Paul Féval (père)

LA VILLE-VAMPIRE

ou bien le malheur d’écrire des romans noirs

Paris, E. Dentu, 1875

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 3

DEUXIÈME PARTIE.. 78

À propos de cette édition électronique. 163

 

PREMIÈRE PARTIE

 

Il y a beaucoup d’Anglais et surtout d’Anglaises qui ont pudeur quand on leur raconte les actes d’effrontée piraterie dont les écrivains français sont victimes en Angleterre. Sa Très Gracieuse Majesté Victoria reine a signé jadis un traité avec la France dans le but louable de mettre fin à ces vols tant de fois répétés. Le traité est fort bien fait : seulement, il contient une petite clause qui en rend la teneur illusoire. Sa Très Gracieuse Majesté, en effet, défend à ses loyaux sujets de nous prendre nos drames, nos livres, etc., mais elle leur permet d’en faire ce qu’elle a la bonté d’appeler « une blonde imitation ».

C’est joli, ce n’est pas honnête. Le cher, l’excellent Dickens me disait un jour, en manière d’apologie :

– Je ne suis pas beaucoup mieux gardé que vous. Quand je passe à Londres et que j’ai par hasard une idée sur moi, je ferme à clef mon portefeuille, je le mets dans ma poche et je tiens mes deux mains dessus. On me vole tout de même.

Le fait est que la « blonde imitation » en remontrerait aux pickpockets les plus subtils.

Aussi, l’amie si charmante de Dickens, Lady B…, du château de Shr…, me répète, depuis vingt ans, la même question, chaque fois que j’ai le bonheur de la voir :

– Pourquoi ne volez-vous pas les Anglais à votre tour ?

– Ce n’est pas assurément, madame, qu’il n’y ait des choses adorables à prendre dans vos livres, mais peut-être que notre caractère national ne nous porte pas vers le « blond » escamotage.

Cette réponse a le don de faire rire Mylady aux éclats. Elle va même jusqu’à me citer des noms très français et particulièrement recommandables… Mais chut !

 

Vers la fin de l’année dernière (1873), Mylady me fit l’honneur de me surprendre, un matin.

– Je vous emmène, me dit-elle. Tout est arrangé avec votre chère femme. Nous partons ce soir.

– Et nous allons ?

– Chez moi.

– Rue Castiglione ?

– Non, château de Shr…, comté de Stafford.

– Miséricorde !

Il faisait un temps odieux : de la neige qui fondait, du vent qui hurlait, même à Paris : jugez du tapage entre Douvres et Calais !

Mylady, élève de Byron, chérit la tempête :

– Il ne s’agit pas de savoir, me dit-elle, si vous avez peur des rhumes de cerveau. Je me suis mis en tête de vous rendre d’un seul coup tout ce que l’Angleterre vous a pris. Or, l’occasion brûle. M. X… et Miss Z… sont déjà sur la piste de l’affaire, et d’ailleurs, à l’âge de Mlle 97, on n’a pas le temps d’attendre.

M. X… et Miss Z… sont deux romanciers anglais à forte sensation. Il s’agissait donc d’un sujet de roman. Je demandai des explications, elles me furent refusées ; seulement, Mylady employa l’éloquence extraordinaire, qui est chez elle un don de Dieu, à exaspérer ma curiosité.

– Avez-vous confiance en Walter Scott ? me dit-elle. C’était un admirateur passionné des Mystères d’Udolphe. Il a écrit la biographie de Mme Anne Radcliffe. Vous entendez : Walter Scott ! Dickens vint voir une fois Mlle 97. En ce temps-là, elle s’appelait Mlle 94, car elle change de nom tous les ans, le jour de Noël. Je connais bien des aventures, mais celle-là est tellement extraordinaire…

Ma foi, je cédai, nous partîmes. La traversée fut hideuse ; j’éternue encore en y songeant. Tous les démons de l’air et de la mer jouaient avec notre paquebot comme si c’eût été un ballon en caoutchouc. Le lendemain, nous prîmes à Londres le North Western Railway et nous couchâmes à Stafford. Le lendemain encore, le landau de Mylady nous conduisit, à travers une plaine blanche de neige, jusqu’à la partie montagneuse du comté qui avoisine le Shropshire. Le soir, nous dînâmes au château.

Voici ce que j’avais appris pendant le voyage :

Nous étions dans le pays même habité par M. et mistress Ward, père et mère de celle qui devait être si célèbre sous le nom d’Anne Radcliffe. Miss Ninety-Seven (97) était une petite-cousine des Ward. Il ne lui manquait plus que trois ans pour être centenaire. Elle habitait un cottage, situé dans la montagne, à une lieue et demie du château de Mylady. Ce cottage avait été longtemps la demeure de son illustre parente.

Je n’emploie pas le mot illustre au hasard : et je suis disposé à le maintenir contre tout reproche d’exagération. La gloire d’Anne Radcliffe remplit un instant le monde, et ses noires fictions obtinrent une vogue que nos plus grands succès contemporains sont loin d’égaler. On peut dire qu’elle charmait à la fois le château et la chaumière. Les Mystères d’Udolphe eurent plus de deux cents éditions en Angleterre. En France, ce livre fut traduit plusieurs fois et une seule de ces versions fut réimprimée quarante fois à Paris. Et ce ne fut pas l’engouement d’un jour. À l’heure où nous sommes, la fièvre est tombée, mais les Mystères d’Udolphe et le Confessionnal des pénitents noirs épouvantent encore des milliers de jeunes imaginations sous le soleil.

Or, Mlle 97 savait une histoire personnelle à Anne Radcliffe et qu’Anne Radcliffe elle-même lui avait racontée quelque soixante-dix ans auparavant. Il était de tradition dans le pays que cette histoire contenait les motifs qui avaient tourné l’esprit placide et plutôt gai d’Anne Radcliffe vers le genre terriblement sombre qui caractérise son œuvre.

Walter Scott avait eu vaguement connaissance de cette histoire, comme le prouve sa lettre du 3 mai 1821 à son éditeur Constable, qui contient ce passage : Quant au manuscrit de la Vie d’Anne Radcliffe, j’en retarde la livraison jusqu’après ma prochaine entrevue avec Miss Jebb, de qui j’espère tirer des détails excellents et de la nature la plus particulière. Cette dame est, dit-on, dépositaire, non pas d’un secret, mais d’une « curiosité importante » qui ajouterait un grand intérêt à notre récit…

Miss Jebb n’était autre que notre demoiselle 97, qui comptait déjà quarante-cinq printemps à la date de la lettre de Sir Walter Scott. Comme tous les Anglais, elle avait un faible pour la noblesse, et Mylady comptait là-dessus pour écarter Miss Z… et M. X…, qui étaient des romanciers « du commun ».

Le lendemain de notre arrivée, et par un froid gris, Mylady me fit monter en voiture après le premier déjeuner. Nous roulâmes pendant une demi-heure, puis nous mîmes pied à terre devant une grille de bois, peinte en vert, qui servait d’entrée à une vieille petite maison d’aspect tout à fait respectable. La montagne l’entourait de trois côtés. Au midi, elle regardait un riant paysage.

Nous fûmes introduits dans un parloir assez grand, eu égard surtout à l’exiguïté de la maison. Plusieurs portraits ornaient les murailles où l’on voyait aussi quelques dessins, encadrés de bois jaune.

Une vieille femme maigre et longue était assise au coin de la cheminée-poêle. Elle me parut avoir la figure d’un oiseau, je ne sais lequel, mais je suis sûr de l’avoir vu chez les marchands qui vendent le règne animal empaillé. Son nez coupait comme un rasoir et ses yeux ronds avaient une apparence endormie.

– Comment vous portez-vous, Jebb, ma chère ? demanda Mylady affectueusement.

– Pas mal ; et Votre Seigneurie ?

Je regardai tout autour de la chambre pour voir qui avait parlé. Nous étions seuls tous les trois. Mlle 97 était ventriloque naturellement. Sa voix faisait le tour des gens, et on l’entendait par-derrière. Elle avait dû être laide autrefois et restait fort bien conservée.

Quand Mylady m’eut présenté, nous nous assîmes, et la voix de Mlle 97, parlant à l’autre bout du parloir, me dit avec bienveillance :

– Le Français, monsieur, est brave et léger, l’Italien astucieux, l’Espagnol cruel, l’Allemand lourd, le Russe brutal, l’Anglais joyeux et remarquable par sa générosité. Elle aimait les Français.

Mlle 97 leva les yeux au plafond en prononçant le mot Elle qui, dans sa bouche, et ponctué par ce pieux regard, désignait toujours Anne Radcliffe.

La phrase qui précède, je l’ignorais malheureusement, était extraite du Roman sicilien, second ouvrage d’Elle.

– Quel style ! s’écria Mylady. Et que de profondeur !

– J’ai l’honneur, répliqua Mlle 97, de remercier Votre Seigneurie.

Mylady tira de dessous son cachemire-waterproof, qu’elle avait déposé en entrant, un paquet contenant quatre volumes in-12. C’était la traduction française, publiée par Charles Gosselin, Paris, 1820, de la Biographie des Romanciers célèbres de Sir Walter Scott.

– Vous voyez qu’Elle est aimée en France, prononça gravement Mylady en ouvrant le volume qui contenait la Vie d’Anne Radcliffe.

Je pense qu’un ressort existait à l’intérieur de cette pauvre vieille tête. Il dut se détendre tout à coup. Nous vîmes les dents de Miss Jebb, qui étaient encore au complet, mais très jaunes et d’une longueur étrange. En même temps, un rire sec et strident se fit entendre je ne sais où, et la voix de Miss Jebb qui parlait, cette fois sous la table, nous dit :

– Eh bien ! eh bien ! puisque le gentleman est venu de loin et que Votre Seigneurie le protège, il ne faut pas qu’il ait fait pour rien un si long voyage. J’espère bien que je m’appellerai Miss Hundred (Mlle 100) un jour ou l’autre, mais j’ai eu le mal de tête à l’automne pour la première fois de ma vie. On peut mourir, malgré tout, et je ne voudrais pas emporter avec moi cette incroyable histoire.

Nous nous arrangeâmes aussitôt pour écouter. Miss Jebb éloigna d’elle sa tasse et parut se recueillir. À deux ou trois reprises, pendant le silence qui suivit, elle eut des tressaillements courts. Cela produisait un son comme si on eût ramené des noisettes dans un sac de parchemin.

– Jamais il n’y a rien eu de pareil, murmura-t-elle enfin en serrant à deux mains ses genoux pour les empêcher de frissonner. J’ai froid, quand j’y pense, jusque dans le milieu de mon cœur. Je ne sais pas si je fais bien de rompre le silence, mais tant pis ! Je veux que la foule parle d’Elle encore une fois. Et on en parlera, car c’est terrible… terrible !

 

L’enfance de Miss Anna s’était passée dans la maison de commerce de ses parents, M. et mistress Ward. Ce n’étaient pas des gens riches, mais ils avaient de très belles alliances. Quand M. Ward vendit son établissement, vers l’an 1776, il vint habiter avec sa femme et sa fille le cottage où nous sommes présentement.

L’adolescence d’Anna s’écoula, heureuse et tranquille, dans cette retraite où régnait la « médiocrité d’or » dont parle le poète, l’aisance modeste qui est, dit-on, le bonheur.

Pendant les vacances surtout, le cottage s’animait. Nous avions alors Cornelia de Witt avec sa gouvernante, la signora Letizia, et le joyeux jeune homme Édouard S. Barton, accompagné de son répétiteur Otto Goëtzi.

Anna, Édouard et Cornelia étaient unis par les liens de l’amitié la plus tendre. On avait pensé d’abord que Ned Barton épouserait Anna quand il aurait l’âge, et je me souviens que mistress Ward avait commencé à broder (dix ans d’avance) une superbe paire de rideaux en mousseline des Indes où le chiffre d’Anna et celui d’Édouard s’entrelaçaient. Mais l’homme propose et Dieu dispose. Il se trouva que Ned Barton et notre Anna s’aimaient seulement comme frère et sœur. Je suis sûre de cela pour Ned ; peut-être qu’il y avait quelque petite chose de plus dans le cher cœur d’Anna, mais William Radcliffe n’en fut pas moins le plus heureux des époux. Sir Walter Scott l’a dit dans sa notice.

Depuis que le monde est monde, on ne vit jamais un si doux naturel que celui d’Anna. Et une gaieté ! Partout où Elle entrait, il y avait dans l’air des sourires. Son unique défaut était une excessive timidité. Jugez donc les auteurs par leurs ouvrages ! Ce n’est pas cent fois ni mille fois non plus qu’on m’a demandé où elle avait pris les sombres audaces de son génie. Vous, du moins, après m’avoir entendue, jamais plus vous ne ferez cette question.

Le mois de septembre 1787 vit les dernières vacances de nos trois jeunes amis. William Radcliffe était déjà en quatrième avec eux. Il avait demandé la main de Miss Ward au mois de juillet, cette même année. Ned et Cornelia étaient fiancés depuis le dernier hiver. Ils s’aimaient d’un grand amour et la vie s’annonçait pour eux sous l’aspect le plus favorable.

Cette fois, M. Goëtzi n’avait point accompagné son ancien élève, qui portait bien galamment, en vérité, l’uniforme de la marine royale. De son côté, la Letizia était restée en Hollande où elle tenait la maison du comte Tiberio, le tuteur de Cornelia. Pour vous dire comme celle-ci était belle, il faudrait l’éloquence de ma pauvre Anna, qui, du reste, a immortalisé les charmes de son amie dans les Mystères d’Udolphe : Corny est l’original du portrait d’Émilia.

Ah ! ce sont de vivants souvenirs ! J’étais encore enfant, mais je me rappelle nos longues promenades dans la montagne. M. Radcliffe n’avait rien en lui de précisément romanesque ; il était propre, bien couvert et obligeant avec les dames. Chaque fois que Ned et Cornelia s’égaraient ensemble dans les grands bois, William Radcliffe essayait d’entamer avec notre Anna des conversations d’un genre agréable et tendre, mais Elle m’appelait aussitôt et tournait l’entretien vers des sujets de littérature classique. Sur sa prière, M. Radcliffe lui récitait des passages de poètes grecs et latins. Quoiqu’Elle ne comprît point le texte, Elle était folle de cette savante musique. Et parfois, pendant que le licencié d’Oxford déclamait Homère ou Virgile, les doux regards de notre Anna se perdaient dans le lointain, où passait comme un rêve ce couple charmant : Ned, le midshipman, et la blanche Cornelia…

Elle soupirait alors et priait M. Radcliffe de lui traduire la tirade mot à mot, ce qu’il faisait de très bonne grâce, étant fort obligeant.

Les adieux furent tristes, cette année. On ne devait se revoir, en effet, qu’après les deux mariages accomplis, savoir : celui de M. Radcliffe et d’Anna au lieu même où nous sommes, celui de Ned et de Cornelia à Rotterdam, où le comte Tiberio faisait sa résidence.

Par suite d’une pensée délicate et sentimentale, il avait été convenu que les deux noces se feraient le même jour, à la même heure, l’une en Hollande, l’autre en Angleterre. Comme cela, malgré la distance, une sorte de communion devait s’établir entre deux jeunes bonheurs.

Depuis la fin des vacances jusqu’à l’époque du double mariage, une correspondance assez active fut échangée. Les lettres de Cornelia respiraient la joie la plus pure. Quant à Ned, il était amoureux comme tout un bataillon de fous. Je ne voyais pas les réponses de notre Anna, qui me semblait un peu triste.

À la Noël, on commença à comploter les toilettes de la mariée. Pendant tout le mois de janvier 1787, il ne fut question que du trousseau. Le grand jour était fixé au 3 mars.

En février, une lettre de Hollande arriva qui mit toute la maison en émoi. La comtesse douairière de Montefalcone, née de Witt, venait de mourir en Dalmatie. Cornelia, unique héritière, allait tout d’un coup se trouver à la tête d’une énorme fortune.

La lettre était de Ned, qui semblait inquiet et plutôt triste de cet événement.

Quoique son message fut très court, il trouvait la place d’y relater ce fait singulier que le comte Tiberio se trouvait être, par rapport à la riche succession de la douairière de Montefalcone, l’héritier immédiat de sa propre pupille.

Après cette lettre, on ne reçut plus aucune nouvelle de Hollande jusqu’à la fin de février. Il n’y avait rien de trop étonnant à cela. Le mauvais temps régnait dans le canal, et le vent, qui soufflait constamment de l’ouest, rendait la traversée difficile. Vous avez maintenant les paquebots à vapeur qui se moquent du vent debout. De notre temps, on était parfois des semaines sans entendre parler du continent.

L’excellent M. Ward avait coutume de dire en regardant la girouette du cottage tous les matins :

– Dès que ce coq va tourner, nous recevrons en une fois toute une rame de papier à lettres !

Les deux premiers jours de mars passèrent encore sans nouvelles. La noce devait avoir lieu le lendemain ; la maison était pleine de mouvement et de bruit.

Vers le soir, une heure après le dîner, on apporta la robe de noce, et presque au même instant, la cloche de la grille ayant tinté, on entendit la joyeuse voix de M. Ward qui criait dans l’escalier :

– Je vous l’avais bien dit avant-hier : le coq a tourné ! Voici le facteur qui apporte toute une brassée de correspondances !

En vérité, les lettres arrivaient mal dans cette maison bouleversée. Le paquet en contenait beaucoup et de dates très variées. On ouvrit les plus récentes, on constata que les chers amis de Rotterdam allaient bien, et chacun reprit son ouvrage.

Notre Anna était, dans toute la rigueur du terme, captive de ses couturières qui lui essayaient sa robe. Je lui portai moi-même son paquet, composé de cinq lettres, trois de Cornelia, deux de Ned Barton. Sur son ordre, j’ouvris celle qui me parut être la dernière, et j’allai tout de suite au bout de la quatrième page.

– Tout va bien, dis-je, après avoir parcouru quelques lignes.

– Dieu soit loué ! s’écria notre Anna.

– Alors, petite Jebb, mon ange, ajouta la maîtresse couturière, je vous prie de tourner les talons, car vous nous gênez beaucoup, cher trésor.

Elle me sourit comme pour adoucir la dureté de cet ordre qui me chassait. Elle avait l’air d’une martyre entre ces quatre harpies qui avaient des épingles plein la bouche et qui la clouaient dans sa chasse de mousseline blanche. Je mis le paquet sur le guéridon auprès d’elle et je sortis.

Je dois vous faire observer ici une chose importante : c’est qu’à partir de cette minute, exactement, je cesse de parler en qualité de témoin oculaire. C’est désormais Anna Radcliffe elle-même que vous allez entendre, car je tiens de sa bouche tout le restant de l’aventure. Je ne la revis plus, en effet, qu’après les événements.

Il était à peu près sept heures du soir quand la couturière et ses aides quittèrent la maison, emportant une dernière fois la robe de mariée pour lui faire subir les suprêmes corrections. Quand elle fut seule, notre Anna se sentit fatiguée si profondément par les émotions de cette journée qu’elle n’eut pas le courage de rentrer au parloir où l’attendaient son père, sa mère et son fiancé. Elle se donna à elle-même ce prétexte qu’il fallait bien lire les lettres de Rotterdam ; mais le sommeil la prit avant qu’Elle eût achevé la première phrase d’une joyeuse épître signée : Édouard S. Barton. Le sommeil de notre Anna fut fiévreux et plein de rêves. Elle vit une petite église, bâtie en un style singulier, au milieu d’une campagne riante qui était toute pleine d’arbres et de plantes que l’Angleterre ne produit pas. Il y avait surtout du maïs dans les champs et les bœufs avaient des robes couleur tourterelle. Auprès de l’église était un cimetière dont les tombes étaient toutes blanches. Il y en avait deux qui semblaient jumelles. De chacune de ces tombes (cette chose niaise, mais touchante, se rencontre souvent dans nos cimetières anglais), un bras sortait, sculpté en une matière plus blanche que le marbre. Les deux bras allaient l’un vers l’autre et se donnaient une poignée de main. Elle ne savait pas bien, dans son rêve, pourquoi la vue de ces deux sépultures la faisait frissonner et pleurer amèrement. Elle voulait lire les inscriptions gravées sur les tables de marbre, mais c’était chose impossible. Les caractères se mêlaient ou fuyaient devant son regard.

Vers dix heures, le bruit des couturières qui rentraient l’éveilla tout en larmes. Elle avait dormi trois heures. Il y avait dans sa pensée le poids d’un terrible malheur.

– Je ne vous demande pas pourquoi vous avez les yeux rouges, Miss Ward, lui dit la maîtresse ouvrière ; les jeunes filles qui vont se marier pleurent toujours, et je suppose que c’est de plaisir. Essayons la robe.

On essaya la robe. Elle lui allait bien. Et on la laissa seule. Elle se baigna les yeux. Les paroles de la couturière venaient de réveiller l’impression de son rêve. Son regard étant tombé par hasard sur les lettres de Rotterdam qu’elle avait presque oubliées, un grand cri jaillit de sa poitrine.

Ce fut comme si on lui eût dit tout à coup les noms inscrits sur le marbre des deux tombes jumelles : Cornelia ! Édouard !

Elle rompit un cachet au hasard. Son regard trop avide ne vit d’abord que des points noirs qui dansaient sur du blanc. Quand Elle put lire enfin, Elle se sentit bien soulagée. C’était une lettre du 13 février, écrite et signée par Cornelia, qui faisait des projets charmants pour les prochaines vacances. D’ici là, on aurait certes le temps de régler la succession de la comtesse douairière. Cornelia comptait venir au cottage, non point pour y rester comme à l’ordinaire, mais pour emmener toute la famille à son beau château de Montefalcone, dans les Alpes Dinariques, de l’autre côté de Raguse. Elle avait là un domaine immense avec des mines de marbre et d’albâtre. Elle ne se possédait pas de joie. Ned l’avait aimée pauvre fille, et elle allait faire de lui tout d’un coup un riche seigneur…

« Que lui aurais-je pu donner, moi ? pensa notre Anna en refermant la lettre. Il vaut mieux que cela soit ainsi. Et William est un digne cœur, après tout. »

Comme Elle avait dormi trois heures, le sommeil ne la pressait point. Elle s’établit bien commodément dans une bergère et résolut de lire d’un bout à l’autre toute sa correspondance.

Le bonheur de sa chère Cornelia l’enchantait, et croyez bien que si quelques soupirs soulevaient parfois la mousseline de son corsage, ce n’était pas l’envie qui les provoquait. Anna envieuse ! quel blasphème ! non, mais il est certain que Corny s’étendait un peu trop sur ses richesses nouvelles, sur ses parures, et principalement sur les folies que notre étourdi de Ned faisait pour elle. Il y avait des pages entières qui chantaient comme des psaumes. Et par-dessus les psaumes de Miss Corny arrivait le dithyrambe d’Édouard Barton. Bonheur ! amour ! amour ! bonheur ! Cela devenait monotone. Vous avez en France un dicton assez joli : « Si vous êtes si riche, dînez deux fois ! » Notre Anna pensait peut-être : « Qu’ils s’épousent deux fois, puisqu’ils s’aiment tant ! »

Elle en arriva à être quelque peu fière en comparant la modération de sa propre tendresse avec le délire de Cornelia. Puis, comme Elle était philosophe et tout imprégnée de la pensée des sages, tant chrétiens que païens, Elle en vint à se dire que ces excès de bonheur pourraient bien avoir leurs revers. Ainsi est la vie humaine : action, réaction. Quiconque gagne perdra. Et derrière l’horizon, il y a toujours des nuages qui sont en route pour couvrir le plus radieux ciel.

Aussitôt que cette pensée eut germé dans le cerveau de notre Anna, elle s’y établit avec une autorité extraordinaire. Cela lui rendit toute l’excellence de son naturel. Elle se mit à déplorer, par avance, les chagrins qui pourraient bien succéder, dans un avenir plus ou moins prochain, à ce déluge de félicités. Cher Ned ! Pauvre Corny ! le deuil est si cruel après la joie ! Je crois que notre Anna versa quelques larmes, avant même d’avoir découvert le serpent qui se cachait sous les roses de la volumineuse correspondance.

Car il y en avait de ces lettres, ah ! il y en avait. J’ai dit cinq, et je n’ai point menti ; mais elles se dédoublaient comme ces boîtes de la Chine qui s’encastrent l’une dans l’autre et procurent d’inépuisables surprises aux petits enfants. Les lettres de Cornelia contenaient des lettres de Ned Barton, les lettres de Barton laissaient sourdre des lettres de Cornelia, et notre Anna lisait toujours. Elle était éveillée comme une souris. Il lui semblait qu’Elle aurait pu lire ainsi éternellement. Et au moment où l’idée philosophique lui vint, l’idée que les gens de bonne éducation traduisent ainsi : « La roche Tarpéienne est bien près du Capitole », il arriva que la correspondance se mit à tourner aussi, comme la pensée de notre Anna. Un nuage, lointain encore, apparut dans le ciel bleu. Elle le vit grossir, avancer, s’assombrir, recelant dans ses flancs… Mais n’anticipons pas. L’orage éclatera toujours assez vite.

 

(Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais chaque fois que, dans ses incomparables récits, Elle emploie cette formule, positivement inventée par Elle : « N’anticipons pas », j’ai la chair de poule.)

 

La correspondance des chers fiancés de Rotterdam changeait peu à peu de caractère.

Par hasard, notre Anna avait décacheté d’abord les messages les plus anciens. Le nuage se montra à l’horizon quand Elle ouvrit la moins fraîche en date des deux dernières enveloppes.

Ce fut d’abord une lettre de Ned : le cantique baissait d’un ton. Jusqu’alors, le comte Tiberio, modèle des tuteurs n’apparaissait jamais sous la plume de Ned que comme un vivant rayon d’indulgence, de bonté, de générosité. Aujourd’hui, ce nom presque auguste arrivait tout nu et sans épithète. Symptôme plus grave : Ned ne parlait pas beaucoup d’amour.

Vaguement, très vaguement, il donnait à entendre que la succession de la comtesse douairière susciterait peut-être des embarras. Le comte Tiberio avait changé d’allure. M. Goëtzi, qui était à Rotterdam en passant, insinuait de singulières choses…

Ce fut ensuite une lettre de Corny, qui avait évidemment « ses nerfs ». Elle appelait Letizia Pallanti « cette personne ». Letizia ! l’ange d’hier ! la parfaite créature ! Et pourquoi ? On ne savait encore. Mais, entre les lignes irritées de cette missive, la perspicacité de notre Anna devinait une chose absolument choquante : Letizia, oubliant non seulement la morale éternelle, mais encore les plus simples convenances, devait entretenir avec le comte Tiberio des rapports qu’il est superflu de caractériser.

Et ce M. Goëtzi (c’était une autre lettre plus récente) quel rôle jouait-il ? Il parlait très mal du comte Tiberio, disant que sa conduite scandaleuse avait fort dérangé ses affaires, et il passait des demi-journées entières enfermé sous clef dans le cabinet du comte Tiberio ! Il était de toutes les orgies (le mot se trouvait écrit en toutes lettres), et quand « cette créature », Letizia, sortait chargée de diamants, M. Goëtzi lui servait de cavalier !

Pensez s’il devait être tard ! Il y avait déjà longtemps qu’Elle avait entendu sonner minuit ; mais le besoin de sommeiller ne venait point. Notre Anna se sentait dévorée par une envie de savoir qui prenait sa source dans son bon cœur. Elle lisait, elle lisait ! Étrange nuit pour une veille de noces !

Et, à mesure que la lecture avançait, il s’en dégageait comme une vague menace… Le bonheur et la sécurité amènent l’ennui ; mais, dès que l’orage s’amasse au lointain de l’horizon, l’intérêt se réveille.

Elle bondit tout à coup sur son fauteuil ; c’était le premier son du tonnerre. Un billet de Ned parlait de « retards », et c’était le mariage qu’on retardait ! On expliquait cela en disant que la succession était une affaire splendide, mais un peu embrouillée, et qu’il fallait se rendre sur les lieux…

Pourquoi ne pas unir auparavant les jeunes époux ?

C’était justement la question que posait ce pauvre Ned.

Elle dépliait feuilles sur feuilles, trouvant les moyennes dans les grandes et dans les moyennes les petites. Elle lisait toujours, toujours. L’enveloppe du dernier envoi était ouverte, puisque M. Ward en avait extrait la lettre positivement rassurante qui avait motivé ses cris de joie.

 

Mais savez-vous ce qu’il avait lu, le brave homme ?

Et moi aussi, du reste, car j’y avais été trompée comme lui.

Nous avions lu çà et là deux ou trois fragments de phrases où le mot bonheur revenait à chaque instant, mais, hélas ! c’était pour exprimer le regret du bonheur perdu !

Au moment où tout nous sourit, disait en effet le pauvre Ned, où l’avenir se présente à nous sous les plus charmantes couleurs : bonheur, richesse, amour…

M. Ward n’en avait pas demandé davantage, ni moi non plus.

Mais la phrase s’achevait ainsi :

l’orage éclate, oui, juste à ce moment ; la foudre nous frappe et nous renverse ; nous sommes perdus !

Perdus ! Vous représentez-vous l’état de notre Anna ?

Et malheureusement, il n’y avait point d’exagération dans ce mot funeste ! Un billet de l’infortunée Cornelia disait :

Au milieu de la nuit, on m’arrache de mon lit. M. Goëtzi me serre la main en bas de l’escalier et me dit : « Courage ! vous avez un ami… » Dois je le croire ? On m’entraîne… Cette nuit est horrible et la tempête empêche mes cris d’être entendus…

Elle laissa échapper le papier et tomba sur ses genoux.

– Ô Maître de toutes choses ! cria-t-Elle parmi ses sanglots, se peut-il que tu permettes de semblables forfaits ? Où es-tu maintenant, Cornelia ? Où es-tu, ma meilleure amie ?

Les autres femmes s’évanouissent généralement en de pareilles conjectures, mais Elle était supérieure à son sexe.

Sans quitter la posture de la prière, Elle saisit de nouveau les lettres et continua sa lecture à travers ses larmes.

Ned semblait répondre à la dernière question qui avait jailli du cœur de notre Anna.

M. Goëtzi m’avait averti, disait-il en quelques lignes à peine lisibles, je ne voulais pas le croire. Quel rôle joue cet homme ? Ce matin, j’ai trouvé la maison du comte Tiberio déserte. Dans la rue, les voisins assemblés criaient : « Ils ont pris la fuite comme des voleurs ! la banqueroute sera énorme ! Vous n’y êtes pas ! a répondu M. Goëtzi, qui est en quelque façon sorti de terre. Il n’y aura point de banqueroute, et le comte Tiberio payera tout, car il va épouser l’héritière de l’immense fortune des Montefalcone ! »

Une lettre restait : un chiffon de papier griffonné péniblement.

Ce soir, disait ce billet qui était de Ned, M. Goëtzi est venu chez moi. Il semblait compatir à ma peine. Il m’a appris que ma bien-aimée Cornelia, enlevée par son infâme tuteur, était en route pour le château de Montefalcone, en Dalmatie. Il m’a conseillé de courir à sa poursuite. Un cheval tout sellé était préparé par ses soins à la porte de ma demeure. Je suis parti, quoique mes forces fussent épuisées. À peine hors de la ville, j’ai été entouré et attaqué par quatre hommes qui portaient des masques impénétrables. Néanmoins, à la lumière de la lune et par les trous du masque de l’un d’eux, j’ai cru reconnaître cette lueur verdâtre qui rayonne dans les prunelles de M. Goëtzi. Est-ce possible ? Un homme qui a été mon précepteur !… Ils m’ont laissé pour mort sur la grande route. Je suis resté là jusqu’au matin, perdant mon sang par vingt blessures. Au petit jour, des villageois qui portaient leurs denrées à la ville m’ont relevé sans connaissance et conduit à l’auberge voisine, qui est à l’enseigne de La Bière et l’Amitié. Que Dieu les récompense ! Non pas que je tienne à la vie ; mais Cornelia n’a plus que moi pour défenseur. Mon lit est bon. Ma chambre est grande. Elle est ornée d’estampes qui représentent les batailles de l’amiral Ruyter. Les rideaux sont à ramages. L’aubergiste ne me paraît pas méchant, mais il ressemble à M. Goëtzi par-derrière. Il n’a pas de visage, cela produit un singulier effet. Il amène toujours avec lui un chien énorme qui a, au contraire, une figure humaine. Juste en face de mon lit, dans la muraille, à huit pieds du sol, environ, s’ouvre un trou de forme ronde comme ceux qui donnent passage aux tuyaux de poêle. Mais il n’y a pas de poêle. Dans le noir, qui est au-delà du trou, je distingue quelque chose de vert : des prunelles qui m’observent sans cesse… J’ai, Dieu merci, tout mon sang-froid. On a fait venir de Rotterdam un chirurgien qui me soigne. Sa pipe et lui doivent peser trois Anglais. Il y a un peu de vert dans ses yeux. Est-il à votre connaissance que M. Goëtzi eût un frère ?…

… Un petit garçon de cinq ou six ans vient d’entrer dans ma chambre en roulant son cerceau. Il m’a demandé d’un air effronté : « Est-ce toi qui es l’homme mort ? » Et il a jeté un pli sur ma couverture. C’était une lettre de Cornelia… Je n’ai eu que le temps de cacher le papier. Une femme chauve est entrée, suivie par le chien qui est venu me regarder avec les yeux de M. Goëtzi. Jamais il n’aboie. L’aubergiste a un perroquet qu’il porte partout sur son épaule et qui dit sans cesse : « As-tu déjeuné, Ducat ? » Les yeux verts me fixent du fond du trou noir. L’enfant rit à gorge déployée dans la cour en criant : « J’ai vu l’homme mort ! » Autour de moi, tout est vert. Anna, ma chère Anna, au secours !…

Elle se leva toute droite, parce que ce dernier mot ne fut pas lu seulement, mais entendu.

