François Fabié

 

 

 

LE RETOUR DE LINOU

 

 

 

(1918)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 4

I. 5

II. 12

III. 17

IV.. 21

V.. 27

VI. 32

VII. 40

DEUXIÈME PARTIE.. 45

I. 46

II. 53

III. 60

IV.. 65

TROISIÈME PARTIE.. 72

I. 73

II. 79

III. 84

IV.. 89

V.. 93

VI. 96

VII. 102

QUATRIÈME PARTIE.. 107

I. 108

II. 115

III. 122

IV.. 129

V.. 135

VI. 139

CINQUIÈME PARTIE.. 143

I. 144

II. 148

III. 150

IV.. 155

V.. 157

VI. 161

ÉPILOGUE.. 171

À propos de cette édition électronique. 180

 

PREMIÈRE PARTIE

 

I

 

Elle s’en revient de son lointain couvent, la petite nonne, – en religion Sœur Marthe, et de son nom de famille Aline Terral. – Linou, du moulin de La Capelle-des-Bois. Elle s’en revient, non de la maison où elle entra comme novice, à Villefranche, il y a plus de trente ans, – mais de celle où, en dernier lieu, elle dirigeait cinq ou six autres religieuses vouées à l’enseignement, là-bas, dans un petit port du Roussillon. La loi nouvelle a fermé l’école où elle avait espéré mourir et, en attendant que la maison-mère lui ait trouvé une autre destination, Linou retourne, vieillie, émaciée, atteinte déjà au cœur, vers son village natal où elle embrassera, ce soir, son père, le meunier Terral, plus qu’octogénaire, et qu’elle n’a pas revu depuis vingt ans, c’est-à-dire depuis la mort de sa mère, la bonne meunière Rose, dont elle a juste pu venir fermer les yeux.

 

La petite nonne a quitté, à Saint-Jean, chef-lieu du canton, une autre religieuse, toute jeune celle-là, une de ses adjointes d’hier, qui se dirigeait sur Saint-Affrique ; et elle a pris, – non l’ancienne diligence qui l’avait jadis emportée de Saint-Amans, quand elle était partie furtivement pour se faire religieuse, – mais un énorme autobus qui, depuis quelques mois, fait le service de Saint-Jean à Rodez, par La Garde-du-Loup, Saint-Amans et Bonnecombe, et que mène un chauffeur très différent du père Carrière, le conducteur pittoresque de la patache d’autrefois.

 

Le puissant véhicule, secouant une dizaine de voyageurs, roule par descentes et montées, à travers prés, champs, petits bois de maigres chênes, – les gros ont disparu, – châtaigneraies qui disparaîtront bientôt, et quelques terrains encore incultes où Linou voit, avec un battement de cœur, des genêts, défleuris parce qu’on est au mois d’août, des bruyères toutes roses et de hautes fougères ondulant au vent du soir.

 

Dans la voiture, la petite Sœur occupe un coin, où elle s’absorbe dans la méditation, la récitation de son chapelet et, par instants, un long et tendre regard au paysage. Elle a remarqué à peine ses compagnons de route, et elle ne prête nulle attention à leurs propos. Cependant, son voisin de gauche, un gros homme en blouse, à tournure de maquignon, se penche vers son vis-à-vis, à mine de jeune bourgeois, de petit monsieur, de moussurel, comme disent nos paysans, et, d’un clin d’œil, semble la lui désigner. Et les deux hommes échangent quelques répliques où elle devine qu’on parle de la fermeture des couvents, de la loi de séparation, des affaires du Maroc, d’une guerre possible avec l’Allemagne, etc., etc.

 

Linou croit comprendre que les deux interlocuteurs ne sont pas complètement d’accord sur tous les points ; mais elle ne fait aucun effort pour saisir le sens précis de leurs discours.

 

L’autobus stoppa à un carrefour, devant une croix de granit indiquant la proximité de quelque village. La Sœur se signa et crut apercevoir un sourire et un haussement d’épaules chez ses voisins.

Un jeune homme monta, grand, brun, l’air aisé de quelqu’un qui a été soldat, vêtu mi-partie en cycliste, mi-partie en rustique, et qui s’assit à côté du petit monsieur. La Sœur le regarda à peine, assez cependant pour lui trouver bonne mine et franc regard.

 

– Bonsoir, monsieur Couffinhal, fit le nouveau venu en s’adressant à son jeune voisin.

 

– Bonsoir, monsieur François, répondit l’autre d’un ton un peu fier et distant.

 

– Vous revenez de Saint-Jean ?

 

– En effet. Je comptais employer mon après-midi à taquiner les goujons de votre père ; mais papa a préféré, lui, me déléguer pour le représenter à l’audience du juge de paix, devant lequel il a fait assigner un de ses voisins qui laisse aller ses bêtes dans nos prés. Il prétend d’ailleurs que de suivre ces audiences est très utile à l’étudiant en droit que je suis… Cela apprend la chicane… Comme j’ai raté mon dernier examen, papa me tient la dragée haute, me menaçant de ne pas me payer un permis de chasse, à l’ouverture, et même de me remettre à la charrue, – en attendant la caserne : douce perspective ! Et vous, vous rentrez sans doute de la foire de Lestrade ?

 

– Ma foi non ; je n’aime pas les foires… J’étais allé voir, près du Gifou, un lot de chênes que mon père voudrait acheter pour sa scierie.

 

– Et peut être aussi des châtaigniers pour son usine, qui fonctionnera bientôt ?

 

– Oh ! elle est encore loin d’être terminée et outillée…

 

– Une belle entreprise dont votre père a eu l’idée, et qui accompagnera et complétera heureusement sa scierie et ses moulins.

 

– Si l’on veut, fit le jeune rustique… quoique j’eusse préféré, pour mon goût, conserver nos belles châtaigneraies.

 

– Pour ce qu’elles rapportent ! crut devoir intervenir le maquignon.

 

– Nos pères n’en jugeaient pas tout à fait ainsi, puisqu’ils en avaient couvert la contrée.

 

– Sans doute, fit M. Couffinhal ; mais les pauvres gens se contentaient de peu. Qui est-ce qui voudrait vivre, aujourd’hui, d’une soupe de raves et d’une poignée de châtaignes après ?

 

– Nos pères ne s’en portaient pas plus mal, il me semble, riposta assez vivement François ; et ils nous valaient bien, sous tous les rapports…

 

La petite Sœur releva un peu la tête ; ses yeux brillèrent dans la pâleur de sa figure, presque aussi blanche que sa guimpe ; ce jeune homme lui devenait vraiment sympathique.

 

– Et puis, poursuivait-il, nos plateaux et nos « travers » seront bien laids quand on les aura dépouillés de ces beaux arbres qui semblent des patriarches et dont les branches ont abrité et nourri tant de générations…

 

– Vous lisez les poètes, monsieur François, fit l’étudiant avec un sourire.

 

– J’en lis quelques-uns, en effet, le dimanche, après vêpres.

 

– Et aussi « Les Castagnaïres » de votre oncle ?

 

– Aussi. C’est un bel et bon livre que devraient connaître nos écoliers.

 

– Dame ! il ne figure pas encore au programme des classes, sans doute.

 

– Je le regrette.

 

– Et puis, la poésie est une chose, et la vie en est une autre : on n’a pas le temps d’apprendre les deux.

 

– Je le regrette aussi… Je ne suis pas très âgé ; et pourtant je me rappelle que mon vieux maître, à l’école de La Garde…

 

– Le père Bonneguide ? Oh ! lui, parbleu !… Toujours un La Fontaine dans sa poche. Nos jardins sont contigus ; s’il plante un rosier, il a l’air de déclamer : « Mes arrière-neveux me devront cet ombrage. »

 

Et il ricana.

 

– Vieux jeu, je le sais… mais qui avait du bon, je crois.

 

L’autobus, qui venait de dévaler, dans un bruit de tonnerre, la pente au bas de laquelle coule le ruisseau de la Durenque, une fois passé le pont, ralentit son allure, puis s’arrêta. Le jeune homme sympathique serra la main de son interlocuteur.

 

– Me voici arrivé, dit-il ; à vous revoir, monsieur Couffinhal.

 

Il salua très ostensiblement la petite Sœur, dont le regard rencontra le sien, et il sauta sur la route, non loin d’une belle maison neuve, à côté de laquelle, le long d’une chaussée d’étang, s’apercevaient d’autres bâtiments déjà estompés par le crépuscule.

 

– Plus personne pour Fontfrège ? interrogea le conducteur. – Fontfrège ? se dit Linou, surprise. Mais c’était, autrefois, une métairie entre La Garde et le moulin, qu’on appelait Moulin des Anguilles…

 

Et ce nom, murmuré tout bas, lui serra le cœur par l’évocation de la scène qui avait décidé de sa vie… Fontfrège ! N’était-ce pas devant une bergerie de ce nom que, jadis, Jean Garric, son amoureux, avait rencontré la Mion ?

 

L’autobus reprit sa course et gravit l’autre versant. Et les deux voisins de Linou reprirent leur conversation.

 

– Quel est ce jeune homme qui vient de descendre ? interrogea le maquignon.

 

– C’est François Terral, le fils du gros meunier de Fontfrège, du maire de La Capelle-des-Bois.

 

Linou tressaillit ; ce garçon si distingué, si bien pensant, c’était son neveu, le fils de Frédéric, dit Cadet, ou Cadet-Terral !

 

– Et, reprit le maquignon, pourquoi ce Terral a-t-il quitté le moulin de La Capelle, où il est né ?

 

– Parce qu’il avait, par ses relations au chef-lieu, connu le projet de tracé de la route sur laquelle nous roulons, et deviné quel trafic allait s’y faire. Or, comme il est avisé, entreprenant et ambitieux, il acheta, pour un morceau de pain, à un certain Jean Garric, le moulin dérisoirement surnommé « Moulin des Anguilles ». Avec ses deux machines à dépiquer, – les premières qui arrivèrent dans ce pays attardé, – il avait gagné quelque argent. Sa femme, une Puech, du hameau de La Calcie, assez richement dotée, très glorieuse aussi, fournit l’appoint nécessaire pour rebâtir les moulins et la scierie sur un plan nouveau, et pour établir un barrage qui, de l’ancien bief des Anguilles, a fait un bel étang, large et profond. Et, maintenant, Terral construit une usine pour traiter le bois de châtaignier, qui concurrencera celle de la Briane-sous-Rodez… Entre temps, il minait peu à peu l’ancien maire, M. Vayssettes, qui détenait l’écharpe depuis quarante ans, et il finissait par prendre sa place à la mairie de La Capelle… S’arrêtera-t-il là ? Il y en a qui croient qu’il arrivera au Conseil général. L’instruction lui fait défaut, sans doute ; mais l’habileté et l’audace y suppléent si souvent, aujourd’hui !…

 

– Son fils ne m’a pas l’air d’être très avancé comme opinions.

 

– Certes non. Il a été élevé au pensionnat des Frères de Saint-Joseph, à Rodez, son oncle, l’auteur du livre des Castagnaïres, un magistrat qui a démissionné à l’occasion des inventaires, et qui occupe ses loisirs à écrire et à sculpter, exerce une très grande influence sur lui… Il y a aussi dans la famille une tante, religieuse quelque part ; un cousin vicaire à La Capelle, et qui, au premier jour, en deviendra curé… Que sais-je ? Et c’est bien ce dont enrage l’ambitieux meunier, – minotier, comme il s’intitule à présent… S’il pouvait extirper de son jardin tout ce chiendent clérical et réactionnaire !… Mais ce n’est pas commode… Allons, voici La Garde. C’est mon patelin ; un séjour délicieux… Vous avez un arrêt de dix minutes, le temps d’avaler un apéritif au café Gambetta ; venez donc.

 

Et il descendit, suivi du gros homme.

 

D’autres voyageurs montèrent. La nuit tombait ; l’angélus tinta au clocher de La Garde ; la petite nonne le récita tout bas, non sans baiser, à la fin, le crucifix de cuivre qui luisait au bout de son long chapelet.

 

Puis, le maquignon reprit sa place, se moucha bruyamment, rabattit son large chapeau sur ses yeux, s’apprêtant à dormir.

 

L’autobus se remit en marche bruyamment, cornant, cahotant sur les pierres, au risque d’écraser les oies, les brebis, les cochons et la marmaille du village, affolant les bœufs et les vaches, qui mugissaient à l’unisson de sa trompe enrouée.

 

Linou méditait sur ce que venait de lui apprendre la conversation de ses voisins. Non pas qu’elle ignorât jusqu’à ce jour que son plus jeune frère avait quitté le moulin de La Capelle, à la suite de dissentiments avec leur vieux père, ni qu’il s’était établi à l’ancien Moulin des Anguilles ; mais elle ne savait cela que très vaguement par quelques pauvres lettres de sa sœur aînée, établie assez loin de là, à Lestrade. Son frère, l’ancien juge, n’était revenu dans le pays que depuis quelques mois ; et son neveu ne lui écrivait que pour lui souhaiter la bonne année, – peut-être parce que, n’ayant vu qu’une fois sa tante, lorsqu’il avait cinq ans, il ne savait sur quel ton correspondre avec elle.

 

Ainsi, pensait-elle, Cadet est devenu un gros industriel, un personnage important. Il est maire de La Capelle. Il marche peut-être avec ceux qui ferment les couvents et confisquent les biens des congrégations, en attendant de chasser les curés des presbytères et des églises !… Ah ! le malheureux !… Par bonheur, Dieu a voulu que son fils ne lui ressemblât point : que Dieu soit loué !… Comme elle l’aime déjà, ce neveu si bien élevé et si bien pensant, – beau garçon, en outre, bien plus grand que son père et son grand-père Terral, – avec quelque chose, dans le regard et dans l’ovale du visage, de Rose, la chère morte, la sainte de la famille, la mère toujours pleurée depuis vingt ans, et sur les cendres de laquelle Linou ira encore pleurer et prier demain.

 

On roule, maintenant, sur le plateau qui sépare La Garde de La Capelle. Quelques lumières courent à droite et à gauche de la route, dénonçant les petits hameaux. La lune se lève sur la crête du bois de Roupeyrac. On approche du carrefour où, l’autobus appuyant à gauche et quittant la route qui monte vers le Lagast, Sœur Marthe devra descendre. Et un scrupule lui vient : n’aurait-elle pas dû s’arrêter aux Anguilles, chez son cadet ? Sans doute ; mais quoi ! le nom de Fontfrège l’a déroutée. Et puis savait-elle alors que le voyageur qu’on appelait M. François était son neveu ? Son cœur aurait dû l’en avertir ; il a parlé, mais pas assez clair… D’ailleurs, son vieux père doit l’attendre… Ah ! la pauvre Linou, comme elle est émue aux approches du village natal ! À mesure que quelque voyageur descend, elle entend nommer des villages et des mas dont les noms la font tressaillir : La Salvetat, Le Puech, La Vidalie… Et, tout à coup :

 

– Voici la croix de La Peyrade : on vous attend, ma Sœur, fait le conducteur, poliment.

 

La petite nonne se dresse, saisit sa chétive valise qu’elle avait cachée sous le siège, et tombe dans les bras d’un homme à cheveux et barbe grisonnants :

 

– Aline !

 

– Oh ! Jacques !…

 

Oui, Jacques, le frère aîné, l’ancien magistrat, qu’elle ne croyait pas trouver là. Quelle étreinte ! La première depuis vingt ans, depuis la séparation après les obsèques de leur mère.

 

– Toi ici, mon grand aîné ? fait Linou à travers ses larmes ; comment ? Père n’est pas malade, au moins ?

 

– Non, ma petite Aline, mais il a quatre-vingt-trois ans, et j’ai voulu lui épargner cette course… Je suis en train de m’installer dans la maisonnette que j’ai fait bâtir près de l’étang, et qui sera notre refuge à tous deux. Je l’ai baptisée La Griffoulade, du nom de la côte qui descend au moulin… Mais voilà Hippolyte qui nous attend, avec sa jardinière.

 

La silhouette d’une carriole attelée et d’un paysan se tenant à la tête de son cheval se détachait sur la lune encore basse à l’horizon.

 

– Bonsoir, ma Sœur, fit le rustique. Vous avez fait un bon voyage ?

 

– Mais oui, mon bon Hippolyte, merci !… Et vous allez bien, ainsi que votre famille ?

 

– Oui, à peu près…, tout va à peu près… Montez, ma Sœur ; montez, monsieur Jacques…

 

En un quart d’heure de petit trot, on arrivait à La Capelle, peu de temps après nuit close. On traversait le foirail, occupé, en cette saison, par les gerbiers des trois quarts du village. On avait dépiqué, tout le jour ; une légère poussière, mêlée à un reste de fumée des batteuses, flottait dans l’atmosphère lourde d’un soir d’août. La chaudière en cuivre d’une machine luisait entre les meules de paille ; quelques gens attardés ramassaient encore du grain, que d’autres chargeaient sur leur dos et emportaient vers les maisons. Des cochons et des oies glanaient les déchets d’avoine ou de froment. Le bruit des engrenages d’un ancien van témoignait qu’il y avait encore quelques pauvres dépiquant à la « latte » ou au fléau, faute d’argent pour payer la batteuse à vapeur, ou de vin en cave pour abreuver la formidable équipe qu’exige le service de la machine nouvelle. Et, sur tout cela, une paix, une sérénité sans bornes.

 

En descendant la rue principale de La Capelle, où la carriole allait au pas pour ne pas écraser les bêtes attardées, Linou apercevait, par les portes ou les fenêtres ouvertes, les gens à table, – quelques-uns à peine éclairés par l’antique « calél » ; d’autres, plus nombreux, plus bruyants, sous des lampes modernes, excités par les libations trop copieuses du jour sous la chaleur du soleil, dans la fumée et la poussière suffocantes des batteuses, criaient, braillaient, chantaient déjà, continuant à boire et à se gaver de bonne soupe aux légumes, de plats copieux, de rata de brebis, de civet de lapin, voire de veau rôti ; car ainsi le veut le mode nouveau de dépiquage : on ne paye en argent que les mécaniciens et le propriétaire de la batteuse ; les servants sont des parents, des amis, des voisins à qui l’on rendra leur journée, à l’occasion, et qui n’exigent d’autre salaire qu’une bombance pantagruélique et largement arrosée.

 

Sur la place, que la lune éclairait vivement, Linou se trouvait désorientée ; les maisons, rebâties ou blanchies depuis son départ, semblaient plus hautes et avoir plus de fenêtres ; les auberges étalaient des balcons drapés de vigne vierge et surmontés d’enseignes en lettres de mauvais goût ; en arrière et au-dessus, le modeste clocher était resté le même, lui, avec ses murs pourtant un peu moins blancs que jadis et sa girouette inclinée d’inquiétante façon.

 

Vers le bas du village, une énorme maison, autrefois belle et gaie, montrait son crépi écaillé par endroits, ses fenêtres closes, sans aucune lumière : c’était la maison de l’ancien maire, M. Vayssettes, mort depuis des années, et offerte par sa veuve à la commune, à charge d’y installer l’école libre des filles.

 

Enfin, vers l’entrée du chemin de la Griffoulade, quelques maisonnettes minables, toutes noires, formant ce qu’on appelait le bârrï, c’est-à-dire le faubourg, évoquaient encore le La Capelle d’autrefois. Cinquante pas plus bas, les houx géants, donnant leur nom à la côte, se dressaient, immobiles, rigides et luisants ; et le cœur de Sœur Marthe sautait dans sa poitrine, à croire qu’il allait se briser.

 

II

 

– Nous voici chez nous, Aline, dit Jacques Terral, aidant la voyageuse à descendre et lui montrant, à gauche, une petite barrière à claire-voie ouvrant sur un raidillon bordé de pommiers, au bout duquel se dressait une construction modeste, toute neuve, non crépie encore, et surplombant l’étang du moulin.

 

– Venez boire un coup avec nous, Hippolyte, dit Jacques au voiturier.

 

– Merci pour cette fois, monsieur Jacques. Ma bête n’a pas mangé ; et il faut que je parte pour Carmaux dans deux heures… Bonsoir, ma Sœur.…, à bientôt…

 

– Oui, à bientôt, Hippolyte ; et merci encore.

 

Aline était si émue qu’elle défaillait presque et que Jacques dut la soutenir jusqu’au seuil où l’attendait, péniblement redressé sur son bâton de houx, un petit vieux, tout blanc, tout ridé, l’œil droit fermé, la bouche tordue, réduit à rien. Ce qui permettait de l’identifier, c’est qu’il portait toujours sa veste de tricot et son haut bonnet, tous deux enfarinés : c’était le père Terral.

 

Linou le tenait déjà dans ses bras, s’agenouillant presque devant lui pour avoir ses lèvres à la hauteur des maigres joues rêches et pouvoir mêler ses larmes à celles du vieillard.

 

– C’est toi, petite, gémissait-il ; tu reviens enfin ! Comme tu as tardé !… Le pauvre vieux ! tout le monde l’abandonne…

 

– Allons donc, père, fit Jacques ; ne parlez pas ainsi, alors que deux de vos enfants vous reviennent à la fois.

 

– Oui, oui…, ils reviennent…, pour quelques jours…

 

– Pour toujours, peut-être ; qu’en savons-nous ? D’ailleurs, si Cadet s’est séparé de vous, il ne s’en est pas allé hors pays ; et si vous aviez besoin de lui, il s’empresserait d’accourir… Et son fils François vous aime et vous vénère…

 

– Oui, celui-là, c’est un brave garçon, un vrai Terral…

 

– Je l’ai vu, papa, s’écria Linou.

 

– Où donc ?

 

– Dans l’autobus, entre Saint-Jean et La Garde… Mais je l’ai vu sans le connaître, c’est quand il a été descendu, à Fontfrège, que l’on a prononcé son nom… Il est charmant, à en juger par quelques propos de lui que j’ai entendus…

 

– À table ! fit Jacques, qui revenait d’allumer la lampe dans la petite salle à manger, à droite du vestibule.

 

Tous trois y pénétrèrent, Linou tenant son père sous le bras. On s’assit autour d’une table ronde sur laquelle fumait une soupière, au centre de quatre couverts. Sœur Marthe s’essuyait les yeux, sans trouver de paroles. Terral la regardait avec cette application qu’apportent les petits enfants à dévisager un étranger.

 

– Eh bien ! père, vous ne la reconnaissez donc pas ? Elle n’a pourtant pas tant changé… Un peu plus pâle, seulement. Ah ! dame, le maigre, les jeûnes, la classe, les veilles à la chapelle !… On ne vous nourrissait donc pas dans ce triste couvent de Port-Vendres ?

 

– Ne raille pas les couvents, Jacques…

 

– À Dieu ne plaise ! ils sont fermés ; respect aux vaincus ! Il appela :

 

– Cécile !

 

Par la porte latérale entra une grande blonde jeune fille, toute rose d’émotion.

 

– Notre cuisinière, pour ce soir, Linou : comment la trouves-tu ?… Approche, mon enfant : la voilà, cette religieuse dont tu as si souvent entendu parler, et avec laquelle je suis sûr que vous serez amies… Devines-tu, Aline, à qui appartient cette belle fleur du Ségala ? Non ?

 

– Mais si, je le devine, répond Sœur Marthe ; pas besoin d’être sorcière… Sauf la couleur des cheveux, d’ailleurs, elle ressemble tellement à son père Garric !…

 

– C’est la fille de Jeantou, en effet.

 

À ce nom familier de son ancien amoureux. Linou rougit aussi. Puis, elle tendit ses mains à la jeune fille, qui les serra avec effusion, en balbutiant :

 

– Il me tardait tant de vous connaître, ma Sœur ! Si vous le permettez, je viendrai souvent vous voir, vous demander conseil.

 

– Sur quoi pourrais-je vous conseiller, mon enfant ?

 

– Mais sur tout… Quand on n’a pas de mère…

 

Et Linou tressaillit dans son cœur : elle pourrait être, en effet, la mère de cette Cécile, si elle ne s’était donnée à Dieu pour le remercier d’avoir conservé la vie de sa mère à elle, et permettre à Jeantou d’épouser Mion.

 

– Je voudrais bien pouvoir vous être utile, ma belle enfant, fit-elle après un silence. Mais je ne m’appartiens pas : mes supérieures peuvent me rappeler d’un instant à l’autre…

 

– Ta, ta, répliqua Jacques ; tu resteras ici, puisqu’il n’y a plus de couvents.

 

– On me laïcisera, comme ils disent, et on m’enverra faire l’école quelque part. Il faut bien que je gagne ma pauvre vie.

 

– Ta vie ? intervint le vieux Terral ; tu reviendras au moulin, près de moi… Tu y retrouveras Jeantou, mon fermier, ton bon ami d’autrefois.

 

Il disait cela avec la demi inconscience des vieillards. Jacques le poussa du coude, et, profitant de ce que Cécile était retournée à la cuisine, lui dit à l’oreille :

 

– Père, ne réveillez pas de tels souvenirs.

 

– Quel mal y a-t-il ? répliqua le meunier. Ils s’aimèrent honnêtement… C’est moi qui eus tort de ne pas les marier… Ah ! si j’avais su !…

 

– Soit ; mais taisez-vous, de grâce : vous faites souffrir votre fille ; et il n’est pas nécessaire que celle de Garric sache cette vieille histoire…

 

– Ah ! s’il en est ainsi…, parlons d’autre chose.

 

Cécile rentrait, servait, et acceptait de prendre place à côté de Sœur Marthe. Et, au bout d’un instant, Jacques reprenait :

 

– Linou, si tu veux faire la classe à tout prix, je te trouverai des élèves à La Capelle ; et, mes modiques rentes aidant, nous vivrons ici paisiblement tous deux. Je ne promets pas, par exemple, d’être là tout le temps : je suis un peu nomade ; j’ai en projet divers travaux qui peuvent m’obliger à me rendre quelques fois à la ville…

 

– Ah ! mais, à propos, fit Aline, j’ai entendu parler, tout à l’heure, d’un livre de toi, Les Castagnaïres, je crois…

 

– En effet, dit Jacques ; une manière de roman champêtre… Je n’ai pas osé te l’envoyer.

 

– Et tu as bien fait ! Tu écris des romans, mon pauvre aîné ?

 

– Mais, petite nonne que tu es, il y a roman et roman…, et le mien ne corrompra personne, je t’en réponds… À présent, d’ailleurs, je fais de la sculpture : il faut bien remplir les heures… J’ai une espèce d’atelier, là-haut, sous le toit.

 

– Il est joli, ton atelier, s’écria le vieux Terral, que deux verres de vin émoustillaient un peu… Partout des plâtras, des tas d’argile, et, au bout de piquets, des têtes grimaçantes, affreuses… Des portraits de décapités, sans doute…

 

– Tu vois, Aline, que notre père n’est pas très emballé sur mes œuvres.

 

– Si tu faisais de jolies figures, passe : une statue qui ressemblerait à Cécile, par exemple, ou à mon petit-fils François…

 

– Cela viendra peut-être, père, si Cécile s’y prête, et si Cadet permet à François de venir poser… Et toi aussi, Linou, je ferai ton portrait : je te représenterai en sainte Thérèse. Qu’en dis-tu ?

 

– Sais-tu seulement, mon frère, ce que fut sainte Thérèse ?

 

– Oui, je le sais. Me prends-tu pour un ignare, ou un « huguenot » ? Oh ! je ne suis pas un pilier d’église, et je ne chante pas encore au lutrin, quoique j’aime beaucoup le plain-chant… Mais je ne suis pas non plus un mécréant ; et, à l’occasion, tu me verrais du bon côté de la barricade, comme on dit à présent.

 

Après un instant de silence, Sœur Marthe reprit :

 

– Parlez-moi de Cadet, de sa femme… J’ai appris, toujours dans l’autobus et par un monsieur qui est, paraît-il, un étudiant, que notre frère est devenu radical, « rouge », comme on disait jadis.

 

– Ce n’est que trop vrai, fit le père Terral.

 

– Peuh ! dit Jacques, c’est une couleur de circonstance qu’il a adoptée pour plaire aux « avancés » qui l’ont porté à la mairie, et aussi pour être bien avec la préfecture, son député et son conseiller général. Il la rejettera au premier jour : un Terral ne saurait errer longtemps…

 

– Quand l’ambition s’en mêle, mon pauvre aîné, gémit le vieillard, et quand on a épousé une femme comme la sienne, plus vaniteuse encore que lui…

 

– Je sais que vous n’avez guère fait bon ménage avec votre bru, dit Jacques en riant.

 

– Comment faire bon ménage avec une bête pareille, qui a toujours l’air d’une mule portant des reliques ?

 

– Oh ! papa, interrompit Linou, scandalisée ; quelle mauvaise langue vous avez !

 

– Mauvaise langue ? Va, va, quand tu connaîtras la Sophie… Je me demande souvent comment elle a pu inventer un fils comme celui qu’elle a… Votre pauvre oncle Joseph avait bien raison quand il disait qu’une dinde couve parfois de jolis coqs…

 

Quiconque eût observé Cécile l’eût vue rougir jusqu’au blanc des yeux en entendant faire l’éloge de François ; mais nul ne la regardait en cet instant.

 

– Pauvre oncle Joseph ! pauvre bon parrain ! fit Linou. Déjà près de vingt ans qu’il est mort…

 

– Oui ; il ne put survivre que quelques mois à votre mère… Ah ! votre mère !… en voilà une qui ne ressemblait pas à la « minotière » de Fontfrège, oh ! non…, soupirait le vieux meunier en essuyant ses yeux d’un revers de ses doigts rugueux et déjetés.

 

– Chère maman ! une sainte… Du ciel, elle aura tendu la main à mon parrain, bien sûr…

 

Jacques, pour éviter la scène de larmes qu’il prévoyait, remarqua qu’il était tard ; et il offrit de reconduire son père et Cécile au moulin. Mais, sur la côte, Garric faisait les cent pas en attendant sa fille et son maître : il n’avait pas osé entrer, sachant que Linou était là.

 

Celle-ci, dès la porte refermée, était tombée à genoux, priant pour ses morts, recommandant à Dieu ses pauvres Sœurs dispersées et qui toutes ne recevraient pas l’accueil cordial et réchauffant qu’elle trouvait auprès des siens.

 

Quand son aîné rentra, elle s’était accoudée à la fenêtre ouverte donnant sur l’étang, les toitures du moulin et les coteaux avoisinants. Tout cela brillait sous la pleine lune ; on entendait gazouiller la Durenque, affaiblie par la saison sèche. Une chouette miaulait doucement dans les châtaigniers du Vignal, les châtaigniers sous lesquels gardaient leurs bêtes, quarante ans plus tôt, Aline Terral et Jean Garric, la pauvre nonne d’aujourd’hui et le père de la belle fille qu’elle venait de saluer.

 

– Allons, petite sœur, fit brusquement Jacques, tu dois être recrue de fatigue ; je vais te montrer ta chambre : elle n’est pas plus luxueuse sûrement que ta cellule de religieuse, mais elle est toute blanche aussi.

 

Il prit la lampe, précéda Linou dans l’escalier conduisant à l’unique étage de la maisonnette, puis redescendit, s’assit près de la fenêtre, à son tour, et resta là à rêver mélancoliquement… Les sujets ne lui manquaient pas : sa carrière médiocre, déviée puis écourtée ; une femme adorée qu’il n’avait pu épouser et qui était morte jeune et reposait dans un cimetière lointain… Pleure, chouette, pleure aussi la morte de là-bas.

 

III

 

Le lendemain était un dimanche. Sœur Marthe, éveillée à l’angélus, se leva doucement, sortit sur la pointe des pieds, et courut à l’appel des cloches qui annonçaient la première messe. Elle grimpa la rue en pente raide qui est le plus court chemin vers l’église, une rue où elle ne trouva rien de changé, pas même l’abondance des pierrailles qui roulaient sous ses pas. Arrivée au porche, elle y croisa quelques femmes aussi matinales qu’elle, n’en reconnut aucune, entendit qu’elles chuchotaient sur son passage :

 

– Quelle est cette Sœur ?

 

À l’église, elle hésita : où se placer ? Dans la chapelle de la Vierge… Elle s’y agenouilla sur la marche de l’autel et s’absorba dans la prière, tandis qu’un jeune prêtre, entré derrière elle, saluait le maître-autel et disparaissait dans la sacristie, que les cloches sonnaient le « second », et que, du village, des hameaux, des fermes isolées, arrivaient, un à un, ou par petits groupes, fermières, servantes, valets, vachères et bergers. Linou n’osait lever les yeux sur cette assistance, où elle craignait de ne retrouver aucune figure amie, – la première messe étant surtout la messe des jeunes. Mais elle se sentit frapper sur l’épaule : c’était une autre religieuse, – de l’Ordre d’Estaing, celle-là, – une Rigal du hameau de Fournols, un peu moins âgée que Sœur Marthe. Elle prit celle-ci par la main et la guida vers une chaise près de la sienne. Pauvres vieilles filles privées de leur demeure, elles semblaient, dans leur costume blanc et noir, deux hirondelles battues de l’orage et se posant sur le même rebord de fenêtre, pour attendre que reparût le soleil.

 

Cette première messe n’était pas chantée ; elle fut rondement dite par l’abbé Sermet, le coadjuteur qu’on avait donné au vieux curé, M. Le Crouzet, presque octogénaire et un peu tombé en enfance.

 

Si Linou avait osé se retourner, ou simplement regarder autour d’elle, elle n’eût pas remarqué un trop violent contraste entre cette assistance et celle d’autrefois. En août, les rustiques, – éreintés par les labeurs de la semaine, cuits et recuits de soleil et de chaleur, n’ayant pas assez dormi, sans courage même pour se débarbouiller, à l’aube, habillés à la diable afin d’arriver à temps à la paroisse – une fois à l’église s’affalaient dans les bancs ou sur les chaises, dès que le prêtre gravissait les marches de l’autel ; les moins las se tenaient péniblement assez éveillés pour faire tourner dans leurs doigts raidis leur grand chapelet ; les autres s’endormaient paisiblement ; beaucoup ronflaient, à faire sourire les écoliers tassés dans le chœur, et à scandaliser les quelques vraies dévotes assez fortes pour suivre l’office dans leurs paroissiens.

 

Quand la sortie tinta, Sœur Marthe et sa compagne s’attardèrent un peu pour ne pas être, au porche et sur la place, l’objet d’une trop intense curiosité. Quelques groupes, pourtant, stationnaient encore quand elles se décidèrent à quitter l’église. À la vue des deux religieuses, les mêmes questions bourdonnèrent sur les lèvres :

 

– Qui sont celles-là ? – Les connaissez-vous, Martine ? – Ni vous, Boudoune ? – Linou du Moulin, dites-vous ? Laquelle ? la plus petite ? – Comme elle est triste ! (c’est-à-dire pâle.)

 

Quelques-unes s’approchèrent. La Sœur Rigal, qui revenait assez souvent au pays, les reconnaissait et les présentait à Linou.

 

– Voici Louise Boussaguet, du Sérieys.

 

– Bonjour, Louise, faisait affectueusement Linou : je suis bien contente de te retrouver.

 

– Oh ! moi aussi, je suis heureuse, Sœur Marthe… Et vous allez bien ?

 

– Tu pourrais me tutoyer comme autrefois, Louise…

 

Une autre lui tendait des mains fiévreuses et décharnées.

 

– Tu ne me reconnais pas, Aline ?

 

– Si, oh ! si, Lucie Pagès, Lucinou… Mais qu’as-tu ? Tu parais souffrante.

 

– C’est mon état habituel, depuis douze ans ; un jour à peu près sur pied ; le lendemain, au lit pour la semaine…

 

– Pauvre Lucie ! J’irai te voir. Où habites-tu ?

 

– Là, près de l’église, afin de pouvoir m’y traîner de temps en temps.

 

D’autres encore s’avançaient et engageaient de brefs colloques avec l’une ou l’autre des deux nonnes. Les hommes les regardaient de loin, tout en parlant récoltes et bestiaux ; des groupes de petites filles, bouche bée, se les montraient avec curiosité ; un jeune butor de quinze ans – type du voyou rustique tel qu’on le rencontre aujourd’hui dans nos villages – s’esclaffa en passant près des Sœurs ; et, tout haut, pour être entendu des camarades :

 

– L’hiver sera adventif, cette année : les corneilles s’amènent déjà… Gare aux noix et aux châtaignes !

 

Linou et la Sœur Rigal se séparèrent, l’une remontant vers son hameau, l’autre redescendant à la Griffoulade, où elle fut grondée par Jacques de s’être levée si matin, au lendemain d’un si fatigant voyage.

 

Une vieille fille de mine hâve, de tenue pauvre, mais propre, sortit de la cuisine et déposa sur la table des bols et des cuillers. Linou vit qu’elle lui souriait, chercha dans ses souvenirs, et, tout à coup :

 

– Lalie !… Eulalie Barreau !… s’écria-t-elle.

 

– C’est bien moi, en effet, fit la paysanne…, votre voisine quand j’allais garder mes vaches au pré des Pommiers, près du moulin.

 

– Parfois, on te nommait Lilou : ce qui fait qu’en nous appelant on brouillait souvent les deux : Linou ! Lilou !

 

– Et l’on pourra les brouiller encore, intervint Jacques, car c’est Lalie qui va faire notre ménage, dorénavant… Déjeunons… Prends-tu du café, Linou, ou du lait ? ou les deux ?

 

– Rien, mon frère, rien avant midi.

 

– Tu plaisantes ? Tu jeûnes, même le dimanche ?

 

– C’est la règle de mon Ordre.

 

– Mais il est dispersé, ton Ordre, détruit… Tu es redevenue une paysanne du Ségala : au pays comme au pays !

 

Et il faillit se mettre en colère.

 

– Tu es si forte, pour jeûner ! Regarde-moi, Lalie, ce teint de papier, ces « joues de catéchisme », comme me disait notre pauvre mère quand je revenais de la pension, à Pâques… Tâche donc de te nourrir un peu, de te « reverdir ». Tu en auras besoin, puisque tu veux travailler et gagner ta vie.

 

Et, l’ayant décidée à boire un peu de lait, il remonta dans son atelier, tandis que Lalie offrait à Sœur Marthe de descendre dans le jardinet situé en contrebas de la maison, la séparant seul de l’étang et se prolongeant, à droite et à gauche, par deux petits prés en pente plantés de pommiers moussus et décrépits, que Jacques conservait avec soin.

 

Linou courut à la haie du fond, écarta les branches des noisetiers fleuris de chèvrefeuille, pour mieux voir la nappe immobile de l’étang, dont une partie, la plus éloignée, était encore ombragée par les aulnes du ruisseau et les chênes du coteau d’en face, tandis que l’autre étincelait et frissonnait sous la clarté d’un soleil d’août, à huit heures du matin.

 

Et la petite Sœur demeura là, extasiée, percevant à peine le bavardage de Lalie, qui eût voulu, en un quart d’heure, lui conter tout ce qui s’était passé à La Capelle en trente ans…

 

À droite, Linou voyait la chaussée de l’étang, toujours ourlée de sa retombée de ronces et jalonnée de beaux cerisiers entre lesquels se détachaient les toits de la scierie et de la maison, celle-ci exhalant une colonne de fumée bleue toute pareille à celle qui s’en élevait le jour de son lointain départ. Plus loin, la pente de la Gravasse, au-dessus de laquelle montait le soleil ; à gauche, le « travers » de la Garenne, couronné toujours de chênes et de fruitiers, et le pré de l’étang, où elle allait garder, quand elle était fillette, où elle avait connu Jeantou, dont la maisonnette, le Vignal, blanchie sans doute depuis peu, mais close et inhabitée, se détachait, plus haut, entre des poiriers.

 

– Rien de changé, ici, rien de changé ! disait à demi-voix Linou. Et deux larmes descendaient sur ses joues pâlies.

 

– En effet, répondait Lalie… Ce coin est resté à peu près ce qu’il était, grâce, surtout, à votre père et à Garric, son fermier ; et aussi à M. Jacques, qui promet une rente à mon neveu Barreau pour qu’il ne coupe jamais un arbre sur sa propriété de la Garenne… Mais vous verrez que, dans d’autres quartiers, on ne pense pas de même, et qu’il y a bien du changement…

 

Linou n’écoutait pas et continuait à pleurer.

 

– Venez !… ça vous fait mal de penser ces choses, lui dit tout à coup Lalie, en tirant par la manche ; venez ma Sœur.

 

IV

 

Elles remontèrent, Linou s’essuyant les yeux. Jacques, qui avait vu, deviné plutôt, l’effet de cette reprise de contact avec le paysage familier et les souvenirs du passé, vint au-devant de la désemparée.

 

– Qui diable te pressait d’aller regarder l’étang ? gronda-t-il amicalement, de te pencher sur ce miroir de notre enfance ? Attends donc d’avoir repris pied ici pour évoquer les images d’autrefois…

 

– Reprendre pied ici ! Je ne le pourrai plus, je le sens bien…

 

– Mais si !… Je disais comme toi, il y a un an… On s’y refait, peu à peu… Tu verras : laisse agir les jours.

 

La cloche sonna.

 

– C’est le premier de la grand’messe, dit Lalie.

 

– Nous irons ensemble, n’est-ce pas ? interrogea Linou.

 

– C’est cela, fit Jacques ; retourne à la messe : cela changera tes idées… Tu verras les modes nouvelles…, tu entendras nos nouveaux chantres…

 

– Tu n’y vas pas, toi, Jacques, à la messe ?

 

– Si, j’y vais. Seulement il n’y a pas à se presser : elle ne commencera que dans une heure… Je passerai, auparavant, chez Hippolyte, pour lui dire de ne pas oublier de prendre ta malle en traversant Saint-Jean.

 

Accompagnée de Lalie, Sœur Marthe remonta la côte, puis proposa d’entrer au cimetière.

 

– À l’ancien cimetière, n’est-ce pas ? dit Lalie : car on en a fait un nouveau, là-haut, près de la Grange. Il sera superbe. On y a planté, au milieu, une belle croix de marbre ; et presque tous commandent, à Rodez, des pierres sculptées pour mettre sur les tombes.

 

– C’est donc ici comme partout, remarqua Linou : la vanité s’en prend même à la mort !

 

– J’avoue que je trouve aussi ce luxe bien déplacé ; mais c’est la mode… Il en est des tombes comme des chapeaux.

 

Sous les petites croix de bois noir, dans l’étroit enclos attenant à l’église, Linou retrouve ses morts aimés : sa mère Rose, qui dort là depuis vingt ans et qu’une herbe drue, un peu jaunie par l’été, recouvre pieusement ; à côté d’elle, la sépulture toute pareille de l’oncle Joseph ; un peu plus loin, la croix qu’elle vit planter sur la fosse de Garric, le père de celui qu’elle aimait… Et d’autres, et d’autres, sur lesquelles elle lit des noms connus ou chers… Elle s’agenouille longuement et prie, et demande à sa mère de lui obtenir le courage de continuer sa route.

 

Lalie, qui a été s’agenouiller aussi un instant dans l’endroit où reposent les siens, revient à Linou, toujours prosternée, la relève et l’entraîne :

 

– Partons ! M. Jacques me gronderait s’il savait que je vous ai accompagnée ici… Nous reviendrons un autre jour… On carillonne : c’est pour la procession, la messe commencera aussitôt après… Venez !

 

Deux heures plus tard, dînant en tête à tête (dans nos pays, le repas de midi, c’est toujours le dîner), Jacques et Aline échangent des impressions, font des projets.

 

– Sais-tu, dit Jacques, que bien des gens se réjouissent de ton retour ?

 

– Vraiment ?… Tu as donc vu beaucoup de monde, depuis ce matin ?

 

– À l’entrée et à la sortie de la grand’messe, on en voit beaucoup en peu d’instants… Et sais-tu à quoi je songeais ? Il paraît que les deux Sœurs de Saint-Joseph qui tenaient l’école libre ne reviendront pas, au mois d’octobre.

 

– Leur couvent est fermé aussi ; mais il est probable qu’elles reviendront en qualité de laïcisées.

 

– On assure qu’elles reçoivent une autre destination. Alors, j’ai pensé que tu pourrais les remplacer, aidée d’une adjointe que t’enverrait ta congrégation.

 

– Tu vas vite en besogne, Jacques… Sais-tu ce que mes supérieures comptent faire de moi ?

 

– J’ai des amis qui, sans doute, obtiendraient leur approbation à ce projet.

 

– Et l’autorité académique, qu’en fais-tu ?

 

– Oh ! celle-là, ne t’en inquiète pas : j’ai aussi quelqu’un dans la place… Seul, notre frère, en sa qualité de maire avancé, protecteur obligé de l’école laïque, pourrait mettre des bâtons dans les roues ; gardons l’idée secrète quelque temps, n’est-ce pas ?

 

– Quel projet, mon pauvre frère ! Et comme il demande réflexion !… Pourrais-je seulement me réacclimater ici ?

 

– Mais oui, puisque tu t’y rendras utile… Il y a des malades à soigner, quelques charités à faire, que je t’indiquerai… Et, surtout, il y a à semer autour de nous un peu de bonne semence ; à combattre pour les vieilles mœurs, pour les traditions… Nous essayerons de ramener Cadet… Son fils François aime Cécile Garric…

 

– Vraiment ? Mon neveu aime la fille de Mion ?

 

– Et Cécile l’adore : on tâchera de les marier ; et notre père mourra heureux d’avoir vu sa famille se reconstituer sous son toit.

 

– Tu es un brave cœur, Jacques ! s’écria Linou, enthousiasmée ; tu vaux mieux que moi…

 

– Allons donc !… Seulement, j’ai souffert aussi ; et je n’ai gardé que le goût du beau et la sensibilité que, comme toi, j’ai héritée de notre mère… Mais je manque d’énergie, de volonté… Un penchant invincible au rêve m’engourdit et m’éteint peu à peu… Tu seras ma volonté… Si, si, je te connais… Quand tu auras retrouvé ton aplomb… c’est toi qui mèneras notre modeste barque.

 

Là-dessus, Lalie entra.

 

– Je crois, dit-elle, que voilà une visite pour vous.

 

– Qui donc ?

 

On heurtait à la porte : Jacques alla ouvrir.

 

– C’est toi, mon neveu ?… Entre donc !

 

Et François Terral entra et courut embrasser Sœur Marthe.

 

– Bonjour, ma tante !

 

– Bonjour, François.

 

– Excusez-moi de ne pas vous avoir reconnue, ou devinée, hier, dans la voiture.

 

– J’ai à te demander de m’excuser de même.

 

– Ce n’est pas la même chose, protesta le jeune homme. Je vous avais vue quand j’avais cinq ou six ans : à cet âge, on doit garder la mémoire des physionomies, surtout de celles de la parenté… C’est grand-père qui, tout à l’heure, m’a appris la nouvelle… Et vous n’êtes pas trop fatiguée par un pareil voyage ?

 

– Oh ! fatiguée, qu’est cela, en comparaison du reste ?

 

– Je comprends votre peine. Mais ce ne sera qu’une bourrasque… L’épreuve ne saurait durer.

 

– Qui sait, mon neveu ? La captivité de Babylone dura soixante-dix ans…

 

– En tout cas, vous serez ici la très bien venue, en attendant la fin de l’orage.

 

– C’est ce que je me tue à lui dire, intervint Jacques.

 

– Et mes pauvres Sœurs dispersées ? Elles n’ont pas toutes un frère et un neveu accueillants comme vous… Tes parents vont bien ?

 

– Oui, très bien… Ils auraient été bien aises de vous offrir la « couchée », hier au soir… Je vais annoncer votre retour à mon père, qui est à la mairie en ce moment.

 

– Il le connaît sûrement, dit Jacques… Ta tante a déjà assisté aux deux messes… Et puis, une idée… Ton père est très susceptible : d’apprendre par d’autres que sa sœur a brûlé la « bégude » de Fontfrège, l’aura piqué au vif… Il faut aller le voir tous ensemble, à la mairie… Assieds-toi un instant, François, et trinquons au retour de notre petite nonne… Lalie ! un verre pour mon neveu et un pour toi !…

 

Et ils trinquèrent, heureux d’être réunis, Sœur Marthe et François ravis l’un de l’autre.

 

– Où donc avais-je les yeux, hier ? Mais vous êtes, ma tante, tout le portrait de la pauvre grand-mère Rose, que, tout enfant, j’ai connue, et que je n’ai jamais oubliée, elle…

 

– Toi aussi, François, tu lui ressembles un peu.

 

– J’ai donc sauté une génération ? Ça arrive, dit-on. Vous viendrez nous voir, à Fontfrège, n’est-ce-pas ? C’est le nom qu’a donné mon père à notre maison nouvelle ; il trouve ça plus noble que les Anguilles.

 

– Plus noble ? fit Jacques ; et il est démocrate ?

 

– Il le croit, mon oncle, à force de se l’entendre dire.

 

– Peut-être… Il n’avait, sans doute, pas eu la rougeole, étant petit ; et il faut l’avoir, une fois ou l’autre.

 

– Ah ! mon oncle, s’il vous entendait !…

 

– Je le lui dirais bien, à l’occasion. Pas aujourd’hui, pourtant : il doit être un peu en boule. Allons le saluer avant les vêpres ; la mairie, Linou, est sur le chemin.

 

La salle de mairie était, en effet, dans les bâtiments de l’école communale, – une assez belle maison neuve, bâtie jadis pour loger des Frères qui n’étaient jamais venus, et acquise par la commune, sur l’initiative de Cadet-Terral lui-même, qui n’en était pas médiocrement fier.

 

Le conseil municipal était en séance : mais, en apprenant qui le faisait demander, Terral s’empressa de suspendre la délibération et de descendre dans la cour de l’école. Il ne prit même pas le temps d’ôter son écharpe, qu’il ne manquait jamais de ceindre quand il présidait son conseil. Et il s’avança souriant, trottinant, un peu trop sanglé peut-être, les mains tendues vers les trois visiteurs. Il se doutait bien que ses conseillers auraient mis le nez à la fenêtre.

 

Linou lui sauta au cou.

 

– Cadet ! mon cher Cadet ! que je suis aise de te revoir !

 

– Moi de même, Aline, moi de même… Mais avoue que tu aurais pu me dire cela hier au soir.

 

– Il est vrai, frère ; mais ce nom de Fontfrège m’a déroutée, quand le conducteur l’a prononcé ; et je n’ai reconnu mon ignorance qu’à La Garde.

 

– Bien, bien, tu es excusée, faisait le maire avec bonhomie. Mais tu viendras nous voir bientôt, n’est-ce pas ? Et la maison est vaste : il y a place pour toi.

 

– Merci, mon bon Cadet ; mais je ne peux pas me partager. Jacques veut que je loge chez lui. Ici, je serais plus près de notre père s’il tombait malade… À son âge…

 

– Comme tu voudras, répondit Cadet, soudain refroidi. Mais viens nous voir tout de même. Ma femme, que tu as à peine aperçue, il y a vingt ans, sera bien aise de te recevoir… Je retourne là-haut… Les affaires, ma pauvre Aline…, les affaires !…

 

Et il se sauva. Puis, se retournant avec une brusquerie vraiment napoléonienne :

 

– François ? appela-t-il.

