Jean-Henri Fabre

 

 

 

SOUVENIRS ENTOMOLOGIQUES

Livre IV

 

 

 

Étude sur l’instinct et les mœurs des insectes

 

 

 

(1891)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE I  LE PÉLOPÉE.. 3

CHAPITRE II  LES AGÉNIES. – LES VIVRES DU PÉLOPÉE.. 17

CHAPITRE III  ABERRATIONS DE L’INSTINCT.. 29

CHAPITRE IV  L’HIRONDELLE ET LE MOINEAU.. 44

CHAPITRE V  INSTINCT ET DISCERNEMENT.. 57

CHAPITRE VI  ÉCONOMIE DE LA FORCE.. 69

CHAPITRE VII  LES MÉGACHILES. 81

CHAPITRE VIII  LES ANTHIDIES. 103

CHAPITRE IX  LES RÉSINIERS. 118

CHAPITRE X  L’ODYNÈRE NIDULATEUR.. 139

CHAPITRE XI  LE PHILANTHE APIVORE.. 163

CHAPITRE XII  MÉTHODE DES AMMOPHILES. 187

CHAPITRE XIII  MÉTHODE DES SCOLIES. 200

CHAPITRE XIV  MÉTHODE DES CALICURGUES. 209

CHAPITRE XV  OBJECTIONS ET RÉPONSES. 223

CHAPITRE XVI  LE VENIN DES APIAIRES. 236

CHAPITRE XVII  LE CAPRICORNE.. 250

CHAPITRE XVIII  LE PROBLÈME DU SIREX.. 263

À propos de cette édition électronique. 280

 

CHAPITRE I

LE PÉLOPÉE


Des divers insectes qui font élection de domicile dans nos demeures, le plus intéressant, pour l’élégance des formes, la singularité des mœurs, la structure des nids, est certainement le Pélopée, à peine connu même des gens dont il fréquente le foyer. Ses habitudes solitaires, sa paisible prise de possession des lieux, sont cause du silence de l’histoire à son égard. Il est si discret, que son hôte l’ignore presque toujours. La renommée est aux bruyants, aux importuns, aux nuisibles. Essayons de tirer de l’oubli ce modeste.

 

Frileux à l’excès, le Pélopée se cantonne sous le soleil qui fait mûrir l’olive et chanter la cigale ; encore lui faut-il, pour sa famille, le supplément de chaleur de nos habitations. Son refuge ordinaire est la maisonnette isolée du paysan, avec puits ombragé d’un vieux figuier devant la porte. Il la choisit exposée à toutes les ardeurs de l’été, et riche, autant que possible, d’une ample cheminée où se renouvelle fréquemment un feu de broussailles. Les belles flambées des soirées d’hiver, quand se consume dans l’âtre la bûche sacramentelle de la Noël, sont autant de motifs qui décident du choix, l’insecte reconnaissant, à la noirceur de la cheminée, que les lieux lui seront propices. Un foyer non verni par la fumée ne lui inspire pas confiance : on doit transir en pareille demeure.

 

Pendant les chaleurs caniculaires, en juillet et en août, le visiteur, à la recherche d’un local pour son nid, brusquement survient. L’animation, le va-et-vient de la maisonnée, ne le troublent en rien : on ne prend pas garde à lui, et lui ne prend pas garde aux autres. À pas saccadés, il explore du regard, il ausculte du bout des antennes les angles du plafond noirci, les recoins des solives, le manteau de la cheminée, les flancs de l’âtre surtout, l’intérieur même du canal. L’inspection terminée et les lieux reconnus bons, il part. Bientôt il revient avec la petite pelote de boue qui donnera la première assise de l’édifice.

 

Le point adopté est des plus variables ; souvent il est aussi des plus singuliers, à la condition expresse que la température y soit égale et douce. Une chaleur d’étuve paraît convenir aux larves du Pélopée ; du moins l’emplacement de prédilection est-il l’entrée de la cheminée, sur l’un et l’autre flanc du canal, jusqu’à la hauteur d’une coudée environ. Ce chaud refuge a ses inconvénients. Atteints par la fumée, surtout pendant les feux prolongés de l’hiver, les nids y prennent un enduit marron ou noir semblable à celui qui vernisse la paroi de maçonnerie. On les prendrait pour des inégalités de mortier oubliées de la truelle, tant ils se confondent d’aspect avec le reste. Ce sombre badigeon est sans gravité, pourvu que la flamme ne vienne pas lécher l’amas de cellules, ce qui déterminerait la perte des larves, cuites à l’étuvée dans leurs pots de terre. Mais le péril de la flamme semble prévu : le Pélopée ne confie sa famille qu’aux cheminées dont l’ample embouchure n’admet sur les côtés que les fumées volumineuses ; il tient en suspicion celles qui, rétrécies, permettent aux flambées d’occuper toute l’entrée du canal.

 

Cette prudence n’exclut pas un dernier danger. Pendant la construction du nid, au moment où l’insecte, pressé par la ponte, ne peut se décider à chômer, il peut se faire que l’accès du logis lui soit barré momentanément ou même la journée entière, tantôt par un rideau de vapeur émané d’une marmite, tantôt par un tourbillon de fumée qu’entretiennent de mauvaises broussailles. Les journées de lessive sont les plus à craindre. Sous le vaste chaudron en ébullition continuelle, la ménagère entretient le feu du matin au soir avec tous les résidus du bûcher, brindilles, écorces, feuillages, matériaux de combustion intermittente et difficultueuse. La fumée du foyer, les vapeurs du chaudron, les buées de la cuve, forment devant l’âtre un nuage que déchirent de rares éclaircies. De loin en loin j’ai surpris le Pélopée devant pareil obstacle.

 

On raconte du merle aquatique, le cincle, qu’il traverse au vol, pour se rendre à son nid, la nappe d’eau formant cascade sous le déversoir d’un moulin. Le Pélopée est plus audacieux encore : sa pilule de boue aux dents, il franchit le nuage fumeux, derrière lequel il disparaît, désormais invisible, tellement l’écran est opaque. Une stridulation saccadée, chansonnette de travail, dénote seule que le maçon est à l’œuvre. L’édifice s’élève mystérieusement derrière la nuée. Le couplet cesse, et l’insecte émerge des flocons de vapeur, alerte, dispos, comme s’il sortait d’une limpide atmosphère. Il vient d’affronter le feu, ainsi qu’une fabuleuse salamandre ; il l’affrontera tout le jour tant que la cellule ne sera pas édifiée, bourrée de victuailles et close.

 

De pareilles circonstances se reproduisent trop rarement pour satisfaire en plein la curiosité de l’observateur. J’aurais désiré disposer moi-même du rideau nuageux et tenter ainsi quelques expérimentations sur la périlleuse traversée ; mais, spectateur étranger, j’en étais réduit à profiter de l’heureuse chance sans intervenir et troubler l’opération de la lessive, affaire grave. Et quelle triste idée de ma cervelle se serait faite la ménagère dont j’étais l’hôte accidentel si je m’étais permis de toucher à son feu pour tracasser une guêpe ! I’a peta’n ciéucle[1], n’eût-elle pas manqué de se dire. Aux yeux du paysan, s’occuper de la petite bête est jeu de maniaque, amusement d’esprit fêlé.

 

Une seule fois la fortune m’a souri ; mais je n’étais pas prêt pour en profiter. Les choses se passaient chez moi, dans mon foyer, et précisément encore un jour de lessive. Depuis peu, je débutais au lycée d’Avignon. Deux heures s’approchaient, et le roulement du tambour allait, dans quelques minutes, m’appeler à la démonstration de la bouteille de Leyde devant un auditoire d’étourdis. Je me disposais à partir, quand je vis plonger, à travers la buée de la cuve à lessive, un insecte étrange, prompt d’allure, svelte de forme, portant appendu au bout d’un long fil son ventre en cucurbite.

 

C’était le Pélopée, que je voyais pour la première fois avec des yeux attentifs. Novice encore et désireux de faire avec mon hôte plus ample connaissance, je recommandai chaudement à la maisonnée de surveiller l’insecte en mon absence, de ne pas l’inquiéter, de gouverner le feu de façon à ne pas incommoder dans son travail l’audacieux entrepreneur de bâtisses tout à côté de la flamme. Ainsi fut fait religieusement.

 

Les choses marchèrent mieux que je n’osais l’espérer. À mon retour, le Pélopée continuait sa construction derrière la nuée de la cuve à lessive, placée elle-même sous le manteau d’une large cheminée. Avide comme je l’étais d’assister à l’édification des cellules, de reconnaître la nature des vivres, de suivre l’évolution des larves, points d’histoire absolument nouveaux pour moi, je me gardai bien de susciter les difficultés expérimentales que je ne manquerais pas aujourd’hui d’opposer à l’instinct ; le nid en bon état était l’unique objet de mes convoitises. Aussi, loin de créer au Pélopée des obstacles nouveaux, j’atténuai du mieux ceux qu’il avait à vaincre. Le feu fut écarté, modéré, pour amoindrir l’arrivée de la fumée sur le chantier de travail ; et pendant deux bonnes heures je suivis les plongeons de l’insecte à travers le nuage. Le lendemain, le foyer avait repris sa combustion intermittente et parcimonieuse ; rien ne gênait plus le Pélopée, qui pendant quelques jours continua son œuvre et paracheva sans nouvel encombre le nid bien peuplé que je souhaitais.

 

Jamais plus, depuis une quarantaine d’années, mon foyer n’a reçu pareille visite ; il m’a fallu les bonnes fortunes offertes par le foyer des autres pour glaner le peu que je sais. Bien plus tard, une longue pratique aidant, la pensée m’est venue d’utiliser l’inclination que montrent divers hyménoptères à s’établir dans le lieu natal, à faire souche dans le voisinage du nid où se sont acquises les impressions les plus fortes de toutes peut-être, celles de l’éclosion à la lumière. Des nids de Pélopée recueillis un peu partout pendant l’hiver furent accolés, dans ma demeure actuelle, aux divers points qui me semblaient propices d’après l’ensemble des observations, notamment à l’entrée de la cheminé, soit de la cuisine, soit du cabinet de travail. J’en mis dans l’embrasure des fenêtres, dont je tenais les contrevents fermés pour faire étuve ; j’en appliquai sur les recoins du plafond discrètement éclairés. C’est dans ces emplacements de mon choix que la nouvelle génération devait éclore, l’été venu ; c’est là qu’elle devait s’établir, du moins je le croyais. Alors il m’eût été loisible de conduire à ma guise les épreuves méditées.

 

Ma tentative a toujours échoué. Nul de mes élèves n’est revenu au nid natal : les plus fidèles se bornaient à de courtes visites, suivies bientôt d’un départ sans retour. Le Pélopée, paraît-il, est d’humeur solitaire et vagabonde ; à moins de circonstances exceptionnellement favorables, il nidifie isolé et change volontiers de local d’une génération à l’autre. Et en effet, quoique l’insecte soit assez commun dans mon village, ses nids sont presque toujours disséminés un à un, sans vestiges de vieilles constructions à proximité. Le lieu de naissance ne laisse pas souvenir tenace dans la mémoire du nomade ; à côté de la masure maternelle nul ne vient bâtir.

 

Mon insuccès pourrait bien d’ailleurs tenir à une autre cause. Certes le Pélopée n’est pas rare dans nos villes méridionales ; toutefois, à la blanche demeure du citadin il préfère la maison enfumée du paysan. Nulle part je ne l’ai vu fréquent comme dans mon village, à masures branlantes, non crépies et teintes d’ocre par le soleil. Mon ermitage n’est pas précisément aussi rustique ; c’est un peu plus correct d’élégance et de propreté, et rien ne dit que mes pensionnaires n’aient abandonné ma cuisine et mon cabinet, trop somptueux à leur avis, pour aller s’établir dans le voisinage en des logis mieux de leur goût. Ceux que je destinais à peupler mon atelier de naturaliste, bourré de livres, de plantes, de fossiles, de nécropoles entomologiques, sont partis, dédaigneux de ce luxe savant ; ils sont allés prendre possession de quelque noire pièce à l’unique fenêtre riche d’un plant de giroflée dans une vieille marmite ébréchée. Il n’y a que les humbles pour avoir de ces bonheurs-là. Donc j’en suis réduit à ce que m’ont fourni, sans intervention de ma part, quelques chances heureuses. Le peu que j’ai vu, tantôt ici, tantôt ailleurs, nous affirme après tout la vaillante audace du Pélopée, qui, pour arriver à son nid édifié dans un coin de l’âtre, franchit parfois un nuage de vapeur et de fumée. Oserait-il traverser un mince rideau de flamme ? C’est ce que je me proposais d’expérimenter, si les essais d’acclimatation dans mon foyer avaient eu quelque réussite.

 

Il saute aux yeux qu’en choisissant, avec une prédilection marquée, le local de l’âtre, le Pélopée ne recherche pas ses aises : l’emplacement est pour lui pénible, périlleux. Il recherche le bien-être de sa famille. Celle-ci, pour prospérer, doit alors exiger une température élevée, comme n’en réclament pas les autres hyménoptères, le Chalicodome et l’Osmie par exemple, suffisamment à l’abri sous un dôme de ciment et dans un simple roseau que rien ne protège. Informons-nous de la température qu’affectionne le Pélopée.

 

Sous le manteau d’une cheminée, contre la paroi latérale, au point occupé par un nid, j’ai suspendu un thermomètre, qui, pendant une heure d’observation, avec un feu d’intensité moyenne, a oscillé de trente-cinq à quarante degrés. Cette température, il est vrai, ne se maintient pas la même pendant toute la longue période des larves ; elle varie beaucoup, au contraire, suivant la saison et l’heure de la journée. Aussi j’ai désiré mieux, et à deux reprises j’ai trouvé.

 

Ma première observation s’est faite dans la pièce où fonctionnait la machine motrice d’une filature de soie. Le dos de la chaudière atteignait presque le plafond, dont le séparait un intervalle d’un demi-mètre à peine. C’est contre ce plafond, au-dessus même de l’énorme bouilloire toujours pleine d’eau et de vapeur à haute température, que le nid de Pélopée était fixé. En ce point, le thermomètre accusait quarante-neuf degrés. Cette chaleur était permanente toute l’année ; elle ne baissait que la nuit et les jours fériés.

 

Une distillerie de campagne m’a fourni le deuxième sujet d’observation. Deux conditions excellentes s’y réunissaient pour attirer les Pélopées : la tranquillité rurale et la chaleur d’un fourneau. Aussi les nids étaient-ils nombreux, fixés un peu partout, sur les premiers objets venus, jusque sur la pile de registres où la régie inscrivait ses tracassières visites au trois-six. L’un d’eux, situé tout près de l’alambic, fut exploré au thermomètre. Sa part de chaleur se mesurait par quarante-cinq degrés.

 

De ces quelques données il résulte que les larves du Pélopée se trouvent bien de la température d’une quarantaine de degrés, non pas accidentelle, comme peut la donner une flambée sous la cheminée, mais constante, comme la fournissent une chaudière à vapeur, un appareil distillatoire. Au ver sommeillant pendant dix mois dans sa niche de boue, une chaleur sénégalienne est propice. Pour germer, il faut à chaque semence une certaine dose de chaleur, plus forte ou plus faible suivant l’espèce. La larve, sorte de semence animale d’où proviendra l’insecte parfait par une germination encore plus merveilleuse que celle qui d’un gland fait un chêne, la larve réclame aussi sa dose de chaleur. Celle du Pélopée n’en a pas trop avec la température qui fait germer le baobab et le palmier élaïs. D’où nous vient donc sa race frileuse ?

 

Des cheminées à feux convenables, des chaudières et des fourneaux produisant dans leur voisinage un climat tropical artificiel sont des aubaines dont il est fait profit sans qu’on puisse y compter ; le Pélopée s’établit alors dans tout logis où se trouve douce chaleur et discrète illumination. Les recoins d’une serre, le plafond d’une cuisine, l’embrasure d’une fenêtre à vitrage et contrevents clos, pourvu qu’il y ait quelque part un pertuis de sortie ; les solives d’un grenier, où la chaleur de l’insolation quotidienne se conserve par la paille et le fourrage entassés ; les murs d’une chambre à coucher rustique, tout lui est bon, à la condition que les larves y trouvent l’hiver tiède abri. Ce connaisseur en climatologie, fils des mois caniculaires, pressent pour sa famille la rude saison qu’il ne verra pas lui-même.

 

Autant il est scrupuleux dans son choix de local chaud, autant il se montre d’une haute indifférence pour la nature du support où doit reposer le nid. Habituellement, c’est à la maçonnerie, crépie ou non, aux solives, nues ou enduites de plâtre, qu’il fixe son groupe de cellules ; mais bien d’autres appuis sont utilisés, parfois fort étranges. Citons quelques-unes de ces bizarres installations.

 

Mes notes mentionnent un nid construit à l’intérieur d’une gourde, sur la cheminée d’une ferme. Dans ce récipient, d’étroite embouchure, le fermier tenait son plomb de chasse. L’orifice restant ouvert et l’ustensile ne servant pas en cette saison, un Pélopée avait trouvé le paisible réduit à sa convenance et s’était permis de bâtir sur la couche de grenaille. Il fallut casser la gourde pour extraire le volumineux édifice.

 

Les mêmes notes me parlent de nids construits contre la pile de registres d’une distillerie ; dans une casquette d’hiver appendue au mur, sans emploi jusqu’au retour des froids ; dans le vide d’une brique creuse, dos à dos avec le moelleux ouvrage d’un Anthidie travaillant le coton ; sur les flancs d’un sac d’avoine ; dans un tronçon de canal en plomb, débris d’une conduite pour fontaine.

 

J’ai vu mieux encore en visitant la cuisine de Roberty, l’une des principales fermes aux environs d’Avignon. C’était une grande salle à très large cheminée, où bouillonnait, dans une rangée de marmites et de chaudrons, la soupe des gens et la pâtée des bêtes. Les travailleurs arrivaient des champs par escouades, prenaient place sur un banc autour de la table et consommaient la ration servie, avec la hâte silencieuse d’un appétit bien aiguisé. Pour cette demi-heure de bien-être, on s’allégeait de sa blouse et de son chapeau, que recevaient des chevilles garnissant le mur. Si bref que fût le repas, il durait assez pour permettre aux Pélopées d’inspecter les nippes et d’en prendre possession. L’intérieur d’un chapeau de paille était reconnu niche de haute valeur ; les plis d’une blouse étaient jugés refuge très utilisable, et le travail de construction aussitôt commençait. En se levant de table, qui des laboureurs secouait sa blouse, qui son chapeau, pour en faire tomber l’amas de boue déjà gros comme un gland.

 

Les gens partis, je fis parler la cuisinière. Elle me raconta ses tribulations : les audacieuses mouches lui salissaient tout de leurs ordures. Les rideaux de la fenêtre étaient son principal souci. Des plaques de boue au plafond, aux murs, à la cheminée, cela se supporte ; mais au linge, aux rideaux, c’est bien une autre affaire. Pour les maintenir propres, pour en déloger les bêtes entêtées dans leur apport de boue, il fallait chaque jour secouer les rideaux, les battre d’une gaule. Rien n’y faisait : le lendemain étaient repris avec la même ardeur les travaux détruits la veille.

 

Je compatis à ses doléances, tout en regrettant fort de ne pouvoir moi-même disposer des lieux. Ah ! comme j’aurais laissé volontiers les Pélopées tranquilles, dussent-ils couvrir de boue tout l’ameublement en tissus ; comme j’aurais laissé faire, pour apprendre ce que peut devenir un nid sur l’appui mouvant d’une blouse ou d’un rideau ! Le Chalicodome des arbustes, insoucieux des agitations du vent, bâtit sur une brindille ; mais son édifice, en dur mortier, enveloppe l’appui, le cerne de partout, y prend inébranlable fixité. Le nid du Pélopée est simple amas de boue, accolé au support sans aucune préparation adhésive spéciale. Ici, pas de ciment hydraulique faisant prise aussitôt employé, pas de fondations incorporées avec la base d’appui. Comment pareille méthode peut-elle donner stabilité convenable ? Les nids que je trouve sur la toile grossière de sacs à grains se détachent à la moindre secousse, bien que l’adhérence soit favorisée par les grossières mailles du tissu ; que sera-ce donc si les nids reposent sur une nappe verticale de calicot à mailles fines et fréquemment agitée, ne serait-ce que par les courants d’air ? Bâtir là me semble aberration d’un architecte non instruit, malgré la longue leçon des siècles, de ce que peuvent avoir de périlleux pour l’édifice certains appuis dans la demeure humaine.

 

Laissons le constructeur pour nous occuper de la construction. Les matériaux consistent exclusivement en terre détrempée, en boue, en fange, recueillie partout où le sol a le degré d’humidité convenable. Si quelque ruisseau se trouve dans le voisinage, le fin limon des rives est exploité. Pareille usine est rare ou trop éloignée dans ma région de cailloux, aussi n’est-ce pas là que j’assiste le plus souvent à la récolte. Sans sortir de mon enclos, je vois à loisir opérer. Quand, du matin au soir, un filet d’eau court dans les rigoles d’arrosage pour ranimer les carrés de légumes flétris, quelques Pélopées, hôtes des fermes voisines, ont bientôt éveil de l’heureux événement. Ils accourent profiter du précieux gisement de boue, trouvaille peu commune à cette époque de désolante sécheresse. Qui fait choix de la gouttière récemment arrosée, qui préfère longer le courant de l’eau et s’installer en un chantier imbibé par capillarité. Les ailes vibrantes, les pattes hautement dressées, l’abdomen noir bien relevé au bout de son pédicule jaune, ils ratissent de la pointe des mandibules, ils écrèment la luisante surface de limon. Ménagère accorte, soigneusement retroussée pour ne pas se salir, ne conduirait pas mieux besogne si contraire à la propreté du costume. Ces ramasseurs de fange n’ont pas un atome de souillure, tant ils prennent soin de se retrousser à leur manière, c’est-à-dire de tenir à distance tout le corps, moins l’extrémité des pattes et l’outil de récolte, la pointe des mandibules. Ainsi se cueille une motte de boue presque de la grosseur d’un pois. La charge aux dents, l’insecte part, ajoute une assise à son édifice, et revient bientôt cueillir une autre pilule. Tant que dure, au degré voulu, la fraîcheur de la terre, le même travail se poursuit, aux heures les plus chaudes de la journée, car il y a toujours dans le voisinage quelque bâtisseur en quête de mortier.

 

Mais le point le plus fréquenté est le devant de la grande fontaine du village. Il y a là une vaste conque où les gens du quartier viennent abreuver leurs mulets. Le piétinement des bêtes de somme et le déversement des eaux y entretiennent une nappe de boue noire que la chaleur de juillet et la puissante haleine du mistral ne parviennent pas à dessécher. Ce lit de bourbe, si déplaisant pour les passants, est affectionné des Pélopées, qui s’y donnent rendez-vous de tous les alentours. Il est rare de passer devant l’infect gâchis sans en voir quelques-uns cueillant leurs pelotes entre les pieds des mulets abreuvés.

 

Les lieux d’exploitation disent assez par eux-mêmes que le mortier est récolté tout fait, propre à servir immédiatement, sans autre préparation qu’un pétrissage pour en éliminer les particules grossières et le rendre homogène. D’autres constructeurs en pisé, les Chalicodomes par exemple, ratissent de la poudre aride sur un chemin battu et l’imbibent de salive pour la convertir en matière plastique qui durcira comme pierre à la faveur de certaines réactions du liquide salivaire. Ils se comportent comme le maçon, qui gâche avec de l’eau, par petites portions, son ciment et son plâtre. Le Pélopée ne pratique pas cet art ; le secret des réactions chimiques lui est refusé. Telle qu’elle est cueillie, la boue est employée.

 

Dans le but de m’en assurer, j’ai dérobé quelques pilules aux récolteurs ; et, les comparant avec d’autres pilules cueillies et façonnées de mes doigts aux mêmes points d’extraction, je n’ai trouvé entre elles aucune différence d’aspect et de propriétés. Le résultat de cette comparaison est corroboré par l’examen du nid. Les constructions des Chalicodomes sont maçonnerie solide, capable de résister, sans aucun abri, à l’action prolongée des pluies et des neiges ; celles des Pélopées sont travail sans cohésion, absolument impropres à supporter les vicissitudes de l’air libre. Une goutte d’eau que je dépose à leur surface ramollit le point atteint et le ramène à l’état de la boue originelle ; un arrosage équivalant à une médiocre averse les fait tomber eu bouillie. Rien que limon desséché, ils redeviennent limon dès que l’humidité les gagne.

 

C’est évident, l’insecte n’améliore pas la boue pour en faire du mortier : il l’emploie telle quelle. Il est non moins évident que de pareils nids ne sont pas faits pour le dehors, alors même que la larve ne serait pas aussi frileuse. Un abri qui les mette à couvert leur est indispensable, sinon ils s’ébouleront à la première pluie. Ainsi s’explique, toute question de température à part, la prédilection du Pélopée pour la demeure de l’homme, où s’obtient, mieux qu’ailleurs, protection contre l’humide. Sous le manteau de nos cheminées se trouvent à la fois le chaud que réclament les larves et le sec qu’exigent les nids.

 

Avant de recevoir le crépi final, qui masquera les détails de structure, l’édifice du Pélopée ne manque pas d’élégance. Il se compose d’un ensemble de loges, parfois rangées côte à côte en une seule file, – ce qui donne à la construction un certain air de flûte de Pan dont les tuyaux seraient courts et pareils, – mais plus souvent groupées en un nombre variable de couches superposées. Dans les nids les plus populeux, je compte une quinzaine de cellules ; d’autres n’en possèdent qu’une dizaine environ ; d’autres encore se réduisent à trois ou quatre, et même à une seule. Les premiers me paraissent correspondre à des pontes totales ; les seconds représentent des pontes partielles, disséminées çà et là, peut-être parce que la mère trouvait ailleurs emplacement préférable.

 

Les cellules s’éloignent peu de la forme cylindrique, avec le diamètre légèrement croissant de l’embouchure à la base. Elles mesurent trois centimètres en longueur, sur une quinzaine de millimètres dans le sens de la plus grande largeur. Leur surface, à pâte fine, soigneusement lissée, présente une série de cordons saillants et obliques, rappelant un peu les torsades de certains ouvrages de passementerie. Chacun de ces cordons est une assise de l’édifice ; il résulte de la motte de boue mise en œuvre sur le couronnement de la partie déjà bâtie. En les dénombrant, on sait combien de voyages au mortier a faits le Pélopée. J’en compte de quinze à vingt. Pour une seule cellule, l’actif bâtisseur répéterait donc une vingtaine de fois son apport de matériaux, peut-être même davantage, car un bourrelet entier ne me paraît pas toujours l’œuvre d’une seule séance.

 

Le grand axe des cellules est horizontal ou bien s’écarte peu de cette direction, l’embouchure toujours tournée vers le haut. Et cela forcément doit être : un pot ne garde son contenu qu’à la condition de ne pas être renversé. La cellule du Pélopée n’est autre chose qu’un pot destiné à recevoir les conserves alimentaires, amas de petites araignées. Couché suivant l’horizontale ou légèrement oblique vers le haut, le récipient garde son contenu ; mais avec l’embouchure dirigée vers le bas, il le laisserait choir. Je m’arrête un instant sur ce maigre détail pour relever une singulière erreur ayant cours dans les livres. Partout où je trouve figuré un nid de Pélopée, je le vois avec l’orifice des loges en bas. Les dessins se répètent : celui d’aujourd’hui reproduit le non-sens de celui d’hier. J’ignore qui le premier a commis la bévue et s’est avisé de soumettre le Pélopée à une épreuve non moins ardue que celle du tonneau des Danaïdes : remplir un pot renversé.

 

Édifiées une à une, bourrées d’araignées et closes, à mesure que le demande la ponte, les cellules gardent leur élégante façade jusqu’à ce que le groupe soit jugé suffisant. Alors, pour fortifier son ouvrage, le Pélopée recouvre le tout d’un enduit défensif ; il crépit le nid à grands coups de truelle, sans art aucun, sans retouches comme il en prodigue de si délicates et de si patientes au travail des loges. Telle qu’elle est apportée, la pilule de boue est appliquée, à peine étalée par quelques négligents coups de mandibules. Ainsi disparaissent, sous une raboteuse écorce, les élégances du début : cannelures entre les loges adossées, bourrelets en torsades, poli du stuc. En cet état final, le nid n’est plus qu’une protubérance informe ; on dirait une forte éclaboussure de boue projetée par hasard et desséchée contre le mur.

 

Les Chalicodomes ont des procédés semblables. Le meilleur maçon d’entre eux, après avoir dressé sur un galet ses loges en forme de tourelles joliment incrustées de graviers, ensevelit son œuvre artistique sous un grossier enduit. Pourquoi, chez l’un et chez l’autre, ce fini du travail, ce soin méticuleux dépensé pour la façade, quand le chef-d’œuvre doit disparaître, noyé dans le mortier ? Un Louvre ne se dresse pas pour livrer ensuite ses colonnades aux souillures de la truelle. Gardons-nous d’insister. Que leur importent le laid et le beau de l’édifice, pourvu que la larve soit bien logée ? Avec eux, il faut s’attendre à toutes les inconséquences d’artistes inconscients.

 

CHAPITRE II

LES AGÉNIES. – LES VIVRES DU PÉLOPÉE


À ne tenir compte que des instincts et des mœurs, caractéristique supérieure à toute autre, non loin du constructeur dont nous venons d’étudier le nid devraient prendre rang quelques autres hyménoptères de nos pays, chasseurs d’araignées comme le premier et comme lui, mieux que lui peut-être, dignes du titre de  (Pélopée), ouvrier en argile, en boue, potier. Ma région possède deux de ces artistes en poterie : l’Agenia punctum, Panz., et l’Agenia hyalipennis, Zetterstedt.

 

Avec tout leur talent, ce sont de bien débiles créatures, costumées de noir, à peine supérieures de taille au vulgaire Cousin. Leur céramique étonne quand on songe à la faiblesse de l’ouvrier. Elle surprend davantage par sa régularité, comparable à celle que donne le tour. Fixées largement sur une base plane et adossées l’une à l’autre, les cellules du Pélopée, en leur pleine élégance du début, ne sont que des demi-cylindres dont le circuit rond s’accentue seulement à l’embouchure ; celles des Agénies, presque isolées l’une de l’autre et ne prenant appui que sur un point restreint, conservent d’un bout à l’autre une régulière convexité, pareilles aux petits pots d’une minuscule vaisselle. Si l’appellation spirifex, ouvrier tourneur, est méritée, c’est aux Agénies qu’elle reviendrait de droit, plutôt qu’aux Pélopées ; aucun manipulateur de terre glaise n’a leur dextérité.

 

Les pots de l’Agenia punctum ont la forme de bocaux ovalaires, moins gros qu’un noyau de cerise. Ceux de l’Agenia hyalipennis affectent la configuration conoïde, plus étroits à la base, plus larges à l’embouchure, comme le gobelet primitif, le cyathus antique. Les uns et les autres ont l’intérieur poli et l’extérieur fortement granulé, le constructeur laissant saillir au dehors la petite bouchée de mortier qu’il vient d’apporter, sans chercher à l’égaliser comme il le fait avec tant de soin sur la paroi interne. Ces granulations sont l’équivalent des bourrelets obliques laissés par le Pélopée. Aucun crépi, aucun badigeon ne vient voiler la gracieuse terraille ; aucune doublure de consolidation n’est surajoutée. Telle elle est quand le potier vient d’en façonner le goulot, telle la pièce reste après avoir reçu son couvercle et sa petite araignée avec un œuf sur le flanc. Disposées bout à bout en série sinueuse ou bien groupées en amas confus, les urnes des Agénies sont donc dépourvues de toute protection, malgré leur fragilité.

 

La mère néanmoins déploie une précaution ignorée du Pélopée. Déposée à l’intérieur d’une cellule de ce dernier, une goutte d’eau rapidement s’étale et disparaît en imbibant la paroi. À l’intérieur d’une cellule d’Agénie, elle persiste sur le point touché sans pénétrer dans l’épaisseur. L’urne est donc vernie à la face interne comme le sont nos vulgaires pots, devenus imperméables à la faveur du silicate de plomb fourni par l’alquifoux du potier. L’hydrofuge employé ne peut être que la salive de l’Agénie, réactif de peu d’abondance, vu l’exiguïté de taille de l’insecte ; aussi n’est-il appliqué qu’à l’intérieur. Si je dépose, en effet, une cellule debout sur une goutte d’eau, je vois l’humidité gagner promptement de la base au sommet et faire tomber en bouillie le pot, dont il finit par ne rester qu’une mince couche interne, plus résistante.

 

J’ignore où les Agénies prennent leurs matériaux. Recueillent-elles, suivant les us du Pélopée, de la glaise toute préparée, de la terre humide, de la boue, de l’argile naturellement plastique ; ou bien, imitant la méthode des Chalicodomes, font-elles usage de ciment sec ratissé atome par atome et converti en pâte avec le liquide salivaire ? L’observation directe n’a rien pu m’apprendre encore à cet égard. D’après la couleur des cellules, tantôt rouges comme la terre de nos étendues caillouteuses, tantôt blanchâtres comme la poussière des routes, tantôt grisâtres comme certains lits de marne des environs, je vois fort bien que la matière à pots est cueillie partout indistinctement, sans pouvoir décider si, au moment même de la récolte, elle est en pâte ou en poudre.

 

J’incline cependant vers cette dernière alternative, à cause de l’imperméabilité des cellules à l’intérieur. Une terre déjà imbibée d’humidité naturelle ne s’imbiberait pas aisément de la salive de l’Agénie et ne pourrait acquérir les qualités hydrofuges que je lui trouve. Cette particularité rend très probable la récolte de ciment sec, ciment que gâche l’insecte pour en faire glaise plastique. Comment s’expliquer alors l’extérieur du pot qui s’éboule au contact d’une goutte d’eau, et l’intérieur qui persiste ? De la manière la plus simple : pour les matériaux de l’extérieur, le potier emploie simplement l’eau dont il s’abreuve de temps en temps ; pour les matériaux de l’intérieur, il emploie la salive pure, réactif précieux qu’il faut dépenser avec économie afin de monter son ménage en suffisante vaisselle. Pour construire ses pots, l’Agénie doit posséder double réservoir à liquides : le jabot, gourde qui s’emplit d’eau aux sources ; la glande, fiole où s’élabore parcimonieusement le produit chimique hydrofuge.

 

Le Pélopée ignore ces moyens savants. À la boue récoltée toute faite il n’ajoute rien qui développe plus tard de la résistance ; atteintes par l’eau, ses loges rapidement s’imbibent et laissent l’humidité suinter à l’intérieur. De là probablement pour lui la nécessité d’un épais crépi qui sauvegarde la demeure trop perméable. À chaque potier son lot : au géant, le grossier revêtement de glaise ; au nain, la couverte glacée de vernis.

 

Malgré leur enduit interne, les loges des Agénies sont trop altérables par l’eau et d’ailleurs trop fragiles pour rester impunément exposées à l’air libre. Un abri leur est nécessaire tout autant qu’à celles du Pélopée. Cet abri se rencontre un peu partout ; j’en excepte nos demeures, où le frêle potier bien rarement cherche asile. Une petite cavité sous la souche d’un arbre, un trou dans quelque muraille exposée au soleil, une vieille coquille d’escargot sous un tas de pierres, une ancienne galerie de Capricorne forée dans le chêne, la demeure abandonnée d’une Anthophore, le boyau de mine d’un gros lombric ayant vue sur un talus sec, le puits d’où est remontée la Cigale, tout enfin lui est bon pourvu que le logement soit à l’abri de la pluie. Une seule fois l’Agenia punctum, plus fréquente que l’autre, est venue me visiter. Elle avait établi sa collection de pots dans de petits cornets de papier déposés sur les étagères d’une serre et destinés à la récolte des graines. Cette nidification sur une feuille de papier m’a rappelé le Pélopée confiant ses loges aux registres d’une distillerie, aux rideaux d’une fenêtre. Indifférents sur la nature du support de leurs nids, les deux potiers ont parfois des choix d’emplacement bien étranges.

 

La jarre aux provisions connue, informons-nous de ce qu’elle contient. Les larves du Pélopée sont alimentées d’araignées, régime également cher aux Agénies, aux Pompiles. La venaison ne manque pas de variété, jusque dans le même nid, la même cellule. Toute aranéide dont le volume n’excède pas l’ampleur de la boîte à conserves peut faire partie de la ration. Mes relevés des vivres mentionnent les genres Épeire, Ségestrie, Clubione, Attus, Theridion, Lycose, dénombrement qui s’enrichirait sans doute encore s’il valait la peine de continuer la carte du menu. Les Épeires dominent. Celles que je vois revenir le plus fréquemment appartiennent aux espèces diadema, scalaris, adianta, pallida, angulata. L’Épeire diadème, à triple croix de points blancs sur le dos, est la pièce qui revient le plus souvent.

 

Je ne saurais voir dans cette fréquence l’indice d’une prédilection spéciale du Pélopée pour ce gibier. Dans ses tournées de chasse, l’insecte s’écarte peu de son domicile ; il inspecte les vieilles murailles voisines, les haies, les petits jardins des alentours, et fait capture de ce qui se présente. Or, en de telles conditions, l’Épeire diadème est précisément la plus commune à l’époque des nids. Tout jardinet enclos de roseaux devant la porte de la rustique demeure chère au potier, toute haie d’aubépines entourant un carré de choux, me montrent l’aranéide à croix pontificale ourdissant son filet ou bien attendant la proie au centre de la toile. Si j’ai besoin d’une araignée pour mes études, je suis certain de trouver l’Épeire diadème à quelques pas de mon habitation. Investigateur bien plus perspicace, le Pélopée doit aisément faire semblable capture ; et tel est, ce me semble, le motif qui fait prédominer cette pièce dans l’amas de provisions.

 

L’Épeire, base habituelle de l’ordinaire, venant à manquer, toute autre aranéide est reconnue suffisante, même quand elle appartient à des groupes fort différents. C’est ici le sage éclectisme des Crabroniens et des Bembex, à qui tout est bon dans la gent diptère, pourvu que la pièce soit proportionnée aux forces du chasseur. On aurait tort cependant d’ériger cette indifférence en principe trop absolu : il est à croire que, pour le Pélopée, il y a des qualités sapides et nutritives différentes d’une aranéide à l’autre. Plus fin connaisseur que Lalande avec sa légendaire passion pour les araignées dodues, à saveur de noisette, il doit apprécier telle espèce mieux que telle autre ; il doit même en dédaigner absolument quelques-unes. De ce nombre est l’araignée domestique, Tegenaria domestica, qui tapisse de ses toiles les recoins de nos habitations.

 

Au plafond de la cuisine, aux solives du grenier, c’est sa proche voisine ; tout à côté du nid de terre s’étale le repaire de soie. Au lieu d’expéditions dans le voisinage, quelques rondes sur les lieux mêmes de son établissement suffiraient au Pélopée pour opulente chasse : le gibier foisonne devant sa porte. Que n’en profite-t-il ? Ce mets ne lui va pas, et bien difficile serait d’en dire le motif. Toujours est-il qu’en mes nombreux recensements de victuailles, il ne m’est jamais arrivé de trouver la Tégenaire parmi les provisions, bien que la pièce, capturée jeune, paraisse remplir les conditions requises. Pour nous et pour le Pélopée, c’est dommage qu’un tel dédain ; pour nous d’abord, qui posséderions dans nos demeures un inspecteur de plafonds préposé à l’extermination des fileuses de toile, souci des ménagères ; ensuite pour le Pélopée, qui, inscrit au livre d’or des insectes utiles, aurait réputation acquise et serait amicalement accueilli dans la ferme, au lieu d’en être pourchassé quand il est trop prodigue de sa boue.

 

L’aranéide, armée de crochets à venin, est gibier dangereux ; de belle taille, elle exige de son adversaire une audace et surtout une tactique que le Pélopée ne me paraît pas posséder à fond. D’ailleurs l’étroit diamètre des cellules n’admettrait pas des proies volumineuses, comparables à la Tarentule que chasse le Calicurgue annelé. Celui-ci dépose sa corpulente victime dans un antre obtenu sans travail parmi les plâtras, au pied des murailles ; l’autre met les siennes dans un pot, œuvre laborieuse dont il convient de réduire la capacité autant que le comporte la larve. Le Pélopée chasse donc un gibier de médiocre grosseur, inférieur à ce que pourraient faire supposer tout d’abord les vigoureuses apparences de l’insecte. S’il fait rencontre d’une pièce apte à devenir dodue, il la choisit toujours jeune. C’est le cas de l’Épeire diadème, qui, adulte et le ventre gonflé d’œufs, rivalise presque avec la Tarentule du Calicurgue et n’est admise dans le pot aux vivres qu’avec de mesquines dimensions, fort éloignées de ce que l’âge mûr amènera. Du reste, d’une pièce à l’autre, la grosseur varie du simple au double et au delà. L’essentiel est que la proie puisse être emmagasinée dans l’étroite jarre. Cette variation dans la taille des morceaux servis amène des variations correspondantes dans le nombre. Telle cellule est bourrée d’une douzaine d’aranéides, telle autre n’en contient que cinq ou six. La moyenne est de huit. Le sexe du nourrisson doit certainement intervenir, comme chez les autres hyménoptères, dans la règle des somptuosités de table.

 

La biographie de tout prédateur a pour trait culminant la méthode d’attaque ; aussi me suis-je efforcé de voir le Pélopée aux prises avec son gibier. Mes patientes stations devant les lieux de chasse, vieux murs et fourrés de broussailles, n’ont pas obtenu grand succès. J’ai vu le Pélopée fondre soudain sur l’aranéide fuyant éperdue, l’enlacer et l’emporter sans presque suspendre son essor. Les autres giboyeurs mettent pied à terre, prennent posément leurs méticuleux dispositifs et distribuent les coups de lancette avec la calme lenteur que réclame une délicate opération. Lui s’élance, saisit et part, à peu près comme le font les Bembex. Il est à croire, tant le rapt est prompt, que le Pélopée ne travaille du dard et des mandibules qu’au vol, pendant le trajet. Cette fougueuse méthode, incompatible avec une savante chirurgie, nous explique, encore mieux que l’étroitesse des cellules, la prédilection pour les araignées de faible taille. Une proie robuste, armée de son double croc venimeux, serait danger mortel pour le ravisseur dédaigneux de précautions. Le défaut d’art impose victime débile. Il nous fait soupçonner aussi la mort de l’aranéide, si prestement mise à mal.

 

Et, en effet, à bien des reprises, le regard armé de la loupe, j’ai scruté le contenu de loges dont l’œuf n’était pas encore éclos, preuve de provisions récentes ; jamais de frémissements, soit des palpes, soit des tarses, dans les victimes emmagasinées. Difficilement je parviens à les conserver ; en une dizaine de jours, plus ou moins, je les vois se moisir et se putréfier. Telles que les met en pot le Pélopée, les aranéides sont donc mortes ou peu s’en faut. La savante opération de paralysie pratiquée par le Calicurgue sur la Tarentule, qui se conserve fraîche pendant sept semaines, serait-elle inconnue du Pélopée, serait-elle impraticable dans la fougue de l’attaque ? Aurions-nous affaire, avec lui, non plus à un délicat praticien qui sait abolir les mouvements sans détruire la vie, mais bien à un brutal sacrificateur qui pour immobiliser tue ? Tout le dit dans l’aspect flétri et dans la rapide altération des victimes.

 

Ce témoignage ne me surprend pas : nous verrons plus tard d’autres victimaires donner à l’instant la mort d’un coup de stylet, avec une science de tueurs non moins étonnante que celle des paralyseurs. Nous verrons les motifs exigeant ces meurtres à fond et nous reconnaîtrons, sous d’autres aspects, les profondes connaissances anatomiques et physiologiques qu’exigerait un acte rationnel pour rivaliser avec l’acte inconscient de l’instinct. Quant à la nécessité où se trouve le Pélopée de tuer ses aranéides, il m’est impossible d’en soupçonner même la cause.

 

Ce que je vois très bien, et sans longues investigations, c’est la logique méthode du Pélopée pour tirer parti de cadavres menacés d’une prochaine putréfaction. D’abord la proie est multiple dans chaque loge. La pièce actuellement attaquée par la larve, broyée sous les mandibules, abandonnée, reprise en un autre point, est bientôt masse informe, désorganisée, plus apte que jamais à la pourriture. Mais elle est petite, et par conséquent consommée en une séance, avant que la décomposition la gagne ; car une fois qu’elle a mordu sur une araignée, la larve ne cherche pas ailleurs. Les autres restent donc intactes, ce qui suffit pour les maintenir en état de fraîcheur convenable pendant la courte période de l’alimentation. Consommées par ordre, une à une, les nombreuses pièces dont se compose la ration se conservent ainsi quelques jours, malgré leur état de cadavres.

 

Supposons, au contraire, une pièce unique, de corpulence suffisante pour le repas complet, et les conditions vont devenir détestables. Çà et là mordillé, le copieux morceau deviendra sanie mortelle, sous ses nombreuses plaies, bien avant d’être achevé ; il empoisonnera le ver de ces putridités activées par les meurtrissures. Pareille pièce, unique et somptueuse, exige au préalable le maintien de la vie organique avec l’abolition des mouvements, en un mot la paralysie ; elle exige aussi, de la part du consommateur, un art spécial de manger, respectant le plus nécessaire pour attaquer progressivement le moins nécessaire, ainsi que nous l’ont appris les Scolies et les Sphex. Étranger, pour des motifs qui m’échappent, à l’art des paralyseurs, et sa larve ignorant elle-même comment se consomme sans péril une pièce volumineuse, le Pélopée est donc très bien inspiré de servir à sa famille gibier petit et nombreux. L’étroitesse des magasins n’est pas le motif dominant qui lui dicte son choix : rien n’empêcherait le potier de faire des jarres à conserves plus grandes, s’il y avait avantage. La conservation de victuailles mortes importe avant tout ; et pour l’obtenir, dans les courtes limites de la période de nutrition, le chasseur d’araignées ne prélève butin que sur les petites.

 

Il y a mieux encore. Si j’ouvre des cellules récemment closes, je trouve toujours l’œuf, non à la surface du tas, sur la dernière araignée apportée, mais tout au fond, sur la pièce la première en date, la première emmagasinée. Toutes les fois que j’assiste au début de l’approvisionnement, je vois l’œuf déposé sur l’unique araignée dont la cellule est alors garnie. La règle ne souffre pas d’exception : sur le premier morceau servi le Pélopée fixe immédiatement son œuf, avant de se remettre en chasse pour compléter la ration. Ainsi se comportent les Bembex avec leurs diptères morts : la première pièce mise en cave reçoit l’œuf.

 

Mais la conformité d’usages ne se maintient pas plus loin. Les Bembex continuent au jour le jour l’apport des vivres, à mesure que la larve grandit, méthode aisément praticable dans un terrier clôturé par un simple rideau de sable mobile que la mère franchit sans difficulté dans un sens comme dans l’autre. Le Pélopée n’a pas les mêmes aises de circulation : une fois les scellés mis au pot de terre, il faudrait, pour rentrer en cellule, rompre le couvercle, qui, sec maintenant, opposerait une résistance disproportionnée avec les moyens dont dispose le manipulateur de boue fraîche. D’ailleurs chacune de ces pénibles effractions devrait être suivie d’une reconstruction, œuvre laborieuse aussi.

 

L’alimentation au jour le jour n’est donc pas pratiquée par le Pélopée ; l’amas de vivres se complète aussi rapidement que possible. Si le gibier n’abonde pas, si les conditions atmosphériques sont fâcheuses, plusieurs journées sont nécessaires pour bourrer la cellule à point. En des temps favorables, une après-midi suffit. N’importe la durée de la chasse, longue ou abrégée suivant les circonstances, le dépôt de l’œuf au fond de la loge, sur la première pièce servie, est une combinaison heureuse dont j’ai déjà fait ressortir le mérite dans mon histoire de l’Odynère réniforme. Les vivres d’une cellule l’emplissent jusqu’au bord et sont empilés d’après l’ordre d’acquisition, les araignées les plus vieilles en date au fond, les plus récentes à la surface. Aucun éboulement, qui amènerait un mélange du frais et du faisandé, n’est possible, à cause des longues pattes du gibier, qui, de leurs âpres cils, raclent pour la plupart les parois de la loge. La larve, à la base du monceau et assidue d’ailleurs à la pièce entamée, procède ainsi du plus vieux au moins vieux, et trouve toujours sous la dent, jusqu’à la fin du repas, des vivres que la décomposition n’a pas eu le temps d’altérer.

 

L’œuf est pondu sur une grosse ou sur une petite pièce indifféremment, suivant les éventualités de la première capture. Il est blanc, cylindrique, un peu courbe et mesure trois millimètres de longueur sur un peu moins d’un millimètre de largeur. Le point qui le reçoit sur l’araignée ne varie guère et se trouve à la naissance de l’abdomen, vers le flanc. La larve naissante, d’après l’usage général des hyménoptères déprédateurs, donne son premier coup de dent au point même où était fixé le pôle céphalique de l’œuf. Elle trouve ainsi, pour ses bouchées du début, la partie la plus riche de sucs, la plus tendre : le ventre dodu de l’aranéide. Viennent ensuite le thorax, abondant en muscles ; et, enfin, les pattes, arides morceaux non dédaignés. Tout y passe, du meilleur au plus grossier ; et quand le repas est terminé, de tout le monceau d’araignées il ne reste à peu près rien. Cette vie de gloutonnerie dure de huit à dix jours.

 

La larve travaille alors au cocon, qui consiste d’abord en un sac de soie pure, d’une blancheur parfaite, sac très délicat, protégeant mal la recluse. Ce n’est là qu’une trame destinée à devenir meilleure étoffe, non par un supplément de tissage, mais par l’application d’une laque spéciale. La fileuse est ouvrière en taffetas verni. Dans les filatures des hyménoptères à régime animal, deux modes de fabrication sont usités pour donner au tissu de soie plus grande résistance. D’une part, le tissu est incrusté de nombreux grains de sable, ce qui donne une coque presque minérale où la soie n’a d’autre rôle que de servir de ciment aux matériaux pierreux. Ainsi travaillent les Bembex, les Stizes, les Tachytes, les Palares. D’autre part, la larve élabore dans son estomac, son ventricule chylifique, un vernis liquide qu’elle dégorge dans les mailles d’un rudimentaire tissu de soie. Aussitôt infiltré dans la trame, ce vernis durcit et devient laque d’une exquise finesse. La larve rejette ensuite, à la base du cocon, sous forme d’un tampon stercoral dur et noirâtre, le résidu du travail chimique accompli dans l’estomac pour l’élaboration du vernis. Ainsi travaillent les Sphex, les Ammophiles, les Scolies, qui vernissent l’enveloppe interne de leurs cocons à couches multiples ; ainsi travaillent les Crabroniens, les Cerceris, les Philanthes, dont le cocon délicat se réduit à une seule couche.

 

Le Pélopée suit ce dernier procédé. Une fois parachevée, son œuvre est un tissu ambré rappelant une pellicule extérieure d’oignon par sa finesse, sa coloration, sa transparence, ses frou-frou sous les doigts qui le manient. Relativement long par rapport à la largeur, comme le réclament la capacité de la loge et la forme svelte de l’insecte futur, le cocon s’arrondit dans le haut et se tronque brusquement dans le bas, que durcit et rend opaque le noir tampon stercoral, scorie du laboratoire à laque.

 

L’époque de l’éclosion est variable suivant la température, bien entendu, et en outre suivant certaines conditions que je ne suis pas encore en mesure de préciser. Tel cocon tissé en juillet donne issue à l’insecte parfait dans le courant d’août, deux ou trois semaines après la période active de la larve ; tel autre datant du mois d’août s’ouvre le mois suivant, en septembre ; tel autre enfin, n’importe son point de départ dans le trimestre estival, passe l’hiver et n’est rompu qu’en fin juin. En combinant les extraits de naissance enregistrés, je crois démêler trois générations dans l’année, générations réalisées fréquemment, mais non toujours. En fin juin apparaît la première, celle dont les cocons ont passé l’hiver ; en août se montre la seconde, et en septembre la troisième. Tant que durent les fortes chaleurs, l’évolution est rapide : trois ou quatre semaines suffisent au cycle du Pélopée. Septembre arrivé, l’abaissement de température met fin aux nitées hâtives ; et les dernières larves attendent, pour se transformer, le retour des chaleurs.

 

CHAPITRE III

ABERRATIONS DE L’INSTINCT


En ce qui concerne le Pélopée, mon rôle d’observateur est fini, rôle d’intérêt médiocre, je suis le premier à le reconnaître, si l’on donne pour horizon à ses vues les seuls documents qu’il puisse fournir. Que l’insecte fréquente nos demeures, qu’il y bâtisse un nid de boue approvisionné d’araignées, qu’il se tisse un sac taillé en apparence dans une pellicule d’oignon, tous ces détails nous importent fort peu. Le collectionneur peut s’y complaire, jaloux qu’il est d’enregistrer jusqu’à la nervation d’une aile pour mettre un peu de jour dans ses cadres systématiques ; l’esprit nourri d’idées plus graves ne voit là que l’aliment d’une curiosité presque puérile. Vaut-il bien la peine de dépenser son temps, ce temps qui nous manque si vite, cette étoffe de la vie, comme dit Montaigne, à glaner des faits de portée médiocre, d’utilité très contestable ? N’est-ce pas enfantillage que de s’informer avec tant de minutie des actes d’un insecte ? Trop de préoccupations autrement sérieuses nous tiennent à la gorge pour nous laisser le loisir de ces amusements. Ainsi nous fait parler l’âpre expérience de l’âge ; ainsi conclurais-je, en mettant fin à mes recherches, si je n’entrevoyais dans le tumulte des observations quelques éclaircies sur les plus hauts problèmes qu’il nous soit donné d’agiter.

 

Qu’est-ce que la vie ? Nous sera-t-il jamais possible de remonter à ses origines ? Nous sera-t-il permis de susciter dans une goutte de glaire les vagues frémissements préludes de l’organisation ? Qu’est-ce que l’intelligence humaine ? en quoi diffère-t-elle de l’intelligence de la bête ? Qu’est-ce que l’instinct ? Les deux aptitudes psychiques sont-elles irréductibles ? se ramènent-elles à un facteur commun ? Les espèces sont-elles reliées l’une à l’autre par la filiation du transformisme ? sont-elles autant de médailles immuables, frappées chacune avec un coin distinct sur lequel la morsure des siècles n’a de prise que pour l’anéantir tôt ou tard ? Ces questions font le tourment de tout esprit cultivé, et le feront toujours, alors même que l’inanité de nos efforts pour les résoudre nous conseillât de les abandonner dans les limbes de l’incogniscible. Dans la superbe de ses audaces, la théorie donne aujourd’hui réponse à tout ; mais comme mille vues théoriques ne valent pas un fait, la conviction est fort loin de gagner les penseurs affranchis de systèmes préconçus. Pour de tels problèmes, que la solution scientifique en soit possible ou non, il faut un énorme faisceau de données bien établies, où l’entomologie, malgré son humble domaine, peut apporter un contingent de quelque valeur. Et voilà pourquoi j’observe, pourquoi surtout j’expérimente.

 

Observer, c’est déjà quelque chose, mais ce n’est pas assez : il faut expérimenter, c’est-à-dire intervenir soi-même et faire naître des conditions artificielles qui mettent l’animal dans la nécessité de nous dévoiler ce qu’il ne dirait pas livré au courant normal. Admirablement combinés pour atteindre la fin poursuivie, ses actes peuvent nous en imposer sur leur réelle signification et nous faire admettre, dans leur enchaînement, ce que nous dicte notre propre logique. Ce n’est pas la bête que nous interrogeons alors sur la nature de ses aptitudes, sur les ressorts primordiaux de son activité ; mais bien nos propres vues, donnant toujours réponse favorable aux idées que nous caressons. Comme je l’ai déjà bien des fois démontré, l’observation seule est souvent un leurre : nous en traduisons les données d’après les exigences de nos systèmes. Pour en faire émerger le vrai, doit nécessairement intervenir l’expérimentation, seule capable de sonder un peu le ténébreux problème de l’intellect chez la bête. On a parfois dénié à la zoologie d’être une science expérimentale. Le reproche serait fondé si la zoologie se bornait à décrire, à classer ; mais c’est là le moindre côté de son rôle : elle a des visées plus hautes ; et quand elle interroge l’animal sur quelque problème de la vie, son questionnaire est l’expérimentation. Dans ma modeste sphère, je me priverais du plus puissant moyen d’étude si je négligeais d’expérimenter. L’observation propose le problème, l’expérimentation le résout, si toutefois il peut se résoudre ; du moins, impuissante à nous donner le plein jour, elle projette quelque clarté dans les flancs de l’impénétrable nuage.

 

Revenons au Pélopée, auquel il est temps d’appliquer la méthode expérimentale. Une cellule est achevée depuis peu. Le chasseur survient avec sa première araignée. Il l’emmagasine et lui fixe immédiatement son œuf sur le ventre. Il repart pour une seconde tournée. Je profite de son absence pour retirer du fond de la loge, avec des pinces, la pièce de gibier et l’œuf. Que va faire l’insecte, à son retour, devant ce logis vide, ce logis où ne se trouve plus l’œuf, unique objet de son industrie de potier et de son art de vénateur ?

 

Reconnaître que l’œuf a disparu est immanquable pour le dévalisé, s’il y a dans son pauvre intellect simplement la rudimentaire lueur qui permet de distinguer entre la chose présente et la chose absente. Seul et de petites dimensions comme il est, cet œuf pourrait échapper à la vigilance de la mère ; mais il repose sur une araignée relativement volumineuse, dont le Pélopée, de retour au nid, est certainement averti par le toucher et la vue quand il dépose la seconde proie à côté de la première. Cette grosse pièce manquant, l’œuf manque aussi, devrait affirmer l’ébauche de raison la plus élémentaire qu’il soit possible d’admettre. Encore une fois, que va donc faire le Pélopée devant sa loge, où l’absence de l’œuf rend désormais inutile, absurde, l’apport des vivres, tant qu’une deuxième ponte n’aura pas réparé le mal ? Il va faire précisément ce que nous a déjà montré le Chalicodome des hangars, mais dans des circonstances moins frappantes : il va commettre l’absurde, s’exténuer à l’inutile.

 

Il apporte, en effet, une seconde araignée, qu’il met en magasin avec le même zèle allègre que si rien de fâcheux n’était survenu ; il en apporte une troisième, une quatrième, d’autres encore, que je soustrais à mesure en son absence, de façon qu’à chaque retour de chasse l’entrepôt est retrouvé vide. Pendant deux jours s’est maintenue l’opiniâtreté du Pélopée à vouloir remplir le pot insatiable ; pendant deux jours ma patience ne s’est pas démentie non plus pour vider la jarre à mesure qu’elle se garnissait. À la vingtième proie, conseillé peut-être par les fatigues d’expéditions répétées outre mesure, le chasseur a jugé que la bourriche était assez fournie ; et très consciencieusement il s’est mis à clôturer la cellule ne contenant rien du tout.

 

Les Chalicodomes dont je tarissais autrefois les pots à mesure qu’était brossée la poussière pollinique et dégorgée la purée mielleuse, m’avaient montré des inconséquences pareilles : je les voyais déposer l’œuf dans la cellule vide et puis fermer celle-ci comme si les vivres étaient toujours là. Un point seul me laissait anxieux : mon tampon de coton laissait après lui, sur la paroi frottée, un vernis de miel dont l’odeur pouvait leurrer l’insecte en dissimulant l’absence des provisions. Le toucher, plus grossier, se taisait alors que l’odorat, plus affiné, affirmait toujours. Pour la fameuse statue dont nous parle Condillac, l’unique stimulant de l’activité psychique était l’odeur d’une rose. L’intellect de l’insecte est certes bien autrement outillé ; toutefois il est permis de se demander si, chez un apiaire, l’odeur du miel ne dominerait pas jusqu’à tromper les autres impressions. Ainsi s’expliquerait, vaille que vaille, le dépôt de l’œuf dans une loge privée de provisions, mais toujours pleine de leur bonne odeur ; ainsi serait motivé le scellement scrupuleux d’une cellule où la larve doit périr de famine.

 

Pour éviter ces folles objections, dernière ressource d’un contradicteur mis aux abois, je désirais donc mieux que l’acte absurde des Chalicodomes. Ce mieux, le Pélopée vient de nous le donner. Ici, plus d’enduit odorant laissé par les vivres retirés, nul vestige qui puisse dissimuler à la mère l’absence des provisions. L’araignée que mes pinces vont saisir au fond de la cellule ne laisse après elle aucune trace de son séjour momentané ; l’œuf extrait avec la première pièce n’en laisse pas davantage, si bien que l’animal ne peut manquer d’être averti du vide fait dans sa loge, s’il est capable d’être averti. Rien n’y fait, rien ne change l’habituel cours des actes. Deux jours durant, une vingtaine de pièces sont apportées une à une, à mesure que la précédente est retirée ; la chasse obstinée se prolonge, pour un œuf absent dès le début ; enfin la porte du logis est murée avec le même soin que dans les conditions normales.

 

Avant d’en venir aux conséquences où conduisent ces étrangetés, rapportons une expérience plus frappante encore et faite toujours aux dépens du Pélopée. J’ai dit comment, l’amas de cellules terminé, l’insecte crépit son nid et le recouvre d’une grossière écorce de boue sous laquelle disparaissent les élégances de la poterie. Je surprends un Pélopée au moment où il étale ses premières pilules en revêtement cortical. Le nid est appliqué contre un mur enduit de mortier. L’idée me vient de l’enlever, avec le vague espoir d’assister à du nouveau. Il y a du nouveau, effectivement ; et mieux que cela : de l’absurde comme on n’oserait en prévoir. Disons d’abord que du nid détaché et mis dans ma poche il ne reste, sur la muraille, qu’un mince filet discontinu marquant le pourtour de la motte de boue. Dans ce périmètre, sauf quelques rares parcelles boueuses, le mur a repris la blancheur de son enduit de mortier, coloration bien différente de celle du nid, d’aspect cendré.

 

Arrive le Pélopée avec sa charge de glaise. Sans hésitation que je puisse apprécier, il s’abat sur remplacement désert, où il dépose sa pilule en l’étalant un peu. Sur le nid lui-même, l’opération ne serait pas autrement conduite. D’après le zèle et le calme du travail, il est indubitable que l’insecte croit vraiment crépir sa demeure, alors qu’il n’en crépit que le support mis à nu. La nouvelle coloration des lieux, la surface plane remplaçant le relief de la motte disparue, ne l’avertissent pas de l’absence du nid.

 

Serait-ce distraction temporaire, étourderie commise par trop d’ardeur au travail ? L’insecte va se raviser, sans doute, s’apercevoir de sa méprise et couper court à la vaine besogne. Mais non ; une trentaine de fois j’assiste à son retour. De chaque voyage il rapporte un globule de boue, qu’il applique, sans une seule erreur, en dedans du périmètre que forme le filet terreux laissé sur la muraille par la base du nid. Sa mémoire, qui ne lui dit rien de la couleur, de la forme et du relief du nid, est d’une fidélité surprenante pour le détail topographique ; elle ignore l’essentiel, elle connaît à fond l’accessoire ; topographiquement le nid est là ; l’édifice manque, il est vrai, mais il y a la base de sustentation, et cela paraît suffire ; du moins le Pélopée se prodigue en apports de boue pour crépir la surface où l’édifice ne repose plus.

 

Jadis les Chalicodomes m’ont singulièrement surpris avec leur tenace mémoire du point où gît le galet support du nid et leur défaut de clairvoyance quand il s’agit du nid lui-même, remplacé par un autre tout différent sans leur faire interrompre le travail commencé. Le Pélopée va plus loin en ces aberrations : il donne les derniers coups de truelle à un logis imaginaire, dont il ne reste que l’emplacement.

 

Est-il, en effet, d’intellect plus obtus que le constructeur de dômes ? La gent entomologique ne paraît guère s’écarter d’un fonds commun d’aptitudes ; ceux que nous jugeons les mieux doués sur le témoignage des actes normalement accomplis se montrent aussi bornés que les autres lorsque l’expérimentateur trouble le courant de leurs instincts. Il est probable que le Chalicodome aurait commis les mêmes inconséquences que le Pélopée, si l’idée m’était venue de le soumettre, en temps propice, à semblable épreuve. Crépisseur de son état, il aurait, comme l’autre, crépi la base du nid enlevé du galet au moment favorable. Ma confiance dans la lueur rationnelle accordée à la bête par les faiseurs de systèmes est tellement ébranlée que je ne crois pas téméraire mon jugement peu élogieux sur l’abeille maçonne.

 

En ma présence, trente fois, disais-je, l’artiste potier a déposé, puis étalé sur la muraille nue sa pilule de boue, se figurant l’appliquer sur le nid lui-même. Assez instruit par cette longue persévérance, j’ai quitté le Pélopée toujours affairé dans son œuvre vaine. Deux jours après, j’ai visité l’emplacement crépi. L’enduit de boue ne différait pas de ce que montre un nid parachevé.

 

Je viens d’avancer que le rudimentaire intellect de l’insecte a partout les mêmes bornes à peu près. De l’accidentelle difficulté dont tel ne peut sortir par défaut d’éclaircie judicieuse, tout autre ne sortira pas davantage, n’importe son genre et son espèce. Pour varier les documents, j’emprunte le nouvel exemple aux lépidoptères.

 

Le Grand-Paon est le plus gros papillon de nos régions. Sa chenille, jaunâtre avec des perles bleu turquoise cerclées de cils noirs, se file, au pied des amandiers, un robuste cocon dont l’ingénieuse structure est depuis longtemps célèbre. Au moment de se libérer, le Bombyx du mûrier possède dans son estomac un dissolvant particulier que le papillon nouveau-né dégorge contre la paroi du cocon pour la ramollir, en dissoudre la gomme agglutinant les fils et se frayer de la sorte une issue sous la seule poussée de la tête. À la faveur de ce réactif, le reclus peut victorieusement attaquer sa prison de soie par le bout d’avant, par le bout d’arrière, par le flanc, comme je le constate en retournant la chrysalide dans la coque, fendue d’un coup de ciseaux, puis recousue. Quel que soit le point à forer pour la sortie, point que mon intervention fait varier à ma guise, le liquide dégorgé imbibe et ramollit promptement la paroi ; alors le captif, s’escrimant des pattes antérieures et poussant du front dans le fouillis des fils désagrégés, s’ouvre un passage avec la même facilité que dans sa libération naturelle.

 

Le Grand-Paon n’est pas doué de ce moyen de délivrance par un dissolvant ; son estomac est inhabile à la préparation du corrosif propre à ruiner en un point quelconque l’enceinte défensive, maintenant mur de prison. Si je renverse, en effet, la chrysalide dans son cocon ouvert puis refermé par une couture, le papillon périt toujours, impuissant à se dégager. Le point à forcer changeant, la délivrance est rendue impossible. Pour sortir de cette coque, vrai coffre-fort, une méthode spéciale est donc nécessaire, sans rapport aucun avec la méthode chimique du Bombyx du mûrier. Disons, après tant d’autres, comment les choses se passent.

 

Au bout antérieur du cocon, bout conique tandis que l’autre est arrondi, les fils ne sont pas agglutinés entre eux ; partout ailleurs la trame de soie est cimentée par un produit gommeux qui la transforme en un robuste parchemin imperméable. Ces fils de l’avant, à peu près rectilignes, convergent par leur extrémité libre et forment une série de palissades en cône, dont la base commune est le cercle où brusquement cesse l’emploi du ciment gommeux. On ne saurait mieux comparer cette disposition qu’à l’embouchure des nasses où le poisson aisément s’engage en suivant l’entonnoir des baguettes d’osier, mais d’où l’imprudent ne peut plus sortir, parce que l’étroit passage resserre sa palissade au moindre effort pour la franchir.

