Paul Féval (père)

LES-BELLES-DE-NUIT
ou
Les Anges de la famille

Tome II

(1849-1850)

 

 

 

Table des matières

 

QUATRIÈME PARTIE.  PARIS. 4

I.  TROIS GENTILSHOMMES. 5

II.  LA MARTINGALE. 24

III.  CHANTEUSES DES RUES. 48

IV.  LE GRENIER. 62

V.  MADAME COCARDE. 78

VI.  L’HÔTEL MONTALT. 93

VII.  LE DESSERT. 106

VIII.  QUATRE BAYADÈRES. 124

IX.  UNE BONNE HISTOIRE. 154

X.  LE BOUDOIR. 167

XI.  LE REGARD D’UNE FEMME. 192

XII.  CINQUANTE PIÈCES DE SIX LIVRES. 202

XIII.  CHANSON BRETONNE. 213

XIV.  PAR LA FENÊTRE. 226

XV.  LE PRISONNIER. 250

XVI.  UNE PAIRE DE FAUBLAS. 264

XVII. 292

XVIII.  RÊVE DE JEUNESSE. 317

XIX.  LE CALEPIN DE MONTALT. 327

XX.  LA VENGEANCE DE PENHOËL. 347

XXI.  UN SAUVEUR. 362

XXII.  L’HÉRITAGE. 376

XXIII.  LE PREMIER CRI. 402

XXIV.  CINQ COUPS D’ÉPÉE. 416

XXV.  LA PETITE SERRURE. 439

XXVI.  BONHEUR. 455

CINQUIÈME PARTIE.  PENHOËL. 473

I.  TABLES D’HÔTE. 474

II.  LE MOURANT. 492

III.  LOUIS DE PENHOËL. 509

À propos de cette édition électronique. 525

 

QUATRIÈME PARTIE.PARIS.

I. – TROIS GENTILSHOMMES.

On avait vu s’établir, depuis six semaines ou deux mois, au grand hôtel des Quatre Parties du monde, situé rue de Valois-Batave, devant le Palais-Royal, une colonie composée d’étrangers assez marquants.

Ils étaient trois hommes et deux femmes, sans compter les domestiques, et vivaient en famille, bien qu’ils portassent tous des noms différents.

En 1820, les hôtels nombreux, groupés autour du Palais-Royal étaient encore habités presque exclusivement par ce peuple cosmopolite de joueurs et de viveurs qu’attiraient la roulette et la gloire européenne des déesses parquées dans les galeries.

Le Palais-Royal était le centre des joyeux mystères ; les goutteux de province en parlaient avec onction à leurs coquins de neveux. Sa renommée était aussi brillante aux froides rives de la Néva qu’aux bords de la Tamise, ce brumeux Pactole qui roule des guinées, Vienne, Berlin, l’Italie, envoyaient à ce temple, ouvert à tous les désirs, d’innombrables dévots. Les sauvages de l’Amérique en racontaient les merveilles dans leurs wigwams, en buvant des petits verres d’eau-de-feu, et les bons musulmans de Turquie nourrissaient le secret espoir que c’était là précisément le paradis annoncé par le prophète.

Dans ce monde bigarré qui se renouvelait sans cesse aux abords du Palais-Royal, il y avait presque autant de véritables grands seigneurs que d’aventuriers de bas lieu, et certes, il était bien difficile de reconnaître les uns d’avec les autres ; aussi ne se donnait-on point pour cela beaucoup de peine. Il y avait une sorte de mesure qui servait à tous indistinctement dans ce peuple de comtes et de barons, où l’égalité sainte, comme on dit au dessert des banquets politiques, était religieusement pratiquée.

On ne divisait point les hommes en chrétiens et en païens, en royalistes et en libéraux, en nobles et en vilains ; il y avait seulement des bourses vides et des bourses pleines.

Les bourses pleines constituaient les gens comme il faut ; les bourses vides donnaient droit au titre de polisson.

Et comme le hasard régnait là en dieu unique et suprême, tout polisson pouvait devenir homme comme il faut en une heure, et réciproquement.

Quant à la morale, on ne s’en occupait guère. Chez les maîtres d’hôtel, la rigueur la plus puritaine allait parfois jusqu’à exiger un passeport.

C’était le comble. Il va sans dire qu’on n’avait point la folle idée de s’enquérir si M. le marquis un tel avait des parchemins vrais ou faux, ni de prendre le plus petit renseignement sur la question de savoir à quelle source abondante et cachée le prince ***ski puisait ses billets de banque.

Dans une société, constituée sur ce pied de libérale tolérance, la petite colonie de l’hôtel des Quatre Parties du monde devait jouir d’une considération très-distinguée. Il y avait, en effet, de l’argent dans la caisse commune ; on menait bonne vie, on jouait gros jeu, on dînait royalement, et la gêne n’avait pas encore montré une seule fois son menaçant bout d’oreille.

Aussi nos cinq étrangers n’étaient-ils pas de ces émigrants à la douzaine qui abandonnent leur pays on ne sait pourquoi. Ils voyageaient, les hommes du moins, pour affaires politiques, et cachaient sous des apparences frivoles le maniement des plus graves intérêts.

Le chevalier de las Matas préparait la révolution qui chassa Ferdinand de Madrid ; le comte de Manteïra jetait les bases de la charte portugaise, et le noble baron Bibander de Berlin venait communiquer aux libéraux de France les précieuses idées de l’illuminisme allemand.

Avec eux voyageait madame la marquise d’Urgel, veuve d’un grand d’Espagne de première classe et sœur du chevalier de las Matas. Cette marquise était une adorable femme, ardente comme une Andalouse et pas plus cruelle qu’une Parisienne.

Elle n’avait habité l’hôtel que durant un mois ou cinq semaines ; après quoi on l’avait vue partir avec une jeune dame, dont il nous reste à parler. Elle demeurait maintenant dans un autre quartier, mais elle venait plusieurs fois par jour à l’hôtel.

La jeune dame qui l’avait suivie, et que nous devons faire connaître aussi au lecteur, semblait peine sortie de l’enfance. À l’hôtel des Quatre Parties du monde, on n’avait fait que l’entrevoir au moment de l’arrivée. Depuis lors, elle n’avait pas quitté sa chambre une seule fois.

Elle était souffrante, sans doute, et c’était la camériste de madame la marquise qui seule avait le droit de lui donner des soins.

Les gens de l’hôtel parlaient quelquefois entre eux de cette jeune dame autour de qui tombait comme un voile mystérieux. Bien qu’on ne l’eût aperçue qu’une seule fois, chacun se souvenait de sa beauté douce et vraiment exquise. En traversant les corridors pour se rendre à cette chambre reculée qu’elle ne devait plus quitter, sinon pour suivre la marquise à sa nouvelle habitation, la pauvre enfant avait l’air bien triste. Son visage pâle exprimait l’abattement et l’effroi.

On avait pu penser d’abord qu’elle était la jeune sœur de la marquise, mais leurs physionomies présentaient un entier contraste, et d’ailleurs le teint blanc et la blonde chevelure de l’enfant démentaient une origine espagnole.

Quoi qu’il en fût, la camériste de madame la marquise se plaisait à vanter l’attachement de sa maîtresse pour la jeune femme.

– Ah ! celle-là, disait-elle à tout propos, peut remercier le bon Dieu !… C’est soigné dans du coton… c’est caressé toute la journée !

– Mais elle ne vient donc jamais voir ces messieurs ?… demandaient parfois les gens de l’hôtel.

– Ne m’en parlez pas !… ripostait la soubrette c’est si indolent… quand on ouvre seulement la fenêtre, ça croit que ça va mourir.

C’était environ deux mois après les événements qui avaient eu lieu au manoir de Penhoël ; on était en octobre, et la température commençait à fraîchir.

Dans le salon de l’appartement occupé par notre petite colonie à l’hôtel des Quatre Parties du monde, le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron de Bibander se trouvaient réunis.

Il y avait un bon feu dans la cheminée, pour chauffer ces trois nobles personnages, et la table qui restait dressée au milieu de la chambre gardait les débris d’un copieux déjeuner.

Il était impossible de se méprendre : la vue seule de nos trois gentilshommes, à part même l’accent exotique que chacun d’eux avait au plus haut degré, suffisait pour les placer dans la classe des étrangers.

La France, en effet, a son galbe particulier, qui change suivant la mode et le temps, mais qui tranche toujours avec les physionomies des peuples voisins.

À l’époque où se passe notre histoire, les visages parisiens étaient rasés soigneusement. À peine voyait-on quelques petits favoris dessiner un étroit demi-cercle et joindre l’oreille aux ailes du nez, qui surmontait une lèvre dépourvue de toute espèce de moustache. Les cheveux courts se frisaient à la Titus. Donc, pour se donner un air d’étranger, il suffisait de porter les cheveux longs et la barbe entière.

Les cheveux de nos trois gentilshommes tombaient sur leurs épaules, et leurs barbes eussent fait envie au Juif errant.

En leur qualité de fils de la Péninsule, le comte et le chevalier étaient bruns comme des corbeaux ; le baron Bibander, en revanche, avait une de ces longues perruques germaniques qui ressemblent à des quenouilles chargées de filasse.

C’étaient, en vérité, des personnages assez remarquables pour mériter une description détaillée ; mais nous avons un moyen d’abréger en disant tout de suite au lecteur que le chevalier de las Matas, le comte de Manteïra et le baron de Bibander étaient tout bonnement ses anciennes connaissances Robert dit l’Américain, Blaise surnommé l’Endormeur, et Bibandier, l’ancien chefs des uhlans de Bretagne.

Les deux premiers avaient jugé à propos de se déguiser complétement et de changer de nom, pour parer aux poursuites de la police, qui possédait en portefeuille leurs signalements et leur histoire.

Quant à l’ancien uhlan, son cas était le même avec un danger moindre, car il avait eu l’adresse de ne jamais compromettre en justice son beau nom de Bibandier.

Robert et Blaise s’étaient dirigés sur Paris immédiatement après leur expulsion du manoir. Ils laissaient derrière eux Lola, mais ils emmenaient la pauvre Blanche que Robert avait cachée comme une proie dans l’ancien trou de Bibandier, sur la lande de Bains. Cet enlèvement avait lieu contre l’avis formel de l’Endormeur, qui n’aimait pas plus aujourd’hui qu’autrefois les bouches inutiles. Mais Robert s’était roidi dans sa résolution. Il avait son idée, et à présent, moins que jamais, il eût consenti à se dessaisir de l’héritière de Penhoël.

À peine hors du manoir, Blaise et lui étaient redevenus, du reste, les meilleurs amis de la terre. L’Endormeur osait à peine discuter au sujet de Blanche, tant il avait regret, le bon garçon, de cette scène faite à son vieux camarade dans le salon de Penhoël.

Maintenant qu’il n’y avait plus moyen de s’administrer sans partage les vingt mille livres de rente, Blaise était tout repentir.

Robert, cependant, ne songeait même pas à lui faire un reproche. Le triomphe les avait désunis ; la défaite commune les rapprochait. Ils avaient encore besoin l’un de l’autre et ne demandaient pas mieux qu’à se liguer plus étroitement, pour recommencer la lutte sur de nouveaux frais.

Robert, d’ailleurs, avait trop de choses en tête pour trouver le temps d’entamer une vaine querelle. C’était, nous l’avons dit, une nature admirablement organisée pour les difficultés de la lutte, mais qui s’amollissait dans la fortune et perdait une bonne part de son audace, à mesure que le bien conquis amenait avec soi les chances de perte.

Il fallait à l’Américain, pour exécuter ses escamotages hardis, des poches vides et des mains libres.

En ce moment, loin de courber la tête sous le coup qui le frappait, il se redressa plus vaillant que jamais. Les dix mille francs qu’on lui avait jetés, comme un os à ronger n’étaient, qu’une première mise de fonds pour recommencer la partie. Il se retrouvait lui-même ; les idées abondaient dans son cerveau, et ce n’était pas sans joie qu’il songeait à cette grande mêlée parisienne où il allait se précipiter de nouveau, armé de toutes pièces.

Dès ce premier moment, il pouvait compter plus d’une corde à son arc ; et Blanche lui paraissait être la meilleure de toutes. Mais comment emmener Blanche malgré elle ? Cent lieues à faire avec une jeune fille qui résiste, qui pleure, qui appelle au secours, c’est assurément l’impossible.

Robert avait pour mentir un talent de premier ordre, et la pauvre Blanche était si facile à tromper ! Quand Robert la plaça en croupe derrière lui sur la lande de Bains, Blanche le supplia les larmes aux yeux de la reconduire à sa mère.

Robert lui dit d’un air étonné :

– Pensez-vous donc que j’aie agi à l’insu de Madame ?… Vous ignorez donc tout ce qui se passe au manoir ?…

L’Ange ouvrait déjà ses grands yeux timides et crédules.

– Hélas ! pauvre enfant, reprit Robert ; Madame vous aime tant !… Elle vous a caché le malheur jusqu’au dernier moment… Mais n’avez-vous jamais vu, alors qu’elle se croyait seule, des larmes dans ses yeux ?…

– Oh ! si !… murmura l’Ange, bien souvent !

– Et ne vous êtes-vous jamais aperçue qu’elle me cherchait parfois pour m’entretenir en secret ?

– Si…, dit encore l’Ange.

– C’est que j’étais son confident, mademoiselle… Je savais combien elle souffrait, la pauvre sainte femme ! Je tâchais de la consoler, mais je n’ai pas pu la défendre…

– Mon Dieu !… mon Dieu ! murmura l’Ange, qu’est-il donc arrivé à ma mère ?…

– Le maître de Penhoël a vendu petit à petit ses métairies, ses moulins, son manoir…, répliqua Robert à qui la vérité donnait ici une grande force de persuasion ; Pontalès lui a tout acheté… Pontalès qui se disait son ami !… Et votre bonne mère qui a confiance en moi, mademoiselle Blanche, m’a prié de vous conduire à Rennes où elle viendra vous retrouver.

Blaise, qui trottait en avant, s’émerveillait qu’on pût dépenser tant de bonne fourberie tout exprès pour se mettre sur les bras une petite fille pleurnicheuse et malade, une héritière ruinée, une bouche inutile, s’il en fut jamais !

– Mais, demandait l’Ange, pourquoi ma mère ne m’a-t-elle pas conduite elle-même ?

L’Américain baissa la voix comme pour faire une grande confidence.

– Pauvre demoiselle !… répliqua-t-il, c’est qu’il fallait vous défendre contre votre père !

– Contre mon père !…

– Je n’ose pas vous dire cela… votre père est à la merci des Pontalès… Et le jeune comte Alain vous aimait…

– Oh !… fit Blanche effrayée.

Puis elle ajouta en se serrant contre Robert :

– Merci, M. de Blois… merci de m’avoir sauvée !

Blanche ne gardait pas l’ombre d’un doute. Elle monta en voiture à Redon, confiante et pleine d’espoir de retrouver sa mère.

Comme elle n’avait aucune idée des distances, la route de Redon à Rennes put s’allonger pour elle bien au delà des limites de la Bretagne, et quand elle montra enfin quelques soupçons, Robert en fut quitte pour inventer une nouvelle histoire.

Ils voyageaient en chaise de poste et avec une grande rapidité. Ils arrivèrent à Paris quelques heures après la diligence qui portait Montalt et nos deux jeunes gens.

Tout d’abord, ils descendirent dans leur ancien quartier, afin de prendre langue et de connaître un peu l’état de la place.

Blanche, malade, passait ses jours au lit et demandait sa mère.

Au bout d’une demi-semaine, on vit arriver Lola, que le vieux Pontalès avait mise honnêtement à la porte. Au bout de la semaine entière, le bon Bibandier entra un matin dans le garni borgne où nos deux compagnons s’étaient provisoirement installés, et les serra tous deux contre son cœur avec effusion.

– Pas de reproche !… dit-il, je vous ai balancés pas mal l’autre jour… mais j’ai quinze mille francs, moi… et je mêle !

Les cœurs bien nés n’ont point de rancune. On fit monter du vin et l’on tint un conseil, à la suite duquel nos trois amis et Lola changèrent de noms pour faire figure convenable dans le beau quartier.

Le soir même, le chevalier, le comte, le baron et madame la marquise, emmenant Blanche avec eux, firent leur entrée au grand hôtel des Quatre Parties du Monde.

Les affaires s’annonçaient à merveille, et nos trois gentilshommes eussent vécu dans la concorde la plus parfaite, sans Blanche qui était un perpétuel sujet d’inquiétude et de discussion.

Blaise et Bibandier voyaient là, en effet, un danger qui était réel. On était contraint de claquemurer la jeune fille pour l’empêcher de communiquer avec les gens de l’hôtel, et cette séquestration commençait à faire jaser.

Blaise disait :

– Notre situation est bien assez précaire par elle-même, pour que nous n’allions pas en augmenter le danger de gaieté de cœur… Il convient d’éloigner de nous ce qui peut attirer les regards ; et puisque l’Américain compte avoir tous les bénéfices de l’enlèvement, qu’il prenne les risques pour lui tout seul !

Bibandier prêtait à cette opinion l’appui de son éloquence.

M. le chevalier de las Matas fut obligé de céder.

Il eut recours à Lola, qui ne lui refusait jamais rien. Ce n’était pas chez la belle marquise amour proprement dit ou amitié bien définie, c’était tout bonnement vieille habitude d’obéir.

On choisit un quartier modeste, de l’autre côté de la Seine, et madame la marquise d’Urgel y prit un appartement à son nom.

L’endroit choisi fut cette partie du quartier Saint-Germain qui n’est déjà plus la patrie des écoles turbulentes, mais qui n’est pas encore tout à fait le noble faubourg.

À l’entrée de la rue Sainte-Marguerite, du côté de l’Abbaye, il y avait une maison d’honnête apparence qui semblait vraiment faite pour une vertueuse dame et sa pupille. Ce fut dans cette maison que Lola prit ses quartiers, et nos trois compagnons, quittes de soucis, purent donner tous leurs soins à l’amélioration de leur industrie.

La matinée s’avançait : le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra étaient encore en robe de chambre, mais le baron de Bibander s’occupait déjà de sa toilette.

Le chevalier était assis, les pieds au feu, devant une petite table portant tout ce qu’il fallait pour écrire. Il avait sous la main une large feuille de papier, couverte d’écritures et de chiffres. Autour de lui s’ouvraient quatre ou cinq ouvrages d’arithmétique et d’algèbre qu’il consultait d’un air fort entendu.

De l’autre côté du foyer, M. le comte de Manteïra fumait sa pipe en biseautant fort adroitement un jeu de cartes.

Le baron de Bibander se tenait à l’autre extrémité de la salle devant une glace, où il se mirait avec une complaisance extrême.

Ils étaient vraiment assez bien déguisés tous les trois. La barbe et les cheveux longs allaient parfaitement à la figure pâle de Robert, qui était un fort passable cavalier espagnol. L’Endormeur, lui, avait été obligé de raser ses cheveux d’un blond tirant sur le roux et de se munir d’une perruque noire pour se donner une physionomie portugaise. Il avait teint, en outre, sa barbe, et son meilleur ami aurait eu quelque peine à le reconnaître. Quant à Bibandier, ces quelques semaines d’abondance l’avaient refait si bellement, qu’à la rigueur son embonpoint nouveau aurait pu seul lui servir de masque.

Son teint, naguère si jaune, fleurissait maintenant ; ses joues décharnées s’étaient arrondies. Il commençait même à prendre du ventre.

– Ah çà !… dit Blaise en passant l’ongle sur la tranche de son jeu de cartes, est-ce que tu n’as pas bientôt fini de mettre ton corset, M. le baron ?

– C’est étonnant comme j’engraisse !… répliqua Bibandier en se souriant à lui-même dans le miroir ; mais j’avais dit à ce coquin de coiffeur de venir mettre des papillotes à ma barbe… vous verrez que le drôle me fera faux bond !

– Américain !… dit Blaise.

Robert leva la tête en sursaut.

– Regarde donc un peu M. le baron… est-ce que tu ne le trouves pas plus laid encore qu’autrefois ?

– Beaucoup plus laid, répliqua Robert qui se renfonça aussitôt dans son algèbre.

Bibandier fit une pirouette et haussa les épaules.

– Mes petits, murmura-t-il, on vous laisse dire… vous êtes jaloux, ça se voit.

Il continua de se sangler à tour de bras et de faire exécuter à sa grande figure hâlée toutes sortes de grimaces mignonnes.

Il mettait à se trouver charmant une bonne foi non suspecte.

– Voilà le jeu arrangé !… dit Blaise ; si tu avais le temps de me montrer un peu à faire danser Sa Majesté, Américain ?

Robert fit un geste d’impatience.

– Tu vois bien que je suis perdu au milieu de mes chiffres…, répliqua-t-il ; chaque fois que tu viens me conter comme cela quelque fadaise, je suis obligé de recommencer des calculs du diable… Sans toi, étourneau que tu es, je tenais ma martingale !…

– Ah ! ah !… fit l’Endormeur, un bel oiseau que ta martingale !… mets-lui un grain de sel sur la queue !

– Voyons ! s’écria Robert ; veux-tu me laisser en paix oui ou non ?

Blaise se reprit à battre ses cartes biseautées.

– Sois calme, Américain, dit-il ; on respecte ta martingale, mon fils… et on va tâcher de travailler tout seul.

Il étala ses cartes sur un coin de table et commença une série de tours d’adresse qui n’étaient pas sans mérite.

On frappa doucement à la porte.

– Ah ! fit Bibandier avec joie ; voilà mes papillotes.

Blaise avait abrité lestement son jeu de cartes dans la manche large de sa robe de chambre.

La porte s’ouvrit, et l’on vit apparaître un museau long et jaunâtre, tenant par un énorme col de crinoline à un uniforme de soldat du centre.

L’Alsace seule a le secret de produire ces excellentes têtes de troupiers, toutes en menton, et dont les joues, le nez, le front semblent se reculer humblement pour faire ressortir deux triomphantes mâchoires, capables d’exterminer une armée de Philistins.

– Ah !… dit Bibandier désappointé. Ce n’est que mon maître d’allemand… Bonjour, Graff.

Le soldat porta la main à son shako.

– Ponchur, messié, et la gombagnie…, dit-il en entrant. Ça fa-t-il gomme fus fulez ?…

– Ça fa gomme nus fulons, répliqua le noble baron Bibander.

– Pas mal, pas mal !… fit Blaise… Seulement ça ne me paraît pas assez senti… J’ai eu un portier qui était de Colmar et qui disait : Ça fa-t-il gômme fi filez ?

– Voyons !… s’écria Bibandier, tout ça dépend des dialectes… Il ne s’agit pas de plaisanter ici… Vous autres, vous en prenez à votre aise… Toi, M. le Portugais, tu n’as qu’à nasiller comme un canard et à mettre de la bouillie dans ta bouche pour prononcer les s… Vous, seigneur chevalier de las Matas, il vous suffit d’enfler les mots comme un marchand de vulnéraire et de gasconnes un peu en faisant ronfler les nasales… Ah ! si je n’étais qu’une Essépagnoleu ou un Pourteungais, ajouta-t-il en nasillant à outrance, mon rôle serait bien facile… Mais un baron du saint-empire, morbleu !…

– Morplé !… si ça fus est écâl…, dit Graff.

– Je commence à être pas mal fort…, reprit Bibandier ; mais cet Alsacien manque de méthode.

– De guoi ? demanda Graff.

– De méthode ! mon brave ami… Et cela tient à ce qu’on a négligé ton éducation première… Est-ce que tu saurais me mettre des papillotes, toi ?

– Je grois pien ! répliqua le soldat ; ché suis lé pârpier di pâtaillon.

– Répétez cela ! M. le baron, s’écria Blaise ; voilà une phrase qui contient en germe tous les principes du baragouinage.

Mais le baron était allé chercher du papier à papillotes.

L’Alsacien riait.

– Si ché sais mettre les babiotes, répétait-il en montrant son énorme mâchoire ; ché suis né tans les babiotes…, mon bère était pârpier… mon crand-bère il était aussi pârpier…, le bère de mon crand-bère…

– Et ainsi de suite, interrompit Blaise.

– Ia, graff ! dit le soldat en se mettant au port d’armes.

Il se tut durant un instant, mais cette coïncidence qui faisait un même mot de son nom à lui et du titre du prétendu Portugais lui sembla probablement très-bouffonne, car ses deux grandes mâchoires s’ouvrirent de nouveau.

– Ia, Graff !… répéta-t-il, fus êtes graff… moi ché suis Graff, burguoi je m’abèle Graff… mais fus c’est bârce que fus êtes graff…, fus gombrenez ?

– Parfaitement…, dit Blaise.

Robert se frappait le front et perdait le fil de ses calculs.

– En besogne ! s’écria Bibandier qui apportait une main de papier à papillotes.

Il s’assit devant la glace, et Graff s’empara de sa tête poilue.

Tout en maniant la chevelure épaisse et rude de M. le baron, l’Alsacien répétait entre ses dents :

– Si ché gommais lés babiotes ! Mon bère était pârpier… mon crand-bère…

– Allons, Graff !… dit Bibandier, faisons d’une pierre deux coups : donne-moi ta leçon !

– Che feux pien… Dâgez te faire adention… Si fus endrez chez dés pourgeois, fus tites : Ponchur, messié, mestâmes…

– Ponchur, messié, mestâmes, répéta Bibandier.

– Et la gombagnie, ajouta Graff.

– Et la gombagnie, ajouta également le baron. Après ?

– Abrès, fus tites : Il vait crand jaud !…

– Il vait crand jaud.

– U bien : Il vait crand vroid !…

– Il vait crand vroid…

– Ein vroid te gien, Matâme, ou messié !

– Assez là-dessus !… Après ?

– Abrès, fus tites : matâme, aimez-fus pien à brentre eine temi-dasse abrès le tiner ?

Le baron, docile, répéta encore cette phrase tant bien que mal.

– Après ?

Graff se gratta le front.

– Abrès… abrès… fus tites : Matâme, aimez-fus pien à brentre eine betite ferre abrès vodre temi-dasse ?

– Le café et le pousse-café…, dit Blaise.

– Impossible de s’y retrouver ! grommela Robert.

– Messié Pipandre, reprit Graff, fos babiotes sont insdallées.

Bibandier était charmant, la tête couronnée de papier rose.

Durant une bonne minute, il fit à son image reflétée par la glace des yeux en coulisse, puis il se pencha vers son professeur alsacien.

– Et quand on veut faire la cour à une femme…, prononça-t-il tout bas, que faut-il dire ?

– Ah tâme !… répliqua Graff avec embarras, fus tites : Mâtemoiselle, fulez-fus brentre guelgue josse tessus le gontoir ?

Blaise battit des mains et cria bravo.

– Imbécile !… s’écria Bibandier, est-ce que les duchesses à qui je fais la cour prennent des petits verres sur le comptoir ?…

– Ché sais bas, moi, messié Pipandre…

– Tu n’as donc aucune idée de ce que c’est qu’une femme du grand monde ?… Va-t’en ! On n’a plus besoin de toi !

Graff remit son shako sur sa tête plate et rase, mais il ne se pressa point de sortir.

– Eh bien ?… fit le baron.

– C’est que, messié Pipandre, répliqua l’Alsacien qui remonta timidement sa buffleterie, fus m’afiez bromis eine betite à gonte…

– C’est juste, dit Bibandier qui fouilla dans sa poche.

Puis il ajouta :

– Mais je n’ai que des billets de banque, mon fils… ce sera pour une autre fois.

Le pauvre Graff salua à la ronde d’un air résigné.

– Ponsoir, messié…, dit-il, et la gombagnie.

À peine fut-il sorti que M. le chevalier de las Matas se leva brusquement et frappa un grand coup de poing sur la table.

Archimède devait avoir cet air radieux lorsqu’il parcourut, dans son négligé historique, les rues de Syracuse étonnée.

– Je la tiens !… s’écria-t-il ; je la tiens !…

– Ta martingale ?… demandèrent à la fois Blaise et Bibandier.

Robert s’essuya le front.

– Ça n’a pas été sans peine !… répliqua-t-il ; mais, de par tous les diables, Montalt me la payera mon pesant d’or !…

II. – LA MARTINGALE.

Blaise et Bibandier avaient l’air également incrédule.

– Américain, dit Blaise, tu as du talent pour ce qui est des cartes… ça, c’est une chose incontestable… mais voilà bien des fois que tu la trouves ta martingale !

– Ta martingale…, fit observer Bibandier, c’est comme le merle blanc ou le trèfle à quatre feuilles.

Il s’occupait en ce moment de boutonner, par-dessus son pantalon d’un bleu vif, un superbe gilet de velours ponceau, à boutons brillantés.

– Vous n’entendez rien à tout cela !… s’écria M. le chevalier de las Matas. Je connais maintenant Berry Montalt comme si je l’avais inventé, voyez-vous… J’ai cru d’abord qu’il faisait un peu comme nous et que sa grande fortune était dans les nuages… mais j’avais tort de croire cela… Il est riche… il est puissamment riche !… Et tout ce que possédait ce pauvre diable de Penhoël n’aurait pas pu fournir à milord son argent de poche seulement !

– Ça ne prouve pas que tu aies trouvé ta martingale ?… dit l’Endormeur.

– Attends donc !… Quant à savoir d’où lui vient cette grande fortune, je m’en doute… À Londres on n’a pas besoin d’être un aigle pour faire des coups de tous les diables, et je veux être pendu si Montalt a jamais vu son iman de Mascate autre part que dans l’histoire des voyages… Il aura eu de la chance… Il sera tombé sur une bonne affaire… Et puis l’air de Londres lui aura semblé malsain…

– Si c’est comme cela, interrompit le baron qui mettait ses soins à nouer autour de son cou osseux une cravate de satin blanc à raies couleur de feu, il n’y a rien à faire !

– Par exemple !… s’écria Robert, c’est justement ces hommes-là que j’aime !… Si Montalt était un honnête gentleman comme il veut bien le dire, on n’aurait pas trouvé tout de suite son côté faible… mais j’ai causé avec lui… je l’ai retourné en tous sens… Croyez-moi, Montalt est des nôtres… Il n’a ni foi ni loi… Et après deux ou trois verres de punch il faut voir sa face d’Anglais s’épanouir quand on lui raconte un bon tour !… La seule différence qu’il y ait entre lui et moi, c’est que j’ai soulevé des montagnes pour gagner quelques misérables sous, tandis qu’il n’a eu qu’à se baisser probablement pour ramasser des millions… Car il a des millions, et l’histoire est assez singulière.

– Je sais… je sais, interrompit Blaise. La petite boîte de sandal, dont le couvercle est en diamants… c’est peut-être du stras.

– Mon bonhomme, dit Robert avec gravité, l’autre soir, Montalt avait perdu cinquante et tant de mille francs au trente et quarante des étrangers… Je l’ai vu se lever et se rendre dans un coin de la chambre… Il nous tournait le dos… Il a pris dans sa poche un objet que je n’ai pas pu apercevoir ; mais c’était la fameuse boîte, j’en suis sûr !

– C’est une idée à toi…, interrompit Bibandier.

– Après ?… dit Blaise.

– Si c’est une idée à moi, jugez-en, reprit Robert ; cet objet mystérieux dont je vous parle il l’approcha de sa bouche et l’on entendit un petit bruit sec comme s’il eût cassé un morceau de sucre avec ses dents… L’instant d’après il revint et dit au banquier :

« – Je n’ai pas d’argent sur moi, voulez-vous m’escompter cela ? »

Robert s’arrêta.

– Et qu’est-ce que c’était que cela ? demandèrent Blaise et Bibandier.

– Cela, c’était un petit morceau de stras, comme dit M. le baron, sur lequel le banquier du cercle des étrangers compta soixante-sept billets de mille francs à Berry Montalt… Sonne un peu, l’Endormeur, et dis qu’on apporte du vin chaud… nous avons à causer de nos affaires aujourd’hui… et il faut tâcher d’en causer le plus gaiement possible.

– Ça va-t-il durer beaucoup ? demanda le baron Bibander qui dirigeait vers ses deux oreilles les bouts aigus de sa flamboyante cravate.

– N’avons-nous pas de temps ?… répliqua Robert.

– C’est que…, dit l’ancien uhlan avec un joli sourire de jeune fat, j’ai reçu ce matin de mon coquin de tailleur une polonaise dans le dernier goût… J’aurais voulu me montrer un peu au Palais-Royal et sur le boulevard, pour voir l’effet.

– Tu te montreras demain.

– Sans doute… Mais demain, mon coquin de tailleur aura peut-être livré d’autres polonaises pareilles à la mienne… de sorte que je me trouverai en danger de croiser sur ma route le premier faquin venu habillé tout comme moi.

– Ce sera piquant pour le faquin, grommela Blaise. Joseph, ajouta-t-il en s’adressant au garçon qui entrait, un bol de vin chaud pour M. le chevalier, et du punch pour moi.

– Et pour M. le baron ?… demanda le garçon.

Bibandier se gratta l’oreille.

– Le punch… le vin chaud…, murmura-t-il, ça fait monter le sang à la tête… et vous devenez rouges comme des homards… Moi, j’aime les teints pâles… Joseph, vous me donnerez un bichof.

– Ah çà !… dit Blaise quand le garçon fut parti, tu oublieras donc toujours que tu es Allemand, toi ?

Bibandier s’élança vers la porte.

– Endentez-fus ?… cria-t-il à travers les escaliers. Chossèphe !… fus mé tonnerez eine pichof !

Ayant ainsi réparé très-adroitement son étourderie, M. le baron revint s’asseoir au devant de sa glace.

– Pour en finir une bonne fois avec Montalt, reprit Robert, je suis moralement certain que la volonté d’essayer quelque aventure ne lui manque pas… Seulement il n’est pas très-fort, et comme, d’un autre côté, il se sent riche, rien ne le presse… Mais si l’on parvenait à lui persuader que, sans danger aucun, on peut faire une rafle honorable, vous verriez comme il sauterait !

– Le vin chaud de M. le chevalier ! dit le garçon.

Les deux autres garçons qui suivaient ajoutèrent :

– Le punch de M. le comte !

– Le bichof de M. le baron !

Les trois gentilshommes se versèrent à boire.

– Je l’ai sondé…, poursuivit Robert ; cet homme-là n’a pas du moins le défaut d’être hypocrite… Vous lui diriez que vous avez volé le tronc des pauvres dans une église, qu’il trouverait cela tout simple… Mais ce qui le séduit par-dessus tout, c’est l’idée de faire sauter comme cela, l’une après l’autre, toutes les banques des maisons de jeu de Paris.

– À la santé de ta martingale ! dit Blaise.

– À la sandé té dà mârdingâle !… répéta le noble baron, qui baragouinait de tout son cœur, maintenant que cela n’était plus nécessaire.

– Buvez…, buvez, mes braves !… continua Robert ; cela en vaut parbleu bien la peine… Et d’abord, ma martingale, dont vous faites tant de gorges-chaudes, aura, du moins, eu ce résultat de nous valoir notre invitation de ce soir.

– Du tout ! se récria Bibandier, ce Montalt a un certain coup d’œil… Il a reconnu en moi un homme comme il faut, et il m’a engagé à lui faire l’honneur de dîner à son hôtel… Quoi de plus simple ?

– Le fait est…, dit Blaise que tu te donnes ici des gants, M. Robert… Le Montalt est venu à moi et m’a dit :

« Cher comte, vous êtes un bon enfant et je m’estimerais heureux de vous voir assis à ma table. »

Robert haussa les épaules…

– Fous que vous êtes ! dit-il, et ingrats ! Vous verrez que je remplirai vos poches sans avoir droit seulement à la moindre reconnaissance.

– Remplis toujours, Américain, et ne l’inquiète pas du reste !

Robert but à petites gorgées un verre de vin chaud et rassembla les notes éparses sur sa table.

– Voulez-vous que je vous explique ma martingale ?… demanda-t-il.

Blaise rapprocha son fauteuil ; la figure de Bibandier lui-même prit une expression de curiosité.

Robert se recueillit un instant, puis il commença d’un ton d’emphase vive et avec des gestes d’orateur :

– Mon système peut s’appliquer à tous les jeux de hasard où les chances contraires se répartissent entre un certain nombre de joueurs indépendants, d’une part, et un joueur unique, de l’autre, forcé de tenir toutes les mises : soit au banquier.

« L’avantage de la banque, dans les maisons soumises à une surveillance légale, peut être déterminé par une fraction variable qui d’ordinaire est d’un dix-huitième et que j’élève, moi, à un douzième, pour aller au-devant des objections.

« Nous sommes à une table de roulette… Vous me suivez bien ?

– Parfaitement, dirent les deux auditeurs.

– Nous sommes, à une table de roulette, trois associés qui se disséminent parmi les joueurs… Pour l’intelligence de mon système, je donne un nom aux trois associés… Je suis, moi, je suppose, l’agent principal, la cheville ouvrière… vous deux, vous êtes des agents de second ordre ; toi, Blaise, tu es le levier…, toi, Bibandier, tu es le contre-poids.

– C’est comme une horloge ! murmura l’ancien uhlan.

– Oh ! oh ! mon vieux, s’écria Robert, tu parles vrai en croyant rire… c’est en effet une mécanique… une mécanique dont les rouages subtils et compliqués s’engrènent d’une façon merveilleuse.

Blaise et Bibandier écoutaient bouche béante. Ils firent seulement un peu la grimace lorsque Robert ajouta :

– Ces notions préliminaires étant posées, je suis obligé d’appeler l’algèbre à mon secours pour expliquer le mécanisme de mes combinaisons.

– Sais-tu l’algèbre, toi, l’Endormeur ?… demanda Bibandier.

– Non… Et toi ?

– Moi, mon éducation a été tournée entièrement vers la littérature… C’est égal, Américain, va toujours !

– J’établis une progression géométrique…, reprit Robert en feuilletant ses notes comme un avocat qui plaide ; le nombre des termes importe peu, et la raison de ma progression est invariablement le nombre deux, puisque la série des coups double toujours la mise pour le gagnant quel qu’il soit, ceci dans le jeu simple.

« Je dis donc : a est à b comme b est à c, comme c est à d… soit : a : b : c : d : e… etc.

– Comprends pas !… interrompit Bibandier.

– Voilà qui est fatal !… s’écria Robert ; inventer une théorie mathématique et transcendante pour venir se briser contre l’ignorance aveugle !

– Ne te désespère pas, Américain…, dit Blaise. J’ai idée que milord sait les mathématiques.

M. le chevalier de las Matas éleva son verre jusqu’à la hauteur de ses lèvres, autour desquelles errait un sourire douteux.

– Il ne faudrait pas non plus qu’il en sût trop long !… murmura-t-il.

Puis il ajouta en reprenant le fil de son explication :

– Mais, au demeurant, c’est si profondément clair et simple, comme toutes les grandes idées, que vous-mêmes vous allez me comprendre.

« Soit mon enjeu premier représenté par la quantité n ; ton enjeu, à toi, Blaise, mon agent-levier par la quantité n’, et le tien, Bibandier, mon agent-contre-poids, par la quantité n”, continua Robert.

« J’établis tout d’abord que n égale a, le premier terme de ma progression par quotient ; en outre, n égale n” moins n’, attendu que le contre-poids doit représenter, au début de la partie, la somme formée par ma mise n et la mise du levier n”.

– Pourquoi cela ? demanda Blaise.

– Pour une cause bien simple… Au moment où la partie s’engage, mon levier et moi nous jouons les mêmes chances… Il faut donc que le contre-poids, comme son nom l’indique…

– Parbleu !… fit le baron Bibander, ça va de soi-même… L’Endormeur est bouché comme un cigare de la régie !

– Mais pourquoi l’Américain et son levier jouent-ils les mêmes chances ?… demanda encore Blaise.

– Cette question me fait plaisir, mon garçon, répliqua Robert : elle prouve que tu commences à voir plus clair… Mon levier et moi nous allons ensemble parce que le principal danger pour l’inventeur d’une martingale est de se voir deviner par la banque… Toute série de paroli est redoutable pour l’administration… Et en définitive, sans les manœuvres qu’on emploie pour déjouer des calculs qui n’ont rien de condamnable, nous verrions la banque sauter trois ou quatre fois tous les soirs ; mais voici ce qui arrive… Dès qu’un homme se présente avec l’intention de martingaler, son jeu est percé à jour à l’instant même… si c’est un maladroit, on le laisse faire… si c’est un habile, on neutralise ses coups à l’aide de coups semblables tenus par quelque affidé de la maison… Moi j’ai mon levier qui me sert à dérouter tout espionnage… Mon levier connaît son rôle… il sait par cœur ses instructions invariables… si bien qu’au moment où le banquier attend mon quatrième ou mon cinquième paroli, je cesse de jouer tout à coup, ce qui lui donne le change… Comprends-tu maintenant ?

– Un petit peu…, dit Blaise.

Le baron Bibander, qui vidait, parmi les mèches de sa crinière, un plein flacon d’huile antique, fit un geste de dédain.

– Un petit peu !… répéta-t-il ; moi, j’ai beau ne pas savoir l’algèbre, je trouve que la mécanique de l’Américain n’a qu’un défaut, c’est d’être trop simple… Va, mon bonhomme, on te saisit !

– De la seconde équation posée plus haut, reprit Robert, découle cette première conséquence rigoureuse savoir : que si la partie s’engageait et se continuait sur ces bases, la perte et le gain devraient se balancer complétement…

– Sauf les sorties du zéro et du double zéro, interrompit Blaise.

– J’allais y arriver…

– Mais, mon petit, dit Bibandier en s’adressant à Blaise, il allait y arriver !… Tu vois bien que tu nous embrouilles… Donne-nous la paix, au nom de Dieu !

On ne savait en vérité, si l’ancien uhlan parlait ainsi de conviction ou par raillerie. Ses deux mains se plongeaient ensemble avec action dans les mèches de sa chevelure, que l’huile prodiguée ne pouvait point amollir. Il y allait d’un grand sérieux, et, en apparence, de la meilleure foi du monde.

Mais ceux qui connaissaient Bihandier savaient qu’il gardait comme cela les dehors d’une naïveté crédule, jusqu’au moment où il lui plaisait de mettre les rieurs de son côté.

– J’y arrivais…, poursuivit Robert ; sans cet obstacle que présentent les chances réservées au banquier, le problème serait aussi par trop facile à résoudre.

« Loin de méconnaître ces chances, je les exagère en les portant à un douzième, tandis que, de l’aveu même de Blaise, qui parle de deux numéros sur 38, elles ne sont que de un dix-neuvième.

« Entrons dans le raisonnement… Vous voyez bien ce gros livre ? (Il montrait un énorme registre ouvert à côté de lui.) Ce gros livre contient les passes des deux couleurs, notées par un piqueur de carte du 115, depuis que l’établissement existe… C’est officiel ! Et j’espère que nous avons là plus d’éléments qu’il n’en faut pour fonder un solide calcul de probabilités.

– Ça doit être un bien bon ouvrage !… dit le baron Bibander.

– Un ouvrage excellent !… une fois qu’on y a mis le nez, on ne peut plus se lasser de le feuilleter… D’après mes recherches, je constate une balance à peu près exacte entre les sorties des deux couleurs… Je constate en outre que la plus grande série, pouvant être considérée comme normale, porte au chiffre treize l’exposant le plus fort auquel doive arriver la raison de notre progression géométrique, car il est superflu d’énoncer que nous raisonnons sur les chances probables et non sur des miracles qui arrivent une fois l’an…

Bibandier, qui s’acharnait au grand œuvre de sa coiffure, approuva de la brosse et du peigne.

– Mes prémisses seront complètes, poursuivit Robert, lorsque j’aurai ajouté que de 1 jusqu’à 13 il est des nombres en quelque sorte climatériques où s’arrêtent le plus souvent les séries : je citerai 5, 7 et 10, 7 surtout. D’après l’expérience, je parierais cinquante contre un pour le nombre 7.

– Moi aussi !… dit le baron Bibander.

– Mais, continua Robert, ce sont là de simples étais qui ne font que soutenir, au besoin, les bases solides de mon système.

« Examinons d’abord les séries pendantes. Je place ma mise n = a sur la rouge, le levier fait de même… Le contre-poids met sur la noire n” = n X n’.

« Je perds, et le contre-poids gagne. Rien de fait par conséquent.

« Je pose 2n = b ; le levier pose 2n’. Nous perdons.

« La mise du contre-poids qui gagne arrive alors au troisième terme d’une progression que je figurerai : a” : b” : c” : d” : e”

« Rien de changé jusqu’au cinquième coup. C’est alors seulement que je cesse de jouer, laissant le levier poursuivre son paroli… Il fallait bien tenir compte de la chance climatérique attachée au chiffre cinq.

« Si nous perdons encore, le contre-poids réalise déjà un bénéfice…

« Au sixième coup, le levier s’abstient. Il faut vous dire que le sixième coup est une affaire sûre. Quand on a dépassé cinq, on arrive à sept forcément.

– Je le crois ma foi bien ! dit le baron Bibander.

– Au septième, c’est tout le contraire… le septième tour est le terme important de mon système… conversion entière !… Le contre-poids met sa mise dans sa poche et nous allons en grand, le levier et moi.

« Suivant toute probabilité, nous gagnons, cette fois.

« Pour obtenir la somme de notre gain, il suffit d’un petit calcul élémentaire fondé sur cette proposition algébrique que vous trouverez dans Bourdon, dans Raynaud et même dans Bezout : un terme de rang quelconque est égal au premier terme, multiplié par une puissance de la raison d’un degré marqué par le nombre des termes qui précèdent celui que l’on considère…

« D’où il suit que le gain est représenté ici par a” X 2 à la sixième puissance.

« D’où l’équation g” = a” X 26

« Est-ce clair ?…

– Comme le jour !… fit Bibandier.

Blaise perdait plante.

– Ce sera bien, dit-il, si tu gagnes…

– Oh !… oh !… oh !… fit Bibandier avec dégoût, voilà un garçon véritablement terrible !… Mais, mon Dieu ! nous ne sommes pas à l’heure… donne-nous le temps de nous expliquer !… En attendant, j’empoche, moi, contre-poids, a” X 26, et je dis à l’Américain : Mon petit, tu m’intéresses ; veuille poursuivre…

– Il est évident, reprit ce dernier, que l’on peut perdre ; sans cela, M. le fermier des jeux ne payerait pas un si beau bail au gouvernement… Mais, à l’aide de ce registre, je vous prouverai quand vous voudrez que toutes les chances sont pour nous dans ce cas particulier.

« La série gagnante suit la même marche, en sens contraire, et je regarde comme superflu, mon cher lord…

– Comment ! mon cher lord !… interrompit Blaise ; tu bats la campagne.

– L’Endormeur !… prononça gravement Bibandier, j’ai parcouru la France depuis Paris jusqu’à Brest… et je n’ai jamais rencontré un animal aussi honteusement dépourvu d’intelligence que vous, mon cher ami… Vous croyez donc que l’Américain s’est donné la peine d’inventer toutes ces drôleries pour nos beaux yeux ?

– Mais ce sont des faits sérieux !… se récria Robert.

– J’entends bien, mon petit…, répliqua le baron ; c’est même plus que sérieux, c’est assommant ! Mais que demandes-tu à Montalt pour ces diables de progressions géométriques qui vont lui faire un matelas de billets de banque ?

– Deux cent cinquante-sept mille cinq cent trente-huit francs quatre-vingt-quinze centimes…, répondit Robert ; tout est calculé, voyez-vous, avec une précision rigoureuse… Tu ris, maître Bibandier, et toi, Blaise, tu n’y vois goutte ?… Mais si vous vouliez prendre la peine de lire mon livre d’un bout à l’autre…

Les deux gentilshommes firent un geste d’effroi en regardant le monstrueux registre.

– Américain, dit Bibandier, tu tiens ton affaire ! voilà le véritable argument des arguments… Emporte avec toi ton registre et dis à Montalt : « Milord, lisez ou payez ! » Je veux que le diable m’enlève si tu t’en reviens les mains vides !

Robert n’était pas en train de goûter la plaisanterie.

– Puisque je vous dis, s’écria-t-il en frappant du pied, que c’est une combinaison certaine !… La ferme des jeux fait sa fortune avec un misérable surcroît de chance de un dix-neuvième… Savez-vous quelle est notre chance, à nous ?… Un sixième et quelque chose, messieurs, presque un cinquième !

Bibandier le regarda d’un air étonné.

– Ah çà !… murmura-t-il, est-ce que l’Américain, à force de mentir aux autres, serait arrivé à se tromper lui-même ?… Ce serait très-fort… Messieurs, si vous avez encore quelque chose à dire, faisons remplir les bols, car nous sommes à sec.

Robert repoussa la table où se trouvaient ses calculs, et mit ses pieds au feu.

– Sonne, Blaise !… dit-il, et approchez-vous tous les deux… Que mon système soit vrai ou faux, je veux en faire de l’argent dès ce soir, et vous ne rirez plus, mes camarades, quand vous verrez notre caisse pleine… Du punch, Joseph ! et lestement !

Une fois les bols remplis, nos trois gentilshommes trinquèrent fraternellement, et Robert reprit :

– Je regarde l’invitation de Montalt comme le commencement d’une ère nouvelle pour nous trois, mes enfants… Avec un peu d’adresse et de tenue, cet homme-là nous mènera très-loin… Mais il faudra jouer serré… Blaise et moi nous avons fait là-bas à Penhoël une école qui nous vaut bien vingt ans d’expérience… Ne donnons rien au hasard, croyez-moi, et faisons un peu le bilan de notre situation… Blaise et moi, nous avons apporté chacun dix mille francs à la masse.

– Et moi, dit Bibandier, quinze mille que ce vieux grigou de Pontalès a eu bien de la peine à me lâcher… Voilà un gaillard que ce vieux Pontalès !

Les sourcils de Robert se froncèrent.

– Entre lui et nous, murmura-t-il, la partie n’est peut-être pas finie… Il a escamoté la première manche, grâce à toi, mons Bibandier… Mais gare à la seconde !

– Allons !… allons !… dit l’ancien uhlan, ne revenons donc pas sur nos vieilles rancunes !… J’ai donné cinq mille francs de plus que ma mise pour racheter votre précieuse amitié, mes braves… Et, si vous me l’avez rendue, ajouta-t-il avec sentiment, c’est le meilleur marché que j’aie fait de ma vie… Quant à Pontalès, je le déteste au moins autant que vous… Ah ! le vieux coquin !… Quand vous fûtes partis, si vous saviez comme il nous traita, maître le Hivain et moi ! Pour Macrocéphale, je ne dis pas : un gratte-papier poudreux !… un misérable fesse-mathieu, laid comme une douzaine d’huissiers râpés ! Mais moi… un homme comme il faut !… Il arriva là au moment où j’introduisais le couteau sous l’aile de la fine volaille, cuite à point… Il me dit… Vous croyez qu’il me dit : « Mon garçon, asseyons-nous là et trinquons… » Non pas !… il prit sa voix de l’ancien régime et me tint à peu près ce langage : « M. Bibandier, voici une excellente poularde et du meilleur vin de la cave de Penhoël…, mais tout cela vous passera sous le nez, M. Bibandier, parce que vous n’êtes pas digne de vous asseoir en mon illustre compagnie… Allez, mon brave M. Bibandier, allez à l’office souper avec vos pareils… » Saperlotte !… Le vieux malhonnête !… Je ne lui pardonnerai jamais cela !

– Deux fois dix mille et quinze mille, reprit Robert qui avait attendu patiemment la fin de la précédente tirade, font trente-cinq mille francs… Depuis six semaines nous vivons là-dessus et nous vivons bien… pourtant, grâce à notre commerce, nous avons une cinquantaine de mille francs en caisse.

– Ça ne va pas trop mal.

– Sans doute… mais pour réaliser certaine idée que je veux vous soumettre, cela va beaucoup trop lentement… Certes, nous sommes en belle passe… si, comme je le crois d’après les nouveaux renseignements pris là-bas, l’aîné de Penhoël, notre fameux oncle d’Amérique, est de retour en France ; nous arrivons, par ma chère petite fiancée Blanche, à un superbe héritage…

– Nous ! répéta Bibandier d’un ton caressant.

Blaise secoua la tête.

– Mes bons amis, dit Robert, il est manifeste que nous n’épouserons pas tous les trois ma jolie fiancée… mais il y a dix à parier contre un que l’oncle d’Amérique fera le diable… Vous savez qu’il passe pour un rude gaillard !… J’aurai besoin de votre aide, et toute peine mérite salaire… Il ne s’agira pas probablement de bagatelles, voyez-vous bien, et il faudra de la résolution… mais je m’en fie à vous… l’ami Blaise est connu… Et toi, Bibandier, nous n’avons pas oublié ce que tu as fait pour nous sur le marais de Glénac, la nuit de la Saint-Louis…

Bibandier, à qui le bichof donnait de belles couleurs, devint pâle tout à coup et baissa les yeux, à ce souvenir brusquement éveillé.

– Moins tu parleras de cette nuit-là, M. Robert, dit-il d’un ton sec, mieux cela vaudra pour nous tous !

– À la bonne heure… je croyais te faire un compliment… Si, au contraire, l’oncle d’Amérique est une chimère, eh bien ! on rendra l’Ange à sa mère éplorée, et l’on se livrera à l’exploitation sérieuse de Berry Montalt, ancien général en chef des armées du roi des Antipodes… et je vous réponds de celui-là corps pour corps… Mais, dans l’un et l’autre cas, il faudrait attendre… voir venir… et nous ne le pouvons pas.

– Pourquoi ?… dit Blaise, nous avons de l’argent devant nous.

– Oui… mais le terme du réméré tombe dans quelques jours.

– Quel réméré ?

– Celui de nos fermes, moulins, prairies et futaies de Penhoël.

– Tu songes encore à cela, toi ?… s’écrièrent ensemble Blaise et Bibandier.

– Je ne songe qu’à cela !… répliqua Robert. Peste ! mes fils… vous oubliez que c’est l’héritage légitime de ma chère petite femme… J’y tiens énormément… et si vous aviez du cœur, vous y tiendriez autant que moi… Ne serait-ce pas charmant de corriger, mais là, sévèrement, ce vieux routier de Pontalès ?

– Pour ça, dit Blaise, il nous a joués d’une polissonne de manière !

– Quand je songe au sourire narquois qu’il avait en me mettant à la porte…, appuya Bibandier, vrai ! ça m’a été plus sensible que s’il m’avait seulement traité comme vous deux !… parce que mon fort à moi, comme vous savez bien, c’est la délicatesse.

– Vengeons-nous !… s’écria Robert, rachetons Penhoël !

– Qu’en dis-tu, toi, l’Endormeur ?… demanda Bibandier ; moi, le pays me plaît assez…

– Un pays de Cocagne !… murmura Blaise ; quelle bonne vie nous faisions dans ce manoir, l’Américain et moi !

– Il y aurait où nous mettre tous trois, reprit Robert ; tous trois à l’aise… et une fois là, quelles croupières nous taillerions à M. le marquis !… Une chose certaine, c’est que les paysans le détestent… On leur monterait la tête… et qui sait si un beau jour nous ne chasserions pas le vieux renard de son propre château de Pontalès ?

Le baron Bibander se frotta les mains.

– Je me chargerais de l’exécution, s’écria-t-il. Ah ! M. le marquis… ce serait drôle, allez !

Il cambra sa longue taille et fit mine de chiffonner son jabot.

– Allez, mon cher ! reprit-il en s’adressant à Pontalès absent, avant de partir, je vous permets de manger un morceau à l’office… L’insolent ! s’interrompit-il.

– Avant tout, dit Blaise, il y a un petit inconvénient… N’est-ce pas à cinq cent mille francs que s’élève le taux du réméré ?

– Juste.

– Nous ne les avons pas, ce me semble ?

– Gagnons-les.

– Je le veux bien… mais comment ?

– Je ne dis pas que ça se fera tout seul… mais, ce soir, nous aurons un pied à l’hôtel de milord : profitons-en… Que chacun de nous prenne sa part de besogne… Toi, Blaise, avec ton air sans-souci, lève un peu la carte des localités… Toi, Bibandier, tâche de savoir où se nichent ces diamants qu’on arrache avec les dents, comme des morceaux de sucre candi… Moi, je resterai dans mon rôle… Je tâterai… je chercherai le joint… Soit avec ma martingale, soit avec autre chose, je compte bien le bloquer… Mais, en définitive, si on ne pouvait pas, resterait à tenter le grand coup de force… Que diable ! ce n’est pas la mer à boire que de fouiller la poche d’un homme ivre ou de crocheter un méchant petit secrétaire en bois de rose !…

– Moi, ça m’irait assez !… dit le baron Bibander ; ma main se gâte…

– Moi aussi…, ajouta Blaise. Je me fierais mieux à ce jeu-là qu’à la meilleure des martingales… Mais il y a encore un autre obstacle.

– Quoi donc ?

– C’est René de Penhoël tout seul qui a droit au rachat.

– C’est ma foi vrai !… murmura l’ancien uhlan : voilà l’Endormeur qui a une idée.

– Mes fils, dit Robert d’un ton doctoral, croyez bien que quand je propose une affaire, ce n’est pas à l’aveugle… Me prenez-vous donc pour un bambin ?… C’est toujours au nom de Penhoël que j’ai compté agir pour solder le réméré… Vous savez cela aussi bien que moi… Penhoël est un pauvre diable qui nous donnera sa procuration pour un morceau de pain.

– Si on peut le trouver…, interrompit Blaise.

– On le trouvera.

– Tu sais où il est ?

– Un peu, mon bonhomme.

– Ce diable d’Américain !… murmura Bibandier avec admiration.

– Où est-il ?… demanda Blaise.

– À Paris, mon fils, répliqua Robert. Et je me charge de lui faire signer tout ce que nous voudrons.

La pendule du salon sonna cinq heures. Nos trois gentilshommes se levèrent.

– Oh ! oh ! fit le baron Bibander. Le temps passe vite, quand on est comme cela entre bons camarades… Vous n’avez plus qu’une heure pour vous habiller, mes garçons.

– Bah !… dit Robert, les gens de bon ton se font toujours un peu attendre.

– Et la voiture que nous devons choisir en passant aux Champs-Élysées ? reprit Bibandier. Allons !… allons !… pour une première fois, il ne faut pas arriver trop en retard…

Le jour commençait à tomber. Le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra prirent des bougies pour se retirer dans leurs chambres et procéder à leur toilette.

Resté seul, Bibandier poussa un sourire de soulagement.

– J’ai cru qu’ils ne me laisseraient pas un instant pour faire mes petites affaires ! murmura-t-il ; il n’y a pourtant pas moyen de se présenter comme cela !… ajouta-t-il en lançant une œillade amoureuse à son miroir, je suis rouge comme un homard… Et c’est très-mauvais genre !

Il regarda tout autour de lui d’un air inquiet, et poussa discrètement les verrous des deux portes ; puis il prit dans son secrétaire une petite cassette, fermant à clef, qu’il ouvrit.

Dans cette cassette il y avait une grande quantité de tampons de soie et de pots de fard, rangés en bon ordre.

Bibandier en saisit un qui contenait du blanc végétal, et revint sur la pointe des pieds vers son miroir.

Un tampon de soie tout neuf fut trempé dans la liqueur réparatrice, et l’ancien uhlan, le sourire aux lèvres, étendit sur son visage une couche d’intéressante pâleur.

Pour qui l’eût connu autrefois en Bretagne, alors qu’il couchait dans son trou de la lande de Bains et qu’il se contentait de ses misérables haillons, cette coquetterie soudainement venue aurait pu paraître curieuse.

Mais Bibandier avait pris fort au sérieux son rôle nouveau de gentilhomme, et pour trouver un terme de comparaison qui lui fût applicable, besoin serait de remonter jusqu’au pauvre beau Narcisse, se mourant à contempler sa propre image.

Bibandier resta un gros quart d’heure devant sa glace, s’admirant de bonne foi et se faisant à lui-même des mines fort agaçantes.

Puis il serra les trésors de son teint dans sa petite cassette, et attendit ses deux compagnons de pied ferme.

Quand ceux-ci revinrent, ils le trouvèrent la canne et le chapeau à la main, ganté de frais, orné d’épingles d’or, de chaînes d’or et de breloques. Son costume éblouissant se complétait par un habit de drap violâtre, à reflets lilas, qui chatouillait l’œil de la plus séduisante façon.

Il était laid à se montrer pour de l’argent.

Nos trois seigneurs sortirent de l’hôtel. Le temps était sec et très-froid. Ils gagnèrent à pied les Champs-Élysées où ils avaient commandé un équipage.

La nuit se faisait. Les Champs-Élysées étaient déjà presque déserts. Seulement, au tournant de l’avenue Gabrielle, deux petites chanteuses des rues s’étaient établies entre deux chandelles, dont le vent tourmentait la flamme fumeuse, et disaient des chansons en s’accompagnant de la harpe.

En passant devant elles, Blaise, qui parlait avec action, renversa du pied une des deux chandelles et poursuivit sa route, sans même donner un regard aux deux pauvres filles, qui avaient interrompu leur chanson.

Il n’en fut pas de même de Bibandier, qui marchait en avant et qui se retourna.

À la vue des deux jeunes filles, l’ancien uhlan s’arrêta court, comme si une main de fer l’eût saisi au collet.

En ce moment son blanc végétal ne lui servait à rien, car il était pâle comme un mort.

– Qu’as-tu donc ?… demanda Robert.

– Rien… rien !… balbutia le baron : un éblouissement subit… J’ai cru que j’allais me trouver mal.

Il poursuivit sa route avec rapidité et comme on prend la fuite.

On entendait les voix tristes et tremblantes des deux pauvres filles qui continuaient leur chanson, pour gagner le pain de la soirée.

III. – CHANTEUSES DES RUES.

Les Champs-Élysées ne ressemblaient guère alors à la bruyante et poudreuse promenade que Paris encombre maintenant chaque soir. Le cirque faisait claquer son fouet national au faubourg du Temple ; le Panorama montrait quelque part ailleurs une bataille autre que celle d’Eylau ; le Géorama n’existait pas ; le Navalorama était dans les limbes. On n’avait encore inventé ni Mabille, ni les cafés-musique, ni le Jardin d’Hiver, ni le Château des Fleurs, cette gracieuse féerie.

Le gaz ne jetait point ses lueurs meurtrières à travers les branches desséchées ; on y voyait un peu moins et les arbres se portaient beaucoup mieux car c’est un terrible voisin que ce gaz étincelant qui jaunit, dès le printemps, les ormes de nos boulevards ; qui change tous les ans, au moins une fois, nos rues en un abîme infect ; qui empoisonne la brise tiède égarée le long de nos trottoirs, et qui, de temps à autre, pas trop souvent au dire des capables, fait sauter une maison ou deux, pour prouver qu’il est fort et de bonne qualité.

Çà et là pendaient à leurs cordes tendues quelques réverbères modestes, dessinant, au milieu des ténèbres qui voilaient la chaussée, de petits îlots de lumière.

Quand la nuit tombait, surtout en automne, ces longues allées devenaient désertes. Les bosquets où nos bourgeois, quittant le pas de leurs portes, viennent prendre aujourd’hui le frais, étaient une noire solitude qui avait, dit-on, ses drames et ses mystères.

On y rencontrait beaucoup plus de larrons que dans la forêt de Bondi, et le tronc des grands arbres cachait parfois ces vampires modernes que la frayeur populaire fuyait sous le nom de piqueurs.

L’allée Gabrielle, protégée par les factionnaires de l’Élysée-Bourbon, gardait seule quelques promeneurs après la brune, encore étaient-ce des promeneurs d’une certaine espèce, car les Tuileries, maintenant délaissées, et le Palais-Royal accaparaient la foule.

La place Louis XV semblait un large fleuve séparant la ville bruyante, bavarde, affairée, du silencieux désert.

Dans ce désert, vous croisiez parfois pourtant quelques vieux messieurs à l’allure discrète et respectable, qui cheminaient, les mains derrière le dos, sans penser à mal, Dieu merci, et quelques femmes dont le visage disparaissait sous un voile épais.

Ces dames avaient toutes une tournure inquiète, effarouchée. Elles exécutaient sur la lisière des bosquets des évolutions sans but.

On eût dit qu’elles cherchaient dans l’ombre un objet perdu, ce à quoi les vieux messieurs voulaient bien quelquefois les aider.

Nos deux petites chanteuses étaient bien mal placées là pour faire bonne recette, mais elles n’y étaient pas venues de prime abord, et c’était comme en désespoir de cause qu’elles avaient choisi ce lieu.

Après avoir chanté longtemps devant la grille des Tuileries, d’où la bise piquante chassait déjà les oisifs, elles s’étaient souvenues que, durant les beaux soirs de l’été, l’allée Gabrielle leur avait plus d’une fois porté bonheur.

Leur tasse de fer-blanc restait vide, et Dieu sait qu’elles étaient bien pauvres ! Elles avaient traversé la place Louis XV à tout hasard.

Depuis une heure elles étaient là, sous un réverbère, entre deux chandelles allumées.

Tant qu’il y avait eu un peu de jour, les bambins des masures voisines s’étaient rassemblés autour d’elles, tantôt pour écouter, tantôt pour crier et se moquer.

Jamais pour donner…

Les passants rares faisaient comme les bambins. Quand un élégant équipage glissait sans bruit sur le sable de l’allée, quelque jeune femme à la toilette riche se penchait bien à la portière et laissait tomber sur les deux pauvres filles un regard de ses beaux yeux. Mais c’était tout.

L’équipage filait, rapide, au trot balancé de ses grands coursiers normands, et la jeune femme s’adossait de nouveau aux coussins doux de sa voiture.

La tasse restait vide entre les deux chandelles. Pas une offrande. Rien, rien !

Une seule fois, un bel enfant qui rentrait à l’hôtel de sa mère, après avoir joué toute l’après-midi aux Tuileries, s’était approché en souriant. Le fer-blanc de la sébille avait rendu un son métallique. Et l’enfant, joli ange à la longue chevelure d’or, était allé cacher sa tête rieuse dans le sein de sa bonne.

Hélas ! ces enfants heureux ne soupçonnent pas le malheur, et sont impitoyables. Les deux pauvres filles regardèrent dans la tasse et y trouvèrent un caillou, offrande railleuse du blond chérubin…

Des larmes roulèrent sur leurs joues pâlies…

Elles continuaient de chanter, pourtant.

Une autre fois, un de ces vieux messieurs discrets et respectables s’était approché d’elles par derrière et avait parlé tout bas. Une rougeur vive vint au front des chanteuses, dont la voix trembla davantage.

Qu’avait-il dit ? Nous ne savons. Seuls, les vieux messieurs respectables et discrets ont le secret de certaines hardiesses, qui feraient honte, en vérité, à des scélérats de vingt ans.

Les deux jeunes filles n’avaient plus guère de courage. On devinait des sanglots sous les notes mélancoliques de leur chant.

Après chaque couplet, elles s’arrêtaient, abattues et brisées. Elles échangeaient un regard triste. Puis elles recommençaient avec une résignation si douce que le cœur le plus froid se fût senti ému de compassion.

Mais personne ne prenait garde.

Elles étaient à peu près du même âge : dix-huit à dix-neuf ans. La lueur faible du réverbère montrait leurs figures pâles, mais charmantes, que la souffrance n’avait pas encore eu le temps de flétrir.

Elles n’avaient, pour elles deux, qu’une seule harpe, dont elles jouaient tour à tour.

Leurs costumes étaient propres et gardaient une certaine élégance parmi des indices trop évidents de pauvreté. C’étaient deux petites robes légères, dessinant la grâce exquise de deux tailles souples et jeunes, mais ne pouvant rien contre le vent glacé de cette soirée d’automne.

Leurs coiffures consistaient en de petits bonnets ronds, collants, qui laissaient échapper à profusion le luxe de leurs beaux cheveux, dont les boucles larges et flexibles tombaient jusque sur leurs épaules demi-nues.

Elles étaient belles toutes deux, délicieusement belles malgré la souffrance qui inclinait leurs fronts découragés. Et quand, parfois, elles se regardaient en essayant de sourire, les pauvres filles, pour se donner mutuellement du cœur, il y avait sur leurs jolis visages comme le reflet d’une gaieté passée.

On eût deviné des jours heureux qui n’étaient pas bien loin encore…

Mais leurs yeux se baissaient, et il n’y avait bientôt plus de sourire à leurs lèvres. Leurs petites mains, rougies et gonflées par le froid, cherchaient instinctivement leurs poitrines : c’était là qu’elles souffraient.

À Paris, la ville des joies dorées, chacun connaît ce geste, pourtant ; chacun a vu, par ces éblouissantes soirées d’hiver, où les magasins luttent de richesse et de lumière, où les gais appels du plaisir se font entendre de toutes parts, la faim, pâle et timide, se glisser dans l’ombre des maisons.

Cela navre le cœur. Mais les spectacles sont si beaux ! l’orchestre des salles de bal a des accords si enivrants, et le champagne détonne si joyeusement dans les cabinets des restaurants à la mode !…

Cette joue livide, cette main qui pressait convulsivement une poitrine amaigrie, c’était un mauvais rêve. En conscience, on peut mourir de faim auprès de cette abondance et parmi tant d’ivresse !

Quand ces affreuses visions se montrent, il faut rire davantage et boire une fois de plus. À quoi donc songe la police pour laisser ainsi la misère sans vergogne attrister les citoyens qui s’amusent ?

Les deux jeunes filles chantaient toujours ; leurs voix étaient pures et douces, mais elles tremblaient bien souvent.

Elles chantaient pour avoir un morceau de pain.

Et à mesure que la soirée s’avançait, les passants devenaient de plus en plus rares ; le froid augmentait ; l’espoir s’en allait.

Au moment où nos trois gentilshommes passaient et où le pied de Blaise renversait une des deux chandelles, l’attention des deux jeunes filles avait été attirée par le geste de Bibandier, qui s’était arrêté court à les regarder.

Mais ç’avait été l’affaire d’un instant. Le baron, entraîné par ses deux compagnons, avait disparu bien vite au détour d’une allée. C’est à peine si les jeunes filles avaient distingué les traits de son visage.

Et pourtant il leur semblait qu’elles ne voyaient point cette figure pour la première fois.

Mais, si leurs souvenirs ne les trompaient point, Bibandier avait subi, depuis quelques semaines, une si notable transformation, que la meilleure mémoire en eût été déroutée.

D’ailleurs qu’importait cela ?

Les deux jeunes filles n’interrompirent même pas leur chant, et l’idée de cette rencontre s’effaça tout de suite, au milieu des pensées douloureuses qui emplissaient leurs cœurs.

Il y avait de cela une heure. Les chandelles touchaient à leur fin, et la tasse de fer-blanc restait toujours vide.

Celle des deux jeunes filles qui tenait la harpe en ce moment laissa tomber ses bras le long de ses flancs.

– Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura-t-elle, nous allons donc mourir !…

L’autre jeune fille s’approcha d’elle et la serra contre son cœur.

– Du courage ! ma pauvre Cyprienne…, lui dit-elle ; chantons encore une fois… peut-être que la sainte Vierge aura pitié de nous.

Celle qu’on nommait Cyprienne s’appuya contre le poteau du réverbère, et posa ses deux mains sur sa poitrine.

– Diane…, dit-elle en pleurant, je n’ai plus de force !… Souffre-t-on longtemps ainsi avant l’heure de la mort ?

Diane toucha du revers de sa main son front pâle qui brûlait ; ses yeux étaient secs ; mais on y voyait une sorte d’égarement.

– Si seulement il n’y avait que moi à souffrir !… murmura-t-elle en lançant vers le ciel un regard de reproche ; écoute, ma petite sœur… repose-toi… Je suis la plus forte, tu sais bien… je vais chanter toute seule.

Cyprienne s’accroupit, épuisée, au pied du poteau.

Diane revint entre les deux chandelles dont la flamme tremblait, sur le point de s’éteindre, et saisit la harpe avec une sorte d’emportement.

Les cordes frémirent sous ses doigts. Dans le silence qui régnait à l’entour, sa voix s’éleva sonore, vibrante et forte, comme un élan de désespoir.

Elle disait un chant de Bretagne aux accents mélancoliques et graves.

C’était comme une voix de la patrie, pleurant du fond de l’exil.

Personne n’écoutait, pas une oreille n’était ouverte, aussi loin que le chant pût s’entendre. Personne, sinon un pauvre soldat en faction à la grille de l’Élysée-Bourbon.

Cyprienne, immobile et affaissée sur elle-même, était plongée dans une de sorte de sommeil.

Et Diane chantait emportée par sa fièvre. Et le pauvre soldat avait la main sur son cœur : car il était Breton, et il reconnaissait la voix lointaine du pays.

Sans y songer, il avait déposé son fusil auprès de sa guérite, et comme si une invisible main l’attirait dans la nuit, il s’approchait lentement et désertait son poste.

Pendant que les dernières notes de la chanson tombaient sourdes et désolées des lèvres de Diane, le soldat se penchait vers Cyprienne immobile qui ne le voyait point.

Il avait à la main les quelques gros sous composant sa fortune. Et sa fortune tout entière tomba sans bruit dans la poche du tablier de la jeune fille.

Puis le pauvre soldat breton regagna son poste, le cœur léger, les yeux humides…

Diane se taisait ; un instant elle resta appuyée sur sa harpe muette. Les lumières jetèrent une dernière lueur et s’éteignirent.

Le regard abattu de Diane parcourut l’allée solitaire.

– C’est fini !… murmura-t-elle ; viens, Cyprienne !

Et comme celle-ci ne pouvait point se lever, elle la prit entre ses bras.

Puis elle se chargea de la harpe, et les deux jeunes filles descendirent vers la place Louis XV. Leurs pas étaient lents et pénibles. Elles traversèrent la place, puis le pont de la Concorde. Diane soutenait sa sœur par la taille et lui disait :

– On n’a pas du malheur comme cela tous les jours… Demain nous aurons meilleure chance… ce n’est qu’une nuit à passer !

– Tu me disais la même chose hier…, répliqua Cyprienne, quand nous avions froid et faim dans notre chambre !… Tu me disais : « Demain nous ne souffrirons plus… » Oh ! Diane !… Diane !… dans notre Bretagne, les plus pauvres gens trouvent place au foyer de la ferme… Et quand ils disent : « J’ai faim, » on leur donne un morceau de pain noir… Du bon pain noir ! ajouta-t-elle avec ce ton de sensualité avide que prend le gourmand pour parler du mets préféré. Si nous avions seulement un morceau de bon pain noir !…

L’eau vint à la bouche de Diane.

– Oh ! oui…, dit-elle, nous n’en voulions pas autrefois… Mais à présent !

Elle s’arrêta et mit à terre sa harpe dont le poids l’accablait.

– Reposons-nous un peu…, reprit-elle ; je suis bien lasse !

Cyprienne et elle s’assirent, côte à côte, sur le parapet du quai Voltaire.

– Si Roger savait cela !… dit Cyprienne ; il est riche maintenant… Étienne aussi… Mais peut-être qu’ils nous ont oubliées…

– Oh ! non !… s’écria Diane ; Étienne est un noble cœur !…

– Nous sommes si malheureuses !… Quand je les vois passer dans leur voiture brillante… toujours gais, toujours rieurs… je me demande ce qu’ils feraient si leurs regards tombaient sur nous, pauvres filles…

– Ils nous reconnaîtraient, ma sœur…

– Peut-être ; car nous n’avons encore que deux mois de misère… Mais leur voiture s’arrêterait-elle ?… les verrions-nous descendre et accourir vers nous ?

Diane ne répondit point.

Cyprienne souriait amèrement.

– Chanteuses de rues ! murmura-t-elle ; j’ai froid jusqu’au fond de mon cœur quand je songe à ce que je souffrirais si Roger détournait la tête après m’avoir aperçue…

– Il ne le ferait pas !… répliqua Diane ; je suis sûre de lui comme d’Étienne… Tout notre malheur est de ne pouvoir les joindre !… Si nous nous étions montrées à eux dans la diligence, en arrivant à Paris, notre sort aurait bien changé !…

– N’auraient-ils pas dû nous deviner ?

– Ils ne savaient rien… Ils nous croyaient encore à Penhoël… Oh ! ce fut notre première douleur, dans ce Paris où nous devions tant souffrir, quand nous nous vîmes seules au rendez-vous, devant les grandes tours noires de Notre-Dame !… Te souviens-tu comme nous étions tristes après avoir espéré gaiement toute la journée ?…

– Et comme nous attendîmes longtemps !…

– Ils ne vinrent pas… Sais-tu, ma petite sœur ! parfois je me sens consolée et je me dis : S’ils ne vinrent pas, c’est parce qu’ils nous aimaient…

– La même pensée m’est venue… Oh ! que Dieu le veuille !… Mais si nous avions osé, nous aurions pu les retrouver dès ce jour, car leur compagnon de voyage était sur le parvis Notre-Dame, et il nous cherchait, comme nous les cherchions, nous…

Diane fut quelque temps avant de répondre.

– C’est une chose étrange !… reprit-elle enfin, comme les traits de cet homme sont restés gravés dans ma mémoire… Il me semble que je le vois encore… Quel visage franc et fier !… Je n’ai jamais vu d’homme plus beau en ma vie.

– Et comme il nous regardait pendant le voyage !… Je ne sais… on eût dit qu’il nous connaissait et qu’il nous aimait…

Cyprienne parlait ainsi d’un ton plus calme. En causant, elle oubliait presque sa souffrance ; mais, à ces derniers mots sa voix faiblit, et Diane, qui la vit chanceler, n’eut que le temps de la soutenir.

– Ce n’est rien…, murmura la pauvre enfant ; mon Dieu ! notre chambre est bien loin encore…, et je ne sais pas comment je ferai pour y arriver !

– Je te porterai…, dit Diane qui l’attira sur son cœur. Oh ! c’est de te voir souffrir ainsi qui me tue !… Écoute… c’est notre dernier jour de misère…

Cyprienne dégagea sa tête et regarda la Seine qui coulait derrière elle.

– Oui…, murmura-t-elle ; tu as raison… ce pourrait être notre dernier jour de misère !

Diane couvrit son front de baisers en pleurant.

– Ma sœur !… ma petite sœur !… dit-elle ; je t’en prie, ne parle pas comme cela !… Dieu aura pitié de nous, j’en suis sûre… Je te le promets… Et laisse-moi te dire ce que je veux faire demain… jusqu’à présent je n’ai pas eu la force… mais je ne veux pas que tu meures, ma Cyprienne… Et demain je l’oserais !

– Quoi donc ?… demanda Cyprienne.

– Tu sais bien qu’ils passent tous les jours aux Champs-Élysées, dans leur voiture… Étienne et Roger… Quand nous sommes sous les arbres, ils ne nous voient pas… mais demain j’irai me mettre au-devant de leurs chevaux… je les appellerai par leurs noms… et il faudra bien qu’ils nous reconnaissent !

Cyprienne releva la tête.

– J’irai avec toi !… dit-elle ; quand nous serons là toutes les deux, nous verrons si notre dernier espoir nous abandonne… Et s’ils ne nous repoussent pas, ma sœur, quelle joie de porter secours à Madame… et au pauvre Penhoël !…

– Et à notre bon père !… s’écria Diane ; quelle joie de les sauver !… En attendant, reprit-elle tristement, nous n’avons rien à leur donner ce soir !…

Elle sauta sur le pavé.

– Mais ce n’est plus qu’un jour d’attente !… poursuivit-elle ; et l’espoir va nous donner une bonne nuit.

Cyprienne, un peu ranimée, se mit aussi sur ses pieds. Durant un instant, les deux sœurs se disputèrent le fardeau de la harpe, et ce fut Diane encore qui s’en chargea. Puis elles continuèrent de descendre les quais jusqu’à la rue des Petits-Augustins, où elles s’engagèrent.

Plus d’une fois leur pas se ralentit jusqu’au moment où elles se signèrent toutes les deux en passant devant le portail de Saint-Germain des Prés.

Elles étaient arrivées au terme de leur course. Après avoir tourné l’angle de la petite rue d’Erfurt, elles purent voir la maison où se trouvait la chambre qu’elles habitaient.

Cette maison était située au bout de la rue Sainte-Marguerite, vis-à-vis et un peu au delà du bâtiment en saillie qui flanque la prison de l’Abbaye.

Comme elles passaient devant le corps de garde, hâtant de leur mieux leur marche pénible, elles s’arrêtèrent tout à coup d’un commun mouvement.

Leurs mains se joignirent et se serrèrent.

– Oh !… fit Diane avec un étonnement profond.

Cyprienne regardait, stupéfaite, une voiture qui venait de s’arrêter précisément à côté d’elle.

Par la portière ouverte de cette voiture, on apercevait une tête de jeune fille, dont la figure maladive et pâle s’entourait de longs cheveux blonds.

Le marchepied tomba en même temps que s’ouvrait la porte de la maison voisine.

Une dame descendit de la voiture et prêta son aide à la jeune fille malade.

– Lola !… murmura Cyprienne.

– Et l’Ange !… ajouta Diane.

La dame et la jeune fille entrèrent dans la maison. La porte se referma sur elles, avant que Cyprienne et Diane, immobiles de surprise, eussent songé à faire un mouvement…

IV. – LE GRENIER.

C’était une chambre petite et presque nue, où se trouvaient pour tout meuble deux chaises et une couchette en bois blanc. Dans un coin se voyait une pauvre petite harpe qui n’était, hélas ! ni peinte, ni sculptée, ni dorée comme celle du salon de Penhoël…

Dans la ruelle du lit, au-dessus d’un petit bénitier de verre, pendait une image de la Vierge.

Diane et Cyprienne venaient de rentrer. Les quatre étages qui séparaient leur chambre de la rue avaient achevé d’épuiser leurs forces.

Cyprienne s’était laissée choir sur une chaise. Diane était tombée à genoux devant le lit, et sa tête brûlante se cachait entre ses deux mains.

En ce moment, il n’y avait aucune différence entre les deux jeunes filles : le courage de Diane fléchissait enfin, et son accablement égalait celui de Cyprienne.

Elles ne se parlaient point ; un voile était sur leur pensée confuse. Elles se laissaient aller à l’engourdissement du désespoir.

En ce moment de suprême lassitude et d’apathie profonde, elles ne songeaient même pas à la rencontre qu’elles venaient de faire.

Il y avait à peine deux ou trois minutes qu’elles avaient vu Blanche de Penhoël, leur cousine aimée, et nulle parole ne s’échangeait entre elles à ce sujet.

Elles ne pouvaient plus… Et pourtant, par suite de circonstances que nous connaîtrons bientôt, Diane et Cyprienne étaient à même de mesurer l’importance de cette rencontre fortuite.

Diane et Cyprienne n’ignoraient rien de ce qui s’était passé à Penhoël, après la nuit de la Saint-Louis. Elles savaient l’enlèvement de l’Ange, l’expulsion des maîtres du manoir et tout ce qui s’y rattachait.

Elles savaient que Madame, brisée de douleur, Madame, qu’elles aimaient si tendrement autrefois ! cherchait sa fille depuis deux mois, courant la ville au hasard et arrêtant les passants, comme une pauvre folle, pour leur demander son enfant !…

Mais il est des heures où l’âme épuisée reste sourde à toute voix. On dit que, dans les vastes solitudes d’outre-mer, le voyageur, accablé, se couche parfois sur la terre. Il reste là, immobile, haletant ; il reste, s’il entend au loin la voix menaçante du lion ou du tigre. Et, si tout près de lui, sous l’herbe, ce bruit sinistre se fait ouïr qui annonce l’approche du serpent, il reste encore.

Une demi-heure se passa ; puis Diane releva la tête lentement et jeta un regard sur sa sœur.

– Tu souffres ?… dit-elle.

Cyprienne serrait toujours sa poitrine à deux mains. Elle ne répondit pas.

Diane se redressa, galvanisée par un élan de colère. Le sang remonta brusquement à sa joue ; elle secoua les masses bouclées de ses beaux cheveux.

– Paris !… s’écria-t-elle avec une amertume déchirante ; Paris que nous voyions si beau !… Paris où nous allons mourir désespérées ! oh ! que de brillants rêves et que de promesses menteuses !… N’était-ce pas plus beau que le paradis même ? Du pain, mon Dieu ! du pain !… Faut-il nous châtier si cruellement pour avoir été aveugles ?… Sainte Vierge ! vous savez bien que si nous avons abandonné la maison de notre père, ce n’était pas pour nous ! Sainte Vierge, ayez pitié !… du pain ! un peu de pain !…

Elle se tordait en une sorte de délire. Et Cyprienne, accablée, morne, ne prenait point garde.

Il y avait deux jours entiers qu’elles n’avaient mangé.

La veille, elles avaient encore un dernier morceau de pain. Mais Marthe de Penhoël, son mari et le pauvre oncle Jean souffraient non loin de là d’une misère pareille. C’étaient eux qui, sans le savoir, avaient mangé le dernier morceau de pain de Diane et de Cyprienne…

Diane poursuivait, soutenue par sa fièvre :

– Pourquoi ces choses sont-elles possibles ?… Pourquoi Dieu laisse-t-il ces espoirs insensés entrer dans le cœur de deux pauvres enfants ?… Était-ce un crime que de vouloir défendre ceux que nous aimions ?… Oh ! maintenant que nous voyons notre folie, comment y croire ?…

Elle eut un rire amer et désolé.

– Te souviens-tu de ce que nous venions chercher à Paris, ma sœur ?… dit-elle ; sais-tu encore ce que nous voulions gagner avec nos harpes et nos pauvres chansons ?… Cinq cent mille francs pour reconquérir les biens volés de Penhoël !… cinq cent mille francs !…

Sa taille se renversa en arrière, ses mains jointes se levèrent au ciel.

– Et nous avons dépensé les pièces de six livres du pauvre Benoît Haligan…, reprit-elle ; et nous avons vendu l’une après l’autre nos robes apportées de Penhoël, nos croix d’or que notre père nous avait données… tout, jusqu’au médaillon où étaient les cheveux de notre mère !… Oh !… maudit sois-tu, Paris ! Je te déteste ! Pour tous nos efforts, tu nous as donné l’insulte et la misère !… Nous étions venues vers toi chercher la vie, et tu nous as tout pris, Paris impitoyable !…

Cyprienne rendit une plainte faible. Diane s’élança vers elle, et se mit à genoux à ses pieds.

– Si tu savais comme cela me fait mal !… murmura Cyprienne en se tordant les mains ; cherche… oh ! cherche, ma sœur, s’il y a encore quelque chose à vendre !…

Le regard de Diane fit le tour de la chambre.

– Rien !… murmura-t-elle désespérée ; nous n’avons plus rien !

Elle entoura de ses bras le corps de Cyprienne, comme pour la défendre contre la torture qui l’accablait.

Dans ce mouvement, elle sentit un objet résistant sous l’étoffe légère du tablier de sa sœur.

– Qu’est-ce que cela ?… s’écria-t-elle.

Cyprienne, réveillée par cette exclamation, porta la main à la poche de son tablier.

Et aussitôt, vous l’eussiez vue bondir sur les pieds, joyeuse et ranimée.

– De l’argent ! de l’argent !… s’écria-t-elle. Merci, sainte Vierge ! vous avez eu pitié de nous !

