sarah Brandon :

« Avec une passion telle que la mienne, avec tant d’amour au cœur et tant de haine, on peut tout braver !… Le climat meurtrier ne m’atteindra pas… et quand j’aurais dix balles dans la poitrine, je trouverais encore la force de venir vous demander compte d’Henriette avant de mourir. »

Et, en effet, il lui avait fallu, pour résister, cet indomptable vouloir que la passion inspire, exaspère et soutient.

Hélas !… ses fatigues exorbitantes n’étaient rien comparées à ses souffrances morales…

La nuit, pendant que ses hommes dormaient, il veillait, lui, le cœur déchiré d’angoisses, tantôt écrasé par le sentiment de son impuissance, tantôt se demandant s’il ne deviendrait pas fou de rage…

C’est qu’il y avait un an, maintenant, qu’il avait quitté Paris pour rejoindre la Conquête à Rochefort, un an !…

Et il n’avait pas reçu une seule lettre de Mlle de la Ville-Haudry… pas une seule…

À chaque navire arrivant de France avec des dépêches, son espoir redoublait… espoir toujours trompé.

« Allons, se disait-il alors, ce sera pour le prochain ! » Et il comptait les jours…

Puis il arrivait, ce vaisseau tant attendu, et pas plus que les autres, hélas ! il n’apportait de lettres de Mlle Henriette…

Comment expliquer cet inexplicable silence !… Quels événements étranges étaient survenus !… Que croire… qu’espérer… que craindre !…

Être enchaîné par l’honneur à des milliers de lieues d’une femme aimée jusqu’au délire, ne plus savoir rien d’elle, de la vie, de ses actions, de ses pensées ; en être réduit à cet excès de misère : de douter…

Moins malheureux eût été Daniel, si tout à coup on fût venu lui dire : « Mlle de la Ville-Haudry n’est plus ! »

Oui, moins malheureux, car la passion vraie, en son farouche égoïsme, soutire moins de la mort que de la trahison.

Henriette morte, Daniel eût été écrasé, et il se peut que son désespoir l’eût porté aux plus fatales extrémités, mais il eût été délivré de cet horrible combat qui se livrait en lui, entre sa foi aux promesses de sa fiancée et des soupçons qui lui faisaient dresser les cheveux sur la tête.

Mais il savait que Mlle de la Ville-Haudry vivait.

Il n’était guère de vaisseau arrivant de France ou d’Angleterre qui ne lui apportât une lettre de M. de Brévan ou de la comtesse Sarah.

Car la comtesse Sarah s’obstinait à lui écrire, comme si un lien mystérieux existait entre eux qu’elle le défiait de briser.

« J’obéis, disait-elle, à une impulsion plus puissante que ma raison et que ma volonté… C’est plus fort que moi, plus fort que tout, il faut que je vous écrive, il le faut. »

Elle disait, d’autres fois :

« Vous souvenez-vous de cette nuit, Daniel, où, pressant entre vos bras Sarah Brandon, vous lui juriez d’être tout à elle ? La comtesse de la Ville-Haudry ne saurait l’oublier. »

Et sous ses phrases les plus indifférentes, on sentait palpiter une passion difficilement contenue et près d’éclater… Et ses lettres ressemblaient à ces conversations d’amoureux timides, qui parlent de la pluie et du beau temps d’une voix frémissante de désirs en échangeant des regards enflammés…

– M’aimerait-elle véritablement, pensait Daniel, et serait-ce la punition !…

Puis, aussitôt, jurant comme le plus grossier de ses matelots :

– Serai-je donc une dupe éternelle ?… reprenait-il. N’est-il pas évident que cette exécrable créature ne cherche qu’à endormir mes défiances… c’est sa défense qu’elle organise, pour le cas où le misérable qui doit m’assassiner serait pris et la compromettrait par ses révélations.

Jamais, du reste, dans aucune de ses lettres, la comtesse Sarah ne manquait de donner des nouvelles de « sa belle-fille… » Mais c’était avec toutes sortes de réticences et de réserves, et en termes ambigus, comme si elle eût compté sur la pénétration de Daniel pour deviner ce qu’elle ne voulait ou ne pouvait pas dire.

D’après elle, Mlle Henriette avait pris son parti du mariage de son père… La tristesse de cette chère enfant s’était tout à fait dissipée… Mlle Henriette était au mieux avec sir Tom… Les coquetteries de cette jeune fille devenaient inquiétantes, et ses imprudences défrayaient la médisance des salons… Daniel ferait sagement de s’accoutumer à cette idée qu’il retrouverait Mlle Henriette mariée à son retour…

– Elle ment, l’infâme, se disait Daniel, oui, elle ment…

Mais il avait beau se défendre et se roidir, chaque lettre de Sarah apportait le germe d’un nouveau soupçon, qui fermentait dans son esprit de même que dans les veines de ses matelots les miasmes mortels apportés par le vent du sud…

Pour être différentes, et même contradictoires, les informations de Maxime de Brévan n’étaient pas plus rassurantes.

Ses lettres semblaient accuser les perplexités et les hésitations d’un homme préoccupé d’adoucir des vérités trop dures.

Selon lui, la comtesse Sarah et Mlle de la Ville-Haudry étaient fort mal ensemble, mais il se déclarait obligé de convenir que tous les torts étaient du côté de la jeune fille, qui paraissait se faire une étude de mortifier sa belle-mère, tandis que celle-ci répondait aux plus irritantes provocations par une inaltérable mansuétude.

Il laissait deviner quelque chose des calomnies, – il ne disait pas médisances, lui, – qui compromettaient la réputation de Mlle Henriette, avouant que d’ailleurs elle y avait prêté par certaines légèretés… Il ajoutait enfin qu’il prévoyait le moment où, en dépit des conseils qu’il, lui prodiguait, elle déserterait le toit paternel.

– Et pas une ligne d’elle !… s’écriait Daniel, pas une ligne !…

Et il lui écrivait lettres sur lettres, la conjurant de lui répondre, quoi qu’il y eût, et de ne pas craindre, le pire malheur devant être un bienfait, comparé aux incertitudes qui le déchiraient.

Il écrivait, sans pouvoir certes imaginer que ses tourments Mlle Henriette les endurait, que leur correspondance était interceptée, qu’elle n’avait pas plus de nouvelles de lui qu’il n’en avait d’elle…

Le temps passait, cependant, qui emporte d’un vol égal les bons et les mauvais jours. Daniel regagna Saïgon, rapportant un des plus beaux travaux d’hydrographie qu’on possède sur la Cochinchine.

Ce que valait ce travail, ce qu’il avait coûté de fatigues, de privations et d’hommes, on ne l’ignorait pas, et il fut récompensé comme eût pu l’être un fait d’armes… et récompensé sur-le-champ, en vertu de pouvoirs spéciaux, sauf une confirmation qui jamais n’est refusée.

Tous les survivants de l’équipage de la chaloupe furent portés à l’ordre du jour de l’armée d’occupation, deux furent décorés et Daniel fut promu au grade d’officier de la Légion d’honneur. En d’autres circonstances, cette distinction, dont sa jeunesse doublait le prix, l’eût transporté… elle le laissa froid.

Sous tant et de si longues épreuves, les ressorts de son être s’étaient affaissés, les sources de la joie comme celles de la douleur se tarissaient en lui ; il ne luttait plus contre le découragement, il en arrivait à se persuader que Mlle Henriette l’avait oublié, que jamais elle ne serait sa femme…

Or, comme il se sentait incapable d’en aimer une autre, ou plutôt comme les autres n’existaient pas pour lui, comme sans Henriette le monde lui paraissait vide, absurde, insupportable, il se demandait à quoi bon vivre…

Il y avait des moments où il regardait ses pistolets avec amour, se disant :

– Pourquoi ne pas épargner la façon de ma mort à Sarah Brandon !

Ce qui retenait sa main, c’était le levain de haine qui se soulevait en lui… N’aurait-il donc pus le courage de vivre assez pour se venger ?…

Harcelé de telles angoisses, il s’isolait de plus en plus, ne descendait jamais à terre, et ses camarades de la Conquête s’effrayaient lorsqu’ils le voyaient, pâle et les yeux brillants d’un feu sombre, arpenter de long en long, comme s’il eût été de quart, le pont de la frégate.

C’est qu’ils aimaient Daniel… Si incontestable était sa supériorité qu’elle était incontestée… On pouvait l’envier, le jalouser, non.

D’aucuns pensaient qu’il avait rapporté des marais empestés du Cambodge le principe d’une de ces implacables maladies qui désorganisent sourdement les tempéraments les plus robustes et qui éclatent tout à coup, emportant un homme en quelques heures.

– Deviendriez-vous misanthrope, mon cher Champcey, lui disaient-ils… Voyons, sacrebleu ! secouez cette mélancolie qui finirait par vous jouer quelque mauvais tour !

Et plaisantant, ils ajoutaient :

– Décidément, les vases du Cambodge vous manquent !…

Ils croyaient rire, ils disaient vrai.

Oui, Daniel regrettait les plus mauvais jours de sa mission.

En ce temps, du moins, le souci de sa responsabilité, d’écrasantes fatigues, le danger et le travail lui procuraient quelques heures d’oubli… tandis que, maintenant, l’oisiveté le laissait, sans répit ni trêve, face à face avec ses obsédantes pensées…

Ce fut ce désir, ce besoin d’échapper en quelque sorte à lui-même qui le fit accepter de se joindre à une expédition organisée par ses camarades désireux d’essayer des émotions d’une grande chasse…

Pourtant, le matin du départ, il eut comme le pressentiment d’un malheur.

– Belle occasion, pensa-t-il, pour l’assassin aux gages de la comtesse Sarah !…

Puis, haussant les épaules :

– Vais-je pas hésiter !… dit-il avec un rire amer. En vérité, une existence telle que la mienne vaut bien la peine d’être défendue.

C’est pourquoi le lendemain, arrivé avec tous les chasseurs sur le terrain, il reçut du chef de l’expédition ses instructions et son poste.

Il se trouvait placé entre deux de ses camarades, en avant d’un fourré, à l’entrée d’une gorge fort étroite, par où devait nécessairement passer le gibier gros et menu rabattu par une nuée d’Annamites.

On tiraillait depuis une heure, quand les voisins de Daniel le virent tout à coup lâcher sa carabine, tourner sur lui-même et chanceler…

Ils se précipitèrent pour le soutenir… mais il tomba la face contre terre, en disant haut et très-distinctement :

– Ils ne m’ont pas manqué, cette fois !…

Au cri d’épouvante des deux voisins de Daniel, tous les chasseurs étaient accourus, et parmi eux le chirurgien-major de la Conquête, un de ces vieux « guérisseurs » qui, sous un scepticisme jovial et des façons bourrues jusqu’à la brutalité, cachent un immense savoir et une sensibilité presque féminine.

À la seule vue du blessé, que ses camarades avaient étendu sur le dos, en lui faisant un oreiller de leurs paletots, et qui gisait pâle comme la mort et inanimé, le brave docteur fronça le sourcil.

– Il n’en reviendra pas !… grommela-t-il entre ses dents.

Les officiers étaient consternés.

– Pauvre Champcey !… murmura l’un d’eux, échapper aux fièvres du Cambodge pour venir se faire tuer ici, à une partie de plaisir !… Vous souvient-il, docteur, de ce que nous lui disions lors de son second accident : « Défiez-vous du troisième !… »

Le vieux médecin n’écoutait pas.

Il s’était agenouillé et rapidement avait dépouillé de ses vêtements le torse de Daniel.

Le malheureux avait été atteint d’un coup de feu… La balle avait pénétré dans le côté droit, un peu en arrière, et l’on voyait entre la quatrième et la cinquième côte une plaie circulaire, aux lèvres rentrantes, d’un centimètre et demi environ de diamètre.

Mais l’examen le plus attentif ne put faire découvrir la plaie de sortie du projectile.

Lentement, le docteur se releva, et tout en époussetant soigneusement les genoux de son pantalon :

– Tout bien considéré, prononça-t-il, je ne voudrais point parier qu’il n’en réchappera pas… Qui sait où est allée se loger la balle ? Il se peut qu’elle ait respecté les organes essentiels… Les projectiles ont souvent des déviations et des caprices bizarres. Je répondrais presque de la vie de M. Champcey, si je le tenais dans un bon lit de l’hôpital de Saïgon… Nous allons toujours essayer de l’y transporter vivant… Que l’un de vous, messieurs, dise aux matelots qui nous ont accompagnés de préparer une litière avec des branches…

Le bruit d’une lutte, d’affreux jurons et des cris inarticulés lui coupèrent la parole.

À quinze pas, au-dessous de l’endroit où Daniel était tombé, on vit sortir du fourré deux matelots, le visage cramoisi de colère, traînant un homme armé d’un mauvais fusil, qui hurlait :

– Voulez-vous bien me lâcher, tas de fainéants !… Lâchez-moi, vous me faites mal !

Et il se débattait furieusement sous la puissante étreinte des marins, s’arc-boutant contre les racines et les rochers, cambrant les reins, se rejetant en arrière…

Si bien qu’eux, exaspérés de sa résistance l’enlevèrent d’un mouvement brusque, et le jetèrent aux pieds du chirurgien-major en criant :

– Voilà le scélérat qui a tué notre officier !…

C’était un homme de taille médiocre, d’apparences grêles, à l’œil morne, à la lèvre impudente, avec de longs cheveux d’un blond sale, portant moustache et barbiche. Son costume était celui des Annamites de la classe moyenne : la blouse boutonnée sur le côté, le pantalon taillé selon la mode chinoise et les sandales de cuir rouge.

Il était néanmoins évident que cet homme était Européen.

– Où l’avez-vous trouvé ? demanda le chirurgien aux matelots.

– Là bas, mon commandant, derrière ce gros buisson, à la droite du lieutenant Champcey, et un peu en arrière…

– Quelles raisons avez-vous de l’accuser ?

– Ah ! des raisons terribles, mon commandant : il se cachait… Quand nous l’avons vu aplati par terre, crevant de peur, nous nous sommes dit : « Sûr, c’est lui qui a fait le coup !… »

L’homme, cependant s’était redressé et avait pris une attitude provocante, à force d’assurance.

– Ils mentent, s’écria-t-il ; oui, ils en ont menti, les lâches !…

Cette injure allait lui valoir une terrible taloche sans le vieux docteur, qui retint le bras déjà levé d’un des matelots.

Puis, poursuivant son interrogatoire :

– Pourquoi vous cachiez-vous ? demanda-t-il à l’homme.

– Je ne me cachais pas.

– Que faisiez-vous donc, blotti dans le buisson ?

– J’étais à l’affût donc, comme les autres. Faut-il un port d’armes à présent en Cochinchine !… Je n’étais pas invité à votre chasse, c’est vrai, mais j’aime le gibier, et je me suis dit : « Quand même je tuerais deux ou trois pièces de toutes celles que leurs rabatteurs vont leur amener, je ne leur ferais pas grand tort… »

Longtemps le docteur le laissa parler, l’observant en dessous, d’un œil perspicace, puis tout à coup l’interrompant !

– Donnez-moi votre fusil, dit-il.

L’homme pâlit assez visiblement pour que sa pâleur fût remarquée de tous les officiers qui l’entouraient.

Cependant, il s’exécuta de bonne grâce en disant :

– Voilà !… C’est un fusil qu’un de mes amis m’a prêté…

Fort attentivement le docteur examina l’arme, et après en avoir fait jouer la batterie :

– Les canons de ce fusil sont vides, observa-t-il, et il n’y a pas deux minutes qu’ils ont été déchargé…

– C’est vrai, j’ai fait feu de mes deux coups sur une bête qui est passée à ma portée.

– Il se peut qu’une de vos balles se soit égarée…

– Impossible, je visais du côté de la plaine, c’est-à-dire que je tournais le dos à l’endroit où l’officier était posté.

À la grande surprise de tous, la physionomie narquoise d’ordinaire du vieux chirurgien n’exprimait rien que la plus bienveillante crédulité.

À ce point que les deux matelots qui avaient découvert l’homme en furent exaspérés et ne purent se tenir de crier :

– Ah ! ne le croyez pas, mon commandant, ce failli chien !…

Mais lui, encouragé sans doute par l’apparente bonhomie du docteur :

– Veut-on me laisser me défendre, oui ou non !… fit-il.

Et d’un ton d’impudence extraordinaire :

– Après ça, prononça-t-il, que je me défende ou non, ce sera probablement tout comme !… Ah ! si j’étais matelot, ou seulement soldat de marine, ce serait une autre paire de manches, on m’écouterait… Mais quoi !… je ne suis qu’un méchant pékin, et ici, c’est connu, ils ont bon dos les pékins… Fautifs ou non, du moment où on les accuse, leur compte est bon…

La conviction du docteur devait être faite, car il arrêta ce flux de paroles.

– Rassurez-vous, mon ami, dit-il de sa meilleure voix. Une preuve existe qui établira victorieusement la vérité… La balle qui a frappé le lieutenant Champcey est restée dans la blessure, et elle sera extraite, c’est moi qui vous le promets… Tous, ici, nous avons des carabines à projectiles coniques, vous êtes le seul à avoir un fusil de chasse ordinaire, à balles sphériques ; donc, pas d’erreur possible. Je ne sais si vous me comprenez.

Oui, il comprenait, et si bien que sa face blême était devenue livide, et qu’il promenait autour de lui un regard égaré.

Durant dix secondes il hésita, calculant ses chances, puis Soudain, tombant à genoux, les mains jointes, et battant le sol de son front :

– J’avoue ! s’écria-t-il. Oui, c’est peut-être moi qui ai touché l’officier… J’ai entendu les broussailles remuer de son côté, et j’ai tiré au juger… Quel malheur, mon Dieu, quel malheur !… Ah ! je donnerais ma vie pour sauver la sienne, si c’était possible… C’est un accident, messieurs, je vous le jure. Tous les jours il en arrive de pareils à la chasse, qu’on raconte dans les journaux… Seigneur que je suis malheureux !

Le docteur s’était reculé :

– Assurez-vous de ce gaillard-là, commanda-t-il aux deux matelots qui l’avaient arrêté, amarrez-le moi solidement et conduisez-le à la prison de Saïgon, avec un mot qu’un de ces messieurs va vous remettre pour le directeur…

L’homme paraissait anéanti.

– Un malheur n’est pas un crime, gémissait-il ; je suis un honnête ouvrier…

– C’est ce que nous verrons à Saïgon, fit le docteur.

Et il se hâta d’aller voir où en étaient les préparatifs qu’il avait commandés pour le transport du blessé.

En moins de vingt minutes, et avec cette merveilleuse adresse qui est un de leurs traits distinctifs, les matelots avaient construit un solide brancard dont ils avaient garni le fond d’un véritable matelas d’herbes sèches, poussant le soin jusqu’à établir une sorte de tente au-dessus avec de larges feuilles.

Quand on y déposa Daniel, la douleur lui arracha une sorte de râle… C’était le premier signe de vie qu’il donnait…

– Et maintenant, mes amis, dit le docteur aux matelots, en route !… Et souvenez-vous qu’il suffirait d’une secousse pour tuer votre officier !…

Il n’était pas huit heures du matin quand le funèbre cortège se mit en route, et ce n’est que bien avant dans la nuit, sur les deux ou trois heures, qu’il entra dans Saïgon, par une de ces pluies torrentielles qui donnent une idée du déluge, et dont la Cochinchine a le funeste privilège.

Les matelots qui portaient la litière où gisait Daniel avaient marché dix-huit heures consécutives par des sentiers à peine frayés, où, à tout moment, il fallait ouvrir un passage à travers d’inextricables fouillis d’aloès, de cactus, de jaquiers et de corossols.

Souvent les officiers avaient voulu leur venir en aide, toujours ils avaient refusé, se relayant entre eux, ne cessant de prendre les plus ingénieuses précautions, telles qu’une mère eût pu les imaginer pour son enfant à l’agonie.

Si bien que tant que dura cette marche si longue, le moribond ne ressentit pas une secousse, et le vieux chirurgien ému disait aux officiers qui l’entouraient en montrant les matelots :

– Braves gens !… quels soins !… on eût placé sur le brancard un vase plein d’eau à déborder, qu’il ne s’en fût pas répandu une goutte.

Ah ! oui, braves gens ! rudes, sans doute, et grossiers, brutaux parfois et terribles à rencontrer à terre, un lendemain de paye, après une station au cabaret, mais gardant sous ces dehors un peu effrayants un cœur d’or, des naïvetés d’enfant et le feu sacré des plus nobles dévouements.

Pour bien dire, ils n’osèrent respirer à pleine poitrine qu’après qu’ils eurent déposé leur fardeau précieux sous le porche de l’hôpital.

Deux officiers, accourus en avant, avaient fait préparer une chambre.

On y porta Daniel, et quand on l’eut doucement étendu dans un bon lit bien blanc, officiers et matelots se retirèrent dans une pièce voisine, pour attendre l’arrêt du docteur, qui restait près du blessé avec deux aides-major qu’on était allé réveiller.

Bien faible était l’espoir.

Daniel avait repris connaissance en chemin et même il avait adressé quelques paroles à ceux qui l’entouraient, mais des paroles sans suite, expression du plus affreux délire.

On l’avait questionné, mais ses réponses incohérentes n’avaient que trop prouvé qu’il n’avait aucunement conscience de l’accident dont il était victime, non plus que de sa situation.

De sorte que, parmi ces marins qui attendaient, et qui tous plus ou moins avaient une certaine expérience des plaies d’armes à feu, l’opinion générale était que la fièvre aurait emporté le malade avant que le jour se levât…

Cependant un grand silence se fit comme par enchantement, et toutes les conversations cessèrent…

Le vieux chirurgien venait d’apparaitre sur le seuil de la chambre du blessé, et un bon sourire de confiance entr’ouvrait ses grosses lèvres.

– Ce pauvre Champcey va aussi bien que possible, déclara-t-il, et je répondrais presque de lui, si les grandes chaleurs n’étaient si proches…

Et apaisant du geste le murmure de satisfaction qui accueillait cette bonne nouvelle :

– C’est qu’en vérité, continua-t-il, si affreuse que soit sa blessure, elle n’est rien, comparée à ce que raisonnablement on devait craindre… Il y a plus, messieurs, je tiens le corps du délit…

Il élevait en l’air, en même temps, et montrait une balle sphérique qu’il tenait entre le pouce et l’index.

– Encore un exemple, prononça-t-il, à ajouter à tous ceux que citent Devergie, Dasper et Briand, des bizarreries des projectiles… Celui-ci, au lieu de poursuivre directement son trajet à travers le corps de notre pauvre ami, avait contourné les côtes et avait été se loger tout près de la colonne vertébrale. C’est là que je l’ai découvert, presque à fleur de peau, et il a suffi pour l’extraire d’un coup de bistouri.

Le fusil de chasse saisi le matin entre les mains du meurtrier avait été déposé dans un des coins de la salle ; on l’apporta, la balle y fut essayée, elle s’y adaptait parfaitement.

– Voilà donc, s’écria un jeune enseigne, voilà donc la preuve palpable que le misérable arrêté par nos matelots est l’assassin de Champcey… Ah ! il eût pu se dispenser d’avouer son crime…

Mais le vieux chirurgien fronçant le sourcil :

– Doucement, messieurs, fit-il, doucement ; ne nous hâtons pas d’accuser du plus lâche forfait un pauvre diable qui n’est peut-être coupable que d’imprudence…

– Oh !… docteur ! docteur ! protestèrent cinq ou six voix…

– Permettez !… Ne nous laissons pas emporter et réfléchissons… À tout assassinat, il faut un mobile, et un mobile tout-puissant, car sans parler de l’échafaud à risquer, il n’est pas d’homme capable d’en tuer un autre pour le seul plaisir de verser du sang… Or, ici, j’ai beau chercher, je ne vois pas quel intérêt eût armé le bras d’un assassin… Assurément, il n’espérait pas dépouiller notre pauvre camarade, donc l’idée de vol doit être écartée… Mais la haine, me direz-vous, mais la vengeance… Soit ! Seulement, pour en vouloir à un homme à ce point de tirer dessus comme sur un chien, il faut avoir été cruellement offensé par lui, et pour ce, s’être trouvé en relations, en contact avec lui… Or, je vous le demande, n’y a-t-il pas tout lieu de croire que le meurtrier voyait ce matin Champcey pour la première fois…

– Pardon !… mon commandant, il le connaissait très bien !…

L’interrupteur était un des matelots à qui on avait confié le meurtrier pour le conduire à la prison.

Il s’avança, en tortillant son bonnet de laine, et le vieux chirurgien lui ayant fait signe de parler :

– Oui, poursuivit-il, le gredin connaissait le lieutenant aussi bien que je vous connais, mon commandant, et la raison, c’est que le scélérat faisait partie des civils… des émigrants que nous avons amenés ici il y a un an et demi…

– Es-tu sûr de ce que tu dis là ?…

– Comme je suis sûr que je vous vois, mon commandant… D’abord, mon camarade et moi, nous ne l’avons pas remis, le brigand, parce que dix-huit mois dans ce chien de pays déforment terriblement un homme ; mais tout en le menant à l’ombre nous nous disions : « Voilà une tête que nous avons vue quelque part… » Pour lors nous l’avons fait causer insensiblement, et il nous a conté la chose, qu’il avait été notre passager, et que même il savait mon nom, à moi, qui est Baptiste Lefloch…

Si vive que fut l’impression produite par cette déposition, elle ne parut pas atteindre le docteur.

Il passait, il est vrai, à bord de la Conquête, pour tenir à ses opinions un peu plus que de raison.

– Sais-tu, demanda-t-il au matelot, si cet homme était un des quatre ou cinq mauvais drôles qu’il a fallu mettre aux fers pendant la traversée ?

– Il n’en était pas, mon commandant…

– S’est-il trouvé en rapport avec le lieutenant Champcey, a-t-il été puni ou réprimandé par lui ? A-t-il eu l’occasion de lui adresser la parole ?…

– Ah ! dame ! mon commandant, je ne sais pas, moi !

Légèrement, le vieux chirurgien haussa les épaules, et d’un ton indifférent :

– Vous l’entendez, messieurs, cette déposition est trop incomplète pour prouver quoi que ce soit… Croyez-moi donc, ne nous prononçons pas avant la justice, et… allons nous coucher…

Déjà le jour se levait, blafard et morne, les marins se retirèrent par groupes…

Le docteur se disposait à gagner le lit qu’il s’était fait dresser dans une chambre voisine de celle de son blessé quand un officier l’arrêta.

C’était un de ceux qui étaient à l’affût aux côtés de Daniel, un lieutenant comme lui.

– J’aurais deux mots à vous dire en particulier, docteur… fit-il.

– Très-bien. Prenez la peine de monter jusqu’à ma chambre, répondit le digne chirurgien.

Et quand ils y furent seuls, la porte fermée :

– Je vous écoute, dit-il.

Le lieutenant réfléchit, en homme qui cherche une forme saisissante pour l’idée qui le préoccupe, puis gravement :

– De vous à moi, docteur, interrogea-t-il, croyez-vous à un accident ou à un crime ?…

L’hésitation du vieux chirurgien fut visible.

– À vous, répondit-il enfin, mais à vous seulement, je répondrai franchement : Non, je ne crois pas à un accident… Seulement, comme nous n’avons aucune preuve…

– Pardonnez-moi, je pense en avoir une.

– Oh !…

– Jugez-en… Daniel, en tombant, a dit : « Ils ne m’ont pas manqué, cette fois !… »

– Il a dit cela !…

– Textuellement… Et Saint-Edme, qui était plus éloigné que moi de Daniel l’a entendu aussi distinctement que moi !…

À la grande surprise du lieutenant, le chirurgien-major ne paraissait que fort médiocrement étonné ; même, ses yeux brillaient de cette satisfaction vaniteuse de l’homme qui, assistant à l’accomplissement de ses prévisions, se félicite intérieurement de sa perspicacité.

Brusquement il attira une chaise devant la cheminée, où on avait allumé un grand feu pour qu’il pût faire sécher ses vêtements, et s’étant assis :

– Savez-vous, mon cher lieutenant, reprit-il, que c’est diablement grave ce que vous m’apprenez là !… Que d’inductions à tirer de cette seule phrase : « Ils ne m’ont pas manqué cette fois ! » Primo, elle prouve que ce pauvre Champcey était bien et dûment averti qu’on en voulait à sa vie… Secundo, ce pluriel : « Ils ne m’ont… » démontre qu’il se savait épié et menacé par plusieurs ennemis, et que, par conséquent, le gredin que nous tenons a des complices… Tertio, ces deux mots « cette fois » établissent catégoriquement que déjà on avait attenté aux jours de notre ami…

– Voilà justement mes réflexions, docteur.

Les sourcils froncés du digne homme dénonçaient l’effort de sa pensée.

– Eh bien, moi, continua-t-il lentement, j’ai eu le pressentiment très-net de toutes ces circonstances, à la seule inspection du meurtrier. Vous rappelez-vous l’impudence extraordinaire de ce misérable, tant qu’il a espéré qu’on ne le convaincrait pas du meurtre ! Et après, quand il a compris que le calibre de son fusil le trahissait, a-t-il été assez abject, assez ignoblement plat ! Évidemment cet homme est capable de tout…

– Oh ! il suffit de le regarder…

– En effet ! C’est pendant que je l’observais que je me suis remémoré les deux singuliers accidents dont ce pauvre Champcey a failli devenir victime : cette poulie qui lui est tombée du ciel, ce naufrage au milieu du Don-Naï… Je doutais alors… Après vous avoir entendu, je suis sûr…

Il saisit le poignet du lieutenant, et le serrant à le briser :

– Oui, poursuivit-il, je suis prêt à jurer que cet homme est le vil instrument de misérables qui haïssent et craignent Daniel Champcey, qui ont à sa mort un intérêt capital et qui, trop lâches pour faire leur besogne eux-mêmes, sont assez riches pour payer un assassin…

Visiblement, le lieutenant était dérouté.

– Cependant, docteur, objecta-t-il, tout à l’heure vous souteniez…

– Une opinion diamétralement opposée, n’est-ce pas ?…

– Précisément.

Le vieux chirurgien souriait.

– J’avais mes raisons, fit-il. Plus je suis persuadé que ce misérable est un assassin, moins je suis d’avis de le crier sur les toits. Il a des complices, n’est-ce pas ; c’est votre conviction ?…

– Certes !

– Eh bien ! si nous voulons arriver jusqu’à eux, il est important de les rassurer, de leur laisser l’idée que tout le monde croit à un accident… Si on les effarouche, bonsoir, ils auront disparu avant que nous ayons étendu la main pour les saisir…

– On pourrait interroger Champcey, il donnerait peut-être des renseignements…

Mais le docteur se redressant :

– Interroger mon blessé !… interrompit-il d’un air furieux, pour l’achever, n’est-ce pas… Halte-là ! Si j’ai ce bonheur inouï de le tirer d’affaire, personne n’approchera de son lit avant un mois… Et encore, nous aurons bien de la chance si dans un mois il est assez rétabli pour supporter une conversation suivie…

Il hocha la tête, et, après un moment de silence :

– D’ailleurs, ajouta-t-il, Champcey consentira-t-il à dire ce qu’il sait ou ce qu’il soupçonne ?… C’est au moins douteux. Par deux fois il a failli être assassiné… en a-t-il ouvert la bouche à âme qui vive ?… Les raisons qu’il a eues de se taire, il les a probablement encore…

Puis, sans s’arrêter aux objections de l’officier :

– Enfin, prononça-t-il, je vais réfléchir et j’irai prendre le procureur impérial au saut du lit… Ce que j’ai à vous demander, lieutenant, c’est de me garder le secret jusqu’à nouvel ordre ; me le promettez-vous ?

– Sur ma parole, docteur !…

– Alors, soyez tranquille, notre pauvre camarade sera vengé… Sur quoi, comme c’est à peine s’il me reste deux heures devant moi pour dormir, permettez-moi d’en profiter…

XXIV

Dès qu’il fut seul, en effet, le docteur se jeta sur son lit, mais le sommeil ne vint pas.

Jamais il n’avait été si vivement intrigué. Il lui semblait que ce crime était le dénoûment de quelque prodigieux mystère d’iniquité, et précisément parce qu’il avait, croyait-il, soulevé un coin du voile, il brûlait de l’écarter tout à fait.

– Pourquoi, se disait-il, pourquoi ce gredin que nous tenons ne serait-il pas l’auteur des deux tentatives qui ont échoué… Cette présomption n’a rien qui répugne à l’esprit. Après l’avoir enrôlé, on aura sollicité et obtenu son embarquement sur la Conquête, et il sera parti en se disant que ce serait bien le diable si pendant une longue traversée ou dans un pays comme celui-ci, il ne trouverait pas l’occasion de gagner son argent sans courir aucun risque…

Le résultat de cette impatience inquiète fut que dès neuf heures du matin le chirurgien-major se présentait chez le procureur impérial.

Il lui exposa fort nettement l’affaire, ses soupçons et ses espérances, et une heure plus tard il traversait la ville, pour se rendre à la prison, accompagné d’un juge d’instruction et de son greffier.

– Comment va l’homme que des matelots vous ont amené hier ? demanda-t-il tout d’abord au geôlier.

– Mal, monsieur ; il n’a pas voulu manger.

– Qu’a-t-il dit quand on vous l’a remis ?

– Rien… Il était comme hébété.

– Vous n’avez pas essayé de le faire causer ?…

– Dame… si, un petit peu… Il m’a répondu qu’il venait de faire un malheur, qu’il était désespéré, qu’il voudrait être mort…

Le juge adressa un regard au docteur, comme pour lui dire : « C’est bien là l’homme que vous m’aviez annoncé… » Puis, se retournant vers le geôlier :

– Conduisez-nous près du prisonnier, commanda-t-il.

C’est dans une cellule du premier étage, fort étroite, mais propre, que le meurtrier avait été enfermé.

Lorsqu’on y pénétra, il était assis sur son lit, les talons appuyés sur les barres, le menton dans la paume de ses mains.

Apercevant le docteur, il se dressa brusquement, et les bras étendus en avant, les yeux roulant égarés dans leur orbite, il s’écria :

– L’officier est mort !…

– Non, répondit le chirurgien ; non, rassurez-vous, sa blessure est grave, mais avant quinze jours il sera sur pied…

Ce fut comme un coup de marteau sur le front du meurtrier… Il blêmit, sa bouche eut une contraction nerveuse et il trembla sur ses jarrets…

Cependant, il dompta vite cette défaillance de la chair, et se laissant tomber à genoux, les mains jointes, d’un mouvement mélodramatique :

– Je ne suis donc pas un meurtrier !… murmura-t-il… ô mon Dieu ! je vous rends grâce !…

Et ses lèvres remuèrent comme s’il eût balbutié une fervente prière.

L’hypocrisie la plus basse était évidente, car le regard démentait les paroles et la voix. Pourtant le juge parut dupe.

– Voilà qui annonce de bons sentiments, prononça-t-il. Maintenant, relevez-vous et répondez-moi… Comment vous appelez-vous ?…

– Évariste Crochard, dit Bagnolet…

– Quel âge avez-vous ?

– Trente-cinq ans.

– Où êtes-vous né ?…

– À Bagnolet, près Paris, Seine… Même, c’est pour cela que les amis…

– Assez. Quelle est votre profession ?

Le meurtrier hésita. Ce que voyant, le juge ajouta :

– Dans votre intérêt, je vous engage à ne pas mentir… La vérité finirait toujours par être découverte, et votre situation serait singulièrement aggravée… Répondez donc sans détour…

– Eh bien !… je suis graveur sur métaux… mais j’ai servi… j’ai fait un congé dans l’infanterie de marine.

– Qu’êtes-vous venu faire en Cochinchine ?

– Travailler de mon état… Je m’ennuyais à Paris, la gravure chômait, quand je rencontre un ami qui me conte que le gouvernement demande de bons ouvriers pour les colonies…

– Comment se nomme cet ami ?…

Une fugitive rougeur colora les pommettes du meurtrier, et d’une voix altérée :

– J’ai oublié son nom !… fit-il vivement.

Le juge, sans qu’il y parût, avait redoublé d’attention.

– Voilà, prononça-t-il froidement, un manque de mémoire très-fâcheux… Voyons, faites un effort, cherchez…

– Je me connais, ce n’est pas la peine…

– Soit… Mais vous devez vous rappeler la profession de cet ami qui savait si bien que les bras manquaient en Cochinchine… Quelle était sa profession ?

Le meurtrier, cette fois, devînt cramoisi de colère, et avec une violence extraordinaire :

– Est-ce que je sais, moi ! s’écria-t-il… D’ailleurs, que font à mon affaire le nom et l’état de cet individu !… J’ai su par lui qu’on demandait des ouvriers… Je me suis présente au ministère de la marine, on m’a engagé et me voilà…

Debout dans un des angles de la cellule, le vieux chirurgien-major ne perdait pas un tressaillement des muscles du meurtrier.

Et il avait peine à se tenir de se frotter les mains, tant il était émerveillé de la froide habileté du magistrat à recueillir ces indices légers dont la réunion, à la fin d’une instruction bien conduite, forme pour le ministère public un faisceau de preuves accablantes.

Le juge, cependant, du même air impassible, poursuivait :

– Abandonnons donc cette question, puisqu’elle vous irrite si fort, et arrivons à votre séjour ici… Comment et de quoi avez-vous vécu depuis que vous êtes à Saïgon ?

– De mon travail, donc ! J’ai des bras et je ne suis pas un fainéant…

– Ainsi vous avez trouvé à utiliser votre talent de graveur sur métaux ?…

– Non.

– Cependant, d’après votre réponse…

Évariste Crochard, dit Bagnolet, dissimula mal un geste d’impatience.

– Si vous ne voulez pas me laisser causer, interrompit-il insolemment, ce n’est pas la peine de me questionner.

Le magistrat ne sourcilla pas.

– Oh !… causez à votre aise, fit-il froidement, j’ai le temps de vous écouter.

– Pour lors donc, dès le lendemain de mon débarquement, le propriétaire du Café de Paris, M. Farinol, m’a proposé une place de garçon de salle… Naturellement, j’ai accepté, et je suis resté un an chez lui… Maintenant, je sers la table de l’hôtel de France, tenu par M. Roy… On peut faire venir mes deux patrons, ils diront s’ils ont eu à se plaindre de moi.

– On les entendra, certainement… Et où logez-vous ?

– À l’hôtel de France, comme de juste, chez mon patron.

Décidément, le visage du juge devenait d’une bienveillance rassurante.

– Et sont-ce là de bonnes places, interrogea-t-il, que ces places de garçon de café ou de restaurant, dans les colonies ?

– Mais oui, assez.

– On y gagne de l’argent, alors ?

– Dame, c’est selon. Parfois ça va, d’autres fois ça ne va pas. Il y a des saisons…

– C’est ainsi de tout… Mais précisons mieux. Depuis dix-huit mois que vous êtes à Saïgon, avez-vous fait quelques économies ?

Le meurtrier demeura béant et troublé, comme s’il eût senti tout à coup que la bonhomie du magistrat l’avait attiré sur un terrain glissant et dangereux.

– Si j’ai mis quelque sous de côté, répondit-il évasivement, ce n’est pas la peine d’en parler.

– Au contraire, parlons-en… Combien environ avez-vous amassé ?

Les regards de Bagnolet, le rictus qui contractait sa bouche, disaient quelles rages intérieures dissimulait son calme.

– Je ne sais pas ! dit-il brusquement.

Admirable de vérité fut le mouvement de surprise du juge.

– Quoi ! prononça-t-il, vous ignorez le chiffre de vos épargnes ? C’est absolument invraisemblable. Quand on amasse sou à sou de quoi vivre dans ses vieux jours, on sait son compte…

– Eh bien ! mettez que je n’ai rien économisé du tout !…

– Comme vous voudrez… Seulement il est de mon devoir de vous montrer la portée de votre déclaration. Vous affirmez n’avoir pas d’argent de côté, n’est-ce pas ? Que répondrez-vous si en opérant une perquisition chez vous on y découvre une certaine somme ?

– On ne l’y découvrira pas.

– Tant mieux pour vous, car désormais ce serait une terrible charge…

– Faites chercher…

– On cherche en ce moment même, et non-seulement dans votre chambre, mais ailleurs… On saura si vous n’avez pas placé de l’argent, si vous n’avez pas des valeurs en dépôt chez quelqu’une de vos connaissances.

– Je puis avoir apporté de France un certain capital…

– Non, car vous venez de déclarer que vous viviez péniblement à Paris, et que « la gravure chômait… »

Si terrible fut le mouvement de Crochard, dit Bagnolet, que le chirurgien crut qu’il allait se précipiter sur le juge… C’est qu’il se sentait enveloppé comme d’un filet dont les mailles de plus en plus se resserraient par toutes ces questions si inoffensives en apparence, et dont cependant la précision ne lui permettait aucun faux fuyant.

– Répondez-moi d’un seul mot, insista le juge… Avez-vous apporté de l’argent de France, oui ou non ?…

Le meurtrier se dressa, ses lèvres s’entr’ouvrirent pour une imprécation ; mais, se maîtrisant, il se rassit, et avec un éclat de rire farouche :

– Vous voudriez « m’entortiller, » n’est-ce pas, et me faire me couper… Heureusement, j’y vois clair, je ne réponds plus !…

– C’est-à-dire que vous voulez vous consulter… Prenez garde !… Il n’est pas besoin de réflexions pour confesser la vérité…

Et le meurtrier s’obstinant à se taire, après une minute, le juge reprit :

– Vous savez ce dont on vous accuse ?… On soupçonne que c’est avec l’intention de lui donner la mort que vous avez tiré sur le lieutenant Champcey.

– C’est un mensonge abominable !…

– Vous le dites, du moins… Comment avez-vous su que les officiers de la Conquête avaient organisé une grande battue ?…

– Je l’avais entendu dire à la table d’hôte.

– Et vous avez abandonné votre service pour vous rendre à cette chasse, à une douzaine de lieues de Saïgon… C’est au moins singulier !

– Non, parce que j’aime beaucoup la chasse, et ensuite, je me disais que si je rapportais une certaine quantité de gibier, je le vendrais très-bien…

– Et vous en auriez ajouté le prix à vos économies, n’est-ce pas ?…

Sous la pointe de cette ironie, Crochard, dit Bagnolet, tressaillit de tout son corps, comme s’il eût été cinglé d’un coup de fouet.

Mais, comme il ne soufflait mot :

– Expliquez-nous, dit le juge, comment les choses se sont passées.

Sur ce terrain, le meurtrier se sentait maître de lui, ayant eu le temps de se préparer, et avec une exactitude qui faisait honneur à sa mémoire, ou à sa véracité, il raconta ce qu’il avait déjà raconté au docteur, sur le théâtre et sur le moment même de la catastrophe. Ajoutant toutefois ce détail, que s’il s’était caché aussitôt le malheur arrivé, c’est qu’il n’avait que trop prévu à quelles accusations terribles l’exposerait sa maladresse.