 

Une autre comparaison fort exacte nous est fournie par les souricières dont l’entrée se compose d’un faisceau de fils de fer groupés en cône tronqué. Attiré par l’appât, le rongeur pénètre en agrandissant, sous une faible poussée, l’orifice du piège ; mais quand il s’agit de s’en aller, les fils de fer, si dociles d’abord, deviennent infranchissable barrière de hallebardes. Les deux engins permettent l’entrée et défendent la sortie. Disposons les palissades coniques en sens inverse, dirigeons-les de l’intérieur à l’extérieur, et leur rôle sera renversé : la sortie sera permise, et l’entrée défendue.

 

Tel est le cas du cocon du Grand-Paon, avec un degré de perfection à son avantage : son embouchure de nasse et de souricière est formée d’une nombreuse série de cônes emboîtés et de plus en plus surbaissés. Pour sortir, le papillon n’a qu’à pousser du front devant lui ; les diverses rangées de fils non agglutinés cèdent sans difficulté. Une fois le reclus libéré, les mêmes fils reprennent leur position, si bien qu’à l’extérieur rien ne dit que le cocon soit désert ou habité.

 

Sortir aisément ne suffit pas : il faut, de plus, retraite inviolable pendant le travail de la métamorphose. Le logis, à porte libre pour la sortie, doit avoir la même porte close pour l’entrée, afin que nul malintentionné ne pénètre. Le mécanisme de l’embouchure de nasse remplit supérieurement cette condition, aussi nécessaire au salut du Grand-Paon que la première. Entrer à travers les multiples enceintes des fils convergents, qui font obstacle plus efficace à mesure qu’on les presse, serait impraticable pour qui s’aviserait de vouloir violer le logis. Vainement je connais à fond les secrets de cette serrurerie qui sait, comme toute belle œuvre, associer la simplicité des moyens à l’importance des résultats : je suis toujours émerveillé lorsque, un cocon ouvert entre les doigts, j’essaye de faire passer un crayon à travers l’embouchure. Poussé de l’intérieur à l’extérieur, aussitôt il passe ; poussé de l’extérieur à l’intérieur, il est invinciblement arrêté.

 

Je m’attarde en ces détails pour montrer combien importe au Grand-Paon la bonne confection de sa palissade de fils. Mal ordonnée, enchevêtrée et par suite peu docile à la poussée, la série de cônes emboîtés opposera résistance insurmontable, et le papillon périra, victime de l’art incorrect de la chenille. Géométriquement construite, mais en rangées clairsemées, non assez nombreuses, elle laissera la retraite exposée aux dangers de l’extérieur, et la chrysalide deviendra pâture de quelque intrus comme il y en a tant, en quête des nymphes somnolentes, proie facile. C’est donc, pour la chenille, œuvre capitale que cette embouchure à double effet. Elle doit y dépenser tout ce qu’elle possède en clairvoyance, en lueurs rationnelles, en art modifiable quand les circonstances l’exigent ; elle doit enfin y faire preuve des meilleures ressources de son talent. Suivons-la dans son travail ; faisons intervenir l’épreuve expérimentale, et nous en apprendrons de singulières sur son compte.

 

Le cocon et son embouchure marchent de pair pour la construction. Quand elle a tapissé tel ou tel autre point de la paroi générale, la chenille se retourne, si besoin est, et de son fil non interrompu vient continuer la palissade à brins convergents. À cet effet, elle avance la tête jusqu’au fond de l’entonnoir ébauché, puis la retire en doublant le fil. De cette alternative d’avances et de reculs résulte un circuit de filaments doublés non adhérents entre eux. La séance n’est pas longue : la palissade enrichie d’une rangée, la chenille reprend le travail de la coque, travail qu’elle abandonne encore pour s’occuper de l’entonnoir ; ainsi de suite à de nombreuses reprises, où tour à tour est suspendue l’émission du produit gommeux quand il faut laisser les fils libres, ou bien copieusement faite quand il convient de les agglutiner pour obtenir solide tissu.

 

L’entonnoir de sortie n’est pas, on le voit, ouvrage d’exécution continue ; la chenille y travaille par intermittence, à mesure que l’ensemble de la coque progresse. Du commencement à la fin de sa période de fileuse, tant que les réservoirs à soie ne sont pas épuisés, elle en multiplie les assises, sans négliger le reste du cocon. Ces assises se traduisent par des cônes emboîtés l’un dans l’autre et d’angle de plus en plus obtus, si bien que les derniers filés se surbaissent jusqu’à devenir presque des surfaces planes.

 

Si rien ne vient troubler l’ouvrière, le travail est conduit avec une perfection que ne désavouerait pas une industrie judicieuse se rendant compte du pourquoi des choses. La chenille jugerait-elle, si peu que ce soit, de l’importance de son œuvre, du rôle futur de ses palissades coniques superposées ? C’est ce que nous allons apprendre.

 

Avec des ciseaux, j’enlève l’extrémité conique tandis que la fileuse est occupée à l’autre bout. Voilà le cocon largement ouvert. La chenille ne tarde pas à se retourner. Elle engage la tête dans la grande brèche que je viens de pratiquer ; elle paraît explorer l’extérieur et s’informer de l’accident survenu. Je m’attends à voir réparer le désastre et refaire en plein le cône détruit par mes ciseaux. Elle y travaille quelque temps, en effet ; elle dresse une rangée de fils convergents ; puis, sans autre souci du sinistre, elle applique ailleurs sa filière et continue d’épaissir le cocon.

 

Des doutes graves me viennent : le cône édifié sur la brèche est à brins clairsemés ; il est, en outre, très surbaissé et bien différent en saillie de ce qu’était le cône primitif. Ce que je prenais d’abord pour œuvre de réparation est simplement œuvre de continuation. La chenille, mise à l’épreuve par mes malices, n’a pas modifié le cours de son travail ; malgré l’imminence du péril, elle s’est bornée à l’assise de fils qu’elle aurait emboîtée dans les précédentes sans mon coup de ciseaux.

 

Quelque temps je laisse faire ; et quand l’embouchure a de nouveau pris consistance, je la tronque pour la seconde fois. Même défaut de clairvoyance de la part de la bête, qui remplace le cône absent par un cône d’angle encore plus obtus, c’est-à-dire continue l’habituelle besogne, sans aucun essai de restauration à fond, malgré l’extrême urgence. Si la provision de soie touchait à sa fin, je compatirais aux misères de l’éprouvée, qui de son mieux réparerait la case avec les rares matériaux encore disponibles ; mais je vois la chenille sottement prodiguer son produit en supplément de tapisserie pour une coque dont la solidité pourrait déjà suffire, et l’économiser avec lésinerie pour une clôture qui, négligée, livrera le logis et son habitant au premier larron venu. La soie ne manque pas : la filandière en met couche sur couche dans les points non ruinés ; elle n’en utilise sur la brèche que la dose requise dans les habituelles conditions. Ce n’est pas économie imposée par le déficit ; c’est aveugle persévérance dans les usages. Alors ma commisération devient ébahissement devant une si profonde stupidité, qui s’applique au superflu de la tapisserie dans une demeure désormais inhabitable, au lieu de veiller, tandis qu’il en est temps encore, à la réparation de la masure.

 

Pour la troisième fois, je répète ma section. Quand le moment est venu de reprendre la série de ses cônes emboîtés, la chenille hérisse la brèche de cils assemblés en disque, comme ils le sont dans les dernières assises du travail non troublé. À cette configuration se reconnaît la fin prochaine de l’ouvrage. Quelque temps encore le cocon est renforcé ; puis le repos se fait, et la métamorphose commence dans une demeure à mesquine clôture, insuffisante pour tenir en respect le moindre envahisseur.

 

En somme, inhabile à démêler ce qu’aura de périlleux une palissade incomplète, la chenille, après chaque troncature du cocon, reprend son ouvrage au point où elle l’avait laissé avant l’accident. Au lieu de restaurer à fond l’embouchure ruinée, ce que lui permettrait la provision de soie fort abondante encore, au lieu de refaire sur la brèche un cône saillant à couches multiples, qui remplacerait ce que mes ciseaux ont enlevé, elle y dresse des couches de cils graduellement surbaissées, suite et non reconstruction des couches absentes. Ce travail de clôture, d’impérieuse nécessité pour qui jugerait, ne paraît pas d’ailleurs préoccuper la chenille plus que d’habitude, car elle l’alterne à diverses reprises avec le travail du cocon, bien moins pressant. Tout se passe dans l’ordre réglementaire, comme si le grave accident, de l’effraction n’était pas survenu. En un mot, la chenille ne recommence pas la chose faite, puis détruite ; elle la continue. Le début de l’ouvrage manque, n’importe : la suite vient sans modification dans les plans.

 

Il me serait facile, si la clarté du litige l’exigeait, de citer une foule d’autres exemples similaires, où se montre en pleine évidence le défaut absolu de discernement rationnel dans l’intellect de l’insecte, alors même que la haute perfection de l’ouvrage semblerait accorder à l’ouvrier de clairvoyantes aptitudes. Bornons-nous, pour le moment, aux trois que je viens de citer. Le Pélopée continue d’emmagasiner des araignées pour un œuf enlevé ; il persévère dans des chasses désormais sans but ; il amasse des vivres qui ne doivent rien alimenter ; il multiplie ses battues au gibier pour remplir un garde-manger que mes pinces à l’instant dévalisent ; enfin il clôt avec tous les soins habituels une cellule où plus rien ne se trouve : il met les scellés sur le néant. Il fait mieux encore dans le domaine de l’absurde : il crépit l’emplacement de son nid disparu, il travaille au couvert d’un édifice imaginaire, il surmonte de sa toiture une maison qui gît maintenant dans les profondeurs de ma poche. De son côté, la chenille du Grand-Paon, malgré la perte certaine du papillon futur, au lieu de recommencer l’embouchure de nasse tronquée par mes ciseaux, continue paisiblement ses affaires de filandière, sans modifier en rien la régulière marche de l’ouvrage ; venu le moment des dernières rangées de cils défensifs, elle les dresse sur la périlleuse brèche, mais elle néglige de refaire la partie détruite de la barricade. Indifférente à l’indispensable, elle s’occupe du superflu.

 

Que conclure de ces faits ? Je voudrais croire, pour l’honneur de mes bêtes, à quelque distraction de leur part, à quelque étourderie individuelle qui n’entacherait pas la clairvoyance générale ; j’aimerais à ne voir dans leurs aberrations que des actes isolés, exceptionnels, dont ne serait pas responsable un judicieux ensemble. Hélas ! les faits les plus criants imposeraient silence à mes essais de réhabilitation. Toute espèce, n’importe laquelle, soumise à l’épreuve expérimentale, commet des inconséquences similaires dans le cours de son industrie troublée. Contraint par l’inexorable logique des faits, je formule donc ainsi les conséquences que me dicte l’observation :

 

L’animal n’est ni libre ni conscient dans son industrie, pour lui fonction externe dont les phases sont réglées presque avec autant de rigueur que les phases d’une fonction interne, celles de la digestion, par exemple. Il maçonne, il tisse, il chasse, il poignarde, il paralyse, comme il digère, comme il sécrète le venin de son arme, la soie de sa coque, la cire de ses rayons, toujours sans se rendre le moindre compte des moyens et du but. Il ignore ses merveilleux talents de même que l’estomac ignore sa chimie savante. Il ne peut rien y ajouter d’essentiel, rien y retrancher, pas plus qu’il n’est maître d’accroître ou de diminuer les pulsations de son vaisseau dorsal.

 

L’épreuve de l’accidentel sur lui n’a pas de prise : tel il est exerçant sans trouble son métier, tel il restera si des circonstances surgissent réclamant quelque modification dans la conduite de l’ouvrage. L’expérience ne l’instruit pas ; le temps ne suscite pas d’éclaircie dans les ténèbres de son inconscience. Son art, parfait en sa spécialité, mais inepte devant la moindre difficulté nouvelle, se transmet immuable comme se transmet l’art de la pompe aspirante chez le nourrisson à la mamelle. S’attendre que l’insecte modifie les points essentiels de son industrie, c’est espérer que le nourrisson change sa manière de teter. Aussi ignorants l’un que l’autre de ce qu’ils font, ils persévèrent dans la méthode imposée pour la sauvegarde de l’espèce, précisément parce que leur ignorance leur défend tout essai.

 

À l’insecte manque donc l’aptitude qui réfléchit, qui revient en arrière et qui remonte à l’antécédent, sans lequel le conséquent perdrait toute sa valeur. Dans les phases de son industrie, tout acte accompli compte pour valable par cela seul qu’il a été accompli ; l’insecte n’y revient plus si quelque accident l’exige ; le conséquent suit, sans préoccupation de l’antécédent disparu. Une impulsion aveugle l’engage de tel acte dans un second, de ce second dans un troisième, etc., jusqu’à l’achèvement de l’œuvre, sans possibilité pour l’insecte de remonter le courant de son activité si des conditions accidentelles viennent à l’exiger, même de la façon la plus impérieuse. Le cycle entier parcouru, l’ouvrage se trouve très logiquement fait par un ouvrier dépourvu de toute logique.

 

Le stimulant au travail est l’appât du plaisir, ce premier moteur de l’animal. La mère n’a nullement prévision de la larve future ; elle ne construit pas, ne chasse pas, n’emmagasine pas en vue consciente d’une famille à élever. Le but réel de son ouvrage est occulte pour elle ; le but accessoire, mais excitateur, le plaisir éprouvé, est son unique guide. Le Pélopée ressent vive satisfaction s’il bourre une cellule d’araignées ; et il continue de giboyer avec un entrain imperturbable quand l’œuf retiré de la loge rend les provisions inutiles. Il se délecte à mastiquer de boue la façade de son nid, et il continue de mastiquer l’emplacement de son nid, détaché de la muraille, sans soupçonner l’inanité de son enduit. Ainsi des autres. À leur reprocher leurs aberrations, il faudrait leur supposer une petite lueur de raison comme le voulait Darwin ; s’ils en sont dépourvus, le reproche tombe, et leurs actes aberrants sont les résultats inévitables d’une inconscience dérangée de ses voies normales.

 

CHAPITRE IV

L’HIRONDELLE ET LE MOINEAU


Un second problème nous est proposé par le Pélopée. Il fréquente nos demeures, il recherche la chaleur de nos foyers. Son nid de boue, sans consistance, perméable à l’eau, ravagé par une pluie, ruiné de fond en comble par une humidité de quelque persistance, rend indispensable un abri sec, nulle part meilleur que dans nos habitations. Son tempérament frileux exige en outre retraite chaude. Peut-être est-il un étranger non encore bien acclimaté, un émigrant des régions africaines, qui, venu du pays de la datte au pays de l’olive, trouve en ce dernier le soleil insuffisant et supplée le climat cher à sa race par le climat artificiel de l’âtre. Ainsi s’expliqueraient ses habitudes, si disparates avec celles des autres hyménoptères prédateurs, qui tous fuient le voisinage trop direct de l’homme.

 

Mais par quelles étapes a-t-il passé avant de devenir notre hôte ? Où logeait-il avant qu’il y eût des logis maçonnés par l’industrie humaine ; où mettait-il couver sa nichée de larves avant qu’il y eût des cheminées ? Lorsque, sur les collines voisines, où les traces de leur séjour abondent, les antiques Canaques de Sérignan taillaient le silex pour arme, raclaient la peau de bique pour vêtement et dressaient pour demeure la hutte de branchages et de boue, le Pélopée déjà fréquentait-il leur wigwam ? Construisait-il dans les profondeurs de quelque pot ventru, en terre noire, à demi cuite, façonnée sous le pouce, initiant par tel choix sa descendance à rechercher aujourd’hui la gourde du paysan sur la cheminée ? S’avisait-il de bâtir dans le pli des nippes, dépouilles de loups et d’ours, appendues à quelque andouiller de cerf, le porte-manteau de l’époque, s’essayant ainsi dans une prise de possession qui doit aboutir plus tard aux rideaux de la fenêtre, à la blouse du laboureur ? Préférait-il pour son nid l’appui de la paroi en branches entrelacées et glaise, vers l’orifice conique qui donnait issue à la fumée du foyer, disposé au centre de la hutte entre quatre pierres ? Sans valoir nos cheminées actuelles, c’était suffisant à la rigueur.

 

De ces misérables débuts aux emplacements d’aujourd’hui, quels progrès pour le Pélopée, si réellement, dans ma région, il est contemporain des primitifs Canaques ! À lui aussi la civilisation a largement profité : du bien-être croissant de l’homme il a su faire le sien. La demeure avec toiture, solives et plafond imaginée, l’âtre avec faces latérales et canal inventé, le frileux s’est dit : « Comme il fait bon ici ! Dressons-y notre tente. » Et, malgré la nouveauté des lieux, il s’est empressé d’en prendre possession.

 

Remontons plus loin encore. Avant la hutte, avant l’abri sous roche, avant l’homme, le dernier venu sur la scène du monde, où bâtissait donc le Pélopée ? La question n’est pas dépourvue d’intérêt, nous ne tarderons pas à nous en apercevoir. Et puis, elle n’est pas isolée. Où nidifiaient l’hirondelle de fenêtre et l’hirondelle de cheminée avant qu’il y eût des fenêtres et des cheminées ? Quel réduit pour sa famille choisissait le moineau avant qu’il y eût des toitures avec leurs tuiles et des murailles avec leurs trous ?

 

Sicut passer solitarius in tecto, dit déjà le Psalmiste. Du temps du roi David, le moineau piaillait tristement sous la tuile du toit aux ardeurs de l’été comme il le fait de nos jours. Les constructions d’alors différaient peu des nôtres, du moins pour les commodités du moineau ; et l’abri sous la tuile était depuis longtemps adopté. Mais lorsque la Palestine n’avait que la tente en poil de chameau, où donc le passereau faisait-il élection de domicile ?

 

Quand Virgile nous parle du bon Évandre qui, précédé de sa garde, deux molosses, se rend auprès d’Énée, son hôte, il nous le montre matinalement éveillé par le chant des oiseaux :

 

Evandrum ex humili tecto lux suscitat alma

Et matutini voluerum sub culmine cantus.

 

Quels pouvaient être ces oiseaux qui, dès la première aube, gazouillaient sous le toit du vieux roi du Latium ? Je n’en vois que deux : l’hirondelle et le moineau, l’un et l’autre réveille-matin de mon ermitage, aussi ponctuels qu’aux temps saturniens. Le palais d’Évandre n’avait rien de princier. Le poète ne le cache pas ; c’était pauvre demeure : humili tecto, dit-il. D’ailleurs, le mobilier nous renseigne sur l’édifice. On donne pour couchette à l’hôte illustre une peau d’ourse et un tas de feuilles :

 

……                  Stratisque locavit

Effultum foliis et pelle Libystidis ursae.

 

Le Louvre d’Évandre était donc une case un peu plus grande que les autres, peut-être en troncs d’arbre superposés, peut-être en blocs non équarris, employés tels quels, peut-être en torchis de roseaux et de glaise. À ce rustique palais convenait un couvert de chaume. Si primitive que fût l’habitation, l’hirondelle et le moineau étaient là, du moins le poète l’affirme. Mais où se tenaient-ils avant de trouver un gîte dans la demeure humaine ?

 

L’industrie du moineau, de l’hirondelle, du Pélopée et de tant d’autres ne peut être subordonnée à celle de l’homme ; chacun doit posséder un art primordial de bâtir, qui du mieux utilise l’emplacement disponible. Si de meilleures conditions se présentent, on en profite ; si ces conditions manquent, on revient aux antiques usages, dont la pratique, plus exigeante quelquefois en travail, est du moins toujours possible.

 

Le moineau nous dira le premier où en était son art de nidification lorsque manquaient les logements de la muraille et de la toiture. Le creux d’un arbre, à l’abri des indiscrets par son élévation, avec embouchure étroite garantie de la pluie et cavité suffisamment spacieuse, est pour lui demeure excellente qu’il accepte volontiers, même quand abondent dans les alentours les vieux murs et les toitures. Le moindre dénicheur dans mon village est au courant de l’affaire, et il en abuse. L’arbre creux, voilà donc un premier logis employé par le moineau, bien avant d’utiliser la case d’Évandre et la forteresse de David sur le rocher de Sion.

 

Il a mieux encore dans ses ressources architectoniques. À son informe matelas, amoncellement sans cohérence de plumes, de duvet, de bourre, de paille et autres matériaux disparates, semblerait indispensable un appui fixe, largement étalé. Le passereau se rit de la difficulté, et de temps à autre, pour des motifs dont je n’ai pas le secret, il conçoit un plan audacieux : il se propose un nid n’ayant d’autre appui que trois ou quatre menus rameaux au sommet d’un arbre. L’inhabile matelassier veut obtenir la suspension aérienne, la demeure oscillante, apanage des ourdisseurs, vanniers, tisseurs, versés à fond dans l’art de l’entrelacement. Il y parvient.

 

Dans l’enfourchure de quelques rameaux, il amasse tout ce que les abords d’une maison peuvent lui présenter d’acceptable pour son travail : menus chiffons, fragments de papier, bouts de fil, flocons de laine, brins de paille et de foin, feuilles sèches de graminées, filasse abandonnée par la quenouille, lanières d’écorce rouies par un long séjour à l’air ; et de ses récoltes variées, gauchement enchevêtrées l’une dans l’autre, il parvient à faire une grosse boule creuse avec étroite ouverture sur le flanc. C’est volumineux à l’excès, l’épaisseur du dôme devant suffire à protéger de la pluie, que n’arrêtera plus l’abri de la tuile ; c’est très grossièrement agencé, sans art aucun, mais enfin c’est assez solide pour tenir bon une saison. Ainsi devait travailler au début le moineau si l’arbre creux manquait. Aujourd’hui l’art primitif, trop coûteux en matériaux et en temps, est rarement pratiqué.

 

Deux grands platanes ombragent ma demeure ; leurs branches atteignent le toit, où toute la belle saison se succèdent des générations de moineaux, trop nombreuses pour mes semis de pois et mes cerises. Leur vaste fouillis de verdure est la première étape à la sortie des nids. Là s’assemblent et longuement piaillent les jeunes, avant de prendre l’essor pour la picorée ; là stationnent les escouades des repus à leur retour des champs. Les adultes s’y donnent rendez-vous pour surveiller la famille récemment émancipée, admonester les imprudents, encourager les timides ; là se vident les querelles de ménage ; là se discutent les événements du jour. Du matin au soir, c’est un continuel va-et-vient de la toiture aux platanes et des platanes à la toiture. Eh bien, malgré cette assidue fréquentation, je n’ai vu qu’une fois, en une douzaine d’années, le moineau nidifier dans la ramée. Le couple qui se décida pour le nid aérien sur l’un des platanes ne fut pas très satisfait, paraît-il, des résultats obtenus, car il ne recommença pas l’année suivante. Nul depuis n’a remis une seconde fois sous mes yeux un gros nid en boule balancé par le vent à l’extrémité d’une branche. L’abri fixe et moins coûteux de la tuile est préféré.

 

Nous voilà suffisamment renseignés sur l’art primordial du moineau. Que nous apprendront à leur tour les hirondelles ? Deux espèces fréquentent nos demeures : l’hirondelle de fenêtre (Hirundo urbica) et l’hirondelle de cheminée (Hirundo rustica), l’une et l’autre fort mal dénommées, tant dans la langue savante que dans la langue vulgaire. Ces qualificatifs d’urbica et de rustica, qui font de la première une citadine et de la seconde une villageoise, peuvent s’appliquer aux deux indifféremment, le séjour tantôt à la ville et tantôt au village leur étant commun. Les déterminatifs de fenêtre et de cheminée ont une précision que les faits rarement confirment et très souvent contredisent. Pour la clarté, condition souveraine de toute prose acceptable, et pour ne pas sortir des mœurs propres aux deux espèces dans ma région, j’appellerai la première Hirondelle de muraille, et la seconde Hirondelle domestique. La forme du nid est le trait différentiel le plus frappant. L’hirondelle de muraille donne au sien la configuration en boule, avec huis rond, tout juste suffisant pour le passage de l’oiseau. L’hirondelle domestique façonne le sien en coupe largement ouverte.

 

Pour emplacement de sa construction, l’hirondelle de muraille, bien moins familière que l’autre, ne choisit jamais l’intérieur de nos demeures. Il lui faut le dehors, l’appui élevé, loin des indiscrets ; mais un abri contre la pluie lui est en même temps indispensable, car son nid de boue craint l’humide presque autant que celui du Pélopée. Elle s’établit donc de préférence sous le rebord des toits et sous les corniches des édifices. Chaque printemps, j’ai sa visite. La maison lui plaît. Le bord de la toiture s’avance en un encorbellement de quelques rangées de briques comme on les emploie ici pour le couvert des habitations, c’est-à-dire courbées en demi-cylindre. De là résulte une longue série de niches demi-circulaires, abritées de la pluie par les rangées supérieures et bien exposées à la chaleur sur la façade méridionale. Au milieu de tous ces réduits, si hygiéniques, si bien défendus et d’ailleurs conformes au plan du nid, l’oiseau n’a que l’embarras du choix. Il y a place pour tous, si nombreuse que devienne un jour la colonie.

 

En dehors des emplacements de ce genre, je n’en vois pas d’autres agréés de l’hirondelle dans le village, si ce n’est le dessous de quelques corniches de l’église, la seule construction ayant tournure de monument. En somme, l’appui d’un mur, en plein air, avec abri contre la pluie, c’est tout ce que l’hirondelle demande à nos maçonneries.

 

Mais le rocher vertical est la muraille naturelle. S’il s’y trouve des saillies qui surplombent et forment auvent, l’oiseau doit les adopter comme l’équivalent du rebord de nos toitures. Les ornithologistes savent, en effet, que dans les régions montagneuses, loin des habitations, l’hirondelle de muraille bâtit contre les parois verticales des rochers, à la condition que sa boule de terre soit au sec sous un abri.

 

Dans mon voisinage se dressent les montagnes de Gigondas, la plus curieuse construction géologique qu’il m’ait été donné de voir. Leur longue chaîne est à déclivité si rapide que la station verticale est à peine possible vers le haut ; l’ascension de la partie accessible doit s’achever en rampant. On se trouve alors au pied d’une falaise à pic, énorme table de roche vive qui, pareille à quelque rempart de Titans, surmonte d’une crête dentelée le dos abrupt. Les gens du pays appellent cette cyclopéenne muraille les Dentelles. J’herborisais un jour à sa base, quand mes regards furent attirés par les évolutions d’un essaim d’oiseaux devant la sauvage façade. Aisément je reconnus l’hirondelle de muraille : son vol silencieux, son ventre blanc, son nid en boule appliqué contre le roc, me renseignaient assez. À mon tour, j’apprenais là, en dehors des livres, que cette espèce accole ses nids aux rochers verticaux lorsque lui manquent les corniches de nos édifices et le rebord de nos toitures. Ainsi devait-elle nidifier dans les temps antérieurs à nos maçonneries.

 

Le problème est autrement épineux pour la seconde espèce. Beaucoup plus confiante dans notre hospitalité, et peut-être aussi plus frileuse, l’hirondelle domestique s’établit autant que possible à l’intérieur de nos demeures. L’embrasure d’une fenêtre, le dessous d’un balcon, à la rigueur lui suffisent ; mais elle leur préfère le hangar, le grenier, l’écurie, la chambre déserte. Cohabiter avec l’homme, dans le même appartement, est entreprise non au-dessus de sa familiarité. Aussi peu craintive que le Pélopée pour prendre possession des lieux, elle s’installe dans la cuisine de la ferme, elle maçonne sur la solive enfumée du paysan ; plus aventureuse même que l’insecte potier, elle fait siens le salon, le cabinet, la chambre à coucher et toute pièce de tenue correcte qui lui laisse la liberté d’aller et de venir.

 

Chaque printemps, j’ai à me défendre contre ses audacieuses usurpations. Volontiers je lui cède le hangar, le porche de la cave, le réduit du chien, le bûcher et autres dépendances de l’habitation. Cela ne suffit pas à ses vues ambitieuses : il lui faut mon cabinet de travail. Une fois elle veut s’établir sur la tringle des rideaux, une autre fois sur le bord même de la croisée ouverte. Vainement je cherche à lui faire comprendre, en abattant les fondations de son édifice à mesure qu’elle les dresse, combien serait dangereux pour son nid le soutien mobile d’une croisée, qui doit se fermer de temps en temps, au risque d’écraser la maison et la couvée ; combien seraient désagréables pour mes rideaux la besogne boueuse et plus tard les fientes des oisillons : je ne parviens pas à la persuader ; et pour couper court à l’entreprise obstinée, je suis obligé de tenir les fenêtres closes. Si je les ouvre de trop bonne heure, elle revient avec sa becquée de terre pour recommencer.

 

Instruit par l’expérience, je sais ce que me coûterait une hospitalité réclamée avec tant d’insistance. Si je laissais ouvert sur la table quelque livre précieux, si je laissais étalé quelque dessin de champignon, travail de ma matinée et tout frais encore du pinceau, elle ne manquerait pas d’y laisser choir, en passant, son cachet de boue, son parafe stercoral. Ces petites misères m’ont rendu soupçonneux, et je tiens bon contre l’importune visiteuse.

 

Une seule fois, je me suis laissé séduire. Le nid était placé dans l’angle du mur et du plafond, sur quelques moulures de plâtre. En dessous se trouvait une console de marbre, dépôt habituel des livres que j’avais à consulter. En prévision des événements, je déménageai la bibliothèque succursale. Tout alla bien à peu près jusqu’à l’éclosion ; mais aussitôt les oisillons présents, les choses changèrent d’aspect. Avec leur estomac insatiable, où les aliments ne font que passer, aussitôt digérés, fondus, les six nouveau-nés devenaient intolérables. De minute en minute, flac ! flac ! le guano pleuvait sur la console. Ah ! si mes pauvres livres avaient été là ! Malgré mes coups de balai, le fumet ammoniacal emplissait mon cabinet. Et puis, quelle servitude ! L’appartement se fermait la nuit. Le père couchait dehors ; la mère en fit autant quand la couvée fut grandelette. Alors, dès la première aube, ils étaient aux fenêtres, se désolant devant la barricade de verre. Pour ouvrir aux affligés, il fallait me lever à la hâte, la paupière encore lourde de sommeil. Non, je ne me laisserai plus tenter ; je ne permettrai plus à l’hirondelle de s’établir dans une pièce qui doit être fermée la nuit, et encore moins dans la pièce où je raconte les mésaventures que m’a values ma trop bénévole complaisance.

 

On le voit : l’hirondelle à nid en demi-coupe mérite excellemment la qualification de domestique, en ce sens qu’elle a pour demeure l’intérieur de nos maisons. Sous ce rapport, elle est parmi les oiseaux ce que le Pélopée est parmi les insectes. Ici se représente la question du moineau et de l’hirondelle de muraille : où logeait-elle avant qu’il y eût des maisons ? Pour mon compte, je ne l’ai jamais vue nidifier ailleurs qu’à l’abri de nos habitations ; et les auteurs que je consulte ne paraissent pas en savoir plus long sur ce sujet. Aucun ne dit mot du manoir adopté par l’oiseau en dehors des refuges fournis par l’industrie humaine. La longue fréquentation de notre société et le bien-être qu’elle y trouve lui auraient-ils désappris à fond les us primitifs de sa race ?

 

J’ai de la peine à le croire : l’animal n’est pas oublieux à ce point des mœurs antiques lorsqu’il est nécessaire de se les remémorer. Quelque part, de nos jours, l’hirondelle travaille encore en dehors de notre dépendance comme elle le faisait au début. Si l’observation se tait sur le gîte choisi, l’analogie supplée à ce silence avec toute la probabilité désirable. En somme, pour l’hirondelle domestique, que représentent nos maisons ? Des refuges contre les intempéries, contre la pluie surtout, si pernicieuse à la conque de boue. Les grottes naturelles, les cavernes, les anfractuosités des éboulements rocheux, sont autant de refuges, moins hygiéniques peut-être, mais enfin très acceptables. À n’en pas douter, c’est là que l’hirondelle maçonnait son nid quand lui manquait la demeure humaine. L’homme contemporain du mammouth et du renne est venu partager avec elle le logement sous roche. Entre les deux, l’intimité s’est établie. Puis, de progrès en progrès, à la caverne a succédé la hutte, à la hutte la case, à la case la maison ; et l’oiseau, laissant le moins bon pour le meilleur, a suivi l’homme dans sa demeure perfectionnée.

 

Terminons la cette digression sur les mœurs des oiseaux pour appliquer au Pélopée les documents recueillis en route. Chaque espèce exerçant son industrie dans nos habitations a dû d’abord, et doit encore, disons-nous, l’exercer dans des conditions où l’œuvre de l’homme est étrangère. L’hirondelle de muraille et le moineau viennent de nous en fournir des preuves qui ne laissent rien à désirer ; plus réservée dans ses secrets, l’hirondelle domestique ne nous a livré que des probabilités, bien voisines, d’ailleurs, de la certitude. Presque aussi tenace que cette dernière dans son refus de divulguer les antiques usages, le Pélopée est longtemps resté pour moi problème insoluble sous le rapport du domicile primordial. Où se tenait donc, loin de l’homme, le passionné colon de nos cheminées ? Trente années et plus se sont écoulées depuis que j’ai fait sa connaissance, et son histoire se terminait toujours par un point d’interrogation. En dehors de nos demeures, aucune trace de nid de Pélopée. Cependant j’appliquais la méthode de l’analogie, qui donne réponse très probable à la question de l’hirondelle domestique ; je portais mes recherches dans les grottes, dans les abris sous roc à chaude exposition. Jamais de renseignements. Je poursuivais toujours mes inutiles investigations, quand le hasard, propice à ceux qui ne se lassent pas, est enfin venu me dédommager à trois reprises, et dans des conditions que je ne soupçonnais pas le moins du monde favorables.

 

Les antiques carrières de Sérignan sont riches en amoncellements de pierrailles, rebuts entassés là depuis des siècles. Ces amas sont le refuge du mulot, qui gruge, sur un matelas de foin, les amandes, les noyaux d’olives, les glands cueillis à la ronde, et varie ce régime farineux avec des escargots, dont les coquilles vides s’entassent sous quelque dalle. Divers hyménoptères, des Osmies, des Anthidies, des Odynères, choisissent dans le tas conchyliologique abandonné et bâtissent leurs loges dans la spirale de l’escargot à leur goût. La recherche de telles richesses me fait remuer tous les ans quelques mètres cubes de ces pierrailles.

 

Trois fois, en semblable travail, j’ai fait rencontre de l’ouvrage du Pélopée. Deux nids étaient placés dans les profondeurs du tas, contre des moellons guère plus gros que les deux poings ; le troisième se trouvait fixé à la face inférieure d’une large pierre plate, formant voûte au-dessus du sol. En ces trois nids, soumis aux vicissitudes du dehors, rien de plus que l’habituelle structure à l’intérieur de nos maisons. Pour matière, la boue plastique, comme toujours ; pour défense, une écorce de la même boue ; et voilà tout. Les périls de l’emplacement n’avaient inspiré à l’architecte aucune amélioration ; l’édifice ne différait pas de ceux qui sont bâtis contre la paroi d’une cheminée. Un premier point est acquis : dans ma région, le Pélopée nidifie parfois, mais très rarement, dans les tas de pierres et sous les dalles naturelles qui ne touchent pas en plein le sol. Ainsi devait-il nidifier avant de devenir l’hôte de nos demeures et de nos foyers.

 

Un second point est à débattre. Les trois nids rencontrés sous les pierres sont dans un piteux état. Imprégnés d’humidité, ils n’ont guère plus consistance que la flaque de boue exploitée pour leur construction. Ils sont ramollis au point de n’être plus maniables. Les loges sont éventrées ; les cocons, si reconnaissables à leur teinte, à leur translucidité de pellicule d’oignon, sont en pièces, sans vestiges des larves que je devrais y voir à l’époque de mes trouvailles, c’est-à-dire en hiver. Les trois masures ne sont pourtant pas de vieux nids ruinés par le temps après la sortie de l’insecte parfait, car les portes d’issue sont encore closes, exactement tamponnées. C’est latéralement, par des brèches anormales, que les loges bâillent. Jamais l’insecte, se libérant, ne commet ces violentes effractions. Ce sont bien des nids récents, des nids du précédent été.

 

Leur délabrement a pour cause la situation non assez défendue. Dans les tas de pierres, la pluie pénètre ; sous l’abri d’une dalle, l’humidité sature l’air. S’il tombe un peu de neige, le mal s’aggrave encore. Ainsi se sont effrités, éboulés, les misérables nids, en laissant les cocons partiellement à nu. Non défendues par leur étui de terre, les larves sont devenues la proie du brigandage qui moissonne le faible. Quelque mulot passant par là peut-être a fait régal de ces tendres lardons.

 

Devant ces ruines, un soupçon me vient. L’art primitif du Pélopée est-il bien praticable dans ma région ? En nidifiant ici dans les amas de pierres, l’insecte potier trouve-t-il, surtout pendant l’hiver, la sécurité nécessaire à sa famille ? C’est fort douteux. L’extrême rareté des nids dans de telles conditions dénote la répugnance de la mère pour ces emplacements, et l’état délabré de ceux que j’y trouve semble en affirmer le péril. Si le climat, trop peu clément, met le Pélopée dans l’impuissance de pratiquer avec succès l’industrie des ancêtres, ne serait-ce pas la preuve que l’insecte est un étranger, un colon venu d’un pays plus chaud, plus sec, où ne sont pas à redouter les pluies tenaces et surtout les neiges ?

 

Volontiers je me le figure comme originaire de l’Afrique. Dans le lointain des âges, il nous est venu par étapes à travers l’Espagne et l’Italie, et la région de l’olivier est à peu près la limite de son extension vers le nord. C’est un africain naturalisé provençal. En Afrique, en effet, il nidifie fréquemment, dit-on, sous les pierres, ce qui, je pense, ne doit pas lui faire dédaigner la demeure de l’homme, s’il y trouve tranquillité. Ses congénères de la Malaisie sont mentionnés comme fréquentant les habitations. Ils ont les mêmes mœurs que l’hôte de nos foyers ; ils partagent avec lui la singulière prédilection pour les tissus flottants, les rideaux des fenêtres. D’un bout à l’autre du monde, même goût pour les araignées, pour les cellules de boue, pour l’abri sous le toit de l’homme. Si j’étais en Malaisie, je retournerais les tas de pierres, et très probablement je recueillerais une ressemblance de plus : la nidification originelle sous quelque dalle.

 

CHAPITRE V

INSTINCT ET DISCERNEMENT


Lorsqu’il crépit le point où se dressait le nid que je viens de détacher de la muraille, lorsqu’il persiste à bourrer d’araignées sa cellule pour un œuf absent, et qu’il clôt en toutes règles une loge où mes pinces n’ont rien laissé, ni germe, ni provisions, le Pélopée nous donne une bien pauvre idée de son intellect. Soumis à des épreuves analogues, les Chalicodomes, la chenille du Grand-Paon et tant d’autres commettent les mêmes inconséquences : ils continuent, dans l’ordre normalement requis, leur série d’actes industriels, rendus désormais inutiles par un accident. Vraies roues de moulin non aptes à suspendre leur rotation lorsque manque le grain à moudre, ils persévèrent, une fois l’impulsion acquise, dans l’accomplissement d’un travail sans valeur. En ferons-nous des machines ? Loin de moi cette sotte idée.

 

Sur le sol mouvant des faits contradictoires, la marche précise est impraticable : on risque à chaque pas de s’enliser dans la tourbière de leurs interprétations. Cependant ces faits parlent si haut que je n’hésite pas à traduire leur témoignage tel que je le comprends. Dans la psychique de l’insecte, deux domaines fort différents sont à distinguer. L’un est l’instinct proprement dit, l’impulsion inconsciente qui préside à ce que l’animal accomplit de plus merveilleux dans son industrie. Où l’expérience et l’imitation ne peuvent absolument rien, l’instinct impose son inflexible loi. C’est lui, et rien que lui, qui fait construire pour une famille ignorée de la mère, qui conseille des provisions destinées à l’inconnu, qui dirige le dard vers les centres nerveux de la proie et paralyse savamment, en vue de la bonne conservation des vivres, qui finalement est l’instigateur d’une foule d’actes où devraient intervenir clairvoyante raison et science consommée, si l’animal agissait par discernement.

 

Cette aptitude est parfaite en son genre dès le début, sinon la descendance serait impossible. Le temps n’y ajoute rien, n’en retranche rien. Telle elle était pour une espèce déterminée, telle elle est aujourd’hui et telle elle restera, caractère zoologique peut-être le plus fixe de tous. Elle n’est pas libre ni consciente dans son exercice, pas plus que ne le sont l’aptitude digestive de l’estomac et l’aptitude pulsatoire du cœur. Les phases de ses opérations sont prédéterminées, amenées nécessairement l’une par l’autre ; elles font songer à quelque système de rouages dont une pièce mise en branle entraîne le mouvement de la pièce suivante. Voilà le côté machine de l’animal, le fatum sans lequel seraient inexplicables les énormes inconséquences du Pélopée dévoyé par l’expérimentateur. L’agneau qui, pour la première fois, embouche la tétine, est-il libre, conscient, perfectible dans son art difficultueux de nourrisson ? L’insecte ne l’est pas davantage dans son art, plus difficultueux encore, de nourricier.

 

Mais, avec sa rigide science qui s’ignore, l’instinct pur, s’il était seul, laisserait l’insecte désarmé dans le perpétuel conflit des circonstances. Deux moments dans la durée ne sont pas identiques ; si le fond reste le même, les accessoires changent ; l’imprévu surgit de partout. En cette mêlée confuse, un guide est nécessaire pour rechercher, accepter, refuser, choisir, préférer ceci, ne faire cas de cela, tirer enfin parti de ce que l’occasion peut offrir d’utilisable. Ce guide, l’insecte le possède certes, à un degré même très évident. C’est le second domaine de sa psychique. Là il est conscient et perfectible par l’expérience. N’osant appeler cette aptitude rudimentaire intelligence, titre trop élevé pour elle, je l’appellerai discernement. L’insecte, en ses plus hautes prérogatives, discerne, fait la différence d’une chose avec une autre, dans le cycle de son art, bien entendu ; et voilà tout à peu près.

 

Tant que l’on confondra sous une même rubrique les actes d’instinct pur et les actes de discernement, on retombera dans ces interminables discussions qui aigrissent la polémique sans faire avancer la question d’un pas. L’insecte est-il conscient de ce qu’il fait ? – Oui et non, tout à la fois. Non, si son acte est du domaine de l’instinct ; oui, s’il est du domaine du discernement. L’insecte est-il modifiable dans ses mœurs ? – Non, absolument non, si le trait de mœurs se rapporte à l’instinct ; oui, s’il se rapporte au discernement. Précisons par quelques exemples cette distinction fondamentale.

 

Le Pélopée bâtit ses cellules avec de la terre déjà ramollie, avec de la boue. Voilà l’instinct, la caractéristique immuable de l’ouvrier. Il a toujours bâti de la sorte, et de la sorte toujours il bâtira. Les siècles ne lui apprendront jamais, la concurrence vitale et la sélection ne l’engageront jamais à imiter le Chalicodome et à cueillir la poudre aride pour en faire mortier. À ce nid de boue il faut un abri contre la pluie. La cachette sous une pierre suffit d’abord. Mais, s’il trouve mieux, le potier prend possession de ce mieux et s’installe dans la demeure de l’homme. Voilà le discernement, source de quelque perfectibilité.

 

Le Pélopée approvisionne ses larves d’araignées. Voilà l’instinct. Le climat, les degrés de longitude et de latitude, le flux du temps, l’abondance ou la rareté du gibier, n’introduisent aucune modification dans ce régime, bien que la larve se montre satisfaite d’autres menus artificiellement servis. Les ancêtres ont été élevés avec des aranéides ; leurs successeurs ont consommé semblable mets, et la descendance à venir n’en connaîtra pas d’autre. Aucune circonstance, si favorable fût-elle, ne persuadera jamais au Pélopée que les jeunes criquets, par exemple, valent les araignées, et que sa famille les accepterait volontiers. L’instinct l’enchaîne au régime national.

 

Mais si manque l’Épeire, la proie favorite, ne pourra-t-il plus approvisionner ? Il garnira ses magasins tout de même, parce que toute aranéide lui est bonne. Voilà le discernement, dont l’élasticité supplée, dans certaines circonstances, à ce que l’instinct a de trop inflexible. Au milieu de l’innombrable variété de gibier, le chasseur sait discerner ce qui est aranéide de ce qui ne l’est pas ; de la sorte, il se trouve en mesure de doter toujours sa famille, sans sortir du domaine de son instinct.

 

L’Ammophile hérissée donne à sa larve une seule chenille, volumineuse et paralysée par autant de coups d’aiguillon qu’elle a de centres nerveux dans le thorax et l’abdomen. Sa science chirurgicale pour dompter le monstre, voilà l’instinct dans sa manifestation la plus écrasante contre toute velléité d’y voir une habitude acquise. Que peuvent les hasards heureux, les hérédités de l’atavisme, les améliorations du temps, dans un art qui ne laisse pas d’opérateur pour le pratiquer à l’avenir s’il n’est parfait dès le début ? Mais à la chenille grise, sacrifiée un jour, peut succéder un autre jour la chenille verte, jaunâtre, bariolée. Voilà le discernement, qui, sous un costume très variable, sait fort bien reconnaître la proie réglementaire.

 

Les Mégachiles construisent leurs outres à miel avec des rondelles de feuilles ; certains Anthidies feutrent des sacs en coton ; certains autres façonnent des pots en résine. Voilà l’instinct. Viendra-t-il jamais à quelque esprit aventureux la singulière idée que la coupeuse de feuilles pourrait bien avoir débuté par le travail du coton ? que l’ouvrier en ouate s’est avisé autrefois ou s’avisera un jour de tailler en rondelles le feuillage du lilas et du rosier ? que le pétrisseur de résine a commencé par la glaise ? Qui donc oserait se permettre telle supposition ? Chacun est invinciblement cantonné dans son art. À l’un, la feuille ; au second, la bourre cotonneuse ; au troisième, la résine. Jamais il ne s’est fait, jamais il ne se fera de permutation dans ces corps de métiers. Voilà l’instinct, qui maintient les travailleurs dans leurs spécialités. En leurs ateliers, pas d’innovations, pas de recettes fruit de l’expérience, pas de tours de main, progressant du médiocre au bon, du bon à l’excellent. La pratique d’aujourd’hui est l’exacte pratique d’autrefois, et l’avenir n’en connaîtra pas d’autre.

 

Mais si le mode de travailler est immuable, la matière première peut changer. La plante qui donne le coton varie d’espèce suivant les lieux ; le végétal où doivent se découper les morceaux de feuilles n’est pas le même aux divers points d’exploitation ; l’arbre qui fournit le mastic résineux est un pin, un cyprès, un genévrier, un cèdre, un sapin, d’aspects fort différents. Par quoi sera guidé l’insecte en ses récoltes ? Il le sera par le discernement.

 

Ces détails suffisent, ce me semble, sur la distinction fondamentale à établir dans la psychique de l’insecte : l’instinct pur et le discernement. Si l’on confond ces deux domaines, comme on le fait presque toujours, il n’y a plus possibilité de s’entendre ; toute clarté s’évanouit dans les nuages d’interminables discussions. Sous le rapport de l’industrie, considérons l’insecte comme un ouvrier versé à fond et de naissance dans un art à principes essentiels invariables ; accordons à cet ouvrier inconscient quelque lueur d’intellect qui lui permette de se démêler dans l’inévitable conflit des circonstances accessoires ; et nous serons, je crois, aussi rapprochés de la vérité que nous le permet, pour le moment, l’état de nos connaissances.

 

La part faite à l’instinct ainsi qu’à ses aberrations lorsque le cours de ses phases est troublé, informons-nous de ce que peut le discernement dans le choix des lieux et des matériaux du nid ; et après le Pélopée, sur lequel il est inutile d’insister davantage, consultons d’autres exemples, choisis parmi les plus riches en variations.

 

Le Chalicodome des hangars (Chalicodoma rufitarsis, Pérez) mérite très bien la dénomination que je me suis cru autorisé à lui donner d’après ses mœurs : il s’établit en populeuses colonies dans les hangars, à la face inférieure des tuiles, où il construit des nids monstrueux, compromettants pour la solidité de la toiture. Nulle part l’insecte ne déploie plus d’ardeur au travail que dans ces colossales cités, héritage que les générations se transmettent en l’amplifiant ; nulle part il ne trouve meilleur atelier pour l’exercice de son industrie. Il y a large place, abri sec, chaleur modérée, retraite paisible.

 

Mais le spacieux domaine sous la tuile n’est pas à la portée de tous : les hangars librement ouverts et situés en bonne exposition sont assez rares. Aux seuls favorisés du sort échoit pareil emplacement. Où se logeront les autres ? Un peu partout. Sans quitter ma demeure je relève, comme base des nids, la pierre, le bois, le verre, les métaux, la peinture, le mortier. La serre, avec sa chaleur d’étuve pendant la belle saison et sa vive illumination équivalant à celle du plein air, est assez fréquentée. Par escouades de quelques douzaines, le Chalicodome ne manque guère d’y bâtir chaque année, tantôt sur le vitrage, tantôt sur les fers de la charpente. D’autres petits essaims s’établissent dans les embrasures des fenêtres, sous la corniche de la porte d’entrée, dans l’intervalle entre le mur et un volet maintenu ouvert. D’autres, d’humeur chagrine peut-être, fuient la société et préfèrent travailler isolés, qui dans l’intérieur d’une serrure, d’un tuyau de plomb destiné à l’écoulement des eaux pluviales d’une terrasse, qui dans les moulures des portes et des fenêtres, dans les ornements sommaires de la pierre de taille. Bref, l’exploitation de la maison est générale, pourvu que le réduit soit extérieur, car, remarquons-le bien, l’entreprenant envahisseur, à l’inverse du Pélopée, ne pénètre jamais dans nos demeures. Le cas de la serre est une exception plus apparente que réelle : l’édifice de verre, largement ouvert toute la belle saison, n’est pour le Chalicodome qu’un hangar un peu plus éclairé que les autres. Là rien n’éveille la méfiance que lui inspire le dedans, l’enfermé. Bâtir sur le seuil d’une porte extérieure, en usurper la serrure, cachette conforme à ses goûts, c’est tout ce qu’il se permet ; pénétrer plus avant est aventure qui lui répugne.

 

Pour toutes ces demeures, finalement, le Chalicodome est le locataire gratuit de l’homme ; son industrie utilise les produits de notre propre industrie. N’aurait-il pas d’autres établissements ? Il en possède, ce n’est pas douteux ; il en a de conformes aux antiques usages. Sur une pierre de la grosseur du poing, abritée par le couvert d’une haie, parfois même sur un galet en plein air, je lui vois construire tantôt des groupes de cellules du volume d’une noix, tantôt des dômes rivalisant d’ampleur, de forme et de solidité avec ceux de son collègue le Chalicodome des murailles.

 

L’appui de la pierre est le plus fréquent, sans être exclusif. J’ai recueilli des nids, de médiocre population il est vrai, sur le tronc des arbres, dans les anfractuosités de l’écorce grossière des chênes. Parmi ceux dont le support était un végétal vivant, j’en mentionnerai deux remarquables entre tous. Le premier était bâti dans les cannelures d’un cierge du Pérou, gros comme la jambe ; le second reposait sur une raquette de l’opuntia, figue d’Inde. La féroce armure des deux plantes grasses avait-elle attiré l’attention de l’insecte, qui trouvait dans leurs houppes d’aiguillons un système défensif pour son nid ? Peut-être bien. Dans tous les cas, l’essai n’a pas eu d’imitateurs : je n’ai plus revu pareille installation. De mes deux trouvailles se dégage une seule conséquence certaine. Malgré leur bizarre structure, sans exemple dans la flore du pays, les deux végétaux américains n’ont pas soumis l’insecte à l’apprentissage des hésitations et des tâtonnements. Celui qui, le premier de sa race peut-être, s’est trouvé en présence de ces nouveautés, a pris possession de leurs cannelures et de leurs raquettes comme il l’aurait fait d’un emplacement familier. D’emblée, les plantes grasses originaires du nouveau monde ont convenu tout aussi bien que le tronc d’un arbre indigène.

 

Le Chalicodome des galets (Chalicodoma parietina) n’a rien de cette élasticité dans le choix du support. Le caillou roulé des plateaux arides est ici, quelques très rares exceptions à part, l’unique base de ses constructions. Ailleurs, sous un ciel moins clément, il préfère l’appui de la muraille, qui préserve le nid des neiges prolongées. Enfin le Chalicodome des arbustes (Chalicodoma rufescens, Pérez) fixe sa boule de terre à quelque menu rameau de n’importe quel végétal ligneux, depuis le thym, le ciste, la bruyère, jusqu’au chêne, l’orme, le pin. Le relevé des emplacements qui lui conviennent serait presque le catalogue de la flore ligneuse entière.

 

La variation des lieux où s’installe l’insecte, si affirmative en faveur d’un choix déterminé par le discernement, devient encore plus remarquable quand elle est accompagnée d’une variation correspondante dans l’architecture des cellules. C’est en particulier le cas de l’Osmie tricorne, qui, faisant emploi de matériaux boueux très altérables par la pluie, a besoin, comme le Pélopée, d’un réduit sec pour ses loges, réduit qu’elle trouve tout préparé et qu’elle utilise tel quel après quelques retouches de déblayage et d’assainissement. Les logis que je lui vois adopter sont surtout les escargots morts sous les tas de pierres et dans les petites murailles sans mortier destinées à soutenir par étages les terres cultivables des collines. À l’exploitation des escargots s’adjoint, non moins active, l’exploitation des vieilles cellules, soit du Chalicodome des hangars, soit de quelques Anthophores (A. pilipes, parietina, personata).

 

N’oublions pas le roseau, très apprécié lorsque, trouvaille rare, il se présente dans les conditions voulues. Dans son état naturel, en effet, la plante aux robustes cylindres creux ne peut être d’aucune utilité pour l’Osmie, étrangère à l’art de perforer une paroi ligneuse. La galerie d’un entre-nœud doit être bâillante pour que l’insecte puisse en prendre possession. Il faut en outre que le tronçon à section nette soit horizontal, sinon la pluie ramollirait et ferait écrouler le fragile édifice de terre ; il faut encore que ce tronçon ne repose pas à terre et soit maintenu à distance de l’humidité du sol. Hors de l’intervention de l’homme, involontaire dans l’immense majorité des cas et conduite à dessein par l’expérimentateur, on voit donc que l’Osmie ne trouverait jamais un bout de roseau convenable à son installation. C’est pour elle une acquisition fortuite, une demeure inconnue de sa race avant que l’homme s’avisât de couper des roseaux et d’en faire des claies où se sèchent les figues au soleil.

 

Comment le travail de notre serpette a-t-il fait abandonner le logement naturel ? Comment la rampe spirale de l’escargot a-t-elle été remplacée par la galerie cylindrique du roseau ? Le passage d’un genre de logis à l’autre s’est-il fait par des transitions graduelles, par des essais tentés, abandonnés, repris et s’affirmant davantage dans leurs résultats à mesure que les générations se répétaient ? ou bien, trouvant à sa convenance le roseau coupé, l’Osmie s’y est-elle installée d’emblée, dédaigneuse de l’antique demeure, l’escargot ? C’était à voir, et c’est vu. Disons comment les choses se sont passées.

 

À proximité de Sérignan sont de vastes carrières de calcaire grossier, caractéristique du terrain miocène dans la vallée du Rhône. L’exploitation en date de très loin. Les antiques monuments d’Orange, notamment la colossale façade du théâtre où naguère l’Œdipe roi de Sophocle donnait rendez-vous à l’élite intellectuelle, leur doivent la majorité de leurs matériaux. D’autres témoignages confirment ce que dit l’identité de la pierre de taille. Parmi les débris encombrant les fosses à gradins se fait de temps en temps trouvaille de l’obole marseillaise, goutte d’argent avec empreinte de la roue à quatre rayons, et de quelques monnaies de bronze à l’effigie d’Auguste ou de Tibère. Du travail des vieux temps sont provenus, ici et là disséminés, des amas de rebuts, des entassements de pierrailles où divers hyménoptères, en particulier l’Osmie tricorne, prennent possession de l’escargot mort.

 

Ces carrières font partie d’un grand plateau à peu près désert, tant il est aride. En de telles conditions, l’Osmie, d’ailleurs fidèle aux lieux de naissance, doit peu ou point émigrer de son tas de pierres et quitter l’escargot pour une autre demeure qu’il faudrait aller chercher au loin. Depuis qu’il y a là des monceaux de pierrailles, elle n’a fort probablement d’autre gîte que la coquille de l’hélice. Rien ne dit que les générations d’aujourd’hui ne descendent en filiation directe des générations contemporaines du carrier qui perdit là son as de Tibère et son obole massaliote. Toutes les circonstances semblent l’affirmer : l’Osmie des carrières est invétérée dans l’art d’utiliser l’escargot ; par atavisme, elle ignore à fond le roseau. Eh bien, il s’agit de la mettre en présence de ce nouveau logis.

 

Je recueille en hiver deux douzaines environ de coquilles bien peuplées et je les installe en un coin paisible de mon cabinet, comme je l’ai fait lors de mes recherches sur la répartition des sexes. La petite ruche à façade percée de quarante trous est garnie de bouts de roseau. À la base de la quintuple rangée de cylindres sont déposés les escargots peuplés, et pêle-mêle avec eux quelques petites pierres, pour mieux imiter les conditions naturelles. J’y adjoins un assortiment d’escargots vides, dont j’ai nettoyé l’intérieur avec soin pour en rendre le séjour plus agréable à l’Osmie. Le moment de la nidification venue, l’insecte casanier aura, tout à côté de la maison natale, le choix de deux habitations : le cylindre, nouveauté inconnue de la race, et la rampe spirale, antique manoir des ancêtres.

 

En fin mai, les nids s’achevaient, et les Osmies répondaient à mon questionnaire. Les unes, la grande majorité, s’établirent exclusivement dans les roseaux ; les autres restèrent fidèles à l’escargot ou bien confièrent leur ponte partie aux hélices, partie aux cylindres. Chez les premières, innovant l’architecture cylindrique à la place de l’architecture spirale, aucune indécision d’ailleurs que je puisse apprécier : le bout de roseau quelque temps exploré et reconnu bon pour le service, l’insecte s’y installe, et, passé maître du premier coup, sans apprentissage, sans tâtonnements, sans dispositions léguées par une longue pratique des prédécesseurs, bâtit sa file rectiligne de cellules sur un plan bien différent de ce qu’exige la cavité spirale, d’ampleur croissante.

 

La lente école des siècles, les acquisitions graduelles du passé, les héritages ataviques, ne sont alors pour rien dans l’éducation de l’Osmie. Sans noviciat de sa propre part ou de celle des aïeux, l’insecte est versé d’emblée dans le métier qu’il doit faire ; il possède, inhérentes à sa nature, les aptitudes réclamées par son industrie : les unes immuables, domaine de l’instinct, les autres flexibles, domaine du discernement. Diviser en chambres par des cloisons de boue un logement gratuit, garnir ces chambres d’un amas de farine pollinique avec quelques gorgées de miel dans la partie centrale où doit reposer l’œuf, préparer enfin le vivre et le couvert pour l’inconnu, pour une famille que les mères n’ont jamais vue dans le passé et ne verront jamais dans l’avenir, telle est, en ses traits essentiels, la part de l’instinct de l’Osmie. Là, tout est harmoniquement réglé d’avance, inflexible, immanent ; l’animal n’a qu’à suivre son aveugle impulsion pour atteindre le but. Mais le logement gratuit offert par le hasard est des plus variables en conditions hygiéniques, en configuration, en capacité. L’instinct, qui ne choisit pas, ne combine pas, laisserait, s’il était seul, l’animal en péril. Pour se tirer d’affaire, dans la complexité des circonstances, l’Osmie possède son petit discernement, qui distingue le sec de l’humide, le solide du fragile, l’abrité du découvert ; qui reconnaît valable ou non valable le réduit rencontré et sait y distribuer les loges suivant l’ampleur et la forme de l’espace disponible. Là, de légères variations industrielles sont inévitables, nécessaires ; et l’insecte y excelle sans apprentissage aucun, sans habitude acquise, comme vient de l’établir l’expérimentation sur l’Osmie originaire des carrières.

 

Les ressources de l’animal ont quelque élasticité dans d’étroites limites. Ce que son industrie nous apprend à un moment donné n’est pas toujours la mesure complète de son savoir-faire. Il y a en lui des moyens latents, tenus en réserve pour certains cas. De longues générations peuvent se succéder sans les employer ; mais qu’une circonstance l’exige, et brusquement ces moyens éclatent, affranchis d’essais préalables, de même que jaillit, indépendante des lueurs antérieures, l’étincelle virtuellement contenue dans le caillou. Qui ne connaîtrait du moineau que le nid sous la tuile, pourrait-il soupçonner le nid en boule à la cime d’un arbre ? Qui ne connaîtrait de l’Osmie que le manoir dans l’escargot, s’attendrait-il à lui voir accepter comme demeure un bout de roseau, un canal de papier, un tube de verre ? Le moineau, mon voisin, s’avisant de quitter, en un coup de tête, la toiture pour le platane ; l’Osmie des carrières, dédaignant la case natale, l’hélice, pour les cylindres de mon art, nous montrent l’un et l’autre combien brusques, spontanées, sont les variations industrielles de l’animal.

 

CHAPITRE VI

ÉCONOMIE DE LA FORCE


À quel stimulant obéit l’insecte quand il utilise les moyens de réserve sommeillant dans sa race ? À quoi bon ses variations industrielles ? L’Osmie nous livrera son secret sans grande difficulté. Examinons son ouvrage dans un logement cylindrique. J’ai décrit ailleurs, avec amples détails, la structure de ses nids quand la demeure adoptée est un bout de roseau ou tout autre cylindre. Je me borne à résumer ici les traits essentiels de cette nidification.

 

D’abord sont à distinguer trois catégories de roseaux d’après leur calibre : les petits, les moyens et les gros. Je qualifie de petits ceux dont l’étroit diamètre permet tout juste à l’Osmie de vaquer sans gêne aux affaires de son ménage. Il faut qu’elle y puisse se retourner sur place pour se brosser le ventre et en faire tomber la charge de pollen après avoir dégorgé le miel au centre de la farine amassée déjà. Si le canal ne permet pas cette manœuvre, si l’insecte est obligé de sortir pour rentrer ensuite à reculons afin de se mettre dans la posture propice à la décharge du pollen, le roseau est trop étroit, et l’Osmie ne l’adopte pas volontiers. Les roseaux moyens, et à plus forte raison les grands, laissent à l’approvisionneuse pleine liberté d’action ; mais les premiers n’excèdent pas l’ampleur d’une loge, ampleur conforme au volume du cocon futur, tandis que les seconds, avec leur diamètre exagéré, réclament plusieurs chambres dans un même étage.

 

Ayant le choix, l’Osmie s’établit de préférence dans les roseaux petits. Là le travail de maçonnerie est réduit à son expression la plus simple et consiste à diviser le canal en série rectiligne de loges par des cloisons de terre. Contre la cloison limite antérieure de la cellule qui précède, la mère dresse d’abord un monceau de pollen et de miel ; puis, la ration reconnue suffisante, elle dépose un œuf au centre des vivres. Alors, et seulement alors, elle reprend son ouvrage de plâtrier, et délimite en avant la nouvelle loge avec une cloison de boue. Cette cloison, à son tour, sert de base à une autre chambre, d’abord approvisionnée et puis fermée ; ainsi de suite jusqu’à ce que le cylindre, suffisamment peuplé, reçoive, à l’orifice, un épais tampon final. En un mot, ce qui caractérise ce mode de nidification, le plus sommaire de tous, c’est la cloison d’avant, non entreprise tant que l’approvisionnement n’est pas au complet ; c’est le dépôt des vivres et de l’œuf, antérieur au travail du plafond.

 

À première vue, tel détail ne mérite guère attention : avant d’y sceller un couvercle, ne convient-il pas de remplir le pot ? L’Osmie propriétaire d’un roseau moyen n’est pas du tout de cet avis, et d’autres plâtriers partagent là-dessus son opinion, comme nous le reconnaîtrons ailleurs au sujet de l’Odynère nidulateur. Ici se montre en pleine lumière un de ces moyens latents tenus en réserve pour les occasions exceptionnelles et brusquement mis en usage, quoique parfois très éloignés de l’habituelle pratique. Si le roseau, sans excéder outre mesure l’ampleur nécessaire au cocon, est cependant trop spacieux pour donner appui convenable sur sa paroi au moment où se dégorge le miel et se dépose à coups de brosse la poussière pollinique, l’Osmie change de fond en comble l’ordre de son travail : elle dresse d’abord la cloison, et puis elle approvisionne.

 

Sur le pourtour du canal, elle élève un anneau de boue qui, par la répétition des voyages au mortier, devient finalement un diaphragme complet, moins un orifice latéral, une sorte de chatière ronde, juste suffisante au passage de l’insecte. La loge ainsi délimitée et presque intégralement close, l’Osmie s’occupe des provisions et de la ponte. Retenue aux bords de la chatière tantôt par les pattes d’arrière, tantôt par les pattes d’avant, elle y trouve sustentation pour se vider le jabot et se brosser le ventre ; elle y prend base d’appui dans les petits efforts de ces diverses manœuvres. La paroi du canal étroit offrait directement cette base, et la cloison de terre était différée jusqu’à complet monceau de vivres surmonté de l’œuf ; le canal actuel, trop large, laisserait l’insecte se démener sans résultat dans le vide, et la cloison avec chatière de service précède les provisions. Le travail présent est un peu plus dispendieux que le premier, en matériaux d’abord, à cause du diamètre du roseau, et puis en temps, ne serait-ce que par rapport à la chatière, œuvre délicate, non utilisable tant qu’elle n’a pas pris quelque consistance par la dessiccation. Aussi l’Osmie, économe de son temps et de ses forces, n’accepte les roseaux moyens qu’à défaut des petits.

 

Pour lui faire accepter les grands, il faut des circonstances bien graves, qu’il me serait impossible de préciser. Peut-être est-ce pressée par la ponte et tout autre abri manquant dans le voisinage, qu’elle se décide a faire usage de ces demeures spacieuses. Si mes ruches à cylindres m’ont fourni en tel nombre que j’ai voulu des roseaux peuplés de la première et de la seconde catégorie, elles ne m’en ont donné de la troisième qu’une demi-douzaine au plus, malgré mes soins de garnir les appareils d’un assortiment varié.

 

La répugnance de l’Osmie pour les gros cylindres a sa raison d’être. Le travail, en effet, est plus long et plus dispendieux avec de larges diamètres. L’examen d’un nid construit dans ces conditions suffit pour nous en convaincre. Il se compose alors, non d’une file de chambres obtenues par de simples cloisons transversales, mais d’un amas confus de loges grossièrement polyédriques, adossées l’une à l’autre, avec tendance à se grouper par étages sans y parvenir, tant la portée des voûtes que réclamerait leur distribution régulière dépasse les moyens d’action du constructeur. L’édifice n’est pas beau de géométrie ; il est encore moins satisfaisant d’économie. Dans les précédentes constructions, la paroi du roseau fournissait la majeure part de l’enceinte, et le travail se bornait à une cloison par cellule. Ici, sauf à la périphérie où le canal donne gratuite base, tout est à maçonner : le plancher, le plafond, les faces de la loge polyédrique, tout se fait avec du mortier. La construction est presque aussi onéreuse en matériaux que celle du Chalicodome et du Pélopée.