– De l’argent !… répéta Diane étonnée.

Cyprienne ouvrit la main devant le regard avide de sa sœur.

Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Vous ne les auriez point reconnues. C’était la gaieté vive de leurs jours de bonheur. Que le désespoir était loin d’elles ! Avaient-elles seulement désespéré ?…

Leurs joues se coloraient ; leurs yeux pétillaient.

Elles étaient jolies comme autrefois, quand le plaisir animait leurs gracieux visages dans le salon de verdure de Penhoël.

Aussi, quel trésor pour elles, qui étaient venues chercher à Paris cinq cent mille francs, afin de racheter le manoir !… Trois gros sous, glissés dans la poche de Cyprienne par le pauvre soldat breton ! Un bon grand morceau de pain !…

Pauvre soldat, que Dieu vous le rende ! Puissiez-vous, quand vous retournerez au pays, trouver votre fiancée fidèle et les bras ouverts de votre vieille mère !…

Cyprienne descendit l’escalier quatre à quatre. Diane était seule.

Un instant, elle demeura immobile ; puis, comme si un souvenir s’était éveillé en elle tout à coup, elle franchit la porte à son tour.

La joie vive qui naguère animait son joli visage faisait place à un grave recueillement.

Elle monta un étage, puis deux. Elle se trouvait sur un étroit carré, souillé de poussière, sur lequel s’ouvrait la porte d’un grenier vide.

Elle entra dans ce grenier, dont la charpente trouée donnait passage au vent froid du soir et aux rayons de la lune.

Une cloison, désemparée et plus trouée encore que la charpente, se trouvait du côté opposé à la porte.

Diane s’en approcha sur la pointe des pieds.

Elle colla son œil à l’une des fentes larges et nombreuses qui séparaient les planches.

Au delà, il y avait un second grenier à peu près semblable au premier, mais qui était habité.

Point de siéges ; un seul matelas par terre, où gisait un vieillard pâle comme la mort ; une misère navrante, affreuse, auprès de laquelle le dénûment de la petite chambre des deux sœurs était presque de l’opulence.

D’un côté du grenier, sur un soliveau vermoulu, un homme à la figure hâve, creuse et comme stupéfiée, s’asseyait auprès d’une bouteille qui semblait vide. Il portait un habit en lambeaux ; sa barbe et ses cheveux gris se mêlaient. Il appuyait ses deux coudes sur ses genoux maigres, et sa tête était entre ses mains. À l’autre bout de la misérable chambre, une femme s’asseyait sur le sol même ; ses cheveux noirs dénoués entouraient un visage qui avait la blancheur et l’immobilité du marbre. Elle regardait devant elle d’un œil fixe et sans pensée. On voyait sur ses traits réguliers une douleur si poignante que le cœur en restait navré.

Le vieillard, couché sur le matelas, était le père Géraud, ancien aubergiste du Mouton couronné ; la femme accroupie à terre était madame Marthe ; l’homme à la barbe grise, assis sur le soliveau, se nommait René, vicomte de Penhoël.

Le temps avait fait de la cloison une véritable claire-voie ; elle n’empêchait pas plus d’entendre que de voir. Chaque jour, Diane et Cyprienne venaient là au moins une fois.

Elles ne se découvraient point, parce qu’elles eussent été forcées d’avouer qu’elles faisaient, elles, filles de Penhoël, le métier de chanteuses des rues ; parce qu’on les aurait peut-être retenues, et qu’il leur eût fallu renoncer à leurs chimériques espoirs. Mais elles se sentaient moins seules et moins abandonnées, lorsqu’elles avaient rendu leur pieuse visite aux anciens maîtres du manoir.

Ces visites, d’ailleurs, étaient autre chose qu’un culte stérile adressé à de chers souvenirs. Les Penhoël vivaient là, depuis deux mois, bien qu’ils fussent dépourvus de toutes ressources ; ils vivaient uniquement grâce aux deux jeunes filles.

Le malheur semble s’acharner sur les vaincus. Le pauvre aubergiste de Redon avait tout quitté pour suivre ses anciens maîtres et pour les servir. Il s’était dit : « Je travaillerai ; dans ce grand Paris je trouverai bien de l’ouvrage. » Mais, au lieu de venir en aide à la famille, il se trouvait peser lourdement sur elle, car, dès les premières semaines, le père Géraud était tombé malade d’un excès de travail, et depuis lors il n’avait pu se relever.

Quant au bon oncle Jean, il avait caché sa croix de Saint-Louis et passait ses jours entiers à parcourir la ville, demandant partout de l’emploi, n’importe quel emploi, et n’en pouvant trouver nulle part.

Marthe et son mari n’essayaient même pas. Madame se courbait, anéantie, sous le poids de sa douleur de mère. Elle n’avait plus ni volonté ni force. Parfois, elle restait du matin au soir accroupie dans la poussière, à l’endroit où nous la voyons maintenant, sans bouger, sans parler. D’autres fois elle sortait furtivement, dès l’aube. C’était pour aller au loin, dans Paris inconnu, tant que ses pauvres jambes pouvaient la porter ; c’était pour chercher sa fille…

Les gens du quartier la regardaient comme une folle.

René, lui, buvait le plus qu’il pouvait. Dès qu’il n’avait plus de quoi boire, il tombait dans une apathie morne.

Il se passait des semaines sans qu’une parole sortît de ses lèvres.

Chaque soir, il quittait son soliveau, et allait disputer au vieux Géraud malade une part de son matelas.

Marthe et l’oncle Jean couchaient sur la terre.

Tant qu’il était resté un peu d’argent à Diane et à Cyprienne, elles avaient fait passer chaque jour leur petite offrande par les trous de la cloison. Plus tard ç’avait été du pain, le pain dont elles manquaient elles-mêmes !

Telle était l’atonie profonde où s’engourdissaient les pauvres hôtes du grenier, qu’ils ne songeaient point à chercher la source de cette mystérieuse aumône. Penhoël se jetait sur le pain comme une brute affamée. Ce qu’il laissait prolongeait l’agonie de sa femme et du père Géraud.

L’oncle Jean vivait on ne savait comment. Jamais il ne diminuait la part de ses compagnons d’infortune.

Quand l’offrande arrivait, à l’heure ordinaire, la voix de Madame s’élevait parfois pour bénir le bienfaiteur invisible. Les deux jeunes filles, alors, baisaient en pleurant la cloison qui les séparait de Marthe. Leur cœur battait bien fort, car elles n’avaient rien perdu de cette ardente tendresse qu’elles portaient jadis à Madame. Elles étaient obligées de s’enfuir pour ne point s’élancer vers elle et se coucher à ses genoux.

Le silence régnait presque toujours dans la triste demeure, un silence lugubre, interrompu seulement par les plaintes du malade. Parfois, pourtant, vers le soir, Madame causait à voix basse avec l’oncle Jean. Dans ces occasions, elle venait vers la cloison pour s’éloigner de son mari. C’était ainsi que Cyprienne et Diane avaient appris les affaires de Penhoël. Elles savaient dans ses plus petits détails la monotone histoire de l’exil, les regrets amers, les espoirs déçus, la longue torture. Elles connaissaient même le terme fatal, après lequel il ne serait plus possible de rentrer dans la possession du manoir.

Mais les pauvres filles avaient perdu leurs illusions folles. Qu’importait le terme maintenant ?…

Diane était derrière la cloison, regardant, le cœur gros, cette scène de désolation muette et morne. Une porte, qui se trouvait au pied du matelas, s’ouvrit en criant sur ses gonds faussés, et la tête blanche de Jean de Penhoël se montra sur le seuil.

Il était moins changé que les autres. C’était bien toujours ce visage vénérable et doux jusqu’à la faiblesse. Il portait le même costume qu’autrefois, seulement sa veste de paysan était bien usée et le ruban de Saint-Louis ne pendait plus à sa boutonnière.

Il traversa le grenier d’un pas lent. Le bruit de ses sabots s’étouffait sur la poussière épaisse.

– Bonsoir, mon neveu ! dit-il en tendant la main à René.

René leva sur lui son regard pesant et privé de pensée.

– Bonsoir !… grommela-t-il ; je n’ai plus d’eau-de-vie.

Il montra du doigt la bouteille vide, qui était auprès de lui sur le soliveau.

L’oncle Jean fit comme s’il n’avait pas entendu, et gagna le lit du malade.

Penhoël grondait entre ses dents :

– Ils m’ont mis là tous deux !… tous deux !… mon frère et ma femme !…

– Eh bien ! mon vieux Géraud, dit l’oncle, comment ça va-t-il ce soir ?

Géraud fit effort pour se soulever sur le matelas.

– Que Dieu vous bénisse, Jean de Penhoël !… répliqua-t-il d’une voix épuisée ; la fièvre me tient bien fort… Ah ! si je m’en allais, ce serait pour le mieux, car je ne pourrai pas travailler de longtemps.

– Vous vous guérirez plutôt, mon brave ami… Et nous verrons tous ensemble de meilleurs jours !

– Je ne sais pas…, dit le vieil aubergiste ; je ne sais pas, M. Jean !… Me voilà bien bas et je ne suis plus jeune… Si le bon Dieu voulait que je visse seulement le fils de mon commandant et notre pauvre dame tirés de cet enfer, je n’aurais pas de chagrin à mourir… Mais ça dure… ça dure !… Et moi, je ne fais que leur prendre chaque jour la moitié de leur pain…

Il se laissa retomber sur sa couche. L’oncle en sabots se dirigea vers le coin où Marthe était assise. Il se pencha vers elle et prit sa main qu’il baisa. Dans ce mouvement, il mettait, à son insu, un reste de cette grâce noble dont les vieux gentilshommes emportent le secret. Cela faisait péniblement contraste avec la repoussante misère du grenier.

– Bonsoir, Marthe ! dit le vieillard doucement.

Madame répondit par un signe de tête.

– Ma pauvre fille, reprit l’oncle, il me semble que vous êtes plus pâle encore qu’hier au soir…

Marthe essaya de sourire.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! reprit l’oncle dont les grands yeux bleus se levaient au ciel avec une résignation douloureuse, je fais pourtant ce que je puis !… Ce sont mes cheveux blancs qui les arrêtent… J’ai beau leur dire : « Voyez mes bras, je suis vigoureux encore ; on me répond : « Il est temps de vous reposer, mon vieux. » Me reposer… quand ma pauvre belle Marthe souffre !…

Il essuya son front où il y avait de la sueur.

– Je suis bien las, ma fille, reprit-il ; Paris est grand… et je n’ai pas pris un seul instant de repos durant toute cette journée… Sais-je à combien de portes j’ai frappé ?… Partout où je me présentais, je disais : « Donnez-moi de l’ouvrage… je ne demande pas à choisir la besogne… je ferai ce que vous voudrez… »

– Pauvre père ! pensait Diane qui écoutait les larmes aux yeux.

– « Je ne demande pas un gros salaire…, poursuivait Jean de Penhoël ; quand j’aurai bien travaillé, vous me donnerez ce que vous voudrez. » La porte se refermait avant que j’eusse fini… Ou bien on me demandait : « Brave homme, que savez-vous faire ? » Mon Dieu ! autrefois je savais monter à cheval, porter le mousquet et manier l’épée… Je n’ai jamais été obligé d’apprendre d’autre métier, grâce au pain que me donnait Penhoël. Et maintenant que Penhoël n’a plus de pain, je ne peux pas lui en donner moi ! Je répondais : « Je sais bêcher la terre des jardins, porter les fardeaux, balayer les écuries… Ayez pitié !… Faites-moi le valet de vos serviteurs ! – Non… non… » La même parole toujours !… Dans cet immense Paris où tant d’or se prodigue, quand on est pauvre et qu’on a les cheveux blancs, il faut donc se coucher sur la terre pour attendre la mort !…

Diane collait son oreille aux planches ; elle sanglotait tout bas. Marthe de Penhoël restait froide et semblait saisir à peine le sens de ces paroles désolées.

L’oncle Jean s’assit auprès d’elle, et prit ses mains, qu’il serra tendrement dans les siennes.

– Et pourtant, continua-t-il en retrouvant son mélancolique sourire, j’ai tort de murmurer, car aujourd’hui, Dieu m’a envoyé un espoir… Marthe… ma petite Marthe !… si le pauvre vieillard pouvait vous secourir !…

Il baissa la voix comme pour faire une confidence.

– Écoutez ! reprit-il, je crois bien que nous ne serons pas longtemps malheureux désormais… Comme je revenais ce soir, harassé de fatigue et le découragement dans l’âme, j’ai entendu, par la fenêtre ouverte d’un rez-de-chaussée, un bruit bien connu à mon oreille… des fleurets qui se choquaient… et le coup de fouet de la sandale, claquant contre le sol… J’étais auprès d’une salle d’armes… Autrefois, du temps de ma jeunesse, je faisais un fier tireur, ma petite Marthe !… C’est moi qui donnai des leçons à notre Louis, la plus forte lame de Bretagne !…

À ce nom de Louis, le regard fixe de Madame eut un rayonnement soudain et fugitif.

Jean de Penhoël continua sans prendre garde :

– Comme il se tenait sous les armes !… Il me semble le voir encore ferme sur ses jarrets d’acier, vif à l’attaque, prompt à la parade… Ah ! il était devenu plus fort que son maître, le cher enfant !… Mais parlons de nous, ma fille… Je suis entré dans la salle… ils étaient là une vingtaine de jeunes gens prenant leçon ou faisant assaut. Moi qui ai vu Saint-Georges, Fabien et la Bessière, je puis bien dire cela… on ne se bat plus comme autrefois, et les belles manières sont perdues !

Son bon sourire se teignit d’un peu d’ironie.

– Vraiment, s’écria-t-il emporté par une distraction soudaine, ces beaux messieurs d’à présent sont incroyables ! Si vous les voyiez, Marthe, saluer négligemment et tirer le mur comme par manière d’acquit, cela vous ferait pitié, ma pauvre fille !… Plus de grâce !… une tenue gauche et en même temps fanfaronne !… À les voir courir, souffler, crier et se fendre comme des compas pour se donner, au hasard, quelques méchants coups de fleuret dans les cuisses, on dirait une douzaine de paires de boutiquiers qui se battent avec leurs aunes.

L’oncle en sabots eut un petit rire sec et décidément moqueur.

Puis tout à coup sa figure redevint grave.

– À qui vais-je parler de cela ?… Et devrais-je censurer, moi qui demande l’aumône ?… Je me suis approché du maître, du professeur, comme on les appelle maintenant, et je lui ai dit en rassemblant tout mon courage :

« – Monsieur, avez-vous besoin d’un prévôt pour votre salle ?

« Le professeur m’a toisé d’un regard dédaigneux.

« – Est-ce qu’on faisait des armes avant le déluge ? m’a-t-il demandé.

« Toujours mes malheureux cheveux blancs !

« – Je pense bien que l’art a fait des progrès…, ai-je répondu, et sous votre direction savante…

« – Mon vieux, on n’apprend plus rien à votre âge !

« – C’est que j’ai grand besoin…

« – Je vous demande si cela me regarde !…

« Je m’en allais tristement, lorsqu’il se ravisa pour mon bonheur.

« – Au fait, dit-il, je n’aime pas à renvoyer comme ça les pauvres diables… J’ai besoin de quelqu’un pour balayer la salle, moucheter les fleurets et mettre tout en ordre… vingt francs par mois : l’ancien, ça vous va-t-il ?…

« Si cela m’allait, ma pauvre petite Marthe !… vingt francs par mois !… Comme je l’ai remercié !… Et j’entre en fonctions dans huit jours… Entends-tu bien ?… nous n’avons plus qu’une semaine de misère !

Le pauvre oncle Jean ne se possédait pas de joie.

– Eh bien ! reprit-il voyant que Marthe ne répondait pas, vous ne dites rien, ma fille ?…

Marthe secoua la tête :

– Huit jours !… murmura-t-elle d’un ton si bas que Diane ne put l’entendre à travers la cloison, c’est bien long !… c’est trop long !

Et comme l’oncle Jean l’interrogeait du regard, elle ajouta :

– La main qui nous jetait chaque soir un morceau de pain s’est lassée, sans doute…

Elle n’acheva point sa pensée, mais ses deux mains touchèrent sa poitrine avec, ce mouvement dont nous avons parlé déjà, funeste pantomime, signal de détresse que tout le monde comprend.

La tête du vieillard se pencha vers la terre.

Diane n’avait rien entendu de ces dernières paroles, mais elle avait vu le geste de Marthe, et cela suffisait.

Elle s’élança tremblante d’émotion. En trois sauts elle eut regagné sa chambre où Cyprienne rentrait, à ce moment, tout essoufflée.

Cyprienne, joyeuse et consolée, mordait à belles dents un gros morceau de pain qu’elle rapportait.

– Ils souffrent là-haut…, dit Diane ; Madame a faim !

Les dents de Cyprienne, qui venaient de rompre avidement la croûte appétissante et dorée, lâchèrent prise aussitôt.

– Et moi qui ne pensais pas !… s’écria-t-elle ; vite, ma sœur !… Heureusement que je ne leur ai pris qu’une bouchée !…

Elles remontèrent, lestes comme des sylphides, les marches vermoulues des deux derniers étages, et l’instant d’après le pain, glissant entre deux planches, tomba sur le sol poudreux du grenier.

Marthe poussa un cri de soulagement.

Les deux jeunes filles la regardaient manger. Elles souriaient toutes deux.

– Ma sœur…, disait Cyprienne ; à voir cela, on n’a plus faim.

V. – MADAME COCARDE.

Il y avait cinq minutes que Diane et Cyprienne étaient rentrées dans leur chambre, dont la porte restait entr’ouverte. Elles étaient agenouillées toutes deux, côte à côte, devant l’image de la Vierge, collée au mur, dans la ruelle du petit lit. Elles disaient ensemble leur prière du soir.

Quand elles eurent achevé de réciter avec recueillement la série d’oraisons que l’usage catholique réunit en un pieux faisceau pour consacrer les heures du sommeil, Diane ajouta d’un ton simple, qui révélait l’habitude de chaque jour :

– Sainte Marie, mère de Dieu, intercédez auprès de Jésus, votre fils, afin qu’il nous envoie cinq cent mille francs pour racheter les biens de Penhoël !…

– Ainsi soit-il !… répondit Cyprienne.

Pauvres enfants !

– Faites, bonne sainte Vierge, reprit Diane, que notre cousine Blanche soit gardée de tout mal, et que nous puissions la rendre à sa mère ; sainte Marie, ayez pitié de Penhoël, de Vincent, de Madame et de notre bon père. Faites que notre oncle Louis revienne enfin, pour nous porter secours.

C’était une formule bien souvent répétée.

Cyprienne dit encore :

– Ainsi soit-il !

Puis, elles restèrent un instant agenouillées et priant tout bas. Parmi les paroles que leur cœur prononçait, à défaut de leur bouche muette, on eût trouvé sans doute les noms d’Étienne et de Roger…

Tout à coup, elles se levèrent en tressaillant. La porte entr’ouverte de leur chambre avait crié, en même temps qu’on y frappait trois petits coups discrets.

– Madame Cocarde !… dit, sur le palier, une voix cassée et chevrotante, mais flûtée, sucrée et gardant évidemment des prétentions à la douceur ; êtes-vous couchées, mes tourterelles ?

– Pas encore, répondit Diane ; cependant… il est bien tard !

– Mais non ! mon ange d’amour, repartit la voix sucrée, cassée, etc. ; pas encore neuf heures à ma montre qui va comme l’hôtel de ville… Ah çà ! on peut entrer, je pense ?… Pauvres mignonnes ! comme elles étaient jolies ainsi à genoux et disant leurs petites drôleries de prières !…

En 1820, les dames du genre de madame Cocarde étaient païennes comme une chanson de Béranger. De nos jours, revenues à des sentiments meilleurs, elles ont des croix d’argent doré à leur ceinture et une chaise à coussins de velours rouge dans la nef folâtre de Notre-Dame de Lorette.

Madame Cocarde entra tout doucement et referma la porte.

C’était une petite femme pâlotte et blonde, aux traits courts, un peu effacés, aux grands yeux d’un bleu délayé, tendres, comme on dit, craignant la lumière et cernés d’un cercle gris, empruntant cette couleur à une myriade de rides imperceptibles. Elle souriait d’une assez gentille façon ; sa taille bien prise dans une robe de chambre de taffetas nankin paraissait rondelette et potelée. De loin, un myope l’eût prise assurément pour une de ces jolies femmes arrivées à la trentaine, qui conservent des allures enfantines et mignardes, un peu au delà de l’âge convenable.

Mais de près l’aspect changeait notablement. Sa figure était comme sa voix, quelque chose de flétri et d’usé : une ruine à grand’peine replâtrée, et que toutes les réparations du monde ne pouvaient point empêcher d’être une ruine.

Non pas que madame Cocarde eût dépassé de beaucoup la trentaine. Ces femmes-là n’ont pas précisément d’âge. Parmi des signes d’une vieillesse précoce, elle gardait certains indices qui parlaient encore de jeunesse. Madame Cocarde avait probablement vécu à fond de train.

On se fait ainsi parfois une position bien honnête. Madame Cocarde avait l’estime de son quartier. Elle possédait des rentes ; elle était principale locataire des trois derniers étages de la maison où nous sommes. On ne faisait point de bruit chez elle. Et bien que certaines langues méchantes se permissent un narquois sourire en parlant du genre d’affaires auxquelles se livrait madame Cocarde, tout ce qui vendait vin, sucre, café, viande ou légumes dans la rue Sainte-Marguerite la déclarait une femme comme il faut, et qui eût trouvé plus d’un mari, si elle n’avait pas été trop fine pour tomber dans ce travers-là.

Madame Cocarde traversa la chambre d’un pas sautillant et vint s’asseoir à côté du lit, en ayant soin de tourner le dos à la lumière. Cyprienne et Diane restaient debout ; il était facile de voir que cette visite attardée ne leur faisait point un plaisir infini ; mais on pouvait deviner également qu’elles avaient intérêt à ménager la visiteuse.

Madame Cocarde souriait et les caressait du regard.

– Ça va bien à de petits chérubins comme vous d’être dévotes, reprit-elle quand elle fut assise ; le bon Dieu, la bonne Vierge, les bons anges gardiens !… Moi aussi, je croyais à tout cela quand j’étais petite fille… Ah ! mes pauvres belles ! lorsqu’on arrive à vingt-cinq ans… vingt-six ans… ces enfantillages-là sont déjà bien loin… et l’on songe à des choses plus sérieuses !

Elle fourra ses deux mains dans les poches de sa douillette.

– Savez-vous qu’il fait frais chez vous ?… reprit-elle en se pelotonnant sur elle-même avec un mouvement frileux. Il y a déjà six semaines que je fais du feu, moi… Je sais bien qu’il y a la différence des situations… mais c’est égal, mes anges, vous devriez avoir un petit poêle et l’allumer le soir en rentrant.

– Nous verrons…, dit Diane, quand l’hiver sera venu…

– C’est qu’il vient, ma pauvre biche… Il approche à grands pas !… Moi qui vous parle, j’ai mis mes robes d’été dans l’armoire… Et je trouve que les jupons ouatés ne sont pas de trop.

Elle toucha l’étoffe de la robe de Cyprienne qui se trouvait le plus près d’elle.

– De l’indienne ! s’écria-t-elle ; et encore de la petite indienne !… Mes chers cœurs, comme vous devez grelotter avec ça !

La principale vertu de Cyprienne n’était point la patience.

– Mon Dieu, madame, dit-elle en reprenant sa robe avec un geste brusque, nous faisons comme nous pouvons, et nous ne nous plaignons pas.

– Est-ce que je vous aurais fâchée, ma perle ?… demanda madame Cocarde dont la voix flûtée prit des accents plus doucereux encore ; je ne me le pardonnerais pas, car je vous aime de tout mon cœur !… Voyez-vous, c’est dans votre intérêt que je parle… Un rhume est bien vite gagné… puis vient la fluxion de poitrine… Mes petits enfants, je sais bien qu’il y a la différence des situations… Je ne vous dis pas de mettre des robes de soie, comme moi… mais de bons corsages en laine bien doublés… voilà ce que je voudrais vous voir !

Elle sortit de sa poche un petit couteau d’écaille un peu plus long qu’une épingle, et s’en servit en guise de cure-dent.

– Il n’y a rien d’ennuyeux comme les cuisses de bécasse pour rester comme cela entre les dents !… poursuivit-elle sans ponctuer par le moindre silence son intrépide bavardage. Aimez-vous la bécasse, mes amours ?… C’est un gibier qui coûte toujours assez cher… mais, Dieu merci ! ma situation me permet de ne pas trop regarder à la dépense… Asseyez-vous donc là sur votre lit, mes belles… car il n’y a plus qu’une chaise… Vraiment, pour bien peu de chose vous pourriez avoir un joli petit mobilier… Je ne vous parle pas d’acheter des meubles comme les miens… la différence des situations… mais enfin…

– Madame, interrompit Diane, ce que nous avons nous suffit.

– À la bonne heure, mes trésors !… s’écria madame Cocarde ; on peut dire que vous n’êtes pas difficiles à contenter… Mais si vous ne vous asseyez pas, je croirai que vous voulez me renvoyer.

Manifestement, madame Cocarde avait le droit, en effet, de croire cela ; car les deux jeunes filles demeuraient devant elle muettes, froides, embarrassées. Néanmoins, elles obéirent à ce dernier appel et prirent place toutes deux sur le pied du lit avec une politesse contrainte.

Madame Cocarde était, comme nous l’avons dit, principale locataire de la maison, et grâce à l’intercession des deux sœurs, elle consentait à ne point chasser les Penhoël de leur misérable grenier.

C’était là tout le secret de la déférence que lui montraient Diane et Cyprienne.

– Bien, mes petits enfants !… reprit-elle. Comme cela, au moins, on peut causer à son aise !… J’ai beau avoir les dents bien rangées, ces coquines de bécasses ont de petits nerfs qui entrent partout !… Et puis, c’est peut-être une arête, car j’ai mangé du bar… Ah ! mes petits enfants, l’excellent dîner que j’ai fait !… Il faut que je vous en conte le menu… Un potage en tortue délicieux… Pour relevé, un bar au court bouillon… Pour entrée, une blanquette de volaille, que mon cordon bleu réussit toujours à merveille… Pour rôti, cette scélérate de bécasse… Après cela, une crème à la vanille, un raisin et mon café… Je n’ai jamais mieux dîné de ma vie !

Durant cette complaisante énumération, Diane et Cyprienne avaient les yeux baissés. On rouvrait en quelque sorte leur plaie vive ; on appuyait le doigt brutalement sur cette intolérable souffrance, la faim, qu’elles essayaient en vain d’oublier.

Madame Cocarde les lorgnait par-dessous sa paupière clignotante.

– Je ne suis pas ce qui s’appelle une gourmande…, poursuivit-elle ; mais j’avais déjeuné plus matin qu’à l’ordinaire… et c’est si bon de manger quand on a grand’faim !

Cyprienne poussa un gros soupir. Chacune de ces paroles doublait les déchirants élancements qui tiraillaient son estomac vide. Diane souffrait autant que sa sœur ; mais elle restait forte comme toujours, et aucun signe de malaise ne paraissait sur son visage.

– Et vous, mes belles…, reprit gaiement madame Cocarde, comment avons-nous dîné aujourd’hui ?… Je m’intéresse à cela, moi, parce que je vous aime.

Les deux jeunes filles ne répondirent point. Sous la paupière brûlante de Cyprienne, il y avait une larme d’angoisse.

– Eh bien ?… continua la principale locataire ; on ne veut donc pas me dire ses petits secrets de ménage ?… On a honte peut-être ?… Mon Dieu ! mes anges, je fais la part des différences de situation… Je pense bien que vous ne vivez pas d’ortolans… Tenez, voulez-vous que je vous dise, moi, ce que vous avez mangé aujourd’hui… Une bonne soupe… un bœuf aux choux et du fromage…

Pour la faim mortelle des deux pauvres filles, ce simple menu était plus appétissant que la carte la plus recherchée du dîner de madame Cocarde.

– Mon Dieu ! mon Dieu ! fit tout bas Cyprienne.

Le rouge monta au visage de Diane.

– Vous avez deviné à peu près, madame, dit-elle ; mais, je vous le répète… nous sommes contentes de ce que nous avons.

– Voilà de la vraie philosophie, mon ange !… Eh bien ! moi, je suis désolée… désolée de voir de charmantes filles comme vous dans la misère…

– Madame…

– Pas de colère, mon enfant !… Se montrer orgueilleuse vis-à-vis d’une véritable amie, c’est avoir un mauvais cœur !… Fâchez-vous tant que vous voudrez, du reste, vous ne m’empêcherez pas de dire ce que je pense… J’ai le cœur serré, voyez-vous, chaque fois que j’entre dans cette chambre… Deux pauvres chaises, un grabat… Cette harpe qui est seule maintenant, parce que vous avez vendu l’autre, je parie…

– Madame !… dit encore Diane.

La principale locataire prit ses deux mains qu’elle joignit avec celles de Cyprienne :

– Je vous assure que je vous aime, mes pauvres enfants !… prononça-t-elle d’un accent pénétré ; ayez confiance en moi, je vous supplie !… Je suis plus vieille que vous… J’ai plus d’expérience… Laissez-moi vous sauver !

Ce n’était pas la première fois que madame Cocarde parlait ainsi. Diane et Cyprienne avaient leurs raisons pour suspecter la franchise de ses paroles ; et pourtant, telle est la confiance de cet âge, que les deux jeunes filles relevèrent sur la principale locataire leurs regards émus et presque crédules.

– Des robes d’indienne en plein hiver, reprit madame Cocarde, pas de feu !… à peine une misérable chandelle… et pour soutenir ces jolis corps si délicats, si charmants, une nourriture grossière… peut-être insuffisante…

Elle sentit frémir la main de Cyprienne.

– N’est-ce pas ?… poursuivit-elle, insuffisante ?…

– Oh !… murmura Cyprienne, par grâce, ne nous parlez plus de tout cela, madame ; si vous saviez ce que je souffre !…

– Hein ? fit madame Cocarde avec curiosité.

Diane regarda sa sœur à la dérobée ; son front devint pourpre ; elle releva les yeux sur madame Cocarde et dit à voix basse :

– Elle souffre… parce qu’il y a deux jours qu’elle n’a mangé.

– Deux jours !… répéta froidement la petite femme ; moi qui ai mal à l’estomac quand j’oublie mon second déjeuner… C’est bien long !

Elle retira sa main pour la replonger dans la poche de sa douillette.

– Deux jours !… répéta-t-elle encore, mais cette fois avec lenteur et comme en faisant un retour sur elle-même ; moi aussi… ces choses-là ne s’oublient pas… moi aussi, j’ai été deux jours sans manger… Bon Dieu ! mes filles, tout le monde a passé par là… C’est le coup d’éperon qui force à faire le premier pas… et je vous promets que les autres pas ne coûtent guère…

Cette froideur subite refoulait l’émotion des deux jeunes filles, et Diane regrettait déjà son aveu.

– Oh ! oh ! continua la petite femme en suivant le cours de ses réflexions ; je savais bien que vous n’étiez pas millionnaires ! mais deux jours sans manger !… Ah çà ! le métier ne va donc pas du tout, du tout ?…

Comme Diane ne répondait point, madame Cocarde tourna les yeux vers elle et changea brusquement de visage. Sa froideur disparut pour faire place à cette douceur mielleuse et riante qu’elle savait donner à sa physionomie.

– Vous me voyez anéantie, mes beaux anges, dit-elle. Comment !… si près de moi… de moi qui vous porte un intérêt si véritable !… Mais vous ne vous souvenez donc plus de ce que je vous ai dit dans le temps ?

La voix de Diane prit un accent hautain et sévère.

– Nous avons tâché de l’oublier, madame…, répliqua-t-elle.

– Comme vous êtes ravissante ainsi, mon ange !… s’écria madame Cocarde qui la regardait avec une sincère admiration ; la fierté vous sied comme à une reine !… Ah ! que je voudrais jeter au feu cette petite robe qui m’impatiente et mettre à la place de la soie, du velours, des dentelles !… Ce serait si facile ! et vous me remercieriez tant lorsque vous seriez devenues plus raisonnables !

Diane, le front haut, les yeux baissés, la joue en feu, était belle, en effet, belle comme l’orgueil de la pudeur.

– Nous sommes obligées de nous lever dès le matin, madame, dit-elle, et voilà qu’il est bien tard.

– C’est-à-dire que vous me chassez ! s’écria la petite femme, moi, votre meilleure amie !… Et pourquoi ?… Parce que je veux changer votre misère en bonheur… parce que je suis franche et que je ne puis pas cacher mon dépit de vous voir comme ça sans ressource, vous qui pourriez avoir une maison et de beaux meubles, et tout !

Elle se leva dans un mouvement tragique, appris quelque part au théâtre, et qui rendait tant bien que mal l’amertume du dévouement méconnu ; puis elle ajouta sans s’éloigner encore :

– Souvenez-vous de ce que je vous dis là !… J’ai l’expérience… et je vous promets que vous vous mordrez les doigts, mes poulettes, plutôt dix fois qu’une, à cause de votre conduite de ce soir… Mais dame ! qui refuse muse !… On n’attendra pas ces demoiselles jusqu’à la fin du monde… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! comme si on ne savait pas ça par cœur !… Nous sommes toutes la même chose !… On se rebiffe ; on fait la petite rageuse ; on rejette bien loin la fortune… Puis on se lasse, je dis les plus fières ! Et telle qui a repoussé tout l’or de la terre, des bijoux, des toilettes, des rentes… une situation, quoi ! prononça madame Cocarde avec emphase, se laisse prendre par un artiste ou un va-nu-pieds.

Diane fronça le sourcil.

Madame Cocarde haussa les épaules et se dirigea vers la porte.

– Voilà comme ça se joue !… grommela-t-elle en levant les yeux au plafond. Quand je pense que ces petites bégueules-là se laissent mourir de faim auprès de la soupière pleine !… car je vous le dis encore, quoique ce soit, en conscience, jeter des perles… je m’entends bien !… oui, mesdemoiselles sans le sou, il y a un monsieur, un millionnaire, qui en fait, pour vous, des pas et des démarches !… un homme tout ce qu’il y a de mieux !… et si vous vouliez, demain vous auriez équipage.

Point de réponse. Diane releva l’oreiller du lit pour faire la couverture.

Les yeux tendres et clignotants de madame Cocarde eurent un éclair, et sa bouche pincée fit une grimace méchante.

– Équipage, mademoiselle Diane, répéta-t-elle, vous qui n’avez plus de souliers… entendez-vous ?

Ceci fut dit avec une explosion d’aigreur et de malice. La petite femme mettait bas décidément son masque doucereux pour lâcher bride à sa langue barbelée, mauvaise, griffue comme la patte d’un chat en colère.

Elle avait encore deux ou trois pas à faire pour atteindre la porte. On allait en entendre de belles.

La pauvre Cyprienne n’écoutait plus. Diane, elle, avait laissé la couverture à moitié faite. Sa tête se penchait sur son épaule. Un sourire étrange errait autour de sa lèvre. Son front était pensif, et ses grands yeux, perdant leurs regards superbes, étaient devenus tout à coup rêveurs.

– Entendez-vous ?… reprit madame Cocarde exaspérée par le sourire de la jeune fille ; je vous jure bien, mesdemoiselles en haillons, que vous attendrez longtemps une occasion pareille ! Je me serais fait fort de vous obtenir, moi, tout ce que vous auriez voulu… Trente bonnes mille livres de rente, car cet homme-là est fou !… Des créatures comme ça refuser trente mille livres de rente !… Dites donc, avez-vous l’argent de votre mois pour me payer ? Ah ! ah ! j’ai été trop bonne avec vous ! Demain soir, foi d’honnête femme, les gens du grenier iront coucher dans la rue !…

Diane restait toujours calme. À la voir, on eût dit que toutes ces paroles insultantes ne lui étaient point adressées.

À ces derniers mots, pourtant, elle se tourna vers madame Cocarde avec lenteur.

La principale locataire, qui crut à une attaque, mit le poing sur la hanche d’un air intrépide ; mais ses bras tombèrent lorsqu’elle entendit la jeune fille lui demander froidement :

– Combien faut-il d’argent pour faire trente mille livres de rente ?

– Comment dites-vous, mon cœur ?… balbutia madame Cocarde. Combien il faut d’argent, en capital ?…

– Oui.

– Six cent mille francs au denier vingt.

– Six cent mille francs !… répéta Diane en regardant sa sœur à la dérobée.

La petite femme se rapprochait.

– Est-ce que nous allons être gentilles ?… murmura-t-elle avec un retour subit de caressante douceur.

Diane pensait.

Puis elle dit d’un ton tranquille :

– Cet homme… pourrait-on y aller ce soir ?

Madame Cocarde recula d’un pas, et Cyprienne releva la tête en sursaut pour jeter à sa sœur un regard stupéfait. Elle se croyait le jouet d’un rêve.

Il n’y avait pas la moindre trace d’émotion sur le beau visage de Diane.

– Peste !… fit la petite femme ; ce soir !… Comme on y va maintenant !… Ah çà ! mignonnes, vous vous êtes donc joliment moquées de moi ?…

– Diane ! prononça tout bas Cyprienne.

Diane lui imposa silence d’un geste glacé.

– Je vous demande, dit-elle en s’adressant à la principale locataire qu’elle regardait en face, si on peut aller chez cet homme ce soir ?

– Mais… je ne vois pas…, balbutia madame Cocarde ; sans doute…

Elle ajouta en aparté :

– Au fait, je ne réponds de rien, moi !… C’est lui qui les a dénichées !… Mais, tudieu ! il paraît que les petits anges savent déjà ce que parler veut dire !… Tout de suite, mon séraphin ! reprit-elle en souriant à Diane, et je vous promets que vous serez bien reçues… et que vous trouverez là un souper tout servi !

– C’est bon…, dit Diane ; voulez-vous nous y conduire ?

– Oh ! ma sœur !… fit Cyprienne en joignant les mains.

– Si je le veux !… s’écria la petite femme ; je passe un châle ; je mets un chapeau, et j’envoie chercher une voiture… Attendez-moi, mes biches !… je suis à vous dans deux minutes !

Elle sortit en courant.

Les deux jeunes filles restèrent seules.

Cyprienne regardait sa sœur avec de grands yeux ébahis, et ne pouvait point trouver de paroles pour l’interroger.

Diane était immobile, la taille droite, les bras croisés sur sa poitrine.

– Six cent mille francs !… dit-elle enfin… de quoi racheter Penhoël !

– Oh !… mon Dieu ! fit Cyprienne.

– Écoute !… reprit Diane, pendant que tu allais acheter du pain, j’étais là-haut, moi, et je les voyais souffrir ! Comme Madame est changée !… Ses yeux n’ont plus de larmes… Et notre vieux père qui va chaque jour de porte en porte, repoussé partout… abreuvé partout d’insultes et de mépris !

Cyprienne pleurait.

– C’est vrai !… c’est vrai ! dit-elle parmi ses larmes. Mais la honte !…

Diane la prit entre ses bras et la couvrit d’un regard de mère.

– Tu as raison, pauvre enfant !… murmura-t-elle ; ne viens pas… car c’est encore un combat… et si l’on échoue, cette fois, il faudra bien mourir…

– J’irai…, dit Cyprienne.

VI. – L’HÔTEL MONTALT.

Nehemiah Jones, le majordome de Montalt, était un gentleman et un homme de goût parfait. Il avait acheté pour son maître un des plus confortables hôtels du faubourg Saint-Honoré ; un hôtel largement séparé de la voie où fourmille la foule bruyante et gênante, isolé au beau milieu de la grande ville, ombragé par des arbres centenaires et ouvrant la haute porte de ses salons sur des jardins de prince.

Nehemiah Jones avait trouvé cela entre les Champs-Élysées et la place Beauveau. C’était une retraite choisie d’où la vue rencontrait partout des arbres, du gazon, des fleurs, et nulle part l’autre côté de la rue, cette odieuse barrière qui borne l’horizon parisien ! nulle part la fenêtre curieuse du voisin ; nulle part le dos de ces civilisés qui passent des heures en contemplation devant les vitres des cordonniers ou des marchands de parapluies.

Et c’était charmant ! Une sorte de riant palais, bâti sous le règne de Louis XV, alors que les bosquets de Beaujon étaient bien loin de Paris encore et cachaient seulement les façades mignonnes des folies nobles ou financières.

L’hôtel Montalt, comme on l’appelait déjà dans le faubourg, affectait la forme régulière d’un château du XVIIIe siècle dessiné par Péronnet ou Gabriel.

C’était un corps de bâtiment carré, flanqué de deux pavillons symétriques. Au-dessus du deuxième étage, dont chaque fenêtre avait à son sommet des têtes rieuses de nymphes ou de satyres, régnait une galerie ajourée, tournant autour du toit et le masquant presque entièrement. Sur le fronton triangulaire, Coustou le jeune avait taillé deux dryades, couchées à demi et soutenant un écusson de marbre.

Sous le fronton, quatre colonnes doriques supportaient un large balcon, dont la saillie abritait la dernière marche d’un perron circulaire, où s’étageaient douze paires de vases à fleurs.

En quittant la cour plantée d’arbres pour monter les degrés du perron, vous trouviez un spacieux vestibule, soutenu par un péristyle d’ordre corinthien en marbre violet, avec chapiteaux de bronze ; l’œil enfilait le corps de logis, percé à jour, et allait se reposer sur la belle verdure du jardin situé derrière l’hôtel.

Aux deux côtés du vestibule, pavé en mosaïque romaine, s’ouvraient, à droite, le salon, la galerie, la bibliothèque, le tout en enfilade ; à gauche, sous une tête de cerf monstrueuse, la salle à manger, où pouvaient s’asseoir cinquante convives.

En face du perron, l’escalier d’honneur montrait sa haute rampe d’acier ciselé, rehaussé de volutes d’or, de pampres et de fleurs. Du côté opposé à la rampe, au-dessus d’un lambris en marbre violet comme celui des colonnes, Desportes avait mis quelques-unes de ses larges peintures, sur lesquelles le dôme transparent qui terminait l’escalier jetait la lumière à grands flots.

La terrasse, tournant deux fois sur elle-même avec ses balustrades de marbre blanc, s’ouvrait au delà du vestibule et descendait au jardin. C’était un vrai petit parc, qui s’étendait à gauche de l’avenue Marigny jusqu’aux maisons du faubourg d’une part, de l’autre, jusqu’aux abords des Champs-Élysées.

On était là surtout en plein XVIIIe siècle. Après le beau parterre, venait le boulingrin Pompadour et les tilleuls énormes, taillés en arcades. Puis c’étaient des statues, habillées de mousse et cachées dans des niches de verdure, des jets d’eau qui voulaient être rustiques, des naïades, des tritons, Neptune, Amphitrite, etc., le tout entouré d’un cercle de buis centenaires à qui le ciseau avait donné mille formes architecturales ou fantastiques.

Par delà les grands buis, il y avait des labyrinthes ombreux où Cupidon et sa sœur se jouaient, aimaient, souriaient, se groupaient sous la feuillée, suivant le lascif caprice de l’art au siècle de Louis XV.

Lors de son arrivée, Montalt avait trouvé ce mythologique paradis en pleine verdure et en pleines fleurs. Il n’avait eu garde de regretter son froid palais de Portland-Place, à Londres. Mais quand vinrent les jours pluvieux de septembre, adieu la riche feuillée des grands arbres, adieu les corbeilles de fleurs.

Le nabab était inconstant par système. Il se serait fatigué bien vite des fleurs et des arbres, mais il n’aimait pas à voir son caprice contrarié avant l’heure de la satiété.

Il fit appeler Nehemiah Jones, son majordome, et il lui dit :

– M. Jones, ne pourrait-on mettre mon jardin en serre ?

– Si c’est la volonté de milord, répliqua Nehemiah Jones le plus simplement du monde, pourquoi non ?

Il eût semblé, en vérité, à entendre ce brave Anglais, que la volonté de milord était la règle de l’univers.

Milord répondit :

– C’est ma volonté, M. Jones.

Nous ferons remarquer en passant que ce titre de lord, appliqué à Montalt, était de pure convention. L’Angleterre ne prodigue pas ainsi la seigneurie : seulement, tout million est noble pour les pauvres gens. Montalt, d’ailleurs, n’y tenait point, et se vantait volontiers d’être sorti du peuple.

Nehemiah Jones salua et se retira. Quelques heures après, une armée d’ouvriers envahissait le jardin, au-dessus duquel s’éleva comme par enchantement une toiture transparente.

Cela coûta un prix insensé. Mais Nehemiah Jones revint dire à Montalt un beau matin :

– Milord, on a mis en serre le jardin de Votre Seigneurie.

C’était bien la perle des majordomes, que ce Nehemiah Jones.

Paris s’est, ému, un jour, ému pour tout de bon vraiment, parce qu’on lui a ouvert, moyennant un franc d’entrée, un Éden qui se nommait le Jardin d’Hiver, et qui était grand comme la salle des Pas-Perdus, au Palais de Justice. Le parc de Montalt aurait contenu à l’aise une demi-douzaine de Jardins d’Hiver.

Jugez si Paris se mit en fièvre ! Les premiers qui entendirent parler de cette merveille n’y voulurent point croire ; puis, comme on racontait des détails précis, vraisemblables, circonstanciés, les moins curieux désirèrent voir.

Mais il ne s’agissait pas ici de donner un franc et de confier au contrôle sa canne ou son parapluie : personne n’entrait, sinon les amis de Montalt, ou encore les protégés de Nehemiah Jones.

C’est à peine si, des fenêtres hautes du faubourg, on voyait briller à travers les arbres, dans ce pays de jardins et de bosquets, l’immense voûte de verre ; mais on n’en grimpait pas moins aux mansardes et c’étaient souvent de belles dames qui laissaient en bas leurs équipages pour entreprendre cette ascension.

Il y eut des grisettes aussi pauvres qu’honnêtes qui gagnèrent trois cents livres de rente à prêter ainsi leur modeste asile, d’où l’on apercevait le dôme des Invalides, le Val-de-Grâce, l’Institut, la Salpêtrière, mais non du tout le mystérieux paradis du nabab.

Le champ était ouvert aux suppositions, aux descriptions apocryphes, à la poésie des nouvellistes rêveurs, et Dieu sait que nul ne se faisait faute d’avoir en poche son petit plan du jardin miraculeux ! On en comptait les berceaux, les grottes et les statues. Plus il était difficile d’y pénétrer, plus il y avait de véritable gloire à dire : « Je l’ai vu. »

Personne ne s’en privait. Et comme le thème descriptif était varié par l’imagination de chacun, l’idée que s’en faisaient les simples dépassait toutes les limites du merveilleux.

Les uns, frottés de saine littérature, refaisaient tout doucement les bosquets d’Amide, ou l’Éden de Milton ; les autres prouvaient certaines connaissances d’histoire naturelle en décrivant les mille plantes des plates-bandes et des corbeilles ; d’autres enfin, prenant soin d’animer la scène, montraient le beau nabab errant sous ses féeriques ombrages, au milieu d’un essaim d’almées.

Car l’idée du sérail de Montalt avait franchi le détroit, et ceux qui avaient aperçu, par hasard, Séid et son noir compagnon, leur confiaient tout naturellement la garde d’un harem nombreux et choisi.

Quant à l’idée qu’on se faisait de la richesse du nabab, c’était quelque chose de prodigieux et de fou. Ceux qui ne voulaient pas exagérer disaient seulement qu’il était plus riche que le roi ; mais le commun des croyants ne cherchait pas même une comparaison.

Les hâbleurs parlaient de fourgons chargés d’or…

Et de tout cela se dégageait une sorte de crainte superstitieuse. Un homme qui disposait de tels trésors devait être au-dessus des lois du monde et se rire des barrières imposées à la foule.

Parmi tous ces on dit, le vrai avait sa part, le faux la sienne. Ce qu’il faut affirmer, c’est que ce fameux jardin n’avait point peut-être son pareil en Europe.

Quant à l’hôtel, œuvre d’une ère sensuelle s’il en fut, Montalt l’avait orné suivant son goût bizarre. Là, se mêlaient aux voluptueux souvenirs de notre XVIIIe siècle, les molles délices des mœurs asiatiques. Le confort anglais brochait sur le tout et doublait l’originalité de cet hybride accord.

Boucher se trouvait avoir jeté en grappes ailées ses Amours dodus sur les panneaux d’une salle que Montalt avait fait daller de marbre et où des tuyaux lançaient l’eau tiède et parfumée des bains, suivant la mode de Tebriz ou de Dir. Sous les tentures se montraient encore les guirlandes de fleurs et de fruits. Les vives couleurs des pans de cachemire faisaient tort aux nuances un peu passées qui chatoient encore aux robes des marquises-bergères de Watteau.

Et tout près, à dix pas de ces coussins paresseusement amoncelés, l’attirail austère du sport britannique.

Le palais de Montalt réunissait la mollesse du XVIIIe siècle aux mollesses de l’Orient, sans craindre le voisinage des modes roides du gentlemanry pur sang.

Car Montalt, malgré toute sa puissance, ne pouvait façonner que le dedans à sa guise. Entre les murs de l’hôtel ses souvenirs pouvaient prendre une forme et lui rendre aisément l’aspect aimé de sa vie indienne ; il pouvait se croire encore à Mascate, ou parcourant en vainqueur, avec ses cipayes, un coin de la Perse, une province du Kaboul…

Mais au dehors, c’était l’Europe. Impossible de refaire les mœurs de tout le monde. Au lieu du palanquin asiatique aux balancements indolents, il fallait le fougueux attelage.

Et point n’est besoin de dire que les écuries du nabab n’avaient pas de rivales dans Paris.

La richesse, le luxe prodigue et somptueux étendaient comme un vernis sur les contrastes trop heurtés qui eussent pu déparer la demeure de Montalt. Le désordre est plus beau parfois que toute symétrie. Cela était beau comme le désordre.

Montalt était là, d’ailleurs, servant lui-même de lien vivant à toutes ces choses disparates, et adoucissant les contrastes, à force de présenter en sa propre personne tous les contrastes réunis.

C’était son œuvre ; l’œuvre achevée, il n’y songeait plus guère, et vivait là comme il eût vécu ailleurs, indifférent à ces merveilles créées avec tant de passion.

Suivant la morale commune, qui est assurément la meilleure, il menait là, dans sa délicieuse retraite, une existence assez peu exemplaire.

Les trois dieux idiots du vaudeville : le jeu, le vin, les belles, étaient sa religion.

Il buvait comme un vrai lord ; il jouait comme un possédé du diable ; il aimait comme don Juan. Où son inconstant amour n’avait-il pas été, depuis les pécheresses divinisées par la mode et se faisant une gloire de leur galanterie, jusqu’à ces Madeleines modestes qui glissent et tombent derrière le voile ? Depuis Lola, notre belle Lola, madame la marquise d’Urgel, jusqu’à telle jolie dame, que Lovelace lui-même eût craint d’attaquer.

Il est vrai de dire, pourtant, que Montalt n’opérait jamais de séductions et n’abusait de personne. Il n’avait ni le temps, ni le vouloir. Pour séduire, il faut au moins un semblant d’amour, et la comédie jouée eût fatigué Montalt presque autant que la réalité même…

Elles l’eussent aimé, car il était généreux, noble, brave et beau comme un demi-dieu ; elles l’aimaient peut-être. C’était malgré lui et à son insu. Lui n’aimait rien et donnait tout à ses sens qui s’éveillaient, ardents et jeunes, à côté du sommeil lourd de son cœur.

On est ainsi parfois, à la suite d’un de ces amours mortels où l’on avait mis tout son être et que la déception a brisés. Mais le nabab disait bien souvent que jamais il n’avait aimé…

C’était sa nature, sans doute.

Il fallait croire cela, bien que difficilement on pût concilier ce vide glacé du cœur, ce matérialisme sans contre-poids avec la belle générosité qui perçait, non point dans ses paroles, mais dans ses actions.

Il y avait tant de contrastes dans cet homme ! Ceux qui l’approchaient le plus intimement n’auraient point osé le juger, encore moins le définir. En principe, son âme semblait perdue ; il n’y avait plus rien en lui que doute, négation, blasphème. Tout ce qui est bon, tout ce qui est saint, excitait son mépris ou sa raillerie. Il ne voulait croire qu’au mal. Et pourtant, à part les fautes de sa vie systématiquement dissolue, il ne faisait que le bien.

C’était comme une lutte entre sa nature bonne, sensible, miséricordieuse, et quelque système impie, qu’il s’était imposé de force à lui-même. C’était, si l’on peut s’exprimer ainsi, un homme arrivé à la religion du vice, et tâchant d’expier ses vertus. C’était surtout, du moins aurait-on pu le croire s’il n’avait pris à tâche de le nier constamment, un homme blessé par le sort injuste et qui avait cette folie bizarre de tourner sa vengeance contre Dieu même.

Ses bonnes actions, il les cachait avec un soin minutieux et jaloux, avec un soin presque égal à celui qu’il mettait à se parer de ses fautes. Vis-à-vis même du serviteur chargé de répandre ses bienfaits, il s’en excusait comme d’une faiblesse honteuse. Par un raffinement d’ironie, ce même serviteur remplissait auprès de lui un emploi sans nom.

C’était un Anglais appelé Smith. Des sommes énormes passaient par les mains de ce Smith. La plus grande part était affectée à des aumônes, bien que Montalt fît semblant de croire parfois que le tout passait au budget de ses plaisirs.

Le soir, en revenant du jeu, Montalt entrait dans une chambre ornée de tout ce que le luxe peut offrir de plus merveilleux. Une fois sortie de cette chambre, la femme qui y était entrée n’y devait plus rentrer jamais. Ce n’était pas néanmoins un exil, car elle avait droit dorénavant de franchir la porte close de l’hôtel et d’assister aux magnifiques fêtes du nabab.

Ce qui n’était pas un mince privilége.

M. Smith n’avait pas encore été au dépourvu, et pas une fois, la chambre consacrée ne s’était trouvée vide à l’heure où le nabab rentrait d’ordinaire.

Mais celui-ci, en cela comme en toute autre chose, avait ses caprices soudains et impérieux. Il lui arrivait bien souvent de passer franc devant la chambre, au devant de laquelle veillaient les deux noirs, sans même jeter un regard à l’intérieur.

Ces soirs-là, il entrait seul dans son appartement, dont il fermait la porte à double tour. On l’entendait se promener longtemps et à grands pas sur le parquet de sa chambre à coucher. Parfois, ses serviteurs curieux prétendaient avoir ouï, à travers la porte, comme un sourd gémissement…

Le lendemain, on le trouvait sur son lit, pâle et brisé de lassitude. On n’osait point lui adresser la parole ; à peine prenait-on le courage de regarder à la dérobée son visage défait et bouleversé.

Ces jours-là, il ne mangeait point. Il restait jusqu’au soir assis sur son divan, tandis que ses deux nègres, immobiles et muets, attendaient ses ordres.

Ceux qui eussent pu pénétrer le secret de sa vie auraient remarqué que ces tristesses mornes et profondes le prenaient chaque fois que les hasards du jeu le forçaient à enlever un diamant au couvercle de sa boîte de sandal.

Et assurément, ce n’était pas la perte elle-même qui le navrait ainsi, car on n’avait jamais vu au Cercle des Étrangers un joueur plus calme et plus impassible.

Les jours dont nous parlons, personne ne pénétrait près de lui, pas même Étienne et Roger qu’il aimait tant à voir d’habitude.

Car, en ceci du moins, le nabab avait fait exception à son inconstance. Cette amitié de hasard, nouée dans le coupé d’une diligence, eût gardé pour bien des gens, dans son origine même, un germe de rupture. Mais, pour Montalt, c’était tout le contraire ; il se disait avec un souverain plaisir que cette liaison n’avait aucune cause logique : on n’était ni parent ni voisin ; on n’avait point été élevé ensemble ; on ne s’était point dévoué mutuellement l’un pour l’autre : donc, il y avait chance que l’on pût s’aimer…

Pour sa part, il aimait les deux jeunes gens beaucoup plus que le premier jour. Il était fou du talent d’Étienne ; il applaudissait de tout son cœur aux moindres saillies de Roger. Vous eussiez dit parfois, lorsqu’ils étaient ensemble, un père entre ses deux fils chéris tendrement.

Mais c’était plus souvent encore un joyeux camarade, et alors il n’était plus possible de ramener la moindre idée paternelle. Montalt, jeune comme eux par la beauté, par l’esprit, par l’élégance exquise, pouvait passer facilement pour le frère aîné, à qui deux ou trois années de plus donnent du poids et de l’aplomb.

Il poursuivait avec une héroïque patience l’œuvre entamée sur la route de Rennes à Paris. Chaque fois que les deux jeunes gens et lui se trouvaient ensemble, il prêchait ; c’était sa manie. Il voulait faire d’Étienne et de Roger des philosophes à son image ; il voulait leur donner surtout ce profond mépris de l’espèce féminine qu’il affectait en toute occasion.

Pour en arriver là, il faisait mieux que raisonner, il tentait. À plusieurs reprises, Étienne et Roger s’étaient trouvés en face d’occasions charmantes et imprévues ; mais le nabab avait beau les entourer de séductions, Étienne et Roger résistaient vaillamment ; Étienne surtout dont le cœur était plus fort.

Du reste, ils se laissaient aller tous deux sans trop réfléchir, et avec l’insouciance de leur âge, à la pente de cette bonne et molle vie que le hasard leur faisait. Étienne travaillait et recevait de son labeur une récompense royale ; Roger ne travaillait point, mais il portait le titre de secrétaire de milord et touchait, sous ce prétexte, des appointements magnifiques.

Tout, dans la maison du nabab, voitures, chevaux, valets, était à leurs ordres.

Charmants cavaliers comme ils l’étaient, distingués, spirituels, élégants, et riches par la grâce du hasard, ils faisaient, en vérité, figure dans le monde.

Au commencement, et d’un commun accord, ils s’étaient promis de mettre à exécution ce cher dessein qu’ils avaient fait un soir dans le jardin de Penhoël, thésauriser, thésauriser comme des avares, pour revenir bien vite en Bretagne où les attendait le bonheur.

Étienne restait fidèle à son projet. Chaque somme que lui donnait le nabab était religieusement placée, et le jeune artiste tressaillait d’aise en voyant s’augmenter rapidement son trésor, car c’était la dot de Diane, de Diane qui était son rêve de toutes les heures, son amour unique et passionné.

Car, à travers l’éloignement, Étienne la voyait encore plus noble et plus belle.

Roger pensait bien, lui aussi, à Cyprienne, mais sait-on comment l’argent se dépense à Paris ? La dot de Cyprienne était lente à venir.

Il aimait pourtant, le bon garçon ; mais plus d’une enchanteresse, placée sur son passage par ce perfide Montalt, lui avait semblé bien adorable.

Tandis qu’Étienne peignait des panneaux ou esquissait des cartons, Roger allait se promener. Quand il revenait et qu’Étienne le questionnait en frère, Roger ne faisait pas toujours confession générale.

Une chose cependant rapprochait les deux jeunes gens et les réunissait en une commune inquiétude, c’était l’absence de nouvelles de Bretagne, le silence complet et inexplicable des amis qu’ils avaient laissés derrière eux.

Étienne avait écrit à Diane plusieurs fois ; Roger avait écrit à Cyprienne et à Madame. Point de réponse.

Des lettres avaient été adressées au vieux Géraud qui, de tout temps, avait témoigné à Étienne et à Roger une affection sincère. Point de réponse encore.

Les semaines s’étaient écoulées ; on attendait toujours. Étienne et Roger faisaient mille suppositions et s’ingéniaient à chercher le mot de l’énigme. Jamais, dans leurs hypothèses, ils n’arrivaient à côtoyer même la triste réalité !…

En désespoir de cause, Étienne avait écrit à un de ses confrères dont la famille habitait les environs de Redon ; et il comptait les heures en attendant la réponse, qui, cette fois, ne pouvait pas lui manquer.

VII. – LE DESSERT.

Le nabab traitait magnifiquement. Il avait pour chef un de ces hommes choisis qui portent notre glorieux nom français jusqu’au fin fond des cuisines russes, anglaises et autrichiennes. Son repas était au-dessus de toute description, et la plume de faisan des poëtes culinaires qui continuent Antonin Carême se fût émoussée devant tant de splendeur.

Par exemple, il faut bien l’avouer, les convives assis autour de cette table éblouissante étaient un peu mêlés. Nous parlons seulement de la première table, car il y en avait deux, et la seconde, réservée aux dames, n’était pas mêlée du tout.

Dans ce monde errant et bien titré qui se groupe autour d’une maison de jeu, dès qu’une maison de jeu s’ouvre, il est vraiment bien difficile de distinguer l’aventurier du gentilhomme. En effet, l’aventurier se frotte si aisément au gentilhomme, et le gentilhomme si fatalement à l’aventurier, qu’ils déteignent l’un sur l’autre, si bien que tel vrai marquis, possédant un nombre rond de quartiers sincères, vous fait l’effet d’un aigrefin, tandis que tel bachelier ès tours d’adresse, cachant soigneusement ses diplômes, vous miroite à l’œil comme le plus pailleté des marquis.

Il y a longtemps que la mode française est à l’anglomanie. Montalt avec ses millions, sa romanesque histoire où il n’y avait pas un seul mensonge, sa grande mine et la haute distinction de sa personne, n’aurait eu qu’à se laisser faire pour devenir le lion des salons aristocratiques.

On eût abaissé à plaisir les roides barrières de l’étiquette devant ses fantaisies, et, de par l’audace même de ses caprices, il eût conquis la royauté de la mode.

Mais il n’en voulait pas. Il lui plaisait, par exemple, d’attirer chez lui le faubourg Saint-Germain et de ne point lui rendre sa visite.

Il lui plaisait d’amuser tout ce monde orgueilleux, mais en l’humiliant à sa manière.

Chez lui, le plaisir ne s’arrêtait jamais avant d’atteindre aux folles nuances de l’orgie ; on le savait. Il se divertissait à voir les puritains passer le seuil de son enfer.

Autour de la table de Berry Montalt, il y avait assurément de vrais grands seigneurs, mais on y voyait aussi, à part même nos gentilshommes de l’hôtel des Quatre Parties du Monde, un nombre assez notable de chevaliers d’industrie. Les uns et les autres, du reste, s’emboîtaient passablement et formaient un très-noble ensemble.

On voyait là, réunis, des représentants de trois ou quatre aristocraties, et la crème de cinq ou six tripots.

Le Cercle des Étrangers surtout, alors dans toute sa gloire, fournissait un contingent remarquable. Tous les pays du globe étaient représentés. Les plus minces convives se nommaient pour le moins M. le chevalier. Il y avait des quantités de comtes… trois marquis et un duc. Il y avait même cet illustre et trop infortuné polonais le prince Bottansko, dont les affidés de la Russie parlaient avec mépris, mais qui était, en réalité, un ancien modèle d’atelier, honorablement connu parmi les rapins de l’empire.

C’était merveille de voir l’élégante et spirituelle courtoisie qui se dépensait autour de la table. Montalt donnait le ton, et il était en veine de charmantes saillies. Ce qu’il y avait d’alliage dans cette noble réunion disparaissait vraiment sous l’or pur.

D’ailleurs, les grecs de 1820, bien que cette appellation antique ne fût pas encore retrouvée, valaient nos grecs de 1847. Ce genre est évidemment d’élite et donne à ses adeptes un vernis inappréciable.

Entre les plus élégants, M. le chevalier de las Matas se faisait remarquer ; il méritait à tous égards l’honneur que lui avait fait milord en le plaçant auprès de lui. Nos deux autres gentilshommes ne brillaient pas à beaucoup près autant, mais le Portugal et l’Allemagne sont des pays où l’esprit de conversation ne croit pas en pleine terre. M. le comte de Manteïra et le bon baron Bibander étaient, en somme, convenables : c’était tout ce qu’il fallait exiger deux.

En arrivant à l’hôtel du nabab, nos trois gentilshommes avaient eu une alerte assez vive. Ils n’avaient vu jusqu’alors Montalt qu’au Cercle des Étrangers, et ils ignoraient entièrement la composition de son intérieur.

Lola était bien venue à l’hôtel, comme tant d’autres femmes ; mais, comme toutes les autres, elle n’avait fait que passer.

En entrant, ce soir, les premières figures aperçues par Bibandier, Blaise et Robert, avaient été justement deux visages de connaissance, qu’ils ne s’attendaient certes point trouver là ; nous voulons parler d’Étienne et de Roger.

Les deux jeunes gens étaient aux côtés de Montalt, et faisaient avec lui les honneurs.

La surprise de nos trois gentilshommes fut si grande, qu’ils pensèrent se trahir au premier moment.

Mais ils étaient bien déguisés ; l’aplomb leur revint d’autant mieux qu’ils purent voir tout de suite qu’on ne les reconnaissait point.

Par le fait, Étienne et Roger étaient à cent lieues de songer à M. Robert de Blois, à Blaise, son domestique, ou même au pauvre fossoyeur Bibandier.

L’alerte était passée depuis longtemps. Le dîner marchait suivant les règles de l’art. Le sommelier de milord, personnage classique et nourri des traditions les plus respectables, dirigeait avec méthode et sang-froid son bataillon de porte-bouteilles ; les vins étaient non-seulement choisis, ce qui est beaucoup, mais servis selon le code de la gastrologie, ce qui est davantage.

Il faut ici le coup d’œil et la science. Il faut savoir alterner le chaud madère avec le bordeaux, ce roi des vins ; il faut placer à propos le chambertin généreux, le porto, cher aux palais britanniques, le syracuse, le chypre et le lacryma-christi, ces vins romantiques, que l’on boit au théâtre dans des coupes de carton doré ; le constance, fouetté par les tempêtes, et le johannisberg, diplomatique ambroisie, qu’on n’achète, dit-on, qu’avec de l’esprit ou de la gloire.

Quant au champagne, cette pâle et froide potion qui met les collégiens en goguette et fait chanter les étudiants à la barrière, nous aurions pudeur de prononcer son nom bourgeois parmi tant de noms illustres.

On causait fort gaiement déjà. Le baron Bibander, une fois la glace rompue, se prenait à baragouiner d’une si triomphante façon, que le bon Graff était tout fier de son élève.

Montalt avait des prévenances pour chacun, mais il donnait la principale part de son attention à M. le chevalier de las Matas, qui l’entretenait avec une rare vivacité.

Montalt lui répondait, lui souriait, et ne laissait jamais son verre vide.

Le moyen de ne pas boire quand on avait milord lui-même pour échanson ! M. le chevalier, bonne tête pourtant, était déjà un peu exalté au commencement du second service.

Mais cela ne tirait point à conséquence, attendu que les trois quarts des convives marchaient en avant de lui. Le prince Bottansko, surtout, afin de faire honneur à sa nationalité, buvait avec une vigueur au-dessus de tout éloge.

Dans la galerie voisine, un brillant orchestre exécutait tantôt des airs à la mode, tantôt des mélodies indiennes, fournies par Mirze, l’ancienne esclave du nabab.

Au bout de la galerie s’ouvrait une seconde salle, décorée exactement comme la première, et au milieu de laquelle se dressait aussi une table servie.

Cette table était entourée par un cercle de charmantes femmes qui buvaient, ma foi, le mieux du monde.

Mirze présidait au banquet féminin, Mirze que nous avons vue toujours mélancolique et muette.

Mais le nabab lui avait dit d’être gaie, de chanter, de sourire…

Elle était gaie, la pauvre âme esclave, elle chantait, elle souriait.

Presque toutes ces dames avaient obéi, du reste, à la fantaisie de Montalt ; elles avaient, pour la plupart, des costumes asiatiques, et douze ou quinze d’entre elles, sous la direction de Mirze, s’étaient déguisées en bayadères de Mysore.

Bien entendu, autour de cette table, on n’eût pas trouvé une seule femme laide. Ceci était la moindre chose. Mais il y en avait de ravissantes et qui faisaient le plus grand honneur au goût de M. Smith, le galant distributeur d’aumônes.

Parmi les plus charmantes, il fallait distinguer deux petites danseuses de l’Académie royale de musique, qui venaient pour la première fois à l’hôtel. M. Smith, on peut le dire, avait eu ici la main particulièrement heureuse. C’étaient deux petits lutins au sourire naïf et mutin, toutes jeunes, gracieuses comme des fées.

Des bijoux, enfin !

Ces deux demoiselles avaient été convoquées en vue d’Étienne et de Roger. Le nabab voulait en finir une bonne fois avec la chevaleresque niaiserie de ses deux favoris ; et vraiment, pour opérer une tentation efficace, on ne pouvait trouver mieux que mesdemoiselles Delphine et Hortense, les deux plus nouvelles acquisitions du corps de ballet de l’Opéra.

Étienne et Roger n’avaient qu’à se bien tenir !

De temps en temps, pendant le dîner, Montalt les regardait en souriant à l’idée de sa victoire prochaine, et tout en écoutant les discours animés du chevalier de las Matas, qui lui soumettait peut-être, en ce moment, le plan de sa fameuse martingale, Montalt faisait de loin aux deux jeunes gens des signes de joyeuse menace.

Étienne et Roger comprenaient parfaitement, et levaient leurs verres en signe de bataille acceptée.

Malgré l’incontestable talent de M. Smith, les délicieuses pensionnaires de l’Académie royale de musique n’étaient cependant pas précisément ce que Montalt aurait voulu.

Il s’agissait de convertir les deux jeunes gens à sa manière de voir, et, sur ce sujet, la fantaisie de Montalt s’était développée outre mesure. La résistance de Roger et d’Étienne l’avait piqué au vif. C’était désormais une gageure qu’il prétendait gagner à tout prix.

Aussi se montrait-il ici bien plus difficile que pour lui-même. Il ne s’était pas confié en aveugle, comme d’ordinaire, à l’expérience habile de M. Smith. Il avait donné des instructions spéciales ; il avait désigné lui-même deux jeunes filles qui n’étaient ni mademoiselle Delphine, ni mademoiselle Hortense.

Mais, chose que le nabab ne voulait plus concevoir depuis longtemps, il est des vertus, des entêtements, pour parler son langage, qui sont encore capables de résister à tout l’or du monde.

Cela en plein XIXe siècle !

C’est triste à penser, mais le nabab venait d’en avoir une preuve éclatante.

Il s’agissait de deux pauvres enfants sans ressources, et que nul conseil ne soutenait dans la droite voie, de deux enfants, placées sur cette pente glissante où nulle jeune fille ne garde l’équilibre, au dire des romanciers païens et des philosophes de l’école transcendante, de deux chanteuses des rues, puisqu’il faut nommer les choses par leur nom.

Mais des chanteuses comme on n’en voit point, des jeunes filles d’une beauté si merveilleuse et si touchante que le nabab, ce cœur flétri, avait senti quelque chose remuer au fond de son âme, rien qu’à les regarder !

Il les aimait, ces deux belles jeunes filles ; il pensait à elles bien souvent, depuis que le hasard les avait jetées, un jour, sur son chemin, et s’il s’obstinait à vouloir faire d’elles les maîtresses d’Étienne et de Roger, c’est que l’idée lui souriait d’avoir ainsi près de lui deux couples beaux, jeunes, heureux.

Sa pensée ne pouvait aller plus loin sans mentir à l’étrange et triste morale qu’il s’était faite ; songer au mariage, c’eût été non-seulement folie, au point de vue des exigences sociales ; c’eût été surtout fausser et pervertir la ligne terrible de sa philosophie.

Mais ce beau rêve ne pouvait point se réaliser. Les deux jeunes filles qui auraient dû s’y prêter avec tant de reconnaissance s’avisaient de préférer leur pauvreté à ce qu’elles appelaient la honte.

Tant il est vrai que ce malheureux Montalt ne pouvait rencontrer chez les femmes que contradiction et méchant vouloir !

Ah ! si elles avaient consenti, la défaite des deux jeunes gens eût été, cette fois, bien certaine ! Comment résister à tant de naïveté charmante ? Comment rester froid devant ces divins sourires ?

Mais elles ne voulaient pas. Tous les efforts avaient échoué. Il n’y fallait plus songer.

Et le nabab donnait aujourd’hui cette fête, en désespoir de cause, pour voir s’il pourrait se passer des petites chanteuses de rues.

Les choses semblaient aller à souhait. Nos deux jeunes gens, placés auprès de compagnons de leur âge, ne se ménageaient point. En somme, ce complot, ourdi contre leur fidélité amoureuse, était assez innocent ; et lors même qu’ils eussent découvert le piége où l’on prétendait les pousser tout doucement, peut-être n’en eussent-ils point conçu une horreur très-profonde.

Ils étaient parfaitement disposés ce soir-là. Le nabab pouvait suivre de loin les progrès de leur gaieté toujours croissante. Il voyait leurs joues s’animer, leurs yeux briller, et leurs regards, excellent augure ! se tourner parfois, avec une impatience non équivoque, vers la porte qui conduisait, au second salon.

Les têtes s’exaltaient, cependant ; le dessert, symétriquement aligné, avait subi l’attaque générale et couvrait la table de ses plats en désordre. Trente conversations se croisaient, vives et décousues. C’était l’heure. Le nabab fit un signe. Dans la galerie, l’orchestre frappa un accord long et retentissant. Il se fit un bruit de pas légers et un essaim de femmes se précipita dans la salle, le verre à la main.

Elles étaient masquées, mais de ce masque court et sans barbe qui ne cache ni le rouge éclat des lèvres, ni la fraîcheur jeune et veloutée des joues.

Il y eut à ce coup de théâtre un cri d’enthousiasme parmi les convives. Le baron Bibander seul fut un peu contrarié parce que cette galante surprise le saisissait au dépourvu, et qu’il n’avait pas le temps de consulter son miroir de poche, pour voir si son visage n’avait pas déteint, par hasard.

L’orchestre jouait au dehors un air lent et monotone.

Au moment où les convives descendaient le double perron de la terrasse pour entrer au jardin, dont l’aspect dépassait les étincelantes merveilles des contes de fées, les douze femmes déguisées en bayadères quittèrent brusquement leurs cavaliers et s’élancèrent sur le gazon qui faisait face à l’hôtel.

Au premier plan du tableau, sur le velours des gazons, parmi les corbeilles fleuries, on voyait ces douze femmes, pareilles en beauté, drapées gracieusement dans leurs costumes étranges, tout étincelants de pierreries et d’or, et dont la danse molle réalisait un voluptueux rêve.

Leurs masques étaient tombés au premier signal de l’orchestre. Elles étaient toutes charmantes et jeunes, mais il fallait donner la palme aux élues de M. Smith, à ces deux péris, légères et mignonnes qui devaient tenter la conquête d’Etienne et de Roger.

Elles étaient en vérité adorables, et l’on n’eût point su dire laquelle était la plus ravissante. Hortense avait un visage de brune, piquant et vif, couronné de cheveux noirs comme l’ébène.

Delphine était blonde ; mais non point de ces blondes langoureuses dont le regard se noie, pâle et sans rayons. Ses grands yeux bleus souriaient ; les boucles d’or de ses longs cheveux se jouaient avec mutinerie sur ses blanches épaules.

Elle était jolie, jolie !…

Étienne regardait Delphine ; Roger dévorait des yeux Hortense. Et le nabab souriait, tout en écoutant M. le chevalier de las Matas, qui redoublait ses frais d’éloquence.

L’orchestre, qui avait d’abord voilé ses accords lents et balancés, montait en un crescendo de plus en plus rapide. La danse suivait l’orchestre. On voyait les bayadères se mêler, se perdre, se reprendre, tourner sur elles-mêmes en agitant leurs voiles, et former comme une chaîne vivante dont les anneaux se nouaient et se dénouaient.

À mesure que le rhythme devenait plus vif, une sorte de fièvre enthousiaste s’emparait d’elles.

Les musiciens haletants pressaient la mesure, pressaient toujours.

Un instant encore on vit la troupe charmante précipiter ses pas avec frénésie ; puis, tout à coup, l’orchestre se tut. Les danseuses avaient disparu comme un songe.

Delphine appuyait sa blonde tête contre la poitrine d’Étienne. Hortense prenait en souriant le bras de Roger.

Le nabab caressa du doigt sa moustache effilée, et regarda un instant les deux couples avec complaisance. Puis il se tourna enfin vers M. le chevalier de las Matas qui, depuis quelques minutes, prêchait dans le désert.

– Eh bien ! milord, demanda ce dernier, que pensez-vous de mon idée ?

Sa figure était pourpre ; ses yeux brillaient outre mesure, mais ses paupières lourdes avaient ce battement impossible à réprimer qui annonce l’ivresse imminente.

Le nabab lui avait tant et si bien versé à boire !

Comme on fait aux approches de l’ivresse, il s’enfonçait de plus en plus dans son idée fixe et mettait à convaincre Montalt une chaleur obstinée.

Celui-ci le regarda en souriant.

– Je pense, M. le chevalier, répondit-il, que vous êtes un homme très-entendu… mais je n’aime pas beaucoup ces affaires où il faut compter avec le hasard.

– On peut en essayer d’autres !… s’écria vivement Robert ; j’ai plus d’une corde à mon arc… et si vouliez, milord…

– Quoi ?… fit Montalt avec négligence.

– Vous êtes riche… mais vous avez des goûts de roi !… Quelle fortune serait assez grande pour satisfaire ces prodigalités incroyables ?

Il montrait du geste le jardin et semblait supputer mentalement les sommes énormes qu’il avait fallu jeter dans ces féeriques magnificences.

– Le fait est, dit Montalt simplement, que je mange mon capital, M. le chevalier.

– Je savais bien !… Ah ! milord, si vous vouliez me comprendre !

– Mais, M. le chevalier, je vous comprends parfaitement.

– En vérité ?… dit Robert qui baissa les yeux ; eh bien ?…

– Eh bien !… répéta Montalt, je sens qu’avec un homme habile, on pourrait. Mais, M. le chevalier, notre connaissance date à peine de quelques semaines… et je ne sais pas encore…

– C’est vrai !… interrompit Robert ; vous ne m’avez jamais vu à l’œuvre !

– Vous comprenez qu’en ces sortes de choses, reprit Montalt dont le sourire devint plus gracieux, ce n’est pas précisément sur la moralité d’un homme qu’on désirerait être fixé…

– J’entends bien !… c’est sur son savoir-faire.

– Vous l’avez dit, M. le chevalier.

Robert se rapprocha de Montalt, et prit la hardiesse de s’appuyer familièrement à son bras.

– Que diriez-vous, poursuivit-il en baissant la voix, d’un pauvre garçon qui serait arrivé un beau jour, sans recommandation ni appui, dans un château où il ne connaissait âme qui vive… et qui, dans l’espace de trois ans, serait parvenu, au moyen de sa seule industrie, à mettre tout bonnement à la porte le maître du château pour s’installer en son lieu et place ?

– C’est très-fort, répliqua Montalt.

– J’entends légalement…, reprit Robert ; ayant par devers lui, cet homme dont je vous parle, des actes de propriété en bonne et due forme !

– C’est encore plus fort !

Robert lui serra le bras.

– Auriez-vous le temps d’écouter une histoire ? dit-il.

– Est-elle longue votre histoire ?

– Passablement… mais quand vous l’aurez entendue, vous aurez, mon cher lord, la mesure complète de mes capacités.

– C’est que le jeu s’engage…, dit Montalt avec une hésitation vraie ou feinte ; et je voudrais…

– Misère !… s’écria le chevalier en le retenant de force ; celui qui a fait vingt mille livres de rente avec néant, milord, peut faire des milliards avec la moitié seulement de votre fortune !… Vous avez le temps de risquer deux ou trois centaines de louis sur une carte… Il faut que vous m’écoutiez !

Montalt jeta un regard de regret au tapis vert, qui s’entourait déjà de joueurs.

– Allons, dit-il, puisque vous le voulez, je suis à vos ordres.

Robert l’entraîna aussitôt vers l’un des massifs de verdure.

Tandis qu’ils traversaient le jardin, des couples de danseurs valsaient sur le gazon. D’autres danseurs causaient, demi-couchés sur des coussins jetés à profusion sur l’herbe. D’autres encore franchissaient les hautes portes percées dans le feuillage sombre des buis, et poursuivaient, le long des berceaux, leur promenade enchantée.

La troupe bigarrée des cipayes circulait dans les bosquets portant des sorbets et des glaces.

Roger valsait avec Delphine, Étienne avec Hortense.

Blaise était au jeu. Le baron Bibander papillonnait avec la femme de son choix et se donnait des airs de don Juan adorables.

Robert et Montalt s’assirent l’un auprès de l’autre.

– Il y a trois ans de cela, dit Robert, nous étions deux… Je ne vois pas pourquoi je vous cacherais le nom de mon compagnon… C’était M. le comte de Manteïra…

– Ah ! ah ! fit le nabab, ce gros garçon de comte est-il donc aussi un colosse d’habileté ?

– Non pas !… mais il vaut son prix… Vous allez voir… Nous avions été forcés de quitter Paris tous les deux pour des affaires… de famille… Nous nous dirigeâmes un peu à l’aventure du côté de la Bretagne, avec une dame de votre connaissance.

– La marquise ?… dit Montalt.

– Madame la marquise d’Urgel, qui avait alors trois ans de moins, et qui était belle comme un ange.

Comme pour confirmer cette assertion, Lola passa, en ce moment, au bras de son cavalier, devant le berceau où Montalt et Robert étaient assis.

– Oui, oui…, dit le nabab en la regardant, madame la marquise devait être bien belle !

– En arrivant dans certaine ville de Bretagne dont le nom importe peu, reprit Robert, nous avions, à nous trois, sept francs cinquante centimes.

– Du vin !… cria le nabab à un cipaye qui passait à sa portée.

Depuis quelques minutes, on voyait circuler dans le jardin des femmes qui n’avaient point assisté au souper. C’était la coutume aux fêtes du nabab, et nul ne songeait à s’en étonner. On appelait cela l’entrée des grandes dames.

Car il était convenu que tous ces masques mignons, arrivant sur le tard, étaient des grandes dames ! De très-grandes dames ! comme disait Buridan, le capitaine.

L’hôtel Montalt avait sa terrible renommée. On en disait un mal horrible, mais on y allait, mais, pour y aller, on bravait tout de grand cœur : parce que ce n’était point là une de ces réputations menteuses qui promettent beaucoup pour ne rien tenir ; bien au contraire, on n’en pouvait prendre une idée exacte à l’avance : chez le nabab, magnificences et féeries étaient fort au-dessus de la renommée. Les descriptions mentaient, non par exagération, mais par impuissance.

Il fallait voir pour croire à ce miracle de la fantaisie et de l’argent.

Mais si ce contingent nouveau de beautés inconnues et un peu dépaysées dans ce monde étrange n’excitait point la surprise, il se passait, à l’insu de tous, un fait assez singulier, et pour lequel les familiers de l’hôtel n’auraient point trouvé d’explication.

Les douze danseuses que nous avons vues ouvrir le bal étaient officiellement enrôlées et faisaient partie, tout comme les cipayes, de la mise en scène de la fête. C’était M. Smith qui leur avait fourni ces gracieux costumes de bayadères. En comptant Mirze, il y avait en tout treize femmes déguisées ainsi. Et il ne pouvait y en avoir davantage, car on eût mis tous les tailleurs parisiens au défi de livrer des costumes pareils.

Ces costumes, qui gardaient un cachet tout particulier d’exactitude, avaient été faits sous la direction de Mirze, dans la maison même.

Et pourtant, si quelqu’un eût songé à compter les bayadères, il en eût trouvé quinze en ce moment, toutes rigoureusement semblables, sauf les nuances différentes de leurs ceintures de cachemire.

Il y en avait deux de trop, deux femmes qui, sans doute, n’avaient point le droit d’assister à ces fêtes, et qui s’y étaient glissées en fraude à la faveur du déguisement officiel.

Mais par quels moyens s’étaient-elles procuré ce déguisement ? Un seul était, à la rigueur, admissible, quoique bien improbable. Mirze, qui était la surintendante des fêtes nocturnes de l’hôtel Montalt, faisait faire toujours quelques costumes de rechange.

Elle avait, dans une chambre voisine de son appartement, une sorte de magasin où se trouvaient rassemblés des déguisements de toute espèce. On s’était introduit dans cette chambre peut-être. On avait volé ces tuniques brodées d’or, ces ceintures flottantes et ces diadèmes de perles…

Quoi qu’il en soit, il n’eût point été malaisé, une fois la fraude éventée, de reconnaître les deux fraudeuses. C’étaient de toutes jeunes filles, accusées par leur embarras même et par la frayeur qui perçait dans leur maintien. Elles se tenaient au bas du perron, serrées l’une contre l’autre, et jetant à la ronde leurs regards ébahis.

Cela dura quelques minutes. Puis elles échangèrent deux ou trois paroles rapides et se séparèrent brusquement.

Leur parti semblait pris. Elles avaient mis de côté tout à coup cet air d’effroi qui aurait pu les trahir.

La première, qui portait en écharpe une ceinture de cachemire rouge à franges d’or, alla droit à la table de jeu, où maître Blaise faisait merveille.

La seconde, dont la ceinture était verte, se dirigea vers le noble baron Bibander, demi-couché sur des coussins auprès d’un massif de fleurs, et qui prenait des poses de satrape en lutinant sa conquête.

Elles prononcèrent toutes deux quelques mots à l’oreille de nos deux gentilshommes.

L’effet fut assez remarquable.

M. le comte de Manteïra laissa échapper ses cartes et devint tout blême.

Le noble baron Bibander se dressa en sursaut, roide comme un bâton.

Il regardait, bouche béante, et avec une indicible surprise, la bayadère à la ceinture verte, qui s’assit tranquillement à ses côtés.

L’autre, la bayadère à la ceinture rouge, prit place à la table de jeu, auprès du comte de Manteïra stupéfait.

VIII. – QUATRE BAYADÈRES.

Les paroles prononcées par les deux jeunes femmes inconnues, à l’oreille du baron Bibander et du comte de Manteïra, étaient pourtant bien simples.

La ceinture rouge frangée d’or avait dit au comte :

– Bonjour, M. Blaise.

La ceinture verte avait dit au baron :

– Bonjour, M. Bibandier.

Et cela tout doucement, d’un ton amical et discret, où il n’y avait certes point de menace.

Le comte de Manteïra chercha d’abord, sous le masque de son interlocutrice, les traits brunis et réguliers de Lola, car quelle autre, dans cette fête, pouvait savoir son nom ?

Mais, impossible de se méprendre ! l’inconnue, aussi grande que Lola, avait une taille bien plus juvénile, les épaules moins larges, la poitrine moins développée ; et, d’ailleurs, Lola était brune, tandis que le diadème de perles, qui servait de coiffure à l’inconnue, laissait échapper à profusion les boucles des plus beaux cheveux châtains que l’on pût voir.

Le comte de Manteïra fit effort pour surmonter son trouble, et reprit ses cartes d’une main qui, malgré lui, tremblait.

– Ne faites pas attention à moi, M. Blaise, dit la ceinture rouge avec simplicité, et continuez votre partie… j’ai du loisir… j’attendrai.

Le comte n’avait pas le choix et ne pouvait faire autrement que d’obéir.

