Paul Féval

LA FILLE DU JUIF-ERRANT

(1878)

 

 

 

Table des matières

LA FILLE DU JUIF-ERRANT. 12

I  LA MAISON DU VICOMTE PAUL. 13

II  LES PARENTS DU VICOMTE PAUL. 16

III  COMMENT LE COMTE ET LA COMTESSE DÉSOBÉIRENT UNE FOIS À LEUR FILS UNIQUE. 18

IV  CE QUE C’ÉTAIT QUE SIR ARTHUR.. 21

V  LE PLAN DE CAMPAGNE DU VICOMTE PAUL. 22

VI  OÙ LE VICOMTE SE MONTRE BON PRINCE. 24

VII  IDÉE DU VICOMTE PAUL. 26

VIII  FESTIN DE BALTHASAR.. 27

IX  LOTTE. 29

X  MYSTÈRE. 31

XI  DIVERS EFFETS DE CHAMBERTIN.. 34

XII  DU TROUBLE APPORTÉ PAR L’IMAGE. 36

XIII  L’IMAGE. 38

XIV  CHUT ! 40

XV  SECONDE IDÉE DU VICOMTE PAUL. 42

XVI  CONFUSION DES LANGUES. 44

XVII  COUCHER DE SOLEIL. 48

XVIII  LE VOYAGEUR.. 50

XIX  UN COIN DE PRÉFECTURE. 52

XX  LE DOCTEUR LUNAT. 55

XXI  LE REGARD DE SIR ARTHUR.. 59

XXII  LES CINQ SOUS DU JUIF-ERRANT. 60

XXIII  L’HISTOIRE. 64

XXIV  LA MORT DU JUIF-ERRANT. 66

XXV  L’AFFAIRE DE LA PETITE RUTHAEL. 68

XXVI  L’HISTOIRE DE LAMBALLE. 71

XXVII  LES SAVRAY-PAIN-SEC. 74

XXVIII  LE SECRET D’UNE NUIT. 77

XXIX  AU FEU ! 79

XXX  L’INCENDIE. 82

XXXI  LE PÈRE DU COLONEL. 84

XXXII  COMME ON BRÛLE. 87

XXXIII  LES ASSAUTS. 91

XXXIV  L’ESCALIER.. 94

XXXV  DISPARITION DE SIR ARTHUR.. 96

XXXVI  EN ALLEMAGNE. 99

XXXVII  LE CHEMIN CREUX.. 101

XXXVIII  LES TROIS-PUITS. 105

XXXIX  LA MINE D’ANDREASBERG.. 107

XL  À PARIS. 110

XLI  L’ÉCOLIER PAUL. 112

XLII  LES LITANIES DU COLONEL. 114

XLIII  BEAU TRAIT DE GALAPIAN.. 117

XLIV  PROPHÉTIES EXTRAORDINAIRES. 119

XLV  LA CHUTE. 124

XLVI  DÉTAILS RÉTROSPECTIFS. 126

XLVII  MÈRE ET FILS. 129

XLVIII  L’AVEU.. 131

XLIX  LA VISION.. 133

L  LA MARSEILLAISE. 135

LI  L’INSULTE. 137

LII  LE PARVIS NOTRE-DAME. 139

LIII  AUX ÉCOUTES. 141

LIV  UNE NUIT DE PARIS. 144

LV  LE PARVIS NOTRE-DAME. 147

LVI  LA MAISON DE L’ÉCUYER.. 149

LVII  LE RÉVEIL DU VICOMTE PAUL. 153

LVIII  LA TROISIÈME HEURE. 154

LIX  LE DUEL. 156

LX  LA PROPHÉTIE. 159

LXI  ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS. 161

LXII  AUX TROIS ROIS. 163

LXIII  L’HEURE DU SOLDAT D’HÉRODE. 168

LXIV  L’INVITATION.. 169

LXV  LE SOLEIL DE JUILLET. 171

LXVI  LE SUPPLICE. 174

LXVII  DIGRESSION EN FAVEUR DES JOUEURS DE BOULE. 178

LXVIII  À TRAVERS LE FER, LE FEU DES BATAILLONS. 180

LXIX  UNE DÉCOUVERTE DU DOCTEUR LUNAT. 182

LXX  MADAME PUTIPHAR.. 183

LXXI  LA CASSETTE. 185

LXXII  LE BLESSÉ. 188

LXXIII  LE GRAND SECRET. 191

LXXIV  MINUIT. 193

LXXV  EXPLICATIONS. 195

LXXVI  MORT DE Mme HÉRODIADE. 197

LXXVII  VENT D’ESPOIR.. 199

LXXVIII  LE VOYAGE. 201

LXXIX  LA THÉORIE DES LIMBES. 203

LXXX  LE FEU GRISOU.. 206

LXXXI  LES ÂMES. 209

LXXXII 210

LE CARNAVAL DES ENFANTS. 213

I  LE CONSEIL DES ONZE. 214

II  LE PORTRAIT. 229

III  LA MANSARDE. 233

IV  LE BAL. 238

V  L’INCENDIE. 242

VI  HENRI ET HENRIETTE. 249

VII  HISTOIRE DE MADAME JACOBY. 258

VIII  LES AVENTURES DE L’ONCLE HENRI 265

IX  CONCLUSION.. 278

À propos de cette édition électronique. 279

 

À EDMOND BIRÉ

Mon cher ami,

 

Au temps où j’écrivais les Mystères de Londres, je songeai à faire figure dans Paris. J’eus l’idée d’avoir à mon service un de ces petits bonshommes à tournure de saucisson english improvements que la mode britannique sanglait alors dans de longues vestes sans tailles terminées en bec de flageolet. Ma respectable amie Lady Gingerbeerloughby, de Portland Place, en avait un de toute beauté qu’elle appelait son jaguar pour se distinguer des autres « impossibles » du Showing-life qui disaient tout uniment « mon tigre » en parlant de ces créatures cylindriques, vivants boudins, doués d’une âme immortelle.

Londres a bien de l’esprit, sans que cela paraisse.

J’achetai d’abord un cheval pour que mon tigre eut à qui parler, mais je suis fantassin par passion ; le cheval n’était que l’excuse du tigre et je mis tous les soins dont j’étais capable au choix de ce dernier objet. Désirant unir l’élégance à la solidité je le commandai en Bretagne,

La terre de granit recouverte de chênes,

et il me fut expédié brut de Lamballe. J’allai l’attendre à la diligence, à cheval.

C’était un beau petit gars à l’air un peu sournois qui grasseyait comme un tombereau de macadam qu’on décharge. Je le mis sur ma bête avec son paquet en porte-manteau et je suivis à pied. Cela lui donna tout de suite à penser qu’il était mon maître.

Une veste rouge, signe de son grade, avait été préparée à grands frais. Il la mit avec plaisir et cassa au dîner toutes les assiettes qui lui furent confiées.

 

Vous ai-je dit que mon cheval s’appelait Juif-Errant, à cause du succès d’Eugène Sue ? j’ai peu connu mon cheval Juif-Errant, parce qu’il s’attacha tout de suite à mon page. Mon page avait nom Marie Menou. Il partit se promener le lendemain de son arrivée vers les neuf heures du matin, et j’avoue que je me mis à la fenêtre pour suivre sa veste rouge, non sans orgueil, jusqu’au détour de la rue. Les passants le regardaient.

À l’heure du dîner, il ne cassa aucune assiette parce qu’il n’était point de retour.

Le surlendemain ce fut de même. Au bout de huit jours, je l’avais oublié ainsi que Juif-Errant, mon dada. Je ne les voyais jamais, ils ne me gênaient point.

Le second dimanche, cependant, Marie Menou m’accorda une audience et me dit avec son brave accent de rouleau à broyer les cailloux :

– Tout de même je ne suis point bien à mon idée chez vous. Je comptais que vous m’aviez guetté (mandé) pour faire vos écritures avec vous.

– Tu sais donc écrire ?

– Non fait, bien sûr, puisque je n’ai point jamais appris, mais n’y aurait qu’à me mettre à l’école.

Cette réponse me frappa. Je me dis que peut-être, Marie Menou qui déjà raisonnait si net, deviendrait une des lumières de son siècle. Il avait aux environs de seize ans.

Après dix huit mois d’études, il commença à mettre couramment mes habits et à chausser mes bottes, sous prétexte que nous avions la même taille et le même pied. Jamais il ne me maltraitait. Six mois plus tard, Juif-Errant eut la colique et en mourut. Marie Menou n’ayant pas pu apprendre à lire, se dégoûta du travail scolaire et me donna mon compte pour se faire homme politique. Il avait tout ce qu’il faut pour cela.

Je n’ai jamais rien eu de lui que de la vaisselle cassée et le petit conte que je vous envoie : la moitié de ce petit conte, du moins, celle qui a Lamballe pour lieu de scène. Il l’avait dite à mon jardinier la nuit où, sans m’en prévenir, ils enterrèrent Juif-Errant dans le labyrinthe.

Marie Menou ne cacha pas au jardinier que Juif-Errant, dans son opinion, était un « homme condamné, » et il ajouta qu’ils « avaient parlé ensemble » tous deux bien des fois.

L’autre partie de l’histoire, l’incendie de la « maison du Juif-Errant » me fut contée à Bléré auprès de Tours, mais on ne sut pas me dire pourquoi le logis incendié portait ce singulier nom.

J’ai réuni ces deux tronçons qui me paraissaient aller ensemble et je les ai collés à l’aide d’un ciment d’érudition fantaisiste, fourni par un très-savant médecin que j’aimais à consulter, dès qu’il ne s’agissait point de ma santé. Il n’ignorait rien au monde, sinon peut-être son métier, et j’ai trouvé juste de lui donner place dans mon récit, sous le nom du docteur Lunat.

 

Je ne songeais guères à me convertir quand je publiai, il y a douze ou quinze ans, la fille du Juif-Errant au Musée des Familles[1] et pourtant, derrière la forme légère et même moqueuse de mon historiette, j’ai retrouvé partout, en la relisant, la pensée de Dieu. J’avais besoin de parler de Dieu, et avec la mauvaise honte des orgueilleux, je tournais incessamment autour de Dieu comme si j’eusse été en peine de chercher le bon endroit pour m’agenouiller.

C’est à ce point de vue seulement, mon cher ami, que je vous offre cette bagatelle ; à peine ai-je eu à faire ça et là, dans le texte primitif une rature, ou un changement pour lui donner sa petite case dans la série de mes livres expurgés. Le fond en était déjà chrétien, malgré les caprices de l’enveloppe voilant l’image de l’infinie Miséricorde qui va au long des siècles à travers nos erreurs, nos malheurs et nos crimes.

J’aurai beaucoup plus de mal à vous expliquer le choix de ce conte à dormir debout que je trie au milieu de mes paperasses pour l’envoyer précisément à vous le pur lettré, le critique délicat, l’érudit, le fin, le curieux, le poète… Armand de Pontmartin vous a dit toutes ces vérités, et bien mieux que je ne le puis faire, dans la merveilleuse préface qu’il a donnée à vos Dialogues des Vivants et des Morts. Moi, je vais tout uniment vous expliquer mon cas : À mes yeux, les innombrables pages que j’ai noircies se valent entre elles, à l’exception de quelques lignes écrites avec le sang de mon cœur blessé à vif, pour célébrer l’heure tardive, mais si belle de ma seconde communion. Dans le reste de ce qui est à moi, ce n’est pas la peine de choisir ; j’ai donc pris la première feuille venue pour vous dire que notre rencontre intellectuelle a été une des joies de ma vie et que je suis votre sincère ami.

 

PAUL FÉVAL.

 

P. S. J’ai ajouté pour parfaire le volume un conte également extrait du Musée des familles où il portait ce titre : La reine Margot et le mousquetaire[2] et que j’intitule le Carnaval des Enfants ; pour un motif que vous devinerez.

LA FILLE DU JUIF-ERRANT

I – LA MAISON DU VICOMTE PAUL

On n’avait pu emmener Paul au grand dîner de la préfecture, quoiqu’il fût vicomte et très-certainement le plus important personnage de la maison. Il n’était invité ni au grand dîner ni au grand bal qui devait suivre le grand dîner. Voilà la vérité : Paul n’appartenait pas encore à cette catégorie de vieux bambins qui dînent et qui dansent à la préfecture.

Il allait prendre ses onze ans, le vicomte Paul ; c’était un magnifique gamin, rieur et fier, qui vous regardait bien en face avec ses longs yeux d’un bleu profond pleins de tapages et de caresses. Il était grand pour son âge, élancé, gracieux, il montait supérieurement son cheval : Little-Grey, le plus joli poney de la Touraine. Son précepteur, l’abbé Romorantin, lui avait appris l’orthographe, mais pas beaucoup, et Joli-Cœur, le vieux hussard, lui montrait à tirer l’épée. Paul parlait déjà de tuer tous les Anglais de l’Angleterre ; cependant les Anglais ne lui avaient rien fait encore : il ne connaissait pas sir Arthur !

Quel sir Arthur ?

Patience ! Paul voulait tuer tous les Anglais, parce qu’il était Français. Joli-Cœur admettait la solidité de cet argument. Joli-Cœur, lui, détestait les Anglais, parce que ce sont des Angliches, parlant très-mal le français et nés en Angleterre.

M. Galapian, homme d’affaires du colonel comte de Savray, le père du vicomte Paul, méprisait les opinions politiques de Joli-Cœur. Il disait que l’Angleterre est à la tête des nations, et qu’elle offre au monde, c’était sa phrase, « le beau spectacle d’un peuple libre ! »

Cette phrase est remarquable et traîne dans tous les journaux qui tirent à 400,000 exemplaires.

Et pour qu’un journal se tire à 400,000 exemplaires, il lui faut de ces remarquables phrases-là.

Mais le vicomte Paul répondait à cette phrase : « Tais-toi, monsieur l’Addition. Les Anglais mettent leurs pauvres en prison et donnent le fouet à leurs soldats ! »

Vous jugez bien qu’il y avait du Joli-Cœur là-dessous !

Le vicomte Paul appelait Galapian monsieur l’Addition, parce que cet homme d’affaires, vendu aux Anglais, essayait vainement de lui apprendre l’arithmétique de M. Bezout, approuvée par l’Université.

Madame Honoré, ou plus simplement Fanchon, bonne personne du pays de Lamballe, en Bretagne, faisait aussi partie de la maison du vicomte Paul, en qualité de nourrice. C’était un simple titre. Louise de Louvigné, comtesse de Savray, belle et bonne comme un ange, avait accepté tous les devoirs, avait eu toutes les joies de la maternité. Le vicomte Paul, heureux enfant, n’avait jamais eu que le sein de sa vraie mère.

Mais Fanchon l’avait bercé. Fanchon l’aimait follement et le gâtait à faire plaisir. Fanchon savait chanter des centaines de complaintes. En outre, dans cette noble et riche demeure, pleine de tableaux de maîtres, Fanchon était la seule qui possédât des images à un sou bien plus jolies que les précieuses toiles.

C’était du moins l’avis du vicomte Paul.

Après Fanchon, il y avait encore Sapajou, le petit groom : une moitié de singe.

Et Lotte, la protégée de la comtesse Louise. Celle-là était une jolie créature, triste et douce, mais… on l’appelait la fille du Juif-Errant.

Pas devant les maîtres.

Pourquoi appelait-on Lotte la fille du Juif-Errant ? Le pourquoi pas devant tout le monde ?

II – LES PARENTS DU VICOMTE PAUL

Donc, la petite mère du vicomte Paul avait nom Louise. Elle était la filleule du roi Louis XVIII. Le petit père du vicomte Paul, le colonel comte Roland de Savray, commandait le 3e hussard, en garnison à Tours. Il avait trente-cinq ans ; sa femme avait vingt-six ans. Ils étaient beaux tous les deux et bons ; ils dépensaient noblement une fortune princière.

On disait par la ville, car les gens heureux sont entourés de jaloux, que, la veille de son mariage, M. de Savray était un sous-lieutenant de cavalerie, pauvre d’écus, mais riche de dettes, et grand joueur de baccarat :

On ajoutait que la fortune de Louise, la filleule du roi, était plus brillante que solide. Ses fermiers vivaient on ne savait où.

Ces gens qui vont partout chuchotant des bavardages de mauvais augure, disaient même que ce petit vicomte Paul, élevé comme un prince, pourrait bien un jour en rabattre sur son orgueil.

Et, chose singulière, le nom de Lotte se trouvait mêlé à ces pronostics de l’envie qui se venge. Pourquoi encore ?

Nous verrons bien.

Ce que nous pouvons dire tout de suite, c’est que Lotte ne prophétisait malheur à personne et qu’elle était dans la maison par charité.

III – COMMENT LE COMTE ET LA COMTESSE DÉSOBÉIRENT UNE FOIS À LEUR FILS UNIQUE

Le vicomte Paul n’étant pas invité à la préfecture, on avait dû le laisser à la maison. Ce n’était pas une mince affaire. Le vicomte Paul n’aimait pas qu’on s’amusât sans lui, et il était un peu le souverain maître dans cette opulente villa qu’on avait louée tout exprès pour lui et qui dominait, du haut de ses terrasses fleuries, le large fleuve, la levée, la ville, le lointain des vastes forêts : toute l’admirable campagne tourangelle.

L’air valait mieux ici pour le vicomte Paul.

Il faut toujours tromper les tyrans. Les corybantes chantaient et dansaient dans l’île de Crête pour empêcher Saturne d’entendre les cris de Jupiter enfant. À l’heure où la voiture attelée vint au bas du perron attendre le colonel de Savray et la belle vicomtesse Louise pour les emmener à la préfecture, lui en grand uniforme, elle en fraîche toilette d’été, toute la maison s’était emparée du vicomte Paul, chantant et dansant comme les prêtres corybantes.

Si bien que le comte Roland et la comtesse Louise, riant comme deux écoliers espiègles qui risquent l’école buissonnière, purent descendre la colline et prendre au galop la grande route qui mène à Tours, sans encourir le veto de leur seigneur et maître, ce superbe bambin de vicomte Paul.

Il est vrai que Louise emportait le remords de ne l’avoir point embrassé au départ.

Tout le long du chemin, on causa de lui, et plus d’une fois le sourire de la jeune mère se mouilla. C’était un enfant idolâtré.

Quand M. le comte et Mme la comtesse entrèrent à la préfecture, il y eut émotion. Le préfet s’agita, la préfète dépensa plusieurs sourires et alla jusqu’à demander des nouvelles du vicomte Paul. Oui, vraiment, la préfète !

Parmi les messieurs et les dames qui attendaient le potage, on causa ainsi :

– Colonel à trente-cinq ans ! dit la présidente avec une élogieuse amertume, voilà ce qui s’appelle aller !

– Bientôt général ! ajouta la receveuse particulière, une enthousiaste.

– L’air un peu trop content de lui-même glissa le procureur général. Et des protections.

– Il y a de quoi être content ! fit observer M. le maire.

– Deux cent mille livres de rentes ! chiffra aussitôt le receveur général.

– Le crédit de sa femme… commença aigrement la maréchale de camp.

– Toujours jolie, sa femme ! s’écria la receveuse particulière.

– Filleule du roi ! ponctua M. Lamadou, commandant de la gendarmerie.

– On raconte une histoire… insinua la directrice de l’enregistrement.

– Oh ! plus d’une ! interrompit la maréchale de camp. Celle du Juif-Errant est drôle !

– Et cet éblouissant colonel est joueur comme les cartes, vous savez ? fit le chef du parquet.

– On pourra bien voir une culbute ! chantèrent en chœur plusieurs voix.

Les deux battants s’ouvrirent, laissant passer ces mots heureux :

– Madame la préfète est servie !

Sir Arthur n’avait rien dit.

IV – CE QUE C’ÉTAIT QUE SIR ARTHUR

C’était un Anglais très-blond, qui venait probablement de l’Angleterre. Il dépensait beaucoup d’argent, mais peu de paroles.

Il jouait gros jeu avec le colonel et dansait avec la comtesse Louise.

À Tours, en Touraine, il y avait en ce temps-là un fort grand poète qui faisait des devises pour les bonbons en chocolat. C’était la nuit que l’inspiration lui venait.

Or ce poète demeurait dans un grenier, vis-à-vis de la maison de sir Arthur.

Et ce poète racontait que toutes les nuits, à minuit, sir Arthur pleurait et gémissait sur un balcon, disant : « J’étouffe ! Je meurs ! Éloignez de moi ce Galiléen et sa croix ! »

Les poètes ne passent pas pour avoir la tête bien solide.

Mais au lieu de raconter ces nigauderies nous aurions bien mieux fait de l’avouer franchement : Nous ne savons pas du tout ce que c’était que sir Arthur.

V – LE PLAN DE CAMPAGNE DU VICOMTE PAUL

On n’aurait pas pu tromper le vicomte Paul s’il n’avait eu, ce jour-là, des occupations importantes. Le vicomte Paul était Français ; il aimait son pays. Sans mépriser les divertissements de son âge, il savait faire la part des choses sérieuses.

La grande route de Paris à Tours se poursuit jusqu’à Nantes et même jusqu’à Saint-Nazaire. Notre histoire se passe sous la Restauration. Les chemins de fer n’existent pas encore.

La grande route se poursuivant jusqu’à Saint-Nazaire, petit port très-exposé aux entreprises des Anglais, Paul avait pensé à mettre la capitale à l’abri d’un coup de main.

Je suppose que les Anglais, commandés par Wellington, revêtu d’un habit rouge à queue de morue, fussent débarqués à Saint-Nazaire, qu’ils eussent pris Paimbœuf, conquis Nantes, enlevé Ancenis, Angers, Bourgueil, Langeais et Luynes… Haussez-vous les épaules ? Du temps de Charles VI, et même beaucoup plus tard, les Anglais en avaient pris bien d’autres !

Enfin, ne disputons pas. Voilà le vrai : au bout du parc, il y avait un pavillon qui commandait la Loire et la route. Excellente position pour empêcher Wellington de passer ! Le vicomte Paul, secondé par Joli-Cœur et par quatre jardiniers, était en train d’élever autour du pavillon des retranchements formidables. Le colonel avait donné licence de détourner l’eau du bassin pour emplir les fossés ; la comtesse Louise avait promis du canon.

Je vous prie de vous figurer Wellington et ses Anglais, tous ornés de queues rouges, débouchant par Luynes, sur l’air de Malbrough s’en va-t-en guerre, et marchant vers Paris. Ils ne s’attendent pas à trouver là les fortifications du vicomte Paul. Pif ! paf ! Boum ! boum ! La mousqueterie ! le canon ! Les voilà en fuite et montrant leur dos qui est si drôle !

S’échapperont-ils ? Non pas ! Le vicomte Paul s’élance sur son poney, rejoint Wellington, l’arrête par la queue et venge le supplice de Jeanne d’Arc !

Et puis on va à Tours chanter le Te Deum et, dîner à la préfecture. Cette fois, le vicomte Paul sera invité, je pense ! Il l’aura bien mérité.

VI – OÙ LE VICOMTE SE MONTRE BON PRINCE

Aujourd’hui, Joli-Cœur travaillait donc avec un entrain inaccoutumé. Le comte et la comtesse lui avaient donné le mot. Les quatre jardiniers piochaient et brouettaient, que c’était merveille. Il s’agissait de revêtir un épaulement dont la vue seule devait faire frémir Wellington et lui ôter toute idée d’attaquer la forteresse du vicomte Paul.

Le vicomte Paul avait sa lorgnette de général en chef et inspectait la route pour voir si les Anglais, prévenus par d’adroits espions, n’avaient pas doublé leurs étapes, afin de le prendre au dépourvu avant l’achèvement des travaux.

Tout à coup le vicomte Paul poussa un cri de surprise, et ses jolis sourcils se froncèrent.

– Est-ce Wellington ? demanda Joli-Cœur.

– La calèche ! répondit le vicomte rouge de colère, la neuve ! La Brie sur le siége ! Landerneau et Lafleur derrière ! Tous trois en grande livrée ! tous trois poudrés de frais ! On m’a trahi ! Papa et maman vont dîner en ville !

Les quatre jardiniers s’arrêtèrent consternés. Joli-Cœur se gratta l’oreille.

– Mon cheval ! s’écria encore l’enfant. Je vais les rattraper !

– Little-Grey est déferré des deux pieds de devant, répondit Joli-Cœur, qui, ma foi, mit la main au toupet, comme s’il eût salué son officier.

– Alors, je vais monter le cheval de papa. Voyons ! qu’on m’obéisse !

Les quatre jardiniers secouèrent la tête et je ne sais ce qu’eût fait Joli-Cœur, lorsqu’à la portière de la calèche, qui tournait un coude de la route, des cheveux blonds se montrèrent, constellés de pierreries qui brillaient au soleil, puis un transparent mouchoir s’agita.

– Petite mère ! s’écria le vicomte Paul en tendant les bras. Si tu m’avais demandé la permission, je t’aurais dit d’aller, je t’assure ! Petit père ! Tu ne te montres pas, toi, tu as peur !

Il pleurait, mais il riait, envoyant des baisers et disant :

– Est-elle belle, maman ! J’aurais voulu voir papa avec ses croix !… Allons, méchants, amusez-vous bien, mangez des glaces et de la crème, dansez ! Moi, je garde la maison.

VII – IDÉE DU VICOMTE PAUL

Ayant ainsi parlé en étouffant un noble soupir, le vicomte Paul envoya sa bénédiction à la calèche qui disparaissait derrière les peupliers.

– À l’ouvrage ! commanda-t-il.

Les pioches piquèrent, les brouettes roulèrent de plus belle. On travailla ainsi pendant trois minutes, puis le vicomte Paul eut une bonne idée qui se formula ainsi :

– Je veux faire le dîner de la préfecture, à la maison ! C’est moi qui serai papa. Lotte sera maman. M. Galapian sera le préfet, l’abbé Romorantin sera la préfète, Fanchon sera toutes les autres dames ; toi, Joli-Cœur, tu seras le général… Je veux tous les petits garçons et toutes les petites filles de la ferme pour danser jusqu’à six heures du matin… On dînera ici dans le pavillon. Que les Anglais s’y frottent ! On boira du champagne ! on racontera des histoires. Il y aura de la liqueur. Tu auras la permission de fumer des pipes !

À mesure qu’il parlait, le vicomte Paul s’animait. En prononçant ces derniers mots, il fit une dangereuse cabriole et conclut ainsi :

– Si papa et maman se fâchent, je me ferai marin !

VIII – FESTIN DE BALTHASAR

Vous me croirez si vous voulez, ce fut un dîner superbe : plus beau que celui de la préfecture. Ah ! bien plus beau !

Le chef, ayant reçu des ordres du vicomte Paul, improvisa un menu abondant et sucré pour accompagner les grosses pièces de l’ordinaire qui déjà cuisaient à la broche ou dans les casseroles. Il y eut cinq services, ni plus ni moins. La nappe damassée fut mise dans le pavillon, terreur des Anglais, boulevard de la France. On dirigea une attaque sérieuse contre la cave, mal défendue par le sommelier. Bordeaux, chambertin, champagne, tout y passa. En fin de compte, on invita le sommelier.

Il n’y avait pas à parlementer. Le vicomte Paul était le maître.

L’abbé Romorantin lui-même céda de bonne grâce.

Cinq heures sonnant, heure militaire, au moment même où l’huissier criait là-bas : « Madame la préfète est servie, » Sapajou, en livrée d’apparat, vint annoncer que « la soupe était sur la table. »

Il fut grondé, car le vicomte Paul savait son beau monde, mais on lui permit de prendre place parmi les petits fermiers, rangés comme des piquets et plus rouges que des coquelicots. Il promit de dire une autre fois : « Monsieur le vicomte est servi. »

Le vicomte Paul s’assit entre Fanchon, qui représentait toutes les dames, et le général Joli-Cœur. Fanchon avait apporté un énorme paquet d’images.

Vis-à-vis du vicomte était la petite Lotte, entre M. Galapian et l’abbé Romorantin.

– Enlevez la soupe ! commanda le vicomte Paul. C’est fête. On n’est pas forcé de manger le potage !

IX – LOTTE

Là-bas, à la préfecture, Mme la maréchale de camp avait dit, à propos du colonel comte Roland de Savray et de Louise, la belle comtesse, filleule du roi Louis XVIII :

– Il y a plus d’une histoire… celle du Juif-Errant est drôle !

Bien des gens pourront se demander quel rapport existait entre le brillant bonheur de ces jeunes époux et le Maudit de la légende populaire.

Cependant il y avait ici, dans le pavillon, vis-à-vis du vicomte Paul, une jolie et pâle créature, douce comme le mélancolique sourire des saintes, que les gens de la maison et aussi les gens du pays appelaient « la fille du Juif-Errant. »

Lotte semblait avoir de huit à dix ans. Elle était grande pour cet âge. Ceux qui la connaissaient prétendaient qu’on l’avait toujours vue ainsi. Depuis longtemps, bien longtemps, elle avait toujours de huit à dix ans. Certains disaient : « depuis onze ans ! »

Elle parlait peu. Ses grands yeux bleus rêvaient souvent et souvent priaient. Ses cheveux d’un blond doré tombaient en masses soyeuses sur la transparente pâleur de ses joues.

Il y avait autour d’elle comme un froid, un mystère, une frayeur, et un charme.

Seuls, la comtesse Louise et son fils Paul s’embrassaient de bon cœur.

X – MYSTÈRE

Et bien des choses se disaient tout bas, dans la maison, dans le pays, à Paris même, où le colonel comte de Savray était fort bien en cour.

La jeunesse du comte Roland avait été orageuse, pour employer un mot consacré. C’était un joueur effréné. Je l’ai déjà dit, répétons-le.

Sous l’empire, au temps où il n’était que sous-lieutenant, Joli-Cœur l’avait trouvé pendu à un portemanteau, dans sa chambrette. Il s’était brûle deux fois la cervelle, mais à moitié seulement. À Lyon, il s’était jeté dans le Rhône, un soir qu’il avait perdu sur parole et qu’il n’avait pas de quoi payer.

Après ces diverses aventures, on s’étonnait quelque peu de le voir jouir d’une santé si florissante.

Un soir, à Lamballe, dans le département des Côtes-du-Nord, où il tenait garnison, il tomba épris d’une jeune fille très-noble et très-pauvre. C’était vers 1812. On se moquait beaucoup alors de Mlle Louise de Louvigné, filleule de Louis de Bourbon, comte de Mittau, que les voltigeurs de Louis XV s’obstinaient à nommer le roi Louis XVIII.

En France, il ne faut jamais se moquer de personne, ni de rien, même des trônes désemparés ou des rois bannis.

Le sous-lieutenant Roland de Savray demanda la main de Louise de Louvigné et l’obtint. À eux deux, selon le langage de Lamballe, ils faisaient la maison misère et compagnie.

Ici, selon l’ordre chronologique, devait prendre place l’histoire à laquelle Mme la maréchale de camp faisait allusion dans le salon de la préfecture : l’histoire du Juif-Errant. Mme la maréchale de camp avait parlé de cette histoire, à propos du comte Roland et de la comtesse Louise, comme on accuse certaines gens d’avoir de la corde de pendu dans leur poche.

Au lieu de dire l’histoire du Juif-Errant, nous allons avouer une chose singulière. Ce mot de Juif-Errant était sévèrement proscrit dans la maison du colonel comte de Savray. Le vicomte Paul, qui aimait de passion les légendes et qui les savait toutes, grâce à Fanchon Honoré, sa nourrice, laquelle possédait la plus belle collection d’estampes à un sou qui fût en Touraine, le vicomte Paul ignorait la légende du Juif-Errant.

Jamais devant lui on n’avait donné à son amie Lotte ce sobriquet bizarre : la fille du Juif-Errant.

Et un jour que dame Fanchon berçait le vicomte Paul, tout petit enfant, avec la complainte si connue.

Est-il rien sur la terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre…

Ce jour-là, disons-nous, la sonnette de Louise l’avait interrompue au moment où elle allait achever le quatrième vers.

Et la jeune comtesse, si douce d’ordinaire, lui avait dit sévèrement :

– Madame Honoré, si vous voulez rester avec nous, ne chantez jamais cela !

XI – DIVERS EFFETS DE CHAMBERTIN

On allait bien autour de la table, dans le pavillon ! Ce n’était pas du vin d’enfant qui se buvait. Wellington pouvait venir. Il y avait quelqu’un pour le recevoir.

L’abbé Romorantin parlait politique avec M. Galapian, et ils se disaient mutuellement des choses pénibles, comme tous les gens qui ne sont pas du même avis et qui parlent politique. L’abbé défendait le trône et l’autel, Galapian demandait ce que cela rapporte. Les opinions de ce galant homme devançaient son époque. Il était déjà libéral à la façon d’un compte courant de 1848.

Devant le colonel il gardait une prudente mesure, mais le colonel n’était pas là, et le chambertin délie la langue.

Les petits paysans tourangeaux s’en donnaient à cœur joie et parlaient tous ensemble. Sapajou racontait les malheurs de sa famille. M. Galapian, dévoilant des tendances factieuses, criait : Vive la charte, à bas le charretier ! Joli-Cœur racontait ses campagnes, dame Fanchon radotait son jeune temps ; le vicomte Paul eût donné la maison tout entière et la préfecture aussi pour que Wellington débouchât sur la route avec cent mille Anglais. Il leur eût jeté les bouteilles à la tête.

Lotte seule était froide et douce comme toujours. Il n’y avait eu que de l’eau pure dans son verre. Ses paupières tombaient demi-closes sur l’azur de ses grands yeux qui rêvaient. Ses longs cheveux encadraient de boucles légères la diaphane blancheur de sa joue.

– Chante, ma nourrice ! ordonna le vicomte Paul qui voulait avoir toutes les joies.

Fanchon ne demandait pas mieux. Elle prit dans sa poche un gros rouleau de complaintes et mit ses lunettes sur son nez.

– Silence ! commanda Paul. Nourrice, une bien jolie, et pas de celles que je connais !

Quant au silence, c’était beaucoup demander. L’abbé, M. Galapian, les petits Tourangeaux et Joli-Cœur protestèrent en chœur de leur obéissance. On ne s’entendait plus !

– Une bien jolie ! répétait Fanchon la nourrice, une que tu ne connais pas… cherchons… C’est que je n’ai plus mes yeux de quinze ans !

Elle feuilletait, mouillant son pouce pour faire glisser les feuilles volantes, ornées d’images.

Tout à coup, le vicomte Paul s’écria :

– Oh ! que celle-là est belle ! jamais je ne l’avais vue !

XII – DU TROUBLE APPORTÉ PAR L’IMAGE

Méduse, fille de Phorcus, déplut à Minerve, déesse de la sagesse, qui, pour la punir, métamorphosa ses cheveux en serpents. La tête de Méduse ainsi coiffée changeait en pierres tous ceux qui la regardaient. Vous eussiez dit que l’image, cette belle image d’or, de pourpre, d’émeraude et de saphir, qui coûtait un sou, produisait un pareil effet sur les convives du vicomte Paul.

Aussitôt que le doigt du vicomte eut désigné l’image aux regards des convives, il se fit un subit et profond silence autour de la table.

Le rayon visuel de Lotte sembla glisser et s’allonger sous la frange soyeuse de ses cils, et joindre son œil au papier par une ligne de blanche lumière.

Puis sa paupière se ferma.

Fanchon voulut ressaisir la feuille volante ; elle semblait ressentir plus vivement que les autres cette consternation qui pesait sur les convives, mais le vicomte Paul s’était emparé déjà de l’image et la contemplait, disant :

– Le Juif-Errant ! Qu’est-ce que c’est que le Juif Errant ?

À onze ans qu’il avait, le vicomte Paul n’avait donc jamais ouï parler du Juif-Errant ? Nous avons fait déjà allusion à cette circonstance singulière.

Il n’y a pas en France un enfant de six ans qui ne sache l’histoire du Juif-Errant. Et nous verrons bientôt qu’à Tours, en Touraine, précisément à cause du colonel de Savray et de la belle comtesse Louise, sa femme, on s’occupait du Juif-Errant plus qu’en tout autre pays de France.

En outre, dans le château même, ils appelaient Lotte, cette douce enfant, « la fille du Juif-Errant ! »

On ne lui avait donc jamais donné ce sobriquet devant le vicomte Paul ?

Pourquoi ?

Souvenez-vous que la comtesse Louise, en parlant de la complainte du Juif-Errant, avait dit à Fanchon, la nourrice :

– Madame Honoré, si vous voulez rester avec nous, ne chantez jamais cela !

XIII – L’IMAGE

C’était une splendide soirée de septembre. Les fenêtres du pavillon dans lequel le vicomte Paul imitait le grand dîner de la préfecture regardaient l’occident, où le soleil agrandi descendait vers son lit de nuées roses, frangées de pourpre et d’or.

Cette chaude lumière, pénétrant à profusion dans la salle du festin, rougissait les rubis du vin même et vermillonnait tous les visages.

Mais l’image désignée par le vicomte Paul luttait en vérité d’or, de pourpre et de flammes avec les foyers ardents du couchant.

On se figurerait difficilement une plus merveilleuse estampe. Elle ruisselait de cinabre vif, de vert-chou, tendre et cru, de jaune criard et de bleu céleste. Elle était, par dessus tout cela, si généreusement dorée, que le soleil y mirait ses rayons obliques en riant. Tout y avait de l’or, tout : les corniches des maisons flamandes, les pieds de la table, les cheveux des dames, le bout du nez du « bourgeois fort civil » et même les haillons de ce bel homme à barbe gigantesque qui refusait les politesses des bonnes gens de Bruxelles en Brabant.

Ils paraissaient bien portants, gras et de bonne humeur, ces bourgeois habillés à la mode du temps de Louis XIV. On devinait le chagrin qu’avait l’homme barbu à s’éloigner du magnifique pot, doré comme tout le reste, où la bière de Louvain se couronnait de mousse d’or.

Aux balcons, les dames brabançonnes souriaient, habillées comme Marie Stuart. Les hirondelles voletaient au ciel parmi les jolis clochers de Flandres.

Le chien du bourgmestre aboyait entre les jambes. Dames, hirondelles, clochers, balustrades, chien, bourgmestre et mollets étaient d’or !

Du reste, à quoi bon décrire minutieusement cette image ? on la vend partout un sou. Encore y a-t-il au-dessous, et par-dessus le marché, la chanson illustre dont les vingt-quatre couplets ont fait cent fois le tour du monde :

Est-il rien sur la terre

Qui soit plus surprenant

Que la grande misère

Du pauvre Juif-Errant ?

Que son sort malheureux

Paraît triste et fâcheux !

XIV – CHUT !

Le bon abbé Romorantin était visiblement déconcerté ; M. Galapian, homme laid et de mauvaise mine, avait à ses grosses lèvres un sourire goguenard ; le hussard Joli-Cœur se grattait l’oreille jusqu’au sang ; les petits Tourangeaux ouvraient de grands yeux et béaient de la bouche ; Sapajou faisait des grimaces. Fanchon tremblotait de la tête, des mains et des genoux, comme une nourrice qui va tomber en syncope.

Seuls, vis-à-vis l’un de l’autre, la jolie Lotte et le vicomte Paul n’avaient point changé de contenance.

Lotte était toujours froide et douce comme les anges blonds des images de piété.