 

Elle doit être, en outre, assez difficultueuse, vu son irrégularité. Accommodant par à peu près aux angles rentrants des cellule déjà bâties les angles saillants de la cellule entreprise, l’Osmie élève des murs plus ou moins courbes, normaux ou obliques, qui se coupent suivant des incidences variables et demandent pour chaque loge un plan nouveau, compliqué, fort différent de celui de l’architecture à diaphragmes ronds et parallèles. De plus, dans cet ordre composite, l’étendue des recoins laissés disponibles par le travail antérieur non calculé décide en partie de la répartition des sexes, car, d’après l’ampleur de ces recoins, les murs élevés circonscrivent tantôt une capacité plus grande, demeure d’une femelle, et tantôt une capacité moindre, demeure d’un mâle. Les logements spacieux ont ainsi pour l’Osmie double inconvénient : ils augmentent beaucoup la dépense en matériaux ; ils établissent dans les couches profondes, parmi les femelles, des mâles, dont la place, à cause de leur éclosion précoce, est bien mieux dans le voisinage de l’orifice de sortie. J’en ai la conviction : si l’Osmie refuse les gros roseaux et ne les accepte qu’à la dernière extrémité, quand il n’y en a pas d’autres, c’est qu’un surcroît de travail et un mélange des sexes lui répugnent.

 

L’escargot n’est alors pour elle qu’un médiocre logis, volontiers abandonné s’il s’en présente un meilleur. Sa cavité, d’ampleur croissante, est un moyen terme entre le petit cylindre adopté de préférence à tout autre, et le gros cylindre accepté seulement en cas de pénurie. La spire, dont les tours initiaux ne sont pas employés comme trop étroits, possède, en sa région moyenne, un diamètre convenable aux cocons rangés sur une file. Là, les choses se passent comme dans un excellent roseau, la courbure hélicoïdale ne modifiant en rien la structure d’usage pour une direction rectiligne. Aux distances voulues, des diaphragmes circulaires sont dressés, avec lucarne de service ou sans lucarne, suivant le diamètre. Ainsi se délimitent, l’une à la file de l’autre, les premières cellules, exclusivement réservées aux femelles. Puis vient le dernier tour, beaucoup trop large pour une rangée unique. Maintenant reparaissent, exactement comme dans un roseau de fort diamètre, le dispendieux excès de maçonnerie, l’agencement désordonné des cellules et le mélange des sexes.

 

Cela dit, revenons à l’Osmie des carrières. Pourquoi lorsque je leur présente à la fois des hélices et des roseaux convenables, les vieilles habituées de l’escargot préfèrent-elles ces derniers, dont leur race très probablement n’a jamais fait usage ? La majeure part dédaigne la case des ancêtres et adopte d’enthousiasme mes tubes. Quelques-unes, il est vrai, se logent dans l’escargot ; et encore, parmi celles-ci, j’en vois d’assez nombreuses revenir à l’habitation natale pour utiliser l’héritage, sans grand travail, au moyen de quelques réparations. D’où provient, dis-je, cette préférence générale pour le cylindre, encore inusité ? La réponse ne saurait être que celle-ci : de deux gîtes disponibles, l’Osmie choisit celui qui donne bonne demeure aux moindres frais. Elle économise ses forces en restaurant un vieux nid ; elle les économise en remplaçant l’hélice par le roseau.

 

L’industrie animale obéirait-elle, comme la nôtre, à la loi d’économie, loi souveraine qui régente notre machine industrielle de même qu’elle régente, tout semble l’affirmer du moins, la sublime machine de l’univers ? Creusons davantage la question, appelons en témoignage d’autres travailleurs, ceux surtout qui, mieux outillés peut-être, dans tous les cas mieux dispos pour le rude labeur, attaquent de front les difficultés de leur métier et dédaignent les établissements étrangers. De ce nombre sont les Chalicodomes.

 

Celui des galets ne se décide à bâtir un dôme tout neuf que lorsque lui manquent les vieux nids non encore ruinés. Les mères, sœurs apparemment et légitimes héritières du domaine, se disputent, en des rixes acharnées, le domicile de famille. La première qui, par le droit du plus fort, en a pris possession, se campe sur le dôme, et là, de longues heures, elle surveille les événements en se lustrant les ailes. Si quelque prétendante survient, de chaudes bourrades à l’instant la délogent. Ainsi sont utilisés les vieux nids tant qu’ils ne sont pas devenus masures inhabitables.

 

Sans être aussi jaloux de l’héritage maternel, le Chalicodome des hangars utilise avec ardeur les cellules d’où sa génération est sortie. Le travail, dans l’énorme cité sous la toiture, commence par là. Les vieilles loges, dont le débonnaire propriétaire cède d’ailleurs une partie à l’Osmie de Latreille ainsi qu’à l’Osmie tricorne, sont d’abord assainies, expurgées de plâtras, puis approvisionnées et closes. Quand toutes les pièces accessibles sont occupées, la construction en plein commence et couvre d’une nouvelle couche de cellules l’édifice antérieur, d’une année à l’autre plus massif.

 

Le Chalicodome des arbustes, avec ses nids globuleux, guère plus gros que des noix, m’avait laissé d’abord indécis. Fait-il usage des vieilles constructions ? les abandonne-t-il pour toujours ? Aujourd’hui l’indécision fait place à la certitude : il les utilise très bien. Plusieurs fois je l’ai surpris logeant sa famille dans les chambres vides d’un nid où, sans doute, il était né lui-même. Il y a pour lui, comme pour son congénère des galets, retour au domicile natal et rixes de prise de possession. De même encore que l’artiste en dômes, c’est un solitaire, désireux d’exploiter seul le maigre héritage. Parfois cependant le nid, d’un volume exceptionnel, se prête à la multiplicité des occupants, qui vivent en paix, chacun à ses affaires, comme cela se passe dans les colossales ruches des hangars. Si la colonie est quelque peu nombreuse et si le patrimoine se transmet deux ou trois années avec nouvelle assise de maçonnerie, la boule habituelle, comparable à une noix, devient boulet de la grosseur des deux poings. J’ai recueilli sur un pin un nid de Chalicodome des arbustes dont le poids atteignait un kilogramme et dont le volume égalait celui d’une tête d’enfant. Un rameau guère plus gros qu’une paille lui servait de support. À la vue fortuite de ce bloc balancé au-dessus du point où je m’étais assis, la mésaventure de Garo me traversa l’esprit. Si de tels nids abondaient sur les arbres, qui chercherait l’ombrage risquerait fort d’être assommé.

 

Après les maçons, les charpentiers. Dans la corporation des travailleurs du bois, le plus robuste est le Xylocope, très grosse abeille, d’aspect peu rassurant, à costume de velours noir et teinte violacée des ailes. Pour demeure la mère donne à ses larves une galerie cylindrique qu’elle creuse dans le bois mort. Les solives de rebut longtemps abandonnées à l’air, les pieux soutenant les treilles, les grosses pièces de combustible vieillies au dehors, en tas devant la porte de la ferme, souches, troncs d’arbre, fortes branches de toute espèce, sont ses chantiers préférés. Solitaire et tenace dans le travail, elle y fore, parcelle à parcelle, des couloirs ronds, du calibre du pouce, aussi nets que s’ils étaient l’ouvrage d’une tarière. Un monceau de sciure s’accumule à terre, témoignage de l’âpre besogne. Ordinairement le même orifice donne accès dans deux ou trois couloirs parallèles. La multiplicité des galeries exige de celles-ci longueur moindre pour contenir la ponte entière ; ainsi s’évitent les longues séries, toujours difficultueuses quand vient le moment de l’éclosion ; les pressés de sortir et les retardataires se gênent moins les uns les autres.

 

La demeure obtenue, le Xylocope se conduit comme l’Osmie en possession d’un roseau. Des provisions sont amassées, l’œuf est pondu, et la chambre est close en avant avec une cloison de sciure de bois. Ainsi se poursuit le travail jusqu’à peuplement complet des deux ou trois couloirs dont le logis se compose. Amasser des vivres et dresser des cloisons ne sont pas œuvre modifiable dans le programme du Xylocope ; aucune circonstance ne peut affranchir la mère de pourvoir elle-même à la nourriture de sa famille et d’isoler ses larves l’une de l’autre pour l’éducation cellulaire. Seul le percement des galeries, partie la plus laborieuse de l’ouvrage, se prête, en d’heureuses occasions, à l’économie. Eh bien, le robuste charpentier, si peu soucieux qu’il soit de la fatigue, sait-il profiter de ces occasions heureuses ? sait-il utiliser des demeures qu’il n’a pas forées lui-même ?

 

Mais oui : tout autant qu’aux divers Chalicodomes, un logis gratuit lui convient. Il connaît aussi bien qu’eux les avantages économiques d’un vieux nid encore en bon état ; il s’établit, autant que possible, dans les galeries des prédécesseurs, après en avoir rafraîchi la paroi par un grattage superficiel. Il fait mieux encore. Il accepte volontiers des logements où jamais n’est intervenu l’outil perforateur de n’importe quel ouvrier. Les gros roseaux entremêlés aux lattes pour le soutien des treilles sont des trouvailles très appréciées, lui donnant sans frais somptueuses galeries. Ici nul travail d’acquisition, ou travail fort réduit. L’insecte, en effet, ne pratique pas d’orifice latéral, qui lui permettrait d’occuper la cavité délimitée par deux nœuds ; il préfère l’orifice du bout tronqué par la serpette de l’homme. Si la cloison qui suit est trop rapprochée et ne donne pas logis de longueur suffisante, le Xylocope la détruit, travail aisé, nullement comparable à ce qu’exigerait une entrée par le flanc, durci de silice. Ainsi s’obtient, avec la moindre dépense de force, une spacieuse galerie faisant suite au court vestibule œuvre de la serpette.

 

Guidé par ce qui se passait sur les treilles, j’ai offert à l’abeille noire l’hospitalité de mes ruches à roseaux. Dès les premiers essais, l’insecte a bien accueilli mes avances ; chaque printemps, je le vois visiter mes séries de cylindres, faire choix des meilleurs et s’y installer. Son ouvrage, réduit au minimum par mon intervention, se borne aux cloisons, dont les matériaux s’obtiennent en raclant un peu la paroi du canal.

 

Comme excellents ouvriers en charpente, après les Xylocopes viennent les Lithurgues, dont ma région possède deux espèces : le Lithurgus cornutus, Fab., et le Lithurgus chrysurus, Boy. Par quelle aberration de nomenclature a-t-on appelé Lithurgues, travailleurs de la pierre, des insectes qui travaillent exclusivement le bois ? J’ai surpris le premier, plus robuste, se creusant des galeries dans une forte pièce de chêne qui servait de cintre à une porte d’écurie ; j’ai toujours vu le second, plus répandu, s’établir dans le bois mort, mûrier, cerisier, amandier, peuplier, encore debout. L’ouvrage de ce dernier est, en petit, exactement l’ouvrage du Xylocope. Un même orifice d’entrée donne accès dans trois ou quatre galeries parallèles, rapprochées en groupe serré ; et ces galeries sont subdivisées en cellules par des cloisons de sciure de bois. À l’exemple de la grosse abeille charpentière, le Lithurgus chrysurus sait éviter le pénible travail du forage lorsque l’occasion s’en présente : je trouve ses cocons presque aussi souvent logés dans de vieux dortoirs que dans des nouveaux. Lui aussi est enclin à faire économie de force en utilisant l’œuvre des prédécesseurs. Je ne désespère pas de lui voir adopter le roseau si quelque jour, riche d’une population suffisante, je m’avise de le soumettre à cette épreuve. Je ne dirai rien du Lithurgus cornutus, surpris une seule fois à sa besogne de charpentier.

 

Les Anthophores, hôtes des nappes terreuses à pic, affirment, dans la corporation des mineurs, la même tendance à l’économie. Trois espèces, A. parietina, personata et pilipes, y creusent de longs corridors conduisant aux cellules, çà et là disséminées une à une. Ces couloirs de service restent ouverts en toute saison. Quand vient le printemps, la population nouvelle les utilise tels quels tant qu’ils sont bien conservés dans la masse argilo-terreuse cuite par le soleil ; elle les prolonge au besoin, les ramifie davantage, mais ne se décide à des forages en terrain neuf que lorsque l’antique cité, semblable à quelque monstrueuse éponge par la multiplicité de ses labyrinthes, devient périlleuse faute de solidité. Les niches ovalaires, les cellules qui débouchent dans ces corridors, sont pareillement mises à profit. L’Anthophore en restaure l’entrée qu’a ruinée la sortie récente de l’insecte ; elle en lisse la paroi avec une nouvelle couche de badigeon ; et, sans autre travail, le logement est apte à recevoir l’amas de miel et l’œuf. Quand sont occupées les vieilles cellules, insuffisantes en nombre et en outre occupées en partie par divers intrus, le forage de cellules nouvelles, sur le prolongement des galeries, achève de loger le reste de la ponte. Ainsi s’obtient, aux moindres frais, l’établissement de l’essaim.

 

Pour terminer ces sommaires aperçus, changeons de cadre zoologique ; et puisque nous avons déjà parlé du moineau, consultons-le sur son talent de constructeur. Son nid primordial est la grosse boule de pailles, de feuilles mortes, de plumes, dans l’enfourchure de quelques rameaux. C’est coûteux en matériaux, mais pratiquable partout lorsque manquent le trou de la muraille et le couvert de la tuile. Quels motifs ont décidé l’abandon de l’édifice globuleux ? Suivant toute apparence, les mêmes motifs qui portent l’Osmie à quitter, pour l’économique cylindre du roseau, la spirale de l’escargot, où se fait plus laborieuse consommation de glaise. En prenant domicile dans le trou de la muraille, le moineau s’affranchit de la majeure part de son travail. Ici ne sont plus nécessaires le dôme qui garantira de la pluie et les parois épaisses qui résisteront au vent. Un simple matelas suffit ; la cavité du mur fournit tout le reste. L’économie est grande, et le moineau, pas plus que l’Osmie, ne s’y montre indifférent.

 

Ce n’est pas à dire que l’art primitif ait disparu, mis à néant par l’oubli ; c’est un trait indélébile de l’espèce, toujours prêt à s’affirmer si les circonstances le demandent. Les couvées d’aujourd’hui en sont douées aussi bien que les couvées d’autrefois ; sans apprentissage, sans l’exemple d’autrui, elles ont en elles, à l’état virtuel, l’aptitude industrielle des ancêtres. Que le stimulant de la nécessité l’éveille, et cette aptitude passera brusquement de l’inaction à l’action, comme nous l’a montré le couple laissant le toit pour le platane. Lors donc que le moineau se livre, de temps en temps encore, à la construction globulaire, ce n’est pas progrès de sa part, ainsi qu’on le prétend parfois ; c’est recul, au contraire, c’est retour aux antiques usages, onéreux en travail. Il ne se comporte pas autrement que l’Osmie qui, faute d’un roseau, s’accommode d’une hélice, d’emploi plus difficultueux, mais de rencontre plus aisée. Le cylindre et le trou de la muraille, voilà le progrès ; la spirale de l’escargot et le nid en boule, voilà le début.

 

C’est assez, je pense, pour mettre en lumière la conclusion où conduit l’ensemble des faits analogues à ceux que je viens de rapporter. Dans l’industrie animale se manifeste une tendance vers la réalisation du nécessaire avec les moindres frais ; l’insecte nous affirme à sa manière l’économie de la force. D’une part, l’instinct lui impose un art immuable dans ses traits fondamentaux ; d’autre part, une certaine latitude lui est laissée dans les détails pour profiter des circonstances favorables et parvenir au but requis avec la moindre dépense en temps, en matériaux, en fatigue, les trois éléments du travail mécanique. Le problème de haute géométrie résolu par l’abeille domestique n’est qu’un cas particulier, superbe il est vrai, de cette loi générale d’économie qui paraît régir l’animalité entière. Les cellules de cire à maximum de capacité pour un minimum d’enceinte sont, avec une merveilleuse science en plus, l’équivalent des loges de l’Osmie réduites au minimum de maçonnerie par le choix d’un roseau. L’artisan en boue et l’artisan en cire obéissent à la même tendance : ils économisent. Savent-ils ce qu’ils font ? Qui donc oserait l’avancer pour l’abeille, aux prises avec son problème transcendant ? Les autres, dans la rusticité de leur art, n’en savent pas davantage. Chez eux, nul calcul, nulle préméditation, mais obéissance aveugle à la loi de l’harmonie générale.

 

CHAPITRE VII

LES MÉGACHILES


Il ne suffit pas que l’industrie animale sache se plier, dans une certaine mesure, aux exigences fortuites pour le choix de l’emplacement du nid ; la prospérité de la race impose une autre condition, que ne saurait remplir l’inflexibilité de l’instinct. Dans l’assise extérieure de son nid, le pinson, par exemple, fait abondamment entrer le lichen. C’est sa méthode à lui pour fortifier l’édifice et maintenir dans un moule robuste d’abord le sommier de mousses, de fines pailles, de radicelles, et puis le délicat matelas de plumes, de laine, de duvet. Mais si vient à manquer le lichen consacré par l’usage, l’oiseau s’abstiendra-t-il de nidifier ? Renoncera-t-il aux joies de la couvée parce qu’il n’a pas de quoi fonder suivant les règles l’établissement de la famille ?

 

Non, le pinson n’est pas embarrassé pour si peu ; il se connaît en matériaux, il est au courant des équivalents botaniques. À défaut des lanières des évernies, il cueille les longues barbes des usnées, les rosaces des parmélies, les membranes des stictes arrachées par lambeaux ; s’il ne trouve pas mieux, il s’accommode des touffes buissonnantes des cladonies. En lichénologue pratique, lorsqu’une espèce est rare ou manque dans le voisinage, il sait se rabattre sur d’autres, de forme, de coloration, de consistance très diverses. Et si, par impossible, le lichen manquait, je crois au pinson assez de talent pour savoir s’en passer et construire la base de son nid avec quelque grossière mousse.

 

Ce que nous apprend l’artisan en lichens, les autres oiseaux travaillant les matériaux textiles nous le répéteraient. Chacun a sa flore de prédilection, à peu près constante si la récolte ne présente pas de difficultés, et riche en auxiliaires si le végétal préféré fait défaut. La botanique de l’oiseau mériterait examen ; il serait intéressant de faire, pour chaque espèce, le relevé de son herbier industriel. De pareilles études ne citons qu’un trait, pour ne pas nous écarter outre mesure de notre sujet.

 

La pie-grièche écorcheur (Lanius collurio), la plus fréquente du genre dans ma région, est remarquable par sa féroce manie des fourches patibulaires, les épines des buissons, où elle accroche et laisse faisander les pièces volumineuses de son gibier, oisillons à peine emplumés, petits lézards, sauterelles, chenilles, scarabées. À cette passion du gibet, ignorée des gens de la campagne, du moins dans mon entourage, elle en joint une autre, innocente passion botanique, tellement accentuée que chacun, jusqu’au moindre dénicheur, est au courant de l’affaire. Son nid, massive construction, n’a guère d’autres matériaux qu’une plante grisâtre, très cotonneuse, fort répandue dans les moissons. C’est le Filago spathulata des botanistes, auquel s’adjoint pour le même usage, mais avec moins de fréquence, le Filago germanica. L’un et l’autre portent en provençal la dénomination d’herbo dou tarnagas, herbe de la pie-grièche. Ce nom populaire nous affirme hautement combien l’oiseau reste fidèle à sa plante. Pour avoir frappé l’homme des champs, observateur fort médiocre, il faut que le choix de la pie-grièche en matériaux soit d’une rare constance.

 

Serions-nous en présence d’un goût exclusif ? Pas le moins du monde. Si les Filago abondent dans la plaine, ils deviennent rares, introuvables, sur les collines arides ; d’autre part, l’oiseau ne se livre pas à des recherches lointaines et cueille ce qu’il trouve de convenable dans le voisinage de son arbre, de son buisson. Mais en terrain sec foisonne le Micropus erectus, l’équivalent du Filago pour le menu feuillage cotonneux et les petits amas de fleurs semblables à des pilules de bourre. C’est court, il est vrai, et peu propice à l’entrelacement. Quelques longs brins d’une autre plante ouatée, l’immortelle sauvage, Helichrysum stœchas, intercalés çà et là, donneront du corps à la construction. Ainsi se tire d’affaire la pie-grièche en pénurie des matériaux favoris ; sans sortir de la même famille botanique, elle sait trouver et employer des équivalents parmi les fines tiges vêtues de coton.

 

Elle sait même sortir de la famille des Composées et glaner un peu partout. Voici le résultat de mes herborisations aux dépens de ses nids. Deux genres sont à distinguer dans la classification sommaire de la pie-grièche : les végétaux cotonneux et les végétaux glabres. Parmi les premiers, mes récoltes signalent : Convolvulus cantabrica, Lotus symmetricus, Teucrium polium, sommités fleuries du Phragmites communis ; parmi les seconds : Medicago lupulina, Trifolium repens, Lathyrus pratensis, Capsella bursa pastoris, Vicia peregrina, Convolvulus arvensis, Pterotheca nemausensis, Poa pratensis. Cotonneuse, la plante forme la presque totalité du nid ; tel est le cas du Convolvulus cantabrica ; glabre, elle n’en forme que la charpente, destinée à maintenir un amas croulant de Micropus ; tel est le cas du Convolvulus arvensis.

 

En faisant cette collection, que je suis bien loin de donner comme l’herbier complet de l’oiseau, un détail me frappa par son imprévu : des diverses plantes, je ne trouvais que les sommités en bouton ; de plus, tous les brins, quoique secs, possédaient la coloration verte de l’état vivant, signe d’une rapide dessiccation au soleil. Sauf quelques exceptions, la pie-grièche ne glane donc pas les débris morts, altérés par le temps ; elle fauche du bec le végétal vivant, elle fait sa fenaison, qui se fane au soleil avant d’être mise en œuvre. Je l’ai surprise un jour sautillant et donnant du bec sur les rameaux d’un liseron de Biscaye. Elle abattait ses foins, elle en jonchait le sol.

 

Le témoignage de la pie-grièche, confirmé par celui de tous les ouvriers tisseurs, vanniers, bûcherons qu’il nous conviendrait d’invoquer, nous montre quelle large part revient au discernement de l’oiseau dans le choix des matériaux du nid. L’insecte est-il aussi bien doué ? S’il travaille des matières végétales, est-il exclusif ? Hors d’une plante déterminée, son domaine, ne connaît-il plus rien ? A-t-il, au contraire, pour le service de ses manufactures, une flore variée où s’exerce le libre choix de son discernement ? À ces questions peuvent répondre, par excellence, les coupeuses de feuilles, les Mégachiles. Réaumur a donné l’histoire de leur industrie avec d’amples développements ; je renvoie aux Mémoires du maître le lecteur désireux de certains détails supprimés ici.

 

Qui sait regarder dans son jardin remarque, un jour ou l’autre, sur les feuilles du lilas et du rosier, d’étranges découpures, les unes rondes, les autres ovalaires, pareilles à des festons, œuvre de ciseaux adroits et désœuvrés. Par endroits, le feuillage de l’arbuste est presque réduit aux nervures, tant les rondelles enlevées l’ont appauvri. Une abeille à costume grisâtre, un Mégachile, est l’auteur de ces dentelures. Pour ciseaux, elle a les mandibules ; pour compas, donnant tantôt l’ovale et tantôt le cercle, elle a le pivotement du corps guidé par le coup d’œil. Avec les pièces détachées se fabriquent des outres de la forme d’un dé à coudre, destinées à contenir la pâtée de miel et l’œuf ; les plus grandes, taillées en ovales, donnent le fond et les parois ; les moindres, taillées en ronds, sont réservées pour le couvercle. Une série de pareilles outres, disposées bout à bout en nombre variable, qui peut atteindre et dépasser la douzaine, mais fréquemment reste en dessous, tel est, en peu de mots, l’ouvrage de la coupeuse de feuilles.

 

Extrait de la cachette où la mère l’a manufacturé, le cylindre de cellules semble un tout indivisible, une sorte de canal obtenu en tapissant de feuilles quelque galerie creusée en terre. La réalité ne répond pas aux apparences : sous le moindre effort des doigts, ce cylindre se fragmente en tronçons pareils, qui sont autant de loges indépendantes des voisines pour le fond aussi bien que pour le couvercle. Ce fractionnement spontané nous renseigne sur la marche du travail, conforme d’ailleurs aux méthodes adoptées par les autres apiaires. Au lieu d’un fourreau commun de feuillage, subdivisé plus tard en loges par des cloisons transversales, le Mégachile construit un chapelet d’outres distinctes dont chacune est terminée avant que soit commencée la suivante.

 

À pareil ouvrage il faut un étui qui tienne les morceaux en place tout en leur donnant la courbure convenable. Tel que le donne l’ouvrière, en effet, le sac de feuilles manque de stabilité ; ses nombreuses pièces, non agglutinées entre elles et simplement juxtaposées, se dissocient, s’éboulent dès que manque l’appui du canal qui les maintient assemblées. Plus tard, lorsqu’elle file son cocon, la larve instille un peu de son liquide à soie dans les intervalles et soude entre elles les pièces, surtout les intérieures, si bien que le sac croulant du début devient coffret solide dont il n’est plus possible d’isoler en entier les éléments.

 

L’étui défensif, en même temps moule d’assemblage, n’est pas l’œuvre de la mère. Comme la grande majorité des Osmies, les Mégachiles ignorent l’art de se créer directement un domicile ; il leur faut un logis d’emprunt, très variable, du reste. Les galeries désertes des Anthophores, les boyaux de mine des gros lombrics, les forages pratiqués dans le bois par la larve du Cérambyx, les masures du Chalicodome des galets, les vieux nids de l’Osmie tricorne dans l’escargot, les bouts de roseau quand il s’en présente, les interstices des murs, sont autant de demeures à l’usage des coupeuses de feuilles, qui choisissent chacune tel ou tel autre établissement d’après les goûts propres à leur espèce.

 

Pour la précision, quittons les généralités et portons notre examen sur une espèce déterminée. Je choisis d’abord le Mégachile à ceintures blanches, Megachile albo-cincta, Pérez, non à cause de particularités exceptionnelles, mais uniquement parce que cet apiaire a laissé dans mes archives les notes les plus étendues. Sa demeure habituelle est le puits d’un lombric ayant jour sur quelque talus argileux. Vertical ou oblique, ce puits descend à une profondeur indéfinie, où l’hyménoptère trouverait milieu trop humide. D’ailleurs la sortie future, lors de l’éclosion de l’insecte adulte, serait périlleuse s’il fallait remonter d’une région profonde à travers des éboulis. Le Mégachile n’utilise donc de la galerie du ver que la portion antérieure, deux décimètres au plus. Que faire du reste du boyau ? C’est un canal d’ascension, favorable aux entreprises de l’ennemi ; quelque ravageur souterrain pourrait venir par cette voie et ruiner le nid en attaquant à l’arrière la file de cellules.

 

Le péril est prévu. Avant de façonner sa première outre à miel, l’abeille obstrue le couloir avec une forte barricade composée des seuls matériaux en usage dans la corporation des Mégachiles. Des fragments de feuilles sont empilés sans beaucoup d’ordre, mais assez nombreux pour faire sérieux obstacle. Il n’est pas rare de compter dans le rempart de feuillage quelques douzaines de pièces roulées en cornets et agencées l’une dans l’autre à la façon d’une pile d’oublies. Pour ce travail de fortification, les délicatesses de l’art paraissent inutiles ; du moins les morceaux de feuille sont la plupart irréguliers. On voit que l’insecte les a taillés à la hâte, sans méthode et sur un autre patron que celui des morceaux destinés aux cellules.

 

Un autre détail me frappe dans la barricade. Les éléments en sont empruntés à des feuilles robustes, fortement nervées, cotonneuses. J’y reconnais les jeunes feuilles de la vigne, pâles et veloutées ; celles du ciste à fleurs rouges (Cistus albidus), doublées d’un feutre de poils ; celles de l’yeuse, choisies naissantes et hirsutes ; celles de l’aubépine, lisses, mais coriaces ; celles du grand roseau, la seule monocotylédone exploitée, à ma connaissance, par les Mégachiles. Dans la construction des cellules, je vois, au contraire, prédominer le feuillage lisse, notamment celui du rosier sauvage et du vulgaire acacia, le robinier. Il semblerait donc que l’insecte distingue deux genres de matériaux, sans apporter néanmoins dans le choix un scrupule rigoureux excluant tout mélange. Les feuilles à fortes dentelures, dont les saillies achèvent de se détacher par un rapide coup de ciseaux, fournissent en général les assises de la barricade ; les folioles du robinier, avec leur tissu fin et leur bord uni, conviennent mieux pour le travail de précision des cellules.

 

Un rempart à l’arrière, dans le puits du lombric, est précaution judicieuse, tout à l’éloge de la coupeuse de feuilles ; seulement il est fâcheux, pour la renommée des Mégachiles, que cette barrière défensive parfois ne défende rien du tout. Ici se montre, sous un nouvel aspect, cette aberration de l’instinct dont j’ai donné quelques exemples dans un précédent chapitre. Mes notes gardent souvenir de diverses galeries bourrées de morceaux de feuilles jusqu’à l’orifice, à fleur de terre, et dépourvues totalement de cellules, même d’une simple ébauche. C’étaient là des fortifications absurdes, d’utilité nulle ; l’abeille néanmoins, loin de traiter négligemment la chose, avait été prodigue d’assiduité dans sa vaine besogne. Telle de ces galeries inutilement barricadées me fournit une centaine de morceaux de feuilles disposés en pile d’oublies ; telle autre m’en donne jusqu’à cent cinquante. Pour la défense d’un nid peuplé il suffit de deux douzaines et même de moins. Quel but poursuivait donc la coupeuse de feuilles avec son amoncellement outré ?

 

Je voudrais croire que, le gîte reconnu périlleux, elle avait exagéré l’amas afin de proportionner le rempart à la gravité du péril. Puis, au moment d’entreprendre les cellules, elle avait disparu, peut-être dépaysée par un coup de mistral, peut-être victime d’un accident. La cause des Mégachiles ne peut invoquer ce moyen de défense. La preuve en est palpable : lesdites galeries sont barricadées jusqu’à fleur de terre ; il n’y a plus place, absolument plus, pour loger ne serait-ce qu’un seul œuf. Quel but, me demanderai-je encore, poursuivait alors l’obstinée empileuse d’oublies ? Avait-elle réellement un but ?

 

Je n’hésite pas à répondre non. Ma négation a pour raison d’être ce que m’ont appris les Osmies. Ailleurs j’ai raconté comment l’Osmie tricorne, sur la fin de sa vie, alors que les ovaires sont épuisés, dépense en travaux inutiles ce qui lui reste d’activité. Née laborieuse, le repos de la retraite lui pèse ; à ses loisirs il faut une occupation. N’ayant rien de mieux à faire, elle dresse des cloisons ; elle subdivise un canal en cellules qui resteront vides ; elle clôt d’un épais tampon des roseaux ne contenant rien du tout. Ainsi s’épuise en de vains travaux le peu de forces du déclin. Les autres apiaires constructeurs ont semblable conduite. Je vois des Anthidies se mettre en frais de nombreuses balles de coton pour boucher des galeries où jamais œuf n’a été déposé ; je vois des Chalicodomes édifier, puis fermer suivant toutes les règles, des cellules qui resteront non approvisionnées, non peuplées.

 

Les inutiles et longues barricades des Mégachiles sont alors des ouvrages de fin de ponte. La mère, dont les ovaires sont épuisés, persiste dans ses constructions. Son instinct est de découper et d’empiler des morceaux de feuilles ; docile à cette impulsion, elle découpe, elle empile même quand cesse la haute raison de ce travail. L’œuf manque, mais des forces restent, et ces forces sont dépensées comme l’exigeait, dans les débuts, la sauvegarde de l’espèce. Le rouage des actes fonctionne encore en l’absence des motifs d’agir ; il persiste dans son branle comme par une sorte de vitesse acquise. Où trouver preuve plus claire de l’inconscience de l’animal stimulé par l’instinct ?

 

Revenons à l’industrie du Mégachile dans les conditions normales. Immédiatement après la barrière défensive vient la série des cellules, en nombre très variable comme le sont celles de l’Osmie dans un roseau. Les files d’une douzaine environ sont rares ; les plus fréquentes en comprennent cinq ou six. Non moins variable est le nombre de pièces assemblées pour la confection d’une loge, pièces de deux sortes, les unes, ovalaires, formant le miel à nid ; les autres, rondes, servant de couvercle. Je compte en moyenne de huit à dix pièces du premier genre. Quoique taillées toutes sur le patron de l’ellipse, elles ne sont pas égales en dimensions, et sous ce rapport se classent en deux catégories. Celles de l’extérieur, plus grandes, embrassent à peu près chacune le tiers de la circonférence et chevauchent un peu l’une sur l’autre. Leur bout inférieur s’infléchit en courbe concave pour former le fond de l’outre. Celles de l’intérieur, notablement moindres, épaississent la paroi et comblent les vides laissés par les premières.

 

La tailleuse de feuilles sait donc modifier ses coups de ciseaux d’après le travail à faire : d’abord les grandes pièces, qui rapidement avancent l’ouvrage, mais laissent des intervalles vides ; puis les petites pièces, qui s’ajustent dans les parties défectueuses. Le fond de la cellule est surtout sujet à des retouches. Comme l’inflexion seule des grands morceaux ne suffit pas à donner godet sans lacunes, l’abeille ne manque pas de perfectionner l’ouvrage avec deux ou trois petites pièces ovales appliquées sur les joints incomplets.

 

Un autre avantage résulte des découpures à dimensions inégales. Les trois ou quatre pièces de l’extérieur, les premières mises en place, étant les plus longues de toutes, débordent à l’embouchure, tandis que les suivantes, plus courtes, sont un peu en retrait. Ainsi s’obtient un rebord, une feuillure qui maintient les rondelles de l’opercule et les empêche d’atteindre le miel lorsque l’hyménoptère les comprime en un couvercle concave. En d’autres termes, à l’embouchure l’enceinte ne comprend qu’une rangée de feuilles ; plus bas, elle en prend deux ou trois, ce qui restreint d’autant le diamètre et permet hermétique clôture.

 

Le couvercle du pot se compose uniquement de pièces rondes, à très peu près pareilles et plus ou moins nombreuses. Tantôt je n’en compte que deux, tantôt j’en trouve jusqu’à dix, étroitement empilées. Parfois le diamètre de ces pièces est d’une précision presque mathématique, si bien que les bords de la rondelle reposent sur la feuillure. Un découpage au compas n’obtiendrait pas mieux. Parfois encore la pièce excède légèrement l’embouchure, de façon que, pour entrer, elle doit être forcée et courbée en godet. Le diamètre précis est le propre des premières rondelles mises en place, au voisinage immédiat du miel. Ainsi se forme un obturateur plan, qui n’empiète pas sur la capacité de la loge, et plus tard ne gêne pas la larve comme le ferait un plafond à voûte rentrante. Les rondelles qui suivent, quand la pile est nombreuse, sont légèrement plus amples ; elles ne s’adaptent à l’embouchure qu’en cédant à la pression et devenant concaves. Cette concavité paraît recherchée de l’abeille, car elle sert de moule pour le fond courbe de la cellule suivante.

 

La série de loges terminée, il reste encore à munir l’entrée de la galerie d’une clôture défensive analogue au tampon de terre dont l’Osmie scelle ses roseaux. L’abeille revient alors au découpage sans patron bien déterminé qu’elle pratiquait au début pour délimiter en arrière le puits trop profond du lombric ; elle taille dans le feuillage des morceaux variables de forme et d’ampleur, peu réguliers, souvent bordés de leurs grosses dentelures naturelles ; et de tous ces morceaux, dont bien peu s’adaptent avec quelque précision à l’orifice qu’il s’agit d’obstruer, elle parvient à faire, par la multiplicité des assises, une clôture inviolable.

 

Laissons le Mégachile achever sa ponte dans d’autres galeries, qui seront peuplées de la même manière, et arrêtons-nous un instant sur son art de tailleur. Son édifice se compose d’une multitude de pièces réparties en trois catégories : les ovales pour les parois des cellules, les rondes pour les couvercles, les irrégulières pour les barricades d’arrière et d’avant. Celles-ci ne présentent aucune difficulté : l’insecte les obtient en détachant de la feuille une portion saillante, telle qu’elle est, un lobe dentelé qui, par ses échancrures, abrège le travail et se prête mieux au jeu des ciseaux. Jusque-là rien qui mérite attention : c’est besogne grossière, où peut exceller l’inexpert apprenti.

 

Avec les pièces ovales, la question change d’aspect. Quel guide a le Mégachile pour tailler en belles ellipses la fine étoffe de ses outres, les folioles du robinier ? quel modèle idéal conduit ses ciseaux ? quelle métrique lui dicte les dimensions ? Volontiers on se figurerait que l’insecte est un compas vivant, apte à tracer la courbe elliptique par certaine flexion naturelle du corps, de même que notre bras trace le cercle en pivotant sur l’appui de l’épaule. Un aveugle mécanisme, simple résultat de l’organisation, serait seul en cause dans sa géométrie. Cette explication me tenterait si les pièces ovales de grandes dimensions n’étaient accompagnées, pour en combler les vides, d’autres pièces bien moindres, mais pareillement ovales. Un compas qui de lui-même change de rayon et modifie le degré de courbure d’après les exigences d’un plan me paraît mécanisme sujet à bien des doutes. Il doit y avoir mieux que cela. Les pièces rondes du couvercle nous le disent.

 

Si, par la seule flexion inhérente à sa structure, la tailleuse de feuilles arrive à découper des ovales, comment parvient-elle à découper des ronds ? Pour le nouveau tracé, si différent de configuration et d’ampleur, admettons-nous d’autres rouages à la machine ? Du reste, le vrai nœud de la difficulté n’est pas là. Ces ronds s’adaptent, pour la plupart, à l’embouchure de l’outre avec une précision presque rigoureuse. La cellule terminée, l’abeille s’envole à des centaines de pas plus loin, elle va façonner le couvercle. Elle arrive sur la feuille où doit se découper la rondelle. Quelle image, quel souvenir a-t-elle du pot qu’il s’agit de couvrir ? Mais aucun, elle ne l’a jamais vu ; elle travaille sous terre, dans une profonde obscurité. Tout au plus peut-elle avoir les renseignements du toucher, non actuels, bien entendu, le pot n’étant plus là, mais passés et sans efficacité dans une œuvre de précision. Cependant la rondelle à découper doit être d’un diamètre déterminé : trop grande, elle ne pourrait entrer ; trop étroite, elle fermerait mal, elle étoufferait l’œuf en descendant jusqu’au miel. Comment lui donner, sans modèle, les justes dimensions ? L’abeille n’hésite pas un instant. Avec la même célérité qu’elle mettrait à détacher un lobe informe bon pour la clôture, elle découpe son disque, et ce disque, sans autres soins, se trouve de la grandeur du pot. Expliquera qui voudra cette géométrie, inexplicable à mon avis, même en admettant des souvenirs fournis par le tact et la vue.

 

Un soir d’hiver, devant une bonne flambée favorable aux causeries, je proposais le problème du Mégachile à ma maisonnée. « Au nombre des ustensiles de cuisine, vous avez, disais-je, un pot d’usage quotidien, mais privé de son couvercle, mis en pièces par une chute, méfait du chat rôdant sur les étagères. Demain, jour de marché, l’une de vous se rend à Orange pour les provisions du ménage. Sans mesure aucune, avec le secours seul de la mémoire, qu’il sera loisible de rafraîchir avant le départ en examinant bien l’objet, se chargera-t-elle de rapporter de la ville exactement ce qui manque au toupin, un couvercle ni trop grand ni trop petit, pareil enfin à l’embouchure ? » D’une commune voix, il fut reconnu que personne ne se chargerait de telle commission sans emporter une mesure, au moins un bout de paille donnant le diamètre. La mémoire des dimensions n’est pas assez précise. On reviendrait de la ville avec un grossier à peu près ; et ce serait hasard bien grand que de rencontrer juste.

 

Eh bien, la coupeuse de feuilles est encore bien moins avantagée que nous. Elle n’a pas image idéale de son pot, puisqu’elle ne l’a jamais vu ; elle n’a pas à faire choix dans le tas du marchand, ce qui guide un peu nos souvenirs par la comparaison ; elle doit, du premier coup, loin de sa demeure, découper une rondelle convenant au goulot de son toupin. Ce qui pour nous est impossible est jeu pour elle. Où la mesure, brin de paille, patron, note de chiffres, nous serait indispensable, la petite abeille n’a besoin de rien. En ses affaires de ménage, son talent est supérieur au nôtre.

 

Une objection me fut présentée. Ne pourrait-il se faire que l’abeille, à l’ouvrage sur l’arbuste, taillât d’abord une pièce ronde d’ampleur approximative, supérieure à celle du goulot, et qu’ensuite, rentrée chez elle, elle rognât l’excédent jusqu’à ce que le couvercle fût à l’exacte mesure du pot ? Ces retouches faites en présence du modèle expliqueraient tout. – Rien de plus juste ; mais y a-t-il des retouches ? D’abord, il ne me semble guère admissible que l’insecte puisse revenir sur le découpage une fois le morceau détaché de la feuille : l’appui lui manque pour rogner avec précision la légère rondelle. Un tailleur gâterait son drap si, pour en tirer les pièces d’un habit, il n’avait l’appui d’une table. Les ciseaux du Mégachile, difficiles à conduire sur une pièce non maintenue fixe, feraient aussi mauvaise besogne.

 

D’ailleurs, pour nier des retouches en présence de la cellule, j’ai mieux que des difficultés d’opération. Le couvercle se compose d’une pile de rondelles dont le nombre atteint parfois la dizaine. Or, toutes ces rondelles ont en bas la face inférieure de la feuille, plus pâle et à fortes nervures ; elles ont en haut la face supérieure, lisse et plus verte, c’est-à-dire que l’insecte les place dans la position qu’elles ont au moment de la récolte. Expliquons-nous. Pour découper une pièce, l’abeille se tient à la face supérieure de la feuille. Le morceau détaché, que les pattes retiennent, se trouve donc appliqué par sa face d’en haut contre la poitrine de l’insecte au moment du départ. En route, nulle possibilité d’inversion. De la sorte, la pièce est déposée telle que l’abeille vient de la cueillir : vers l’intérieur de la cellule la face d’en bas, vers l’extérieur la face d’en haut. Si des retouches étaient nécessaires pour réduire le couvercle au diamètre du pot, des inversions seraient inévitables ; la pièce manipulée, redressée, retournée, essayée dans un sens et dans l’autre, aurait, une fois mise en place d’une façon définitive, son envers ou son revers à l’intérieur, suivant les hasards de la manœuvre. Et c’est ce qui n’a pas lieu. L’ordre d’empilement ne variant pas, les rondelles sont taillées, dès les premiers coups de ciseaux, avec leurs justes dimensions. En sa géométrie pratique, l’insecte nous dépasse. Je constate le fait du pot et du couvercle de la coupeuse de feuilles comme s’ajoutant à tant d’autres merveilles de l’instinct inexplicables par le mécanisme ; je le soumets aux méditations de la science, et je passe outre.

 

Le Mégachile soyeux (Megachile sericans, Fonscol., Megachile Dufourii, Lep.) nidifie dans les vieilles galeries des Anthophores. Je lui connais une autre demeure plus élégante et mieux entendue comme installation : c’est la vieille demeure du gros Capricorne, hôte des chênes. Dans une vaste chambre capitonnée de molleton se fait la métamorphose. Devenu adulte, le coléoptère longuement encorné se libère et gagne le dehors en suivant un vestibule qu’ont préparé d’avance les robustes outils de la larve. Si, par sa position, elle se maintient saine, exempte de suintements bruns à odeur de tannerie, la cabine abandonnée ne tarde pas à recevoir les visites du Mégachile soyeux, qui trouve là le plus somptueux des appartements en usage chez les coupeuses de feuilles. Toutes les conditions de bien-être y sont réunies : sécurité parfaite, température peu variable, milieu sec, ampleur d’espace ; aussi l’heureuse mère, en possession d’un tel logis, l’utilise-t-elle en entier, le vestibule aussi bien que la chambre. Toute sa ponte y trouve place ; du moins je n’ai vu nulle part des nids aussi populeux que là.

 

L’un d’eux me fournit dix-sept cellules, nombre le plus élevé de mes recensements dans le genre Mégachile. La majeure part en est logée dans la chambre à nymphose du Capricorne ; et comme la spacieuse niche est trop large pour une seule rangée, les cellules y sont disposées sur trois files parallèles. Le reste, en série simple, occupe le vestibule, qu’achève de remplir une barricade terminale. Dans les matériaux employés dominent l’aubépine et le paliure. Les morceaux de feuilles manquent de régularité, tant pour les loges que pour la clôture. Il est vrai que l’aubépine, avec ses dents profondes, ne se prête pas à la taille de belles pièces ovales. L’insecte semble avoir détaché chaque morceau sans trop se préoccuper de la forme, pourvu que l’ampleur fût suffisante. Il n’a pas soigné davantage l’ordre de succession des pièces d’après leur nature : après quelques fragments de paliure viennent des fragments de vigne, d’aubépine, eux-mêmes suivis de fragments de ronce, de paliure. La récolte n’a pas été méthodique ; elle s’est faite un peu partout au gré des mobiles goûts de l’abeille. Néanmoins le paliure revient le plus souvent, peut-être pour des motifs d’économie.

 

Je remarque, en effet, que les feuilles de cet arbuste, au lieu d’être exploitées par morceaux, sont employées entières, lorsqu’elles n’excèdent pas les dimensions convenables. Leur forme ovalaire, leur ampleur médiocre, correspondent à ce que désire l’insecte. Ces qualités rendent le découpage inutile. D’un coup de ciseaux le pétiole est tranché, et, sans plus, le Mégachile part riche d’une superbe pièce.

 

Soumises à la séparation de leurs éléments, deux cellules me donnent ensemble quatre-vingt-trois morceaux de feuilles, dont dix-huit moindres que les autres et de forme ronde. Ces derniers proviennent des couvercles. À ce compte les dix-sept cellules du nid représentent sept cent quatorze pièces. Ce n’est pas tout : le nid se termine, dans le vestibule du Capricorne, par une épaisse barricade où je dénombre trois cent cinquante morceaux. Le total s’élève donc à mille soixante-quatre. Que de voyages et de coups de ciseaux pour meubler la vieille chambre du Cérambyx ? Si je ne connaissais l’humeur solitaire et jalouse des coupeuses de feuilles, j’attribuerais l’énorme édifice à la collaboration de plusieurs mères ; mais en pareil cas la communauté n’est pas admissible. Une vaillante, une seule, isolée, tenace à l’œuvre, a suffi pour le prodigieux amas. Si le travail est la meilleure manière de dépenser allègrement sa vie, celle-là certes n’a pas connu l’ennui dans son existence de quelques semaines.

 

Je lui décerne volontiers le meilleur des éloges, celui que méritent les laborieux ; je la félicite aussi de son talent pour clore les pots à miel. Les pièces empilées en couvercle sont rondes et ne rappellent en rien celles dont se composent les cellules et la barricade terminale. Peut-être, sauf les premières, au voisinage du miel, sont-elles taillées avec un peu moins de netteté que celles du Mégachile à ceintures blanches ; n’importe : elles bouchent parfaitement l’outre, surtout quand il y en a une dizaine de superposées. En les découpant, l’abeille était sûre de ses coups de ciseaux tout autant que peut l’être une ouvrière guidée par le contour d’un patron appliqué sur la pièce d’étoffe : elle taillait cependant sans modèle, sans avoir sous les yeux l’embouchure à fermer. S’étendre davantage sur ce curieux sujet serait se répéter. Toutes les coupeuses de feuilles ont même talent pour les couvercles de leurs pots.

 

Une question moins ténébreuse que ce problème géométrique est celle des matériaux. Chaque espèce de Mégachile exploite-t-elle un seul végétal, ou bien a-t-elle un certain domaine botanique où s’exerce sa liberté de choix ? Le peu que j’ai dit annonce déjà la seconde alternative, et le dénombrement des cellules, scrutées pièce par pièce, la confirme en nous montrant une variété qu’on ne soupçonnerait pas d’abord. Voici la flore de ces insectes dans mon voisinage, flore très incomplète et largement amplifiable, à n’en pas douter, par les observations futures.

 

Le Megachile sericans, Fonscol., cueille les matériaux de ses outres, de ses couvercles et de ses barricades sur les végétaux suivants : paliure, aubépine, vigne, rosier sauvage, ronce, chêne vert, amelanchier, térébinthe, ciste à feuilles de sauge. Les trois premiers fournissent la majeure part de l’édifice foliaire ; les trois derniers ne sont représentés que par de rares fragments.

 

Le Megachile lagopoda, Lin., que je vois très affairé dans mon enclos, mais uniquement pour la récolte, exploite de préférence le lilas et le rosier. De temps à autre, je le vois tailler aussi le robinier, le cognassier, le cerisier. Dans la campagne, je l’ai surpris nidifiant avec le seul feuillage de la vigne.

 

Le Megachile argentata, Fab., encore un de mes hôtes, partage avec le précédent le goût pour le lilas et le rosier ; mais son domaine comprend eu outre le grena­dier, la ronce, la vigne, le cornouiller sanguin et le cornouiller mâle.

 

Le Megachile albo-cincta, Pérez, affectionne le robinier, auquel il adjoint, dans une large proportion, la vigne, le rosier, l’aubépine, et parfois avec sobriété le roseau, le ciste à fleurs rouges (Cistus albidus).

 

Le Megachile apicalis, Spinola, a pour demeure les cellules du Chalicodome des galets, les nids ruinés des Osmies et des Anthidies dans les escargots. Je ne lui connais encore d’autres matériaux que le rosier sauvage et l’aubépine.

 

Tout incomplet qu’il est, ce relevé nous apprend que les Mégachiles n’ont pas des goûts botaniques exclusifs. Chaque espèce s’accommode très bien de plusieurs végétaux fort divers d’aspect. La première condition à remplir par l’arbuste exploité, c’est d’être à proximité du nid. Économe de son temps, la coupeuse de feuilles se refuse à des expéditions lointaines. Toutes les fois, en effet, que je fais rencontre d’un nid récent de Mégachile, je ne tarde pas à trouver, dans le voisinage, pour peu que je cherche, l’arbre ou l’arbuste où l’abeille a taillé ses pièces.

 

Une autre condition majeure, c’est le tissu souple et fin, surtout pour les premières rondelles du couvercle et les morceaux de l’intérieur de l’outre. Le reste, d’exécution moins soignée, admet la grossière étoffe. Encore faut-il que la pièce soit flexible et se prête à la courbure cylindrique de la galerie. Les feuilles des cistes, épaisses et rudement gaufrées, remplissent mal cette condition ; aussi je ne les vois intervenir qu’avec une extrême parcimonie. L’insecte en a cueilli des morceaux par mégarde, et, ne les trouvant pas de bon emploi, a cessé de visiter l’ingrat arbuste. Encore plus rigide, la feuille du chêne vert en sa pleine maturité n’est jamais employée ; le Mégachile soyeux n’en fait usage qu’à l’état jeune, sans en abuser toutefois ; la vigne lui fournit mieux en pièces veloutées. Dans le fourré de lilas qu’exploite avec tant d’ardeur, sous mes yeux, le Mégachile à pieds de lièvre, se trouvent mélangés divers arbustes qui, par l’ampleur et le lustre de leur feuillage, devraient, ce semble, convenir à ce robuste découpeur. Ce sont le Buplevrum fruticosum, le Lonicera implexa, le Ruscus aculeatus, le buis. Quelles superbes rondelles ne donneraient pas le buplèvre et le chèvrefeuille ! Il suffirait de trancher le pétiole du buis pour obtenir, sans autre travail, une excellente pièce, comme le fait le Mégachile soyeux avec son paliure. L’amateur du lilas les dédaigne absolument. Par quel motif ? Je me figure qu’il les trouve trop rigides. Serait-il d’un autre avis si le lilas manquait ? Peut-être.

 

Enfin, étant écartées les conditions de souplesse et de proximité, je ne vois plus que la fréquence de l’arbuste pour imposer aux Mégachiles leurs choix. Ainsi s’expliquerait le copieux emploi de la vigne, objet de cultures étendues ; de l’aubépine et du rosier sauvage, éléments de toutes les haies. Les trouvant partout, les diverses coupeuses de feuilles en feraient usage, sans méconnaître une foule d’équivalents variables suivant les lieux.

 

S’il fallait en croire ce qu’on nous enseigne sur les effets de l’atavisme, qui transmet, dit-on, d’une génération à l’autre et de mieux en mieux fixées les habitudes individuelles des prédécesseurs, les Mégachiles de nos pays, experts dans la flore locale par la longue éducation des siècles, mais complètement novices en face de végétaux que leur race rencontre pour la première fois, devraient refuser comme inusités et suspects les feuillages exotiques, surtout lorsque ne manquent pas, à côté, les feuillages rendus familiers par l’héréditaire pratique. La question méritait étude spéciale.

 

Deux sujets, le Mégachile à pieds de lièvre et le Mégachile argenté, hôtes de mon enclos-laboratoire, m’ont donné nette réponse. Connaissant les points fréquentés par les deux découpeurs de feuilles, j’ai planté dans leur atelier, fourré de rosiers et de lilas, deux végétaux étrangers qui me paraissaient remplir, sous le rapport de la souplesse du tissu, les conditions requises, savoir : l’aylanthe, originaire du Japon, et le physostegia de Virginie, venu de l’Amérique du Nord. Les événements ont justifié ce choix ; les deux abeilles ont exploité la flore étrangère avec la même assiduité que la flore locale, passant du lilas à l’aylanthe, du rosier au physostegia, quittant l’un, reprenant l’autre, sans distinction du connu et de l’inconnu. Une habitude invétérée n’eût pas donné plus de sûreté, plus d’aisance à leurs coups de ciseaux, qui cependant travaillaient pour la première fois une pareille étoffe.

 

Le Mégachile argenté se prêtait à une épreuve plus concluante encore. Comme il nidifie volontiers dans les roseaux de mes appareils, il m’était loisible, jusqu’à un certain point, de lui créer un paysage à végétation de mon choix. J’ai donc transporté la ruche à roseaux en un point de l’enclos peuplé principalement de romarins, dont le maigre feuillage ne convient pas au travail de l’abeille, et j’ai disposé, dans le voisinage de l’appareil, un bosquet exotique en pots. Il y avait là notamment le Lopezia racemosa, du Mexique, et le Capsicum longum, plante annuelle de l’Inde. Trouvant à proximité de quoi construire son nid, la coupeuse de feuilles n’est pas allée chercher plus loin. Le Lopezia surtout lui a convenu, si bien que la presque totalité du nid en était composée. Le reste avait été cueilli sur le Capsicum.

 

Un troisième sujet dont je n’avais en rien préparé le concours est venu spontanément m’offrir son témoignage. C’est le Megachile imbecilla, Gerstaeker. Il y a près d’un quart de siècle, pendant tout le mois de juillet, je l’ai vu découper ses rondelles et ses ellipses aux dépens des pétales du Pelargonium zonale, le vulgaire géranium. Ses assiduités ravagèrent, c’est le mot, mes modestes banquettes. À peine une fleur était épanouie, que l’ardente coupeuse arrivait pour l’échancrer en lunules. La couleur lui était indifférente : rouges, roses ou blancs, tous les pétales subissaient la désastreuse opération. Quelques captures, aujourd’hui vieilles reliques de mes boîtes, me dédommagèrent du pillage. Je n’ai plus revu la désagréable abeille. Avec quoi construit-elle quand lui manquent les fleurs du pélargonium ? Je l’ignore. Toujours est-il que la délicate tailleuse travaillait la fleur étrangère, assez récente acquisition venue du Cap, comme si toute sa race n’avait jamais fait autre chose.

 

De cet exposé se dégage une conséquence contraire aux idées que nous impose tout d’abord la fixité de l’industrie entomologique. Pour construire leurs outres, les coupeuses de feuilles, chacune suivant les goûts propres à son espèce, n’exploitent pas tel ou tel végétal à l’exclusion des autres ; elles n’ont pas de flore déterminée, domaine fidèlement transmis par atavisme. Leurs pièces de feuillage varient suivant la végétation des alentours ; elles varient d’une assise à l’autre de la même cellule. Tout leur est bon, l’exotique comme l’indigène, l’exceptionnel comme l’habituel, pourvu que le morceau coupé soit d’emploi commode. Ce n’est pas l’arbuste avec ses rameaux grêles ou ramassés en buisson, ses feuilles amples ou médiocres, vertes ou grisâtres, ternes ou vernies, qui guide l’insecte par son aspect général ; de si hautes connaissances botaniques sont ici hors de cause. Dans le fourré choisi pour atelier de découpage, le Mégachile ne voit qu’une chose : des lames bonnes pour son ouvrage. La pie-grièche, passionnée pour les plantes à longs brins laineux, sait, quand lui manque son herbe de prédilection, le filago, trouver des équivalents ouatés ; le Mégachile a des ressources beaucoup plus étendues : indifférent au végétal lui-même, il ne s’informe que du feuillage. S’il y trouve des lames d’ampleur suffisante, de texture aride bravant la moisissure, de souplesse propice à la courbure cylindrique, c’est tout ce qu’il lui faut, et peu lui importe le reste. Son champ de récolte est de la sorte presque indéfini.

 

Ces changements brusques, que rien n’a préparés, donnent à réfléchir. Lorsque mes fleurs de pélargonium étaient dévalisées, comment l’importune abeille avait-elle appris son métier, non troublée par la profonde disparate des pétales, ici d’un blanc pur, là d’un rouge écarlate ? Rien ne dit qu’elle ne débutât elle-même dans l’exploitation de la plante venue du Cap ; et si réellement elle avait des prédécesseurs, l’habitude n’avait pas eu le temps de s’invétérer, vu l’importation moderne du pélargonium. Ou donc encore le Mégachile argenté, auquel je crée un bosquet exotique, a-t-il fait la connaissance du Lopezia, venu du Mexique ? Lui certainement débute. Jamais son village et le mien n’avaient possédé un pied de ce frileux arbuste, hôte des serres. Il débute, et le voilà d’emblée maître ès arts pour découper le feuillage inconnu.

 

On nous parle souvent des longs apprentissages de l’instinct, de ses acquisitions graduelles, de ses talents œuvre laborieuse des siècles ; les Mégachiles m’affirment tout le contraire. Ils me disent que, immuable dans l’essence de son art, l’animal est capable d’innovation dans les détails ; mais ils me certifient en même temps que ces innovations, au lieu d’être graduelles, sont soudaines. Nul ne les prépare, nul ne les améliore non plus et ne les transmet ; sinon une sélection serait depuis longtemps faite dans la diversité des feuillages, et l’arbuste reconnu de meilleur emploi fournirait à lui seul les matériaux de construction, surtout quand il abonde. Si l’hérédité transmettait les trouvailles industrielles, tel Mégachile qui s’est avisé de tailler ses rondelles dans les feuilles du grenadier et s’en est bien trouvé devrait avoir inspiré le goût de semblables matériaux à ses descendants, et aujourd’hui nous trouverions des découpeurs fidèles au grenadier, ouvriers exclusifs dans le choix des matières premières. Les faits démentent ces théories.

 

On dit encore : « Accordez-nous une variation, si petite soit-elle, dans l’industrie de l’insecte ; et cette variation, accentuée de plus en plus, amènera race nouvelle et finalement espèce fixée. » Cette variation de rien est le point d’appui que réclamait Archimède pour soulever le monde avec son système de leviers. Les Mégachiles nous en offrent une et des plus grandes : la variation indéfinie de leurs matériaux. Avec ce point d’appui, que soulèveront les leviers théoriques ? Mais rien du tout. Qu’elles taillent les délicats pétales du pélargonium ou les feuilles coriaces des lilas, les coupeuses de feuilles sont et seront ce qu’elles étaient. C’est ce que nous affirme la constance de chaque espèce dans ses détails de structure, malgré la grande variété des feuillages exploités.

 

CHAPITRE VIII

LES ANTHIDIES


Au témoignage des Mégachiles, affirmant une certaine latitude laissée à l’insecte dans le choix des matériaux pour le nid, vient s’adjoindre celui des Anthidies, manufacturiers en coton. Ma région en possède cinq : Anthidium florentinum, Latr., A. diadema, Latr., A. manicatum, Latr., A. cingulatum, Latr., A. scapulare, Latr. Aucun ne crée le refuge où doit se feutrer l’œuvre de cotonnade. Comme les Osmies et les coupeuses de feuilles, ce sont des bohèmes sans domicile, adoptant pour abri, chacun à sa guise, ce que leur offre le travail des autres. L’Anthidie scapulaire est fidèle à la ronce sèche, privée de moelle et devenue canal par l’industrie de divers apiaires perforateurs, parmi lesquels figurent, en première ligne, les Cératines, émules nains du Xylocope, le puissant exploiteur du bois mort. Les amples galeries de l’Anthophore à masque conviennent à l’Anthidie florentine, le chef de file du genre sous le rapport de la taille. S’il hérite du vestibule de l’Anthophore à pieds velus, ou même du vulgaire puits du lombric, l’Anthidie diadème se tient pour satisfait. Faute de mieux, il lui arrive de s’établir dans le dôme délabré du Chalicodome des galets. L’Anthidie à manchettes partage ses goûts. J’ai surpris l’Anthidie sanglé en cohabitation avec un Bembex. Les deux occupants de l’antre creusé dans le sable, le propriétaire et l’étranger, vivaient en paix, chacun à ses affaires. Sa demeure habituelle est quelque cachette au fond des interstices des murs ruinés. À ces refuges, ouvrage des autres, joignons les roseaux tronqués affectionnés de divers collecteurs de coton tout autant que de l’Osmie ; joignons-y quelques réduits des plus inattendus, comme l’étui d’une brique creuse, le labyrinthe d’une serrure de portail, et nous aurons à peu près épuisé le relevé des domiciles.

 

Pour la troisième fois, après l’exemple des Osmies et des Mégachiles, nous retrouvons l’impérieux besoin d’un gîte tout préparé. Nul Anthidie ne se loge à ses frais. Pourrait-on en trouver le motif ? Consultons quelques rudes travailleurs, ouvriers de leurs demeures. L’Anthophore creuse corridors et cellules dans les talus durcis par le soleil ; elle n’édifie pas, elle excave ; elle ne bâtit pas, elle déblaye. Piochant dur de la mandibule, grain de terre par grain de terre, elle arrive à pratiquer, besogne énorme, les ruelles de service et les chambres nécessaires à sa ponte. Elle doit en outre polir et passer au stuc la paroi trop grossière de ses excavations. Qu’adviendrait-il si, le domicile obtenu par un travail de longue durée, il fallait ensuite le doubler d’ouate, cueillir la bourre des plantes cotonneuses et la feutrer en sacs propres à contenir la pâtée de miel ? La vaillante abeille ne suffirait pas à tant de luxe. Son ouvrage de mineur est trop dispendieux en temps et en forces pour lui laisser le loisir d’un ameublement délicat. Donc chambres et corridors resteront nus.

 

Le Xylocope nous fait même réponse. Lorsque, de son vilebrequin de charpentier, il a patiemment foré la solive à la profondeur d’un empan, sera-t-il en mesure de découper et de mettre en place le millier de pièces que le Mégachile soyeux emploie pour son nid ? Le temps lui manquerait, comme il manquerait à la coupeuse de feuilles qui, privée de la chambre du Capricorne, devrait elle-même se creuser un logis dans le chêne. Donc, pour le Xylocope, après le pénible travail de forage, installation sommaire par le simple cloisonnement de sciure.

 

Les deux, laborieuse besogne d’un gîte et travail artistique d’un mobilier, ne semblent pouvoir marcher de front. Chez l’insecte comme chez l’homme, qui bâtit la maison ne la meuble pas, qui la meuble ne la bâtit pas. À chacun son lot, faute de temps. La division du travail, mère des arts, fait exceller l’ouvrier dans sa partie ; la totalité de l’œuvre pour un seul le laisserait stationnaire en de frustes essais. L’industrie de la bête est un peu comme la nôtre : elle n’atteint sa perfection qu’avec le concours d’obscurs travailleurs, préparant, sans le savoir, le chef-d’œuvre final. Je ne vois pas d’autre cause à la nécessité d’un gîte gratuit pour la corbeille en feuillage des Mégachiles et pour les bourses en coton des Anthidies. Si d’autres artistes manipulent des choses délicates, exigeant un abri, je leur accorde à tous, sans hésiter, la demeure toute prête. Ainsi Réaumur nous parle de l’abeille tapissière, Anthocopa papaveris, qui façonne ses loges avec des pétales de coquelicot. Je ne connais pas la coupeuse de fleurs, je ne l’ai jamais vue ; mais son art me dit assez qu’elle doit s’établir dans quelque galerie ouvrage des autres, par exemple dans le puits d’un lombric.

 

Il suffit de voir le nid d’un Anthidie pour se convaincre que son constructeur ne peut être en même temps un âpre terrassier. Récemment feutrée et non encore engluée de miel, la bourse d’ouate est bien ce que la nidification entomologique a de plus gracieux, surtout lorsque le coton est d’une blancheur éclatante, cas fréquent dans les manufactures de l’Anthidie sanglé. Aucun nid d’oiseau, parmi les plus dignes de notre admiration, n’approche en finesse de bourre, en élégance de forme, en délicatesse de feutrage, de ce merveilleux sac qu’avec toute leur dextérité nos doigts, armés d’outils, imiteraient à peine. Je renonce à comprendre comment, avec ses petites balles de coton apportées une à une, l’insecte, non autrement outillé que les pétrisseurs de boue et les vanniers en feuillage, parvient à feutrer sa récolte en un tout homogène, puis à fouler le produit en un sachet de la forme d’un dé à coudre. Ses outils de maître fouleur sont les pattes et les mandibules, comme en possèdent de conformes les gâcheuses de mortier et les coupeuses de feuilles ; et malgré cette parité d’outillage, quelles profondes différences dans les résultats obtenus !

 

Voir en action le talent des Anthidies paraît entreprise hérissée de difficultés : les choses se passent dans des profondeurs inaccessibles au regard, et décider l’insecte à travailler à découvert n’est pas dans nos moyens. Une ressource reste, et je n’ai pas manqué d’y recourir, sans succès aucun d’ailleurs jusqu’ici. Trois espèces, Anthidium diadema, manicatum et florentinum, s’installent assez volontiers, la première espèce surtout, dans mes appareils à roseaux. Je n’avais qu’à remplacer les roseaux par des tubes de verre, qui me permettraient d’assister au travail sans troubler l’insecte. Celle tactique m’avait parfaitement réussi avec l’Osmie tricorne et l’Osmie de Latreille, dont j’avais appris les petits secrets de ménage grâce à la demeure transparente. Pourquoi ne réussirait-elle pas avec les Anthidies et, par la même occasion, avec les Mégachiles ? Je comptais presque sur le succès. Les événements ont trahi ma confiance. Pendant quatre années, j’ai garni mes ruches de tubes de verre, et pas une fois les fouleurs de coton et les coupeuses de feuilles n’ont daigné élire domicile dans les palais de cristal. La chaumine du roseau leur a toujours paru préférable. Les déciderai-je un jour ? Je n’y renonce pas encore.

 

En attendant, disons le peu que j’ai vu. Plus ou moins peuplé de cellules, le roseau est enfin clos, à l’orifice même, avec un épais tampon de coton en général plus grossier que l’ouate des bourses à miel. C’est l’équivalent de la barricade de boue de l’Osmie tricorne, en pâte de feuilles mâchées de l’Osmie de Latreille, en morceau de feuilles des Mégachiles. Tous ces locataires gratuits ont soin de fermer rigoureusement la porte du logis, dont ils n’ont souvent utilisé qu’une partie. Assister à la formation de cette barricade, travail presque extérieur, ne demande qu’un peu de patience pour attendre l’heure favorable.

 

L’Anthidie arrive enfin, porteur de la balle de coton pour clôture. Avec les pattes antérieures, il la dilacère et l’étale ; avec les mandibules, pénétrant fermées et se retirant ouvertes, il donne souplesse aux nodosités floconneuses ; avec le front, il foule la nouvelle couche sur la précédente. Et c’est tout. L’insecte part, revient riche d’une autre balle et recommence le même travail jusqu’à ce que la barrière de coton arrive au niveau de l’embouchure. C’est ici, ne le perdons pas de vue, besogne grossière, nullement comparable au délicat travail des sacs ; néanmoins elle peut nous renseigner sur la marche générale de l’artistique confection. Les pattes cardent, les mandibules subdivisent, le front comprime ; et du jeu de ces outils résulte l’admirable sachet d’ouate. Voilà bien le mécanisme en gros ; mais comment se rendre compte de l’art ?