Et à mesure qu’il parlait, se pénétrant de la vraisemblance de son récit, il reprenait l’assurance, l’impudence plutôt qui semblait faire le fond de son caractère.

– Connaissez-vous l’officier que vous avez blessé ? lui demanda le juge quand il eut achevé.

– Naturellement, puisque j’ai fait la traversée avec lui. C’est le lieutenant Champcey.

– Avez-vous eu à vous plaindre de lui ?

– Jamais…

Et d’un accent d’amertume et de ressentiment :

– Quels rapports voulez-vous qu’ait eus un pauvre diable comme moi avec un gros personnage tel que lui ? Est-ce qu’il aurait seulement daigné me regarder ? Est-ce que j’aurais osé lui adresser la parole ? Si je le connais, c’est pour l’avoir vu de loin se promener sur l’arrière avec les autres officiers, un cigare à la bouche, après un bon repas, pendant que nous autres à l’avant nous mangions notre morue et nous nous cassions les dents sur du biscuit moisi.

– Ainsi, vous n’aviez contre lui aucun motif de haine.

– Aucun, pas plus que contre les autres.

Assis sur un méchant escabeau, son carton sur les genoux, son écritoire de corne à la main, le greffier, d’une plume rapide, écrivait les demandes et les réponses ; le juge lui fit signe que c’était fini, et s’adressant au meurtrier :

– En voici assez pour aujourd’hui, dit-il. Je dois vous déclarer que je me vois obligé de changer en mandat de dépôt le mandat d’arrêt décerné contre vous…

– C’est-à-dire que vous allez me retenir prisonnier…

– Oui, jusqu’à ce que la justice sache si vous êtes coupable d’un assassinat ou d’un homicide par imprudence…

Comme s’il eût prévu cette conclusion, Crochard, dit Bagnolet, haussa les épaules et d’une voix enrouée :

– En ce cas, dit-il, je salirai plus d’une paire de draps ici, vu que si j’avais été assez canaille pour comploter un assassinat, je n’aurais pas été assez bête pour aller le dire.

– Qui sait !… fit le juge, certaines preuves valent un aveu.

Et se retournant vers son greffier :

– Lisez au prévenu son interrogatoire, ajouta-t-il.

L’instant d’après, cette formalité remplie, le juge et le vieux chirurgien quittaient la prison. Le magistrat était devenu excessivement grave :

– Vous aviez raison, docteur, prononça-t-il, cet homme est un assassin… Le soi-disant ami dont il n’a pu dire le nom, n’est autre que le misérable qui l’a envoyé ici pour tuer M. Champcey… Sa fureur quand je lui ai parlé de ses économies prouve qu’il a reçu pour son crime une forte somme qu’il a cachée quelque part.

Et comme le chirurgien objectait qu’il eût peut-être dû pousser l’interrogatoire :

– Je m’en serais bien gardé, répondit-il. Ce n’est que par un coup inattendu que je puis lui arracher le nom du lâche scélérat dont il est l’instrument… Et je le lui arracherai, ce nom, si M. Champcey se rétablit et consent à me donner un seul renseignement… Ainsi, docteur, soignez bien votre blessé…

Recommander Daniel au chirurgien-major était au moins superflu.

Si le vieil original, comme on disait à bord de la Conquête, était impitoyable pour les carottiers qui essayaient de lui attraper une exemption de service, il avait pour ses malades des tendresses qui allaient croissant en raison directe de la gravité de leur état.

Entre un amiral simplement indisposé et le dernier mousse de la flotte dangereusement blessé, il n’eût pas hésité. Sans façons, il eût campé là M. l’amiral pour courir au mousse. Originalité plus rare qu’on ne pourrait croire.

Il eût donc suffi que Daniel fût en grand péril pour lui être cher.

Mais il y avait autre chose encore. De même que tous ceux qui avaient navigué avec le lieutenant Champcey, le docteur avait pour sa personne une vive sympathie et pour son caractère une sorte d’admiration. Enfin, il savait en possession de son blessé le mot d’une énigme de scélératesse qui le préoccupait extraordinairement.

Malheureusement, la situation de Daniel était de celles qui déconcertent la science et où il n’y a rien à espérer que du temps, de la nature et de la constitution.

Essayer de l’interroger eût été folie, car le délire ne le quittait pas.

Par moments, il se croyait à bord de sa chaloupe, au milieu des marais du Cambodge, mais le plus souvent il s’imaginait lutter contre des ennemis acharnés à sa perte. Et sans cesse les noms de Sarah Brandon, de Thomas Elgin et de mistress Brian revenaient sur ses lèvres, mêlés d’imprécations et de menaces terribles.

Et pendant vingt jours il en fut ainsi.

Et pendant vingt jours et vingt nuits, on put voir, penché sur le lit du blessé, épiant chacun de ses tressaillements, « son matelot, » ce Baptiste Lefloch qui avait arrêté le meurtrier.

Une de ces braves Filles de la Sagesse, qu’enflamme le génie de la charité, et qu’on rencontre sur tous les points du globe, partout où il y a un malade à soigner, eût été moins patiente, moins attentive, moins ingénieuse que le rude marin.

Il avait retiré ses souliers pour ne point faire de bruit, et on le voyait aller et venir sur la pointe du pied, la physionomie inquiète et affairée, préparant les tisanes, maniant de ses grosses mains calleuses, avec des précautions risibles et attendrissantes les minces fioles de potion dont il fallait donner une cuillerée d’heure en heure.

– Je te ferai nommer infirmier en chef de la marine ; Lefloch, lui disait le docteur.

Et lui, hochant la tête :

– Je n’aurais point de goût pour cet état, mon commandant, répondait-il. Seulement, voyez-vous, quand nous étions là-bas, sur le Cambodge, et que Baptiste Lefloch se tortillait comme un ver dans les coliques du choléra, et qu’il était déjà devenu froid et tout bleu, le lieutenant Champcey n’a pas envoyé chercher pour le frictionner de ces fainéants d’Annamites ; il l’a fichtre bien frotté lui-même, jusqu’à ramener la chaleur et la vie. Pour lors, je tâche de m’acquitter un petit peu.

– Et tu serais un fier coquin si tu agissais autrement, mon garçon !…

C’est que le chirurgien-major ne quittait guère, non plus, son blessé. Il le visitait quatre ou cinq fois par jour, une fois au moins chaque nuit et souvent il restait de longues heures assis devant le lit, étudiant la maladie, subissant, selon les symptômes qui se manifestaient, les plus cruelles alternatives de crainte et d’espoir.

Et c’est ainsi qu’il apprit en partie l’histoire de Daniel, qu’il devait épouser Mlle de la Ville-Haudry, dont le père, fou d’amour, avait épousé une aventurière, et qu’on l’avait séparé de sa fiancée grâce à un faux ordre d’embarquement.

C’était la confirmation des conjectures du docteur : de si lâches faussaires ne devaient pas hésiter à payer des assassins…

Mais le digne chirurgien avait trop la conscience de sa profession pour divulguer des secrets surpris au chevet d’un malade. Et quand le juge d’instruction, dévoré d’impatience, venait le trouver, ce qui arrivait tous les deux ou trois jours, il répondait :

– Je ne sais rien de nouveau… Il se passera encore des semaines avant que vous puissiez interroger mon blessé. J’en suis bien fâché pour Évariste Crochard, dit Bagnolet, qui doit s’ennuyer en prison, mais il attendra.

Cependant, à la longue exaltation de Daniel, succédait une période d’anéantissement. L’ordre semblait se rétablir peu à peu dans son cerveau, il reconnaissait ceux qui l’entouraient, il balbutiait quelques paroles sensées. Mais il était si extraordinairement affaibli, qu’il restait presque continuellement plongé dans une sorte d’anéantissement qui ressemblait à la mort.

Et quand il sortait de cette torpeur, c’était pour demander d’une voix éteinte :

– N’est-il donc pas venu pour moi des lettres de France !…

Invariablement, d’après l’ordre formel du docteur, Lefloch répondait :

– Non, mon lieutenant.

En quoi il mentait.

Depuis que Daniel gisait sur son lit, trois vaisseaux étaient arrivés, deux français et un anglais, et parmi les dépêches se trouvaient huit ou dix lettres à l’adresse du lieutenant Champcey.

Seulement, le vieux chirurgien se disait, non sans raison :

– Assurément, c’est presque un cas de conscience de laisser ce malheureux dans une si pénible inquiétude, mais cette inquiétude ne présente aucun danger, tandis qu’une émotion forte le tuerait aussi sûrement et aussi vite que mon souffle éteint une chandelle.

Quinze jours se passèrent encore, pendant lesquels Daniel reprit quelques forces, et enfin il entra dans une sorte de convalescence, si toutefois on peut appeler convalescent un malheureux encore incapable de se retourner seul sur son lit.

Mais avec la conscience de sa situation, la force de souffrir lui revenait, et à mesure qu’il se rendait compte du temps écoulé depuis sa blessure, ses angoisses prenaient un caractère alarmant.

– Il est impossible qu’il n’y ait pas de lettres pour moi, disait-il à son matelot, on me les cache, je les veux…

Si bien que le docteur comprit qu’à la longue cette excessive agitation deviendrait aussi dangereuse que l’émotion qu’il redoutait.

– Risquons donc, la partie ! dit-il un jour.

C’était par une brûlante après-midi, et il y avait alors sept semaines que Daniel avait été blessé. Lefloch le haussa sur ses oreillers, le « cala » selon son expression, pour qu’il fût plus à l’aise, et le docteur lui tendit sa correspondance…

Un cri de joie échappa à Daniel.

Du premier coup d’œil il avait reconnu sur trois enveloppes l’écriture de Mlle Henriette, et il les portait à ses lèvres, en disant :

– Enfin, elle m’écrit !…

Si violente fut la secousse, que le docteur eut presque peur.

– Du calme, mon cher ami ! prononça-t-il, du calme !… Soyez homme, sacrebleu !…

Mais Daniel souriant, car toutes ses velléités de soupçons s’étaient envolées :

– Rassurez-vous, docteur, la joie n’est jamais dangereuse et il ne peut me venir que de la joie de celle qui m’écrit… Voyez, d’ailleurs, comme je suis calme !…

Si calme que l’idée ne lui vint pas de chercher la première en date de ces trois lettres.

Il brisa au hasard une des enveloppes et lut :

« Daniel, mon cher Daniel, mon seul ami en ce monde et mon unique espoir, en quelles mains infâmes m’avez-vous remise ? À quel misérable avez-vous livré sans défense votre pauvre Henriette ?… Ce Maxime de Brévan, ce lâche que vous croyez votre ami, si vous saviez… »

C’était la longue lettre que Mlle de la Ville-Haudry avait écrite le lendemain du jour où M. de Brévan lui avait déclaré qu’il l’aimait, que tôt ou tard, de gré ou de force, elle lui appartiendrait, lui donnant à choisir entre les horreurs de la misère et la honte de devenir sa femme !

Et à mesure que lisait Daniel on pouvait voir une pâleur mortelle envahir son visage déjà si pâle, ses yeux s’agrandir démesurément et de grosses gouttes de sueur perler le long de ses tempes… Un tremblement nerveux le secouait, si violent qu’on entendait ses dents claquer, des sanglots soulevaient sa poitrine, et une écume rougeâtre frangeait ses lèvres décolorées.

Enfin il arriva aux dernières lignes.

« Maintenant, écrivait la jeune fille, je comprends que peut-être aucune de mes lettres ne vous est parvenue ; on a dû les intercepter… Celle-ci vous parviendra, car je vais la porter à la poste moi-même. Au nom de Dieu, Daniel, au nom de notre amour, revenez… Revenez vite, si vous voulez sauver, non l’honneur de votre Henriette, car je saurais mourir, mais sa vie ! »

Alors, le chirurgien et le matelot furent témoins d’un effrayant spectacle.

Cet homme, qui l’instant d’avant ne pouvait se soulever sur ses oreillers, ce malheureux si cruellement amaigri qu’il semblait un squelette, ce blessé qui n’avait que le souffle, repoussa violemment ses couvertures, et s’élança au milieu de la chambre, en criant d’une voix terrible :

– Mes habits, Lefloch, mes habits !…

Le docteur s’était précipité pour le soutenir, mais il l’écarta d’un revers de bras, continuant :

– Par le saint nom de Dieu !… Lefloch, te hâteras-tu !… Cours au port, misérable, il doit s’y trouver un vapeur… je l’achète. Qu’on le mette sous pression à l’instant… Avant une heure, je veux être en route !…

Mais cet effort inouï l’avait épuisé… Il chancela, ses yeux se fermèrent, et il s’évanouit entre les bras de son matelot en balbutiant :

– Cette lettre, docteur, cette lettre… lisez et vous verrez bien qu’il faut que je parte !

Soulevant « son lieutenant » comme un enfant entre ses bras robustes, Lefloch s’était hâté de le recoucher.

Mais pendant plus de dix minutes le vieux chirurgien et le dévoué matelot en furent réduits à se demander si ce n’était pas un cadavre qu’ils avaient là, sous les yeux, et s’ils ne s’épuisaient pas en soins inutiles…

Non, et ce fut Lefloch qui, le premier, discerna un léger tressaillement.

– Il a bougé !… s’écria-t-il, regardez, mon commandant, il a bougé !… Il vit, nous le sauverons encore !…

Ils réussirent, en effet, à réveiller cette vie si près de s’éteindre, mais ils ne réveillèrent pas cette noble intelligence.

Au regard froid et morne que Daniel arrêta sur eux, quand enfin il ouvrit les yeux, ils comprirent que la raison chancelante du malheureux n’avait pu résister à la violence inattendue de ce nouveau coup.

Et cependant, il devait lui rester comme un vague souvenir de la lettre qu’il venait de lire ; ses efforts pour recueillir ses idées étaient visibles ; d’un mouvement machinal, il passait et repassait sur son front ses mains amaigries, comme s’il eût essayé d’écarter le brouillard où s’anéantissait sa pensée.

Puis une convulsion le secoua, et de ses lèvres s’échappèrent des flots de paroles incohérentes, où se mêlaient et se confondaient les réminiscences de l’affreuse réalité et les conceptions extravagantes du délire.

– Je l’avais prévu, murmurait le vieux chirurgien, je ne l’avais que trop prévu !…

Il avait alors épuisé toutes les ressources de son savoir et de sa longue expérience, il avait suivi toutes les indications que peut suggérer la prudence humaine, il ne lui restait plus qu’à attendre… Ramassant la fatale lettre de Mlle de la Ville-Haudry, il alla s’asseoir, pour la lire, dans l’embrasure d’une fenêtre.

Les indiscrétions du délire de Daniel en avaient assez appris au digne docteur pour qu’il fût en état de comprendre l’épouvantable cri de détresse de la malheureuse jeune fille, et Lefloch, qui l’observait, vit une grosse larme rouler le long de ses joues, et l’instant d’après des flots de sang empourprer son visage.

– C’est à devenir fou !… grondait-il. Pauvre Champcey !…

Et tel qu’un homme qui ne se possède plus et à qui le mouvement devient indispensable, il froissa la lettre, la mit dans sa poche et sortit en jurant à faire tomber le crépi des murs.

À cette même heure justement, informé de l’épreuve qui devait être tentée, le juge d’instruction venait aux nouvelles.

Apercevant de loin le vieux chirurgien qui traversait la cour de l’hôpital, il courut à lui, et dès qu’il fut à portée de la voix :

– Eh bien !… cria-t-il.

Le docteur fit quelques pas en avant, et avec un geste désespéré :

– Le lieutenant Champcey est perdu !… répondit-il.

– Mon Dieu !… que me dites-vous là !…

– La vérité !… Voici Daniel maintenant aux prises avec une fièvre cérébrale, avec un transport au cerveau, pour mieux dire… Affaibli, épuisé, exténué comme il est, y résistera-t-il ?… non, évidemment… Il faudrait pour le sauver un second miracle, et… soyez tranquille, il ne se fera pas !… Avant vingt-quatre heures il sera mort, et ses assassins triompheront.

– Oh !…

Les yeux du vieux chirurgien flamboyaient et un sourire d’une amère ironie crispait ses lèvres.

– Et qui donc, insista-t-il, empêcherait les gredins de triompher !… Daniel mort, vous serez obligé de relâcher, faute de preuves, l’abject scélérat que vous tenez en prison, ce Crochard dit Bagnolet !… Ou si vous l’envoyez devant un tribunal, ce sera sous la grotesque prévention d’homicide par imprudence… Et il en sera quitte pour un an de prison… Et cependant, vous le savez comme moi, c’est volontairement qu’il a frappé une des plus nobles créatures humaines que j’aie connues, anéanti le cœur le plus loyal et une des plus hautes intelligences que je sache !… Et à l’expiration de sa peine, il palpera le prix du sang de Daniel Champcey, et il le dépensera en crapuleuses orgies… Et les autres, les vrais coupables, les misérables qui l’ont payé, ils s’en iront de par le monde, le front haut, riches, honorés, dédaigneux, faisant insolemment sonner leur réputation d’honneur !…

– Docteur !…

Mais le vieil original était lancé.

– Ah ! laissez-moi !… interrompit-il. Votre justice humaine… voulez-vous que je vous dise mon opinion ?… elle me fait pitié !… Quand vous avez envoyé, chaque année, trois ou quatre assassins stupides à l’échafaud, et au bagne quelques douzaines de répugnants gredins, vous vous drapez fièrement dans vos robes noires et vous estimez que tout est pour le mieux et qu’une société si bien gardée peut dormir sur les deux oreilles !… Eh bien ! savez-vous la vérité ?… Vous ne prenez que les maladroits, les imbéciles… Les autres, les forts, glissent à travers les mailles de vos codes, et sûrs de leur adresse et de votre impuissance, ils jouissent dans l’orgueil de leur impunité du fruit de leurs crimes, jusqu’au jour…

Il hésita, et lui qui pourtant faisait volontiers profession d’athéisme, il ajouta :

– Jusqu’au jour de la justice divine !

Bien loin de paraître froissé de cette explosion d’indignation, le magistrat écoutait d’une physionomie impassible.

– Il faut, prononça-t-il froidement, quand il vit le docteur à bout d’haleine, il faut que vous ayez découvert quelque chose de nouveau…

– Assurément !… Je tiens, j’en suis convaincu, le fil de l’intrigue effroyable qui tue mon pauvre Daniel… Ah ! s’il survivait… mais il ne peut survivre…

– Eh bien ! rassurez-vous, docteur !… Vous l’avez dit, le pouvoir de la justice est borné, et bien des forfaits lui échappent… Mais ici, que le lieutenant Champcey vive ou meure, justice sera faite, je vous le promets !

Il s’exprimait d’un ton de certitude si absolue que le vieux chirurgien-major en fut ému.

– Est-ce que le meurtrier aurait tout avoué ! s’écria-t-il.

Le magistrat secoua la tête.

– Non, répondit-il, et même depuis le premier interrogatoire, je n’ai pas revu le prévenu… Mais je ne me suis pas endormi, j’ai cherché et j’ai recueilli assez d’indices pour me croire sûr de faire éclater la vérité. Et si de votre côté vous avez quelques renseignements positifs…

– Oui, j’en ai, et les événements sont tels qu’ils m’autorisent à vous les communiquer. J’ai là, de plus, une lettre…

Il sortait déjà de sa poche la lettre de Mlle de la Ville-Haudry, mais le juge l’arrêta, disant :

– Nous ne pouvons causer ici, au milieu de cette cour, où tout le monde nous observe des fenêtres ; le tribunal est à deux pas, voulez-vous m’y suivre, docteur ?

Pour toute réponse, le chirurgien enfonça sa casquette sur sa tête, et prit le bras du magistrat et, l’instant d’après, le soldat de faction à la porte de l’hôpital de Saïgon, les vit sortir, causant avec une animation extraordinaire.

Une fois arrivé à son cabinet, le juge d’instruction ferma soigneusement la porte, et, après avoir invité le docteur à s’asseoir :

– Dans un moment je vous demanderai vos renseignements. Écoutez les miens :

Je sais à cette heure qui est Évariste Crochard, dit Bagnolet, et je connais les principales circonstances de sa vie. Ah ! il m’en a coûté du temps et de la peine… mais la justice humaine est patiente, docteur…

Réfléchissant que cet homme avait fait à bord de la Conquête une traversée de plus de quatre mois en compagnie de cent cinquante émigrants, je me suis dit qu’il était impossible qu’il n’eût pas essayé de tromper les heures d’ennui par de longues causeries. Il s’exprime avec facilité, il est Parisien, il a été soldat, il a couru le monde, il devait être écouté.

J’ai donc mandé ici, dans mon cabinet, un à un, tous les anciens passagers de la Conquête que j’ai pu découvrir, une centaine environ, et je les ai interrogés, et je n’ai pas tardé à reconnaître la justesse de mes conjectures !…

À chacun d’eux, plus ou moins, selon le degré de démoralisation ou d’honnêteté qu’il lui supposait, Bagnolet avait confié quelque particularité de son existence…

J’ai rassemblé les dépositions de tous ces témoins, je les ai coordonnées, comparées, ajustées, contrôlées l’une par l’autre ; et c’est ainsi que des récits du prévenu, de ses aveux ou de ses demi-confidences, de certaines allusions, de ses vanteries, de ses épanchements quand il avait bu plus de coutume, je suis arrivé à composer une biographie dont l’exactitude ne saurait guère être mise en doute.

Sans paraître remarquer l’étonnement du chirurgien-major, le juge d’instruction avait ouvert un vaste carton placé sur son bureau, et en avait retiré une liasse énorme de paperasses.

Il l’éleva en l’air en disant :

– Voilà les dépositions textuelles de mes cent et quelques témoins.

Puis, montrant quatre ou cinq feuilles de papier, couvertes à mi-marge d’une écriture fine et serrée :

– Et j’en ai extrait ceci, ajouta-t-il… Ainsi, docteur, prêtez-moi toute votre attention.

Et tout aussitôt il commença la lecture de cette biographie de « son prévenu, » rédigée comme le sont les notes des casiers judiciaires, tantôt lisant, tantôt commentant et expliquant ce qu’il avait écrit :

« ÉVARISTE CROCHARD, dit Bagnolet, – est né à Bagnolet en 1829 ; il est donc plus âgé qu’il ne dit, bien que paraissant plus jeune. Il est né en février, et cette date est fixée par la déposition d’un témoin, auquel le prévenu, pendant la traversée, a offert une bouteille, en disant : C’est aujourd’hui mon jour de naissance.

« De tous les dires du prévenu, parfaitement d’accord sur ce point, il résulte que ses parents devaient être de très-honnêtes gens. Son père était contremaître dans une fonderie de cuivre, sa mère était couturière. Il se peut qu’ils vivent encore, mais il y a des années qu’ils ont cessé de voir leur fils.

« Le prévenu avait été placé dans une école, et, à l’en croire, il apprenait très-bien et montrait de remarquables dispositions. Mais dès qu’il eut une douzaine d’années, il se lia avec plusieurs mauvais sujets de son âge, et souvent il désertait la maison paternelle pendant des semaines entières qu’il passait à Paris. Quels étaient ses moyens d’existence lorsqu’il était ainsi en état de vagabondage ? il ne l’a jamais expliqué bien clairement. Mais il donnait de tels détails sur la façon dont les précoces voleurs de la capitale dévalisent les étalages, que beaucoup de témoins le soupçonnaient d’avoir pratiqué ce genre de vol.

« Ce qui résulte positivement de ses déclarations, c’est que son père, désolé de son inconduite, et désespérant de le voir s’amender jamais, le fit enfermer correctionnellement lorsqu’il atteignit quatorze ans…

« Mis en liberté au bout de dix-huit mois, il fut placé en apprentissage et arriva promptement à connaître assez son métier pour y bien gagner sa vie.

« Cette dernière allégation doit être un mensonge. Quatre témoins, dont un exerçant la même profession que Crochard, déclarent qu’ils ont eu l’occasion de le voir à l’œuvre, et que s’il a été autrefois un ouvrier passable, il n’y paraît plus.

« Il ne put pas d’ailleurs pratiquer longtemps, car il était en prison depuis plus d’un an, quand la révolution de 1848 éclata.

« Qu’il fût en prison, voilà le fait certain, raconté par lui à plus de vingt-cinq personnes.

« Mais il expliquait fort diversement son emprisonnement, et on relève presque autant de versions différentes que de témoins.

« À l’un, il raconte qu’il a été condamné pour avoir, étant ivre, donné un coup de couteau à un camarade ; à l’autre, que c’est pour « une batterie » dans un tripot clandestin ; à un troisième, il laisse entrevoir qu’il s’est trouvé compromis, bien qu’innocent, dans une affaire d’escroquerie organisée pour dépouiller un riche étranger…

« La prévention est donc en droit de conclure, sans témérité, que Crochard avait été tout simplement condamné pour vol.

« Libéré peu après les événements de juin, au lien de reprendre son état, il entre comme aide machiniste dans un théâtre des boulevards. Au bout de trois mois, il en est chassé « pour des intrigues de femmes, » à ce qu’il dit à l’un, ou, s’il faut croire ce qu’il dit à un autre, à la suite d’un vol commis dans la loge d’une actrice et dont on n’avait pas découvert l’auteur.

« À bout de ressources, il s’engage comme palefrenier dans un cirque nomade et court ainsi la province. Mais à Marseille, blessé dans une rixe, il est contraint d’entrer à l’hôpital et il y reste deux mois.

« Revenu à Paris on ne sait comment, il s’était associé avec un saltimbanque lorsqu’il dut tirer au sort. Il amena un bon numéro.

« Mais, l’année suivante, nous le trouvons en relations avec un marchand d’hommes dont il était en quelque sorte le courtier. Bientôt, l’idée lui vint de se vendre lui-même, tourmenté qu’il est d’un désir furieux de posséder quinze cents francs à la fois, pour les dépenser en débauches.

« Ayant réussi à dissimuler ses antécédents judiciaires, il est admis en qualité de remplaçant au 63e de ligne. Mais un an ne s’était pas écoulé que son insubordination l’avait fait envoyer en Afrique aux compagnies de discipline.

« Il y reste seize mois, et s’y conduit assez bien pour obtenir d’être incorporé au 1er régiment d’infanterie de marine, dont un bataillon allait s’embarquer pour le Sénégal.

« Cependant, il était loin d’être revenu à de meilleurs sentiments, et la preuve, c’est qu’il ne tarda pas à être condamné à dix ans de travaux publics pour un vol de nuit, avec effraction, dans une maison habitée. »

Le chirurgien-major, qui depuis un moment avait donné quelques signes d’impatience, se dressa comme s’il eût été mû par un ressort.

– Excusez-moi de vous interrompre, monsieur le juge, fit-il, mais… êtes-vous bien sûr de la véracité de vos témoins ?

– Pourquoi en douterais-je ?

– Partie qu’il me semble bien fort qu’un gredin intelligent, tel que le paraît être ce Crochard, se soit dénoncé lui-même.

– Aussi, ne s’est-il pas dénoncé.

– Ah !

– Il a parlé souvent de cette condamnation, mais toujours il l’a attribuée à des voies de fait envers un supérieur… À cet égard, il n’a jamais varié.

– Diable ! alors comment avez-vous su…

– La vérité ?… Oh ! bien simplement… J’ai cherché, et j’ai fini par découvrir ici, à Saïgon, dans le 2e régiment d’infanterie de marine, un sergent-major qui était au 1er régiment en même temps que Crochard… C’est de lui que je tiens des détails précis… Et il est impossible de se tromper quant à l’identité : dès que j’ai eu prononcé ce nom de Crochard, mon sous-officier s’est écrié : « Ah ! oui, Crochard, dit Bagnolet… »

Et comme le docteur s’inclinait sans répondre :

– Je reprends, dit le juge.

Et, en effet, il reprit :

« Les récits du prévenu, ayant rapport à sa détention, sont en général trop insignifiants pour être rapportés. Cependant, il est une particularité que la prévention retient, et qui servira peut-être à mettre sur la trace des instigateurs du crime qui nous occupe.

« En trois occasions, et devant au moins trois témoins chaque fois, Crochard a tenu, presque dans les mêmes termes, le propos que voici :

« Ce qu’on ne croirait pas, c’est que dans les prisons on fait souvent de très-belles connaissances… On y rencontre des fils de famille qui ont fait quelque bêtise et a quantité de gens qui, voulant faire fortune très-vite, « n’ont pas eu de chance… Une fois sortis, beaucoup de ces gaillards-là vous attrapent de très belles positions, et après, si on les rencontre, dame ! ils vous donnent un coup de main… J’en ai connu là-bas qui roulent voiture à cette heure… »

Le docteur était devenu silencieux.

– Oh ! murmura-t-il, ces gens que l’assassin a connus ne seraient-ils pas ceux qui out armé son bras ?…

– Voilà ce que je me suis demandé.

– C’est que les ennemis de Daniel font de fiers misérables, monsieur le juge, et si vous connaissiez la lettre que j’ai là, et qui sans doute sera cause de la mort de ce digne garçon !…

– Permettez-moi de finir, docteur, interrompit le juge.

Et plus rapidement il poursuivit :

« Ici, il y a une lacune. De quoi et comment le prévenu a-t-il vécu à Paris où il était revenu après sa libération ? à quelles industries ignobles ou illicites a-t-il demandé les moyens de satisfaire ses passions ?… La prévention en est réduite aux conjectures, Crochard s’étant montré fort sobre de détails, et s’étant tenu dans le vague pour tout ce qui concerne ces dernières années.

« Ce qui est prouvé, c’est que tout ce qu’il emportait quand il s’est embarqué, les outils de sa profession, le linge enfermé dans sa malle, les vêtements qu’il portait, depuis la casquette jusqu’aux souliers, tout était neuf… Pourquoi ? »

Le juge d’instruction en était arrivé à la dernière ligne de son premier feuillet, le chirurgien se leva et s’inclinant devant lui :

– Par ma foi, monsieur, prononça-t-il, je vous rends les armes, et je commence à croire que le lieutenant Champcey sera vengé !…

Le sourire de l’orgueil heureux monta aux lèvres du magistrat, mais reprenant bien vite son masque impassible, comme s’il eût été honteux de cette faiblesse :

– Je pense, en effet, prononça-t-il avec une fine pointe d’ironie, que la justice humaine, cette fois, saura atteindre les coupables. Avant de me féliciter, cependant, attendez.

Le vieux chirurgien était de bien trop bonne foi pour essayer de dissimuler son profond étonnement.

– Quoi ! exclama-t-il, vous avez recueilli d’autres indices encore !…

Gravement le magistrat hocha la tête.

– La biographie que je viens de vous lire, prononça-t-il, ne prouve rien… Et ce n’est pas avec des présomptions et des probabilités, si fortes qu’elles soient, qu’on obtient des jurés une condamnation… Ils veulent, ils exigent des preuves matérielles, palpables… Eh bien ! ces preuves, je les ai !…

– Oh !…

De ce même carton d’où il avait sorti le dossier Crochard, le juge tira une lettre qu’il agita d’un air menaçant.

– Voilà, dit-il, ce que M. le procureur impérial a reçu douze jours après le dernier attentat dont M. Champcey a été victime. Écoutez cela, docteur.

Et il se mit à lire :

« Monsieur le procureur impérial,

« Un matelot de passage à Bien-Hoa, où je suis établi forgeron, nous apprend, à ma femme et à moi, que le nommé Crochard, dit Bagnolet, a blessé, peut-être mortellement, d’un coup de fusil, le lieutenant Champcey, de la Conquête.

« Par suite de ce malheur, monsieur le procureur impérial, ma femme pense et je crois pareillement que ma conscience m’oblige à porter à votre connaissance une autre affaire très-grave.

« Un jour, pendant la traversée, me trouvant sur une vergue, à côté de Crochard, aidant les matelots à serrer une voile, je le vis lâcher une grosse poulie, qui, tombant sur la tête du lieutenant Champcey, le renversa.

« Personne que moi n’avait rien aperçu, tant Crochard remonta vivement la poulie. Je me demandais si je devais le dénoncer, quand il se jeta à mes pieds, en me conjurant de lui garder le secret, disant qu’il était bien malheureux, et que si je parlais il serait perdu.

« Croyant à une maladresse involontaire, je me laissai attendrir et je jurai à Crochard que la chose resterait entre nous.

« Ce qui vient d’arriver prouve bien, comme dit ma femme, que j’ai eu tort de me taire, et je me décide à a tout révéler, quoi qu’il puisse m’en arriver.

« Cependant, monsieur le procureur impérial, je vous demande votre protection pour le cas où Crochard voudrait se venger sur moi ou sur les miens, ce qui pourrait bien arriver, car c’est un homme très-méchant, capable de tout et surtout sournois.

« Ne sachant pas écrire, c’est ma femme qui vous fait cette lettre, et nous sommes, avec le plus grand respect…

Le chirurgien se frottait les mains à s’enlever l’épiderme.

– Et vous avez vu ce digne forgeron, monsieur le juge ? interrompit-il.

– Assurément… Il est venu ici avec sa femme… Ah ! livré à ses seules inspirations, il eût gardé le silence, tant le caractère sournois du prévenu lui inspire d’appréhensions… La femme, par bonheur, a été plus brave.

– Décidément, gronda le docteur, les femmes valent peut-être mieux que nous.

Précieusement, le magistrat replaça la lettre dans le carton, et de son même accent calme :

– Voici donc, poursuivit-il, la première tentative de meurtre bien et dûment prouvée. Pour la seconde, celle du Don-Naï, je suis moins avancé. Cependant j’ai des indications qui me donnent bon espoir. Je sais, par exemple, que Crochard est un nageur de premier ordre. Il n’y a guère que trois mois, il fit, avec un des garçons de l’hôtel où il est employé, le pari de traverser deux fois le Don-Naï à la nage, au moment où le courant est le plus violent, et il gagna son pari.

– Mais c’est une preuve, cela, juge !…

– Non, ce n’est qu’une probabilité en faveur de la prévention… Mais j’ai une autre corde à mon arc. On a la preuve, par le registre du bord, que le soir même de l’arrivée, Crochard est descendu à terre. Où et avec qui a-t-il passé la soirée ? Pas un de mes cent et quelques témoins ne l’a vu ce soir-là… Et ce n’est pas tout. Personne, le lendemain, n’a remarqué que ses habits eussent été mouillés. Donc, il a dû changer de vêtements et pour en changer, il a fallu qu’il en achetât ; car il n’avait rien emporté à terre que ce qu’il avait sur le corps… Où a-t-il acheté des habits ? C’est ce que je découvrirai certainement, lorsque je ne serai plus forcé de mener l’instruction presque secrètement, comme je l’ai fait jusqu’ici. Car il est une chose que je n’oublie pas : les vrais coupables sont en France, et s’ils apprennent combien leur misérable complice est compromis, ils nous échappent…

Une fois encore le chirurgien-major tira de sa poche la lettre de Mlle Henriette, et la tendant au juge :

– Je les connais, les vrais coupables, s’écria-t-il, je connais les ennemis de Daniel, Sarah Brandon, Maxime de Brévan et les autres…

Mais le magistrat repoussant la lettre :

– Les connaître, docteur, prononça-t-il, ne suffit pas ; il faut des preuves contre eux, claires, évidentes, indiscutables… Ces preuves, Crochard nous les fournira… Oh ! je sais les façons des scélérats ! Dès qu’ils se voient acculés par l’évidence et qu’ils se sentent perdus, ils s’empressent de nommer leurs complices et ils aident de toute leur perversité la justice à les retrouver… Ainsi agira le prévenu. Quand je lui aurai prouvé qu’il a été payé pour assassiner le lieutenant Champcey, il me dira par qui… et il faudra bien qu’il reconnaisse qu’il a été payé quand je lui représenterai ce qu’il lui reste de l’argent qu’il a reçu…

Le vieux chirurgien tressauta sur sa chaise.

– Quoi ! vous avez mis la main sur le magot de Crochard ! s’écria-t-il.

– Non, pas encore, répondit le juge, seulement…

Il dissimula mal un sourire, une grimace plutôt de satisfaction, et plus vivement :

– Seulement, je crois bien savoir où il est… Ah ! je puis l’avouer, ce n’est pas le premier jour que j’ai découvert ce qui très-probablement est la vérité… J’ai passé par bien des perplexités et des hésitations. Moralement sûr, après l’interrogatoire du prévenu, qu’il possédait, cachée quelque part, une somme relativement considérable, c’est sur sa chambre que tout d’abord mon attention s’est portée… Aidé d’un agent adroit, je l’ai explorée, cette chambre, pendant quinze jours, avec une sorte de rage… Les meubles ont été démontés et sondés ; on a dépaillé les chaises, j’ai fait soulever les carreaux et décoller la tapisserie… Rien !… Je désespérais, quand une idée me vint, d’une simplicité telle que j’en suis à me demander comment elle ne m’est pas venue dès le premier moment : « J’y suis !… » m’écriai-je. Et, pressé de vérifier mes doutes, je mandai sur-le-champ l’homme avec qui Crochard avait parié de traverser le Don-Naï. Il accourut et… Mais ; j’aime mieux vous lire sa déposition…

Il prit dans le dossier une grande feuille de papier, et se grimant de modestie, il lut le procès-verbal du greffier :

« M. LE JUGE. – À quel endroit du fleuve Crochard a-t-il exécuté son pari ?

« LE TÉMOIN. – Un peu au-dessous de la ville.

« M. LE JUGE. – Où s’est-il déshabillé ?

« LE TÉMOIN. – À l’endroit même où il s’est mis à l’eau, en face de la fabrique de tuiles de M. Wang-Taï.

« M. LE JUGE. – Que s’est-il passé relativement à ses vêtements ?

« LE TÉMOIN, d’un air très-surpris. – Rien.

« M. LE JUGE. – Pardon, il a dû se passer quelque a chose ; cherchez bien, rappelez vos souvenirs.

« LE TÉMOIN, se frappant le front. – Ah ! mais oui, en effet, maintenant, je me rappelle… Quand Bagnolet fut déshabillé, je lui vis l’air si ennuyé que je crus qu’il avait peur de se mettre à l’eau… Pas du tout, il tremblait pour ses habits, et il ne parut rassuré que quand je lui eus promis que je les garderais sur mon bras… Or, ses habits, c’était un méchant pantalon et une mauvaise blouse… Comme ils m’embarrassaient, je les déposai au pied d’un arbre. Lui, cependant, ayant fait son double trajet, aborde, mais au lieu d’écouter nos compliments : – Mes habits !… me crie-t-il d’un ton furieux. – Eh ! lui dis-je, ils ne sont pas perdus, ils sont là-bas… Alors, lui, sans me répondre, me repousse violemment et se met à courir comme un fou vers ses effets. »

Enthousiasmé, le chirurgien-major s’était dressé.

– Je comprends ! s’écria-t-il, oui, je comprends.

XXV

Ainsi, de déductions en déductions, et par la seule puissance de sa pénétration servie par une infatigable activité, le juge d’instruction arrivait à démontrer la culpabilité de Crochard et l’existence de complices instigateurs du crime.

Qu’il en fut fier et que son estime pour lui-même en fût accrue, c’est ce dont il n’y avait pas à douter, en dépit de ses efforts pour conserver sa roide et impassible gravité.

Même il avait mis une certaine coquetterie à refuser de prendre connaissance de la lettre de Mlle Henriette avant d’avoir prouvé qu’il pourrait se passer des révélations importantes qu’elle contenait.

Il est vrai que cette preuve une fois administrée, il s’empressa de réclamer la lettre et de la lire.

Et, de même que le chirurgien-major, il fut véritablement épouvanté de la scélératesse de M. de Brévan.

– Mais là, précisément, s’écria-t-il, là est l’irrécusable démonstration de la complicité de ce misérable… Jamais il n’eût osé abuser si lâchement de la confiance de Mlle de la Ville-Haudry, s’il n’eût été persuadé, s’il ne se fût cru certain que le lieutenant Champcey ne reverrait plus la France…

Puis, après quelques minutes de réflexion :

– Et cependant, ajouta-t-il, je sens qu’il y a là quelque chose qui nous échappe… La mort de M. Champcey était résolue avant son embarquement, pourquoi ?… Quel intérêt direct et pressant M. de Brévan y avait-il à cette époque ?… Il faut qu’il se soit passé entre eux quelque chose que nous ignorons…

– Quoi ?

– Ah ! voilà ce que je ne puis concevoir. Mais retenez bien ceci, docteur, l’avenir nous ménage la découverte de quelques nouveaux mystères d’iniquité…

Telle avait été la préoccupation de ces deux hommes, qu’ils ne s’étaient pas aperçus du vol des heures et qu’il ne fallut rien moins que la nuit qui tombait pour leur rappeler tout le temps qui s’était écoulé depuis qu’ils étaient ensemble.

Le magistrat se leva, et rendant au docteur la lettre de Mlle Henriette :

– Est-ce donc, interrogea-t-il, la seule qu’ait reçue M. Champcey ?

– Non, mais celle-ci est la seule qu’il ait décachetée.

– Vous répugnerait-il de me communiquer les autres ?

Le digne chirurgien hésita.

– Je vous les remettrai, monsieur, répondit-t-il enfin, si vous me jurez que l’intérêt de la justice l’exige… Seulement, pourquoi ne pas attendre…

Il n’osa dire : « pourquoi ne pas attendre la mort de M. Champcey ? » Mais le juge comprit.

– J’attendrai donc, fit-il.

Tout en causant, ils étaient arrivés à la porte du palais. Ils échangèrent une poignée de main, et le chirurgien-major, le cœur serré par les plus sinistres appréhensions, reprit lentement le chemin de l’hôpital.

Une surprise immense l’y attendait.

Daniel, qu’il avait quitté dans une situation désespérée, mourant, Daniel dormait du plus calme et du plus parfait sommeil… Son visage pâli avait repris son expression accoutumée, sa respiration était libre et régulière…

– C’est à n’y pas croire !… murmura le vieux guérisseur, dont l’expérience était absolument déroutée ; je ne suis qu’un âne et la science n’est qu’un vain mot.

Et s’adressant à Lefloch qui respectueusement s’était levé à son entrée :

– Depuis combien de temps ton officier repose-t-il ainsi ?… demanda-t-il.

– Depuis une heure, mon commandant.

– Comment lui est venu ce sommeil ?