Paul riait, criait, se démenait, répétant :

– Le Juif-Errant ? Qu’est-ce que c’est que le Juif-Errant ?

Personne ne répondit.

Mais l’abbé Romorantin ayant éternué par hasard, chacun s’écria, heureux de rompre ce silence, lourd comme plomb :

– Dieu vous bénisse !

L’abbé remercia. Le vicomte Paul mit le poing sur la hanche.

– Je vais me fâcher, déclara-t-il tout net, si on ne me dit pas ce que c’est que le Juif-Errant. Jamais je n’ai vu de barbe pareille…

Le Galapian chantonna :

Jamais ils n’avaient vu

Un homme aussi barbu…

– Qu’est-ce que vous dites, vous, monsieur l’addition ? demanda le vicomte Paul.

– Chut ! siffla l’homme d’affaires.

– Chut ! répéta l’abbé.

Et, tout autour de la table, un long écho fit :

– Chut ! chut ! chut !

XV – SECONDE IDÉE DU VICOMTE PAUL

Comme bien vous pensez, ce n’était pas l’affaire du vicomte Paul. Il avait l’habitude d’être obéi, ce magnifique bambin. Il frappa du pied et jura sabre de bois ! Tout le monde eut grand’peur, mais tout le monde se tut.

Et, pour garder une contenance, tout le monde, y compris Fanchon, se remit à boire du vin de Chambertin.

Le soleil se rapprochait lentement de sa couche éblouissante.

– Personne ne veut me dire, cria le vicomte Paul, pourquoi ce bonhomme ne boit pas de bière, et en quel pays les mendiants ont des haillons d’or ?

– Mme la comtesse l’a défendu ! murmura Fanchon.

– M. le comte aussi, appuya Joli-Cœur.

– Eh bien ! s’écria le vicomte Paul, c’est moi qui suis papa. Lotte est maman. Nous vous permettons de parler ; n’est-ce pas, Lotte ?

On eût dit que les rayons obliques du soleil passaient à travers la diaphane beauté de Lotte sans pouvoir colorer sa blancheur de statue.

– Que Dieu ait pitié de nous ! balbutia la nourrice. Elle était comme cela quand je la vis pour la première fois…

Lotte murmura d’une voix qui était douce comme un chant, mais si faible, que nul n’aurait pu dire s’il avait bien entendu ce qu’elle disait :

– Mon père va venir…

Le vicomte Paul n’écoutait pas, parce qu’il avait encore une idée.

– Au fait, dit-il, je suis un niais : je n’ai qu’à lire moi-même la légende !

XVI – CONFUSION DES LANGUES

Il y eut alors un grand tumulte dans le pavillon où le vicomte Paul donnait le dîner de la préfecture en attendant les Anglais. Tout le monde se leva en criant. M. Galapian avait de ces hurlements hébreux qu’on entend à la Bourse autour du parquet des agents de change, l’abbé Romorantin éternuait avec détresse, les petits Tourangeaux bourdonnaient comme des mouches, et Sapajou, plus habile, imitait le chant du coq.

Fanchon d’un côté, Joli-Cœur de l’autre, se jetèrent sur le vicomte Paul pour lui arracher la fatale image qui se déchira, coupant en deux le corps du Juif-Errant.

Lotte baissa la tête et poussa un grand soupir.

Elle n’était plus d’albâtre, cette étrange fillette. La transparence de son corps gracieux augmentait…

– On a bu assez de chambertin, dit le sommelier. Veut-on passer au champagne ?

– Il n’y a pas de Juif-Errant ! déclara Fanchon résolûment.

– Pas plus que sur ma main ! soutint Joli-Cœur.

– C’est un mythe légendaire… expliqua l’abbé.

– C’est une bourde ! rectifia Galapian.

Sapajou savait aussi japper comme les petits chiens. Il le prouva en faisant : Hop ! hop ! hop ! hop !

Fanchon reprit :

– On se sert de cela pour bercer les petits enfants…

– Et faire rire les grandes personnes, ajouta Joli-Cœur.

– Néanmoins, objecta l’abbé, il y a là-dessous une grande pensée chrétienne.

– Je ne sais pas, fit Joli-Cœur, mais l’air est agréable à entendre…

– Et facile à chanter, interrompit Fanchon. Écoutez.

Elle chanta d’une voix un peu cassée qu’elle avait :

Messieurs, je vous proteste

Que j’ai bien du malheur :

Jamais je ne m’arrête

Ni ici ni ailleurs :

Par beau ou mauvais temps

Je marche incessamment.

– On disait jadis arreste, fit observer l’abbé, de sorte que la rime y était. Cela prouve l’antiquité de la chanson.

– « J’ai du bon tabac dans ma tabatière » prouve encore mieux la découverte de l’Amérique ! dit Galapian :

Joli-Cœur chanta :

Isaac Laquedem

Pour nom me fut donné…

– Minute ! interrompit l’abbé, le vrai nom est Ahswer ou Ahasverus.

– Ah ! par exemple ! contesta Fanchon. C’est bien Isaac Laquedem…

Né dans Jérusalem,

Ville très-renommée…

– Matthieu Pâris, dit Galapian, l’appelle Cataphilus.

– Schedt affirme, commença l’abbé, qu’il y avait un certain Ozer, soldat d’Hérode, celui-là même qui tendit l’éponge imbibée de vinaigre et de fiel à notre divin Sauveur…

– Georges de Trébizonde prétend qu’un nommé Lévy…

– Schiavene suppose…

– El Edrisi infère…

Pendant cela Joli-Cœur détonnait à tue-tête :

Juste ciel ! que ma ronde

Est pénible pour moi,

Je fais le tour du monde

Pour la centième fois :

Chacun meurt tour à tour,

Et moi, je vis toujours !

Tandis que Fanchon roucoulait :

Je n’ai point de ressources,

Je n’ai maison ni bien,

J’ai cinq sous dans ma bourse,

Voilà tout mon moyen :

En tout lieu en tout temps,

J’en ai toujours autant.

Les petits Tourangeaux répétaient le refrain, tout en jouant à mettre le dessert dans leurs poches. Le malheureux vicomte Paul, assourdi, se bouchait les oreilles et commandait en vain le silence.

Mais, soudain, vous eussiez entendu la souris courir.

Le vicomte Paul avait demandé :

– Où donc est Lotte ?

Et chacun, regardant le siége vide de celle qu’on appelait « la fille du Juif-Errant, » avait vu, à la place occupée naguère par l’enfant, une vapeur légère qui achevait de se dissiper lentement…

XVII – COUCHER DE SOLEIL

Galapian et l’abbé Romorantin, qui étaient les voisins de la petite Lotte, se reculèrent instinctivement. Les regards inquiets de toute l’assemblée se prirent à errer. Fanchon, se penchant derrière la chaise du vicomte Paul, balbutia à l’oreille de Joli-Cœur :

– N’a-t-elle pas dit : Mon père va venir ?…

Joli-Cœur, tout hussard et tout brave qu’il était, eut le frisson.

Il se leva pour aller prendre l’air à une fenêtre, mais à peine eut-il porté ses yeux sur la campagne, qu’il s’écria, tandis que ses jambes fléchissaient :

– Voyez ! voyez !

– Sont-ce les Anglais ? demanda le vicomte Paul. Prenons les armes !

– Seigneur Dieu ! gémit Fanchon qui regardait à son tour. Ah ! Seigneur Dieu !

L’abbé se signa. Galapian mit son binocle.

Le soleil sans rayons, large disque de pourpre, touchait à l’horizon la ligne des nuages. Tous ces harmonieux aspects du pays de Tours qui semble un immense et riant jardin, arrosé par le plus beau des fleuves français, éclairés ainsi à revers, prenaient sous ces lueurs violentes des teintes étranges et de solennelles bizarreries. Les collines grandissaient, les lointains s’allongeaient à de fantastiques profondeurs ; la nuit montait déjà au fond des vallées, tandis que les sommets de la côte voisine s’enluminaient de franges multicolores.

Tout le monde était aux fenêtres du pavillon, mais personne n’admirait ce merveilleux spectacle.

Le soleil couchant pouvait se noyer dans ces splendeurs ; sa dernière caresse pouvait embraser le paysage transfiguré : nul ne regardait ni le paysage ni le soleil.

Tous les yeux étaient fixés sur le même point ; le même étonnement inquiet se reflétait sur tous les visages.

Au plus haut sommet de la côte, sur la route qui conduit de Tours à Angers, un homme – une apparition plutôt – se montrait.

Juste en face du soleil !

Sa haute silhouette se détachait en noir sur la pourpre du disque.

Et la lumière oblique abaissait son ombre énorme jusqu’au fond de la vallée.

XVIII – LE VOYAGEUR

L’homme sembla d’abord immobile : statue sombre au milieu d’un éblouissement.

Mais on vit bientôt qu’il marchait, car sa tête descendit au niveau du sommet, derrière lequel le soleil disparut.

On put alors distinguer mieux. C’était un homme de grande taille, qui allait appuyé sur un bâton de voyageur.

Il était seul. – Était-il seul ? – À mesure qu’il avançait vers l’ombre de la vallée, une forme blanche, indécise et transparente, se dessinait vaguement à ses côtés.

– Lotte ! murmura le premier le vicomte Paul.

Un murmure contenu répondit derrière lui :

– La fille du Juif-Errant !

– Ah çà ! grommela M. Galapian qui se frottait les yeux à tour de bras, est-ce que j’ai bu trop de chambertin, moi ?

– Vade retro, balbutia l’abbé Romorantin.

Le voyageur, cependant, arrivait au bas de la descente et disparaissait sous le rideau de peupliers.

– Dansons ! s’écria le vicomte Paul qui s’étonnait d’avoir un poids sur le cœur.

Personne ne lui répondit.

Dame Fanchon serrait la médaille de son chapelet en tremblant.

Joli-Cœur s’approcha d’elle et murmura :

– Ce fut comme cela quand il vint à Lamballe… on voyait le soleil se coucher au loin dans la mer.

– Que Dieu nous préserve d’un malheur ! fit la nourrice.

Et le vicomte Paul, secouant sa blonde crinière d’un air vaillant, s’écria :

– On doit faire ici tout comme à la préfecture. Dansons, ou je me fâche ! Je veux qu’on danse !

XIX – UN COIN DE PRÉFECTURE

On dansait en effet à la préfecture.

Ces préfectures sont des Louvres en raccourci, des diminutifs de Tuileries. J’ai connu un préfet qui disait : Mon gouvernement.

Mme la préfète, une bonne grosse petite reine, ronde et rouge comme un bouton de pivoine, faisait des heureux parmi les employés en distribuant ses sourires. C’est un noble pays que ce jardin de la France. Ces salons étaient pleins de belles jeunes filles et de jeunes femmes charmantes ; mais, entre toutes les admirées, la comtesse Louise brillait au premier rang.

Celle-là était véritablement reine par l’esprit, la bonté, la beauté.

La comtesse Louise dansait.

Celles qui ne dansent pas sont soupçonnées de jalouser celles qui dansent.

Surtout celles qui ne dansent plus.

J’en sais pourtant qui regardent avec un sourire maternel ces joies étourdies de la jeunesse ; j’en sais, et beaucoup, qui sont restées belles sous leurs cheveux blancs à force de bienveillance et de miséricorde.

Certes, il y en avait là de ces chères femmes, spectatrices clémentes du plaisir qu’elles ne regrettent point ; de ces femmes exquises qui ne vieillissent jamais, du moins dans leur cœur, et qui trouvent une éternelle jeunesse dans le trésor de leur piété charitable.

Mais il faut de la variété dans un parterre et quelques soucis au milieu des roses. Il y avait aussi de braves dames qui, n’ayant point de charité à revendre, épiloguaient et médisaient abondamment.

De braves messieurs faisaient la partie de ces braves dames.

Dans un coin du salon, où l’intendance militaire, le tribunal de première instance, l’état-major, les domaines, l’enregistrement, les contributions directes et même l’académie universitaire étaient avantageusement représentés, on tuait le temps comme on pouvait.

Le colonel comte Roland de Savray et la comtesse Louise étaient sur le tapis.

On parlait bas. On mordait fort.

– Mon Dieu, disait la dame des domaines, elle est jolie, si on veut…

– Moi qui connais mes pauvres, fit observer Mgr l’archevêque en passant, je sais bien pourquoi elle a un regard d’ange !

Ici-bas, toute grandeur se paie. Nos seigneurs les évêques sont condamnés de temps en temps aux galas de la préfecture.

Mais monseigneur n’était pas de ce bon groupe-là. Il continua sa route.

– Quand on a deux cent mille livres de rentes, fit en ricanant la sous-intendante militaire on peut bien donner quelques louis aux malheureux, dites donc !

Jamais vous n’avez vu de si beau turban que celui de cette fournisseuse. Elle ressemblait à Roustan, le mameluk de l’empereur. Seulement, sa physionomie était plus mâle.

– Le colonel ne danse pas, dit M. Lamadou, commandant de la gendarmerie.

– Il fait danser la dame de pique ! riposta le procureur général.

– Joueur comme les cartes ! appuyèrent plusieurs voix.

Ces Savray étaient trop beaux, trop nobles, trop riches, trop heureux. On ne les aimait pas dans le bon coin.

– Bah ! fit Mme la sous-intendante, s’il perd la dot de sa femme, il y a les cinq sous du Juif-Errant !

XX – LE DOCTEUR LUNAT

– C’est moi qui suis le Juif-Errant ! Qui parle de mes cinq sous ? demanda avec douceur un petit homme maigre et brun au front déprimé, aux yeux luisants.

– Ce cher docteur a donc son accès ! murmurèrent les dames.

Le commandant de la gendarmerie, M. Lamadou, dit :

– On ne devrait pas le laisser circuler ainsi. Il peut casser un plateau !

– Oh ! il est bien tranquille… C’est pourtant cette comtesse Louise qui lui a dérangé le cerveau !

– Un homme si savant !

– Un si célèbre spécialiste !

– Comment la comtesse de Savray a-t-elle fait son compte ?… demanda la directrice des contributions, qui était toute neuve dans la localité.

– C’est juste, répondit la sous-intendante, chère madame, vous ne savez pas : le docteur Lunat est un très-remarquable médecin aliéniste. Il traite les fous avec beaucoup de succès. Il a guéri un ancien notaire qui croyait être alligator. Cela le gênait bien : j’entends le notaire. Il plongeait dans sa mare pour attraper les poissons. Maintenant, grâce au docteur Lunat, il se croit poisson et ne veut plus sortir, de peur des crocodiles…

– C’est un progrès ! fut-il déclaré tout d’une voix.

– Je crois bien !

– Mais comment la comtesse a-t-elle pu ?… insista Mme Contributions directes.

– Attendez donc ! vous allez comprendre… Mais voyez donc comme elle s’en donne !

– C’est une sylphide ! dit le maréchal de camp avec admiration.

La Recette générale couverte de diamants ouvrit son binocle.

– Bien risqué ! fut-il dit derrière trois éventails démodés.

– Vous allez comprendre, chère madame, reprit la sous-intendante militaire, Mme Lancelot, qui a vu les commencements de ces Savray à Lamballe, raconte une histoire de Juif-Errant…

Mme Lancelot était les Domaines.

La galerie entière porta ce témoignage :

– Ah ! une jolie histoire !

– Et que Mme Lancelot raconte si bien !

– Alors, continua la sous-intendante, cette histoire-là a mis le Juif-Errant à la mode, parce que les Savray ne sont pas aimés dans le pays.

– Pourquoi ne sont-ils pas aimés dans le pays ?

– Je vous le demande ! Toujours est-il que le docteur Lunat, le pauvre homme, a voulu aller au fond de tous ces mystères…

– Il y a donc des mystères ?

– En quantité ! et le docteur Lunat, qui a guéri tant de fous…

– Comme le crocodile ?…

La sous-intendante conclut :

– Vous voyez bien que la comtesse de Savray est cause de ce malheur !

– Mesdames, dit le docteur Lunat avec une exquise politesse, je ne puis pas m’arrêter, vous savez, c’est légendaire, mais je vais m’informer de vos chères nouvelles en tournant tout autour de vous… d’ailleurs, il ne m’est pas défendu de marquer le pas.

Il caressa sa longue barbe à pleine main, bien qu’il eût le menton ras comme une fillette.

– Ce que c’est que de nous ! murmura le commandant de la gendarmerie.

Le docteur Lunat le saisit vivement par le bouton de son uniforme.

– Ne bougez pas ! ordonna-t-il. Regardez-moi sans loucher ! Je découvre en vous les symptômes…

– Voulez-vous bien me lâcher ! s’écria le pacifique soldat.

– Je vous défends de bouger ! fixe ! Le vulgaire prétend qu’il faut avoir de l’esprit pour devenu fou. Vous êtes une preuve vivante du contraire…

Il y eut une douzaine d’éclats de rire étouffés dans les mouchoirs brodés.

Le docteur Lunat pirouetta sur ses talons et marqua le pas avec activité.

– Madame, dit-il à la sous-intendante, vous êtes un sujet curieux. Vers l’âge de cinquante-huit ans, vous avez dû avoir quelques étoiles au cerveau.

– Mais je n’ai pas encore cinquante ans ! s’écria la sous-intendante indignée. C’est un fou dangereux !

– Le colonel de Savray gagne cinq cents louis, dit un conseiller de préfecture.

Le docteur Lunat fouilla précipitamment sa poche.

– J’ai mes cinq sous ! pensa-t-il tout haut avec une intime satisfaction. Tout va bien ! Je pourrai m’intéresser à la partie.

XXI – LE REGARD DE SIR ARTHUR

La comtesse Louise n’aurait pu faire un quart de lieue à pied, mais elle dansait toute une nuit sans la moindre fatigue. Après le quadrille, elle était seulement un peu plus rose, et ses beaux yeux avaient des rayons plus vifs.

Elle vint dans le salon où son mari jouait ; son mari jouait contre sir Arthur, l’Anglais qui demeurait en face du célèbre poète tourangeau en pain d’épices.

Sir Arthur regarda la comtesse Louise. Comment dire une chose aussi singulière ? Ce n’était pourtant pas la première fois que la chose arrivait. Le regard de sir Arthur perça la poitrine de la comtesse Louise, à la façon des vrilles et lui mit comme une angoisse dans le cœur.

– Encore cent louis de gagnés ! dit le colonel comte Roland de Savray.

On jouait gros jeu, cette nuit, à la préfecture. D’ailleurs, sir Arthur ne jouait jamais petit jeu.

XXII – LES CINQ SOUS DU JUIF-ERRANT

– Mesdames, reprit le docteur Lunat dans le salon de danse, j’ai été fou, il n’y a pas à le nier… plus fou que M. le procureur général, qui tourne sa serinette quatre heures par jour pour apprendre la musique à son chat.

– Mais c’est une calomnie ! s’écria le magistrat. Je proteste ! L’oiseau appartient à Mme la greffière.

Le docteur Lunat sourit d’un air affable.

– Avec ces gens-là, dit-il entre haut et bas, le mieux est de ne pas disputer… j’ai été fou, fou jusqu’au point d’oublier que je suis le Juif-Errant. Je ne m’en doutais plus du tout. Je ne voyais pas ma barbe ! je me croyais médecin : ce sont des choses étonnantes… laissez-moi marcher un peu ; l’ange n’est pas content et me fait signe du bout de son glaive.

– Marche ! marche ! dit de sa plus grosse voix le commandant de la gendarmerie.

– L’entendez-vous ? fit mystérieusement le docteur. Vous savez que tous les cent ans j’ai vingt-quatre heures pour me reposer. Ce n’est pas énorme, mais avec de l’économie, cela suffit. On s’habitue à tout. Les gens assis me font pitié. Du reste, on parle du Juif-Errant à tort et à travers. Il y a du vrai dans tout cela, et du faux : je suis à même de vous renseigner pertinemment. L’anecdote des bourgeois de Bruxelles en Brabant est absolument apocryphe ; c’est à Suresnes que l’adjoint au maire et le garde champêtre m’offrirent un verre de vin : j’aurais pu l’accepter, en marquant le pas, mais je m’en tiens au médoc, depuis les premières années de Louis XIII. Quel gaillard que ce Richelieu ! Quant à mon caractère, donnez-vous la peine de réfléchir un peu. Dix-huit cents ans de voyages et de pénitence m’ont changé du noir au blanc. Ma conduite à Jérusalem blessait les lois les plus élémentaires de la charité. Je n’ai pas un mot à dire pour ma défense, si ce n’est que je n’avais reçu aucune éducation première. Dès ces temps lointains, les savetiers n’allaient pas à l’École polytechnique. Je parle de cela légèrement ; je suis un brin voltairien dans la forme, mais, au fond, vous comprenez : j’en sais trop long pour n’être pas bon catholique. En fait de philosophies, depuis dix huit siècles, j’en ai vu de toutes les couleurs. Voici la formule générale : au fond de tout schisme comme au fond de toute révolution, il y a un brave garçon qui a fait une sottise et qui s’en mord les doigts, ou un imbécile qui n’est rien et qui veut être quelque chose. Jarnibleu les jambes me démangent : ne parlons point politique. Avez-vous connu Talma ? je lui dessinai son costume d’Auguste de souvenir ; vous concevez que je peux beaucoup pour mes amis. Dix-huit cents ans d’expérience et une mémoire ! je sais ce que tout le monde sait, mais je sais aussi ce que tout le monde a oublié : c’est énorme. Rien qu’avec la recette du feu grégeois je ferais ma fortune. Et tenez, mes cinq sous, vous croyez que ce n’est rien ?… je prendrai volontiers une glace à la vanille.

On écoutait, croyez-moi si vous voulez.

Le docteur rendit la soucoupe vide au plateau et reprit en piétinant toujours :

– Et, par parenthèse, ce sont mes cinq sous qui m’ont rendu à moi-même à l’époque de ma crise. Aurais-je cinq sous dans ma poche si je n’étais pas le Juif-Errant ? Quand je casse un carreau de vingt sous, je paye en quatre fois : voilà toute l’histoire. Écoutez une anecdote curieuse : avec mes cinq sous j’ai fait un jour des millions, et l’ange n’y a vu que du feu ! Est-ce étonnant ? Au premier abord, oui, mais, en définitive, c’est simple comme bonjour. Jugez plutôt : en 1822, je voyageais en Allemagne…

– Il n’a jamais quitté le pays, glissa le premier, conseiller de préfecture.

– Je fis la connaissance d’un banquier juif, excellent homme, mais usurier, nommé Schwartz. À force de gagner cent pour cent sur chacune de ses affaires, il finit par n’avoir plus le sou. C’est naturel. Il allait être mis en état de banqueroute frauduleuse pour une misérable somme de quinze cent mille francs ; sa situation me fendit le cœur. Je l’ai sensible. Je lui fis acheter trois ou quatre paniers de cuisine. Il donna un panier à chacun de ses garçons de caisse, et nous partîmes tous ensemble pour la campagne, moi devant, les garçons de caisse derrière. J’avais mes cinq sous dans ma poche ; je la perçai ; les cinq sous tombèrent, et l’un des garçons de caisse les ramassa.

Une fois les cinq sous tombés, cinq autres se présentèrent. C’est la loi. Comme la poche restait percée, ils tombèrent comme les autres, et le garçon de caisse les ramassa encore.

Ainsi de suite. Je ne puis vous donner une idée de la prestigieuse rapidité qui présidait à cette opération de banque, une des plus ingénieuses dont j’aie jamais ouï parler.

Les cinq sous tombaient toujours, les garçons ramassaient sans cesse. Dès qu’un panier de cuisine était plein, on le vidait en dépôt chez d’honorables cultivateurs. C’est parmi les habitants des campagnes que se retrouve encore la fidélité antique. L’Allemagne est d’ailleurs un pays probe, comme chacun sait. Sur cent paniers, il en fut rendu plus de trente-six et tous plus d’à moitié pleins.

Les garçons de caisse ne firent pas tort d’un centime, mais, depuis ce temps-là, ils ont tous acheté au comptant des charges d’agents de change.

Je dis cent paniers, c’est une manière de parler. Vous rendez-vous compte de ce qu’il faut de mannequins pleins de billon pour compléter une somme ronde de quinze cent mille francs ? moi, je n’en ai pas la plus légère idée.

Voilà le fait certain ; nous allâmes ainsi, en remontant le Rhin, depuis Cologne jusqu’à Strasbourg. Deux belles cathédrales. Au pont de Kehl, l’ange eut vent de quelque chose et je fus obligé de recoudre ma poche.

Savez-vous pourquoi tous les gens de Cologne s’appellent Schwartz ? Celui que je sauvai attrapa une courbature, à force de ramasser, et en mourut. Sa veuve voulut m’épouser, mais j’ai ma femme, la reine Hérodiade. Elle est à Paris, à la Salpêtrière, avec l’autorisation du gouvernement…

XXIII – L’HISTOIRE

– Pour le coup, s’écria ici le docteur Lunat, l’ange va se fâcher. Je le connais, il ne plaisante pas quand il est en colère.

Et il partit comme un trait, caressant sa barbe absente et s’appuyant sur son bâton imaginaire.

– Il a guéri un notaire ! murmura le commandant de la gendarmerie, mais c’est égal, il est trop puni !

La sous-intendante rêvait à cette poche percée.

Il y avait alors des petites pièces de cinq sous. Elle se disait :

– Si sa pension lui est payée en argent, je ferais bien une promenade de quatre ou cinq heures derrière le Juif-Errant.

– Mais l’histoire, demanda-t-on de tous côtés, la fameuse histoire !

– L’histoire du colonel et de la comtesse !

– Le Juif-Errant à Lamballe !

– Comment Mme Louise de Savray eut ses deux cent mille livres de rentes !

– L’histoire, madame Lancelot, l’histoire !

Mme Lancelot venait de faire son entrée. Quoique les Domaines soient une belle carrière, elle ne dînait pas et n’avait droit qu’à la soirée.

Vous connaissez la figure de celles qui ne pénètrent ainsi qu’après le dessert.

Au moment où Mme Lancelot des Domaines, dûment sollicitée, allait prendre la parole, Arthur sortit de la salle de jeu, ayant à son bras la comtesse Louise.

Il avait perdu mille louis contre le colonel comte Roland de Savray.

XXIV – LA MORT DU JUIF-ERRANT

– Je suis un peu parente, dit Mme Lancelot, de M. Galapian, qui fait les affaires du colonel. C’est une drôle de maison, qui va comme elle peut. On élève le petit plus mal qu’un prince constitutionnel. Enfin, ça ne nous regarde pas.

Chez les Savray, il est défendu de parler du Juif-Errant, mais tout le monde s’en occupe. L’abbé Romorantin a fouillé plus de cinq cents vieux bouquins où il est question peu ou beaucoup du Juif-Errant. M. Galapian vient dîner chez nous tous les dimanches. Vous savez bien qu’il y a plusieurs Juifs errants : Isaac Laquedem qu’on appelle aussi Ahasverus, ancien cordonnier de son état ; Cataphilus, le portier de Ponce Pilate, et Ozer, le soldat d’Hérode, et d’autres…

– Non, fut-il répondu, nous ne savions pas cela.

Et la sous-intendante déclara :

– C’est très-curieux. Vous nous présenterez ce M. Galapian.

– Une fine mouche, et qui fait sa pelote là-dedans, il faut voir ! Donc, il y a deux ou trois mois, il vint dîner et nous dit : le mot du rébus. « Quel rébus ? » demanda M. Lancelot, qui n’est bon qu’à son bureau ; mais à son bureau, par exemple, il est fort !

Moi, j’avais déjà deviné qu’il s’agissait de l’affaire de Lamballe…

Ici, M. Lancelot prit la parole et dit :

– Sans cesse occupé de problèmes administratifs j’avoue, madame Lancelot, que j’accorde peu d’attention à ces matières frivoles ; néanmoins, il n’est pas exact de prétendre…

On fit taire M. Lancelot, Mme Lancelot poursuivit :

– M. Galapian aime les petits pâtés. Nous en avions. « Voilà, me dit-il ce pédant d’abbé Romorantin a trouvé le pot aux roses dans Matthieu Pâris ! Il paraît que le Juif-Errant meurt tous les cent ans… »

– Ah bah ! fit la sous-intendante militaire.

Les autres témoignèrent leur étonnement par des exclamations diverses.

– Je lui demandai, reprit Mme Lancelot : « Qu’est-ce que cela fait à l’histoire de Lamballe ? – Ce que cela fait ! s’écria-t-il. Cela fait que le Juif-Errant est mort chez eux, qu’ils l’ont soigné dans son agonie et qu’il leur a donné en payement quelque sortilége, comme le Pied de mouton de Martainville. »

– Peut-être, fit observer la sous-intendante, a-t-il percé sa poche pour eux.

– Voilà ce que cela fait, continua Mme Lancelot, c’est aussi important que l’affaire de la petite Ruthaël.

Et tout le monde de s’écrier :

– Qu’est-ce que c’est que l’affaire de la petite Ruthaël ?

XXV – L’AFFAIRE DE LA PETITE RUTHAEL

– Mesdames et messieurs, poursuivit Mme Lancelot, des domaines, il y a dans la maison du colonel une petite fille nommée Lotte…

– Nous savons cela, interrompit-on de toutes parts.

– Une petite fille nommée Lotte, continua Mme Lancelot, qui a huit ans depuis onze ans…

En cet endroit, sir Arthur se mit à rire. Cet Anglais faisait froid. Quand il riait, les petits enfants pleuraient. Il portait pour breloques tous les instruments de la Passion en platine russe.

Nul historien de la Restauration n’a expliqué comment Médor, le caniche de Mme la préfète, avait fait pour entrer au salon. Mais Médor était là. Rien n’est brutal comme un fait. Médor, voyant rire sir Arthur, se mit à hurler d’une façon lamentable.

Sir Arthur le regarda fixement, et Médor s’accroupit, remuant une patte comme la sous-entendante militaire, quand elle jouait de l’éventail.

Notons ici que le meilleur poète de Tours, quoiqu’il fut en caramel faisait dans le Nain jaune (de l’Indre) des articles peu bienveillants où il accusait sir Arthur de spiritisme et autres habitudes funestes. Ce poète copiait aussi des cotes mobilières pour le receveur des contributions. Il était universel.

– Expliquez cela comme vous voudrez, reprit Mme Lancelot, moi je n’y puis rien. La petite Lotte a huit ans depuis onze ans passés, voilà le fait. Or le cousin Galapian nous a appris une particularité assez rare, qu’il tient de l’abbé Romorantin. Lors de l’accident, le Juif-Errant avait une fille…

Tout le monde demanda :

– Quel accident ? Quel accident ?

– Je m’exprime mal ; je voulais dire la catastrophe. Là-bas, à Jérusalem, quand il fut condamné à voyager éternellement, sa fille, âgée de huit ans, jouait dans son arrière-boutique. Il était veuf alors. C’est depuis qu’il a épousé, en secondes noces, la reine Hérodiade, veuve d’Hérode Antipas…

– Permettez, objecta le commandant de gendarmerie. S’il marche toujours je ne me représente pas bien l’intérieur de son ménage.

– Je vous parle d’après mon cousin Galapian, répondit Mme Lancelot. D’ailleurs, cette Hérodiade, de son côté, marche toujours aussi. C’est la Juive-Errante. Où en étais-je ?

– À la petite fille du Juif-Errant.

– Ruthaël Laquedem… ou mieux Lotte…

– Comment ! ce serait la même ?

– Oui, mesdames et messieurs, et ce n’est pas depuis onze ans que cette Lotte a huit ans, c’est depuis dix-huit siècles.

Sir Arthur se mit à rire encore ; ce que voyant, Médor, le caniche de Mme la préfète, se sauva en pleurant à chaudes larmes.

XXVI – L’HISTOIRE DE LAMBALLE

Mme Lancelot, des domaines, ayant établi solidement ces deux faits, savoir : que le Juif-Errant mourait tous les cent ans et qu’il avait une fille du nom de Ruthaël, toussa pour bien indiquer que la partie dramatique de son récit allait commencer, et s’exprima ainsi :

– Lamballe est une cité antique. M. Lancelot prétend qu’elle était la capitale des Ambiliates, du temps des Romains. On y vit bien et à bon compte. J’y ai vu la douzaine d’œufs à trois sous. Monsieur Lancelot, quel est donc le fameux capitaine qui trouva la mort en ces lieux ?

– Le capitaine Lanoue, Mme Lancelot…

– C’est ça ! Eh bien ! ce capitaine Lanoue avait un lieutenant, qu’on accusait déjà d’être le Juif-Errant. Tout auprès de la vieille église, perchée sur un roc, il y a une maison plus vieille encore que l’église. Elle a plus de mille ans. On l’appelle la Maison du Juif-Errant. C’est là que vint demeurer le petit lieutenant de Savray quand il se fut cassé le cou en épousant Mlle Louise de Louvigné, qui n’avait ni sou ni maille.

Ils demeuraient dans cette vieille masure avec Fanchon Honoré, qui les servait pour l’amour du bon Dieu, et le soldat Joli-Cœur faisait les gros ouvrages. Je vous prie de croire qu’on n’avait pas de carrosse à cette époque-là. En ville, on disait : Ils mangeront bien du pain sec avant de mourir de faim !

Ici, Mme Lancelot reprit haleine.

La sous-intendante dit entre haut et bas :

– Elle est commune, mais elle raconte avec facilité.

Cette appréciation fut généralement approuvée. Néanmoins la présidente murmura :

– Nous n’avions pas besoin de savoir le prix de la douzaine d’œufs à Lamballe ! Soyons justes !

– Un soir, continua Mme Lancelot, des domaines, c’était en septembre, comme aujourd’hui, et il avait fait chaud toute la journée, le bruit courut qu’on avait vu quelque chose de drôle sur la colline qui est devant le bourg d’Andel. Un voyageur s’était montré au moment où le soleil se couchait au loin dans la baie de Saint-Brieuc. C’était un homme à longue barbe, marchant à pied, qui paraissait trois fois plus grand que la nature humaine. Il s’appuyait sur un long bâton et menait par la main une petite fille si chétive, que les rayons du soleil couchant passaient au travers de son corps…

– Cé été absolioutemente imepossible ! fit observer sir Arthur en haussant les épaules avec conviction.

C’est ainsi que ce gentilhomme parlait le français.

– Regarde la comtesse Louise, toi, goddam, grommela Mme Lancelot, et laisse-nous la paix !

Pour commune, elle était commune, mais elle avait de « l’esprit naturel. »

Sir Arthur ne se faisait pas faute de regarder la comtesse Louise qui dansait pour la seconde fois. Il avait l’air de trouver qu’elle dansait bien.

– Et que firent-ils, demanda la gendarmerie, le voyageur trois fois plus grand que nature et la petiote au travers de laquelle les rayons du soleil passaient ?

XXVII – LES SAVRAY-PAIN-SEC

– Les gens se rassemblèrent sur le vieux rempart pour voir cela, continua la dame des domaines, dont la voix, malgré elle, prit de mystérieuses inflexions. À mesure que le voyageur avançait, on voyait mieux sa fatigue et la peine qu’il avait à marcher. Quand il entra dans l’ombre du vallon, sous la ville, la petite fille semblait un pauvre flocon de vapeur.

En arrivant aux portes de la ville, il était seul.

Il s’arrêta devant la première maison et demanda l’hospitalité. Ceux de Lamballe ne sont pas méchants, et jadis les logis de ce bon duché de Penthièvre avaient la réputation de garder toujours porte ouverte et table mise. Mais une rumeur courait au devant du voyageur et le suivait par derrière ; on disait : C’est le traître à Dieu !

Pourquoi le disait-on ? Il y a un ancien conte qui prétend que le Juif-Errant meurt tantôt à Lamballe, en Bretagne, tantôt dans la ville d’Ofen, au pays de Hongrie. Et la maison habitée par les Savray-Pain-sec (car on les nommait ainsi) s’appelait la Maison du Juif-Errant.

Les gens qui, du vieux rempart, avaient vu arriver le voyageur se demandaient où était passée la petite fille.

La première porte resta close. Le voyageur était très-pâle. À la seconde porte, on lui dit : « Allez votre chemin. » La troisième s’ouvrit pour donner issue à un gros chien hargneux qui lui mordit les jambes.

Le voyageur courbait la tête devant chaque refus. À tout instant il devenait plus blême ; ses jarrets tremblaient sous le poids de son corps. Et pourtant, il suivait sa route, heurtant aux portes et demandant asile pour la nuit.

– Traître à Dieu ! traître à Dieu ! C’était partout la même réponse.

Bientôt sa haute taille se courba en deux ; les rides de sa face se creusèrent ; le souffle râla dans sa poitrine. Il prit l’apparence d’un homme qui va mourir.

À l’avant-dernière maison, proche de l’église, il heurta encore. Une servante ouvrit la fenêtre et lui jeta sur la tête le panier aux ordures.

Il chancela et vint tomber au seuil de la dernière maison, – qui était celle des Savray-Pain-sec. Son bâton s’échappa de ses mains et cogna la porte.

Louise, enceinte de son fils, vint ouvrir elle-même car son mari faisait la vie de garnison ; Fanchon Honoré était au salut et Joli-Cœur à la caserne.

Louise releva le voyageur en le prenant par la main, malgré ceux qui criaient : Traître à Dieu ! traître à Dieu ! Elle l’aida à franchir la pierre du seuil et le coucha dans son propre lit…

– Mais savez-vous, dit à cet endroit le commandant de gendarmerie, que je ne désapprouve pas cela !

– Savoir ! savoir ! fit la sous-intendante. Elle avait son idée !

On voulut avoir l’avis de sir Arthur, qui répondit avec franchise :

– Ce été rêmâquabelmente stioupid !

– Il n’en est pas moins vrai, reprit le procureur général, que voilà le traître à Dieu chez les Pain-sec. Voyons la suite, c’est intéressant.

XXVIII – LE SECRET D’UNE NUIT

Louise dansait pour la troisième fois, mais c’était avec son mari, et si vous saviez comme elle semblait heureuse !

En dansant, elle murmurait :

– Notre Paul va nous gronder au retour…

Ils faisaient un couple charmant. Le salon de la préfecture souriait à les regarder. Sir Arthur ne quittait pas des yeux la comtesse Louise.

Mme Lancelot, des domaines, poursuivit :

– Toute la nuit, la maison des Savray-Pain-sec fut éclairée. Le mari rentra ; Joli-Cœur aussi, et aussi Fanchon Honoré. Chacun se doutait bien qu’un décès allait avoir lieu ; pourtant, la barre de la porte fut mise. On n’envoya chercher ni médecin ni prêtre.

M. Lancelot et moi nous habitions la maison voisine…

– Ah ! interrompit le commandant de la gendarmerie, alors la servante qui avait jeté les ordures était de chez vous !

Les domaines rougirent un peu en répliquant :

– Ne me parlez pas des domestiques !… Toute la nuit, ce fut un va-et-vient chez les Savray. Nous entendions comme des gémissements et comme des prières. Puis, vers l’aube, il y eut un chant mâle et joyeux, auquel une voix d’enfant se mêlait.

Au lever du soleil, le voyageur sortit droit et ferme sur ses jambes robustes.