 

Quittons l’inconnu pour les faits accessibles à l’observation. J’interrogerai surtout l’Anthidie diadème, hôte fréquent de mes roseaux. J’ouvre un bout de roseau d’environ deux décimètres de longueur sur douze millimètres de diamètre. Le fond est occupé par une colonne d’ouate comprenant dix cellules, sans démarcation aucune entre elles à l’extérieur, de façon que de leur ensemble résulte un cylindre continu. En outre, par un feutrage intime, les diverses loges sont soudées l’une à l’autre, si bien que, tiré par un bout, l’édifice de coton ne se disloque pas et vient tout d’une pièce. On dirait un cylindre d’une seule venue, alors qu’en réalité l’ouvrage se compose d’une série de chambres dont chacune a été construite à part, sans dépendance avec la précédente, si ce n’est à la base.

 

À moins d’éventrer la molle demeure, encore pleine de miel, il n’est donc pas possible de constater le nombre de ses étages ; il faut attendre que les cocons soient tissés. Alors les doigts énumèrent les cellules en comptant les nodosités qui résistent à la pression sous le couvert d’ouate. Cette structure générale aisément s’explique. Un sac de coton est feutré, ayant pour moule l’étui du roseau. Si cet étui régulateur manquait, la forme d’un dé à coudre serait obtenue tout de même, non moins élégante, comme nous le prouve l’Anthidie sanglé, qui nidifie dans une cachette quelconque des murailles et du sol. La bourse terminée, viennent les provisions et l’œuf. Suit la clôture de la loge. Ce n’est plus ici le couvercle géométrique des Mégachiles, la pile de rondelles enchâssées dans l’embouchure. Le sac se ferme avec une nappe de coton dont les bords sont soudés par feutrage aux bords de l’orifice. La soudure est si bien conduite que la poche à miel et son opercule forment un tout indivisible. Immédiatement au-dessus est édifiée la seconde cellule, ayant sa propre base. Au début de ce travail, l’insecte a soin d’unir les deux étages en feutrant le plafond du premier avec le plancher du second. Ainsi continué jusqu’à la fin, l’ouvrage, avec ses intimes soudures, devient cylindre continu où disparaissent les élégances des sachets isolés. À peu près de la même manière, mais avec moins d’adhésion entre les diverses cellules, se comportent les Mégachiles, empilant leurs outres en une colonne sans démarcation extérieure d’étages.

 

Revenons au bout de roseau qui nous donne ces détails. Par delà le cylindre d’ouate où sont logés en chapelet dix cocons, vient un espace vide d’un demi-décimètre et plus. Les Osmies et les coupeuses de feuilles sont pareillement coutumières de ces longs vestibules laissés déserts. Le nid se termine, à l’orifice du roseau, par un fort tampon de bourre plus grossière et moins blanche que celle des cellules. Cette particularité des matériaux de clôture, inférieurs pour la finesse, mais supérieurs pour la résistance, sans être constante, apparaît souvent et donne à penser que l’insecte sait distinguer ce qui convient le mieux, tantôt au douillet hamac des larves, tantôt à la barricade défensive du logis. Parfois le choix est des plus judicieux, comme en témoigne le nid de l’Anthidie diadème. À diverses reprises, en effet, tandis que les cellules se composaient de coton blanc première qualité, cueilli sur la centaurée du solstice, la barrière de l’entrée, formant disparate avec le reste de l’ouvrage par sa coloration jaunâtre, était un monceau de poils étoilés fournis par le bouillon-blanc sinué. Les deux rôles de la bourre sont ici nettement accusés. Au délicat épiderme des vers il faut berceau moelleux ; et la mère fait récolte de ce que les plantes cotonneuses ont de mieux en molleton. Émule de l’oiseau qui garnit de laine l’intérieur du nid et fortifie de bûchettes l’extérieur, elle réserve pour le matelas des larves la fine ouate, rare et patiemment cueillie. Mais quand il s’agit de fermer la porte à l’ennemi, elle hérisse l’entrée de chausse-trapes, de poils étoilés à branches rigides.

 

Cet ingénieux système de protection n’est pas le seul connu des Anthidies. Plus méfiant encore, l’Anthidie à manchettes ne laisse pas de vide à l’avant du roseau. Immédiatement après la colonne de cellules, il entasse, dans le vestibule non occupé, une foule de débris de toute nature, comme les lui présente le hasard dans le voisinage du nid : graviers, lopins de terre, miettes ligneuses, atomes de mortier, chatons de cyprès, fragments de feuilles, excréments secs d’escargot et autres moellons quelconques à sa portée. L’amas, vraie barricade cette fois, obstrue en plein le roseau jusqu’au bout, moins deux centimètres à peu près pour le tampon terminal de coton. Certes l’ennemi ne fera pas irruption à travers le double rempart, mais il tournera la place. Le Leucospis viendra, qui, de sa longue sonde, grâce à quelque imperceptible fissure du tube, inoculera ses redoutables œufs et détruira jusqu’au dernier les habitants de la forteresse. Ainsi sont déjouées les précautions soupçonneuses du porteur de manchettes.

 

Ce serait ici le lieu d’insister, si déjà les Mégachiles n’en avaient offert l’occasion, sur les ouvrages inutiles entrepris par l’insecte lorsque, les ovaires épuisés apparemment, il achève de dépenser son activité sans but maternel et pour les seules joies du travail. Les roseaux ne sont pas rares avec clôture de bourre, quoique ne contenant rien du tout, ou bien garnis d’une, deux, trois cellules sans provisions et sans œuf. Toujours impérieux, l’instinct de cueillir du coton et de le feutrer en bourses, de l’amonceler en barrières, persiste, en de vains résultats, jusqu’aux défaillances de la vie. Détachée du corps, la queue du lézard frétille, se boucle, se déboucle. Dans ces mouvements réflexes j’entrevois, non certes une explication, mais une image approximative de la persistance laborieuse de l’insecte, peinant toujours aux choses de son art, même quand il n’y a plus rien d’utile à faire. Pour ce laborieux, il n’y a qu’un repos : la mort.

 

C’est assez sur la demeure de l’Anthidie diadème ; voyons l’habitant et ses vivres. Le miel est d’un jaune pâle, homogène et de consistance demi-fluide qui l’empêche de s’extravaser à travers le perméable sac de coton. L’œuf nage à la surface de l’amas, l’extrémité céphalique plongée dans la pâtée. Suivre la larve en ses progrès ne manquait pas d’intérêt, surtout à cause du cocon, un des plus singuliers que je connaisse. Dans ce but, quelques cellules sont préparées, se prêtant à l’observation. Avec des ciseaux, je retranche sur le flanc une partie de la bourse d’ouate de manière à mettre à nu les vivres et le consommateur ; et je loge dans un court tube de verre la cellule éventrée. Les premiers jours, rien de saillant. Le vermisseau, la tête toujours plongée dans le miel, à longs traits s’abreuve et grossit. Un moment arrive… Mais reprenons les choses de plus haut avant d’aborder ce curieux point d’hygiène.

 

Toute larve, n’importe laquelle, nourrie de provisions amassées par la mère dans une étroite niche, est soumise à des conditions de salubrité ignorées de la larve errante, qui va où bon lui semble et s’alimente de ce qu’elle trouve. La première, la recluse, pas plus que la seconde, la coureuse, n’a résolu le problème de l’aliment assimilable en entier, sans immondes résidus. La seconde n’a cure de ses misères : tout endroit lui est bon pour se tirer d’embarras. Mais l’autre, que fera-t-elle de ses déchets alimentaires dans sa petite niche encombrée de vivres ? Un odieux mélange paraît inévitable. Figurons-nous le ver mangeur de miel nageant sur des vivres fluides et les souillant de temps à autre de ses déjections. Au moindre mouvement de croupe, le tout s’amalgamerait, et quel brouet alors pour le délicat nourrisson ! Non, cela ne peut être ; ces fins gourmets doivent avoir des méthodes pour s’affranchir de ces horreurs.

 

Ils en ont tous, en effet, et des plus originales. Les uns prennent, comme on dit, le taureau par les cornes ; et pour ne pas souiller, ils s’abstiennent de souillure jusqu’à la fin du repas ; ils tiennent clos l’huis à crottins tant que les vivres ne sont pas achevés. Ce moyen est radical, mais non à la portée de tous, paraît-il. Ainsi se comportent, par exemple, les Sphex et les Anthophores, qui, l’entière provision consommée, rejettent en une fois les résidus amassés dans l’intestin depuis les débuts de l’alimentation.

 

D’autres, les Osmies en particulier, prennent un moyen terme et commencent à débarrasser le canal digestif lorsqu’un large convenable est fait dans la niche par une consommation avancée des vivres. D’autres encore, plus pressés, trouvent moyen d’obéir assez tôt à la loi commune en pratiquant une industrie stercorale. Par un coup de génie, ils font de l’odieux embarras moellons de construction. On connaît déjà l’art du Criocère du lis, qui de sa molle fiente se fait une casaque pour se tenir au frais malgré le soleil. C’est de l’art très rustique, déplaisant, dégoûtant à l’œil. L’Anthidie diadème est d’une autre école. Avec ses crottins, il fabrique des chefs-d’œuvre, des marqueteries, des mosaïques gracieuses, qui trompent en plein le regard sur leur abjecte origine. Suivons-le dans son industrie à travers les fenêtres de mes tubes.

 

Quand la ration est à demi consommée à peu près, commence, pour se maintenir jusqu’à la fin, une fréquente défécation de crottins jaunâtres, gros à peine comme une tête d’épingle. À mesure qu’ils sont expulsés, la larve les refoule à la périphérie de la loge par un mouvement de croupe et les y maintient au moyen de quelques fils de soie. Le travail de la filière, différé chez les autres jusqu’à l’épuisement des vivres, débute donc ici de bonne heure et alterne avec l’alimentation. Ainsi sont tenus à distance, loin du miel et sans danger de mélange, les immondices, finalement assez nombreux pour former autour de la larve un rideau presque continu. Ce vélarium excrémentiel, mi-parti de soie et de crottins, est l’ébauche du cocon, ou plutôt une sorte d’échafaudage où sont entreposés les moellons jusqu’à leur mise en place définitive. En attendant le travail de mosaïque, l’entrepôt garantit les vivres de toute souillure.

 

Suspendre au plafond, pour s’en débarrasser, ce qu’on ne peut jeter dehors, ce n’est déjà pas mal ; mais l’utiliser pour en faire œuvre d’art, c’est encore mieux. Le miel a disparu. Maintenant commence le tissage définitif du cocon. La larve s’entoure d’une enceinte de soie, d’abord d’un blanc pur, puis teintée de brun-rougeâtre au moyen d’un vernis agglutinateur. À travers son étoffe à mailles lâches, elle saisit de proche en proche les crottins appendus à l’échafaudage et les incruste solidement dans le tissu. De la même manière travaillent les Bembex, les Stizes, les Tachytes, les Palares et autres incrusteurs, qui fortifient de grains de sable la trame insuffisante de leurs cocons ; seulement, dans leurs bourses d’ouate, les larves de l’Anthidie remplacent les parcelles minérales par les seuls matériaux solides dont elles puissent disposer. Pour elles, l’excrément tient lieu de caillou.

 

Et l’ouvrage n’en marche pas plus mal. Tout au contraire : lorsque le cocon est fini, bien embarrassé serait qui, n’ayant pas assisté à la fabrication, devrait dire la nature de l’œuvre. Par sa coloration et son élégante régularité, l’enveloppe externe de la coque fait songer à quelque vannerie en bambous minuscules, à quelque marqueterie en granules exotiques. En mes débuts je m’y suis laissé prendre, me demandant, sans trouver réponse, de quoi s’était servie la recluse de l’outre en coton pour incruster si joliment sa demeure de nymphe. Aujourd’hui que le secret m’est connu, j’admire l’ingéniosité de la bête, capable d’obtenir l’utile et l’élégant avec les plus abjects matériaux.

 

Le cocon nous réserve une autre surprise. Son bout céphalique se termine par un court mamelon conique, par un apex, percé d’un étroit canal qui fait communiquer l’intérieur avec le dehors. Ce trait architectural est commun à tous les Anthidies, autant les ouvriers en résine dont nous allons nous occuper que les ouvriers en coton. Hors du groupe des Anthidies, il ne se retrouve plus.

 

À quoi bon cette pointe que la larve laisse nue au lieu de l’incruster comme le reste de la coque ? À quoi bon ce pertuis, libre ou tout au plus fermé à la base par un lâche grillage de soie ? L’insecte paraît y donner grande importance, d’après ce que je vois. J’assiste, en effet, au soigneux travail de l’apex. La larve, qu’il m’est possible de suivre grâce au pertuis, patiemment perfectionne la base du canal conique, lui donne le poli, l’exacte configuration circulaire ; de temps à autre, elle engage dans le détroit les deux mandibules fermées, dont les pointes font un peu saillie au dehors ; puis, les ouvrant dans une mesure réglée, à la façon des branches d’un compas, elle distend la paroi et régularise l’orifice.

 

Je me figure, sans risquer néanmoins une affirmation précise, que l’apex perforé est une cheminée d’appel pour l’air nécessaire à la respiration. Dans sa coque, si compacte qu’elle soit, toute nymphe respire, comme respire l’oisillon sous le couvert de l’œuf. Les milliers de pores dont la coquille est percée laissent évaporer l’humidité intérieure et pénétrer l’air extérieur à mesure qu’il en est besoin. Les coffrets pierreux des Bembex et des Stizes sont, malgré leur dure consistance, doués de semblables moyens d’échange entre l’atmosphère viciée et l’atmosphère pure. Par un revirement qui m’échappe, les coques des Anthidies seraient-elles imperméables à l’air ? Dans tous les cas, cette imperméabilité ne saurait être attribuée à la mosaïque excrémentielle, car les cocons des Anthidies résiniers n’en possèdent pas, tout en étant doués d’un apex des mieux conditionnés.

 

Trouverons-nous une réponse à la question dans le vernis de laque dont s’imprègne le tissu de soie ? J’hésite pour non et j’hésite pour oui, car une foule de cocons ont pareil enduit de laque tout en restant dépourvus de communication aérienne avec le dehors. En somme, sans pouvoir me rendre compte encore de sa nécessité, j’admets que l’apex des Anthidies est un pertuis respiratoire. Je laisse à l’avenir le soin de nous dire pour quels motifs les collecteurs soit de coton soit de résine laissent un large pore à leurs coques, alors que tous les autres tisseurs les ferment complètement.

 

Après ces curiosités biologiques, il me reste à traiter le principal sujet de ce chapitre : l’origine botanique des matériaux du nid. En surveillant l’insecte au moment de sa récolte ou bien en examinant au microscope la bourre manufacturée par lui, j’ai pu reconnaître, non sans grande dépense de temps et de patience, que les divers Anthidies de mon voisinage s’adressent indistinctement à toute plante cotonneuse. Les Composées fournissent la majeure part de la ouate, en particulier les suivantes : Centaurea solsticialis, Centaurea paniculata, Echinops ritro, Onopordon illyricum, Helichrysum staechas, Filago germanica ; viennent ensuite les Labiées : Marrubium vulgare, Ballota fetida, Calamentha nepeta, Salvia AEthiops ; en dernier lieu les Solanées : Verbascum thapsus, Verbascum sinuatum.

 

La flore des Anthidies, on le voit, tout incomplète qu’elle est dans mes notes, embrasse des végétaux fort divers d’aspect. Nulle ressemblance de port entre l’altier candélabre de l’onoporde, à pompons rouges, et l’humble tige de l’échinops, à capitules d’un bleu céleste ; entre l’ample rosace du bouillon-blanc et le maigre feuillage de la centaurée solsticiale ; entre la riche toison qui argents la sauge éthiopienne et le court duvet de l’immortelle. Pour l’Anthidie, ces caractères de grosse botanique ne comptent pas ; une seule chose le guide : la qualité du coton. Pourvu que la plante soit plus ou moins vêtue de molle bourre, peu lui importe tout le reste.

 

Outre la finesse de la ouate, une autre condition cependant est à remplir. Il faut que le végétal, pour mériter d’être tondu, soit mort et sec. Je n’ai jamais vu la récolte se faire sur des végétaux frais. Ainsi s’évite la moisissure, qui gagnerait l’amas de poils gorgés de leurs sucs.

 

Fidèle à la plante reconnue de bonne exploitation, l’Anthidie survient et reprend la moisson sur les bords des parties dénudées par les précédentes récoltes. Les mandibules ratissent et transmettent à mesure le petit flocon aux pattes antérieures, qui gardent la pelote serrée contre la poitrine, en mélangent la bourre rapidement accrue et donnent au tout forme ronde. Quand la pilule a la grosseur d’un pois, les mandibules la reprennent et l’insecte part, sa balle de coton aux dents. Si la patience ne nous fait pas défaut, nous le verrons revenir au même point, par intervalles de quelques minutes, tant que le sac ne sera pas ouvré. La récolte des vivres suspendra la cueillette d’ouate ; puis le lendemain, le surlendemain, le ratissage reprendra sur la même tige, sur la même feuille, si la toison n’est pas épuisée. Qui possède une riche exploitation paraît s’y tenir jusqu’à ce que le tampon de clôture demande des matériaux plus grossiers ; et encore bien des fois cette clôture est-elle obtenue avec la fine bourre des cellules.

 

La diversité des champs à coton reconnue parmi les plantes indigènes, il convenait de s’informer si l’Anthidie s’accommoderait en outre de plantes exotiques, inconnues de sa race ; si devant des végétaux laineux s’offrant pour la première fois aux râteaux de ses mandibules, l’insecte manifesterait quelque hésitation. La sauge sclarée et la centaurée de Babylone, dont j’ai peuplé l’harmas, seront les champs de récolte ; le récolteur sera l’Anthidie diadème, hôte de mes roseaux.

 

La sauge sclarée, la vulgaire toute-bonne, fait partie, je le sais, de la flore française actuelle ; mais c’est une étrangère acclimatée. On dit qu’un preux des croisades, revenant de la Palestine avec sa part de gloire et de horions, aurait rapporté du Levant la toute-bonne pour soigner ses rhumatismes et panser ses balafres. Du manoir seigneurial, la plante se serait propagée à la ronde, mais en restant fidèle aux murailles à l’abri desquelles les nobles châtelaines la cultivaient autrefois pour leurs onguents. Aujourd’hui les ruines féodales sont encore ses stations préférées. Preux et manoirs ont disparu, l’herbe est restée. Histoire ou légende, l’origine de la sclarée est ici d’importance secondaire. Serait-elle spontanée dans certains points de la France, la toute-bonne est certainement étrangère dans la région de Vaucluse. Mes longues herborisations à travers le département ne m’ont offert qu’une seule fois cette plante. C’était à Caromb, sur des ruines, il y a près d’une trentaine d’années. J’en pris une bouture, et depuis la sauge des croisés m’a suivi dans toutes mes pérégrinations. Mon ermitage actuel en possède de nombreuses touffes ; mais en dehors de l’enclos, si ce n’est au pied des murailles, il serait impossible d’en trouver. Voilà donc une plante nouvelle pour le pays bien loin à la ronde, un champ à coton que les Anthidies sérignanais n’avaient jamais exploité avant mon arrivée et mes semis.

 

Ils n’avaient pas exploité davantage la centaurée de Babylone, que j’ai introduite ici le premier, pour couvrir de quelque végétation mon ingrat sol de cailloux ; ils n’avaient jamais rien vu de pareil à la centaurée colosse, venue des régions de l’Euphrate. Rien dans la flore locale, pas même l’onoporde, ne les avait préparés à cette tige de la grosseur d’un poignet d’enfant, couronnée à trois mètres d’élévation par une multitude de pompons jaunes, à ces amples feuilles s’étalant sur le sol en énorme rosace. Que feront-ils devant semblable trouvaille ? Ils en prendront possession, sans plus hésiter que devant l’humble centaurée solsticiale, l’habituel fournisseur.

 

Je dispose, en effet, non loin des ruches à roseaux, quelques pieds de sclarée et de centaurée de Babylone desséchés à point. L’Anthidie diadème ne tarde pas à découvrir la riche moisson. Dès les premiers essais, la bourre est reconnue d’excellente qualité, si bien que pendant les trois à quatre semaines que dure la nidification, je peux assister journellement à la récolte, tantôt sur la sclarée tantôt sur la centaurée. La plante babylonienne me paraît néanmoins préférée, sans doute à cause de son duvet plus blanc, plus fin, plus copieux. Je suis d’un regard attentif les coups de râteau des mandibules, le travail des pattes préparant la pilule, et je ne vois rien qui diffère des manœuvres de l’insecte récoltant sur l’échinops et la centaurée solsticiale. La plante de l’Euphrate et celle de la Palestine sont traitées comme celles du pays.

 

Ainsi se trouve démontré, sous un autre aspect, par les récolteurs de coton, ce que nous ont appris les coupeuses de feuilles. Dans la flore locale, l’insecte n’a pas de domaine précis ; il récolte volontiers tantôt sur une espèce tantôt sur une autre, pourvu qu’il y trouve les matériaux de son industrie. La plante exotique est adoptée tout aussi bien que la plante indigène. Enfin le passage d’un végétal à l’autre, du commun au rare, de l’habituel à l’exceptionnel, du connu à l’inconnu, se fait brusquement, sans initiations graduelles. Il n’y a pas de noviciat, pas d’éducation par l’habitude dans le choix des matériaux du nid. L’industrie de l’insecte, variable dans ses détails par innovations brusques, individuelles et non transmissibles, nie les deux grands facteurs du transformisme : le temps et l’hérédité.

 

CHAPITRE IX

LES RÉSINIERS


Lorsque Fabricius établit le genre Anthidie tel que l’entendent encore nos classifications, l’entomologie se préoccupait fort peu de l’animal vivant ; on travaillait sur des cadavres, et cette méthode de laboratoire à dissection ne semble pas près de finir. On scrutait d’un œil minutieux l’antenne, la mandibule, l’aile, la patte, sans se demander quel usage l’insecte avait fait de ces organes dans l’exercice de son industrie. La bête se classait à peu près comme cela se pratique du cristal. La structure, c’était tout ; la vie, avec ses plus hautes prérogatives, l’intellect, l’instinct, cela ne comptait pas, cela n’était pas digne d’entrer dans les cadres zoologiques.

 

Il est vrai qu’au début s’impose l’étude presque exclusive des nécropoles. Garnir ses boîtes d’insectes empalés est opération à la portée de tous ; suivre ces mêmes insectes dans leur genre de vie, leurs travaux, leurs mœurs, est bien une autre affaire. Le nomenclateur à qui manque le loisir, et parfois aussi le goût, prend sa loupe, analyse le mort, dénomme l’ouvrier sans en connaître l’ouvrage. De là tant d’appellations dont le moindre vice est d’être malsonnantes, car certaines d’entre elles sont de grossiers contresens. N’avons-nous pas vu, par exemple, appeler Lithurgus ou travailleur de la pierre un apiaire qui travaille le bois et rien que le bois ? De telles inconséquences seront inévitables tant que la profession de l’animal, suffisamment connue, ne jettera pas ses clartés dans la rédaction des diagnoses. J’aime à croire que l’avenir réserve à l’entomologie ce magnifique progrès : on s’avisera que l’empalé de nos collections a vécu, exerçant un métier ; et les textes anatomiques laisseront place congrue aux textes biologiques.

 

Avec son terme d’Anthidie, qui fait allusion à l’amour des fleurs, Fabricius ne s’est pas compromis ; mais il n’a rien dit non plus de caractéristique ; tous les apiaires ayant à un vif degré la même passion, je ne vois aucune raison de faire des Anthidies des butineurs plus zélés que les autres. S’il avait connu leurs nids de coton, peut-être le savant suédois leur aurait-il donné dénomination plus logique. Quant à moi, dans un langage où l’apparat technique n’est pas de mise, je les appellerai les Cotonniers.

 

Le terme demande restriction. D’après mes trouvailles, en effet, l’ancien genre Anthidie, celui des entomologistes classificateurs, comprend, dans ma région, deux corps de métiers fort différents. Les uns nous sont connus et travaillent exclusivement la ouate ; les autres, dont l’histoire va nous occuper, travaillent la résine sans jamais recourir au coton. Fidèle à mon principe, si lucide, de désigner, autant que possible, l’ouvrier d’après son ouvrage, je nommerai ceux-ci les Résiniers. En me limitant aux données de mes observations, je démembre donc le groupe Anthidie en deux sections équivalentes pour lesquelles je réclame des titres génériques spéciaux, tant il est illogique d’appeler du même nom les cardeurs d’ouate et les pétrisseurs de résine. Je livre à qui de droit l’honneur d’opérer cette réforme suivant les règles.

 

La bonne fortune, amie des persévérants, m’a fait connaître en divers points de Vaucluse quatre résiniers dont nul encore ne soupçonnait la singulière industrie. Aujourd’hui, je les retrouve tous les quatre dans mon voisinage. Ce sont : Anthidium septem dentatum, Latr., A. bellicosum, Lep., A. quadrilobum, Lep., et A. Latreillii, Lep. Les deux premiers nidifient dans les vieilles coquilles d’escargot ; les deux autres abritent leurs groupes de cellules tantôt dans le sol, tantôt sous une large pierre. Occupons-nous d’abord des habitants de l’escargot. J’en ai déjà dit quelques mots dans le troisième volume de mes Souvenirs, en traitant de la répartition des sexes. Simple incident amené par un sujet d’un autre ordre, mon exposé d’alors doit être complété. J’y reviens avec des développements plus étendus.

 

Les amas de pierrailles des antiques carrières sérignanaises, si souvent visitées pour les nids de l’Osmie hôte des hélices, me fournissent aussi les deux résiniers installés dans semblable local. Quand le mulot a laissé sous la dalle, autour de son matelas de foin, ample collection de coquilles vidées, l’espoir sourit de rencontrer l’hélice tamponnée de boue, et de loin en loin, pêle-mêle avec la première, l’hélice cloisonnée de résine. Les deux abeilles travaillent porte à porte, l’une avec de la glaise, l’autre avec du mastic. L’excellence des lieux, riche d’abris par les déblais du carrier et de logements par les dessertes du rat, amène cette fréquente cohabitation.

 

En des points où l’escargot mort est rare, disséminé un par un, comme dans les interstices des murailles champêtres, chacun occupe à l’écart sa trouvaille. Mais ici notre récolte sera certainement double, même triple, car les deux résiniers fréquentent les mêmes amas. Soulevons donc les pierres, fouillons les amoncellements jusqu’à ce que l’humidité trop grande des bas-fonds nous avertisse qu’il est inutile de descendre davantage. Parfois dès la première couche enlevée, parfois à deux empans de profondeur, nous trouverons la coquille de l’Osmie, et bien plus rarement celle du résinier. Et surtout, de la patience ! La besogne n’est pas des plus fructueuses ; elle ne réserve guère d’agréments non plus. À retourner des moellons d’une rare âpreté, le bout des doigts s’endolorit, perd son épiderme et devient lisse comme passé sur la meule de l’aiguiseur. Si l’après-midi entière consacrée à pareil travail nous vaut courbature de reins, cuisant prurit des doigts, une douzaine de nids d’Osmie et deux ou trois nids de résiniers, tenons-nous pour satisfaits.

 

Les coquilles de l’Osmie se reconnaissent immédiatement, bouchées qu’elles sont à l’orifice par un opercule de terre. Celles de l’Anthidie réclament un examen spécial sans lequel on risquerait fort de remplir ses poches d’encombrantes inutilités. Un escargot mort est rencontré parmi les pierrailles. Est-il habité par le résinier ? ne l’est-il pas ? Rien ne le dit à l’extérieur. L’ouvrage de l’Anthidie occupe le fond de la spire, loin de l’embouchure qui, béante en son plein, ne permet pas néanmoins au regard de plonger assez avant dans la rampe hélicoïde. Je donne un coup d’œil en face du soleil à l’escargot douteux. Sa transparence complète me dénote sa vacuité. Il est remis en place pour les nids futurs. Son opacité dans le second tour de spire m’indique un contenu. Lequel ? Terre introduite par les eaux, restes de la bête corrompue ? C’est à voir. Avec une petite houlette de poche, mon inséparable instrument de recherches, j’ouvre une large fenêtre vers le milieu du tour de spire final. Si je vois luire un plancher de résine avec incrustations de gravier, la chose est jugée : je suis riche d’un nid d’Anthidie. Mais que d’insuccès pour un succès, que de fenêtres ouvertes inutilement sur le flanc d’escargots bourrés au fond de glaise ou de puanteurs cadavéreuses ! Ainsi cueillant parmi les pierrailles bouleversées, inspectant au soleil, effractionnant d’un coup de houlette et presque toujours rejetant, j’arrive par des séances répétées à me procurer les pénibles matériaux de ce chapitre.

 

Le résinier à sept dentelures, A. septem dentatum, est le premier éclos. Dès le mois d’avril, on le voit visiter d’un vol lourd les déblais des carrières et les petits murs de clôture à la recherche de son escargot. Contemporain de l’Osmie tricorne, dont les travaux commencent dans la dernière semaine d’avril, il occupe souvent avec elle le même tas de pierres, coquille contre coquille. Bien lui en prend de se mettre au travail de bonne heure et de voisiner avec l’Osmie quand celle-ci bâtit ; nous verrons bientôt, en effet, à quel terrible danger s’expose, par ce voisinage, son tardif émule en résine, l’Anthidium bellicosum.

 

La coquille adoptée, dans la grande majorité des cas, est le vulgaire escargot, l’Hélix aspersa, tantôt en pleine grosseur, tantôt à demi développé. L’Hélix nemoralis et l’Helix cespitum, bien moindres, lui fournissent aussi logis à sa convenance ; et il en serait de même assurément de toute coquille de capacité suffisante si les lieux que j’explore en possédaient d’autres, comme le témoigne un nid que mon fils Émile m’a fait parvenir des environs de Marseille. Cette fois, le résinier est établi dans l’Hélix algira, la plus remarquable de nos coquilles terrestres par l’ampleur et la régularité de sa spire, imitée de celle des ammonites. Ce superbe nid, chef-d’œuvre à la fois par le travail du mollusque et par le travail de l’hyménoptère, mérite description avant tout autre.

 

Sur une longueur de trois centimètres à partir de l’embouchure, le dernier tour de spire ne contient rien. À cette profondeur médiocre s’aperçoit très bien une cloison. Le diamètre non exagéré du canal est cause de cette position accessible au regard. Dans la vulgaire hélice chagrinée, dont la cavité rapidement s’amplifie, l’insecte s’établit beaucoup plus en arrière, de sorte que pour voir la cloison terminale il faut, comme je l’ai dit, pratiquer une effraction latérale. L’avance ou le recul du plafond de clôture est donc subordonné au diamètre variable du canal. Il faut aux chambres des cocons certaine longueur et certaine largeur, que la mère trouve en descendant plus bas ou remontant plus haut dans la spire suivant la forme de la coquille. Lorsque le diamètre en est convenable, le dernier tour est occupé jusqu’il l’orifice, où se montre, totalement à nu, l’opercule final. Ce cas se présente avec l’hélice némorale et l’hélice des gazons adultes, avec l’hélice chagrinée jeune. N’insistons pas davantage pour le moment sur cette particularité, dont l’importance s’affirmera plus tard.

 

Avancé ou reculé dans la rampe spirale, l’ouvrage de l’insecte se termine par une façade en grossière mosaïque de petits graviers anguleux, fortement cimentés par un mastic dont la nature est à déterminer. C’est une matière d’un jaune d’ambre, translucide, fragile, soluble dans l’alcool, brûlant avec flamme fuligineuse et forte odeur de résine. D’après ces caractères, l’évidence ne laisse rien à désirer : l’hyménoptère prépare son mastic avec les larmes résineuses exsudées par les conifères.

 

Je me crois même en mesure de préciser le végétal, bien que n’ayant jamais surpris l’insecte au moment de la cueillette. Au voisinage des amas pierreux que je bouleverse pour mes récoltes, vient en abondance le genévrier oxycèdre. Le pin manque totalement, et le cyprès n’apparaît que de loin en loin autour des habitations. De plus, parmi les débris végétaux que nous allons voir concourir à la défense du nid, fréquemment se montrent des chatons et des aiguilles de l’oxycèdre. Comme l’insecte au mastic, économe de son temps, s’éloigne peu des quartiers à lui familiers, la résine doit avoir été cueillie sur l’arbuste au pied duquel sont choisis les matériaux de la barricade. Et ce n’est pas là circonstance locale. Le nid marseillais abonde en débris pareils. Je considère donc l’oxycèdre comme l’habituel fournisseur de résine, sans exclure cependant le pin, le cyprès et autres conifères lorsque manque l’arbuste préféré.

 

Les graviers de l’opercule sont anguleux et calcaires dans le nid de Marseille ; ils sont ronds et siliceux dans la plupart des nids de Sérignan. Pour sa mosaïque, l’ouvrier ne tient compte ni de la forme ni de la coloration des éléments ; il cueille indistinctement tout ce qui se présente d’assez dur et de pas trop gros. Il lui arrive de faire des trouvailles donnant à son œuvre cachet plus original. Le nid de Marseille me montre, proprement incrustée au milieu des graviers, une petite coquille terrestre entière, le Pupa cinerca. Un nid de mes environs m’a fourni une gentille hélice, l’Hélix striata, formant rosace au milieu de la mosaïque. Ces menus détails artistiques me remettent en mémoire certain nid de l’Eumène d’Amédée où abondaient les petites coquilles. La conchyliologie ornementale paraît avoir des amateurs chez les insectes.

 

Après le couvercle de résine et de graviers se trouve, occupant un tour entier de la spire, une barricade de débris incohérents pareille à celle qui protège, dans les roseaux, la file de cocons de l’Anthidie à manchettes. Il est curieux de voir employer exactement le même système défensif par deux constructeurs de talents si divers, manipulant l’un la bourre et l’autre le mastic. Le nid marseillais a pour barricade des graviers calcaires, des parcelles terreuses, des fragments de bûchettes, quelques brins de mousse, et surtout des chatons et des aiguilles de l’oxycèdre. Ceux de Sérignan, établis dans l’hélice chagrinée, ont à peu près les mêmes matériaux d’obstruction. J’y vois dominer les graviers de la grosseur d’une lentille, les chatons et les aiguilles de l’oxycèdre. Viennent ensuite les déjections sèches de l’escargot et quelques rares petites coquilles terrestres. Pareil mélange d’un peu de tout, au hasard des trouvailles dans le voisinage du nid, forme, nous le savons, la barricade de l’Anthidie à manchettes, non moins expert pour utiliser, après dessiccation au soleil, les cordelettes stercorales de l’escargot. Remarquons enfin que ces matériaux disparates sont entassés sans liaison aucune entre eux, tels que l’insecte vient de les cueillir. La résine n’entre en rien dans l’amas ; aussi suffit-il de percer l’opercule et de renverser la coquille pour que la barricade ruisselle à terre. Agglutiner et cimenter le tout n’entre pas dans les vues du résinier. Peut-être la dépense en mastic dépasserait ses moyens ; peut-être la barricade devenue bloc opposerait-elle plus tard obstacle invincible à la sortie des jeunes ; peut-être encore l’amas de graviers est-il rempart accessoire, dressé sommairement comme œuvre d’utilité secondaire.

 

Au milieu de ces indécisions, je vois du moins que l’insecte ne juge pas sa barricade indispensable. Il en fait usage régulièrement dans les grosses coquilles, dont le dernier tour, trop spacieux, forme vestibule inoccupé ; il la néglige dans les coquilles médiocres, comme l’hélice némorale, où l’opercule de résine est à fleur d’orifice. Les fouilles dans les tas de pierres me fournissent presque en égal nombre les nids pourvus et les nids dépourvus de remblais défensifs. Dans la série des cotonniers, l’Anthidie à manchettes n’est pas non plus fidèle à son fortin de bûchettes et de cailloux ; je lui connais des nids dont le coton fait tous les frais. Pour les deux, le rempart de graviers ne semble utile que dans certaines circonstances dont je n’ai pas le secret.

 

En deçà des ouvrages avancés de la fortification, opercule et barricade, se trouvent les loges, plus ou moins reculées dans les profondeurs de la spire suivant le diamètre de l’hélice. Elles sont limitées en avant et en arrière par des cloisons en résine pure, sans incrustation aucune de parcelles minérales. Leur nombre est bien restreint et se borne à deux habituellement. L’antérieure, plus ample par le fait seul du diamètre croissant du canal, est la demeure d’un mâle, supérieur de taille à l’autre sexe ; la postérieure, de capacité moindre, contient une femelle. J’ai déjà fait ressortir, dans mon précédent volume, le merveilleux problème soumis à nos méditations par ce fractionnement de la ponte en couples et cette alternance des mâles et des femelles. Sans autre travail que des cloisons transversales, la rampe croissante de l’escargot fournit de la sorte aux deux sexes ampleur de logis conforme à leur taille.

 

Le second résinier hôte des coquilles, l’Anthidium bellicosum, éclôt en juillet et travaille pendant les fortes chaleurs du mois d’août. Son architecture ne diffère en rien de celle de son congénère printanier, à tel point qu’un escargot peuplé étant cueilli dans un trou de muraille ou sous les pierres, il est impossible de décider à laquelle des deux espèces le nid appartient. Casser l’hélice et fendre les cocons dès le mois de février est la seule manière d’obtenir des renseignements précis. À cette époque, les nids du résinier estival sont occupés par des larves, et ceux du résinier printanier par l’insecte parfait. Si l’on recule devant la brutale méthode, le doute ne cesse qu’à l’éclosion, tant les deux ouvrages se ressemblent.

 

Dans les deux cas, même logis, escargots de toute taille et de toute espèce, au hasard des rencontres ; même opercule de résine, hérissé de granules pierreux à l’intérieur, à peu près lisse au dehors et parfois ornementé de petites coquilles ; même barricade de débris variés, non toujours présente ; même cloisonnement en deux chambres inégales occupées par les deux sexes. Tout est commun, jusqu’au fournisseur de mastic, l’oxycèdre. En dire davantage sur le nid du résinier estival serait se répéter. Un seul fait appelle de nouveaux détails.

 

Je n’entrevois pas le motif qui porte les deux insectes à laisser en avant la majeure partie de leur coquille vide, au lieu d’occuper l’hélice en entier, jusqu’à l’orifice, ainsi que le fait habituellement l’Osmie. Fractionnée par périodes intermittentes de deux œufs en moyenne, la ponte exigerait-elle chaque fois logis nouveau ? La résine, cueillie demi-fluide, ne se prêterait-elle pas à des voûtes de longue portée lorsque l’ampleur du canal excède certaines limites ? La récolte du mastic serait-elle trop onéreuse pour permettre le cloisonnement multiple nécessaire à l’utilisation du spacieux dernier tour ? À ces questions, pas de réponse. Je constate le fait sans l’interpréter : lorsque la coquille est grosse, l’avant, presque le dernier tour en entier, reste vestibule vide.

 

Pour le résinier du printemps, l’Anthidium septem dentatum, pareil logis, plus qu’à demi libre, est sans inconvénients. Contemporain de l’Osmie, souvent son voisin sous la même dalle, le constructeur en mastic nidifie à la même époque que le constructeur en boue ; mais l’empiétement réciproque n’est pas à craindre, car les deux abeilles, travaillant porte à porte, surveillent chacune leur propriété d’un œil jaloux. Si des tentatives d’usurpation survenaient, la propriétaire de l’escargot saurait faire respecter ses droits de premier occupant.

 

Pour le résinier estival, l’Anthidium bellicosum, les conditions sont bien différentes. Au moment où l’Osmie bâtit, il est encore à l’état de larve ou tout au plus de nymphe. Sa demeure, qui, déserte, ne serait pas plus profondément silencieuse, son hélice à vaste porche inoccupé ne tentera pas le résinier précoce, désireux, lui aussi, d’appartements reculés au fond de la spire ; mais elle pourrait convenir à l’Osmie, qui sait remplir l’escargot de cellules jusqu’à l’embouchure. Le dernier tour laissé vacant par le résinier est superbe logis dont rien n’empêche la maçonne de prendre possession. L’Osmie s’en empare, en effet, et trop souvent pour le malheureux retardataire.

 

Au-dessus de l’opercule final en résine lui tenant lieu de l’obturateur en boue au moyen duquel elle délimite, en arrière, la portion de spire trop étroite pour ses travaux, elle édifie par étages son amas de cellules, puis recouvre le tout d’un épais tampon défensif. En somme, l’ouvrage est conduit comme si l’escargot ne contenait rien.

 

Quand arrive le mois de juillet, les locataires de la maison à double famille deviennent forcément le sujet d’un tragique conflit. Les inférieurs, l’état adulte acquis, rompent leurs langes, démolissent leurs cloisons de résine, traversent la barricade de graviers et cherchent à se libérer ; les supérieurs, larves encore ou nymphes naissantes, insectes dans leurs coques jusqu’au prochain printemps, obstruent en plein le passage. Remonter du fond de ces catacombes excède les forces du résinier, affaibli déjà par l’effraction de son propre nid. Quelques cloisons de l’Osmie sont ébréchées, quelques cocons sont au plus entamés ; puis, exténués de vains efforts, les captifs se résignent et périssent devant l’inébranlable construction de terre. Périssent aussi, moins propres encore à l’énorme travail de déblai, les parasites, Zonitis et Chrysis (Chrysis flammea), consommateurs, les premiers, des provisions ; les seconds, de la larve. Cette fin lamentable du résinier, enseveli vivant sous les constructions de l’Osmie, n’est pas accident rare qu’il convient de passer sous silence ou de mentionner en peu de mots ; je le constate, au contraire, très souvent, et sa fréquence m’inspire une réflexion.

 

L’école qui voit dans l’instinct une habitude acquise, fait du moindre accident favorable survenu dans l’industrie de l’animal le point de départ d’une amélioration qui, transmise par hérédité et de mieux en mieux accentuée avec le temps, se fixe enfin en aptitude propre à toute la race. Les faits certains manquent totalement, il est vrai, à l’appui de ce dire ; mais l’affirmation est riche en échappatoires hypothétiques : Admettons que, supposons que, il pourrait se faire que, rien n’empêche de croire que, il est possible que… Ainsi raisonnait le maître, et les disciples n’ont pas encore mieux trouvé. « Si le ciel tombait, disait Rabelais, toutes les alouettes seraient prises. » Oui ; mais le ciel tient bon, et les alouettes volent toujours. Si les choses se sont passées de la sorte, dit cet autre, l’instinct a pu varier et se modifier ; oui, mais êtes-vous bien sûr que les choses se sont passées comme vous le dites ?

 

De mon domaine je bannis le si. Je ne suppose rien, je n’admets rien ; je cueille le fait brutal, qui seul mérite confiance ; je l’enregistre et me demande ensuite quelle conclusion repose sur sa solide charpente. Celui que je viens de raconter conclut en ces termes : Vous nous dites que toute modification favorable à l’animal se transmet dans une série de privilégiés qui, mieux outillés, mieux doués en aptitudes, abandonnent les antiques usages et remplacent l’espèce primitive, victime de la concurrence vitale. Vous nous affirmez qu’autrefois, dans la nuit des âges, un apiaire s’est trouvé par hasard en possession d’un escargot mort. Paisible et sûre, la demeure lui plut. Par ricochet d’atavisme, elle convint encore davantage aux descendants, qui la recherchèrent sous la pierre, et d’une génération à l’autre, l’habitude aidant, l’adoptèrent enfin comme logis patrimonial. Par hasard toujours, l’apiaire aurait fait trouvaille d’une larme de résine. C’était mou, plastique, propice au cloisonnement de l’hélice ; cela durcissait bientôt et donnait solide plafond. L’abeille essaya le mastic résineux et s’en trouva bien. De l’heureuse innovation les successeurs se trouvèrent bien aussi, surtout après l’avoir perfectionnée. De proche en proche, progrès énorme dont la race ne manqua pas de profiter, furent inventés le cailloutis de l’opercule et la barricade de gravier. La fortification défensive complétait l’œuvre du début. Ainsi naquit et se développa l’instinct des résiniers logés dans l’escargot.

 

À cette magnifique genèse des mœurs une chose manque, toute petite : la simple vraisemblance. La vie a partout, même chez les humbles, double phase : sa part de bien et sa part de mal. Éviter ceci, rechercher cela, tel est en somme le bilan général des actes. La bête, tout comme nous, a son lot de douceurs et son lot d’âpretés ; amoindrir le second ne lui importe pas moins que d’augmenter le premier, car, pour elle comme pour nous,

 

De malheurs évités le bonheur se compose.

 

Si l’apiaire a transmis avec tant de fidélité son invention fortuite du nid en résine au fond d’un escargot, il doit avoir transmis tout aussi fidèlement, c’est incontestable, le moyen de conjurer le terrible péril des éclosions tardives. Quelques mères échappées, de loin en loin, du fond des catacombes obstruées par l’Osmie, ont dû garder vif souvenir, puissante impression, de leur lutte désespérée à travers le bloc de terre ; elles ont dû inspirer à leur descendance l’horreur de vastes demeures où vient ensuite bâtir l’étranger ; elles ont dû lui enseigner par l’habitude le moyen de salut, l’emploi de l’hélice moyenne, que le nid remplit jusqu’à l’embouchure. Pour la prospérité de la race, l’abandon des vestibules vides avait importance bien supérieure à celle de l’invention de la barricade, dont beaucoup savent se passer : il préservait du misérable étouffement sous des constructions infranchissables, il augmentait la descendance dans de notables proportions.

 

Des mille et mille essais d’hélices non exagérées ont été faits de tout temps ; la chose est certaine, puisque aujourd’hui j’en constate de nombreux. Eh bien, ces essais sauveurs, d’intérêt immense, sont-ils devenus d’usage général par legs atavique ? Pas le moins du monde : le résinier s’obstine aux grosses hélices comme si jamais ses ancêtres n’avaient connu le péril du vestibule encombré par l’Osmie. Ces faits dûment reconnus, la conclusion est forcée : il saute aux yeux que, puisqu’il ne transmet pas la modification fortuite apte à préserver du nuisible, l’animal ne transmet pas non plus la modification d’où résulterait l’avantageux. Si vive que soit l’impression faite sur la mère, l’accidentel ne laisse pas de trace dans la descendance. Le fortuit n’a rien à voir dans la genèse des instincts.

 

À côté de ces locataires de l’escargot prennent rang deux autres résiniers qui ne demandent jamais à l’hélice l’abri de leurs nids ; ce sont l’Anthidium quadrilobum, Lep., et l’Anthidium Latreillii, Lep., l’un et l’autre fort rares dans ma région. Leur peu de fréquence pourrait bien d’ailleurs s’attribuer aux difficultés d’observation, tant ils vivent solitaires et discrets. Un réduit chaud sous quelque large pierre, un carrefour désert de fourmilière dans un talus ensoleillé, une loge vacante de scarabée à quelques pouces de profondeur sous terre, enfin une cavité quelconque, régularisée peut-être par les soins de l’apiaire, voilà les seuls établissements que je leur connaisse. Ils y construisent, sans autre abri que le couvert du refuge, un amas de cellules accolées l’une contre l’autre et groupées en sphéroïde, qui pour le résinier quadrilobé atteint la grosseur du poing, et pour le résinier de Latreille celle d’une petite pomme.

 

Au premier abord, on reste très indécis sur la nature de l’étrange boule. C’est brunâtre, assez dur, légèrement poisseux, d’odeur bitumineuse. À l’extérieur sont enchâssés quelques graviers, des parcelles de terre, des têtes de fourmis de grande taille. Ce trophée de cannibale n’est pas signe de mœurs atroces : l’apiaire ne décapite pas les fourmis pour orner sa case. Incrusteur, comme ses collègues de l’escargot, il cueille aux abords de sa demeure tout granule dur propre à fortifier son ouvrage ; et les crânes desséchés de fourmis, fréquents à la ronde, sont pour lui des moellons de valeur pareille à celle des cailloux. Chacun emploie ce qu’il trouve sans longues recherches. L’habitant de l’hélice, pour construire sa barricade, fait cas de l’excrément sec de l’escargot son voisin ; l’hôte des dalles et des talus hantés par les fourmis met à profit les têtes des défuntes, prêt à les remplacer par autre chose quand elles manquent. Du reste, l’incrustation défensive est clairsemée ; on voit que l’insecte n’y donne pas grande importance, confiant qu’il est dans la robuste paroi des loges.

 

La matière de l’ouvrage fait d’abord songer à quelque cire rustique, beaucoup plus grossière que celle des bourdons, ou mieux à quelque goudron d’origine inconnue. Puis on se ravise, on reconnaît dans la substance problématique la cassure translucide, l’aptitude à se ramollir par la chaleur, puis à brûler avec flamme fumeuse, la solubilité dans l’alcool, enfin tous les caractères distinctifs de la résine. Voici donc encore deux collecteurs des exsudations des conifères. Aux points où je trouve leurs nids, il y a des pins d’Alep, des cyprès, des oxycèdres, des genévriers communs. Lequel des quatre est le fournisseur du mastic ? Rien ne me le dit. Rien non plus ne m’explique comment l’originaire couleur d’ambre de la résine est remplacée, dans l’ouvrage des deux apiaires, par une forte teinte brune rappelant celle de la poix. L’insecte cueille-t-il la résine altérée par le temps, souillée par des sanies de bois pourri ? Quand il la malaxe, y mélange-t-il quelque ingrédient brun ? Je le tiens pour possible, mais non pour démontré, n’ayant jamais été témoin de la récolte.

 

Si ce point m’échappe, un autre de plus haut intérêt apparaît en pleine lumière : c’est l’abondance des matériaux résineux pour un seul nid, celui surtout de l’Anthidium quadrilobum, où j’ai compté jusqu’à douze loges. Le nid du Chalicodome des galets n’est guère plus massif. Pour un établissement si dispendieux, le résinier récolte donc sa poix sur le pin mort, aussi copieusement que la maçonne récolte son mortier sur la route macadamisée. Ce n’est plus, dans son atelier, le parcimonieux cloisonnement d’un escargot avec trois ou quatre larmes de résine ; c’est édification totale du logis, depuis les fondations jusqu’au couvert, depuis l’épaisse muraille d’enceinte jusqu’aux cloisons des chambres. Le mastic dépensé suffirait à cloisonner des hélices par centaines ; aussi le titre de résinier revient-il par excellence à ce maître constructeur en poix. Une mention très honorable est méritée par l’Anthidium Latreillii, rival de son collègue autant que le lui permet sa taille moindre. Les autres manipulateurs de résine, les cloisonneurs de l’escargot, ne viennent qu’en troisième ligne, longuement distancés.

 

Et maintenant, appuyés sur ces faits, philosophons un peu. Voilà reconnu d’excellent aloi par tous les maîtres classificateurs, si méticuleux dans l’établissement de leurs cadres, un groupe générique, le groupe Anthidium, où se rencontrent deux corps de métiers sans analogie aucune : les fouleurs d’ouate et les pétrisseurs de résine. Peut-être même d’autres espèces, lorsque leurs mœurs seront mieux connues, viendront-elles augmenter cette variété d’industrie. Je me borne au peu que je sais et je me demande en quoi, sous le rapport de l’outillage, c’est-à-dire des organes, le manipulateur de coton diffère du manipulateur de résine. Certes, quand s’est inscrit dans la classification le genre Anthidie, les scrupules scientifiques n’ont pas manqué : on a consulté, sous le verre de la loupe, l’aile, la mandibule, la patte, la brosse à récolte, enfin tous les détails propres à bien délimiter le groupe. Après ce minutieux examen fait par les maîtres, si des différences organiques ne se sont pas révélées, c’est qu’il n’en existe pas. La dissemblance en structure ne saurait échapper à la précision de notre savante taxonomie. Ainsi le genre est bien homogène organiquement ; mais industriellement il est hétérogène à fond. L’outillage est pareil, et l’ouvrage est différent.

 

L’éminent entomologiste de Bordeaux, M. J. Pérez, à qui je fis part de l’anxiété où me jetait la discordance de mes trouvailles, pense avoir trouvé le mot de l’énigme dans la conformation des mandibules. J’extrais de son volume les Abeilles le passage que voici : « Les femelles travaillant le coton ont le bord des mandibules découpé en cinq ou six denticules, qui en font un instrument admirablement conformé pour racler et enlever les poils de l’épiderme des végétaux. C’est une sorte de peigne ou de carde. Les femelles manipulant la résine n’ont pas le bord de la mandibule denticulé, mais simplement sinué ; l’extrémité seule, précédée d’une échancrure assez marquée chez quelques espèces, forme une dent véritable ; mais cette dent est obtuse, peu saillante. La mandibule n’est en somme qu’une sorte de cuiller parfaitement propre à détacher et façonner en boulette une matière visqueuse. »

 

Comme explication des deux genres d’industrie, impossible de dire mieux : d’une part un râteau qui récolte la bourre, d’autre part une cuiller qui puise la résine. Je m’en tiendrais là, très satisfait sans autre informé, si je n’avais eu la curiosité d’ouvrir mes boîtes et de bien regarder à mon tour, face à face, les ouvriers en mastic et les ouvriers en coton. Permettez-moi, savant maître, de vous faire part, tout bas, de ce que j’ai vu.

 

Le premier que j’examine est l’Anthidium septem dentatum. La cuiller, comme c’est bien ça ! Fortes mandibules, en triangle allongé, plates en dessus, excavées en dessous, et pas de dentelures, ce qui s’appelle pas. Superbe outil, en effet, comme vous le dites, pour cueillir la pilule visqueuse ; efficace en son genre de travail tout autant que le râteau des mandibules denticulées est propice à la récolte du coton. En voilà certes un de puissamment doué, même pour mesquine besogne, la cueillette de deux ou trois larmes de glu.

 

Les choses commencent à se gâter avec le second résinier de l’escargot, l’Anthidium bellicosum. Je lui trouve trois dentelures aux mandibules. Mais c’est petit et ça manque de saillie. Mettons que cela ne compte pas, bien que le travail soit exactement le même. Elles se gâtent en plein avec l’Anthidium quadrilobum. Lui, le prince des résiniers, lui qui récolte du mastic gros comme le poing, de quoi cloisonner par centaines les escargots de ses congénères, eh bien, en guise de cuiller, il porte le râteau ! Sur le large tranchant de sa mandibule se dressent quatre denticulations aussi pointues, aussi profondes que celles du plus fervent moissonneur de coton. À peine l’Anthidium florentinum, le puissant manufacturier de cotonnades, peut-il soutenir la comparaison sous le rapport de l’outil en peigne. Avec son instrument dentelé, sorte de scie, le résinier cueille néanmoins, charge par charge, son gros monceau de poix ; et la matière est apportée, non rigide, mais visqueuse, à demi fluide, afin de pouvoir s’amalgamer avec les précédentes cueillettes et se façonner en cellules.

 

Sans exagérer son outil, l’Anthidium Latreillii affirme, lui aussi, la possibilité d’amasser la résine molle avec un râteau ; il arme ses mandibules de trois ou quatre dentelures nettement taillées. Bref, sur quatre résiniers, les seuls que je connaisse, l’un est doué de la cuiller, si telle expression est bien conforme au service de l’outil ; les trois autres sont doués du râteau ; et il se trouve que le monceau le plus copieux de résine est précisément l’ouvrage du râteau le mieux dentelé, outil propre aux collecteurs de coton d’après les vues du maître entomologiste bordelais.

 

Non, l’explication qui me souriait tant au début n’est pas recevable. La mandibule avec ou sans dentelures ne rend pas compte du tout des deux industries. Dans ce désarroi, nous est-il permis de recourir à la structure d’ensemble, trop vague dans sa généralité pour se prêter à la description ? Pas davantage, car dans les mêmes tas de pierres où travaillent l’Osmie et les deux résiniers de l’escargot, je fais, de loin en loin, trouvaille d’un autre manipulateur de mastic sans rapport aucun de structure avec le genre Anthidie. C’est un Odynère de petite taille, l’Odynerus alpestris, Sauss.

 

Dans la vulgaire hélice jeune, l’hélice némorale, parfois le bulime radié, il construit, avec de la résine et des graviers, un nid des plus élégants. Je décrirai plus loin son chef-d’œuvre. Pour qui connaît le genre Odynère, tout rapprochement avec les Anthidies serait aberration inexcusable. Le régime des larves, la configuration, les mœurs en font des groupes disparates, très éloignés l’un de l’autre. Les Anthidies nourrissent leur famille de pâtée de miel ; les Odynères la nourrissent de proie. Eh bien, avec sa tournure svelte, son corps fluet, où l’œil le plus perspicace chercherait en vain l’indice du métier exercé, l’Odynère alpestre, passionné de gibier, travaille la poix comme le lourd et massif résinier, passionné de miel. Il la travaille même mieux, car sa mosaïque de petits cailloux est bien supérieure d’élégance à celle de l’apiaire, sans rien perdre en solidité. Du bout des mandibules, cette fois ni cuiller ni râteau, mais plutôt longues pinces un peu dentelées au bout, il cueille sa gouttelette visqueuse aussi dextrement que peuvent faire ses émules outillés d’une autre façon. Son exemple nous convaincra, je pense, que ni la forme de l’outil ni la forme de l’ouvrier ne nous expliquent le travail réalisé.

 

Je vais plus loin : je me demande en vain le motif de telle ou telle autre industrie pour une espèce déterminée. Les Osmies cloisonnent avec de la boue ou de la pâte de feuilles mâchées ; les Chalicodomes bâtissent en ciment, les Pélopées font des pots de glaise, les Mégachiles agencent en urnes des rondelles de feuilles ; les Anthidies feutrent le coton en bourses ; les résiniers cimentent de menus graviers avec du mastic ; les Xylocopes, les Lithurgues, forent le bois ; les Anthophores minent les talus. Pourquoi tous ces métiers et tant d’autres ? Comment sont-ils imposés à l’insecte, celui-ci plutôt que celui-là ?

 

J’entends déjà la réponse : ils sont imposés par l’organisation. Tel qui se trouve excellemment outillé pour cueillir et feutrer le coton, l’est mal pour tailler la feuille, pétrir la boue, malaxer la résine. L’outil disponible décide du métier.

 

C’est très simple, je n’en disconviens pas, à la portée de tous, qualité suffisante pour qui n’a pas le goût ou le loisir de s’informer plus à fond. La vogue de certains aperçus hasardeux n’a pas de cause plus active que le facile aliment offert à notre curiosité ; cela dispense d’études, toujours longues et parfois pénibles ; cela donne un vernis de science générale. Il n’y a rien de tel pour devenir rapidement populaire que l’énigme du monde expliquée en deux mots. Le penseur ne va pas aussi vite : se résignant à savoir peu afin de savoir quelque chose, il délimite son champ de recherches et se contente de pauvre récolte pourvu que le grain en soit de bonne qualité. Avant de convenir que l’outil décide du métier, il veut voir, de ses propres yeux voir ; et ce qu’il observe est loin de confirmer le tranchant aphorisme. Partageons un peu ses doutes, informons-nous de près.

 

Franklin nous a laissé un précepte ici fort à propos. « Un bon ouvrier, disait-il, doit savoir raboter avec une scie et scier avec un rabot. » L’insecte est trop bon ouvrier pour ne pas mettre en pratique le conseil du sage de Boston. Son industrie abonde en exemples où le rabot remplace la scie, où la scie remplace le rabot ; sa dextérité supplée à l’insuffisance de l’outil. Ne venons-nous pas de voir, sans remonter plus haut, des artisans divers récolter et travailler la poix, les uns avec des cuillers, les autres avec des râteaux, les autres encore avec des tenailles ? Donc, tel qu’il est outillé, l’insecte serait capable de quitter le coton pour la feuille, la feuille pour la résine, la résine pour le mortier, si quelque prédisposition de talent ne le maintenait dans sa spécialité.

 

Ces quelques lignes, non échappées à une plume distraite, mais mûrement réfléchies, vont faire crier à l’abominable paradoxe. Laissons dire et soumettons au camp adversaire la proposition que voici. – Supposons un entomologiste de haut mérite, un Latreille, versé dans tous les détails de l’organisation, mais ne sachant rien des mœurs. Il connaît comme pas un l’insecte mort ; il ne s’est jamais occupé de l’insecte vivant. C’est un classificateur hors ligne, et voilà tout. Nous le prions d’examiner un apiaire, le premier venu, et de nous dire son métier d’après ses outils.

 

De bonne foi, voyons, le pourrait-il ? Qui donc oserait le soumettre à pareille épreuve ? L’expérience personnelle ne nous a-t-elle pas tous profondément convaincus que l’examen seul de la bête ne peut nous renseigner sur son genre d’industrie ? Les corbeilles des pattes, la brosse ventrale, nous diront bien que l’insecte récolte miel et pollen ; mais son art spécial restera secret absolu, malgré toutes les investigations de la loupe. Dans notre industrie, le rabot indique le menuisier, la truelle le maçon, les ciseaux le tailleur, l’aiguille la couturière. En est-il de même dans l’industrie animale ? Montrez-nous donc, s’il vous plaît, la truelle signe certain de l’insecte maçon, la gouge caractère affirmatif de l’insecte charpentier, les cisailles marque authentique de l’insecte découpeur ; et, nous les montrant, dites-nous : « Celui-ci taille des feuilles, celui-là fore le bois, ce troisième gâche du ciment. » Ainsi des autres : d’après l’outil, déterminez le métier.

 

Vous ne le pouvez, nul ne le peut ; tant que l’observation directe n’intervient pas, la spécialité du travailleur reste secret impénétrable. Cette impuissance, même chez les plus habiles, n’affirme-t-elle pas hautement que l’industrie animale, dans son infinie variété, a d’autres causes que l’outillage ? Certes, il faut des instruments à chacun de ces spécialistes ; mais ce sont des instruments par à peu près, bons à tout faire, comparables à l’outil de l’ouvrier de Franklin. La même mandibule denticulée qui moissonne la ouate, découpe le feuillage, malaxe la poix, pétrit aussi la boue, râpe le bois mort, gâche le mortier ; le même tarse qui manufacture le coton et la rondelle de feuille n’est pas moins expert dans l’art des cloisons de terre, des tourelles en pisé, des mosaïques en graviers.

 

Où donc est la raison de ces mille industries ? À la lumière des faits, je n’en vois qu’une : l’idée dominant la matière. Une inspiration primordiale, un talent antérieur à la forme, dirige l’outil au lieu d’en être le subordonné. L’instrument ne détermine pas le genre d’industrie, l’outillage ne fait pas l’ouvrier. À l’origine est un but, un dessein en vue duquel la bête agit, inconsciente. Avons-nous des yeux pour y voir, ou bien y voyons-nous parce que nous avons des yeux ? La fonction fait-elle l’organe, ou l’organe fait-il la fonction ? De ces deux alternatives, l’insecte acclame la première. Il nous dit : « Mon industrie ne m’est pas imposée par l’instrument que je possède ; mais j’utilise cet instrument tel qu’il est pour le talent dont je suis doué. » Il nous dit à sa manière : « La fonction a décidé de l’organe, la vision est le motif de l’œil ; » il nous répète enfin la profonde pensée de Virgile : Mens agitat molem.

 

CHAPITRE X

L’ODYNÈRE NIDULATEUR


Si d’autres preuves étaient nécessaires, mettant en évidence que l’organe n’entraîne pas la fonction, que l’outil ne détermine pas l’ouvrage, le groupe Odynère nous en fournirait de bien remarquables. Avec une étroite similitude d’organisation, tant dans l’ensemble que dans les détails, similitude qui fait de ces insectes un genre des plus naturels sous le rapport de la structure, il y a là des industries très variées, sans rapport entre elles, quoique outillées de même façon. En dehors de la parité des formes, un seul trait relie ce groupe à mœurs disparates : tous les Odynères sont vénateurs ; ils approvisionnent leur famille de vermisseaux immobilisés par l’aiguillon, petites chenilles et faibles larves de coléoptères.

 

Mais pour atteindre ce but commun, le magasin à vivres garni de l’œuf et bourré de gibier, que de méthodes de construction ! Si le genre nous était mieux connu dans sa biologie, peut-être y trouverions-nous des architectes d’école différente, presque autant que d’espèces. Mes études, subordonnées à l’occasion, n’ont encore porté que sur trois Odynères ; et les trois, avec le même outil, pinces mandibulaires courbes, dentelées au bout, s’adonnent aux industries les plus dissemblables.

 

L’un, l’Odynerus reniformis, dont j’ai décrit ailleurs l’ouvrage, creuse profonde galerie dans un sol dur, et dresse, avec les déblais, à l’orifice de son puits, une cheminée courbe en guillochis, dont les matériaux sont repris plus tard pour clore la demeure. Autrefois, quand je fis sa connaissance, devant un talus argileux grillé par le soleil, je trompais les longues heures d’attente en conversant tour à tour avec la huppe, qui m’apprenait la prononciation latine, et avec mon chien, qui, retiré sous le couvert du feuillage, le ventre au frais dans le sable humide, m’apprenait la patience. L’insecte était rare, peu prodigue de retours au nid où je surveillais son savoir-faire. Aujourd’hui, tous les printemps, j’en ai sous les yeux une colonie populeuse dans une allée de mon enclos. Le moment des travaux venu, j’entoure la bourgade de pieux indicateurs, crainte que des pas distraits ne viennent renverser les élégantes cheminées de grains de terre.

 

Le second, l’Odynerus alpestris, Saus., est résinier de son état. Dépourvu du talent, mais non de l’outil de son collègue le mineur, il ne se creuse pas de domicile ; il préfère s’établir dans un logis d’emprunt fourni par une coquille vide. L’hélice némorale, l’hélice chagrinée à développement très incomplet, le bulime radié, sont les seules demeures que je lui connaisse, les seules aussi qui puissent lui convenir sous les amas de pierre où, en compagnie de l’Anthidium bellicosum, il travaille en juillet et août.

 

Affranchi par l’hélice de la rude besogne du forage, il se spécialise dans la mosaïque et fait œuvre d’art supérieure en élégance au guillochis provisoire du mineur. Ses matériaux sont, d’une part, la résine, cueillie probablement sur l’oxycèdre ; d’autre part, de petits graviers. Sa méthode s’écarte beaucoup de celle des deux résiniers logés dans l’escargot. Ceux-ci noient complètement dans le mastic, à la face externe de l’opercule, leurs grossiers moellons anguleux, inégaux de volume, de nature variable et parfois à demi terreux, de façon que l’ouvrage, où les morceaux sont juxtaposés au hasard, dissimule son incorrection sous un enduit de résine. À la face interne, le mastic ne comble pas les intervalles, et les pièces agglutinées apparaissent avec toutes leurs irrégulières saillies et leur gauche arrangement. Rappelons encore que l’emploi des graviers est réservé pour l’opercule, le couvercle final ; les cloisons délimitant les loges sont entièrement en résine, sans aucune parcelle minérale.

 

L’Odynère alpestre travaille d’après d’autres plans : il économise la poix en utilisant mieux la pierre. Sur un lit de mastic encore visqueux sont enchâssés à la face externe, exactement l’un contre l’autre, des grains siliceux, ronds, à peu près tous du même volume, celui d’une tête d’épingle, et choisis un à un par l’artiste au milieu des débris de nature diverse dont le sol est semé. Quand il est réussi, cas fréquent, l’ouvrage fait songer à quelque broderie en perles de quartz sommairement façonnées. Les Anthidies de l’escargot, ouvriers rustiques, acceptent tout ce qui leur tombe sous les mandibules, éclats anguleux de calcaire, graviers de silice, parcelles de coquillages, dures miettes de terre ; plus délicat, l’Odynère n’incruste d’habitude que des perles de silex. Ce goût de la gemme serait-il motivé par le brillant, la translucidité, le poli du grain ? L’insecte se complairait-il dans son écrin de pierres fines ? La réponse sera la même qu’au sujet de la rosace ornementale, la petite hélice parfois enchâssée au centre du couvercle par les deux résiniers de l’escargot : pourquoi pas ?