Au-dehors d’Elle et au-dedans, une voix qui était double, et qui sonnait comme les voix réunies de Cornelia de Witt et d’Édouard Barton, prononçait distinctement : « Au secours ! au secours ! »

Elle se mit à parcourir sa chambre à grands pas, en proie qu’Elle était à une fiévreuse détresse.

Puis, encore, sa pensée s’élança vers Dieu. Elle se sentit plus calme.

On l’appelait, que faire ? Aller.

Aller au secours.

Comment ? Elle ne savait, assurément. La conscience de sa faiblesse l’écrasait, mais il y avait en elle quelque chose de grand et d’indomptable, c’était sa volonté.

Elle voulait sauver Édouard et Cornelia.

Un puissant effort calma sa fièvre. Elle put tenir conseil avec Elle-même. À qui demander aide ? M. Ward était vieux et remarquable par sa prudence, William Radcliffe, son prétendu, était jeune, il est vrai ; mais c’était un avocat. Il y a, me direz-vous, des avocats qui sont braves comme des lions. Sans doute. Néanmoins, ce n’est pas leur métier. Enfin, notre Anna ne crut pas devoir s’adresser à M. Radcliffe.

Il en fut de même pour les autres amis de la maison, gens paisibles, et pour la plupart adonnés au jeu de trictrac. Elle eut la bonté de songer à moi un instant, mais j’étais, en vérité, trop petite.

Et pourtant, il fallait agir. Les premières lueurs de l’aube blanchissaient les rideaux des croisées. Elle traîna une petite valise au milieu de sa chambre et y entassa pêle-mêle les objets nécessaires. Je ne suis pas bien sûre qu’elle eût déjà, en ce moment, l’idée arrêtée de partir secrètement pour un si long voyage, le matin même de ses noces. Non, Elle était particulièrement décente, réservée et attachée aux convenances. Mais il y a des choses qu’on fait sans le penser, c’est certain.

Il pouvait être quatre heures et demie ou cinq heures du matin. Tout dormait encore au cottage, Elle se glissa le long des corridors, traînant sa valise.

Grey-Jack, le factotum, couchait dans une chambre du rez-de-chaussée, à côté de l’office. Elle frappa doucement à sa porte et lui dit :

– Éveillez-vous, Jack, mon ami ; j’ai à vous parler d’affaires importantes.

Le bon serviteur sauta aussitôt hors de son lit et vint ouvrir en se frottant les yeux.

– Qu’y a-t-il, demoiselle ? dit-il, et c’est aujourd’hui qu’on va commencer à vous appeler madame. Ah ! le beau jour ! Pourquoi diable êtes-vous levée à cette heure, demoiselle ?

Elle répondit :

– Habillez-vous vitement, bon Jack, mon ami, on a besoin de vous.

Il eut frayeur en l’écoutant parler. Quand la lampe fut allumée, il put la voir et il eut terreur. Elle était plus pâle que les morts. Il balbutia :

– Serait-il arrivé du mal dans la maison ?

– Oui, répondit-Elle, il est arrivé un bien grand mal, mais non point dans la maison. Habillez-vous, Jack, au nom de Dieu !

Le vieil homme se mit à trembler, mais il passa ses vêtements en toute hâte. Pendant qu’il s’habillait, Elle poursuivait :

– Grey-Jack, vous souvenez-vous de votre ami Ned Barton, qui jouait sur vos genoux, et de Corny, qui nous vint de Hollande si petite ?

– Si je me souviens de M. Édouard et de Miss Cornelia ! s’écria le vieux. Ne se marient-ils pas ce matin de l’autre côté de la mer ?

– Vous les aimiez tendrement tous les deux, n’est-il pas vrai, bon Jack ?

– Oui, sur ma foi, demoiselle, et je les aime encore.

– Eh bien ! Jack, il faut atteler Johnny à la carriole et partir sur-le-champ pour la ville.

– Qui ça ? moi ? s’écria le bonhomme stupéfait. Que je quitte la maison un jour de noces ! Et vous vous marieriez sans moi, demoiselle ?

– Je ne me marierai pas sans vous, bon Jack, car je vais partir avec vous.

Il voulut répliquer, mais Elle ajouta :

– C’est pour affaire de vie et de mort !

Grey-Jack, tout éperdu, courut à l’écurie sans demander d’autres explications.

Il allait bien à contrecœur. De temps en temps, il regardait aux fenêtres pour voir si quelqu’un ne s’y montrerait pas.

On s’était couché tard, et tout le monde dormait.

Elle prit place dans la carriole.

Grey-Jack monta sur le siège ; Johnny prit le trot ; rien ne s’éveilla dans la maison. Elle avait le cœur bien serré. Quoiqu’elle n’eût encore composé aucun de ses admirables ouvrages, Elle possédait déjà ce style brillant et noble que sir Walter Scott élève jusqu’aux nues dans sa notice biographique, car Elle s’écria involontairement :

– Adieu, douce retraite ! Heureux asile de mon adolescence, adieu ! Vertes campagnes, monts sourcilleux, forêts pleines d’ombre et de mystère, me sera-t-il donné de vous revoir jamais !

Grey-Jack n’était pas de bonne humeur, il se retourna et lui dit :

– Au lieu de causer toute seule, demoiselle, vous feriez mieux de m’apprendre ce que nous allons faire à Stafford si matin.

– Grey-Jack, dit-Elle solennellement, ce n’est pas à Stafford que nous allons.

Grey-Jack se retourna pour la regarder bouche béante :

– Demoiselle, demanda-t-il, tandis que ses gros sourcils se rapprochaient, vous avez été pendant vingt-trois ans plus blanche que les agneaux ; mais si vous vous servez de moi pour fuir la maison de votre père et de votre mère, je veux être damné…

Elle l’interrompit d’un geste et dit :

– Je vous engage à ne pas jurer, Grey-Jack. À Lightfield !

 

La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. Je vous raconte l’aventure comme elle me fut contée. Elle ne prenait pas souci de s’arrêter à certains détails. En outre, la division régulière du temps en jours et en nuits n’apparaissait point dans son récit. Elle passait par-dessus ces bagatelles vulgaires. Elle allait, emportée par ses souvenirs qui galopaient comme ce coursier ailé symbole de l’imagination des poètes : je fais allusion à Pégase.

Elle mangeait ; vous êtes autorisé à le supposer, car son estomac était de qualité supérieure comme les diverses portions de son être. Elle dormait aussi, et même assez bien, mais ces diverses fonctions et généralement toutes celles qui avilissent notre nature seront passées sous silence.

Un autre point au sujet duquel notre Anna dédaigna toujours positivement de me fournir la moindre lumière, c’est la question d’argent. À cet égard, Mylady et vous, gentleman, vous établirez toutes les hypothèses que vos esprits ingénieux pourront vous suggérer. Le voyage fut long et contrarié par les obstacles les plus extraordinaires. Les occasions de bourse délier se présentèrent à chaque instant. Dans quelle caisse puisa-t-Elle ses ressources ? Je l’ignore et m’en lave les mains. Le fait est qu’Elle paya comptant et revint au bercail sans avoir laissé nulle part aucune dette.

Entre Stafford et Lightfield, Grey-Jack qui avait fait un copieux repas, devint plus communicatif.

– Je pense bien, dit-il, demoiselle, que Miss Corny et ce luron de Ned vous attendent là-bas avec un troisième gaillard ? Est-ce que je le connais ? William Radcliffe ne s’attend pas à cela, hé ? Ce n’est pas l’embarras, chez nous, en Angleterre, il ne manque pas de vicaires pour marier deux jeunes gens sur le pouce et sans façon. Mais qui aurait cru cela de vous, Miss Anna ? Ce n’est pas moi.

Au lieu de répondre, Elle demanda :

– Que pensez-vous de cet Otto Goëtzi, vous, Grey-Jack ?

Le bonhomme faillit tomber de son siège à force de surprise.

– Quoi ! demoiselle ! s’écria-t-il, ce serait pour ce démon mal peigné que vous méprisez un homme si propre ! Certes, maître William est un oiseau de chicane, mais…

– Parlez de mon mari avec plus de respect, je vous prie, Jack !

– Votre mari ! alors, je n’y comprends plus rien !

– Je vous ai demandé ce que vous pensiez de M. Goëtzi.

– Je pense, répondit le bonhomme avec mauvaise humeur, que je voudrais être à Lightfield pour voir clair au fond de tout cela. Quant à M. Goëtzi, ce n’est pas le premier gredin que je vois bien nourri et bien habillé dans les familles, sous prétexte d’instruire des jeunes garçons.

Le cheval broncha. Grey-Jack se signa.

– Voyez ce qui arrive dès qu’on prononce son nom, murmura-t-il. Personne n’ignore que c’est un mâle de vampire.

– Je ne crois pas aux vampires, mon ami Jack, dit notre Anna avec dédain.

Car Elle était bien au-dessus de toutes les superstitions qui courent dans nos montagnes, entre les comtés de Stafford et de Shrop.

– Si fait bien, répondit le bonhomme ; il faut croire aux vampires. Ils viennent du pays turc, tout là-bas, sous la ville de Belgrade. Seulement, je ne sais pas au juste ce que c’est. Vous qui n’ignorez de rien, voulez-vous me l’apprendre, demoiselle ?

Elle aimait enseigner, comme toutes les personnes savantes.

– Les vampires, dit-Elle, à supposer qu’il en existe, sont des monstres à figure humaine, qui naissent, en effet, dans la basse Hongrie, entre le Danube et la Save. Leur nourriture est le sang des jeunes filles…

– Eh bien, demoiselle, s’écria Grey-Jack impétueusement, je l’ai vu de mes yeux !

– Boire le sang d’une jeune fille ! fit notre Anna avec horreur : M. Goëtzi !

– Il ne lui manquait que la parole ! C’était Jewel, la petite épagneule de Miss Corny. Quel amour ! Vous souvenez-vous ?… Il but le sang de la petite bête comme une méchante fouine qu’il est, poursuivit-il. Et il volait les côtelettes crues à la cuisine ! et il se levait la nuit pour causer avec les araignées ! et on sait bien de quoi est morte Polly Bird, de la Haute-Ferme, qui fut trouvée endormie au bord de l’eau, et qui jamais ne s’éveilla. Et quand il entrait quelque part, la lueur de toutes les lampes devenait verte. Pouvez-vous dire non, pour le coup ? Et les chats lui sautaient sur le dos, car il répandait la même mauvaise odeur que les chattes au mois de mars ? Et la blanchisseuse le disait à qui voulait l’entendre : toutes ses chemises avaient une tache de sang pâle à la place du cœur !

– Mon ami, lui dit-Elle, ce sont là des rumeurs qui courent dans le bas peuple. Je souhaiterais quelque chose de plus positif. Ne sauriez-vous pas me dire pourquoi M. Goëtzi fut congédié de la maison du squire Barton ?

– Parbleu ! les petits enfants pourraient vous répondre. Ce fut à cause de Miss Corny. Le squire Barton aimait beaucoup M. Goëtzi, qui est un savant homme, et il était comme vous : il ne croyait pas aux vampires. Il y a donc que Miss Cornelia se plaignait de la poitrine et commençait à voir vert… Et quelle drôle de chose, Miss Anna ! regardez donc la lune !

La lune presque ronde se levait derrière un rideau de peupliers défeuillés. Notre Anna possédait la bravoure d’un héros, mais Elle ne put s’empêcher de frémir.

Elle voyait la lune verte.

– Achevez, dit-Elle pourtant, je le veux !

– C’est comme ça, murmura Grey-Jack, dès qu’on parle de lui. On trouva un matin Miss Cornelia évanouie dans son lit. Elle avait au-dessous du sein gauche une petite piqûre noire, et Fancy, votre fille de chambre, vit une araignée verte de taille exceptionnelle, qui se glissait sous la porte. Elle la suivit. L’araignée courait si vite dans le corridor que Fancy ne put l’atteindre, mais elle l’aperçut qui entrait dans la chambre de M. Goëtzi… On alla chercher Ned Barton, le cher jeune homme, qui n’aimait pas beaucoup son précepteur, il est vrai. Ned entra dans la chambre de M. le docteur Goëtzi et le rossa si vigoureusement…

– Malheureux ! interrompit notre Anna, qui joignit les mains, dites-vous vrai ? Ned a-t-il vraiment frappé cette pernicieuse et vindicative créature ?

– À coups de poing, oui, demoiselle, à coups de pied aussi, et avec sa canne, et avec les chaises. Et M. Goëtzi alla se plaindre au squire, qui lui compta une somme d’argent…

 

Ils arrivèrent à Londres le soir. Elle assista, ainsi que Grey-Jack, à la représentation du cirque olympique de Southwark. Elle n’aimait pas naturellement ces représentations frivoles.

Mais les bateaux du passage ne partaient pas si souvent qu’aujourd’hui, et l’idée d’aller au cirque olympique leur fut suggérée par une circonstance particulière.

Un mot les avait frappés sur l’affiche où nombre d’exercices extraordinaires étaient annoncés :

Le mot vampire.

Entre l’article de l’affiche qui annonçait le cheval physicien, habile à marcher sur sa queue, et l’article qui promettait le clown Bod-Big, lequel devait avaler une taupe et la rendre vivante, on pouvait lire en caractères verts :

CAPITAL EXCITEMENT ! ! !

DÉVORATION D’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED ! ! !

Quand ils entrèrent tous les deux, Elle et Jack, l’immense cirque était plein de spectateurs qui regardaient une vieille dame peinte en jaune, galopant debout sur un cheval et perçant des cercles de papier, à la joie immodérée d’un grand peuple. C’était la fameuse Lily Cow. Après quoi on éteignit toutes les chandelles, car on était encore loin du gaz, en ce temps-là. La nuit se fit, à laquelle succéda une lueur phosphorescente qui rendit livides autour de l’amphithéâtre tous les visages des spectateurs. La foudre éclata dans le lointain, et l’on entendit le vent qui gémissait de toute part. La musique grinça. Une énorme araignée, qui avait le corps d’un homme et des ailes de chauve-souris, se mit à descendre le long d’un fil qui partait des frises et s’allongeait sous son poids.

Au même instant, une jeune fille tchèque, presque une enfant, habillée de blanc et montée sur un cheval noir, entra dans l’enceinte en balançant au-dessus de sa tête une guirlande de roses. Elle était belle et douce, cette jeune fille, elle ressemblait un peu à Miss Cornelia de Witt, et, chose assez bizarre, elle lui ressemblait davantage à mesure qu’on la regardait mieux.

L’araignée s’était pelotonnée au bout de son fil ; elle ne bougeait plus, elle guettait. Pendant qu’elle était immobile ainsi, on pouvait voir très distinctement autour d’elle un rayonnement de couleur verte, assez intense au centre, et qui allait s’affaiblissant comme font les auréoles.

La jeune fille tchèque jouait avec ses fleurs et dansait.

Tout à coup, l’araignée se laissa tomber de son fil, et ses longues pattes hideuses marchèrent sur le sable du cirque. La jeune fille l’aperçut et manifesta son effroi par diverses poses de caractère qui lui valurent de nombreux applaudissements.

L’araignée poursuivait la jeune fille qui fuyait de toute la vitesse de son cheval noir. Le monstre allait par bonds inégaux. Voyant qu’il ne gagnait pas suffisamment de terrain, il s’avisa d’un expédient particulier à ses pareils.

Je ne sais trop comment vous dire la façon dont il s’y prit, mais il porta de-ci de-là des fils qui sortaient en apparence de sa gueule, et il fabriqua en un clin d’œil une toile… une toile d’araignée !

La jeune fille se mit à genoux sur le dos de son cheval. Elle jeta sa guirlande, elle jeta ses voiles, elle resta en maillot couleur de chair pour être plus touchante.

Tout à coup, l’araignée la saisit dans sa toile. Ce fut horrible. Le cheval libre galopa de droite à gauche. Il y eut un bruit d’os broyés.

Ce n’était pas une araignée, mais bien un homme qu’on voyait boire à longs traits le sang rouge à travers un incendie de vertes lueurs.

Le cirque faillit crouler sous les applaudissements, mais notre Anna tomba évanouie en criant :

– Goëtzi ! C’est M. Goëtzi ! je l’ai reconnu !

 

Il n’y a point de pays au monde où le principe de liberté soit aussi splendidement appliqué qu’en Angleterre. Néanmoins, je ne pense pas que nos lois permettent d’exposer publiquement sur la scène un vrai vampire écrasant les os et buvant le sang d’une vraie jeune fille. Ce serait un excès.

Je crois donc pouvoir vous affirmer que l’administration du cirque de Southwark produisait cette illusion au moyen de procédés habiles. Ce qui le prouve, c’est que la jeune fille écuyère, dévorée par le vampire, était ainsi broyée et vidée tous les soirs depuis plusieurs semaines, et ne s’en portait pas plus mal.

Quant à la question de savoir si le monstre était véritablement M. Goëtzi, je ne le crois pas, bien que les créatures exceptionnelles appelées vampires ou errants possèdent, assure-t-on, le don d’ubiquité ou du moins d’alibité, s’il m’est permis d’employer ce mot. On peut expliquer l’erreur de notre Anna par le seul fait d’une de ces ressemblances si communes dans la nature.

Outre que la plupart des auteurs constatent que tous les vampires ont entre eux un air de famille, comme étant les fils ou neveux du même Harasz-Nami-Gul.

Il serait fort téméraire de penser, vous l’allez bien voir tout à l’heure, que M. Goëtzi eût pris la peine de quitter, pour se livrer à des exercices de saltimbanque, les occupations importantes qui le retenaient en Hollande.

 

Aucun incident ne marqua la traversée. Grey-Jack mangea et dormit. Elle, au contraire, appuyée contre le bastingage dans une de ces poses nobles et correctes qu’Elle prenait naturellement, regardait l’écume fuir le long des flancs du navire. Ses yeux essayaient de percer l’immense profondeur de la mer. Les flots suggèrent l’idée de l’infini.

Une fois passée l’embouchure de la Tamise, Grey-Jack s’éveilla, et demanda à boire. On apercevait la terre à l’horizon. Elle le fit asseoir auprès d’Elle et lui raconta avec une clarté qui tenait du miracle les choses incohérentes qu’Elle avait lues la veille des noces.

– Tel est le résumé, reprit-Elle, de cette douloureuse correspondance. Il en ressort que le comte Tiberio, tuteur de ma cousine Cornelia, est un débauché, outre que sa maison de commerce se trouve dans le plus fâcheux état. Quant à Letizia Pallanti, une jeune personne bien née évite de mentionner ces sortes de créatures. Ils ont enlevé tous les deux Cornelia pour la conduire dans les montagnes de l’antique Illyrie. Pensez-vous que ce puisse être dans un honorable dessein ? L’infâme Tiberio est l’héritier de ma cousine. Ô ciel ! je n’ose m’arrêter à la pensée de ce qui peut arriver à ma chère Cornelia dans ces solitudes de la Dalmatie, où la civilisation pénètre avec tant de lenteur !

– Le fait est, dit Grey-Jack, que plus on réfléchit, plus on est content d’être anglais. Mais qui fera les semis de mars au cottage si vous m’emmenez ainsi à tous les diables ? Voulez-vous avoir la bonté de répondre à cela ?

– Pendant que vous m’adressez ces questions frivoles, Édouard Barton, poignardé par quatre bandits à gages, est livré à des soins mercenaires. Sa dernière lettre ne me parle même pas de Merry Bones…

– Le gredin d’Irlandais ! interrompit Grey-Jack avec une soudaine violence.

– Les Irlandais sont des chrétiens comme nous, mon ami, fit observer notre Anna avec douceur.

Mais persuadez donc cela à un Anglais du Centre ! Jack avait fermé ses deux poings au seul nom de ce Merry Bones, qui était tout uniment le valet d’Édouard Barton.

Ce Merry Bones, ennemi du vieux Jack, ressemblait un peu à un fagot de broussailles. Sa figure était faite de bons gros os, mais il n’y avait pas de chair dessus, et il riait avec une bouche fendue jusque par-derrière les oreilles. Ah ! le gai compère ! Il avait un œil droit magnifique et un tout petit œil gauche qui semblait le fils de l’autre. Ses cheveux crépus lui rendaient impossible l’usage du chapeau ; il les portait câblés, comme le crin brut arrive de Chicago. C’était un ancien matelot, mais il remplissait surtout, par vocation, l’état de « tête de clou » au cabaret de Whitefriars, à Londres.

On appelle « têtes de clou » les Irlandais qui consentent, pour un demi-shilling, à prêter leurs crânes pour essayer les poings et les cannes des gentlemen. Le prix est d’un shilling entier pour un gourdin. Quand on voulait, Merry Bones allait jusqu’au coup de sabre pour une demi-couronne.

 

Le navire fit escale à Ostende et repartit pour Rotterdam. En côtoyant cette terre, si originale et si célèbre, notre Anna aurait voulu réfléchir aux grands événements historiques qui lient le passé de l’Angleterre à celui de la Hollande ; mais à mesure que le navire montait vers le nord, dépassant tour à tour les deux bouches de l’Escaut, l’importance des événements présents prenait le dessus.

La nuit approchait quand le navire entra dans l’embouchure de la Meuse ; au moment où il atteignait le port de Rotterdam, l’obscurité était complète. L’empressement des hôteliers existait déjà, quoiqu’il fût moins fatigant qu’aujourd’hui. Aux sollicitations qui lui furent adressées notre Anna répondit :

– Je ne veux descendre à aucune auberge de la ville, mais quelqu’un pourrait-il me dire où est située une hôtellerie campagnarde connue sous le nom de La Bière et l’Amitié ?

Parmi les gens qui étaient sur le port, il y eut un soudain silence.

Puis une voix dit :

– Jeune dame, l’heure n’est pas bonne pour aller en un lieu pareil !

Et comme si toutes les langues se fussent déliées à la fois, il y eut une grande rumeur qui n’était composée que de ces mots :

– Pourquoi choisir justement l’auberge où l’Anglais a été égorgé ?

C’était un tableau flamand d’apparence bien paisible, quoiqu’on parlât de gens assassinés. Il y avait là une douzaine d’honnêtes figures, éclairées à la Rembrandt par les lanternes des courtiers d’hôtellerie. Au centre du cercle, Elle se tenait debout, drapée dans sa mante et appuyée au bras de Grey-Jack. À quelques pas était la Meuse, où les galiotes se berçaient lourdement dans le clapotis.

Elle répéta froidement :

– Quelqu’un saurait-il m’enseigner la route de ce lieu sinistre qu’on appelle La Bière et l’Amitié ?

Dans le silence qui suivit ces fermes paroles, on entendit un bruit sec qui ressemblait à un ricanement.

– Qu’est-ce que cela ? demanda notre Anna sans rien perdre de sa sérénité intrépide.

Au lieu de lui répondre, on se signa.

– On entend rire le vent, depuis que l’Anglais a été égorgé…

– Au nom de Dieu, jeune étrangère, n’allez pas sur la chaussée de Gueldre cette nuit, il vous arriverait malheur !

– La grande marée d’hier a rompu les digues.

– La route est éboulée en plus de dix endroits.

– Il n’y passe plus ni voitures ni chevaux.

– Entendez-vous, demoiselle ? s’écria Jack : ni voitures, ni chevaux ! Voyez cela !

– J’irai par eau, dit notre Anna.

– Le grand éboulement a comblé le Kil de Hoër. Les bateaux ne peuvent plus entrer dans le canal.

– J’irai donc à pied, dit-Elle. Il n’y a pas d’obstacle qui puisse me barrer le chemin du devoir ! Si quelqu’un de vous consent à me conduire à l’auberge de La Bière et l’Amitié, je payerai le prix demandé, quel qu’il soit.

Le cercle resta muet, et l’on put entendre comme un écho lointain de ce rire qui avait déjà percé la nuit.

En même temps, il y eut une poussée parmi l’assistance et un paysan de l’Ysselmonde, en trousses et pourpoint de toile blanche, parut tout à coup dans le champ de lumière. Il portait un grand chapeau flamand qui lui retombait jusque sur les yeux. La lueur des lanternes essaya de glisser sous les larges bords de sa coiffure, mais de ses traits, rien ne se vit. Rien ! Et comment exprimer cela ? ce rien faisait trembler.

– Qui est celui-là ? se demanda-t-on tout bas à la ronde.

Personne ne répondit.

Le paysan traversa le cercle et vint prendre la valise des mains de Grey-Jack dont les dents claquaient.

– Marché conclu, dit-il d’une voix que notre Anna elle-même n’a jamais réussi à décrire ; je vais devant, suivez-moi !

Et il se mit à marcher, roide comme un homme de pierre, mais il faisait beaucoup de chemin.

Elle le suivit, malgré les supplications de Grey-Jack.

La nuit profonde envahit le rivage, et l’on put voir au loin, dans un rayon pâle, le groupe composé du paysan, de notre Anna et du vieux Jack, qui fuyait avec une extrême rapidité.

Il semblait que le rayon sortait du paysan : il était vert. Les représentants des diverses auberges sentirent que la chair de poule leur montait et se dispersèrent comme une volée de canards.

Il allait sans se détourner, franchissant les canaux et les clôtures ; tant mieux quand il y avait des ponts. Cela semblait tout simple à notre Anna, qui passait où il passait. Et Grey-Jack suivait.

La ville fut traversée en un clin d’œil.

On sortit de la ville du côté de l’est par l’Alt-ost-thor. À travers une contrée où la terre et l’eau se succédaient et même se mêlaient dans une confusion extraordinaire, le voyage se poursuivait sans difficulté aucune. Certes, les obstacles ne manquaient pas : canaux, rivières et bras de mer s’enchevêtraient de tous côtés comme des chevelures, mais il y avait sans doute un excellent système de ponts, car on passait partout à pied sec.

Au bout de quelques minutes, la scène changea. Je vous prie de vouloir bien vous figurer trois personnes emportées dans un linceul presque noir, mais traversé de lueurs sourdes. Un brouillard épais s’était élevé qui cachait à la fois la terre et le ciel.

Dans ce brouillard, le paysan brillait faiblement comme s’il eût été frotté de phosphore. Il n’avait pas encore dit une parole depuis le départ. Il allait.

Il allait. Son chapeau flamand n’était plus sur sa tête. Le vent prenait ses cheveux et les tordait en leur arrachant des étincelles.

Puis ce fut tout à coup une nuit claire. Toutes les étoiles au complet pendaient au ciel. La route courait droite et plate à perte de vue entre des prairies, coupées de flaques d’eau, polies comme des miroirs.

D’où pouvait tomber un son de cloche en ce lieu où il n’y avait ni clocher ni paroisse ? Distinctement, on entendit tinter les douze coups de minuit. Au douzième, la chevelure du paysan s’éteignit et il y eut des ricanements dans l’air.

– À l’aide ! cria Grey-Jack lamentablement.

La terre s’était ouverte soudain pour les engloutir, donnant ainsi raison aux pressentiments de notre Anna. S’il vous répugnait de croire à la formation instantanée d’un gouffre, je confesserais volontiers que l’opinion personnelle de notre Anna était que l’éboulement avait eu lieu d’avance, par suite des grandes marées de la nouvelle lune de mars. Le charme d’une histoire comme la nôtre est principalement dans la vraisemblance. Et d’ailleurs, chemin faisant, nous ne rencontrerons que trop d’incidents hyperphysiques.

Elle affectionnait ce mot qui veut dire, je crois, surnaturel.

Il faisait noir comme l’encre au fond du trou qui était plein de fange marine à l’odeur étouffante et âcre. En haut, une silhouette sombre se détacha qui donnait des marques de gaieté cruelle, et la valise, précipitée, tomba dans l’abîme en faisant jaillir des torrents de boue.

Grey-Jack, qui n’était, après tout, qu’un homme du commun, saisit cette occasion pour adresser des reproches amers à sa jeune maîtresse.

– Nous voici dans de beaux draps, demoiselle ! dit-il. Ce n’est pas faute par moi de vous avoir donné de sages conseils. J’étais sûr que ce coquin de paysan était, sinon M. Goëtzi lui-même, du moins quelqu’un de sa famille. Et maintenant, nous allons périr dans ce cloaque !

Dans le grand silence de la nuit, le rire démoniaque grinça encore, mais si loin qu’on eut peine à le distinguer.

D’autant mieux que, presque au même instant, d’autres sons d’une nature bien différente se firent entendre. Les notes d’une musique douce et champêtre traversèrent les airs, mêlées aux éclats d’une aimable gaieté. Au premier instant, notre Anna n’en pouvait croire ses oreilles, et Grey-Jack pensait être en proie aux fantasmagories qui précèdent la mort.

Mais bientôt, le doute cessa d’être possible. Un bruit de pas, de chevaux et de roues s’approchait rapidement. La nuit en même temps s’éclairait de lueurs grandissantes.

Enfin, sur le rebord du gouffre, opposé à celui qui avait cédé sous les pas de notre Anna et du vieux Jack, une vision du caractère le plus agréable se montra. Ce furent d’abord des jeunes filles néerlandaises en habits de fête et couronnées de fleurs et dont la souriante beauté brillait aux lueurs d’une grande quantité de torches. Des jeunes garçons en nombre à peu près égal les suivaient. Puis vint un homme respectable qui portait le costume ecclésiastique : non pas la robe des prêtres papistes, mais l’habit austère, si digne et si décent, de nos clergymen de l’Église anglicane.

Puis enfin, un jeune membre de la noblesse, j’entends de la noblesse anglaise, supérieure aux aristocraties diverses du monde entier.

Cet inconnu, blond de cheveux, blanc de peau, rose de teint, avec des yeux bleus comme l’azur du ciel, était positivement comparable à un dieu.

Elle ne connaissait ni d’Ève ni d’Adam le très honorable Arthur ***, c’est certain, et pourtant, elle le reconnut tout de suite d’abord pour un Anglais, parce que l’Anglais « saute aux yeux » partout où l’on a le bonheur de le rencontrer, comme Vénus dévoilait en elle la déesse par sa démarche ; en second lieu pour un membre du gentle people, parce que chaque catégorie de fleurs a son parfum ; enfin pour un fils de famille titrée, parce que les aveugles seuls sont privés du bonheur qui consiste à classer un astre d’après ses rayons.

Il voyageait incognito, couronnant sa belle éducation militaire par l’étude des champs de bataille historiques des Pays-Bas et de l’Allemagne.

Les jeunes filles couronnées de fleurs et les villageois endimanchés regardaient le précipice d’un air assez penaud et se disaient :

– Nous voilà bien ! nous arriverons en retard pour la noce !

L’ecclésiastique, calme et serein, arrivait derrière son élève :

– Soyez assez bon, dit-il, pour examiner à fond le terrain. Il faut profiter de tout, dans la vie. Demain matin, vous me ferez comme devoir le dessin complet du pont de campagne qu’il faudrait pour permettre à une armée de traverser commodément cette lagune : trente mille hommes de pied, huit mille chevaux et soixante-douze pièces d’artillerie de divers calibres. Bagages et ambulances, ad libitum.

Aussitôt, le jeune inconnu comparable à un dieu se pencha au-dessus du gouffre, et prit des notes à la lueur d’une torche.

Notre Anna serait bien restée toute sa vie à contempler ce spectacle véritablement attachant. Mais Grey-Jack, nature plus grossière, supportait impatiemment le fait d’être plongé jusqu’aux hanches dans la boue.

– Ohé ! cria-t-il, est-ce que vous allez nous laisser là, de par le diable ?

Il y eut une soudaine rumeur parmi les villageois. L’ecclésiastique et notre Anna, se rencontrant dans la même pensée, dirent ensemble :

– Il n’était pas besoin de jurer.

Puis l’ecclésiastique reprit :

– Soyez assez bon, mylord, pour bien peser les termes de ma question : étant donné la position des personnes en nombre indéterminé qui se trouvent dans l’embarras, ici dessous, par suite d’un accident, je le suppose, quel moyen mécanique emploierez-vous pour les hisser en terre ferme, si vous possédez une corde, à la vérité, mais si vous manquez de poulie ?

– Je tirerai ma bourse, répondit le jeune adolescent qui joignit le geste à la parole, et je dirai aux braves gens qui sont là : je vais vous donner dix pistoles argent de France si vous voulez m’amener ici sains et saufs ce vieil homme et cette jeune dame.

Je ne sais pas quel succès cette réponse aurait eu aux examens militaires de l’école d’Eton, mais les garçons de la noce ne se la firent pas répéter. En un clin d’œil, ils descendirent la lèvre de l’éboulement, et nos deux amis furent transportés sur la chaussée.