Il était seul. Il descendit la montagne en se dirigeant vers l’orient. Nous le perdîmes de vue dans la vallée. Quand nous l’aperçûmes de nouveau gravissant la montée, il tenait par la main une petite fille dont le corps, gracieux et diaphane, était percé par les rayons du soleil levant.

Ce jour-là même, une lettre arriva chez le notaire de Lamballe. Une tante de la comtesse Louise était morte à Landerneau. Il y avait un gros héritage.

À l’état-major, autre lettre qui nommait le lieutenant Roland de Savray capitaine.

Troisième lettre à la préfecture de Saint-Brieuc. Le roi Louis XVIII se souvenait de sa filleule Louise et envoyait le titre de comte à son mari.

M. Lancelot et moi nous congédiâmes notre servante, car c’est ce qui aurait pu nous tomber. Mais maintenant, il faudrait attendre cent ans…

– Et encore, dit M. Lancelot, ce sera le tour de la ville d’Ofen, en Hongrie.

– Le mieux, conclut le commandant Lamadou, c’est d’avoir bon cœur tous les jours.

XXIX – AU FEU !

Il était minuit. Tours en Touraine avance de deux heures sur Paris. Minuit est le beau moment des bals de la préfecture. Le punch fumait. Le procureur général se familiarisait avec M. Lamadou. La sous-intendante avait trouvé un valseur !

Sir Arthur regardait la comtesse Louise. Réflexion faite, le vicomte Paul avait peut-être raison de détester les Anglais. Le regard de sir Arthur faisait froid, honte et peur.

En vérité, le monde avait un peu raison de mordre ces Savray ; leur bonheur passait la permission : ils avaient le paradis sur terre.

La comtesse Louise, au bras de son bien-aimé Roland, avait quitté la salle de danse pour prendre l’air sur la terrasse. Là, parmi les senteurs embaumées qui montaient du parterre, ils causaient d’avenir : c’est-à-dire de Paul, le cher enfant qui était leur cœur. Ils avaient l’un pour l’autre un attachement profond, mais Paul était comme le foyer de cette belle tendresse.

Ils furent interrompus au milieu de leur intime causerie par le coassement d’un corbeau.

C’était sir Arthur qui disait en français :

– Voaié ! voaié ! Jé priè vos ! Voaié cette bloutzfoule spectacle ! Jé croyé que c’été un boréal auroral indeed !

De fait, le ciel avait des teintes ardentes fort extraordinaires, mais ce foyer de pourpre ne brûlait pas vers le nord.

La terrasse fut pleine de curieux en un clin d’œil.

– C’est un incendie ! s’écria le commandant de gendarmerie au premier regard.

– Et un terrible incendie ! ajouta le préfet.

– Dans quelle direction ?

La comtesse Louise avait déjà le cœur serré. Elle sentait le bras de son mari frémir sous le sien.

– Dans la direction de l’ouest, dit le président.

– Vers Luynes…

– On peut se tromper, ajouta la sous-intendante, mais on jurerait que c’est la maison de campagne du colonel de Savray.

Louise étouffa un cri de terreur.

– Paul prononça-t-elle. Mon fils !

À l’instant où Roland, fou déjà d’inquiétude, se précipitait au dehors, un soldat couvert de poussière et ruisselant de sueur traversa les salons. C’était le hussard Joli-Cœur.

– Mon Colonel, dit-il, la caserne est prévenue. On a fait ce qu’on a pu. Venez.

En même temps, le tocsin sonna aux églises, et la ville éveillée lança ce long cri d’alarme :

– Au feu !… au feu !… route de Luynes… chez le colonel comte de Savray.

XXX – L’INCENDIE

La calèche courait au galop furieux de ses deux chevaux. Le comte Roland soutenait dans ses bras la comtesse mourante. On rencontrait sur la route les hussards qui se hâtaient, les pompiers qui allaient à perdre haleine, la foule secourable ou simplement curieuse qui trottait en bavardant.

– Paul ! murmurait la comtesse. Personne ne me parle de Paul !

Derrière la calèche, à la place du valet de pied, il y avait un homme chaudement enveloppé dans un ample manteau. Cet homme se penchait parfois sur la capote relevée pour regarder la comtesse Louise. On aurait pu reconnaître alors les cheveux fades et les cils blondâtres de sir Arthur brillant aux rayons de la lune.

On rencontre parfois chez les Anglais de chevaleresques dévoûments. Peut-être que sir Arthur avait choisi cette voie pour arriver plus vite et livrer bataille à l’incendie. C’était un original.

Au tournant des peupliers, on aperçut un magnifique et horrible tableau. La villa n’était plus qu’une immense gerbe de flamme, éclairant ce doux paysage où naguère il y avait tant de bonheur !

Les hussards attaquaient le feu, et avec quelle vaillance ! Qui n’a vu nos soldats français aux prises avec ces tempêtes embrasées n’a jamais admiré le sublime transport de la vaillance humaine !

On les voyait se lancer en masses, comme si la charge eût sonné, comme si l’ennemi eût été de chair et d’os ; on les voyait attaquer, tête baissée, le fulgurant colosse. La plupart étaient repoussés au premier choc, mais certains passaient : des démons, des salamandres, qui s’agitaient, noirs, dans la rouge fournaise.

– Paul criait la comtesse Louise. Paul est-il sauvé ?

Le colonel Roland s’était élancé hors de la calèche. Il gravissait la colline. Sir Arthur sauta à terre et le suivit, laissant Louise plus qu’à demi évanouie dans la voiture.

Des blessés passaient, portés sur des brancards. Louise n’osait plus interroger, mais elle entendit qu’on disait :

– Il n’y a plus que l’enfant en haut, tout en haut de la maison !

L’enfant ! son Paul ! son cœur !

Louise joignit les mains, prononça le nom de Dieu et tomba sans connaissance.

XXXI – LE PÈRE DU COLONEL

Il y avait tout en haut de la villa une chambre solitaire, d’où la vue était splendide. De là, un véritable panorama se déroulait autour du regard. Le colonel comte de Savray avait fait de cette pièce son cabinet de travail. Il y couchait souvent.

Après le grand dîner du pavillon, donné en imitation du gala de la préfecture, le vicomte Paul, « qui était papa, » avait absolument voulu faire comme papa et coucher dans la chambre de travail.

Tous les convives du vicomte Paul étaient un peu « animés. » Si Wellington s’était montré, il y aurait eu grabuge. Wellington, fidèle à sa prudence historique, ne se montra pas. On laissa faire le vicomte Paul comme il voulut. Fanchon et Joli-Cœur, après l’avoir mis, glorieux et joyeux, dans le grand lit paternel, se retirèrent.

Or le vicomte Paul avait ouï dire que son papa s’enfermait dans la chambre de travail. Dès qu’il se sentit seul, il se leva et alla, pieds nus, tirer le verrou. Après quoi, tranquille et sûr d’avoir singé consciencieusement son papa, il se recoucha pour bientôt ronfler comme un vicomte qui a donné à lui-même et aux autres un trop bon dîner.

Joli-Cœur, et Fanchon la nourrice restèrent à causer. Ils parlèrent de cette étrange histoire, racontée à la préfecture par Mme Lancelot, des domaines. Il paraît que cette histoire était vraie, puisque Joli-Cœur et Fanchon, témoins oculaires des événements, ne donnaient point de démenti au bizarre récit que nous avons entendu. Mais il paraît aussi que Mme Lancelot, des domaines, ne savait pas tout, car Fanchon et Joli-Cœur parlaient d’un malheur…

Ils disaient : « Quel dommage ! Un homme qui avait été, jusqu’à soixante ans, le plus digne seigneur de la terre ! »

Comme nous n’avons aucune raison de garder le secret, nous expliquerons en deux mots de quel malheur il s’agissait. Ils parlaient du vieux M. de Savray, le père du colonel ; cet honnête gentilhomme, était venu habiter Lamballe avec le jeune ménage. À dater de cette nuit mystérieuse, qui fut suivie de tant de prospérités, la nuit où le voyageur était arrivé mourant pour s’en aller plein de force et de vie, le bonhomme devint méconnaissable. On ne peut prétendre qu’il eût perdu la tête, car il raisonnait fort bien ; mais, selon l’expression de Fanchon, « un diable lui était entré dans le corps ! » Il scandalisait la ville par ses orgies, il blasphémait comme un damné, il buvait comme une éponge, il volait… vous avez bien lu : il volait comme un brigand.

Il volait ! Un vieux gentilhomme ! Il faisait pis encore. Je ne sais pas, en vérité, comment Mme Lancelot ignorait cela. Si elle l’avait su, quel succès elle aurait eu à la préfecture ! Il est vrai que les Savray avaient quitté Lamballe peu de jours après le passage du fantastique voyageur.

Une nuit, le père du colonel avait disparu. Les gendarmes…

Mon Dieu, oui ! Joli-Cœur et Fanchon pensaient que le bonhomme avait fini ses jours en prison.

Et Fanchon disait en secouant la tête :

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pas loin…

L’un, c’était Isaac Laquedem ; l’autre, c’était Ozer, le soldat qui tendit au Sauveur du monde, mourant sur la croix la lance au bout de laquelle était l’éponge imbibée de vinaigre.

Tous deux juifs, tous deux errants, – et immortels sous la malédiction de Jésus Dieu.

Fanchon Honoré pensait donc que le vieux M. de Savray qui tournait si mal sur ses vieux jours, était victime de quelque maléfice, jeté par l’UN ou par l’AUTRE ?…

XXXII – COMME ON BRÛLE

Il y a sur nos grèves un singulier petit animal qu’on nomme un bernard-l’ermite. C’est un crustacé qui, pour la forme, tient le milieu entre le crabe et le homard. Pour la taille, il est la moitié d’un quart de crevette, et ne sert absolument à rien.

Son état est de tuer les bigornes, pour les manger d’abord et ensuite pour s’emparer de leurs maisons.

Ainsi fait ce misérable soldat Ozer, troisième sorte de Juif-Errant. Il a ce terrible pouvoir d’introduire son âme indigne dans le corps des honnêtes gens, et alors, va comme je te pousse ! Un agneau, blanc comme neige jusqu’à cinquante-neuf ans et demi, peut passer en cour d’assises avant la soixantaine, quand il a le soldat Ozer au corps.

À combien de catastrophes la vie humaine n’est-elle pas exposée !

– Quand l’UN se montre, l’AUTRE n’est pas loin ! Fanchon Honoré avait prononcé ces mots en nourrice sûre de son fait.

La chose mérite explication.

Selon de très-bons auteurs, la légende du Juif-Errant n’est qu’une imagination populaire recouvrant la miséricordieuse parole du Sauveur qui promet la pénitence finale du peuple Juif. Selon d’autres auteurs également recommandables, le Juif ou les trois Juifs qui expient par la fatigue sans fin ce crime inouï d’avoir insulté le fils de Dieu existent réellement.

Il paraît certain, d’après ceux-là, que ce diabolique soldat Ozer, Juif Errant n° 3, parcourt les mêmes parages qu’Ahasverus, dit Laquedem Juif-Errant n° 1. Quant à Cataphilus, portier de Ponce-Pilate et Juif-Errant n° 2, il ne fait pas grand bruit dans le monde.

Revenons aux convives du vicomte Paul.

Pendant que Fanchon et Joli-Cœur causaient de l’aventure de Lamballe, déjà si vieille, se demandant où pouvait être passé, depuis le temps, le voyageur au long bâton qui avait fait ombre sur le soleil couchant, le bon abbé Romorantin disait ses prières du soir avant de se mettre au lit, et M. Galapian, surnommé l’Addition, s’occupait d’une autre règle d’arithmétique que les hommes d’affaires affectionnent, dit-on particulièrement. Elle est connue sous le nom de soustraction. À la différence du vol, qui est aussi une règle d’arithmétique, mais qui a mauvaise mine, la soustraction propre et décente a des mœurs pleines de douceur ; elle place à la caisse d’épargne. M. Galapian avait de mignonnes économies.

L’abbé Romorantin et M. Galapian habitaient tous les deux le second étage de la villa.

Au premier étage, en l’absence des maîtres, il n’y avait personne.

Au rez-de-chaussée, tous les domestiques de la maison, mis en belle humeur par le dîner du pavillon, continuaient à festoyer. Dieu merci, on festoyait partout : à la cuisine, à l’office, à l’écurie. Sapajou essayait de marcher au plafond comme les mouches et ne pouvait pas.

Vers dix heures, tout le monde se coucha, quelques-uns dans leur lit, les autres sous la table.

Nul ne peut répondre d’une maison ainsi gardée, et ceux qui vont aux bals de la préfecture ne savent pas à quoi ils s’exposent.

Dans le milieu mystérieux où vit notre histoire, on pourrait croire à quelque diablerie, mais, en vérité, point n’en était besoin. La moindre chose suffit : une bougie tombée, une lanterne cassée, une lampe qui se renverse. La charmante villa du colonel était une bâtisse légère. Vers dix heures et demie, les dormeurs s’éveillèrent en sursaut, suffoqués par une épaisse fumée. Ils perdirent du temps à se frotter les yeux. Les têtes étaient encore fort troublées ; on s’accusa mutuellement, on se disputa, on se gourma. Le feu n’en allait que mieux.

On sortit enfin. Les flammes s’élançaient déjà par les fenêtres du premier étage.

Heureusement, l’aile droite, où le vicomte Paul dormait d’ordinaire, restait loin du foyer de l’incendie. Fanchon et Joli-Cœur, les deux gardes du corps de l’enfant, sommeillaient.

Plusieurs songèrent bien à les éveiller, mais en ce moment, des cris lamentables partirent du second étage. C’était M. Galapian qui implorait secours pour lui et ses économies.

Il était là, en chemise, à la fenêtre de sa chambre. Il appelait chacun par son nom. Il prenait Dieu à témoin, lui qui ne croyait qu’au diable. Il promettait des monceaux d’or.

On dressa des échelles. Rien ne menaçait encore le quartier du vicomte Paul. On prit le temps de sauver ce Galapian, et par la même occasion, le bon abbé Romorantin, qui s’élança aussitôt vers le logis de son élève.

Ce fut lui qui éveilla Joli-Cœur et Fanchon.

– Le lit du vicomte Paul est vide ! s’écria-t-il avec angoisse.

Tout le monde avait oublié la dernière fantaisie du pauvre enfant.

Personne ne se souvenait que le vicomte Paul avait voulu coucher dans la chambre du colonel, – tout en haut de la maison qui désormais flambait comme un immense bûcher.

Ce fut d’abord une grande stupeur, – puis un cri de détresse.

– Paul ! Paul ! le trésor de madame la comtesse ! le fils unique du colonel !

XXXIII – LES ASSAUTS

Il n’y eut guère que M. Galapian pour garder son sang-froid. Encore criait-il aussi haut que les autres, parce qu’il avait perdu une de ses pantoufles.

L’abbé Romorantin se jeta comme un fou dans l’escalier ardent et revint tout grillé, le pauvre brave homme.

Déjà Joli-Cœur avait dressé la grande échelle des couvreurs et grimpait. Un châssis de fenêtre tomba sur lui et le rejeta blessé sur le pavé de la cour. Fanchon, agenouillée, priait en se frappant la poitrine. Tout le monde avait bien du chagrin, mais cela ne sauvait point le vicomte Paul.

À chaque instant on s’attendait à voir le pauvre bel enfant paraître, blanc de terreur parmi le rouge vif des flammes, à la fenêtre ouverte de la chambre haute.

Mais la fenêtre restait fermée, et le vicomte Paul ne se montrait point.

Dormait-il au milieu de tous ces fracas et au-dessus de cette brûlante fournaise ?

Joli-Cœur sauta sur un cheval, sans selle ni bride, et courut vers la ville. C’était un vieux soldat. Il éveilla la caserne de hussards avant de prévenir le colonel.

Les hussards vinrent les premiers. Ils mirent bas l’uniforme. Quatre cents hommes demi-nus donnèrent le premier assaut à l’incendie. Le feu est un terrible ennemi. Ah ! si c’eût été aussi bien un fort défendu par des Cosaques !

Le feu fut vainqueur. Trente blessés restèrent couchés sur le pavé de la cour.

Les pompiers arrivèrent ensuite. Des héros ceux-là, qui accoutument depuis longtemps la foule à ouïr le merveilleux récit de leurs modestes prouesses. Ils ont tant fait, qu’on s’habitue à ces exploits de tous les jours. Il semble qu’on ne leur doive plus rien et qu’ils soient de fer ou de pierre.

Les pompiers ! J’ai vu des gens rire en prononçant le nom de ces soldats du dévouement sublime.

L’eau s’élança en gerbes étincelantes et retomba sur le brasier qu’elle aviva. C’était comme une colossale fusée qui couvrait toute la colline de sa poussière de feu.

Puis, le premier moment passé, le feu pâlit, la fumée s’épaissit.

À leur tour, les pompiers tentèrent l’escalade, car tout autour d’eux on disait :

– Dans la chambre du haut, tout en haut, le fils de la maison est couché et dort.

Les pompiers montèrent, plus froids, plus prudents, plus expérimentés que les hussards. Ils arrivèrent plus haut. Ils n’arrivèrent pas au but.

Le pavé de la cour eut d’autres blessés, et le brave qui dirigeait l’escouade prononça tout bas :

– L’enfant du colonel est perdu !

XXXIV – L’ESCALIER

Où était-il donc le colonel comte Roland de Savray ? On l’avait vu quitter la calèche et gravir la colline. Personne n’avait remarqué que sir Arthur montait derrière lui, l’anglais à barbe jaune.

Le comte Roland n’était nulle part. On le cherchait en vain. C’était une chose étrange que l’absence du maître dans ces circonstances désespérées.

La comtesse Louise restait toujours évanouie dans sa calèche. Personne ne la gardait. Cocher et valets étaient au feu.

Hussards et pompiers, réunis cette fois, se préparaient pour une suprême tentative. L’escalier central était à nu par suite d’éboulements successifs. On espérait l’atteindre.

Pour quiconque n’a jamais vu réussir les splendides folies du courage, c’était une entreprise extravagante.

Les trompettes du régiment sonnèrent comme pour la charge, et deux bataillons intrépides, les hussards et les pompiers, se ruèrent sur la villa embrasée.

En ce moment, la comtesse Louise s’éveillait.

Elle put voir ces anges noirs marcher dans le feu… vaincre le feu, allions-nous dire, car les deux escouades pénétrèrent jusqu’à l’escalier.

Mais l’escalier s’abîma, lançant vers le ciel une colonne d’étincelles tourbillonnantes.

Il y eut une exclamation profonde comme un râle.

Puis un cri d’étonnement joyeux.

Car tout le monde vit, la mère comme les autres, un homme, – était-ce un homme ? – qui paraissait à la fenêtre de la chambre haute.

Cet homme était de grande taille. Il portait une longue barbe que la poussière de feu saupoudrait ; il avait un long bâton à la main. Il tenait entre ses bras un enfant, vêtu seulement de sa chemise blanche.

Et l’enfant semblait dormir.

La comtesse Louise tendit ses bras tremblants. Elle n’avait pas de paroles ; mais comme son cœur tout entier jaillissait vers Dieu !

L’homme enjamba le balcon. L’incendie l’éclairait mieux que n’eût fait un beau soleil d’été. Il était calme et recueilli. Derrière lui, était-ce un flocon de fumée ou une forme humaine ? Bien des gens parmi ceux qui étaient là, frémissant, espérant, admirant, prononcèrent le nom de Lotte.

Et il y en eut qui ajoutèrent, ceux qui savaient l’histoire de Lamballe :

– La fille du Juif-Errant !

XXXV – DISPARITION DE SIR ARTHUR

Encore une fois, où était le comte Roland de Savray, le maître, le colonel, le père ?

Il n’y avait plus d’escalier, et les flammes léchaient les pans des murailles noircies. L’homme du balcon avec sa barbe saupoudrée d’étincelles, se mit à marcher, à descendre. Il se servait des débris de murailles comme de gradins, son pas était sûr et lent. L’enfant semblait dormir toujours entre ses bras.

Il atteignit le sol de la cour. Un grand cercle se fit autour de lui, composé de gens qui admiraient et qui avaient peur.

Joli-Cœur et Fanchon baisèrent un pan de sa houppelande brûlée. Le bon abbé Romorantin balbutiait une oraison. M. Galapian n’osa pas prier l’homme de lui aller chercher son autre pantoufle, mais il en eut envie.

L’homme traversa la cour et descendit la colline. On savait où il allait, et chacun disait : « La mère ! la pauvre mère ! comme elle va être heureuse ! »

Quand l’homme était tout près, on ne voyait point cette forme indécise qui ressemblait à la petite Lotte. Mais quand l’homme s’éloigna, descendant la pente, les lueurs de l’incendie éclairèrent une vision vague qui semblait onduler à la brise des nuits. La vision suivait l’homme.

L’homme remit l’enfant à la mère et ne s’arrêta point pour entendre ses actions de grâces. Il continua sa route. On le vit disparaître derrière les peupliers.

En ce moment, le colonel comte de Savray se montra tout à coup auprès de la calèche. Il y avait en lui quelque chose d’étrange et d’inusité. Quoi ? nul n’aurait su le préciser.

– Le bambin est sauvé, tant mieux ! dit-il d’une voix qui était bien la voix du colonel, mais où il y avait comme un écho de l’accent guttural de sir Arthur. Tout ça a donné bien de l’embarras !

La comtesse cessa de caresser passionnément le vicomte Paul, qui allait s’éveillant dans un sourire. Cette voix la blessait autant que les paroles prononcées.

Était-ce bien le comte Roland qui parlait de la sorte, le comte Roland qui avait pour son fils unique une tendresse si folle ?

Joli-Cœur et Fanchon échangèrent un regard.

– Le vieux gentilhomme, le père du colonel, avait cette voix-là à Lamballe… commença le hussard.

– Quand d’honnête qu’il était il devint damné coquin ! acheva la nourrice.

Le colonel, cependant, bâillait à se démettre la mâchoire.

– Ça, dit-il, allons coucher à l’auberge. La maison était assurée, je m’en moque !

La comtesse Louise se recula pour ne le toucher point. Son cœur s’étonnait de ne plus sentir qu’une froide répugnance pour cet homme qu’elle avait tant aimé. Elle serrait contre sa poitrine le vicomte Paul qui disait tout bas :

– Qu’a donc papa ? C’est bien papa, et pourtant je n’ai pas envie de l’embrasser.

Le lendemain, le colonel avait perdu tout à fait cet accent anglais, mais la comtesse Louise et son fils étaient bien tristes sans savoir pourquoi.

Sir Arthur avait disparu, et depuis on ne le revit plus jamais à Tours en Touraine.

XXXVI – EN ALLEMAGNE

La neige fouettait, poussée par le vent du nord-ouest. Les arbres énormes, étendant leurs longs bras dépouillés, souriaient d’un côté, blancs de neige, et refrognaient de l’autre leurs troncs plus noirs par le contraste.

C’était le matin d’une journée de janvier. Les bûcherons allaient déjà par les routes, vierges de toute trace et couvertes d’une nappe éblouissante, frappant derrière leur dos leurs mains engourdies, et cachant dans leur giron le bout de leur nez rougi.

On entendait sous bois la trompe du baron de Pfifferlackentrontonstein, ancien conseiller privé de l’ancien prince souverain de Rudelsigmarienthal-Tartempoeffen-Topinambourg-Lapinstadt, qui avait vendu récemment ses vastes États au roi de Prusse pour un bureau de tabac. À quoi tient le sort des peuples !

Il faisait un froid de loup. Le baron était d’une humeur massacrante, tant pour avoir perdu sa place que pour avoir pris le change sur la piste d’un vieux daim, beaucoup plus malin que lui. Il battait son cheval qui n’en pouvait mais, injuriait ses chiens que la neige aveuglait et qui n’avaient plus de flair, enrhumés qu’ils étaient tous du cerveau ; il disait des choses pénibles à Fritz, son piqueur, et méditait de quereller au retour son épouse très-honorée, la baronne Wilhelmine-Concordia-Charlotte-Françoise-Pétronille-Angélique-Uranie de Pfifferlackentrontonstein, née palatine de Choumakre, avec quatorzième de voix à la diète mineure de Srzghw.

Ah çà ! nous ne sommes donc plus à Tours en Touraine ? Non. Nous avons traversé la France tout entière et passé le Rhin. Nous voyageons en Allemagne. Nous parcourons la fameuse forêt Hercinienne : Le Harz, si mieux vous aimez lui donner le nom de la géographie et des charbonniers.

Nous allons, par cette matinée pâle, sous les sapins géants qui virent passer tant de fantômes. Ceux-là savent que les morts vont vite. Cette neige est le linceul de l’éternelle ballade. Ce vent roule des soupirs de spectres. C’est la gaieté germaine : hourra !

Hourra ! cela sent le cimetière. Voilà de la vraie poésie ! Ces Huns sont de joyeux compagnons. Hourra ! suaires, cercueils, ossements, crânes desséchés, tombeaux qui s’ouvrent ! Les Allemands s’amusent : hourra ! hourra ! La patrie prussienne pour toujours !

XXXVII – LE CHEMIN CREUX

La route descendait en tournant les pentes abruptes du mont Andreasberg, célèbre par la ronde des bûcherons décédés (hourra !) et aussi par des mines d’argent, profondes d’un quart de lieue. Par derrière, c’étaient des pics chauves et dentelés, mêlant le chaos de leurs roches ; par devant, la forêt s’étendait, immense, développant tout un horizon d’arbres poudrés comme des têtes de vieillards.

Un homme suivait la route, silencieux, morne et las de cette fatigue chronique qui n’a plus le courage de se plaindre.

Ainsi trouverez-vous parfois, sur nos chemins de France, quelque pauvre soldat convalescent, marchant d’un pas boiteux, le sac à l’épaule et regardant avec envie chaque voiture qui passe.

Mais notre homme ne boitait point. Il avait la taille droite, le pas ferme et viril. Toute sa lassitude était dans la résignation triste de son regard.

Il s’appuyait sur un long bâton et donnait la main à une petite fille. Tous deux semblaient insensibles au froid rigoureux qu’il faisait. Ils ne parlaient point. L’homme se découvrait gravement devant les croix des carrefours, et la petite fille se signait.

Quand un coude brusque de la montée détachait les silhouettes des voyageurs sur l’horizon du Harz, il y avait une illusion bizarre. D’en bas, l’homme se détachait en noir, au devant des cimes neigeuses, tandis que l’enfant paraissait diaphane comme une vapeur. Au travers de son corps frêle et charmant, on apercevait les pics azurés de l’Andreasberg.

Au bas de la rampe, la route, étroite et encaissée entre deux hauts talus, entrait en forêt. Une colonne de pierre portait cette inscription : « Mine d’Andreasberg, chemin des Trois-Puits. »

– Je me reconnais, dit l’homme, je suis venu déjà, dans ce pays.

– Et que cherchons-nous, si loin d’elle et de père ? demanda la jeune fille.

Car nous ne savons comment exprimer cela : c’était une enfant, mais c’était une jeune fille.

Le voyageur n’eut pas le temps de répondre.

Le vent apporta une fanfare de chasse que dominaient les violents aboiements d’une meute sous bois.

On entendit bientôt le galop des chevaux retentir sur la terre glacée et plus sonore.

Puis la voix du baron qui criait en Allemand, avec force târteifles : Tayaut ! tayaut ! tayaut ! »

La voix du baron était enrouée et trahissait beaucoup de méchante humeur.

Tout à coup, au bout du chemin creux, une pauvre gracieuse biche se montra, courant ventre à terre et renversant sa jolie tête en arrière. C’était elle qui avait donné le change à la meute du baron, et le baron avait juré qu’elle payerait ce méfait de sa vie.

La biche arriva sur nos voyageurs ; ils s’effacèrent pour lui livrer passage, l’homme à droite, l’enfant à gauche, et ils virent tous deux que dans ses grands yeux il y avait des larmes.

– Tayaut ! tayaut ! Tayaut !

Et les fanfares de sonner la vue ! les chiens de hurler !

Le voyageur et la petite fille avaient, cependant, repris leur place au milieu du chemin qu’ils barraient tout entier. Les chiens, à leur tour, arrivaient à pleine course, et derrière les chiens, M. le baron et ses piqueurs.

– Arrière ! cria-t-il du plus loin qu’il aperçut l’homme au bâton. Le chemin est à moi !

L’homme continua paisiblement sa route.

– Arrière ! Mendiant ! Je suis le baron de Pfifferlackentrontonstein, ancien conseiller privé de l’ancien prince souverain de Rudelsigmarienthal-Tartemp…

Il faut le temps pour prononcer de si nobles noms ; le baron en était encore à Tartemp… que les chiens, moins prolixes, se jetaient déjà sur notre voyageur. C’étaient de forts chiens, connus à dix lieues à la ronde pour être méchants comme des loups enragés.

– Mords-là ! dit tout bas le piqueur. Kiss ! kiss ! kiss !

La belle culbute qu’il espérait ce piqueur !

Il y eut en effet une culbute, ce fut celle des chiens, qui se roulèrent tombant les uns sur les autres, jusqu’aux pieds des chevaux, comme si trente mains robustes (ils étaient trente) les eussent pris par la peau du cou et lancés à la volée.

– Târteifle !

Le voyageur n’avait pas seulement levé son long bâton. Il continuait sa route comme si de rien n’eût été, avec sa fillette à son côté.

– Zâgramnete târteifle !

Les chiens, en reculant, poussèrent les chevaux, qui se cabrèrent, qui ruèrent, qui se retournèrent et dévalèrent le chemin creux, comme si le diable eût été à leurs trousses.

Le baron menaçait tant qu’il pouvait les chiens, les chevaux, les voyageurs et même la biche, qui était allée retrouver son daim. Rien n’y faisait. – Les mémoires du temps rapportent que le baron cédant enfin à un moment d’impatience, déchargea même un peu son fusil à deux coups et une paire de pistolets qu’il avait sur ce malencontreux voyageur. Celui-ci secoua ses haillons, et les balles tombèrent dans la neige.

Voyant cela, le baron prit sa course et ne s’arrêta qu’au perron de son château. Il battit la baronne pour la première fois de sa vie, bien qu’elle fût née palatine de Choumakre. Depuis, il en prit l’habitude, qui est une seconde nature.

XXXVIII – LES TROIS-PUITS

Le baron eut tort de battre sa femme : ce sont là de mauvais procédés. Mais si le prince souverain de (le nom est ci-dessus) n’avait pas vendu ses États au roi de Prusse pour un bureau de tabac, jamais voyageur n’eût osé manquer ainsi de respect au baron. En sorte que le baron n’aurait jamais battu la baronne. Il faut admettre le cas de force majeure, et la Prusse en a fait bien d’autres !

L’homme et la petite fille arrivèrent au lieu dit les Trois-Puits, qui forme une des entrées de la grande galerie des mines d’Andreasberg.

L’homme dit à l’enfant :

– Descends, ma Ruthaël. Parcours les travaux et reviens me dire ce que tu auras vu.

L’enfant se mit dans la banne et sonna la cloche. La banne s’enfonça dans la nuit.

Pendant que la banne descendait, une douce voix montait du puits et disait :

Au nom du Père, du fils et du Saint-Esprit, Dieu bon, pardonnez à mon père !…

L’homme continua de marcher, mangeant un morceau de pain dur et buvant à sa gourde, où il y avait de l’eau.

XXXIX – LA MINE D’ANDREASBERG

C’est une immense ville souterraine qui a des milliers de rues, des places publiques, des églises, des palais, des canaux, des lacs, des boutiques, des théâtres, des hôpitaux et des salles de bal.

On pourrait rebâtir Berlin en argent avec toutes les richesses qui sont sorties de cette inépuisable mine.

Dans la banlieue de cette féerique cité, à neuf cents mètres au-dessous du sol, deux hommes piquaient le minerai, auprès d’une flaque d’eau sombre comme l’Achéron.

Leurs lanternes brûlaient tristement à leurs pieds. Tous deux s’arrêtèrent pour essuyer la sueur de leurs fronts.

– Ami, dit l’un d’eux, causons encore de ce rêve que nous faisons tous les deux.

– Soit, répondit l’autre, ce rêve guérit ma fatigue. Il me semble que ce rêve me rend le parfum des fleurs, l’air libre et les doux rayons du soleil.

Ils s’assirent côte à côte, et le premier reprit :

– Je m’appelais donc sir Arthur…

– Certes, interrompit l’autre, j’ai gagné bien des louis à un gentilhomme de ce nom, mais ce n’est pas vous !

– Vous avez peut-être raison, ami, ce n’est pas moi ; du moins il y a des moments où je ne saurais l’affirmer moi-même… on m’a pris mon corps, voilà ce que je crois, et n’est-ce pas folie de croire ainsi à l’impossible ?

Son compagnon secoua lentement la tête.

– Moi dit-il, j’étais comte… et colonel. J’avais une femme que j’aimais, un enfant adoré… Il faut bien que cela soit, puisque leur souvenir emplit mes yeux de larmes !

– Et l’on vous a pris votre corps aussi, n’est-ce pas ? interrogea sir Arthur.

– Oui, une nuit, mon château brûlait ; cet homme… mais c’était lui qui s’appelait sir Arthur !

L’autre mineur songeait laborieusement, la tête penchée sur sa poitrine.

– Alors, dit-il, c’est le même qui nous a pris nos deux corps !

Ils échangèrent des regards sans rayon. Quelque chose pesait sur leurs intelligences engourdies.

– Allons, dit la grosse voix d’un gardien, voilà encore ces deux fous qui se reposent ! À l’ouvrage coquins ! vous ne gagnez pas le pain que vous mangez !

Les deux pauvres mineurs reprirent leurs pics docilement et se remirent à l’ouvrage.

Derrière le gardien, une belle jeune fille venait, vêtue comme une demoiselle de riche maison.

Le gardien se tourna vers elle et lui dit :

– Voyez-vous, mademoiselle, il faut sans cesse surveiller ces deux-là. Ils ont un coup de marteau, sauf le respect que je vous dois. En voici un qui se croit baronnet d’Angleterre, c’est sir Arthur… En a-t-il bien l’air, hein ?

La jeune fille approchait. Le regard de ses beaux yeux tomba sur le second mineur qui tressaillit.

– Celui-la, reprit l’inspecteur en haussant les épaules, c’est un colonel, français, un colonel de hussards…

– Le colonel comte Roland de Savray !… murmura la belle jeune fille.

L’inspecteur éclata de rire et poussa rudement le pauvre homme, dont le pic attaqua un bloc de minerai.

Mais en travaillant le pauvre homme se disait :

– Lotte ! J’ai vu Lotte ! Sous le nuage qui est dans mon esprit y a-t-il donc la vérité ?

XL – À PARIS

Au moment où notre voyageur, après avoir déjeuné de pain sec et d’eau en se promenant, revenait aux Trois-Puits, la banne ramenait au jour la petite fille. Elle avait repris sa taille d’enfant et sa frêle apparence.

– Père, dit-elle, ils sont en bas tous les deux. Je n’aurais pu les reconnaître, car ce qui leur reste d’âme est dans des corps de rebut. Mais ils ont assez d’âme encore pour se souvenir vaguement et cruellement souffrir.

Le voyageur ne s’était pas arrêté pour l’entendre.

– Nous allons à Paris, dit-il.

– À Paris ! s’écria-t-elle tandis qu’un joyeux sourire éclairait la pâleur de son visage. Je vais donc les revoir ! elle et lui !

– Ruthaël, prononça tout bas le voyageur, j’ai interrogé l’ange. Dieu permettra que tu choisisses entre ton père et ton époux…

– Moi ! te quitter ! s’écria l’enfant qui fondit en larmes.

Sans s’arrêter, le voyageur l’enleva dans ses bras et la pressa contre son cœur.

– Ozer est là-bas, dit-il, l’infâme Ozer ! J’ai appris ici ce que je voulais savoir, Dieu est miséricordieux. Chaque bonne action diminue ma peine. Allons faire le bien et combattre le mal !

Ruthaël qui s’était remise à son côté murmura :

– Dieu bon, pardonnez à mon père, au nom du Père du fils et du Saint-Esprit !

XLI – L’ÉCOLIER PAUL

Nous sommes à Paris. Le temps est comme le Juif errant : il marche, il marche…

Le temps avait marché. La comtesse Louise était toujours belle, mais bien triste et bien pâlie.

Vous eussiez eu peine à reconnaître le vicomte Paul dans ce fier jeune homme au regard mélancolique, qui allait tous les jours deux fois au collége Henri IV et deux fois en revenait, seul et s’éloignant des joyeuses espiègleries de ses condisciples. Le vicomte Paul se nommait tout uniment M. Paul. Il n’y avait plus guère que Fanchon Honoré pour se tromper de temps en temps et lui donner encore son titre d’autrefois.

Le malheur avait mis la pensée pesante dans cette jeune tête. Si Paul ne riait plus comme jadis, il travaillait de toute sa force. Il avait un but. Il travaillait pour être le protecteur de sa mère.

Eh ! Quoi ! la comtesse Louise de Savray, cette jeune femme si brillante et si riche, si heureuse surtout, avait elle donc besoin d’être protégée ?

Et que pouvait un adolescent, élève au collége Henri IV, pour la filleule du roi Louis XVIII ?

Il y avait des années que le roi Louis XVIII était mort. Les deux cent mille livres de rentes étaient Dieu sait où. La comtesse Louise habitait un petit appartement au troisième étage de la rue de l’Ouest. Elle portait le deuil de veuve, quoique le colonel comte Roland de Savray ne fût point mort.

Quand notre ami Paul rentrait du collége Henri IV, il embrassait sa mère, et tous les deux bien souvent pleuraient.

XLII – LES LITANIES DU COLONEL

Les autres convives de la préfecture avaient généralement prospéré. M. Le préfet se carrait au conseil d’État, le procureur général s’asseyait à la cour de cassation, Mme Lancelot, des domaines, et M. Lancelot, son mari, avaient une division au ministère des finances. Quelques danseurs étaient devenus des hommes chauves et sérieux, quelques danseuses avaient gagné en poids cent pour cent et même davantage. La sous-intendante n’avait rien perdu.

On était au mois de juillet en l’année 1830. Le général Lamadou (l’ancien commandant de la gendarmerie à Tours en Touraine) ayant donné une grande soirée à l’occasion du mariage de sa nièce avec M. Galapian, toutes nos anciennes connaissances tourangelles se trouvèrent naturellement réunies.

Mais parlons un peu de M. Galapian.

M. Galapian, nous l’avons dit, était un homme habile et bien comptant. Il ne méprisait plus autant le bon Dieu, depuis qu’il avait arrondi sa pelote, au point de justifier au contrat soixante mille francs de revenus. Personne, disait-il volontiers, n’avait jamais soupçonné sa probité. Je crois bien ! Il eût fallu débrouiller pour cela les affaires de la maison de Savray, et il y avait mis bon ordre ! Il faisait beaucoup de bien aux pauvres en leur prêtant son argent à la petite semaine.

Mme Lancelot le citait à ses surnuméraires comme un exemple de ce que peut la comptabilité jointe à l’esprit de conduite.

– Savez-vous ce qu’on dit ? s’écria-t-elle en entrant ce soir-là. Votre servante, mesdames. Bien des compliments aux mariés. Voilà qui fera un charmant ménage ! Savez-vous ce qu’on dit ?