 

Quoi qu’il en soit, l’amateur joaillier est satisfait de ses jolis cailloux au point d’en mettre partout. Les cloisons qui subdivisent l’hélice en chambres sont la répétition de l’opercule : mosaïque soignée de silex translucides sur la face d’avant. Ainsi s’obtiennent, dans l’escargot, trois ou quatre loges ; dans le bulime, deux au plus. C’est étroit, mais correct de forme et solidement défendu.

 

La défense, du reste, ne se borne pas à ces multiples rideaux pavés : si l’on agite l’escargot devant l’oreille, on entend bruire un choc de pierrailles. L’Odynère connaît, en effet, aussi bien que les Anthidies, la fortification par barricades. J’ouvre une brèche sur le flanc de l’escargot, et je fais couler l’amas de graviers mobiles, obstruant le vestibule entre la dernière cloison et l’opercule. Un détail est à remarquer : les matériaux que je recueille ne sont pas homogènes. Les petits cailloux polis dominent, mais ils sont mélangés avec des fragments de calcaire grossier, des débris de coquille, des parcelles de terre. L’Odynère, si méticuleux dans le choix des silex de ses mosaïques, utilise pour son remblai les premiers débris venus. Ainsi se comportent les deux résiniers en barricadant leurs escargots.

 

J’ajoute, pour les scrupules de l’histoire, que l’amas incohérent n’existe pas toujours, autre trait de ressemblance avec la pratique des Anthidies. À mon vif regret, je ne peux conduire plus loin la biographie de l’Odynère alpestre. L’insecte me paraît très rare. De loin en loin, je rencontre son nid en hiver, seule époque propice aux pénibles recherches dans les tas de pierres. Le domicile et l’habitant, éclos dans mes flacons, me sont familiers ; l’œuf, la larve, les vivres, me sont inconnus.

 

En compensation, je possède sur la troisième espèce, l’Odynerus nidulator, Saus., tous les détails désirables. Celui-ci, comme le précédent, ignore l’art de fonder sa demeure et demande logis tout préparé. À l’exemple des Osmies, des Mégachiles, des Anthidies à coton, il lui faut galerie cylindrique, soit naturelle, soit creusée par des mineurs. Son talent est de cloisonner un canal et de le subdiviser en chambres : talent de plâtrier.

 

Voilà donc qu’avec trois espèces, les seules dont l’occasion m’ait appris les mœurs, trois métiers fort différents se dessinent : le mineur, le résinier, le plâtrier. Dans les trois corporations, je vois exactement même outillage, et je défie bien la loupe la plus minutieuse de nous dire quelle modification organique impose à l’un le pavé de cailloux sur un fond de résine, à l’autre le puits de mine avec cheminée en guillochis, au troisième le cylindre étranger cloisonné avec de la boue. Non, mille fois non, l’organe ne fait pas la fonction, l’outil ne fait pas l’ouvrier. Avec des instruments semblables, le groupe Odynère exécute les travaux les plus dissemblables, parce que chaque espèce a son savoir-faire prédéterminé, son art commandant l’outil et non commandé par lui. En quel jour n’apparaîtrait pas cette conclusion s’il m’était donné de passer en revue le genre Odynère dans sa totalité ! Que d’industries il nous reste à connaître sans que l’outillage soit modifié ! Je signale à qui de droit les recherches dans cette voie, ne serait-ce que pour mettre un peu de clarté dans ce groupe, nombreux et difficile, dont l’avenir nous donnera, j’aime à le penser, une lucide classification par corps de métiers.

 

Laissons ces généralités, pour l’histoire développée de l’Odynère nidulateur. Peu d’hyménoptères me sont mieux connus dans leur vie intime ; et cette abondance d’informations, je la dois à des circonstances qui doublent, à mon égard, la valeur des faits par la douceur des souvenirs rappelés. Bien des fois, j’avais extrait des vieilles galeries des Anthophores la série de loges de l’Odynère nidulateur ; je savais que l’insecte est l’hôte de demeures non creusées par ses mandibules et que son travail se réduit à des cloisons ; je connaissais sa larve jaune et son mince cocon ambré. J’ignorais tout le reste, quand je reçus de ma fille Claire un paquet de bouts de roseaux qui me fit exulter de joie.

 

Élevée dans la maison des bêtes, la chère enfant a gardé vif souvenir de nos conversations du soir, où l’insecte revenait si souvent ; et son coup d’œil perspicace sait vite démêler dans les trouvailles fortuites ce qui peut venir en aider à mes études sur l’instinct. Son habitation de campagne, aux environs d’Orange, possède un poulailler rustique construit en partie avec des roseaux étagés suivant l’horizontale. Vers le milieu de juin de l’année dernière (1889), elle prit garde, visitant ses poules, à certaines guêpes, affairées et nombreuses, pénétrant dans les roseaux tronqués, en ressortant, y revenant bientôt chargées de terre ou d’une bestiole puante. L’éveil donné, le reste ne fut pas long : il y avait là pour moi superbe sujet d’étude. Le soir même, je recevais un paquet de roseaux et une lettre avec détails circonstanciés.

 

La guêpe, ainsi l’appelait Claire, ainsi l’appelait autrefois Réaumur en parlant d’une espèce du même genre, mais de mœurs très différentes, la guêpe, me disait la lettre, amasse dans ses nids un gibier courtaud, taché de noir, sentant fort les amandes amères. J’appris à ma fille que ce gibier était la larve de la Chrysomèle du peuplier, coléoptère à élytres rouges, rappelant, avec des proportions plus grandes, la Coccinelle, la vulgaire bête à bon Dieu. Insecte et larve devaient se trouver ensemble sur les peupliers du voisinage, broutant pêle-mêle les feuilles. J’ajoutais qu’une magnifique occasion se présentait, dont il fallait profiter sans tarder. Des instructions furent données en conséquence, pour surveiller ceci, cela, le reste ; pour approvisionner mon atelier aux bêtes de bouts de roseaux à mesure qu’ils seraient peuplés et de rameaux de peupliers chargés de larves de Chrysomèle. Ainsi s’établit une collaboration entre Orange et Sérignan, les faits observés des deux parts se complétant, se corroborant les uns par les autres.

 

Arrivons vite au paquet de roseaux, dont le premier examen me comble de satisfaction. Il y a là de quoi réveiller mon enthousiasme des jeunes années : cellules devenues bourriches de gibier, œufs sur le point d’éclore à côté des victuailles, vers naissants entamant la première pièce, larves grandelettes, fileuses ourdissant leurs cocons, tout s’y trouve à souhait. Jamais, sauf pour les Scolies de mon tas de terreau, la bonne fortune ne m’a mieux servi. Procédons par ordre à l’inventaire de ces riches documents.

 

Déjà divers apiaires à domicile d’emprunt nous ont montré l’insecte discernant une demeure d’une autre et choisissant la meilleure pour s’y installer. Voici maintenant, à l’exemple des Osmies, des Mégachiles, des Anthidies cotonniers, un prédateur qui laisse la case des ancêtres pour le cylindre du roseau, dont la serpette de l’homme a préparé l’accès. Au naturel, de qualité médiocre, succède l’artificiel, plus commode. Le primitif logis de l’Odynère est le couloir désert de l’Anthophore, ou tout autre clapier creusé en terre par n’importe quel mineur. Le canal en bois, exempt d’humidité, baigné de soleil, est reconnu préférable, et l’insecte s’empresse de l’adopter quand l’occasion s’en présente. Il faut que la galerie du roseau soit reconnue demeure excellente, supérieure à toute autre, car jamais devant façade d’Anthophores je n’ai rencontré colonie d’Odynères aussi populeux que celle du poulailler d’Orange.

 

Les roseaux envahis sont couchés suivant l’horizontale, condition que réclament aussi les apiaires, ne serait-ce que pour mettre à l’abri de la pluie la porte du logis, tamponnée avec des matériaux perméables, boue, coton, rondelles de feuilles. Le diamètre de leur canal atteint en moyenne une dizaine de millimètres. La longueur occupée par les cellules est fort variable. Parfois l’Odynère ne prend possession que du fragment d’entre-nœud qu’a laissé le coup de serpette, fragment plus long ou plus court suivant les hasards de la section. Un petit nombre de loges suffit alors pour remplir l’espace disponible. Mais d’habitude, si le tronçon, trop court, ne vaut pas la peine d’être exploité, l’insecte perfore le diaphragme du fond, et de la sorte ajoute un entre-nœud complet au vestibule dont l’entrée était libre. Avec pareil logement, dont la longueur dépasse deux décimètres, le nombre des chambres va jusqu’à la quinzaine.

 

Vu cet agrandissement de la demeure par ablation d’un plancher, l’Odynère se révèle avec double talent : celui de plâtrier et celui de charpentier. Le travail du bois lui est, du reste, très utile dans une autre circonstance, comme nous allons le voir. L’Osmie tricorne, autre cloisonneuse passionnée des roseaux, n’emploie pas ce moyen d’obtenir, à peu de frais, logis spacieux. Je lui vois toujours laisser intact le premier diaphragme, contre lequel s’adosse la rangée de cellules, si court que soit le tronçon. Ouvrir un pertuis à travers une faible barrière n’entre pas dans sa méthode. Elle le pourrait, car, à l’éclosion, ronger le plafond de la loge, puis l’opercule général du nid, est travail plus difficultueux ; elle a dans ses mandibules outil assez puissant, mais elle ignore qu’au delà de l’obstacle se trouve somptueuse galerie. Comment l’Odynère a-t-il appris, s’il ne le sait pas d’origine, ce qu’ignore l’Osmie, sa supérieure dans la pratique du roseau ?

 

Sauf l’ingéniosité du diaphragme ouvert pour cause d’agrandissement, l’Odynère est, comme plâtrier cloisonneur, l’égal de l’Osmie. Les produits des deux industries se ressemblent à tel point qu’on les confondrait sur l’examen seul de la bâtisse. Ce sont, de part et d’autre, à des intervalles peu réguliers, les mêmes cloisons, les mêmes rondelles de terre fine, de limon cueilli tout frais sur les rives d’une rigole d’arrosage ou d’un cours d’eau. D’après l’aspect des matériaux, l’Odynère me paraît avoir pris sa glaise sur les bords du torrent voisin, l’Aygues.

 

L’identité de construction se maintient jusque dans des détails qui tout d’abord m’avaient paru tour de main spécial à l’Osmie. Rappelons son secret de cloisonnement. Si le roseau se trouve de médiocre diamètre, la cellule est d’abord approvisionnée, puis délimitée en avant par une cloison dressée tout d’une venue, sans temps d’arrêt dans la façon. Si le roseau possède, sans l’exagérer, une certaine ampleur, avant d’approvisionner l’Osmie procède à la cloison antérieure, en y ménageant un orifice latéral, une lucarne de service, par où se fait avec plus d’aisance la décharge du miel et le dépôt de l’œuf. Eh bien, ce secret de la lucarne que m’a révélé la transparence du verre, l’Odynère le connaît aussi bien que l’Osmie. Lui pareillement, dans les gros roseaux, trouve avantageux de clore en avant la bourriche avant l’apport du gibier ; il ferme la cellule avec une porte à chatière, par où s’opèrent l’approvisionnement et la ponte. Quand tout est en règle là dedans, un tampon de mortier bouche la lucarne.

 

Je n’ai pas vu, bien entendu, l’Odynère en travail de cloison à guichet, comme j’ai vu l’Osmie opérant dans mes tubes de verre ; mais l’ouvrage lui-même dit très bien la méthode suivie. Au centre des cloisons dans les roseaux médiocres, rien de particulier ; au centre des cloisons dans les gros roseaux, pertuis rond bouché après coup avec un tampon, toujours différent du reste par une saillie vers l’intérieur et quelquefois par sa coloration. La chose est évidente : les petites cloisons sont œuvre d’une seule venue ; les grandes sont œuvre interrompue, puis reprise.

 

Comme on le voit, il serait assez difficile de distinguer le nid de l’Odynère de celui de l’Osmie, si les renseignements se bornaient aux loges. Un trait cependant, et non des moins curieux, permet à un œil attentif, sans ouvrir le roseau, de reconnaître le propriétaire. L’Osmie ferme sa demeure avec un épais tampon de terre pareille de nature à celle des cloisons. L’Odynère, cela va sans dire, ne néglige pas ce moyen de défense : il tamponne solidement, lui aussi ; mais au procédé naïf de l’Osmie il adjoint les ressources d’un art plus avancé. Sur son bouchon de terre, chose altérable par le gel et l’humidité, il étale, à l’extérieur, une bonne couche d’un composé de glaise et de fibres ligneuses hachées. C’est le cachet de cire rouge que nous mettons sur le bouchon de nos bouteilles.

 

Dans ces fibres, pareilles aux débris d’une grossière filasse longtemps rouie à l’air, je verrais volontiers des emprunts faits aux roseaux altérés par la pluie et blanchis par le soleil. De sa varlope, l’Odynère les détache en copeaux, qu’il émiette ensuite en les mâchant. Ainsi travaillent, sur le bois mort attendri, les Guêpes et les Polistes récoltant la matière première de leurs papiers gris. Mais l’hôte du roseau, qui ne destine pas ses râpures à des ouvrages de papeterie, est fort loin d’avancer la subdivision au même degré de finesse. Il se contente de fragmenter et d’effilocher un peu. Mélangées à du limon gras, le même que celui des cloisons et du tampon final, ces parcelles fibreuses donnent un excellent torchis, apte à résister à l’effritement bien mieux que ne le ferait la glaise seule. L’efficacité de l’ingénieux enduit est manifeste. Après quelques mois d’exposition aux intempéries, la porte de l’Osmie, où n’entre que la terre, est fortement délabrée ; celle de l’Odynère, revêtue au dehors d’une couche de la composition à filasse, se retrouve intacte. Inscrivons au compte de l’Odynère le brevet d’invention de la couverture en torchis, et passons outre.

 

Après le nid, les victuailles. Une seule sorte de gibier est servie à la famille de l’Odynère : c’est la larve de la Chysomèle du peuplier (Lina populi), larve qui, sur la fin du printemps, en compagnie de l’insecte parfait, ravage le feuillage des peupliers. À ne consulter que nos appréciations, le gibier de l’Odynère est loin d’allécher par la forme, et encore moins par l’odeur. C’est un ver courtaud, grassouillet, à peau nue, d’un blanc carné avec nombreuses séries de ponctuations d’un noir brillant. L’abdomen, en particulier, porte treize rangées de ces points noirs, savoir : quatre en dessus, trois sur chaque flanc et trois en dessous. Les quatre séries dorsales ont des structures différentes. Les deux médianes sont de simples taches noires ; les deux latérales sont de petits tubercules en cônes tronqués, percés au sommet d’un pore. Un de ces cônes se dresse à droite et à gauche de chaque segment de l’abdomen, sauf sur les deux derniers ; il s’en dresse pareillement un à droite et à gauche du métathorax et du mésothorax. Ces deux-ci sont plus gros que les autres. En tout, neuf paires de tubercules perforés.

 

Si l’on tracasse l’animal, on voit sourdre du fond de ces divers petits cratères, se déverser et s’épancher sur la larve, un liquide opalin, à forte odeur d’amandes amères, ou plutôt de nitrobenzine, vulgairement essence de mirbane, odeur qui répugne par son intensité. L’éjaculation de cette drogue est un moyen de défense. Il suffit de chatouiller la bête d’une paille ou de lui saisir une patte avec des pinces pour qu’aussitôt fonctionnent les dix-huit burettes à essence. Qui manie le ver a les doigts apuantis et rejette de dégoût l’infect parfumeur. Si la Chrysomèle a voulu rebuter l’homme en s’installant sur le dos neuf couples d’alambics à nitrobenzine, elle a, je le reconnais, très bien réussi.

 

Mais l’homme est son moindre ennemi ; bien autrement redoutable est l’Odynère, qui vous saisit la parfumée par la peau du cou en dépit de ses jets d’essence, et vous la trousse en quelques coups d’aiguillon. C’est de ce bandit qu’il fallait d’abord se défendre, et le pauvre ver n’a pas eu l’inspiration heureuse à cet égard. Vu le goût exclusif du chasseur pour ce genre de gibier, il est à croire que la droguerie de la Chrysomèle est, de l’avis de l’Odynère, fumet délicieux. L’humeur défensive s’est tournée en appât mortel. Ainsi des autres moyens de protection : à chaque face avantageuse ne manque pas de correspondre un revers désavantageux.

 

J’ai lu, je ne sais plus où, l’histoire de certains papillons amers et d’autres non amers de l’Amérique méridionale. Les premiers étaient respectés des oiseaux pour cause d’amertume ; les seconds étaient gobés avec passion. Qu’ont fait les persécutés ? Ne pouvant acquérir la déplaisante saveur des amers, ils en ont du moins imité la forme et le costume. Et les oiseaux ont été dupes de la supercherie.

 

Cela se donnait comme preuve éclatante de la transformation en vue du combat pour la vie. Je redis la chose par à peu près, sur de vagues souvenirs, n’ayant jamais attaché plus d’importance qu’elles n’en méritent aux jolies inventions de ce genre. Est-il bien sûr que les papillons amers échappaient à la destruction à cause de leur goût ? Ne pouvait-il se trouver parmi les oiseaux quelques amateurs passionnés de bitter, pour lesquels la saveur défensive était, au contraire, un appât de plus ? Mon arpent de cailloux entre quatre murailles ne me dit rien des choses du Brésil ; j’y apprends cependant qu’un ver, de saveur détestable, de fumet rebutant, a, tout comme les autres, ses mangeurs attitrés, et des plus acharnés. Si la lutte pour la vie lui a fait acquérir ses burettes, la lutte pour la vie est une sotte : elle devait laisser la bête sans fioles d’essence. Ainsi s’éviterait l’ennemi le plus à craindre, l’Odynère, attiré par le fumet.

 

Les papillons non amers nous en apprennent une autre. Pour se garer des oiseaux, ils ont imité le costume des amers. Qu’on nous dise alors, de grâce, pourquoi, parmi tant de larves nues, régal des oisillons, pas une ne s’est avisée de revêtir la casaque à boutons noirs de la Chrysomèle. Ne pouvant se nantir de puantes cornues, elles devraient au moins en posséder le simulacre pour rebuter leurs persécuteurs. Les innocentes ! Elles n’ont pas songé à la sauvegarde par le mimétisme ! N’allons pas les blâmer, ce n’est pas leur faute. Elles sont ce qu’elles sont, et nul bec d’oiseau ne les fera changer de costume.

 

Le liquide défensif de la Chrysomèle a tournure d’essence : il fait sur le papier tache translucide qui disparaît par l’évaporation. Il possède coloration opaline, saveur odieuse, odeur exagérée, comparable à celle de la nitrobenzine de nos laboratoires. Si le loisir et l’outillage ne me faisaient défaut, j’entreprendrais volontiers quelques recherches sur ce singulier produit de la chimie animale, digne, je crois, d’être exploré par nos réactifs tout autant que les exsudations laiteuses de la salamandre et du crapaud. Je signale en passant le problème aux chimistes.

 

Outre les dix-huit fioles d’huile essentielle, le ver possède un autre appareil de protection, à la fois défensif et locomoteur. Au gré de l’animal, l’extrémité de l’intestin fait hernie en un volumineux bouton ambré d’où suinte un liquide incolore ou faiblement jaune. Il m’est difficile de démêler l’odeur de ce liquide, la bandelette de papier sur lequel je le recueille étant toujours infectée par le seul contact de la bête. Je crois cependant y reconnaître, affaibli, l’arome de la nitrobenzine. Y aurait-il des rapports entre le produit des burettes dorsales et celui du bouton intestinal ? Peut-être bien. Je soupçonne aussi des vertus spéciales, car l’Odynère, fin connaisseur en pareil sujet, nous dira tout à l’heure combien il apprécie ce liquide.

 

En attendant le témoignage du chasseur, constatons que le ver emploie son bouton anal pour progresser. Trop court de pattes, c’est un cul-de-jatte qui fait levier de sa hernie. Comme document dont l’intérêt se dévoilera en temps opportun, constatons aussi qu’au moment de la métamorphose la larve se fixe par l’anus à la feuille de peuplier. La peau larvaire est refoulée en arrière tout en restant adhérente, et la nymphe apparaît à demi engainée dans cette dépouille. La nymphe se fend à son tour ; l’insecte parfait se dégage, et les deux défroques, partiellement emboîtées l’une dans l’autre, restent en place sur la feuille, fixées par le bout anal. Douze jours environ suffisent à la nymphose. Il serait hors de propos de m’arrêter davantage sur la larve de la Chrysomèle ; le peu qu’il convient d’en dire ne doit pas sortir de mon cadre, l’histoire de l’Odynère.

 

Le gibier nous est connu pâturant au soleil sa feuille de peuplier ; voyons-le mis en bourriche. Je soumets au dénombrement des pièces un bout de roseau peuplé de dix-sept loges à vivres complets ou peu s’en faut, les unes possédant encore l’œuf, les autres contenant une jeune larve aux prises avec le premier morceau. Dans les cellules les mieux approvisionnées sont entassés dix vers ; dans les moins bien garnies, il ne s’en trouve que trois. Je reconnais de plus que, d’une façon générale, l’abondance des vivres diminue dans les étages supérieurs et augmente dans les étages inférieurs, sans toutefois règle de progression bien précise. La ration variable des sexes est ici probablement en cause : aux mâles, moindres de taille et plus précoces, les chambres d’en haut, aux sobres menus ; aux femelles, plus fortes et plus tardives, les chambres d’en bas, avec copieux service. Un autre motif concourt, je le pense, à ces variations dans le nombre : c’est la grosseur du gibier, plus ou moins jeune, plus ou moins dodu.

 

Petites ou grosses, toutes les pièces sont dans une complète immobilité. Armé d’une loupe, j’épie en vain les oscillations des palpes, les frémissements des tarses, les pulsations de l’abdomen, symptômes de vie si fréquents dans les victimes des hyménoptères prédateurs. Rien, jamais rien. Les larves poignardées par l’Odynère seraient-elles réellement mortes ? les provisions seraient-elles de vrais cadavres ? Pas du tout ; leur inertie profonde n’exclut pas un reste de vie. Les preuves en sont frappantes.

 

D’abord la revue de mon paquet de roseaux, cellule par cellule, m’apprend que les grosses larves, celles dont le développement total est acquis, très souvent adhèrent par le derrière aux parois de la loge. La signification de ce détail est évidente. Capturé aux approches de la métamorphose, le ver, malgré les coups de stylet, a fait ses habituels préparatifs : il s’est suspendu solidement à l’appui voisin, cloison de terre ou canal de roseau, de même qu’il se fixe à la feuille de peuplier. La bête est si fraîche d’aspect, si correcte d’adhérence anale, que l’espoir me vient de voir la peau de la poignardée se fendre et la nymphe apparaître. Mon espoir n’a rien d’exagéré : il se fonde sur des faits non moins étranges que je relaterai plus loin. Aux probabilités sur lesquelles je comptais presque, les événements n’ont pas répondu. Extraites du charnier avec leur point d’appui et mises en lieu sûr, aucune des larves fixées pour la nymphose n’a dépassé l’acte préparatoire. À lui seul cependant cet acte parle assez : il nous dit qu’un reste de vie anime sourdement le ver, puisque pouvoir lui est laissé de prendre les dispositifs nécessaires à la transformation.

 

Le cadavre est nié d’une autre manière. Je mets en tubes de verre, avec tampon de coton, douze larves soustraites aux magasins de l’Odynère. Le signe de la vie latente est la fraîcheur de la bête, teintée d’un blanc rosé tendre ; le signe de la mort et de ses pourritures est la coloration brune. Eh bien, dix-huit jours après, une d’elles commence à brunir. Une seconde est reconnue morte au bout de trente et un jours. Après quarante-quatre jours, six sont encore fraîches et replètes. Enfin la dernière persiste en bon état pendant deux mois, du 16 juin au 15 août. Il va de soi que, dans les mêmes conditions, les larves réellement mortes et sans contusions, asphyxiées par le sulfure de carbone, tournent au brun en peu de jours.

 

Ainsi que je devais m’y attendre, les particularités de la ponte de l’Odynère nidulateur sont exactement les mêmes que celles de l’Odynère réniforme, objet d’observations antérieures. J’y retrouve, avec la satisfaction que donne le contrôle d’un fait intéressant, les curieux dispositifs décrits autrefois. L’œuf est déposé le premier, tout au fond de la loge. Vient ensuite, d’après l’ordre de capture, l’empilement des vivres. De la sorte la consommation progresse du plus vieux au plus récent.

 

Je tenais surtout à reconnaître si l’œuf est pendulaire, c’est-à-dire appendu par un fil en un point de la loge, à l’exemple de ce que m’ont appris les Eumènes et l’Odynère réniforme. Un congénère de ce dernier devait, j’en avais d’avance la certitude, se conformer à la méthode du filament suspenseur ; mais il était à craindre que le transport d’Orange et les cahots de la voiture n’eussent rompu le délicat pendule. Je me rappelais mes anxiétés, mes minutieuses précautions lors du déménagement des cellules à la voûte desquelles oscillait l’œuf de l’Odynère réniforme. La voiture, ignorante de son précieux fardeau, doit avoir tout bouleversé.

 

Mais non, à ma vive surprise. Dans la majeure partie des cellules assez récentes, je trouve l’œuf en place, suspendu, tantôt à la voûte du roseau, tantôt au bord supérieur de la cloison, par un fil tout juste visible et d’un millimètre environ de longueur. L’œuf est lui-même cylindrique et mesure près de trois millimètres. Les roseaux, largement ouverts et mis dans des tubes de verre, me permettent d’assister à l’éclosion, qui a lieu trois jours après la clôture de la loge, et probablement quatre après la ponte.

 

Je vois le vermisseau naissant engagé presque en entier, la tête en bas, dans le fourreau fourni par la pellicule de l’œuf. Très lentement, il glisse dans cette gaine, et le cordon de suspension s’allonge d’autant, menu à l’extrême dans la partie du fil primitif, beaucoup plus large dans la partie résultant de la dépouille ovulaire. Sa tête atteint la pièce de gibier voisine en un point quelconque, et la frêle créature prend ses premières bouchées. Si quelque chose l’émeut, si je choque le roseau, elle lâche prise en reculant un peu dans la gaine de l’œuf ; puis, rassurée, elle glisse encore et reprend le point entamé. D’autres fois, le choc la laisse indifférente. Cet état de suspension du nouveau-né se prolonge à peu près vingt-quatre heures, après quoi le vermisseau, quelque peu réconforté, se laisse choir pour consommer suivant les usages ordinaires. Les victuailles lui durent une douzaine de jours. Immédiatement après vient le travail du cocon, dans lequel l’insecte persiste en son état de larve jaune jusqu’au mois de mai suivant. Il serait fastidieux de suivre l’Odynère dans sa vie de mangeur et de tisseur. La consommation du mets fortement épicé de nitrobenzine, l’ourdissage du cocon, fine étoffe ambrée, n’ont rien d’assez saillant pour mériter mention spéciale.

 

Avant de quitter ce sujet, je donnerai l’énoncé d’un problème que l’œuf pendulaire propose à l’embryogénie. Tout œuf d’insecte, de forme cylindrique, a deux pôles, celui d’avant et celui d’arrière, le céphalique et l’anal. Par lequel des deux vient-il au jour ?

 

Par le pôle d’arrière, nous disent les Eumènes et les Odynères. L’extrémité de l’œuf fixée à la paroi de la cellule est évidemment issue la première de l’oviducte, vu la nécessité absolue où se trouve la mère d’engluer d’abord quelque part le fil suspenseur avant d’abandonner sa ponte dans le vide. Dans les tubes ovariques et dans l’oviducte, trop étroits pour une inversion, le pôle anal glissait donc le premier. Orienté comme l’était le germe, le vermisseau naissant a, de la sorte, l’arrière en haut, la tête en bas, au bout de son fil.

 

Par le pôle d’avant, nous répondent à leur tour les Scolies, les Sphex, les Ammophiles et tous les prédateurs qui fixent la ponte en un point de la victime. C’est, en effet, toujours par l’extrémité céphalique que l’œuf adhère à la proie, en un point déterminé que choisit la prudence de la mère, car la sauvegarde du nourrisson et la conservation des vivres exigent que là, et seulement là, se pratiquent les premières morsures. Pour les mêmes raisons que ci-dessus, l’extrémité fixée sur le gibier a précédé l’autre dans la mise au jour.

 

Les deux témoignages opposés sont aussi véridiques l’un que l’autre. Donc, suivant que sa destination est d’être accolé à la paroi de la loge ou d’en être tenu éloigné sur un autre appui, l’œuf exécute son plongeon dans la vie par le pôle d’avant ou par le pôle d’arrière, ce qui exige une orientation inverse dans les ovaires et l’oviducte. De cette façon, le ver naissant a toujours la nourriture sous les mandibules, et sa profonde inexpérience ne le met pas en péril de mort par inanition devant un monceau de vivres que sa bouche ne saurait encore chercher et trouver. Voilà le problème. Je demande instamment aux embryogénistes de le résoudre, en dehors de toute préordination, par le secours seul des énergies du protoplasme.

 

Connaître l’Odynère dans l’intimité de son ménage ne suffisait pas ; il importait de le voir aussi dans ses fonctions de chasseur. Comment s’empare-t-il de son gibier ? comment l’opère-t-il pour le conserver frais dans l’immobilité de la mort ? quelle est sa méthode chirurgicale ? Ne connaissant pas, pour le moment, dans mon voisinage, la moindre colonie du persécuteur de la Chrysomèle, je proposai la question à Claire. Elle était sur les lieux, en rapport quotidien avec le poulailler où se passaient les mémorables événements objet de cette étude ; et, condition majeure, je lui savais clairvoyance et bonne volonté. La corvée fut acceptée d’enthousiasme. Je devais de mon côté, si possible, tenter quelques observations avec l’insecte captif. Afin de ne pas nous influencer l’un l’autre sur l’appréciation de faits qui, par leur promptitude, pourraient laisser place au doute, il fut convenu de tenir chacun nos résultats secrets jusqu’à certitude acquise des deux parts.

 

Bien endoctrinée sur la marche à suivre, Claire commence. Aux bords de l’Aygues, des peupliers chargés de larves de Chrysomèle sont bientôt découverts. De loin en loin, quelque Odynère survient, s’abat sur une feuille et repart avec sa capture entre les pattes. Mais les choses se passent trop haut ; l’examen précis du démêlé entre le victimaire et la victime est impraticable. D’ailleurs les apparitions de l’Odynère sur l’arbre surveillé parmi tant d’autres également propices à la chasse, se font à de longs intervalles, qui lassent outre mesure la patience. Tenace dans son désir de voir, d’apprendre et de m’être utile, ma fervente collaboratrice s’avise d’un ingénieux moyen. Un jeune peuplier riche de Chrysomèles est déraciné avec sa motte. Les précautions sont prodiguées pour éviter les secousses qui pendant l’arrachage et le transport feraient tomber le troupeau de larves. L’affaire est si bien conduite que le plant arrive sans encombre à destination, devant le poulailler. Là, bien en face des roseaux demeure de l’Odynère, il est remis en terre. Peu importe la reprise ; pourvu que l’arbuste se conserve frais quelques jours avec de copieux arrosages, c’est tout ce qu’il faut.

 

Son observatoire installé, Claire se met à l’affût, dissimulée par des branchages à côté du peuplier, dont tout le feuillage est à la portée du regard. Le matin, elle épie ; le fort de la chaleur venu, elle épie ; l’après-midi, elle épie. Le lendemain, elle recommence ; le surlendemain encore, tant et tant qu’à la fin la fortune lui sourit. Sainte patience, de quoi n’êtes-vous pas capable ! L’essaim d’Odynères, allant aux larves, en revenant, eut avis, par le fumet de nitrobenzine, du peuplier giboyeux transplanté. Pourquoi de lointaines expéditions lorsque le butin abonde devant la porte ? L’arbuste fut largement exploité. En de telles conditions, le chasseur ne tarda pas à livrer le secret de sa manœuvre. Claire vit et revit le meurtre par le poignard. Mais elle paya cher notre commune curiosité satisfaite. Il fallut garder la chambre pendant quelques jours par suite d’insolation. Elle s’attendait, du reste, à la mésaventure, sachant fort bien, par mon exemple, que c’est là le bénéfice assuré des observations sous un soleil implacable. Que l’éloge de la science la dédommage un peu de la migraine ! Les résultats de ses affûts concordant de tous points avec les miens, je les ferai connaître par le récit de ce que j’ai vu moi-même.

 

À mon tour maintenant. Lorsque le paquet de roseaux à Odynères me parvint, j’étais occupé d’une question des plus intéressantes, ainsi que l’établiront les détails réservés pour un autre chapitre. J’essayais de faire opérer sous cloche, dans mon atelier aux bêtes, les divers hyménoptères prédateurs dont le genre de proie m’était connu. Ainsi se constataient les points précis où plonge l’aiguillon. Mes captifs, mis en présence de leur gibier réglementaire, se refusaient pour la plupart à dégainer ; d’autres, moins soucieux des libres chasses, acceptaient l’offre et poignardaient sous ma loupe. Pourquoi l’Odynère nidulaleur ne serait-il pas du nombre de ces hardis ?

 

C’est à essayer. Je suis abondamment pourvu de larves de Chrysomèle, venues d’Orange ; je les élève sous un dôme de toile métallique, en vue de leurs métamorphoses et de leurs alambics à essence. Le gibier est sous la main, le chasseur fait défaut. Où le prendre ? Je n’ai qu’à le demander à Claire, qui s’empressera de me l’envoyer. La ressource est certaine, mais je me fais scrupule de l’employer : je crains que l’insecte ne m’arrive démoralisé par les secousses de la voiture et les ennuis d’une longue captivité. À ce fatigué, cet ennuyé, la Chrysomèle sera rencontre indifférente, la chose est presque sûre. Il me faut mieux que cela : je souhaite l’insecte pris à l’instant même, dans la pleine fraîcheur de ses aptitudes.

 

Devant ma porte est un champ de fenouil oriental, élément de l’absinthe malfamée. Sur ses ombelles prennent leurs lampées guêpes, abeilles, mouches de toutes sortes. Allons-y voir avec le filet. Les convives sont nombreux. J’inspecte les rangées de la culture au milieu des chants de table, bourdonnements et piaulements. Dieu soit loué ! voici l’Odynère. J’en prends un, j’en prends deux, j’en prends six, et je retourne à la hâte dans mon atelier. Au delà de mes désirs le sort me favorise : mes six captures appartiennent à l’Odynère nidulateur, et toutes les six sont des femelles. Ceux-là comprendront mon émoi qui, passionnés pour un problème, trouvent tout à coup les données nécessaires à la solution. La joie du moment a ses anxiétés : qui sait la tournure que vont prendre les choses entre chasseur et gibier ? Je transvase sous cloche un Odynère et une larve de Chrysomèle. Pour stimuler l’ardeur de l’assassin, j’expose la cage de verre au soleil. Voici par le détail l’exposé du drame.

 

Pendant un gros quart d’heure, le captif grimpe aux parois de la cloche, redescend, remonte, cherche une issue pour fuir et paraît n’accorder aucune attention au gibier. Je désespérais déjà du succès, quand soudain le chasseur s’abat sur la larve, la retourne le ventre en l’air, l’enlace et la pique à trois reprises au thorax, notamment sous le cou, dans la région médiane, point où l’aiguillon insiste plus qu’ailleurs. L’enlacée proteste de son mieux, vide ses burettes et s’huile d’essence ; la tactique défensive est d’effet nul. Indifférent au parfum capiteux, l’Odynère pratique son opération avec la même sûreté de bistouri que si le patient était inodore. Trois fois le dard plonge pour abolir, dans les trois ganglions du thorax, l’innervation locomotrice. Je recommence avec d’autres sujets. Peu se refusent à l’attaque, et chaque fois trois coups d’aiguillon avec insistance marquée sous le cou. Ce que je voyais dans des conditions artificielles, Claire le voyait de son côté dans des conditions libres, en plein air, sur les feuilles du peuplier transplanté. Collaborateur et collaboratrice arrivaient exactement au même résultat.

 

L’opération est prompte. Puis l’Odynère, tout en traînant sa proie ventre à ventre, lui mâchonne longtemps le cou, mais sans blessure aucune. Cet acte pourrait bien être l’équivalent de ce que pratiquent le Sphex languedocien et l’Ammophile hérissée lorsque, sans la meurtrir, ils mordillent la nuque, l’un à son éphippigère, l’autre à son ver gris, pour comprimer et engourdir les ganglions cervicaux. Je m’empare, bien entendu, des larves paralysées. Inertie totale de la victime, sauf quelques frémissements des pattes, bientôt arrêtés. Mise sur le dos, la larve ne bouge plus. Elle n’est pas morte cependant, j’en ai donné les preuves. La sourde vitalité s’affirme d’une autre manière. Dans les premiers jours de cette léthargie sans réveil, des crottins sont rejetés, jusqu’à ce que l’intestin soit vide.

 

En répétant mes expériences, je suis témoin d’un fait dont la singularité tout d’abord me déroute. Cette fois, le gibier est saisi par l’extrémité anale, et l’aiguillon pique sous le ventre, à diverses reprises, les segments terminaux. C’est l’opération ordinaire renversée, faite sur les anneaux d’arrière au lieu d’être pratiquée sur les anneaux du thorax. Le chirurgien et le patient, tête contre tête dans la méthode normale, sont, dans le cas actuel, dirigés en sens inverse l’un de l’autre. Serait-ce par inadvertance que l’opérateur confond les deux extrémités du ver et pique le bout du ventre croyant piquer le cou ? Un moment je le crois ; mais je suis bientôt tiré d’erreur. L’instinct n’a pas de ces méprises-là.

 

En effet, voici que, ses coups d’aiguillon donnés, l’Odynère enlace la bête et se met à lui mâcher lentement, à grands coups de mandibules, les trois derniers anneaux, par la face dorsale. Une gloutonnerie manifeste accompagne les morsures ; toutes les pièces de la bouche sont en jeu, comme si l’insecte faisait régal d’un mets exquis. Cependant le ver, mordu au vif, agite en désespéré ses courtes pattes, dont l’activité n’a rien perdu par les coups d’aiguillon lardés en arrière ; il se démène, il proteste de la tête et des mandibules. L’autre n’y prend garde et continue de lui mâcher le croupion. Cela dure dix minutes, un quart d’heure ; puis le bandit lâche le dolent et l’abandonne là, sans plus s’en préoccuper, au lieu de l’emporter avec lui ainsi qu’il ne manquerait pas de le faire d’un gibier à destination du nid. Peu après, l’Odynère se met à se lécher les doigts, comme s’il venait de consommer friandise exquise : il se passe et repasse les tarses entre les mandibules, il fait ses ablutions du sortir de table. Qu’a-t-il donc mangé ? Il faut revoir le gourmet exprimant le jus du croupion.

 

Très complaisants, pourvu que j’y mette un peu de patience, mes six captifs, à tour de rôle, opèrent la larve de Chrysomèle, tantôt par l’avant, comme gibier de la famille, tantôt par l’arrière, comme appoint de leur propre nourriture. Le miel que je leur sers sur des épis de lavande ne leur fait pas oublier l’atroce régal. La tactique pour l’obtenir, la même dans ses généralités, est variable dans ses détails. La larve est toujours saisie par l’extrémité postérieure, et les coups d’aiguillon se succèdent d’arrière en avant à la face ventrale. Tantôt l’abdomen seul est atteint, tantôt aussi le thorax, ce qui enlève à l’opérée tout mouvement. Ces piqûres n’ont pas pour but, c’est évident, l’immobilité de la larve, puisque celle-ci se meut très bien, trottine, toute meurtrie qu’elle est, quand le dard n’a pas dépassé le ventre. L’inertie n’est indispensable qu’en vue des vivres destinés aux cellules. Si l’Odynère travaille pour son propre compte et non pour sa famille, peu lui importe que le ver dont il convoite la friandise se démène ou non ; il lui suffit d’abolir par la paralysie toute résistance dans la partie qu’il s’agit d’exploiter. La paralysie, du reste, est très accessoire, et chacun, à sa guise, la néglige ou la pratique plus ou moins en avant, sans règle fixe. Quand l’Odynère repu le lâche, le ver à croupion mâché est donc tantôt inerte comme celui des cellules, et tantôt doué de mobilité presque autant que les vers intacts, dont il ne diffère que par le défaut de son bouton anal, son appui de cul-de-jatte.

 

J’examine les impotents. La hernie anale a disparu, et je ne peux la faire reparaître en pressant des doigts le bout de l’abdomen. Du reste, à la place de cette hernie, la loupe me montre des tissus déchirés, laciniés ; le bout de l’intestin est en lambeaux. Partout ailleurs au voisinage, des meurtrissures, des ecchymoses, sans plaies béantes. C’est donc du contenu de cette hernie que s’abreuve délicieusement l’Odynère. Quand il mâchonne les deux ou trois derniers segments, il trait en quelque sorte le ver ; par la compression, que favorise la paralysie du ventre, il fait affluer l’humeur rectale dans la poche, qu’il éventre ensuite pour en laper le contenu.

 

Cette humeur, qu’est-elle ? Quelque produit spécial, quelque mixture nitrobenzinée ? Je ne peux décider. Je sais seulement que l’insecte l’emploie pour sa défense.Inquiet, il la transsude pour rebuter l’assaillant. Le réservoir anal fonctionne dès qu’apparaît la gouttelette des fioles à parfum. Que dirons-nous de ce moyen protecteur devenu cause d’atroce torture ? Apuantissez-vous après cela naïves bêtes, distillez l’essence, devenez amères ne l’étant pas d’abord ; vous trouverez toujours un mangeur pour vous croquer, un connaisseur de friands morceaux pour vous grignoter le croupion. Avis aux papillons de l’Amérique du Sud.

 

Je ne terminerai pas l’histoire lamentable de la larve de Chrysomèle sans dire ce que devient l’animal après l’odieuse mutilation. L’inertie complète par le fait des blessures thoraciques n’ayant rien à nous apprendre qui ne soit déjà connu d’après les constatations faites sur les larves destinées aux cellules, considérons le cas où le ver est piqué seulement au bout du ventre, à trois ou quatre reprises. Je m’empare de la bête lorsque l’Odynère l’abandonne après lui avoir avidement mâchonné les trois derniers segments et fouillé le bout de l’intestin, dont le bouton locomoteur et défensif a disparu. Ces trois segments sont contusionnés, avec coloration de mauvais aspect ; mais je ne peux y découvrir la moindre déchirure de la peau. L’abdomen est paralysé. L’animal ne se sert plus, pour cheminer, de son levier anal. Les pattes sont parfaitement mobiles, et le ver en fait usage : il rampe, il se traîne, il progresse avec une vigueur qui serait normale sans les encombres de l’arrière-train. La tête se meut aussi, les pièces de la bouche happent comme à l’ordinaire. La paralysie de l’abdomen et la mutilation du rectum à part, c’est en tout la larve pleine de vie, broutant en paix la feuille de peuplier. Démonstration superbe de ce principe où doivent échouer certaines objections grincheuses : l’effet du dard ne se fait sentir, du moins au début, que dans les points atteints. L’aiguillon se porte vers les centres nerveux de l’abdomen, et l’abdomen est paralysé ; il respecte le thorax, et les pattes sont actives ainsi que la tête.

 

Cinq heures après l’opération, j’examine de nouveau les vers. Les pattes postérieures tremblotent et ne servent plus à la locomotion. La paralysie les gagne. Le lendemain, elles sont inertes, ainsi que les moyennes. La tête et les pattes antérieures fonctionnent toujours. Le surlendemain, immobilité de partout, sauf la tête. Enfin le quatrième jour, la bête est morte, réellement morte, car elle se ratatine, se dessèche et noircit, tandis que les larves opérées par le thorax en vue des vivres se maintiennent replètes et fraîches de coloration pendant des semaines et des mois. Est-elle morte de ses piqûres au ventre ? Non, car les autres, piquées au thorax, n’en meurent pas. C’est la dent féroce de l’Odynère et non le dard qui l’a tuée. Avec le bout de l’abdomen écrasé sous les mandibules et l’ampoule intestinale extirpée, la vie n’est plus possible.

 

CHAPITRE XI

LE PHILANTHE APIVORE


Rencontrer parmi les hyménoptères, ces passionnés des fleurs, une espèce qui chasse quelque peu pour son propre compte, est certes événement notable. Que le garde-manger de la larve soit approvisionné de proie, rien de plus naturel ; mais que l’approvisionneur, dont le régime est le miel, fasse lui-même usage de ses captures, cela ne se comprend guère. On est tout surpris d’un buveur de nectar devenu buveur de sang. La surprise cesse si l’on considère mieux les choses. La double alimentation est plus apparente que réelle : le jabot qui s’emplit d’humeur sucrée ne se gorge pas de venaison. Quand il fouille le croupion de son gibier, l’Odynère ne touche pas aux chairs, mets absolument dédaigné, contraire à ses goûts ; il se borne à lapper la goutte défensive que le ver distille au bout de l’intestin. Ce liquide est pour lui, sans doute, quelque breuvage de haute saveur dont il épice de loin en loin la nourriture courante puisée à la buvette des fleurs ; quelque condiment apéritif, et, qui sait ? peut-être quelque succédané du miel. Si les qualités du régal m’échappent, je vois du moins que l’Odynère ne convoite pas autre chose. Une fois son ampoule vidée, la larve est abandonnée à la voirie comme résidu de valeur nulle, indice certain d’appétits non carnivores. Dans ces conditions, le persécuteur de la Chrysomèle cesse de nous surprendre par l’abus criant d’un double régime.

 

On se demande même si d’autres que lui ne seraient pas enclins à tirer directement profit des chasses imposées pour l’entretien de la famille. Son procédé d’exploitation, la rupture de l’alambic anal, est trop en dehors des méthodes probables pour avoir de nombreux imitateurs ; c’est là détail secondaire, non praticable avec une autre sorte de gibier. Mais les moyens d’utilisation directe ne peuvent manquer de certaine variété. Pourquoi, par exemple, lorsque la pièce que l’aiguillon vient d’immobiliser a quelque part, dans la panse, purée délicieuse, le chasseur se ferait-il scrupule de violenter le mourant et de lui faire rendre gorge sans nuire à la qualité des provisions ? Il doit y avoir des détrousseurs de cadavres, affriandés, non par les chairs, mais par l’exquis contenu du jabot.

 

Effectivement, il y en a, de nombreux même. Au premier rang citons le chasseur d’abeilles domestiques, le Philanthe apivore (Philanthus apivorus, Latr.). Depuis longtemps je soupçonnais ces brigandages pour son propre compte, l’ayant surpris bien des fois léchant en glouton la bouche emmiellée de l’abeille ; je me doutais qu’il ne chassait pas toujours uniquement en vue de ses larves. Le soupçon méritait confirmation expérimentale. Et puis, une autre étude me préoccupait, pouvant très bien marcher de front : je désirais assister, avec toutes les aises du travail chez soi, aux méthodes opératoires des divers prédateurs. J’employai donc, pour le Philanthe, l’expérimentation sous cloche, comme je viens de l’exposer sommairement au sujet de l’Odynère. Ce fut même le chasseur d’abeilles qui me fournit les premiers sujets dans cette voie. Il répondit à mes désirs avec tant d’entrain, que je me crus en possession d’un moyen sans égal pour voir et revoir à satiété ce qui, sur les lieux mêmes, est de succès si difficultueux. Hélas ! les prémices du Philanthe promettaient plus que ne me réservait l’avenir ! Mais n’anticipons pas sur ce sujet, et mettons en présence sous verre le chasseur et son gibier. Je recommande cette expérience à qui serait désireux de voir avec quelle perfection d’escrime un hyménoptère prédateur manœuvre le stylet. Ici pas d’incertitude sur le dénouement et pas de longue attente : aussitôt la proie aperçue dans une position favorable à ses desseins, le bandit s’élance, égorge. Disons comment les choses se passent.

 

Je mets sous cloche un Philanthe et deux ou trois abeilles domestiques. Les prisonniers grimpent à la paroi de verre, devant le jour ; ils montent, redescendent, cherchent à s’évader ; la surface verticale et polie est pour eux terrain praticable. Le calme se fait bientôt, et le ravisseur donne attention à son entourage. Les antennes pointent en avant, s’informent ; les pattes antérieures se dressent avec un petit frémissement de convoitise dans les tarses ; la tête tourne à droite, à gauche, et suit les évolutions des abeilles contre le verre. La posture du scélérat est alors frappante de mimique : on y lit les âpres désirs du guet-apens, l’astucieuse attente du mauvais coup. Le choix est fait : le Philanthe se précipite.

 

Tour à tour culbutants et culbutés, les deux insectes se roulent. Rapidement le tumulte s’apaise, et le meurtrier se met en mesure de juguler sa prise. Je lui vois adopter deux méthodes. Dans la première, plus usitée que l’autre, l’abeille est couchée à terre sur le dos ; et le Philanthe, ventre à ventre avec elle, l’enlace des six pattes, tandis que, des mandibules, il lui happe la nuque. L’abdomen alors se recourbe d’arrière en avant, dans le sens longitudinal de la terrassée, cherche de la pointe, tâtonne un peu, et finalement atteint le dessous du cou. Le dard y plonge, persiste un instant dans la blessure, et c’est fini. Sans dessaisir la victime, toujours étroitement enlacée, le meurtrier fait reprendre à son abdomen la position droite et le tient appliqué contre celui de l’abeille.

 

Dans la seconde méthode, le Philanthe opère debout. Appuyé sur les pattes postérieures et sur l’extrémité des ailes ployées, il se redresse fièrement, vertical, avec l’abeille maintenue par les quatre pattes antérieures face à face avec lui. Pour lui donner position propice au coup de poignard, il tourne et retourne la pauvrette avec la brusque gaucherie d’un enfant qui manie sa poupée. Il est alors magnifique de pose. Solide sur son trépied de sustentation, les deux tarses d’arrière et le bout des ailes, il boucle enfin le ventre de bas en haut et pique l’abeille encore sous le menton. Comme originalité de posture au moment du meurtre, le Philanthe dépasse tout ce que j’ai vu jusqu’ici.

 

Le désir d’apprendre a ses cruautés en histoire naturelle. Pour reconnaître avec précision le point qu’atteint le dard et me renseigner à fond sur l’horrible talent du meurtrier, j’ai donc provoqué l’assassinat sous cloche un nombre de fois que je n’oserais confesser. Sans une seule exception, j’ai toujours vu piquer le col de l’abeille. Dans les préparatifs du coup final, le bout du ventre peut bien s’appuyer çà et là sur le thorax ou l’abdomen ; mais il ne s’arrête pas en ces divers points, il n’y dégaine pas, comme il est facile de s’en assurer. Une fois la lutte engagée, le Philanthe, en effet, est tellement absorbé dans son opération, que je peux enlever la cloche et suivre de la loupe toutes les péripéties du drame.

 

L’invariabilité de la blessure reconnue, je fais bâiller l’articulation de la tête. Je vois sous le menton de l’abeille un point blanc, à peine d’un millimètre carré d’étendue, où manquent les téguments cornés et se montre à découvert la peau fine. C’est là, toujours là, en ce minime défaut de cuirasse, que pénètre l’aiguillon. Pourquoi ce point lardé plutôt qu’un autre ? Serait-il le seul vulnérable, ce qui déterminerait forcément le coup de stylet ? À qui viendrait cette mesquine idée je conseillerai de faire bâiller l’articulation du corselet, en arrière de la première paire de pattes. Il y verra ce que je vois : la peau nue, tout aussi délicate que sous le cou, mais avec une étendue bien plus considérable. L’armure de corne n’a pas de plus ample brèche. Si le Philanthe opérait guidé par la seule vulnérabilité, c’est là certes qu’il devrait frapper, au lieu de chercher avec insistance l’étroit pertuis du col. L’arme n’hésiterait pas en des tâtonnements ; d’emblée serait obtenu son accès dans les chairs. Non, le coup de stylet n’est pas mécaniquement forcé : le meurtrier dédaigne l’ample défaut du corselet et préfère le dessous du menton, pour des motifs de haute logique que nous allons essayer de démêler.

 

Aussitôt l’abeille opérée, je la soustrais au Philanthe. Ce qui me frappe, c’est l’inertie soudaine des antennes et des pièces de la bouche, organes qui si longtemps s’agitent dans la plupart des victimes des prédateurs. Ici rien des indices de vie auxquels m’ont habitué les paralysés de mes vieilles études : fils antennaires qui lentement oscillent, palpes qui frémissent, mandibules qui s’ouvrent et se referment pendant des jours, des semaines, des mois entiers. Tout au plus, une minute ou deux, les tarses tremblotent ; et c’est toute l’agonie. Désormais immobilité complète. La conclusion de cette brusque inertie s’impose : l’insecte a poignardé les ganglions cervicaux. De là, soudain arrêt de mouvement dans tous les organes de la tête ; de là, mort réelle de l’abeille au lieu de mort apparente. Le Philanthe est un tueur et non un paralyseur.

 

Un pas est fait. Le meurtrier choisit comme point d’attaque le dessous du menton afin d’atteindre les principaux centres d’innervation, les ganglions céphaliques, et abolir ainsi la vie d’un seul coup. Ce foyer vital intoxiqué par le venin, la mort est soudaine. Si le but du Philanthe avait été la simple paralysie, l’abolition des mouvements locomoteurs, il aurait plongé son arme au défaut du corselet, comme le font les Cerceris avec leurs charançons, bien autrement cuirassés que l’abeille. Mais son dessein est de tuer à fond, comme il va nous le dire tout à l’heure ; il veut un cadavre et non un paralytique. Convenons alors que sa méthode opératoire est supérieurement inspirée ; notre science du meurtre ne trouverait pas mieux comme fin foudroyante.

 

Convenons aussi que sa posture d’attaque, bien différente de celle des paralyseurs, est infaillible pour donner la mort. Qu’il poignarde à terre ou debout, il tient l’abeille devant lui, poitrine contre poitrine, tête contre tête. Il lui suffit, ainsi disposé, de recourber le ventre pour atteindre le pertuis du col et plonger le dard obliquement, de bas en haut, dans la tête de sa capture. Admettons entre les deux enlacés une prise de corps inverse, supposons une légère obliquité du dard en sens contraire, et les résultats changeront du tout au tout : l’aiguillon, plongeant de haut en bas, atteindra le premier ganglion thoracique et provoquera une simple paralysie partielle. Quel art pour immoler une malheureuse abeille ! Dans quelle salle d’escrime le tueur a-t-il donc appris son terrible coup de bas en haut sous le menton ?

 

S’il l’a appris, comment se fait-il que sa victime, si savante en architecture, si versée dans la politique du socialisme, ne connaisse rien encore de semblable pour sa propre défense ? Aussi vigoureuse que son bourreau, elle porte rapière comme lui, plus redoutable même, plus douloureuse, à mes doigts du moins. Depuis des siècles et des siècles, l’autre l’emmagasine dans ses celliers ; et l’innocente se laisse faire, sans que l’extermination annuelle de sa race lui enseigne enfin de quelle façon on se délivre de l’agresseur par un coup bien porté. Je désespère de jamais comprendre comment l’assaillant peut avoir acquis son talent de mort subite, lorsque l’assaillie, mieux armée et non moins forte, joue de la dague au hasard et dès lors sans efficacité. Si l’un sait par exercice prolongé de l’attaque, l’autre devrait savoir aussi par exercice prolongé de la défense, car attaquer et se défendre ont mérite égal dans le combat pour la vie. Parmi les théoriciens du jour, se trouvera-t-il un clairvoyant qui nous dira le mot de l’énigme ?

 

Je saisis alors l’occasion de lui soumettre un second point qui m’embarrasse : c’est l’insouciance, plus fort que cela, l’imbécillité de l’abeille devant le Philanthe. Volontiers on se figurerait que la persécutée, graduellement instruite par les malheurs de famille, montre de l’inquiétude aux approches du ravisseur, et songe pour le moins à la fuite. Dans mes volières, je ne vois rien de pareil. Une fois passé le premier émoi de l’incarcération sous cloche de verre ou sous dôme de toile métallique, l’abeille ne se montre guère préoccupée de son redoutable voisin. J’en surprends côte à côte avec le Philanthe sur la même tête de chardon emmiellée ; assassin et future victime boivent à la même gourde. J’en vois qui viennent étourdiment s’informer de ce que pourrait être cet étranger, tapi aux aguets sur la table. Quand le ravisseur s’élance, c’est d’ordinaire sur une abeille qui se porte à ses devants et se jette pour ainsi dire entre ses pattes, soit par étourderie, soit par curiosité. Nul affolement de frayeur, nul signe d’inquiétude, nulle tendance à s’éloigner. Pourquoi l’expérience des siècles, elle qui, dit-on, enseigne tant de choses à l’animal, n’a-t-elle pas appris à l’abeille le commencement de la sagesse apiaire : la profonde horreur du Philanthe ? La rassurée compterait-elle sur sa bonne dague ? Mais, la malheureuse, elle est des plus ignorantes en escrime ; elle pique sans méthode, au hasard. Voyons-la néanmoins au moment suprême de la jugulation.

 

Lorsque le ravisseur manœuvre de l’aiguillon, l’abeille manœuvre aussi du sien, et furieusement. Je vois le dard tantôt s’agiter de-ci, de-là, dans le vide, tantôt glisser sur la convexité du meurtrier, fortement recourbé. Coups d’épées sans résultats sérieux. De la manière dont les deux lutteurs sont aux prises, il résulte, en effet, que l’abdomen du Philanthe est en dedans et celui de l’abeille en dehors. Le dard de celle-ci ne rencontre donc sous sa pointe que la face dorsale de l’ennemi, face convexe, glissante, presque invulnérable tant elle est bien cuirassée. Là, pas de brèche où l’arme puisse accidentellement pénétrer ; aussi l’opération est-elle conduite avec une sûreté de bistouri parfaite, malgré les protestations indignées de la patiente.

 

Le coup fatal donné, le meurtrier reste longtemps ventre à ventre avec la morte, pour des motifs dont l’exposé va venir. Alors peut-être y a-t-il quelque péril pour le Philanthe. La posture d’attaque et de protection est abandonnée, et la face ventrale, plus vulnérable que l’autre, est à la portée du dard. Or la défunte conserve encore pendant quelques minutes l’usage réflexe de son aiguillon. Je l’ai appris à mes dépens. Ayant dérobé trop tôt son abeille au bandit et la maniant sans défiance, j’ai reçu de sa part une piqûre des mieux conditionnées. Dans ses longs rapports avec l’abeille jugulée, comment fait donc le Philanthe pour se garantir de cet aiguillon, qui persiste à ne pas mourir sans vengeance ? Y aurait-il pour lui des grâces d’état ? Lui surviendrait-il des accidents ? Peut-être.

 

Un fait m’encourage dans ce peut-être. J’avais mis sous la cloche à la fois quatre abeilles et autant d’Éristales pour juger du savoir entomologique du Philanthe au sujet de la distinction des espèces. Des bourrades réciproques éclatent dans la population hétérogène. Soudain, au milieu du tumulte, le tueur est tué. Il culbute sur le dos, gesticule des pattes ; il est mort. Qui a fait le coup ? Ce n’est certes pas le turbulent mais pacifique Éristale ; c’est une des abeilles, qui par hasard a frappé juste dans la mêlée. Où et comment ? Je ne sais. Tout unique qu’il est dans mes notes, cet accident élucide la question. L’abeille est capable de tenir tête à son adversaire ; elle peut, d’un coup d’aiguillon, tuer à l’instant qui veut la tuer. Si, tombée entre les pattes de son ennemi, elle ne se défend pas mieux, c’est par ignorance d’escrime et non par faiblesse d’arme. Alors revient, avec plus d’insistance, la demande de tantôt : comment le Philanthe a-t-il appris pour l’attaque ce que l’abeille n’a pas appris pour la défense ? À la difficulté je ne vois qu’une réponse : l’un sait sans avoir appris ; l’autre ignore, incapable d’apprendre.

 

Interrogeons maintenant le Philanthe sur les motifs qui le portent à tuer son abeille au lieu de la paralyser. Le meurtre perpétré, sans se dessaisir un instant de sa proie, ventre à ventre avec lui entre les six pattes, il manipule la trépassée. Je le vois brutalement, très brutalement, fouiller des mandibules dans l’articulation du cou, parfois aussi dans l’articulation plus ample du corselet, en arrière de la première paire de pattes, articulation dont il connaît à merveille la fine membrane, bien qu’il n’ait pas mis à profit, pour son coup d’aiguillon, ce point, le plus accessible de tous. Je le vois rudoyer le ventre de l’abeille, le comprimer de son propre abdomen, le mettre sous le pressoir. La brutalité de la manipulation est frappante ; elle certifie que des ménagements ne sont pas à garder. L’abeille est un cadavre, et quelques poussées de-ci, de-là, ne détérioreront pas la pièce pourvu qu’il n’y ait pas effusion de sang. Nulle part en effet, si rudes que soient les bourrades, je ne parviens à découvrir la moindre blessure.

 

Sans tarder, ces diverses manœuvres, la compression du col surtout, amènent le résultat désiré : le miel du jabot remonte à la bouche de l’abeille. Je vois les gouttelettes sourdre, lapées par le glouton aussitôt qu’apparues. Avidement, le bandit passe et repasse dans sa bouche la langue étirée et sucrée de la morte ; puis il fouille de nouveau le cou, la poitrine ; il remet au pressoir de son ventre le sac à miel. Le sirop vient, à l’instant léché, reléché. Ainsi s’épuise, par petites gorgées rendues, le contenu du jabot. Ces odieuses lippées, aux dépens de l’estomac d’un cadavre, se font dans des positions de sybarite : le Philanthe est couché sur le côté avec l’abeille entre les pattes. L’atroce bombance dure parfois une demi-heure et plus. Enfin l’abeille tarie est abandonnée, non sans regret, paraît-il, car de temps en temps j’assiste à la reprise de la manipulation. Après une tournée dans le haut de la cloche, le détrousseur de morts revient à la pièce et la pressure, lui lèche la bouche jusqu’à disparition de la dernière trace de miel.

 

La passion effrénée du Philanthe pour le sirop de l’abeille s’affirme d’une autre façon. La première capture épuisée, j’introduis sous cloche une seconde victime, promptement poignardée sous le menton, puis soumise au pressoir pour l’extraction du miel. Une troisième suit, qui a le même sort sans assouvir le bandit. J’en offre une quatrième, une cinquième. Toutes sont acceptées. Mes archives font foi d’un Philanthe qui sous mes yeux, coup sur coup, sacrifia six abeilles et leur pressura le jabot dans toutes les règles. La tuerie prit fin, non par satiété du glouton, mais parce que mes fonctions de pourvoyeur devenaient difficultueuses : l’aride mois d’août chasse l’insecte de mon harmas, alors dépourvu de fleurs. Six jabots vidés de leur miel, quel repas de goinfre ! Et encore la famélique bête n’eût peut-être pas dédaigné copieux supplément si j’avais eu les moyens de le lui fournir !

 

Il n’y a pas lieu de regretter cette interruption de service : le peu que je viens de raconter suffit largement à établir le singulier trait de mœurs du massacreur d’abeilles. Je me garderai bien de nier au Philanthe l’honnête manière de gagner le vivre ; je le rencontre sur les fleurs, non moins assidu que les autres hyménoptères ; il y puise pacifiquement ses lampées sucrées. Les mâles même, dépourvus qu’ils sont de stylet, ne connaissent pas d’autre façon de se restaurer. Les mères, sans négliger l’ordinaire des fleurs, vivent aussi de brigandage. On raconte du Labbe, ce forban des mers, qu’il fond sur les oiseaux pêcheurs au moment où, riches d’une capture, ils s’élèvent des eaux. D’un coup de bec donné dans le creux de l’estomac, il leur fait lâcher la proie, aussitôt recueillie dans les airs par le larron. Le détroussé du moins en est quitte pour une contusion à la base du cou. Forban moins scrupuleux, le Philanthe fond sur l’abeille, la poignarde à mort et fait rendre gorge au cadavre pour se nourrir de son miel.

 

Je dis nourrir et ne retire pas l’expression. Pour soutenir mon dire, j’ai mieux que les raisons exposées ci-dessus. Dans les volières où divers hyménoptères prédateurs, dont j’étudie les manœuvres de guerre, attendent que je me sois procuré la proie voulue, chose non toujours facile, j’ai planté quelques épis de fleurs, une paire de têtes de chardon où sont déposées des gouttes de miel renouvelées à mesure qu’il en est besoin. Là, mes captifs viennent prendre leur réfection. Avec le Philanthe, le service de fleurs miellées, favorablement accueilli d’ailleurs, n’est pas indispensable. Il me suffit de lâcher de temps en temps dans sa cage quelques abeilles vivantes. Une demi-douzaine par jour est à peu près la ration congrue. Sans autre nourriture que le sirop extrait des assassinées, je conserve mes bêtes des quinze jours, des trois semaines.

 

C’est tout clair : hors de mes volières, quand l’occasion est bonne, le Philanthe doit aussi tuer l’abeille pour son propre compte. L’Odynère ne demande à la Chrysomèle qu’un simple condiment, le jus aromatisé du croupion ; l’autre exige de sa victime un large supplément de vivres, le plein jabot de miel. Quelle hécatombe d’abeilles, pour sa consommation personnelle, ne doit pas faire une colonie de ces forbans, en dehors des provisions emmagasinées ! Je signale le Philanthe à la vindicte des apiculteurs.

 

Ne creusons pas plus avant dans les causes premières du forfait. Admettons les choses telles qu’elles nous sont connues pour le moment, avec leur atrocité apparente ou réelle. Pour s’alimenter, le Philanthe prélève tribut sur le jabot de l’abeille. Ce point acquis, considérons de plus près la méthode du bandit. Il ne paralyse pas sa capture suivant les rites habituels des prédateurs ; il la tue. Pourquoi la tuer ? Si l’on n’a pas les yeux de l’entendement bouchés, la nécessité d’une mort foudroyante est claire comme le jour. Sans éventrer l’abeille, ce qui détériorerait le gibier quand la chasse est faite en vue des larves, sans recourir à l’extirpation sanglante du jabot, le Philanthe se propose d’obtenir la purée mielleuse. Il doit, par d’adroites manœuvres, des pressions bien conduites, faire rendre gorge, traire en quelque sorte. Admettons l’abeille frappée en arrière du corselet et paralysée. La voilà privée de locomotion, mais non de vitalité. L’appareil digestif, en particulier, conserve, ou peu s’en faut, ses normales énergies, comme le témoignent les déjections si fréquentes chez les proies paralysées tant que l’intestin n’est pas vide, comme le témoignent surtout les victimes du Sphex languedocien, impotentes que je sustentais autrefois, des quarante jours durant, avec de l’eau sucrée pour tisane. Allez donc, sans moyens thérapeutiques, sans vomitif spécial, solliciter un estomac en bon état de vider son contenu ! Celui de l’abeille, jalouse de son trésor, s’y prêtera moins qu’un autre. Paralysée, la bête est inerte ; mais il y a toujours en elle des énergies internes, des résistances organiques qui ne céderont pas aux pressions du manipulateur. En vain le Philanthe mordillera le col, comprimera les flancs : le miel ne remontera pas à la bouche tant qu’un reste de vie maintiendra clos le jabot.

 

Les choses changent d’aspect avec un cadavre. Le ressort se détend, le muscle se relâche, la résistance stomacale cesse, et le sac à miel se vide sous les poussées du détrousseur. On le voit : le Philanthe est dans l’obligation expresse de tuer d’une mort soudaine, qui abolisse à l’instant la tonicité des organes. Le coup foudroyant, où doit-il se porter ? Le tueur le sait mieux que nous quand il larde l’abeille sous le menton. Par l’étroit pertuis du col, les ganglions cérébraux sont atteints, et mort subite s’ensuit.

