Georges Eekhoud

 

 

 

L’AUTRE VUE

 

 

 

(1904)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

I.  L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL   5

II.  VOYOUS DE VELOURS. 17

III.  TRÉMELOO.. 61

IV.  LE PÉNITENCIER DE POULDERBAUGE.. 76

V.  ABOUTISSEMENT DU TERRASSIER AU FOSSOYEUR.. 97

À propos de cette édition électronique. 106

 

 

L’âme pâtit en tant qu’elle a des idées inadéquates.

 

Spinoza

 

 

À Rémy de Gourmont

 

À l’érudit, au penseur, à l’artiste

en témoignage d’admiration

et de sympathie

 

G. E.

 

* * *

I.

L’HONORABLE DÉPUTÉ BERGMANS PRÉSENTE CE PAUVRE LAURENT PARIDAEL

 

 

Hast du die gute Gesellschaft gesehen ?

 

Gute Gesellschaft habe ich gesehen ; man nennt sie die gute Weil sie zum kleinsten Gedicht keine Gelegenheit gibt.

 

Gœthe (Venetianische Epigramme)

 

 

Les papiers publics se sont beaucoup occupés d’une affaire mystérieuse : celle de ce jeune fossoyeur condamné à six mois de prison pour violation de sépulture et emporté depuis par une fièvre cérébrale. Ils ont mis en cause, son nom ayant été mêlé aux débats judiciaires, feu M. Laurent Paridael, cousin de Régina Dobouziez, ma femme, laquelle avait épousé en premières noces M. Freddy Béjard qui périt si misérablement avec la plupart de ses ouvriers dans l’explosion de sa cartoucherie[1]. Notre parent Laurent Paridael fut aussi relevé pour mort sur le terrain de la catastrophe. Plût à Dieu qu’il n’en eût pas réchappé. Il n’aurait plus traîné alors une vie déclassée, il se serait épargné de mourir plus piteusement encore par un suicide, après force excentricités. Son honorable famille n’eut point subi l’humiliation de voir son nom accolé à celui d’un malfaiteur et sa mémoire exposée aux commentaires d’une presse friande de scandales.

 

Sans doute, il me répugne de remuer ces souvenirs, mais il a circulé tant de racontars sur le caractère et la conduite de notre infortuné parent que j’ai jugé indispensable de rectifier les faits.

 

Ce fut un personnage déconcertant, qui porta un défi aux convenances, mais il s’était fait une idée spéciale de l’humanité et de la nature, et en tenant compte de cette vision particulière, on reconnaîtra qu’il apporta certaine logique dans ses écarts et qu’il concilia ceux-ci avec une générosité chevaleresque ressemblant à une manière d’apostolat.

 

Je l’ai intimement pratiqué, surtout avant mon mariage avec sa cousine Mme veuve Béjard. Nos bons rapports subsistèrent jusqu’à ce que ses anomalies fussent devenues si flagrantes que sans rompre avec lui, je me vis forcé, par égard pour mon rang et mes relations, de ne plus m’afficher en sa compagnie.

 

De son côté, il me conserva toujours une certaine estime. En mourant, il m’a confié le manuscrit de son journal, une sorte de confession par laquelle il désirait se justifier à mes yeux.

 

La lecture de ces cahiers, jointe à ce que je savais par expérience de la destinée du pauvre garçon, m’a laissé assez perplexe, partagé entre de la commisération et de la répugnance ; néanmoins, ces confidences, même les plus imprévues, me permettent de conclure à la loyauté et au caractère magnanime du défunt ; elles révèlent une rare intelligence, de brillantes quoique bizarres facultés, une sensibilité spéciale, de la perversion, mais non de la perversité. Après les avoir lues, tout lecteur de bonne foi partagera ma conviction que Paridael fut avant tout un malheureux, à la fois son propre bourreau et sa propre victime. Aussi est-ce pour l’édification des honnêtes gens que je me décide à publier ces feuillets. Ma première intention avait été de les brûler après en avoir pris connaissance, mais, en présence des calomnies dont la mémoire de Paridael fut accablée par les gazettes, je me crois un devoir de les produire au grand jour.

 

Je me suis simplement permis de compléter, par ma connaissance du personnage, ce qu’il aura révélé sur lui-même.

 

L’avouerai-je ? En recopiant ces pages, maintes fois troublé plus qu’il n’aurait convenu, j’éprouvais la sensation d’une force vive perdue pour la société et pour la patrie. Malgré leur ton crispé, ces épanchements dégagent un tel charme que, j’en arrivais à douter de mon bon sens. Est-ce lui ou moi qui vois mal ? me demandais-je, tant il règne de conviction dans ces accents, et tant le dévoyé s’interprète avec cohérence.

 

En livrant ces mémoires à la publicité, je me flatte aussi de rendre service aux savants qui s’occupent de nos psychoses et qui nous prémunissent contre les écarts de ce que, dans notre infatuation, nous avons qualifié de génie. Le cas de Paridael me paraît, certes, de nature à intéresser ces spécialistes. Un problème d’un ordre extrêmement actuel se rattache à sa fin comme aussi à la mésaventure de cet obscur manœuvre dont je parlais en commençant.

 

Après ces indispensables prolégomènes, je me reporterai à l’époque où je fis la connaissance de Laurent Paridael.

 

Ce fut lors d’un dîner sans cérémonie chez M. et Mme Dobouziez, les grands industriels, fabricants de bougies stéariques, mes futurs beaux-parents. Orphelin depuis deux ans et placé par ses tuteurs, mes amphytrions[2], dans un collège lointain, le jeune Laurent était venu passer ses vacances au pays.

 

Nous nous étions mis à table. M. Dobouziez servait le potage. Les domestiques continuaient à réclamer Laurent à cor et à cri, l’un au pied de l’escalier, l’autre à la porte de la rue, un troisième à celle du jardin. Le retardataire accourut enfin essoufflé et tout en nage. C’était un garçon de figure intéressante, très solide pour ses quatorze ans, un large front offusqué par des broussailles de cheveux châtains, de grands yeux caves et cernés, le regard farouche d’une bête traquée, la bouche assez forte plissée par une expression précoce de malaise et d’amertume. Des écorchures aux joues et aux mains, un costume neuf couvert de boue et déjà troué, indiquaient un tempérament de casse-cou et un adepte des exercices violents.

 

En le voyant équipé de cette façon, M. Dobouziez fronça les sourcils et le foudroya du regard :

 

– Comme vous voilà fait ! Allons, dépêchez-vous de monter à votre chambre et ne revenez que lorsque vous serez présentable !

 

Mes hôtes profitèrent de son absence pour me confier les tracas qu’il leur causait. Cet enfant décourageait leurs meilleures intentions. Malgré son intelligence, il faisait le désespoir de ses maîtres. Au lieu de s’appliquer à l’étude des connaissances utiles, il se bourrait la tête de billevesées et de mauvaises lectures ; il se chamaillait avec ses camarades, fomentait l’insubordination, se démenait comme un diable, commettait incartade sur incartade.

 

Depuis son retour, ses tuteurs en étaient encore à attendre une première marque de tendresse. Il se dérobait à leurs avances, affectait de ne leur parler que lorsqu’ils l’interrogeaient et profitait de toutes les occasions pour leur fausser compagnie. Quand il ne se verrouillait pas dans sa chambre, il polissonnait à la rue ou bien, ce que M. et Mme Dobouziez voyaient surtout de mauvais œil, il courait s’encanailler, comme ils disaient, avec les ouvriers de leur usine. Moi qui représente l’opinion démocratique au Parlement et qui suis né dans l’arrière-boutique de tout petits mareyeurs, au fond d’une impasse voisine du marché au poisson, je ne partageais pas tout à fait la manière de voir de mes amphytrions au sujet du plaisir que Laurent prenait avec leurs braves travailleurs.

 

Lorsqu’il reparut à table, après s’être débarbouillé et rafistolé, je me mis en frais de conversation avec lui. Il accueillit assez mal mes avances ; mais à notre rencontre suivante il se dégela et j’étais parvenu à l’apprivoiser, quand il reprit le chemin du collège. Je le revis aux vacances d’après. Le potache était devenu un ferme adolescent. Ses dispositions n’avaient guère changé. Il évitait toujours les membres de sa famille et leurs connaissances pour passer tout son temps avec les chauffeurs et les magasiniers de la fabrique. De sa caste, il boudait jusqu’aux enfants de son âge.

 

J’étais le seul monsieur qu’il prit pour confident. La chaleur qu’il mettait à me vanter ses humbles amis flattait mes convictions politiques, favorables à un rapprochement entre capitalistes et salariés.

 

Voici quelques passages du journal de Laurent où sa sympathie pour les ouvriers s’exprime en des termes passablement exaltés, mais qui ne dépassent pas la mesure et qui s’accordent assez bien avec les propos qu’il me tenait à cette époque :

 

Je ne me lasse pas de contempler les paveurs qui travaillent depuis deux jours sous mes fenêtres. J’aime la musique de leurs « demoiselles », le timbre m’en est cher. Eux-mêmes accordent souverainement le rythme de leurs gestes à la couleur de leurs frusques et de ce que l’on voit de leur chair. Accroupis ou debout, au travail ou au repos, toujours ils me séduisent par leur dégaine plastique et ingénue. Le bleu de leurs yeux d’enfants, le corail de leurs lèvres succulentes rehausse si délicieusement leurs visages hâlés ! Je me délecte à leurs coups de reins, à leurs rejets du torse en arrière, au tortillage de leur feutre, au ratatinement de leur « marronne ». (C’est ainsi qu’en leur parler wallon ces paveurs de Soignies et de Quenast, qui rejoignirent à la grande ville les cadettes des carrières natales, désignent leurs bragues dont la couleur rappelle en effet celle des châtaignes.)

 

Généralement pour damer ils vont par deux. Après s’être appariés, ils crachent dans leurs mains, empoignent les hies par les manelles, esquissent une sorte de salut d’armes, et les voilà qui partent, accordant leurs gestes, pilant en cadence, l’une demoiselle retombant lorsque l’autre se relève.

 

Parfois ils pivotent sur eux-mêmes, se tournent le dos, s’éloignent quelque temps pour pirouetter de nouveau, se refaire vis-à-vis et se rapprocher, de la même allure réglée, sur le pas sonore de leur outil. On dirait d’une danse très lente, d’un menuet du travail.

 

Il leur arrive de s’arrêter pour reprendre haleine et échanger quelques puérilités auxquelles leur sourire prête une portée ineffable. Ils rejettent leur coiffe en arrière, se calent, les poings sur les hanches ou les bras croisés, les jambes un peu écartées, après s’être essuyé le front d’un revers de main ou à la manche de la chemise. Braves gens ! Leur sueur embaume autant que la sève des sapins et des rouvres ; elle est l’encens de cet office agréable au Seigneur. Quelle prière vaut leur travail ?

 

Hier, au tournant d’une rue dans le centre de la ville, j’entrevis un admirable jeune charretier. Il se tenait debout sur son tombereau vide, le fouet et la longe à la main, de l’air dont il eût conduit un quadrige. Il souriait d’un sourire aussi intrépide que le claquement de son fouet ou le hennissement de son cheval. En somme, pourquoi souriait-il ? Il y avait du soleil, la vie lui était bonne. Ce petit ouvrier condensait, en sa personne réjouie, tout le relief et le cachet professionnels. Il quintessenciait la corporation. Au carrefour suivant, il vira, disparut, fouet claquant, char cahotant, la bouche goulue et les yeux incendiaires, rosé et ambré, poignant de crânerie et de jeunesse : Antinoüs[3] charretier.

 

 

Tel chiffonnier, tel mendiant, me fait tomber en arrêt ; je leur demanderais de venir me voir chaque jour, de m’être un régal pour les yeux. Ces pauvres diables ignorent leur splendeur. Nul n’estimerait celle-ci comme je le fais.

 

Il m’arrivera de m’éprendre d’une simple voix. Un gagne-petit criant son sable, ses fagots, ses moules ; appelant les os et les drilles dans sa hotte ou sa besace, résume en une intonation toute la navrance d’un adagio. Ces haillons de voix accumulent le pathétisme d’une vie de lutte et de misère.

 

Je me rappelle une nuit d’été ou deux gaillards allaient et venaient en se querellant sous ma fenêtre. Réveillé en sursaut et de méchante humeur, je bondis pour envoyer ces braillards à tous les diables. M’étant penché au dehors, le charme de la nuit ou plutôt un autre charme que je ne tardai pas à m’expliquer, m’empêcha d’intervenir. Je ne parvenais pas à distinguer mes deux querelleurs ; en revanche, je les suivais des oreilles. Ils se disaient des injures en une langue que je ne saisissais pas, qui était sans doute au flamand ce que l’argot est au français. De quelles voix ils proféraient ces injures ! Sans les voir je me serais pris à les aimer pour leurs voix lyriques ! Étaient-ce des escarpes qui se disputaient un butin ou deux amis, rivaux en amour ? L’un accusait l’autre et celui-ci se défendait avec chaleur. En viendraient-ils aux prises ?

 

Le diapason auquel ils étaient montés me l’aurait fait craindre. Mais leurs vociférations s’apaisèrent. Leurs allées et venues dans la rue déserte me ménageaient d’inouïs effets de crescendo et de smorzando, auxquels la beauté de la nuit prêtait un fluide de plus. Au lieu d’un hourvari de larrons ou d’une attrapade entre galants, ils m’évoquaient plutôt une scène de défi dans une arène antique ou les préliminaires d’un jugement de Dieu dans une lice médiévale. L’insidieuse voix de l’un avait fini par apaiser la parole incendiaire de l’autre. Bientôt toute irritation cessa des deux parts et après s’être éloignés une dernière fois, mes inconnus tournèrent le coin pour ne plus revenir. Avec un sentiment de mélancolie je les entendis se perdre dans le lointain et me trouvai rendu au repos et au silence.

 

Ah ! combien je comprends ce trait de la vie de Michel-Ange, rapporté par Benvenuto Cellini dans ses Mémoires : « Les chants d’un certain Luigi Pulci étaient si beaux que le divin Buonarotti, dès qu’il savait où le trouver, ne manquait jamais d’aller le guetter. » Et Benvenuto ajoute ce détail lancinant : « Le chanteur était fils de ce Pulci qui eut la tête tranchée pour avoir abusé de sa propre fille. »

 

 

Adieu cet automne en lequel mes vingt ans se régalèrent de pommes ! Adieu les lumières d’or qui aviviez les métaux des feuillages et auréoliez mes beaux manœuvres vêtus de feuilles mortes !

 

Crépusculaires et automnaux entre tous sont les terrassiers : Gaillards de la campagne, nippés de velours et de boue, passés à la couleur de la glèbe qu’ils défoncent et brouettent six jours durant sur les chantiers de la grande ville. Bien découplés, musclés à plaisir avec de ronds visages ambrés ou fardés par le hâle ; des blonds avec des yeux clairs et des cheveux filasse, des bruns aux prunelles de la nuance de leurs hardes, à la tignasse noire et frisée, plus nerveux et aussi charnus que les autres. Ils se ceignent souvent les reins d’une large écharpe de flanelle rouge qui leur prête une magnifique cambrure et qui s’accorde au ton du velours boucané de leurs culottes. D’ordinaire, au travail, ils retroussent celles-ci comme leurs manches, mais leur plastique se corse particulièrement quand la visière de leur casquette plate prend la forme et rivalise avec les dimensions du fer de leurs pioches et quand ils usent de ces hautes et lourdes bottes d’égoutier que les Goncourt prisaient au point d’en écrire qu’elles « contribuent à l’admirable port du corps, au style de ceux qui les chaussent, le soulèvement de ces imposantes chaussures amenant un noble soulèvement des épaules, dans la poitrine rejetée en arrière ».

 

Et les Goncourt ne connaissaient que ceux de Paris. S’ils avaient vu les nôtres ! S’ils eussent hanté, à mon exemple, les abords des gares aux heures où ces journaliers des Flandres et des Polders de l’Escaut débarquent chez nous et, de préférence encore, à celle où leurs coteries allongent le pas pour regagner la station et s’enfourner dans les trains après une halte au comptoir des liquoristes. Je me représente leur retour au village où leur énervement terrorise la gent paisible, où ils manifestent des accès d’humeur camisarde, au point que l’on appela « convoi des sauvages » le train ramenant la horde de ces terrassiers turbulents.

 

Ils grouillaient il y a des siècles comme ils braillent et barbotent à présent, ils avaient la même mine et le même accoutrement. Mais leurs ancêtres jouèrent rudement de leurs pioches pour le salut de la patrie. Évoquons ces terrassiers d’antan :

 

Hardi les bougres !

 

Entamons la digue de Farnèse !

 

Et pour se donner du cœur et rythmer leur travail, nos pourfendeurs de remparts entonnent les chansons des Gueux, pendant que les redoutes espagnoles entretiennent un feu terrible sur leurs équipes.

 

La canonnade étouffe les voix et balaie les chanteurs. Mais d’autres braves accourent à la place des camarades et reprennent leur pioche en même temps que leur refrain.

 

Vivent les Gueux !

 

Les Espagnols se ruent à l’assaut de la digue. L’étroite bande de terre devient le théâtre de désespérés, corps à corps. Les Poldériens écrasés sous le nombre et n’ayant que leurs outils pour se défendre semblent devoir succomber. Mais tandis que les uns se battent, de l’eau jusqu’au ventre, les autres continuent à creuser la terre. Des couples roulent le long du talus et vont se noyer dans le fleuve sans lâcher prise. Les Espagnols réparent les brèches avec les cadavres des terrassiers. Beaucoup fouirent leur propre fosse… Les survivants, réduits à une poignée, n’en piochent pas moins allègrement pour cela. Encore un coup, par ici !

 

Victoire ! L’Escaut roule ses flots dans la plaine. Les terrassiers s’embrassent en pleurant de joie. Une galère zélandaise chargée de vivres rame vers Anvers.

 

Vivent les Gueux !

 

 

Pauvre Laurent ! Que ne persévéra-t-il dans ces sentiments patriotiques et pourquoi s’avisa-t-il d’étendre aux gueux pour de bon son enthousiasme pour les Gueux historiques ?

 

À la suite d’une fugue qui le brouilla avec les siens, livré à lui-même et maître de son petit patrimoine, il ne tarda pas à satisfaire ses goûts d’encanaillement. Quoiqu’il eût encouru la disgrâce de sa famille j’avais continué à le voir. Ainsi que nos amis communs le peintre Marbol et le musicien Vyvéloy, je me plaignais même de ne pas le voir assez souvent.

 

Je ne suis pas le premier venu. La considération dont je jouis sur la place, les suffrages de mes amis politiques, suffiraient à le prouver. Néanmoins, je vous accorde qu’en ma qualité de négociant et d’homme public ma compétence ne dépasse guère les questions d’intérêt matériel et d’ordre administratif. Mais Marbol et Vyvéloy sont de vrais artistes que mon jeune cousin aurait trouvé profit à fréquenter. L’un vend ses tableaux avant qu’ils ne soient secs, les opéras de l’autre se jouent sur les scènes du monde entier. Tous les ordres chamarrent leur poitrine. La société les traite sur un pied d’égalité avec les banquiers et les armateurs. Ils sont d’ailleurs des habitués de ma maison. Mme Bergmans, mon épouse, abonnée à nos grands concerts, assidue aux « premières » et aux « vernissages », pianiste, cantatrice, artiste autant que peut le devenir sans déroger une Dobouziez de la célèbre maison Dobouziez-Saint-Fard et Cie, ma femme, dis-je, tient mes deux amis pour des maîtres que la postérité ajoutera à notre panthéon. Nos squares n’attendent plus que leurs statues.

 

C’est pourtant à la conversation de pareils hommes que Laurent préférait celle de parfaits illettrés, en attendant de s’adresser à des gaillards encore moins intéressants.

 

Je lui avais offert un emploi dans mes bureaux, il aima mieux s’embaucher comme marqueur dans une compagnie de portefaix du port. Un jour que je lui en exprimai mon déplaisir, il me fit un tel éloge de ces occupations tout au plus dignes d’un fruit sec, il les para sous des couleurs si poétiques que je ne trouvai plus rien à y redire. À l’en croire, il n’existait dans tout Anvers fonctions plus saines que les siennes : On jouit de la vue et du mouvement de la rade. Le spectacle change tous les jours et même d’heure en heure. Quelle variété d’équipages, de navires et de marchandises, sans parler des prestiges de l’horizon et des flots. Et l’athlétisme des ouvriers, la plastique de leurs opérations. Les émotions des arrivées et des départs. Le vol capricieux des mouettes. Que sais-je encore ?

 

Ce qui ne l’empêcha pas quelques semaines après de renoncer à toutes ces délices. Il était déjà blasé sur ces athlètes et sur leur décor.

 

Et que comptez-vous faire ?

 

– Voir un milieu et des êtres plus vivants.

 

– Je ne comprends pas.

 

– Eh oui, pratiquer des gaillards sans vergogne, vivre en marge de la société ! Il y a des types plus originaux que les « dockers » sur les quais des bassins…

 

Je lui avais passé ses débardeurs, je lui en avais passé bien d’autres : bateliers, matelots, loueurs d’yoles. De braves gens, des travailleurs ceux-là ! S’il s’accommodait de leur langage saugrenu et de leurs façons triviales, cela ne tirait pas autrement à conséquence. Mais quand il me parla de descendre encore quelques échelons et d’aller à la crapule, je l’en dissuadai de toutes mes forces.

 

La société a ses défauts, j’en convenais avec lui ; il y règne beaucoup de chinoiseries :

 

Néanmoins, lui disais-je, les lois et les règles sont nécessaires et nous empêchent de retomber dans la barbarie. Les démarcations sociales aussi sont indispensables. Il importe que nous nous tenions à notre place et que nous observions les distances. S’intéresser aux petites gens, les soutenir, les éclairer : rien de mieux. Quant à vivre de leur vie, se ravaler à leur niveau, ce serait de l’aberration. Autant se suicider ! Et tu parles même de plonger au plus bas. Ah fi !…

 

L’indignation me nouait la gorge, il en profita pour me répondre :

 

Vous en penserez ce que vous voudrez, mon cher Bergmans, mais je compte précisément sur ces bas-fonds pour me rendre la vie supportable. Plus j’avance en âge, moins je me trouve dans mon élément. Je comprends aussi peu nos bourgeois qu’ils me comprennent. J’en sais et j’en sens beaucoup plus que tous ces bavards faisant grand étalage de leur savoir et de leur sensibilité. Dès mon enfance le milieu familial me parut artificiel. N’allez pas croire à de l’ingratitude. Mes tuteurs me voulaient du bien ; ils m’en firent qu’ils n’avaient point prévu. Si je ne tournai point à leur souhait, ils m’aidèrent à me développer selon mon propre vœu. Cependant, leur manque de sympathie humaine me révolta bien souvent et leur besoin de paraître, de faire figure, leur cabotinage mondain faillit me les rendre odieux. Nos incompatibilités de vision s’aggravèrent jusqu’au moment de la rupture.

 

Hélas, je ne tardai pas à découvrir que mes tuteurs ne formaient point une exception, mais que toute leur caste, la mienne, celle dans laquelle je serais appelé à vivre, se calquait sur le même modèle. J’étais sorti de ma famille, je m’évaderais de mon monde.

 

C’est le moment de tenir parole.

 

Depuis des années déjà, j’aspire à m’aboucher avec des gens simples jusqu’à en être presque sauvages, qui ne me parleront ni d’art, ni de littérature, ni de politique, ni de science, ni de morale, ni de devoir, ni de philosophie, ni de religion. Je respirerai mieux auprès de ces brutes qu’au milieu de notre monde diplômé, hostile à l’idée rare et à la sensibilité différente.

 

J’en suis convaincu, l’âme de ces êtres rudimentaires vaut mieux que celle de nos prétendus civilisés. Je m’efforce de lire sous leur rude enveloppe. Ils ignorent les faux-fuyants, les capitulations, les impostures. Ils se laissent mieux deviner. Ah, Bergmans, que de nuances et de frissons dans l’homme le plus près de la nature. Rien de frais comme leurs impressions. Leur sensibilité vaut la nôtre, mais parce qu’elle ne s’interprète pas avec autant de virtuosité que chez nous, elle n’en devient que plus suave à confesser, je dirai presque à respirer. Là, vrai, je me penche sur ces consciences comme sur un buisson d’aubépine ou une floraison de lilas…

 

Au physique, votre société ne me dégoûte pas moins qu’au moral. Vos femmes représentent autant de poupées et de perroquets. Si les Grecs revenaient, ils riraient aux larmes à moins qu’ils ne s’effondrassent d’épouvante. Que diraient Phidias et même les Renaissants à la vue de vos dames en toilette ? Comment, au surplus, concilier les hautes idées que vous vous faites de vos compagnes, avec votre galanterie de commande, votre amoureux servage, vos grimaces et vos madrigaux ?

 

Comment vos mondaines et vos courtisanes, à moins d’être vraiment aussi bêtes que les dindes et les grues auxquelles vous les assimilez entre vous, ne prennent-elles point pour une insolente dérision les extases que vous affectez devant elles ? Vrai, j’étouffe et le cœur me lève dans vos salons…

 

Alors que ne vous expatriez-vous ? me récriai-je. Il y a encore des déserts, des sauvages…

 

– Non, j’aime trop ma contrée natale, et quant à ce que j’appellerais des « primaires », il en existe un grand nombre, de bien savoureux et de bien libres, parmi nos compatriotes. Je chéris ceux de ma race, les nôtres, mal mis, mal embouchés, qui vont presque nus et qui bravent votre manie niveleuse et égalitaire, qui sont comme moi des rueurs dans les rangs…

 

– À la bonne heure ! Voilà le grand mot lâché ! Tu rêves donc la révolution, l’anarchie. J’aurais dû m’en douter.

 

– Oh que non ! protesta Laurent. Puisque je n’envie ni la place, ni le rang, ni la fortune de personne. Je ne trouve les gueux adorables que comme tels. Au fond, il n’y aurait même rien de plus orthodoxe et conformiste que mes apparentes subversions et hérésies. Je prêche la pauvreté loqueteuse comme la sanctifièrent le Christ et François d’Assises, comme la chanta Dante dans son Purgatoire, comme l’exalta même 1e païen Aristophane dans son Plutus.

 

Seulement, à la différence de ces poètes et de ces saints, je ne veux mes pauvres ni baissés, ni serviles. S’ils se révoltent, j’entends que ce soit isolément, chacun pour soi, sans qu’il entre dans leurs transgressions un esprit de revendication sociale. Les réfractaires selon mon cœur s’insurgeront à un point de vue purement individualiste, sans visées politiques, sans nourrir l’espoir et l’ambition de s’installer à leur tour au sommet de l’échelle et de trôner, de s’assouvir et de s’abrutir ineffablement comme les superbes d’aujourd’hui. Je vous le jure, mon bon Bergmans, je ne rêve pas meilleur état collectif, je ne caresse aucune utopie ; et dussiez-vous aller de surprise en surprise, ces beaux messieurs en frac et en tuyaux de poêle, ces fières madames couvertes de fleurs, de plumes et de colifichets, ces automates à révérences et à formules toutes faites, que je semblais conspuer tout à l’heure, je les trouve essentiellement indispensables à l’harmonie de ce monde. Je m’en voudrais de les supprimer ; je les verrais périr à regret dans une jacquerie, car ils feraient place à d’autres androïdes peut-être encore plus laids et plus absurdes, comme les guillotinades et les proscriptions de la Terreur créèrent les jolis capitalistes d’à présent.

 

Encore un coup, j’abhorre tout cataclysme qui nous vaudrait un changement de régime. Je trouve ces bourgeois, aussi horripilants qu’ils soient, nécessaires pourtant à mes besoins esthétiques, en ce sens qu’ils servent de repoussoir à mes délectables va-nu-pieds. Cette vilaine engeance entretient très artistiquement par sa morgue, ses mépris, ses exactions, ses prévarications de toute sorte, mon admirable race de haillonneux et de claque-dents, chéris des poètes, des saints et des dieux mêmes dont se recommandent vos institutions occidentales et votre chrétienté. Il n’y a donc rien en moi d’un boute-feu. Je me proclame même conservateur, comme les pires de vos réactionnaires ; mais pour d’autres motifs, pour des raisons diamétralement opposées aux leurs.

 

Et voici la principale de ces raisons :

 

Je ne considère comme mes pairs que des êtres extrêmement raffinés, les membres d’une élite, les artistes et les penseurs ultra-sensitifs, des âmes tragiques et magnanimes, aristocrates absolus ayant puisé au fond de la science, de la philosophie et de l’esthétique, une règle de vie et des vues personnelles, – mais hélas, ces égaux je ne les rencontre que dans leurs œuvres. J’entretiens tout au plus un commerce épistolaire avec ceux d’entre eux qui sont mes contemporains. Avec les autres je ne parviens à communier que sous les espèces de leurs tableaux, de leurs livres, de leurs partitions ou de leurs statues. À défaut de ces potentats du cœur et de l’intelligence, je me rabats sur leurs antipodes, c’est-à-dire sur des êtres incultes et dépenaillés, beaux de la beauté primordiale, brutes libres et impulsives, candides dans leur perversité même, farouches comme un gibier perpétuellement traqué.

 

Ces deux castes-là, celle de tout en haut et celle de tout en bas sont faites pour s’entendre. Aussi arrive-t-il à leurs représentants de se joindre à travers les médiocrités et les platitudes intermédiaires, pour le plus grand scandale de celles-ci, qui crient alors à l’iniquité, à l’opprobre, en imaginant à ces conjonctions des mobiles sordides, des turpitudes aussi pouacres que leurs âmes.

 

Oui, Bergmans, en dehors de l’aristocrate, il n’y a pour moi de sympathique et d’estimable que le franc voyou !

 

– Le franc voyou ! répétai-je, ahuri.

 

– Oui, le franc voyou. Parfaitement.

 

Et comme je me prenais la tête à deux mains pour me boucher les oreilles, Laurent poursuivit imperturbablement. Or, la curiosité l’emportant sur ma réprobation, car je n’avais jamais entendu rien de semblable, je me repris à l’écouter.

 

Il ne rapporta point cette scène dans son journal. Je l’ai reconstituée le mieux possible, étant donnée la bizarre lumière qu’elle projette sur le personnage :

 

– M. Von Waechter, un savant d’Allemagne, partage avec beaucoup d’autres libres esprits ma prédilection pour la racaille. Il explique comment les natures éminentes souffrent à tel point de la vanité et de la sottise de leurs soi-disant égaux qu’il leur faut se rafraîchir au contact des barbares et des sauvages. Si notre supériorité intellectuelle nous rend implacables pour les tricheurs aux jeux sacrés de la poésie et de l’art, aigrefins qui n’abondent que trop dans notre tripot social ; en revanche, elle nous fait précisément estimer au plus haut prix la candeur et l’ignorance demeurées l’apanage des va-nu-pieds. De là le rapprochement des extrêmes. Vanité de la science ! vous écrierez-vous. Erreur ! Puisque c’est par notre science que nous apprécions le charme de l’innocence qui s’ignore et que nous parvenons à en déguster l’ineffable saveur. « Aimer, a dit M. Von Waechter, consiste à rechercher ce qui nous manque. » De là chez ceux des sommets, contraints de vivre isolés ou dans un monde artificiel, le besoin de reprendre contact avec la simple nature. Aussi n’est-ce pas une sensualité vile, une dépravation du goût, un abominable pica qui portera tel personnage illustre vers un infime manœuvre de plein air, obscur mais robuste, de belle santé et de belle mine. Cet aristocrate se sera senti irrésistiblement conjuré par ce fleur de plante naturelle qu’un goujat, qu’un terrassier, qu’un valet de charrue, qu’un misérable voyou exsudent par tous les pores, ainsi que les cerisiers leur gomme, les peupliers leur propolis et les sapins leur résine. Le mythe d’Antée se vérifie encore de nos jours : le Titan ne parvenait à se mesurer avec les dieux qu’en descendant parfois des hauteurs sidérales pour reprendre contact avec le limon de la terre.

 

À entendre Paridael débiter ces sornettes je tombais encore de plus haut que son géant. J’envoyais carrément à tous les diables les rêveurs germaniques, physiciens, métaphysiciens et autres charlatans dont les grimoires contribuaient à troubler la raison de mon jeune ami.

 

Quand il fut enfin arrivé au bout de sa tirade, je lui signifiai sur un ton solennel que je n’étais pas d’humeur à plaisanter, le l’adjurai de rentrer dans la norme des honnêtes gens. Son discours me révélait l’orgueil ou plutôt la vanité qui le dévorait et, qui devait fatalement l’entraîner à sa perte. Il m’avait parlé d’Antée. Je lui rappelai l’exemple des mauvais anges précipités du ciel pour avoir voulu s’égaler à Dieu. « Tu es encore plus fou que Lucifer, lui dis-je, car tu te plonges volontairement dans les abîmes. Éperdu de gloriole, tu ne vois plus d’autre moyen de t’élever au-dessus de la société que de t’en proscrire toi-même en te mêlant à l’écume qu’elle a vomie de son sein ! »

 

Après cette objurgation, je me tus quelques instants, surpris moi-même par mon éloquence. Jamais je ne m’étais emballé comme cela. Pas même à la Chambre. Quant à Laurent, mon lyrisme parut presque l’avoir démonté. Malheureusement il m’aurait été impossible de continuer sur ce ton. Je descendis du trépied pour me livrer à des considérations d’un ordre plus prosaïque. Pour la centième fois, je recommandai à Laurent un travail régulier comme dérivatif à ses lubies ; je lui renouvelai ma proposition de le caser dans mes bureaux où il aurait pu appliquer, de façon utile, cette vaste intelligence dont il se targuait et qui risquait de sombrer dans le vertige des songe-creux.

 

Laurent prit mes avis de très haut et repoussa encore une fois mes avances. Jamais il n’accepterait un emploi de bureaucrate. La plus légère dépendance, le moindre contrôle lui répugnait comme une atteinte à son autonomie.

 

J’aurais rompu pour de bon avec ce dévoyé si nos amis communs ne s’étaient entremis. Le bonhomme exerçait malgré tout une indicible séduction sur eux comme sur moi. Grâce à lui nos conversations s’élevaient au-dessus des ragots et des potins de cabaret. D’ailleurs, nous nous flattions de le ramener à des notions plus saines, et nous attribuions ses erreurs à la fougue de son tempérament et à son inexpérience.

 

À cette époque, je n’avais pas encore eu son journal sous les yeux, sinon je ne me serais pas leurré d’un espoir de guérison et je l’aurais bel et bien abandonné à sa sinistre dégringolade.

 

Des semaines, des mois s’écoulèrent, sans qu’il nous donnât signe de vie. Il vivait tantôt à Anvers, tantôt à Bruxelles, vagabondant tour à tour dans les sablons de la Campine, sur les digues de l’Escaut, battant le pavé des banlieues excentriques autour de la métropole et de la capitale. Mais ce fut à Bruxelles qu’il finit par vadrouiller de préférence. Il y trouvait, comme on le verra, une racaille plus accueillante et moins farouche que les rôdeurs du port natal.

 

Dans les pages suivantes, les progrès que faisait son engouement pour la populace s’accusent jusqu’à l’hystérie. Maint passage d’une sorte de psychologie du voyou bruxellois ressemble à une agréable boutade, telle observation humoristique donnerait le change sur les sentiments du pauvre garçon. Mais au milieu d’effusions où il semble railler sa manie, tout à coup la plume se remet à grincer, l’encre reprend une âcreté corrosive, le ton se corse, la confidence s’enfièvre. Dans le tout règne je ne sais quelle angoisse, quelle nostalgie, quelle intoxication qui fait mal et qui suffoque, comme des sanglots qui ne parviendraient pas à se résoudre en larmes.

II.

VOYOUS DE VELOURS

 

 

Mon âme est maternelle ainsi qu’une patrie

Et je préfère au lys un pleur de sacripant.

 

Saint-Pol Roux

 

 

Je ne fus jamais plus amoureux de la vie qu’à présent ; jamais je ne me suis projeté hors de moi avec cette sympathie. Est-ce ma propre maturité qui prête ce charme et cette saveur de fruit mûr à mes décors et à mes personnages préférés, qui me les parfume à cette ambroisie ? Souvent je me dulcifie à en pleurer. Le monde m’est trop sublime.