À Paris, comme à Tours, Mme Lancelot était fort estimée comme gazette.

Depuis lors, l’agence Havas et les petits journaux ont déprécié ce genre de talent.

On fit le cercle autour de Mme Lancelot, qui reprit :

– Les affaires ne vont pas bien, le commerce murmure, la bourgeoisie n’est pas contente. Nous dansons sur un volcan !

– Permettez, madame et amie, interrompit le général Lamadou. Je ne souffrirai pas qu’on fasse de l’opposition dans le salon de mon propre domicile.

Galapian dit :

– Je suis un homme d’ordre, mais à la bourse d’aujourd’hui j’ai vendu, vendu, vendu ! Je rachèterai à moitié prix le lendemain de la révolution, voilà ma façon de penser.

Il y eut un murmure flatteur, et les dames dirent à l’oreille de la nièce du général :

– Léocadie, c’est une belle âme, et vous serez bien heureuse !

– Savez-vous ce qu’on colporte ? reprit impétueusement Mme Lancelot. Il s’agit bien de politique ! quoi ! ce n’est pas inquiétant la politique. Il faudra toujours bien des chefs de division, n’est-ce pas ? Je voulais vous parler d’un garçon… Le pauvre diable ! nous l’avons connu bien huppé. Vous souvenez-vous, là-bas, à Tours, comme on criait du haut du perron, à la préfecture : La voiture du colonel comte de Savray !

– Ah ! oui, fit la sous-intendante du bout des lèvres, ce malheureux homme…

– Pas de sérieux ! dit l’ancien chef du parquet tourangeau.

– Un hanneton ! murmura Galapian. Je l’avais prédit !

– Et vous avez bien fait ce que vous avez pu pour le sauver, Stanislas ! murmura la jeune Léocadie.

M. Galapian s’appelait Stanislas.

Il y eut des toux sèches qui voulaient exprimer sans doute une chaude approbation, puis le chapelet s’égrena :

– Un buveur ! déclara Lancelot.

– Un joueur !

– Un bretteur !

– Un mauvais sujet !

– Un monstre !

Cette litanie était en l’honneur du pauvre comte Roland de Savray.

XLIII – BEAU TRAIT DE GALAPIAN

– Très-bien, reprit Mme Lancelot. Et sa comtesse Louise faisait aussi bien des embarras. Il n’y en avait que pour elle à danser avec l’état-major. Le colonel l’a donc plantée là : c’est une vieille histoire : il a mangé les deux cent mille livres de rentes ; il a fait la vie de polichinelle, vous savez tout ça. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il va passer devant un conseil de guerre…

– De guerre ! fut-il répété.

– De guerre ! Pour être dégradé, fusillé, pendu, guillotiné, roué vif !

– Quel est son crime ?

– Tous les crimes ; vol, faux, tricheries au jeu, attentats à la morale publique, assassinats, empoisonnements, incendies, noyades, fausse monnaie…

– Mais savez-vous, dit Lamadou jeune, petit frère du général et avocat à la cour royale, que ce sera une bien jolie affaire !

– Et la malheureuse femme ? glissa timidement une cousine de la mariée.

– En voilà une, murmura Mme Lancelot, qui revient toujours de Pontoise !

La cousine continua :

– Et l’enfant ? Ce doit être à présent un jeune homme…

– Le vicomte Paul, interrompit M. Galapian. Je verrai à le prendre dans mes bureaux, s’il en a la capacité.

– Ô Stanislas ! soupira Léocadie transportée d’admiration. Vous avez un grand cœur !

Le général Lamadou essuya une larme. Un valet annonça :

– M. le docteur Lunat, membre de l’Institut !

XLIV – PROPHÉTIES EXTRAORDINAIRES

Le petit docteur Lunat n’était plus fou au contraire, et il avait beaucoup grossi, voici pourquoi : ayant cessé de se prendre pour le Juif errant, il avait renoncé complètement à la marche, pour se venger d’une promenade de dix-huit siècles. Il était rond comme une petite boule et se rangeait franchement au nombre des bienfaiteurs de son siècle. L’affaire du crocodile était désormais européenne. Il venait des mages de Londres et de Moscou pour adorer le docteur Lunat. L’Académie des sciences s’était illustrée en l’admettant dans son sein.

Outre la guérison du crocodile, le docteur Lunat avait à son crédit scientifique des choses bien aimables. Il était l’inventeur du système tragique et des douches alexandrines.

Le système tragique, on l’a bien vu depuis, guérit les fous par l’ingestion patiente et raisonnée d’une tragédie complète de Voltaire, servie par un second prix du Conservatoire, qui ne quitte le patient ni jour ni nuit, jusqu’à la mort.

Les douches alexandrines, moins connues, ont pourtant rendu de bons services. Le patient est muré dans une cellule tapissée de distiques célèbres. Il est placé de manière qu’un conduit acoustique puisse lui verser dans l’oreille des chants variés de la Henriade.

L’ensemble des deux systèmes constitue la grande école exaspératoire. Quand rien n’y fait, on plonge les gens dans une séance de la Chambre à Versailles.

Loin de nous la pensée de citer les innombrables guérisons obtenues à l’aide de ces ingénieuses mécaniques. Le docteur Lunat n’est pas un charlatan, pour imiter ces guérisseurs qui font insérer dans les journaux la reconnaissance des vieilles demoiselles et les remercîments des hospodars.

– Mesdames, dit-il en saluant à la ronde, je fonde un hôpital pour les sages, au capital de trois millions seulement, pour commencer. La spéculation est basée sur ce calcul, que tous les fous y viendront, afin de donner le change. Compliments aux fiancés : Galapian appartient au genre requin ; il ira loin…

– Comment ! comment ! voulut protester le fiancé.

– Mon Stanislas un requin ! dit Léocadie indignée.

– C’est une analogie sérielle, répliqua le gros petit docteur. La science ne peut jamais offenser. Le général Lamadou appartient au genre bœuf.

– Par la morbleu ! fit Lamadou. Traitez-vous ainsi la gendarmerie ?

– Ne vous emportez pas ! Mme Lancelot rentre dans l’espèce pie-grièche…

– Ah çà ! monsieur Lunat !…

– Je suis bien perroquet, moi ! interrompit fièrement le docteur. Vous savez que l’abbé Romorantin a enfin résolu le grand problème… l’abbé Romorantin, qui était autrefois avec vous chez les Savray, cher monsieur Galapian. Celui-là pourrait témoigner, si quelqu’un vous accusait jamais de n’être pas un galant homme ; il ne parle jamais de vous que les larmes aux yeux.

– Ce bon Romorantin ! murmura Galapian.

– Je lui donne deux cents francs par mois pour me servir de plume, de mémoire, de besicles et de génie, reprit le docteur. C’est cher. Figurez-vous qu’il emploie son argent à payer le logis et la cuisine de ses anciens maîtres : la comtesse Louise et le vicomte Paul.

– Il a peut-être quelque chose à expier, insinua Galapian.

– Peut-être. Tandis que vous ne vous repentez de rien, vous ! Le grand problème, c’est la transition : ce que les anciens appelaient la métempsycose. C’est extrêmement simple. Il y a le roulement. On est ceci, puis cela. Je me suis cru Juif errant : je l’étais. Mais lequel ? car vous n’ignorez pas qu’il y a trois Juifs errants principaux, sans compter Judas, et la femme d’Hérode. Eh bien, j’étais Cataphilus, portier de Ponce Pilate. L’abbé Romorantin a très-bien fréquenté Isaac Laquedem ou Ahasverus chez les Savray, et il paraît que ce fut lui, j’entends ce Laquedem qui sauva l’enfant, la nuit de l’incendie. Quant au troisième Juif errant Ozer, le soldat, un pur coquin, l’abbé le cherche de ma part pour l’empailler, et c’est pour cela qu’il a deux cents francs par mois.

– Il n’a jamais été plus fou que cela ! dit le général Lamadou.

– Aussi, répliqua Mme Lancelot, on parle de lui pour présider les cinq Académies.

– N’interrompez pas, cria le docteur, ou je vous fais mettre à la porte ! Devinez qui m’a remplacé, dans ce rôle de Cataphilus ? L’abbé l’a trouvé. Il en sait long sur M. Galapian ! Celui qui m’a remplacé c’est l’homme à la longue barbe du Palais-Royal…

– Le Superbe ! s’écrièrent les uns.

– Chodruc-Duclos ! dirent les autres.

– L’avez-vous vu quelquefois assis ? Jamais. Et, ajouta triomphalement le gros petit docteur, il n’a pas de cordonnier, donc il raccommode ses souliers lui-même, à moins que ses semelles soient fées. Ça se rencontre. Quand j’étais fou, j’ai eu une paire de bottes qui m’appelaient polichinelle. On ne tient pas assez compte de ces détails. M. le prince de Polignac a été à tu et à toi avec Chodruc-Duclos, vous savez ? Eh bien ! Chodruc-Duclos est descendu dans la chambre à coucher du prince par le tuyau de la cheminée, mardi dernier, et lui a dit : « Va bien, tron de l’aër, mon bon ? » Le prince a appelé, personne n’est venu. Chodruc, ou plutôt Cataphilus, a ajouté : « Té ! vé ! à fin de mois, tu seras en fourrière, mon vioux ! Eh donc ! »

– Qu’est-ce que tout ça veut dire ? demanda Mme Lancelot.

– Ça veut dire que la France, ma patrie a une révolution qui lui pend au bout du nez !

– Par exemple ! s’écrièrent les personnes à émoluments.

– Moi, j’y crois, dit le docteur. Chodruc a une fissure au cerveau. C’est fait pour inspirer la confiance. Vive le roi de cœur et la liberté d’Yvetot ! voulez-vous que je vous chante Fleuve du Tage ?

Craignant, pour le coup, une conflagration politique le général Lamadou le chargea de chaînes et l’emmena au violon.

XLV – LA CHUTE

Le 26 juillet 1830, au soir, dans la modeste chambre du troisième étage, rue de l’Ouest, la comtesse Louise, le bon abbé Romorantin, Joli-Cœur et Fanchon Honoré se trouvaient réunis. Cela n’était pas arrivé depuis longtemps.

La fenêtre donnait sur le jardin du Luxembourg, plein de promeneurs. Il faisait chaud. Le soleil se couchait dans un orage lointain.

Dans le jardin il y avait un mouvement inaccoutumé. La rue, d’ordinaire si tranquille, rendait ces mystérieux et menaçants échos que nulle parole ne peut noter, mais qu’on n’oublie jamais quand une fois on les a entendus.

Il y a comme cela deux voix funestes qui s’obstinent dans le souvenir : la voix de la tempête et la voix de la révolution.

Dans la chambre de la comtesse Louise, la consternation était peinte sur tous les visages, et pourtant on ne parlait point des menaces de la rue.

On parlait du colonel comte de Savray.

Louise avait la tête penchée sur sa main, et pleurait, disant :

– Est-il possible de tomber si bas que cela !

Elle se rappelait, pauvre femme, onze années de noble et riant bonheur ! Son fils Paul avait dix-huit ans. Sept années d’un martyre honteux et cruel avaient suivi les temps heureux.

Elle avait pleuré pour la première fois la nuit de l’incendie. Mais, depuis lors, que de larmes !

Son fils, le cher enfant, était abandonné par son père, ruiné par son père, déshonoré par son père !

Il n’y avait rien d’exagéré dans les nouvelles rapportées par Mme Lancelot. Mme Lancelot, même, ne savait pas tout. Le colonel comte de Savray était tombé plus bas qu’on ne tombe.

C’était une chute hideuse, incroyable, diabolique. Le comte de Savray avait plongé comme à plaisir au plus profond du fangeux abîme où grouillent nos misères sociales.

Il était accusé, lui, gentilhomme et militaire, de tout ce qui peut dégrader une épée et souiller un écusson.

Il avait falsifié, il avait triché, il avait volé, il avait tué !

Joli-Cœur venait annoncer sa fuite et l’invasion des gens de justice dans son logis où ceux qui le cherchaient parlaient tout haut de boulet et de bagne.

Et cette pauvre belle jeune femme qui pleurait allait disant, comme on répète un refrain de folie :

– Est-il possible d’avoir été si noble et si bon ! est-il possible d’être si infâme et si misérable !

XLVI – DÉTAILS RÉTROSPECTIFS

– Non, ce n’est pas possible, répondait le cœur révolté de la comtesse Louise.

Et il y avait ici, en effet, quelque chose d’inexplicable au point de vue purement humain. Toutes les personnes réunies dans la chambre de la comtesse Louise disaient comme elle au fond de leur cœur :

– Non, ce n’est pas possible !

Le fait était certain, mais on n’y croyait pas.

La nourrice, le prêtre, le soldat, de même que la femme en deuil repoussaient l’évidence, cherchant à cette insoluble énigme une clé surnaturelle.

– Ce changement se fit en un jour, reprit la comtesse traduisant comme elle le pouvait le vague de sa rêverie ; en une heure, en une minute ! En me quittant, lorsque nous arrivâmes au bas de la côte, la nuit de l’incendie, mon Roland était bien lui-même. Quand il revint s’asseoir auprès de moi, après avoir affronté le feu, j’eus froid jusque dans l’âme. Le danger que notre bien-aimé Paul avait couru lui était indifférent. Cet horrible spectacle de l’incendie qui me brûlait encore les yeux et le cœur le laissait froid. Quand je lui parlai du miracle qui avait sauvé notre fils, il haussa les épaules, chantonnant je ne sais quoi. Il ne regarda même pas l’enfant que je serrais contre ma poitrine, l’enfant que nous avions manqué de perdre !… Et comment dire cela ? Sa voix était bien la voix que je connaissais, mais, dans le premier moment surtout, il y avait là quelque chose de l’accent anglais de sir Arthur…

– Sir Arthur lui-même, interrompit le bon abbé Romorantin en secouant la tête, avait été longtemps un fort honnête gentilhomme. Je connais son histoire. C’était un habitué de la Comédie française. Un soir, il s’absenta pendant le spectacle, puis il revint… ou plutôt un autre sir Arthur revint occuper sa stalle… cet autre sir Arthur était ce que vous l’avez vu : un débauché, un ivrogne, un brigand !

– Et alors, quel est le mot de ces énigmes ? murmura Louise.

L’abbé, Fanchon et Joli-Cœur demeurèrent silencieux.

Louise reprit :

– Cette nuit-là, cette funeste nuit, il ne pensait qu’à boire, à manger, à dormir. Dans la chambre d’hôtellerie ou nous nous réfugiâmes, puisque notre maison était brûlée, il se fit servir à souper. Par moments il parlait de choses qui m’étaient inconnues. Il se targuait d’aventures honteuses, d’autres fois, il blasphémait si horriblement que mon sang se glaçait dans mes veines.

L’abbé et Fanchon se signèrent, Joli-Cœur rongeait sa moustache.

De la rue et du jardin les bruits montaient toujours : la sourde et prophétique voix qui annonce les orages populaires.

– Peut-être qu’à l’heure où nous voici, dit brusquement Joli-Cœur, il est déjà dans le corps de quelque autre honnête homme, dont il a fait un coquin.

– Alors, murmura la comtesse Louise dont la belle tête se pencha sur sa poitrine, vous croyez donc que j’ai bien fait de prendre le deuil des veuves ? Vous croyez donc que mon pauvre mari est mort ?

Dans le silence qui suivit on entendit un pas monter l’escalier. Un beau jeune homme entra, triste et pâle, qui dit froidement, sans sourire :

– Bonsoir, ma mère.

XLVII – MÈRE ET FILS

C’était le vicomte Paul, ce superbe bambin d’autrefois, le vicomte Paul qui faisait des fortifications contre les Anglais. Il avait maintenant la stature d’un homme ; une fière et gracieuse taille. Il ressemblait à son père, le colonel comte Roland de Savray, mais il était plus beau.

Autour de son front des cheveux blonds se bouclaient. Ses grands yeux bleus exprimaient la tristesse et la vaillance.

– J’aurais à te parler dit-il en s’adressant à Joli-Cœur, et avant même d’embrasser sa mère. Est-il vrai que le comte de Savray, mon père, passe la nuit à marcher dans sa chambre ?

– C’est vrai, répliqua le hussard.

– Est-il vrai que son lit n’est jamais défait ?

– C’est vrai, répéta Joli-Cœur. Ceci, cela et le reste. Tout ce qu’on dit de lui est vrai. Mais est-ce bien M. le comte ? voilà ce que nous ne savons plus.

Paul baissa la tête en fronçant le sourcil.

Il s’approcha de sa mère, qui le pressa contre son cœur avec plus de tendresse encore qu’à l’ordinaire.

– Tu as quelque chose à me dire ? murmura-t-elle.

– Oui, ma mère.

Elle fit un signe. L’abbé, Fanchon et Joli-Cœur se retirèrent dans la pièce voisine.

Or, nous savons que l’abbé, depuis plusieurs années, était aux gages du gros petit docteur Lunat, spécialement pour compulser tous les bouquins écrits en toutes langues sur ce mythe qui a traversé les siècles : le JUIF ERRANT.

L’abbé trouvant des auditeurs dociles, vida son sac, et dit des curiosités bien extraordinaires, – principalement au sujet du Pharisien Nathan, qui louait le temple aux marchands. Ce Pharisien est le quatrième Juif-Errant et soixante fois milliardaire.

Le cinquième est le valet de Caïphe.

Le vicomte Paul, lui, s’était assis sur un tabouret, aux pieds de sa mère. Il mit sa tête blonde sur les genoux de la comtesse Louise, qui lisait dans ses grands yeux bleus comme en un livre.

– Tu souffres ? dit-elle.

– Pas quand je suis ainsi, près de toi, mère chérie, répondit-il tandis qu’un sourire naissait autour de ses lèvres.

XLVIII – L’AVEU

Elle se pencha pour mettre un long baiser sur ce front doux comme celui d’une jeune fille.

– Mère, dit Paul, si je ne t’aimais pas si bien, je mourrais. Je suis toujours seul. Je fuis ceux de mon âge pour ne pas entendre ce qu’ils disent, car ils disent souvent du mal de celui dont tu portes le nom et que j’appelais mon père. Les pauvres amis qui nous sont restés fidèles essayent bien de me consoler avec d’étranges fables et des contes d’enfants ; mais je ne suis plus un enfant, ma mère, et je ne crois plus ce que je ne comprends pas.

– C’est vrai, murmura la comtesse Louise, tu es un savant maintenant, mon Paul chéri. Tu es bien plus savant que l’abbé Romorantin qui croit encore à mon bonheur passé, à la tendresse, à la bonté du comte Roland de Savray, mon mari bien aimé… Ah ! si tu pouvais te souvenir !…

– Je ne me souviens que trop ! murmura Paul en une sorte de gémissement.

La comtesse ne l’entendit pas et poursuivit :

– Si tu savais comme moi quel cœur c’était que ton père ! combien de délicatesse et de belle fierté ! que d’amour ! que d’honneur !…

– Je crois à cela, ma mère interrompit le vicomte Paul dont les yeux étaient mouillés de larmes. Je crois à cela comme je crois en Dieu !

– À quoi donc ne crois-tu pas, mon chéri ? demanda la comtesse Louise.

Paul resta un instant silencieux, puis il se couvrit le visage de ses mains.

– Il y a des choses qui sont impossibles ! murmura-t-il enfin avec découragement. Il faudrait croire aussi à Barbe-Bleue, à Croquemitaine, à l’Ogre, au Petit-Poucet… tandis qu’il y a bien des exemples, ma mère, bien des exemples avérés d’hommes au cœur bon, loyal, chevaleresque même, qui tombèrent tout d’un coup au plus profond de l’abîme du mal !

– Enfant, dit la comtesse avec une fermeté douce, si je me trompe, laisse-moi mon erreur. Je veux bien mourir, mais que ce ne soit pas par toi !

Paul s’agenouilla, dévorant de baisers les pauvres belles mains froides de la comtesse Louise.

– Oh ! mère ! mère ! reprit-il d’une voix où les larmes contenues tremblaient, je croirai à tout ce que tu voudras… Mais tu m’as arraché la promesse de ne jamais risquer dans un duel ma vie qui est à toi…

– Qui est à Dieu ! rectifia la pauvre mère.

– On m’a insulté…

– Déjà !

– Rends-moi ma promesse, ma mère !

XLIX – LA VISION

La comtesse Louise le contemplait avec ce grand amour des mères, plein d’épouvante et de vaillance.

– On t’a insulté ! répéta-t-elle, et qui donc a osé t’insulter ?

Un rouge vif avait remplacé la pâleur du vicomte Paul.

– Comme je sortais aujourd’hui du collége, dit-il tandis que sa voix baissait malgré lui, j’entendais, comme toujours, les railleries cruelles de ces trois ou quatre méchants qui me poursuivent : le fils du général qui commandait en second à Tours, le fils de l’ancien préfet de Tours, le fils de Mme Lancelot, de Tours. Les autres élèves m’aimaient autrefois : ceux-là ont fait le vide autour de moi comme si j’étais un lépreux. Leur avons-nous causé quelque chagrin, ma mère ?

– Jamais, mon pauvre enfant… mais leurs parents nous ont vus si heureux !

– Selon ma coutume, pour échapper à leurs sarcasmes, j’entrai à l’église Saint-Étienne du Mont. J’y vais souvent. J’aime à prier la bonne sainte Geneviève. Je la supplie d’envoyer vers nous celui qui deux fois déjà nous a protégés. J’étais agenouillé dans le bas côté de gauche. Je ne priais pas, car j’avais trop de colère dans le cœur. Je voyais les rayons du soleil couchant filtrer à travers les dentelles du jubé pour inonder d’une lumière dorée le grand crucifix du maître-autel. Le malheureux homme qui outragea Notre-Seigneur s’est repenti pendant dix-huit siècles, ma mère. Celui qui est le Pardon a dû pardonner. Je me disais : « Sa peine est finie, nous ne le verrons plus… »

Tout à coup, à la lueur des cierges qui brûlent auprès des reliques, j’aperçus une jeune fille agenouillée. Je la regardai sans savoir d’où venait la profonde émotion qui me faisait battre le cœur. Elle se releva. Je fus ébloui comme à l’aspect d’un ange.

Ô ma mère, qu’elle est belle ! et comme son sourire doit apaiser la colère céleste ! Je m’élançai, car je l’avais reconnue…

– Tu la connaissais donc ? s’écria la comtesse.

– Écoute ! murmura le vicomte Paul, tout à l’heure, je mentais quand je disais : « je ne crois plus à ce que je ne comprends pas, » je crois à tout, ma mère, et je songe à elle bien souvent…

– Elle !… de qui parles-tu ?

– Je parle, répondis le vicomte Paul, je parle… faut il donc te dire son nom ? Peut-être que tu ne le sais plus, mais moi, je n’ai jamais oublié le suave et pâle visage de celle qui partageait les jeux de mon enfance…

– Lotte ! interrompit Louise en proie à un trouble soudain. La fille du…

Elle s’arrêta, mais le vicomte Paul acheva :

– La fille du Juif errant. Je l’ai revue, ma mère !

L – LA MARSEILLAISE

Dans la chambre voisine, le bon abbé Romorantin disait à Fanchon et à Joli-Cœur :

– On trouve tout dans les livres. Le docteur Lunat est fou comme un lièvre en mars, mais sa folie me permet de faire des recherches admirables ; le doigt de la Providence est là. Tous les jours j’apprends quelque chose. Mes amis, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’on ait rencontré trois jours de suite l’Homme dans Paris. Bertola, cité par Mathieu Pâris, affirme que le voyageur éternel a la faculté de rester en tout lieu où il y a peste, famine ou guerre. Ça lui compte comme marche forcée.

– Nous n’avons à Paris, Dieu merci, objecta Fanchon la nourrice, ni la peste, ni la guerre, ni la famine.

Un chant monta de la rue de l’Ouest. Personne d’abord n’y prit garde.

– Puisqu’on l’a rencontré trois jours de suite à Paris, prononça péremptoirement l’abbé, c’est qu’il a le droit d’y rester, Bertola est précis, c’est que Paris a la famine, la peste ou…

– Écoutez ! interrompit Joli-Cœur.

Le chant montait plus distinct. C’étaient des notes métalliques et vibrantes qui remuaient l’âme et qui faisaient frayeur.

Les yeux du vieux hussard flamboyèrent.

– Je connais cela dit-il. C’est la Marseillaise ! M. l’abbé a raison. Nous n’avons ni la peste ni la famine, à Paris, c’est possible ; mais puisqu’on chante la Marseillaise, nom d’une pipe ! nous avons la guerre… et la guerre civile, encore ! va bien ! j’en suis !

LI – L’INSULTE

De l’autre côté de la cloison, le vicomte Paul poursuivait, aux genoux de sa mère :

– Il ne m’a fallu qu’un coup d’œil pour la reconnaître.

C’était le doux visage de Lotte sur le corps d’une adorable jeune fille. Tout mon cœur s’élançait vers elle. Je voulus la suivre, mais elle glissait le long du bas côté de droite, comme une âme, et je n’entendais point le bruit de ses pas sur la dalle. La porte de l’église se referma sur elle. Il m’avait semblé, au moment où elle prenait l’eau bénite, que son angélique sourire me cherchait.

Je sortis à mon tour.

Tu sais, mère, que celui qui refusa l’hospitalité à notre Sauveur n’a pas le droit d’entrer dans les églises. Sans doute, il l’avait attendue dehors au bas des degrés. Je vis un homme de haute taille qui s’éloignait en tenant une petite fille par la main…

– Une petite fille ?… répéta la comtesse Louise.

– Oui, répliqua le vicomte Paul en hésitant. Je te raconte cela comme si c’était un rêve. La belle jeune personne avait disparu, remplacée qu’elle était par Lotte… Ma chère petite Lotte… et son corps tout frêle, tout gracieux, avait la transparence d’autrefois…

– Mais, reprit ici le jeune homme dont les sourcils se froncèrent, mes persécuteurs m’avaient attendu sur le parvis. Quand ils me virent, ce fut un concert de huées.

– Son père sera dégradé ! s’écria le fils du maréchal-de-camp, Roger.

– On lui arrachera ses épaulettes ! ajouta le fils du préfet.

– Il a triché au jeu, dit le fils Lancelot, il a déserté, il a volé ! il a tué !

L’Homme était déjà loin, mais, sans s’arrêter, il se retourna.

Je pressai mon cœur à deux mains et j’allais passer au milieu des insulteurs sans lever la tête, car je songeais à ma promesse et à toi, ma mère lorsque Roger dit en ricanant :

– Va, poltron, va annoncer ces bonnes nouvelles à la filleule du roi Louis XVIII !

En ce moment, Lotte se retournait à son tour. Elle avait entendu.

– Tu es un menteur et un lâche ! m’écriai-je.

Et par deux fois ma main fouetta la joue de Roger, qui se trouvait le plus près de moi.

LII – LE PARVIS NOTRE-DAME

Vous auriez pris la comtesse Louise pour une statue de marbre, tant son visage était blême. Elle voulut parler, mais le vicomte Paul lui ferma la bouche, disant :

– Je n’ai pas fini, ma mère. Je me retirai à pas lents, accompagné par leurs menaces. Je voulais suivre Lotte et son père : non que je crusse découvrir leur adresse, dans le sens vulgaire du mot, car celui dont nous parlons ne peut avoir une demeure ; mais je désirais voir Lotte le plus longtemps possible.

D’ailleurs, ma tête était en feu. Il me fallait mon calme revenu pour reparaître devant toi.

Lotte et le Juif errant descendirent toute la rue Saint-Jacques jusqu’à la Seine. Ils passèrent le pont. Ils entrèrent tous deux dans une grande vieille maison qui est derrière Notre-Dame : l’avant-dernière de la rue du Cloître.

J’attendis. Je ne les en vis point ressortir.

La nuit se faisait, et le doute naissait en moi, car comment croire que l’Homme de la pénitence dix-huit fois séculaire pût habiter sous un toit ?

Je pris le chemin de notre logis. Au moment de quitter le parvis ; je me retournai pour jeter un regard à la grande façade de Notre-Dame.

Les dernières lueurs du crépuscule éclairaient la galerie à jour qui relie les deux tours carrées. Je vis, – ou je crus voir, – l’Homme qui n’a pas le droit de s’arrêter passer et repasser derrière les colonnettes…

Partout autour de moi dans la rue des groupes sombres se formaient. Sous la blouse de l’ouvrier comme sous l’habit des bourgeois, on voyait briller des armes. Et il y avait des voix menaçantes qui disaient :

– C’est cette nuit ! Vive la charte, à bas le charretier !

LIII – AUX ÉCOUTES

Après le repas du soir, le vicomte Paul donna un baiser à sa mère, un baiser encore plus tendre qu’à l’ordinaire, et lui souhaita la bonne nuit. La comtesse, triste, mais calme, en apparence, se retira dans son appartement.

En la quittant, le vicomte Paul se disait :

– Pauvre mère ! Elle ne sait pas !

Il se trompait : les mères savent tout.

Dans la chambre du vicomte Paul, Joli-Cœur, l’ancien hussard, attendait.

Paul lui dit en entrant :

– Vieux, sais-tu où te procurer une paire de pistolets de combat et deux bonnes épées ?

Joli-Cœur le regarda tout ébahi.

– Je me bats demain, reprit le vicomte Paul qui essaya de sourire.

En ce moment, des pieds nus marchaient sans bruit dans le corridor, et la comtesse Louise, toute frissonnante, collait son oreille à la serrure.

– Avec qui vous battez-vous ? demanda Joli-Cœur.

– Avec Roger, le fils du maréchal-de-camp de Tours.

– Ah ! fit le vieux hussard, sa femme avait bien peur dans le temps que M. le comte ne devint général ! Ça n’est pas du bon monde, quoique militaires.

Il ajouta :

– Et pourquoi vous battez-vous avec le jeune M. Roger ?

– Parce qu’il a insulté ma mère.

La comtesse Louise fut obligée de s’appuyer au mur du corridor. Ses jambes se dérobaient sous elle.

– C’est une raison, ça, dit Joli-Cœur. Et où vous battez-vous ?

– Derrière le cimetière Montparnasse.

– Je connais l’endroit. Il est bon.

Les deux mains de la comtesse étreignirent son pauvre cœur.

– Avez-vous des témoins ? interrogea encore Joli-Cœur.

– Non, répondit le vicomte Paul. Tu amèneras un de tes camarades, ça fera deux.

– Refuse, malheureux, refuse ! pensait la comtesse Louise. C’est ton devoir ! sauve le fils de ton maître.

Mais Joli-Cœur n’était qu’un soldat. Il dit :

– C’est juste avec moi, ça fait deux.

Alors la comtesse Louise se sentit dans le cœur une angoisse sans nom. Elle n’avait plus rien en ce monde que ce trésor idolâtré, son fils, son Paul, son âme !

Et voilà qu’elle était menacée de cette suprême agonie : perdre son fils unique ! Elle vit ce long mur grisâtre long et haut : le mur du cimetière. Elle vit la campagne lugubre à cette heure qui précède le lever du soleil. Elle vit la lueur sinistre des épées. Des hommes froids, chargeaient les pistolets, mesuraient les pas et frappaient trois coups dans leurs mains de pierre. La poudre éclatait.

Il y avait un cri.

Et une pauvre jeune voix appelait : Ma mère !…

Puis un brancard avec un corps qui relevait une toile, collée à ses contours.

Sous la toile, un enfant avec une tache rouge au-dessous du sein. Elle vit cela.

Elle se laissa glisser à deux genoux, baisant la terre mouillée de ses larmes et balbutiant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié !

Le vicomte Paul disait à Joli-Cœur au même moment :

– Voilà qui est réglé, tu viendras m’éveiller demain matin à quatre heures, et nous irons.

LIV – UNE NUIT DE PARIS

Le ciel était d’un bleu profond ; les étoiles innombrables n’avaient point ce scintillant éclat des nuits de tempête. Il faisait chaud, mais une brise douce chantait dans les feuillées du Luxembourg. La voie lactée rayait le firmament de sa diagonale indécise et brumeuse.

La ville ne dormait pas, et pourtant il y avait un grand silence.

Pas une voiture ne roulait sur le pavé muet.

Quand cette voix de la cité remuante se tait par hasard, quand le roulement sourd des roues et le pas des chevaux font silence tout à coup, la nuit de Paris fait peur.

La porte du logis de la comtesse Louise s’ouvrit doucement. Minuit sonnait à l’horloge du palais du Luxembourg. Une femme, enveloppée d’une mante sombre, sortit et descendit la rue de l’Ouest d’un pas mal assuré.

Au détour de la rue de Vaugirard, un long groupe noir stationnait qui semblait immobile et muet.

Le groupe s’ouvrit pour laisser la femme passer.

La comtesse Louise put voir qu’à l’intérieur du groupe il y avait des hommes, armés de barres de fer, qui descellaient les pavés en silence.

À cinq cents pas de là, un détachement de la garde royale bivaquait vers la rue du Pot-de-Fer-Saint-Sulpice. Les soldats jouaient aux cartes autour d’un feu. Les officiers se promenaient en causant de la prise d’Alger, qui était une nouvelle toute fraîche.

Officiers et soldats se moquaient un peu des Parisiens qui voulaient jouer au jeu des barricades.

Quand la comtesse Louise passa devant les galeries de l’Odéon, la brise apporta un tintement lointain. Des gens qui étaient là dirent :

– Voilà le tocsin !

Des étudiants joyeux sortirent du café Tabourey et crièrent :

– Vive la charte !

Les révolutions souhaitent toujours ainsi longue vie aux choses qu’elles veulent enterrer.

Ces étudiants étaient de jolis jeunes gens. Leur vue pressa le pas de la comtesse Louise, qui songeait à son fils.

Dans la rue Racine on faisait encore une barricade. Les rues neuves sont bonnes pour cela ; le pavé s’enlève bien. Aux fenêtres, il y avait des étudiantes qui s’amusaient à regarder l’ouvrage.

Rue des Mathurins-Saint-Jacques, l’hôtel de Cluny déchiquetait sur le ciel ses noirs pignons et parlait des temps chrétiens où naissaient les cathédrales, tandis qu’un professeur athée, grimpé sur une borne, faisait un cours de libre-pensage.

Ces professeurs sont comme les chiens hargneux, sauf le respect qui leur est dû : pour les empêcher d’aboyer, il suffit d’un os qu’on leur jette.

Mais si on les laisse mâcher à vide, ils mordent. Et leur morsure donne la rage.

Tout le long de la rue Saint-Jacques on dépavait et l’on riait.

Il y avait des gamins qui disaient, en faisant la barricade :

– Maman va bien me gronder !

La comtesse Louise arriva jusqu’au Petit-Pont, gardé d’un côté par des hommes en blouse, de l’autre par des dragons.

Ceux qui défendaient l’héritage de St Louis étaient de ci, ceux qui s’amusaient au colin-Maillard des révolutions étaient de là ; entre deux, la Seine coulait patiente et toujours la même. Des deux côtés c’était Paris. D’un camp à l’autre les gaies paroles allaient et venaient en attendant la bataille.

LV – LE PARVIS NOTRE-DAME

Quand la comtesse Louise arriva au parvis Notre-Dame, elle était bien lasse et bien essoufflée. D’instinct elle leva les yeux vers cette galerie merveilleuse qui rejoint les deux tours. Les colonnettes frêles se distinguaient vaguement dans le noir, mais il n’y avait là nul mouvement humain.

Le parvis lui-même était complétement solitaire.

Au milieu de la fièvre qui tenait la ville éveillée, l’immense église semblait une sentinelle endormie. Auprès d’elle, l’Hôtel-Dieu, cette autre immensité, symbole respectable mais lugubre des charités administratives, – sphinx menaçant, couché en travers de cette gaie rivière de Seine, à deux pas de la cathédrale, à portée du palais de Charlemagne, proposait silencieusement aux prêtres et aux rois cette énigme de la misère qui enfante les révolutions.

Non pas par elle-même, car, depuis que le monde est monde, la misère patiente se laisse mourir sans se révolter jamais, – mais par les tribuns qui ont su deviner ce qu’on gagne de pouvoir, d’honneur et d’argent à se servir de la misère comme d’une artillerie pour jeter bas les maisons de l’aumône.

L’univers vieillit. On dit que les saisons se troublent. La lune, sensiblement détériorée, donne des inquiétudes à l’Observatoire. Dieu n’a pas d’âge.

Tout en haut, tout en haut de la cathédrale antique il y avait un homme qui contemplait la ville folle, occupée à chasser un roi vieillard au profit d’un autre vieillard qui voulait être roi.

Cet homme-là, depuis dix-huit siècles, marchait jusqu’au genou dans la démence humaine. Il savait ce que gagne la misère aux plaidoyers sanglants de ses avocats. Il songeait.

Et mélancolique image du monde lui-même qui ne sait s’arrêter, le Juif errant ayant atteint le faîte de la tour, fut contraint de redescendre.

Les enfants rient à regarder l’écureuil affairé qui tourne dans sa cage. Ils disent que l’écureuil travaille.

Voilà dix-huit cents ans que ce Juif regarde sans rire la cage tournante où travaille l’humanité.

LVI – LA MAISON DE L’ÉCUYER

La comtesse Louise alla vers cette maison que son fils lui avait indiquée : l’avant-dernière de la rue du Cloître-Notre-Dame. C’était une grande habitation, gardant, parmi les bourgeoises demeures qui l’entouraient, un caractère de domination hautaine. On la nommait la Maison de l’Écuyer, parce qu’elle avait appartenu, sous les trois rois fils de Catherine de Médicis, à noble homme Marie Minot, écuyer, seigneur de Biay-le-Fausse, maître des hallebardiers du chapitre de Paris.

La comtesse Louise s’arrêta devant la porte massive et n’osa point en agiter le marteau.

Elle passa de l’autre côté de la rue pour regarder aux fenêtres, qui étaient toutes closes et munies de leurs contrevents, depuis le haut jusqu’en bas. Un large écriteau pendait au-dessus de la porte. La comtesse Louise put lire, aux lueurs du réverbère voisin : Matériaux de démolition à vendre.

L’idée vint à la comtesse Louise que son fils s’était trompé, car c’était là une maison condamnée et déjà abandonnée par ses habitants.

Elle se rapprocha de la porte et la poussa. La porte s’ouvrit, car elle n’avait plus de ferrure. La comtesse Louise entra dans une cour spacieuse, où divers débris étaient entassés pêle-mêle. Derrière elle la porte retomba.

Une étrange sensation de froid courut par les veines de la comtesse, qui regarda tout autour d’elle avec une frayeur d’enfant. Autour d’elle, il n’y avait que silence et immobilité.

La cour était entourée d’une sorte de cloître, percé de trois ouvertures haut voûtées. Si la comtesse n’eût écouté que son effroi, elle se fût retirée bien vite, mais son cœur de mère restait au-dessus de toutes les épouvantes.

– Je suis là mon fils, se dit-elle.

Et elle s’engagea sous l’une des trois voûtes au hasard.

C’était celle de droite. La voûte conduisait à un vestibule où se plantait un vaste escalier à marches de pierres. Cet escalier n’avait plus ses rampes, qui étaient en tas dans la cour, avec les autres choses à vendre.