 

L’exposé de ces brigandages ne saurait suffire à ma désolante habitude de faire suivre chaque réponse obtenue d’un nouveau pourquoi, jusqu’à ce que se dresse la muraille de granit de l’incogniscible. Si le Philanthe est savant égorgeur d’abeilles et videur de jabots gonflés de miel, ce ne peut être uniquement pour lui ressource alimentaire, surtout lorsqu’il possède aussi bien que les autres le réfectoire des fleurs. Je ne peux accepter son talent atroce comme inspiré par la seule convoitise d’un régal aux dépens d’un estomac vidé. Quelque chose certainement nous échappe : le pourquoi du jabot tari. Un but avouable se cache peut-être derrière les horreurs racontées. Quel est-il ?

 

Chacun comprend dans quelle nébulosité flotte l’esprit de l’observateur au début de pareille question. Le lecteur a droit à des égards. Je lui épargnerai mes soupçons, mes tâtonnements, mes échecs, pour lui dire les résultats de ma longue enquête. Toute chose a son harmonique raison d’être. J’en suis trop persuadé pour croire que le Philanthe exerce ses profanations de cadavres uniquement pour satisfaire sa gloutonnerie. Où conduit le jabot vidé ? Ne pourrait-il se faire… Mais, oui… Qui sait ? après tout… Essayons dans cette voie.

 

Le premier soin des mères est le bien-être de la famille. Nous ne connaissons du Philanthe que les chasses de ripaille ; assistons aux chasses de maternité. Rien de plus simple que de distinguer les unes des autres. Quand l’insecte se propose quelques bonnes lippées sans plus, il abandonne dédaigneusement l’abeille après lui avoir curé le jabot. C’est pour lui résidu sans valeur, qui séchera sur place et sera disséqué par les fourmis. S’il se propose, au contraire, de la mettre en magasin comme provision de ses larves, il l’enlace des deux pattes intermédiaires, et, cheminant des quatre autres, tourne et retourne sur le bord de la cloche, à la recherche d’une issue pour prendre sa volée avec la proie. La piste circulaire reconnue infranchissable, il grimpe à la paroi, tenant cette fois l’abeille par les antennes avec les mandibules, se cramponnant des six pattes à la surface verticale et polie. Il gagne le haut de la cloche, séjourne un peu dans l’ampoule du bouton terminal, revient à terre, recommence ses circuits, ses escalades, et ne se décide à lâcher son abeille qu’après essai tenace de tous les moyens d’évasion. Cette persistance à garder entre les pattes l’encombrant fardeau dit assez que le gibier irait droit aux cellules si le Philanthe avait sa liberté.

 

Eh bien, ces abeilles destinées aux larves sont piquées sous le menton comme les autres ; elles sont de vrais cadavres ; elles sont manipulées, pressurées, taries de miel exactement comme les autres. Sous ces divers rapports, nulle différence entre la chasse pour l’alimentation des larves et la chasse pour le régal seul de la mère.

 

Comme les ennuis de la captivité pourraient bien être cause de quelques anomalies dans les actes, je devais m’informer de quelle façon les choses se passent en liberté. Au voisinage de quelques colonies de Philanthes, je me suis tenu aux aguets, plus longtemps peut-être que ne le méritait la question, déjà résolue par ce qui se passe sous cloche. Mes fastidieuses attentes de loin en loin étaient dédommagées. La plupart des chasseurs rentraient immédiatement chez eux, l’abeille sous le ventre ; quelques-uns s’arrêtaient sur les broussailles voisines ; et là, je les voyais mettre au pressoir la morte et lui faire expectorer le miel, avidement lapé. Après ces préparatifs, la pièce était emmagasinée. Tout doute est donc écarté : les provisions des larves sont au préalable soigneusement taries de leur miel.

 

Puisque nous sommes sur les lieux, prolongeons notre halte pour nous informer des us du Philanthe libre. Avec un service de proies mortes, devenues pourriture en peu de jours, le chasseur d’abeilles ne peut adopter la méthode de certains paralyseurs à gibier multiple, qui remplissent la cellule de vivres et complètent la ration avant de déposer l’œuf. Il lui faut la méthode des Bembex, dont la larve reçoit, par intervalles, la nourriture nécessaire à mesure qu’elle grandit. Les faits confirment ces déductions. Je qualifiais tout à l’heure de fastidieuses mes attentes au voisinage des colonies des Philanthes. Elles l’étaient, en effet, encore plus peut-être que celles dont m’affligeaient jadis les Bembex. Devant les terriers du Cerceris tuberculé et autres amateurs de charançons, devant ceux du Sphex à ailes jaunes, opérateur de grillons, la distraction est grande, vu le mouvement affairé de la bourgade. À peine rentrée chez elle, une mère sort, revient bientôt riche d’une autre proie, et repart pour la chasse. Le va-et-vient se répète par intervalles rapprochés, jusqu’à ce que le magasin soit comble.

 

Que les puits du Philanthe sont loin de pareille animation, même dans une colonie populeuse ! En vain mes affûts se prolongeaient des matinées entières ou des après-midi ; très rarement la mère que je venais de voir entrer avec une abeille ressortait pour une seconde expédition. Deux captures au plus par le même chasseur, c’est tout ce que j’ai pu voir dans mes longues séances. L’alimentation au jour le jour entraîne ces lenteurs. Une fois la famille munie d’une ration pour le moment suffisante, la mère suspend, jusqu’à nécessité, ses tournées de chasse et s’occupe de travaux de sape dans son ménage souterrain. Des cellules sont creusées, dont je vois les déblais remonter par poussées à la surface. Hors de là, nul signe d’activité, comme si le clapier était désert.

 

La visite des lieux n’est pas commode. Le puits descend à près d’un mètre de profondeur dans un sol compact, vertical ou horizontal. La bêche et le pic, manœuvrés par des mains plus vigoureuses, mais moins expertes que les miennes, sont indispensables ; aussi la conduite des fouilles est loin de me satisfaire en plein. À l’extrémité de cette longue galerie, dont ma paille conductrice désespère d’atteindre le bout, se rencontrent enfin les cellules, niches ovalaires à grand axe horizontal. Leur nombre et leur disposition d’ensemble m’échappent.

 

Les unes ont déjà le cocon, mince, translucide comme celui des Cerceris, et comme lui rappelant la forme de certaines fioles homéopathiques, à panse ovalaire surmontée d’un col graduel. Par l’extrémité de son goulot, que noircit et durcit une déjection de la larve, le cocon est fixé au fond de la cellule, sans aucun autre appui. On dirait une courte massue implantée par le bout du manche suivant l’axe horizontal de la niche. D’autres cellules possèdent la larve plus ou moins avancée. Le ver mâchonne la dernière pièce servie ; autour de lui gisent les reliefs des victuailles déjà consommées. D’autres enfin me montrent une abeille, une seule, encore intacte et portant un œuf déposé sur la poitrine. Voilà la première ration partielle ; les autres viendront à mesure que le ver grandira. Ainsi se confirment mes prévisions : à l’exemple des Bembex, tueurs de diptères, le Philanthe, tueur d’abeilles, dépose son œuf sur la première pièce emmagasinée, et complète, par intervalles, le repas de ses nourrissons.

 

La difficulté du gibier mort est levée ; reste cette autre d’incomparable intérêt : pour quel motif, avant d’être servies aux larves, les abeilles sont-elles d’abord dégorgées de leur miel ? J’ai dit et je répète que les tueries et les coups de pressoir du Philanthe ne peuvent avoir leur raison d’être et leur excuse dans les seules satisfactions de la goinfrerie. Dévaliser le travailleur de son butin, passe encore : cela se voit tous les jours ; mais l’égorger pour lui vider l’estomac, c’est trop fort. Et comme les abeilles mises en cave sont pressurées non moins bien que les autres, l’idée me vient qu’un bifteck assaisonné de confitures n’étant pas du goût de tout le monde, la proie farcie de miel pourrait bien être aussi mets déplaisant, malsain aux larves du Philanthe. Que doit faire le vermisseau quand, repu de sang et de chair, il trouve sous la mandibule le sac à miel de l’abeille ? quand surtout, de sa dent mâchant à l’aventure, il éventre le jabot et contamine de sirop sa pièce de venaison ? Lui, si délicat, se trouvera-t-il bien de cette mixture ? Le petit ogre passera-t-il sans répugnance du fumet faisandé d’un cadavre à l’arôme des fleurs ? Affirmer ou nier ne servirait de rien. Il faut voir. Voyons.

 

J’élève de jeunes larves de Philanthe, déjà grandelettes ; mais au lieu de leur fournir la proie extraite des terriers, je leur sers le gibier que je prends moi-même, gibier bien repu de nectar sur les romarins. Mes abeilles, tuées par l’écrasement de la tête, sont volontiers acceptées, et je ne vois rien d’abord qui réponde à mes soupçons. Puis mes nourrissons languissent, se montrent dédaigneux, donnent négligemment un coup de mandibule par-ci, par-là, et périssent enfin du premier au dernier à côté des vivres entamés. Tous mes essais échouent : je ne parviens pas une seule fois à conduire mes éducations jusqu’au tissage du cocon. Et cependant je ne suis pas novice dans les fonctions de père nourricier. Que d’élèves m’ont passé entre les mains, venus à point dans mes vieilles boîtes à sardines aussi bien que dans leurs terriers naturels ! Je n’abuserai pas de cet échec, que mes scrupules peuvent attribuer à autre chose. Peut-être l’atmosphère de mon cabinet et l’aridité du sable servant de couche ont mal impressionné le tendre épiderme de mes élèves, habitués aux tièdes moiteurs du sous-sol. Essayons donc une autre voie.

 

Décider d’une façon positive si le miel répugne ou non aux vers du Philanthe n’est guère praticable par le moyen que je viens de suivre. Les premières bouchées se font avec de la chair, et alors rien de particulier n’apparaît ; c’est le naturel régime. Plus tard se rencontre le miel, quand la pièce est largement entamée. Si des hésitations, des inappétences se manifestent à cette heure, elles sont trop tardives pour être concluantes : le malaise de la larve peut avoir d’autres causes, connues ou inconnues. Il conviendrait d’offrir le miel au ver dès le début, alors que l’éducation artificielle n’a pas encore compromis son appétit. Essayer le miel pur est fort inutile, bien entendu ; le carnivore, serait-il affamé, n’y toucherait jamais. La tartine est seule propice à mes desseins, la maigre tartine, c’est-à-dire l’abeille morte, que j’enduis légèrement, que je vernisse de miel avec un pinceau.

 

Dans ces conditions, dès les premières bouchées le problème est résolu. Le ver qui a mordu sur la proie miellée se retire rebuté, longtemps hésite, puis, pressé par la faim, recommence, essaye d’un côté, de l’autre, et finalement ne touche plus au mets. Quelques jours il dépérit sur ses victuailles presque intactes ; il meurt. Autant de soumis à ce régime, autant de perdus. Succombent-ils simplement d’inanition devant une nourriture insolite, qui répugne à leurs appétits, ou bien sont-ils intoxiqués par le peu de miel des bouchées du début ? Je ne saurais le dire. Toujours est-il que, poison ou mets répugnant, l’abeille convertie en tartine leur est fatale, résultat qui m’explique, mieux que les circonstances défavorables invoquées tantôt, mes insuccès avec l’abeille non dégorgée.

 

Ce refus de toucher au miel, malsain ou déplaisant, se rattache à des principes d’alimentation trop généraux pour être, chez le Philanthe, une exception gastronomique. Les autres larves carnivores, au moins dans la série des hyménoptères, doivent le partager. Essayons. La façon d’opérer reste la même. Aux larves, exhumées dans un état de moyenne grosseur pour éviter les défaillances du jeune âge, j’enlève les provisions naturelles, que je vernisse de miel pièce par pièce ; et, ce vernissage fait, je rends à chaque ver ses vivres. Un choix s’imposait, les premiers sujets venus ne pouvant convenir à mes expérimentations. Sont à refuser les larves nourries d’une pièce corpulente, unique, comme celles des Scolies. Le ver, en effet, attaque sa proie en un point déterminé, plonge la tête et le col dans le corps de la pièce, fouille savamment les entrailles pour conserver frais le gibier jusqu’à la fin du repas, et ne sort de la plaie qu’après épuisement du sac dermique.

 

Lui faire lâcher prise dans le but de confire au miel l’intérieur de la venaison, présentait double inconvénient : du même coup, je compromettais la sourde vitalité grâce à laquelle la putréfaction épargne la dévorée, et je troublais l’art délicat du dévorant, qui, dérangé de son filon, ne sait plus le retrouver et distinguer les morceaux licites des morceaux illicites. Le ver de la Scolie, consommant sa larve de cétoine, nous en a dit assez sur ce sujet dans mon précédent volume. Sont seules acceptables les larves servies d’un monceau de pièces de petit volume, attaquées sans art spécial, démembrées à l’aventure et consommées en brève séance. Parmi ces dernières, j’ai soumis à l’épreuve ce que le hasard m’a fourni : celles de divers Bembex, alimentées de diptères ; celles du Palare, dont le menu se compose d’hyménoptères extrêmement variés ; celles du Tachyte tarsier, pourvues de jeunes criquets ; celles de l’Odynère nidulateur, dotées de larves de chrysomèle ; celles du Cerceris des sables, riches d’une pincée de charançons. Consommations et consommateurs assez variés, on le voit. Eh bien, pour tous l’assaisonnement au miel s’est trouvé fatal. Empoisonnés ou rebutés, ils sont tous morts en quelques jours.

 

Résultat bien étrange ! Le miel, le nectar des fleurs, unique aliment de l’apiaire sous ses deux formes, unique ressource du prédateur sous la forme adulte, est pour le ver de ce dernier objet d’insurmontable dégoût, et probablement mets toxique. La transfiguration de la nymphose me surprend moins que cette inversion des appétits. Que se passe-t-il dans l’estomac de l’insecte pour que l’adulte recherche avec passion ce que refusait le jeune sous péril de mort ? Ce n’est pas ici débilité d’organisme ne supportant pas nourriture trop substantielle, trop dure, trop épicée. Le ver qui ronge la larve de cétoine, opulent morceau de boucherie ; le glouton qui broie sa brochette de criquets coriaces ; celui qui se repaît de venaison à la nitrobenzine, ont certes des gosiers peu difficiles, des estomacs complaisants. Et ces robustes mangeurs se laissent mourir de faim ou de troubles digestifs pour une gouttelette de sirop, nourriture légère entre toutes, propre aux faiblesses du jeune âge et régal d’ailleurs de l’adulte ! Quel abîme d’obscurité que l’estomac d’un misérable ver !

 

Ces recherches de gastronomie appelaient une contre-épreuve. La larve carnivore périt par le miel. Inversement, la larve mellivore périt-elle par la proie ? Ici des réserves sont à faire, comme au sujet des précédentes expérimentations. Ce serait courir au-devant d’un refus formel que de présenter une pincée de criquets aux larves de l’Anthophore et de l’Osmie, par exemple. L’animal nourri de miel ne mordrait pas là dedans. C’est fort inutile d’essayer. Il faut trouver l’équivalent de la tartine, c’est-à-dire servir à la larve son mets naturel avec mélange de nourriture animale. L’appoint de mes artifices sera l’albumine, telle que me la donne l’œuf de la poule, l’albumine, isomère de la fibrine, principe par excellence de toute proie.

 

D’autre part, l’Osmie tricorne se prête on ne peut mieux à mes desseins, à cause de son miel aride, en majeure partie formé de pollen farineux. Je pétris donc ce miel avec de l’albumine, dont je gradue la dose jusqu’à dépasser largement le poids de la farine. J’obtiens ainsi des pâtes à des degrés divers de consistance, mais toutes assez fermes pour supporter la larve sans péril d’immersion. Avec une mixture trop fluide, la mort par noyade serait à craindre. Enfin sur chacun de mes gâteaux albuminés j’installe une larve de moyen développement.

 

Le mets de mon invention ne déplaît pas, tant s’en faut. Les vers l’attaquent sans hésitation et le consomment avec toutes les apparences de l’habituel appétit. Les choses ne se passeraient pas mieux si la nourriture n’avait pas été modifiée par mes recettes culinaires. Tout y passe, même les morceaux où je craignais d’avoir exagéré l’albumine. Et, point de plus haute importance encore, les larves d’Osmie alimentées de cette manière atteignent leur grosseur normale et filent leurs cocons, d’où sortent, l’année suivante, les insectes adultes. En dépit du régime albuminé, le cycle de l’évolution s’achève sans encombre.

 

Que conclure de tout cela ? Mon embarras est grand. Omne vivum ex ovo, dit la physiologie. Tout animal est carnivore, en ses premiers débuts : il se forme, il se nourrit aux dépens de son œuf, où domine l’albumine. Le plus élevé, le mammifère, longtemps conserve ce régime : il a le lait maternel, riche en caséine, autre isomère de l’albumine. L’oisillon du granivore reçoit d’abord le vermisseau, mieux approprié aux délicatesses de son estomac ; beaucoup de nouveau-nés, parmi les moindres, immédiatement livrés à eux-mêmes, usent de nourriture animale. Ainsi se continue pour les uns et pour les autres l’alimentation originelle, qui permet de faire de la chair avec de la chair, du sang avec du sang, sans autre travail chimique que de simples retouches. L’âge venu, les robusticités stomacales acquises, s’adopte la nourriture végétale, de chimie plus laborieuse, mais d’acquisition plus aisée. Au lait succède le fourrage, au vermisseau le grain, à la proie du terrier le suc des fleurs.

 

Ainsi recevrait un commencement d’explication le double régime des hyménoptères à larves carnivores, la proie d’abord et puis le miel. Mais alors le point d’interrogation se déplace ; il se dressait ailleurs, il se redresse ici. Pourquoi l’Osmie, qui, larve, ne se trouve pas mal de l’albumine, est-elle nourrie de miel en ses débuts ? Pourquoi les apiaires, au sortir de l’œuf, ont-ils le régime végétal, lorsque les autres membres de la série ont le régime animal ?

 

Si j’étais transformiste, comme je triompherais de cette question ! Je dirais : oui, de par son germe, tout animal est originellement carnivore. L’insecte, en particulier, fait ses débuts avec des matériaux albuminoïdes. Beaucoup de larves conservent l’alimentation de l’œuf, beaucoup d’insectes adultes pareillement. Mais la lutte pour le ventre, qui est en somme la lutte pour la vie, exige mieux que les chances précaires de la chasse. L’homme, d’abord famélique pourchasseur de gibier, a rassemblé le troupeau et s’est fait pasteur afin de parer aux temps de disette. Un progrès plus grand lui a conseillé de gratter la terre et de lui confier la semence, qui lui donnera vivre assuré. L’évolution du défectueux au médiocre, du médiocre à l’abondant, a conduit aux ressources agricoles.

 

La bête nous a précédés dans cette voie progressive. Les ancêtres du Philanthe, aux antiques âges des terrains tertiaires lacustres, vivaient de proie sous leurs deux formes de larve et d’adulte ; ils chassaient aussi bien pour eux que pour la famille. Ils ne se bornaient pas à vider le jabot de l’abeille, comme le font leurs descendants aujourd’hui : ils dévoraient la morte. Du commencement à la fin, ils restaient carnivores. Plus tard, d’heureux initiateurs, dont la race a supplanté les retardataires, ont trouvé, sans lutte dangereuse, sans recherches pénibles, une nourriture inépuisable : l’exsudation sucrée des fleurs. Le régime coûteux de la proie, peu favorable à des populations nombreuses, a été maintenu pour les faibles larves ; mais l’adulte vigoureux s’en est déshabitué par raison de vie plus facile, plus prospère. Ainsi s’est formé graduellement le Philanthe de nos jours ; ainsi s’est acquis le double régime des divers prédateurs nos contemporains.

 

L’apiaire a fait mieux encore : dès l’issue de l’œuf, il s’est affranchi complètement des aliments d’acquisition chanceuse. Il a inventé le miel, nourriture des larves. Renonçant pour toujours à la chasse et devenant agricole exclusif, l’insecte acquiert un degré de prospérité physique et morale que sont loin de partager les prédateurs. De là les colonies si florissantes des Anthophores, des Osmies, des Eucères, des Halictes et autres fabricants de miel, lorsque les ravisseurs travaillent perdus dans l’isolement ; de là les sociétés où l’abeille déploie ses admirables aptitudes, suprême expression de l’instinct.

 

Voilà ce que je dirais si j’étais de l’école. Tout cela s’enchaîne, très logiquement se déduit, et se présente avec une certaine tournure de vraisemblance qu’on aimerait à trouver dans une foule d’arguments transformistes donnés comme irréfutables. Eh bien, je livre sans regret à qui les voudra mes aperçus déductifs ; je n’en crois pas un traître mot, et je confesse ma profonde ignorance sur les origines du double régime.

 

Où je vois plus clair, après toutes ces éludes, c’est dans la tactique du Philanthe. Témoin de ses féroces bombances, dont le vrai motif m’était inconnu, je lui prodiguais les épithètes les plus malsonnantes : assassin, bandit, forban, détrousseur de morts. L’ignorance est toujours mal embouchée ; qui ne sait pas a le verbe rudement affirmatif et l’interprétation maligne. Dessillé par les faits, je me hâte de faire amende honorable et de rendre au Philanthe mon estime. En tarissant le jabot de ses abeilles, la mère accomplit œuvre louable entre toutes : elle sauvegarde sa famille du poison. S’il lui arrive de tuer pour son compte et d’abandonner le cadavre après dégorgement, je n’ose lui en faire un crime. Quand l’habitude est prise de puiser au jabot de l’abeille pour le bon motif, la tentation est grande d’y revenir sans autre excuse que la faim. Et puis, qui sait ? Peut-être y a-t-il toujours dans ses chasses quelque arrière-pensée de gibier dont les larves profiteront. Quoique non suivie d’effet, l’intention excuse l’acte.

 

Je retire donc mes épithètes pour admirer et livrer à l’admiration d’autrui la maternelle logique de la bête. Le miel serait pernicieux aux larves. Comment la mère sait-elle que le sirop, son régal, est malsain aux jeunes ? À cette question, notre savoir n’a pas de réponse. Le miel, dis-je, mettrait les vers en péril. L’abeille sera donc dégorgée au préalable. – Le dégorgement doit se faire sans dilacérer la proie, que le nourrisson exige en état de fraîcheur ; et sur un paralytique l’opération est impraticable à cause des résistances stomacales. L’abeille sera donc tuée à fond au lieu d’être paralysée, sinon le miel ne viendrait pas. – La mort instantanée ne peut être obtenue que par la lésion du primordial centre de vie. Le dard s’adressera donc aux ganglions cervicaux ; foyer d’innervation qui tient le reste de l’organisme sous sa dépendance. – Pour les atteindre, une seule voie se présente : l’étroit pertuis du col. C’est donc là que l’aiguillon plongera, et c’est là qu’il plonge, en effet, sur un point d’un millimètre carré de superficie à peine. Supprimons un seul anneau de cet enchaînement serré, et le Philanthe nourri d’abeilles n’est plus possible.

 

Le miel fatal aux larves carnivores est un point de départ à riches conséquences. Divers ravisseurs alimentent leur famille avec des mellifères. Tels sont, à ma connaissance : le Philanthe couronné (P. coronatus, Fab.), qui garnit ses terriers de gros Halictes ; le Philanthe ravisseur (P. raptor, Lep.), qui chasse indifféremment tous les Halictes de petite taille, proportionnée à la sienne ; le Cerceris orné (C. ornata, Fab.), autre passionné d’Halictes ; le Palare (P. flavipes, Fab.), qui, par un étrange éclectisme, entasse dans ses cellules la majeure part de la gent hyménoptère n’excédant pas ses forces. Que doivent faire ces quatre chasseurs et les autres de mœurs pareilles avec leur gibier dont le jabot est plus ou moins gonflé de miel ? Ils doivent lui faire rendre gorge à l’exemple du Philanthe apivore, sinon leur famille péricliterait avec un mets miellé ; ils doivent manipuler l’apiaire mort, le pressurer, le tarir. Tout l’affirme. Je laisse à l’avenir le soin de mettre en leur jour ces éclatantes preuves de mon principe.

 

CHAPITRE XII

MÉTHODE DES AMMOPHILES


On peut différer d’appréciation sur le classement par ordre de valeur des petites trouvailles que l’entomologie me doit. Le zoologiste, enregistreur de formes, préférera l’hypermétamorphose des Méloïdes, l’évolution des Anthrax, le dimorphisme larvaire ; l’embryogéniste, scrutant les mystères de l’œuf, aura quelque estime pour mes études sur la ponte de l’Osmie ; le philosophe, qu’inquiète la nature de l’instinct, donnera la palme aux opérations des prédateurs. Je suis avec ce dernier. Sans hésiter, j’abandonnerais tout le reste de mon bagage entomologique pour cette trouvaille-là, d’ailleurs la première en date et celle dont les souvenirs me sont les plus chers. Nulle part n’éclate démonstration plus claire, plus éloquente, de la science infuse de l’instinct ; nulle part la théorie transformiste ne se bute à bloc d’ébranlement plus difficultueux.

 

Darwin, vrai connaisseur, ne s’y méprenait point. Il redoutait beaucoup le problème des instincts. Mes premiers résultats, en particulier, l’avaient laissé fort anxieux. S’il eût connu les tactiques de l’Ammophile hérissée, du Tachyte manticide, de Philanthe apivore, des Calicurgues et autres ravisseurs étudiés depuis, son anxiété serait devenue, je le crois, franc aveu d’impuissance à faire rentrer l’instinct dans le moule de sa formule. Hélas ! le philosophe de Down nous a quittés alors que le débat commençait à peine, avec expérimentations à l’appui, méthode supérieure à tous les arguments. Le peu que j’avais fait connaître à cette époque lui laissait encore quelque espoir d’explication. À ses yeux, l’instinct est toujours une habitude acquise. Les hyménoptères prédateurs ont d’abord tué leur proie en la frappant à l’aventure, çà et là, sur les parties les plus molles. Par degrés, ils ont trouvé le point où la piqûre est le plus efficace ; et l’habitude prise s’est changée en véritable instinct. Des passages d’un mode d’opérer à l’autre, des intermédiaires, suffisaient pour étayer ces vastes affirmations. Dans une lettre du 16 avril 1881, il prie M. Romanes d’examiner le problème.

 

« Je ne sais, dit-il, si vous voulez discuter dans votre livre sur l’Intelligence des animaux quelques-uns des instincts les plus compliqués et les plus merveilleux. C’est un travail ingrat, car il n’y a pas d’instincts à l’état fossile ; et le seul guide serait l’état de l’instinct dans d’autres membres du même ordre. Il ne reste donc que des probabilités. Mais si vous discutez quelques-uns de ces instincts, il me semble que vous ne pourriez prendre un point plus intéressant que celui des animaux qui paralysent leur proie, comme l’a décrit Fabre dans son étonnant mémoire des Annales des sciences naturelles, mémoire qu’il a depuis amplifié dans ses admirables Souvenirs. »

 

Je vous remercie, illustre maître, de vos expressions élogieuses, preuve du vif intérêt que vous preniez à mes études sur l’instinct, travail non ingrat, loin de là, quand on l’attaque comme il doit être attaqué : de front, par des faits, et non de biais, par des discussions. Les discussions ici n’ont rien à faire, si nous sommes désireux de nous maintenir dans la clarté. D’ailleurs où nous conduiraient-elles ? À évoquer les instincts des vieux âges, non conservés par la fossilisation ? Cet appel aux ténèbres du passé est fort inutile, si nous désirons des variétés d’instinct, conduisant par degrés, d’après vous, d’un instinct à l’autre ; le monde actuel nous en offre à souhait.

 

Chaque opérateur a sa méthode, son gibier, ses points d’attaque, son escrime ; mais au milieu de cette variété de talents domine, immuable, la parfaite concordance de la chirurgie avec l’organisation de la victime et les besoins de la larve. L’art de l’un ne nous expliquera pas l’art de l’autre, non moins précis dans la délicatesse de ses règles. À chacun sa tactique, ne supportant pas de noviciat. Nul, nous disent l’Ammophile, la Scolie, le Philanthe et les autres, nul ne laisse descendance s’il n’est, dès le début, l’habile paralyseur ou tueur d’aujourd’hui. L’à peu près est impraticable lorsque l’avenir de la race en dépend. Que serait devenu le mammifère premier-né sans l’instinct parfait de l’allaitement ?

 

Et puis, supposons l’impossible : un hyménoptère trouve par hasard la méthode opératoire qui sera l’apanage sauveur de sa race. Comment admettre que cet acte fortuit, auquel la mère n’a pas accordé plus d’attention qu’à ses autres essais moins heureux, puisse laisser trace profonde et se transmettre fidèlement par hérédité ? N’est-ce pas outrepasser le raisonnable, le peu de certain à nous connu, que d’accorder à l’atavisme cette étrange puissance, sans exemple dans le monde actuel ? Qu’il y aurait à dire sur ce compte, vénéré maître !Mais, encore une fois, les discussions ici ne sont pas de mise ; il n’y a place que pour les faits, dont je vais reprendre l’exposé.

 

Pour étudier le mode opératoire des prédateurs, je n’avais eu jusqu’ici qu’un moyen : surprendre l’insecte en possession de sa capture, lui soustraire sa proie et lui donner aussitôt en échange une proie pareille, mais vivante. Cette méthode de substitution est excellente. Son seul défaut, défaut très grave, est de subordonner l’observation à des chances très aléatoires. Le hasard est bien petit de rencontrer l’insecte traînant sa victime ; en second lieu, si brusquement la bonne fortune vous sourit, préoccupé d’autre chose, vous n’avez pas sous la main la pièce de substitution. Se munit-on par avance du gibier nécessaire, le chasseur fait défaut. On évite un écueil pour sombrer sur un autre. D’ailleurs, ces observations imprévues, faites parfois sur la voie publique, le pire des laboratoires, ne satisfont qu’à demi. Dans de rapides scènes, qu’il n’est pas en notre pouvoir de renouveler jusqu’à parfaite conviction, on craint toujours d’avoir mal vu, de n’avoir pas tout vu.

 

Une méthode dirigeable à notre gré présenterait de meilleures garanties, surtout dans les aises du chez soi, favorables à la précision. Je souhaitais donc voir travailler mes bêtes sur la table même où j’écris leur histoire. Là, bien peu de leurs secrets m’échapperaient. Mes souhaits dataient de loin. En mes débuts, j’avais fait quelques essais sous cloche avec le Cerceris tuberculé et le Sphex à ailes jaunes. Ni l’un ni l’autre ne répondit à mes désirs. Leur refus d’attaquer, qui son cléone, qui son grillon, me découragea dans cette voie. J’eus tort d’abandonner si tôt mes tentatives. Voici qu’en effet, bien longtemps après, l’idée me vient de mettre sous verre le Philanthe apivore, quelquefois surpris en plein air dans ses manipulations de dégorgeur. Le captif massacre ses abeilles avec un tel entrain, que le vieil espoir renaît plus vif que jamais. Je compte passer en revue tous les porteurs de stylet et faire dire à chacun sa tactique.

 

De ces ambitions il fallut largement rabattre. J’eus des succès et beaucoup plus d’insuccès. Disons les premiers. Ma volière est un ample dôme en toile métallique, reposant sur un lit de sable. Là je tiens en réserve les captures de mes chasses. Je les nourris de miel déposé par gouttelettes sur des épis de lavande, sur des capitules de chardon, de panicaut, d’échinops, suivant la saison. La plupart des captifs se trouvent bien de ce régime et ne paraissent guère affectés de leur internement ; d’autres en deux ou trois jours se laissent mourir de nostalgie. Ces désespérés-là me préparent presque toujours des échecs, vu la difficulté d’obtenir à bref délai la proie nécessaire.

 

Ce n’est pas, en effet, petit tracas que d’avoir à point nommé le gibier réclamé par le chasseur, capture récente de mon filet. Comme aides approvisionneurs, j’ai quelques jeunes écoliers qui, libres des ennuis du verbe conjugué, vont, au sortir de la classe, inspecter les pelouses et battre les buissons du voisinage à mon intention. Le gros sou, la pièce double, s’il vous plaît, stimule leur zèle ; mais que de mésaventures dans les résultats ! Aujourd’hui, c’est le grillon qu’il me faut. La bande part : au retour, nul grillon, mais de nombreuses éphippigères, que j’avais demandées l’avant-veille et dont je ne veux plus, mon Sphex languedocien étant mort. Surprise générale à ce revirement soudain du négoce. Mes petits étourdis ont du mal à comprendre que la bête, si précieuse il y a deux jours, soit maintenant de valeur nulle. Quand l’éphippigère aura de nouveau cours sur la place par les chances du filet, c’est le grillon qu’ils m’apporteront, le grillon dédaigné.

 

Pareil commerce ne pourrait tenir si de temps à autre quelque succès n’encourageait mes spéculateurs. À l’heure où d’urgentes nécessités amènent la hausse des prix, l’un m’apporte un superbe taon destiné au Bembex. Deux heures, au fort du soleil, il a fait le guet dans l’aire voisine pour attendre le buveur de sang et le capturer sur la croupe des mulets qui trottent en rond et foulent les gerbes. Ce vaillant aura le gros sou, plus la tartine de confitures. Un second, non moins heureux, a fait trouvaille d’une grosse araignée, l’épeire, que mes Pompiles attendent. Aux deux sous de ce fortuné s’adjoindra le complément d’une image. Ainsi s’entretient la main de mes pourvoyeurs, très insuffisante après tout, si je ne prenais à ma charge la majeure part de ces fastidieuses quêtes.

 

En possession de la proie voulue, je transvase le prédateur de mon entrepôt, la volière, sous une cloche de verre d’un à trois et quatre litres de capacité, suivant la taille et les allures des combattants ; j’introduis la victime dans le cirque ; j’expose la cloche aux rayons directs du soleil, condition sans laquelle le victimaire refuse ordinairement d’opérer ; je m’arme de patience et attends les événements.

 

Commençons par l’Ammophile hérissée, ma voisine. Chaque année, le mois d’avril venu, je la vois, assez nombreuse, très affairée sur les sentiers de mon enclos. J’assiste jusqu’en juin au creusement des terriers, à la recherche du ver gris, à la mise en cave des vivres. Sa tactique est la plus complexe que je connaisse et mérite, entre toutes, un examen approfondi. Capturer le savant vivisecteur, le lâcher pour le reprendre encore, m’est aisé pendant près d’un mois ; il travaille devant ma porte.

 

Reste l’acquisition du ver gris. Ici recommencent les déboires d’autrefois, quand, pour trouver une chenille, j’étais obligé de surveiller l’Ammophile en chasse et de m’en rapporter à ses indications, comme le chercheur de truffes s’en rapporte au flair de son chien. L’harmas patiemment exploré, une touffe de thym après l’autre, ne me fournit pas un seul ver. Mes rivales en recherches y trouvent à tout moment leur gibier ; je ne le peux une seule fois. Nouvelle occasion de m’incliner devant la supériorité de la bête dans la gérance de ses affaires. Ma bande d’écoliers se met en campagne aux environs. Rien, toujours rien. J’explore à mon tour le dehors, et pendant une dizaine de jours la conquête d’une chenille me tourmente au point de ne pas en dormir. Victoire, enfin ! Au pied d’un mur ensoleillé, sous les rosettes naissantes de la centaurée paniculée, je fais trouvaille assez abondante du précieux ver gris ou de son équivalent.

 

Voilà le ver et l’Ammophile en présence sous la cloche. Habituellement, l’attaque est assez prompte. La chenille est happée par la nuque avec les mandibules, amples tenailles courbes capables d’embrasser la majeure part du cylindre vivant. Contorsions de la bête saisie, qui parfois, d’un coup de croupe, envoie l’assaillant rouler à distance. L’autre ne s’en préoccupe pas et darde son aiguillon à trois rapides reprises dans le thorax, en commençant par le troisième anneau et finissant par le premier, où l’arme plonge avec plus d’insistance qu’ailleurs.

 

La chenille est alors lâchée. L’Ammophile trépigne sur place ; de ses tarses frémissants, elle tapote sur le carton, base d’appui de la cloche ; elle s’étale à plat, se traîne, se redresse, puis s’aplatit de nouveau. Les ailes ont des saccades convulsives. Par moments, l’insecte applique à terre les mandibules et le front, puis se guinde hautement sur les pattes d’arrière comme pour une culbute. Je vois là des manifestations d’allégresse. Nous nous frottons les mains dans la joie d’un succès ; l’Ammophile célèbre à sa façon son triomphe sur le monstre. Pendant cet accès de délire joyeux, que fait la blessée ? Elle ne chemine plus, mais toute la partie en arrière du thorax violemment se démène, se boucle, se déboucle quand l’Ammophile y pose la patte. Les mandibules s’ouvrent et se referment menaçantes.

 

Second acte. À la reprise de l’opération, la chenille est saisie par le dos. D’avant en arrière, par ordre, tous les segments sont piqués à la face ventrale, moins les trois du thorax opérés déjà. Tout grave péril est conjuré par les coups du premier acte ; aussi l’hyménoptère travaille-t-il maintenant sa pièce sans la hâte du début. Posément, avec méthode, il plonge sa lancette, la retire, choisit le point, le pique et recommence d’un anneau à l’autre, en ayant soin, chaque fois, de happer le dos un peu plus en arrière afin de mettre à la portée de l’aiguillon le segment qu’il s’agit de paralyser. Pour la seconde fois, la chenille est lâchée. Elle est inerte en plein, moins les mandibules, toujours aptes à mordre.

 

Troisième acte. De ses pattes, l’Ammophile enlace la paralysée ; de ses crocs mandibulaires, elle lui saisit la nuque, à la naissance du premier anneau thoracique. Pendant près de dix minutes, elle mâchonne ce point faible, immédiatement voisin des centres nerveux cérébraux. Les coups de tenailles sont brusques, mais espacés et méthodiques, comme si le manipulateur voulait juger chaque fois de l’effet produit ; ils se répètent jusqu’à lasser mes essais de dénombrement. Quand ils cessent, les mandibules de la chenille sont inertes. Vient alors le charroi de la pièce, détail hors de cause ici.

 

Je viens d’exposer le drame en son complet ensemble, tel qu’il se passe assez souvent, mais non toujours. L’animal n’est pas une machine, invariable dans l’effet de ses rouages ; une certaine latitude lui est laissée pour parer aux éventualités du moment. Qui s’attendrait à voir toujours les péripéties de la lutte se dérouler exactement comme je viens de le dire s’exposerait à des mécomptes. Des cas particuliers se présentent, nombreux même, plus ou moins en discordance avec la règle générale. Il convient de mentionner les principaux, afin de mettre en garde les futurs observateurs.

 

Il n’est pas rare que le premier acte, celui de la paralysie du thorax, se borne à deux coups de dard, au lieu de trois, et même à un seul, donné dans ce cas au segment antérieur. C’est la piqûre la plus importante de toutes, paraît-il, vu l’insistance que l’Ammophile met à la pratiquer. Serait-il déraisonnable de penser que l’opérateur, quand il pique tout d’abord le thorax, se propose de dompter sa capture et de mettre la chenille hors d’état de lui nuire, de le troubler même au moment de la délicate et longue chirurgie du second acte ? Cette idée me paraît fort admissible ; et alors, au lieu de trois coups de stylet, pourquoi pas deux coups seulement, pourquoi pas un seul, si cela doit provisoirement suffire ? Le degré de vigueur de la chenille doit être pris en considération. Quoi qu’il en soit, les segments thoraciques épargnés dans le premier acte sont poignardés dans le second. J’ai vu même parfois les trois anneaux du thorax piqués à deux reprises : au début de l’attaque, et puis quand l’hyménoptère revient à la proie domptée.

 

Les trépignements de triomphe de l’Ammophile dans le voisinage de la blessée qui se contorsionne, souffrent aussi des exceptions. Parfois, sans lâcher un instant sa victime, l’insecte passe du thorax aux anneaux suivants et complète son opération en une seule séance. L’entr’acte d’allégresse n’a pas lieu ; les convulsions d’ailes, les poses de culbute, sont supprimées.

 

La règle est la paralysie de tous les segments, par ordre, d’avant en arrière, tant qu’il y en a, même l’anal, s’il est pédigère. Une exception assez fréquente épargne les deux ou trois derniers. Une autre exception très rare, au contraire, et dont je n’ai recueilli qu’un seul exemple, consiste dans l’inversion des coups de dard du second acte, coups donnés d’arrière en avant. La chenille est alors saisie par son extrémité postérieure, et l’Ammophile, progressant vers la tête, pique à rebours, du segment qui suit à celui qui précède, y compris le thorax déjà poignardé. Dans ce renversement de la manœuvre volontiers je verrais une distraction de la bête. Distraction ou non, la méthode inverse a le même résultat final que la méthode directe : la paralysie de tous les anneaux.

 

Enfin la compression de la nuque sous les tenailles mandibulaires, le mâchonnement du point faible entre la base du crâne et le premier anneau du thorax, tantôt se pratique et tantôt est négligé. Si les crocs de la chenille s’ouvrent et menacent, l’Ammophile les apaise en mordant la nuque ; si la torpeur déjà les gagne, l’insecte s’abstient. Sans être indispensable, cette opération vient en aide au moment du charroi. La chenille, pièce trop lourde pour être emportée au vol, est traînée, la tête en avant, entre les pattes de l’Ammophile. Si les mandibules fonctionnent, la moindre maladresse peut les rendre dangereuses pour le voiturier, exposé sans défense à leurs coups.

 

D’ailleurs, en route, des fourrés de gazon sont traversés, dont le ver gris peut saisir un brin pour résister désespérément à la traction. Ce n’est pas tout. L’Ammophile ne s’occupe généralement du terrier, ou du moins ne le perfectionne qu’après avoir capturé sa chenille. Pendant le travail de mine, le gibier est déposé en haut lieu, à l’abri des fourmis, sur quelque touffe de gazon, sur les ramilles d’un arbuste, où de temps à autre le chasseur, quittant le forage du puits, accourt et s’informe si la pièce de venaison est toujours là. C’est pour lui un moyen de se rafraîchir la mémoire du lieu de dépôt, souvent assez distant du terrier, et de tenir en respect les entreprises des larrons. Quand vient le moment d’extraire le gibier de la cachette, la difficulté serait insurmontable si le ver, mordant à pleines mandibules dans la broussaille, s’y maintenait ancré. L’inertie des robustes crocs, unique moyen de résistance de la paralysée, s’impose donc pendant le charroi. L’Ammophile l’obtient par la compression des ganglions cérébraux, en mordillant la nuque. Cette inertie est provisoire ; elle se dissipe tôt ou tard ; mais alors la pièce est en cellule, et l’œuf, prudemment déposé à distance, sur la poitrine du ver, n’a rien à craindre des crocs. Nulle comparaison n’est permise entre les méthodiques coups de tenailles de l’Ammophile engourdissant les centres nerveux céphaliques, et les brutales manipulations du Philanthe vidant le jabot de son abeille. Le chasseur de vers gris provoque la torpeur provisoire des mandibules ; le ravisseur d’abeilles fait expectorer le miel. Avec la moindre clairvoyance, nul ne confondra les deux opérations.

 

Pour le moment n’insistons pas davantage sur la méthode de l’Ammophile hérissée, et voyons comment se comportent ses congénères. Après de longs refus, l’Ammophile des sables (A. sabulosa, Fab.), expérimentée en septembre, a fini par accepter la proie offerte, une vigoureuse chenille de la grosseur d’un crayon. Le mode chirurgical n’a pas différé de celui de l’Ammophile hérissée quand elle opère son ver gris en une seule séance. Tous les anneaux, moins les trois derniers, ont été piqués d’avant en arrière à partir du prothorax. Ce succès unique, à méthode simplifiée, me laisse ignorant des manœuvres accessoires qui, je n’en doute pas, doivent rappeler à peu près celles de la précédente espèce.

 

Ces manœuvres de second ordre, non encore constatées, trépignements de triomphe et compressions de la nuque, je les admets d’autant plus volontiers que je les vois pratiquer sur les chenilles arpenteuses, si différentes des autres en structure externe, exactement comme je viens de le dire au sujet du ver gris, de conformation ordinaire. Deux espèces, l’Ammophile soyeuse (A. holosericea, Fab.) et l’Ammophile de Jules[2], affectionnent cet étrange gibier, qui chemine par enjambées de compas. La première, fréquemment renouvelée sous cloche pendant la majeure partie du mois d’août, a toujours refusé mes offres ; la seconde, sa contemporaine, les a promptement acceptées, au contraire.

 

Je présente à l’Ammophile de Jules une arpenteuse fluette et brunâtre que je capture sur le jasmin. L’attaque ne tarde pas. La chenille est happée par la nuque. Vives contorsions de l’assaillie, qui roule et entraîne l’agresseur, tantôt dessus, tantôt dessous dans la lutte. Le thorax est d’abord piqué sur ses trois anneaux, d’arrière en avant. Le dard insiste plus qu’ailleurs au voisinage du col, sur le premier segment. Cela fait, l’Ammophile lâche sa victime et se met à trépigner des tarses, à se lustrer les ailes, à s’étirer. J’assiste de derechef à des poses de culbute, le front appliqué sur le sol, l’arrière du corps soulevé. Sa mimique de triomphe est celle du chasseur de vers gris. Puis l’arpenteuse est reprise. Malgré ses contorsions, que n’ont point affaiblies les trois blessures du thorax, elle est piquée, d’avant en arrière, sur chaque segment encore indemne, tant qu’il y en a, pédigère ou non. Je m’attendais à voir le dard s’abstenir plus ou moins dans le long intervalle qui sépare les vraies pattes de l’avant des fausses pattes de l’arrière ; des anneaux sans organes de défense et de locomotion ne me semblaient pas mériter scrupuleuse chirurgie. Je me trompais : aucun segment de l’arpenteuse n’est épargné, pas même les derniers. Il est vrai que ceux-ci, éminemment aptes à saisir avec leurs fausses pattes, seraient plus tard dangereux si l’insecte les négligeait.

 

Je remarque en outre que l’aiguillon agit avec plus de prestesse dans la seconde partie de l’opération que dans la première, soit parce que la chenille, à demi domptée par la triple blessure du début, facilite l’accès du dard, soit parce que les anneaux éloignés de la tête sont rendus inoffensifs avec moindre instillation de venin. Nulle part ne se renouvelle le soin mis à la paralysie du thorax, et encore moins l’insistance accordée au premier segment. À la reprise de son arpenteuse, après l’entr’acte consacré aux joies du succès, l’Ammophile poignarde si vite, qu’une fois je l’ai vue dans l’obligation de recommencer. Piquée à la légère, tout de son long, la victime se démène encore. Sans hésiter, le praticien dégaine son bistouri pour la seconde fois et opère de nouveau l’arpenteuse, à l’exception du thorax, suffisamment anesthésié. Ce coup-ci, les choses sont en règle : plus de mouvement.

 

Après le stylet manquent rarement d’intervenir les crocs mandibulaires, longs et courbes, qui mordillent le col de la paralysée, tantôt en dessous, tantôt en dessus. C’est la répétition de ce que nous a montré l’Ammophile hérissée : mêmes coups de tenailles brusques, espacés par des intervalles assez longs. Ces temps d’arrêt, ces morsures dosées et la pose attentive de la bête ont toutes les apparences de nous dire que l’opérateur s’informe de l’effet produit avant de donner nouveau coup de pinces.

 

On voit combien est précieux le témoignage de l’Ammophile de Jules : il nous dit que les sacrificateurs des chenilles arpenteuses et ceux des chenilles ordinaires suivent exactement la même méthode ; que des proies fort disparates de structure externe ne modifient point les manœuvres opératoires tant que l’organisation interne se maintient la même. Le nombre, l’arrangement, le degré d’indépendance mutuelle des centres nerveux, guident l’aiguillon ; l’anatomie du gibier, bien plus que la forme, régit la tactique du chasseur.

 

Que je cite, avant d’en finir, un exemple superbe de ce merveilleux discernement anatomique. J’ai pris entre les pattes d’une Ammophile hérissée qui venait de la paralyser, une chenille de Dicranura vinula. Quelle étrange capture en regard de l’ordinaire chenille ! Rengorgée à gros plis sous sa cravate rose, l’avant soulevé en posture de sphinx, l’arrière mouvant d’une oscillation lente deux longs filets caudaux, la singulière bête n’est pas une chenille pour l’écolier qui me l’apporte, ni pour l’homme qui la rencontre en coupant son fagot d’osiers ; elle est une chenille pour l’Ammophile, qui la traite en conséquence. J’explore avec la pointe d’une aiguille les segments de la bizarre créature. Tous sont insensibles. Tous ont donc été piqués.

 

CHAPITRE XIII

MÉTHODE DES SCOLIES


Après les Ammophiles, paralyseurs qui multiplient leurs coups de lancette pour abolir l’influence des divers centres d’innervation, ceux de la tête exceptés, il convenait d’en interroger d’autres, faisant usage eux aussi d’une proie nue, vulnérable en tout point sauf le crâne, mais ne donnant qu’un seul coup de dard. De ces deux conditions, les Scolies en remplissaient une, avec leur gibier réglementaire, larve molle de Cétoine, d’Orycte, d’Anoxie, suivant l’espèce. Remplissaient-elles la seconde ? J’en étais convaincu d’avance. D’après l’anatomie des victimes, à système nerveux concentré, je prévoyais, dans mon histoire des Scolies, que le dard n’était dégainé qu’une seule fois ; je précisais même le point où l’arme devait plonger.

 

C’étaient là des affirmations dictées par le scalpel de l’anatomiste, sans la moindre preuve directe venue de faits observés. Des manœuvres accomplies sous terre échappaient aux regards et me paraissaient devoir toujours y échapper. Comment espérer, en effet, qu’un animal dont l’art s’exerce dans l’obscurité d’un amas de terreau se décidera à travailler en pleine lumière ? Je n’y comptais pas du tout. Par acquit de conscience, j’essayai néanmoins de mettre, sous cloche, la Scolie en rapport avec sa proie. Bien m’en prit, car le succès fut en raison inverse de mes espérances. Après le Philanthe, nul prédateur n’a montré tel entrain à l’attaque dans des conditions artificielles. Toutes les expérimentées, qui plus tôt, qui plus tard, me dédommagèrent de ma patience. Voyons à l’œuvre la Scolie à deux bandes (Scolia bifasciata, Van der Lind.) opérant sa larve de Cétoine.

 

La larve incarcérée cherche à fuir sa terrible voisine. Renversée sur le dos, âprement elle chemine, fait et refait le tour du cirque en verre. Bientôt l’attention de la Scolie s’éveille et se traduit par de continuels tapotements du bout des antennes contre la table, qui représente maintenant le sol habituel. L’hyménoptère court sus au gibier, et fait l’assaut de la monstrueuse pièce par le bout postérieur. Il monte sur la Cétoine, s’aidant de l’extrémité abdominale comme point d’appui. L’assaillie ne chemine que plus vite sur le dos, sans se rouler en posture de défense. La Scolie gagne la partie antérieure, avec des chutes, des accidents très variables suivant le degré de tolérance de la larve, provisoire monture. De ses mandibules, elle pince un point du thorax, à la face supérieure ; elle se met en travers de la bête, se recourbe en arc et s’efforce d’atteindre du bout du ventre la région où le dard doit plonger. L’arc est un peu court pour embrasser presque en entier le circuit de la corpulente proie ; aussi, longuement recommencent les essais et les efforts. L’extrémité de l’abdomen s’exténue en tentatives, s’applique ici, puis là, puis ailleurs, et ne s’arrête nulle part encore. Cette recherche tenace démontre à elle seule l’importance que le paralyseur attache au point où son bistouri doit pénétrer.

 

Cependant la larve continue de cheminer sur le dos. Brusquement elle se boucle ; d’un coup de tête, elle projette à distance l’ennemi. Non découragé par tous ses échecs, l’hyménoptère se relève, se brosse les ailes, et recommence l’assaut du colosse, presque toujours en grimpant sur la larve par l’extrémité postérieure. Enfin, après tant d’essais infructueux, la Scolie parvient à gagner la position convenable. Elle est placée en travers de la Cétoine ; les mandibules tiennent happé un point du thorax à la face dorsale ; le corps, recourbé en arc, passe au-dessous de la larve et atteint du bout du ventre le voisinage du col. Mise en grave péril, la Cétoine se contorsionne, se boucle, se déboucle, tourne sur elle-même. La Scolie laisse faire. Tenant bien la victime enlacée, elle tourne avec elle, se laisse entraîner, dessus, dessous, de côté, au gré des contorsions. Son acharnement est tel, que je peux alors enlever la cloche et suivre à découvert les détails du drame.

 

Bref, en dépit du tumulte, le bout du ventre de la Scolie sent que le point convenable est trouvé. Alors, et seulement alors, le dard est dégainé. Il plonge. C’est fait. La larve, d’abord active et turgide, brusquement devient inerte et flasque. Elle est paralysée. Désormais plus de mouvements, sauf dans les antennes et les pièces de la bouche, qui longtemps encore affirmeront un reste de vie. Le point blessé n’a jamais varié dans la série des luttes sous cloche : il occupe le milieu de la ligne de démarcation entre le prothorax et le mésothorax, à la face ventrale. Remarquons que les Cerceris, opérateurs de charançons, à chaîne nerveuse concentrée comme celle de la larve de Cétoine, plongent le dard au même point. La parité d’organisation nerveuse détermine parité de méthode. Remarquons aussi que l’aiguillon de la Scolie séjourne quelque temps dans la plaie et fouille avec une persistance prononcée. À voir les mouvements du bout de l’abdomen, on dirait bien que l’arme explore, choisit. Libre de se diriger d’un côté comme de l’autre dans d’étroites limites, la pointe, très probablement, recherche la petite masse nerveuse qu’il faut piquer ou du moins arroser de venin pour obtenir paralysie foudroyante.

 

Je ne terminerai pas le procès-verbal du duel sans relater quelques autres faits, d’importance moindre. La Scolie à deux bandes est un ardent persécuteur de la Cétoine. En une séance, la même mère poignarde coup sur coup trois larves sous mes yeux. Elle refuse la quatrième, peut-être par fatigue, épuisement de l’ampoule à venin. Son refus est momentané. Le lendemain, elle recommence et paralyse deux vers ; le surlendemain encore, mais avec un zèle de jour en jour décroissant.

 

Les autres prédateurs à lointaines expéditions de chasse, enlacent, traînent, véhiculent chacun à sa manière la proie rendue inerte, et, chargés de leur fardeau, essayent longtemps de s’évader de la cloche et de gagner le terrier. Découragés par de vaines tentatives, enfin ils l’abandonnent. La Scolie ne déplace pas son gibier, qui gît indéfiniment sur le dos aux lieux mêmes du sacrifice. Sa dague retirée de la blessure, elle laisse là sa victime et va voleter contre la paroi de la cloche, sans autrement s’en préoccuper. Au sein du terreau, dans les conditions normales, les choses doivent se passer de façon pareille. La pièce paralysée n’est pas transportée ailleurs, en caveau spécial ; où s’est passée la lutte, elle reçoit, sur son ventre étalé, l’œuf d’où proviendra le consommateur du succulent lardon. Ainsi sont épargnés les frais d’un domicile. Il va de soi que sous la cloche la ponte n’a pas lieu : la mère est trop prudente pour livrer son œuf aux périls de l’air libre.

 

Pourquoi donc, reconnaissant l’absence de l’abri sous terre, la Scolie pourchasse-t-elle sans utilité la Cétoine, avec l’ardeur effrénée du Philanthe courant sus à l’Abeille ? Ce dernier nous explique par sa passion du miel les meurtres perpétrés en dehors des besoins de la famille. La Scolie nous laisse perplexes : elle ne retire rien de la Cétoine, abandonnée sans œuf ; elle poignarde, n’ignorant pas l’inutilité de son acte : l’amas de terreau manque, et le transport du gibier n’est pas dans ses usages. Les autres prisonniers au moins, une fois le coup fait, cherchent à s’évader, la capture entre les pattes ; la Scolie ne tente rien.

 

Réflexion faite, j’englobe dans mes soupçons tous ces savants chirurgiens, et je me demande s’ils ont la moindre prévision concernant l’œuf. Quand ils ont, exténués de leur charge, reconnu l’impossibilité de l’évasion, les plus experts devraient ne pas recommencer, et ils recommencent quelques minutes après. Ces merveilleux anatomistes ne savent rien de rien, pas même à quoi serviront leurs opérés. Artistes supérieurs en tuerie, en paralysie, ils tuent, ils paralysent quand l’occasion est bonne, n’importe le résultat final en vue de l’œuf. Leur talent, qui laisse notre savoir confondu, n’a pas ombre de conscience de l’œuvre accomplie.

 

Un second détail me frappe : c’est l’acharnement de la Scolie. J’ai vu la lutte se prolonger un gros quart d’heure avec des alternatives fréquentes de succès et de revers, avant que l’hyménoptère eût gagné la position requise, et atteint du bout du ventre le point où doit pénétrer l’aiguillon. Pendant ses assauts, repris aussitôt que repoussés, l’agresseur applique maintes fois l’extrémité de l’abdomen contre la larve, mais sans dégainer, ce dont je m’apercevrais au tressaillement de la bête endolorie par la piqûre. La Scolie ne pique donc nulle part la Cétoine tant que ne se présente sous l’arme le point désiré. Si des blessures ne sont pas faites ailleurs, cela ne tient en aucune manière à l’organisation de la larve, molle et pénétrable de partout, moins le crâne. Le point que recherche l’aiguillon n’est pas moins bien protégé que les autres par l’enveloppe dermique.

 

Dans la lutte, la Scolie, courbée en arc, est parfois saisie dans l’étau de la Cétoine qui se contracte et se boucle avec force. Insoucieux du brutal enlacement, l’hyménoptère ne lâche point prise, tant des crocs que du bout ventral. C’est alors, entre les deux bêtes enlacées, un tournoiement confus, qui dessus, qui dessous. Quand elle parvient à se débarrasser de son ennemi, la larve se déroule de nouveau, s’étale et se met à cheminer sur le dos avec toute la hâte possible. Ses ruses défensives n’en savent pas plus long. Jadis, n’ayant pas encore vu, et prenant pour guide des probabilités, je lui accordais volontiers la ruse du hérisson, qui se roule en boule et nargue le chien. Pelotonnée sur elle-même, avec une énergie que mes doigts ont quelque peine à vaincre, elle narguerait à son tour la Scolie, impuissante à la dérouler et dédaigneuse de tout point qui n’est pas celui d’élection. Je lui souhaitais, je lui croyais ce moyen de défense, efficace et très simple. J’avais trop présumé de son ingéniosité. Au lieu d’imiter le hérisson et de se maintenir contractée, elle fuit le ventre en l’air ; sottement, elle prend juste la posture qui permet à la Scolie de monter à l’assaut et d’atteindre le point du coup fatal. L’imbécile bête me rappelle l’abeille étourdie, qui vient se jeter entre les pattes du Philanthe. Encore une que la lutte pour la vie n’a pas endoctrinée.

 

Passons à d’autres. Je viens de faire capture d’une Scolie interrompue (Colpa interrupta, Latr.) explorant les sables, sans doute en quête de son gibier. Il s’agit de l’utiliser le plus tôt possible, avant que ses ardeurs ne se refroidissent par les ennuis de la captivité. Je connais sa proie, la larve de l’Anoxie australe ; je sais, d’après mes vieilles fouilles, les points aimés du ver : les dunes accumulées par le vent au pied des romarins, sur les pentes des collines voisines. La trouver sera rude besogne, car rien de plus rare que le commun s’il faut l’obtenir à l’instant. Je fais appel à l’aide de mon père, vieillard de quatre-vingt-dix ans, toujours droit comme un I. Par un soleil à cuire un œuf, nous partons, la pelle du terrassier et le luchet à trois dents sur l’épaule. Alternant nos débiles forces, nous ouvrons une tranchée dans le sable où j’espère trouver l’Anoxie. Mon espoir n’est pas déçu. À la sueur du front, c’est le cas ou jamais de le dire, après avoir remué et tamisé entre les doigts deux mètres cubes au moins de sol aréneux, je suis en possession de deux larves. Si je n’en avais pas voulu, j’en aurais exhumé par poignées. Ma maigre et coûteuse récolte suffit pour le moment. Demain j’enverrai des bras plus vigoureux continuer les fouilles.

 

Et maintenant, dédommageons-nous de nos peines par le drame sous cloche. Lourde, gauche d’allures, la Scolie fait lentement le tour du cirque. À la vue du gibier, son attention s’éveille. La lutte s’annonce par les mêmes préparatifs que nous a montrés la Scolie à deux bandes : l’hyménoptère se lustre les ailes et tapote la table du bout des antennes. Et hardi ! L’attaque commence. Inhabile à se déplacer sur un plan à cause de ses pattes trop faibles et trop courtes, dépourvu d’ailleurs de l’originale locomotion de la Cétoine sur le dos, le ver pansu ne songe pas à fuir ; il s’enroule. La Scolie, de ses fortes tenailles, lui happe la peau, tantôt ici, tantôt ailleurs. Bouclée en arc dont les deux extrémités se rejoignent presque, elle s’efforce d’introduire le bout du ventre dans l’embouchure étroite de la volute que forme la larve. La lutte est calme, sans coup de force aux accidents variés. C’est la tentative obstinée d’un anneau vivant fendu qui cherche à glisser l’un de ses bouts dans un autre anneau vivant et fendu, d’égale obstination à se maintenir fermé. Des pattes et des mandibules la Scolie assujettit la pièce ; elle essaye sur un flanc, puis sur l’autre, sans parvenir à dérouler le tore, qui se contracte davantage à mesure qu’il se sent plus en danger. Les circonstances actuelles rendent l’opération difficile : la proie glisse et roule sur la table quand l’insecte trop vivement la travaille ; les points d’appui manquent et le dard ne peut atteindre le point désiré ; plus d’une heure, les vains essais se poursuivent, entrecoupés de repos, pendant lesquels les deux adversaires figurent deux anneaux étroits enlacés l’un dans l’autre.

 

Que faudrait-il à la robuste larve de Cétoine pour braver la Scolie à deux bandes, bien moins vigoureuse que sa victime ? Imiter celle de l’Anoxie et garder, jusqu’à retraite de l’ennemi, l’enroulement de hérisson. Elle veut fuir, se déroule, et c’est sa perte. L’autre ne bouge de sa posture défensive et résiste avec succès. Est-ce prudence acquise ? Non, mais impossibilité de faire autrement sur la surface lisse d’une table. Lourde, obèse, faible de pattes, recourbée en crochet à la façon du vulgaire ver blanc, la larve de l’Anoxie ne peut se déplacer sur une surface unie ; péniblement, elle s’y démène, couchée sur le flanc. Il lui faut le sol meuble où, s’aidant des mandibules pour soc, elle creuse et s’enfonce.

 

Essayons si le sable abrégera la lutte, dont je n’entrevois pas encore la fin après plus d’une heure d’attente. Je poudre légèrement le cirque. L’attaque reprend de plus belle. La larve, qui sent le sable, sa demeure, veut se dérober elle aussi, l’imprudente. Je me le disais bien que son tore opiniâtre n’était pas prudence acquise, mais nécessité du moment. La rude expérience des infortunes passées ne lui a pas encore appris quel précieux avantage elle retirerait de sa volute maintenue fermée tant qu’il y a péril. Du reste, sur l’appui résistant de ma table, toutes ne sont pas aussi précautionnées. Les plus grosses paraissent même ignorer ce qu’elles savaient si bien dans le jeune âge : l’art défensif par l’enroulement.

 

Je reprends mon récit avec un gibier de belle taille, moins exposé à glisser sous les poussées de la Scolie. Assaillie, la larve ne se convolute pas, ne se contracte pas en anneau, ainsi que le faisait la précédente, jeune et de moitié moindre. Elle s’agite gauchement, couchée sur le côté, à demi ouverte. Pour toute défense, elle se contorsionne ; elle ouvre, ferme, rouvre ses grands crocs mandibulaires. La Scolie la happe au hasard, l’enlace de ses pattes rudement hirsutes, et près d’un quart d’heure s’escrime sur le riche lardon. Enfin, après des démêlés peu tumultueux, la position favorable acquise et l’instant propice venu, l’aiguillon s’implante dans le thorax de la bête, en un point central, sous le cou, au niveau des pattes antérieures. L’effet est instantané : inertie totale, sauf dans les appendices de la tête, antennes et pièces de la bouche. Mêmes résultats, même piqûre en un point précis, invariable, avec mes divers opérateurs, que renouvelait de temps à autre quelque riche coup de filet.

 

Disons, en terminant, que l’attaque de la Scolie interrompue est bien moins ardente que celle de la Scolie à deux bandes. L’hyménoptère, rude fouisseur des sables, a la marche lourde, les mouvements raides, presque automatiques. Il ne renouvelle pas aisément son coup de stylet. La plupart de mes expérimentés ont refusé une seconde victime, le lendemain et le surlendemain de leurs exploits. Comme somnolents, ils ne s’agitaient qu’excités par mes tracasseries avec un bout de paille. Plus agile, plus passionnée de chasse, la Scolie à deux bandes ne dégaine pas non plus toutes les fois qu’on l’y invite. Il y a pour tous ces vénateurs des moments d’inaction que ne parvient pas à troubler la présence d’une proie nouvelle.

 

Les Scolies ne m’en ont pas appris davantage, faute de sujets appartenant à d’autres espèces. N’importe : les résultats acquis ne sont pas, pour mes idées, petit triomphe. Avant d’avoir vu les Scolies opérer, j’avais dit, guidé par la seule anatomie des victimes, que les larves de Cétoine, d’Anoxie, d’Orycte, doivent être paralysées d’un seul coup d’aiguillon ; j’avais même précisé le point où le dard doit frapper, point central, au voisinage immédiat des pattes antérieures. Des trois genres de sacrificateurs, deux m’ont fait assister à leur chirurgie, que le troisième ne démentira pas, j’en suis certain. Pour les deux, un seul coup de lancette ; pour les deux, inoculation du venin au point déterminé d’avance. Un calculateur d’observatoire ne prédit pas mieux la position de sa planète. Une idée a fait ses preuves quand elle arrive à cette prévision mathématique de l’avenir, à cette sûre connaissance de l’inconnu. Quand donc les prôneurs du hasard obtiendront-ils semblable succès ? L’ordre appelle l’ordre, et le hasard n’a pas de règle.

 

CHAPITRE XIV

MÉTHODE DES CALICURGUES


Les proies non cuirassées, pénétrables au dard sur la presque totalité du corps, chenilles ordinaires et chenilles arpenteuses, larves de Cétoine et d’Anoxie, dont les seuls moyens de défense, les mandibules à part, consistent en des enroulements et des contorsions, appelaient sous ma cloche une autre victime, l’araignée, presque aussi mal protégée, mais armée de redoutables crochets à venin. De quelle façon, en particulier, s’y prend le Calicurgue annelé pour opérer la Tarentule à ventre noir, la terrible Lycose, qui d’une seule morsure occit taupe et moineau et met l’homme en péril ? Comment l’audacieux Pompile maîtrise-t-il un adversaire plus vigoureux que lui, mieux doué en virulence de venin et capable de faire repas de son assaillant ? Parmi les prédateurs, aucun n’affronte des luttes aussi disproportionnées, où les apparences feraient de l’agresseur la proie, et de la proie l’agresseur.

 

Le problème méritait étude patiente. J’entrevoyais bien, d’après l’organisation de l’araignée, un simple coup de dard vers le centre du thorax ; mais cela ne m’expliquait pas la victoire de l’hyménoptère, sortant sain et sauf de sa prise de corps avec un tel gibier. Il fallait voir. La difficulté principale est la rareté du Calicurgue. Obtenir la Tarentule au moment voulu m’est aisé : la partie du plateau de mon voisinage laissée encore inculte par les planteurs de vigne, m’en fournit autant qu’il est nécessaire. Capturer le Pompile, c’est autre chose. Je compte si peu sur lui, que des recherches spéciales sont jugées inutiles. Le rechercher serait peut-être le moyen de ne pas le trouver. Rapportons-nous-en aux chances de l’éventuel. L’aurai-je, ne l’aurai-je pas ?