 

– Père ?

 

– Je rentrerai peut-être un peu tard à Fontfrège ; va tenir compagnie à ta mère ; et, si l’étang est plein, dis à Rascal de mettre en train le moulin à froment, et à Gustou de charger la planche pour Roquefort.

 

– Oui, mon père, fit François.

 

Et il rejoignit son oncle et sa tante, que venait de rattraper Cécile, se rendant aussi à vêpres, toute pimpante dans sa simple jupe grise et sa chemisette quadrillée, sans un ruban, ses cheveux splendides, couleur de seigle mûr, indisciplinés et contenus avec peine sous un chapeau de paille orné de bleuets.

 

En voyant François, elle rougit un peu et, d’un geste caressant, prit Linou sous le bras – pour la soutenir, ou pour demander, au contraire, tendresse et protection… Puis, tandis que le neveu et l’oncle suivaient à quelques pas, elle se pencha vers Sœur Marthe et lui dit :

 

– Quand viendrez-vous au moulin ? Il ne vous tarde pas de le revoir ? On n’y a rien changé depuis votre départ…

 

– Ah ! ma chère enfant ! rien changé !… Il n’y a plus ma mère, ni mon parrain, ni mon frère Cadet.

 

Et elle ajoutait, intérieurement :

 

– Et il y a ton père, que j’ai aimé… Cécile insistait :

 

– Mais votre papa vous attend ; il est tout rajeuni par votre retour… Il a passé toute la matinée sur la chaussée au bas de la côte, espérant vous voir descendre…

 

– J’irai, mon enfant ; dites-lui que j’irai demain…

 

– Pourquoi pas ce soir, tout à l’heure, au sortir de vêpres ?… Voulez-vous ? Vous me trouvez importune, n’est-ce pas ?

 

– Mais non, ma bonne Cécile.

 

– Alors, c’est dit : je vous emmène, tout à l’heure.

 

Linou pensait :

 

– Après tout, pourquoi pas ? Un peu plus tôt, un peu plus tard, il faudra bien vider toute la coupe amère des souvenirs…

 

On était arrivé sur la place de l’Église. François prit congé de sa tante et de son oncle, échangea un regard d’infinie tendresse et de regret avec Cécile rougissante, et les quitta, le cœur gros, pour retourner à Fontfrège et y exécuter les ordres de son père…

 

V

 

Cécile a dit vrai : il n’a pas changé sensiblement, le vieux moulin de La Capelle : il est resté un moulin d’autrefois. On voit que le père Terral, différent en cela de son fils Cadet, a gardé son âme de traditionaliste sans le savoir. La maison d’habitation, la scierie, n’ont subi que des réparations nécessaires et de détail. Ici et là, des piles de planches, toutes pareilles à celles qu’on y voyait jadis, et des amoncellements de troncs d’arbres à travers lesquels un étroit passage permet l’accès du seuil du côté de la chaussée.

 

On presse le même loquet rustique, dans la même porte grise, qui fait le même léger grincement en s’ouvrant, et se referme avec le même bruit sourd d’autrefois. Et la grande salle a toujours ses vieux murs enfumés, sa haute cheminée, sous laquelle deux fusils sont accrochés, à gauche, et une fruste crémaillère, à droite…

 

Quoiqu’on soit en août, le feu brûle doucement sous une vaste marmite ; une chatte noire (fille ou petite-fille de celle de jadis) est accroupie près des chenets. Et le père Terral est assis devant, – plus courbé seulement qu’alors, – et son bâton à la portée de la main, pour s’en aider quand il veut se redresser, et pour tisonner durant ses longues rêveries… Au bruit de la porte refermée, il se retourne à demi ; et sa main gauche fait le geste de cacher quelque chose dans son gousset : son chapelet, sans doute, qu’il était en train de réciter machinalement, en écoutant la chanson de la marmite et le ronron de la chatte.

 

– C’est moi, père, fait Linou, en courant l’embrasser.

 

– Je me demandais, dit le vieillard, si je n’avais pas songé, la nuit dernière, que tu étais revenue… Assieds-toi petite… Qui m’eût dit que je te reverrais, là, avant de mourir ?

 

– Tout arrive, papa, avec la permission de Dieu…

 

Sœur Marthe se rassasiait la vue de toutes les choses qui l’entouraient : toutes lui étaient familières… Soudain, ses yeux se brouillèrent : ils s’étaient posés sur le lit à alcôve où elle avait vu mourir sa mère ; et des sanglots la secouèrent toute.

 

Cécile s’approcha, lui prit les mains, l’entraîna doucement dans la chambre, son ancienne chambre.

 

– C’est la mienne, à présent, disait la jeune fille ; et, comme si je devinais que vous la reverriez un jour, j’ai tâché de la garder telle qu’elle était. Voilà la même armoire, la même petite table surmontée de la minuscule chapelle de mai ; les murs portent vos images…, un peu déteintes, il est vrai, les pauvres images, mais qu’importe ? C’est vous qui les y avez accrochées…

 

– Vous êtes un excellent cœur, Cécile ; et je suis bien touchée de votre délicate attention… Mais vos amies, quand elles viennent vous voir…

 

– Oh ! mes amies ! je n’en ai guère : une pauvre fille comme moi a-t-elle des amies ?

 

– Je ne comprends pas.

 

– Vous avez connu ma mère ?

 

– Non ; mais j’en ai entendu parler.

 

– Alors, vous n’ignorez pas que sa vie fut très malheureuse, et sa mort encore plus…

 

– Sa mort ?…

 

– Quoi ! l’on ne vous a pas écrit qu’elle avait perdu le sens, peu après ma naissance, et qu’on l’avait trouvée noyée dans la chaussée de notre moulin, là-bas, aux Anguilles ?

 

Et l’enfant fondit en pleurs. Linou lui prit affectueusement les mains.

 

– J’ignorais cela… Pauvre mère ! Pauvre petite !…

 

– Aussi, vous comprenez bien que les amies… Mon pauvre papa, le meilleur des hommes, ne voulut plus habiter les Anguilles. Il m’emporta dans mon berceau, comme un oiseau tombé du nid, et, avec sa vieille mère, dans leur maisonnette du Vignal, il m’éleva de son mieux.

 

– Et parfaitement, je le vois…

 

– Mais je fus longtemps tenue à l’écart par les petites filles de La Capelle… Ensuite, votre père, s’étant brouillé avec son fils, – qui avait acheté notre moulin des Anguilles, et avait été s’y établir, – prit ici papa comme fermier… Et voilà comme quoi j’ai grandi où vous aviez grandi, gardé là où vous aviez gardé, soigné des bêtes dans votre basse-cour, des abeilles et des fleurs dans votre jardin, fait marcher les moulins que vous faisiez aller… Et voilà pourquoi aussi j’ai tellement pensé à vous, sans vous connaître, et vous ai aimée comme j’aurais aimé ma mère, si elle eût vécu.

 

– Tu ne dis pas tout, Cécile, fit Linou, se mettant soudain à tutoyer la belle fille ; tu as eu pour mon vieux père, dont le caractère n’est pas facile et que les chagrins ont encore aigri, des attentions et des soins dont je ne saurais assez te remercier.

 

– Oh ! vous exagérez, ma Sœur… Votre père, un peu emporté et fier, jadis, est devenu plus doux depuis quelques années, et nous nous entendons très bien ensemble.

 

– Et le tien, où est-il ? demanda Linou en s’efforçant de raffermir sa voix.

 

– Je ne sais trop ; à traquer quelques truites, sans doute, là-bas, dans la Durenque… Le dimanche, il se sent désœuvré ; et, comme il n’a jamais aimé le cabaret ni le café, il cherche une distraction dans la chasse ou dans la pêche… Hé ! tenez… Le voyez-vous qui monte, par le chemin des peupliers ?

 

Elles repassèrent dans la salle commune et, par la porte à claire-voie, regardèrent venir Garric, Sœur Marthe cachant avec peine une émotion qui, malgré trente ans de vie conventuelle, toute de prière, d’austérité et de renoncement, la faisait rougir et trembler un peu.

 

Jeantou s’en venait d’un pas tranquille, dans son tricot professionnel et sous son large chapeau, tous deux enfarinés, comme il convient à un meunier. Il portait sur l’épaule, enroulé autour du manche, son filet aux mailles duquel luisaient quelques poissons. Ses cinquante-huit ans avaient à peine mis quelques fils gris dans sa moustache tombante et au-dessus de ses tempes bien rasées ; sa taille était restée droite ; seul, le beau regard noir et velouté de jadis s’était estompé de brume et de mélancolie.

 

Arrivé au bas de l’escalier extérieur, il leva les yeux et vit le voile noir sur la guimpe blanche. Il rougit, esquissa un sourire, souleva son vaste chapeau, et monta, le cœur battant dans sa poitrine aussi rudement que ses galoches sur les marches de grès.

 

– Mademoiselle Aline ! s’écria-t-il, mademoiselle Aline !…

 

Et il ne sut trouver d’autre parole. Craintivement, il serra dans sa robuste main les doigts pâles et maigres de la petite nonne, en répétant :

 

– Oh ! mademoiselle Aline !

 

– Tu peux m’appeler Aline tout court, va, comme pour moi tu es toujours Jean, dit Sœur Marthe, en essayant de plaisanter.

 

Cécile avait débarrassé son père de son filet.

 

– Pas fameuse, votre pêche, papa… Deux truites et quelques goujons… Il y a juste de quoi vous les faire goûter, ma Sœur.

 

Et, comme Linou protestait :

 

– Si, si, vous les emporterez, en attendant mieux. Le Père Terral s’était redressé et approché.

 

– Qu’est devenu le temps où, sans descendre plus bas que le roc de la Taillade, j’en rapportais de quoi remplir deux fois la grande poêle !… On a encore empoisonné, je parie ?

 

– Hé oui, père Terral… Partout des traînées de chaux sur les prés, et de petites truites mortes sur le sable. Au barrage du Roc, on a même dû employer la dynamite : des vairons ont été projetés à vingt pas du courant.

 

– Ce doit être encore ce Rascal de malheur !… Un homme, Linou, qui est une vraie peste pour le pays : débauché, ivrogne, voleur…

 

– Ce n’est que trop vrai… Je le vois souvent rôder par ici, tantôt autour du Moulin-Bas, tantôt au bord de l’étang, toujours projetant quelques mauvais coups.

 

– Et dire que Cadet l’a embauché, paraît-il, pour travailler à ses moulins et à sa scierie !… Voilà un employé, comme il dit, qui lui fera honneur !

 

– Sans compter, reprit Jean, que ce brigand va s’en prévaloir et ne plus craindre même les gendarmes… Au service de M. le maire, songez donc !

 

La porte se rouvrit : c’était Jacques Terral.

 

– Voilà, fit-il du seuil ; j’entre sans frapper, comme il y a quarante ans… Et je crois avoir entendu que vous parliez de gendarmes et de brigands !

 

– Nous nous plaignions, avec votre père, monsieur Jacques, de toute cette clique de vauriens, de chapardeurs, d’incendiaires à l’occasion, qui va croissant sans cesse dans nos campagnes, et dont Rascal est le chef reconnu.

 

– Voyons, Jacques, criait le vieux meunier, en frappant de son bâton le plancher, et en agitant, comme autrefois, son haut bonnet de laine ; pourquoi, toi qui es savant, qui connais la loi, ayant été d’abord avocat et ensuite juge, pourquoi ne dénonces-tu pas tout cela dans les journaux ?

 

– Parce que cela ne servirait à rien, mon cher père. Ces gueux sont du côté du manche, et, pour le moment les plus forts. Quant à s’attaquer à nos maîtres de l’heure, les railler, les montrer sots, ignorants, criminels ou grotesques, que voulez-vous que ça leur fasse ? Ils ont la peau dure et velue. Lâchez tout un rucher sur un ours : s’il peut abriter son museau entre ses pattes, il se rira d’un million d’abeilles.

 

– Pourtant, Jacques, objectait Linou, il serait beau de ne pas se lasser d’être abeille.

 

– Il serait beau aussi, petite sœur, d’avoir une âme d’apôtre et de martyr : j’avoue humblement que je ne l’ai pas. Voilà pourquoi je conte des histoires et je fais des statues – très médiocres, probablement… Allons, Linou, regagnons la Griffoulade : tu dois être éreintée.

 

En montant la côte, Sœur Marthe disait à son aîné :

 

– Tu as bien fait de m’emmener… Quelle journée d’émotions !

 

– Oui, mais le plus fort est fait. Désormais, ça ira tout seul.

 

VI

 

Le lundi, Sœur Marthe s’occupa d’abord de ranger ses pauvres hardes et quelques livres, d’écrire à ses compagnes dispersées et à la supérieure de la maison mère, à Villefranche.

 

En déjeunant, elle dit à Jacques :

 

– Ne crois-tu pas que je ferais sagement d’aller faire le plus tôt possible ma visite à Fontfrège, puisque Cadet est si susceptible, et sa femme, sans doute, autant que lui ?

 

– Attends à demain : l’autobus d’aujourd’hui est déjà passé.

 

– J’irai à pied en descendant, et je remonterai en voiture, comme avant-hier.

 

– Soit, petite sœur… Pourtant, j’aurais préféré que nous allions d’abord à Rodez, où j’ai quelques affaires, et où tu t’achèterais un costume de laïque.

 

– Mais chacune de nous en a emporté un dans sa malle, mon frère ; tous étant taillés de la même main, nous continuerons, mes Sœurs et moi, à nous ressembler.

 

– Bonne idée !… Tu vas me montrer ça ?

 

– Tu ne le trouveras pas à ton goût, puisque tu es artiste.

 

– On peut être modestement mis sans être fagoté… On tâchera d’arranger cela au moins mal possible… Ensuite, il faudra faire quelques visites ; au presbytère d’abord… Le curé, M. Le Crouzet, est un petit vieux sans énergie et sans initiative, mais il a un cœur excellent, et tout à fait dans l’esprit des béatitudes évangéliques : « Bienheureux ceux qui sont doux… ». Depuis que la terrible Mantalène, qui l’avait toujours tyrannisé, s’en est allée faire son temps de Purgatoire, le cher homme se trouve parfaitement heureux, et promène par la paroisse son bedon de chanoine, sa face rose et souriante et sa poignée de main cordiale. Son vicaire forain, que tu as vu et entendu, hier, M. l’abbé Sermet, – un petit cousin à nous, – a de la volonté pour deux. Pas très intelligent et, je crois, de culture médiocre, il est franc, courageux, un peu trop combattif peut-être : c’est le prêtre nouveau, tel que les circonstances nous l’ont fait… Nous sommes loin du curé Reynès, que tu as connu…

 

– Ce cher M. Reynès, quel souvenir ému j’en ai gardé ! Est-ce que tu l’as jamais revu après mon départ ?

 

– Non, jamais ; il était mort quand j’ai été nommé juge à Rodez… Mais il m’écrivait assez souvent…

 

– La première fois, c’était au sujet de Mion, n’est-ce pas, la mère de Cécile, alors servante à Montpellier, où tu était jeune avocat ? Et ce fut ta réponse à sa lettre qui acheva de décider ma vocation.

 

– Vraiment ?… Je l’ignorais.

 

– La pauvre Mion !… Sa fille m’a conté qu’elle était devenue folle et s’était noyée… Et je me demande si je n’en suis pas la cause involontaire…

 

– Comment cela ?

 

– Si j’avais épousé Jean Garric…

 

– Mion serait restée à Montpellier, et, au lieu de se noyer dans la Durenque, elle aurait roulé dans les ruisseaux de la ville et serait, sans doute, allée mourir à l’hôpital.

 

– Qui sait ?

 

– Qui sait, oui… Mais, avec cette question, on va loin… Jean avait failli avec Mion : il devait l’épouser. Tu avais fait un vœu pour sauver notre mère et pour rétablir la concorde dans la maison : tu l’as accompli… Qu’importent les répercussions fâcheuses que ton acte a pu produire ? « Fais ce que dois. »

 

– Tu as raison, mon frère, et je devrais dire ce que tu dis.

 

– En effet, dit-il, riant, c’est moi qui prêche, maintenant !… Mais je te vois si désemparée.

 

À ce moment, Lalie entra pour demander si l’on avait besoin de ses services l’après-midi.

 

– Au fait, dit Linou, si Lalie m’accompagnait, non pas jusqu’à Fontfrège, mais jusqu’à la traverse qui permet d’éviter La Garde et abrège, dit-on, d’un tiers le chemin ?…

 

– Volontiers, ma Sœur, répondit Lalie.

 

Jacques protesta un peu mais pour la forme. Après tout, cette course avec Lalie distrairait sa sœur. La brave fille lui raconterait des histoires : elle passait pour avoir bonne ouïe et meilleure langue.

 

Linou demanda à prendre des sentiers détournés, afin de n’avoir pas à traverser le village, où le beau temps devait mettre tout le monde dehors.

 

– Oh ! bien, s’écria Lalie, si vous croyez que tout le monde ne parle pas déjà de votre arrivée !…

 

– Vraiment ?

 

– Avez-vous oublié que La Capelle est célèbre pour ses commères ? Rappelez-vous les plaisanteries de votre oncle Joseph sur les trois « journalistes », comme il les nommait.

 

– Mais elles sont mortes !

 

– Elles ont laissé de la graine : la Catinelle, la Capélière, la Baziloune, – et combien d’autres ! – les continuent et les dépassent.

 

– Et qu’est-ce qu’on raconte, Lalie ?

 

– Ça dépend du parti… Les uns disent que l’on a bien fait de vous chasser de votre couvent…, que c’est honteux de revenir à la maison paternelle après qu’on en a emporté sa dot…, que, sans doute, vous comptez jeter votre voile par-dessus le moulin et vous faire épouser par Garric, que vous avez refusé jadis…

 

– Oh ! s’écria douloureusement Linou.

 

– Peuh ! qu’est-ce que toute cette bave peut vous faire ? D’autant que les honnêtes gens – le plus grand nombre encore, n’en doutez pas – vous aiment déjà et ne demandent qu’à vous le prouver. Ils disent que vous êtes une savante et une sainte : et il y en a qui se disposent à venir vous trouver pour vous supplier de ne pas vous en retourner. Tous ceux qui ont connu votre excellente mère affirment que vous lui ressemblez et que votre venue sera une bénédiction pour le pays…

 

Linou n’entendait plus.

 

– Elles ont osé dire… Ah ! les mauvaises !… Je leur pardonne ; mais qu’elles me font souffrir !

 

Lalie, ignorante de la sensibilité extrême de la pauvre religieuse, comprit, pourtant, qu’elle était allée trop loin, qu’elle aurait dû brider sa langue… Mais quoi, la discrétion était son moindre défaut…

 

Une fois sur la grand’route, elle reprit la conversation, montrant les changements dans les cultures : des champs fertiles où il n’y avait, jadis, que des bruyères et des ajoncs ; des prés verts remplaçant des landes fauves…, et beaucoup plus de bétail partout ; et des fermes nouvellement bâties au centre des domaines, blanchies à la chaux et toiturées d’ardoise bleue.

 

– Qu’importe cela, ma bonne Lalie, si les gens sont aussi méchants qu’autrefois ?…

 

Le silence s’établit de nouveau. Le soleil de deux heures, haut et ardent, faisait miroiter les silex et les micas du chemin ; à droite, sur les chaumes ras, l’air vibrait du crissement de milliers de sauterelles et de criquets rouges, bleus ou verts. À gauche, au-delà du ravin où zigzague la Durenque, le bois de Roupeyrac dormait dans la lumière, évoquant l’ombre et la fraîcheur cachées sous ses futaies, et les sources glacées filtrant au creux de ses combes.

 

– Voilà le raccourci pour Fontfrège, fit tout à coup Lalie, en montrant un chemin profondément encaissé, bordé de chênes et de châtaigniers, et qui dévalait, rapide, vers les gorges. Vous trouverez, là-bas, derrière cette arête de « puech », une grange délabrée et une croix, – la croix des Perdus, comme on l’appelle – et, de là, vous verrez luire les toits du moulin de Terral… Voulez-vous que je vous accompagne jusqu’au bout ?… Dois-je vous attendre ici ?

 

– Ni l’un ni l’autre, Lalie. Je ne risque plus de m’égarer, à présent ; et c’est mon frère Jacques qui m’attendra, ce soir, comme avant-hier, au passage de l’autobus…

 

La bergerie de Fontfrège ! La croix des Perdus !… Linou se rappelle ces noms pour les avoir entendus dans une circonstance terrible, un soir de Noël, dans la bouche de l’oncle Pataud… Qui aurait dit que, si longtemps après, elle, vieille religieuse expulsée de son couvent, elle verrait ces lieux, qu’elle n’avait jamais vus jadis, mais où s’était noué le drame de sa destinée !… Oui, voilà la bergerie fatale, avec ses vieilles murailles noires, son portail béant et, au pignon, cette meurtrière par laquelle Pataud avait tiré le loup, par laquelle, aussi, il avait vu Mion se pendre au bras de Jean… Et, dix pas plus loin, la croix des Perdus, la si bien nommée, plantée à même un roc de schiste qui lui sert de piédestal.

 

Linou détourne ses yeux de la masure, et va s’agenouiller au pied de la croix, implorant le Christ, à qui elle s’est donnée, le suppliant d’effacer de son cœur tout regret, toute agitation, toute humaine défaillance au contact des gens et des choses du passé.

 

Puis, elle reprend sa descente, aperçoit une maison neuve, des moulins et une belle nappe d’eau où se reflètent les pentes boisées qui l’enserrent de trois côtés. Au-delà de la digue et du ruisseau, des ouvriers établissent une charpente sur des murs fraîchement bâtis : Linou est arrivée à Fontfrège.

 

De grandes exclamations de joie l’accueillent avant qu’elle ait atteint le seuil large ouvert ; et une femme à la taille et à l’allure plutôt viriles, sans beauté, le teint déjà avivé de couperose, descend précipitamment les trois marches du perron, et accourt, les mains tendues, vers la visiteuse.

 

– Bonjour, ma chère Aline, dit-elle, car je devine que vous êtes ma belle-sœur.

 

– En effet… Bonjour, madame Terral, répond Linou, qui ne sait trop comment la nommer.

 

L’autre de se récrier tout en se rengorgeant, car elle est ravie qu’on lui donne du « Madame ».

 

– Dites : Sophie, tout simplement ? minaude-t-elle… Que c’est aimable à vous de venir nous voir !… Entrez bien vite : vous avez chaud… Vous êtes donc venue à pied ?

 

– Mais oui.

 

– Il n’y a plus de voiture à La Capelle ? Votre frère aîné n’est vraiment pas gentil…

 

– C’est moi qui ai préféré marcher ; ce n’est pas un voyage : une lieue à peine ; et, par les vieux chemins, c’est encore plus court et plus agréable.

 

– Oui, en effet ; et cela permet d’évoquer des souvenirs, ajouta-t-elle avec un air hypocrite, et en regardant fixement Linou, qui ne broncha point… Voici mon fils, qui vous aura aperçue à la descente…

 

François entra, en gilet et en casquette de travail, mais sans débraillé dans sa tenue, ni gaucherie dans son allure.

 

– Merci, ma chère tante, de tenir si bien et sitôt votre promesse. Je vais chercher papa.

 

– Non, mon neveu, ne le dérange pas : nous irons le retrouver ensemble ; cela me permettra de visiter votre installation.

 

– Soit : mais reposez-vous un instant… Maman, ma tante doit être morte de soif…

 

– Du tout, du tout, proteste Sœur Marthe… Merci, ma belle-sœur, je ne prendrai rien.

 

– Ce sera pour tout à l’heure, alors… Et vous souperez et coucherez ici, n’est-ce pas ?

 

– Impossible, mon cher François ; mon frère aîné m’attendra à la voiture.

 

– Oh ! c’est fâcheux ! crut devoir s’exclamer Sophie. Heureusement que vous ne repartez pas encore de La Capelle, et que l’occasion se retrouvera…

 

– Mais j’espère bien que ma tante ne s’en retournera jamais, répondit vivement François.

 

Sa mère le regarda de travers, à la dérobée. Linou se leva.

 

– Allons voir Cadet et ses moulins, mon neveu.

 

– Mais, objecta Sophie, vous allez vous salir, ma belle-sœur… La farine sur votre costume.

 

– Bah ! fait Linou, la farine et moi, nous sommes de vieilles connaissances : j’ai longtemps fait moudre, à La Capelle, avant d’entrer au couvent.

 

Ces mots parurent ironiques à la meunière de Fontfrège, qui n’entrait jamais au moulin, sous prétexte que la folle farine la faisait tousser.

 

Linou, qui n’avait jamais vu d’autres moulins que ceux de son père, fut plus surprise que charmée, en entrant dans le vaste bâtiment que Cadet appelait avec orgueil sa « minoterie ». À travers l’atmosphère où voltigeait une fine poudre blanche, elle n’aperçut que de grands coffres alignés. François lui expliqua que les uns recouvraient les cylindres broyeurs, et les autres les tamis blutant la farine. Plus de meules ni de trémies ; plus de tic tac joyeux des augettes à tête de cheval versant en cadence le grain dans les tambours… Un sourd bourdonnement, très monotone, provenant du grain écrasé, des tamis tournant dans leurs cages ; un entrecroisement de courroies glissant silencieusement sur des poulies ; presque pas de bruit d’eau en dessous, les turbines ayant remplacé les anciennes roues, et n’exigeant qu’un faible débit ; pas même de sacs de grain empilés dans les coins : froment et seigle descendaient de l’étage supérieur dans les coffres à cylindres… Tout cela vaste, bien éclairé, bien net, extrêmement banal. Un garçon meunier, à figure de mécanicien, surveillait le travail.

 

– Ah ! mes pauvres petits moulins d’autrefois ! ne put s’empêcher de soupirer Linou.

 

– Je suis bien de votre avis, répondit François ; mais c’est le progrès. Allons voir la scierie ; elle est un peu plus intéressante, tout de même.

 

La scierie faisait suite à la minoterie. Sous un vaste hangar, actionnées par la même turbine invisible que les moulins, deux scies : l’une circulaire, à la rotation vertigineuse, débitait, dans un crissement furieux, les pièces de bois de faible grosseur ; l’autre, verticale comme les anciennes, mais avec un agencement perfectionné, fendait les grosses billes de chêne et de hêtre, sans effort, eût-on dit : en tout cas, sans secousses et presque sans trépidation.

 

Cadet allait et venait entre les deux appareils, les surveillant alternativement, tandis que deux aides enlevaient la planche ou poussaient les troncs vers les chariots.

 

– Père ! appela François. Cadet se redressa, vint à sa sœur et lui serra la main.

 

– Tu vois, frère, dit Linou, que si, l’autre jour, faute de m’être renseignée à temps, j’ai passé devant ta maison sans m’y arrêter, j’ai fait diligence pour me le faire pardonner.

 

– Et l’on te pardonne, puisque le péché n’était pas volontaire. Il pesa sur un levier, et la scie verticale s’arrêta doucement.

 

– Gustou, dit Cadet à l’un des aides, surveille la circulaire jusqu’à ce que je revienne.

 

Et tous les trois sortirent du hangar.

 

– Tu as vu mes moulins, Linou…, il y paraît sur ta robe… Comment les trouves-tu ?

 

– Tout cela est si nouveau pour une vieille religieuse !… J’admire sans juger.

 

– Et cette chaussée, reprit Cadet, qu’en dis-tu ?… Elle ne ressemble guère à celle de La Capelle !… Montons là-haut ; tu verras le bel étang.

 

Ils grimpèrent par un escalier ménagé à même le talus de la digue. L’étang s’étendait devant eux, l’eau à deux ou trois mètres en contrebas de la chaussée.

 

– Oh ! un bel étang, en effet ! s’écria Linou.

 

– Six hectares d’étendue et dix mètres de profondeur, ajouta orgueilleusement le meunier.

 

Ils avancèrent de quelques pas.

 

– Voici, continua-t-il, des vannes de dix mètres de large, qu’un levier, placé dans le moulin, pourrait actionner en cas de besoin, et qui mettraient l’étang à sec en dix minutes.

 

Ils avancèrent encore ; et Cadet, étendant la main vers l’autre bord du ruisseau, montra la bâtisse nouvelle, dont on plaçait les chevrons.

 

– Dans quelques mois, dit-il, mon usine à traiter le bois de châtaignier pour la tannerie sera terminée ; et tu verras alors quel mouvement et quel trafic autour de l’ancien moulin des Anguilles… Les Anguilles ! ricana-t-il, j’en ai gardé un morceau, pourtant, de ce légendaire moulin de misère : cette petite masure que tu vois, là-bas, à l’extrémité de la chaussée… J’y établirai un moulin à cidre… Il y a des pommiers, là-haut, autour de La Garde, ainsi qu’à Vayssous et à Mignonac ; les pauvres gens, qui ne peuvent s’acheter du vin, me sauront gré de leur fournir de quoi faire passer leurs châtaignes.

 

– À quoi bon, répondit Linou, puisque tu vas détruire leurs châtaigniers ?…

 

– Oh ! il en restera toujours… dans les endroits où les chars ne peuvent aller.

 

François se taisait. Nous savons qu’il ne voyait pas de bon œil l’entreprise nouvelle… Et puis, il écoutait, croyant entendre des rires et des propos venant du bâtiment en construction, et qui lui paraissaient offensants pour Sœur Marthe. Il lui sembla même que le fameux Rascal avait imité le cri du corbeau. Cadet devait avoir entendu aussi, car il proposa assez vivement de rentrer à la maison, où Linou dut, malgré ses habitudes de moniale, accepter du café et des gâteaux.

 

Son frère lui renouvela son invitation de la veille, et insista même assez fortement pour qu’elle vint habiter Fontfrège.

 

– Je te remercie bien sincèrement, mon cher Cadet, répondit Linou ; mais outre, je le répète, que Jacques a besoin de moi pour tenir sa maison, et que je veux être aussi près que possible de notre vieux père, je m’attends à repartir au premier jour, et pour je ne sais quelle destination…, peut-être l’Angleterre, l’Italie ou l’Amérique…

 

Et ce refus, qui réjouissait secrètement Sophie, rembrunissait M. le Maire : pour la femme, le séjour de Linou à Fontfrège eût été un dérangement, une sujétion ; pour le mari, qui y voyait de plus loin, c’eût été un moyen d’accaparer peu à peu sa sœur, de la soustraire aux influences de Jacques et du père Terral.

 

Quant à François, on le sentait nerveux et préoccupé. Il aimait beaucoup sa tante ; mais il aimait aussi son oncle et son grand-père ; et il préférait les savoir tous groupés là-haut, devinant bien que tous les trois seraient ses alliés quand il déclarerait son amour pour la blonde Cécile Garric.

 

Quand la trompe de l’autobus retentit sur la route, Sœur Marthe se leva, remercia sa belle-sœur et son frère de leur accueil, et promit de revenir les voir souvent.

 

Son neveu l’accompagna jusqu’à la voiture, lui disant :

 

– J’aurais voulu monter avec vous, ma tante, au moins jusqu’à La Garde ; mais j’ai encore affaire ici. Dès que je serai un peu libre, j’irai à La Capelle : j’ai besoin d’un conseil de vous et de mon oncle. À bientôt…

 

VII

 

Le soleil avait disparu derrière le coteau. Les charpentiers de Terral cessaient leur travail, se lavaient les mains au ruisseau, au-dessous de la scierie, et s’acheminaient, en file indienne, vers la maison, où les attendait le souper.

 

François fit quelques pas à la rencontre des ouvriers, et, avec un léger tremblement dans la voix qui trahissait une colère refoulée :

 

– Ai-je mal entendu, tout à l’heure, ou est-il exact que vous ayez voulu vous moquer de la religieuse que je viens de reconduire, laquelle est la sœur de mon père ?…

 

D’abord, personne ne répondit.

 

– Répondez donc ! reprit le jeune homme, frémissant.

 

– Mais non, mais non…, balbutièrent le maître charpentier et deux de ses aides… On riait… comme ça…, mais pas de votre tante, bien sûr, monsieur François ; vous vous êtes trompé.

 

– Soit. Si je me suis trompé, je vous fais mes excuses, mes amis… Mais, là-dessus, Rascal, qui marchait en serre-file, s’avança au premier plan, et, d’un air effronté :

 

– Quoi ? Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

 

Un des ouvriers le mit au courant. Il s’esclaffa :

 

– En voilà une affaire d’État ! On aurait manqué de respect à la nonnain ?… Il n’y a pas de quoi pendre un homme… Bé, oui, c’est moi qui ai fait le corbeau, mais j’aurais pu tout aussi bien faire le rossignol.

 

– Ou l’âne ! lui cria François.

 

Les autres rirent bruyamment. Un éclair mauvais passa dans les yeux de Rascal.

 

– Ah ! mais, dites donc, mon jeune monsieur…, c’est vous qui insultez le monde, il me semble… Et je ne permettrai pas…

 

– Ce que je ne permettrai pas non plus, moi, c’est que personne offense un des miens, surtout une femme.

 

– Doucement, doucement, jeune homme, ricana Rascal, vous n’êtes pas encore le maître ici.

 

– Non ; car, si je l’étais, tu ne mangerais pas mon pain… Mais que je sois le maître ou non, je corrigerais d’importance le premier qui s’aviserait de recommencer cette goujaterie.

 

Rascal s’avança encore, menaçant, les poings fermés.

 

– Vous me corrigeriez, vous, siffla-t-il.

 

– Moi ; et ce serait bien et vite fait. Cadet, qui avait ouï le bruit de la querelle, se hâtait d’accourir.

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc ?… Encore toi, Rascal ? Tu es insupportable.

 

– Insupportable, monsieur le maire ! Mais c’est votre héritier, qui aurait besoin d’apprendre à être poli… Parce que nous rigolons un peu, entre nous, à cause que, depuis quelques temps, frères et sœurs s’abattent sur le pays…

 

– Tais-toi ! Va manger ta soupe… Je règlerai ensuite ton compte.

 

– C’est comme il vous plaira, monsieur le maire… Dès le moment que vous êtes, maintenant, du parti de ces gens-là…

 

– Il n’est pas question de parti : je veux que ceux que j’emploie soient polis.

 

– Votre garçon l’est-il poli ? Mes camarades en sont juges…

 

– Si mon fils a eu un mot blessant, il a eu tort ; mais cela ne t’excuse pas ; en voilà assez !

 

Et le meunier, hérissé, trépidant, rentra vivement dans son moulin, entraînant François avec lui.

 

Une heure plus tard, après le souper et le départ des ouvriers et des garçons, Terral adressa de vifs reproches à sa femme et à son fils.

 

Il en voulait à Sophie de ne pas avoir assez insisté pour garder Linou. Dans sa pensée, Sœur Marthe restant à Fontfrège, c’était montrer que, bien que maire radical, il savait, lui Cadet, se montrer magnanime et libéral, au besoin ; qu’il en voulait aux couvents, mais pas aux Sœurs ; et, selon lui, c’était là de la bonne politique.

 

Sophie, très orgueilleuse, et que la politique agaçait, n’accueillit cette mercuriale que par un silence boudeur de souveraine offensée.

 

– Quant à toi, mon garçon, dit Cadet à François, depuis quelque temps tu ne me donnes guère de contentement.

 

– En quoi ai-je pu vous désobliger, mon père ?

 

– De bien des façons… D’abord, tu abondes trop dans les idées de ton oncle, et tu lui témoignes une confiance exagérée… Tu vas trop souvent à La Capelle, sous un prétexte ou sous un autre.

 

– N’est-ce pas naturel ? Je suis né là-haut, et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de douze ans ; tous mes souvenirs d’enfant, les plus vifs et les plus doux, sont au moulin de mon grand-père et dans ses alentours…

 

– Oui, oui, je connais cette chanson ; c’est celle que chante ton oncle : le berceau, la maison natale, le coin de terre, le clocher, la tradition… Il paraît qu’il a rempli un livre de toutes ces vieilleries. Et, maintenant, quand il fait de la sculpture, comme il dit, il fabrique en terre glaise ou en pierre d’affreux laiderons : un berger d’autrefois, un laboureur d’autrefois, un meunier d’autrefois… C’est son affaire, je le sais bien, et il ne fait de tort qu’à lui… Mais que toi, qui as vingt-cinq ans, qui as devant toi un bel avenir, je m’en flatte, tu donnes dans ces radotages, voilà ce qui me met en colère.

 

– Vous avez bien tort d’attribuer mes sentiments et mes goûts à mon oncle Jacques : je les avais avant de le connaître.

 

– C’est donc au pensionnat des Frères que tu les as pris ? J’aurais dû te mettre au lycée, je le sais : j’ai été mal conseillé.

 

– De toutes les écoles, il sort des amis du passé, de ce que l’on appelle la tradition… Et puis, j’ai été trois ans soldat ; et mon capitaine nous prêchait ce que vous blâmez en moi… Quant à mes visites au moulin de La Capelle, oubliez-vous qu’il y a mon grand-père, qu’il a quatre-vingt-trois ans, qu’il est seul ?…

 

– Seul ? avec son Garric, son Jeantou, ce cher Jeantou qu’il chassa jadis, lui refusant sa fille, et à qui, aujourd’hui, il donnerait jusqu’à sa chemise.

 

– Reconnaître ses torts et les réparer est une chose très belle, mon père.

 

– Bref, il me déplaît que tu passes tes loisirs plus souvent là-haut qu’ici, ou à La Garde… On commence à dire que ce n’est pas seulement pour ton grand-père Terral que tu rôdes autour d’eux… Tu as du goût pour les blondes, paraît-il…

 

– Mon père !…

 

– Mais on en trouve ailleurs qu’au moulin de La Capelle, et qui ne sont pas filles de…

 

– Vous allez injurier une morte, mon père !… Et il fit mine de quitter la table.

 

– Reste là ! cria Cadet ; je n’ai pas fini… Qu’est-ce qui te cuit aux yeux de chercher querelle à mes ouvriers ?

 

– Je veux qu’on respecte toute la parenté, surtout quand il s’agit de femmes…, de femmes persécutées et dépouillées.

 

– En tout cas, tu aurais mieux fait de ne pas paraître avoir entendu Rascal, puisque ta tante ne s’était aperçue de rien.

 

– Qu’en savons-nous ?… Et qu’importe, d’ailleurs ?… Je n’admets pas qu’un Rascal, un gueux qui devrait être à l’ombre depuis longtemps…

 

– Par le temps qui court, si l’on exigeait des ouvriers qu’ils soient des saints, on n’en trouverait guère.

 

À ce moment, Sophie, qui voyait là une bonne occasion de se revancher des reproches de son mari, intervint et prit parti pour François :

 

– Notre fils a raison sur ce point. Il est honteux que des bohémiens pareils trouvent de l’ouvrage chez nous… Ce Rascal est capable de tout.

 

– Capable de tout…, c’est vite dit, plaida Cadet… Et puis, un maire a besoin de tout le monde…

 

– C’est bien humiliant pour M. le maire, répliqua-t-elle ironiquement.

 

– Oh ! toi, tu n’as pas toujours fait fi de mon écharpe ; et tu as bu plus d’une fois du lait de t’entendre appeler « Mme la mairesse ».

 

– Une belle gloire, en effet ; et comme tout cela met du pain dans la huche et des écus dans la bourse !… Je parie que ton écharpe te coûte, au bas mot, deux mille francs par an.

 

– Allons donc !

 

– Oui…, en pertes de temps, voyages au chef-lieu, invitations fréquentes aux gros électeurs, dons et souscriptions de toute sorte, séjours dans les auberges de La Garde et encore plus dans celles de Capelle, surtout à l’hôtel du « Soleil Levant », ci-devant la « Cage aux trois Agaces », comme on l’appelait si justement jadis…

 

Terral se sentit piqué au bon endroit, les mauvaises langues ayant parlé des assiduités de M. le maire auprès de l’aînée des trois célèbres hôtesses du cabaret le plus achalandé du pays. Il allait relever vivement une pareille insinuation ; mais Sophie prit soudain le parti de se lever de table, en disant :

 

– Et puis, cette discussion de famille n’a que trop duré. Je vais me coucher ; bonsoir.

 

François, qui, depuis un moment, restait muet, ne voulant pas envenimer le débat entre ses parents, se dressa aussi.

 

Et Cadet sortit sur la terrasse, et, pour calmer ses nerfs, alla se promener le long de la chaussée de l’étang d’où la lune projeta sur l’eau endormie sa silhouette grandie, déformée et gesticulante.

 

DEUXIÈME PARTIE

 

I

 

Il se réconcilia vite avec sa femme, car tous deux étaient d’avis qu’il fallait arracher leur fils à l’influence des Terral de La Capelle et à l’amourette qui l’attirait là-haut. Le moyen ? Il est classique : c’était de marier François au plus tôt. Fils unique, beau garçon, suffisamment instruit, qui ne serait heureux, même parmi les plus cossus du pays, de lui donner sa fille ?

 

Sophie, issue d’agriculteurs aisés, voudrait le marier à la fille d’un riche paysan. Cadet, lui, croit avoir trouvé mieux : la fille unique d’un M. Vergnade, de La Garde. – une petite Parisienne, pas jolie, brune comme un grillon, mais vive et piquante, qui vient, tous les ans, villégiaturer dans la maison fastueuse et rococo, que son père s’est fait bâtir sur la colline de La Gardette, et qu’il appelle « son château ».

 

Ce Vergnade a fait fortune dans la banlieue de Paris, où il a été, durant trente ans, laitier-nourrisseur et marchand de vins en gros, – baptisant impartialement d’eau de Seine les deux produits de sa maison. Peu instruit, mal éduqué, vaniteux, il n’a que cette enfant, Mlle Héloïse, de santé délicate, d’un placement plutôt difficile à Paris, où elle a eu quelques flirts, que la colonie rouergate n’a pas ignorés, et dont elle a même exagéré l’importance.

 

Cadet-Terral, quand il a décidé la construction de son usine d’extrait tannique, se trouvait à court d’argent, sa femme n’ayant pas jugé à propos d’engager encore sa dot dans une entreprise qu’elle n’approuvait pas. Il a donc emprunté cinq mille francs à l’ex-laitier ; et il rêve, maintenant, d’obtenir la main d’Héloïse pour François. Il prend M. Vergnade par la vanité et par l’ambition politique qu’il sût éveiller en lui. Il feint d’être las de la mairie ; il s’en dessaisirait volontiers, si M. Vergnade la souhaitait tant soit peu… Il y a, d’ailleurs, mieux que ça : le conseiller d’arrondissement ne se représentera pas : pourquoi M. Vergnade ne prendrait-il pas sa place ? Ce serait un premier échelon ; et plus tard, qui sait ?

 

Ces perspectives chatouillent l’ancien marchand de vins. Il sait que Terral est habile et entreprenant, qu’il est au mieux avec la préfecture et avec le député Bourgnonac, sous-secrétaire d’État aux finances… Il envisage donc sans déplaisir le projet de mariage caressé par le meunier-maire de Fontfrège.

 

Celui-ci croit hâter les choses en invitant le gros Vergnade et sa fille à un déjeuner, auquel il conviera aussi ses amis les plus notoires : M. le curé de La Garde, qui, très diplomate, malgré la loi de séparation, et les opinions politiques de Cadet, n’a pas rompu avec lui, sachant bien que par Sophie, demeurée pratiquante, il obtiendra toujours de la mairie ce qu’il en obtenait auparavant ; l’ancien instituteur, M. Bonneguide, resté populaire, et le jeune voisin, l’étudiant, M. Couffinhal, que nous avons déjà rencontré dans l’autobus de Saint-Jean ; Boussaguet, adjoint à la mairie, propriétaire du domaine du Sérieys, le plus vaste et le mieux exploité de la commune ; le curé de La Capelle et son vicaire. Mais ceux-ci se sont excusés : l’un sur son grand âge ; l’autre, très franchement, sur la situation faite au clergé par les récentes lois ; Jacques Terral (car, tout en détestant les idées de son aîné, Cadet sait que Jacques est quelqu’un dans la commune, et surtout au chef-lieu) ; enfin, un groupe d’émigrants, revenus de Paris pour éblouir, pendant quelques semaines, les gens de La Garde, et aussi pour se refaire un peu de souffle et d’estomac. L’un d’eux est un employé des postes, et sa femme est téléphoniste ; deux autres sont de vulgaires mastroquets ; le cinquième, M. Buffanel, fils de pauvres diables, élevé par une vieille dame charitable qui a payé ses études, après avoir été pion dans une institution libre, puis secrétaire d’un député illettré, a fini par s’échouer dans les bureaux du Montagnard, – un de ces journaux régionalistes qui se fondent à Paris pour drainer les jeunes gens de la province par l’appât de plaisirs faciles et vulgaires, et aggravant ainsi, dans des proportions incalculables, le fléau de l’émigration.

 

Cadet n’avait invité ni son père, ni Linou : Sophie détestait l’un, nous l’avons dit ; l’autre, encore affublée de son costume de religieuse, n’eût guère été à sa place dans un festin. Car c’était un vrai festin que le vaniteux meunier et sa femme voulaient offrir à leurs invités. La « réserve » cachée dans le « bouge » du moulin donnerait des tanches et des truites à discrétion ; Sophie élevait force volailles ; la chasse n’était pas encore ouverte, mais bah ! les braconniers étaient en bons termes avec M. le maire de La Capelle. Pourquoi, seulement, s’était-il brouillé avec Rascal ? Bonne occasion pour se réconcilier : on lui ferait savoir qu’un lièvre et une douzaine de perdreaux – même pas encore « maillés » – seraient les très bien venus.

 

Mannou, la cuisinière du curé, et la Ginestelle, du moulin du Roch, promirent leur concours. La pâtisserie viendrait de Saint-Jean.

 

François comprit vite à quoi tendait cette fête, et que de M. Vergnade, son bailleur de fonds, le meunier de Fontfrège rêvait de faire un beau-père pour son héritier. C’était pour lui le moment de s’affermir dans son dessein de n’aimer et de n’épouser que Cécile Garric.

 

Il annonça donc à son père qu’il irait, – non pas à la chasse en plein jour, puisque l’ouverture était encore loin, – mais deux ou trois fois à l’affût, aux orées du bois de Roupeyrac ; neveu de braconniers passionnés. François gardait un peu de leur sang dans ses veines ; enfant, il avait été un dénicheur enragé ; jeune homme, il ne pouvait entendre rappeler les perdreaux dans les bruyères, ni apercevoir, l’hiver, des traces sur la neige, sans être repris de la fièvre héritée de l’oncle Joseph et de Pataud, et sans loucher vers son fusil.

 

Le bois de Roupeyrac, s’étendant le long de la Durenque, sur trois quarts de lieue de longueur, touche presque à l’étang de Fontfrège, en aval, et, en amont, au Moulin-Bas de La Capelle. Un premier affût, à la « sortie », le soir, ne donna qu’un lapereau. On essayerait de l’affût de « rentrée », le matin.

 

Le surlendemain, à l’aube, notre amoureux était blotti dans un bouquet de hêtres bordant le fond des prés du moulin de Terral. Il n’aperçut ni lièvre ni lapin. Un merle vint se percher au-dessus de sa tête et essaya sa flûte ; mais ce n’était plus la saison : il s’arrêta court et s’enfuit dans une espèce d’éclat de rire, auquel répondit le « tio, tio, tio » d’un pivert, puis le coup de trombone d’un geai.

 

La Durenque gazouillait doucement au bas de la pente, en éparpillant son maigre débit d’été sur les pierres noires, ou en formant, au saut d’un barrage d’irrigation, une fine cascatelle blanche.

 

Le jour grandit. Une petite buée floconna aux creux des prés humides de rosée. Là-haut, vers les « clos » de La Capelle, quelques sonnettes tintèrent au cou des bœufs, et le beuglement d’un taureau, pareil au coup d’archet d’une énorme contrebasse, répondit aux bêlements grêles et pleurards des brebis.

 

Enfin, le soleil dora la cime frissonnante des grands arbres et la pointe du clocher de La Capelle, d’où partirent aussitôt les appels de la petite cloche annonçant la messe des jours de semaine.

 

François restait les yeux braqués sur le Moulin-Bas, encore clos et muet, et sur le chemin qui descend du Moulin-Haut, et par lequel, peut-être, Cécile s’en viendrait mettre ses meules en branle, ou conduire ses bêtes au pré.

 

Elle vint, en effet, et il l’entendit avant de la voir, car elle chantait, selon sa coutume. Oh ! la belle chanson pour l’amoureux, quoi qu’il n’en perçût point encore les paroles ! Chanson qui semblait faite de joie et de soleil.

 

Cécile poussait devant elle ses bœufs et sa vache, et tricotait en marchant, sans s’interrompre de chanter : ses oies la suivaient en une longue traîne caquetante.

 

Au fur et à mesure qu’elle descendait vers lui, le jeune homme distinguait les traits de son amie, ses yeux bleus, un peu grands, son ovale de madone, ses cheveux de lumière, sa bouche, ouverte comme une grenade éclatée, d’où fusait la voix merveilleuse.

 

Quand elle ne fut plus qu’à cinquante pas, il ne put se tenir, au moment où elle achevait un couplet de sa chanson disant :

 

Où mènerons-nous nos agneaux

Disait la Jouvencelle.

La, la, la, la, la, la, la, la, la, etc.

 

de lui répondre, d’une voix fervente, quoiqu’un peu retenue :

 

Ici, dans le fond du pré clos,

Où point l’herbe nouvelle.

La, la, la, la, la, la, la, la, la, etc.

 

Cécile tressaillit, poussa un léger cri et devint pâle. François était déjà près d’elle, et lui prenait les mains :

 

– Tu as eu peur, Cécile ?

 

– Peur ? Non ; mais quelle surprise ! Si matin, et si loin de chez vous ! Il montra son fusil, qu’il avait appuyé au tronc d’un hêtre.

 

– Les chasseurs sont matineux…

 

Cécile, rassurée, souriait :

 

– Et l’affût a été bon ?

 

– Puisque tu es là !… Tu penses bien que je venais pour toi !

 

– Vraiment ?

 

– Quinze jours que je ne t’avais vue…

 

– Oui… Mais nous parlons souvent de vous avec votre tante… Et figurez-vous…

 

– Pourquoi ce vous, Cécile ? Nous nous tutoyions, jadis.

 

– Oh ! quand j’étais une espèce de « garçon manqué », comme on dit ; quand je dénichais, grimpais aux arbres et barbotais dans le ruisseau pour faire comme vous… Vous voyez… Je ne peux plus, maintenant…

 

– Mais si ! essaye un peu, ma petite Cécile… Ce que tu allais me dire, dis-le moi, en t’imaginant que tu as dix ans et moi quinze… Voyons…, je t’en prie…

 

– Eh bien ! figure toi…

 

Elle s’arrêta soudain, rougit, et baissa les yeux.

 

– Continue : il n’y a que le premier « toi » qui coûte…

 

– Eh bien !… Enfin, Sœur Marthe veut me faire chanter, à vêpres, le jour de notre fête patronale, un O salutaris ! Du latin !…

 

– Excellente idée qu’a eue là ma petite tante… J’irai à vêpres à La Capelle, ce jour-là.