 

Ah ! Ceux d’ici ! Les pauvrets ! Depuis combien d’années je les scrute. Il me tarde de frayer avec eux. Je sais, je jure qu’il n’existe en nul autre pays gaillards de ce galbe, de ce geste et de cette vêture ! Peut-être dans vingt ans n’en germera-t-il plus de pareils, même chez nous, même en ce terreau gavé d’engrais ? Les étalages de leurs boutiques à frusques, où piloux et dimittes se lit sur l’enseigne, fourniront-ils encore l’habillement à clientèle aussi topique ? Les miséreux de l’avenir seront-ils voués au velours comme aujourd’hui ? En outre, parleront-ils le même langage, se tailleront-ils la même dégaine, les ruffians de demain ? Les mots prendront-ils dans leur gorge et leur bouche un marinage si épicé ? S’amuseront-ils aux mêmes jeux, aux identiques turlupinades ? Peut-être la physionomie des aborigènes se transformera-t-elle comme celle de leurs masures. Les races disparaissent ou du moins elles se renouvellent et subissent de fatals métissages…

 

Pensée à la fois mélancolique et consolante, car il m’est doux d’être venu en ce moment et non en un autre, ici plutôt qu’ailleurs, et de les avoir analysés à loisir, ces polissons décoratifs et capiteux.

 

À en croire les tableaux italiens, les statues de Florence et de la Grèce, tels mendiants ou pouilleux de Velasquez ou de Murillo, il y en eut de très plastiques à d’autres époques et sous d’autres cieux. Hélas, nous n’eûmes presque jamais ici que des peintres de laideurs et de grotesques. À part quelques jeunes bergers de Jordaens ou certains faurillons ou aide-bourreaux de Rubens, les tableaux anciens ne présentent que magots et cagots. Van Dyck dédaigna nos adolescents pour les juveigneurs de l’Angleterre. Il n’en va pas mieux aujourd’hui. Les jolis types d’ici se faneront-ils donc toujours sans avoir rencontré des pinceaux appréciateurs et fervents ? En attendant, moi qui aurais tant voulu les peindre, je leur sais gré, à mes jeunes voyous, de me béatifier à ce point, de m’imprégner et de me suggestionner si intensément. Ils auront fait partie de ma substance, ces drôles dégingandés, onctueux et âcres, balsamiques et rêches, qui s’épanouissent en ce moment sur notre pavé. Je me les assimile, je les consomme, je les hume esthétiquement. À tour de rôle, ils se surpassent, ils trouvent leur expression, leur signification suprême. Aucun d’eux n’eut son pareil dans le passé et ne l’aura dans l’avenir, et cela malgré leur ressemblance et leur air de famille. Savourons cette crispante contemporanéité ; dégustons l’heure présente avec les meilleurs de ceux qui la peuplent ; avec ceux qui étoffent et qui pathétisent ce moment. Je veux m’en repaître les regards, m’en saturer la fantaisie… Et c’est mon patriotisme à moi, cela ; et nul plus que moi n’est attaché à un terreau qui produit de telles pousses humaines ; j’en suis par toutes mes attaches, par tous les sens, par tous les pores, par le jeu de mes papilles et de mes moindres muqueuses, par mes sécrétions les plus intimes…

 

« J’avoue, dirait Bergmans – il me semble l’entendre d’ici – que cette façon de chérir son terroir et son peuple dépasse toute mesure. Et cependant je me flatte d’être bon patriote. Je me réjouis au chiffre des naissances et des mariages en pays belge, je ne m’intéresse pas moins à celui de nos importations et de nos exportations commerciales, à la hausse de nos fonds publics, au développement et à l’expansion de notre industrie ; je me sens, pour ainsi dire, chatouillé par les honneurs que les produits belges remportent dans les expositions universelles ; c’est avec un certain orgueil que je vois défiler nos soldats poudreux et basanés au retour des grandes manœuvres ou même nos orphéonistes revenant, chargés de lauriers et de médailles, d’un festival à l’étranger ; je me redresse et mon cœur bat aux accents de la Brabançonne, les trois couleurs du drapeau national flattent agréablement mes yeux. Malgré mes sentiments démocratiques, je porte un intérêt filial à notre souverain. À la Chambre des Représentants, la dynastie ne compte pas de partisan plus chaleureux que moi. Mais quant à me préoccuper de la figure de mes compatriotes, surtout de la physionomie des gens de condition infime, du rebut de nos populations, l’idée de les dévisager de si près, de les jauger avec cette persistance ne m’était pas encore venue. Ne voilà-t-il pas de beaux sujets d’extase et de méditation que ces pendards ! Surtout qu’il y en a des milliers ! Et Laurent les trouve aussi précieux que le sel de la terre. Et c’est pour l’amour de ces espèces et de ces épices-là qu’il chérit sa copieuse patrie ! Certes, ces va-nu-pieds seraient étonnés les tout premiers du culte que leur porte mon exalté parent. Ils seraient même gênés de se voir reluqués ainsi et se formaliseraient de tant de prédilection ! »

 

Tu crois, cousin ?

 

 

Beaucoup n’ont qu’un temps, une saison de beauté. Ils passent comme une fleur, un insecte rare. Précoces, ils mûrissent trop vite. Rien de plus intensif que l’atmosphère de leur milieu. Aussi se fanent-ils prématurément. Leur vie n’est qu’une aube, qu’une adolescence. Heureusement, ils sont aussi prolifiques qu’éphémères et leur progéniture leur ressemble bientôt pour mes suprêmes délices.

 

L’âge auquel je les préfère ? Aux approches de la conscription et parfois, plus tôt encore, dès l’époque où l’apprentissage d’un métier et les premières escapades commencent à leur donner du roux, à l’heure du déniaisage, du duvet à la lèvre et du poil follet au menton ; au moment de cette puberté si irritante chez les gamins élevés à la grâce de Dieu, puis entrepris par des initiateurs sans vergogne ; à la minute climatérique où la mue rogue et dyscole, fanfaronne de vice et de cynisme, prodigue aussi de câlines gaucheries et de naïves détentes ; à la saison où ils jettent leurs gourmes en s’abandonnant en toute licence à leurs postulations de moineaux francs, pillards, batailleurs et voluptueux.

 

 

L’accoutrement de mes voyous subit des caprices et des modes tout comme celui des mondains ; fluctuations lentes et moins radicales qu’en haut de l’échelle, mais caractéristiques. S’ils ne vont pieds nus – et combien ces pauvres paturons[4], calleux et poudreux, émergent pathétiquement des penaillons[5] et des franges de leur « folzar[6] » – ils chaussent des sabots blancs ou jaunes, très pâles ou orangés comme les fromages de la Hollande. On en trouve à la pointe relevée comme un crochet de patin frison ou une proue de gondole, peints de diverses couleurs, ciselés et taillés, même dorés, historiés de figures et d’attributs, le tout d’une fantaisie délicieusement barbare.

 

Parfois mes favoris connaissent des saisons de luxe durant lesquelles ils porteront des chaussures de cuir. On n’en voit que la pointe à cause de la guêtre ou du pied d’éléphant formé par le bas de la « culbute » (que l’argot a de noms suggestifs pour le vêtement bifurqué !) dont il importé que le haut bride les fesses et les cuisses. D’autres jours, ils traîneront des savates et des espadrilles qu’ils s’amusent à quitter et à reprendre ; ils laceront des bottines jaunes sur leurs chaussettes lie de vin ou feront sonner de lourdes bottes à gros clous – un luxe que ces clous !

 

Généralement ils vont habillés de ce velours côtelé appelé piloux qui – sans préjudice des autres tons : mastic, réséda ou vert bouteille – parcourt toute la gamme des bruns, depuis le jaune d’or ou le roux flamboyant jusqu’au havane ou au chocolat. S’ils ne parviennent à se fendre de tout le complet de velours, leurs jambes au moins sont culottées de cette ragoûtante étoffe aussi caressante à l’œil que douillette au toucher, de ces velours tirant sur le pelage des félins, tièdes comme une fourrure, électrisés, dirait-on, par les réactions de la marche, les manœuvres, les jeux et les rixes de leurs propriétaires. Avec le temps ces velours se bonifient comme le vin et les cigares. Au relief des coudes, des fesses et des genoux, l’étoffe se met à luire, puis à se râper, jusqu’à ce qu’enfin sous les guenilles rapiécées à outrance, la chair montre sa couleur de pain bis ou de poisson fumé. Le plus souvent sans veste, sans bourgeron, sans vareuse de gros bleu marine, ils endossent des jerseys bleus aussi, mais parfois de différentes couleurs, zébrés à la façon des maillots de canotiers ou d’acrobates. Ces tricots échancrés dégagent la rude et ferme encolure comme chez les matelots. Combien mes lurons portent beau et se moulent avantageusement dans ces gaines élastiques ! S’ils s’appliquent une chemise, ils la choisissent de flanelle et de couleur. Ils ne se prêteront que rarement au supplice du carcan empesé et ils se passent presque autant de cravate, à moins que leur limace assez décolletée n’ait un collet rabattu sous lequel ils glissent une voyante lavallière, une écharpe nouée à la marine ou une cordelière à glands multicolores.

 

Jamais de paletot, ou bien ils n’ont que cela sur le corps. Mais l’hiver tous s’emmitouflent la gorge et la nuque jusqu’au nez dans un de ces larges cache-misère dont ils rejettent les deux bouts sur le dos ; tandis que les jambes grelottent sous des chausses presque réduites en charpie.

 

De l’habillement du voyou c’est la casquette qui change le plus souvent de mode. Une saison, ils la demandaient à visière jaune comme le bec des merles, ce qui accentua le caractère effronté et gouailleur de tant de physionomies. Puis ils voulurent la casquette de laine verte ou écossaise des joueurs au cricket, ou la toque du jockey, tirée sur les oreilles. Mais un modèle persiste, le plus coquet d’ailleurs, et ils y reviennent d’instinct, pour peu qu’ils s’avisent d’en adopter un autre : c’est la casquette marine, à large visière plate et le plus souvent vernie, dite « klipson ». Il sied que cette coiffure soit renversée dans le cou et posée sur l’oreille, la visière crânement relevée vers le ciel, un peu parallèle donc au fréquent retroussis de leur nez, à leurs narines quêteuses. C’est le genre. Fréquemment, nos farauds portent le feutre mou à larges bords retroussés ou rabattus, coiffure prêtant à la fantaisie et à la désinvolture et que les renfoncements et les coups de poing assortissent et pétrissent à l’humeur du compagnon qui s’en affuble.

 

 

Dans ses Confessions d’un fumeur d’opium, Thomas de Quincey préconise une expérience qui consiste, le samedi soir, lorsque les ouvriers ont touché leur paie, à se mêler à leur multitude, à prendre un bain de foule et à s’égarer dans ces problèmes de rues sans issues, dans ces pouilleries où la gent turbinante s’entasse, parquée et refoulée, ainsi que dans les antiques ghettos et léproseries. Là, il s’agit de pénétrer à leur suite au sein des tavernes et des musicos où tous ces peinards se rassemblent pour dépenser leur salaire et se donner un peu de bon temps. Ce coude à coude est fort agréable et même réconfortant, et cette descente dans les enfers sociaux recommandée par Quincey partant éminemment d’un excellent naturel. Mais dans ces rapprochements des distances il se bornait à donner de platoniques conseils aux familles indigentes embarrassées par une baisse de salaire, un chômage inopiné ou l’enchérissement de l’une ou l’autre denrée indispensable à leur nutrition. Moi, j’ai trouvé mieux que ça, soit dit sans me vanter.

 

Par les après-midi de froidure, nos musées servent d’asiles et de chauffoirs à des traînées de claque-dents et de court-vêtus. N’y a-t-il pas quelque chose de touchant dans cette hospitalité que les sanctuaires de l’art accordent à ces misérables ? En se sentant imprégnés de la chaleur égale et frôleuse qui règne dans ce lieu, sous les bouffées caressantes que les bouches des calorifères leur soufflent à travers les haillons et qu’ils sentent monter le long de leurs jambes comme l’ascension chatouilleuse de leurs parasites, mes pauvrets ne subiraient-ils peu à peu l’enchantement et le prestige de ces siècles de chefs-d’œuvre ?

 

Je me faisais cette réflexion l’autre jour au musée d’art moderne où j’errai à la remorque d’une bande d’apprentis. Leur aîné les pilotait de salle en salle, en leur laissant à peine le temps d’accorder un regard aux compositions historiques, pour les mener directement devant des nudités qu’ils fouillaient de leurs yeux aiguisés, en s’esclaffant. Parfois ils rigolaient tellement que, se poussant l’un l’autre, ils allaient s’affaler sur le glorieux velours rouge des divans auquel ils infligeaient le contact outrageant du velours rogneux de leurs fonds de culottes. Les huissiers qui les surveillaient d’un air rogue et dont leur irruption bruyante avait troublé la sieste, leur enjoignaient continuellement, sous peine d’expulsion, de mettre une sourdine à leurs éclats de voix et de refréner leur gesticulation. La menace semblait produire son effet ; ils décanillaient à la file, tête baissée et tout penauds, mais pour courir s’affrioler et se trémousser de plus belle dans la salle voisine.

 

Cependant, arrivés tout au bout de l’enfilade, dans un dernier salon après lequel il faut retourner sur ses pas, l’exubérance de mes garnements tomba tout à coup, à la vue de la splendide perspective qu’un intelligent architecte a ménagée à travers de larges verrières sur les bas-fonds du vieux Bruxelles. C’était leur ville, leur quartier, cela ! Ces briques et ces cheminées leur parlaient autrement que la toile peinte. Le nez collé à la vitre qu’ils embuaient de leur haleine alliacée et qu’ils frottaient ensuite du revers de leur manche trouée au coude, la turbulente ribambelle s’éternisa, fascinée par cet à-vol-d’oiseau de bicoques à toits rouges dans l’enchevêtrement et la débandade desquelles ils essayaient de s’orienter et de démêler approximativement la lucarne du galetas paternel. Quelque miséreux qu’ils me semblassent, au moins tous ces pierrots-là se savaient quelques tuiles de la cité excentrique sous lesquelles ils pourraient se blottir la nuit prochaine.

 

Tel ne devait pas être le cas d’un autre petit pauvre auquel je n’avais pas pris garde jusque-là, requis tout le temps par les espiègleries des premiers. Comparés à celui-ci ces gueusillons montraient la mine florissante et l’habillement des enfants de bourgeois. S’il se tenait à l’écart de leur bande, c’était sans doute à cause de son dénuement plus manifeste et plus criard. S’il ne s’arrêta point comme eux devant le panorama de la ville, c’était assurément parce qu’aucun gîte ne lui était ménagé dans ce fouillis de pénates. Il pouvait avoir de quinze à seize ans, l’âge des autres polissons ; mais, de taille chétive, la misère contrariait sa croissance, et leur teint hâlé et blafard paraissait rosé à côté de la pâleur livide du sien. Dès que je l’eus aperçu, les autres cessèrent de m’intéresser. Les abandonnant à leur extase, je m’engageai à la suite du gamin solitaire dans les salles qu’il lui restait à visiter. Malgré la faim qui lui tiraillait le ventre, le pauvret s’arrêtait devant maint joli tableau et le considérait avec une curiosité naïve que je n’avais pas vue aux apprentis tapageurs. Je m’étais rapproché de lui au point de le frôler et je réglai mes mouvements sur les siens, ne bougeant que lorsque lui-même avançait d’un pas. Surprit-il mon manège et chercha-t-il à m’éviter, gêné par un voisinage trop humiliant pour ses haillons ? À un moment, il traversa la salle et se mit à parcourir les tableaux de la rampe opposée à celle que nous avions longée jusque-là. Je le rejoignis de façon si ostensible, qu’il tourna son blême visage de mon côté et me regarda d’un air ombrageux, appréhendant peut-être en moi un traqueur de vagabonds, un de ces tristes veneurs qui galopent les batteurs de pavés pour les entasser dans les pourrissoirs des dépôts. Mais mon regard lubrifié par la sympathie, un sourire où je mis le plus de persuasion et de caresse possible le rassurèrent en partie sans encore l’édifier toutefois sur la nature de l’intérêt que je lui portais, et peut-être ne fut-il pas loin, le pauvre enfant exsangue et décharné, de méconnaître ma sollicitude, car une rougeur teignit furtivement ses pommettes. Comme je redoublai de muette, mais en quelque sorte magnétique conjuration, à la longue il se décida à son tour à m’interroger du regard.

 

La faim, hélas, aurait eu raison de ses répugnances, celles-ci eussent-elles même été légitimes.

 

Veux-tu sortir avec moi, petit ? lui chuchotai-je. Et comme il s’effarouchait de nouveau, je le pris par le bras et l’entraînai au dehors, suivi, je n’en doute pas, par les regards scandalisés des respectables huissiers. Arrivé dans la rue, je conduisis le pauvret qui se laissait mener, docile comme un chien, jusqu’à la taverne la plus proche où, au dégoût à peine déguisé du garçon et de la caissière, je lui fis servir de l’ale et plusieurs sandwiches. Il dévora cette pitance et vida sa pinte sans prononcer une parole, avec une voracité dont la vue me faisait presque autant de mal que de bien, car elle ne me révélait que trop à quel jeûne avait été condamné ce pauvre être. Après avoir réglé, je sortis non sans le faire passer devant moi ; puis sur le seuil, je lui tendis la main et, tandis qu’il la serrait après un peu d’hésitation, je lui coulai entre les doigts une pièce de cent sous, tout ce qui me restait. Non, il n’y a rien de plus béatifiant, je vous le jure, que la surprise de mon bonhomme, son ineffable confusion à ce moment. Aussi me suis-je bien promis de renouveler l’expérience. Mais si vous étiez tentés de m’imiter, hâtez-vous de vous dérober aux remerciements du cher petiot. Restez plutôt sous l’impression de cette gratitude qui n’a pu s’exhaler, tant il suffoquait d’émotion. Les mots ou les gestes qu’il croirait devoir ajouter à son trouble pour exprimer sa reconnaissance compromettraient le délice que vous aura procuré l’ébranlement nerveux communiqué à toute sa personne par vos largesses. Ce n’est qu’un spasme de la durée d’un éclair, une grimace plutôt qu’un sourire. Mais que c’est beau et que c’est bon !…

 

Aujourd’hui, pourtant, je m’en veux de ne point m’être ménagé le moyen de le revoir. Ne m’aurait-il pas fourni le sujet d’études tant cherché, le moyen de pénétrer dans son monde et de m’instruire sur le compte de cette engeance vers laquelle je me sens si vertigineusement aiguillé ? Espérons.

 

 

Il m’arrivait, il y a quinze jours, de contempler le panorama dont on jouit de ce plateau que domine le palais de justice de Bruxelles surplombant de sa masse la grouilleuse ville basse, la cité par excellence de notre cattiva gente. Accoudé à la balustrade, j’embrassais l’immensité de la perspective suburbaine. Par delà le fouillis de ruelles et de culs-de-sac, je goûtai cet horizon houleux fouetté par un vent sadique, qui faisait fuir les nuées sanguinolentes comme la panique échevelée des ribaudes et des colporteurs devant la meute des argousins. Ce qui se passait dans le ciel me fit songer à l’atmosphère de terrorisme et de contravention habituelle à ces sentines s’entrecroisant à mes pieds. Sous l’impression de cette synesthésie, je dévalai la rampe à lacets aboutissant à un carrefour formé par les rues de l’Épée, des Minimes et Notre-Dame-de-Grâce. Arrivé au bas, je tombai sur un groupe d’une demi-douzaine de gueux renforcés, au cachet local et loqueteux, des voyous de grand style enfin. Ils portaient leur vêture dérisoire avec ce dégingandement et ce débraillé qui leur siéent si bien et dont je raffole.

 

Un des plus grands s’acharnait sur un des juniors qui se laissait molester avec une certaine complaisance. Le tourmenteur le vautrait à terre et lui allongeait de légers coups de pied dans les reins ou, couché sur lui, il lui prenait la tête à deux mains et lui faisait toucher à plusieurs reprises la bordure du trottoir, mais sans lui faire grand mal, car l’autre geignait pour la frime et s’esclaffait tout en feignant de pleurnicher. Leurs camarades formaient le cercle autour des lutteurs et s’ébaudissaient en attendant de s’agripper à leur tour. Et comme je m’étais arrêté, à la fois anxieux et émoustillé, partagé entre le plaisir que me procuraient les mouvements agiles, les efforts musculaires de ces gamins et la crainte de voir leurs jeux finir par une empoignade pour de bon, l’un des regardants, peut-être vaguement averti de ce bizarre sentiment de solidarité et de camaraderie qui me posséda de tout temps pour ces fauves espèces et qui est allé en s’exaspérant, m’interpella en ces termes : « Quels voyous, n’est-ce pas, Monsieur ? Toujours en train de se battre comme des chiens ? »

 

Et un autre des baguenaudiers montrant le gamin terrassé en proie aux brimades de son robuste vainqueur : « Voyez donc comme il est arrangé ! tout couvert de boue ! »

 

Pourquoi le respect humain, dont je me croyais affranchi, m’empêcha-t-il de répondre au polisson : « Détrompe-toi, loin de me dégoûter, tes camarades me ragoûtent ; car je les aime, les voyous ! » Non, intimidé, je poursuivis mon chemin sans souffler mot, mais je m’étais à peine éloigné, on ne peut plus digne, avec une moue réchigneuse de bourgeois, que j’aurais voulu revenir sur mes pas : « Bah, me dis-je, ce sera partie remise ; je prendrai parfois le chemin de ce carrefour ; les pendards doivent s’y donner rendez-vous, car l’endroit se prête on ne peut mieux à leurs ébats, et ce serait vraiment jouer de malheur, si je ne les retrouvais. D’ailleurs, leurs pareils ne manquent pas de ce côté. À leur défaut, je m’aboucherais avec leurs congénères. Les vomitoires du palais de justice refoulent et dégorgent sans doute, dans les ruelles d’alentour, des flopées de ces vauriens durant la suspension des audiences de la correctionnelle qu’ils fournissent d’accusés, de plaignants, de témoins, de galerie et de claqueurs, car les prétoires ont leurs chevaliers du lustre tout comme les salles de spectacle. »

 

Le hasard m’a servi. À deux jours de là, j’ai retrouvé mes cinq drôles, les mêmes. De nouveau ils se battaient ou plutôt le même patient pantelait sous le poids du même bourreau. À un moment, ils firent la brouette : le grand soulevait le petit par les pieds et le forçait à marcher sur les mains.

 

Celui qui m’avait apostrophé l’avant-veille me reconnut et s’enhardit de nouveau à me lancer son : « Quels voyous, hein, Monsieur ? » en s’appliquant fort humblement, sans aucune restriction, le sobriquet que leur infligent les gens propres.

 

C’était un jeune ribaud, nerveux et membru, déhanché et frétilleur, jaune de teint, au visage chiffonné et mobile, aux vifs yeux noirs, aux cheveux crépus, la veste relevée au-dessus des reins par le mouvement des mains logées dans les poches de la culotte.

 

Cette fois je répondis, et cela sur le ton dont les premiers chrétiens devaient confesser leur Dieu, non sans ressentir un frisson d’avant-goût du martyre : « Moi je les aime, les voyous, et de tout mon cœur ! » Je répétai même cette déclaration, car le jeune drôle me regardait tout ébaubi, n’en croyant pas ses oreilles ou ne comprenant pas. Puis, de cette voix traînarde et éraillée dont le timbre est aux sons ce que le graillon est aux odeurs, de cette voix modulante qu’ils contractent à force de se chamailler ou de crier leur marchandise : « Hé, vous autres ! Entendez-vous celui-là ? » clama-t-il. « Il dit aimer les voyous ! »

 

À cette révélation inouïe, les deux lutteurs dénouèrent leurs étreintes qui me rappelaient les tortillements des anguilles que brouettent les poissonniers ambulants et, encore haletants, sans cesser de me considérer comme une bête curieuse, ils se rajustaient de leur mieux, renfonçant leur chemise et leur jersey dans leur culotte et époussetant leur casquette en la battant contre leurs fesses, auxquelles ils frottent aussi leurs allumettes. Peut-être me croyaient-ils fou ? Certes, je les avais interloqués. J’étais vêtu sans recherche mais encore trop bourgeoisement tout de même. Observateurs déliés, ceux de leur sorte vous ont tout de suite jaugé un quidam. Leur examen me fut-il favorable ? Avais-je vaincu leurs préventions, leur méfiance chronique, cette frousse qui les agite autant que le souffle le plus imperceptible inquiète les peupliers ? Ils se rapprochèrent peu à peu ainsi que des chiens sans maîtres que l’on a flattés de la voix. À brûle-pourpoint, je les invitai à me conduire dans un estaminet de leur façon, afin, disais-je, de lier plus amplement connaissance, le verre en main, et de leur prouver la sincérité de mes sentiments. Après s’être consultés une seconde sur le choix du caboulot, car ceux-ci ne manquent point dans ces parages, ils finirent par me désigner celui formant le coin des deux ruelles. Je commandai de petits verres de genièvre que nous bûmes au comptoir. À la première tournée, mes polissons se montraient encore circonspects, mais la glace se rompit dès que j’eus fait renouveler la consommation. C’était donc sérieux ? Je les gobais ? On trinqua, et le plus grand, celui qui les commandait, ayant proposé de s’asseoir pour causer plus à l’aise, nous nous attablâmes comme d’anciens camarades. Ils se familiarisaient, travaillés par ce besoin d’expansion et de sociabilité qui caractérise les êtres infimes. C’était à qui se rapprocherait de moi, s’installerait à mes côtés, ou me ferait vis-à-vis, coude à coude, leurs genoux collés aux miens. Leur haleine me chatouillait la nuque et les oreilles. Les langues se dégourdirent ; ils parlaient presque tous à la fois, rivalisant d’épate, faisant assaut de drôleries pour se rendre intéressants ; ils auraient voulu s’ouvrir entièrement, se faire connaître dans leur tréfonds, m’édifier en deux mots sur toute leur vie. À la différence des petits jeunets et des mijaurés de la bourgeoisie, un généreux désir de sympathie et d’effusion ressortait de leurs façons et de leurs discours. Bientôt, ils se permirent à mon égard ces privautés, intervenant constamment dans leurs rapports et que j’encourageai en leur rendant la pareille : ils me tâtèrent le biceps, me tapèrent la cuisse, éprouvèrent ma résistance musculaire, et le plus fort d’entre eux pesa avec une telle insistance de ses deux poignes sur mes palettes qu’il me fit presque chavirer. Somme toute, je me comportai rondement et je ne leur semblai ni un méchant diable, ni un faquin. Dans tous les cas, ils avaient leurs apaisements sur un point capital : je n’étais point de la rousse. Leur flair les aurait infailliblement avertis. L’argousin, le mouchard, l’agent des mœurs se marquent d’un pli indélébile qui ne trompe jamais les intéressés.

 

À un moment, je subis un véritable interrogatoire ; ces drilles m’auscultaient le moral comme le physique.

 

– Et que fait Monsieur ?

 

Par un reste d’amour-propre, je répugnai à leur avouer battre le pavé tout comme eux, et je me fis passer pour journaliste. Journaliste ? Cela ne leur disait pas grand’chose.

 

– Mais oui, journaliste, écrivain, quoi !

 

– Cependant, une gazette, cela s’imprime, cela ne s’écrit pas !

 

– Est-il bête, celui-là ! Écoute, tu vas comprendre…

 

Et suppléant à mes explications trop savantes, c’était à qui ferait saisir aux autres ce que représentait cet oiseau rare, le journaliste. Chacun y allait de sa définition. Lorsqu’il n’en sortait pas plus que les autres et se mettait à bredouiller, il se faisait rabrouer et clouer le bec par la galerie. Ils finirent par parler tous à la fois ; ils trépignaient, se bousculaient, s’égosillaient, se criaient mutuellement dans le visage, et leur charnure s’échauffant avec leur langage réveillait la moiteur de leurs haillons et communiquait à leurs dessous de flanelle et de là à toute l’atmosphère ces effluves de force adolescente comparables aux fragrances des arbres séveux.

 

– Moi je sais ! Laissez-moi dire !… interrompit au plus fort du brouhaha un grand garçon élancé et nerveux, bien jambé, de jolie figure, aux yeux bruns pailletés d’or, le teint mat, un pinceau de moustache, des cheveux châtain qu’il pommadait en conscience, le type de l’adonis de barrière, du noceur voluptueux et bon enfant, sans fatuité, avec pourtant quelque chose de cruel et d’inquiétant dans le sourire et dans le regard.

 

On l’appelait Dolf Torlemyn ou Tourlamain.

 

– Un journaliste, disait-il, voilà…

 

Mais au lieu de définir le folliculaire pour lequel je me donnais, il s’embarquait dans une description assez vivante des abords du journal en vogue à l’heure du tirage.

 

Il s’y était sans doute rencontré souvent avec ceux de sa sorte en quête d’un emploi. La cohue des sans-travail y est telle que l’on croirait à une émeute. Dès que les rotatives se mettent à gémir, de terribles bousculades s’engagent devant les portes. Ils débordent les vendeurs, happent au passage les feuilles encore humides, se les arrachent des mains au risque de les déchirer. Ceux qui tiennent leur numéro le déploient en l’appliquant sur le dos d’un camarade. Ils se hâtent de consulter les colonnes de petit texte où sont renseignées les offres d’emploi. Les illettrés se font aider des lumières de ceux qui savent lire. Puis c’est une débandade et une course folle comme s’il y avait le feu. Il s’agit d’arriver premier.

 

Zwolu ou Mémène, le brunet déluré, la frimousse chiffonnée comme un pruneau, celui-là même qui m’avait interpellé, se rappela avoir rencontré des gens de mon genre, la plume à l’oreille, dans les imprimeries des journaux à l’heure du coup de feu et des dépêches télégraphiques, un jour où il apportait tout essoufflé la première nouvelle d’un écrabouillement dont il avait été témoin et pour laquelle il touchait dix sous. Zwolu se faisait donc une idée approximative de ce que pouvait être un gazetier.

 

Devant le mal que se donnent mes braves types pour me débrouiller, je me repens de les avoir induits en erreur, mais je me promets bien par la suite de les édifier sur ma position réelle.

 

– Alors moi aussi, je suis journaliste !

 

Celui qui revient à la charge est Jef Campernouillie, un vigoureux rousseau, aux frisons d’or et à la chair blonde et rose, aux gros yeux réjouis, aux allures et au parler rogues, une sorte de garçon boucher ou d’abatteur en rupture d’étal, habitué des concours athlétiques, gaillard solide mais débonnaire, ne déployant jamais sa force que dans des luttes et des assauts courtois. C’est celui-là même par qui Palul Cassisme, un petit blondin à mine de premier communiant, aux yeux bleus, aux cheveux de soie écrue, à la voix flûtée, prenait plaisir à se faire vautrer par terre.

 

Campernouillie aura été embauché d’occasion, pour la vente d’un numéro à sensation, un jour qu’il fallait du renfort aux équipes ordinaires. Depuis il se croit journaliste. Il dispose d’ailleurs de solides poumons pour crier la marchandise et il nous fournit un échantillon de sa tonitruance en braillant à tue-tête le titre d’un journal français, titre que l’accent du terroir écorche d’ailleurs au point de le rendre inintelligible. Campernouillie vociférerait encore si leur chef à tous ne l’avait bâillonné en lui appliquant sa large main sur la bouche.

 

Jef prend bien la chose. Tout est d’ailleurs permis à Tich Bugutte.

 

Virilement beau, à la fois aussi grand, aussi nerveux, aussi bien découplé que Tourlamain et d’aussi florissante charnure que Campernouillie, râblé et croupé comme un bourreau de Rubens, ce garçon de vingt-quatre ans réunit les deux types flamands du brun et du blond.

 

Rien de fier et de noble comme l’ensemble de cette physionomie de simple voyou. Il a la face pleine, les joues à peine duvetées, le front large et bombé, le menton impérieux, les cheveux d’un noir de jais plantés drus et taillés en brosse, les grands yeux bleus tirant parfois sur le bleu des ténèbres, profondément enfoncés dans les orbites et ombragés d’épais sourcils et de longs cils. Son teint agréablement basané mêle un ton orange au rouge vif des pommettes. Les oreilles menues et un peu écartées rappellent celles d’un jeune faune. Les ailes du nez extrêmement mobiles, les narines reniflantes et fendues comme des naseaux accusent une sensualité exigeante que mitige le sourire attendri et un peu triste, et surtout la caresse veloutée du regard. Si Campernouillie se bat pour la parade dans les loges de lutteurs ou les baraques foraines, si Tourlamain excelle dans les exercices d’adresse, le saut, la course, les feintes et les perfidies de la savate française, Bugutte, lui, représente le gladiateur, le pugiliste pour de bon, le batailleur incorrigible, la bête noire de la police. Bugutte a le casier judiciaire tellement encombré qu’il ne compte même plus les peines d’emprisonnement qu’il a purgées pour coups et blessures, rébellions contre les sergots. À part cela le meilleur enfant de la terre, le plus taciturne et le moins turbulent des cinq. Quand il ne fournit pas de muscle, il rêve à la façon des grands fauves au repos. D’ailleurs, il cogne rarement pour son propre compte ; très endurant en ce qui le concerne, très malléable, il faut des provocations excessives pour le pousser à bout. En revanche, il pousse la camaraderie jusqu’à l’abnégation et à l’héroïsme. Il suffit que l’on s’en prenne à l’un de ses amis ou seulement à quelqu’un de sa coterie pour qu’il s’interpose et se rue sur l’offenseur. Souvent son intervention fut plutôt intempestive et fit dégénérer une attrapade anodine en une tuerie féroce. Aussitôt lâché, plus moyen de le retenir. Il tape en aveugle et en furieux, sans mesurer ses coups. Sa spécialité consiste à secourir les camarades emballés par la police. Fût-il à l’autre bout de la paroisse, il se ruera à la rescousse. « Bugutte, ils viennent de pincer un tel ! » Bugutte ! s’écrie-t-il. (Bugutte, son juron familier, est une corruption de bij God, pardieu ! De là son sobriquet, Bugutte !) Et le voilà parti. Si les policiers n’ont pas encore conduit leur capture au poste, Tich réussit toujours à l’arracher de leurs mains. Mais ses exploits lui coûtent cher. N’importe ; il recommencera. C’est plus fort que lui.

 

Aussi merveilleux nageur que redoutable pugiliste, il a sauvé presque autant de monde qu’il en a démoli. En somme, ce gueusard mériterait encore plus de médailles de sauvetage et de croix civiques qu’il a encouru de condamnations. Ses violences défraient aussi souvent les journaux que ses actes de dévouement. Les mauvaises langues prétendent qu’il lui arriva de lancer à l’eau des passants attardés ou des paysans se rendant au marché matinal, pour se ménager l’occasion et l’honneur de les repêcher. N’en croyez rien. Bugutte ne verserait jamais dans pareil cabotinage. S’il jetait quelqu’un à l’eau ce serait pour venger un camarade, et alors le macchabée n’aurait qu’à se débrouiller.

 

Tandis que Campernouillie et Tourlamain me mettaient au courant des prouesses et du caractère de leur capitaine, celui-ci, un peu confus, me souriait de ses grands beaux yeux et protestait par des « bugutte » réitérés contre ce flux d’éloges.

 

Je ne cessais de renouveler les consommations. À force de boire, l’entretien prenait un tour de plus en plus sentimental et confidentiel.

 

Sensibles, étrangement impressionnables, ces irréguliers dont les jours se passent dans des transes et des abois perpétuels, ces brutes me rendaient effusion pour effusion, se récriant parfois avec incrédulité comme pour m’arracher des protestations de sympathie encore plus véhémentes, et se demandant avec un bon rire à pleines lèvres ce que je trouvais de si aimable et de si avenant en eux, pauvres bougres mal nippés et mal famés, moi un monsieur à faux-col, à manchettes et à manières.

