Alexandre Dumas

 

 

 

LA SAN-FELICE

 

 

 

Tome III

 

 

 

(1864 - 1865)

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

LXXVI  OÙ MICHELE SE FACHE SÉRIEUSEMENT AVEC LE BECCAÏO. 5

LXXVII  FATALITÉ. 11

LXXVIII  JUSTICE DE DIEU. 26

LXXIX  LA TRÊVE. 34

LXXX  LES TROIS PARTIS DE NAPLES AU COMMENCEMENT DE L’ANNÉE 1789. 41

LXXXI  OÙ CE QUI DEVAIT ARRIVER ARRIVE. 46

LXXXII  LE PRINCE DE MALITERNO. 52

LXXXIII  RUPTURE DE L’ARMISTICE. 58

LXXXIV  UN GEOLIER QUI S’HUMANISE. 64

LXXXV  QUELLE ÉTAIT LA DIPLOMATIE DU GOUVERNEUR DU CHATEAU SAINT-ELME. 70

LXXXVI  CE QU’ATTENDAIT LE GOUVERNEUR DU CHATEAU SAINT-ELME. 75

LXXXVII  OÙ L’ON VOIT ENFIN COMMENT LE DRAPEAU FRANÇAIS AVAIT ÉTÉ ARBORÉ SUR LE CHATEAU SAINT-ELME. 82

LXXXVIII  LES FOURCHES CAUDINES. 93

LXXXIX  PREMIÈRE JOURNÉE. 101

XC  LA NUIT. 106

XCI  DEUXIÈME JOURNÉE. 110

XCII  TROISIÈME JOURNÉE. 115

XCIII  SAINT JANVIER ET VIRGILE.. 123

XCIV  OÙ LE LECTEUR RENTRE DANS LA MAISON DU PALMIER. 129

XCV  LE VŒU DE MICHELE. 136

XCVI  SAINT JANVIER PATRON DE NAPLES. 143

XCVII  OÙ L’AUTEUR EST FORCÉ D’EMPRUNTER À SON LIVRE DU CORRICOLO UN CHAPITRE TOUT FAIT, N’ESPÉRANT PAS FAIRE MIEUX. 152

XCVIII  COMMENT SAINT JANVIER FIT SON MIRACLE ET DE LA PART QU’Y PRIT CHAMPIONNET. 157

XCIX  LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE. 165

C  UN GRAIN. 169

CI  LA TEMPÊTE.. 179

CII  OÙ LE ROI RECOUVRE ENFIN L’APPÉTIT. 189

CIII  QUELLE ÉTAIT LA GRÂCE QU’AVAIT À DEMANDER LE PILOTE. 204

CIV  LA ROYAUTÉ À PALERME. 212

CV  LES NOUVELLES. 218

CVI  COMMENT LE PRINCE HÉRÉDITAIRE POUVAIT ÊTRE, À LA FOIS, EN SICILE ET EN CALABRE. 224

CVII  DIPLÔME DU CARDINAL RUFFO. 233

CVIII  LE PREMIER PAS VERS NAPLES. 238

CIX  ELEONORA FONSECA PIMENTEL. 247

CX  ANDRÉ BACKER. 257

CXI  LE SECRET DE LUISA. 265

CXII  MICHELE LE SAGE. 282

CXIII  LES SCRUPULES DE MICHELE. 287

CXIV  L’ARRESTATION. 296

CXV  L’APOTHÉOSE. 301

CXVI  LES SANFÉDISTES. 307

CXVII  OÙ LE FAUX DUC DE CALABRE FAIT CE QU’AURAIT DU FAIRE LE VRAI DUC. 318

CXVIII  NICCOLA ADDONE. 325

CXIX  LE VAUTOUR ET LE CHACAL. 330

À propos de cette édition électronique. 336

 

LXXVI

OÙ MICHELE SE FACHE SÉRIEUSEMENT AVEC LE BECCAÏO.

 

Les illustres fugitifs n’étaient pas les seuls qui, dans cette nuit terrible, eussent eu à lutter contre le vent et la mer.

 

À deux heures et demie, selon sa coutume, le chevalier San-Felice était rentré chez lui, et, avec une agitation en dehors de toutes ses habitudes, avait deux fois appelé :

 

– Luisa ! Luisa !