 

Je l’ai. À l’improviste, j’en prends un sur les fleurs. Le lendemain, je m’approvisionne d’une demi-douzaine de Tarentules. Peut-être pourrai-je les utiliser l’une après l’autre en des duels répétés. À mon retour de l’expédition aux Lycoses, la chance me sourit encore et comble mes désirs. Un deuxième Calicurgue s’offre à mon filet : il traîne par une patte, dans la poudre de la grande route, sa lourde aranéide paralysée. Je fais grand cas de ma trouvaille : le dépôt de l’œuf presse, et la mère acceptera, je le crois, une pièce d’échange sans grande hésitation. Voilà donc mes deux captifs, chacun sous sa cloche avec sa Tarentule.

 

Je suis tout yeux. Quel drame dans un moment ! J’attends, anxieux… Mais… mais… Qu’est ceci ? Oui des deux est l’assailli ? qui des deux est l’assaillant ? Les rôles semblent intervertis. Le Calicurgue, non apte à grimper sur la paroi lisse de la cloche, arpente le périmètre du cirque. L’allure fière et rapide, l’aile et l’antenne vibrantes, il va, revient. La Lycose est bientôt aperçue. Il s’en approche sans le moindre signe de crainte, tourne autour d’elle et paraît dans l’intention de lui saisir une patte. Mais à l’instant la Tarentule se lève presque verticale, les quatre pattes postérieures pour appui, les quatre antérieures dressées, étalées, prêtes à la riposte. Les crochets venimeux largement bâillent ; une goutte de venin perle à leur pointe. Rien qu’à les voir, j’en ai la chair de poule. Dans cette attitude terrible, présentant à l’ennemi sa robuste poitrine et le velours noir de son ventre, l’aranéide en impose au Pompile, qui brusquement fait demi-tour et s’écarte. La Lycose referme alors sa trousse de poignards empoisonnés, et reprend la pose naturelle, l’appui sur les huit pattes ; mais aux moindres velléités agressives de l’hyménoptère, elle reprend sa menaçante posture.

 

Elle fait mieux : soudain elle bondit et se jette sur le Calicurgue ; prestement elle l’enlace, le mordille de ses crochets. Sans riposter de l’aiguillon, l’attaqué se dégage et sort indemne de la chaude bourrade. À plusieurs reprises je suis témoin de l’attaque, et jamais rien de grave n’arrive à l’hyménoptère, qui rapidement se tire d’affaire et paraît n’avoir rien éprouvé. Ses marches et contremarches reprennent non moins audacieuses et rapides qu’au début.

 

Cet échappé des terribles crochets est-il donc invulnérable ? Évidemment non. Une réelle morsure lui serait fatale. De gros acridiens, à tempérament robustes, succombent ; pourquoi lui, d’organisme délicat, ne succomberait-il pas ? Les poignards de l’aranéide font donc de vains simulacres ; leurs pointes ne pénètrent pas dans les chairs de l’enlacé. Si les coups étaient réels, je verrais des blessures saignantes, je verrais les crocs fermés un instant sur le point saisi ; et toute mon attention ne parvient à surprendre rien de pareil. Les crochets seraient-ils alors dans l’impuissance de percer les téguments du Pompile ? Pas davantage. Je les ai vus transpercer, avec des craquements de cuirasse rompue, le corselet des acridiens, bien supérieur en résistance. Encore une fois, d’où provient cette étrange immunité du Calicurgue entre les pattes et sous les poignards de la Tarentule ? Je ne sais. En péril mortel devant son ennemi, la Lycose menace de ses crochets et ne peut se décider à mordre, par une répugnance que je ne me charge pas d’expliquer.

 

N’obtenant rien autre que des alertes et des pugilats sans gravité, je m’avise de modifier l’arène des lutteurs et de la rapprocher des conditions naturelles. Le sol est fort mal représenté par ma table de travail ; et puis l’aranéide n’a pas son château fort, son terrier, dont le rôle est peut-être de quelque valeur tant dans l’attaque que dans la défense. Une grande terrine pleine de sable reçoit, plongé verticalement, un tronçon de roseau. Ce sera le puits de la Lycose. J’implante au milieu quelques têtes d’échinops garnies de miel comme réfectoire du Pompile ; une paire de criquets, renouvelés après consommation, sustenteront la Tarentule. La confortable habitation, exposée au soleil, reçoit les deux captifs sous un dôme de toile métallique, d’aération propice au séjour prolongé.

 

Mes artifices n’aboutissent pas ; la séance se termine sans résultat. Une journée se passe, puis deux, puis trois, et toujours rien. Le Pompile est assidu aux capitules miellés ; repu, il grimpe au dôme et tourne sur le grillage en d’infatigables circuits ; la Tarentule ronge, paisible, son criquet. Si l’autre passe à sa portée, vivement elle se redresse et l’invite du geste à gagner le large. Le terrier artificiel, le tronçon de roseau, remplit bien son office. Lycose et Pompile s’y réfugient tour à tour, mais sans noise. Et c’est tout. Le drame dont le prologue était plein de promesses, me paraît indéfiniment différé.

 

Une dernière ressource me reste, sur laquelle je fonde grand espoir : c’est de transporter mes deux Calicurgues sur les lieux mêmes de leurs investigations, et de les installer à la porte du logis de l’aranéide, au-dessus du terrier naturel. Je me mets en campagne avec un attirail que je promène pour la première fois à travers champs : une cloche de verre, une autre en toile métallique, plus les divers engins nécessaires au maniement et transvasement de mes irascibles et dangereux sujets. Mes recherches de terriers, parmi les cailloux, les touffes de thym et de lavande, ont bientôt abouti.

 

En voici un superbe. Une paille introduite m’apprend qu’il est habité par une Tarentule de taille convenable à mes projets. Le voisinage de l’orifice est déblayé, aplani, pour recevoir la cloche métallique, sous laquelle se transvase un Pompile. C’est le moment d’allumer sa pipe et d’attendre, couché sur les cailloux… Encore une désillusion. Demi-heure se passe et l’hyménoptère se borne à tournoyer sur le grillage comme il le faisait dans mon cabinet. De sa part nul signe de convoitise en présence de ce terrier au fond duquel je vois briller les yeux de diamant de la Tarentule.

 

L’enceinte en treillis est remplacée par l’enceinte en verre qui, ne permettant pas l’escalade des hauteurs, obligera l’insecte de rester à terre et de prendre enfin connaissance du puits, qu’il paraît ignorer. Cette fois-ci nous y sommes. Après quelques circuits, le Calicurgue prend garde à l’antre qui bâille sous ses pas. Il y descend. Cette audace me confond. Je n’aurais jamais osé pousser mes prévisions jusque-là. Se jeter à l’improviste sur la Tarentule quand elle est hors de son manoir, passe encore ; mais s’engouffrer dans le repaire quand la terrible bête vous attend là-bas avec son double poignard empoisonné ! Qu’adviendra-t-il de cette témérité ? Un bruissement d’ailes monte des profondeurs. Acculée dans ses appartements secrets, la Lycose est, sans doute, aux prises avec l’intrus. Cette rumeur d’ailes est le chant de victoire du Calicurgue, à moins que ce ne soit son chant de mort. L’égorgeur pourrait bien être l’égorgé. Qui des deux sortira vivant de là-dessous ?

 

C’est la Lycose, qui précipitamment détale et se campe au-dessus même de l’orifice du terrier dans sa posture de défense, les crocs ouverts, les quatre pattes antérieures dressées. L’autre serait-il poignardé ? Pas du tout, car il sort à son tour, non sans recevoir au passage une bourrade de l’aranéide, qui regagne aussitôt son repaire. Délogée du sous-sol une seconde fois, une troisième, la Tarentule remonte toujours sans blessure ; toujours elle attend l’envahisseur sur le seuil de sa porte, lui administre correction et rentre chez elle. En vain j’alterne mes deux Pompiles et je change de terrier, je ne parviens pas à voir autre chose. À l’accomplissement du drame manquent certaines conditions que mes stratagèmes ne réalisent pas.

 

Découragé par la répétition de mes séances infructueuses, j’abandonne la partie, riche d’un fait de quelque valeur cependant : sans crainte aucune, le Calicurgue descend dans le repaire de la Tarentule et en déloge celle-ci. Je me figure que les choses se passent de la même manière en dehors de mes cloches. Expulsée de son domicile, l’aranéide est plus craintive et se prête mieux à l’attaque. D’ailleurs, dans les gênes d’un étroit terrier, l’opérateur ne dirigerait pas sa lancette avec la précision que réclament ses desseins. L’audacieuse irruption nous montre encore, plus clairement que ne l’ont fait les prises de corps sur ma table, la répugnance de la Lycose à percer de ses crocs son adversaire. Quand les deux sont face à face au fond du repaire, c’est le moment ou jamais de s’expliquer avec l’ennemi. La Tarentule est chez elle, dans toutes ses aises ; les coins et recoins du bastion lui sont familiers. L’intrus a les mouvements gênés ; les lieux lui sont inconnus. Vite une morsure, ma pauvre Lycose, et c’en est fait de ton persécuteur. Tu t’abstiens, je ne sais pourquoi ; et ta répugnance est la sauvegarde du téméraire. L’imbécile mouton ne répond pas au couteau du boucher par le choc de son front cornu. Serais-tu le mouton du Pompile ?

 

Mes deux sujets sont réinstallés dans mon cabinet, sous leurs dômes de toile métallique, avec lit de sable, terrier en bout de roseau et miel renouvelé. Ils y retrouvent leurs premières Lycoses, nourries de criquets. La cohabitation se prolonge pendant trois semaines sans autres accidents que des pugilats, des menaces de jour en jour plus rares. De part et d’autre, aucune hostilité sérieuse. Enfin les Calicurgues périssent : leur temps est fini. Piteuse clôture après enthousiaste début.

 

Renoncerai-je au problème ? Oh ! que non ! J’en ai vu bien d’autres qui ne m’ont pas détourné d’un projet chaudement caressé. La fortune aime les persévérants. Elle me le témoigne en m’offrant, en septembre, une quinzaine de jours après la mort de mes chasseurs de Tarentules, un autre Calicurgue, capturé pour la première fois. C’est le Calicurgue bouffon (C. scurra, Lep.), de même costume criard que le premier et presque de même taille.

 

Or que désire ce nouveau venu, sur le compte duquel je ne sais rien ? Une araignée, c’est sûr ; mais laquelle ? À tel chasseur, il faut corpulent gibier ; peut-être l’Épeire soyeuse (E. sericea), peut-être l’Épeire fasciée (E. fasciata), les plus grosses aranéides du pays après la Tarentule. La première tend sa grande toile verticale, où se prennent les criquets, d’un fourré de broussailles à l’autre. Je la trouverai dans les taillis des collines voisines. L’autre tend la sienne en travers des fossés et des petits cours d’eau fréquentés des libellules. Je la trouverai dans le voisinage de l’Aygues, au bord des canaux d’arrosage alimentés par le torrent. Une double expédition me procure les deux Épeires, que j’offre à la fois à mon captif le lendemain. C’est à lui de choisir d’après ses goûts.

 

Le choix est bientôt fait : l’Épeire fasciée obtient la préférence. Mais elle ne cède pas sans protester. À l’approche de l’hyménoptère, elle se redresse et prend une attitude défensive calquée sur celle de la Lycose. Le Calicurgue ne tient pas compte des menaces : sous son habit d’arlequin, il a l’assaut brutal, la patte leste. De rapides bourrades sont échangées, et l’Épeire gît culbutée sur le dos. Le Pompile est dessus, ventre à ventre, tête contre tête ; de ses pattes, il maîtrise les pattes de l’aranéide ; de ses mandibules, il maintient le céphalothorax. Il recourbe fortement l’abdomen, ramené en dessous ; il dégaine, et…

 

Un moment, lecteur, s’il vous plaît. Où va plonger l’aiguillon ? D’après ce que nous ont appris les autres paralyseurs, ce sera dans la poitrine, pour abolir le mouvement des pattes. Vous le pensez ; je le croyais aussi. Eh bien, sans trop rougir de notre commune erreur, fort excusable, confessons que la bête en sait plus long que nous. Elle sait assurer le succès par une manœuvre préparatoire à laquelle ni vous ni moi n’avions songé. Ah ! quelle école que celle des bêtes ! N’est-il pas vrai qu’avant de frapper l’adversaire, il convient de veiller à ne pas être atteint soi-même ? Le Pompile bouffon ne méconnaît pas ce conseil de la prudence. L’Épeire a sous la gorge deux poignards acérés, avec goutte de venin à la pointe ; le Calicurgue est perdu si l’aranéide le mord. Cependant son opération d’anesthésie réclame une parfaite sûreté de bistouri. Que faire en ce péril qui troublerait le chirurgien le mieux affermi ? Il faut d’abord désarmer le patient, et puis l’opérer.

 

Voici qu’en effet le dard du Calicurgue, dirigé d’arrière en avant, plonge dans la bouche de l’Épeire, avec précautions minutieuses et persistance accentuée. Dès l’instant, les crochets venimeux se referment inertes, et la proie redoutable est dans l’impuissance de nuire. L’abdomen de l’hyménoptère détend alors son arc et va plonger l’aiguillon en arrière de la quatrième paire de pattes, sur la ligne médiane, presque à la jonction du ventre et du céphalothorax. En ce point, la peau est plus fine, plus pénétrable qu’ailleurs. Le reste de la poitrine est couvert d’un plastron résistant que le dard ne parviendrait peut-être pas à perforer. Les noyaux nerveux, foyer du mouvement des pattes, sont situés un peu plus haut que le point blessé, mais la direction de l’arme d’arrière en avant permet de les atteindre. De ce dernier coup résulte la paralysie des huit pattes à la fois.

 

De plus longs développements dépareraient l’éloquence de cette tactique. Tout d’abord, comme sauvegarde de l’opérateur, un coup dans la bouche, ce point terriblement armé, redoutable entre tous ; puis, comme sauvegarde de la larve, un second coup dans les centres nerveux du thorax, pour abolir les mouvements. Je le soupçonnais bien, que les sacrificateurs de puissantes aranéides étaient doués de talents spéciaux ; mais j’étais fort loin de m’attendre à leur audacieuse logique, qui désarme avant de paralyser. Ainsi doit se comporter le chasseur de Tarentules, qui, sous mes cloches, a refusé de livrer son secret. Sa méthode, je la connais maintenant, divulguée qu’elle est par un collègue. Il renverse l’horrible Lycose sur le dos, lui poignarde ses poignards en la piquant à la bouche, puis pratique à l’aise, d’un seul coup d’aiguillon, la paralysie des pattes.

 

J’examine l’Épeire immédiatement après l’opération, et la Tarentule quand le Calicurgue la traîne par une patte vers son clapier, au pied de quelque muraille. Quelque temps encore, une minute au plus, l’Épeire remue convulsivement les pattes. Tant que durent ces frémissements de l’agonie, le Pompile ne lâche pas sa proie. Il semble surveiller les progrès de la paralysie. Du bout des mandibules, il explore à plusieurs reprises la bouche de l’aranéide, comme pour s’informer si les crochets venimeux sont bien inoffensifs. Puis tout s’apaise, et le Pompile se dispose à traîner ailleurs sa proie. C’est alors que je m’en empare.

 

Ce qui me frappe avant tout, c’est l’inertie absolue des crochets, que je titille du bout d’une paille sans parvenir à les tirer de leur torpeur. Les palpes, au contraire, les palpes, leurs immédiats voisins, oscillent pour peu que je les touche. Mise en sûreté, dans un flacon, l’Épeire est soumise à nouvel examen une semaine plus tard. L’irritabilité est en partie revenue. Sous le stimulant d’une paille, je lui vois remuer un peu les pattes, surtout les derniers articles, jambes et tarses. Les palpes sont encore plus irritables et mobiles. Ces divers mouvements sont d’ailleurs sans vigueur, sans coordination, et l’aranéide ne peut en faire usage pour se retourner, et encore moins pour se déplacer. Quant aux crochets venimeux, en vain je les stimule : je ne parviens pas à les faire ouvrir, à les faire remuer seulement. Ils sont donc profondément paralysés, et d’une façon spéciale. Ainsi me le disait, au début, l’insistance particulière du dard quand la bouche est piquée.

 

En fin septembre, presque un mois après l’opération, l’Épeire est dans le même état, ni morte ni vivante : les palpes frémissent toujours au contact de la paille, et rien autre ne bouge. Finalement, après six à sept semaines de léthargie, surviennent la mort réelle et sa compagne la pourriture.

 

La Tarentule du Calicurgue annelé, telle que je la dérobe au propriétaire au moment du charroi, me présente les mêmes particularités. Les crochets à venin ne sont absolument plus irritables sous les titillations de la paille, nouvelle preuve s’ajoutant à celles de l’analogie pour établir que la Lycose a reçu, comme l’Épeire, un coup d’aiguillon dans la bouche. Les palpes, au contraire, sont et seront, des semaines encore, très irritables et mobiles. J’insiste sur ce point, dont on reconnaîtra bientôt l’intérêt.

 

Obtenir un second assaut de mon Calicurgue bouffon ne m’a pas été possible : les ennuis de la captivité nuisaient à l’exercice de ses talents. D’ailleurs l’Épeire ne s’est pas toujours trouvée étrangère à ses refus ; certaine ruse de guerre employée sous mes yeux par deux fois pouvait bien dérouter l’agresseur. Que je raconte la chose, ne serait-ce que pour relever un peu dans notre estime ces sottes aranéides, pourvues d’armes perfectionnées et n’osant en faire usage contre l’assaillant, plus faible, mais plus audacieux.

 

L’Épeire occupe la paroi de l’enceinte en toile métallique, les huit pattes largement étalées sur le treillis ; le Calicurgue tourne dans le haut du dôme. Saisie de panique à la vue de l’ennemi qui vient, l’araignée se laisse choir à terre, le ventre en l’air, les pattes ramassées. L’autre accourt, l’enlace, l’explore et se met en posture de la piquer à la bouche. Mais il ne dégaine pas. Je le vois attentivement penché sur les crocs venimeux, comme pour s’informer de la terrible machine ; puis il part. L’araignée est toujours immobile, et si bien que je la crois morte, paralysée à mon insu, en un moment où je n’y prenais pas garde. Je la retire de la volière pour l’examiner à l’aise. Pas plus tôt déposée sur la table, la voici qui ressuscite et promptement détale. La rusée faisait la morte sous le stylet du Calicurgue, avec tel art que je m’y suis laissé prendre. Elle a leurré plus avisé que moi, le Pompile, qui l’inspectait de très près et n’avait pas trouvé digne de sa dague un cadavre. Peut-être le naïf lui trouvait-il déjà l’odeur du faisandé, comme autrefois l’ours de la fable.

 

Cette ruse, si ruse il y a, m’a tout l’air de tourner le plus souvent au désavantage de l’aranéide, Tarentule, Épeire et autres. Le Calicurgue qui vient de la culbuter sur le dos, après un vif pugilat, sait très bien que la gisante n’est pas morte. Celle-ci, croyant se protéger, simule l’inertie cadavérique ; l’assaillant en profite pour son coup le plus périlleux, le coup de dard dans la bouche. Si les crochets s’ouvraient alors, la goutte de venin à la pointe, s’ils happaient, mordaient en désespérés, le Pompile n’oserait exposer le bout du ventre à leur mortelle piqûre. Le simulacre de mort fait précisément le succès du chasseur en sa dangereuse opération. On dit, ô candides Épeires, que la lutte pour la vie vous a conseillé, pour votre défense, cette attitude inerte. Eh bien, la lutte pour la vie a été une fort mauvaise conseillère. Croyez-en plutôt le sens commun, et apprenez par degrés, à vos dépens, que la chaude riposte, surtout quand les moyens le permettent, est encore le meilleur moyen de tenir en respect l’ennemi.

 

Le reste de mes observations sous cloche n’est guère qu’une longue série d’insuccès. De deux opérateurs de Charançons, l’un, le Cerceris des sables (C. arenaria), a dédaigné obstinément les victimes offertes ; l’autre, le Cerceris de Ferrero (C. Ferreri), s’est laissé tenter après deux jours de captivité. Sa tactique, je m’y attendais, est exactement celle du chasseur de Cléones, le Cerceris tuberculé, point de départ de mes recherches. Face à face avec le Balanin des glands, il saisit le curculionide par le rostre, qui démesurément s’allonge en tuyau de calumet, et lui implante le dard à l’arrière du prothorax, entre la première et la seconde paire de pattes. Inutile d’insister : le ravisseur de Cléones nous a suffisamment instruits sur ce mode d’opérer et sur ses résultats.

 

Aucun Bembex, choisi tantôt parmi les chasseurs de Taons, tantôt parmi les amateurs de la plèbe muscide, n’a satisfait mes désirs. Leur méthode m’est inconnue tout autant qu’à l’époque lointaine où je l’épiais dans le bois des Issards. Leur vol impétueux, leur passion des grands essors, sont incompatibles avec la captivité. Étourdis par le choc contre les parois de la prison, verre ou toile métallique, ils périssent tous dans les vingt-quatre heures. Plus paisibles d’allures et satisfaits en apparence de mes têtes de chardon miellées, les Sphex, chasseurs de grillons ou d’Éphippigères, périssent aussi promptement de nostalgie. Mes offres les laissent indifférents.

 

Je ne peux rien obtenir non plus des Eumènes, notamment du plus gros d’entre eux, le constructeur de coupoles en cailloutis, l’Eumène d’Amédée. Tous les Pompiles autres que le Calicurgue bouffon refusent mes araignées. Le Palare, aux proies indéfiniment variées dans la gent hyménoptère, ne veut pas m’apprendre s’il tarit de miel les apiaires, à l’exemple du Philanthe, et s’il laisse les autres sans la manipulation du dégorgement. Les Tachytes ne donnent pas un regard à leurs criquets ; le Stize ruficorne se laisse promptement mourir, dédaigneux de la Mante religieuse.

 

À quoi bon poursuivre cette énumération d’échecs ? La règle se dégage de ces quelques exemples : peu de succès et beaucoup d’insuccès. D’où cela peut-il provenir ? À l’exception du Philanthe, séduit de temps en temps par une lampée de miel, les prédateurs ne chassent pas pour leur propre compte ; ils ont leurs heures d’approvisionnement, lorsque le dépôt de l’œuf presse, lorsque la famille réclame nourriture. Hors de ces périodes, la plus belle pièce de gibier pourrait bien laisser indifférents ces consommateurs de nectar. Aussi ai-je soin, autant que possible, de capturer mes sujets en temps opportun ; je donne la préférence aux mères saisies sur le seuil du terrier avec la proie entre les pattes. Cette attention est loin de me réussir toujours. Il y a des démoralisés qui ne veulent plus sous verre, même après une courte attente, l’équivalent de leur pièce.

 

Toutes les espèces n’ont peut-être pas la même ardeur à giboyer ; l’humeur, le tempérament, changent encore plus que les formes. À ces raisons, d’ordre si délicat, ajoutons l’heure, souvent non favorable quand le sujet est pris au hasard sur les fleurs, et nous aurons plus qu’il n’en faut pour expliquer la fréquence des insuccès. Après tout, je me garderai bien de donner mes insuccès comme règle : ce qui ne réussit pas un jour peut très bien réussir un autre, les conditions changeant. Avec de la persévérance et quelque peu d’adresse, qui voudra continuer ces intéressantes études comblera beaucoup de lacunes, j’en suis persuadé. Le problème est difficultueux, mais non impossible.

 

Je n’abandonnerai pas mes cloches sans dire un mot du tact entomologique des captifs quand ils se décident à l’attaque. L’un de mes sujets les plus vaillants, l’Ammophile hérissée, n’avait pas toujours le mets traditionnel de sa famille, le ver gris. Je lui offrais indistinctement toute chenille à peau nue, au hasard de mes rencontres. Il y en avait de jaunes, de vertes, de brunâtres, de galonnées de blanc. Toutes étaient acceptées sans hésitation, pourvu que leur taille fût convenable. Sous des livrées très disparates, le bon gibier était à merveille reconnu. Mais une jeune chenille de Zeuzère, extraite des branches du lilas, un ver à soie de dimensions réduites, étaient formellement refusés. Le produit surmené de nos magnaneries, la ténébreuse chenille qui ronge l’intérieur du bois, lui inspiraient méfiance et dégoût, malgré leur peau nue favorable au dard, malgré leur configuration pareille à celle des proies adoptées.

 

Un autre ardent prédateur, la Scolie interrompue, a refusé la larve de Cétoine, qui s’opère de la même façon que la larve d’Anoxie ; pareillement, la Scolie à deux bandes n’a pas voulu de l’Anoxie. Le Philanthe, l’impétueux égorgeur d’abeilles, a déjoué mes embûches quand je l’ai mis en présence de l’Éristale (E. tenax), l’abeille virgilienne. Lui, Philanthe, prendre cette mouche pour une abeille ! Allons donc ! Le populaire s’y trompe ; l’antiquité s’y trompait, comme le témoignent les Géorgiques, qui font naître un essaim dans la pourriture d’un taureau sacrifié ; lui ne s’y trompe pas. À ses yeux, plus clairvoyants que les nôtres, l’Éristale est un odieux diptère, ami de l’infection, et rien de plus.

 

CHAPITRE XV

OBJECTIONS ET RÉPONSES


Une idée de quelque envergure ne saurait prendre l’essor sans qu’aussitôt des grincheux se lèvent, désireux de lui casser l’aile et d’écraser la blessée sous leur talon. Ma découverte de la chirurgie qui donne aux prédateurs leurs conserves alimentaires a subi la commune loi. Que les théories se discutent, soit : l’imaginaire est un domaine vague, où chacun est libre d’implanter ses conceptions. Mais les réalités ne se discutent pas. On est mal venu de nier les faits sans autre contrôle que son désir de les trouver faux. Nul, que je sache, n’a ébréché par des observations contraires ce que je raconte depuis si longtemps sur l’instinct anatomique des hyménoptères chassant la proie ; on y oppose des arguments. Misère de nous ! voyez donc d’abord, et puis vous argumenterez ! Et pour engager à voir, je vais répondre, puisque nous sommes de loisir, aux objections faites ou à faire. Je passe sous silence, bien entendu, celles où le dénigrement puéril montre par trop le bout de l’oreille.

 

Le dard, me dit-on, s’adresse en tel point plutôt qu’en un autre, parce que c’est le seul vulnérable. L’animal n’a pas le choix de la blessure, il pique où il peut. Le merveilleux de son opération est le résultat forcé de la structure de la victime. – Expliquons-nous d’abord, si nous tenons à la clarté, sur le sens du mot vulnérable. Entendez-vous par là que le point ou plutôt les points atteints par l’aiguillon sont les seuls dont la lésion entraîne soudainement soit la mort, soit la paralysie ? Je partage alors votre avis ; non seulement je le partage, mais je suis le premier à le proclamer. Toute ma thèse est là. Oui, cent fois oui, les points atteints sont les seuls vulnérables, très vulnérables même, les seuls qui se prêtent à la mort soudaine ou bien à la paralysie, suivant les desseins de l’opérateur.

 

Mais ce n’est pas ainsi que vous entendez les choses : vous voulez dire accessibles au dard, en un mot, pénétrables. À l’instant notre accord cesse. J’ai contre moi, je le reconnais, les Charançons et les Buprestes des Cerceris. Ces cuirassés ne donnent guère prise au dard qu’en arrière du prothorax, point où l’aiguillon se porte en effet. Si j’étais vétilleur, je ferais observer qu’en avant du prothorax, sous le cou, la place est accessible et que les Cerceris n’en veulent pas. Mais passons ; j’abandonne le coléoptère vêtu de corne.

 

Que dirons-nous du ver gris et des autres chenilles chères aux Ammophiles ? En voilà, des proies accessibles au dard, en dessous, sur le dos, sur les flancs, en avant, en arrière, de partout avec la même facilité, sauf la calotte crânienne. Et sur cette infinité de points, également pénétrables, l’hyménoptère en choisit une dizaine, toujours les mêmes, ne différant en rien des autres, si ce n’est par l’intime voisinage des noyaux nerveux. Que dirons-nous des larves de Cétoine et d’Anoxie, attaquées toujours dans le premier segment thoracique, après de longues et pénibles luttes, lorsqu’il serait loisible à l’assaillant de piquer le ver en un point quelconque, le ver tout nu, non moins faible de résistance à la piqûre partout ailleurs ?

 

Que penserons-nous des Éphippigères et des Grillons du Sphex, lardés à trois reprises sous la poitrine, assez bien défendue, lorsque est négligé le ventre, volumineux et mol, où le dard s’engagerait ainsi qu’une aiguille dans une motte de beurre ? N’oublions pas le Philanthe, qui ne tient compte ni des fissures sous les plaques abdominales, ni du large hiatus en arrière du corselet, et plonge l’arme, à la base du cou, dans un pertuis d’une fraction de millimètre. Parlons un peu du Tachyte manticide. S’adresse-t-il au point de moindre défense lorsqu’il poignarde tout d’abord, à sa base, la terrible machine de la Mante, les brassards à double scie, au risque d’être saisi, transpercé, croqué sur place, s’il manque son coup ? Que ne frappe-t-il au long ventre de la bête ? C’est bien aisé, et sans péril.

 

Et les Calicurgues, s’il vous plaît ? Sont-ils, eux aussi, des duellistes inexperts, plongeant la dague au seul point d’accès facile, quand ils débutent en paralysant les crochets venimeux ? S’il y a quelque part dans la Tarentule et l’Épeire un point redoutable, difficultueux d’attaque, certes c’est la bouche qui mord de ses deux harpons empoisonnés. Et les téméraires osent braver le mortel traquenard ! Que ne suivent-ils vos judicieux conseils ? Ils piqueraient le ventre dodu, de protection nulle. Ils ne le font pas, et ils ont leurs raisons, ainsi que les autres.

 

Tous, du premier au dernier, nous démontrent, clair comme eau de roche, que la structure externe des victimes opérées n’est pour rien dans la méthode des opérations. C’est l’anatomie interne qui la détermine. Les points atteints ne sont pas piqués comme seuls pénétrables au dard ; ils le sont comme remplissant une condition majeure, sans laquelle la pénétrabilité n’a plus de valeur. Cette condition n’est autre que le voisinage immédiat des centres nerveux dont il faut abolir l’influence. Corps à corps avec sa proie, molle ou cuirassée, le prédateur se comporte comme s’il connaissait l’appareil d’innervation mieux que pas un de nous. L’objection irréfléchie des points seuls pénétrables est écartée pour toujours, je l’espère.

 

On me dit encore : Que la piqûre soit faite dans le voisinage des centres nerveux, à la rigueur c’est possible ; sur une proie de trois à quatre centimètres au plus, les distances sont bien minimes. Mais des à peu près fortuits sont bien loin de la précision dont vous nous parlez. – Ah ! ce sont des à peu près ! Nous allons voir. Vous voulez des chiffres, des millimètres, des fractions ! vous en aurez.

 

J’appelle d’abord en témoignage la Scolie interrompue. Si le lecteur n’a plus en mémoire son mode d’opérer, qu’il veuille bien se le remémorer. Les deux adversaires, dans la lutte préparatoire, sont assez bien représentés par deux anneaux, deux tores enlacés l’un dans l’autre, non à la file, mais transversalement, à angle droit. La Scolie tient happé un point du thorax de la larve d’Anoxie ; elle se recourbe par-dessous, et vient, en contournant le ver, tâtonner, du bout de l’abdomen, sur la ligne médiane du cou. Vu sa position transversale, l’assaillante est donc libre de diriger son arme d’une façon légèrement oblique, soit vers la tête, soit vers la poitrine, pour un même point d’entrée dans le col de la larve. Entre les deux obliquités inverses de l’aiguillon, d’ailleurs très court, quelle peut être la distance ? Deux millimètres, peut-être moins. C’est bien peu. N’importe : que l’opérateur se trompe de cette longueur, – négligeable, me dit-on, – que l’aiguillon incline vers la tête au lieu d’incliner vers la poitrine, et le résultat de l’opération change du tout au tout. Avec l’obliquité vers la tête, les ganglions cérébraux sont atteints, et leur lésion amène mort soudaine. C’est le coup du Philanthe, qui tue son abeille en la piquant de bas en haut sous le menton. La Scolie voulait une proie inerte, mais non morte, fournissant des vivres frais ; elle n’aura qu’un cadavre, bientôt pourriture toxique pour la larve.

 

Avec l’obliquité vers la poitrine, c’est la petite masse nerveuse thoracique que l’aiguillon atteint. Voilà le coup réglementaire, celui qui déterminera la paralysie et laissera le peu de vie nécessaire au maintien des victuailles en état de fraîcheur. Un millimètre en plus vers le haut tue, un millimètre en plus vers le bas paralyse. De cette minime inclinaison dépend le salut de la race scolienne. N’ayez crainte que l’opérateur se méprenne dans cette micrométrie : c’est toujours vers la poitrine que son aiguillon incline, bien que l’inclinaison contraire soit au même degré praticable et facile. Qu’obtiendrait un à peu près dans des conditions pareilles ? Très souvent un cadavre, aliment fatal au ver.

 

La Scolie à deux bandes pique un peu plus bas, sur la ligne de démarcation des deux premiers anneaux thoraciques. Sa position est encore transversale par rapport à la larve de Cétoine ; mais la distance des ganglions cervicaux au point d’entrée de l’aiguillon ne permettrait peut-être pas à l’arme déviée vers la tête une lésion suivie de mort soudaine comme ci-dessus. Je fais comparaître ce témoin dans une autre vue. Il est extrêmement rare que l’opérateur, n’importe son gibier et sa méthode, fasse légère erreur et pique au simple voisinage du point requis. Je les vois tous tâtonner du bout de l’abdomen, chercher parfois avec longue insistance avant de dégainer. Ils ne piquent que lorsque se trouve sous le dard le point précis où la blessure aura toute son efficacité. La Scolie à deux bandes, en particulier, lutte avec la larve de Cétoine des demi-heures durant pour se mettre en mesure de plonger le stylet à l’endroit voulu.

 

Fatiguée d’un débat qui n’en finissait plus, l’une de mes captives a commis sous mes yeux une petite maladresse, chose inouïe. Son arme a pénétré un peu latéralement, à près d’un millimètre du point central, toujours, bien entendu, sur la ligne de démarcation des deux premiers segments thoraciques. Je m’empare aussitôt de la précieuse pièce, qui va m’en apprendre de singulières sur les effets d’un coup mal donné. Faire piquer moi-même en tel ou tel autre point n’aurait pas grand intérêt : la Scolie, tenue du bout des doigts, blesserait au hasard, comme une abeille qui se défend ; son aiguillon, non dirigé, instillerait le venin à l’aventure. Ici tout s’est passé d’après les règles, moins la petite erreur de place.

 

Eh bien, la mal opérée n’est paralysée des pattes que du côté gauche, côté vers lequel l’arme a dévié ; il y a hémiplégie. Les pattes du côté droit remuent. Si l’opération s’était faite d’une façon normale, l’inertie soudaine des six pattes en aurait été le résultat. Cette hémiplégie est, il est vrai, de courte durée. Rapidement la torpeur de la moitié gauche gagne la moitié droite, et la bête est immobile, impuissante à s’enfouir dans le terreau, sans réaliser néanmoins les conditions indispensables à la sécurité de l’œuf ou du jeune ver. Si je lui saisis une patte, un point de la peau avec les pinces, brusquement elle se contracte, se boucle, redevient turgide comme elle le fait dans sa pleine vigueur. Que deviendrait un œuf sur pareille victuaille ? Au premier resserrement de ce brutal étau, à la première contraction, il serait écrasé, ou du moins détaché de sa place, et tout œuf enlevé du point où la mère l’a fixé périt inévitablement. Il lui faut, sur le ventre de la Cétoine, appui flasque que les morsures du nouveau-né ne feront pas tressaillir. Ce mou lardon, toujours étalé, sans réaction, la piqûre légèrement excentrique ne le donne pas du tout. Le lendemain seulement, par les progrès de la torpeur, la larve se trouve inerte et flasque au degré convenable. Mais c’est trop tard : dans l’intervalle, l’œuf serait en grave péril sur cette pièce à demi paralysée. L’aiguillon faisant erreur de moins d’un millimètre laisserait la Scolie sans famille.

 

J’ai promis des fractions. Nous y voici. Considérons la Tarentule et l’Épeire que les Calicurgues viennent d’opérer. Le premier coup de dard est donné dans la bouche. Pour les deux proies, les crochets venimeux sont profondément inertes : les titillations avec un bout de paille ne parviennent jamais à les faire entr’ouvrir. Les palpes, leurs très proches voisins, leurs dépendances, ont, au contraire, leur habituelle mobilité. Sans attouchement préalable, des semaines entières ils se meuvent. En pénétrant dans la bouche, le dard n’a pas atteint les ganglions cervicaux, sinon mort soudaine s’ensuivrait, et nous aurions sous les yeux des cadavres tournant en peu de jours à la pourriture, au lieu de pièces fraîches où des traces de vie se maintiennent longtemps manifestes. Les centres d’innervation céphaliques ont été épargnés.

 

Qu’y a-t-il donc de lésé pour amener ainsi l’inertie profonde des crocs venimeux ? Je regrette que mes connaissances anatomiques me laissent ici dans l’indécision. Les deux crocs sont-ils animés par un noyau nerveux spécial ? le sont-ils par des filets issus de centres ayant d’autres fonctions ? Je laisse aux anatomistes mieux outillés que je ne le suis le soin d’élucider cette obscure question. Le second cas me paraît plus probable, à cause des palpes, dont les nerfs, ce me semble, doivent avoir même origine que ceux des crochets. En raisonnant dans cette dernière hypothèse, on voit que pour abolir le mouvement des pinces venimeuses sans nuire à la mobilité des palpes, sans léser surtout les centres céphaliques et déterminer ainsi la mort, le Calicurgue n’a qu’un moyen : c’est d’atteindre de son dard l’un et l’autre des filets animant les crocs, filets aussi déliés qu’un cheveu.

 

J’insiste. Malgré leur extrême délicatesse, ces deux filaments doivent être lésés d’une façon directe ; car s’il suffisait au dard d’instiller son venin par à peu près, les nerfs des palpes, si rapprochés des premiers, subiraient l’intoxication du voisinage en déterminant l’inertie de ces appendices. Les palpes se meuvent, ils gardent assez longtemps leur mobilité ; l’action du venin est alors évidemment localisée dans les nerfs des crochets. Il y a deux de ces fils nerveux, très menus, très difficiles à trouver même pour l’anatomiste de profession. Le Calicurgue doit les atteindre l’un après l’autre, les arroser de son venin, les transpercer peut-être, dans tous les cas les opérer d’une façon très circonscrite, de manière que la diffusion du virus ne compromette pas le voisinage. L’extrême délicatesse de cette chirurgie nous explique le long séjour de l’arme dans la bouche ; la pointe du dard cherche et finit par trouver la minime fraction de millimètre où doit agir le virus. Voilà ce que nous enseignent les mouvements des palpes à côté des crochets inertes ; ils nous disent que les Calicurgues sont des vivisecteurs d’une effrayante précision.

 

Dans l’hypothèse d’un centre nerveux spécial aux pinces, la difficulté serait un peu moindre, sans rabaisser le talent de l’opérateur. Le dard devrait alors atteindre un point tout juste visible, un atome où nous trouverions à peine place pour la pointe d’une aiguille. C’est la difficulté que résolvent d’une façon courante les divers paralyseurs. Blessent-ils réellement de leur dague le ganglion dont il faut abolir l’influence ? C’est possible, mais je n’ai rien tenté pour m’en assurer, l’infiniment petite blessure me paraissant trop difficile à constater avec les moyens optiques dont je dispose. Se bornent-ils à déposer leur gouttelette de venin sur le ganglion ou tout au moins dans son intime voisinage ? Je ne dis pas non.

 

J’affirme, en outre, que, pour provoquer paralysie foudroyante, le venin, s’il n’est pas déposé dans la masse nerveuse, doit agir de très près. Mon affirmation n’est que l’écho de ce que vient de nous apprendre la Scolie à deux bandes ; sa larve de Cétoine piquée à moins d’un millimètre du point réglementaire n’est devenue inerte que le lendemain. Il est hors de doute, d’après cet exemple, que l’effet du virus se propage à la ronde dans un rayon de quelque étendue ; mais cette diffusion ne suffit pas à l’opérateur, qui demande pour son œuf, déposé bientôt, sécurité complète dès les premiers moments.

 

D’autre part, les manœuvres des paralyseurs démontrent la recherche précise des ganglions, au moins du premier ganglion thoracique, le plus important de tous. L’Ammophile hérissée, entre autres, nous renseigne fort bien à cet égard. Ses trois coups au thorax de la chenille, surtout le dernier, entre la première et la deuxième paire de pattes, se prolongent plus que les coups distribués aux ganglions de l’abdomen. Tout nous autorise à croire que, pour ces inoculations décisives, le dard recherche le ganglion correspondant et n’agit qu’après l’avoir rencontré sous sa pointe. À l’abdomen, l’insistance cesse ; l’aiguillon passe d’un segment à l’autre avec rapidité. Pour ces anneaux, de moindre danger, l’Ammophile s’en rapporte, peut-être, à la diffusion du venin ; toutefois les piqûres, quoique faites à la hâte, ne s’écartent pas de l’étroit voisinage des ganglions, car leur champ d’influence est très limité, comme le prouve le nombre des inoculations nécessaires à la torpeur complète, comme le prouve d’une façon plus simple l’exemple que voici.

 

Un ver gris qui vient de recevoir sa première piqûre sur le troisième segment thoracique repousse l’Ammophile, et d’un soubresaut la jette à distance. Je profite de l’occasion et m’empare du ver. Les pattes de ce troisième segment sont seules paralysées ; les autres ont leur ordinaire mobilité. Quoique impotent des deux pattes atteintes, l’animal chemine très bien ; il s’enfonce dans la terre, il remonte à la surface pour ronger, la nuit, le trognon de laitue que je lui ai servi. Quinze jours mon paralytique conserve parfaite liberté d’action, sauf dans le segment opéré ; puis il meurt, non de sa blessure, mais d’un accident. Dans cet intervalle, l’effet du venin ne s’était donc pas propagé en dehors de l’anneau piqué.

 

En tout point où le dard pénètre, l’anatomie nous enseigne la présence d’un noyau nerveux. Ce centre est-il directement atteint par l’arme ? est-il intoxiqué de virus à très petite distance par imprégnation progressive des tissus voisins ? Là est le doute, ce qui n’infirme en rien la précision des piqûres abdominales, relativement négligées. Quant à celles du thorax de la chenille, leur précision est incontestable. Après les Ammophiles, les Scolies et surtout les Calicurgues, est-il bien nécessaire d’appeler à la barre d’autres témoins, qui tous nous affirmeraient, avec des variantes de détail, la marche de leur bistouri rigoureusement réglée d’après l’appareil nerveux de la proie ? C’est assez, je crois. Pour qui veut entendre, la démonstration est faite.

 

D’autres se complaisent en des objections dont l’étrangeté me surprend. Ils voient dans le venin des prédateurs un liquide antiseptique, et dans les vivres de leurs terriers des conserves alimentaires maintenues fraîches, non par un reste de vie, mais par le virus et ses microbes. – Entre nous, savants maîtres, parlons un peu de la chose. Avez-vous jamais vu le garde-manger d’un prédateur émérite, d’un Sphex, par exemple, d’une Scolie, d’une Ammophile ? Non, n’est-ce pas. Je m’en doutais. Avant de mettre en scène le microbe conservateur, il convenait pourtant de commencer par là. Le moindre examen vous eût montré que les vivres ne sont pas précisément comparables à des jambons fumés. Cela remue, donc ce n’est pas mort. Voilà toute l’affaire dans sa naïve simplicité. Les palpes s’agitent, les mandibules s’ouvrent et se referment, les tarses frémissent, les antennes et les filets abdominaux oscillent, le ventre a des pulsations, l’intestin rejette son contenu, l’animal réagit sous le stimulant d’une aiguille, autant de signes peu compatibles avec l’idée de pièces de salaison.

 

Avez-vous eu la curiosité de feuilleter les pages où j’expose en détail les résultats de mes observations ? Non, n’est-ce pas. Je m’en doutais encore. C’est dommage. On y trouve, en particulier, l’histoire de certaines Éphippigères qui, piquées par le Sphex suivant les règles, sont ensuite élevées par mes soins au biberon. Convenons-en : voilà de singulières conserves par le procédé de la liqueur antiseptique. Elles acceptent la becquée que je leur offre au bout d’une paille ; elles s’alimentent, prennent réfection. Mon espoir est nul d’en voir faire autant aux sardines en boîte.

 

Je renonce à des redites énervantes. Qu’il me suffise d’adjoindre à mon ancien faisceau de preuves quelques faits non encore décrits. L’Odynère nidulateur nous a montré dans ses loges quelques larves de Chrysomèle fixées par l’arrière à la paroi du roseau. Ainsi se fixe le ver à la feuille de peuplier pour se donner point d’appui quand vient le moment de quitter la dépouille larvaire. Ces préparatifs de la nymphose ne disent-ils pas clairement que l’animal n’est pas mort ?

 

L’Ammophile hérissée nous fournit mieux encore. Plusieurs des chenilles opérées sous mes yeux atteignent, qui plus tôt, qui plus tard, l’état de chrysalides. Mes notes sont explicites au sujet de trois d’entre elles, prises sur le Verbascum sinuatum. Sacrifiées le 14 avril, elles sont, deux semaines après, encore irritables par les titillations d’un bout de paille. Un peu plus tard, la coloration vert tendre du début est remplacée par du marron rougeâtre, sauf à la face ventrale, sur trois ou quatre segments de la région moyenne. L’épiderme se ride, se fendille, mais sans se détacher de lui-même. Aisément je l’enlève par lambeaux. Sous cette dépouille apparaît le tégument corné, ferme, brun marron de la chrysalide. L’évolution de la nymphose est si correcte, qu’un moment le fol espoir me vient de voir sortir un papillon de cette momie victime d’une dizaine de coups de stylet. D’ailleurs, nul essai de cocon, nul jet de fil soyeux de la part de la chenille avant de se chrysalider. Peut-être, dans les conditions normales, la métamorphose se fait-elle sans abri. Quoi qu’il en soit, le papillon attendu dépassait les bornes du possible. Vers le milieu de mai, un mois après l’opération des chenilles, mes trois chrysalides, toujours incomplètes en dessous, dans les trois ou quatre segments moyens, se sont flétries et finalement moisies. Est-ce concluant, cette fois-ci ? À qui donc pourrait venir la sotte idée que dans une proie réellement morte, dans un cadavre préservé de la pourriture par un antiseptique, puisse s’accomplir le travail peut-être le plus délicat de la vie, l’acheminement d’un ver à la forme parfaite ?

 

La vérité pénètre dans les cerveaux réfractaires à grands coups de massue. Usons encore une fois de ce moyen. En septembre, j’exhume d’un amas de terreau cinq larves de Cétoine paralysées par la Scolie à deux bandes et portant sur le ventre l’œuf non encore éclos de l’hyménoptère. J’enlève l’œuf et j’installe les impotentes sur un lit d’humus avec toiture de verre. Je me propose de voir combien de temps je pourrai les conserver en état de fraîcheur, aptes à remuer mandibules et palpes. Déjà les victimes de divers prédateurs m’avaient instruit sur pareil sujet ; je savais que des traces de vie se maintiennent des quinze jours, des trois et quatre semaines et au delà. J’avais vu, par exemple, les Éphippigères du Sphex languedocien ne cesser leurs oscillations antennaires et leurs trémoussements de paralytiques qu’après une quarantaine de jours d’alimentation artificielle au biberon ; et je me demandais si la mort plus ou moins prochaine des autres victimes ne provenait pas du défaut de nourriture tout autant que de l’opération subie. D’ailleurs, sous sa forme adulte l’insecte a généralement une durée fort limitée. Il périt bientôt, tué par la vie, sans autre accident. Une larve est préférable pour ces recherches. C’est de constitution plus vivace, plus apte à supporter une longue abstinence, surtout pendant la torpeur hivernale. La larve de Cétoine, vrai lardon, nourrie de sa graisse pendant la saison mauvaise, remplit à souhait les conditions requises. Que va-t-elle devenir, étalée le ventre en haut sur sa couche d’humus ? Passera-t-elle l’hiver ?

 

Au bout d’un mois, trois de mes vers brunissent et tombent en pourriture. Les deux autres, d’une fraîcheur parfaite, agitent antennes et palpes au contact d’une paille. Les froids arrivent, et les titillations n’éveillent plus ces signes de vie. L’inertie est complète ; néanmoins l’aspect se maintient excellent, sans nulle trace de teinte brune, indice d’altération. Au retour des chaleurs, vers le milieu de mai, il se fait comme une résurrection. Je trouve mes deux larves retournées, le ventre en bas ; bien plus, elles sont à demi plongées dans le terreau. Tracassées, elles se bouclent paresseusement ; elles remuent les pattes aussi bien que les pièces de la bouche, mais d’une façon lente et sans vigueur. Puis les forces semblent revenir. Les convalescentes, les ressuscitées, labourent, en de gauches efforts, leur couche de terreau ; elles y plongent, y disparaissent à la profondeur d’environ deux pouces. La guérison s’annonce comme imminente.

 

Erreur. En juin j’exhume les invalides. Cette fois, les larves sont mortes, leur coloration rembrunie le dit assez. Je m’attendais à mieux. C’est égal : le succès n’est pas petit. Neuf mois, neuf longs mois, les opérées de la Scolie se sont maintenues avec la fraîcheur de la vie. Vers la fin, la torpeur s’est dissipée, les forces et les mouvements sont revenus, suffisants pour leur permettre de quitter la surface où je les avais déposées, et de regagner les profondeurs en s’ouvrant un passage à travers le terreau. Je compte bien qu’après cette résurrection on ne parlera plus d’antiseptique, à moins que les harengs des usines à conserves ne se mettent à frétiller dans leur saumure.

 

CHAPITRE XVI

LE VENIN DES APIAIRES


La chimie vient à son tour nous mettre un bâton dans les roues. Le venin des hyménoptères, dit-elle, n’est pas de même nature dans toute la série. Les apiaires l’ont complexe et formé de deux éléments, l’un acide et l’autre alcalin. Les prédateurs ne possèdent que l’élément acide. C’est précisément à cette acidité, non à la prétendue habileté des opérateurs, qu’est due la conservation des vivres.

 

J’essaye vainement d’entrevoir ce que viennent faire ici ces réactions en les admettant pour vraies, ce qui est d’intérêt nul dans le problème à débattre. Par l’inoculation de liquides variés, des acides, acide azotique faible, des alcalis, ammoniaque, des corps neutres, alcool, essence de térébenthine, j’obtiens des états pareils à ceux des victimes des prédateurs, c’est-à-dire l’inertie avec persistance d’une sourde vitalité, que trahissent les mouvements des antennes et des pièces de la bouche. Le succès n’est pas constant, bien entendu, car la brutale plaie et l’incertitude de mon aiguille empoisonnée ne supportent pas la comparaison avec la finesse de blessure et la précision du dard naturel ; il se répète assez, après tout ; pour amener inébranlable conviction. Il convient d’ajouter que la réussite exige un sujet à chaîne ganglionnaire concentrée, Charançon, Bupreste, Scarabée sacré et autres. La paralysie ne réclame alors qu’une seule piqûre, faite au point que nous enseigne le Cerceris, à la jonction du corselet avec le reste du thorax. L’instillation de l’âcre liquide est dans ce cas la moindre possible, et sa faible quantité ne compromet pas trop le patient. Avec des centres nerveux non rassemblés, pour chacun desquels une opération spéciale est nécessaire, la méthode est impraticable : l’animal périt tué par l’excès du corrosif. Je suis tout confus d’avoir à rappeler ces vieilles expérimentations, qui, répétées, continuées par des mains plus autorisées que les miennes, nous auraient délivrés des objections chimiques.

 

Lorsque le jour est d’acquisition si facile, pourquoi rechercher l’obscurité savante ? Pourquoi des réactions acides ou alcalines qui ne prouvent rien, lorsqu’il est si simple de recourir à des faits, qui prouvent tout ? Avant d’affirmer que le venin des prédateurs possède, de par ses seules vertus acides, la propriété conservatrice, il convenait de s’informer si le dard d’une abeille, avec son acide et son alcali, ne pouvait, par hasard, produire les mêmes effets que celui du paralyseur, dont l’habileté est formellement niée. La chimie n’y a pas songé. La simplicité n’est pas toujours la bienvenue dans nos laboratoires. Il est de mon devoir de réparer ce petit oubli. Je me propose de rechercher si le venin de l’abeille, chef de file des apiaires, est apte à la chirurgie qui paralyse sans tuer.

 

La recherche est hérissée de difficultés, ce qui n’est pas un motif d’y renoncer. Et tout d’abord, opérer avec l’abeille telle que je viens de la capturer m’est impossible. Des essais répétés sans le moindre succès épuisent ma patience. Il faut que le dard pénètre en un point déterminé, là même où plongerait celui du prédateur. L’indocile captive se démène, furieuse, et pique au hasard, jamais où je le désire. Mes doigts sont atteints plus souvent encore que le patient. Je n’ai qu’un moyen de maîtriser un peu l’indomptable aiguillon : c’est de détacher l’abdomen de l’abeille d’un coup de ciseaux, de saisir à l’instant le tronçon avec de fines pinces et d’en appliquer l’extrémité sur le point où doit plonger le dard.

 

Chacun sait que le ventre de l’abeille n’a pas besoin des ordres de la tête pour dégainer quelques instants encore et venger la défunte avant d’être envahi lui-même par l’inertie de la mort. Cette persistance vindicative me sert à souhait. Une autre circonstance me favorise : le dard barbelé reste dans la plaie, ce qui me permet de constater avec précision le point atteint. Un aiguillon aussitôt retiré que plongé me laisserait indécis. Je peux, en outre, quand la transparence des tissus le permet, reconnaître la direction de l’arme, perpendiculaire et favorable à mes desseins, ou bien oblique et dès lors sans valeur. Voilà les avantages.

 

Voici les inconvénients. Le ventre détaché, quoique plus docile que l’abeille entière, est fort loin encore de satisfaire mes désirs. Il a ses capricieux écarts, ses coups imprévus. Je veux qu’il pique ici. Eh bien, non ; il déjoue mes pinces et va piquer ailleurs, pas bien loin, il est vrai, mais il en faut si peu pour laisser indemne le centre nerveux qu’il s’agit d’atteindre. Je veux qu’il plonge perpendiculairement. Eh bien, non ; dans la grande majorité des cas, il pénètre d’une façon oblique et ne traverse que la peau. C’est assez dire par combien d’échecs se prépare de loin en loin un succès.

 

Ce n’est pas encore tout. Je n’apprendrai rien à personne en rappelant que la piqûre de l’abeille est très douloureuse. Celle des prédateurs est, au contraire, insignifiante dans la plupart des cas. Mon épiderme, non moins sensible qu’un autre, n’en tient compte ; je manie Sphex, Ammophiles, Scolies, sans préoccupation de leurs stylets. Je l’ai dit bien des fois ; je le rappelle au souvenir du lecteur pour le besoin de la cause. En l’absence de propriétés chimiques ou autres bien connues, nous n’avons effectivement qu’un moyen de comparer entre eux les deux venins : c’est le degré de douleur produite. Tout le reste est mystère. Aucun venin, d’ailleurs, pas même celui du crotale, n’a dit jusqu’ici la cause de ses redoutables effets.

 

Conseillé par cet unique guide, la douleur, je mets donc le dard de l’abeille bien au-dessus de celui des prédateurs comme arme offensive. Un seul de ses coups doit égaler et souvent dépasser en efficacité les blessures multiples de l’autre. Pour tous ces motifs, exagération d’énergie, quantité variable du virus inoculé par un abdomen convulsif qui ne dose plus l’émission, aiguillon non dirigeable à mon gré, piqûre superficielle ou profonde, oblique ou normale, atteignant les centres nerveux ou n’intéressant que les tissus voisins, mes expériences doivent donner les résultats les plus variés.

 

J’obtiens, en effet, tous les désordres possibles. J’ai des ataxiques, des estropiés pour toujours ou temporairement, des paralysés, des hémiplégiques, des foudroyés qui reviennent à eux, et souvent des morts à bref délai. Ce serait encombrer inutilement ce volume que de rapporter mes cent et quelques essais. Fastidieux de lecture et de maigre profit, faute d’une marche régulière non praticable en pareille étude, ces détails seront résumés en quelques exemples.

 

Un acridien colosse, comme ma région n’en possède guère de plus vigoureux, un Dectique verrucivore, est piqué à la base du cou, sur la ligne des pattes antérieures, au point médian. La piqûre descend d’aplomb. C’est un point semblable que blesse le dard du sacrificateur de Grillons et d’Éphippigères. Aussitôt piqué, le géant bondit, rue furieusement, se démène et tombe sur le côté sans pouvoir se relever. Les pattes antérieures sont paralysées, les autres sont mobiles. Couché sur le flanc et non tracassé, l’animal, en peu d’instants, ne donne d’autres signes de vie que les oscillations des antennes et des palpes, les pulsations du ventre, le redressement convulsif de l’oviscapte ; mais, irrité par un léger attouchement, il agite les quatre pattes postérieures, surtout la troisième paire, à grosses cuisses, qui lancent de vigoureuses ruades. Le lendemain, état semblable avec aggravation de la paralysie, qui maintenant a gagné les pattes intermédiaires. Le surlendemain, les six pattes ne bougent pas, mais les antennes, les palpes et l’oviscapte oscillent toujours vivement. C’est l’état de l’Éphippigère lardée trois fois au thorax par le Sphex languedocien. Un seul point fait défaut, point capital : la longue persistance d’un reste de vie. Le quatrième jour, en effet, le Dectique est mort ; sa teinte foncée me le dit.

 

De cet exemple se dégagent deux conséquences bonnes à mettre en lumière. Le venin de l’abeille est tellement actif qu’un seul coup de dard dirigé vers un centre nerveux tue en quatre jours l’un des plus gros des orthoptères, insecte de forte constitution cependant. En second lieu, la paralysie n’intéresse d’abord que les pattes dont le ganglion est atteint ; puis elle progresse lentement à la seconde paire, enfin à la troisième. L’effet local se diffuse. Cette diffusion, très admissible pour les victimes des prédateurs, n’a pas de rôle dans la méthode opératoire de ces derniers. L’œuf, dont la ponte va venir sans retard, exige, dès le début, inertie complète de la proie. Dès lors tous les centres nerveux qui président à la locomotion doivent être torpéfiés immédiatement par le virus.

 

Je m’explique maintenant pourquoi le venin des prédateurs est d’effet si peu douloureux. S’il possédait les énergies de celui de l’abeille, un seul coup de dard compromettrait la vitalité de la proie, tout en laissant quelques jours des mouvements violents très périlleux pour le chasseur, et surtout pour l’œuf. Tempéré d’action, il s’instille aux divers centres nerveux, comme cela se passe notamment au sujet des chenilles. Ainsi s’obtient sur-le-champ l’indispensable immobilité ; et, malgré le nombre des blessures, la victime n’est pas un prochain cadavre. Aux merveilles du talent des paralyseurs s’en adjoint une autre : celle de leur venin, dosé de puissance, délicatement mitigé. L’abeille, qui se venge, exalte la virulence de son produit ; le Sphex, qui met en léthargie les provisions de ses larves, l’affaiblit, la réduit au strict nécessaire.

 

Encore un exemple à peu près du même genre. Je prends mes sujets de préférence parmi les orthoptères, qui, par leur taille avantageuse, leur finesse de peau dans les points qu’il faut léser, se prêtent mieux que les autres insectes à mes délicates manipulations. La cuirasse d’un Bupreste, l’épais lard d’une larve de Cétoine, les contorsions d’une chenille, sont des causes presque insurmontables d’insuccès avec un dard qu’il n’est pas en mon pouvoir de diriger. C’est maintenant la grande sauterelle verte (Locusta viridissima), adulte et femelle, que je livre à l’aiguillon de l’abeille. La piqûre est médiane sur la ligne des pattes antérieures.

 

Effet foudroyant. Deux ou trois secondes, l’animal se débat en des convulsions, puis tombe sur le flanc, immobile de partout, sauf l’oviscapte et les antennes. Plus rien ne bouge tant que la bête est laissée tranquille ; mais si je la chatouille du bout d’un pinceau, les quatre pattes postérieures vivement s’agitent et saisissent. Quant aux pattes antérieures, atteintes dans leur centre d’innervation, elles sont pour toujours inertes. Trois jours encore le même état se maintient. Le cinquième, la paralysie progressive ne laisse de libres que les antennes avec leur va-et-vient oscillant, et l’abdomen avec ses pulsations et ses redressements de l’oviscapte. Le sixième, la sauterelle commence à brunir ; elle est morte. À part un reste de vie plus tenace, le cas est le même que celui du Dectique. Prolongeons cette durée, et nous aurons le gibier du Sphex.

 

Mais avant, informons-nous des effets de la piqûre autre part qu’en face des ganglions thoraciques. Je fais piquer une Éphippigère femelle au ventre, vers le milieu, à la face inférieure. L’opérée n’a pas l’air de trop se préoccuper de sa blessure : elle grimpe vaillamment aux parois de la cloche sous laquelle je l’ai déposée ; elle bondit comme avant. Bien mieux, elle se met à brouter la feuille de vigne, consolation que j’ai soin de lui offrir. Quelques heures se passent, et rien n’indique un reste d’émotion. Rapide et complet retour à la santé.

 

Une seconde reçoit triple blessure à l’abdomen, sur chaque flanc et vers le milieu. Le premier jour, l’animal semble n’avoir rien éprouvé ; je n’aperçois aucun indice de gêne dans les mouvements. Je ne doute pas des cuisantes douleurs, mais ces stoïques-là ne sont pas expansifs dans leurs afflictions. Le lendemain, l’Éphippigère traîne un peu la jambe et marche avec lenteur. Encore deux jours, et, mise sur le dos, elle est impuissante à se retourner. Le cinquième, elle succombe. Cette fois, j’ai dépassé la dose ; la commotion de trois coups de dard a été trop forte.

 

Ainsi des autres jusqu’au douillet Grillon, qui, piqué une seule fois au ventre, se remet en un jour de sa douloureuse épreuve et revient à sa feuille de laitue. Mais si la blessure se répète à un petit nombre de reprises, la mort s’ensuit dans un délai plus ou moins bref. J’en excepte, parmi les tributaires de ma cruelle curiosité, les larves de Cétoine, qui bravent le triple et le quadruple coup d’aiguillon. Au moment où, soudain flasques, étalées, détendues, je les crois mortes ou paralysées, les vivaces bêtes reviennent à elles, cheminent sur le dos, s’enfoncent dans l’humus. Je ne peux rien en obtenir de précis. Il est vrai que leurs cils clairsemés et leur cuirasse de lard forment palissade et barrière contre l’aiguillon, qui, presque toujours, plonge à peu de profondeur et d’une façon oblique. Laissons ces indomptables, et tenons-nous-en à l’orthoptère, d’expérimentation plus aisée. Un coup de dard, disons-nous, le tue s’il est dirigé vers les ganglions du thorax ; il le met dans un malaise passager s’il est dirigé vers un autre point. C’est donc bien par son action directe sur les centres nerveux que le venin révèle ses propriétés redoutables.

 

Généraliser la mort prochaine dans le cas de la piqûre vers les ganglions thoraciques serait trop avancer : elle est fréquente, mais accompagnée d’assez nombreuses exceptions, résultant de circonstances impossibles à déterminer. Je ne peux rien dans la direction du dard, dans la profondeur atteinte, dans la quantité de venin déversé, et le tronçon d’abeille est loin de suppléer par lui-même à mon impuissance. Ce n’est plus ici la savante escrime du prédateur : c’est le coup fortuit, sans règle ni mesure. Aussi tous les accidents sont possibles, depuis le plus grave jusqu’au plus bénin. Citons-en quelques-uns des plus intéressants.

 

Une Mante religieuse adulte est piquée au niveau de l’insertion des pattes ravisseuses. Si la blessure avait été centrale, j’aurais été témoin d’un fait constaté déjà bien des fois sans émousser encore mon émotion et ma surprise. C’est la soudaine paralysie des harpons de la bête, férocement armée. N’est pas plus brusque l’arrêt d’un mécanisme dont le grand ressort vient à casser. D’habitude l’inertie des pattes ravisseuses gagne les autres dans l’intervalle d’un jour ou deux, et la paralytique meurt dans moins d’une semaine. Mais la piqûre actuelle est excentrique. Le dard a pénétré vers la base de la patte droite, à moins d’un millimètre du point médian. À l’instant même cette patte est paralysée ; l’autre ne l’est pas, et l’insecte en fait usage aux dépens de mes doigts sans défiance, piqués au sang par le croc terminal. Le lendemain seulement l’immobilité gagne la patte qui m’a blessé la veille. Cette fois, la paralysie ne progresse pas plus loin. La Mante fort bien chemine, dans son habituelle attitude, le corselet fièrement redressé ; mais les brassards ravisseurs, au lieu d’être repliés contre la poitrine, prêts à l’attaque, retombent inertes et ouverts. Une douzaine de jours je conserve l’estropiée, qui refuse toute nourriture, dans l’impossibilité où elle est de faire usage de ses pinces pour saisir la proie et la porter à la bouche. L’abstinence trop prolongée la tue.

 

Il y a des ataxiques. Mes notes gardent souvenir d’une Éphippigère qui, piquée au prothorax hors de la ligne médiane, avait conservé l’usage des six membres sans parvenir à marcher, à grimper, faute de coordination dans les mouvements. Une gaucherie singulière la laissait indécise entre l’avance et le recul, entre la direction à droite et la direction à gauche.

 

Il y a des hémiplégiques. Piquée excentriquement au niveau des pattes antérieures, une larve de Cétoine a la moitié droite du corps flasque, étalée, impuissante à se contracter, tandis que la moitié gauche devient turgide, se ride, se contracte. Le côté gauche n’ayant plus le concours symétrique du côté droit, l’animal, au lieu de se rouler en volute normale, serre sa spire sur un flanc et la laisse bâillante sur l’autre. La concentration de l’appareil nerveux, intoxiqué par le venin sur une moitié longitudinale seulement, explique cet état remarquable entre tous.

 

Inutile de multiplier ces exemples. On voit assez à quelle variété de résultats conduit la piqûre sans règle d’un abdomen d’abeille ; arrivons au nœud même de la question. Le venin de l’apiaire peut-il mettre une proie dans l’état que réclame le prédateur ? Oui ; j’en ai la preuve expérimentale ; mais cette preuve est si coûteuse en patience, en victimes, et, disons le mot, en répugnantes cruautés, qu’une fois obtenue pour une espèce, elle m’a paru suffire. Dans des conditions aussi difficiles, avec un venin d’une violence outrée, un seul succès est probante démonstration ; la chose est possible du moment qu’elle se produit une fois.

 

Une Éphippigère femelle est piquée au point médian très peu en avant des pattes antérieures. Débats convulsifs de quelques secondes, puis chute sur le flanc, avec pulsations du ventre, oscillations des antennes et quelques faibles mouvements des pattes. Les tarses accrochent fortement le pinceau que je leur présente. Je mets l’animal sur le dos. Il s’y maintient immobile. Son état est absolument le même que celui où le Sphex languedocien plonge ses Éphippigères. Pendant trois semaines, je revois dans tous ses détails le spectacle auquel m’ont habitué les proies extraites des terriers ou dérobées au chasseur ; les longues antennes oscillent, les mandibules bâillent, les palpes et les tarses tremblotent, l’oviscapte a des soubresauts, l’abdomen palpite par longs intervalles, à l’attouchement d’un pinceau l’étincelle de vie se réveille. La quatrième semaine, ces signes de vie, de plus en plus faibles, s’évanouissent, mais l’animal se maintient toujours dans une irréprochable fraîcheur. Enfin un mois s’écoule, et la paralysée commence à brunir. C’est fini ; la mort est là.