 

– Oh ! non, François, non… Je tremblerais trop.

 

– Quelle enfant !… Soit, je n’irai point t’entendre ; et tu seras bien plus punie…, si tu m’aimes.

 

– Comment ! si je t’… vous aime ?

 

– Méchante ! la langue lui fourche toujours !… Ils se turent un instant.

 

– François, reprit la jeune fille, devenue grave tout à coup, j’espère que vous ne doutez pas de mon affection !

 

– Encore un mot pour un autre… C’est ton amour, Cécile, dont je ne veux pas douter. Je l’ai toujours, n’est-ce pas ?

 

– Il vaudrait peut-être mieux qu’il s’en fût allé.

 

– Que dis-tu ?

 

Une larme monta aux yeux de l’amoureuse ; et François, stupéfait :

 

– Qu’as-tu ? Tu chantais, tout à l’heure…

 

– On peut chanter dans la peine… Cet amour va nous rendre si malheureux !

 

– Pourquoi ?… Mais, parle donc !… Viens d’abord t’asseoir ici, sous ces arbres…

 

Cécile le suivit jusqu’à la lisière du boqueteau, mais refusa d’y pénétrer… Si on les voyait des coteaux voisins !…

 

– Soit. Assieds-toi là, sur mon carnier vide, car l’herbe est mouillée, comme dit ta chanson.

 

Elle s’assit, et il resta debout près d’elle. Tous deux étaient masqués du côté des prairies par une touffe de noisetiers.

 

– Dis-moi, Cécile, faisait l’amoureux à demi-voix, pourquoi pressens-tu que nous allons être malheureux par notre amour ?

 

– Parce que… j’ai ouï dire qu’on voulait vous marier…

 

– Qui t’a dit ça ?

 

– Au moulin, on apprend toutes les nouvelles… Est-ce que celle-là n’est pas vraie, François ?

 

– Il peut se faire, en effet, et je le crois, que mes parents souhaitent me voir marié. Mais ils ne me marieront pas sans moi, je suppose !… J’ai été soldat, j’ai vingt-cinq ans…, et je t’aime, Cécile.

 

Et, se penchant sur elle, il l’embrassa.

 

– Je ne dis pas, fit-elle en se dégageant, que vous ne résisteriez pas un peu…, beaucoup même… Mais on vous pressera de telle façon, on vous enveloppera de telle sorte…

 

– Non, Cécile, non…, je t’en donne ma parole… C’est toi qui seras ma femme, ou bien… je n’en aurai point.

 

Cécile levait ses yeux en pleurs vers son ami.

 

– Admettons, reprit-elle, que tu refuses (le tutoiement revenait) celles qu’on te présentera. Mais tu ne parviendras pas à m’imposer à tes parents… Et, d’ailleurs, j’ai ma fierté, si pauvre fille que je sois ; et je ne voudrais pas me laisser imposer…, être une étrangère dans ta maison…, y être regardée de travers, ou avec pitié… Je préférerais rester fille à jamais, ou m’en aller au loin, je ne sais où…

 

– Je te répète, foi d’honnête homme, que je t’épouserai, dussé-je rompre avec les miens.

 

– François, François, gémit-elle, ne dis pas cela ! Ce doit être si terrible d’aller contre ses parents !… Je n’ai pas connu ma pauvre maman ; mais, s’il me fallait abandonner mon père… je ne sais ce que je ferais…

 

– Alors, je t’aime plus que tu ne m’aimes ; car je quitterais mon père et ma mère, – que j’aime pourtant aussi, et que je respecte, – s’ils refusaient trop longtemps de faire de toi leur fille.

 

– Tu es bon, oui, et tu es fort : tu es un homme… Pourtant, un fils unique !… Réfléchis donc, réfléchis bien… Tu aurais du regret, plus tard, si tu faisais un coup de tête… Nous nous sommes aimés ; en pouvait-il être autrement ? Petite fille de six ans, sans mère, toi qui avais cinq ans de plus que moi, au lieu de m’ignorer et de t’en aller jouer avec les garçons de ton âge, tu me gâtais comme si j’avais été ta sœur…

 

Il s’assit à côté d’elle et essaya de l’arrêter…

 

– Si, si, laisse-moi rappeler cela, qui m’est très doux… Quand, après la mort de ma mère, nous avons été habiter le Vignal, là-haut, avec papa et grand’mère Mariannou, tu m’appelais dans le pré de l’étang ; tu me donnais la moitié de ton goûter ; tu inventais des jeux pour m’amuser ; tu m’apprenais à chanter ; tu me juchais sur tes épaules pour me faire atteindre pommes et noisettes… Et, le jour où tu m’as retirée, à demi morte, du ruisseau où j’avais voulu pêcher des goujons aussi, et m’as emportée comme une agnelle noyée, jusque devant notre feu !… Que tu étais bon !…

 

– Le beau mérite que j’y avais ! Tu étais si mignonne…

 

– Mais non, mais non !… Je sais que j’étais bizarre, boudeuse, effrontée, garçonnière, je le répète… Il fallait avoir ton bon cœur pour t’attacher à moi… Et tu ne sais pas ce que je me dis pour m’expliquer ton affection ?

 

– Voyons ton explication, ma bonne Cécile.

 

– En causant avec l’un et avec l’autre, j’ai appris que c’est dans ce même pré de l’étang qu’autrefois ta tante et mon père se sont connus enfants, et se sont aimés aussi.

 

– Ah ! tu sais cela ?

 

– Oui… Ce lieu était prédestiné… Et je sais encore que ta tante se fit religieuse parce qu’on ne voulut pas la donner à mon père… Ses parents se disputaient à son sujet… Alors, elle se sacrifia… Eh bien ! je me sentirais capable de faire comme elle, si tes parents à toi…

 

Il l’interrompit vivement :

 

– Qu’est-ce que tu vas chercher, Seigneur ?… D’abord, il n’y a plus de couvents… Et puis…, et puis, non ! les temps ont changé… J’aime mes parents, je te le répète… Je veux d’abord essayer de la douceur, de la persuasion ensuite, s’il le faut, d’une fermeté respectueuse et soumise… On se mariera l’an prochain, si on ne se marie pas cette année… Promets-moi seulement de m’attendre, comme, au besoin, je t’attendrais.

 

– Oh ! oui ! Oh ! oui !… J’attendrai tant que tu voudras… tant que tu m’aimeras, dussé-je être une vieille fille quand tu m’appelleras à toi.

 

– C’est promis ? c’est juré, Cécile ?

 

– C’est juré, oui, François.

 

Il la saisit par le cou, et l’attirant de force lui renversant la tête sur son bras, il la regarda un moment jusqu’au fond des yeux, y vit autant de foi en lui que de tendresse et d’abandon, et but de sa lèvre en feu les deux larmes qui y perlaient encore : ils étaient fiancés.

 

II

 

Au jour marqué pour le fameux déjeuner, l’autobus amena à Fontfrège quelques-uns des invités ; M. Vergnade et Mlle Héloïse vinrent dans leur voiture ; Boussaguet, sur son break ; M. Bonneguide et le curé, à pied… Au dernier moment, on apporta les excuses de Jacques Terral, obligé de faire un pressant voyage au chef-lieu… En réalité, l’ancien magistrat avait compris que, dans un pareil milieu, il serait un gêneur. Il ne voulait ni se chamailler avec l’étudiant socialiste, ni dire aux « Parisiens » ce qu’il pensait de leur désertion du pays natal… Cadet comprit ; peut-être les choses en iraient mieux ainsi.

 

Ce fut riche, copieux, assez morne d’abord, à cause de la bigarrure des convives. Mais la bonne chère, les amabilités du maire, fort boute-en-train, comme tous les Terral, quand il voulait s’en donner la peine, excitèrent peu à peu les esprits et les langues.

 

Le curé, à qui la colonie parisienne des « Enfants de La Garde » avait, naguère, fait don d’un corbillard, – car ces Amicales d’émigrants ont parfois la générosité folâtre, – bénissait à tour de bras M. Vergnade et sa demoiselle. Celle-ci, très parée et très déshabillée à la fois, avec son petit nez en l’air, ses yeux noirs comme les prunelles des haies, fiévreux et un peu maladifs, poudrerisée, casquée de ses cheveux, qu’elle avait abondants, était assez séduisante ; on l’avait naturellement placée à côté du jeune Terral, qui, décidément, ne lui déplaisait pas, mais qui avait l’air assez indifférent. En revanche, M. Buffanel, l’ex-pion, devenu journaliste, louchait vers elle, et déployait tout son bagout de boulevardier en toc. Hâve et maigre comme un corbeau après un rude hiver, mais admirablement endenté, il mangeait, eût-on dit, pour toutes les générations dont il était issu. M. Vergnade, dans un complet gris du bon faiseur, une épingle à cabochon piquée à sa cravate, un binocle monté en or chevauchant son nez rouge et spongieux, des anneaux d’Argentin à deux doigts de chaque main, et une énorme chaîne de montre barrant son gilet bien rempli, s’étalait, faisait la roue. Le jeune M. Couffinhal demeurait raide, distant, la parole rare et le sourire pincé. L’ancien instituteur, l’excellent M. Bonneguide, toujours affublé de sa redingote noire, propre, mais râpée, parlait posément, de sa voix blanche et fatiguée, à Boussaguet, l’adjoint de Terral, qui, embarrassé de ses longues jambes et de ses mains énormes et peu soignées, se tenait, dos voûté, poitrine rentrée, à grande distance de la table, comme ont accoutumé les rustiques. Le postier Lacour faisait sensation, avec sa barbe assyrienne, dans laquelle s’encadrait un sourire figé. Enfin, Bibal, le mastroquet, et Fabre, le crémier, s’occupaient surtout de bien boire et de faire boire autour d’eux. Le postier était accompagné de sa femme, une téléphoniste blême et éteinte ; Boussaguet n’avait pu amener la sienne, qui était dans un état de grossesse avancée. Le mastroquet et le crémier avaient laissé les leurs à Paris, pour villégiaturer plus librement.

 

Sophie, entre M. le curé et M. Vergnade, ne parlait pas, n’écoutait guère, occupée qu’elle était à surveiller et à activer les servantes de l’œil et du geste.

 

M. Vergnade la complimenta sur son potage et sur la poule grasse farcie qu’on y avait repêchée et que Cadet-Terral éventrait rondement.

 

– Voilà une soupe et un bouilli, criait-il, comme tu n’en sers guère à tes clients, hé, là-bas, Bibal, gargotier de la rue aux Ours !…

 

La meunière se rengorgea. Bibal, la bouche pleine, faillit s’étrangler.

 

– Monsieur le curé, disait le maire tout en découpant, goûtez donc mon petit vin de Gaillac.

 

– Excellent ! répondit le curé ; et un bouquet !…

 

– En pourrait-on dire la messe, monsieur le curé ? gouailla l’étudiant en droit.

 

– Une messe à laquelle vous promettriez d’assister, oui, monsieur Couffinhal.

 

On rit. François versait à boire à sa voisine, qui se récriait.

 

– Oh ! pas tant, pas tant, monsieur François ! Vous me griseriez.

 

– Dieu m’en préserve, mademoiselle !

 

– M. François n’a garde d’intervertir les rôles, susurra le journaliste. Le postier pouffa dans sa serviette : que d’esprit, ce M. Buffanel !

 

M. Bonneguide parlait déjà agronomie avec Boussaguet, lequel avouait une bonne récolte de céréales et une belle promesse de regains, de maïs et de pommes de terre, sans compter celle des topinambours et des rutabagas.

 

– C’est égal, disait tout haut M. Vergnade, le moulin des Anguilles, entre vos mains, monsieur Terral, a joliment changé !… Quand je suis parti pour Paris…

 

– En sabots ? interrompit M. Couffinhal.

 

– Oui, en sabots, – ou à peu près, monsieur l’anarchiste qui ricanez, – il n’y avait là qu’une pauvre petite chaussée de rien du tout, un moulin grand comme un pigeonnier et une scierie minable, recouverte de genêts secs… Tandis qu’aujourd’hui !…

 

– Aujourd’hui, c’est magnifique, appuyait le curé.

 

– Non, pas magnifique, monsieur le curé, faisait Cadet avec un semblant de modestie ; mais, enfin, c’est quelque chose ; c’est un commencement… Ah ! si j’avais vos capitaux, monsieur Vergnade !…

 

– Je n’ai pas tant de capitaux que cela, monsieur Terral.

 

– Vous craignez déjà l’impôt sur le revenu ? observa Cadet… Nous ferions, je crois, quelque chose de ce pauvre pays… L’usine que je construis, nous en triplerions l’outillage et l’importance. Nous obtiendrions du Conseil général un chemin de fer local qui vaudrait infiniment mieux que l’autobus ; et tous les châtaigniers du Ségala seraient traités à Fontfrège ; ce serait la richesse de la contrée.

 

– Qu’en pensez-vous, monsieur François ? demanda M. Couffinhal, toujours sarcastique.

 

– Ce que vous m’en avez entendu dire, il y a quinze jours, monsieur le railleur. Nos anciens, qui mangeaient des raves et des châtaignes, selon votre dédaigneux langage, se portaient mieux que nous ; et le vrai progrès serait de tâcher de leur ressembler. Quant au déboisement, c’est la ruine de ce pays, à une échéance moins lointaine qu’on ne croit.

 

– En tout cas, nous ne la verrons pas, nous !

 

– Il me suffit de savoir que d’autres la verront et payeront nos sottises.

 

Ces mots jetèrent un froid. Terral darda son regard le plus aigu sur son fils, qui se tut. Seul. M. Bonneguide dit à demi voix :

 

– Bien, mon petit François, très bien !

 

Sophie, elle, une fois le service bien en train, louchait obstinément vers François et son accorte voisine, inquiète de voir qu’aucune intimité ne s’établissait entre eux. Héloïse, pourtant, se montrait aimable, un peu aguichante même.

 

– Alors, disait-elle au jeune homme, le frôlant presque et, un peu énervée, lui parlant à deux doigts de l’oreille, vous n’aimez pas le bien-être, la vie plus aisée, les communications plus faciles ?…

 

– J’avoue, mademoiselle, que tout cela me laisse assez indifférent.

 

– Les modes nouvelles, à plus forte raison, faisait la coquette en allongeant son bras nu et inclinant vers le rustique son buste décolleté, et, par instants, un peu frissonnant, malgré la chaleur.

 

– Mon Dieu, les modes nouvelles n’ont guère pénétré chez nous, jusqu’à présent… Il y a, d’ailleurs, des façons de les porter qui ne sont pas déplaisantes…

 

– Enfin, voilà un compliment, ou presque, s’écria-t-elle.

 

– Et un compliment précieux, ajouta Buffanel, car M. François ne les prodigue pas.

 

– Et Paris ? reprenait Mlle Héloïse ; est-ce que vous le détestez aussi ?

 

Le jeune homme rougit de se voir le point de mire de presque tous les convives ; mais il répondit sans embarras :

 

– Je n’ai pour Paris ni amour ni haine, mademoiselle, puisque je ne le connais pas. Il est probable qu’il a ses beautés et ses laideurs ; j’ai lu qu’on y trouve le meilleur et le pire…

 

– Vous y avez été, vous, à Paris ? disait M. Bonneguide à Boussaguet.

 

– Oui, huit jours, en voyage de noces, répondait le maître du Sérieys…, pour complaire à ma femme, lui faire connaître le Bon Marché, la Samaritaine et les Galeries Lafayette… C’était tuant… Quelle cohue, quelle bousculade, et quel air on respire là !… Et, quand je songeais que j’avais laissé, au Sérieys, vingt domestiques sans direction, trois faucheuses et trois moissonneuses en activité, les trottoirs me brûlaient les pieds… Ah ! l’on ne m’y reprendra pas de sitôt !…

 

– C’est qu’aussi vous aviez choisi un mauvais moment, se décidait à intervenir le postier à barbe assyrienne. Il faut venir à Paris en hiver, quand les théâtres font salle comble, et les cafés-concerts, et les bals.

 

– Quand les Amicales banquettent et dansent, ajouta Buffanel, le secrétaire du moniteur officiel des susdites Amicales.

 

– Au moment, enfin, conclut M. Couffinhal, où les organisateurs de ces fêtes peuvent dire, comme l’académicien : « On n’est pas très payé, mais on est nourri. »

 

Les Parisiens poussèrent des « Oh ! » indignés. Et les perdreaux tués par Rascal firent leur apparition.

 

M. Vergnade causait avec Cadet-Terral, et ne prêtait guère d’attention aux propos de toute cette jeunesse. Mais le meunier lui ayant soufflé à l’oreille qu’il serait bon peut-être d’émoustiller un peu les fiancés éventuels, il se risqua :

 

– Eh bien ! dit-il d’un ton bonhomme, à présent que vous assez vanté et dénigré Paris, je vous propose de faire la paix en transigeant… On ne va pas à Paris pour s’y enraciner et faire souche de citadins ; on y va pour gagner sa vie, pour amasser quelques sous, afin de les rapporter au pays, qui n’en a pas de trop…

 

– Parfait ! – Bravo ! – Voilà la vérité !… s’écrièrent les émigrants. L’orateur poursuivit :

 

– Qu’on retourne ensuite là-haut, de temps à autre, se retremper durant quelques semaines, où est le mal ? Le voyage est si facile et si peu coûteux !… Mais cela n’empêche pas de reprendre pied ici, et d’y faire de nouveau figure de bons Rouergats… Et c’est pour cela que j’ai fait bâtir à La Garde, et j’espère que mon exemple sera suivi.

 

– Oui ! oui ! opinèrent le mastroquet et le crémier, qui n’auraient pas mieux demandé, en effet, que de pouvoir se faire bâtir un « château » à l’instar de celui du laitier enrichi.

 

Celui-ci levait son verre et concluait :

 

– Je bois donc, et vous propose de boire à la réussite des Rouergats à Paris et à leur retour triomphant dans le Rouergue qui nous est cher.

 

De bruyantes acclamations répondirent à un toast si heureusement tourné ; et les verres s’entrechoquèrent avec bruit.

 

M. Buffanel ne négligea pas cette occasion d’ajouter, en s’adressant à Mlle Héloïse :

 

– À la santé de la plus piquante des Parisiennes, en train de devenir la perle du Ségala.

 

– Grand merci ! monsieur Buffanel ; vous êtes vraiment trop aimable, répondit la coquette fille.

 

Au fond, elle était vexée que ce plumitif famélique dît justement ce que François aurait dû dire. La froideur du jeune homme l’irritait. Aussi, quand on se leva de table pour aller prendre le café sur la terrasse de l’étang, elle affecta de prendre le bras du journaliste et de minauder un peu, tout en regardant du coin de l’œil l’attitude de François, – lequel n’eut pas l’air de s’apercevoir de son manège.

 

Mais Terral, en passant devant lui, siffla à son oreille :

 

– La mariée est trop belle, n’est-ce pas, grand nigaud ! Et François, s’il eût osé, aurait répondu :

 

– Elle n’est pas aussi belle que Cécile Garric.

 

Après le café, les liqueurs et les cigares, M. le curé de La Garde prit congé pour aller visiter un malade, et Boussaguet pour aller surveiller le dépiquage dans ses trois domaines du Sérieys, de Mazels et du Cayrou.

 

Les autres, par petits groupes, s’avancèrent sur la chaussée, faisant de grands gestes et admirant avec l’enthousiasme d’estomacs reconnaissants. Mlle Héloïse, qui se piquait au jeu et voulait, à tout prix, conquérir le fils de la maison, s’était de nouveau approchée et, levant son visage mutin, un peu rose aux pommettes, vers le visage calme et grave du jeune homme, elle lui disait :

 

– J’ai bonne envie, monsieur François, de venir, un de ces jours, nager un peu dans votre bel étang… Cette eau est si limpide qu’elle invite à s’y plonger.

 

– Gardez-vous en bien, mademoiselle ! L’eau de nos ruisseaux, même en cette saison, est trop froide pour le bain, parce que, à cause des moulins et de la scierie qu’elle alimente, elle ne séjourne pas assez longtemps au soleil. Ce serait dangereux.

 

Mlle Héloïse fit de nouveau la moue.

 

On descendit, par la scierie, vers le ruisseau, dans l’intention de pêcher des goujons et des écrevisses, tandis que Terral et M. Vergnade, allaient visiter l’usine à châtaigniers dont on achevait la toiture.

 

François mit lignes et balances à la disposition de ses invités, et fit fermer les vannes pour que le courant n’emportât point les engins ; il aida à appâter, indiqua les bons endroits ; puis, quand tous furent à l’œuvre, il alla rejoindre, sous un vaste châtaignier, son vieux maître, M. Bonneguide, qui s’était assis à l’ombre, seul, et avait tiré de sa poche le La Fontaine qui ne le quittait jamais.

 

– Comment, tu abandonnes ainsi tes invités ? dit-il à son ancien élève.

 

– Oh ! ils ne sont pas hors de vue, et je les aurai tôt rejoints. Il s’assit à côté du vieillard.

 

– Sais-tu, mon petit, reprit celui-ci, que j’ai été bien content, tout à l’heure, de voir que tu restes fidèle à nos sentiments et à nos goûts communs ? C’est très beau, et très méritoire, aujourd’hui… Mais c’est ton père qui doit être furieux !

 

– Pourquoi donc ?

 

– Voyons… Tu ne vas pas ruser avec ton vieux maître d’école. Tu sais bien pourquoi ce déjeuner pantagruélique, et pourquoi Mlle Héloïse était ta voisine de table, et pourquoi le toast de M. Vergnade avait l’air d’une bénédiction… Sans compter qu’elle paraît tenir à toi, cette frêle et sémillante Parisienne.

 

– Je le regretterais pour elle, en ce cas, fit gravement François.

 

– Oui… Ton cœur est ailleurs…

 

– Il reste au pays.

 

– Et il a raison. Mais tu auras besoin de prudence et de fermeté, mon garçon.

 

– Je tâcherai d’en montrer. À ce moment, des rires, des appels retentirent sous les aulnes et les saules.

 

– Une truite ! Une grosse truite ! criait-on… Monsieur François ! Monsieur François !

 

Le jeune homme dégringola la pente :

 

– Me voici !… Où est-elle ?

 

– Là-bas, sous cette grosse pierre… Comment faire pour l’avoir ?

 

– Qui a le filet à manches ?

 

On le lui tendit. Il se déchaussa prestement, retroussa son pantalon, entra dans l’eau, profonde d’un pied à peine, avança vers la pierre son filet ouvert en tenailles, fouilla dessous, vivement, de l’extrémité d’un des deux manches… La truite, comme un éclair, s’enfonça dans le filet terminé en pointe, qui se referma sur elle.

 

– À vous, mademoiselle Héloïse ! cria le jeune homme en lançant filet et poisson sur l’herbe.

 

Tous se précipitèrent, chacun voulant saisir la captive.

 

– Non ! c’est pour moi ! c’est pour moi ! criait la Parisienne surexcitée et vibrante.

 

Mais, dès que la truite, qui était de belle taille, se sentit entre les mains de la pêcheuse novice, elle se débattit, glissa entre ses doigts, lui fouetta le nez et les joues de sa large queue, fit deux cabrioles… et retomba dans le ruisseau.

 

Des clameurs, des éclats de rire, et aussi quelques plaisanteries faciles de Buffanel :

 

– Mlle Héloïse s’entend mieux à prendre les cœurs que les poissons.

 

Cela parut à la pauvrette d’une cruelle ironie ; et, quand elle essuya ses joues souffletées par la truite, il n’est pas sûr qu’elle n’essuyât pas aussi une larme de dépit mêlée à l’eau de la Durenque.

 

Elle s’éloigna derrière un bouquet de saules, tira de son réticule une mignonne boîte et une houppette, et, d’un soupçon de poudre, répara l’outrage, tandis que les autres se remettaient en quête de la truite, qu’on ne retrouva point.

 

La gaieté s’était évanouie aussi. Le meunier et M. Vergnade vinrent rejoindre l’équipe des pêcheurs. On releva les balances, où quelques douzaines d’écrevisses claquaient de la queue et ouvraient leurs pinces menaçantes ; et, Sophie ayant fait savoir que le goûter était servi, on remonta vers la maison, – François le dernier, rapportant l’attirail de pêche, et rejoint par M. Bonneguide, qui lui disait, à demi voix, en montrant son fablier :

 

« N’ayant, de cette façon,

Pris le cœur ni le poisson. »

 

III

 

Ayant réaccompagné ses invités jusqu’à mi-côté, et promis à M. Vergnade d’aller, à son tour, quinze jours plus tard, déjeuner au château de la Gardette, Terral rentra à Fontfrège, maugréant contre son fils dont la froideur vis-à-vis de Mlle Héloïse ne lui avait pas échappé. Il eût exhalé sa colère, le soir même, si Sophie ne l’en eût dissuadé. Elle était mécontente, elle aussi, certes. Un tel déjeuner, tant de dépense, tant de peine pour rien !… Mais elle était femme tout de même, – quoique assez peu : elle fit comprendre à Cadet que leur fils, sous des dehors de douceur, était entêté comme un Terral.

 

– Comme un Terral ? avait grogné Cadet. Parlons-en ! Est-ce que ton père ne rendrait pas des points, en fait d’entêtement, à la mule du peillarot[1] de Peyrebrune ?… La fille de Puech de La Calcie oser parler d’entêtement !…

 

– Oui, entêté comme un Terral, s’acharna-t-elle…

 

Il fallait donc ne pas le brusquer. Elle prétendit avoir d’autres moyens d’agir sur lui, demanda quelque crédit. Rien ne pressait, après tout… Qui sait si, au déjeuner du château, il ne se dégèlerait pas ?… D’autant plus qu’elle est gentille cette petite Vergnade : elle lui a fait, à elle Sophie, mille politesses et mille compliments… Voilà une bru avec qui il ferait bon vivre ! Elle ne s’occuperait que de musique et de chiffons ; et elle, Sophie, continuerait à mener choses et gens à sa guise…

 

Cadet haussa les épaules, pour montrer quel cas il faisait de cette diplomatie féminine, mais il promit d’en attendre le résultat et de ronger son frein. Il passa sa mauvaise humeur sur les garçons du moulin et de la scierie, sur ses couvreurs qui lambinaient trop sur la toiture de l’usine, – et aussi sur le fameux Rascal, qui avait fourni le lièvre et les perdreaux du fameux déjeuner, mais qui, depuis, ayant voulu braconner encore, s’était fait cueillir par les gendarmes et avait besoin que M. le maire intervint auprès du maréchal des logis, voire du procureur de la République, et, s’il le fallait, du député Bourgnonac, devenu sous-secrétaire d’État, depuis peu…

 

– Animal ! s’emportait Cadet, pourquoi n’as-tu pas attendu l’ouverture ?

 

– M. Vergnade voulait aussi un peu de gibier.

 

– Eh bien, va lui demander son appui.

 

– Il me le donnerait sûrement, monsieur le maire, mais je n’abandonne pas mes vieux amis.

 

Cadet sursauta à ce mot, ouvrit la bouche, mais se tut.

 

– Et puis, monsieur le maire, en allant à la chasse on voit, ici ou là, bien des choses, bien du monde… On s’instruit… et, à l’occasion, on peut se rendre utile à ceux qu’on aime…

 

– Que veux-tu dire par là ? Sois clair…

 

– Plus tard, plus tard, monsieur le maire… si jamais vous aviez besoin, monsieur le maire, de renseignements sur ce qui se passe à La Capelle, au moulin de Terral.

 

Cadet avait bien compris. Il s’indigna :

 

– Moi, faire espionner mes administrés, mes parents ? Ah ! ça, pour qui me prends-tu ?

 

– Pardon si je vous offense, fit hypocritement l’autre ; mais… quelquefois… on ne peut pas savoir…

 

– Quelle vieille canaille tu fais, Rascal !

 

– Une vieille canaille, comme vous m’appelez – en plaisantant, je le sais, monsieur le maire, – n’est pas toujours à dédaigner… À votre service, en tout cas, s’il y avait lieu.

 

Ils se quittèrent, n’étant dupes ni l’un ni l’autre, lorsque Terral eut promis d’intervenir en faveur du roi des fourbes et des braconniers…

 

Retournons à la maisonnette de la Griffoulade et au moulin de La Capelle.

 

Pendant la courte absence de Jacques Terral, que quelques affaires avaient appelé au chef-lieu, Sœur Marthe reçut plusieurs lettres de ses anciennes compagnes. Celle qu’elle avait quittée la dernière, à Saint-Jean, était rentrée chez ses parents, hôteliers, et, quoique cordialement reçue, se sentait affreusement dépaysée dans ce milieu bruyant et vulgaire ; elle souhaitait d’être bientôt appelée à faire une classe quelque part… Une autre n’avait trouvé chez son père remarié et ayant des enfants du second lit, qu’un accueil bourru et un abri tout à fait précaire… Une autre encore s’était vu reprocher par son frère, un paysan brutal et avare, de n’être qu’une fainéante, ayant emporté sa dot au couvent, à l’âge où elle pouvait se rendre utile à la ferme, et revenant, les mains vides, quand elle n’était plus bonne à rien qu’à manger le pain d’autrui, en égrenant des chapelets…

 

Et Sœur Marthe souffrait les souffrances de toutes ses filles, comme elle les appelait. Elle leur écrivait des lettres trempées de larmes, mais prêchant la résignation et le courage. Ah ! comme elle aurait voulu, à présent, avoir une école à diriger, une maison où, en se serrant, elle eût fait place à toutes ces pauvres naufragées !… N’était-elle pas trop heureuse, elle d’avoir retrouvé son vieux père et un frère aimant et généreux ? Si elle eût osé, elle aurait fait appel à la bourse de celui-ci ; mais Jacques n’était sans doute pas bien riche. Déjà il lui avait donné de quoi faire autour d’elle quelques discrètes charités ; pouvait-elle lui demander davantage ?

 

Accompagnée de Lalie, Linou était allée dans les hameaux les plus éloignés de la paroisse et les plus pauvres. Ici, visiter une malade ; là, veiller et ensevelir une morte ; plus loin, porter quelques hardes dans une masure où grouillaient cinq ou six marmots à moitié nus. Quelquefois ses aumônes n’étaient pas payées de gratitude, ni même de respect. La gangrène d’orgueil, qui gagne partout, lui valut des rebuffades. Une ivrognesse malade, à laquelle elle apportait un pot de graisse pour sa soupe, lui reprocha de ne pas y joindre une bouteille d’eau-de-vie ! Et deux ou trois morveux, fils d’un repris de justice, à qui elle promettait, s’ils lui donnaient leurs mesures, – non pas des sabots, tous ceux qui ont moins de soixante ans les dédaignent – mais de bonnes galoches pour l’hiver, lui tirèrent la langue et croassèrent quand elle fut passée. Lalie, indignée, se retourna, en saisit un et lui administra une fessée en lui criant : « Va porter ça à ton père de ma part, vilain oiseau !… » Sœur Marthe, scandalisée, protestait. – « Laissez, laissez ma sœur ; c’est ainsi qu’il faut traiter de pareils crapauds… »

 

En revanche, des mères épuisées avant l’âge, des vieillards à demi perdus joignaient leurs mains devant la bonne Sœur, bénissant sa venue et se recommandant à ses prières, la tenant pour une sainte…

 

Dans le trajet d’une ferme à l’autre, Linou et Lalie s’entretenaient des changements survenus dans le pays, des disparus, des maisons tombées, des maisons prospères.

 

Ici, tous les vieux oncles maternels de Linou étaient morts depuis longtemps. L’un d’eux avait laissé une fille qui, ayant épousé un bon laboureur, intelligent et actif, se trouvait à la tête d’un domaine bien cultivé, d’une maison neuve et commode, entourée d’étables et de granges plaisantes à voir, et animée par quatre ou cinq garçons ou filles, travailleurs aussi et bien élevés.

 

Au contraire, son voisin, mal secondé par une femme épousée pour sa dot, vaniteuse et gaspilleuse, était mort endetté, après avoir médiocrement établi ses filles, laissant la ferme à son fils, indolent de nature, gâté par la caserne, ne reprenant la charrue qu’à regret, ne se donnant pas la peine de perfectionner son outillage ni ses cultures, et remplissant la maison d’une marmaille malingreuse, réduite de moitié par la mort, sans vigueur, sans initiative, sans avenir…

 

Le beau domaine de Rieugrand, affaibli par les exigences des frères et des sœurs de l’héritier, qui avaient demandé le partage des terres et suborné les experts, était devenu, d’abord un nid à procès, et enfin la proie des hommes d’affaires. Les beaux bois de hêtres et de chênes avaient été coupés à fond ; le bétail et les machines agricoles vendus à vil prix. Ce qui restait – bâtisses délabrées, champs épuisés, prairies redevenues landes – avait été acquis aux enchères par un de ces « marchands de biens » étrangers au pays et qui, peu à peu, si l’on n’y prend garde, constitueront une féodalité nouvelle, infiniment plus dure et plus oppressive que les anciennes. Les propriétaires qui n’ont pas su défendre leur héritage, retomberont à l’état de serfs sur leurs sillons, serfs de contremaîtres impitoyables et de machines sans entrailles… et ce sera la fin d’un beau pays.

 

Parvenues sur le point le plus élevé de la paroisse, – au pied d’un hêtre fameux qui domine le Ségala jusqu’aux confins de l’Albigeois et que sa propriétaire, bonne traditionaliste et amie de Jacques Terral, a toujours refusé de laisser abattre, – Sœur Marthe et Lalie s’assirent un moment à l’ombre.

 

De là, Linou revit tout le petit coin de terre où elle avait vécu jusqu’à vingt ans et qui lui tenait toujours au cœur : La Capelle, son clocher, ses cimetières, la maisonnette du Vignal, de son ami Jeantou, le moulin paternel dont l’étang brillait au fond de l’étroite vallée ; ici et là, les villages et les mas dont elle avait connu les habitants parce qu’ils venaient moudre leurs seigles et leurs avoines au Moulin-Bas…, plus loin, Roupeyrac étalant toujours sur ses coteaux ses belles futaies à peine éclaircies, ça et là, par des coupes récentes.

 

Un peu au-delà de la Durenque, sur un plateau touchant presque à la forêt, parmi des cerisiers, des poiriers et des griffoules, des constructions qu’elle ne reconnaissait pas entouraient et dominaient de leurs toitures d’ardoise bleue des bâtiments plus anciens, plus modestes, couverts d’ardoise rousse.

 

– Mais quel est donc ce nouveau village. Lalie ! Je croyait qu’il n’y avait là que le mas du Sérieys…

 

– C’est bien le Sérieys aussi.

 

– Il a bien grandi et embelli !

 

– En effet ; c’est un domaine qui a prospéré ; c’est le plus vaste et le plus riche du canton.

 

– C’est toujours Boussaguet qui le possède ?

 

– Toujours ; ou, du moins, c’est le fils de celui qui le cultivait quand vous êtes partie pour le couvent.

 

– De mon temps, c’était une excellente maison. Il y avait là surtout, quand j’étais toute petite, une mère Boussaguet, la grand’mère, sans doute, du maître d’à présent, qui était la femme la plus charitable du pays.

 

– Ah ! oui, la Boussaguette, comme nous l’appelions… Une sainte… Il n’y avait que votre mère Rose qui pût l’apparier… La bru qui vint après elle ne la valait pas, tant s’en faut ; mais son mari était, malgré une sorte de vanité, un homme bon et laborieux… Il n’avait qu’une sœur, qui resta fille et fut marguillière en chef jusqu’à sa mort ; elle laissa donc sa dot à la souche et le domaine intact.

 

– C’était une grande bénédiction, jadis, remarqua Linou, que les tantes et les oncles dans nos familles.

 

– Au Sérieys la tradition se continue : le Boussaguet actuel a dans sa maison trois sœurs qui ne se marieront pas. Ajoutez, à ces dots qui ne sont pas sorties, celle qui est entrée, plus des héritages importants… Il n’est, d’ailleurs, pas aussi aimé ni estimé que ses anciens. Il est dur pour ses domestiques, pas toujours très loyal en affaires, rapace, n’aimant que la terre, les bêtes et les machines. Vendre beaucoup de pommes de terre, beaucoup de fromage de Roquefort, beaucoup de bois et de charbon, c’est là son rêve, avec l’écharpe de maire, s’il peut arriver à en entourer sa maigre poitrine de corbeau déplumé.

 

– Prends garde, Lalie ; tu deviens mauvaise langue.

 

– Je ne répète que ce que tout le monde dit.

 

– Ainsi, même les meilleures familles regardent plus souvent la terre que le ciel ?

 

– Vous pouvez le dire, ma sœur…

 

Elles reprirent leur course, traversèrent des hameaux presque déserts, où des maisons s’écroulaient, où d’autres étaient converties en granges.

 

– On dirait que la peste a passé par ici ?

 

– Non, mais les gens qui vivaient là sont à Paris, ou bien se sont bâti dans les champs des fermes isolées.

 

– Oui, concluait tristement Linou, la dispersion partout, dispersion de la famille, dispersion des villages, dispersion des pauvres filles qui s’étaient groupées pour prier à la place de ceux qui ne prient plus… Qui donc rétablira le foyer et la fraternité qui disparaît ? Qui ramènera au bercail tant de brebis égarées et bêlantes ?

 

IV

 

– Eh bien, petite sœur, disait le lendemain Jacques Terral, de retour du chef-lieu tu vas rédiger tout de suite ta demande : l’école libre est vacante, et tu en auras la direction… L’Inspecteur d’Académie, un de mes vieux camarades d’études à la faculté de Montpellier, te proposera au préfet, qui n’a aucune raison pour te refuser… Mais il faut agir vite, avant que M. le maire de La Capelle ait le moindre vent de la chose.

 

Linou hésita. Était-ce bien loyal de ne pas informer son frère cadet de ses desseins ?

 

– Mais où est donc la déloyauté de chercher à gagner honnêtement sa vie ? D’ailleurs, Cadet sera bien aise que tout se soit fait sans lui… Et l’abbé Sermet et Mme Vayssettes seront enchantés l’un et l’autre de t’avoir pour remplacer les demoiselles Trébosc…

 

– Et si mes supérieurs n’approuvent pas ma démarche ?

 

– Ne t’inquiète pas de ça… Je me suis enquis au bon endroit, à l’évêché.

 

– Tu te mets bien, mon frère : l’Académie et l’évêché ?

 

– Oui, voilà ce que c’est, au lieu de politiquailler, de manier, même assez mal, une plume et un ébauchoir : on se méfie moins de vous… J’ai aussi fait retoucher un peu ton costume de laïcisée… Il faut le porter dès à présent afin de t’y habituer et d’y habituer peu à peu les gens.

 

– Il me semble que je n’oserai plus paraître, que j’aurai l’air d’une défroquée, d’une apostate… Quelle misère !

 

– L’habit ne fait pas la nonne : va te déguiser, va !

 

Quand elle reparut dans ce pauvre vêtement noir qui, même retouché sur les indications de Jacques, flottait autour de son ascétique maigreur ; quand sur sa petite tête grisonnante où les cheveux sans sève repoussaient lentement et chétivement, elle eut posé le chapeau trop vaste et peu stable, pareil à un nid de l’an passé à demi chaviré aux branches d’un buisson, et qu’elle se fut regardée dans la glace, des larmes de honte emplirent ses yeux.

 

– En voilà de la coquetterie, railla Jacques… Mais tu es fort bien, petite sœur… Un peu de pratique te mettra tout à fait à l’aise là dedans… Et, pour commencer, nous irons nous montrer un peu à papa, au Moulin… Ensuite, nous irons faire visite à notre sœur aînée, de Lestrade, et à sa demi-douzaine d’enfants, – de grands enfants, puisque l’aînée va sur la quarantaine, et qu’une de ses sœurs est mariée.

 

Au Moulin-Haut ils ne trouvèrent que Cécile Garric vaquant aux besognes ménagères. Elle fut saisie en voyant Linou sous son nouveau costume.

 

– Je suis affreuse, n’est-ce pas, Cécile ? fit la pauvre laïcisée.

 

– Du tout, du tout ! se hâta de protester la jeune fille. Dès que vos cheveux auront un peu allongé, cela vous ira très bien.

 

– Ah ! que disais-je ? ajouta Jacques souriant. Cécile offrit des chaises.

 

– Où est notre père ? demanda Linou.

 

– Au Moulin-Bas, avec le mien qui pique ses meules… Ils sont inséparables… Faut-il vous y conduire ?

 

– Oh ! Cécile…, penses-tu que j’aie oublié le chemin ?… Fais ce que tu as à faire ; nous descendrons seuls.

 

Le Moulin-Bas ! Comme ce nom, après plus de trente ans, sonnait vivement encore aux oreilles d’Aline !… Et il n’a pas plus changé que le Moulin-Haut, le vieux petit moulin. Sa minuscule écluse, adossée à la colline, a seulement un peu plus d’ombres sur son eau limpide, les châtaigniers et les aulnes penchés sur ses bords ayant beaucoup grandi. Tout le reste est intact ; le ponceau sur le gué devant la porte ; la vieille meule hors d’usage adossée extérieurement à la muraille, telle la médaille d’un vieux soldat accrochée au bois de son lit ; la porte blanche de farine, comme toute porte de moulin, le seuil, un peu plus usé peut-être par les sabots des rustiques… Et l’on entend le cliquetis de la pique d’acier des rhabilleurs sur le silex des bordelaises, scandant le léger murmure d’un filet d’eau glissant le long du déversoir.

 

Au moment de franchir le ponceau et de pousser la porte, Linou s’arrêta : elle avait reconnu les voix de son père et de Jeantou ; un serrement de cœur lui coupait la respiration.

 

– Qu’as-tu ? lui demanda Jacques, inquiet de la voir pâlir davantage.

 

Ce qu’elle avait ? Par un jour pareil, jadis, elle était là, sur ce même seuil, surveillant ses meules et donnant à manger à ses canards. Jeantou, farinel au moulin des Anguilles, était arrivé, là-bas, le long du ruisseau… Elle l’avait fait entrer… Ils avaient vidé le blutoir, lui, tenant le sac qu’elle emplissait de farine… Elle avait senti les lèvres de Jean dans ses cheveux… Soudain son père était survenu, furieux, et avait chassé l’amoureux, en proférant d’affreuses menaces. Aujourd’hui, les deux hommes étaient encore là, si changés, réconciliés, amis… Et Linou plus changée encore ! Voilà ce qu’elle avait, Jacques, la pauvre Sœur Marthe prête à défaillir.

 

Son frère la soutint ; ils entrèrent.

 

Jeantou, debout devant la meule courante dressée contre le mur, interrompt son martèlement et ôte ses lunettes à monture de cuir. Le père Terral, accroupi sur la meule dormante et qui, quoique borgne et cassé, a la manie de faire encore le geste qu’il a fait durant soixante ans, regarde les arrivants et ne reconnaît sa fille qu’à la voix.

 

– Bonsoir, papa ! bonsoir, Jean…

 

Elle embrasse l’un, tend sa main à l’autre.

 

– Oh ! mais tu ressembles à une dame, maintenant, Linou !…

 

– Vous trouvez, papa ?… Pas à une belle dame, en tout cas.

 

– Si, si, insistait le pauvre vieillard, ahuri… Et toi, l’aîné, te voilà donc de retour de ton voyage ?

 

– Depuis ce matin, père.

 

Jeantou était descendu, cherchait où faire asseoir Jacques et Aline. Très ému, très rouge sous la folle farine, il balbutiait : « Monsieur Jacques…, mademoiselle Aline…, asseyez-vous…, asseyez-vous donc !… »

 

Et il renversait un sac de grain pour faire un siège à Jacques, et une mesure en bois pour Linou. Puis il restait là, les bras pendants, muet, évoquant sans doute, lui aussi, les souvenirs du passé.

 

– Nous venions vous dire, père, fit Jacques, qu’avec Linou nous comptons aller faire visite à notre sœur de Lestrade. Avez-vous quelque chose à lui faire dire ?

 

– Ah ! Vous allez voir Mélanie ? Eh bien, mais dites-lui de venir voir, à son tour, son pauvre vieux père, qui n’en a plus que pour quatre jours, et qu’elle oublie complètement…

 

– Ma sœur ne vous oublie point, papa, intervint Linou ; mais elle a tant d’occupation : son mari souvent malade, ses petits-enfants, les domestiques, la basse-cour…

 

– Dites-lui toujours de se hâter si elle veut me revoir…

 

– Nous l’engagerons, de votre part, à venir fêter la Saint-Loup, dimanche prochain.

 

– Oui, oui, c’est vrai, c’est la Saint-Loup… Je n’y pensais pas, disait le vieillard… Oui, qu’elle vienne faire fête au moulin de La Capelle… Jeantou ira pêcher une truite… et Cécile nous fera une belle coque, n’est-ce pas, Jeantou ?

 

– Certainement, certainement…, approuvait Garric, ramené du fond de son rêve.

 

– Et ne pensez-vous pas, père, ajoutait Jacques, qu’il serait bon d’inviter aussi Cadet, sa femme et son fils ?

 

– Que dis-tu ?… Le vieillard s’était redressé à demi et avait relevé sur le front son éternel bonnet. Inviter le fils qui m’a abandonné, la belle-fille qui m’a méprisé ?… Passe pour François, qui est bon et respectueux, lui…

 

– Pour avoir celui-ci, il faut les inviter tous… Croyez-moi, père, de votre part ce sera très bien : tant pis pour eux s’ils ne le comprennent pas…

 

Le vieux Terral résistait ; son tempérament coléreux et rancunier se réveillait ; ses poings se crispaient ; son œil unique flambait sous ses sourcils gris embroussaillés.

 

Linou intervint de nouveau.

 

– Oui, papa, invitez-les. Montrez que vous êtes meilleur qu’eux… N’avez-vous pas, jadis, pardonné à ce même Cadet, après sa fugue à Montpellier ?

 

– Cela m’a bien réussi !

 

– Cela réussira peut-être mieux cette fois. « Il faut pardonner soixante-dix fois sept fois :’Vous savez bien que M. le curé Reynès vous le disait souvent…

 

– Soit ! Que Jacques s’en charge alors : je suis trop vieux pour aller moi-même aux Anguilles…

 

Et, se ravisant :

 

– J’ai voulu dire : à Fontfrège…

 

À ce moment, du haut du raidillon qui conduit au moulin, Cécile appela :

 

– Venez ! le goûter est sur la table.

 

Tous remontèrent vers le Moulin-Haut. Ils y trouvèrent Lalie, qui soufflait d’avoir couru :

 

– M. Jacques, fit-elle, il y a une visite pour vous, à la Griffoulade.

 

– Une visite ?

 

– Oui… une dame, ou demoiselle, et un gros monsieur… Ils sont arrivés en voiture…

 

Jacques suivit Lalie… Qui diable pouvait bien venir le relancer ici ?

 

Devant sa porte, il vit, en effet, un homme rubicond et bedonnant descendant d’une charrette anglaise et attachant sa bête à la claire-voie, et, à côté de lui une petite personne attifée à la dernière mode de la ville.

 

Le gros homme s’avança vers Jacques :

 

– Monsieur Terral, dit-il, je suis presque un de vos voisins, étant né à La Garde ; mais comme nous n’habitions le pays ni l’un ni l’autre, nous ne nous sommes jamais rencontrés… Je viens pour lier connaissance… Je suis M. Vergnade, et voici ma fille Héloïse qui désirait depuis longtemps vous connaître aussi.

 

Jacques saluait, invitait ses visiteurs à entrer et les faisait asseoir dans la salle à manger qui servait de salon, à l’occasion.

 

– M. Terral, dit la jeune Héloïse sans ombre d’embarras, nous venons vous demander plusieurs choses.

 

– Voyons, mademoiselle ?

 

– La première, ce serait que vous ayez la bonté de mettre votre signature sur ce volume. Elle tira de son réticule un livre coquettement relié. Jacques le prit, en lut le titre : « Les Castagnaïres » et, un peu confus, un peu flatté :

 

– Vous lisez cela, mademoiselle ?

 

– C’est si beau ! J’en sais des pages par cœur.

 

– Je ne m’attendais pas, je l’avoue, aux suffrages d’une jeune Parisienne.

 

– Mais j’ai du sang rouergat dans les veines, monsieur Terral, s’écria-t-elle fièrement.

 

– Eh ! bien, mademoiselle, je vais vous dédicacer mon livre. Il prit l’encrier sur une étagère et écrivit sur la feuille de garde : « À Mademoiselle… » Il s’arrêta, interrogateur.

 

– Héloïse.

 

– Ah ! pardon… où avais-je la tête ?… « À Mademoiselle Héloïse Vergnade, hommage respectueux d’un compatriote. » Et il signa.

 

– Que je vous suis reconnaissante, mon cher maître, et que je serai fière de montrer maintenant votre chef-d’œuvre à mes amis de Paris !

 

Puis, se tournant vers son père :

 

– À ton tour, papa, de faire à monsieur Jacques ta requête.

 

– Monsieur Terral, dit l’ancien laitier-nourrisseur, je voudrais que vous exécutiez le portrait de ma fille.

 

– Mais je ne suis pas peintre, monsieur Vergnade…

 

– Vous êtes sculpteur, intervint Héloïse…

 

– Oh ! mademoiselle, si peu, si peu !… Je suis stupéfait même que le bruit en soit allé jusqu’à vous… Je ne suis qu’un sculpteur d’occasion, un petit amateur de rien du tout. Je tiens l’ébauchoir, comme la plume, rarement et gauchement.

 

– Trop modeste, mon cher maître ! Nos amis de Paris nous ont affirmé que vous faisiez merveille en modelant comme en écrivant.

 

– Vos amis de Paris, mademoiselle, ne me connaissent pas, n’ont rien vu de moi…

 

– Même M. Delsuc, de l’Institut ? fit-elle en se rengorgeant. Jacques rougit.

 

– M. Delsuc, mademoiselle, a pu effectivement voir, à Rodez, mes ébauches ; mais, s’il vous les a vantées, c’est qu’il se moquait… Il sait très bien, d’ailleurs, que je ne m’essaye à modeler que des types campagnards ; que je ne fais que « d’affreux magots », comme disait certain grand roi des peintures de Téniers… C’est lui, Delsuc, sculpteur de la joliesse et de la grâce, qui devrait faire votre buste, mademoiselle…

 

Mlle Héloïse fut dépitée de la dérobade de l’oncle, comme, la semaine précédente, de la froideur du neveu ; pourtant, le compliment la flattait. Elle insista :

 

– Et si je me costumais en paysanne, monsieur Terral ?

 

– Cela vous irait bien mal, mademoiselle…

 

– Voyons, monsieur Terral, intervint de nouveau le père, laissez-moi espérer que ce n’est pas un refus définitif ; et, afin que nous puissions tenter encore de vous décider, faites-nous l’honneur de venir déjeuner à La Gardette, samedi prochain, en même temps que votre frère et votre belle-sœur de Fontfrège…, sans façon aucune…, en bons voisins de campagne.

 

Jacques avait compris.