La comtesse monta.

Dès le premier étage elle vit que les fenêtres manquaient de châssis et que toutes les portes étaient enlevées. Portes et châssis s’amoncelaient dans la cour.

Elle entra dans une première pièce, haute et large, sans meubles, puis dans une autre, également nue. Toutes les ouvertures de ces chambres abandonnées livraient passage sur un grand corridor. La comtesse Louise compta douze chambres ; elle allait, poussée par je ne sais quel mystérieux espoir. Toutes les chambres étaient également désertes.

Après la douzième il n’y avait plus rien, sinon le corridor. Par la fenêtre sans châssis la comtesse vit qu’elle avait fait le tour de la maison.

Elle songeait à descendre, découragée, lorsqu’il lui sembla entendre un bruit léger tout à l’autre bout du corridor. Dans la nuit, une forme légère se dessina : une ombre d’enfant qui glissa et disparut.

– Lotte appela la comtesse Louise.

L’écho du long corridor répéta ce nom : Lotte !

Puis le silence revint plus sinistre.

Tout à coup, à l’étage supérieur, un pas régulier et lent comme le bruit produit par le balancier d’une horloge résonna sur les dalles du corridor.

La comtesse Louise écouta en retenant son souffle.

Le bruit allait s’éloignant et s’affaiblissant.

Un homme venait de passer juste au-dessus de sa tête.

La comtesse Louise s’élança et monta l’escalier sans rampe en courant. Au moment où elle atteignait le corridor supérieur, le bruit de pas avait cessé, mais elle vit encore au bout, tout au bout, cette forme indécise et blanche.

Elle appela comme la première fois :

– Lotte ! Lotte !

Même écho – et même silence.

La comtesse Louise entra successivement dans douze chambres vides et nues.

Comme elle sortait de la douzième, le pas d’homme, régulier et lent, passa au-dessus de sa tête. Elle monta de toute la vitesse de ses pauvres jambes fatiguées et tremblantes.

Personne dans le troisième corridor ! Personne dans les chambres. Seulement, comme elle sortait de la douzième, la petite ombre glissait dans la galerie, au bout, tout au bout.

– Lotte ! Lotte ma chère Lotte !

L’écho, – puis le silence.

Puis le bruit de pas, régulier et lent, mais cette fois à l’étage inférieur.

La comtesse Louise redescendit. C’était comme un de ces songes épuisants où la fièvre poursuit ce qu’elle n’atteint jamais.

Pendant des heures, la comtesse Louise monta et redescendit, courant après l’impossible.

Elle se sentait brisée par l’épuisement, par la terreur ; le froid gagnait la moelle de ses os, mais elle allait toujours, parce qu’une voix disait au fond de son cœur le nom de son fils bien-aimé.

Les lueurs grises du matin entrèrent par les fenêtres grandes ouvertes de la cour. L’horloge de l’Hôtel-Dieu tinta la troisième heure après minuit.

LVII – LE RÉVEIL DU VICOMTE PAUL

À ce moment Joli-Cœur frappait à la porte du vicomte Paul qui sautait hors de son lit, disant :

– Chut ! pas de bruit ! Prenons garde d’éveiller ma mère !

Joli-Cœur avait un compagnon, hussard comme lui, des épées et des pistolets. En un clin d’œil, le vicomte Paul fut habillé. Il monta avec ses témoins dans un fiacre qui l’attendait dans la rue.

En passant devant la chambre de sa mère, le vicomte Paul, l’œil humide et le cœur serré, s’était dit :

– Si elle allait rester seule !

Le duel participe de deux crimes, le suicide et l’assassinat.

Tout homme le méprise au fond de son cœur.

Il vivra autant que le monde, parce qu’il est fait de trois immortalités : la haine, la bêtise et l’orgueil.

Et parce que les gens, braves contre le glaive, deviennent poltrons comme les poules, dès que ce fantôme imbécile, le préjugé, leur montre les dents.

LVIII – LA TROISIÈME HEURE

Comme le troisième coup sonnait à l’horloge de l’HôtelDieu, un bruit se fit dans la cour de la Maison de l’Écuyer. La comtesse Louise regarda par la fenêtre et vit un homme de haute taille qui ouvrait la porte sans serrure, après avoir traversé la cour.

Elle appela, mais sa voix fut couverte par le bruit de la porte qui retombait.

Ses genoux plièrent sous elle. Deux bras la soutinrent et l’empêchèrent de s’affaisser sur la froide dalle. Une belle jeune fille était là qui lui tendait son front.

– Lotte ! est-ce toi ? Combien tu as grandi ! murmura la comtesse Louise.

Puis l’idée de son fils ne pouvant la quitter jamais :

– Aie pitié de moi ! ajouta-t-elle. Soutiens-moi ! courons ! Je veux lui dire ce que je sais. Je n’ai plus d’espoir qu’en lui. Paul va se battre…

Elle sentit le bras de la jeune fille tressaillir sous le sien.

– Venez, dit la jeune fille. Le père ne m’a pas défendu de le suivre.

– Sais-tu donc où doit avoir lieu le combat ?

– Le père sait tout, répliqua Lotte. Il se rend en un lieu qui est derrière le cimetière Montparnasse.

– C’est là !

– Venez ! Le père y sera avant nous.

LIX – LE DUEL

Pour le coup, Paris dormait. Les soldats du pouvoir sommeillaient au bivac ou dans les corps-de-garde, les soldats de l’insurrection reposaient derrière les barricades commencées. Les sentinelles seules gardaient leurs yeux ouverts.

La comtesse Louise, appuyée au bras de la belle grande jeune fille qui avait le visage de Lotte, prit à rebours le chemin qu’elle avait fait une fois déjà cette nuit. Le Petit-Pont fut traversé, la rue Saint-Jacques fut remontée, mais au lieu de se diriger vers la rue de l’Ouest, Louise de Savray et sa compagne prirent à gauche du Luxembourg, pour gagner les boulevards du Sud.

Derrière le cimetière Montparnasse c’était alors une plaine vaste et poudreuse, où quelques usines commençaient à s’élever. Cette plaine avait l’aspect de laideur désolée particulier aux terrains qui ne sont déjà plus des champs et qui ne sont pas encore la ville.

À cinq cents pas du cimetière environ il y avait un clos ; fermé par un treillage de lattes tout neuf et qui contenait de la luzerne mal venue. Cela pouvait avoir un arpent et demi, et le propriétaire avait eu soin d’écrire sur un poteau cette mention, qui est le surperlatif des grotesqueries parisiennes : Chasse réservée.

C’était là que le vicomte Paul, assisté de ses deux dragons, venait de se rencontrer avec Roger, accompagné de ses deux camarades, l’héritier de l’ancien préfet de Tours et le fils de Mme Lancelot.

Roger était l’insulté. Il choisit l’épée, qu’il tirait fort bien.

On s’introduisit dans le clos, malgré l’écriteau, et les adversaires furent placés sur un terrain commode.

Ils mirent habit bas. Le combat commença tout de suite ; et dès les premières passes le vicomte Paul eut du sang à sa chemise.

Le jour était tout grand, et le soleil se levait là-bas derrière le dôme du Val-de-Grâce.

Tout à coup un grand cri retentit au coin du cimetière. Il y avait là deux femmes, dont l’une tomba évanouie dans les bras de l’autre.

L’épée du vicomte Paul vacilla malgré lui dans sa main. Il avait reconnu la voix de sa mère.

Roger, profitant de son avantage, se fendit avant que les témoins pussent s’interposer. Le vicomte Paul tomba, mais ce ne fut point sous le fer de son ennemi.

Le cri de sa mère lui avait traversé le cœur.

L’épée de Roger avait rencontré le corps d’un homme de haute taille qui avait paru inopinément entre les deux adversaires. On eût dit qu’il sortait de terre.

L’épée de Roger, en touchant le corps de cet homme, se brisa comme un fétu de paille, et ses éclats s’éparpillèrent au loin sur le sol.

LX – LA PROPHÉTIE

– Messieurs, dit l’inconnu à Roger et à ses deux témoins, ceux qui veulent se battre pourront s’en donner aujourd’hui à cœur-joie. Écoutez !

Il étendit le bras vers Paris, d’où montait déjà le bruit de la fusillade.

– Vos pères, reprit l’inconnu, sont au service du roi qui s’assied encore sur le trône. Ils doivent être embarrassés, ne sachant s’il faut servir ou trahir. Allez les tirer de peine. Le roi sera vaincu : ils peuvent lui tourner le dos.

On ne peut se dissimuler que beaucoup de vénérables citoyens seraient enchantés, de rencontrer pareil prophète à la première heure d’une révolution. Cela épargnerait bien des tâtonnements et calmerait de nombreuses inquiétudes.

Car enfin, si, à tout prendre, l’insurrection est vaincue…

Certes, certes, mais si la révolution est victorieuse…

Allez ! dans ces cas-là, un honnête homme qui veut garder sa place est dans une bien fâcheuse perplexité !

Le fiacre qui avait apporté le vicomte Paul le ramena au logis de la rue de l’Ouest, en compagnie de la comtesse Louise et de la belle jeune fille. La belle jeune fille et la comtesse Louise s’assirent au chevet du pauvre fiévreux.

Fanchon la nourrice pleura de joie en revoyant Lotte et se signa, disant :

– Si Dieu le veut, la maison peut s’emplir encore de bonheur !

LXI – ESSAI SUR LES RÉVOLUTIONS

On a beaucoup accusé M. Galapian d’avoir fait la révolution de juillet 1830 du fond d’une cave. Ce sont là des erreurs qui vont s’accréditant aisément, et dans quinze ou vingt siècles, ce nom de maraud pourrait surgir comme un champignon au beau milieu du jardin de l’histoire. Le terrain historique est une couche tout particulièrement favorable à ces cryptogames. Personne ne fait les révolutions. Ce sont des crises qui se produisent spontanément, quand la garde nationale s’ennuie.

Notre sujet, d’ailleurs, plane trop au-dessus de la politique pour qu’il nous soit permis de nous attarder à ces frivolités.

Un directeur de journal cher à l’académie s’était écrié, du fond de son fauteuil, si bien peint par M. Ingres, et dans un accès de goutte : « Malheureux roi ! Malheureuse France ! » Le mot fit fureur. La malheureuse France chassa le malheureux roi, excellent chasseur, fervent chrétien, loyal gentilhomme, pour mettre à la place un roi plus heureux, habile pêcheur, bourgeois convaincu et se souciant peu de la messe. Qui fut étonné ? Ce fut le directeur du journal, quand sa goutte fut passée.

Seulement, pour opérer le chassé-croisé, on s’entr’égorgea pendant trois jours dans la rue avec un entrain merveilleux. C’est la partie comique du drame. Seul, ici, le directeur de journal est sérieux : pas autant néanmoins, que le sire de Frambroisy.

Dix-huit ans après, un autre journal devait chasser le roi bourgeois, qui n’était pas un méchant homme, quoi qu’il eût fait en sa vie de méchantes actions. Encore du sang beaucoup et des ruines.

Maintenant, il n’y a plus de roi, mais il y a toujours des journaux, et les républiques s’entrechassent. La moitié de Paris y saute quelquefois, et les journaux s’amusent.

Mais le peuple ? Eh bien ! il gagne sa vie tantôt à démolir, tantôt à rebâtir Paris, sur commande.

LXII – AUX TROIS ROIS

Il y avait dans la rue Pierre-Lescot, sur l’emplacement occupé maintenant par l’hôtel du Louvre, ce banal palais qui loge tous les princes et tous les commis-voyageurs du globe, une maison à cinq étages, pauvre, étriquée, sordide, qui ne jouissait pas d’une bonne réputation. On l’appelait la Maison des Juifs, bien qu’elle portât pour enseigne les trois têtes noires des rois mages.

Au cinquième étage de cette maison demeurait Chodruc-Duclos, ce personnage étrange, si connu, sous la Restauration et dans les premières années du règne de Louis-Philippe, sous les noms du Superbe et de l’Homme à la longue barbe. Maintenant personne ne sait plus ces noms. Sic transit gloria.

Au quatrième étage habitait une femme d’énorme corpulence, nommée madame Putiphar. Elle louait des chambres à la nuit. Ses locataires étaient le pharisien Nathan, le valet de Caïphe et d’autres.

Au troisième, il y avait un individu mystérieux qu’on entendait marcher toute la nuit et dont le grabat n’était jamais défait.

Au second, c’était un brocanteur appelé Holopherne que la police surveillait paternellement.

Au premier enfin et au rez-de-chaussée, un cabaret de basse volée ouvrait ses salons crasseux et ses redoutables cabinets particuliers.

Malgré les savantes recherches du docteur Lunat membre de l’Institut, on n’a jamais pu savoir si les personnages rassemblés pour faire orgie au cabaret de la rue Pierre-Lescot, Maison des Juifs, dans la nuit du 28 au 29 juillet 1830, étaient des princes déguisés ou de simples va-nu-pieds. Ce qui ferait pencher pour la première opinion, c’est qu’une très belle femme, ayant l’accent allemand, chargée d’embonpoint et de diamants faux, qui buvait là d’énormes quantités de kirsch-wasser, répondait au nom d’Hérodiade et paraissait très-liée avec le colonel comte de Savray, un fangeux bandit qui empoisonnait le vin et la pipe.

Le lecteur doit nous pardonner ces détails, pour lesquels nous demandons grâce humblement à nos lectrices. Ils sont d’une nécessité absolue et peuvent seuls conserver à notre récit, beaucoup plus sérieux qu’il n’en a l’air, son caractère de haute et sévère vérité.

Des paroles prononcées pendant l’orgie un homme instruit et facile au point de vue de la déduction aurait pu inférer que, parmi les femmes altérées qui entouraient la nappe amplement tachée de vin bleu se trouvaient la fille de Loth, la nièce de Barrabas et quelques autres dames illustres. Parmi les convives mâles, les trois frères Coré, Dathan et Abiron se faisaient remarquer par leurs saillies. Le locataire Holopherne semblait aussi un joyeux compagnon, mais personne ne pouvait égaler l’entrain de Cataphilus, le portier de Ponce Pilate, qu’on affectait de désigner ici sous le sobriquet de Chodruc-Duclos.

Tous ces gens semblaient rendre hommage au colonel comte de Savray, qui était le roi du festin et qu’on appelait Ozer.

Ozer portait un vieil uniforme de hussard qui faisait honte à voir. Il était le mieux mis de l’assemblée.

– Vous savez, dit-il en balançant avec grâce son verre à bierre plein d’eau-de-vie, que ce plat coquin d’Ahasvérus est à Paris ?

– Isaac Laquedem ! s’écria-t-on. Un rien du but !

– Un apostat !

– Un faux frère !

– Un misérable qui s’avise de se repentir !

– Il se donne le ton, reprit le colonel, d’accorder sa haute protection à ma femme et à mon fils : J’entends à la femme et au fils de l’idiot traîneur de sabre à qui j’ai fait l’honneur de lui prendre sa peau.

– Cette comtesse Louise est bien la plus fatigante de toutes les bigotes !

– Et ce vicomte Paul est un jeune nigaud qui montre du goût pour le métier d’honnête homme !

Le colonel but une magnifique lampée.

– Paris la dansera demain dit-il. Je propose à l’aimable société de monter un coup à ce chien couchant d’Ahasvérus. Nous irons aux barricades ; il y sera, j’en suis sûr, sous prétexte de sauver quelqu’un ou de faire son état d’hypocrite. Nous nous mettrons tous contre lui et nous l’étranglerons.

Il y eut de frénétiques applaudissements.

Cependant la fille de Loth, qui avait de l’âge et de l’expérience, objecta :

– Isaac Laquedem est invulnérable, on dit ça.

À l’appui de quoi elle chanta d’une voix de basse-taille :

J’ai vu dedans l’Europe,

Ainsi que dans l’Asie,

Des batailles et des chocs

Qui coûtaient bien des vies

Je les ai traversés

Sans y être blessé !

– Chocs ne rime pas avec l’Europe fit observer Chodruc-Duclos non sans mépris.

Le colonel réclama le silence d’un geste.

– Du temps que j’étais sir Arthur, dit-il, j’ai ouï conter une bonne histoire par ce fou de docteur Lunat, qui s’occupe de nous tous avec tant de passion. C’est le moins toqué de l’Académie. Le docteur Lunat racontait une aventure de poche percée d’où les cinq sous coulaient, coulaient toujours. Si on pouvait lier les mains d’Isaac Laquedem, trouer son gousset et lui faire faire une ou deux fois le tour du monde à coups de gaule, savez-vous qu’on ramasserait une jolie somme ?

– Il faut le prendre d’abord…

– Demain, nous lui donnerons la chasse dans Paris !

En ce moment, Hérodiade mit sa main sur l’épaule du colonel de Savray et lui dit :

– Ozer, regarde la pendule, mon petit.

Ozer obéit. La pendule marquait cinq minutes avant minuit.

Aussitôt Ozer, ou le colonel de Savray, comme on voudra l’appeler, se leva, jeta sa serviette et s’éclipsa, suivi de la reine Hérodiade.

Autour de la table, les convives échangèrent un coup d’œil expressif.

– C’est l’heure ! dit Holopherne.

Chodruc-Duclos ajouta :

Capédébiou ! il paraît qu’à ce moment-là un enfant de trois ans le tuerait !

LXIII – L’HEURE DU SOLDAT D’HÉRODE

Bertola ne dit rien à ce sujet, et c’est un tort. Herzélius semble avoir ignoré complétement la question. Mathieu Pâris lui-même, si spécial en la matière, est muet comme un brochet. Nous ne possédons qu’un texte de Schedt, mis en lumière par la docteur Lunat.

Schedt donne à entendre, dans trois lignes assez confuses qui se trouvent au tome XXIII de son Légendaire, que chaque jour, à minuit, Ozer l’exécrable soldat qui tendit l’éponge imbibée de vinaigre, s’enferme dans sa chambre avec une cassette qu’il tient dans ses bras crispés.

Pendant trente minutes environ, il est comme mort, gardé par la femme d’Hérode, qui possède sa confiance.

Schedt ne dit point ce que contient la cassette. Il était fou, d’après le docteur Lunat pour le compte de qui le bon abbé Romorantin a acheté très-cher une centurie inédite de Michel de Notre-Dame, relative aux immortelles journées de juillet, qui mentionne il est vrai la cassette (à mots couverts) mais en avouant (avec mystère) qu’il n’y avait rien dedans.

LXIV – L’INVITATION

Au bout de trois quarts d’heure, l’infâme Ozer occupant toujours le corps usurpé du colonel comte de Savray et la reine Hérodiade rentrèrent dans la salle du festin. Ozer était un peu pâle, mais bientôt un grand verre d’eau-de-vie lui rendit les rubis de sa joue.

L’orgie reprit de plus belle.

Quelque temps avant le lever du jour, Ozer dit :

– Mes camarades, jamais je ne n’ai gardé un corps si longtemps que celui du colonel Roland de Savray. C’était un beau et bon corps dans lequel je me plaisais énormément. Mais le voilà brûlé. Ce nigaud de colonel est accusé de faux, de vol de trahison, que sais-je ? Le monde n’en est pas encore à admettre toutes nos bonnes plaisanteries. Cela viendra. En attendant, je vous annonce que je vais laisser au rebut le corps du colonel, qui pourrait bien aller aux galères. J’ai envie d’être quelque chose comme ministre du nouveau gouvernement ou fils du nouveau roi ; cela me changera, et nous en ferons de belles ! À deux heures du matin, la nuit prochaine, je vous invite à la fête de ma cent quatre-vingt-huitième naissance. Il y aura des truffes !

Au milieu de l’acclamation qui suivit ces remarquables paroles, une décharge de mousqueterie éclata, tout près de là, sur la place du Palais-Royal.

On se leva en tumulte.

La décharge était suivie de coups de feu isolés.

– Aux barricades ! aux barricades ! cria-t-on de toutes parts.

– Mordiou ! dit Chodruc-Duclos, voilà qui ne doit pas faire rire mon ancien ami intime, le prince de Polignac ! Eh donc ! Té ! vé ! à la carmagnole ! nous devons nous venger des clampins qui n’ont pas voulu nous nommer préfet !

LXV – LE SOLEIL DE JUILLET

Oh ! quand un lourd soleil chauffait les grandes dalles

Des ponts et de nos quais déserts,

Quand les cloches hurlaient, quand la grêle des balles

Sifflait et pleuvait par les airs…

Les poètes viennent après le canon et chantent ainsi, les uns en vers magnifiques, comme Auguste Barbier ; les autres…

Casimir Delavigne fit la Parisienne.

Mais Paris devient fou de joie quand on le chante, et n’y regarde pas de si près. Paris fit un succès à la Parisienne.

Le soleil de juillet acquit une célébrité de circonstance. Paris fut, certes, quinze grands jours tout entiers avant de se moquer du soleil de juillet, de la Parisienne et du parapluie du nouveau roi.

Il était là, le soleil de juillet, jouant au soupirail de la cave où M. Galapian et quelques autres hommes d’État écoutaient passer l’histoire.

Il dardait ses rayons matiniers sur la scène de meurtre. À la blonde lumière de ses caresses, des milliers de vaillants étourneaux s’entre-tuaient sans beaucoup savoir pourquoi. Les uns criaient : Vive ceci ! les autres criaient : Vive cela ! Et les fusils parlaient, et le canon tonnait, et « les cloches hurlaient, » comme dit la poésie…

Vers dix heures du matin, trois hommes descendaient la rue Saint-Jacques, où l’on se battait consciencieusement. L’un de ces hommes n’avait pour toute arme qu’un long bâton, les deux autres avaient le sabre à la main. Ils portaient des blouses par-dessus leur uniforme de hussard.

Ces deux derniers étaient notre ami Joli-Cœur et son compagnon, le second témoin du vicomte Paul. Ils essayaient de rejoindre leur caserne, située rue de Reuilly, au faubourg Saint-Antoine. Pour cela, il leur fallait traverser la ville révoltée.

L’homme au bâton ne disait point où il allait.

Chemin faisant, il parait quelques coups qui n’étaient point à son adresse et relevait les blessés.

À la tête du Petit-Pont, il y avait une superbe barricade défendue par des étudiants et des ouvriers. Le professeur qui prêchait naguère sur une borne était rentré chez lui, pensant que les coups ne sont pas des raisonnements.

Il s’était promis à lui-même de revenir après la bataille.

Étudiants et ouvriers entourèrent nos trois hommes. Les blouses des hussards furent relevées.

– Conscrits, dit Joli-Cœur, on en pense peut-être plus long que vous. On a chargé dans les temps au son de la Marseillaise, et le drapeau tricolore ça nous connaît conséquemment. Mais l’uniforme est l’uniforme, et il y a quelque chose qui s’appelle l’honneur du soldat. Laissez-nous passer ou cassez-nous la tête proprement… à votre choix, jeunesses !

Les rangs des insurgés s’ouvrirent, tandis que le chef, un « polytechnique, » disait :

– Allez, vieilles moustaches, vous serez des nôtres demain !

Cela ne manqua pas ; et voilà ce qui diminue l’admiration de bien des gens pour l’honneur militaire. Il est vrai que si le pouvoir s’en va, la patrie reste, – oui mais bien blessée.

Joli-Cœur et son camarade franchirent le tas de pavés. L’homme au long bâton seul resta de ce côté de la barricade.

En ce moment, une troupe arrivait le long du quai Saint-Michel ; ceux qui la composaient avaient l’air de vrais bandits. C’étaient nos convives de la Maison des Juifs, dans la rue Pierre-Lescot.

Leur chef s’écria :

– Enfin, le voilà ! Qu’on le prenne et qu’on le fusille !

LXVI – LE SUPPLICE

Le geste du chef de bande désignait l’homme au long bâton, qui, de son côté, le regardait fixement. Ils semblaient se connaître. On eut dit que l’Homme était resté en dedans de la barricade tout exprès pour attendre le chef de bande.

Cependant, les ouvriers et les étudiants commandés par l’élève de l’École polytechnique n’étaient pas gens à commettre ou à laisser commettre un assassinat. Les nouveaux venus ne payaient point de mine, quoique leur officier portât un vieil uniforme de colonel de cavalerie et qu’il fît sonner bien haut son nom : le comte de Savray. On allait le prier de passer au large, quand la barricade fut attaquée de front par la troupe de ligne et de flanc par un détachement de gendarmerie qui descendait du quai de la Tournelle. Il y eut un moment de rude confusion, pendant lequel le colonel comte de Savray et sa bande s’emparèrent de l’homme au bâton.

Celui-ci, du reste, n’opposa aucune résistance.

Il se laissa lier et emporter sur le quai Saint-Michel, qui était complétement désert.

Comme c’est l’histoire du Juif errant que nous racontons, et non point celle de la révolution de juillet, nous laisserons la barricade pour suivre Isaac Laquedem, ainsi tombé au pouvoir de ses plus cruels ennemis.

Ozer et ses mirmidons s’arrêtèrent au milieu du quai Saint-Michel, entre une barricade inutile, construite par des commençants trop zélés, et une voiture de laitier renversée. Ils étaient là comme dans une chambre. On ne pouvait les voir que des fenêtres et de l’autre bord de la rivière. Mais toutes les fenêtres étaient closes, et l’autre bord avait bien assez à s’occuper de ses propres affaires.

Aussitôt qu’on fut arrivé en cet endroit favorable, le faux comte de Savray, déchargea un grand coup de son sabre sur la tête d’Isaac. Barrabas le terrassa en le traitant de brigand, et les trois lévites sacriléges, Coré, Dathan, Abiron, le foulèrent aux pieds, pendant que le pharisien lui crachait au visage.

Hérodiade était là, pour veiller sur Ozer. Elle portait toujours dans sa poche un flacon d’acide prussique, comme objet de toilette.

Hérodiade s’approcha d’Isaac, renversé, déboucha son flacon et en versa le contenu tout entier sur la figure du Juif errant, qui lui dit :

– Prenez garde à vos mains !

Quelques gouttes du liquide brûlant tombèrent en effet sur les mains d’Hérodiade, qui se mit à pousser des hurlements de douleur.

Isaac souriait. Le corrosif coulait dans ses yeux et entre ses lèvres. Comme il en restait à ses moustaches, il les lécha, disant :

– J’avais soif !

Cinq canons de pistolet s’appuyèrent à la fois contre son front. Cela ne fit qu’un coup. Les balles tombèrent aplaties comme des pièces de trente sous.

– Étranglons-le ! vociféra Ozer.

On essaya.

Les cordes se rompirent.

– Noyons-le !

On lui attacha au cou un chapelet de pavés. On le fit passer par-dessus le parapet, et on le lança dans la Seine.

Il y avait là un vilain moulin qu’on nommait le Bateau broyeur. Isaac et ses pavés tombèrent sur le roufle et rebondirent dans le fleuve.

La bande s’accouda le long du parapet pour regarder.

Le corps d’Isaac avait disparu sous l’eau et ne reparaissait pas. Il y eut un instant d’espoir, et déjà Holopherne, qui a le mot pour rire, préparait un calembour de triomphe, lorsque, du côté du pont Saint-Michel, une vapeur blanche se prit à flotter au fil de la rivière. La vapeur revêtit une forme vague aux rayons du soleil. C’était comme le fantôme d’une fillette…

– Ruthaël ! prononça le faux comte de Savray.

Il fit suivre ce nom d’un juron que nous ne transcrirons pas par bienséance. Cet Ozer est le plus mal embouché des Juifs errants.

En même temps, sous la forme blanche, on distingua le corps d’un nageur qui détachait tranquillement la coupe en se dirigeant vers la rive droite du fleuve. Un long bâton flottait devant lui.

– Feu ! cria Ozer enragé.

Ce fut du bruit et de la fumée.

Le nageur abordait à la rive.

Parmi les fracas de la mousqueterie, l’appel des cloches, les clameurs de la guerre et le sourd mugissement du canon, une voix chanta :

La mort ne me peut rien,

Je m’en aperçois bien !

LXVII – DIGRESSION EN FAVEUR DES JOUEURS DE BOULE

Quatre talents sont nécessaires pour pratiquer avec éclat le jeu de boules. Il faut savoir tirer, refendre, rouler, et pointer. Bien peu de gens réunissent ces quatre facultés. Une seule suffit pour obtenir l’estime de la galerie. Cet art imprime un cachet d’innocence à la physionomie des hommes.

On dit que, pendant ces journées de juillet mémorables, les joueurs de boule des Champs-Élysées ne quittèrent pas un instant leur bien-aimée partie. Il n’y a plus de joueurs de boule aux Champs-Élysées. À la place où le « cochonnet » excitait de si captivantes émotions s’élève maintenant le plus laid palais qui soit dans l’univers. Tout s’en va, – mais tout vient.

Les joueurs de boule sont dispersés comme cette nation juive dont Ahasvérus, notre héros, est le type symbolique. Les uns travaillent au Ranelagh, les autres dans les terrains de Beaujon.

Avenue du Bel-Air, auprès de Saint-Mandé, on peut voir un attendrissant spectacle : Une dame, une seule, supérieure à son sexe, est admise au jeu de boule. Elle dépense à ce passe-temps hygiénique la grâce, la rêverie, l’intelligence, la délicatesse, le charme, la pudeur et la tendresse qui sont l’apanage de son rêve.

Je m’adresse ici à la conscience du peuple : cela ne vaut-il pas mieux que de transformer le toit conjugal en théâtre de mélodrame ?

La musique, selon les anciens, pouvait bâtir des villes et civiliser les populations sauvages. En nos temps modernes, de bien bons esprits pensent que ce rôle est réservé au jeu de boule.

Un homme – ou une femme – occupé ou occupée toute sa vie à pointer à rouler à refendre ou à tirer, est à l’abri de ces tempêtes du cœur qui énervent les misérables enfants de notre siècle malade.

Et puisque tous les écrivains affirment qu’aucun joueur de boule ne quitta sa partie en juillet 1830, ni en février 1848, il est évident que, pour mettre un terme au fléau des révolutions, le moyen héroïque serait de rendre le jeu de boule gratuit et obligatoire.

C’est ce qu’il fallait démontrer.

LXVIII – À TRAVERS LE FER, LE FEU DES BATAILLONS

Isaac Laquedem monta l’escalier du quai des Orfèvres après avoir passé sous le pont. Il était frais comme une rose et marchait son pas ordinaire en s’appuyant sur son long bâton.

Arrivé à l’angle du Pont-Neuf, il fut pris par hasard entre les feux croisés de trois ou quatre détachements qui causaient là à coups de fusil. Il y avait des dragons et de l’infanterie légère d’un côté, de l’autre les habitués de la mère Moreau et la jeunesse des écoles. On y allait de bon cœur, Isaac Laquedem en était tout incommodé.

Avez-vous vu la grêle de mars rebondir sur les toits ? Ainsi faisaient les balles en touchant les haillons de l’Homme, qui les secouait de temps en temps pour faire tomber cette giboulée.

Le garçon de bureau du Journal des Débats, qui était venu jusqu’au bout de la rue des Prêtres pour cueillir des faits divers, eut envie de lui adresser la question suivante :

N’êtes-vous pas cet homme

De qui l’on parle tant,

Que l’écriture nomme

Isaac Juif errant ?…

Mais il n’en eut pas le loisir. Une de ces balles, qui ne faisaient que chatouiller Isaac, toucha sa casquette et lui fit sauter la cervelle.

C’était un père de famille. Son nom est sur la colonne de la Bastille.

Comme Isaac Laquedem montait vers le palais-Royal, une maison de la rue de l’Arbre-Sec s’écroula malheureusement sur lui. On le vit un instant debout au milieu des débris. Il s’épousseta et passa.

Au cœur même du journal des Débats, dans le sanctuaire grave, moisi, humide, doctrinaire, hérétique, intègre, accommodant, inflexible et fondant où se boulange le sophisme universel, un homme, un garde-vue, un docteur, coiffé du dernier cheveu janséniste, écrivait, passionné comme un joueur de boule, l’article séculaire :

… « La France sait bien que nous ne changeons jamais d’opinion… »

LXIX – UNE DÉCOUVERTE DU DOCTEUR LUNAT

Il était environ cinq heures du soir quand Isaac Laquedem arriva dans la rue Pierre-Lescot, qui était le terme de sa course. Il s’était attardé en chemin à sauver des femmes, à protéger des enfants, à secourir des blessés.

Nous citerons seulement le docteur Lunat qu’il releva, percé d’un coup de baïonnette, dans la rue Saint-Honoré, devant les messageries Laffitte-Caillard.

Cet honorable praticien le remercia beaucoup et lui dit :

– Je viens, cher monsieur, d’acquérir la preuve d’une particularité curieuse ; l’abbé Romorantin aura du plaisir à la noter. Il paraît, c’est Schiavone qui le dit dans la note 8, à la fin du second tome, que le Juif errant a positivement vingt-quatre heures de repos tous les cent ans. Ce n’est pas beaucoup, mais enfin, peu vaut mieux que rien. Vous savez que ce Schiavone était fou. Bertola aussi, Schedt également et Mathieu Pâris de même. J’ai été fou, l’abbé Romorantin le sera. Sur treize académiciens qui passent encore pour sages, il y en a quatorze dont le cerveau…

Isaac le déposa dans le magasin aux bagages.

Et il s’en alla frapper à la porte de la Maison des Juifs.

LXX – MADAME PUTIPHAR

Il fut reçu par Mme Putiphar, directrice de l’établissement, qui était fort inquiète, parce que aucun de ses divers Juifs-Errants n’était encore rentré. Chodruc-Duclos avait passé une partie de la nuit précédente à écrire de mauvaises plaisanteries au prince Polignac.

Ahasvérus dit un mot à Mme Putiphar, qui resta toute décontenancée à le regarder.

– Seigneur, murmura-t-elle, nous n’avons plus de chambre vide.

L’Homme répondit :

– Je veux le logis d’Ozer, le soldat qui donna l’éponge, imbibée de vinaigre.

Mme Putiphar essaya de refuser, mais l’homme murmura d’un ton impérieux :

– Faites vite…

Je suis trop tourmenté,

Quand je suis arrêté !

Mme Putiphar obéit. Elle prit une clef accrochée à la muraille et monta trois étages. Elle ouvrit une porte.

– Entrez, Seigneur, dit-elle, c’est là qu’il demeure depuis deux jours.

L’Homme entra.

– Maintenant, ordonna-t-il, reprenez la clef et allez l’accrocher de nouveau à la muraille…

– Mais s’il rentre ?

– Il rentrera.

– S’il demande sa clef ?

– Vous la lui donnerez.

Et que lui dirai-je ?

– Vous ne lui direz rien.

LXXI – LA CASSETTE

Mme Putiphar sortit. Je ferai remarquer qu’elle était Égyptienne, de même qu’Holopherne était Babylonien, le docteur Lunat prouve dans son grand ouvrage qu’il y a bien du mélange dans ce qu’on nomme aujourd’hui les Juifs, soit errants, soit sédentaires.

L’Homme resta seul. Il s’assit dans un vieux fauteuil en poussant un soupir de voluptueux soulagement.

– Ma foi, murmura-t-il, je vais dépenser aujourd’hui une bonne part de mes vingt-quatre heures de repos. Tant pis ! La chose en vaut bien la peine.

Il croisa ses jambes l’une sur l’autre et tourna ses pouces, disant :

– Voilà dix-sept ans passés que je ne m’étais livré à ce jeu. C’est agréable.

La chambre était misérablement nue, comme toutes celles de l’hôtel des Trois-Rois. Il n’y avait pour tout ornement qu’une image du Juif errant, souillée et déchirée.

Isaac la regarda avec plaisir.

– Comme cette bière mousse bien dans le pot ! pensa-t-il. J’en boirais un verre sans répugnance… mais ces marchands de chansons me font trop vieux, ma barbe est trop longue, et mon nez trop crochu !

– Ah ! ah ! fit-il en s’interrompant, voici la fameuse cassette !

Son œil venait de rencontrer une petite boîte plate à demi cachée sous le traversin du grabat.

Il se leva, la prit et l’ouvrit, quoiqu’elle fût fermée à l’aide d’un secret qui eût défié l’habileté des principaux voleurs ou serruriers de la capitale.

Dans la petite cassette, dont l’intérieur ressemblait exactement à celui des pharmacies portatives à l’usage des médecins homéopathes, il y avait douze rangées de flacons microscopiques, les uns vides, les autres contenant une liqueur incolore.

Les flacons ainsi remplis étaient au nombre de cent quatre-vingt-sept ; les vides ne dépassaient pas le chiffre trente.

– Ce qui prouve bien, pensa Isaac en souriant que ma peine est plus qu’aux trois quarts faite. Les pleins sont le passé et les vides l’avenir. Le monde a plus duré qu’il ne durera.

Il prit tous les petits flacons pleins les uns après les autres et les examina attentivement au jour.

On eût dit qu’il voyait dedans des portraits fort ressemblants.

Certains lui arrachaient une exclamation étonnée, comme s’il eût retrouvé quelque vieille connaissance.

– Tiens ! dit-il, voilà le secrétaire du cheval de Caligula ! pauvre garçon ! Le barbier de Julien l’Apostat… Un cuisinier de Frédégonde… Je les ai tous connus : comme cela me vieillit ! Un baron du temps de Philippe-Auguste… le chimiste des Médicis… ce bon Ravaillac… Cartouche, un joyeux compère !… Marat… mais où diable est donc sir Arthur ?

Comme les flacons étaient rangés par ordre de date, il ne tomba que tout à la fin sur celui de sir Arthur. Immédiatement après venait celui du colonel comte de Savray.

Puis commençait la série des flacons vides.

Isaac referma la boîte et la remit sous le traversin.

Après quoi, il se coucha sur le lit, dont il tira les rideaux, et ferma les yeux en murmurant :

– Aujourd’hui je ne me refuse rien : je vais faire un bon petit somme.

LXXII – LE BLESSÉ

Les bruits de la guerre civile allaient s’apaisant.

Peu à peu le silence se fit dans la ville fatiguée de meurtres, tandis que la nuit, abaissant ses voiles, enveloppait la vaste scène de carnage.

Isaac Laquedem dormait. Sa respiration était égale et douce comme celle d’un enfant. Pénitence vaut presque innocence.

À son chevet, dans l’ombre qui allait s’épaississant, on eût pu voir une pâle forme de jeune fille qui se penchait sur lui en souriant, et veillait. Innocence protége pénitence.

Vers huit heures du soir, aux fracas lointains de la bataille, succéda un autre tapage. Les hôtes de la Maison des Juifs étaient rentrés au bercail, et l’orgie commençait chez Mme Putiphar.

Isaac ouvrit à demi les yeux, écouta, se retourna et se rendormit, murmurant :

– J’ai encore trois heures.

– Moi, je prie, dit l’ombre blanche.

Comme onze heures de nuit sonnaient à l’horloge du Palais-Royal, des pas lourds montèrent l’escalier. L’ombre éveilla l’Homme dans un baiser et disparut. Au moment où la clef tournait dans la serrure, Isaac était déjà debout et caché derrière les rideaux.

Deux hommes entrèrent, portant un blessé qui fut déposé sur le lit.

Puis vinrent le faux comte de Savray et Hérodiade, sa gouvernante.

Puis le docteur Lunat, les yeux bandés et tremblant de tout son corps, fut introduit.