On l’observait, son trouble avait été remarqué ; mais on trouvait à cette émotion une cause toute naturelle.

La jeune femme semblait admirablement belle ; c’était quelque bonne fortune qui tombait des nues à M. le comte.

La partie engagée était un écarté. Le comte avait quatre points, et son adversaire n’en marquait pas un seul.

– Prenez garde !… dit celui-ci : heureux en amour, malheureux au jeu, M. le comte… Nous allons piquer sur quatre !

Blaise écoutait à peine. Ses yeux, au lieu de suivre son jeu, cherchaient à pénétrer sous le masque de l’inconnue.

L’adversaire marqua le roi et fit la vole. Le cercle des assistants se prit à rire.

La ceinture rouge se pencha de nouveau à l’oreille de Manteïra.

– M. Blaise, dit-elle, vous saviez jouer autrefois mieux que cela… Vous trichiez à l’office pendant que votre maître trichait au salon… Ne vous gênez pas à cause de moi, je vous en prie… pas de compliments !… faites sauter la coupe.

– Voyez donc, disait-on dans le cercle, comme la main de Manteïra tremble, pendant que la petite bayadère lui chuchote des douceurs à l’oreille !

– Il y a de quoi, vraiment !

– Je gagerais qu’elle est délicieusement jolie !

– Messieurs, le comte est un heureux mortel !…

L’infortuné Blaise avait au front de grosses gouttes de sueur.

Pendant cela, il ne faut pas croire que le noble Bibander fût sur un lit de roses. La ceinture verte avait la langue pour le moins aussi aiguë que celle de sa compagne.

Mais le trouble de l’ancien uhlan ne ressemblait pas tout à fait à celui de Blaise : il avait l’air plus effrayé qu’intrigué ; on eût dit qu’il savait à peu près à qui il avait affaire.

– Peste ! M. Bibandier !… disait la ceinture verte, nous avons laissé là-bas, je le vois bien, notre pauvre veste de futaine !

– Madame…, balbutiait le baron, je ne vous comprends pas.

– Oh ! que si fait, M. Bibandier !… La preuve, c’est que vous oubliez de baragouiner en me parlant… Il fallait dire au moins : Matàme, ché ne fus gombrends bas !

– Matâme !… répéta machinalement le baron.

Et il ajouta en se tournant vers sa conquête :

– Eine bedite indrigue dé chalusie !…

La ceinture verte éclata de rire.

– Bien dit, cette fois !… s’écria-t-elle. C’est pourtant vrai que je me meurs de jalousie !… Je viens de bien loin pour vous chercher… Ah ! que je vous aimais mieux, mon Bibandier, avec votre veste trouée !… vous étiez fidèle, alors… Ah ! M. le baron, M. le baron !… Vous savez comme les femmes se vengent… J’ai envie de dire à tout ce monde que vous êtes le fossoyeur du bourg de Glénac !

L’ancien uhlan se tournait et se retournait sur ses moelleux coussins, comme s’ils eussent été rembourrés d’aiguilles.

– Je ne vous connais pas…, murmura-t-il. C’est-à-dire… ché ne fus gonnais bas…

La bayadère appuya sa jolie tête sur son coude et se prit à le regarder fixement à travers les trous de son masque.

Le malheureux baron était à la torture.

– Ah çà ! reprit la bayadère, nous avons donc fait un héritage ?… car les cinquante pièces de six livres n’auraient point suffi à nous poser sur ce bon pied dans le monde…

– Comte ! s’écriait-on autour de la table, heureux au jeu, malheureux en amour ! Vous avez perdu une belle partie… Piqué sur quatre !

Blaise se leva. Il était très-pâle et gardait un sourire contraint.

– J’ai bien des choses à vous demander, M. Blaise, dit la ceinture rouge en l’attirant hors du cercle des joueurs ; et d’abord où est l’Américain, comme vous l’appelez ?

– Qui êtes-vous ?… qui êtes-vous ?… murmura le comte d’un air accablé.

– L’Endormeur ! je vous trouve bien curieux !… Vous ne voulez pas me dire où est votre ancien maître ?

– Ici.

– À merveille !… J’ai cru apercevoir madame Lola… me suis-je trompée ?

– C’est elle qui vous a mise à même de jouer cette dangereuse comédie, n’est-ce pas ?… demanda vivement le comte.

– Me suis-je trompée ? répéta la jeune femme.

– Non.

– Vous êtes au moins véridique… et vous avez raison, M. Blaise, car je ne suis pas en humeur de vous épargner !…

– Mais qui êtes-vous, au nom du ciel ?

– Vous qui avez été si longtemps en Bretagne, vous savez bien que les pauvres jeunes filles, mortes avant le mariage, reviennent sur terre parfois…

Blaise tressaillit. Il lui semblait que les yeux de la bayadère brûlaient, derrière son masque de velours, comme deux charbons ardents.

– Et vous savez bien, reprit-elle en donnant à sa voix des inflexions profondes, que Dieu renvoie parfois ici-bas les victimes pour dévoiler le crime des assassins…

Blaise n’interrogeait plus. Mais il regardait toujours la jeune femme, attachée à son bras, et ses yeux peignaient le comble de la terreur.

– Je vois que vous vous souvenez !… reprit la bayadère, et que je n’aurai pas besoin de vous rappeler la nuit de la Saint-Louis…

– C’est impossible !… balbutiait Blaise qui se croyait le jouet d’un cauchemar ; impossible !…

La ceinture rouge lui serra le bras.

– Ne mentez pas…, dit-elle d’un ton impérieux ; Blanche de Penhoël est-elle parmi ces femmes masquées ?

– Non…, répondit Blaise.

– Malheur à vous si vous me trompez !…

– Je ne vous trompe pas.

– Et…, reprit la jeune femme en hésitant, ces deux jeunes gens qui étaient avec vous à Penhoël…

– Quels jeunes gens ?

– Le peintre… et le fils adoptif du maître…

– Étienne Moreau et Roger de Launoy ?

Les yeux de la jeune femme se baissèrent, et Blaise profita de ce mouvement pour l’envelopper d’un regard perçant.

– Que sont-ils devenus ? murmura-t-elle.

– Ils sont ici…, répondit Blaise.

Ce fut la jeune femme qui tressaillit, cette fois. Elle avait entraîné Blaise peu à peu jusqu’à un massif sombre et solitaire.

– Merci…, dit-elle, vous m’avez appris tout ce que je voulais savoir… Maintenant, un mot encore… ce mot, répétez-le à vos complices, M. Blaise, car il pourrait devenir votre arrêt… Vous avez envoyé aux pieds de Dieu celles qui étaient trop faibles pour vous combattre sur la terre… Elles sont fortes maintenant ; prenez garde !… S’il arrivait malheur à l’Ange de Penhoël que vous tenez en votre pouvoir, vous pourriez dire adieu à votre vie de méfaits et de crimes, M. Blaise ! car il y a sur votre tête une main armée… la main de vos victimes, que vous ne pourrez pas tuer deux fois !

Blaise était tout tremblant, et néanmoins son être se révoltait énergiquement contre cette fantasmagorie impossible. Il avait, pour étayer son incrédulité, le bruit et la lumière de la fête. Ce n’était point le lieu d’une apparition.

Peut-être que si pareille vision s’était présentée à lui, là-bas, en Bretagne, sous les murailles noires de la Tour du Cadet, le long des rives mélancoliques du marais de Glénac, peut-être fût-il tombé foudroyé.

Car, en ces lieux tristes et consacrés par les terreurs populaires, tout parle à l’âme un langage mystérieux et surnaturel.

Sous ces grands saules chevelus, les pâles vierges qu’on nomme les belles-de-nuit passent et repassent.

La Femme-Blanche laisse flotter au vent ses longs voiles, blafards comme le suaire des morts…

Et puis le théâtre du meurtre eût été là, tout près !

Et cette jeune femme, qui connaissait les secrets de la nuit terrible, avait, en vérité, la taille et jusqu’à la voix de l’une des deux victimes.

Mais ici, sous ces clartés étincelantes, au beau milieu de ces joyeuses rumeurs, à cent lieues du gouffre où les deux pauvres filles avaient trouvé la mort, c’était déjà beaucoup que d’avoir donné quelques minutes au premier mouvement de la frayeur superstitieuse et irrésistible.

Dès que la réflexion put venir, Blaise se sentit reprendre courage.

– Je ne sais pas qui vous êtes, madame…, dit-il, et je ne vous cache pas que vous m’avez fait grand’peur… Mais laissez là, croyez-moi, les choses de l’autre monde… Vous en savez assez pour nous tenir, voilà le fait, heureux pour vous ou malheureux, suivant que vous jouerez vos cartes… Quant à nous terrifier par des billevesées, cela peut réussir une fois, non pas deux.

Il s’interrompit et poussa un cri étouffé, un cri de détresse et d’horreur.

Tout en parlant, il s’était tourné vers la bayadère pour appuyer d’un coup d’œil ferme et rassuré la péroraison de son discours.

La jeune femme était immobile et droite à son côté.

Elle n’avait plus de masque sur le visage. Blaise recula, épouvanté, en se couvrant la figure de ses mains.

Il avait vu un fantôme…

Quand il rouvrit les yeux, la jeune femme avait disparu. Il se trouva en face de Bibandier, pâle, l’œil hagard, l’air affolé.

– L’as-tu vue ?… demanda-t-il d’une voix étouffée.

– Que veux-tu, mon bonhomme ? répliqua l’ancien uhlan qui frissonnait de tous ses membres, le diable s’en mêle… On n’y peut rien.

– Tu l’as vue ?…

– Pardieu !… si je l’ai vue !… Il faut prévenir l’Américain.

– Où est-elle passée ?

– L’enfer le sait.

Et l’ancien uhlan ajouta tout bas en levant les yeux au ciel :

– Ayez donc un bon cœur… Et vous serez récompensé comme ça…

Le bal se montrait sous un aspect plus gracieux et tout plein de voluptueux repos. La danse faisait trêve ; on voyait de tous côtés sur le gazon des couples amis, portant à leurs lèvres, pâles de fatigue, le cristal taillé des verres. Vous avez vu de ces tableaux représentant des fêtes antiques, des groupes souriants sous les grands arbres, des femmes couronnées de fleurs et l’écume rose au bord de la coupe pleine.

C’était ainsi ; c’était plus beau.

L’atmosphère tiède du jardin enivrait presque autant que les mille breuvages servis à profusion.

Pauvres souvenirs de Penhoël, où étiez-vous ? Y avait-il au monde, en ce moment, pour Roger, une autre femme que la blonde Delphine ? Hélas ! Étienne lui-même devenait fou à contempler les beaux yeux noirs d’Hortense.

On les avait mises au défi, les enchanteresses, au défi toutes deux ! Il fallait voir comme elles faisaient assaut de séductions et d’ardentes paroles. Oh ! les divines ! elles feignaient si bien l’amour, que l’amour lui-même n’eût point valu mieux : c’est aimer que de tromper ainsi. Et peut-être aimaient-elles…

Qui sait ? Il y avait à peine deux mois qu’elles étaient à l’Académie royale de musique. Après deux mois entiers, on a vu là des natures robustes qui gardaient encore un petit peu de cœur.

N’aimaient-elles point, qu’importe ! Alors c’était de l’art, un vrai chef-d’œuvre ! Il fallait admirer cette science précoce et profonde, qui copiait avec une vérité sublime jusqu’aux élans de la passion.

Roger était vaincu ; Étienne chancelait et se débattait encore.

Mais il y avait un symptôme terrible.

Vers le milieu du bal, un domestique lui avait remis une lettre portant le timbre de Redon.

Et cette lettre, si chèrement attendue, Étienne l’avait serrée sans l’ouvrir.

Cette lettre qui parlait de Diane, sans doute… Étienne avait fait cela, le vaillant, le fidèle ! Hélas ! pauvres filles de Bretagne !…

Montalt était le plus fort. Quel noble triomphe ! Il avait enfin réussi à tuer l’avenir de deux enfants inconnues…

Il restait toujours auprès de Robert, qui poursuivait son récit.

Tandis que le nabab écoutait, sa belle figure gardait le calme de l’indifférence, et pourtant il fallait bien que les faits racontés par Robert lui inspirassent un intérêt quelconque, car le temps ne lui pesait point trop ; il ne songeait pas à quitter la place, bien que l’histoire se prolongeât outre mesure.

Robert avait la parole élégante et facile. En ce moment, son imagination surexcitée brodait sur le fond vrai mille détails curieux. Il mettait à ménager l’intérêt de son récit cette coquetterie du romancier qui tient toujours son lecteur en haleine.

Ils étaient arrivés à Paris presque en même temps, Montalt et lui. Le hasard les avait rapprochés tout de suite. C’était au Cercle des Étrangers que la rencontre s’était faite.

Robert venait là, escorté de ses deux acolytes et armé de toutes pièces contre les injustices du sort.

Montalt, lui, cherchait à tuer le temps, à secouer cet ennui qui le prenait à la gorge, au milieu de sa vie dorée.

Comme le nabab jouait gros jeu, comme il gardait un sang-froid pareil en perdant des sommes énormes ou en amoncelant devant lui des tas d’or, les nouvellistes du cercle firent en sorte de savoir bien vite quelle était sa position dans le monde.

Robert flaira en lui une dupe de première qualité.

Nous savons qu’il était au besoin homme d’excellente compagnie. Les avances qu’il risqua furent discrètes et convenables ; on ne les repoussa point.

Au bout d’une ou deux semaines, il put se croire parfaitement dans l’esprit du nabab. Celui-ci l’accueillait à merveille et semblait faire grand cas de lui.

Néanmoins, il y avait des nuances, qu’un observateur très-clairvoyant aurait pu saisir à la volée, et qui eussent donné à penser que Robert n’avait pas bien serré le bandeau sur les yeux de son nouvel ami.

Montalt le tenait toujours un peu à distance. On eût dit parfois que, sans effort et d’un seul coup d’œil, il avait percé à jour toutes les habiletés de M. le chevalier de las Matas, et que c’était là encore pour lui une manière de passer le temps, une sorte d’étude qu’il faisait tranquillement et à son aise.

Le chevalier posait devant lui, travaillait, s’efforçait, nouait artistement les fils de son intrigue.

Montalt se divertissait à le regarder.

Mais les observateurs se trompent souvent à force d’écarquiller leurs yeux pour tout voir ; peut-être n’y avait-il rien de tout cela chez Montalt.

C’était un esprit paresseux, un cœur lassé. Une étude de ce genre, qui eût presque supposé le don de seconde vue, n’aurait pu que fatiguer sa molle indolence.

Aussi, M. le chevalier de las Matas, qui était pourtant un homme prudent, n’avait jamais conçu la moindre inquiétude à ce sujet.

Il allait son chemin, et constatait chaque jour des progrès fort honorables.

Montalt devait finir par y passer…

Ils étaient tous les deux sous un berceau, assis bien confortablement devant un flacon de johannisberg. Montalt versait ; Robert buvait pour soutenir sa verve.

Il avait déjà raconté, sans prononcer encore aucun nom, son arrivée à Penhoël.

– Voilà quel fut mon début, milord, dit-il en s’interrompant ; comment le trouvez-vous ?

– Très-joli, M. le chevalier ; ces faux bandits, cet orage épouvantable, cette inondation au milieu de la nuit, enfin l’intérieur de cette famille patriarcale… vous êtes un conteur très-spirituel !

– Je suis un historien, milord… Tout ce que je vous ai dit est de la plus rigoureuse exactitude… L’Ange, les deux sœurs habillées en paysannes, le vieil oncle, l’aubergiste… le sorcier, je n’ai rien inventé !

Le nabab s’arrangea sur ses coussins.

– Continuez…, dit-il.

– Dès ce soir-là, reprit Robert, tout fut toisé… Je vis qu’il y avait là les éléments d’une magnifique affaire… Un homme simple, faible, un peu brutal… une femme qui avait un secret… Et tout près de là un ennemi héréditaire, puissamment riche, et qui devenait pour nous un allié naturel.

Les yeux de Montalt se fermèrent à demi, et son regard glissa sur le visage enluminé de Robert.

Bien que cet homme fût la nonchalance même, et qu’il ne prît point la peine, assurément, de composer sa physionomie, on ne savait jamais deviner sa pensée secrète.

En ce moment, par exemple, où tout chez lui gardait l’aspect de la tranquillité froide et presque ennuyée, il y avait pourtant, dans ce regard qui glissait entre ses paupières demi-closes, une finesse aiguë, prompte, subtile. Ce regard révélait toute une situation nouvelle.

On pouvait se demander si tant de froideur était une comédie. On pouvait croire que, malgré la réserve du conteur, qui cachait les noms de ses personnages, Montalt voyait à travers le voile…

Mais que pouvait-il voir ? Robert parlait de monsieur, de madame, de l’aubergiste, de l’oncle…

Ces choses-là sont partout.

Tandis que nous tâchons, d’ailleurs, d’imposer une signification à ce qui n’en avait point peut-être, l’œil de Montalt avait perdu cette flamme vive et se tournait, distrait, vers le bal…

Oh ! certes, il voyait seulement ce que Robert voulait bien lui montrer, et il ne fallait pas se plaindre de son attention trop curieuse, car c’est à peine s’il daignait écouter maintenant…

Robert poursuivait, racontant, comme un poëte guerrier eût chanté lui-même ses propres exploits, les ténébreuses machinations qui avaient occupé les premiers temps de son séjour à Penhoël.

Il montrait avec complaisance les progrès de ce poison moral versé goutte à goutte au malheureux René : Lola, le jeu, l’ivresse, la jalousie enfin, cette massue qui avait achevé l’œuvre du poison.

À mesure que l’histoire avançait, ce que nous avons essayé de peindre tout à l’heure devenait plus saisissable. Il y avait deux hommes en Montalt : l’un dont le cœur et l’esprit sommeillaient à la fois, l’autre qui suivait avec une attention concentrée chaque phase du récit de Robert.

Cet homme-là se cachait derrière l’autre, et au premier aspect, vous n’eussiez vu que nonchalance et lassitude sur la belle figure du nabab, qui semblait savourer son paresseux repos.

Puis, tout à coup, un tressaillement faible, une lueur qui s’allumait sous sa paupière ; un rien vous disait qu’il y avait là un esprit éveillé, une oreille ouverte, un cœur sentant au vif…

Et vous voyiez alors, ou du moins vous croyiez voir, sous ce masque de lourde indolence, des efforts nerveux et inquiets, le désir passionné de comprendre, la lumière qui se faisait tout à coup, puis la nuit revenue…

Car, à supposer qu’on ne se fût point trompé en bâtissant ce tremblant édifice d’hypothèses, en supposant qu’il y eût en effet, sous le sommeil apparent de cet homme, tant de vie fiévreuse et ardente, la chose certaine, c’est qu’il ne savait pas…

Il ne savait pas ! Une lueur apparaissait au loin devant son intelligence. Toutes ses facultés se tendaient à la fois. Puis quelques paroles tombaient des lèvres de Robert ; la lueur s’éteignait ; tout disparaissait.

Et Robert était à cent lieues de se douter qu’il eût provoqué cette sourde tempête.

Son regard interrogeait bien souvent le visage du nabab, où se montrait toujours un calme inaltérable.

C’était au point que Robert s’impatientait, et maudissait la froideur de cette statue en chair et en os, que rien ne pouvait émouvoir.

Il y eut surtout un instant où son amour-propre de conteur fut piqué vivement.

C’était à l’endroit le plus dramatique, à l’endroit où Madame entrait en scène, poursuivie par cette fatalité tragique, qui pesait sur la famille depuis trois ans.

Le nabab se redressa tout à coup ; ses yeux s’ouvrirent tout grands, mais ce ne fut point pour regarder Robert.

Quelque chose de plus intéressant attirait l’attention de milord, qui se prit à sourire.

Hortense, appuyée sur Étienne, Delphine, les bras jetés autour du cou de Roger, venaient de s’arrêter à l’entrée du berceau.

Derrière les deux couples qui, désormais, s’entendaient à merveille, deux femmes se glissaient d’arbre en arbre, deux femmes jalouses, il n’y avait pas à s’y méprendre, et semblaient épier curieusement nos amoureux improvisés.

Nos deux couples passèrent pour s’enfoncer plus avant sous les arbres. Les deux inconnues passèrent également.

Montalt, tout entier à ses observations, ne s’était point aperçu que le chevalier de las Matas avait suspendu son récit durant un instant.

Robert avait eu, en effet, lui aussi, sa distraction.

Pendant que le nabab s’accoudait sur la table, derrière sa tête penchée, deux figures étaient apparues à Robert.

Ces deux figures, toutes pâles et bouleversées, appartenaient à nos deux gentilshommes, qui, depuis quelques minutes déjà, s’efforçaient en vain d’attirer son attention.

Blaise toussait discrètement, et Bibandier exécutait, à l’aide de ses grands bras, une série de signaux télégraphiques.

Dès qu’ils virent que Robert les apercevait, ils l’appelèrent du geste en se reculant dans l’ombre. Mais Robert n’avait garde de quitter son poste. Il crut deviner qu’il s’agissait de quelque perte au jeu, et haussa les épaules d’un air superbe.

Blaise et Bibandier eurent beau redoubler leurs appels ; Robert tourna le dos et poursuivit son récit.

Comme Étienne et Roger avaient disparu derrière les arbres, le nabab se reprit à écouter.

C’était grand dommage que son œil ne pût percer en ce moment les charmilles, qui étaient entre lui et les deux jeunes couples. L’imbroglio se nouait, en effet, de ce côté : la petite comédie prenait tournure.

Tout à coup, au moment où le feuillage leur cachait enfin la lumière importune, Étienne et Roger s’étaient vu, chacun, deux compagnes au lieu d’une.

Deux bayadères, dont l’une, portant une ceinture rouge frangée d’or, avait pris sans façon le bras d’Etienne, tandis que l’autre, qui avait une ceinture verte, appuyait sa petite main au bras de Roger.

Mesdemoiselles Hortense et Delphine prirent la chose assez gaiement ; elles apostrophèrent leurs deux rivales dans le langage convenu des bals masqués. Celles-ci ne répondirent point.

Étienne et Roger n’avaient pas ce qu’il fallait d’expérience pour porter passablement ce manteau de don Juan qu’on leur jetait à l’improviste sur les épaules. Cette bonne fortune non souhaitée les jeta dans un égal embarras.

– Je n’aime que vous, dit Roger à Delphine, et je ne connais pas cette femme !

Étienne, de son côté, disait à Hortense :

– Je vous jure que je ne comprends rien à cela… cette femme m’est tout à fait inconnue.

Hortense et Delphine répondirent, inspirées en même temps par la logique la plus élémentaire :

– Alors renvoyez-la !

Étienne et Roger ne demandaient pas mieux que d’obéir. Ils firent tous les deux un effort pour se dégager, mais nous savons déjà, par l’exemple de nos deux pauvres gentilshommes, que la ceinture rouge et la ceinture verte ne lâchaient pas facilement prise.

Elles restèrent muettes et obstinément accrochées au bras du peintre ordinaire et du secrétaire de milord.

– Allons ! dit mademoiselle Hortense, vous êtes un mauvais sujet, M. Étienne !

– Ah ! Roger ! Roger ! soupira Delphine déjà plus familière. J’ai beau vouloir être gaie, cela me fait bien du mal !

Les deux pauvres jeunes gens, innocents au premier degré, se confondaient en protestations, et juraient à l’envi qu’ils n’avaient pas de maîtresse.

Ce serment, qui tombait à la fois des lèvres d’Étienne et de Roger, sembla délier la langue des deux inconnues.

– Et Cyprienne ?… murmura la ceinture verte à l’oreille du secrétaire.

– Et Diane ?… dit la ceinture rouge au peintre.

L’obscurité, qui régnait sous les arbres, cacha la pâleur subite des deux jeunes gens. Mais Hortense et Delphine n’en ressentirent pas moins le contre-coup de ces paroles, car Étienne et Roger tressaillirent brusquement.

– Qu’y a-t-il donc ? demandèrent-elles. Est-ce que décidément vous ne pouvez pas vous débarrasser de cela ?…

Étienne et Roger gardaient le silence, immobiles et comme atterrés.

Ils ne répondaient plus à la douce pression des jolis bras de leurs danseuses.

– Il n’y a pourtant que deux mois dit la ceinture rouge d’une voix basse et lente ; deux mois suffisent donc pour oublier ?

– Vous la trompiez donc, la pauvre fille, murmurait la ceinture verte d’un accent si triste que Roger en avait le cœur serré, quand vous lui disiez là-bas, dans la grande allée de châtaigniers qui borde le marais : « Je n’aimerai jamais que vous, et je vous aimerai toujours… »

Les deux jeunes gens étaient puissamment émus, et pourtant ils étaient convaincus tous les deux que c’était là une mystification préparée par le nabab lui-même.

Montalt aimait tant à se jouer de leurs souvenirs ! Ils avaient eu la bonhomie de lui conter leur histoire d’amour en ses moindres détails. Montalt n’ignorait aucune circonstance, sauf le nom de Penhoël lui-même, qu’un instinct de discrétion et de délicatesse leur avait fait taire. Rien ne lui était plus facile que de les faire intriguer ainsi par la première venue.

Mais le jeu leur était cruel, et cette plainte qui leur arrivait, au moment même où ils oubliaient un instant le passé, sonnait à leur cœur comme un reproche amer.

Étienne se taisait, parce qu’il était impressionné plus fortement. Il était dans le caractère de Roger d’essayer au moins un peu de fanfaronnade.

– Fi ! ma chère !… s’écria-t-il en tâchant de prendre un air dégagé, ce sont là des histoires vieilles comme le déluge !

Il sentit trembler les mains de la femme inconnue qui s’appuyait à son bras.

– Oh ! oh ! fit-il ; on vous a soigneusement soufflé votre rôle, ma chère !… Voyons ! il faut que cela cesse !… Nous n’avons pas le temps de nous attendrir !

Un sanglot souleva la poitrine de la ceinture verte ; Roger l’entendit et ce fut comme si un poids de glace eût pesé sur son cœur.

– Étienne ! murmura la ceinture rouge, Dieu vous bénira pour n’avoir point parlé comme votre ami… Bien des malheurs sont tombés sur le manoir, et vous les ignorez sans doute… Faites éloigner ces femmes, et je vais vous dire ce que sont devenus ceux que vous aimiez autrefois.

– Éloigner ces femmes !… répéta mademoiselle Hortense, qu’est-ce que c’est que ce genre-là, petite ?

Étienne, dont la tête s’inclinait pensive, se releva brusquement comme un homme qui s’éveille.

– Vous jouez avec des choses bien graves, madame !… dit-il en s’adressant à l’inconnue qu’il repoussa doucement ; mais je ne vous en veux point, car vous ignorez sans doute le mal que vous faites.

– Petite, dit Hortense, ça signifie en français : J’ai bien l’honneur !… à l’avantage !… C’est le cas de disparaître et d’aller voir là-bas si nous y sommes.

– Quant à vous, mademoiselle, reprit Étienne qui salua sa jolie danseuse avec une froideur polie, veuillez m’excuser si je vous quitte… Vous auriez désormais en moi un triste compagnon de plaisir… car on vient de me rappeler, par moquerie, ce qu’un homme d’honneur devrait n’oublier jamais !…

Il s’éloigna, laissant Hortense surprise et encore plus désappointée.

– Et vous ? dit tout bas la ceinture verte qui était restée auprès de Roger.

Celui-ci hésita un instant, puis il lâcha le bras de Delphine à son tour.

– Oh !… fit la danseuse pathétiquement, va-t-on m’abandonner aussi ?…

Roger poussa un gros soupir et suivit avec lenteur les pas d’Étienne.

Les deux danseuses se regardèrent un instant d’un air tragi-comique.

– Ils sont gentils tout de même !… soupira Hortense.

– Gentils à croquer !…

– Mais, par exemple, innocents ! oh ! innocents !

– Comme des pigeons de volière, ma bonne !… acheva lestement Delphine.

Puis elle ajouta en rajustant les perles de sa coiffure :

– Est-ce ennuyeux ?… Moi, d’abord, j’étais sûre du mien !

– Et moi donc !

– Oh ! toi, pas tout à fait !… Mais c’est égal, je veux mon billet de cinq cents… On n’avait pas mis dans le marché qu’il viendrait des sauvages de femmes pour nous les prendre sous le nez !

– Moi qui avais eu tant de mal !… dit Hortense. Je n’avais jamais tant soupiré de ma vie !… Mais où sont-elles donc, ces pleurnicheuses ?… Je ne les ai pas reconnues, moi.

– Ni moi… Il fait si sombre !…

Elles regardèrent tout autour d’elles.

– Disparues !… s’écria Delphine.

– Évaporées !… Je parie que c’est un tour du vieux Smith pour nous empêcher de passer à la caisse.

– Allons arracher les yeux du vieux Smith !

Hortense fit une pirouette ; Delphine en rendit deux. Elles se prirent par la taille et regagnèrent le bal en valsant comme des bienheureuses.

À quelques pas de là, Étienne et Roger s’étaient arrêtés.

Étienne semblait absorbé par sa rêverie triste ; Roger chantonnait entre ses dents et cassait les branches des lilas, qui ne pouvaient mais de sa mésaventure.

Ce fut le jeune peintre qui rompit le silence.

– Elles ont parlé de malheur…, pensa-t-il tout haut.

– Est-ce que tu fais attention à ces sornettes ? grommela Roger sans prendre la peine de cacher sa détestable humeur.

– Je ne sais…, répondit Étienne. J’ai comme un pressentiment…

– Peuh !… siffla le secrétaire.

Étienne poursuivait :

– Le masque change la voix… et ce brillant costume est bien loin des chères petites robes qu’elles portaient à Penhoël…

Roger fit une moue dédaigneuse, et continua de briser des branches de lilas en fredonnant :

– Ô Richard ! ô mon roi !

L’univers t’abandonne !…

– S’il était possible de croire !… murmura le jeune peintre.

– À la bonne heure !… s’écria Roger, te voilà parti !… Du diable si l’on peut prévoir où nous allons aller sur cette route-là !… Mais, mon pauvre garçon, elles sont toutes deux au manoir bien tranquillement, et Diane ne pense pas plus à toi que Cyprienne à moi, je te le promets bien !

– Des malheurs !… répéta Étienne ; c’est que le malheur menaçait, en effet, quand nous sommes partis de Bretagne !

– Bah !… fit Roger qui se vengeait à force de scepticisme de l’effort vertueux qu’il avait fait pour lâcher le joli bras de mademoiselle Delphine ; on n’a mangé personne, je te le garantis !

Étienne poursuivait sans l’écouter :

– Si cette voix, qui est venue nous éveiller au milieu de notre rêve, était un écho de leurs voix !…

– Tudieu !… à cent lieues de distance !… voilà un troubadour d’écho !…

– Pauvres enfants !… si elles croyaient que nous les avons oubliées !…

Étienne et Roger étaient à l’endroit le plus sombre du jardin, et cependant une simple charmille les séparait du bal qui se ranimait, plus joyeux, après quelques instants de repos.

Roger prit le bras d’Étienne pour l’entraîner vers la fête. Ils se retournèrent ensemble. Les deux inconnues étaient là derrière eux.

– Elles ne croient plus rien ! dit celle qui portait une ceinture rouge en répondant aux derniers mots du peintre ; ignorez-vous donc ce qui s’est passé au manoir ?

Étienne garda le silence, partagé entre l’impression produite sur lui par ces paroles, et l’idée qu’il gardait que tout cela était une comédie.

Roger murmura entre ses dents :

– Je sais une chose, moi !… c’est qu’on n’a pas daigné répondre à mes lettres… et que, s’il s’agit d’oubli, ce n’est pas moi qui ai commencé !… Mais milord me payera cette mascarade !

– Vous ne répondez pas !… reprit la ceinture rouge dont la voix inconnue éveillait pourtant, au fond du cœur d’Étienne, une émotion étrange. N’avez-vous rien appris, vraiment, de cette funeste histoire ?… Je vais donc vous la dire, moi… Tous ceux que vous avez connus autrefois au manoir… le maître, Madame, que vous aimiez tant, M. Roger de Launoy ! le pauvre oncle Jean…

– Eh bien ?… dit Étienne avec une nerveuse impatience.

– On les a chassés !… Ils se meurent de misère et de faim, eux qui étaient si charitables !…

Roger, malgré son parti pris de ne rien croire, ne put retenir une exclamation d’étonnement.

Étienne ne raisonnait plus. Que ce fût ou non une scène préparée par le nabab, ses souvenirs, violemment évoqués, envahissaient son cœur. Il croyait.

– Tout ce que nous avons est à eux !… s’écria-t-il ; où les trouver ?

D’un mouvement involontaire, il avait saisi la main de l’inconnue, qui était froide.

La ceinture verte n’avait point parlé encore. Ce fut elle qui répondit. Sa voix sèche et irritée semblait aller à l’adresse de Roger.

– On n’a pas besoin de vous…, dit-elle. Ceux qui n’ont point abandonné Madame et son mari à l’heure de la détresse se chargeront de les secourir…

– Ce n’est pas tout encore…, reprit l’autre jeune fille ; Blanche… celle que vous appeliez l’Ange… des misérables l’ont enlevée à sa mère !

– Nous voilà prêts à faire tout ce qui est possible pour la retrouver, dit Étienne.

– D’autres se chargeront encore de ce soin…, répliqua la ceinture verte. On n’a pas besoin de vous !

– Mais…, reprit Étienne en hésitant : vous ne nous parlez plus de celles… que nous aimons ?

Les deux inconnues gardèrent le silence. Elles étaient immobiles, dans l’ombre du berceau, et se tenaient par la main.

Roger s’était rapproché.

– Je vous en prie !… dit Étienne, nous aurions pu chercher à savoir qui vous êtes et nous ne l’avons pas fait… Je vous en prie, donnez-nous des nouvelles de Diane et de Cyprienne ?…

– Diane est morte…, répondit la ceinture rouge à voix basse.

Et la ceinture verte ajouta de même :

– Cyprienne est morte.

Les deux jeunes gens demeurèrent anéantis. En ce premier moment d’angoisse, toute idée de supercherie s’évanouissait.

Ce fut seulement au bout de quelques secondes que Roger s’écria tremblant d’indignation :

– Tout cela n’est que mensonges odieux !… Étienne… viens !… laissons ces femmes !…

Il voulut entraîner le peintre, mais celui-ci résista.

– Qui que vous soyez, dit-il d’une voix brisée par l’émotion, ayez pitié de nous, au nom de Dieu !… Si vous êtes venues vers nous, par l’ordre de Berry Montalt, pour railler un amour qui est notre espoir et qui est notre vie, soyez pardonnées !… Mais, en grâce, dites-nous, oh ! dites-nous bien vite que tout cela n’est qu’une comédie !

– Diane est morte !… répéta la ceinture rouge.

– Cyprienne est morte !… dit l’autre jeune fille.

Mais leurs voix avaient changé d’accent. Elles tremblaient.

Roger se couvrit le visage, et des larmes jaillirent entre ses doigts.

– Ô Cyprienne !… Cyprienne !… murmura-t-il parmi ses sanglots.

Étienne était immobile et glacé comme une statue.

– Elles sont mortes…, reprit la ceinture rouge, assassinées…

Étienne fit un pas en arrière, et sa poitrine rendit une sorte de rugissement.

– Assassinées par un homme qui danse à cette belle fête !… acheva la jeune fille.

– Son nom ?… s’écrièrent à la fois Étienne et Roger.

Puis Roger ajouta, se reprenant malgré lui à l’espoir :

– Mais c’est impossible, mon Dieu !… nous l’aurions su !…

– Elles vous aimaient, les deux pauvres jeunes filles !… prononça lentement la ceinture rouge ; puisque vous dites leur avoir écrit, si elles n’ont point répondu à vos lettres, il faut bien qu’elles soient mortes !…

– Une lettre !… s’écria Étienne, que ce mot sembla ranimer tout à coup ; j’ai une lettre !… ah ! nous allons savoir…

Il fouilla vivement dans la poche de son habit et en retira le message, portant le timbre de Redon. Ses mains tremblaient si fort qu’il ne pouvait l’ouvrir.

Quand il eut fait sauter enfin le cachet, soit que ses yeux fussent troublés, soit que l’obscurité fût trop grande, il ne put parvenir à déchiffrer l’écriture.

Roger avait un voile sur la vue.

Ils s’élancèrent tous les deux vers la lumière. La lettre était du confrère d’Étienne, et confirmait tout ce que les deux jeunes gens venaient d’apprendre.

Pontalès était maître du manoir. Les Penhoël dépouillés erraient on ne savait où ; les deux filles de l’oncle Jean, pauvres belles-de-nuit, disait l’artiste breton en faisant allusion à la légende de Bretagne, avaient été enterrées dans le cimetière de Glénac…

Roger pleurait comme un enfant ; Étienne, les yeux secs et le visage livide, retourna précipitamment sur ses pas. Un vague espoir lui restait.

Sous le berceau touffu, à la place ou étaient restées les deux jeunes filles, il n’y avait plus personne.

Étienne chercha de tous côtés ; ce fut en vain.

Roger et lui appelèrent. Point de réponse.

Seulement, comme ils se laissaient choir sur le gazon, épuisés et l’âme navrée, une voix vint jusqu’à leurs oreilles, voix mélancolique et douce, qui sonna comme l’écho d’une plainte lointaine, parmi les gais accords de l’orchestre.

Cette voix disait ces mots :

– Belles-de-nuit…

IX. – UNE BONNE HISTOIRE.

– Mais vous ne buvez pas, M. le chevalier ! disait Montalt en décoiffant un troisième flacon de vin du Rhin.

Robert tendit son verre ; ses joues étaient pourpres, et son regard s’alourdissait.

– Ah çà ! murmura-t-il en clignant de l’œil avec mystère, je ne voulais pas vous en dire si long !… Mais je sais bien à qui je m’adresse… et du diable ! si vous n’aimerez pas mieux faire des affaires avec moi que de me trahir !

– Vous trahir ?… Fi donc !

– Et puis, quand vous le voudriez… vous ne savez ni les noms ni les adresses, mon cher lord !… Et de Rennes jusqu’à Brest, il y a plus d’un manoir rococo, plus d’une famille assommante, et plus d’un benêt de mari dans la position… vous m’entendez bien ?… Allez donc mettre la main justement sur mon brutal !… Ah ! mais… où en étais-je ?

Montalt sourit paisiblement.

– Vous en étiez, répondit-il, à cette lettre que vous enlevâtes à Madame avec une adresse si consommée…

Robert remercia d’un grave signe de tête, et porta son verre à ses lèvres.

En ce moment où il ne pouvait observer le nabab, la physionomie de celui-ci eut comme un voile de tristesse. Durant un instant de raison, ses traits détendus exprimèrent un découragement profond et amer. Cela dura bien peu ; car, lorsque Robert posa son verre vide sur la table, Montalt avait repris son sourire placide et légèrement ennuyé.

– Peste ! dit Robert, je crois que j’ai un succès ! L’histoire vous amuse donc, puisque vous vous rappelez comme cela les détails ?

– Jamais histoire ne m’a mieux diverti, répliqua Montalt avec ce ton de politesse froide que prennent les auditeurs résignés.

– Vous n’êtes pas dégoûté, mon cher lord !… Et pourtant Dieu sait que je passe d’excellentes aventures… C’est votre faute… Vous nous avez traités royalement, et nous autres, Espagnols, nous avons la tête facile à échauffer… Nous disons donc que j’en étais à la lettre… Mais, bah ! bien avant ce temps-là, j’avais le secret de la pauvre femme… Si vous saviez comme ces bonnes gens sont spécialement créés et mis au monde pour être trompés ! Une idée, milord !… Voulez-vous que notre première affaire se fasse en Bretagne ?

– Chevalier, je ne dis pas non…, répliqua Montalt.

– Je me suis laissé dire que vous détestez la Bretagne.

– Raison de plus pour y faire des affaires…

– Ah ! diable !… ah ! diable ! s’écria Robert ; voilà un mot, ma parole !… Il n’est pas fort, mais pour un Anglais… Dame ! milord, vous êtes chez vous, ne vous gênez pas ! Comprenez-vous la position ? La fortune de notre homme était déjà entamée assez passablement, et Capulet, le fameux ennemi héréditaire, avait déposé chez maître la Chicane de bons petits actes, qui nous constituaient, de compte à demi, propriétaire de la moitié des biens de Montaigu…

Robert, qui était un drôle quelque peu lettré, avait trouvé pour Pontalès et Penhoël ces deux pseudonymes romantiques.

– Mais, poursuivit-il, nous avions madame Montaigu, la mère de l’Ange qui, malgré l’infidélité de son époux, – vous savez, il en tenait pour Lola, exerçait sur lui une dangereuse influence… Madame Montaigu est encore une belle femme, morbleu ! et si j’avais eu le temps, je me serais fait aimer d’elle, sans trop de répugnance, pour arranger la chose tout d’un coup… Mais, en définitive, c’eût été payer bien cher quelques mille francs de rente… Je vous prie de croire, milord, que je ne me prodigue pas comme cela !…

Montalt ne sourcilla pas. Pourtant un regard, plus perçant que celui de Robert, eût distingué peut-être, à travers cette enveloppe de tranquillité impassible, un signe de malaise bientôt réprimé.

Mais Robert n’avait garde ; il suivait laborieusement les fils de son récit, et c’était tout au plus s’il parvenait à ne point s’y perdre ; car le nabab lui versait toujours à boire, et l’ivresse venait à grand train.

– Vous ai-je déjà parlé de l’autre ?… demanda-t-il en s’interrompant brusquement. Oui… j’ai dû vous toucher quelques mots déjà de l’oncle d’Amérique…, une autre variété de fossile qui est, dit-on, puissamment riche, et dont j’espère bien hériter quelque jour…

– Vous êtes un homme admirable !… dit le nabab.

– Merci bien !… Je vous parle de l’oncle d’Amérique, parce que la lettre lui était adressée.

Un imperceptible tressaillement agita la face de Montalt, qui baissa les yeux, comme s’il eût craint, cette fois, de croiser son regard avec celui de Robert.

– Quel crime innocent… mon cher lord ! s’écria ce dernier, et que de tonneaux de larmes, pourtant, versées à l’occasion de ce crime comme on n’en fait plus !… Vous diriez une page mouillée des pleurs de trois cents grisettes et arrachées à un roman puéril et honnête de ce bon M. Ducray-Duménil !… Figurez-vous deux enfants bien élevés, qui cueillent le fruit défendu en tremblant et qui se voilent ensuite la face, ne sachant comment faire pénitence de cet horrible péché !…

Il s’interrompit pour rire de tout son cœur. Il était ivre.

– Ah ! ah ! ah ! continua-t-il en se tenant les côtes ; n’est-ce pas que c’est drôle ?… Et du drame, corbleu, dans ce paradis terrestre !… Ève aimée par les deux frères… L’aîné qui la cède au cadet… En voilà un présent !… Et le cadet épousant Ève, sans se douter que le goût de la pomme fatale ne lui était déjà plus absolument inconnu… Un verre de quelque chose, s’il vous plaît !… Et l’aîné, partant pour la Syrie, toujours avec des larmes dans les yeux !… Vivent les larmes !… À votre santé… milord. Oh ! oh !… Qu’y avait-il donc dans ce vin ?… Vous devinez ce que contenait la lettre, j’en suis sûr. Madame Montaigu disait dans un style à fendre l’âme :

« Pourquoi m’as-tu menée sur la coudrette ?… Pourquoi m’as-tu abandonnée ?… Pourquoi ton frère m’a-t-il épousée ?… Pourquoi, pourquoi, pourquoi ?…

« Et je souffre !… et je suis bien malheureuse !… Et des larmes encore !… des fleuves entiers de larmes !… »

La ligne bleuâtre qui était sous les yeux de Montalt semblait se creuser et prendre une teinte plus foncée. Par intervalles, un mouvement convulsif agitait sa lèvre. Mais son beau front restait calme, et il souriait toujours.

Il n’avait rien à cacher, sans doute, sinon son dégoût pour la barbare gaieté de ce bourreau, qui raillait impitoyablement ses victimes. Et pourtant, derrière cet obstiné sourire, ce n’étaient pas seulement la fatigue et la répugnance que l’on voyait percer. Il y avait plus. On aurait cru parfois deviner de l’angoisse, parfois la tempête terrible, toute prête à éclater.

Robert ne voyait rien de tout cela. Et peut-être était-ce tout simplement le jeu de la lumière lointaine qui venait, glissant à travers le feuillage, écrire de capricieuses pensées sur le visage immobile de Montalt…

– Bref, reprit Robert, la lettre était compromettante comme tout ce qui tombe de la plume naïve de la vertu… Il y en avait dix fois plus qu’il ne fallait pour monter la tête de mon brutal ; d’autant mieux que ledit buveur d’eau-de-vie avait reçu de son côté un message… une lettre du frère aîné, qui ne pouvait pas se tenir en paix dans son exil, et qui envoyait, par la poste, un volume de pathos… Ma foi, milord, je donnerais vingt louis pour avoir dans ma poche ces deux morceaux d’éloquence… Nous les lirions ensemble, et cela vous réjouirait, j’en suis sûr.

– D’après ce que vous m’en dites, M. le chevalier, répliqua Montalt dont la voix était ferme, cela devait être curieux, en effet.

– Vous ne vous figurez pas !… Je me procurai aussi cette seconde lettre, pensant bien qu’à l’occasion ce larcin retomberait tout naturellement sur Madame, car Montaigu ne la lui avait jamais montrée.

– Ah ! fit le nabab involontairement.

Robert le regarda.

– Ma parole ! s’écria-t-il, c’est un plaisir que de vous conter des histoires !… Vous n’êtes pas excessivement impressionnable, milord… mais au moins vous écoutez, et c’est flatteur…

« Une fois les deux lettres dans mon portefeuille, la chère dame n’avait plus un mot à dire… Je la tenais… au moindre signe de révolte, je faisais le geste de mettre la main à ma poche… et tout aussitôt elle courbait la tête comme si j’avais eu un talisman à lui montrer.

« Aussi tout alla comme sur des roulettes… Montaigu vendait, vendait !… Capulet achetait, achetait !… Si bien qu’un beau jour, Montaigu n’eut plus à vendre que l’héritage de son frère absent.

« Il fallait pour cela une procuration.

« M. de la Chicane, cet honnête homme de loi, qui est déjà de votre connaissance, lui fournit un moyen tout simple pour sortir d’embarras.

« – Imitez la signature de votre frère…, lui dit-il.

« Montaigu ne fit point trop le difficile… Un soir que sa bouteille d’eau-de-vie s’était vidée plus lestement que de coutume, il fit un premier faux… Les autres vinrent sans effort ni douleur.

« Il faut vous dire que ce pauvre diable de Montaigu avait bien quelque répugnance à mener ce métier-là ; mais, outre que nous ne laissions jamais un louis dans sa caisse, il croyait se venger ainsi de son coquin de frère, car je l’avais endoctriné admirablement. Le frère, après avoir fait la sottise de s’en aller, avait fait la sottise de revenir, un beau jour, bayer aux corneilles sous les murailles du manoir.

« La date de cette romanesque visite correspondait justement avec la naissance de l’Ange. Comme bien vous pensez, je n’étais pas homme à négliger cette coïncidence…

– Je m’en fie à vous !… dit Montalt, au front duquel brillaient quelques gouttes de sueur, amenées là sans doute par la chaleur croissante qui régnait dans le jardin ; vous fîtes croire à notre homme que l’Ange n’était point sa fille…

– Précisément !… Et le voilà de plus en plus enragé contre son pauvre frère qui n’en pouvait mais.

« Dès ce moment l’affaire eût été dans le sac, si nous n’avions rencontré sur nos pas un obstacle d’un genre assez fantastique.

« Pardieu, milord, nous sommes dans le pays des lutins, il faut bien que mon récit contienne quelques diableries.

« L’obstacle dont je vous parle consistait en deux petits démons qui nous ont donné bien du fil à retordre… Mais il me semble que vous ne versez plus à boire ! »

Montalt, en effet, jugeait que son partenaire était en bon point. Il ne voulait pas embarrasser davantage la langue et les idées de Robert. Mais arrêtez donc un homme ivre ! Le chevalier saisit la bouteille, et se versa lui-même un plein verre.

– Deux petits démons…, reprit-il en cherchant le fil perdu de sa pensée, deux petits démons… Ah çà ! Blaise et Bibandier vont-ils passer leur soirée à me faire des signes stupides derrière les arbres ? Morbleu !… ajouta-t-il en se levant et en menaçant nos deux gentilshommes, qui, demi-cachés par le tronc d’un platane, cherchaient, en effet, à attirer son attention, jouez, perdez, trichez ! cela ne me regarde pas… de fais une affaire avec mon ami Montalt ; vous voyez bien… Si j’aperçois encore vos figures de déterrés, je vous brise une bouteille sur le crâne !

Blaise et Bibandier disparurent. De cet incident, le nabab ne parut pas s’émouvoir plus que du reste.

– Au diable !… fit Robert en se rasseyant, les brutes ne savent pas de quoi il s’agit, et je veux être pendu si nous partageons avec eux !… Où en étais-je ?

– Deux petits démons…

– Bien, bien !… deux monstres d’enfants !… les filles de l’oncle crustacé… Je ne peux pas vous dire, moi, tout le mal qu’elles nous ont donné… volant nos actes, déchirant nos quittances, forçant nos secrétaires… Ah ! si le Montaigu n’avait pas été une poule mouillée… ou si seulement ces deux petites viragos avaient porté des pantalons au lieu de jupons, ma foi ! je ne pourrais pas dire ce qui serait arrivé…

« Mais, en définitive, avec toutes leurs jongleries, les petites n’ont pu que retarder de deux ou trois mois le dénoûment de l’histoire.

« Et le dénoûment fut beau, milord… Je vous en fais juge…

Ici Robert s’interrompit pour se recueillir un instant. Puis il commença le récit des événements survenus à Penhoël, depuis la nuit de la Saint-Louis jusqu’à cette autre nuit, qui vit le départ de la famille dépouillée.

Loin de chercher à gazer les faits, il amplifiait et il exagérait, tant il avait à cœur de passer auprès de Montalt pour un coquin de première force.

Montalt écoutait d’un air de complaisante attention. Il n’avait point perdu son sourire, et la pâleur qui était maintenant sur son visage pouvait certes provenir de la fatigue, car l’histoire durait depuis bien longtemps.

C’était toujours ce front tranquille et fier, sans rides, comme le front d’un jeune homme.

Rien n’avait changé, ni dans son attitude, ni dans l’expression de sa physionomie.

Seulement, ses yeux baissés ne se relevaient plus, et sa main s’était plongée sous sa chemise ouverte.

Aux beaux moments du récit, alors que l’éloquence de Robert atteignait à son comble, on voyait cette main s’agiter imperceptiblement à travers l’étoffe des habits de Montalt.

Cette dernière nuit de Penhoël, cette nuit sombre et pleine d’épouvante, où René avait levé l’épée sur Madame, fut racontée par Robert avec une sorte d’enthousiasme.

L’auditeur le plus froid eût donné là quelque signe d’émotion. Il n’en fut pas de même de Montalt.

Sa respiration resta égale et calme. Il ne fronça les sourcils qu’une seule fois, et encore si faiblement ! Ce fut lorsque Robert lui montra Madame, se traînant aux pieds de son mari, et demandant grâce pour la mémoire de l’absent…

– Elle aimait donc encore ce frère absent ? murmura le nabab.

– Peuh !… fit Robert ; comédie ! comédie !… puisque je vous dis qu’avec un mot, un geste, avec moins que rien, j’aurais été l’amant de cette femme-là… Quant au vieil oncle antédiluvien, il mangeait le pain de la maison, ménageant assez bien la chèvre et le chou… Pardieu ! en définitive, on s’occupait bien du frère absent !… C’est moi, moi tout seul qui donnais de l’importance à ce fantôme… C’est moi qui ressuscitais cette prétendue passion, et je puis dire sans vanité que j’ai bâti mon château sur la pointe d’une aiguille.

Il se renversa sur le dos de son siége.

– Le frère !… reprit-il en riant ; qui songeait au frère ? Ah çà ! milord, un verre de vin, s’il vous plaît… J’ai fini… Ma conduite en tout ceci vous semble-t-elle convenablement adroite ?

– C’est le sublime de l’art, répliqua Montalt, et je m’estimerais heureux d’avoir un associé de votre force.

– À la bonne heure !… Tel que vous me voyez, je vous avais deviné, moi !… Et quoique je vous visse jouer comme une dupe, là-bas, au Cercle, je savais bien que vous n’étiez pas un homme à préjugés… Il ne vous manque qu’un peu de triture…

– Vous serez mon maître, M. le chevalier.

– Et nous irons loin ensemble, milord !… Examinez-moi donc le nœud de cette intrigue !… Comme c’est arrangé !… Comme tous ces personnages y jouent leur rôle sans le savoir !

Robert oubliait, volontairement bien entendu, que c’était M. le marquis de Pontalès qui avait tenu en réalité dans sa main les fils de cette merveilleuse intrigue, et que lui, Robert, y avait joué un rôle, important il est vrai, mais au profit de M. le marquis.

Il continua, tandis que Montalt s’inclinait en signe d’approbation entière et sans réserve :

– Il n’y a pas à dire !… Ce n’est point là une histoire de poignard et de poison, où des bandits subalternes jouent quelques milliers de francs contre la chance du bagne… Pas de moyens violents… rien que des combinaisons où la loi pénale n’a rien à voir… On entre chez les gens… on s’assied à leur place… on les prie poliment de sortir… et voilà !

Montalt se leva, et ce mouvement, qui mit en lumière les beaux traits de son visage, montra en même temps d’une façon plus apparente la pâleur de son front et le cercle bleuâtre qui se creusait au-dessous de ses yeux. Il avait toujours la main droite appuyée contre son sein sous la toile de sa chemise.

– Pas un moyen violent ! reprit Robert en cherchant quelques gouttes de vin au fond du dernier flacon vide ; pas un meurtre…

Derrière lui, une voix s’éleva qui perça le feuillage du berceau :

– Tu mens !… dit-elle.

Robert se leva en sursaut et retomba pesamment sur son siége.

Montalt se tourna lentement vers l’endroit d’où la voix était partie.

– Est-ce vous qui avez parlé, milord… ? balbutia Robert.

– Non…, répliqua Montalt.

La voix se fit entendre de nouveau derrière les arbres, faible, basse, et arrivant à peine aux oreilles du nabab et de son compagnon.

– Tu mens ! répéta-t-elle ; tu as assassiné… non pas des hommes forts… mais deux pauvres jeunes filles que la main de Dieu vengera, Robert de Blois !

L’Américain semblait frappé de la foudre.

– Nous venons de parler du pays des apparitions surnaturelles, M. le chevalier, dit froidement le nabab que rien ne pouvait étonner. Vous avez évoqué des fantômes…

Il salua d’un geste plein de courtoisie, et laissa Robert seul dans le berceau.

Blaise et Bibandier s’y élancèrent aussitôt.

Le nabab rentra dans le bal ; il avait pour coutume de se retirer longtemps avant la fin de ses fêtes. Ce fut donc sans étonnement qu’on le vit se diriger vers le perron de l’hôtel.

Il traversa les groupes joyeux en s’inclinant à droite et à gauche, sans retirer la main qui pressait toujours sa poitrine.

Sa figure pâle avait ce même sourire qu’on lui avait vu au moment où l’orchestre donnait le premier signal de la danse.

Il franchit le péristyle jonché de fleurs, et rentra dans l’hôtel.

Quand il eut fermé sur lui la porte de son appartement, tout ce calme qui était sur ses traits disparut comme par magie. Ses sourcils se froncèrent, des rides se creusèrent à son front. Un feu sombre brûla dans son regard. Sa gorge, oppressée, rendit un gémissement.

Il se laissa tomber sur un divan, comme si ses jambes n’avaient plus la force de le soutenir.

Vous eussiez dit un patient qui vient de subir la longue et intolérable torture…

Quand il retira sa main cachée dans sa poitrine, la toile de sa chemise, en touchant son sein palpitant, se teignit d’une large empreinte de sang…

X. – LE BOUDOIR.

Il est de ces natures excentriques et vigoureuses qui se plaisent aux tours de force, et prodiguent volontiers, sans but, l’effort d’un héroïsme inutile. Donnez-leur, à ces Hercules, un monde à soulever, ils essayeront ; ils réussiront peut-être. Jetez-les au milieu de la vie commune, ils s’endormiront dans cette oisiveté paresseuse, compagne inséparable de la vigueur qui se sent et qui ne voit point de travaux dignes d’elle.

Mais que surgisse l’occasion, l’ombre de l’occasion, ils vont tendre les muscles de leur corps ou les ressorts de leur âme. Vous les verrez bondir à l’attaque ou demeurer fermes à la défense, comme ces grandes roches que la mine déchire, mais ne peut point ébranler.

Si l’occasion n’arrive pas, ils se lasseront en des batailles imaginaires ; ils dépenseront à plier un roseau la puissance qu’il faudrait pour déraciner un chêne.

Montalt était un de ces cœurs robustes et fougueux qui se laissent engourdir par l’indolence découragée. Il ne savait plus où allait sa vie. S’il s’éveillait parfois, c’était pour prodiguer sa force en des luttes vaines.

Il venait de soutenir le plus épuisant combat qu’il eût affronté jamais. Pendant de longues heures, il s’était forcé à rester froid, calme, souriant, avec l’enfer dans le cœur…

Mais pourquoi cet effort gigantesque ? Était-ce une gageure folle tenue contre lui-même ? Et cette souffrance, d’où venait-elle ?

Avait-il, à savoir toutes ces aventures racontées par Robert, un intérêt assez grand pour compenser son martyre ?

À cette question, il n’aurait pu répondre lui-même peut-être, car tout était ténèbres et doute au fond de son esprit.

Pourtant, à faire même largement la part de cette tendance bizarre dont nous venons de parler, il fallait bien qu’il y eût quelque chose de réel derrière le labeur exagéré de cette lutte. La souffrance, à tout le moins, était vraie. Il suffisait, pour s’en convaincre, de regarder les traits ravagés de Montalt, et cette main qui sortait, sanglante, de sa poitrine déchirée.

Il y a des ressemblances étranges, des rapports tout gros de souvenirs, où l’esprit vient se heurter à l’improviste, et qui font renaître au vif l’angoisse, morte depuis des années…

Montalt, qui passait sa vie dans un sophisme perpétuel, reniant ce qu’il aimait, exaltant ce qu’il méprisait, Montalt, le contempteur acharné de la vertu, de l’honneur, de l’amour, devait avoir à l’âme une blessure envenimée.

Cette philosophie qu’il s’était faite ne lui allait point. Le froid scepticisme jurait dans sa bouche, où l’on n’eût deviné que des paroles généreuses et chevaleresques. Il se mentait à lui-même, ou bien il poursuivait la vengeance insensée des cœurs déçus…

Tout en lui semblait provenir d’une réaction funeste, et poussée jusqu’à ses plus extrêmes conséquences. Cet homme avait dû adorer passionnément tout ce qu’il conspuait désormais.

On aurait pu reconstruire son passé rien qu’avec ses haines.

Il y en avait une, puérile en apparence et qui nous a fait parfois sourire : nous voulons parler de son aversion pour la Bretagne. Peut-être eût-on trouvé, dans ce sentiment même, la source de l’intérêt si grand qu’il prenait au récit de Robert. Nous disons peut-être, car, avec ces natures exceptionnelles, il faut se méfier des inductions, et si Montalt avait un secret, il ne l’avait confié à personne…

Il y avait bien un quart d’heure qu’il était sorti du bal. Depuis ce temps, il restait immobile et comme anéanti. Ses bras tombaient le long de son corps ; sa belle tête, renversée sur les coussins du divan, exprimait la détresse amère et désespérée.

Il se redressa au bout de quelques minutes, et passa le revers de sa main sur son front que baignait une sueur froide.

– Non !… murmura-t-il, je ne veux pas avoir pitié… Je veux sourire… sourire comme tout à l’heure, dût mon cœur se briser, en songeant qu’ils peuvent être malheureux aussi… que la main de Dieu, s’il y a un Dieu, a pu s’appesantir sur eux !… qu’ils souffrent !… qu’ils se meurent !…

Il se couvrit le visage de ses mains.

– Oh ! fit-il avec un sanglot dans la gorge, n’y a-t-il pas des années que je les déteste ?… Tant mieux ! tant mieux ! si le hasard me venge !…

Il se leva brusquement et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

– Et puis…, poursuivit-il en rejetant en arrière les boucles de ses cheveux, qui se collaient à son front humide, que m’importe cela ? Est-ce que je connais ces gens ?… Faut-il que je devienne fou parce que trois ou quatre misérables coquins ont mis au pillage une gentilhommière de Bretagne ?…

Il eut un sourire contraint et saccadé.

– Sur ma parole, reprit-il, j’ai souffert comme s’il se fût agi de quelque chose… J’avais trop bu peut-être… Est-ce que je prendrais le vin tendre en vieillissant ?… J’aime mieux croire que mes nerfs seuls étaient en révolte… et que j’avais tout simplement la fièvre, à force d’écouter ce lâche coquin qui me contait ses prouesses contre une femme… Par le nom de Dieu ! s’interrompit-il en contenant sa voix qui voulait éclater, je crois que je me serais guéri, si je l’avais broyé sous mon talon comme une vipère !…

Son pas se ralentit et ses lèvres eurent un sourire amer.

– Et pourquoi cela ?… continua-t-il en se répondant à lui-même : que m’a fait cet homme ?… N’a-t-il pas le droit d’être un empoisonneur et un assassin ?… Est-ce un crime de vaincre en tromperie la femme astucieuse et perfide ? Encore une fois, que me fait tout cela ?… Pourquoi ma tête est-elle en feu ?… Pourquoi mon cœur se déchire-t-il dans ma poitrine ?…

Ses yeux s’égaraient. Il se laissa choir de nouveau sur le divan.

– Mon Dieu !… fit-il après un long silence, pendant lequel sa physionomie, changeant peu à peu, vint à exprimer une rêverie douce et mélancolique ; pauvre Bretagne !… pauvre petite église où l’on priait Dieu du fond du cœur !… Pauvre enfant, qui aimait peut-être et qu’on abandonna pour l’ombre d’un extravagant héroïsme !… Que de souvenirs bons et chers !… Tout le reste ne fut-il pas un rêve pénible ?… Qu’y eut-il après ces années heureuses ?… Vingt années d’efforts fiévreux, de luttes entreprises pour s’étourdir et pour oublier… le jeu terrible des batailles… de l’or conquis sans joie… une vie perdue !…

Sa tête se pencha sur sa poitrine.

– Et tant de bonheur là-bas !… murmura-t-il : l’autre n’avait-il pas raison de défendre son trésor ?… Mon Dieu ! mon Dieu !… se reprit-il en tressaillant, sais-je où va ma pensée ?… S’il était vrai !… si ma souffrance avait un écho tout au fond de son cœur !… À ma plainte le silence a répondu… mais entendit-elle ma plainte ?… Oh ! l’histoire de cet homme ! Ne lui cacha-t-on pas mes regrets et ma misère ?

Sa main se glissa dans son sein, et il en retira cette boîte de sandal, dont le couvercle était chargé de diamants.

Il la contempla durant quelques secondes en silence, et ses yeux devinrent humides.

Mais, au moment où il allait l’ouvrir, ses sourcils se froncèrent ; il la remit dans son sein d’un geste plein de courroux.

Il se leva encore une fois, révolté contre lui-même.

– Folie !… folie ! s’écria-t-il, que reste-t-il d’un rêve ?… Je suis Berry Montalt, l’homme qui n’a ni regret, ni espérance !… J’ai mis un voile sur mon passé !… Je ne crois pas à l’avenir !… Je suis seul, et je suis fort !

Il s’arrêta en face d’un miroir et regarda sa taille haute et fière. Ses cheveux noirs bouclaient autour de son front. Il était jeune, brillant, superbe.

La glace lui renvoya l’orgueilleux défi qui était sur son visage.

Il sonna.

Séid montra sa face noire à la porte de la chambre à coucher.

– Mon opium !… dit Montalt, et déshabille-moi !

Il y avait bien longtemps que le nabab appelait ainsi, chaque soir, le sommeil rebelle à son chevet.

Tandis que Séid préparait le breuvage, on frappa doucement à la porte extérieure. Montalt fit signe d’ouvrir.

C’était M. Smith, tout de noir habillé, comme il convient à un homme décent et qui sait vivre. Montalt le reçut le verre à la main.

– Pardon, milord…, dit M. Smith que son emploi léger n’empêchait pas de garder en toute occasion une gravité puritaine ; Votre Seigneurie me paraissait occupée, cette nuit, d’affaires si importantes que je n’ai pas osé la déranger… J’avais pourtant une bonne nouvelle.

– Qu’est-ce ?… demanda Montalt en buvant une gorgée.

– Nos deux intraitables ont enfin pris leur parti, répliqua M. Smith.

– Ah !… fit Montalt ; Étienne et Roger ?…

– Non pas, s’il plaît à Votre Seigneurie, dit M. Smith. Je veux parler des deux charmantes miss que nous convoitons depuis si longtemps.

– Mes deux petits chapeaux de paille !… s’écria le nabab ; elles ont enfin consenti à vous entendre ?

– Mieux que cela !

– Elles ont promis de venir ?

– Elles sont venues, milord.

– Seules ?…

– Conduites par une honorable lady de ma connaissance… mistress Cocarde.

Montalt tenait son verre à la hauteur de ses lèvres.

– Il n’y en a donc pas une !… murmura-t-il ; toutes… toutes pour un peu d’or !…

Il avala d’un trait le reste de son breuvage.

– Pardieu ! dit-il en se dirigeant vers la porte qui avait donné passage à Séid, je vais donc m’endormir gaiement !

. . . . . . . . . . .

Il était un peu plus de neuf heures du soir quand madame Cocarde et ses deux protégées descendirent de voiture dans une de ces ruelles désertes qui côtoyaient alors les Champs-Élysées, entre l’avenue Marigny et les terrains de Beaujon. Elles traversèrent une courte allée de tilleuls, joignant les communs d’une maison de grande apparence, qui semblait illuminée pour une fête.

Diane et Cyprienne, tremblantes, se laissaient conduire par madame Cocarde, laquelle était, au contraire, fort à son aise et paraissait connaître à fond les localités.

Les deux jeunes filles ne portaient plus le costume que nous leur avons vu quelques heures auparavant dans l’avenue Gabrielle. Par une sorte de pieux instinct, au moment d’affronter le danger suprême, elles avaient repris leurs vêtements bretons : le bonnet collant des Morbihannaises, le chaste mouchoir de cou et la petite jupe en laine rayée.

Madame Cocarde avait un chapeau à haute plumes frisées et un cachemire Ternaux de qualité supérieure.

Elle sonna, un domestique vint ouvrir ; puis arriva un monsieur en habit noir qui accueillit madame Cocarde avec une politesse digne.

– Votre servante, M. Smith, dit la principale locataire d’un air dégagé, vous ne m’attendiez pas à pareille heure, je parie ?

– Il est toujours temps, belle dame…, commença M. Smith.

– Bien !… très-bien !… interrompit madame Cocarde ; je me suis un peu pressée… et voilà de petits anges qui prendraient bien quelque chose… Entrons !

M. Smith mit le binocle à l’œil et braqua sur les deux jeunes filles un regard connaisseur.

– Ah ! oh !… fit-il, modulant malgré lui les tons chromatiques de l’interjection anglaise ; Very pretty maiden, by God !…

Puis il ajouta tout bas :

– Est-ce que ce sont elles ?

Madame Cocarde cligna de l’œil et répondit :

– En propre original.

M. Smith salua et passa devant. On monta un petit escalier dont les marches disparaissaient sous la laine moelleuse d’un tapis, et M. Smith, qui montrait le chemin, ouvrit bientôt une porte au premier étage.

Il s’effaça et salua encore.

– Donnez-vous la peine d’entrer…, dit-il en indiquant la porte ouverte.

Diane et Cyprienne hésitaient.

– Allons, mes perles !… s’écria madame Cocarde, c’est de vous qu’il s’agit… Moi, je suis trop vieille…, ajouta-t-elle avec un soupir, pour entrer là dedans… on va vous servir à souper.

– C’est fait, interrompit M. Smith.

– Alors, bon appétit, mes mignonnes !… dit madame Cocarde qui poussa ses deux protégées dans la chambre, et referma la porte sur elles.

M. Smith prit un carnet dans sa poche et en sortit deux ou trois chiffons soyeux qu’il déposa dans la main tendue de madame Cocarde.

Celle-ci fit une belle révérence et disparut.

Cyprienne et Diane restaient immobiles auprès de la porte fermée. Elles n’osaient point lever les yeux, parce qu’elles croyaient voir là, quelque part, devant elles, l’objet de leur vague terreur.

Un homme sans doute, en définitive ; mais cet homme aux proportions fantastiques, ce monstre que rêve la frayeur des jeunes filles.

Ce fut Cyprienne qui se hasarda la première à relever les yeux, bien lentement d’abord et bien timidement. Elle vit une pièce de moyenne grandeur, doucement éclairée par deux lampes à verres dépolis, et tapissée de velours sombre depuis le parquet jusqu’au plafond, où des caissons sculptés encadraient de fraîches peintures.

Sur le velours des lambris tranchait un cordon de cadre d’or dont la forme élégante et les mignardes ciselures allaient bien aux toiles charmantes qu’ils renfermaient.

Les meubles étaient, comme tous ceux de l’hôtel, de la première époque du règne de Louis XV : c’étaient de véritables joyaux qu’on avait dû payer un prix fou. Dans une embrasure, une harpe, soulevant la draperie de mousseline des Indes, montrait à demi la courbe gracieuse de son accolade incrustée.

La couleur chatoyante des étoffes et l’or sculpté des membrures tranchait sur le fond sombre de la tapisserie, qui doublait leur coquette fraîcheur.

Où l’or ne se montrait point, l’émail luisait, jetant ses guirlandes de fleurs sur les consoles en bois de rose.

Il était impossible d’imaginer un boudoir plus délicieux…

Et la main qui l’avait orné ne s’était livrée ici à aucune confusion bizarre. Les souvenirs d’Asie faisaient trêve et ne venaient point, comme dans le reste de l’hôtel, contrarier le style fleuri de notre XVIIIe siècle.

On avait opté, il s’agissait d’amour, entre l’Asie savante en volupté et la France de Louis XV. On avait choisi la France de Louis XV, grand honneur pour elle assurément.

Cyprienne, dont la paupière se relevait à demi, poussa un petit cri de joie, non pas peut-être à la vue de toutes ces merveilles, mais à l’aspect d’un guéridon aux pieds de bronze, dont la tablette incrustée supportait un souper adorable. L’eau vint à la bouche de Cyprienne, qui ne put s’empêcher de sourire.

Mais elle baissa les yeux, parce que ce premier regard n’avait pas éclairé tous les coins de la chambre, et que la jeune fille gardait une bonne part de sa frayeur.

Diane, immobile et pâle, avait l’air d’une victime qui attend.

Ses idées étaient autres et plus graves que celles de sa sœur ; peut-être devinait-elle mieux la nature du danger et l’étendue du sacrifice…

La paupière de Cyprienne s’ouvrit une seconde fois, et ses narines s’enflèrent pour saisir toutes les effluves aromatiques que lui envoyait la table servie.

– Diane !… dit-elle tout bas.

Et comme sa sœur ne répondait point, elle lui secoua le bras doucement.

– Vois donc !… reprit-elle, il n’y a personne…

Les longs cils bruns de Diane se relevèrent, et son regard triste fit le tour de la chambre.

Sa poitrine oppressée rendit un soupir.

– Personne, répéta-t-elle ; mais on va venir…

Cyprienne traversa la chambre sur la pointe des pieds, et comme si elle eût craint de réveiller Barbe-Bleue endormi.

Il y avait sur la table des petits pains tendres, dorés, appétissants. La pauvre fille avança la main, la retira, puis l’avança encore. Était-ce du poison ?

Elle prit un petit pain et l’approcha de ses lèvres, qui étaient toutes pâles. Elle n’osait guère.

Mais qu’ils semblaient bons, ces petits pains ! Comme ils cédaient, en craquant, sous les doigts de Cyprienne, qui n’avait pas mangé depuis deux jours !…

Sa bouche s’ouvrit ; ses dents blanches et fines attaquèrent la croûte blonde, et le petit pain disparut comme par enchantement.

Elle en saisit deux autres et revint vers sa sœur en sautant.

– Tiens, Diane !… dit-elle en lui présentant la moitié de sa proie, il n’y a rien dedans, j’en suis sûre !

Diane, qui n’avait pas laissé échapper une plainte, était exténuée autant que sa sœur, et souffrait de la faim, davantage peut-être, car la dernière bouchée avait été pour Cyprienne.

Elle jeta sur le petit pain un regard de convoitise. Elle hésita, puis sa main s’ouvrit à son tour…

Elle mangea.

– Sens-tu ces viandes froides ?… dit Cyprienne, nous n’en avions pas vu depuis le grand dîner de Penhoël !… Si nous y goûtions ?

Diane ne répondit point.

Cyprienne fit une seconde fois le voyage, et mit deux blancs de faisan sur une assiette ; mais, au retour, elle s’arrêta à moitié chemin.

– J’y pense…, dit-elle, nous serons mal là-bas… pourquoi ne resterions-nous pas auprès de la table ?

Elle n’était plus si pâle, et son joli sourire mutin se montrait à demi, déjà, autour de sa lèvre.

Diane ne bougeait pas.

– Viens donc !… reprit Cyprienne ; je te dis que nous serons mieux auprès de la table… Ce souper-là est à nous.

Ces derniers mots parurent produire une impression pénible sur Diane, qui tressaillit et leva les yeux au ciel.

Mais Cyprienne, tout entière à sa fantaisie, la prit par le bras et l’entraîna, bon gré mal gré, vers la table.

– C’est moi qui fais le ménage !… dit-elle en roulant deux siéges sur le tapis ; commandez, mademoiselle… on vous servira.

L’instant d’après, elles étaient assises toutes deux, côte à côte, devant leurs assiettes pleines. Il y avait, ma foi, du vin dans leurs verres, et le faisan avait subi une attaque assez notable.

Diane avait résisté, mais devant cette tentation d’une table bien servie, sa faim l’avait vaincue.

Et puis là n’était pas le danger ; la prudence ne conseillait-elle pas, au contraire, de prendre des forces pour se défendre contre le péril inconnu ?

Durant les premiers instants, les deux jeunes filles se tenaient assises sur l’extrême bord de leurs siéges ; au moindre bruit qui se faisait dehors, elles frissonnaient de la tête aux pieds, laissant échapper couteaux et fourchettes.

Mais personne ne venait. Elles s’enfoncèrent plus avant dans leurs fauteuils douillets. Leur verre se vida deux ou trois fois. On ne peut dire que leur frayeur se calma, mais du moins fut-elle un peu oubliée.

Les yeux de Cyprienne commencèrent à briller ; son sourire s’épanouit plus franchement. Le front soucieux de Diane elle-même perdait peu à peu ses nuages.

C’étaient deux enfants, et les luttes récentes où les avait jetées leur enthousiaste dévouement leur avaient appris la témérité.

Elles étaient femmes par leur sensibilité profonde et aussi par la pudeur ; mais, pour tout le reste, vous les eussiez trouvées hardies plus que des pages.

Elles avaient si souvent gardé leur gaieté vive en bravant le danger de mort !

Ici le danger était autre, et les effrayait d’autant plus que leur ignorance ne savait point le définir ; mais cette ignorance même laissait à leur esprit romanesque le loisir d’imaginer des choses impossibles et de se bâtir une foule de beaux espoirs.

Et puis le péril s’éloignait, ouvrant le champ libre à leur audace un peu fanfaronne.

Elles se sentaient redevenir vaillantes. La gaieté de Cyprienne gagnait Diane, dont le front se redressait maintenant haut et brave.

Elles mangeaient d’un appétit joyeux, et faisaient maintenant comme chez elles.

Cyprienne servait de tous les plats ! de tous ! Leur faim tenace était de taille à faire table nette.

Leurs verres se vidaient lestement. Ce qu’il y avait de terrible dans leur position disparaissait à leurs yeux. Elles jasaient, elles riaient de bon cœur. Vous eussiez dit deux espiègles enfants, faisant une équipée folle en l’absence de la famille, et n’ayant rien à redouter, sinon le retour de leur mère…

Et certes, le pauvre soldat breton, veillant aux grilles de l’Élysée, aurait eu peine à reconnaître en elles les deux jeunes filles, abattues par la faim et transies de froid, dont la détresse avait ému son brave cœur, au commencement de cette soirée.

Leurs joues étaient colorées vivement ; leurs yeux pétillaient ; leurs voix se mêlaient, libres et gaies.

Elles étaient jolies à ravir !

Diane repoussa enfin son assiette.

– On ne nous empêchera pas d’avoir bien soupé, toujours !… dit Cyprienne ; mon Dieu ! que j’avais grand’faim !

– Et moi donc !…

– Et tu ne le disais pas, pauvre sœur… Il n’y a jamais que moi à me plaindre !

Diane l’entoura de ses bras et la baisa au front. Puis elle se renversa sur le dos de son fauteuil.

Son regard souriant fit le tour de la chambre.

– Comme tout cela est beau ! murmura-t-elle.

– Oh ! dit Cyprienne, la chambre de Lola que nous admirions tant à Penhoël n’était rien auprès de ces belles choses !

– Voilà le Paris que nous avions deviné !… reprit Diane dont les grands yeux noirs se voilèrent de rêverie. Te souviens-tu de ce que disaient nos livres, ma sœur ?… et de ce que nous disions dans nos longues promenades au bord du marais ?… Nous voyions des richesses pareilles et bien d’autres enchantements !… Et il nous semblait que nous étions déjà au milieu de toutes ces merveilles… assises dans un salon tout de velours et d’or, comme celui-ci… ou demi-couchées sur le gazon, rempli de fleurs et de lumières…

– Je m’en souviens, ma sœur…

– Petites folles que nous étions ! C’est que nous en perdions l’esprit !… Moi, d’abord, je voyais cela comme je te vois…

– Et moi aussi !

– Il me semblait que nos pauvres vêtements tombaient, et que nous avions de belles robes de soie… des perles dans les cheveux… des diamants au cou… des dentelles sur les épaules… Comme je te voyais jolie, ma Cyprienne !

– Et comme tu me semblais belle, Diane !

– Et, sous ces brillantes parures, nous traversions toutes ces féeries… Te souviens-tu ?… À la fin, il venait toujours un bon génie… et comme son sourire était doux !… qui nous disait :

« Mes filles, tout cela est à vous… voici de l’or pour sauver Penhoël… je vous donne le choix ; restez ici ou retournez en Bretagne. »

– Et nous répondions bien vite, s’écria Cyprienne : Merci, merci, bon génie !… nous voulons revoir ceux que nous aimons !

Elles se tenaient par la main, et leurs regards se croisaient.

– Qui sait ? reprit Cyprienne en baissant la voix ; le bon génie va venir peut-être…

Diane secoua la tête gravement.

– Ma pauvre petite sœur…, dit-elle, tu parles comme un enfant… il n’y a plus de bons génies.

– Oh ! s’il venait…, s’écria Cyprienne en suivant son idée, il faudrait tout d’abord délivrer l’Ange…

– Dès cette nuit !… appuya Diane entraînée à son insu.

– Mettre Madame et Penhoël dans une belle maison…

– Avec notre bon père !

– Et puis courir, courir bien vite jusqu’à Penhoël pour racheter le château.

– Nous aurions le temps, dit Diane.

– Et comme ils seraient heureux !

– Comme le pauvre Ange nous sourirait doucement !

– Et Madame…

– Et tous ! tous !… Ah ! c’est trop de bonheur !

Cyprienne se leva en frappant dans ses mains. Elle se jeta au cou de Diane dans un mouvement d’enthousiasme, et toutes deux se tinrent embrassées. Elles avaient des larmes de joie dans les yeux.

En ce moment le son d’une musique lointaine et suave arriva jusqu’à leurs oreilles. Elles se séparèrent pour écouter. C’était un mouvement de valse, lent, gracieux, balancé, qui empruntait à l’éloignement une douceur étrange.

– Qu’est-ce que cela ?… dit Cyprienne. Diane avait la tête penchée ; elle écoutait avec ravissement.

Les pauvres filles ne buvaient que de l’eau d’ordinaire. Les quelques gouttes de vin qu’elles avaient bues exaltaient leurs têtes ardentes et vives.

Cyprienne ne se rendait plus compte du motif qui les avait amenées. Elle s’élança vers la porte de sortie tout simplement pour entendre de plus près cette délicieuse musique.

La porte était fermée.

Il y en avait une autre au bout opposé de la chambre ; Cyprienne y courut et l’ouvrit. Aussitôt que les battants sculptés eurent tourné sur leurs gonds, les deux sœurs poussèrent un cri de surprise : une lumière éblouissante inondait le boudoir.

La porte donnait sur une chambre, déserte comme la première, mais dont la fenêtre, large et haute, s’ouvrait sur le jardin illuminé.

Juste en face de la fenêtre, derrière les branches à demi dépouillées d’un platane, une splendide girandole était suspendue.

Cyprienne s’élança dans la chambre, les bras tendus et la bouche béante ; puis elle s’arrêta muette d’étonnement.

La musique se faisait entendre maintenant plus rapprochée. Cyprienne fit encore quelques pas afin de voir. Elle se mit à la fenêtre et risqua un regard au dehors.

– Oh ! ma sœur… ma sœur !… dit-elle en plaçant ses deux mains devant ses yeux éblouis c’est le jardin de notre rêve !… Nous sommes dans le palais des fées !

De la fenêtre, en effet, le jardin présentait un aspect magique. Derrière la girandole, dont les cristaux mouvants masquaient en quelque sorte la croisée, une double ligne de feux dessinait les rampes d’un cavalier, planté d’arbustes et de fleurs. Cette partie du jardin, correspondant à l’aile gauche de l’hôtel, était déserte, mais le regard en se portant à droite découvrait à travers les feuilles clairsemées d’un rideau de tilleuls l’illumination des parterres et des pièces de gazon, où déjà commençait le bal. Les jets d’eau reflétaient en gerbes colorées l’éclat des mille lumières courant le long des charmilles et marquant le dessin élégant des arcades de verdure ; partout où l’œil pouvait percer, ce n’étaient que feux étincelants et guirlandes de fleurs.

Diane et Cyprienne s’accoudaient toutes deux au balcon de la fenêtre, et ouvraient de grands yeux charmés.

Leur esprit était ébloui plus encore que leurs yeux. Les émanations tièdes et odorantes, qui montaient du jardin jusqu’à elles, les retenaient dans une sorte d’ivresse.

Elles n’avaient rien vu jamais, même dans leurs songes d’enfants, qui pût se comparer à ces splendeurs enchantées.

Quand la danse fit trêve, au delà des tilleuls, quelques couples se dirigèrent vers cette partie du jardin qui, jusqu’alors, était restée déserte.

Diane et Cyprienne quittèrent la croisée, afin de n’être point aperçues.

Ce mouvement les força d’examiner la pièce où elles se trouvaient.

Il n’y avait là aucun miracle nouveau, et pourtant les deux jeunes filles durent s’étonner encore.

C’était une pièce assez vaste, ayant deux portes dont l’une communiquait avec le boudoir, et dont l’autre était fermée à clef. Quelques siéges modestes en formaient tout l’ameublement, avec trois ou quatre armoires vitrées. Mais, dans ces armoires et entre chacune d’elles, le long des boiseries, pendait un pêle-mêle de costumes d’une richesse extrême. Il y en avait de tous les pays ; il y en avait de tous les temps. On eût pu se faire là, suivant sa fantaisie, Turc ou Turque, Persan ou Persane, brahmane ou devedaskee, châtelaine du moyen âge, dame du temps de Louis XIII, marquise Pompadour ou déesse de la liaison, car les costumes féminins étaient en majorité ; et parmi ceux de l’autre sexe, le plus grand nombre, par leur taille et leur coupe, semblaient encore destinés à des femmes. Il y avait de jolis petits uniformes, des sabres mignons, des poignards d’Andalouse ; des dominos de toutes nuances, des masques de toutes formes. Il y avait même des redingotes à fine taille et des pantalons renflés aux hanches, comme ceux que portent nos libres amazones, aux jours consacrés du carnaval.

C’était un vrai magasin.

De fait, l’hôtel Montalt possédait un théâtre, et chaque fois que le nabab donnait bal, Nehemiah Jones, le majordome, montait quelque danse de caractère.

Cette chambre qui communiquait, par une courte galerie, à l’appartement de Mirze, remplissait l’office d’une grande armoire où s’entassaient, le lendemain des fêtes, toutes les défroques du plaisir.

Diane et Cyprienne étaient femmes. La vue de ce trésor de chiffons, de ces précieuses étoffes, de ces fines broderies, de ces dentelles, les intéressait presque aussi vivement que le jardin merveilleux. Elles touchaient la soie épaisse ; le moelleux velours ; puis elles regardaient en soupirant l’étoffe grossière de leurs petites robes de laine.

Il y avait surtout deux costumes qui excitaient leur admiration.

Ils avaient dû, sans doute, être préparés pour la fête de ce soir, car ils étaient étendus sur des siéges, et semblaient attendre la main de la camériste.

C’étaient deux vêtements complets de bayadères indoues : le pantalon bouffant de mousseline pailletée d’or, la courte tunique et la veste collante ; le diadème de perles, la riche ceinture de cachemire.

L’œil de Cyprienne allait de ces costumes à la fenêtre, et trahissait naïvement la pensée qui venait de naître dans son esprit.

On entendait des voix sous la croisée.

– Rentrons, ma sœur…, dit Diane.

– Le bal est bien beau !… répliqua Cyprienne en soupirant.

Elle retourna vers la fenêtre et se pencha pour jeter un dernier regard.

Sous la girandole, au pied du cavalier, une femme s’était arrêtée, seule.

Elle essuyait son front en sueur.

Au moment où le regard de Cyprienne tombait sur elle, cette femme, qui venait de quitter la danse, ôta son masque.

Cyprienne étouffa un cri, et attira vivement sa sœur vers la fenêtre.

Le visage de la femme démasquée était éclairé en plein par les feux de la girandole.

– Regarde !… murmura Cyprienne.

– Lola !… prononça Diane tout bas.

À son tour, son regard glissa de la fenêtre aux costumes étendus sur les chaises.

– Elle ne peut être seule dans ce bal…, dit Cyprienne dont les yeux pétillaient d’audace et de désir ; si nous pouvions nous mêler à la fête, nous saurions peut-être bien des choses !…

– Notre pauvre Blanche !… pensa tout haut Diane dont le regard rêvait.

– Si elle l’avait amenée…, insinua Cyprienne.

Diane ne répondit point, mais son front, plus pensif, s’inclinait sur sa poitrine.

– Et puis, reprit Cyprienne en baissant la voix involontairement, qui sait si nous ne trouverions pas leurs traces ?…

Et comme Diane gardait encore le silence, elle ajouta :

– Je parle d’Étienne et de Roger.