 

Attendri, je redoublai de fraternelles avances :

 

– Oui, je vous aime, vous les voyous, vous les infâmes et les pouacres, devant qui les gens de ma caste affectent de se boucher le nez, pour qui les messieurs n’ont pas de moues assez dégoûtées, quoique leurs madames les guignent peut-être à la dérobée. Oui, je vous trouve plus près de la nature, plus francs, plus libres, plus généreux, plus beaux et plus crânes… Ah, je suis horriblement fatigué des faussetés, de la bégueulerie, des coups fourrés du monde d’en haut. Foin de leur art et de leur littérature qui mentent autant que leur religion, leur honneur et leur morale ! Tous ces gens-là parlent et écrivent trop bien ; cela va tout seul, on n’a qu’à les remonter, les voilà partis. Pas plus d’âme que leurs phonographes. Et leur implacable, leur sinistre politesse ! Tas de rhéteurs et de sophistes, va ! Ils n’ont jamais tant parlé de Dieu que depuis qu’ils n’y croient plus. Tandis que vous autres, au moins, mes pauvres coureurs de rues, vous vous donnez pour ce que vous valez, ni plus ni moins, sans nous en faire accroire. Vous êtes loyaux et rafraîchissants comme les plantes, les fontaines et les oiseaux ; fraternels comme les loups ! Ô mes bien-aimés !

 

Et ne voilà-t-il pas que je m’oublie à leur conter une vieille pièce espagnole, le Damné faute de foi du moine Tellez, en rapportant à leur propre situation, le cas du mécréant qui fut sauvé parce qu’il possédait la grâce des élus. Je leur parlai longtemps sur ce ton apologétique.

 

Ils ne me comprenaient pas toujours, mais ils m’écoutaient avec bienveillance, ils me regardaient pour lire mes pensées plutôt dans mes yeux que sur mes lèvres, puis les intonations de ma voix les caressaient et ne leur laissaient aucun doute sur mes sentiments.

 

Pourtant, afin de me faire comprendre de ces êtres frustes au parler indigent, au vocabulaire suggestif mais réduit, trop souvent je recourais à la phraséologie des beaux causeurs. Comment aller jusqu’à leur âme, à ces ruffians ? Je n’avais d’autres ressources que de leur répéter un grand nombre de fois : « je vous aime » en jurant comme eux, en leur allongeant des bourrades dans le dos, en les secouant par le bras en guise d’épanchements. Ils me prodiguaient les mêmes marques de tendresse ou ils se bornaient à me sourire bénévolement ; leurs yeux et leurs voix avaient quelque chose d’exquis que je n’ai vu qu’aux chiens que l’on caresse, aux mendiants que l’on aumône, aux mioches pauvres à qui l’on coule quelques bonbons dans la main.

 

Ah ! le sourire de leurs grosses lèvres rouges un peu flétries par l’usage de la pipe, mais surtout par l’âcre jus de la chique, ces lèvres qui s’écartent pour montrer de jolies dents de louveteaux. Je goûtais un plaisir inouï à voir s’adoucir l’expression de leurs physionomies farouches et hargneuses comme celles de Bugutte et de Campernouillie ; ou gouailleusement effrontées comme chez Tourlamain et Zwolu ; ou craintive et frileuse comme chez le petit Palul. Mais il y avait un reste de rancune aussi, de vague bouderie dans l’air dont ces réprouvés sociaux se laissaient amadouer par un transfuge de leurs persécuteurs ; en s’entreregardant, ils semblaient se dire : « Tout cela n’est-il pas trop beau pour y croire ?… Mais, non, ce n’est pas un méchant garçon après tout. Nous le dresserons à notre image. Peut-être y aura-t-il même quelque chose à tirer de lui ! »

 

Ils n’auraient qu’à me mettre à l’épreuve. Je me vouais à leur bon plaisir, je me faisais leur homme lige : « À vous pour la vie ! balbutiai-je, le cœur gros. Des paroles ou du silence. Peu importe. Des gestes ou de l’immobilité : à votre aise. L’essentiel pour moi, c’est votre présence. Livrez-vous à vos passe-temps. Ne faites pas attention à moi. Que je ne sois ni l’indiscret, ni l’intrus. Je ne demande que de pouvoir vous contempler à loisir, d’être votre témoin, votre caution, et même votre complice le jour où vous m’en trouverez digne… Tolérez-moi, je ne serai pas encombrant. Puis libre à vous de me rabrouer pour peu que je vous embarrasse, comme je vous ai vu traiter un cabot qui s’empêtrait dans vos jambes. Bref, usez de moi comme de vos bons chiens. Collé à vos talons, le nez quêteur, l’oreille ouverte, l’œil vigilant, je prendrai part à vos équipées. En vos accès de sympathie, il vous arrive d’empoigner votre inséparable toutou, de le secouer cordialement et de vous frotter le nez à son museau…

 

– Qu’à cela ne tienne ! ricana Tourlamain, et il me retint fraternellement dans ses bras. Des siens je passai dans ceux des autres, et quand tous m’eurent barbouillé de leur baiser, il ne nous resta plus que d’aller sceller ce pacte d’alliance dans une gargote voisine où je payai ma bienvenue sous forme de moules, de harengs, de pommes de terre frites et de force pintes de faro.

 

 

Depuis que je les ai rencontrés, ces cinq gaillards, je ne les quitte presque plus. Ils m’incarnent la jeune fleur miséreuse de la capitale ; ils résument la faune de nos quartiers interlopes ; ils sont les plus beaux de mes voyous de velours. Ils me permettront de fixer, d’historiographier, pour ainsi dire, le type du réfractaire entre seize et vingt-cinq ans. Si j’étais assez riche pour acheter un appareil photographique, je les prendrais dans toutes leurs poses sans me lasser de les revoir et de les reproduire, tant leurs moindres attitudes comportent de naturel et d’imprévu. Combien de fois ne m’arrive-t-il pas de fermer les yeux et de m’évoquer leur contour, leur modelé, leur couleur et leur patine, afin de me graver plus intensément encore leur portrait dans la mémoire !

 

Non contents de m’agréer dans leur petit groupe, mes cinq m’affilièrent par la suite à toute leur bande. Je connus une centaine au moins d’autres garnements presque aussi corsés et montés de ton. Tout ce qui les concerne me tenant à cœur, j’ai voulu savoir où ils gîtent, d’où ils proviennent, comment on les éleva et comment ils subsistent.

 

 

En contrebas des coteaux et des futaies du château royal s’étale une banlieue excentrique où les parents du petit Palul occupent une masure qu’on dirait faite, ainsi que toutes les autres, de gravats hourdis à la diable. Le talus sur lequel se dresse cette bicoque trempe son pied dans un rivelet boueux, digne cours d’eau de cette vallée sardonique.

 

Ce n’est point sous les traits d’une naïade que je me représente ce ruisselet, mais bien sous la figure d’un Manneken-Pis sculpté par Jérôme, le plus païen des deux Duquesnoy. Le Maelbeek, mieux vaudrait dire le Malbec, le mal embouché, participe en effet de l’humeur sournoise et dévastatrice de nos gavroches. Sous ses dehors malingres et stagnants, il n’est pas de tour qu’il ne joue aux riverains. Il fait le désespoir des ingénieurs. Pour ma part je l’ai surpris maintes fois au crépuscule, barbotant dans le fumet de sa vase ou, accroupi sous l’arche minuscule d’un petit pont, en train de ruminer quelque gredinerie. Sans parler des miasmes qu’il dégage, ce filet de fange vous a des crues subites qui le font sortir de son lit, submerger les prairies, cambrioler les caves et ruiner les provisions. Après avoir beaucoup crié et vociféré contre lui, les inondés, ses victimes, finissent par rire de ses frasques. Le gamin les désarme. N’est-il pas des leurs ? Mais les autorités ne badinent pas. Pour corriger le polisson les édiles ne trouvent rien de mieux que de lui infliger le même traitement qu’à sa grande sœur la Senne : on l’emmurera tout vif comme un vulgaire égout. L’enfant se laisse faire, non sans pleurnicher et pester en sourdine, mais il tient sa vengeance. Aux premières guilées, il s’arcboute, fait le gros dos, joue si bien de la croupe et des épaules, qu’il finit par démolir son in-pace et par renverser des maisons.

 

 

Un saule, à peu près déraciné par les farces de ce lutin, étira ses branches effeuillées au-dessus du toit natal de notre Palul. Ses parents se donnent pour des maraîchers ; c’est du moins leur gagne-pain avouable, leur métier alibi, car ils en exercent un tas d’autres, clandestins mais lucratifs. Ils engraissent un porc, cultivent leur provision de pommes de terre et quelques raves. Mais, ainsi que leurs voisins, ils s’adonnent plutôt à l’élève des récidivistes qu’à la culture des choux et des navets. Les vieux menèrent leurs premiers-nés à la maraude ; puis les aînés se chargèrent de débaucher les cadets. Ils commencent par la mendicité anodine. Le petit Palul fut de ces galopins qui trottinent aux portières des voitures après avoir fait la roue et des cumulets dans le sable. Ils tendent la main en tournant vers vous leur minois rondelet dont l’expression délurée et le regard en dessous démentent l’humilité de leurs appels à votre charité.

 

La dégaine fluette, les yeux limpides de Palul induisirent ses vieux à l’exploiter autrement. Ils tentèrent l’effet de sa mine séraphique sur le curé de la paroisse. Le bon prêtre mordit à l’amorce. Il se l’attacha comme enfant de chœur, lui fit faire sa première communion, parla de l’envoyer au séminaire. De là ce sobriquet de Cassisme, corruption de catéchisme, qui devait rester au petit Palul. Sous prétexte que le gosse ne leur rapportait encore rien, ses parents soutiraient force pièces blanches au digne pasteur qui se flattait de les ramener tous au bien par l’exemple de l’un d’eux.

 

Mais il présumait trop de la vocation du néophyte. Palul épris de plein air et de mouvement rongeait son frein. À la soutane il eût préféré le froc d’un ordre mendiant. Les dimanches après midi, été comme hiver, il lui fallait demeurer entre quatre murs, marmotter des litanies, nasiller des psaumes, défiler des chapelets. Il lui arriva de manquer à ces exercices pour courir la pretantaine avec des mécréants de son âge. Averti par le curé, son père lui donna de la discipline avec une telle conviction qu’après sa troisième escapade le congréganiste malgré lui prit la clef des champs. Plutôt que de recommencer cette vie de raton d’église et de souffre-douleur il se serait jeté dans le canal ; mais une pierre au cou car il nageait trop bien. Ses parents n’osèrent le réclamer, il les aurait vendus. Ils lui laissèrent donc la volée. Échappé du nid paternel, il s’agissait pour l’oisillon de ne pas se faire encager par les oiseleurs de la police.

 

Cassisme mena des aveugles, ramassa des chiffons ; en tournant la manivelle de pianos mécaniques pour des Italiens, il se découvrit des dispositions musicales et il en vint, sachant lire, à apprendre par cœur des complaintes qu’il chantait en s’accompagnant sur l’accordéon. Un soir, de mauvais plaisants, dont il avait escorté la ribote de bouge en bouge, le soûlèrent et lui flibustèrent son instrument qu’il tenait de la générosité d’un Mécène du trottoir. Puis il hérita du singe d’un forain auquel il avait servi de pitre. La bestiole se mourait de la poitrine. Cassisme l’avait dressée à tendre la main aux badauds, et jusqu’au dernier jour il la promenait frileusement blottie sous un pan de sa veste. Quand elle creva il se fit aide-montreur de marionnettes dans un de ces guignols souterrains ménagés au fond d’une impasse. Ces fantoches pèsent autant que des hommes. Palul les laissait tomber ou bien il embrouillait les ficelles. Les loustics huaient et houspillaient l’imprésario qui talochait son manœuvre et finit par lui donner congé. Palul stationnait aux portes des salles de vente et aidait à déménager des meubles sur des charrettes à bras. Il rôdait autour des chantiers pour se faire embaucher par les maçons qu’il servait en montant aux échelles, chargé de mortier et de briques. Le temps se mit à la gelée : Palul courut aux rendez-vous des patineurs où il aidait les élégantes à chausser leurs patins. Il débitait aussi du petit bois – huit fagots pour dix centimes – qu’il criait d’une voix lamentable. Les ménagères, apitoyées en le voyant tout bleu de froid, le réchauffaient d’une tasse de café. Il allait tomber d’inanition dans la rue quand il fut ramassé par Jef Campernouillie.

 

 

L’abatteur le prit sous sa protection et l’enfant, nature exaltée et même religieuse, voua à son robuste nourricier une affection sans bornes. On ne les voyait plus l’un sans l’autre.

 

Malgré sa mine de dur à cuire et sa brusquerie, pas de garçon plus simple et plus doux que notre Jef. Il répugne tellement à verser le sang, même celui des bœufs et des moutons, qu’il s’est fait hercule de foire. Quand le métier ne va pas, il recourt au cambriolage. Toutefois, il s’arrange pour qu’il n’y ait jamais personne dans la cambuse où il opère, car il lui en coûterait de jouer du surin. Il a dressé l’élastique Palul à se glisser entre deux barreaux de fenêtre ou par une imposte, un vasistas, un soupirail. Il ne volera jamais que par nécessité, histoire de se procurer le droit à la paresse. Ce bougre, taillé pour les plus rudes besognes, cache une âme de rêveur. Tout comme Palul il adore bucoliser par les sentiers à la belle saison. Je passai sans doute plus d’une fois devant leur groupe sans les connaître. Allongés, au flanc d’un talus, ils se vautrent le nez dans l’herbe et leur croupe saillante ajoute des mamelons vivants aux ondulations du terrain. Ils se rendent d’une kermesse à l’autre. Palul fait de nouveau le chanteur ambulant, Campernouillie défie les valets de charrue à la lutte, soulève des poids ou jongle avec son petit satellite ; ils ne rentrent à la ville que pour venir s’y débarrasser des poules volées dans les fermes et des oiseaux chanteurs pris à la pipée.

 

 

De mes cinq inséparables c’est peut-être Dolf Tourlamain qui couve les instincts les plus inquiétants. Il y a du félin dans ce grand garçon rieur et polisson, brun et sec comme un matelot espagnol, habile à passer la jambe, prompt à jouer du couteau, condimenté par excellence, voluptueux, égrillard, même raffiné dans ses plaisirs et capable, à ce que me firent entendre les autres, d’introduire de la cruauté dans ses amours et de répandre le sang par boutades, sans haine et sans raison, histoire de se divertir à des jeux nouveaux.

 

On dirait le plus régulier de la bande. Il exerce presque continuellement le métier de mécanicien ajusteur. Après sa journée il nous rejoint souvent en bourgeron, les mains encore noires, sentant la sueur et la limaille. Mais il aura des accès de paresse et de sensualité, il chômera des quinzaines entières durant lesquelles, friand d’élégances, il s’affichera avec des femmes mieux parées que ses ordinaires bonnes fortunes, ou l’un de nous l’aura signalé pilotant quelque touriste équivoque. Autrefois, aidé du petit Zwolu, il pratiquait le vol à la tire, le plus artiste de tous les larcins. À présent, il trouve plus facile d’exploiter ses grâces d’androgyne et lui-même nous donne à entendre qu’il n’est guère de prostitution à laquelle il ne se soit livré. Après s’être passé ses fantaisies érotiques qui ne durent jamais plus de deux semaines, un matin, il retournera bravement à l’usine et un beau soir, il nous relancera en l’un de nos carrefours de ralliement.

 

Le Cadol, le faubourg excentrique d’où sortit Campernouillie, est aussi le berceau de Tourlamain. Pour l’amour de ses fringants aborigènes je raffole de cette banlieue bruxelloise, dérision de la campagne et parodie de la grande ville où les fumiers rustiques luttent contre les miasmes urbains, où l’herbe et les arbres sont brûlés par les chimies industrielles, mais où fleurissent de si croustillantes plantes humaines !

 

 

Bugutte et Zwolu naquirent et continuent à vivre au cœur de la cité même. Zwolu, autrement dit l’Hirondelle, prend son vol tous les matins du fond de ce Coin du Diable dont les sentes rivalisent de noms délicieux et de fermentation subversive. La poétique adresse que celle de notre petit benjamin : voisin des hirondelles qui s’appellent comme lui, il loge au N° 30 de l’impasse du Sorbier, dans la rue Notre-Dame-du-Sommeil. À la différence de son camarade Palul, il vit toujours en bonne intelligence avec les siens ; il supporte même une partie des frais du ménage composé des parents et d’une dizaine d’enfants plus ou moins incestueux et dont il serait, dans tous les cas, fort ardu d’établir le véridique état civil. Tout ce monde se répartit tant bien que mal dans deux chambres et dort pêle-mêle, voué à la promiscuité la plus patriarcale. Par les étouffantes nuits d’été, hommes et garçons cèdent le galetas aux femmes et vont s’allonger côte à côte sous le porche de l’impasse.

 

De cet humus sortit une fleur charmante, un petit voyou fait au tour, le plus mignon de la bande, subtil et gourmand, le larcin fait dieu, toujours en train de patrouiller et de grignoter des fruits ou des sucreries dérobées à un éventaire. Combien, de fois à la vue du petit Mémène, ne me suis-je pas dit : « Regarde-le bien, grave sa ligne et son ton dans ta mémoire ; tu ne retrouveras sans doute plus, dans une posture si avantageuse, ce polisson aux grands yeux noirs, aux pommettes saillantes, affriolant à croquer, valant, déluré et précoce, dix mille gosses de riches, quoiqu’il porte souvent un pantalon tellement déchiré qu’on voit la moitié des deux cuisses et que les loques pendillent autour. Marque sa frimousse chiffonnée, un peu narquoise, plissée par un rire sonore où tinte la blague du voyou puéril et profond qui a jugé la misère sociale et qui sait que le mieux est de s’en gausser pour s’y résigner. Et n’oublie pas son haussement d’épaules accompagné d’une moue ; ce pli dans le renfoncement de ses reins et son veston trop court qui se relève au-dessus de sa ceinture et de son bourrelet de chemise, lorsqu’il plonge les mains dans les poches de sa culotte. Et son sifflement perpétuel et son nez quêteur et carlin, et la courroie jaune qui retient ses grègues et qui lui sert de fronde à l’occasion ou de fouet, voire de laisse, quand il a volé quelque chien. »

 

Comme Tourlamain il excelle dans le vol à la tire. Il s’en acquitte en virtuose ; il recherche le frisson du risque. Encore choisit-il ses victimes. Il s’en voudrait de dévaliser un pauvre. En revanche, il dépouillera sans remords les cocottes ou les matrones arborant leur pretintaille de métal jaune et les gros messieurs à la bedaine sonnante de breloques. Il n’a jamais été pincé, pas plus, d’ailleurs, que Dolf Tourlamain qui fut son maître et avec qui il opéra parfois de conserve. À l’exemple de Dolf, il juge bon, pour endormir la vigilance de la rousse, d’exercer par intermittences un semblant de métier avouable. Ainsi, on l’a connu employé comme chasseur dans un des grands cafés du boulevard. Jamais, de mémoire de garçon, on n’avait vu saute-ruisseau si débrouillard, si vif-argent. À telle enseigne que le gérant s’avisa de vouloir se l’attacher à des conditions inespérées pour un morveux de son âge. L’hirondelle aimait trop le changement et la vie buissonnière ! Il n’y eut pas moyen de la retenir. Zwolu a de l’honneur à sa manière : il ne s’est jamais livré au moindre détournement chez ses patrons d’occasion. Aux approches de la Saint-Nicolas et de la quinzaine des étrennes, il dépense des trésors d’ingéniosité et de grâce bouffonne à lancer le dernier cri, le jouet à deux sous du jour. Les camelots se l’arrachent.

 

 

Bugutte, lui, occupe une chambre dans la rue de l’Épée, en pleines Marolles, avec sa bonne vieille mère et deux enfants qu’il eut d’une maîtresse ; il a reconnu les mômes mais il s’est méfié de la fille avec laquelle il ne consentit jamais à vivre maritalement et qui le quitta, au surplus, pour courir à d’autres appareillages.

 

À la différence de ses copains, Bugutte aime travailler honnêtement et aucune besogne ne lui répugne. Il turbina comme terrassier, cureur d’égouts, balayeur de rues. Un long temps il fut attaché à la ferme des boues ; il vous soulevait comme plume les baquets et les hottes d’ordures et vous les chavirait sur le tombereau avec une aisance d’athlète et une désinvolture philosophique, qui faisaient l’ébahissement de son compagnon de corvée. Débardeur, il aida à charger des bateaux ; il en hala d’autres au bord du canal, jusqu’à ce que la cincenelle lui eût durillonné l’épaule comme à un galérien. Malheureusement il lui arrive de boire, surtout les jours de paie. Sous prétexte de défendre les intérêts d’un camarade, il cherche misère au patron et tape dessus, après quoi il ne lui reste plus qu’à louer ses bras ailleurs. En dernier lieu, il croyait avoir trouvé ce qu’il lui fallait. Le propriétaire d’une salle de danse l’engagea pour maintenir l’ordre et mettre le holà quand se produisait une bagarre ; mais Bugutte prenait son rôle tellement au sérieux que, sous prétexte d’expulser les perturbateurs, il les démolissait aux trois quarts et attirait ainsi d’onéreux procès à son employeur qui finit par se priver de ses services.

 

Brave et beau Bugutte, victime de sa force : Hercule sans Travaux !

 

 

Je me rappellerai ce jour de janvier, dans un temps de brouillard et de neige fondue, sa culotte de velours roux, une culotte d’or rutilant, aux cassures de brocard et de moire, un tissu comme du bronze fluide, dont l’obsession fut telle que n’osant lui proposer un troc, je flânai devant les étalages de frusques ouvrières pour y retrouver l’équivalent de la magnifique vêture du pauvre diable, mais aucune n’avait ce brio ni ces éclairs phosphorescents, ni ce ragoût. D’ailleurs pour qu’elle vécût et qu’elle sortit tout son prestige, ne fallait-il pas qu’elle fût portée par l’unique Bugutte ? Je ne rapproche de cette impression causée par un vêtement somptueux et bien adapté, que cette autre, un jour de spleen, sur les quais de l’Escaut, en avisant un pantalon de velours, mais mauve celui-ci, rapetassé de teintes dans la gamme des violets et de la pourpre, aux jambes d’un terrassier qui flânait avec des camarades. Caresse, volupté visuelle ! Pour voir chatoyer et déferler plus longtemps les plis de ces bragues magiques au rythme de la marche du chômeur qui s’en était affublé, je le filai et finis par m’éterniser et me griser à sa suite au comptoir d’un musico.

 

Mais Bugutte se culotte peut-être plus décorativement encore. Depuis qu’il sait mon enthousiasme pour cette pièce de sa toilette, il ne s’en sépare presque plus. De belle qu’elle était, elle est devenue superbe, pathétique comme un champ de bataille ou une « maison du crime ».

 

Ah ! si elle pouvait parler ! mais que dis-je ? elle parle et avec quelle éloquence. Demandez plutôt à la mère du fort garçon. Elle vous en racontera l’odyssée. À chaque raccroc, à chaque rapiéçage, la bonne vieille se récapitule sans doute les péripéties traversées par ce velours cullier. Toutes les fois qu’elle fait courir l’aiguille dans l’étoffe élimée, elle ajoute un nouveau couplet à la complainte.

 

Ici cette culotte de haut goût, saurette et comme enfumée, fut trouée dans une rixe, lors du tirage au sort ; là, son propriétaire étant ivre, se la déchira au genou ; ici, le gaillard éméché ayant logé sa pipe encore allumée dans sa poche, le velours prit comme de l’amadou et le gars faillit rôtir ses jambons ; une autre fois, la pauvre bokse, comme il appelle ses glorieuses bragues en son flamand bruxellois, fut mordue par la chaux vive dans laquelle on l’avait poussé ; ici, on la poissa de bière ; cette tache est de la graisse, celle-ci du vin, celle-là du sang ! La mère Bugutte ne tarirait pas à vous redire les aventures que lui narre cette vétérane de la défroque du rude garçon. Ainsi, à propos de cette genouillère rouge, elle vous racontera comment son Tick étant en train de scier des pierres, l’outil dévia et lui mordit la chair en trois endroits. Le blessé regagna les Marolles en traînant la patte et en ayant toutes les peines à écarter les roquets alléchés par sa culotte imbibée de sang.

 

Certes, les ruines m’intéressent, mais moins que les haillons. Il m’aura été doux de suivre les ravages du temps et des événements sur cette bokse de mon Bugutte ; de la voir roussir, s’effriter, se lézarder et s’ébrécher sur son corps comme un castel sur les mamelons d’une montagne.

 

 

Ils ont beau gîter comme Tourlamain, Cassisme et Campernouillie, dans le fond des faubourgs, mes voyous tendent à se relancer les uns les autres dans ces cloaques de la Marollie où règne leur chef. C’est là leur véritable centre. Ils y acquièrent tout leur galbe ; ils viennent y prendre leur mot d’ordre. Ils y sévissent et ils y pâtissent à la fois. Ils attendent toujours leur peintre. Marbol les aurait interprétés dans un mode trop rassis. À peine eut-il attrapé les détrempes, les bavochures, les plis à contre-rythme, les cassures à contre-geste et à rebrousse-poil de leurs guenilles. Mais qui rendra les membres cambrés et fuselés, les reins ondoyants, les déhanchements et les tortillements de mes drôles ; leurs mouvements trides de poulains en prairie, ces contorsions qui font crever leurs nippes comme les brugnons leur pelure ?

 

Je les cultive et les exprime de mon mieux ; je leur fais rendre toute leur originalité en ces carrefours où ils prennent le plus de fleur, de modelé et d’accent.

 

Ils ne trouveront pas plus leur sculpteur que leur peintre. Et cependant, fallacieusement couverts, presque nus, ou bien bridés dans des frusques patinées par les glissades à écorche-cul, aussi assorties à leur personne que la fourrure de la chenille ou le pelage du renard, beaucoup semblent déjà coulés en bronze ou pétris en terre-cuite. Après l’homme domestique ou l’ouvrier, il m’aurait plu voir un nouveau Barye s’attaquer à l’homme fauve, préférer le truand au peinard, comme il célébra le tigre et le loup plutôt que le bœuf et le chien.

 

Et quel musicien transposerait en son art leurs insidieuses modulations, le timbre de leurs voix gutturales, ces intonations imprévues, cette façon de redoubler, en s’appelant les uns les autres, la dernière voyelle de leurs noms, par un coup de gosier semblable à un sanglot et qui me donne chaque fois la chair de poule : Palu…hul, Bugu…hutte ! Zwolu…hue !

 

Mais le verbe lui-même parviendrait-il à s’assimiler le fluide de ces enfants de la libre aventure ; le fumet de cette venaison humaine ? Par exemple, à certaines heures où ils me paraissent tellement saturés de vie et de jeunesse, que je m’évoque jusqu’au graillon de leur baiser et la saumure de leur salive !

 

 

L’autre jour, je m’imaginais être cet artiste absolu : poète, sculpteur, peintre et musicien, le tout à la fois. Que dis-je ? Un instant, je crus même avoir usurpé la suprême béatitude réservée aux seuls dieux.

 

La force physique, l’adresse, la résistance musculaire fournissent le thème principal des causeries de mes inséparables et le prétexte à leurs jeux. Ce jour donc, ils m’entraînèrent dans leur gymnase, pompeusement intitulé Arènes athlétiques. Représentez-vous, au fond d’un étroit boyau du quartier des Marolles, ironiquement appelé rue de la Philanthropie, un assez vaste hangar, ancien atelier de charron ou magasin de chiffonniers, dans lequel on pénètre par un bouge ne différant des autres taudis de la ruelle que par les photographies des célébrités foraines accrochées aux parois. Sur la lice jonchée de tan et de sciure de bois, dont l’odeur résineuse se mêle à celle des émanations humaines, s’éparpillent des haltères et des poids. À travers la buée opaque et rousse, à peine combattue par une fumeuse lampe à pétrole, je démêle les habitués de l’endroit, des apprentis pour la plupart, venus en grand nombre à cause du samedi soir. Dans les coins, j’en vois qui se déshabillent avec de jolis gestes frileux : ils sortent de leurs nippes comme papillons de leurs chrysalides, et le ton laiteux de leur chair fait aussi songer à des cuisses de noix extraites de leur coquille. Il y en a de nus jusqu’à la ceinture ; d’autres ne gardent que le caleçon traditionnel. La plupart se trémoussent et batifolent dans une mêlée confuse. Leurs enchevêtrements suggèrent les ébats de jeunes chiens qui se mordillent et se reniflent. Ils s’abandonnent à la volupté du mouvement ; ils se réjouissent du ressort de leurs muscles ; ils ne savent, dirait-on, à quels tortillements se livrer pour assouvir leur fringale d’activité ; ils s’empoignent et se manient au hasard comme de vivants engins de gymnastique. Et avec les haleines et les sueurs, l’atmosphère s’enfièvre aussi de rires, de défis et d’appels.

 

« Jeux de mains, jeux de vilains ! » proclamèrent nos éducateurs. Je t’en fiche ! Rien de plus sain et de plus glorieux au contraire. Où est le temps des Henri VIII et des François Ier, s’essayant comme des charretiers et, oublieux de leurs beaux habits et de l’étiquette, préludant par une partie de lutte aux conférences du Drap d’Or ?

 

Ce grouillis de nos jeunes Marolliens me fait songer à la cacophonie des instruments, qui s’accordent avant d’entamer la musique pour de bon. Campernouillie, le maître de l’endroit et l’arbitre des jeux, met fin à la confusion et fait déblayer la palestre afin de permettre aux amateurs de se mesurer, deux par deux en des assauts d’entraînements. Les juniors commencent. Leurs camarades qui se bousculent derrière la palissade font une entrée à chaque nouveau couple. Une pluie de lazzi et d’interpellations saugrenues. Les loustics exécutent en paroles la caricature des copains du monde, tous sont connaisseurs et experts, appréciateurs de leurs mérites mutuels. L’hiver, ces séances de luttes et, l’été, les baignades dans les canaux de batelage, les habituèrent à se voir souvent in naturalibus et contribueront à développer chez eux cette ostentation de leurs avantages. À force de s’être comparés, ils se connaissent dans les moindres recoins de leurs académies. Leurs mœurs sont d’ailleurs aussi publiques que possible. Véritables dynamomètres, j’entends mes voisins évaluer entre eux la force et la résistance des concurrents. Ils savent ce qu’un tel fournit de muscle et de nerf, ceux que celui-ci tomberait sans peine, et ceux à qui il ne ferait pas bon pour lui de se frotter.

 

Les luttes devenant de plus en plus intéressantes, la turbulence et l’humeur blagueuse des spectateurs s’apaisent graduellement. Avant de s’empoigner, les lutteurs prennent la précaution de s’oindre de sable les paumes et les phalanges. On se piète, on tend le cou pour mieux voir, mes voisins ne tardent pas à haleter et à ahaner avec la respiration des combattants. Ils se balancent et palpitent, au rythme des attaques et des feintes. Moi-même, je monte au diapason, au fluide de l’assemblée. Je m’affriole et je trépigne, comme la galerie, aux péripéties de la joute. J’y prends autant de plaisir qu’aux plus poignants spectacles. Je sens mes reins se bomber, mes jambes s’allonger et se rétracter en étroite sympathie avec les mouvements des athlètes.

 

Après un assaut entre Campernouillie et Tourlamain ou plutôt une jolie parade montrant la force aux prières avec l’adresse, et dans laquelle l’un compère faisait valoir l’autre, un mouvement se produit parmi les regardants et le nom de Tich Bugutte court de bouche en bouche.

 

Il s’est déshabillé à son tour, et en attendant un partenaire digne de lui, il se prélasse autour de l’arène, les bras croisés, un bout de paille entre les dents, prenant une joie naïve à étaler sa chair adolescente. Ce n’est pas la première fois, tant s’en faut, que ses copains ont l’occasion de le voir au naturel et, pourtant, un murmure d’admiration s’élève de toutes parts. Quant à moi, il vient de me révéler la beauté mâle. J’éprouve en face de ce corps irréprochable, alliant l’élégance et la cambrure de Tourlamain aux reliefs charnus de Campernouillie, l’enthousiasme que Gœthe exprime si bien par la bouche de son Wilhelm Meister quand celui-ci voit surgir des eaux d’un étang les formes eurythmiques de son compagnon de baignade. Le sculpteur florentin Ghiberti aurait dit, en parlant d’une statue grecque, qu’il était impossible d’en exprimer la perfection avec des mots et que l’œil seul ne suffisant pas pour en apprécier les suavités infinies, il fallait suppléer à la vue par le toucher. Eh bien, à ce moment, comme cet artiste fanatique, je me sentais l’envie de promener les mains sur cette admirable statue de chair et de la modeler de ferveur. L’objet de mon extase la devina-t-il ? Mais ses regards ayant parcouru l’assemblée, soudain il m’avise, s’approche de moi et me tape sur l’épaule :

 

– Voilà, mon homme ! dit-il avec son bon sourire. Allons, aboule, Lorr, que je te donne une leçon.

 

– Moi ! m’écriai-je, en reculant, et sur un ton de surprise qui doit ressembler à de la terreur.

 

– Hé, oui ! Sois tranquille. Je ne te casserai pas.

 

Et prestement il m’empoigne, me tire à lui par dessus les autres qui ne se font pas faute d’applaudir et de jubiler.

 

Il m’arrache la veste et le gilet, me pousse au milieu du champ-clos. Je n’ai ni le temps ni la conscience de protester : je suis étourdi. Il me prend les mains, les applique lui-même l’une sur son épaule, l’autre à sa ceinture, dans une des poses réglementaires.

 

– Allons ! y sommes-nous ? Partons.

 

Moi, je n’ai garde de bouger. Mon vœu de tout à l’heure se réalise. Je resterais éternellement dans cette posture, oubliant mes doigts aux courbes de ce torse.

 

– Eh bien ? s’écrie Bugutte qui s’impatiente et qui me secoue en riant.

 

Je réagis contre mon émoi et me résigne à l’entreprendre. Mais je n’y mets aucune énergie, je palpe le relief des muscles, je me régale au toucher de ces méplats et de ces cambrures élastiques quoique fermes. J’oublie le reste et n’en veux pas davantage. À quoi comparer cette sensation ? Elle n’a rien de la volupté amoureuse et cependant, elle imprime à mon être je ne sais quel sentiment fort, quelle reconnaissance éperdue envers le Créateur. Quel besoin de religion et de foi ! J’adorai Dieu dans un de ses chefs-d’œuvre.

 

– Dis, Lorr !… as-tu fini de me chatouiller ?

 

Les autres rient de plus belle.

 

Alors, confus, je me décide à l’empoigner pour de bon.

 

– À la bonne heure !

 

Le solide garçon se borne à m’opposer une molle résistance. Mais celle-ci suffit pour m’irriter. Je me passionne graduellement pour la lutte même – c’est comme si le modèle disparaissait pour laisser à l’artiste la fièvre de réaliser l’œuvre, l’art qu’il lui inspire. Un nouvel enthousiasme, peut-être plus intense encore, se joint à ma première ferveur. Je veux vaincre : la lutte de Jacob contre l’Ange. Et si j’éprouve encore une joie à pétrir ces muscles, c’est la joie d’un Prométhée sculpteur des hommes, d’un statuaire de la Vie.

 

– Bravo, Lorr ! me crient Tourlamain et les autres, en me voyant prendre goût au sport.

 

À plusieurs reprises, j’ébranle mon adversaire qui ne cesse de m’encourager, lui aussi, de son sourire magnanime. Il continue à me ménager, quoiqu’il ait à faire à partie plus rude qu’il ne l’eût cru.

 

Enfin, il juge la leçon assez longue pour la première fois. Mon amour-propre de novice ne court aucun risque. Bugutte me soulève par un mouvement irrésistible et m’étale ensuite, les épaules bien marquées dans le sable.

 

– Ouf ! dit-il, en me relevant aussitôt après. Il me tend la main, dans laquelle je fais claquer la mienne :

 

– Tope-là !… Vrai ce n’a pas été sans peine !

 

Nous nous rhabillons et courons nous rafraîchir au comptoir du bouge.

 

 

Je suis retourné aux arènes athlétiques, mais je n’ai plus voulu lutter, malgré les instances de Bugutte :

 

– Viens, donc ?… Ça allait si bien !

 

– Non, Tich.

 

– Et pourquoi pas ?