 

Luisa s’était élancée dans le corridor ; car, au son de la voix de son mari, elle avait compris qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire : elle en fut convaincue en le voyant.

 

En effet, le chevalier était fort pâle.

 

Des fenêtres de la bibliothèque, il avait vu ce qui s’était passé dans la rue San-Carlo, c’est-à-dire la mutilation du malheureux Ferrari. Comme le chevalier était, sous sa douce apparence, extrêmement brave et surtout de cette bravoure que donne aux grands cœurs un profond sentiment d’humanité, son premier mouvement avait été de descendre et de courir au secours du courrier, qu’il avait parfaitement reconnu pour celui du roi ; mais, à la porte de la bibliothèque, il avait été arrêté par le prince royal, qui, de sa voix câline et froide, lui avait demandé :

 

– Où allez-vous, San-Felice ?

 

– Où je vais ? où je vais ? avait répondu San-Felice. Votre Altesse ne sait donc pas ce qui se passe ?

 

– Si fait, on égorge un homme. Mais est-ce chose si rare qu’un homme égorgé dans les rues de Naples, pour que vous vous en préoccupiez à ce point ?

 

– Mais celui qu’on égorge est un serviteur du roi.

 

– Je le sais.

 

– C’est le courrier Ferrari.

 

– Je l’ai reconnu.

 

– Mais comment, pourquoi égorge-t-on un malheureux aux cris de « Mort aux jacobins ! » quand, au contraire, ce malheureux est un des plus fidèles serviteurs du roi ?

 

– Comment ? pourquoi ? Avez-vous lu la correspondance de Machiavel, représentant de la magnifique république florentine à Bologne ?

 

– Certainement que je l’ai lue, monseigneur.

 

– Eh bien, alors, vous connaissez la réponse qu’il fit aux magistrats florentins à propos du meurtre de Ramiro d’Orco, dont on avait trouvé les quatre quartiers empalés sur quatre pieux, aux quatre coins de la place d’Imola ?

 

– Ramiro d’Orco était Florentin ?

 

– Oui, et, en cette qualité, le sénat de Florence croyait avoir droit de demander à son ambassadeur des détails sur cette mort étrange.

 

San-Felice interrogea sa mémoire.

 

– Machiavel répondit : « Magnifiques seigneurs, je n’ai rien à vous dire sur la mort de Ramiro d’Orco, sinon que César Borgia est le prince qui sait le mieux faire et défaire les hommes, selon leurs mérites. »

 

– Eh bien, répliqua le duc de Calabre avec un pâle sourire, remontez sur votre échelle, mon cher chevalier, et pesez-y la réponse de Machiavel.

 

Le chevalier remonta sur son échelle, et il n’en avait pas gravi les trois premiers échelons, qu’il avait compris qu’une main qui avait intérêt à la mort de Ferrari, avait dirigé les coups qui venaient de le frapper.

 

Un quart d’heure après, on appelait le prince de la part de son père.

 

– Ne quittez pas le palais sans m’avoir revu, dit le duc de Calabre au chevalier ; car j’aurai, selon toute probabilité, quelque chose de nouveau à vous annoncer.

 

En effet, moins d’une heure après, le prince rentra.

 

– San-Felice, lui dit-il, vous vous rappelez la promesse que vous m’avez faite de m’accompagner en Sicile ?

 

– Oui, monseigneur.

 

– Êtes-vous toujours prêt à la remplir ?

 

– Sans doute. Seulement, monseigneur…

 

– Quoi ?

 

– Quand j’ai dit à madame de San-Felice l’honneur que me faisait Votre Altesse…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, elle a demandé à m’accompagner.

 

Le prince poussa une exclamation joyeuse.

 

– Merci de la bonne nouvelle, chevalier ! s’écria-t-il. Ah ! la princesse va donc avoir une compagne digne d’elle ! Cette femme, San-Felice, est le modèle des femmes, je le sais, et vous vous rappellerez que je vous l’ai demandée pour dame d’honneur de la princesse ; car, alors, elle eût été, de nom et de fait, une vraie dame d’honneur ; c’est vous qui me l’avez refusée. Aujourd’hui, c’est elle qui vient à nous. Dites-lui, mon cher chevalier, qu’elle sera la bienvenue.

 

– Je vais le lui dire, en effet, monseigneur.

 

– Attendez donc, je ne vous ai pas tout dit.

 

– C’est vrai.