L’œil de Diane se tourna de nouveau vers les costumes, qui paraissaient coupés juste à la taille des deux jeunes filles.

– C’est impossible !… murmura-t-elle en secouant la tête.

– Pourquoi impossible ?… s’écria Cyprienne qui frappa le parquet de son petit pied impatient ; nous sommes seules ; personne ne nous voit… La fenêtre est basse… et nous avons pour échelle les branches du platane…

Elle prit sa sœur par la main et l’entraîna doucement vers les costumes.

Tout en se jouant, elle dénoua le bonnet de Diane et plaça un diadème de perles sur ses cheveux bouclés.

– Si tu savais comme te voilà jolie !… dit-elle.

Diane se prit à sourire tristement.

– Petite folle !… murmura-t-elle ; tu veux donc me tenter…

– Oh !… s’écria Cyprienne, ce serait bon pour moi !… Mais toi, ma sœur, si tu cèdes, je sais bien que ce sera pour l’Ange…

Elle attacha le diadème de perles.

– Écoute, reprit-elle d’un ton sérieux, quelque chose me dit que nous trouverons là des nouvelles de ceux que nous aimons… Mes pressentiments ne me trompent guère, tu le sais bien… Et si nous sommes venues jusqu’ici, est-ce pour fuir le danger ?…

Tout en parlant, elle dégrafait le corsage de Diane qui se laissait faire.

La petite robe de laine tomba, et fut remplacée par le pantalon bouffant de mousseline, par la tunique de drap d’or et par la veste collante.

Cyprienne sauta de joie.

– Je vais donc être ainsi !… s’écria-t-elle en remplaçant par des babouches orientales les chaussures de sa sœur. À ton tour de faire la femme de chambre, Diane.

La seconde toilette fut moins longue encore que la première, Cyprienne s’y prêtait de si bon cœur !

Quand elle fut habillée des pieds à la tête, elle se regarda, rouge de plaisir.

– S’ils nous voyaient !… murmura-t-elle.

Puis elle saisit deux masques de velours, un pour elle, un pour sa sœur.

Il ne restait plus que les ceintures à nouer.

Celle que choisit Cyprienne était verte. Diane en prit une de cachemire rouge à franges d’or.

Au jardin la danse avait recommencé. Il n’y avait plus personne entre le cavalier et la fenêtre.

Cyprienne jeta ses bras autour du cou de sa sœur.

Elle était un peu pâle, et son cœur battait bien fort ; mais c’était de plaisir autant que de crainte.

– Une… deux… trois !… dit-elle en frappant ses petites mains l’une contre l’autre, pour donner le signal.

Au troisième coup, elle sauta légère comme un oiseau sur l’appui du balcon. L’instant d’après, elle retombait sur ses pieds, au bas du platane, et recevait dans ses bras Diane qui tremblait.

XI. – LE REGARD D’UNE FEMME.

Au sortir de son appartement, Montalt se dirigea de suite vers le boudoir, en dehors duquel les deux noirs restèrent en faction.

C’était encore là une réminiscence de l’Asie, où l’on met volontiers un esclave ou deux aux portes, en guise de verrous.

Montalt entra. Diane et Cyprienne étaient assises côte à côte, tremblantes toutes deux, à l’autre extrémité du boudoir. Elles avaient eu le temps de reprendre leurs vêtements de paysannes bretonnes.

Rien ne trahissait leur récente escapade, sauf la porte de la chambre aux costumes, qu’elles avaient oublié de refermer et qui laissait voir les illuminations du jardin.

Montalt ne prit point garde.

Il s’arrêta tout auprès du seuil pour examiner les deux jeunes filles, qui avaient les yeux cloués au parquet, mais qui le voyaient néanmoins parfaitement : le nerf optique des femmes ayant, comme chacun sait, le pouvoir de percer la membrane de leurs paupières.

Elles n’en étaient pas moins déconcertées pour cela, et craintives, les pauvres enfants !

Cyprienne sentait le cœur lui manquer ; Diane rassemblait tout son courage, mais, en ce premier moment, la peur était la plus forte.

C’était l’heure terrible. Elles allaient savoir…

Le nabab traversa la chambre à pas lents ; Diane, qui était la plus rapprochée de lui, ne perdait pas un seul de ses mouvements.

Montalt prit un siége qu’il roula au-devant d’elles, mais il resta debout. Ses yeux peignaient une légère surprise : c’était la première fois qu’il voyait les deux jeunes filles sous leur costume de paysannes. Cette surprise, du reste, n’avait rien de pénible ; au contraire, à mesure qu’il les contemplait en silence, son visage exprimait une sorte d’émotion attendrie.

– Pauvre Bretagne !… murmura-t-il enfin d’une voix si basse que les deux sœurs ne l’entendirent point.

Cette exclamation, qui sortait du fond de son cœur, avait l’accent doux et triste qu’on prend pour plaindre un ami méconnu.

Il va sans dire que, du premier coup d’œil Diane et Cyprienne l’avaient reconnu, non-seulement pour le voyageur du coupé, mais pour l’homme du rendez-vous de Notre-Dame et aussi pour l’interlocuteur de Robert dans la scène qui venait d’avoir lieu au jardin, sous le berceau. Car elles avaient assisté à la fin de cette scène, et c’étaient elles qui avaient jeté, à travers la charmille, le double et mystérieux démenti.

De leur cachette, elles avaient vu le calme obstiné que gardait Montalt en écoutant l’odieuse histoire ; mais elles avaient vu aussi, – et c’était maintenant pour elles un vague sujet d’espoir, – la figure du nabab se décomposer tout à coup et trahir l’amertume profonde qui était sous sa feinte froideur.

Comme son œil noir avait brillé soudainement ! et quelle menace dans le feu sombre de sa prunelle !

En cet instant si court où Montalt avait laissé tomber son voile d’indifférence glacée, Diane avait entrevu en lui un juge du crime. Un prisme s’était mis entre son œil ébloui et cet homme si beau, si puissant, le maître de toutes ces merveilles, le roi de ce palais enchanté ! Le romanesque penchant qu’elle avait à voir les choses sous un aspect surnaturel s’était réveillé.

Ce qu’elle pensait, ce qu’elle sentait surtout, elle n’aurait point su l’exprimer peut-être, mais son âme se recueillait en une émotion respectueuse, comme aux heures de la prière.

Elle espérait. Quelque chose l’entraînait à respecter Montalt dont elle ne savait pas même le nom, et à croire en lui.

Et, à ce moment, où, de retour dans le boudoir, les deux jeunes filles attendaient, reprises par leur inquiétude effrayée, c’était bien Montalt que Diane s’attendait à voir paraître…

Quand la porte s’ouvrit, il n’y eut que Cyprienne à tressaillir.

Diane était immobile et droite sur son siége, l’œil au guet, l’oreille tendue. Elle ne tremblait point ; son sang-froid l’étonnait elle-même. Cyprienne se rassurait presque, à la voir si tranquille.

Montalt les contemplait toutes deux en silence, et la rêverie semblait le prendre. L’opium agissait sur lui, déjà, du moins, comme calmant, et rendait à son visage toute sa noble sérénité.

– Pourquoi ce déguisement ?… dit-il enfin d’un accent affable et bon ; vous n’en avez pas besoin pour être jolies comme des anges.

– Ce sont les vêtements de notre pays…, répondit Diane à voix basse et sans lever les yeux.

– Ah ! fit Montalt ; l’aimez-vous bien, votre pays ?

À cette question inattendue, Cyprienne risqua un timide regard. Puis elle tourna la tête aussitôt pour cacher sa rougeur.

Mais elle avait eu le temps de voir en face Montalt, dont le sourire s’imprégnait en ce moment d’une sorte de bonté paternelle.

Le fardeau d’épouvante qui pesait sur le pauvre cœur de Cyprienne fut allégé de moitié pour le moins.

– Si nous aimons notre pays !… dit Diane. Nous sommes Bretonnes !

– Ah !… fit encore Montalt dont la voix changea légèrement ; c’est une grande gloire que d’être Bretonne à ce qu’il paraît, mes belles enfants !… À tout hasard, je vous en fais mon compliment sincère.

– Il y a longtemps que vous savez d’où nous venons…, murmura Diane.

– Oh ! oh !… s’écria le nabab dont le sourire devint plus franc ; vous m’aviez donc remarqué sur la route ?

Cyprienne fit un petit signe de tête affirmatif.

– Alors pourquoi cette longue résistance ?… demanda Montalt, car il y a longtemps que je désirais votre visite… Aviez-vous peur de moi ?

– De vous moins que d’un autre…, répondit Diane qui raffermissait peu à peu sa voix pénétrante et douce.

Le nabab s’inclina.

– Moins que d’un autre…, répéta-t-il ; c’est beaucoup encore… J’espère que vous avez perdu ce reste de crainte… Voulez-vous que je sois votre ami ?

– Oh !… répondit Diane vivement ; nous le voulons de tout notre cœur !

Une nuance d’embarras vint se refléter dans le regard de Montalt. On eût dit qu’il hésitait à donner un sens à cette réponse.

Le silence régna de nouveau, durant quelques secondes, dans le boudoir. Montalt promenait son regard incertain de l’une à l’autre des deux jeunes filles.

Il contemplait avec une émotion croissante ces beaux fronts, tout brillants de candeur, ces traits purs et charmants, auxquels le petit bonnet des paysannes morbihannaises était comme une virginale couronne.

Ceux qui le connaissaient auraient deviné qu’une pensée généreuse et bonne livrait combat, au dedans de lui-même, aux théories de son scepticisme entêté ; mais le scepticisme était bien fort, et le temps avait fait pénétrer ses racines jusqu’au cœur.

Il se redressa et prit une attitude dégagée, qui cadrait vraiment à merveille avec les grâces jeunes de sa taille et de sa figure.

– Ma foi, mes belles, dit-il, j’ai honte de vous l’avouer !… Dans le principe, ce n’était pas pour moi que je désirais votre venue… Fou que j’étais ! Il faut vous avoir vues de près pour connaître toute votre valeur… Je promets bien que je ne vous céderai à personne !

Il n’y a point de complète ignorance. Diane devint pâle, tandis qu’une épaisse rougeur tombait du front de Cyprienne jusqu’à ses blanches épaules.

La ressemblance des deux sœurs disparaissait en ce moment où la même émotion exagérait les caractères différents de leur beauté.

Cyprienne n’était qu’une pauvre enfant, effarouchée et surprise ; Diane avait la fierté assurée d’une reine.

– Nous ne savons rien…, dit-elle d’une voix lente et basse ; à peine pourrions-nous dire ce qui nous blesse dans vos paroles, monsieur… et pourtant, de confiantes que nous étions, nous voilà tristes et humiliées… On est venu vers nous, au moment où la détresse nous accablait et où ma pauvre sœur, trop faible contre sa souffrance, parlait de mourir… Auprès de nous, se prolongeait l’agonie d’une femme sainte que nous aimons comme si elle était notre mère… Et je ne vous fatigue pas du compte de nos autres douleurs !… On nous a donné une espérance qui, bien longtemps, nous a semblé un rêve… Pourquoi le cacher ? Derrière les promesses qui nous étaient faites, plus d’une fois nous avons entrevu la honte. Mais quelquefois aussi, pauvres ignorantes que nous étions, il nous semblait que Dieu devait avoir mis sur la terre, parmi tant d’hommes méchants, cruels, impitoyables, quelques cœurs généreux, pour que le ciel ne soit point une solitude après cette vie… Ne nous demandez pas si nous avons raisonné notre espoir, car notre conscience nous disait de rester… Et si nous sommes ici, c’est ma faute… oh ! ma faute, à moi toute seule… Ma sœur ne voulait pas venir…

Cyprienne se rapprocha de Diane, et appuya sa tête contre le sein de sa sœur.

– Je t’aurais suivie au bout du monde !… murmura-t-elle.

– Écoutez, reprit Diane ; quand je vous ai reconnu, j’ai senti au dedans de moi-même une joie que je ne peux pas expliquer… Mon espoir m’a semblé moins fou… La crainte qui me serrait le cœur s’est calmée… Que sais-je ? quand nous étions toutes deux dans notre misérable chambre, nous nous étions souvenues de vous… Et votre image nous était parfois apparue… Mon Dieu ! nous avons fait tant de rêves, en notre vie, qui tous ont été suivis d’un dur réveil !… À l’instant, quand vous avez parlé, mes yeux se sont ouverts… Le nuage qui était au devant de ma vue s’est dissipé pour me montrer l’abîme au bord duquel nous sommes… Monsieur, n’abusez pas de notre folie et laissez-nous sortir de cet hôtel…

Montalt l’avait écoutée sans même essayer de l’interrompre. Son visage avait repris cette indifférence fatiguée, qui était le masque derrière lequel son émotion se cachait toujours.

– Mes belles…, dit-il avec un sourire glacé, quand on est entré chez moi, ce n’est pas ainsi qu’on en sort.

Cyprienne se couvrit le visage de ses mains.

– Ayez pitié ! dit Diane ; nous sommes les filles d’un gentilhomme.

– Peste !… fit Montalt qui semblait s’endurcir dans son ironie, c’est extrêmement flatteur pour un vilain tel que moi !…

– Ayez pitié !… répéta Diane dont les longs cils baissés laissèrent échapper une larme ; notre père est bien vieux… Et si nous sommes déshonorées, il ne reverra jamais ses filles…

Elle attendait une réponse, la tête haute et les yeux baissés.

La réponse ne vint pas.

– Écoutez…, reprit-elle d’une voix ranimée ; nous sommes deux ici… contentez-vous d’une victime.

– Je veux bien…, dit Montalt : laquelle restera ?

– Moi ! moi !… s’écrièrent en même temps les deux jeunes filles.

– À merveille !… reprit Montalt ; c’est maintenant à qui ne s’en ira point !

– Oh !… murmura Diane, ma pauvre Cyprienne !… Je t’en prie ! je t’en prie !…

Cyprienne se jeta dans ses bras et la pressa contre son cœur.

– Nous mourrons ensemble…, dit-elle.

Diane, en ce moment, releva pour la première fois ses yeux sur Montalt, et le regarda en face. Sa prunelle brûlait ; le sang colorait vivement ses joues, naguère si pâles. Mais toute cette indignation tomba comme par magie.

Montalt avait beau retenir son masque : le regard perçant de la jeune fille avait vu au travers.

Elle n’avait eu besoin que d’un coup d’œil, et sa paupière, qui se baissait de nouveau maintenant, voilait presque un sourire.

Elle avait vu la physionomie du nabab démentir énergiquement ses cruelles paroles ; elle avait vu la bonté derrière sa grimace impitoyable. Elle avait même cru voir ses yeux humides.

Montalt avait mis grande hâte à recomposer sa physionomie ; mais gagnez donc de vitesse le regard d’une femme !

En se voyant découvert ainsi à l’improviste, il fronça le sourcil, et cette fois tout de bon.

– Femmes, Bretonnes et filles d’un gentilhomme ! murmura-t-il avec une amertume non feinte ; pardieu ! mes belles, vous êtes bien tombées !

Il repoussa le siége sur lequel il s’appuyait, et se mit à marcher dans la chambre tout en poursuivant :

– Et vous venez me parler d’honneur !… Et vous venez me dire, comme dans les comédies : « Nous préférons la mort à la honte… » Mademoiselle, vous eussiez fait une actrice passable… L’honneur !… s’interrompit-il en haussant les épaules, savez-vous bien à qui vous vous adressez ?… Je ne crois pas à l’honneur, moi, mes belles !… pas plus à l’honneur des femmes qu’à l’honneur des hommes… L’honneur des hommes est une stupidité sauvage… L’honneur des femmes est une niaiserie grotesque !… Et quant aux menaces de mort qu’on fait en pareil cas, cela ressemble beaucoup à ces simagrées des chanteurs qui passent la moitié de la journée à se faire prier et l’autre moitié à gémir leur romance, quand personne ne veut plus les entendre…

Tandis qu’il parlait ainsi en s’indignant à froid et en gesticulant de toute sa force, Diane s’était penchée à l’oreille de Cyprienne et lui glissait quelques mots à voix basse.

Puis les deux jeunes filles se prirent à regarder le nabab à la dérobée.

Il y avait maintenant presque autant de curiosité que de crainte dans les jolis yeux de Cyprienne.

Quant à Diane, tout son courage était revenu…

XII. – CINQUANTE PIÈCES DE SIX LIVRES.

Cet étrange pouvoir, elles l’ont toutes. Ici, l’ignorance importe peu, la candeur ne fait rien ; la plus innocente, comme la plus astucieuse, a ce regard divinateur qui met l’âme à nu et perce tout voile.

Il suffit d’être femme.

À moins que la femme n’aime. En ce cas, deux phénomènes contraires se produisent indifféremment. Parfois, la passion rend plus subtile encore cette perspicacité qui dépasse alors les limites du vraisemblable, et devient tout bonnement de la seconde vue, du mesmérisme, de la sorcellerie. Plus souvent l’Amour attache, en riant, sur ses beaux yeux jaloux, son mythologique bandeau.

Que deviendrait ce malheureux don Juan, si le fils de Vénus portait toujours des lunettes ?…

Tandis que Montalt déclamait ses harangues incendiaires et se croyait le plus barbare tyran du monde, les deux jeunes filles se rassuraient tout doucement, Diane avait deviné ce cœur fantasque et bizarre… deviné, non pas peut-être au point de l’expliquer ou de le définir, mais assez pour donner une clef à ses capricieuses boutades, et ne plus voir, en chacune de ses actions, une énigme insoluble.

Elle était, en ceci, beaucoup plus savante que Montalt lui-même, qui, surtout à cette heure, ne savait ni ce qu’il voulait ni ce qu’il faisait. Son paradoxe favori, joint à la crainte de s’attendrir, le rendait intraitable. Il se roidissait de toute sa force contre lui-même ; il se battait les flancs afin de se montrer sans pitié, justement parce qu’il sentait l’émotion déjà victorieuse…

Elles étaient si charmantes toutes deux ! l’une si douce et si naïve, l’autre si naïve et si fière ! Et puis elles parlaient de malheur…

L’émotion actuelle se mêlait, chez Montalt, à cette autre émotion, récemment éprouvée durant le récit de Robert. Et tout cela le ramenait vers un passé lointain, mais qui vivait encore, malgré lui, au fond de ses souvenirs.

Car le genre de suicide où s’obstinait Montalt est heureusement impossible. On ne peut tuer son âme, et sous les glaces factices que la misanthropie amasse laborieusement, la sensibilité immortelle dort et attend le réveil ; surtout quand la sensibilité fut exquise aux jours de la jeunesse ; quand le cœur, blessé dans un premier élan, s’est replié dédaigneusement et tout de suite en lui-même.

S’ils savaient, ces misanthropes, que le mépris et la haine sont de purs poisons en médecine morale, et que l’unique traitement applicable aux malades d’amour est l’homœopathie !

Dût-on être trompé deux fois au lieu d’une, trois au lieu de deux, quatre fois, cinq fois, dix fois, il faut faire le brave et ne se point frapper la tête contre les murailles, pour quelques illusions perdues, comme l’empereur Auguste pour ses trois légions germaniques. Fi donc, César ! trois légions perdues, six de retrouvées !… Et le cœur humain n’est-il pas plus riche en chimères que Rome impériale en soldats ?…

Dieu avait fait Montalt généreux à l’excès, facile à toutes impressions, ardent à aimer, dévoué, miséricordieux, sincère.

Montalt avait essayé de tourner en vice chacune de ces vertus, cela très-sérieusement.

À cette œuvre, il avait employé toute la fougue de sa jeunesse, toute la force de son âge viril ; mais il n’avait pas réussi.

Dieu était resté le maître.

Tout ce que Montalt avait pu faire, ç’avait été de se tromper lui-même et de se regarder comme un damné de première force.

Cette croyance était son orgueil et sa joie, d’ordinaire. Aujourd’hui pour la première fois depuis bien longtemps, elle faisait naître en lui de vagues remords ; car, tout au fond de sa conscience, un doute avait surgi ; et il ne savait plus si cette longue et terrible vengeance, exercée contre son propre cœur, avait un motif ou seulement un prétexte.

Il ne savait plus. Les douces voix des deux jeunes filles lui rappelaient confusément une autre voix. Leurs costumes bretons lui parlaient d’une terre haïe, mais bien aimée, autrefois, peut-être…

Aussi se montrait-il, à plaisir, implacable.

Cependant à de certains signes, on pouvait prévoir que cette redoutable colère allait se fondre tout à coup. Le sarcasme amer était sur le point de se changer en caressantes paroles.

Car le nabab était fait ainsi, et ce soir bien plus encore que d’habitude, son caprice tournait à tous vents.

Il était inquiet. Au dedans de lui, une voix répétait sans cesse : Si tu t’étais trompé !… si l’on t’aimait ! s’il y avait vingt ans de souffrances partagées !…

Et, pour l’achever, l’opium commençait d’agir, préludant à cette ivresse douce qui précède le sommeil.

Comme il finissait de parler, son regard glissa vers les deux jeunes filles qu’il supposait terrifiées.

Il était séparé d’elles par toute la largeur de la chambre.

Diane jouait calme et souriante, avec les beaux cheveux ondés de Cyprienne.

Montalt eut un mouvement de dépit et de surprise.

Les deux sœurs semblaient ne plus faire attention à lui. Il s’arrêta et croisa ses bras sur sa poitrine.

– Mes belles, dit-il en soutenant son ton de raillerie, ne me faites vous plus la grâce de m’écouter ?

Diane se tourna aussitôt vers lui, le front libre, les yeux hardiment ouverts.

Cyprienne avançait sa tête, plus timide, derrière celle de sa sœur.

Montalt avait beau faire ; son regard s’adoucissait à les contempler si jolies.

– Pourquoi nous chagriner ainsi ?… murmura Diane : nous qui voudrions tant vous aimer !

– Vraiment !… fit Montalt avec un dernier effort d’ironie, ceci me paraît léger pour deux filles de gentilhomme.

– Bon !… répliqua Diane librement et comme si elle eût parlé à un vieil ami, vous voilà plus sévère que nous maintenant !… Ne voulez-vous plus que nous vous aimions ?

Montalt détourna la tête et poursuivit sa promenade.

Cette scène prenait, sans qu’il se fût présenté la moindre péripétie, un caractère singulièrement inattendu.

Vous vous souvenez de cette gracieuse allégorie du bonhomme la Fontaine dont on a fait tant de tableaux, jolis ou laids : une blonde enfant qui coupe en riant les griffes d’un lion de taille effroyable…

Il y avait ici quelque chose de pareil : seulement le lion de la fable se laissait faire, et Montalt résistait tant qu’il pouvait.

Mais ses griffes n’en tombaient pas moins une à une.

Depuis qu’il était entré dans cette chambre, il éprouvait un de ces sentiments soudains et impérieux contre lesquels sa systématique indolence ne se révoltait jamais d’ordinaire.

Nous l’avons vu se jeter littéralement à la tête d’Étienne et de Roger, dans le coupé de la diligence de Rennes.

Le charme qui l’entraînait vers les deux jeunes filles était du même genre et bien plus irrésistible.

Mais il y avait une différence essentielle : Étienne et Roger étaient des hommes, et, dans le cas présent, il s’agissait de femmes, c’est-à-dire d’êtres misérables et méritant tous les dédains ; de ces créatures qui, suivant la doctrine de Montalt, naissaient avec tous les vices de ces serpents gracieux et empoisonneurs, créés pour le malheur de l’homme ; de ces ennemis faibles et formidables, menteurs, traîtres, cruels, qu’un honnête homme devait, en toute circonstance, écraser et flétrir.

Le moyen de se laisser aller sans démolir tout l’édifice de son système !…

Pour comble, il se trouvait que les deux petites fées avaient deviné le silencieux combat dont sa conscience était le théâtre ! Elles souriaient au lieu de trembler. Les rôles étaient si complétement intervertis, que lui, l’autocrate, le tyran, était à la torture, tandis que les victimes contemplaient paisiblement sa peine…

Mon Dieu ! elles n’abusaient point de leur victoire, et il y avait dans leurs regards, pleins de clémence, un sincère désir d’accorder la paix au plus vite.

– Les filles d’un gentilhomme…, reprit Diane qui étouffa un soupir ; c’est vrai, nous l’étions… mais, à présent, nos actions ne regardent plus que notre conscience…

– Votre père est mort ?… demanda Montalt du bout des lèvres.

– Non, grâce à Dieu !… s’écrièrent ensemble les deux jeunes filles.

Puis Diane ajouta en secouant la tête :

– C’est nous qui sommes mortes.

Le nabab interrompit sa promenade pour les regarder d’un air sévère.

– Je ne raille pas…, reprit Diane avec mélancolie ; nous sommes bien mortes pour tous ceux que nous aimions… Nous avions entrepris une tâche qui dépassait les forces de deux pauvres jeunes filles… Il y avait contre nous des hommes sans cœur ni pitié… Une nuit, on nous fit tomber dans un piége, préparé lâchement… et un assassin subalterne fut chargé de nous tuer…

Montalt s’était rapproché jusqu’au milieu de la chambre.

– Tout cela est bien vrai…, s’interrompit Diane, et je ne voudrais pas vous mentir, car quelque chose me dit que vous nous aimerez… Nous étions bien pauvres, mais un vieux serviteur de notre famille, que Dieu a sans doute rappelé à lui maintenant, car il était alors sur son lit d’agonie, nous avait fait héritières d’un petit trésor amassé pendant toute une vie de travail.

« On allait nous noyer. Nous étions couchées au fond d’un bateau, la bouche bâillonnée et de grosses pierres attachées au cou… »

Montalt fit deux pas de plus, comme à contrecœur.

Diane poursuivait en attachant sur lui le regard de ses grands yeux noirs.

– L’eau était profonde, et nous n’avions point de secours à espérer dans cette nuit solitaire.

« Je donnai mon âme à Dieu, et je me tournai vers ma pauvre sœur, pour la voir encore une fois.

« Notre assassin eut pitié en ce moment suprême et nous rapprocha l’une de l’autre, pour que nous pussions nous embrasser avant de mourir…

– Oh ! murmura Cyprienne qui était toute pâle à ce souvenir, et qui entourait Diane de ses bras, comme je priais Dieu de prendre ma vie et de garder la tienne, ma sœur !

Le nabab était maintenant tout près des deux jeunes filles ; ses yeux humides souriaient. Diane baisa sa sœur au front et continua :

– Je tâchai de parler à l’assassin avec mes yeux, car nos bras étaient garrottés… Il y avait de l’émotion sur son visage, et un espoir m’était venu.

« Il me comprit ; mon bâillon fut dénoué. Je lui dis :

« – Si vous voulez nous laisser la vie, nous vous donnerons cinquante pièces de six livres et l’on n’entendra plus jamais parler de nous dans le pays.

« Cet homme était pauvre.

« – Cela fait trois cents francs !… murmura-t-il, et je puis bien enterrer des cercueils vides… Mais vous partirez tout de suite, et vous irez bien loin, bien loin !

« – Nous irons bien loin, et nous prierons Dieu pour vous.

« – Quant à ça, ce sera par-dessus le marché…

« Le trésor du pauvre vieux serviteur de notre famille contenait cent écus de six livres. Nous en donnâmes la moitié, suivant notre promesse, et nous partîmes pour Paris. »

Le nabab s’était assis au devant d’elles et les regardait avec un sourire de père.

– Mais mon histoire vous fatigue…, s’interrompit Diane justement à cet endroit.

– Coquette !… murmura Montalt d’un accent plein de caresse, vous savez bien que non !

Diane lui tendit la main ; Montalt prit celle de Cyprienne et les réunit toutes deux dans les siennes.

Il ne cherchait plus, dès lors, à cacher son intérêt, excité au plus haut degré ; mais l’opium agissait, et le sommeil qui venait appesantissait déjà sa paupière.

– C’est alors que je vous rencontrai sur la route de Paris ?… demanda-t-il.

– Précisément… Vous étiez avec deux jeunes gens que nous avions vus parfois au pays.

– Parfois…, répéta Montalt, dans l’esprit duquel une idée venait de surgir ; ne les connaissiez-vous pas particulièrement ?

Diane hésita peut-être au dedans d’elle-même, mais son hésitation ne parut point.

– Non…, répondit-elle.

– Au fait…, pensa le nabab, Étienne et Roger m’auraient parlé de cette histoire.

Cependant, pour ne garder aucun doute, il ajouta tout haut :

– Voulez-vous me dire comment vous vous nommez ?

– Louise…, répliqua Diane qui serra le bras de sa sœur.

– Berthe…, dit Cyprienne en baissant les yeux.

– J’aurais voulu que ce fussent elles ! pensa le nabab.

Il y avait un peu d’embarras dans la voix de Diane lorsqu’elle reprit :

– Il ne faut pas juger de pauvres campagnardes comme des jeunes demoiselles bien élevées… Nous eûmes tort peut-être de nous adresser à ces jeunes gens… Mais si vous saviez quelle hardiesse cela donne d’être mortes !… Rien ne coûte et rien ne fait peur ! Quand nous hésitons, ma sœur et moi, depuis que nous sommes à Paris, un seul mot lève tous nos scrupules… Et, ce soir encore, lorsqu’on a voulu nous entraîner chez vous, ni ma sœur ni moi nous n’eussions accepté si je n’avais pas dit comme toujours : « Nous ne sommes plus rien sur la terre… Ce qui arrête les jeunes filles heureuses qu’on surveille et qu’on aime ne peut pas nous retenir… Les belles-de-nuit sont libres comme le vent qui les emporte sous le feuillage. »

– Les belles-de-nuit !… répéta le nabab ; c’est ainsi que vous aviez signé vos deux billets.

Mais il ne demanda point l’explication de ce surnom mystique.

– Et depuis deux mois, reprit-il, vous avez dû bien souffrir, pauvres enfants ?

– Nous avons eu à passer des heures cruelles, répliqua Diane ; car, si nous étions seules, il y avait une autre misère à côté de la nôtre… Mais le bon Dieu nous a faites courageuses et gaies… Nous avons eu plus d’un moment de répit… Tant qu’ont duré les beaux jours, les passants s’arrêtaient volontiers pour écouter nos chansons… Et parfois nous revenions riches… Ma petite sœur chante si bien !

– Et toi, donc !… s’écria Cyprienne ; si vous saviez comme les beaux messieurs la regardaient et l’écoutaient !

– Mais l’hiver est venu…, reprit Diane ; on n’a plus voulu nous entendre… Il nous restait bien peu de chose, quand nous sommes arrivées, sur nos cinquante écus de six livres… Nous avons vendu peu à peu tout ce que nous avions… Et ces pauvres gens qui recevaient de nous le pain de chaque jour, sans nous connaître puisqu’ils nous croient mortes, ont eu faim dans leur misérable retraite… Oh ! s’il ne s’était agi que de nous !… mais il fallait les sauver, et nous sommes venues…

XIII. – CHANSON BRETONNE.

Montalt se trouvait au centre d’une trame dont tous les fils venaient aboutir à lui tour à tour.

Le hasard avait amené sur ses pas l’un après l’autre tous les personnages d’un seul et même drame, et chacun d’eux lui en avait dit assez pour que la somme de ces confidences diverses pût former, à bien peu de chose près, un récit complet et sans lacune.

Ç’avait été d’abord Vincent de Penhoël, le pauvre matelot breton de l’Érèbe ;

Puis Étienne et Roger, dans la diligence, sur la route de Rennes ;

Puis Robert de Blois, avec ses acolytes Blaise et Bibandier ;

Puis enfin les deux filles de l’oncle Jean.

Mais Vincent, ombrageux et fier, avait jeté un voile sur sa noble famille ; mais Étienne et Roger, qui avaient à se plaindre de Penhoël, tout en conservant pour lui leur vieille affection, n’avaient eu garde de prononcer son nom ; mais M. le chevalier de las Matas, ceci pour cause, avait prêté généreusement des pseudonymes à tous les personnages de son histoire. Quant à Diane et à sa sœur, embarquées dans une entreprise au moins audacieuse, elles avaient caché jusqu’à leurs noms de baptême.

Malgré cette commune discrétion, Montalt aurait découvert assurément la coïncidence des événements racontés, si, d’une part, ses perpétuelles railleries n’avaient obligé depuis longtemps Étienne et Roger à une réserve entière, et si, de l’autre, Robert n’eût pris grand soin d’arranger un peu les faits à sa guise. Nous avons vu, entre autres choses, qu’il avait glissé sur ce qui regardait les deux jeunes filles.

Et cependant, deux ou trois fois, un soupçon vague avait traversé l’esprit de Montalt. Il y avait d’abord ce fantastique démenti jeté derrière la charmille ; il y avait en outre ce double rendez-vous donné à Étienne et à Roger lors de l’arrivée à Paris.

Mais le moyen de penser que les deux jeunes gens eussent fait près de cent lieues sans voir, au moins une fois, les jolies voyageuses de la Concurrence !

Et puis, ces noms de Louise et de Berthe égaraient le nabab dès ses premiers pas dans le champ des conjectures.

Montalt, d’ailleurs, avait une intelligence vive et haute ; mais il n’était pas homme à chercher bien fort ni bien longtemps. Cette nuit, son indolence habituelle était augmentée par l’effet de l’opium, qui agissait maintenant avec une force croissante, et enveloppait déjà ses idées dans une brume confuse.

Il résistait, parce qu’il se sentait heureux et qu’il voulait prolonger la joie imprévue de cet entretien.

La situation avait tourné complétement. Montalt ne songeait plus à se révolter contre le charme qui l’avait saisi à l’improviste. L’idée ne lui venait pas d’élever l’ombre d’un doute sur la romanesque histoire que Diane avait racontée.

C’étaient des faits étranges, mais comment ne pas croire les paroles, toutes les paroles qui tombaient de cette charmante bouche si pure et si sincère ? Ce beau regard pouvait-il accompagner le mensonge ?

Montalt aurait voulu seulement interroger, pour entendre encore cette voix sympathique et douce, qui descendait tout au fond de son cœur.

Mais le temps lui manquait. Il sentait le sommeil vainqueur courber sa volonté forte ; ses paupières battaient ; sa tête, appesantie, allait tomber sur sa poitrine.

Tout, autour de lui, vacillait déjà, comme les objets que l’on voit en songe.

Il y avait dans cet état quelque chose de délicieux. Montalt se laissait aller voluptueusement à ce demi-sommeil qui le berçait. Il ne dormait pas encore, mais il rêvait déjà…

Quelques minutes à peine s’étaient écoulées, depuis l’instant où sa voix, railleuse et dure, arrivait à l’oreille des deux pauvres filles comme un sarcasme et une menace. Maintenant, sa voix était douce, tendre, presque soumise, et ses yeux, qui nageaient dans une langueur molle, semblaient implorer l’amour.

Non point l’amour que le maître du harem demande à ses esclaves, non pas l’amour que vous avez quêté, jeunes gens, aux genoux de la maîtresse idolâtrée. Que dis-je ? Il y avait de la passion pourtant dans ce regard, une passion profonde et recueillie.

La tendresse paternelle est austère. Pour trouver un objet de comparaison, il faudrait se représenter la jeune mère qui se penche, heureuse, sur le berceau de son enfant.

Et toute cette adoration s’était fait jour, non point à cause du récit de Diane, mais pendant le récit, qui lui avait servi seulement de prétexte et de transition.

Tandis que le nabab raillait naguère, il aimait déjà, et la moquerie déchirait son propre cœur.

Ce cœur, fermé de force à toute tendresse, et qui, depuis vingt ans, souffrait d’un immense besoin d’aimer !

Montalt tenait toujours les mains des deux jeunes filles entre les siennes et les serrait doucement contre sa poitrine.

Diane et Cyprienne souriaient, sans crainte ni défiance. Elles ne sentaient point trop ce qu’il y avait d’inexplicable dans la tournure que prenaient les choses.

Et, par le fait, pour tenter cette démarche téméraire, il fallait bien qu’elles eussent espéré un dénoûment de ce genre.

En faisant la part la plus large possible à leur romanesque ignorance, il fallait bien encore, pour expliquer comment cet espoir insensé avait survécu à leur entrée dans l’hôtel du nabab, supposer qu’il y avait en elles quelque secrète pensée.

Cela était en effet. Tandis que les deux sœurs, abritées par le feuillage, contemplaient la belle figure de Montalt, causant avec Robert de Blois, Diane avait serré tout à coup le bras de sa sœur.

Quelques mots rapides étaient tombés de ses lèvres.

Puis elle avait dit :

– Regarde !… oh ! regarde !…

Et Cyprienne avait joint ses deux petites mains en murmurant :

– Que Dieu le veuille !…

Ceci avait lieu au moment où Montalt, se croyant à l’abri de tout regard, détendait pour quelques secondes sa physionomie, et laissait voir le profond dégoût que lui inspirait le récit de Robert.

Et Dieu sait que, pour partir et s’élancer dans les espaces infinis, l’imagination de nos deux jeunes filles n’avait pas besoin d’un point d’appui bien large. Impossible d’imaginer rien de plus frêle que l’hypothèse bâtie par Diane, mais c’était assez, et à dater de cet instant leur esprit travaillait, travaillait…

De sorte que, indépendamment de leurs caractères, qui eussent suffi peut-être à les entraîner sur cette pente, le nabab d’un côté, les deux jeunes filles de l’autre, avaient, pour se rapprocher, de secrets motifs.

Pour le nabab, c’étaient ses souvenirs et de vagues remords, éveillés dans cette soirée ; pour les deux sœurs, c’était une mystérieuse promesse qui leur montrait le ciel ouvert…

– Ma belle Louise, dit Montalt en baisant leurs mains qu’elles ne songeaient point à retirer, ma jolie Berthe, comme je vais vous aimer !

– Oh ! tant mieux !… dirent les deux sœurs, car, nous aussi, nous vous aimerons bien !

– Voulez-vous être mes filles ?

– Si nous le voulons !… s’écria Diane ; Dieu a donc pitié de nous !…

Et Cyprienne murmurait avec son gracieux sourire :

– Je savais bien que vous étiez bon… Oh ! vous ne me faisiez pas peur !

– Écoutez…, reprit le nabab dont la voix se voilait, tout va changer dans cet hôtel… Vous y serez maîtresses et reines… Voilà bien longtemps que je souffre… Vous m’apportez le salut et l’amour… Vous ne me quitterez plus, n’est-ce pas ?

Les deux jeunes filles hésitèrent à répondre.

– Eh bien ?… reprit Montalt.

– C’est que…, répliqua Diane, il y a notre pauvre père… et Madame.

– Puisqu’ils vous croient mortes !…

– Oh ! s’écria vivement Cyprienne, nous ne nous cacherons plus, quand vous nous aurez donné de l’argent pour les sauver.

À d’autres oreilles, cette parole eût peut-être sonné mal. Montalt attira la jeune fille sur son cœur pour la remercier.

Diane, dont le front s’était couvert d’abord d’un nuage d’inquiétude, leva les yeux au ciel avec reconnaissance.

Si beau qu’eût été son rêve, la réalité semblait vouloir le dépasser encore.

– Je vous donnerai donc de l’argent ? demanda le nabab en caressant Cyprienne du regard.

– Puisque vous êtes si bon…, répliqua la jeune fille, et que nous en avons besoin pour soulager ceux qui souffrent…

Puis elle ajouta brusquement, comme pour ne pas perdre une idée soudain venue :

– Vous ne savez pas ?… Si vous nous donnez une chambre dans votre hôtel, nous irons chercher l’Ange… Vous ne lui refuserez pas un asile, n’est-ce pas ?

Et comme Montalt la contemplait sans répondre, elle ajouta en joignant les mains :

– C’est notre cousine… oh ! si vous la voyiez, elle est bien plus belle que nous !… Et sa pauvre mère pleure, parce que les méchants la lui ont enlevée…

– Nous avons encore bien des choses à vous dire, reprit Diane ; mais comme vous semblez las et accablé !

Montalt, en effet, cédait malgré lui à l’effort de l’opium.

– Nous avons demain…, répondit-il, après-demain, toute la vie pour causer, pour nous aimer… vous pour me conter vos désirs… moi pour les exécuter à l’instant même… Oh ! mes enfants !… mes filles chéries !… si vous saviez comme vous me faites heureux !… Mais ce soir je ne vous entendrai pas plus longtemps… Avant de venir ici, comme j’avais la mort dans le cœur, j’ai pris un breuvage pour appeler le sommeil… et le sommeil va venir… mais tant que je puis encore vous écouter, parlez-moi… demandez-moi ce que vous voulez.

Diane baissa les yeux.

– Nous voulons beaucoup d’argent…, répliqua-t-elle.

– Combien d’argent ?

– Cette femme qui nous a conduites ici nous disait que vous nous donneriez trente mille livres de rente.

– Ah !… fit le nabab étonné.

– Et que trente mille livres de rente, ajouta Cyprienne, cela faisait six cent mille francs… Six cent mille francs !… c’est plus qu’il n’en faut pour racheter le manoir où nous sommes nées !… Nous les porterions à Madame qui redeviendrait heureuse.

Un instant les sourcils de Montalt s’étaient froncés ; mais, à mesure que la jeune fille parlait, son front se déridait et il retrouvait son sourire.

– S’il ne vous faut que cela, reprit-il gaiement, nous vous les trouverons.

– Vrai ?… s’écrièrent les deux jeunes filles en se levant toutes deux et en bondissant de joie.

– Mais, reprit Montalt, quand j’ai bu de l’opium, je dors tard dans la matinée… et les pauvres gens dont vous parlez ont sans doute besoin de secours… Séid !

À cet appel, prononcé pourtant d’une voix assourdie déjà par l’abattement, la figure du noir se montra aussitôt sur le seuil.

Les deux jeunes filles reculèrent effrayées.

– Prends deux bourses de perles, dit le nabab, mets cent louis dans chacune… et reviens tout de suite.

Le noir disparut et revint au bout d’une minute, rapportant les deux bourses qui valaient chacune quatre ou cinq fois ce qu’elles contenaient.

Cyprienne et Diane les regardaient, posées qu’elles étaient sur la table, le rouge au front et les yeux pétillants de plaisir.

– Regarde bien ces deux enfants, dit encore Montalt à Séid qui se retirait ; tu es à elles comme à moi… tout ce qu’elles te diront, fais-le.

Les yeux brillants du nègre s’attachèrent sur les deux sœurs, mais son noir visage n’exprima aucune surprise.

Il s’inclina et sortit.

– C’est à nous, ces belles bourses ?… demanda Cyprienne.

La tête du nabab oscillait sur ses épaules et ses yeux se fermaient.

– Pas encore…, répliqua-t-il, tandis qu’un sourire vague errait sur sa lèvre ; il faut que vous les achetiez.

Son doigt, étendu, montra la harpe d’or demi-cachée par la draperie dans un coin du boudoir.

– Une fois que je passais, reprit-il tandis que son accent s’imprégnait de mélancolie, je vous entendis chanter une chanson qui me plut, mes filles… Voulez-vous me la dire ? Je m’endormirai en l’écoutant, et je rêverai de vous…

Cyprienne s’élança vers la harpe.

– Quelle chanson ?… demanda Diane.

– Je sais bien laquelle, moi !… s’écria Cyprienne dont les jolis doigts couraient déjà sur les cordes de la harpe, en exécutant le simple et doux prélude de la mélodie bretonne : Les Belles-de-nuit. N’est-ce pas que c’est cela ? ajouta-t-elle en s’adressant au nabab.

Montalt fit un signe affirmatif, et sa tête se renversa sur le dossier de son fauteuil.

Les deux jeunes filles étaient debout au milieu de la chambre.

Quand le prélude cessa, elles chantèrent toutes deux, mariant leurs voix charmantes aux accords de la harpe.

Belle-de-nuit, fleur de Marie,

La plus chérie

Des êtres que l’ange avait mis,

Au paradis ;

Le frais parfum de ta corolle

Monte et s’envole

Aux pieds du Seigneur dans le ciel

Comme un doux miel…

À travers ses paupières demi-fermées, Montalt fixait sur elles un regard enchanté.

Pendant que Diane et Cyprienne disaient les autres couplets, une expression de bonheur intime se répandait sur les traits de Montalt. On eût dit que l’air et les paroles de ce chant faisaient revivre en lui tout un monde de souvenirs aimés.

Ses lèvres s’entrouvraient pour donner passage à son souffle facile. Sa joue était colorée doucement. Tout en lui annonçait le repos bienfaisant et heureux.

– Plus bas !… murmura Diane ; le voilà qui s’endort.

La main de Cyprienne ne fit plus que caresser la harpe dont les accords se voilèrent.

Le dernier couplet tomba de la bouche des deux jeunes filles comme un murmure :

C’est bien toi qu’on voit sous les saules,

Blanches épaules,

Sein de vierge, front gracieux

Et blonds cheveux…

Cette brise, c’est ton haleine,

Pauvre âme en peine ;

Cette eau qui perle sur les fleurs,

Ce sont tes pleurs !…

Les voix moururent en même temps que les dernières notes de la harpe.

Montalt sommeillait. Ses yeux s’étaient fermés, souriants. Un songe délicieux semblait bercer déjà son repos.

Les deux sœurs s’étaient rapprochées sur la pointe des pieds et se tenaient debout à ses côtés.

Dans cette position, elles se trouvaient juste en face de la fenêtre donnant sur le jardin, et la girandole les éclairait vivement à travers la porte ouverte de la chambre aux costumes.

Cyprienne, qui s’était retournée par hasard, crut apercevoir, sur le cavalier, derrière la girandole, deux ou trois ombres qui se mouvaient.

Mais les myriades d’étincelles, jaillissant des cristaux, éblouissaient sa vue. Et puis, qu’importait ce qui se passait au dehors ? Elle n’essaya même pas d’en voir davantage.

Elle ramena son regard vers Montalt, que Diane, pensive, contemplait toujours en silence.

Les deux sœurs restèrent ainsi pendant quelques minutes. Elles ne parlaient point, mais leurs cœurs s’entendaient. Elles s’agenouillèrent, afin de prier pour lui.

Le bonheur mettait au front de Montalt comme une merveilleuse auréole. À voir la mâle et fière beauté de son visage, entre ces charmantes figures de jeunes filles, vous eussiez dit deux séraphins du ciel, veillant sur le sommeil de l’archange.

– Dieu nous a exaucées !… dit Diane en se relevant. Le voilà, notre bon génie !…

– Et comme il nous faudra l’aimer, ma sœur ! répondit Cyprienne.

Diane porta la main de Montalt à ses lèvres.

Cyprienne se haussa sur la pointe de ses petits pieds, et sa bouche effleura le front du nabab…

On entendit un cri au dehors. Les deux jeunes filles se retournèrent effrayées. Sur le cavalier, ces ombres, aperçues déjà par Cyprienne, et que l’éclat de la girandole rendait indistinctes, s’agitaient et parlaient.

Diane s’élança et rabattit la draperie qui fermait la chambre aux costumes.

Mais il était trop tard, sans doute, car, l’instant d’après, un bruit confus et violent se fit derrière la porte principale.

Les deux sœurs, pâles et tremblantes, croyaient distinguer des voix connues.

Le nabab dormait paisiblement, et souriait à ses rêves.

XIV. – PAR LA FENÊTRE.

Dans le jardin, Étienne et Roger erraient comme des âmes en peine, cherchant toujours ces deux inconnues qui avaient interrompu si brusquement leur tête-à-tête avec mesdemoiselles Delphine et Hortense.

On ne songeait plus à celles-ci ; elles étaient oubliées, et Roger lui-même ne pensait point à regretter sa blonde bayadère. De leur côté, mademoiselle Delphine et mademoiselle Hortense ne témoignaient point un chagrin trop profond de leur déconvenue. Elles avaient pris le bras du premier consolateur qui s’était offert, et dans tout le bal on n’eût point trouvé de danseuses plus allègres et plus folâtres.

Tel est le charmant caractère de ces dames. Fi de la mélancolie ! Est-ce pour pleurer qu’on aime ?…

Le seul malheur en ce monde, c’est de sentir sa taille s’affaisser, son jarret mollir ; de voir branler la première dent, de découvrir dans le jais ondé d’une belle chevelure ce fil d’argent qui brille et qui menace.

C’est l’âge impitoyable, cet escalier que chacun descend, dont les premières marches sont d’or, et dont les derniers degrés se perdent hélas ! si bas, qu’on n’ose presque le dire…

Le temps marche, et ces dames ne sont que les locataires de leur opulence. Ont-elles même un bail ? Ces moelleux tapis que foulent leurs pieds mignons, les hautes draperies de brocart qui entourent ce beau lit sculpté, ces meubles merveilleux, ces cachemires, ces parures, tout cela les quittera un jour.

Mouiller de pauvres brodequins dans la boue du trottoir, quand on s’est étendue, si gracieuse et si fière, sur les coussins d’un noble équipage !

Oh ! c’est là le malheur ! le malheur odieux, inévitable !

S’il est loin encore, tant mieux ! il faut rire.

S’il se rapproche, il faut rire plus fort, et repousser toujours la tristesse qui enlaidit et se garder des larmes qui vieillissent !

Mais où vont nos maussades pensées ? Hortense et Delphine n’avaient pas vingt ans…

Depuis plus d’une heure, nos deux amis parcouraient le jardin dans toutes les directions, sans jamais rencontrer leurs inconnues. Ils avaient fouillé les moindres recoins, et arrêté, l’une après l’autre, toutes les femmes qui portaient le costume de bayadère.

Parmi celles-ci, nulle ne manquait à la fête. Elles étaient bien douze, comme à l’ouverture du bal.

Mais cela ne faisait qu’augmenter le mystère, Étienne et Roger avaient acquis la certitude que leurs deux inconnues ne se trouvaient point parmi ces douze danseuses.

Plus d’une fois, ils avaient poursuivi dans les bosquets quelque fine taille, serrée par une ceinture de cachemire rouge à franges d’or ou par une ceinture verte, mais l’illusion ne durait guère ; au premier mot prononcé, ils s’éloignaient pour continuer leurs recherches vaines.

Ce n’étaient plus les voix tristes et douces entendues sous le bosquet…

Ils désespéraient, et leur esprit tâchait en vain de deviner le mot de l’énigme.

Tous deux avaient la même pensée. Plus ils réfléchissaient, plus cette idée prenait d’empire.

Qui pouvaient être ces femmes, sinon Diane et Cyprienne elles-mêmes ?

Ce n’avait d’abord été qu’un soupçon vague, et ce soupçon, ils l’avaient repoussé comme une folie, tant que les deux inconnues étaient restées sous leurs yeux.

Ils étaient si loin de penser alors que les filles de l’oncle Jean eussent pu quitter Penhoël !

Mais maintenant ils se souvenaient de ces longues causeries où Diane et Cyprienne ramenaient toujours l’entretien sur Paris. Ils donnaient un sens à certains détails qui les avaient frappés autrefois.

C’était, chez les deux sœurs, une véritable passion que ce lointain amour pour les merveilles devinées de la grande ville.

Et pourtant comment croire ? Elles aimaient tant Madame et leur vieux père !

Mais il y avait la lettre de Redon, qui disait que Marthe de Penhoël et l’oncle Jean avaient été chassés du manoir.

Hélas ! la lettre disait encore que Cyprienne et Diane étaient mortes…

L’esprit des deux jeunes gens se perdait dans un dédale d’émotions confuses.

Mortes ! Ils n’osaient point prononcer cette parole funeste, mais leurs questions échangées disaient ce qu’ils avaient au fond du cœur.

– Si nous avions pu voir…, murmurait Roger ; mais ce berceau était si sombre !…

– Ces costumes, d’ailleurs, répliquait Étienne, nous eussent-ils permis de les reconnaître ?

– Non, certes… Et pourtant il me semble que la ceinture verte avait la taille de ma pauvre Cyprienne.

– Oh ! quand la ceinture rouge s’est approchée de moi, son diadème de perles était juste à la hauteur de ma bouche, comme autrefois les cheveux de Diane…

– Ce sont elles ! ce sont bien elles !

Puis les doutes arrivaient en foule.

Par quel inexplicable hasard auraient-elles pu se trouver à l’hôtel du nabab ? Pourquoi se seraient-elles cachées ? Pourquoi auraient-elles fui ?…

– C’est moi, c’est moi ! s’écriait Roger en se frappant la poitrine ; tu avais gardé ta raison, toi, Étienne !… Mais j’étais fou !… cette Delphine m’avait ensorcelé… Si ce sont elles, quelle a dû être leur pensée en nous voyant avec ces femmes ?…

– Mon Dieu !… et ne pouvoir ni les rassurer ni obtenir notre pardon !…

Ils étaient rentrés par hasard dans le berceau où avait eu lieu leur entretien avec les inconnues.

– Ce qu’elles ont dit me revient mieux en cet endroit…, reprit Roger. Aucune de leurs paroles ne m’échappe… Qui connaîtrait ainsi Penhoël ?…

– Nous n’avons jamais rien précisé, répondit Étienne, dans les confidences que nous avons faites à milord… Il n’y aurait que cette Lola dont j’ai aperçu tout à l’heure le visage…

– Peut-être…, dit Roger qui entrait dans un nouvel ordre d’idées. Mais encore elle ignorait nos relations avec lui… Quel intérêt aurait-elle eu à raconter cette histoire ?… Et puis, il y a des détails qu’elle ne pouvait pas connaître… Oh ! ce sont elles !

Étienne venait de reprendre à la main la lettre qu’il avait reçue dans la soirée.

Ils étaient là un Breton et un Parisien. Ce fut au Parisien que vint l’idée bretonne.

Étienne serra le bras de Roger et sa voix trembla, tandis qu’il murmurait :

– C’est ici… derrière ces arbres que nous avons entendu cette voix qui disait : « Belles-de-nuit… »

Il s’arrêta comme si sa bouche se fût refusée à prononcer des paroles trop cruelles.

– Eh bien ?… fit Roger.

– Eh bien ! reprit le jeune peintre avec effort, si c’étaient elles, en effet… mais si elles étaient mortes !…

Roger frissonna et garda le silence.

Il n’en était plus à ces heures de joyeux scepticisme où le plaisir cuirassait son esprit, contre toute superstitieuse atteinte. Les souvenirs de Bretagne, qu’il avait plein de cœur, lui rendaient cette crédulité vague où il avait vécu depuis son enfance.

– Belles-de-nuit !… répéta-t-il ; est-ce que tu crois cela, toi, Étienne ?

Le peintre avait son front brûlant dans sa main.

Il lâcha brusquement le bras d’Étienne.

– Je ne sais…, répliqua-t-il d’une voix où l’émotion tremblait ; mais quand j’ai touché sa main, sa main était froide comme du marbre…

Il se laissa tomber sur un banc de gazon et se couvrit le visage. Son exaltation était au comble.

– Mon Dieu !… murmura-t-il avec passion, morte ou vivante, faites que je la voie encore une fois, afin qu’elle sache tout ce que j’avais dans l’âme… car je ne lui ai jamais dit comme je l’aimais !… Elle ne sait pas qu’elle était mon seul espoir de bonheur en ce monde !… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! morte ou vivante, que je la revoie !…

Dans l’état de fièvre où il se trouvait, ces paroles étaient pour lui une sorte d’évocation. Il releva la tête comme s’il se fût attendu à voir quelque blanche forme sortir du massif et glisser à ses pieds.

Roger lui-même regardait tout autour du berceau avec un superstitieux effroi.

Mais ils ne virent rien, ni l’un ni l’autre, sinon deux têtes masculines et très-barbues, qui semblaient en observation au coin de la charmille. Ces deux têtes disparurent précipitamment, mais leur aspect avait suffi pour rompre le charme. Étienne se releva, brusquement éveillé de son rêve, et prit le bras de Roger pour rentrer dans le bal.

Les propriétaires de ces deux têtes masculines et barbues, dont nous venons de parler, s’effacèrent dans l’ombre, pour leur livrer passage, et les suivirent de loin.

Il y avait déjà longtemps qu’ils se livraient à ce manége. Ils semblaient avoir envie d’aborder nos deux jeunes gens et ne point oser.

C’était M. le comte de Manteïra et le noble baron Bibander.

Nous savons qu’ils avaient eu, eux aussi, leur apparition fantastique. Depuis lors, ils restaient fort inquiets, sous le coup de cette pensée qu’il y avait dans le bal deux personnes au fait de leur histoire ; deux personnes ennemies sans aucun doute.

Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, en premier lieu, pour rejoindre les deux bayadères, ensuite pour attirer l’attention de Robert, leur conseil habituel, et l’homme à ressources de l’association.

Le tout inutilement. Les bayadères s’étaient évanouies comme de véritables feux follets, et Robert avait refusé obstinément de rompre son entrevue avec le nabab.

Tout en lui faisant des signes pour attirer son attention, Blaise et Bibandier s’étaient rapprochés à plusieurs reprises, et quelques mots, saisis à la volée, leur avaient appris le sujet de l’entretien.

Ç’avait été pour eux, alors, une bien autre inquiétude. Robert était un homme habile et surtout prudent. Il buvait volontiers, mais avec mesure et sans jamais s’enivrer.

À cet égard, il avait lieu d’être sûr de lui-même, car, durant les trois années qu’il avait passées à Penhoël, pas une seule fois sa tête n’avait faibli.

D’ordinaire, il s’observait rigoureusement, ses compagnons le savaient. Mais ils savaient aussi qu’à une époque plus ancienne, il en avait été autrement.

Au temps où Bibandier était recéleur, Blaise méritait son surnom de l’Endormeur, où Robert, enfin, végétant dans les grades subalternes de sa profession, volait encore à l’américaine, on lui reconnaissait déjà de certaines habiletés, quand il était à jeun.

Mais il ne valait plus rien après boire. L’ivresse gâtait tout. Le vin le rendait fanfaron, bavard, imprudent ; tout cela dans une proportion terrible pour lui et pour ses camarades.

Il y avait une chose qui faisait le danger plus grand, c’est que, dans ces circonstances, l’Américain, tout en perdant ses facultés, gardait son caractère.

Au beau milieu de ses divagations, il se croyait le plus profond des diplomates, et travaillait de tout cœur.

Blaise et Bibandier n’avaient point oublié cela. Aussi à la vue de sa face avinée qui se penchait vers le nabab avec un air important et satisfait, l’idée du péril leur vint tout de suite.

Ils se demandèrent s’il n’y aurait point sagesse à déserter une partie qui semblait se compliquer fatalement, et peut-être eussent-ils pris la fuite dès lors, si la froide indifférence de Montalt ne les eût rassurés.

Ils attendirent.

Quand Montalt quitta le berceau, ils se hâtèrent de venir prendre sa place.

– Qu’as-tu dit, malheureux ?… s’écria Blaise ; qu’as-tu dit à cet homme ?

Robert le regarda d’un air de dédain suprême.

– Où diable ce coquin de Montalt va-t-il pêcher du vin comme cela ?… murmura-t-il ; on en boirait une tonne sans pouvoir se griser !

– Mais tu es ivre, Américain !… dit Bibandier en le secouant.

– Tout beau, messié Pipândre !… répliqua Robert ; est-ce que vous m’allez seulement à la cheville, vous autres ?… Est-ce que vous pouvez juger de mes actions ?… Je l’ai fait tourner comme une toupie organisée !… Ah ! ah ! voilà un homme bloqué !… Ma martingale !… il s’agit bien de ma martingale !… ma martingale ne vaut pas deux sous !… C’est mon histoire qui est bonne !… Capulet, Montaigu… le diable et son train !… Faites vos paquets, mes garçons ; nous allons racheter Penhoël.

Blaise et Bibandier l’écoutaient, cherchant à comprendre.

– Nous ferons nos paquets…, dit Blaise ; mais je crois que ce sera pour aller à la frontière… Tu ne sais donc pas ce qui se passe ici ?

Robert haussa les épaules.

– On boit… on rit… on chante !… répliqua-t-il.

– C’est le diable qui rit !… murmura Blaise en se rapprochant ; et les morts reviennent.

Robert tressaillit, car il eut un vague sentiment des paroles entendues naguère sous le feuillage.

– Oh ! oh !… balbutia-t-il d’une voix qui s’alourdissait de plus en plus ; est-ce que vous les avez entendues, vous aussi ?…

– Nous les avons vues !… dit Blaise ; et je veux mourir si j’y comprends un mot !… Ce qui est bien sûr, c’est que dans l’hôtel du nabab il y a deux créatures qui peuvent nous perdre.

Bibandier se taisait. Sa figure, comme celle de Blaise, exprimait de l’effroi, mais c’était un effroi d’un autre genre.

– Ne pourrait-on avoir du vin ?… dit Robert ; me croyez-vous ivre pour me conter toutes ces fadaises ?… Nous sommes riches, et je vous promets bien que Montalt nous donnera sa boîte aux diamants, l’imbécile, pour que nous lui fassions des affaires !… Je le sais bien, moi, parbleu !…

Bibandier le secoua encore.

– Écoute…, dit-il ; allons-nous-en… Il fait une chaleur d’enfer dans ce jardin… l’air du dehors te remettra.

Il le prit par un bras, Blaise fit de même, et ils essayèrent de le soulever.

Robert riait de tout son cœur.

– Viens !… reprit Blaise ; il faut que nous tenions conseil… Qui sait si demain il ne sera pas trop tard ?…

Robert les regarda tous deux, tour à tour, d’un air hébété ; puis il se dégagea d’un brusque mouvement et croisa ses deux bras sur la table pour se faire un oreiller.

– Bonne histoire !… grommela-t-il ; ah ! dame oui !… ça s’appelle bloquer un homme !

L’instant d’après, il ronflait comme un bienheureux. Blaise et Bibandier étaient plus embarrassés qu’auparavant.

L’homme qui, d’ordinaire, les tirait de presse dans les cas difficiles, leur manquait. Ils ne voyaient point clair au fond de leur situation, et ne savaient à quoi se résoudre.

Une seule chose leur apparaissait probable, sinon évidente, c’est qu’ils allaient avoir à lutter contre le nabab, et que le nabab serait le plus dangereux de tous les ennemis.

Tandis qu’ils se creusaient la tête en pure perte, évitant d’instinct les endroits où s’ébattait la foule, le hasard les conduisit sur le cavalier qui faisait face à la fenêtre de la chambre aux costumes.

Blaise poussa une exclamation d’étonnement. Un spectacle étrange était devant ses yeux.

Il montra du doigt, à l’intérieur du boudoir, un groupe vivement éclairé par les feux de la girandole.

– Les voilà !… dit-il à voix basse.

Le regard de Bibandier avait suivi la ligne indiquée, et ses joues étaient devenues blêmes.

Le groupe se composait de Montalt et des deux filles de l’oncle Jean.

La main de Blaise pesa sur l’épaule de l’ancien uhlan.

– Les voilà ! répéta-t-il, en chair et en os !… Tu ne les as pas tuées, mons Bibandier ?

– Sur ma parole sacrée, répliqua celui-ci, je les ai mises au fond de l’eau, les deux pauvres petites… avec une pierre au cou, tu sais bien… ça ne peut être que des fantômes !

Blaise le regarda en face et secoua la tête.

En ce moment, Montalt pressait les mains réunies des deux jeunes filles contre son cœur.

– Des fantômes !… grommela Blaise ; je crois que tu t’es moqué de nous, monsieur le baron !… Si c’est comme ça, tu ne le porteras pas en paradis… Mais vois donc, ajouta-t-il en serrant les poings avec colère, comme ils se parlent !… Je suis bien sûr que Montalt sait déjà l’histoire de la nuit de la Saint-Louis !

– Si on filait ?… dit le baron Bibander à voix basse.

Blaise était assez de cet avis, mais il avait grande confiance dans l’habileté de Robert à jeun ; il sentait que le plus sage était de réserver la situation jusqu’au lendemain.

Comme il hésitait ainsi, Étienne et Roger passèrent au pied du cavalier, pour s’enfoncer dans les massifs.

Blaise se frappa le front.

– Nous avons encore quelque chose à faire ici, dit-il ; tu vois bien là-bas nos deux tourtereaux de Penhoël…

– Ils ont l’air de chercher comme nous…

– C’est qu’ils cherchent !… Je ne sais pas bien comment Robert arrangera tout ça demain, mais je sens que j’ai une idée… Penses-tu qu’ils ne nous aient point reconnus ?

– J’en mettrais ma main au feu !

– Eh bien ! le nabab en verra de dures !… Nous ne sommes pas pincés encore !… Avec ces deux tourtereaux-là… le petit Pontalès qui est à Paris… et d’autres que l’Américain nous dénichera, on peut monter un coup de tous les diables !

– Comment ça ?

– Nous aurons le temps d’en causer… Pour le quart d’heure, il faut agir… Suivons les petits, et fais ce que je te dirai.

Ils descendirent la rampe et s’enfoncèrent sous les bosquets en causant à voix basse. Étienne et Roger étaient devant eux.

– C’est, que…, dit le baron Bibander en poursuivant l’entretien, je ne me soucie pas beaucoup d’aller leur tirer ma révérence, moi… Pourquoi n’y vas-tu pas ?

– Y penses-tu ?… Ils me voyaient tous les jours… j’étais sans cesse sous leurs yeux… Ma voix seule me ferait reconnaître.

– Non pas, l’Endormeur, non pas !… Je t’assure que tu es très-bien déguisé… Ta fausse barbe et tes cheveux postiches…

– Allons donc !… Toi, c’est à peine s’ils t’ont aperçu deux ou trois fois… Et encore, sois bien sûr qu’ils ne t’ont pas remarqué…

– Mais si fait !… On a beau être mal habillé… quand on a une certaine tournure…

– Alors tu ne veux pas ?…

– Dame !…

– Fais attention que nous serons deux contre toi, en cas de brouille !… Car l’Américain ne croit guère aux fantômes !…

Depuis le moment où la bayadère à la ceinture verte lui était apparue, ou plutôt depuis la rencontre qu’il avait faite, aux Champs-Élysées, de deux jeunes filles jouant de la harpe, le baron Bibander avait perdu la meilleure part de ses allures victorieuses. C’est à peine si on eût retrouvé en lui l’ombre de ce fier seigneur de l’hôtel des Quatre Parties du monde, qui avait voix au chapitre et qui parlait même plus haut que les autres.

Il se sentait en faute, et plus ses deux associés étaient près de perdre leur position, plus il redoutait leur vengeance.

– Tu sens bien, l’Endormeur, dit-il, que je me soucie de tes menaces comme de l’an quarante, mon bonhomme ! L’Américain et toi, et dix autres de votre force ne me feraient pas encore peur !… Mais nous sommes ensemble… il faut bien travailler un peu… Je me dévoue.

– Tu te souviens bien de ce que je t’ai dit ?…

– Me prends-tu pour un sot, décidément ?… Laisse-moi choisir ma belle, et tu vas voir !

Blaise et lui suivirent encore les deux jeunes gens durant quelques minutes ; puis, au moment où ceux-ci rentraient dans le bal, Bibandier, quittant son compagnon, les aborda avec une rondeur toute germanique :

– Ché futrais afoir l’afantache de fus tire ein bédit mot, baragouina-t-il en s’inclinant tout d’une pièce.

Ce qu’avait prévu Blaise arriva. L’idée ne vint même pas aux deux jeunes gens qu’ils avaient pu voir quelque part ce singulier personnage.

– À vos ordres, monsieur, dit Étienne.

– Pien aimaple !… pien aimaple !… fit Bibandier, bardon si ché fus téranche… ché groin que fus cherchez guelgu’ein…

– Mais, monsieur !…

– Bàrlons pé, et bàrlons pien !… Fus gerchez té bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères.

À ces derniers mots, la pensée d’une mystification revint en même temps à Étienne et à Roger.

– Comment savez-vous cela ?… dit Étienne avec brusquerie.

Et Roger ajouta d’un ton où perçait déjà la menace :

– Monsieur est donc un des acteurs de la comédie ?… Le jeu peut ne pas être très-sûr !

Bibandier ne comprenait pas. Mais il était acteur, en effet, dans certaine comédie, et n’avait aucune prétention à la témérité.

– Mes pons messiés, dit-il en faisant un pas en arrière pour rendre sa retraite possible en cas de malheur, ché suis le pâron Pipândre, gonnu, crâce à Tieu, tans Bâris… Che fulais fus rentre service en fus mondrant les bédites témoiselles, hâpillées en pâyadères… foilà tût !

Ceci fut dit avec une bonhomie germanique si admirable, qu’Étienne et Roger se sentirent à moitié désarmés. Ils regardèrent fixement le baron qui avait une bonne figure, malgré sa barbe horrifique.

– Vous savez où elles sont ?… murmura Roger d’un air de doute.

– Ya…, répliqua Bibandier ; c’est-à-tire… vui !

– Eh bien !… conduisez-nous.

L’ancien uhlan ne se le fit pas répéter. Il se dirigea aussitôt vers le cavalier, et monta la rampe en précédant les deux amis. Il ne s’arrêta qu’à l’endroit d’où l’on découvrait l’intérieur du boudoir.

Il étendit la main alors d’un geste solennel.

– Tonnez-fus la beine te récàrter…, dit-il.

Étienne et Roger poussèrent en même temps un grand cri.

Le hasard avait servi Bibandier. Au moment où les deux jeunes gens suivaient de l’œil sa main tendue, Cyprienne et Diane venaient d’achever leur chant et s’étaient rapprochées du nabab endormi.

Impossible de ne pas les reconnaître, cette fois, car la girandole les éclairait d’une lumière aussi vive que celle du jour.

Ce fut un coup de foudre qui frappa les deux jeunes gens. Ils virent Diane soulever la main du nabab jusqu’à ses lèvres, tandis que Cyprienne le baisait au front.

Ils se retournèrent du côté de leur guide. Le prudent Bibandier avait opéré sa retraite.

En ce moment les deux jeunes filles faisaient retomber la draperie. On ne voyait plus rien.

Étienne et Roger demeurèrent un instant atterrés.

Puis Roger saisit le bras de son ami.

– Nous sommes joués tous les deux ! s’écria-t-il d’une voix que la rage faisait trembler. Ah ! je comprends maintenant le manége de milord !… Tout ce que nous lui avions dit d’elles excitait sa fantaisie blasée, et c’était pour nous aveugler sur son infamie qu’il attachait à nos pas ces deux femmes perdues !… Ah ! se vengera-t-on assez en lui prenant sa vie ?

Étienne restait immobile et tête baissée.

– Diane !… Diane…, murmurait-il comme s’il n’eût point voulu croire le témoignage de ses yeux ; est-ce possible ?…

Roger lui saisit le bras.

– Viens !… s’écria-t-il ; viens !… Je sens ma tête se perdre !… Oh ! Cyprienne la maîtresse de cet homme !… moins que sa maîtresse : une des sultanes de passage de son sérail infâme !

Il entraînait Étienne à travers le jardin.

Le jeune peintre se laissait faire ; sa pensée était comme morte.

Ils rentrèrent dans l’hôtel et parvinrent, au bout de quelques secondes, à la porte du boudoir.

Roger se rua le premier pour forcer l’entrée.

Mais son élan furieux se brisa contre une sorte de mur vivant : les deux noirs étaient debout au devant du seuil.

– Misérables !… s’écria Roger, osez-vous bien nous résister ? Place !… il faut que je parle à milord !

Séid et son compagnon gardèrent le silence et ne bougèrent point.

Roger s’élança de nouveau, et n’eut point un meilleur succès.

Il criait ; il menaçait ; il pleurait.

Comme il allait se précipiter une troisième fois, Étienne le saisit à bras-le-corps et le contint.

– Milord est trop bien gardé ce soir !… murmura-t-il d’une voix profonde et pleine d’amertume.

Puis il ajouta en s’adressant aux deux noirs :

– Dites à votre maître que nous quittons sa maison pour toujours… Mais ce n’est pas un adieu que nous lui laissons… Dites-lui qu’il nous reverra demain.

Il entraîna Roger à son tour, tandis que les deux nègres restaient là, sentinelles impassibles et muettes.

. . . . . . . . . . .

Deux heures s’écoulèrent.

La fatigue et l’ivresse avaient mis fin à la fête du nabab.

Il n’y avait plus personne dans le jardin où les châssis, ouverts, laissaient pénétrer l’air froid de la nuit.

Les valets avaient éteint lustres et girandoles. Un silence profond régnait dans l’hôtel, naguère si bruyant.

Tout le monde dormait.

Tout le monde, excepté Cyprienne et Diane qui venaient de rentrer dans la chambre aux costumes.

Diane ferma la fenêtre du jardin et choisit, parmi les vêtements pendus à la boiserie, un costume complet de cavalier fashionable.

Cyprienne l’imita.

Elles entamèrent toutes deux, avec une gracieuse gaucherie, l’œuvre difficile de se vêtir en hommes.

Évidemment, ce n’était point pur caprice, et il y avait sous jeu quelque expédition importante, car vous eussiez retrouvé, sur leurs jolis visages, cette vaillance gaie qui les faisait sourire autrefois, à Penhoël, quand l’heure venait de livrer bataille.

C’étaient de bons petits soldats, joyeux au feu et s’enivrant volontiers à l’odeur de la poudre !

– Comme c’est dur, ce vilain cuir ! disait Cyprienne en essayant sa seconde paire de bottes ; vous verrez que je n’en trouverai pas d’assez petites pour mon pied !…

– Jeune homme, répliqua Diane gravement, vous êtes un fat !

Et Cyprienne de rire de tout son cœur.

Les bottes mises, on passa le pantalon, coupé pour une femme, mais dont la taille n’était pas encore assez fine. Dieu sait qu’on eut toutes les peines du monde à disposer le nœud de la cravate !

Diane voulait la rosette classique ; Cyprienne aimait mieux les deux pointes à la diable.

On se disputa presque.

Puis vint le gilet à châle, et la fine redingote collante.

La toilette était achevée. Elles se regardèrent en riant comme des folles, puis Diane prit un air sérieux.

– Ma pauvre Cyprienne…, dit-elle ; tu es dix fois trop jolie pour un garçon !

– Jolie toi-même !… s’écria Cyprienne ; tu es jalouse !… et tu ne veux pas me dire que je suis bel homme !…

Diane la prit par la main et l’amena devant une glace. La glace, interrogée, leur renvoya les deux plus mignonnes figures d’enfants que l’on puisse imaginer.

Elles secouèrent la tête avec découragement.

– Ça rajeunit de cinq ans !… dit Cyprienne ; nous sommes encore au collége.

– Avons-nous fait notre première communion ?… demanda Diane.

Puis, au beau milieu de leur gaieté, elles poussèrent ensemble un gros soupir.

– Mon Dieu !… murmura Cyprienne, comment faire pour être laide ?

Diane baisa les beaux cheveux châtains dont les boucles ondoyaient autour de sa tête nue.

– Voilà l’impossible !… dit-elle ; mais on n’a pas besoin d’être laid pour faire le garçon.

– Je crois bien !… s’écria Cyprienne ; Roger était si beau !…

– Avant de courir après les jolies blondes…

– C’est comme Étienne, alors qu’il n’aimait pas les belles brunes…

Elles perdirent leur sourire, repentantes toutes deux d’avoir prononcé ces paroles qui ressemblaient à de la raillerie.

– C’est moi qui ai commencé, ma petite sœur…, dit timidement Diane.

– Et moi, je suis une méchante, dit Cyprienne, car je sais bien qu’il t’aime !… Mais Roger… oh ! Roger ! il me payera les larmes que j’ai versées, cette nuit, sous mon masque !

Diane l’attira contre son cœur.

– Je demande son pardon, murmura-t-elle. C’est un enfant comme toi… et je suis sûre qu’il est bien triste maintenant.

– Une idée !… s’écria Cyprienne ; puisqu’il nous faut être hommes pendant une heure, tâchons de leur ressembler.

– À qui ?

– Toi au grave M. Étienne… moi à cet étourdi de Roger… Voyons, mets-toi là !… Étienne a de grands yeux pensifs comme les tiens… Fais son sourire rêveur et sa tête penchée… C’est cela, ma foi, c’est cela !… Bravo ! M. Étienne !

Et la folle faisait de grands saluts.

– À mon tour, maintenant ! reprit elle. Je vous représente M. Roger de Launoy, avec son air fanfaron et son regard espiègle.

– Bravo !…, dit Diane à son tour ; il ne te manque qu’un peu de moustache…

– Oh ! si peu !…

– Quelques pouces de plus…

– Je marcherai sur la pointe des pieds.

– Et quelques jolies boucles de moins autour de cette tête sans cervelle !

Cyprienne s’élança vers un guéridon, où elle prit une paire de ciseaux ; puis, saisissant à pleines mains les masses soyeuses de sa chevelure, elle se mit à tailler sans miséricorde.

Diane poussa un cri et voulut l’arrêter, mais il n’était plus temps. Les mèches, tranchées d’une main ferme, inondaient déjà le parquet.

– Oh ! petite sœur !… dit Diane ; tes beaux cheveux que j’aimais tant !

– Moi aussi je les aimais beaucoup… mais ils repousseront… Et puis ne me plains pas trop, reprit-elle en introduisant les ciseaux impitoyables dans la magnifique chevelure de Diane ; je vais te mettre à mon régime… Titus générale !

Les ciseaux abattaient, abattaient. Il y avait sur le parquet de quoi faire trois perruques à la Louis XIV.

Les deux enfants riaient en se dépouillant de cette riche parure.

Quand la dernière boucle fut tombée, elles interrogèrent de nouveau la glace qui, cette fois, leur rendit deux minois vifs, espiègles, mutins, deux vraies figures de pages.

Elles sautèrent de joie.

– Un peu de moustache maintenant, si tu veux !… dit Cyprienne ; j’en ai vu de toutes les couleurs dans la toilette.

Elle ouvrit un tiroir, et une ligne brune trancha sur le satin de sa lèvre.

Diane ne recula pas devant ce dernier détail. La métamorphose était complète.

Restaient encore pourtant quelques accessoires.

Elles choisirent, par exemple, entre les armes mignonnes disposées sur une étagère, chacune deux petits pistolets qu’elles cachèrent sous leurs redingotes.

Elles bourrèrent leurs poches des louis d’or contenus dans les bourses du nabab, puis elles se dirigèrent vers la porte, coiffées de chapeaux ronds et la badine à la main.

Avant de sortir, leurs doigts, gantés de frais, envoyèrent un double baiser à Montalt endormi.

La porte s’ouvrit.

Les deux noirs, qui veillaient toujours en dehors, les regardèrent avec surprise, et firent mine d’abord de s’opposer à leur passage.

– Milord ne vous a-t-il pas ordonné d’obéir à toutes nos volontés ? prononça Diane d’un ton impérieux.

Séid hésita, puis s’inclina en signe de soumission.

– Eh bien ! reprit Diane, je vous ordonne, moi, de faire atteler sur-le-champ une voiture… nous voulons aller nous promener.

– À cette heure de la nuit ?… murmura le noir.

– C’est notre volonté !… dit Diane.

Le noir s’inclina encore, et s’éloigna pour obéir.

XV. – LE PRISONNIER.

Madame la marquise d’Urgel habitait le deuxième étage d’une maison de décente apparence, située rue Sainte-Marguerite, juste en face de la prison militaire.

C’était, suivant l’opinion des gens du quartier, une veuve dans une position de fortune aisée, mais qui ne répondait pas tout à fait au fracas de son grand nom. Elle avait cependant un appartement fort digne, une toilette toujours recherchée et une voiture.

Elle ne sortait guère, sinon pour accomplir ses dévotions, comme une Castillane de bon sang, et aussi, le soir, parfois, à l’heure où s’ouvrent les salons du grand monde. Mais, comme elle ne recevait jamais personne, on ne supposait point qu’elle pût être fort répandue.

Tout le monde s’accordait à convenir que c’était une des plus belles femmes de Paris.

Sa nièce, jolie personne de seize à dix-sept ans, à la figure douce et souffrante, vivait encore bien plus retirée. C’est à peine si on l’avait vue sortir deux ou trois fois, jamais à pied.

Dans les rares occasions où la marquise l’emmenait ainsi avec elle, les stores de la voiture étaient soigneusement baissés.

Mais il n’y avait point là de mystère, c’était tout bonnement la santé faible de la jeune fille qui nécessitait ces précautions.

On disait, en effet, que la pauvre enfant se mourait d’une maladie de langueur.

C’était Blanche de Penhoël qui passait ainsi pour la nièce de la marquise.

Blanche était dans cette maison depuis un mois. Avec les quelques semaines passées à l’hôtel des Quatre Parties du monde, cela faisait deux grands mois depuis son départ du manoir, et pourtant elle gardait toujours la pensée qu’on allait la rendre à sa mère. Ces caractères faibles et crédules sont lents à désespérer.

Lola, cœur froid dans un corps de feu, n’était, à proprement parler, ni méchante ni bonne. L’indifférence qu’elle apportait à tout lui avait fait commettre en sa vie bien des actions coupables, mais l’initiative du mal n’était point en elle.

Elle traitait Blanche avec assez de douceur.

Ce n’était peut-être point pitié. Nous l’avons vue poursuivre tranquillement la ruine d’un homme qui l’adorait, cela sans y mettre la moindre passion, et comme elle eût accompli la tâche la plus simple. Le sens moral lui manquait ; nulle voix ne parlait au fond de sa conscience.

Ces natures, en quelque sorte négatives, pullulent autour de nous. Seulement, comme un rien peut rompre l’inerte équilibre qui les retient entre le bien et le mal, le moindre enseignement suffit à les parquer dans le troupeau des gens ordinaires, qui n’enfreignent aucune loi essentielle et vivent suivant l’ornière de tout le monde.

Ce sont alors d’honnêtes gens négatifs, passifs pour mieux dire, inutiles par eux-mêmes, sans individualité, sans valeur propre, faisant uniquement nombre et constituant partout l’immense majorité.

Mais le moindre enseignement pervers ou même l’absence de tout enseignement, car la faiblesse humaine a sa pente vers le mal, peut les jeter pour toujours dans une autre voie.

Ce sont alors des instruments de vice ou de crime, passifs encore, mais terribles, à cause de cela même souvent.

Du reste, Blanche voyait Lola tout au plus une fois par jour. La prétendue marquise lui disait alors quelques mots de sa mère, qui était toujours sur le point d’arriver pour l’emmener avec elle en Bretagne.

Blanche n’avait pas l’idée du mensonge. On avait beau la tromper, elle ne se fatiguait point de croire.

Il y avait chez la marquise une femme de chambre de vertu douteuse, mais bonne fille au fond, et d’un caractère serviable, qui avait pris l’Ange en affection.

La pauvre enfant était si douce et si éloignée de la plainte. Thérèse, la femme de chambre, lui tenait compagnie, la soignait et la consolait.

Mais Thérèse avait deux ou trois soupirants parmi la jeunesse studieuse du carrefour Bussy : Blanche restait bien souvent seule, et alors de vagues tristesses venaient l’accabler.

Elle se souvenait de Penhoël, où son enfance s’était écoulée parmi les caresses. Mon Dieu ! que de bonheur, et comme on l’adorait ! Elle croyait voir la vénérable et belle figure de l’oncle Jean qui lui souriait comme autrefois.

À son réveil, quand ses yeux s’ouvraient, elle cherchait le doux regard de sa mère.

Et Diane, et Cyprienne, ses cousines chéries, si complaisantes, si bonnes, si promptes à deviner ses moindres caprices !

En retournant au manoir, quand on allait venir la chercher, elle retrouverait l’oncle Jean et sa mère ; mais Diane et Cyprienne étaient mortes…

Elles, si jolies, si pleines de santé, de force, de jeunesse ! Elles, dont la pauvre Blanche avait envié si souvent la gaieté insouciante et heureuse !

 

Elles ne seraient plus là. Dieu les avait reprises. Et Blanche pleurait en songeant qu’elle irait s’agenouiller, entre leurs pauvres tombes, derrière l’église de Glénac…

Et Vincent, le retrouverait-elle au manoir ? Elle ne se rendait point compte de cela, mais, parmi les souvenirs qui visitaient sa solitude, celui de Vincent était le plus assidu.

Elle songeait à lui presque autant qu’à sa mère.

Le malheur enseigne. Là-bas, au milieu du repos tranquille de Penhoël, l’enfant eût tardé longtemps encore peut-être à devenir femme ; mais dans cette chambre solitaire, où ses jours s’écoulaient si tristes, son cœur travaillait à son insu.

Elle aimait, non plus de cette amitié douce du premier âge ; elle aimait d’amour…

Chaque fois que sa pensée se tournait vers l’avenir, Vincent était là toujours, partageant la joie comme la peine.

Il ne lui semblait pas possible que Vincent pût lui manquer jamais. À cet égard, elle ne se faisait nulle question. Il était là, le compagnon naturel de sa destinée.

Pauvre Vincent ! Il y avait maintenant huit grands mois que son départ de Penhoël avait arraché à la jeune fille quelques larmes distraites. Qu’était-il devenu ? Pendant ce long espace de temps, point de nouvelles ! S’il lui était arrivé malheur !…

À cette pensée, Blanche avait froid au cœur. Tout ce qui lui restait de courage l’abandonnait. L’avenir se voilait pour elle.

Car les choses avaient bien changé pendant ces huit mois, et l’amour était venu durant l’absence.

Mais ce n’était pas seulement la pensée des amis dont elle était séparée qui chargeait de tristesse le pâle front de l’Ange de Penhoël.

Il y avait en elle une inquiétude confuse qui prenait sa source dans la souffrance physique.

Le mal qui pesait sur elle n’avait point de nom pour son ignorance. Elle ne savait pas ; mais elle était femme, et parfois il se faisait en son esprit une vague lumière.

Quand son flanc tressaillait, quand elle sentait au dedans d’elle un mystérieux frémissement, l’instinct que Dieu met au cœur de toute mère faisait effort pour se révéler.

Parfois Blanche à genoux, brisée de douleur, priait Dieu de la débarrasser d’une pensée qui était un blasphème.

C’est qu’elle se comparait alors, la pauvre fille, malgré l’effort de son cœur pieux, à la sainte Vierge Marie…

Il va sans dire que Lola, Thérèse et même nos trois gentilshommes avaient découvert depuis longtemps son état. Madame en avait donné, du reste, la première idée à Robert, dans la conversation qu’ils avaient eue ensemble, pendant le bal de la Saint-Louis, sous la Tour du Cadet.

Robert avait été plus loin. Il savait à peu près à quoi s’en tenir sur les étranges circonstances de cette grossesse.

Et comme il était homme à profiter de tout, il avait fait entrer l’ignorance de la jeune mère dans les calculs de sa partie.

Ce n’était point chez lui une foi bien arrêtée, parce que cette croyance romanesque sortait tout à fait de son caractère.

Mais l’innocence de Blanche était si manifeste, si radieuse, en quelque sorte, que Robert doutait.

Cela suffisait.