 

– Hélas ! monsieur Vergnade, il est fort peu probable que je sois ici, ce jour-là ; je m’attends à être appelé d’un instant à l’autre au chef-lieu, pour une affaire. Je vous remercie bien sincèrement de votre visite et de votre aimable invitation… Et aussi de la trop bonne opinion que vous aviez de mes talents…

 

Mlle Héloïse rageait en dedans et trépignait. Jacques offrit des rafraîchissements, qui ne furent pas acceptés, sous prétexte qu’il était tard. Il reconduisit ses visiteurs à leur voiture, leur tendit la main. Comme la Parisienne boudait évidemment, il lui dit, dans un sourire :

 

– Il ne faut pas m’en vouloir, mademoiselle… Si je faisais votre portrait, je vous trahirais malgré moi et personne ne saurait vous y reconnaître, pas même votre excellent père…

 

Elle s’efforça de sourire aussi ; mais on la sentait blessée et attristée soudain.

 

– Je dirai à M. Delsuc, jeta-t-elle en fouettant (car elle conduisait elle-même), que vous avez plus de talent que d’amabilité, et que, tout en prêchant le retour au pays natal, vous n’encouragez guère, à l’occasion, les Parisiens qui voudraient de nouveau s’enraciner à l’ombre de vos châtaigniers.

 

TROISIÈME PARTIE

 

I

 

C’est aujourd’hui la Saint-Loup, la fête votive de La Capelle-des-Bois. Moins déchue que celles de beaucoup de villages plus rapprochés de la ville ou des voies ferrées, elle a pourtant perdu de sa couleur ancienne ; en tout cas, bien des touches criardes sont venues s’y ajouter.

 

Hier samedi, jour de vigile, les choses se sont à peu près passées comme au bon vieux temps. Les femmes, les jeunes filles, les garçonnets, sont allés à confesse. Les hommes sont descendus des coteaux, montés des vallons, pour demander aux aubergistes, ce jour-là bouchers, de leur couper la « pièce de veau » traditionnelle, qui, jointe aux produits de leur basse-cour ou à leur chasse, permettra de fêter dignement saint Loup. On a aussi chauffé le four, cuit du beau pain de froment, – ou, tout au moins, de méteil, celui de seigle pur n’étant plus qu’un souvenir, – et des fougaces, cela va de soi, et des platées énormes de riz, barrées d’une longe de veau, et, chez quelques forts chasseurs ou braconniers, d’une brochette de perdrix.

 

Le soir, les conscrits de l’année se sont rassemblés, et, drapeau et tambour en tête, sont allés à la rencontre des trois musiciens qui leur arrivaient de Valence-d’Albigeois. Au crépuscule, musiciens et conscrits ont fait une entrée bruyante et discordante à souhait : le piston et la basse donnant l’essor à une effroyable volée de canards sur lesquels la grosse caisse à l’air de tirer le canon. Quelques fusées ou pétards éclatant sur la place devant l’hôtel du Soleil Levant ont complété la bienvenue, et mis de la colère et de la tristesse au presbytère et dans les âmes des dévotes.

 

Ce matin, dès la sortie de la première messe, les ripailles ont commencé : les gourmets savourent les « tripous » longuement cuits à l’étouffée ; et les enfants se gavent déjà de fougaces, qu’ils ne parviennent à avaler qu’à grand renfort de verres de vin.

 

Puis, l’on se précipite au-devant des invités, des parents éloignés arrivant qui à pied, qui sur des jardinières grinçantes, les plus aisés sur des breaks. On voit quelques bicyclettes aussi, et, même, on entend la crécelle d’une pétrolette, celle du médecin de La Selve, et la trompe d’une automobile amenant quelques courtauds de boutique du chef-lieu.

 

À toute volée, les quatre cloches – deux de plus qu’autrefois – sonnent la grand’messe et ébranlent furieusement le vieux clocher. Et les toilettes se montrent. Les unes maladroitement copiées sur les journaux de modes par des couturières villageoises, et plus gauchement portées encore par des paysannes massives ou contrefaites, sont affligeantes de prétention, de pauvreté, hurlantes de couleurs sales, assemblées à la diable et sans goût. Les autres, arrivées de Montpellier, de Béziers ou de Paris, sur le dos d’émigrantes en villégiature, sont un peu mieux coupées et présentées, mais font tache sur le cadre où elle se déploient : ruelles caillouteuses, ou boueuses et malodorantes ; vieilles petites maisons d’où telle Parisienne sort toute fripée comme un paon qui aurait couché dans un poulailler. Et, sur leur passage, les rustiques, dans leurs vestes ou leurs blouses sombres et délavées, sous leurs feutres à larges bords, cabossés à dessein, ou leurs bérets crasseux, restent indifférents à ces élégances, quand ils ne ricanent pas en se chuchotant des gaillardises.

 

La grand’messe se déroule avec la solennité traditionnelle. Le lutrin est bondé et l’on y chante peut-être un peu moins correctement qu’autrefois, mais, au fond de l’église et dans les tribunes, avec un entrain sensiblement égal.

 

Jacques Terral souffre d’abord de voir l’imagerie saint-sulpicienne étalée partout et complétée par les deux statues annoncées. Il souffre aussi d’entendre beaucoup plus crier que chanter. Le plain-chant, qu’il adore, subit dans la bouche des paysans, des altérations cruelles, des fioritures ridicules… Et puis, pas d’orgue ! Conçoit-on une grand’messe sans orgue ? Il est catholique par le cœur, par les sens : Linou lui en fait assez souvent le reproche… Il croit par traditionalisme, parce que les siens ont cru ; et il aime les pompes religieuses, les chants, les cloches et les cathédrales parce qu’il a beaucoup lu Chateaubriand.

 

L’« Ite missa est » lancé, et assez mal, par l’abbé Sermet, dont la voix manque d’éclat, l’église se répand sur la place. Nouveau défilé des toilettes…, reconnaissance de gens qui ne s’étaient vus depuis des années…, embrassades, serrements de mains, lourdes tapes sur l’épaule…, et des questions, et des jurons, et des rires, et des invitations !…

 

Mais, déjà, d’une auberge à l’autre, la jeunesse promène le piston, la basse et la grosse caisse, et, sur leur passage, se précipitent les petits vachers ravis et toute la marmaille du village.

 

Les gens des mas regagnent en hâte les fermes, où les attend le plantureux dîner.

 

Dans les maisons, des feux d’enfer sous les marmites, entre les cloches de fonte et les broches primitives, font bouillir, mijoter, roussir, rôtir, soupes au bouilli de veau, civets de lièvre ou de lapin de choux, perdreaux, poulets ou canards. Les chats se tiennent prudemment loin du brasier ; les chiens reçoivent des éclaboussures ou des coups de pied qui les projettent, hurlants, hors des seuils.

 

Il a fallu allonger les tables, y annexer les pétrins, installer sur des chaises des planches non rabotées pour servir de bancs. En bras de chemise, les hommes s’affairent à ces besognes. Les jeunes filles ont déposé sur les lits, ou au galetas, leurs chapeaux empanachés et fleuris comme des tournesols… On court après les retardataires ; on va même sur la place faire des invitations de la dernière heure, ou guetter l’arrivée de lointains parents qui se font attendre, au grand désespoir des enfants et des cuisinières.

 

Enfin, on s’assoit, tant bien que mal, et l’on mange.

 

La sœur aînée de Linou était venue à la fête, avec sa plus jeune fille Julie, et son plus jeune garçon, Baptiste, artilleur en permission. Cadet-Terral s’était excusé, prétextant un voyage d’affaires, et Sophie, alléguant qu’elle ne pouvait laisser la maison seule, ses servantes étant de La Capelle et voulant, toutes deux, célébrer la Saint-Loup dans leurs familles. François, quoique sachant déplaire à ses parents, avait accepté l’invitation et était arrivé à l’heure dite.

 

Comme il était convenu, on dîna à La Griffoulade, chez Jacques. Puis, Linou voulut entraîner à vêpres sa sœur et sa nièce, afin de leur faire entendre Cécile dans l’O salutaris ! qu’elle lui avait soigneusement appris. Seule, la mère accepta, la fillette ayant fait promettre à son frère l’artilleur de l’emmener voir danser sur la place.

 

Jacques et François restèrent seuls ; et le jeune homme en profita pour raconter à son oncle le fameux déjeuner de Fontfrège et ce qui s’en était suivi. De son côté, l’oncle parla à son neveu de la visite de Vergnade et de sa fille.

 

– Je crois, ajouta-t-il, qu’en réalité cette petite Parisienne, à première vue un peu poupée, a du cœur et en tient pour toi. Mais je comprends aussi que ce ne soit pas la femme de tes rêves !…

 

– Elle l’est d’autant moins, mon oncle, que, comme vous l’avez sûrement deviné, mon cœur est placé pas loin d’ici, et pour toujours.

 

– Je le savais, en effet ; et je ne te blâmerai pas de ton choix : Cécile me paraît une heureuse nature, dont quelques bonnes directions feront une femme accomplie… J’imagine que tu as prévu les obstacles qui vont se dresser entre vous, et que tu t’es armé pour l’inévitable lutte.

 

– Si vous consentez à me guider, mon oncle…

 

– Te guider ? Hélas ! interrompit Jacques, ai-je su me guider moi-même ?… J’ai manqué ma vie, et j’en ai souffert, et j’en souffrirai jusqu’au bout… Toutefois, je crois pouvoir te dire, sans trop me risquer : « Tâte-toi bien ; descends jusqu’au tréfonds de ta conscience… et, si tu aimes vraiment, n’hésite pas : épouse ! » Tu vois ? je parle comme Joseph Prudhomme, que tu ignores, sans doute… Sur ce, allons nous assurer si on joue encore aux quilles, sur le foiral.

 

– Mais, mon oncle, allons d’abord entendre chanter Cécile. Écoutez…, les vêpres sont commencées.

 

En effet, par les croisées ouvertes, à travers l’atmosphère sereine et dorée d’un premier septembre, on entendait, là-haut, les versets des psaumes, entonnés sur un registre très élevé par les chantres du lutrin, et provoquant au fond de l’église et dans les tribunes, des répliques tonnantes.

 

Les deux hommes montèrent la côte.

 

– Tant qu’on chantera avec cet entrain, à vêpres, disait Jacques, et quand ce ne serait que les jours de fête et à la suite d’un bon repas copieux, tout ne sera pas encore perdu pour notre Ségala.

 

Ils pénétrèrent dans l’église bondée, mais se tinrent au fond, afin de n’être pas aperçus de Cécile, qu’ils troubleraient peut-être.

 

Après le Magnificat, Sœur Marthe, – qui avait voulu, une dernière fois, revêtir ce jour-là son habit de religieuse, – fit signe à Cécile de venir la rejoindre devant l’harmonium prêté par l’abbé Sermet pour accompagner les psaumes. Très émue, rougissante, les yeux baissés, la jeune meunière attaqua l’O salutaris que Linou lui avait patiemment appris. Son cœur battait si fort, sa gorge était si serrée, qu’elle eut peine à émettre les premiers sons ; mais, encouragée tout bas par la Sœur, soutenue par l’accompagnement, elle se rassura, raffermit sa voix, qu’elle avait grave, veloutée et d’une pureté rare…, et les gens de La Capelle entendirent ce qu’ils n’avaient jamais entendu, un O salutaris sur un motif célèbre du Joseph, de Méhul, pas très nuancé, sans doute, pas très correctement phrasé, mais d’une plénitude et d’un éclat merveilleux. Quand Cécile se tut, le silence dura encore un bon moment : on se refusait à croire que ce fût fini… C’était fini, pourtant, hélas !

 

Mais quels commentaires, ensuite, au porche et sur la place ! La chanteuse n’osait pas traverser la foule ; elle restait à côté de Sœur Marthe, abîmée en une dernière adoration… Quand elles parurent enfin, Cécile se serrant près de la Sœur et ayant l’air de la soutenir, alors que c’était elle qui eût eu besoin d’appui, et précédées par le vicaire qui leur ouvrait passage, les compliments – parfois singuliers, ou vulgaires, mais si fervents, – s’abattirent sur la virtuose rustique comme des volées de moineaux sur une aire ensoleillée. Jacques et François se tenaient un peu à l’écart ; mais Cécile sentit leur présence, devina leurs regards sur elle, leva les yeux, le temps d’un éclair, et rencontra ceux de son amoureux, qui disaient : « Je t’ai entendue, et je t’aime !… » Elle rabattit ses paupières tremblantes, et continua à descendre la rue caillouteuse. Un peu grisée par cette apothéose villageoise, elle disait à Linou :

 

– Oh ! ma Sœur, que de péchés d’orgueil vous me faites faire aujourd’hui !

 

– Mais non, mon enfant. Tu as chanté pour Dieu, comme font chaque jour le rossignol et l’alouette… Dieu, qui t’a donné ta voix, ne peut être fâché qu’on la trouve jolie…

 

Cependant, Jacques et François, ayant aperçu le père Terral et Garric qui regardaient d’un peu loin, les rejoignirent et leur proposèrent de monter jusqu’au foiral… Terral s’excusait : à son âge !…

 

– Mais si, grand-père, venez, répondait François ; nous n’irons pas vite… Appuyez-vous sur moi…

 

Et Jacques s’adressant à Garric :

 

– Tous mes compliments pour Cécile, Jean : elle chante comme devait chanter sa sainte patronne, quand elle était sur terre.

 

– Jamais je n’ai autant regretté d’être un peu sourd, disait Terral… J’en ai tout de même entendu assez pour me croire revenu au temps où, petit berger, blotti dans les fougères à l’orée de Roupeyrac, j’écoutais la flûte du loriot, au mois de mai… Ça venait de loin, du fond des combes ombreuses… C’était tout à fait ça…

 

Jeantou, confus et heureux, se taisait.

 

On regarda un moment les joueurs de quilles. Il y en avait plusieurs équipes ; et ni la hauteur des quilles, ni la grosseur des boules, n’étaient moindres qu’autrefois ; la tradition, ici, s’était bien conservée… Tout au plus pouvait-on observer que les joueurs avaient presque tous la quarantaine, ou davantage ; les tout jeunes préféraient, sous couleur de s’exercer au tir, martyriser longuement, dans un champ voisin, un canard et un dindon, à coups de fusil.

 

– Voilà ce que j’interdirais, par exemple, s’écria François, indigné, si j’étais à la place de mon père… Les brutes !… Est-ce que vous n’êtes pas de la Société qui protège les bêtes, mon oncle ?

 

– Non. Elle ne protège, d’ailleurs, que les grosses bêtes ; et puis, ne faut-il pas encourager le tir ?

 

Tous quatre entrèrent dans un petit cabaret, presque désert, le plus minable de La Capelle, et dans lequel une pauvre vieille, – la Sourde, comme on l’appelait, quoiqu’elle fût seulement un peu dure d’oreille, – aidée, ce jour-là, d’une nièce venue de Saint-Jean, débitait quelques bouteilles de vin sur deux ou trois tables boiteuses.

 

Nous serons mieux ici que chez les agaces du « Soleil Levant », fit le père Terral ; l’on nous y empoisonnera moins.

 

En sortant ; ils croisèrent un groupe aviné, zigzaguant et braillant : Rascal en était : il dévisagea les Terral et Garric, mais ne salua que par un ricanement. Traversant rapidement la place, où se trémoussaient dans la poussière les danseurs, au son des cuivres enroués et de la grosse caisse détendue, – tandis que des auberges sortaient des rires, des clameurs, et que des gamins faisaient partir des pétards dans les rangs pressés des femmes et des filles affolées, « ceux du Moulin », comme certains les désignaient au passage, s’acheminèrent vers le bas de La Capelle et vers La Griffoulade.

 

– Autrefois, disait le père Terral, un peu émoustillé par le petit vin de la Sourde, nous ne nous serions pas « réclamés » d’aussi bonne heure, un jour de la Saint-Loup. On aurait « fait » toutes les auberges…, un chemin de la croix à rebours, quoi ! Et, dans toutes, on aurait bu, – oh ! une simple « pauque » de vin ; – un prétexte seulement pour en conter quelques-unes et en chanter quelques autres… On dansait aussi une « quadrette » ou une bourrée, gaiement, honnêtement… Il arrivait bien qu’on rentrait un peu gris ; mais, bah ! le lendemain, il n’y paraissait plus… Tu as un peu connu ça, toi, Garric, quoique tu ne sois qu’un enfant auprès de moi !

 

– Un peu, oui, père Terral, dans ma jeunesse… Je me souviens de ces stations, chez Flambart, où votre frère aîné, l’oncle Joseph, mettait en train jeunes et vieux par ses contes, ses farces et ses chansons… Il y avait aussi Pataud, avec ses histoires de chasse… ; Roudier, le charron, qui vit encore et dont la voix formidable et le rire de tonnerre faisaient écailler le crépi des murs… Et Vidal, qui, pour railler et contrefaire les gens, et les oiseaux n’avait pas son pareil… Et combien d’autres, disparus depuis !

 

Jacques et François écoutaient ce dialogue sur les temps révolus et les mœurs anciennes.

 

– Ce n’étaient pas des plaisirs très relevés, observait Jacques ; mais ils étaient ceux de la race, ils étaient traditionnels et inoffensifs… Ils étaient à ceux d’aujourd’hui ce que le petit vin du pays est à l’absinthe…

 

À mi-côte, Jacques rentra chez lui, promettant de descendre au Moulin pour le souper. François paraissait hésiter.

 

– Va, va, lui dit son oncle en souriant : on aura besoin de toi, là-bas, pour installer la table et mettre des bûches au feu… Et tu n’as pas encore complimenté Cécile !…

 

II

 

Ce soir de fête patronale fut, au Moulin de La Capelle, touchant et vraiment familial. On y parla beaucoup des morts et du temps passé ; mais on y conçut aussi, au contact des jeunes, de consolantes perspectives d’avenir.

 

Dans la même salle que jadis, autour de la même vieille table, devant le foyer ancestral, le père Terral s’assit entre ses deux filles, Mélanie et Linou. À la suite, prirent place Jacques, Julie, François et Baptiste, son cousin. Cécile, que son succès à l’église avait laissée aussi simple et avenante qu’avant, jupes et manches retroussées, ses cheveux d’or un peu ébouriffés et chavirés à trop se pencher sur les marmites et la broche, restait provisoirement debout pour aider la servante et Lalie. Jeantou, en sa qualité de fermier, voulait se placer au bas bout, sous le calél ; on l’obligea à s’insérer entre Jacques et Mélanie.

 

Linou, vêtue encore en religieuse, comme nous l’avons vu, dit tout haut le Bénédicité. La petite Julie lança un furtif coup d’œil ironique à son frère le soldat, qui ne broncha pas. Envoyée depuis quelque temps en pension, à la ville, pour s’y préparer aux postes et au brevet, elle y avait pris des allures un peu évaporées, respiré une bouffée de l’air nouveau. Et Baptiste, brave et honnête artilleur qui n’avait jamais fait une heure de salle de police, n’en rêvait pas moins d’aller, après sa libération, se placer à Paris, – à moins qu’on ne le nommât facteur rural dans le département.

 

Les propos se traînèrent d’abord dans les banalités courantes : récoltes, naissances ; décès, mariages. Mélanie, la fille aînée, vraiment paysanne, excellente mère, mais très âpre au gain, très intéressée, demanda à sa sœur si son couvent ne lui rembourserait point la dot qu’elle y avait apportée.

 

– Mais si, répondit Jacques, dans une vingtaine d’années peut-être…, si les liquidateurs ne l’ont pas mangée…

 

– Quels brigands ! s’exclama Mélanie… Alors, ma pauvre Aline, que vas-tu devenir ? À ton âge, on ne peut pas se remettre au travail de la campagne… Tu as les mains, d’ailleurs, trop fines…

 

– Dieu ne m’abandonnera sans doute pas, se contenta de répliquer Sœur Marthe.

 

– Nous non plus, fit Jacques.

 

– Et il y a encore du pain, et un lit pour Aline, au moulin de La Capelle, ajouta Terral.

 

Alors, Mélanie se ravisant :

 

– Il y a aussi tout cela chez nous, à Lestrade, dit-elle… Et j’imagine que Cadet, étant maire et riche, ne laisserait pas une de ses sœurs dans la peine…

 

– Qu’elle ne compte pas trop là-dessus, grogna le père Terral.

 

– Oh ! grand-père ! protesta François ; il ne faut pas non plus croire mon père dépourvu de cœur.

 

– De cœur ? S’il en avait, il serait là, ce soir, parmi nous, riposta le vieillard.

 

Un silence pénible se fit. Mais Sœur Marthe intervint :

 

– Père, dit-elle, il est vrai que notre frère devrait être avec nous, assis à cette table. Mais nous sommes ici trois, – elle désigna d’un geste Jacques et François, – qui avons résolu de tout tenter pour l’y ramener.

 

– J’imagine, dit le vieux meunier avec amertume, qu’auparavant il coulera encore beaucoup d’eau sur sa chaussée et sur la mienne…

 

– Qui sait ?… Et s’il revenait, vous lui feriez bon accueil, n’est-ce pas ?

 

– Ce ne serait pas la première fois, tu le sais bien !

 

Linou tressaillit. Ce mot fit surgir devant elle la scène qui s’était déroulée, autour de cette même table, trente-cinq ans plus tôt, ce soir de Noël, où l’oncle Joseph, ramena Cadet de sa fugue à Montpellier… Terral était assis à cette même place… Cadet s’agenouilla devant lui… Tous implorèrent son pardon, qui lui fut accordé. Leur mère, Rose, pleurait de joie, là-bas au coin du feu. Et quelques instants après, éclatait comme la foudre l’imprudent récit de l’affût de Pataud et de la chute aux bras de Mion de ce Jeantou, qui maintenant est là, silencieux, paisible, père heureux de cette délicieuse Cécile, laquelle est la fille de cette même Mion !…

 

À cette évocation, Sœur Marthe éclata en sanglots. Tous se regardèrent, stupéfaits. Cécile se précipita :

 

– Qu’avez-vous, ma Sœur ? Vous souffrez ?

 

– Ce n’est rien, mon enfant, disait Linou à travers ses larmes… un peu de fatigue, d’énervement… des souvenirs qui me reviennent… Depuis le temps que je ne m’étais pas assise là…

 

Elle se rasséréna, non sans effort, et le souper continua…

 

François suivait du coin de l’œil les allées et venues de Cécile, occupée à servir, diligente et gracieuse. Quand elle passait derrière lui et se penchait un peu pour poser sur la table un plat ou une bouteille, il semblait à l’amoureux qu’une aile et un parfum l’effleuraient ; et lorsque la belle fille était de l’autre côté de la table, il lui adressait un regard de gratitude et d’adoration.

 

Jacques ne perdait rien de ce petit manège.

 

– Il me semble, fit-il tout à coup, que nous oublions un peu celle qui a été la vraie reine de la fête, Cécile, qui nous a chanté un « O salutaris », tel que les voûtes de notre église – pourtant bien vieilles – n’en avaient sûrement pas entendu.

 

– Oh ! M. Jacques !… protestait Cécile, ne vous moquez pas de moi ! J’ai chanté comme une ignorante que je suis.

 

– Les oiseaux aussi chantent comme des ignorants, vu qu’on ne leur a rien appris… Allons, viens t’asseoir à table, ici, près de moi… Si, si… nous te ferons place. Faut-il aller te chercher ?

 

– Assieds-toi là, ordonna Garric, puisque M. Jacques le veut !

 

François s’était un peu écarté de son oncle ; et Cécile, rougissante, s’assit timidement entre eux. François s’empressa de la servir, ravi de l’initiative de son oncle et de la chère présence qu’il n’aurait osé espérer si proche de lui.

 

La petite Julie, soudain jalouse, – car son cousin lui plaisait fort, – et voulant qu’on s’occupât d’elle aussi, reprit la parole pour raconter qu’elle avait entendu des jeunes gens qui semblaient venir de la ville et qui disaient qu’avec une voix pareille, Cécile pourrait aller chanter sur le théâtre et gagner des mille et des cent.

 

– C’était pour se moquer de moi, répondit Cécile.

 

– Mais non ; ils parlaient sérieusement…, ils disaient que la fameuse actrice, Mme…, – ah ! voilà que j’ai oublié son nom…, celle qu’a un château sur le Causse noir…, vous savez bien ?… une Rouergate enfin,… n’avait pas une aussi belle voix que Cécile.

 

– J’espère bien, dit Linou, que saint Loup préservera Cécile d’aller jamais chanter pour le diable !

 

– Mais, ma tante, on peut chanter au théâtre, aujourd’hui, sans être excommuniée… J’ai lu ça dans un livre,… et si j’avais de la voix, moi…

 

– Tais-toi donc, petit sotte ! fit Mélanie… Qu’est-ce qu’on va leur fourrer dans l’esprit à présent !

 

– Eh bien, Cécile, concluait Jacques, lui versant du vin, en attendant ton premier prix au Conservatoire de Paris, je propose que nous buvions à ton succès dans l’église de La Capelle, et à ton bonheur parmi nous, entre ton brave homme de père et… celui que tu lui donneras pour gendre.

 

Quelques-uns regardèrent François qui s’efforçait de ne pas rougir… Tous trinquèrent avec Cécile, qui se sentait des flammes à la joue et des larmes dans la gorge.

 

– Hé ! là-bas, vous autres, Lalie, Rouzou ! cria Jacques aux servantes, pourquoi ne venez-vous pas choquer votre verre aussi ?

 

Elles vinrent et trinquèrent à la ronde ; puis, les tartes et les fougaces posées sur la table, elles s’assirent à leur tour, mangèrent avec les autres, se mêlèrent à la conversation.

 

Lalie, pourtant, semblait préoccupée et tournait souvent la tête vers l’évier, qui communiquait avec la salle commune et prenait jour sur la chaussée par un petit judas vitré. Jacques lui dit :

 

– Que regardes-tu donc, Lalie ?

 

– Il m’a semblé, répondit-elle, voir, à deux ou trois reprises, quelqu’un nous épier par le carreau.

 

– Que nous importe ? Quelque gamin, sans doute…

 

– Chut ! fit Lalie… tenez… on regarde encore.

 

François se leva, fit le geste de décrocher un fusil sous la cheminée ; le nez du curieux disparut de la vitre… Et la causerie reprit.

 

Sœur Marthe ne parlait guère, perdue dans ses souvenirs. Jeantou aussi était silencieux, encore plus que de coutume. Le père Terral l’interpella :

 

– Qu’est-ce qui t’arrive, Jean ? Les poissons de l’étang sont plus bavards que toi.

 

Garric parut sortir d’un rêve.

 

– Vous savez bien, père Terral, que je n’ai pas la langue bien pendue… Quand nous parlons ensemble de meules et de roues, de farine et de son, de scies et de planches, cela va encore… Mais quand j’entends ceux qui en savent plus que moi, j’aime mieux écouter : je m’instruis…

 

– Tu es un sage, Jean, approuva Jacques.

 

– De la part d’un ancien avocat, fit Terral, la remarque a son prix… Et François ?… Il ne me semble pas très en train non plus… Je parie qu’il appréhende déjà d’être grondé en rentrant aux Anguilles ?

 

François qui, depuis qu’il sentait Cécile tout près de lui, vivait plongé dans une sorte de béatitude, crut devoir relever le propos du vieillard :

 

– Voyons, grand-père, on ne gronde guère les enfants qui ont été soldats ; n’est-ce pas, cousin Baptiste ?… D’ailleurs, pourquoi me gronderait-on ?

 

– Je connais tes parents ; ils ne doivent pas beaucoup aimer à te savoir ici.

 

– Je n’y fais pas de mal, grand-père ; et je m’y plais. J’y suis né ; il me semble que tout m’aime, comme j’aime tout jusqu’aux pierres des murs. Et si jamais il ne tenait qu’à moi, c’est ici que je voudrais habiter.

 

– Dieu te maintienne dans ces sentiments, mon neveu, fit gravement Sœur Marthe… Ce sont les âmes de notre mère, de mon parrain, des grands-parents aussi, sans doute, qui désirent y ramener ceux qui en sont partis. C’est pourquoi, comme je me sens fatiguée et que je veux me retirer de bonne heure, je vous demanderai à tous de faire, avec moi, la prière en commun, comme jadis. Je vais la « crier », et Cécile me « la répondra ».

 

Tous se levèrent, en effet, se rangèrent en demi-cercle auprès du feu, et prièrent pour les vivants et pour les morts.

 

– Jacques va me ramener à la Griffoulade, dit Linou. Vous autres, continuez la fête : les jeunes n’ont pas encore sommeil. Causez, riez, chantez ; cela n’est pas défendu entre braves gens… Bonsoir et bonne nuit à tous.

 

– Bonne nuit, répétèrent tous les autres, en écho…

 

La nuit était pure et calme. L’étang luisait, semé d’étoiles comme un second firmament. Le ruisseau filait sa claire cantilène… Là-haut, à La Capelle, un piston essoufflé tournait encore des polkas et des valses ; quelques fusées montaient dans l’air en sifflant ; des chansons hurlées à tue-tête sortaient des auberges, ou marquaient, par les chemins, la retraite des groupes avinés.

 

III

 

M. le Maire de La Capelle était rentré à Fontfrège, à dix heures, le soir de la Saint-Loup ; et il avait trouvé Sophie seule à la maison, les deux servantes s’étant attardées à la fête, et les garçons de la scierie et du moulin pareillement.

 

– Où est François ? avait-il demandé.

 

– Je ne l’ai pas vu depuis qu’il est parti pour la seconde messe de La Capelle, ce matin, à dix heures.

 

– Voilà, grommela-t-il, une maison bien gardée !… Il faut que cela change… et cela changera !…

 

Il jeta son chapeau, ses souliers, avala rondement une assiettée de soupe et un verre de vin, et s’en fut se coucher, après avoir toutefois fermé la porte d’entrée à double tour et poussé les verrous…

 

Quand François quitta le moulin de La Capelle, après avoir furtivement embrassé Cécile sur le seuil, son cousin le militaire voulut l’accompagner jusqu’au village, – histoire d’aller encore un peu au cabaret. En sortant de la maison, ils virent une ombre s’éloigner à grands pas du côté de la chaussée : nul doute que ce ne fût l’espion aperçu, tout à l’heure, au carreau de l’évier.

 

– Faut-il le poursuivre ? demanda Baptiste.

 

– À quoi bon ? répondit François… Je parierais que c’est encore Rascal… On le retrouvera…

 

Il enfourcha prestement sa bicyclette ; et il n’était guère plus de minuit quand il arriva chez ses parents. Trouvant porte close, il n’insista pas. Le premier septembre, les nuits sont encore tièdes : il alla tout rustiquement s’étendre dans le foin. Et il était déjà levé, quand les garçons arrivèrent pour prendre leur travail, – ce qui leur fit faire une grimace de dépit. Ils balbutièrent des excuses… Ce n’était pas fête tous les jours… On s’était un peu amusé, hier, et alors…

 

– Oui, alors on a mal aux cheveux, fit le jeune homme. C’est bien, c’est bien… Levez les vannes ; et tâchez de ne pas vous endormir au ronron du blutoir ou de la scie.

 

Cadet fut stupéfait de trouver son fils frais et dispos et déjà à la besogne. Il dut rengainer les reproches qu’il comptait lui adresser ; mais on sentait bien que ce n’était qu’un léger crédit.

 

– Bonjour, père, dit François ; vous avez fait un bon voyage ?

 

– Pas trop… Le préfet était à la chasse ; son secrétaire aussi… Et personne non plus à l’usine de la Briane où je voulais obtenir quelques renseignements pour l’installation de la nôtre… C’est une course à recommencer… Et il alla donner à tout le coup d’œil du maître.

 

Au petit déjeuner, avant qu’il eût ouvert la bouche, Merlin, le garde-champêtre était là, pour rappeler à M. le maire qu’à neuf heures il devait marier un jeune couple à La Capelle.

 

– J’avais oublié, en effet, bougonna Cadet… Mais pourquoi mon adjoint ne les marie-t-il pas ?

 

– Oh ! bien, fit Merlin, si vous croyez, monsieur le maire, que Boussaguet quitterait ses batteuses un jour de beau temps !…

 

– Assieds-toi, Merlin… Bois un verre : nous partons… François, dis à Gustave d’atteler… Ah ! jamais une heure de tranquillité !… Elle me tuera, cette mairie… Je commence à en avoir assez, et plus qu’assez !

 

Merlin sourit à cette déclaration, déjà cent fois entendue ; et, en bon courtisan, répliqua :

 

– Mais vos administrés n’ont pas assez de vous, monsieur le maire. Après un petit silence, employé par Cadet à savourer le compliment :

 

– Dis-moi, Merlin, interrogea-t-il, tout s’est bien passé, hier ?

 

– Oui, monsieur le maire… Beaucoup de monde, beaucoup d’entrain… Les aubergistes sont enchantés…

 

– Pas de disputes ? pas de coups ?

 

– Presque rien : un peu de bruit seulement chez la Sourde, où Rascal a reçu quelques taloches d’un soldat.

 

– C’est bien fait ! Il faut que cet animal soit fourré partout…

 

– Il est certain qu’il doit être gênant pour monsieur le maire… Il veut, dit-il, vous charger de porter plainte contre le militaire qui l’a battu.

 

– Et quel est ce militaire ?

 

– Un de vos neveux, Baptiste Calvet, de Lestrade, venu faire fête au moulin, chez votre père.

 

– C’est complet ! s’écria le maire en frappant du poing sur la table… Qu’est-ce qu’il faisait encore celui-là, chez la Sourde ?… Un cabaret maudit, et qu’il faudra fermer !…

 

François, qui revenait de l’écurie, entendit ces derniers mots.

 

– Mon père, dit-il, un peu vivement, la Sourde est une malheureuse victime de toute sorte d’injustices et de passe-droits. Et je comptais justement vous demander de faire quelque chose pour elle…

 

– Ah ! tu tombes bien !… On se bat dans son auberge ; un soldat y maltraite un civil…

 

Merlin jugea à propos d’intervenir.

 

– Je ne crois pas que la Sourde soit fautive, monsieur le maire… Ce n’était pas une heure indue ; et c’est Rascal qui a querellé votre neveu Calvet.

 

– Calvet ! s’écria François ; je l’ai quitté à dix heures.

 

– C’est un peu après que l’affaire s’est passée, dit Merlin… et elle n’est pas bien grave.

 

Terral s’était levé.

 

– Tu me conteras le reste en route, Merlin ; partons. Veille à tout, François, jusqu’à mon retour.

 

François n’eut pas de peine à deviner l’incident de l’auberge : Rascal n’ayant plus à espionner, au moulin, après son départ, était remonté à La Capelle ; le hasard l’avait mis en présence de Baptiste, qui avait cru devoir le corriger un peu : ce n’était qu’une avance à ce Bohème malfaisant.

 

Au dîner, le jeune homme se trouva en tête à tête avec sa mère qui, depuis le matin, affectait une allure lasse et une figure de désolation. Elle regardait son fils, soupirait, levait les yeux au ciel.

 

– Seriez-vous souffrante, maman ? lui demanda François.

 

– Souffrante ? Oh ! oui, mon petit, bien souffrante… au cœur… Tu devrais être le dernier à me demander cela.

 

Il avait compris : la lamentation allait se dérouler sur le mode accoutumé.

 

– Je vous ai causé du chagrin sans le vouloir alors ?

 

– Sans le vouloir !… Est-ce sans le vouloir, gémit-elle, que tu es resté dehors toute la journée d’hier et toute la nuit ?

 

– Je me suis couché à minuit, mère.

 

– Où ?

 

– Dans la grange… Votre porte était verrouillée.

 

– Malheureux enfant !… C’est ton père qui t’a fermé dehors sans me le dire… Mais aussi, rentrer à minuit, quand tu me savais seule ici, et peureuse comme je le suis !… Le fils du maire !… aller traîner ainsi d’auberge en café…

 

– Oh ! vous exagérez, maman ! J’ai passé une heure, avant le coucher du soleil, dans une petite auberge où il y avait dix personnes ; et nous y avons bu une bouteille de vin à quatre… Et c’est tout.

 

– Mais alors, qu’as-tu fait de ton temps ?

 

– J’ai dîné à la Griffoulade, chez mon oncle ; j’ai été entendre les vêpres…

 

– Est-il vrai, François ? s’écria Sophie, rassérénée.

 

– Je vous l’affirme, mère !… Puis j’ai soupé avec grand-père, mon oncle et mes deux tantes, un cousin et une cousine…

 

Sophie se rembrunit soudain :

 

– Et les Garric, sans doute ?

 

– Cela va de soi, puisqu’ils sont les fermiers de grand-père. Vous voyez que je n’ai pas traîné d’auberge en café.

 

C’est égal, passer tant d’heures dans ce moulin de La Capelle où ses parents ne mettaient plus les pieds, parce que le père Terral la détestait, elle, Sophie !… Tout cela n’était pas d’un excellent fils… Et puis, cette fille de Garric, qu’on disait aussi effrontée que l’avait été sa mère, finirait par l’enjôler. Cela ferait jaser ; et plus tard, il ne pourrait pas se marier à son avantage… Car, de supposer que lui, fils du minotier de Fontfrège, songeât à épouser cette fille de farinel, non : elle n’allait pas jusque-là…

 

– Rien n’est pourtant plus vrai, ma mère, fit gravement François. Elle bondit :

 

– Tu as donc perdu le sens ?

 

– Je ne crois pas…

 

– Alors, on t’a jeté un sort ; on t’a « emmasqué ?… » Ah ! Seigneur, Sainte Vierge, ce qu’il faut ouïr !…

 

– Mère, à quoi bon toutes ces plaintes, qui vous font mal et qui ne changeront rien au cours des choses ?

 

– Quel ingrat tu es ! quel cœur dur !… Ayez donc des enfants, donnez-leur votre sang, votre lait, vos jours et vos nuits, toute votre existence… préparez-leur un bel avenir, un riche établissement, pour que…

 

Elle éclata en sanglots et en gémissements.

 

François la plaignait, car il sentait bien qu’en ce moment elle était sincère, et qu’elle l’aimait à sa façon. Et il se disait que cette résistance larmoyante n’était rien à côté de celle qu’il rencontrerait chez son père ; mais il se raidissait dans sa résolution, et gardait le silence.

 

Après s’être bruyamment mouchée et longuement essuyé les yeux, Sophie continuait :

 

– Et ton père ? Que dira ton père ! Lui as-tu déclaré ta volonté d’épouser cette… Cécile, – comme je crois qu’on l’appelle ?

 

– Je le lui aurais dit, tout à l’heure, s’il n’était pas reparti.

 

– Malheureux ! tu ne sais pas ce que tu te prépares.

 

– Mais si, ma mère, je m’en doute bien.

 

– Mais non… Tu ne connais pas ton père !… Écoute, mon petit François, attends encore pour lui parler de tout cela… Patiente un peu… fais-le pour moi. Tu te rappelles l’invitation de M. Vergnade ? C’est dans trois jours qu’on dîne chez lui. Ne dis rien de ton projet à ton père auparavant ; je t’en prie !… Après…, tu feras à ton idée…

 

– Pensez-vous, mère, que ce dîner puisse modifier mes intentions ? Me croyez-vous homme à changer de sentiment en changeant de veste et de cravate ?

 

– Non ; je sais bien que Mlle Héloïse ne te plaît pas… Pauvre petite, si gentille ! et qui t’aime tant !… Mais enfin, tu peux bien garder le silence jusqu’à ce qu’avec son père elle soit repartie pour Paris.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Ah ! pourquoi ?… Voilà. C’est le secret de ton père : il ne m’appartient pas.

 

François n’eut pas de peine à comprendre : c’était bien ce qu’il soupçonnait : son père devait de l’argent à M. Vergnade, et n’était pas en mesure de le lui rendre ; de là, projets de mariage, invitations réciproques, etc.

 

– Soit, mère ; j’attendrai… Mais à quoi cela remédiera-t-il, puisque je n’épouserai pas Mlle Héloïse !

 

Et il se leva de table et retourna à la scierie.

 

IV

 

Ce dîner chez l’ex-laitier devenu châtelain de La Gardette fut quelconque. Le parvenu eût bien voulu multiplier et éblouir ses invités ; mais c’est Mlle Héloïse qui avait tout réglé ; et comme elle n’était pas sotte, elle avait banni les extravagances, les disparates. La colonie des émigrants parisiens avait été laissée de côté. Autour de la table, M. le curé de La Garde, M. Bonneguide, M. Couffinhal, le jeune étudiant, qu’elle n’aimait guère, mais qui était cultivé et de bonne tenue, un couple de cousins en visite, – plus les trois Terral de Fontfrège et un conseiller municipal de la section, M. Vigroux, propriétaire aisé et vieux garçon aimable…, c’était tout.

 

Mlle Héloïse portait, cette fois, une toilette très simple et très sobre, sans décolletage ; plus de rouge aux lèvres, ni de poudre sur les joues ; et, sans être jolie, elle était séduisante, avec un voile de mélancolie sur sa figure mignonne et amaigrie. Elle s’abstint, d’ailleurs, de toutes agaceries envers François qui, de son côté, se montra affable, sans plus…

 

On se quitta sans que le projet caressé par Vergnade et Cadet-Terral eût fait le moindre pas vers sa réalisation, au contraire : on le sentait enterré… « Ce n’est plus un dîner de fiançailles, mais plutôt un repas de funérailles ! » aurait bien voulu dire M. Couffinhal ; mais il ne sut à qui le dire et le garda pour lui. Ah ! si M. Buffanel, l’administrateur-gérant-rédacteur-correspondant du « Montagnard » eût été encore là ! Mais on ne l’avait pas invité. On ne dit ni bien ni mal de Paris, cette fois, non plus que de la province : c’était la trêve, et aussi le P. P. C. On se promettait, il est vrai, de se retrouver encore à Fontfrège, avant le départ annuel ; mais ce n’était là que banale politesse.

 

En se levant de table, Mlle Héloïse trouva bon d’emmener un instant François dans le jardin, sous prétexte de lui demander si les truites pourraient vivre dans le bassin qu’on y avait aménagé ; en réalité, c’était pour lui dire sans détours, avec une gravité attendrie qu’il ne lui connaissait pas :

 

– Monsieur François, la vie va nous séparer de nouveau, peut-être pour toujours. N’ayons donc point de secrets l’un pour l’autre. Vous avez deviné que nos parents rêvaient de nous marier. De mon côté, j’aurais volontiers souscrit à leur projet ; mais vous, vous aviez déjà votre cœur pris, n’est-ce pas ? Rien à faire à cela… Ne m’en veuillez point de quelques coquetteries lors de notre première rencontre : je ne suis pas aussi évaporée que je l’ai paru ; mais je paie parfois tribut au milieu où j’ai été élevée… Voulez-vous me dire que vous ne garderez de moi nulle impression fâcheuse ? Voulez-vous que nous nous quittions bons amis ?

 

– De grand cœur, mademoiselle, répondit le jeune homme, touché de cette franchise. J’avais deviné que vous étiez une nature sincère et bonne… Soyons amis, comme vous le désirez… Je conserverai de ce jour le meilleur souvenir ; et quand vous reviendrez dans le pays, n’oubliez pas que vous serez la bienvenue à Fontfrège, et qu’on y pêchera encore des écrevisses et des truites en toute cordialité.

 

– À Fontfrège ? qui sait, fit-elle tristement.

 

À voir les jeunes gens s’isoler ainsi, Sophie avait eu une lueur d’espérance ; Cadet y avait vu plus clair, et la ramena vite à la réalité :

 

– Tout est noyé, lui dit-il en remontant en voiture, et par la faute de notre fils… Quel nigaud !

 

Et il fouetta vivement, sans même attendre que François eût achevé de prendre congé… Celui-ci fut, d’ailleurs, enchanté de faire la route à pied, et de se préparer à soutenir l’inévitable assaut.

 

Cadet-Terral se contint jusqu’au soir, – du moins, en paroles, car ses gestes, son agitation trépidante, sa façon de bousculer gens et bêtes, étaient des signes avant-coureurs non douteux de l’orage qui couvait.

 

Quand, après le souper, les servantes eurent regagné leurs lits, au galetas, le meunier lâcha les écluses de ses colères.

 

– Une bonne journée, n’est-ce pas, mon garçon, et dont tu dois être content ?

 

François leva la tête, mais ne répondit rien.

 

– Tu joues la surprise, ou tu ne comprends pas ?

 

– Je comprends bien que vous êtes fâché, mon père ; mais je me demande en quoi j’en suis la cause.

 

– Comme si tu ne le savais pas !… Assez d’hypocrisie !… Ainsi, monsieur ne trouve pas à son goût les demoiselles instruites, élégantes et bien dotées ? Il leur préfère la fille d’une folle et d’un meurt-de-faim ?

 

– Mais père, répondit le jeune homme se contenant avec peine, si vous le prenez sur ce ton, vous me permettrez de ne pas entrer en discussion avec vous, parce que je ne veux pas vous manquer de respect.

 

– Le meilleur moyen de montrer du respect à ses parents, c’est de faire leur volonté quand elle est juste, raisonnable et avantageuse pour tous.

 

– En général, cela est très vrai, père ; et je crois que jusqu’ici je vous ai témoigné mon respect de cette façon. Mais d’épouser, par respect pour vos volontés, une personne que je n’aime pas d’amour, non, je ne peux aller jusque-là.

 

– Tu comptes donc te marier avec… l’autre ?… et sans mon consentement ?

 

– J’espère l’obtenir, mon père.

 

– Mon consentement à ton mariage avec la fille de Garric ? Ah ! celle-là est forte, par exemple !… Mais tu décrocherais plutôt la lune, mon garçon.

 

– Quand vous vous serez bien renseigné, mon père ; quand vous saurez ce qu’est la jeune fille que j’aime…

 

– Je suis renseigné… C’est une effrontée… Ne va-t-elle pas chanter en public, comme une comédienne ?

 

Sophie, scandalisée, leva les bras au ciel.

 

– Est-ce chanter comme une comédienne que chanter à l’église, le jour de la fête patronale, un « O salutaris » qui a été un ravissement et une édification pour la paroisse ?

 

– Je sais ce que je dis, cria plus haut Cadet, furieux de s’être ainsi enferré… C’est une orgueilleuse, qui oublie ses origines et la situation de son imbécile de père, et qui, parce que ma sœur la bigote et mon aîné, le chasseur de papillons, la traitent comme ils ne traiteraient pas une parente, se croit une espèce de reine, se prélasse à table, à côté du fils du maire, sous le regard attendri et bénisseur de mon père tombé en enfance…

 

– Je vois, mon père, que le Rascal avait d’excellents yeux, dimanche au soir, avant que mon cousin les lui eût un peu pochés.

 

Cette ironie exaspéra le minotier.

 

– Que vient faire là le Rascal ? Est-ce que j’ai besoin de lui pour savoir ce qui se passe ?

 

– Mon père, je sens qu’il est inutile, autant que pénible, de continuer cette discussion… J’aime Cécile ; je crois qu’elle m’aime aussi. Je suis sûr que c’est une honnête fille et qu’elle sera une excellente ménagère…

 

Terral ricana :

 

– Une excellente ménagère, la fille de la Mion !… Tu es fou, fou à lier, mon garçon.

 

– Alors, mon père, j’attendrai que…

 

– Qu’est-ce que tu attendras ? interrompit impétueusement le meunier ; tu attendras… ma mort ? et celle de ta mère par surcroît ?… Tu attendras… que je sois ruiné peut-être ?… Oui, ça doit être ça… Tu penses qu’ayant beaucoup dépensé ici – pour toi, ingrat ! pour te faire le roi du pays – je ne pourrai pas tenir mes engagements… et qu’alors ?… Eh bien, même pauvre, pauvre à mendier mon pain aux portes, tu m’entends ?…

 

Sophie crut le moment venu de se poser en conciliatrice. Elle interrompit le furieux :

 

– Terral ! à quoi bon toutes ces suppositions ? Nous n’en sommes pas là ; et le chanvre n’est pas semé dont on tissera ta besace… François réfléchira. Il s’apercevra plus vite qu’il ne croit de la sottise qu’il allait commettre… Les cœurs changent…

 

– Je souhaite alors que les vôtres changent sur le compte de la jeune fille que j’aime… et, malgré tout, j’espère qu’ils changeront.

 

– C’est ça !… Il fallait bien finir à peu près comme on finit les sermons… « C’est la grâce que je vous souhaite, Ainsi soit-il ! » Les cafards de la Griffoulade ont passé par là. Ah ! ils te mèneront loin, ce jésuite en veston et cette défroquée !

 

– Assez ! assez, Terral, s’écria Sophie terrifiée… Ne mêle pas la religion aux affaires : cela ne porte pas bonheur…

 

Pour un peu, elle eût fait le signe de la croix.

 

Le meunier se dressa, comme mû par un ressort, et, sacrant entre ses dents, il monta l’escalier de sa chambre en faisant sonner les marches sous ses pas et en battant la porte derrière lui : cela finissait toujours à peu près ainsi.

 

V

 

Et ce fut bien autre chose, quelques jours après, lorsqu’arriva à la mairie l’autorisation pour Aline Terral, l’ex-Sœur Marthe, de prendre la direction de l’école libre de jeunes filles de La Capelle. Du coup, M. le maire entra dans des fureurs à faire craindre pour sa raison… Comment ! à son insu, Aline avait sollicité cet emploi, et l’académie et la préfecture, sans le consulter, lui Terral, avaient approuvé ?… Ah ! mais les choses ne se passeraient pas comme ça !…

 

D’abord il voulut courir à la Griffoulade et adresser à sa sœur de vifs reproches sur sa dissimulation… Puis il se ravisa, en songeant qu’il se heurterait à son aîné, à ce Jacques qu’il raillait de loin, mais qu’il redoutait, le sentant moralement si supérieur à lui… Il se contenta donc d’envoyer Merlin, le garde, remettre à sa destination le pli officiel… Et il courut lui-même à l’inspection académique et à la préfecture.

 

En route, il rumina sa petite catilinaire, comme font nos rustiques, – souvent à mi-voix, – quand ils se rendent au chef-lieu, qui chez l’avocat, qui au parquet, qui au Palais de Justice, de l’exposé d’un litige, d’une plainte ou d’un témoignage. Et, dans l’autobus qui le secouait et l’excitait, il se sentait très ferme et très éloquent.

 

Devant le secrétaire général, – le préfet était encore absent, – et devant l’inspecteur d’académie, – un ex-professeur à tournure d’officier de cavalerie en retraite, à la fois sarcastique et imposant, – le minuscule maire de La Capelle-des-Bois se trouva un peu décontenancé. Sa protestation qui, dans le patois du Ségala, eût été vive et savoureuse, en passant par la contrainte d’un français approximatif ne satisfit guère son auteur, et n’impressionna pas davantage les autorités.

 

On ne savait pas, en haut lieu, que M. le maire de La Capelle fût hostile à l’école libre, vu qu’il ne s’en était jamais plaint… Aussi, lorsque M. Jacques Terral, « artiste et écrivain distingué », avait demandé pour la propre sœur de M. le maire, – une religieuse maintenant laïcisée et largement diplômée, – la direction de la susdite école, l’administration avait tout naturellement pensé que M. le maire ne verrait pas avec déplaisir qu’une personne lui tenant d’aussi près fût investie des fonctions qu’elle sollicitait…

 

Que pouvait-il répondre à cela ? Certes, l’inspecteur d’académie et le secrétaire général lui avaient tout l’air de se payer sa tête ; mais quel déplorable effet produirait sur ces messieurs une opposition catégorique du frère de la nouvelle institutrice libre ?