 

– Nous partons tous cette nuit.

 

Le chevalier ouvrit de grands yeux.

 

– Je croyais, dit-il, que le roi avait décidé de ne partir qu’à la dernière extrémité ?

 

– Oui ; mais tout a été bouleversé par le meurtre de Ferrari. À dix heures et demie, Sa Majesté quitte le château et s’embarque avec la reine, les princesses, mes deux frères, les ambassadeurs et les ministres, à bord du vaisseau de lord Nelson.

 

– Et pourquoi pas à bord d’un vaisseau napolitain ? Il me semble que c’est faire injure à toute la marine napolitaine que de donner cette préférence à un bâtiment anglais.

 

– La reine l’a voulu ainsi, et, sans doute par compensation, c’est moi qui m’embarque sur le bâtiment de l’amiral Caracciolo, et, par conséquent, vous vous y embarquez avec moi.

 

– À quelle heure ?

 

– Je ne sais encore rien de tout cela : je vous le ferai dire. Tenez-vous prêt en tout cas ; ce sera probablement de dix heures à minuit.

 

– C’est bien, monseigneur.

 

Le prince lui prit la main, et, le regardant :

 

– Vous savez, lui dit-il, que je compte sur vous.

 

– Votre Altesse a ma parole, répondit San-Felice en s’inclinant, et c’est un trop grand honneur pour moi de l’accompagner pour que j’hésite un moment à le recevoir.

 

Puis, prenant son chapeau et son parapluie, il sortit.

 

La foule, toute grondante encore, encombrait les rues ; deux ou trois feux étaient allumés sur la place même du palais, et l’on y faisait rôtir sur les braises des morceaux du cheval de Ferrari.

 

Quant au malheureux courrier, il avait été mis en morceaux. L’un avait pris les jambes, l’autre les bras ; on avait tout mis au bout de bâtons pointus, – les lazzaroni n’avaient encore ni piques ni baïonnettes, – et l’on portait dans les rues ces hideux trophées en criant : « Vive le roi ! Mort aux jacobins ! »

 

À la descente du Géant, le chevalier avait rencontré le beccaïo, qui s’était emparé de la tête de Ferrari, lui avait mis une orange dans la bouche, et portait cette tête au bout d’un bâton.

 

En voyant un homme bien mis, – ce qui était à Naples le signe du libéralisme, – le beccaïo avait eu l’idée de faire baiser au chevalier la tête de Ferrari. Mais, nous l’avons dit, le chevalier n’était pas homme à céder à la crainte. Il avait refusé de donner la sanglante accolade et avait rudement repoussé l’ignoble assassin.

 

– Ah ! misérable jacobin ! s’écria le beccaïo, j’ai décidé que vous vous embrasseriez, cette tête et toi, et, mannaggia la Madonna ! vous vous embrasserez.

 

Et il revint à la charge.

 

Le chevalier, qui n’avait pour toute arme que son parapluie, se mit en défense avec son parapluie.

 

Mais, au cri « Le jacobin ! le jacobin ! » poussé par le beccaïo, tous les misérables qui venaient d’habitude à ce cri étaient accourus, et déjà un cercle menaçant se formait autour du chevalier, – quand un homme fendit ce cercle, envoya, d’un coup de pied dans la poitrine, le beccaïo rouler à dix pas, tira son sabre, et, se plaçant devant le chevalier :

 

– En voilà un drôle de jacobin ! dit-il ; le chevalier San-Felice, bibliothécaire de Son Altesse royale le prince de Calabre, rien que cela ! Eh bien, continua-t-il en faisant le moulinet avec son sabre, que lui voulez-vous, au chevalier San-Felice ?

 

– Le capitaine Michele ! crièrent les lazzaroni. Vive le capitaine Michele ! il est des nôtres !

 

– Ce n’est point « Vive le capitaine Michele ! » qu’il faut crier ; c’est « Vive le chevalier San-Felice ! » et cela tout de suite.

 

La foule, à laquelle il est égal de crier : Vive un tel ! ou Mort à un tel ! pourvu qu’elle crie, hurla d’une seule voix :

 

– Vive le chevalier San-Felice !

 

Seul, le beccaïo s’était tu.

 

– Allons, allons, lui dit Michele, ce n’est point une raison parce que c’est devant la porte de son jardin que tu as reçu ta pile, pour que tu ne cries pas : « Vive le chevalier ! »

 

– Et s’il ne me plaît pas de le crier, à moi ! dit le beccaïo.