Elle put voir alors la berline de voyage magnifiquement attelée qui avait amené le jeune nobleman et son estimable précepteur jusque-là, venant de Nimègue et se rendant à Rotterdam. Les gens de la noce, arrêtés comme eux par l’éboulement, se chargèrent de leur montrer une autre route. Mais comme il fallait revenir sur ses pas, le jeune inconnu comparable à un dieu la fit monter galamment dans sa chaise et se sépara de notre Anna à la porte même de l’auberge connue sous ce singulier nom : La Bière et l’Amitié.

 

C’était une grande maison toute noire, située au point d’intersection de quatre chaussées et bâtie sur pilotis. Il n’y avait à l’entour ni arbres, ni haies ; vous l’eussiez dite perdue au milieu d’une grève. Au-dessus de la porte, le vent nocturne balançait une lanterne-enseigne où le lumignon s’était éteint.

Elle souleva le marteau avec un serrement de cœur, car elle pensait : « Entre ces murailles et loin de la patrie, Édouard Barton, le frère de mes jeux, a rendu le dernier soupir ! »

Je ne saurais rien dire de Grey-Jack, sinon qu’il grelottait, enduit de boue jusqu’aux aisselles, et qu’il était en détestable humeur.

Bien qu’il n’y eût aucune lumière apparente dans l’auberge, la porte s’en ouvrit au premier appel. Notre Anna et Grey-Jack se trouvèrent au milieu d’une salle basse qui puait la pipe follement.

Il y avait une longue table, garnie de bancs et chargée de cruches vides dont le pied baignait dans la bière répandue ; un comptoir élevé de trois marches et défendu comme une forteresse, et une horloge de bois dans sa caisse fauve, incrustée de jaune. L’horloge marquait une heure moins deux minutes après minuit. Son cadran était surmonté d’un oiseau maigre.

On ne voyait ni lampe allumée ni chandelle, et pourtant les objets apparaissaient directement, comme s’il eût été possible d’emmagasiner un rayon de lune dans cette pièce dont portes et fenêtres étaient fermées. C’était une lueur terne et limpide à la fois, qui semblait tamisée à travers quelque chose de vert.

Un groupe se tenait immobile au pied de l’horloge. Il était composé d’un gros homme qui n’avait que le cadre d’un visage, c’est-à-dire une chevelure et une barbe. Un perroquet de grande taille perchait sur son épaule ; à sa droite un petit garçon à l’air méchant s’appuyait sur un cerceau ; à sa gauche, un monstrueux chien couleur de chair qui avait une figure presque humaine et se tenait raide sur ses quatre pattes écartées.

Enfin, dans l’enceinte du comptoir, une femme chauve et très grasse dormait en rendant des ronflements aigus. Avec le tic-tac de l’horloge qui retentissait d’une façon profonde et singulière, c’était le seul bruit qu’on pût entendre dans l’auberge.

Elle éprouvait un sentiment indéfinissable, mais qui n’était pas de la frayeur. Et voulez-vous savoir une chose singulière ? En dehors de son émotion si grave, Elle se disait que tous ces gens-là étaient probablement les accessoires de la pendule et faisaient partie d’un système mécanique comme les personnages de l’horloge de Strasbourg.

– S’il vous plaît, dit Grey-Jack, du feu pour nous sécher, du pain, du bœuf et de l’ale !

Elle lui imposa silence d’un geste sévère, quoique ces prétentions fussent excusables, et dit à son tour :

– Nous demandons à voir sur-le-champ Édouard S. Barton, esq., sujet anglais, qui demeure ou a demeuré dans cette maison publique, s’il est encore vivant ; si, malheureusement, il est décédé de mort naturelle ou violente, ce que la justice éclaircira, nous réclamons son cadavre pour qu’il ait, par nos soins, des funérailles chrétiennes.

Les gens de l’auberge ne répondirent pas plus à ces paroles qu’à la requête de Grey-Jack. Tout resta muet. Mais au milieu de ce silence et de cette immobilité, une voix s’éleva qui venait de quelque part dans l’hôtellerie, loin, très loin, en haut ou en bas, et qui criait comme font les Irlandais quand ils se battent :

– Je vais t’arracher l’âme et te manger le cœur ! musha ! arrah ! begorrah ! Coquine d’araignée ! Crois-tu qu’on pompe le sang d’un garçon du Connaught comme celui d’un Anglais ? Attends voir !

– C’est Merry Bones, le valet de notre Ned ! murmura-t-Elle avec un étonnement mêlé d’espoir ; il faut aller à son aide.

Grey-Jack haussa les épaules et grommela :

– Que le diable emporte la sale créature !

Il y eut un grand cri poussé en irlandais, soit au grenier, soit à la cave, et notre Anna, qui était la vaillance même, allait se précipiter hors de la salle basse, lorsque l’horloge, grondant au plus profond de ses rouages, se mit à sonner bruyamment.

Elle sonna treize coups, et à mesure que le timbre tintait, tout le personnel engourdi de l’auberge se mettait en mouvement. La femme chauve du comptoir ouvrit les yeux, l’aubergiste se dandina d’un pied sur l’autre, le perroquet, disant : « As-tu déjeuné, Ducat ? », lui peigna la moustache avec son bec, le petit garçon fit tourner son cerceau en criant : « J’ai vu l’homme mort », et l’oiseau maigre, au-dessus du cadran, ouvrit ses ailes énormes en chantant treize fois coucou.

En même temps, une porte s’ouvrit entre le comptoir et l’horloge. Dans la baie, un long corps osseux s’encadra, surmonté d’une chevelure hérissée, semblable à ces brosses emmanchées au bout d’une lance et qu’on nomme des « têtes-de-loup ». Derrière Merry Bones (c’était le pauvre Irlandais) venait une seconde édition exacte et complète des divers êtres qui étaient dans la salle basse, à savoir : l’aubergiste sans visage, le perroquet, le chien avec des traits d’homme, le petit garçon au cerceau et la grosse femme chauve.

Seulement, ceux du dehors étaient un peu plus pâles que ceux du dedans, et l’aubergiste n° 2 avait à la main une énorme massue. Son regard (car à la place où auraient dû être ses yeux il y avait un regard) était sensiblement vert.

Mais quand notre Anna reporta les yeux vers l’aubergiste n° 1, Elle vit qu’une massue lui était venue aussi à la main et que son regard luisait vert.

Ce fut une terrible bataille. Merry Bones, le pauvre diable, était entre deux feux. La ménagerie qui était là d’avance et la ménagerie qui arrivait se ruèrent ensemble sur lui avec une férocité enragée. Les deux chiens et les enfants tirèrent à ses jambes, les deux perroquets à ses yeux, les deux mégères à son cou, pendant que les deux aubergistes, levant et abaissant leurs massues en mesure lui martelaient le crâne, à la façon des forgerons qui battent le fer.

Elle assistait, paralysée par une horreur sans bornes, à ce hideux assassinat. Quant à ce vieux pécheur de Jack, dans la stupidité de sa rancune nationale, il se croisait les bras en grommelant :

– Que l’Irlandais s’arrange ! ça le regarde.

Et, vraiment, l’Irlandais s’arrangeait de son mieux. Il n’avait pas d’armes, mais son crâne valait du canon. Chaque fois que les massues le touchaient, elles rebondissaient comme sur une enclume. Les broussailles de sa chevelure n’en étaient pas même aplaties. Je ne saurais trop dire comment il défendait ses jambes, sa gorge et ses yeux, mais pendant une minute entière que dura cette prodigieuse bataille, notre Anna ne lui vit point de blessure. Au contraire, les deux perroquets battaient de l’aile, les grosses femmes tiraient la langue, les petits drôles gigotaient sur le dos comme des crabes qu’on aurait retournés, et les deux dogues grognaient à distance en boudant le danger. Quant aux deux aubergistes, voici ce qui arriva. Merry Bones leur planta tour à tour son crâne dans l’estomac et les envoya se coller à la muraille, l’un au nord, l’autre au midi.

Alors, le digne garçon, splendide à voir, quoiqu’il n’appartînt pas à la noblesse et qu’il eût reçu le jour dans une contrée méprisable, franchit la table au moyen d’un saut périlleux, traversa la salle avec la rapidité d’une flèche et disparut par la porte extérieure.

En passant, il eut le temps d’envoyer un baiser à notre Anna et un cadeau d’un autre genre à Grey-Jack, dont la joue enfla comme si on lui eût arraché trois dents.

Au moment de disparaître dans la nuit du dehors, Merry Bones dit, en s’adressant à notre Anna :

– À bientôt ! Je vais chercher le cercueil de fer !…

 

Si Elle eût composé un de ses chefs-d’œuvre sur le sujet qui nous occupe, vous eussiez eu, dans les chapitres explicatifs placés à la fin du récit, des renseignements particuliers sur cette classe sociale, redoutée mais peu connue : les vampires. Elle avait rassemblé à cet égard des notes considérables, et M. Goëtzi, qui (sous une de ses espèces) était un homme d’une vaste érudition, lui avait fourni des éclaircissements précieux.

Ces réflexions me viennent à propos du personnel de La Bière et l’Amitié : bêtes et gens, car les bêtes étaient manifestement ici des personnes aussi bien que les gens.

J’aurai à vous dire des choses très frappantes ayant trait à ces créatures qui participent à certaines conditions de l’humanité, mais qui ne sont pas humaines.

Pour le moment, je me borne à indiquer en passant une des anomalies les plus singulières de ce peuple : la divisibilité de l’animal, ou, si vous aimez mieux, sa dividualité. Elle employait ce terme plus scientifique.

Chaque vampire est un groupe, représenté par une forme principale, mais possédant d’autres formes accessoires en nombre indéterminé. Le fameux vampire de Gran, qui effraya les rives du Danube jusqu’à la ville d’Ofen, au XIVe siècle, était homme, femme, enfant, corbeau, cheval et brochet. L’histoire de Hongrie l’atteste. Mme Brady, la vampiresse de Szeged, qui passait aussi pour eupire, était coq, militaire, avocat et serpent.

En outre de cette particularité déjà fort énigmatique, dans l’état actuel de la science, il paraîtrait que chaque sous-forme, aussi bien que la forme maîtresse elle-même, a la faculté de se dédoubler.

Ainsi, vous avez pu remarquer que la famille de l’aubergiste était à la fois en dedans et en dehors de la salle basse, ce qui avait rendu la position de Merry Bones beaucoup plus périlleuse.

Il me reste à exprimer un fait qui est peut-être le plus étrange de tous : la famille de l’aubergiste sans visage, soit que vous la considériez comme un groupe vivant (jusqu’à un certain point), soit qu’elle ne soit pour vous qu’un pur système mécanique mû par les ressorts de l’horloge, était composée de figures accessoires en totalité. Il y manquait la forme capitale.

Vous saurez tout quand j’aurai ajouté que le chef de ce clan, l’âme unique de ce groupe, était… oui, vous avez deviné ! l’aubergiste, sa femme, son chien, son perroquet, son petit garçon et peut-être le coucou de l’horloge, tout cela était M. Goëtzi !

Je vous en fournirai bientôt des preuves accablantes…

Il est nécessaire pour vous de savoir que ce faisceau d’êtres à la fois singulier et pluriel, qui semble réaliser grossièrement le plus incompréhensible des mystères de notre foi chrétienne, ne naît pas tout d’une pièce. Il s’agrège et s’arrondit par la conquête comme fait le gagnant à ce jeu de cartes aimé des enfants : la bataille. C’est la boule de neige, et cet infâme M. Goëtzi, par exemple, avait dû boire le sang de tous les habitants de La Bière et l’Amitié avant de se les incorporer. Vous avouerez que ce privilège est d’une commodité incalculable.

 

Je continue, en vous demandant la permission de remonter un peu le cours du temps pour vous présenter ceux qui sont, par le fait, les principaux personnages de cette histoire : Édouard S. Barton, Cornelia, le comte Tiberio et Letizia Pallanti.

 

De l’autre côté du Rhin, à l’est de la ville d’Utrecht et déjà loin de ces plates campagnes qui doivent leur existence à la victoire de l’homme sur la mer, le château de Witt s’élevait dans un riant pays de bois et de collines. C’était là que vivait Tiberio Palma d’Istria, des comtes Montefalcone, qui était entré dans l’illustre maison de Witt par son mariage avec la comtesse Greete, tante propre de notre chère Cornelia.

La comtesse Greete était belle, instruite dans les lettres et dans les sciences, et surtout bonne comme on se représente les saintes du ciel. Mais, malheureusement, son éducation n’avait pas été poussée aussi loin en ce qui regardait la musique, la danse et la langue italienne qui était alors la mode suprême.

Il résulta de là que, les parents de Cornelia étant venus à mourir et la tutelle de la chère enfant étant échue au comte Tiberio, on fut obligé de songer au choix d’une institutrice.

L’Italie en fournissait alors presque autant que l’Angleterre en produit aujourd’hui. Je ne sais pas sur quelles références on se décida en faveur de la signora Pallanti, mais il est certain que, dans l’univers entier, on n’aurait pu trouver une jeune personne si merveilleusement accomplie. Elle était presque d’égale force avec la comtesse Greete sur les auteurs latins et grecs, elle connaissait à fond l’algèbre et la trigonométrie ; elle récitait les tragédies françaises, y compris celles de Voltaire, avec un charme surprenant ; elle dansait comme Terpsichore, elle jouait de la guitare, de la harpe, du clavecin et de la lyre à trois cordes ; elle pouvait réciter la Jérusalem délivrée tout entière en commençant par le dernier vers et en remontant successivement jusqu’au premier.

On dit que, pour les amateurs, entendre ainsi ce divin poème à rebrousse-poil est un plaisir incomparable.

La signora Letizia Pallanti pouvait avoir vingt-cinq ans à peu près. Les renseignements qu’on eut sur son passé étaient assez vagues ; mais elle se recommandait d’elle-même, et son arrivée au château de Witt fut une véritable fête. La bonne comtesse Greete l’embrassa plus de cent fois.

Seul le comte Tiberio l’accueillit d’un visage assez froid, malgré sa remarquable beauté. Il n’aimait pas, disait-il, les dames douées de trop d’embonpoint (le fait est que Letizia pouvait passer pour bien nourrie), et les prodiges lui faisaient peur. En outre, il trouva que la belle étrangère n’avait pas assez de cheveux.

La Letizia était brune. Ses cheveux noirs étaient en effet assez clairsemés, et le comte Tiberio était gâté à cet égard par la splendide chevelure blonde de sa femme qui aurait pu se faire un manteau de ses boucles dénouées.

Letizia, en apparence du moins, ne s’inquiétait guère des goûts du comte Tiberio. Elle se donnait entièrement à sa tâche d’institutrice, tout en trouvant le loisir de répondre aux bontés de la comtesse Greete, qu’elle comblait de mille soins. Cornelia, entre ses mains, faisait des progrès qui tenaient du miracle. Tous les soirs, il y avait concert de famille, et parfois, Greete et Letizia se livraient de savants combats sur le terrain de la poésie grecque ou latine. Bref, le château de Witt présentait l’image du bonheur.

Cornelia adorait sa belle institutrice. Elle voulut l’emmener dans un des voyages qu’elle faisait en Angleterre, tous les ans, à l’époque des vacances, et la famille Ward tomba aussitôt amoureuse de la charmante jeune femme.

Moi, j’étais alors bien enfant, mais il me semble la voir encore. En ma vie entière, je n’ai jamais rencontré femme plus séduisante que Letizia.

Notre Anna était enthousiaste d’elle. Pourtant, après les événements, Elle m’a avoué plus d’une fois qu’il se mêlait de vagues et mystérieuses terreurs au sentiment qui l’entraînait vers la belle Italienne.

Un fait dont je puis témoigner personnellement, c’est que M. Goëtzi, qui était alors le précepteur d’Édouard Barton, manifestait pour elle, en toute occasion, un éloignement extrême. De son côté, Letizia détournait les yeux chaque fois que M. Goëtzi entrait dans l’appartement.

Et pourtant, un soir, je les surpris ensemble dans la vieille allée de châtaigniers. J’étais curieuse comme tous les enfants. Je m’approchai à pas de loup. Quand j’arrivai à l’endroit où j’avais cru les voir de loin, il n’y avait plus personne. J’eus peur…

Letizia nous quitta avec son élève à la fin de l’automne. Elle fut reçue au château de Witt avec transport. La comtesse Greete avait compté les jours de son absence. Tiberio lui-même lui fit meilleur visage, et un soir qu’elle avait chanté : Il pleut, il pleut bergère, M. le comte dit à sa femme :

– En vérité, comtesse, cette jeune personne serait une merveille, si elle avait seulement vos cheveux.

On dit de ces choses-là. Elles n’ont rien d’extraordinaire. Mais je ne sais pourquoi, la comtesse Greete devint très pâle.

Vers ce temps-là, le comte Tiberio cessa de faire des gorges chaudes au sujet des dames qui ont la taille un peu trop opulente.

Et en caressant les cheveux de la comtesse Greete, il lui arrivait de dire par manière de plaisanterie :

– En vérité, vous pourriez partager avec la signora Pallanti.

Je suis bien sûre que la bonne comtesse n’aurait pas demandé mieux, mais ce que la Letizia voulait, ce n’était pas le partage.

 

Un matin arriva au château de Witt notre vieille connaissance Goëtzi, qui se garda bien de dire qu’il avait été remercié en sa qualité de précepteur de Ned Barton. Au contraire, il prétendit s’être détourné de sa route pour apporter à Cornelia des nouvelles de ses parents du comté de Stafford. On le reçut parfaitement, et il accepta l’hospitalité qui lui était offerte, parlant à la journée des Ward et des Barton comme s’il eût conservé leur amitié et leur estime.

C’était, en somme, un gentleman instruit, aimable, et connaissant supérieurement le monde. Il jouait, en outre, fort bien le whist, le trictrac et les échecs. Sa compagnie aurait dû apporter dans la vie du château une gaieté nouvelle. Il n’en fut pas ainsi, cependant. Sans qu’il fût possible d’attribuer ce résultat à aucune cause appréciable, le comte Tiberio devint soucieux. On ne peut pas dire qu’il s’éloigna de sa femme ; mais il y eut un refroidissement dans leurs rapports.

La bonne comtesse Greete, de son côté, perdit un peu de sa chère égalité de caractère. Elle était inquiète, elle avait des vapeurs. On la voyait en quelque sorte de jour en jour pâlir, maigrir, – et vieillir.

Et sa merveilleuse chevelure diminuait à vue d’œil.

C’est là, j’en conviens, un accident qui n’est pas rare, à l’âge de la bonne comtesse Greete, car elle n’avait plus vingt ans ; mais, d’ordinaire, quand une belle dame perd ses cheveux, il en reste au peigne, et, chaque matin, ses chambrières s’apitoient sur la déroute des boucles qui s’en vont. Ici, rien de pareil. Pas un cheveu ne demeurait engagé entre les dents d’écaille à l’heure de la toilette, et, pourtant, ils s’en allaient… Ah ! ils s’en allaient !

Et voyez ! ceux de la Letizia choisissaient justement ce temps pour repousser. On eût dit que le souhait badin du comte Tiberio avait sa réalisation et que la bonne comtesse partageait avec la signora Pallanti.

Ce n’était pas possible, puisque l’une était blonde et l’autre brune ; mais enfin, comme quantité du moins, c’était rigoureusement exact : ce que perdait Greete, Letizia le gagnait.

Je dois spécifier ici que, depuis l’arrivée de M. Goëtzi, Letizia se servait d’une eau philocome, préconisée par ce savant homme. Mais la pauvre comtesse voulut en user aussi, et ce fut inutile. Malgré ce préservatif qui réussissait si parfaitement à la gouvernante, la comtesse Greete voyait avec désespoir son crâne se dépouiller. J’hésite à écrire le mot, mais enfin il le faut bien : elle devenait chauve !

Et elle commençait à avoir horriblement conscience de ce fait que la Pallanti lui volait ses cheveux.

Comment expliquer cela ? Impossible. La comtesse Greete ne l’essayait même pas. Elle savait trop qu’au premier mot prononcé tout le monde la jugerait folle, tant l’absurdité d’une pareille idée sautait aux yeux. D’ailleurs, à qui se confier ? Cornelia était entichée de sa gouvernante, et la pauvre Greete entendait d’avance les éclats de son rire enfantin, quand on lui ferait cette communication extravagante.

Et puis, quelle forme donner à sa plainte ? quelle certitude mettre en avant ?

Il y avait bien le comte Tiberio. On peut tout dire à l’homme aimé. Nulle parole ne saurait être insensée entre amoureux. Mais Tiberio l’aimait-il encore ? Tiberio restait jeune et beau ; elle avait vieilli de dix ans en quelques mois. Tiberio ne savait plus la regarder qu’avec pitié. Il faisait des absences. À mesure que les masses des admirables cheveux de Greete couvraient les tempes de Letizia, Tiberio oubliait de mieux en mieux le chemin de la chambre nuptiale.

Le soupçon entra dans le cœur de la comtesse comme la pointe d’un poignard. Je ne sais vraiment sous quelle image glisser l’idée fixe de ce pauvre esprit blessé. Elle vit Letizia, devenue sa rivale, la combattre et la tuer en se servant d’une partie d’elle-même comme d’une arme. C’était encore sa magnifique chevelure que Tiberio aimait, mais il l’aimait sur un autre front.

Un soir qu’elle était seule dans sa chambre, écoutant les sons lointains de la harpe, car il y avait concert au salon, une force irrésistible l’entraîna. Elle descendit l’escalier, et, pour la première fois depuis bien des jours, elle vint jusqu’à la porte du parloir de famille.

Que de joie elle avait goûtée entre ces chers lambris qui racontaient l’histoire de son bonheur !

Elle n’entra pas. Cornelia était au clavecin. Derrière elle, Tiberio et Letizia causaient, assis sur le sofa. Les doigts de Tiberio se baignaient dans les masses bouclées qui retombaient maintenant à flots sur les épaules de la Pallanti.

La comtesse Greete prit à deux mains son cœur qui voulait se briser… Sans dire une parole, elle essaya de regagner sa chambre, où elle put arriver par le secours de la vieille Loos, rencontrée en chemin.

Comme elle se sentait frappée au plus profond de son cœur, elle dit :

– Nourrice, quand j’étais une petite enfant, je te confiais mes peines ; écoute aujourd’hui le grand malheur dont je vais mourir.

Elle parla longtemps d’une voix faible qui pleurait. Loos l’écoutait les mains jointes. Ce qui la frappa, ce ne fut pas l’intrigue nouée entre le comte Tiberio et la Letizia, tout le château la savait, à l’exception de Cornelia, qui avait la pureté d’un ange ; ce qui la frappa, dis-je, ce fut cette circonstance, rapportée par la malheureuse comtesse :

Toutes les nuits, aux environs de la douzième heure, son insomnie prenait fin pour quelques instants. Elle tombait tout à coup dans un assoupissement lourd qui était un vrai supplice.

Alors, en effet, un rêve, le même rêve venait toutes les nuits : elle sentait entrer un homme qui s’approchait de son lit doucement, et commençait à l’épiler avec une pince d’acier, arrachant ses cheveux un à un.

Elle ne savait pas qui était cet homme, parce qu’elle n’avait jamais pu ouvrir les yeux en sa présence. Une fois, qu’il était parti, la tête de la comtesse Greete gardait une sensation de brûlure, et la lumière de la veilleuse jetait aux objets des reflets verts.

Ce n’était pas tout. Quelques minutes après, des cris lointains s’élevaient dans le silence : des cris de femme qui semblaient partir de l’aile où reposait la signora Letizia.

La comtesse Greete, après avoir conté cette bizarre histoire, s’endormit de douleur et de fatigue entre les bras de la vieille Loos.

Au lieu de se retirer comme c’était sa coutume, celle-ci se glissa dans la ruelle du lit et s’enveloppa, bien cachée derrière les plis des rideaux.

Vers onze heures, les bruits harmonieux du salon s’éteignirent, et peu après la respiration de la comtesse Greete devint bruyante comme celle d’une personne qui dort profondément.

En ce moment, la porte de la chambre à coucher s’ouvrit sans bruit, et M. Goëtzi parut sur le seuil. Loos le vit parfaitement traverser la chambre et s’approcher du lit avec précaution. Loos aurait cent quarante ans et la comtesse Greete cent dix-huit. M. Goëtzi, croyant qu’on ne l’observait point, se laissait être vampire tout à son aise. Il rayonnait une belle couleur verte, et sa lèvre inférieure brillait rouge comme un fer chaud. Ses cheveux hérissés tremblaient en ondulant comme des flammes de punch. Il était beau vampire.

Il se pencha d’abord au-dessus du lit. À l’aide d’une longue épingle d’or qu’il tenait entre l’index et le pouce, il piqua la comtesse Greete derrière l’oreille gauche, et, appliquant aussitôt ses lèvres à la blessure, il téta pendant dix minutes, montre à la main. C’était là ce qui faisait pâlir et vieillir la malheureuse dame. Sa santé générale en était cruellement affectée, comme vous pouvez le croire en réfléchissant que la même opération se renouvelait toutes les nuits.

M. Goëtzi buvait, du reste, sans plaisir et pour faire son état. Par goût, ils ne s’enivrent qu’avec du sang de jeune fille. Quand il eut pris sa pitance ordinaire, il serra l’épingle d’or et atteignit une petite pince à épiler au moyen de laquelle il arracha un à un des cheveux sur la tête de la comtesse. À mesure qu’il les tirait, il les arrangeait en bouquet comme font les glaneuses pour les épis.

Greete gémissait faiblement dans son sommeil. La vieille Loos, pétrifiée par l’horreur, n’en pouvait croire ses yeux. Aussitôt que le docteur Goëtzi eut achevé sa besogne, il se retira tout gaillard, en fredonnant un refrain en langue serbe, dont les vampires font généralement usage entre eux.

La première idée de Loos fut d’éveiller la comtesse, d’éveiller Tiberio, d’éveiller tout le monde et de faire jeter M. Goëtzi dans le four chauffé à blanc. Les personnes peu instruites se figurent qu’on peut se débarrasser d’un vampire en le cuisant, ce qui est une erreur. Mais, pendant que la pauvre vieille s’étirait, car sa terreur l’avait engourdie, elle entendit au loin ces cris de femme dont la comtesse Greete lui avait parlé.

La curiosité la saisit. Et qu’importaient quelques minutes de plus ou de moins ? Elle sortit de sa cachette, quitta la chambre et suivit tout doucement le corridor, guidée qu’elle était par les cris.

Elle arriva ainsi jusqu’à l’appartement de la signora Letizia dont elle reconnut très bien la voix. La Pallanti criait et pleurait comme quelqu’un qu’on écorche. La vieille Loos mit bien vite son œil à la serrure pour voir ce qu’on lui faisait.

Par le trou, elle aperçut la Letizia couchée sur son lit et se tordant à force de souffrir. M. Goëtzi était debout auprès d’elle et tenait à la main sa longue épingle d’or. Vous n’avez pas été sans voir piquer des choux ? C’était absolument cela. M. Goëtzi faisait des petits trous avec son épingle d’or et plantait, un à un, les cheveux de la comtesse sur le crâne de la signora Pallanti.

Pour le coup, la fureur de la vieille Loos ne connut plus de bornes.

– Ah ! paire de démons ! dit-elle, on va vous payer votre compte, et le four chauffera dur !

Elle avait parlé sans précaution dans sa colère, M. Goëtzi l’entendit et cessa de travailler. Cela n’effraya point la vieille, qui se dit qu’en prenant sa course, elle aurait toujours assez d’avance. Mais au moment où elle se relevait pour fuir, elle se trouva en face de M. Goëtzi qui lui barrait la route. Elle recula stupéfaite et se disant : « Comment le monstre a-t-il fait le tour de moi ? »

M. Goëtzi riait et marchait sur elle, qui tournait maintenant le dos à la porte de Letizia. La porte s’ouvrit derrière elle et le bruit la fit retourner.

C’était M. Goëtzi qui sortait, riant et marchant aussi sur elle.

Ils étaient deux ! Elle s’affaissa, écrasée par l’excès de sa stupeur.

 

Ils étaient deux, et cela ne vous étonne pas trop, je suppose, puisque vous êtes déjà quelque peu familiarisés avec les mystères de la vie vampirale, mais la stupéfaction de la vieille Loos se conçoit. Le M. Goëtzi qui sortait de la chambre et le M. Goëtzi qui arrivait par le corridor étaient si exactement pareils qu’on eût dit, en les voyant aller l’un vers l’autre, un homme qui se rapproche de sa propre image, réfléchie dans un miroir.

L’épingle d’or était double aussi. Chacun d’eux la tenait à la main.

Du reste, l’infortunée nourrice de la comtesse Greete n’eut pas le temps d’admirer beaucoup ce prodige. Elle en savait trop long désormais. Les deux épingles d’or touchèrent à la fois ses tempes, l’une à droite, l’autre à gauche, et elle expira sans pousser un cri.

Les deux monstres n’eurent garde de goûter son sang, qui était trop vieux.

– Mon cher docteur, dit l’un d’eux, que ferons-nous du corps, je vous prie ?

– Ce qu’il vous plaira, mon cher docteur, répondit l’autre.

Ils étendirent les mains, et le cadavre se releva sur huit pattes. C’était un chien double : deux chiens, si vous voulez, qui avaient la même figure, presque humaine. Chacun d’eux alla se ranger docilement auprès de l’un des deux docteurs Goëtzi, qui dirent ensemble :

– Il s’appellera Fuchs. Reprenons notre besogne.

Alors, ils s’embrassèrent et se confondirent pendant que les deux chiens entraient l’un dans l’autre.

Ainsi naquit cet animal étrange que nous vîmes à l’auberge de La Bière et l’Amitié.

M. Goëtzi revint au lit de Letizia et acheva la plantation des cheveux.

 

Ce fut pendant la saison des vacances que la comtesse Greete mourut abandonnée dans le château désert. Cornelia était ici, chez M. et mistress Ward, où l’on terminait les derniers arrangements de son mariage avec Édouard S. Barton. Cette fois, sa gouvernante Letizia ne l’avait point accompagnée, sous prétexte d’affaires de famille qui l’appelaient en Italie.

On sut plus tard qu’elle avait tout bonnement suivi le comte Tiberio à Paris, où il menait un train d’enragé, jouant, festoyant et se livrant aux plus extravagants excès. Ce goût pour la débauche lui était venu tout d’un coup et sur le tard. Il donna une grande fête, le soir du jour où M. Goëtzi lui avait notifié le décès de sa malheureuse femme. Celle-ci était morte, désespérée, et n’ayant plus sur la tête une seule mèche de ses admirables cheveux. Le lendemain, M. Goëtzi loua à la porte d’Utrecht une maisonnette où il plaça la femme chauve que nous avons retrouvée au comptoir de La Bière et l’Amitié. Cette femme, qui lui obéissait comme une esclave, était le restant de la comtesse Greete. Elle avait la garde de Fuchs, le chien à face humaine, et s’appelait Mme Fiole en hollandais.

Quand le comte Tiberio revint, il y eut un grand conseil au château, tenu ente la Letizia, M. Goëtzi et Tiberio. Il y fut parlé de la mort récente du grand comte de Montefalcone, l’homme le plus riche des pays d’Istrie et de Dalmatie, qui font face à la république de Venise, de l’autre côté de l’Adriatique.

Montefalcone laissait une veuve et un fils unique. En cas de décès de celui-ci, Cornelia de Witt devenait l’héritière unique de la comtesse douairière.

Et, en cas de décès de Cornelia, tout l’héritage de Montefalcone revenait au comte Tiberio lui-même.

Par nature, le comte Tiberio n’était pas ce qu’on appelle un méchant homme, mais la Pallanti le dominait désormais, et M. Goëtzi dominait la Pallanti.

Le conseil dura toute une nuit. Il y fut décidé que M. Goëtzi ferait le voyage de Vienne pour les affaires de la maison, – non pas la maison de commerce.

Il s’agissait du petit Montefalcone, le fils de feu le grand comte et de la comtesse douairière, qui était capitaine au service de l’Autriche, dans le régiment de Liechtenstein, et vivait à la cour de l’empereur Joseph II. C’était un mauvais sujet.

M. Goëtzi se mit en route avec Fiole, la femme chauve, et le chien Fuchs. Notre Anna ne m’a pas raconté leur voyage. Je sais seulement qu’en arrivant à Vienne ils se logèrent chez un usurier qui prêtait de l’argent à Mario Montefalcone. Ce Juif avait déjà des signatures du jeune comte pour plus d’un million de florins. Son nom était Moïse.

Il demeurait au troisième étage d’une grande maison du Graben, avec la fille de sa fille, la belle Débora, qui attachait toutes les nuits une échelle de soie à son balcon pour prendre la collation dans sa chambre avec le capitaine Mario.

Le vieux Moïse avait une poche de cuir à sa houppelande, et y portait toujours les signatures de Montefalcone qui étaient le meilleur de sa fortune. Il couchait avec sa houppelande. Le balcon où la belle et coupable Débora nouait son échelle de soie était tout en fer.