On mit un mouchoir sur le visage du blessé ; on ôta le bandeau du médecin et le faux comte dit :

– Docteur, il ne faut pas juger les gens à la mine. Votre visite vous sera payée dix Louis. Examinez-moi ce gaillard-là et dites-moi s’il vivra.

À part certains côtés du cerveau qu’il avait étoilés, comme vous et moi, le docteur Lunat était un savant médecin. Il examina et palpa selon l’art le blessé évanoui.

– Il vivra ! prononça-t-il. Je réponds de lui !

Ozer, le faux comte, lui tendit cinq doubles napoléons.

Le docteur Lunat les prit et dit en pointant l’image du Juif errant collée à la muraille :

– C’est un exemplaire du tirage de 1790. Je vous en offre deux cents francs. L’abbé Romorantin cherche cette épreuve depuis vingt ans…

Le comte détacha la sale estampe, la lui donna et le mit à la porte.

– Voilà un drôle de fou ! pensa le docteur emportant son exemplaire de 1790.

Ozer fit monter un bol de punch et s’assit devant la table avec Hérodiade.

– Nous avons trois quarts d’heure devant nous, dit-il, je ne peux faire l’opération qu’à minuit sonnant. Causons.

LXXIII – LE GRAND SECRET

– Ma reine, reprit le faux comte, quand les verres furent pleins, je vais vous expliquer l’histoire.

– Est-ce que je ne pourrais pas rester là pendant l’opération ? demanda Hérodiade. Je voudrais voir.

– Non, impossible. Je dois être seul. C’est la loi. Mais je puis vous faire assister par la pensée…

– Je voudrais voir interrompit Hérodiade qui était entêtée.

– Le roi dit : Nous voulons ! prononça solennellement le soldat Ozer.

Puis, avec un gros rire, il ajouta :

– Et encore, on ne lui obéit pas tous les jours !

Il but un verre de punch et reprit :

– Nous sommes seuls. Le blessé est évanoui. Ce fou de docteur n’a pas même songé à lui rendre ses sens. On peut causer : cela tue le temps, et quand je dois changer de corps, j’ai toujours une petite émotion bien naturelle…

– C’est donc dangereux ? demanda Hérodiade.

– Mon Dieu non, pas autrement… mais c’est délicat. Voilà : il me faut un homme évanoui, pour qu’il soit complètement en mon pouvoir, mais un homme en bonne santé pourtant, car je ne voudrais pas m’affubler d’un corps malade ou en danger de mort. Quand je me fis sir Arthur, je lui donnai tout bonnement à boire un verre de vin chaud où il y avait une bonne dose de laudanum. Quand je m’introduisis dans la peau du colonel comte de Savray…

– Vous regretterez ce corps-là ! interrompit Hérodiade. Cinq pieds sept pouces, et du mollet !

– C’est possible, mais laissez-moi vous conter cette anecdote. Ce fut la nuit de l’incendie, là-bas, à Tours. Pendant que ce coquin d’Ahasvérus sauvait l’enfant, moi, je suivais le père par derrière ; les lueurs du feu l’éblouissaient, et d’ailleurs il avait la tête perdue ; il buta contre un tuyau de pompe, je l’étourdis d’un coup de poing, et pendant qu’il cherchait à se relever, troublé comme un homme ivre, j’aspirai lestement son âme, et j’entrai en lui comme chez moi.

– C’est tout de même bien étonnant ! dit la reine Hérodiade. Je voudrais voir !

– Et je revins, ajouta Ozer, m’étendre dans la calèche auprès de la comtesse Louise, qui devenait ma femme légitime.

– Donna-t-elle dans le panneau ?

– Bah ! fit Ozer, jamais cette pimbêche ne m’a permis de lui baiser le bout des doigts.

LXXIV – MINUIT

Le premier coup de minuit tinta aux clochers voisins. Le soldat Ozer se leva précipitamment et poussa Hérodiade vers la porte. Le bol de punch, du reste, était bu.

Demeuré seul, Ozer s’approcha du blessé et l’examina.

– Un beau garçon ! dit-il. Fils du plus riche banquier du parti libéral ! Nous allons faire une fortune immense et prendre pied à la nouvelle cour.

Il prit la petite cassette, y choisit la fiole voisine de celle qui contenait l’âme du colonel comte de Savray et s’élança sur le blessé en poussant un grognement de joie.

Ses lèvres se collèrent à la bouche du jeune homme ; il aspira fortement et introduisit le goulot de la petite fiole entre ses lèvres, pour y souffler l’âme dérobée.

La fiole emplie fut rebouchée. Elle contenait désormais l’âme du blessé.

– Adieu ma carcasse ! dit en même temps Ozer.

Son corps, l’ancien corps du comte de Savray tomba comme une masse.

Et une forme étrange, monstrueuse, sembla se dégager du cadavre. Cette forme bondit vers le blessé, qui n’était lui-même qu’un cadavre, en attendant qu’une autre âme vînt le vivifier.

Mais à ce moment là même, une main de fer, saisissant le monstre aux cheveux, le rejeta à l’autre bout de la chambre. Le monstre regarda.

– Ahasvérus ! fit-il. Ah ! scélérat d’Ahasvérus !

Il poussa un hurlement terrible et se précipita en avant tête-baissée.

Sa tête rencontra la poitrine de l’Homme. Elle sonna comme si elle eût choqué un mur de pierre.

– Pitié ! dit le monstre, l’heure a sonné. Si je n’entre tout de suite dans son corps, il va mourir et moi aussi.

L’homme croisa ses bras sur sa poitrine et resta muet.

– Pitié ! pitié !

Puis des blasphèmes et des grincements de dents. Le monstre se tordit comme un serpent blessé. Au bout d’un instant, un silence de mort régnait dans la chambre, où il y avait trois cadavres : celui du colonel comte de Savray, celui du banquier libéral, celui d’Ozer, le soldat d’Hérode.

Les bruits d’orgie continuaient à l’étage inférieur.

LXXV – EXPLICATIONS

Certes, le docteur Lunat, membre de l’Institut, avait eu tort, professionnellement parlant, de ne pas rendre au fils blessé du plus riche banquier libéral l’usage de ses sens, mais on ne peut songer à tout, et l’attention du docteur avait été naturellement monopolisée par l’estampe du Juif-Errant, tirage de 1790. Il faut excuser ce célèbre médecin aliéniste. Sans ses immenses travaux, exécutés avec l’aide du bon abbé Romorantin, notre histoire serait pleine d’invraisemblances et de lacunes.

Il est bien avéré, n’est-ce pas, que le monde prend de l’âge et qu’il laisse aller ses secrets comme un vieillard en enfance. On a appris depuis peu le véritable nom de Mathieu Laensberg, ce bienfaisant père des almanachs, occupé le long des siècles à prédire jour par jour le temps que Dieu ne doit pas faire. Un médium illustre m’a avoué en pleurant qu’il était Joseph Balsamo : il se repent amèrement des espiègleries de sa jeunesse. Nous avons vu la sibylle de Cumes condamnée en police correctionnelle, et Apollonius de Tyanes à son théâtre de prestiges sur le boulevard, où on le voit changer de corps et de nom tous les sept ans.

Voici le fait ; nous le tenons du docteur Lunat, dont la compétence ne peut guère être récusée : En principe, Ozer, le soldat d’Hérode, a trois minutes pour opérer les déménagements de son âme. Passé ce temps, si son âme reste entre deux selles, elle meurt.

Est-il possible, cependant, qu’une âme meure ? Schiavone, répété par l’Écossais Lockhard, l’affirme, mais ils ne sont pas forts.

El Edrisi aime mieux se demander si l’âme de ce coquin d’Ozer est véritablement une âme. Je vous recommande Schedt sur la matière. Il n’en sait pas le premier mot, mais il est Tyrolien et il a bon cœur.

L’âme ne meurt pas, si ce n’est de cette mort terrible dont parle l’Écriture, et qui est le châtiment éternel, mais les coquins meurent, même ceux à qui la patience céleste accorde ces longs répits qui étonnent les siècles.

LXXVI – MORT DE Mme HÉRODIADE

Isaac Laquedem poussa du pied le monstre pour voir s’il était réellement décédé, après quoi il remit avec soin l’âme du jeune négociant blessé dans son corps : cela parut le soulager : j’entends le jeune négociant.

Isaac prit ensuite un mouchoir et le noua par les quatre coins, afin d’y placer le cadavre du colonel comte de Savray. Il est superflu de faire observer que cela ne put avoir lieu sans quelque manigance un peu surnaturelle. Néanmoins, ce n’était pas si miraculeux que vous le pensez. Le corps se prêtait à cette opération. Il diminuait, diminuait, diminuait… nous expliquerons le fait scientifiquement au chapitre subséquent, intitulé la Théorie des limbes.

Isaac Laquedem mit dans sa poche la petite boîte où étaient les fioles. C’était important pour la suite.

Il dit au jeune négociant, fils d’un des plus riches banquiers libéraux : « Lève-toi. » Le jeune négociant se leva, sans négliger de passer sa main sur ses yeux en murmurant : « où suis-je ? »

Isaac Laquedem saisit son bâton et ouvrit la porte. Hérodiade était derrière les battants, l’œil collé au trou de la serrure, afin de satisfaire sa curiosité coupable. Isaac l’assomma d’un coup de gros bout.

Il pénétra dans la chambre où les divers Juifs errants faisaient orgie, et les massacra tous tant qu’ils étaient à coups de bâton. Chodruc-Duclos seul échappa au carnage, parce qu’il était allé donner une sérénade, sous les fenêtres du prince de Polignac.

Tous ces meurtres passèrent inaperçus à la faveur de la guerre civile. D’ailleurs, chacun de ces braves Israélites avait été déjà roué, pendu, fusillé et guillotiné nombre de fois, selon les temps. Tous se portent à merveille au moment où nous traçons ces lignes.

Le fils du banquier libéral fut rendu à sa famille. Son nom est devenu célèbre par une des plus solides banqueroutes de ce siècle, fécond en sauts périlleux.

LXXVII – VENT D’ESPOIR

Comme minuit sonnait à l’église Notre-Dame des champs, c’est à dire au moment précis où Isaac Laquedem, vivante pénitence de dix-huit siècles, exterminait le monstre qui avait été le soldat Ozer, image honteuse et dégradée du crime sans repentir, la comtesse Louise sentit qu’un poids était retiré de dessus son cœur.

Elle était là, au chevet du vicomte Paul endormi. Le vicomte Paul eut un sourire. Sa main pâle était entre les mains de cette belle jeune fille blanche et douce qui ressemblait à la petite Lotte.

Dans la chambre voisine, Fanchon la nourrice et le bon abbé Romorantin causaient de choses surprenantes. L’abbé Romorantin apprenait à Fanchon que la fille d’Ahasvérus était double… vous lisez bien : double, et ce n’est pas plus incroyable que le reste de cette histoire.

On eût dit que cette main blanche qui touchait la main du vicomte Paul parsemait son sommeil de rêves heureux.

La comtesse Louise les regardait tour à tour, son souvenir remontait les pentes du passé. Elle s’étonnait de n’y plus trouver de larmes.

Quelques instants après minuit, les lèvres de la belle jeune fille s’entr’ouvrirent pour laisser tomber ces mots, suspendus comme des perles à son sourire :

– Mon père va venir.

En même temps, un pas sonore attaqua le pavé de la rue. La comtesse Louise se mit à la fenêtre et vit un homme de haute taille qui marchait dans l’ombre, appuyé sur un long bâton. Le vent qui faisait flotter les cheveux de cet homme apportait comme un parfum d’espérance…

Quand Louise referma la croisée, le vicomte Paul était éveillé. Il dit :

– Mère, j’ai rêvé que mon père m’embrassait, mon père d’autrefois, mon vrai père !

LXXVIII – LE VOYAGE

Nous sommes sur la route de Flandres. L’Homme allait à larges enjambées ; la lune éclairait sa taille droite et robuste. Le souffle sortait puissant de sa poitrine.

Déjà, derrière lui, Paris perdait dans la nuit ses gigantesques perspectives, – Paris changé en bivac et qui dormait le sommeil fiévreux de la guerre civile.

L’homme se retourna, au sommet des coteaux de Livry. Son œil voyait plus loin et mieux que celui des autres hommes, car il distingua, malgré la distance, un vieillard qui veillait, pensif et seul, à la lueur d’une lampe, dans une chambre du palais des Tuileries. Ce palais a vu beaucoup de semblables veilles.

Le vieillard était un roi.

– Marche ! marche ! murmura l’Homme. Fais comme moi, siècle inquiet, peuple vaillant, humanité malade ! marche ! marche ! marche !

Il reprit sa route silencieuse et rapide. Les arbres fuyaient derrière lui ; les clochers lointains grandissaient, puis passaient.

Auprès de lui glissait une forme blanche qui ne le quittait pas plus que son ombre.

Quand le crépuscule naquit, une vaste forêt drapait autour de lui les plans inclinés d’une chaîne de montagnes. Il avait franchi la frontière de France, c’était la terre allemande qui l’entourait.

LXXIX – LA THÉORIE DES LIMBES

À six heures du matin, Isaac Laquedem était dans le Harz et descendait les pentes abruptes de l’Andreasberg. Les échos de la forêt s’éveillaient aux hurlements de la meute de l’ancien conseiller privé, baron de Pfifferlackentrontonstein, lequel n’avait pas encore forcé la biche qui lui donna le change, lors de notre première visite à ces sauvages contrées. Il la courait toujours.

– Ruthaël, dit Isaac, sommes-nous bien dans le chemin des Trois-Puits ?

– Père, nous y sommes, répondit la blanche vision.

Et, en effet, l’instant d’après, la banne descendait avec Isaac Laquedem dans les entrailles de la terre.

Nous n’avons qu’une demi-page pour élucider ici une question qui tiendra douze tomes in-quarto dans le grand ouvrage du docteur Lunat, sur les stations hypothétiques des âmes, ce savant homme n’est pas un matérialiste. Il admet cinq stations, dont deux éternelles : le Ciel et l’enfer, et trois passagères : la terre, le purgatoire, les limbes.

Les limbes sont sur la terre ou sous la terre. La terre contient tout excepté le ciel et l’enfer.

Ceux dont Ozer le soldat dérobait les corps, végétaient dans les limbes, selon la Théorie du docteur.

À l’aide de quels corps, cependant, et avec quelles âmes, puisque le soldat d’Hérode se servait de leurs corps pour son propre usage et gardait leurs âmes dans ses petites bouteilles ?

Ce sont là d’énormes problèmes à proprement parler, il n’y a dans les limbes ni corps ni âmes.

Visitez certaines fabriques de Londres (car un grand tiers de cette libre cité est dans les limbes), cherchez-y des corps et des âmes !

Des corps, on en trouve d’infortunés corps horriblement abâtardis par l’oppression industrielle. Mais des âmes… j’affirme qu’il n’y en a pas !

J’ai vu là, moi qui parle, à Londres, une victime d’Ozer, qui, depuis dix-sept ans, rampait dans le même boyau souterrain pour pousser le même wagon sur le même rail. Ce n’était plus qu’une mécanique et cette mécanique avait oublié son propre nom. Elle ne connaissait plus qu’un dieu : le chien du contre-maître, qui aboyait derrière elle quand s’arrêtait le wagon.

 

À neuf cents mètres au-dessous de l’herbe, éclairée par le libre soleil, les restes, les reflets du vrai sir Arthur et du vrai colonel comte Roland de Savray végétaient au fond des mines d’Andreasberg, dans les limbes, misérables choses qui n’avaient plus d’âmes dans leur rebuts de corps.

Ce sir Arthur, nous ne saurions trop l’expliquer, n’était pas le coquin d’Anglais que nous avons connu à Tours en Touraine, mais l’autre, celui qui avait quitté un soir sa stalle au Théâtre-Français et à qui on avait filouté son âme dans les couloirs : en un mot, l’avant-dernière victime du soldat Ozer, puisque le comte Roland était la dernière.

LXXX – LE FEU GRISOU

Le comte et lui piquaient tous deux le minerai, tristes, silencieux, courbés par la fatigue, découragés, auprès d’une flaque d’eau plus noire que l’Érèbe. Leurs lanternes fumaient à leurs pieds. À un moment, ils s’arrêtèrent et se regardèrent. Des larmes brûlantes étaient dans leurs yeux.

– Je ne peux plus ! dit le comte qui jeta son pic.

Sir Arthur fit de même et ajouta :

– J’aime mieux mourir !

Ils s’assirent à côté l’un de l’autre sur le sol humide, les mains croisées, le regard vague.

– Vous souvenez-vous encore, demanda sir Arthur, de ce que vous étiez autrefois ?

– Je ne sais, répondit le père du vicomte Paul avec fatigue. Je cherche… il me semble… mais non… j’ai tout oublié !

Ils mirent entre leurs mains qui tremblaient leurs têtes stupides.

– Allons, fainéants ! cria la grosse voix du gardien.

Mais ils ne se relevèrent point.

Il y eut des menaces et des claquements de fouet. Ils demeurèrent immobiles.

En ce moment, des voix lointaines, des voix lugubres envoyèrent des cris inarticulés d’abord, qui allèrent se dessinant, puis disant :

– Éteignez les lampes ! le feu grisou !

Un flot de gardiens accourait. Les mineurs quittaient leurs travaux, les lumières s’éteignaient de proche en proche, le long des perspectives souterraines.

Une vapeur grise, semblable à une gaze, montait des profondeurs de la mine.

Et au delà de cette vapeur on voyait un homme de haute stature, qui marchait appuyé sur son bâton. À ses côtés, un enfant glissait dans le noir.

– Éteignez les lampes ! le feu ! le feu grisou !

Dans ces villes enfouies, il n’y a point d’ordre qui soit si vite exécuté.

Une lanterne allumée, en effet, quand marche à hauteur d’homme cette vapeur grisâtre qui s’étend comme un voile floconneux, c’est la mort.

Toutes les lueurs s’éteignirent, les unes après les autres.

Toutes, à l’exception de deux, qui brillaient dans les lanternes du père du vicomte Paul et de sir Arthur.

Les gardiens se précipitèrent. L’homme à la haute stature arrivait. – Mais avant eux arrivait la vapeur grise.

La vapeur toucha une des lanternes. Une explosion sèche et déchirante eut lieu, qui s’enfla en sollicitant les échos et prolongea son redoutable fracas dans le lointain des galeries. Il y eut un grand cri, suivi par un silence plus grand.

Tous ceux qui naguère étaient debout gisaient sur le sol, immobiles – et morts.

Seul, l’étranger à la haute taille restait droit sur ses jambes, avec sa fillette qui le tenait par la main.

LXXXI – LES ÂMES

L’étranger se pencha sur le comte Roland de Savray, puis sur sir Arthur, qui, tous deux, semblaient privés de vie. Il ouvrit la boîte d’Ozer, pleine d’âmes, et y choisit deux fioles qu’il mit entre leurs lèvres.

– Je volé aller tête de souite dans Paris, déclara aussitôt sir Arthur, qui se releva, roide comme un piquet. Je vêlé voar le trédgédy !

Et le père du vicomte Paul, se tâtant comme on fait au sortir d’un songe :

– Louise ! ma femme chérie ! Paul ! mon fils bien-aimé ! Où sont-ils ? où sont-ils ?

Âme d’Anglais maniaque.

Bonne âme de France qui, sitôt revenue, faisait battre un bon cœur !

LXXXII

Par une splendide journée d’août, le soleil couchant enflammait le coude gracieux que fait la Seine au bas du coteau de Meudon.

Dans le salon d’un cottage charmant, dont les fenêtres regardaient le fleuve, le colonel comte Roland de Savray, brillant comme jadis, causait avec la comtesse Louise au fond d’une embrasure. Roland appuyait ses lèvres sur les mains de sa femme, embellie par le bonheur.

Le vicomte Paul, qui ne se sentait plus de sa blessure, était auprès de Lotte, douce comme une sainte. Ils parlaient de leur union prochaine.

Le bon abbé Romorantin cherchait à obtenir quelques renseignements très délicats d’un homme de grande taille, qui se tenait au milieu de la chambre debout et le bâton à la main.

Par les portes ouvertes, on voyait les figures curieuses de Fanchon la nourrice et du hussard Joli-Cœur.

Six coups tintèrent au vieux clocher de l’église. Isaac Laquedem dit :

– Mes amis, je vous fais mes adieux. Mes vingt-quatre heures de congé sont révolues.

Tout le monde l’entoura aussitôt, pendant que Fanchon chantonnait :

Messieurs, le temps me presse,

Adieu la compagnie.

Grâce à vos politesses,

Je vous en remercie…

– Quoi ! déjà ! s’écria la comtesse Louise en pressant les deux mains d’Isaac.

– Il le faut, répondit-il, on m’appelle.

– Qui ? demanda le comte.

– L’ange, répondit Isaac, qui se pencha vers Lotte, la jeune fiancée, et la baisa au front.

Lotte souriait. Les autres avaient des larmes dans les yeux.

– Je veux prier l’ange, s’écria le vicomte Paul, pour qu’il vous laisse avec nous ! Quel nom a-t-il ?

– Il a nom l’Expiation.

Isaac était déjà au seuil du salon. Sa main toucha ses lèvres et envoya un baiser à tous ceux qu’il aimait.

On le vit bientôt sur un grand chemin qui longe la rivière. Le soleil couchant jouait dans les mèches éparses de ses cheveux.

– Lotte ! cria tout à coup le vicomte Paul, car il venait d’apercevoir, une petite ombre blanche qui marchait aux côtés du voyageur, derrière l’ange, ministre de la miséricorde infinie du grand Dieu : Lotte ! ne m’abandonne pas !

– Je suis là, répondit une douce voix, à ses côtés.

– Vous voyez bien qu’elle est double ! murmura le bon abbé Romorantin à l’oreille de Fanchon la nourrice. Voilà un fait acquis à la science !

Le voyageur tournait le coude du chemin du halage et disparaissait derrière les peupliers. La brise du soir apporta son chant triste et doux qui disait :

Le dernier jugement

Finira mon tourment…

LE CARNAVAL DES ENFANTS

À Jane.

I – LE CONSEIL DES ONZE

Vas-tu reconnaître, blonde Jane, cette histoire que je fis pour toi quand tu étais petite ? Nous sommes bien changés tous les deux : te voilà grande, et moi je suis chrétien : que la bonté de Dieu soit bénie !

 

Il y a un bel hôtel dans la rue du Faubourg Poissonnière, un hôtel magnifique, habité par des gens qui sont très-riches. Je crois que le mari a été banquier ou agent de change ; la dame appartient à une famille de magistrature. Ils ont quatre filles toutes quatre mariées et mères de beaux enfants, pour qui la grande fête de l’hiver dernier fut donnée au jeudi gras.

Sans sortir de la maison, les petits-enfants de M. et Mme Lemercier composent déjà de quoi former une très belle contredanse : il y a six garçons et cinq filles. Avec les cousins et cousines, la famille peut bien aller à quarante petits, tous gais, tous gentils et tous attendant la « sautée » du jeudi gras avec une fiévreuse impatience.

Chaque année, en effet, quand vient ce gai jeudi, qui profite aux pauvres par une loterie-monstre, Mme Lemercier ouvre ses salons aux amis et aux amies de ses petits-enfants. Les invitations sont lancées quinze jours à l’avance pour que ces messieurs et ces demoiselles ne s’engagent pas ailleurs ; on les orne de belles vignettes dessinées par nos meilleurs artistes et on les imprime sur papier rose glacé, qui sent bon. Ce n’est pas Mme Lemercier qui invite, c’est Mlle Claire, c’est Mlle Antonine, c’est Mlle Louise, etc., avec M. Gaston, M. Maurice, M. Fernand et autres. La rédaction de ces lettres varie tous les ans ; elle est ordinairement délibérée en conseil comme les missives ministérielles, mais il faut avouer que Mlle Claire et M. Gaston y ont la meilleure part. Ils ont du talent en effet tous les deux et de l’expérience. Claire a fait sa première communion, Gaston aussi, il travaille pour être officier de marine et porte déjà le fameux gilet blanc croisé qui fit palpiter, depuis l’invention de la mer, tant de vaillants petits cœurs brestois ou toulonnais. Il a le portrait de Jean Bart dans sa chambre et plusieurs curiosités, rapportées par ses collègues de l’expédition de Chine.

C’est le Conseil des Onze qui fixe la police de la fête, le caractère des déguisements, le menu du souper, le choix des quadrilles. Il est souverain, ce Conseil ; il a droit d’exclure de la liste d’invitation tout cavalier ou toute dame qui ne s’est pas décemment comportée au dernier carnaval. Ainsi Marie de Monval a-t-elle subi cette année ce suprême affront pour avoir lancé un coup de pied au bel Anatole, qui l’avait « laissée sur sa chaise » au mépris d’engagements formels.

Le bel Anatole avait tort, mais un coup de pied ! Une demoiselle ! cela ne se fait pas.

Donc, le jeudi gras, 7 février 1861, l’hôtel Lemercier présentait dès le matin un aspect inaccoutumé. Les tapissiers étaient maîtres des salons, et les domestiques effarés avaient dû se mettre aux ordres du Conseil des Onze. Il y avait eu trois cents invitations semées, dont quelques-unes étaient doubles et triples ; on comptait sur quatre cents « cavaliers » et « dames » choisis et choisies parmi les plus élégants bambins de la capitale du monde civilisé. Toutes les célébrités de la mode avaient accepté : le bel Anatole, déjà nommé, dont le poney café au lait fait fureur au bois ; Gérard, le sportman, qui a remporté le prix du patin au bois de Boulogne ; le petit vicomte d’Azincourt, qui « dit la chansonnette » comme Nadaud ; Mlle Honorine, surnommée Bichette, élève de Marie Darjou pour le piano, et dont les petites mains vont rivaliser bientôt avec les doigts féeriques de sa maîtresse ; Mlle Aimée, célèbre danseuse ; Mlle Lucie qui fait la mode ; Mlle Marthe, – qui fait des vers.

Hélas ! oui, des vers, et qui riment !

Ne le dites pas à Barbey d’Aurevilly, l’Attila des bas-bleus.

Ma fille aînée, avait eu l’honneur de recevoir une lettre d’invitation, mais elle n’est pas femme du monde du tout, à ce qu’elle dit, et, dans une réponse fort polie, elle s’excusa sur les soins de son intérieur. Il est un âge pour le plaisir. Ma fille a bientôt huit ans et commence à aimer la retraite.

L’hôtel Lemercier, comme beaucoup d’autres, dont les propriétaires, arrivés à l’opulence, ne peuvent dépouiller tout à fait l’esprit commercial qui fut l’agent de leur fortune, est situé entre une vaste cour et un fort beau jardin, mais, sur le devant, une maison à cinq étages, une maison de rapport, pour employer le terme consacré, le sépare de la rue. Cette maison de rapport, louée des caves aux combles, paye l’intérêt des capitaux morts, représentés par la cour, l’hôtel et le jardin.

Voilà comme quoi le luxe ne coûte rien quand on sait s’y prendre et qu’on a beaucoup d’argent.

Au cinquième étage de la maison de rapport, demeurait depuis quelques mois une jeune dame étrangère, qui était remarquablement belle, mais qui semblait triste et souffrante. Elle avait deux enfants ; deux anges aux traits délicats, aux joues un peu pâles, autour desquelles bouclaient, par masses prodigues, d’admirables cheveux blonds. L’étrangère se nommait Mme Jacoby. Elle n’avait point de bonne ; elle était pauvre, bien que sa toilette fût toujours décente et digne. On pouvait chaque matin la voir, à l’heure où les valets remuent seuls dans les maisons, secouer ses maigres tapis par la fenêtre et donner de l’air à sa chambrette pendant qu’elle faisait son modeste ménage. La petite fille descendait prendre le lait ; le petit garçon, timide et peut-être honteux du fardeau qu’il portait, car il avait la fière beauté des races nobles, allait chercher le pain chez le boulanger de la rue d’Enghien.

Mme Jacoby sortait beaucoup ; elle travaillait pour vivre. Le concierge de la maison la respectait sans l’aimer, parce qu’elle ne disait pas ses affaires. Selon l’apparence, elle devait donner en ville des leçons de chant et de piano.

Le dimanche, elle menait ses enfants à la grand’messe de huit heures à Saint-Eugène. Ils étaient toujours propres dans leurs petits costumes demi-français, demi-hongrois qui ne se faisaient point remarquer, par la raison que Paris a pris depuis quelques mois, avec les modes espagnoles, les modes danubiennes, et se passe l’innocente fantaisie de jouer au moldo-valaque. Paris a quelquefois de plus dangereuses amusettes.

La mère et les deux enfants s’asseyaient toujours à la même place et formaient un groupe charmant. À tour de rôle, le petit garçon et la petite fille étaient chargés de remettre au quêteur l’humble offrande de Mme Jacoby, et c’était plaisir que de voir la couronne de bonté qui rayonnait alors autour de ces jeunes fronts. Certes, parmi les enfants riches amenés à l’église, il n’en était point de mieux élevés que ces deux-là. Ils priaient de tout leur petit cœur, auprès de la mère pieuse, dont parfois les grands yeux bleus se mouillaient de larmes.

Il y avait ici quelque profonde douleur fièrement dissimulée, un drame peut-être, mais un de ces drames où la souffrance, assurément, ne s’aggrave point par le remords. L’âme est dans le regard. Le regard de Mme Jacoby était doux et calme comme la pureté d’une bonne conscience.

Après la messe, le petit garçon, qui pouvait avoir onze ans, offrait le bras à sa mère avec une courtoisie chevaleresque, et la petite fille, qui semblait être exactement du même âge (au point qu’on les disait jumeaux), se laissait prendre par la main. Ils revenaient ainsi tout droit à la maison et ne ressortaient plus.

Dans tout ce qui précède, il n’y a rien de bien surprenant ; néanmoins, les gens qui ont assez de loisir pour s’occuper des affaires d’autrui voyaient là du mystère, et la concierge de la maison de rapport avait mis plus d’une fois son œil et son oreille à la serrure du logement du cinquième, la porte à droite. Je dois avouer tout de suite qu’elle n’avait rien découvert de suspect.

Il va sans dire que le Conseil des Onze, formé par les petits-enfants de M. et Mme Lemercier, faisait ce qu’il voulait du matin au soir. Les pères et mères avaient bien parfois quelques velléités de montrer du caractère, mais il y avait l’autorité supérieure du bon-papa et de la bonne-maman, fondée sur le respect universel. Le bon-papa et la bonne-maman ne voulaient pas que les enfants fussent contrariés. Ils prétendaient, bâtissant sur leur amour tout un naïf système de philosophie, que les enfants prennent un excellent caractère quand on ne les contrarie jamais. Si les enfants ne devaient jamais rencontrer dans la vie que des bons-papas et des bonnes-mamans je trouverais encore ce système assez déraisonnable. Du reste il n’est pas nouveau, et tout le monde connaît ce devant de cheminée qui représente un enfant et une marmite, l’un abusant de l’autre.

Mais par malheur il n’y a au monde qu’un bon-papa et qu’une bonne-maman, deux tout au plus, et que penseriez-vous d’un précepteur qui déchausserait son élève pour lui faire traverser un champ de ronces, disant : On a les pieds bien plus à l’aise sans souliers ?

Le monde est un chemin de ronces, bonne-maman, bon-papa, les épines de ces ronces sont longues comme des poignards. Jusqu’à l’heure où sera rouverte la grille du paradis terrestre, ne désarmez pas vos enfants bien-aimés.

Faites-les doux, mais faites-les forts.

Afin que dès leurs premiers pas dans la vie, ils ne vous reprochent pas de les avoir trahis.

Il était cependant un point sur lequel M. et Mme Lemercier se montraient inflexibles. Les meilleurs ont leurs défauts. M. et Mme Lemercier avaient l’orgueil de leur position de propriétaire. Défense était portée au Conseil des Onze, défense rigoureuse, de se familiariser avec les enfants des locataires.

Le juge au tribunal de commerce qui habitait le premier (bronzes et objets d’art) avait calèche et coupé. L’avocat à la Cour de cassation qui habitait le second avait une voiture de famille, le jeune notaire du troisième avait tilbury en attendant le prix de sa charge qu’il devait prochainement épouser : c’est égal ! le chien ne fraye pas avec le loup. C’étaient des locataires. On devait être poli, mais froid. Que chacun se tienne à sa place !

Bon Dieu ! au quatrième, il n’y avait déjà plus d’équipage, mais, au cinquième ! cette pauvre Jacoby ne prenait l’omnibus qu’à la dernière extrémité. Il ne tombait pas sous les sens que le Conseil des Onze pût lier amitié avec les enfants de cette pauvre Mme Jacoby.

Voilà pourtant comme nous sommes faits, enfants, hommes ou vieillards : Le Conseil des Onze se passait parfaitement bien des trois enfants maussades et rogues du juge au tribunal de commerce ; il n’avait aucune envie de faire des avances au pâle héritier de l’avocat ; la petite sœur du notaire, pimpante et pie-grièche, ne lui inspirait qu’une profonde indifférence, et les enfants du quatrième, élégants mais malpropres (misère et vanité), qu’on entendait se battre toute la journée, n’entraient même pas en ligne de compte ; mais le Conseil des Onze, imitant en ceci la concierge, s’occupait énormément des petits Jacoby.

On voyait leurs bustes d’en bas, coupés par l’appui de leurs fenêtres mansardées. Ils avaient l’air de s’aimer si bien et de chérir si tendrement leur mère ! La petite chantait parfois : elle avait une voix d’ange. Le petit jouait de la flûte à ravir. Jamais ils n’arrosaient leurs fleurs sans échanger quelques baisers.

Et leur mère ! Je ne sais comment dire cela, mais le Conseil des Onze aimait leur mère tout à fait. Elle était si belle sous son modeste chapeau de paille qui n’avait point de fleurs ! Elle souriait bien rarement, mais quand elle souriait en regardant ses deux enfants, il y avait tant d’amour dans ce rayon de joie !

Je vais vous le dire, le Conseil des Onze avait, à l’unanimité, déclaré qu’elle était « distinguée. » Les enfants s’y connaissent mieux souvent que les grandes personnes. Moi qui te parles, Jane, je ne saurais expliquer bien au juste ce qu’on entend par ce mot, qui est le fond de la langue parisienne : distinction, mais je le respecte d’autant plus profondément que je le comprends moins. J’ai pensé une fois que la distinction consistait à être pâle, maigre et désagréable, mais on m’a prouvé que je me trompais en me citant Mme la marquise de Trinchard, qui est désagréable sans être pâle ni maigre. D’un autre côté, le poète Tubéreux est pâle, maigre et désagréable sans être distingué. Qu’est-ce donc ?

Elle était pâle, oh ! certes comme la Mère Douloureuse au pied de la croix. Était-elle maigre : et ce mot vulgaire peut-il s’appliquer à la parfaite beauté ? Elle avait tant souffert ! Était-elle distinguée enfin ? Je vais vous dire : Elle était de celles qu’on regarde avec respect et dont l’image glisse comme une vision à travers le souvenir.

Le Conseil des Onze n’avait jamais fait de barricades depuis sa naissance jusqu’au mois de février 1861.

Toutes les invitations étaient lancées, lorsqu’un jour de pluie, Mlle Claire, ennuyée de son livre de contes, appela Mlle Antonine, ennuyée de sa poupée. Le petit garçon de Mme Jacoby lisait, debout, auprès de la croisée. Il avait la figure toute rouge de froid. Derrière lui, on voyait la belle tête blonde de sa sœur qui montait et qui descendait, secouant les riches boucles de sa chevelure. Elle sautait à la corde, – pour se réchauffer peut-être, – car la concierge disait qu’ils n’achetaient point de bois.

De leur côté, M. Gaston et M. Maurice regardaient la petite fille au lieu de jouer.

– Il fait froid, dit Gaston.

– Ces deux-là ne vont jamais en soirée, ajouta Maurice.

Claire soupira. Antonine dit :

– Je voudrais bien savoir s’ils ont des noms hongrois.

– Comment est-ce fait les noms hongrois ? demanda la toute petite Agathe.

Les phrases de ce court entretien étaient fort insignifiantes, n’est-ce pas ? Eh bien je ne saurais exprimer la somme de curiosité, de compassion, mieux que cela, de tendre sympathie qu’elles contenaient.

La preuve, c’est que Mlle Agathe s’écria :

– Si nous les invitions tous les deux ?

La motion eut un succès d’enthousiasme et fut couverte d’acclamations. Le bruit passa au travers des carreaux de la mansarde. Le petit garçon leva les yeux de dessus son livre, et son sourire salua le Conseil des Onze. Ce n’était pas la première fois qu’il donnait à ses riches voisins des preuves de sa courtoisie.

Je mentionne ceci parce que c’est le riche qui doit toujours faire les avances, et il faut savoir beaucoup de gré aux sourires de ceux qui souffrent.

Maurice, qui n’y allait pas par quatre chemins, lui dit, ma foi, bonjour avec sa tête, et la toute petite Agathe lui envoya un baiser. Il rougit, rendit le baiser à la toute petite et se retira.

– Vite ! une lettre, dit Maurice.

– Et bon papa ? murmura Claire avec la prudence de ses douze ans.

– Et bonne maman ? ajouta Gaston.

– Ah ! c’est vrai ! fut-il répondu d’un ton d’unanime chagrin. Ce sont des locataires !

– Pas beaucoup, reprit l’intrépide Maurice ; ils ont un si petit loyer !

Dans la bouche d’un autre, ceci aurait sonné mal, mais c’est Maurice qui se moquait bien du taux des loyers !

– Qui m’aime me suive ! continua-t-il. Je vais aller demander la permission à bon papa et à bonne maman.

Les grands seuls hésitèrent quelque peu. Tous les petits s’élancèrent aussitôt en sautant sur les pas de Maurice, et les grands suivirent. C’est ainsi les jours de révolution : les petits marchent en tête, les grands ne suivent parfois que le lendemain. Mais le lendemain, ils mettent les petits derrière.

Il y eut quelque chose de menaçant dans la manière dont Maurice frappa à la porte des grands parents. C’était un commencement d’émeute.

– Nous venons voir bon papa, déclara Maurice.

– Il est en affaires avec madame, répondit François.

– C’est égal. Nous venons voir bonne maman aussi.

– Monsieur a défendu…

– À bas François ! Bon papa et bonne maman disent toujours que nous ne venons pas les voir assez !

François, un doux vieux serviteur à cheveux blancs, fit mine de résister, mais il céda en riant à la première charge et ouvrit la porte pour annoncer :

– Tous ces messieurs et toutes ces demoiselles !

M. et Mme Lemercier pouvaient être en graves affaires, mais ce blond scélérat de Maurice avait bien raison ; cela était égal. Il n’y a point d’affaires qui tiennent ! Tous ces messieurs et toutes ces demoiselles ! Le vieux couple fut en un clin d’œil entouré, dominé, baigné de caresses bruyantes. Quatre sur les genoux, deux entre les jambes, cinq ici et là ; une salve de baisers donnés, rendus, donnés encore. Et le cher brouhaha des rires.

– Oh ! bon papa, comme j’avais envie de le voir !