 

Que penserait-on d’un cadet travaillant à défaire ce qu’avait fait son aîné, au profit de leur sœur commune ?… Et à La Capelle, qu’en diraient ceux, – en majorité sûrement – qui estimaient tant M. Jacques et Linou ?

 

Cadet-Terral comprit qu’il serait ridicule et même dangereux d’insister.

 

– Si cependant, ajouta le secrétaire général, dans le courant de l’année scolaire qui va s’ouvrir, M. le maire de La Capelle trouvait de graves inconvénients à l’état de choses nouveau ; si même il pensait, d’accord avec son conseil municipal, qu’il y eût lieu de demander la suppression de l’école libre, la préfecture étudierait la question avec le vif désir de la résoudre au gré de la municipalité « fermement républicaine », – on le savait, – de La Capelle-des-Bois.

 

Un peu penaud, Terral reprit l’autobus pour Fontfrège, ruminant, cette fois, la façon dont il présenterait les choses à son conseil et à ses principaux électeurs… Il ne voyait aucun moyen d’en sortir à sa gloire ; et sa colère se réveillait et s’accroissait à mesure qu’il approchait de sa maison… « Je vais donner ma démission de maire ! fit-il tout à coup à demi-voix ; il n’y a que cette façon de s’en tirer honorablement. »

 

Le fracas de l’autobus empêcha ses compagnons de route de l’entendre, heureusement !

 

« On saura ainsi, continua-t-il plus bas, que le maire de La Capelle ne se laisse pas berner. »

 

Et un moment il se complaît, dans cette belle résolution. Pourtant cela ne dure guère… Démissionner, c’est facile ; mais quel serait le résultat de cette attitude ? La préfecture s’en moquerait un peu ; et Boussaguet serait là pour prendre l’écharpe ; et quand Boussaguet, qui a de vastes domaines, de l’argent en banque, sera installé à la mairie, qui l’en délogera ?… Pas de sottise, Terral ! Tu as manqué de vigilance et de flair : avale la pilule, si amère soit-elle… Il l’avala, sans trop faire la grimace.

 

Il fit appeler sa sœur à la mairie. La pauvre fille, – qui ne se sentait pas tout à fait sans reproche, – arriva un peu épeurée. Mais Cadet joua la bonhomie :

 

– Te voilà donc, fait-il, directrice de l’École libre de La Capelle ; j’en suis heureux… Et pourtant, j’aurais le droit de me plaindre un peu, en ma qualité de maire, de tes cachotteries… Tu croyais donc que je te refuserais mon appui ?

 

– Non, mon frère… Je craignais seulement de te gêner vis-à-vis de ton parti ; et, si nous avions échoué dans nos démarches, l’humiliation en eût été pour toi.

 

– Tiens ! tiens ! pensait Cadet, pas si sotte la petite nonne de sœur !…

 

– Heureusement, tout s’est bien passé, reprit-il ; et s’il y a eu un peu trop de… discrétion de ta part, je devine à qui en revient la responsabilité : notre aîné n’a pas été avocat ni juge pour rien… Je te souhaite la santé et les forces nécessaires pour porter la charge que tu te mets sur les épaules, quand tu pouvais venir vivre tranquille chez moi.

 

– Je n’en ai pas le droit, mon bon Cadet. Je dois obéir à mes chefs.

 

M. le maire n’était pas sur un bon terrain : il termina l’entretien et s’en retourna à Fontfrège.

 

Il y eut des conciliabules, le dimanche suivant, à l’auberge des « Trois Agaces », – à présent « Hôtel du Soleil Levant » –, autour d’un civet de lièvre et d’une salade de céleri. Et l’on carda ferme la veste de Cadet-Terral. Hé quoi, non seulement il n’avait pas obtenu que l’école restât fermée, mais encore il y avait fait nommer sa sœur ? C’était un scandale, une trahison.

 

Boussaguet feignait la conciliation et le désintéressement. Il ne fallait pas brusquer les choses, ni condamner le maire sans l’entendre… Mais deux ou trois exaltés, qui savaient bien que Boussaguet ne les renierait pas, à l’occasion, – le forgeron Bousquet, dit « Bégarade », le cordonnier Pégot et l’ex-gabelou Singlart, – versèrent autant d’huile sur le feu que de vin dans leurs gosiers. Et l’on se quitta après avoir décidé de demander à Cadet-Terral des explications catégoriques, au cours de la séance que tiendrait le conseil, le dimanche suivant.

 

Un commencement d’agitation se produisit ; les boutiques des trois cordonniers de La Capelle, les forges des deux forgerons, les établis des quatre menuisiers, – sans compter les six auberges, – devinrent de sortes de clubs de Lilliput. Les ennemis de Terral firent courir le bruit que le minotier nourrissait le projet de faire, – d’accord avec le conseiller général Cuq, – transférer le siège de la commune à La Garde, où il avait ses principaux intérêts ; cela n’était pas fait pour calmer les esprits.

 

Cadet cependant ne perdait pas la tête ; et jamais il n’avait dépensé activité pareille. Tandis que son fils, après la dernière altercation familiale, se remettait à l’ouvrage du même cœur qu’auparavant, triste, mais respectueux et dévoué, Cadet activait les travaux communaux : chemins, écoles laïques, cimetière neuf à La Capelle, répartition des indemnités attribuées à la commune à la suite de grêles ou de gelées…, il avait l’œil à tout ; mettait la main à tout ; il semblait même négliger l’achèvement de son usine pour donner tout son temps à ses administrés.

 

VI

 

Jacques Terral, lui, s’était remis à la sculpture, achevant sa statuette du vieux meunier, le père Terral, qu’il traitait avec amour, avec passion, dans une note à la fois réaliste et lyrique, et dont, par extraordinaire, il n’était pas trop mécontent. Dans sa pensée, ce n’était là que le premier d’une série de types rustiques qu’il rêvait depuis longtemps et où figureraient le pâtre, le laboureur, le bûcheron, le sabotier, le forgeron, etc., toutes gens qu’à son avis les artistes professionnels visant l’Institut avaient le tort de trop dédaigner.

 

Linou, elle, se préparait à ouvrir son école. En dehors du temps – toujours considérable, consacré à ses prières, à ses visites aux malades et à ses charités, – elle passait ses journées, de concert avec l’abbé Sermet et Mme Vayssettes, la principale bienfaitrice de l’école libre, et en s’aidant de Lalie, à approprier la salle de classe, la cuisine, les chambres ; à faire exécuter quelques menues réparations aux tables, aux fenêtres et aux portes ; à faire ramoner poêles et cheminées et approvisionner le bûcher pour tout l’hiver.

 

Le soir, elle rouvrait ses cahiers, ses livres scolaires, s’efforçant de deviner ce qu’allaient être ses rustiques élèves, et dans quelle mesure elle pourrait leur distribuer son modeste savoir.

 

Parfois Cécile, sa journée achevée au Moulin, venait la surprendre dans ces occupations, apportant sous la lampe de la vieille fille le rayonnement de sa jeunesse et de sa belle confiance en l’avenir.

 

Elle finit par lui demander d’être aussi son élève, – son élève du soir – afin d’ajouter au peu qu’on lui avait appris. Aline lui prêta quelques livres, quelques cahiers, lui indiqua quelques exercices à faire ; et elle remarqua bientôt l’ardente soif d’apprendre qui animait cette fille d’illettré. Il lui en vint des scrupules : si elle allait contribuer, sans le vouloir, à faire de cette enfant si richement douée une vaniteuse, une déclassée, – ou, tout au moins, une jeune fille moins simple, moins naturelle ?… Jacques, consulté sur ce point, recommanda beaucoup de prudence, et conseilla de modérer l’ardeur de Cécile à l’étude plutôt que de l’exciter. Il se chargea de la mettre lui-même en garde contre la fatigue qui pourrait résulter de ce labeur de la nuit s’ajoutant à celui du jour. La cuisine, la basse-cour, le jardin, le moulin, – les livres par là-dessus… ce serait un surmenage dangereux pour une jeune fille… Elle ne voulait pas tomber malade, n’est-ce pas ? Car que deviendrait alors son père ?

 

Il engagea aussi François d’user de son influence d’amoureux pour faire comprendre à la jolie meunière qu’avec quelques lectures et un peu de calcul elle en saurait assez pour être la femme de ses rêves. Et Cécile, par déférence pour M. Jacques, par obéissance pour Marthe et par amour pour François, se résigna vite à ne pas devenir savante…

 

Les journées coulaient, monotones, très douces dans leur monotonie. Ce mois de septembre est vraiment délicieux dans nos villages du Ségala. Les émigrants bruyants et poseurs, sont repartis pour Paris ou pour Béziers, après s’être un peu refait l’estomac et dégourdi le jarret. Ceux d’entre eux qui appartiennent à des familles de petits terriens besogneux, – et c’est le plus grand nombre – ont laissé une maigre pièce d’argent ou d’or dans la main de leur vieille mère, et abandonné quelques nippes usagées à des sœurs ou des frères plus jeunes ; quant au père, à qui ils ont magnifiquement offert une pipe, ou une cravate pour les dimanches, en les voyant tourner les talons, il soupire, résigné, un peu sceptique : « Il paraît qu’ils n’ont pas encore fait fortune… Ils en prendraient, si on leur en donnait… »

 

Alors, comme il ne reste au village que ceux qui n’ont pu le quitter : les vieillards à moitié perclus, en quête, selon les jours et les heures, du mur à l’ombre ou de la griffoule au soleil ; les petits pâtres nécessaires à la garde des troupeaux, quelques artisans sérieux et les rares sages qui préfèrent rentrer leurs regains et faire les premières semailles, le village reprend son aspect du vieux temps, sa vie paisible et lente, ses bruits familiers du marteau sur l’enclume, du char cahotant sur les pierres, du bouvier appelant ses bœufs, du chien ramenant le troupeau, et, au crépuscule, les fanfares des oies et des canards se hâtant vers la provende.

 

Sous un ciel d’un bleu atténué, parfois légèrement moucheté de cumulus, dans une lumière poudrant d’or les bois et les coteaux, il fait bon vaguer, sous prétexte de chasse, de cueillettes de noisettes ou de champignons, ou même, sans prétexte aucun, le corps imprégné de tiédeur et le cœur de sérénité.

 

Aussi, Jacques Terral désertait assez souvent son petit atelier, prenait un fusil dont il savait qu’il ne se servirait pas, un calepin où pouvoir croquer quelque silhouette rencontrée en plein champ, et faisait de longues promenades, essayant d’y entraîner Linou, qui résistait, la discipline monastique lui ayant enseigné à se garder de la nature et du rêve… Elle grondait même son frère de cette vie un peu molle où il s’enlisait : « Travaille ! lui disait-elle ; sculpte, écris, bêche ton jardin ».

 

Il haussait les épaules, en murmurant : « À quoi bon ? »

 

Comme septembre est généralement, au moins dans sa première moitié, un des mois les plus secs de l’année, et que les eaux sont très basses, le père Terral et Garric en profitent pour exécuter quelques réparations à la chaussée de l’étang. Cette vieille chaussée, en simple terre battue soutenue par deux murs en talus, avait la solidité de l’épaisseur et de la masse. Pourtant, les aulnes et les noisetiers qu’on y avait laissé croître et les cerisiers qu’on y avait plantés, parce que tous les Terral, avant Cadet, avaient aimé les arbres, du levier de leurs racines finissaient par desceller et faire choir dans l’étang quelques-unes des grosses pierres qui le bordaient et qu’il était prudent de remplacer. Trois ou quatre terrassiers ou maçons, aidés de Jeantou, procédaient à cette restauration que, malgré ses quatre-vingt-trois ans, Terral dirigeait encore avec compétence. Il se bornait, bien entendu, à des conseils, et passait presque tout le temps assis, son bâton entre les genoux, sur quelque tronc de hêtre ou de chêne que guettait la scierie.

 

Les vieux du village venaient l’y rejoindre, bavarder, évoquer des souvenirs : les « Te souviens-tu ? » font pendant aux « M’as-tu vu ? » Il y avait là, dans sa soutane verdie et râpée, et sous sa calotte crasseuse auréolée de longs cheveux blancs frisés, l’abbé Le Crouzet, le vieux curé redevenu un peu enfant, toujours rieur, curieux de tout, aimant à parler toujours de sa folle ânesse, de ses abeilles et de ses pommiers ; Roudier, l’ancien charron, à la vaste poitrine d’où sortait jadis une voix tonitruante, aujourd’hui cassée, aux bras pareils à deux jantes de ses roues et terminés par des mains larges et verruqueuses aux doigts écartés et raidis… Il avait tant travaillé, tant hurlé dans les auberges et les églises, tant bu surtout, qu’il en était devenu presque aphone et à moitié paralysé. Il disait de lui-même : « Je ne suis plus qu’un vieux châtaignier creux, un biel castanié curat. »

 

À côté de lui, le long Jean-Jean, resté droit comme un peuplier, en dépit de ses quatre-vingt-quatorze ans, et si maigre, si décharné, l’air de marcher sur des échasses, de porter sa tête au bout d’une pique, et d’en laisser tomber, d’une petite voix de fausset, des propos souvent salés.

 

– Voilà le cercle des invalides presque au complet, fit Terral quand tous se furent assis.

 

En ce moment, Garric, qui servait de manœuvre aux maçons, passa devant les quatre vieux, brouettant avec effort quelques grosses pierres… Il s’arrêta, salua et souffla un peu.

 

– C’est bien aimable à vous autres, dit-il enfin, de venir nous voir peiner ; mais ce serait encore mieux si vous nous aidiez un peu.

 

– Nos langues seules sont restées valides, répondit Jean-Jean ; et encore celle de Le Roudier « fait lundi », paraît-il.

 

Le gros charron, d’une voix éraillée et graillonnante, répliqua :

 

– Je n’ai jamais été un bavard comme toi, Jean-Jean. Aussi M. le curé m’a dit que j’aurais moins de comptes à rendre, au jour du Jugement dernier.

 

Garric reprit les mancherons de sa brouette et s’éloigna lentement.

 

– Tu ne trouves pas, meunier, demanda Jean-Jean à Terral, que ton Jeantou a l’air triste et las depuis quelques jours ?

 

– Je n’ai rien remarqué de pareil.

 

– Et moi si, s’obstina Jean-Jean… Et je crois que c’est le retour de son « ancienne » qui en est la cause.

 

– Son « ancienne » ? interrogea le curé surpris.

 

– Tais-toi, Jean-Jean ! fit Terral… Tu ne sais ce que tu dis… Mais on n’arrêtait pas Jean-Jean quand il était lâché ; aussi poursuivit-il :

 

– Comme si tout le monde ne savait pas que Garric courtisait ta cadette avant quelle allât au couvent ? Alors, de la revoir, lui veuf et encore solide… ça doit lui remuer quelque peu le cœur à ce brave Jean ; vous ne croyez pas ?… L’été de la Saint-Martin, quoi !…

 

Le curé prenait un air un peu scandalisé :

 

– Jean-Jean, vous n’êtes qu’un fou et un badaud…

 

Et pourtant, il disait vrai, sous une forme vulgaire et brutale, le vieux Jean-Jean. Garric n’était plus le même depuis le retour de Linou. Non qu’il osât effleurer la petite nonne d’aucune pensée offensante : une religieuse, même ayant quitté son voile, c’était pour lui quelque chose de sacré, une créature hors de l’humanité… Mais il n’en était pas moins troublé. Ses goûts de solitaire un peu taciturne, se mêlant le moins possible à la vie commune, contribuaient à entretenir ses rêveries, et à leur donner un objet unique : Linou… Et bientôt, ses muscles eux-mêmes se ressentirent de cet état de marasme moral ; il lui semblait que ses forces diminuaient, l’abandonnaient… Il ne s’en ouvrait pourtant à personne. À qui, d’ailleurs ? Le vieux Terral n’y aurait rien compris ; le curé, non plus… Ah ! si M. Reynès eût été encore là !… Mais il était mort depuis longtemps… Et Jean se repliait sur son secret.

 

De sa maisonnette de La Griffoulade, qui touchait presque à l’étang, Jacques Terral entendait vaguement les propos qu’on tenait sur la chaussée de l’étang ; il quittait son atelier et s’en venait bavarder avec son père et les travailleurs, et aussi avec les bons anciens que ses souvenirs classiques lui faisaient comparer aux vieillards d’Homère près des Portes Scées. Dès que le long Jean-Jean le vit approcher, il mit un doigt sur ses lèvres :

 

– Chut !… M. Jacques !… Attention de ne pas en lâcher de trop raides… M. le curé les supporte, lui, parce qu’il en a entendu d’autres au confessionnal ; mais M. Jacques…

 

– Les juges et les avocats, répondit Le Crouzet, en entendent autant que nous.

 

– Bonjour, père ; vous allez bien ?… Bonjour, mes amis, dit Jacques, saluant à la ronde. Je vous entendais de mon galetas, mais mal… De quoi parliez-vous donc ?

 

– Oh ! de choses et d’autres, mais toutes sans grand intérêt. De quoi parler, à notre âge ? On barbote dans les souvenirs, comme les maçons de votre père dans la vase et le mortier.

 

– Comment ?… Mais il n’y a rien de plus intéressant que les souvenirs… Que serait la vieillesse sans cette ressource ?… Je voudrais bien connaître un peu votre histoire à tous, et même la mettre par écrit.

 

– Si cela peut vous faire plaisir, monsieur Jacques, nous viderons, à tour de rôle, notre sac devant vous… Ça sera long, par exemple : à moi seul il me faudra plusieurs jours…

 

– Tu voudrais encore nous assommer du récit de tes campagnes d’Afrique ? protesta Le Roudier.

 

– Non, répliqua Jean-Jean ; c’est perdre son temps et sa salive que parler batailles à ceux qui, comme toi, ne se sont battus qu’avec la bouteille et le chanteau… Je ne veux raconter que ce qui m’est arrivé dans le civil ; c’est assez bon pour un charron, un tonsuré et un meunier qui ne fut pas soldat parce qu’il passerait debout et casqué entre mes jambes, sans même se baisser.

 

– Qu’il est mal embouché, ce Jean-Jean ! dit le curé. Et le père Terral d’ajouter :

 

– Voudriez-vous que d’un sac de charbon il sortît de la farine ?

 

Jacques, qui réfléchissait en regardant curieusement ce quatuor pittoresque, étendit la main :

 

– Écoutez, mes braves ; il y aurait un moyen de tout arranger… Voulez-vous que je fasse vos portraits, là, tous ensemble, tels que vous êtes en ce moment ?

 

Ils se regardèrent, surpris… Leurs portraits ?

 

– Pas vos portraits en couleur, bien sûr, reprit Jacques, car je ne suis pas peintre ; je vous ferai, d’abord en argile ; ensuite…, je ne sais trop, en plâtre, en bois, en pierre du Lagast, au besoin, – quoi qu’elle soit un peu dure – Et pendant que je travaillerai, vous me raconterez ce que vous avez fait, ce qui vous est arrivé. Ce sera charmant… Qu’en dites-vous ?

 

– On ne se fait guère « tirer son portrait » quand on est f… comme nous, observa Le Roudier en montrant sa blouse déchirée et son pantalon frangé du bas.

 

– Ni quand on a une vitre cassée comme le meunier… Moi encore passe, je suis resté assez beau garçon ! N’est-ce pas, monsieur Jacques ? ricanait Jean-Jean.

 

– Vous avez tort de vous moquer, Jean-Jean, reprit Jacques ; la figure humaine est surtout intéressante lorsqu’on a beaucoup vécu, beaucoup souffert, et que l’âme apparaît à travers le corps usé.

 

– Oh ! bien, dit le vieux Terral, si tu veux faire le portrait de nos âmes, il conviendrait, au préalable, que nous les fassions un peu nettoyer par M. le curé…, celle de Jean-Jean surtout…

 

Jean-Jean allait riposter, Jacques l’arrêta.

 

– C’est entendu, n’est-ce pas, mes amis ? nous commencerons demain, ici même… Je ferai descendre par Jeantou une brouettée de terre glaise… et aussi quelques bouteilles pour humecter vos gosiers… Préparez-vous à me conter de belles histoires…

 

Cécile apparut sur la chaussée, portant le goûter aux travailleurs. En passant, elle déposa une bouteille de vin et un verre sur une pile de planches, à côté du « roui » de chêne où étaient assis les quatre vieux.

 

– Voilà pour vous, dit-elle, rieuse…, vous avez bien gagné de boire un coup… Je n’ai qu’un verre, par malheur…

 

– Il suffira, ma jolie, fit Jean-Jean ; aucun de nous n’est ladre… Et il versa à boire à la ronde, en commençant par M. Jacques… Le curé refusa : il ne buvait jamais de vin.

 

– Vous êtes toujours à l’eau de pruneaux ? lui demanda Jean-Jean ; ça doit vous tenir le ventre libre et la voix claire.

 

– Espèce de fou et de badaud, répliqua M. Le Crouzet.

 

– Voilà tout son bréviaire ! fit l’autre : fou, badaud ; on ne le sort pas de là. De gros rires éclatèrent ; Jacques y mêla le sien ; puis, s’adressant au curé :

 

– Quelle mauvaise langue, que ce Jean-Jean !…

 

– Lui ? Il sera damné comme un cent de chenilles, conclut le bon curé.

 

VII

 

Le dimanche suivant, les radicaux du conseil municipal, ainsi qu’ils l’avaient décidé au cabaret du « Soleil Levant », mirent M. le maire sur la sellette au sujet de l’école libre. Cadet-Terral, peu endurant de sa nature et que les résistances de son fils et des soucis d’argent tenaient depuis quelque temps en mauvaise humeur, manqua totalement de diplomatie, le prit même de haut, prétendit ne vouloir endosser en rien la responsabilité des actes de la préfecture… Il alla jusqu’à déclarer qu’au surplus il n’était pas fâché de la nomination d’Aline, – non parce qu’Aline était sa sœur – mais parce que la concurrence valait mieux que le monopole, à l’école comme ailleurs, et qu’il était pour la liberté d’enseignement.

 

La majorité lui donna raison ; mais les trois dissidents – poussés en sous-main par Boussaguet, adressèrent au préfet leur démission motivée. L’agitation grandit, et Cadet-Terral se prépara à la lutte ; après tout, c’était une bonne occasion de chasser du conseil une minorité gênante, et d’écraser dans l’œuf les ambitions de Boussaguet.

 

Cependant, la rentrée des classes avait lieu. La porte de la maison Vayssettes, où se tenait l’école libre, vit se grouper une vingtaine d’élèves… Et que serait-ce à la Toussaint qui, de temps immémorial, est, dans nos pays, la vraie date de la rentrée scolaire ?

 

Linou s’aperçut qu’elle aurait fort à faire et que, lorsque l’effectif aurait doublé ou même triplé, la tâche deviendrait écrasante. Mais cela ne lui déplut point, tant s’en faut… Justement il lui était venu des scrupules de mener, à La Capelle, une vie trop douce et trop reposante sur une route trop unie ; enfin, le chemin du salut allait se rétrécir de nouveau, et les pierres et les ronces s’y hérisser ; elle en remercia le Ciel.

 

De plus, elle déclara à Jacques qu’elle entendait se loger à l’école même et, un peu aidée par Lalie, y préparer et y prendre ses repas.

 

Jacques protesta, prétendit que c’était là un moyen détourné de reprendre des pratiques de jeûne et d’abstinence, incompatibles avec la rude besogne de l’enseignement… Aline tenait bon.

 

– Eh bien, et moi alors ? fit Jacques tout penaud.

 

– Je te prêterai Lalie durant les heures de classe.

 

– C’est ça ; je dînerai à dix heures du matin et souperai à trois heures du soir !

 

On transigea : jusqu’à la Toussaint, Aline continuerait à aller souper à la Griffoulade, d’où Lalie la ramènerait coucher à la maison Vayssettes… Plus tard, on verrait…

 

Octobre fut presque aussi doré et aussi sec que septembre. La restauration de la chaussée se poursuivit. Les quatre « Vieux de la Vieille », comme les appelait Jacques, furent fidèles à son appel, burent son vin et lui racontèrent des histoires du temps passé : histoires d’enfance, de vie pastorale, de chasse, de pêche ; Jean-Jean parla de la prise d’Alger et de Constantine… Il y mêla des aventures amoureuses, un peu libres, qui soulevaient les protestations indignées du vieux curé, lequel levait les bras au ciel et perdait la pose.

 

– M. le curé, lui disait plaisamment Jacques, puisque vous avez des ruches, vous devriez vous mettre de la cire dans les oreilles, comme faisait un certain Ulysse dont vous avez lu les aventures, au collège.

 

– C’est une idée, M. Jacques, il faudra que j’en essaye demain…

 

Le groupe commençait à prendre tournure… Ce ne serait pas les « Bourgeois de Calais », certes, mais enfin !… Il va sans dire que les quatre vieux refusaient de se reconnaître dans ces silhouettes sommairement indiquées, mais Jacques, satisfait des attitudes et du mouvement, se bornait à leur répéter :

 

– Patience ! patience !… Vous n’êtes pas devenus ce que vous êtes en une semaine, n’est-ce pas ?… Vous ne serez bientôt que trop ressemblants.

 

Et les ouvriers de Terral, et Jeantou et Cécile, et les rustiques allant à leurs prés ou à leurs champs, ou venant porter leur blé au moulin, et surtout les laveuses se rendant au lavoir, stationnaient et musaient devant cet atelier en plein air, faisaient mille réflexions piquantes, idiotes ou saugrenues, pour la plus grande joie de l’artiste et de ses modèles…

 

L’instituteur de La Capelle, M. Martinenq, y vint aussi, deux ou trois fois, le jeudi, très intéressé par la pratique d’un art nouveau pour lui.

 

C’était un jeune maître comme il en faudrait beaucoup dans nos campagnes. Instruit, consciencieux, il conservait, parmi les intrigues villageoises, les passions politiques et religieuses du temps, une grande réserve et une fière indépendance. Aussi n’était-il pas tout à fait le secrétaire de mairie selon le cœur de Cadet-Terral ; et le député lui en voulait un peu de ne pas à l’occasion, se transformer en agent électoral à son profit. Mais M. Martinenq se confinait dans ses fonctions. Il n’allait pas à la cure, mais il n’entrait pas non plus dans les auberges.

 

Il adaptait les programmes officiels autant que faire se pouvait à son auditoire campagnard. Prêchant d’exemple, il tournait et retournait son jardin sous les yeux de ses écoliers et avec l’aide des plus grands. Il leur enseignait à semer, à planter, à greffer et à tailler les arbres fruitiers, à élever des abeilles. Il leur inspirait surtout l’amour du sol, la bonté pour les animaux domestiques et même pour les bêtes sauvages inoffensives ; il était parvenu à obtenir le respect des nids, – résultat admirable dans un pays où les marmots sucent la passion du braconnage au sein de leur nourrice.

 

Il s’était toujours abstenu de se lier avec Jacques Terral, sachant à celui-ci des idées et des sentiments à l’opposé de ceux de son Cadet, et ne voulant pas qu’un secrétaire de mairie pût être soupçonné de frayer avec les réactionnaires ; mais il avait lu et goûté « Les Castagnaïres » ; et le jour où Jacques s’était avisé de faire du modelage artistique en plein air, il en avait profité pour approcher, sur le terrain neutre de la voie publique, un homme en qui il admirait un écrivain régionaliste délicat et savoureux.

 

Il sut témoigner à Jacques Terral son admiration, simplement, franchement, sans ombre de pédantisme ni de flagornerie.

 

Mais voilà qu’un jour le vent d’autan, – le vent qui dépouille les hêtres, achève de mûrir les châtaignes et les noix, – accourut de la mer, par-dessus les chauves Cévennes et balaya de ses rafales la chaussée de l’étang. Il fallut interrompre les séances.

 

Puis le froid se fit sentir, et enfin les brouillards, préludes de la Toussaint, noyèrent tous les contours.

 

Enfin, Jacques Terral qui, d’ailleurs, se sentait malheureux de n’avoir presque plus chez lui sa petite Aline, annonça qu’il allait s’absenter.

 

– Vois-tu, disait-il à sa sœur , je suis comme certains oiseaux qui, à l’automne, se brisent la tête aux barreaux de leur cage, si l’on veut les empêcher de prendre leur volée.

 

– Où vas-tu ?

 

– À Rodez, d’abord, où j’ai quelques amis ; je veux savoir où en est mon ami Firmin, le sculpteur sur bois, de l’exécution de la statuette que je lui ai confiée pour l’église de Saint-Sauveur… Ensuite, je pousserai jusqu’à Mende, ma dernière résidence de juge, où m’attend une chère tombe que je n’ai pas visitée depuis longtemps… Je reviendrai dans… trois semaines.

 

– C’est bien vrai, ce que je tu dis là ?

 

– Je te l’affirme…

 

– Tu n’oublies point, je suppose, l’œuvre que nous avons entreprise, et qui consiste à réunir notre famille divisée…

 

– Je n’oublie rien, petite sœur… Mais, en ce moment, il convient de marquer un peu le pas ; de petits événements se préparent qui peuvent être gros de conséquences : d’abord des élections municipales complémentaires… Il vaut mieux que je ne sois pas là. Cadet croirait que je lui fais de l’opposition, parce que je m’abstiendrais ; il est si ombrageux !

 

– Et notre vieux père ? Il va être bien peiné par ton départ.

 

– Je lui avais déjà fait pressentir ma courte absence. Il est bien portant, bien entouré, bien soigné… S’il se produisait quelque accroc, tu me télégraphierais… et je serais là le lendemain.

 

Ce que Jacques ne disait pas à sa sœur, c’est que, – tout en contentant son pressant besoin à lui, de changer un peu de place, – il voulait la laisser, elle, organiser à son gré sa nouvelle vie et son œuvre, sans avoir l’air d’y être pour quelque chose, sans paraître jouer un rôle d’inspirateur et de conseiller. On le traitait, ici et là, de rêveur ; et, au village, comme ailleurs, les rêveurs manquent d’autorité ; on les trouve parfois agréables, on les écoute volontiers, on leur fait des politesses, mais on ne suit pas leurs directions, et on se méfie de ceux qui les suivent.

 

Aline, si pieuse, si modeste, si charitable et si courageuse, ne portant ombrage à personne, était mieux qualifiée pour jouer le rôle de petite Providence qu’il lui avait assigné.

 

Avant de partir, toutefois, il écrivit à son neveu de venir à La Capelle le dimanche suivant ; il ne voulait pas s’absenter sans avoir encore causé avec lui de ce qui leur tenait au cœur à tous les deux. Ensuite, il profita d’une dernière journée calme et ensoleillée pour aller dire adieu à sa chère Durenque et à son bois de Roupeyrac. Il prit son fusil, pour se donner un prétexte et une attitude, descendit le cours du ruisseau, suivant tous ses méandres, revoyant les « gourgues » sombres et les « rajols » écumeux où, avec son père et ses oncles, enfant, il avait pêché des truites ; puis, arrivé au fond du bois, au confluent de la Durenque et du Jabru, il abandonna ruisseaux et prés pour remonter à travers la forêt.

 

Il s’engagea sous les futaies de hêtres et de chênes que l’automne effeuillait après les avoir parés d’or et de pourpre durant quelques semaines.

 

L’autan agitait les cimes dont il jouait comme d’une harpe géante ; chaque rafale semblait en tirer un nouveau couplet, lequel répétait le précédent, avec un accent plus grave, plus profond et plus triste à mesure que le jour descendait. Mélopée merveilleuse, et sur laquelle le rêveur peut broder tous ses rêves. Jacques s’y abandonnait tout entier, revivant ses jeunes années, son enfance de dénicheur, l’oreille tendue au chant du loriot, à la plainte aiguë du merle tremblant pour sa couvée et la révélant ainsi au ravisseur… ensuite son adolescence amoureuse de chimères, enivrée de la lecture de Châteaubriand dont il allait se récitant tout haut des pages sur l’appel des cloches, ou sur les migrations des oiseaux… Partout, toujours, il avait gardé dans l’oreille cette voix émouvante de la forêt natale, cette berceuse de l’enfant, cette consolatrice de l’homme touchant à son déclin. Elle semblait aujourd’hui lui dire :

 

« Où t’en vas-tu encore ? Où seras-tu mieux qu’ici ?… Ne devrais-tu pas renoncer à ces velléités de littérature et d’art, et venir passer dans mes clairières tant d’heures ailleurs perdues ?… » Et les vers de son compatriote lui remontaient aux lèvres :

 

Forêt tendre, forêt humaine, forêt sainte !

 

Il remarquait avec peine qu’en maints endroits on l’avait mutilée ; et que, si l’ensemble de ses dômes, vu de loin, était à peu près le même qu’au temps de sa jeunesse, bien des colonnes pourtant en avaient été renversées. Là où de petits terriens possédaient des parcelles, tous les gros arbres à peu près avaient disparu, faisait place à des taillis, à des fourrés de houx et de bruyères où, disait-on, les sangliers ont remplacé les loups.

 

Le principal lot, celui qui appartenait à Boussaguet du Sérieys, avait été mieux conservé. On y avait pratiqué des coupes, certes, installé une scierie à vapeur et des charbonniers, mais le tout assez intelligemment pour sauvegarder l’avenir. Et encore là, que d’arbres absents auxquels Jacques avait grimpé pour dénicher des geais ou des écureuils !… Pourtant, voici deux hêtres qu’il reconnaît. Un jour il s’appliqua à graver son nom dans leur écorce blanche et lisse, et un prénom de jeune fille, Marie, au-dessus du sien. Et les noms y sont encore, mais en lettres allongées, élargies, déformées, indéchiffrables pour tout autre que lui. La jeune fille mourut à vingt ans ; lui en a soixante ; les hêtres en ont trois cents et en vivront encore autant, si la cognée ne supprime ces deux fiers témoins d’une humble idylle dès longtemps effacée.

 

QUATRIÈME PARTIE

 

I

 

Près de deux mois se sont écoulés depuis le départ de Jacques qui avait promis de revenir dans trois semaines ! Il a écrit à Linou que quelques affaires le retenaient au chef-lieu plus longtemps qu’il n’avait pensé.

 

À La Capelle, la crise municipale s’est aggravée d’incidents électoraux assez violents. Les trois conseillers démissionnaires se sont représentés, criant bien haut que leur réélection serait la condamnation de la majorité du conseil et du maire Terral. La lutte a été très vive ; les deux partis ont failli plusieurs fois en venir aux mains… On a arraché de leurs lits les malades, les infirmes du coin du feu ; et, sur des carrioles, on les a emportés voter.

 

À six heures, le dépouillement a commencé, au milieu d’une animation et d’une acuité de surveillance extraordinaire des deux côtés. Vers le milieu de l’opération, il devient probable que la liste patronnée par le maire sera battue… Soudain, quelqu’un souffle les bougies… Des cris s’élèvent… Une lutte terrible s’établit autour de l’urne… On rallume ; et les adversaires du maire, d’une poussée formidable, écartent ses partisans, ramassent les bulletins épars sur la table, les enferment dans l’urne, la cadenassent et la montent dans la salle de la mairie, sommant Cadet-Terral d’en assurer la garde, en attendant qu’on puisse la porter à la préfecture.

 

Or, le lendemain matin l’urne avait disparu. Parquet, gendarmerie accourent et enquêtent en vain. Les deux partis s’accusent réciproquement… On n’arrive qu’à une certitude : c’est Rascal qui a éteint les bougies pendant le dépouillement. Or Rascal est un des hommes du maire, et le maire n’a pas su empêcher le vol de l’urne… Les journaux du chef-lieu font un tel tapage autour de l’incident, que la presse parisienne elle-même croit devoir s’en occuper. Résultat : le maire de La Capelle est révoqué ; et Rascal, à qui on n’a pas pu prouver la soustraction de l’urne, est condamné, pour avoir éteint les chandelles, à quinze jours de prison avec sursis…

 

Et nous voici à la veille de Noël. Les « trignons » des cloches l’ont, comme de coutume, annoncé, treize fois de suite, à dix heures du soir, jusqu’au fond des plus lointains hameaux.

 

Linou, quoique écrasée de besogne par le nombre croissant de ses élèves, – dont plusieurs prenaient pension et couchaient à l’école, à cause des gros temps, – s’occupait encore de seriner aux plus grandes quelques cantiques pour l’office de minuit. Elle avait enrôlé naturellement Cécile pour renforcer le chœur des fillettes, et pour qu’elle chantât le « Noël » d’Adam. Tout marchait à souhait… Mais ce Jacques, ce vilain grand frère aîné, qui ne serait pas là pour encourager la petite maîtrise naissante ! Qu’est-ce qui pouvait le retenir au loin… si longtemps ?

 

Le bruit s’étant répandu que Linou ferait chanter ses jeunes filles à la messe de minuit, bien des gens des paroisses voisines, malgré la neige emplissant les chemins et la glace perfide cachée dessous, s’en vinrent assister aux « Matines » de La Capelle. Peu ou point de ces paroissiens qui jadis s’éclairaient rustiquement d’un tison à demi consumé qu’ils ravivaient en le faisant tournoyer dans leurs poings : les lanternes avaient remplacé ces torches primitives ; mais les groupes qu’elles guidaient à travers combes et bois, ne manquaient ni de foi ni de pittoresque.

 

L’église fut bondée, à la grande joie de l’abbé Sermet, qui, ardent et glorieux, aspirait à éclipser, même avant d’être curé titulaire, ses confrères du voisinage. Déjà, nous avons vu qu’il avait apporté à son église des embellissements d’un goût déplorable, mais qui provoquaient l’admiration des foules. On disait qu’il n’y avait pas, dans tout le Ségala, d’église mieux ornée que celle de La Capelle. Il voulait qu’on dît demain que nulle part on ne pouvait chanter une aussi belle messe de minuit.

 

Inutile d’ajouter que François était monté de Fontfrège pour entendre et apercevoir son amoureuse… Cadet, qui ne décolérait point depuis sa révocation, avait bien tenté de retenir son fils à la maison. Mais le jeune homme avait fermement déclaré qu’il voulait, comme beaucoup de gens de La Garde, aller entendre le « Noël » d’Adam, et les écolières de tante Linou.

 

– Alors, ne t’étonne pas, avait répondu le meunier furieux, de trouver encore porte close à ton retour.

 

– Je vous remercie de me prévenir, mon père ; je coucherai là-haut, chez l’oncle Jacques…

 

– Tu coucheras là-haut ?… À ton aise… Aussi bien, finiras-tu par y demeurer tout à fait ; c’est bien ton intention, n’est-ce pas ?

 

– Pas à moins que vous ne me chassiez de chez vous, mon père.

 

– Ne me défie pas trop, tu sais !

 

– Eh bien, Terral, intervint Sophie, qu’est-ce que cela signifie ? Une querelle encore, et la veille de Noël ! Tu es donc abandonné de Dieu et des hommes ?

 

Il crispa les poings et ouvrit la bouche pour jurer ou blasphémer, mais la referma sur un vague grognement : il avait, plus que jamais, à ménager sa femme, à l’heure où M. Vergnade allait exiger le remboursement des sommes prêtées pour la construction de l’usine…

 

À l’église de La Capelle, l’office de Matines eut tout l’éclat et tout le charme qu’on en attendait. Cécile chanta :

 

Minuit chrétien, c’est l’heure solennelle…

 

de sa voix grave de contralto, où elle faisait passer une émotion pénétrante et communicative. Ce fut bien autrement impressionnant que le « O salutaris » de la saint Loup. Et lorsque s’envola, triomphant, le refrain :

 

Noël ! Noël ! voici le Rédempteur

 

qu’elle lança, – elle si timide et si tremblante l’autre fois, – la poitrine en avant, la tête renversée et les yeux au ciel, l’effet fut extraordinaire ; tous en eurent le frisson, et beaucoup pleurèrent de douces larmes.

 

Les chantres au lutrin, les rustiques à la tribune et au fond de l’église, les jeunes écolières dans la chapelle de la Vierge où Linou avait installé une crèche naïve, tous rivalisèrent d’ardeur dans l’exécution des psaumes, des hymnes et des cantiques.

 

J’entends là-bas, dans la plaine,

Les anges descendus des cieux…

 

termina la fête ; et quand on en vint au refrain : « Gloria in excelsis Deo ! » tous, hommes et femmes, jeunes et vieux, s’en mêlèrent, au risque d’en rompre un peu le mouvement et la justesse. Et ce fut formidable, au point que, malgré portes et fenêtres closes, on en perçut les échos jusqu’au cabaret le plus proche, où des buveurs, qui n’avaient pas attendu l’heure classique du réveillon, s’arrêtèrent de brailler et de boire pour écouter le chant divin venant jusqu’à eux.

 

– Voilà le résultat de la loi de séparation, remarqua un libre-penseur dit « le Parisien » ou « le Petit Père » ; l’église est plus remplie qu’auparavant, et on y chante mieux.

 

– Les cabarets aussi sont plus remplis, riposta Rascal, qui jouait à la manille dans un coin, avec quelques acolytes de son espèce ; et on y boit davantage… Ainsi tout le monde est content…

 

Au porche, François guettait la sortie d’Aline et de Cécile ; dès qu’elles parurent, il se précipita et en prit une sous chaque bras… Mais Cécile se dégagea doucement : « Oh ! François… on nous regarde… »

 

– Tu as assisté à l’office, mon neveu ? demanda Aline.

 

– Bien sûr ! Pensez-vous que je laisserais échapper l’occasion d’entendre chanter de belles Matines ?… Il n’y a qu’à La Capelle qu’on trouve cela, ma tante, et grâce à vous…

 

Cécile, émue et reconnaissante, achevait dans son cœur la phrase de son ami. Et Linou disait à François :

 

– Je voudrais bien croire que c’est seulement par dévotion que tu es venu… Enfin, puisque te voilà, descends jusqu’à l’école. Lalie est déjà en train de faire chauffer un peu de soupe et de griller une saucisse – tout notre réveillon à nous : tu en prendras ta part, et Cécile aussi.

 

– Oh ! impossible, fit la jeune fille, mon père s’alarmerait s’il ne me voyait pas redescendre avec ceux du Sérieys et du Verdier.

 

– On t’accompagnera… Lalie est courageuse…

 

– Et je suis là aussi, s’empressa d’ajouter François.

 

– Mais que penserait mon père de ce retard ?

 

– Je vais lui en expliquer la cause, et je reviens… Et l’amoureux partit en courant.

 

Pauvre réveillon, en effet, que celui de Linou ! Mais les amoureux ne songeaient pas à la chère… Se retrouver, là, sous la cheminée où flambait un bon bois de hêtre ; se regarder et se sourire, n’osant parler d’amour devant celle qui chaperonnait leur idylle, mais la voulait aussi chaste que l’avait été la sienne ; écouter siffler la bise sur la neige et chanter la bûche dans ce foyer d’une heure, en rêvant de celui, bien plus durable, qu’ils fonderaient plus tard… Quelle fête pour eux eût valu celle-là ?

 

Hélas ! elle fut courte : deux heures sonnèrent à l’horloge et Cécile voulut à tout prix rentrer au moulin. François réitéra son offre de la reconduire ; mais la jeune fille refusait sachant bien que ce tête-à-tête déplairait à Linou… On transigea : Lalie accompagnerait Cécile jusqu’au bas de la côte, où sûrement Garric guettait son arrivée ; et François, du haut de la montée qui est en droite ligne, surveillerait leur descente et le retour de Lalie.

 

Ainsi fut fait. Les amoureux se quittèrent sur un long et tendre serrement de main, – on s’embrasserait le 1er janvier – et les deux femmes descendirent d’un bon pas.

 

Il y avait de la neige sur le chemin ; mais la lune était au ras de l’horizon et n’éclairait que de biais et assez faiblement.

 

Et, tout à coup, au moment ou Cécile et Lalie se donnant le bras longeaient les vieux houx qui bordent une partie de la côte, en face même de la barrière à claire-voie donnant accès à la maisonnette de Jacques Terral, elles poussèrent un cri de terreur : un homme, qui se tenait blotti entre les troncs de la « griffoule », s’était élancé sur elles, écartant la vieille fille et, d’une poussée, l’envoyant rouler sur la neige, et cherchant à embrasser Cécile affolée.

 

– Des lèvres de belle dévote, une nuit de Noël, grognait-il de sa voix d’ivrogne, en voilà un réveillon !…

 

Au double cri, François s’était élancé. En dix secondes il était sur le bandit, le saisissait par derrière, à la nuque et, d’un coup de genou dans les reins, le ployait et l’étendait sur le dos. Lalie s’était relevée et criait à être entendue de la moitié du village. François, dont la colère décuplait les forces, avait noué ses doigts au cou du misérable, qui râlait.

 

– Ne le tuez pas, François ! ne le tuez pas ! implorait Cécile.

 

– Arrache-lui d’abord cette espèce de masque, disait le jeune homme haletant.

 

Et Cécile enlevait le cache-nez dont l’apache s’était caché le haut et le bas de la figure.

 

– C’est Rascal, s’écriait François ; c’est encore lui !… Cette fois, on va régler tous ses comptes, n’est-ce pas, brigand ?

 

– François, François, ne le tuez pas, au nom de Notre-Seigneur… Lalie, elle, criait toujours…

 

Un pas s’entendit au bas de la côte : c’était Garric qui accourait.

 

– Qu’est-ce qu’il y a donc, fit-il, essoufflé ? Mais soudain il comprit.

 

– Tenez ferme, François ! Je vais vous aider.

 

Et il saisit par les jambes Rascal qui se débattait et écumait… Alors le jeune Terral desserra un peu son étreinte.

– Laissez moi aller ! laissez-moi aller !… gémissait le misérable… Je vous expliquerai… J’avais bu… j’avais fait un pari, à l’auberge… Laissez-moi aller !…

 

Pas avant d’avoir demandé pardon à cette enfant, dit François… À genoux, bandit !

 

Aidé par Garric il agenouilla Rascal de force, dans la neige.

 

– Oui, oui… pardon, Mlle Cécile ! pardon à vous tous… Je vous expliquerai… Je ne suis pas seul coupable… on m’a poussé…

 

– Nous n’avons que faire de tes explications, qui seraient des mensonges…

 

– Il faut le conduire à la Mairie, proposa Garric, et le garder jusqu’à ce que les gendarmes viennent le cueillir.

 

– C’est, en effet, tout ce qu’il mérite, conclut Lalie. Rascal, toujours à genoux dans la neige, pleurnichait, suppliait.

 

– Grâce ! grâce !… Je vous promets, je vous jure… Mlle Cécile, dites qu’on me laisse aller…

 

Et Cécile, tremblante, prise de compassion, disait :

 

– Père… François,… si on le relâchait ?

 

– Le relâcher ? protesta Lalie…

 

François se taisait… Enfin, il proposa :

 

– Rascal, tu n’es qu’un misérable, tu le sais bien : espion, mouchard, chapardeur d’abord, maintenant agresseur de femmes sur les chemins, c’est complet !… Et pourtant, si Cécile et son père y consentent, nous te rendrons la liberté, à une condition, entends-moi bien : dès demain tu auras quitté ce pays, et tu n’y reparaîtras que le jour où nous y consentirons Garric et moi… Si l’un de nous deux te retrouve sur ses pas, c’est la plainte au parquet, et c’est la prison – cette fois sans sursis… As-tu compris ?

 

– Oui bien, monsieur François ; oui, j’ai compris… Je me soumets… Mais comment manger, si je m’en vais d’ici ?

 

– Il faudrait peut-être encore te servir une pension ? cria le jeune homme que la colère reprenait. Préfères-tu être nourri, sous les verrous, aux frais du gouvernement ? À ton aise, mon garçon : en route pour la mairie !

 

– Non, non, monsieur François ! je consens… je vous obéirai ; je m’en irai loin, bien loin… Mais, de grâce, ne me chassez pas pour toujours… Quand j’aurai assez fait pénitence, laissez-moi revenir dans le pays. Je ne pourrais pas vivre ailleurs…

 

– Soit. Cela dépendra de toi d’y rentrer, en redevenant honnête homme. Et veux-tu que je t’en indique le moyen ? Tu es solide… Tu n’as que vingt-cinq ans… On va se battre au Maroc : engage toi… On ne se rachète vraiment que sous les armes ! Va-t’en !

 

Il lâcha les poignets du gueux qui, dégrisé, se releva péniblement, ramassa son cache-nez et son béret, ébaucha une sorte de révérence, et remonta la côte lentement.

 

Les autres la descendirent, François soutenant Cécile toujours frissonnante.

 

– N’aie donc pas peur, Cécile, lui disait-il ; il est lâche, il ne reparaîtra pas… Si je me trompais pourtant ; s’il revenait rôder autour du moulin, tu as un fusil, Jean ? Tire-lui dessus… dans les parties basses… De la grenaille dans les jambes, c’est souverain contre des bandits pareils.

 

Au coin de la chaussée, François et Lalie quittèrent Garric et sa fille.

 

– Il est entendu, dit le jeune Terral, qu’on gardera sur cette affaire un silence absolu, – du moins, jusqu’à nouvel ordre… Lalie, sois muette aussi, même auprès de ma tante ; nous ne la mettrons au courant, ainsi que mon oncle, que s’il le fallait… Ne pleure plus, Cécile… Et dors bien… Il n’y a plus de danger.

 

Mais la jeune fille s’attachait à lui :

 

– Ne partez pas, François !… Il peut vous guetter sur la route, avec des complices, vous faire un mauvais parti…

 

– Je coucherai à La Capelle, pour te tranquilliser ; car sois assurée qu’il est aussi poltron avec les hommes qu’il est effronté avec les femmes… Et il ne se vantera pas de la leçon qu’il a reçue… Dors bien, Cécile ; et si tu rêves, ne rêve que de ta patronne céleste, car tu as chanté comme elle.

 

De retour à la porte de l’école, il prit congé de Lalie, qui voulait le retenir et lui préparer un lit :

 

– Non, Lalie, non… Mes parents seraient inquiets… Avec ma bicyclette, je serai vite chez nous… Silence, Lalie, sur ce qui s’est passé… Bonsoir !… ou plutôt, bonjour…

 

Trois heures sonnaient au clocher ; et François s’élançait sur la route de Fontfrège, pensant bien que, malgré la menace de son père, – ou plutôt à cause d’elle, – les verrous, cette fois, ne seraient point poussés.

 

II

 

Ce n’est pas seulement l’histoire des peuples qui se répète ; c’est aussi celle des familles. Ce jour de Noël fut triste pour les Terral et les Garric, comme l’avait été pour eux le même jour, un tiers de siècle plus tôt.

 

En ce temps là, au moulin des Anguilles, ce fut, avant le chant du coq, la faute de Jeantou se laissant ensorceler par Mion, – et, au moulin de La Capelle, le soir – après un instant de joie causé par le retour inespéré de Cadet, – la révélation à Linou de la trahison de son amoureux, laquelle amenait la jeune fille à se promettre à Dieu.