 

Même succès avec un Griffon ; troisième réussite avec une Mante religieuse. Dans les trois cas, sous le rapport de la fraîcheur longtemps maintenue, sous celui des indices de vie affirmés par de faibles mouvements, la ressemblance est telle entre mes victimes et celles des prédateurs, que les Sphex et les Tachytes n’auraient pas désavoué les produits de mon art. Mon Grillon, mon Éphippigère, ma Mante, avaient la fraîcheur des leurs ; ils se conservaient comme les leurs un temps plus que suffisant à la complète évolution des larves. Ils m’affirmaient, de la manière la plus évidente, ils affirment aux intéressés que le venin des apiaires, son atroce violence à part, ne diffère pas dans ses effets de celui des prédateurs. Sont-ils alcalins ? sont-ils acides ? C’est ici question oiseuse. L’un et l’autre intoxiquent, commotionnent, torpéfient les centres nerveux et déterminent ainsi soit la mort soit la paralysie, suivant le mode d’inoculation. Pour le moment, tout est là. Nul ne peut dire encore le dernier mot sur l’action de ces virus, si terribles à dose infinitésimale. Notre ignorance du moins cesse sur le point en litige : le prédateur doit la conservation des vivres de sa larve non à des qualités spéciales de son venin, mais à l’extrême précision de sa chirurgie.

 

Une dernière objection se dresse, plus spécieuse que les autres, celle de Darwin : les instincts ne se sont pas conservés à l’état fossile. – Et s’ils s’étaient conservés, maître, que nous apprendraient-ils ? Pas grand’chose de plus que ce que nous montrent les instincts contemporains. N’est ce pas d’après le monde actuel que le géologue fait revivre à l’esprit les antiques carcasses ? Sans autre guide que l’analogie, il nous dit comment vivait tel saurien des temps jurassiques ; sur des mœurs non conservées fossiles, il en raconte long, digne néanmoins de confiance, parce que le présent lui enseigne le passé. Faisons un peu comme lui.

 

Un précurseur des Calicurgues gît, je suppose, dans les schistes houillers. Sa proie était quelque hideux scorpion, ce premier-né des arachnides. Comment l’hyménoptère se rendait-il maître de la terrible proie ? Par la méthode du sacrificateur actuel des Tarentules, nous dit l’analogie. Il désarmait l’adversaire, il paralysait le dard venimeux par un coup donné en un point qu’on pourrait déterminer avec certitude d’après l’anatomie de la bête. Hors de ce moyen, l’assaillant périssait, poignardé, puis dévoré par son gibier. Nous ne pouvons sortir de là : ou le précurseur des Calicurgues, bourreau de scorpions, savait à fond son métier, ou sa race devenait impossible, comme serait impossible maintenait la race de l’opérateur de Tarentules sans le coup de dague qui paralyse les crochets venimeux. Le premier qui, dans son audace, a lardé le scorpion houiller possédait à la perfection son escrime ; le premier qui se prit corps à corps avec la Tarentule savait, sans broncher, les principes de sa périlleuse chirurgie. Une hésitation, un tâtonnement de leur part, et ils étaient perdus. L’initiateur ne laissait pas de disciples pour reprendre son œuvre et la perfectionner.

 

Mais les instincts fossiles, insiste-t-on, nous donneraient des intermédiaires, des échelons d’acheminement ; ils nous montreraient le graduel passage de l’essai fortuit, très incorrect, à la pratique parfaite, fruit des siècles ; avec leurs variétés, ils nous fourniraient des termes de comparaison pour remonter du simple au complexe. – Qu’à cela ne tienne, maître ; si vous désirez des instincts variés où se rechercherait la genèse du complexe par le simple, il n’est pas nécessaire de compulser les feuillets de schiste et les couches de roche, ces archives du vieux monde ; l’heure présente soumet à nos méditations une inépuisable richesse où se réalise peut-être tout ce qui peut émerger des limbes du possible. Dans bientôt un demi-siècle d’études, je n’ai entrevu qu’un modeste, très modeste recoin du domaine instinctif, et la moisson faite m’accable par sa variété : je ne connais pas encore deux espèces de prédateurs dont la méthode soit exactement la même.

 

Qui donne un seul coup de dard, qui deux, qui trois, qui la dizaine. L’un pique ici et l’autre là, sans être imités par le troisième, qui s’adresse ailleurs. Tel lèse les centres céphaliques et tue, tel les respecte et paralyse. Il y en a qui mâchonnent les ganglions cervicaux pour obtenir torpeur provisoire ; il y en a qui ne savent rien sur les effets de la compression du cerveau. Certains font rendre gorge à la proie, qui de son miel empoisonnerait la famille ; la plupart n’ont pas recours à des manipulations préventives. En voici qui désarment d’abord l’adversaire, porteur de poignards venimeux ; en voilà d’autres plus nombreux qui n’ont aucune précaution à prendre pour juguler l’inoffensive capture. Dans la lutte préparatoire, j’en sais qui happent le patient par la nuque, par le rostre, les antennes, les filets caudaux ; j’en connais qui la renversent sur le dos, la redressent poitrine contre poitrine, l’opèrent dans la station normale, l’attaquent en long ou en travers, lui grimpent sur le dos, sur le ventre, la pressent sur le dos pour faire bâiller une fissure pectorale, lui ouvrent la spire désespérément contractée, avec le bout du ventre en guise de coin. Que sais-je enfin ? toutes les méthodes d’escrime sont employées. Que n’aurais-je pas encore à dire sur l’œuf, suspendu par un fil au plafond en manière de pendule, quand les vivres se trémoussent au-dessous ; déposé sur une maigre bouchée, unique service du début, quand la proie morte exige l’approvisionnement au jour le jour ; confié à la dernière pièce quand les victuailles sont paralysées ; fixé en un point précis, de moindre péril pour le consommateur et la venaison, lorsque la corpulente proie doit être dévorée avec un art particulier, sauvegarde de la fraîcheur !

 

Eh bien, en quoi cette multitude d’instincts variés pourra-t-elle nous renseigner sur de graduels passages ? L’unique coup de dard du Cerceris et de la Scolie nous acheminera-t-il au double coup du Calicurgue, au triple du Sphex, au multiple de l’Ammophile ? Oui, si l’on ne considère que la progression numérique. Un plus un font deux ; deux plus un font trois ; ainsi procède le chiffre. Mais est-ce bien là notre question, et que vient faire ici l’arithmétique ? N’y a-t-il pas, dominant le problème, une donnée non traduisible en nombre ? La proie changeant, l’anatomie change, et le chirurgien opère toujours en parfaite connaissance de son sujet. Le coup de dard simple s’adresse à des ganglions rassemblés en masse commune ; les coups multiples se distribuent aux ganglions dispersés ; des deux coups du chasseur de Tarentules, l’un désarme, l’autre paralyse. Ainsi des autres ; c’est-à-dire que chaque fois l’instinct se règle sur les secrets de l’organisation nerveuse. Il y a concordance parfaite entre l’opération et l’anatomie de l’opéré.

 

Le coup simple de la Scolie n’est pas moins merveilleux que les coups multiples de l’Ammophile. Chacun a son lot de gibier, et chacun le sacrifie d’après une méthode comme notre savoir n’en trouverait pas de plus rationnelle. Devant cette profonde science, qui nous laisse confondus, quel pauvre argument que celui de un plus un font deux ! Et que nous importe le progrès par unités ? Dans une goutte d’eau, l’univers se retrouve ; dans un seul coup d’aiguillon logiquement donné éclate l’universelle logique.

 

D’ailleurs, serrons de près le piteux argument. Un conduit à deux, deux conduisent à trois. Reconnu sans conteste. Et puis ? Admettons la Scolie comme le débutant, le fondateur des premiers principes de l’art. La simplicité de sa méthode autorise notre supposition. D’une manière ou de l’autre, par hasard, elle apprend son métier ; elle sait supérieurement bien paralyser sa larve de Cétoine par un seul coup d’aiguillon plongeant dans le thorax. Un jour, par circonstance fortuite ou plutôt par mégarde, elle s’avise d’en donner deux. Un seul coup suffisant à la Cétoine, la répétition était de valeur nulle à moins d’un changement de gibier. Quelle était la nouvelle pièce soumise au couteau du boucher ? Apparemment une grosse aranéide, puisque la Tarentule et l’Épeire réclament coup double. Et la novice Scolie, qui piquait d’abord sous la gorge, a eu l’adresse, en son premier essai, de désarmer d’abord son adversaire, puis d’aller tout là-bas, presque au bout du thorax, frapper le point vital. Son succès me laisse d’une profonde incrédulité. Je la vois dévorée si son stylet bronche, porte à faux. Défions l’impossible, admettons qu’elle réussit. Je vois alors la famille, qui n’a gardé de l’heureux événement que le souvenir du ventre, si toutefois la digestion de la larve carnivore laisse trace dans la mémoire de l’insecte alimenté du suc des fleurs, je vois, dis-je, la famille obligée d’attendre de loin en loin l’inspiration du coup double, et chaque fois obligée de réussir sous peine de mort pour elle et pour la descendance. Admettre cet amoncellement d’impossibilités dépasse toutes mes facultés croyantes. Un conduit bien à deux ; mais le coup simple du prédateur ne conduit nullement au coup double.

 

Pour vivre, il faut à chacun les conditions qui font vivre, vérité digne des célèbres axiomes de La Palice. Les prédateurs vivent de leur talent. S’ils ne le possèdent pas dans sa perfection, leur race est impossible. Dissimulé dans les ténèbres des âges passés, l’argument des instincts non fossiles ne supporte pas mieux que les autres la lumière des réalités présentes ; il croule sous le coup d’épaule des faits ; il s’évanouit devant une vérité de La Palice.

 

CHAPITRE XVII

LE CAPRICORNE


Mes juvéniles méditations doivent quelques bons moments à la fameuse statue de Condillac, qui, gratifiée du sens de l’odorat, flaire une rose ; et puis, riche de la seule impression de l’odeur, se crée tout un monde d’idées. Mes vingt ans, pleins de foi dans le syllogisme, se complaisaient à suivre l’escamotage déductif de l’abbé philosophe ; je voyais, je croyais voir la statue s’animer par ce coup de narine, acquérir attention, mémoire, jugement et tout le bagage psychique, de même qu’une eau dormante s’éveille et se couvre d’ondes par le choc d’un grain de sable. Instruit par mon meilleur maître, la bête, je suis bien revenu de mes illusions. Le problème est plus ténébreux que ne me le disait l’abbé, comme va nous l’apprendre le Capricorne.

 

Quand, sous un ciel gris précurseur de l’hiver, se prépare, du coin et de la massue, ma provision de bois de chauffage, un délassement favori vient faire diversion à ma quotidienne prose. Sur ma recommandation expresse, le bûcheron a fait choix, dans sa coupe, des troncs les plus vieux et les plus ravagés. Mes goûts le font sourire ; il se demande par quel travers d’esprit je préfère le bois vermoulu, chirouna, comme il dit, au bois sain, bien meilleur combustible. J’ai mes idées là-dessus, et le brave homme s’y conforme.

 

Et maintenant à nous deux, mon beau tronc de chêne couturé de cicatrices, éventré de plaies d’où suintent des larmes brunes, à odeur de tannerie. La massue cogne, les coins mordent, le bois craque. Qu’y a-t-il dans tes flancs ? De vraies richesses pour mes études. Dans les parties sèches et caverneuses, des groupes d’insectes variés, aptes à passer la mauvaise saison, ont pris leurs quartiers d’hiver ; dans les galeries aplaties, œuvre de quelque Bupreste, des Osmies travaillant la pâte de feuilles mâchées ont empilé leurs cellules ; dans les chambres et les vestibules abandonnés, des Mégachiles ont rangé leurs outres de feuillage ; dans le bois vivant, juteux de sève, se sont établies les larves du Capricorne (Cerambyx miles) auteur principal de la ruine du chêne.

 

Étranges créatures, en vérité, que ces larves, pour un insecte d’organisation supérieure : des bouts d’intestin qui rampent ! À cette époque de l’année, milieu de l’automne, j’en rencontre de deux âges. Les plus vieilles ont presque la grosseur du doigt ; les autres n’atteignent guère que le diamètre d’un crayon. Je trouve en outre des nymphes plus ou moins colorées, des insectes parfaits, à ventre distendu, qui sortiront du tronc au retour des chaleurs. La vie dans le bois est donc de trois ans. À quoi se passe cette longue période de solitude et d’internement ? À divaguer avec paresse dans l’épaisseur du chêne, à pratiquer des routes dont les déblais servent d’aliment. Le cheval de Job dévore l’espace par figure de rhétorique ; le ver du Capricorne mange, à la lettre, son chemin. De sa gouge de charpentier, robuste mandibule noire, courte, sans dentelures, excavée en cuiller à bord tranchant, il creuse le front d’attaque du couloir. Le morceau taillé est une bouchée qui cède, en passant dans l’estomac, ses maigres sucs et va s’accumuler derrière le travailleur sous forme de vermoulure. Les déblais de l’ouvrage laissent place libre en traversant l’ouvrier. Œuvre à la fois de nutrition et de voirie, la route se mange à mesure qu’elle se pratique ; elle s’obstrue en arrière à mesure qu’elle gagne en avant. Ainsi, du reste, opèrent tous les taraudeurs qui demandent au bois le vivre et le couvert.

 

Pour l’âpre travail de sa double gouge, la larve du Capricorne concentre ses forces musculaires dans la partie antérieure du corps, qui se renfle en tête de pilon. Les larves de Bupreste, autres laborieux charpentiers, adoptent semblable forme ; elles exagèrent même leur pilon. La partie qui rudement peine et sculpte les bois durs, doit posséder constitution robuste ; le reste du corps, n’ayant qu’à suivre, demeure fluet. L’essentiel est que l’outil mandibulaire possède solide appui et vigoureux moteur. La larve du Cérambyx consolide ses gouges d’une forte armure noire et cornée qui lui cerne la bouche ; mais, l’outillage et le crâne à part, le ver a la peau fine comme un satin et d’une blancheur éburnéenne. Ce blanc mat provient d’une copieuse couche de graisse que ne ferait pas soupçonner le maigre régime de l’animal. Il est vrai que ronger de jour, de nuit, à toute heure, est son unique affaire. Ce qui passe de bois dans son estomac supplée à la rareté des éléments nutritifs.

 

Les pattes, composées de trois pièces, la première globuleuse, la dernière aciculaire, sont de simples rudiments, des vestiges. Leur longueur mesure à peine un millimètre. Aussi sont-elles d’utilité nulle pour la progression ; elles ne portent même pas sur le plan d’appui, tenues à distance par l’obésité pectorale. Les organes de locomotion sont d’un autre genre. La larve de Cétoine nous a montré comment, à l’aide des cils et des bourrelets de l’échine, elle parvient à renverser les usages universellement reçus et à cheminer sur le dos. La larve du Capricorne la dépasse en ingéniosité : elle chemine en même temps sur le dos et sur le ventre ; elle remplace les inutiles pattes du thorax par des appareils ambulatoires, presque des pieds, venus, contre toute règle, à la face dorsale.

 

Les sept premiers segments de l’abdomen ont, tant en dessus qu’en dessous, une facette quadrilatère, hérissée de grossières papilles, qui se gonfle et fait saillie, ou bien se déprime et s’aplatit au gré du ver. Les facettes supérieures se subdivisent en deux bourrelets que sépare le vaisseau dorsal ; les inférieures n’ont pas cette apparence binaire. Voilà les organes locomoteurs, les ambulacres. Veut-elle avancer, la larve renfle ses ambulacres postérieurs, ceux du dos comme ceux du ventre, et déprime les antérieurs. Fixés à la paroi de l’étroit canal par leurs rugosités, les premiers lui donnent appui. La dépression des seconds, en diminuant le diamètre, lui permet de se glisser en avant et de faire la moitié d’un pas. Il reste, pour compléter le pas, à ramener l’arrière-train, en retard de toute l’extension que le corps vient d’acquérir. À cet effet, les bourrelets antérieurs se gonflent et fournissent appui, tandis que les postérieurs s’effacent et laissent libre jeu à la contraction de leurs anneaux.

 

À l’aide de son double appui du dos et du ventre, de ses gonflements et dégonflements alternatifs, l’animal avance ou recule avec aisance dans sa galerie, sorte de moule que le contenu remplit sans intervalle vide. Mais si les bourrelets ambulatoires n’ont prise que d’un côté, la progression est impossible. Mise sur le bois lisse de ma table, la larve se démène en de lentes flexions ; elle s’allonge, se contracte, sans avancer d’une ligne. Déposée sur la surface d’un morceau de chêne fendu, surface inégale, rugueuse, telle que la donne le déchirement par l’effet du coin, elle se contorsionne, meut très lentement de droite à gauche et de gauche à droite la partie antérieure du corps, la relève un peu, l’abaisse, recommence. Ce sont là les mouvements les plus amples. Les pattes vestigiaires demeurent inertes, d’usage absolument nul. Pourquoi leur présence alors ? Mieux valait les perdre tout à fait, s’il est vrai que la reptation à l’intérieur du chêne a privé l’animal de ses bonnes pattes du début. Très bien inspirée en dotant le ver de bourrelets ambulatoires, l’influence du milieu est dérisoire en lui laissant de ridicules moignons. Est-ce que, par hasard, l’organisation obéirait à d’autres règles que celles du milieu ?

 

Si des pattes inutiles persistent, germes des membres futurs, les yeux dont le Cérambyx sera richement doué n’ont aucun indice dans la larve. Chez elle, pas le moindre vestige d’organes de vision. Que ferait-elle de la vue dans la ténébreuse épaisseur d’un tronc d’arbre ? – L’ouïe manque pareillement. Dans le silence jamais troublé des couches profondes du chêne, l’audition serait un non-sens. Où le son fait défaut, pourquoi la faculté d’entendre ? À ces doutes, s’il y en a, j’opposerai l’expérience suivante. Fendue dans le sens de la longueur, la demeure du ver laisse un demi-canal où je peux suivre l’habitant dans ses actes. Laissé tranquille, tantôt il ronge le front de sa galerie, tantôt il se repose, ancré par ses ambulacres, sur les deux flancs de la rigole. Je profite de ces moments de quiétude pour m’informer de ses perceptions sonores. Chocs de corps durs, résonances d’objets métalliques, grincements de la scie mordue par la lime, sont en vain essayés. La bête est impassible. Pas un froncement de la peau, pas un signe d’attention éveillée. Je ne réussis pas mieux en grattant tout à côté le bois avec une pointe dure pour imiter le bruit de quelque larve voisine qui rongerait l’épaisseur interposée. L’indifférence à mes artifices sonores ne serait pas plus grande de la part d’un objet inanimé. La bête est sourde.

 

Est-elle douée de l’odorat ? Tout dit que non. L’odorat est un auxiliaire pour la recherche de la nourriture. Mais le ver du Capricorne n’a pas à se mettre en quête du manger : il se nourrit de sa demeure, il vit du bois qui lui donne le couvert. Faisons quelques essais, d’ailleurs. Je creuse dans un morceau de cyprès frais une rigole de diamètre pareil à celui des galeries naturelles, et j’y installe le ver. Le bois de cyprès est très odorant ; il possède à un haut degré cet arôme résineux qui caractérise la plupart des conifères. Eh bien, déposée dans le canal aux fortes senteurs, la larve gagne le fond du cul-de-sac et puis ne bouge plus. Cette placide immobilité n’affirme-t-elle pas l’absence d’odorat ? Le fumet résineux, si étrange pour elle qui toujours a vécu dans le chêne, devrait la contrarier, l’inquiéter, et la perception déplaisante devrait se traduire par quelques agitations, quelques tentatives de déménagement. Or, rien de pareil : une fois la bonne position trouvée dans la rigole, la larve n’a plus de mouvement. Je fais mieux : je place devant elle, à très petite distance, dans son canal naturel, une pincée de camphre. Effet encore nul. Au camphre succède la naphtaline. Rien, toujours rien. Après ces infructueux essais, je ne crois pas trop me compromettre en refusant l’odorat à la bête.

 

Le goût est indiscutable. Mais quel goût ! L’aliment est sans variété, du bois de chêne pendant trois ans, et rien autre. Que peut bien apprécier le palais du ver dans cette monotonie du manger ? La sapidité tannique d’un morceau frais, suant la sève ; l’aridité d’un morceau trop sec, privé de ses condiments, voilà probablement toute la gamme gustative.

 

Reste le toucher, diffus, passif, tel qu’il appartient à toute chair vivante qui tressaille sous l’aiguillon de la douleur. Le bilan sensitif du Cérambyx larvaire se résume donc dans le goût et le toucher, l’un et l’autre très obtus. Nous voilà presque à la statue de Condillac. L’être idéal du philosophe avait un seul sens, l’odorat, égal en finesse au nôtre ; l’être réel, ravageur du chêne, en a deux, inférieurs dans leur ensemble au premier, qui si bien percevait l’odeur de la rose et si bien la distinguait d’une autre. La réalité supporte le parallèle avec la fiction.

 

En quoi peut consister la psychique d’une créature d’organisation digestive si puissante et d’instrumentation sensorielle si faible ? Un vain souhait a bien des fois traversé mes rêveries : c’est de pouvoir penser quelques minutes avec le rude cerveau de mon chien, de voir le monde avec l’œil à facettes d’un moucheron. Comme les choses changeraient d’aspect ! Elles changeraient bien davantage interprétées par l’intellect du ver ! Qu’ont apporté dans ce rudimentaire récipient d’impressions les leçons du toucher et du goût ? Bien peu, presque rien. L’animal sait que le meilleur morceau a saveur astringente, que les parois du couloir non rabotées avec soin endolorissent l’épiderme. Pour lui, c’est l’ultime limite de la sapience acquise. En comparaison, la statue au nez sensible était une merveille de science, un parangon, trop généreusement avantagé par son inventeur. Elle se rappelait, comparait, jugeait, raisonnait ; lui, somnolente panse qui digère, se rappelle-t-il ? compare-t-il ? raisonne-t-il ? J’ai défini le ver du Capricorne un bout d’intestin qui chemine. Cette très véridique définition me fournit la réponse : le ver a la somme de notions sensorielles que peut avoir un bout d’intestin.

 

Et ce néant est capable de prévisions merveilleuses ; ce ventre, qui ne sait presque rien du présent, voit très clair dans l’avenir. Expliquons-nous sur ce curieux sujet. Trois années durant, la larve divague dans l’épaisseur du tronc ; elle monte, elle descend, incline, d’ici puis de là ; elle quitte un filon pour un autre de meilleure saveur, mais sans trop s’éloigner des couches profondes, où la température est plus douce, la sécurité plus grande. Un jour vient, périlleux pour la recluse, obligée de quitter l’excellente retraite et d’affronter les dangers de la surface. Ce n’est pas tout de manger, il faut sortir d’ici. Pour elle, si bien douée en outils et force musculaire, nulle difficulté d’aller où bon lui semble en perforant le bois ; mais le Capricorne futur, dont la courte saison doit se passer en plein air, possède-t-il même prérogative ? Éclos à l’intérieur du tronc, l’animal haut encorné saura-t-il se frayer une voie de délivrance ?

 

Telle est la difficulté résolue d’inspiration par le ver. Moins versé que lui dans les choses de l’avenir, malgré mes éclaircies rationnelles, j’ai recours à des essais en vue de sonder la question. Je constate d’abord que le Capricorne, pour quitter l’intérieur du tronc, est dans l’impossibilité absolue de mettre à profit le canal œuvre de la larve. C’est un labyrinthe fort long, fort irrégulier, encombré de vermoulure solidement tassée. Son diamètre diminue progressivement du cul-de-sac final à l’origine. La larve est entrée dans le bois aussi déliée qu’un tronçon de paille menue ; elle est aujourd’hui de la grosseur du doigt. Dans ses pérégrinations de trois années, elle a toujours excavé sa galerie d’après le moule de son corps. C’est tout clair : la voie d’entrée et de circulation de la larve ne saurait être, pour le Capricorne, la voie de sortie : ses antennes exagérées, ses longues pattes, son cuirassement inflexible, rencontreraient obstacle insurmontable dans l’étroit et sinueux couloir, qu’il faudrait déblayer de sa vermoulure et, de plus, largement agrandir. Il serait moins laborieux d’attaquer le bois neuf et de creuser droit devant soi. L’insecte est-il capable de le faire ? C’est à voir.

 

Dans des tronçons de branche de chêne fendus en deux je pratique des loges d’ampleur convenable ; et chacune de mes cellules artificielles reçoit un Cérambyx récemment transformé, comme m’en fournissent en octobre mes provisions de bois éclatées sous le coin. Les deux morceaux sont alors rapprochés et maintenus par quelques ligatures en fil de fer. Juin arrive. J’entends gratter à l’intérieur de mes rondins. Les Capricornes sortiront-ils ? ne sortiront-ils pas ? La délivrance me semble peu laborieuse : à peine deux centimètres de bois à percer. Aucun ne sort. Quand le silence se fait, j’ouvre mes appareils. Les captifs sont morts du premier au dernier. Une pincée de sciure, moindre qu’une prise de tabac, voilà tout leur ouvrage.

 

Je m’attendais à mieux de la part de leurs mandibules, robustes outils. Mais, nous l’avons déjà reconnu, l’outil ne fait pas l’ouvrier. Malgré leurs instruments de forage, les reclus périssent dans mes étuis faute d’art. J’en soumets d’autres à de moindres épreuves. Je les enferme dans de spacieux bouts de roseau équivalents en diamètre à la loge natale. L’obstacle à percer est le diaphragme naturel, cloison peu dure et de l’épaisseur de trois à quatre millimètres. Quelques-uns se libèrent, d’autres ne le peuvent. Les moins vaillants succombent, arrêtés par la faible barrière. Que serait-ce s’il fallait percer une épaisseur en bois de chêne !

 

Nous voilà convaincus : en dépit de ses robustes apparences, le Capricorne est impuissant à sortir par lui-même du tronc d’arbre. C’est donc au ver, dans sa sapience de bout d’intestin, que revient le soin de préparer les voies. Ici se renouvellent, sous d’autres aspects, les prouesses de l’Anthrax, dont la nymphe, armée de trépans, fore le tuf en faveur du débile diptère. Sous l’impulsion d’un pressentiment, pour nous insondable mystère, la larve quitte donc l’intérieur du chêne, sa paisible retraite, son château fort inexpugnable, pour s’acheminer vers l’extérieur, séjour de l’ennemi, le pic, qui fera régal de la succulente andouillette. Au péril de la vie, tenacement elle creuse, elle ronge, jusqu’à l’écorce, dont elle ne laisse intact qu’une épaisseur de rien, un faible rideau. Parfois même la téméraire ouvre en plein la fenêtre.

 

Voilà l’orifice de sortie du Capricorne ; l’insecte n’aura qu’à limer un peu le rideau du bout des mandibules, à le cogner du front, pour l’abattre ; il n’aura même rien à faire quand la fenêtre est libre, cas fréquent. L’inhabile charpentier, encombré de son extravagant panache, émergera des ténèbres par ce pertuis quand viendront les chaleurs.

 

Après les soins de l’avenir, les soins du présent. La larve qui vient d’ouvrir la fenêtre libératrice fait recul dans sa galerie à médiocre profondeur, et sur le côté de la voie de sortie se creuse un appartement à nymphose comme je n’en ai pas encore vu d’aussi somptueusement meublé et barricadé. C’est une spacieuse niche en ellipsoïde aplati, dont la longueur atteint de quatre-vingts à cent millimètres. Les deux axes de la section en travers diffèrent : l’horizontal mesure de vingt-cinq à trente millimètres ; le vertical se réduit à quinze. Cette plus grande dimension de la loge, dans le sens transversal de l’insecte parfait, laisse à ce dernier quelque liberté d’action des pattes lorsque vient le moment de forcer la barricade dont je vais parler, ce que ne permettrait pas la gêne d’une boîte à momie.

 

La barricade en question, porte de clôture opposée par la larve aux périls du dehors, est double et même triple. C’est, à l’extérieur, un monceau de débris ligneux, de parcelles de bois haché ; à l’intérieur, un opercule, minéral, ménisque concave, d’une seule pièce et d’un blanc crétacé. Assez souvent, mais non toujours, s’adjoint à ces deux assises, tout en dedans, une couche de copeaux. Derrière la multiple clôture, la larve prend ses dispositifs pour la nymphose. La paroi de la chambre est râpée, ce qui fournit une sorte de duvet formé de fibres ligneuses effilochées, rompues en menus brins. À mesure qu’elle est obtenue, la matière à velours est appliquée contre l’enceinte en un feutre continu d’un millimètre au moins d’épaisseur. La chambre est ainsi capitonnée d’un fin molleton dans la totalité de ses parois, délicate précaution du rustique ver en faveur de la tendre nymphe.

 

Revenons à la pièce la plus curieuse de l’ameublement, l’opercule minéral de l’entrée. C’est une calotte elliptique d’un blanc de craie, de la dureté du calcaire, lisse à l’intérieur, noduleuse à l’extérieur, de façon à figurer assez bien la cupule d’un gland de chêne. Ces nodosités indiquent que la matière est fournie par petites gorgées pâteuses, solidifiées au dehors en légères saillies que l’animal ne retouche pas, ne le pouvant, et polies sur la face interne, à la portée du ver. Quelle peut bien être la nature de ce singulier obturateur dont le Cérambyx me fournit le premier exemple ? C’est cassant et dur ainsi qu’une lame de calcaire. C’est soluble à froid dans l’acide azotique avec dégagement de petites bulles gazeuses. La dissolution est lente, elle exige plusieurs heures pour un faible fragment. Tout se dissout, moins quelques flocons jaunâtres, de nature organique apparemment. En effet, par la chaleur, un morceau de l’opercule noircit, preuve d’un agglutinatif organique cimentant la matière minérale. La dissolution se trouble par l’oxalate d’ammoniaque et laisse déposer un abondant précipité blanc. À ces signes se reconnaît le carbonate de chaux. Je recherche l’urate d’ammoniaque, ce produit si fréquent des rénovations de la nymphose. Il manque : je n’obtiens pas le moindre indice de murexide. L’opercule se compose donc uniquement de carbonate de chaux et d’un ciment organique, albumineux sans doute, qui donne consistance à la pâte calcaire.

 

Si les circonstances m’avaient bien servi, j’aurais recherché en quels organes du ver réside le dépôt pierreux. Ma conviction toutefois est faite : c’est l’estomac, le ventricule chylifique, qui fournit le calcaire. Il l’isole de la nourriture, soit tel quel, soit dérivé de l’oxalate ; il l’expurge de tout corps étranger quand s’achève la période larvaire, et le tient en réserve jusqu’au moment de le dégorger. Cette usine de pierre de taille n’a pas de quoi m’étonner : l’industriel changeant, elle sert à des travaux chimiques variés. Certains méloïdes, les Sitaris, y localisent l’urate ammoniacal, décombres de l’organisme transformé ; le Sphex, les Pélopées, les Scolies, y fabriquent la laque dont se vernisse le taffetas du cocon. Les études ultérieures ne manqueront pas d’enrichir la collection des produits de ce complaisant organe.

 

La voie de sortie préparée, la cellule tapissée de velours et close d’une triple barricade, l’industrieux ver a fini sa tâche. Il quitte ses outils, se dépouille et devient la nymphe, la faiblesse même, dans des langes, sur une molle couchette. La tête est toujours du côté de la porte. En apparence, c’est détail de rien ; en réalité, c’est tout. Se coucher dans un sens ou dans l’autre de la longue cellule est fort indifférent au ver, qui, très souple, se retourne dans l’étroit réduit et prend telle position qu’il veut. Le futur Capricorne n’aura pas les mêmes prérogatives. Rigide, tout d’une pièce sous sa cuirasse de corne, il ne pourra se retourner de bout en bout ; il ne sera pas même capable d’une simple flexion si quelque brusque sinuosité rend le passage difficultueux. Il lui faut absolument, au risque de périr dans le coffre, avoir la porte devant lui. Si le ver oublie cette petite formalité ; s’il se couche, pour son sommeil de nymphe, la tête au fond de la chambre, le Capricorne est infailliblement perdu : son berceau deviendra cachot infranchissable.

 

Mais le péril n’est pas à craindre : le savoir du bout d’intestin est trop versé dans les choses de l’avenir pour négliger la formalité de la tête contre la porte. Sur la fin du printemps, l’insecte, dont toutes les forces sont venues, songe aux joies du soleil, aux fêtes de la lumière. Il veut sortir. Que trouve-t-il devant lui ? Un amas de copeaux que dissipent quelques coups de griffes ; puis un couvercle de pierre qu’il n’est pas nécessaire de mettre en morceaux : cela se descelle tout d’une pièce, cela s’arrache de son cadre par quelques poussées du front, quelques tiraillements des griffes. Je trouve, en effet, l’opercule intact sur le seuil des loges abandonnées. Vient enfin un second amas de débris ligneux tout aussi facile à dissiper que le premier. Maintenant les chemins sont libres : le Cérambyx n’a qu’à suivre le spacieux vestibule, qui le conduira, sans erreur, au pertuis de sortie. Si la fenêtre n’est pas ouverte, il lui suffira de ronger un mince rideau, travail facile ; et le voilà dehors, ses longues antennes vibrantes d’émotion.

 

Que nous a-t-il appris ? Lui, rien ; son ver, beaucoup. Ce ver, si misérable en aptitudes sensorielles, nous donne singulièrement à réfléchir avec sa prescience. Il sait que l’insecte futur ne sera pas capable de s’ouvrir un chemin à travers le chêne, et il s’avise de lui en préparer un à ses risques et périls. Il sait que le Cérambyx, en sa qualité de rigide cuirassé, serait dans l’impuissance de se retourner pour gagner l’orifice de la cellule, et il a le soin de s’endormir du sommeil de la nymphose la tête contre la porte. Il sait les tendres chairs de la nymphe, et il tapisse la chambre de molleton. Il sait l’irruption probable du malfaiteur pendant le lent travail de la transformation ; et pour opposer rempart à ses entreprises, il emmagasine dans l’estomac une bouillie de calcaire. Il connaît l’avenir d’une vision claire ; disons mieux, il agit comme s’il le connaissait. Où donc a-t-il puisé les motifs de ses actions ? Ce n’est certes pas dans l’expérience des sens. Que sait-il du dehors ? Répétons-le : ce que peut en savoir un bout d’intestin. Et ce privé de sens nous émerveille ! Je regrette que l’habile logicien, au lieu d’imaginer une statue flairant une rose, ne l’ait pas imaginée douée de quelque instinct. Comme il aurait vite reconnu qu’en dehors des notions sensorielles, l’animal, l’homme y compris, a certaines ressources psychiques, certaines inspirations innées et non acquises !

 

CHAPITRE XVIII

LE PROBLÈME DU SIREX


Le cerisier nourrit un petit capricorne d’un noir de jais, le Cerambyx cerdo, dont il convenait d’étudier les mœurs larvaires pour apprendre si les instincts se modifient alors que la forme et l’organisation restent identiques. Ce nain de la famille a-t-il les talents du géant, le ravageur du chêne ? travaille-t-il d’après les mêmes principes ? Entre les deux, tant à l’état de larve qu’à l’état d’insecte parlait, la similitude est complète ; l’habitant du cerisier est une exacte réduction de l’habitant du chêne. Si l’instinct est l’inéluctable conséquence de l’organisme, nous devons retrouver chez les deux rigoureuse parité de mœurs ; si l’instinct est, au contraire, une aptitude spéciale servie par les organes, il faut s’attendre à des variations dans l’industrie exercée. Pour la seconde fois s’impose à notre attention cette alternative : l’outillage règle-t-il la marche du métier, ou bien le métier règle-t-il l’emploi de l’outillage ? L’instinct est-il le dérivé de l’organe ? l’organe est-il le serviteur de l’instinct ? Un vieux cerisier mort va nous donner la réponse.

 

Sous son écorce délabrée, que je soulève par larges plaques, grouille une population de larves appartenant toutes au Cérambyx cerdo. Il y en a de fortes et de petites ; en outre, des nymphes les accompagnent. Ces renseignements affirment trois années de vie larvaire, durée fréquente dans la série des longicornes. Le tronc, exploré dans son épaisseur, fendu puis refendu par éclats, ne présente nulle part un seul ver ; toute la population est cantonnée entre le bois et l’écorce. Là, c’est inextricable dédale de galeries tortueuses, gorgées de vermoulure compacte, croisées, recroisées, rétrécies en ruelles, épanouies en larges stations et entamant d’une part la couche superficielle de l’aubier et de l’autre les feuillets du liber. Les lieux parlent d’eux-mêmes : la larve du petit Capricorne a d’autres goûts que celle du grand ; trois ans elle ronge l’extérieur du tronc sous le mince couvert de l’écorce, tandis que l’autre cherche profonde retraite et ronge l’intérieur.

 

La dissemblance s’accentue davantage dans les préparatifs de la nymphose. Alors le ver du cerisier quitte la superficie et pénètre dans le bois à la profondeur d’environ deux pouces, en laissant derrière lui large passage, que dissimule au dehors un reste d’écorce prudemment respecté. Cet ample vestibule est la voie de délivrance de l’insecte futur ; ce rideau d’écorce, de destruction facile, est le voile masquant la porte de sortie. Au sein du bois, la larve se creuse enfin la chambre à nymphose. C’est une niche ovalaire de trois à quatre centimètres de longueur, sur un centimètre de largeur. Les parois en sont nues, c’est-à-dire non tapissées de ce molleton en fibres effilochées que le Capricorne du chêne affectionne. L’entrée est obstruée d’abord par un tampon de sciure filamenteuse, puis par un opercule crétacé pareil, moins l’ampleur, à celui qui nous est déjà connu. Une épaisse couche de fine vermoulure tassée dans la concavité du couvercle calcaire complète la barricade. Est-il nécessaire d’ajouter que le ver se couche et s’endort, pour la nymphose, la tête contre la porte ? Aucun n’est oublieux de cette précaution.

 

Les deux Capricornes ont, en somme, même système de clôture. Remarquons surtout le ménisque pierreux. De part et d’autre, même composition chimique, même configuration en cupule de gland. Dimensions à part, les deux ouvrages sont identiques. Mais aucun autre genre de longicorne ne pratique, à ma connaissance, telle industrie. Aussi compléterai-je volontiers d’un trait la diagnose classique des Cérambyx ; j’ajouterai : scellent d’une dalle calcaire leurs chambres à métamorphose.

 

Les ressemblances des mœurs ne vont pas plus loin, malgré l’identité de structure. Le contraste est même des plus nets dans les usages suivis. Le Capricorne du chêne habite les couches profondes du tronc ; celui du cerisier habite la surface. Dans les préparatifs de la transformation, le premier remonte du bois vers l’écorce, le second descend de l’écorce vers le bois ; le premier affronte les périls du dehors, le second les fuit et va chercher retraite à l’intérieur. Le premier tapisse de velours les parois de sa chambre ; le second ignore ce luxe. Si l’ouvrage est à peu près le même quant aux résultats, il est du moins conduit de façons contraires. L’outil ne régit donc pas le métier. Ainsi nous parlent les deux Cérambyx.

 

Varions les témoignages des longicornes. Je ne les choisis pas ; je les relate au hasard de mes trouvailles.

 

La Saperde chagrinée (Saperda carcharias) vit dans le peuplier noir ; le Saperde scalaire (Saperda scalaris) vit dans le cerisier. Pour les deux, même organisation et même outillage, comme il convient à deux espèces congénères. Celle du peuplier adopte la méthode du Capricorne du chêne en ses traits généraux. Elle habite l’intérieur du tronc. Aux approches de la transformation, elle pratique une galerie de sortie dont la porte est libre ou bien masquée par un reste d’écorce. Revenant alors sur ses pas, elle obstrue le passage avec une barricade de grossiers copeaux tassés ; et à la profondeur d’environ deux décimètres, non loin de l’axe de l’arbre, elle se creuse une niche à nymphose sans ameublement particulier. Le système de défense se borne à la longue colonne de copeaux. Pour se libérer, l’insecte n’aura qu’à refouler en arrière, par brassées, l’amas de débris ligneux ; la voie s’ouvrira toute faite devant lui. Si quelque rideau d’écorce dissimule au dehors la galerie, les mandibules en viendront aisément à bout : c’est tendre et de peu d’épaisseur.

 

La Saperde scalaire imite les mœurs de son commensal le Capricorne du cerisier. Sa larve vit entre le bois et l’écorce. Pour se transformer, elle descend au lieu de remonter. Parallèlement à la surface du tronc, sous une couche de bois d’un millimètre à peine d’épaisseur, elle se pratique dans l’aubier une loge cylindrique, arrondie aux deux bouts et sommairement veloutée par des fibres ligneuses. Un fort tampon de copeaux barricade l’entrée, que ne précède aucun vestibule. Ici la manœuvre libératrice est des plus simples. Il suffit à la Saperde de déblayer la porte de sa chambre pour trouver sous les mandibules le peu d’écorce qu’il reste à percer. Nous retombons, on le voit, sur deux spécialistes, travaillant chacun à sa manière avec les mêmes outils.

 

Les Buprestes, zélés comme les longicornes à la destruction de l’arbre, sain ou maladif, nous répètent le dire des Cérambyx et des Saperdes. Le Bupreste bronzé (Buprestis ænea) est l’hôte du peuplier noir. Sa larve ronge l’intérieur du tronc. Pour la nymphose, elle vient s’établir près de la surface dans une loge ovalaire, déprimée, qui se continue en arrière par la galerie de pérégrination solidement bourrée de vermoulure, et se prolonge en avant par un court vestibule, mollement infléchi. Une couche de bois qui n’a pas un millimètre d’épaisseur est laissée intacte au bout du vestibule. Aucune autre précaution défensive ; pas de barricade, pas d’amas de copeaux. Pour sortir, l’insecte n’aura qu’à percer un insignifiant feuillet de bois, puis l’écorce.

 

Le Bupreste à neuf taches (Ptosima novem maculata) se conduit dans l’abricotier exactement comme le Bupreste bronzé dans le peuplier. Sa larve exploite l’intérieur du tronc en galeries très déprimées, habituellement parallèles à l’axe ; puis, d’une façon brusque, à trois ou quatre centimètres de la surface, elle coude la voie et la dirige vers l’écorce. Elle fore droit devant elle, par le chemin le plus court, au lieu de s’avancer en sinuosités irrégulières comme elle le faisait d’abord. De plus, une délicate intuition des choses futures conseille à son burin de changer le plan de l’ouvrage. L’insecte parfait est un cylindre ; le ver, large de thorax, rétréci dans le reste, est une lanière, un ruban. Il faut au premier, inflexible dans sa cuirasse, passage cylindrique ; il faut au second tunnel très surbaissé, dont le plafond puisse donner prise aux mamelons ambulatoires du dos. La larve change donc du tout au tout son travail de forage : c’était, hier, la galerie propre à la vie errante dans l’épaisseur du bois, le clapier large et de très faible élévation, presque une fissure ; c’est, aujourd’hui, le canal cylindrique, comme une vrille n’en donnerait pas de plus correct. Ce changement brusque dans le système de voirie en vue du futur insecte soumet encore une fois à nos réflexions la haute prescience d’un bout d’intestin.

 

La voie cylindrique de sortie traverse les couches ligneuses suivant la ligne la plus courte, presque normalement, après une douce inflexion qui raccorde la verticale avec l’horizontale, inflexion de rayon assez grand pour permettre au rigide Bupreste de virer sans difficulté. Elle se termine en cul-de-sac à moins de deux millimètres de la surface du bois. L’érosion du feuillet intact et de l’écorce, c’est tout le travail que le ver laisse à la charge de l’insecte. Ces préparatifs faits, la larve recule, mais en fortifiant le rideau ligneux d’une couche de vermoulure fine ; elle atteint le fond de la galerie ronde, que prolonge, pleinement obstruée, la galerie plate ; et là, dédaigneuse de chambre spéciale et d’ameublement, s’endort pour la nymphose, la tête vers la sortie.

 

Je trouve abondamment un Bupreste noir (Buprestis octo guttata) dans les vieilles souches de pin laissées en terre, dures à l’extérieur, ramollies à l’intérieur, où la masse ligneuse a la souplesse de l’amadou. En ce tendre milieu, aromatisé de résine, les larves passent leur vie. Pour la métamorphose, elles quittent les grasses régions du centre et pénètrent dans le bois dur, où elles se creusent des niches ovalaires légèrement aplaties, mesurant de vingt-cinq à trente millimètres de longueur. Le grand axe de ces loges est toujours vertical. Une ample voie d’issue les prolonge, tantôt droite, tantôt doucement courbée, suivant que la sortie doit se faire par la section de l’arbre ou par le flanc. Presque toujours le forage du canal libérateur est complet ; la fenêtre d’évasion s’ouvre directement au dehors. Tout au plus, dans quelques cas rares, le ver laisse-t-il au Bupreste la peine de percer une lamelle de bois, translucide tant elle est mince. Mais si des voies faciles sont nécessaires à l’insecte, des remparts protecteurs ne le sont pas moins à la sécurité de la nymphose ; aussi le ver bouche-t-il le canal de libération avec une pâte fine de bois mâché très différente de la vermoulure ordinaire. À la base, une couche de la même pâte sépare la chambre de la galerie surbaissée, ouvrage de la vie active. Enfin la loupe constate sur les parois de la cellule une tapisserie de fibres ligneuses très divisées, soulevées et coupées ras en une sorte de velours. Cette doublure de molleton, dont le Cérambyx du chêne nous a fourni le premier exemple, me paraît d’un usage assez fréquent chez les lignicoles, tant les Buprestes que les longicornes.

 

Après ces migrateurs, qui du centre de l’arbre s’acheminent vers la surface, citons-en d’autres qui de la surface plongent à l’intérieur. – Un petit Bupreste ravageur du cerisier, l’Anthaxia nitidula, passe sa vie larvaire entre le bois et l’écorce. Aux heures du changement de forme, le pygmée se préoccupe, comme les autres, des besoins futurs et des besoins présents. Pour venir en aide à l’insecte parfait, le ver ronge d’abord le dessous de l’écorce en respectant un voile d’épiderme, puis creuse dans le bois un puits perpendiculaire, obstrué de vermoulure sans résistance. Voilà la part de l’avenir : le faible Bupreste pourra sortir sans encombre. Le fond du puits, mieux travaillé que le reste, plafonné à l’aide d’un liquide agglutinateur qui maintient en place la fine vermoulure du tampon, est la part du présent, la chambre à nymphose.

 

Un second Bupreste, exploiteur également du cerisier, entre écorce et bois, le Chrysobothrys chrysostigma, a moindre labeur dans ses préparatifs, quoique plus vigoureux. Sa chambre, à parois modestement vernissées, est la simple prolongation dilatée de l’ordinaire galerie. Le ver, non enclin au travail tenace, ne fore pas le bois. Il se borne à creuser un réduit oblique dans l’épaisseur de l’écorce, sans toucher au feuillet superficiel, que l’insecte devra ronger lui-même.

 

Ainsi se manifestent en chaque espèce des méthodes particulières, des tours de métier, inexplicables par la seule considération de l’outillage. Ces minutieux détails ayant des conséquences de quelque gravité, je n’hésite pas à les multiplier : le thème soumis à nos recherches n’en sera que plus clair. Interrogeons encore les longicornes.

 

Un habitant des vieilles souches de pin, le Criocephalus ferus, pratique une galerie de sortie amplement bâillante au dehors et s’ouvrant tant sur la section de la souche que sur les faces latérales. À environ deux pouces de profondeur, la voie est barricadée par un long tampon de grossiers copeaux. Vient ensuite l’appartement de la nymphe, cylindrique, comprimé, que veloute un duvet de fibres ligneuses. Par-dessous fait suite le labyrinthe de la larve, le clapier compactement bourré de bois digéré. Remarquons le tracé du chemin de sortie, qui, d’abord parallèle à l’axe du tronc, s’infléchit en un coude ménagé et gagne l’extérieur par le trajet le plus court lorsque la porte s’ouvre sur les flancs de la souche, ou bien se prolonge en ligne droite jusqu’à la superficie lorsque la porte s’ouvre sur la section. Remarquons encore le forage complet du canal libérateur, l’écorce comprise quand il y en a.

 

Je trouve le Stromatium strepens dans des rondins de chêne vert privés d’écorce. Même industrie de délivrance, même voie doucement coudée vers le point extérieur le plus proche, même barricade de copeaux au-dessus de la chambre. Le passage était-il pareillement préparé à travers l’écorce ? Les rondins décortiqués me laissent dans l’ignorance sur ce détail.

 

Le Clytus tropicus, mineur du cerisier, le Clytus arietis et le Clytus arvicola, mineurs de l’aubépine, ont la galerie de sortie cylindrique, brusquement coudée, voilée en dehors par un reste d’écorce ou un reste de bois d’un millimètre à peine d’épaisseur, et renflée, non loin de la surface, en station à nymphose, que sépare du clapier un tas de vermoulure compacte.

 

Ce serait abuser de la monotonie des redites que de continuer. La loi générale se dégage très nette de ces quelques données : les larves lignicoles des longicornes et des Buprestes préparent le chemin libérateur de l’insecte parfait, auquel il suffira tantôt de franchir une barricade en copeaux, en vermoulure, tantôt de percer une faible épaisseur de bois ou d’écorce. Par un revirement singulier des habituelles attributions, le jeune âge est ici la période de la force, de l’outillage puissant, de la ténacité dans le travail ; l’âge adulte est la période des loisirs, de l’ignorance industrielle, des ébats d’oisifs sans profession. L’enfant a son paradis dans les bras de sa mère, sa providence ; ici l’enfant, le ver, est la providence de la mère. De sa dent patiente, que ne rebutent ni les périls du dehors ni les sondages pénibles à travers le bois dur, il l’achemine aux suprêmes joies du soleil. Le jeune prépare vie douce à l’adulte.

 

Ces cuirassés, si robustes en apparence, seraient-ils des impuissants ? Je mets des nymphes de toutes les espèces me tombant sous la main dans des tubes de verre de l’ampleur de la cellule natale et tapissés à l’intérieur de papier grossier, qui fournira solide appui pour le forage. L’obstacle à percer varie : bouchon de liège d’un centimètre d’épaisseur, tampon de peuplier très ramolli par la pourriture, rondelle de bois sain. La plupart de mes captifs aisément perforent le liège et le bois ramolli ; cela représente pour eux la barricade à culbuter, le rideau d’écorce à trouer. Quelques-uns cependant succombent devant le front d’attaque. Tous enfin périssent, après d’infructueux essais, devant la rondelle de bois dur. Ainsi périssait le plus vigoureux d’entre eux, le grand Capricorne, dans mes loges artificielles en chêne, et même dans mes bouts de roseau clôturés de leur simple diaphragme.

 

La force leur manque, ou plutôt l’art patient ; et la larve, mieux douée, travaille pour eux. Elle ronge avec une persévérance indomptable, condition du succès même pour les forts ; elle creuse avec une prescience qui nous émerveille. Elle sait la forme future, à section ovalaire ou ronde, et taraude en conséquence le chemin de sortie, d’une part cylindrique, d’autre part taillé sur le patron de l’ellipse. Elle sait l’adulte très impatient de parvenir à la lumière, et l’y conduit par la voie la plus courte. Dans sa vie errante au sein du bois, elle affectionnait les couloirs déprimés, tortueux, juste suffisants au passage ou bien dilatés en stations quand se rencontrait filon de meilleur goût ; maintenant elle pratique canal régulier, spacieux, bref, aboutissant au dehors par un coude. Elle disposait du temps dans ses capricieuses pérégrinations ; l’adulte n’en dispose pas, ses jours sont comptés, il lui faut sortir au plus vite. Donc voie la plus courte et la moins encombrée d’obstacles, autant que le permet la sécurité. Elle sait que le raccordement trop brusque de la partie horizontale avec la partie verticale arrêterait le rigide insecte, non capable de flexion, et, par une douce courbure, elle incline vers le dehors. Ce coude de changement de direction se retrouve partout où la larve remonte des profondeurs, très bref si la chambre à nymphose est voisine de la surface, assez longuement développé si la chambre occupe l’intérieur. Dans ce cas, le tracé du ver est de courbure si régulière, que le désir vous prend de soumettre l’ouvrage à la géométrie.

 

Faute de données suffisantes, j’aurais laissé ce coude à l’ombre d’un point d’interrogation, si je n’avais disposé que des galeries de sortie des longicornes et des Buprestes, trop brèves pour se prêter aux sûres investigations du compas. Une heureuse trouvaille me fournit les éléments voulus. C’était un tronc de peuplier mort, criblé, sur plusieurs mètres de hauteur, d’une infinité d’orifices ronds, du calibre d’un crayon. Le précieux soliveau, encore debout, est déraciné avec les égards que lui doivent mes projets, et transporté dans mon cabinet, où des instruments de menuisier le débitent par sections longitudinales, aplanies au rabot.

 

Le bois, tout en conservant sa structure, est fortement ramolli par la présence du mycelium d’un champignon, l’agaric du peuplier. L’intérieur est vermoulu. Les couches externes, sur une épaisseur de plus d’un décimètre, sont en bon état, abstraction faite des innombrables canaux courbes qui les traversent. Sur une section intéressant le diamètre entier du tronc, les galeries de l’habitant disparu forment un gracieux ensemble, dont la gerbe de blé nous donne assez fidèle image. Presque droites, parallèles entre elles et rassemblées en faisceau dans la partie centrale, elles divergent dans le haut et s’étalent en bouquet d’amples courbes qui vont aboutir chacune à l’un des orifices de la superficie. C’est une gerbe de canaux, qui n’a pas l’unique tête de celle du blé, mais lance de çà de là ses innombrables jets à toutes les hauteurs.

 

Je suis enchanté de ce magnifique sujet d’étude. Les courbes, dont je découvre une couche à chaque coup de rabot, outrepassent de beaucoup mes besoins ; elles sont d’une régularité frappante ; elles fournissent au compas toute l’ampleur que réclame une exacte mensuration.

 

Avant de faire intervenir la géométrie, déterminons, si possible, l’auteur de ces belles arcades. La population du peuplier a disparu, depuis longtemps peut-être, comme le prouve le mycelium de l’agaric : ce n’est pas un bois tout pénétré du feutre du cryptogame que l’insecte a rongé, puis taraudé. Quelques faibles cependant ont péri sans pouvoir sortir. Je trouve leurs reliques emmaillotées de mycelium. L’agaric les a préservées de la destruction en les enveloppant de langes serrés. Sous ces bandelettes de momie, je reconnais un hyménoptère térébrant, le Sirex augur, Klug., à l’état d’insecte parfait. Et, détail important, tous ces restes d’adultes occupent, sans une seule exception, des points dépourvus de communication avec le dehors. Je les rencontre tantôt dans un commencement de canal courbe au delà duquel le bois reste intact, tantôt à l’extrémité de la galerie rectiligne centrale obstruée de vermoulure, voie que rien ne prolonge en avant. Ces reliques, sans issue devant elles, nous disent clairement que le Sirex adopte pour la sortie des moyens non usités chez les Buprestes et les Longicornes.

 

La larve ne prépare pas la voie de délivrance ; c’est à l’insecte parfait de se frayer lui-même un passage à travers le bois. Ce que j’ai sous les yeux m’instruit à peu près de la marche des choses. La larve, dont la présence s’affirme par des galeries encombrées de vermoulure compacte, ne quitte pas le centre du tronc, séjour plus tranquille, moins sujet aux vicissitudes du climat. La métamorphose se fait au point de jonction de la galerie droite avec le canal courbe non encore exécuté. Les forces venues, l’insecte parfait fore devant lui sur une épaisseur dépassant un décimètre, et pratique le canal de sortie, que je trouve obstrué, non de vermoulure compacte, mais de débris pulvérulents sans consistance. Les morts que je dépouille de leur linceul de mycelium sont des impotents trahis par leurs forces à mi-chemin. Le reste de la voie manque parce que le travailleur a péri en route.

 

Avec cette donnée, l’insecte parfait forant lui-même le canal de sortie, le problème prend tournure plus exigeante. Si la larve, riche de loisirs et satisfaite du séjour à l’intérieur du tronc, facilite la future sortie en abrégeant la voie, que ne doit pas faire l’adulte, de si brève existence et pressé de quitter des ténèbres odieuses ? C’est lui, lui surtout, qui doit se connaître en voirie de moindre trajet. Pour aller du cœur ténébreux de l’arbre à l’écorce ensoleillée, que ne suit-il la ligne droite ? C’est le plus court chemin.

 

Oui, pour le compas ; mais non, peut-être, pour le mineur. La longueur parcourue n’est pas le seul facteur du travail accompli, de la somme d’action dépensée. Il faut tenir compte de la résistance vaincue, résistance variable suivant la profondeur des couches plus ou moins dures et suivant la manière d’attaquer les fibres ligneuses, rompues en travers ou bien séparées en long. D’après ces conditions, dont la valeur reste à préciser, y aurait-il, pour traverser le bois, une courbe de moindre travail mécanique ?

 

Déjà je cherchais comment peut varier la résistance d’après la profondeur et la direction, je combinais mes différentielles et mes intégrales de minimum, lorsqu’une idée très simple renversa mon épineux échafaudage. Le calcul des variations n’a rien à faire en ceci. L’animal n’est pas le mobile des mathématiciens, le point matériel guidé dans sa trajectoire uniquement par les forces motrices et par les résistances du milieu traversé ; il porte en lui des conditions qui dominent les autres. L’insecte adulte n’a pas même les prérogatives de la larve, la libre flexion dans tous les sens. Sous sa cuirasse, c’est, à peu près, un rigide cylindre. Pour la commodité de l’exposition, on peut l’assimiler à un tronçon de ligne droite inflexible.

 

Revenons au Sirex, réduit par abstraction à son axe. La métamorphose se fait non loin du centre du tronc. L’insecte est placé dans le sens longitudinal de l’arbre, la tête en haut, très rarement en bas. Il lui faut, au plus vite, atteindre le dehors. Le tronçon de ligne droite inflexible qui le représente, ronge un peu devant lui et obtient courte trouée, assez large pour permettre très légère inclinaison vers l’extérieur. Un pas infiniment petit est fait ; un second suit, résultant de pareille trouée et de pareille inclinaison dans le même sens. Bref, chaque déplacement très petit est accompagné de la très petite déviation que permet le faible excès d’ampleur du pertuis ; et cette déviation s’oriente d’une manière invariable. Figurons-nous une aiguille aimantée dérangée de sa position et tendant à y revenir tout en se mouvant avec une vitesse uniforme dans un milieu résistant où s’ouvre à mesure une gaine de calibre légèrement supérieur à celui de l’aiguille. À peu près ainsi se comporte le Sirex. Son pôle magnétique est la lumière du dehors. Il s’y dirige par insensibles déviations à mesure que sa dent creuse.

 

Le problème du Sirex est maintenant résolu. La trajectoire se compose d’éléments égaux, conservant entre eux un invariable écart angulaire ; c’est la courbe dont les tangentes infiniment voisines gardent de l’une à la suivante même inclinaison, la courbe en un mot dont l’angle de contingence est constant. À cette caractéristique se reconnaît la circonférence du cercle.

 

Reste à savoir si la réalité ne dément pas la logique. Je prends avec du papier transparent le calque rigoureux d’une vingtaine de galeries, en choisissant celles qui par leur longueur se prêtent le mieux aux épreuves du compas. Eh bien, la logique est d’accord avec les faits : sur des longueurs qui parfois dépassent un décimètre, le tracé du compas se confond avec le tracé de l’insecte. Les écarts les plus prononcés n’excèdent pas les petites variations auxquelles on aurait mauvaise grâce de ne pas s’attendre dans un problème d’ordre physique, non compatible avec l’absolue rigueur des vérités abstraites.

 

La galerie de sortie du Sirex est donc un ample arc de cercle dont le bout inférieur se raccorde avec le couloir de la larve, et dont le bout supérieur se prolonge en une ligne droite qui vient aboutir à la surface sous une incidence perpendiculaire ou légèrement oblique. Le grand arc de raccordement permet à l’insecte de virer de bord. Lorsque, de la position parallèle à l’axe de l’arbre, il a passé graduellement à la position transversale, le Sirex achève le trajet en ligne droite, chemin le plus court.

 

Cette trajectoire donne-t-elle le minimum de travail ? Oui, dans les conditions où l’insecte se trouve. Si la larve avait la précaution de s’orienter d’une autre manière dans les préparatifs de la nymphose, de tourner la tête vers le point le plus rapproché de l’écorce, au lieu de la tourner dans le sens longitudinal du tronc, il est clair que l’adulte aurait l’évasion plus aisée ; il lui suffirait de ronger tout droit devant lui pour traverser la moindre épaisseur. Mais des motifs de convenance dont le ver est le seul juge, motifs dictés par la pesanteur peut-être, font précéder la station horizontale de la station verticale. Pour passer de celle-ci à l’autre, l’insecte vire au moyen d’un arc. Le retournement obtenu, le parcours s’achève suivant une droite.

 

Considérons le Sirex à son point de départ. Sa rigidité forcément lui impose l’inversion graduelle. Là, l’insecte ne peut rien de sa propre initiative ; tout s’y trouve mécaniquement déterminé. Mais libre comme il est de pivoter sur son axe et d’attaquer le bois sur telle ou telle autre face de la gaine, il lui est facultatif de tenter l’inversion d’une foule de manières, au moyen d’une série d’arcs raccordés, non dans le même plan. Rien ne l’empêche, en tournant sur lui-même, de décrire des courbes sinueuses, des spires, des anses à direction changeante, enfin la trajectoire complexe d’un égaré. Il pourrait errer en un tortueux dédale, essayer par ici, essayer par là, tâtonner longtemps sans réussir.

 

Il ne tâtonne pas et réussit très bien. Sa galerie est toujours contenue dans un même plan, condition première du minimum de travail. De plus, des divers plans verticaux qui peuvent se mener par la station excentrique du début, l’un, celui qui passe par l’axe de l’arbre, correspond d’un côté au minimum de résistance vaincue et de l’autre au maximum. Rien n’empêche le Sirex de tracer sa voie dans l’un quelconque de la multitude de plans suivant lesquels le trajet aurait valeur intermédiaire entre la moindre et la plus grande. L’insecte les refuse tous et adopte constamment celui qui passe par l’axe, en choisissant, bien entendu, le côté de moindre trajet. En résumé, la galerie du Sirex est contenue dans un plan dirigé suivant l’axe de l’arbre et la station de départ ; des deux régions de ce plan, c’est celle de moindre étendue que le canal traverse. Dans les conditions qui lui sont imposées par sa raideur, le reclus du peuplier se libère donc avec le minimum de travail mécanique.

 

Le mineur se guide avec la boussole dans l’inconnu des profondeurs souterraines ; le marin en fait autant dans l’inconnu des solitudes océaniques. Comment se dirige l’insecte lignicole dans l’épaisseur d’un tronc ? A-t-il sa boussole ? On le dirait, tant il se maintient dans la voie la plus prompte. Son but est la lumière. Pour y venir, il choisit soudain l’économique trajectoire plane, après avoir promené ses loisirs de larve en des canaux tortueux à courbures sans ordre ; il la coude en arc qui lui permet de se retourner ; et, le cap mis d’aplomb sur la surface voisine, il va droit au plus près.

 

Les obstacles les plus extraordinaires ne peuvent le détourner de son plan et de sa courbe, tant son guide est impérieux. Il rongera le métal, s’il le faut, plutôt que de tourner le dos à la lumière, dont il sent le voisinage. Les archives de l’entomologie mettent hors de doute l’incroyable fait. Lors de l’expédition de Crimée, furent présentés à l’Institut des paquets de cartouches dont les balles avaient été perforées par le Sirex juvencus ; un peu plus tard, à l’arsenal de Grenoble, le Sirex gigas se frayait pareille issue. La larve se trouvait dans le bois des caisses à cartouches, et l’insecte adulte, fidèle à son tracé d’évasion, avait troué le plomb, parce que le jour le plus voisin était derrière cet obstacle.

 

La boussole d’issue existe, c’est indubitable, tant pour les larves préparant le passage de délivrance que pour le Sirex adulte obligé de la pratiquer lui-même. Quelle est-elle ? – Ici le problème s’enveloppe d’une obscurité peut-être impénétrable ; nous ne sommes pas assez bien outillés en moyens d’impression pour soupçonner même les causes qui guident l’animal. C’est, en certaines occurrences, un autre monde sensitif où nos organes ne perçoivent rien, un monde fermé pour nous. L’œil de la chambre obscure voit l’invisible et photographie l’image de l’ultra-violet ; le tympan du microphone entend ce qui pour nous est silence. Un joujou de physique, une combinaison de chimie, nous dépassent en sensibilité. Serait-il téméraire d’accorder à la délicate organisation de l’insecte de semblables aptitudes, même à l’égard d’agents inconnus de notre science parce qu’ils ne sont pas du domaine de nos sens ? À cette question, nulle réponse positive ; nous avons des doutes, et plus rien. Écartons du moins quelques idées fausses qui pourraient nous venir.

 

Le bois, par sa structure, dirige-t-il l’animal, adulte ou larve ? Rongé transversalement aux fibres, il doit impressionner d’une certaine façon ; rongé dans le sens de la longueur, il doit impressionner d’une autre. N’y a-t-il pas là de quoi guider le perforateur ? Non, car dans une souche en place, la sortie se fait, suivant le degré de proximité de la lumière, tantôt par la section horizontale, au moyen d’une voie rectiligne dirigée suivant la longueur des fibres, et tantôt par le flanc, au moyen d’une voie courbe coupant les fibres en travers.

 

La boussole est-elle une influence chimique, électrique, calorifique, que sais-je enfin ? Non, car dans un tronc debout la sortie se fait aussi bien par la face du nord, constamment à l’ombre, que par celle du sud, ensoleillée tout le jour. La porte d’issue s’ouvre sur le côté le plus rapproché de l’extérieur, sans autre condition. Serait-ce la température ? Pas davantage, car le côté à l’ombre, moins chaud cependant, est aussi bien utilisé que le côté opposé au soleil.

 

Serait-ce le son ? Non plus. Le son de quoi, dans le silence de la solitude ? Et puis les rumeurs extérieures ont-elles quelque différence de propagation à travers un centimètre de bois en plus ou en moins ? Serait-ce la pesanteur ? Non, toujours, car le tronc du peuplier nous montre divers Sirex s’acheminant renversés, la tête en bas, sans rien changer au tracé de leur courbe.

 

Quel est donc le guide ? Je n’en sais rien. Ce n’est pas la première fois que la ténébreuse question m’est soumise. En m’occupant de la sortie de l’Osmie tridentée hors des bouts de ronce dérangés de leur position naturelle par mes artifices, j’avais reconnu le vague où nous laissent les documents de la physique ; et dans l’impossibilité de trouver autre réponse, j’avais invoqué une sensibilité spéciale, celle de l’étendue libre. Instruit par les Sirex, les Buprestes, les Longicornes, forcément j’y fais encore appel. Ce n’est pas que je tienne à l’expression : l’inconnu ne peut avoir de nom dans aucune langue. Elle signifie que les reclus des ténèbres savent trouver le jour par le plus court chemin ; elle est l’aveu d’une ignorance que ne rougira pas de partager tout observateur de bonne volonté. Les uns et les autres, étant reconnues vaines les interprétations transformistes de l’instinct, nous arriverons à cette fortifiante pensée d’Anaxagore, laconique résumé de mes recherches :

 

 

FIN

 


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Septembre 2008

 

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Ont participé à l’élaboration de ce livre :

Pour Distributed proofreaders Europe, Michel Arotcarena.

Pour Ebooks libres et gratuits, PatriceC, Fred et Coolmicro.

 

– Sources :

http://www.e-fabre.com/fv/ts/plantxt.htm

et

http://gallica.bnf.fr/

 

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[1] Mot à mot : « Il a pété un cercle. » (Note du correcteur – ELG.)

[2] Voir dans le premier volume des Souvenirs entomologiques ce que j'entends par cette dénomination.