– Écoute, bonne maman, François ne voulait pas nous laisser entrer ; il ne faut pas nous gronder ; nous l’avons battu.

– Cause affaires devant nous bon papa, pour qu’on sache.

– Veux-tu jouer ?

– Dis, fais le cheval !

Sur la table, à côté de Mme Lemercier, il y avait une tabatière d’écaille avec le portrait d’un beau jeune homme de dix-huit ans. Maurice qui n’avait encore rien dit, se pencha sur le portrait.

– Tu vois bien, bonne maman, prononça-t-il à voix basse, je n’y touche que des yeux ; mais comme il était joli ! comme il était joli, mon oncle Henri, et comme je l’aime !

La vieille dame attira Maurice contre son cœur, et une larme vint à ses paupières.

– Chéri, murmura-t-elle d’une voix altérée, c’est toi qui lui ressembles le mieux.

Il y avait là quelque mélancolique histoire. Les rires cessèrent, en effet, et tous les enfants regardèrent tour à tour le portrait qui était sur la boîte d’écaille, tandis que M. Lemercier tournait la tête avec tristesse.

Maurice jeta ses deux bras autour du cou de la vieille dame et ses prunelles hardies brillèrent.

– J’irai le chercher dès que je serai grand, dit-il, et tu verras que je le ramènerai !

Puis sans transition :

– Dis, bonne maman, on voudrait inviter le petit garçon et la petite demoiselle d’en face.

Il y eut un grand silence. Mme Lemercier regarda son mari, qui fronçait le sourcil.

– D’en face ! répéta le bonhomme avec un ton d’humeur ; qui vous apprend à parler ainsi ? Nous n’avons personne en face. En face ! On demeure en face de quelqu’un quand on est sur la rue. Ici, nous sommes à l’hôtel Lemercier, et il y a de l’autre côté de la cour une maison de rapport que j’ai faite pour vous… car, moi, j’étais bien assez riche.

– Eh bien ! c’est ça ! dit vaillamment Maurice, nous n’avons personne en face, mais on voudrait inviter ceux de vis-à-vis, dans la maison de rapport.

Il vous avait une figure de chérubin, ce Maurice !

– Qu’est-ce que j’ai dit ? demanda le bon papa avec sévérité.

– Tu as dit : Pas de locataires ; mais ce n’est pas chez le marchand de bronzes, au moins !

– Ni chez l’avocat, ajouta Claire doucement.

– Ni chez le notaire, insinua Antonine.

– C’est des petits, petits, petits locataires, acheva ce lutin d’Agathe en ramenant tous les cheveux blancs de M. Lemercier sur le bout de son nez.

– Les gens du quatrième ? demanda le grand-père avec étonnement.

– Non, plus haut.

– Les enfants de cette jeune dame, sans doute, dit la bonne maman d’un accent radouci.

Car ce coquin de Maurice la mangeait de baisers.

Il est certain que plus la distance grandit, plus la fantaisie est possible. On admet par caprice un bon paysan à sa table, et l’idée ne viendrait pas d’y faire asseoir un pimpant fournisseur. Les fortifications de M. Lemercier étaient élevées surtout contre son confrère au tribunal de commerce, contre l’avocat et contre le notaire. Ceux-là, dans son idée, étaient presque ses égaux, et devaient, à coup sûr, dans leur idée à eux, se considérer comme ses supérieurs.

Les fréquenter, c’était descendre tous les degrés de son trône de propriétaire. Mais les locataires du cinquième : une escapade !

Cela ne tirait aucunement à conséquence. Le bon papa se fit prier pour avoir plus longtemps les caresses de ce troupeau de chérubins. Quand il prononça enfin le oui si impatiemment attendu, ce fut une explosion. Les petits grimpèrent à lui comme au mât de cocagne, pendant que les grands l’étouffaient littéralement de baisers.

Puis soudain tout le monde se précipita vers la porte, tandis que Maurice entonnait, sur l’air de Partant pour la Syrie :

Bon papa l’a permi-m-i-is,

Bon papa l’a permis,

Allons faire la le-ettre, etc.

François faillit être renversé par le flot qui passait.

On mit l’adresse à une belle carte lithographie ainsi conçue :

« Mesdemoiselles Claire Durand, Antonine et Suzanne du Champ, Louise et Marie de Saint-Amand, Agathe Leroux, messieurs Gaston Durand, Fernand, Louis et Alfred de Saint-Amand, Maurice du Champ, Paul Leroux, prient monsieur et mademoiselle Jacoby de leur faire l’honneur de passer la soirée chez eux le jeudi gras.

» On dansera, on mangera des crêpes, on tirera la grande loterie pour les pauvres, on montrera les ombres chinoises, etc., etc.

» On permet aux papas et aux mamans de ne point se déguiser. »

– Germain ! appela Claire.

Un domestique, galonné sur toutes les coutures, se présenta.

– Allez porter ceci en face…

– Pas en face ! interrompit Agathe, bon papa ne veut pas.

– Vis-à-vis, Germain et apportez-nous la réponse.

– Et vite ! ajouta Maurice.

– Mille sabords ! ponctua Gaston le marin.

Germain partit. On attendit avec une anxiété fiévreuse.

Au bout de dix minutes, il revint avec une lettre élégamment écrite, qui disait :

« Henriette et Henri remercient du fond du cœur tous leurs aimables voisins, mais ils sont loin de leur pays et leur mère est bien triste : ils n’ont pas le cœur à se divertir. »

Claire relut deux fois la lettre. Gaston soupira. Maurice dit :

– Les noms de Hongrie sont faits comme les noms d’ici, mais je les aime tout plein, ce Henri et cette Henriette !

II – LE PORTRAIT

Sur cinq enfants, M. et Mme Lemercier n’avaient qu’un fils qui était de quelques années plus jeune que ses sœurs. C’était l’oncle Henri, dont le portrait souriait sur la boîte d’écaille de la bonne dame. Elle aimait bien ses filles, mais Henri était son cœur.

L’oncle Henri, car il avait ce nom dans la famille, où il était passé à l’état de personnage légendaire, avait montré, dès sa petite jeunesse, une sérieuse antipathie pour le commerce. M. Lemercier, qui, certes, avait personnellement tout ce qu’il faut pour faire estimer et aimer la profession de négociant, s’était efforcé en vain de détruire ces préventions. À mesure que Henri grandissait, son aversion se raisonnait et se fortifiait. Des goûts et des couleurs, dit-on, il ne faut pas discuter ; on n’en est pas encore arrivé à prendre les pauvres gens qui ne comprennent pas l’excellence du métier de trafiquant. Henri, n’étant pas bien fixé sur sa vocation, sollicita la permission de faire son tour d’Europe, après ses études finies, et partit pour l’Allemagne.

La miniature avait été peinte quelques jours seulement avant son départ, qui eut lieu au mois de septembre 1847.

Depuis lors, jamais ses parents ne l’avaient revu.

On connaissait mal son histoire ; on savait seulement que, dès les débuts de son voyage, possédé par un esprit d’aventures qui n’avait point de direction fixe, il s’était lié en Autriche avec des exilés espagnols et qu’il était entré dans un complot tendant à la restauration de don Carlos. Peu de temps après, il s’engageait comme volontaire dans la garde suisse du roi de Naples.

Les Lemercier étaient Suisses de naissance et originaires du Valais.

Comme il allait partir pour Naples, la révolution de 1848 éclata en France, et l’Allemagne entière reçut le contre-coup de la commotion. Henry n’ayant aucun motif particulier pour servir le roi de Naples, et désirant par-dessus toutes choses s’essayer au métier de soldat, courut en Hongrie et se battit comme un lion pour Kossuth.

On ne lui connaissait point dans sa famille ces opinions extrêmes. Sa conduite, pendant qu’il était au collège, lui avait valu la réputation d’un jeune homme bouillant, généreux, mais un peu hautain. Il appartenait très-énergiquement à la catégorie de ceux que l’argot de nos faubourgs appelle des aristos. Mais les patriotes de Hongrie sont tous aristos au plus haut degré. Il était là en bonne compagnie, entouré des comtes, des magnats et des princes, que nos journaux prennent de loin pour des prolétaires.

Et d’ailleurs, Henri n’avait pas choisi : il voulait se battre ; il avait pris au hasard la première occasion venue.

Ce n’est pas son éloge que nous faisons ici.

Sa famille cessa de recevoir de ses nouvelles après la prise de la forteresse de Comorn, sur le Danube. Toutes les recherches pour connaître son sort ultérieur furent inutiles.

On apprit seulement qu’à l’époque où Henri Lemercier était simple voyageur faisant son tour d’Allemagne il s’était épris de la fille d’un gentilhomme magyar des environs de Pesth, ce qui sans doute n’avait pas peu contribué à l’engager sous les drapeaux de l’insurrection. Le gentilhomme magyar lui avait refusé la main de sa fille, et Henri avait disparu.

Là s’arrêtaient les renseignements précis. On avait pu recueillir seulement quelques notes vagues concernant sa conduite militaire. Il s’était comporté dans toutes les rencontres en vrai chevalier français, briguant les postes dangereux et se lançant avec une sorte de folie au milieu des périls les plus désespérés. Il y avait là de suffisants matériaux pour construire une de ces légendes de famille qui font battre le cœur des enfants autour du foyer paternel. L’oncle Henri était le héros. On ne parlait de lui qu’avec amour et respect, malgré le démenti donné aux opinions de son père et de sa mère par le choix politique qu’il avait fait. En somme, tout le monde est du parti des nationalités qui veulent vivre, et nulle nationalité n’est plus sympathique à la France que celle de cette noble Hongrie qui fut si longtemps le bouclier opposé par l’Europe catholique aux barbares efforts du cimeterre musulman.

Les fillettes rêvaient en songeant à l’oncle Henri et les garçons, presque tous destinés à fuir la cage commerciale, se promettaient d’imiter sa chevaleresque vaillance.

Il y avait maintenant treize ans qu’on ne l’avait vu. M. Lemercier ne gardait pas l’ombre d’une espérance, parce que c’était un homme sage et connaissant les affaires ; mais les mères ne sont jamais sages et s’inquiètent peu des affaires. Bien souvent Mme Lemercier versait des larmes en contemplant le portrait de son fils bien-aimé. Elle priait Dieu sans cesse et gardait obstinément un espoir.

Ayons de l’indulgence pour ceux ou pour celles qui, dédaignant la raison chiffrée, élèvent encore leur cœur vers le ciel. Ils deviennent rares et le monde qui les raille meurt de logique tout doucement.

III – LA MANSARDE

Les quatre plus grands chevaux des écuries de la garde de Paris et les quatre plus beaux cavaliers de ce corps d’élite ornaient à droite et à gauche la façade de la maison de rapport, devant la porte cochère qui donnait accès à l’hôtel Lemercier. Toute la population du faubourg Poissonnière se pressait dans la rue, malgré un froid piquant et noir qui faisait miroiter le verglas sur le pavé, pour voir une longue file de voitures qui allaient lentement et prenaient le tour avant d’entrer sous la voûte, munie d’un éclairage inusité. Paris s’amuse à voir les autres s’amuser, ce qui est la marque d’un bon cœur. Il est content quand il regarde passer des voitures fermées, toutes pleines de parures invisibles. Il fait foule, il encombre, il bavarde, et puis il va se coucher en disant : « Les riches sont bien heureux ! » Qu’en sait-il ?

Dans la cour, où l’on avait aligné des arbres verts et suspendu des guirlandes, c’était déjà la fête. Tout le côté de la maison de rapport qui faisait face à l’hôtel boudait par ces cinquante fenêtres fermées. Les locataires de M. Lemercier manifestaient ainsi tout le mépris que leur inspirait cette soirée à laquelle ils n’étaient point invités. Derrière les persiennes closes, les enfants du bronze, la petite famille de l’avocat et même la jeune sœur du notaire dévoraient des yeux le dessous de la marquise où descendaient les privilégiés et le vestibule qui semblait un jardin des fées. Les bambins du quatrième étage (de petites drogues, selon l’expression familière de la concierge) se permettaient de siffler dans des clefs, comme on fait au théâtre. Il n’y avait là, pour jeter sur les joies du riche hôtel un bienveillant regard, que ces deux beaux enfants de la pauvre mansarde, Henri et Henriette. Ils étaient seuls et collaient leurs yeux aux carreaux froids. La mère était allée au loin chez une de ses élèves, où elle faisait danser au piano ; elle ne devait rentrer que fort tard. Les deux petits avaient promis d’être bien sages et de se coucher de bonne heure.

Ils grelottaient un peu, car les cendres du foyer étaient depuis longtemps éteintes. Ils avaient soufflé leur lampe pour que la lumière ne trahît point l’enfantillage de leur curiosité ; mais les lueurs des lampions envoyaient des reflets jusqu’à leurs jolis visages, avides et surpris. Jamais ils n’avaient rien vu de pareil. Ils admiraient franchement et sans aucune arrière-pensée d’envie.

– C’est beau, dit Henri, qui souffla dans ses doigts parce qu’il avait l’onglée ; c’est bien beau !

– Le dedans doit être encore bien plus beau, répliqua Henriette. Vois comme cela brille au travers des rideaux !

L’orchestre frappa lestement le prélude de la première contredanse. C’était comme la voix de ce mystérieux plaisir dont ils n’étaient séparés que par la largeur de la cour. Leurs petits cœurs battirent et tous deux pensèrent :

– Pourtant nous étions invités !

Henri reprit tout haut :

– Avec nos habits de Hongrie, nous aurions été aussi beaux que les autres.

Henriette soupira et répondit :

– Maman n’a vendu nos habits qu’après avoir mis en gage tout ce qui était à elle.

– Oh ! s’écria le petit garçon, crois-tu donc que je les regrette ? Le bon Dieu nous protége, puisque maman ne perd pas son courage.

Leurs mains se joignirent et ils échangèrent un baiser.

En ce moment, sous la marquise, un bel équipage s’arrêtait. Deux enfants, un petit garçon et une petite fille, sortirent de la voiture avec leur mère. Henri et Henriette se frottèrent les yeux, comme s’ils eussent été pris par un éblouissement.

– Mon chapska et ma polonaise ! murmura Henriette.

– Mon dolman et jusqu’à mes beaux éperons d’acier ! ajouta Henri.

Ils se cachèrent l’un de l’autre pour essuyer une larme qui brillait à leurs cils.

Et ils ne parlèrent plus.

Les équipages succédaient aux équipages. L’orchestre lançait incessamment ses gerbes de notes alertes et joyeuses. Sur les rideaux, des ombres passaient et sautaient. Hélas ! entre cette gaieté si expansive et nos deux pauvres petits cœurs d’exilés, il y avait la cour, large et profonde comme un abîme.

Dans un coin de cette cour, l’hôtel avait une seconde entrée, qui était la porte des communs. Il n’y avait point là de marquise et nul équipage ne s’y arrêtait, mais on y voyait, en revanche, tout un peuple de marmitons, de pâtissiers, de glaciers, de confiseurs, etc., etc. C’était la cantine de cette jolie armée qui livrait au salon la bataille du plaisir. On pouvait voir au travers des croisées grandes ouvertes, derrière leurs grilles, tous les approvisionnements du buffet : des monceaux de bonbons et de gâteaux, des files de bouteilles de champagne au goulot gaiement argenté, des sorbets déjà en ordre, dans leurs godets de cristal et, sur leurs plateaux chinois, des glaces colorées comme des fleurs ; que sais-je ! toutes ces bonnes et charmantes choses qui sont les accessoires de la fête, et que les pauvres gens ne connaissent même pas.

Henri et Henriette ne donnèrent à tout cela qu’un regard distrait. La pendule du voisin sonnait onze heures de nuit, et l’odeur de sa pipe, qui venait par les fentes de la porte, commençait à s’affaiblir. Il dormait sans doute ; c’est qu’il était temps de dormir.

Un pauvre diable, ce voisin, qui passait sa vie à écrire et à fumer ; un poète un peu fou, comme tous les poètes. De temps en temps, sa pipe mettait le feu aux rideaux de son lit, et il déclamait à haute voix, la nuit, des lambeaux de cantates. On comptait lui donner congé au prochain terme.

Henri et Henriette quittèrent la fenêtre pour rentrer dans la petite chambre où il faisait noir.

– Nous allons rêver que nous nous amusons bien dit Henriette sans amertume. As-tu faim, petit frère ?

Henri ouvrit à tâtons l’armoire où était le pain. Il en coupa deux tranches.

– Tiens, petite sœur, répliqua-t-il doucement, prends ce gâteau et verse-moi du champagne.

On entendit le glouglou de la pauvre carafe, dont l’eau claire ne pouvait faire sauter le bouchon.

– Prends garde de perdre la mousse !

– À ta santé, chérie !

– Et que nos bons petits voisins s’amusent de tout leur cœur.

Ils burent, ils mangèrent, puis ils s’agenouillèrent côte à côte et donnèrent leurs cœurs à Dieu, avant de gagner leurs deux petits coins.

L’instant d’après, on n’entendait plus dans la mansarde que leurs respirations égales et douces.

Ils avaient échangé le dernier baiser ; ils dormaient.

Et ils rêvaient, mais non point de bal. Le rêve leur montrait ces grandes plaines où roule le Danube immense, ces champs où le soleil d’été dore les blonds horizons de maïs. Le rêve leur montrait la patrie.

IV – LE BAL

– Mademoiselle la mandarine, voulez-vous me faire l’honneur de m’accorder la prochaine contredanse ?

– Avec plaisir, Monsieur le Druse, quoique vous vous comportiez bien mal là-bas avec les chrétiens.

– Fais-tu vis-à-vis, honnête Abd-el-Kader ?

– Grand Victor-Emmanuel, combien a-t-il fallu de laine pour crêper vos royales moustaches qui ressemblent à celles d’un bandit ? Buvez un peu moins, vous savez le proverbe : tant va la cruche au vin…

– Une Vénitienne, monsieur, ne peut pas décemment polker avec un zouave du pape !

– Céleste impératrice, daignez accepter cette glace.

– Un sorbet, commodore ?

– Maronite, mon cousin, vous allez vous étouffer, si vous mangez tant de gâteaux !

Mon Dieu oui, le carnaval à Paris, raconte toujours l’histoire du moment. Aujourd’hui, s’il y avait encore un carnaval, le bœuf gras s’appellerait peut-être Gambetta, ou 363, ou Osman Pacha, ou Mot-d’ordre ou Victoire-des-Russes. Mais alors on était à l’expédition de Chine, à la guerre d’Italie et à l’héroïque fait d’armes de Mentana. Il y avait des bersaglieri en quantité, des mandarins en abondance, des Anglais au visage plus rouge que leur uniforme, des soldats de l’Église, des officiers autrichiens, des reines de Naples, des rois de Piémont, reconnaissables à la splendeur un peu comique de leurs moustaches ; des Japonais, des Druses, des Touaregs, des Affghans et un officier d’Académie !

Mais tous ces guerriers, tous ces hommes d’État et tous ces sauvages se faisaient une guerre courtoise et ne luttaient que de cabrioles.

Ce n’était pas peut-être la fine fleur d’élégance du faubourg Saint-Germain, ce n’était pas l’élégance exotique, ou officielle du faubourg Saint-Honoré, ce n’était pas non plus l’élégance du boulevard des Italiens, la plus neuve entre les élégances, faite d’écus, de vaudevilles, de pulls, de baccarat, de poésie ; d’art, de réclames, de cheveux teints, de dents plastiques, de jeunesses flétries, de vraies hontes, de gloires pour rire, de vieillesses folâtres, de grandeur enfin, de talent, d’esprit, d’idiotisme, d’infamie et de génie ; non, c’était la bonne vieille élégance de milieu, la bourgeoisie solide, la « province de Paris. »

On se divertissait là honnêtement de bon cœur. Il y avait bien d’ailleurs quelques bébés et quelques polichinelles pour faire la partie grotesque dans ce concert. On se trémoussait, on sautait, on courait, et l’orchestre, abondamment fourni de cuivres, tonnait par-dessus toutes ces joies. Le cordon des mères souriantes regardait ce charmant bonheur. Je ne connais pas de chose au monde qui soit jolie comme la joie des enfants.

La soirée de Mme Lemercier était superbe ! Superbe, entends-tu, Jane, ce n’est pas trop dire. On avait jugé les salons trop petits, bien qu’il y en ait peu d’aussi grands à Paris : on avait bâti une salle dans le jardin, une salle large et haute comme un Louvre, et toute tapissée de fleurs de la voûte au plancher. Les lustres, suspendus à diverses hauteurs, laissaient retomber la lumière en éblouissantes cascades ; les draperies, inondées de clarté, semblaient plus fraîches que les fleurs elles-mêmes, et, parmi cette atmosphère toute faite de sourires, de parfums et d’étincelles, cinq cents enfants, tous joyeux, allaient, venaient, se mêlaient, semblables à une moisson de vivantes feuilles de roses qu’une brise d’août ferait tourbillonner dans un rayon de soleil.

Qui triomphait ? C’était le Conseil des Onze. On avait, bien entendu, laissé croire au Conseil des Onze que lui seul avait tout fait. Il était le puissant génie, et, dans sa petite main, la baguette des fées avait exécuté toutes ces merveilles. Aussi fallait-il voir avec quelle bienveillante dignité Mlle Claire, déguisée en impératrice faisait les honneurs de son salon, assistée de Mlle Antonine en bergère du Liban, de Mlle Louise en Vésuvienne anglaise, et de la petite Agathe en bébé chinois ; aussi fallait-il voir quelle courtoisie M. Gaston, lieutenant de vaisseau, mettait à servir les dames, secondé par le bouillant Maurice, tout habillé de mailles d’acier, car il était Schamyl ; de M. Fernand, ambassadeur du shah de Perse, et des autres. M. Lemercier déclarait au fond de son cœur qu’ils étaient les plus beaux et que le reste ne servait qu’à faire la bourre qui protège le joyau dans l’écrin. Il faut pardonner à l’orgueil des bons papas, qui est de l’amour.

Mme Lemercier avait tous ses diamants pour faire honneur au Conseil des Onze. Elle était entourée des quatre jeunes mères, calmes, mais rayonnantes. Elle les suivait tous des yeux, elle savait où ils étaient, mais surtout, oh ! surtout elle ne perdait jamais de vue Maurice, son cœur, l’enfant bien aimé qui ressemblait à son Henri.

Parfois un nuage de mélancolie passait sur son allégresse, comme un voile de légères vapeurs ombrage tout à coup un ciel d’été. C’est que sa pensée remontait alors vers les jours écoulés ; c’est que son souvenir la rajeunissait de vingt ans et qu’elle se voyait à l’âge de ses filles, présidant à ces autres fêtes où Henri, le cher fou, semait le désordre et la joie au milieu de ses compagnons, qui étaient aujourd’hui des pères et des mères. Henri seul manquait à Mme Lemercier.

Mais un sourire de Maurice lui arrivait de loin avec un baiser, et la tendre aïeule sentait un flot de joie qui montait et noyait sa tristesse.

Nous demandions qui triomphait. Mais c’étaient les deux vieillards, mille fois plus fous que leurs enfants ; mais c’était M. Lemercier qui avait honte de ses yeux mouillés ; mais c’était la bonne grand’mère, dont le pouls battait la fièvre. Qu’ils étaient beaux, les petits ! qu’ils étaient charmants ! qu’ils étaient bien aimés ; Voyez ! Claire n’avait-elle pas déjà les réserves d’une jeune personne parmi ses grâces enfantines ? Comme Gaston portait galamment et fièrement l’uniforme de nos officiers de marine ! Et Maurice, quel chevalier ! Écoutez ! quelques années encore, et de nouvelles familles allaient se grouper, d’autres jeunes branches partant toutes du même cœur !

Et l’aïeule, laissant le passé, rêvait à l’avenir ; elle voyait tous les enfants de ces chers enfants, et se baignait, affolée, dans cet océan de caresses.

 

Tout à coup, au beau milieu d’un quadrille, un cri sinistre monta du dehors et perça comme une pointe aiguë les bruits de l’orchestre. Il y eut un grand murmure dans le salon, puis l’orchestre se tut et le silence s’établit parmi les danseurs immobiles. Le cri disait : Au feu ! au feu !

V – L’INCENDIE

Au feu ! au feu !

Ce fut Maurice qui le premier répéta le cri d’alarme.

En trois bonds il fut dans la cour, suivi de près par Gaston, il faut le dire. Derrière Gaston tout le bal venait : Fernand, le bel Anatole, Gérard, le vicomte d’Azincourt, Claire, Aimée, Honorine : tous et toutes !

Il faisait froid. Les mères s’élancèrent, les papas voulurent défendre les portes de sortie, car le passage subit de la chaude atmosphère d’un salon à la température glaciale de la rue peut être mortel ; mais ce petit coquin de Maurice avait donné l’élan, tous et toutes passèrent, qui à droite, qui à gauche, qui entre les jambes. Personne ne prit même le temps de coiffer sa tête nue ou de jeter un mantelet sur ses épaules.

La cour était plus brillante que le salon. C’était dans la cour qu’était l’incendie. La maison de rapport brûlait par les combles et flambait déjà comme un bûcher. La pipe du pauvre diable de poète (voilà à quoi servent les pipes et les poètes !) avait mis le feu à ses rideaux, et, cette fois, personne ne s’était aperçu à temps du désastre. Mme Jacoby n’était pas chez elle. Henri et Henriette dormaient. Ce furent les flammes elles-mêmes, sortant par la fenêtre, qui annoncèrent l’incendie.

– Rentrez, enfants rentrez ! ordonnait-on de toutes parts. Cela ne vous regarde pas !

Je crois même que quelqu’un dit :

– La maison est assurée !

– À la chaîne, ordonna de son côté Maurice, qui déjà tenait un seau de cuisine, rempli à la fontaine.

Ce fut Maurice qui vit ses ordres exécutés.

Et la cour présenta bientôt ce spectacle étrange et touchant d’une chaîne de secours formée par tous ces enfants, acharnés naguère à leur plaisir. Les lueurs de l’incendie éclairaient vivement cette foule bigarrée et brillante qui trouvait moyen de s’amuser encore en faisant une bonne action. Les pères et les mères n’essayaient plus de les arracher à leur œuvre secourable ; on voyait seulement de temps en temps un papa coiffer les cheveux fumants de son fils, ou une maman jeter le fichu et l’écharpe sur le cou frémissant de sa fille. Il n’était pas besoin, en vérité. Nos petits amis y allaient de si grand cœur, qu’après quelques minutes passées ils eurent plus chaud dans la cour qu’au salon.

Les pompes du Garde-Meuble étaient montées de l’autre côté de la rue. Les pompiers travaillaient dans la maison et sur les toits. Maurice commandait à la chaîne, et Dieu sait que l’eau ne manquait pas aux réservoirs. Toutes ces petites mains délicates et frêles passaient les seaux de cuir, comme si elles n’avaient fait autre chose de leur vie. Les gens du métier avaient dit que tout le monde était sauvé là-haut. Il ne s’agissait plus que de la maison. Il était permis de rire en travaillant, et l’on riait à qui mieux mieux, d’un bout à l’autre de la chaîne. Quand un bras faiblissait, c’était d’impitoyables railleries, quand un seau venait à tomber inondant souliers de satin ou babouches brodées, c’était un tonnerre d’applaudissements.

La flamme diminua, puis s’éteignit, faisant place à une épaisse fumée qui alla s’amoindrissant à son tour. Enfin le dernier nuage disparut dans une bouffée de vent, et les pompiers déclarèrent que tout était fini. Ce fut le tour des parents. Des centaines de manteaux se déployèrent et tombèrent sur les épaules mutines. M. Lemercier, surprenant Maurice par derrière, l’enleva dans ses bras et l’emporta à l’office. Cette action d’éclat mit le désordre dans les rangs de la généreuse émeute ; et force allait rester à la raison paternelle, quand une lueur nouvelle éclaira tout à coup la cour. Une fenêtre venait de s’ouvrir au cinquième étage, et un cri déchirant tomba :

– À l’aide, à l’aide ! ma sœur étouffe ! à l’aide !

– Les petits Jacoby sont-ils ici ? demanda Maurice en s’arrachant, plus fort qu’un homme, aux étreintes de son grand-père.

– Non, répondit la concierge, je les avais oubliés.

– C’est Henri qui demande du secours ! s’écria Maurice. Allons, mes amis ! à l’escalade !

Un pompier l’arrêta au passage, disant :

– On croyait qu’il n’y avait plus personne en haut. On a coupé l’escalier du cinquième qui était en feu.

Il y eut un moment d’angoisse, pendant lequel une femme échevelée traversa la voûte en courant et s’élança au milieu de la cour.

– Mes enfants ! où sont mes enfants ! demanda-t-elle d’une voix étranglée.

Comme on ne lui répondait pas, elle leva la tête et les lueurs de l’incendie renaissant éclairèrent les traits bouleversés de Mme Jacoby.

– À l’aide ! À l’aide ! criait le petit Henri dont la voix faiblissait. Ma mère ! oh ! ma mère ! Henriette se meurt : envoie-nous du secours !

Mme Jacoby regarda tout autour d’elle d’un air égaré. Elle fit un pas pour se précipiter vers l’escalier, mais ce coup inattendu était trop violent pour sa faiblesse : elle tomba sur le pavé, foudroyée.

À l’instant même où chacun s’empressait à la relever, un nouveau personnage entrait en scène. Celui-là nul ne le connaissait. On put croire au premier aspect que c’était un déguisé, bien qu’il n’eût point l’âge de faire partie de la réunion enfantine. Il portait un costume étranger, un costume militaire, et il le portait si fièrement, que tous les yeux se fixèrent à la fois sur lui. C’était un homme jeune encore, au regard doux et hardi ; au teint brûlé par le soleil ; sa tunique serrée au-dessus des hanches par un ceinturon de cuir, faisait ressortir la richesse de sa taille.

Il entendit le dernier cri de Henri et regarda d’où il partait. On put voir alors un éclair audacieux s’allumer dans son œil. Il jeta son sabre sur le pavé avec son manteau, et devançant les pompiers qui se hâtaient avec leurs échelles et leurs cordes, il monta l’escalier en un clin d’œil.

Quelques minutes d’attente suivirent, qui furent longues comme un siècle. Le petit Henri avait disparu de la fenêtre qui rendait les flammes comme la gueule d’un four. On n’entendait plus rien. Ce silence serrait le cœur horriblement.

Mme Jacoby était toujours évanouie.

Une acclamation s’éleva tout en haut de la maison : c’étaient les pompiers qui battaient des mains avec enthousiasme en criant :

– Bravo ! colonel ! bravo !

L’étranger était donc un colonel. Personne n’aurait remarqué cela si une belle petite miss, fille du correspondant de la maison Lemercier à New-York, n’avait dit dès le commencement :

– C’est un Américain, et il est colonel !

Il y a de modestes héros qu’on ne saurait trop admirer, ni trop exalter, parce que ceux-là vivent et meurent dans l’obscurité de leur humble dévouement. Dût cette parole faire naître un sourire sur des lèvres sceptiques, je proclame qu’un bravo de pompier a pour moi une valeur tout à fait exceptionnelle. Pourquoi ? C’est que le pompier est blasé sur le péril, et qu’il a, dans son intrépide expérience, la juste mesure de la difficulté vaincue.

Nous autres, nous applaudissons à tort et à travers ; les pompiers applaudissent juste : ils s’y connaissent.

Les pompiers applaudissaient encore, quand le colonel américain reparut, tenant la petite fille dans ses bras et le petit garçon par la main.

On n’entendit plus alors les bravos des pompiers, car une immense acclamation s’éleva de la cour. Parents et enfants s’élancèrent vers l’étranger qui avait la figure noire et les cheveux brûlés. Maurice lui sauta au cou sans façon en criant vive le colonel, et l’embrassa cent fois en dix secondes.

L’étranger souriait et disait sans trop s’émouvoir :

– Bien, bien, petit ! ce n’était pas la mer à boire, tu sais !

Mais sa modestie ne faisait qu’augmenter l’émotion de ceux qui l’entouraient. Les enfants prenaient d’assaut sa vaillante et belle figure pour la baiser, les parents serraient sa main, et le bon M. Lemercier, qui aimait assez les discours, cherchait déjà quelques paroles éloquentes, appropriées à la circonstance, quand Mme Jacoby reprenant ses sens ouvrit les yeux en poussant un long soupir :

– Mes enfants ! mes enfants !

Ce fut son premier mot, comme ç’avait été son dernier.

À sa voix, le colonel américain tressaillit et se retourna. Leurs regards se rencontrèrent. Mme Jacoby passa le revers de sa main sur ses yeux, comme pour chasser un éblouissement, et murmura :

– Je deviens folle !

L’étranger s’élança vers elle et l’on vit qu’il fléchissait les genoux, elle balbutia comme en un rêve :

– Est-ce toi ?… dis-moi que c’est toi !

Mais de grosses larmes roulaient sur la joue bronzée de l’étranger, et il ne put que prononcer ce nom :

– Jeanne ! Jeanne !

Puis il se releva comme un fou, tendant ses deux mains vers le ciel en disant :

– J’ai sauvé deux enfants ! sont-ils à toi, Jeanne ?… Jeanne, ma bien-aimée femme, la bonté de Dieu a-t-elle permis cela ? Sont-ce mes deux enfants que j’ai sauvés ?

VI – HENRI ET HENRIETTE

Le bon La Fontaine a dit en parlant des enfants : Cet âge est sans pitié, et, certes, il a profondément raison. Rien n’est cruel comme un enfant. Mais d’autres, qui avaient aussi raison profondément, ont proclamé l’excellence des petits cœurs. Rien n’est bon comme l’enfance. Voilà le malheur des choses de ce monde, où le noir et le blanc sont deux vérités. Chaque maxime a son envers, et l’évidence dépend du point de vue, toutes fois qu’il s’agit d’une autre vérité que la Vérité même qui est Dieu.

Cet âge est surtout sans mesure. Nous naissons tyrans. Il n’y a point d’enfant qui ne soit un despote.

Il n’y a pas non plus d’enfant qui ne subisse l’impérieux besoin de remplir un rôle dans le drame ou dans la comédie qui s’agite près de lui. L’enfant d’une famille qui déménage casse toujours un miroir ou une tasse de porcelaine pour avoir voulu déménager aussi et emporter ces objets malgré sa mère. Il lui faut une importance. Si on le pousse en dehors de l’action par la porte, il y rentre par la fenêtre.

Mais, à cet égard, combien d’hommes restent enfants toute leur vie !

La chaîne avait diverti les petits hôtes de la maison Lemercier, bien autrement que n’aurait pu le faire la lanterne magique, Guignol, ou même une forte séance de M. Hamilton, le galant successeur de Robert Houdin. Ils avaient été dans cette pièce auteurs et acteurs : double joie. Leurs costumes portaient les marques de leur vaillance ; ils avaient les pieds mouillés, les mains rouges et brûlantes comme de vrais sauveteurs, n’était-ce pas de quoi enchanter ? Puis tout à coup, au milieu de leur triomphe, et quand la chaleur du combat n’avait pas eu le temps de se refroidir, une péripétie était survenue, plus inopinée, plus brusque, plus intéressante que celles qu’on applaudit au cinquième acte des pièces de théâtre. Cette péripétie les touchait de si près, qu’un instant ils purent s’y croire englobés : c’était encore très-bien ; mais l’instant d’après, la scène de reconnaissance devenait si intime, qu’il n’y avait plus moyen d’y mettre le doigt. Nos petits hommes et nos petites dames comprirent qu’ils allaient devenir des gêneurs, chose atroce ! Impossible de rester une minute de plus.

Alors ils s’ingénièrent, et la tyrannie de l’enfance perça au milieu même des chères prévenances du cœur : Quelques-unes de leurs exigences furent raisonnables ; ainsi Maurice, saisissant l’étranger à bras-le-corps, donna le signal d’une poussée qui l’entraîna avec sa femme et ses enfants jusque dans la maison. Il ne fallait pas songer, en effet, à rentrer dans l’appartement de Mme Jacoby, que les pompiers étaient en train de noyer. On mit l’étranger dans le bureau de M. Lemercier, qui était une place réservée, et le bon papa ordonna la retraite, comprenant que les deux époux désiraient, par-dessus toutes choses, le bienfait de la solitude.

Ils étaient là, en effet, tous les deux, se tenant par les mains et se regardant avec des yeux mouillés. Le petit Henri et la petite Henriette s’agenouillaient devant eux et baisaient leurs mains jointes en riant et en pleurant.

Voilà ce qui était bien. Voici le despotisme :

– Nous voulons bien nous en aller, dit résolument Maurice, chef de toutes les barricades, mais il faut qu’ils viennent avec nous… Henri et Henriette !

– Dans un pareil moment… commença M. Lemercier.

– Dans un pareil moment, bon papa, interrompit Maurice sans cérémonie, nous ne voulons pas qu’ils s’enrhument. Ce sont nos amis maintenant. Ils ont froid, ils sont mouillés, ils n’ont pas eu le temps de s’habiller… N’est-ce pas, monsieur et madame, que j’ai raison ? Ils grelottent, tenez ! et puis, je vois bien, moi, que vous avez toutes sortes de choses à vous dire… Ah mais !

L’étranger sourit et l’appela de la main. Maurice s’approcha aussitôt. L’étranger l’attira sur son cœur et le baisa. Maurice, fier comme Artaban, regarda son grand-père, tandis que Gaston s’emparait d’Henri et Claire d’Henriette.

– Pour un instant, murmura l’étranger, seuls, tout seuls !

– En avant deux ! s’écria Maurice.

– Et ensuite, reprit le colonel avec une inflexion de voix singulière, j’aurai à parler en particulier à M. et Mme Lemercier.

– À vos ordres, cher monsieur, répondit le grand papa.

La bonne maman avait comme une main qui lui étreignait le cœur, mais c’était sans doute le contre-coup des émotions de l’incendie.

Cependant l’armée des petits sauveteurs avait sa proie. Henri et Henriette étaient des prisonniers, on les tenait ! Agathe voulait déjà les bourrer de gâteaux, Louise parlait de les mettre au bain, Claire votait pour un lit bien chaud, son propre lit à elle, pour Henriette.

– Ah ! çà ! ah ! çà ! dit Maurice indigné, comme cela, nous les perdrons ! Croyez-vous que la fête est finie ! Voulez-vous les priver de danser avec nous ! Et quelle occasion d’avoir une leçon de vraie mazurka ! c’est leur ronde nationale : Il faut les costumer.

Un tonnerre d’applaudissements accueillit ces belles paroles.

– Il faut les costumer ! il faut les costumer !

Henri et Henriette résistaient.

– Comment ! s’écria Maurice. Vous retrouvez votre papa et vous ne voulez pas célébrer ce bonheur ! par exemple !

Et les autres :

– Comment ! comment ! votre maman pleure de joie ! Pourquoi seriez-vous encore tristes quand vos parents sont heureux et contents ?

– Des costumes ! des costumes !

– Il y en a plein une armoire, ici !

– Et qui n’ont servi qu’une fois.

– C’est dommage, dit une belle petite fille, mon frère et moi nous en avons de tout neufs que nous n’avons pas mis, parce que mon oncle nous a apporté ceux-ci, qu’il a trouvé à acheter par hasard : deux vrais costumes hongrois, savez-vous.