 

Aujourd’hui, à Fontfrège, Noël est morne aussi. François, encore ému de l’événement de la nuit précédente, se montre soucieux et préoccupé. Non moins soucieux et préoccupé est son père, – quoique pour d’autres motifs : et Sophie, peu loquace en général, garde le silence comme son mari et son garçon… Pourtant c’est elle qui, au milieu du repas, n’y tenant plus, dit brusquement :

 

– Celui qui nous écouterait, ce soir, perdrait son temps.

 

– Il est vrai, mère, que nous ne sommes guère en train.

 

– À qui la faute ? répond sèchement Terral.

 

– Aux circonstances, sans doute, mon père ; mais peut-être aussi un peu à nous-mêmes… Ne vaudrait-il pas mieux mettre nos chagrins en commun ?

 

– Je ne sais trop ce que tu veux faire entendre par là…

 

Le jeune homme se tut de nouveau… On voyait qu’il faisait effort pour trouver ce qu’il y avait à dire et la façon de le dire… Enfin, il se risqua :

 

– Voyons, mon père, pensez-vous que vos soucis me laissent indifférent, pour que vous me les cachiez ? À mon âge ne suis-je pas capable, – sinon de conseil – du moins d’aide dans les difficultés ?… Qu’est-ce donc qui vous rend si triste et si nerveux depuis quelques semaines ?… Je ne peux pas croire que nos dissentiments au sujet de la jeune fille que je voudrais épouser en soient la cause unique… Et je ne pense pas non plus que les affaires de la commune vous affligent à ce point…

 

– Oh ! je m’en moque bien, s’écrie Cadet, des affaires de la commune !… Je suis bien payé du temps et de l’argent que je leur ai consacrés !… Quelle délivrance que cette indigne révocation !…

 

– D’autant plus, reprit le jeune homme, – qui sentait que la blessure était encore à vif, – d’autant plus, père, qu’on ne tardera pas à vous regretter, et que la revanche, si vous y teniez tant soit peu, dans quelques mois, serait aisée.

 

– Non, non, qu’on me laisse tranquille !

 

– Alors, père, je ne vois que des embarras d’argent qui puissent expliquer votre air soucieux.

 

– Et pour toi, dit le meunier avec aigreur, ce n’est rien, les embarras d’argent ?

 

– Pardonnez-moi !… Mais enfin, je suppose que les vôtres ne sont pas sans remède, et qu’en s’y aidant tous un peu…

 

– Que veux-tu dire ? interrompit Cadet un peu radouci.

 

– J’ai toujours pensé que, pour la construction de votre usine, vous aviez emprunté quelques sommes… J’ai cru même, – me suis-je trompé ? – que M. Vergnade vous les avait avancées ; et c’est pour cela que j’ai regretté d’être engagé ailleurs, quand vous avez voulu me faire épouser sa fille.

 

– Engagé ailleurs ? ricana le meunier ; ce sont là de ces engagements…

 

– Sacrés pour un honnête garçon, mon père, fait vivement François.

 

– Pas quand il les a pris sans consulter ses parents, intervient Sophie.

 

– Laissons cela pour le moment, ma mère ; nous y reviendrons… M. Vergnade vous réclame-t-il son dû ?

 

– Pour le mois prochain. Il faut qu’en quelques semaines je trouve 5 000 francs, tu entends ? Plus 2 000 francs pour achever de régler maçons, charpentiers, etc.

 

– Ce n’est pas énorme, mon père… Voulez-vous que j’essaye de vous les procurer ?

 

– Toi ? s’écrie Terral stupéfait… Ce n’est pas ton futur beau-père, j’imagine, qui…

 

– Non,… parce qu’il ne les a pas…

 

– Ni ta tante, qui a laissé sa dot à son couvent ?

 

– Non plus.

 

– Alors ?… C’est ton oncle Jacques, l’artiste ?

 

– Peut-être !… Je m’avance beaucoup, il est vrai, car je ne lui en ai point parlé ; mais enfin…

 

– Ah ! non, en ce cas, non !

 

– Pourquoi, mon père ?… Parce que vous différez de sentiments et d’idées sur quelques points… Comme c’est triste de songer que, pour de pareils motifs, on préfère les étrangers à ceux de la parenté !… Tenez, père, à mon sens, c’est par là que nous nous affaiblissons, et que nous périrons : les jalousies et les divisions dans les familles et les dispersions qui en résultent… J’ai ouï conter que jadis les Terral « se tenaient comme les doigts de la main », ce qui fait qu’on les aimait ou qu’on les redoutait beaucoup, – selon les cas… Tandis qu’aujourd’hui ?…

 

– Mais à qui la faute, encore un coup ?

 

– À tous un peu, sans doute, je le répète… Et voilà ce qui fait notre Noël si sombre… Et voilà pourquoi il faudrait remonter cette pente, rassembler ce qui reste des nôtres,… se sentir de nouveau les coudes… se prêter appui…

 

– Je te vois venir, mon petit !… Tu as bien retenu les leçons qu’on t’a rabâchées, là-haut… Tout ça fait peut-être bien dans les livres…

 

– Que je regrette votre aveuglement sur ce point, mon père ! Mais, soit : puisque vous ne voulez rien accepter de mon oncle, il n’y a qu’à chercher ailleurs… plus près de nous, d’abord.

 

– Plus près de nous, dis-tu ? interrompt Sophie… Je comprends…

 

– Tant mieux, ma mère ; cela prouve que vous aviez la même idée que moi…

 

– Oui, oui, fait-elle avec amertume, c’est ma dot, ma pauvre dot qui devra encore fournir… Vous vous imaginez qu’elle est inépuisable, que je possède le Pérou… Quand il a fallu payer la construction de la chaussée : « Sophie, ta dot ! » Quand on a transformé les moulins : « Sophie, encore une tranche ! » Aujourd’hui, on y revient de nouveau… Et le jambon n’aura bientôt plus que l’os… Et qui est-ce qui en pâtira plus tard ? Toi, mon garçon, qui te trouveras gueux un jour, pour peu que les choses aillent de ce train…

 

– Tu vois bien, dit Terral à son fils, que ta mère n’a pas plus de confiance que toi dans mes entreprises ?

 

– De vos entreprises, père, je n’en ai regretté qu’une : la dernière.

 

– Celle qui rapportera le plus d’honneurs et de profit.

 

– Le plus de dépenses et de risques, oui… fit Sophie… Et puis, veux-tu que je te dise, Terral, ce que je pense, une fois pour toutes ?… Je suis de souche paysanne, moi, de la race des terriens et des laboureurs… Tout ce qui repose sur des moulins, des scieries, des usines au bord de l’eau, me paraît aussi peu solide que si c’était hypothéqué sur les brumes du Viaur… D’ailleurs, mon père est plein de vie et solide toujours… Et je ne pense pas qu’il desserre encore les cordons d’une bourse où nous avons trop souvent puisé.

 

– Ton père ferait selon ton désir, tu le sais bien ; mais…

 

– Mon désir est de vous conserver, à toi et à notre fils, quelques ressources pour plus tard, une poire pour la soif.

 

Il y eut un moment de pénible silence. Ensuite François parut prendre un parti.

 

– Alors, ma mère et mon père, voici ce que je vous propose. Étant fils de maître, j’ai quelque entente de la scierie et de la meunerie ; et aussi de la mécanique : je sais, entre autres, conduire une automobile, l’ayant appris au régiment… Je vais chercher une place de chauffeur ou de contremaître, de mécanicien, quelque part. Je me fais fort de trouver à emprunter demain la somme dont vous avez besoin, et de la rembourser peu à peu… Vous me remplacerez ici par un farinel, ou même par une servante-meunière qui vous coûtera beaucoup moins que je ne gagnerai ailleurs… Et, dans quelques années, s’il plaît à Dieu, nous serons à flot… Alors, je reprendrai mes projets de mariage avec Cécile.

 

– Tu as une belle confiance en ta Cécile, mon garçon, dit ironiquement Cadet.

 

– Une confiance absolue, mon père… Jadis, on s’attendait bien sept ans…

 

– Du temps de la Bible.

 

– Et aussi quand on passait sept ans sous les drapeaux… Réfléchissez, tous deux, à ma proposition, et décidez.

 

Il se leva, prit un journal qui traînait au bout de la table, souhaita le bonsoir à ses parents, et monta dans sa chambre.

 

Terral et sa femme demeurèrent en tête-à-tête, assez penauds de n’avoir pas eu le beau rôle devant leur fils… Certes, son projet de s’en aller à la ville gagner de quoi désintéresser M. Vergnade partait d’un homme de cœur et d’énergie… De plus, l’éloignement pourrait lui faire oublier, quoi qu’il en dise, la fille de Garric… Ou bien, c’est celle-ci qui oublierait peut-être ; et cela irait au même… Oui, mais rester seuls, seuls durant des années !… Ah ! non, non !… Ils aimaient leur enfant à leur manière, en égoïstes, mais ils l’aimaient.

 

– C’est fou ! s’écrie tout à coup Terral, ce qu’il nous offre là.

 

– Je suis de ton avis… C’est bien assez de l’avoir envoyé trois ans à la caserne… Le voir repartir serait ma mort… Il faut trouver autre chose… Nous irons voir mon père : s’il consent encore à faire cette avance, on payera… Quand nous serons au bout, eh bien, nous ferons comme après le repas : nous dirons les « grâces ».

 

– Mais non, fit Terral, rassuré, et rebondissant vers ses ambitieux projets. Une fois M. Vergnade payé, les choses marcheront toutes seules… Et quant à l’amourette de François, je sais quelqu’un qui se fait fort de dégoûter les Garric du moulin de La Capelle et de les décider à aller chercher fortune ailleurs.

 

– Les dégoûter ? Par quel moyen ?

 

– Je l’ignore… Le résultat seul nous importe.

 

– Terral, fais attention aux gens que tu emploies !… On se trouve parfois battu pour avoir mal choisi le bois de son bâton… Je pense qu’après l’affaire de l’urne, tu as rompu avec ce misérable Rascal, par exemple.

 

– Quoi ? proteste Cadet ; toi aussi, tu crois, comme mes ennemis, que j’avais poussé Rascal ?…

 

– Non ; mais il avait bien cru te servir, sans doute ?

 

– Il m’avait mal compris, voilà tout… C’est égal, si Garric abandonnait le moulin de La Capelle, quel atout dans notre jeu !…

 

Or, presque à la même heure, Garric, ayant ruminé toute la journée la portée du guet-apens de la nuit, l’ayant rapproché de faits antérieurs d’espionnage, de dégradations sournoises à la scierie, aux roues des moulins, aux clôtures des prés, en revenait au projet – dont Jacques Terral l’avait déjà détourné – de quitter le moulin de La Capelle ; et il s’y affermissait d’autant plus, qu’en dépit de tous ses efforts pour étouffer en son cœur les restes de son ancien amour, il se sentait toujours troublé en rencontrant Linou, ou en pensant à elle, et qu’il en était très malheureux…

 

Donc, après vêpres, au coin du feu où il se trouvait seul avec le père Terral, il finit par lui dire, – oh ! après quelles hésitations et avec quel serrement de cœur ! – qu’il se voyait contraint de le quitter à la Saint-Jean prochaine.

 

Le vieillard crut avoir mal entendu, fit répéter, puis resta bouche bée, écrasé sous cette déclaration.

 

– Tu veux me quitter, dis-tu ? bégaya-t-il enfin ; toi ? tu veux me quitter ?

 

– J’y suis forcé…

 

– Tu es forcé de me quitter !… Je ne comprends pas… Qu’est-ce que je t’ai fait, Jeantou ?

 

– Mais, père Terral, vous ne m’avez fait que de bonnes manières, depuis quinze ans ; et je vous aime comme si vous étiez mon père…

 

– Pourquoi alors veux-tu m’abandonner ?

 

– C’est… c’est à cause de la petite…

 

– À cause de Cécile ? Explique-toi !

 

Garric était fort embarrassé. Il ne voulait pas apprendre à Terral ce qui s’était passé la nuit précédent, et encore moins l’amour vague et tardif dont il souffrait… Que dire au vieillard qui fut vraisemblable et assez fort pour justifier sa détermination de s’éloigner ?… Voici enfin ce qu’il trouva :

 

– Ma fille, père Terral n’a aucun avenir ici.

 

– Aucun avenir ? Mon petit-fils l’aime et veut l’épouser…

 

– Les parents de M. François ne le permettront pas…

 

– Mais il est majeur, maître de faire à sa volonté.

 

– Au fond, oui, vous avez raison ; mais on le détournera de ma fille, soyez-en assuré… Alors, sans aucune dot, un peu compromise, la pauvre petite, par son inclination pour M. François, – laquelle est connue ou devinée de beaucoup de gens, – elle ne pourrait plus se marier convenablement ; et le jour où je viendrais à lui manquer, ce serait une malheureuse… Tandis qu’en nous dépaysant, après avoir bien souffert de la séparation, elle tournera ses yeux ailleurs, comme tant d’autres… Je tâcherai de trouver un moulin à affermer proche de la ville. Cécile n’est pas déplaisante, ni maladroite ; elle se placera à son avantage, économisera quelque argent, et épousera peut-être un brave garçon, sans fortune, mais ayant des bras et du cœur à l’ouvrage… N’ai-je pas raison, père Terral ?

 

Terral pleurait comme un enfant.

 

– Ah ! quel mal tu me fais, Jeantou !… Si tu pouvais savoir !… Il est vrai que je t’en ai fait aussi autrefois… Mais je croyais que tu m’avais pardonné…

 

– Hé quoi ! Vous vous imaginez donc que je me venge ?… Quel sentiment avez-vous là ?… Mais je vous répète, père Terral, que je vous aime et que je vous vénère plus qu’homme au monde.

 

– Oui, mais tu veux m’abandonner tout de même… Eh bien, tu peux être assuré, Jeantou que tu ne quitteras qu’un mort : j’aurai disparu avant que tu ne passes le seuil de cette porte… Et si Dieu ne veut pas de moi, si je suis condamné à traîner encore mes infirmités,… je fermerai le moulin et la scierie ; les gens de La Capelle iront porter leur bois et leur grain à Fontfrège, ou au diable… Et ils te devront cela… Va, va, tu n’es qu’un ingrat, un sans-cœur !…

 

Et Terral avait retrouvé ses gestes et ses colères d’autrefois. Il s’était dressé, était allé à la porte à claire-voie donnant sur la cour, d’où il revenait au foyer pour se camper devant Garric navré, et lui jeter encore à la face :

 

– Oui… ingrat ! sans-cœur ! On entendit des pas au dehors et le bruit du loquet…

 

– Chut ! fit Garric, saisissant Terral par le pan de son tricot pour le contraindre à se rasseoir et à se taire… Cécile est là… Pas un mot de tout cela devant elle ! Elle ne l’apprendra que trop tôt, la pauvre enfant !

 

III

 

Le lendemain, le père Terral n’eut rien de plus pressé, malgré le brouillard et le verglas si dangereux à son âge, que d’aller conter à Linou le gros chagrin que lui causait son fermier… Et Linou fut stupéfaite de la détermination de Jeantou… Les raisons qu’il en donnait lui parurent insuffisantes. Elle ignorait encore, comme son père, la lâche agression de la nuit de Noël ; et elle ne soupçonnait pas chez son lointain fiancé le réveil d’un sentiment que l’âge et trente ans de vie monastique, de prière et de renoncement avaient aboli en elle… Comment savoir au juste ce qui poussait Garric à quitter le moulin ?… Si mort que fût son cœur, il lui répugnait de sonder les secrets de celui de Jean et d’y remuer les cendres du passé.

 

Elle consola du mieux qu’elle put son vieux père, lui disant que Jacques annonçait son retour prochain… qu’il agirait sur Garric et le ferait renoncer à son idée…, que d’ici à la Saint-Jean on aurait le temps de tout arranger pour le mieux… Mais, dès qu’il fut parti, elle télégraphia à son aîné : « Reviens. »

 

Or, François, le même jour, eut la même idée.

 

Il redescendait de la Garde à Fontfrège, revenant de voir son vieux maître, M. Bonneguide, auquel il allait de temps à autre conter ses projets et ses peines. C’était à l’heure crépusculaire et par un brouillard intense. Aux approches de sa maison, il crut apercevoir deux ombres marchant à quelques pas devant lui, en discutant… Bientôt il reconnut la voix de son père, sa parole brusque et son geste coupant… L’autre voix, plus sourde et comme implorante, ne lui arrivait pas assez distinctement pour qu’il pût l’identifier.

 

Parvenus au carrefour qui précède la maison, Cadet-Terral s’arrêta et dit à son interlocuteur :

 

– Tu n’es qu’un misérable !… Voilà vingt francs… Prends l’autobus et évite les gendarmes… J’en ai assez des soi-disant services d’un idiot comme toi…

 

Et l’autre s’éloigna sur la route et disparut dans la nuit et le brouillard, marmonnant de vagues paroles… remerciements ? menaces ? On ne savait.

 

Un éclair traversa l’esprit de François, qui faillit crier… Il pressa le pas, rejoignit son père avant qu’il n’atteignit le seuil ; et, haletant, à demi voix :

 

– Père, père !… L’autre se retourna, surpris.

 

– Quoi ? Que me veux-tu ?

 

François prenait son père sous le bras, le détournait du perron, cherchait à l’entraîner du côté de la grange et des étables…

 

– Père, cet homme qui vient de vous quitter, là, c’est Rascal ?

 

– Pourquoi cette question ?

 

– C’est lui, n’est-ce pas ?

 

– Eh bien oui, c’est lui… Après ?… Ce n’est pas une raison parce que tu le détestes…

 

– Encore un mot, père, je vous prie… Il vous a raconté ce qu’il a fait, l’avant-dernière nuit ?

 

– Vaguement… Il a voulu, paraît-il, embrasser la Cécile, parce qu’il avait bu et fait un pari, à l’auberge… Il n’y avait pas là de quoi ameuter le quartier… Mais il paraît que tu l’as pris sur le ton menaçant, – toi, l’ange gardien de la belle chanteuse, – que Garric aussi s’en est mêlé, et que vous avez menacé l’ivrogne du bagne et s’il ne s’exilait pas… Que de bruit pour peu de chose !

 

– C’est vous, mon père, qui appelez « peu de chose » le fait de se poster, à deux heures du matin, sur le passage d’une honnête fille qui rentre chez elle, de l’assaillir brusquement et de tenter d’abuser d’elle !… Oh ! père ! père !…

 

– Hé, je n’y étais pas, moi… Je parle d’après ce qu’il m’a raconté… Et toi, si tu m’avais écouté et avais été, à cette heure-là, dans ton lit…

 

– Si j’avais été dans mon lit, père, reprit François frémissant, la jeune fille que j’aime aurait été la proie de ce bandit… Bien m’a pris d’être, pour une fois, et sans mériter ce titre, ce que vous appelez « un ange gardien ». Mais ce n’est pas tout, mon père… Il m’a semblé qu’en congédiant ce gueux, vous lui disiez que vous aviez assez de ses services… quels services pouviez-vous attendre ?…

 

– Ah ! maintenant tu m’ennuies ; mes affaires ne regardent que moi.

 

– Mon père, votre réponse pourrait me faire croire…

 

– Quoi ?… Qu’imagines-tu ? Où veux-tu en venir ? Me supposerais-tu capable d’organiser des guets-apens ?

 

– Oh ! père ! s’écria douloureusement François ; que dites-vous là ?… Mais je vous aime et vous respecte, vous le savez bien… Seulement, je suis très malheureux de ne pouvoir tirer certaines choses au clair… Plusieurs fois, Rascal a été surpris, tantôt par moi, tantôt par d’autres, à errer autour des moulins de La Capelle, à espionner, la nuit, sous les fenêtres…

 

– Que veux-tu que j’y fasse ?… Il aime peut-être aussi la Cécile, lui… C’est son droit, après tout…

 

François serrait les poings.

 

– Aimer Cécile ! Rascal ?… Mais, admettons… Est-ce aimer une jeune fille que se jeter sur elle, la nuit, comme un loup ?… Et l’urne électorale, qu’on a trouvée sous un tas de planches, près de la scierie de La Capelle, afin, sans doute, de faire soupçonner Garric de l’avoir enlevée,… serait-ce aussi un moyen de prouver l’amour de Rascal pour Cécile ?

 

– Mais, encore une fois, où veux-tu en venir ?

 

– Je ne sais… J’ai la tête perdue… À certains indices, je crois flairer une espèce de complot pour obliger les Garric à quitter le moulin de La Capelle…

 

– Et ce complot, comme tu dis, tu ne serais pas trop éloigné de m’en faire honneur, dit le meunier en ricanant. Si c’est là ce que tu appelles « respecter ton père… ».

 

– Oh ! pardon ! pardon, protestait le jeune homme… Mais je cherche… je voudrais savoir…

 

– Eh bien, cherche toujours, – si tu as du temps à perdre…

 

– J’ai eu tort de ne pas suivre mon premier mouvement. Si Rascal était entre les mains de la justice, il parlerait, car il est lâche… D’ailleurs, s’il reparaît dans le canton, je ne le manquerai pas.

 

– C’est ça ! Il faudrait encore faire cette folie de t’embarquer dans une affaire semblable !… Je te conseille de tenir ta langue, mon garçon… Tu ne sais pas où peut aller une accusation portée à la légère…

 

Ces paroles, loin d’apaiser François, le troublèrent jusqu’au fond de l’âme… Quoi ! son père redoutait les conséquences de poursuites contre Rascal ? Mais alors ?… Pourtant il s’abstint de pousser plus loin cet interrogatoire, dont il s’en voulait comme d’un outrage à son père… Il résolut d’attendre, de chercher ailleurs, de consulter… Consulter qui ?… Et alors l’idée lui vint d’écrire à son oncle pour le prier de hâter son retour…

 

Il revint, en effet ; et, le dimanche suivant, dans sa maisonnette, entre sa sœur Aline et son neveu, il se faisait mettre au courant de ce qui les avait décidés à le rappeler.

 

François avait bien défendu à Lalie de révéler à Linou l’attentat de Rascal ; mais il était maintenant nécessaire de l’en informer. Et Linou, de son côté, dut apprendre à son neveu que Garric voulait quitter le moulin de La Capelle, à la Saint-Jean.

 

– C’est bien où je pressentais qu’on voulait en arriver, s’écria le jeune homme ; éloigner Garric pour éloigner Cécile aussi…

 

Et il raconta comment ses soupçons lui étaient venus, surtout depuis sa conversation avec son père surpris à congédier Rascal.

 

– C’est assez plausible, en effet, fit Jacques ; il y a, en tout cas, de fortes présomptions, comme on dit au Palais.

 

– Oh ! mon Dieu ! gémissait Linou, est-il possible que les gens soient devenus si mauvais !… Ils n’étaient pas ainsi jadis, il me semble…

 

– Tu fais bien d’ajouter « il me semble », répondait Jacques, car l’humanité ne change guère, malgré les apparences… Ce qu’il y a d’affreux, c’est de songer que Cadet…

 

– Non, non, Jacques !… Il n’est pas possible que notre frère ait trempé là-dedans…

 

– Je ne le crois pas non plus, ajouta François.

 

– Et pourtant qui, excepté lui, avait intérêt à éloigner les Garric, de braves gens que tout le monde estime… et que ton père déteste, parce que tu aimes Cécile ?… Je ne pense pas, – ce serait affreux, – qu’il ait été consulté sur les moyens ; Rascal, et peut-être quelques gueux de son espèce, lui auront offert de provoquer le départ de Garric. Il les aura laissé agir simplement… C’est encore beaucoup trop.

 

– Oh ! oui, beaucoup trop, répéta François accablé et des larmes aux yeux.

 

Après un instant de silence, il réagit ; et comme prenant une grande résolution :

 

– Je ne vois qu’un remède à cela ? dit-il… Je vais dire à mon père que je veux épouser Cécile sans délai ; s’il me refuse son consentement, je passerai outre…

 

– Malheureux ! gémit Linou.

 

– Mais, ma bonne tante, mon premier devoir est de protéger celle que j’aime !… Quand elle sera ma femme, vous verrez qu’on la respectera, et Garric aussi… Et grand-père me prendra dans son moulin, où nous sommes tous nés et dont il est – heureusement – resté le maître…

 

Jacques, par nature irrésolu et flottant, aimait l’énergie et la résolution… chez les autres, chez les jeunes surtout : il fut ravi des paroles de son neveu. Mais Linou, pauvre sensitive, pétrie de charité, de respect pour la tradition, pour l’autorité paternelle, ne pouvait approuver une détermination impliquant une sorte de révolte.

 

– Pas cela, François ! pas cela, je t’en supplie !… Patiente encore !… Qui sait ? Dieu, que je prie chaque jour de toucher le cœur de tes parents, finira bien par m’exaucer…

 

– Cela pourra être long, murmura Jacques entre ses dents.

 

– Ne blasphème pas, mon frère !

 

– Hé, ma chère sœur, Dieu n’est pas tenu d’intervenir dans nos arrangements de famille ; et je crois que ce n’est pas blasphémer que de répéter avec le fabuliste : « Aide-toi ; le Ciel t’aidera. »

 

Linou résistait toujours.

 

– Écoutez ! dit-elle enfin. Il faut essayer de tout avant d’en arriver à la révolte… N’avons-nous pas résolu, dès mon retour ici, Jacques, d’être des pacificateurs, des médiateurs, de réconcilier notre père et Cadet, La Capelle et Fontfrège ?… Avons-nous fait tout ce qu’il fallait pour cela ? Avons-nous tenté une seule démarche directe et catégorique ? Ne nous sommes-nous pas contentés de vaines paroles et de vœux ?… Eh bien, je vous demande à tous les deux d’attendre le résultat de l’intervention que j’aurais dû risquer plus tôt. Jeudi, sans faute, François, j’irai voir ton père et ta mère. Je leur dirai… Je ne sais pas encore ce que je leur dirai : je vais prier Dieu pour qu’il m’inspire…

 

– Soit, approuva Jacques, sceptique… Tâche d’être éloquente alors !…

 

– Oh ! ma tante ! s’écria François ; si vous obteniez qu’on me laisse épouser Cécile sans résistances, sans luttes, sans rancunes !…

 

– J’y ferai tout mon possible, mon neveu ; Dieu fera le reste.

 

Avant de retourner chez lui, l’amoureux ne put résister au désir de savoir ce qui se passait au moulin de La Capelle, et surtout en quel état de santé et d’esprit était Cécile depuis la secousse de la nuit de Noël. Mais pourra-t-il la rencontrer seule par ce temps glacial et aux approches de la nuit ?

 

En arrivant au bas de la côte, il vit la porte de la grange ouverte sur le chemin. Il crut que Jeantou donnait leur pâture à ses bœufs ; et il allait passer outre et entrer dans la maison, quand Cécile sortit de la grange, portant une grosse brassée de paille, qui la cachait presque entièrement… En apercevant son ami, elle poussa un léger cri de surprise :

 

– Vous, François ?…

 

– Oui, Cécile ; il me tardait tant de te revoir !… Tu n’as pas été malade ?…

 

Il lui avait pris tendrement les mains, et cherchait à l’embrasser par dessus la gerbe de paille qui l’enveloppait, la protégeait et la paralysait à la fois.

 

– François ! François !… Vous allez me faire lâcher la litière de mes bêtes sur le chemin.

 

– Donne-moi ton fardeau… Ou plutôt remets-le dans la grange pour un moment… Je n’ai qu’une minute à rester près de toi…

 

Elle rejeta la paille dans la grange qu’elle referma… Il lui prit de nouveau les mains :

 

– Rien de nouveau ici, depuis cette horrible rencontre ?…

 

– Non, rien… un peu d’émotion, naturellement, et quelques cauchemars… rien de grave…

 

– Pauvre aimée !… Tu me dis tout, au moins ?

 

– Il n’y a rien de plus, François.

 

Garric n’avait donc pas encore parlé à sa fille de son projet de quitter La Capelle…

 

– Venez donc un peu à la maison, dit Cécile après un court silence. Votre grand-père sera bien aise de vous voir, et mon père aussi.

 

– Non, ma petite Cécile, pas ce soir ; je suis déjà bien en retard… Il faut que je rentre vite… Puisque tu es là, gardons pour nous seuls ces courts instants achetés par tant d’ennuis…

 

Il l’avait peu à peu entraînée vers le hangar de la scierie où dormaient, immobilisés par la gelée, les roues, les lames, et jusqu’au filet d’eau s’échappant, en temps ordinaire de la vanne même baissée.

 

Comme ils pénétraient sous le rustique abri, un petit bruit d’ailes leur fit lever les yeux : deux oiselets s’envolèrent vers le jardin…

 

– Nous avons, dit Cécile, dérangé deux mésanges qui, depuis les gros froids, viennent percher là, chaque soir… Allons-nous-en, pour leur permettre de revenir avant la nuit tombée…

 

– Soit. Un bon baiser, ma chérie, et je m’en vais…

 

Il la serra longuement sur sa poitrine. Elle fermait les yeux, détournait la tête, dérobait ses lèvres et protestait faiblement : « François,… François… allez-vous-en !… »

 

– Tu m’aimes toujours autant, dis-moi ?

 

– Plus que jamais, mon ami.

 

– Et notre pacte tient toujours ? Nous serons l’un à l’autre, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ?… Tu as toujours confiance en moi ?

 

– Comme en Dieu et en ma sainte patronne…

 

Ils restaient là, muets, serrés l’un contre l’autre. « Frrt ! Frrt ! » Les mésanges revenaient à leur perchoir.

 

– Cédons-leur la place, dit Cécile, se dégageant…

 

Ils sortirent de la scierie ; la jeune fille se dirigea de nouveau vers la grange, se retourna pour regarder longuement son aimé qui lui souriait avant de s’enfoncer dans le crépuscule.

 

IV

 

Le jeudi suivant, Linou, – sans prévenir Lalie, qui aurait voulu l’accompagner, ni Jacques, qui l’aurait traitée de folle, à cause du rude temps qu’il faisait, – s’en courut à Fontfrège.

 

La neige persistante s’était pétrifiée sous la gelée ; un brouillard glacé avait revêtu les arbres, les haies, les genêts et jusqu’aux moindres herbes, de splendides et fragiles orfèvreries.

 

Dans son costume noir de laïcisée, Linou, toute étriquée, toute menue, toute frissonnante mais soulevée par son âme de feu, trottinait, vaillante, vers ce frère Cadet qu’il fallait décider à marier son fils François avec la fille de Garric et de Mion.

 

Que lui dirait-elle pour le toucher ? D’autres auraient préparé, en route, au moins l’exorde de leur discours ; Linou se contentait de réciter son chapelet et d’implorer l’âme de sa mère.

 

Elle avait fait ce même chemin, cinq moins plus tôt, par une torride journée d’août. Quel contraste ! Mais la pauvre fille ne donnait aucune attention à ce paysage hivernal devant lequel son frère Jacques se fût extasié… Elle allait, elle allait… La colombe rapportant le rameau vert à l’Arche biblique ne devait pas être plus pressée.

 

François, qui était averti, guettait l’arrivée de sa tante. Il courut à son devant et rapidement lui apprit que sa mère était allée à Saint-Jean pour voir son notaire, et que son père, un peu grippé, gardait le coin du feu. Et il s’éclipsa.

 

Linou trouva effectivement le meunier, à cheval sur sa chaise et le dos à la flamme d’un beau feu de hêtre.

 

– Bonjour, Cadet !

 

Surpris, il se leva, reconnut la visiteuse :

 

– C’est toi, Aline ? Par un temps pareil ? Il y a du nouveau à La Capelle ?

 

– Non, – sauf l’année, qui est nouvelle, et que je te souhaite bonne en tout.

 

– Tu es bien aimable ; je te la désire toute pareille… Assieds-toi près du feu : tu dois être gelée ?

 

– J’ai marché vite…

 

– Comment ! tu es encore descendue à pied ?

 

– Mais oui ; je ne suis pas aussi douillette que tu crois.

 

Elle s’assit, tendit au feu ses souliers dont les lacets portaient des bourrelets de glace.

 

– Sophie va bien ? interrogea-t-elle.

 

– Très bien ! elle est allée au chef-lieu de canton, pour affaires, mais elle a pris l’autobus.

 

– Enfin, tout le monde ici est en bonne santé ?

 

– Excepté moi, qui ai la grippe. Mais ce n’est pas grave… Et notre père, comment va-t-il ?

 

– Il irait très bien s’il ne lui arrivait pas un gros ennui.

 

– Que lui arrive-t-il ?

 

– Garric lui a donné congé pour la Saint-Jean.

 

Un éclair joyeux, qui ne venait pas du foyer, passa dans les yeux et sur la face de Cadet ; et sa sœur en fut choquée… Au bout d’un instant, elle continua :

 

– Ce qui est arrivé à Cécile, l’autre semaine, et dont ton fils à dû te parler…

 

– Ah ! oui, en effet, Rascal s’est permis, il paraît, de lui faire peur, sous la Griffoule, la nuit de Noël…

 

– « Lui faire peur », mon frère, me semble bien doux pour Rascal… Mais peu importe ; Garric n’a pas pris la chose aussi légèrement ; et comme il juge que son enfant n’est plus en sûreté au moulin de La Capelle ; il a résolu de le quitter… Tu penses comme notre père, à son âge, et après quinze ans de vie commune et d’amitié, est affecté du départ de Jean…

 

– Je le comprends… Mais il trouvera un autre fermier ; tu l’y aideras, toi, qui es devenue, dit-on, une sorte de Providence, là-haut.

 

– Ne te moque pas de moi, mon cher Cadet…

 

– Je ne me moque pas : on ne parle que de toi… on n’a confiance qu’en toi… Même par ici, quand on veut me soutirer quelque service, c’est ton nom qu’on invoque avec la même dévotion que celui de la Vierge ou du Père éternel.

 

– Vilain railleur !… Es-tu au moins sensible à cette invocation ?

 

– Mais… quelquefois, cela dépend des jours…

 

– Ah ! si tu étais ce matin dans un de tes bons jours ! Terral se mit sur ses gardes, et rentra son sourire :

 

– Tu as donc quelque chose à me demander ?… Tu sais que je ne peux plus rien, n’étant plus maire… un peu à cause de toi…

 

– On m’a dit ça, que c’est pour t’être félicité de ma nomination à l’École libre que ton Conseil t’a cherché des histoires… Si j’avais su, j’aurais demandé un poste ailleurs.

 

– Il n’est plus temps de fermer l’écurie, quand le cheval est dehors… Continue…

 

– Ce que je viens te demander, d’ailleurs, ne dépend en rien de la mairie.

 

– Qu’est-ce que c’est ?

 

Linou respira longuement, leva les yeux au ciel, comme pour y puiser des forces, puis :

 

– Pourquoi t’opposes-tu à ce que François épouse la jeune fille qu’il aime et dont il est aimé ?

 

Cadet sursauta ; et, dardant sur sa sœur son regard le plus aigu :

 

– Voilà une plaisante question ! dit-il. Un bon père doit empêcher son fils de faire une sottise, j’imagine…

 

– Serait-ce une sottise ?… Tu as l’esprit prévenu contre Cécile Garric ; mais il te serait facile, si tu voulais te renseigner, d’apprendre que c’est une brave fille, intelligente, travailleuse, bonne et modeste, et qu’elle a tout ce qu’il faut pour être une ménagère excellente…

 

– Elle ne serait pas la fille de sa mère alors !

 

– Sa mère ! Voilà tout ce qu’on trouve à lui reprocher.

 

– Avoue que c’est quelque chose, puisque « bon chien… »

 

– Qu’a-t-elle donc fait, sa mère ?

 

– D’abord, elle t’a pris celui que tu aimais, décocha méchamment le meunier.

 

– Oh ! je lui ai pardonné de bon cœur… Que dis-je ! C’est un peu pour permettre à Jean de l’épouser que je suis entrée au couvent.

 

– Ce que tu as fait là est peut-être très méritoire ; c’est très rare, en tout cas… Mais tu n’as pas fait à Garric un fameux cadeau…

 

– Ne raille pas, frère : il s’agit d’une morte !… Je sais que la pauvre Mion fut malheureuse et finit de déplorable façon ; mais un accident n’est ni vice, ni crime. Et sa fille, je te le répète, est digne en tous points de ton garçon.

 

– Ce n’est pas mon sentiment, ni celui de ma femme.

 

– Ta femme ayant eu une belle dot, je comprends encore ses résistances… Mais toi, mon cher Cadet, tu sais bien que la dot n’est pas tout… Notre mère était de bonne souche ; mais sa famille étant nombreuse, sa « légitime » ne fut pas lourde… Et pourtant…

 

– Comment peux-tu comparer notre mère…

 

– Je ne la compare pas, puisque je la tiens pour une sainte !… Mais je suis convaincue que, si elle vivait et si elle connaissait Cécile comme je la connais, elle te conseillerait de l’accepter comme bru.

 

– Il est trop facile de faire parler les morts.

 

– Écoute alors les vivants : notre père…

 

– Oh ! à son âge !

 

– Notre frère aîné…

 

– En voilà un conseiller !… Toujours dans les livres ou dans la lune !… Non, Aline, non, je ne permettrai pas ce mariage… Mon fils se passera peut-être de mon consentement : il est d’une génération qui ne respecte plus rien.

 

– Que dis-tu ?… Mais c’est le garçon le plus fidèle aux traditions, le plus soumis…

 

– Alors, j’ai rêvé…

 

– Mets-toi à sa place, mon frère, Il adore cette enfant ; il croit que le bonheur de toute sa vie est de l’épouser… Dame ! il a pu, devant ton refus, s’emporter en paroles vives dépassant sa pensée ; mais il t’aime, il te respecte… Il souffrira longtemps plutôt que de te désobéir… Mais ne prolonge pas trop l’épreuve ; le chagrin est quelquefois mauvais conseiller… Prends garde !… Il doit te souvenir qu’à son âge tu n’étais pas très souple, ni très endurant… Il ne faudrait pas que François, si déférent qu’il soit, fût poussé par tes résistances à quelque coup de tête… Tu n’as que ce fils : permets-lui d’être heureux à sa manière, et soyez, ta femme et toi, heureux de son bonheur !

 

– Ma petite sœur, tu n’as pas été au couvent pour rien : tu prêches fort gentiment… Mais tu prêches dans le désert.

 

– Ah ! frère, quelle parole !… Puisses-tu jamais ne la regretter !…

 

Et la pauvre Aline fondit en larmes.

 

Cadet tapotait de ses doigts les barreaux de sa chaise ; son œil restait sec et ses lèvres serrées. Comme sa sœur faisait mine de se lever, il ajouta :

 

– Nous aurions pu nous épargner cette scène, aussi pénible qu’inutile : j’avais assez catégoriquement dit à François mes intentions ; elles ne changeront pas… S’il se révolte, s’il se marie malgré moi, je verrai ce que je dois faire… Je vendrai mes moulins, ou je les affermerai…

 

– Remède pire que le mal, mon pauvre Cadet… Je te connais : l’oisiveté te tuerait… Et puis, tes moulins, ton usine, tout cela ne vaut pas un peu de contentement, un peu des joies de la famille… Moi qui avais rêvé de te ramener vers notre père… Mais oui… François marié dirigeait ton établissement d’ici… Dans le cas où Cécile et Sophie seraient en désaccord, vous retourniez avec ta femme au moulin de La Capelle… Notre frère vivait à votre porte, et moi aussi – si mes supérieurs voulaient bien m’y laisser… Il venait des petits-enfants qu’on emmenait gazouiller là-haut, comme oiseaux dans le vieux nid… Notre père finissait ses jours entouré de ses rejetons, et s’en allait rejoindre notre mère et nous attendre près d’elle… Et il ne t’en coûterait qu’un bon mouvement… Mon frère, mon frère, dis-le ce « oui » qui permettra celui des jeunes gens devant l’autel… dis-le, je t’en supplie !… Elle tendait ses mains vers Cadet, implorante, à demi agenouillée, elle qui savait pourtant qu’on ne s’agenouille que devant sa mère ou son Dieu.

 

Terral, au fond, se sentait remué par l’évocation de Rose leur mère, qu’il avait profondément aimée et regrettée ; et, si l’amour-propre ne l’avait retenu, – et aussi les rancunes de Sophie, – il eût depuis longtemps fait la paix avec son père… Mais quoi, avoir pour bru la fille du farinel Garric et de la Mion ! Son orgueil n’y consentirait jamais.

 

– Écoute, Aline, dit-il d’un ton sans réplique ; n’insiste pas… J’ai eu peut-être tort, en effet, de quitter le moulin paternel ; mais je m’y sentais à l’étroit, emprisonné… Notre père ne voulait pas entendre parler de transformations indispensables… Il faut marcher avec son temps… J’ai cherché un endroit où je pourrais agir à ma tête, et je suis venu ici… Sais-tu ce qu’étaient les Anguilles alors ? – Au fait, il en reste un échantillon dans cette masure que je conserve, là-bas, pour un moulin à cidre… L’autre moulin, la scierie, tout était à l’avenant : un trou, un vrai trou… avec la misère autour. – Je me mis à la besogne… Oh ! il fallut y faire, trimer les jours, les nuits, courir à droite, à gauche, se renseigner sur les progrès de la meunerie et de la mécanique, tâtonner, échouer parfois, recommencer… Enfin l’œuvre est non pas parfaite, mais vivante et prospère, je m’en flatte. Et j’y tiens ; et je veux la continuer et la perfectionner, – non seulement pour moi et pour mon héritier, – mais pour ce pays qui y trouvera son avantage… Tu parles du vieux nid ? Ose dire que le nouveau n’est pas intéressant, et que mon fils ne serait pas mieux avisé d’y vivre largement en prenant une femme digne de lui et de nous… Pour moi, je ne sortirai d’ici que les pieds devant ; et je n’y admettrai qu’une belle-fille pouvant nous faire honneur.

 

Impatient de connaître le résultat de l’entretien, François, après avoir erré autour de la maison, était revenu sur la terrasse du bord de l’étang. À travers les vitres, il avait vu la posture suppliante de Linou et l’attitude raide de son père : il était fixé. Il pressa le loquet et entra dans la salle pour entendre la dernière phrase de l’intraitable meunier. Un sanglot lui souleva la poitrine : Terral se retourna.

 

– C’est là votre dernier mot, père ?

 

– C’est mon dernier mot, oui.

 

Le jeune homme s’avança, tendit le bras, ouvrit la bouche pour quelque propos de colère et de révolte… Mais Linou s’était dressée, avait couru à lui.

 

– Non, François, ne réponds pas… Pas de paroles irréparables !… Que le temps… et Dieu se chargent de tout arranger.

 

Et, s’adressant à Cadet :

 

– Adieu, mon pauvre frère… À ta place, je ne serais plus tranquille désormais ; car les fautes que nous commettons par orgueil et obstination ont parfois des conséquences qui cheminent vers nous lentement, mais qui arrivent toujours… Adieu ; je vais prier pour toi…

 

Elle sortit, suivie de son neveu, qui voulait la réaccompagner jusqu’à La Capelle. Elle refusa, l’embrassa, en lui disant :

 

– Reste soumis et respectueux, François. Patiente, au moins, jusqu’à la Saint-Jean… Puis, montrant la vallée, l’étang glacé, la chaussée et les toitures de la maison, des moulins et de l’usine couverts de neige, elle ajouta :

 

– Et dire que c’est pour ces biens périssables qu’une famille, jadis unie et forte, se divise, s’émiette et risque de périr !

 

V

 

Quand Linou fut de retour à La Capelle, il était près de midi. Lalie leva les bras au ciel, en apprenant qu’elle revenait de Fontfrège :

 

– Si c’est possible !… Par un temps pareil toute seule !… Et M. Jacques qui est venu déjà deux fois !… Je cours lui dire que vous êtes retrouvée.

 

Linou se débarrassa de son chapeau, de son mantelet, de ses grosses chaussures, fourrées de neige congelée, et se mit en devoir de préparer un maigre dîner.

 

Son échec auprès de Cadet la faisait cruellement souffrir. En outre, elle avait marché vite malgré la côte, afin de se réchauffer… Maintenant son cœur battait à tout rompre, et elle respirait avec peine.

 

Midi sonna : elle récita l’ » angélus », et s’en trouva réconfortée ; et elle avait mis le couvert quand Lalie rentra. Elle gronda encore sa maîtresse : n’était-elle donc pas assez lasse de sa course folle, sans s’occuper des apprêts du repas ?… Elle voulait donc se tuer à la peine ?…

 

– Ne te fâche pas, ma bonne Lalie !… Ce que je fais là n’est pas bien fatigant… Dînons…

 

Elle s’assit à table, sans appétit, seulement par devoir.

 

– Rien de nouveau, ce matin ? demanda-t-elle.

 

– Mais si !… Lucie Pagès à qui j’ai porté le pot de confiture, se plaint que vous n’alliez plus la voir… Par ce gros froid, elle ne quitte pas son lit.

 

– Pauvre Lucie !

 

– La femme Bordes, de la Lande, – celle qui nous reprochait de ne pas lui apporter de l’eau de vie… il paraît qu’elle est bien bas.

 

– Nous irons la voir tout à l’heure.

 

– Tout à l’heure ? Vous n’y pensez pas : les chemins sont si mauvais, par là-haut, si emplis de neige et de glace, que le facteur lui-même a failli y rester…

 

– Un homme, c’est lourd ; mais nous, Lalie, nous nous en tirerons… Et puis quoi encore ?

 

– Quoi encore ? M. Sermet voudrait que, dimanche, jour des Rois, on chantât de nouveau les cantiques de Noël.

 

– Si Cécile y consent, je ne demande pas mieux.

 

– Je ne crois pas qu’elle ait le cœur à chanter, en ce moment.

 

– Pourquoi ça ?

 

– Mais… après ce qui lui est arrivé, l’autre fois… Et puis, le chagrin qu’elle doit avoir du congé donné par Garric à votre père…

 

– Elle sait cela déjà ? Pauvre petite !

 

Elles achevaient à peine leur frugal repas, quand on heurta à la porte… C’était Jacques.

 

– Eh bien, Aline ? interrogea-t-il brusquement ; tu n’as pas réussi, je m’en doute ?

 

– Hélas ! non.

 

– C’était bien la peine de partir de bonne heure, et par un temps de loup !… Que te disais-je ?

 

– J’avais, en effet, trop espéré de lui… et de moi, fit tristement Linou… L’orgueil lui fait une cuirasse… Je croyais qu’après ses déboires à la mairie, – les embarras d’argent s’y ajoutant, – il serait plus facile à attendrir… Mais non… Il ne consentira jamais, dit-il, à prendre pour bru la fille de Mion… Pauvre Mion ! pauvre morte dont l’ombre pèse sur son adorable enfant !…

 

– Et la Sophie, que disait-elle ?

 

– Elle était à Saint-Jean, paraît-il, chez son notaire.

 

– Chez son notaire ? Mais tout s’explique, alors !… Elle aura consenti à livrer encore un morceau de sa dot pour rembourser M. Vergnade… Voilà Cadet remis en selle ; et en avant les projets ambitieux !… Tu es arrivée en un mauvais moment… Mais c’est reculer pour mieux sauter : son usine ne marchera pas… J’en ai parlé avec des gens qui s’y connaissent. Son outillage est défectueux… Fontfrège est beaucoup trop loin de toute voie terrée : les transports seront trop onéreux ; les bénéfices nuls… Notre frère achèvera de s’enfoncer… Aussi François n’a plus à hésiter : à sa place, j’épouserais Cécile, malgré tout… Et comme il le disait, l’autre jour, je m’installerais au moulin de La Capelle… Le jour où Cadet sentirait qu’il se noie, il s’empresserait de rappeler son fils et de le mettre au gouvernail… Que lui as-tu dit, à notre neveu, en le quittant ?

 

– Tu me connais assez, Jacques, pour deviner que j’ai conseillé de patienter encore.

 

– Patienter, patienter… des amoureux très épris ? Au premier jour ils feront quelque escapade… et ils n’auront pas tort…

 

– Oh ! Jacques !…

 

– En tout cas, je ne m’en mêle plus… Et il était bien inutile de me rappeler.

 

– Voyons, frère ! Ne reviens-tu près de nous que parce que nous t’en avons prié ?… Je croyais que désormais tu avais fixé ta place ici, à côté de notre père, et que tu voulais y vieillir en m’aidant à y faire un peu de bien…

 

– Avec ça que c’est facile de faire du bien dans ce pays ?

 

– Ici comme ailleurs, à condition de savoir s’y prendre, d’être humble, patient et persévérant.

 

– Tu me crois riche, peut-être ?

 

– Il n’est pas besoin d’être riche… Tu m’as donné à distribuer, depuis mon retour ici, de quoi secourir assez de malheureux… Seulement, il faudrait que ces malheureux tu les déniches et les secoures toi-même… Il faut s’intéresser à eux, les visiter, les consoler… Il y en a qui ont besoin d’un conseil pour régler un différend, éviter ou suivre un procès… Mais tu peux te rendre utile de cent façons… Par exemple, des lectures, morales et instructives à la fois, de petites conférences aux jeunes gens, qui t’empêcherait d’en organiser ?… Le champ où tu peux semer est immense ; et de ce champ-là, oui, tu devrais être le laboureur… Tiens, pour commencer tout de suite ta nouvelle vie, viens, avec Lalie et moi, tout à l’heure, au hameau de la Lande, voir une malade et porter quelques hardes à de pauvres mères chargées de mioches…

 

– Vous avez choisi un joli temps pour faire vos charités !

 

– Ce n’est pas à la Saint-Jean que les petits auront besoin de vêtements… Et il est certain que Jésus avait son idée quand il a choisi la nuit de Noël pour naître dans une étable… Allons, frère, viens avec nous ; et prends ton fusil pour nous défendre des sangliers et des loups : cela te donnera une contenance…

 

– Soit. Il ne sera pas dit que je vous aurai laissé aller seules à trois quarts de lieue, par une journée semblable.

 

– Rendez-vous, dans une demi-heure, sur le chemin du Vignal.

 

– C’est entendu… À propos, ma sœur, j’oubliais de te montrer une lettre bien inattendue, et qui contient de l’argent pour tes écolières.

 

– Que dis-tu ? Il lui tendit une lettre. Linou lut tout haut :

 

« Monsieur et cher compatriote,

 

Vous avez refusé de faire mon buste, mais vous ne refuserez pas cette obole pour les écolières de votre sœur. De mon lit, – car je suis couchée, à cause d’un gros rhume, – je vois tomber la neige à travers les vitres ; et j’imagine qu’elle doit tomber aussi à La Garde et à La Capelle, et que les petites filles des mas éloignés doivent avoir aussi froid à leurs petites pattes, en arrivant en classe, que les pauvres pierrots qui viennent becqueter des miettes sur mon balcon… Voici de quoi acheter quelques chars du meilleur bois de Roupeyrac… En retour, dites à votre sœur, qui est une sainte, de prier un peu pour que je guérisse, et qu’à Pâques je puisse aller voir éclore les premières pâquerettes au Ségala… Et qui sait ? Je ne désespère pas d’obtenir alors de vous… au moins un médaillon…

 

Ne parlez pas de moi à votre neveu François : nous nous sommes promis une sincère amitié ; et il s’affligerait de me savoir malade…

 

Croyez, monsieur et cher artiste, à mes sentiments de respectueuse admiration.