 

– Je me connais… Nous sommes amis, grands amis, n’est-ce pas ?… Eh bien, je craindrais de m’énerver et de me fâcher à ce jeu, d’y prendre trop de goût et de vouloir te tomber pour de bon… L’autre soir, à la fin, je me sentais devenir mauvais…

 

Il m’a regardé d’un air intrigué :

 

– Ah bah ! Tu es un singulier pistolet. À ta guise, Lorr… Tu dois mieux savoir que moi… Mais là, vrai, c’est dommage. Comme élève, tu m’aurais fait honneur…

 

Je lui ai menti, désespérant de me faire comprendre ; surtout que je ne parviens à me définir à moi-même ce que j’éprouve.

 

Tout ce que je sais, c’est que cet exercice m’exalte trop. Une seule expérience m’a suffi. On ne se fait pas enlever une seconde fois au ciel. Ce serait tenter Dieu. En retombant sur la terre, ne descendrait-on plus bas ?

 

 

Notre Dolf tire au sort.

 

Vous en serez, n’est-ce pas, Lorr ? m’a dit le fringant garçon, il y a quelques mois.

 

– De quoi ?

 

– Mais des nôtres ; de la vadrouille de jour de la conscription, et le lendemain, et le surlendemain encore…

 

La conscription même ne lui importe guère. Qu’il tire un bon ou un mauvais numéro, cela lui est parfaitement égal. Il ne voit dans cet événement que la bamboche de quatre jours qui l’accompagne.

 

– Par exemple ! lui objecté-je. J’ai tiré au sort depuis longtemps…

 

– Qu’à cela ne tienne ! fait Tourlamain. Bugutte et Campernouillie sont dans le même cas… Quant à Cassisme et à Zwolu leur tour ne viendra que dans deux ans… Cela ne les empêchera pas de s’entraîner dès maintenant, n’est-ce pas, les gosses ?

 

– Un peu, Dolf ! ratifient les deux benjamins.

 

– Entendu ! Nous nous amuserons, Lorr, tu verras !…

 

Pas moyen de me dérober. Non seulement l’invitation m’est faite de tout cœur et de la meilleure grâce, mais elle prévient un de mes désirs.

 

Ainsi que tous les autres garçons de sa paroisse du Cadol, depuis deux ans, en prévision du grand jour, Dolf prélève, chaque semaine, quelques sous sur son salaire ou sur ses profits pour les verser dans une cagnotte, confiée au patron du bouge où les gaillards se réunissent les samedis. La première année, la cotisation hebdomadaire était de vingt-cinq centimes par tête, les premiers six mois de la seconde, elle s’éleva à cinquante, et enfin les six derniers mois, à un franc. Au bout du terme : le total de ces versements représente une somme rondelette qui passera jusqu’au dernier centime en beuveries et en cavalcades. Comme les autres, je verse mon écot à la caisse…

 

Le jour est venu, un de ces jours gris de janvier, durant lesquels il ne cesse de pleuviner et de tomber du spleen. Depuis huit heures du matin, nous nous morfondons sur la place de Koukelberg – le faubourg d’où dépend le Cadol – au milieu de la foule des parents, des connaissances et des badauds.

 

Les miliciens s’amènent, par coteries ou isolément, braillards ou hébétés, rieurs mais déjà lassés tout de même, fiévreux, pâlots, les yeux vagues et les pommettes allumées. Plus d’un porte, sans qu’il s’en doute, cousue dans la doublure de sa veste par sa bonne vieille, quelque amulette achetée à la tireuse de cartes ou au thaumaturge du quartier : champignon cueilli pendant la nuit des Saints Innocents, dent de chat noir, marron ramassé à la Toussaint de la dernière année bissextile, et sur lequel sont gravés au couteau trempé dans l’eau bénite cinq chiffres cabalistiques.

 

Quelque sceptiques qu’ils soient, les durs à cuire se prêtent généralement à ces pratiques pour complaire à la sollicitude féminine. Aussi, Campernouillie me raconte que le matin fatal il consentit à se passer le scapulaire de sa bonne amie d’alors, sur la poitrine, entre la peau et la chemise. Pour la même raison, le rude Bugutte permit à sa mère de lui entortiller l’avant-bras de son chapelet. Et, riez tant que vous voudrez, tous deux tirèrent un bon numéro. Aussi, la brave receleuse qui donna le jour au petit Zwolu fera-t-elle le pèlerinage de Montaigu, à la Pentecôte précédant le tirage au sort de son fils.

 

Il n’y a que ce mécréant de Tourlamain qui n’ait rien voulu entendre. Il se moque bien de ces mômeries ! Puis, arrive qui plante ! Il marchera s’il le faut. Ou plutôt non, il ne marchera pas, il montera à cheval. Une belle arme que la cavalerie ! Et l’uniforme !

 

Neuf heures. La loterie a commencé. Des remous se produisent. Les conscrits qui ont tiré leur numéro dégringolent des escaliers de la maison communale et s’empressent de rejoindre les leurs en se trémoussant comme des frénétiques. La tradition veut que l’on se présente crânement. Veinard ou malchanceux, il s’agit de faire bonne figure. Ils se préparent à ce moment comme un acteur soigne son entrée. C’est à qui enjambera le plus de marches et sera le plus vite en bas. Nous en voyons qui sautent et qui plongent, en piquant presque une tête dans la foule.

 

Mais notre Dolf l’emporte sur tous les autres. Un vrai singe, ce garçon-là. Je me rappelais, le jour où j’étais allé le relancer et où il ne fit qu’un bond, de sa soupente jusqu’au pied de l’escalier dans la rue. Surpris à faire la grasse matinée, en reconnaissant mon sifflet, il n’avait passé que sa culotte ; et sa chemise de flanelle rouge, fermée aux poignets par des boutons de corne, s’entrebâillait sur son torse élastique.

 

Aujourd’hui – ou plutôt hier – il se montra plus leste encore. Aucun acrobate n’eut fait mieux.

 

Nous le voyons surgir sur le palier. Une main tient le numéro, le 42, un des plus bas ; l’autre agite son chapeau. Il jette un cri qui n’en finit pas. Quand il se décide à fermer la bouche, c’est pour prendre entre ses dents le bout de carton. De là haut, encore, il nous lance son feutre que Palul attrape au vol. Et avant que nous nous soyons doutés de ce qu’il mijote, il fait le poirier, applaudit des jambes, se remet un instant sur ses pieds, mais pour reprendre aussitôt sa posture tête en bas. Comment descendit-il ? J’en suis encore à me le demander. Un vertige. Il tourna plusieurs fois sur lui-même comme une roue, mais une roue sans jantes ; s’arrêta net à six marches du sol, et arrivé là, ne se retrouva d’aplomb que pour rebondir et venir se projeter, en décrivant je ne sais quelle trajectoire, sur les têtes, les épaules et les mains de ses amis. Il nous écrase, il nous éborgne, il nous rompt la nuque et nous fait presque crouler ; nous l’accueillons moitié pestant, moitié riant. Enfin, Bugutte le juche à califourchon sur ses palettes et prend sa course à travers la foule encore tout ébranlée. Qui l’aime, le suive ! Nous gagnons le cabaret du coin de la place où stationnent nos équipages. En attendant que la coterie soit au complet, premier puis second verre à la consolation du milicien.

 

Tourlamain prend la chose très philosophiquement. Bâti et taillé comme l’est notre ami, le conseil de révision n’aura garde de le réformer.

 

Personne ne manque plus à l’appel. La bande s’installe dans les voitures et les breaks. Le cortège s’ébranle ; les musiciens – clarinette, piston, tuba, bugle et cornet – à la tête.

 

Tous, même ceux qui n’ont pas tiré au sort, arborent un numéro à leur coiffure. Je me suis procuré le mien dans une petite boutique de la place, où m’ont conduit Bugutte et Campernouillie.

 

Nous sommes cinquante gaillards de la même trempe, Bruxellois invétérés, résolus, comme ils disent, à s’en donner pour leur argent.

 

Une seule chose me les gâte. Pour la circonstance ils ont cru devoir s’endimancher et, sous prétexte de se faire beaux, ils s’affublent de complets, de paletots-sacs, de chapeaux-boules enchérissant encore sur la laideur de la défroque bourgeoise. Rien ne leur va moins. Ils en perdent tout cachet et toute plastique. Il me peine de voir Bugutte mannequiné ainsi. Seul, Tourlamain se distingue par des vêtements appropriés à sa personne. Il porte un costume d’un joli ton mordoré, fait sur mesure et qui se façonne à son corps aussi bien que ses hardes ordinaires ; l’étoffe stricte et moulante dénonce, comme le ferait un maillot, les lignes de son torse et de ses jambes d’éphèbe…

 

Et la bacchanale de commencer. Au début, tous sont en verve et en voix. Mais après quelques haltes, la bière fait sentir ses effets ; on ne parle plus, on s’égosille ; on ne chante plus, on braille, on vocifère ; on ne danse plus, on gigote. Les langues s’empâtent, les yeux se vitrent ; et avec un rire hébété, on se soulève à moitié sur les banquettes en saluant du chapeau.

 

Je renonce à compter les estaminets devant lesquels s’arrête notre cavalcade. Partout c’est le même manège : invasion de la salle, en-avant deux, tournée au comptoir ; après quoi, on règle les verres bus et cassés. Cochers et musiciens ne tardent pas à être aussi saouls que leurs clients.

 

À la longue, pour gagner du temps et épargner ses jambes, on ne met plus pied à terre, on boit dans la voiture.

 

J’observe et je me surveille le plus longtemps possible. Je vois les yeux tourner dans les têtes, béer au vide, se lubrifier, perdre toute expression ; les visages changer plusieurs fois de couleur. Quoiqu’ils fassent et contrairement à leur habitude, mes amis me semblent horriblement tristes et il me prend une immense pitié à leur endroit. De ce train, nous roulons à l’épilepsie et au délire.

 

À quelles extravagances nous sommes-nous livrés ? Je me rappelle confusément des bagarres, des réconciliations, des épanchements.

 

Puis ce fut la nuit opaque sans une lueur de raison. Je me réveillai dans un galetas où nous avions échoué, du moins les cinq, sans souci des autres. Après des cauchemars je me suis levé, somnambulique, la tête vide et endolorie, sous l’impression d’une descente en des enfers ou plutôt en des paradis défendus.

 

Ah, ce Dolf !…

 

Cette première journée me suffit. Je renonce à prendre ma part de ce qu’il leur reste à boire et à s’étourdir. Je leur abandonne mon écot.

 

 

Périodiquement, sans doute sous l’empire de mystérieuses climatéries, nous entrons en ébullition. Des bandes rousses défilent dans les rues paisibles où l’on ne les rencontre guère. Au lieu de scies graveleuses, ils braillent des couplets belliqueux. À l’approche de la colonne subversive les boutiquiers bâclent leurs vitrines. Ces truands vont-ils donner l’assaut aux banques et aux hôtels de la ville haute, élever des barricades, piller les bazars et les magasins de la cité commerciale ? Erreur. En dépit du proverbe qui veut que les loups ne se mangent pas entre eux, ces truculents polissons, armés de gourdins, de barres de fer, de frondes et de lanières de cuir, se sont croisés contre leurs pareils d’un autre quartier populeux. Le casus belli ? L’une ou l’autre Hélène, marchande de citrons ou coupeuse de poils, enlevée par quelque Pâris ; garçon abatteur ou colporteur de moules, aborigène de la paroisse rivale. Il arrive que l’origine de ces discordes soit plus futile encore ; mieux vaudrait dire que le prétexte n’existe même pas, à moins qu’il n’ait existé toujours et que ces échauffourées ne proviennent d’un antagonisme immémorial. Peut-être y a-t-il pour nos coureurs de rues la saison des coups de poing, comme il y a celle de la toupie, de la balle, de la marelle et des billes ? Simple jeu. Histoire de dépenser son athlétisme et de voir de quel côté fleurissent les tape-le-plus-dur.

 

Après des hostilités légendaires, on croyait du moins la paix assurée entre deux des faubourgs ennemis : Molenbeek et la rue Haute s’étaient réconciliés. Flupi Kassul et Tich Bugutte vivaient en frères, régnant chacun sur leur territoire respectif, entretenant des relations de bon voisinage et prêts à se prêter secours contre les malintentionnés des autres paroisses à gueux.

 

Or, l’autre lundi de la kermesse de Molenbeek, après avoir erré comme d’habitude en bande et de bastringue en bastringue, nous avions fini par échouer au Mouton bleu, chez César Bolpap. Quatre sous d’entrée, et on a droit gratis à deux sous de bière ou d’alcool. Manquant de danseuses, nous dansions entre nous. D’ailleurs, les voyous raffolent de cet exercice et comme tous ballent on ne peut mieux, la plupart du temps ils se trémoussent pour le plaisir de tricoter des jambes, appariés presque aussi complaisamment avec un camarade qu’avec quelque particulière. De même, leurs amoureuses ne valsent pas moins volontiers l’une avec l’autre. Ce jour-là, Tich Bugutte s’amusait de tout cœur en grand enfant qu’il est. Il fringuait sans interruption, ne laissant passer aucune danse, empoignant tantôt Dolf, tantôt Campernouillie, ou l’un des petiots, ou se rabattant sur moi qui manque cependant de leur diable au corps. En veine de largesse, il s’entêtait à payer de sa poche les quatre centimes par danse et par couple. Du train dont il y allait, il aurait bientôt le gousset vide. À peine a-t-on tourné deux ou trois fois autour de la salle que l’orchestrion s’arrête court. Intermède de promenade, durant lequel l’huissier circule à reculons, la main tendue, de couple en couple, pour recueillir le numéraire. Quand il a son compte, la musique reprend ; on vire quelques fois encore. Puis, crac, c’est fini. En place pour une autre danse. À recommencer !

 

Tich dansait de préférence avec Dolf. De même taille, ils s’accordaient à merveille, rivalisaient de virtuosité, prodiguaient les ronds de jambe, les contre-temps et les jetés-battus, agrémentaient le thème chorégraphique de fioritures imprévues. Tout intrépide qu’il soit, Dolf commençait à en avoir assez, mais Bugutte insistait : « Une encore… La toute dernière ! » Et force était à Dolf de s’exécuter.

 

Nous nous flattions d’avoir fait enfin démarrer de là notre infatigable Bugutte et nous nous retirions en chantant, à la file, les mains posées sur les épaules de celui qui nous précédait, quand, dans l’étroit couloir menant à la rue, nous nous heurtâmes à une bande de filles en cheveux, pimpantes, éveillées, l’air à la fête, qui ne nous eurent pas plutôt avisés qu’elles simulèrent un affolement extrême et éclatèrent en giries, semblables à ces anguilles du dicton qui crient avant qu’on les écorche. Comme de juste, on ne se fit pas faute de répondre à leurs provocations en les chatouillant et en les chiffonnant au passage, puis, mis en appétit, sur la proposition de notre chef, nous nous décidâmes de rentrer avec la ribambelle qui n’en attendait pas moins de notre ardeur.

 

– Ouf ! On s’en va ! Et pour de bon, cette fois ! proposa Tourlamain après que nous eûmes payé quelques sous de danse à ces cascadeuses.

 

– Pas si vite ! Attends au moins que j’aie engagé celle-là ! réclama Bugutte.

 

Et il lui désignait une petite blonde potelée, assez fraîche et agréable, trahissant des rondeurs prometteuses sous la mousseline de son corsage, et un ruban vert dans le chignon, le teint rose moucheté de roux, des yeux gris bleu au regard un peu dur, des lèvres minces dont le sourire ne rachetait pas certaine expression pincée, un joli nez aux narines pincées, aussi. Elle s’était assise à l’écart, sur une banquette, feignant la réserve et l’indifférence mais en décochant de temps en temps une œillade à Bugutte. Le candide garçon fut pris au manège de la coquette. Il repoussa Dolf qui voulait l’entraîner, se planta délibérément à quelques pas devant elle, recourut à son air le plus avantageux, les reins cambrés, le poing à la hanche, et l’appela simultanément de la tête, d’un rond de bras et d’un irrésistible claquement des lèvres.

 

Ainsi conjurée, la belle se leva ; ils s’abordèrent sans plus de façons et se mirent à tournoyer, avant de s’être parlé autrement que par le sourire, les yeux et l’étreinte de leurs mains.

 

Après cette danse, ce fut une autre, puis une autre encore : Bugutte ne lâchait plus la boulotte aux yeux gris.

 

Tourlamain revint à la charge :

 

– Ah ça, Tich. Nous déclanchons, hein ?

 

– Un tour, rien qu’un pauvre petit tour, de grâce, Dolf… La musique est si bonne ici !

 

Il disait vrai : l’orchestrion du Mouton bleu est célèbre parmi les habitués des guinguettes. Il n’y en a pas de plus carabiné, de plus prodigue en trompettes et en cymbales ; ses implacables tonitruances vous exaspèrent le sang et les moelles, à telle enseigne qu’au sortir du Mouton bleu il n’est extravagance ou gageure à laquelle on ne se livre à corps perdu : on abuserait de la première venue et on saignerait le premier venu !

 

Mais l’admiration de Tich parut impayable à Dolf :

 

– Farceur ! lui dit-il à mi-voix. Il s’agit bien de la musique ! Avoue plutôt que tu en pinces pour cette courtaude grêlée (Tourlamain dépréciait le morceau)… En ce cas, bonne chance, car le reste de cette volaille n’a rien pour nous tenter ! Adieu !

 

Cependant, nous n’avions pas été les seuls à remarquer la bonne entente de Tich et de son irritante boulotte. D’ailleurs, la présence de notre clan et de son chef révolutionnait le quartier. Quelque paroisse que nous hantions, nous ne passons jamais inaperçus, car les types des Marolles renchérissent encore sur la crânerie et la désinvolture des autres faubouriens. Aussi, l’attention du bal s’était-elle concentrée sur Tich et sa conquête. Les femmes jalousaient sans doute l’accapareuse du fier garçon. Or, Blonte-Mie – c’est ainsi qu’on la surnommait – passant pour la maîtresse d’un des coqs de l’endroit, l’une d’elles courut avertir l’intéressé qui jouait à la manille dans un caboulot voisin.

 

Ralliés par Dolf, nous allions abandonner Tich à sa bonne fortune, quand un mouvement se produisit dans la galerie.

 

On faisait une entrée à Flupi Kassul, l’ancien antagoniste du champion des Marolles, et précisément, à ce que nous allions apprendre, l’amant attitré de Blonte-Mie.

 

– Diable ! nous dit Campernouillie. Ce n’est pas le moment de nous retirer !

 

Flapi Kassul, un gaillard presque aussi bien bâti que Tich, fendit la presse ; se posta au premier rang des curieux, sur le passage des danseurs, et quand notre couple vint à le frôler, sa main s’abattit assez rudement sur l’épaule de Blonte-Mie.

 

– Halte-là !… En voilà assez !

 

– Eh bien, quoi ? se rebiffa Bugutte.

 

– Mille regrets, camarade. Tu viens un peu tard. La place est prise ! nasilla Kassul sur un ton traînard et presque bon enfant.

 

– Pas si bien prise que l’on ne puisse t’en déloger.

 

– Tu crois ?

 

– J’en suis sûr.

 

– C’est ce que nous verrons !

 

Et repoussant Blonte-Mie, ainsi que le garçon de salle, les rivaux jettent leur casquette, se débarrassent de leur veste et retroussent leurs manches de chemise. Mais Campernouillie s’interpose :

 

– Un instant, clame-t-il. Garçons, je vous prends tous à témoin ; Kassul a-t-il reconnu, oui ou non, Bugutte pour son maître après une épreuve loyale et solennelle ?

 

– Oui, oui ! attestent les autres.

 

– Dans ces conditions, il n’y a plus de lutte possible entre eux… C’est la loi !

 

En effet, dans ce monde, du jour où un batailleur s’est avoué définitivement vaincu par un autre, toute compétition de muscle cesse désormais entre les deux champions.

 

– Qu’à cela ne tienne ! déclare Bugutte. S’il veut une revanche, je suis encore son homme !

 

– Non ! Non ! proteste Campernouillie, et les autres bougres font chorus avec lui, aussi bien du clan de Kassul que du nôtre. « Battu reste battu ! »

 

À présent, c’est une querelle entre paroisses : Molenbeek contre les Marolles. Au lieu d’un duel, nous aurons la guerre.

 

Mais le conflit en restera là pour ce soir. Il ne faut pas troubler la fête. Se battre pendant la kermesse, fi donc ! C’est bon pour des paysans ! On se retrouvera un autre soir de la semaine. Dans notre métier nous avons toujours le temps.

 

 

Le sentiment n’intervient guère dans la vie sexuelle de nos frustes garçons. Leurs amours se bornent à des aventures galantes. La plupart, de tempérament pléthorique, s’assouvissent et voilà tout. Jusqu’à présent Tich Bugutte ne faisait pas exception : bourdon goulu, voire insatiable, il butinait de fleur en fleur, au hasard des rencontres. Ses tendresses et ses assiduités, il les réservait pour ses camarades. Il n’est rendez-vous d’amour qui lui eût fait négliger une partie de maraude ou de débauche. D’ailleurs, en général, malgré leur cynisme et leur débraillé, les voyous apportent certaine pudeur dans leurs bonnes fortunes. Ils s’affichent bien moins que nos godelureaux et, très expéditifs, s’ils ne font point languir leurs soupirantes, ils se gardent de se mettre en frais de marivaudages et de pâmoisons.

 

Dolf et les autres s’imaginaient donc que, cette fois encore, il ne s’agirait entre Tich et Blonte-Mie que d’une simple passade, après laquelle tous reprendraient leur liberté.

 

Notre ami fut-il piqué au jeu par la jalousie de Kassul ? Blonte-Mie déploya-t-elle des séductions plus irrésistibles que ses devancières ? Mais Tich a quitté sa mère et ses deux enfants pour se mettre en ménage avec la transfuge de Molenbeek, qui est venue le rejoindre aux Marolles.

 

La mère de notre chef se désole, les gosses pleurnichent et redemandent leur père, les amis hochent la tête et n’augurent rien de bon, Dolf surtout, de ce collage. On nous a changé notre Tich.

 

Cependant, Flupi Kassul ayant invité ceux de sa coterie à venger son offense, Bugutte a levé le ban et l’arrière-ban de ses vassaux de la rue Haute et des impasses affluentes, auxquels se joignent ses féaux des autres paroisses alliées. Force horions ont déjà été échangés depuis huit jours. En Marollie, les maquilleuses d’yeux pochés se voient débordées par la clientèle. Leur échoppe ne désemplit plus. On s’y écrase comme le samedi chez le barbier.

 

Il y a deux soirs, notre colonne, forte de cinquante « cadets », commandée par Campernouillie, s’engagea sur le territoire de Molenbeek. Après avoir annoncé notre présence par une bordée de sifflets, il se produisit une accalmie, dont Zwolu profita pour entonner une sorte de péan ou de bardit que je transpose de mon mieux :

 

Vivent les gars des Marolles !

Ceux de Molenbeek, à bas !

Car ils ne valent pas

Même une rôle

De tabac !

Faisons leur, à coups de trique,

Avaler leur chique.

Ils la tiennent molle en bec

Ceux de Molenbeek !

 

La muse de Zwolu ne rappelle que de loin celle de Sophocle, mais il s’en faut que le petit manque de plastique. Je vis le moment où il se serait mis nu comme le poète d’Antigone après Salamines, moins pour se faire admirer que pour renchérir d’effronterie et de mépris à l’adresse de l’ennemi. Exagérant d’ailleurs l’ordinaire décousu de sa tenue, pour épargner ses meilleures nippes il avait réduit son accoutrement à sa plus simple expression : son tricot et sa bokse, et c’est à peina si celle-ci lui tenait au corps.

 

Les Marolliens ayant repris à tue-tête l’insultant refrain, faute d’un chant de guerre analogue les Molenbeekois répondirent par des vociférations et des sifflets enragés qui couvrirent les voix de leurs ennemis.

 

Après quoi, il n’y avait plus qu’à mettre le bal en train. En un clin d’œil s’engagent des corps à corps furibonds. Ferrailles et bâtons de s’entrechoquer.

 

Gourmades de pleuvoir. Le sang coule. Chaussures et couvre-chef jonchent le sol. L’apparition de plusieurs escouades de police met fin à la bataille dont l’issue demeurait incertaine, mais dans laquelle on s’est assez vilainement écrabouillé des deux parts. Pas mal de nos héros logèrent au poste, un plus grand nombre à l’hôpital. Beaucoup de femmes assistèrent à l’action, ne se bornant pas, comme les Germaines de Tacite, à exciter le zèle de leurs chéris, mais se ruant, ongles en l’air, les unes sur les autres, afin de se crêper le chignon. D’autres traînaient à leurs jupons leur marmaille geignarde, graine de héros futurs, ou, réduites par leur maternité au rôle de simples spectatrices, trompaient leur impatience en donnant le sein au dernier-né de leur petit homme.

 

 

La bonne intelligence règne de nouveau entre la Marollie et Molenbeek.

 

L’honneur de Kassul ayant été déclaré satisfait par ses pairs, les deux rivaux se sont réconciliés. Flupi cède même la belle à son ravisseur. Il aurait poussé la courtoisie jusqu’à souhaiter beaucoup de bonheur à Bugutte.

 

Ces félicitations me font bigrement l’effet d’une ironie ! me confiait tout à l’heure le subtil Tourlamain. On ne me fera pas sortir de la tête qu’il y a du louche là-dessous. Veux-tu que je te dise mon sentiment, Lorr ? Dans toute cette affaire, Kassul s’est formalisé pour la frime. Au fond, il s’estime bien heureux d’avoir endossé son crampon à notre bon Tich. On la dit méchante comme la gale. Qui vivra verra !…

 

 

Me promenant au Cadol, je marchais derrière deux polissons qu’à leur allure dégingandée j’eus bientôt reconnu pour Palul Cassaisme et Jef Campernouillie. De loin, j’observe leur manège. Le plus grand, le bras fraternellement passé au cou de l’autre et la bouche collée à son oreille, l’émoustille par des charges qui le font rire et s’affrioler. À un moment, ils s’arrêtent. L’aîné se tenant à cloche-pied et toujours appuyé sur son camarade, enlève un de ses sabots qu’il secoue pour en faire sortir le gravier, puis, avant de remettre sa chaussure, de son pied nu il se gratte l’autre jambe qui lui démange au mollet. Cette posture de Campernouillie n’a rien de celle du discobole ni de celle du jeune athlète du Capitole qui racle avec son strigile la sueur et la poussière collées sur sa peau. Et pourtant, elle me pince par je ne sais quoi d’énervé et de disloqué s’accordant avec leurs loques qui s’effilochent et que bavochent les souillures du vagabondage.

 

Je les rattrape comme ils se remettent en marche et, leur faisant à mon tour un collier de chacun de mes bras, nous cheminons de conserve et sans but, quand nous tombons sur un quatrième de notre bande, un revenant : Dolf Tourlamain que nous n’avions plus vu depuis son enrôlement dans un régiment de guides. On se récrie sur la bonne mine du cavalier dans sa tenue. Et il y a de quoi ! C’est toujours le capon aux yeux à la fois câlins et cruels, admirablement fait ! Le dolman, très sanglé, accentuant la cambrure de ses reins, met une tache verte et son lasalle une rouge fessure dans la grisaille de l’après-midi. Le croustilleux débraillé du voyou reparaît sous l’uniforme voyant du soldat. Son bonnet de police, campé sur l’oreille, et relevé par un marron de cheveux, lui donne un air plus luron encore qu’autrefois. Les fauves guenilles des deux autres sympathisent avec le dolman vert galonné de jaune et l’amaranthe du pantalon militaire, ce rouge irritant qu’exaspère une odeur de crottin et de cuir échauffé. C’est bien le moins que ce beau guerrier nous paie une tournée. Palul et Campernouillie de le cajoler. Il ne se fait pas tirer l’oreille. En trinquant, à tour de rôle nous essayons son bonnet de police. Il nous raconte que, depuis son entrée à la caserne, il subit consigne sur consigne, mais lorsqu’on ne l’enferme pas à la salle de police ou au cachot, le soir venu, il escalade les murs avec d’autres soudrilles qui se font la courte échelle et il court grediner jusqu’à l’aube en reprenant, pour rentrer, le chemin des chats. Si on les pince, c’est la correction… Voilà huit jours qu’il manque à l’appel.

 

Il y a deux mois, le grand Bugutte est venu le relancer aux abords de la caserne. Ils se sont livrés ensemble à des prouesses sur lesquelles Dolf ne croit pas devoir s’expliquer, mais au clin d’œil, au claquement de langue et au geste plus suggestif encore dont le galant accompagne son allusion, nous comprenons qu’il s’agit de certains attentats auxquels les deux amis avaient déjà coutume de se livrer autrefois sur des particulières attardées.

 

Et en nous intriguant par ses réticences, le gaillard se tortillait.

 

C’était au crépuscule, à l’heure où le soleil allait accomplir le viol des belles nuées d’or et de pourpre et éparpiller, comme d’autant de volailles, leur duvet dans les airs éclaboussés d’un sang tiède…

 

Et comme les autres insistent, affriolés, pour avoir des détails, le pendard nous évoque les violateurs à l’affût dans les taillis des parcs publics, derrière les bancs sur lesquels s’abandonnent les amoureux dominicaux. Ils surgissent au moment propice, démolissent l’amoureux, s’assouvissent sur la belle. D’autres fois, ils guettent aux abords des casernes les petites payses qui reconduisent une recrue, à l’heure où la retraite pleure comme si le clairon sanglotait dans son instrument.

 

– Il nous arrive d’opérer sur les talus du chemin de fer, raconte Tourlamain. On n’y est pas dérangé, puis si la victime avait été par trop détériorée, il nous resterait la ressource de la dégringoler sur les rails pour faire croire à un accident…

 

Tourlamain se vante évidemment, il ne pousserait pas la férocité jusqu’à cet excès, surtout quand le brave Bugutte est de la partie. Et comme l’un de nous a prononcé le nom de celui-ci :

 

– À propos, dit notre beau guide, que devient-il Bugutte ? Il y a longtemps que je n’ai braconné le gibier féminin avec lui. Si nous le relancions ?

 

– Moi, je sais où le trouver, déclare Cassisme. Il vend des fleurs aux terrasses des cafés.

 

– C’est sa rosse de Blonte-Mie qui lui impose ce gagne-pain, ajoute Campernouillie. Ah ! Dolf, tu n’avais que trop bien prédit ce qui arriverait… Elle lui fait une vie d’enfer. C’est à peine s’il peut sortir avec les camarades, et s’il s’avise d’accoster un jupon…

 

– Oui, je sais. Il m’a conté ses misères. Mais il est trop bon. À sa place…

 

Et Dolf exprime sa pensée en brandissant le poing.

 

Oh, il lui en donne ! constate Campernouillie qui comprend.

 

– Pas assez, alors !… En route !

 

Comme nous passons près d’une bâtisse, sur le chantier de laquelle un aide-maçon joue de la doloire en se dandinant pour corroyer le plâtre, Dolf, qui nous expliquait l’escrime, la seule chose, avec l’équitation, à quoi il morde au régiment, s’empare, à défaut de latte, de l’outil du petit goujat.

 

L’enfant proteste mais se résigne par crainte des coups.

 

Le guide rompt ou se fend en dessinant des parades et en décrivant des moulinets. Le manœuvre le regarde avec une malveillance ébaubie, partagé entre de la rancune et de l’admiration. À un moment, pour étayer sa démonstration, le soldat s’avise de prendre le gamin pour plastron et il le fait se répandre en « aïe ! aie !… » aigus, par un simulacre assez rude des fameux coups de flanc et de banderolle.

 

Notre hâte de rejoindre Tich et Zwolu met fin à la brimade du petit qui, rentré en possession de sa doloire et enhardi par notre retraite, agonit le cul-rouge d’injures pimentées, auxquelles l’autre, de belle humeur, réplique dans la même gamme et en tirant presque vanité des dissidences érotiques que la malignité conformiste attribue aux jolis piaffeurs de son régiment.

 

Et moins vergogneux que jamais, Dolf nous ferait part de ses expériences, personnelles si nous n’avions avisé Bugutte et Mémène devant un grand café, circulant entre les tablées, à la suite d’autres camelots, avec la flopée des petits va-nu-pieds, ramasseurs de mégots, butineurs de fonds de verres, grignoteurs de morceaux de sucre mendiés aux consommateurs ou chipés quand le garçon n’est point là pour les brider de coups de serviette.

 

 

Oui, il s’est fait bouquetier, le rude Bugutte !

 

Il vend des chrysanthèmes à la Toussaint, des mimosas et des violettes durant tout l’hiver, des jacinthes et des lilas au printemps, et plus tard, comme en cette saison, des roses, de pleines panerées de roses. Impayable Bugutte ! Lui, bouquetier ! Quelle cachoterie ! Mince d’alibi !

 

Avant de l’aborder, nous nous amusons à son manège, à ses mines.

 

Il dépose sa corbeille sur une table et tend l’un après l’autre ses bouquets aux bourgeois ; il fait valoir la marchandise d’un boniment puéril et d’un geste en rond de bras qui s’efforce de gracieuser et qui fait pouffer de rire l’espiègle Mémène. Pour se donner une contenance, le petit se frotte à un réverbère comme si le dos lui démangeait. Il nous a vus. D’un signe nous l’engageons à nous rejoindre sans encore avertir Bugutte de notre présence.

 

Les madames rechignent en comparant les bouquets. Elles font des mines dégoûtées comme si les fleurs puaient au lieu d’embaumer ; et les messieurs marchandent. L’air piteux de notre Bugutte, du bougre plutôt bâti pour assommer des bœufs que pour fleurir de petites grues ! S’il s’agissait de les déflorer, à la bonne heure.

 

Tout en pestant intérieurement, il se résigne au bas prix et ses doigts gourds palpent la monnaie qu’il fait trébucher pièce par pièce dans la poche de son folzar, toujours le même. J’observais ces grosses mains d’étrangleur, ses bonnes mains pourtant si loyales aux amis, si solidaires. La peine qu’il se donnait – parole ! il suait à grosses gouttes ! – pour ne point froisser les pétales de satin et dévelouter sa marchandise, et peut-être pour ne pas se laisser induire à cogner la clientèle, pour empêcher son naturel de reprendre le dessus, – tous ces frais de douceur et d’endurance m’humiliaient presque moi-même.

 

Aussi, comme il s’apprêtait à détaler vers d’autres tablées, jugeai-je le moment venu de lui révéler notre présence.

 

– Holà, Bugutte.

 

– Lorr ! Dolf ! qui voilà !

 

Il court remiser ses fleurs et Mémène ses allumettes. Ils sont à nous. Nous regagnons les boulevards faubouriens. La beuverie recommence de plus belle.

 

Devant je ne sais plus quelle terrasse de café, voilà que notre Zwolu et Palul improvisent un quadrille inénarrable avec culbutes, fesses par dessus têtes, sauts périlleux, poiriers, déhanchements, cavalier seul ou en-avant-deux aussi scabreux que la cordace antique.

 

Ils demeurent souvent croupe en l’air, la tête encadrée entre les jambes de leur culotte terreuse, et s’envoyant ainsi des pieds de nez ou des pétarades simulées avec la bouche. Puis, après s’être claqué la cuisse, ils se redressent d’un mouvement tride comme des ressorts, ils s’accolent plus frénétiquement que des frères qui se retrouvent après une longue absence, et ils tournent vertigineusement, ne formant plus qu’une masse étroitement serrée.

 

Ils se détachent en toupillant sur le ciel vespéral, dans la mélancolie d’un lundi désœuvré et de demi-kermesse.

 

Au plus fort de leur chorégraphie, un agent de ville les fait cesser. Son intervention indispose les consommateurs, que cette gigue polissonne semblait désopiler énormément et qui s’apprêtaient à faire pleuvoir force monnaie dans la casquette que le petit Zwolu, tout en nage, leur tend à la ronde.

 

L’agent veut aussi s’opposer à la collecte. L’enfant s’obstine encouragé par les sympathies du public. Le policier s’avise de mettre la main au collet du petit. Il n’en faut pas plus pour que Tich, d’un coup de poing, envoie le trouble-fête rouler par terre. Deux argousins accourent à la rescousse de leur confrère. Nous détalons. À trois ils se mettent à notre poursuite.