– Tout naturellement, mon commandant. Après votre départ, le lieutenant a bien encore un peu battu la campagne, mais il n’a pas tardé à se tenir tranquille, et finalement, il m’a demandé à boire… Je lui ai donné une tasse de tisane, il l’a bue, et ensuite il m’a prié de l’aider à se tourner du côté du mur… Je l’ai aidé, et j’ai vu qu’il restait comme cela, le bras replié et le front dans sa main, comme un homme qui pense à des choses très-tristes… Mais voilà qu’au bout d’un quart d’heure, tout à coup, il m’a semblé qu’il râlait… Vite, je me suis avancé sur la pointe du pied et j’ai regardé… Je m’étais trompé, le lieutenant ne râlait pas, il pleurait à chaudes larmes, à pleins yeux, et ce que j’avais entendu, c’était des sanglots… Ah ! mon commandant, ça m’a donné comme un coup de barre là, dans l’estomac !… C’est que je le connais, voyez-vous, et pour qu’un homme comme lui pleure ni plus ni moins qu’un enfant, il faut qu’il souffre plus que pour mourir… Saint bon Dieu !… si je savais où les prendre, les canailles qui lui font des misères !…

Ses poings se crispaient en disant cela, et très-positivement il jaillit de ses yeux quelque chose comme une larme qui se perdit dans les rides de son visage hâlé.

– Pour lors, continua-t-il d’une voix étranglée, je compris pourquoi mon lieutenant avait voulu être tourné du côté du mur et je me reculai sans bruit… L’instant d’après, il s’est mis à parler tout haut… Mais il n’avait plus le délire, allez !

– Et que disait-il ?

– Ah ! dame, il disait comme cela : « Pauvre Henriette !… Pauvre Henriette ! » Toujours cette bonne amie qu’il appelait quand il avait la fièvre… Et il disait encore : « C’est moi qui la tue !… C’est moi qui suis cause de tout !… Niais, imprudent, fou ! Il a juré ma mort et celle d’Henriette, le misérable, le jour où, moi, imbécile d’honnête homme, je lui ai confié toute ma fortune !… »

– Il a dit cela !…

– En propres paroles, mon commandant, mais mieux, beaucoup mieux !…

Le vieux chirurgien semblait abasourdi.

– Ce diable de juge avait deviné, grommela-t-il… Cette autre chose qu’il soupçonnait, la voilà !…

– Vous dites, mon commandant ?… interrogea le digne matelot.

– Rien qui t’intéresse… Poursuis.

– Pour lors, donc… Mais je n’ai plus rien à vous dire, sinon que je n’ai plus rien entendu… Mon lieutenant est resté dans la même position jusqu’au moment où j’ai-allumé la lampe… Alors il m’a commandé de le virer de bord et de baisser l’abat-jour, ce que j’ai fait… Il a encore poussé deux ou trois gros soupirs, puis bonsoir, plus personne… Il était endormi tel que vous le voyez là…

– Et comment étaient ses yeux, quand le sommeil l’a pris ?…

– Très-calmes et très-clairs.

Le docteur eut ce mouvement d’épaules de l’homme qui se trouve en face d’un événement qui dépasse son entendement, et à demi-voix :

– Il s’en tirera, murmura-t-il, c’est évident ; le second miracle, que j’avais déclaré impossible, se fera, ou plutôt il est fait !…

Puis s’adressant à Lefloch :

– Tu sais où je loge ?

– Oui, mon commandant.

– Si ton officier s’éveille cette nuit, tu m’enverras chercher.

– Bien, mon commandant.

Mais Daniel ne s’éveilla pas, et c’est à peine s’il venait d’ouvrir les yeux quand, le lendemain matin, sur les huit heures, le chirurgien-major entra dans sa chambre.

Des le premier coup d’œil donné à son malade :

– Décidément, s’écria joyeusement le docteur, l’imprudence d’hier n’aura pas de suites !

Daniel ne répondit pas, mais après que le vieux chirurgien l’eût examiné attentivement :

– Maintenant, docteur, commença-t-il, une question, une seule… Dans combien de jours serai-je à même de me lever et de m’embarquer ?

– Eh ! mon cher lieutenant, nous avons le temps de penser à cela.

– Non, docteur, non, il me faut une réponse… Fixez-moi une époque et j’aurai le courage de patienter jusque-là… L’incertitude me tuerait… Oui, je saurai attendre, bien que je souffre comme un damné…

L’émotion du digne chirurgien était visible.

– Je sais ce que vous souffrez, mon pauvre Champcey… fit-il. J’ai lu la lettre qui a failli vous tuer bien plus sûrement que la balle de Crochard… Je crois que d’aujourd’hui en un mois vous serez en état de partir.

– Un mois !… dit Daniel, du ton dont il eût dit : un siècle !…

Et après un moment :

– Ce n’est pas tout, docteur, j’ai à vous demander de me faire donner les lettres que je n’ai pu lire hier…

– Quoi !… vous voulez !… Ah ! c’est une imprudence, cela !…

– Non, docteur, rassurez-vous, le coup est porté… Si je ne suis pas devenu fou hier, c’est que ma raison peut subir sans chanceler les plus effroyables épreuves… J’ai, Dieu merci ! toute mon énergie : je sais qu’il faut que je vive pour sauver Henriette, pour la venger, si j’arrive trop tard pour la sauver… Avec cette pensée, soyez tranquille, je vivrai !…

Le chirurgien-major n’hésita plus, et l’instant d’après Daniel brisait d’une main ferme les enveloppes des deux lettres de Mlle de la Ville-Haudry.

L’une, fort longue, n’était guère que la répétition de celle de la veille.

L’autre n’avait que dix lignes !

« M. de Brévan sort de chez moi… Au regard atroce du misérable, quand il m’a dit en ricanant de ne pas compter sur votre retour, j’ai compris… Daniel, cet homme en veut à votre vie et il a payé des assassins… Pour moi, sinon pour vous, je vous en conjure, soyez prudent… Prenez garde, veillez sur vous, songez que vous êtes le seul ami et l’unique espoir ici-bas de votre Henriette… »

Alors, véritablement, on put voir que Daniel n’avait pas trop présumé de ses forces et de son courage.

Pas un muscle de son visage ne bougea, son regard resta droit et limpide, et c’est de l’accent de la plus froide ironie qu’il dit :

– Voyez ceci, docteur, vous y trouverez l’explication de l’étrange guignon qui me poursuit depuis que nous avons quitté la France…

D’un coup d’œil, le chirurgien avait lu l’avertissement si tardif, hélas ! de Mlle de la Ville-Haudry.

– Ajoutez autre chose encore, fit-il. M. de Brévan ne pouvait prévoir que l’assassin payé par lui serait assez maladroit pour se laisser prendre.

La révélation était si inattendue, que Daniel se dressa sur ses oreillers.

– Quoi ! s’écria-t-il, l’homme qui a tiré sur moi est arrêté !…

Ce fut Lefloch, incapable de se contenir plus longtemps, qui répondit :

– Un peu, oui, mon lieutenant, et arrêté par moi, le gredin, avant que son fusil fût seulement refroidi.

Le docteur n’attendit pas les questions qu’il lisait dans les yeux de son malade.

– Lefloch dit vrai, mon cher lieutenant, déclara-t-il… Et si on ne vous a parlé de rien, c’est que la moindre émotion pouvait vous être fatale… L’événement d’hier ne l’a que trop prouvé. Oui, l’assassin est en prison…

– Et son compte est bon !… gronda le brave matelot.

Mais Daniel haussant les épaules :

– Ce n’est pas à lui que j’en veux, prononça-t-il… Pourquoi lui en voudrais-je plus qu’à la balle qui m’a frappé ! Cet abject coquin n’est qu’un instrument… Les vrais coupables, vous les connaissez, docteur…

– Et il en sera fait prompte justice, je vous le jure ! interrompit le vieux chirurgien, qui apportait à la cause de son blessé autant de passion que si elle eût été sienne. Notre bonne étoile nous a envoyé un juge d’instruction qui n’est pas manchot, et qui, si je ne m’abuse, ne serait pas fâché de sortir de Saïgon par un coup d’éclat.

Il demeura pensif un moment, observant son malade du coin de l’œil, puis tout à coup :

– J’y songe, reprit-il, pourquoi ne le verriez-vous pas, ce juge… il brûle de vous interroger… Consultez vos forces, lieutenant ; vous sentez-vous en état de le recevoir ?…

– Qu’il vienne, s’écria Daniel, qu’il vienne ! De grâce, docteur, envoyez le chercher.

– Je ferai mieux, mon cher Champcey, j’irai le chercher moi-même, pendant que vous achèverez de dépouiller votre correspondance.

Il sortit sur ces mots, et Daniel revint aux lettres demeurées intactes sur son lit. Il y en avait sept : quatre de la comtesse Sarah et trois de M. de Brévan.

Mais que pouvaient-elles lui apprendre désormais ? Que lui importaient les mensonges et les calomnies qu’elles renfermaient !

Il les parcourut cependant.

Fidèle à son système, la comtesse Sarah écrivait des volumes…

Et de ligne en ligne, en quelque sorte, son amour pour Daniel, réel ou feint, s’accentuait davantage et se dégageait des périphrases et des réticences timides dont elle l’avait voilé d’abord… Elle s’abandonnait, elle se livrait, soit qu’elle eût perdu toute prudence, soit qu’elle fût bien sûre que ses lettres n’arriveraient jamais jusqu’au comte de la Ville-Haudry… On eût dit une passion immense, irrésistible, échappant à la volonté qui la contenait, et éclatant plus terrible, comme un incendie qui a longtemps couvé dans l’ombre.

De Mlle de la Ville-Haudry, elle ne disait que peu de chose, – assez cependant pour terrifier Daniel s’il n’eût connu la vérité.

Cette malheureuse égarée, écrivait-elle, vient de causer à son vieux père un si cruel chagrin et si inattendu qu’il a failli en mourir… Irritée d’une surveillance que sa conduite ne justifiait que trop, hélas !… elle s’est enfuie, nous ne savons avec qui, et toutes nos recherches pour la retrouver sont demeurées infructueuses… »

D’un autre côté, M. de Brévan écrivait :

« Sourde à mes conseils et à mes supplications, Mlle de a la Ville-Haudry a mis à exécution le projet qu’elle avait a formé de quitter la maison paternelle. Soupçonné d’avoir favorisé son évasion, j’ai été provoqué par sir Thomas Elgin et j’ai du me battre avec lui.

« Un journal que je joins à ma lettre vous donnera les détails de notre rencontre et vous apprendra que j’ai a été assez heureux pour blesser ce gentleman peu honorable, mais tireur de premier ordre.

« Hélas ! cher et excellent Daniel, pourquoi faut-il que le devoir de l’amitié me contraigne à vous avouer que ce n’est pas pour vous garder la foi qu’elle vous avait jurée, que Mlle Henriette souhaitait si ardemment son indépendance !… Ne désirez pas votre retour, mon pauvre ami !… Vous souffririez trop en retrouvant indigne de vous, indigne d’un honnête homme, celle que vous avez tant aimée… Croyez que j’ai tout fait pour m’opposer à des désordres devenus un scandale public. Je n’ai réussi qu’à m’attirer sa haine, et je ne serais pas surpris qu’elle fit tout au monde pour nous amener à nous couper la gorge… »

C’était à confondre l’esprit et à faire douter de son bon sens, tant cette impudence dépassait tout ce que l’imagination peut concevoir de plus monstrueux.

Cependant le journal annoncé lui avait été adressé, et il y trouva les détails du duel de M. de Brévan et de sir Thomas Elgin.

Qu’est-ce que cela signifiait !… Il se mit à relire plus attentivement les lettres de Maxime et de la comtesse Sarah, et les comparant, il lui sembla y découvrir les traces d’un sourd dissentiment.

– La discorde est-elle donc parmi mes ennemis, se dit-il, et cessent-ils de s’entendre à mesure qu’approche, à ce qu’ils croient, le moment de partager le fruit de leurs crimes ?… ou ne se sont-ils jamais concertés et suis-je en face d’une double intrigue ?… ou tout cela n’est-il qu’une comédie destinée à m’abuser et à me retenir ici jusqu’à ce que le meurtrier ait fait son œuvre !…

Il n’eut pas le temps de se torturer l’esprit à chercher la solution de cet insoluble problème. Le vieux chirurgien rentrait avec le juge d’instruction et pendant plus d’une demi-heure, il eut à répondre à une avalanche de questions.

Mais l’enquête avait été conduite avec une si rare sagacité, que Daniel n’eut à fournir à l’accusation qu’un seul fait absolument nouveau : l’abandon de sa fortune entière à la probité de M. de Brévan.

Et encore, cette circonstance, par suite de son invraisemblance, devait fatalement échapper à un travail d’inductions basé sur la seule logique… Aussi Daniel, honteux de son inconcevable imprudence, mit-il un certain amour-propre à en exposer les raisons… Et quand enfin il eut achevé :

– Maintenant, reprit le juge, encore une question : reconnaîtriez-vous l’homme qui, vous ayant offert un canot pour regagner la Conquête, a tenté de vous noyer en faisant chavirer ce canot au milieu du Don-Naï ?…

– Non, monsieur…

– Ah ! voilà qui est bien fâcheux… Cet homme n’est autre que Crochard, bien évidemment, mais il niera… et la prévention n’aura que des probabilités à opposer à ses dénégations, si je ne découvre pas l’endroit où il a changé de vêtements…

– Permettez, monsieur, il est un témoignage que je puis vous offrir…

– Lequel ?

– La voix du misérable est si bien restée dans ma mémoire que, tenez, ici, pendant que je vous parle, il me semble encore l’entendre à mon oreille, et je la reconnaîtrais assurément entre mille…

Le juge ne répondit pas, évaluant sans doute les chances d’une confrontation ; puis, prenant son parti :

– C’est une épreuve à tenter, déclara-t-il.

Et remettant à son greffier, témoin muet de cette scène, l’ordre d’amener le prévenu Crochard à l’hôpital :

– Portez cela à la prison, dit-il, et qu’on se hâte…

Il y avait alors plus d’un mois que Crochard était arrêté, et la détention, loin d’abattre son audace, l’avait exaltée. Son arrestation et son premier interrogatoire l’avaient consterné, mais il avait repris courage en comptant les jours qui s’écoulaient.

– Évidemment on cherche des preuves, pensait-il, mais comme on n’en trouvera pas, il faudra bien qu’on me lâche.

C’est donc de l’air le plus assuré qu’il entra dans la chambre de Daniel, et dès le seuil, d’une voix arrogante :

– Je demande justice, monsieur le juge, dit-il ; je suis las d’être en prison. Si je suis coupable, qu’on me coupe le cou ; si je suis innocent…

Mais Daniel ne le laissa pas finir.

– C’est lui ! s’écria-t-il, je suis prêt à en faire le serment, c’est lui !…

Si rare que fût l’impudence de Crochard, dit Bagnolet, il demeura interdit, et d’un regard inquiet et rapide il interrogea la physionomie du juge, et celle du chirurgien-major, et celle aussi de Lefloch, qui se tenait debout, immobile, au pied du lit de son lieutenant.

Il avait trop l’expérience des formes de la justice, pour ne pas comprendre qu’il s’était bercé d’illusions absurdes, et que sa situation était bien plus périlleuse qu’il ne l’avait soupçonné. Mais où voulait-on en venir, qu’avait-on découvert, que savait-on au juste ? L’effort qu’il faisait pour l’imaginer donnait à son visage une expression atroce…

– Vous avez entendu, Crochard !… insista le juge.

Déjà, grâce à une puissante secousse de sa volonté, le prévenu était redevenu maître de lui.

– On n’est pas sourd !… répondit-il, de cet accent indélébile qui trahit l’ancien rôdeur des barrières de Paris… J’entends très-bien… seulement je ne comprends pas du tout.

Mal placé pour épier les impressions de Crochard, le juge s’était levé sans affectation et était allé s’adosser à la cheminée.

– Vous comprenez au contraire fort bien, prononça-t-il durement… Le lieutenant Champcey dit que vous êtes bien l’homme qui a tenté de le noyer dans le Don-Naï… Il vous reconnaît.

– C’est impossible !… s’écria le prévenu, ça c’est impossible, car…

Mais le reste de la phrase expira dans son gosier.

Une soudaine réflexion lui avait montré le piège qui lui était tendu, piège familier aux juges d’instruction, et terrible par sa simplicité même…

Encore un peu et il s’écriait :

« – C’est impossible, car la nuit était bien trop noire pour qu’on pût distinguer les traits d’un homme… »

Et c’eût été comme un aveu, et il n’eût plus su que répondre au juge, qui n’aurait pas manqué de lui demander :

« – Comment savez-vous que l’obscurité était si profonde sur les bords du fleuve ?… Vous y étiez donc ?… »

Tout blême du danger qu’il venait d’éviter, il dit simplement :

– L’officier se trompe.

– Je ne le pense pas, fit le juge.

Et se retournant vers Daniel :

– Persistez-vous dans votre déclaration, lieutenant ? interrogea-t-il.

– Plus que jamais, monsieur… J’affirme sur l’honneur que je reconnais la voix de cet homme… Lorsqu’il m’a proposé un bateau, il parlait une sorte de jargon à peine compréhensible, cousu de mots anglais et espagnols, mais il avait oublié de changer ses intonations et son accent.

Affectant une assurance déjà bien loin de son esprit, Crochard, dit Bagnolet, haussait les épaules d’un air dédaigneux.

– Est-ce que je sais l’anglais ? fit-il ; est-ce que je sais l’espagnol ?

– Non, très-probablement… Mais comme tous les Français qui ont habité les colonies, comme tous les soldats de l’infanterie de marine, vous devez connaître un certain nombre de mots de ces deux langues…

À la grande surprise de Daniel et du docteur, le prévenu ne protesta pas. On eût dit qu’il se sentait attiré vers un terrain dangereux.

– N’importe !… fit-il du ton le plus arrogant, il est tout de même un peu fort d’accuser un honnête homme d’un crime, parce que sa voix ressemble à celle d’un coquin !

Le magistrat hochait doucement la tête.

– Prétendez-vous être un honnête homme, vous, Crochard ? dit-il.

– Comment, si je le prétends !… Qu’on fasse venir mes patrons.

– C’est inutile… Je connais votre passé, depuis la première escroquerie, qui vous a valu quatre mois de prison, jusqu’au vol qualifié pour lequel vous avez été condamné aux travaux forcés, lorsque vous étiez au régiment…

Une profonde stupeur se lisait sur les traits de Crochard, mais il n’était pas homme à abandonner, sans la disputer, une partie dont sa tête était l’enjeu.

– Eh bien ! vous êtes dans l’erreur, monsieur le juge, prononça-t-il froidement… J’ai été condamné à dix ans, c’est vrai, lorsque j’étais troupier, mais c’était pour avoir frappé un supérieur qui m’avait puni injustement.

– Vous mentez… un ancien soldat de votre régiment, en garnison à Saïgon, vous le prouvera…

Pour la première fois, le prévenu se troubla visiblement.

Il voyait tout à coup surgir son passé, ce passé qu’il croyait ignoré ou oublié, et il savait de quel poids des antécédents tels que les siens pèseraient dans la balance de la justice…

Alors il changea de tactique, et se grimant d’une doucereuse humilité :

– On peut avoir commis une faute, soupira-t-il, sans être pour cela capable d’assassiner un homme.

– Tel n’est pas votre cas !…

– Oh ! monsieur le juge, est-il possible de dire une chose pareille !… Moi qui ne ferais pas du mal seulement à une mouche… Malheureux coup de fusil !… Faut-il que j’aie peu de chance !…

C’est de l’air du plus profond dégoût que le juge depuis un moment observait le prévenu.

– Tenez, interrompit-il brusquement, épargnez-vous d’inutiles dénégations. Tout ce que la justice a intérêt à savoir, elle le sait… Ce coup de fusil tiré à la chasse était votre troisième tentative d’assassinat…

Crochard recula d’un pas. Il était devenu livide. Cependant il eut encore la force de prononcer d’une voix étranglée :

– C’est faux !

Mais le juge avait en mains trop de preuves pour laisser se prolonger cet interrogatoire.

– Qui donc, reprit-il, a, pendant la traversée, lancé une énorme poulie sur la tête de M. Champcey ? Allons, ne niez pas… L’émigrant qui était près de vous sur la vergue, qui vous a vu et que vous aviez conjuré de vous garder le secret, a parlé… Voulez-vous que je le fasse venir ?…

Une dernière fois, Crochard ouvrit la bouche pour protester de son innocence, mais il ne put articuler une syllabe… Il était écrasé, anéanti ; il tremblait de tous ses membres et ses dents claquaient… En moins de rien, ses traits s’étaient décomposés autant que ceux du condamné à mort à la vue de l’échafaud… Peut-être, se sortant perdu irrémissiblement, avait-il eu comme une vision de la sinistre machine…

– Croyez-moi, insista le juge, ne vous obstinez pas en un système impossible, dites la vérité.

Durant une minute encore, le misérable hésita… Puis, n’apercevant plus d’autre chance de salut que l’indulgence des juges, il s’affaissa si lourdement que ses genoux sonnèrent sur le carreau, en balbutiant :

– Je suis un malheureux !…

Une même exclamation d’étonnement échappa au docteur, à Daniel et au digne Lefloch.

Mais le juge n’était pas surpris, lui. Il savait d’avance que cette première victoire lui coûterait peu, et que le difficile serait d’arracher à l’assassin le nom de ses complices.

C’est pourquoi, sans lui laisser le temps de se remettre :

– Maintenant, reprit-il, quelles raisons aviez-vous de vous acharner ainsi après M. Champcey ?…

Le prévenu se redressa à demi, et faisant un effort :

– Je le haïssais, bégaya-t-il… Une fois, pendant la traversée, il m’avait menacé de me faire mettre aux fers…

– Cet homme ment, interrompit Daniel.

– Entendez-vous !… insista le juge. Voyons, décidément, vous ne voulez pas dire la vérité !… Eh bien ! je la dirai pour vous. On vous avait acheté la mort du lieutenant Champcey, et vous vouliez gagner votre argent… Vous avez reçu une certaine somme d’avance, et on devait, après le meurtre, vous en compter une plus forte…

– Je vous jure, monsieur le juge…

– Ne jurez pas. La somme que vous possédez, et dont vous ne sauriez expliquer l’origine, est une preuve irrécusable.

– Hélas ! je ne possède rien… Informez-vous ; faites chercher…

Sous le masque impassible du magistrat, il était aisé de discerner une certaine émotion. Le moment était venu de frapper le coup décisif et de juger de la valeur de son système d’induction.

Au lieu donc de répondre au prévenu, il s’adressa aux gendarmes qui l’avaient amené.

– Vous allez, leur dit-il, conduire le prévenu dans la pièce voisine… Vous lui ferez quitter ses vêtements, et vous les explorerez minutieusement pour vous assurer qu’il n’y a rien de caché entre les doublures…

Déjà les gendarmes s’avançaient pour exécuter l’ordre, mais d’un bond l’assassin se dressa sur ses pieds, et d’un ton de rage contenue :

– C’est inutile, fit-il, j’ai trois billets de mille francs cousus dans la ceinture de mon pantalon.

Cette fois, l’orgueil du succès eut complètement raison de l’imperturbable sang-froid du juge d’instruction… Une exclamation de plaisir lui échappa, et il ne put se tenir de jeter à Daniel et au chirurgien-major ce regard triomphant qui, si clairement, signifie :

– Eh bien !… que vous avais-je dit ?…

Ce fut, il est vrai, l’affaire d’une seconde ; ses traits reprirent leur glaciale immobilité, et s’adressant au prévenu :

– Remettez-moi ces billets, commanda-t-il.

Crochard ne bougea pas, mais son visage livide trahit l’angoisse de la plus atroce souffrance. Et certes, en ce moment, il ne jouait pas la comédie. Lui prendre ces trois mille francs, prix du plus lâche et du plus exécrable attentat, ces trois mille francs pour lesquels il avait affronté l’échafaud, c’était lui arracher les entrailles mêmes.

Pareil à la bête enragée qui se sent acculée, il s’était ramassé sur lui-même, et d’un regard furibond parcourait la chambre, cherchant peut-être une issue pour fuir, se demandant peut-être sur lequel de ces hommes qui l’entouraient il devait se précipiter.

– Ces billets !… insista l’inexorable juge. Faudra-t-il donc employer la force pour les avoir !…

Convaincu de l’inutilité, de la folie de toute tentative, le misérable baissa la tête.

– Je ne peux pourtant pas découdre la ceinture de mon pantalon avec mes ongles, dit-il d’une voix rauque. Qu’on me donne un couteau ou des ciseaux.

C’est ce qu’on se serait bien gardé de faire… Mais sur un signe du juge, un des gendarmes s’avança, et tirant un canif de sa poche, il décousut la doublure à l’endroit que lui indiqua le prévenu.

Et une véritable convulsion de rage secoua l’assassin, lorsqu’apparut un petit paquet de papiers fortement comprimés et réduits à leur plus mince volume.

Par suite d’un phénomène bizarre, fréquemment observé chez les criminels, il se préoccupait infiniment plus de son trésor que de sa tête si terriblement compromise.

– Cet argent est à moi ! râla-t-il, on n’a pas le droit de me le prendre… C’est une infamie que d’abuser de ce qu’un homme est tombé dans le malheur pour le dépouiller…

Accoutumé sans doute à de telles scènes, le magistrat, au lieu d’écouter Crochard, dépliait avec précaution le petit paquet.

Il se composait de trois billets de mille francs enveloppés dans une feuille de papier à lettre toute crasseuse et usée et coupée aux plis.

Les billets de banque n’offraient rien de particulier.

Mais sur la feuille de papier, on distinguait encore les traces d’une ligne d’écriture dont deux mots seulement restaient parfaitement lisibles : Rue… Université…

– Qu’est-ce que ce papier, Crochard ? interrogea le juge.

– Je ne sais pas… je l’aurai ramassé n’importe où.

– Quoi ! vous allez mentir encore !… À quoi bon ?… Il y a eu là, évidemment, l’adresse de quelqu’un demeurant rue de l’Université…

Daniel tressauta sur son lit.

– Eh ! monsieur, interrompit-il, c’est rue de l’Université que je demeure, à Paris.

Une fugitive rougeur colora les pommettes du magistrat, et c’était chez lui le signe non équivoque d’une vive satisfaction.

– Tout s’explique ! murmura-t-il à demi-voix, comme s’il eût répondu à certaines objections de son esprit.

Et cependant, à la grande surprise de ses auditeurs, il abandonna cet incident, et revenant au prévenu :

– Ainsi, dit-il, vous reconnaissez que vous avez reçu de l’argent pour assassiner le lieutenant Champcey ?…

– Je n’ai pas dit cela.

– Non, mais les trois mille francs cachés sur vous le disent surabondamment… De qui avez-vous reçu cette somme ?…

– De personne… je l’ai économisée.

Le magistrat leva les épaules, et enveloppant Crochard, dit Bagnolet d’un regard obstiné :

– Je vous ai forcé d’entrer dans la voie des aveux, prononça-t-il durement, persistez-y. Vous ne gagnerez rien, croyez-moi, à ruser avec la justice et vous ne sauverez pas les misérables qui ont tenté votre cupidité… Un seul moyen vous reste de mériter quelque indulgence : la franchise, une franchise absolue… ne le négligez pas.

Mieux que personne l’assassin était à même de comprendre toute la portée des paroles du juge, et d’en bien pénétrer le sens.

Néanmoins, durant plus d’une minute, il demeura indécis, secoué d’une sorte de tremblement nerveux, comme s’il se fût livré en lui un terrible combat.

Même on l’entendit murmurer :

– Je ne dénonce personne !… Un marché est un marché !… Je ne suis pas un mouchard !…

Puis, tout à coup, se décidant et se dévoilant tel que l’avait deviné l’expérience du magistrat :

– Ma foi ! tant pis, s’écria-t-il, avec un ricanement cynique, puisque je suis dans le pétrin, les autres y seront aussi !… Qui donc aurait eu le gros lot, si j’avais réussi ? Pas moi, bien sûr… et cependant c’était moi qui risquais le plus… Pour lors donc, celui qui m’a payé pour… « faire l’affaire » du lieutenant, c’est un nommé Justin Chevassat !…

Un immense désappointement assombrit la physionomie de Daniel et du vieux chirurgien…

Ce n’était pas ce nom qu’ils attendaient avec la plus poignante anxiété.

– Ne me trompez-vous pas, Crochard ? interrogea le magistrat qui seul avait gardé le secret de ses impressions.

– Qu’on me coupe le cou si je mens !

Disait-il vrai ? Le magistrat le crut, car interpellant Daniel :

– Connaissez-vous quelqu’un du nom de Chevassat, M. Champcey ?… fit-il.

– Personne, monsieur, et c’est la première fois que j’entends prononcer ce nom.

– Ce Chevassat peut fort bien n’être qu’un intermédiaire, objecta le vieux chirurgien.

– Oui, peut-être, murmura le juge, bien que pour de telles missions on ne s’en fie guère qu’à soi…

Et poursuivant son interrogatoire :

– Qu’est-ce que ce Justin Chevassat ? demanda-t-il au prévenu.

– Un de mes amis.

– Un ami plus riche que vous, en ce cas.

– Pour ça, oui, vu qu’il a toujours de l’or plein ses poches, qu’il est mis dans le dernier genre et qu’il roule voiture…

– Que fait-il ? Quelle est sa profession ?

– Ah ! pour cela, monsieur le juge, ni moi non plus… Je ne le lui ai pas demandé, et il ne me l’a pas raconté. Je lui ai dit seulement : « Sais-tu que tu m’as l’air d’avoir eu une fière chance !… » Et il m’a répondu : « Oh ! pas tant que tu crois… »

– Où demeure-t-il ?

– À Paris, rue Louis-le-Grand, 59.

– Est-ce là que vous lui écrivez ?… Car vous avez dû lui écrire depuis que vous êtes à Saïgon.

– J’adresse mes lettres, poste-restante, à M. X. O. X. 88…

Désormais, il était manifeste que loin d’essayer de sauver son complice, Crochard, dit Bagnolet, ferait tout pour aider la justice à le retrouver.

Déjà apparaissait le système qu’allait adopter ce misérable, consistant à rejeter la responsabilité et tout l’odieux du crime sur l’homme qui l’avait payé, et à se donner, lui, pour un pauvre diable que la misère écrasait quand on était venu le tenter et l’éblouir de promesses tellement magnifiques qu’il n’avait pas eu la force de résister.

Le juge, cependant, continuait :

– Où et comment avez-vous connu ce Justin Chevassat ?

– J’ai fait sa connaissance au bagne…

– Ah ! c’est un renseignement, cela !… Et pour quel crime avait-il été condamné, le savez-vous ?…

– Pour faux, je crois, et aussi pour vol…

– Et que faisait-il avant sa condamnation ?

– Il était employé chez un banquier, ou caissier dans un grand magasin. Pour sûr, il avait de l’argent à manier, puisqu’il lui en était resté aux doigts…

– Je suis surpris qu’étant si bien informé du passé de cet homme, vous ne puissiez rien me dire de ses moyens d’existence actuels…

– Il a de l’argent, beaucoup, voilà tout ce que je sais.

– Vous l’avez donc perdu de vue ?

– Certainement oui, monsieur le juge… Chevassat a été libéré bien avant moi, je crois même qu’il a été gracié, et j’ai été plus de quinze ans sans le rencontrer.

– Comment l’avez-vous retrouvé ?

– Oh ! tout à fait par hasard, et par un hasard bien malheureux pour moi, car sans lui je ne serais pas où je suis !…

XXVI

Jamais un étranger, pénétrant dans la chambre de Daniel et voyant l’attitude de Crochard, ne se fût imaginé que le misérable se trouvait sous le coup d’une accusation capitale, qu’il était là, devant le juge d’instruction, en présence de l’homme que par trois fois il avait tenté d’assassiner.

Ferré sur la jurisprudence qu’on professe au bagne, Crochard avait reconnu d’un coup d’œil que sa situation n’était pas si désespérée qu’il l’avait supposé tout d’abord ; que si le jury rendait un verdict de mort, ce serait contre l’instigateur du crime, et qu’il en serait quitte, lui, pour quelques années de travaux forcés.

Voilà comment, avec cette insouciance quasi-bestiale des gens qui, prêts à tout, sont préparés à tout, il avait bravement pris son parti de sa situation.

Il était revenu de l’anéantissement où l’avait plongé la découverte de son crime, et l’accès de fureur dont il avait été saisi quand on s’était emparé de ses billets de banque s’était dissipé.

Et maintenant, sous le personnage odieux du meurtrier, reparaissait le personnage prétentieux et ridicule de l’orateur des barrières et des maisons centrales, accoutumé à se faire écouter, et tirant vanité de son éloquence.

Il avait une pose étudiée, et il était évident qu’il soignait son débit, encore que bien des mots lui échappassent de cet argot des bouges parisiens qui trahit des habitudes crapuleuses.

– C’était, commença-t-il, un vendredi, jour de malheur, la semaine avant le départ de la Conquête… Il pouvait être deux heures, je n’avais pas déjeuné, je n’avais pas un centime, et je m’en allais le long des boulevards, flânant et cherchant dans ma tête comment me procurer de l’argent.

Je venais de dépasser la rue Vivienne, quand, près de moi, le long du trottoir, une voiture s’arrête, et j’en vois descendre un particulier cossu, cigare aux dents, chaîne d’or au gilet, fleur à la boutonnière, qui entre dans un magasin de gants…

Du coup, je me dis : « C’est drôle, voilà une tête que j’ai vue quelque part. »

Et là-dessus, sans faire ni une ni deux, je vais me coller à la devanture du magasin, de côté, bien entendu, à une place d’où, sans être vu, je voyais très-bien mon individu qui se carrait et qui riait en montrant ses dents, pendant qu’une belle fille lui essayait une paire de gants.

Et plus je le regardais, plus je pensais : « Positivement, Bagnolet, quoique ce joli cœur n’ait pas l’air d’être de ta société, tu le connais. »

Cependant, comme je ne pouvais pas mettre de nom sur sa diable de figure, j’allais passer mon chemin, quand voilà que subitement la mémoire me revient, et je me dis : « Cré tonnerre ! c’est un ancien camarade, je dînerai. »

Malgré tout, je n’étais pas positivement sûr, parce que, dame ! quinze ans, ça vous change rudement un homme, surtout quand il ne tient pas énormément à être reconnu… Mais j’avais ma petite manière à moi de vérifier la chose.

J’attends donc mon gaillard, et, au moment où il traverse le trottoir pour regagner sa voiture, je lui emboîte le pas et je lui crie, pas trop fort pourtant : « Hé ! Chevassat !… »

Coquin de sort !… on lui eût tiré un coup de canon à l’oreille qu’il n’eût pas fait un saut pareil, qu’il ne se fut pas retourné si vivement… Et blanc, qu’il était !… autant que son faux-col.

Mais c’est égal, il ne perd pas la boussole, le matin ! Il se met à me regarder du haut de son lorgnon en me disant d’un air pincé : « – Plaît-il, mon brave ?… Est-ce ce à moi que vous en avez ? »

À quoi, moi, sûr de mon affaire, je réponds : « Oui, c’est à toi, Justin Chevassat… est-ce que tu ne me remets pas ?… Évariste Crochard, dit Bagnolet… hein !… y es-tu maintenant ?…

N’importe, monsieur persistait à faire sa tête et à me toiser… « Si vous ne filez pas, me dit-il, j’appelle un sergent de ville… »

Dame ! la moutarde commence à me monter au nez, et je me mets à crier, en le narguant, pour ameuter les passants :

« – De quoi ! de quoi !… des sergents… appelle-les donc !… On nous mènera chez le commissaire de police… Si je me trompe, je ne serai pas pendu, mais si je ne me trompe pas, on rira… Qu’est-ce que j’ai à risquer, moi ?… Rien du tout, puisque je n’ai rien… »

Il faut vous dire que je le fixais en disant cela de l’air d’un homme qui n’a rien dans le ventre et qui tient à y mettre quelque chose.

Lui aussi me fixait, et si ses yeux avaient été pistolets… mais ils ne l’étaient pas, et me sentant bien résolu, monsieur se radoucit.

« – Pas de bruit, » murmura-t-il en examinant d’un œil effaré les badauds qui commençaient à s’amasser.

Et, faisant celui qui a très-envie de rire, rapport aux badauds bien entendu, il me dit très-bas et très-vite :

« – Dans le costume que vous portez, je ne puis vous faire monter avec moi dans ma voiture, ce serait nous compromettre l’un et l’autre inutilement… je vais renvoyer mon cocher et marcher, vous me suivrez sans faire semblant de rien, et quand nous serons dans une rue un peu détournée, nous prendrons un fiacre et nous causerons. »

Comme j’étais sûr de le repincer s’il essayait de se la briser, j’approuve l’idée : « Allons-y gaiement, c’est entendu !… »

D’un geste brusque, le juge d’instruction interrompit le prévenu.

Il tenait essentiellement à ce que la déposition de Crochard fût textuellement écrite, et il venait de s’apercevoir que depuis un moment son greffier ne pouvait plus suivre.

– Reposez-vous un instant, Crochard… fit-il.

Et quand le procès-verbal fut mis au courant, et que le magistrat y eut rétabli quelques phrases laissées en blanc :

– Maintenant, dit-il au prévenu, continuez, mais parlez plus lentement.

Le misérable sourit agréablement : cette recommandation allait lui permettre de mieux prendre du temps et de soigner ses effets, et sa vanité s’en épanouissait, car il y a du cabotin au fond de toutes ces natures d’abjects scélérats.

– Aussitôt pris, aussitôt pendu, reprit-il… Chevassat dit quelques mots à son cocher qui fouette le cheval, et le voilà, lui, marchant sur le boulevard en se dandinant, faisant, comme ça, des moulinets avec sa canne, tirant de grosses bouffées de son cigare, comme s’il n’eût pas eu la colique de sentir son ami Bagnolet sur ses talons…

Je dois dire qu’il avait d’autres amis, des gens très-bien, qui le saluaient en passant : « Bonjour, cher !… » Et même il y en avait qui l’arrêtaient pour lui donner des poignées de main et tailler une bavette, mais il les quittait tout de suite en disant : « Excusez, cher, je suis très-pressé !… »

Ah ! mais oui ! il était pressé, et moi, par derrière, qui voyais et qui entendais, je me faisais une once de bon sang…

Quelqu’avantage qu’il y ait à ne pas interrompre un prévenu bavard qui s’échauffe en parlant, et, par suite, s’oublie, le juge s’impatienta.

– Faites-nous grâce de vos impressions, prononça-t-il rudement.

Ce n’est pas là ce qu’attendait Crochard, aussi parut-il blessé, et d’un ton rogue :

– Bref, continu a-t-il, mon particulier suit le boulevard jusqu’à l’Opéra-Comique, tourne rue Favart, travers la place et enfile la rue d’Amboise.

Là un fiacre vide passait, il l’arrête, commande au cocher de nous conduire à Vincennes, nous montons et son premier soin est de baisser les stores.

Alors il me regarde d’un air riant, et me tend la main en me disant : « Eh bien ! mon vieux, comment ça va-t-il ?… »

Sur le premier moment, de me voir si bien reçu, je restai comme hébété. Puis, réfléchissant, je pensai en moi-même : « Qu’il soit si gentil que cela, ce n’est pas naturel, il doit me préparer quelque traîtrise, ouvrons l’œil. » Et là-dessus je lui demande : « Comme ça, tu a n’es pas trop fâché que je t’aie accosté ?… » Il se met à rire, et me répond : « Non. »

Alors, moi : « Cependant tu n’avais pas l’air à la noce, quand je t’ai parlé, et j’avais l’idée que tu cherchais le moyen de me lâcher sans compliment… » Mais lui, d’un grand sérieux : « Tiens, dit-il, je vais te parler le cœur sur la main… Sur le moment, j’ai été surpris, mais je n’étais pas inquiet… Ce qui vient d’arriver, il y a longtemps que je l’ai prévu, je sais que chaque fois que je sors, je risque de rencontrer un ancien camarade ; tu n’es pas le premier qui me retrouve, et mes précautions sont prises pour ne pas être ennuyé… Si je voulais me débarrasser de toi, ce soir même, grâce à un petit moyen que j’ai inventé, tu aurais perdu ma piste… Puis, comme tu es à Paris en rupture de ban, avant quarante-huit heures, tu serais logé au Dépôt. »

Il me contait tout cela si tranquillement, que je sentais que c’était vrai, et que le malin devait avoir quelque truc.

« – Ainsi, lui dis-je, tu as du plaisir à retrouver un ami ? » Il me regarda bien dans les yeux et répondit : « Oui, et la preuve, c’est que si tu n’étais pas là, à mes « côtés, et que je susse où te trouver, j’irais te chercher… « J’ai une affaire à te proposer. »

Désormais, Bagnolet avait lieu d’être satisfait.

Si le juge gardait son flegme impénétrable, Daniel et le chirurgien-major écoutaient avec une attention haletante, comprenant que le prévenu arrivait à la partie importante de ses aveux, à celle dont on tirerait sans doute des éclaircissements.

Lefloch lui-même demeurait bouche béante, et on pouvait suivre sur sa bonne figure toutes ses émotions pendant le récit de ce vil gredin, qui sans lui, très-probablement, eût échappé à la justice.

– Naturellement, poursuivait Crochard, à ce mot d’affaire, je dressai l’oreille. « Bah ! lui dis-je, je te croyais retiré et vivant de tes rentes… » Et, effectivement, je le croyais. « Tu es dans l’erreur, me répondit-il, depuis que je suis sorti de là-bas, j’ai bien vécu, mais je n’ai rien mis de côté, et s’il arrivait un accident, que j’ai certaines raisons de craindre, je tomberais dans la misère… »

J’aurais bien désiré en savoir davantage, mais il ne voulut plus rien me dire de lui, et il me fallut lui conter mon histoire depuis ma libération. Oh ! ce fut vite fait. Je lui expliquai que rien ne m’avait réussi de ce que j’avais entrepris ; qu’en dernier lieu j’avais été garçon dans une gargote ; qu’on m’avait mis à la porte et que depuis un mois j’étais sur le pavé, sans le sou, sans vêtements, sans logement et réduit à coucher dans les carrières d’Amérique…

« – Puisque c’est ainsi, me dit-il, tu vas voir ce que c’est qu’un camarade !… »

Il faut vous dire que le fiacre avait marché, pendant que nous causions, et qu’il remontait alors le faubourg Antoine.

Mon Chevassat soulève le store pour regarder dans la rue, et au moment où il aperçoit un magasin d’habillements confectionnés il commande au cocher d’aller s’arrêter devant.