 

– Ce sera absolument comme si tu chantais, attendu qu’il me plaît, à moi, que tu le cries ! Ainsi donc, continua Michele, vive le chevalier San-Felice, et tout de suite, ou je t’appareille l’autre œil !

 

Et il fit tourner son sabre autour de la tête du beccaïo, qui devint très-pâle, encore plus de terreur que de colère.

 

– Mon ami, mon bon Michele, dit le chevalier, laisse cet homme tranquille. Tu vois bien qu’il ne me connaît pas.

 

– Et quand il ne vous connaîtrait pas, serait-ce une raison pour vouloir vous forcer de baiser la tête de ce malheureux qu’il a tué ? Il est vrai qu’il vaudrait mieux encore baiser cette tête, qui est celle d’un honnête homme, que la sienne, qui est celle d’un coquin.

 

– Vous l’entendez ! hurla le beccaïo, il appelle des jacobins des honnêtes gens !

 

– Tais-toi, misérable ! Cet homme n’était pas un jacobin, tu le sais bien : c’était Antonio Ferrari, le courrier du roi et l’un des plus résolus serviteurs de Sa Majesté. Et, si vous ne me croyez pas, demandez au chevalier. Chevalier, dites à ces hommes qui ne sont point méchants, mais qui ont le malheur de suivre un méchant, dites-leur ce qu’était le pauvre Antonio.

 

– Mes amis, dit le chevalier, Antonio Ferrari, qui vient d’être tué, a, en effet, été victime de quelque erreur fatale ; car c’était un des serviteurs dévoués de votre bon roi, qui pleure en ce moment sa mort.

 

La foule écoutait avec stupéfaction.

 

– Ose dire maintenant que cette tête n’est pas celle de Ferrari et que Ferrari n’était pas un honnête homme ! Dis-le ! mais dis-le donc, que j’aie l’occasion de te couper l’autre moitié du visage !

 

Et Michele leva son sabre sur le beccaïo.

 

– Grâce ! dit celui-ci en tombant à genoux : je dirai tout ce que tu voudras.

 

– Et moi, je ne dirai qu’une chose, c’est que tu es un lâche ! Va-t’en, et, quand tu te trouveras sur mon chemin, vingt pas à l’avance, à droite ou à gauche, aie soin de te déranger.

 

Le beccaïo se retira au milieu des huées de cette foule qui, un instant auparavant, l’applaudissait, et qui se divisa en deux bandes : l’une suivit le beccaïo en l’injuriant ; l’autre suivit Michele et le chevalier en criant :

 

– Vive Michele ! Vive le chevalier San-Felice !

 

Michele resta à la porte du jardin pour congédier son escorte ; le chevalier rentra chez lui, et, comme nous l’avons dit, appela Luisa.

 

Nous venons de raconter ce qu’il avait vu des fenêtres de la bibliothèque et ce qui lui était arrivé à la descente du Géant : deux choses suffisantes, à notre avis, pour motiver sa pâleur.

 

À peine eut-il dit à Luisa le motif qui le ramenait, qu’elle devint à son tour plus pâle que lui ; mais elle ne répliqua point une parole, ne fit point une observation ; seulement :

 

– À quelle heure, le départ ? demanda-t-elle.

 

– Entre dix heures et minuit, répondit le chevalier.

 

– Je serai prête, dit-elle ; ne vous inquiétez pas de moi, mon ami.

 

Et elle se retira dans sa chambre, sous prétexte de faire ses préparatifs de départ, en donnant l’ordre que le dîner fût, comme d’habitude, servi à trois heures.

 

LXXVII

FATALITÉ.

 

Ce n’était point dans sa chambre que s’était retirée Luisa ; c’était dans celle de Salvato.

 

Dans la lutte entre le devoir et l’amour, le premier avait vaincu ; mais, ayant sacrifié son amour au devoir, elle se croyait par cela même le droit de donner des larmes à son amour.

 

Aussi, depuis le jour où Luisa avait dit à son mari : « Je partirai avec vous, » elle avait beaucoup pleuré.

 

Ne sachant comment faire tenir ses lettres à Salvato, elle ne lui avait point écrit ; mais elle avait reçu deux nouvelles lettres de lui.