Un jour qu’il y avait fête militaire entre les charmilles du château impérial de Schönbrunn, qui sont les plus hautes de l’univers, Débora tourmenta son aïeul si bel et si bien qu’il consentit à la mener voir la revue. Elle mit ses plus beaux atours et tous les bijoux que son capitaine lui avait donnés. Elle était superbe. Ses perles et ses rubis représentaient juste le montant des signatures du Montefalcone, sauf le bénéfice de Moïse. Le Montefalcone, de son côté, avait un uniforme tout neuf et des plus brillants. Ils furent si contents l’un de l’autre au défilé que leurs regards échangèrent promesse d’un rendez-vous pour la nuit qui venait. Moïse avait la main sur sa poche de cuir et la sentait contre son cœur. Tout le monde était heureux.

Mais M. Goëtzi, Fiole et Fuchs étaient restés à garder la maison du Graben. Ils passèrent tout le temps de la fête dans la chambre de la belle Débora, dont on avait baissé les jalousies. M. Goëtzi et Fiole se relayaient au balcon avec une pierre à aiguiser. Fuchs montait la garde dans l’escalier.

Quand M. Goëtzi et Fiole cessèrent de travailler, la barre de fer qui servait d’appui au balcon était tranchante comme un couteau à ses deux arêtes supérieures.

La nuit suivante, à l’heure où la place du Graben est déserte, le petit comte Montefalcone, gai comme pinson, arriva, enveloppé dans son manteau d’aventure. Aussitôt qu’il parut, l’échelle de soie tomba du balcon de Débora.

Et le petit comte se mit à monter. L’échelle était bien bonne, car la barre de fer du balcon, changée en rasoir, mit du temps à la trancher. L’échelle ne se rompit qu’au moment où le capitaine dépassait le second étage.

Il y eut deux grands cris, un de femme et un de capitaine. Puis le silence des nuits régna de nouveau, comme un fleuve se referme sur le noyé qui tombe du parapet du pont.

Au même instant, M. Goëtzi éveillait le vieux Moïse pour lui apprendre qu’un malfaiteur escaladait les balcons de sa maison. Le bonhomme sortit, portant un tromblon d’une main et pressant de l’autre sa poche de cuir.

Fuchs, le chien à figure humaine, l’étrangla sur le pas de sa porte.

M. Goëtzi n’avait plus rien à faire à Vienne. Après avoir vidé la poche de cuir, il se remit en route au clair de lune, le cœur léger, en chantant des refrains populaires.

L’escorte de M. Goëtzi, cependant, s’était augmentée. Outre le chien Fuchs et Fiole, la femme chauve, ou si mieux vous aimez Greete et Loos, il avait un perroquet et un petit garçonnet qui jouait au cerceau tout le long du chemin. Le perroquet était Moïse : bec puissant, griffes crochues ; le bambin était le capitaine. On n’avait pas trouvé de quoi faire mieux sous son brillant uniforme.

Au lieu de reprendre le chemin des Pays-Bas, M. Goëtzi dirigea ses pas vers le sud-est, à travers l’archiduché d’Autriche, la Carinthie et la Carniole. Elle ne m’a jamais spécifié s’il fit la route à pied ou en voiture ; mais il y a un détail assez curieux touchant la façon dont les vampires et leurs accessoires s’y prennent pour franchir les cours d’eau. Toute la famille se presse contre le maître vampire et entre en lui. Quand le tour est fait, le maître se couche sur l’eau et vogue, les pieds les premiers comme une planche. Aucun courant, si fort qu’il soit, ne l’arrête.

Chaque fois que vous trouverez une personne allant ainsi, les pieds en avant, sur les rivières, ne négligez aucune précaution, car il est certain que ce sera un vampire.

M. Goëtzi obliqua un peu vers l’est à la hauteur de Trieste, coupa l’Istrie, traversa la Croatie, entra en Dalmatie et s’engagea dans les Alpes Dinariques jusqu’à la frontière de l’Albanie où est situé le château de Montefalcone, un des plus imposants qui soient au monde, et qui servira de théâtre aux faits les plus dramatiques de notre histoire.

Tout y était hérissé, tumultueux, sinistre, depuis le gazon du sol jusqu’aux nuages du ciel. Les pics de la montagne escaladaient les derniers plans avec une sauvage fureur, puis c’était un tohu-bohu de tours, de créneaux, de beffrois, laissant pendre des chevelures de lianes énormes par des centaines de crevasses. On voyait des pins qui croissaient dans les murs, et les murs semblaient jaillir de précipices sans fond.

L’idée qui surgissait au-dessus de toute autre, c’était l’impossibilité absolue d’entrer là-dedans malgré la volonté du maître. Derrière les fenêtres étroites et longues, on devinait l’embuscade du guetteur ; les meurtrières menaçaient ; les ponts-levis, armés de leurs herses, pendaient au-dessus du vide comme autant de gigantesques pièges.

Nulle sentinelle sur les remparts ; mais, à l’angle d’une courtine, éclairée par les cornes de la lune demi-noyée dans un nuage, écailleux et plat comme le dos d’un crocodile, la carcasse carrée d’un gibet auquel tenait encore un squelette et autour duquel tournoyaient des corbeaux.

M. Goëtzi arriva quelques instants avant le coucher du soleil, et s’arrêta au sommet d’un pic très élevé d’où son regard dominait tout le pays. De là, il apercevait non seulement le château, mais beaucoup de villes et de villages, des gorges incultes, des campagnes fertiles, les îles de la mer. Il contempla longtemps toutes ces choses qui sont très belles et principalement le domaine de Montefalcone, véritable apanage de prince.

Un sourire indéfinissable jouait autour de ses lèvres, ardentes comme des charbons de feu.

Tout à coup, il dit : « Allez ! » et aussitôt les spectres esclaves qui l’entouraient le quittèrent. Le perroquet s’envola, le chien bondit sur la pente de la montagne, suivi par la femme chauve et le garçonnet qui faisait rouler son cerceau.

Quand ils furent partis, M. Goëtzi se dédoubla pour avoir avec qui causer. Il alluma un feu, et ceux qui levèrent les yeux, ce soir, du fond de la vallée, virent au sommet du pic inaccessible, où nul pied humain n’avait jamais imprimé sa trace, deux formes glauques, accroupies dans la neige, et qui se chauffaient à un brasier livide.

Il était nuit quand ses émissaires revinrent. Le château de Montefalcone n’apparaissait plus que comme une masse grandiose entre les montagnes. Çà et là, derrière la ceinture des créneaux, des lueurs brillaient.

Quoique M. Goëtzi n’eût rien dit à ses esclaves au moment du départ, chacun d’eux avait emporté ses instructions. Ils revinrent tous, mais en même temps, ils étaient tous restés là-bas, aux différents postes qui leur avaient été assignés. Cette faculté de dédoublement leur rend des services incontestables.

Toutes ces moitiés de démons s’assirent en rond autour du foyer, excepté le perroquet qui se percha sur l’épaule de Fiole, et M. Goëtzi écouta les rapports. Fiole parla la première et dit :

– Souverain maître, je suis entrée au corps de garde de la grand-porte avec mon baril de kirschwasser. Il paraît que je ne suis pas encore trop détériorée, car tous les soudards ont voulu m’embrasser en m’appelant mon cœur. Voici ce que j’ai appris : le château est sur le pied de guerre à cause d’une bande de brigands qui infeste la montagne. La garnison est assez nombreuse pour défendre une ville. Il y a une importante artillerie. Bien malin sera celui qui entrera là-dedans !

– Où est ton baril ? demanda M. Goëtzi.

– Souverain seigneur, répondit Fiole, il est au corps de garde, où je continue de verser à boire aux soldats qui m’appellent mon cœur.

Le chien Fuchs éclata de rire et le perroquet picota le crâne nu de l’horrible vieille.

– C’est bien, dit M. Goëtzi ; à toi, caniche.

– Souverain seigneur, répliqua Fuchs, j’ai fait le tour des fortifications. Il n’y a qu’un seul endroit faible, et encore il faudrait la sape et la mine pour entrer par là. C’est une courtine où il n’y a pas de sentinelle, mais on y avait mis un chien aussi gros qu’un bœuf. Il s’est trouvé que nos sexes étaient variés…

– Tu as joué de la guitare sous sa croisée ? interrompit M. Goëtzi, qui était en belle humeur.

– Oui, souverain seigneur. Il est venu tout brûlant de tendresse, je l’ai étranglé, et c’est moi qui monte la garde, à l’heure qu’il est, dans le préau.

– C’est bien, dit encore M. Goëtzi en lui accordant un coup de talon caressant. À vous, capitaine.

Le bambin essuya sa bouche où restaient des traces de confitures.

– Mon colonel, dit-il en faisant le salut militaire, j’ai été, avec mon cerceau, donner dans les jupes de trois belles demoiselles qui sont les filles de chambre de cette vieille comtesse. Elles m’ont bourré de friandises en me racontant qu’elles allaient avoir des robes noires toutes neuves parce que la nouvelle est arrivée de Vienne que le fils de la maison, le fils unique, s’il vous plaît, s’est cassé le cou comme un sot en escaladant le balcon d’une Juive…

Si j’ai oublié de vous le dire, vous saurez que ces misérables ne conservent qu’un très vague souvenir de leur premier état.

– Est-ce tout ? demanda M. Goëtzi.

– Non, mon colonel. Les trois soubrettes m’ont versé du marasquin. Il me semblait que je les connaissais ; mais du diable si je peux deviner où je les ai vues. Voici les cancans de la garnison : la vieille dame aimait beaucoup son innocent de fils. Elle ne veut plus rester dans ce château qui lui rappelle son malheur. Demain, elle partira pour la Hollande chercher une petite demoiselle qui est maintenant son unique héritière et qu’elle veut avoir avec elle. Les soubrettes m’ont offert aussi du rosolio.

– Et as-tu laissé ton double avec elles ?

– Oui, il était un peu gris. Elles l’ont mis dans un coin avec une bouteille d’anisette.

– C’est bien, dit pour la troisième fois M. Goëtzi. À toi, Harpagon.

Il s’adressait au perroquet, qui lissait ses plumes en faisant le gros dos.

– Moi, souverain seigneur, repartit l’ancien Moïse, j’ai mon double en ce moment auprès de la comtesse douairière qui est folle de moi. Quand elle m’a vu entrer tantôt par la fenêtre ouverte, elle a cessé de crier et de pleurer. Elle était presque consolée. J’aurais pu vous rapporter en meilleur style tout ce que les autres vous ont appris, mais puisque c’est désormais de l’histoire ancienne, je peux vous faire un cadeau plus solide. Tenez !

Ce disant, le perroquet tira de dessous son aile un trousseau de clefs guillochées et dorées, qu’il plaça respectueusement entre les mains de M. Goëtzi en ajoutant :

– C’est l’anneau de sûreté de la vieille dame. Avec cela, vous pouvez arriver commodément jusque dans sa chambre à coucher.

M. Goëtzi donna une tape d’amitié à Jacquot et se mit sur ses jambes en disant :

– Tout va bien. À la besogne !

Et il descendit les pentes abruptes de la montagne, suivi par sa domesticité. La nuit était déjà fort avancée quand ils arrivèrent au pied des murailles. Pour traverser les douves larges, profondes et remplies d’eau, M. Goëtzi se servit du procédé décrit au précédent chapitre. Aucune sentinelle ne cria qui vive. Les soudards étaient au corps de garde, occupés à vider le baril de kirschwasser en bavardant avec le double de la femme chauve. Dans le préau, le double du chien Fuchs n’eut garde d’aboyer. On ouvrait toutes les portes fermées avec le propre trousseau de la comtesse, et quand on passa auprès de l’antichambre où étaient les trois soubrettes, elles se divertissaient si bien à faire boire du curaçao au double du bambin qu’elles n’entendirent aucun bruit.

La pauvre douairière elle-même n’entendit pas davantage, assourdie qu’elle était par le babil du double de Jacquot.

Elle fut étranglée de la propre main de Fiole, la femme chauve. Et quand on pense que c’était la bonne comtesse Greete qui se conduisait ainsi ! Le chien Fuchs (précédemment la douce Loos) fut chargé de manger le visage de la douairière, et M. Goëtzi y sema de la barbe.

Je vous donne comme un fait assez extraordinaire que le bambin éprouva une sorte de léger malaise en voyant infliger un si indigne traitement aux restes de celle qui avait été sa mère.

M. Goëtzi, alors, se retira, après avoir mis le feu aux rideaux du lit pour expliquer la disparition du cadavre, car j’ai à peine besoin d’ajouter qu’il emmena avec lui la malheureuse dame de Montefalcone, qui devint l’aubergiste sans visage.

Au moment où M. Goëtzi quitta le château, Fiole et son baril disparurent du corps de garde. De leur côté, les trois soubrettes cherchèrent vainement le garçonnet au cerceau qui s’était évanoui.

Tout ce lugubre monde, augmenté de maître Haas (tel était le nom de l’aubergiste), voyageait maintenant vers la mer. Une fois dans la plaine, M. Goëtzi se retourna et put jouir d’un imposant spectacle. Les rideaux avaient communiqué le feu au lit, le lit à la chambre, la chambre au corps de logis dont elle faisait partie. C’était splendide. Les gorges, bizarrement illuminées, offraient partout l’énigme de leurs mystérieuses profondeurs, les pics neigeux avaient des reflets de pourpre et au milieu de la scène, la flamme s’échevelait comme une torche colossale. Notre amie m’a dit bien souvent que rien n’était beau comme un incendie dans la montagne. Moi, je n’en puis parler savamment.

M. Goëtzi, malgré son indifférence habituelle pour les séductions de la nature, s’arrêta un instant, mais il reprit bientôt sa route, traversa l’Adriatique dans une élégante tartane, et ne s’arrêta qu’à Venise : je ne vous en décrirai pas le carnaval ; Elle l’a fait en quelques pages d’une étonnante magnificence. Je vous dirai seulement que M. Goëtzi, pour se reposer, attira dans un piège infâme la fille d’un gondolier du Lido, et se désaltéra avec le sang de cette jeune personne. Cela le remit complètement.

Ce fut vers le temps où M. Goëtzi entreprenait son voyage de Dalmatie que Ned Barton vint en Hollande pour les préparatifs de son mariage. Le comte Tiberio habitait alors le bel hôtel qu’il avait acheté à Rotterdam depuis la mort de sa femme. Il ignorait encore, au moment où Ned débarqua aux Boompies, la fin malheureuse de son cousin, le jeune comte de Montefalcone.

Je ne vous étonnerai peut-être pas beaucoup en vous disant que Cornelia, tout occupée d’elle-même ou plutôt d’Édouard Barton, ne s’était pas encore aperçue des relations qui existaient entre Tiberio et Letizia Pallanti.

On peut bien dire que, dans Rotterdam entier, Cornelia était seule à ignorer la conduite de son tuteur. Letizia, depuis son voyage de Paris, s’affichait franchement en public, et sa tenue orgueilleuse disait tout haut : « Je suis chez moi dans la maison de mon ancien maître ! »

Cependant, les choses changèrent un peu à l’arrivée de Ned. Je vous prie de remarquer que c’était un Anglais ; tout jeune, il est vrai ; mais l’âge n’y fait rien. Il y a dans l’Anglais une suprématie. Sa présence commande le respect et impose la convenance.

Pensez ce que vous voudrez : devant lui, Tiberio eut honte et Letizia eut peur.

Les choses rentrèrent dans l’ordre à cause de lui, et le scandale fit trêve parce qu’il était là.

Mais Ned Barton avait amené son domestique, un pauvre étourneau d’Irlandais, hâbleur, paresseux, mal peigné, mal tenu, improper depuis les pieds jusqu’à la tête, et qui n’avait pas dans son étroite cervelle pour six pence du plus vulgaire sens commun.

Curieux à l’excès, indiscret et n’ayant que très peu le sentiment de sa dignité, il barbota tant et si bien dans les cancans de l’office et du dehors qu’au bout de quelques jours il fut au fait de toute l’histoire, mieux que les témoins de l’histoire eux-mêmes.

Merry Bones ne pouvait pas souffrir la Pallanti. C’est assez l’ordinaire entre valets et institutrices. Il avait essayé déjà plus d’une fois de vider ce qu’il avait dans son sac contre elle en rasant son jeune maître ; mais Ned ne l’avait point voulu écouter.

Un matin du mois de janvier, après avoir savonné les deux joues de Ned, il tint son rasoir en suspens et dit :

– Votre Honneur, la Hollande n’est pas un mauvais pays, à cause du schiedam, mais la bière y est trop plate. La Meuse charriera plus d’un chien mort d’ici le mois de mars, et votre mariage n’est pas encore fait, ma bouchal, c’est moi qui vous le dis !

Il passa rapidement le rasoir sur la peau du creux de sa main.

– Fais vite, ordonna Édouard, je suis pressé.

– La coquine est pressée aussi, répondit l’Irlandais, pressée de mal faire et de vous jouer un vilain tour, ou que Dieu me punisse par le feu éternel ! Avez-vous remarqué comme elle vous regarde, Votre Honneur ?

– Fais vite ! répéta Ned.

– Elle a déjà mangé je ne sais combien de cent mille ducats à son imbécile : j’entends le comte Tiberio. Et ce n’est plus Miss Cornelia qui a la première place à table.

– Tiens ! c’est vrai ! fit Édouard.

– Ni la chambre d’honneur non plus, musha ! Mais c’est un drôle de pays que la Hollande, puisque les maîtresses d’école y ont des girandoles de diamants ! Voulez-vous parier deux pièces de six pence, qui font un shilling, que je vais vous apprendre une nouvelle ? Car, Dieu soit loué, Votre Honneur ne sait jamais rien. Voilà un gros héritage qui tombe à Miss Corny, le cher ange. Son cousin de Montefalcone, je crois bien que c’est ce nom-là, qui était capitaine, vient de mourir là-bas, je ne sais où. Et c’est l’institutrice qui en a reçu la première dépêche.

Édouard écoutait enfin.

– Es-tu sûr de cela, garçon ? demanda-t-il.

– Et la dépêche est de ce scélérat de Goëtzi.

– Tu l’as donc vue ?

– On regarde un peu partout, n’est-ce pas ? c’est le moyen de s’instruire.

– En tout cas, reprit Ned, c’est la comtesse douairière qui hérite de son fils le capitaine.

Merry Bones essuya son rasoir et secoua ses grands cheveux.

– Sans doute, sans doute, Votre Honneur, répliqua-t-il, mais voulez-vous mon idée ? Désormais, la comtesse douairière ne fera pas de vieux os. Et quand la comtesse douairière sera partie, gare à Miss Corny, entendez-vous ! La maison du comte Tiberio est aux trois quarts mangée, et l’institutrice a encore faim. Tâchez de comprendre.

 

Ce fut vers cette époque que les lettres de Ned et de Corny, adressées à notre Anna, commencèrent à perdre leur caractère de joyeuse insouciance.

À la fin de février seulement, on apprit la mort de la grande douairière de Montefalcone qui faisait de Cornelia une opulente héritière. M. Goëtzi était de retour ; mais il ne se montrait point. Il y avait un complot, on essayait de pousser Édouard à quelque acte de violence pour avoir prétexte de rompre le mariage.

Édouard Barton ne tomba point dans le piège qui était tendu sous ses pas, il s’abstint de témoigner à la signora Pallanti tout le mépris qu’elle lui inspirait, et garda même vis-à-vis d’elle une telle mesure qu’elle put se faire illusion sur ses sentiments. Ceci fut un malheur.

Quant au comte Tiberio, Ned continua d’aller dans sa maison où seulement il pouvait se rencontrer avec Cornelia. Tiberio devenait chaque jour vis-à-vis de lui plus hautain, j’allais presque dire méprisant.

L’accord concernant le mariage avait été si public qu’on ne pouvait guère le briser, mais il devenait évident qu’on susciterait des délais équivalents à une rupture. Ainsi, il fut question de faire, avant la cérémonie, un voyage au château de Montefalcone, voyage dont Édouard Barton devait être exclu.

Et Édouard Barton ne protesta point.

Telle était, du moins, l’impression qui ressortait des lettres, reçues toutes ensemble par notre Anna, la nuit de ses noces.

Je dois dire tout de suite que ces lettres n’étaient pas complètement sincères. Elles reculaient devant l’expression de la vérité. C’est ici un scrupule anglais. En Angleterre, nous avons horreur du scandale appelé un enlèvement. Plus nous donnons de liberté à la jeune fille dans nos familles, plus nous exigeons d’elle que jamais elle ne rompra le lien des convenances. La décence est une vertu anglaise. Je ne crois pas que notre Anna ait mis un seul enlèvement dans ses livres ; j’entends un enlèvement consenti par la jeune personne, car le rapt est un cas de force majeure moins choquant.

Eh bien ! dans l’excès de leurs craintes, hélas ! trop motivées, Édouard Barton et Cornelia de Witt, après avoir cherché en vain un meilleur expédient, s’étaient déterminés à commettre cette action aussi répréhensible que dangereuse, et qui ne peut être approuvée dans la gentry sous aucun prétexte. La basse classe fait ce qu’elle veut. Se sentant coupables intentionnellement d’une impropriété, Ned et Corny gardaient le silence vis-à-vis de leurs amis.

Ne me croyez pas capable d’excuser à aucun degré une chose qui n’est pas « reçue ». Seulement, je vous fais observer qu’ils avaient affaire à un banqueroutier peu scrupuleux, à une femme de mauvaise vie et à un vampire. Leur position était difficile, il n’y a pas à dire non.

L’Irlandais Merry Bones contribua beaucoup à les entraîner vers la mauvaise voie, et plût à Dieu, en définitive, qu’ils eussent réussi à la suivre ; car d’effrayantes catastrophes auraient été évitées.

S’ils avaient cru ce garçon, qui avait, au demeurant, quelque bon sens, ils n’auraient pas attendu au dernier moment, et une fois à Londres, sous la protection de la loi anglaise, ils se seraient bien moqués des ignobles bandits qui menaçaient à la fois leur bonheur, leur fortune et leur vie.

Quand ils se déterminèrent enfin, il était trop tard. La veille du jour fixé, Letizia Pallanti traita de parti pris Mlle de Witt avec une telle hauteur que la pauvre noble fille, perdant prudence et patience, la remit à sa place fièrement. Ce même jour, qui était le dernier de février, le comte Tiberio parvint enfin à se procurer une querelle avec Édouard Barton. Le contrat avait été signé la veille. Rien ne fut rompu expressément ; mais le soir, quand Ned se présenta à l’hôtel, on lui refusa la porte.

Et quand Cornelia voulut sortir le lendemain matin, on la retint prisonnière.

Sur ces entrefaites, M. Goëtzi reparut, jouant un rôle en apparence secourable ; mais vous vous garderez bien de vous y fier. Il avertit vaguement Ned d’un danger qu’il ne spécifia point. Il conseilla à Corny de prendre courage ; mais, par le fait, Merry Bones, qu’il tenta de noyer traîtreusement dans la Meuse, pendant que ce bon garçon gardait la barque, à l’heure fixée pour la fuite d’Édouard Barton et de Cornelia, vous donnera bientôt de ses nouvelles.

Vous savez d’avance comment se termina cet épisode du mariage rompu et de la fuite manquée. Au milieu de la nuit, Cornelia fut jetée dans une chaise de poste et enlevée, non plus par Ned, mais par ce couple infâme, Tiberio et la Pallanti, qui prirent la route de terre pour gagner le domaine de Montefalcone.

DEUXIÈME PARTIE

 

À ce moment, Merry Bones avait disparu de la façon qui vous sera révélée en temps et lieu. Ned, averti perfidement par M. Goëtzi, se mit en route pour courir après sa bien-aimée, et fut poignardé sur la vieille chaussée de Gueldre, puis transporté mourant par des villageois à l’auberge de La Bière et l’Amitié.

 

Nous pouvons revenir maintenant à ce dangereux cabaret où nous avons laissé notre Anna après le combat véritablement fantastique livré par le pauvre Merry Bones, pendant que l’horloge sonnait treize coups, à la double meute des sous-vampires qui formaient la domesticité de M. Goëtzi.

Après que Merry Bones eut quitté la salle basse en prononçant ces paroles étranges : « Je vais chercher le cercueil de fer », tout se remit en ordre sur-le-champ. Les divers membres de la famille Goëtzi rentrèrent en eux-mêmes comme des meubles à coulisse.

Selon la vraisemblance, je devrais vous dire que notre Anna regardait ces choses impossibles avec stupéfaction, et que la phrase mystérieuse jetée par Merry Bones mettait son imagination à la torture. Eh bien, pas du tout ; son esprit, d’une facilité exceptionnelle, était peut-être déjà fait à ce genre de prodiges. Il fallait désormais autre chose pour l’étonner.

En tout cas, l’apaisement général la saisit. Elle imposa silence à Grey-Jack, qui vomissait des malédictions en tenant à deux mains ses joues enflées par les soufflets de Merry Bones, et songeant que celui-ci n’était, après tout, qu’un Irlandais, Elle en vint à penser que, dans la bagarre dont Elle venait d’être témoin, il pouvait bien avoir tous les torts.

À mieux considérer l’aubergiste et sa famille, ils avaient, en vérité, l’apparence assez paisible, et la femme chauve surtout était, on l’aurait juré, bonne personne. Le petit garçon apporta une tasse de bière au vieux Jack, qui s’en lava les joues et but le reste avec plaisir.

Notre Anna jugea convenable et opportun de répéter la déclaration qu’Elle avait précédemment faite quelques instants avant la treizième heure.

– Je demande, dit-Elle d’une voix distincte et avec fermeté, à voir Édouard S. Barton, esq., qui demeure ou a demeuré dans ce public-house, s’il est encore vivant ; dans le cas malheureux où il serait décédé, soit naturellement, soit par suite de violences, j’exige qu’on me remette à l’instant ses restes mortels pour que je puisse lui rendre les derniers devoirs selon les rites de l’Église établie.

En écoutant cela, le vieux Jack se mit à larmoyer pendant que l’aubergiste et sa femme s’écriaient :

– Ah ! le cher jeune gentleman ! que Dieu le bénisse !

Le garçonnet se mit à dire de son côté :

– J’ai vu l’homme mort.

Et le chien hurla tout doucement avec une voix de femme malade, en regardant notre Anna d’un air langoureux.

Le perroquet peignait toujours la barbe de son maître, en répétant : « As-tu déjeuné, Ducat ? »

Notre Anna n’a jamais pu me rendre un compte exact des motifs qui la portèrent à se contenter de ces réponses, assurément très vagues. Il est certain que Sir Walter Scott l’accusait de laisser habituellement des lacunes dans ses récits.

L’aubergiste ayant proposé de lui donner une bonne chambre et de bassiner son lit, Elle accepta, n’ayant pas dormi son content depuis son départ du cottage.

Elle fut conduite à son appartement par l’aubergiste, qui portait le plateau à thé, et par la femme chauve, qui s’était chargée des flambeaux. Le petit bonhomme traînait la bassinoire et le chien fermait la marche. Grey-Jack n’était pas là. Elle ne songea même pas à demander pourquoi on la séparait de ce serviteur, à la vérité peu intelligent, mais fidèle.

J’éprouve un peu d’hésitation dans cette partie de l’histoire où notre Anna fit réellement preuve de quelque inconséquence. Aurait-Elle dû se fier si aisément à des gens qu’Elle venait de voir doubles, puis rengainés dans la même peau, avant même d’avoir obtenu le moindre renseignement sur Ned ? Je réponds à cela que son plus bel ouvrage, Les Mystères d’Udolphe, n’est pas à l’abri de ces étourderies. Elle n’avait pas beaucoup de mémoire, et la charmante Émilia, son héroïne, douée pourtant d’une sagacité extraordinaire, est sujette à de singulières distractions. Elle était d’ailleurs accablée de fatigue et vous devez penser qu’une jeune demoiselle comme Elle, appartenant à une famille tranquille, pouvait avoir l’esprit terriblement bouleversé après de pareilles aventures.

Elle se coucha, voilà le fait, dans le lit bien bassiné. La femme chauve borda ses couvertures avec soin ; l’aubergiste disposa sur la table de nuit ce qu’il fallait pour prendre le thé, et le petit bonhomme moucha fort adroitement les deux chandelles. Après quoi, tout le monde se retira en lui souhaitant la bonne nuit.

Elle était seule. Au-dehors, la clef grinça deux fois dans la serrure fermée à double tour. Les pas de ceux qui s’en allaient sonnèrent, puis s’étouffèrent en s’éloignant dans la longue galerie. Le silence aurait été complet sans les voix mélancoliques du vent qui secouait en pleurant les châssis des croisées.

C’était la première fois, depuis son départ de la maison paternelle, que notre Anna se trouvait dans une position confortable et propre à la rêverie. Aussi sa pensée se reporta-t-elle tout d’abord vers les riantes campagnes du Staffordshire. Oh ! que l’Angleterre, douce reine du monde, est belle ainsi à travers les larmes que fait couler l’exil !

Pendant qu’Elle songeait ainsi en proie à un demi-sommeil tout plein de vagues attendrissements, un bruit sourd se fit à l’étage inférieur : c’était ce rauque remue-ménage qui agite l’intérieur des horloges en caisse avant le tintement de l’heure. Aussitôt que l’heure commença à sonner, le concert de cris sauvages et d’imprécations se renouvela à l’étage inférieur, en même temps que les tumultueux échos d’une bataille. Le timbre parla quatorze fois et quatorze fois l’oiseau maigre chanta : coucou ! Après quoi, tout se tut, excepté la voix aigre du petit garçon au cerceau, qui dit le dernier :

– J’ai vu l’homme mort.

Cela réveilla notre Anna en sursaut comme un grand choc. L’homme mort, c’était Ned ! Comment avait-elle pu oublier un instant ce deuil cruel ? Ned, l’enfant rieur qui avait partagé ses premiers jeux, et qu’il lui était au moins permis d’aimer encore comme un frère !

L’homme mort ! Ned ! Anna reconnut la chambre tout d’un coup. Et comment avait-Elle tardé à la reconnaître ? La chambre dont Ned parlait dans son dernier billet ; celui où il criait : « Au secours ! au secours ! »

À la lueur des deux chandelles dont la mèche allongée rendait plus de fumée que de lumière, Elle vit les rideaux à ramages et cette suite d’estampes qui représentaient les exploits de l’amiral Ruyter, et aussi le trou rond, en face du lit, à huit pieds du sol, ancien passage d’un tuyau de poêle…

C’était donc là, sur ce lit, que Ned avait rendu le dernier soupir.

Les mèches allaient s’allongeant et se couronnant de noirs champignons. Leur fumée emplissait l’atmosphère d’un brouillard épais et sinistre. Ce qui s’entendait là-dedans, je ne saurais le dire, mais le silence gémissait et grondait.

À mesure que l’obscurité gagnait, car les chandelles devenaient maigres, maigres, et les champignons des mèches grossissaient d’une façon monstrueuse, les estampes, loin de se voiler, paraissaient davantage, comme si elles eussent été transparentes et que des feux livides les eussent éclairées à l’envers.

Ni plus ni moins qu’une pauvre enfant superstitieuse et vaincue par les effrois de minuit, Elle coula sa tête sous sa couverture.

À peine avait-Elle pris cette position, qu’un bruit d’apparence fort naturelle se fit. Cela ressemblait à un pas d’homme chaussé d’assez gros souliers. Notre Anna l’entendit et redevint aussitôt elle-même. Elle releva sa couverture avec précaution et prêta une oreille attentive.

Il n’y avait pas à s’y tromper. Un talon lourd et même ferré frappait le carreau à quelques pas d’Elle. L’épouvante de notre Anna changea aussitôt de nature, mais n’en devint que plus mortelle. On peut braver le trépas ; l’idée même du déshonneur, si horrible qu’elle soit, se peut concevoir ; mais des souliers ferrés dans la chambre à coucher d’une jeune personne bien élevée !… La première idée qui vint à notre Anna fut de courir à une croisée, de l’ouvrir, si on lui en donnait le temps, et de se lancer tête première dans l’éternité.

– Begorra ! dit une voix, ils l’ont mise dans la chambre de Son Honneur ! Dormez-vous, demoiselle ?

Était-ce un rêve ? Elle avait cru reconnaître l’accent de Merry Bones ; mais Elle avait beau regarder, rien ne paraissait dans la chambre.

– Est-ce donc vous, Merry ? demanda-t-Elle.

– Oui bien, répondit le bon garçon, c’est moi, ma perle. Mouchez un petit peu vos deux chandelles, un chrétien aime à voir clair.

Vous comprenez bien qu’avec le pauvre Merry, il ne s’agissait plus de pudeur. Notre Anna moucha ses chandelles et put deviner pourquoi Elle n’avait point aperçu le brave Irlandais jusqu’alors.

Son premier regard le chercha en effet vainement dans toute l’étendue de la chambre éclairée. Il était dans le trou du poêle comme à un balcon. Il avait passé là ses deux bras longs comme des gaules et qui gesticulaient tant qu’ils pouvaient, tandis que son étrange figure, décharnée, mais de bonne humeur, semblait coupée en deux par un rire plus large qu’un coup de sabre, entre les énormes crêpés de ses cheveux.

– Et d’où venez-vous ainsi, Merry, mon garçon ? demanda notre Anna toute rassurée.

– Eh bien ! répliqua Bones, ne vous l’avais-je pas dit, demoiselle ? Je reviens de chercher le cercueil de fer.

– Qu’est-ce que c’est que le cercueil de fer ? murmura Anna.