Le cocher obéît, et alors Chevassat me dit : « Arrive, vieux, nous allons toujours commencer par te vêtir convenablement. »

Nous descendons, et, en effet, il m’achète chemise, pantalon, paletot et tout ce qui s’en suit… À côté étaient un cordonnier et un chapelier, il me paie un chapeau de soie et une paire de bottes vernies… Plus loin se trouvait un horloger, v’lan ! il me fait cadeau d’une montre en or, que j’ai encore, et qu’on m’a prise au greffe de la prison quand j’ai été écroué. Enfin, il y va de son billet de cinq cents, et de plus, il me donne quatre-vingts francs pour faire le garçon…

Dame ! il ne faut pas demander si je le remercie, une fois remontés dans le fiacre… Après une misère comme celle d’où je sortais, se sentir renippé, ça remonte fièrement le moral… Je me serais jeté dans le feu pour Chevassat… Hélas ! je n’aurais pas été si joyeux si j’avais pu me douter de ce que tout ça me coûterait, car moi, d’abord…

– Oh ! passez… interrompit le juge, passez !…

Non sans étonnement, Crochard dut s’avouer que tout ce qui lui était absolument personnel n’avait qu’un très-médiocre succès.

Une grimace trahit son dépit, et plus vite il reprit :

– Tous ces achats avaient exigé beaucoup de temps, si bien qu’il était six heures et qu’il faisait tout à fait nuit quand nous arrivâmes à Vincennes.

Un peu avant le fort, Chevassat fait arrêter le fiacre, paye le cocher et le renvoie, et ensuite me prenant le bras : « – Tu dois avoir faim, me dit-il ; nous allons dîner. »

Donc, nous commençons par absorber un verre d’absinthe, puis il me mène tout droit au meilleur restaurant, demande un cabinet particulier et nous fait servir un dîner, oh ! mais un dîner… Rien qu’à l’entendre faire la carte, l’eau me découlait de la bouche…

Nous nous mettons à table, et moi, ne me défiant de rien, je n’aurais pas changé ma place contre celle du pape. Et je mangeais, et je parlais, et je buvais… je buvais surtout, ayant été privé longtemps, si bien qu’à la fin je commençais à être un peu ému.

Chevassat, lui, paraissait tout à fait lancé, et il me contait des tas de blagues qui me faisaient crever de rire.

Mais voilà qu’une fois le café servi, avec des liqueurs à discrétion et des cigares de dix sous, mon particulier se lève et va pousser le verrou de la porte – car il y avait un verrou.

Puis revenant s’asseoir bien en face de moi, les coudes sur la table : « Maintenant, mon petit, qu’il me dit, assez ri, causons. Je suis bon zig, c’est vrai, mais tu dois comprendre que ce n’est pas uniquement pour des beaux yeux que je suis si gentil que cela… J’ai besoin d’un gars solide, et j’ai compté sur toi ! »

Parole d’honneur, il vous disait cela d’un si drôle d’air, que j’en ressentis comme un coup au creux de l’estomac et que je commençai à me défier. Cependant, je cache mon jeu, et je réponds : « Eh bien ! voyons, vas-y, conte-moi la chose. »

Aussitôt, il reprend : « Comme je te l’ai dit, je n’ai pas un sou de côté… Seulement, s’il arrivait un malheur à une personne que je sais bien, je me trouverais riche… et toi, tu le serais du même coup, si tu veux te charger de lui pousser le coude, à ce malheur, pour qu’il arrive plus vite… »

Pénétré de plus en plus du rôle que lui imposait le système de défense qu’il comptait adopter, le prévenu se grimait d’une douleur hypocrite qui donnait à son louche visage une expression décidément ignoble.

Pourtant, quelque dégoût qu’inspirait au juge d’instruction cette grossière comédie, il ne laissa échapper ni un mot ni un geste, sentant le danger de rompre le fil de la déposition si importante du misérable.

– Ah ! monsieur le juge, s’écriait Crochard une main sur le cœur, quand j’entendis Chevassat parler ainsi, tout mon sang ne fit qu’un tour, et je lui dis : « Malheureux ! que me propose tu-là ? Moi, commettre un assassinat… jamais ! j’aimerais mieux mourir » Lui, ricanait. « Que tu es bête ! me répondit-il, qui est-ce qui te parle d’assassiner ?… il s’agit d’un simple accident… d’ailleurs, tu ne risqueras rien, la chose ne se passera pas en France… » Cependant, je refusais toujours, et même je voulais m’en aller, quand Chevassat, saisissant un couteau, me déclara que maintenant que j’avais son secret, je marcherais… sinon !… Il me regardait si terriblement, que, ma foi ! j’eus peur, et je me rassis…

Tout de suite, alors, il redevint gai comme auparavant, et tout en me versant de l’eau de vie, il se met à m’expliquer que je serais un fou d’hésiter, que jamais je ne retrouverais pareille occasion de faire ma fortune d’un coup, que je réussirais très certainement, et qu’alors j’aurais des rentes, une voiture comme lui, de beaux habits, et tous les soirs des dîners semblables à celui que nous venions de faire.

Si bien que moi, je devenais comme fou ; tout cet or qu’il faisait briller devant mes yeux me montait à la tête autant que les petits verres et même davantage, ensuite il maniait toujours son couteau, si bien que ne sachant plus ce que je faisais ni ce que je disais, je me levai, et frappant un grand coup de poing sur la table, je m’écriai : « Je suis ton homme !… »

Encore qu’il fût probable que cette scène n’avait jamais existé que dans l’imagination de Crochard, dit Bagnolet, Daniel frissonna sous ses couvertures à la pensée de ces deux misérables à demi-ivres marchandant sa mort, le verre à la main, dans quelque cabaret, les coudes sur la nappe tachée de vin.

Lefloch, lui, étreignait si convulsivement de sa main de fer le montant du lit, que le bois en craquait… Peut-être rêvait-il que c’était le cou de l’assassin de son officier qu’il tenait ainsi.

Le magistrat et le chirurgien, eux, ne songeaient qu’à observer les contorsions du prévenu.

Il avait tiré son mouchoir de sa poche et il s’en frottait rudement les yeux avec l’espoir, sans doute, d’en arracher quelque larme.

– Allons, allons, fit le juge, pas d’attendrissement, continuons !…

Crochard eut un gémissement, et d’un ton larmoyant :

– On me hacherait en morceaux, poursuivit-il, qu’on ne me ferait pas dire ce qu’il s’est passé après cela… j’étais saoul, perdu, tellement que je ne me souviens de rien… D’après ce que m’a conté Chevassat, on a été obligé de me porter jusqu’à un fiacre, et il m’a conduit dans un hôtel du faubourg Saint-Antoine, où il m’a fait donner une chambre… C’est là que je me réveillai, le lendemain, un peu avant midi, la tête lourde comme du plomb, et me demandant si ce que je me rappelais de l’histoire du restaurant était bien arrivé, et si ce n’était pas plutôt la boisson qui m’avait donné le cauchemar…

Malheureusement, ce n’était pas un mauvais rêve, et je n’en fus que trop sûr quand le garçon de l’hôtel me monta une lettre.

C’était Chevassat qui m’écrivait de me rendre chez lui, rue Louis-le-Grand, où il m’attendait pour déjeuner et causer de l’affaire.

Naturellement, j’y cours. Je demande au concierge M. Justin Chevassat, il me répond que c’est au second à droite, je monte, je sonne, un domestique m’ouvre, j’entre dans un appartement superbe et je trouve le brigand en robe de chambre, étendu sur un canapé…

En route, je m’étais bien promis de lui déclarer carrément qu’il n’eut pas à compter sur moi, que la chose me faisait horreur et que je me retirais… Mais, dès les premiers mots, il entre dans une colère épouvantable, me disant que je ne suis qu’un lâche et un traître, me donnant à choisir entre un coup de couteau qu’il saurait bien me planter entre les deux épaules, et ma fortune…

Et, en même temps, il étalait devant moi des tas de louis d’or…

Alors, oui, je fus lâche… je me sentais pris, Chevassat me faisait peur, l’or me grisait ; je donnai ma parole et le marché fut conclu…

Ayant dit, Crochard, dit Bagnolet, respira longuement et bruyamment, en homme dont la poitrine est débarrassée d’un poids énorme.

C’est qu’il se sentait, en effet, grandement soulagé.

Tout avouer, séance tenante, sans une minute de répit pour combiner un système de défense, c’était rude… Or, le misérable estimait s’être bien tiré de cette épreuve délicate et périlleuse, et se flattait de s’être habilement ménagé pour le jour du jugement une respectable série de circonstances atténuantes.

Mais le juge d’instruction ne le laissa pas respirer longtemps.

– Pas si vite, prononça-t-il, tout n’est pas fini… Comment les conditions du crime ont-elles été réglées entre Chevassat et vous ?

– Oh ! tout naturellement, monsieur… Moi, d’abord, je disais oui à tout ce qu’il me proposait… Il me magnétisait, cet homme là !… Donc, il fut convenu qu’il me compterait 4,000 francs d’arrhes et qu’après… le coup, il me donnerait 6,000 francs fixe, plus une part dans la somme qui lui reviendrait…

– Ainsi, moyennant 10,000 francs, vous vous chargiez d’assassiner un homme.

– Je croyais…

– Il y a loin de cette somme aux fabuleuses promesses de fortune dont, à vous entendre, vous auriez été ébloui…

– Pardon !… il y avait ma part dans la somme…

– Eh !… vous deviez bien savoir que jamais Chevassat ne vous l’eût payée…

Les poings de Crochard se crispèrent…

– Chevassat, me flouer !… s’écria-t-il. Nom d’un tonnerre !… je l’aurais… Mais non, il me connaît, jamais il n’aurait osé…

Le magistrat avait cherché du regard et rencontré les yeux du prévenu :

– Que me disiez-vous donc, objecta-t-il bonnement, que cet homme vous faisait une peur terrible et vous magnétisait !…

Le misérable venait de donner dans un piège, et, au lieu de répondre, il baissa la tête, essayant un sanglot.

– Le repentir est fort bien, insista le juge, qui ne semblait nullement attendri ; mais, pour le moment, mieux vaudrait éclairer la justice et expliquer comment votre départ pour la Cochinchine fut réglé… Allons, redressez-vous et donnez-moi des détails.

Le prévenu releva la tête, et d’une voix dolente :

– Pour lors, monsieur, reprit-il, c’est à la suite de ce déjeuner chez lui que Chevassat m’expliqua toute l’affaire, et même c’est ce jour là qu’il me remit l’adresse qui est là, sur le papier qui enveloppait mes billets de banque…

– Dans quel but vous donnait-il l’adresse de M. Champcey ?

– Pour que je m’arrange de façon à le connaître personnellement.

– C’est bien, poursuivez…

– Tout d’abord, lorsque je sus qu’il s’agissait d’un lieutenant de vaisseau, je voulus me retirer, sachant bien qu’avec ces hommes-là, il n’y a pas à plaisanter… Mais Chevassat me blagua tellement ; il m’appela tant et tant fainéant et propre à rien, qu’il finit par me monter la tête.

« – D’ailleurs, reprit-il, écoute le plan : le ministère de la marine demande des ouvriers pour Saïgon. Comme il n’en trouve pas tant qu’il en veut, tu te présentes et tu es admis… bon ! On te paie ton voyage jusqu’à Rochefort ; un canot te conduit en rade à bord de la frégate la Conquête… Sais-tu qui tu y trouves ?… Notre homme, le lieutenant Champcey… Eh bien ! je te dis, moi, que s’il lui arrive un accident, soit pendant la traversée, soit à Saïgon, cet accident passera comme une lettre à la poste… »

Oui, voilà ce qu’il me dit, mot pour mot, et il me semble l’entendre encore… Et moi, j’étais tellement interloqué que je ne trouvais rien à lui répondre.

Pourtant, il y avait une chose qui me rassurait un peu, et je me disais : « Va, compte là-dessus, qu’on va m’accepter au ministère de la marine, avec mes antécédents ! »

Mais lorsque je fis cette objection à Chevassat, il se mit à rire, oh ! mais à rire, au point que j’en étais agacé.

« – Tu es décidément plus simple que je ne croyais, me dit-il… Est-ce que tes condamnations sont écrites sur ta figure ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien ! comme tu te présentes au ministère avec un bon livret bien en règle tu seras admis. »

Moi, ouvrant de grands yeux, je réponds : « C’est très-joli, ce que tu me chantes là ; le malheur est que n’ayant pas travaillé de mon état depuis plus de quinze ans, je n’ai pas plus de livret que sur la main. » Lui, hausse les épaules, et dit : « On t’en aura un. » Me voilà ennuyé, et je reprends : « S’il faut voler un livret et changer de nom, bernique ! je n’en suis plus ! » Mais le brigand avait son plan : « Tu garderas ton nom, me dit-il en me tapant sur l’épaule, tu auras un livret de graveur sur métaux, tout ce qu’il y a de mieux. »

Et, en effet, le surlendemain, il m’en remit un, avec signatures, légalisations, cachets… toutes les herbes de la Saint-Jean, quoi !…

– Celui qu’on a saisi dans votre chambre ? demande le juge.

– Tout juste.

– Où Chevassat l’avait-il pris ?

– Pris ?… monsieur le juge ! Il l’avait fichtre bien fabriqué lui-même… Il fait tout ce qu’il veut de sa plume, ce mâtin-là ! Il lui plairait d’imiter votre écriture, que vous n’y verriez que du feu…

Daniel et le vieux chirurgien échangèrent un rapide regard.

C’était un indice, cela, et bien grave, si on le rapprochait de cette fausse lettre adressée au ministre de la marine, qui avait provoqué l’ordre d’embarquement du lieutenant Champcey.

Aussi bien qu’eux, le magistrat dut être frappé de cette circonstance ; mais son visage demeura impénétrable, et, poursuivant son but, après les détours de l’interrogatoire :

– Ce livret, demanda-t-il au prévenu, n’a éveillé aucun soupçon ?

– Aucun… Je n’ai eu qu’à le montrer pour être inscrit… Après ça, Chevassat m’avait dit qu’il ferait parler pour moi… Peut-être étais-je recommandé.

– Et c’est ainsi que vous êtes parti ?

– Oui. On m’a remis ma feuille de route, une indemnité de voyage, et, cinq jours après avoir rencontré Chevassat, je m’installais à bord de la Conquête… Le lieutenant Champcey n’y était pas… Ah ! j’espérais bien qu’il ne ferait pas la campagne !… Malheureusement, il arriva quarante-huit heures plus tard, et on mit à la voile.

Ce qui confondait Daniel et le chirurgien-major, ce qui transportait d’indignation le brave Lefloch, c’était le sang-froid parfait du misérable, qu’on discernait fort bien sous son trouble affecté.

Il parlait de cette abominable machination, de cet assassinat froidement combiné longtemps à l’avance, dont le prix avait été débattu, sur lequel il avait perçu un à-compte, comme il eût parlé d’une opération commerciale.

– Maintenant, Crochard, repris le juge, je ne saurais trop vous engager, dans votre propre intérêt, à bien me dire la vérité… Vos réponses seront contrôlées, songez-y… Est-il à votre connaissance que Justin Chevassat vive à Paris sous un autre nom que le sien ?

– Non, monsieur le juge, j’ai entendu tout le monde l’appeler M. Chevassat.

– Qui, tout le monde ?

– Dame ! son portier, ses domestiques…

Le magistrat parut chercher une forme pour la question qu’il avait à poser, puis tout à coup :

– Supposez, dit-il au prévenu, que… le coup, selon votre expression, ait réussi… Vous vous embarquez, vous arrivez en France, vous êtes à Paris… Comment vous y prenez-vous pour retrouver Chevassat et lui réclamer vos six milles francs ?…

– Je me présente chez lui, rue Louis-le-Grand, et, s’il a déménagé, le concierge me donne sa nouvelle adresse…

– Ainsi vous êtes persuadé qu’il vous a reçu dans son véritable appartement ?… Réfléchissez… si entre le moment où vous l’avez accosté et celui où il vous a reçu, vous l’avez quitté seulement deux heures, il peut s’être improvisé un domicile.

– Eh ! je n’ai pas menti, monsieur… À la fin du dîner, j’étais perdu de boisson, et je ne me suis réveillé que le lendemain vers midi… Chevassat a eu la nuit et la matinée à lui.

Puis, un soupçon soudain traversant l’esprit de Crochard :

– Ah ! le brigand ! s’écria-t-il, pourquoi m’a-t-il tant recommandé de ne lui écrire que poste restante…

Le magistrat s’était retourné vers son greffier :

– Descendez, lui dit-il, et voyez si quelque négociant de environs n’aurait pas un almanach Bottin, de Paris…

Le greffier partit comme une flèche, et l’instant d’après reparut avec le volume demandé.

Le juge s’empressa d’y chercher la rue Louis-le-Grand, et, en face de la soi-disant adresse de Justin Chevassat, il lut : LANGLOIS, riches appartements pour familles et étrangers. (Service exceptionnel.)

– J’en étais bien sûr, murmura-t-il.

Et alors, tendant à Daniel la feuille de papier où se lisaient encore ces deux mots : Rue… Université :

– Reconnaissez-vous cette écriture, M. Champcey ? demanda-t-il.

Trop pénétré, depuis un moment, de l’idée du juge pour éprouver la moindre surprise, Daniel regarda et froidement dit :

– C’est l’écriture de Maxime de Brévan…

Un flot de sang empourprait le visage, l’instant d’avant si blême, de Crochard, dit Bagnolet.

Il frémissait de rage, à cette idée qu’il avait été pris pour dupe par son complice, par l’instigateur de son crime, et que le sang versé il n’en eût pas touché le prix.

– Ah ! le brigand ! s’écria-t-il. Et moi qui pour un peu plus ne l’aurait pas dénoncé !…

Un fugitif sourire éclaira la physionomie du magistrat.

Son but était atteint. Cette fureur du prévenu, il l’avait prévue, il l’avait patiemment préparée et fait éclater, et elle lui garantissait désormais les renseignements les plus exacts.

– Me tromper, moi !… poursuivait Crochard avec une violence extraordinaire… Filouter un ami, un ancien camarade !… Canaille, va !… Mais il ne la portera pas en paradis, celle-là… Qu’on me coupe le cou, je m’en moque, et même j’en serais content, pourvu que je voie couper le sien avant…

– Il n’est pas encore arrêté…

– Mais rien n’est si facile que de le pincer, monsieur le juge… Il doit être inquiet de ne pas recevoir de mes nouvelles, et je suis sûr qu’il va tous les jours à la poste restante demander s’il n’y a pas de lettres à l’adresse M. X. O. X. 88. Je puis lui écrire. Monsieur le juge veut-il que je lui écrive ?… Je lui dirai que j’ai encore une fois manqué mon coup, et que même j’ai été arrêté, mais que la justice n’ayant rien découvert, j’ai été relâché… Avec ça, le gredin se tiendra tranquille comme Baptiste, et les agents, n’auront qu’à prendre l’omnibus pour aller l’arrêter à domicile…

Si le magistrat laissait ainsi s’épancher la colère du prévenu, c’est qu’il savait par expérience de quels raffinements de vengeance est capable la haine d’un scélérat contre le complice qui l’a trahi.

Et il espérait que la rancune enragée de celui-ci lui fournirait peut-être quelque fait nouveau ou une idée ingénieuse.

Trompé dans son attente :

– La justice ne saurait descendre à de tels expédients ! prononça-t-il.

Puis, comme Crochard paraissait désolé :

– Occupez-vous plutôt, ajouta-t-il, de bien rassembler vos souvenirs… N’auriez-vous pas oublié ou volontairement omis quelque circonstance propre à faciliter la tâche de l’instruction ?

– Non… j’ai bien tout dit.

– Vous n’avez à fournir aucune preuve de la complicité de Justin Chevassat, de ses efforts pour vous pousser au meurtre, du faux qu’il a commis pour vous procurer un livret ?…

– Aucune !… Ah ! c’est un malin, celui-là, et qui ne laisse pas traîner les pièces à conviction. Mais il a beau être fort, si on nous confrontait, je me chargerais, rien qu’avec mes yeux, de lui faire sortir la vérité du ventre !

– On vous confrontera, n’en doutez pas.

Le prévenu parut stupéfait.

– On fera donc venir Chevassat ici ? interrogea-t-il.

– Non… c’est vous qu’on enverra en France pour y être jugé.

Un éclair de joie brilla dans les yeux du misérable…

Sa traversée serait rude, il n’en doutait pas, mais être jugé en France, c’était pour lui la certitude presque absolue d’échapper à une condamnation capitale…

De plus, il se délectait à cette perspective de voir Chevassat à ses côtés, sur le même banc de la cour d’assises.

– Comme cela, insista-t-il, on m’embarquera ?

– Sur le premier navire de l’État qui quittera Saïgon.

Le juge était allé s’asseoir devant la petite table où écrivait son greffier, et rapidement il parcourait le procès-verbal de ce long interrogatoire, cherchant s’il ne s’y trouvait point de lacunes.

Cela fait :

– À cette heure, dit-il au prévenu, donnez-moi le signalement aussi exact que possible de Justin Chevassat.

Crochard, à deux ou trois reprises, passa la main sur son front, et l’œil fixe, le cou tendu, comme s’il eût décrit un fantôme soudainement évoqué :

– Chevassat, dit-il, est un homme de mon âge, mais il ne paraît pas plus de vingt-sept à vingt-huit ans… c’est même ça ce qui m’avait tant fait hésiter sur le boulevard, quand je l’ai retrouvé… C’est un beau gars, très-bien de sa personne, blond, et qui porte toute sa barbe… Il a l’air spirituel, les yeux doux, et sa figure inspire tout de suite la confiance…

– Ah ! c’est bien là Maxime interrompit Daniel.

Et illuminé d’un souvenir :

– Lefloch ! cria-t-il.

Le digne marin tressauta, et prenant mécaniquement la respectueuse attitude d’un matelot devant un officier :

– Mon lieutenant ?… fit-il.

– Depuis que je suis malade on a apporté ici une partie de mes effets ?…

– Tous, mon lieutenant.

– Eh bien ! cherche-moi un gros livre rouge, avec des fermoirs en argent… Tu as dû le voir entre mes mains quelquefois.

– Connu, mon lieutenant ; je sais où il est.

Et en effet, il ouvrit une des malles entassées dans un des coins de la chambre, et en retira un album de photographies, que, sur un signe de son officier, il remit au juge d’instruction.

– Veuillez, monsieur, disait en même temps Daniel, demander au prévenu si, parmi les soixante ou quatre-vingts personnes dont j’ai là le portrait. Il n’en connaît aucune.

L’album fut passé à Crochard, dit Bagnolet, qui le feuilleta un moment, puis tout à coup, d’un air ahuri, s’écria :

– C’est lui ! Justin Chevassat !… Le voilà !… Oh ! c’est bien lui !…

De son lit, Daniel pouvait voir la photographie désignée :

– C’est celle de Maxime, prononça-t-il.

Après cette épreuve si décisive, il n’y avait plus à en douter, Maxime de Brévan et Justin Chevassat n’étaient bien qu’un seul et même scélérat.

L’instruction, à Saïgon, se trouvait terminée, car à Paris seulement, l’enquête pouvait rassembler les preuves accablantes du crime de ce misérable.

Le juge donna donc à son greffier l’ordre de lire son procès-verbal, et Crochard l’écouta sans une seule objection.

Mais après avoir signé, et lorsque déjà les gendarmes s’avançaient pour lui remettre les menottes, il demanda à ajouter quelque chose, et le juge ayant fait un signe d’assentiment :

– Je ne cherche pas à me défendre, ni à m’innocenter, mais je ne voudrais pourtant pas, non plus, passer pour plus mauvais que je ne suis…

Il avait pris une pose décidée, et très-évidemment, visait, sans les atteindre, le ton et l’expression d’une grossière franchise :

– La chose dont je m’étais chargé, poursuivit-il, n’était pas dans mes moyens… Jamais je n’ai pu m’entrer dans la tête l’idée de tuer un homme en traître… Si j’avais été une canaille comme il y en a, le lieutenant ne serait pas là, blessé, c’est vrai, mais vivant… Dix fois j’ai trouvé l’occasion de lui faire son affaire à coup sûr, et je n’en ai pas profité… J’avais beau me monter la tête avec les promesses de ce brigand de Chevassat, toujours au dernier moment le cœur me manquait… c’était plus fort que moi… et la preuve, c’est qu’à dix pas j’ai perdu ma balle… La seule fois que j’y sois allé carrément, c’est dans le bateau, parce que là, au moins, il y avait du danger… c’était comme un duel, puisque ma peau courait autant de risques que celle de l’officier… Je tire ma coupe aussi bien qu’un autre, c’est vrai, mais dans un fleuve comme le Don-Naï, la nuit, avec un courant d’enfer, il n’y a pas de nageur qui tienne… Le lieutenant s’en est tiré, mais moi j’ai bien manqué y rester… Je n’ai pu aborder qu’à une grande demi-lieue au-dessous de la ville, et en prenant pied, je me suis envasé jusqu’aux aisselles… Maintenant, je demande bien pardon au lieutenant, et on verra si je ménagerai Chevassat…

Sur quoi, d’un mouvement théâtral, il tendit la main aux menottes et sortit.

XXVII

Cependant, cette longue séance avait épuisé les forces de Daniel, il gisait haletant sur son lit ; le chirurgien-major et le magistrat se retirèrent, afin qu’il pût prendre un peu de repos.

Certes, il en avait besoin, mais comment dormir avec l’épouvantable certitude que Mlle de la Ville-Haudry, sa fiancée, celle qu’il aimait de toutes les forces de son âme, était aux mains de Justin Chevassat, le faussaire, le forçat libéré, le complice et l’ami de Crochard, dit Bagnolet !…

– Et c’est moi qui l’ai livrée !… se répétait-il pour la millième fois, moi son unique ami ! Et sa confiance en moi était si grande, que si elle a eu des pressentiments, elle les a écartés pour m’obéir !…

Daniel avait, il est vrai, la certitude à peu près absolue que Maxime de Brévan ne réussirait pas à se soustraire à l’action de la justice…

Mais que lui importait d’être vengé, s’il devait l’être trop tard, et lorsque Mlle de la Ville-Haudry en aurait été réduite à chercher dans la mort le seul refuge qui lui restât contre les abominables obsessions de M. de Brévan ?

Or, il lui semblait que le juge d’instruction se préoccupait infiniment plus du châtiment des coupables que du salut des victimes.

Aveuglé par la passion à ce point d’exiger l’impossible, il eût voulu que ce magistrat si habile à poursuivre le crime commis à Saïgon, trouvât quelque moyen de prévenir le crime bien autrement atroce qui, en ce moment même, se commettait en France.

De son côté, il avait fait la seule chose qui fût en son pouvoir.

À la première lueur de raison qui lui était revenue, après le coup terrible, il s’était empressé d’écrire à Mlle Henriette de prendre courage, que bientôt il serait près d’elle, et il avait joint à sa lettre une somme de quatre mille francs…

Cette lettre était partie… Mais combien de temps serait-elle en route ? Trois ou quatre mois, peut-être davantage…

Arriverait-elle à temps ?… Ne serait-elle pas interceptée comme déjà tant d’autres l’avaient été ?…

Toutes ces angoisses transformaient le lit du malheureux blessé en un brasier ardent, où il se tordait de rage et où il lui semblait qu’il deviendrait fou.

Et cependant, par un véritable prodige d’énergie et de volonté, lorsque tant de raisons devaient retarder son rétablissement, sa convalescence suivait son cours normal et régulier.

Quinze jours après les aveux de Crochard, Daniel se levait, passait les après-midi dans un fauteuil et déjà pouvait faire quelques pas dans sa chambre.

La semaine d’ensuite, il descendait sans trop de peine jusqu’au jardin de l’hôpital et s’y promenait au bras de son fidèle Lefloch.

Et avec les forces et la santé, l’espoir lui revenait, au cœur d’une destinée plus clémente, quand deux lettres de Mlle Henriette vinrent rallumer la fièvre de son impatience.

Dans l’une, la pauvre jeune fille lui exposait qu’elle avait vécu jusqu’alors de la vente des quelques bijoux qu’elle avait emportés, mais qu’on l’exploitait indignement, et que ses ressources s’épuisant elle allait essayer de se procurer de l’ouvrage.

« Je suis bien sûre, disait-elle avec une sorte de gaieté navrante, de gagner mes quarante sous par jour, et avec cela, mon ami, je serai heureuse comme une reine et j’attendrai, sans manquer de rien, votre retour. »

Elle écrivait dans l’autre :

« Aucune de mes démarches pour trouver de l’ouvrage ne réussit… L’avenir s’assombrit de plus en plus… Bientôt le pain me manquera… Je lutterai jusqu’à la dernière extrémité, quand ce ne serait que pour ne pas donner à nos ennemis la joie de ma mort… Mais si vous voulez revoir votre Henriette, Daniel, revenez, revenez !… »

Moins horrible avait été la douleur de Daniel, le jour où la balle d’un assassin déchirait sa poitrine.

C’était là, évidemment, une de ces plaintes suprêmes qui précèdent l’agonie.

Après ces deux épouvantables lettres, il n’en avait plus qu’une à attendre de Mlle Henriette. Celle où elle lui dirait : « C’est fini, je meurs, adieu !… »

Il envoya chercher le chirurgien-major, et dès qu’il parut :

– Il faut que je parte, docteur ! dit-il.

Le digne homme fronça le sourcil, et d’un ton brusque :

– Devenez-vous fou ! répondit-il. Oubliez-vous que vous ne sauriez demeurer un quart d’heure debout !…

– Je resterai couché sur mon cadre…

– Ce serait un suicide.

– Ah ! n’importe ! mieux vaut la mort que le supplice que j’endure… D’ailleurs, mon parti est pris, irrévocablement… Lisez ceci, et vous verrez que je n’en puis prendre d’autre…

Il ne fallut qu’un regard au chirurgien-major, pour parcourir la dernière lettre de Mlle Henriette, et cependant il la garda un bon moment, feignant de lire, en réalité réfléchissant.

– Évidemment, pensait-il, tout homme de cœur, à la place de ce malheureux, agirait comme lui… Reste à examiner si son imprudence servirait à quelque chose. Non, car il n’arriverait pas vivant à l’embouchure du Don-Naï… Donc il est de mon devoir de le retenir ici, et ce n’est pas impossible, puisqu’il est encore incapable de sortir seul et que Lefloch m’obéira en tout quand je lui aurai dit qu’il y va de la vie de son lieutenant…

Et trop expérimenté pour heurter de front une résolution si fortement arrêtée :

– Qu’il soit donc fait selon votre volonté ! prononça-t-il.

Seulement, il revint le soir, et d’un air contrarié :

– Partir est fort bien, dit-il à Daniel, seulement une difficulté se présente, à laquelle ni vous ni moi n’avons pensé.

– Laquelle ?

– Il n’y a pas de navire en partance.

– Est-ce bien vrai, docteur ?

– Eh ! mon ami, répondit effrontément l’excellent homme, me croyez-vous donc capable de vous tromper !…

Positivement Daniel l’en croyait très-capable, mais il se garda bien de rien laisser paraître de ses soupçons, se réservant de prendre des informations moins suspectes dès que l’occasion s’en présenterait.

Elle se présenta le lendemain matin. Deux de ses amis étant venus le visiter, il trouva un prétexte pour éloigner Lefloch, et alors il les pria de courir jusqu’au port et de retenir un passage, non pour lui, mais pour son matelot que des affaires urgentes rappelaient en France.

De l’air le plus empressé, ces messieurs s’éloignèrent. Ils restèrent bien trois heures absents, et lorsqu’ils revinrent, leur réponse fut exactement celle du docteur.

Ils s’étaient enquis de tous côtés, déclaraient-ils, et avaient acquis la certitude qu’il n’y avait dans le port de Saïgon aucun navire se préparant à mettre à la voile.

Dix personnes que Daniel chargea d’une commission pareille lui rapportèrent la même chose.

Et cependant, cette semaine-là même, deux bâtiments appareillèrent, l’un pour Bordeaux, l’un pour le Havre.

Mais Lefloch et le concierge de l’hôpital, stylés par le chirurgien-major, faisaient si bonne garde, que nul n’arrivait jusqu’au convalescent sans avoir sa leçon bien faite.

Ainsi, on parvint à retenir Daniel quinze jours encore. Mais au bout de ce temps, il déclara que se sentant désormais tout à fait mieux il allait se mettre en quête lui-même, disant qu’au pis aller il tâcherait de gagner Singapour où, du jour au lendemain, il trouverait un passage…

Essayer d’abuser davantage un homme animé de telles dispositions, eût été une véritable folie, et comme à sa première visite au port il devait infailliblement découvrir la vérité, le vieux chirurgien préféra lui tout avouer.

En apprenant qu’on lui avait fait manquer deux départs, le premier mouvement de Daniel devait être et fut tout de colère.

– C’est indigne, ce que vous avez fait là, docteur ! s’écria-t-il ; oui, indigne, car vous savez quel devoir sacré me réclame en France…

Mais le chirurgien-major avait sa justification toute prête.

– J’ai obéi à ma conscience, prononça-t-il avec une certaine solennité fort rare chez lui. Vous laisser vous embarquer, c’était vous envoyer à une mort certaine, c’est-à-dire enlever à votre fiancée, mademoiselle de la Ville-Haudry, sa dernière, son unique chance de salut…

Tristement, Daniel hocha la tête.

– Et si j’arrive trop tard, murmura-t-il, trop tard d’une semaine… d’un jour… croyez-vous donc, docteur, que je ne maudirai pas votre prudence !… Et qui sait, maintenant, quand partira un navire !…

– Quand ?… Dimanche, dans cinq jours, et ce navire est le Saint-Louis, un clipper d’une marche à ce point supérieure que certainement vous devancerez les deux lourds trois-mâts partis avant vous…

Et tendant la main à Daniel :

– Allons, mon cher Champcey, prononça-t-il, ne gardez pas rancune à un vieil ami qui a fait son devoir.

Daniel était trop péniblement affecté pour prêter grande attention aux objections si concluantes et si sensées du chirurgien-major. Il était incapable de rien discerner, sinon qu’on avait profité de son état pour le tromper.

Cependant, il sentait aussi que conserver au fond du cœur l’ombre d’un ressentiment serait de sa part la plus noire et la plus stupide ingratitude.

Il prit donc la main loyale qui lui était tendue, et la serrant énergiquement :

– Quoi que l’avenir me réserve, docteur, prononça-t-il d’une voix altérée, je ne saurais oublier que c’est à votre dévouement que je dois la vie.

Comme toujours, lorsqu’il se sentait gagné par l’émotion – ce qui était rare, il faut le dire – le vieux chirurgien était revenu à ses façons âpres et brusques.

– Je vous ai soigné comme j’aurais soigné le premier venu, prononça-t-il, c’est mon métier et je vous tiens quitte de toute reconnaissance… Si quelqu’un me doit un beau cierge, c’est Mlle de la Ville-Haudry, et je vous prie de le lui rappeler quand elle sera votre femme… Sur quoi, sacrebleu ! chassez-moi toutes ces idées noires, et songez que vous n’avez plus que cinq jours à trépigner d’impatience dans ce chien de pays !…

Il en parlait bien à son aise !… Cinq jours !… C’était l’éternité pour un homme dans la situation d’esprit de Daniel.

En trois heures, il eut achevé tous ses préparatifs de départ, réglé toutes ses affaires et obtenu un congé pour Lefloch, qui devait l’accompagner…

Si bien, qu’à midi, il se demandait, non sans effroi, comment il allait employer son temps jusqu’à la nuit, quand on vint le prier, de la part du juge d’instruction, de vouloir bien passer au Palais.

Il s’y rendit sur-le-champ et trouva le magistrat si changé, qu’à peine il le reconnut. C’est que le dernier courrier de France lui avait apporté sa nomination à un poste qui était l’objet de tous ses vœux, dans son pays, en Anjou.

Il comptait profiter d’une frégate qui allait mettre à la voile à la fin du mois, et qui avait été désignée pour transporter Crochard, dit Bagnolet.

– De cette façon, disait-il, j’arriverai en même temps que le prévenu, bien peu après le dossier de l’affaire, expédié la semaine passée ; et ma foi ! rien ne me prouve que je n’obtiendrai pas de terminer une instruction qui jusqu’ici va comme sur des roulettes…

C’en était fait de son impassibilité, de ce masque officiel qui, de même que la robe noire accrochée à un porte-manteau, pouvait être classé parmi les insignes de la profession.

Il riait, il se frottait les mains et il poursuivait :

– J’aurais du plaisir à le tenir dans mon cabinet, ce Justin Chevassat, autrement dit Maxime de Brévan… Ce doit être un habile scélérat, doublé de sang-froid et d’astuce, rompu aux manœuvres d’une défense criminelle, et dont on ne viendra pas aisément à bout… Établir qu’il est l’instigateur du crime de Crochard, et prouver qu’il l’a payé de ses deniers, ne sera pas un jeu d’enfant ! Ah ! on peut compter sur des débats émouvants et curieux !…

Daniel écoutait, confondu.

– Et lui aussi ! pensait-il. La passion professionnelle, la vocation l’emportent, et le voici s’inquiétant ni plus ni moins que Crochard, dit Bagnolet, du retentissement des débats !… Il songe à l’honneur qui lui reviendra d’avoir livré au jury un si redoutable malfaiteur…

Mais ce n’était pas pour lui confier ses desseins et ses espérances que le juge d’instruction avait mandé Daniel.

Ayant appris de la bouche du chirurgien-major que le lieutenant Champcey était sur le point de s’embarquer, il voulait le prévenir qu’on lui remettrait un pli fort important, qu’il aurait à porter au parquet aussitôt son arrivée à Paris.

– C’est, vous m’entendez bien, concluait-il, une précaution ajoutée à toutes celles qui déjà ont été prises pour que Maxime de Brévan ne nous échappe pas.

Cinq heures sonnaient, lorsque Daniel sortit du Palais, et devant, sur la petite place, il trouva le chirurgien-major qui l’emmena dîner et ensuite faire une partie de whist au cercle.

De sorte que le soir, en se déshabillant, il se disait :

– Allons !… la journée n’a pas été par trop longue !…

Mais le lendemain, mais le surlendemain, mais les jours suivants !…

Vainement il s’agitait pour chasser l’idée fixe qui assiégeait son cerveau, un instinct machinal, plus fort que la volonté, le ramenait sans cesse au quai où était amarré le Saint-Louis.

Assis sur quelque sac de riz, il passait de longues heures à suivre de l’œil les progrès du chargement. Jamais les Annamites et les Chinois, qui tiennent à Saïgon l’emploi de portefaix, ne lui avaient paru si mous, si indolents, si insupportables. Parfois il lui semblait que, le voyant et devinant son impatience, ils prenaient à tâche de le narguer, tant ils mettaient de lenteur à remuer les balles et les tonneaux et à virer la manivelle de la grue.

Puis, quand ce spectacle l’avait bien exaspéré, il se rendait au café de la Marine, qui était le quartier général du capitaine du Saint-Louis.

– Vos gens n’en finissent pas, capitaine, disait-il, jamais nous ne serons prêts dimanche.

À quoi le capitaine invariablement répondait, de son farouche accent marseillais :

– N’ayez pas peur, mon lieutenant… le Saint-Louis, voyez-vous, il rendrait des points à la Malle des Indes, pour l’exactitude.

Et en effet, le samedi, dès qu’il vit son passager entrer dans le café, le capitaine s’écria :

– Eh bien !… que vous avais-je dit ?… Nous sommes parés… À cinq heures, je lève à la poste mon sac aux lettres, et demain matin, en route !… Même, j’allais vous envoyer dire qu’il faut venir coucher à bord.

Ce soir-là, l’état-major de la Conquête offrit à Daniel un dîner d’adieux, et il était près de minuit quand, après avoir une dernière fois serré la main du vieux chirurgien, il prit possession de sa cabine, une cabine très-vaste, relativement, où on avait établi deux cadres, pour que Lefloch, au besoin, fût mieux à portée de donner des soins à son lieutenant…

Puis, enfin, vers les quatre heures du matin, Daniel fut éveillé par le grincement des chaînes, mêlé au chant des manœuvres… Il se hâta de monter sur le pont. On levait l’ancre, et une heure plus tard le Saint-Louis descendait le Don-Naï emporté par « un courant de foudre. »

– Et maintenant, dit Daniel à Lefloch, je verrai bien au temps si la fortune est pour moi !

Oui, la destinée, à la fin, se déclarait pour lui ; jamais vents plus exceptionnellement favorables n’abrégèrent cette immense traversée. Le Saint-Louis était un marcheur de premier ordre, et le capitaine, stimulé par la présence d’un lieutenant de vaisseau, ne cessa d’exiger de son bâtiment tout ce qu’il pouvait donner.

Si bien que soixante-dix jours après avoir quitté Saïgon, par une belle après-midi d’hiver, Daniel put voir à l’horizon surgir des vagues bleues de la Méditerranée, les collines qui dominent Marseille.

Il touchait au terme de son voyage et de ses nouvelles angoisses… Deux jours encore et il serait à Paris, et son sort serait irrévocablement fixé…

Mais allait-il pouvoir descendre à terre le soir même ?… Il frémissait en songeant aux formalités qui attendent un navire à son arrivée… « La Santé » pouvait élever des difficultés et exiger une quarantaine…

Debout, à côté du capitaine, il surveillait la mâture chargée d’autant de toile qu’elle en pouvait porter, quand un cri de l’homme en vigie dans les barres de cacatois appela son attention.

Cet homme signalait, à deux ou trois kilomètres sous le vent, une embarcation légère, comme celle des pilotes, d’où partaient des signaux de détresse désespérés.

Le capitaine et Daniel échangèrent un regard désolé.

Le moindre retard, dans la situation où ils se trouvaient et à un moment où la nuit vient si vite, leur enlevait tout espoir de débarquer le soir même… Et qui pouvait dire ce qu’allait exiger de temps le sauvetage de cette embarcation ?

– Ah ! n’importe ! fit Daniel, il n’y a pas à hésiter.

– Qu’ils aillent aux cinq cents diables ! jura le capitaine.

Ce qui n’empêche qu’il commanda la manœuvre pour ralentir la vitesse du navire et courir ensuite une bordée qui devait le rapprocher du bateau en détresse…

Ce fut assez difficile et long, mais enfin, au bout d’une demi-heure on put, du Saint-Louis, jeter une amarre au bateau.

Deux hommes s’y trouvaient, qui se hâtèrent de monter sur le pont du clipper.

L’un était un matelot d’une vingtaine d’années, l’autre, un bonhomme qui paraissait bien cinquante ans, dont la mise était celle des « messieurs de campagne, » qui semblait assez mal à son aise, et qui promenait de tous côtés, d’un air inquiet, ses petits yeux d’un jaune clair.

Mais, pendant qu’ils se hissaient le long des tire-veilles, le capitaine du Saint-Louis avait eu le temps d’examiner leur embarcation et de constater que tout y était en ordre et que rien n’y manquait.