 

Héloïse VERGNADE. »

 

– Pauvre petite, fit Linou, les larmes aux yeux, comme nous jugeons souvent les gens à la légère !

 

– En effet ; on l’a crue d’abord une coquette un peu délurée ; ensuite, une nature foncièrement bonne, mais que Paris avait gâtée… Et la voilà qui, dans la souffrance, se révèle franche, compatissante et généreuse.

 

– Tu la remercieras bien, n’est-ce pas, Jacques ? Et tu lui diras que nous prierons pour elle, maîtresse et élèves, tant et tant, que nous obtiendrons sa guérison.

 

VI

 

Ce matin-là, François apprenait, par un mot de son oncle Jacques que, la veille, en équarrissant un tronc d’arbre givré, Garric s’était enfoncé la hache de deux doigts dans le cou-de-pied droit, et que le docteur de Randan, appelé en hâte, avait déclaré qu’il ne s’en était fallu de presque rien que l’artère ne fût tranchée…

 

Le jeune homme dit aussitôt la nouvelle à ses parents, et qu’il partait pour le moulin de La Capelle pour offrir son aide au père Terral s’il en avait besoin.

 

Cadet fit la grimace. De quelle utilité pouvait-il être là-haut, la gelée immobilisant les roues et les vannes ?… D’ailleurs, Jacques et Linou n’étaient-ils pas auprès de leur père ?

 

– N’importe, répondit François, je vais voir ce qui en est.

 

– C’est une façon comme une autre, riposta méchamment le meunier, de reconnaître officieusement Garric pour ton beau-père, et d’entrer en ménage avant de passer à la mairie.

 

Un flot de sang sauta au visage de l’amoureux. Il se contint pourtant, se bornant à répondre :

 

– Quand j’entrerai en ménage, mon père, ce sera au grand jour, et avec l’approbation du maire et du curé. Je vais simplement aux nouvelles.

 

Et il partit.

 

Il trouva Cécile qui descendait la côte, revenant de chercher à la poste divers objets envoyés par le docteur.

 

Un double cri :

 

– Cécile !

 

– François !

 

Ils s’embrassèrent longuement, puis se hâtèrent vers le moulin.

 

Jeantou, pâle, était à demi allongé sur le banc du coin du feu, le pied blessé reposant sur une chaise. De l’autre côté du foyer, le père Terral tisonnait, à son habitude, du bout de son bâton ferré.

 

– Mon pauvre Jean ! fit François en prenant les mains du blessé… Voilà une mauvaise chance !

 

– Vous pouvez le dire, monsieur François.

 

Le père Terral, avec l’égoïsme inconscient des vieillards, dit qu’il s’était blessé lui-même plusieurs fois de la même façon ; et que quiconque manie une hache doit s’attendre à la trouver souvent gourmande de sa chair… Il avait bien dit à Jean de ne pas équarrir ses « rouis » durant la gelée… Et il ajouta :

 

– Jeantou est puni ; il voulait me quitter : Dieu l’a blessé à la patte…

 

– Oh ! voyons, grand-père, fit François, sur un ton de douloureux reproche.

 

– On peut bien plaisanter un brin, puisqu’il n’a rien de cassé.

 

– Souffrez-vous beaucoup, Jean, demanda le jeune homme.

 

– Pas trop maintenant ; mais hier, quand le médecin m’a nettoyé la plaie et me l’a recousue, j’ai dû un peu serrer les dents, je l’avoue.

 

– Mon pauvre papa ! faisait Cécile en larmes, à demi agenouillée devant son père pour l’embrasser.

 

– Je ne dois pas trop me plaindre, reprit le blessé… D’abord, je me suis blessé par ma faute, car je savais que le bois gelé et givré est traître… Ensuite, j’étais un peu distrait, comme cela m’arrive depuis quelque temps ; et on ne doit jamais l’être quand on manie un outil dangereux… Et puis, je pouvais y aller encore plus profondément, et me couper les grosses veines… Et tout le monde n’a pas sous la main une infirmière comme votre tante Aline, qui est aussitôt accourue, et qui n’a pas perdu la tête, elle, oh ! non !…

 

Elle a lié ma jambe, au-dessus du genou, d’un bout de corde, et, avec le manche de la pelle à feu que voilà, elle a tourné vigoureusement, serré à me faire crier… mais elle a arrêté le sang… Quelle bénédiction pour les malheureux du pays que le retour de cette sainte fille !

 

Des pleurs d’attendrissement lui vinrent aux yeux.

 

– Voyons, père, fit Cécile grondeuse ; le médecin a défendu ces émotions… C’est bon pour les femmes de pleurer !

 

– Et tu ne t’en es pas fait faute, ma pauvre Cécile.

 

– Nous serions trop malheureuses, nous autres, si Dieu ne nous avait pas donné le don des larmes.

 

François regardait tendrement la belle fille tenant dans ses bras la tête du blessé, mais s’efforçant de sourire à son amoureux.

 

Celui-ci s’offrit à venir faire marcher la scierie jusqu’à la guérison de Jean.

 

– Toi aussi ! dit plaisamment le vieux Terral ; nous ne manquerons pas de bras !… Jacques s’en charge de la scierie… Oui, un ancien avocat, un ancien juge, un « esculteur » !… Il prétend maintenant faire de la planche et du feuillard.

 

– Pourquoi pas, grand-père ? Il est fils de maître, et l’on n’oublie jamais tout à fait son premier métier… En tout cas, dès le dégel, comptez sur moi, au besoin… Je reviendrai un de ces jours ; bon courage, Jean !

 

Cécile s’était relevée pour l’accompagner jusqu’au seuil. Entre la double porte, une nouvelle étreinte muette les unit quelques secondes.

 

– Je t’aime, Cécile, souffla-t-il dans l’oreille de la jeune fille.

 

– Je t’aime, François, répondit-elle tout bas.

 

Dans l’épreuve, ils se sentaient plus chers l’un à l’autre, et le tutoiement avait reparu.

 

Jacques Terral fit comme il l’avait annoncé. Lorsque, quelques jours plus tard, le vent eût tourné au sud-est et fondu neiges et glaces, il descendit un matin à la scierie, et la mit en branle. Grande stupéfaction du père Terral et de Garric, qui accoururent au bruit, aussi vite que le permettaient à l’un ses béquilles, à l’autre, ses quatre-vingt-quatre ans, et trouvèrent le nouveau mécanicien debout derrière le chariot, clignant de l’œil comme un professionnel, pour s’assurer que la lame, s’enfonçant au cœur d’un hêtre, irait bien droit au but.

 

Il se retourna et sourit aux deux invalides.

 

– Voilà… fit-il ; j’en use comme il y a quarante ans, et il me semble que je rajeunis.

 

Le père Terral restait sceptique.

 

– Ça ira à peu près, tant que durera cette bille, mon pauvre aîné ; mais quand il faudra en ajuster une autre ?…

 

– Nous verrons, père ; laissez-moi faire à ma guise… Je ne casserai rien, allez !

 

– Prenez garde à la hache, en tous cas, monsieur Jacques ; recommanda Garric… Vous voyez : elle porte encore des traces de mon sang…

 

– Sois tranquille, Jean, je me méfierai… Retournez près du feu, l’un et l’autre.

 

Et il fit son nouveau métier de son mieux, durant plusieurs heures, sans autre accroc qu’une planche ou deux légèrement faussées, et quelques ampoules aux mains pour avoir trop serré le manche de la hache et trop pesé sur celui de la lime.

 

Le soir, quand Linou vint, après la classe, faire le pansement quotidien du blessé, elle fut émerveillée de trouver son aîné empilant, hors de la scierie, la planche qu’il avait débitée.

 

– Il y en a six « cannes », comme ils disent ici… Ce n’est pas une journée merveilleuse comme rapport ; mais demain donnera davantage… Il faut à tout de l’entraînement.

 

Il ne se redressait pourtant qu’au prix d’un effort visible.

 

– Les reins ? interrogea Linou… Je dirai à Lalie de bien bassiner ton lit, ce soir : c’est souverain… Je suis bien contente, Jacques, de te voir la main à la pâte… C’est bon signe.

 

Ils remontèrent la côte ensemble jusqu’à la maisonnette de Jacques.

 

– Je dormirai bien, cette nuit, je crois, dit celui-ci en poussant sa porte…

 

Il ne dormit pas aussi bien qu’il l’espérait : la lassitude n’est pas toujours une bonne berceuse. Et, quand il se leva le lendemain, il se sentit raide et fort endolori. Mais l’amour-propre lui criait : « Marche ! » Il redescendit à la scierie, besogna une heure, puis alla demander sa part de la soupe aux pommes de terre, aux haricots et aux jeunes pousses de choux meurtries par le gel, qui constituait le déjeuner habituel des meuniers. Il mangea de bon appétit, au grand ébahissement de Cécile, en compagnie de Terral et de Garric.

 

– Nous ferons décidément quelque chose de notre apprenti, disait gaiement le vieillard à Jeantou, en montrant Jacques. Quelle sottise de l’avoir jadis envoyé au collège ! Sa vocation était de me continuer ici… Ah ! si vieillesse pouvait !…

 

François arriva sur ces entrefaites.

 

– Trop tard ! la place est prise, fit Jacques : la scierie et moi ne faisons plus qu’un…

 

Cécile apporta un couvert et un verre pour son fiancé. Et le déjeuner fut charmant… Garric dit qu’il commençait à pouvoir appuyer au sol son pied blessé. Linou, – c’était un jeudi, – vint faire le pansement accoutumé ; elle voulut voir dans ce groupement fortuit et familial, un acheminement vers l’union rêvée. François, qui échangeait, à la dérobée, de tendres regards avec son amoureuse, se sentait comme engourdi de bien-être ; il eût voulu se persuader qu’il était chez lui, marié, définitivement heureux au milieu des siens… Mais ce n’était encore qu’un beau rêve ; et de ces rêves-là on s’éveille toujours trop tôt. Il reprit le chemin de Fontfrège où l’attendaient le silence boudeur de sa mère et les propos ironiques ou rageurs du meunier vaniteux, de plus en plus irrité par l’enveloppement dont son héritier était l’objet de la part de Jacques, de Linou, du vieux Terral et… de la fille de Mion.

 

CINQUIÈME PARTIE

 

I

 

Voici mars. Le soleil remonte. Neiges et glaces ont disparu. L’activité reprend : attelages par les chemins, charrues dans la glèbe, troupeaux bêlants sur les prés qui commencent à verdoyer le long des ruisseaux et autour des sources claires.

 

Les moulins ont repris aussi leur besogne joyeuse, et ils fleurent bon la chaude farine. Les scies bondissent en cadence, mordant les chênes et les hêtres. Devant l’usine de Fontfrège commencent à s’élever d’énormes tas de grosses bûches de châtaignier.

 

À La Capelle, Jeantou, quoique boitant un peu, s’est remis au travail ; et Jacques, dépossédé, regrette ces semaines de vie rude à la scierie qui ont retrempé ses muscles et remonté son moral… Il reprend son ébauchoir, faute de mieux, parfois le ciseau et le maillet des vieux sculpteurs pour tailler, dans un bloc de granit roulé du « puech » du Vitarel, quelque figure de rustique, et tout d’abord la stèle destinée à la sépulture de sa mère.

 

Et Linou, avec une énergie admirable, et des forces qu’on n’eût point soupçonnées dans son corps grêle et sous ses traits émaciés, faisait la classe, sans y manquer une heure, à ses cinquante écolières, – sans pour cela cesser d’être marguillière en chef, garde-malades, porteuse de secours et de consolations aux pauvres gens. Grondée souvent par Jacques, qui lui reprochait de se tuer à la besogne, elle promettait de se chercher une adjointe pour l’année suivante et pensait très sérieusement à appeler auprès d’elle la petite nonne de Saint-Affrique, la sœur Émilie, dont elle continuait à recevoir des lettres désolées.

 

Le Préfet, lui, s’était décidé à convoquer de nouveau les électeurs de La Capelle pour l’élection des trois conseillers qui manquaient toujours au Conseil municipal. Les opérations, cette fois, se firent très régulièrement et dans le plus grand calme, présidées par un conseiller de préfecture et surveillées par la gendarmerie. Terral patronnait sous main une liste, et Boussaguet, discrètement, la liste des trois radicaux démissionnaires, lesquels furent réélus. Les modérés et les conservateurs s’abstinrent en grand nombre ; ils avaient tiré au clair l’attitude de Terral dans l’affaire de l’École libre, et avaient acquis la preuve que l’autorisation accordée à Linou l’avait été à l’insu de l’ancien maire, sinon malgré lui.

 

L’élection du maire eut lieu le dimanche qui suivit celle des trois conseillers. Par six voix sur douze et au bénéfice de l’âge, un ami de Terral, Vigroux, de La Garde, l’emporta sur un ami de Boussaguet… C’était un maire d’attente ; personne ne s’y trompa, la vraie lutte aurait lieu un peu plus tard entre Terral et Boussaguet lui-même. Cependant Terral ne manqua point de tambouriner qu’en somme le vainqueur c’était lui, vainqueur de Boussaguet et de la Préfecture à la fois… Vienne la réélection de Bourgnounac à la Chambre, et le minotier de Fontfrège sera de nouveau le maître du pays !…

 

Ces espérances n’étaient pas faites pour rendre Cadet conciliant ni pour diminuer son orgueil. Il tablait toujours, d’ailleurs, sur le prochain départ de Garric du moulin de La Capelle ; plus que trois mois pour atteindre la Saint-Jean… Et, tout bas, il se disait encore que son père, ayant quatre-vingt-quatre ans, pouvait disparaître au premier jour… Cadet manœuvrerait alors pour que le moulin passât entre ses mains… Jacques n’était qu’un rêveur inquiet et inconstant qui, leur père mort, quitterait sans doute de nouveau le pays… Et quant à Linou, l’âme véritable de tout ce petit monde, s’il redevenait maire, il s’arrangerait bien pour lui faire retirer l’autorisation d’enseigner, et l’amener à chercher une école ailleurs…

 

Cécile, cela va sans dire, ignorait tous ces calculs dirigés contre elle ; les oreilles ne lui en tintaient même pas. Elle était heureuse de voir son père guéri, et elle avait une foi aveugle dans son amoureux et dans Linou, sa bonne tante avant la noce. Elle sentait, à certains indices, que son père reprendrait son congé du moulin de Terral… bref, le renouveau aidant, qui s’annonçait déjà par un soleil plus brillant et des souffles attiédis, par quelques violettes au pied des aubépines et quelques chansonnettes de mésanges dans les vieux poiriers, elle se remettait à fleurir et à chanter aussi.

 

Et un jour, il lui arriva une aventure singulière… Elle revenait du lavoir et traversait la chaussée, son battoir balancé d’une main, les bras nus jusqu’aux coudes, la figure fraîche de récentes ablutions, la couronne de ses cheveux dorés tressée à la diable, – souriant doucement à son amour et à ses espérances, au printemps et à la vie, – lorsqu’elle demeura saisie en voyant venir vers elle, au bas de la côte, une petite voiture, basse sur roues, traînée par deux mignons ânes gris richement harnachés. Dans la voiture, tenant les rênes, un gros homme mis en monsieur ; et, à côté de lui, assise, à demi couchée plutôt, une jeune femme emmitouflée et dont on ne voyait guère que les yeux noirs, profonds, ardents et tristes à la fois.

 

Cécile fit une inclinaison de tête, et elle allait continuer son chemin, quand la petite femme sortit des couvertures une main fluette qu’elle appuya sur le bras de son compagnon pour l’inviter à arrêter le coquet attelage.

 

– Mademoiselle ? interrogea une voix douce, un peu cassée, n’êtes-vous pas Cécile Garric, du moulin ?

 

– Je suis, en effet, la fille du fermier du moulin que voilà.

 

– Et c’est vous qui devez épouser François Terral, du moulin de Fontfrège ?

 

Cécile rougit et ne répondit pas.

 

– Ma question vous paraît indiscrète, je le comprends… Pourtant elle n’est que sympathique… Sachez d’abord qui je suis…

 

Une quinte de toux coupa la parole à l’étrangère, qui se redressa et dégagea son visage des fourrures… Ses traits étaient tirés, le tour des yeux bistré, les pommettes ardentes… Cécile, qui avait entendu parler par François et par Linou de la petite Parisienne de La Garde, laquelle, disait-on, s’en allait de la poitrine, n’eut pas de peine à l’identifier.

 

– Vous êtes peut-être Mlle Héloïse ?

 

– Elle-même, oui, Héloïse Vergnade… Et je voulais vous faire mes compliments et mes souhaits de bonheur… Je connais un peu celui que vous aimez… Peut-être même vous a-t-on dit qu’il avait été un moment question de me le donner pour mari, à moi…

 

Cécile pâlissait et regardait toujours avec quelque défiance celle en qui elle avait craint, six mois plus tôt, une rivale.

 

– Rassurez-vous, Cécile, M. François ne sera jamais que mon ami… Vous épouserez un garçon franc, courageux et loyal… Soyez heureux ensemble, et… priez pour moi… quand je serai morte…

 

– Veux-tu ne pas parler ainsi ? gronda affectueusement M. Vergnade… Tu es à La Garde depuis une semaine, et déjà tu vas beaucoup mieux… Tu parles de mourir !… Mais dans un mois l’air du Ségala t’aura débarrassée de ton rhume…

 

La pauvre petite sourit mélancoliquement.

 

– L’air du Ségala ? reprit-elle… oui, il est bien pur et bien doux… Ah ! si j’étais venue le respirer plus tôt !… Ne va jamais habiter la ville, Cécile… jamais, quoi qu’on t’en dise, tu m’entends ? jamais !

 

Elle s’exaltait en parlant ; une nouvelle quinte l’arrêta.

 

– Retournons, dit le père ; il fait déjà frais au bord de l’eau.

 

– Encore un mot, Cécile, reprit la malade.

 

Elle tira de son réticule une petite boîte nouée d’une faveur bleue, et la tendit à la jolie meunière.

 

– Veux-tu, Cécile, (tu vois, je te tutoie déjà !) veux-tu me faire le plaisir d’accepter ceci en souvenir de moi ?

 

Cécile n’avançait pas la main.

 

– C’est une croix-jeannette sans aucune valeur, je te l’assure : accepte-là, ça me fera plaisir… J’ai vu, tout à l’heure, ta grande amie, qui sera un jour ta tante, Mlle Aline ; et aussi M. Jacques, qui m’a promis, cette fois, de venir à La Gardette faire mon médaillon…

 

Je leur ai parlé de toi, à tous les deux… Tu vois que je ne suis pas tout à fait une étrangère… Prends donc, Cécile !

 

– J’accepte alors, dit la meunière… Mais, à votre tour, Mademoiselle, il faudra que vous acceptiez quelque chose de moi… Aimez-vous le miel, Mademoiselle ?

 

– Beaucoup !

 

– On le récoltera ces jours-ci ; et j’irai vous en porter un beau rayon tout chaud.

 

– C’est entendu, ma bonne Cécile…

 

Elle écarta un peu les couvertures, prit entre ses mains fiévreuses les mains fraîches de la jolie paysanne, et, les serrant de toutes ses forces :

 

– Surtout, ajouta-t-elle, ne te laisse pas rebuter par les résistances des parents de ton fiancé, ils seront bien obligés de céder… L’amour est plus fort que tout… plus fort, dit-on, que la mort.

 

Et, plus bas, comme se parlant à elle-même, elle ajouta :

 

– Et ça, c’est ce que je ne saurai jamais.

 

Cécile, qui avait plutôt deviné qu’entendu ces paroles, s’efforçait de ne pas pleurer ; et M. Vergnade toussotait pour cacher son émotion.

 

– Tu vois, fit-il, je m’enrhume aussi, au bord de cet étang ; rentrons ! Et il fit faire un demi-tour à son attelage.

 

– Au revoir, Mlle Héloïse, dit Cécile de sa voix la plus ferme ; et bon courage ! J’irai vous voir bientôt.

 

Elle resta là un bon moment à regarder s’en aller cette voiture dans laquelle une jeune fille de son âge, mais riche, gâtée par la vie, – si coquette et si gaie, paraît-il, six mois auparavant, – se sentait mourir.

 

Dès que la voiture eut disparu, Cécile gravit la côte et courut tout conter à Linou :

 

– Oh ! Sœur Marthe ! s’écria-t-elle, toute vibrante et la gorge pleine de sanglots… Vous avez vu cette demoiselle Héloïse de Paris, si malade et si bonne ? Elle m’a parlé, m’a offert un bijou… Je ne voulais pas ; elle m’a assuré que vous n’y verriez point de mal ; et j’ai accepté…

 

– Et tu as bien fait, Cécile. Moi aussi, j’ai accepté d’elle de l’argent pour les pauvres ; et nous le distribuerons ensemble, si tu veux… Et ensemble nous prierons pour elle…

 

II

 

Quand le bruit arriva à Fontfrège de la visite de M. Vergnade et de sa fille à Aline, à Jacques et à Cécile, Cadet-Terral et Sophie firent la grimace. L’entretien surtout de Mlle Héloïse avec la fille de Garric, – entretien qu’on amplifia à l’infini, – le petit cadeau offert à Cécile, – et dont on fit une cassette pleine de riches bijoux, – voilà surtout ce qui mordit au cœur le vaniteux meunier… Sa femme, restée dévote et amoureuse de considération, n’était pas sans remarquer que les sympathies des honnêtes gens allaient de plus en plus vers les Terral de La Capelle au détriment de ceux de Fontfrège, – exception faite, bien entendu, pour François que l’on savait de cœur avec Aline et Jacques, et que tous souhaitaient voir épouser Cécile… Aussi elle conseillait à son mari de ménager un peu plus l’opinion.

 

Mais Terral se cabrait… L’opinion ? Il s’en moquait un peu… Il continuerait à marcher avec son parti, qui était celui du progrès…

 

La campagne électorale était commencée. Galinier, candidat progressiste, celui qui savait les noms de tous les électeurs et ceux de leurs bêtes, après avoir paru vouloir tenter la fortune contre Bourgnounac, député sortant, s’était ravisé, et avait changé de circonscription. Les modérés avaient alors confié leur drapeau à un M. Laroque, un ancien magistrat comme Jacques Terral.

 

M. Bourgnounac avait annoncé à Cadet-Terral sa visite imminente dans le canton de Saint-Jean. Et le meunier allait se dévouer à la réélection de l’ex-sous-ministre ; c’était assurer la sienne à la mairie de La Capelle. Quand on l’aurait vu, sur tous les champs de foire, dans toutes les auberges et dans tous les hameaux, en compagnie de Bourgnounac, à tu et à toi avec lui, on comprendrait bien que malgré sa révocation, il était encore quelqu’un et comptait en haut lieu…

 

Inutile de raconter cette campagne électorale, semblable à toutes celles qui ont eu lieu depuis 1902.

 

Des flots de vin coulèrent dans les cabarets, et des flots de mensonges des lèvres des candidats. Il y eut des défilés épiques sur les champs de foire, des injures, des menaces, des rixes.

 

Bourgnounac fut battu à mille voix de minorité ; et les vainqueurs, qui avaient été les vaincus de 1902 et furieusement molestés alors, rendirent à leurs adversaires figues pour raisins et pain blanc pour fouace…

 

Ce fut dans la nuit qui suivit le dépouillement du scrutin, et tandis que les triomphateurs ivres hurlaient sur la route en revenant de Saint-Jean, que la pauvre petite Héloïse mourut.

 

Car, ni la science des médecins, – on en avait mandé de Montpellier et de Paris, – ni les prières, ni les messes, ni le vœu d’aller en pèlerinage à Lourdes, rien n’avait pu enrayer le terrible mal.

 

La veille, Linou était encore venue la voir. Elle ne se croyait pas si près de sa fin, la malheureuse enfant ; que dis-je ! Elle se persuadait qu’elle allait mieux, que la Vierge avait fait un miracle pour elle… Mais aussi, dès qu’elle pourrait se lever, comme elle courrait la remercier, à Lourdes même !… – Et puis, disait-elle à Sœur Marthe, – comme elle persistait à nommer Aline, – dès mon retour, nous nous occuperons de marier Cécile et François, n’est-ce pas ?… Avec papa, j’irai implorer votre frère de Fontfrège : il ne pourra pas nous refuser son consentement… Ensuite,… ensuite, je ne sais pas, Sœur Marthe… Peut-être je ferai comme vous, j’entrerai dans un couvent, puisqu’il y en a encore… Ou je me ferai garde-malades ; j’irai soigner nos petits soldats, au Maroc ou ailleurs… Et pourquoi n’irions-nous pas toutes deux ? Voulez-vous, Sœur Marthe ? Sœur Marthe ! Quel joli nom !… Si vous ne le reprenez pas, vous me le céderez, n’est-ce pas ?

 

Linou devait faire appel à toute la fermeté acquise au prix de 35 ans de vie religieuse et de beaucoup de veilles au lit des agonisants pour ne pas fondre en pleurs en écoutant dérouler de longs projets cette voix lointaine, qui semblait déjà venir de l’au-delà.

 

Quand elle quitta la chère petite, lui promettant de revenir bientôt, elle l’embrassa tendrement et lui dit : « Oui, mon enfant, oui, vous avez une excellente idée. Nous irons ensemble soigner nos soldats malades… et nous ne nous quitterons plus… »

 

Une heure après, le délire la prit ; et, à l’aube, – une aube d’avril, pleine de gazouillis d’oiseaux, – elle inclina sa tête sur l’épaule, avec le geste d’un pinson mettant la sienne sous l’aile pour dormir, et elle expira…

 

M. Vergnade, pauvre gros homme qu’on croyait peu sentimental, s’effondra sous le coup, devint une loque gémissante et pleurante.

 

Il fit faire à la morte des obsèques magnifiques et telles que le pays n’en avait jamais vu. L’Amicale parisienne des originaires de La Capelle et de La Garde avait offert récemment, nous l’avons dit, un corbillard commun aux deux paroisses : on s’en servit pour la première fois. Mlle Héloïse avait souscrit, six mois plus tôt, au cours d’un banquet suivi de bal, pour l’achat du char funèbre qui devait, si peu de temps après, porter sa frêle dépouille dans le petit enclos du Ségala où pointaient les premières pâquerettes.

 

François et Cécile, très sincèrement affligés, déposèrent sur la tombe toutes les jacinthes et toutes les anémones qu’ils avaient pu trouver dans les prés de la Durenque et les combes de Roupeyrac.

 

III

 

Pâques, tardif cette année-là, justifia pleinement la seconde partie du dicton :

 

Pas de Noël sans agneaux,

Ni de Pâques sans oiseaux.

 

La pie, dans les hauts châtaigniers encore nus et le merle dans les houx du bord de l’étang, s’affairaient déjà à nourrir leurs couvées. Le rossignol était de retour ; et le coucou lançait du fond des bois, partout présent, partout invisible, son appel voilé et mystérieux.

 

Linou avait donné congé à ses écolières, dès le mercredi saint ; et, durant les quatre jours qui suivirent, elle ne quitta guère l’église, soit pour la parer, soit pour y prier. Elle commémorait avec ferveur la date de ses résolutions suprêmes de jadis et de son départ pour le couvent.

 

Elle apprenait aussi à ses petites chanteuses un « Alleluia » et un « Regina cœli » pour le jour de la Résurrection.

 

Jacques Terral, lui, était reparti pour Rodez, où il voulait entendre les chantres et la maîtrise de la cathédrale dans Les Jérémiades, le jeudi saint ; le Stabat, le vendredi et l’O filii, le jour de Pâques.

 

– Tu seras donc toujours le même, mon pauvre aîné, avait gémi Linou. Il faut à ta dévotion un cadre spécial, la cathédrale, les cloches du clocher de François d’Estaing, et l’orgue tonnant sous les doigts de ton ami Fromentier… Chrétien artiste, médiocre chrétien !… En tous cas, ne reste pas encore deux mois là-haut…

 

– Je n’aurai garde ! avait-il répondu. Je veux jouir du printemps au Ségala, – ce qui ne m’est pas arrivé depuis quarante ans. Je veux aller chercher des nids, comme autrefois, et écouter le coucou sous les hêtres de Roupeyrac.

 

Le surlendemain de Pâques, comme elle allait visiter, à La Baraque, une vieille femme infirme, en montant la « carral » creuse de la Barrière, Linou aperçut Jean Garric qui, dans son petit clos du Vignal, venait s’accouder à la claire-voie le séparant du chemin. Elle eut vite deviné ce qui amenait là son lointain fiancé : il avait bonne mémoire, lui aussi… Au lieu de chercher à l’éviter, Linou bravement l’interpella :

 

– Que fais-tu par là, Jean ?

 

Il devint très rouge, hésita quelques secondes, puis répondit à voix presque basse :

 

– Je viens méditer sur ce que j’y faisais, il y a trente-six ans, à la même date… Je vous guettais (il n’avait jamais pu se remettre à la tutoyer), comme aujourd’hui.

 

– As-tu donc quelque chose de nouveau à me dire ? Il hésita encore un peu.

 

– Non, oh ! non… rien de nouveau… Une idée qui m’est venue, comme ça, de me retrouver au même endroit, sur votre chemin, après si longtemps, si longtemps… et tant de… choses qui se sont passées depuis…

 

Linou sentait bien qu’en dépit des promesses réitérées qu’il lui avait faites, l’hiver précédent, pendant qu’elle pansait sa blessure, Jean, guéri de corps, ne l’était pas de cœur.

 

– Pourquoi, mon pauvre Jeantou, remuer ainsi toujours le passé ?… Est-ce que tu songes à l’eau qui a fait tourner ta meule quand elle est en fuite vers Roupeyrac, Fontfrège et le Gifou ? Pour toi, elle est déjà à Bordeaux, à la mer… Elle ne remonte point vers l’étang, n’est-ce pas ?… Ainsi de nos sentiments des années lointaines… Vouloir les retrouver, c’est s’acharner après une ombre, après une eau fuyante… Et cela rend un peu lâches et très malheureux… Vis pour le présent et pour l’avenir ; pour ta fille, qui t’aime et qui te fait honneur et qu’il faut t’efforcer de rendre heureuse… Retourne à ta scierie et à ton moulin ; moi, je vais à mes pauvres aujourd’hui et à mes écolières demain… Plus de rêveries ! Travaillons à nous rendre utiles et à devenir meilleurs.

 

Et elle était partie, alerte et vaillante, comme une abeille allant à la miellée. Lui, penaud, restait là, accoudé, à la regarder s’éloigner par le même chemin où il l’avait jadis accompagnée, le jour des adieux.

 

– Comme elle est changée ! se disait-il à mi-voix ; ce n’est plus Linou !…

 

Et, au bout d’un moment :

 

– Elle a raison… elle a eu toujours raison… Oui, je dois arracher et jeter loin de moi toute cette mauvaise herbe qui me mange le cœur. Je n’ai plus le droit d’aimer que Cécile et d’assurer son bonheur…

 

Une heure après il était à la scierie ; Cécile au Moulin-Bas : la vie active et saine continuait dans le murmure de l’eau joyeuse qui plus que jamais semblait se hâter.

 

À Fontfrège, la même eau pesait sur les turbines de Cadet-Terral, et, avec moins d’élan, de bruit et d’écume – et de joie aussi ; – elle faisait le même ouvrage : de la farine pour le pain de la huche, et de la planche pour les berceaux et les cercueils…

 

L’échec de Bourgnounac avait, un instant, abattu le meunier ; mais il s’était vite ressaisi ; d’ailleurs, Bourgnounac se vantait de faire casser l’élection de son rival.

 

L’usine pour traiter le bois de châtaignier fut mise en train, ce même jour, par un contremaître et un ouvrier venus du chef-lieu. Tous les désœuvrés de La Garde et pas mal de ceux des environs étaient accourus pour assister à ces débuts ; mais il en furent pour leurs pas : on n’entre pas dans ces usines comme dans les scieries ou les moulins ; les opérations qu’on y fait s’entourent de mystère. Les badauds durent se contenter de voir rouler dans l’intérieur les grosses bûches qu’on appelle des « asclos », et de recevoir de Cadet et de son fils, quand ils apparaissaient au seuil, quelques courtes et vagues indications. Seul, M. Bonneguide put causer assez longuement avec son ancien élève ; et ils parlèrent moins de l’extrait tannique attendu que des sentiments et des projets du jeune homme. Le vieux maître d’école voulait savoir où en étaient ses amours, et surtout si les résistances du minotier-usinier ne faiblissaient pas un peu depuis sa révocation de la mairie et la défaite de Bourgnounac. François dut avouer qu’il n’y avait aucun changement.

 

– Aussi, ajouta-t-il, c’est sans goût que je continue mon travail… D’abord, vous le savez, je répugne à cette destruction sauvage de nos châtaigneraies… De plus, je n’ai pas foi dans le succès de l’entreprise… Enfin, ce n’est que pour pratiquer les devoirs envers nos parents tels que vous nous les enseigniez jadis, que je reste là à faire la coutumière besogne, espérant toujours un changement qui ne vient jamais.

 

– C’est d’un brave garçon, ce que tu en fais, François.

 

– Que m’en reviendra-t-il ?

 

– D’être plus heureux un jour, que si tu n’avais pas eu à lutter. Le bonheur s’achète ; et il vaut mieux le payer par avance.

 

– Oui, on me dit cela, ma tante Linou, mon oncle Jacques, que sais-je ? Et je m’efforce de le croire et de prouver que je le crois… Mais je sens que je serai bientôt à bout de patience ou de forces… Je tomberai malade… ou je m’en irai d’ici.

 

Il avait pris sous le bras son vieux maître et l’avait réaccompagné quelques pas. En le quittant deux larmes montèrent à ses yeux, qu’il écrasa d’un revers de ses doigts.

 

– Pauvre petit ! murmura M. Bonneguide… Courage quand même ! jusqu’au bout !… Il y eut toujours un Dieu pour les amoureux : tu auras ta Cécile un jour.

 

Cadet, lui, se rengorgeait en voyant enfin fonctionner son usine, sa chose, sa création. Il courait de la scie débitant les bûches en tranches minces comme des ronds de saucisson, aux chaudières où on les faisait ensuite longuement bouillir, et enfin aux cuves où l’évaporation du liquide laisserait le résidu destiné au tannage rapide des cuirs… Le dimanche suivant, il fit même rédiger par M. Couffignal une note enthousiaste qu’il adressa à un journal de Rodez. On y vantait « l’esprit d’entreprise, l’initiative hardie » de l’ancien maire de La Capelle « qui allait transfigurer et enrichir la région, jusque-là si déshéritée, de la Durenque et du Gifou… Que le Conseil général, enfin bien inspiré, se décidât à voter le chemin de fer d’intérêt local qui, par Saint-Jean, relierait Rodez à Albi, et le pauvre Ségala, se dépouillant enfin de ses châtaigniers, comme il s’était déjà dépouillé de ses genêts et de ses bruyères, si sottement vantés par les romanciers et les poètes, ne tarderait pas à devenir un vrai jardin rouergat… » Oh ! la belle tartine ! M. Buffanel dut en être jaloux…

 

Jacques Terral, alors au chef-lieu, lut l’article, haussa les épaules. Il ne fut pas le seul. Dans les cafés, entre deux manilles, les joueurs se passaient le journal et ricanaient : « Quel bluff ! »

 

Jacques rentra à La Capelle, persuadé que son cadet courait à la ruine. Il fit part de ses craintes à Linou et à François qu’il avait mandé d’urgence. Tous trois délibérèrent, encore une fois, sur les moyens de le sauver. Que tenter ? Cadet avait des œillères qui lui venaient de sa vanité. Les avis de Jacques lui seraient suspects ; Linou ne comptait pas à ses yeux : une vieille fille, une défroquée !… Qui donc pourrait avoir prise sur cet entêté ?

 

– Peut-être vaudrait-il mieux agir, cette fois, sur ma mère, opina François… Elle redoute autant que nous l’échec de la nouvelle entreprise ; et elle serait sans doute bien aise d’en arrêter les frais, quitte à payer encore sur sa dot le bois acheté et les gages des deux ouvriers employés à l’usine, qui, d’autre part, lui pèsent fort par leurs exigences de nourriture et de logement.

 

– Eh bien!, dit Jacques, essaye de jouer cette dernière carte. Quelles sont les personnes qui ont de l’action sur ta mère ?

 

– Une seule, je crois, mon grand-père maternel, Puech, le maître de La Calcie, devant qui ma mère tremble comme la feuille et que mon père redoute aussi.

 

– Va donc voir le père Puech ; et dis-lui la vérité…

 

– Soit, j’irai demain.

 

Et il fit comme il avait dit. Il trouva le vieillard gardant son troupeau sur le « puech » de Boudes, – « son frère », disait-il, en plaisantant : « Puech sur le puech. » – Coiffé de son large feutre délavé, enveloppé de l’éternelle limousine par-dessus son sarrau, car il bruinait ce jour-là, adossé à un « casel » de pierrailles qui l’abritait des quatre vents tour à tour, il tressait une corbeille, en chantant à pleine gorge l’« Ave Maris Stella ».

 

François fut pressant, suppliant même, car il voulait à tout prix que son père, pourtant si dur pour lui, s’arrêtât au bord du gouffre…

 

Le père Puech fit d’abord la grimace, et montra le reste de ses crocs, comme le vieux dogue chargé de garder son portail… Puis il récrimina contre son gendre, un « oiselet », un ambitieux sans consistance, un vrai casse-cou pétri d’orgueil ; ensuite, contre Sophie sa fille, une sotte qui, pouvant épouser le plus riche terrien du pays, était allée s’amouracher d’un farinel de quatre sous…

 

Ah ! le pauvre François en ouït de dures sur les auteurs de ses jours !

 

Enfin, le vieux dit qu’il verrait, qu’il réfléchirait, qu’il confierait son troupeau durant quelques heures au valet de labour et descendrait peut-être jusqu’à Fontfrège… Mais il en cuirait à Sophie et à Cadet… ils apprendraient de quel bois on se chauffe à La Calcie…

 

– Merci, grand-père pour la démarche que vous allez tenter ; mais ne dites pas que je vous l’ai demandée…

 

– Ah ! ah ! ricana le rude vieillard ; tu crains déjà les coups ? Tu n’as donc pas plus de cœur qu’un poulet ? J’avais pourtant ouï dire que tu étais vaillant et que le sang des Puech paraissait battre dans tes veines…

 

– Le sang des Puech et le sang des Terral ne se doivent rien l’un à l’autre, je pense, répliqua vivement le jeune homme.

 

– Tu regimbes ? petit-fils du « Roitelet ! »… Eh bien, ça ne me déplaît pas, au contraire… Au fait, ton grand-père du Moulin de La Capelle, – quoique « taillé à l’épargne »[2] et trop court pour faire même un fantassin, n’était pas sot, ni manchot, dans le temps… Et c’est bien pour ça que j’ai donné ma fille à son cadet, qui ne le vaut pas…

 

– Grand-père, je vous en prie !…

 

– Oui, oui, défends-le : il en a besoin… J’irai aux Anguilles, demain, ou après-demain… Veux-tu boire un coup ?… Un peu vert encore, le petit cru d’Ayssènes… Mais, avec un oignon et un coin de chanteau, il passe tout de même.

 

Il tendit sa gourde à François qui, à la régalade, en avala quelques gorgées. Le vieux l’imita, puis frotta sur ses lèvres minces et rasées le dos de sa main râpeuse.

 

– Merci, grand-père, fit le jeune homme : votre petit vin est excellent… Mais je me sauve, car on a besoin de moi à la maison.

 

– Et de moi aussi, n’est-ce pas ? On ira…

 

Là-dessus, il commanda à son chien « Bourru » d’aller chercher deux brebis gourmandes qui tondaient l’emblave limitrophe de son pâtis ; puis il se remit à sa corbeille et à son hymne : « Monstra te esse matrem ! »

 

IV

 

Le printemps était superbe, même un peu trop chaud : en mai on se serait cru déjà en juillet.

 

Linou n’avait plus guère qu’un quart de ses élèves ; les autres gardaient les brebis, les vaches, les dindons ou les oies. Ses malades aussi étaient moins nombreux, et la charitable fille pouvait se délasser un peu des fatigues de l’hiver. Elle voyait plus souvent son vieux père, qui, depuis les beaux jours, était plus ingambe et errait autour des moulins, dans les petits chemins herbeux et fleuris, bordés de haies d’aubépines pleines de fauvettes et de rossignols, ou de vieux murs verdis auxquels l’on s’adosse volontiers auprès des lézards. Il y faisait de longs sommes, y disait, au réveil, quelques dizaines de chapelet, se trouvant parfaitement heureux parce qu’il avait décidé Garric à reprendre son congé et à rester fermier au moulin.

 

Ses vieux amis, le curé Le Crouzet, le long Jean-Jean et le vaste Le Roudier, venaient le rejoindre, ce qui donna à Jacques Terral l’idée de reprendre et de pousser l’esquisse de leur groupe, abandonnée depuis la Toussaint.

 

Le bon curé, plus que jamais, apportait, en cachette de sa servante, du miel de ses ruches et un petit fromage de chèvre, Terral chargeait Cécile d’aller tirer un coup de vin, et Jean-Jean, de temps à autre, sortait de sous sa vaste carmagnole une « coque » pétrie par sa petite-fille et cuite sur la pierre du foyer. L’ancien charron, lui, imitait le quatrième officier de Malbrouck : il n’apportait rien – et pour cause – que son large coffre et son bel appétit.

 

Et l’œuvre venait à merveille ; si bien que Jacques se demandait, – lui qui jamais n’était satisfait de son travail, – si, par hasard, ici, près de son berceau, il n’aurait pas trouvé son quart d’heure de talent, cette brève illumination qui permet d’écrire « un sonnet sans défaut », de composer un air populaire, ou d’insuffler la vie à un morceau de glaise.

 

De temps à autre, François venait furtivement à La Capelle apporter des nouvelles de Fontfrège… Non seulement la visite du père Puech n’avait pas fait réfléchir Terral, mais il semblait qu’elle eût poussé l’orgueilleux meunier à plus d’audace et de fièvre dans la poursuite de ses projets. Loin de ralentir ou d’arrêter l’achat de châtaigniers, il concluait chaque jour quelque nouveau marché ; et cela, alors que pas une bonbonne de ses produits n’avait encore quitté l’usine et qu’il ignorait même si son extrait tannique serait de bonne qualité…

 

En outre, il reprenait avec âpreté ses manœuvres en vue de ceindre à nouveau, quelques mois plus tard, cette écharpe municipale qu’il s’était sottement laissé enlever et qui, dans son esprit, devait infailliblement lui revenir.

 

Sa femme exerçait sur lui moins d’influence que jamais. Il s’était persuadé que c’était elle qui, tremblant pour sa dot, avait provoqué la rude intervention du maître de La Calcie, dont les propos l’avaient profondément ulcéré. De quoi se mêlait ce rustre, ignorant et grossier, nourri de raves, de châtaignes et de pain d’avoine ? Critiquer l’installation des moulins, de l’usine, et jusqu’à la construction d’un barrage bâti sur les plans d’un ingénieur ! lui qui savait à peine écorcher quelques séterées de bruyères et d’ajoncs, engraisser une paire de bœufs tous les ans et mener paître une centaine de moutons !… Il en avait de l’audace !… On verrait donc, tout à l’heure, les escargots faire la poste et les hiboux régler le cours du soleil !… Et il criblait d’allusions méchantes, de railleries et de sarcasmes celui qu’il ne nommait plus que « le prophète de La Calcie ».

 

Sophie courbait la tête, pleurnichait dans les coins, courait au presbytère, faisait brûler des cierges à l’église, perdait peu à peu toute énergie, toute force de résistance, mettait la tête sous l’aile, et laissait couler l’eau.

 

François, lui, tout en pressentant la catastrophe, faisait de son mieux pour la retarder, besognait ferme et veillait à ce qu’on travaillât consciencieusement autour de lui… Il lui venait, certes, des bouffées de révolte, des tentations de tout planter là, d’aller faire sa vie ailleurs… Mais non ! Ce serait déserter à l’heure du péril ; et ni son maître d’école, ni son capitaine au régiment ne lui avaient enseigné cela ! Laborieux et soumis, il avait résolu de l’être jusqu’à la chute.

 

Un garçon plus faible ou moins généreux eût été s’attendrir et se lamenter auprès de Cécile : pleurer à deux c’est presque du bonheur. François voulait garder sa croix pour lui, la porter seul et sans broncher.

 

Ce n’est pas que la chère petite ignorât tout à fait ce qui se passait à Fontfrège ; mais puisqu’on ne jugeait pas à propos de lui en parler, c’est que les choses étaient sans doute moins graves qu’on ne disait ; et, comme elle avait une foi robuste en son fiancé, comme elle était maintenant sûre que son père resterait fermier au moulin, comme par surcroît le printemps était superbe, elle continuait à espérer et à rayonner.

 

V

 

Un dimanche que Cécile menait ses bêtes au pré de l’étang, François, qui était chez Jacques, la vit de la fenêtre, prit vivement congé de son oncle, traversa deux petits prés qui l’en séparaient et la rejoignit sous les aulnes et les saules qui bordent la Durenque.

 

En l’apercevant qui sautait la haie de clôture, elle poussa un petit cri, rougit, sourit, puis tendit les mains pour que le jeune homme ne fût pas tenté de l’embrasser ; car, des prés et des jardins étagés sur le coteau on aurait pu les apercevoir et ricaner, comme le font d’habitude les rustiques, même les meilleurs, devant toute caresse d’amoureux en plein air.

 

Cécile s’aperçut aussitôt que François était triste et préoccupé, et elle voulut en savoir le pourquoi.

 

Par respect filial il lui cacha tout ce qui avait trait aux scènes pénibles entre son père et sa mère, et aussi la démarche du père Puech auprès d’eux… Mais il avoua ses soucis sur la marche de leurs affaires.

 

– Si mon père s’obstine dans sa nouvelle entreprise, dit-il, et si les produits de son usine ne s’écoulent pas, les revenus des moulins et de la scierie y passeront, et bientôt je ne serai pas plus riche que toi.

 

– Que dites-vous là, François ?

 

– La vérité.

 

– Quoi ! Vous deviendriez mon égal ? Je n’aurais plus aucun scrupule à vous aimer ? Personne ne pourrait plus me soupçonner d’être une intrigante, une ambitieuse ? Ah ! que ce serait bon !

 

– C’est ton cœur qui est bon, ma chérie ! Elle réfléchit un moment, puis, soudain, la joie s’éteignit dans ses yeux.

 

– Eh bien non, se reprit-elle ; c’est en parlant comme cela que je suis égoïste et mauvaise, car je ne songe qu’à moi… Vos parents ne m’aiment pas. Est-ce une raison pour souhaiter leur appauvrissement ?… Et vous-même, François, vous, élevé dans l’aisance et la considération, vous souffririez certainement d’être amoindri, – non pas dans votre bien-être, mais dans l’opinion des gens, dans les idées du pays.

 

– Oh ! l’opinion, le pays !… Certes, j’y tiens ; je ne suis pas de ceux, je le sens bien, qui se déracinent aisément… Pourtant, s’il le fallait, Cécile, pour être à toi et t’avoir toute à moi… on s’éloignerait bien d’ici… pour un temps, n’est-ce pas ? Nous tâcherions de décider mes parents à rentrer chez grand-père, qui, au fond, s’il les savait malheureux, s’empresserait de leur rouvrir ses bras et sa porte ; et si, même ruinés, ils s’obstinaient à ne pas vouloir nous marier…

 

– Hélas ! fit tristement Cécile ; vous prévoyez que, même ruinés, vos parents ne voudraient pas de moi !… Ce n’est donc pas ma pauvreté qu’ils me reprochent ?

 

Elle éclata en sanglots.

 

– Cécile !… ma petite Cécile…

 

– Je l’avais deviné depuis longtemps : ce qu’on me reproche, c’est ma mère ?… Elle était donc une méchante femme, ma mère ?… Dites, François, que vous a-t-on raconté d’elle ?

 

– Mais rien que tu ne saches, ma chérie, et que nous n’ayons souvent rappelé ensemble… qu’elle a péri jeune et… par accident…

 

– Il y a autre chose… il faut qu’il y ait autre chose !… On me rejette, moi, parce que ma pauvre maman avait perdu la raison, n’est-ce pas ?

 

– Je n’avais que cinq ans à cette époque, et je n’ai jamais vu ta pauvre mère… Mais tu sais bien, Cécile, que les gens ont vite fait d’accuser de déraisonner ceux qui ne raisonnent pas comme eux… Qu’y aurait-il de surprenant à ce que ta mère, ayant longtemps vécu à la ville en eût rapporté des sentiments et des allures un peu étranges pour les gens qui ne sont pas sortis de chez eux ?… En outre, j’ai ouï dire qu’à la suite de ta naissance, ta mère avait éprouvé certains troubles d’esprit… Mais la chose se produit assez souvent et elle n’a rien que de malheureux et d’accidentel… Elle était à plaindre, pas à blâmer…

 

Ce disant, il avait emmené Cécile, qui se laissait bercer de douces paroles et s’essuyait les yeux, vers le haut du pré, sous les chênes qui en jalonnent la clôture. Certain d’être bien cachés par leur ombrage, il avait pris le bras de sa fiancée et le pressait tendrement sur son cœur.

 

– Aussi, ajouta-t-il, pourquoi nous inquiéter des jugements dictés par le parti pris, par d’anciennes antipathies de famille, par un orgueil déplacé ?… Nous nous aimons depuis longtemps, franchement, sans arrière-pensée… Que nous importe le reste, ma bien-aimée ?… Nous nous marierons dès que ma conscience me dira que j’ai fait tout ce que je devais pour sauver mes parents… Et, je le répète, nous trouverons toujours un endroit pour abriter notre bonheur et gagner notre vie.

 

Cécile, consolée, rassurée, s’appuyait sur l’épaule de son ami, levant vers lui ses yeux, encore humides, mais où déjà le sourire refleurissait, plus tendre et plus confiant que jamais… Et, tout à coup, montrant du doigt la maisonnette du Vignal, au flanc du coteau, à cent pas au-dessus d’eux :

 

– Nous aurons toujours cela, fit-elle presque joyeuse : la maison de mon père, son jardin et sa pâture… Ne serait-on pas bien, là-haut, pour vivre à deux… ou à trois ?… Pas de moulin, il est vrai, et cela nous manquerait… à moins d’en bâtir un à vent… Mais on louerait un champ pour faire du blé et des pommes de terre… J’élèverais des poules, des canards… on vivrait modestement… Qu’en dis-tu, François ?

 

À ce tutoiement tendrement reparu, à la pensée de ce bonheur si simple et qui semblait à portée de la main, l’amoureux se sentait remué jusqu’au fond de son être. Il serrait plus fort contre lui la belle promise qui lui en suggérait l’image et qui s’abandonnait, palpitante, à son étreinte.