 

Zwolu profite de notre avance sur eux pour les narguer à sa façon : il se dessangle, rabat son fond de culotte jusqu’au bas de ses jumelles de manière à leur exposer son faux visage ; puis, sans cesser de jouer des jambes, tenant ses bragues à deux mains, il se rajuste et serre la courroie. Cette pantomime a été exécutée avec je ne sais quelle grâce flegmatique de jeune satyre, rappelant les boutades de l’espiègle flamand par excellence, le légendaire Tyl Ulenspiegel.

 

Les policiers semblaient avoir renoncé à la poursuite. Aussi, ralentissant notre allure, nous étions nous engagés dans une rue latérale où nous nous arrêtâmes pour rouler une cigarette. Mais nous comptions sans la rancune des argousins. Ils n’avaient pu digérer l’affront du petit Zwolu. Au débouché de la ruelle, avisant des uniformes suspects, nous retournons sur nos pas. Même déconvenue. La rue est barrée des deux côtés. Cela s’appelle une souricière. C’est décidément à Mémène qu’ils en ont, les sbires. Ils le somment de les accompagner au bureau et, sur son refus, ils le prennent au collet.

 

– À bas les pattes ! s’écrie Bugutte. En un rien de temps, il dégage le petit que nous masquons derrière nous. L’escouade entière, une dizaine d’hommes au moins, s’acharne à présent contre Tich, et comme s’ils n’étaient pas encore assez nombreux, l’un d’eux sonne du cornet d’alarme. Il s’en précipite une demi-douzaine d’autres. Le fort garçon lutte contre une meute entière. Sûrement, ils se préparaient à cet exploit. Tandis que ses poings tiennent le gros de la bande en respect, d’autres le prennent traîtreusement par derrière et, parvenus à le maîtriser, lui passent les menottes et le cabriolet. Nous ne restions pas les bras croisés. Nous le délivrerions ou nous nous ferions prendre avec lui. Tich ne l’entend pas ainsi.

 

– Vite… Filez avec Zwolu !

 

– Mais toi ?

 

– Ça me regarde. C’est assez d’un. Filez, vous dis-je… Je le veux…

 

Nous obéissons à regret. Maîtres de leur redoutable ennemi, les policiers ne daignent même plus nous inquiéter.

 

 

Mais nous n’étions pas au bout des péripéties de la journée. Comme nous battons en retraite, à un tournant de rue nous tombons sur une patrouille de cavaliers du régiment de Dolf chargés de pratiquer des battues dans les bouges interdits aux militaires. Le gradé qui conduit l’expédition n’a pas plutôt avisé Tourlamain qu’il s’écrie : « Ah, voilà notre déserteur ! » et qu’il donne ordre à ses hommes de l’empoigner. Notre ami se débat et leur glisse entre les mains. Eux à ses trousses et nous à sa suite.

 

Nous nous étions rapprochés du quartier de la rue Haute. En deux bonds Dolf gagne la région familière, enfile la première allée venue, s’élance sous un porche noir, dans le raidillon qui mène aux combles. Sur l’ordre du sous-officier les soldats font la même ascension, non sans rechigner. Dolf ne les attend pas. Une tabatière se soulève. La tête délurée émerge de l’entrebâillement. D’un saut, le voilà sur le toit.

 

Aux clameurs, les ménages grouillant dans les pouilleries voisines s’ameutent au dehors. La sympathie va naturellement au déserteur. Les camarades chargés de le rattraper ne mettent guère de zèle à prendre le chemin des gouttières. Le maréchal des logis a beau sacrer et trépigner de rage. Que n’y vole-t-il lui-même, le chef ? ricanent les drilles narquois. Tourlamain profite du répit qu’on lui accorde. Il s’assied sur le bord de la corniche. Pour être plus leste, il se débarrasse de son dolman, de ses sous-pieds, de son lasalle, de ses bottes à éperons. Il ne garde que le caleçon et la chemise. Son bonnet de police, il le perdit dans la première bagarre. Si l’on rigole dans la rue ! Et les mains tendues des voyous d’attraper toutes les pièces de l’équipement à la volée !

 

Les soldats se décident enfin à enjamber la tabatière.

 

Alors commence une chasse inoubliable. Dolf se faufile dans les gouttières, saute de toit en toit, rampe à quatre pattes, s’aplatit contre les tuiles. Parfois une cheminée nous le dérobe, l’instant d’après on l’aperçoit de nouveau. Le nez levé, nous le suivons comme un aérostat. Les traqueurs se traînent à sa remorque, cahin-caha, en suant sang et eau, empêtrés dans leur équipement, car ils n’ont pu imiter le fuyard et jeter du lest. De plus, ils ne se sont jamais entraînés à cette gymnastique qui réclame un sang-froid de couvreur et une souplesse de matou. Depuis longtemps, ils lui auraient envoyé une balle de leur carabine s’ils ne craignaient de le descendre sur la tête des badauds.

 

Un instant la chance leur sourit. Parvenu à la toiture du bout de la rue, Dolf s’aperçoit tout à coup qu’il ne pourra plus avancer. Le vide s’ouvre devant lui. Jamais il ne franchira la largeur de la rue. Il y à bien un intervalle de deux mètres entre les deux rangées de maisons. Le sous-off exulte et stimule ses hommes qui redoublent de jambes. Déjà, ils croient le tenir. L’angoisse étreint nos cœurs.

 

Mais Dolf a vite pris son parti. Il recule de quelques pas, il se ramasse, il bande ses muscles, il va s’élancer. Je ferme les yeux. Aux acclamations formidables de la foule je les rouvre. Dolf, bien d’aplomb de l’autre côté de l’abîme, fait des pieds de nez à ses camarades de régiment.

 

Force leur est d’abandonner la partie.

 

L’évadé poursuit son chemin, mais en flâneur. Nous le voyons disparaître une dernière fois derrière un pignon. Son éclipse se prolonge. Il aura trouvé un asile.

 

Les ténèbres règnent. Plus moyen de faire des perquisitions aujourd’hui. Le maréchal des logis se résigne donc à rappeler ses hommes et à reprendre piteusement le chemin de la caserne, reconduit par les huées et les sifflets. La foule se disperse. De notre côté, nous nous abstiendrons aussi de nous mettre à la recherche du copain. S’il a besoin de nous, il saura bien où nous trouver.

 

 

Notre joie n’a guère duré : au milieu de la nuit, une pauvresse, une étrangère au quartier, une intruse – soit dit pour l’honneur des Marolles – s’en fut révéler la cachette de Tourlamain à la garde. Il dormait d’un lourd sommeil de bête traquée et rendue, dans le galetas même de la traîtresse. Quatre gendarmes le cueillirent et le garrottèrent. Il se débattait, poussait des cris à fendre l’âme. Mais, à cette heure, les Marolles aussi se vautraient dans le repos. Quand les camarades accoururent, les pandores avaient déjà transporté leur proie en lieu sûr…

 

 

Le conseil de guerre ne lui a pas octroyé moins de trois ans de séjour dans une compagnie de discipline.

 

Bugutte, lui, a fait un mois de prison. Il nous revient la mine aussi florissante, le corps aussi vigoureux que jamais. Il plaisante :

 

– Enfer pour enfer, je préférais presque mes geôliers à mon crampon. Avec eux au moins pas de scènes et de criailleries !

 

Cependant, on ne l’épargna point. Les représailles commencèrent le soir même de sa capture. Derrière les murs du commissariat les policiers lui firent subir un passage à tabac carabiné, après l’avoir, au préalable, bouclé dans la camisole de force. Il n’est point d’avanie qu’ils ne lui infligèrent. Devant les juges de la correctionnelle il comparut encore tout meurtri et tout contusionné. Il languit plusieurs jours à l’infirmerie de la prison.

 

– Ils me revaudront cela ! dit-il d’un ton où la rancune ne perce qu’à peine.

 

Ah ! c’est un solide bougre ! Je doute qu’il en naisse encore de pareils, même sur cette plantureuse terre de Brabant !

 

 

Ce matin, Palul et Campernouillie font irruption chez moi, me surprenant au saut du lit, et sans me donner le temps de m’écarquiller les yeux et de leur demander le motif de cette intrusion, ils me foudroient de ces mots sinistres :

 

– Tich est mort !

 

Je crois avoir mal entendu et me récrie :

 

– Tich, mort ? Vous voulez rire. À d’autres.

 

– C’est comme nous te le disons.

 

– Quoi ! Tich Bugutte ! Ce chêne, ce roc… Pas possible…

 

– Foutu !

 

– Alors ce n’est pas de maladie… de mort naturelle.

 

– Tu l’as deviné. Il s’agit d’un meurtre.

 

– Assassiné ! Lui ! Mais qui donc…

 

– Elle…

 

– Elle ! Qui ça, elle ?

 

– Blonte-Mie. Sa gigolette. L’ancienne à Kassul, pour qui nous sommes même allés nous battre contre ceux de Molenbeek, comme si les caresses de pareille garse[7] valaient la peine de semer la brouille entre des copains.

 

Et voilà que mes deux braves truands brandissant le poing, tapant du pied, les larmes aux yeux, entament un récit qu’ils sont obligés d’interrompre pour se mordre les lèvres et ne pas éclater en sanglots. Leur émotion me gagne. À un moment, nous pleurions tous trois. Quand je me représente ce beau, ce franc et solide Bugutte livré au scalpel des carabins !

 

– Hier, à ce que nous rapportèrent les logeurs, ses voisins, il rentra un peu tard et un peu gris, mais pas méchant, selon sa coutume. Blonte-Mie l’accabla de sottises, lui reprochant de prétendues sorties avec d’autres femmes. Comme elle lui réclamait l’argent de ses fleurs et qu’il refusait, elle a menacé de le fouiller. Il l’a repoussée, elle a osé le frapper ; il a tanné dessus pour avoir la paix. Puis il s’est endormi… Elle a profité de son sommeil pour lui verser dans l’oreille tout le contenu d’une bouteille de vitriol, plus d’un litre. Aux rugissements du martyr les voisins sont intervenus. Blonte-Mie paie d’audace : Tich serait sujet à des attaques de delirium tremens. Mais on découvre la bouteille. L’odeur trahit la gaupe. Tandis que les uns emportent Bugutte à Saint-Pierre où il succomba quelques instants après dans les convulsions ; d’autres se hâtent d’avertir la police.

 

Demeurée seule, Blonte-Mie en profite pour fermer la porte de la rue et remonte se barricader dans sa chambre. La nouvelle s’est répandue. Nous accourons et trouvons la rue sens dessus dessous.

 

Du vivant de Tich, lorsque le ménage se querellait, les commères d’alentour se divisaient en deux camps et vous savez, Lorr, les batailles, les peignées, les crêpages de chignons. Cette fois, tout le voisinage s’est rangé du côté du pauvre mort. On passait l’éponge sur ses torts, vrais ou supposés, pour ne se souvenir que de ses mérites. C’était à qui rappellerait l’un ou l’autre de ses exploits. Et à mesure que l’on s’apitoyait sur notre ami, l’indignation contre l’assassine montait comme lait bouillant. Les femmes se montraient le plus enragées. Le charivari devint épouvantable. Casseroles et bidons ne furent jamais à pareille fête, mais il s’agit bien de conspuer la furie. « À mort ! La déchiqueter, oui ! Non ! La traîner d’abord sur la claie ! À mort ! » On veut enfoncer la porte de la rue. Cette porte résiste. On casse les carreaux du rez-de-chaussée : les fenêtres sont défendues par des barres de fer. On applique des échelles pour arriver jusqu’à la mansarde. Palul et moi, nous nous élançons les premiers. Parvenus au toit nous pénétrons par la tabatière.

 

Je te jure bien, Lorr, que nous lui aurions réglé son compte à la rosse, ou non, nous l’aurions chiffonnée le moins possible afin de faire durer le plaisir et de la livrer intacte et toute vive à ceux qui attendaient en bas en hurlant et en dansant d’impatience. Les plus pressés étaient même allés chercher de la paille et parlaient d’enfumer la carogne pour la faire sortir plus vite. Malheureusement la police, mieux au courant des aîtres de la bâtisse, s’était introduite par une porte de l’impasse voisine, et quand Palul et moi nous sautâmes dans la place, Blonte-Mie en avait déjà été extraite… Avec un cri de rage nous nous jetons dans les escaliers, à la piste des argousins. Nous ne débouchons dans la rue que juste à temps pour voir emballer la bougresse comme un ballot de linge sale dans le panier à salade. Nous nous empressons de tourner le coin afin de donner l’alarme à la foule qui fait rage dans l’autre rue. Avec deux ou trois autres, nous parvenons à rattraper la patache menée au triple galop, escortée par des gendarmes. Ceux-ci nous distribuent des coups de plats de sabre. Il nous faut bien lâcher prise. Ah, s’il s’était agi d’un fiacre ordinaire ; nous tenions notre proie, je t’assure. Elle n’aurait plus coûté un centime au gouvernement. Mais ces voitures cellulaires sont construites trop solidement ! Blonte-Mie vivra de ses rentes à Bruges !… Pour nous consoler nous nous attardons devant les comptoirs. Personne ne regagne son grabat. C’est pis qu’un lundi de nouvel an. Ah, Lorr, quel deuil ! Les Marolles répandent tellement de larmes que, depuis la triste nouvelle, elles se croient obligées de boire et de reboire pour se remettre de l’humidité dans le corps. Que sera-ce le jour des funérailles !…

 

Et, après une pause, le digne Campernouillie ajoute :

 

– Hélas, c’est nous qui perdons le plus… Lorr, tu en penseras ce que tu voudras, mais je te dis, moi, que la mort de Bugutte c’est la fin de notre bande. Qui reste-t-il pour nous conduire et nous commander ?… Dolf ? Le pauvre en aura pour la vie à la compagnie de discipline…

 

– Pour la vie ? Je pensais qu’il en serait quitte pour trois ans.

 

– Non, il y a eu du neuf depuis. Une de ses victimes a fait du pétard. Le signalement qu’elle donnait de l’un des « castards » correspondait à celui de Dolf. Confronté avec la babillarde, elle l’a reconnu. Un instant il avait espéré se faire chasser de l’armée en avouant d’autres fredaines. Mais cela n’a pas pris. Il a eu beau se déclarer indigne de porter l’uniforme, ils l’estiment encore assez propre pour la tenue du correctionnaire à Vilvorde. Pauvre Dolf ! Nous ne le reverrons plus. Peut-être Bugutte est-il le moins à plaindre des deux ?

 

– Et je ne suis pas encore au bout de mon rouleau, poursuit Campernouillie… Notre Mémène a été cueilli dans une rafle et interné à Ruysselède jusqu’à sa majorité…

 

– Quoi, notre gentil Zwolu ? Lui aussi !

 

– Le même sort attend celui-ci, ajoute-t-il en prenant par le cou Palul, notre autre junior… « Quant à moi, Lorr, je suis désigné pour le prochain train de plaisir de Merxplas… Il fait décidément fort malsain pour nous à Bruxelles. Aussi Flupli Kassul songe-t-il sérieusement à se vendre à un recruteur pour les Indes Hollandaises ! Adieu le bon temps. Fini de rire ! »

 

Moi-même, le cœur fendu, je ne trouve rien à lui dire pour le consoler.

 

Pauvres voyous de velours !

 

 

Cependant, si quelque chose était de nature à répandre un peu de baume sur ma plaie, ce seraient les obsèques que nous venons de faire à notre chef, et quand je dis nous, j’entends la légion des voyous au grand complet.

 

Bruxelles n’aura même jamais rien vu de semblable. Le prestige que cet excellent mauvais garçon exerçait sur ses pareils dépasse ce que nous nous imaginions. Sa popularité avait grossi en raison directe de ses démêlés avec la justice.

 

Comme celles d’un grand citoyen, les funérailles du pauvre diable se seront faites par souscription publique. La région marollienne a commencé par se cotiser pour payer son cercueil, son escorte de croque-morts, des fleurs à profusion, de la musique à tout casser et même les absoutes à l’église, l’eau bénite et le requiescat sur la fosse, car ils ont voulu le plus de cérémonie et de tralala.

 

Puis, ce fort garçon ne posa jamais pour l’esprit fort et, s’il sacrait plus qu’il ne priait, c’était peut-être sa façon à lui d’invoquer la divinité et ses bordées de jurons ne représentaient-elles que des hymnes un peu plus intempestifs que les autres, mais au moins aussi candides et chaleureux que bien des patrenôtres !

 

Les Marolliens ont obtenu aussi que le convoi funèbre parcourrait dans toute sa longueur le quartier illustré par le défunt.

 

Il a fait un vrai temps d’apothéose, du soleil à ressusciter les morts… Ce que les bas-fonds, les sentines, les cours, les impasses, les culs-de-sac de la Marollie hébergent d’humanité valide fut sur pied dès l’aube. La population des autres faubourgs ne tarda pas à se mettre en branle pour renforcer les Marolliens proprement dits. Voyous de tout âge et de tout sexe déferlant comme une marée vers l’hôpital où repose leur capitaine ou bien se massent déjà pour former la haie. Le reste grouille aux lucarnes, grimpe sur les toits, s’accroche aux réverbères.

 

Campernouillie, Cassisme et moi, nous nous mêlons à la cohue ; cent fois nous sommes séparés, chassés à la dérive. Il semble, à démêler les physionomies, que l’on ait convoqué jusqu’au ban et l’arrière-ban de la truandaille, que prisons, chauffoirs, asiles, pénitenciers, maisons de correction aient dégorgé leurs populations tragiques. Mais, hélas, où restent alors notre Zwolu, et ce fringant Dolf ?…

 

Les escaliers du Palais, cette rampe au pied de laquelle je vis Bugutte pour la première fois avec ses quatre féaux, tous florissants de force exigeante et de jeunesse débridée, disparaissent aussi sous la fourmilière des badauds ou plutôt des manifestants, car il y a plus que de la curiosité dans le sentiment qui déloge ces hordes d’irréguliers de leurs repaires et de leurs pouilleries.

 

Mystérieuse solidarité de cette plèbe avec ce tape dur qui les vengea si souvent sur le dos de leur ennemie à tous : la Rousse. Si on m’avait laissé faire, une couronne aurait porté sur ses rubans violets cette dédicace en lettres d’or : À Tich Bugutte, providence des passés à tabac, tombeur des valets de justice.

 

Aux abords de l’hôpital Saint-Pierre, on s’écrase à se tuer, aussi sommes-nous allés attendre le cortège plus loin, sur la place de la Chapelle.

 

– Il arrive !… Le voilà !…

 

Sonnerie de clairons. Un piquet de gendarmes à cheval ouvre la marche.

 

– Il fut même question, nous dit un copain, de consigner les troupes.

 

– Mieux que ça, l’interrompt un autre, de les mobiliser comme pour un deuil royal.

 

– À l’hôtel de ville ils avaient tellement perdu la tête, ricane un troisième, qu’ils parlèrent de faire procéder la nuit à l’enfouissement du bon Tich dans la fosse commune, histoire d’éviter des bagarres… Fichue idée ! C’est alors qu’il y en aurait eu du grabuge. Les Marolles se seraient soulevées.

 

– Et Molenbeek !

 

– Et le Cadol !

 

Je n’en doute pas, à voir ce qu’il faut déjà de policiers pour refouler les manifestants et ménager un passage au corbillard.

 

Celui-ci, disparaissant sous les fleurs, débouche sur la place.

 

Campernouillie et d’autres solides gaillards s’étaient proposés pour porter le cercueil sur les épaules en se relayant jusqu’au cimetière. Mais les autorités craignirent que Tich n’arrivât jamais à destination.

 

Devant le mal que se donne la police, je me fais cette réflexion que les derniers honneurs sont rendus au récidiviste par ceux auxquels il causa le plus de tablature. Après les avoir tenus toute sa vie sur les dents, son cadavre leur vaut une corvée supplémentaire.

 

Les deux petits garçons du défunt, deux amours de gosses, dont Rik, l’aîné, chasse de race, conduisent le deuil. Bugutte est mort ! Vive Bugutte !

 

Après eux vient Kassul aussi atterré que nous lorsqu’il apprit la mort de son loyal vainqueur, de son rival, hélas, trop préféré par cette carne de Blonte-Mie.

 

Nous nous faufilons jusqu’à lui. Il nous serre la main, tout marri, car il se considère non sans raison comme la cause indirecte de la catastrophe. Que n’assomma-t-il la femelle plutôt que d’en empêtrer Bugutte ! Nous le réconfortons de notre mieux et parlons d’autre chose :

 

– Est-il vrai que tu te sois vendu au marchand d’âmes ?

 

– Oui, l’affaire est dans le sac. J’ai signé le papier et même empoché une partie de la prime.

 

Et en faisant tinter les écus de cent sous :

 

– À propos, je vous invite au retour du cimetière. Une… deux… toutes les tournées d’adieu. Je compte absolument sur vous… Demain je m’embarque à Anvers…

 

 

À mesure que le corbillard s’avance, il soulève de formidables acclamations. D’abord je trouve ces clameurs peu compatibles avec le caractère de ce convoi, mais je m’explique bientôt l’attitude rien moins que lugubre de la foule. Inconsciemment panthéiste, la Marollie a raison. C’est par des transports d’allégresse que l’on honorera le mieux celui qui donna un si fier exemple de libre et large vie. Une gaieté énorme ne tarde pas à s’emparer de ce populaire aux yeux rougis et aux joues poissées par les larmes. Les visages se dérident, les allures se débrident. La réaction, partie de l’entourage même du cercueil, se propage d’un rang à l’autre. Les partisans du défunt se mettent à rire, à chanter, même à chahuter bras dessus bras dessous en se cognant du coude et de la croupe.

 

Comme les jours de processions et de cavalcades, des échelles, des estrades, des tréteaux chargés à crouler sous le poids se dressent sur les trottoirs, adossés aux façades. Les buveurs, juchés par tas sur les tables des cabarets tirées au dehors, trinquent à la mémoire du défunt. Au passage du corbillard, ils élèvent et tendent vers le cercueil leurs pintes qu’ils vident ensuite d’un trait et en manière de salut.

 

Profitant d’un moment d’arrêt, Palul, subitement sérieux, lâche mon bras, se détache de notre groupe et, avant que je me sois douté de ses intentions, il happe au passage une chope sur le plateau qu’une serveuse promenait au-dessus des têtes, et, revenant auprès de nous, il en répand le contenu mousseux sur le cercueil du soiffard. Incapables de comprendre ce qu’il y a d’opportun et de touchant dans cette libation, les policiers menacent de traiter notre blondin en profanateur, et ils vous l’auraient happé et conduit au poste sans les protestations de la foule plus intelligente qui applaudit, au contraire, à ce beau geste renouvelé des rites de l’Hellade.

 

– Bravo, Palul ! C’est bien, ça, petit !

 

Et tous de l’imiter, si le convoi ne se remettait en marche, au milieu d’une recrudescence de tourmente falote qui le dépouille de tout ce qu’il lui restait de funèbre. Les petits Bugutte eux-mêmes s’ébaudissent en se tenant par la main. Scurrilités, couplets scabreux, licence de la parole et du geste, si chère à tout Marollien, flattent les mânes du trépassé, l’enveloppent d’ambiances adaptées à ses façons, à son humeur, à sa physionomie.

 

Le soleil active la fermentation de cette populace en liesse, fauve et rutilante comme un sauve-qui-peut de grosses fourmis rousses, et d’où montent une buée à la fois grasse et surette, des émanations de friture et de fruiterie.

 

Dominant les chants patriotiques et autres, retentissent, comme par rafales, des bordées, de ces aigres sifflets particuliers à notre monde du pavé. Pas plus que les clameurs et la gaudriole, ces stridences n’impliquent une insulte au vitriolé. C’est un rappel de la musique qui lui était familière et dans laquelle lui-même excellait, lorsqu’il s’agissait de nous rallier d’un carrefour à l’autre par dessus les vagues d’une cohue de carnaval ou d’émeutes.

 

– Bugu…utte ! Ah, nous aurions beau l’appeler à présent !

 

Ivres de vacarme les survivants du cher garçon ne s’en tiennent même plus à ces sifflets. Se mettent de la partie les bruits plus canailles et plus topiques encore qu’ils produisent en soufflant de certaine façon dans la paume de la main, bruits auxquels ils donnent le nom de bouquets et que Bugutte nourrissait en virtuose. S’il parlait peu, il se rabattait sur le tapage. Il aimait brailler et vociférer.

 

Cette cacophonie qui, en tout autre moment, eût équivalu au pire des tollés, représente ici un suprême témoignage de solidarité, un énorme et pantagruélique adieu. Faute de salves militaires, les camarades de Bugutte lui auront tiré de ces bouquets autrement formidables que celui d’un feu d’artifice.

 

Campernouillie a donné le signal. Les autres sont partis avec un merveilleux ensemble. Jusqu’au cimetière, ce n’a plus été qu’un feu roulant, qu’un tonnerre de bouquets couvrant de leurs explosions les fanfares et les harmonies du cortège s’exaspérant toutes à la fois.

 

Ainsi le crâne Tich aura été mené à sa dernière demeure aux accords de la musique qui lui était la mieux voulue et qui représentait l’accompagnement obligé des frasques et des équipées de son régiment de réfractaires. Il s’entendait même mieux à faire crépiter bouquets pareils qu’à débiter ceux pour de vrai !

 

Désormais, en ma mémoire, cette kermesse macabre avec sa couleur fauve et rutilante, sa cuvée de chair mal vêtue, son encens forain, ses bousculades, son paroxysme de cris et de gestes, sa bacchanale sardonique, nimbera l’image à la fois violente et débonnaire de mon pauvre Tich Bugutte.

 

Bugu…hutt !

 

 

Sans doute, afin de se consoler de la mise à l’ombre temporaire pour quatre de ses chers voyous de velours, et éternelle pour leur capitaine, Paridael quitta quelque temps Bruxelles et se décida à faire des excursions à la campagne, entre autres à Trémeloo où l’appelait l’invitation d’un receveur des contributions, vieil ami de son père. Loin de le calmer, cette villégiature acheva au contraire de l’énerver, ainsi que le démontrent les pages suivantes de son journal. Ses obsessions s’y traduisent sous des couleurs encore plus corrosives que dans les précédentes confidences.

III.

TRÉMELOO

 

 

Trémeloo

Sans morale,

Sans mœurs,

Très couleur locale…

L’inceste

Et le reste.

 

G.E.

 

 

À l’orient de Malines, la Campine anversoise et le Hageland brabançon, les deux indigentes et nobles régions, se rejoignent, s’embrassent comme des amants fidèles et déshérités ; et de leur conjonction naît un pays subversif, participant, en l’intensifiant encore, de leur affective détresse.

 

Hallucinante et capiteuse contrée ! Entourée de pacages fertiles, elle fait l’effet d’un désert dans une oasis. Elle ne couvre pas une importante superficie, mais tel est son caractère abrupt qu’elle produit une impression grandiose et soufflette, par son attachante frustesse, la banale et grasse cocagne d’alentour.

 

Rien ne m’est plus cher, dans son âcre et rêche saveur, que cette étendue de garigues mamelonnées çà et là de dunes sablonneuses, aux horizons drapés de sapinières dont le vert jaspé tranche sur le gris uniforme de la plaine. Des laies droites et kilométriques traversent ces futaies rigides, s’enfoncent à perte de vue et se coupent de lieue en lieue pour ménager d’imprévus et mystérieux carrefours, où le poète errant est tenté de s’agenouiller comme le fidèle au centre de la croix formée par la nef et le transept des cathédrales.

 

Ces landes d’une présence si mélancolique prédisposent à la rêverie, au recueillement, aux visions rétrospectives. Au milieu de cette nature inviolée, on évoque le passé, on s’assimile des fastes historiques.

 

Ici, à Rymenam, les gueux du XVIe siècle, ou plutôt les troupes des États révoltés contre l’Espagne, défirent l’armée de Don Juan d’Autriche, durant une journée si caniculaire que les arquebusiers écossais de Robert Stuart, qui combattaient en chantant des psaumes, s’étaient mis complètement nus. De Schotten vechten mœdenaecks, est-il renseigné sur un vieux plan de la bataille.

 

Ce même terroir fut, il y a cent ans, le foyer le plus intense de l’insurrection des paysans contre les Jacobins. Le sol est demeuré réfractaire comme les esprits. Les sillons se rebiffent et refusent de produire des céréales à l’endroit où les genêts burent la sève rouge des paysans.

 

Souvent, au coucher du soleil, la bruyère s’avive, scintille, rougeoie ; la nappe fleurie déferle comme un lac tragique, et les religieuses améthystes se convertissent en rubis sanglants…

 

Les âmes y demeurent frustes, libres et sauvages. Les anciens brigands ont fait souche de braconniers, de maraudeurs, de bûcherons clandestins perpétuellement en délicatesse avec cet ordre bourgeois issu des spoliations jacobines.

 

Des héros d’autrefois descendent de très savoureux criminels. Je conjure sans cesse l’image de Sus Diriks qui tua un gendarme dans une bagarre de kermesse. Ce Sus ressemblait sous tous les rapports à notre pauvre Bugutte, d’après le portrait que m’en fit une vachère de Bonheyden, sa paroisse, « un si brave garçon ! » me disait-elle en me narrant l’équipée du malchanceux. « Et un beau garçon, par dessus le marché ! Et fort, donc ! » Longtemps il nargua les pandores qui le traquèrent aux quatre coins de la contrée. Non seulement son village, mais tout le pays, tenait pour le coupable. Il fallut une brigade entière de bonnets à poils pour s’assurer de ce Sus Diriks, et encore ne fut-il pris que grâce à la trahison d’un cabaretier chez qui il s’était réfugié et qui leur indiqua une futaille vide sous laquelle il se cachait. Il marcha à la prison du chef-lieu, sans menottes, escorté triomphalement par tous ceux de Bonheyden. Quant au judas, il fut mis en quarantaine, affamé et enfin proscrit par le cri public. « Les frères de Sus auraient fini par lui trouer la paillasse comme au gendarme ! » me confiait la digne vachère et, dans son ton, perçait le regret que le traître eut échappé. Hélas ! Et la vieille qui vendit Dolf Tourlamain !

 

La vachère de Bonheyden devinait-elle mon intime partialité envers les beaux transgresseurs, les hommes fauves de ce pays ? Avait-elle reconnu par la seconde vue de la sympathie que j’étais de leur couleur, de leur sang, et que je concertais avec leurs passions ? Me savait-elle l’ami inconsolable des Bugutte, des Dolf, des Zwolu et des autres ?

 

J’ai reporté sur les vagabonds ruraux, avec l’ardeur d’une passion in extremis, l’affection vouée aux voyous de velours de la grande ville. Ah, rien qu’en prononçant les noms de ces villages aux sonorités gutturales et bellement barbares, ces noms pour ainsi dire synthétiques et évocateurs : Bonheyden, Rymenam, Keerberghe, Wavre, Schriek et Trémeloo, mon essence se navre de nostalgie et ma cervelle se grise de fanatisme.

 

Trémeloo ! Ce nom, particulièrement, me communique un frisson de petite mort. Trémeloo ! Nom batailleur et mouillé, nom rouge et humide de sang ! En le syllabant, mon cœur fait le trémolo.

 

Jamais je ne goûtai plus totalement le délice de comprendre et de sentir ces voyous des champs ; jamais je ne m’incorporai plus intimement leur être irréductible, qu’en des circonstances très anodines en apparence et dont je fus seul, naturellement, à goûter l’intensité secrète et le paroxysme latent.

 

En quelques heures inoubliables, ma prédilection pour ces déshérités s’exacerba à raison même du mépris et de l’aversion en lesquels les tenait un notable habitant de ces campagnes, fonctionnaire éduqué, pas trop méchant, que je rencontrai peu de temps après la mort de Bugutte et l’arrestation des autres, et qui, mis au courant d’une partie au moins de mon intérêt pour l’humanité soi-disant sordide, m’avait invité à venir là-bas, où il aurait à m’en produire des échantillons fieffés.

 

Le programme de la journée comportait un plantureux repas de kermesse suivi d’une promenade jusqu’au Ninde, l’écart le plus mal famé de ce turbulent Trémeloo.

 

À table, je mis naturellement la conversation sur le monde à part que nous explorerions l’après-midi.

 

– Ces campagnes sont-elles vraiment si farouches, si dévergondées qu’on le prétend dans les gazettes ? demandai-je à mon amphytrion.

 

– Tout ce qu’on en écrit reste en dessous de la vérité… Il y a surtout ce hameau du Ninde, l’endroit même que je vous montrerai tout à l’heure. Au mépris du cadastre et du fisc, une tribu de va-nu-pieds, noirs comme des Bohémiens, quoique Flamands, se sont avisés de construire leurs huttes et leurs cabanes de torchis dans les sapinières du comte de S… Non seulement, lorsque les gens du propriétaire les ont sommés de déguerpir et de raser leurs bicoques, ils ont reçu ces larbins à coups de pierres, mais depuis ils ont même refusé d’acquitter le moindre loyer ou toute espèce de contributions. Ils exercent des métiers vagues, mais vivent principalement de larcins et de rapines. Pour le quart d’heure, presque tous les hommes valides de la colonie étant en prison, ce serait peut-être le moment d’envoyer de la troupe au Ninde pour procéder à une éviction en règle de ces peu intéressants ménages et balayer leurs pouilleries.

 

Croiriez-vous, poursuivit mon hôte, que ces mauvais citoyens, ces hors la loi s’avisèrent récemment de se mêler des affaires publiques et prétendirent avoir leur mot à dire dans les conseils de la commune ? Aucun n’est électeur, cela va de soi, et pourtant ils ambitionnaient de mettre l’un d’eux comme bourgmestre à la tête du village. Comme bien vous le pensez, ils sont à couteaux tirés – c’est le cas de le dire – avec tout le reste de la bourgade. Les soirs de kermesses, quand ils descendent en bande vers le gros du bourg, les habitants s’avertissent de porte en porte : « Voilà ceux du Ninde. »Et les cabaretiers paisibles se claquemurent, par peur de la casse et des tueries.

 

Imaginez-vous alors la rage de ces gaillards, trop impulsifs, à la nouvelle de l’échec de leur candidat. Trois des leurs, les frères Sprangael, marchands de sable, repris de justice, batailleurs incorrigibles, se distinguèrent par leur furie. « Il faut absolument que j’en saigne un ce soir !… » disait Tybaert Sprangael parlant des partisans du magistrat élu. Tybaert s’était armé d’un tranchet de faux, Rikus d’une fourche et Cosyn d’une canne en fer. Les deux partis, échauffés par les libations, se rencontrèrent près du champ des morts. Une bataille s’engagea. Quoique inférieurs en nombre, ceux du Ninde eurent l’avantage. Leurs adversaires avaient fui. L’un d’eux, leur chef, Lugie Berlaer fut rejoint par les vainqueurs. Deux coups de couteau dans la nuque le font tomber la face contre terre. Puis les trois marchands de sable se mettent à le larder de coups. Le grand Lugie pousse des cris déchirants : « Assez… Grâce !… Je meurs ! » Les autres ripostent : « Nous te tenons, mon petit homme, tu ne sortiras pas vivant de nos mains. » Suivant la déposition d’un témoin au tribunal, ils étaient couchés sur lui comme des chiens qui se battent. Le frère de la victime voulut intervenir. Rikus, Tybaert et Cosyn le menacèrent de leurs eustaches en lui criant : « À ton service ! Si le cœur t’en dit ! » Quand ils virent que Lugie ne bougeait ni ne criait plus, ils l’abandonnèrent comme une voirie et regagnèrent leurs tanières dans les bois. Ses vêtements étaient déchiquetés ; la carotide presque tranchée…

 

– Peuh ! mœurs rousses et rouges ! fis-je rêveur, me suggérant cette boucherie. Il y a semblable couleur dans quelques paysanneries de nos bons maîtres peintres, les Breughel par exemple, mais à ces tons croustilleux j’ajoute des formes modelées et patinées comme des reliefs de médaille.

 

Le récit de mon fonctionnaire m’avait plongé dans de perverses dispositions d’esprit. Certes je ne pouvais dire que le narrateur fût un méchant garçon. Personnellement, je n’avais qu’à me louer de lui : il m’avait traité royalement et il m’accablait de prévenances. Et cependant, il m’ennuyait, il finit même par me déplaire, par m’irriter. Je lui en voulais pour son bien-être égoïstement étalé, pour son bonheur à l’abri de toute surprise, pour sa « respectabilité » solidement établie, pour son existence médiocre assurée contre les aléas et les traverses. Son insupportable bon sens, ses préjugés, son prosaïsme administratif et civique m’horripilaient particulièrement.