Alors, cramoisi de colère, il saisit au collet le jeune matelot, et le secouant à lui déboiter le cou :

– Est-ce que tu te moques de moi ? s’écria-t-il en jurant épouvantablement, qu’est-ce que cette mauvaise plaisanterie !…

Tout aussi bien que leur capitaine, les hommes du Saint-Louis avaient reconnu la parfaite inutilité des signaux de détresse qui les avaient émus, et leur irritation était grande de ce qu’ils prenaient pour une stupide mystification.

C’est donc d’un air menaçant qu’ils entouraient le jeune matelot, qui se débattait comme un beau diable sous l’étreinte du capitaine, et criait en patois marseillais :

– Lâchez-moi !… Vous m’étranglez !… Ce n’est pas moi qui suis fautif, c’est le bourgeois qui est là, et qui a loué mon bateau ce matin pour une promenade… Moi, je ne voulais pas faire les signaux…

Ce qui n’empêche que très-probablement il n’en eût pas été quitte pour les quelques horions qu’il avait déjà reçus, si le bonhomme ne s’était lancé à son secours, le couvrant de son corps et criant :

– Laissez ce pauvre garçon, c’est à moi seul qu’il faut s’en prendre.

Furieux, le capitaine le repoussa violemment, et le toisant :

– Comme cela c’est vous qui vous êtes permis…

– Oui, c’est moi !… Mais j’avais mes raisons… le bâtiment est bien le Saint-Louis, n’est-ce pas, venant de Saïgon ?

– Oui !… après ?

– Vous devez avoir à bord le lieutenant de vaisseau Champcey.

Témoin muet jusqu’alors de cette scène, Daniel s’avança, singulièrement intrigué.

– Me voici, monsieur, fit-il, que voulez-vous de moi ?…

Mais au lieu de répondre, le bonhomme, dans un élan de joie, leva les bras au ciel, en murmurant :

– Nous l’emportons, enfin !…

Puis s’adressant à Daniel et au capitaine :

– Mais venez, messieurs, venez, j’ai à vous expliquer ma conduite et à vous parler sans témoins.

Blème, et l’œil troublé par le mal de mer, lorsqu’il s’était hissé sur le pont du clipper, le bonhomme paraissait remis, et c’est d’un pas assez ferme, malgré le roulis, qu’il suivit le capitaine et Daniel sur la dunette.

Une fois là :

– Serais-je ici, commença-t-il, sans le stratagème que j’ai employé ? Évidemment, non… Et cependant j’avais le plus puissant intérêt à accoster le Saint-Louis avant son entrée dans le port… Je n’ai donc pas hésité.

Il tira de sa poche une feuille de papier simplement pliée en quatre, et dit :

– Voici mon excuse, lieutenant Champcey, voyez si vous la trouvez suffisante.

Profondément surpris, le jeune officier lut :

« Je suis sauvée, Daniel, et c’est à l’homme qui vous remettra ce billet que je dois la vie, et que je devrai le bonheur de vous revoir… Ayez en lui la confiance qu’on accorde à l’ami le plus sûr et le plus dévoué, et je vous en conjure, n’hésitez pas à suivre à la lettre ses instructions.

« HENRIETTE. »

Devenu plus blanc que sa chemise, Daniel chancela… le bonheur immense et soudain le trouvait sans forces.

– Ainsi, c’est bien vrai, balbutia-t-il, elle vit !…

– Elle est près de ma sœur, à l’abri de tout danger…

– Et c’est vous, monsieur, qui l’avez sauvée !…

– C’est moi !…

D’un mouvement prompt comme la pensée, Daniel saisit les mains du bonhomme, et les étreignant à les briser :

– Jamais, monsieur, s’écria-t-il d’une voix vibrante, jamais, quoi qu’il arrive, je ne pourrai m’acquitter envers vous… Mais retenez bien ceci : en toute circonstance et toujours, vous pouvez compter sur le lieutenant Champcey.

Un étrange sourire glissa sur les lèvres du bonhomme, et hochant la tête :

– Avant longtemps, prononça-t-il, je vous rappellerai cette promesse, monsieur…

Debout entre ces deux hommes, le brave capitaine du Saint-Louis les examinait alternativement d’une mine ahurie, écoutant sans comprendre, malgré de prodigieux efforts d’imagination.

Ce qu’il comprit, c’est que sa présence était au moins inutile.

– Comme cela, dit-il à Daniel, nous ne devons pas trop en vouloir à monsieur du mauvais tour qu’il vient de nous jouer.

– Lui en vouloir !… Oh ! non, certes non !

– Alors, je vous laisse… J’ai, je le crois, serré un peu fort le cou du matelot qui le conduisait, et je vais lui faire donner une ration d’eau-de-vie pour le remettre…

Sur quoi, le capitaine s’éloigna discrètement, pendant que le père Ravinet continuait :

– Vous me direz, monsieur Champcey, qu’il eût été plus simple de vous attendre sur le port et de vous y remettre ma lettre d’introduction… C’eût été une imprudence énorme… Si j’ai appris au ministère votre arrivée, d’autres doivent la connaître comme moi… C’est pourquoi, depuis ce matin que le Saint-Louis est signalé par les sémaphores, soyez sûr qu’un espion vous guette sur le quai, qui va s’attacher à vous, qui ne vous perdra pas de vue et qui rendra compte de vos faits et gestes et de vos moindres démarches…

– Que m’importe !…

– Ah ! ne dites pas cela, monsieur !… Si nos ennemis nous savaient ensemble, voyez-vous, s’ils apprenaient seulement que nous nous sommes parlé tout serait fin !… Ils comprendraient quel péril les menace et ils nous échapperaient.

C’est à peine si Daniel en croyait ses oreilles.

– Nos ennemis ?… interrogea-t-il, en insistant sur ce pluriel : « nos. »

– Oui, je dis bien : nos ennemis ; Sarah Brandon, comtesse de la Ville-Haudry, Maxime de Brévan, Thomas Elgin et mistress Brian…

– Vous les haïssez donc !…

– Si je les hais !… C’est-à-dire que depuis cinq ans je ne vis que par l’espoir de me venger d’eux !… Oui, voici cinq ans que, perdu dans la foule, je les suis avec la ténacité du sauvage, cinq ans que patiemment, incessamment, grain à grain, je mine le sol sous leurs pas… Et ils ne se doutent de rien !… Sont-ils seulement sûrs de mon existence ? Non, pas même… Que leur importerait, d’ailleurs !… Ils m’ont poussé si bas dans la boue qu’ils ne peuvent s’imaginer que je remonterai jusqu’à eux. Ils triomphent impunément, ils se carrent dans l’impunité de leur scélératesse, ils se croient bien forts et presque inattaquables, parce qu’ils ont le prestige et la puissance de l’or bien ou mal acquis !… Et cependant, leur heure est proche !… Moi, le misérable, réduit à me cacher et à vivre au jour le jour de mon travail, j’en suis venu à mes fins… Tout est prêt, et je n’ai plus qu’un coup de pied à donner à l’échafaudage de leurs crimes pour qu’il s’effondre sur eux et les écrase… Mon Dieu ! que je les voie seulement souffrir le quart de ce que j’ai souffert et je mourrai content !…

Il semblait grandi d’un pied, le père Ravinet, la haine convulsait sa figure placide, sa voix avait des frémissements de rage et ses yeux jaunes flamboyaient…

Si bien que Daniel se demandait ce que les gens qui avaient juré sa perte et celle de Mlle Henriette pouvaient avoir fait à ce bonhomme, d’apparences si inoffensives avec son gilet à fleurs voyantes et sa redingote à grand collet.

– Qui donc êtes-vous, monsieur ? Interrogea-t-il…

– Qui je suis !… s’écria le bonhomme, qui je suis !…

Mais il s’arrêta court, et après une pause de dix secondes, baissant la tête :

– Je suis, prononça-t-il, Antoine Ravinet, marchand de curiosités…

Le clipper, cependant, avançait rapidement ; déjà devenaient visibles les bastides blanches accrochées au flanc des collines parmi les bouquets de pins, et la silhouette du château d’If se découpait plus nette sur l’azur foncé du ciel.

– Mais nous approchons ! s’écria le père Ravinet, et il faut que je regagne mon bateau… Je ne suis point venu si loin pour qu’on me voie faire mon entrée à vos côtés sur le Saint-Louis

Et comme Daniel lui proposait de descendre dans sa cabine, où il pourrait rester caché :

– Non, non, interrompit le bonhomme, nous aurons le temps de nous entendre et de convenir de nos faits à Paris, et il faut que je reprenne le chemin de fer ce soir… Écoutez seulement ce que je suis venu vous dire. Mlle Henriette est chez ma sœur, rue du Faubourg-Buissonnière… Mais gardez-vous d’y venir… Ni Sarah ni Brévan ne savent ce qu’elle est devenue, ils sont persuadés qu’elle s’est jetée à la Seine, et cette persuasion fait notre sécurité et notre force. Comme très certainement ils vous feront suivre, la moindre imprudence leur découvrirait tout…

– Il faut que je voie Henriette, cependant, monsieur.

– Assurément, aussi ai-je cherché un moyen sûr… Au lieu de descendre chez vous, rue de l’Université, descendez à l’hôtel du Louvre… Ma sœur et Mlle de la Ville-Haudry y auront pris un appartement, et soyez tranquille, moins d’un quart d’heure après votre arrivée, vous aurez de nos nouvelles… Mais, mon Dieu ! comme nous approchons, il n’est que temps que je m’esquive.

À la prière de Daniel, le capitaine commanda la manœuvre qui devait permettre au père Ravinet et au matelot qui l’avait amené de regagner leur bateau sans danger…

Et quand ils furent installés, au moment où on largua l’amarre :

– À bientôt ! cria à Daniel le père Ravinet… Comptez sur moi !… Ce soir même, Mlle Henriette aura une dépêche de nous !

XXVIII

À l’heure où, sur le pont du Saint-Louis, le père Ravinet serrait la main de Daniel en lui répétant : « À bientôt ! » il y avait à Paris, dans le modeste appartement du Faubourg-Poissonnière, deux pauvres femmes qui, haletantes d’espoir, priaient et attendaient : La sœur du vieux brocanteur, Mme veuve Bertolle, et Mlle Henriette de la Ville-Haudry.

Lorsque la veille, au moment du dîner, le père Ravinet apparut, un sac de voyage à la main, sa précipitation était si extraordinaire, et son trouble si grand, qu’on l’eût pris pour un fou.

Brusquement il avait demandé deux mille francs à sa sœur, en toute hâte il s’était fait écrire par Mlle Henriette une lettre d’introduction pour Daniel, et il s’était élancé dehors comme un tourbillon, de même qu’il était entré, sans avoir rien dit que ceci :

– M. Champcey arrive ou peut-être même est arrivé à Marseille sur un navire de commerce, le Saint-Louis, on me l’a dit au ministère… Il faut que je le voie avant tout le monde… Je prends le train rapide de 7 heures 15… Demain, vous aurez une dépêche !…

Les deux femmes demandaient quelque chose de plus, un renseignement, une espérance, un mot… mais non, rien ! Et le vieux brocanteur devait être remonté dans la voiture qui l’avait amené, qu’elles n’étaient pas remises encore de leur stupeur, et qu’elles demeuraient assises devant l’âtre, muettes, le front entre les mains, chacune s’abîmant dan ses conjectures.

Ce fut le timbre de la pendule sonnant sept heures qui arracha l’excellente veuve de cette grave préoccupation, si éloignée de son humeur habituelle.

– Allons, allons, mademoiselle Henriette, fit-elle avec une gaieté un peu forcée, le départ de mon frère ne nous condamne pas, que je sache, à nous laisser mourir de faim.

Elle s’était levée, en disant cela ; elle se mit à dresser le couvert et l’instant d’après elle s’asseyait en face de Mlle Henriette, devant le modeste dîner.

Modeste, assurément, et cependant trop abondant encore. Elles étaient si oppressées que manger leur était impossible et que bien inutilement chacune remuait son couteau et sa fourchette, dans le but de tromper l’autre.

Leur esprit, quoi qu’elles fissent, s’élançait hors du salon, bien loin de cette petite table, à la suite du voyageur.

– Il est parti, maintenant, murmura Mlle Henriette lorsque huit heures sonnèrent.

– Il doit même être loin déjà, répondit la vieille dame.

Mais elles ne connaissaient, ni l’une ni l’autre, le trajet de Paris à Marseille, non plus que la distance, ni le nombre des stations, ni même exactement le nom de toutes les grandes villes que traverse le chemin de fer.

– Il faut nous procurer un « indicateur » ! s’écria l’excellente veuve.

Et toute heureuse de son inspiration, elle sortit vivement, courut chez le libraire le plus proche, et bientôt reparut, agitant triomphalement une brochure jaune, et disant :

– Ici, nous trouverons tout, ma chère enfant…

Alors, plaçant l’indicateur sur la nappe entre elles deux, elles cherchèrent la page consacrée au chemin de fer de Paris à Lyon et à Marseille, puis le train qu’avait dû prendre le père Ravinet, et elles se délectaient à compter la vitesse du « rapide » et à s’énumérer toutes les stations où il n’y avait pas d’arrêt indiqué.

Puis, quand la table fut desservie, au lieu de rester assidues à leur ouvrage, le front penché sous l’abat-jour de la lampe, à tout moment elles regardaient la pendule, puis consultant le livret, elles se disaient :

– Il est à Montereau, à présent… Il doit avoir dépassé Sens… il ne tardera pas à arriver à Tonnerre…

Satisfaction puérile, sans doute, et bien vaine… Mais qui donc, une fois au moins en sa vie, n’a trouvé un charme indicible, un allégement à son chagrin ou un apaisement à ses impatiences, à suivre ainsi, par la pensée à travers les espaces, l’être cher qui s’éloignait ou qui approchait !…

Vers minuit, cependant, l’heure où le « rapide » s’arrête à Darcey, la vieille dame remarqua qu’il se faisait tard et qu’il serait peut-être sage de s’aller coucher.

– Vous endormez-vous donc, madame ? interrogea Mlle Henriette, surprise.

– Non, mon enfant, mais vous…

– Oh ! moi je ne saurais dormir… Cette tapisserie que nous faisons là est pressée, m’avez-vous dit, pourquoi ne l’achèverions-nous pas ?

– Veillons donc, approuva l’excellente veuve.

C’est que si elles en étaient réduites aux conjectures, par suite du laconisme du père Ravinet, elles n’en étaient pas moins certaines qu’un événement se préparait, immense, inattendu, décisif.

Quel il serait, elles l’ignoraient, mais elles comprenaient, elles sentaient bien que l’arrivée de Daniel Champcey pouvait et devait même changer du tout au tout la situation.

Seulement, Daniel arrivait-il véritablement ?…

– Si oui, disait Mlle Henriette, comment au ministère m’a-t-on affirmé le contraire, il y a encore si peu de temps ?… Puis encore, comment se fait-il qu’il rentre en France sur un navire de commerce et non pas sur sa frégate ?…

– C’est que vos lettres lui sont enfin parvenues, mon enfant, expliquait la vieille dame, et qu’en les recevant il a tout quitté !…

Peu à peu, cependant, après avoir épuisé toutes les conjectures, après avoir évalué toutes les probabilités, Mlle de la Ville-Haudry se taisait…

Lorsque la demie de quatre heures sonna, elle dit encore :

– Ah !… M. Ravinet est à la gare de Lyon !…

Puis sa main devint de plus en plus lourde à tirer son aiguillée de laine, sa tête par saccades brusques oscillait d’une épaule à l’autre, ses paupières invinciblement se fermaient… Sa vieille amie l’engagea à gagner sa chambre, et elle ne résista pas, cette fois…

Il était plus de dix heures, quand elle s’éveilla, et lorsque sa toilette terminée, elle entra dans le petit salon, Mme veuve Bertolle la salua de cette exclamation, qui trahissait sa préoccupation incessante :

– Mon frère, en ce moment, arrive à Marseille.

– Ah ! nous ne tarderons donc pas à recevoir une dépêche, murmura Mlle Henriette.

Mais il est de ces situations où, volontiers, on accuse l’électricité de se traîner plus lente que les escargots. À deux heures, rien n’était venu encore, et les pauvres femmes, commençaient à accuser le vieux brocanteur de les avoir oubliées, quand, enfin, on sonna…

C’était bien l’homme du télégraphe, avec son képi à passe-poils bleus et son portefeuille de cuir…

Vite, bien vite, la vieille dame lui signa son reçu et, rompant le cachet de la dépêche, elle lut :

« Marseille, 12h. 40m. du matin.

« Saint-Louis, signalé par sémaphore depuis ce matin. Sera ce soir en rade. Je loue un bateau pour aller à sa rencontre, pourvu que Champcey soit à bord. Ce soir télégramme.

« RAVINET. »

– Mais cette lettre ne nous apprend rien ! s’écria Mlle Henriette, affreusement désappointée. Voyez, madame, votre frère n’est même pas sûr de la présence de M. Champcey sur le Saint-Louis.

Peut-être Mme Bertolle éprouvait-elle aussi une légère déconvenue, mais ce n’était pas le cas de la laisser paraître.

– Qu’espériez-vous donc, chère enfant, fit-elle… Antoine est à peine depuis une heure à Marseille, que voulez-vous qu’il sache ! Attendons ce soir, ce n’est plus qu’une affaire de quelques heures.

Elle disait cela tranquillement, mais il faudrait n’avoir jamais enduré l’horrible tourment de l’angoisse, pour ignorer qu’il redouble, et de plus en plus devient poignant et intolérable à mesure que se rapproche l’instant décisif.

Si grande que fût sur elle-même la puissance de cette vieille femme, si calme et si digne, elle ne tarda pas à laisser se trahir de cent façons la fièvre nerveuse qui la dévorait. Dix fois, dans l’après-midi, elle ouvrit la fenêtre pour regarder dans la rue ; quoi ? elle n’eût pu le dire, sachant bien que rien ne devait parvenir encore. À la nuit elle ne tenait plus en place. Et après le dîner, c’est en vain qu’elle essaya de se mettre à sa tapisserie, ses mains tremblaient trop…

Enfin, à neuf heures dix minutes, l’homme du télégraphe reparut, toujours impassible, lui…

C’était Mlle Henriette qui avait pris la dépêche, et avant de l’ouvrir elle eut dix secondes d’une affreuse hésitation, comme si elle eût été certaine d’y trouver le secret de sa destinée.

Puis, d’un mouvement brusque, déchirant l’enveloppe, elle vit, d’un regard :

« Marseille, 6h. 45m. soir.

« J’ai vu Champcey, bien portant, tout à Henriette ; Je repars ce soir. Je serai à Paris demain soir, 7 heures. Préparez vos malles comme si vous deviez partir pour un voyage d’un mois aussitôt mon arrivée. Tout va bien… »

Plus pâle que la mort, plus tremblante que la feuille, les lèvres entr’ouvertes, l’œil brillant de l’éclat du délire, Mlle de la Ville-Haudry s’était affaissée sur son fauteuil.

Jusqu’à ce moment, elle avait douté… Jusqu’à cette heure où l’évidence éclatait, elle s’était défendu d’espérer, tant de bonheur paraît aux misérables n’être pas fait pour eux.

Tandis que maintenant :

– Daniel est en France ! balbutiait-elle, Daniel !… Plus rien à craindre, l’avenir est à nous, je suis sauvée !…

Mais on ne meurt pas de joie, et revenue au sentiment exact de la situation, Mlle Henriette comprit la portée cruelle des phrases incohérentes échappées à son trouble.

Elle se dressa d’un bond, et saisissant les mains de Mme Bertolle :

– Grand Dieu ! s’écria-t-elle, qu’est-ce donc que je dis !… Ah ! vous me pardonnerez, madame, car il me semble que je deviens folle… Sauvée !… C’est par votre frère et par vous que je l’ai été… Sans vous, Daniel ne retrouverait de moi qu’une croix au cimetière et une mémoire flétrie par les calomnies les plus infâmes !…

La vieille dame ne l’entendait même pas.

Elle avait ramassé la dépêche, l’avait lue, et bouleversée jusqu’au plus profond de son être, elle s’était assise au coin du foyer, insensible aux circonstances extérieures.

La haine la plus effroyable convulsait ses traits ordinairement si calmes et si doux, et blême, les dents serrées, d’une voix rauque, elle répétait :

– Nous allons donc être vengés !…

Assurément Mlle de la Ville-Haudry n’en était pas à apprendre que le vieux brocanteur et sa sœur haïssaient mortellement ses ennemis, Sarah Brandon et Maxime de Brévan, mais jamais cette haine ne lui était apparue si terrible, si implacable que ce soir.

Quelles en étaient les causes ? Elles échappaient à sa jeune pénétration. En aucun cas, elles ne pouvaient être vulgaires. Le père Ravinet, cela était clair, n’était pas le premier venu. Inculte et grossier, rue de la Grange-Batelière, au milieu des mille objets de son commerce de brocanteur, il devenait un tout autre homme dès qu’il arrivait rue du Faubourg-Poissonnière. Quant à Mme veuve Bertolle, c’était évidemment une femme supérieure par son intelligence et son éducation.

Comment avaient-ils été réduits l’un et l’autre à cette situation plus que modeste ? Par des revers de fortune ! Cela justifie tout, mais n’explique rien.

Ainsi songeait Mlle Henriette, quand la vieille dame l’arracha à ses méditations.

– Vous avez vu, ma chère enfant, commença-t-elle, que mon frère désire nous trouver, lorsqu’il arrivera, prêtes pour un assez long voyage.

– Oui, madame, et même je m’en suis étonnée…

– Je le conçois… Mais si j’ignore aussi bien que vous les intentions de mon frère, je sais qu’il n’est pas homme à rien faire d’inutile… Nous agirons donc sagement en nous conformant à ses désirs.

Séance tenante, en effet, elles arrêtèrent leurs dispositions, et le lendemain, Mme Bertolle sortit afin d’acheter tout ce qui était nécessaire, des robes toutes faites, pour Mlle de la Ville-Haudry, de la chaussure et du linge.

Et vers les cinq heures du soir, tous les préparatifs de la digne veuve et de la jeune fille étaient achevés, et tous leurs effets bien et dûment emballés dans trois grandes malles.

En s’en rapportant à la dépêche du père Ravinet, elles n’avaient plus que deux heures à l’attendre, trois au plus.

Cependant elles étaient loin de compte… La demie de neuf heures était sonnée, quand le bonhomme arriva visiblement fatigué par le long et rapide voyage qu’il venait de faire.

– Enfin !… s’écria Mme Bertolle, nous ne t’espérions plus ce soir…

Mais lui, l’interrompant :

– Eh ! chère sœur, crois-tu donc que je ne souffrais pas de l’impatience ou je vous savais !… Mais il était urgent de me montrer rue de la Grange-Batelière…

– Tu as vu la Chevassat ?

– Je la quitte à l’instant… Elle est, je l’ai reconnu, pleinement rassurée… Que Mlle de la Ville-Haudry se soit suicidée, cela ne fait pas pour elle l’ombre d’un doute, et tous les matins, religieusement, elle se transporte à la Morgue…

Mlle Henriette frissonna…

– Et M. de Brévan ? interrogea-t-elle.

Le père Ravinet fronça le sourcil.

– Ah ! celui-là m’inquiète !… répondit-il. L’homme que j’avais chargé de le surveiller en mon absence l’a sottement perdu de vue…

Puis, apercevant les malles :

– Mais je bavarde, fit-il, et le temps presse… Vous êtes prêtes, partons, j’ai une voiture en bas. Nous causerons en route.

Et discernant sur le visage de Mlle Henriette une certaine hésitation :

– Ne craignez rien, mademoiselle, fit-il, avec un bon sourire, nous ne nous éloignons pas de M. Champcey… bien au contraire. Ici, voyez-vous, il ne fût pas venu vous visiter deux fois sans trahir le secret de votre existence…

– Où donc allons-nous ?… interrogea Mme Bertolle…

– À l’hôtel du Louvre, chère sœur, où tu vas prendre un appartement au nom de Mme et de Mlle Bertolle… Soyez tranquilles, mon siège est fait…

Sur quoi, il courut jusqu’à l’escalier appeler le concierge pour l’aider à descendre les bagages…

Si promptes qu’eussent été les manœuvres commandées par la courte apparition du père Ravinet à bord du clipper, elles avaient duré précisément assez pour rendre impossible le soir même les formalités du débarquement.

Force fut donc au Saint-Louis de mouiller à quelques encablures du port, au désespoir de l’équipage, qui découvrait du pont Marseille tout illuminée, qui comptait les devantures des cabarets et qui pouvait entendre le chant des ivrognes longeant les quais en « festonnant. »

Le moins malheureux de ce contre-temps était à coup sûr Daniel.

Au prodigieux éréthisme de toutes ses facultés, un invincible anéantissement succédait ; ses nerfs, bandés outre mesure, se détendaient ; il éprouvait cet allégement délicieux de l’homme qui peut enfin jeter à terre un fardeau trop lourd pour ses forces.

Le père Ravinet ne lui avait donné aucun détail ; il ne le regrettait pas, ou plutôt il ne le remarquait pas.

Il savait à n’en pouvoir douter que Mlle de la Ville-Haudry vivait, qu’elle était en sûreté, qu’elle l’aimait toujours… cela lui suffisait.

– Eh bien ! mon lieutenant, faisait Lefloch, ravi de la joie de son officier, ne vous l’avais-je pas dit : Le bon vent, pendant la traversée, annonce toujours quelque chose d’heureux au port…

Cette nuit-là, pendant que le Saint-Louis se balançait paresseusement sur ses ancres, pour la première fois depuis qu’il avait appris le mariage du comte de la Ville-Haudry, Daniel Champcey dormit de ce bon sommeil que berce l’espérance.

Il fallut pour l’éveiller le bruit des gens qu’amenait le canot de « la santé, » et quand il monta sur le pont, ce fut pour apprendre que rien ne s’opposait plus à la libre pratique du clipper.

Déjà, depuis la pointe du jour, affairés et joyeux, les hommes de l’équipage allaient et venaient dans la mâture, larguant et séchant les voiles, remettant les cordages en ordre, soignant la toilette du Saint-Louis.

Car chaque navire, en arrivant au port, se met en frais de coquetterie, dissimulant, s’il y a lieu, les avaries de la mer, semblable au pigeon voyageur qui, regagnant son nid après l’orage, essuie et lustre ses plumes au soleil.

Bientôt les ancres furent relevées, et midi sonnait à l’horloge des docks, quand, par le plus beau temps du monde, Daniel sauta sur le quai de Marseille, suivi de son fidèle matelot.

Et quand il sentit sous ses pieds cette terre de France, d’où une ignoble perfidie l’avait éloigné, ses yeux étincelèrent, et un geste lui échappa, de menace et de défi…

On eût dit que provoquant ses ennemis, il leur criait :

– Me voici, et je vais prendre une revanche terrible !

Ni son trouble, ni sa joie, cependant, ne pouvaient lui faire oublier les appréhensions du père Ravinet, encore qu’il les jugeât singulières et fort exagérées.

Qu’un espion l’attendit sur le port, caché dans cette foule affairée et bruyante, pour prendre sa piste, le suivre et rendre compte de ses moindres actions, cela lui semblait sinon impossible, du moins très-invraisemblable.

Il n’en résolut pas moins d’essayer de vérifier le fait.

Au lieu donc de longer simplement le quai, de remonter la Canebière et de tourner à droite dans la rue Saint-Ferréol, pour gagner l’hôtel du Luxembourg, il prit par les petites rues, multipliant à dessein les détours.

Et quand il arriva à l’hôtel, il fut bien obligé de reconnaitre que le vieux brocanteur avait sagement agi.

Un grand gaillard au teint plombé, à physionomie louche, à tournure équivoque, avait suivi la même route que lui, à une trentaine de pas en arrière…

Même, ce drôle, qui s’en allait le nez en l’air et les mains dans ses poches, ne soupçonnait sûrement pas le danger qu’il courait à exercer son honorable métier dans « le sillage » de Lefloch.

L’idée d’être épié transportait le digne marin d’une si furieuse colère, qu’il ne parlait rien moins que de courir sus au mouchard et de l’étrangler net.

– Ce sera l’affaire d’une seconde, affirmait-il à son lieutenant… Je vais à lui, sans faire semblant de rien, je le « croche » à la cravate, je donne deux tours, comme ça… et bonsoir !… il ne suivra plus personne.

Pour le retenir, Daniel n’eut pas de trop de toute son influence, et encore dut-il lui expliquer qu’il serait absurde de laisser deviner à ce malpropre gredin qu’il était découvert.

– D’ailleurs, ajoutait-il, rien ne prouve péremptoirement qu’il nous espionne… Peut-être sommes-nous simplement dupes d’une coïncidence bizarre…

– C’est possible, après tout, gronda Lefloch…

Par exemple, ils ne purent conserver l’ombre d’un doute, quand avant dîner s’étant approchés d’une fenêtre, ils virent passer l’homme devant l’hôtel.

Le soir, ils le retrouvaient à la gare, une petite valise à la main, et il prit comme eux l’express de Paris de 9 heures 45… Ils le reconnurent au buffet de Lyon… Et la première personne qu’ils aperçurent en descendant de wagon à Paris, ce fut encore lui…

Mais qu’importait cet espion à Daniel… Il l’oubliait… Il ne discernait rien sinon qu’il n’était plus séparé de Mlle Henriette que par une course de voiture.

Trop impatient pour attendre ses bagages, il laissa ce soin à Lefloch et sauta dans un coupé, promettant dix francs au cocher pour le conduire grand train à l’Hôtel du Louvre.

À ce prix les maigres rosses des fiacres valent des purs-sang anglais, et trois quarts d’heure plus tard, installé dans une chambre du second étage de l’Hôtel du Louvre, Daniel attendait, le cœur lui battant à rompre la poitrine.

Le dernier moment venu, mille craintes qui ne lui étaient pas venues jusqu’alors, se pressaient et se succédaient dans son esprit avec une vertigineuse rapidité.

Avait-il bien compris le père Ravinet ?… Le bonhomme s’était-il bien expliqué ?… Troublés comme ils l’étaient l’un et l’autre ils pouvaient fort bien ne s’être pas entendus.

– Moins d’un quart d’heure après votre arrivée, avait dit à Daniel le père Ravinet, vous aurez de mes nouvelles…

Moins d’un quart d’heure !… Il semblait à Daniel qu’il était déjà dans cette chambre depuis une éternité.

Songeant que Mlle de la Ville-Haudry occupait peut-être un appartement au même étage que lui, dans le même corridor, qu’il n’en était peut-être séparé que par une cloison, il maudissait le père Ravinet, quand on frappa à sa porte.

– Entrez !… cria-t-il.

Un garçon de l’hôtel parut qui lui remît une carte de visite où il lut :

Mme veuve Bertolle. 3e étage. Appartement 5.

– C’est bien, dit-il.

Et le garçon ne se retirant pas assez vite à son gré :

– Je vous dis que c’est bien ! insista-t-il, en frappant du pied.

C’est qu’il ne voulait pas que cet homme fût témoin de son émotion, la plus vive, sinon la plus forte qu’il eût ressentie de sa vie.

Ses mains tremblaient ; il éprouvait à la gorge une sensation brûlante, ses jambes se dérobaient… Il se regarda dans la glace, et se fit peur, tant il était blême.

– Vais-je donc me trouver mal, pensa-t-il.

Sur la cheminée était une carafe d’eau, il s’en remplit un grand verre qu’il vida d’un trait, et cela le remit assez pour qu’il osât sortir…

Mais une fois dehors, étourdi, bouleversé, il se perdit à travers les escaliers et le long des corridors interminables, malgré les indications clouées à chaque aile, et il fut obligé de recourir à un garçon qui, lui montrant une porte devant laquelle il était passé quatre ou cinq fois, lui dit :

– C’est là !…

Il frappa légèrement, un coup, et la porte aussitôt s’ouvrit, comme s’il y eût eu derrière une personne à attendre, la main sur la poignée.

Il entra en chancelant, et comme à travers un brouillard, il aperçut, à sa droite, le père Ravinet et une vieille dame, puis au fond du salon, près de la fenêtre : elle !… Mlle Henriette !…

Un cri lui échappa, et il s’avança… Mais plus prompte, elle bondit jusqu’à lui, nouant ses deux bras autour de son cou, et elle s’abattit contre sa poitrine, sanglotant et balbutiant :

– Daniel !… Daniel !… Enfin !…

XXIX

Il y avait alors deux ans que Daniel et Mlle Henriette avaient été séparés par la plus lâche des trahisons.

Oui, deux ans s’étaient écoulés, depuis cette soirée fatale où la voix stupidement railleuse du comte de la Ville-Haudry avait tout à coup éclaté près d’eux sous les grands arbres du jardin de la rue de Varennes.

Que d’événements, depuis, inouïs, invraisemblables ! Que d’épreuves, de tribulations, de misères.

Tout ce que peut souffrir l’âme humaine, ils l’avaient enduré…

Il n’était pas un jour, pour ainsi dire, de ces deux éternelles années, qui ne leur eût apporté son tribut de douleurs et d’amertumes.

Combien de fois, l’un et l’autre, avaient-ils désespéré de la destinée… Combien de fois avaient-ils souhaité la mort !

Et cependant, voici qu’après tant d’orages ils se trouvaient réunis, et abîmés dans les indicibles félicités de l’heure présente, ils oubliaient tout, leurs ennemis et la terre entière, les angoisses du passé et les menaces de l’avenir.

Longtemps ils demeurèrent ainsi, serrés l’un contre l’autre, éperdus de bonheur, fous, ne pouvant croire à cette réalité si ardemment désirée, incapables d’articuler une parole, riant et pleurant tout à la fois…

Par instants ils s’écartaient un peu, renversant la tête en arrière pour se mieux contempler ; puis, bien vite, leurs bras se resserraient en une étreinte plus forte, comme s’ils eussent craint qu’on ne vint encore les séparer violemment.

– Comme ils s’aiment !… murmurait Mme Bertolle, à l’oreille de son frère, pauvres jeunes gens !…

Et de grosses larmes roulaient le long de ses joues pendant que le vieux brocanteur, non moins ému, mais dont l’émotion se traduisait autrement, serrait les poings à s’entrer les ongles dans les chairs, et grondait :

– C’est bon ! c’est bon ! Tout cela sera mis sur la carte à payer !…

Daniel, cependant, se remettait peu à peu, et la raison reprenait sur lui son empire.

Il soutint Mlle de la Ville-Haudry jusqu’à un fauteuil, au coin de la cheminée, et s’asseyant en face d’elle, après lui avoir pris les mains qu’il garda dans les siennes, il demanda, il exigea l’histoire fidèle de ces deux lamentables années qui venaient de s’écouler.

Et il fallut qu’elle lui dit tout, ses humiliations à l’hôtel de la Ville-Haudry, les outrages dont on l’avait abreuvée, de quelles calomnies indignes on avait flétri son honneur de jeune fille, l’incompréhensible aveuglement du comte, les sournoises provocations de sa belle-mère, les immondes obsessions de sir Thomas Elgin, enfin tout ce complot abominable, organisé – elle l’avait reconnu trop tard – pour la déterminer à s’enfuir de la maison paternelle et la pousser à se livrer à Maxime de Brévan…

Secoué par des spasmes de rage, livide, les yeux injectés de sang, Daniel lâcha brusquement les mains de Mlle Henriette, et d’une voix étouffée :

– Ah !… s’écria-t-il, votre père mériterait… Misérable vieillard, abandonner son enfant au caprice des plus abjects scélérats !…

Et comme la pauvre fille arrêtait sur lui des yeux suppliants :

– Soit, fit-il, ne parlons pas du comte, il est votre père, il suffit…

Puis, froidement :

– Mais, ce Thomas Elgin, je jure Dieu qu’il ne mourra que de ma main… Quant à Sarah Brandon…

Il fut interrompu par le vieux brocanteur qui, lui frappant sur l’épaule, lui dit avec un sourire indéfinissable :

– Vous ne ferez pas tant d’honneur à l’honorable Thomas Elgin, monsieur Champcey… Ce n’est pas de l’épée d’un honnête homme que meurent les gens comme lui !…

Cependant, Mlle Henriette avait repris son récit, et disait sa stupeur et ses pressentiments sinistres, en arrivant dans cette pauvre chambre de la rue de la Grange-Batelière, à peine garnie de meubles de rebut…

– Et pourtant, Henriette, interrompit Daniel, la veille même de mon départ j’avais confié à cet homme toute ma fortune, pour qu’il la mît à votre disposition en cas de malheur.

– Quoi ! s’écria le vieux brocanteur, vous aviez…

Il n’acheva pas, mais il considéra le jeune officier d’un air de curiosité ahurie, comme un phénomène invraisemblable…

Tristement Daniel hochait la tête.

– Oui, je sais, fit-il, c’était un acte de démence… moins grand cependant que de lui confier ma fiancée… Je croyais à l’amitié de cet homme.

– Et d’ailleurs, objecta Mme Bertolle, comment supposer une si effroyable trahison !… Il est de ces crimes, dont jamais le soupçon n’effleurera les gens de cœur !…

Mlle Henriette poursuivait, disant ses impressions, quand pour la première fois elle s’était trouvée aux prises avec la misère, avec le besoin, avec la faim… Mais quand elle en arriva aux dégoûtantes persécutions de la Chevassat…

– Arrêtez !… s’écria Daniel.

Et profondément troublé :

– Ai-je bien entendu ?… demanda-t-il. Est-ce bien Chevassat que s’appellent les concierges de la rue de la Grange-Batelière ?

– Oui !… Pourquoi ?…

– Parce que le véritable nom de Maxime de Brévan est… Justin Chevassat.

Le père Ravinet fit un bond de trois pieds.

– Quoi !… s’écria-t-il, vous savez cela !…

– Depuis trois mois… Je sais aussi que mon… ami Maxime de Brévan, le fier gentilhomme que, recevaient les salons les plus aristocratiques de Paris, a été au bagne… pour faux.

Mlle Henriette s’était dressée, la pupille dilatée par la stupeur.

– Alors, balbutia-t-elle, ce misérable serait…

– Le fils de la Chevassat, oui, mademoiselle, répondit Mme Bertolle…

– Oh ! fit la pauvre jeune fille, oh !…

Et lourdement elle se laissa retomber sur son fauteuil, épouvantée de tant d’infamies.

Seul, le vieux brocanteur conservait encore son sang-froid.

– Comment avez-vous appris cela ? demanda-t-il à Daniel.

– Par l’homme que mon ami Maxime avait payé pour m’assassiner.

Positivement Mlle de la Ville-Haudry sentait sa raison s’égarer.

– Ah ! j’avais bien compris que ce lâche en voulait à votre vie, Daniel… Je vous ai écrit de prendre garde…

– Et j’ai reçu votre lettre, mon amie, mais trop tard… Après m’a voir manqué deux fois, l’assassin venait de me tirer un coup de fusil, et j’étais au lit, la poitrine trouée par une balle, mourant…

– Qu’est devenu l’assassin ? demanda vivement le père Ravinet.

– Il a été arrêté.

– Alors il a tout avoué ?…

– Oui, grâce à la surprenante pénétration du juge d’instruction.

– Qu’est-il devenu ?

– Il doit avoir quitté Saïgon… On l’envoie en France pour y être jugé.

– Et Brévan…

– Je suis surpris qu’il ne soit pas encore arrêté… Le dossier de l’affaire a été expédié à Paris par un navire parti plus de quinze jours avant moi… Il est vrai que le Saint-Louis l’a peut-être devancé… En tout cas je suis chargé d’une lettre pour le parquet…

Une sorte de délire s’était emparé du père Ravinet, ses gestes étaient ceux d’un fou, et un rire nerveux, un rire véritablement effrayant secouait sa poitrine à la briser.

– Je verrai Brévan sur l’échafaud, disait-il, oui, je l’y verrai !…

Mais de ce moment, c’en fut fait de la logique et de l’ordre maintenus tant bien que mal par le bonhomme.

Comme il arrive toujours entre gens que la passion exalte, ardents à apprendre ce qu’ils ignorent, peu préoccupés de dire ce qu’ils savent, la confusion arriva vite… Les questions se croisaient et se précipitaient, sans suite, sans raison, les réponses ne se rapportaient plus aux demandes… Chacun prétendait être écouté, tous parlaient à la fois…

Si bien que des explications qui, conduites avec méthode eussent été l’affaire de vingt minutes, exigèrent plus de deux heures…

Enfin, au bout de ce temps, et après bien des efforts, il fut possible de réunir la somme des informations du père Ravinet, de Daniel et de Mlle Henriette, la vérité commença à se dégager du chaos, et le plan de Sarah Brandon et de ses associés apparut. Plan d’une simplicité formidable, et dont le succès avait tenu à un fil.

Que le vieux brocanteur, au lieu de sortir de chez lui par l’escalier de service fût sorti par le grand escalier, et il n’entendait pas le râle de l’agonie de Mlle Henriette, et c’en était fait de la pauvre enfant…

Un écart de dix millimètres de la balle de Crochard, dit Bagnolet, et Daniel était mort !…

Et cependant, le vieux brocanteur n’était pas pleinement satisfait.

Au pli de sa lèvre inférieure et au clignement de ses yeux jaunes, il était aisé de voir que ses convictions hésitaient encore, et que certaines circonstances lui paraissaient imparfaitement expliquées.

– Tenez, monsieur Champcey, commença-t-il enfin, plus je réfléchis plus je me pénètre de cette idée que Sarah Brandon n’est pour rien dans toutes ces tentatives d’assassinat dont vous avez failli devenir victime… Elle est trop forte, en sa perversité, pour descendre à des moyens si grossiers, qui toujours laissent des traces et finalement conduisent en cour d’assises… Elle agit seule, quand sa résolution est prise, et jamais elle ne s’est servie que de complices involontaires qui ne sachant rien ne pouvaient la trahir.

Daniel était devenu pensif.

– Ce que vous me dites là, murmura-t-il, M. de Brévan me l’avait dit autrefois !…

Le bonhomme ne dut pas l’entendre, tant passionnément il appliquait toutes ses facultés à suivre le fil ténu de ses inductions.

– Cependant, continuait-il, l’embauchage de Crochard, dit Bagnolet est un fait… Brévan aurait-il donc agi à l’insu de la comtesse Sarah, et même à l’encontre de ses volontés ?… C’est admissible… Mais pourquoi alors, dans quel but ?…

– Pour s’emparer de la fortune que M. Champcey avait eu l’imprudence de lui confier !… répondit Mlle Henriette.

Mais le père Ravinet hocha la tête d’un air sagace.