 

– Oui, Cécile, oui, disait-il, à voix basse, le bonheur est là, dans ta maison, seuls, oubliant tout le reste et oubliés de tous… N’avons-nous pas assez lutté ? N’avons-nous pas le droit d’être l’un à l’autre à jamais ?

 

Il perdait pied et cherchait des lèvres qui ne se dérobaient plus qu’à peine… Mais quelqu’un marchait dans le sentier qui dévale à travers la châtaigneraie voisine ; et une toux discrète se fit entendre, comme un avertissement aux amoureux qu’on les avait vus…

 

Ils s’écartèrent vivement l’un de l’autre et regardèrent à travers les aulnes et les noisetiers : c’était Linou, qui rentrait sans doute de quelque visite de charité dans un mas voisin. Elle déboucha au bas de la pâture de Garric, en face des jeunes gens séparés d’elle seulement par une haie qu’elle connaissait bien : c’était celle qui, à douze ans, la séparait de Jeantou ; c’était du haut du chêne sous lequel elle les avait vus s’embrasser que le petit berger était tombé près d’elle en voulant cueillir et lui offrir un nid de pinson… Le chêne n’avait pas changé : qu’est-ce qu’un tiers de siècle pour un chêne ? Et peut-être les pinsons y nichaient-ils toujours. L’herbe du pré était toujours verte et fleurie… Seulement Linou était une vieille fille, une pauvre sœur laïcisée, indulgente, certes, aux amoureux de l’idylle nouvelle, mais qui passait là à point pour leur éviter peut-être une chute plus grave que celle du petit dénicheur d’autrefois.

 

François et Cécile, rappelés de leur extase, saluèrent leur ange gardien :

 

– Bonsoir, ma tante !

 

– Bonsoir, Sœur Marthe !

 

Elle s’arrêta et, à travers la haie, d’un accent un peu grondeur :

 

– Vous ne m’avez pas l’air de bien sanctifier la fin de ce beau dimanche, leur dit-elle… Il y a donc du nouveau, à Fontfrège, mon neveu ?

 

– Non, ma tante ; tout y va à l’ordinaire, c’est-à-dire assez mal… Et je ne voulais pas laisser ignorer à Cécile les craintes dont je vous avais fait part, à vous et à l’oncle Jacques.

 

– Alors, viens avec moi à La Capelle, que nous en parlions encore. Il hésitait à quitter Cécile ; ce fut elle qui le congédia.

 

– Oui, François, partez… Le soleil se couche ; et je n’ai que le temps d’emmener les bœufs à l’étable et de faire le souper.

 

François tout penaud traversa la haie et suivit sa tante, pressentant la petite admonestation méritée… Furtivement, en gravissant le sentier escarpé qui monte vers le Vignal, il se retournait de temps en temps pour sourire à Cécile qui, derrière ses bêtes, se retournait aussi et lui souriait pareillement… Hélas ! le bonheur entrevu tout à l’heure s’éloignait encore comme elle… L’atteindrait-on jamais ?

 

VI

 

L’été était revenu, avait passé. On avait fauché et moissonné : les granges s’étaient emplies de foin odorant jusqu’aux toitures ; les aires-sol avaient vu s’ériger des pyramides et des coupoles de gerbes lourdes et dorées. On entendait de nouveau siffler et ronfler les batteuses ; le haut Ségala, jadis si pauvre, s’enorgueillissait d’être devenu une sorte de terre de Chanaan.

 

Linou avait lâché ses écolières, après une distribution de prix solennelle que M. l’abbé Sermet avait fait présider par le curé-doyen de Saint-Jean.

 

Jacques, ayant achevé sa maquette des « Vieux de la Vieille », l’avait envoyée à l’exposition artistique du chef-lieu, où un M. Montrosier, sorte de Mécène régional, l’avait fort goûtée et en avait commandé une exécution en granit de Peyrebrune, pour le square du nouveau Musée.

 

Les « Parisiens » étaient revenus villégiaturer à La Capelle et à La Garde ; quelques-uns manquaient à l’appel, ayant vaillamment succombé sous les canons des assommoirs ; quelques autres n’en valaient guère mieux et mettaient leur espoir dans la cure de petit lait et d’air pur, et surtout dans les soins de leur pauvre vieille mère demeurée au pays, et à laquelle ils apportaient à peine de quoi sucrer leurs tisanes et acheter un pot-au-feu.

 

Buffanel, lui, était triomphant : le politicien inspirateur de son journal lui avait fait épouser une de ses maîtresses dont il était las, et avait augmenté ses appointements. Les banquets d’Amicales avaient, d’ailleurs, beaucoup donné, ainsi que l’Orléans avec ses trains dits de plaisir organisés dans les bureaux du « Montagnard ». Buffanel était devenu quelqu’un ; et les gens commençaient à dire qu’il avait bien réussi, et qu’il irait plus loin encore, ayant de la tête et du savoir, « dé cap et dé sobé ». Il oublia toutefois, d’aller porter des fleurs sur la tombe de la petite Héloïse ; et il s’abstint de toute visite à Cadet-Terral, qui n’était plus maire de La Capelle…

 

Il travaillait pourtant ferme à le redevenir. Le secret du mauvais état de ses affaires avait beau être celui de Polichinelle ; en le voyant si sûr de lui, si actif, si audacieux, – et en outre, si bien secondé par François qui faisait l’impossible pour enrayer et ralentir la descente au gouffre, – beaucoup se disaient : « Il se cassera peut-être les reins, mais peut-être aussi qu’il rebondira très haut ».

 

Son ami Vigroux, le maire, élu trois mois plus tôt, tenant ses promesses secrètes, venait de démissionner pour raisons de santé ; et, par six voix contre six, – toujours – et encore au bénéfice de l’âge, Terral l’emporta sur Boussaguet du Sérieys.

 

Il offrit, au « Soleil Levant », un superbe déjeuner à son Conseil municipal, qui accepta et s’y rendit au complet : Boussaguet se montrait beau joueur, sachant bien que Terral n’en avait plus pour bien longtemps à éblouir et à trôner.

 

Cadet voulut que son fils assistât à la fête.

 

– Mais nous serions treize à table, répondit le jeune homme, qui eût mieux aimé passer ces heures auprès de Cécile, de l’oncle Jacques ou de Linou.

 

– Tu es superstitieux maintenant ? ricana le maire… J’inviterai le garde Merlin, pour faire le quatorzième.

 

François dut céder…

 

C’était un dimanche de fin septembre, lourd et trop chaud pour la saison. Depuis une semaine, le vent d’est, « le vent marin », comme disent les gens des Cévennes, « l’autan », comme l’appellent ceux du Ségala, – avait soufflé avec violence.

 

Beaucoup s’en félicitaient : il fallait ce temps pour gonfler les châtaignes dans la montagne et les raisins au vallon. Mais des vieux hochaient la tête : quand l’autan durait huit jours avec pareille force, il ne s’en allait guère sans furieux orages ; et, depuis vingt ans, les orages tournaient souvent au désastre, – à cause des déboisements et des défrichements sur les pentes et les sommets.

 

Ce jour-là le vent charriait d’énormes nuages qui, vers midi, commencèrent à se zébrer d’éclairs, tandis que des rafales tordaient les arbres et fouettaient les vitres de quelques grosses gouttes de pluie.

 

Puis le tonnerre se mit de la partie, grondant de l’est et de l’ouest. Manenq, le vieux soldat de Crimée, qui buvait sa « pauque » avec son cadet Gayraud, le blessé de Magenta, lui disait :

 

– Ces roulements de tambour, au levant et au couchant, ne me disent rien qui vaille, conscrit… Gare à la rencontre entre Cosaques et Français !

 

– Ou entre Français et Autrichiens ! ripostait l’autre.

 

Mais, dans « le salon » réservé aux invités du maire, on ne faisait guère attention à ce qui se passait dans les nues. La chère était plantureuse, relevée, et on buvait sec, « laissant l’eau pour les meuniers », répétait sans cesse l’ancien gabelou Singlart. Pansette racontait des histoires plus épicées encore que le fricot. Bousquet, dit Bégarade, influencé sans doute par l’orage, restait de longs temps bouche bée, avant de déclencher son mot, – ce qui faisait rire aux larmes. Le Bazilat faisait l’éloge fervent du « petit Père Combes », et avait une prise de bec avec Loubière, qui lui préférait Clémenceau…

 

On faisait aussi des projets : installation de l’éclairage électrique dont Terral, avec ses turbines, se chargerait de fournir le courant ; reprise du presbytère par la commune qui avait besoin d’une maison des postes et télégraphes ; fermeture de l’école libre de filles à la première occasion, etc.

 

François trépignait et eût voulu être loin. Sur un coup de tonnerre plus violent, il se leva, prétextant une lettre à mettre à la boîte avant l’averse qui s’annonçait.

 

Mais, en arrivant au bas de l’escalier, sur le seuil, il dut reculer : un éclair aveuglant déchira le ciel d’un noir bleuâtre et un formidable coup de tonnerre fit trembler la maison dont les vitres tintèrent. Il n’y eut qu’un cri parmi les buveurs au-dedans, et parmi les femmes et les enfants qui traversaient la place en galopade. Une trombe d’eau mêlée de grêle s’abattit, noya la rue, unit le ciel à la terre par un rideau, une sorte de herse gigantesque tissée de pluie, de glace et de feu.

 

Les gens affolés se précipitèrent dans l’auberge, envahirent les magasins du rez-de-chaussée et l’escalier, gémissant, priant et, à chaque éclair, faisant le signe de la croix.

 

Et tout à coup la rafale changea de direction, et alla gifler les maisons situées de l’autre côté de la place.

 

– Voilà que le vent tourne ! cria-t-on ; Seigneur, ayez pitié de nous ! Un homme âgé, ayant reconnu François, lui dit :

 

– Ils doivent avoir bien peur, au moulin… Quand il pleut de cette force, la chaussée a besoin d’être solide… Trois fois je l’ai vue sous l’eau, par un orage pareil.

 

– Alors j’y cours ! fit le jeune homme. On le retint :

 

– Pas sans vous couvrir, au moins !

 

On lui donna une grosse limousine dont il s’enveloppa et s’encapuchonna ; et, malgré des bras qui s’efforçaient de l’arrêter, il s’élança à travers la place, qui n’était plus qu’un lac.

 

Son exemple fut suivi par deux ou trois jeunes gens des plus hardis.

 

En arrivant en haut de la côte de La Grifoulade, la pluie tombant un peu moins dru, et l’atmosphère s’éclaircissant un peu, – François, d’un coup d’œil, aperçut au-delà du Vignal, dans les prés bordant la Durenque, quelque chose comme un mur liquide et mouvant qui s’avançait avec rapidité, abattait tout devant lui, culbutait d’un choc le pont et le remblai de la route et se ruait vers l’étang du moulin. Il dévala furieusement la côte, entra dans la salle commune où le vieux Terral, Cécile et quelques femmes entrées pour s’abriter ne savaient que gémir et réciter des « Pater ».

 

– Hors d’ici, vite ! leur cria-t-il ; tout va être emporté !…

 

Et, prenant son grand-père sous un bras, Cécile sous l’autre, il poussa tout le monde dehors. Il était temps : l’eau commençait à se déverser par le bout de la chaussée le plus proche de la maison. Heureusement, c’était une de ces vieilles chaussées en dos d’âne, comme les anciens ponts : le trop plein de la crue s’écoulait par-dessus leurs extrémités.

 

François franchit le courant encore faible, mit en sûreté le vieillard et la jeune fille, revint, passa l’une après l’autre les trois ou quatre femmes qui se lamentaient toujours.

 

– Et mon père ? cria Cécile tout à coup ? Où est mon père ?

 

Le courant avait grossi en un clin d’œil. François allait pourtant le retraverser,… quand Garric apparut à la lucarne du galetas, criant : « J’ai barricadé la porte… Je ne cours aucun danger, ni la maison non plus. »

 

Cécile n’était pas rassurée ; elle voulait le rejoindre… On la retint de force :

 

– Ce serait de la folie, Cécile, lui répétait François ; jamais l’eau n’ira jusqu’à ton père…, tu vas la voir baisser dans un instant…

 

La pluie avait cessé, en effet ; et les montagnes où prend sa source la Durenque sont si proches, que la crue est toujours de peu de durée. Pourtant toute la chaussée était maintenant submergée, et une cascade trouble, entraînant des tas de foin, des gerbiers, des arbres, s’en épanchait, s’engouffrait dans la scierie, s’abattait dans le jardin emportant une partie des ruches, contournait la maison et la grange pour aller s’étaler sur le pré et rouler son flot jaune vers le Moulin-Bas, lequel, heureusement, ne communiquait avec le ruisseau que par un bief très étroit, et, accroché solidement à la colline, voyait le torrent mugir inoffensif devant sa porte.

 

Jacques, Linou et Lalie étaient accourus et entouraient Cécile et le père Terral. Les gens de La Capelle descendaient la côte par groupes ; et Cadet parut au milieu de cinq ou six de ses conseillers, leur disant :

 

– Vous voyez que j’avais raison : le danger était moindre qu’on ne croyait… Tout le monde est sain et sauf ; et l’eau commence à baisser…

 

Elle baissait, en effet, et assez rapidement… Mais alors, pris d’une crainte soudaine, François se retourna vers les arrivants.

 

– Et à Fontfrège, père, interrogea-t-il : qui sait ce qui s’y passe ?

 

Terral haussa les épaules… Qu’est-ce qu’un orage comme celui-là pouvait faire à Fontfrège ?

 

– Tout dépend, fit le jeune homme, inquiet, de ce qu’auront donné les ruisseaux qui se jettent dans la Durenque…

 

– Tu es fou, répliqua Cadet. La chaussée est neuve, et bâtie selon les règles… Et si, par extraordinaire, il y avait quelque danger, Gustou n’aurait qu’à appuyer sur le levier qui commande les grandes vannes du déversoir : le Tarn même y passerait.

 

– Je vais y voir tout de même, père. Il s’élançait vers la côte.

 

– Attends ! lui cria Jacques… Tu es trempé jusqu’aux os : viens te changer d’abord chez moi.

 

– Qui perd temps perd tout…

 

Il grimpa vivement à La Capelle, enfourcha sa bicyclette et courut, vola sur la route de La Garde, le cœur atrocement serré d’un pressentiment qui croissait à chaque tour de roue… Le chemin raviné, écorché, ses silex mis à vif ; les prairies souillées, couvertes de pierres et de graviers ; des arbres déracinés, d’autres tordus, ébranchés… tout criait la violence de l’ouragan.

 

S’il s’arrêtait deux secondes, écoutant, il entendait mugir la Durenque, sur sa gauche, dans les gorges de Roupeyrac.

 

Il n’hésita pas à se lancer dans le chemin de traverse, au risque de se casser la tête. Et soudain, à la croix des Perdus, devant la bergerie fatidique, il vit… D’abord, il ne vit qu’un fleuve boueux d’où semblaient émerger d’étranges îlots… Une maison seule semblait intacte : c’était leur maison, tout ce qui restait de Fontfrège !

 

Des gens attroupés se pressaient devant la porte, ou, par groupes, au bas de la côte de La Garde, regardaient le désastre… Des exclamations arrivaient jusqu’à François, qui reprit sa course folle… À sa vue on s’écria : « Voilà M. François ! voilà M. François !… »

 

On lui ouvrit passage. Il ne regarda ni vers l’usine ni vers les moulins ; un point seul l’attirait : la porte de la maison ouverte, obstruée de gens qui entraient ou qui sortaient. Il devinait qu’il y avait là un drame.

 

– Pauvre M. François, disaient des voix de femmes.

 

M. Couffinhal parut en ce moment sur le perron. L’air très affecté, il vint au jeune meunier, la main tendue : « Un grand malheur, monsieur François, dit-il gravement ; mais tout le monde est sauf… »

 

– Merci, monsieur Couffinhal, répondit le jeune homme ; et il courut à la chambre de sa mère, d’où descendaient des rumeurs… Pâle, immobile, les cheveux défaits, la meunière était allongée sur son lit. On la frictionnait, on la réchauffait, on lui ouvrait la bouche de force pour y introduire un cordial.

 

– Elle revient ! elle revient ! cria la servante du curé.

 

– Maman ! maman ! appela François en se précipitant à genoux devant le lit.

 

La malade poussa un long soupir, ouvrit les yeux, regarda, inconsciente, autour d’elle.

 

– Maman ! cria encore le jeune homme ; c’est moi ! m’entendez-vous ? Elle tourna ses regards vers lui, balbutia quelques mots inintelligibles…

 

– Elle est sauvée, monsieur François, dit une voisine ; mais nous avons eu bien peur…

 

Alors, chacune de conter le désastre… Les récits s’enchevêtraient, chevauchaient les uns sur les autres, coupés d’exclamations…

 

– Où est la servante ? demanda François. Celle-ci, toute pleurante, s’approcha.

 

– C’est toi, Victorine, qui as tout vu mieux que personne… Parle…

 

– Oh ! monsieur François, c’est affreux !… Figurez-vous que quand l’orage a commencé…

 

Ici, un second soupir de Sophie et quelques paroles incohérentes, où l’on distingue : « Détachez les bœufs… sortez les bœufs ».

 

François attirait Victorine vers la fenêtre, et, instinctivement jetait un coup d’œil au dehors : plus que deux tronçons de chaussée, l’un en deçà, l’autre au delà d’un large torrent boueux charriant toutes sortes d’épaves ; la scierie ensevelie ; un pignon des moulins emporté ; et, en face, sur la pente, l’usine, debout, mais éventrée et béante… Par une sorte d’ironie, le petit moulin à cidre émergeait à peu près intact.

 

Et la servante en sanglotant racontait, par bribes, sans ordre… D’abord, en allant appeler les oies qui étaient restées sur l’étang et que la grêle aurait assommées, elle avait aperçu une vraie rivière descendant du coteau d’en face, où l’on avait entassé les troncs des châtaigniers, récemment abattus ; et ces arbres, roulés par le torrent venu des plateaux, s’étaient jetés sur l’usine comme un troupeau de bêtes, et l’avaient défoncée… Puis l’eau de l’étang avait commencé à passer par-dessus la chaussée… Alors, elle avait crié à sa maîtresse : « Venez vite ! sauvons-nous ! »

 

Elles avaient fui… L’eau galopait derrière elles ; la pluie les aveuglait…

 

– Nous étions presque à la route, reprit Victorine après s’être mouchée bruyamment, lorsque nous avons entendu des mugissements et des bruits de chaînes à l’étable. Alors, ma maîtresse a voulu retourner en disant : « Les bœufs !… détachons les bœufs !… » Nous avons couru à l’étable, et avons détaché les bêtes de la crèche… Mais l’eau est entrée brusquement… Les bœufs se sont sauvés, renversant la pauvre madame… Je l’ai emportée avec peine… J’avais de l’eau jusqu’à la ceinture, et je suis tombée plusieurs fois sur les genoux… Enfin, nous avons atteint la porte, et l’eau s’est arrêtée au bas des marches… Les gens de La Garde sont arrivés… M. Couffinhal en tête… C’est tout ce que j’ai vu…

 

Sophie continuait de délirer : « Les bœufs ! détachez les bœufs ! »

 

– Et Gustou ? cria François ; il était de garde… il ne devait pas quitter les moulins !… Où était-il ?… Es-tu sourde, Victorine ? Où était Gustou ?

 

– Je ne sais pas, monsieur François… Je ne l’ai pas vu.

 

– Le malheureux !… Lui qui était chargé, en cas de péril, d’ouvrir les vannes du déversoir !… Il n’eût pas sauvé l’usine, mais il aurait préservé la scierie, les moulins, les étables…

 

Il se retourna vers les femmes qui se tenaient près du lit ou au fond de la chambre : aucune n’avait aperçu le farinel… Aurait-il péri, emporté par les eaux, ou écrasé sous la toiture du moulin ?…

 

Dans la cour, où François était descendu, un garçon de douze ans arrivé l’un des premiers de La Garde, dit qu’il avait vu Gustou se sauver à toutes jambes, du côté de Saint-Jean… Plus de doute : le gardien avait déserté son poste dans la journée et était revenu quand il était trop tard pour pénétrer dans le moulin, et presser sur le levier de commande… Et il s’était enfui, affolé par le désastre dont il était la cause…

 

– Et mon père ? s’écria tout à coup François ; mon père qui ne sait rien encore !… Voyons, mes amis, qui de vous va le prévenir… doucement… en ne lui disant pas toute la vérité ?

 

– J’y vais, fit le forgeron Régis…

 

– Prends ma bicyclette pour aller plus vite… Et surtout, ménage-le… Pauvre père !

 

Et sûrement tous ceux qui étaient là, et que l’orgueil et l’entêtement du meunier avaient plus ou moins indisposés contre lui, se disaient tout bas : « Pauvre François ! pauvre garçon ! »

 

Il retourna auprès de sa mère. Les bonnes femmes, dévouées mais bavardes et encombrantes qui l’assistaient, répétaient à l’envi : « Elle est hors de danger…, ne vous faites plus souci… »

 

François n’était pas rassuré ; et il envoya quérir un médecin, – non celui de Saint-Jean, le pont sur la Durenque ayant été emporté, – mais celui de La Selve, le docteur Veyrac…

 

À La Capelle, à cette même heure, La Durenque était redevenue un petit ruisseau. Le vieux Terral, Jacques, Linou et Cécile avaient rejoint Garric dans la maison préservée et délivrée.

 

Cadet-Terral était remonté à l’hôtel du « Soleil Levant », accompagné de ses conseillers, pour « prendre la bière » offerte par Boussaguet… Ils étaient à peine rassis, quand Régis entra, suant, crotté jusqu’au cou.

 

– Monsieur le maire, fit-il, j’aurais deux mots à vous dire…

 

– C’est toi, Régis ? dit le meunier surpris et se levant. Qu’est-ce qu’il y a ?

 

– Il faut venir, monsieur Terral ; Sophie n’est pas bien…

 

– Ma femme ?

 

– Oui… un petit accident… On espère que ça ne sera rien… En allant détacher les bœufs de la crèche, elle est tombée… et s’est un peu trempée.

 

Terral ouvrit de grands yeux… Les bœufs… la crèche… l’eau…

 

– L’eau est donc entrée dans l’étable ?

 

– Oui, en abondance… Venez, monsieur le maire ; on vous languit, là-bas.

 

Terral passa du côté de la cuisine pour régler la dépense du déjeuner, tandis que Régis avalait un verre de rhum et disait aux conseillers :

 

– Un grand malheur, vous savez !

 

– Vraiment ? fit Boussaguet ; l’inondation ?

 

Le forgeron ne répondit que par un signe de tête : Terral rentrait.

 

– Partons ! fit-il. Excusez-moi, mes amis.

 

Tous le regardaient s’en aller, muets, les uns sachant déjà, les autres devinant la vérité.

 

En route, Régis prépara de son mieux le meunier à la révélation de son malheur… Ils arriveraient à la nuit tombée : ce soir Terral ne pourrait rien voir ; mais demain, quel réveil !…

 

La meunière reconnut pourtant la voix de son mari.

 

– Enfin, te voilà ! gémit-elle ; et tout aussitôt, elle demanda :

 

– Tu as sauvé les bœufs ?

 

Et le délire la reprit… Le docteur Veyrac arriva, ne put se prononcer, ordonna des sinapismes, des compresses d’eau sédative, en attendant la glace qu’on ne pourrait avoir que le lendemain par l’autobus venant du chef-lieu.

 

Terral ne tenait pas en place… François dut lui révéler une partie de l’affreuse réalité : les portes du déversoir restées fermées… une brèche dans la chaussée…

 

– La chaussée a cédé ? cria le meunier stupéfait.

 

– Hélas !

 

– Voilà pourquoi je n’entendais plus la chute de l’eau !… Ah ! ce bandit de Gustou !… Je vais le faire arrêter par les gendarmes !…

 

Il allait et venait comme un fauve en cage. Il ouvrait la croisée, levait la lampe au-dessus de sa tête pour tâcher d’apercevoir la digue, les moulins, l’usine… Mais la clarté était pauvre et courte… Il reposait la lampe, s’asseyait une minute au coin du feu, se relevait, gémissait, sacrait, monologuait à mi-voix, remontant dans la chambre où Sophie continuait à s’agiter dans la fièvre et le délire…

 

Un instant il sortit en cachette de son fils… La nuit était d’autant plus sombre qu’une sorte de brouillard s’élevait du ruisseau et des prés inondés. Terral essayait, à tâtons, d’aller vers le moulin et la scierie : il se heurta à un tas de pierres et de poutres enchevêtrées, glissa dans une crevasse à moitié pleine d’eau d’où il eut beaucoup de peine à se retirer, et revint, trempé et éclopé, s’asseoir devant le feu, dans la cuisine déserte. Le dos à la flamme, il parvint à s’assoupir quelques moments, se réveilla en sursaut, comme si un coup de tonnerre eût ébranlé la maison… La nuit, interminable, s’acheva pourtant… Mais, quand l’aube parut, malgré son fils qui s’efforçait de le retenir encore, il courut sur la chaussée, – sur ce qui restait de la chaussée, – et demeura cloué en place, les yeux hagards, la bouche ouverte, les bras au ciel, pétrifié. Et il y avait de quoi : l’étang vidé, la Durenque zigzaguant au milieu, redevenue un faible ruisseau presque limpide, et que l’énorme brèche de la digue laissait fuir sans obstacle jusqu’à ce qu’il se perdit dans les décombres de la scierie, comme une couleuvre s’enfonçant dans une muraille ; une moitié du bâtiment abritant les moulins écroulée et laissant voir tambours à cylindres et blutoirs culbutés, souillés, à demi envasés ;… et, en face, l’usine, cette usine objet de tant d’orgueil, de rêves et d’espoirs, maintenant éventrée, béante, ses appareils démolis, tordus, ses bonbonnes en miettes, un pêle-mêle de bûches et de troncs roulés de la colline et qui, après avoir, comme des béliers, crevé les murs, ne s’étaient arrêtés plus bas, qu’aux piles du pont, effondré aussi.

 

Terral ne bougeait pas, ne pleurait pas, ne criait pas ; il regardait toujours un même point : les condamnés doivent avoir ces yeux au petit jour, devant le couteau de la guillotine.

 

François était accouru auprès de lui, craignant la congestion ou le désespoir.

 

– Père, appela-t-il doucement, en lui touchant l’épaule.

 

Le meunier eut un soubresaut, parut revenir à lui… Ses bras retombèrent, et il n’eut qu’un mot, celui que prononcent également dans les catastrophes les héros de tragédie et les simples rustiques : « Malédiction ! ».

 

Et il se laissa ramener à la maison, docile comme un enfant.

 

En apprenant le désastre, Linou courut à Fontfrège pour soigner Sophie et essayer de consoler Cadet. Mais, en dépit de tous les soins, la meunière mourut, deux jours après, sans avoir repris conscience d’elle que quelques minutes avant d’expirer. Née dans une ferme, restée paysanne, terrienne d’esprit et de cœur, elle périt pour avoir eu, pendant l’orage, des préoccupations de terrienne ; elle n’avait pas songé à préserver la digue et les moulins en ouvrant les portes de l’écluse ; elle n’avait eu qu’une pensée suprême : sauver ses bœufs…

 

Son père, le vieux maître de La Calcie, qui avait été, deux mois plus tôt, le dur prophète de la catastrophe, se retrouva, devant le lit de l’agonisante, en face de son gendre écroulé, anéanti, presque inconscient. Il n’eut qu’un geste : son bras tendu pour indiquer les ruines du dehors et ramené vers le lit de sa fille mourante ; et ces seuls mots à l’adresse de Terral : « Voilà ton œuvre, orgueilleux fou ! »

 

La Calcie dépendant de La Capelle, c’est dans le cimetière de cette paroisse que Sophie fut inhumée. Soutenu par Jacques et François, le veuf mena le deuil, automatiquement et comme dans un rêve : tout ressort était cassé en lui… Aussi, lorsqu’après la funèbre cérémonie, à laquelle assista la population des deux paroisses, Jacques et François, d’un commun accord, emmenèrent le malheureux, non vers Fontfrège, mais vers le moulin de La Capelle, il ne fit aucune résistance.

 

En arrivant au bas de la côte, au coin de l’étang et en face de sa maison natale, il s’arrêta comme un homme qui s’éveille, se passa la main sur les yeux ; et, apercevant son père qui l’attendait au seuil, appuyé sur son bâton, il demanda, surpris :

 

– Où me menez-vous donc ?

 

– Dans ta vraie maison, mon pauvre Cadet, répondit le vieillard… Tu vois… elle a résisté, quoique vieille ; et notre chaussée, plus vieille encore, a su nous défendre… Entre…

 

Il franchit le seuil qu’il n’avait point passé depuis quinze ans, et, machinalement, alla s’asseoir au coin du feu, à la place même où il s’asseyait autrefois.

 

ÉPILOGUE

 

Six mois se sont écoulés depuis la catastrophe de Fontfrège.

 

Le lendemain des obsèques de Sophie, François, accompagné de son oncle Jacques, était allé faire déblayer les ruines et sauver ce qui pouvait garder quelque valeur : appareils de l’usine, cylindres des moulins, lames et fers de la scierie, bois de charpente, et tout le grain et toute la planche que l’eau n’avait pas emportés ou gâtés. La maison d’habitation avait peu souffert, la grange et les bêtes avaient été épargnées.

 

Le jeune homme portait vaillamment son malheur, et s’inquiétait surtout de rembourser les créanciers de son père. Jacques aida de son mieux à la triste liquidation. M. Vergnade, qui cherchait dans de nouvelles entreprises un dérivatif à son chagrin, offrit d’acheter ce qui restait de Fontfrège, se proposant de relever la chaussée afin d’avoir un bel étang et du poisson, et d’installer une filature à la place des moulins. Il ne lésina pas sur les prix ; et François, calcula que, toutes dettes payées, il resterait à son père quelques milliers de francs, à peu près le double de ce que les Anguilles lui avaient coûté vingt ans plus tôt.

 

Alors, le jeune homme respira ; et, en reprenant pour toujours le chemin de La Capelle, il dit à son oncle :

 

– J’avais prédit à Cécile que je serais, un jour, aussi pauvre qu’elle ; mes prévisions sont dépassées… Mais je ne doute pas de son cœur ; et nous reparlerons mariage à la fin de notre deuil.

 

Pour ne pas habiter sous le même toit que sa fiancée – scrupule peut-être excessif chez des rustiques, mais qui devait plaire à Linou, – il proposa à celle-ci de prendre Cécile à l’école, et de céder pour quelque temps Lalie au moulin.

 

Cet arrangement agréa à tous, – sauf à Cadet qui, après avoir vécu des semaines dans un état de prostration et de demi inconscience inquiétant, parlant peu, ne prenant intérêt à rien et somnolant de longues heures au coin du feu, en face de son vieux père, – s’avisa, un matin, au déjeuner, de remarquer que c’était Lalie qui servait la soupe.

 

– Où est donc Cécile ? demanda-t-il ?

 

On lui expliqua qu’elle aidait Linou à l’école. Ce mot d’école fut un autre tremplin pour sa pensée débile.

 

– C’est vrai, dit-il, les écoles ont rouvert, où avais-je la tête ?

 

À dater de ce moment, la mémoire lui revint par degrés, avec lenteur, mais sans arrêt… Il sortit un peu, parut s’intéresser au travail de la scierie, au rhabillage des meules du Moulin-Bas. Enfin, un jour, il échappa à la surveillance discrète que, sur les conseils du médecin, on avait organisée autour de lui, et descendit le cours de la Durenque. François, prévenu, courut à bicyclette à Fontfrège où il arriva le premier, et se cacha pour épier et intervenir au besoin. Son père s’arrêta un moment à regarder l’espace vaseux qui avait été son étang ; puis, il alla s’asseoir sur un des rocs éboulés de la chaussée, et la tête entre ses poings, contempla longuement les ruines de son entreprise… Murmura-t-il avec Job des paroles de résignation ? Mystère… En tout cas, une heure après, il reprenait le chemin de La Capelle, toujours par la vallée de la Durenque ; François n’avait pas eu à se montrer.

 

Linou trouvait cette guérison miraculeuse, et en remerciait la Vierge et les saints. Jacques hochait la tête, un peu sceptique encore. N’y aurait-il pas quelque sursaut de désespoir ou de révolte ? François se risqua à parler du règlement de leurs affaires : tout serait payé et au-delà ; dans six mois on ne devrait rien à personne.

 

– Dans six mois ? fit Cadet surpris ; est-ce bien sûr ?

 

– Je vous l’affirme, père ; n’ayez aucun souci !

 

– Tu es un brave garçon… Pardonne-moi si je n’ai pas toujours su t’apprécier…

 

Puis, après un moment de silence :

 

– Et tu ne songes plus… à te marier ?

 

– Un peu plus tard, mon père… Notre deuil est encore bien récent…

 

– Tu as raison, toujours raison… Je vais tâcher d’être raisonnable aussi.

 

Ces derniers mots parurent un peu énigmatiques à François ; il devait en avoir la clef le dimanche suivant.

 

Ce jour-là, toute la famille était réunie, au moulin, à l’heure du goûter, Jacques et Linou ayant pensé qu’il convenait de fêter, – oh ! discrètement et sans en prévenir leur frère, – le retour de celui-ci à la pleine santé de corps et d’esprit. Autour de la table on avait fait des projets… Cadet manifestait le désir de se remettre au travail, en faisant marcher la scierie, qu’on agrandirait afin d’y installer une lame circulaire. Jacques, de son côté, persistait à vouloir se livrer, au moins quelques heures par jour, à un travail manuel utile. Il rêvait de faire construire, à côté de la scierie un atelier pour « tourner » et s’adonner, de concert avec son vieil ami Lauret, revenu de Rodez au village natal, à la sculpture sur bois ; l’un ferait des chaires et des autels ; l’autre, des statues pour les églises les plus pauvres de la contrée ; « Et Maurice Barrès serait content ! »

 

Tout à coup, on frappe à la porte… Boussaguet, l’adjoint et le conseiller Singlart entrent, affairés, et rappellent à M. le maire que le Conseil municipal est assemblé et n’attend plus que lui pour commencer la délibération.

 

Le Conseil ? Personne, au moulin, n’y avait songé, – hormis Cadet qui n’avait soufflé mot aux siens de la lettre de démission écrite la veille, et par lui-même portée à la poste de La Capelle.

 

– Je ne suis plus maire ni conseiller, dit-il à Boussaguet d’une voix d’abord un peu tremblante, mais qui allait s’affermissant peu à peu… Ma lettre de démission est, à cette heure, parvenue à la Préfecture.

 

Aline, Jacques et Garric se regardèrent stupéfaits, heureux au fond. Boussaguet et Singlart, – contents aussi, – crurent devoir protester contre la détermination imprévue du meunier.

 

– Je n’ai plus le droit d’être maire, répliqua celui-ci. On n’administre pas une commune quand on ne sait pas administrer sa maison.

 

Nouvelles protestations des deux compères.

 

– N’insistez pas, fit Terral ; nul ne peut servir deux maîtres, je le vois à présent… Le malheur n’aurait pas frappé les miens si j’avais été dans ma maison, le jour de l’orage, au lieu de fêter, à l’auberge une élection qui flattait mon orgueil… J’aurais ouvert mes vannes, sauvé ma chaussée et mes usines, empêché ma pauvre femme d’attraper le coup de la mort.

 

Il se leva, alla à l’armoire, en retira un petit carton, le tendit à Boussaguet, lui disant :

 

– Voilà l’écharpe ; emportez-la ; elle vous revient de droit… Et puisse-t-elle ne jamais faire de vous ce qu’elle a fait de moi : un pauvre homme qui a tué sa femme, tourmenté son vieux père et ruiné son enfant.

 

Il se rassit, et des pleurs, les premiers depuis la catastrophe, jaillirent de ses yeux…

 

Quand Boussaguet et Singlart furent sortis, Linou se jeta au cou de son frère.

 

– Ne pleure pas, mon pauvre Cadet ; te voilà redevenu humble et bon… et tout est là. Va, notre père ne t’en veut point.

 

– Sûrement que je ne lui en veux pas, fit le vieillard, une larme aussi au coin de l’œil,… puisqu’il est revenu au logis pour la seconde fois.

 

– Et moi, père, ajouta François, si ce n’était la mort de ma mère, je bénirais l’orage qui nous a faits plus pauvres, mais nous a réunis.

 

Et il alla aussi embrasser son père.

 

– Voilà un beau groupe à sculpter ! s’écria Jacques, essayant de dissimuler son émotion.

 

– Il y manque pourtant quelqu’un, fit observer Cadet… François, il faut une ménagère dans la maison… Va donc chercher Cécile…

 

Et quelques mois après, M. Sermet, devenu curé de La Capelle, lisait au prône : « Il y a promesse de mariage entre François Terral, du moulin de La Capelle, et Cécile Garric, du Vignal… »

 

Le mariage fut fixé au surlendemain de Pâques. En bons traditionalistes, les Terral avaient voulu suivre les anciens us. On était allé, voiturés par Hippolyte, acheter à Rodez les étoffes, le linge du trousseau, les bagues et les pendants d’oreilles et la chaîne pour suspendre la jeannette au cou de la mariée.

 

Tailleurs et couturières emplissaient la salle et la chambre du moulin de leurs caquets, de leurs chansons, sous l’œil ravi du père Terral qui s’en trouvait tout ragaillardi. Et François et Cécile essayaient robes et vestes, rougissant parfois aux plaisanteries un peu vives du maître-tailleur, mais sans s’offenser de propos que consacrait la tradition…

 

De temps à autre, Linou apparaissait un instant ; et, à sa vue, les langues s’assagissaient soudain ; on n’oubliait pas la guimpe et le voile de Sœur Marthe sous le pauvre corsage et le chapeau de la laïcisée… Très vite, elle retournait à son école ; quoiqu’elle eût, depuis octobre, une adjointe dévouée et jeune, la sœur Émilie de Saint-Affrique, elle continuait à se surmener, à se consumer dans la fièvre du devoir. En vain, Jacques, qui était le seul à s’en apercevoir, et qui savait que, deux ou trois fois, elle avait eu des étouffements et des défaillances, la grondait et la pressait de se reposer un peu, de se mieux nourrir, de consulter un médecin… La vieille fille promettait tout ce qu’on voulait, et n’en faisait qu’à sa tête. Heureuse d’avoir rétabli la paix entre les siens et de voir prospérer son école, elle se croyait tenue de redoubler de zèle et de ferveur. M. Sermet lui-même tentait de la modérer, mais il y perdait son latin ; et comme le bruit des succès et des vertus de la sainte fille se répandait au loin, il tremblait de la voir enlever à sa paroisse…

 

Le lundi de Pâques, sous la haute direction de Lalie, la servante Victorine et la cuisinière de la cure égorgèrent et plumèrent poulets, poules et canards ; Jeantou vida la réserve de truites ; un braconnier, qui n’était autre que Rascal – un Rascal assagi et rentré au pays après maint serment de ne plus boire et de ne plus espionner, – offrit un lièvre tué à l’affût ; et François et Jacques consentirent à fermer les yeux sur cet acte de brigandage, traditionnel aussi.

 

Et enfin se leva le soleil du grand jour, – un clair soleil d’avril qui faisait tout reverdir et tout chanter.

 

À dix heures François et Cécile furent mariés à la mairie par Boussaguet devenu maire ; pour la circonstance il avait endossé sa veste de noce dont la boutonnière s’était récemment fleurie du Mérite agricole. Rasé de frais, peigné, ceinturé de l’écharpe si longuement convoitée, il était presque beau et se montra presque aimable ; il en fut récompensé par l’embrassade – traditionnelle aussi – d’une mariée comme il n’aurait pas souvent occasion d’en voir dans sa mairie.

 

Puis les cloches se mirent en branle ; l’église s’emplit d’amis et de curieux, tous sympathiques aux épousés. M. le curé Sermet, d’ordinaire un peu dépourvu d’onction, trouva cette fois des accents émus. M. Le Crouzet, le vieux curé retraité, souriait aux anges, dans un coin du lutrin. Linou remerciait Dieu d’avoir exaucé son vœu le plus cher, et, tout bas, récitait le célèbre cantique : « Nunc dimittis servum tuum… » Trois personnes pleuraient doucement : le vieux père Terral et Jeantou au banc de famille du moulin, et Cécile agenouillée près de celui à qui elle venait de consacrer sa vie…

 

L’on redescendit les rues du village et la côte de la Griffoulade, accompagnés des bénédictions des cloches et des pistolétades de quelques jeunes gens, qui faisaient sursauter Cécile au bras de François, et leurs cœurs se rapprocher davantage.

 

Lalie, assistée de quelques parentes ou voisines, attendait au seuil, avec du vin et des verres ; et tous, gens de la noce et curieux, durent trinquer et boire au bonheur des mariés.

 

On s’aperçut alors que Linou n’était pas là… Elle sera entrée à son école, en passant, pour réparer sans doute quelque oubli, faire quelque recommandation à la sœur Émilie, son adjointe.

 

– La voilà qui descend la côte… fit quelqu’un.

 

Elle arrivait, en effet, mais bouleversée, les jambes fléchissantes, le cœur, – son pauvre cœur déjà si malade – affreusement serré : elle avait trouvé chez elle une lettre, qu’à la vérité elle s’attendait à recevoir, mais un peu plus tard ; une lettre de la Mère Supérieure de sa communauté, qui lui demandait d’aller diriger à la frontière, en terre italienne, une grande école organisée pour abriter beaucoup de ses compagnes dispersées depuis deux ans.

 

Linou garda son terrible secret ; et l’on se mit à table. Mais le dîner fut relativement court : la journée était si pure, si gaie, la nature si invitante, que les mariés, Jacques Terral, les jeunes conviés avaient hâte d’aller conter leur joie aux prés des bords de la Durenque, et à Roupeyrac où les hêtres commençaient à se poudrer de verdures nouvelles. Pinsons, merles et grives les saluèrent de refrains qui n’étaient que leurs propres épithalames de nouveaux mariés travaillant à leurs nids.

 

La noce s’en revint par le plateau du Séripys, le bien nommé, car il était couvert de cerisiers en fleurs, jalonnant les champs de trèfle ou de blé d’où montaient en trillant des centaines d’alouettes.

 

– Il faisait un temps pareil, le jour où je partis pour le couvent, se disait tout bas Linou ; et sa main serrait dans son corsage la lettre qui l’appelait encore loin de son berceau, et qu’elle ne révèlerait que le lendemain, Jacques la vit soudain pâlir et chanceler.

 

– Qu’as-tu, Linou ? demanda-t-il, anxieux.

 

– Un peu de fatigue seulement… Peut-être ce soleil d’avril, qui étourdit ceux qui d’ordinaire vivent trop reclus.

 

Et, faisant effort, elle se remit en marche.

 

François et Cécile s’étaient arrêtés à un carrefour de chemins d’où l’on apercevait, au couchant, le clocher de La Garde ; et une même pensée leur était venue : celle de la petite morte qui, depuis un an, dormait là-bas, dans l’étroit cimetière où ils l’avaient accompagnée.

 

– Pauvre Héloïse ! fit François.

 

– Nous irons lui porter des fleurs demain, n’est-ce pas, quand nous aurons assisté à la messe pour nos morts à nous.

 

– Oui, Cécile, oui, nous irons.

 

Arrivés sur la crête de La Gravasse, qui surplombe la conque verte et fleurie de l’étang et du moulin, et fait vis-à-vis à La Capelle, leurs yeux s’embuèrent à embrasser d’un seul regard leur petit univers, le coin béni où était né leur amour, où ils aspiraient à enfermer leur avenir.

 

– Ta maisonnette du Vignal, dit François, fait très bien, vue d’ici, n’est-ce pas, Cécile ?

 

– En effet… Mon père a dû en aller ouvrir les volets, car le soleil en fait flamber les vitres.

 

– Elle nous sourit, vois-tu ; elle nous fait signe de venir… Veux-tu qu’elle soit la nôtre, ce soir ?

 

Cécile ne répondit qu’en baissant la tête et en pressant plus tendrement le bras de son mari…

 

Enfin, on s’attabla pour le souper. Linou eût bien voulu n’y pas assister, et rentrer au plus vite chez elle pour y méditer la lettre de la supérieure, prier encore et s’armer de courage en vue d’un nouveau départ. Mais sa présence au repas était nécessaire : on l’aurait crue malade ; Jacques se serait alarmé et les mariés n’auraient pas été pleinement heureux… Elle s’assit donc à sa place, essaya de manger, de causer, de paraître gaie ; elle fut héroïque.

 

Cadet, sans avoir repris sa verve et son entrain de jadis, se montra empressé, cordial, fit bon visage à tous.

 

Trente ans plus tôt, du temps de l’oncle Joseph et de l’oncle Pataud, ce souper de noces ne serait pas allé sans quelques excès de boisson, sans quelques écarts de langage, surtout sans chansons parfois un peu gauloises, et sans « branles » et bourrées à la fin… Et sûrement quelqu’un, à quatre pattes sous la table, aurait dérobé le soulier de la mariée ; puis une équipe improvisée de fileuses et de cordonniers aurait fait mine de remplacer la chaussure disparue, aux grands éclats de rire des convives et aux frais du garçon d’honneur qui n’avait pas su faire bonne garde. Et d’autres farces auraient suivi celle-là, qui est classique… Mais les vieux oncles raillards avaient disparu ; et le souvenir du drame de Fontfrège était trop cuisant encore. Devant Linou, d’ailleurs, nul ne se fût rien permis contre la décence et la gravité.

 

Quand elle comprit que les mariés souhaitaient se retirer, elle s’esquiva elle-même, après les avoir embrassés, et avoir rappelé à tous la belle tradition de la messe du lendemain, dite « messe du chantage », parce que les convives eux-mêmes la chantaient et qu’elle était dite pour les morts des deux familles…

 

En tournant le coin de la chaussée, elle entrevit, au clair de lune, un homme assis sur un tronc d’arbre, la tête entre les mains, et qui se leva vivement.

 

– C’est toi, Jean ? fit-elle, surprise, je ne t’avais pas vu sortir… Serais-tu souffrant ?

 

– Non, Aline, non… Mais j’avais besoin de respirer…, je ne sais pourquoi, tout ceci m’accable un peu, me paraît un rêve… un tel bonheur, et si peu espéré… Je n’en reviens pas… Et il me semble que je vais le payer par quelque malheur égal, qui est en route, et qui ne tardera pas à m’arriver…

 

– En voilà des idées !… Est-ce que Dieu n’est pas maître de nous envoyer des joies quand il lui plaît ?

 

Elle sentait que le veuf souffrait toujours, et toujours du même mal.

 

– Jean, ajouta-elle sévèrement, tu n’es pas raisonnable. Prends garde que le malheur dont tu parles ne t’arrive en punition de ces défaillances qui ne sont pas d’un homme de ton âge…

 

Il ne répondit pas, mais elle entendit qu’il étouffait un sanglot.

 

Trois autres ombres se dessinèrent sortant de la maison : c’étaient François et Cécile, accompagnés de Jacques. On s’embrassa encore, et les mariés s’en allèrent vers le ruisseau, rejoindre le sentier qui les mènerait au Vignal, leur nid de noces, à travers le pré de l’étang et entre les haies de noisetiers et d’aubépines déjà vertes et fleuries, où sur le murmure infini des grillons les rossignols leur chanteraient le cantique des épousailles.

 

– Allons, petite sœur, dit Jacques à Linou, tu dois être éreintée ; prends mon bras pour monter la côte.

 

– Bonsoir, Jean, fit Linou, tendant la main à celui qu’à pareil jour elle avait jadis quitté et qui, lui, l’aimait toujours.

 

– Bonsoir, Aline, bonsoir, monsieur Jacques…

 

Et il resta encore là un moment, à regarder les deux ombres jeunes marcher le long de l’étang qui les reflétait ; puis, s’en allant au bras de Jacques, celle qu’il n’avait jamais senti peser sur le sien…

 

 

À la porte de l’école, Jacques pressa encore sa sœur de ménager dorénavant ses forces.

 

– Ton œuvre est faite, lui dit-il, ou du moins une des œuvres qui te passionnaient et qui t’a coûté le plus de soucis et de peine. Laisse maintenant ton adjointe, qui est jeune et robuste, t’alléger un peu la tâche. La Capelle a encore besoin de toi,… et moi aussi, tu le sais bien… Bonsoir, petite sœur ; dors bien, car tu as bien travaillé.

 

– Bonsoir, mon cher grand frère ; je suis bien contente de toi… À demain. Qui leur eût dit que c’était là un adieu ?

 

Sa porte refermée, Linou monta lentement jusqu’à sa chambrette, s’efforçant de ne pas réveiller son adjointe, la sœur Émilie. Elle alluma sa lampe, relut la lettre, la terrible lettre qui, tout le jour, lui avait brûlé le cœur… Oui, l’on avait besoin d’elle, là-bas, en terre étrangère, pour soutenir et diriger ses sœurs hier dispersées. On faisait appel à son expérience et à son zèle, à sa piété et à son dévouement… Eh bien, elle irait, voilà tout… Trente-six ans plus tôt, elle était partie pour remercier Dieu d’avoir sauvé sa mère et permettre à Garric d’épouser Mion. Demain, elle partirait de nouveau, estimant qu’elle devait le reste de ses forces à ce Dieu qui lui avait permis de rétablir l’harmonie parmi les siens, de marier la fille de Mion à son neveu, et d’assurer la perpétuité de sa maison…

 

Elle s’agenouilla sur la chaise basse qui lui servait de prie-Dieu, donna une pensée aux mariés qui lui devaient leur bonheur ; et, les yeux au ciel, de tout son pauvre cœur aux mouvements désordonnés et douloureux, mais à l’irrésistible élan, elle redit à Jésus :

 

– Mon époux à moi, c’est vous. Maître divin ; vous m’appelez encore. Vous avez d’autres brebis, là-bas, dont vous voulez me confier la garde : j’y cours… Veillez sur celles que je vais laisser ici…

 

Alors il lui sembla qu’un sommeil irrésistible l’envahissait peu à peu, l’enveloppait de torpeur. Elle voulut se ressaisir, se redresser pour aller à son lit : un poids invincible la retenait agenouillée. Des lumières fulgurantes passèrent sous ses paupières abaissées. Elle crut voir Jésus tel qu’il apparaît dans les tableaux de la Transfiguration, et elle crut l’entendre qui lui disait :

 

« Non, ce n’est pas là-bas, à la frontière, dans un exil terrestre qu’est à présent ta place ; c’est auprès de moi, de ma mère et de la tienne… Viens ! »

 

Elle voulut pousser le cri sublime de l’enfant qui perd pied : « Maman ! » Mais dans cet effort suprême, son âme pure et légère s’évada de sa frêle prison, à peu près comme la petite flamme bleue qui, lorsqu’on souffle doucement la lampe, s’étire, se détache en papillon, et s’envole.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Novembre 2007

 

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[1]           Marchand de chiffons.

[2]          De très petite taille.