Il s’était dit :

« Si véritablement la petite est vierge de cœur et victime de quelque diablerie, je joue le rôle du diable et me pose en chevalier généreux qui répare noblement sa faute… Corbleu ! je reconnais mon enfant, et je deviens le modèle des pères !… Si, au contraire, la petite a caché son jeu, au sortir de la coque elles sont toutes des comédiennes consommées ! – si elle s’est passé là-bas, à Penhoël, la fantaisie d’avoir un amant… eh bien ! je suis de plus en plus généreux… j’endosse la faute du coupable… Je donne à la candide créature qui va naître, n’importe lequel de mes illustres noms… j’épouse… et je reçois sur mon habit de noce les larmes de joie de toute une famille attendrie… Toujours en supposant que l’oncle d’Amérique nous fasse l’amitié de revenir… car, s’il reste en chemin, il est bien entendu que ce fade roman ne me regarde pas ! »

Robert avait agi en conséquence de ce raisonnement, et nous savons que Lola suivait ses ordres à la lettre.

De sorte que l’Ange gardait son ignorance. Personne ne lui avait jamais donné de leçons.

Mais, si discret que l’on puisse être, les faits parlent, et près de l’évidence les moindres indices ont leur signification éloquente.

Lola ne pouvait toujours retenir ses regards, et les yeux de Thérèse disaient bien des choses en se fixant toujours sur la taille épaissie de la jeune fille.

Pour que Blanche continuât de repousser les soupçons vagues qui l’obsédaient, il fallait l’appui de sa conscience virginale et la pureté limpide de ses souvenirs.

La chambre qu’elle habitait dans la maison de la marquise donnait sur le devant, car on ne la traitait point en prisonnière, et son angélique douceur rendait toute précaution superflue.

Eût-on voulu prendre des précautions, sa chambre n’aurait point été encore mal choisie. De l’autre côté de la rue, il n’y avait, en effet, aucune fenêtre d’où les regards indiscrets pussent épier la solitude de la jeune fille.

Du moins, telle était l’apparence, puisque la croisée de Blanche regardait cet espace vide qui se trouve derrière la porte latérale de la prison militaire.

De l’intérieur de sa chambre, elle voyait seulement les derrières de la rue de l’Abbaye et le profil de la façade intérieure de la prison, c’est-à-dire quelques barreaux de fer, faisant saillie hors de l’épaisse muraille.

Mais, à cause de cette position même, si elle ne pouvait rien voir, elle pouvait être vue.

Et, de fait, derrière une de ces croisées, que défendait un solide grillage, il y avait un prisonnier dont les yeux restaient fixés sur elle durant une grande partie du jour.

Une ou deux fois, Blanche l’avait entrevu aux rares instants où le soleil, pénétrant dans la ruelle intérieure de la prison, éclairait d’aplomb son visage. Mais elle n’avait pu distinguer ses traits, parce qu’il y avait les barreaux de fer entre le prisonnier et son regard.

D’ailleurs, elle n’avait point l’esprit assez libre pour se donner à une curiosité vaine.

Comme son âme était bonne, elle priait parfois pour le pauvre prisonnier. C’était tout.

Le prisonnier, au contraire, s’occupait d’elle sans cesse.

Il avait en sa possession la lame d’un couteau qui, ébréchée, lui servait à limer ses barreaux. Toutes les heures de sa nuit se passaient à ce patient travail ; mais dès que s’ouvrait la croisée de Blanche, il ne travaillait plus, sa tête s’avançait, avide, et il semblait que son âme s’élançait vers la jeune fille.

Durant des heures entières, il restait en contemplation devant elle, et parfois, lorsque le front de Blanche s’appuyait, plus triste, sur sa main, des larmes venaient aux yeux du pauvre prisonnier.

Bien souvent, il avait essayé d’attirer l’attention de la jeune fille, soit en l’appelant par son nom, car il savait son nom, soit en agitant ses mains à travers les barreaux.

Mais sa voix s’était perdue parmi les chants rauques des autres captifs, et quant à ses signaux, Blanche ne les remarquait point, ignorant qu’ils lui fussent adressés.

Le prisonnier avait nom Vincent de Penhoël.

Dans cette maison, la pauvre Blanche se trouvait, à son insu, entourée de tous ceux qu’elle aimait.

Vincent, qu’appelaient ses larmes muettes, pouvait la voir pleurer ; quelques pas, et deux ou trois murs la séparaient de sa mère qu’elle demandait à Dieu chaque jour dans son ardente prière.

. . . . . . . . . . .

Vincent était arrivé jusqu’à Paris, tantôt à pied, tantôt sur la charrette de quelque paysan voyageur, comme il avait pu, enfin.

De Redon jusqu’à Rennes, les traces des ravisseurs avaient été faciles à suivre. À Rennes, au bureau des diligences, il avait acquis la preuve que Blanche était maintenant sur la route de Paris.

Ceux qui l’emmenaient avaient, dès lors, changé de noms, et Vincent ne pouvait deviner en eux les anciens hôtes de Penhoël. Mais que lui importait ?

Une fois acquise la certitude que Blanche était à Paris, Vincent ne calcula plus ni ses moyens ni ses forces. Il s’élança sur la route, comme s’il eût espéré joindre la voiture, qui avait sur lui vingt-cinq lieues d’avance.

Il ne lui restait plus que bien peu de chose sur l’argent du nabab. Loin de pouvoir payer sa place à la diligence, il n’avait pas même de quoi vivre durant le trajet.

Il ne songea point à cela.

Courir ! courir ! atteindre les infâmes qui lui enlevaient Blanche, voilà seulement ce qui l’occupait. Mais l’enthousiasme se lasse, et il y a près de cent lieues de Rennes jusqu’à Paris.

Plus d’une fois, pendant la route, Vincent fut obligé de mendier un gîte et un morceau de pain.

Plus d’une fois, il s’arrêta, vaincu par le besoin ou par la fatigue.

La route s’allongeait devant lui à perte de vue, et des larmes lui venaient aux yeux.

Enfin il arriva ! Oh ! ce grand Paris ne l’effraya point. Dès les premiers pas il pensait rencontrer des indices. Il se disait : « Je parcourrai toutes les rues, j’entrerai dans toutes les maisons, je visiterai les moindres recoins ! Je trouverai… je trouverai !… »

Il trouva le soir même, comme il dormait, épuisé de lassitude, sur un banc des boulevards, un fonctionnaire public, curieux par état, lequel interrompit son somme pour lui demander son nom et son adresse.

Le pauvre Vincent avait mis six jours pour venir de Rennes, six jours sous la pluie et la poussière. Il était fait à peu près comme notre Bibandier, à l’époque où ce noble baron n’était encore que général de uhlans dans les taillis de l’Ille-et-Vilaine. Il sentait son vagabond d’une lieue.

À la demande du fonctionnaire, il resta fort embarrassé : d’adresse, il n’en avait point, et sa désertion, après le malheureux duel de Madère, ne lui donnait pas grand courage à décliner ses nom et prénoms.

Comme il hésitait, le fonctionnaire public et curieux l’engagea poliment à le suivre. Vincent voulut fuir ; ce fut sa perte. Le fonctionnaire se mit en communication avec quelques sergents de ville qui prenaient le frais là, par hasard, et le pauvre Vincent eut un gîte.

Il se trouvait que le rapport du commandant de la station de Madère était arrivé depuis peu au ministère de la marine. Les bureaux venaient d’achever leur travail, et la police avait des notes toutes fraîches.

Vincent essaya bien de mentir, mais c’était un métier nouveau pour lui ; on le pressa ; il se coupa. La prison de l’Abbaye lui ouvrit ses portes à deux battants, jusqu’au moment où un conseil de guerre, assemblé, déciderait de son sort.

Il était là sous les verrous depuis environ sept semaines.

Pendant la première moitié de ce laps de temps, un découragement lourd et accablant s’était emparé de lui. La pensée de Blanche perdue, de Blanche qu’il ne pouvait plus même essayer de secourir, le navrait. Il voulut se laisser mourir. Mais, un jour qu’il tentait d’entrevoir, à travers les barreaux de sa cellule, un petit coin de cette ville immense où Blanche souffrait peut-être abandonnée, la seule fenêtre qu’il pût apercevoir, de l’autre côté de la rue, s’ouvrit tout à coup, et deux femmes s’y montrèrent.

Il faillit tomber à la renverse, tant sa surprise fut profonde.

L’une de ces deux femmes était Lola, l’autre était Blanche.

Il poussa un grand cri de joie, et des larmes vinrent à ses yeux. Puis ses mains, crispées convulsivement, secouèrent les barreaux solides. Il voulait s’élancer. Il appelait : « Blanche ! Blanche !… »

La jeune fille n’entendait pas. Mais elle resta. Vincent la revit le lendemain à la même place ; le surlendemain il la revit encore.

C’était là qu’elle demeurait.

Comme elle était changée, mais toujours belle ! Vincent l’aimait mille fois plus qu’au temps du bonheur.

Et toutes ses pensées se tournèrent désormais vers un seul but : fuir pour se rapprocher d’elle, fuir pour la protéger et la sauver !

Son courage revint ; sa force doubla.

Oh ! s’il avait pu échanger avec Blanche une parole, un signe seulement, son travail eût marché bien plus vite. Mais il avait beau faire, entre lui et la jeune fille le même obstacle se dressait toujours. La pauvre lame ébréchée, que le hasard avait mise entre ses mains, s’usait contre le fer à l’épreuve. La tâche allait bien lentement. Mais Vincent ne se lassait point, et l’œuvre avançait un peu tous les jours.

Une fois le barreau scié, que devait-il faire ? Il ne savait : à la grâce de Dieu !…

Cette nuit, tandis que le prisonnier travaillait, sans bruit, et constatait que sa lame entrait maintenant tout entière dans le fer du barreau, Blanche veillait, elle aussi, en proie à des douleurs plus vives.

Elle était seule. Madame la marquise d’Urgel avait quitté la maison dès la brune pour se rendre à la fête du nabab, et Thérèse, profitant de l’occasion, avait donné sa soirée à quelqu’un de ses studieux amants.

Blanche était tout habillée sur son lit. Elle se sentait à la fois plus souffrante d’esprit et de corps. De sourdes douleurs déchiraient son flanc, et sa bouche rendait des plaintes faibles, auxquelles nulle voix ne répondait.

Les bruits de la rue diminuaient peu à peu. Les boutiques se fermaient ; on n’entendait plus qu’à de rares intervalles le roulement des voitures attardées.

Et personne ne rentrait au logis de la marquise.

La pauvre Blanche avait peur.

Elle sentait que la force allait lui manquer pour souffrir, et offrait son âme à Dieu, pensant que la dernière heure allait sonner pour elle.

La fièvre venait, amenant des visions navrantes ou terribles. L’Ange voyait, autour de sa couche, tous ceux qu’elle aimait ; mais ils étaient pâles ; ils avaient les yeux pleins de larmes… Et Blanche se disait :

– Ils sont morts… morts comme je vais mourir…

Elle essayait de prier. Les paroles de l’oraison se mêlaient dans sa bouche. Elle ne pouvait.

Dans sa frayeur, elle appelait, et sa voix, changée, tombant au milieu du silence, l’épouvantait davantage…

Vers une heure du matin, la fatigue, plus forte que la souffrance, ferma enfin ses yeux. Elle s’endormit du sommeil de l’épuisement.

Thérèse rentra, puis madame la marquise elle-même. Blanche ne les entendit point.

Son sommeil, que rien n’avait pu troubler, fut pourtant interrompu brusquement aux environs de cinq heures du matin par un tintamarre diabolique qui se faisait à la porte de la rue.

Blanche s’éveilla en sursaut.

On frappait à la porte ; on sonnait à triple carillon, et l’on appelait le concierge à grands cris…

XVI. – UNE PAIRE DE FAUBLAS.

Le bruit qui avait troublé le sommeil de la pauvre Blanche venait bien de la porte cochère, dont le marteau, agité à tour de bras, produisait un tintamarre d’enfer.

Cinq heures venaient de sonner à Saint-Germain des Prés. C’est le moment où les couples de portiers, bercés dans leur meilleur sommeil, ronflent intrépidement et rêvent le délicieux paradis de la petite propriété.

On avait beau frapper, un silence obstiné régnait dans la loge.

Mais les assaillants paraissaient d’humeur à ne point abandonner, pour si peu, la partie.

C’étaient ma foi, deux charmants cavaliers, lestes et pimpants, qui venaient de quitter un fort bel équipage, stationnant devant la maison. Leur voiture ne portait point d’armoiries. Elle était timbrée seulement d’un B et d’un M, peints en miniature dans un cartouche doré.

Sur le siége de devant, auprès du cocher, il y avait un grand nègre, vêtu d’une livrée bizarre, et rappelant le costume asiatique ; sur le siége de derrière, un autre nègre, en tout semblable au premier, se tenait debout.

À cette heure de nuit, on ne pouvait distinguer leurs traits, mais la clarté des réverbères dessinait en silhouette leur robuste carrure.

Nos deux gentils cavaliers n’avaient fait qu’un saut de la voiture sur le pavé. Ils avaient tous deux de ces fines tailles, de ces tournures gracieuses et à la fois gaillardes que les mères voudraient à leurs fils sortant du collége, mais dont la plupart des adolescents se privent, cet âge étant, quoi qu’en disent les poëtes, l’âge des cheveux plats, des grands pieds, des allures gauches et des mains rouges.

Le bruit qu’ils faisaient était certes de nature à émouvoir la sentinelle placée à quelques pas de là devant la porte de la prison militaire, mais l’honnête soldat ne bougeait point à cause de la voiture. Les voleurs de nuit ont tort de ne pas faire leurs affaires en équipage.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy, – c’étaient les noms de nos deux coureurs d’aventures, – frappaient cependant à démancher le marteau.

À bout de cinq grandes minutes, une voix endormie s’éleva à l’intérieur de la loge :

– M’ame Gonelle, dit cette voix, le locataire du cinquième a-t-il pris sa clef ?

– Oui, M. Gonelle.

– Alors, c’est des intrigants qui veulent nous faire aller, m’ame Gonelle !

Cette conclusion voulait dire que M. Gonelle remettait sa tête chaudement coiffée du bonnet de coton et qu’il recommençait un somme.

Nouveau roulement de marteau.

– Sapristi !… gronda le concierge ; ça ne va donc pas nous laisser dormir ? Tire un peu voir le cordon, Bichette !

– Tu sais bien que le cordon est démis…, répliqua la portière ; sois gentil, M. Gonelle… lève-toi, et va ouvrir.

– Pour gagner la coqueluche, est-ce pas ?…

Roulement démoniaque, avec accompagnement de coups de pied dans la porte.

La concierge, effrayée, sauta hors de son lit.

Elle saisit un balai à tout événement, et descendit sous la voûte.

Qui est là ?… dit-elle en s’appuyant sur son arme.

– La marquise d’Urgel, répondit bien doucement M. Édouard de Saint-Remy.

– Tiens ! tiens ! tiens ! fit la portière ; comme on rêve !… j’aurais juré que madame était rentrée… et que le cocher avait dit : Porte, si plaît !…

– Ouvrez donc, madame Gonelle !…

La concierge se décida enfin à obéir.

– Oh ! oh ! s’écria-t-elle en se frottant les yeux à l’aspect des deux jeunes gens qui étaient entrés vivement et qui avaient refermé la porte derrière eux, qu’est-ce que ça veut dire ?

M. Léon vint mettre sa jolie figure toute rose sous le nez de la bonne femme.

– Nous voulons bien vous avouer, ma chère madame Gonelle, dit-il en riant, que nous ne sommes pas la marquise.

– Cet aplomb !…

– Mais, reprit M. Léon, nous sommes ses amis intimes.

– Ses cousins germains, ajouta M. Édouard.

– Ses frères de lait, madame Gonelle !

– Ta ta ta…, fit la portière ; je ne vous ai jamais vus, et madame ne reçoit pas à cette heure… Revenez plus tard.

– Vous ne nous avez jamais vus ?… se récria M. Édouard.

– Eh bien, Bichette ?… fit le portier du fond de sa loge.

– Écoutez !… reprit Léon, nous ne voulons pas vous tenir là entre deux vents, ma chère dame… Il faut que nous voyions la marquise à l’instant même.

– Impossible !

M. Édouard tira de sa poche une demi-douzaine de louis et les mit dans la main de la concierge.

Celle-ci recula jusqu’à la petite lanterne, allumée à la porte de la loge.

Si c’eût été de l’argent blanc, peut-être eût-elle parlementé pour la forme, mais le reflet jaune de l’or lui sauta aux yeux.

Elle lâcha son balai pour faire une belle révérence.

– C’est-à-dire…, se reprit-elle, impossible… Entendons-nous !… vous avez l’air de deux jeunes messieurs bien honnêtes… et il faut bien que vous soyez venus dans la maison puisque vous m’appelez par mon nom de madame Gonelle.

– Mais que fais-tu donc là, Bichette ?… criait le concierge.

– La paix, M. Gonelle !… Il est un peu matin… mais les proches parents ça se reçoit à toute heure… et peut-être que madame n’est pas encore couchée.

Elle s’effaça en faisant une seconde révérence. M. Léon et M. Édouard montaient déjà l’escalier quatre à quatre.

Ils sonnèrent. Ce fut Thérèse qui vint leur ouvrir.

La camériste de madame la marquise d’Urgel venait de déshabiller sa maîtresse, elle était elle-même en négligé de nuit.

La vue des deux jeunes gens la surprit bien autant que la concierge, mais c’était une fille intrépide qui ne perdait pas la tête pour les bagatelles.

– Vous vous trompez, messieurs…, dit-elle en éclairant tour à tour les figures d’Édouard et de Léon ; ce n’est pas ici que vous vouliez sonner, je pense ?

Les deux jeunes gens, tout en montant l’escalier, avaient opéré dans leur toilette quelques changements.

Leurs chemises de fine batiste laissaient maintenant tomber, hors de leurs redingotes, des jabots froissés et fripés ; leurs cheveux s’ébouriffaient à la diable, et ils avaient penché leurs chapeaux sur l’oreille en déterminés tapageurs.

Au lieu de répondre, Édouard fit deux ou trois pas dans l’antichambre en feignant de chanceler.

Léon, pendant cela, caressait sans façon, du revers de la main, la joue de la jolie camériste.

– Bonsoir, Lisette !… dit-il.

– Du tout, Marton, du tout !… ajoutait M. Édouard en faisant le moulinet avec sa badine ; nous ne nous trompons pas, mon enfant… nous venons faire une petite visite à ta belle maîtresse.

Il pirouetta sur lui-même, et planta par derrière un gros baiser sur le cou nu de la camériste.

Thérèse n’était point suspecte d’austérité. Elle entendait parfaitement la plaisanterie ; mais en ce moment elle avait plus envie de se fâcher que de rire.

– Ah çà ! mes petits…, dit-elle, vous êtes ivres ou fous. Pour qui nous prenez-vous, s’il vous plaît ?

– Toi, Marton, répondit Édouard, je te prends pour la plus jolie fille que j’aie embrassée depuis une semaine !

– Et quant à ta maîtresse, Toinette, ajouta Léon, nous la prenons pour ce qu’elle est… la belle des belles, morbleu !… la ravissante des ravissantes… Va nous annoncer, mon ange… Le vicomte Léon de Saint-Remy, secrétaire d’ambassade…

– Et le chevalier Édouard de Saint-Remy, gentilhomme de la chambre du roi de Bavière…

Thérèse haussa les épaules.

– Deux échappés de collége !… murmura-t-elle.

Malheureusement, il n’était plus temps de leur fermer la porte au nez. L’ennemi était dans la place. Léon restait bien entre elle et la porte, mais le vicomte Édouard, secrétaire d’ambassade, papillonnait derrière elle et se donnait des airs régence adorables à voir.

La pauvre fille était embarrassée par la légèreté même de son costume et par le bougeoir qu’elle tenait à la main.

C’est à peine s’il lui était possible de se défendre contre les mille lutineries que M. le vicomte et M. le chevalier commettaient à l’envi sur sa personne.

Chaque fois qu’elle voulait protester ou se fâcher, Léon lui prenait le menton en riant à gorge déployée, tandis qu’Édouard s’emparait de sa fine taille.

– Mais c’est indécent !… criait-elle. On n’a jamais vu chose pareille… Finissez ! ou je vais appeler au secours !

Et, malgré tout, elle ne pouvait parvenir à se mettre sérieusement en colère.

C’était une connaisseuse que cette bonne Thérèse, et ses adversaires étaient deux si charmants petits scélérats !…

Dans tout le quartier des Écoles, dont elle connaissait le personnel sur le bout du doigt, on n’eût point trouvé des yeux pareils à ceux de M. le chevalier ; quant au vicomte, Faublas eût semblé un balourd auprès de lui.

C’était, chez les deux frères, une élégance vive, gracieuse, fanfaronne, à laquelle on ne pouvait point résister.

Et une gaieté si franche ! Ils menaient leur folle escapade si bonnement et de si excellent cœur !

Il y avait d’ailleurs du champagne dans ces têtes-là, et Thérèse respectait le champagne.

– Appeler !… se récria M. Édouard ; Lison, tu n’y songes pas, ameuter les voisins !… rassembler tout ce qu’il y a de mauvaises langues depuis la loge du concierge jusqu’au sixième étage !… Que t’a donc fait madame la marquise ?

– Et que t’avons-nous fait, Angélique ?… reprit Léon en parodiant l’accent de la plainte ; nous sommes ici pour ton bonheur, petite ingrate !… De par tous les diables, avons-nous l’air de gens qu’on chasse comme des manants ?

– Vous avez l’air de deux petits écervelés qui mériteraient de passer le reste de la nuit au corps de garde !… et le corps de garde n’est pas loin !

– La rue à traverser !… s’écria le vicomte ; comment, comment, Joséphine, vous descendez à la menace ?… Ma fille, nous avons soupé comme des dieux.

– Cela se voit ! interrompit la camériste.

– Pure calomnie, Marton !… mon frère et moi, nous boirions douze bouteilles de champagne sans perdre l’équilibre… Mais voilà que je t’ai assez embrassée pour mon compte, Lisette… et il est temps de parler raison.

– Vous allez vous en aller.

– Indubitablement…, répondit Édouard.

– Ah !… fit Thérèse soulagée.

– Nous nous en irons, reprit le vicomte, dès que nous aurons déposé nos hommages aux pieds de ta charmante maîtresse.

– Encore !…

– Toujours, ma fille !… c’est un parti pris, vois-tu bien… Et tout à l’heure tu vas être des nôtres… Voyons, Toinette, combien faut-il d’argent pour te séduire ?

– De l’argent à moi ?

– Aimes-tu mieux des baisers ? Tu auras l’un et l’autre.

– Impertinents petits fats !… s’écria Thérèse.

Le chevalier Léon, qui était en face d’elle, prit dans sa poche une pleine poignée d’or. Thérèse rougit et détourna les yeux.

Ce mouvement la mit en face du vicomte Édouard, qui avait à la lèvre un malicieux sourire, et qui avait aussi la main pleine d’or.

– Entre deux feux, ma charmante !… dit-il ; je ne vois pas comment tu pourrais résister à cela !…

Thérèse, toute rouge et souriante, regardait tour à tour les deux espiègles, qui faisaient tinter tout doucement les pièces d’or dans le creux de leurs mains gantées.

– En définitive, pensait-elle, ils sont gentils à croquer !… et madame ne déteste pas la plaisanterie ! Ah çà ! mes beaux messieurs, reprit-elle tout haut, pour or ni pour argent je ne voudrais pas trahir ma maîtresse !

– Cela se voit sur ta figure, Lisette !… interrompit le chevalier.

– On ne m’en passe pas, ajouta le vicomte ; j’ai deviné tout de suite que tu étais la perle des soubrettes !

Ce disant, le petit vicomte lui prenait la main droite, tandis que le chevalier s’emparait de sa main gauche.

Thérèse eut un petit frémissement doux au contact de l’or.

– Si j’étais bien sûre… ! murmura-t-elle.

– Sûre de quoi, mignonne ?… s’écria le vicomte ; de notre moralité ?… Nous sommes connus pour les plus mauvais sujets de Paris… Tu vois bien que tu n’as rien à craindre !

Thérèse réfléchit un instant. Puis elle posa son bougeoir sur un meuble et ôta tranquillement sa coiffe de nuit, après avoir eu soin de serrer la double offrande dans sa poche.

MM. Édouard et Léon de Saint-Remy la regardaient faire avec surprise.

Elle dénoua d’abord ses cheveux qui tombèrent, épars, sur ses épaules.

– Si je devine juste…, dit le vicomte, tu es une adorable friponne, Lisette !

Thérèse, au lieu de répondre, arracha deux ou trois agrafes de sa camisole, et en déchira, d’un seul coup, l’une des manches, depuis le haut jusqu’en bas.

Puis elle regarda les deux jeunes gens d’un air résolu.

– Voyons si vous êtes de vrais mauvais sujets !… dit-elle.

Avant qu’ils eussent pu répondre, elle s’élança vers l’appartement de sa maîtresse en criant au secours.

Malgré leurs seize ans, le petit vicomte et le petit chevalier semblaient, en vérité, connaître assez bien les femmes. Ils ne parurent point déconcertés de cette fugue soudaine, et entrèrent du premier coup dans la comédie.

– En avant !… s’écria Édouard. Marton aurait dû nous prévenir… Mais elle nous a jugés dignes d’improviser notre rôle !

Ils coururent tous deux sur les pas de la soubrette et s’introduisirent, en la serrant de près, jusque dans la chambre de madame la marquise.

Thérèse criait toujours et tremblait comme la feuille.

Lola, prise à l’improviste, était sérieusement effrayée.

– Qu’est-ce donc ?… avait-elle demandé au moment où la soubrette en désordre s’était jetée dans son appartement comme dans un asile.

– Oh ! madame !… oh ! madame ! répliqua Thérèse d’une voix entrecoupée, quels démons !… Je crois que j’en mourrai !…

Les jolies têtes des deux jeunes gens se montrèrent en ce moment à la porte.

Lola, un pied chaussé, l’autre nu, était en train de monter sur son lit. La vue des deux jeunes gens modéra très-manifestement son épouvante, car elle avait redouté un danger d’une autre sorte.

Néanmoins, elle poussa un cri, et jeta un peignoir sur ses épaules nues en prenant des poses de colombe effrayée.

Thérèse était debout, au milieu de la chambre, faisant de grands hélas ! et cherchant l’occasion de se trouver mal.

Édouard et Léon étaient entrés, et avaient fermé derrière eux la porte au verrou.

– Messieurs !… messieurs ! dit la marquise, voilà une conduite infâme !… Je ne vous connais pas.

– Mon Dieu !… mon Dieu ! soupirait Thérèse, quels démons !

Elle se laissa choir sur un fauteuil.

Édouard et Léon étaient restés auprès de la porte. Ils s’inclinèrent respectueusement et firent quelques pas, le chapeau à la main.

– Madame la marquise…, dit Édouard avec lenteur, et comme si l’émotion eût embarrassé sa parole, daignez nous pardonner…

– Vous pardonner, messieurs !

– Nous sommes plus coupables encore que vous ne le pensez peut-être… Nous avons forcé la porte de votre hôtel… Nous avons feint l’ivresse pour avoir un prétexte d’user de violence envers cette pauvre fille…

– Les petits monstres n’avaient même pas bu de champagne ! pensa Thérèse qui s’éventait avec un mouchoir ; il n’y a plus d’enfants !

– Nous l’avons menacée…, reprit Édouard ; nous l’eussions tuée, madame, si elle ne nous avait pas livré passage !

– Mon Dieu !… mon Dieu !… fit Thérèse, je l’ai échappé belle, à ce qu’il paraît !

– Mais…, balbutia la marquise, quel est votre dessein, messieurs ?

– Notre dessein, nous allons vous le dire, madame… et nous vous prions de considérer que nous sommes de sang-froid, autant qu’on peut l’être auprès d’une femme délicieuse… Notre nuit n’a point eu d’orgie… Ce que nous promettrons, nous le ferons… et rien au monde n’est désormais capable d’entraver nos desseins.

Lola, tout en feignant de baisser les yeux, les considérait à la dérobée. Ils étaient jolis comme des Amours, et l’aventure, après tout, ne lui déplaisait qu’à moitié. Il y avait pourtant un doute vague dans son esprit ; ses souvenirs s’émouvaient ; il lui semblait avoir vu déjà quelque part ces charmants visages…

Mais elle ne savait se dire en quel lieu, ni à quelle époque.

Les deux frères, cependant, restaient inclinés devant elle. Le chevalier Léon baissait ses grands yeux timides, et le vicomte la provoquait d’un regard de feu.

Ce fut ce dernier qui reprit encore :

– Vous sentez bien, madame la marquise, que pour en arriver au point où nous en sommes, il a fallu jeter hors de notre cœur toute hésitation et toute crainte… Nous vous aimons tous les deux d’un amour irrésistible et absolu… Il faut que l’un de nous soit heureux… et nous venons vous prier de faire votre choix.

La marquise eut un sourire d’ironie.

– Madame, reprit le vicomte Édouard avec un sourire plus respectueux, je vous supplie de vouloir bien peser mes expressions… J’ai dit : « Il le faut. »

– De sorte que, en tout ceci, répliqua la marquise qui se redressa, ma volonté ne compte pour rien…

– Si fait, madame… J’ai eu déjà l’honneur de vous dire que vous pouviez choisir entre nous deux.

– Vous êtes fous ! dit sèchement Lola, et je vous invite à vous retirer, messieurs.

Le vicomte roula un fauteuil jusqu’auprès de la marquise, et lui baisa révérencieusement le bout des doigts en la contraignant à s’asseoir.

– Ce n’est pas votre dernier mot…, dit-il gardant toujours le ton de la prière ; nous sommes jeunes, riches, nobles…

– Et qu’importe tout cela ? s’écria le chevalier Léon qui n’avait encore rien dit, nous vous aimons, madame… nous vous aimons… Et moi, je passerais ma vie à être votre esclave.

– En voilà un qui fait fausse route, pensa Thérèse ; l’autre est beaucoup plus fort !

Édouard jeta sur son frère un regard jaloux.

– Penses-tu donc aimer plus que moi ?… s’écria-t-il ; si je parle de ma fortune et de mon nom, c’est pour les mettre à vos pieds, madame, ajouta-t-il en se tournant vers Lola ; je voudrais doubler, tripler, centupler mes cent mille livres de rente, pour que vous fussiez puissante comme une déesse et pour voir vos caprices devenir la loi du monde !

– Parlez-moi de celui-là !… se dit Thérèse, ça va se terminer agréablement, j’en suis sûre !

La physionomie de Lola, qui s’adoucissait à vue d’œil, permettait vraiment cet espoir.

Pourtant, on ne pouvait décemment céder ainsi à la première sommation ; il fallait garder au moins les honneurs de la guerre.

Lola changea de tactique, et se prit à sourire.

– Messieurs, dit-elle, la gageure était difficile, et vous vous en êtes assez galamment tirés pour votre âge… Vos amis vous attendent sans doute en bas pour vous féliciter de votre vaillance… Allez les rejoindre, messieurs ; vous en avez fait assez pour ce soir… Mais je suis curieuse… Combien aviez-vous parié, M. le vicomte ?

– Un pari, madame !… Sur notre honneur…

La marquise se leva.

– Ne vous parjurez pas, messieurs, reprit-elle ; vous êtes venus ici pour faire ma conquête… Vous avez réussi… Seulement, je vous trouve charmants tous les deux… et, dans une affaire aussi grave, il me faut du temps pour opérer mon choix.

Le vicomte et le chevalier se regardèrent à la dérobée. Ceci était un méchant coup fort malaisé à parer.

– Ne croyez pas que je plaisante !… poursuivit la marquise avec un sourire tout aimable ; revenez demain… après-demain… quand vous voudrez… ma maison vous sera toujours ouverte.

Les deux frères restaient immobiles et muets.

– Eh bien !… fit la marquise, est-ce être trop exigeante que de vous demander quelques heures de délai ?

– Notre amour…, commença le vicomte.

– C’est convenu !… votre amour est fougueux, entraînant, incomparable !… Mais j’ai sommeil, messieurs, et je vous prie d’avoir pitié de moi.

La chance tournait. Thérèse, qui marquait les points, pouvait constater que les deux frères perdaient leur avantage.

Édouard fut quelque temps avant de répondre.

– Madame…, dit-il en prenant un petit ton dégagé, il est évident que nous devrions tomber à genoux et vous rendre grâce… Mais que voulez-vous ? Nous sommes des enfants gâtés… nous avons mis dans notre tête, – mille pardons de vous dire cela, madame la marquise, – que l’un de nous ne sortirait point cette nuit de votre chambre à coucher… Coûte que coûte, il faut que cela soit !

Lola fronça le sourcil.

– Ainsi, monsieur…, dit-elle, vous ne voulez pas m’obéir ?

– Nous vous en offrons nos excuses à genoux, madame…

Lola fit un pas vers la cheminée.

– Il faut donc que je finisse par où j’aurais dû commencer ! murmura-t-elle ; je vais appeler mes gens…

Loin de chagriner nos deux petits Faublas, cette nouvelle tournure que prenait la scène sembla leur causer un plaisir évident ; chacun d’eux eut grand’peine à comprimer le triomphant sourire qui voulait épanouir sa lèvre.

D’un bond, le vicomte Édouard s’était placé entre la marquise et la cheminée.

Lola voulut passer outre. Le vicomte, au lieu de l’arrêter, suivit à la lettre les bonnes traditions recommandées par les maîtres en ces circonstances ; il saisit sur la cheminée une paire de ciseaux damasquinés et trancha, d’une main habile, les deux cordons de sonnette.

– À moi, Thérèse !… s’écria la marquise.

– Tiens !… fit le chevalier Léon ; Marton ne s’appelle pas Angélique !…

Comme la soubrette faisait mine d’aller au secours de sa maîtresse, il l’entoura de ses deux bras.

Une lutte s’engagea. Le chevalier Léon ne brillait pas par la vigueur, car la victoire allait rester à Thérèse sans l’intervention du vicomte.

Celui-ci arrivait, tenant à la main les deux cordons de sonnette.

– Vingt louis si tu te laisses garrotter !… murmura-t-il à l’oreille de la camériste.

Thérèse cessa de résister et se prit à pousser des gémissements lamentables.

Le vicomte lui lia solidement bras et jambes.

– Ah !… disait Thérèse en pleurant, ma pauvre maîtresse ! ma pauvre maîtresse !…

Celle-ci avait pris le parti de tomber sur un siége dans une posture agaçante, et de s’évanouir.

Quand le vicomte et le chevalier retournèrent vers elle, après avoir noué un foulard sur la bouche de Thérèse, la marquise leva sur eux ses beaux yeux mourants.

– Je suis à votre merci, messieurs, dit-elle ; ayez pitié de moi !…

Le vicomte et le chevalier ne semblaient point trop pressés d’abuser de leur victoire. Ils approchèrent deux siéges et s’assirent en face de l’infortunée marquise en reculant son fauteuil.

Le chevalier Léon riait sous sa fine moustache.

– Veuillez vous calmer, madame, reprit Édouard ; maintenant que votre femme de chambre ne peut plus vous défendre ou s’échapper pour appeler du secours, vous n’avez absolument rien à craindre de nous.

Le vicomte s’interrompit pour dessiner du bout de sa badine des arabesques sur le parquet ; il hésitait ; son minois, tout à l’heure si hardi, peignait maintenant une nuance d’embarras.

– Ce qui nous reste à dire est extrêmement délicat…, poursuivit-il ; mais on ne peut pas vous le cacher plus longtemps, belle dame… Ce n’est pas pour vous que nous sommes venus…

Lola tressaillit faiblement et darda un furtif regard par-dessous ses paupières closes. Elle ne répondit point.

Le vicomte hésitait toujours.

– Allons, dit le petit chevalier en fronçant ses jolis sourcils, je crois qu’il faut que je parle… Vous êtes trop galant, monsieur mon frère… Voici le fait, madame la marquise… Vous avez chez vous une jeune fille à laquelle nous nous intéressons tous les deux au plus haut degré…

La marquise ne le laissa pas achever. Oubliant sa faiblesse et sa pâmoison ébauchées, elle bondit sur ses pieds comme une lionne.

– Ah ! fit-elle entre ses dents serrées ; ce n’est pas pour moi que vous venez !…

À son tour, Léon se leva d’un mouvement violent, comme s’il eût lâché la bride tout à coup à une colère longtemps contenue.

Le vicomte le força de se rasseoir.

– Madame, reprit-il en jetant un regard vers les fenêtres où commençaient à poindre les premières lueurs de l’aube, le temps nous presse et il nous faut hâter le dénoûment de tout ceci… Cette jeune fille dont mon frère vient de vous parler ne doit point rester avec vous… Nous venons la chercher.

Il ne s’agissait plus d’attaques plus ou moins audacieuses, ni de folles galanteries. La marquise entrevoyait le piége. Jusqu’alors, elle s’était forcée à trembler, et son courroux était de commande, comme sa frayeur.

Mais, à présent, tout devenait réel, terreur et colère.

Elle était très-pâle ; ses sourcils noirs se fronçaient durement. Ses regards, qui s’étaient portés d’abord vers Thérèse garrottée, se clouaient à présent au sol.

– Veuillez nous répondre, madame, dit encore le vicomte qui reprenait tout son sang-froid ; nous livrerez-vous cette jeune fille ?

– Non, repartit Lola à voix basse.

– Réfléchissez, s’écria Léon ; ce qu’on n’obtient pas de gré, on le prend de force !

La marquise essaya de sourire.

– Ceci est un jeu d’enfants, messieurs, dit-elle. Vous avez lié ma femme de chambre et coupé les cordons des sonnettes… ces moyens-là réussissent seulement dans les vieux contes à dormir debout… Que j’élève la voix, et les voisins, éveillés, vont accourir…

– Cela peut être vrai, madame, répliqua froidement Édouard ; mais je vous promets que vous n’élèverez pas la voix.

Il écarta un peu les revers de sa redingote, et prit à la main un petit pistolet mignon ; son frère fit de même.

Thérèse ouvrait de grands yeux dans son coin. Au moment où la scène avait changé d’aspect d’une façon si complétement inattendue, elle avait essayé de se débarrasser de ses liens à la sourdine ; mais il se trouvait que, tout en se jouant, le vicomte et le chevalier l’avaient attachée de main de maître, et bâillonnée dans la perfection.

À la vue des deux pistolets, Lola haussa les épaules.

– Contre une femme !… dit-elle avec dédain.

– C’est peu chevaleresque, j’en conviens…, répliqua le vicomte, mais nécessité n’a point de loi… Nous allons vous placer le plus respectueusement possible, si vous voulez bien le permettre, dans la même situation que votre servante.

Lola était debout, tandis que les deux frères demeuraient assis. Elle avait la tête baissée, et l’on pouvait croire qu’elle arrangeait sa capitulation ; mais il en était tout autrement : c’était une fuite qu’elle méditait.

Elle se disait :

« Si je puis mettre une porte entre eux et moi, tout est sauvé. »

Car ses soupçons n’allaient pas au delà de l’apparence ; pour elle, le but des deux jeunes gens était changé, voilà tout. Au lieu de s’attaquer à elle, c’était Blanche qu’ils voulaient ; mais il s’agissait toujours, à ses yeux, d’une équipée amoureuse.

L’idée qui avait traversé son esprit au commencement de l’entrevue, et ce souvenir vague qu’avait éveillé en elle l’aspect des deux jeunes gens, ne tenaient point contre les brusques émotions subies depuis lors. Elle ne songeait plus à cela.

Au moment où elle pouvait penser que les deux frères se fiaient à son immobilité, elle prit, soudain son élan et gagna d’un saut l’autre extrémité de la chambre où s’ouvrait la porte des appartements intérieurs.

Le petit chevalier la guettait, et c’était un garçon agile s’il en fut.

Lola le trouva planté entre elle et la porte. Lola voulut crier ; il lui mit sans façon la main sur la bouche.

– Silence, madame, dit en même temps le vicomte, ou malheur à vous !…

– Vous ne m’assassinerez pas, peut-être !… criait la marquise en se débattant ; vous êtes des hommes !

Le petit chevalier éclata de rire ; et, dans cet accès de gaieté, sa voix, qu’il ne contraignait plus, avait des notes très-peu masculines.

– Si c’est là votre dernier espoir, madame, dit le vicomte, je suis fâché de vous l’enlever… Votre modestie effarouchée ne vous a pas permis, jusqu’à présent, peut-être, de nous examiner bien à votre aise… Afin d’être bien persuadée que je suis, pour ma part, incapable de vous épargner, regardez-moi…

Le vicomte avait rejeté ses cheveux en arrière et tournait son visage vers la lampe.

Les bras de Lola tombèrent le long de son corps.

– Suis-je folle ?… balbutia-t-elle ; Diane !…

Le petit chevalier la prit par les épaules et la tourna de son côté.

– À mon tour, madame Lola !… dit-il, regardez-moi bien aussi… Ma sœur est trop bonne… peut être que sa main tremblerait… mais moi, je suis à l’aise sous ces habits de garçon… et, au moindre cri désormais, je vous fais sauter la cervelle !

– Cyprienne !… murmura la marquise d’une voix éteinte ; et je ne les ai pas reconnues !

Elle était entre les deux jeunes filles, qui avaient la tête haute et dont les yeux brillaient d’une détermination exaltée.

Point de pitié à espérer.

Elle regardait, avec une épouvante sournoise, les canons des deux pistolets, qui la menaçaient toujours.

Ses genoux fléchirent sous le poids de son corps ; elle tomba évanouie, cette fois, pour tout de bon.

En un tour de main ses bras et ses jambes furent liés comme ceux de Thérèse et sa bouche couverte d’un bâillon.

– Où est la chambre de mademoiselle de Penhoël ? demanda Diane à la servante.

Celle-ci n’avait que les yeux de libres ; elle indiqua du regard une porte que les deux jeunes filles franchirent aussitôt.

. . . . . . . . . . .

Quelques minutes après, l’équipage timbré aux chiffres B. M. partait au galop, avec ses deux grands nègres devant et derrière.

Il était dit que le sommeil des paisibles habitants de la rue Sainte-Marguerite devait être troublé plus d’une fois cette nuit-là.

À peine l’équipage s’éloignait-il, en effet, dans la direction de la Croix-Rouge, que l’on put voir, aux premiers rayons du jour naissant, un homme s’élancer sur ses traces en courant de toute sa force.

La sentinelle de la prison militaire avait fait quelques pas hors de son poste.

Elle hésita un instant et cria par trois fois :

– Prisonnier, arrêtez !…

Comme le fugitif n’en courait que mieux, le soldat mit la crosse de son fusil contre son épaule et lâcha la détente pour l’acquit de sa conscience. En un instant, toutes les fenêtres de la rue furent garnies de coiffes de nuit et de bonnets de coton.

Madame la marquise d’Urgel, seule, avec sa servante Thérèse, resta, pour cause, à l’intérieur de ses appartements.

En même temps la patrouille fit irruption hors du corps de garde.

La cause de ce remue-ménage était simplement l’évasion du pauvre Vincent de Penhoël.

Vincent avait achevé de scier son barreau, vers cinq heures du matin, à peu près au moment où la voiture du nabab s’arrêtait devant la porte de madame la marquise d’Urgel.

Il n’avait formé aucune espèce de plan et comptait s’en remettre à l’inspiration du moment, quand l’heure de partir serait venue.

Dès qu’il put passer la tête entre les barreaux, il regarda au-dessous de lui, et distingua vaguement une grosse masse noire sur le pavé de la cour.

C’était le dogue de garde, sentinelle dont la surveillance ne se trompe jamais.

Vincent rentra dans sa cellule et fit une corde avec ses draps ; car il fallait partir : Blanche était là, de l’autre côté de la rue, qui souffrait et qui l’appelait.

Il attacha ses draps, tordus en forme de câble, à deux de ses barreaux qui restaient fixés dans la pierre, puis il se laissa glisser, non pas jusqu’au sol de la cour, mais seulement jusqu’au premier étage de la prison.

Au premier bruit, la masse noire, gisant sur le pavé, avait remué ; le dogue s’était dressé sur ses quatre pattes.

Mais il n’aboyait point ; il se contentait de hurler en sourdine, comme s’il n’eût point voulu effrayer sa proie.

Il attendait, la gueule ouverte et la langue pendante.

Vincent voyait briller dans l’obscurité ses yeux d’un rouge sombre, comme des charbons demi-éteints.

Le jour, qui commençait à poindre, n’éclairait pas encore la cour encaissée ; mais au dehors, on distinguait déjà faiblement les objets.

Vincent allait d’une fenêtre à l’autre, déchirant ses mains et ses genoux, mais se tenant ferme et ne perdant point courage.

Il fut longtemps à gagner la porte qui donne sur la rue Sainte-Marguerite.

Cette porte est située entre deux corps de bâtiments, qu’elle isole l’un de l’autre.

Vincent se coucha sur la corniche pour reprendre haleine, et pour mesurer le saut qu’il lui restait à faire.

Il jeta ses regards tout autour de lui. L’attention de la sentinelle n’était point encore éveillée.

En explorant ainsi les abords de la prison, il aperçut la voiture, arrêtée juste en face de lui.

Le jour grandissait ; on y voyait assez déjà pour qu’il pût distinguer les noirs visages des deux nègres.

En un autre moment, peut-être les aurait-il reconnus tout de suite, car leurs figures l’avaient frappé autrefois sur le pont de l’Érèbe.

Mais il avait autre chose à penser. D’ailleurs, avant qu’il eût pu faire aucune réflexion, la porte de la marquise s’ouvrit pour donner passage à deux jeunes gens qui portaient dans leurs bras une femme malade ou évanouie.

L’âme de Vincent était dans son regard.

Du premier coup d’œil, il avait reconnu Blanche de Penhoël.

Quant aux deux jeunes gens, il ne les avait pas même regardés.

Un cri rauque s’échappa de sa poitrine. Sans plus prendre désormais aucune précaution, il se pendit des deux mains à la corniche et sauta sur le trottoir.

Le bruit de la voiture qui partait avait empêché le factionnaire d’entendre le cri de Vincent. Mais la chute du prisonnier éveilla enfin son attention, et du moins fit-il montre de bonne volonté en envoyant une balle à la poursuite du fugitif.

Vincent courait sur les traces de l’équipage, et tournait déjà l’angle de la rue d’Erfurt.

Il y a loin de la prison de l’Abbaye au faubourg Saint-Honoré. Les chevaux de Berry Montalt allaient comme le vent ; mais la passion soutenait les forces de Vincent, qui luttait de vitesse avec le rapide équipage.

Il allait à perdre haleine, le front ruisselant de sueur, et la gorge haletante.

Il appelait sans le savoir, et poussait des cris désespérés.

Au moment où Dieu lui envoyait la liberté, allait-il perdre Blanche pour toujours ?…

La voiture traversa le pont Royal et longea le quai des Tuileries. Vincent redoublait d’efforts, mais il sentait sa vigueur s’épuiser.

Il put encore suivre l’équipage tout le long de la place de la Concorde et dans l’allée Gabrielle ; mais quand il arriva au coin de l’avenue Marigny, l’équipage avait disparu.

Il continua sa course durant un instant encore, sans but et sans pensée ; puis il se laissa choir sur la terre froide.

XVII.

Robert, Bibandier, Blaise et Lola étaient réunis dans cette salle de l’hôtel des Quatre Parties du Monde, où nous avons vu l’ancien uhlan prendre avec l’honnête Graff, des leçons de patois germanique.

Blaise et Bibandier se tenaient côte à côte, à l’un des coins de la cheminée ; ils avaient l’air fort abattu. Le noble baron ne songeait guère, ce matin, à faire friser sa belle chevelure, et M. le comte de Manteïra laissait de côté ses cartes biseautées.

À l’autre extrémité du foyer, madame la marquise d’Urgel s’enfonçait dans une bergère et tenait ses yeux cloués au plancher. Elle avait à la main un flacon de sels, dont elle se servait fréquemment. Son visage était très-pâle ; toute sa personne gardait des traces visibles de l’émotion qui avait agité sa nuit.

Robert était pâle aussi, plus pâle peut-être que la marquise, mais il portait la tête haute et une sombre résolution était dans son regard.

Il pouvait être neuf heures du matin.

Nos quatre compagnons venaient d’avoir un entretien où les reproches amers et les chagrines récriminations s’étaient croisés en tous sens.

Le plus maltraité avait été le pauvre Bibandier, qui ne savait comment excuser sa faiblesse.

Sans lui les deux filles de l’oncle Jean ne seraient jamais revenues inquiéter l’association !

Il avait essayé d’abord de protester de son innocence ; il avait affirmé sous serment que, la nuit de la Saint-Louis, Diane et Cyprienne étaient descendues toutes deux au fond de l’eau avec une pierre au cou.

Mais l’évidence le terrassait.

Diane et Cyprienne vivaient.

– Écoutez !… dit-il enfin avec l’émotion du coupable qui avoue son crime, j’avais bu tant de cidre ce soir-là !… et puis je sentais bien que mes misères étaient finies ; car, en me mettant de moitié dans un pareil coup, vous me donniez tout bonnement la clef de votre caisse… Et je vous croyais si riches !

« On a le cœur tendre quand on est heureux… Je ne veux pas excuser la chose, mais je l’explique… En entrant dans le bateau, je ne sais pas si j’avais déjà des idées, mais la perche me trembla dans la main.

« Elles étaient là, couchées, toutes deux, si pâles et si jolies !

« Elles me regardaient avec leurs grands yeux doux et tristes.

« Le bateau glissait le long du courant, et j’entendais le bourdonnement de la Femme-Blanche, qui semblait appeler sa proie. Sait-on ce qui traverse l’esprit d’un homme dans ce diable de pays ?… Je suis un peu poëte, moi !… et j’ai peur des revenants…

« Vous avez beau hausser les épaules… Quand j’étais fossoyeur du bourg de Glénac, j’ai vu plus d’une fois, par la fenêtre de ma loge, les Belles-de-Nuit passer sous les grands ifs du cimetière…

« Cette nuit, à travers le sourd fracas de la Femme-Blanche, je jurerais que j’entendis les Belles-de-Nuit chanter…

Elles appelaient leurs sœurs.

« Moi, je faisais des signes de croix comme un sot et je marmottais des patenôtres…

« Ah ! ah ! j’aurais voulu vous y voir…

« Si bien qu’en arrivant au tournant, le cœur me manqua… Je déliai les petites, qui se sauvèrent à la nage ou autrement, je n’en sais rien… »

Le bon Bibandier se tut, omettant à dessein les cinquante pièces de six livres offertes et acceptées.

Au moment où nous introduisons le lecteur à l’hôtel des Quatre Parties du Monde, toutes ces explications étaient échangées. Robert avait avoué sans beaucoup de restrictions ce qui s’était passé entre lui et le nabab.

Pour se disculper, il prétendait bien que Berry Montalt avait introduit quelque drogue enivrante dans son breuvage, mais cela ne faisait rien à l’affaire.

La chose certaine, c’est qu’il avait raconté au nabab les événements de Penhoël, et que le voile transparent dont il avait enveloppé son histoire pouvait bien être déchiré par les deux filles de l’oncle Jean, qu’un hasard diabolique mettait sous la main du nabab.

Par quelle succession de circonstances ce bizarre rapprochement avait-il eu lieu, c’est ce que personne ne savait dire encore.

Et peu importait, en définitive.

On savait enfin, pour comble de malheur, que Blanche avait échappé à la garde de Lola.

Les deux démons de Penhoël, comme on les appelait autrefois, Cyprienne et Diane signalaient déjà leur présence !

Il n’était pas difficile de deviner qu’elles auraient mis Blanche sous la protection du nabab.

Et maintenant, que faire ? La partie semblait tellement compromise que l’idée de fuir était venue à tout le monde.

Il n’était pas encore trop tard. À supposer même que Berry Montalt prît en main les intérêts de Penhoël, il n’avait pas eu le temps de donner l’éveil à la police. Les portes étaient ouvertes, et une bonne chaise de poste, bien attelée, pouvait trancher d’un seul coup la difficulté.

Mais Robert de Blois était une étrange nature de coquin ; il ne connaissait la faiblesse qu’aux heures de prospérité. Quand les cartes se brouillaient, quand les difficultés naissaient et grandissaient à l’improviste pour lui barrer la route, il s’éveillait en quelque sorte, ce n’était plus le même homme. Le courage lui venait et l’escroc vulgaire se haussait à la taille des plus vaillants héros de cours d’assises.

Il ne voulait pas fuir, lui ; il prétendait voir clair à travers tous ces dangers qui obscurcissaient l’horizon ; il se sentait de l’argent en poche, et se faisait fort de ramener la partie.

En somme qu’y avait-il ? La probabilité d’un adversaire de plus. Qui pouvait dire si cet adversaire ne deviendrait pas un allié à l’occasion ?

Fallait-il renoncer à cet espoir ? La lutte restait possible, et l’ennemi qu’on ne pouvait se concilier, il fallait le perdre.

Au premier abord, cette ligue des Penhoël avec le nabab semblait, à la vérité, formidable ; mais cette ligue était-elle bien réelle ?

Que de femmes s’étaient égarées dans ce voluptueux boudoir, où Blaise et Bibandier avaient aperçu les filles de l’oncle Jean !

À cette heure, les filles de l’oncle Jean étaient déjà, peut-être, hors de l’hôtel Montalt.

Ce cas probable une fois admis, les deux jeunes filles perdaient les trois quarts de leur force. Ce n’étaient plus que deux pauvres enfants, isolées dans Paris, et plus faciles à perdre ici qu’au fond de la Bretagne même !

Il y avait bien longtemps que, grâce à madame la marquise d’Urgel, Robert connaissait la demeure des autres membres de la famille de Penhoël.

Lola, comme nous l’avons dit, demeurait à quelques pas de la pauvre maison où René, Madame et l’oncle Jean se mouraient dans la détresse. Robert connaissait parfaitement leur état, et cela lui fournissait un argument péremptoire.

Il était manifeste en effet qu’à tout le moins cette partie de la famille échappait à l’action du nabab. Penhoël, sa femme et le vieil oncle étaient perdus dans ce trou.

Lola et Robert ignoraient que Diane et Cyprienne avaient habité justement la même maison que les anciens maîtres de Penhoël. Depuis leur arrivée à Paris, les deux jeunes filles sortaient dès le matin et ne rentraient que le soir ; elles n’étaient nullement connues dans le quartier.

Blaise et Bibandier avaient dans les talents de Robert une grande confiance, que sa maladresse de la veille ne suffisait point à entamer ; quant à Lola, elle appartenait à Robert, qui l’avait faite et dressée.

Malgré les récriminations et les reproches, l’Américain restait le chef de la bande, et l’on attendait sa parole pour savoir au juste ce qu’il fallait espérer ou craindre.

Il ne s’était point expliqué encore, et continuait silencieusement sa promenade.

Quand il s’arrêta enfin devant le foyer, tout le monde devint attentif.

– Nous étions des fous !… dit-il à voix basse et comme en se parlant d’abord à lui-même ; nous voulions faire de la diplomatie, lorsque le bon sens aurait dû nous apprendre qu’il fallait y aller franchement et tout d’un coup… Ces moyens adroits réussissent parfois, mais il faut le temps… Et nous avons à peine six jours devant nous, sur lesquels il faut prendre trois jours pour le voyage !

– Tu penses donc encore à Penhoël ?… demanda Blaise.

– Comment diable !… s’écria Robert, si j’y pense !… Mais c’est là que nous avons enfoui toutes nos belles années !… C’est le domaine acquis par notre travail… On nous a dépouillés, volés, trahis, et tu demandes si je songe à ravoir notre héritage !

– C’est que, murmura Blaise, depuis hier, notre position…

– Notre position ?… elle est plus belle !… nous allions manquer le coche à force de précautions… Le hasard, ou mon imprudence si vous voulez, a précipité les choses et nous force à jouer le tout pour le tout… C’est comme cela que j’aime à voir les parties s’engager !

Il se planta contre la cheminée, le dos au feu et les mains croisées sur les basques de son habit. Sa tête pâle se redressait ; il y avait du feu dans son regard ; nous eussions reconnu le hardi coquin, partant un beau soir de l’auberge de Redon et marchant à la conquête d’une fortune, sans autres armes que son audace.

Blaise et Bibandier se sentaient reprendre courage.

– Hier, poursuivit l’Américain, vous vous moquiez de mes calculs algébriques, et vous aviez raison, mes fils… Ma martingale a fait fiasco !… le nabab est plus fort que je ne pensais… Tant pis pour lui !… Au lieu de lui piper quelques centaines de mille francs, nous prendrons son magot tout entier… c’est plus logique et plus franc.

Bibandier secoua la tête.

– Quand il s’agit de parler…, commença-t-il.

– Tais-toi, interrompit l’Américain ; on te pardonne l’affaire des petites… mais c’est à condition que tu garderas désormais le respect convenable envers ceux qui valent mieux que toi… Voyons, mes fils !… avons-nous fait notre devoir hier ?… L’Endormeur connaît-il un peu les êtres de l’hôtel ?

– Couci !… répliqua Blaise. On rencontrait à chaque porte ces grands diables de cipayes…

– Et toi, baron, as-tu la piste des millions ?

Bibandier répondit, en retrouvant un peu de sa bonne fatuité de la veille :

– Il y avait cette grande belle femme qui se collait à mon bras, et qui ne m’aurait pas quitté d’une semelle pour un coup de canon !…

– Est-ce de la boîte aux diamants que vous parlez ? demanda Lola.

Tout le monde se tourna vers elle, et chacun l’interrogea du regard.

– Vous sauriez… ? commença vivement Robert.

– Je sais, répliqua la marquise, qu’il la porte sur lui d’ordinaire ; quand il ne la porte pas sur lui, la boîte reste sous clef, dans un petit meuble en palissandre, placé au pied de son lit.

– Et comment arrive-t-on dans sa chambre à coucher ?

Lola prit une feuille de papier blanc et un crayon. En cinq ou six traits elle traça une sorte de plan grossier, figurant le premier étage de l’hôtel Montalt.

Nos trois gentilshommes s’étaient levés, et l’entouraient, suivant son travail d’un regard avide.

Comme elle achevait, un domestique entr’ouvrit la porte du salon.

– Une lettre pressée pour M. le chevalier de las Matas…, dit-il.

L’Américain regarda la suscription ; il ne connaissait point l’écriture et se hâta de rompre le cachet.

Aux premières lignes parcourues, il eut un sourire, puis sa figure exprima tout à coup l’incertitude et l’hésitation.

Le billet était ainsi conçu :

« Berry Montalt, esq., présente ses compliments à M. le chevalier de las Matas, et le prie de vouloir bien lui fixer un rendez-vous dans la matinée. »

Était-ce un piége ?

Robert renvoya le domestique d’un geste, et passa la lettre à Blaise.

– Que vas-tu faire ?… demanda celui-ci.

– Moi, dit Bibandier, je n’irais pas.

L’Américain garda le silence.

Il s’accouda contre la tablette de la cheminée et mit sa tête entre ses mains.

Au bout de quelques minutes, il releva les yeux sur Lola, qui avait repris son apparence d’indifférente froideur.

– Cette chambre est-elle bien gardée ?… demanda-t-il en suivant de l’œil les lignes du plan ébauché.

– L’hôtel est plein de domestiques, répondit Lola, et les deux nègres sont vigilants comme des chiens d’attache.

– Quand le nabab sort, dit encore l’Américain, les nègres le suivent ?

– Toujours.

Robert se gratta le front comme un homme qui réfléchit profondément.

– Ça peut se faire…, murmura-t-il ; j’ai vu le temps où l’Endormeur était un gaillard déterminé.

– Il faudrait au moins savoir…, interrompit celui-ci.

– Nous en causerons, mon bon homme… et il y aura de l’ouvrage pour tout le monde… même pour notre Lola qui, j’en suis bien sûr, garde une dent à MM. Édouard et Léon de Saint-Remy…

La marquise, dont les joues s’étaient peu à peu ranimées, redevint pâle à entendre prononcer ces deux noms.

Elle retroussa les manchettes de dentelle qui couvraient ses belles mains, et montra deux traces bleuâtres entourant la naissance de ses bras.

Les liens l’avaient cruellement blessée, et son orgueil de femme était blessé plus cruellement encore.

Ses yeux brillèrent d’un éclat farouche, et sa bouche muette sourit amèrement.

– Voilà une petite main, dit Robert, qui vaut mieux désormais que la grosse patte de Bibandier !… Si, une fois, notre Lola tenait en son pouvoir Diane et Cyprienne de Penhoël…

– Je crois que je les tuerais !… interrompit la marquise d’une voix sourde.

Robert se frotta les mains.

– Le fait est qu’elles vous ont indignement traitée…, reprit-il ; mais patience !… nous vous les livrerons pieds et poings liés… Ah ! elles s’attaquent à nous de nouveau !… Pour en finir avec certains embarras, on est encore mieux à Paris qu’en Bretagne.

Il alla prendre sur le divan son chapeau qu’il lissa du revers de sa manche.

– Je ne sais, poursuivit-il d’un ton de gaieté forcée ou véritable, mais je crois que j’ai là une idée qui va brusquer le dénoûment de la comédie… Il est maintenant dix heures, et le Cercle des étrangers n’ouvre qu’à onze ; nous avons le temps.

Il tendit la main à Lola.

– Ma fille, continua-t-il, vous allez monter en voiture et vous rendre chez le petit Pontalès… Il faut qu’il soit au Cercle à onze heures… Il trouvera là le nabab… Il le provoquera en duel…

– Mais…, dit Lola.

– Pontalès vous aime comme un fou… et vous arrangerez la chose… Est-ce convenu ?

– C’est convenu…, répliqua la marquise.

– Nous avons, d’un autre côté, poursuivit Robert, ces deux étourneaux d’Étienne et de Roger.

– Pour ceux-là, s’écria Blaise, après ce que je leur ai fait voir hier, je réponds d’eux !

– Tu es un bon garçon… et tu as fait là un coup de maître !… Moi, je vais lui déterrer un adversaire auquel personne n’aurait songé, j’en suis sûr, et qui tire l’épée comme feu Saint-George… Après ça, je m’occuperai de notre ami Penhoël, que je me charge de rendre doux comme un agneau… Peut-être irai-je à l’hôtel Montalt… Que je m’y rende ou non, bon courage, mes enfants, la partie n’est pas perdue ! D’ici à demain, mous avons le temps de travailler… et je vous promets qu’après-demain, à l’heure où nous sommes, nous roulerons en bonne chaise de poste sur la route de Bretagne !

Il franchit la porte et disparut.

Lola sortit à son tour pour exécuter sa promesse.

Sa tâche n’était pas fort malaisée. Le jeune Pontalès se laissait dominer par elle complétement et l’aimait en esclave. Depuis qu’il avait quitté la Bretagne pour la suivre, sa passion avait grandi, et bien qu’il connût le passé de Lola mieux que personne, il s’aveuglait à plaisir, et n’était point éloigné de croire sincèrement qu’il possédait les bonnes grâces d’une grande dame.

L’Endormeur et Bibandier, restés seuls, sonnèrent le déjeuner. Ils se sentaient tout ragaillardis, et sans savoir encore quel était le plan de Robert, ils avaient confiance.

Cette confiance, ils l’auraient perdue peut-être s’ils avaient pu voir, en ce moment, la mine soucieuse de leur compagnon.

Robert, qui avait cessé de se contraindre, aussitôt sorti de leur présence, allait, en effet, maintenant, le long de la rue Saint-Honoré, la tête basse et l’air découragé.

Il avait fait comme ces généraux intrépides, qui raniment à tout hasard la vaillance de leurs soldats pour une dernière bataille mais qui n’espèrent point la victoire.

Ce n’est pas qu’il crût être sans ressource ; seulement sa partie, qui semblait sûre la veille, s’était gâtée en une nuit. Au lieu de jouer un jeu tranquille et sûr, il fallait recourir aux moyens violents et chanceux ; il fallait, en un mot, payer de sa personne, et Robert n’aimait point le danger.

Il avait fait semblant, devant ses acolytes, d’avoir un plan tout prêt et une ligne de conduite tracée. Maintenant, qu’il n’avait plus à répondre qu’aux interrogations de sa propre conscience, il s’avouait son embarras et sa faiblesse.

Des idées vagues se croisaient dans le cerveau de Robert ; il entrevoyait bien le moyen d’engager la lutte, mais il y avait désormais tant de chances contre lui !

Et la défaite, ici, devait être la ruine de tous ses espoirs.

Après des années de travail et de peines, le hasard le ramenait en équilibre au bord d’un précipice. Nul moyen de reculer. Au delà de l’abîme, il y avait la fortune.

Mais il fallait franchir l’abîme.

Et si le pied manquait, on roulait tout au fond, où menaçait la cour d’assises…

Sans le savoir peut-être, l’Américain se dirigeait vers l’hôtel du nabab. Tout en marchant, il travaillait à coordonner ses idées et à voir clair parmi les difficultés de sa situation.

Une fois ou deux, il se demanda si le plus sage ne serait pas de faire ses malles et de quitter la France. Mais depuis des années il poursuivait un dessein devenu cher ; il regardait les biens de Penhoël comme étant son domaine. Selon lui, Pontalès l’en avait injustement dépouillé. C’était une nature obstinée en ses projets. La pensée de rompre une trame presque entièrement tissée et de commencer une tâche nouvelle le navrait. Il tenait à son œuvre plus que nous ne saurions dire, et puisait un courage inébranlable au fond de ses regrets.

Penhoël, le patrimoine conquis, la douce et tranquille aisance, gagnée par tant de soins et par tant de combats !

Il n’avait point changé, depuis sa première arrivée en Bretagne. Son rêve était toujours la vie paisible du propriétaire, les honneurs politiques et la gloire de clocher.

C’est une chose bizarre, certainement, mais une chose avérée. Les neuf dixièmes des voleurs de tous grades sont séduits par la pensée de cette transformation. Ils sourient à l’idée de se retirer des affaires, ni plus ni moins que les avoués ou les marchands de gilets de flanelle.

Après le travail, honnête ou non, le repos. Il y a bien des manières de se faire un sort, comme on dit, et chacun caresse l’idée de prendre sa retraite.

Une fois riche, on devient honnête homme ; on couronne sa vie de rapines par toutes sortes d’actions méritantes. Ne sait-on pas que le monde, toujours complice, prodigue à ces diables, qui se sont faits ermites sur leurs vieux jours, son estime banale et ses respects de hasard ?

Penhoël ! Penhoël ! le bon pays ! les champs fertiles, parmi les vastes landes ! le joli manoir, les eaux poissonneuses et les forêts peuplées de gibier !…

Et encore la vengeance si douce ! Quelle joie de prendre sa revanche sur le vieux Pontalès !

Il y avait dans tout ceci, peut-être, un côté puéril ; mais c’était une passion réelle, et la passion, pour ne se point pouvoir discuter, en est-elle moins irrésistible ?

Aussi, entre les déboires récemment éprouvés, celui qui frappait Robert à l’endroit le plus sensible était l’enlèvement de Blanche. Blanche était pour lui une légitimation de son droit à l’héritage de Penhoël. Le caractère faible de la jeune fille lui était assez connu pour qu’il n’eût point fait entrer dans ses calculs la possibilité d’une résistance efficace.

Maintenant qu’il l’avait perdue, il ne se souvenait point que ce projet d’alliance était subordonné aux chances du retour de l’oncle d’Amérique. Il regrettait Blanche, en supposant même qu’elle fût restée pauvre, parce que Blanche, pauvre ou non, entr’ouvrait toujours pour lui la porte du manoir.

Et, dans le travail mental qu’il faisait en ce moment, c’était Blanche surtout qu’il cherchait à remplacer.

Pour cela, il n’y avait que René de Penhoël lui-même.

Mais, pour se servir de René d’une manière utile, la première chose était de posséder la somme qui devait racheter le manoir, ou du moins une grande partie de cette somme.

Et Robert s’ingéniait. Puis, tout à coup, la pensée du danger présent se jetait à la traverse de ses combinaisons d’avenir.

Le nabab était là, devant lui, fort et armé de ses millions.

Était-il possible de le ramener ? ou fallait-il désormais le combattre comme un irréconciliable adversaire ?

Là était la plus grande perplexité de Robert. Tantôt il avait envie de se rendre à l’invitation de Berry Montalt, et de recommencer avec lui une lutte d’adresse ; tantôt il reculait, vaincu d’avance, parce qu’il voyait, entre le nabab et lui, les sourires ennemis et moqueurs des deux filles de l’oncle Jean.

Sa face pâle se rougissait alors de colère, et ses doigts se crispaient convulsivement, tandis qu’une pensée de sang traversait son esprit.

C’étaient elles, les deux filles détestées, qui avaient suscité tous les obstacles de sa route ! La haine qu’il leur portait n’était plus cette aversion de comédie qu’il gardait au vieux Penhoël ; c’était la haine tragique, à laquelle il faut la mort.

Il avait peur d’elles, et cette crainte prenait dans son esprit, sceptique pourtant, un caractère presque superstitieux.

Le résultat de ces réflexions fut qu’il y avait danger à remettre les pieds chez le nabab, dont l’invitation cachait peut-être une embûche.

Une fois cette donnée admise, il fallait se tourner d’un autre côté. Robert entra chez un écrivain public et demanda ce qu’il faut pour écrire.

Il réfléchit durant quelques secondes, puis sa plume courut sur le papier. La lettre était pour le vieux Jean de Penhoël.

Robert connaissait parfaitement le bon oncle en sabots ; il savait comment le prendre. Son billet, tracé en deux minutes, était un petit chef-d’œuvre de concision et d’adresse. À la lecture de ces lignes, le vieux sang de Penhoël devait bouillir dans les veines de l’oncle Jean.

Et le bonhomme était une rude lame, malgré son air humble et ses cheveux blancs.

Robert plia sa lettre à la hâte et la remit au commissionnaire du coin.

– Vous allez porter cela au n°… de la rue Sainte-Marguerite, dit-il ; vous monterez, sans rien demander au concierge, jusqu’au dernier étage de la maison… En cherchant bien, vous trouverez la porte d’un grenier où demeure une pauvre famille… Là, vous demanderez M. Jean… S’il n’est pas là, vous garderez la lettre… Si M. Jean est là, il vous interrogera quand la lettre sera lue… Vous lui répondrez que ce billet vous a été remis dans la rue par deux jeunes filles bien jolies, portant des jupes de laine rayée et des petits bonnets ronds.

Le commissionnaire leva son regard sur Robert.

– Tout ça fait bien de l’ouvrage !… dit-il.

Robert lui mit une pièce de cinq francs dans la main.

– Trouvez de la besogne comme ça tous les jours, mon brave, répliqua-t-il, et vous pourrez mettre de côté pour vos vieux ans… Allez vite !… Il s’agit d’une bonne œuvre, et vous savez que la charité se cache.

L’Auvergnat n’en demandait pas si long ; il empocha la pièce et partit comme un lièvre.

Robert, au lieu de continuer sa route vers l’hôtel du nabab, descendit au hasard une des rues qui conduisent aux Champs-Élysées.

Il voulait établir, en une heure de calme complet, le bilan de sa situation, et revenir auprès de ses acolytes avec un plan tout tracé.

Il faisait froid. À cette heure matinale, les Champs-Élysées étaient déserts. L’Américain ne pouvait choisir un endroit plus propice à ses méditations.

Aussi, s’en donnait-il à cœur joie, lorsqu’il rencontra, au milieu d’un massif solitaire, un sujet inattendu de distraction.

C’était un pauvre diable, revêtu du costume des détenus militaires, qui dormait couché au pied d’un arbre, ou du moins qui semblait dormir, la tête penchée sur sa poitrine et les mains violettes de froid, dans l’herbe mouillée.

L’Américain n’avait nulle envie de voir la figure de cet homme, et pourtant, par un mouvement machinal, il se pencha en passant près de lui.

D’un seul coup d’œil il le reconnut.

– Vincent de Penhoël !… murmura-t-il avec étonnement.

Puis un sourire vint errer sur sa lèvre.

– C’est le cas ou jamais de renouveler connaissance !… se dit-il en prenant la main froide du jeune homme.

Au premier attouchement, Vincent s’éveilla en sursaut et se releva d’un bond.

Il y avait bien des nuits que le pauvre garçon n’avait fermé l’œil. Au point du jour, après la course désespérée qu’il avait fournie, il s’était traîné jusque-là pour éviter les regards, et la fatigue l’avait vaincu.

Son premier mouvement fut de fuir, car il gardait un souvenir vague des événements de la nuit, et il pensait qu’on venait l’arrêter.

Mais ses jambes étaient transies par le froid, et c’est à peine s’il put reculer de quelques pas en chancelant.

Robert s’avança vers lui en souriant avec bonhomie, et lui tendit la main.

– Pardieu ! M. de Penhoël, dit-il, je ne m’attendais guère à cette rencontre… Mais quel air effarouché vous avez là !… Vous ne me reconnaissez pas ?

– M. de Blois !… balbutia Vincent.

Il ne se hâtait point d’accepter la main qu’on lui offrait ; mais son regard n’exprimait pas non plus une répugnance bien décidée.

Vincent ignorait, en effet, la part que cet homme avait prise à la ruine de Penhoël. Un soir, si le lecteur s’en souvient, le fils de l’oncle Jean avait traversé le passage de Port-Corbeau et gagné la loge de Benoît Haligan.

Là on lui avait dit :

– René de Penhoël, et Madame et ton père ont été chassés du manoir ; tes sœurs sont mortes ; Blanche a été enlevée.

Et il était reparti comme un homme frappé de folie.

Depuis lors il n’avait pas entendu prononcer une seule fois le nom de Penhoël.

Il avait réfléchi bien souvent, tantôt révoquant en doute les paroles du vieux Benoît, tantôt se demandant qui avait consommé la ruine de Penhoël.

La pensée de Robert de Blois lui venait alors à l’esprit, car il se souvenait d’avoir ressenti, dès l’abord, pour cet homme, une répugnance instinctive. Mais une autre image se présentait bien vite à son esprit, et laissait Robert au second rang.

Le coupable devait être Pontalès, l’ennemi héréditaire, le vieux spoliateur de sa famille…

Robert devina la pensée qui était dans l’esprit de Vincent.

– Vous refusez de prendre ma main, M. de Penhoël ?… dit-il en mettant de côté son sourire. Après si longtemps, vous rappelez-vous donc encore les petites discussions que nous avons pu avoir autrefois en Bretagne ?… J’en serais fâché, monsieur, car j’ai gardé au fond du cœur une reconnaissance sincère à votre famille… S’il était permis de parler ainsi, je dirais même que je crois l’avoir prouvé jusqu’à un certain point… et en vous trouvant ici, dans une situation que je ne m’explique pas, j’avais l’espoir que vous me fourniriez l’occasion de vous rendre un service.

Vincent baissa les yeux et garda le silence.

– M. de Penhoël, reprit Robert, je n’ai point de comptes à vous demander… Vous m’avez vu autrefois dans un cas difficile et forcé d’accepter une hospitalité qui s’est prolongée, j’en suis sûr, trop longtemps à votre gré… Cette hospitalité, je l’ai payée depuis… et je voudrais vous convaincre que vous avez en moi un ami.

Vincent releva la tête et le regarda en face.

– Je sais une partie de ce qui est arrivé, dit-il, et j’ai vu Blanche de Penhoël en compagnie de cette femme que vous aviez amenée au manoir pour usurper la place de Madame…

– Lola ?… s’écria Robert en secouant la tête. Puisque vous me parlez ainsi, M. Vincent, il faut que vous ne sachiez, en effet, qu’une bien faible partie des tristes événements qui ont ruiné votre famille ! Lola que j’aimais tant ! – car il faut l’avouer à ma honte, je l’aimais ! – Lola s’est tournée contre nous… Elle est devenue la maîtresse du fils Pontalès…

– Et le fils Pontalès n’avait-il pas porté ses regards sur ma cousine Blanche ?… demanda Vincent en pâlissant.

L’Américain prit un air étonné.

– Ne savez-vous donc pas que c’est lui qui l’a enlevée ?… murmura-t-il.

– Mais alors…, commença Vincent dont les lèvres tremblaient de colère.

– Que sais-je ?… interrompit Robert en se rapprochant du jeune homme, qui ne s’éloigna point cette fois ; l’affection aveugle le cœur, vous le savez bien… Tant que j’ai aimé cette Lola, je n’ai rien voulu voir… je n’ai rien vu… Mais, depuis qu’elle nous a trahis tous, mes yeux se sont ouverts… J’ai mesuré avec effroi, M. Vincent, la perversité de cette femme… Il faut bien le dire : tout en restant la maîtresse d’Alain de Pontalès, c’est elle qui l’a aidé à enlever votre cousine.

Vincent écoutait d’un air sombre, les lèvres blêmes et les sourcils froncés.

– Il y a deux mois, maintenant, reprit l’Américain comme en se laissant aller à ses souvenirs, que la catastrophe a eu lieu… Pontalès nous chassa tous du manoir, hôtes et maîtres… Votre oncle René n’avait plus rien… moi, au contraire, j’ai reçu, par la volonté de Dieu, quelques fonds de mon pays, et j’ai été bien heureux de rendre à mon pauvre ami une partie de ce qu’il avait fait pour moi… Grâce à mes petites ressources, René de Penhoël, sa noble femme et votre bon père, M. Vincent, évitent au moins la misère, en attendant des jours plus heureux.

L’Américain prononça ces derniers mots avec un accent d’émotion véritable.

Il passa son bras sous celui de Vincent, qui ne fit point de résistance.

– Mais vous, reprit-il, parlez-moi de vous, je vous en prie, mon jeune ami. Pourquoi cet uniforme, qui n’est point celui de la marine ?… Et comment vous trouvez-vous en ce lieu ?…

Au moment où Vincent allait répondre, ses yeux se portèrent par hasard vers la grande avenue de l’Étoile, où passait une escouade de soldats, suivis de loin par des sergents de ville.

Il quitta précipitamment le bras de Robert pour se jeter derrière un arbre.

L’Américain eut un beau mouvement. Affectant de se douter, pour la première fois, d’un fait que le costume de Vincent lui avait révélé dès le début de l’entrevue, il déboutonna son riche pardessus d’hiver, s’en dépouilla vivement, et le tendit au jeune homme.

En de semblables instants, on ne fait pas de façons. Notre fugitif endossa l’ample redingote, sous laquelle se trouva masquée sa livrée de prisonnier.

– Un pareil service fait oublier bien des choses… M. de Blois, et je vous remercie de bon cœur.

Ils se serrèrent la main avec une effusion mutuelle.

Les soldats passèrent auprès d’eux, sans même les remarquer.

– Il me reste à vous dire, poursuivit Robert, que votre famille et moi nous avons fait l’impossible pour retrouver votre cousine Blanche.

– Je l’ai retrouvée, moi…, interrompit Vincent.

– En vérité ! dit joyeusement Robert.

– Pour la reperdre, hélas ! M. de Blois !…

Vincent raconta en quelques mots son évasion du matin et le nouvel enlèvement commis sur la personne de Blanche.

Tout en l’écoutant, l’Américain semblait réfléchir profondément.

Il jouait au naturel le rôle d’un homme qui n’a nulle idée de la chose qu’on lui raconte.

– Ce ne peut pourtant pas être Pontalès cette fois ! murmura-t-il quand Vincent eut fini. Vous êtes bien sûr qu’il n’y avait point de femme dans la voiture ?

– Il y avait deux jeunes gens.

– Deux jeunes gens…, répéta l’Américain ; deux jeunes gens !… Et vous n’avez pas remarqué d’autre indice ?

Vincent chercha dans sa mémoire.

– Attendez donc ! s’écria-t-il, il y avait sur le siége de devant et sur celui de derrière deux grands nègres.

– Oh !… fit Robert.

Puis il ajouta eu serrant la main du jeune homme :

– Et quelle direction la voiture a-t-elle prise ?

– Je l’ai perdue de vue là-bas…, répliqua Vincent, qui montra du doigt l’angle de l’avenue Marigny.

– C’est cela !… s’écria Robert.

– Comment !… dit Vincent qui respirait à peine, vous sauriez… ?

– Il me semble que vous étiez fort sur l’escrime autrefois, M. Vincent ?… dit Robert au lieu de répondre.

– Ma captivité, répliqua le jeune homme, vient de ce que j’ai tué en duel, à Madère, un des bretteurs les plus redoutés de la marine française.

– Tant mieux !… car la justice est lente ! et quand il s’agit d’une jeune fille enlevée… Pontalès voulait du moins faire d’elle sa femme, tandis que cet homme…

– Écoutez ! dit Vincent dont le regard brûlait et qui parlait bref entre ses dents serrées, si vous me mettez en face de cet homme, je vous regarderai comme mon meilleur ami.

Robert tira sa montre qui marquait onze heures.

– Venez donc, M. Vincent !… s’écria-t-il, et que Dieu vous aide !

XVIII. – RÊVE DE JEUNESSE.

Il faisait nuit encore quand le nabab s’éveilla. L’habitude abrégeait pour lui les effets de l’opium.

Il avait froid. Il se dressa lentement et jeta autour de lui son regard, appesanti par un reste de sommeil.

Le boudoir était désert.

On eût dit que Montalt cherchait à retrouver les illusions d’un rêve enfui.

– Elles étaient là…, murmura-t-il ; quand j’ai fermé les yeux, vaincu par l’opium, j’ai senti longtemps leurs mains dans mes mains… et à travers mes paupières closes, il me semblait encore que je les voyais sourire…

Il passa le revers de sa main sur son front.

– Sais-je ce que Dieu m’envoie ?… reprit-il avec un accent de tristesse et de doute ; depuis hier, les souvenirs se pressent dans ma mémoire… Le passé prend une forme et surgit devant mes yeux incrédules… Mon cœur dormait… Va-t-il s’éveiller pour de nouvelles tortures ?

Il se leva brusquement. Le froid, gagné durant le sommeil, glissa, rapide comme un éclair, le long de ses veines et le fit frissonner.

– Je ne veux plus souffrir !… dit-il ; je ne veux plus croire… Oh ! le hasard aura beau m’apporter l’écho de mes espoirs passés ; mon cœur est mort !…

Il regarda encore tout autour de la chambre, et murmura comme malgré lui :

– Mais où donc sont-elles ? Ce ne peut être un songe, pourtant !… J’ai vu leurs longs cheveux sous la toile de leurs petits bonnets de Bretagne… J’ai entendu leurs voix douces, dont l’accent me faisait plus jeune de vingt années… Voici encore la harpe au milieu de la chambre… Où donc sont-elles ?

Il se tourna vers la porte ouverte de la pièce voisine et appela doucement :

– Berthe !… Louise !

C’étaient les noms que les jeunes filles s’étaient donnés.

On ne répondit point.

Le nabab attendit durant un instant ; ses yeux, fixés sur la porte de la chambre aux costumes, où il s’attendait sans doute à voir paraître les figures souriantes des deux petites chanteuses, avaient une expression tendre et caressante.

Personne ne parut sur le seuil.

Montalt fit deux ou trois pas de ce côté, comme si une invisible main le poussait vers les jeunes filles. Puis il s’arrêta tout à coup au milieu du boudoir, et l’expression de sa figure changea.

Un sourire amer vint à sa lèvre, tandis que son front se plissait.

– Fou que je suis !… pensa-t-il tout haut ; misérable fou ! ce sont des femmes !… N’ai-je pas assez souffert ?…

Il se tourna d’un mouvement brusque vers l’autre porte, où les nègres veillaient d’ordinaire.

– Séid !… appela-t-il.

Point de réponse encore.

Il fit un geste d’impatience et ouvrit la porte. Sa voix résonna dans le silence du corridor.

– Séid !… Obbah !…

Rien. C’était la première fois que les noirs restaient muets à son appel.

Mais Berry Montalt était fait de telle sorte que les circonstances ordinaires de la vie ne le frappaient point. Au lieu de s’étonner ou de rechercher la cause de cet abandon inexplicable, il traversa le corridor et gagna sa chambre à coucher.

Il se jeta tout habillé sur son lit, fuyant la fatigue inutile de ses réflexions, et implorant de nouveau le sommeil.

Le sommeil ne voulait point venir. À de certains moments, il tombait dans une sorte d’assoupissement fiévreux et lourd ; mais son agitation, luttant contre les derniers effets de l’opium, entourait son chevet de fantômes. Il revoyait des choses et des hommes, absents depuis les jours de sa jeunesse.

Sa vie avait-elle été le rêve, et le rêve était-il la réalité ?

Chaque fois qu’il fermait les yeux, les figures amies d’autrefois accouraient lui sourire. Il revoyait le paysage agreste que son enfance avait aimé. Il s’égarait dans des sentiers connus et s’arrêtait à l’ombre du vieil arbre, dont l’écorce fidèle avait gardé un chiffre, gravé par sa propre main.

C’étaient les eaux tranquilles d’un grand lac, au milieu duquel montaient et se balançaient de blanches vapeurs. Les saules pleuraient au bord de l’eau, qui entraînait leurs branches pliantes. Le soleil se couchait, tout pâle, derrière les hautes châtaigneraies.

Et le long de ce sentier ombreux qui descendait la montagne, une jeune fille s’avançait à pas lents.

Qu’elle était belle ! et que de douce candeur couronnait son visage de vierge !

Les derniers rayons du jour semblaient se jouer avec amour dans les ondes molles de ses blonds cheveux.

Elle souriait seule avec elle-même ; sa tête se penchait sur la marguerite des champs que sa main blanche et fine effeuillait avec lenteur.

Montalt l’entendait. Elle demandait à la petite fleur, la jeune fille crédule : « M’aime-t-il un peu ?… M’aime-t-il beaucoup ?… »

Et, suivant ce que la fleur répondait, le sourire de la jeune fille rayonnait ou ses beaux yeux se voilaient de larmes…

Montalt se retournait sur sa couche qui le brûlait. Un nom venait mourir à sa lèvre…

Puis quelque voix mystérieuse s’élevait parmi le silence et modulait simplement les notes d’un chant rustique, ce doux chant des Belles-de-Nuit dont les jeunes filles avaient bercé naguère son premier sommeil.

Montalt écoutait, malgré lui, cette mélodie où il y avait du bonheur et des larmes.

Le soleil s’était caché derrière la châtaigneraie. La nuit tombait bleue, paisible, étoilée. La chanson des pâtres mourait dans le lointain. Où était la blonde jeune fille ?

Au sommet de la colline, il y avait un grand jardin, le jardin d’un noble château. La nuit était encore plus noire sous la tonnelle, où le chèvrefeuille et la clématite mariaient leurs feuillages protecteurs. C’est à peine si l’on apercevait une forme blanche sur le banc de gazon.

La jeune fille dormait.

Berry Montalt sentait sa respiration s’arrêter dans sa gorge, et, le long de ses tempes ardentes, de grosses gouttes de sueur coulaient de son front.

La passion le plongea bientôt dans un rêve d’extase.

Plus il faisait d’efforts pour revenir à la vie réelle, et plus de séduisantes images semblaient enchaîner sa volonté.

Il se dressa sur son séant, pâle, haletant, épuisé de fatigue.

Le jour entrait dans son alcôve à travers les draperies des rideaux.

Il agita une sonnette, placée sur sa table de nuit. Les deux noirs partirent à la fois.

Montalt se mit entre leurs mains, et subit sans mot dire les soins qu’ils lui donnaient chaque jour.

Il ne leur demanda pas même compte de leur absence nocturne.

Sa toilette achevée, il les renvoya d’un geste.