– C’est une explication, fit-il, je n’en disconviens pas, seulement ce n’est point la bonne, la véritable… Le meurtre est un expédient si dangereux, que les plus redoutables scélérats ne l’adoptent qu’à leur corps défendant et à la dernière extrémité… Brévan pouvait-il s’emparer du dépôt qui lui a été confié sans faire assassiner M. Champcey ? Évidemment oui. Donc il faut chercher ailleurs le mobile du crime… C’est la peur, me direz-vous, qui l’a poussé. Non, car au moment où il a embauché Bagnolet, il ne pouvait prévoir de quelles monstrueuses infamies il se rendrait coupable un an plus tard… Croyez-en mon expérience : je discerne en toute cette affaire une précipitation et une maladresse qui trahissent la passion, une haine violente, ou bien…

Il s’interrompit brusquement et parut réfléchir et délibérer en lui-même, pendant que d’un mouvement machinal il caressait son menton glabre.

Puis, tout à coup, arrêtant sur Daniel un regard étrange :

– Si la comtesse Sarah vous aimait, monsieur Champcey ! prononça-t-il.

Un flot de sang empourpra le visage de Daniel.

Elle n’était pas sortie de sa mémoire, cette funeste soirée où, rue du Cirque, il avait tenu entre ses bras Sarah Brandon à demi pâmée, palpitante et les cheveux épars, et il lui était resté comme un remords de cette ivresse d’une minute.

Jamais il n’avait avoué à Mlle Henriette que Sarah Brandon avait osé venir chez lui, seule, dans son appartement de garçon…

Et ce soir même, s’il avait raconté fort exactement toutes les circonstances de son voyage et de son séjour à Saïgon, il s’était bien gardé de parler des lettres que lui avait adressées la comtesse…

– Sarah Brandon m’aimer !… balbutia-t-il. Quelle idée !…

Mais il ne savait guère mentir, ce pauvre Daniel, et Mlle de la Ville-Haudry n’eût pas été femme si elle ne se fût pas aperçue de son trouble.

– Pourquoi non !… dit-elle.

Et fixant obstinément Daniel :

– Cette misérable, poursuivit-elle, s’est vantée à moi, impudemment, de vous aimer !… Elle a osé plus encore : elle m’a juré que vous l’aviez aimée, vous, que vous l’aimiez toujours… Elle me raillait audacieusement, disant qu’elle avait tout pouvoir sur votre cœur, me proposant de me montrer vos lettres…

Elle hésita, détourna la tête, et avec un effort visible :

– Enfin, murmura-t-elle, sir Thomas Elgin m’affirmait que Sarah Brandon avait été votre… maîtresse, et que son mariage avec mon père n’était que la suite d’une querelle entre vous…

Daniel avait écouté frémissant d’indignation.

– Et vous avez pu ajouter foi à ces basses calomnies !… s’écria-t-il. Oh ! non, non, n’est-ce pas, et il n’est point besoin que je descende jusqu’à me justifier…

Puis, se retournant vers le père Ravinet :

– Soit, fit-il, admettons pour un instant que la comtesse m’aime… qu’est-ce que cela prouverait ?…

Le rusé bonhomme demeurait impassible en apparence, mais son petit œil pétillait de malice heureuse et de satisfaction.

– Ah ! vous ne parleriez pas ainsi, fit-il, si vous connaissiez comme moi le passé de Sarah Brandon et de Maxime de Brévan… Interrogez ma sœur, elle vous dira l’importance de cette circonstance que vous jugez futile.

Mme Bertolle eut un signe d’assentiment, et lui, sûr désormais que sa pénétration ne l’avait pas trompé, il poursuivit :

– Pardonnez-moi d’insister, monsieur Champcey, et d’insister, qui plus est, en présence de Mlle de la Ville-Haudry, mais notre intérêt, je devrais presque dire notre salut, l’exigent… Maxime de Brévan s’est laissé prendre, c’est vrai, mais Brévan n’est qu’un vulgaire scélérat, et nous ne tenons encore ni Thomas Elgin ni mistress Brian, bien autrement redoutables, ni Sarah Brandon, plus perverse mille fois et plus coupable qu’eux tous… Vous me direz que nous avons pour nous quatre-vingts chances sur cent… peut-être ! Seulement il suffit d’une indication inexacte pour que je fasse fausse route, et alors adieu nos espérances, les coquins triomphent…

Il n’avait que trop raison, Daniel le comprit, aussi, sans hésiter davantage :

– Puisqu’il en est ainsi, fit-il, en observant à la dérobée Mlle Henriette, je ne vous dissimulerai pas que j’ai reçu de la comtesse Sarah une douzaine de lettres… au moins extraordinaires.

– Et vous les avez conservées ?

– Oui, à tout hasard, et elles sont dans une de mes malles.

L’embarras du père Ravinet devint manifeste :

– Ah ! si j’osais !… fit-il. Mais non, vous demander à les voir serait trop indiscret.

Sans s’en douter, il allait au-devant des vœux de Daniel.

Résolu à tout avouer à Mlle de la Ville-Haudry, il ne pouvait que souhaiter qu’elle parcourût cette correspondance, car elle devait y trouver la preuve que si on lui avait écrit, il n’avait jamais répondu.

– Vous ne sauriez être indiscret, vous, monsieur, dit-il au vieux brocanteur… Lefloch, mon matelot, doit être arrivé avec mes bagages, le temps de descendre jusqu’à ma chambre et vous serez satisfait.

Déjà il s’élançait vers la porte, le bonhomme le retint.

– Malheureux ! vous oubliez donc l’homme qui vous suit depuis Marseille… Attendez que ma sœur se soit assurée que personne ne vous épie…

Mme Bertolle, aussitôt, partit à la découverte ; mais elle n’aperçut rien de suspect, les corridors étaient silencieux et déserts…

L’espion devait être allé rendre compte de son honorable mission.

Rapidement Daniel descendit, et lorsqu’il reparut la minute d’après, il tenait une liasse de papiers froissés et jaunis, qu’il tendit au père Ravinet en disant :

– Voici !

Chose étrange, au contact de ces lettres, encore tout imprégnées du parfum accoutumé de la comtesse Sarah, le bonhomme frissonna et blêmit, son regard vacillait ses mains tremblèrent.

Et, aussitôt, soit espoir de dissimuler son trouble, soit désir d’être plus entièrement à ses réflexions, il prit un des candélabres de la cheminée et alla s’asseoir à l’écart près d’une petite table.

Mme Bertolle, Daniel et Mlle Henriette se taisaient, et rien ne troublait le silence que le froissement du papier et la voix du bonhomme, qui tout en lisant murmurait d’une voix altérée :

– C’est inimaginable !… Sarah écrire de telles choses !… n’avoir même pas déguisé son écriture !… Elle qui de sa vie n’a commis une imprudence, elle s’abandonne, elle se livre, elle se perd !… Et elle signe !…

Mais il en avait assez vu… Il replia les lettres et se redressant :

– Plus de doutes, monsieur Champcey, prononça-t-il, Sarah vous aime éperdument, follement, jusqu’au délire… Comme elle devait aimer d’ailleurs !… Comme aiment ses pareilles, les femmes sans cœur, lorsqu’une passion soudaine les foudroie, incendiant leur cerveau et leurs sens…

Sur le front de Mlle Henriette, Daniel discernait une ombre d’inquiétude, et, désolé, il s’épuisait à faire signe au bonhomme de se taire.

Lui ne voyait rien, et tout à son idée :

– Maintenant, poursuivait-il, je comprends… Sarah Brandon n’aura pas su garder le secret de son amour, et Brévan, ivre de jalousie, n’a pas réfléchi qu’il devait se perdre en armant le bras d’un assassin…

La colère avait ramené le sang à ses joues, et du plat de la main il frappait violemment le paquet de lettres.

– Oui, tout s’explique, disait-il encore, et de par cette correspondance, Sarah Brandon, tu es à nous !…

Quel pouvait être le dessein du père Ravinet ?

Prétendait-il se faire une arme de ces lettres de la comtesse Sarah ?… Se proposait-il de les adresser au comte de la Ville-Haudry dont elles dessilleraient les yeux ?…

Daniel en frémit, sa chevaleresque loyauté trouvant à cette vengeance quelque chose de louche et qui sentait la trahison.

– C’est que, balbutia-t-il, livrer la correspondance d’une femme, si odieuse et si méprisable qu’elle puisse être, me répugnerait beaucoup…

– L’idée ne m’était pas venue de vous le demander, interrompit le vieux brocanteur… non, c’est autre chose que j’attends de vous.

Et Daniel lui paraissant encore inquiet :

– Cependant, reprit-il, défiez-vous de ces scrupules exagérés, monsieur Champcey… Toutes les armes sont bonnes, quand on défend contre des scélérats son honneur et sa vie… Et c’est là que nous en sommes… Si nous ne nous hâtons pas de frapper Sarah, elle nous gagnera de vitesse et alors…

Il était venu s’adosser à la cheminée, près de Mme Bertolle, immobile et muette, et regardant alternativement Daniel et Mlle Henriette :

– Peut-être, continua-t-il, ne vous rendez-vous pas bien compte de la situation, monsieur, et vous, mademoiselle… Réunis ce soir après les plus terribles épreuves, sauvés miraculeusement l’un et l’autre, il vous semble que tout est fini, que vous n’avez plus rien à souhaiter en ce monde, que l’avenir vous appartient… Je dois vous détromper… Vous en êtes juste au même point que la veille du départ de M. Champcey. Pas plus que ce jour-là, vous ne pouvez vous marier sans le consentement de M. de la Ville-Haudry… Vous l’accordera-t-il ?… Vous savez bien que la comtesse Sarah ne le souffrirait pas… Comment donc arrangerez-vous votre vie jusqu’à la majorité de Mlle Henriette ?… Braverez-vous les préjugés et avouerez-vous fièrement votre amour ?… Ah ! prenez-y garde, à briser le cadre étroit des conventions sociales, on joue son bonheur à un jeu terrible… Vous cacherez-vous, au contraire ? Quelle que soit votre prudence, le monde saura vous découvrir, vous n’échapperez pas aux lâches calomnies des imbéciles et des hypocrites… Et Mlle Henriette n’a été déjà que trop calomniée.

Planer dans l’azur, et tout à coup, lourdement retomber à terre en pleine boue…, s’enivrer du rêve le plus magnifique et brusquement être rappelé à l’affreuse réalité… Tel fut le malheur de Daniel et de Mlle Henriette.

Et ils baissaient la tête, sous la parole glacée de cet ami sincère, qui avait le courage cruel mais nécessaire de les arracher à leurs décevantes illusions.

– Or, continuait-il, notez que je mets tout au mieux et que je suppose le cas où M. de la Ville-Haudry laisserait sa fille libre… En serait-il ainsi ? Évidemment non. Que la comtesse Sarah découvre ce soir que Mlle Henriette, au lieu de s’être suicidée, comme elle croit, s’est réfugiée à l’hôtel du Louvre, à vingt marches de M. Daniel Champcey, dès demain elle aura décidé son mari à faire enfermer Mlle Henriette dans quelque couvent… Pendant un an encore. Mlle Henriette dépend uniquement du pouvoir paternel, c’est-à-dire du caprice et de la haine d’une belle-mère dont elle est la rivale heureuse.

À cette pensée que Mlle de la Ville-Haudry pouvait de nouveau lui être ravie, Daniel sentait tout son sang se figer dans ses veines…

– Et dire, s’écria-t-il, que rien de tout cela ne m’était venu à l’esprit… J’étais fou !… La joie m’avait noué un bandeau sur les yeux !…

Mais le bonhomme, du geste, lui imposa silence, et d’un accent impérieux :

– Oh ! attendez, reprit-il, je ne vous ai pas encore montré le danger le plus pressant !… Le comte de la Ville-Haudry, que vous avez connu cinq ou six fois millionnaire, est complètement ruiné… De tout ce qu’il possédait, prés, forêts, châteaux, valeurs mobilières, titres de rentes, rien ne lui reste… Son dernier sou, sa dernière motte de terre, on lui a tout pris… Vous l’avez quitté vivant d’une existence magnifique dans un hôtel princier, vous le retrouverez végétant dans un troisième étage de cent louis… Vous dire qu’il est entièrement dépouillé, c’est vous dire qu’il est condamné, n’est-ce pas ?… Le jour est proche, où Sarah se débarrassera de lui comme elle a su se débarrasser de Kergrist, de Malgat, le pauvre caissier, et des autres… Le moyen est tout trouvé. Déjà le nom de M. de la Ville-Haudry est compromis, la société qu’il avait fondée est à la veille d’une débâcle honteuse, les journaux le signalent au mépris public… Qu’on l’assigne en déclaration de faillite, il sera dès le lendemain poursuivi pour banqueroute frauduleuse… Or, je vous le demande, le comte est-il homme à survivre au déshonneur même immérité ?…

Depuis un moment, Mlle Henriette ne comprimait qu’à grand peine ses sanglots ; ils éclatèrent sur cette menace affreuse.

– Ah ! monsieur, s’écria-t-elle, vous m’avez trompée !… Vous m’avez juré que vous répondiez de la vie de mon père !…

– Et je vous en réponds encore, mademoiselle… Serais-je si tranquille, si je n’étais sûr que Sarah n’est pas prête encore…

En proie à une agitation convulsive, Daniel s’était dressé :

– N’importe !… interrompit-il, réfléchir en un si extrême péril, calculer, attendre, serait un crime !… Venez, monsieur, venez !…

– Où ? malheureux !

– Eh ! le sais-je !… Au parquet, chez le comte, chez un avocat qui nous conseillera… Il est impossible qu’il n’y ait pas quelque chose à tenter.

Le vieux brocanteur ne bougeait pas…

– Pauvre honnête homme ! fit-il, d’un ton d’amère ironie, que dirons-nous au procureur impérial ?… Que Sarah Brandon a rendu fou d’amour un vieillard, le comte de la Ville-Haudry ?… Ce n’est pas un crime ; qu’elle s’est fait épouser ? C’était son droit. Que le comte s’est lancé dans l’industrie ?… Elle s’y opposait. Qu’il n’entendait rien de rien aux affaires ?… Elle n’en pouvait mais… Qu’il a été trompé, dupé et finalement ruiné en deux ans ?… Elle se trouve en apparence ruinée du même coup. Qu’il a eu recours, pour retarder la catastrophe, à des expédients que la loi réprouve ?… Elle le regrette. Qu’il ne supportera pas la flétrissure d’une condamnation ?… Elle ne saurait qu’y faire… Sarah, qui le lendemain des… détournements de Malgat, a su se justifier, saurait cette fois encore démontrer son innocence !…

– Mais le comte, monsieur, le comte !… Si nous l’allions trouver !…

– M. de la Ville-Haudry nous répondrait… Mais non, vous verrez demain ce qu’il vous dira…

Le découragement finissait par gagner Daniel.

– Que faire, donc ! murmura-t-il.

– Attendre d’avoir en main assez de preuves pour écraser d’un seul coup la comtesse Sarah, Tom et mistress Brian…

– Soit !… Mais où les prendre ces preuves ?…

Le bonhomme jeta à sa sœur un regard d’intelligence, et souriant d’un sourire étrange :

– J’en ai recueilli quelques-unes, fit-il… Quant aux autres…

– Eh bien ?

– Eh bien ! cher monsieur Champcey, je ne suis plus en peine de me les procurer, depuis que je sais que la comtesse Sarah vous aime !

Maintenant Daniel devait comprendre le rôle que lui destinait le père Ravinet. Cependant il ne protesta pas ; il baissa la tête sous le clair regard de Mlle Henriette, et murmura :

– Je ferai, monsieur, tout ce que vous me conseillerez.

Une exclamation de plaisir échappa au bonhomme, comme s’il eût été délivré de quelque grosse inquiétude.

– Alors, prononça-t-il, dès demain nous entrons en campagne… Mais il faut que vous sachiez exactement à qui nous avons affaire… Écoutez-moi donc :

XXX

Minuit venait de sonner… Mais les malheureux réunis dans le petit salon de l’hôtel du Louvre ne songeaient guère au sommeil.

Comment, même, se fussent-ils aperçus du vol des heures, quand toutes leurs facultés étaient absorbées par les intérêts immenses qu’ils agitaient.

De la lutte qu’ils allaient entreprendre, dépendaient la vie et l’honneur du comte de la Ville-Haudry, le bonheur et l’avenir de Daniel et de Mlle Henriette.

Et le père Ravinet et sa sœur avaient dit :

– Pour nous, il s’agit de plus encore.

Le vieux brocanteur attira donc un fauteuil, s’assit et d’une voix un peu voilée :

– La comtesse Sarah, commença-t-il, ne s’appelle pas Sarah Brandon et elle n’est pas Américaine.

Elle s’appelle de son vrai nom, du nom qu’elle a porté jusqu’à l’âge de seize ans, Ernestine Bergot, et elle est née à Paris, rue du Faubourg-Saint-Martin, à deux pas de la barrière… Vous dire, par le menu, ce que furent les premières années de Sarah, me serait difficile… Il est de ces misères et de ces hontes inénarrables… Son enfance serait son excuse, si elle pouvait être excusée.

Sa mère était une de ces malheureuses, comme Paris, chaque année, en dévore des milliers, venues de leur province en souliers ferrés, qu’on rencontre six mois plus tard coiffées de plumes, et qui tâchent de gagner le plus gaiement possible l’inévitable hôpital.

Celle-ci n’était ni meilleure ni pire que les autres.

Ayant eu une fille, elle n’avait eu ni la raison de s’en séparer, ni le courage, ni, qui sait ?… les moyens – de réformer sa vie pour l’élever.

Si bien que la petite grandit à la grâce de Dieu, du diable plutôt, à l’aventure, au hasard, bourrée de sucreries ou rouée de coups, selon la fortune ou l’humeur, affamée souvent, nourrie par la charité des voisins, quand sa mère, l’oubliant, restait des semaines sans paraître au logis.

Dès quatre ans, vêtue de loques de velours ou de soie, un ruban fané dans les cheveux mais les pieds nus dans ses souliers percés, enrhumée et barbouillée, elle errait dans le quartier, à la façon des chiens perdus rôdant autour des cuisines en plein vent, cherchant dans le ruisseau des sous dont elle achetait des pommes de terre frites ou des fruits avariés.

Plus tard, elle étendit le cercle de ses excursions, et elle vagabondait dans Paris, avec d’autres enfants comme elle, polissonnant le long des boulevards extérieurs, musant devant les saltimbanques, suivant les musiciens ambulants, s’exerçant à voler aux étalages, et le soir, demandant d’une voix plaintive, aux passants, la petite charité pour son pauvre papa malade.

Rompue à cette existence, elle était à douze ans plus maigre qu’un cotret et verte comme une pomme en juin, avec des coudes pointus et de longues mains rouges… Mais elle avait d’admirables cheveux blonds, des dents de jeune chien et de grands yeux effrontés…

Et rien qu’à la voir s’en aller le nez au vent, impudente et gouailleuse, coquette sous ses haillons, et se balançant sur les hanches, on devinait la précoce coquine de Paris, la sœur du gamin sinistre, plus perverse mille fois que son frère, et bien autrement dangereuse.

Dépravée, elle l’était autant que tout Saint-Lazare, ne craignant ni Dieu ni diable, ni rien ni personne…

C’est-à-dire, si : elle craignait les sergents de ville.

Ne leur devait-elle pas les seules notions de morale qu’elle possédât.

On eût d’ailleurs perdu ses peines à lui parler de devoir ou de vertu ; ces mots n’eussent rien dit à son imagination, elle ne les connaissait pas plus que l’idée abstraite qu’ils représentent.

Un jour, cependant, sa mère qui, depuis plusieurs mois, en avait fait sa servante, sa mère eut une louable inspiration.

Se trouvant en fonds, elle la renippa de la tête aux pieds, lui acheta une manière de trousseau et réussit à la caser chez une couturière, en qualité d’apprentie au pair.

Mais il était trop tard…

Toute contrainte devait être insupportable à cette nature vagabonde… L’ordre et la régularité de la maison où on l’avait placée lui firent horreur… Rester assise des journées entières, une aiguille à la main, lui parut un supplice pire que la mort… Enfin, elle se trouva gênée dans le bien-être qu’on lui imposait, comme un sauvage dans des bottes étroites.

Si bien que dès la fin de la première semaine, elle s’enfuit de chez la couturière en volant une centaine de francs.

Tandis qu’ils durèrent, elle vagua dans Paris… Lorsqu’ils furent épuisés et qu’elle eut faim, elle revint chez sa mère…

Seulement sa mère avait déménagé, et on ne savait ce qu’elle était devenue. Elle la chercha et ne la retrouva pas.

Une autre eût été désespérée. Elle, non. Le jour même elle entra comme bonne dans une crémerie. Chassée, elle trouva une autre place de laveuse de vaisselle chez un restaurateur de barrière… Renvoyée encore, elle servit dans deux ou trois autres établissements du plus bas étage ; puis, finalement, dégoûtée, elle résolut de ne plus rien faire…

C’était fini, elle roulait à l’égout, elle allait être perdue avant d’être femme, comme ces fruits qui bien avant leur maturité se pourrissent et tombent, quand l’homme se trouva qui devait l’armer pour la lutte, et faire de la scélérate vulgaire le monstre de perversité que vous connaissez…

Brusquement, le père Ravinet s’arrêta, et s’adressant à Daniel :

– N’allez pas croire, monsieur Champcey, fit-il, que je vous donne là des détails imaginaires… J’ai dépensé cinq ans de ma vie à reconstituer le passé de Sarah Brandon… Cinq ans, pendant lesquels je suis allé de porte en porte, quêtant des renseignements… Un brocanteur, cela pénètre partout sans éveiller les soupçons… Et de tout ce que je vous dis là, des témoins existent encore, que j’appellerai et qui parleront quand il s’agira de constater l’identité de la comtesse Sarah…

Daniel ne répondit pas.

De même que Mlle Henriette, de même que Mme Bertolle en ce moment, il subissait l’ascendant extraordinaire du vieux brocanteur…

Et lui, après s’être recueilli quelques minutes, reprit :

– L’homme qui recueillit Sarah était un vieil artiste allemand ; peintre et musicien d’un rare talent, un maniaque, m’a-t-on dit, mais à coup sûr un digne et excellent homme.

Un matin d’hiver, pendant qu’il travaillait dans son atelier, il fut frappé par le timbre étrange d’une voix de femme, qui chantait dans la cour de la maison une mélodie populaire.

S’étant mis à la fenêtre, il fit signe à la chanteuse de monter.

C’était Sarah… elle obéit.

Souvent le digne Allemand a raconté le sentiment de compassion profonde qui lui serra le cœur, quand il vit entrer dans son atelier cette grande fille de quatorze ans, une enfant, déjà flétrie par le vice, maigre comme la faim et grelottant sous une mince robe d’indienne.

Mais il fut en même temps ébloui des promesses de sa beauté, des pures sonorités de sa voix que rien n’avait pu altérer, et de la surprenante intelligence de sa physionomie.

Il la devina… il la vit par la pensée, telle qu’elle serait à vingt ans.

Alors il lui demanda comment elle en était réduite à chanter dans les cours, qui elle était, où demeuraient ses parents et ce qu’ils faisaient.

Et quand elle lui eût répondu qu’elle était seule au monde, ne dépendant que de sa volonté :

« – Eh bien ! lui dit-il, si tu veux rester ici, je t’adopte, tu seras ma fille, je ferai de toi une artiste de génie !… »

L’atelier était tiède ; il faisait un froid noir au dehors ; Sarah était sans asile et à jeun depuis vingt-quatre heures… Elle accepta.

Elle accepta, ne pouvant croire en sa perversité précoce, que ce vieux homme n’eût pas d’autres intentions que celles qu’il disait.

Elle se trompait… Rencontrant une organisation incomparable, il ne songeait qu’à en faire jaillir un prodige qui étonnerait le monde. Et il se consacra tout entier à sa protégée, avec l’ardeur enthousiaste de l’artiste et la passion jalouse de l’amateur…

C’était cependant une rude tâche qu’il entreprenait là… Sarah ne savait même pas lire… Hors le mal, elle ignorait tout…

Comment le vieil Allemand s’y prit-il pour retenir près de lui cette indomptable vagabonde, pour l’assouplir à ses volontés et la plier à ses leçons ?… Ce fut longtemps, pour moi, un problème.

Des gens, qui ont été leurs voisins, m’ont assuré qu’il la menait durement, à l’exemple de ce maître de chapelle brutal qui battait comme plâtre la Saint-Huberty… Mais il n’y avait ni coups ni menaces capables de dompter Sarah…

Un ami du bonhomme m’a donné le mot de l’énigme.

Le vieil artiste avait éveillé l’orgueil dans l’âme de Sarah… Il avait allumé en elle une ambition démesurée et les plus furieuses convoitises… Il l’enivrait d’espérances féeriques…

« – Suis mes conseils, avait-il coutume de lui dire, et à vingt ans tu seras reine… reine de par la beauté, l’esprit et le génie… Étudie, et le jour viendra où, cantatrice adorée, tu t’en iras à travers l’Europe, de capitale en capitale, partout fêtée, acclamée, glorifiée… Travaille, et la fortune te viendra avec la gloire, immense, surpassant tous les rêves, les plus beaux équipages seront pour toi, pour toi les diamants les plus merveilleux, tu puiseras à des coffres inépuisables, tu auras le monde à tes pieds, et tu verras toutes les femmes blêmir de rage et de jalousie, pendant que les plus nobles parmi les hommes, et les plus riches, mendieront un de tes regards, et se battront pour un de tes sourires… Mais il faut travailler et étudier… »

Sarah travaillait, en effet, et étudiait avec une âpre obstination qui disait sa foi aux promesses de son vieux maître et à quel point il avait été bien inspiré en l’attaquant par la vanité.

Les rebutantes difficultés d’une éducation commencée si tard l’avaient bien fait hésiter d’abord, mais ses étonnantes aptitudes n’avaient pas tardé à se développer, et bientôt ses progrès parurent tenir du miracle.

C’est qu’aussi, avec sa prompte intelligence, elle eut vite discerné sa profonde ignorance du monde. Elle comprit que la société n’était pas uniquement composée, ainsi qu’elle le pensait, de gens semblables à ceux qu’elle avait fréquentée. Elle sentit, par exemple, ce dont elle ne se doutait pas, que mademoiselle sa mère, les amis et les amies de mademoiselle sa mère, n’étaient que de misérables exceptions, flétries par l’opinion de l’immense majorité.

Enfin elle apprit à connaître l’arbre du bien, elle qui n’avait encore goûté que les fruits de l’arbre du mal…

C’est dire avec quelle avide curiosité elle recueillait les récits et jusqu’aux moindres paroles de son vieux professeur.

Il avait longtemps couru le monde, le vieil original, et l’avait observé à tous les degrés de l’échelle sociale. Il avait été un des artistes aimés de la cour de Vienne, il avait eu plusieurs opéras représentés en Italie, il avait fréquenté la plus haute société de Paris.

Et le soir, après son dîner, tout en savourant son café, les pieds sur les chenets, sa longue pipe aux dents, il aimait à s’oublier parmi les souvenirs de sa jeunesse.

Il disait les splendeurs de la cour, la beauté des femmes et la magnificence des toilettes, les intrigues qu’il avait vues s’agiter autour de lui, quels hommes avaient été ses amis, le nom des personnes dont il avait fait le portrait, les mœurs et les rivalités des coulisses, et quelles chanteuses avaient interprété ses œuvres…

Voilà comment, après deux années, le plus subtil observateur n’eût pas reconnu la maigre et cynique vagabonde des barrières, en cette fraiche jeune fille aux beaux yeux tremblants, et au maintien si modeste, qu’on appelait, dans la maison, « la jolie artiste du cinquième. »

Et, cependant, ce changement n’était que surface.

Sarah, lorsque le brave Allemand la recueillit, était déjà trop profondément corrompue pour pouvoir être renouvelée.

Il crut infuser son honnêteté dans les veines de sa protégée, il ne réussit qu’à lui inoculer un vice nouveau : l’hypocrisie.

L’âme resta de boue, et toutes les séductions dont elle fut parée, devinrent autant de perfides amorces, pareilles à ces fleurs admirables qui s’épanouissent sur les cloaques sans fond où les imprudents trouvent une mort affreuse.

Cependant Sarah n’avait pas encore sur elle-même cette puissance qu’elle devait acquérir plus tard, et au bout de deux ans elle se sentit étouffer dans cette atmosphère paisible ; la nostalgie du mal la prenait.

Comme elle était déjà musicienne passable, et que sa voix assouplie par l’étude avait acquis un incomparable éclat, elle pressa son vieux maître de lui chercher un engagement dans quelque théâtre.

Il refusa d’un ton qui ne permettait pas d’espérer qu’il revint sur son refus.

Il voulait pour son élève un de ces débuts qui sont une apothéose, et il avait décidé, il le lui dit, qu’elle ne paraitrait pas en public avant d’avoir atteint l’apogée de ses moyens et de ses talents, c’est-à-dire avant l’âge de dix-neuf ou vingt ans.

C’était trois ou quatre ans à attendre… autant de siècles.

À une autre époque, Sarah n’eût pas eu dix secondes d’hésitation ; elle se fût enfuie…

Mais l’éducation avait modifié ses idées… Elle était capable, désormais, de réflexions et de calcul… Elle se demanda où elle irait, seule, sans argent, sans amis, ce qu’elle ferait et ce qu’elle deviendrait.

Ce n’est pas que la débauche lui fit peur, mais la misère – et elle la connaissait – l’épouvantait.

Quand elle songeait à l’existence de sa mère, longue suite de nuits d’orgie et de jours sans pain, à cette vie de détresse et d’opprobre, dépendant du caprice d’un drôle ou du soupçon d’un policier, Sarah sentait une sueur glacée perler le long de ses tempes.

Elle désirait, d’une ardeur passionnée, sa liberté, mais elle ne la voulait pas sans la fortune… Le vice l’attirait irrésistiblement, mais le vice fastueux, impudent, qui roule voiture et éclabousse ces imbéciles d’honnêtes femmes, que la foule envie et que les lâches saluent…

Elle resta donc et continua ses études.

Peut-être, malgré tout, en dépit d’elle-même et de ses exécrables instincts, Sarah serait-elle devenue une grande cantatrice si le vieil Allemand ne lui avait pas été enlevé par un lamentable accident.

Par une belle après-midi d’avril, la première du printemps, il fumait sa pipe à la fenêtre, quand au bruit d’une rixe dans la rue, il se pencha vivement…

La barre d’appui se rompit, il essaya vainement de se retenir… et précipité de son cinquième étage sur le pavé, il se tua raide…

J’ai eu entre les mains le rapport du commissaire de police chargé de l’enquête.

Il y est dit que cet accident était inévitable, et que s’il n’était pas survenu plus tôt, cela tenait à ce que personne, pendant la mauvaise saison, ne s’était mis à la fenêtre… Les moulures de fonte de l’appui étaient cassées net en deux endroits, et depuis si longtemps qu’il y avait une épaisse couche de rouille à chaque cassure… De plus, la rampe de bois se trouvait complètement descellée, le plâtre qui la retenait ayant été émietté par les froids de l’hiver…

Daniel et Mlle Henriette étaient devenus fort pâles… Le même effroyable soupçon éclatait dans leur esprit.

– Ah ! c’est Sarah ! s’écrièrent-ils ensemble, c’est Sarah qui avait brisé et descellé le balcon, et qui depuis des mois épiait la chute et la mort de son bienfaiteur.

Le père Ravinet hocha la tête.

– Je n’ai point dit cela, prononça-t-il, et il me serait en tout cas impossible d’administrer des preuves, – j’entends des preuves irrécusables de ce crime atroce.

Le positif, c’est que personne ne soupçonna Sarah. Elle parut désespérée, et tout le monde la plaignit sincèrement.

Ne se trouvait-elle pas ruinée par ce malheur !…

Le vieil artiste n’avait pris aucune disposition testamentaire… Ses parents, il en avait à Paris, ne tardèrent pas à envahir son appartement, et leur premier soin fut de congédier Sarah, après avoir visité son bagage, et non sans lui donner à entendre qu’elle devait s’estimer heureuse qu’on lui laissât emporter ce qu’elle disait tenir de la munificence du défunt.

Cependant la succession ne fut pas ce qu’espéraient les héritiers… Sachant leur vieux parent à l’aise et de goûts modestes, ils espéraient trouver dans son secrétaire de notables économies en espèces… Point. Ils n’y découvrirent qu’un titre de rente de huit mille francs et onze louis dans un tiroir.

Ah ! j’ai longtemps cherché ce qu’étaient devenus l’argent comptant et les valeurs au porteur du vieil artiste… car il devait en avoir, c’était la conviction de ses amis.

Savez-vous ce que j’ai découvert après des investigations inouïes ?… Ce n’est rien et c’est énorme.

Ayant obtenu la communication des livres de dépôt de la Caisse d’épargne, j’y ai vu que le 17 avril 185… c’est-à-dire cinq jours après la mort du pauvre Allemand, une certaine Ernestine Bergot avait versé une somme de quinze cents francs…

– Vous le voyez donc ! s’écria Daniel, lasse de vivre près de ce vieillard à qui elle devait tout, elle l’a assassiné pour se procurer de l’argent…

Mais le vieux brocanteur, comme s’il n’eût pas entendu, poursuivait :

– Ce que fit Sarah pendant ses trois premiers mois de liberté, je l’ignore… Si elle alla s’installer dans un hôtel meublé, elle y donna un autre nom que le sien… Un employé de la préfecture, grand amateur de curiosités, et à qui j’ai fait faire plus d’un bon marché, a fait consulter pour moi les registres des garnis pendant les mois d’avril, de mai, de juin et de juillet 185… On n’y a point trouvé le nom d’Ernestine Bergot…

Ce dont je suis à peu près certain, cependant, c’est qu’elle songea au théâtre. Un des anciens secrétaires du Théâtre Lyrique m’a dit se souvenir parfaitement d’une certaine Ernestine, belle à étonner l’imagination, qui à deux ou trois reprises vint solliciter une audition.

Si on l’évinça c’est que ses prétentions étaient exorbitantes jusqu’au grotesque. Et cela devait être, car elle avait la tête pleine encore des rêveries ambitieuses de son vieux professeur.

Ce n’est donc qu’à la fin de l’été de cette même année que je retrouve la trace positive de Sarah. Elle habitait alors au haut de la rue Pigale, avec un jeune peintre, d’un grand talent et très-riche nommé Théodore de Planix.

L’aimait-elle ?… Les amis de cet infortuné jeune homme m’ont assuré que non.

Mais il l’adorait, lui, d’une passion folle, et il en était jaloux au point de tomber dans des accès de désespoir dès qu’elle sortait seule une heure.

Souvent elle se plaignait d’un amour qui restreignait sa chère liberté, et cependant elle patientait, quand la destinée jeta sur son chemin Maxime de Brévan…

Au nom du misérable acharné à leur perte, et dont le succès avait tenu à si peu, Daniel et Mlle Henriette tressaillirent et échangèrent un regard enflammé.

Mais le père Ravinet ne leur laissa pas le temps de le questionner, et froidement, comme s’il eût lu un rapport, il poursuivit :

– Il y avait alors plusieurs années déjà que Justin Chevassat, sorti du bagne, s’était improvisé gentilhomme et promenait, la tête haute, ce nom sonore de Maxime de Brévan.

Qu’il eût réussi à se faufiler dans le monde de la haute vie, qu’il se fût ouvert les portes de beaucoup de salons qui passent pour exclusifs, c’est ce qui ne saurait surprendre à une époque où l’impudence tient lieu de tout.

Dans une société dont la devise, et pour cause, paraît être : « Tolérance et discrétion, » où le premier venu est accepté sans contrôle pour ce qu’il dit et paraît être, Justin Chevassat devait réussir.

Il réussit d’autant plus sûrement qu’avant de se lancer il avait bien pris toutes ses précautions, pareil à ces malfaiteurs qui ne s’aventurent jamais sans un passeport d’autant mieux en règle qu’ils l’ont fabriqué eux-mêmes.

Son passé lui avait enseigné la prudence… Un passé accidenté… moins que celui de Sarah, cependant, et que j’ai eu moins de peine à reconstituer.

Les parents de Justin, les époux Chevassat, actuellement concierges, 23, rue de la Grange-Batelière, étaient établis, il y a quelque trente-huit ou quarante ans, tout au haut du Faubourg-Saint-Honoré.

Ils tenaient un très-modeste établissement, moitié débit de vins, moitié gargote, fréquenté surtout par les domestiques du quartier. C’était de ces gens de moralité indécise et de principes faciles, comme il y en a trop, honnêtes, tant qu’il n’est pas de leur intérêt ou que l’occasion ne s’est pas présentée de cesser de l’être.

Leur commerce prospérant, ils n’étaient pas malhonnêtes… et si quelqu’une de leurs pratiques oubliait chez eux son porte-monnaie, ils ne manquaient pas de le lui rendre.

Le mari avait vingt-quatre ans et la femme dix-neuf, quand, à leur grande joie, un fils leur naquit.

Ce fut une fête, dans la boutique, et le nouveau-né fut baptisé sous le prénom de Justin, qui était celui de son parrain, lequel n’était pas un moindre personnage que le propre valet de chambre du marquis de Brévan.

Mais avoir un fils est la moindre des choses… L’élever jusqu’à sept ou huit ans, n’est rien… Le difficile est de lui donner une belle éducation qui lui assure une situation dans le monde.

C’est à quoi, désormais, pensèrent incessamment les époux Chevassat.

Ces niais, qui avaient un établissement qui leur rapportait plus que de quoi vivre, où ils devaient avec le temps réaliser une petite fortune, ne se dirent pas que l’agrandir pour le laisser plus tard à leur fils, serait le meilleur et le plus sage pour eux et pour lui.

Non. Ils se jurèrent de sacrifier leurs économies, de se priver même du nécessaire pour faire de leur Justin un homme au-dessus de ses parents, un « beau monsieur… »

Et quel monsieur !… La mère le rêvait commis d’agent de change, ou clerc de notaire pour le moins… Le père aimait à se le représenter employé du gouvernement, titulaire de quelqu’une de ces places brillantes et enviées, où, après vingt-cinq ans de services, on atteint un maximum de trois mille deux cents francs par an.

Le résultat de ces visées ambitieuses fut que dès l’âge de neuf ans le jeune Justin fut envoyé au collège de Versailles.

Il s’y comporta juste assez mal pour se trouver toujours sur le point d’être chassé sans cependant l’être jamais.

Cela touchait peu les époux Chevassat. Ils s’étaient si bien accoutumés à considérer leur fils comme d’une essence supérieure, que jamais il ne put leur entrer dans l’esprit qu’il ne fût pas le premier, le meilleur et le plus remarquable élève du collège.

Si les notes de Justin étaient mauvaises – et elles l’étaient toujours, ils accusaient les professeurs de lui en vouloir. S’il n’avait pas de prix à la fin de l’année – et il n’en avait jamais, ils ne savaient quelle fête lui faire pour le consoler de l’injustice criante dont il était victime.

Les conséquences de ce système se devinent.

À quatorze ans, Justin tenait en mépris profond ses parents, les traitait comme des valets et rougissait d’eux au point de défendre à sa mère de le venir voir au parloir.

Lorsqu’il venait en vacances, il se fût fait couper le bras plutôt que d’aider son père et de verser un verre de vin à un client, et même il fuyait la maison sous prétexte que l’odeur de gargote lui donnait des nausées…

C’est ainsi qu’il atteignit dix-sept ans… Ses études n’étaient pas terminées, mais comme il s’ennuyait au collège, il déclara qu’il n’y voulait plus retourner, et n’y retourna plus.

Son père, bien timidement, lui ayant demandé ce qu’il se proposait de faire, il haussa les épaules pour toute réponse.

Ce qu’il fit ? Rien. Il battit le pavé de Paris…

S’habiller à la dernière mode, se promener le cure-dent à la bouche devant les restaurants en renom, se poser en fils de famille dans le quartier Latin, louer une voiture qu’il conduisait lui-même, ayant à ses côtés, les bras croisés, un domestique de louage, tel était l’emploi de ses journées.

Les nuits, il les passait au jeu… et quand il perdait, le tiroir de la gargote paternelle était là.

Ses parents lui avaient loué et confortablement meublé un petit appartement dans leur maison, et ils s’efforçaient de l’y retenir par des prodiges de servilité, délaissant leurs affaires pour être toujours à ses ordres…

Ce qui ne l’empêchait pas de parler continuellement d’aller habiter ailleurs, ne pouvant, disait-il, donner rendez-vous à ses amis dans une maison où son nom se lisait sur l’enseigne d’un établissement de dernier ordre.

Être le fils d’un gargotier et s’appeler Chevassat !… cela le désespérait…

Des chagrins plus sérieux devaient lui venir, après deux ans de cette fastueuse existence.

Un beau matin qu’il avait besoin, prétendit-il, de vingt-cinq louis, ses parents lui apprirent les larmes aux yeux qu’ils n’avaient pas vingt-cinq francs chez eux, qu’ils étaient à bout de ressources, que la veille il leur avait été impossible de payer un billet, qu’ils allaient être poursuivis et que la faillite était imminente.

Ils ne reprochaient pas à Justin d’avoir dévoré leurs économies, oh ! non, certes, ils lui demandaient au contraire pardon de n’en avoir plus à lui prodiguer… Et ce n’est qu’en tremblant qu’ils se hasardèrent à lui dire, que peut-être il ferait bien de songer à travailler…

Lui, froidement répondit qu’il réfléchirait, qu’il verrait… mais qu’il lui fallait ses cinq cents francs… Et il les eut. Son père et sa mère avaient encore leur montre et quelques bijoux, et le Mont-de-Piété n’était pas loin.

Cependant il comprit que la caisse qu’il croyait inépuisable était épuisée, et que dorénavant son gousset resterait vide s’il ne trouvait quelque moyen de le remplir lui-même.

Il se mit donc en quête d’un emploi, et son parrain, le valet de chambre, lui en découvrit un, chez un banquier qui cherchait un employé sûr, un jeune homme qu’il dresserait, pour lui confier plus tard le maniement de ses fonds…

La voix du père Ravinet, sur ces derniers mots, s’altéra si sensiblement que d’un commun mouvement Daniel et Mlle Henriette lui demandèrent :

– Qu’avez-vous, monsieur ?

Ce ne fut pas lui qui répondit, mais sa sœur, madame Bertolle.

– Mon frère n’a rien, prononça-t-elle, en lui adressant un regard d’encouragement.

– Je n’ai rien, en effet, répéta le bonhomme, comme un écho.

Puis, faisant un effort :

– Tel vous connaissez Maxime de Brévan, continua-t-il, tel était à vingt ans Justin Chevassat : profondément dissimulé, d’un égoïsme féroce, rongé de vanité, enfin, dévoré de convoitises et capable de tout pour les assouvir.

L’idée de s’enrichir très-vite par quelque grand coup était déjà si profondément enracinée dans son esprit, qu’elle lui donna la force, inouïe à son âge, de changer, du jour au lendemain, ses habitudes et son existence.