Il disparut en même temps du trou et on l’entendit remuer quelque chose de l’autre côté du mur.

L’instant d’après, le trou fut de nouveau bouché, mais ce n’était plus par la tête laineuse de Merry Bones. L’objet rendait un son métallique en frottant contre les parois du trou. Il avait peine à passer.

Enfin, une dernière poussée lui fit franchir l’obstacle et il tomba bruyamment sur le carreau.

Le rire joyeusement grimaçant de Merry Bones reparut aussitôt à l’œil-de-bœuf dans son cadre de crins révoltés.

Notre Anna essayait en vain de voir quelle était la nature de cet objet qui avait fait en tombant un pareil tapage. Quand Merry Bones se fut installé confortablement dans le trou à poêle, les deux bras en dehors comme ces diables de carton qui sortent des tabatières, il la tira d’inquiétude à cet égard.

– Vous vous doutez bien que c’est lourd, je suppose, ma fleur ? dit-il : d’abord parce qu’il est de fer…

– C’est donc le cercueil !

– Et que serait-ce ? Ensuite parce qu’il est plein.

– Qu’y a-t-il dedans, grand Dieu !

– Ce qu’on met dans un cercueil, demoiselle.

– Un corps ?

– Tout à fait, Miss Anna.

– Le corps de qui ?

– Le corps de Son Honneur, parbleu !

– Le corps d’Édouard Barton !

– Tout à fait !

Elle poussa un cri déchirant.

– Musha ! demanda Merry Bones, que diable avez-vous, demoiselle ?

Notre Anna ne l’entendait plus, assourdie qu’Elle était par ses sanglots. Merry Bones se mit à crier à tue-tête :

– J’ai fait de l’ouvrage cette nuit, ou que Dieu me punisse ! Vous feriez mieux de nous écouter, ma perle ! S’il y a un corps dans cette boîte de fer, et c’est certain, ou que je sois grillé comme les harengs, et fumé, et mangé par les dents noires de tous ces Hollandais de malheur ! il y a une âme aussi, et une bonne âme, quoique ce soit celle d’un Anglais…

Elle avait d’abord écouté vaguement, mais ces dernières paroles réveillèrent son attention avec violence.

– Expliquez-vous, Merry Bones ! ordonna-t-Elle avec autorité. Voulez-vous dire que M. Barton est encore en vie ?

– Oui, demoiselle, je veux dire cela tout à fait.

– Et comment ne bouge-t-il point là-dedans ?

– C’est qu’il dort.

– Il dort, se récria notre Anna : vous pensez qu’il peut dormir après la chute du cercueil sur le carreau !

– Oh ! oui, demoiselle, je le pense, et même j’en suis sûr.

– Il a donc bu un narcotique, alors !

Merry haussa les épaules sans façon et répondit :

– Je ne sais pas ce que c’est qu’un narcotique, mais on lui a entonné, j’entends à Son Honneur, du bouillon de pavot avec du jus de laitue.

Je ne sais pas si vous approuverez notre Anna, mais Elle le fit retirer de l’œil-de-bœuf, et, jetant sa mante sur ses épaules, Elle vint en effet jusqu’au cercueil de fer qui avait une serrure et une clef, absolument comme les malles. Elle ouvrit la serrure et souleva le couvercle.

En voyant là-dedans son cousin le midshipman souriant et frais comme un petit Jésus, notre Anna le trouvait encore plus joli qu’autrefois.

Pendant qu’Elle le contemplait avec une douce émotion, Merry Bones reparut au trou de poêle et dit :

– Il est bien gentil et bien mignon, n’est-ce pas, demoiselle ? Pendant que vous vous amusez à le regarder, vous pouvez bien m’écouter, je pense, car nous n’avons pas beaucoup de temps devant nous, et il faut bien que vous sachiez un peu comment tout cela est arrivé. Le jour où on devait enlever Miss Cornelia pour la ramener à sa famille d’Angleterre, M. Goëtzi, en bonne araignée qu’il est, avait déjà tendu sa toile. J’y fus pris, je ne peux pas dire non, et que vouliez-vous qu’ils fissent, les deux pauvres agneaux, du moment qu’ils ne m’avaient plus ? Miss Corny fut emportée à tous les diables comme un joli petit paquet, et Son Honneur reçut entre les côtes une demi-douzaine de coups de poignard. Voilà qui est bien tout à fait. Je saute à pieds joints sur ce qui me regarde : j’étais prisonnier, je m’évadai. Et j’arrivai ici, à l’auberge de La Bière et l’Amitié où j’abordai hier au soir, mourant de faim, transi de froid et dans un triste état depuis les pieds jusqu’à la tête. C’était avant votre arrivée et vers la tombée de la nuit. J’allais entrer dans la salle basse, sans me douter de rien, quand je m’avisai de mettre mon œil au trou de la serrure. Je vis alors la femme chauve qui jetait des têtes de pavot dans une marmite, pendant que l’aubergiste pilait des pieds de laitue dans un mortier. Et ils lançaient tous les deux des ruades au marmot qui criait : « Pourquoi voulez-vous endormir l’homme mort ? » Comme vous le pensez bien, je connaissais d’avance tous ces gens-là et n’avais pas envie de remettre le pied au beau milieu du guêpier. Je fis le tour de la maison pour chercher une porte de derrière, et n’en trouvant point, je grimpai le long de la vigne jusque sur le toit où je me coulai dans un tuyau de cheminée. J’ai été ramoneur. Mon tuyau de cheminée m’amena dans la pièce même où je suis. Bon ! Elle était déserte et toute noire, mais j’entendis parler dans la chambre voisine, qui est la vôtre, et je vis le trou éclairé. J’y fourrai ma tête. J’aperçus trois hommes, c’est-à-dire un gentleman et deux moitiés de coquin. Il est probable qu’on avait déjà fait boire à Son Honneur la drogue de pavot et de laitue, car il dormait. Je ne lui trouvai pas trop mauvaise mine pour quelqu’un qui avait reçu quatre ou cinq coups de poignard. Avec lui étaient les deux messieurs Goëtzi : le vrai et son double. M. Goëtzi, le vrai, tendait l’étoffe au-dedans du cercueil de fer, et M. Goëtzi, le double, perçait des petits trous dans les parois au moyen d’une tarière. Et le double disait : – Drôle d’occupation pour un docteur de l’université de Tübingen ! – Il n’y a pas de sot métier, mon garçon, répondit le vrai. D’ailleurs, si je suis transformé en tapissier, te voilà serrurier, toi. – Et pourquoi toute cette besogne, patron ? – Parce que je veux me ranger, mon fils. J’ai l’intention de me retirer sur mes vieux jours dans le beau château de Montefalcone dont nous serons propriétaires. – Bonne idée ! s’écria le double en se frottant les mains. Mais comment deviendrons-nous propriétaires du beau château de Montefalcone ? – Je vais t’expliquer cela. Perce toujours. Au premier abord, tu vas croire qu’il ne s’agit dans le marché que de gourmandise ; mais qui vivra verra. M. le comte Tiberio Palma D’Istria m’a acheté ce jeune Anglais mort et je dois le lui apporter dans son cercueil. Saisis-tu ? – Très bien. – D’un autre côté, la signora Pallanti m’a acheté ce même jeune Anglais, mais vivant. M. Goëtzi n° 2 demanda : – Quel prix paye le comte Tiberio ? – Il donne le sang de la Pallanti, répondit M. Goëtzi n° 1. – Ah bah ! Et la Pallanti ? – Elle donne le sang de la belle Cornelia. Les yeux des deux moitiés de vampire brillèrent au nom prononcé de la belle Cornelia et leurs lèvres s’allumèrent comme des charbons. – Tout cela ne dit pas, reprit cependant le double de M. Goëtzi, comment nous deviendrons propriétaires du château de Montefalcone. Le vrai M. Goëtzi eut un sourire. – Quand nous aurons bu le sang de la belle Cornelia, répondit-il, qui m’empêchera de nous l’incorporer ? Et y a-t-il une loi qui lui défende de lui laisser sa forme actuelle ? Elle sera donc à la fois Miss Cornelia de Witt et M. Goëtzi. Donc, M. Goëtzi sera le légitime héritier de Montefalcone. Qu’as-tu à objecter ? L’autre M. Goëtzi ne trouva pas de réplique. C’était clair comme de l’eau de roche. En ce moment, leur besogne se trouva terminée. Le cercueil de fer était doublé très confortablement et le dernier trou de tarière venait d’être percé. Les deux messieurs Goëtzi prirent le pauvre Ned endormi, l’un par la tête, l’autre par les pieds, et l’établirent à son aise dans la bière, qui fut ensuite refermée à triple tour… »

Merry Bones raconta ensuite comment il avait vu tout cela par le trou du poêle. Il s’était écorché les oreilles à force de les gratter, car cela donne, dit-on, des idées, et Merry Bones en cherchait une dans tous les recoins de sa cervelle. Comment faire pour retirer son maître des mains de ces coquins ? Pendant qu’il mettait sa cervelle à la torture, le vrai M. Goëtzi passa une corde autour du cercueil et ordonna au double d’ouvrir une croisée. Un bras de la Meuse venait jusque sous les fenêtres. Il y avait là un bateau qui attendait, monté par deux matelots.

– Ho ! ho ! fit M. Goëtzi.

– Hé ! oh ! cria-t-on d’en bas.

– Parez-vous à recevoir la marchandise.

– C’est paré.

– Bon !

Les deux messieurs Goëtzi soulevèrent le cercueil et le portèrent sur l’appui de la croisée. Il faut vous dire que Merry Bones avait mis une bûche sous ses pieds pour que sa tête fût à la hauteur du trou de poêle. L’endroit où il était servait de bûcher. Un faux mouvement qu’il fit dans son grand trouble dérangea la bûche. Il y eut un bruit qui trahit sa présence.

Aussitôt, les deux messieurs Goëtzi tournèrent la tête et le reconnurent. Ils sifflèrent comme une paire de serpents. De tous côtés, au même instant, les gens de l’auberge surgirent de terre, et une horrible bataille commença, pendant laquelle M. Goëtzi (le principal) continuait de descendre le cercueil de fer dans la barque.

Merry Bones n’était pas à son aise, seul contre neuf. Heureusement qu’on frappa à la porte extérieure de l’auberge. C’était notre Anna avec Grey-Jack. La famille de M. Goëtzi fut obligée de se dédoubler, et Merry Bones put se sauver à coups de tête, au moment où l’horloge de la salle basse sonnait la treizième heure.

Une fois dehors, il fit le tour de la maison et courut après la barque qui descendait le bras de La Meuse, emportant le cercueil de fer. Supposons que les deux matelots étaient ivres, comme cela arrive quelquefois. Cette circonstance dut rendre plus aisée la tâche de Merry Bones, qui, après de nombreux efforts, parvint à s’emparer du cercueil et le rapporta sur ses épaules.

Pendant qu’il racontait, Elle s’oubliait à contempler le sommeil du compagnon de son enfance.

Merry Bones secoua sa grande perruque d’un air mécontent.

– Faites-moi d’abord l’amitié, dit-il, de fermer le cercueil, sans quoi vous aurez des distractions et nous n’en finirons plus. J’ai mon plan. Pour l’exécuter, j’ai besoin de savoir si vous avez froid aux yeux, demoiselle.

Elle sourit avec une fierté calme et fit retomber le couvercle du cercueil.

– Voilà qui va bien, reprit Merry Bones, soyez maintenant tout oreilles. En revenant, je n’ai pas pu monter par le toit, à cause de mon fardeau qui était trop lourd. J’ai passé par la cuisine et j’ai pu entendre ce tas de gredins qui complotaient dans la salle basse. Voilà ce que j’ai appris : à la quinzième heure (et je pense qu’elle va bientôt sonner), M. Goëtzi les a invités à une petite fête de famille. Ils sont, en effet, contents ; ils croient que le cercueil de fer descend vers Rotterdam avec Son Honneur dedans, et après la petite fête dont je parle, ils comptent le rejoindre pour partir tous ensemble et opérer livraison de la marchandise au château de Montefalcone.

– Quelle est cette petite fête ? demanda notre Anna.

– C’est de vous boire, répondit Merry Bones.

Elle faillit tomber à la renverse.

– Me boire ! répéta-t-Elle d’une voix éteinte.

– Tout à fait, repartit Merry Bones, qui ajouta : C’est vrai qu’ils préfèrent les jeunes personnes de moins de vingt ans ; mais voici les propres paroles de M. Goëtzi ; il a dit : « Miss Anna Ward, à la rigueur, doit être encore potable. »

– Potable ! s’écria notre malheureuse amie en joignant ses mains crispées ; potable ! Dieu Seigneur ! potable !

Je pense, Mylady, et vous, gentleman, que vous vous représentez les sensations diverses qui devaient l’agiter. Il n’y a pas beaucoup de situations aussi horribles dans la littérature moderne. Potable ! Le premier mouvement de notre Anna fut de s’écrier :

– Fuyons ! au nom du ciel !

– Musha ! répliqua l’Irlandais ; pas si bête ! nous avons la partie trop belle ! Savez-vous que j’ai découvert une hache ici dans le bûcher, ma perle ? une hache à fendre le bois ! Peau du diable ! j’ai idée que nous allons rire ! Ouvrez le cercueil, retirez-en Son Honneur et mettez-le dans le placard, à droite de la cheminée… Dépêchez-vous, il me semble que j’entends grogner l’horloge maudite, et il faut encore que je réveille cet innocent de Grey-Jack. Nous aurons besoin de lui.

Anna se mit en besogne lestement et courageusement. Elle était forte, malgré sa courte taille. Elle retira du cercueil Édouard S. Barton, esq., et, l’ayant soulevé dans ses bras, Elle le porta jusqu’au placard qu’Elle avait préalablement ouvert. Merry Bones applaudit à tour de bras.

– Fermez ! dit-il : vous êtes un cher cœur, après tout ! maintenant, poussez le cercueil sous le lit de manière à ce qu’il soit bien caché.

Elle obéit encore.

– Maintenant, ajouta Merry Bones, coulez-vous entre vos draps et faites semblant de dormir comme un joli petit ange… Begorra ! Voici la mécanique qui gronde en bas, pour le coup… quoi qu’il arrive, ne bougez pas et n’ouvrez pas les yeux… à tantôt !

Le remue-ménage de l’horloge se fit entendre à l’étage inférieur. La tête de Merry Bones disparut précipitamment du trou, et le premier coup de la quinzième heure tinta, jetant parmi les ombres de la nuit des vibrations sonores.

 

Au moment où le marteau de l’horloge se leva et retomba pour la première fois, un bruit large, mais confus et sourd, monta du rez-de-chaussée. Il y eut des pas dans l’escalier. Au second coup, les pas foulaient le carreau du corridor. Au troisième, la porte roulait lentement sur ses gonds, et une lueur verte envahissait la chambre.

La lueur des vampires augmente, en effet, comme l’odeur des animaux de la race féline, dans les moments critiques.

M. Goëtzi entra tout seul. Il ressemblait à une forme humaine qu’on eût taillée dans du verre à bouteille, et la terne lumière des chandelles, passant au travers de lui, projeta son ombre transparente sur la porte qu’il venait de refermer. Le quatrième coup tinta.

M. Goëtzi marcha droit au lit, et le cœur de notre Anna cessa de battre.

M. Goëtzi se pencha au-dessus du chevet. Dans l’intérieur de son corps, des voix s’élevèrent qui dirent tumultueusement :

– Nous avons soif ! Commençons la fête !

L’horloge envoya son cinquième coup.

M. Goëtzi dérangea un peu la couverture, ses lèvres écarlates s’arrondirent comme celles du gourmet qui va téter un vin de grand cru, et il dit avec une gaieté sinistre :

– Patience, enfants ! il me semble que j’ai bien droit à la première rasade !

– Alors, dépêchez-vous, maître, dépêchez-vous !

Il paraîtrait que les vampires ont au bout de la langue une pointe très aiguë à l’aide de laquelle ils pratiquent La piqûre nécessaire pour la satisfaction de leur hideuse gourmandise. Une fois le trait de lancette donné, ils boivent à la manière des sangsues.

Au moment où vibrait le sixième coup, la porte s’ouvrit de nouveau et Merry Bones parut, cachant sa main droite derrière son dos. Grey-Jack le suivait, l’oreille un peu basse. Il avait l’air docile comme un chien battu. Un Anglais se rend toujours à l’évidence et la paire de tapes que Grey-Jack avait reçue à la treizième heure était, à ce qu’il semblerait, de première qualité.

Aussitôt que Merry Bones se montra, M. Goëtzi siffla, et toute sa famille lui sortit du corps d’un seul temps. À un second coup de sifflet, tout ce monde se dédoubla aussi bien que M. Goëtzi lui-même, et le septième coup sonna.

Alors M. Goëtzi se plaça derrière ses onze annexes et les lança tous ensemble contre l’Irlandais. Anna, qui avait tenu ses yeux fermés jusqu’à ce moment pour obéir aux recommandations de Merry Bones, les ouvrit et put voir la mêlée la plus extraordinaire dont on ait ouï parler depuis que le monde est monde.

Deux chiens, deux perroquets, deux femmes chauves, deux garçonnets, deux aubergistes et un M. Goëtzi dévoraient positivement le malheureux Irlandais, qui n’employait que sa main gauche pour se défendre et ne défendait que ses yeux, surtout contre les attaques des perroquets. Il saisissait à poignée la tête de ces bêtes cruelles et leur tordait le cou ; mais cela n’y faisait rien, et pendant qu’il perdait ainsi sa peine, le chien et le bambin lui mangeaient les jambes, tandis que l’aubergiste et la femme chauve, aidés par M. Goëtzi (le double), fouillaient ses flancs, son ventre et sa poitrine.

Quoique Anglais, Grey-Jack restait coi sur le seuil. Ne le blâmez pas, c’était sa consigne. Il était le corps de réserve, et vous allez comprendre tout à l’heure l’importance extrême de son rôle.

La huitième, la neuvième et la dixième heure sonnèrent pendant que Merry Bones marchait vers le lit, avançant toujours un peu, malgré l’acharnement des harpies mâles et femelles qui se ruaient sur lui comme la meute fait curée du gibier tombé. Je vous le dis en vérité, rien ne serait resté de lui, pauvre créature, s’il avait eu naturellement autre chose que la peau et les os. Mais toute cette vampiraille ne trouvait pas seulement une bouchée de viande à mordre sur tout le corps. Des os et du cuir, voilà de quoi il était fait. Ce serait une redite que de souligner encore ici la supériorité incontestable de l’embonpoint anglais.

Il saignait, pourtant, par toutes les veines de son triste corps et les gueules de tous ces chacals étaient rouges ; mais il avançait petit à petit, patiemment, et quand le onzième coup sonna, il n’y avait plus qu’une des deux femmes chauves entre lui et M. Goëtzi (le vrai).

Il secoua soudain sa crinière, poussa un begorra retentissant et enleva l’horrible vieille d’un coup de pied que je n’hésite pas à déclarer héroïque, car la mégère alla se ficher dans le trou du poêle. Sa main droite, qui ne s’était pas encore montrée, fit un brusque mouvement, la lame large de sa hache étincela, et, à l’instant où le douzième coup vibrait, la tête du Goëtzi en chef tomba, coupée d’un seul tranchant.

Aussitôt, toutes les autres têtes d’un ordre inférieur roulèrent sur le carreau comme si le même fil les eût séparées du tronc. Il y eut alors une inexprimable confusion, mais muette. Chacun courait après sa tête. Au milieu de ce tumultueux silence, la voix de Merry Bones éclata comme un tonnerre :

– À ton tour, vieux Jack, imbécile ! ordonna-t-elle.

Et Grey-Jack se mit à marcher en bon ordre, sans hâte ni paresse, comme font toujours nos admirables soldats. Il avait sa mission tracée ; il prit sous le lit le cercueil de fer, il l’ouvrit et juste à l’instant où le double de M. Goëtzi rattrapait sa tête, Grey-Jack le fourra dans le cercueil et l’y renferma à clef.

Les autres ne s’aperçurent même pas de cela, tant ils étaient occupés à ramasser leurs crânes ! Le treizième coup sonna, le quatorzième aussi, pendant qu’ils se bousculaient comme de misérables larves dans la fange d’un cloaque en été. Merry Bones les regardait en riant de tout son cœur, ce qui ne l’empêchait point de surveiller à la fois le travail de Grey-Jack et les efforts de M. Goëtzi (le père).

Ils eurent achevé leur besogne tous les deux en même temps, c’est-à-dire que Grey-Jack s’assit sur le cercueil refermé au moment où M. Goëtzi retrouvait sa tête et la replaçait entre ses deux épaules.

Il siffla. La populace des vampiricules, obéissant à l’ordre, rassembla ses paires en un temps. Second coup de sifflet de M. Goëtzi : seconde manœuvre de sa famille qui lui rentra impétueusement dans le corps.

L’exécution de ces manœuvres ne laissait rien à désirer.

– Personne ne manque ? demanda M. Goëtzi.

Et sans attendre la réponse, comme l’horloge envoyait le quinzième coup, il plongea en quelque sorte à travers le châssis et disparut dans la nuit du dehors.

Une pauvre voix piteuse sortit cependant du cercueil de fer et répondit :

– Monsieur Goëtzi ! Monsieur Goëtzi ! Il vous manque votre double.

Mais il était trop tard. L’horloge ayant fini de sonner, le coucou chanta quinze fois à son tour, avant que notre pauvre Anna pût seulement s’assurer si elle était morte ou vivante.

Après le dernier chant du coucou, Merry Bones demanda le silence pour exposer le restant de son plan de campagne, car vous pensez bien que la guerre ne faisait que commencer.

– Demoiselle, dit-il, maintenant, le plus pressé serait de nous mettre en route pour le château de Montefalcone, mais comme Son Honneur dort ferme et dur…

– Ouvrez la porte du placard, interrompit notre Anna, cela lui donnera de l’air.

Merry Bones continua :

– Ce sera un voyage d’agrément, et je compte bien me refaire pendant la route. Grey-Jack portera le cercueil…

– Que le diable t’étrangle !… commença le bonhomme.

Mais Merry Bones lui coupa vertement la parole, disant :

– Le cercueil nous est nécessaire pour plus d’une raison : d’abord pour tenir l’oiseau en cage…

– Vous vous trompez, bon Irlandais, fit observer M. Goëtzi d’une voix douce à l’intérieur de la bière. Je vous donne ma parole d’honneur de ne pas m’échapper, si vous me mettez en liberté.

– … Ensuite, poursuivit Merry Bones, sans prendre la peine de répondre à cette insinuation, pour introduire Son Honneur au château de Montefalcone quand il sera temps. Il paraît que les murailles sont hautes comme le dôme de Saint-Paul de Londres, mais j’ai mon idée.

– Ah ! bon Irlandais, dit la douce voix du cercueil, vous avez bien de l’esprit ! Vous avez tort de repousser mes offres. Je vous suis profondément dévoué et je pourrais vous rendre d’excellents services.

 

Vous croyez sans doute que c’était piège. Eh bien ! pas du tout. Les auteurs généralement sérieux qui ont écrit de gros livres sur les vampires sont d’accord sur ce point de doctrine qu’un vampire captif appartient à son vainqueur aussi étroitement que ce même vainqueur appartiendrait au vampire, si le sort de la lutte eût été favorable à ce dernier.

Il y a seulement cette différence que les hommes ordinaires se rendent très rarement maîtres des vampires, la loi humaine étant que le Bien se montre toujours beaucoup moins énergique que le Mal ; et que, le fait de la capture du vampire par l’homme étant accompli, les goûts physiques et moraux de l’homme lui défendent de boire le sang du vampire.

L’absence de ce détail empêche l’assimilation parfaite, l’annexion intime du vampire vaincu à l’homme vainqueur. Mais le vampire prisonnier n’en est pas moins l’esclave de son nouveau maître.

 

Au moment où le double de M. Goëtzi protestait de son dévouement à travers les trous du cercueil, un bruit d’ailes se fit au-dehors, et le châssis de la croisée reçut un choc à l’extérieur comme si un gros oiseau ou une phalène de taille colossale se heurtait contre les carreaux.

– Qu’est-ce que cela ? demanda notre Anna.

Le prisonnier répondit aussitôt :

– Ne vous y trompez pas un seul instant, c’est M. Goëtzi qui revient me chercher parce qu’il ne peut se passer de moi.

– Je vais, s’écria Grey-Jack, lui envoyer une balle dans la tête.

Il s’était procuré de façon ou d’autre une carabine et la brandissait en s’élançant vers la fenêtre.

– Arrêtez, honnête vieillard, dit le captif. Le monstre qui a multiplié contre votre jeune maîtresse et ses amis les tentatives les plus coupables est impuissant désormais. Je lui manque. Il serait trop long de vous expliquer la chose en termes précis et scientifiques, mais une comparaison pourra vous éclairer suffisamment. Je ne suis, il est vrai, par le fait, que la douzième partie de M. Goëtzi, mais je sers d’attache à tout le reste et mon absence le met dans la position d’un chapelet qui aurait perdu son fil. Vous jugez de son embarras.

Cela frappa beaucoup l’assistance, mais néanmoins, notre Anna, plus réfléchie qu’on ne l’est ordinairement à son âge, demanda :

– Prisonnier, pourquoi trahissez-vous votre patron ?

– Ma chère enfant, répondit la voix du cercueil, et ne vous étonnez pas de m’entendre vous appeler ainsi, j’en ai le droit, j’ai plusieurs motifs pour agir comme je le fais. Je vous en dirai deux. Le premier, c’est la loi même de toute conquête : le subjugué reste l’ennemi de son vainqueur. Le second, pour être bien compris, nécessite une histoire. À l’époque où le docteur Otto Goëtzi vint dans le comté de Stafford pour être précepteur du jeune Édouard S. Barton, il n’était encore qu’apprenti vampire. Il n’avait ni double, ni accessoires, ni rien. Vous souvenez-vous de la pauvre Polly Bird, la fille de la Haute-Ferme, dont la fin prématurée attrista la paroisse, il y a trois ans ?… Eh bien, mes amis, c’est cette infortunée Polly Bird elle-même qui vous parle. M. Goëtzi, quand il reçut de Peterwardein son diplôme de maître vampire, me choisit tout d’abord pour être son double et commencer sa mécanique intérieure.

– Quand je pense, ajouta notre Anna, que nous étions assises l’une auprès de l’autre à l’église avec les sept demoiselles Bobington !

Merry Bones avait compris que Grey-Jack se soumettrait difficilement à porter le cercueil.

– À tout prendre, dit-il, Polly Bird était une assez bonne fille, autrefois, et la demoiselle n’a pas de femme de chambre. Si Polly veut nous promettre de se bien conduire et de porter le cercueil, je ne vois pas pourquoi nous nous amuserions à la voiturer sur nos épaules jusqu’au château de Montefalcone.

Cet avis prévalut. Merry Bones introduisit la clef dans la serrure du cercueil de fer et l’ouvrit. On vit alors M. Goëtzi, qui regardait la compagnie d’un air doux et modeste. Car c’était bien toujours M. Goëtzi, mais notre Anna et aussi les deux autres, en le considérant attentivement, auraient juré qu’ils retrouvaient, derrière les traits de ce méprisable docteur, quelque chose de la physionomie de Polly Bird.

L’infortunée remercia en bons termes et fit la révérence, dès qu’on l’eut remise sur ses pieds.

Nous parlerons désormais d’elle en employant le genre féminin, pour ne la point confondre avec le vrai M. Goëtzi. Vous n’oublierez pas cependant que c’était un homme et qu’on dut abandonner, à cause de cela, le dessein de lui confier l’emploi de femme de chambre auprès de notre Anna.

Il y a plus, on lui attacha le cercueil au cou à l’aide d’une forte chaîne par mesure de sécurité. Comme cela, d’abord, Grey-Jack et Merry Bones étaient bien sûrs qu’elle le porterait ; en second lieu, on devait supposer qu’un pareil fardeau, gênant ses mouvements, rendrait toute tentative d’évasion très difficile.

Le jour commençait à poindre quand Elle congédia tout le monde pour faire sa toilette. Pendant cela, l’ancienne Polly, par des procédés que je ne saurais expliquer, s’occupa d’éveiller Ned Barton. Quand notre Anna, après avoir récité une courte prière ou plutôt des actions de grâces pour tant de périls évités, rappela ses compagnons, Édouard S. Barton ouvrait justement les yeux et regardait autour de lui d’un air stupéfait.

– Où suis-je ? demanda-t-il aussitôt.

Elle voulait lui fournir les explications les plus amples, mais Merry Bones exigea qu’on se mît en marche sur-le-champ.

– J’ai causé avec la voisine Polly, dit-il. Elle m’a donné de bons conseils. Nous avons une besogne assez délicate à terminer avant de nous rendre au château de Montefalcone. Tant que M. Goëtzi (le vrai) sera en vie, rien de fait.

L’on descendit l’escalier. Dans la salle basse, chacun put voir que l’horloge était arrêtée précisément à la quinzième heure. Le coucou avait même disparu. Quand on eut franchi le seuil, un large écriteau qui pendait au-dessous de la lanterne sauta aux yeux de tout le monde. Cet écriteau disait : Auberge à louer présentement.

Sans s’arrêter à ces détails curieux, mais frivoles, la petite caravane se mit en marche aussitôt. L’ancienne Polly allait en avant, étroitement gardée à droite et à gauche par Grey-Jack et Merry Bones. Bien entendu, Polly portait le cercueil de fer, et les Hollandais, race lourde, regardaient passer nos voyageurs avec indifférence.

Par-derrière venaient notre Anna et Ned Barton, qui était encore un peu faible et s’appuyait sur le bras de sa compagne.

Aucun incident ne marqua la route jusqu’aux bords du Rhin, si ce n’est quelques sifflements vagues, entendus parmi les voix du vent, et quelques mouvements confus dans les buissons. Merry Bones, averti par l’ex-Polly qui en agissant avec une loyauté parfaite, expliquait alors à notre Anna que M. Goëtzi était éparpillé dans l’air et dans l’eau comme derrière les feuillages, guettait l’instant favorable pour rattraper son double qui était indispensable à la liberté de ses mouvements.

Une fois, notre Anna sentit quelque chose comme un cerceau d’enfant qui frôlait ses jambes, et une voix aigre dit, venant on ne sait d’où :

– Voilà l’homme mort !

En arrivant au Rhin, on loua une barque pour remonter le fleuve jusqu’à Cologne. Vers le soir, quand les ombres du crépuscule enveloppèrent le Rhin et ses rivages, une lueur d’un vert pâle apparut à environ deux cents toises en avant du bateau. Elle remontait le fil de l’eau, allant juste du même train que la barque.

À mesure que l’obscurité augmentait, la lueur brillait davantage ; elle se concentrait peu à peu. Après avoir occupé un grand espace, elle en vint à ne pas paraître plus grosse que le corps d’un homme.

Et alors, on put voir distinctement M. Goëtzi qui voguait, les pieds les premiers, environné de sa livide auréole.

Pendant que chacun considérait en silence ce spectacle étrange, l’ancienne Polly se mit à fondre en larmes, et, comme on lui demandait les motifs de sa douleur, elle répondit :

– Pensez-vous que je puisse voir sans des transports de rage le monstre qui m’a ravi mon bonheur et mon honneur ? Faites bien attention à ceci : il ne vous quittera pas d’une semelle tant que vous n’aurez pas pris les moyens de le détruire radicalement. Je parle ainsi dans l’intérêt de ma vengeance, mais surtout dans celui de votre sûreté. À toutes les heures du jour et de la nuit, qu’il soit apparent ou qu’il se cache, vous pouvez être certains que M. Goëtzi rôdera toujours autour de vous. En conséquence, je vous propose d’entendre maintenant dans tous ses détails le plan dont j’ai déjà touché quelques mots à Merry Bones, et qui, s’il est exécuté hardiment, doit anéantir à jamais notre ennemi commun. Le moment est favorable, car tant que nous le voyons là-bas, nous sommes bien sûrs qu’il n’est pas ici aux écoutes. Tant qu’il ne m’a pas, il est obligé de serrer étroitement contre lui tout son monde, et vous devez juger s’il enrage.

Cette réponse ayant fait taire toutes les objections, on se pressa autour de l’ancienne Polly, et chacun lui prêta une oreille attentive, excepté peut-être Édouard S. Barton, esq. C’est pénible à dire, mais le jeune midshipman ne s’était pas recouvré lui-même complètement. Il restait un peu hébété. Affaire de temps et de soins.