– Deux vrais ! répéta le frère avec une légitime fierté, authentiques !

Henri et Henriette auraient pu affirmer l’exactitude du fait, car c’étaient leurs propres habits. Ils les regardèrent bien un peu du coin de l’œil, mais on étalait déjà devant eux une abondante et brillante friperie. L’armoire du jeudi gras était pleine, ce n’était point de l’exagération. À ces enfants riches et gâtés, les costumes ne servaient jamais qu’une nuit. Il y en avait là de toutes les formes, de toutes les couleurs, de toutes les époques et de tous les pays.

Il faut bien se soumettre quand on est captif. Henri et Henriette n’étaient que deux contre cinq cents, et la joie intime de leurs pauvres petits cœurs était complice de toutes ces folies. Henri se laissa mettre un superbe costume de Highlander : un Mac Gregor et Henriette, livrée aux mains adroites de ces demoiselles, fut en un clin d’œil une Marie Stuart splendide.

On les entoura tout rouges et timides qu’ils étaient, on les admira, on les embrassa. Si tu savais, Jane, comme on les aimait ! À la fête, maintenant ! L’orchestre avait eu du bon temps pendant l’incendie et aussi pendant qu’on habillait les deux petits, l’orchestre préluda avec une vigueur qui annonçait la bonne volonté de bien faire. Lequel de ces messieurs aura l’honneur de donner la main à Henriette ? Laquelle de ces demoiselles sera la danseuse de Henri ? Grande question ! S’il y avait eu ici autre chose que des garçons et des bichettes parfaitement élevés, on se serait battu, je t’assure. Maurice fronçait déjà le sourcil en défiant ses rivaux du regard, il lui fallait Marie Stuart ou la mort ! Gaston, plus maître de lui, faisait appel à la diplomatie. Fernand, Gustave, Alfred, Adolphe, Bertrand, Frédéric, briguaient l’honneur d’ouvrir le bal avec celle qui désormais était l’idole.

Du côté des petites demoiselles, c’était un empressement pareil, quoiqu’il fût moins franchement exprimé. Toutes voulaient Mac Gregor ; l’impératrice, la bergère du Liban, le bébé chinois, la Circassienne, la mandarine, la marquise, Colombine, la laitière, et vingt autres, dirigeaient vers Henri l’artillerie de leurs jolis yeux et l’entouraient de leurs sourires.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart ne voyaient rien de tout cela. Ils étaient inquiets ; leurs regards se tournaient à chaque instant vers la porte. Ce n’était pas danser qu’ils voulaient : ils avaient le cœur trop plein. Ils pensaient à leur père, dont il étaient séparés depuis si longtemps ; à leur mère chérie, qui était à peine remise lorsqu’ils l’avaient quittée. Ils auraient donné toutes les danses du monde, et aussi toutes les belles friandises étalées sur le buffet, pour une parole de leur père et de leur mère.

Maurice s’esquiva, car il avait deviné cela. Il ne perdait jamais beaucoup de temps en préliminaires : il alla droit à la chambre où Mine Jocoby et l’étranger étaient réunis. Il appela, puis il dit :

– Venez voir vos enfants, monsieur et madame, ils ne peuvent pas s’amuser sans vous.

À son grand étonnement, ce fut la voix du bon papa qui répondit :

– Nous sommes en affaires. Si quelqu’un nous dérange, gare à lui !

Maurice revint plus vite qu’il n’était venu.

– Mon petit. Henri et ma petite Henriette, dit-il, tout va bien. J’ai vu votre papa et votre maman par le trou de la serrure. Votre maman souriait, votre papa racontait une histoire. Ils ne sont pas seuls, grand-père est avec eux. Ils sont en affaires tous les trois et vous ne pouvez pas les déranger. Alors, amusons-nous.

Et d’une voix de Stentor :

– Allez, l’orchestre ! une hongroise !

Pour ne froisser aucune ambition, et aussi par l’accord de toutes ces curiosités intelligentes, il fut convenu que cette première hongroise serait dansée par Mac Gregor et Marie Stuart ensemble. Comme cela on était bien sûr de ne mécontenter personne, et d’avoir un parfait spécimen de la danse magyare. L’orchestre frappa ses accords sautillants et jeta sur une mesure à deux temps vivement rythmée toute une cascade de cadences joyeuses. Henri et Henriette tressaillirent à l’appel de l’air national. Ils prirent posture comme malgré eux, puis, entraînés par cette voix qui leur parlait de leur enfance et de leur pays, ils s’élancèrent d’un pied leste, marquant la mesure avec leurs talons et prenant ces poses tour à tour gracieuses et hautaines que notre danse banale n’admet plus. Car nous prenons à tous les pays du monde leurs pas, leurs sauts, leurs glissades pour n’en garder que le nom, et les soumettre à l’uniformité de nos ballets mondains. Polkas, mazurkas, schottish, valses, redowas et autres inventions de la Terpsichore exotique, prennent chez nous invariablement le même caractère, parce que nous dansons pour causer et non point pour danser.

Ceci n’est point précisément un blâme. Chacun se divertit comme il l’entend.

Mais Mac Gregor et Marie Stuart dansaient pour danser, comme on danse le long du Danube et de la Theiss. Ils prenaient malgré eux ces airs de tête provocants, cette tournure martiale, ces poses à la fois tendres et hardies que l’on copie chez nous, mais qui, là-bas, sont la nature. Leurs costumes, il est vrai, mentaient à la couleur locale, mais tout ce qui est audacieux, fier, jeune et chevaleresque convient au costume national de l’Écosse, la vaillante patrie des cavaliers.

Ce fut un succès, ce fut mieux, ce fut une fièvre. On s’arrêta d’abord pour les voir et pour apprendre.

Les couples tout formés restaient immobiles à regarder. Mais on apprend vite, et surtout bien vite croit-on avoir appris.

N’est-ce pas, Jane, avant d’avoir essayé, tout est facile ?

En avant deux ! voici tous les couples partis ! Dieu ! quelles poses ! chacun voulait faire mieux que le modèle. On se moquait bien un peu les uns des autres, et il y avait de quoi, mais on allait de si bon cœur ! jamais hongroise ne fut si vaillamment sautée. Maurice s’était emparé d’une dame maronite qui oubliait là toutes ses infortunes. Elle pirouettait à la barbe des Druses, qui n’avaient pas le cœur de la persécuter. Allez, l’orchestre ! ferme, les violons ! soufflez, les cuivres ! La sueur vous perce, tant mieux ! allez toujours ! Vous êtes essoufflés, n’avez-vous pas honte ! poussez, morbleu, ferme ! ferme ! serez-vous assez lâches pour demander grâce ?

Vaincu, l’orchestre ! le premier violon se renversa sur son siége pour s’éventer avec son foulard, la clarinette poussa un couac suprême, la petite flûte grinça comme une scie et la contre-basse rendit un sourd mugissement. Le chef lui-même était hors de combat.

On vit le trombone, grave et triste, verser dans son godet tout un verre de vapeur distillée, et le cornet à pistons eut besoin d’une bouteille entière pour gargariser sa gorge endolorie.

Les danseurs, les vainqueurs haletaient sur les divans.

Du punch, mesdames ! les glaces ne valent rien après une hongroise pareille. Du punch fait exprès pour vous, du punch qui étincelle dans le cristal taillé, comme la goutte d’eau sur les feuilles de la rose. Buvez sans crainte et ne faites pas la petite bouche. Il y a si peu de rhum ! La divine ambroisie jamais ne donne la migraine. Buvez, je réponds de tout. C’est du lait !

Oh ! le cher Mac Gregor ! oh ! la bien-aimée Marie-Stuart ! On peut demander parfois à Paris : De quoi dépend la vogue ? mais ce n’était pas ici le cas. Il suffisait de voir Henri et Henriette pour comprendre leur succès. Leurs regards reconnaissants se promenaient sur la foule amie ; leurs sourires remerciaient, et sur leurs charmants visages il y avait une expression mélangée de joie et de mélancolie qui leur donnait tous les cœurs.

VII – HISTOIRE DE MADAME JACOBY

Quand on eut éloigné Henri et Henriette, Mme Jacoby et son mari restèrent seuls. Ils se tinrent un instant embrassés et confondant leurs larmes.

– Dix ans ! murmura enfin la jeune femme, dix ans sans nouvelles !

– Tu es plus belle qu’autrefois, ma Jeanne, s’écria l’américain, au lieu de répondre.

Et il pressa contre ses lèvres les mains froides de Jeanne.

Ce n’était pas qu’il craignit de s’expliquer, mais il était tout entier aux transports de sa tendresse conjugale.

– Tu as souffert, Jeanne, ma femme chérie, continua-t-il sans faire trêve à ses caresses, je savais que tu souffrais et je ne pouvais adoucir ta peine ; je ne pouvais pas même te crier de loin : Courage ! Quand je l’ai pu, Dieu m’est témoin que je l’ai fait, mais tu n’étais déjà plus en Hongrie, et sans doute que mes lettres ne sont pas arrivées jusqu’à toi…

– Pas une seule ! interrompit Jeanne. Il eût suffi d’un mot pour nous rendre l’espoir et la vie : je dis nous, Henri, car nos deux enfants t’aiment autant que moi, et c’étaient trois âmes qui s’élançaient chaque jour vers Dieu pour lui redemander un époux et un père. Bien des fois le désespoir est venu, bien des fois je t’ai cru mort et j’ai imploré du Ciel la grâce de te rejoindre dans un monde meilleur, mais j’avais près de moi mes deux anges qui me rappelaient la bonté de Dieu, et qui me disaient : Ne désespère pas, mère ; nous le voyons dans nos rêves, et tout au fond de notre cœur, il y a une voix qui nous crie : Non, non, il n’est pas mort, tu le reverras, il reviendra pour nous aimer !

– Et me voilà, Jeanne, et je vous aime ! Dieu tient la promesse qu’il faisait dans le cœur de nos chers enfants !

Ce furent des baisers encore. Puis Jeanne :

– Je t’en prie, Henri, dis-moi bien vite ton histoire.

– La tienne d’abord, Jeanne, car la mienne est longue et je dois t’avouer une chose : mon histoire, à moi, ne sera pas pour toi seule.

– Que veux-tu dire ?

– Tu as encore un secret à connaître, et les surprises de cette nuit ne sont pas épuisées… Voilà ce que je sais de tes aventures par le magyar Karoly, qui combattait avec moi dans l’armée italienne. Repoussée par ton père, tu trouvas un asile chez un paysan slave des environs de Gran, nommé Ivan et tu fis en quelque sorte partie de sa famille…

– Je restai seule, interrompit la jeune femme : mon père punissait cruellement ma désobéissance, et l’homme à qui j’avais tout sacrifié, mon mari était perdu pour moi. La femme d’Ivan m’avait nourrie de son lait. Une nuit d’hiver, je vins frapper à leur porte, avec mes deux enfants dans les bras. Ceux qui t’ont dit que je fus de leur famille n’ont pas dit assez : ils me traitèrent comme des serviteurs empressés autour de leur maîtresse. Pendant huit ans, j’ai été reine dans cette pauvre maison. Ils faisaient deux parts de la vie : le travail était pour eux, le repos et le bien-être pour moi. C’est grâce à eux que j’ai pu me consacrer tout entière à nos enfants, et leur donner l’éducation que j’avais moi-même reçue…

– Ils seront récompensés ! s’écria Henri.

– Les hommes ne peuvent plus rien pour eux, dit Jeanne, dont les beaux yeux se mouillèrent. Ils ont leur récompense dans le ciel. Ivan mourut le premier, les lèvres sur ma main ; puis ce fut le tour de ma pauvre nourrice. Des héritiers vinrent et prirent la maison. Ils ne nous chassèrent point ; car, dans notre pays de Hongrie, l’hôte est une personne sacrée ; mais ils étaient pauvres et ne nous connaissaient pas. J’avais pu accepter le dévouement d’Ivan et de sa femme. Au fond de mon malheur, je restais trop fière pour accepter l’aumône d’une famille étrangère.

Je tentai de fléchir mon père. Je me présentai sur son passage au moment où il entrait à l’église. Je tenais mes deux enfants par la main. Mon père détourna les yeux de nous. Il m’aimait bien cependant autrefois ; mais les fils de la race magyare se font un honneur de ne pas savoir pardonner.

J’allai trouver le bon prêtre de Szegedin qui nous avait mariés, Henri, cette nuit terrible où tu étais blessé, mourant dans la cabane d’un Serbe gardeur de troupeaux ; cette nuit où je pleurais à ton chevet, folle de désespoir. L’antique loi des mariages slaves ne demande que les noms donnés devant Dieu au baptême. Qu’importent les noms de famille à Celui qui, du haut du ciel, voit tous les hommes égaux ? Le prêtre avait marié Henri et Jeanne, et, à l’heure où nous sommes, Jeanne ne saurait pas encore lui dire l’autre nom de Henri !

Un sourire adoucit le reproche contenu dans cette parole. Henri prit la main de Jeanne et la porta à ses lèvres.

– Avant une heure tu le sauras, chérie, dit-il.

– Les deux enfants, poursuivit Jeanne, s’étaient jetés dans mes bras en voyant les mépris de leur grand-père, et mon petit Henri, dont le cœur est au-dessus de son âge, m’avait dit, en séchant mes larmes à force de baisers :

– Mère, ne nous as-tu pas appris que ton mari était de France ? La France est le plus grand des peuples. Allons à Paris, la ville des merveilles, et peut-être que nous y retrouverons mon père.

C’était pour avoir les moyens de gagner Paris que je m’adressais au bon prêtre de Szegedin. L’espoir que j’avais de t’y retrouver était bien faible ; mais je comptais sur mon talent de musicienne pour donner au moins à nos pauvres enfants le pain du corps et le pain de l’âme.

Voilà deux ans que nous sommes à Paris. Mon talent de musicienne est ici bien peu de chose. Il y a tant de talents supérieurs au mien dans cette grande capitale ! Les premiers jours, il me semblait à chaque instant que j’allais te rencontrer dans les rues. Ces deux années auraient dû épuiser mon espoir ; mais je ne sais : Dieu a voulu, dans sa miséricorde, que l’espérance fût immortelle. J’étais comme nos chers enfants, je me disais au milieu de nos peines les plus dures : il n’est pas mort, il reviendra…

Henri, je ne t’accuse pas. Te voilà. Il me suffit de revoir ton noble visage pour être sûre de ton cœur. À quoi bon te dire ce que nous avons souffert dans ce grand Paris, où nous n’avions ni un protecteur ni un appui ? Tu sauras tout d’un mot : les enfants ont eu faim, et, la semaine dernière, j’ai vendu l’anneau d’or que tu m’avais passé au doigt la nuit de notre mariage.

Mme Jacoby se tut. Les yeux de son mari restaient fixés sur elle.

– Je te donnerai un autre anneau de mariage, ma Jeanne, murmura-t-il.

Puis, avec une inflexion de voix singulière, il ajouta :

– Les propriétaires de la maison que tu habites sont des gens riches, très-riches…

– Et très-bons, interrompit Jeanne.

– Oui…, et très-bons. N’as-tu jamais songé à t’adresser à eux ?

Mme Jacoby eut le rouge au front.

– En Hongrie, je n’avais pas honte, prononça-t-elle tout bas. Tout le monde connaissait la fille du palatin Jacoby. En Hongrie, j’osais… Est-ce à dire que la Hongrie soit plus généreuse que la France ? Je ne sais ; mais je suis Hongroise. Ici, j’ai vu tout de suite qu’on s’abaissait en demandant. Je serais morte avant d’implorer un secours.

– Morte ! répéta l’étranger, dont l’accent était rêveur désormais.

– Et pourtant, reprit Jeanne, je ne suis pas sans avoir des obligations aux maîtres de cette maison. Depuis un an, ils ne m’ont point réclamé le loyer de ma petite chambre.

L’étranger se leva sur ces mots, et alla tout droit à un cordon de sonnette caché derrière les rideaux de l’alcôve. Il sonna bruyamment.

– Que fais-tu ? demanda Jeanne étonnée, et comment savais-tu que ce cordon était là ?

Le coup de sonnette avait été si bravement donné, que le vieux François arriva courant.

À sa vue, l’étranger eut un mouvement. Un nom vint jusqu’à ses lèvres mais il le retint et se borna à sourire.

– Dis à M. Lemercier que je désire le voir sur-le-champ ! ordonna-t-il d’une voix impérieuse et brève.

Au son de cette voix, le vieux valet fut secoué de la tête aux pieds.

– Qui a parlé ?… balbutia-t-il.

Et Jeanne le vit qui devenait plus pâle qu’un mort. Mais l’étranger répéta :

– Dis à M. Lemercier qu’il vienne sur-le-champ.

François sortit d’un pas chancelant.

– Comme tu parles ! murmura Jeanne. Songes-tu au lieu où nous sommes ?

Au lieu de répondre, le colonel Américain se promenait à grand pas.

François aborda M. Lemercier par ces mots entrecoupés.

– Monsieur !… ah ! monsieur !… j’ai peur d’avoir perdu la raison… L’étranger veut vous voir… celui qui a sauvé Mme Jacoby… Je n’ose pas vous dire… je craindrais trop de me tromper. Mais allez vite ! bien vite !…, et j’espère que vous vous souviendrez de cela : c’est moi qui l’ai reconnu le premier !

M. Lemercier n’avait entendu qu’une chose : l’étranger désirait le voir. Sa bonté d’âme le fit se hâter vers son cabinet.

Sa femme, la bonne grand-mère, remarqua seule le trouble de François. Elle l’appela et l’interrogea. François répondit à tort et à travers ; il perdait la tête ; il finit par dire :

– Je suis fou, madame, je suis fou à lier, ou il y a un grand bonheur dans la maison !

La bonne dame s’élança sur les pas de son mari ; mais elle trouva la porte fermée à clef.

VIII – LES AVENTURES DE L’ONCLE HENRI

Derrière la porte du cabinet l’étranger était debout en face de M. Lemercier, à qui il avait dit : « Regardez-moi ».

Les jambes de M. Lemercier tremblèrent sous le poids de son corps.

L’étranger le saisit dans ses bras au moment où il allait tomber à la renverse, en balbutiant ces mots :

– Mon fils Henri ! mon fils Henri !

Jeanne essaya de se lever, mais l’émotion la tenait clouée à son siége.

Le colonel Américain Henri Lemercier du faubourg Poissonnière, puisque nous savons désormais son vrai nom, riait et pleurait à la fois.

– Père ! s’écria-t-il en levant le vieillard dans ses bras, père bien-aimé, me pardonneras-tu ?

– Ta mère… murmura le vieillard, je vais chercher ta mère…

– Pas encore ! il faut la préparer…

– C’est juste, dit M. Lemercier, doux comme un enfant. Je perds la tête, vois-tu… Est-il possible, mon Dieu ! Henri ! mon fils Henri ! Un colonel des États-Unis !… est-ce pour le carnaval ?

– Non, c’est pour tout de bon, père, répondit gaiement le colonel ; mais nous sommes quatre, tu sais : ma femme et mes deux chéris.

– Tes enfants ! mes enfants ! s’écria le vieillard ; ta femme… ma fille !

Il tendit les bras. Jeanne s’y précipita, muette de bonheur.

Pendant une minute, ils ne parlèrent plus. M. Lemercier reprit :

– Ta mère, Henri… ma femme…

– Oh ! c’est la bonne bouche, cela, père, s’écria le colonel. Je t’aime dix fois plus que ma vie ; mais, tu n’es pas jaloux, n’est-ce pas ? Ma mère ! ma sainte et bien-aimée mère !… Il faut attendre… la préparer petit à petit… Comment trouves-tu ta fille, père ?

M. Lemercier ne répondit qu’en pressant Jeanne contre son cœur.

– Comme ses sœurs vont l’aimer ! pensa-t-il tout haut.

– Mes excellentes sœurs ! Père, je n’ai pas été un seul jour sans penser à vous tous. Mais regarde-moi donc ! Est-ce que je ressemble encore au portrait qui est sur la boîte d’écaille de maman ?

– Tu ressembles à un brigand, répondit le vieillard en souriant à travers ses larmes. Que va dire ton oncle le curé ?… Mais comment se fait-il, expliquez-moi donc cela, mes enfants, comment se fait-il que ma belle Jeanne… ma fille !… ne m’ait pas dit un mot de tout cela depuis deux ans qu’elle vit à dix pas de moi ?

– Elle eût été bien embarrassée, père. Elle a su mon nom seulement quand elle t’a entendu m’appeler « mon fils. »

– Vraiment !

Un nuage vint au front du brave négociant.

– Oh ! sois tranquille, père, nous sommes mariés : par un prêtre hongrois.

– Sont-ce de vrais prêtres ? demanda M. Lemercier.

– Je crois bien ! La cathédrale de Gran est la métropole de toute l’Autriche !

– Et tu as ton acte de mariage ?

– Nous le ferons venir. Jeanne s’est cruellement mésalliée en épousant le fils d’un commerçant, je te préviens de cela, père. M. Jacoby est palatin hongrois.

– Ah ! ah ! palatin… Il faut, me pardonner, ma fille, je ne sais pas du tout ce que c’est qu’un palatin.

– C’est quelque chose comme un demi-cent de sénateurs.

– Vraiment ! Ah çà ! c’est donc un roman que ton histoire ?

– Un vrai roman ! Asseyez-vous là tous les deux, car Jeanne n’en sait pas beaucoup plus long que toi, père. Je vous raconterai les détails une autre fois, aujourd’hui, je vais vous dire le gros. M. Lemercier, tout sage que vous êtes, vous avez donné le jour à un grand fou, et, quand je regarde en arrière, je me demande où j’ai pu prendre tant d’idées extravagantes. Ceci est le préambule. M’écoutez-vous ?

Le vieillard et la jeune femme étaient assis et se tenaient par la main.

– Nous t’écoutons, dirent-ils.

– Et moi aussi, prononça une voix pleine de larmes de l’autre côté de la porte.

Henri ne fit qu’un bond et rapporta sa mère dans ses bras.

Jane, mon ange, voilà ce que je ne saurais pas te peindre. Nul n’a pu trouver encore le fond d’un cœur de mère. Ce furent des baisers, des étreintes, des pleurs. Mme Lemercier voulait être toute à son fils et ne pouvait se lasser d’admirer sa nouvelle fille. Elle voulait envoyer chercher les deux enfants pour les voir ; elle voulait aussi ses quatre filles et tous ses autres petits-enfants pour leur faire voir. Elle riait, elle sanglotait, elle avait le délire.

– Que tout le monde écoute ! ordonna Henri, qui était le maître. Il est permis de rire, de pleurer, de s’embrasser ; mais je dois une histoire, je la paye. Tant pis pour ceux qui s’occuperont à autre chose. J’ai deux jours de traversée et quarante heures de chemin de fer dans le corps. Il faudra bien que je dorme, à la fin. Y est-on ?

– Nous y sommes.

– Me voilà donc parti pour chercher des aventures. Dix huit ans, et ne sachant à quelles bagarres me vouer. Je ne comprends pas beaucoup la politique. Il me fallait me battre, n’importe pour qui ; telle était ma vocation. Je ne m’en vante pas. Je pense qu’elle est la punition de tous les bordereaux qui se sont faits depuis cinquante ans dans la maison de papa. Le commerce a couvé ici un œuf de bandit. Avançons.

» Au lieu de garder le roi de Naples, dont le fils s’est crânement conduit à Gaële, je tirai d’abord des coups de fusil aux Russes et aux Autrichiens, tout le long du Danube. Je fus blessé, parce que j’allais au combat comme à la noce, et au mois de juin 1848, le père de Jeanne me recueillit en son château de Kaunitz, près de Debreckzin. Jeanne me soigna et je l’aimai. C’est la règle. Je m’appelais le capitaine Henri, tout uniment, par la crainte que j’avais d’inquiéter ma bonne mère, qui aurait vu mon nom dans les journaux. Le palatin Jacoby, fier comme Guzman, n’aurait pas plus donné sa fille, du reste, à M. Henri Lemercier qu’au capitaine Henri. Nous nous mariâmes. Je rejoignis l’armée ; je fus fait prisonnier par les Russes, et, depuis lors, je n’ai revu ma femme que cette nuit, dans la cour de notre hôtel, ici, faubourg Poissonnière, à Paris.

» Je m’échappai du château de Szegedin, où l’on gardait les captifs ; je tuai en duel un magnat hongrois, qui était un excellent seigneur, mais que le palatin Jacoby voulait avoir pour gendre. Les Magyars se mirent à me poursuivre comme un chien enragé ; je me rendis aux Russes. J’eus dispute avec un colonel d’artillerie, qui était bien le plus galant homme que j’aie rencontré jamais. Il avait dit du mal de votre gouvernement provisoire de 1848, et il avait bien raison, mais je n’en savais pas plus long, et ce bêta de gouvernement, c’était la France, pour le moment. Nous allâmes sur le pré, le colonel et moi ; il y resta. Je fus envoyé tout net en Sibérie.

» Il y a du bon partout, même en Sibérie ; seulement on n’y peut pas écrire à ses parents. Je fus employé à faire de l’or, et Dieu sait que la Californie n’est que de la Saint-Jean auprès de ces riches placers perdus sous la neige. Je m’ennuyais, je me sauvai ; je fus repris, je me sauvai encore. Cela m’occupait. Je voyais toujours ma mère et ma femme ; j’aurais brisé des murs de diamant.

» Les évasions sont rares en Sibérie. Un jour j’entendis parler de la guerre de Crimée. Les Russes sont de bons enfants qui aiment beaucoup les Français. Ils me racontèrent les exploits de l’armée française dans la Baltique et dans la mer Noire. Vive Dieu ! me disaient-ils, si les Anglais ne vous avaient pas, comme nous les rosserions ! Mais il est écrit que l’Angleterre trouvera toujours moyen de s’abriter derrière la vaillance française sans jamais lui rendre la pareille. Cela m’est bien égal. Je n’aime pas beaucoup les Anglais ; mais il faut que tout le monde vive.

» Le soir du jour où il me fut parlé de la tour Malakoff, je sautai en bas d’un rempart de quarante pieds, j’en escaladai un autre de même taille, et je fis douze lieues dans la neige. J’allais à Sébastopol. Des monts Altaï, où j’étais, jusqu’à la Crimée, il y a loin ; n’importe, j’étais lancé. J’avais un costume russe je savais la langue : marche !

» Je marchai. J’arrivai à Sébastopol juste une année après la prise de Malakoff.

» J’écrivis à ma femme en lui disant mon nom, cette fois, et en la priant de donner de mes nouvelles à ma bonne mère. La lettre doit être à la poste de Gran ; nous l’irons chercher quelque matin.

» J’étais libre, morbleu ! et c’était bien le principal. J’atteignis la frontière turque comme je pus. Me voilà chez des alliés. Vive la France !

» Je ne connais rien en politique ; mais s’il fallait juger la France par ses alliés ottomans, miséricorde ! On parle des Russes ! mais les Russes sont des chérubins auprès de ces magots de Turquie, stupides, cruels, voleurs, menteurs, assassins et poltrons. Il y a pourtant de braves gens parmi eux, seulement, ils sont trop rares.

» Enfin, n’importe ! Je m’embarquai en qualité de matelot sur une grande coquine de felouque mal faite, mal gréée, mal voilée et, surtout mal fréquentée, qui portait quelques marchandises moisies. Nous fîmes voile de Sinope pour les îles de l’Archipel. Le commandant du navire me donna trois fois des coups de bâton. Il les donnait très-bien. Je les lui rendis à Lemnos, localité célèbre au collége. Je lui cassai les deux bras, les deux jambes et la tête. L’équipage voulut me nommer pacha ; mais on parlait d’une campagne que la France devait faire en Italie, j’avais hâte d’arriver.

» J’arrivai le lendemain de la paix de Villafranca. Est-ce du guignon ? Heureusement, j’étais à Venise. Je fis connaissance avec une douzaine d’officiers autrichiens, gais compagnons, doux comme des agneaux et braves comme des lions. Les journaux, je vous en préviens vous en font avaler de bien fortes au sujet des étrangers. Tout en fréquentant mes Autrichiens, je rencontrai un honnête garçon qui conspirait contre l’Autriche. Je fis de tendres adieux à mes habits blancs d’Autrichiens et je m’embarquai pour Gênes. De Gênes, je passai volontaire en Sicile. J’y restai peu : j’aime la guerre, c’est vrai, mais non pas celle-là, et dès que j’eus regardé de près Garibaldi, l’idée me vint de me faire zouave du pape : à la bonne heure ; ceux-là sont des soldats ! Seulement, sur la route, en passant le détroit, je rencontrai Godard ; Godard, de la rue des Petites-Écuries, qui est contre-Amiral dans la flotte d’Alexandre Dumas. Il me donna des nouvelles de ma mère, de mon bon père, de mes chères sœurs, de tous les petits enfants… Il paraît que nous fondons un clan, ici, dites donc, comme dans les romans de Walter Scott ?…

» Godard n’est pas beau ; mais sa vue me fit verser des larmes. C’était la patrie ; bien plus que la patrie, c’était le faubourg Poissonnière. À son aspect, tout le boulevard Bonne-Nouvelle passa devant mes yeux éblouis. Je vis le Gymmase, le Bazar, la porte Saint-Denis… Oh ! la porte Saint-Denis ! Je remontai le faubourg par la pensée j’aperçus le Conservatoire, le Garde-Meuble et la chère porte de notre maison.

» Ma mère, ma pauvre bonne mère, j’aurais passé en ce moment la Méditerranée à la nage pour venir me jeter dans tes bras. Je me bouchai les deux oreilles pour ne pas entendre le bruit héroïque du canon de Gaëte, et je sautai sur le pont du bateau à vapeur.

» Vous croyez peut-être que c’est tout ! Hélas ; non. Je ne sais comment ce diable de major Smith m’embaucha. Il était à Marseille, le major Smith, fabricant de cuir de coton, et il embarquait des soldats pour New-York. La guerre d’Amérique, hein ? Comment résister à cela ! Je partis pour renforcer l’armée fédérale ; mais heureusement je me trompai de chemin, et j’ai passé six mois dans les rangs des hommes du Sud, qui ont eu l’obligeance de me nommer colonel. Quels gaillards ! Savez-vous pourquoi ils se hachent, là-bas ? Non ? ni moi non plus. Un bandagiste, qui commandait mon corps d’armée, et qui battait sa femme parce qu’elle mettait de l’eau dans son rhum, me tira un matin quatre coups de revolver ; on n’a jamais pu deviner pourquoi. Je me fâchai, je le brutalisai ; il en mourut. On voulut me pendre, ce n’était pas mon opinion, je pris la clé des champs.

» Un brick français était en partance ; il se nommait le Parisien : embarque !

» Je dis au capitaine : « Toujours tout droit jusqu’au faubourg Poissonnière ! »

» Et voilà ! Le bon Dieu, qui a pitié des fous comme des ivrognes, voulait me faire une surprise à mon arrivée à Paris et rassembler en un gros bouquet tous mes chers amours pour fêter mon retour dans ma patrie. Je comptais courir en Autriche, après avoir embrassé mes parents ; je retrouve ici, non seulement tous ceux que j’y ai laissés, mais ma femme, mon trésor de femme, mes enfants, aussi. Je raille pour garder une contenance, mais j’ai envie de pleurer… Je pleure… je suis heureux, je vous aime… embrassez-moi !

Ses larmes inondèrent, en effet, son mâle visage. Paris produit de ces aventuriers qui sont bons comme du pain et qui font pis que pendre. On l’embrassa ; sa figure hâlée et tout humide de pleurs n’était pas assez large pour tous les baisers qu’on y mettait à la fois.

Ceux qui l’entouraient et lui-même étaient trop occupés pour remarquer cela ; mais, depuis quelques minutes, un bruit confus se faisait entendre dans le corridor. C’étaient des piétinements, des rires, des murmures et des chuchotements. Tout cela se taisait quand on cessait de parler dans le cabinet.

– Et maintenant, fils, dit Mr Lemercier d’un ton suppliant, c’est bien fini, n’est-ce pas ?

– Bien fini, répéta le grand-père, tu nous as fait assez de chagrin.

– Dis, Henri, implora la jeune femme, réponds à ton père et à ta mère, tu ne nous quitteras plus ?

L’oncle Henri hésita un instant. Il regarda son uniforme, mais il regarda aussi les beaux yeux de Jeanne.

– Ma foi, dit-il, j’ai trente ans, c’est l’âge de se ranger. On a beau dire, les aventures sont fatigantes, et, sans parler de la Russie j’ai passé des instants bien désagréables, tant avec nos alliés les Turcs que chez les héros du Potomac. J’avais bien songé à faire une pointe jusqu’en Pologne, mais on y parle latin et c’est le chemin de la Sibérie. Réflexion faite, à bas la guerre ! vive la famille ! je me fais marguillier de la paroisse Saint-Eugène, adjoint au maire ou sergent-major de la garde nationale, au choix du gouvernement. Soupe-t-on ? Si c’est encore l’habitude de ces contrées, je mangerai une tranche de foie gras avec plaisir… La main aux dames !

Il saisit à la fois sa mère et Jeanne et les entraîna ravies vers la porte.

Au moment où il l’ouvrait, un fracas épouvantable éclata, et la maison trembla sous la frénésie des applaudissements qui grondèrent dans les corridors.

– En triomphe ! l’oncle Henri ! en triomphe ! criaient cinq cents voix enthousiastes dont le timbre généralement suraigu donnait plus de montant à cette manifestation. Vive l’oncle Henri qui a été en Sibérie ! Vive l’oncle Henri qui a pris la tour Malakoff un an après le maréchal Pélissier ! Vive l’oncle Henri qui a cassé un Turc comme une poupée ! Vive l’oncle Henri qui se battait sans savoir pourquoi ! Colonel ! adjoint ! sergent-major ! propriétaire ! et marguillier ! Vive l’oncle Henri qui est revenu ! Vive sa femme ! vivent ses enfants ! vive le souper ! En triomphe ! en triomphe !

Les monstres avaient écouté, Jane ; les monstres avaient entendu ! Penses-tu qu’ils respectaient le héros de tant de belles aventures ? Du tout ! ils se pendaient à sa tunique comme la trop nombreuse famille de la mère Gigogne s’accroche à ses jupons. Ils voulaient tous en avoir un morceau pour en faire sans doute des reliques. Oh ! certes, l’oncle Henri avait couru de bien grands dangers en sa vie, mais jamais il ne s’était trouvé à pareille mêlée.

Figure-toi cinq cents diables acharnés contre un aventurier paisible ! Il ne savait auquel entendre et demandait grâce en riant aux larmes.

– Où sont mes neveux ? où sont mes nièces ?

– Moi, moi, moi !

Tous ! figure-toi Jane ! Ils étaient tous ses nièces et ses neveux. Maurice, qui était monté sur ses épaules par derrière, avait beau l’étouffer, il ne pouvait se faire entendre. Maurice voulait désigner loyalement les vraies nièces et les vrais neveux, mais, bah ! Je t’en souhaite !

– Moi, moi, moi !

– Mon oncle, ne reconnais-tu pas ton petit Augustin ? criait un scélérat de mandarin, jaune comme un serin.

– Mon oncle, mon bon oncle, ne fais pas languir ta petite Célestine ! roucoulait une Albanaise.

– Ah ! mon oncle ! pleurait Arlequin, je suis ton Casimir ! Comme tu m’aurais fait sauter sur tes genoux si j’avais été au monde avant ton départ !

– Embrasse Gustave, mon oncle !

– Mon oncle ! une caresse à Sidonie !

– N’as-tu rien rapporté pour Aglaé ?

– Pas un souvenir à Clémence !

– Mon oncle ! mon oncle ! mon oncle !

Deux cent cinquante nièces ! deux cent cinquante neveux ! L’oncle Henri devenait fou comme un cheval tourmenté par les mouches. Il cherchait de bonne foi les fils et les filles de ses sœurs ; il tâchait de les distinguer par la ressemblance, mais son regard se noyait dans cet océan de visages joyeux et moqueurs. Il ne reconnaissait plus ses propres enfants, qu’il n’avait vus qu’une seule fois, il était perdu, débordé, submergé ; un rire homérique le prenait.

– Je demande à retourner en Merrimaquie ! s’écria-t-il, capitulant franchement ; mes neveux et mes nièces, ayez pitié de moi ! Je me rends !

Ainsi parla ce libérateur de l’Italie et autres nationalités. Les assiégeants cessèrent aussitôt le feu, car il avait affaire à de généreux ennemis, et M. Lemercier commençait à faire les gros yeux. Une délicieuse Marie Stuart et un beau highlander sortirent des rangs et s’élancèrent dans ses bras en l’appelant papa. On ne riait plus. Henri et Henriette lui présentèrent Gaston ; Maurice, Fernand ; Claire, Antonine, Louise, Agathe et les autres, tandis que les jeunes mères attendaient leur tour pour le presser dans leurs bras, après avoir comblé déjà de caresses leur nouvelle sœur.

À table, maintenant ! Dans le jardin d’hiver ! Un festin de Balthasar !

Vertu-chou, Jane ! comme on soupa ! Il y en avait pour tout le monde. L’orchestre soupait, et sais-tu ce que peut manger un trombone qui soupe ? Les domestiques soupaient ; la concierge soupait, les pompiers soupaient. Ah ! qu’il est doux de voir un souper de pompier ! Maurice alla trinquer avec eux.

Six heures du matin sonnant, les cuivres, vaillamment embouchés, sonnèrent comme une fanfare en forêt. C’était le galop final. Maurice avait Henriette ; la petite Agathe s’était emparée d’Henri. L’oncle était la proie de Claire, d’Antonin, de Louise et d’une douzaine d’autres tyrans mignons. Le grand-papa ?… oui, Jane ! le grand-papa en était ; il avait pris sa nouvelle fille par la taille et galopait comme un perdu : la grand’maman galopait, tenue aux deux anses, comme un panier, par deux de ses gendres ; les quatre jeunes mères galopaient, tout le monde, quoi ! C’était un galop magnifique, imposant, monumental :

Quand il fut fini, on tira l’échelle.

IX – CONCLUSION

La maison de rapport était assurée à la compagnie du Phénix. Tout fut payé, sauf la pipe du poète.

L’oncle Henri écrit ses mémoires, qui auront autant d’éditions que ceux de Robinson Crusoé. Il a désormais une telle frayeur des voyages et des aventures, qu’il se fait accompagner par Maurice pour traverser le boulevard.

Le palatin Jacoby, ayant appris qu’on n’avait plus besoin de lui, est accouru afin de verser des larmes sur le cœur de sa fille.

Le Turc dont Henri cassa les bras, les jambes et la tête dans un moment de vivacité, s’est établi marchand de nougat sur le boulevard de Strasbourg.

Le conseil des Onze et maintenant le Conseil des Treize, par l’adjonction de deux membres nouveaux, Henri, Mac Gregor et Marie Stuart, Henriette.

Voilà le conte promis, Jane, ma blonde chérie. C’est toi, maintenant, qui me dois ton sourire et tes deux jolies joues roses à baiser.

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Mai 2010

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[1] Elle a été rééditée deux fois sous le titre du Vicomte Paul (épuisé) chez Michel Lévy.

[2] Depuis longtemps épuisé.