 

Aussi éprouvais-je des envies folles de le contredire. Je souffrais dans mes affinités. Le ton de supériorité et de dégoût, avec lequel il avait parlé des pauvres hères du Ninde durant tout le dîner, aurait suffi à me les rendre souverainement sympathiques, n’eussé-je même pas été prédisposé à les chérir. J’étais prêt à épouser la cause de ces sanglants Sprangael contre l’opinion des gens d’ordre et de symétrie.

 

Il en résulta d’abord, en mon for intérieur, une sorte de mépris pour leur détracteur ; je l’écoutais avec ironie, prenant la contre-partie de toutes ses appréciations, vivement tenté de lui rire au nez et de le scandaliser par ce qu’il n’eût manqué, comme Bergmans et les autres, de qualifier de paradoxes et de sophismes. Mais comme je me réfrénais, cette indignation concentrée tourna en un crispant sardonisme, en un de ces humours corrosifs qui nous rendraient fous s’ils se prolongeaient, en quelque chose d’imprécatoire et de convulsif comme l’éclat de rire d’un torturé.

 

Mon homme ne soupçonna jamais les ravages auxquels fut livrée ma conscience.

 

Tout haut, par contenance, je plaçai de temps en temps un mot poli et stéréotypé, suffisamment banal ; j’avais l’air, pour adopter son langage, d’abonder dans son sens.

 

Il ne se doutait guère qu’à mesure qu’il philistisait et pharisianisait, une complainte extravagante dissonnait, discordait en moi, une charge en un nombre illimité de couplets, dans laquelle je mettais des larmes et du sang, des baisers et des rires, des grincements de dents et des éclairs de spasmes.

 

– Vous connaissez la Campine… Vous le constaterez encore tout à l’heure, elle est la même partout, promulguait mon amphytrion. Je me demande bien ce que les artistes y découvrent de si rare et de si beau. La plaine et l’horizon… Peuh ! Et quels gens, quelle race !…

 

– Il serait difficile de vous expliquer le charme que pareils coins, ravagés exercent sur certaines âmes ! hasardai-je poliment, en feignant de plaider les circonstances atténuantes.

 

Mais, tout bas :

 

Le pays n’est pas beau,

Encor’ moins comme il faut !

 

Après le dîner, quand nous fûmes sortis et que mon homme me pilota vers ce hameau de vauriens, ces dispositions s’aggravèrent devant la communiante pitié du paysage et la chair mal nippée et terreuse, pourtant si saine, des âpres rustauds. Mon monologue rimé et scandé se faisait tour à tour fervent et sarcastique, suivant que je m’entretenais en esprit avec les parias ou que je donnais mentalement la réplique à leur contempteur. Mon âme se projetait vers le Ninde en élans jaculatoires comme des prières, et elle se livrait, par contre, à une atroce caricature des opinions judicieuses de mon compagnon.

 

Quelle route et quelles péripéties durant notre marche dans l’après-midi dominicale, parmi les arbres noirs et sous un ciel fuligineux. Quel cadre pour les passions rouges !

 

Et l’odieux anachronisme de la société de cet être qui ne comprend point la poignante nature dans laquelle il me promène !

 

Nous passions devant une mare. Des corbeaux croassaient au-dessus ; une pierre que leur jeta un gamin caché dans le bois fit sangloter cette eau.

 

– Ne nous aurait-il pas visés, nous, les passants bien mis, plutôt que les oiseaux noirs ? fit le Monsieur non sans inquiétude.

 

– C’est fort possible.

 

Et je fredonnai à bouche fermée sans la moindre rancune contre le lapideur :

 

Hallo !

Des corbeaux

Croassent au-dessus de l’eau

Blême
De Trème…

De l’eau

De très molle eau

De Trémeloo.

 

S’étant remis de son moment de frousse, il parla sentencieusement et cadastralement de la sécheresse et de l’aridité du pays :

 

– La Dyle n’est pas loin pourtant et le canal non plus ; on ne s’explique pas la provenance de tout ce sable sans la moindre alluvion.

 

Comme je n’avais aucune explication scientifique à lui fournir, je me tus en psalmodiant à part moi, tandis que le passeur nous faisait traverser la rivière dans son bac :

 

J’aime l’eau

Trémeloo

De la Dyle !

Je m’exile

Au bord de l’eau

De la Dyle

Très molle

À Trémeloo !

 

Et tout haut :

 

– Si nous reparlions des habitants ? proposai-je, toujours sollicité par les personnages et n’exaltant le décor que parce qu’il s’y quintessenciait de si attachante racaille.

 

– Comme je vous l’ai dit, presque tous les hommes et même les jeunes garçons de cet écart du Ninde sont écroués en ce moment.

 

Aussitôt, cette strophe ricana :

 

Piteux pitauds,

Rustres falots,

C’est par hameaux

Qu’on les écroue,

Acres comme broues

Dans les amigos

Et les cachots

De la maligne

Malines !

 

– Et leurs mœurs ? m’informai-je.

 

– Détestables ! Comment voudriez-vous qu’il en fût autrement ?

 

Je fis la moue, tout en ayant envie de claquer de la langue, et fredonnai du bout des lèvres :

 

Tremeloo

Sans morale,

Sans mœurs.

Très couleur locale.

L’inceste

Et le reste…

 

– Les gendarmes de Haecht ne s’aventurent de ce côté qu’en nombre… Dame ! il leur faut faire attention.

 

– Nous en ferions autant…

 

Haecht,

Attention !

Ceux-ci aiment l’action.

 

Cette étrange surexcitation cérébrale, en laquelle s’invétérait, aurait-on dit, toute ma fièvre d’amour pour ces rebuts de notre monde, ne fit que s’exaspérer aux approches du Ninde.

 

Les premiers naturels que nous rencontrions étaient de petits ramasseurs de pommes de pins, qu’ils charriaient dans des brouettes.

 

Ils étaient assis en travers des brancards ; le seul bruit qui se mêlât à celui de notre approche était le grignotement d’un écureuil. Les enfants, jolis sous leur barbouillage de crasse, suivaient les bonds de la bestiole d’un œil futé ou paresseusement félin ; leur paupière frangée de longs cils frémissait, rythmant les gestes de la bête.

 

Après avoir soufflé, ils se relevèrent en s’étirant.

 

Ils remontèrent les bretelles à leurs épaules, avant de reprendre les brancards… L’instant d’après, la roue se remettait à grincer dans l’ornière.

 

– Graine de voleurs ! fit mon compagnon.

 

Tandis que je les trouvais

 

Du paysage

Élément fort sage…

 

Et tous mes effluves affectifs semblaient entrer en fermentation ; c’était un afflux de pensées fraternelles, un tourbillon de pantelantes effusions à grand’peine comprimées.

 

À l’entrée du Ninde, nous croisons un groupe d’adolescents plantés sur un mamelon de dunes :

 

– Tiens, tiens ! constate le fonctionnaire, avec une sorte de déception, ils ne se sont donc pas tous fait coffrer !

 

Ah, j’aurais bien étranglé en ce moment.

 

Les beaux petits gars ! Deux brunets et un blondin culottés de mon velours favori, du velours de mes aimés de Bruxelles. Ils avaient des sarraux bleus noirâtres, aux plis godronnés, qui bouffaient dans le dos et qui leur donnaient un air gauche et poupard. Ces sarraux encore immaculés, je les voyais pollués plus tard dans les rixes, les amours et les orgies.

 

Et la couleur du ciel, celle des tuiles, celle des sarraux du Ninde s’harmonisaient admirablement – et c’était navrant de beauté et de caresse comme toutes les couleurs agrestes fondues en ce crépuscule ; le ciel semblait un immense sarrau vaguement ensanglanté et la bruyère rouilleuse rappelait le velours des culottes :

 

Enténébrés.

Enfunébrés.

Des sarraux sur lesquels passait un peu du noir,

Un peu du rouge aussi de ce dimanche soir.

 

Et je célébrais les grègues mordorées et feuille-morte avec le même lyrisme que les sarraux :

 

Velours côtelés

Des voyous cauteleux

Qui, jouant du couteau, mettent à nu les côtes !

On les dit bons catholiques

Et fanatiques

Comme le sont d’ailleurs tous contempteurs de codes.

 

Pour entretenir la conversation, tandis que j’étais tombé en arrêt devant les petits rustres aussi contemplatifs et béats que moi-même :

 

– Et à quel métier se livrent ces jeunes drôles ? Sont-ils apprentis, gardent-ils les vaches, poussent-ils la charrue ?

 

– Leurs métiers avouables ? Tourneurs de sabots, lieurs de balais, oiseleurs, ramasseurs de crottin ! répondit mon cicérone avec son imperturbable air de supériorité. Ou bien encore, marchands de sable, comme les Sprangael, marchands de leur terre natale, puisqu’à Trémeloo tout est sable !

 

Et glorieux de cette plaisanterie, il ricana grassement. Puis :

 

– Dès le berceau, invariablement, tous ont maille à partir avec le garde champêtre, en attendant qu’ils soient cueillis par les gendarmes et mûrs pour la prison.

 

Nous nous remîmes en marche.

 

Des enfants pieds nus se roulaient dans la poussière, des gamins plus grands se prenaient à la ceinture, et, haletants, luttaient, cambrés et ramassés en de ragoûtantes postures. Et je me souvins de ma seule leçon de lutte dans les « arènes athlétiques » avec Tich Bugutte…

 

– Ce sont tous les mêmes ! sentencia le publicain, en trépignant pour me décider à passer outre.

 

– Rude et copieuse engeance : du moelleux dans la force, violents et lascifs. Tout de suite, ils se prennent à bras le corps. Ils seront aussi prodigues de sang que de sève. Aucune force ne leur manque ! rêvais-je, tandis que je les oignais et les pétrissais de mes regards. Et je me rappelai le puéril chant de guerre du petit Zwolu :

 

Vivent les gars des Marolles…

 

Mon compagnon m’entraîna plus loin.

 

Au flanc d’une maisonnette de torchis, d’autres polissons jouaient aux quilles avec des planchettes de bois piquées dans le sable.

 

L’un d’eux, un garçon de seize ans, adossé au mur, regardait le jour tomber et toute la mélancolie de cette chute lubrifiait ses grands yeux noirs.

 

– Le petit drôle rumine sans doute quelque mauvais coup ! grommela l’autre.

 

– Dans tous les cas, il rêve bien plastiquement ! ne pus-je m’empêcher de dire à haute voix.

 

Figure à la fois attendrie et farouche, le petiot avait une grosse bouche, des lèvres qui devaient altérer de fièvre amoureuse les lieuses de balais et les vagabondes. Sa ressemblance avec Zwolu et Tich me tordait les fibres.

 

La cloche de Trémeloo angélusa dans le lointain. L’enfant répondit quelques mots à un joueur qui l’interpellait. La belle voix au timbre grave et rare comme celui de la cloche ! Les cloches aussi parlent rarement :

 

Grosse bouche

Farouche,

Lèvres

Aux saintes fièvres !

 

– Mais je ne me trompe point ! constata mon hôte, en toisant de plus près le rêveur à la voix de bronze. C’est le fils de Tybaert Sprangael, un des marchands de sable qui tuèrent Lugie Berlaer. Tel que vous le voyez, le petiot mendie et vole pour sa mère, il est vrai que sa mère a longtemps volé pour lui. Au début de l’emprisonnement de son père et de ses oncles, quand il ne rapportait par force monnaie à la marâtre, elle le tenaillait jusqu’au sang ; mais c’est à présent au galopin de battre la gueuse, qui lui a donné trois frères et sœurs depuis le meurtre de Lugie et la mise à l’ombre du papa. Perkyn trouve la plaisanterie mauvaise. Il est encore un enfant lui-même et le voilà chef de tribu. Jusqu’à présent, il n’a tué personne…

 

Ces derniers mots trahirent de nouveau une sorte de déconvenue. L’honnête homme ajouta, non sans admiration :

 

– Ah ! quelle famille que ces Sprangael ! Au demeurant, de superbes gaillards. C’est un beau sang que celui de Trémeloo, mais c’est au Ninde et chez les Sprangael qu’il est le plus rouge et le plus promptement versé !

 

À quoi pouvait bien songer le jeune Perkyn Sprangael. Rêvait-il à sa déniaiseuse ou à son ennemi ?

 

Sang qui s’écoule,

Ô sang qui saoule !

Dommage ! Un si beau moule !

Quelle goule

S’en regoule

À Trémeloo ?

 

J’avais peine à détacher mes regards du fils de Tybaert Sprangael. Tich, le chef voyou mort, et ceux enfermés revenaient en lui. Un banc était adossé au mur du cabaret, près duquel les gars jouaient aux quilles.

 

– Buvons un verre et faisons boire ces jeunes gens ?

 

– Y songez-vous ? Au Ninde ? Trinquer avec les vagabonds du Ninde !

 

– Bah ! Nous avons trinqué dans le monde avec bien d’autres coquins.

 

J’insistai et mon homme céda.

 

Le fils de l’assassin cogna son verre contre le nôtre ; mais, ainsi que ses compagnons, il refusa de s’attabler avec nous, trop humble ou plutôt trop fier.

 

Aux paroles engageantes que je lui adressai, il répondit à peine, mais poliment, avec une souveraine noblesse, avec cet accent mâle et quasi léonin transposant dans le timbre de sa voix le bronze lumineux de ses prunelles. Et pourtant sa bouche me souriait, imperceptiblement, comme à un ami très lointain, mais sûr.

 

Mon compagnon me rapportait tout bas à l’oreille, pour ne pas être entendu du petiot, des détails complémentaires sur le fameux massacre de Lugie.

 

– Lugie était venu de Wavre Sainte-Catherine, la partie fertile de ce côté de Malines… Les médecins légistes établirent que le corps, celui d’un homme sain et bien constitué, avait subi une mutilation sacrilège.

 

Je me chantonnais, en admirant le jeune Perkyn, ce couplet en l’honneur de son père Tybaert et de ses oncles Rikus et Cosyn, tous trois homicides et marchands de sable :

 

Ils ne l’ont point fait exprès.

Écoutez, ce décès

Provient d’un excès

De vie

Chez ces assassins que froissait

L’insuccès

De leur bourgue

De leur bougre…

Mestre !

 

Et me rappelant cette phrase du narrateur : « ils se vautraient sur lui comme des chiens qui se battent », j’ajoutai encore ce couplet à ma complainte secrète :

 

Mais tu l’embrasses,

Lui, l’homme des terres grasses,

Tu l’embrasses et le suffoques

Comme tes loques,

Oh ! point baroques !

 

Je bus mon verre, j’en redemandai un autre et fis encore remplir ceux des joueurs aux quilles et celui de Perkyn. Mon receveur refusa ; mais cette abstention ne me rappela point à une conscience plus bourgeoise de la situation. Mon homme n’osait me sermonner, il se contentait de me lancer des regards scandalisés voulant dire :

 

– Comment peut-on s’acoquiner avec des sacripants qui ne paient ni loyer, ni contributions, et qui volent le moindre pain qu’ils mangent !

 

Peut-être aussi gagnait-il peur en ces parages diffamés et aspirait-il à la sécurité de ses pénates ?

 

Je brûlais d’envie de lui chanter au nez :

 

Ces naturels ?

Problème

Pour toi, publicain.

Moi, je les aime.

Ah ! s’ils voulaient de moi-même !

Je préfère à ta Cocagne

Leur bagne ;

À ton carnaval,

Leur âpre et lancinant carême !

Toujours chanter sur ce thème

Triste comme la brème

Tréme…

Trémeloo !

 

Oh ! me disais-je, vivre mon rêve, mon instinct, m’accoupler à leur geste, fût-il sanguinaire et pire encore ! Venger Bugutte, venger les autres !

 

Pays sombre, il me tardait d’y pâtir et d’y communier avec ces âmes primordiales, obscures et chaotiques qui, parce qu’elles y voient trop clair, éprouvent de temps en temps le besoin de se faire mettre à l’ombre :

 

Et si je fais le mal, c’est comme eux, sans y croire,

Pas plus qu’eux, je ne crois le bien si épatant !

 

J’essayai encore de faire parler Perkyn. Une pudeur m’empêcha de lui demander le récit des désagréments de son père et de ses oncles.

 

– C’est à peine s’ils nous comprennent ! me dit encore le fonctionnaire. Entre eux, ces vauriens parlent une espèce d’argot, dit bargoensch, sans doute une corruption du français baragouin, et qu’on croit avoir été importé par les Bourguignons.

 

Insensible à cette érudition, je murmurai encore :

 

Langue borgne

De Bourgogne

Souvent morne.

Argot ou bigorne.

Plutôt cautère

Que baume

Aux oreilles timorées,

Langue qui râle et qui corne.

 

Moi-même, je me sentais agoniser de regret et de deuil. Les rares paroles, les yeux bruns de Perkyn, sa voix de bronze, me conjuraient si passionnément les bien-aimés disparus :

 

Langue qui râle et qui corne…

Et, comme leurs regards, d’un triste amour sans bornes.

 

– Partons, dis-je, à haute voix, énervé, rompu jusqu’à la mort, prêta fondre bêtement en sanglots, n’en pouvant plus.

 

Nous sortîmes du Ninde.

 

Ô ce fracas des quilles laissé derrière nous ! Et une note encore de la voix pathétique de Perkyn imposant silence à ses camarades, qui nous huaient en manière d’adieu. Devinait-il tous ceux que j’avais aimés en lui ? Un instant je me ravisai. Ceux-ci me remplaceraient les cinq… Mais non, retournons à la ville…

 

Je parvins à me faire violence, à écouter mon compagnon me parler de choses sérieuses et même à lui répondre sur le même ton, quoiqu’il me fût devenu aussi odieux qu’un juge et que j’eusse voulu le livrer aux massacreurs de Lugie. Je le suivais machinalement, soumis comme un chien, dévoyé, sans rien comprendre à ce que je faisais avec lui, loin de mes élus et de mon élément, oh ! très correct, très raisonnable.

 

Il y a tout lieu de supposer que, depuis ce moment, et peut-être même avant cette malencontreuse promenade à Trémeloo, Paridael nous assimilait tous tant que nous étions, Marbol, Vyveloy et moi-même, à ce pauvre fonctionnaire qu’il citait en toutes lettres dans son journal, mais dont j’ai tu le nom. Sans doute, notre fantasque ami dût-il se livrer plus d’une fois au milieu de nous à des commentaires semblables à ceux dont il bafouait, en catimini, les réflexions pleines de bon sens de ce brave homme. Il devenait de plus en plus irritable et agressif, et ne souffrait aucune contradiction. Je le vois debout, gesticulant, pleurant presque de rage, la voix rauque de sanglots, le visage convulsé. Son état s’expliquait par la mort et la disparition de ses « amis » de Bruxelles, sur lesquels il ne nous avait jamais touché un mot. Une visite à une maison pénitentiaire de la Campine, où il croyait retrouver sans doute Jef, Cassisme et Zwolu, aggrava encore son hypéresthésie. Je transcris une partie de la relation qu’il nous fit de cette descente aux enfers sociaux, et qu’il rapporte dans son journal avec la vive discussion à laquelle elle donna lieu entre Marbol et lui.

 

 

À Merxplas, l’émotion la plus forte m’attendait dans un atelier où, par équipes de vingt à trente, les colons attelés aux rais d’une énorme roue sans jantes, font tourner la meule d’un moulin et broient eux-mêmes le grain du pain destiné à leur consommation.

 

Quand je fus arrivé à distinguer assez clairement les visages dans le clair-obscur de cette salle noire et basse, saturée de sueur volatilisée et retentissante de soupirs et de cris d’ahan, le directeur de l’établissement attira mon attention sur deux de ses pensionnaires. On les appelait Appol et Brouscard[8], et ils donnaient l’exemple d’une amitié comme on n’en rencontra que chez les Grecs. Brouscard était un brun vigoureux, dont le sourire de bravoure, en tournant crânement la meule, me parut plutôt triste. L’autre, Appol, un blondin, le contemplait avec une sorte d’admiration anxieuse, ne perdant pas un des mouvements du fort garçon. J’appris que celui-ci prenait à son compte la corvée du gringalet et lui en abandonnait le salaire, c’est-à-dire la poignée de monnaie fictive au moyen de laquelle les prisonniers se procurent quelque douceur : tabac, fruits, bière et laitage.

 

– N’est-ce pas bizarre et humiliant pour les honnêtes gens, me fit observer le directeur, que ces drôles donnent un pareil exemple de dévouement ? Plus d’une fois, j’assistai entre eux à des combats de générosité qui m’eussent touché jusqu’aux larmes, si j’avais ignoré la tare de mes héros. Une mère n’a pas plus de soins pour son enfant malingre que ce robuste bougre n’en prodigue à son protégé débile. Hélas ! que ne sont-ils accouplés pour le bien comme pour le mal ! Car, il importe de le constater, si, chez les Hellènes, les amis luttaient de civisme et de courage au service de la patrie ou du bien public, tombaient ensemble dans la bataille, ou s’ils risquaient leur vie pour frapper le tyran de leur cité, ceux-ci scellèrent un pacte moins honorable, et ils ne sortiront d’ici que pour rivaliser d’exploits criminels et s’entraîner réciproquement aux pires forfaitures !

 

Je trouvai en ce moment le brave garde-chiourme un peu prud’hommesque, et, comme la légende le rapporte de Denys de Syracuse, j’aurais voulu retourner sur mes pas, me présenter à ces deux inséparables et leur demander, ainsi que le tyran à la fin de la célèbre ballade de Schiller, à faire le troisième dans le mariage fraternel de ces Damon et Phytias du pénitencier :

 

Nehmt auch mich zum Genossen

Ich sei gewährt mir die Bitte

In Eurem Bunde der Dritte.

 

– De mieux en mieux ! se récria le peintre Marbol. Quelle sympathie déplacée ! S’il t’entendait, le noble poète serait médiocrement flatté du rapprochement que tu établis entre ses héros et tes pendards… Voyons, est-ce du roman que tu nous fais ? En ce cas, il faut le dire… Au fait, pourquoi n’écris-tu point cela ? Ce serait original. Et inédit, donc ! Tu attribuerais ces élucubrations à un personnage inventé par toi. La chose passerait à titre de boutade, caprice un peu risqué de la fantaisie d’un artiste !

 

– Ah, voilà bien l’artiste, le prétendu artiste ! m’écriai-je. Ainsi, l’art ne serait que mensonge. Nous ne le vivrions jamais. Nous n’interviendrions en rien dans nos œuvres ! Un joli aveu ! Mais j’aurais dû m’en douter. As-tu souffert pour ton art, toi, Marbol ? Ou ton art t’a-t-il tourmenté comme le fruit humain torture les entrailles maternelles ? As-tu seulement sacrifié le moindre préjugé au cri de ta conscience ? Ne t’en déplaise, Marbol, c’est encore là-bas, à Merxplas, que nous trouverions l’art vrai comme la véritable amitié.

 

– Décidément, ce dépôt de vagabonds est une académie, le foyer d’une élite. Et moi qui le tenais pour un enfer.

 

– Un enfer dont les damnés valent mieux que les justes de ton espèce.

 

Marbol ricana. Bergmans et Vyveloy protestèrent : « Vraiment, Paridael, tu dépasses les bornes ! Tu deviens inabordable. »

 

Je pris mon chapeau, et sortis me plonger dans le dédale du quartier maritime.

 

 

À la suite de cette incartade, je crus bien ne plus revoir Laurent. En effet, des mois s’écoulèrent sans qu’il donnât signe de vie. Ma surprise fut grande de recevoir sa visite bien longtemps après, dans mes bureaux.

 

Il ne fit pas la moindre allusion à la scène pénible de la dernière fois, mais il me rappela les conversations que nous avions eues, des années auparavant, à propos de son désœuvrement et de ses fréquentations équivoques.

 

Comme je me demandais où il voulait en venir, il conclut sur un ton modeste et contrit que je ne lui connaissais pas :

 

– J’ai sérieusement réfléchi à vos sévères paroles d’alors. Vous me prémunissiez contre la paresse et l’orgueil, vous me citiez l’exemple de Lucifer et des mauvais anges, transformés en monstres pour avoir prétendu détrôner Dieu… Oui, vous aviez raison : le désœuvrement et la rêverie ne me valent rien. Je reviens de mes erreurs, je suis décidé à réagir… Et pour commencer, je me suis trouvé une vocation, un emploi conforme à mes goûts… M’est-il permis de recourir aujourd’hui à l’appui que vous m’offrîtes à différentes reprises ? Je vous demanderais, simplement, de me faire entrer par votre crédit dans une maison de correction ou une colonie de jeunes insoumis…

 

Il s’arrêta, et comme j’allais me récrier, il poursuivit avec un mélancolique sourire :

 

– Oui, mais comme instituteur, ou même comme simple surveillant.

 

Après son excursion à Merxplas et le récit qu’il nous en avait fait, j’aurais dû me méfier. Le poste qu’il se flattait d’obtenir par mon influence était le dernier auquel il aurait fallu le nommer. En l’envoyant là bas en qualité de surveillant, on lui procurerait l’occasion d’alimenter son inclination morbide vers les bas-fonds. Mais j’ignorais encore à cette époque son intimité avec les « voyous de velours », dont plusieurs étaient internés précisément dans ces pénitenciers de la Campine. Puis, je me réjouissais surtout de lui voir reprendre goût au travail ; à une occupation et à un emploi régulier ; je fis donc les démarches nécessaires. Elles aboutirent sans obstacle, grâce à mon crédit dans les Bureaux, et il me suffit d’une couple de semaines pour décrocher sa nomination dont je lui envoyai moi-même la nouvelle. Il accourut me remercier avec l’effusion de quelqu’un que j’aurais rappelé à la vie. À l’entendre, il me devait le salut. Je mettais le comble à ses vœux.

 

Hélas, on verra par ce qui suit que le pauvre garçon était de bonne foi. Il tenterait loyalement l’expérience. Il croyait avoir fermement rompu avec le passé, avec le vieil homme. Seulement, il s’illusionnait sur ses forces, sur son caractère, sur sa guérison morale.

 

Je le perdis de vue tant qu’il resta à Poulderbauge, et je n’appris que par son journal la crise qu’il traversa là-bas et les péripéties du drame auquel il fut mêlé.

IV.

LE PÉNITENCIER DE POULDERBAUGE

 

 

Deux vagabonds,

Filous en fleur,

Mes chers, mes bons.

 

Paul Verlaine

 

 

J’aurai trouvé ma voie. Il y en a qui deviennent gardes-malades, frères cellites, sœurs de charité dans les hôpitaux : moi je me suis fait nommer infirmier dans une maladrerie morale. J’ai le grade de major ou de surveillant de deuxième classe (douze cents francs de salaire) dans l’École de Bienfaisance de Poulderbauge. Cet euphémisme administratif désigne une prison pour de tout jeunes détenus : orphelins sans feu, sans gîte, enfants naturels trouvés ou abandonnés, apprentis chômards réduits à la mendicité, au vagabondage, au vol, et mis par les juges à la disposition du gouvernement jusqu’à leur vingt et unième année, en tout six cents enfants, et adolescents.

 

Quelle consolation de me rendre socialement utile ! Sois béni, mon digne Bergmans qui m’obtins cet emploi que je qualifierai de sacerdotal, tant je me sens la vocation d’un rebouteur d’âmes juvéniles. Désormais, mes efforts tendront à moraliser ces jeunes détenus, à les amender, à les faire rentrer dans la norme et le droit chemin. Je me serais fait envoyer a Ruysselède, afin de commencer mon œuvre de conversion par les petits Zwolu et Cassisme, mais ils auraient peut-être compromis mes projets en révélant mon passé à mes chefs. Attendons pour les revoir et les entreprendre que je sois plus aguerri et que j’aie fait une sorte de stage ici, à Poulderbauge.

 

– Voyez, leur dirai-je, à ces petiots, je sais moi-même par expérience, ce qu’il en coûte de regimber contre l’ordre et la règle. Combien j’en ai vu mal finir de pauvrets de votre âge ! Soumettez-vous, c’est ce que nous avons de mieux à faire. Apprenez un bon métier et devenez plus tard des ouvriers laborieux, sobres, économes, pacifiques, bons serviteurs de la société tutélaire.

 

Ah, je me réjouis à l’idée d’apprivoiser et de domestiquer ces jeunes fauves, pour leur plus grand bien et pour ma propre rédemption.

 

D’ailleurs, ici, je me retrouve dans mon élément, les figures me rappellent en plus corsé mes faubouriens de Bruxelles. Mais si ces jeunes colons me sont chers comme mes élus ou, plutôt, mes anathèmes d’autrefois, je travaillerai à leur salut à présent et je les arracherai à la perdition. C’est de grand cœur que je partage la captivité de cette trouble adolescence. Je ne regretterai aucun des plaisirs et des spectacles de la vie libre. Jamais je ne me blaserai sur les distractions mélancoliques et les devoirs sévères qui m’attendent en ces ateliers, ces chauffoirs et ces préaux.

 

 

Si quelque chose était fait pour m’inquiéter, ce serait précisément ce beau zèle dont je me sens enflammé, cette sorte de volupté que je puise dans l’expiation de mes erreurs.

 

Est-ce bien une expiation ?…

 

Aussi, chaque matin, en me levant, je me formule mon programme et je prie :

 

« Mon Dieu, dispensez-moi la force de remplir mon rôle piaculaire ; ne m’induisez plus en tentation, Seigneur ! Faites que j’abjure pour toujours cet esprit d’insubordination et de vanité qui perdit les plus beaux de vos anges ! Accordez-moi, ô Providence, de contempler désormais la création et les créatures par les yeux de la commune sagesse ! Amen. »

 

 

Poulderbauge est un vieux château historique converti en pénitencier comme beaucoup d’autres habitations seigneuriales ou d’abbayes de ce pays. Le corps de bâtiment principal, reconstruit au XVIIe siècle, présente encore de jolis morceaux dans le style Louis XIV, notamment son ample toit à la Mansard et deux élégants pavillons. De la construction médiévale, il ne subsiste qu’un donjon isolé, asile des corbeaux et des rats, servant parfois de prison à nos pensionnaires dans les cas très graves. À l’ancien manoir se sont ajoutées, à mesure que la colonie florissait (non, plus d’ironie, n’est-ce pas ?), des annexes et des dépendances. L’ensemble de ces édifices s’entoure de fossés alimentés par les eaux du Démer. En un endroit, derrière le château, ces fossés s’élargissent jusqu’à représenter un vaste bassin au milieu duquel flotte ce qu’ils appellent un navire-école. À bord de ce trois-mâts, une centaine d’élèves mousses s’initient à la manœuvre sous la direction d’un ancien contre maître de la marine royale.

 

Malgré le vandalisme administratif, l’architecture du château préserve en partie son grand air aristocratique. De l’intérieur, il n’y a rien à dire. Les éternelles salles blanches ou ocres des casernes, des hôpitaux et des prisons. Le même mobilier sommaire et banal, sans caprice et sans imprévu. Des ergastules à peine plus viciés que les ateliers des travailleurs libres. Ni tableau, ni gravure. Parfois un Christ en plâtre, un Sacré-Cœur en chromo.

 

Quelques jours avant mon arrivée, aux caissons et aux trumeaux d’un salon décoré autrefois par un élève de Boucher et devenu un réfectoire, la blondeur rosée des déesses et des amours risquait de timides provocations et souriait à travers les haillons de leur linceul de chaux. Nos polissons reluquaient ces joliesses. Vite on a requis les badigeonneurs.

 

Mais la vivante quoique prisonnière jeunesse passionne les maussades locaux, comme elle attendrit et humanise en quelque sorte la solennité du pays d’alentour. Sans nos petits correctionnaires, la contrée serait à peu près déserte. Elle devra sa fertilité future à ces défricheurs malgré eux. Et pourtant, nous semblons faire le vide autour de nous. La quarantaine, l’interdit se prolonge même au-delà de la tombe : morts, les colons ne vont point jusqu’au cimetière du village dont les premiers feux ne commencent à s’éparpiller qu’à deux lieues du château. Nos pauvres petits défunts continuent à être parqués entre eux, comme de leur vivant, dans un coin isolé de la plaine indiqué par une demi-douzaine de croix noires. Mais la bruyère se charge de fleurir opulemment cette sépulture des jeunes parias et, en toute saison, elle la drape de violet comme pour le deuil des rois[9] !

 

C’est Anvers et Bruxelles, surtout Bruxelles, qui fournissent le plus de pensionnaires à Poulderbauge. Il nous en arrive de telles rafles qu’on semble les avoir « pressés » dans leurs sentines, comme on recrutait autrefois les matelots. La brusque métamorphose de ces enfants du pavé en de petits paysans contribua pour beaucoup à l’impression étrange que j’éprouvai en arrivant ici. La physionomie malicieuse et les allures dégingandées de ces citadins endurcis contrastent avec leur accoutrement de valet de ferme. Même lorsque le plein air les a un peu halés et lorsque le farineux régime alimentaire les a légèrement bouffis, ils ont toujours la mine de paysans plus précoces et plus raffinés que ne le seraient de véritables villageois à leur âge.

 

En dévisageant les nouveaux venus, je m’attends à voir surgir, parmi ces têtes chiffonnées et pourtant si expressives et si prenantes, les frimousses de Zwolu et de Cassisme. C’est ainsi qu’ils doivent être attifés à Ruysselède. Il me semble retrouver mes voyous bruxellois un jour de Mardi-Gras où on me les aurait déguisés en palefreniers, en porchers, en garçons de charrue, voire en mousses et en pasteurs, d’autant plus que leur chapeau de paille à ruban leur donne un faux air bucolique de berger d’opéra.

 

Les jours de la semaine, ils portent la même blouse bleue lâche et flottante comme le sarrau des Campinois ; le dimanche, lorsqu’ils en endossent une propre, ils la serrent d’une ceinture noire à boucle de cuivre. Les mousses renfoncent leur blouse dans leur pantalon. Pour tous, celui-ci est de drap noir les jours de fête et de coutil les autres jours. Généralement, ils ont un foulard rouge au cou.

 

Leur uniforme, qui n’est pas laid en somme et qui se façonne et s’assouplit assez vite à leurs mouvements, me plaît presque autant aujourd’hui que leurs guenilles de velours d’autrefois.

 

 

J’étais à peine installé de quelques jours qu’une première déception m’attendait. Moi qui sollicitai comme une faveur le droit d’instruire ces pauvrets et qui accourais ici le cœur gros de sympathie et vibrant d’enthousiasme, je m’imaginais rencontrer parmi mes collègues des êtres disposés aussi charitablement que moi, des sortes d’illuminés et d’apôtres. Pas moyen de tomber sur des fonctionnaires plus étroitement professionnels ! S’ils n’étaient que nuls et apathiques ! Mais il y en a de malfaisants et de féroces. D’anciens sous-officiers, épaves et rebuts de l’armée, échouèrent ici après un stage de gardes-chiourme dans les compagnies disciplinaires. Ratés, ils se vengent de leur disgrâce sur le dos des colons. Souvent, à les voir, plus mornes et plus lugubres que leurs souffre-douleurs, j’ai l’impression de me trouver dans un pénitencier de fonctionnaires. Leur uniforme rappelle celui des gabelous. Ils prisent ! Il y en a qui tricotent !…

 

 

De la gare de Poulderbauge, les boues de la grande ville sont transportées comme engrais à la colonie par les tombereaux de l’établissement. Nos jeunes gens se disputent le plaisir d’aller prendre livraison de la pouacre marchandise. Cela leur fait quelques heures de liberté. Ils sifflotent gaîment tout le long de la route, car au village ils verront d’autres figures. L’autre matin, un de mes pupilles, que sa bonne conduite avait fait envoyer là-bas, est abordé à la station par un voyageur élégant qui ne voyant en lui qu’un petit paysan ordinaire, mais à la mine plus ouverte et plus intelligente que celle de la plupart des naturels de la contrée, lui demande la distance et le chemin jusqu’au château d’un des gros propriétaires. Le jeune homme s’offre à marcher de conserve avec ce monsieur jusqu’à certain carrefour, d’où il lui sera facile alors de trouver sa route. L’étranger, à qui la physionomie et l’allure du petit reviennent de plus en plus, s’empresse d’accepter, quoique mon gaillard ait cru devoir le prévenir en riant du rebutant charroi qu’il leur faudra escorter. Qu’à cela ne tienne ! Il fait beau ! Excellente promenade ! C’est aussi l’avis de la noble dame qui accompagne le voyageur. Les voilà prêts à partir, quand arrive dare dare la calèche armoriée envoyée à la rencontre des hôtes de distinction ; l’équipage arrête et il en dégringole un larbin qui, tout essoufflé, s’excuse de son retard. Le gentilhomme témoigne le désir de cheminer en profitant de l’obligeance de ce jeune paysan qu’il désigne au domestique. Celui-ci reconnaît l’uniforme pourtant peu saillant du pénitencier de Poulderbauge ; il sent toute l’horreur de la situation et, prenant à part les invités de son maître, il leur explique à quel cicerone ils allaient se confier.