On eût trouvé, sur la belle régularité de ses traits, la trace de ses fatigues récentes, car cette nuit avait été pour lui pleine de navrantes et terribles secousses ; mais, à part la pâleur de son front et la ligne bleuâtre qui s’élargissait au-dessous de sa paupière, son visage sévère et froid ne montrait aucun signe d’émotion.

Durant une grande demi-heure, il se promena de long en large dans la chambre ; puis il ouvrit la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée et brûlante l’air frais des matinées d’automne.

La fenêtre s’ouvrait sur le jardin. Le regard de Montalt tomba sur ce berceau où, la veille au soir, Robert lui avait raconté l’histoire de cette famille bretonne, ruinée et perdue par une lente trahison.

Il se rejeta violemment en arrière et referma d’un geste brusque les battants de la croisée. Son front s’était chargé d’un nuage plus sombre.

– Si je croyais… ? murmura-t-il.

Sa pensée ne s’acheva point, mais il joignit les mains et leva les yeux au ciel.

Il traversa la chambre et alla tomber dans un fauteuil, derrière son lit, à côté du petit meuble renfermant la boîte de sandal au couvercle de diamants.

Il introduisit la clef dans la serrure, et prit la boîte, qu’il tint, durant plusieurs minutes, dans sa main, comme s’il n’eût point osé l’ouvrir.

En ce moment ses traits bouleversés peignaient des émotions contraires et indéfinissables.

– Si je croyais ?… répéta-t-il en pressant son front à deux mains.

Il se leva et arpenta de nouveau la chambre, mais cette fois à grands pas et avec une agitation qu’il ne cherchait point à réprimer.

Tout en marchant, il murmurait :

– Il faut que je sache !… Peut-être ai-je à me repentir ?… Si Dieu était bon !… et si mon cœur n’était pas mort.

Il s’élança tout à coup vers son secrétaire et traça sur le papier quelques lignes rapides.

C’était une lettre ; sur l’enveloppe il écrivit :

À M. le chevalier de las Matas, hôtel des

Quatre Parties du monde.

– Faites porter cette lettre à son adresse, dit-il à Séid accouru au bruit de la sonnette ; qu’on dise à M. le chevalier que je l’attendrai ici jusqu’à onze heures.

Séid sortit. Le nabab resta les deux coudes appuyés sur la tablette de son secrétaire.

– Il me faut cette lettre ! murmura-t-il après un instant de silence. Si cet homme a dit vrai, il doit l’avoir conservée pour s’en servir à l’occasion… Il me la faut !… Dussé-je la payer au poids de l’or, je la veux !

Il regarda la pendule qui marquait dix heures. Puis il reprit en se renversant sur le dos de son fauteuil :

– Viendra-t-il ?… Et cette lettre, d’ailleurs, existe-t-elle ?… Tout cela n’est-il point mensonge ?…

Il se tut et demeura les yeux fixés sur la pendule, suivant la marche lente des aiguilles.

Durant toute cette heure, il ne prononça plus une parole, et son visage, qui était redevenu immobile ne trahissait point ce qui se passait au dedans de lui-même.

Pourtant, un monde de pensées envahissait son esprit. Le repentir était au seuil de sa conscience ; mais, d’un autre côté, une réaction lente et forte se faisait en lui contre les émotions subies depuis quelques heures.

Il voulait se persuader qu’il avait honte et pitié de lui-même ; et la servitude où il tenait sa conscience lui venant en aide, il prenait sincèrement pitié de sa faiblesse.

Quand l’idée des deux jeunes filles, que le hasard avait jetées sur son chemin, venait à la traverse de sa méditation, il la repoussait avec impatience et colère.

Plus d’une fois, il fut sur le point de sonner Séid pour demander de leurs nouvelles, mais il se retint toujours.

Que lui importaient ces filles ? Pourquoi prolonger la folle comédie de la veille ?

Il se parlait ainsi, cherchant des termes de mépris pour caractériser sa conduite ; mais l’impression produite par les deux pauvres Bretonnes avait été trop vive et trop profonde pour qu’il pût la jeter, à volonté, hors de son cœur.

Il avait beau chercher à se tromper lui-même : cette impression ne pouvait être l’effet du hasard. Elle avait ses racines dans le passé ; elle était le contre-coup d’un de ces sentiments qui traversent la vie. Elle était un remords et un souvenir.

Aussi, Montalt, au milieu du doute renaissant, voyait-il toujours ces deux visages qui lui souriaient et le rappelaient à la foi.

Tout ce qu’il pouvait faire, c’était de se roidir, et sa colère s’en augmentait sourdement.

Onze heures sonnèrent à la pendule. Montalt se leva et secoua brusquement la tête, comme un homme qui veut se débarrasser, une bonne fois, du fardeau importun de ses pensées.

– Il ne viendra pas !… dit-il, tant mieux !… Je suis las de ces fades angoisses !… et je leur dis adieu pour toujours… Séid !

Le noir parut.

– Fais atteler, lui dit Montalt.

Séid s’attendait peut-être à ce qu’on lui dirait du moins un mot de ces deux jeunes filles à qui, la veille, on accordait une attention si chère, et que l’on avait même instituées, pour ainsi dire, les maîtresses de la maison.

Mais, en définitive, le noir était fait aux caprices inexplicables de Berry Montalt. D’ailleurs, s’il ne parlait point, il ne pensait guère et réalisait, dans toute sa perfection, l’idéal de l’obéissance passive.

Montalt arracha un des plus gros diamants de la boîte de sandal et monta dans sa voiture en disant au cocher :

– Au Cercle !

XIX. – LE CALEPIN DE MONTALT.

Le Cercle des Étrangers était situé rue Saint-Honoré, un peu au delà du Palais-Royal. C’était une maison de jeu, qui se donnait des airs de club, et qui empruntait un peu sa physionomie aux Enfers de Londres.

On jouait là des sommes énormes, à l’anglaise, avec l’habit noir, la cravate blanche et l’escarpin.

Montalt y venait d’ordinaire pour tuer les heures de son oisiveté ennuyée. Il y avait des jours où le jeu le passionnait, et où il trouvait encore quelques émotions dans les bizarres péripéties qui se succèdent autour du tapis vert.

Ce matin, il venait demander aux cartes, non point l’émotion, mais l’oubli et le sommeil du cœur. Il y avait des années que sa conscience n’avait parlé si haut, et ses souvenirs éveillés brusquement l’assiégeaient.

Il était mécontent de lui-même ; il se reprochait amèrement ce qu’il appelait sa faiblesse ; il eût voulu faire retomber sur quelqu’un sa sourde colère.

En un mot, il était dans cet état où les nerfs révoltés demandent un choc, et où les médecins vous ordonneraient volontiers une bonne querelle comme mesure hygiénique.

À ce point de vue, la détestable humeur du nabab allait être servie à souhait, grâce aux bons soins de nos trois gentilshommes.

Au moment où son équipage s’arrêtait en face du club, une autre voiture quittait la place et s’éloignait au grand trot.

Une tête de femme s’était penchée à la portière et s’était retirée précipitamment à la vue de Montalt qui ne l’avait même pas remarquée.

La dame regarda par l’autre portière et fit un signe de la main à un jeune homme qui se tenait debout sur la porte du Cercle.

Celui-ci salua gracieusement, et l’équipage disparut.

Montalt descendait sur le trottoir. Notre jeune homme, habillé dans le dernier goût, et pouvant être accusé même d’un peu d’exagération dans son élégance, braquait sans façon sur lui un magnifique binocle d’or.

Le nabab, qui ne prenait point garde, se mit en devoir d’entrer.

Notre jeune homme lui frappa sur l’épaule.

– Un mot, milord !… dit-il.

Le nabab s’arrêta.

– C’est bien à lord Berry Montalt que j’ai l’honneur de parler ?

– Oui, répondit le nabab.

– Moi, reprit le jeune homme, je suis le comte Alain de Pontalès.

Montalt, qui n’avait pas même daigné lever les yeux sur lui jusqu’alors, tressaillit légèrement et le regarda.

– Ah !… fit-il ; et que me voulez-vous ?

– J’aurais une explication à vous demander, milord… Vous connaissez madame la marquise d’Urgel ?

– Je ne sais pas…, répondit Montalt.

– Comment !… vous ne savez pas ?… répéta le jeune Pontalès qui éleva la voix.

– Non, monsieur… Est-ce là tout ce que vous aviez à me dire ?

Le petit Pontalès sortait de l’équipage de Lola. Il avait la tête fraîchement montée. La froideur méprisante du nabab lui mit le rouge au front.

– J’ai à vous dire, milord, reprit-il en donnant à sa voix des inflexions provoquantes, qu’il est indigne d’un gentleman d’éviter à l’aide d’une prétendue ignorance les suites d’une première lâcheté. Vous avez insulté une femme… une femme que j’aime, milord… et que je me fais gloire d’aimer.

Montalt laissait tomber sur lui son regard froid et fixe : on eût dit qu’il cherchait un souvenir sur les traits du jeune homme.

– Vous ressemblez à votre père, M. de Pontalès…, dit-il enfin. Je ne sais pas si j’ai insulté votre maîtresse… mais vous me déplaisez, monsieur !

– Alors nous allons nous entendre.

Montalt, ouvrit les revers de sa redingote et prit son portefeuille.

– Nous allons nous entendre, M. de Pontalès…, poursuivit-il ; car je ne suis pas de ceux qui choisissent leurs adversaires… et il m’importe peu, je vous jure, quand mon humeur est de me battre, d’avoir affaire à un vrai gentilhomme ou à un fils de manant, affublé de la peau d’un comte !

– Monsieur !… s’écria Pontalès qui pâlit et recula d’un pas.

Le nabab avait ouvert son portefeuille et mouillé le bout de son crayon.

– Il fait jour à six heures, dit-il, à six heures moins un quart, je serai demain au bois de Boulogne, porte d’Orléans… Votre arme ?

– L’épée.

Le nabab écrivit sur son calepin :

« Six heures moins un quart, M. de Pontalès. »

Puis il salua de la main et monta l’escalier du Cercle.

Il n’y avait encore que très-peu d’habitués dans la salle du trente et quarante où Montalt jouait d’ordinaire.

C’était là qu’il se rencontrait presque tous les jours avec M. le chevalier de las Matas et ses deux compagnons.

Son regard fit le tour de la chambre. C’était le chevalier qu’il cherchait. Mais il ne le vit point dans les groupes rares qui causaient avant de s’asseoir à la table de jeu.

Robert n’était pourtant pas bien loin. Il se cachait derrière la porte entre-bâillée d’une salle voisine, et son doigt étendu désignait justement le nabab à Vincent de Penhoël, qui était debout auprès de lui.

Vincent fit un geste de surprise.

– Quoi !… murmura-t-il, en êtes-vous bien sûr ?

– Positivement sûr, répliqua Robert. Vincent courbait la tête et semblait indécis.

Tout à coup il se redressa, et ses yeux brillèrent, au grand plaisir de l’Américain, qui vit l’affaire faite.

– Oui… oui !… murmura-t-il en se parlant à lui-même, c’est vrai… les deux nègres !…

Il se souvenait en ce moment d’avoir vu les deux noirs auprès du nabab, sur le bateau à vapeur.

– Voulez-vous me prêter six louis ? dit-il à Robert.

Celui-ci s’empressa de fouiller dans sa poche.

– Ne me nommez pas, surtout !… murmura-t-il tandis que Vincent de Penhoël entrait dans la salle du trente et quarante.

Ce dernier franchit à pas lents l’espace qui le séparait du nabab.

La figure de Montalt se dérida en l’apercevant.

– Eh ! mais… s’écria-t-il, je ne me trompe pas… voici notre jeune matelot breton.

Il lui tendit la main cordialement.

La main de Vincent de Penhoël resta immobile le long de son flanc. Il avait la tête haute et les yeux baissés.

– Milord, dit-il, j’ai contracté deux dettes envers vous… La première consiste en de l’argent prêté… je l’acquitte… Voici vos six pièces d’or.

Un domestique du Cercle passait, portant sur un plateau des paquets de cartes neuves.

– Joseph !… dit le nabab.

Le garçon s’avança.

Montalt lui mit les six louis dans la main.

– Voici pour boire un verre de vin à ma santé, mon brave…, dit-il.

Puis il ajouta en se tournant vers Vincent :

– Mon cher ami, nous sommes quittes, à ce que je vois.

– Tout à l’heure !… répliqua Penhoël, car je vais vous payer aussi le second service que vous m’avez rendu.

– Quel service ?… demanda le nabab sans affectation aucune.

– Vous m’avez sauvé la vie, milord.

– C’est vrai !… dit Montalt, je l’avais oublié…

– Moi, je m’en souviens… et au lieu de vous tuer, comme j’en aurais le droit, je vous offre une chance de salut.

Montalt regarda le jeune homme avec surprise.

Il n’y avait pas moyen de croire à une plaisanterie, car la physionomie de Vincent avait cette expression sombre et presque sauvage que nous lui avons vue au moment du suicide. Sur ses traits, amaigris par les souffrances, il y avait un courroux sourd et concentré ; ses yeux menaçaient et sa voix avait peine à ne point éclater.

C’était un enfant énergique et fier, dont la colère ne s’usait point en insultes vaincs. Il avait le calme de la force.

Le nabab ne comprenait rien à cette scène.

– Ah çà ! mon jeune ami, dit-il, avons-nous par hasard un grain de folie ?… Je vous demande en grâce pourquoi vous voulez me tuer ?

– Pourquoi je veux vous tuer ?… répliqua Vincent dont les sourcils se froncèrent ; vous vous souvenez, milord, que je vous ai conté autrefois l’histoire d’une jeune fille qui s’était endormie, pure, sur un banc de gazon le soir d’une fête… et qui se réveilla…

– Je me souviens, monsieur, interrompit précipitamment le nabab dont la joue se décolora tout à coup.

– L’homme qui s’était glissé sous le berceau, reprit Vincent, n’avait qu’un but en ce monde et qu’un espoir… réparer sa faute à force de dévouement et d’amour…

– Quand on a vingt ans…, murmura le nabab qui semblait faire sur lui-même un douloureux retour, c’est ainsi qu’est le cœur.

– Après deux mois de recherches, reprit encore Vincent, deux mois de misère et de souffrances, le coupable avait enfin retrouvé sa victime… il allait tomber à ses genoux et lui donner sa vie tout entière… lorsqu’un misérable est venu enlever la jeune fille !… Savez-vous le nom de ce misérable, milord ?…

– Comment le saurais-je ?… demanda Montalt.

Vincent fit peser sur lui son regard dur et perçant.

– Ne me mentez pas !… dit-il tandis que le nabab se redressait instinctivement devant cette insulte ; c’est vous qui l’avez fait enlever, milord !… je le sais… j’en suis sûr !… Et voici comment je paye ma dette envers vous. Je vous dis : Rendez-moi ma fiancée… rendez-la-moi telle qu’elle est entrée dans votre hôtel… Je vous croirai, si vous m’affirmez sur l’honneur qu’il en est temps encore.

Le nabab tombait de son haut, car il ignorait complétement l’expédition nocturne, faite, à l’aide de sa voiture et de ses nègres, par MM. Édouard et Léon de Saint-Remy.

– Je vous tiens compte de vos bons sentiments à mon endroit, M. Vincent, dit-il sans éprouver encore d’autre sentiment que la surprise ; mais il m’est absolument impossible d’en profiter… En conscience, mon jeune ami, je ne puis rendre ce que je n’ai pas pris.

– Vous refusez ?… murmura Vincent les dents serrées ; prenez garde, milord !

– Menacez… insultez…, répliqua Montalt ; vous pourrez me mettre l’épée à la main, M. Vincent… mais vous ne pourrez pas me fâcher… J’ai l’intime conviction, voyez-vous, que vous êtes de bonne foi et que vous battez la campagne.

Vincent garda un instant le silence.

– Milord, reprit-il ensuite, je vous ai offert la vie… vous n’en avez pas voulu… C’est maintenant que nous sommes quittes… Que votre sang retombe sur vous-même !… Moi, je me fais justice de mes propres mains, parce que je suis un proscrit et que je ne puis demander protection aux lois de mon pays.

Montalt tira de nouveau son portefeuille.

– À quelle arme voulez-vous m’immoler, mon jeune ami ?… demanda-t-il.

– À l’épée…, répondit Vincent ; et nous verrons si vous raillerez demain, milord !…

– Demain…, répéta Montalt, j’ai un petit rendez-vous à six heures moins le quart… je serai par conséquent libre à six heures… Vous convient-il de venir me trouver à la porte d’Orléans, au bois de Boulogne ?

– Cela me convient.

Montalt écrivit sur son carnet immédiatement au-dessous de la première mention :

« Six heures, M. Vincent. »

Celui-ci tourna le dos et se retira, tandis que M. le chevalier de las Matas se frottait les mains, derrière la porte de la salle voisine.

Le jeu s’installait, et le banquier mêlait les cartes du trente et quarante.

Les amateurs prenaient déjà place autour de la table.

Vers ce moment, il se passait une petite scène dans le vestibule du club.

N’entrait pas qui voulait au Cercle des Étrangers ; il fallait être présenté par un adepte.

Étienne et Roger venaient d’être arrêtés dans l’antichambre par l’employé, chargé de reconnaître les arrivants ; ils avaient insisté de leur mieux, mais la consigne était inflexible.

Heureusement que depuis le matin, comme nous avons pu le voir, nos trois gentilshommes jouaient, autour de Berry Montalt, le rôle du hasard, et lui fournissaient des aventures.

Comme Étienne et Roger se retiraient, de guerre lasse, ils rencontrèrent, à la porte extérieure, ce brave monsieur qui les avait accostés à la fête du nabab.

Le noble baron Bibander parut enchanté de la rencontre et leur offrit une cordiale poignée de main.

– Eh ! eh ! eh !… dit-il, on fient sé gonsoler tes bédits châcrins t’amour afec lé drente et garante… Eh ! eh ! eh !…

C’était un coup de la Providence.

– Monsieur, dit vivement Roger, on refuse de nous laisser entrer… Pouvez-vous nous aider à lever cet obstacle ?

– Gomment tonc !… répliqua Bibandier ; à merfeille ! engenté de fus être acréable.

Il s’avança d’un pas important et magistral vers le contrôleur des entrées ; il lui dit quelques mots à l’oreille, et celui-ci salua.

– Fenez… fenez, mes cheunes amis, reprit le baron Bibander ; maindenant, fus êtes chez fus !

La porte du Cercle s’ouvrit pour Étienne et Roger. Ils n’eurent pas même la peine de remercier leur introducteur, qui avait traversé la salle en trois enjambées, et rejoint M. le chevalier de las Matas, à son poste d’observation, dans la chambre voisine.

– Bravo !… dit Robert ; je lui ai déjà jeté deux bâtons dans les jambes !

– Comment deux ?…

– D’abord le Pontalès… Ensuite cet étourneau de Vincent, qui est revenu de je ne sais où tout exprès pour nous prêter main-forte !…

– Chut !… fit Bibandier, voilà le bal qui commence !

Étienne et Roger venaient en effet d’aborder Montalt.

Celui-ci était arrivé au paroxysme de sa mauvaise humeur. La première querelle qu’il avait rencontrée sur son chemin l’avait plutôt réjoui que contrarié. Ç’avait été une issue pour le fiel qu’il avait dans l’âme ; mais la provocation de Vincent rétablissait l’équilibre, et ramenait ses idées sombres.

Il avait gardé de cet enfant un souvenir ami, et pour prix du service rendu, Vincent revenait vers lui la main armée et la provocation à la bouche.

Montalt ne fatiguait point son indolence à chercher longtemps la cause de ce revirement bizarre ; mais il subissait l’impression triste, et son cœur lui pesait.

Il était dans cette situation morale, lorsqu’il vit venir à lui Étienne et Roger.

Le jeune peintre avait la figure pâle et le regard indécis ; les yeux de Roger brillaient, au contraire, et le sang lui montait aux joues.

Montalt ne se souvenait plus de ce que lui avait dit Séid au sujet des deux jeunes gens. Leur aspect lui causa seulement de la surprise, parce qu’il ne les avait jamais vus en ce lieu.

– Par quel hasard… ? commença-t-il.

Étienne l’interrompit.

– Nous voudrions vous parler en particulier, milord…, dit-il d’un ton froid et grave.

Il avait salué le nabab. Roger, au contraire, restait droit et roide devant lui.

Montalt les regarda tour à tour, et il eut un vague souvenir des paroles qui avaient glissé naguère sur son esprit.

– Au fait, murmura-t-il, je n’ai pas rêvé cela… On m’a dit que vous vouliez me quitter.

– Nous voulons faire davantage, milord, répliqua Roger qui élevait la voix malgré lui.

– Silence !… dit Étienne. Tu m’as promis de me laisser parler.

Le nabab, qui les regardait toujours, croisa ses bras sur sa poitrine.

– Ah çà !… s’écria-t-il, est-ce que vous allez me prendre à partie, vous aussi ?… Vous ai-je, par hasard, enlevé vos maîtresses ?…

– Milord !… milord !… interrompit Roger dont la colère faisait bouillir le sang, la moquerie est de trop, je vous jure… et notre vengeance n’a pas besoin d’aiguillon !

Montalt ouvrit ses bras, et fit ce geste de l’homme qui tombe des nues.

– Ma foi !… dit-il, je crois que c’est une gageure !… J’ai donc deviné juste, messieurs… Vous venez me chercher querelle ?

Roger ouvrit la bouche pour répondre. Étienne l’arrêta :

– Milord, dit-il d’une voix lente et triste, nous vous aimions d’une affection pleine de reconnaissance et de respect… Vous-même, je crois que vous aviez pour nous de la tendresse… Les apparences trompent parfois…

– Les apparences !… répéta Roger en haussant les épaules ; quand on a vu, de ses yeux vu !…

Étienne lui demanda le silence d’un geste.

– Je voudrais tant m’être trompé !… reprit-il. Milord, il s’agit ici, non pas seulement de vous, mais de deux jeunes filles…

– Deux…, interrompit Montalt en souriant, cela fait quatre.

Un peu de sang monta aux joues pâles du jeune peintre.

Il poursuivit pourtant avec le même calme :

– Il s’agit, du bonheur de ma vie… et du bonheur de Roger… Nous deux, milord, que vous avez traités en frères… en fils chéris… nous n’avions qu’un seul espoir et qu’un seul amour, vous le savez…

– Mademoiselle Diane et mademoiselle Cyprienne…, grommela Montalt ; je n’ai pas l’avantage de les connaître.

– Vous ne les connaissez pas… vous ?… s’écria Roger impétueusement par le nom de Dieu, vous mentez, milord !

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

– Il est clair comme le jour, murmura-t-il, que mes deux jeunes frères… mes fils chéris, pour parler comme M. Étienne… sont décidés à me couper la gorge… Je n’y puis absolument rien !

Étienne fixait toujours sur lui son regard douloureux.

– Je ne vous insulte pas, moi, milord…, poursuivit-il d’une voix que l’émotion faisait trembler… et je vous prie de pardonner à mon ami… Il est bien malheureux !… Si vous pouviez savoir tout ce que nous souffrons depuis hier !

Montalt fit un geste d’impatience.

Peut-être que, dès ce moment, la complète ignorance qu’il affectait de montrer n’était plus très-sincère.

Peut-être que, malgré ces noms de Berthe et de Louise que les deux filles de l’oncle Jean avaient pris auprès de lui, soupçonnait-il déjà vaguement la vérité. Mais l’élément contrariant et fantasque de son caractère était vivement excité ; il recevait depuis le matin piqûres sur piqûres, et il n’en fallait pas tant pour faire regimber son orgueil.

Désormais, il n’y avait plus de côté par où le prendre. Il redevenait cet homme dur, intraitable, irascible, répondant aux prières parties du cœur par la raillerie froide, et s’obstinant, à plaisir, dans son rôle impitoyable.

Roger supportait à grand’peine les ménagements pris par le jeune peintre ; mais celui-ci retardait l’heure de la colère, non pas tant pour Montalt que pour Diane elle-même, qu’il eût fallu croire perdue.

Il hésitait tant qu’il pouvait ; il se forçait à douter ; sa confiance était grande comme son amour.

– Je vous en prie !… dit-il encore, ne faites attention qu’à notre souffrance, et répondez-nous… Dites-nous que nous nous sommes trompés… donnez-nous une preuve, la moindre…

Berry Montalt bâilla.

La rage étouffait Roger.

– Parfois…, poursuivit Étienne, fantaisie vous prend, nous le savons, de cacher votre bonté sous des apparences de rudesse affectée… Mais vous nous voyez devant vous, le cœur brisé… Ne jouez pas avec notre torture !

Le nabab bailla de nouveau.

– Messieurs, dit-il suivant l’impulsion de sa nature qui, une fois lancée dans la voie mauvaise, exagérait le mal comme le bien, j’ai connu beaucoup de jeunes filles en ma vie, brunes, blondes et d’autres couleurs… J’ai tâché de me divertir du mieux que j’ai pu… et s’il fallait, pour châtiment de chaque bonne fortune, subir des sermons pareils, j’y renoncerais.

– Alors, dit Étienne dont la tête calme et sévère se redressa, vous refusez toute explication, milord ?

– J’aime encore mieux me battre, monsieur !

– Choisissez donc entre nous, dit Étienne d’une voix basse et sombre, et que ce soit un combat à mort !

– Moi !… s’écria Roger, c’est moi que vous choisirez, car je vous dis que vous êtes un lâche et un infâme !… Je ne voulais pas croire le monde qui vous accusait de pousser vos débauches jusqu’aux excès les plus honteux… Mais maintenant, j’ai vu, Berry Montalt !… vous êtes un misérable sans cœur, ni honneur !… Et si je n’ai pas votre vie demain, c’est que vous me tuerez !

Le nabab avait tiré de sa poche le fatal calepin.

– Ni l’un, ni l’autre…, murmura-t-il en traçant quelques mots au crayon ; je vous ferai la mauvaise plaisanterie de vous épargner, mes jeunes camarades.

La rage étouffa la voix de Roger.

– Eh bien !… dit Étienne, lequel choisissez-vous ?

– Tous les deux, mon jeune ami, savoir : M. Étienne Moreau à six heures et un quart… M. Roger de Launoy à six heures et demie… Je vous demande pardon de fixer l’heure moi-même… mais vous n’êtes pas venus les premiers.

Étienne, depuis quelques secondes, tenait le bras de Roger pour l’empêcher de se ruer sur le nabab.

Celui-ci salua et s’éloigna en disant :

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans… Messieurs, au plaisir de vous revoir !

La scène s’était passée à l’une des extrémités de la salle. Montalt gagna la table de jeu et s’assit parmi les joueurs.

Il plaça devant lui un paquet de billets de banque.

Jamais peut-être on n’avait pu voir sa belle figure aussi indifférente et aussi froide.

Étienne avait entraîné Roger hors du club.

Il y avait un quart d’heure environ que le nabab était assis devant le tapis vert et perdait, suivant son habitude, avec un magnifique stoïcisme, lorsqu’on entendit une vague rumeur dans l’antichambre.

Après quelques secondes de pourparlers assez bruyants, la porte s’ouvrit, et un personnage, comme on n’en avait peut-être jamais vu au Cercle des Étrangers, fit son entrée dans la salle.

Les domestiques lui avaient refusé longtemps le passage, et pour qu’on l’introduisît enfin dans la noble assemblée, il n’avait fallu rien moins que le nom de Berry Montalt, prononcé avec autorité. Mais le nabab était une excellente pratique, et sa protection eût servi de passe-port à un mendiant.

Il n’y avait point, du reste, au moins en apparence, une différence appréciable entre un mendiant et le personnage dont nous avons annoncé l’entrée.

C’était un vieillard de grande taille, dont la tête courbée sur sa poitrine se couronnait de rares cheveux, blancs comme neige. Il portait des vêtements villageois de forme antique, usés jusqu’à la corde ; sa chaussure consistait en de gros sabots, bourrés de paille.

Le bruit inusité que produisait sa marche sur le parquet de la salle fit tourner ta tête à tout le monde. Montalt seul ne daigna point prendre garde.

Chacun se demandait ce que voulait dire cette mascarade.

Nos trois gentilshommes, aux aguets derrière la porte de la chambre voisine où le jeu ne fonctionnait point encore, auraient seuls pu donner le mot de l’énigme.

Le vieillard s’arrêta en face du tapis vert.

Sa taille se redressa, et sa tête relevée montra la beauté vénérable et digne d’un noble visage de sexagénaire.

– Quel est celui d’entre vous, dit-il d’une voix douce et ferme, qui se nomme Berry Montalt ?

– C’est moi, répliqua le nabab sans se retourner.

– Alors, veuillez me suivre…, reprit le vieillard. J’ai à vous parler.

Montalt ne bougea pas.

– Mon digne monsieur, dit-il seulement, je crois que je sais votre histoire. Il s’agit d’une jeune fille enlevée…

– Ma nièce…, interrompit le vieillard avec simplicité.

Un sourire courut autour de la table.

– Votre nièce, soit !… reprit le nabab, et vous venez me provoquer en duel…

– C’est vrai…, parce qu’on vous dit riche, au point de ne plus craindre les lois…

Montalt avait ouvert son calepin sur la table.

– Milord, lui cria de loin le prince slave Bottansko, est-ce que vous avez l’idée folle d’accepter le défi de ce pauvre diable ?

– Bois de Boulogne, porte d’Orléans…, prononça froidement Montalt au lieu de répondre.

– Mais regardez-le donc ! disait-on parmi les joueurs.

– Quel nom inscrirai-je ?… demanda Montalt, le crayon levé.

– Jean de Penhoël…, répondit le vieillard.

Montalt tressaillit et fit un mouvement comme pour se retourner. Mais il se ravisa.

Une pâleur soudaine avait couvert sa joue ; sa main trembla visiblement tandis qu’il écrivait sur son calepin à la cinquième place :

« Jean de Penhoël… Sept heures moins un quart. »

. . . . . . . . . . .

Derrière la porte de la salle voisine, nos trois gentilshommes ne se possédaient pas de joie.

– La farce est jouée !… dit Robert à ses deux acolytes ; le vieux surtout a été sublime !… Désormais, en supposant même qu’il en réchappe… demain matin, nous aurons carte blanche, à dater de cinq heures… Du diable si notre partie n’est pas plus belle que jamais !…

XX. – LA VENGEANCE DE PENHOËL.

Le matin de ce jour, pour la première fois depuis deux mois, des regards étrangers avaient pu mesurer l’affreuse misère du grenier où se mouraient les anciens maîtres de Penhoël.

Jusqu’alors, le secret de ce dénûment absolu et de cette mortelle détresse avait été surpris seulement par les deux filles de l’oncle Jean.

Madame Cocarde, la principale locataire, qui montait parfois l’escalier roide avec sa robe de satin et son bonnet aux rubans couleur de feu, pour demander le pauvre loyer du taudis, avait connaissance officielle de cette lugubre agonie ; mais la petite femme ne se mêlait point des affaires d’autrui. En descendant du grenier, où la faim torturait toute une famille, elle s’asseyait à sa table solitaire et mangeait avec cet appétit concentré des amoureuses en retraite.

Madame Cocarde eût appris que ces malheureux locataires étaient décidément morts de faim, qu’elle n’en eût pas perdu la moindre bouchée.

Il avait fallu que le hasard donnât l’éveil à un voisin charitable.

Le matin même, on était monté dans le grenier de Penhoël, et tout d’abord, on avait transporté à l’hôpital le pauvre père Géraud, qui s’en allait lentement dans l’autre monde, sans autre maladie que l’épuisement et la famine.

Car, depuis que sa faiblesse l’avait cloué sur le matelas, le vieil aubergiste refusait obstinément de manger, pour ne point diminuer la part de pain de la pauvre famille.

En se retirant, le voisin, qui emmenait Géraud à l’hôpital, mit sur le coin du matelas un petit écu de trois livres.

Il était pauvre aussi et ne pouvait faire davantage.

Dès que le matelas fut vide, René de Penhoël se glissa sur ses mains et ses genoux dans la poussière, afin de prendre la place encore chaude du malade. Il trouva l’écu de trois livres et le glissa furtivement dans sa poche.

Sa face hâve et comme pétrifiée eut un sourire idiot.

Madame était toujours assise à la place où nous l’avons vue la veille. Ses deux mains se croisaient sur ses genoux. Elle s’appuyait à la muraille et demeurait immobile. Sa figure amaigrie était si pâle qu’on aurait pu croire que la vie l’avait abandonnée.

L’oncle Jean était à genoux auprès d’elle et la contemplait en silence.

On frappa à la porte du grenier. L’oncle en sabots pensa que c’était le voisin qui revenait.

– Entrez…, dit-il.

La porte s’ouvrit, et un homme, portant le costume de velours râpé des commissionnaires, entra.

Il regarda tout autour de lui d’un air étonné.

– C’est ici que demeure M. Jean de Penhoël ?

– Oui…, répliqua l’oncle c’est moi qui suis Jean de Penhoël.

– Alors, reprit l’Auvergnat, c’est à vous que je dois donner cette lettre.

Puis il ajouta tout d’un trait, pour avoir le droit de s’échapper, car la vue de cette misère lui chargeait le cœur :

– Il n’y a pas de réponse et la commission est payée… Salue bien, messieurs et madame !

Il sortit brusquement ; on l’entendit descendre l’escalier quatre à quatre.

L’oncle avait entre les mains la lettre que Robert avait tracée à la hâte chez un écrivain public du faubourg Saint-Honoré.

Cette lettre disait en substance :

« Vous avez du courage, vous aimez madame Marthe, et vous êtes désormais le seul gardien de l’honneur de Penhoël.

« Blanche, votre nièce, est entre les mains d’un homme riche et puissant… si puissant et si riche qu’on n’aurait point raison de lui en s’adressant à la justice humaine.

« Vous avez été soldat, et vous êtes gentilhomme.

« Le personnage dont on vous parle est un Anglais du nom de Berry Montalt ; vous le rencontrerez au Cercle des Étrangers, rue Saint-Honoré, n°…

Pour être introduit au Cercle, le meilleur passe-port est le nom de Berry Montalt lui-même. »

Tandis qu’il lisait, Marthe avait relevé sur lui son regard.

C’était quelque chose de si étrange qu’une lettre arrivant au milieu de cette misère abandonnée.

L’oncle Jean lui baisa les deux mains.

– Je vais sortir, ma fille…, dit-il, courage ! Dieu aura pitié de nous.

Marthe secoua la tête et baissa les yeux. Elle n’interrogea point. Elle n’avait plus la force d’être curieuse.

L’oncle prit son chapeau de paysan et s’éloigna.

Marthe était seule avec le maître de Penhoël. Pareille circonstance ne s’était pas présentée une seule fois depuis leur départ du manoir ; il y avait toujours eu entre eux soit l’oncle Jean, soit le pauvre père Géraud.

Durant les deux mois qui venaient de s’écouler, personne n’avait jamais fait allusion à cette scène de violence sauvage qui avait eu lieu dans le grand salon de Penhoël au moment du départ.

René semblait l’avoir oubliée, Marthe ne voulait point s’en souvenir.

Quant à l’oncle Jean, il avait exercé longtemps sur Penhoël une surveillance active et cachée ; mais, depuis quelques semaines, cette surveillance s’était peu à peu ralentie. Tout semblait mort chez René, jusqu’à la colère, et il suffisait de le voir de près pour acquérir la certitude qu’il était incapable de se relever désormais jusqu’à une pensée de vengeance.

Sa nature morale et sa nature physique avaient fléchi pareillement. C’était un vieillard imbécile et faible ; sa pensée dormait engourdie, comme le ressort de ses membres, autrefois si robustes.

Il restait des journées entières, accroupi dans son coin, immobile et ne secouant son inerte apathie que pour porter à ses lèvres la bouteille fêlée, où l’oncle Jean mettait parfois quelques gouttes d’eau-de-vie.

Quand il n’y avait plus rien dans la bouteille, il laissait retomber sa tête barbue sur sa poitrine, et restait plongé, depuis le matin jusqu’au soir, dans un pesant sommeil.

Il ne bougeait pas ; il ne parlait pas. Il recevait les soins de sa femme sans témoigner ni plaisir ni peine. Et quand son regard éteint tombait sur elle par hasard, on eût cherché en vain dans cette morne prunelle l’indice d’un sentiment quelconque : haine ou tendresse.

L’oncle Jean se fiait à ces signes et ne craignait plus.

Une fois qu’on avait allumé une chandelle dans le pauvre grenier, le père Géraud disait avoir vu, en s’éveillant au milieu de la nuit, René de Penhoël, dressé de son haut contre le mur, regarder sa femme avec des yeux flamboyants.

Ses lèvres blêmes tremblaient en murmurant de menaçantes paroles, qui arrivaient, confuses, jusqu’à l’oreille du malade.

Marthe dormait, couchée sur sa paille.

Les doigts de René se crispaient convulsivement ; on eût dit qu’il allait s’élancer sur elle et l’étouffer entre ses bras décharnés.

Mais le vieux Géraud avait la fièvre qui amène les visions terribles et les mauvais rêves…

Le lendemain René était toujours accroupi dans son coin et rien n’avait troublé le pauvre sommeil de Marthe.

L’oncle Jean ne songeait plus à cette circonstance. L’idée ne lui vint même pas de craindre tandis qu’il fermait la porte du grenier sur René de Penhoël et sur sa femme.

René était étendu sur le matelas, à la place du père Géraud, et faisait mine de dormir.

Dès que le bruit des sabots de l’oncle Jean s’étouffa au bas de l’escalier, il rouvrit les yeux pour jeter autour de lui son regard indécis et lourd.

Puis il se souleva lentement et s’assit sur le matelas.

Il prit dans sa poche l’écu de trois livres ; il le plaça dans le creux de sa main ; il le tourna, le retourna, l’examina dans tous les sens.

Un vague sourire venait à sa lèvre.

Quand ses yeux quittèrent la pièce de monnaie, ce fut pour se tourner vers sa bouteille qu’il avait laissée à son ancienne place.

Son sourire se renforça plus joyeux.

Mais quand son œil, en faisant de nouveau le tour du grenier, vint à tomber sur Marthe qui lui tournait le dos, il n’eut plus de sourire.

Ses prunelles éteintes brûlèrent tout à coup ; les rides de son front se creusèrent.

Quiconque eût vu ce regard aurait frissonné à la pensée d’un crime.

Le crime devait être hideux dans ce réduit tout nu, entre ces deux êtres affaiblis et brisés par la misère…

Marthe ne savait pas. Elle songeait, comme toujours, au martyre présent et au bonheur passé. Trois noms étaient sur sa lèvre et au fond de son cœur.

Diane, Cyprienne… Blanche ! Blanche, surtout, qui vivait, Blanche, l’idole adorée à genoux, l’amour de ce cœur flétri, l’espoir de cette vie brisée !

Les autres étaient mortes ; elles avaient le bonheur aux pieds de Dieu. Mais Blanche qui souffrait, Blanche, la victime d’un piége mystérieux, inexplicable ! Blanche, la pauvre vierge, qui allait être mère !

Car Marthe avait compté les jours ; la jeune fille devait s’étonner, épouvantée, aux tressaillements de ses flancs…

Que faisait-elle ? Qui la sauvait de ses terreurs ? Dans quel sein cacherait-elle son front rougissant à l’heure fatale ?

Et l’enfant ! le cœur de Marthe battait, soulevé par une émotion double : car il y avait un souvenir qui se mêlait à l’angoisse présente.

Le malheur de la fille avait été le malheur de la mère, et il semblait que la colère de Dieu eût jeté deux fois cette calamité dans la maison de Penhoël, comme un funeste héritage.

Un soir, la pauvre Marthe s’était enfuie de sa chambre, alors qu’elle était jeune fille. Son cœur était vierge comme celui de Blanche ; mais son flanc douloureux lui criait : « Tu es mère ! »

En même temps, bien qu’il n’y eût rien dans ses souvenirs, une voix mystérieuse parlait au fond de son âme et lui disait le nom du père de son enfant… un homme qu’elle aimait d’une tendresse pure et dévouée, son premier, son seul amour, l’aîné de Penhoël qui l’avait abandonnée…

Car il y avait déjà plusieurs mois que Louis avait quitté la Bretagne.

Elle se voyait descendre la pente ombreuse qui menait des portes du manoir à la rivière d’Oust.

Elle allait, affolée par la souffrance, épouvantée, découragée.

Et la porte du pauvre Benoît Haligan, le passeur, s’ouvrait pour la recevoir. Là, sur un lit de paille, à la lueur tremblante d’une résine, Marthe mettait au monde deux enfants jumeaux… deux belles petites filles dont le premier sourire passait, en ce moment, devant ses yeux et la faisait pleurer.

Pauvre Diane ! pauvre Cyprienne ! leur malheur avait précédé leur naissance !…

Chez Benoît, le passeur, Marthe n’était point seule. Jean de Penhoël était auprès du lit avec sa femme. Ils n’abandonnèrent point la jeune accouchée les amis dévoués.

La femme de Jean de Penhoël emporta les deux enfants, et devint leur mère.

Oh ! que Blanche était bien plus malheureuse encore ! Point d’amis auprès de son chevet ! Il n’y avait autour d’elle que le mépris et l’insulte peut-être…

Marthe songeait ainsi.

René, pendant cela, semblait subir une transformation étrange. L’animation revenait à son visage inerte ; ses yeux roulaient, vifs et hagards.

Un éclair venait de traverser la nuit profonde de son intelligence, et pour un instant son idiotisme montait jusqu’à la folie.

Il regardait toujours l’écu de trois livres. Ses lèvres remuaient, produisant un son vague et inarticulé. Son poing fermé menaçait Marthe par derrière, et sa bouche s’entr’ouvrait en un sauvage sourire.

Il se leva tout chancelant ; ses jambes n’étaient plus habituées à le porter ; quiconque l’eût aperçu ainsi debout se fût effrayé de sa maigreur cadavéreuse. On voyait, en quelque sorte, ses os à travers les trous de ses haillons souillés.

Il n’y avait plus rien en lui du maître de Penhoël, et ceux qui, autrefois, avaient bu le vin de sa table se seraient refusés à le reconnaître.

Il se rendit d’abord auprès de la petite croisée à charnière qui s’ouvrait sur le toit, et l’examina soigneusement. Il hocha la tête d’un air satisfait.

Puis il redescendit vers la cloison, derrière laquelle nous avons vu Diane épier, les larmes aux yeux, la misère de la pauvre famille.

Il y avait à cette cloison une très-grande quantité de trous et de fentes. René les compta l’une après l’autre, sans omettre la plus petite fissure.

Il paraissait se complaire à ce patient travail.

Il était maintenant devant Marthe, qui pouvait suivre chacun de ses mouvements ; mais la pauvre femme ne jetait sur lui qu’un regard machinal. Sa pensée allait ailleurs ; elle ne savait pas pourquoi Penhoël comptait ainsi les fentes de la cloison ; elle ne cherchait pas à savoir.

René mit son doigt dans la dernière fissure et hocha la tête encore. Ses grands cheveux gris suivaient le mouvement de son front et tombaient en désordre sur sa joue have.

Il les rejeta en arrière à deux mains ; puis il fixa ses yeux assombris sur Marthe, qui ne le regardait plus.

– Je suis le maître !… murmura-t-il avec emphase.

Il prit sous son bras la bouteille fêlée, où il ne restait plus une seule goutte d’eau-de-vie, et se dirigea vers la porte avec le pas incertain d’un homme ivre.

Marthe entendit la porte s’ouvrir, puis retomber.

Elle était seule.

Bien des fois, déjà, elle avait erré dans ce grand Paris, cherchant sa fille au hasard et toujours en vain ; mais l’espoir est immortel dans le cœur des mères. Sa première pensée fut de fuir et d’aller encore si loin que ses pas pourraient la porter, de maison en maison, le long des rues inconnues, demander Blanche.

Elle se leva ; sa faiblesse, qui était grande, n’aurait pu l’arrêter ; mais René avait fermé la porte en dehors.

Marthe revint tristement à sa place et se laissa retomber sur sa paille.

Elle ne devait pas attendre longtemps le retour de son mari. Au bout de quelques minutes, la porte s’ouvrit de nouveau et le maître de Penhoël rentra.

Marthe put entendre sa respiration essoufflée et pénible.

Il avait remonté à la hâte les six étages et revenait bien chargé, malgré sa faiblesse.

L’écu de trois livres y avait passé tout entier. La bouteille fêlée était pleine d’eau-de-vie. Il apportait en outre un assez grand panier, plein de charbon, un cahier de papier et un pot plein de colle.

Il s’assit sur le matelas pour reprendre haleine et pour boire une longue gorgée d’eau-de-vie. Son excitation, loin de se calmer, semblait augmenter de minute en minute.

– Oui !… oui !… murmurait-il la tête haute et l’œil brillant ; je suis le maître !

Quand il se fut reposé durant un instant, il déchira le papier par bandes et l’enduisit de colle, pour boucher, l’une après l’autre, toutes les fentes de la cloison.

Cela dura longtemps, car les planches vermoulues se déjetaient de tous côtés.

Marthe pensait que René en agissait ainsi pour éviter le froid des nuits d’hiver.

Mais la première fois que son regard rencontra celui du maître de Penhoël, sa croyance changea. Sans savoir pourquoi encore, elle se sentit frissonner.

René travaillait tant qu’il pouvait. Des gouttes de sueur glissaient sur sa tempe jaunie ; il ne s’arrêtait que pour boire.

Et à mesure qu’il buvait, un enthousiasme sauvage secouait la morne apathie de ses traits.

Tout le cahier était employé, mais il n’y avait plus de trous à la cloison. Avant de sortir, René avait bien pris sa mesure.

Il passa le revers de sa main sur son front humide, et regarda joyeusement son ouvrage terminé.

– Celui qui vint, l’autre fois, se mettre entre nous deux…, grommela-t-il, n’est pas ici… Je suis le maître !

Il prit dans un coin un gril rongé de rouille, oublié là, sans doute, par les anciens locataires du grenier, et disposa dessus, en pyramide, tout le contenu de son panier de charbon.

Puis il battit le briquet et mit le feu au brasier.

Marthe le regardait faire maintenant. Durant un instant, ses yeux tout grands ouverts peignirent l’épouvante. Elle comprenait.

C’était la mort qui était là tout près d’elle.

La pensée de l’Ange de Penhoël lui vint. Elle voulut se lever et se défendre, pour que sa fille, si elle vivait encore, ne fût point une orpheline.

Mais, avant qu’elle eût quitté sa place, une autre idée vint à la traverse de sa terreur. Ses grands yeux bleus eurent un rayonnement doux.

– Dieu me les rendra au ciel pensa-t-elle ; toutes trois !

Elle croisa ses bras sur sa poitrine et s’adossa contre la muraille.

Les vapeurs du charbon commençaient à emplir la chambre. René, agenouillé auprès du gril, soufflait de toute sa force. Le brasier s’allumait et mettait un sanglant reflet sur sa joue décharnée.

Il riait. Il prononçait le nom de sa femme. Il prononçait avec plus de haine encore le nom de son frère.

Et il répétait d’une voix sourde :

– J’étais riche !… j’étais heureux !… j’aimais !… Qui m’a pris mon bonheur, mon amour et ma richesse ?… Elle et lui !… Oh ! cette fois, personne ne viendra… Je suis le maître !

Sa tête tournait déjà. Le brasier ne formait plus qu’un seul monceau de feu. Il avala d’un trait le reste de sa bouteille d’eau-de-vie et se laissa choir, comme une masse, sur le matelas.

Marthe avait les yeux fermés. Ses idées vacillaient et s’égaraient dans ce songe enchanté qui précède, dit-on, la mort par asphyxie.

En ce moment, comme toujours, elle était avec ses filles, la pauvre mère !

Mais, entre ses trois filles, il n’y avait plus de différence. Elle pouvait les aimer d’une tendresse égale et partager entre elles ses baisers heureux.

Oh ! les trois beaux anges, vêtus de longues robes blanches, et couronnés de fleurs !

Dieu les lui amenait par la main, et les saints du paradis souriaient à son bonheur de mère.

Un poids était sur sa poitrine haletante, mais elle ne le sentait point, tant elle avait de joie.

Diane, Cyprienne, Blanche ! pauvres enfants perdues et retrouvées, qui riaient et qui pleuraient sur son sein.

Comme elles s’aimaient toutes trois, et comme elles l’aimaient !

Et derrière leurs visages angéliques, à travers le voile diaphane qui couvre les visions, Marthe entrevoyait une autre figure : les traits mâles d’un homme qui semblait avoir honte et se cacher.

Oh ! Dieu pardonne à tous, et ce n’est pas au ciel qu’il faut garder souvenir du mal enduré sur la terre.

Au ciel, tout amour est chaste, toute passion s’épure sous l’œil de Dieu. Le sourire de Marthe appelait Louis de Penhoël…

Le voile s’épaississait ; la nuit se faisait ; Marthe se sentait mourir.

Tandis qu’elle essayait d’assembler les mots de sa suprême prière, sa léthargie reçut un choc soudain ; un souffle d’air frais tomba sur sa bouche vivifiée ; elle rouvrit les yeux… ou plutôt elle crut les rouvrir, et c’était sans doute une nouvelle phase de son dernier rêve, car ce qu’elle voyait maintenant était encore l’impossible.

Ses deux filles mortes étaient auprès d’elle, Diane et Cyprienne, non plus en longues robes blanches, mais avec ce costume des vierges de Bretagne qu’elles portaient lorsqu’elles lui étaient apparues dans la loge de Benoît Haligan…

– Pauvres belles-de-nuit !… pensait Marthe ; aujourd’hui comme alors.

Et ses yeux s’étaient refermés.

L’air frais continuait, cependant, de tomber sur son front et sur sa bouche.

Elle entendait autour d’elle un bruit de pas légers.

Elle essaya encore de soulever ses paupières. Il y avait un nuage sur son regard.

Elle put voir, néanmoins, durant une seconde, Diane et Cyprienne qui lui souriaient de loin.

Puis la vision disparut, comme si les jeunes filles eussent percé la cloison.

Le brasier était éteint ; la fenêtre ouverte laissait passer à flots l’air libre. Comme elle baissait les yeux, Marthe vit briller quelque chose auprès d’elle dans la poussière.

C’était une poignée de pièces d’or.

XXI. – UN SAUVEUR.

Diane et Cyprienne étaient rentrées à l’hôtel Montalt, vers le lever du jour, avec Blanche, qui ne les reconnaissait point sous leurs costumes d’hommes. Usant de l’autorité que le nabab leur avait conférée, elles avaient fait préparer une chambre pour la jeune fille, que sa faiblesse extrême empêchait de rester debout.

Les deux noirs obéissaient à leurs ordres comme à ceux de Montalt lui-même.

Dès que Blanche fut couchée dans son lit, Diane et Cyprienne songèrent au pauvre grenier de la rue de l’Abbaye.

Il leur restait un devoir à remplir.

Elles revinrent au boudoir, que le nabab avait quitté déjà, et rentrèrent dans la chambre aux costumes. Pantalons et redingotes tombèrent en un tour de main, pour faire place à leurs habits de paysannes bretonnes.

Cette seconde toilette fut bien moins longue que la première.

La glace, où elles se voyaient tout à l’heure, espiègles et mutines, sous leurs costumes de jeunes gens, leur renvoya bientôt deux charmants visages de vierges, souriants et doux.

Elles quittèrent de nouveau l’hôtel, mais, cette fois, avec leurs jupes courtes et leurs petits bonnets ronds de Bretagne.

Elles firent à pied la route qu’elles venaient de parcourir au galop des beaux chevaux de Montalt.

Il y avait à peine douze heures qu’elles avaient quitté leur pauvre chambrette, sous les auspices de l’excellente madame Cocarde. Mais que d’événements les séparaient déjà de la soirée précédente !

La sentinelle de la prison militaire, qui les vit arriver en se tenant par la main et frapper doucement à la porte de leur demeure, n’eut garde de les reconnaître pour ces deux brillants petits seigneurs qui avaient troublé sa faction deux heures auparavant et carillonné comme deux diables à la porte de madame la marquise.

Elles montèrent tout droit à ce grenier inhabité qui était séparé par une cloison du misérable asile de Penhoël.

Le jour était clair déjà, et pourtant, à travers les fentes de la cloison, Cyprienne et Diane ne purent rien distinguer, parce que la lumière arrivait bien tard dans le grenier de la famille, éclairé seulement par une étroite croisée à charnière, dont le carreau unique était tout noirci de poussière.

– Ils dorment encore…, murmura Diane ; ne les réveillons pas.

Et Cyprienne ajouta :

– Descendons à notre chambre… nous remonterons dans quelques minutes.

Quand elles rentrèrent dans la petite mansarde aux murailles grises et nues, où elles avaient tant pleuré, les pauvres enfants, leur cœur bondit de joie.

Les jours de misère étaient passés ; ceux qu’elles aimaient tant allaient enfin être heureux.

Ce plaisir qu’on éprouve, au moment du bonheur, à revoir les lieux où l’on a souffert, elles le ressentaient dans toute sa plénitude.

Et que leurs souvenirs de la veille leur apparaissaient lointains déjà ! Elles doutaient presque d’avoir été si malheureuses.

Chacun des objets restés dans la chambrette était salué par elles comme un ami cher. La harpe, le petit lit et l’image sainte de la Vierge, qui avait gardé si longtemps leur sommeil…

– Te souviens-tu, ma sœur ? disait Cyprienne. Nous étions là toutes deux à genoux, quand madame Cocarde est venue nous chercher hier.

– Hier !… répéta Diane toute pensive ; était-ce bien hier ?…

Cyprienne se mit à sourire.

– Oh ! oui…, dit-elle, c’était bien hier que j’avais grand’faim, mon Dieu !… Et toi… tu ne te plaignais pas… Jamais je ne t’ai entendue te plaindre… mais je suis bien sûre que tu souffrais aussi !

– Je souffrais pour toi…, murmura Diane, et pour Madame… Oh ! cela me brisait le cœur de penser que nous ne pouvions rien pour la secourir !

Cyprienne sauta de joie.

– Madame !… s’écria-t-elle, notre chère Madame ! Que Dieu est bon et que nous sommes heureuses !… Ma sœur, c’est nous qui l’aurons sauvée !… C’est nous qui lui rendrons son Ange bien-aimé !

Diane se laissa glisser sur ses genoux devant l’image de la Vierge.

– Nous la verrons encore sourire comme autrefois…, murmura-t-elle ; oh ! sainte Mère de Dieu, soyez bénie !… car nous l’aimons comme si nous étions ses filles… et son bonheur nous est plus cher que notre bonheur !

Cyprienne s’était mise à genoux auprès de sa sœur. Elles prièrent toutes deux.

Puis toutes deux se jetèrent sur le lit, car elles étaient bien lasses, et leurs jolies têtes, rapprochées, s’appuyèrent ensemble sur l’oreiller.

Elles ne voulaient point dormir ; mais, tandis qu’elles s’entretenaient, mariant leurs sourires heureux, le sommeil les surprit et ferma leurs paupières.

Une heure se passa, puis deux heures. Quand Diane s’éveilla enfin en sursaut, le soleil de midi, glissant à travers les carreaux de la lucarne, tombait d’aplomb sur son visage.

Elle se jeta hors du lit en poussant un cri de surprise. À son tour, Cyprienne s’éveilla.

– Comment !… dit-elle en se frottant les yeux, nous avons dormi !

– Et pendant cela, peut-être qu’ils souffrent là-haut !… ajouta Diane. Viens vite, ma sœur !

Elles s’élancèrent dans l’escalier.

Mais, en arrivant devant la cloison, leurs regards furent arrêtés par un obstacle imprévu. On avait bouché récemment tous les trous qui existaient entre les planches. Elles ne pouvaient rien voir.

Aucun bruit ne se faisait dans la chambre voisine.

– Comment faire ?… murmura Diane.

Le doigt de Cyprienne s’était introduit déjà dans l’une des fentes afin d’éprouver l’obstacle. Elle sentit l’humidité du papier qui n’avait pas eu le temps de sécher encore.

Son doigt appuya un peu davantage, et le papier, déchiré, céda.

Elle mit son œil à l’ouverture. L’air vicié, qui passa immédiatement par le trou, la prit à la gorge et la fit reculer.

– Qu’est-ce cela ?… murmura-t-elle, car elle n’avait rien vu.

À son tour, Diane regarda.

Elle vit le maître de Penhoël étendu les bras en croix sur le matelas. Elle vit Madame, affaissée contre la muraille et plus pâle qu’une morte. Au milieu de la chambre, elle vit le brasier qui brûlait encore.

Elle devina tout.

– Oh ! ma sœur !… ma sœur ! s’écria-t-elle épouvantée : ils ont voulu se tuer ! Fasse le ciel qu’il ne soit pas trop tard pour leur porter secours !

Ses mains qui tremblaient ébranlèrent par la base l’une des planches de la cloison. Heureusement que les planches ne tenaient guère. Les efforts réunis des deux jeunes filles parvinrent à en soulever une qui resta, néanmoins, fixée par le haut.

Elles passèrent, et quand elles furent passées, la planche, retombant par son propre poids, referma l’ouverture.

Ce n’était point un rêve que Marthe de Penhoël avait fait. Elle avait revu Diane et Cyprienne. Et ce n’étaient point de pauvres belles-de-nuit, échappées un instant du cercueil.

L’air frais qui tombait maintenant sur son visage, et rendait le souffle à sa poitrine oppressée, venait de la fenêtre, ouverte par leurs mains.

Cet or qui brillait aux pieds de Marthe était un don des deux jeunes filles.

Elles étaient ici, comme toujours, la douce providence de Penhoël.

Si elles avaient disparu, ce n’était pas pour longtemps, sans doute. Il n’y avait rien dans le pauvre grenier, pas même une goutte d’eau.

Elles étaient allées chercher du secours.

Le regard troublé de Marthe les vit disparaître et tâcha en vain de trouver l’issue qui leur avait donné passage. La planche était retombée comme la première fois et laissait la cloison intacte, en apparence. Marthe se persuadait de plus en plus qu’elle avait été le jouet d’une vision.

Mais d’autres yeux, plus clairvoyants que les siens, étaient ouverts sur cette scène et ne pouvaient prendre le change.

M. Robert de Blois ne croyait point aux choses surnaturelles.

En quittant le Cercle des Étrangers, après l’excellente comédie au moyen de laquelle il avait dirigé cinq bonnes épées contre la poitrine de Montalt, l’Américain avait pris une voiture et s’était dirigé vers la rue Sainte-Marguerite.

C’était une démarche pénible qu’il allait entreprendre, car, bien qu’il fût, dès longtemps, débarrassé de tous préjugés importuns, l’Américain éprouvait une certaine répugnance à se retrouver en face de ses victimes.

Penhoël lui avait sauvé la vie. Il avait mangé le pain de Penhoël, et habité son toit. Et, pour prix du bienfait, il avait rendu, lui, la trahison la plus noire.

En ses heures de gaieté, ce n’était point ainsi que M. le chevalier de las Matas traitait la question avec ses dignes amis le comte de Manteïra et le baron Bibander. Il trouvait même, parfois, le courage de faire des gorges chaudes sur la chute de Penhoël, ce brave homme ! comme il l’appelait.

Mais à cette heure où il s’agissait d’affronter la vue de ce malheureux, ruiné, dégradé, moralement assassiné, M. le chevalier de las Matas se sentait comme un petit remords.

Si encore la détresse de Penhoël lui avait profité dans une bonne et large mesure…

Mais non ! c’était ce vieux coquin de Pontalès qui avait emmagasiné la récolte coupée par autrui !

En somme, il n’y avait pas à reculer. Les délicates répugnances étaient d’autant moins de saison que cette entrevue avec l’ancien maître de Penhoël pourrait fournir les moyens de faire rendre gorge à cet odieux Pontalès.

Et Robert tressaillit d’aise rien qu’à cette pensée.

Cela lui redonnait un peu de cœur. Que diable ! il y allait de l’intérêt de Penhoël lui-même, car on ne comptait point lui demander gratuitement sa signature, à ce pauvre garçon.

Fi donc !…

On était tout prêt à débourser quelques bons billets de mille francs s’il le fallait.

Et quelle fête ! un billet de mille francs chez Penhoël !

Tout en montant l’escalier sale et désemparé, Robert arrivait à se persuader qu’il jouait, à son tour, le rôle de sauveur.

Pourtant, lorsqu’il fut parvenu sur le palier poudreux qui précédait le grenier, ses hésitations le reprirent. Il mit son œil à la serrure, pour éviter du moins toute surprise.

Il aperçut justement Cyprienne et Diane faisant irruption par la cloison disjointe, et ouvrant précipitamment la fenêtre.

Lui aussi devina tout.

Mais ce qui le préoccupa principalement, ce fut l’apparition des deux jeunes filles.

Décidément, il n’y avait donc pas moyen de faire un pas sans se heurter contre elles au beau milieu de la route !

Sans le hasard diabolique qui les amenait là, Robert allait entrer le premier. On lui volait son rôle de providence !

Ces réflexions chagrines et sa mauvaise humeur ne l’empêchaient pas de tenir son œil collé à la serrure ; il vit parfaitement la poignée d’or rouler dans la poussière.

– Cela sent son nabab !… pensa-t-il en fronçant le sourcil ; les petites sont décidément à l’hôtel… Si elles y sont, la paix n’est plus possible… et j’ai bien fait d’entamer la guerre !… Ah ! coquin de Bibandier !… si tu avais fait ta besogne !

Un instant, il eut l’idée de redescendre l’escalier quatre à quatre et d’aller prévenir Lola qui demeurait à deux pas, afin qu’elle fit suivre les deux jeunes filles à leur sortie ; mais, au moment où il allait quitter son poste, Cyprienne et Diane soulevèrent la planche et disparurent de l’autre côté de la cloison.

Les idées de l’Américain changèrent. Un plan surgit tout à coup de son cerveau.

Il était sûr que pas une parole n’avait été prononcée depuis qu’il avait l’œil à la serrure. Puisqu’on lui cédait la place, c’était le moment d’agir et de se hâter.

La clef était toujours en dehors de la porte, où René l’avait laissée. L’Américain entra sans bruit.

Il passa franc devant René, qui n’avait point encore repris connaissance, et ne s’arrêta qu’auprès de Madame.

Il fit tinter légèrement l’or déposé sur le carreau.

Marthe rouvrit à demi les yeux, et les referma aussitôt avec un mouvement de frayeur.

– Madame…, dit Robert doucement, écoutez-moi au nom de Dieu, et revenez à vous !… Voilà déjà longtemps que je suis ici à tâcher de vous secourir… Par pitié, ne repoussez point mon aide, et voyez en moi un ami !

Marthe demeurait affaissée sur elle-même. Elle se redressa au choc d’une pensée soudaine.

– Ma fille !… monsieur, dit-elle, qu’avez-vous fait de ma fille ?…

– M. Jean de Penhoël n’a-t-il pas reçu ma lettre ? demanda l’Américain.

– Je ne sais pas, répliqua Marthe qui joignit les mains ; je vous en prie, dites-moi ce qu’est devenue ma fille ?

– Je n’ai pas osé signer la lettre, reprit Robert au lieu de répondre, de peur que M. Jean n’eût pas confiance… C’est un grand malheur, madame, que d’avoir donné aux gens qu’on respecte et qu’on aime le droit de douter…

– Oh ! monsieur !… monsieur ! interrompit Marthe, vous ne voulez pas me parler de ma fille !

– J’en parlais dans la lettre, madame… Écoutez ! Ce n’est pas ici le lieu de nous expliquer… Les anciens maîtres de Penhoël ne peuvent rester un instant de plus dans cette misérable retraite… Je suis venu vous chercher.

– Nous chercher ?… répéta Marthe qui détourna les yeux ; vous, monsieur ?

Robert prit un air de contrition résignée. Cela ne l’empêcha point de jeter un furtif regard vers la cloison ; il sentait que l’entrevue s’engageait mal. La discussion n’était pas de saison : il fallait agir, car son instinct lui disait que l’absence des deux jeunes filles ne serait pas de longue durée.

– J’ai mérité cela !… murmura-t-il en baissant la tête ; je sais bien que vous devez me haïr, madame… Et pourtant, s’il est vrai que toute faute s’expie, j’espère obtenir un jour votre pardon… Dussé-je ne jamais l’obtenir, ajouta-t-il en feignant une émotion plus grande, je me féliciterais encore d’avoir payé aujourd’hui une partie de ma dette en sauvant votre vie.

– C’est donc vous ?… dit Marthe faiblement.

L’Américain regarda tout autour de la chambre comme si cette question l’eût étonné bien fort.

– Et qui donc serait-ce ?… demanda-t-il.

– Je ne sais…, murmura Madame qui parlait surtout pour elle-même ; j’avais cru… ma pauvre tête est si faible !… Cependant, je suis bien sûre d’avoir vu de l’or.

– J’aurais voulu vous l’apporter plus tôt…, répliqua Robert, mais j’ai été bien pauvre aussi, moi, madame !… Quand on vous chassa indignement de Penhoël, pensez-vous donc que j’y sois resté après vous ?

La porte qui restait ouverte établissait avec la fenêtre un courant d’air vif. Le poids qui était sur la poitrine de Marthe s’allégeait, et sa présence d’esprit revenait. Le maître de Penhoël lui-même recouvrait lentement la vie ; il s’agitait par intervalles sur son matelas, et c’était maintenant le sommeil de l’ivresse qui l’empêchait d’ouvrir les yeux.

Marthe regarda Robert en face.

– Il ne nous reste rien, monsieur, dit-elle ; je ne sais pas quel intérêt vous avez encore à nous tromper.

– Oh !… fit l’Américain en levant les yeux au ciel, n’ai-je donc pas été assez cruellement puni, mon Dieu ?… Madame, je ne cherche pas à pallier ma faute… je me suis laissé autrefois séduire par les belles paroles du marquis de Pontalès… Je me suis ligué avec lui contre Penhoël… J’ai été dur envers vous, madame… J’ai abusé du secret que le hasard avait mis entre mes mains… mais, sur ma conscience, je vous le jure, tout cela n’avait qu’un but… je voulais vous forcer à me donner votre fille que j’aimais… Je me disais : La fortune que j’emprunte, je la rendrai en épousant Blanche… Mon amour était si grand, madame, qu’il excusait tout à mes yeux… Je restais aveuglé, ne voyant que Blanche au monde, et ne m’apercevant pas que Pontalès faisait de moi l’instrument d’une trahison infâme !…

Il s’arrêta, comme si l’émotion qui l’oppressait l’eût empêché de poursuivre. Marthe l’écoutait, incrédule encore, mais attentive déjà. Ce long malheur qui pesait sur elle n’avait pu laisser intacte l’énergie de son intelligence.

– Le jour fatal arriva, reprit Robert ; j’enlevai votre fille, dont le jeune Pontalès voulait faire sa maîtresse… votre fille, ajouta-t-il plus bas, tandis que Marthe cachait son front entre ses mains, qui était déjà ma femme devant Dieu… Le soir même de votre départ, je fus chassé, à mon tour, de Penhoël… À Paris, où je vins tout de suite, je vous cherchai longtemps… Dans votre misère, madame, n’avez-vous pas reçu parfois de mystérieux secours ?

Robert disait cela au hasard.

– Quoi !… s’écria Madame vivement, ce pain qui soutenait notre vie… ?

– J’étais trop pauvre pour faire davantage, reprit l’Américain hypocritement. Ce n’est que d’aujourd’hui que la fortune semble vouloir me sourire… Ce matin, j’ai reçu une somme considérable qui m’a rendu bien heureux, car j’ai pensé à vous, madame… et à Blanche…, ajouta-t-il en détournant les yeux ; avec de l’argent, on est bien fort, et nous pourrons sans doute la retrouver.

– La retrouver ?… s’écria Marthe en se levant à demi.

– Ma lettre disait tout cela !… répondit Robert ; c’est un affreux malheur, madame !

– Mais vous ne me dites pas ce qui est arrivé…, interrompit Marthe ; vous ne me dites rien.

L’Américain mit un genou en terre.

– J’étais venu vers vous, madame, murmura-t-il les mains jointes, pour implorer mon pardon et pour vous dire : Nous la retrouverons ensemble !

Marthe se leva, chancelante.

En ce moment René de Penhoël, éveillé par le courant d’air qui passait sur son corps, s’agitait et tachait de se mettre debout.

L’Américain jeta encore un regard vers la cloison. Il lui semblait entendre un bruit derrière les planches.

Désormais une seconde de retard pouvait tout perdre. Il se pencha vivement vers Marthe.

– Je sais où elle est…, murmura-t-il ; voulez-vous venir la chercher avec moi ?

Marthe fit d’elle-même un pas vers la porte.

Il n’y avait pas d’explication possible avec le maître de Penhoël. Robert le prit tout bonnement par le bras et l’entraîna de force vers l’escalier.

Ils sortirent tous les trois. Madame marchait devant ; elle eût voulu courir.

Robert ferma la porte en dehors, et fit monter les anciens maîtres de Penhoël dans la voiture qui l’attendait devant la maison.

Quand Cyprienne et Diane revinrent, essoufflées, par l’escalier de leur chambre, elles trouvèrent le grenier désert…

XXII. – L’HÉRITAGE.

Le soir de ce même jour, si utilement employé par nos trois gentilshommes, il y eut un petit festin à l’hôtel des Quatre Parties du monde.

La journée avait mal commencé. On s’était éveillé dans la tristesse. La rencontre des deux filles de l’oncle Jean, que l’on croyait mortes, leur présence chez le nabab, les révélations imprudentes faites à ce dernier par Robert, enfin l’enlèvement de l’Ange…

C’était une série de coups terribles et qu’il semblait bien difficile de parer.

Mais la chance avait tourné, ou plutôt, car il faut rendre justice à chacun, l’habileté des joueurs avait rétabli la partie.

Nos trois gentilshommes, que nous avons vus le matin la tête basse et la contenance découragée, trinquaient maintenant d’un air tout à fait vainqueur.

Lola elle-même était d’une gaieté folle.

Chacun avait son triomphe à constater.

Le noble baron Bibander rappelait avec une certaine complaisance qu’il avait fait monter, la veille, Étienne et Roger sur le cavalier, et qu’il leur avait montré, à travers une fenêtre ouverte, ce joli groupe : le nabab endormi entre les deux jeunes filles.

– Il fallait voir, ajoutait-il en riant, comme les petits rageaient de bon cœur !…

Il rappelait en outre qu’il s’était tenu en observation aux abords du club, et que l’admission d’Étienne et de Roger avait eu lieu grâce à son illustre patronage.

Et il concluait en disant :

– Si les deux petits ne le tuent pas demain, ce coquin de nabab, c’est qu’il aura la vie dure !…

Lola se vantait d’avoir monté la tête du jeune Pontalès, qui avait passé la journée entière à la salle d’armes pour se faire la main avant le duel.

Là ne se bornait pas son travail de la journée.

Sur l’ordre de Robert, elle s’était rendue à l’hôtel Montalt, où elle avait eu quelques minutes de conférence avec une des femmes de Mirze, nommée Nawn.

Cette femme était d’origine malaise, et soutenait la détestable réputation de sa race.

Lola gardait une rancune profonde et toute fraîche aux deux filles de l’oncle Jean. Elle avait donné de l’or à Nawn, la Malaise, et celle-ci lui avait promis de se trouver à la nuit tombante dans l’allée Gabrielle, afin de recevoir un nouveau présent, et d’apprendre ce que l’on attendait d’elle pour prix de l’argent donné.

Il s’agissait de se défaire, une bonne fois pour toutes, de Diane et de Cyprienne.

Malgré sa rancune, Lola, dont la nature n’était point d’être cruelle, aurait hésité peut-être à dicter les conditions du marché.

Aussi ne s’en était-on point fié à elle. C’était M. le comte de Manteïra en personne qui était allé au rendez-vous.

Nawn était bien capable de comprendre à demi-mot ce qu’on exigeait d’elle : les femmes de son pays sont, au dire des voyageurs, les premières empoisonneuses du monde entier.

Elles empoisonnent pour un collier de verroterie, pour une image enluminée, comme leurs maris poignardent pour un flacon de vin.

Ceci est une chose bien connue, et la réputation de la race malaise n’est plus à faire.

Nawn emporta l’argent, et promit que le lendemain matin les deux jeunes filles dormiraient pour ne plus s’éveiller.

Elle eut même la discrétion de ne point s’informer du motif qui poussait Blaise à user de ses talents.

Un signal fut convenu. Nawn promit que quand sa besogne serait faite, elle allumerait deux lumières sur la dernière fenêtre de l’aile gauche de l’hôtel, qui donnait justement sur ces ruelles désertes, où nous avons vu la voiture de madame Cocarde s’engager le jour de la fête.

Il y aurait du monde dans ces ruelles, vers la fin de la nuit, pour attendre le signal, et Nawn recevrait, le lendemain, le complément de la récompense.

C’était assurément une affaire toute simple, et traitée de bonne foi des deux côtés. Il ne s’agissait plus là, comme le fit observer Blaise en buvant un verre de xérès, d’une poule mouillée du genre de Bibandier, et madame Nawn avait toute l’encolure d’une femme en état de tenir sa parole.

Quant au signal, ce n’était pas seulement Blaise qui devait l’apercevoir, et nos trois gentilshommes n’avaient pas même besoin de se déranger pour aller l’attendre : leurs affaires les appelaient tous trois de ce côté, avant le lever du jour.

Car, comme on peut le penser, en combinant cette quintuple provocation adressée au nabab, Robert avait voulu se ménager d’autres chances que celle du duel lui-même, et nos trois gentilshommes avaient dessein de dormir assez peu cette nuit-là.

Quand chacun eut exalté ses propres mérites, l’Américain prit la parole.

– Moi, dit-il, je ne parle même pas du petit Vincent et de l’oncle Jean, que j’ai jetés comme des bâtons dans les jambes de Montalt.

– Il était pourtant bien beau, l’oncle Jean !… interrompit Bibandier, avec ses gros sabots pleins de paille et sa veste de futaine !… Quand je pense que j’ai été plus mal habillé que ça, autrefois.

– Misères !… reprit l’Américain ; je ne dis pas non plus que j’ai eu le premier l’idée d’entrer en relations d’affaires avec madame Nawn… Il faut bien laisser quelque chose à ce bon gros garçon de Blaise, qui ne fait œuvre de ses dix doigts, pour continuer son rôle de domestique de bonne maison… Quant à l’expédition de demain matin, elle est encore dans les futurs contingents, et il faut attendre pour en juger les résultats… Mais ce dont je me vante, mes excellents amis, c’est d’avoir fait une bonne action qui réjouit ma conscience.

Il se renversa sur le dos de son fauteuil et prit un accent théâtral :

– Il y avait un pauvre ménage, réduit au dernier degré de la misère… et nous avions bien contribué un peu à cette misère-là, tous tant que nous sommes… Ce que j’ai fait aujourd’hui doit calmer à jamais tous nos remords. Je suis arrivé au moment où le mari avait allumé un réchaud au milieu de la pauvre retraite ; je suis entré comme un bon ange, j’ai rendu le souffle à leurs poitrines étouffées. Je les ai pris chacun sous un bras, tout déguenillés qu’ils étaient, et je les ai fait monter dans ma propre voiture.

– Ah ! dit Bibandier sans rire ; saint Vincent de Paule n’est pas grand’chose auprès de toi, M. Robert !

– Je les ai conduits auprès d’ici, reprit ce dernier, dans un hôtel décent… Je leur ai fait donner un bon repas et des lits tout frais… Ils sont comme des poissons dans l’eau.

– Comment t’ont-ils suivi ? demanda Blaise.

– J’ai dit à Penhoël, répondit l’Américain, que je lui donnerais de l’eau-de-vie tant qu’il voudrait… et une revanche générale pour toutes les parties d’écarté qu’il a perdues contre nous en Bretagne.

– Et Madame ? demanda encore Blaise.

– Je lui ai parlé de sa fille…

– Pauvre femme !… murmura Lola qui baissa les yeux dans un mouvement de pitié involontaire.

– On a bien raison de dire, reprit Robert, que toute bonne action a sa récompense… car, maintenant, nous avons sous la main le véritable maître de Penhoël, mes enfants… Et gare à ce vieil aigrefin de Pontalès !

– Il ne nous manque plus qu’une bagatelle…, dit Bibandier ; cinq cent mille francs.

– Bah !… fit Blaise ; demain matin, nous serons tous trois millionnaires.

– Et si nous manquons le coche ?…

– Eh bien ! s’écria Robert, dans ce cas-là même nous pourrions encore utiliser Penhoël… car je ne vous ai pas tout dit, mes enfants !… Cette prétendue école que j’ai faite hier en racontant au nabab une histoire un peu trop vraie, n’est pas si sotte que vous voudriez bien le croire… Vous savez bien cette lettre que j’ai reçue de l’hôtel Montalt, avant de partir ce matin ?

– Oui…, répliquèrent à la fois Blaise et Bibandier ; tu sais ce que veut le nabab ?

– Je le sais.

– Tu l’as donc vu ?

– Du tout… mais, en rentrant ici, j’ai trouvé deux autres lettres du même Berry Montalt… Dans la première, il ne disait rien du tout, vous savez… Dans la seconde, il s’expliquait un peu… Dans la troisième, il dit la chose tout au long, comme un brave homme.

– Et que dit-il ?

L’Américain se mit à sourire et joua du cure-dent.

– C’est une drôle d’histoire !… répliqua-t-il enfin ; ça ne se comprend guère… Je ne sais que penser ; mais, au demeurant, ce Montalt est comme tous les enrichis qui reviennent des antipodes… c’est l’homme des fantaisies absurdes et inexplicables !

– Mais encore…

– Eh bien, voici ce que c’est ! Il paraîtrait qu’hier j’ai été très-éloquent… surtout en rendant compte de certaine missive adressée par madame Marthe à Louis de Penhoël, il y a bien longtemps… Ce chiffon de papier-là nous a déjà été d’une certaine utilité dans l’affaire de Bretagne… Et maintenant, voilà Montalt qui veut me l’acheter un prix fou !

– L’acheter ?… dit Blaise : pour quoi faire ?

– Est-ce que je sais ?… J’ai vu à Londres un Anglais qui paya, devant moi, deux mille guinées trois lignes de l’écriture d’une voleuse, pendue à Tyburn… Montalt est Anglais, après tout !…

Il prononça ces mots comme s’il avait été préoccupé, malgré lui, d’une arrière-pensée.

– Mais cette lettre, dit Bibandier, l’as-tu ?

L’Américain tira son portefeuille de sa poche.

– Je l’ai, répliqua-t-il, et je serais porté à croire qu’elle vaut en effet un bon prix, car c’est pour l’avoir que ce pauvre diable de Penhoël m’avait permis d’enlever sa fille… Ce soir-là, il arriva bien des événements… Penhoël, en partant, oublia la lettre dans le salon, et je la repris.

– Eh bien !… dit Blaise, pourquoi hésites-tu ?… Vends-la !…

Malgré lui, Robert était tout pensif.

– Sans doute…, répliqua-t-il ; sans doute !… En fait de folies, le nabab ne compte pas… et je suis bien sûr qu’on en aurait ce qu’on voudrait… mais il faut attendre… Une arme vaut mieux parfois que de l’argent… et demain, comme tu dis, ami Blaise, nous serons peut-être millionnaires…

. . . . . . . . . . .

La soirée s’avançait déjà lorsque Berry Montalt revint à son hôtel. Il avait passé toute la journée dehors, et c’était du Cercle qu’il avait écrit ses deux dernières lettres à M. le chevalier las Matas.

La première chose dont il s’informa en descendant de voiture fut de savoir si le chevalier était venu ou s’il avait écrit. À ces deux questions, le concierge de l’hôtel répondit négativement. On n’avait point eu de lettres, et la seule visite reçue dans la journée était celle de madame la marquise d’Urgel, qui avait demandé Mirze.

Le nabab gagna ses appartements d’un air triste et préoccupé. Il s’assit, en rentrant, devant son secrétaire, et trempa sa plume dans l’encre.

– Jean de Penhoël !… murmura-t-il ; une jeune fille enlevée !… Tout cela est étrange… J’aurais dû lui parler peut-être…

Il déposa sa plume et appuya la tête contre sa main.

– Ces choses m’entourent et me pressent !… poursuivit-il. Le doigt de Dieu est-il là ?… Ou n’est-ce qu’un jeu du hasard moqueur ?… J’ai beau me révolter et dire : Que m’importe ?… Toutes mes blessures saignent… et je n’ai plus qu’une seule pensée…

Il resta un instant immobile ; puis sa plume, reprise avec emportement, courut en grinçant sur le papier.

Une lettre fut écrite en un clin d’œil, mais plus vite encore déchirée.

– Ce n’est pas le moyen de savoir !… murmura-t-il j’ai montré trop clairement à cet homme quelle était mon envie… Désormais, c’est un marché qu’il faut lui proposer.

Il écrivit encore :

« Si la lettre dont M. le chevalier de las Matas m’a parlé hier est remise à l’hôtel Montalt avant minuit, je tiendrai une somme de cinquante mille francs à la disposition de M. le chevalier. »

Il signa.

Comme il était en train de plier sa lettre, il se ravisa tout à coup et la rouvrit pour mettre cent mille francs à la place de cinquante mille.

Et sa plume resta suspendue, pendant plus d’une minute, au-dessus du papier, parce qu’il se demandait s’il devait doubler encore la somme promise.

Il sonna Séid et lui remit la lettre dans son enveloppe.

– La réponse à ce message devra m’être rapportée sur l’heure, dit-il.

Séid s’inclina comme d’habitude en signe d’obéissance.

Au moment où il sortait, Montalt le rappela.

– Ces deux jeunes filles…, demanda-t-il en hésitant, sont-elles revenues à l’hôtel ?

– Oui, répondit Séid.

– Y a-t-il longtemps ?

– Oui.

– Faites-les venir ici.

Séid se retira.

L’instant d’après, Diane et Cyprienne entraient dans la chambre du nabab.

Malgré la nature romanesque et aventureuse de leur caractère, malgré l’ignorance complète où elles étaient des choses du monde, les deux jeunes filles ne pouvaient s’empêcher de regarder comme un rêve le souvenir de cette unique et bizarre entrevue qu’elles avaient eue avec le nabab.

Elles avaient passé toute l’après-midi à l’hôtel, veillant auprès de Blanche, qui était plongée, depuis le matin, dans un état d’affaissement léthargique.

La pauvre enfant avait éprouvé cette nuit un choc terrible : cet enlèvement mystérieux l’avait brisée. Depuis son entrée à l’hôtel Montalt, ses paupières ne s’étaient point rouvertes. Son souffle était faible ; on l’aurait crue morte si quelque plainte rare n’était tombée parfois de ses lèvres décolorées.

Nawn, la servante de Mirze, était venue, de son plein gré, offrir son aide aux deux jeunes filles.

Cette Nawn faisait une garde-malade attentive et souverainement adroite. C’était un secours précieux que Diane et Cyprienne acceptaient avec reconnaissance.

Tout en veillant au chevet de Blanche, les deux jeunes filles songeaient, et, bien qu’elles ne pussent se communiquer leurs pensées de peur d’éveiller la pauvre malade, leurs pensées étaient les mêmes.

Elles se demandaient comment Madame et René de Penhoël avaient pu fuir dans l’état où ils étaient ; elles les avaient laissés mourants tous les deux ! Pourquoi quitter leur retraite justement à cette heure ?

Où étaient-ils allés ?

À ces questions nulle réponse n’était possible. Cyprienne et Diane entrevoyaient un mystère, sans pouvoir même essayer de l’éclaircir.

– Demain, se disaient-elles, nous retournerons…

Et leur esprit, abandonnant cette énigme insoluble, revenait à d’autres idées. Diane songeait à Étienne, Cyprienne à Roger.

Qu’avaient-ils dû penser la veille ? Ils aimaient encore ; ils n’avaient pas oublié. Oh ! on les aimait aussi…

Diane se réjouissait d’avoir retrouvé le cœur d’Étienne tout entier à elle ; Cyprienne pardonnait à Roger son inconstance folle, pour les bonnes larmes qu’elle avait vues dans ses yeux.

Elle l’aimait comme il était.

Un regard échangé disait aux deux sœurs ce qu’elles avaient dans l’âme ; c’était une conversation muette, et parfois toutes deux se prenaient à sourire en rougissant, comme si elles eussent mis leur cœur de vierge à nu dans des paroles trop hardies.

Puis elles faisaient un détour encore dans les sentiers perdus de la rêverie. On ne peut pas toujours parler d’amour, même avec son âme, et il y avait un sujet de réflexion qui revenait frapper incessamment au seuil de leur pensée.

Cet homme, qui était maintenant leur hôte, et qui leur avait dit d’une voix si douce, avec un sourire si bon : « Je suis votre père ; » cet homme dont l’aspect seul avait clos, comme par enchantement, leurs jours de misère, ce bon génie de leurs anciens rêves ! il était là, toujours, devant leurs yeux…

Elles le voyaient avec sa noble beauté, avec ce charme fier qui rayonnait de son sourire.

Ses moindres paroles restaient gravées tout au fond de leurs cœurs.

Il avait commencé par être bien cruel pour devenir ensuite si généreux !…

Diane et Cyprienne ne trouvaient personne à qui le comparer, même de loin ; les hommes qu’elles avaient vus jusqu’alors n’étaient point faits ainsi.

Elles ne le connaissaient pas, mais elles le devinaient plus complétement peut-être que ceux-là mêmes qui vivaient avec lui depuis des années.

Leur bonheur était de penser qu’il leur serait donné peut-être de mettre un baume sur les blessures envenimées de ce grand cœur.

Depuis le matin, il ne leur avait pas donné signe de vie, mais elles n’avaient point d’inquiétude encore, parce que toute la maison était à leurs ordres. Séid avait parlé ; chacun, dans l’hôtel, leur obéissait comme au nabab lui-même.

Elles attendaient ; quelque chose leur disait que Montalt ne les avait point oubliées. Et il n’y avait point d’impatience dans leur attente parce qu’un secret sentiment de crainte se mêlait à leur affection reconnaissante.

Les heures de l’absence avaient encore grandi le nabab à leurs yeux ; elles tremblaient presque à l’idée de le revoir.

Mais il n’y avait pas là l’ombre d’une pensée de défiance. Depuis douze heures qu’elles avaient amené l’Ange dans la maison du nabab, l’idée ne leur était pas venue qu’il pût y avoir danger ou seulement inconvenance.

L’ordre de Montalt les trouva préparées. Elles laissèrent Nawn auprès de Blanche, et s’éloignèrent en se tenant par la main.

Ce fut ainsi qu’elles entrèrent dans la chambre de Montalt.

Elles demeurèrent auprès du seuil, les yeux baissés, le front rougissant et le sourire aux lèvres.

Montalt était toujours assis auprès de son bureau.

Il les regarda un instant en silence et avec admiration comme s’il se fût étonné de les retrouver si jolies.

– Approchez…, dit-il enfin.

Diane et Cyprienne s’avancèrent. Mais l’entrevue était loin de se renouer à ce point de familiarité intime où le sommeil de Montalt l’avait interrompu, la nuit précédente, et la gentille joue de Cyprienne serait devenue bien plus vermeille encore si quelqu’un lui eût rappelé qu’elle avait osé mettre un baiser sur le front de cet homme.