La malheureuse première victime de M. Goëtzi s’exprima en ces termes :

– Il est un lieu généralement ignoré, le plus extraordinaire sans doute qui soit au monde. Les gens qui habitent la sauvage campagne de Belgrade l’appellent tantôt Sélène, tantôt la Ville-Vampire, mais les vampires entre eux le désignent sous le nom du Sépulcre ou du Collège. Ce lieu est ordinairement invisible aux yeux des mortels. Certains l’ont vu, cependant ; mais il semblerait que chacun de ceux-là s’est trouvé en présence d’une image différente, tant les rapports à ce sujet sont divers et même contraires. Les uns parlent, en effet, d’une grande ville de jaspe noir, ayant des rues et des palais comme les autres villes. Mais tout cela en deuil et enveloppé d’une éternelle obscurité. D’autres ont entrevu d’immenses amphithéâtres, couverts de dômes comme les mosquées et lançant vers le ciel des minarets plus nombreux que les pins dans la forêt de Dinawar. D’autres encore un cirque, un seul, aux proportions colossales et environné d’un triple rang de cloîtres, dont les arcades en marbre blanc fuient, éclairés par un crépuscule lunaire qui jamais n’admet ni le jour ni la nuit. Là sont rangées, dans un ordre mystérieux, les demeures ou les sépultures de ce peuple prodigieux, que la colère de Dieu attache aux flancs de notre terre, et dont les fils, moitié démons, moitié fantômes, à la fois vivants et décédés, sont incapables de se reproduire, mais privés aussi du bienfait de mourir. Ils ont des femmes, pourtant, qui sont les Goules, nommées aussi Oupires. Quelques-unes, dit-on, se sont assises sur des trônes et ont épouvanté l’histoire. À l’exemple de ces hommes de fer qui opprimaient la rase campagne au Moyen Âge, et qui, vaincus, se réfugiaient dans leurs forteresses imprenables, ils ont cet abri sinistre et splendide, cette citadelle, ce lieu d’asile, inviolable comme les tombeaux. Aussi, chaque fois qu’un vampire est frappé profondément et d’une façon qui se dirait mortelle en parlant d’un membre de la race humaine, il se dirige vers le Sépulcre. Leur existence, en effet, peut subir des crises qui ne sont jamais la mort, mais qui ressemblent à l’anéantissement. On en a trouvé, sur divers points du globe, réduits à l’état de cadavre, quoique leur chair restât fraîche, et que le mécanisme qui leur sert de cœur continuât de sécréter une liqueur chaude et vermeille. En cet état, ils sont à la merci du premier venu. On peut les charger de chaînes et les murer. Aucun mouvement ne leur est permis pour se défendre jusqu’à ce que le hasard amène auprès d’eux le prêtre maudit qui détient la clef, – la clef unique à l’aide de laquelle le rouage de leur vie apparente peut être remonté. Pour ce faire, le prêtre introduit la clef dans le trou qu’ils ont tous au côté gauche de la poitrine, et il tourne… M. Goëtzi est précisément dans cette position, il a un impérieux besoin d’être remonté. À mesure que les heures vont s’écouler désormais, il va subir un affaiblissement graduel et assez rapide jusqu’à ce qu’on lui donne la quantité de tours de clef qui lui est nécessaire. Aussi est-il en route vers le Sépulcre ; seulement, le désir passionné qu’il a de me récupérer, moi qui suis son lien, sa synovie, s’il m’est permis de répéter ce mot scientifique que j’ai appris de lui-même, le retient encore aux environs de nous. Comme il ne sent pas encore sa santé trop mauvaise, il ne se presse pas et guette un instant favorable pour m’escamoter par force ou par adresse… Rapprochez-vous de moi, je vous prie, car voici le brouillard qui monte, et l’on n’aperçoit presque plus la lueur de M. Goëtzi. Soyez sûrs que, dès qu’il pourra s’approcher de nous sans être aperçu, il se glissera dans le corps de l’un de nos rameurs… Nous allons, nous aussi, au Sépulcre. Soyez tranquilles, cela ne nous allongera pas considérablement ; c’est presque notre chemin. Je sais par cœur les détours du funèbre hôpital. Nous pénétrerons jusqu’à la cellule privative de M. Goëtzi, et… mais on n’aperçoit plus du tout la lueur verte. Attention !

– Eh quoi ! demandèrent à la fois tous nos voyageurs dont la curiosité était vivement excitée. Qu’alliez-vous ajouter ?

– Chut ! fit l’ancienne Polly, qui mit un doigt sur ses lèvres. Écoutez !

Un clapotis suspect agitait l’eau autour du bateau, dont le sillage s’éclairait d’une pâle lumière.

– Dites-nous la chose à l’oreille ! supplia notre Anna.

L’ancienne Polly consentit. Elle était vraiment bonne fille, quoiqu’elle n’en eût pas l’air, sous les traits de M. Goëtzi. Chacun s’approcha tour à tour et reçut sa confidence murmurée.

– Excellent ! s’écrièrent tous nos voyageurs. Voilà une idée qui vaut de l’or !

Vous souvenez-vous de l’éclat de rire qu’avait entendu notre Anna au débarcadère des Boompies, le soir de son arrivée à Rotterdam ? Quelque chose de semblable grinça dans l’air et, au même instant, un des rameurs fit un brusque haut-le-corps.

– Attention ! ordonna l’ex-Polly, l’ennemi est dans la place ! Vous n’avez qu’un moyen de me garder, et ce que je vous dis là vous donne la mesure de ma bonne foi : Placez-moi de nouveau dans le cercueil de fer, asseyez-vous dessus !

On n’eut pas plus tôt obéi à cette loyale suggestion que le rameur possédé fit un autre mouvement en poussant un grand soupir. En même temps, on entendit comme le bruit d’un corps qui tombe dans l’eau. M. Goëtzi, voyant le peu de succès de son stratagème, s’en allait comme il était venu.

Le reste de la nuit fut tranquille.

Il faisait jour quand ils passèrent à Düsseldorf. Notre Anna chargea Merry Bones d’aller jusque chez un marchand d’instruments de musique et d’y acheter un luth, qui servit, malgré la circonstance, à charmer la monotonie du trajet.

M. Goëtzi semblait avoir disparu. On put rouvrir le cercueil de fer pour donner de l’air à l’infortunée Polly.

À Cologne, on quitta le Rhin pour la route de terre. Une chaise de voyage fut louée. On traversa la Westphalie, la Hesse, une partie de la Bavière et l’on s’embarqua de nouveau à Ratisbonne, mais cette fois sur le Danube.

 

Aucun incident ne marqua le voyage de Ratisbonne à Linz, de Linz à Vienne, de Vienne à l’antique cité magyare d’Ofen que nous appelons Buda, et de Buda aux plaines de la Basse-Hongrie.

Ce fut un matin, aux premiers rayons du soleil, que notre Anna et ses compagnons aperçurent, dans cette gloire étincelante qui est la lumière du ciel oriental, les tours trapues de Peterwardein avant de découvrir les profils enchantés de Belgrade. La vue se perdait dans ces riantes campagnes, tout embaumées par le maïs en fleur, au milieu desquelles le Danube passe, semblable à une mer.

Depuis Vienne, aucun signe n’avait dénoncé la présence de M. Goëtzi, mais l’ancienne Polly n’avait jamais cessé de dire : « Il est là. » Et, en effet, aux dernières heures du voyage, on recommença de l’apercevoir sur l’eau, toujours flottant, les pieds en avant, et enveloppé d’une bourre de brouillard pâle.

Mais il était incomparablement plus petit, et si maigre ! Et la brume livide qui l’entourait oscillait comme si elle eût été prête à s’évanouir.

À quelque distance de Belgrade, M. Goëtzi se rapprocha du bord et prit terre parmi les roseaux. Vous eussiez dit un transparent flocon de fumée.

– Il n’en peut plus, l’abominable coquin ! dit l’ancienne Polly, qui se frotta les mains de bon cœur.

C’était sur la rive chrétienne du Danube que M. Goëtzi avait pris terre, non loin de Semlin, dans le bannat de Temesvar.

On le vit encore un instant au-delà des roseaux, puis il se perdit dans la haute verdure d’un champ de maïs.

– Abordons ! ordonna Polly qui était désormais le chef de l’expédition.

La barque s’approcha aussitôt de la rive. On descendit sur la berge, et Polly, prenant la tête de la caravane, se dirigea aussitôt vers la petite ville de Semlin, qui est la première après la frontière turque.

– Maintenant, dit-elle tout en marchant avec rapidité, que mon infâme séducteur est réduit à la dernière extrémité et couché déjà sans doute dans son auge de marbre (car le Sépulcre est plus près de vous que vous ne le pensez), maintenant que nous n’avons plus à craindre son espionnage, je puis vous fournir les suprêmes explications. Nous sommes arrivés au terme de notre course. Si l’heure était propice, nous verrions d’ici l’atmosphère spéciale qui entoure et voile Sélène, la ville morte, mais il est trop matin, et j’en suis bien aise, car il nous faut le temps de faire nos préparatifs. Vous savez que les vampires partagent le jour en vingt-quatre parties égales et que leurs cadrans ont par conséquent vingt-quatre heures. À la vingt-troisième heure, c’est-à-dire à onze heures avant midi, la miséricorde de Dieu a permis que leur puissance eût un temps d’arrêt de soixante minutes, montre à la main. C’est là leur grand secret, et je m’expose, en le révélant, aux plus abominables supplices. Mais je suis prête à tout pour assurer ma vengeance. Il est aux environs de huit heures ; nous avons donc trois heures devant nous pour acheter à Semlin du charbon, un réchaud, des flacons de sel anglais et un paquet de bougies. Ne m’interrogez pas ; vous verrez par vous-mêmes l’utilité de ces divers objets. Il nous faut aussi un chirurgien habile, et j’ai votre affaire : M. Magnus Szegeli, le praticien le plus instruit à dix lieues à la ronde et qui ne demandera pas mieux que de nous suivre, car il est enragé contre les vampires. Malheureusement, je ne peux pas traiter cette affaire-là moi-même.

– Pourquoi ? demanda notre Anna.

– Parce que, demoiselle, M. Goëtzi lui a bu deux jeunes personnes charmantes qu’il adorait et qui étaient toute sa famille. Or, comme je porte la figure de M. Goëtzi, le docteur Magnus ne manquerait pas de me reconnaître, et vous sentez que je ne lui inspirerais pas confiance.

Elle se détourna, incapable de dissimuler sa répugnance, et murmura :

– Malheureuse ! Est-ce que vous avez goûté au sang de ces pauvres filles ?

– Demoiselle, répliqua Polly en baissant les yeux, dans notre état, on ne fait pas ce qu’on veut.

– Et trouviez-vous cela bon ? demanda Édouard Barton curieux comme tous les marins.

Pour la première fois peut-être, Elle pensa à son fiancé avec orgueil. Certes, William Radcliffe ne se serait pas permis une question aussi déplacée.

Semlin, qui est l’ancien château de Malavilla, si souvent pris, perdu et repris par les infidèles au Moyen Âge, garde encore les restes de la forteresse, bâtie par Jean Hunyade. Nos compagnons y achetèrent les divers objets qui leur étaient indispensables, et notre Anna eut l’idée de se munir d’un dessinateur. Elle songeait à tout. Il est fâcheux que la photographie ne fût pas encore inventée.

Le chirurgien esclavon Magnus Szegeli demeurait auprès de l’école israélite. Notre Anna entra seule dans sa maison, pendant que Ned Barton, Jack, Merry et aussi la malheureuse Polly se livraient au soin vulgaire de prendre leur repas du matin.

Le docteur Magnus était encore un jeune homme, quoiqu’il eût les cheveux tout blancs. Sa figure, ravagée par la douleur, racontait pour ainsi dire la déplorable histoire de ses deux filles. Au premier mot qu’Elle prononça, et dès qu’il eut compris qu’il s’agissait de combattre les vampires, il saisit sa trousse et la brandit avec tout l’enthousiasme que donne l’espoir de la vengeance. Selon l’avis de Polly, Elle l’engagea à prendre aussi une de ces larges cuillers de fer, destinées à servir le potage, dans les maisons pauvres, mais dont on aiguisa les bords. L’usage de cet instrument vous sera révélé en temps et lieu.

Il est bon de constater que le nombre des jeunes filles dévorées par les vampires aux environs immédiats de leur couvent est beaucoup moins considérable qu’on ne pourrait l’imaginer. Pour ne point trop soulever le pays, les vampires ont arrêté entre eux que, dans un périmètre de quinze lieues, ils ne doivent commettre aucun dégât. M. Goëtzi avait donc transgressé le pacte en assouvissant sa soif au détriment d’un habitant de Semlin, ville prohibée, ainsi que Peterwardein et Belgrade. En conséquence, de peur d’être réprimandé par les siens, il n’avait pas osé enrôler les deux jeunes demoiselles Szegeli parmi ses esclaves, et, ayant préparé leurs cadavres, il en avait fait de simples objets d’art.

Quand notre Anna revint vers ses compagnons, Elle trouva Polly renfermée de nouveau dans le cercueil de fer, précaution doublement utile ; d’abord pour que le chirurgien esclavon ne reconnût point en elle M. Goëtzi, ensuite pour épargner toute tentation de fuite ou de trahison à l’infortunée fille dont le repentir semblait sincère, il est vrai, mais qui devait avoir pris, en définitive, parmi ses anciens maîtres, de bien funestes habitudes.

On partit à dix heures sonnant : la vingt-deuxième heure aux horloges du Sépulcre. Il faisait un temps radieux. C’est ici le doux climat d’Italie. Le degré de latitude qui touche Semlin passe entre Venise et Florence. Nos voyageurs allaient silencieux et graves au travers des champs de mil et de maïs, dont les clôtures étaient faites de lauriers-roses. Elle marchait la première, suivie par Grey-Jack et Merry Bones qui portaient le cercueil. Édouard S. Barton, esq., chargé du sac de charbon, du fourneau et du paquet de bougies, venait ensuite. La marche était fermée par M. Magnus dont le chagrin ralentissait les pas. Ne croyez pas que j’aie oublié le peintre : il flânait à droite et à gauche avec l’insouciance qui est l’apanage des artistes.

Ordinairement, les phénomènes surnaturels se produisent aux environs de minuit, et à la faveur de l’obscurité la plus complète. C’est en cela, Mylady et vous, gentleman, je vous prie de me permettre cette observation, que le présent épisode, rigoureusement historique, présente un remarquable caractère d’originalité. On était au milieu du jour et le soleil dardait sur la nature ses plus éblouissants rayons. Pas d’escamotage possible.

À trois quarts de lieue de Semlin, dans la direction de Peterwardein, le paysage commença très brusquement à changer d’aspect. On ne vit plus ni lauriers-roses, ni cytises, ni seringas. La grasse verdure des maïs en herbe disparut. Le sol, tout à l’heure si riche, prit une teinte terne, comme s’il fût tombé récemment une averse de cendres.

En même temps, le bleu du ciel se voila de gris, et quelque chose que la parole ne peut rendre, un écran mélancolique se mit au-devant du soleil.

Ces symptômes allèrent augmentant avec une surprenante rapidité. Au bout de cinq minutes, il sembla à nos voyageurs qu’ils étaient séparés par une distance énorme des objets qui tout à l’heure les environnaient.

Ils se serrèrent instinctivement les uns contre les autres, cherchant au ciel le soleil qui s’était caché derrière le mensonge de cette nuit.

– Allez toujours, dit Polly dans le cercueil.

Et ils allèrent, les jambes amollies, la tête incertaine, la poitrine oppressée par un poids inconnu. Ils chancelaient et s’entre-heurtaient. Vous eussiez dit qu’une lourde ivresse les avait saisis, ou plutôt que, tous à la fois, ils avaient été frappés de cécité.

Car ce qui les environnait, c’était la nuit complète, impénétrable.

– Allez toujours ! dit la voix du cercueil.

Ils allèrent. Y a-t-il quelque chose de plus noir encore que la nuit ? Ce quelque chose tomba autour d’eux, froid comme un drap mortuaire. Depuis longtemps, tout bruit extérieur avait pris fin. La nature ne respirait plus.

La voix du cercueil dit au milieu de ce silence sans nom :

– Arrêtez-vous !

Ils obéirent, et tout aussitôt, auprès d’eux, parmi eux, allais-je dire, tant le son les enveloppa étroitement, une cloche puissante, mais limpide comme une note d’harmonica, tinta lentement la vingt-troisième heure.

Au vingt-troisième coup, les ténèbres se déchirèrent et le Sépulcre apparut. Nos compagnons étaient au centre même de la Ville-Vampire.

 

Cette ville, superbe sous la malédiction de Dieu, est appelée Sélène, qui est le nom grec de la lune. On sait que parmi les auteurs, il en est qui assignent aux vampires la lune pour patrie.

Ici, dans la ville décédée qui environnait nos amis, tout manquait, la vie, la couleur et le mouvement. C’était une splendeur spectrale qui s’imposait à l’esprit, dans le silence, par les merveilles d’un décor inouï, dont rien ne saurait dire les mélancoliques richesses.

Commençons par l’édifice central, situé au milieu d’une vaste place circulaire, et figurez-vous une rotonde immense où les ordres de l’architecture antique s’amoncelaient, l’un au-dessus de l’autre selon de sauvages, mais savantes fantaisies, mariés aux audaces les plus étranges de l’archaïsme assyrien, du rêve chinois et du caprice hindou.

C’était un temple, une tour, une Babel gigantesque bâtie en porphyre pâle, teinté très délicatement de cette nuance indécise qu’on appelle « vert d’eau ». De grands blocs de cette pierre, terne et à la fois translucide comme l’ambre, se reliaient entre eux par d’étroites soudures de marbre noir. La première ordonnance qui formait péristyle au-dessus du perron circulaire de treize marches était composée de colonnes doriques, renflées comme celles du temple de Paestum, mais dans une proportion beaucoup plus large qui produisait un sentiment de cyclopéenne solidité. Entre les colonnes apparaissaient des fenêtres moresques aux cintres violemment outrepassés.

La seconde ordonnance était ionique, autant qu’on peut employer ces désignations réservées à l’art pur pour caractériser des formules exagérées jusqu’à la barbarie. Elle laissait voir des fenêtres tréflées. La troisième cannelait ses colonnes corinthiennes au-devant de murailles qui rentraient, percées d’ogives écrasées. La quatrième, composite, mais fleurie de mille ornements étrangers à la règle, abritait des fenêtres en forme d’étoiles. La cinquième, enfin, qui soutenait la toiture en dôme plate comme une patère renversée, et couronnée par une autre coupe plus petite d’où s’élançait une gerbe de flammes, ne pouvait accepter aucun nom technique : c’était une efflorescence de colonnettes, de nervures, un jaillissement de lianes nacrées, jouant avec tous les styles, mentant à tous les préceptes et défiant les impossibilités de la féerie.

Mais ce qui donnait le caractère à l’ensemble de cette colossale chapelle en même temps grandiose et frivole, magnifique, mais triste jusqu’à navrer, c’était la saillie démesurée des chapiteaux et de leurs entablements. Le dorique évasait ses frises et ses corniches, l’ionique enflait et prolongeait ses volutes, le corinthien et le composite déroulaient leurs feuilles d’acanthe, et enfin, l’ordre sans nom échevelait ses végétations de telle sorte que le tout formait une échelle d’abris larges et profonds, disposés en parasols, qui donnaient à l’ensemble les profils d’une pagode.

Sous le péristyle, entre chaque paire de colonnes, il y avait un tigre de porphyre accroupi, la griffe sur le cœur déchiré d’une jeune fille couchée.

Et tout autour du perron, en dehors, vingt-quatre piédestaux se rangeaient, supportant aussi des statues de jeunes filles toutes admirablement belles, mais toutes attaquées et domptées par l’outrage d’un invisible ennemi.

Ces statues bordaient une large place circulaire qui complétait le cœur de la rosace, et sur laquelle s’ouvraient les six squares ou rues composant la Ville-Vampire.

Chacun de ces quartiers semblait énorme, prolongeant à perte de vue ses palais innombrables dont les perspectives se perdaient dans une brume d’opale. Ils étaient tous différents mais dessinés selon de savantes analogies qui procuraient à l’œil la sensation d’un parallélisme harmonieux.

Toutes ces livides magnificences appartenaient à la mort. Pas un mouvement, pas un bruit. Rien ne respirait. L’éternel sommeil planait jusque dans l’air où ne glissait aucun souffle.

Ce qui frappait surtout, c’était la grandeur de cette nécropole dont nulle parole ne saurait exprimer la terrible solitude.

Ici, rien, quoique la main de l’homme apparût si puissamment dans ce gigantesque amas de merveilles architecturales. Rien ni personne, pas une ombre le long de ces blanches perspectives, ni sous ces colonnades qui, de tous côtés, fuyaient vers les lointains. Les fleurs pâlies de tous ces parterres dormaient sur leurs tiges qu’aucun balancement n’agitait. Il n’y avait pas jusqu’aux gerbes jaillissantes des fontaines qui ne fussent figées en l’air et suspendues par l’enchantement d’un mystérieux sommeil.

Vous savez que la monotonie, découragement de la pensée, élargit tout, même l’immensité. Le crépuscule, limpide et froid comme un regard de lune, frappait de tous côtés à la fois la symétrique cohue de ces monuments, tous bâtis de la même pierre, demi-transparente et incolore ; elle ne leur faisait point d’ombre.

À travers ces majestés du silence et de la mort, une idée de réveil se glissait. Il y avait dans la débauche de ces styles, dans la sauvage promiscuité de ces arts, une saveur d’orgie. L’orgie dormait. Que devait être cette Babylone des sépulcres à l’heure où l’orgie allait s’éveiller ?…

Les sons de la cloche de cristal vibrèrent longtemps dans l’atmosphère muette.

Nos voyageurs restaient frappés d’étonnement. Pendant que notre Anna essayait en vain de mesurer ces effrayantes merveilles, Merry Bones enfilait ses interjections celtiques et Grey-Jack sondait la profondeur des perspectives dans le vague espoir d’y découvrir l’enseigne d’une taverne. Le peintre avait saisi ses crayons. Le docteur Magnus, pauvre père, comptait d’un œil mouillé les statues de jeunes filles.

– Allons ! allons ! dit Polly Bird, dans le cercueil, il ne s’agit pas de s’amuser aux bagatelles de la porte. Nous n’avons bien juste que le temps, marchons ! M. Goëtzi demeure dans le quartier du Serpent. En avant !

À l’entrée de chaque square, un piédestal supportait l’image de l’animal qui donnait son nom au quartier. Merry Bones reprit la tête de la troupe, et ayant trouvé la statue du serpent, il s’engagea entre les deux files de mausolées qu’elle séparait. À partir de l’entrée, le square allait s’élargissant. Ce fut ici que la notion d’immensité envahit la pensée de notre Anna qui voyait rayonner de toutes parts des rues, greffées sur d’autres rues tandis que la voie principale plongeait dans de vertigineuses profondeurs. Chaque tombeau, vu de près, était un monument considérable ; quelques-uns, appartenant sans doute à des membres de la nobility vampirale, avaient les proportions d’un palais de roi. Et il y en avait des centaines, il y en avait des milliers !

Chaque mausolée portait un nom, inscrit en lettres noires au-dessus de son entrée principale. La plupart de ces noms étaient inconnus, mais il s’en trouvait quelques-uns parmi eux dont la présence en ce lieu eût expliqué bien des énigmes, posées par l’histoire des âges écoulés et aussi par celle du temps présent : des noms d’avares maudits, de ceux-là dont la richesse scandaleuse est la misère de tout un peuple, des noms de courtisanes, ruine obscène des mœurs et des patrimoines, des noms aussi de ceux-là que la poésie imbécile et l’art esclave glorifient sous le titre de conquérants parce qu’ils ont écrasé la faiblesse sous la force et cimenté leur atroce renommée avec des larmes, de la honte et du sang !

Plus d’une fois, en passant devant quelqu’un de ces temples fastueux où dormait un illustre fléau de l’humanité, notre Anna voulut s’approcher, mais la voix de Polly Bird qui s’impatientait et tremblait d’épouvante au fond du cercueil, criait alors :

– Hâtons-nous ! Il y va de la vie et nous n’avons que le temps !

On pressait le pas, mais la route s’allongeait sans cesse. Les rues succédaient aux rues, les tombeaux aux tombeaux, et on allait toujours. Pas une créature vivante ne fut rencontrée dans cet interminable trajet. Enfin Polly, qui reconnaissait son chemin à travers les trous du cercueil, dit tout à coup :

– Nous arrivons, tenez-moi bien, car j’ai beau haïr mon maître, son cœur m’attire comme l’aimant appelle le fer et je fais malgré moi des efforts pour me précipiter en lui.

On entendait, en effet, à l’intérieur de la bière, les soubresauts de l’infortunée qui se meurtrissait les côtes contre les parois de fer.

– Halte ! fit-elle enfin. Nous sommes arrivés, c’est ici !

M. Goëtzi, n’étant ni roi, ni dictateur, ni tribun, ni philosophe humanitaire, ni fondateur de crédits mobiliers, ni baron Iscariote, ni baronne Phryné, ne pouvait prétendre à faire partie de l’aristocratie des vampires. C’était un simple docteur, et encore, il n’exerçait pas la médecine. Aussi n’avait-il qu’un tombeau très mesquin et qui inspirait presque de la compassion si on le comparait aux sépultures patriciennes. C’était une pauvre chapelle de style grec barbare, à peine plus grande que Saint-Paul de Londres, et dont l’architecture un peu parcimonieuse ne comportait pas au-delà de quatre ou cinq cents colonnes. Elle était humiliée d’un côté par le mausolée d’un Premier ministre prussien, et de l’autre, écrasée par la cathédrale d’une vieille coquine française dont le métier était, est et sera de boire, à Paris, le sang des imbéciles, fils de croisés ou fils de vilains, sans préférence aucune, pourvu qu’il y ait de l’or dans les veines de ces divers jocrisses.

Au centre de la façade, sur une table de jaspe noir, le nom de M. Goëtzi ressortait en lettres vert d’eau, faiblement lumineuses, et ainsi figuré : Гєωθєє[1].

Notre Anna regretta bien de n’avoir pas sous la main William Radcliffe qui était fort en grec comme un Turc. Elle dut s’adresser au chirurgien Magnus qui lui expliqua, malgré sa douleur, que ce nom semblait formé de deux racines distinctes dont l’une déclinait le substantif terre, tandis que l’autre conjuguait le verbe bouillir.

– Volcan ! s’écria notre Anna. C’est bien un nom de fléau !

Elle était fixée. William Radcliffe, consulté plus tard, trouva le nom boiteux et mal bâti.

– Ouvrez ! ordonnait cependant Polly, qui se démenait dans le cercueil, et entrez ! Une simple minute de retard peut nous exposer aux plus affreux malheurs.

On franchit le perron et le péristyle. La grand-porte n’était pas fermée à clef. On entra. L’intérieur du tombeau présentait une vaste nef, entourée d’un cloître régnant, au-dessus duquel couraient deux étages de galeries : le tout coiffé d’une coupole byzantine. Les murs, les pilastres, la voûte, tout était fait de cette pierre ambrée que notre Anna appelait « lunaire », et qui était semi-transparente. Au-devant des colonnes, un rang de statues très rapprochées l’une de l’autre, et représentant toutes des jeunes filles, faisait cercle autour d’une conque de porphyre qui tenait le centre exact de la nef.

Ces jeunes filles étendaient vers la conque leurs bras mollement arrondis qui portaient une guirlande sans fin.

Au-devant encore, un rang de trépieds ninivites soutenait des bassins d’albâtre où brûlait une liqueur inconnue si pâle que la flamme de l’esprit-de-vin eût semblé vermeille auprès d’elle.

Dans la conque centrale, M. Goëtzi était couché sur le dos avec ses deux bras collés à ses flancs. Il était réduit à rien, ce misérable, décharné, défait et ridé comme un parchemin humide qu’on aurait séché au soleil.

– Ô mon cher maître ! s’écria Polly qui se livrait à d’extravagantes contorsions dans sa boîte de fer, si je n’étais pas prisonnière, avec quelle joie j’irais à votre secours ! – mais elle ajouta sans reprendre haleine : – Allons, vous autres, pas de paresse ! arrachez-lui le cœur sans trop le faire souffrir !

Je vous demande ici la permission d’employer un mot tout à fait choquant. Il est nécessité par la circonstance. Rien ne pue comme un vampire qui s’est mis à son aise dans la liberté du chez soi. Malgré les nombreuses cassolettes qui brûlaient, M. Goëtzi, d’ailleurs sérieusement incommodé, exhalait une odeur si malignement fétide que nos compagnons eussent risqué de mourir par asphyxie sans les flacons de sels anglais achetés à Semlin. Voilà pourquoi la baronne Phryné fait la fortune de tant de parfumeurs !

Le docteur Magnus saisit sa trousse, mais sa main tremblait lamentablement, et vous ne comprendrez la raison, quand je vous aurai dit que le malheureux père avait reconnu ses deux filles parmi les statues.

– Allons ! allons ! répétait Polly, chaque minute vaut un siècle. Extirpez le cœur de mon infortuné patron avec adresse et douceur !

Ma foi, Merry Bones n’était qu’un Irlandais, mais aucune besogne ne l’effrayait. Il arracha la trousse des mains de M. Magnus et s’écria :

– Que le diable m’étouffe, si je ne me tire pas comme il faut de cette opération-là ! J’ai été garçon boucher à Galway, en tout bien tout honneur.

– Va, mon garçon ! fit la voix du cercueil, travaille ferme, mais ne lui fais pas de mal !

Merry Bones retroussa ses manches. Notre Anna, solennellement émue, s’était mise dans une position commode pour bien voir. Édouard Barton et Grey-Jack veillaient sur le cercueil, qui menaçait à chaque instant de s’ouvrir. Le docteur Szegeli restait auprès de Merry Bones pour diriger au moins l’opération par ses conseils.

Le jeune peintre esclavon, assis sur son pliant, jetait un croquis.

Je serais naturellement embarrassée pour décrire en termes techniques le travail chirurgical qui fut accompli. Peut-être aussi cela sortirait-il des convenances ; qu’il vous suffise de savoir que M. Goëtzi garda ses yeux ouverts et fixes tout le temps de l’opération. Sa figure resta immobile, ainsi que son corps réduit à un état de maigreur pitoyable.

– Si on lui avait seulement donné vingt-quatre heures, disait Polly, il serait gras et frais, le cher patron. Taillez ! taillez ! à fond ! ah ! je lui étais bien attachée !

Quand on écarta la chemise du patient, chacun put voir au côté gauche de sa poitrine et à la hauteur du cœur un petit pertuis rond du diamètre d’un tuyau de plume et d’où le sang vermeil s’écoulait goutte à goutte. Au moment où ce mystérieux mécanisme de la végétation vampirale se montra à découvert, la coupole devint sonore, les murailles, le cloître, les galeries prirent une voix. Ce fut une sorte de musique plaintive et pâle comme la lumière ambiante, comme les marbres de l’édifice, comme des lueurs indécises qui se mouraient dans les cassolettes.

Merry Bones joua du scalpel en conscience et prouva son talent comme boucher. Mais, sous le tranchant de l’acier, pas une larme de sang ne jaillit. Évidemment, il n’y avait de vif que le cœur lui-même ; l’enveloppe était morte et sèche. Polly dit :

– Attention, s’il vous plaît ! ma vie est attachée à celle de mon patron par un filet nerveux qu’il faut couper avant de toucher au cœur. Vous trouverez onze de ces filets dans le péricarde : un pour chacun de mes coaccessoires. Mon filet à moi est le premier à droite, le voyez-vous ?

– Je le vois, répondit Merry Bones qui le trancha délicatement.

L’ancienne Polly en reçut un tel choc que le cercueil de fer sauta sur place.

Cependant, le cœur était complètement à nu : plus rouge qu’une cerise et dans un parfait état de fraîcheur. Notre Anna, pressant son flacon sous ses narines, l’examinait curieusement. Jamais Elle ne perdait une occasion de s’instruire.

– Le réchaud est-il bien allumé ? demanda Polly.

– Oui, répondirent Ned et Jack qui s’étaient chargés de ce soin.

– Alors, adieu, patron ! Je vous pleurerai longtemps… Enlevez !

Merry Bones prit des mains du docteur Magnus la cuiller de fer qu’on avait aiguisée pour cet objet, et, la plongeant adroitement sous le cœur, il retira ce viscère intact.

Les yeux de M. Goëtzi tournèrent ternes.

La musique monumentale, qui était la vibration des blocs de porphyre, s’enfla comme un grand gémissement.

– Et vite ! s’écria Polly, grillez, brûlez le cœur de mon séducteur ! Mais surtout, n’en perdez pas les cendres, car nous en aurons, je le crains, grand besoin. Quelle heure est-il ?

Notre Anna consulta sa montre qui marquait midi moins le quart.

– Tout dépend de votre activité, reprit Polly ; la route est longue d’ici jusqu’au square du centre, et il n’y a qu’une seule entrée. Chauffez !

On chauffa. Tout le monde se mit à souffler le charbon dans le fourneau, et sur ce brasier, on plaça le cœur du vampire, qui bientôt pétilla et fuma. La flamme le prit. Il brûlait comme un plum-pudding arrosé de rhum. Et pendant cela, le corps de M. Goëtzi diminuait dans la conque et ses yeux, animés d’un mouvement horrible, roulaient, roulaient.

La cuiller devint rouge. Merry Bones la tenait à l’aide de sa jaquette mouillée et pliée en quelques doubles. Et les autres soufflaient, excités par la voix du cercueil.

Le cœur tomba en charbons. Ce qui restait de M. Goëtzi dans la conque était un tout mince résidu de matière transparente au travers de quoi on distinguait des petites choses mortes : un perroquet, un chien, une femme chauve, un aubergiste barbu et un garçonnet qui avait un cerceau.