Ce paresseux, ce prodigue, ce joueur, se leva matin, travailla dix heures par jour et devint le modèle des employés.

Il s’était promis de s’insinuer dans les bonnes grâces de son patron et de le gagner, il y réussit en jouant en hypocrite consommé une merveilleuse comédie.

Il y réussit à ce point que deux ans après son entrée dans la maison, il était élevé à un poste où il se trouvait avoir en maniement de l’argent et des titres…

Ceci se passait avant tous ces… sinistres, qui, depuis une douzaine d’années, ont valu aux gardiens de l’argent d’autrui une si déplorable renommée.

Qu’un caissier maintenant décampe en emportant les fonds confiés à son honneur, c’est un fait si commun, que nul ne songe à s’en étonner. Pour que le public blasé s’émeuve, il faut que la somme enlevée atteigne un chiffre fabuleux, qu’il s’agisse de deux ou trois millions, par exemple. Et, en ce cas, ce n’est pas toujours au volé que l’intérêt s’attache.

Au temps dont je vous parle, la fuite d’un caissier était un scandale fort rare.

Les compagnies financières et les banquiers ne comptaient pas encore au nombre de leurs risques celui d’être dévalisés par leurs employés.

Quand on avait remis la clef de son coffre-fort à un garçon dont on connaissait la famille et la vie, on dormait sur les deux oreilles.

Le patron de Justin Chevassat dormait ainsi depuis dix mois, quand un dimanche il eut besoin de certaines pièces de comptabilité qu’il savait enfermées dans un des tiroirs du bureau de Justin.

Faire courir après son employé pour qu’il remît la clef, lui parut chanceux ; il envoya simplement chercher un serrurier qui ouvrit le tiroir.

Et la première chose qui sauta aux yeux du banquier fut une traite signée de son nom, et qu’on eût juré signée par lui…

Oui, positivement, c’était sa signature, il la reconnaissait… et si on la lui eût présentée, c’est à peine s’il eût osé n’y pas faire honneur.

Et cependant il était sûr, moralement et physiquement sûr, que ce n’était pas, que ce ne pouvait pas être lui qui avait tracé sur cette traite son nom et son paraphe hardi et compliqué.

À sa stupeur première, un sentiment de poignante inquiétude succéda. Il fit forcer les autres tiroirs, chercha, fouilla, et ne tarda pas à découvrir tous les éléments d’une audacieuse escroquerie, admirablement conçue et combinée, pour lui enlever d’un seul coup de filet un million ou douze cent mille francs…

Un mois de confiance de plus et il allait être à demi ruiné.

Son employé de prédilection était un misérable, un faussaire d’une effrayante habileté.

Sur l’heure, il envoya chercher le commissaire de police, et le lendemain, le lundi, lorsque Justin Chevassat arriva comme d’habitude, il fut arrêté.

À cette tentative avortée, se bornait, pensait-on, le crime de Justin. On se trompait. Une minutieuse vérification des écritures révéla promptement bien d’autres méfaits.

On acquit la preuve que, le surlendemain même du jour où il avait reçu de son patron un poste de confiance, ce malheureux avait volé cinq mille francs et masqué son vol par un faux.

Et depuis, il ne s’était pas écoulé de semaine sans qu’il s’emparât de quelque somme plus ou moins importante, variant de deux mille à dix mille francs… Et toutes ces soustractions étaient dissimulées par des fabrications d’écritures si habiles qu’il avait été une fois malade et suppléé pendant quinze jours et qu’on ne s’était aperçu de rien.

Bref, le total de ses détournements s’élevait au chiffre de cent soixante-quatorze mille francs.

Qu’en avait-il fait ?… C’est ce que tout d’abord lui demanda le juge d’instruction. Il répondit qu’il ne lui en restait plus un centime.

Ses explications et ses excuses furent celles de tous ceux qu’on prend la main dans le sac, excuses et explications banales.

Nul, à l’entendre, n’était plus innocent que lui, encore qu’il dût paraître bien coupable. Il en était de lui, jurait-il, comme de l’imprudent qui s’est laissé saisir le bout du doigt par l’engrenage d’une machine. Sa seule faute était d’avoir voulu spéculer à la Bourse. Son patron spéculait bien ! Ayant perdu, tremblant pour sa place s’il ne payait pas ses différences, la fatale inspiration lui était venue de puiser à sa caisse… De ce moment, il n’avait plus eu qu’une idée fixe : rendre ce qu’il avait pris… S’il avait joué de nouveau, c’était par excès d’honnêteté, et parce qu’il espérait toujours gagner de quoi restituer… mais une déveine extraordinaire l’avait poursuivi. Si bien que, voyant le déficit se creuser de plus en plus, assailli de terreurs et de remords, il était devenu comme fou, et n’avait plus gardé de mesure…

Il appuyait beaucoup sur cette circonstance atténuante que ces cent soixante-quatorze mille francs avaient été intégralement perdus à la Bourse, et qu’il se fût considéré comme le dernier des coquins s’il en eût détourné la moindre portion pour ses besoins personnels.

Le malheur est que les fausses traites trouvées dans ses tiroirs rendaient peu admissible ce système de défense.

Persuadé que les sommes volées n’avaient point été dissipées, le juge d’instruction soupçonna les parents de l’accusé de les receler. Il les interrogea, et recueillit contre eux assez de charges pour signer leur arrestation. Mais il fut obligé de les relâcher plus tard, faute de preuves suffisantes, et Justin Chevassat fut seul traduit devant la cour d’assises.

Son cas était grave, mais il eut la chance de choisir un jeune avocat qui inaugura en cette affaire un genre de défense souvent imité depuis.

Il ne perdit point ses peines à essayer de justifier son client ; il accusa carrément le banquier… Était-ce bien un homme sensé, disait-il, celui qui confiait des sommes si considérables à un employé si jeune !… N’était-ce pas l’exposer à des tentations trop fortes, le provoquer en quelque sorte au vol ! Comment ce banquier ne vérifiait-il pas plus attentivement ses livres !… Qu’était-ce que cette maison où un caissier pouvait en dix mois détourner cent soixante-quatorze mille francs sans qu’on s’en aperçût !… Enfin, que penser d’un patron qui donnait à ses commis le scandaleux exemple des immorales opérations de Bourse !…

Justin Chevassat en fut quitte pour vingt ans de travaux forcés.

Ce qu’il fut au bagne, vous pouvez l’imaginer maintenant que vous le connaissez. Il y réalisa le type ignoble du « bon forçat » grimé de repentirs hypocrites, se ménageant des protections à force d’abjections et de bassesses.

Cette conduite ne manquait pas d’adresse, puisque, au bout de trois ans et dix mois, il fut gracié.

Mais ce temps n’avait pas été perdu pour lui. Au contact des plus vils coquins, ses exécrables instincts s’étaient épanouis, sa scélératesse s’était trempée d’une trempe plus solide, il s’était complété, en un mot.

Et pendant qu’il traînait la jambe sous le gourdin du garde chiourme, il arrêtait et mûrissait pour l’avenir un plan dont il ne s’écarta pas.

Il rêvait au moyen de s’incarner dans un personnage nouveau, sous lequel jamais on n’irait chercher l’ancien.

Comment il s’y prit, je puis vous le dire :

Par son parrain le valet de chambre, mort avant sa condamnation, Justin Chevassat connaissait jusqu’en ses moindres détails l’histoire de la famille de Brévan.

C’était une histoire bien triste. Le vieux marquis était mort insolvable, après avoir perdu ses cinq fils, qui étaient allés chercher la fortune à l’étranger…

Cette noble famille étant éteinte, Justin se dit qu’il la continuerait.

Il savait que les Brévan étaient originaires du Maine, qu’ils avaient eu autrefois des propriétés immenses aux environs du Mans, et qu’ils n’y avaient pas paru depuis plus de vingt ans.

Se souviendrait-on encore d’eux dans un pays où ils avaient été tout-puissants ? Assurément oui. Se serait-on assez inquiété d’eux pour savoir au juste ce qu’étaient devenus le marquis et ses fils ? Évidemment non.

Tout le plan de Chevassat reposait sur ces calculs…

Libéré, il ne s’inquiéta que de faire perdre ses traces, et quand il se crut sûr d’y être parvenu, il se rendit au Mans, sous le nom de celui des fils du marquis dont l’âge se rapprochait le plus du sien.

Qu’il fût bien véritablement Maxime de Brévan, c’est ce dont personne ne douta une minute. Qui donc eût douté, en le voyant racheter, moyennant quatre-vingt mille francs, l’ancienne maison de Brévan, une sorte de ruine à peine habitable, et une petite métairie qui en dépendait ?

Car il poussa jusqu’à ce point le soin de son rôle. Et il paya comptant, prouvant ainsi, pour moi, que le juge d’instruction ne s’était point trompé, et que les Chevassat étaient réellement les complices de leur fils.

Et il eut la constance d’habiter quatre ans sa petite propriété, s’exerçant à la vie de gentilhomme campagnard, reçu à bras ouverts par la noblesse des environs, se créant des amis, des relations, des appuis, s’incarnant de plus en plus en Maxime de Brévan…

Quel but poursuivait-il à cette époque ? J’ai toujours supposé qu’il espérait se marier richement et consolider ainsi définitivement sa situation… Et cet espoir fut bien près de se réaliser…

Il était sur le point d’épouser une jeune fille du Mans, qui lui eût apporté cinq cent mille francs de dot, les bans allaient être publiés, quand tout à coup le mariage fut rompu… on n’a jamais bien su pourquoi.

Ce qui est certain, c’est qu’il en conçut un si vif dépit qu’il vendit sa propriété et quitta le pays…

Et il habitait Paris depuis trois ans… plus Maxime de Brévan que jamais, quand il rencontra Sarah Brandon.

Il y avait plus de trois heures que le père Ravinet parlait, sa lassitude devenait manifeste et les cordes de sa voix se détendaient.

Cependant, c’est en vain que Daniel, Mlle Henriette et Mme Bertolle elle-même, joignirent leurs instances pour le déterminer à se reposer un moment.

– Non, répondit-il, j’irai jusqu’au bout… Ne faut-il pas que, dès demain, c’est-à-dire aujourd’hui même, M. Champcey soit en mesure d’agir !…

Il se contenta donc d’avaler quelques gorgées de thé, que sa sœur venait de lui servir, et d’un accent plus ferme :

– C’est à un bal travesti, reprit-il, chez un ami de M. de Planix, que Sarah Brandon – elle n’était encore que Ernestine Bergot – et Justin Chevassat, devenu M. de Brévan, se virent pour la première fois.

Lui demeura béant, ébloui de la prestigieuse beauté de cette jeune femme, et elle fut, elle, singulièrement frappée de l’expression de la physionomie de Maxime.

Peut-être se devinèrent-ils en un regard, peut-être eurent-ils l’intuition soudaine de ce qu’ils étaient… Toujours est-il qu’ils se rapprochèrent vite, entraînés l’un vers l’autre par une instinctive et irrésistible attraction.

Ils dansèrent plusieurs fois ensemble ; assis l’un près de l’autre pendant le souper, ils causèrent longuement ; et quand le bal fut fini, ils s’étaient déjà promis de se revoir.

Ils se revirent, en effet, et, si ce n’était pas profaner ce mot sublime, je dirais qu’ils s’aimèrent.

N’étaient-ils pas faits pour se comprendre et créés en quelque sorte l’un pour l’autre, également corrompus qu’ils étaient jusqu’aux moelles, dévorés de convoitises semblables, et pareillement dépouillés de tous ces préjugés – comme ils disaient – de justice, de morale et d’honneur qui enchaînent le vulgaire ?

Comment l’idée d’associer leurs ambitions, leurs vices et leurs hontes ne leur serait-elle pas venue, quand ils eurent reconnu qu’ils se complétaient si merveilleusement !…

C’est qu’en ces premiers jours, sincères en leurs épanchements, ils n’eurent pas de secrets l’un pour l’autre ; la passion leur avait arraché leur masque d’hypocrisie et chacun mettait une sorte de vanité à remuer devant l’autre toutes les boues de son passé.

Oui, c’est ainsi qu’ils agirent, et je n’en veux pour preuve que la constance de leur liaison, alors que depuis longtemps ils ont cessé de s’aimer…

Car maintenant ils se haïssent… mais ils se craignent. Dix fois ils ont essayé de rompre, dix fois ils ont été forcés de renouer, rivés l’un à l’autre par une chaîne bien autrement lourde et infrangible que celle de Maxime de Brévan au bagne, chaîne dont chaque anneau est un crime…

Cependant, ils durent d’abord dissimuler… l’argent leur manquait.

En ajoutant à ce qu’elle avait volé lors de la mort de son bienfaiteur tout ce qu’elle avait tiré de M. de Planix, Sarah ne réunissait pas plus d’une quarantaine de mille francs. Ce n’était pas seulement, disait-elle, de quoi couvrir les frais d’une installation passable.

Quant à M. de Brévan, si ménager qu’il eût été des sommes volées à son patron, il en avait vu la fin…

Depuis huit ou dix mois, il en était réduit, pour se soutenir, à toutes sortes d’expédients périlleux. Il roulait voiture… et plus d’une fois, cependant, il s’était estimé très-heureux d’extorquer une pièce de vingt francs à ses parents, qu’il visitait en secret depuis qu’ils avaient quitté leur gargote pour la loge du n° 23 de la rue de la Grange-Batelière.

Loin donc de pouvoir être utile à Sarah, c’est avec de véritables transports de joie qu’il accepta dix mille francs qu’elle lui apporta, dès qu’elle sut sa détresse.

« – Ah ! lui disait-elle souvent, que n’avons-nous la fortune de cet imbécile de Planix !… »

De là à tenter de s’en emparer, de cette fortune tant convoitée, il n’y avait qu’un pas… ils le franchirent…

Pour commencer, Sarah décida M. de Planix à faire un testament par lequel il l’instituait sa légataire universelle.

Comment elle obtint cela de ce garçon, jeune, heureux, plein de santé, sans éveiller en lui le plus léger soupçon, on s’en étonnerait, si on ne savait que la passion explique ce qui semble le plus inexplicable.

Ce point obtenu, M. de Brévan se chargea de présenter dans le cercle que fréquentaient Sarah et M. de Planix, un de ses amis qu’on disait et qui était réellement la meilleure lame de Paris, brave garçon d’ailleurs, l’honneur même, plutôt endurant que querelleur, M. de Pont-Avar.

Sans se compromettre, et avec l’infernale adresse dont elle seule est capable, Sarah fut avec ce brave garçon tout juste assez coquette pour qu’il se crût autorisé à lui faire quelque peu la cour… Le soir même elle s’en plaignit amèrement à M. de Planix et sut si bien intéresser sa vanité et échauffer à blanc sa jalousie, qu’à trois jours de là il s’emportait jusqu’à souffleter M. de Pont-Avar, en présence de dix personnes.

Une rencontre devenait inévitable, et M. de Brévan, en paraissant vouloir l’empêcher, ne fit qu’animer les deux adversaires d’une colère furieuse.

Le combat eut donc lieu à l’épée, au bois de Vincennes, un samedi matin…

Et après moins d’une minute d’engagement, M. de Planix, atteint d’un coup droit en pleine poitrine, s’affaissa comme une masse.

On s’approcha… il était mort. Il n’avait pas encore vingt-sept ans…

Si délirante fut la joie de Sarah, que c’est à peine si elle, l’incomparable comédienne, elle parvint à verser, pour le monde, quelques larmes hypocrites sur le cadavre encore chaud de cet homme qui l’avait tant aimée, et qu’elle avait assassiné.

Pendant qu’agenouillée près du lit, elle cachait son visage dans ses mains, elle ne songeait qu’au testament, qu’elle savait enfermé dans le secrétaire, sous une grande enveloppe scellée d’un large cachet de cire rouge…

Le jour même, il fut ouvert et lu par le juge de paix qu’on était allé quérir pour apposer les scellés.

Et alors, véritablement désespérée, Sarah pleura des larmes de rage.

Pris d’une sorte de remords de sa faiblesse, et à un moment où une absence de Sarah le mettait hors de lui, M. de Planix avait ajouté deux lignes à ses dispositions.

Il disait bien toujours : « J’institue pour ma légataire universelle Mlle Ernestine Bergot, » mais il avait écrit plus bas : « À la condition de donner à chacune des deux demoiselles de Planix, mes sœurs, la somme de cent cinquante mille francs. » C’était cent mille écus à donner, et la fortune de M. de Planix s’élevait à peine à quatre cent mille francs…

Aussi, les premiers mots de Sarah, le soir, en arrivant chez M. de Brévan, furent :

« – Nous sommes volés !… Planix n’est qu’un misérable… Il ne nous restera pas cent mille francs !… »

Ce fut Maxime qui, le premier, prit son parti de cette déception ; la somme lui paraissait encore énorme pour un crime sans péril, et il n’en voulait pas moins, ainsi que c’était convenu avant, épouser Sarah.

Mais elle rejeta bien loin ses instances, disant que cent mille francs c’était à peine le revenu qu’elle rêvait, et qu’il fallait attendre.

C’est alors que chez M. de Brévan le joueur se révéla… Il croyait au jeu, ce misérable ; il croyait aux fortunes gagnées par le jeu… Il avait des systèmes pour ne jamais perdre, qu’il disait infaillibles.

Il offrit à Sarah de risquer, pour les décupler, les cent mille francs, et elle accepta, séduite par la hardiesse de la proposition.

Ils décidèrent donc qu’ils ne cesseraient de jouer qu’après avoir gagné un million ou perdu tout ce que possédait Sarah, environ cent vingt-cinq mille francs… Et ils partirent pour Hombourg.

Là, pendant un mois, ils menèrent une existence enragée, passant dix heures au jeu, fiévreux, haletants, luttant contre la banque avec un acharnement, et il faut ajouter avec une habileté et un sang-froid incroyables.

J’ai retrouvé un vieux croupier qui se souvient encore d’eux. Par deux fois, ils en furent à jeter leur dernier billet de mille francs, et leur gain, un jour de veine, dépassa quatre cent mille francs…

Ce jour-là, Maxime voulut quitter Hombourg… Sarah, qui tenait la caisse, s’y opposa, répétant sa devise favorite : Tout ou rien.

Ce fut : Rien. La victoire, comme toujours, resta aux gros bataillons, et un soir les deux complices se retrouvèrent dans leur chambre d’hôtel, ruinés, décavés, sans un florin, ayant tout vendu, jusqu’à leurs montres et devant une certaine somme à leur hôtelier…

Ce soir-là, Maxime parlait de se brûler la cervelle… Jamais, au contraire, Sarah n’avait été plus gaie…

Et le lendemain, dès le matin, elle s’habilla et sortit, disant que c’était pour une idée qui lui avait passé par la tête, et qu’elle allait revenir…

Mais elle ne revint pas, et tout le jour, M. de Brévan, dévoré d’angoisses, attendit… À cinq heures, seulement, un commissionnaire lui apporta une lettre… Il l’ouvrit, trois billets de mille francs tombèrent à ses pieds…

La lettre disait :

« Quand tu recevras ce mot, je serai loin de Hombourg… Ne m’attends plus… Voici de quoi regagner Paris… Quand j’aurai fait notre fortune tu me reverras.

« SARAH. »

Maxime, tout d’abord, demeura stupide d’étonnement… Être ainsi abandonné, être « lâché » sans plus de façons, lui, par Sarah !… Il n’en pouvait revenir.

Mais la colère ne tarda pas à lui monter au cerveau, et en même temps un immense désir de vengeance… Seulement, pour se venger, il s’agissait de retrouver l’infidèle. Qu’était-elle devenue ? Où s’était-elle réfugiée ?…

À force de réfléchir et de chercher, M. de Brévan se rappela que deux ou trois fois, depuis que la déveine les poursuivait, il avait aperçu Sarah en grande conversation avec un long et maigre gentleman, d’une quarantaine d’années, qui promenait dans les salles de jeu ses favoris blonds en nageoires, sa distinction raide et son visage ennuyé.

Pas de doutes !… Sarah, ruinée, devait s’être laissée facilement séduire par ce gentleman aux apparences de millionnaire.

Où demeurait-il ?… À l’hôtel des Trois-Rois. Maxime y courut…

Malheureusement il arrivait trop tard… Le gentleman était parti le matin même pour Francfort, par le train de dix heures quarante-cinq, avec une dame d’un certain âge et une jeune personne remarquablement jolie.

Sûr de ne s’être pas trompé, M. de Brévan partit sur l’heure pour Francfort, persuadé que la radieuse beauté de Sarah le guiderait comme une étoile. Mais il eut beau battre la ville, courir les hôtels, lasser tout le monde de ses questions, il ne retrouva pas la trace des fugitifs.

Et quand le soir, brisé de fatigue, il eut regagné sa chambre… il pleura.

Jamais, à aucun moment de sa vie, il ne s’était estimé si malheureux… Perdant Sarah, il lui semblait qu’il perdait tout… En cinq mois qu’avaient duré leurs relations, elle avait pris sur lui un empire si absolu que, livré à ses seules forces, il se trouvait comme un enfant égaré, sans idées, sans-résolution…

Qu’allait-il devenir, maintenant qu’il n’aurait plus pour l’inspirer et le soutenir cette femme au génie fécond en intrigue, dont l’audace jamais ne se déconcertait, d’une énergie toute-puissante pour le mal ?

Sarah, d’ailleurs, l’avait grisé de si magnifiques espoirs, elle avait ouvert à ses convoitises de si prestigieux horizons, qu’il souriait de pitié en songeant à ce qui jadis eût comblé ses vœux.

Avoir rêvé quelqu’une de ces scélératesses énormes qui enrichissent d’un coup, et retomber aux mesquines escroqueries d’autrefois… quelle misère !… Son cœur s’en soulevait de dégoût, comme l’estomac de l’homme qui, après avoir flairé le fumet des cuisines transcendantes, en est réduit à revenir dîner à son infime gargote…

C’est qu’il savait quels embarras l’attendaient à sa rentrée à Paris. Ses créanciers, inquiétés par son absence, allaient l’assaillir… Comment les ferait-il patienter ?… Où prendrait-il de quoi leur verser quelques acomptes ?… Comment trouverait-il sa vie de chaque jour ?… Toutes ses impostures allaient-elles donc être perdues ?… Sombrerait-il avant d’avoir saisi cette occasion rebelle de fortune qu’il guettait !…

N’importe, il revint à Paris, tint tête à l’orage, traversa la crise, et reprit son existence compliquée d’expédients, associé avec un chevalier d’industrie comme lui, un certain Fernand de Coralth, réussissant, à force d’adresse, à sauver les apparences et à préserver de tout soupçon le nom qu’il avait volé…

Ah ! si les honnêtes gens savaient tout ce que cache de misères, d’humiliations et d’angoisses, certaines existences dont le faste menteur les offusque, ils s’estimeraient bien vengés.

Il est certain qu’à cette époque Maxime de Brévan passa par de tristes quarts d’heure, qu’il regretta plus d’une fois de n’être pas resté tout bêtement honnête homme ; c’est si simple… et si habile !

C’est qu’aussi, après deux ans, il n’était pas encore consolé du départ de Sarah… Souvent, en ses jours de détresse, il se rappelait sa phrase d’adieu : « Quand j’aurai fait notre fortune, je reviendrai… » Certes, il la croyait bien de force à conquérir des millions, mais quand elle les tiendrait, se souviendrait-elle de ses promesses ?… Où était-elle, que devenait-elle ?…

Sarah habitait alors l’Amérique.

Ce long gentleman blond, cette dame à l’air si respectable qui l’avaient enlevée, n’étaient autres que sir Thomas Elgin et mistress Brian.

Qui étaient ces gens ?… Le temps m’a manqué pour recueillir sur leur passé des renseignements complets. Ce que je sais, c’est qu’ils étaient de ces aventuriers qu’on rencontre dans les villes d’eaux et de jeux l’été, à Nice, à Monaco ou en Italie l’hiver. Escrocs de bon ton, qui joignent à une habileté consommée la plus excessive prudence, qu’on soupçonne parfois, qu’on ne surprend jamais, et qui doivent à leur entente de la vie, à l’art qu’ils ont d’être agréables ou utiles, au laisser-aller du voyage, enfin, des relations qui étonnent, et souvent même d’honorables amitiés.

Anglais l’un et l’autre, sir Tom et mistress Brian avaient jusqu’alors trouvé le secret de vivre largement. Mais la vieillesse venait, et ils commençaient à s’inquiéter de l’avenir, quand ils aperçurent Sarah.

Ils la devinèrent comme elle avait deviné Maxime de Brévan, et ils virent en elle un admirable instrument de fortune.

Si admirable, qu’ils n’hésitèrent pas à lui proposer de devenir leur associée, résolus à risquer sur elle tout ce qu’ils possédaient, soixante-dix ou quatre-vingt mille francs.

Tant qu’il lui était resté un florin à jouer, Sarah n’avait répondu ni oui ni non. Ayant tout perdu, elle s’était mise à la discrétion de mistress Brian et de sir Elgin moyennant les trois mille francs qu’elle avait envoyés à Maxime.

Ce que ce couple honorable comptait faire d’elle, vous l’avez vu… un piège à billets de mille francs. Ils savaient bien qu’à cette éblouissante beauté, les dupes se viendraient prendre comme les alouettes au miroir…

Et ne croyez pas cette idée neuve, monsieur Champcey, ni rare…

Dans toutes les capitales de l’Europe, vous trouverez à cette heure de ces créatures idéales que produisent, dans le plus grand monde, des aventuriers cosmopolites. Elles ont six ou sept ans, de dix-huit à vingt-cinq, pour enlever à la pointe de leurs œillades, leur fortune et celles de leurs cornacs… Et selon l’occasion, leur adresse et le caprice de la bêtise humaine, elles épousent un millionnaire ou finissent patronnes d’un tripot clandestin, ayant autant de chances pour tomber sur les coussins du carrosse d’un prince, que pour rouler, de chute en chute, au plus profond des cloaques sociaux.

Sir Elgin et mistress Brian s’étaient dit qu’ils exhiberaient Sarah à Paris, qu’elle épouserait un duc cinq ou six fois millionnaire, et qu’ils auraient pour leurs peines et soins une cinquantaine de mille francs de rente à se partager. Mais pour tenter l’aventure avec de sérieuses chances de succès, il était indispensable de dépayser cette Parisienne, de lui constituer un état civil nouveau, de la styler, de la dresser, de l’exercer au métier qu’elle allait faire.

De là, ce voyage et ce long séjour en Amérique.

Le hasard servit bien ces misérables. À peine débarqués, ils réussirent à substituer leur protégée à la fille du général Brandon, exactement comme Justin Chevassat s’était substitué à Maxime de Brévan.

Si bien que pour la haute société de Philadelphie, Ernestine Bergot fut bien et dûment miss Sarah Brandon.

Non moins prévoyant que Brévan, sir Elgin, malgré l’exiguïté de ses ressources, acheta, au nom de sa protégée, moyennant un millier de dollars, d’assez vastes terrains où il n’y avait pas le moindre puits à pétrole, mais où il eût pu y en avoir…

Toutes choses dont j’ai des preuves, que je fournirai le moment venu…

Depuis un instant, Daniel et Mlle Henriette échangeaient des regards ébahis.

Ils étaient confondus de la somme prodigieuse de pénétration, de ruse, de patience, d’investigations laborieuses que représentait le récit du vieux brocanteur.

Lui, poursuivait :

– Il avait fallu peu de jours à sir Tom et à mistress Brian, pour reconnaître à quel point leur flair les avait bien servis… Six mois ne s’étaient pas écoulés que cette belle fille, dont ils avaient entrepris l’éducation, parlait l’anglais aussi purement qu’eux-mêmes, et était devenue leur maîtresse, les dominant de toute la hauteur de sa perversité. Du jour où mistress Brian lui eût montré son rôle, Sarah y entra si naturellement et si complètement que l’actrice disparut.

Elle avait compris les avantages immenses que lui présentait ce personnage de jeune vierge américaine, et quels effets irrésistibles elle tirerait d’une excentricité savante, de sa liberté d’allures, et d’une franchise effrontément naïve. Enfin, au bout de vingt-huit mois, sir Elgin décida que le moment d’entrer en scène était venu…

C’est donc vingt-huit mois après la séparation de Hombourg, que M. de Brévan reçut un jour un billet ainsi conçu :

« Présentez-vous ce soir, à 9 heures, rue du Cirque, chez sir Thomas Elgin, et… attendez-vous à une surprise. »

Il s’y présenta. Un long gentleman lui ouvrit la porte du salon, et à la vue d’une jeune femme assise près de la cheminée, ébloui, il ne put s’empêcher de s’écrier : « Ernestine… est-ce possible !… »

Mais elle, l’interrompant : « Vous vous trompez, dit-elle… Ernestine Bergot est morte et enterrée près de Justin Chevassat… cher monsieur de Brévan. Allons… quittez cet air ahuri, et embrassez la main de miss Sarah Brandon… »

C’était le ciel qui s’ouvrait, pour Maxime de Brévan.

Elle lui était donc enfin rendue, cette femme qui avait traversé sa vie comme un orage, et dont le souvenir lui était resté au cœur comme un poignard dans la blessure.

Elle lui revenait donc, plus que jamais parée de séductions irrésistibles, et c’était, pensait-il, la passion seule qui la lui ramenait.

Sa vanité le fourvoyait.

Il y avait longtemps déjà que Sarah Brandon avait cessé de l’admirer. Lancée dans le monde des aventuriers de la haute vie, elle n’avait pas tardé à apprécier Maxime à sa juste valeur. Elle le voyait tel qu’il était, lâche, cauteleux, mesquin, incapable de combinaisons hardies, à peine bon pour des gredineries de deux sous, ridicule enfin, comme l’est un coquin besoigneux.

Seulement, tout en le méprisant, Sarah le voulait près d’elle… Sur le point d’engager une partie décisive, elle sentait la nécessité d’un de ces complices à qui on peut se livrer sans restrictions. Elle avait bien mistress Brian et sir Tom, mais elle se défiait d’eux. Ils la tenaient et elle ne les tenait point. Tandis que M. de Brévan, il était bien à elle, celui-là, dépendant de son caprice, comme le bloc de glaise de la fantaisie du sculpteur.

Il est vrai que Maxime parut consterné quand elle lui eût appris que cette immense fortune dont elle avait enflammé ses convoitises était encore à faire, et qu’elle n’était pas plus avancée que le jour où elle l’avait quitté.

Elle eût pu dire qu’elle l’était moins.

Les vingt-huit mois qui venaient de s’écouler avaient fait de rudes brèches aux économies de sir Elgin et de mistress Brian. Et quand ils eurent soldé leur installation de la rue du Cirque, payé d’avance la location d’un coupé, d’une calèche et de deux chevaux de selle, c’est à peine s’il leur resta vingt mille francs.

Ils se trouvaient donc condamnés à réussir dans l’année ou à sombrer… Et ainsi acculés ils devenaient singulièrement redoutables.

Ils étaient résolus à se jeter furieusement, sur la première proie qui passerait à leur portée, quand le hasard leur amena le malheureux caissier de la Société d’escompte mutuel… Malgat…

XXXI

Depuis un instant, la fatigue du vieux brocanteur avait disparu. Il s’était redressé, la lèvre frémissante, son œil jaune s’emplissait d’éclairs, sa voix vibrait…

– Seuls, poursuivit-il, les imbéciles n’attachent d’importance qu’aux grands événements… Ce sont les petits, au contraire, ceux qui semblent indifférents, qu’il faut craindre, car seuls ils décident de la vie, de même que ce n’est jamais que par un grain de sable que sont désorganisées les plus puissantes machines…

C’est par une belle après-midi du mois d’octobre que, pour la première fois, Sarah Brandon apparut à Malgat…

C’était alors un homme d’une quarantaine d’années, appartenant à une vieille et honorable famille bourgeoise, de mœurs simples, content de son sort et un peu naïf comme tous ceux qui ont vécu loin des intrigues.

Il n’avait qu’une passion : entasser dans les cinq pièces de son appartement des curiosités de toutes sortes, heureux pour huit jours quand il avait déniché quelque faïence de prix ou un meuble rare qu’il payait bon marché.

Il n’était point riche, tout son patrimoine ayant passé à enrichir sa collection, mais sa place lui valait une quinzaine de mille francs et il était assuré d’une retraite de deux mille écus.

Honnête, il l’était dans la plus magnifique acception du mot, de cette honnêteté instinctive qui ne se raisonne pas, mais qui est dans le sang même.

Depuis quinze ans qu’il était caissier, des centaines de millions avaient passé par ses mains, sans éveiller en lui l’ombre d’une convoitise. Et c’est avec une aussi parfaite indifférence que s’il eût remué des cailloux et des feuilles sèches qu’il maniait les pièces d’or et les billets de banque.

C’était plus que de l’estime, que ses directeurs avaient pour lui, c’était une amitié sincère et dévouée. Si absolue était leur confiance en lui, qu’ils eussent ri au nez de quiconque fût allé leur dire : Malgat est un voleur !…

Tel était l’homme qui était à sa caisse comme tous les jours, de dix à quatre heures, quand, à son guichet, se présenta un gentleman qui venait toucher le montant d’une traite tirée sur la Société d’escompte, par la Banque centrale de Philadelphie.

Ce gentleman, qui n’était autre que sir Elgin, s’exprimait si péniblement en français, que pour plus de facilités, Malgat le pria d’entrer dans son bureau… Il y entra suivi de Sarah Brandon…

Comment vous dire l’éblouissement du pauvre caissier à cette fulgurante apparition !… C’est à peine s’il put balbutier les explications indispensables, et le gentleman et la jeune fille étaient partis depuis longtemps qu’il demeurait encore abîmé dans une extase idiote…

Une de ces foudroyantes passions, qui guettent les hommes de mœurs pures au passage de la quarantaine venait de fondre sur lui…

Hélas ! Sarah n’avait que trop discerné le triomphe de sa beauté. Certes, Malgat était bien loin d’être la dupe conjugale rêvée par ces aventuriers, mais il avait les clefs d’une caisse où affluaient les millions… On pouvait toujours en tirer quelque chose, de quoi attendre… Leur plan fut vite arrêté.

Dès le lendemain, sir Elgin se représentait seul à la caisse pour demander quelques renseignements… Il revint trois jours plus tard avec une nouvelle traite… À la fin de la semaine, il fournit à Malgat l’occasion de lui rendre un léger service…

Si bien que des relations s’établirent, qui au bout d’une quinzaine autorisèrent sir Tom à inviter le caissier à dîner chez lui, rue du Cirque.

Une voix au-dedans de lui, un de ces pressentiments qu’on devrait toujours écouter, criaient à Malgat de refuser cette invitation… Déjà il ne s’appartenait plus.

Il alla dîner rue du Cirque, et en sortit fou à lier…

Il lui avait semblé sentir tout le temps les yeux de Sarah Brandon arrêtés sur lui, ces yeux étranges et sublimes, qui bouleversent l’être jusqu’en ses plus intimes profondeurs, qui dissolvent les plus robustes énergies, qui troublent les sens et égarent la raison, qui éblouissent, qui enchantent, qui fascinent…

La plus vulgaire politesse commandait à Malgat de rendre une visite à sir Tom et à mistress Brian… Cette visite fut suivie de beaucoup d’autres.

Assurément, un homme moins aveuglé eût soupçonné un piège, tant les misérables, harcelés par la nécessité, menèrent vivement leur intrigue…

Six semaines après avoir aperçu Sarah Brandon, Malgat se croyait éperdument aimé d’elle…

C’était absurde, c’est vrai, stupide, grotesque… N’importe, il le croyait… Il croyait à la vérité des regards de flamme dont elle l’enveloppait, à la vérité des enivrantes caresses de sa voix et de ses rougeurs divines dès qu’il entrait…

C’est alors que commença le second acte de cette ignoble comédie.

Mistress Brian, un jour, tout à coup, parut s’apercevoir de quelque chose, et fort nettement elle pria Malgat de ne plus remettre les pieds rue du Cirque, l’accusant de chercher à suborner sa nièce… Vous voyez d’ici, n’est-ce pas, cet imbécile, protestant de la pureté de ses intentions, jurant qu’il s’estimerait le plus heureux des hommes si on daignait lui accorder la main de Sarah… Mais sir Tom, d’un ton hautain, lui demanda d’où lui venait tant d’outrecuidance, et s’il se croyait fait pour devenir le mari d’une héritière qui portait dans son tablier une dot de deux cent mille dollars.

Malgat sortit en se tenant aux murs, désespéré, résolu à se tuer… Si résolu, qu’en rentrant chez lui, il chercha parmi ses curiosités un vieux pistolet à pierre et se mit à le charger…

Ah ! que ne se tua-t-il alors, il eût emporté au tombeau ses décevantes illusion et son honneur intact !…

Il en était à écrire ses dernières volontés, quand on lui apporta une lettre de Sarah.

« Quand une fille comme moi aime, lui écrivait-elle, c’est pour la vie, et elle est à celui qu’elle aime ou elle n’est à personne. Si votre amour, à vous, est vrai, si les obstacles et le danger ne vous épouvantent pas plus que moi, demain soir, à dix heures, vous frapperez à la porte de la cour… j’ouvrirai !… »

Ivre de joie et d’espérances, Malgat se rendit à ce fatal rendez-vous… Savez-vous ce qui advint ? Sarah se jeta à son cou, et avec une véhémence extraordinaire :

« – Je t’aime, lui dit-elle, enlève-moi, fuyons !… »

Ah ! s’il l’eût prise au mot, si, lui offrant le bras, il lui eût répondu : « Oui, partons !… » l’intrigue était peut-être déjouée, et il eût peut-être été sauvé, car certainement elle ne l’eût pas suivi…

Mais avec cette pénétration qui tient du prodige, et qui semble un don de seconde vue, elle avait jugé le caissier, et elle se risqua, bien sûre qu’il reculerait.

Et en effet, il recula, l’idiot, il eut peur… Il se dit qu’abuser de l’amour de cette jeune fille si pure et si naïvement confiante, pour l’arracher à sa famille, pour la perdre, serait une indigne action…

Et il eut sur lui-même cette étonnante puissance, de la dissuader de fuir, et d’obtenir d’elle qu’elle prendrait patience, qu’elle s’en remettrait un peu au temps, pendant que lui, réfléchirait aux moyens de tourner les obstacles…

Bien des heures après avoir quitté Sarah Brandon, Malgat n’était pas revenu de son étourdissement et il se fut cru le jouet d’un songe sans le parfum pénétrant qui s’était attaché à ses habits à la place où elle avait appuyé sa tête charmante.

Mais quand enfin il essaya d’étudier la situation, il dut reconnaître qu’il s’était bercé d’illusions enfantines, que jamais il ne triompherait des résistances de sir Tom et de mistress Brian…

Il n’était pour lui qu’un moyen, un seul, de la posséder, cette femme éperdument adorée, et c’était celui qu’elle-même avait osé proposer : un enlèvement.

S’y résoudre, c’était, pour Malgat, briser sa vie, perdre sa position, rompre violemment avec le passé pour se précipiter dans l’inconnu… Mais il songeait bien à cela, en vérité, à un moment où il escomptait par la pensée les plus étonnantes félicités qui puissent combler l’âme humaine.

C’est alors que, résolu à fuir, un obstacle se dressa devant lui auquel il n’avait pas pensé d’abord. L’argent lui manquait. Condamnerait-il donc aux humiliations de la gêne cette riche héritière qui s’abandonnait à lui, cette belle jeune fille accoutumée à toutes les superfluités du luxe ? Non, ce n’était pas possible.

Et cependant, c’est à peine si tout son avoir disponible s’élevait à quelques centaines de louis… Sa fortune était représentée par toutes ces curiosités entassées en son logis, qui le charmaient autrefois, qui maintenant lui faisaient hausser les épaules.

Assurément, il en avait là pour deux cent mille francs au bas mot… Mais ce n’est pas du jour au lendemain qu’on trouve à se défaire d’une telle collection… Et le temps pressait.

Plusieurs fois, secrètement, il avait revu Sarah, et à chaque entrevue elle lui avait paru plus triste et plus inquiète… Elle n’avait à lui apporter que des nouvelles désolantes : Mistress Brian prétendait la marier, sir Tom voulait la dépayser.

Et c’est avec de tels soucis que le pauvre caissier accomplissait sa tâche quotidienne, et que machinalement, du matin au soir, il recevait ou payait des millions… Et pourtant jamais, je le jure, la pensée ne lui vint de détourner quelque chose de ces flots d’or qui coulaient entre ses mains…

Il était résolu de vendre en bloc sa collection, à n’importe quel prix, quand un jour, quelques instants avant la fermeture des bureaux, une femme se présenta au guichet, dont un ample vêtement déguisait la taille, et qui cachait son visage sous un épais voile de guipure.

Cette femme souleva son voile… C’était elle !… C’était Sarah Brandon !…

Éperdu, Malgat la fit entrer… Quel malheur était survenu, capable de la décider à une telle démarche ?… Elle le lui dit en deux mots :

Informé de leurs rendez-vous, sir Tom venait de lui signifier de se tenir prête à partir le lendemain pour Philadelphie.

Ainsi, l’heure décisive était venue, où il fallait opter entre l’un de ces deux partis : Fuir le jour même ou être séparés à jamais.

Ah ! jamais Sarah n’avait été si belle qu’en ce moment où elle semblait affolée de douleur, jamais de sa personne exquise ne s’était dégagé un charme si puissant ni si irrésistible. Sa respiration haletait, soulevant sa poitrine d’un mouvement précipité, et de grosses larmes, comme un chapelet de perles qui se fût égrené, roulaient le long de ses joues pâles.

Plus étourdi que par un coup de massue, Malgat demeurait pantelant devant elle, et l’imminence du péril lui arracha le secret de ses longues hésitations… Il se résigna à cet aveu qui lui semblait ignoble, qu’il n’avait pas d’argent…

Mais elle, à ce mot, se redressa comme sous une injure, et d’un ton d’écrasante ironie elle répéta :

« – Pas d’argent ! Pas d’argent ! »

Et comme Malgat, plus honteux de sa pauvreté que d’un crime, rougissait jusqu’à la racine des cheveux, elle lui montra du doigt l’immense coffre-fort qui regorgeait d’or et de billets de banque, en disant :

« – Qu’est-ce donc que cela ? »

D’un bond, Malgat se jeta devant la caisse confiée à sa probité, les bras étendus comme pour la défendre, et de l’accent d’une indicible terreur :

« – Y pensez-vous !… s’écria-t-il, et mon honneur ! »

Ce devait être la dernière convulsion de sa vertu expirante. Sarah le regarda bien en face, et lentement :

« – Et le mien !… prononça-t-elle, et mon honneur de jeune fille, le comptez-vous pour rien !… Est-ce que je ne vous le livre pas ?… est-ce que je vous le marchande ?… »

Mon Dieu !… Elle disait cela d’un accent et avec des regards qui eussent triomphé d’un ange !… Malgat retomba sans forces sur son fauteuil.