 

Mine dégoûtée de la dame, confusion du monsieur, regards distants lancés au réprouvé qui faillit abuser de leur confiance et leur imposer la souillure de son voisinage. Sous ses airs de sainte nitouche, Dieu sait quel attentat le polisson mijotait, et ce qu’il aurait entrepris dès qu’ils se seraient trouvés loin des habitations ! Navrance du petiot frustré d’une occasion de prouver sa gentillesse et son urbanité. Navrance qui me gagne moi-même quand je lui entendis, au retour, le cœur tout gros, la gorge nouée, faire part à ses camarades de l’affront qui lui avait été infligé. D’aucuns se moquèrent. Cela lui apprendrait à cajoler les bourgeois ! Mais d’autres l’écoutèrent avec commisération et un air de solidarité qui me donna beaucoup à réfléchir. En somme, ce petit fait me confirme dans la bonne opinion que j’entretiens depuis si longtemps sur le fond de cette engeance rebutée. Ces cyniques sont des sensitives. Si l’on se donnait la peine de démêler leur véritable nature, on y percevrait des nuances d’une telle subtilité, des scrupules si inattendus, des réactions si raffinées qu’à côté d’eux les représentants de notre prétendue élite paraîtraient les butors et les goujats…

 

 

– Bon. Voilà que ça lui reprend ! dirait Bergmans, s’il lisait ceci par dessus mon épaule.

 

Mieux vaut ne pas me plonger dans ces entrevisions, ne pas y voir trop clair… Ne me suis-je pas prématurément cru guéri ? N’assumais-je pas une tâche au-dessus de mes forces ? Je me sens plus isolé que jamais. On ne me comprenait point quand je vivais de la vie des vauriens ; on ne comprendrait pas davantage mon ardeur à les arracher à cette vie subversive. Nul ne les aime, sauf moi qui les aime trop peut-être. Quoique je me contraigne, une grande part d’indulgence et de sympathie se mêle à la rigide et protectrice sollicitude que je devrais leur témoigner…

 

 

Non, je n’aurais pas dû venir ici. Les raisons plausibles que je me donnais pour entrer dans cette place d’une température si troublante me cachaient à moi-même des postulations momentanément endormies. Moi qui avais peur des brûlures, je me suis rapproché du feu. Je l’attise en voulant l’éteindre.

 

Que faire ? Démissionner ? Il en est temps.

 

Mieux valait les voir en liberté. Ils me tentaient moins.

 

 

En rêve j’ai revu mes voyous de Bruxelles. Ils me faisaient des reproches muets que je lisais dans leurs beaux yeux tristes : « Tu te mets donc du côté des tourmenteurs ! » me disait Tourlamain. « Parjure… Infidèle ! Judas ! » ajoutaient Zwolu et Cassisme. Et tous étaient aussi morts pour moi que Bugutte.

 

Leurs tares m’attirent comme certaines belles plaies intéressent tellement le médecin qu’il les entretiendrait au lieu de les panser. Aussi, quand il m’arrive à présent de leur faire de la morale, mon cœur ne monte plus à mes lèvres : I cannot heave my heart into my mouth.

 

 

Ô Jésus, qui frayais de préférence avec les hommes et les femmes de mauvaise vie, viens, ah viens à mon aide !… Mais n’est-ce pas blasphémer ton fils, ô mon Dieu, que de me recommander ainsi de son exemple et de lui attribuer mes prédilections ? N’importe, Seigneur, entendez-moi. Je vous crie pitié et au secours !

 

 

Le Ciel se montre sourd à ma détresse. Ma morale redevient conforme à mon esthétique et rien de ce qui me paraît beau ne me paraît mal.

 

 

Retournant à mes convictions premières, j’en arrive à me dire qu’en s’améliorant dans le sens souhaité par la norme tous ces sauvageons dégénéreraient et seraient diminués. Je pense et je vois de nouveau comme autrefois. Cessai-je jamais de voir ainsi ? Ne voulus-je m’en faire accroire à moi-même ?

 

 

Oui, c’est autrefois que j’étais dans le vrai, du moins en ce qui me concerne ; oui, j’avais raison contre Bergmans et les autres. Il aurait fallu un miracle pour me guérir de mon prétendu daltonisme et me donner leurs yeux et leurs sens. Dieu m’a refusé cette grâce : il ne me reste donc qu’à demeurer loyalement tel qu’il me créa.

 

 

Pour commencer, ne songeons plus à convertir mes pupilles malgré eux et surtout malgré moi.

 

Leur conversion équivaudrait à une déchéance. D’un loup on ne tirera jamais un chien. Je fuyais toujours les cirques et les ménageries où la foule se moque des animaux sauvages contraints à imiter nos simagrées. C’est cependant à pareils exercices que nous dressons les voyous encagés !

 

 

Au commencement de mon séjour à Poulderbauge, j’enviais l’aumônier. J’aurais voulu prendre sa place au prône et leur raconter de balsamiques paraboles. Mais jamais je ne lui entendis prononcer la parole appropriée à ces souffrantes ouailles. Ce pasteur n’est pas méchant, bien au contraire ; mais ici, il faudrait mieux qu’un bonhomme. Il lui manque le feu sacré, l’étincelle d’amour divin qui réchaufferait et illuminerait ces existences troubles et honnies.

 

 

Puisque Dieu ne leur parle pas, c’est donc au diable à les aimer !

 

 

Autre vue, autre vie ? Oui et non. Autre vie intérieure, soit, mais pour le reste il me faut consentir aux gestes du nombre. Ce n’est même qu’à ce prix qu’il me sera permis de vivre, de voir !

 

 

Jusqu’à présent, je me garde de laisser paraître à mes élèves ce qui se passe en moi. Je continue à leur inculquer des préceptes conformes aux intentions du législateur. Je me ménage un continuel alibi.

 

Plus d’une fois cependant, je fus sur le point de me trahir et de me moquer à haute voix de ce que je suis tenu de leur enseigner.

 

Si je m’écoutais, en fait de théorie, je me bornerais à les prémunir contre la raison du plus fort ; je leur inspirerais la peur salutaire du magistrat et du gendarme ; je leur apprendrais à éluder la loi et à endormir la vigilance de la police. Ainsi les louves dressent leurs louveteaux à dépister les traqueurs, à reconnaître les pièges, à ne marauder qu’a la faveur des ténèbres. Machiavel écrivit son livre du Prince, le livre du Voyou est encore à écrire.

 

 

C’en est fait. Il m’a été impossible de feindre plus longtemps ; du moins avec ceux de ma race.

 

L’un de mes élèves, le petit Warrè, un espiègle bruxellois de dix-sept ans, qui m’est encore plus cher que les autres à cause de sa ressemblance avec le pauvre Zwolu et qui fut le héros de l’aventure de l’autre jour à la gare, s’amusait à lâcher des hannetons dans la classe pendant la leçon de géographie. Ayant pris mon farceur sur le fait, je me bornai pour le moment à ouvrir les fenêtres et à rendre la volée aux bourdonnantes bestioles. Après le cours, je fis toutefois comparaître le coupable devant moi :

 

– Ah ! vous voilà ! l’interpellai-je d’un ton bourru. Que diriez-vous si je vous faisais mettre au cachot et au pain sec ?… Vous connaissez les autres corrections plus cruelles encore prévues par le règlement ?… En vous croyant très fort et très malin, vous avez agi on ne peut plus sottement. Avouez-le donc. Tout cela pour poser devant la galerie, pour faire le crâne afin que les camarades se trémoussent en disant : « Quel gaillard, hein ? » Eh bien il est propre à présent, le gaillard !

 

Je le considérais quelque temps en silence comme pour jouir de sa confusion, puis je repris :

 

– À propos, ne faisais-tu point partie l’autre jour du piquet de punition qui était en train d’écobuer la bruyère de l’autre côté du village ?… Oui, plus je te regarde et plus je suis certain de mon fait… Tu te souviendras alors que tout à coup notre attention à tous fut attirée par cet épervier qui, après avoir décrit des cercles concentriques de plus en plus étroits en se rapprochant d’un de nos malheureux pigeons que son essor surplombait, finit par s’abattre sur sa victime qu’il emporta victorieusement dans ses serres à l’autre bout de l’horizon où il décrut jusqu’à ne plus représenter qu’un point imperceptible avant de disparaître pour de bon !

 

Hein, avec quelle adresse, quelle grâce majestueuse notre rapace avait procédé ? Il enveloppait la pitoyable bestiole dans ses spirales comme dans des passes de magnétiseur.

 

Vous autres, vous aviez abandonné vos brûlis et, appuyés sur la poignée de vos bêches, le nez levé, vous ne perdiez pas une des péripéties de ce drame aérien.

 

Un instant, m’étant avisé de vous observer, et toi, tout particulièrement, je vis tes narines frétiller et tes yeux s’illuminer sous l’influence de je ne sais quelle convoitise. Ma parole, il y avait aussi de l’oiseau de proie dans tes regards ! Oh, ne fais pas signe que non. Pourquoi, sinon, t’aurais-je associé dans ma pensée à ce déprédateur ?… Conviens plutôt, mon garçon, que tu aurais été déçu de voir le pigeon échapper à son ennemi.

 

Imagine-toi qu’un des soldats qui vous gardent toujours, le fusil chargé, quand vous travaillez aux champs, ait eu la fantaisie d’envoyer une balle à l’épervier et qu’il l’eût atteint, ton admiration pour le brigand se serait aussitôt changée en un vague mépris. Avec tes camarades tu te serais gaussé du ravisseur maladroit gisant sur le sol et battant lamentablement des ailes, sans parvenir à s’enlever jusqu’à ce que, de sa crosse ou de sa bêche, l’un de vous lui eut porté le coup de grâce… Ah, cet épervier risquait gros en venant exercer ses ravages sous le canon de nos fusils, alors que la fumée aromatique des feux d’essarts aurait dû l’avertir de notre présence… N’importe, il a échappé… Que son adresse te serve d’exemple, petit. Sois courageux, sois téméraire, mais sois adroit !… Assure-toi l’impunité ou sois prêt, sinon à supporter stoïquement les conséquences de tes incartades… En d’autres termes, il est beau d’être le rebelle, le larron, l’oiseau de proie – beaucoup ne sauraient même cesser de l’être ! – mais à la condition d’échapper au chasseur… Ne pas se faire pincer !… Tout est là !… Allons, va-t’en, et ne recommence plus !… »

 

Au début de ma mercuriale, le garçon avait eu la mine penaude et farouche qu’ils ont tous lorsque, pris en défaut, ils ne peuvent compter sur aucun ménagement de la part de leurs gardiens.

 

Instinctivement, Warrè se tenait à distance plus que respectueuse, cherchant à se garer et à s’effacer de son mieux, se tortillant à l’avance sous la dégelée, flageolant des jambes, rentrant la tête entre les épaules, portant l’avant-bras et la main crispée devant le visage, afin de parer les coups qui pleuvraient sur sa brune tête frisée, posture qui m’avait navré bien des fois, lorsqu’un de mes collègues s’était acquitté devant moi, avec, une sorte de forfanterie et je ne sais quel sadisme, de ses odieuses fonctions de bourreau d’enfants.

 

Toutefois, aujourd’hui, à mesure que je l’admonestais, le petit se rassura peu à peu ; il se remit d’aplomb, se cala sur ses jambes, releva la tête, se risqua à me regarder entre ses doigts écartés, puis, laissant retomber les bras le long du corps, dans la position dite d’ordonnance, il me dévisagea pour de bon, ouvrant même des yeux à la fois lurons et ébahis, et un étrange sourire illumina son visage.

 

Ravi de cette métamorphose graduelle et jouissant de sa surprise, j’avais même prolongé ma harangue et, me rappelant l’épervier de l’autre jour, j’avais improvisé ce mirifique apologue. (Oh, les évangéliques paraboles, que deveniez-vous ?)

 

Quand j’eus fini de parler, l’enfant demeura sur place, me considérant toujours bouche bée, comme s’il ne parvenait à en croire ses oreilles, et vaguement penaud, ne sachant s’il devait se méfier de mon ironie ou me remercier pour ma clémence.

 

– Eh bien ? lui dis-je encore. Tu m’as entendu… Décampe ! Et plus de gamineries, hein ? Dis-toi bien que tous les maîtres ne pensent pas comme moi, ici, sur la portée d’une peccadille et qu’à ma place un autre t’eût étrillé et savonné de la belle façon… Ne me mets donc jamais dans la pénible alternative de devoir te punir ou d’être frappé moi-même.

 

Me trompai-je ? Mais il me sembla que les grosses lèvres de mon gosse faisaient cette grimace des gens qui se retiennent de pleurer, et je vis, sinon une larme, du moins un certain brouillard passer devant les claires prunelles de mon preneur de hannetons – ces yeux de la couleur des faînes à la saison où elles tombent des hêtres, et dont la nuance rappelle aussi celle des élytres des insectes auxquels il devait cette remontrance ?…

 

J’eus la délicatesse de me détourner moi-même, pensant avec raison qu’après ce que je lui avais dit de la fierté et du stoïcisme des aigles, il m’en aurait voulu de l’avoir vu sous l’empire d’un attendrissement.

 

Quand Warrè s’en fut allé en sifflant et en battant un entrechat, je fus un peu effrayé de ce que j’avais osé lui dire. Mais c’avait été plus fort que moi. Depuis longtemps je suffoquais. Il fallait me débonder.

 

Pareille semonce était tout à fait neuve dans ce milieu peu favorable au libre examen et à la discussion.

 

Ébruitées parmi mes collègues mes paroles eussent fait scandale et, en apprenant de quelle façon je catéchisais mes vauriens, le directeur m’aurait infligé un de ces avertissements après lesquels, en cas de récidive, il n’y a plus que la mise à pied.

 

Aussi comme je tiens maintenant à rester ici coûte que coûte, je fus sur le point de rappeler mon polisson pour lui recommander le silence.

 

Mais Warrè était déjà loin et lorsque je le relançai au préau, il formait le centre d’un rassemblement de camarades avides de connaître ce qui s’était passé entre nous, et qu’il stupéfiait sans doute en leur faisant part des choses inouïes que je lui avais dégoisées.

 

– Mon affaire est claire, pensais-je. Tout à l’heure, le chef saura de quelle façon je comprends mon rôle d’éducateur !

 

Et je me préparais à la catastrophe.

 

À ma grande surprise, la journée s’écoula sans que le directeur m’eût mandé auprès de lui.

 

 

Le lendemain, lorsque j’entrepris ma ronde habituelle dans les ateliers, je me vis l’objet d’une curiosité générale de la part des apprentis.

 

Ma première apparition n’avait point provoqué sensation pareille. Généralement, il suffit de l’entrée d’un surveillant pour que tous affectent de coller le nez sur leur ouvrage et, s’ils se risquent à regarder l’importun, c’est d’en dessous, quitte à le narguer et à échanger entre eux des œillades moqueuses et des gestes d’exécration quand il aura le dos tourné.

 

Or, cette fois toutes les têtes penchées sur les métiers ou les établis se relevèrent presque simultanément, tous les yeux cherchèrent les miens.

 

Cette façon de me dévisager avec une certaine crânerie mais sans malveillance, ces centaines de prunelles aiguës ou moelleuses braquées sur moi me causèrent d’abord un certain malaise ; Mais devinant aussitôt la raison de cette apparente effronterie, loin d’en être intimidé, j’en ressentis au contraire une réelle satisfaction.

 

Cependant, le rouge devait m’être monté au visage, mais ce n’était pas la honte ou la pudeur qui chassaient le sang à mon front ; non, c’était bel et bien une bouffée d’orgueil comme d’un vin très cordial et très capiteux.

 

Je vivrais cent ans que je n’oublierai jamais l’expression, la caresse de toutes ces physionomies. Elles étaient attachantes, quoique un peu sinistres, et me rappelaient autant d’archanges déchus célébrés par Dante, Milton ou Vondel. Mais ne leur ressemblais-je pas ?

 

Et je ne sais quelle énervante moiteur, quelle titillante onction, se mêlait à la buée formée de ces sueurs et de ces haleines, quelle électricité, quel magnétisme me pénétrait et m’imprégnait de toutes parts. Je crus défaillir…

 

Mes jeunes gens se gardèrent de me compromettre en insistant de façon plus explicite sur l’incident qui me valait leur muette apologie : ils se dispensèrent même plus tard de faire la moindre allusion en ma présence à ce qui s’était passé entre leur camarade et moi. À plus forte raison se tinrent-ils à carreau pour n’en rien laisser transpirer dans le cercle des surveillants. Aussi, les aimais-je de plus en plus en raison de leur intelligence, de leur tact et de leur subtilité.

 

Dès ce moment, nous nous entendîmes implicitement. À peine un sourire furtif, échangé entre nous, indiquait que nous étions de connivence.

 

Cette entente tacite ne me suffisant plus, je ne tardai pas à leur tenir en cachette des propos aussi incendiaires que mes ouvertures à l’« Espiègle aux Hannetons » ; j’en arrivai à provoquer leurs confidences et à me faire avouer leurs antécédents aussi bien que leurs aspirations, leurs projets pour l’avenir, leurs pensées intimes.

 

Puisqu’ils avaient deviné que j’étais presque des leurs, que j’embrassais leur cause et prenais leur parti, je me mis à les confesser, à extraire leurs professions de foi, m’oubliant dans d’insidieuses conversations et prenant à ces entretiens où tous cherchaient à briller et où, pour ma part, je renchérissais encore sur leur subversion, le plaisir que Socrate goûtait à faire dialoguer les Charmide, les Lysis, et les Phèdre suspendus, comme nous les montre Platon, aux lèvres de leur professeur.

 

 

C’est donc entre mes deux cents disciples et moi une sorte de franc-maçonnerie.

 

Je ne cesse de me dire que cela finira mal. Il me revient des scrupules. N’est-ce pas un abus de confiance que je commets ? la loyauté me commanderait de fuir.

 

Mais, l’instant d’après, je m’absous et ne me reconnais de devoirs qu’envers ces malheureux. Ils me touchent d’autrement près que ceux qui les gardent. Ils ont raison. Leurs vues sont les miennes. Partir, serait déserter.

 

Les ombres de Bugutte et des autres me sont redevenues fraternelles.

 

 

Puis, me dis-je non sans une joie perverse, de quoi leurs éducateurs (parlons-en !) auraient-ils à se plaindre ? Mes pupilles travaillent et se tiennent cois. Que voudrait-on de plus ? Jamais aucun désordre ne se produit en ma présence. Ils se chargent eux-mêmes de la police, il en cuirait au fauteur de troubles.

 

Ce calme ne fait pas le compte de mes collègues.

 

Rien ne rend clairvoyant comme la malveillance et quoique je ne leur offre aucune prise, ils doivent se douter en partie de ma position vis-à-vis des jeunes internés.

 

Les premières semaines, le directeur, un ancien capitaine de l’armée, à la fois un braque et un maniaque, routinier et têtu, ne jurant que par la discipline et les règlements, constatait avec un certain plaisir l’ordre que j’obtenais dans mes classes. Mes bons collègues ne tardèrent pas à me desservir auprès de lui et à me mettre en suspicion. L’un surtout, un certain Dobblard, le major ou surveillant de première classe, mon supérieur direct, le type du sous-officier nul, à demi-lettré, péroreur, bel esprit de cabaret, tranchant de tout.

 

La tête en as de pique, des cheveux plats, une forte moustache rousse, camard, des yeux en boule de loto, les pattes velues, bancroche, plus rébarbatif encore que les autres dans son uniforme pisseux : la première fois que je le vis il m’inspira une antipathie définitive. Je ne tardai pas à m’en faire un ennemi, n’étant point parvenu à dissimuler mon dégoût pour ses fanfaronnades, ses gueulées, sa fausse bonhomie, son étalage d’ordures, son composé de goujat et de pleutre, de cynique et de cafard. Sous des dehors paternes, il n’existe pas de tortionnaire plus ingénieux.

 

Il me hait, mais je ne laisse pas de lui imposer par mon flegme et ma politesse ; je l’exaspère, mais je le tiens à distance. N’osant s’en prendre directement à moi, il me dénigre et, s’étant aperçu que je ménageais mes pupilles, pour m’atteindre il redouble de brimades et de brutalités à leur égard.

 

– Je les ferai crever ! ne cesse-t-il de répéter en me lançant des regards menaçants.

 

 

Ah, le cœur me saigne à entendre les cris et les pleurs qui m’arrivent des cachots ; le bruit étouffé, la rumeur sourde et mate comme de ballots qui s’écroulent, tapage suggestif qui fait dire aux autres surveillants : « Bon, notre tapissier bat ses matelas ! » De là, ce sobriquet : le Tapissier.

 

Et je songe à ces épaules lacérées, à ces croupes mises à sang. Le hideux sourire, quand il retrousse ses manches, qu’il ôte sa tunique ou qu’il la remet, avec le soupir de soulagement du peinard qui a fini la corvée ! Il pousse la provocation jusqu’à se rajuster et se prélasser devant moi, en se pourléchant presque les lèvres, à la façon des félins momentanément assouvis. Il s’amuse aussi à me renvoyer les patients après l’exécution. Ils m’arrivent les yeux cernés et injectés, aphones à force d’avoir crié, et ils se traînent en se tâtant aux endroits endoloris.

 

 

Si j’ai pensé intervenir ! Eux-mêmes m’engagent à n’en rien faire. Ce serait infailliblement les vouer à plus de sévices, outre que je me ferais flanquer à la porte, car il a soin de toujours mettre le règlement de son côté : il ne dépasse point la mesure, il sait jusqu’à quel point il peut opérer ; d’ailleurs le directeur lui donne carte blanche.

 

Mes élèves me calment donc et, réciproquement, je les exhorte au stoïcisme. Toutefois, il y a des moments où je les vois changer de couleur : ils m’interrogent des yeux, battent des paupières, se mordent les lèvres, crissent des dents ; ils cillent d’inquiétante façon ; je les sens bouillir ; la même buée rouge passe devant nos yeux, le même tocsin bourdonne à nos oreilles.

 

Un mot, un signe et ils se rueraient.

 

– Non, non, leur dis-je. Pas de ça ! Vous vous feriez fusiller ! Plus tard ! quand vous serez libres ! Et soyez plus malins alors que Bugutte et Dolf !…

 

 

Ayant conscience de ma sollicitude plus grande pour Warrè, c’est lui surtout que « cherche » ce Dobblard. Toutefois, il n’ose le molester et il se borne à l’accabler de corvées. S’il poussait les brutalités aussi loin qu’avec les autres, je répondrais plus de moi !

 

Hier, au moment de l’entrée dans ma classe, le Tapissier se présente de son air important et renfrogné :

 

– Où est le 118 ? (le numéro de Warrè), j’ai besoin de lui.

 

Et ayant avisé mon garçon dans la file, il l’aborde, le saisit par le bras, non sans le pincer, selon son habitude.

 

Cette fois je m’interpose :

 

– C’est l’heure de la leçon d’arithmétique. Le 118 restera avec nous.

 

– On demande un vidangeur pour transporter des tinettes. Ça le connaît.

 

– Pardon, je le retiens. Si l’équipe de la ferme ne suffit pas, réquisitionnez le peloton de corvée.

 

– Quand je vous dis que c’est le 118 qu’il me faut. Vas-tu t’amener, toi ? Allons… Houste !

 

– Reste ici, petit !

 

En me plaçant entre Dobblard et Warrè, je pousse même l’adolescent dans la classe. Il ne ferait pas bon pour le garde-chiourme de recourir à la force. Il s’en doute.

 

– Petit !… Petit !… chantonne-t-il, blême de colère rentrée. Ne dirait-on pas, ma parole, que Monsieur s’adresse à des chouchous de bonne famille qu’on élève à la brochette ?

 

La mine trigaude du drôle indiquait même l’envie d’expectorer des propos ignobles. Il a la gorge et le bec faits à cela. Mais la peur le retient et il se contente de remâcher ses ordures avec sa chique. Je ne devais pas avoir l’air des plus endurants et il me savait homme à lui faire rentrer ses insinuations dans la gorge. Puis, certain article du règlement porte : « toute parole déshonnête tenue par un surveillant devant les colons entraîne la privation d’un mois de traitement. »

 

La brute jugea donc prudent de filer doux et de se mettre en quête d’un autre gadouard.

 

 

Le soir, après le coucher des pensionnaires, se tient une réunion sous la présidence de M. Toussaint, le directeur. Les surveillants lui présentent leur rapport sur la journée et lui soumettent les punitions.

 

Les autres avaient lu leurs martyrologes respectifs. Mon tour arriva.

 

– Monsieur Laurent Paridael ? (mon supérieur et mes égaux me donnent du Monsieur long comme le bras.)

 

– Néant, monsieur le Directeur.

 

– Néant ? Que voulez-vous dire ?

 

– Mon carnet est vierge de punitions.

 

– Comment ! Quand la journée d’hier a été particulièrement effervescente dans toutes les classes, la vôtre qui compte les plus fieffés garnements aurait fait exception ?… Pas possible !

 

– C’est pourtant comme j’ai l’honneur de vous le dire, monsieur le Directeur.

 

Le Toussaint pince une moue incrédule et désobligée. Un regard qu’il échange avec Dobblard ne m’échappe point. Toutefois, il passa outre pour le moment et l’on aborda d’autres sujets.

 

Mais, après la séance, il me retint quand les autres se furent retirés.

 

– Ah çà, monsieur Paridael, ne seriez-vous pas trop bon ? N’oubliez-vous pas où vous vous trouvez ?… Tenez-vous les yeux bien ouverts et faites-vous preuve de suffisamment de vigilance et d’autorité ?… Voyons, là, entre nous, vous ne prétendrez pas que, dans une section de deux cents vauriens, il ne se soit pas produit de toute la journée un seul cas d’insubordination ou un autre manquement. Nous avons affaire à des natures vicieuses que les temps d’orage énervent tout particulièrement… N’avez-vous rien surpris ?… Pas de gestes, de chuchotements ?… Hum ! Hum !

 

Il se passa les doigts dans ses côtelettes taillées à l’anglaise et il baissa la voix :

 

– Savez-vous bien que votre prédécesseur découvrit un jour que les polissons s’arrangeaient pour manger dans la gamelle l’un de l’autre ?

 

– Manger dans la gamelle l’un de l’autre, Monsieur ! me récriai-je en gardant mon sérieux. Quelle indécence !

 

– N’est-ce pas ! Vous voyez donc de quoi ils sont capable !… Êtes-vous sûr qu’ils ne correspondent point entre eux… Nos archives contiennent des liasses de lettres… Effroyables !…

 

– Absolument rien, monsieur le Directeur.

 

– Vraiment ?

 

Après une pause, M. Toussaint reprit sur un ton sévère et dépité :

 

– Permettez-moi, Monsieur, de douter d’une conduite si irréprochable de la part de vos élèves. Ce serait à croire, ma parole, que nous ne nous trouvons plus dans un pénitencier, mais bien dans un pensionnat ordinaire ! Pas une punition de toute la semaine ! Ouais ! De ce train nous pourrons bientôt fermer boutique et licencier notre monde… Voyez-vous les petits saints ! Comme ils parviennent à vous donner le change… Mais je les connais mieux, mon jeune ami. Fiez-vous en à ma vieille expérience. Ils sont capables de tout. Aussi, je vous engage à redoubler de surveillance et de sévérité !

 

D’ailleurs, depuis qu’ils vous sont confiés, je leur trouve un air dispos, presque guilleret qui ne me dit rien qui vaille et qui détonne absolument dans le cadre de cette maison… Attention, monsieur Paridael, vos élèves se montrent trop gais ! Il n’est pas admissible que l’on se réjouisse à ce point dans un pénitencier.

 

Après un autre arrêt, ayant toussoté et tourmenté de nouveau ses favoris de maître d’hôtel :

 

– Il m’est revenu aussi, Monsieur…, c’est-à-dire j’ai eu l’occasion de constater moi-même que vous étiez trop familier avec cette graine de larrons…

 

Quoiqu’il se fût repris, je devinais d’où partait le coup :

 

– Trop familier, monsieur le Directeur ?

 

– Mais oui. Encore une fois, mettez-vous bien dans la tête que nous avons affaire à des malfaiteurs précoces, à des natures perverses, affligées déjà d’un casier judiciaire, à de véritables récidivistes, et, dans ces conditions, il importe de s’adresser à eux de façon à les rappeler à l’exacte conscience de leur situation. Les désigner par leur nom, en admettant qu’ils en aient un, c’est déjà leur témoigner trop de condescendance ; il suffit de les désigner par leur numéro matricule. « Numéro un tel, ici ! Numéros vingt, vingt-quatre, attention ! Ou simplement vingt… vingt-quatre… » Vous ne sauriez être trop laconique… À plus forte raison ; Monsieur, vous m’obligerez, dorénavant, en ne caressant plus ces jeunes drôles d’une appellation familière telles que : mon garçon, mon petit, mon ami, mon enfant… Je passe cette manière de leur parler, tout au plus à l’aumônier, quand ils vont à confesse ou lorsqu’il lui arrive de les prendre à part pour les catéchiser. Mais en public, devant leurs camarades, jamais ! Vous m’entendez, Monsieur. Entretenez votre prestige ! Il s’agit de leur inspirer du respect et même de la crainte ! Pour peu qu’on les y encourage, ces pierrots viendraient bientôt vous manger dans la main. Ma parole, ils finiraient par vous prendre pour un des leurs !…

 

Brave Monsieur Toussaint, si je vous disais qu’ils me prennent depuis longtemps pour un des leurs !

 

 

M. Toussaint est enragé pêcheur à la ligne.

 

Les fossés et le bassin très poissonneux lui fournissent largement de quoi satisfaire sa passion.

 

La semaine dernière, par de merveilleuses journées automnales, il a fallu procéder au curage de ces pièces d’eau, opération indispensable que le pêcheur avait toujours remise par crainte de troubler ses intéressants cyprins.

 

Ce fut une partie de plaisir pour les colons chargés de ce travail. D’abord, à l’aide de râteaux et de gaffes ils extirpèrent les nénufars. Puis ils séparèrent des autres la partie du fossé à curer en premier lieu, par un batardeau établi au moyen de sacs remplis de terre calés entre deux cloisonnages et des piquets enfoncés dans le lit de l’étang. Ensuite, pour faire passer les eaux de l’autre côté du barrage, ils s’attelaient par équipes à une pompe à bras qu’ils manœuvraient en chantant afin de s’agaillardir et de mieux garder la mesure, et quand le niveau descendit assez bas, ils achevèrent le vidage en se servant d’écopes ; enfin, leurs outils rencontrant la fange, ils recoururent à leurs bêches.

 

Ils se tenaient, à vingt, pieds nus dans le lit du fossé, de l’eau jusqu’aux mollets. Le pantalon de coutil retroussé par dessus les cuisses ; la vase leur faisait de longs bas noirs et les chemises mouillées collées à leurs torses en modelaient les pectoraux. Ils piochaient allègrement avec des rires et s’amusaient à envoyer les paquets de bourbe s’abattre sur les deux rives avec un bruit de fessées.

 

Dès la première pompée les poissons avaient émigré dans les eaux voisines, mais il en restait beaucoup, les plus grosses pièces, qui s’affolaient et sautelaient désespérément dans cette eau dérisoire. Anxieux pour ses chers poissons, M. Toussaint ordonna de les jeter dans le bief voisin.

 

La partie devenait de plus en plus amusante. Mes gaillards guettaient les poissons, les cueillaient à la pelle et, d’un coup sec, ils les lançaient par dessus le batardeau, auprès du reste de leur tribu. Mais il fallait de l’œil, de l’adresse et surtout de la dextérité. Neuf fois sur dix, la bestiole replongeait dans la boue.

 

Warrè qui se distinguait comme toujours a trouvé mieux. Il renonce à se servir de sa bêche.

 

– Assez pêché, c’est chasser qu’il faut ! Qui veut voir prendre le poisson à la course ?

 

Ses yeux scrutent la vase. Un bouillonnement révèle la présence d’un animal en détresse.

 

– Une carpe !… Et de taille ! Là ! Là !

 

En quelques enjambées, le petit se porte de ce côté. La bête embourbée détale et file tant bien que mal. Warrè la poursuit dans ses randonnées et ses zigzags : « Viens, ma commère… Viens, ma mignonne… Viens, gentil poisson… par ici ! »

 

Il la câline comme il appellerait des poussins et des canetons. Il barbotte, ployé, la croupe en l’air, les mains trempées dans l’eau, presque à quatre pattes. À tout instant il trébuche et menace de s’étaler dans la crasse. Un cri de triomphe. « Je la tiens ! » Il ramène en effet sa proie à lui.

 

Pour mieux s’en assurer, il la presse contre sa blouse qu’elle nacre de viscosités. Elle se débat si fort et il s’esclaffe tellement, qu’elle lui glisse entre les doigts au grand ébaudissement des camarades.

 

C’est à recommencer. Courage ! Il lui a fallu s’y reprendre à quatre fois avant de s’en emparer pour de bon.

 

Je ne me lassais pas de suivre ses attitudes sculpturales. Un moment, une énorme anguille au poing, il me suggéra quelque jeune jongleur de l’Inde ; surtout que le soleil couchant brunissait encore son teint hâlé.

 

J’oublie l’endroit où je me trouve ; l’allégresse a même gagné le Directeur et son entourage de geôliers.

 

Un seul résiste au charme de cette adorable suite de gestes athlétiques : Dobblard.

 

Ne voyant plus de poisson, Warrè se résigne à reprendre sa bêche. Comme il projette une pelletée de margouillis vers la benne, il plaque cet odoriférant tourteau sur la poitrine du Tapissier. Tout le monde rit. Warrè s’enhardit à partager cette hilarité.

 

« Je l’ai fait exprès ! » me confiait-il le lendemain.

 

Quel atroce regard lui avait lancé le garde-chiourme !

 

 

C’était le soir, en décembre, il gelait ; je lisais au coin du feu, sous la douce lueur de ma lampe, lorsque des éclats d’un vilain rire et un bruit d’impétueux arrosage m’appelèrent au dehors.

 

Et voici ce que je vis à la clarté lunaire d’un temps de gel :

 

Dans le préau, blanc de neige, un adolescent était nu comme un Saint Jean de l’école italienne. Je reconnus Warrè. Il avait les mains liées derrière le dos. Une corde entravait ses chevilles.

 

Dobblard l’avait traîné près d’une bouche d’eau et il le tenait sous la douche. Le Tapissier me rappelait ces bourreaux que peignirent Gérard David, Quentin Massys et Thierry Bouts. Il promenait méthodiquement, avec sadisme, le jet d’eau sur toutes les parties du corps, à la nuque, aux fossettes du ventre et des hanches, en s’arrêtent aux endroits les plus sensibles. Il jouissait du frisson, de l’effroi, de la détresse, de cette jeune chair :

 

– À ton tour de frétiller à présent !… Où sont-elles les tanches et les carpes gentilles de l’autre fois !… Viens, petit, petit poisson !…

 

Le misérable parodiait les cajoleries que l’enfant adressait l’autre jour aux poissons de M. Toussaint.

 

L’eau glaciale devait causer une sensation de brûlure à Warrè. Son corps d’éphèbe se convulsait des pieds à la tête. Il claquait des dents, mais il ne poussait pas une plainte. Il regardait son bourreau dans les yeux ; il le bravait, et il y avait encore plus de mépris que d’agonie dans ce regard.