La musique livide avait cessé de se faire entendre, la froide flamme des cassolettes expirait, les statues de jeunes filles, tombant de leurs piédestaux sans bruit, s’étaient couchées dans la poussière de porphyre qui formait le sol, et tout autour de la voûte, le grand coucou noir de l’horloge hollandaise planait en rond, agitant ses ailes silencieuses.

– L’affaire est faite, dit Polly, qui redevenait bien tranquille au fond du cercueil. J’ai eu un moment de vertige, mais c’est passé. Il s’agit maintenant de sortir d’ici. Vous n’êtes pas sans avoir entendu parler du docteur Samuel Hahnemann, qui inventa la doctrine homéopathique. Quand je me porte bien, je ne crois pas beaucoup à la médecine, mais il est sûr et certain que le meilleur remède contre le vampire, c’est la cendre du vampire. Prenez deux ou trois pincées de celle du patron pour vous en servir à l’occasion et gardez le reste au fond de la cuiller. Quelle heure avons-nous ?

– Midi moins quatre minutes, fut-il répondu.

– En avant ! Et jouons des jambes ! Emportez-moi !

Ils sortirent aussitôt du monument, laissant le fourneau, désormais inutile, et ce qui restait du sac de charbon. Édouard S. Barton et le peintre esclavon portaient le cercueil de fer, parce que Merry Bones était chargé de protéger la retraite au moyen de la cuiller à potage où étaient les cendres du cœur de M. Goëtzi. Ne souriez pas : vous allez bientôt voir la puissance extraordinaire de ce médicament.

Quant au docteur Magnus Szegeli, le malheureux père avait entrepris d’emporter les statues de ses deux filles. Ne pouvant y réussir, parce qu’elles étaient trop lourdes, il se rejeta sur le résidu de M. Goëtzi et s’en empara pour le piétiner à loisir dans son cabinet et lui faire subir les plus honteux outrages. Elle n’avait pas le courage de blâmer cette vengeance puérile, mais légitime.

Ils sortirent. Au-dehors, tout était comme précédemment immobile et muet, mais quelque chose avait changé dans la teinte uniforme des lugubres et splendides perspectives. De même que l’approche de l’aurore éveille déjà la nuit, jetant parmi les ténèbres de mystérieuses lueurs, de même, au milieu de ces blêmes énormités, la couleur essayait de naître. Il y avait du rouge, un peu, dans les profondeurs de l’atmosphère pallide, et le silence confusément murmurait…

Nos compagnons allaient à pleine course dans les rues de Sélène, incessamment pressés par les exhortations de Polly, qui, du fond de son cercueil, s’essoufflait à crier comme des jockeys d’Epsom. Et vraiment, on pouvait voir déjà qu’elle n’avait pas tout à fait tort. Le murmure, épandu parmi le silence, augmentait ; les lueurs, colorées d’un rouge vague, croissaient en intensité, et le bruit des ailes du grand coucou noir, qui planait au-dessus de la caravane en décrivant des cercles, commençait à se faire entendre.

Au moment où nos amis arrivaient au passage marqué par la statue du Serpent, cet animal de porphyre, magnifique en ses proportions, se prit à onduler avec lenteur, en même temps que ses anneaux demi-diaphanes, et jusque-là décolorés, prenaient une teinte verte d’une indicible richesse.

Juste à cette même seconde, un grondement vaste, partant du dôme principal, emplit l’espace par une série de vibrations balancées, et toutes ces pâleurs immobiles, qui étageaient jusqu’à perte de vue les places de la ville trépassées, prirent vie : une vie verte d’une intensité crue et violente, dans laquelle les lignes précédemment noires marquant les jointures des pierres traçaient, en prenant une teinte écarlate, de longs zigzags de feu…

C’était superbe, mais horrible et ces grandeurs sinistres, assombrissant et réchauffant leurs horizons sans limites, submergeaient la pensée dans une mer d’épouvantements. Polly disait :

– Pressez le pas ! courez ! fuyez votre mort qui va sonner ! Quelle heure avez-vous ?

– Midi moins une minute.

– Courez ! courez après votre vie !

Ils couraient, haletants, chancelants, baignés de cette sueur glacée que la fièvre fait ruisseler sur le corps brûlant. Ils étaient au milieu de la place centrale quand la cloche de cristal ébranlée jeta le premier coup de la vingt-quatrième heure. L’oiseau noir battit des ailes et lança dans les airs un triomphant « coucou ». Du haut en bas de la grande église, les fenêtres ouvertes laissèrent passer des lueurs de fournaise qui semblèrent embraser de proche en proche l’air tout entier, tandis que le vert foncé des murailles et des colonnes se quadrillait de lignes de feu.

Alors les jeunes filles du péristyle se tordirent en criant sous la griffe des tigres ; les statues prirent des poses lascives sur leurs piédestaux illuminés.

Le sombre et le brillant, la nuit et le jour, le gracieux et le terrible étaient mêlés là-dedans et confondus en d’infernales promiscuités. Ce n’était plus même un rêve ni un cauchemar, ni une hallucination : c’était la débauche de toutes ces choses réunies, leur bataille et leur tempête. Et la cloche de cristal continuait de sonner. Et, après chaque coup, l’oiseau noir jetait son cri, qui allait grandissant, à mesure que l’espace plus ardent couvrait de lueurs plus étranges toutes ces architectures prodigieuses où le feu servait de ciment à des blocs d’émeraude.

Au douzième coup, le paquet de flammes sculptées qui était dans la coupe terminale, au sommet du dôme, s’alluma, soufflé et attisé par l’oiseau noir avec le vent de ses ailes.

Toutes les portes des mausolées s’ouvrirent…

Nos compagnons, courant à perdre haleine, ne savaient par où sortir de cette place entourée d’issues uniformes, et Polly Bird, affolée par la terreur, leur criait toujours : « Courez ! allez ! hâtez-vous ! », sans songer à leur donner les indications nécessaires. Ils tournaient à toute vitesse, épuisés déjà et perdant haleine dans ce cercle fatal, ne sachant pas qu’ils n’avançaient plus et foulant dix fois de suite la même trace circulaire.

– Par la voie du Noctillion ! cria enfin Polly ; la porte est au bout ! Courez, par l’enfer et le ciel ! votre vie ne tient plus qu’à un fil !

Ils se précipitèrent aussitôt dans l’un des six grands squares formant la rosace, celui qui était marqué par une statue de chauve-souris. Les quatre autres, dont nous n’avons pas parlé, avaient pour signes une araignée, un vautour, un chat et une sangsue. Je dois dire que Ned Barton et surtout Grey-Jack avaient bonne envie de lâcher le cercueil de fer qui retardait la rapidité de leur course ; mais comment sortir sans lui de cet abominable labyrinthe ? On n’apercevait aucune issue.

Et cependant, la cloche de cristal arrivait à tinter ses derniers coups. De toutes parts le mouvement succédait à l’immobilité, le bruit au silence. Par toutes les portes ouvertes, on voyait l’intérieur des mausolées, dont les habitants se dressaient hors de leurs conques et faisaient leur toilette.

Quelques-uns même déjà paraissaient sur les seuils : des hommes de haute taille, mais pour la plupart efféminés, des femmes, au contraire, à la stature puissante et hardie, tous, les femmes et les hommes, pétris d’une matière verte, jaspée de rouge sombre, avec des yeux jaunes rayonnants et des lèvres qui pétillaient en brûlant comme les charbons sous le soufflet de forge. Sur leurs épaules, de longs voiles de pourpre flottaient, et il était facile de voir aux lueurs toujours plus violentes qui incendiaient l’espace, que chacun d’eux avait au côté gauche de la poitrine, à l’endroit du cœur, une piqûre saignante où la gouttelette de vermillon tremblait.

N’étaient-ils pas encore bien éveillés ou quelque protection couvrait-elle nos fugitifs ? Aucune de ces effrayantes créatures ne les avait encore aperçus, quoique rien n’abritât leur course. Polly Bird n’osait plus parler dans le cercueil de peur d’attirer l’attention. Notre Anna recommandait son âme à Dieu parce qu’elle sentait bien que ses pauvres jambes harassées allaient lui refuser service. Ned n’était pas de bonne humeur ; Grey-Jack, quoique Anglais du Centre, avait la chair de poule et Merry Bones lui-même trouvait le temps long.

– Courage ! dit tout bas Polly Bird qui les voyait faiblir. Un dernier effort ! Nous sommes tout près de la tombe du concierge. Il suffira de lui jeter dans les yeux un peu de cendre de mon défunt séducteur et nous passerons. Courage !

Mais à l’instant où l’oiseau noir, perché maintenant, les ailes déployées, au milieu des flammes du bol de punch qui couronnait le grand dôme, lançait son dernier « coucou », après le dernier tintement de la cloche de cristal, un cri lointain se fit entendre, suivi d’un son de cor.

Puis avec une vélocité magique, les cris gagnèrent de proche en proche, les sons de trompe aussi, à ce point qu’avant une seconde écoulée, nos fugitifs furent enveloppés dans une vaste clameur au-dessus de laquelle éclatait la voix des cors. Les cris parlaient une langue inconnue, les cors sonnaient une fanfare dont aucune parole ne saurait dire les déchirantes sonorités. En même temps, aux quatre aires des vents, des tambours invisibles battirent la générale et la cloche de cristal tinta le tocsin.

– Nous sommes à deux pas de la porte ! dit Polly Bird. Ils crient : « Sépulture violée ! mort de vampire ! » Mais c’est égal : un coup de collier et nous voilà dehors !

C’était vrai. Nos fugitifs pouvaient voir déjà la haute muraille de porphyre, ceinture merveilleuse de tant de merveilles, et la voûte profonde, étroite, basse, qui seule donnait entrée dans l’immense cité. Ils avaient dû passer sous cette voûte à leur arrivée, mais ils n’en gardaient point souvenir.

Et comme ils avaient dépassé déjà les derniers mausolées, il n’y avait personne entre eux et la porte grande ouverte, au-delà de laquelle était la nuit.

Mais les clameurs, les fanfares, la générale et le tocsin, mêlés à des bruits de toute sorte, se gonflaient et montaient comme une marée d’assourdissants fracas, et tout à coup, une innombrable cohue d’hommes, de femmes, d’animaux à quatre pattes, de reptiles, d’oiseaux uniformément verts et rouges avec des yeux jaunes, se rua dans la grande voie par toutes les issues et l’encombra en un clin d’œil.

– À mort ! à mort ! concierge, fermez la porte ! baissez la herse, levez le pont ! lâchez les dogues ! les lions ! les tigres ! les crocodiles et les serpents ! Viol de sépulture ! mort de vampire ! Il faut du sang, du sang, du sang !

Il y eut quelque chose d’étonnant. Aucun mouvement ne répondit, du côté de la porte, aux vociférations de la cohue. Le concierge ne se montra point. La herse demeura suspendue et le pont-levis resta baissé. On ne vit ni dogues, ni tigres, ni crocodiles, ni serpents. Si vous voulez le permettre, je vais vous expliquer cela tout de suite. La charge si importante de concierge de la porte unique était tenue à tour de rôle pendant vingt-quatre heures par chacun des habitants de Sélène. C’était aujourd’hui le jour de M. Goëtzi, et, comme il avait la réputation d’un vampire très exact, son prédécesseur s’était retiré au premier coup de la vingt-quatrième heure.

Il eut tort, et je pense qu’il reçut une punition pour sa négligence.

Voilà pourquoi nos fugitifs n’avaient personne pour barrer leur retraite ; mais, grand Dieu ! leur position n’en était pas moins précaire. Le flot des assaillants, tumultueux et furieux, montait avec une rapidité croissante. Déjà il débordait à droite et à gauche quand la voix du cercueil cria :

– Attention, Merry Bones ! prends garde à toi !

Le brave Irlandais se retourna, et l’haleine d’un grand coquin vert qui courait sur ses talons la gueule béante lui brûla le visage, pendant que deux chiens monstrueux sautaient pour le happer à la gorge et que divers reptiles se glissaient entre ses jambes en sifflant.

Le moment était d’autant plus critique qu’au même instant, sur les deux flancs, la foule débordait jappant, coassant, aboyant, rugissant et criant : À mort ! à mort ! tandis que nos fugitifs, excités par la voix du cercueil, prenaient décidément le mors aux dents.

Merry Bones ne s’arrêta que le quart d’une seconde, mais cela suffit pour le séparer du gros de ses compagnons qui franchirent la voûte et le laissèrent tout seul dans la ville de Sélène.

Elle n’eût jamais consenti volontairement à laisser même un Irlandais à la merci de si cruels ennemis ; mais Polly pressait la fuite comme une enragée, sachant le sort qui l’attendait si elle était reprise (et nous verrons d’ailleurs qu’elle avait d’ambitieux projets, en qualité d’unique héritière de M. Goëtzi). Édouard Barton et Grey-Jack, obéissant à sa voix, passèrent la voûte et le pont-levis en courant comme des lièvres.

Anna les suivit sans savoir qu’elle était sauvée, ou du moins hors de la ville maudite.

Elle se retourna seulement sur l’autre bord des douves et put jeter un dernier regard, par l’ouverture de la voûte, à l’infernal et magnifique spectacle qu’un si petit nombre de mortels a été à même de contempler dans la succession des âges. Certes, tout intrépide qu’Elle était par nature, Elle ne regrettait pas l’heure redoutable qu’Elle venait de vivre parmi ces fantastiques terreurs, mais de larges éblouissements restaient dans sa pensée et, suivant l’instinct de son tempérament poétique, Elle gardait l’impression de ces miracles, dus à une autre puissance que celle de Dieu. Le moment du réveil surtout, la minute où la sépulcrale féerie avait revêtu les violentes couleurs de l’orgie, lui laissait un souvenir vif comme une blessure.

Le trou percé par la voûte, dans la noire épaisseur du rempart, la lui montra encore une fois : l’orgie, bondissant et se roulant dans un océan de lumière verte et rouge ; et par-delà les mouvements confus de la populace ivre de rage, Elle revit, comme en un rêve déjà lointain, la perspective infinie des tombeaux, les dômes, les colonnades perdues en étincelants propylées…

Et comme le pauvre Merry Bones était maintenant noyé au plus profond de la cohue, Elle ne l’aperçut point.

– Dieu soit loué, dit-Elle, nous avons évité un grand péril !

– En avant ! en avant ! répondit Polly ; nous n’en sommes pas encore à nous féliciter. Il sera temps de remercier Dieu quand nous aurons traversé la ceinture de ténèbres et que nous verrons devant nous les clochers de Semlin !

J’ai à peine besoin d’ajouter qu’en quittant la voûte, nos compagnons étaient rentrés dans la nuit qui entoure Sélène de tous côtés comme une impénétrable banlieue.

Ils poursuivirent leur marche, et ceux qui, par impossible, pensèrent à Merry Bones, se gardèrent bien de prononcer son nom.

Nous autres, nous allons nous occuper de lui.

 

Il fut d’abord un peu étonné et même contrarié de l’assaut furibond que lui livraient les vampires, car il les croyait encore loin de lui. On est sujet à ces mécomptes quand on combat des créatures extra-naturelles. Habituellement, elles possèdent une agilité et une souplesse de beaucoup supérieures à celles des humains.

L’étonnement de Merry Bones ne l’empêcha pourtant pas de planter son crâne dans l’estomac du grand coquin qui le brûlait de son haleine, mais, à travers le matelas de ses cheveux, il ressentit de ce choc une impression de froid si désagréable, qu’il se promit de ne plus toucher à de pareilles bêtes qu’avec le pied, et pourtant, il n’était pas fier. Malgré sa belle apparence de jaspe, la poitrine du grand coquin était flasque et glacée comme le ventre d’un poisson.

Le coup de tête avait été bon, néanmoins, et le grand coquin, lancé à travers la presse, n’était tombé qu’après avoir renversé une demi-douzaine de monstres sur son passage à reculons. Cela fit un peu de place autour de Merry Bones, qui put regarder derrière lui. Une muraille hurlante et mouvante le séparait déjà de ses compagnons ; il se vit débordé, entouré, abandonné.

– Voilà bien comme sont les Anglais ! se dit-il, rendu injuste par son malheur à l’égard de la plus civilisée des nations. Mais peut-être ont-ils eu assez de bon sens pour comprendre qu’un Irlandais se tire toujours d’affaire !

Et il se mit à ruer un moulinet si roide et si dru que la vampirerie vit des milliards de chandelles. Il n’y avait personne pour jouir de ce surprenant spectacle : un simple domestique tenant en échec une émeute, composée de tous les vampires de la terre, parvenus au plus extrême degré de la fureur. C’est invraisemblable, je ne dis pas non, mais rigoureusement vrai. Et même, Merry Bones, en les assommant, leur chantait des chansons de pays qui n’avaient ni queue ni tête, et leur lançait des plaisanteries de mauvais goût, qu’il faut pardonner à sa mauvaise éducation.

Mais soyons justes, ils étaient trop ! Il en venait, il en venait ! Les chiens surtout se montraient enragés, les oiseaux y mettaient un acharnement intolérable, et quand les araignées s’en mêlèrent ainsi que les fétides chauves-souris, Merry Bones perdit patience. Ce n’est pas que les maîtres vampires soient très nombreux ; heureusement, non : sans cela, le monde mourrait exsangue ; mais, outre qu’ils ont leurs doubles, chacun d’eux traîne après soi ses accessoires ou annexes qui peuvent se redoubler aussi. Tel vampire appartenant à la grande banque ou à la noblesse entretient jusqu’à des centaines de clients et ceux de la « gentry » n’en ont jamais moins d’une cinquantaine. Cela donne, pour la ville de Sélène, une population à coulisses, qui peut rentrer en elle-même comme les tuyaux d’une longue vue ou les diverses parties d’une canne à pêche. C’est fatigant. D’autant plus qu’on a beau faucher cet abominable pré, vivant et grouillant, rien n’y fait.

Arriva un moment où le pauvre Merry Bones fut sérieusement embarrassé. Il avait deux chiens à chaque jambe, trois araignées dans le dos, une chauve-souris sous l’une et l’autre aisselle et plusieurs douzaines de sangsues çà et là. Quatre grands vautours se disputaient ses yeux, et en même temps, les hommes verts lui portaient des coups vigoureux avec toute sorte d’armes. Il y avait de quoi incommoder le garçon le plus brave.

Tout à coup, il se frappa le front ; une idée lui poussait. Il avait posé la cuiller à potage entre ses jambes pour garder la liberté de ses deux mains. Vous n’avez pas oublié qu’elle contenait les cendres du cœur de feu M. Goëtzi. Merry Bones se souvint que Polly avait préconisé vivement les vertus de cette cendre. Désirant voir un peu ce qu’il en était, il marcha sur les mains pour secouer la vermine qui le gênait et joua des talons à la ronde si héroïquement qu’il fit reculer ses persécuteurs de quelques semelles.

Ayant ainsi du champ, il releva la cuiller et la mit sous le nez du premier homme vert qui se rapprocha de lui. L’effet fut satisfaisant. L’homme vert fit aussitôt explosion, car je pense qu’on peut appeler ainsi un éternuement qui disloque le sujet et met en pièces jusqu’à ses vêtements, sans parler des dégâts occasionnés à la ronde. Ce résultat causa à Merry Bones une des surprises les plus agréables qu’il eût éprouvées en sa vie. Il enfila aussitôt tous les jurons connus dans l’ouest de l’Irlande, et plantant le manche de la cuiller dans ses cheveux où elle se tint ferme comme un clou piqué dans du bois de chêne, il exécuta avec entrain les principales figures du Lilliburo, danse nationale. Après quoi, il fit signe qu’il voulait parler :

– Tas de couleuvres, dit-il, comprenez-vous l’irlandais ? Si vous voulez me laisser tranquille, je consens à ne pas vous exterminer tous jusqu’au dernier, mais si vous continuez à m’impatienter…

Il fut interrompu par de perçantes clameurs, voix d’hommes, glapissements de femmes, hurlements de chiens, cris d’oiseaux, sifflements de reptiles et huées de noctilopes. Tous ces tapages disaient :

– Tu es notre prisonnier, on a fermé la porte, baissé la herse, levé le pont. Si nous ne pouvons te vaincre par la force, la famine te tuera et nous donnerons ton sang à nos pourceaux.

Justement, le pauvre Merry Bones commençait à se sentir en appétit. La pensée de mourir de faim fit naître en lui une légitime colère.

– C’est ce que nous allons voir, cent diables et demi ! s’écria-t-il en retroussant ses manches.

Et, reprenant sa cuiller magique, il marcha résolument vers la porte de sortie.

Personne ne l’empêcha de passer. La cohue se tenait à distance en riant d’un air goguenard.

En arrivant à la porte, le pauvre Merry Bones la trouva, en effet, close et barricadée. Il essaya de la secouer, mais il eût plutôt fait d’ébranler les tours de l’abbaye de Westminster. Désappointé par ce contretemps, il resta un petit instant indécis, et la canaille de rire à gorge déployée en contemplant son embarras.

– Rira bien qui rira le dernier ! gronda Merry Bones qui se grattait les deux oreilles jusqu’au sang pour avoir une idée.

La canaille lui répondit à distance :

– Vilain mendiant, tu mourras de faim ! de faim ! de faim !

– De faim ! de faim ! répéta Merry en les contrefaisant.

Et, voulant les railler par un geste usité dans le bas peuple, il eut un mouvement si malheureux que la cuiller à potage se retourna, versant à terre la cendre du cœur de feu M. Goëtzi.

Un hurlement de triomphe, poussé par les vampires, célébra cet accident dont les conséquences pouvaient être incalculables, et l’horrible foule s’ébranla de nouveau furieusement. Merry Bones ne fut pas sans être un peu déconcerté tout d’abord, mais il tapota trois petits coups sur son front et dit en clignant de l’œil à l’irlandaise :

– Voilà l’idée qui pousse ! Attendez voir, on va rire !

La cendre était tombée au ras de la porte, qui était en acier fondu. Pendant que la cohue se rapprochait en tumulte, Merry Bones, grattant le sol, ramassa ce qu’il put de la poudre au fond de sa cuiller et mit le reste en petit tas. Puis il se retourna. Il était temps. La meute entière, quadrupèdes, bipèdes, oiseaux, ophidiens, se ruait sur lui avec ensemble. Il choisit dans la mêlée une belle coquine à chignon blond, qui empestait la parfumerie, et la saisit par la nuque à poignée. Cela fut si rapide que personne ne put l’empêcher, et c’est à peine si une malédiction eut le temps de passer entre les lèvres embrasées de la virago.

Merry Bones, malgré les morsures, les piqûres, les coups d’aile et d’assommoir, la courba d’un bras puissant jusqu’à ce que sa bouche touchât le petit tas de cendre. Vous avez déjà une idée de la violence de ce produit, puisque son odeur seule avait fait éclater un vampire. Aussitôt que les lèvres de feu de la courtisane entrèrent en contact avec la cendre, il y eut, non pas une explosion, cette fois, mais une éruption, comme celle du Vésuve ou de l’Etna. La porte d’acier fut enlevée et portée à une distance incroyable, la herse brisée en mille pièces, la muraille réduite en morceaux qui auraient pu servir de macadam. Et, par un effet assez curieux, le pont-levis, restant intact, eut seulement ses chaînes brisées et tomba d’aplomb à sa place ordinaire au-dessus de la douve, tout exprès pour donner passage au pauvre Merry Bones.

Vous parlerai-je des dégâts produits dans la cohue ? Non : vous pouvez bien les imaginer. Qu’il vous suffise de savoir que Merry Bones n’eut qu’un certain nombre d’écorchures insignifiantes, quelques contusions et environ les deux tiers de sa laine brûlés. Il comptait justement se faire tailler les cheveux le lendemain, et cela lui en épargna la peine.

– Hein ! cadets ! dit-il en regardant le hachis de vampires qui l’entourait, la farce est bonne ! Portez-vous bien.

Et il traversa le pont en se tenant les côtes à force de rire.

 

Malgré ce brillant succès, le pauvre Merry Bones n’était pas au bout de ses peines. Une fois le pont franchi, c’était la nuit, la grande nuit, opaque, impénétrable. Merry Bones s’éloigna d’abord à toutes jambes, mais au bout de quelques pas, surpris de n’entendre aucun bruit, il se retourna et ne vit rien.

C’étaient des ténèbres complètes et un silence absolu. Le seul fait de s’être retourné avait suffi pour égarer Merry Bones qui se mit à marcher au hasard, oppressé par des terreurs inconnues. Il aurait dû aller droit devant lui, c’est bien certain, mais les gens de son pays ont dans la tête une girouette. Tout d’un coup, et sans raison, il tournait à droite, sollicité par une lubie qui passait, et puis, l’instant d’après, il se figurait qu’il revenait sur Sélène et tournait à gauche. De cette manière, on ne fait pas beaucoup de bon chemin.

C’était le cas du pauvre Merry Bones, qui n’avançait guère. Au bout d’une heure, et comme il changeait de direction pour la vingt et unième fois peut-être, il se heurta contre un homme qui le croisait à angle droit.

– Malavisé !

– Brutal !

– Tiens ! Grey-Jack !

– Demoiselle ! demoiselle ! ce fainéant de Merry Bones n’est pas mort !

Telles furent les paroles échangées. Presque au même instant, une lueur se fit dans la nuit et notre Anna parut, tenant à la main une bougie qui éclaira Ned, Jack et le cercueil de fer. Ils avaient perdu le docteur Magnus et le jeune artiste esclavon, personnages de second ordre dont vous devinerez aisément le sort final, quand vous saurez que la nuit était pleine de vampires altérés de vengeance qui cherchaient quelqu’un à dévorer.

Notre Anna et sa suite étaient égarés tout comme Merry Bones. Vous demanderez peut-être comment cela se faisait, puisqu’ils avaient avec eux Polly Bird, ancien double de M. Goëtzi, et qui devait être familière avec toutes ces diableries. Je vous répondrais que cette malheureuse avait éprouvé un très grave ébranlement lors de la section du filet mystique qui la reliait à son séducteur et maître. De telles opérations ne se peuvent subir sans que la santé générale en soit sensiblement affectée. Les événements subséquents, si terriblement dramatiques, avaient achevé d’épuiser ses forces, d’autant que l’air n’était pas bon à l’intérieur du cercueil. En conséquence de ces causes réunies, l’ancienne Polly s’était endormie dans sa boîte, et tous les efforts tentés, depuis lors, pour l’éveiller, étaient restés vains.

On prit un instant de repos pour tenir conseil. Merry Bones, mettant à profit ce loisir, secoua ce qui lui restait de cheveux et ses vêtements où s’étaient collés de nombreux lambeaux de vampires. Notre Anna examina curieusement ces débris au point de vue de l’histoire naturelle. Voici le résultat de ses observations : selon Elle, la chair de vampire a une densité très faible. Elle est molle et même un peu gluante. Elle répand dans les ténèbres un rayonnement phosphorescent d’un vert pâle. Au jour, elle est, au contraire, d’un vert foncé, jaspé de rouge noir. Il n’y a point de petits détails pour la science. Je vous donne, du reste, ces renseignements pour le prix qu’ils m’ont coûté.

L’avis unanime du conseil fut qu’il fallait percer par tous les moyens possibles cette croûte d’obscurité. Au jugé, il devait être à peu près deux heures après midi ; par conséquent, en arrivant aux frontières de la nuit factice, on trouverait encore le plein jour. Merry Bones reprit sa place à la tête de la colonne, et le départ fut ordonné.

Après une marche longue et monotone, un cri d’allégresse s’échappa de toutes les poitrines :

– La lumière !

Ce n’était encore qu’un faible crépuscule ; mais quelle joie d’apercevoir même confusément quelque chose qui ressemblait à une clarté ! Nos amis allaient précipiter leur marche lorsqu’ils s’arrêtèrent soudain, glacés par la terreur. Des nuances verdâtres avaient tout à coup traversé l’atmosphère ; en même temps, un bruit sourd, pareil au retentissement d’une troupe de cavaliers, se fit ouïr et de longues files d’ombres livides glissèrent à droite et à gauche :

– Les vampires ! les vampires !

C’était trop vrai ! Tout ce qui restait de valide dans Sélène avait sellé qui son dogue, qui son lion, qui son tigre, et cette monstrueuse cavalerie enveloppait déjà nos infortunés compagnons, pendant que d’autres scélérats, montés sur des chauves-souris d’espèces variées, arrivaient par air en faisant claquer les ailes membraneuses de leurs coursiers. Plus d’espoir ! Merry Bones avait perdu sa fameuse cuiller en chemin. C’était la fin de l’histoire.

Mais, précisément à cette heure d’agonie, au moment où les sanguinaires cohortes se ruaient de tous côtés sur nos amis, une musique céleste se fit entendre dans l’éloignement. Et, dois-je le dire ? l’obscurité se mit à reculer devant cette harmonie enchantée qui semblait apporter avec elle la bien-aimée lumière du jour. La horde des vampires, un instant étonnée et indécise, s’enfuit bientôt en hurlant, comme cent démons sont mis en déroute par l’approche d’un seul ange.

C’était bien un ange qui venait.

Comme les anges, ces êtres adorables n’ont qu’à paraître pour accomplir des miracles. Il n’est pas même besoin qu’ils y pensent ou qu’ils le veuillent : leur bienheureuse présence suffit.

Le très honorable Arthur *** (celui que nous appelions dans une autre contrée et avec tant de raisons « l’inconnu comparable à un dieu ! ») n’était pas venu dans les plaines de la Serbie pour protéger notre Anna et ses compagnons. Comme en Hollande, naguère, il étudiait ici l’art des combats, sous la direction du respectable ecclésiastique membre de la communion anglicane, qui l’accompagnait en qualité de précepteur. Il était là, visitant les champs de bataille où s’illustrèrent successivement Soliman II, le prince de Bavière, le prince Eugène, et tant d’autres.

Oui, c’était l’honorable Arthur, blond, rose, imberbe, dans sa chaise de voyage admirablement confortable. Pendant que le vénérable ecclésiastique faisait la sieste après un déjeuner substantiel, le jeune lord, oubliant un instant ses travaux précoces, chantait le God save the king en s’accompagnant de la guitare.

Il passa. Il ne vit même pas ceux qu’il avait ressuscités.

Notre Anna ne voulut pas même retourner à Semlin. On laissa le Danube incontinent et l’on prit la direction de l’ouest pour courir, enfin, au secours de la malheureuse Cornelia.

M. Goëtzi n’était plus à craindre, le voyage se fit agréablement par les plaines de la Bosnie, pays peu connu, mais fertile et où les dames portent un costume avantageux. Le col de Tina offrit un passage favorable à travers la montagne. Une fois de l’autre côté, on put apercevoir les sourcilleux sommets des Alpes Dinariques, au sein desquelles était situé le château de Montefalcone.

Déjà, depuis quelques jours, le cercueil de fer était vide. Polly Bird s’était conduite avec tant de félicité dans l’affaire de la ville de Sélène, qu’elle n’excitait aucune défiance : on la laissait libre, elle n’en abusait aucunement, et l’usage immodéré qu’elle faisait des liqueurs alcooliques, quand l’occasion s’y prêtait, n’étonnait personne, parce que les jeunes villageoises anglaises sont sujettes à ce goût, qui est partagé, du reste, par quelques demoiselles bien nées.

Elle portait d’ailleurs l’habit de l’autre sexe, ce qui rendait moins « impropres » ses fréquents péchés d’ivrognerie. Vous n’avez pas oublié qu’elle continuait son rôle de double de M. Goëtzi. C’était le seul moyen qu’on eût d’introduire Édouard S. Barton, esquire, dans l’enceinte de l’inaccessible château. Homère a employé un stratagème semblable dans son immortelle épopée. Le cercueil de fer peut passer pour une réduction du cheval de Troie.

Au physique, Polly avait un peu changé depuis le décès de son séducteur. Elle s’était amoindrie en tous sens et offrait l’image d’un M. Goëtzi, diminué par la fatigue ou la maladie ; mais elle avait pris en même temps un air d’importance qui déplaisait à notre Anna. Merry Bones seul avait le don de la faire obéir. Je n’ai pas à en faire mystère : il lui plantait sa tête dans l’estomac ou le pied plus bas et en sens inverse, chaque fois qu’elle ne se comportait pas à son idée.

Le soir du sixième jour, on s’engagea dans les gorges et bientôt les rayons de la lune éclairèrent la masse imposante de la demeure des comtes qu’Elle a rendue si célèbre sous le nom du Château d’Udolphe.

Aucune lumière ne brillait ni sur les remparts, ni aux fenêtres gothiques des corps de logis. Tout aurait semblé mort dans l’antique forteresse si une forme humaine ne se fût montrée au sommet de la haute cour : une jeune fille (ou son ombre) vêtue de longs voiles blancs.

– La voilà, je la reconnais ! dit notre Anna.

Et Ned, joignant les mains avec sensibilité, s’écria :

– Ô Cornelia ! ma fiancée ! Est-ce toi que je vois, ou n’est-ce que ton spectre bien-aimé ?

Pour la réussite de l’entreprise, nos compagnons devaient ici se séparer en deux groupes. M. Goëtzi, comme nous appellerons de nouveau la malheureuse Polly Bird, devait entrer seul au château avec le cercueil de fer qui était porté par deux hommes du peuple, loués en la ville de Bihacz, laquelle offre cette particularité d’être située au milieu des eaux de l’Unna. Notre Anna, Merry Bones et Grey-Jack s’étaient déterminés à veiller au-dehors.