 

Cet amour si ardent, cette joie si profonde qu’elle trouvait à chaque ligne dans les lettres du jeune homme lui brisait le cœur, lorsqu’elle songeait surtout à quel amer désappointement Salvato serait en proie quand, plein d’espérance et de sécurité, croyant trouver la fenêtre ouverte et Luisa dans la chambre où elle pleurait si douloureusement à cette heure, il trouverait Luisa absente et la fenêtre fermée.

 

Et pourtant, elle ne se repentait point de ce qu’elle avait promis ou plutôt offert : elle eût eu le choix, maintenant que l’heure du départ était arrivée, qu’elle eût agi comme elle avait fait.

 

Elle appela Giovannina.

 

Celle-ci accourut. Elle avait vu Michele à la cuisine et se doutait qu’il arrivait quelque chose d’extraordinaire.

 

– Nina, lui dit sa maîtresse, nous quittons Naples cette nuit. C’est vous que je charge du soin de réunir et de mettre dans des caisses les objets de mon usage habituel. Vous les connaissez aussi bien que moi, n’est-ce pas ?

 

– Sans doute, je les connais, répondit la femme de chambre, et je ferai ce que madame m’ordonne ; mais j’ai besoin que madame ait la bonté de m’éclairer sur un point.

 

– Lequel ? Dites Nina, répliqua la San-Felice, un peu étonnée de la fermeté progressive avec laquelle la femme de chambre avait répondu à l’ordre qu’elle lui donnait.

 

– Mais sur ces paroles : « Nous quittons Naples ; » madame a dit cela, je crois ?

 

– Sans doute, je l’ai dit.

 

– Est-ce que madame comptait m’emmener avec elle ?

 

– Si vous eussiez voulu, oui ; mais, pour peu que la chose vous déplaise…

 

Nina vit qu’elle avait été trop loin.

 

– Si je ne dépendais que de moi, ce serait avec le plus grand plaisir que je suivrais madame jusqu’au bout du monde, dit-elle ; mais, par malheur, j’ai une famille.

 

– Ce n’est jamais un malheur d’avoir une famille mon enfant, dit Luisa avec une suprême douceur.

 

– Excusez-moi, madame, si je dis un peu trop franchement…

 

– Vous n’avez pas besoin d’excuse. Vous avez une famille, disiez-vous, et cette famille, alliez-vous dire, ne permettra point que vous quittiez Naples.

 

– Non, madame, j’en suis sûre, répondit vivement Giovannina.

 

– Mais cette famille permettrait-elle, continua Luisa, qui venait de songer qu’il serait moins cruel à Salvato de trouver, elle absente, quelqu’un à qui parler d’elle, qu’une porte fermée et une maison muette, – cette famille permettrait-elle que vous restassiez ici comme une personne de confiance chargée de veiller sur la maison ?

 

– Oh ! pour cela, oui, s’écria Nina avec une vivacité qui, si elle eût eu le moindre soupçon de ce qui se passait dans le cœur de la jeune fille, eût ouvert les yeux de Luisa.

 

Puis, se modérant :

 

– Car ce sera toujours, ajouta-t-elle, un honneur et un plaisir pour moi d’être chargée des intérêts de madame.

 

– Eh bien, alors, Nina, quoique je sois habituée à votre service, dit la jeune femme, vous resterez. Peut-être notre absence ne sera pas longue. Pendant cette absence, à ceux qui viendront pour me voir – retenez bien mes paroles, Nina, – vous direz que le devoir de mon mari était de suivre le prince, et que mon devoir, à moi, était de suivre mon mari ; vous direz – car vous appréciez mieux que personne, vous qui ne voulez pas quitter Naples, ce que je souffre, moi, en le quittant – vous direz, que c’est les yeux baignés de larmes que je fais mes premiers, et qu’à l’heure de mon départ, je ferai mes derniers adieux à chacune des chambres de cette maison et à chacun des objets renfermés dans ces chambres. Et, quand vous parlerez de ces larmes, vous saurez que ce ne sont point de vaines paroles, car vous les aurez vues couler.

 

Luisa acheva ces paroles en sanglotant.

 

Nina la regardait avec une certaine joie, profitant de ce qu’ayant son mouchoir sur les yeux, sa maîtresse ne pouvait lire l’expression fugitive qui éclairait son visage.