Montalt avait l’air grave, presque sévère.

– Bonsoir, Berthe…, dit-il en prenant les mains des deux sœurs ; bonsoir, Louise… Il y a bien longtemps que je ne vous ai vues… Avez-vous pensé à moi, aujourd’hui ?

– Oh ! oui, milord !… répliqua Cyprienne.

– Grâce à vous, ajouta Diane, nous avons porté secours à ceux que nous aimons.

Montalt les regardait en face tour à tour.

– Et vous n’avez point eu regret de m’avoir menti ?… murmura-t-il.

– Menti ?… balbutièrent les deux jeunes filles en échangeant un regard furtif.

Le nabab souriait tristement.

– Laquelle de vous s’appelle Diane ?… demanda-t-il ; et laquelle a nom Cyprienne ?…

Les deux sœurs étaient devenues toutes pâles.

– Oh ! monsieur !… monsieur ! s’écria Diane, je vous en prie, pardonnez-nous ! Le désespoir nous a poussées à venir… et quelque chose nous disait que nous bravions, en venant, les blâmes du monde… Nous avons menti, c’est vrai… mais c’est que nous songions à notre vieux père.

– C’est vous qui êtes Diane, n’est-ce pas ?… dit le nabab ; et c’est vous qui aimez Étienne ?

– Étienne ?… répéta encore la jeune fille.

Il lui semblait qu’un pouvoir surnaturel pouvait seul lire ainsi au fond de son cœur.

– Et vous, Cyprienne, reprit le nabab, vous aimez Roger de Launoy ?… Que Dieu vous donne du bonheur, mes pauvres enfants !… L’amour fait bien souffrir… et quand deux cœurs se donnent l’un à l’autre, il y en a toujours un qui ment ou qui se trompe…

– Étienne est un honnête homme, répliqua Diane en relevant la tête.

– Je le crois…, dit Montalt.

– Et Roger m’aime !… ajouta Cyprienne.

– Comment ne pas vous aimer, ma fille ?… Qui sait ?… j’ai tort, peut-être… Dieu le veuille !

Sa physionomie changea, comme s’il eût fait effort pour secouer sa tristesse. Il rappela sur sa lèvre son beau sourire, et prit les mains des deux jeunes filles, qu’il serra contre son cœur.

– Pourquoi ne m’appelez-vous plus votre père ? dit-il presque gaiement.

Diane ne répondit pas, mais Cyprienne, plus hardie par moments, secoua la tête en prenant un petit air mutin :

– Parce que vous nous grondez…, dit-elle, et parce que vous avez deviné notre secret !

– Et si je vous pardonne ?…

– Alors, nous vous pardonnerons.

Montalt les attira vers lui et réunit leurs têtes charmantes sous un même baiser.

– Merci, mes filles…, dit-il.

– Merci, père…, répondirent en même temps les voix caressantes des deux sœurs.

Montalt resta quelque temps à les contempler en silence. Il n’était plus forcé de feindre pour cacher sa tristesse ; une expression de joie recueillie éclairait son visage.

– C’est vrai, pourtant, dit-il ; j’ai deviné un secret, moi !… moi qui laisse toujours sommeiller mon esprit !… Je vous aime si bien, mes enfants chéries, que j’ai fait une fois comme tout le monde… J’ai oublié que j’étais mort et qu’il n’y avait plus en moi ni curiosité ni désir… J’ai travaillé, j’ai tâché de lire dans le regard… et j’ai réussi.

– N’avez-vous appris que cela ?…, demanda Cyprienne en jouant l’indifférence.

– Rien que cela, mademoiselle Berthe…, répliqua le nabab. Soyez tranquille… Je ne sais pas le nom de votre vieux père, qui est un gentilhomme !… Je ne sais rien, sinon que je vous aime et que je suis heureux de vous avoir là toutes deux contre mon cœur…

– Nous aussi, nous vous aimons ! murmura Diane émue, comme un ami et comme un père.

Les yeux de Montalt se perdirent un instant dans le vide.

– Sais-je pourquoi ?… pensa-t-il tout haut ; on dit que je suis l’homme du caprice… je le crois quelquefois… Et pourtant, s’il y a un Dieu, c’est lui qui vous a mises sur mon chemin, pauvres enfants, afin que je sois bon à quelque chose ici-bas… Oh ! je ne jouerai plus… Ce qui me reste est à vous, mes filles, et vous serez riches !

Il se prit à sourire tout à coup.

– Vous souvenez-vous que je vous ai poursuivies longtemps ? dit Montalt. Le monde me croit fou de galanteries et d’aventures amoureuses… Pauvre monde ! qui prend le désespoir pour l’ardeur et le découragement pour la fièvre !… En courant après vous, mes enfants, ce n’était pas à moi que je pensais… Vous allez bien m’en vouloir… Étienne et Roger, que j’aimais en ce temps-là, me parlaient de vous sans cesse, et je voulais leur donner un remède contre l’amour…

– Oh ! fit Diane avec reproche, vous vouliez les rendre infidèles !…

– L’amour est un si cruel malheur, ma fille !… En vous voyant jolies comme des anges, je m’étais dit : « Voilà ce qu’il me faut… » Et, sans vous connaître, je vous opposais à vous-mêmes… Je prenais les deux pauvres petites chanteuses pour en faire les rivales des deux nobles filles de Bretagne… Vous me ferez croire à Dieu avant de mourir, mes enfants, car sa main est là, et c’est elle qui vous a défendues contre moi.

– Père, dit Cyprienne qui lui baisa la main avec un petit frisson de crainte, quand je pense que nous aurions pu vous haïr !…

Le nabab baissa les yeux, et un nuage descendit sur son front.

– Cela eût peut-être mieux valu ainsi…, murmura-t-il ; demain, qui sait ce que seront nos cœurs ?… Quand je vous vois, je crois mon âme guérie ;… quand je vous entends m’appeler mon père, je suis heureux, et il me semble que je n’ai jamais connu la souffrance… Mais tout cela n’est que mensonge !… ajouta-t-il en se levant brusquement, vous n’êtes pas mes filles ! Un autre a droit à l’amour que je voudrais tout seul.

Les deux sœurs le regardaient tristement et ne trouvaient point de réponse.

Montalt parcourait la chambre à grands pas. Au bout de quelques minutes, il se laissa retomber sur son siége.

– Père…, dit Diane en prenant sa main timidement, est-ce que vous êtes fâché contre nous ?

Le nabab la pressa contre sa poitrine avec un geste passionné.

– Deux ! s’écria-t-il ; oh ! ce serait trop, c’est vrai !… je n’ai pas mérité tant de bonheur !… Mais si Dieu m’avait donné seulement une fille comme toi, Diane… ou comme toi, ma Cyprienne chérie !… que ma vie serait changée et belle !… et comme je désapprendrais vite à désirer le néant qui suit la mort !…

– Vous qui êtes si bon…, murmura Diane, comment ne croyez-vous plus au ciel ?…

– Parce que, si le ciel existe, il est impitoyable !… Ne vaut-il pas mieux douter que de haïr ?…

Cyprienne écoutait, saisie par cette vague terreur que le blasphème inspire à la foi naïve.

– Oh !… fit Diane avec compassion, vous avez donc bien souffert ?

– Si j’ai souffert ! prononça le nabab d’une voix sourde et avec un accent d’amertume si déchirant que les deux sœurs eurent froid jusqu’au fond de l’âme ; pauvre enfants ! puissiez-vous ne savoir jamais ce qu’est une pareille souffrance !…

Il essaya de sourire, et cet effort rendit plus douloureuse l’expression de profonde angoisse qui était sur ses traits.

Cyprienne et Diane s’étaient rapprochées attentives.

– Mais je pense bien, reprit Montalt avec une nuance de fatigue et de sarcasme, que j’ai eu tort de souffrir… beaucoup de gens me prendraient pour un fou s’ils savaient mon histoire… Et ces gens seraient sages, peut-être… Que m’a-t-on fait ?… M’ont-ils assassiné, dépouillé ?… M’ont-ils seulement trahi ?… Non. J’avais un ami et j’avais une maîtresse… J’aimais la jeune fille au point de lui donner mille fois ma vie… L’autre… qui était mon ami depuis que je sentais mon cœur, je l’aimais jusqu’à lui sacrifier mon amour !

« Il était faible ; je me croyais fort… nous étions presque des enfants tous les deux… Je le vis malheureux ; parce qu’il aimait en secret ma fiancée…

« Peut-être eus-je tort, mes filles, car il y a des dévouements injustes et cruels. La jeune fille avait droit à mon amour, et devant Dieu, moi, je n’avais plus le droit de fuir…

« Et pourtant, je quittai la maison de mon père, avec des larmes dans les yeux, moi, qui ne savais encore que sourire !

« J’emportai dans l’exil mon amitié enthousiaste et l’amour qui devait emplir ma vie.

« De quoi faut-il me plaindre ?… Mon ami épousa la femme que je lui avais cédée… Et un jour que je revenais de bien loin, un jour que je m’approchais en tremblant de la maison de mon père, et que je me disais : « Il faudra sourire en voyant leur bonheur, » je rencontrai mon ami sur le chemin…

« Il me refusa sa main froide. Il se mit entre moi et la porte de sa maison. Je repartis ; mon âme était morte… »

Cyprienne et Diane avaient des larmes dans les yeux.

– Pauvre père !… dirent-elles en couvrant ses mains de caresses.

– De quoi faut-il me plaindre ? répéta le nabab avec un élan d’amertume ; et que venais-je faire chez cet homme ?… Je lui avais cédé mon bonheur ; peut-être croyait-il que je venais le reprendre… Oh ! mais je l’aimais tant !…

« Et la jeune fille qui était maintenant sa femme ?… Celle-là, je l’avais abandonnée, presque trahie !… De quel droit pouvais-je lui demander un souvenir ?

« N’était-ce pas moi-même et moi seul qui avais brisé ma vie ?

« Savaient-ils seulement qu’ils avaient tué mon âme, sinon mon corps : lui, parce qu’il me chassait dans sa défiance jalouse ; elle, parce que je lui avais jeté le cri suprême de mon repentir et de ma douleur, et qu’elle avait gardé le silence ?… »

Il appuya ses deux mains contre son front tout pâle. La pente de ses souvenirs l’entraînait.

– Oh ! je l’aimais !… murmura-t-il d’une voix tremblante ; vingt années se sont écoulées depuis lors, et je n’ai jamais aimé une autre femme !… J’ai supplié Dieu de m’envoyer l’oubli !… Dieu ne m’a point exaucé… Je l’aime encore… je l’aime !… Cette nuit, je suis devenu fou rien qu’en écoutant une histoire où je ne sais quelle femme jouait un rôle qui pouvait ressembler à sa vie…

« Et maintenant que je vous parle, j’attends comme un pauvre insensé… J’ai entrevu un vague espoir dans la nuit de mon avenir… Si je m’étais trompé !… si elle avait souffert, elle aussi, comme j’ai souffert !…

« J’attends pour savoir si je dois vivre, ou m’endormir dans la fatigue qui m’accable… »

Il se tut. Cyprienne et Diane l’écoutaient encore.

Il y avait en elles une émotion puissante et grave qui les faisait muettes.

L’un des noirs entr’ouvrit la porte de la chambre.

– Une lettre pour milord, dit-il.

Le sang remonta violemment à la joue du nabab.

– D’où vient cette lettre ?… demanda-t-il d’une voix mal assurée, tandis que le noir s’avançait vers lui.

– De l’hôtel des Quatre Parties du monde, répondit le nègre.

Montalt redevint plus pâle. Sa main tremblait en saisissant la lettre. Il la regarda longtemps : on eût dit qu’il n’osait point l’ouvrir.

– Ceci est mon arrêt…, murmura-t-il en souriant avec tristesse.

Il glissa la lettre fermée dans son sein.

– Ne voulez-vous donc point savoir ?… demanda Diane.

– Plus tard…, répliqua le nabab ; si mon désir est satisfait, j’ai toute une vie pour me réjouir… Si mon dernier espoir me trompe, j’ai toute une longue nuit à souffrir… Parlons de vous, mes filles, car il faut au moins que j’aie fait, ici-bas, quelqu’un d’heureux. Je vous ai fait hier une promesse… Je ne l’ai pas oubliée… et je vais l’accomplir.

Il se dirigea vers son secrétaire, dont la tablette restait baissée.

Il prit dans l’un des tiroirs la clef du petit meuble, qui se trouvait au pied de son lit.

– Regardez bien tout ce que je fais…, dit-il ; vous pourrez avoir besoin de vous en souvenir.

Dans le meuble, il prit la boîte de sandal, et revint auprès des deux jeunes filles.

– Voilà toute ma fortune…, poursuivit-il je n’ai rien au monde, sinon cette boîte qui renferme une boucle de cheveux blonds… Je les regarde parfois, quand je suis seul, et je vois sourire alors toutes les belles joies de ma jeunesse… Cette boucle est là, gardée par les diamants qui l’entourent… Pour me la ravir, il faudrait me prendre aussi mes diamants, dont la perte me laisserait plus pauvre qu’un mendiant… Cela me plaît à penser… Et, vous savez, chacun pare son idole… Moi, je n’ai ni femme, ni enfant, ni famille… J’ai voulu faire un asile brillant à mon cher souvenir.

Il porta la boîte de sandal à ses lèvres, pour la baiser d’abord, puis pour arracher, à l’aide de ses dents, quelques-uns des diamants enchâssés dans le couvercle.

Il en prit quatre et les examina durant quelques secondes.

– C’est là une monnaie que je me suis faite…, reprit-il en continuant, son examen ; je sais la valeur de ces pierres tout comme si j’étais joaillier… Ne m’avez-vous pas dit qu’il vous fallait cinq cent mille francs ?

Cyprienne et Diane ne purent pas trouver de réponse, tant la surprise et l’émotion agissaient fortement sur elles.

– Il m’en reste encore cinq ou six fois autant…, poursuivit le nabab, qui sembla compter de l’œil les vides nombreux marqués sur le couvercle de la boîte ; et qui sait si j’aurai besoin désormais de cette fortune ? Voici toujours quatre pierres qui valent chacune cinquante mille écus, à peu près… Je vous les donne, mes filles.

– Est-il possible ?… s’écrièrent à la fois Diane et Cyprienne.

– Ne me remerciez pas…, dit le nabab en les baisant au front tour à tour ; je vous suis encore redevable… Mon cœur était mort depuis vingt ans, et vous l’avez ressuscité pour un jour… Oui, ajouta-t-il en fixant sur elles ses yeux attendris, j’avais oublié la joie d’aimer… Soyez bénies, mes filles, car vous prierez pour moi, j’en suis sûr, quand vous ne me verrez plus.

Les deux sœurs tressaillirent, et leur regard s’emplit d’inquiétude.

Montalt arrêta la question qui se pressait sur leurs lèvres.

– Ne craignez rien, dit-il, Dieu a enfin pitié de moi, puisque je vous ai trouvées… Vous m’aimez, n’est-ce pas ?…

– Oh ! notre bon père !… s’écrièrent les deux jeunes filles qui tâchaient de sourire à travers leurs larmes, nous vous aimerons toujours !…

Montalt souriait aussi et ses yeux étaient humides.

– Chères… chères enfants ! murmura-t-il, je vous crois… et je crois que nous serons tous heureux…

Il avait mis les quatre diamants dans la main de Diane.

Il retourna vers le meuble, afin d’y replacer la boîte de sandal.

Tandis qu’il refermait le meuble à double tour, la pendule sonna : il était minuit.

Montalt revint vers les deux jeunes filles, mais il n’y avait plus de sourire sur ses lèvres.

– Diane, dit-il, je vous confie cette clef, ma fille… J’avais encore bien des choses à vous dire, mais j’ai besoin d’être seul… Écoutez seulement mes dernières paroles… Je vous reverrai demain vers huit heures… peut-être à neuf heures… Si je n’étais pas revenu à dix heures, vous vous serviriez de cette clef, Diane ; vous prendriez la boîte de sandal… les diamants qui la couvrent seraient votre héritage…

– Oh ! père !… interrompirent les deux jeunes filles effrayées en se serrant contre lui.

– Laissez-moi poursuivre…, reprit Montalt qui parlait d’une voix triste, mais ferme ; cette fortune que je vous lègue, vous n’aurez de compte à en rendre à personne… Seulement, dans le cas où je ne devrais point revenir, ma volonté est que la boucle de cheveux renfermée dans cette boîte soit détruite… Promettez-moi de la brûler, mes filles, et d’en jeter les cendres au vent…

Diane et Cyprienne promirent. Elles voulaient parler et décharger le poids qui était sur leur cœur ; mais le nabab les conduisit lui-même jusqu’à la porte.

Elles se jetèrent dans ses bras ; il les repoussa doucement.

– À demain, mes filles !… dit-il.

Il était seul.

Un instant, il resta auprès de la porte, écoutant les pas légers des deux sœurs qui s’éloignaient dans le corridor.

Sa main se posa sur sa bouche, comme pour leur envoyer un dernier baiser.

Puis il tira précipitamment de son sein la réponse de Robert.

Il la considéra durant plus d’une minute avant de l’ouvrir. Il n’osait pas.

Sa respiration soulevait péniblement sa poitrine, et il y avait de grosses gouttes de sueur à son front.

Enfin il rompit le cachet.

La lettre était ainsi conçue :

« Le chevalier de las Matas a l’honneur de présenter ses respects à lord Berry-Montalt, et le prie de remettre à demain, dans la soirée, l’affaire dont il est question. »

La tête de Montalt tomba sur sa poitrine.

– Demain ! murmura-t-il.

Puis il ajouta en déchirant la lettre :

– Je mourrai sans savoir…

XXIII. – LE PREMIER CRI.

Nawn, la servante de Mirze, était restée seule au chevet de Blanche, lorsque les deux filles de l’oncle Jean avaient quitté leur chambre pour se rendre aux ordres du nabab.

Pendant les premières minutes qui suivirent le départ des deux jeunes filles, Nawn demeura, comme d’ordinaire, accroupie sur son carreau de soie, la tête penchée, les bras tombants, dans une attitude de nonchalante apathie.

C’était une femme de grande taille, qui pouvait avoir quarante ans à peine, mais dont la peau cuivrée était déjà sillonnée de rides.

Les domestiques de l’hôtel la craignaient. On l’accusait d’avoir empoisonné, à Londres, un groom mulâtre de milord, qui l’avait abandonnée après avoir été son amant.

Mais elle semblait dévouée à Mirze, et Mirze avait conservé sur l’esprit du nabab ce pouvoir que donne l’habitude.

Nawn n’avait point été chassée, bien que les deux noirs du nabab prétendissent l’avoir vue verser quelque chose de diabolique dans le dernier verre d’ale du pauvre mulâtre défunt.

Au bout de deux ou trois minutes, les yeux baissés de Nawn se relevèrent lentement. Ses membres étaient toujours immobiles, mais ses prunelles, noires comme le jais, se prirent à rouler avec vivacité, comme si elle eût voulu embrasser d’un seul coup d’œil toute l’étendue de la chambre.

Quand cet examen rapide l’eut bien convaincue qu’elle était seule, son regard inquiet se porta sur Blanche endormie.

Les paupières de la jeune fille étaient bien closes. De ce côté encore, Nawn était à l’abri de toute surprise.

Elle se leva et gagna la cheminée, auprès de laquelle deux bouilloires d’argent chauffaient. Dans l’une d’elles, il y avait de la tisane pour Blanche ; dans l’autre, de l’eau pour le thé de Diane et de Cyprienne.

Nawn s’accroupit devant le foyer et ranima le feu.

Il y avait sur son visage pensif de l’hésitation et de la pitié.

– Elles sont bien belles, ces deux jeunes filles !… murmura-t-elle ; elles sont bien douces… et leurs voix vont au cœur… Moi, je suis vieille et je suis laide.

Elle souleva le couvercle de la bouilloire qui contenait l’eau pour le thé.

– Et puis…, grommela-t-elle en fronçant le sourcil, ce sont toutes ces belles filles qui font pleurer ma maîtresse !… Pauvre Mirze !… comme elle était belle avant que les larmes eussent creusé ses yeux !… On l’aimait autrefois… maintenant, elle est dédaignée.

Tout en parlant, Nawn caressait, au fond de sa poche, des pièces d’or qui tintaient légèrement.

Elle retira sa main pleine de louis et les compta d’un regard joyeux.

– Oui, oui…, reprit-elle, ce que j’en fais, c’est pour ma bonne maîtresse. Que m’importe cet or ?…

Son œil amoureux démentait ses paroles.

Quand elle eut bien contemplé ses louis, elle les remit dans sa poche et tira de son sein une petite fiole de verre.

En ce moment, Blanche ouvrait les yeux à demi. Elle jeta son regard éteint autour d’elle…

– J’ai rêvé…, pensa-t-elle ; j’ai vu mes deux cousines qui sont mortes… Elles souriaient toutes deux au pied de mon lit…

Sa paupière retomba, lassée, tandis que ses lèvres pâles murmuraient une prière pour les pauvres belles-de-nuit…

Sa raison, affaiblie comme son corps, ne cherchait point à se rendre compte de sa situation nouvelle. D’ailleurs, le demi-jour qui régnait dans là chambre la trompait ; elle ne savait pas où elle était.

Nawn avait débouché, à l’aide de ses dents, le petit flacon de verre.

Elle murmurait en regardant la bouilloire :

– Cela tue vite… les jeunes filles ne souffriront pas.

Son hésitation était finie.

Elle étendit la main et versa dans l’eau chaude la moitié du contenu de son flacon.

Nul bruit ne se faisait dans la chambre, et pourtant Nawn n’était plus seule.

En sortant, Diane et Cyprienne n’avaient point pris la peine de fermer la porte, qui restait entre-bâillée.

Si le regard perçant de Nawn s’était tourné de ce côté, elle aurait vu sur le seuil une tête, noire comme l’ébène, dont la bouche, entr’ouverte par l’étonnement, montrait deux rangées de dents éblouissantes.

Ce fut, du reste, l’affaire d’une seconde. Avant que Nawn eût remis le flacon dans son sein, la tête noire avait disparu, et Séid se disait derrière la porte :

– C’est la même eau qui a tué le mulâtre…

Nawn se rapprocha du lit où Blanche était toujours immobile.

Une réflexion lui vint. Les soupçons pourraient se porter sur elle, et le flacon l’accuserait en ce cas.

Elle traversa la pièce sans bruit et entra dans la chambre voisine, dont elle ouvrit la fenêtre pour jeter au dehors le reste du poison.

Son absence ne dura guère qu’une minute. Quand elle rentra, Blanche était réveillée et toute tremblante.

Elle murmurait de sa voix faible, qu’on entendait à peine, et disait qu’elle avait vu un grand homme noir traverser la chambre en rampant et s’approcher du foyer.

Nawn ne comprit pas ou ne fit point attention. La chambre était déserte et les deux bouilloires toujours à la même place…

Quelques instants après, Cyprienne et Diane revinrent.

Elles semblaient tristes toutes deux, et leurs yeux gardaient des traces de larmes.

– Laissez-nous, ma bonne…, dirent-elles à Nawn ; vous pouvez aller vous reposer.

Nawn ne se pressait point d’obéir. Elle tournait autour du foyer.

– Vous n’avez rien pris de la journée…, murmura-t-elle ; ne voulez-vous point que je vous serve un peu de thé ?

– Nous nous servirons nous-mêmes, ma bonne… Allez !

Nawn sortit comme à contre-cœur.

Quand elle eut passé la porte, Diane et Cyprienne se jetèrent dans les bras l’une de l’autre en pleurant.

Puis elles s’assirent toutes deux. Durant quelques instants, leur douleur les rendit muettes.

– Ma sœur, dit enfin Cyprienne, le laisserons-nous mourir sans essayer au moins de le sauver ?

Diane secoua la tête en silence.

– Nous n’avons pas prononcé une parole, reprit Cyprienne, pas fait un signe pour l’arrêter dans sa résolution !… Et pourtant il nous aime… il nous aurait peut-être écoutées !…

– Il nous a éloignées, répliqua Diane, parce qu’il a eu peur de nos prières et de nos caresses !

– Et nous avons obéi sans résistance !… Il fallait du courage, ma sœur !… Oh ! si j’étais près de lui à présent, il aurait beau faire… je m’attacherais à lui… je lui dirais que cette mort qu’il appelle est un crime !… car il veut se tuer, j’en suis sûre !

Diane avait les yeux secs maintenant.

– Quel noble cœur !… dit-elle ; Dieu n’a point dû pardonner à ceux qui ont ainsi brisé sa foi !

– Oh ! cette femme et cet homme !… s’écria Cyprienne, puissent-ils être maudits !…

Diane lui serra le bras.

– Tais-toi…, murmura-t-elle ; n’appelle pas au hasard la colère de Dieu… Ceux-là que tu maudis sont peut-être bien malheureux, ma sœur !…

Cyprienne l’interrogea du regard, mais la paupière de Diane se baissa.

– Comme il est généreux et bon ! poursuivit cette dernière après un silence ; il a pensé à nous, même à cette heure où tout s’oublie… Tu as raison, ma pauvre sœur, nous avons manqué de courage… Mais aussi comment parler ?… Il comptait les minutes… Nous avions tant de choses à lui dire… nous ne lui avons rien dit !

– Pas même ce que nous avons fait grâce à son assistance, répliqua Cyprienne ; j’aurais voulu lui parler de Madame.

– Et de notre Ange, qu’il eût aimée, j’en suis sûre !… J’aurais voulu qu’il vît notre pauvre Blanche.

– Et quelque chose encore !… interrompit Cyprienne ; sa voix avait un accent de tristesse et de reproche quand il a prononcé les noms d’Étienne et de Roger… Dix fois, j’ai été sur le point de faire une question.

– S’il fallait accuser, répliqua Diane, il n’aurait pas voulu nous répondre…

Blanche s’agita faiblement dans son sommeil.

– Mon Dieu ! continua Cyprienne, tu l’aimes comme moi, ma sœur… Si cruelle que soit la blessure de son cœur, nous l’aurions guérie à force de tendresse… Pense donc !… S’il avait voulu venir avec nous, là-bas, à Penhoël… Comme il aurait été heureux au milieu de tout ce bonheur, son ouvrage !… Tu ne me réponds pas, ma sœur ?…

– Oui… oui…, fit Diane d’un air distrait ; je crois qu’il aurait été bien heureux.

– Et n’est-il donc plus temps, s’écria Cyprienne, de tenter un dernier effort ?… Il me semble que je serais éloquente en ce moment, car mon cœur est plein… Je lui dirais comme Madame est sainte et bonne !… comme notre Blanche a l’âme angélique !… comme la vieillesse de notre père est vénérable et douce !… Je lui dirais nos tranquilles joies de Bretagne… ce que nous regrettons, ma sœur !… ce qui mettait dans nos yeux des larmes si amères quand nous étions seules au milieu de ce grand Paris !…

Elle s’arrêta, parce que l’Ange s’agitait davantage. La bouche pâlie de la pauvre enfant exhalait des plaintes étouffées.

– Elle souffre…, murmura Cyprienne.

Diane semblait distraite pour les douleurs de l’Ange comme pour les rêves d’avenir de sa sœur.

Sa main fit subir une pression plus forte au bras de cette dernière.

– As-tu bien regardé Berry-Montalt ?… demanda-t-elle tout à coup.

– Pourquoi cela ?… balbutia Cyprienne étonnée.

– As-tu, remarqué, – je ne sais pas si je me trompe, as-tu remarqué une ressemblance ?…

– Oui…, interrompit Cyprienne vivement ; cela m’a frappée deux ou trois fois… mais c’est en vain que j’ai interrogé mes souvenirs… Je cherche encore à me rappeler quel visage…

– C’est que tu ne te souviens plus, peut-être, interrompit Diane à son tour, du temps où René de Penhoël était heureux…

– C’est vrai !… dit Cyprienne dont les yeux s’ouvrirent tout grands ; c’est vrai !… quand je me représente le sourire de Montalt, il me semble que je vois Penhoël sourire !

La rêverie absorbait Diane de plus en plus.

– C’est qu’il y a encore autre chose, reprit-elle avec lenteur. Te souviens-tu que, là-bas, en Bretagne, on nous disait toujours que notre oncle Louis avait aimé Madame ?…

– Est-ce que tu croirais ?… commença Cyprienne.

– Et que Madame l’aimait…, poursuivit Diane dont le beau regard s’éclairait ; et que Louis de Penhoël quitta la Bretagne, parce que René, son frère, se mourait d’amour pour Madame…

– Oh !… fit Cyprienne pâle d’émotion, c’est vrai !… c’est vrai !… ma sœur, il faut courir !… nous jeter à ses genoux… le prier… le supplier !

Elle avait saisi le bras de Diane et l’entraînait vers la porte.

Blanche poussa un cri aigu. Les deux jeunes filles s’arrêtèrent effrayées. Blanche se soulevait sur son lit et se tordait en des convulsions.

Diane et Cyprienne l’avaient trouvée, toute vêtue sur sa couche, dans l’appartement de madame la marquise d’Urgel ; mais une fois à l’hôtel du nabab, elles l’avaient déshabillée pour la mettre au lit.

Le seul regard qu’elles avaient échangé alors, et la rougeur subite de leurs fronts, avaient dit leur commune pensée.

Blanche était enceinte ; il n’y avait pas à s’y méprendre.

Quant à percer le fond de cet étrange mystère, qui semblait accuser d’une manière victorieuse une enfant jusqu’alors innocente et pure comme les anges, les deux sœurs avaient essayé, chacune de leur côté, mille explications impossibles, mais elles ne s’étaient point communiqué leurs doutes de vive voix.

Avant d’aborder ce sujet, elles sentaient leurs joues en feu ; leurs yeux se baissaient, et les paroles hésitaient sur leurs lèvres.

D’ailleurs, Nawn n’avait presque point quitté la chambre, et ce n’était pas devant la servante qu’elles eussent voulu parler.

Mais, si elles ne s’étaient point communiqué leurs pensées, leurs pensées n’en étaient pas moins semblables.

Au cri de Blanche, le même effroi les saisit.

Si c’était l’heure de la délivrance ! Elles étaient là, seules, ignorantes, et ne sachant pas même quel genre de secours il fallait porter à la malade.

Et Blanche était si faible !…

L’idée ne leur venait point, pourtant, d’appeler à leur aide, car, en ce premier moment de trouble, elles ne raisonnaient pas leur situation. La frayeur, qui les prenait à l’improviste, les aveuglait en quelque sorte, et ne laissait parler que leur instinct, qui leur criait de sauver l’honneur de Penhoël.

Qu’espéraient-elles, cependant ? Hélas ! les pauvres filles eussent été bien en peine de le dire.

Elles avaient la volonté vague de cacher l’enfant qui sans doute allait naître.

Par quel moyen ? Elles ne savaient.

Ce qu’elles ne pouvaient ignorer, c’est que la naissance d’un enfant met bien souvent la mère aux portes du tombeau.

Il faut, autour du lit de l’accouchée, les soins expérimentés et l’aide précieuse de la science. Qu’allait-il se passer ? Il n’y avait ici à espérer que l’aide de Dieu.

Blanche criait ; ses plaintes déchiraient le cœur de Diane et de Cyprienne, qui demeuraient pourtant immobiles à l’autre bout de la chambre. Quelque chose les retenait loin de ce lit, où s’accomplissait un mystère qui les épouvantait. Blanche ne les voyait point ; elle se croyait seule. Elle disait parmi ses plaintes :

– Mon Dieu, ayez pitié de moi !… Sainte Vierge, vous qui savez si je suis innocente, ne me laissez pas mourir sans secours !… Oh ! ma mère ! ma mère ! si tu savais comme je souffre !…

L’affaissement et la fatigue faisaient trêve un instant à sa torture. Diane et Cyprienne voyaient alors sa tête charmante se renverser sur l’oreiller.

Elle était si pâle qu’on eût dit une morte.

Ses yeux se fermaient. Ses grands cheveux blonds tombaient, épars, sur son front et sur ses joues.

Et, chaque fois que les douleurs se calmaient, le doute revenait dans sa conscience d’enfant, où il n’y avait que de purs souvenirs.

– C’est impossible !… murmurait-elle ; je suis folle !… Les jeunes filles comme moi ne sont pas mères !… Mon Dieu ! si je dois mourir, ôtez-moi cette pensée qui m’empêche de prier.

Diane et Cyprienne écoutaient stupéfaites ; elles ne pouvaient deviner la vérité bizarre et incroyable ; mais leurs cœurs n’avaient pas besoin d’une certitude raisonnée. Elles auraient juré que Blanche était innocente.

Les instants de trêve étaient courts. L’Ange de Penhoël reprenait son épuisant martyre. Les deux filles de l’oncle Jean s’étaient rapprochées peu à peu et se tenaient debout auprès du lit.

Blanche rouvrit les yeux à demi. Un sourire doux erra autour de sa lèvre.

– Oh !… fit-elle d’une voix mourante, merci, sainte Vierge !… vous m’envoyez vos anges pour me secourir.

Sa paupière retomba.

Elle murmura encore :

– Peut-être que je suis morte… car mes deux cousines sont dans le ciel !

Cyprienne et Diane pleuraient.

Au bout d’une minute de calme, Blanche eut un tressaillement violent et poussa un grand cri. Diane, que l’émotion faisait sourire sous ses larmes, reçut un enfant dans ses bras.

Nawn, qui avait feint de s’éloigner, était restée en sentinelle derrière la porte, guettant le moment de gagner ses louis d’or.

Elle avait tout vu, tout entendu.

Et cette femme, qui attendait impatiemment l’heure du crime, fut saisie de pitié à la vue de l’enfant et de la jeune mère.

Pour tuer ceux-là, on ne l’avait point payée.

Elle s’élança d’un bond dans la chambre et s’empara de l’enfant pour lui donner les premiers secours.

Blanche joignit les mains et se laissa retomber sur son oreiller, heureuse et guérie.

Les deux sœurs se jetèrent au cou de Nawn, et l’embrassèrent à l’envi.

Nawn ne perdait point la tête. L’instant était souverainement favorable.

– Vous vous rendrez malades, dit-elle, si vous ne prenez rien ; et voilà une pauvre jeune dame qui m’a l’air d’avoir grand besoin de vous !

– Nous prendrons tout ce que vous voudrez, ma bonne !… s’écrièrent à la fois Diane et Cyprienne qui berçaient tour à tour l’enfant entre leurs bras.

Nawn arrangea deux pleines tasses de thé. En les présentant aux deux sœurs, ses mains ne tremblèrent point.

C’était de la besogne commandée.

Cyprienne et Diane burent gaiement, puis elles remirent l’enfant aux mains de Nawn. Elles avaient échangé un regard.

Blanche semblait s’être assoupie ; leur présence n’était plus indispensable. Elles s’élancèrent toutes deux dans le corridor pour gagner la chambre de Berry-Montalt, et tenter l’effort retardé par la crise de Blanche.

La chambre du nabab était déserte ; son lit était froissé, bien que sa couverture n’eût point été soulevée. Il avait dû prendre quelques instants de repos sans ôter ses vêtements.

Il était alors un peu plus de cinq heures du matin.

Restée seule, Nawn mit l’enfant sur le pied du lit.

– Elles étaient bien jolies !… murmura-t-elle comme si les deux sœurs eussent été déjà mortes.

Puis elle ajouta en secouant sa tête basanée :

– Elles en ont pour un quart d’heure encore…

Elle sortit en se hâtant, et se rendit dans la dernière pièce de l’aile gauche, donnant sur les ruelles désertes.

Elle ouvrit la croisée ; on n’entendait aucun bruit au dehors.

– Est-ce qu’ils ne seraient pas là ?… grommela-t-elle ; j’avais pourtant promis la chose pour cinq heures… Je suis en retard de dix minutes !

Elle alluma deux bougies qu’elle plaça sur l’appui de la croisée…

Un cri poussé avec précaution troubla la nuit silencieuse.

– Ils sont là !… dit Nawn.

XXIV. – CINQ COUPS D’ÉPÉE.

La grande pendule du marchand de vin de la porte d’Orléans venait de sonner six heures moins le quart. Le jour se levait : le vent soufflait, sec et froid, parmi les arbres dépouillés du bois de Boulogne.

Quelques charrettes de paysans attardés descendaient encore l’avenue de Neuilly, et se hâtaient pour gagner les halles. Le bois était complétement désert.

Il y avait à peine quelques secondes que l’œil-de-bœuf du cabaretier avait jeté l’heure, à travers les contre-vents fermés, lorsqu’une élégante voiture déboucha au rond-point de la porte d’Orléans.

Elle traversa la place sablée, au trot de ses magnifiques chevaux, et s’arrêta contre le mur d’enceinte, à trois cents pas environ de la sentinelle.

Les petits arbres du bois de Boulogne, qui n’était guère alors qu’un taillis, empêchaient la sentinelle de voir la voiture. Néanmoins le brave soldat du centre, averti par son belliqueux instinct, arrêta sa promenade pour se gratter l’oreille et murmurer :

– Voilà des bourgeois qui vont au champ d’honneur ! Un militaire français n’y doit point mettre obstacle…

Il enfonça le shako sur sa titus, et s’enveloppa dans son manteau couleur de poussière, déterminé à ne rien voir et à ne rien entendre.

La voiture, cependant, s’était ouverte ; deux nègres, qui se tenaient devant et derrière, avaient sauté sur le sable pour aider leurs maîtres à descendre.

Montalt mit pied à terre le premier, puis vint Nehemiah Jones, le grave majordome, bien peigné, rasé admirablement, et habillé de noir des pieds à la tête.

Il n’y avait qu’eux dans la voiture.

Le nabab, qui était très-pâle et dont les traits fatigués dénotaient l’humeur la plus morose où nous l’ayons encore vu, resta debout, en avant de la voiture, les bras croisés sur sa poitrine.

Nehemiah Jones prit dans l’intérieur une paire d’épées, et vint se placer au côté du nabab.

Les deux nègres reprirent leurs places, l’un sur le siége de devant, l’autre sur le siége de derrière.

On n’avait pas encore prononcé une seule parole.

Montalt tira sa montre.

– Six heures moins dix…, murmura-t-il ; cinq minutes de retard, déjà !

– Le Français, prononça M. Jones sentencieusement, a le caractère léger, oublieux, étourdi ; l’inexactitude est au nombre de ses défauts, et des voyageurs dignes de foi ont remarqué…

– Assez, mister Jones !… interrompit Montalt ; je crois que j’entends une voiture.

Le majordome s’inclina gravement et tendit l’oreille.

– S’il plaît à Votre Seigneurie, dit-il, c’est une voiture, en effet… Votre Seigneurie se battra-t-elle ici-même, ou sous le couvert ?

– Cherchez une place dans le bois, mister Jones, répondit Montalt.

Le majordome s’éloigna d’un pas digne et mesuré pour obéir à cet ordre.

La voiture qu’on avait entendue de loin se montra en ce moment au bout de l’allée. C’était un fiacre. Étienne et Roger en descendirent. Ils n’avaient pas amené de témoins.

– Oh ! oh ! se dit Montalt ; n’aurons-nous point M. de Pontalès ?

Il échangea un salut froid avec les deux jeunes gens.

Roger portait deux épées sous le bras.

– Monsieur, dit Étienne, vous nous voyez venir seuls parce que le combat, tel que vous vouliez nous l’imposer, ne peut pas nous convenir.

– Ah !… fit Montalt du bout des lèvres.

– Nous avons tiré au sort…, reprit Étienne.

– Et j’ai perdu…, dit Roger.

– C’est moi, poursuivit le jeune peintre, qui me battrai contre vous, milord.

Étienne disait cela d’un air triste et sans colère. Le regard qu’il jetait à Montalt implorait encore, malgré lui peut-être, cette explication si durement refusée.

Montalt détourna les yeux et se prit à regarder Roger, qui, loin d’imiter le calme de son ami, avait déjà le rouge à la joue et semblait contenir à grand’peine son irritation prête à éclater.

Il baissa les yeux en frémissant devant le regard du nabab, provoquant et moqueur.

– Ah !… fit encore ce dernier, vous avez joué, mes jeunes camarades ?… et M. Roger a gagné ?… et il vient ici comme simple témoin ?… Ah çà ! mais c’est donc un insulteur pour rire que ce M. Roger ?

Étienne se mit au-devant de son ami, qui avait fait un mouvement pour se jeter sur le nabab.

– Épargnez-vous, milord ! dit-il d’un ton sévère ; en France, nous sommes avares d’outrages à l’heure du combat.

Il repoussa Roger, et se tourna vers Montalt, qu’il regarda en face. Montalt avait toujours les bras croisés sur sa poitrine. Parmi le dédain qui était sur ses traits, il y avait comme une cruauté froide et volontaire.

– Milord, lui dit Étienne, je suis venu jusqu’ici avec un reste d’espoir… Mon cœur s’obstinait à douter… non pas à cause de vous, milord, car je sais qu’il est une nature chez qui la bienfaisance est une boutade comme le crime un caprice… mais à cause d’elle, que j’aimais de toute la puissance de mon âme… à cause d’elle que j’avais laissée si pure et si belle de cœur, il y a deux mois à peine !… J’avais vu par mes yeux et par ceux de mon ami… Je me refusais à croire l’évidence…

– On dit que la foi sauve…, murmura Montalt.

Un peu de sang vint aux joues pâles du jeune peintre, et ses yeux eurent un éclair.

– L’un de nous deux va mourir…, dit-il ; à quoi bon railler maintenant ?… Milord, vous nous avez rencontrés tous les deux sur le chemin du bon Dieu, comme on dit dans notre pauvre Bretagne… vous nous avez appelés vos amis… vous nous avez arraché notre secret à force de tendresse feinte… Votre fantaisie était d’avoir quelqu’un à aimer… vous avez surpris notre affection, à nous dont le cœur est jeune et loyal. Voici Roger qui a soif de votre sang, à cette heure, et qui eût donné pour vous la dernière goutte de son sang ! Ce sont des jeux étranges auxquels vous vous plaisez !… Et quand vous avez su nos douleurs avec nos joies… quand vous avez pu mesurer l’espoir cher qui soutenait notre vie, vous avez dépensé votre or pour aller chercher tout au fond de la Bretagne, dans un village ignoré, deux pauvres jeunes filles, et vous avez tué notre bonheur !… Oh ! certes, on pouvait se refuser à le croire, car il y a de la folie dans votre rôle honteux, milord !… et vous êtes à mes yeux un insensé encore plus qu’un infâme !

– S’il plaît à Sa Seigneurie, cria Nehemiah Jones dans le taillis, j’ai trouvé un endroit avantageux et confortable…

– Allons ! dit Montalt qui se mit en marche ; votre sermon n’était peut-être pas fini, M. Étienne… mais les affaires avant tout !

Ils s’enfoncèrent tous les trois sous le couvert, et l’instant d’après ils avaient rejoint le majordome dans une petite clairière, située à vingt-cinq pas seulement de l’allée.

Les deux jeunes gens étaient muets maintenant. Montalt félicita son majordome sur le choix du lieu, et jeta bas sa redingote.

Étienne était déjà prêt.

– C’est un combat à mort…, dit-il d’une voix basse et résolue en tombant en garde.

Montalt se posa tout souriant, fit un salut plein de grâce et ne répondit point.

Les épées se touchèrent ; la garde du nabab, élégante mais lâche, semblait le découvrir.

Roger, dont le regard de feu suivait la pointe des armes, se disait :

– Si j’étais à la place d’Étienne, ce serait fait de cet homme !

Étienne, attaqua pourtant comme il faut, se couvrant d’une garde prudente, ferme, serrée. Montalt, lui, parait négligemment et du bout des doigts.

Au bout d’une minute de combat, il se fendit sur un coup droit et releva l’épée.

La chemise d’Étienne avait une petite tache rouge au milieu de la poitrine.

La place était mortelle. Roger se précipita sur son ami en tremblant.

Pendant cela, Montalt faisait signe à Nehemiah Jones, qui tira froidement de sa poche un foulard des Indes, et vint essuyer la pointe de l’épée, où restait une gouttelette de sang.

Roger arracha l’arme des mains d’Étienne.

– Tu es blessé !… dit-il.

– Un quart de ligne de fer… murmura Montalt. Un oiseau-mouche serait mort sur le coup !…

Sur le terrain, on ne se rend guère compte d’une blessure que par l’endroit touché ; Étienne avait cru, au premier moment, que sa poitrine était traversée ; par le fait, et comme le disait le nabab, il n’avait qu’une piqûre d’épingle.

Sa fierté se révolta énergiquement, et la colère qu’il avait contenue jusqu’alors rendit son visage écarlate.

Il voulut reprendre l’épée à Roger, qui le repoussa brusquement.

– Laisse-moi !… s’écria Roger ; je veux voir si cet homme pourra continuer avec moi sa plaisanterie.

– C’est juste cela, dit Montalt qui se remit en garde ; mon cher peintre, ce ne peut pas être toujours à vous… Il faut bien que mon secrétaire ait son tour.

– Défendez-vous !… défendez-vous !… criait Roger dont la main tremblait de rage.

– M. de Launoy, dit Montalt, vous êtes pressé… je conçois cela… mais moi, il faut que je me ménage ; nous en sommes encore aux bagatelles de la porte… J’en suis désolé pour vous, mes très-chers, mais vous me donnez la petite pièce avant le drame…

– Monsieur ! monsieur ! interrompit Roger, défendez-vous, ou je ne réponds plus de moi !

Étienne restait là, vaincu et la tête baissée.

– Soyez tranquille, reprit Montalt ; la plaisanterie ne durera pas toujours… Et, il y aura du sang ailleurs qu’à l’extrême pointe de mon épée… Je suis ici pour me venger, de vous d’abord, mes jeunes camarades, qui avez insulté la main d’un bienfaiteur !… Or chacun en prend à sa guise… Moi, je me venge de vous en vous faisant une dernière aumône… Je vous donne la vie, mes enfants, après vous avoir donné ma table et mon toit…

Roger fit un pas en avant.

Montalt, au lieu de reculer, prit négligemment son épée au croisé, et l’envoya tomber à quelques pas.

– Patience donc ! poursuivit-il tandis que Roger, confus, allait ramasser son arme ; j’ai bien écouté, moi, tout le sermon de M. Étienne, ce matin, et toutes vos insultes, hier, mon jeune camarade !… J’attends ici bonne compagnie… Nous sommes seuls encore ; le temps ne presse pas.

Roger revint se mettre en face de lui.

– Pardieu ! s’écria le nabab, c’est une chose étrange que la destinée de certains hommes… Moi, chaque fois que j’ai fait le bien, j’ai toujours été châtié par le sort !… Sur cinq personnes que j’attends ici, pour croiser le fer avec elles…

– Cinq personnes ?… répétèrent les deux jeunes gens.

Montalt poursuivit sans s’arrêter à l’interruption :

– Une seule ne me doit ni amitié ni reconnaissance… Des quatre autres, il y en a deux, vous, Étienne Moreau, et vous, Roger de Launoy, que j’ai traités comme mes fils… Le troisième est un pauvre jeune homme à qui j’ai sauvé la vie… Le quatrième…

Il passa le revers de sa main sur son front et n’acheva point.

– Aux trois premiers, reprit-il d’une voix grave, qui me devraient reconnaissance et amour, je vais infliger une punition pareille… Il y aura trois poitrines marquées par la pointe de mon fer, et ce seront trois signes de pitié… trois stigmates de mépris !…

– En garde donc, alors !… s’écria Roger qui ne se possédait plus.

Montalt ne bougea pas.

– Celui qui ne me doit rien, poursuivit-il, sera le mieux traité ; il trouvera une arme sérieuse au-devant de la sienne… Et il tombera dans un combat digne d’un homme !… Quant au dernier, que Dieu le protége ! car la vengeance, ici, sera terrible…

Sa voix était devenue basse et sombre.

Il secoua sa longue chevelure noire, qui tombait en anneaux mobiles sur le collet de sa chemise, et tendit enfin l’épée.

Roger croisa le fer en poussant une sorte de cri joyeux.

Étienne était toujours immobile, comme si la foudre l’eût touché.

Il ne craignait point pour la vie de Roger. Ce duel était pour lui une incroyable comédie, sous laquelle se cachait un mystère dont l’explication échappait à son intelligence.

L’image de Diane était devant sa vue. Parfois, tant était grande encore l’irrésistible sympathie qui l’avait poussé jadis vers Montalt, au delà de ce prologue funeste il voyait un dénoûment heureux.

Le cœur de cet homme n’était-il pas un abîme où se confondaient vertus et vices, doutes et croyances ?…

Il ne savait…

Au moment où les deux épées glissaient pour la première fois l’une contre l’autre, un bruit de voiture se fit sur le sable de l’allée voisine.

Roger précipita son attaque furieuse comme s’il eût craint qu’on ne lui enlevât sa proie.

Car il n’avait aucune des idées qui remplissaient le cœur du jeune peintre. Il avait vu, il croyait. La jalousie était désormais sa seule passion et sa seule pensée.

Avec Roger comme avec Étienne, le nabab en prenait fort à son aise. Vous eussiez dit un maître d’armes qui trompe, en se jouant, les coups pressés d’un élève maladroit.

– Qu’est-ce à dire ?… s’écria le jeune Pontalès qui parut en ce moment sur la lisière du taillis avec deux témoins.

Au même instant, Vincent, qui venait aussi de quitter son fiacre, se montra d’un autre côté.

Étienne, Roger, Vincent et Pontalès se reconnurent avec une égale surprise.

Mais ce n’était pas l’heure d’échanger des explications.

Le nabab s’était fendu. Une petite tache rouge, toute pareille à celle que gardait la chemise d’Étienne, marqua la poitrine de Roger.

Le nabab releva encore son épée, dont la pointe humide fut essuyée soigneusement par le grand foulard des Indes de Nehemiah Jones.

– Ce n’est rien ! s’écria Roger ; en garde !

Le nabab tira sa montre.

– Mon cher monsieur, répliqua-t-il, je n’ai qu’un quart d’heure à donner à chacun de vous… et la demi-heure est passée.

Les nouveaux arrivants faisaient cercle autour des adversaires.

– En garde ! répéta Roger qui fondit impétueusement sur le nabab.

On vit l’épée de Montalt décrire un demi-cercle rapide, et Roger, désarmé pour la seconde fois, comme un enfant, laissa tomber ses bras le long de son corps.

– À votre tour, M. de Pontalès !… dit froidement le nabab.

Pontalès échangea un regard avec ses deux témoins.

– Un duel semblable me paraît contre toutes les règles…, murmura-t-il, et je ne sais si je dois…

Pendant qu’il parlait, Vincent avait ramassé l’épée.

– Moi, je ne connais pas les règles…, prononça-t-il rudement ; cet homme m’a donné rendez-vous… voici des armes… cela suffit.

– À la bonne heure ! s’écria Montalt en riant, celui-là est un vrai gentilhomme breton… crinière de lion et cœur de loup !

– Celui-là sait tenir une épée !… répondit Vincent ; si vous n’avez pas le poignet libre et la tête froide, ne vous battez pas contre lui.

Pour toute réponse, le nabab reprit, pour la troisième fois, sa garde élégante et fière ; mais il fut obligé tout de suite de serrer son jeu et de se tenir ferme à la parade, car Vincent était un adversaire redoutable.

Le combat dura plusieurs minutes, au bout desquelles la fatale tache de sang se montra sur la poitrine du jeune homme, juste à la même place que les deux autres.

Le foulard des Indes joua son rôle, et Vincent, la tête basse, se retira auprès d’Étienne et de Roger.

– À votre tour, M. de Pontalès ! répéta le nabab.

Pontalès s’avança, suivi de ses deux témoins.

Tandis qu’il ôtait son habit sans faire de nouvelles objections, Montalt le considérait, et son visage prenait une expression de tristesse.

– Vous êtes jeune, dit-il enfin, et peut-être êtes-vous un homme de cœur… Il est temps encore de vous retirer, M. de Pontalès… Mais si vous vous mettez là, devant moi, je vous préviens que mon épée ne s’arrêtera point en touchant votre poitrine… J’avais peut-être mes raisons pour épargner ces trois enfants… et peut-être en ai-je au contraire pour ne point vous épargner, vous !

Il n’y avait plus ni raillerie ni fanfaronnade dans ses paroles.

– Vous êtes habile, monsieur…, répondit Pontalès ; on fera ce qu’on pourra.

Dès les premières passes, il prouva que lui-même était singulièrement expert en fait d’escrime. Mais, au-devant de la poitrine nue de Montalt, il y avait comme un mur d’acier…

Ce n’était plus le même homme. Toute nonchalance avait disparu de sa pose. Ses yeux avaient un rayonnement sombre, et des rides se creusaient entre ses sourcils froncés.

Il rompit tout à coup, en un certain moment, et appuya la pointe de son épée contre le sol.

– Écoutez !… murmura-t-il de manière à n’être entendu que de Pontalès, ma tête s’échauffe… Je vous l’ai dit hier : vous avez le visage de votre père… et je vais oublier que vous ne m’avez jamais fait de mal !

– Ah ! s’écria Pontalès emporté lui-même par la chaleur du combat, vous ne riez plus, milord… Si vous êtes las, on vous donnera trêve…

– Vous l’aurez voulu !… dit Montalt dont les yeux lancèrent un éclair. Je ne vois plus en vous que le fils de votre père, monsieur… et je me venge !

Les deux épées grincèrent en se touchant de nouveau ; Pontalès tomba percé à la même place que les trois autres.

Mais, cette fois, le foulard des Indes essuya quatre pouces de fer sanglant.

Le nabab croisa ses bras sur sa poitrine, et sa tête se pencha.

Les témoins de Pontalès l’emportaient, à bras, vers sa voiture.

Étienne, Roger et Vincent s’éloignaient déjà de la place du quadruple duel, lorsqu’un bruit de pas se fit dans le fourré.

On n’avait point entendu de voiture rouler sur le sable de l’allée.

Les trois jeunes gens poussèrent ensemble un cri de surprise.

– Mon père !… dit Vincent.

– M. Jean !… ajoutèrent Étienne et Roger.

Montalt tressaillit légèrement, mais ses traits ne trahirent aucune émotion.

Seulement sa paupière se releva comme malgré lui, et son regard glissa sur les trois jeunes gens, parce qu’il se disait :

– Son fils !… et ceux-ci le connaissent ? Qui sont donc Cyprienne et Diane ?…

Le vieux Jean de Penhoël venait d’entrer dans la clairière. Il arrivait juste à l’heure, bien qu’il fût venu à pied depuis la rue Sainte-Marguerite, où il avait passé la nuit, tout seul, dans le pauvre grenier, abandonné par Madame et par René.

Sa tête nue ruisselait de sueur. Il portait, comme toujours, ses sabots emplis de paille et sa veste de futaine grise, sur laquelle brillait, ce matin, sa croix de Saint-Louis.

– Si je suis en retard, dit-il en se hâtant vers le centre de la clairière, excusez-moi… je viens de loin, et je n’ai plus mes jambes de quinze ans.

En arrivant sur le lieu du combat, il reconnut à la fois les trois jeunes gens que ses yeux, affaiblis par l’âge, n’avaient point distingués d’abord.

Ceux-ci parlaient tout bas et semblaient se consulter.

L’oncle Jean s’avança vers eux et leur tendit la main tour à tour.

– Bonjour, Vincent, mon fils…, dit-il ; tu m’apprendras tantôt pourquoi tu as laissé le service du roi où je t’avais mis… En attendant, sois le bienvenu, et puisses-tu être plus heureux que nous !… Bonjour, Roger !… Bonjour, Étienne !… Je me disais tout le long du chemin : « Je ne trouverai pas dans ce Paris un seul ami pour m’assister… » Je me trompais, ma foi !… Milord Montalt, ajouta-t-il en se tournant vers le nabab, j’ai des témoins à revendre, comme vous voyez… Et vous n’aurez à me prêter qu’une épée.

Il disait tout cela de sa voix douce et bonne, mais l’expression de ses traits n’avait plus cette humilité que nous lui avons vue. Il redressait la tête ; ses grands yeux bleus brillaient, et son regard avait une belle fierté. Les trois jeunes gens regardaient avec respect et tristesse ce noble front de vieillard avec sa couronne de cheveux blancs comme la neige.

Montalt aussi le regardait, mais c’était à la dérobée ; il détournait les yeux et affectait de ne rien voir. Sa figure, où ne se montrait nulle fatigue, peignait un mépris dur et froid.

Il ne parlait point, et semblait attendre.

L’oncle Jean vint se placer en face de lui.

– Donnez une arme à monsieur, dit Montalt en s’adressant à son majordome.

L’oncle Jean se baissait déjà pour ramasser l’épée.

– Oh ! oh !… fit-il avec surprise il y a sur la terre des gouttes de sang… Est-ce que je ne suis pas le premier ?

Les trois jeunes gens, qui étaient restés jusqu’alors indécis et sombres, s’ébranlèrent à la fois. Vincent se mit entre son père et le nabab.

– Milord, dit-il à voix basse, ce combat est impossible !

– Vous êtes le cinquième, M. Jean…, murmurait pendant cela Étienne ; moi d’abord… Roger ensuite… votre fils après… enfin M. Alain de Pontalès que ses témoins emportent mourant… Nous avons été tous vaincus, ici, à cette même place.

Les yeux bleus de l’oncle Jean brillèrent davantage.

– Il est donc bien fort ?… dit-il en faisant plier sa lame.

– C’est un démon…, répliqua Roger ; contre lui l’adresse et le sang-froid ne servent à rien… On dirait qu’il possède un charme.

– Morbleu ! voilà qui est bon à savoir ! s’écria l’oncle Jean dont le visage s’animait rangez-vous, mes enfants ! nous avons bonne cause et bon bras… Dieu est juste… rangez-vous !

Les deux jeunes gens ne bougeaient pas.

– Je ne sais pas si votre querelle est semblable à la mienne, reprit le vieillard en les écartant d’autorité ; dans un quart d’heure, nous pourrons causer de cela.

Entre lui et son adversaire, il ne restait plus que Vincent, qui parlait bas au nabab avec vivacité.

Montalt détournait la tête et ne répondait point.

– Range-toi, Vincent, reprit le vieux Penhoël ; je ne te dis pas de te retirer, parce que tu es soldat et fils de soldat ; mais pas de faiblesse, enfant !… Nous sommes ici pour l’honneur de Penhoël.

Vincent hésitait encore ; un geste impérieux du vieillard le fit reculer de quelques pas.

– Mon père ! murmura-t-il pourtant, je vous en supplie…

– Silence !… interrompit l’oncle en sabots ; tu vois bien que milord nous attend !

Montalt consultait en effet sa montre.

– Nous avons perdu cinq minutes, dit-il.

– Nous allons les regagner !… s’écria l’oncle Jean qui jeta ses gros sabots et mit ses pieds nus sur le gazon.

Il avait dépouillé sa veste de paysan et montrait maintenant le chanvre gris de sa chemise. Étienne, la pâleur sur le front, disait à Roger :

– Te souviens-tu ?… Milord a dit que sa vengeance la plus terrible tomberait sur le cinquième… et c’est Jean de Penhoël qui est le cinquième !

Roger courba le front sans répondre.

Tous deux avaient le même désir que Vincent : mettre obstacle à ce duel inégal ; mais il y avait, à ce moment, sur le visage du vieux Penhoël une résolution si grave et si fière que leurs volontés dominées se taisaient.

Le vieillard prit place à l’endroit même où ses quatre devanciers avaient combattu. Il examina soigneusement la garde de l’épée et l’angle de la monture.

Puis il fit le salut des armes, suivant la rigueur des anciennes coutumes.

Sa haute taille se développait robuste et hautaine.

Quatre hommes forts et jeunes avaient passé par là, et pourtant on pouvait pressentir que, cette fois seulement, Montalt allait trouver à qui parler.

Il rendit le salut et donna son épée.

– À vous !… dit l’oncle Jean.

– À vous !… répliqua Montalt.

Le pied nu de l’oncle Jean frappa deux brusques appels, et son épée, manœuvrant avec une rapidité prestigieuse, chercha le défaut de cette impénétrable cuirasse qui était au-devant de la poitrine du nabab.

Il n’était plus temps d’en prendre à son aise. Montalt avait maintenant l’œil au guet, le jarret tendu, la main leste. On voyait qu’il dépensait toute sa vigueur et toute son adresse pour parer les coups précipités que lui portait le vieillard.

Il fut obligé de rompre par trois fois.

Étienne, Vincent et Roger suivaient l’attaque d’un œil avide. Ils ne respiraient plus.

Nehemiah Jones, roide comme un piquet et portant sur son grave visage la tranquillité la plus heureuse, représentait bien dignement le flegme britannique au milieu de toutes ces émotions.

Le combat se poursuivait depuis cinq minutes, pour le moins, sans désemparer, et les minutes sont longues pour ceux qui voient deux hommes l’épée à la main ! L’oncle Jean avait gagné du terrain, mais on voyait de larges gouttes de sueur rouler sur sa joue enflammée, et son souffle sortait maintenant pénible de sa poitrine.

Le nabab, au contraire, gardait toujours la dureté froide et calme de sa physionomie ; sa respiration était égale comme au premier instant. Il paraît avec une précision mathématique, et ne ripostait point.

L’oncle Jean, qui avait tenté en vain tous les coups d’armes, passa brusquement l’épée dans la main gauche, et se fendit sur un dégagé terrible.

Montalt para sur place, jetant de côté la pointe de l’arme, qui était à une ligne de sa poitrine.

Puis il se mit d’un bond hors de portée.

– M. Jean de Penhoël, dit-il froidement, ceci est le côté du cœur… reprenez haleine.

Le vieillard s’arrêta ; sa poitrine battait, révoltée.

– Je croyais qu’il n’y avait qu’un homme au monde, murmura-t-il, pour soutenir un assaut comme celui-là !

Derrière cette rudesse que Montalt retenait de force sur son visage, il y eut comme un vague sourire.

Et, depuis le commencement du combat, ceux qui eussent pu l’observer de près auraient découvert, sous son masque de dureté impitoyable, une émotion cachée.

Mais si cette émotion existait réellement, il la refoulait avec toute l’énergie de sa forte nature. Une pensée de vengeance était en lui, comme il l’avait dit ; il s’y cramponnait obstinément. Cette vengeance inattendue devait être terrible…

Les trois jeunes gens tournaient vers lui leurs regards suppliants. Il ne voulait point les voir.

Jean de Penhoël avait piqué son épée en terre.

Ses yeux étaient fixés sur le nabab, et une étrange hésitation semblait envahir son visage.

– Je ne sais pas si ma pauvre tête se perd…, murmura-t-il ; Vincent, toi qui as de bons yeux, regarde donc… mais tu étais un tout petit enfant lorsqu’il nous quitta… Mon Dieu ! mon Dieu ! est-ce que je rêve ?

Sa voix tremblait. Il fit un pas en avant. Le nabab semblait ne point entendre.

– Laissez-moi vous regarder, monsieur… reprit le vieillard dont l’émotion allait croissant ; vous me tourniez le dos hier quand je vous ai provoqué… et mes yeux sont trop faibles désormais pour distinguer comme il faut le visage d’un homme à la longueur de deux épées…

Il était tout près de Montalt qui baissait les yeux en fronçant le sourcil.

– Oh !… fit le vieillard d’une voix brisée, il y a vingt ans de cela, et je me trompe peut-être !… Regardez-moi, monsieur… Ne me reconnaissez-vous pas ?

– Non…, répondit Montalt.

L’oncle Jean se couvrit le visage de ses mains.

– Non ? répéta-t-il ; oh ! c’est que je me trompe alors… car Louis de Penhoël n’aurait pas renié le vieil ami de son père !

La figure de Montalt resta impassible et froide, mais sa main serra convulsivement la garde de son épée.

– Allons !… dit-il durement, vous devez être reposé…

L’oncle Jean courba la tête, et regagna sa place.

Les trois jeunes gens, qui n’avaient point entendu ces dernières paroles, ne comprenaient rien à cette scène.

Ils avaient espéré un instant sans savoir pourquoi, et leur espérance s’en allait…

Jean de Penhoël, avant de reprendre son épée, tira de sa poche son mouchoir de grosse toile pour essuyer ses yeux, qui étaient inondés de larmes.

– Je vous demande une minute encore…, monsieur, dit-il, car il faut voir clair pour se défendre contre vous… Les vieillards sont comme les enfants ; ils pleurent… Oh !… Dieu aurait dû m’épargner cette espérance trompée !… c’était mon fils !… Je ne sais pas si j’aime mon pauvre Vincent autant que je l’aimais !…

Les sourcils du nabab se froncèrent davantage. Un rouge vif remplaça, pour un instant, la pâleur de sa joue.

– Allons !… répéta-t-il d’une voix changée.

L’oncle Jean reprit son arme.

– Et lui aussi !… dit-il encore ; il m’aimait… Oh ! le noble enfant ! le cher cœur !… que Dieu le protége !

Il se remit en garde.

Mais nulle épée ne choqua la sienne.

Les trois jeunes gens avaient poussé ensemble un cri de stupeur.

Le combat le plus terrible qu’avait soutenu ce matin Berry-Montalt était contre lui-même, et son cœur l’avait vaincu…

Il était là, devant le vieil oncle Jean, les bras tout grands ouverts, et deux grosses larmes roulaient sur ses joues.

– Mon vieil ami !… balbutia-t-il, mon vieux père !…

Jean de Penhoël se laissa tomber sur sa poitrine, et Montalt baisa ses cheveux blancs.

XXV. – LA PETITE SERRURE.

Ce matin, le nabab avait quitté l’hôtel un peu avant le jour.

Au moment où sa voiture partait, un homme qui était en observation devant la porte cochère fit le tour des jardins en courant, et gagna la ruelle située sur les derrières de l’hôtel.

La nuit était encore assez noire.

– Êtes-vous là ? murmura-t-il.

Deux hommes sortirent d’un enfoncement de la muraille.

C’étaient MM. le chevalier de las Matas et le comte de Manteïra, en costume d’aventures.

– Eh bien ?… demandèrent-ils.

– Disparu !… répliqua le noble baron Bibander ; je viens de le voir partir avec le grand sec de majordome et les deux nègres.

Les deux bougies que Nawn avait allumées à la dernière fenêtre de l’aile gauche n’avaient brillé qu’un seul instant.

– Et le signal ?… demanda Bibandier à son tour.

– Tout va bien !… répondit Robert ; et puisque milord a emmené ses deux chiens de garde, nous n’aurons guère à enfoncer que des portes ouvertes… Voyons, y sommes-nous ?

– Présent !… répliqua Bibandier, sans peur et sans reproche…

– Moi, dit Blaise, ça me va énormément cette petite partie fine !… Mais convenons un peu de nos faits… Si nous emportons le gros lot, allons-nous toujours à Penhoël ?

– Toujours !… répliqua Robert ; René a bu de l’eau-de-vie toute la journée, et m’aime comme la prunelle de ses yeux… Nous rachetons le manoir et tout ce qui s’ensuit… nous donnons un coup de bas au vieux Pontalès, et nous sommes les seigneurs suzerains de la contrée !…

– Et cette fois, dit Blaise, M. Robert ne fera pas de mauvaise plaisanterie ?

– Nous n’aurons pas l’ombre d’une discussion, mon brave ! Entre millionnaires, on emploie les formes. Qui est-ce qui saute le premier ?

– Moi ! dit Blaise, ça me rappelle mon bon temps, et je me sens tout gaillard… En avant, mes petits, et qui m’aime me suive !

Entre la ruelle et la maison, il y avait la muraille du jardin, qui était fort basse en cet endroit.

Blaise l’escalada le premier, et ce ne fut pas long, car il n’avait point perdu ses anciens mérites.

L’Américain et Bibandier sautèrent bientôt à leur tour sur le sol gras des plates-bandes.

Ce n’était pas le côté du grand jardin couvert. Il n’y avait là qu’un étroit banc de gazon et quelques arbres au feuillage desséché.

Robert fit entendre un petit coup de sifflet, auquel on répondit de la fenêtre où brillaient naguère les deux bougies.

Un cordon se déroula et vint tomber aux pieds de nos trois gentilshommes. Robert y attacha l’extrémité d’une échelle de soie, et le cordon remonta. L’instant d’après, ils faisaient tous les trois, par la fenêtre, leur rentrée à l’hôtel du nabab.

– La petite dame est accouchée…, dit Nawn qui ne tremblait point trop fort.

– Bah fit Robert ; on ne pourra donc pas l’emmener ?

– Elle est bien faible !…

– Américain, dit Bibandier, je demande à être le parrain de l’enfant ; cela resserrera les liens d’estime et d’affection qui nous unissent.

Ils étaient gais comme des pinsons, les trois excellents camarades !

– Ah çà ! reprit Robert en s’adressant à Nawn, tu as fait ta besogne, toi ?

Nawn secoua lentement sa tête cuivrée.

– J’avais dans un petit flacon, répondit-elle, un mélange des quatre meilleurs poisons de mon pays…

– Où il y a tant d’excellents poisons ! interrompit Bibandier.

– Avec cela, reprit Nawn, j’aurais envoyé dans l’autre monde une douzaine de gentlemen bien portants comme vous l’êtes… Les pauvres enfants ont bu la moitié de ma fiole, à elles toutes seules !

Bibandier essaya encore de rire pour se faire un mérite d’esprit fort auprès de ses collègues ; mais il ne pouvait plus.

– Et puis ?… dirent en même temps Robert et Blaise.

– Ça dure cinq minutes…, répliqua Nawn, quelquefois un quart d’heure… Après cela, tout est fini.

– Et tu es bien sûre ?…

– À l’heure où je vous parle, elles sont mortes…, repartit Nawn qui baissa ses yeux noirs et brûlants.

Une fois déjà Robert avait entendu ces mots : « Elles sont mortes. » On l’avait trompé. Il doutait.

– Peux-tu nous les montrer ? demanda-t-il.

– Suivez-moi…, répliqua Nawn sans hésiter.

Robert fit un pas en avant. L’Endormeur et Bibandier restèrent immobiles.

– Je vais vous mener jusqu’à leur chambre…, dit Nawn, mais vous entrerez tout seul… car je ne voudrais pas revoir leur visage !

Le jour se faisait bien lentement, et les ténèbres étaient encore épaisses. On entendit au fond du corridor où était située la chambre des deux jeunes filles une voix faible qui criait :

– Diane !… Cyprienne !…

Un frisson parcourut le corps de Robert.

– Écoutez !… dit Nawn ; elles ne répondront pas !

Nos trois compagnons prêtèrent attentivement l’oreille, et nul son ne répondit en effet à la voix de Blanche.

– Elles ne répondront pas !… répéta Nawn ; la jeune dame qui les appelle ne peut pas les apercevoir dans l’ombre… mais moi, je sais bien qu’elles sont couchées sur le tapis… toutes deux côte à côte… les yeux mornes… les lèvres livides… Oh ! ajouta-t-elle en baissant la voix tout à coup, elles s’aimaient bien !… elles étaient belles comme les anges… Je ne sais pas si je recommencerais !…

– Diane !… Cyprienne !… dit encore la voix de Blanche.

– Elles ne répondront pas !… murmura Nawn.

Blaise et Robert, bien qu’ils fussent des coquins sans cœur, se sentaient du froid dans les veines. Quant à Bibandier, une sueur glacée mouillait ses tempes.

Il avait vu déjà une fois les deux jeunes filles, côte à côte, couchées sur le bord de leur tombe.

La parole de Nawn évoquait pour lui deux pâles fantômes.

– Oh ! oui !… balbutia-t-il sans savoir qu’il parlait, elles étaient belles !… et ceux qui les ont tuées n’auront plus jamais de sommeil tranquille !…

– Diane !… Cyprienne !… prononça pour la troisième fois la voix toujours plus faible de l’Ange.

Et point de réponse encore.

– Eh bien !… dit Nawn à Robert qui restait immobile, le corridor est court et la porte est ouverte… ne voulez-vous plus aller voir les mortes ?

Robert se retourna brusquement.

– Tu seras payée !… dit-il. Conduis-nous à la chambre de Montalt.

Nawn obéit.

L’appartement du nabab était situé, comme nous l’avons dit, à l’autre extrémité de l’hôtel.

Nos trois gentilshommes et leur guide traversèrent avec précaution les longues galeries. La porte extérieure de la chambre à coucher était fermée. Blaise, qui portait sous son manteau une pince et divers instruments de serrurerie, fut chargé d’ouvrir. Cela prit du temps, soit que la serrure eût des combinaisons difficiles, soit que Blaise eût oublié son adresse d’autrefois.

Quand on put entrer enfin, il faisait jour dans le corridor.

Mais nos trois compagnons retrouvèrent les ténèbres à l’intérieur de la chambre, dont les contrevents étaient soigneusement fermés.

Comme Robert regardait derrière lui avec inquiétude, Nawn lui dit :

– Personne ne viendra vous surprendre… Les valets dans cette maison suivent l’exemple du maître…, on veille la nuit, on dort le jour… Les plus vigilants ne se lèvent guère qu’à dix heures.

Elle tendit la main.

– J’ai fait ce que j’avais promis…, ajouta-t-elle ; payez-moi, car il faut que je quitte cet hôtel.

Robert lui donna une bourse pleine d’or. Nawn s’éloigna lentement et la tête baissée.

Nos trois gentilshommes étaient seuls, et maîtres du terrain.

La porte fut fermée ; on alluma une lampe.

Robert fouilla d’abord les tiroirs du secrétaire pour trouver la clef du petit meuble où la boîte de diamants devait être serrée.

Au lieu de la clef absente, il rencontra çà et là quelques billets de banque dont il fit son profit.

Sur la tablette du secrétaire, une lettre commencée attira son attention.

– Pardieu ! dit-il en parcourant les premières lignes, je puis bien lire sans être indiscret, car cette lettre est à mon adresse… Savez-vous bien, messieurs, que ce pauvre lord menaçait de devenir maniaque ?… Trois lettres hier, deux cette nuit ! cela commençait sur le pied de trente-cinq à quarante messages par semaine !… Et le tout pour me prier à genoux de lui vendre un chiffon de papier griffonné par une femme !…

– Voyons ! interrompit Blaise ; tu ne trouves pas la clef ?

L’Américain frappa gaiement sur la poche de sa redingote.

– Certes, ceci est un détail mais je suis flatté d’avoir là, dans mon portefeuille, un crédit de cent cinquante mille francs… peut-être davantage… car chaque lettre nouvelle de milord m’offre deux mille louis de plus !

Il s’arrêta, et son regard exprima une subite inquiétude.

– La chose est si étrange, poursuivit-il en baissant la voix, que j’aurais presque peur, si notre homme n’avait affaire ce matin à forte partie !…

– Peur de quoi ?… demanda Blaise.

– Mais il y a juste cinq à parier contre un, poursuivit Robert au lieu de répondre, que milord ne nous gênera plus désormais !… À la besogne, l’Endormeur, mon ami !… À défaut de clefs, essayons un peu de tes ustensiles !…

Bibandier n’avait point pris part à ce court entretien, mais si sa langue chômait, ses mains ne restaient pas oisives. Le noble baron furetait de meuble en meuble, et faisait main basse sur tout ce qu’il trouvait à sa convenance.

Si les fauteuils n’eussent point été trop gros, il les eût fourrés dans les vastes poches de sa redingote.

Le petit meuble indiqué par Lola était à demi caché derrière les rideaux de brocart, dont les draperies, larges et lourdes, tombaient autour du lit de Montalt.

C’était une espèce de coffre, supporté par quatre pieds contournés, et couvert, du haut en bas, d’incrustations artistement variées ; au milieu de ce renflement, en forme de ventre, qui distingue les bahuts du temps de Louis XV, on voyait une petite serrure mignonne, délicate, microscopique, qui semblait bien facile à forcer.

À défaut d’adresse, d’ailleurs, on pourrait employer la force, car ces meubles si coquets sont fragiles, et le moindre coup, vigoureusement appliqué, peut disjoindre leurs planchettes légères.

Nos trois gentilshommes bénissaient in petto le caprice du nabab, qui avait choisi, pour renfermer son trésor, cette gentille armoire, au lieu d’une laide caisse de fer.

L’Endormeur se mit à genoux sur le tapis, et commença son office de serrurier.

Autrefois, à l’époque où il avait mérité son surnom, on n’aurait point pu compter les serrures habilement crochetées par lui ; il ne possédait peut-être pas aussi parfaitement que l’Américain, son frère d’armes, le côté intellectuel de l’art du voleur ; mais sa main était preste, et on pouvait citer de lui des exploits vraiment notables.

Fallait-il que cette vieille gloire vînt se briser contre un jouet d’enfant ?

Le malheureux Blaise travaillait comme un nègre, suait à grosses gouttes, et faussait l’un après l’autre tous ses instruments. On eût dit que la petite serrure était fée.

Le temps passait. Robert et Bibandier suivaient la vaine besogne de leur compagnon avec une impatience croissante.

– Donne-moi cela !… s’écria enfin l’Américain en repoussant Blaise qui s’essuya le front sans mot dire ; tu n’es plus bon à rien.

Il saisit l’une des tiges d’acier recourbées, et sonda la serrure à son tour.

Même résultat ! La tige d’acier se tordit, et la serrure demeura inattaquable.

Robert se releva ; Bibandier voulut essayer à son tour, et ce fut avec aussi peu de succès.

– Le diable est dans cette serrure !… grommela-t-il.

Nos trois gentilshommes étaient debout, la tête basse et regardant d’un œil piteux ce charmant petit meuble qui semblait si facile à ouvrir…

Ils ne s’étaient pas découragés trop vite, et un temps considérable s’était écoulé déjà depuis leur entrée à l’hôtel.

– C’est infernal !… murmura l’Américain. Échouer au port ! Je parierais ma tête que les diamants sont dans ce coffre !…

– Ça me paraît clair !… appuya tristement Bibandier. Une si bonne petite serrure doit servir à quelque chose !…

Blaise tourna la tête par hasard, et ses yeux tombèrent sur l’une des fenêtres.

– Regardez, dit-il d’un ton de frayeur.

Les regards de Blaise et de Robert suivirent sa main étendue.

Malgré la lumière de la lampe, on apercevait aux fentes des contrevents fermés deux ou trois de ces points étincelants qui annoncent le grand soleil.

– Il faut en finir !… dit Robert.

Il se recula jusqu’à l’autre bout de la chambre et, prenant son élan, il vint donner de toute sa force contre le petit meuble. Le choc de son talon produisit un son sec et faible. Ce fut tout.

Le ventre du bahut n’avait même pas fléchi.

– Il y a du fer sous le bois !… murmura-t-il en laissant retomber ses deux mains.

Nos trois gentilshommes, au comble de l’embarras, se regardèrent en silence pendant une bonne minute.

– Messieurs, dit enfin Robert, il faut jouer le tout pour le tout !… Les gens de la maison vont s’éveiller, s’ils ne le sont pas déjà… En cavant au mieux, nous n’avons plus que quelques instants… Ne les perdons pas en efforts inutiles !… Je me souviens d’avoir vu une hache dans la chambre où Nawn nous a introduits d’abord… À l’aide de cette hache, nous aurons bien raison de la doublure de fer !

– Je vais la chercher !… s’écria Blaise.

– Allons tous les deux !… ajouta Bibandier.

Ils se faisaient ce raisonnement que la fuite serait plus aisée, en cas de danger, s’ils étaient une fois hors de cette chambre.

Ils sortirent ensemble.

Nawn ne les avait point trompés. Malgré l’heure avancée, aucun bruit ne se faisait encore dans l’hôtel.

Resté seul, Robert prit la lampe et l’approcha de la serrure pour l’examiner mieux. Il y avait autour des ornements d’or guilloché, figurant une arabesque extrêmement légère.

Au milieu des lignes enchevêtrées du dessin, Robert distingua un petit bouton d’argent.

Son cœur battit comme s’il avait eu déjà en sa possession la fameuse boîte aux diamants. Et tout de suite, il eut l’excellente idée de s’adjuger le trésor à lui tout seul.

La moins tordue des tiges d’acier fut introduite de nouveau dans la serrure, et Robert la fit jouer en même temps qu’il pressait le bouton.

Le couvercle du petit meuble s’ouvrit et bascula de lui-même.

Robert poussa un cri de joie folle à la vue des diamants qui renvoyèrent, en gerbes étincelantes, la lumière de la lampe.

Il saisit la boîte et s’élança vers la porte.

Mais, au lieu de franchir le seuil, il s’arrêta comme frappé de la foudre, et la boîte s’échappa de sa main tremblante…

Il y avait devant lui deux fantômes : Diane et Cyprienne de Penhoël, qui tenaient à la main les pistolets du nabab, et qui, droites et fermes au-devant du seuil, dirigeaient les deux canons contre la poitrine de Robert.

Celui-ci toucha son front, qui se mouillait d’une sueur froide.

– Encore !… encore !… murmura-t-il d’une voix étouffée.

La signification de ce mot dut échapper aux deux jeunes filles, qui ne se doutaient même pas du danger récent qu’elles avaient couru par le fait de Nawn.

Pendant que cette dernière, en effet, après avoir versé le poison dans la bouilloire, s’éloignait précipitamment pour jeter au dehors le flacon accusateur, Séid était entré sans bruit dans la chambre de Blanche. Il avait renversé dans les cendres la liqueur empoisonnée, et rempli de nouveau la bouilloire avec de l’eau pure.

De sorte que Nawn, au lieu de son poison malais, avait servi d’excellent thé aux deux jeunes filles.

Celles-ci veillaient dans leur chambre, attendant le retour du nabab. Blanche dormait auprès de son enfant. Diane et Cyprienne sortaient, de temps à autre, dans le corridor, pour prêter l’oreille.

Au moindre bruit, annonçant le retour espéré de Montalt, elles voulaient s’élancer au-devant de lui, le supplier de vivre et vaincre sa résolution fatale à force de caresses.

Un bruit se fit, c’était le coup de pied de Robert, essayant de forcer le petit meuble.

Cyprienne et Diane traversèrent aussitôt le corridor. En un clin d’œil elles furent à la porte de Montalt.

Cette entrée dont nous parlons, et qui communiquait avec l’appartement donné à Blanche, était située à la tête du lit. Au moment où les deux jeunes filles y arrivaient, l’Endormeur et Bibandier sortaient par l’autre porte pour aller chercher la hache.

Robert ne pouvait voir entrer les deux sœurs, qui étaient masquées pour lui par le brocart épais des rideaux.

Quand elles s’avancèrent dans la chambre et qu’il eût pu les apercevoir, la découverte du secret l’absorbait déjà.

Il était tout entier à sa besogne.

Diane et Cyprienne demeurèrent d’abord étonnées à la vue d’un étranger. Il n’y avait point à s’y méprendre, cet homme était un voleur.

Grâce au bruit que faisait Robert en travaillant la serrure, elles purent, sans éveiller son attention, décrocher deux grands pistolets anglais, pendus aux deux côtés du secrétaire, et gagner la porte principale.

Elles ne reconnurent Robert qu’au moment où celui-ci se retournait pour sortir.

– Vous êtes notre prisonnier, M. de Blois ! dit Diane ; n’essayez pas de fuir… ne faites pas un mouvement, ou vous êtes mort !

L’Américain regarda tour à tour les deux pistolets dont les gueules lui semblèrent énormes.

– Vous ne vous attendiez pas à nous retrouver ici !… reprit Diane, et pourtant vous avez habité la Bretagne assez longtemps pour connaître nos vieilles légendes… les belles-de-nuit voyagent sur l’aile du vent… Hier, nous tourmentions madame la marquise d’Urgel à Paris… cette nuit, nous avons dormi à notre place, derrière l’église de Glénac… et ce matin, M. de Blois, nous avons enfourché le dernier rayon de lune pour venir vous mettre le pistolet sous la gorge…

– Ma sœur !… ma sœur ! dit Cyprienne d’un ton plus sarcastique encore, c’est mal de railler un vaincu !… Je suis sûre que si nous laissions passer le pauvre M. de Blois en ce moment, il nous donnerait sa parole d’honneur de se convertir et de faire pénitence… Mais les morts ont de la rancune, M. de Blois… et nous allons vous garder là jusqu’au retour de milord.

L’Américain avait très-sérieusement peur.

– Écoutez-moi !… dit-il au hasard ; je sais bien que vous pouvez me perdre, mais je sais aussi que vous avez le cœur généreux, mesdemoiselles… Ayez pitié de moi !

– Pitié !… répliqua Diane ; l’eau est bien profonde au tournant de la Femme-Blanche !…

– Et les pierres étaient bien lourdes !… ajouta Cyprienne.

L’œil de Robert s’éclaira subitement pendant qu’elles parlaient ainsi, et un rayon s’alluma sous sa paupière, rapidement baissée.

– Ainsi…, murmura-t-il en redoublant d’humilité, vous n’aurez point compassion ?…

Son regard, qui se releva, prenait, en ce moment, une expression si étrange, que Cyprienne et Diane se retournèrent avec vivacité pour découvrir la cause de ce changement…

Robert éclata de rire.

Diane était prisonnière entre les bras de Bibandier ; Cyprienne entre ceux de Blaise.

Les deux pauvres enfants courbèrent la tête sans essayer même de se défendre.

– Tudieu ! mesdemoiselles, dit l’Américain, il faut jouer serré, quand vous êtes de la partie !… Pour aujourd’hui nous allons vous traiter seulement comme vous avez traité Lola, car nous ne sommes pas encore à la porte de ce maudit hôtel…

L’Américain n’avait pas achevé sa phrase que sa figure changea une troisième fois.

L’apparition des jeunes filles et celle de nos deux gentilshommes s’étaient succédé rapidement.

Une troisième péripétie arriva plus vite encore.

Au moment où Robert nouait son mouchoir, roulé en bandeau, sur la bouche de Diane, la porte que Bibandier et Blaise avaient laissée entr’ouverte s’ouvrit tout à fait et donna passage au grand jour du dehors.

La haute taille de Berry-Montalt, qui tenait à la main ses deux épées de combat, se dessina en silhouette sur le seuil.

XXVI. – BONHEUR.

Cette émotion soudaine et irrésistible qui avait saisi, au bois de Boulogne, Berry-Montalt, ou, pour parler mieux, l’aîné de Penhoël, et qui avait arraché l’épée à ses mains tremblantes, ne dura qu’un instant.

Il avait été vaincu par un de ces fougueux mouvements du cœur, dont nulle volonté humaine ne peut arrêter l’élan. Tous ses projets de colère et de vengeance s’étaient évanouis à la fois. Durant une minute, Louis eut des larmes dans les yeux, et son cœur battit contre la poitrine du vieil oncle Jean.

Étienne et Roger regardaient, partagés entre la surprise et l’émotion contagieuse.

Vincent restait sombre, à l’écart.

Nehemiah Jones remettait au fourreau, avec méthode, les armes, soigneusement essuyées.

La seconde minute commençait à peine, que Louis se révoltait déjà contre ce qu’il appelait sa faiblesse. Ses larmes se séchèrent brusquement ; il se dégagea de l’étreinte du vieillard, et son visage reprit cette froideur glacée qu’il avait gardée si longtemps.