L’instant de la séparation fut cruel. Les voyages engendrent l’intimité ; les dangers courus en commun opèrent forcément un rapprochement, et je ne vous ai pas caché que, dans le premier élan d’un cœur naïf, Elle avait honoré jadis Édouard S. Barton de ses sympathies. Au moment de le quitter peut-être pour jamais, Elle répandit quelques larmes, mais bientôt, la vigueur exceptionnelle de son caractère prenant le dessus, Elle dit d’un ton ferme :

– Allez, Édouard Barton, mon frère et mon ami, où le devoir vous appelle. Soyez prudent autant que brave au milieu des périls inconnus qui vous entourent. Rappelez-vous que mes vœux vous accompagnent et que, la nuit comme le jour, je suis prête à voler à votre aide.

Elle se détourna et le cercueil de fer fut ouvert. Édouard Barton s’y coucha ; les deux hommes de Bihacz le chargèrent sur leur civière.

M. Goëtzi avait naturellement le mot de passe. Aussitôt qu’il eut appelé de l’autre côté des douves (n’ayant pas de cor sur lui) et échangé les paroles voulues avec la sentinelle, il fut introduit. Quand on lui demanda ce qu’il souhaitait, il répondit :

– Voir le comte Tiberio sur-le-champ.

– Le comte achève son repas du soir, lui fut-il répondu, et ce n’est pas la bonne heure pour le voir.

– Toutes les heures sont bonnes quand il s’agit d’apprendre une heureuse nouvelle, repartit M. Goëtzi. Allez trouver le comte et dites-lui que l’homme qui est arrivé apporte le cercueil de fer.

Le valet obéi. M. Goëtzi, resté seul avec Édouard, se pencha jusqu’à l’un des trous et dit tout bas :

– Tout va à merveille. Songez à bien faire le mort.

– Je suis déterminé à tout, répondit Ned, pour sauver ma fiancée ; mais on étouffe là-dedans, parole d’honneur !

La rentrée du valet mit un terme à cet entretien.

Le comte attendait M. Goëtzi dans son appartement. Les hommes du peuple, rappelés, chargèrent de nouveau le cercueil sur la civière. On longea treize corridors, on traversa plusieurs douzaines de chambres qui avaient dû être magnifiques, mais dont l’état de délabrement accusait l’abandon, continué pendant une grande quantité de siècles. M. Goëtzi ne put réprimer un infernal sourire en passant auprès des ruines qui marquaient l’emplacement de l’ancienne chambre à coucher de la comtesse douairière de Montefalcone. Toute cette partie du château, non encore réparée, réveillait en lui le souvenir de l’expédition dirigée par son défunt patron, et il se disait :

– C’était bien fait, mais je ferai mieux !

Vous commencez à deviner, je le soupçonne, que la confiance du pauvre Ned et de notre Anna était terriblement mal placée.

On arriva enfin à un quartier mieux tenu, dont les tapisseries étaient raccommodées et les meubles époussetés.

Le comte Tiberio Palma d’Istria était assis ou plutôt vautré dans un fauteuil énorme dont la fabrication remontait au temps de la domination des Doges.

Il était ivre comme cela lui arrivait maintenant tous les soirs après souper. La Letizia lui avait donné ces mœurs bestiales pour le dominer mieux. M. Goëtzi entra, suivi de ses deux porteurs qui déposèrent le cercueil de fer sur les dalles, et reçurent l’ordre de quitter la chambre, mais de ne point s’éloigner.

– Est-ce l’Anglais que tu nous amènes dans cette malle ? demanda Tiberio. Bonsoir, coquin.

– Oui, répondit M. Goëtzi, c’est l’Anglais : je vous salue monseigneur.

– Est-il bien mort ?

– Je m’étonne que vous ne soyez pas incommodé déjà par l’odeur du cadavre.

Tiberio se boucha aussitôt le nez de confiance.

– Voulez-vous le voir ? ajouta M. Goëtzi, qui se retourna vers le cercueil.

– Au diable ! s’écria le comte. Je fais ma digestion en ce moment ; ne plaisante pas avec mon estomac. L’Anglais doit être mangé aux vers, car tu as mis le temps à nous l’apporter bonhomme !

– Il était lourd et la route est longue, repartit M. Goëtzi.

– C’est une infection ! Voyons, faisons vite. Que t’avais-je promis pour ta récompense ?

– La signora Letizia Pallanti.

– Est-ce vrai, coquin ? Cela se trouve à merveille. Je l’ai aimée comme la prunelle de mes yeux, mais tout passe, et elle porte une perruque de morte. Ah ! ah ! pauvre comtesse Greete ! la plaisanterie était bonne ! Maintenant, j’ai fantaisie d’épouser Cornelia, ma pupille, pour avoir sa jeunesse avec sa fortune… Eh bien ! mets l’Anglais dans les oubliettes. Je te donne la Letizia, va-t’en. Dis en passant qu’on me monte du vin et qu’on m’amène ma pupille Cornelia.

Là-dessus, M. Goëtzi sortit avec le cercueil de fer, et le comte Tiberio se remit à boire. Édouard Barton, malgré l’incommodité de sa position, s’applaudit du succès de la ruse. Il pensait qu’on allait maintenant le conduire vers Cornelia, et qu’elle trouverait bien un moyen d’introduire ses amis au château. Cela avait été convenu ainsi, et l’espoir de Ned fut fortifié par ce fait que M. Goëtzi n’exécuta que la moitié des ordres du comte Tiberio. Il commanda bien qu’on lui montât du vin, mais il ne parla point de Cornelia.

Combien de corridors, combien de ponts suspendus, d’escaliers, de salles et de chambres inhabitées y avait-il entre l’appartement de Tiberio et celui de Letizia ?

La belle Italienne était couchée à l’orientale sur une pile de coussins. Elle avait beaucoup engraissé dans ces derniers temps. C’était ici que notre cher Édouard S. Barton allait en apprendre de belles !

– Me l’apportez-vous vivant ? s’écria la Pallanti dès qu’elle aperçut M. Goëtzi.

Et quand celui-ci eut répondu affirmativement, elle se souleva sur ses coussins et s’écria :

– Ô ciel ! comme le cher amour doit être mal là-dedans ! Ouvrez bien vite cette boîte, que je m’enivre de sa vue et que je le presse sur mon cœur !

– Doucement ! repartit cependant M. Goëtzi. Le jeune homme est robuste et résolu. Si nous le mettions en liberté, il nous en ferait repentir.

– Penses-tu donc, demanda Letizia, qu’il puisse résister à mes charmes ?

– J’en suis sûr. Ignorez-vous qu’il est amoureux de Cornelia ?

– Une mauviette ! s’écria la signora en levant ses vastes épaules. Je parie qu’elle ne pèse pas cent livres de bonne chair !

M. Goëtzi fit la grimace et répliqua :

– Vous en parlez bien à votre aise. Telle qu’elle est, je ne veux qu’elle pour récompense.

Ned crut avoir mal entendu.

– Après cela, pensa-t-il, Polly joue peut-être la comédie.

– C’est juste, c’est juste, disait cependant l’Italienne, je te l’ai promise et tu l’auras, mais pas tout de suite.

– Pourquoi attendre ? je suis pressé.

– Parce que, auparavant, il faut nous défaire de cet imbécile de Tiberio.

– Cela prendra du temps, objecta M. Goëtzi.

Letizia répliqua :

– Tout sera fini demain matin, et si tu as soif, demande ma onzième femme de chambre : seize ans, un bouton de rose ! Je l’ai prise à la ferme ce matin et tu trouveras son sang plus frais que celui de cette Cornelia.

Les yeux de M. Goëtzi brillèrent. Édouard vit cela par un de ses petits trous. Le bandeau qui était sur sa vue tomba. Il pensa avec horreur que Polly était restée vampire et qu’il était entre ses mains.

– La petite paysanne, répondit M. Goëtzi, n’est pas de refus, car j’ai eu beaucoup de misère dans le voyage, et peu d’occasions de prendre un bon repas, mais je vous préviens qu’il ne faut point vous endormir dans une dangereuse sécurité. Vous avez des ennemis autour du château.

– Quels ennemis ?

– Miss Anna Ward et ses gens.

Ned frémit entre les parois de sa caisse. Mais il eut assez de force d’âme pour ne trahir son mécontentement par aucune exclamation intempestive.

Un moment de silence eut lieu, cependant, entre l’Italienne et M. Goëtzi. Elle semblait réfléchir profondément.

– Écoute, dit-elle enfin, tu vas descendre dans le souterrain du nord qui est le moins long des quatre puisqu’il n’a qu’une lieue. Quand tu seras au bout, tu feras tourner le rocher monté sur pivot et tu te trouveras dans la campagne. Fais alors diligence, rends-toi auprès de l’Anglaise et de ses gens, offre-leur adroitement de les introduire auprès de Cornelia et amène-les-moi, le reste me regarde. Tu m’as entendu, obéis ; pendant cela, je vais fournir à mon bel Édouard des explications après lesquelles il me donnera son cœur et sa main avec plaisir.

La prison de notre Cornelia était à l’étage le plus élevé de cette tour. Non point par pitié, mais dans la crainte d’altérer sa beauté par une réclusion trop étroite, le comte Tiberio avait permis qu’elle se promenât sur la plateforme. Là, dans cette enceinte étroite, environnée de créneaux, elle vivait seule avec la pensée de son jeune amant et le regret du bonheur enfui. L’aspect de la grande nature élevait son âme tout en nourrissant sa mélancolie. La voûte du ciel qui prodiguait au-dessus d’elle, le jour, les splendeurs azurées de sa coupole, la nuit, les mille diamants suspendus dans ses profondeurs, éloignait d’elle le désespoir en lui parlant de Dieu.

C’était elle, cette blanche apparition que nos amis avaient aperçue en arrivant au pied de la montagne.

Ce soir-là, lasse de contempler le ciel, elle abaissa ses regards vers la terre et tressaillit en apercevant un feu sur la montagne voisine. Jamais rien de pareil ne s’était montré jusque-là.

Pleine d’étonnement, et déjà d’espoir peut-être, elle fixa cette lueur de toute la puissance de ses beaux yeux. Elle eut peur de rêver. Elle croyait reconnaître Anna, sa meilleure amie, Grey-Jack, le vieux serviteur du cottage, et Merry Bones, le valet de son cher Édouard. Un quatrième personnage était debout devant le feu, mais comme il tournait le dos, on ne pouvait voir son visage.

C’était peut-être Édouard ! Ce devait être Édouard !

– Édouard ! Édouard ! cria-t-elle, avec un indicible élan de joie.

Hélas ! Celui qu’elle prenait pour Édouard était M. Goëtzi, qui avait rejoint nos amis par le souterrain du nord, et qui, poursuivant son système de supercherie, essayait de les entraîner tous à leur perte.

Édouard S. Barton était resté seul, après le départ de M. Goëtzi, avec la signora Letizia. Cette femme artificieuse lui témoigna d’abord la plus aimable affabilité.

– Gentleman, lui dit-elle d’une voix douce, ne voyez dans tout ce qui se passe que le résultat de mon affection pour vous. Elle date de l’époque à laquelle, terminant vos études, vous vîntes passer vos vacances au cottage où j’étais en visite avec mon élève, Mlle Cornelia de Witt, qui me doit sa brillante éducation. Je ne pus vous voir alors, la lèvre ombragée d’un léger duvet et paré de tous les charmes de l’adolescence, sans que mon faible cœur en éprouvât les effets. Élevée dans les principes les plus austères, je respectai les convenances, mais en me promettant bien d’employer les talents que Dieu m’a prodigués à reconquérir la fortune de mes pères, afin d’être digne un jour, gentleman, d’unir ma destinée à la vôtre.

Édouard S. Barton était Anglais ; donc il avait de l’esprit. Malgré toute l’horreur que lui inspirait un pareil discours, il résolut d’opposer l’adresse à la ruse.

– Dans la position gênée où je me trouve, répondit-il d’un ton insinuant, il est bien difficile, madame, de nourrir des pensées d’amour. Les parois de ce cercueil arrêtent les élans de mon âme, et comment céderais-je à vos attraits, puisque je n’ai pas le bonheur de les voir ?

Letizia réfléchit un instant, frappée par la justesse de cette observation.

– Je conviens, dit-elle enfin, que nous serions plus à notre aise, si vous pouviez échanger avec moi des paroles charmantes, assis commodément sur mes coussins. Mais la prudence s’y oppose. D’ailleurs, au temps où nous sommes, le mariage n’est plus tout à fait une affaire de sentiment ; je dois d’abord dessiller vos yeux : vous avez cru jusqu’ici que cette petite fille, Cornelia de Witt, était riche, et que moi, j’étais pauvre. Abandonnez cette erreur. Cornelia ne possède rien, et je suis une opulente héritière. Sachez que je suis d’origine princière. J’ai un vague souvenir de mon berceau tout orné de dentelles avec plusieurs rangs de perles fines. Une femme, belle comme le jour, se penchait au-dessus de mon sommeil et guettait mon premier sourire. C’était ma mère ! Et ma mère se nommait la princesse Loïska Palma d’Istria, la propre belle-sœur du comte Tiberio.

Cela était bien égal à Édouard, mais, dans le but de se rendre agréable, il s’écria :

– Est-il possible !

– J’en ai tous les papiers, répondit la signora Letizia légalisés et enregistrés. Faut-il vous raconter comment une troupe de bohémiens qui rodait autour du château m’enleva aux baisers de la princesse ma mère ?…

– C’est soif que j’ai, interrompit Édouard.

Mais, aussi astucieuse qu’elle était effrontée, Letizia prit sur son guéridon un verre qu’elle remplit d’excellent vin et un chalumeau. Ayant introduit le chalumeau dans le cercueil par un des trous et trempé l’autre bout dans le verre, elle dit :

– Buvez tant que vous voudrez, cher gentleman, je suis heureuse de satisfaire au moins un des désirs de mon bien-aimé.

Et, tandis qu’il buvait, elle poursuivit :

– Vous dirai-je les efforts inutiles de mes parents pour retrouver leur fille unique ? Malheureusement, leurs recherches se dirigeaient du côté des bohémiens ! or, ces misérables s’étant un jour rapprochés de la côte, avaient été attaqués par des corsaires liparistes, et j’étais devenue la proie des vainqueurs. J’avais cinq ans, mon honneur était à l’abri. Des pirates algériens m’enlevèrent aux corsaires, et je fus nourrie pour le sérail.

Un jeune eunuque favorisa mon évasion, je revins en Italie, mais j’ignorais alors le nom et l’adresse de mes parents. Tour à tour pensionnaire dans la plus célèbre maison d’éducation de Turin, lauréate de l’académie des Cruches-Cassées, fugitive, marchande de petits tessons de faïence antique pour les Anglais, lectrice d’un cardinal, servante d’un des plus vieux ermites de l’Apennin et demoiselle de compagnie du fameux Rinaldo, chef de brigands, je ne crois pas qu’il y ait jamais eu de jeunesse plus accidentée que la mienne. J’atteignis ainsi ma quinzième année. À cette époque, je rencontrai dans un bois épais un homme en haillons qui se mourait. À ma vue, il poussa un cri faible, et me pria de déchausser le bas de ma jambe gauche. Les ordres d’un agonisant sont sacrés, j’obéis, et il s’écria : « C’est elle ! – Dieu a voulu, ajouta-t-il, que je puisse, avant d’expirer, expier le principal de mes forfaits. Vous portez, jeune étrangère, sous la cheville, en dehors, du côté du talon, un signe qui vaut pour vous un acte de naissance. Je le reconnais, puisque c’est moi qui vous arrachai de votre berceau !… » Il m’apprit alors le nom de mes nobles parents. Je lui pardonnai et il mourut dans mes bras. À dater de ce moment, au milieu de vicissitudes diverses et sans nombre, mon occupation favorite fut de chercher mes papiers. Mon père était mort chargé d’ans et d’honneur, ma mère était une sainte dans le ciel. M. Goëtzi, homme dangereux, mais habile, et que je crois vampire, au fond, me fut d’une grande utilité dans mes recherches. Je l’avais rencontré à la cour. Ce fut lui qui me conseilla de faire l’éducation de Cornelia pour me rapprocher de mon oncle le comte Tiberio, qui voudrait en vain maintenant me disputer le patrimoine de Montefalcone, et ce fut moi qui plaçai M. Goëtzi près de vous pour qu’il vous apprît à m’estimer et à me chérir.

– Joli cadeau ! dit Édouard.

– Ne me jugez pas ! prononça sévèrement l’Italienne. L’amour est mon excuse. Quant à mon élève Cornelia de Witt, c’est une petite sotte vaniteuse et ridicule qui n’a que la beauté du diable. Elle n’aura pas un baïoque de l’héritage des comtes de Montefalcone, c’est moi qui vous le dis. Je prendrai tout, comme c’est mon droit, et le premier usage que je ferai de ma richesse sera de vous couvrir d’or. Telles sont mes propositions. Je vous laisse, bien entendu, toute liberté de repousser mes avances ; mais, en ce cas, Miss Cornelia sera livrée à M. Goëtzi qui la boira comme un verre de limonade.

 

Nous avons laissé Cornelia au sommet de la tour du Captif, regardant de loin le feu auprès duquel ses amis étaient en conférence avec un étranger que, vu de dos, elle prenait pour Édouard. Vous avez deviné que cet étranger était l’ancienne Polly Bird, usurpant décidément la personnalité de M. Goëtzi. J’ai dû vous dire quelque part les projets de cette créature perdue par la fréquentation d’un monstre. En dépit de son sexe primitif, elle avait résolu d’épouser Cornelia de gré ou de force pour avoir l’immense héritage des comtes et faire une fin honorable.

Le prétendu M. Goëtzi n’eut pas de peine à faire entendre à notre Anna qu’il avait accompli sa mission heureusement, que Ned était au cœur même du château ennemi, mais que, pour terminer l’aventure, il avait besoin d’aide. Grey-Jack et Merry Bones lui-même furent trompés. Dans l’expédition de la ville de Sélène, Polly Bird avait donné de tels gages de loyauté que nul ne songea à la soupçonner.

M. Goëtzi, se mit donc à la tête de la petite troupe, et l’on se dirigea vers la bouche du souterrain.

– Armez-vous de courage, dit l’imposteur en précédant nos amis dans les entrailles de la terre ; une nuit terrible se prépare pour vous.

M. Goëtzi avait apporté quelques torches de bois résineux, on les alluma ; mais leur clarté se perdit aussitôt dans les sombres profondeurs de la caverne, éclairant seulement çà et là l’effroi de certains reptiles qui fuyaient vers la nuit. Et dans cette nuit un son étrange naquit et mourut, rendant un monstrueux soupir.

– Qu’est-ce ? demanda notre Anna, arrêtée par le poids qui étouffait sa poitrine.

– Allez toujours, répondit M. Goëtzi. Ce sont les anciennes harpes éoliennes de la comtesse Elvina qui sont passées de mode et qu’on a remisées ici parce qu’il n’y a pas de place au grenier.

Elle voulut faire quelques questions au sujet de cette comtesse Elvina, mais M. Goëtzi pressa le pas.

– Haut les torches ! ordonna M. Goëtzi.

On obéit, et les parois suintantes d’une vaste salle souterraine apparurent vaguement.

– Regardez au-dessus de vos têtes ! commanda encore M. Goëtzi.

Chacun leva les yeux. On aperçut une voûte très élevée, au centre de laquelle s’ouvrait un grand trou rond et noir.

– À quoi sert ce trou ? demanda notre Anna.

– C’est le tuyau des oubliettes du comte Tiberio, répondit M. Goëtzi. Les victimes tombent par-là dans le gouffre qui se trouve, vous pouvez le voir, exactement au-dessous du trou.

– Eh quoi ! s’écria notre Anna, navrée, ces barbares curiosités du Moyen Âge existent-elles encore ! Et la vive lumière de la philosophie n’a-t-elle pas anéanti toutes ces horreurs !

M. Goëtzi eut un ricanement.

– On ne s’en sert plus très souvent, répondit-il, et je ne crois pas qu’on en ait fait usage depuis la comtesse Elvina.

Elle se trouva tout à coup dans une salle gothique du plus lugubre aspect, dont la haute cheminée était surmontée d’un miroir de Venise estampé, représentant la Passion de Notre-Seigneur. À droite de la cheminée, la muraille, tapissée de cuir cordouan d’un brun très foncé, montrait une tache blanche qui était un bouton d’ivoire.

M. Goëtzi avait dans ses bras un gros chat noir dont il rompit successivement les quatre pattes avec une froide cruauté.

– C’est pour qu’il ne s’échappe pas, dit-il. Vous allez voir quelque chose de drôle : je vais le poser à l’endroit même où était la comtesse Elvina. Regardez bien le minet !

Il déposa le chat noir qui miaulait lamentablement sur une certaine dalle plus large que ses voisines. L’animal essaya de s’enfuir mais il ne put, à cause de ses pattes cassées, et M. Goëtzi marcha en riant vers la muraille où était le bouton d’ivoire. Il posa le doigt sur le bouton ; la dalle bascula, le chat disparut. La porte s’ouvrit, et des satellites du comte Tiberio entrèrent, armés jusqu’aux dents. M. Goëtzi montra du doigt notre Anna et ses compagnons en disant :

– Les voilà, je vous les livre !

Merry Bones, cette fois, eut beau résister, nos malheureux amis furent chargés de chaînes et entraînés…

Il faut vous figurer un épouvantable cachot au fond duquel notre Anna est couchée sur quelques brins de paille avec un anneau de fer au cou. Voilà où son généreux dévouement l’avait conduite !

– Jeune vierge d’Albion, dit tout à coup une douce voix auprès d’Elle, je suis la comtesse Elvina de Montefalcone.

Elle releva ses paupières alourdies par les larmes et vit une femme pâle agenouillée auprès de son grabat. Cette femme était jeune encore, mais la souffrance avait blanchi ses cheveux.

– Eh quoi ! s’écria notre Anna, est-il possible que vous ayez échappé aux dangers du gouffre ?

– Cet incident date de plusieurs siècles, répondit la femme pâle avec un sourire mélancolique, mais agréable : occupons-nous plutôt du présent. Je suis entrée dans votre cachot par l’effet d’un pouvoir particulier, et je vais me faire un plaisir de briser vos fers sur-le-champ. Levez-vous. La liberté vous est rendue.

Et comme elle voyait dans les regards de notre Anna son ardent désir d’en savoir un peu plus long, elle eut l’obligeance d’ajouter :

– Un barbare usurpateur vous avait condamnée à périr. Celui que vous appelez M. Goëtzi et qui n’est autre que l’infâme Gertrude de Pfafferchoffen, ma rivale, dont l’âme, après plusieurs migrations, était passée dans le corps de la villageoise Polly Bird, vous a vendue. Sachez que le comte Tiberio et la signora Letizia, séparés un instant par la convoitise et la concupiscence, se sont réconciliés cette nuit. Pourquoi ? Parce que le jeune midshipman Barton a repoussé bien loin les offres malséantes de l’Italienne, et que la belle Cornelia a humilié le comte Tiberio par ses dédains. Réunis dans une même pensée de vengeance, les deux monstres à face humaine ont résolu de mettre à mort M. Barton et Mlle de Witt cette nuit même.

– Et que puis-je pour les sauver ! demanda notre Anna en se tordant les mains.

– Dieu est grand, répondit la femme pâle, et vous êtes libre !

Notre Anna s’élança vers la porte de son cachot, qui venait de s’ouvrir comme par enchantement.

Elle se mit en marche, soutenue par un instinctif espoir. Au bout du septième corridor, Elle rencontra un marbrier qui sculptait une paire de bras dans un bloc d’albâtre. Ces deux bras semblaient appartenir à deux corps de sexe différent et joignaient leurs mains en une affectueuse étreinte.

Le sculpteur voulut embrasser notre Anna et lui dit :

– Comment trouvez-vous mon travail, ma belle ? C’est une bonne plaisanterie de la grosse Letizia qui veut orner ainsi les tombeaux du jeune Anglais et de la Cornelia.

Elle s’enfuit, désespérée, pendant que le sculpteur continuait sa besogne en riant. À son compte, Elle dut faire ainsi plusieurs lieues dans les corridors sans fin et à travers les salles délabrées.

Enfin, au détour d’une galerie, Elle aperçut de la lumière sous une porte, et en même temps, un bruit de voix, les unes courroucées, les autres plaintives, vint jusqu’à ses oreilles. Elle prit son élan, quoiqu’elle fût rendue de fatigue. La porte se trouvait ouverte, Elle entra et poussa un cri de terreur à la vue de ses deux amis, Édouard S. Barton et Cornelia, chargés de chaînes. Les beaux cheveux de Cornelia étaient coupés, Ned avait la corde au cou ; il portait d’ailleurs le costume caractéristique et funeste des malheureux que l’Inquisition condamnait jadis à périr dans les tourments.

Derrière eux se tenait un homme, à l’aspect féroce, que son costume entièrement rouge et la hache qu’il portait sur son épaule désignaient suffisamment comme exerçant la profession de bourreau.

Dans une autre partie de la salle, un second groupe était formé par le comte Tiberio, la signora Letizia et M. Goëtzi. Ce dernier n’avait pas l’air content et réclamait la promesse qu’on lui avait faite de livrer Cornelia à sa soif dénaturée, mais la Letizia se moquait de lui et Tiberio le menaçait de lui faire trancher la tête. Ils se tenaient tous les deux bras dessus bras dessous et avaient l’air d’être amis comme coquins.

À la vue de notre Anna, ils eurent un sourire cruel, et la signora dit :

– Voilà justement le bas-bleu !

Mais Elle, sans prendre garde à cette parole, se précipita vers ses amis et les serra dans ses bras.

– À la bonne heure ! dit cette atroce Italienne, elle prend position d’elle-même et nous allons faire d’une pierre trois coups !

Elle se retourna alors pour faire un pas vers la cheminée et ce mouvement démasqua la partie de la muraille qui était derrière elle. Ce fut pour notre Anna un trait de sinistre lumière. Dans son trouble, Elle n’avait pas d’abord reconnu la chambre des oubliettes ; mais maintenant, Elle voyait le miroir estampé de Venise, la tapisserie de cuir de Cordoue et le bouton d’ivoire.

– Fuyons, s’écria-t-Elle, éperdue.

Il était trop tard ! L’Italienne toucha le bouton et la dalle bascula. Mais, ô prodige ! notre Anna, Cornelia et Ned furent soutenus sur la pente par une main surnaturelle, et la comtesse Elvina, sortant inopinément du gouffre, s’écria avec la voix de mistress Ward :

– Ah çà ! chérie, qu’est-ce que ces caprices-là ? Ouvrez donc ! A-t-on idée de rester au lit jusqu’à dix heures un jour de noces ?

Et il y avait un grand bruit dans le corridor. William Radcliffe se mouchait ; le bon M. Ward parlait d’envoyer chercher le serrurier.

– Sauvez-les ! sauvez-les ! s’écria notre Anna, qui se trouva sur ses pieds, en robe de mariée, au milieu de sa chambre où le soleil de mars entrait joyeusement…

 

Il paraît que Mylady eut le tort de sourire, car Mlle 97 s’interrompit brusquement.

– Je vous comprends, dit-elle d’un ton scandalisé, vous pensez que notre histoire va finir par cette formule usée jusqu’à la corde : « C’était un rêve ! » Avouez que vous le pensez ! Eh bien, c’est ce qui vous trompe !

Elle avala lestement le fond de sa dernière tasse de thé et reprit :

– Non, non, non, non ! Je n’aurais pas dérangé le gentleman pour si peu. Ce n’était pas un rêve. D’abord, Elle était sujette à des crises de « seconde vue » depuis l’âge de neuf ans, et ses parents dissimulaient avec soin ce don ou cette infirmité. Assurément, je ne veux pas dire qu’Elle eût accompli en une nuit ce voyage si long et si accidenté ; mais il y avait autre chose qu’un rêve, vous allez voir. Quand Elle ouvrit enfin sa porte, ses parents et M. Radcliffe constatèrent avec effroi le changement qui s’était opéré dans sa personne. Elle les regarda d’un air égaré et leur demanda ce qu’était devenue la comtesse Elvina. Ils la crurent folle, d’autant qu’Elle exigea formellement, avant de passer outre au mariage, promesse de partir incontinent pour Montefalcone, en stipulant qu’on passerait par Rotterdam.

Et, tout de suite après la noce, on partit, car Elle n’en voulut point démordre. Je vous fais observer qu’il y avait les lettres, reçues la veille au soir. Ce n’était pas un rêve, non plus, ces lettres, et il y avait lieu d’aller voir un peu ce que Ned et Corny étaient devenus.

Désormais, je n’ai plus qu’à vous soumettre les faits sans y ajouter aucune observation. Lors de l’arrivée à Londres, la première chose qui frappa les yeux de notre Anna fut une affiche ainsi conçue :

CAPITAL EXCITEMENT !

DÉVORATION D’UNE JEUNE VIERGE

PAR LE VRAI VAMPIRE DE PETERWARDEIN

QUI BOIRA PLUSIEURS PINTES DE SANG

COMME À L’ORDINAIRE

AVEC LA MUSIQUE DES GARDES À CHEVAL

WONDERFUL ATTRACTION INDEED ! ! !

Elle indiqua cette affiche à Grey-Jack ; mais ce vieux et fidèle serviteur ne se souvenait de rien. Le phénomène qui a servi de base à ce récit était absolument personnel à notre Anna.

On passa le détroit. Au sortir de Rotterdam, Elle retrouva la chaussée rompue où le jeune inconnu comparable à un dieu s’était pour la première fois offert à ses regards.

Elle coucha à l’auberge de La Bière et l’Amitié, dans la chambre où étaient le trou de poêle, les rideaux à ramages et les batailles de l’amiral Ruyter.

Enfin, Elle reconnut tout, même les plus minces détails.

– Et la ville de Sélène ? demanda Mylady.

– Attendez, laissez-moi dire. On alla d’abord au plus pressé, à Montefalcone où l’on arriva le jour des noces de Corny et de Ned.

– Sauvés par la comtesse Elvina, j’espère ? interrompit encore cette terrible comtesse.

– Non, répondit Mlle 97 avec une nuance d’embarras, mais il y a réellement dans le pays une légende ayant trait à cette infortunée victime de la féodalité. Le comte Tiberio et la signora Letizia nourrissaient, n’en doutez pas, les plus perfides desseins contre nos fiancés ; ils n’osèrent les mettre à exécution par suite d’un fait que je qualifierai de providentiel. Le jeune Lord Arthur *** vint dans le pays, accompagné du respectable ecclésiastique, son précepteur, pour étudier sur place les champs de bataille du célèbre Scanderbeg…

– Et cela suffit pour déjouer les trames des deux scélérats ? s’écria Mylady.

– Oui, madame, répondit Miss Jebb sèchement. Si je pouvais vous révéler le nom glorieux, presque divin, de ce jeune nobleman…

– Et M. Goëtzi ?

– Il avait épousé une veuve dans le commerce.

– Mais Sélène ! Sélène ! La ville morte !

– Mylady, répondit Miss Jebb gravement, certaines choses restent au-dessus de notre entendement, et même du vôtre, quoique vous apparteniez à la noblesse. Il faut la protection d’un vampire pour entrer dans Sélène, et l’on n’en a pas toujours sous la main. Nos deux couples de nouveaux mariés allèrent à Semlin avec Grey-Jack et Merry Bones, dont la crinière était réellement diminuée des trois quarts. On ne put découvrir Sélène, mais on retrouva les marchands qui avaient vendu le fourneau, le charbon et la cuiller de fer. Il y a plus, la disparition du chirurgien Magnus Szegeli était un fait notoire dans la ville, et depuis trois semaines, le logis du dessinateur esclavon était vide.

Ici Mlle 97 se leva et nous fit la révérence finale.

Ces jours derniers, à Paris, j’ai reçu du comté de Stafford la lettre suivante :

Dear sir,

Elle avait l’habitude de placer à la fin de ses compositions des pièces justificatives et explicatives. Tout est clair dans notre récit, excepté ce qui concerne le jeune inconnu comparable à un dieu.

Je crois qu’il serait bon de soulever le voile. Votre livre y gagnerait une importance historique. Cela se pourrait faire, soit dans une postface où vous diriez :

« Nous n’avons pas osé écrire dans ces pages frivoles un nom qui remplit le monde de son incomparable éclat, le nom de Celui qui mit Napoléon Bonaparte dans sa poche, et qui surpasse les autres héros modernes, autant qu’Achille était au-dessus de ses rivaux grecs et troyens, etc., etc. », avec une allusion fine à la statue que les dames de Londres élevèrent à Sa Grâce, en costume grec, qui pourrait passer pour être un peu trop décolleté quant aux jambes, s’il s’agissait d’un homme du commun. Soit dans une simple note fortement soulignée et ainsi conçue : C’ÉTAIT WELLINGTON ! ! ! (avec plusieurs points d’exclamation).

Je préférerais pour ma part cette dernière forme.

Your truly, etc.

Signé : Jebb.

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Décembre 2009

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