 

Le Tapissier s’absorbait si voluptueusement dans son œuvre de tortionnaire qu’il ne m’avait pas entendu venir. L’horreur me figeait et je fus quelque temps avant de pouvoir bouger. Puis la foudre ne fulmine pas plus vite que je ne me ruai sur Dobblard. Je le tenais, renversé sous moi, par la gorge ; je lui donnai deux ou trois fois du poing dans le visage ; j’allais l’étrangler, il râlait… En ce moment, je me sentis tiré en arrière par un pan de ma veste. Malgré ses liens, Warrè s’était traîné jusqu’à moi ; saisissant l’étoffe entre ses dents, il la secouait afin de me faire lâcher prise :

 

– Arrêtez, maître… Arrêtez ! gémissait-il.

 

Le pauvre garçon, qui n’avait pas exhalé un soupir tant que le monstre s’était acharné sur lui, s’alarmait pour son libérateur.

 

Je devinai ce qui se passait en lui, rien qu’à l’intonation de sa voix : Warrè me voyait jugé, perdu, encagé pour la vie !

 

– De grâce, ne faites pas cela !

 

Je laissai Dobblard qui gisait sur le sol et qui s’était évanoui de terreur, pour m’occuper de Warrè ; je tranchai ses liens, je ramassai ses vêtements et l’aidai à se rhabiller, car il était transi au point de ne plus pouvoir se servir de ses membres.

 

Et tandis que je n’avais de pensée que pour lui, il continuait à ne se préoccuper que de moi :

 

– Maître… Maître… Quel malheur ! Vous avez eu tort !

 

– Devais-je te laisser mourir ?

 

– Nous sommes habitués à pareils jeux !… Vrai, j’aurais préféré subir cette douche une heure encore que de vous savoir compromis à cause de moi… Oui, j’irais au devant d’une torture triple pour vous garder auprès de nous, vous si bon, vous notre seul ami. Vous nous réconfortiez tellement que nous en arrivions à ne plus sentir le mal. On vous fera partir à présent… Que deviendrons-nous ?

 

– Oui, c’est la séparation !… Dieu sait ce que ces forcenés se permettront quand je n’y serai plus… Warrè, viens, fuyons ensemble !

 

Je l’entraînai, il titubait ; je compris que nous n’irions jamais loin. De désespoir, j’allais le soulever et le prendre sur mon dos mais des gardiens, toute une escouade, étaient accourus aux cris de Dobblard.

 

Tandis que les uns relevaient leur collègue qui était revenu à lui et qui hurlait comme un chien écrasé, les autres me maîtrisaient et s’étaient saisis du jeune homme. Je voulus leur raconter ce qui s’était passé, mais je m’arrêtai court dès les premiers mots. À quoi bon ? Leur religion était faite. Ils nous lançaient des regards de réprobation et hochaient la tête. N’étais-je pas l’ennemi ?

 

– Demain, je m’expliquerai devant le directeur ! leur dis-je, et, me rapprochant de Warrè :

 

– En attendant allons nous coucher, mon enfant !

 

Je m’offris de le conduire jusqu’à la chambrée. Ils ne l’entendirent pas ainsi. Malgré mes protestations, ils s’obstinèrent à le rejeter dans le cachot d’où le Tapissier ne l’avait extrait que pour le soumettre à ses inventions d’inquisiteur.

 

Ils nous entraînèrent chacun de notre côté. Un même pressentiment nous étreignit le cœur. Nous reverrions-nous encore ? Nous aurions tant voulu nous embrasser, une première, une fois suprême. Nos lèvres se voulaient. Les miennes surtout aspiraient à déposer sur la bouche du jeune réprouvé mon baiser d’adieu à toute la prisonnée.

 

Nous nous tendions les bras. Les guichetiers emportèrent rapidement Warrè sous le porche menant au quartier cellulaire. Nous avions échangé un regard dans lequel nous mîmes tout ce que nous éprouvions de dévorante solidarité humaine.

 

Le lendemain, dès la première heure, avant le déjeuner et les ablutions je fus appelé par M. Toussaint.

 

L’affaire n’a pas fait un pli. On me révoque, on me chasse. Ils m’inquiéteraient même s’ils ne craignaient un public, un scandale qui attirerait l’attention de la presse sur cette colonie de… bienfaisance.

 

– Ah ! Monsieur, combien je me suis trompé sur votre compte, me dit le Directeur. Vous partirez immédiatement. Votre bagage a été chargé sur ma carriole qui vous conduira à la gare.

 

Il tira sa montre :

 

– Le train part à dix heures ; il est temps.

 

– J’aurais voulu prendre congé des enfants,… pardon des numéros…

 

– Il ne manque plus que ça ! Sans doute afin de les encourager dans cet esprit d’insubordination hypocrite que vous leur avez inculqué et, peut-être même, pour jouer votre va-tout et les exciter ouvertement à des extrémités.

 

– Au contraire, Monsieur, pour les exhorter à l’obéissance… Peut-être cette démarche ne serait-elle pas inutile si j’en crois un vague pressentiment.

 

– Non, mille fois non. Brisons là !

 

J’allais, me retirer, lorsqu’un gardien fait irruption, sans frapper, dans le parloir, et tout essoufflé :

 

– Monsieur le Directeur… Monsieur !… Vite ! Vite !… Les grands se sont révoltés. Ils ont mis le feu aux portes des cachots pour délivrer le 118… L’incendie menace l’aile du château de château… et votre maison… Les bandits se retranchent dans le réfectoire… Ils parlent de tout brûler et de tout massacrer si on ne leur rend pas… celui-ci… ce monsieur. Ils hurlent à tue tête : « C’est Paridael qu’il nous faut !… »

 

En effet, par dessus les stridences des clairons d’alarme, j’entends mon nom mêlé à des vivats alternant avec des huées et des vociférations.

 

M. Toussaint, pâle ou plutôt vert, me dévisage d’un regard auquel il voudrait sans doute prêter la vertu du couperet de la guillotine :

 

– C’est ce que nous verrons ! dit-il.

 

Comme tous les poltrons, il recourra d’emblée aux mesures extrêmes.

 

– Bien. Les soldats sont déjà sur les lieux ! Leurs fusils sont chargés… Qu’ils y aillent rondement !… Qu’on tire dessus, ferme, dans le tas…

 

– Monsieur, m’écriai-je, vous n’y pensez pas ! Massacrer ces enfants ! Ah ! ce serait horrible. Pour l’amour du ciel permettez-moi de me rendre auprès d’eux. Je réponds de leur soumission. Après, vous ferez de moi ce que vous voudrez.

 

– Vous ! siffle-t-il. (Quelle menace il y a dans ce vous !) Plût à Dieu que vous n’eussiez jamais mis les pieds à Poulderbauge… Allez, hâtez-vous de déguerpir avant que l’on ne songe à vous demander des comptes… Le sang versé retombe sur votre tête !

 

– Plutôt sur la vôtre !

 

Je me précipite vers la porte, résolu à profiter de ma liberté pour me joindre à Warrè et à ses camarades, tenter de les sauver ou périr à leur tête.

 

Mais au moment où je franchis le seuil, le Directeur, devinant sans doute mes intentions, se ravise, et l’arrivée des autres surveillants lui rendant un peu d’audace :

 

– Arrêtez cet individu ! leur ordonne-t-il en me désignant. Il répondra de l’état auquel il a réduit notre pauvre Dobblard, et aussi des malheurs qui vont arriver…

 

Et avant que je me sois préparé à leur agression, les gardes-chiourme me poussent dans une chambre voisine dont ils verrouillent la porte sur moi.

 

De là, j’entends redoubler le tumulte. Les cris se rapprochent. Les mutins ne cessent de m’appeler. Il me semble distinguer la voix de Warrè. Les clairons exécutent une fanfare précipitée comme un hennissement. Un silence. Des sommations.

 

– Rendez-vous !

 

– Jamais !

 

Un crépitement de fusillade. Des cris. Une recrudescence de furie. Quelques coups de feu encore. Une plainte prolongée. Puis le calme absolu…

 

Aux détonations, je clame, je crie, je bondis comme une panthère furieuse contre la porte de chêne massif : elle résisterait au choc d’un bélier ; je ne fais que m’y arracher les ongles et me mettre les doigts en sang. Je me rabats sur la fenêtre ; je casse une vitre, derrière il y a les barreaux : toutes ces chambres sont fortifiées comme des cellules.

 

Alors, convaincu de mon impuissance, je me laisse choir, je m’étale de mon long, je me vautre sur les dalles, je mords mon mouchoir, je le réduis en charpie que je mouille de larmes et d’écume.

 

Quelque chose d’irréparable s’est accompli.

 

Ainsi que je l’appris plus tard, serrés de près par les flammes, sur le point de périr asphyxiés et carbonisés, les révoltés, au nombre d’une trentaine, se décidèrent à sortir du réfectoire armés de tout ce qui leur tombait sous les mains : outils, pieds de bancs et d’escabeaux, barres de fer, ferrailles déboulonnées. Ils s’étaient jetés en avant pour forcer les rangs des soldats. Les fusils en descendirent quatre. Warrè, le premier…

 

Beaucoup parvinrent aux fossés, les franchirent à la nage, et gagnèrent la clef des champs.

 

Tous furent rattrapés. Au lieu de les recueillir, les paysans les livrèrent à Dobblard qui s’était mis à la tête des traqueurs, et à qui cette chasse à l’homme procurait la volupté de ces bloodhounds ou dogues de sang dressés autrefois par les planteurs à rattraper les nègres fugitifs. Le Directeur ne se résigna à m’élargir que quand tout était fini :

 

– L’ordre règne, me dit-il avec un sourire patelin… Vous pouvez partir… Estimez-vous heureux d’avoir été enfermé. Nous vous avons rendu service !

 

Et comme je me rebiffe :

 

– Oh, doucement, du calme ! Il vous en faudra, Monsieur. Vous le voyez, la violence ne mène à rien de bon. Soumettez-vous, tenez-vous coi, afin que l’on vous oublie… C’est ce que vous avez de mieux à faire !

 

Et il ajoute :

 

– Dans leur intérêt autant que dans le vôtre !

 

Malgré mon mépris pour ce valet de la loi, je sens qu’il a raison.

 

Un instant je rêvais des représailles formidables. À quoi bon ?

 

Ils seront toujours les plus forts.

 

Or, il importe avant tout de vivre ; vivre en marge de la société, mais vivre tout de même. Vivre et voir ! Voir autrement. Voir à tout prix !…

 

V.

ABOUTISSEMENT DU TERRASSIER AU FOSSOYEUR

 

 

There is no ancient gentlemen, but gardeners, ditchers

And grave-makers ; they hold up Adam’s profession !

 

(Shakespeare, Hamlet, Acte V, scène 1)

 

 

Trois mois se sont écoulés et je reprends ces confidences. Je ne parviens pas à m’habituer à la mort ou à la disparition des malheureux que j’aimai : ils m’entourent, je me sens enveloppé de leur présence comme s’ils étaient encore en vie et plus près de moi que jamais. Plus on en tue, plus il en naît. Je les embrasse dans une formidable communion panthéistique, chacun dans tous et tous dans un.

 

Depuis quelques jours, après me les être rappelés, après les avoir revus entièrement par l’imagination et le souvenir : apprentis, voyous, correctionnaires, je m’analyse et me note moi-même.

 

Ma passion pour les jeunes pauvres mal vêtus s’étendit toujours en s’exaspérant. Mon fanatisme a parcouru le cycle de toute l’humanité calleuse et fruste. Je me sentis capable d’englober des millions de jeunes et beaux êtres dans ma religion d’amour. Ils me furent chers l’un autant que l’autre et les nouveaux venus ne me rendirent pas infidèles à mes extases et à mes dévotions passées.

 

Mais cette sensibilité aux extériorités des petits pauvres, au pathétisme de la souffrance combinée avec la jeunesse, est devenue excessive. À la longue j’éclaterais de sympathie, je me projetterais hors de moi-même.

 

Dans un conte des Mille et une Nuits, les vaisseaux approchant des roches noires de la Montagne d’Aimant, voient soudain tous leurs clous s’envoler pour aller adhérer à cette montagne. Le navire disloqué se désagrège en épaves. Ainsi de mon foyer d’amour.

 

Il existe trop d’êtres de beauté qui s’imposent à mon idolâtrie. Que me voulez-vous, jeunes hommes rudoyés et honnis, que me voulez-vous, mes beaux pâtiras, à qui j’aspire de tous mes effluves, vers qui je tends de toutes mes fibres, qui tordez à les rompre les ressorts de ma sollicitude, qui m’affolez de lyrisme ?… Oh, venez, tous à la fois, pour en finir…

 

Mais non, que me voulez-vous à moi qui ne saurais vous peindre, ou vous modeler, ou vous dire en vers et en musique, aussi beaux, aussi suaves, aussi éblouissants et balsamiques que je vous sens et que je vous vois !

 

Loué et béni le Créateur tout-puissant ! Grâces lui soient même rendues pour ces épreuves sans lesquelles je n’aurais jamais connu ces cuisantes dilections et sans lesquelles je n’aurais jamais été aveuglé par la sombre splendeur de ses pauvres créatures… Mais à présent, mon Père, je veux retourner auprès de vous, porté sur leurs haleines confondues !

 

 

Où donc ai-je lu cette pensée ? « Dans certaines îles sans annales où les foyers préhistoriques demeurent encore à fleur de terre, l’eau, le lait, les œufs, tout est cru, sans saveur. Sur ce sol trop neuf que n’ont point fait des cadavres, l’homme ne peut rien trouver que d’insipide. Il faut le goût de la cendre dans la coupe du plaisir. Pour m’arrêter au plus beau paysage j’y veux des tombes parlantes. Tout être vivant naît d’un sol, d’une race, d’une atmosphère, et le génie ne se manifeste tel qu’autant qu’il se relie étroitement à la terre et à ses morts. Le cimetière c’est la patrie. Une nation c’est la possession en commun d’un antique cimetière et la volonté de faire valoir cet héritage indivis. Avec une chaire d’enseignement et un cimetière on a l’essentiel d’une patrie. »

 

Ces lignes profondes[10] me mettent sur la piste de ce que je ressens moi-même ; elles m’édifient sur mes postulations ; elles me révèlent mes attaches et ma raison d’être.

 

Or, fut-il cimetière plus riche, humus ou compost humain plus fait, plus concentré que dans ces terreaux de Brabant, de Flandre et d’Anvers, mes provinces préférées ? Voilà pourquoi les êtres si beaux m’y touchèrent de plus près qu’ailleurs.

 

Il y a mieux : en partant de cette découverte je m’analyse plus profondément encore, je me suis initié à moi-même, je me saisis.

 

Je m’explique enfin, Seigneur, le prestige déraisonnable – au point de vue de mes contemporains et de la norme – que ces jeunes terrassiers aux frusques de velours fauves exercèrent sur ma sensibilité. Ils sont faits à l’image de la terre, ils portent la livrée de la glèbe ; elle les graisse, elle les enduit, elle les oint et les pétrit sans cesse, elle les imprègne, elle les flatte ; elle les encrasse provisoirement en attendant que, jalouse et insatiable, après s’être jouée d’eux et les avoir éclaboussés de sa boue, saupoudrés de sa poussière, elle les reprenne tout à fait dans sa gueule dévorante et qu’elle les engloutisse et les fasse fondre dans ses entrailles. Elle est la terre, la mort, la fin à laquelle j’aspire.

 

Ceux que j’aimais sont ses aliments, ses engrais préférés, ceux qui sont le plus près d’elle. Ils lui ressemblent, ils portent sa couleur, ils lui sont voués. Leurs théories terreuses m’entraînent depuis longtemps avec eux vers la fosse.

 

Je comprends aujourd’hui la tendresse apitoyée qui me prit depuis ma naissance, devant les manouvriers, les goujats, désignés plutôt que les autres, par les accidents, les grèves, la famine et les fusillades, aux convoitises de la terre et de la mort. Je me rends compte de cette partialité qui me poussait vers les rôdeurs et les vagabonds, les malfaiteurs allant au-devant des vindictes, les prisonniers brutalisés, les voyous tout bleus de contusions, écorchés, meurtris et passés à tabac ; les homicides sans malice, les conscrits destinés à des aventures violentes et à des fins prématurées.

 

Et nos marins, nos copieux marins, quoique la mer les ensevelisse dans des linceuls plus souples, eux aussi sont passés à la couleur dominante de la terre, les bruns plus ou moins dorés de la glèbe devenus le hâle, l’iode et le brome de la mer, ces bruns préférés des gens du peuple, la couleur de la nature, la couleur primordiale…

 

Humanité ! Pauvres diables ! Le plus furtif et le plus navrant des sourires de la Terre ! Chair plus rose et plus satinée que la corolle de la fleur. Chair qui retourne au limon, mais que forme aussi le limon ; pulpe savoureuse qui se décompose en végétations, en sucs et en gaz intermédiaires – en attendant de redevenir chair un jour ! Les fleurs les plus belles ont aussi leurs pieds dans la tombe. La houe du jardinier est la même que celle du fossoyeur !

 

 

Je m’explique les suggestions qui me lancinèrent toute la vie : c’était déjà le fossoyeur que je chérissais dans les terrassiers.

 

« Homme, tu es poussière et tu retourneras en poussière ! » avait dit la Genèse. Nous allons tous, tant que nous sommes, vers ce cimetière dont parlait le penseur, vers cet engrais, vers ce compost de la patrie. Les plus proches en paraissent souvent les plus éloignés. D’où le charme tragique que dégagent certains êtres prédestinés à être mangés et bus par la mort comme d’humaines primeurs, dans leur fleur et dans leur sève. De là l’empire qu’exercent sur moi toutes ces florissantes brutes, ces candides barbares qui travaillent de la bêche, ces éventreurs de la terre, ceux qui l’ensèment, ceux qui la violent, ceux qui l’accouchent ; ces paysans, ces journaliers qui la retournent sans cesse, ces briquetiers, ces potiers qui la cuisent, en attendant qu’ils soient consumés par elle… La terre les flatte, elle se mêle à leur sueur, elle les patine, elle les prend peu à peu. Ô mort, tu me parais aimable depuis ce moment. Je répudie toute idée funèbre. On n’est jamais plus près du moule et de la source de beauté et d’immortalité qu’en s’approchant de la tombe. Les germes de notre trépas sont les mêmes que ceux de notre résurrection !

 

 

Décidé à mourir, une autre douceur, une autre perspective me béatifie. La dispersion de mes éléments n’entraînera-t-elle pas leur fusion avec toutes les ambiances aimées ? Ne finirai-je point par m’incorporer, atome par atome et cellule par cellule, en toutes ces jeunes adolescences, éternel printemps de ma patrie ! Je passerai, parcelle infinitésimale, en chacun de mes radieux favoris. Triomphe ! Faire partie de leur chair active et chaude, de leur souffle, de leur sueur, émaner d’eux, m’en exhaler après m’y être inhalé. Fondu dans l’ambroisie de leurs effluves ! Connaître mon univers, connaître mon Dieu !

 

Procédons avec méthode et choisissons le terrain où se désagrégera ma personne physique. Tel endroit se prêterait mieux qu’un autre à l’éparpillement de mes atomes. Et ceci me rappelle une conversation que nous eûmes, il y a déjà bien, bien longtemps, à l’époque de ma camaraderie avec ces artistes timorés et conformes que j’ai fuis.

 

On parlait de la sépulture préférée.

 

– Moi, disait Marbol, la tombe chrétienne me semble répondre le mieux à la poésie dont nous ne parvenons point à nous départir même quand il faudra consentir à ne plus être. Les rites catholiques, nobles et touchants, consolent les aimés qui nous survivent.

 

– Quant à moi, déclara Bergmans, j’ai horreur de la pourriture. La crémation me paraît bien autrement poétique et décente que vos charniers. Les urnes, le columbarium des Romains : voilà l’appareil funéraire auquel il nous faudrait retourner.

 

Vyvéloy, le musicien, né sur les côtes de la Flandre, se souhaitait cousu dans un sac, puis jeté à la mer. Un poids attaché aux pieds ; une planche qui bascule, et ça y est ! Mieux vaut nourrir les poissons que les vers.

 

Mais Marbol interrompit :

 

– Non, rien ne prime le tertre dans un cimetière de village. J’ai déjà choisi mon coin. Ce champ de repos ne renferme aucun monument, il circonscrit une églisette mignonne où la cloche prie d’une voix si douce qu’on ne se lasserait pas de l’entendre. L’herbe y pousse grasse et drue…

 

Moi, je ne disais rien, je rêvais, loin, absent, selon mon habitude, peut-être déjà mort pour eux.

 

Ils me réveillèrent pour me demander comment et où j’espérais dormir mon somme suprême :

 

– Ma foi, leur dis-je, je n’ai pas encore définitivement choisi l’endroit ; mais ce serait, si je le pouvais, la pelouse rogneuse d’un terrain vague dans la banlieue. Vous savez : un de ces champs tristes comme un préau, un chantier d’équarrissage ou une fourrière, où viennent s’allonger et se vautrer, parmi les gravats, aux heures lourdes et troubles, les faubouriens saurets en appétit de gredineries, aussi fripés que l’enclave même qu’ils dégradent.

 

Connaissez-vous leurs têtes inoubliables, marquées au sceau tourmenté de nos temps, au galbe de la misère aventurière, leurs physionomies où se déchiffrent des choses encore plus fugaces et mystérieuses que dans le ciel et dans la nappe des eaux ; leurs bouches inquiétantes, leurs yeux cernés, sinistrés, mais aussi poignants que les vacillements du papillon de gaz dans le réverbère d’une rue à peine tracée ?…

 

Je voudrais reposer sous ce sol, théâtre de leurs scabreux ébats, leur palestre favorite. Leur chaleur me pénétrerait, leur velours me frôlerait encore, j’entendrais leur flamand imprécatoire et graveleux qui gratte comme le rogomme et râpe l’oreille, comme la langue du chat la main qu’elle lèche. Ils aimeraient par à coups, en bande : une pour tous. Le reste du temps, l’été, jusque très tard, de peur de regagner le galetas surchauffé au fond de leurs impasses, ils danseraient ou lutteraient aux sons d’un accordéon ou d’un fifre et je prendrais à leurs performances le même plaisir que goûtaient les mânes de Patrocle, sur le tertre de qui l’inconsolable Achille faisait combattre et s’enlacer les plus beaux de leurs compagnons…

 

Et comme tous se récriaient à cette nouvelle singularité, je me plus à renchérir et j’ajoutai, en pince-sans-rire :

 

– À moins qu’on ne m’enfouisse dans un champ de suppliciés, où les cadavres des moines de l’abbaye de Monte à Regret attendent le dernier jugement, leur tronche posée entre leurs jambes.

 

 

Faute d’un pareil cimetière, il faudra bien me rabattre sur les nécropoles autorisées. À cette fin, je hante de nouveau ma banlieue favorite, dans le rayon où des jardins mortuaires font une ceinture à la cité des vivants. Elle me paraît particulièrement corsée vers le hameau natal du petit Palul.

 

De ce côté, travaillent en ce moment des centaines de manœuvres rapportant des terres ; superbes castors amphibies plantureux, pataugeant au fond des tranchées. Dans les dispositions où je me trouve, ces travaux me semblent ceux d’un immense cimetière et ces terrassiers autant de fossoyeurs. Ils manient d’ailleurs la même bêche que leurs confrères, et certaines de leurs brouettes semblent des cercueils sur roues.

 

 

Le cimetière proprement dit, celui où je veux dormir est proche de là. À présent que je l’ai choisi, il s’agit de trouver un enfouisseur.

 

Dame ! je n’ai que l’embarras du choix parmi ces journaliers. Ils me conviendraient presque tous. Je présume qu’un fossoyeur au moins du cimetière attenant doit s’être embauché dans leurs brunes coteries. Je me mets à sa recherche ; je m’attarde souvent, principalement le samedi, dans le bouge voisin, à l’enseigne macabre et saugrenue : Ici on est mieux qu’en face – où les manœuvres vont boire après avoir touché leur paie. La plupart venus de loin, des campagnes de Flandre, ne font que passer, s’arrêtent au comptoir et regagnent ensuite la gare à larges enjambées, à moins qu’ils ne préfèrent manquer le train pour vider à coups de pioches les querelles qui se sont émues sur le chantier. D’autres, les voisins, s’attablent et jouent aux cartes. Certains soirs, il en vient, qui, colombophiles, apportent leurs pigeons participant au lâcher du lendemain, et les dimanches matin on les voit béer, le nez en l’air, à peine débarbouillés, les yeux bouffis, sur le pas de leurs portes. Leur conversation est enfantine ou cynique à souhait. Mon homme doit se trouver parmi ceux-ci. Un de ces jours, je me mêlerai à leurs parlotes.

 

 

En attendant, tout me plaît dans ces ambiances. Elles représentent la synthèse de mes paysages et de mes coins de ville préférés. Le chemin de fer dessert cette région, et, périodiquement, entre deux de ces talus où opéraient Bugutte et Tourlamain, des équipes de piocheurs, aussi bruns que mes terrassiers, travaillent à la réfection de la voie et renouvellent le ballast. Les hommes se redressent et se garent, les bras croisés, rangés au passage des trains qui les sifflent et qui les étourdissent de leur fracas. Ils clignotent des yeux au déplacement d’air de l’express, et le voyageur qui les apprécierait comme moi n’a que le temps de les embrasser d’un regard mélancolique.

 

Des masures de torchis, des taudis savoureusement interlopes, se clairsèment comme des champignons autour du champ des morts. Un bal de barrière fait rage de tous ses rouleaux d’orchestrion ; cependant, beaucoup des danseurs préfèrent se trémousser dans le bouge d’en face si exigu que leurs couples y trépignent sur place.

 

 

J’ai mis la main sur celui qui m’enterrera. C’est un manœuvre de terrassier qui travaille avec son père aux grands travaux d’excavation entrepris non loin du cimetière. Le fils a l’âge adorable et fringant entre tous, l’âge auquel j’ai connu Zwolu, Cassisme et le trop furtif Perkyn Sprangael, et mon inoubliable Warrè.

 

Rose et poupin comme une fille, mais râblé et fessu comme un lutteur, avec des bras d’acier, encore plus beau que les autres fleurs humaines de sa saison, jeune dieu que ses haillons de velours rapiécés affublent de feuilles mortes et d’écorce moussue.

 

Père et fils sont à la fois terrassiers et fossoyeurs. Nouvel Hamlet, je m’entretiens avec eux. Conversations anodines, comme toutes celles que j’engageai durant ma vie avec les chers êtres, dépourvus de rhétorique. Pas de frais d’esprit ; de grosses bourdes, force coq-à-l’âne, mais surtout de ces poignants, doucereux et très saturés silences…

 

 

Je le tiens enfin, mon dernier élu qui creusera ma fosse et rejettera les pelletées de terre sur mon cercueil.

 

Mon testament stipule qu’on m’enterrera un jeudi, soit le jour où le jeune homme supplée le plus souvent le vieux dans sa besogne au cimetière. Pendant le reste de la semaine, le garçon exerce son métier de manœuvre terrassier. En cette saison, il lui arrive aussi d’aider à la récolte des pommes de terre, car nous voici engagés dans la dernière quinzaine de septembre. Il est terreux à souhait. À certains moments, il fait même l’effet d’une nerveuse et plastique terre cuite. C’est bien lui qu’il me fallait. Tous les travaux de la terre l’ont pour adepte.

 

Hélas ! vous est-il arrivé, mon Dieu, de pardonner à ceux qui veulent et savent trop bien ce qu’ils font ?… N’importe. Plus moyen de reculer. Votre création trop capiteuse m’a saoulé et j’en tombe ivre-mort…

 

Lundi prochain, je me logerai une balle dans la tête. La cérémonie sera donc pour le jeudi suivant. Mon jeune ami ignorera toujours quel particulier il aura descendu, ce jour-là, dans une belle fosse fraîchement creusée. Jamais je ne me suis ouvert de mes projets auprès de lui.

 

D’avance, je reconstitue la scène, car j’y ai déjà assisté plusieurs fois, ainsi qu’à une répétition générale :

 

Avec son garçon, le vieux fossoyeur a commencé à rejeter la terre sur le cercueil, puis, soiffard incorrigible, il songe à regagner l’Ici on est mieux qu’en face.

 

– Allez toujours, père, je ferai bien le reste tout seul !

 

En se retirant, le vieux lui jette la clef de la grille :

 

– N’oublie pas de fermer, quand tu t’en iras.

 

– Soyez tranquille. Je vous rejoins à l’instant, je n’en ai plus que pour quelques minutes.

 

– Tu crois, mon garçon ? (Ici, c’est moi, le mort, qui fais cet aparté.)

 

J’ai voulu mon enterreur gai et mutin. Il faut que sur ma fosse sa voix puérile de jeune merle me chante une dernière sérénade, une suprême berceuse ; oui, tel un merle, car la visière jaune de la casquette du gars me rappelle le bec du candide oiseau.

 

– Bon ! voilà que je me surprends moi-même à fredonner le pont-neuf que l’aide-fossoyeur gazouillera sur ma tombe. Il le rabâche depuis huit jours, cet inepte refrain sorti d’un théâtre de bas étage où mon jeune manœuvre n’a sans doute jamais mis les pieds, refrain canaille jeté sur le pavé où il est ramassé et repris de voix en voix, d’oreille en oreille, sifflé, fredonné, transposé à satiété, épuisé comme un bout de cigare, que les gavroches se passent de bouche en bouche.

 

Mais quand mon homme le chante, jamais je n’ouïs rien de plus beau.

 

Cependant, il a ôté sa veste et il l’accroche avec indolence aux bras d’une croix voisine. Tout à l’heure, quand il aura fini, pressé d’aller boire, il rejettera sa vareuse sur l’épaule, sans prendre le temps de passer ses manches ; geste que j’aime comme tous ses gestes.

 

Avant de commencer, il a retiré du bissac une tartine dans laquelle il mord à belles dents ; il en vient même rapidement à bout. Il s’étire, empoigne la bêche, se met au travail et reprend sa chanson, la bouche encore pleine de sa dernière bouchée. Il ploie parfois un peu sur ses reins et se déhanche en enfonçant la houe dans la terre ; il plie la jambe, le pied pesant sur l’outil pour mieux le faire entrer, puis il ramène à lui la pelletée qui s’émotte sur la caisse avec un bruit sourd. Après avoir rejeté assez de terre pour couvrir le bois, il s’arrête et se tait. Il a chaud, il transpire, une langueur l’envahit. Subit-il la tiédeur accablante de ce crépuscule de septembre ? Il s’éponge le front du revers de sa manche de flanelle.

 

Comme il tarde à en finir, à me séparer de lui par les six pieds d’argile réglementaires ! Il se recueille, le talon appuyé sur la bâche, accoudé à la paume et le menton sur ses mains. Se doute-t-il de mon admiration posthume ? Il pose, ma parole ! Le bonheur et le ragoût de ses altitudes ! Il me ferait ressusciter pour mieux voir.

 

Il a repris sa chanson et sa tâche. Des incantations que ses mouvements rythmiques.

 

Ah ! le pauvret, le simple, il me résume la beauté des innombrables parias, devant lesquels je me suis pâmé, fondu, dissous, tant était brûlante mon extase. Il est le dernier de ceux qui donnaient le fouet à mes nerfs, et qui firent entrer mon sang en ébullition. Un coup de bêche, encore, dis ! le coup de grâce !…

 

Mais il a cessé de chanter et de piocher. Sa joie est tombée. Pourquoi ? Contrairement à mes prévisions, un accès de tristesse s’empare de cet innocent en train d’inhumer à son insu l’idéologue qui ne se lassait pas de le contempler. Pour la première fois, le petit fossoyeur songe, s’attendrit, oublie l’heure, les siens, le cabaret, sa maison, son foyer et sa besogne…

 

 

Ici s’arrête le journal de Laurent Paridael.

 

Mon malheureux cousin se fit sauter la cervelle au jour dit, et ayant pris ses dernières dispositions avec beaucoup de prescience, il fut enterré le jeudi suivant dans l’après-midi par celui qu’il avait élu à cet effet.

 

Mais avait-il prévu les désagréments que cette préférence devait valoir au petit fossoyeur ?

 

Les camarades de celui-ci finirent par le trouver le vendredi matin, au bord de la fosse béante et près du cercueil ouvert dans lequel reposait mon parent.

 

Le manœuvre ne parvint jamais à expliquer d’une façon admissible à ses juges pourquoi il avait déterré ce mort et ouvert sa bière. Le garçon était simple, à ce que témoignèrent ses parents et les autres terrassiers. Quoique taillé en hercule, il était demeuré doux et puéril comme un enfant. Il servait même de souffre-douleurs à ses compagnons. Il n’aurait jamais fait qu’un manœuvre : aide-jardinier, aide-terrassier, aide-fossoyeur.

 

Devant le tribunal, il déposa à peu près ainsi :

 

– Je ne sais ce qui m’arriva. J’ai entendu quelqu’un qui m’appelait d’une voix de commandement et de prière. Mon premier mouvement fut de fuir, mais les jambes me refusaient leur service.

 

La voix se faisant de plus en plus pressante et plaintive, l’idée me vint que c’était peut-être mon dernier mort qui se lamentait ainsi ; et je me figurai qu’il était très affligé, qu’il avait besoin de moi. À la longue, j’éprouvai de mon côté l’envie de voir le visage de celui que j’avais enterré. Sans réfléchir davantage, je me mis à enlever la terre, je retirai la caisse et je la défonçai. L’homme que contenaient les cinq planches était bel et bien un trépassé. Mais en regardant ce cadavre de plus près, je reconnus le monsieur qui m’avait copieusement payé à boire quelques jours auparavant. Aussitôt je me sentis plus ivre que je ne l’ai jamais été. Je vous le jure, monsieur le juge, c’était comme si tout l’alcool ingurgité l’autre fois avec le défunt me remontait d’un bloc à la tête et m’assommait avec la violence d’un coup de pioche ! »

 

Cette histoire parut trop louche au tribunal qui condamna le pauvre diable à trois mois de prison pour violation de sépulture. Peu s’en fallut qu’on ne le poursuivit, du chef de vampirisme et de nécrophilie. Heureusement, son avocat parvint à écarter ces préventions majeures et les magistrats tinrent compte des bons antécédents et de la faiblesse mentale du sujet.

 

Moi, Bergmans, à leur place, je l’aurais complètement absous, surtout si j’avais eu connaissance du journal de son malencontreux admirateur.

 

Quelque peu enclin que je sois à m’émerveiller, je crois à l’existence de ces forces dont les lois échappèrent jusqu’à présent aux physiciens, mais dont on a constaté plus d’une fois de stupéfiantes manifestations. Or, l’aventure dont fut victime le fossoyeur de Laurent Paridael ne me paraît explicable que par l’intervention d’une de ces forces mystérieuses. C’est de bonne foi que le petit terrassier raconta comment, après avoir reconnu le mort, il se sentit comme sous l’influence d’un excès de boisson. En effet, un alcool autrement capiteux que celui du cabaret l’avait renversé et étourdi comme une masse.

 

Lorsqu’il traçait les dernières lignes de son journal ou même au moment de mourir, Laurent suggestionna-t-il, pour ainsi dire, malgré lui et par le fluide d’une sympathie désespérée, le pauvre garçon qui devait le coucher dans la tombe ? Ou bien, mort, désira-t-il revoir son ami, se faire connaître au préféré de ses dernières heures ?

 

Parmi ceux qui liront ces pages, il se trouvera peut-être un savant capable de résoudre cet irritant problème dont je n’ai su que poser l’équation.

 

 

 

 

 


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Avril 2007

 

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[1] Voir la Nouvelle Carthage.

[2] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[3] Jeune homme d'une grande beauté. C’était le nom d'un jeune esclave extrêmement beau, qui fut le favori de l'empereur Hadrien. (Note du correcteur – ELG.)

[4] Familier : pied, jambe. (Note du correcteur – ELG.)

[5] Haillon, loque. (Note du correcteur – ELG.)

[6] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[7] Sic. (Note du correcteur – ELG.)

[8] Voir Appol et Brouscard dans Mes communions.

[9] Voir Croix Processionnaires dans Cycle Patibulaire.

[10] Elles sont de Maurice Barrès. (Note de l’éditeur.)