L’aîné de Penhoël était redevenu le nabab Berry-Montalt.

– Louis !… murmura l’oncle Jean qui ne s’apercevait pas encore de ce changement, mon fils chéri !… comment as-tu pu rester tant d’années loin de nous ?

– Comme il n’y avait plus de place pour moi dans la maison de mon père…, répliqua Montalt avec amertume, j’ai cherché fortune ailleurs.

L’oncle Jean le regarda, et vit seulement alors ses sourcils froncés et le sarcasme dur qui relevait sa lèvre.

– Comme tu dis cela !… murmura-t-il.

– M. Jean !… interrompit Montalt, on s’est passé de moi pendant vingt ans, là-bas, en Bretagne… Moi, de mon côté, je vous jure que je n’ai guère songé à vous !

Le vieux Breton courba la tête.

– Finissons !… reprit Montalt ; vos filles sont chez moi… venez les reprendre.

– Mes filles ?… s’écria l’oncle Jean stupéfait ; celles que j’appelais mes filles… elles sont mortes !…

– Elles vivent ! dirent ensemble Étienne et Roger.

– Est-il possible ? balbutia le vieillard. Diane ! Cyprienne !…

– Ce sont deux enfants gracieuses et belles !… poursuivit Montalt au lieu de répondre ; je souhaite qu’elles n’aient point l’âme ingrate de tous ceux qui portent le nom de Penhoël…

L’oncle Jean n’écoutait plus. Il pleurait de joie.

– Ah !… si vous saviez !… si vous saviez, Louis !… voulut-il dire.

Montalt l’interrompit encore.

– Je ne veux rien savoir…, dit-il ; la tendresse et la haine fatiguent également ceux qui sont devenus sages… Je n’aime plus et je ne hais pas… Messieurs, ajouta-t-il en se tournant vers Étienne et Roger, vous êtes intéressés à tout ceci… Je retourne à mon hôtel ; suivez-moi, si vous voulez.

Il n’y avait eu aucune explication d’échangée, et pourtant les deux jeunes gens ne soupçonnaient plus ; Roger lui-même oubliait sa jalousie, et s’étonnait d’avoir douté.

Ils firent un pas vers le nabab. Vincent restait seul en arrière.

– Et moi ?… dit-il.

– Et l’Ange !… s’écria l’oncle Jean ; tu as raison, mon fils… c’est pour Blanche de Penhoël que je suis venu ici !

– Blanche de Penhoël ?… répéta le nabab ; je ne connais pas ce nom…

À son tour Vincent se rapprocha.

– En êtes-vous bien sûr ?… dit-il le rouge au front et les dents serrées ; quand on veut nier, il faut prendre mieux ses précautions, milord… J’affirme que vous avez fait enlever, dans la nuit d’hier, ma cousine Blanche de Penhoël.

– M. Vincent, répliqua le nabab, je suis las et je n’ai plus fantaisie de me battre… Vous pouvez me regarder avec vos yeux hardis et pleins de haine, monsieur !… Courage !… vous me forcez de vous reconnaître pour mon neveu… Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il avec amertume, combien faut-il donc vous donner de fois la vie pour avoir droit à votre gratitude ?… Courage ! vous dis-je, mon neveu Vincent !… vous porterez comme il faut le nom de Penhoël !

Il se dirigea vers son équipage, qui attendait toujours dans l’allée voisine.

Étienne et Roger le suivaient.

– Montez…, leur dit-il.

Les deux jeunes gens obéirent.

La portière se referma sur eux. L’oncle Jean, qui s’avançait timide et triste, monta dans le fiacre avec Vincent.

Les deux voitures reprirent le chemin de Paris.

Montalt et ses deux compagnons gardaient le silence.

Étienne et Roger avaient peut-être envie d’implorer leur pardon, car leurs cœurs étaient pleins d’espoir et de joie ; mais ils n’osaient pas, tant le visage de Montalt était sévère et sombre.

Montalt rêvait, et sa rêverie avait une navrante amertume.

– Pauvre oncle Jean !… se disait-il ; celui-là est toujours le digne cœur d’autrefois !… Oh ce n’est pas sur lui qu’il fallait me venger !… Mais mon frère… mais Marthe !… il n’a pas même osé prononcer leurs noms devant moi !… Fou que je suis !… Hier, j’aurais donné ma fortune pour cette lettre où j’espérais trouver un mot de compassion ou de regret… un mot d’amour peut-être ! Fou !… misérable fou !… ne sais-je pas, depuis vingt ans, qu’il n’y a rien dans le cœur d’une femme ?

– Milord…, dit en ce moment Étienne avec timidité, mon cœur se refusait à vous haïr… Pendant ces belles années que j’ai passées à Penhoël, j’entendais votre nom dans toutes les bouches… Avant de vous connaître, j’avais appris à vous aimer.

– Laissons là Penhoël, s’il vous plaît, monsieur…, repartit sèchement le nabab.

Roger, qui allait parler, baissa la tête en silence.

– Vous êtes irrité contre nous, reprit le jeune peintre ; nous vous en avons donné le droit… mais, je vous en prie, milord, vous, l’oncle respecté de celles que nous aimons, oubliez votre colère !

Le nabab laissa tomber sur lui un regard froid et distrait.

– Je n’ai pas de colère, monsieur, répliqua-t-il ; seulement ce que je vois ici m’ennuie et me répugne…

Il bâilla et poursuivit comme en se parlant à lui-même :

– Tristes gens ! tristes choses !… Je crois que je vais retourner dans l’Inde…

Étienne voulut insister, à défaut de son ami, qui gardait toujours un silence embarrassé. Le nabab fit un geste de fatigue et se renfonça dans un coin.

On ne parla plus durant tout le reste de la route.

L’équipage du nabab arriva le premier devant l’hôtel. Le fiacre qui ramenait Jean de Penhoël et Vincent était resté un peu en arrière.

Les fenêtres de la chambre à coucher avaient, comme nous l’avons dit, leurs contrevents fermés. La pièce n’était éclairée que par la lumière d’une lampe. Au moment où Montalt ouvrait la porte, ses yeux, habitués au grand jour du dehors, eurent quelque peine à distinguer les objets. Il vit seulement une scène confuse : deux jeunes filles terrassées, et trois hommes que sa présence subite semblait frapper de stupeur.

Cyprienne et Diane se relevèrent en poussant un cri de joie, et se jetèrent à son cou.

L’un des trois hommes, profitant de ce mouvement, ramassa la boîte de sandal qui était toujours à terre, se glissa comme une anguille entre la porte et le nabab, et disparut au détour du corridor.

Étienne et Roger ne savaient rien de ce qui se passait à l’intérieur de la chambre ; ils ne songèrent pas même à l’arrêter.

– Notre père !… disaient les jeunes filles ; notre bon père !… c’est Dieu qui vous envoie… Oh ! nous avons bien pleuré cette nuit ; car nous avions peur de ne plus vous revoir !…

Roger serra la main d’Étienne.

– Elles le nomment leur père !… murmura-t-il ; savent-elles ce que nous avons fait ?… nous pardonneront-elles ?…

Les lèvres de Montalt avaient effleuré le front pâle encore des deux jeunes filles.

– Que signifie tout cela ? dit-il sans beaucoup s’émouvoir.

– Oh ! père !… s’écria Diane, ces hommes, qui ont voulu nous tuer autrefois, sont venus pour dérober votre trésor !…

Montalt regarda par-dessus leur tête.

– Il me semble qu’ils étaient trois tout à l’heure…, dit-il.

Diane et Cyprienne se retournèrent. Il n’y avait plus là que Blaise et Bibandier, qui se faisaient petits à l’autre bout de la chambre. Les deux jeunes filles s’élancèrent vers les fenêtres ; les contrevents s’ouvrirent et les rayons du soleil inondèrent la chambre.

– Il s’est enfui !… dit Diane dont le regard aigu fouillait les moindres recoins.

– Avec les diamants !… ajouta Cyprienne.

– M. le baron Bibander ! murmura Montalt en regardant nos deux gentilshommes atterrés, M. le comte de Manteïra… venus ici pour dévaliser mon hôtel !… Quel était donc l’autre ?…

Avant qu’on pût faire réponse, on ouït une rumeur vague dans le lointain des corridors, puis la rumeur s’approcha, et la voix de l’oncle Jean, changée par la colère, se fit entendre.

Il disait :

– Je te reconnais, malgré ton déguisement… comme j’ai reconnu ton écriture dans cette lettre perfide, qui m’a mis l’épée la main contre mon neveu Louis !… Tu es donc le démon de notre famille !…

Il arrivait en ce moment devant la porte, traînant après lui M. le chevalier de las Matas, qu’il tenait par le collet de son habit.

D’un geste vigoureux, il le lança jusqu’au milieu de la chambre en disant :

– Cette fois, je crois qu’on va t’écraser, vipère !

La face de Robert était livide. Il tremblait.

Chaque fois que son regard essayait de se relever, il voyait autour de lui le cercle de ses accusateurs.

Cyprienne et Diane étaient dans les bras de l’oncle Jean mais leurs regards se tournaient pleins de tendresse émue, vers le nabab, car leur espérance était réalisée.

Cette pensée qu’elles avaient accueillie avec tant de défiance, malgré la pente romanesque de leur nature, était bien la réalité.

Les dernières paroles de l’oncle Jean levaient le dernier doute. Leur bon génie s’appelait Louis de Penhoël !

Elles faisaient semblant de ne point voir Étienne et Roger qui cherchaient leurs regards.

Ceux-ci étaient auprès de Robert, et, avec eux, il y avait l’oncle Jean, Vincent, les deux jeunes filles, tous ceux que l’Américain avait dépouillés ou trahis, à l’exception de Marthe et de Penhoël.

– Louis, dit l’oncle Jean, cet homme est cause que Pontalès commande dans la maison de ton père.

Le visage du nabab eut une contraction légère, mais il demeura en dehors du cercle.

– Notre père…, dit Diane, – car nous l’appelons aussi notre père, ajouta-t-elle en s’adressant à Jean de Penhoël, sur qui ces simples mots parurent produire une impression étrange ; – notre père n’ignore rien de ce qui s’est passé au manoir… Nous avons entendu cet homme raconter lui-même tous ses lâches exploits.

Blaise et Bibandier, comme on le pense, avaient la bonne envie de fuir, mais on voyait maintenant, au delà du seuil, les têtes noires de Séid et de son compagnon.

– Ce que milord ne peut pas savoir, dit Étienne, c’est que cet homme, en qui nous ne reconnaissions point l’hôte fatal de Penhoël, est l’unique cause de notre rage folle et de notre erreur… C’est lui qui a fait naître nos soupçons… C’est lui encore qui nous a donné accès dans cette maison de jeu où nous avons pu vous joindre hier.

– C’est lui qui m’a conduit par la main jusqu’à vous, ajouta Vincent.

– C’est lui qui a donné de l’argent à Nawn pour empoisonner les jeunes demoiselles, prononça, derrière le seuil, la voix gutturale de Séid.

– C’est lui qui a tout fait !… ajouta l’oncle dont la main s’étendit au-dessus de la tête de Robert : notre malheur et notre ruine !… Mon neveu Louis, il faut que cet homme soit châtié !

Depuis l’entrée de Robert, le nabab n’avait pas prononcé une seule parole. Sa tête était inclinée sur sa poitrine ; ses yeux rêvaient, il semblait ne point écouter.

En ce moment, il s’avança vers l’Américain, et le cercle s’ouvrit pour lui faire passage.

Chacun se demandait ce qu’il allait faire, car il était roi dans cet hôtel, où chacun de ses ordres provoquait une obéissance passive.

On savait que sa fantaisie était sa règle unique, et que la loi commune n’avait pas de frein pour sa volonté.

Il mit sa main sur l’épaule de Robert, qui fléchit à ce contact, comme si un poids écrasant l’eût accablé tout à coup.

Montalt se pencha vers lui. Robert se sentit perdre le souffle, tant il avait de terreur.

– M. le chevalier de las Matas, dit Montalt d’un ton doux et presque caressant, ce qu’affirment ces gens-là m’importe peu… Vous êtes chez moi… sous ma protection… et il ne vous sera point fait de mal.

Il y eut dans la chambre un murmure de stupéfaction.

Robert lui-même n’osait pas en croire ses oreilles.

Il tendit à Montalt la boîte de sandal en murmurant :

– Milord, je suis à la merci de votre générosité.

Montalt prit les diamants comme par manière d’acquit, et sa bouche descendit jusqu’à effleurer l’oreille de Robert :

– M. le chevalier de las Matas…, reprit-il, si vous le voulez, je croirai que vous êtes venu à mon hôtel pour répondre enfin à mes nombreux messages…

L’Américain se redressa du coup ; il osa regarder Montalt en face, et sa frayeur s’évanouit comme par enchantement.

 

Montalt avait les yeux baissés.

– M’apportez-vous la lettre ?… dit-il.

– Milord…, répliqua Robert qui croyait avoir déjà repris l’avantage, je n’ai rien à refuser à Votre Seigneurie…, mais la lettre…

– Si vous l’avez laissée chez vous, interrompit Montalt, donnez un ordre et vous l’aurez dans dix minutes.

– C’est que… milord…

Les sourcils de Montalt se froncèrent légèrement.

– L’avez-vous, ou ne l’avez-vous pas ?… murmura-t-il sans perdre encore son accent de courtoisie.

Et comme Robert hésitait, il lui pressa l’épaule tout à coup avec tant de force que ce dernier recula et pâlit.

– Je suis sûr que vous l’avez !… poursuivit Montalt ; veuillez me la donner, M. le chevalier… à l’instant même, s’il vous plaît !… ou bien je vais vous faire mourir sous le bâton !

– Milord…, balbutia Robert épouvanté.

Bibandier et Blaise tremblaient comme la feuille.

– Séid !… dit tranquillement Montalt.

Le noir entra dans la chambre.

Robert ouvrit son habit avec précipitation et prit un portefeuille dans sa poche.

– Si je vous donne la lettre…, dit Robert, vous me laisserez partir sain et sauf ?…

– Et nous avec lui ?… balbutièrent de loin Blaise et Bibandier.

Montalt fixait sur le portefeuille un regard avide. Sa main frémissait convulsivement ; sa respiration s’arrêtait dans sa gorge. Il fit un signe de tête affirmatif, comme s’il n’eût point, pu répondre avec des paroles.

La lettre sortit à demi du portefeuille de Robert.

Montalt la saisit, tandis que sa poitrine rendait un râle.

– Sortez !… dit-il.

Nos trois gentilshommes s’élancèrent vers la porte et disparurent comme par enchantement.

Personne n’avait osé leur défendre le passage.

Le nabab était au milieu de la chambre, tenant à la main la lettre ouverte. Mais il ne pouvait point lire, parce que ses yeux étaient aveuglés.

Tous les regards étaient fixés sur lui, et il régnait dans l’assemblée un silence solennel.

Au bout de quelques minutes, les yeux dessillés de Montalt laissèrent couler deux grosses larmes sur sa joue.

Il chancela, puis tomba sur ses deux genoux.

– C’était elle !… murmura-t-il en souriant comme un enfant sous ses larmes ; elle m’aimait !… Oh ! quel cœur m’avez-vous donc fait, mon Dieu ?… J’avais deviné ! je savais presque !… et je me forçais à ne pas croire !… Je me plaisais à détester et à maudire !…

Jean de Penhoël et les deux jeunes filles s’étaient rapprochés de lui. Il se releva et attira le vieillard sur son sein.

– Mon vieux père !… reprit-il, j’avais trop aimé… La pensée de votre ingratitude me rendait fou !

– Notre ingratitude !… répéta l’oncle Jean ; pas une seule fois, depuis vingt ans, notre prière n’est allée vers Dieu sans lui parler de toi, mon fils…

Montalt le serra contre son cœur et donna ses mains aux deux jeunes filles, qui les couvrirent de baisers.

– Je le crois !… poursuivit-il. Je suis heureux comme je ne pensais point qu’on pût l’être sur la terre !… Marthe !… oh ! Marthe !…

Étienne et Roger ne comprenaient pas peut-être tous les détails de cette scène, mais ils étaient profondément touchés. Seul, Vincent restait sombre et en dehors de l’émotion générale.

Il n’avait qu’une pensée : Blanche, Blanche, dont personne ne parlait, et qui était toujours perdue…

Tout à coup Montalt se dégagea de la triple étreinte qui le retenait, et fit un pas en arrière.

Le rouge vif qui couvrait ses joues fit place à une mortelle pâleur.

– Oh !… balbutia-t-il en frissonnant, j’ai médité cela tout un jour et toute une nuit… Dieu me punira pour cette affreuse pensée !… Ce duel…

– Mon fils, interrompit l’oncle Jean, tu me croyais coupable et tu voulais me tuer…

– Je voulais me venger !… répliqua Montalt ; me venger plus cruellement encore !… Pauvre vieil ami !… je voulais donner ma poitrine à ton épée et te dire mon nom en tombant frappé à mort.

L’oncle Jean se couvrit le visage de ses mains ; son sang était froid dans ses veines.

Le silence régna autour de Montalt.

Vincent profita de cet instant, et s’avança jusqu’au milieu de la chambre.

– Personne ne prononcera-t-il ici le nom de Blanche de Penhoël ?… demanda-t-il.

Cyprienne et Diane, à qui Vincent n’avait donné, en entrant, qu’un froid baiser, le prirent par la main et l’entraînèrent vers la porte qui communiquait avec l’intérieur de l’hôtel.

Tandis qu’elles s’éloignaient, Montalt les suivait d’un regard attristé.

– Dieu est juste !… murmura-t-il. Mon père, ta bonne et noble vie a une belle couronne… C’est au nom de tes filles que je te demande mon pardon !

L’oncle Jean s’approcha comme pour l’embrasser, et prononça quelques paroles à son oreille.

Montalt recula et porta ses deux mains à sa poitrine, comme si tout son être eût éprouvé un choc terrible : c’était la joie qui l’écrasait.

Une expression d’extatique bonheur se répandit sur son beau visage.

– Moi !… moi !… s’écria-t-il d’une voix entrecoupée ; Dieu m’aurait gardé tant de joie !… Diane ! Cyprienne !… les deux enfants de mon cœur !… les deux anges qui charmaient ma détresse !… Morbleu ! ajouta-t-il avec ce rire franc qui fait ressembler l’allégresse de l’âme à un élan de gaieté ; morbleu ! mes jeunes camarades, approchez ici !… Vous aviez raison d’être jaloux de moi, car je suis bien sûr de les aimer mieux que vous !… Votre main, Étienne ? vous êtes un noble garçon… Votre main, Roger, quoique vous soyez un détestable étourdi ?…

Les deux jeunes gens ne se le firent pas dire deux fois.

– Étienne, reprit Montalt avec une nuance de mélancolie dans sa joie, tu seras le mari de ma belle Diane… Roger, tu auras ma douce Cyprienne… Messieurs, qu’elles soient heureuses, ou bien nous nous battrons encore une fois !…

– Sur notre honneur, répliquèrent les jeunes gens en pressant ses deux mains, nous ne nous battrons plus jamais, milord !

. . . . . . . . . . .

Tous les personnages que nous avons laissés dans la chambre du nabab étaient rassemblés autour du lit de Blanche.

Il y avait un voile de sévère tristesse sur les beaux traits de l’oncle Jean, dont le regard glissait furtivement, de temps à autre, vers le berceau où reposait l’enfant. Une sorte de contrainte régnait ici, et Montalt, tout seul, avait gardé son aspect joyeux.

Ce n’était point l’état de la jeune malade qui pouvait expliquer cette inquiétude ou cette tristesse, bien au contraire ; Blanche avait retrouvé ses délicates couleurs d’autrefois, et son joli visage souriait doucement, comme si la vue de tous ceux qu’elle aimait l’eût subitement guérie.

Le nabab avait peine à s’empêcher de sourire, et regardait Vincent du coin de l’œil.

– Mon beau neveu, dit-il, vous voyez bien que, raisonnablement, je ne pouvais pas répondre à vos demandes d’explications, malgré l’exquise politesse que vous mettiez à les formuler, M. le gentilhomme !… Ces deux petites filles, ajouta-t-il en se tournant vers les deux sœurs, étaient, à ce qu’il paraît, plus maîtresses que moi dans mon hôtel… C’était sans le savoir que j’avais donné l’hospitalité à notre chère Blanche.

– Mon oncle, dit Vincent en rougissant, je vous demande pardon…

– Mon enfant, on a ici, de part et d’autre, tant de choses à se pardonner, que les comptes s’embrouilleraient si nous ne proclamions pas une amnistie générale…

Il s’approcha de l’oncle Jean.

– Entendez-vous bien cela, mon vieil ami ? dit-il à voix basse ; quant à ce qui vous fait froncer le sourcil, souriez plutôt, car, si vous perdez deux filles, vous retrouvez un bel enfant dans ce berceau.

– L’honneur de Penhoël !… murmura le vieillard.

– L’honneur de Penhoël regarde Penhoël, répliqua gaiement Montalt ; quand on a beaucoup voyagé, on sait beaucoup d’histoires… J’en ai appris notamment une très-jolie, à bord de certain navire anglais nommé l’Érèbe… Voulez-vous que je la raconte, mon neveu Vincent ?…

Vincent, le rouge au front, se mit à genoux auprès du lit de Blanche, et porta la main de la jeune fille à ses lèvres.

– Maintenant qu’elle est pauvre comme moi…, dit-il avec une émotion grave, je puis bien avouer que je l’aime et promettre devant Dieu d’être son mari.

– Non pas, morbleu !… s’écria le nabab ; elle est riche, et toi aussi, mon neveu !… Ces petites filles ont en poche de quoi racheter Penhoël, et le reste de ce que je possède est à vous, mes enfants !

– Penhoël !… répéta Diane. Il faut trois jours pour faire la route de Bretagne… Et c’est dans trois jours que passe le dernier terme du rachat !

– Donc, nous avons le temps… s’écria le nabab ; fais atteler, ami Vincent !… Il nous faut retrouver d’abord Marthe et mon frère… Pour cela, je veux revoir nos trois coquins et leur porter des arguments irrésistibles… Venez avec moi !

Étienne et Roger baisèrent deux jolies mains qu’on ne leur disputa qu’à demi, et suivirent le nabab, qui monta dans sa voiture avec l’oncle Jean.

On ne fit qu’un temps de galop jusqu’à l’hôtel des Quatre Parties du Monde.

Mais quand Montalt demanda M. le chevalier de las Matas, on lui répondit que ce noble étranger et ses deux compagnons étaient partis, depuis une demi-heure, pour ne plus revenir.

FIN DE LA QUATRIÈME PARTIE.

CINQUIÈME PARTIE.PENHOËL.

I. – TABLES D’HÔTE.

Le duel de la porte d’Orléans avait eu lieu le mercredi ; on était au samedi soir.

La principale auberge de Redon, le Mouton couronné, qui n’avait plus pour maître, hélas ! le bon père Géraud, ancien cuisinier au long cours, faisait aujourd’hui de notables recettes.

Il y avait, en vérité, deux tables d’hôte très-bien garnies, à l’heure du souper : l’une composée de rouliers rennais, de Sauniers, de Guérande et de fermiers des environs ; l’autre illustrée par la présence de toute la société des bourgs voisins, qui venait pour la solennité du lendemain.

On était, en effet, aux derniers jours de novembre, et il faut n’avoir pas de carriole pour manquer la grand’messe de la cathédrale de Redon, un dimanche de fête majeure.

La société venait de s’asseoir autour de la longue table, où s’étalait un souper assez maigre : des brèmes de Vilaine, cuites dans la poêle, des pommes de terre à la sauce blanche, des œufs durs à profusion et un grand luxe d’assiettes de noix sèches. Les rouliers de l’autre table n’auraient certainement point voulu de ce repas.

Mais les rouliers mangeaient avec des fourchettes de fer, tandis que la société se servait d’argenterie d’étain pour découper ses œufs durs.

En outre, il y avait quelque chose de digne et de respectable à voir devant chaque convive, une bouteille de vin, où s’attachait la serviette pliée, ceci dans le propre pays du cidre !

Ces bouteilles étaient pour l’étiquette, si chère aux petits gentilshommes de la pauvre Bretagne. Elles étaient toutes à demi vides, et on les avait entamées peut-être six mois auparavant, la veille du dimanche de Pâques ou du jeudi de l’Ascension ; mais c’était du vin, du vrai vin, acide, épais, détestable, et l’on ne buvait pas du bon cidre comme les gens du commun !

Nous eussions retrouvé là toutes nos bavardes connaissances du salon de verdure de Penhoël : les trois Grâces Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang, le chevalier adjoint et la chevalière adjointe de Kerbichel, madame veuve Claire Lebinihic avec ses trois vicomtes et même le bon père Chauvette, maître d’école du bourg de Glénac.

Il pouvait être huit heures du soir, et l’assemblée eût été complète, sans le retard du jeune M. Numa, le frère des trois Grâces, dont la chaise restait vide.

– Comme le temps passe !… dit la Romance, l’aînée des Grâces Babouin, en acceptant une queue de brème des mains du chevalier adjoint de Kerbichel ; voilà deux mois et demi à peine que nous étions assis à cette table, la veille de la mi-août, avec les Penhoël…

– C’est pourtant vrai !… répliqua-t-on à la ronde.

– Pauvre Madame !… murmura le père Chauvette ; pauvre oncle Jean !… comme ils étaient bons et comme on les aimait !

– Ça n’empêche pas, répliqua la Cavatine d’un ton aigre-doux, que le maître actuel de Penhoël, M. le marquis de Pontalès, vaut mieux pour le pays, M. Chauvette !

L’assemblée approuva du bonnet.

– Je ne voudrais pas parler mal de l’ancien maire…, reprit le chevalier adjoint de Kerbichel en avalant une rasade de son vin éventé, mais il était notoire que ce pauvre M. de Penhoël s’adonnait aux liqueurs fortes.

– Et puis, poursuivit l’Ariette, dont l’aimable étourderie n’eût point fait espérer des réflexions si profondes, il était joueur comme les cartes, et bâillait à se démettre la mâchoire dès qu’on faisait de la musique !

– Moi, je dis une chose, prononça gravement la chevalière adjointe, quand un homme se ruine, c’est un mauvais sujet !… Le marquis de Pontalès a bien maintenant quatre-vingt mille livres de rente… ça fait honneur à un pays !… D’ailleurs on aurait dit qu’il n’y avait que ces gens-là pour faire comme il faut les honneurs de chez eux !

– Ah !… c’était joli !… murmura madame veuve Claire Lebinihic avec regret, c’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois vicomtes répétèrent aussitôt :

– C’était bien joli les fêtes de Penhoël !

Les trois Grâces Babouin se rangèrent à l’avis de madame de Kerbichel, et la Romance ajouta :

– D’ailleurs, on vous faisait sur ces gens là des cancans à ne plus s’entendre, et moi je ne peux pas souffrir les cancans !… C’était cette Lola, qui n’avait pas assez du maître et qui faisait jaser d’elle encore avec le petit Pontalès !… un bien joli homme, par exemple, celui-là !… C’était M. de Blois qui regardait Madame d’un œil, et de l’autre mademoiselle Blanche !… À propos de mademoiselle Blanche…

– Ma sœur…, interrompit la Cavatine en baissant les yeux, il faut de la charité !… On a vu des jeunes filles hydropiques, à ce que dit le médecin de la Gacilly, qui avaient l’air…

Elle hésita, et secoua sa tête embéguinée.

– Bien, bien !… reprit madame veuve Claire Lebihinie ; c’est moi qui me suis aperçue la première qu’on élargissait de temps en temps sa robe !… Et l’évanouissement pendant le bal !… On sait ce que parler veut dire.

Les trois vicomtes la regardaient avec admiration.

– Et les deux filles de l’oncle Jean ?… reprit la Romance ; l’oncle aux gros sabots !… Si on pouvait dire sa façon de penser sur les morts…

– Prenez garde, mademoiselle !… interrompit un des vicomtes, les bonnes gens disent qu’elles reviennent la nuit autour du manoir… et, si bien fermée que soit votre chambre à coucher, les belles-de-nuit ne seraient pas embarrassées pour aller vous rendre une petite visite…

– Et alors, s’écria Claire Lebinihic avec un gros rire, gare à votre cou, ma chère demoiselle !

Les deux vicomtes qui n’avaient point parlé se dédommagèrent en poussant un hurlement de joie.

La Romance était toute pâle.

– Que Dieu me préserve ! murmura-t-elle : je sais ce qu’une chrétienne doit aux trépassés, madame… et je trouve votre plaisanterie au moins inconvenante !

– La paix ! mesdames, la paix !… fit la chevalière adjointe. N’oublions pas que nous sommes dans un lieu public… Pour en revenir à Penhoël, il paraît que le petit Vincent a été guillotiné à Paris.

– Guillotiné ! s’écria le père Chauvette en sautant sur sa chaise.

– Je lui avais toujours trouvé une mauvaise figure…, dit la Cavatine, mais ce n’est pas malheureux : voici mon frère qui vient enfin souper avec nous !

– Tarde venientibus ossa !… déclama le chevalier adjoint, ce qui veut dire qu’on garde les arêtes pour les galants qui oublient l’heure en courant la prétantaine, M. de l’Étang !

Numa Babouin avait une figure grave, où se lisait l’orgueil d’une grande nouvelle apportée. Il s’assit en silence à sa place.

– M. Numa sait quelque chose !… s’écria Claire Lebinihic dont les petits yeux ronds pétillaient de curiosité.

– Apportez-vous des nouvelles du déris ?… demanda Kerbichel.

– Le déris a dû se faire ce soir…, répondit le frère Numa ; c’est la même chose tous les ans, M. le chevalier… Mais il pourrait bien arriver, sous peu, des événements comme on n’en voit pas souvent dans le pays !

Toutes les oreilles se dressèrent. Tous les regards dévoraient le petit frère Numa Babouin, qui avait repris son attitude solennelle et compassée.

– Mais enfin ?… dirent ensemble la Romance, l’Ariette et la Cavatine.

Le petit frère Babouin jeta sur Kerbichel un regard plein de dignité.

– On ne court pas plus que vous la prétantaine, M. le chevalier, dit-il ; on tâche seulement de savoir ce qui se passe… Et ce qui se passe, ajouta-t-il en secouant la tête lentement, est bien étrange, mesdames ! messieurs ! bien étrange ! bien étrange !…

– Vous nous faites mourir, mon frère !… s’écria la Romance impatientée.

Numa mit ses deux coudes sur la table.

– Vous savez bien que la vente du manoir est frappée d’une clause de réméré ?… commença-t-il.

– Parbleu ! fit Kerbichel.

– C’est aujourd’hui le dernier jour du terme, M. l’adjoint.

– On connaît cela, M. Babouin !… et personne n’apportera les cinq cent mille francs qu’il faut pour le rachat…

– M. l’adjoint, c’est ce que je ne voudrais pas affirmer !

– Comment cela ?

– Jugez-en !… Tout à l’heure, je suis entré dans la salle où les petites gens prennent leurs repas… Je me doutais bien qu’on parlerait de Penhoël… mais je ne me doutais guère de ce que j’allais apprendre !… Vous qui savez tout, M. de Kerbichel, je vous le donne en cent !

– M. le chevalier renonce…, dit l’assemblée en chœur.

– Je vous le donne en mille !…

– Grâce !… grâce !

– Eh bien, messieurs !… eh bien, mesdames ! vous avez raison de renoncer, car vous n’auriez point deviné !… M. et madame de Penhoël sont ici dans cette auberge.

Ce ne fut qu’un cri :

– Est-ce bien possible ?…

– Je ne sais pas si c’est possible, répondit Numa Babouin, mais cela est.

– Après tout…, dit Kerbichel en comptant ses mots, ils ont peut-être trouvé de l’argent… Personne n’a jamais songé à prétendre que Penhoël ne fût un parfait honnête homme !

– Assurément… assurément ! appuya l’assemblée.

– Mais voilà le beau de l’histoire !… poursuivit le frère Numa. Vous souvenez-vous de cet aventurier qui se faisait appeler Robert de Blois ?

– Un coquin, celui-là !

– Nous parlions de lui tout à l’heure !

– Eh bien ! il paraîtrait que ce Robert de Blois est le bailleur de fonds de Penhoël.

– Oh !… fit l’assistance stupéfaite.

– Positivement !… Il a ramené dans sa voiture le maître et Madame… Il a toujours avec lui son ancien domestique Blaise, et en outre un pauvre diable que vous avez pu connaître fossoyeur du bourg de Glénac…

– Bibandier ?

– Bibandier !… On dit qu’ils apportent un million dans les coffres de leur voiture.

– Un million ! s’écria le chevalier adjoint ; voyez comme on est coupable de s’avancer au hasard ! Il y a quelqu’un ici qui appelait tout à l’heure M. de Blois un aventurier !

– Ce n’est pas moi toujours !… riposta la Romance.

– Ni moi !… répéta la Cavatine.

– Ni moi !… ni moi !… ni moi !…

Ce n’était personne.

– Ah çà ! reprit Kerbichel, ne pourrait-on être admis à présenter ses hommages à ce cher M. de Penhoël ?

– Il garde le plus sévère incognito.

– Je conçois cela… mais ce digne M. de Blois ?

– Il est déjà en route pour le manoir avec ses deux compagnons.

Il y eut un instant de silence, après quoi l’aînée des trois Grâces prit la main de son jeune frère.

– Voilà ce que je nomme un événement heureux ! dit-elle ; certes, je n’ai rien contre le marquis de Pontalès… mais j’ai toujours désiré, dans le secret de mon cœur, le retour de cette chère famille de Penhoël !…

– Et nous donc !… fit-on à la ronde.

Puis chacun ajouta son mot.

– De si braves gentilshommes !

– Des gens si généreux !

– Le plus vieux nom du département !

– L’honneur, enfin, de la contrée !

On faillit faire un mauvais parti au pauvre père Chauvette, qui ne se réjouissait pas assez haut.

Un bruit se fit cependant au dehors, et tout le monde se précipita aux fenêtres, car la curiosité était excitée au delà de toutes bornes.

C’était tout bonnement un homme qui montait à cheval devant la porte de l’auberge, et qui partait, un instant après, au grand trot.

– Je parierais cinq francs contre dix sous, dit madame veuve Claire Lebinihic, que cet homme est Penhoël et qu’il est ivre !

– Ivre ! M. de Penhoël ?… répéta l’assistance scandalisée.

Mais on n’eut pas le temps de pousser plus loin le procès, car le bruit du dehors se changea en fracas, et deux chaises de poste débouchèrent à franc étrier du côté de la route de Rennes.

Elles s’arrêtèrent toutes deux devant la porte de l’auberge.

La société n’avait plus assez d’yeux ni d’oreilles.

Le jeune M. Babouin se glissa dans l’escalier pour aller chercher sa provision de nouvelles.

Un homme, que personne ne connaissait, avait mis cependant pied à terre et fait appeler le maître de l’auberge.

Il lui dit quelques paroles à voix basse, puis il revint vers la chaise de poste, dont la portière s’ouvrit de nouveau pour donner passage à un vieillard à cheveux blancs.

– Je veux mourir si ce n’est pas le vieux Jean de Penhoël !… dit la Romance.

Le vieillard était entré dans l’auberge. Personne ne bougeait plus à l’intérieur des chaises de poste, dont les chevaux soufflaient et fumaient.

 

L’inconnu causait toujours avec l’aubergiste.

Au bout d’une grande demi-heure, le vieillard qu’on avait pris pour Jean de Penhoël se montra de nouveau. Aidé par un domestique de l’hôtel, il portait à bras une femme qui semblait malade et d’une faiblesse extrême.

– Madame !… murmurait-on aux fenêtres.

Et l’on ajoutait :

– Que veut dire tout cela ?…

La femme malade fut introduite dans l’une des chaises de poste, où le vieillard monta derrière elle.

On entendit l’inconnu demander au maître de l’auberge :

– Combien y a-t-il de temps qu’il est parti ?

– Une demi-heure à peu près.

– Je vous prie de me faire seller un cheval sur-le-champ.

– Voilà le difficile, notre monsieur… Et vous aurez de la peine à en trouver par la ville… Les gens dont nous parlions tout à l’heure ont fait retenir, Dieu sait pourquoi, les chevaux de toutes les auberges.

– Qu’on dételle un de ceux de ma chaise de poste !… dit l’inconnu.

Son ordre fut exécuté sur-le-champ.

Il se mit en selle et se pencha à la portière de l’une des chaises de poste.

– Vous passerez au pont des Houssayes…, dit-il, j’arriverai avant vous au manoir.

Il piqua des deux et partit au galop. Les voitures s’éloignèrent à leur tour. Une minute après, il n’y avait plus personne dans la rue.

La société avait la fièvre, et les nouvelles que lui apporta le petit frère Babouin n’étaient pas de nature à la guérir.

Numa s’était glissé jusqu’à la porte de la rue ; il avait fait le tour des mystérieuses voitures et insinué son regard à l’intérieur.

– Ma foi ! s’écria-t-il en rentrant dans la salle à manger, il faut avoir vu cela pour y croire !…

– Quoi donc ?… quoi donc ?

Numa reprit haleine. Les trois Grâces étaient fières d’être ses sœurs.

– Quoi donc ?… répéta-t-il enfin ; il y a de tout là dedans, des vivants, des malades et des morts.

– Des morts !… se récria l’assemblée.

– Des revenants, du moins !… J’ai bien regardé dans les deux voitures, et, à l’exception d’une paire de grands coquins, noirs comme de l’encre, qui sont sur les siéges, je crois avoir reconnu tout le monde.

La société n’interrogeait plus, mais le frère Numa Babouin était maintenant le centre d’un cercle qui le pressait à l’étouffer.

C’était un beau moment dans la vie du jeune chef de la maison Babouin-des-Roseaux-de-l’Étang ; il ne se hâtait point de contenter ces appétits curieux qui lui faisaient une si haute importance.

– Laissez-moi respirer, mesdames et messieurs, poursuivit-il, comptons un peu sur nos doigts… Dans la première voiture, j’ai reconnu Vincent, le guillotiné, et l’ancien maître de cette auberge… vous savez bien, le père Géraud ?…

– Oui ! oui !…

– Et l’oncle en sabots.

– C’était donc bien lui ?

– Si vous m’interrompez, je ne pourrai rien dire… C’est dans cette voiture qu’on a fait monter Madame… Dans l’autre, j’ai aperçu, que diable ! celles-là sont bien mortes ! les deux filles de l’oncle Jean avec leurs anciens amoureux Étienne et Roger de Launoy…

– Prenez garde, M. Babouin !… dit Kerbichel ; l’acte mortuaire a été dressé dûment et dans les formes.

– Je m’en lave les mains, monsieur !… Ce ne serait pas la première fois, soit dit sans vous offenser, que l’état civil ferait des âneries !… Enfin, toujours dans la même voiture, la petite Blanche qui tient, ma foi, un enfant dans ses bras !…

– Voyez-vous cela !… s’écrièrent les cinq femmes évidemment ravies.

– Le pauvre cher Ange !…

– Le pauvre cher Ange, murmura le frère Babouin, va peut-être bien redevenir la plus riche héritière du pays…

Les membres de la société se regardèrent sans rire, et le chevalier adjoint de Kerbichel reprit d’un accent pénétré :

– À l’exception de M. Chauvette qui, j’ai le regret de le dire, me semble un peu froid, tout le monde ici porte les Penhoël dans son cœur… Je propose de boire à leur retour, que chacun de nous espérait, au fond de l’âme, et qui nous rend si heureux !

. . . . . . . . . . .

Robert, Bibandier et Blaise étaient arrivés à Redon vers trois heures après midi. Lola ne faisait point, cette fois, partie de l’expédition. Nos trois gentilshommes n’emmenaient avec eux que le maître de Penhoël et Madame. René avait repris de la force, mais son intelligence était de plus en plus voilée, et tout le long de la route il n’avait fait que boire.

Marthe, au contraire, avait la conscience parfaite du rôle qu’on imposait à son mari. Elle se sentait prisonnière entre des mains ennemies, mais son courage éteint ne réagissait plus. Il n’y avait en elle qu’indifférence et apathie : elle n’eût point levé le bras pour détourner le couteau qui aurait menacé son cœur. Elle était en outre d’une faiblesse si grande que, chez elle, la volonté même de se révolter eût été impuissante.

Durant toute la route, sa fatigue l’avait plongée dans une sorte de sommeil pesant et maladif.

Ce qui allait se passer lui importait peu. Elle espérait que Dieu allait bientôt la réunir à ses filles chéries : Diane et Cyprienne, qui étaient descendues du ciel par deux fois pour visiter sa souffrance.

Sur terre, elle ne regrettait que Blanche.

En arrivant, elle s’étendit sur un lit, sur ce même lit où Lola s’était reposée, trois ans auparavant, tandis que Blaise et Robert faisaient leur premier repas à l’auberge du Mouton couronné.

Nos trois gentilshommes et René de Penhoël s’attablèrent cette fois comme l’autre. On fit boire René tant qu’on put et l’on ne manqua pas de trinquer à son prochain retour dans la maison de ses pères.

Vers quatre heures et demie, Robert, Blaise et Bibandier montèrent à cheval.

Avant de partir, ils dirent à René :

– Vous avez confiance en nous, maintenant, Penhoël… Vous savez désormais où sont vos amis et où sont vos ennemis… Nous sommes forcés de vous quitter pour aller préparer les voies, là-bas, au manoir… D’ici huit heures, passez le temps comme vous l’entendrez… mais, à huit heures, il faut que vous soyez sur la route de Penhoël.

René resta seul avec sa femme qui dormait. Ses anciennes idées de vengeance ne le reprirent point. On lui avait mis de l’or dans ses poches, et il avait le vin content ce jour-là.

À huit heures, il quitta l’auberge, suivant les instructions de nos trois gentilshommes. Son cheval était le seul disponible qui restât dans les auberges et à la poste de Redon car Robert avait pris ses précautions en cas de mésaventure.

Il avait vaguement la crainte d’être poursuivi par le nabab.

Celui-ci avait perdu un jour entier à chercher dans Paris Madame et René de Penhoël. Au départ, Robert et ses deux compagnons avaient sur lui plus de douze heures d’avance ; mais ce large intervalle s’était amoindri peu à peu durant le voyage, et les deux chaises de poste du nabab touchèrent le pavé de Redon quatre ou cinq heures seulement après l’arrivée des fugitifs.

Le maître de l’auberge lui donna tous les renseignements désirables sur les cinq voyageurs descendus au Mouton couronné dans l’après-midi. L’oncle Jean fut chargé de se rendre auprès de Madame. En la voyant si faible, il dut hésiter et se demander si elle pourrait supporter encore la route de Redon au manoir. Mais on ne pouvait la laisser dans cette chambre d’auberge à la merci des événements.

Jean de Penhoël se fit reconnaître et prononça quelques paroles d’espérance, mais il ne risqua point encore les noms de Diane, de Cyprienne et de Blanche, parce qu’il craignait, pour la pauvre malade, l’émotion subite et trop forte.

On la plaça, loin de ses filles, dans la voiture où se trouvaient le père Géraud et Vincent…

À une lieue de Redon, René de Penhoël qui chancelait au trot de sa monture, en suivant machinalement la route connue du manoir, entendit derrière lui le galop d’un cheval.

La nuit était humide et sombre. C’était au fond de cette vallée, couverte de taillis, où Bibandier alignait jadis les rangs de sa fantastique armée.

Penhoël tourna la tête et vit dans les ténèbres une forme noire qui s’avançait rapidement.

C’était un cavalier dont la taille et la figure disparaissaient sous les plis d’un long manteau.

– Qui es-tu ? cria l’ancien maître d’une voix avinée.

Le cavalier ne répondit point.

– Moi, je suis Penhoël…, reprit René ; je vais racheter le manoir de mon père… et chasser Pontalès, le fils du gargotier de Carantoire, comme un chien qu’il est !…

Le cavalier garda le silence.

Malgré son ivresse, René se sentit le cœur serré par un effroi vague.

Il mit son cheval au pas. Le cavalier fit de même. René le considérait à la dérobée, et mesurait sa grande taille qui se développait confusément dans l’ombre.

Il mit les éperons dans le ventre de sa monture, qui partit au galop. Le cheval de l’étranger galopa de front.

– Qui es-tu ?… qui es-tu ? balbutia Penhoël.

Même silence de la part de l’inconnu.

René tremblait.

Au bout d’une heure de marche, pendant laquelle son ivresse fit passer devant ses yeux d’effrayantes visions, son cheval roidit les jarrets et s’arrêta court.

Une nappe d’eau écumante et agitée s’étendait sur la route au-devant de lui. À gauche, le marais de Glénac prolongeait sa surface immense, au centre de laquelle la Femme Blanche balançait les plis de sa robe de brouillard. À droite, la double colline donnait passage au torrent.

En face, on distinguait vaguement, au sommet de la montée, les constructions du manoir.

Il n’y avait pas une seule lumière aux fenêtres.

Mais, au bas de la colline, on distinguait une lueur incertaine qui brillait, à travers les châtaigniers, dans la loge de Benoît le passeur.

– Au bac !… cria René de toute sa force.

Sa voix enrouée dut mourir avant d’arriver au milieu de la rivière.

Il ne se fit aucun mouvement dans la loge.

L’inconnu arrondit ses deux mains autour de sa bouche et cria d’une voix vibrante, qui sonna dans la nuit comme l’appel d’un cor.

– Au bac !… ho !… ho !…

La lumière s’éteignit dans la loge.

René tressaillit sur son cheval et se sentit froid dans les veines.

II. – LE MOURANT.

En quittant l’auberge du Mouton couronné, qui devait rappeler à Robert et à Blaise une foule de bons souvenirs, nos trois gentilshommes avaient pris la route de Redon à la Gacilly.

Mais au lieu de poursuivre tout droit leur chemin jusqu’au manoir, ils s’arrêtèrent à la hauteur du bourg de Bains, et entrèrent dans le taillis.

Ils descendirent tous trois de cheval.

Jusqu’alors, la route s’était faite silencieusement, et chacun d’eux semblait en proie à des méditations assez graves.

– Nous allons jeter notre bonnet par-dessus les moulins !… dit Robert en passant sa bride autour d’une branche de chêne, nous allons jouer le tout pour le tout… et ces parties-là se gagnent plus souvent qu’on ne pense !

– Nous avons du malheur…, soupira Bibandier.

– Tais-toi ! s’écria Blaise ; sans ta bêtise, les petites seraient au fond de l’eau… et nous aurions dans nos poches les diamants du nabab !

– L’Endormeur, mon ami, répliqua Bibandier, tu n’as plus le droit de parler… Ton poison n’a pas mieux réussi que ma noyade… Les petites ont un sort !

– Imbécile !… grommela Blaise.

– La paix !… fit Robert ; nous n’avons pas le temps de nous disputer… Si nous travaillons comme il faut, ce soir, la chance peut tourner encore… Et ce qui me plaît dans cette partie, c’est qu’au moins elle ne sera pas longue à décider !

– Mais, dit Blaise, si nous la perdons… ?

– À la grâce du diable, mon bonhomme !… Si nous la perdons, il n’y a plus rien à faire en France… Tu files de ton côté, moi du mien ; Bibandier prend une troisième route, et nous recommençons sur nouveaux frais…

Il s’arrêta sur le bord du taillis qui faisait face au bourg de Bains, et reprit :

– C’est dur à penser !… Les années viennent… et l’on n’est pas beaucoup plus avancé que le premier jour !… Bah ! chaque homme trouve l’occasion de faire fortune une fois dans sa vie… Il ne s’agit que de la saisir… Mes bons amis, c’est peut-être ce soir que notre étoile prendra sa place au ciel…

– Peste !… interrompit Blaise ; te voilà poëte !…

– Tu vas mourir !… marmotta Bibandier.

L’Américain fit la grimace à ce dernier mot. Puis il releva la tête et montra du doigt la dernière maison du bourg.

– Si maître Protais le Hivain n’a point perdu ses vieilles habitudes, reprit-il, nous allons le voir sortir tout à l’heure et venir de ce côté, vers la brune, fumer sa pipe du soir…

– Mais que diable veux-tu faire de maître le Hivain ?… demanda Blaise.

Robert haussa les épaules.

– Penses-tu, répliqua-t-il, que M. le marquis de Pontalès viendrait volontiers à un rendez-vous que nous lui assignerions sur la lande, après la nuit tombée ?…

– C’est juste !… c’est juste, dit Blaise ; Macrocéphale nous servira d’appeau… Qui sait ? l’aventure sera drôle et nous allons peut-être rire !…

– Je sais bien, moi, qui ne rira pas !… dit l’Américain en fronçant le sourcil ; le vieux brigand de Pontalès y passera, ou bien nous serons riches !

Bibandier redressa tout d’une pièce sa longue taille.

– En voilà un que j’exterminerais sans faiblesse ! prononça-t-il gravement ; jusqu’ici j’ai été la victime de mon bon cœur… Il est temps que cela finisse !

– Chut !… murmura Robert, et attention !

Il se courba pour cacher sa tête derrière le talus qui bordait le taillis. Blaise et Bibandier l’imitèrent.

La maison de l’homme de loi venait de s’ouvrir, et maître Protais le Hivain, surnommé Macrocéphale, s’avançait, en personne, dans la direction du bois.

Sa longue tête était couverte d’un bonnet de laine, mais il avait l’habit noir et les breloques d’un homme d’importance.

Il se promenait tout doucement, les mains derrière le dos, fumant sa pipe comme un juste, et méditant, à loisir, quelque affreux tour de chicane.

La nuit commençait à devenir sombre lorsqu’il passa au ras du talus.

– En avant !… dit Robert qui sauta d’un bond sur la lande.

Le pauvre homme de loi voulut pousser un cri en voyant ces trois figures trop connues qui l’entouraient à l’improviste ; mais Bibandier lui mit sa main énorme sur la bouche.

– Par Satan ! M. de la Chicane, dit-il terriblement, si tu soupires seulement, je t’étrangle !

Le Hivain tremblait de tous ses membres, et ses dents claquaient.

– Mes bons messieurs…, balbutia-t-il enfin, mes dignes et chers amis… je suis bien heureux de vous revoir… Mais l’étonnement… le saisissement… le plaisir !…

Ses petits yeux roulaient et n’osaient point se fixer.

– Allons, allons !… dit Bibandier qui était tout glorieux de faire peur à quelqu’un, on sait bien que tu nous aimes, M. de la Chicane !… Pas de grandes phrases !… nous avons besoin de toi ; suis-nous.

– Je vous suivrai au bout du monde, mes chers messieurs, répliqua le malheureux Macrocéphale, mais pourtant…

– Venez !… interrompit Robert.

Le Hivain ne souffla plus mot, et se laissa conduire à l’intérieur du taillis. On se remit en selle, et l’homme de loi fut placé en croupe derrière Bibandier.

– Marchons !… dit Robert qui prit l’arrière-garde pour pouvoir causer avec l’homme de loi.

– Si vous allez au manoir, fit observer timidement celui-ci, je vous engage à prendre le pont des Houssayes, mes dignes messieurs… car nous sommes en déris depuis hier… et le bac de Port-Corbeau ne sert plus à grand’chose.

– Benoît Haligan est mort ? demanda l’Américain.

– Guère ne s’en faut, mon bon M. de Blois !… Vous savez que le pauvre fou croit deviner l’avenir… Voilà plus de six mois qu’il agonise… et il a prédit lui-même que la mort entrerait ce soir dans sa cabane.

– Et Pontalès ?… demanda encore Robert.

– Oh ! celui-là se porte bien, Dieu merci !… Toujours fin comme une demi-douzaine de Normands… toujours dur avec le pauvre monde !… Jésus ! bon Dieu ! mon digne M. Robert, je suis un homme paisible, mais lorsque je le vis vous chasser de Penhoël… oh ! je l’avoue franchement, j’eus envie de lui briser mon bâton de houx sur la tête !

– En vérité !… fit Robert, ce fut à ce point-là ?…

Macrocéphale prit un air attendri.

– Mes excellents amis…, dit-il, mon digne M. de Blois… mon cher M. Blaise… et vous-même, mon brave M. Bibandier… vous ne pouvez pas savoir combien je vous suis attaché sincèrement et du fond du cœur !… Pour vous être seulement agréable, voyez-vous bien, je me ferais hacher en mille pièces…

Bibandier éclata de rire.

– J’attendais cette chute-là !… s’écria-t-il. Eh bien ! M. de la Chicane, vous voyez bien que nous vous payons de retour, puisque nous avons fait cent lieues pour vous chercher !

– Et m’est-il permis de vous demander… ? commença l’homme de loi.

– En temps et lieu vous saurez tout cela, M. le Hivain, interrompit Robert. La question importante, pour le moment, est de savoir si vous voulez être avec nous ou contre nous.

– Seigneur Jésus ! s’écria l’homme de loi, moi… contre vous !…

– Pour parler franc, reprit Robert, nous voulons en finir avec Pontalès !

– Par des voies légales, je suppose ?

– Très-légales.

– Eh bien ! mon digne M. de Blois… mon cher M. Blaise… mon brave M. Bibandier, je suis à vous… tout à vous !

Ils cheminaient maintenant à travers la lande, suivant à peu près la route que Diane et Cyprienne avaient parcourue, la nuit de la Saint-Louis, en revenant de leur expédition chez l’homme de loi.

Ils traversèrent le pont des Houssayes, dont les piles de bois tremblaient sous l’effort croissant de l’inondation ; puis ils descendirent la rivière jusqu’au passage du Port-Corbeau.

Comme ils arrivaient sous le manoir, Robert, qui marchait le premier, arrêta son cheval.

– Maître le Hivain, dit-il, votre besogne ne sera pas bien malaisée, et nous vous payerons chacun de vos pas comme si vous étiez un roi.

– Ce n’est pas l’intérêt qui me fait agir, mon digne monsieur…

– Écoutez !… vous aurez tout simplement à monter jusqu’au manoir.

– Volontiers !… Pourquoi faire ?

– Pour aller nous chercher M. le marquis de Pontalès, avec qui je veux avoir une entrevue.

L’homme de loi secoua la tête.

– J’aurais beau monter au manoir, répondit-il, cela ne vous avancerait guère… Pontalès est un homme habile, je dois en convenir… Il reste là-bas, dans le grand château, pour faire dire aux alentours que les convenances sont gardées et que la maison des Penhoël attend encore ses anciens maîtres dans le cas où ils viendraient payer le prix du rachat.

– Et il n’y a personne au manoir ?…

Macrocéphale montra du doigt la façade où ne brillait aucune lumière.

– Personne !… répliqua-t-il, si ce n’est un vieux domestique, chargé du bac, qui demeure dans les communs… C’est toute une comédie… La grande porte du manoir reste ouverte… et Pontalès répète à qui veut l’entendre qu’il espère voir les Penhoël rentrer dans la maison de leurs aïeux.

Robert n’écoutait plus, et semblait méditer sur ce contre-temps.

– Mais si vous voulez, ajouta Macrocéphale, je vais prendre un de vos chevaux et courir jusqu’à Pontalès.

– Il faut que l’entrevue ait lieu répliqua Robert.

– Eh bien ! je vous ramènerai votre homme.

L’Américain examina en dessous l’homme de loi, qui gardait son air doucereux et innocent.

– L’Endormeur !… dit-il, on ne doit pas encore être couché à la ferme… va chercher le petit Francin… et si l’on t’interroge, dis qu’il s’agit des intérêts de Penhoël.

Blaise s’engagea dans le sentier qui conduisait à la ferme.

– Mon brave M. le Hivain, reprit Robert, nous avons toute confiance en vous… mais il faut une grande heure pour aller et revenir de Pontalès. Et que de choses passent dans la tête d’un homme pendant une heure !… Restez plutôt avec nous… le petit Francin portera la lettre que vous allez écrire à M. le marquis.

– La lettre !… répéta le Hivain ; comment voulez-vous que j’écrive au milieu de ce taillis ?

Robert indiqua du doigt une lueur qui brillait à travers les branches des châtaigniers.

– La loge du vieux Benoît nous servira de bureau…, répondit-il.

– Ce que nous allons faire, murmura l’homme de loi, n’a pas besoin de témoins…

Ils étaient à cinquante pas, tout au plus, de la loge. Bibandier se glissa entre les branches du taillis et disparut pour revenir presque aussitôt.

– Le pauvre vieux ne nous gênera pas…, dit-il de loin.

– Il est mort ?…

– Donnez-vous la peine d’entrer !… Nous sommes les maîtres de la loge.

Ils s’introduisirent tous les trois dans la cabane, dont l’intérieur sombre et enfumé n’était éclairé que par une mince chandelle de résine, placée au chevet du grabat.

Le vieux Benoît était étendu sur le dos, les bras en croix, les yeux ouverts et fixes. Il ne respirait plus.

Robert alla prendre la résine, et la posa auprès du trou qui servait de cheminée.

– Allume du feu, Bibandier…, dit-il, car maître le Hivain a l’air de trembler la fièvre.

L’homme de loi frissonnait en effet. L’aventure tournait au lugubre, et il se demandait avec effroi quel en serait le dénoûment.

Il s’était assis le plus loin possible du grabat, et de manière à tourner le dos au mort.

Bibandier jeta dans le foyer une brassée de bois sec. Quand la flamme s’éleva claire et pétillante, l’Américain rapprocha son escabelle avec un mouvement de bien-être non équivoque.

– Les soirées fraîchissent…, dit-il, et le feu commence à ne pas être de trop !… Avez-vous ce qu’il faut pour écrire, M. le Hivain ?… Moi, je n’ai que du papier timbré.

Macrocéphale releva sur lui un regard de surprise.

– Ça vous étonne ? reprit l’Américain ; nous allons traiter une affaire sérieuse ce soir… Pontalès nous a joué un bon tour autrefois… mais, après la partie, vient la revanche… Arrangez-vous le mieux possible, et tâchez d’écrire sur vos genoux.

Le Hivain avait tiré de sa poche une petite écritoire, une plume et du papier.

– Ma parole !… reprit Robert, j’ai songé un instant à faire en personne une visite à ce vieux coquin de marquis… c’eût été plus simple… Mais on pourrait entrer dans ce grand diable de château et n’en point ressortir… J’aime mieux traiter la chose par correspondance… Écrivez.

– Je suis à vos ordres…, dit Macrocéphale.

– Écrivez !… Voyons, qu’allons-nous lui dire ?

– Quelque chose d’adroit…, insinua Bibandier ; si c’était un homme de nos âges, on pourrait risquer le rendez-vous d’amour…

– Tais-toi !… interrompit Robert ; écrivez… « M. le marquis… » Que diable, M. le Hivain, vous n’êtes pas un enfant… écrivez de manière à ce qu’il vienne, et gagnez votre argent !

L’homme de loi se gratta l’oreille.

– À cette heure de nuit !… murmura-t-il ; et le jour où tombe le terme… D’ailleurs, le marquis va se dire : « Pourquoi maître le Hivain ne vient-il pas jusque chez moi ? »

– Il faut trouver un moyen.

– Je cherche…, dit Bibandier.

– Tais-toi !… Maître le Hivain, vous êtes un homme de ressources…

– Vous êtes bien honnête, mon digne monsieur… mais Pontalès est si défiant !… Attendez donc !… s’écria-t-il tout à coup en se touchant le front ; je crois que j’ai trouvé !

– Voyons ?…

– Il y a une chose qui mettrait Pontalès sur ses deux jambes, quand même il serait à l’agonie : c’est le nom de l’aîné de Penhoël.

– En vérité ?… fit Robert qui se prit à sourire.

– On parle justement dans le pays, depuis deux ou trois mois, du prétendu retour de M. Louis…, poursuivit Macrocéphale ; vous m’entendez bien… une de ces rumeurs qui se répandent on ne sait pourquoi ni comment… Je vais lui dire qu’il s’agit d’événements graves, où se trouve mêlé Louis de Penhoël.

– Dites-lui cela, maître le Hivain…, répliqua Robert ; et peut-être ne mentirez-vous pas tant que vous croyez.

La plume de l’homme de loi, qui courait déjà sur le papier, s’arrêta net.

– Comment !… balbutia-t-il ; est-ce que vous sauriez… ?

Blaise revenait avec le petit Francin.

– Finissez votre lettre !… dit Robert ; avant une heure, vous en saurez aussi long que nous.

L’homme de loi plia sa missive et la remit au petit paysan, qui partit au galop, croyant servir les intérêts de l’ancien maître de Penhoël.

Dès qu’il se fut éloigné, Robert devint taciturne, et Macrocéphale essaya en vain de renouer la conversation.

C’était une nuit de novembre noire et froide ; on entendait gémir le vent dans le taillis, et l’eau déchaînée, qui roulait en bouillonnant au pied de la colline.

À l’intérieur de la cabane, le silence régnait.

Une fois, Macrocéphale, qui avait l’oreille aux aguets, crut entendre un soupir faible, venant du lit mortuaire.

Il se leva épouvanté ; mais nos trois compagnons le forcèrent à se rasseoir, et ne lui épargnèrent point les moqueries.

Par le fait, le pauvre Benoît Haligan était toujours sur son grabat, les bras en croix et les yeux morts.

Au bout d’une heure, on ouït un bruit de chevaux sur la montée.

Nos trois compagnons se cachèrent précipitamment derrière la porte, et l’homme de loi resta seul auprès du foyer.

L’instant d’après, le vieux marquis de Pontalès entrait dans la cabane.

Il avait mis de côté son sourire emmiellé, et semblait de fort mauvaise humeur.

– Que signifie cela ? s’écria-t-il du seuil ; pourquoi ce rendez-vous ?… Et depuis quand n’avez-vous plus la force de venir jusque chez moi ?

Macrocéphale faisait de grands saluts. Peut-être eût-il été fort embarrassé pour répondre, si nos trois gentilshommes ne lui en eussent épargné la peine.

Pontalès, en effet, fit trêve à ses questions, parce que la porte venait de se refermer bruyamment derrière lui.

Il se retourna en tressaillant, et reconnut d’un seul coup d’œil à qui il avait affaire.

– Un guet-apens !… murmura-t-il.

Puis il ajouta sans savoir qu’il parlait :

– Mon fils m’écrivait hier qu’ils étaient tous à Paris !…

– Voici un pauvre raisonnement pour un homme de votre force !… répliqua Robert en riant ; ne savez-vous pas bien qu’un quart d’heure avant sa mort, M. de la Palisse était encore en vie ?… Mais nous oublions de nous serrer la main, cher marquis, et de nous demander mutuellement de nos nouvelles…

Pontalès semblait un renard pris au piége. Sous ses paupières, baissées à demi, on voyait ses petits yeux gris qui roulaient tout effarés…

Robert, Blaise et Bibandier lui-même vinrent, tour à tour, lui tendre la main. Il répondit machinalement à cette ironique politesse.

– Messieurs…, balbutia-t-il, c’est vous sans doute qui avez induit M. le Hivain à m’indiquer ce rendez-vous ?…

– Si vous nous aviez laissé notre beau manoir de Penhoël, cher marquis, répliqua Robert, nous n’en serions pas réduits à vous recevoir dans une chaumière… Ah ! vous jouâtes là un joli coup de cartes !… Du diable si j’ai vu tricher avec plus d’aplomb en ma vie !… Les gendarmes… les extraits des rôles de la préfecture… tout cela était très-fort !… Mais prenez donc la peine de vous asseoir, M. le marquis, nous avons beaucoup de choses à nous dire, et rester debout sera fatigant.

Pontalès s’assit sur une escabelle.

– Procédons sans plan ni méthode !… reprit l’Américain dont l’air libre contrastait avec la détresse du marquis ; je ne hais pas cet aimable désordre qui saute d’un sujet à un autre et varie gaiement l’entretien… Vous nous parliez de votre fils ?… Un très-beau cavalier, ma foi ! et qui menait bonne vie là-bas dans la capitale… Vous avez reçu de lui une lettre hier… Je puis vous donner des nouvelles encore plus fraîches…

– Vous l’avez vu récemment ?… demanda Pontalès qui tâchait péniblement à se remettre.

– Mon Dieu, répondit Robert, je ne sais trop comment vous dire cela… Le fait est que c’est une déplorable affaire !…

Le marquis était père ; sa tête se releva inquiète.

– Vous savez, reprit l’Américain, on est jeune… on est brave… peut-être un peu querelleur… on a des duels…

– Un duel !… s’écria le marquis.

– Un duel extrêmement malheureux, mon cher M. de Pontalès… L’aîné de Penhoël lui a mis trois pouces de fer dans la poitrine.

Le marquis se leva tout d’une pièce, comme s’il eût reçu un choc galvanique. Macrocéphale ne put s’empêcher de l’imiter.

Nos trois gentilshommes, assis l’un près de l’autre, balançaient leurs jambes croisées et gardaient un calme parfait.

– L’aîné de Penhoël !… répéta Pontalès d’une voix tremblante ; celui qu’on n’a pas vu depuis vingt ans ?… Mes oreilles ne me trompent-elles point… et parlez-vous bien de Louis de Penhoël ?…

À ce nom prononcé, un soupir rauque se fit entendre du côté du grabat.

Macrocéphale chancela sur ses jambes.

– Le mort s’éveille !… murmura-t-il.

Bibandier et Blaise étaient pâles, mais Robert haussa les épaules.

– Quand les vivants le voudront, prononça-t-il lentement, le mort se rendormira.

Tout le monde, cependant, glissait vers le grabat des regards effrayés.

Comme si le vieux Benoît eût voulu protester contre cette menace, on le vit s’agiter entre ses draps, puis se lever sur son séant.

– C’est aujourd’hui !… dit-il d’une voix creuse ; voilà bien des jours et bien des nuits que j’attendais ce moment !… La main de Dieu est sur moi… je ne verrai pas le retour de Penhoël !

Tout le monde gardait un silence glacé. Robert lui-même, malgré sa forfanterie, ne trouvait pas le courage d’ouvrir la bouche.

– J’avais compté mes heures, reprit le vieillard ; je savais bien que la maladie n’aurait pas le temps de me tuer… Je l’avais dit… je l’avais dit !… L’étranger était venu par un déris… dans une nuit sombre… c’est dans une nuit sombre et par un déris qu’il devait revenir !… Penhoël Penhoël ! celui qui tuera ton corps et ton âme va me prendre ma vie mortelle !

Son souffle râlait. Chacune de ses paroles tombait sourde et pénible.

Il n’y avait pas dans la cabane une seule poitrine qui ne fût oppressée.

– Qui donc a laissé ouvertes les portes du manoir ?… reprit encore le vieux passeur dont la voix se fit plus vibrante ; je vois entrer ceux qui n’auraient jamais dû sortir… celles qu’on croyait mortes ont, autour de leurs lèvres roses, le sourire de la vie…

« Penhoël ne cherche plus ses filles parmi les belles-de-nuit, qui glissent sous les saules.

« Et l’absent, comme son cœur bat ! son noble cœur ! à respirer l’air aimé du pays !…

« Les larmes sont séchées dans les yeux de la sainte femme. Il y a un nouveau-né dans le berceau, paré de fleurs… »

Un sourire étrange éclaira sa face hâve ; il balbutia encore des paroles qu’on ne pouvait plus entendre, et sa tête lourde rebondit sur la paille de son oreiller.

Un long silence régna dans la cabane puis l’Américain rapprocha son escabelle du siége de Pontalès.

– Il y a du vrai dans ce que dit ce vieux fou, monsieur !… murmura-t-il. L’œuvre que vous avez édifiée péniblement, à force de trahisons et de mensonges, est sapée par la base… Tel que vous me voyez, marquis de Pontalès, je viens vous apporter la ruine ou le salut… C’est à vous de choisir.

III. – LOUIS DE PENHOËL.

La lutte était entre Robert et le marquis ; Blaise et Bibandier se taisaient. Macrocéphale jetait des regards effarés vers le pauvre grabat de Benoît.

– S’il ne s’agissait que du rachat de Penhoël, reprit Robert, je n’aurais pas même eu l’idée de venir vous déranger, M. le marquis… mais vous avez bien d’autres choses à craindre… Savez-vous que ce Louis de Penhoël est un rude adversaire ?…

– Vous l’avez vu ?… demanda Pontalès.

– Comme je vous vois, M. le marquis.

– Est-il toujours fort ?

– Toujours fort… toujours beau… toujours jeune !… Le jour où votre fils est tombé sous son épée, Louis de Penhoël est sorti vainqueur de quatre autres duels.

– Mon pauvre fils ! murmura Pontalès qui avait un peu oublié sa douleur paternelle ; mais vous dites qu’il n’est pas mort… et à son âge, on revient de loin… Voyons, messieurs, ajouta-t-il en donnant à son visage cette expression de bonhomie que nous lui connaissions jadis, j’ai regretté bien souvent de m’être séparé de vous… et une fois passé le premier instant de surprise, je suis plutôt joyeux que mécontent de vous revoir.

Robert lui tendit la main.

– Voilà qui est parler, Pontalès !… s’écria-t-il ; d’autant mieux que votre sincérité est à l’abri de tout soupçon ! Puisque vous le prenez ainsi, comme il faut, je vais jouer cartes sur table… D’abord, nous ramenons de Paris René de Penhoël et sa femme.

– Ah !… fit Pontalès, c’est vous qui les ramenez ?

– Naturellement… Il nous fallait bien une arme contre votre habileté grande, M. le marquis… De manière ou d’autre, Penhoël possède les fonds qui doivent servir au rachat… Or, je ne veux pas vous le cacher, M. le marquis, le jour où Penhoël rentrera dans son manoir, vous serez bien près de quitter votre beau château et tous vos magnifiques domaines…

– Comment cela ?

Robert tira sa montre.

– Dix heures !… murmura-t-il en se parlant à lui-même ; dans une demi-heure René sera ici… Pardonnez-moi si je n’entre pas dans des explications détaillées, car le temps nous presse, et c’est à peine si nous pourrons dresser les actes qu’il nous faudra signer.

Pontalès ne répondit point, mais son regard fit le tour de l’assistance.

– Sans doute… sans doute ! reprit Robert qui interprétait ce coup d’œil furtif et peureux, nous sommes trois contre un… car maître le Hivain observera la neutralité la plus absolue, en cas de guerre déclarée… Nous pourrions user de violence à notre aise… mais ne craignez rien, M. le marquis… nous n’aurons pas besoin de cela… Notre intérêt veut qu’une alliance soit conclue entre vous et nous… alliance solide, cette fois, et que votre caprice ne puisse plus rompre…

Il se tourna vers l’homme de loi, qui chauffait ses grands souliers ferrés au coin de la cheminée.

– Préparez votre plume et votre encre, M. le Hivain, reprit-il ; voici deux feuilles de papier timbré… Ayez l’obligeance de nous minuter un acte passé entre M. de Pontalès d’une part, et nous trois de l’autre, lequel acte divise en quatre portions égales les anciens domaines de Penhoël.

– Et je n’aurai qu’un quart ?… grommela le marquis.

– Chacun de nous, répliqua Robert, aura l’un des trois autres quarts.

– J’aime mieux subir le rachat.

Robert donna les deux papiers timbrés à l’homme de loi.

– Permettez ! dit-il en faisant à Pontalès un petit signe de tête amical, vous n’avez pas tout à fait le choix… Si nous ne sommes pas avec vous, nous serons contre vous… n’est-ce pas, mes braves ?

Blaise et Bibandier s’agitèrent sur leurs escabelles.

– Et si nous sommes contre vous, reprit Robert, nous ramènerons sur le tapis certaines vieilles histoires qui vous donneront bien du fil à retordre… Maître le Hivain, écrivez un peu plus vite !

– À quoi bon ?… dit tout bas Pontalès, je ne signerai pas.

– Vous signerez, mon vieil ami !… Figurez-vous que le diable s’est mêlé de nos affaires : les deux filles de l’oncle Jean ne sont pas mortes.

Pontalès tressaillit.

– Le vieux Benoît vient de vous le dire dans son langage original. Elles sont, ma foi ! pleines de vie et n’ignorent rien de votre bonne volonté à leur égard… Mais voilà le plus curieux : c’est par leur entremise que Louis de Penhoël a retrouvé sa famille… Il les aime à la folie… Et je vous promets que si jamais il passe l’Oust, à Port-Corbeau, vous aurez bien vite de ses nouvelles.

– Voici l’un des doubles…, dit Macrocéphale.

Robert y jeta un rapide coup d’œil.

– C’est parfait !… dit-il ; tirez-en la copie.

Le Hivain se remit au travail.

– Mais enfin…, murmura Pontalès qui semblait hésiter, en quoi la signature de cet acte pourrait-elle me protéger ?

– Dans un quart d’heure, répondit l’Américain, René va demander le bac… nous sommes armés sous nos manteaux, et je vous ai apporté un poignard, M. le marquis.

– À moi ?

– À vous !… car, cette fois, chacun mettra la main à l’œuvre… Nous serons cinq, en comptant maître le Hivain, qui ne nous refusera point son aide.

– Je suis un homme paisible, balbutia Macrocéphale.

– Vous ferez nombre… Et cela ne sera pas inutile… car nous aurons peut-être plus d’un adversaire à combattre.

– Louis de Penhoël ?… prononça Pontalès à voix basse.

– Louis de Penhoël…, répéta l’Américain.

Il parlait ici contre sa pensée. Selon lui, le nabab devait être encore à Paris, ou, tout au plus, sur la route de Bretagne. Mais il lui fallait un autre épouvantail que René.

Pontalès hésitait encore.

Macrocéphale venait d’achever la copie de l’acte.

– M. le marquis, dit Robert, il faut vous décider… Si vous ne signez pas, nous allons faire nous-mêmes l’office de passeurs, et amener ici les deux Penhoël… Il faut que vous compreniez bien votre situation… Vous avez affaire ici à trois hommes qui n’ont plus rien à perdre, et qui, peut-être, gardent contre vous quelque petite rancune… Ces hommes sont habitués à mettre leur intérêt avant toute idée de vengeance… Profitez, croyez-moi, de leur sagesse !… car, si vous perdez l’occasion, ce soir, demain, ces hommes porteront témoignage dans l’accusation de vol et d’assassinat que les deux Penhoël comptent vous intenter.

Pontalès pressa son front chauve entre ses deux mains.

Un cri retentissant se fit entendre au dehors, dans la direction de la route de Redon.

On disait :

– Au bac !… ho !… ho !…

Le vieux passeur s’agita une seconde fois sous sa couverture, comme si ce cri eût remué son agonie.

– Le voilà !… murmura-t-il de sa voix creuse et haletante. Je le reconnais !… Mon Dieu !… donnez-moi une heure de vie, pour que le serviteur puisse saluer son maître avant d’aller vers vous.

Pontalès saisit une des copies et apposa convulsivement sa signature au bas du papier.

Tout le monde se leva. Robert souffla la résine.

La voix de l’agonisant s’éleva encore dans la nuit.

– Il a signé !… murmura-t-il mais Dieu veille !… Assassins… assassins, malheur à vous !…

La porte avait été ouverte. Bibandier, Pontalès et l’homme de loi étaient déjà dehors.

– Voilà trois mois que le vieux agonise !… grommela Blaise, et son témoignage serait terrible en cas de malheur…

– Sors !… dit Robert.

Blaise sortit.

Au lieu de le suivre, l’Américain se dirigea en tâtonnant vers le lit du mourant.

D’un geste brusque il retira l’oreiller de paille qui soutenait la tête de Benoît.

Celui-ci poussa un cri faible. Sa tête pendait maintenant renversée, et le souffle s’arrêtait dans sa gorge.

– Je l’avais dit !… balbutia-t-il en luttant contre la dernière étreinte de la mort ; je l’avais dit !… Mon corps était à toi… Que Dieu et la Vierge aient pitié de mon âme !…

Le silence régna dans la loge. Robert, dont le front pâle s’inondait d’une sueur froide, avait rejoint ses quatre compagnons. Ils entrèrent tous les cinq dans le bac. Pontalès et Macrocéphale lui-même étaient armés de couteaux apportés par Robert.

Pontalès avait un tremblement nerveux par tout le corps ; ce fut lui qui sauta le premier dans le bateau.

– Ils ont jusqu’à minuit ! murmura-t-il ; jusqu’à minuit, tous ceux qui tenteront de passer la rivière doivent mourir !

Son esprit semblait frappé violemment. La fièvre le jetait hors de cette prudence cauteleuse, qui avait été sa règle durant toute une longue vie !

Robert riait dans sa barbe à le voir prendre la tête du bac et brandir son couteau.

Bibandier avait saisi la perche. Maître le Hivain se tenait coi à l’arrière de la barque, et sentait tous les tourments d’un homme paisible, lancé tout à coup au milieu d’une bataille.

Ils atteignaient le milieu de la rivière. On n’apercevait encore rien sur la rive opposée, tant la nuit était sombre.

– Couchez-vous au fond du bac…, dit Robert ; Bibandier seul doit se montrer à découvert.

Il joignit l’exemple au précepte et l’on ne vit plus, au-dessus du bord, que la tête chevelue de l’ancien uhlan.

Au bout d’une minute, celui-ci cessa de percher.

– Il est tout seul…, murmura-t-il.

– Aborde !… répliqua Robert.

Puis il ajouta en serrant le bras de Pontalès :

– On dit qu’entre vous et Penhoël, c’est une haine de plus d’un siècle… Vous avez droit à la préséance, M. le marquis… c’est vous qui frapperez le premier.

– Soit !… répliqua Pontalès d’une voix sourde, je frapperai le premier !

Le bateau toucha, et presque aussitôt René de Penhoël sauta lourdement sur les planches vermoulues de la cale.

On ne pouvait distinguer les traits de son visage, mais tout en lui révélait une agitation extraordinaire.

– Vite !… vite ! balbutia-t-il ; il a disparu avec son grand cheval noir… mais il va revenir peut-être… Vite !… vite !… mettez la rivière entre lui et moi !…

Nos quatre compagnons s’étaient relevés, mais René de Penhoël ne les voyait même pas. Son regard restait cloué sur le rivage avec une invincible terreur.

Pontalès était en proie à une sorte de folie… Robert était obligé de le retenir pour l’empêcher de s’élancer sur son ennemi.

– Tout à l’heure !… murmurait l’Américain, tout à l’heure !…

Pontalès se débattait l’écume à la bouche.

Le bateau avait cédé au courant pendant les quelques secondes où la perche de Bibandier était restée oisive.

On se trouvait maintenant auprès d’une petite langue de terre, où croissaient des saules, ces mêmes saules qui avaient servi d’abri à Robert et à Blaise, la nuit de leur arrivée au manoir.

– Tourne !… cria l’Américain, ou nous allons chavirer.

Au moment où Bibandier, obéissant, plantait sa perche contre le rivage, une invisible main la saisit par sa garniture de fer et attira violemment le bac.

L’ancien uhlan poussa un cri de frayeur, ses mains abandonnèrent la perche. Le bateau s’était heurté contre la langue de terre, et il y avait maintenant sur l’avant un homme de grande taille, qui avait surgi là comme par enchantement.

– Louis de Penhoël !… murmura Robert qui lâcha le bras de Pontalès.

– Tu mens !… cria René, il n’y a plus qu’un Penhoël… l’autre était un lâche et un traître…

Sa voix s’arrêta dans sa gorge, parce que le vieux Pontalès, qu’on ne retenait plus, venait de le frapper par derrière.

René tomba lourdement, et resta en travers sur le bord du bateau.

Pontalès s’élança en brandissant son couteau sanglant et en criant :

– À l’autre ! à l’autre !

L’inconnu, qui était en effet Louis de Penhoël, n’avait point vu le coup qui frappait son frère.

Il rejeta derrière lui son manteau et brisa sur son genou le petit bout de la perche.

Le bateau descendait à la dérive vers le milieu du marais.

Le vieux Pontalès tomba, arrêté dans sa course par un coup de massue.

Puis une lutte courte s’engagea entre le nabab et les trois autres assassins ; car Bibandier, le bon garçon, voyant que les choses tournaient au tragique, s’était coulé entre les saules et cheminait déjà sur la route de Redon.

Les poignards n’avaient pas beau jeu contre la massue du nabab.

Elle s’abaissa une fois, puis deux, puis trois. À chaque coup, on entendait un râle.

Après le dernier coup, le silence régna sur le bateau.

Louis de Penhoël jeta son arme.

La nuit était bien sombre. Néanmoins, il voyait son frère couché contre le bord.

– René…, dit-il, nous n’avons plus d’ennemis…

Le maître de Penhoël demeura immobile.

Le nabab enjamba les cadavres pour se rapprocher de lui.

Au moment où il se baissait pour lui prendre la main, René, qui était en équilibre sur le plat-bord, fit un mouvement convulsif et glissa dans l’eau du marais, où il disparut aussitôt.

Le nabab poussa un grand cri. Son pied venait de glisser dans la mare de sang qui était sous le corps de son frère.

Il plongea tout habillé, tandis que le bac, chargé de ses quatre cadavres, continuait d’aller à la dérive vers le tournant de la Femme-Blanche.

Il resta longtemps sous l’eau, sondant les profondeurs sombres du marais. Par trois fois on eût pu le voir reparaître, et, par trois fois entendre sa voix sonore qui jetait aux deux rives du lac le nom de son frère.

Quand ces appels se taisaient, on n’entendait que le bruit sourd de l’inondation croissante, et ces vagues mugissements que jette le gouffre de la Femme-Blanche.

Louis plongea une dernière fois, et gagna ensuite la rive à la nage.

En ce moment, le bac touchait la lèvre du tournant et disparaissait sous les voiles de brouillard qui forment le vêtement fantastique de la Femme-Blanche.

Le chaland tournoya en craquant ; les cadavres soulevés se choquèrent. Le gouffre s’était refermé.

. . . . . . . . . . .

Les deux chaises de poste, que nous avons vues s’arrêter devant l’auberge du Mouton couronné, sur le port de Redon, avaient passé la rivière d’Oust au pont des Houssayes, et gagné le manoir de Penhoël, par la route praticable aux voitures.

Les portes du manoir étaient ouvertes. Pontalès semblait avoir voulu défier les événements et proclamer bien haut qu’il attendait ses adversaires de pied ferme.

À l’intérieur de la maison, rien n’avait changé depuis trois mois. Durant tout cet espace de temps, en effet, Pontalès avait continué d’habiter le grand château, ne voulant pas jouir d’un bien qui ne lui était pas encore définitivement acquis.

Une fois passé le terme du rachat, il comptait bien prendre sa revanche.

Dans le salon du manoir, les voyageurs de nos deux chaises de poste étaient réunis.

On avait couché Madame sur sa chaise longue, et tout le monde l’entourait. Elle était pâle comme une morte ; ses beaux traits, amaigris et fatigués, accusaient de longs jours de torture. Elle avait les yeux fermés ; son souffle était faible, et il semblait que la vie fût sur le point de l’abandonner.

L’oncle Jean tenait une de ses mains et cherchait les imperceptibles battements de son pouls.

Diane et Cyprienne essayaient de réchauffer son autre main à force de baisers.

Blanche était à genoux sur le tapis à ses pieds.

À l’entour se rangeaient Étienne, Roger, Vincent et le bon vieux Géraud.

On entendit au loin, sur le marais, trois cris vibrants et prolongés.

Marthe eut un tressaillement faible, et ses paupières se soulevèrent à demi pour retomber aussitôt.

Elle était dans cet état de torpeur et d’anéantissement depuis son départ de Redon. Trop de souffrances avaient brisé son pauvre cœur de mère. Pendant la route, l’oncle Jean avait essayé de lui parler et de la préparer, mais ses oreilles étaient fermées.

Elle ne savait rien de ce qui s’était passé depuis quelques jours. Pour elle, il n’y avait point encore d’espoir, et son cœur restait accablé sous le malheur qui déjà n’existait plus.

Dans le salon de Penhoël tout le monde avait la même pensée, bien que personne ne songeât à l’exprimer par des paroles. Chacun se disait :

– Si elle allait mourir avant d’être heureuse !…

Car sa joue devenait à chaque instant plus pâle, et le souffle qui tombait de ses lèvres entr’ouvertes s’affaiblissait de plus en plus.

– Ma mère !… dit l’Ange qui avait des larmes dans les yeux, ne veux-tu point te réveiller ?

Marthe n’entendait pas.

Cyprienne et Diane levaient, au ciel leurs beaux regards humides, et priaient Dieu de toute la puissance de leurs âmes.

Tout à coup elles se dressèrent en même temps sur leurs pieds ; l’amour avait fait naître la même pensée au fond de leurs cœurs.

Dans un coin du salon, les petites harpes à pivots se cachaient à demi sous les draperies d’une fenêtre, muettes depuis bien des jours.

Diane et Cyprienne les roulèrent, sans bruit, jusqu’au milieu de la chambre.

Puis elles préludèrent doucement.

Puis encore leurs voix fraîches et pures s’unirent en disant cette chanson bretonne que Madame aimait à entendre autrefois…

Les témoins de cette scène avaient les yeux fixés sur la malade, et retenaient leur souffle.

Le premier couplet s’acheva sans que Marthe eût fait un mouvement.

Les mains de Diane et de Cyprienne tremblaient en touchant les cordes de leurs harpes. Leurs voix étaient pleines de larmes.

Au second couplet, un soupir faible s’échappa de la poitrine de Marthe. Toutes les mains se joignirent ; la prière descendit au fond de tous les cœurs.

Diane et Cyprienne chantaient bien doucement :

Belle-de-nuit, ombre gentille,

Ô jeune fille !

Qui ferma tes beaux yeux au jour,

Est-ce l’amour ?

Dis, reviens-tu, sur notre terre,

Chercher ta mère ?

Marthe avait rouvert les yeux, et un vague sourire errait autour de sa lèvre.

Cyprienne et Diane abandonnèrent leurs harpes pour s’élancer à ses genoux.

En ce moment, la porte du salon s’ouvrit, et Louis de Penhoël parut sur le seuil.

Son beau visage était grave et triste ; ses cheveux noirs, trempés d’eau et de sueur, tombaient sur ses habits en désordre.

Le regard de Marthe se reposa d’abord sur Blanche, puis sur Diane et Cyprienne : son sourire s’imprégnait d’une tendresse heureuse.

Ses yeux se relevèrent ensuite, et parcoururent lentement le cercle d’amis qui l’entourait.

Personne n’osait ni faire un mouvement, ni prononcer une parole.

Quand les yeux de Marthe tombèrent sur Louis de Penhoël, qui demeurait immobile au seuil du salon, elle tressaillit vivement, et une nuance rosée vint colorer sa joue.

– Oh !… murmura-t-elle, vous tous que j’aimais tant !… Diane, Cyprienne, Blanche !… mes filles chéries !… Louis !… mon pauvre Louis !… vous voilà donc tous réunis et heureux !…

Une expression de doute et d’inquiétude se répandit sur son visage.

– Heureux !… reprit-elle ; c’est toujours ainsi que je vous retrouve dans mes songes…

Ses yeux se fermèrent de nouveau, et sa tête se renversa sur le coussin de la chaise longue, tandis que ses mains se joignaient avec recueillement.

– Mon Dieu ! ajouta-t-elle d’une voix si faible qu’on pouvait à peine l’entendre, si c’est encore un rêve, faites que je ne m’éveille jamais !

FIN

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Décembre 2010

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