Alors elle se rapprocha, et dardant sur lui ses yeux étranges d’où s’irradiait une audace infernale :

« – Si tu m’aimais, cependant, soupira-t-elle, si tu m’aimais !… »

Et elle se penchait vers lui, vibrante de passion, épiant un consentement sur son visage, si près que leurs lèvres se touchaient presque…

« – Si tu m’aimais comme je t’aime !… » murmura-t-elle encore.

C’en était fait, le délire avait envahi le cerveau de Malgat. Il attira Sarah vers lui et, dans un baiser :

« – Eh bien ! oui, fit-il, oui ! »

Elle se dégagea aussitôt et, d’une main avide saisissant des liasses de billets de banque, elle se mit à les entasser dans un petit sac de cuir qu’elle portait.

Et quand le sac fut plein :

« – Maintenant, dit-elle à Malgat, nous sommes sauvés… Ce soir à dix heures sois à la porte de la cour avec une voiture… Demain, au jour, nous serons hors de France et libres… Nous voici liés indissolublement, et… je t’aime ! »

Et elle sortit !… Et il la laissa sortir !…

Le vieux brocanteur était devenu plus blanc que le plâtre du mur, ses rares cheveux se dressaient sur son front et de grosses gouttes de sueur inondaient son visage.

Il avala d’un trait une tasse de thé, puis avec un ricanement sinistre, il continua :

– Sans doute vous supposez qu’après le départ de Sarah, Malgat revint à lui ?… Point. C’était à croire que dans ce baiser dont elle avait payé son crime, l’infâme créature lui avait insufflé le génie du mal qui était en elle.

Loin de se repentir, il s’applaudissait de ce qui venait d’arriver, et comme, le lendemain, précisément, le conseil de surveillance se réunissait pour vérifier les écritures, il riait en songeant à la mine de ses directeurs… Je vous l’ai dit, il était fou !…

C’est avec le sang-froid d’un scélérat endurci que ce malheureux calcula le montant du vol… quatre cent dix mille francs !

Aussitôt, pour qu’on ne pût soupçonner la vérité, il prit ses livres, et lestement et avec une diabolique habileté, il altéra ses écritures, simulant une douzaine de faux, de façon à ce qu’on crût que le déficit provenait d’une série de détournements datant de plusieurs mois.

Cette œuvre de faussaire achevée, il écrivit à ses directeurs une lettre hypocrite où il disait qu’il avait volé sa caisse pour payer des différences de Bourse et que ne pouvant dissimuler davantage ses soustractions, il allait se suicider. Cela fait, il quitta son bureau, comme d’ordinaire.

La preuve qu’il agissait sous l’empire d’une épouvantable hallucination, c’est qu’il n’avait ni remords ni appréhensions. Résolu à ne pas rentrer chez lui et à ne point se charger de bagages, il dîna dans un grand restaurant, passa ensuite quelques instants dans un théâtre, et jeta à la poste sa lettre à ses directeurs, de façon à ce qu’elle arrivât par la première distribution.

À dix heures, enfin, il frappa rue du Cirque. Ce fut un domestique qui lui ouvrit, et qui, mystérieusement, lui dit :

« – Montez… Mademoiselle vous attend ! »

Glacé jusqu’à la moelle des os d’un pressentiment sinistre, il monta…

Dans le salon, Sarah était assise sur un divan, ayant à ses côtés Maxime de Brévan. Ils riaient si fort, qu’on les entendait de l’antichambre. Lorsque parut Malgat, elle leva la tête d’un air mécontent, et d’un ton brusque :

« – Ah !… c’est vous !… fit-elle. Qu’est-ce que vous voulez encore !… »

Certes, un tel accueil eût dû désabuser le misérable fou… Mais non !… Et comme il s’embrouillait dans des explications :

« – Parlons franc, interrompit Sarah. Vous venez pour m’enlever, n’est-ce pas ? Eh bien ! c’est tout simplement de la démence… Regardez-vous, mon cher, et dites-moi si une fille telle que moi peut être amoureuse d’un homme comme vous ? Mon amant est ce charmant garçon que vous voyez là… Quant au petit emprunt de tantôt, il ne paie pas, je vous jure, au quart de sa valeur, la comédie sublime que je vous ai jouée… Croyez, d’ailleurs, que j’ai pris mes précautions pour n’être en rien inquiétée, quoi que vous disiez ou fassiez… Sur quoi, cher monsieur, salut, je vous cède la place ! »

Ah ! elle eût pu parler longtemps sans que Malgat songeât à l’interrompre… L’horrible vérité éclatant dans son cerveau, il lui semblait que le monde s’écroulait. Il comprit l’énormité du crime, il en discerna les épouvantables conséquences, il se sentit perdu… Mille voix du fond de sa conscience s’élevèrent qui lui criaient : Tu es un voleur… tu es un faussaire… tu es déshonoré !…

Mais quand il vit Sarah Brandon se lever pour quitter le salon, saisi d’un accès de rage furieuse, il se jeta sur elle en criant :

« – Oui, je suis perdu, mais tu vas mourir, toi, Sarah !… »

Pauvre sot, qui put croire que les misérables n’avaient pas prévu sa colère et ne se tenaient pas sur leurs gardes !…

Souple comme un de ces rôdeurs de barrières, parmi lesquels jadis elle avait vécu, Sarah Brandon esquiva l’étreinte de Malgat, et, d’un habile croc-en-jambe, le renversa sur un fauteuil.

Et avant qu’il pût se redresser, il était maintenu par Maxime de Brévan et par Thomas Elgin, qui, au bruit, s’était élancé de la pièce voisine…

Le malheureux n’essaya pas de lutter… à quoi bon !… Au dedans de lui, d’ailleurs, une lueur d’espoir s’allumait… Il lui semblait qu’il était impossible qu’une si monstrueuse iniquité s’accomplît, et qu’il n’aurait qu’à clamer la scélératesse des misérables pour les confondre…

« – Lâchez-moi, dit-il, je sors !… »

Mais ils ne le laissèrent pas se retirer ainsi… Ce qui se passait en lui, ils le devinaient.

« – Où voulez-vous aller ? lui demanda froidement sir Tom. Nous dénoncer ? Prenez garde ! ce sera vous livrer sans nous compromettre… Si vous comptez vous faire une arme de la lettre où Sarah vous fixe un rendez-vous, ou de sa visite de tantôt, soyez désabusé ; ce n’est pas elle qui a écrit la lettre, et nous lui avons ménagé tantôt un irrécusable alibi… Croyez que depuis trois mois que nous préparons cette affaire, nous n’avons rien laissé au hasard… N’oubliez pas que vingt fois je vous ai chargé d’opérations de Bourse en vous priant de les faire en votre nom… Direz-vous que vous ne jouiez pas à la Bourse ?… »

Le pauvre caissier se sentait défaillir.

Lui-même, dans la crainte qu’un soupçon n’effleurât Sarah Brandon, n’avait-il pas écrit à ses directeurs qu’il avait été conduit au vol par des spéculations malheureuses !…

N’avait-il pas falsifié ses livres pour le prouver !…

Le croirait-on, quand il dirait la vérité ?… À qui persuaderait-il que le vraisemblable était le faux et que c’était l’absurde qui était le vrai !…

Sir Tom, effrayant de cynisme poursuivait :

« – Avez-vous oublié les lettres que vous m’écriviez pour m’emprunter de l’argent, et où vous confessiez vos détournements ! Je les ai là, lisez !… »

Ces lettres, monsieur Champcey, c’étaient celles que Sarah vous a montrées, et Malgat fut terrifié… Ce n’était pas lui qui les avait écrites, et cependant c’était son écriture, imitée avec une si désolante perfection que, pris de vertige, doutant de sa raison et de ses sens, il comprit bien que personne ne pourrait croire à un faux.

Ah ! Maxime de Brévan est un artiste… Sa lettre au ministre de la marine a dû vous le démontrer !

Voyant Malgat assommé, Sarah prit la parole :

« – Tenez, mon cher, lui dit-elle, un conseil, acceptez dix mille francs que je vais vous donner et… filez… Il est encore temps de prendre le train de Bruxelles… »

Mais lui, se redressant :

« – Non, s’écria-t-il, je n’ai plus qu’à mourir… Que mon sang retombe sur vous !… »

Et il s’élança dehors, poursuivi par les rires insultants des misérables !

Épouvantés de l’inconcevable audace de cette atroce machination, Daniel et Mlle Henriette frissonnaient…

Quant à Mme Bertolle, elle tremblait la fièvre, affaissée sur son fauteuil.

Le vieux brocanteur, cependant, continuait avec une visible précipitation :

– Que Malgat se soit ou non suicidé, on n’en entendit plus parler, et c’est par défaut qu’il fut condamné à… dix ans de travaux forcés… Sarah fut, il est vrai, interrogée par le juge d’instruction, mais ce lui fut l’occasion d’un succès.

Et tout fut dit… Et ce crime, un des plus odieux que puisse concevoir l’imagination, alla grossir la liste des forfaits impunis.

Les brigands triomphaient impudemment, en plein soleil… Ils possédaient quatre cent mille francs… ils pouvaient se retirer des affaires.

Bast !… Vingt mille livres de rentes, c’étaient trop peu pour leurs convoitises… Ils prirent cette fortune comme un à-compte de la destinée, suffisant à peine pour leur permettre d’attendre honnêtement la proie qu’ils guettaient.

Le malheur est que cette proie semblait les fuir. Vainement Sarah, lancée dans le monde de la haute vie, se faisait une réputation européenne de beauté, d’esprit et d’excentricité, aucun prince millionnaire ne demandait sa main…

Pourtant, l’argent de Malgat s’écoulait. La maison était montée sur le pied de cent mille livres de rentes, il avait fallu faire une part à M. de Brévan, sir Tom jouait, Sarah achetait des diamants, l’austère mistress Brian avait ses vices.

Bref, l’heure des expédients sonnait, quand Sarah, cherchant autour d’elle, découvrit le malheureux qu’il lui fallait.

Celui-là était un tout jeune homme, presque un enfant, bon, généreux, chevaleresque… Il était orphelin et arrivait de sa Bretagne avec toutes ses illusions au cœur et toute sa fortune, cinq cent mille francs en poche… Il s’appelait Charles de Kergrist…

Ce fut Maxime qui lui ouvrit les portes de la caverne de la rue du Cirque…

Il vit Sarah et fut ébloui… Il l’aima, il était perdu !…

Ah ! il ne dura pas longtemps celui-là… Au bout de cinq mois ses cinq cent mille francs étaient aux mains de Sarah. Et quand il n’eut plus le sou, elle arracha de sa faiblesse trois fausses lettres de change, lui jurant que le jour de l’échéance elle ferait les fonds…

Mais quand le jour de l’échéance il se présenta rue du Cirque, il fut reçu comme l’avait été Malgat… On lui apprit que le faux était découvert, qu’une plainte était déposée, qu’il était perdu, enfin… De même qu’à Malgat on lui offrit de l’argent pour fuir…

Pauvre Kergrist !… on ne l’a pas manqué, lui ! Fils d’une famille où l’honneur, de génération en génération, se transmettait comme un dépôt sacré, il n’hésita pas…

Étant sorti, il se pendit à la fenêtre même de Sarah, croyant ainsi dénoncer l’infâme créature par qui il était devenu un faussaire.

Malheureux enfant !… On l’avait trompé ! Il n’était pas perdu, les faux n’étaient pas découverts ; jamais ils n’avaient été mis en circulation.

Une minutieuse enquête ne révéla rien contre Sarah Brandon, mais n’importe, le scandale de ce suicide diminua son prestige. Elle le comprit et, renonçant à ses rêves de grandeur, elle songeait à se laisser épouser par un idiot effroyablement riche, M. Wilkie de Gordon-Chalusse, quand sir Tom lui parla du comte de la Ville-Haudry.

Par sa fortune, son âge, son nom, le comte réalisait l’idéal… Sarah se jeta sur lui.

Comment ce vieillard fut attiré rue du Cirque, entouré, enlacé, enivré, et finalement épousé, vous ne le savez que trop, monsieur Champcey.

Ce que vous ignorez, c’est que ce mariage mit la discorde au camp des misérables. M. de Brévan n’en voulait pas entendre parler, et c’est à l’espoir qu’il avait de le rompre, que vous avez dû ses confidences.

Lorsque vous êtes allé le consulter, il était, depuis un mois, brouillé avec Sarah ; elle l’avait chassé et cassé aux gages… Et il lui en voulait si mortellement qu’il l’eût démasquée, s’il eût su comment le faire sans se trahir lui-même…

C’est vous qui avez opéré leur rapprochement, en fournissant à M. Maxime l’occasion de servir son ancienne complice.

Il ne prévoyait pas alors que Sarah vous aimerait, qu’à son tour elle serait foudroyée par une de ces passions terribles qui étaient ses armes…

Cette découverte le transporta de rage ; et l’amour de Sarah et la jalousie de Maxime expliquent la double intrigue dont vous avez été victimes…

Sarah, qui vous aimait, voulait se défaire de Mlle Henriette, votre fiancée… Ivre de jalousie, Maxime avait juré votre mort !…

Visiblement écrasé de fatigue, le père Ravinet se laissa tomber sur un fauteuil et pendant plus de cinq minutes garda le silence.

Après quoi, faisant un effort :

– Maintenant, reprit-il, résumons-nous… Comment Sarah, sir Tom et mistress Brian s’y sont pris pour dépouiller et ruiner le comte de la Ville-Haudry, ce qu’ils ont fait des millions soi-disant engloutis à la Bourse, je le sais… et j’ai des preuves ; donc, sans parler de leurs autres crimes, ils sont perdus… Les seules révélations de Crochard suffiraient pour perdre M. de Brévan… Les époux Chevassat, en détournant les quatre mille francs adressés à Mlle Henriette, se sont livrés… Donc nous les tenons tous, les misérables… Donc elle est enfin venue, l’heure de la justice…

Mlle de la Ville-Haudry ne le laissa pas poursuivre :

– Et mon père, monsieur, interrompit-elle, mon père !…

– M. Champcey le sauvera, mademoiselle.

Très-ému, Daniel s’était levé.

– Que dois-je faire ? interrogea-t-il.

– Rendre visite à la comtesse Sarah, et paraître avoir oublié… pour elle, Mlle de la Ville-Haudry.

Un flot de sang empourpra le visage du jeune officier.

– Ah ! c’est un rôle indigne ! balbutia-t-il, et je ne sais…

Mais Mlle Henriette, lui posant la main sur l’épaule, l’arrêta… Et plongeant son regard dans les yeux de son fiancé, comme pour fouiller jusqu’au fond de sa conscience :

– Auriez-vous donc des raisons d’hésiter ? fit-elle. Il baissa la tête, et dit :

– J’irai.

XXXII

Deux heures venaient de sonner lorsque Daniel descendit de voiture rue Le Peletier, devant le n° 79, siège de la Société des Pétroles de Pennsylvanie, et domicile particulier de M. de la Ville-Haudry.

De sa vie, il ne s’était senti si troublé ni si mécontent de lui. Vainement le père Ravinet et Mme Bertolle s’étaient dépensés en arguments, pour lui prouver qu’avec une femme telle que Sarah toutes les représailles étaient légitimes, ils ne l’avaient pas convaincu.

Malheureusement, s’abstenir, c’eut été risquer le repos de Mlle Henriette, sa confiance, leur bonheur à venir… et il marchait bien à contrecœur.

Un garçon de bureau qu’il questionna lui répondit que M. le directeur devait être chez lui, au troisième, la porte à gauche. Il monta.

La bonne qui vint lui ouvrir, il la reconnut… C’était cette Clarisse qui, jadis, l’avait trahi.

Dès qu’il eut demandé le comte, elle le pria de la suivre… Elle lui fit traverser une antichambre obscure, empestée par l’odeur de la cuisine, et lui ouvrant une porte :

– Entrez ! dit-elle.

Devant une table immense surchargée de papiers, M. de la Ville-Haudry travaillait.

Il avait considérablement vieilli. Sa lèvre inférieure pendait avec une affreuse expression d’hébétude et de gros bourrelets rouges saillaient autour de ses yeux larmoyants.

Cependant, ses prétentions à une éternelle jeunesse survivaient. Plus que jamais, il s’était teint et peint.

Reconnaissant Daniel, il repoussa ses paperasses, et lui tendant la main comme s’ils se fussent quittés la veille les meilleurs amis du monde :

– Eh bien !… lui dit-il, vous voici donc de retour parmi nous !… J’en suis pardieu bien aise !… Nous savons comment vous vous êtes comporté là-bas, car ma femme, très-souvent, m’envoyait chercher de vos nouvelles au ministère… Mais aussi, vous voilà officier de la Légion d’honneur… Vous devez être satisfait.

– Les événements m’ont servi, monsieur…

– Hélas !… que n’en puis-je dire autant, soupira M. de la Ville-Haudry…

Et épiant les impressions de Daniel :

– Vous devez être surpris, poursuivit-il, de me trouver habitant un pareil chenil, moi qui, autrefois… Mais, que voulez-vous !… Le mouvement de la spéculation… comme dit sir Elgin… Tenez, mon cher Daniel, si j’ai un conseil à vous donner, ne vous lancez jamais dans l’industrie… Ce n’est plus qu’un jeu, à notre époque, jeu effréné où tout le monde triche… Dès qu’on y risque cent sous, tout ce qu’on possède y passe… C’est mon histoire à moi, qui pensais doter mon pays d’une nouvelle branche de revenus… Du jour où j’ai eu émis des actions, la spéculation s’est jetée dessus pour les écraser par des baisses factices, et ma fortune s’est écoulée à essayer de les soutenir… Et cependant, ainsi que le disait si bien sir Tom, j’ai lutté sur ce terrain glissant aussi vaillamment que mes ancêtres en champ-clos…

À deux ou trois reprises, il passa la main sur son front comme pour écarter de son esprit de lugubres pensées, et d’un tout autre ton :

– Et cependant, continua-t-il, je suis loin de me plaindre… Mes malheurs ont été la source des plus pures, des plus ineffables félicités… Je leur ai dû de connaître jusqu’où peut aller le dévouement d’une épouse adorée… Je leur ai dû de savoir combien je suis aimé de Sarah… Seul au monde je puis dire quels trésors renferme le cœur de cet ange, qu’on a osé calomnier !… Ah ! il me semble l’entendre encore, le soir où je fus contraint de lui révéler les embarras de ma situation !…

« M’avoir caché cela, s’écriait-elle, à moi ; votre épouse… c’est mal !… » Et dès le lendemain, sublime de courage, elle vendait ses diamants pour m’en remettre le prix, et elle m’abandonnait toute sa fortune… Et depuis que nous sommes là, elle sort à pied comme une bourgeoise, et plus d’une fois je l’ai vue préparer de ses mains notre modeste repas…

Des larmes débordaient le bourrelet écarlate de ses yeux et roulaient le long de ses joues, traçant leur sillon à travers son « maquillage. »

– Et moi, reprit-il, de l’accent du plus sombre désespoir, comment ai-je reconnu tant d’amour et tant de sacrifices !… De quel prix ai-je récompensé celle qui a été ma consolation, ma joie, le bonheur de ma vie… Je l’ai ruinée, dépouillée… Que je meure demain, elle est sans pain !

Daniel frémît :

– Eh ! monsieur le comte, s’écria-t-il, que parlez-vous de mourir… les hommes comme vous vivent cent ans !…

Mais lui, baissant la voix :

– C’est que je ne vous ai pas tout dit, poursuivit-il… Mais vous êtes mon ami, vous, et je puis vous ouvrir mon âme… Je n’avais pas la… subtilité qu’il faut pour passer à travers les restrictions qui embarrassent les affaires… J’ai été imprudent, quoi que m’ait pu dire sir Tom… Demain, j’ai une réunion d’actionnaires, et s’ils ne m’accordent pas ce que j’ai à leur demander, je puis être compromis. Et quand on est le comte de la Ville-Haudry, avant de se laisser traîner en police correctionnelle… vous m’entendez !…

Il fut interrompu par un garçon de bureau qui entra et lui remit une lettre. Il la lut, et dit :

– Répondez que je descends.

Puis, s’adressant à Daniel :

– Il faut que je vous quitte, mais la comtesse est là et elle ne me pardonnerait pas de ne vous point conduire lui présenter vos hommages… venez, et surtout pas un mot de mes craintes… vous la tueriez.

Et avant que Daniel fût revenu de son étourdissement, le comte ouvrit une porte, et le poussa dans un petit salon en criant :

– Sarah !… M. Champcey.

D’un bond, comme au choc d’une pile électrique, Sarah fut debout. Son mari déjà s’était éloigné, mais il fût resté qu’elle n’eût sans doute pas été plus maîtresse de son émotion.

– Vous !… s’écria-t-elle, Daniel !… mon Daniel !

Et se retournant vers mistress Brian, assise près de la fenêtre :

– Laisse-nous !… dit-elle.

– Votre conduite est choquante tout à fait, Sarah, commença l’austère dame.

Mais l’autre, plus durement que si elle eût parlé à un laquais :

– Tu me gênes, interrompit-elle, et je te prie de sortir…

Sans un mot, mistress Brian se retira, et la comtesse s’affaissa sur un fauteuil, comme si elle eût été écrasée par un bonheur trop intense pour ses forces, contemplant Daniel, qui demeurait comme pétrifié au milieu du salon…

Elle était vêtue d’une simple robe de mérinos noir ; elle n’avait pas un bijou, mais sa beauté merveilleuse et fatale en semblait plus éblouissante… Les années avaient passé sur son front, sans y plus laisser de traces que la brise de mai sur une fleur à demi éclose… Ses cheveux avaient toujours leurs reflets d’or, ses lèvres rouges leur sourire, et ses yeux de velours ces caresses qui faisaient circuler des flammes dans les veines…

Une fois déjà, rue du Cirque, Daniel s’était ainsi trouvé seul avec elle, et ses sensations d’alors lui revenant, il frissonnait de toute sa chair… Puis songeant à ce qu’il venait faire, à la trahison qu’il méditait, l’envie le pressait de fuir…

Ce fut elle qui rompit le charme :

– Vous savez, commença-t-elle, le malheur qui nous a frappés ?… Votre fiancée, Henriette… Est-ce que le comte ne vous a rien dit ?

Daniel s’était assis.

– Le comte ne m’a pas parlé de sa fille, répondit-il.

– Eh bien !… mes plus tristes prévisions ont été dépassées… Malheureuse jeune fille, quoi que j’aie fait pour la retenir… et de chute en chute elle est tombée si bas, qu’un jour où une lueur de raison lui était revenue… elle s’est suicidée.

C’était fini… Sarah venait d’étouffer les derniers scrupules de Daniel. Maintenant il était bien dans les dispositions d’esprit qu’il fallait pour lutter de ruses avec la misérable. C’est donc d’un ton d’indifférence admirablement joué qu’il fit simplement :

– Ah !…

Puis, encouragé par la surprise joyeuse qu’il lut sur le visage de la jeune femme :

– Ce voyage m’aura coûté cher, reprit-il, M. de la Ville-Haudry vient de m’apprendre qu’il a perdu sa fortune… je suis logé à la même enseigne.

– Comment, vous êtes…

– Ruiné !… c’est-à-dire volé, complètement… La veille de mon départ, j’avais confié à mon excellent ami Maxime de Brévan, cent mille écus – tout ce que je possédais – pour qu’il les tint à la disposition de Henriette… Il a trouvé plus simple de se les appliquer… De sorte que me voici réduit, pour tout potage, à ma solde de lieutenant de vaisseau… C’est maigre !

C’est avec une admiration ébahie, que Sarah considérait Daniel.

De tout autre, cette prodigieuse confiance lui eût paru le comble de l’ineptie humaine ; de Daniel, elle lui semblait un acte sublime.

– Serait-ce donc pour cela que M. de Brévan est arrêté ?… demanda-t-elle.

Cette arrestation, Daniel l’ignorait.

– Quoi ! s’écria-t-il, Maxime…

– Est en prison et au secret depuis hier soir.

Si bien stylé qu’eût été Daniel par le père Ravinet, jamais il n’eût conduit la conversation si habilement que le hasard.

– Ce n’est pas pour m’avoir volé, fit-il ; que Brévan est arrêté, ce doit être pour avoir tenté de m’assassiner.

La lionne, à qui on essaie de ravir ses petits, ne s’élance pas d’un mouvement plus furieux que celui dont Sarah se dressa, l’œil en feu, la narine frémissante.

– Quoi !… s’écria-t-elle, il a osé s’attaquer à vous !…

– Personnellement, non… Mais il avait payé pour faire le coup un abject scélérat qui, étant pris, a tout avoué… Je vois que l’ordre de s’assurer de mon ami Maxime est arrivé avant moi de Saïgon.

M. de Brévan, se sentant perdu, ne serait-il pas aussi lâche que Crochard ?… Cette pensée eût dû faire frémir Sarah… Mais elle y songeait bien, vraiment !…

– Ah ! le misérable ! répétait-elle, le lâche, l’infâme !…

Et s’asseyant près de Daniel, elle voulut qu’il lui dît toutes les circonstances de ces tentatives d’assassinat auxquelles il n’avait échappé que par miracle.

Que Daniel fût éperdument épris d’elle, comme Planix, comme Malgat, comme Kergrist, comme tous les autres, c’est ce dont ne pouvait douter la comtesse Sarah… Elle avait eu tant de preuves de l’irrésistible et fatale puissance de sa beauté !… Comment lui fût-il venu à l’esprit que cet homme, le premier qu’elle aimât d’amour, serait le premier et le seul à lui échapper !… Elle était dupe, d’ailleurs, du double mirage de la passion et de l’absence.

Tant de fois, depuis deux ans, elle avait évoqué Daniel, elle avait tant vécu avec lui par la pensée que, prenant l’illusion de ses désirs pour la réalité, elle ne distinguait plus le fantôme de ses rêves du personnage véritable.

Lui, cependant, en était vite venu à l’entretenir de sa situation actuelle, déplorant la spoliation dont il était victime, disant qu’il trouvait bien dur de faire à trente ans l’apprentissage de la gêne.

Et elle, si pénétrante, elle ne s’étonnait pas que cet homme, le désintéressement même, autrefois, fût devenu si sensible à l’argent.

– Que n’épousez-vous une femme riche !… interrompit-elle tout à coup.

Alors, lui, avec une perfection de perfidie dont il se fût cru incapable la veille :

– Quoi !… fit-il, c’est vous qui me donnez ce conseil, vous, Sarah !…

Il dit cela si bien, d’un air si douloureusement surpris, qu’elle en fut transportée, comme de l’aveu le plus passionné…

– Tu m’aimes donc !… s’écria-t-elle, tu m’aimes…

Le grincement d’une clef dans une serrure l’interrompit.

– C’est le comte qui rentre, fit-elle.

Et vivement et à demi-voix :

– Partez !… Vous saurez demain quelle femme je vous ai choisie… Venez déjeuner avec nous, à onze heures… Allons, à demain !…

Et lui mettant aux lèvres un baiser de flamme, elle le poussa dehors…

Le malheureux, en descendant l’escalier, trébuchait comme un ivrogne.

– Je joue un jeu abominable !… pensait-il. Elle m’aime !… Quelle femme !

Il ne fallut rien moins pour le tirer de sa stupeur, que la vue du père Ravinet, qui l’attendait, blotti dans sa voiture.

– Vous !… fit-il.

– Moi-même !… Et bien m’en a pris de venir… C’est moi qui vous ai débarrassé du comte, en lui faisant monter une lettre… Maintenant, dites-moi tout.

Rapidement, pendant que la voiture roulait, Daniel rapporta sa conversation avec le comte et avec Sarah… Et quand il eut achevé :

– L’affaire est dans le sac ! s’écria le vieux brocanteur, mais il n’y a plus une minute à perdre… Rentrez m’attendre à l’hôtel, je cours au parquet…

À l’hôtel, Daniel trouva Mlle Henriette se mourant d’inquiétude… Pourtant, elle ne s’informa que de son père… Orgueil ou discrétion, elle ne prononça pas le nom de la comtesse Sarah…

Ils n’eurent d’ailleurs pas longtemps à s’entretenir. Le père Ravinet ne tarda pas à reparaître, effaré et affairé. Il entraîna Daniel pour lui donner ses dernières instructions, et ne le quitta qu’à minuit en lui disant :

– Le terrain brûle sous nos pieds, soyez exact demain…

À l’heure dite, en effet, Daniel se présentait rue Le Peletier, et c’est avec une exclamation de plaisir que le comte l’accueillit.

– Ah !… vous arrivez à propos, s’écria-t-il… Brian est absente, Tom est pris par mes affaires, et il faut que je sorte après déjeuner… Vous tiendrez compagnie à la comtesse… Allons, Sarah, à table !…

Il fut sinistre, ce déjeuner.

Sous l’épaisse couche de fard du comte, on discernait sa pâleur livide, et, à chaque moment, des tressaillements nerveux le secouaient.

La comtesse affectait une gaieté d’enfant, mais ses gestes saccadés trahissaient les épouvantables agitations de son âme.

Daniel observa qu’elle versait incessamment du vin au comte – du vin de Sauterne – et que, pour le pousser à boire, elle buvait elle-même extraordinairement.

Midi sonna, M. de la Ville-Haudry se leva.

– Allons, fit-il de l’air et du ton d’un homme qui se fut encouragé à marcher à l’échafaud, il n’y a plus à reculer, on attend.

Et, après avoir embrassé sa femme avec une tendresse passionnée, il serra la main de Daniel et sortit précipitamment.

Rouge, haletante, Sarah s’était dressée, prêtant l’oreille… Et quand elle fut sûre que le comte avait quitté l’appartement :

– Maintenant, Daniel, prononça-t-elle, regardez-moi… Faut-il vous dire que la femme que je vous destine, c’est… la comtesse de la Ville-Haudry ?…

Lui frémit… Mais d’un prodigieux effort il se maîtrisa, et calme, souriant, d’un ton moitié tendre et moitié ironique :

– Pourquoi, dit-il, parler d’un bonheur impossible ?… N’êtes-vous pas mariée ?

– Je puis devenir veuve !

Ce mot, dans sa bouche, avait une effroyable signification… Mais Daniel l’attendait.

– C’est vrai, fit-il. Malheureusement, vous êtes aussi ruinée que moi… et nous avons trop d’esprit pour unir nos deux misères.

Elle le regarda, souriant d’un sourire étrange… Évidemment, elle hésitait… Une dernière lueur de raison lui éclairait l’abîme.

Mais l’ivresse de l’orgueil et de la passion se mêlant à l’exaltation du vin, emplissaient de délire cette tête ordinairement si froide.

– Et si je n’étais pas ruinée !… fit-elle d’une voix sourde… Que diriez-vous ?

– Je dirais que vous êtes bien la femme que doit rêver un ambitieux de trente ans !…

Elle le crut, oui, elle put croire qu’il disait vrai, et s’abandonnant :

– En bien !… sache-le donc, s’écria-t-elle, je suis riche, immensément riche… Toute cette fortune que possédait le comte de la Ville-Haudry, et qu’il croit perdue à la Bourse, c’est moi qui la possède… Ah ! j’ai eu d’horribles dégoûts à surmonter pour jouer deux années durant à ce vieillard imbécile la comédie du sublime de l’amour… Mais ton souvenir me soutenait, ô mon Daniel bien aimé… Je savais que tu me reviendrais, et je voulais pour toi une opulence royale… Et je triomphe !… Ces millions que je convoitais, je les tiens, et tu es là, et je puis te dire : ils sont à toi, comme moi-même… prends, dispose !…

Effrayante et superbe d’impudeur et d’énergie, elle se redressait, secouant la tête d’un geste de défi, qui épandait sur ses épaules les flots dorés de ses cheveux…

L’indomptable vagabonde des barrières surgissait tout à coup, haletante et frémissante, la voix rauque, tout en désir… Plus resplendissante que si sa beauté étrange eût été éclairée par les reflets même de l’enfer…

Daniel éperdu, sentait chanceler sa raison… Pourtant, il eut la force de dire :

– Malheureusement, vous n’êtes pas veuve !…

Elle se rapprocha, et d’une voix stridente :

– Pas veuve !… fit-elle. Sais-tu ce que fait M. de la Ville-Haudry, à cette heure ?… Il implore de ses actionnaires un vote qui l’absolve des irrégularités de sa gestion… Qu’on le lui refuse… c’est la cour d’assises. Eh bien ! on le lui refusera, car parmi les plus forts porteurs de titres, il est trois hommes à moi, payés pour refuser… Que penses-tu que fera le comte quand il se verra déshonoré, flétri ?… Je vais te le dire, moi qui l’ai vu écrire son testament et charger son revolver…

Mais la porte d’entrée de l’appartement s’ouvrait…

Elle devint pâle comme pour mourir, et serrant à le briser le bras de Daniel :

– Écoute !… fit-elle.

On entendit un pas lourd dans l’antichambre, puis… plus rien !

– C’est lui, murmura-t-elle… notre avenir se décide…

Un coup de feu qui retentit, faisant vibrer les vitres, lui coupa la parole…

Un spasme la secoua, des talons à la nuque, mais se roidissant :

– Libres ! s’écria-t-elle, nous sommes libres, Daniel !…

Et, s’élançant vers la porte, elle l’ouvrit…

Elle l’ouvrit… mais aussitôt violemment elle se rejeta en arrière avec un cri terrible.

Sur le seuil, les traits affreusement décomposés, M. de la Ville-Haudry était debout, tenant à la main son revolver encore fumant.

– Non, prononça-t-il, non, Sarah, vous n’êtes pas libre !…

Livide, la pupille dilatée par l’épouvante, la misérable créature avait reculé jusqu’à une porte qui, de la salle à manger, conduisait dans sa chambre.

Cependant, elle ne désespérait pas…

Elle cherchait, on le voyait, quelqu’une de ces explications inadmissibles qu’admet quand même la crédule passion d’un vieillard…

Elle ne chercha plus, lorsque, le comte s’étant avancé, elle vit apparaître derrière lui le père Ravinet.

– Malgat, s’écria-t-elle, Malgat !…

Et elle étendait les mains en avant, comme pour écarter un spectre qui, sortant de la tombe, eût ouvert les bras pour la saisir et l’y entraîner…

Cependant, après Malgat, s’avançait Mlle Henriette, appuyée au bras de Mme Bertolle.

– Elle ! murmura Sarah, elle aussi !…

La terrifiante vérité éclatant dans son cerveau, elle discernait le piège qui lui avait été tendu, et qu’elle était perdue.

Alors, se retournant vers Daniel :

– Malheureux ! fit-elle, quels conseils as-tu écoutés !… Ce n’est pas dans ton âme loyale qu’a germé la pensée de cette lâche trahison… Fou, qui ne voit pas que pour être aimé, ne fut-ce qu’un jour, comme je t’aime, Malgat volerait encore sa caisse, et le comte donnerait encore ses millions et son honneur…

Ainsi elle disait ; mais en même temps elle avait glissé une de ses mains derrière son dos, et cherchait le bouton de la porte… Elle le trouva, et aussitôt, avant que personne eût pu provenir son mouvement, elle disparut…

– Va !… les autres issues sont gardées, cria Malgat.

Mais elle ne cherchait pas à fuir, et déjà elle reparaissait, blanche et froide autant que le marbre.

Elle promena autour d’elle un regard hardi et, d’une voix railleuse :

– J’ai aimé, prononça-t-elle, et je péris. C’est justice. Aimer !… Planix, Kergrist et Malgat eussent pourtant dû m’apprendre où cela mène…

Et étendant le bras vers Daniel :

– Quant à toi, poursuivit-elle, tu sauras ce que tu perds quand je ne serai plus… Je puis mourir, mon souvenir demeurera en toi comme une blessure chaque jour avivée et toujours plus cuisante… Tu l’emportes, Henriette, mais souviens-toi qu’entre les lèvres de Daniel et les tiennes, toujours se dressera l’ombre de Sarah Brandon !…

Elle dit, et d’un geste plus prompt que la pensée, elle porta à sa bouche un flacon qu’elle tenait caché dans sa main…

Elle but, et se laissant tomber sur une chaise :

– Maintenant, balbutia-t-elle, je vous défie tous.

– Ah ! elle nous échappe !… s’écria Malgat, elle échappe à la justice !…

Il s’élançait pour la secourir, Daniel lui barra le passage, disant :

– Laissez-la mourir…

Déjà d’affreuses convulsions la secouaient, et à la pénétrante odeur d’amandes amères qui se répandait dans le salon, on reconnut quel poison elle avait pris, et qu’il était de ceux qui ne pardonnent pas.

On la porta sur son lit, et moins de dix minutes après elle expirait, sans avoir prononcé une parole…

Mlle Henriette et Mme Bertolle s’étaient agenouillées près du lit, et le comte sanglotait dans un coin, lorsqu’un commissaire de police parut.

– La femme Brian est introuvable, dit-il, mais le sieur Elgin est arrêté… Où est la comtesse de la Ville-Haudry ?…

Daniel montra le cadavre.

– Morte ! fit le commissaire… je n’ai plus rien à faire ici…

Déjà il se retirait, quand Malgat l’arrêtant :

– Pardon !… monsieur, fit-il… Je ne suis pas Ravinet le brocanteur, mais bien Malgat, l’ancien caissier de la Société d’Escompte Mutuel, condamné par contumace à dix ans de travaux forcés… Je veux être jugé, je me constitue prisonnier !

XXXIII

… Ainsi qu’il l’avait espéré, le juge de Saïgon obtint de poursuivre l’instruction qu’il avait si habilement commencée, et ce fut lui qui fit condamner aux travaux forcés à perpétuité Justin Chevassat, dit Maxime de Brévan.

Crochard, dit flageolet, en fut quitte pour vingt ans, et les époux Chevassat s’en tirèrent moyennant huit ans de réclusion chacun…

L’affaire de Thomas Elgin, qui vint au rôle dans la même session, révéla une escroquerie presque invraisemblable, à force de hardiesse… C’était de fausses actions qu’il faisait racheter à M. de la Ville-Haudry, ruinant ainsi, du même coup, le comte et l’entreprise dont il avilissait les titres… Il fut envoyé au bagne pour vingt ans…

Ces scandaleux débats dégagèrent l’honneur de M. de la Ville-Haudry, mais trahirent une si prodigieuse incapacité, qu’on soupçonna dès lors le rôle qu’avait joué sa première femme, la mère de Mlle Henriette.

Il resta d’ailleurs pauvre, relativement. On avait bien fait rendre gorge à sir Tom, et retrouvé la fortune de Sarah, mais le comte avait à payer son ineptie… Et quand il eut désintéressé ses créanciers, et remis à sa fille une portion de l’héritage de sa mère, il ne lui resta pas trente mille livres de rentes…

Seule de toute « la Clique » mistress Brian échappa…

Malgat s’étant présenté dans les délais de rigueur pour purger sa contumace, le jugement qui le frappait se trouvait anéanti, et il fut renvoyé en cour d’assises… Mais son affaire fut ce qu’elle devait être.

Son avocat eut peu à dire… le ministère public s’était chargé de la tâche de la défense.

Après avoir expliqué en quelles circonstances le pauvre caissier avait failli, M. E. de S…, substitut du procureur impérial, poursuivait :

« Maintenant, messieurs, que vous connaissez le crime, il est juste de vous dire ce que fut l’expiation volontaire.

« Sorti de chez la misérable qui l’avait perdu, fou de douleur et décidé à se donner la mort, Malgat rentra chez lui… Il y trouva sa sœur…

« C’était, messieurs, c’est une de ces douces femmes qui ont gardé pieusement le culte des vertus domestiques, et qui ne savent ce que c’est que de transiger, quand parlent l’honneur ou le devoir…

« Elle eut bientôt arraché à son frère le fatal secret, et surmontant l’horreur qu’elle dut ressentir, elle trouva dans son cœur des accents pour l’émouvoir et le faire revenir sur ses résolutions… Elle lui dit que le suicide ne serait qu’un crime de plus, que l’honneur lui commandait de vivre pour réparer, pour restituer l’argent qu’il avait volé.

« Lui renaissait à l’espérance et se retrempait à cette énergie… Et pourtant que d’obstacles !… Comment rendre quatre cent dix mille francs !… Comment les gagner, et où, maintenant qu’il allait être réduit à se cacher ?…

« Alors, messieurs, savez-vous ce que fit cette sœur sublime en son dévouement ?… Elle possédait douze mille livres de rentes, elle les vendit et en porta le capital au directeur de la Société d’Escompte, le priant d’attendre pour le reste, affirmant que tout serait remboursé, la somme dérobée et aussi les intérêts jusqu’à parfait payement. Elle lui demandait en échange et il lui promit le secret.

« Et de ce jour, messieurs, le frère et la sœur vécurent, comme les plus pauvres artisans, travaillant sans relâche, se refusant tout ce qui n’était pas le strict nécessaire…

« Et aujourd’hui, messieurs, Malgat ne doit plus rien à la Société d’Escompte… Ayant failli, il s’est relevé… Et ce banc d’infamie de la cour d’assises, sera pour lui le piédestal de la réhabilitation !… »

Malgat fut acquitté…

* *

*

C’est à l’église de Sainte-Clotilde qu’a été célébré le mariage de Mlle de la Ville-Haudry et du lieutenant Champcey.

Daniel avait pour témoins Malgat et le vieux chirurgien-major de la Conquête.

Plusieurs personnes remarquèrent que la mariée portait, contre l’usage, une robe de mousseline brodée.

C’était celle que Mlle Henriette avait si souvent mouillée de ses larmes au temps où, incertaine du pain du lendemain, elle essayait de vivre de son travail.

Malgat l’avait cherchée et rachetée, cette robe précieuse, et c’était son présent de noces…

M. de la Ville-Haudry voit peu son gendre… Il s’en prend à lui de la mort de Sarah, qu’il adore par-delà le tombeau.

– Elle a été calomniée !… dit-il parfois en pleurant.

Il est le seul à pouvoir le penser. Et pourtant il se trouve des gens qui seraient ravis de réveiller les infamies jadis répandues par Sarah pour perdre Mlle Henriette.

– Certes, disent-ils, Mme Champcey est charmante, mais il paraît qu’autrefois…

Ceux-là feront bien de toujours se tenir hors de la portée du bras de Daniel et de son fidèle Lefloch.

FIN

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Septembre 2010

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[1] Dans « Les esclaves de Paris » du même auteur, disponible sur le site d’Ebooks libres et gratuits.

[2] Tire-veille : corde servant de rampe à l’escalier d’un navire.