 

– Et… – elle hésita un instant, – et si M. Salvato vient, que lui dirai-je, à lui ?

 

Luisa découvrit son visage et, avec une suprême sérénité :

 

– Que je l’aime toujours, répondit-elle, et que cet amour durera autant que ma vie. Allez dire à Michele qu’il ne s’éloigne pas : j’ai à lui parler avant mon départ et je compte sur lui pour me conduire jusqu’au bateau.

 

Nina sortit.

 

Restée seule, Luisa imprima son visage dans l’oreiller resté sur le lit, laissa un baiser dans l’empreinte qu’elle avait faite et sortit à son tour.

 

Trois heures venaient de sonner, et, avec sa ponctualité ordinaire que rien ne pouvait troubler, le chevalier entrait dans la salle à manger par la porte de son cabinet de travail, tandis que Luisa y entrait par celle de sa chambre à coucher.

 

Michele se tenait debout sur le perron en dehors de la porte.

 

Le chevalier le chercha des yeux.

 

– Où est donc Michele ? demanda-t-il. J’espère bien qu’il n’est point parti ?

 

– Non, dit Luisa, le voici. Viens donc, Michele ! le chevalier t’appelle, et, moi, j’ai besoin de te parler.

 

Michele entra.

 

– Tu sais ce qu’a fait ce garçon-là ! dit le chevalier à Luisa en lui posant la main sur l’épaule.

 

– Non, fit la jeune femme ; quelque chose de bien, j’en suis sûre.

 

Puis, mélancoliquement :

 

– On l’appelle Michele le Fou à la Marinella ; mais l’amitié qu’il a pour nous, à mes yeux, du moins, ajouta-t-elle, lui tient lieu de raison.

 

– Ah ! pardieu ! dit Michele, voilà une belle affaire !

 

– Il est vrai que cela ne vaut pas la peine d’en parler, continua San-Felice avec son bon sourire ; – je suis si distrait, qu’en rentrant, je ne t’en ai rien dit ; – il m’a très-probablement sauvé la vie.

 

– Allons donc ! fit Michele.

 

– Sauvé la vie ! Et comment cela ? demanda Luisa avec une vive altération dans la voix.

 

– Imagine-toi qu’il y avait un drôle qui voulait me faire baiser la tête de ce malheureux Ferrari, et qui, parce que je ne voulais pas la baiser, m’appelait jacobin. C’est malsain, d’être appelé jacobin, par le temps qui court. Le mot commençait à faire son effet. Michele s’est élancé entre moi et la foule, il a joué du sabre et l’homme s’en est allé en me menaçant, je crois. Que pouvait-il donc avoir contre moi ?

 

– Pas contre vous, mais contre la maison probablement. Vous vous rappelez ce que vous a dit le docteur Cirillo d’un assassinat qui avait eu lieu sous vos fenêtres dans la nuit du 22 au 23 septembre ; eh bien, c’est un des cinq ou six coquins qui ont été si bien étrillés par celui-là même qu’ils voulaient assassiner.

 

– Ah ! ah ! et c’est sous mes fenêtres qu’il a reçu la balafre qu’il a sous l’œil.

 

– Justement.

 

– Je comprends que l’endroit lui paraisse néfaste ; mais qu’ai-je à voir là dedans ?

 

– Rien, bien entendu ; mais, si jamais vous aviez affaire dans le Vieux-Marché, je vous dirais : « Si cela vous est égal, monsieur le chevalier, n’y allez pas sans moi. »

 

– Je te le promets. Et maintenant embrasse ta sœur, mon garçon, et mets-toi à table avec nous.

 

Michele était habitué à cet honneur que lui faisaient de temps en temps le chevalier et Luisa. Il ne fit donc aucune difficulté d’accepter l’invitation, maintenant surtout qu’étant nommé capitaine, il avait monté quelques-uns des degrés de l’échelle sociale qui, autrefois, le séparaient de ses nobles amis.

 

Vers quatre heures, une voiture s’arrêta à la porte de la rue, Nina introduisit le secrétaire du duc de Calabre, qui passa avec le chevalier dans son cabinet, mais en sortit presque aussitôt.

 

Michele avait fait semblant de ne rien voir.

 

En sortant du cabinet, et après avoir reconduit le secrétaire du prince, le chevalier fit à Luisa un signe pour lui demander s’il pouvait se confier à Michele.

 

Luisa qui savait que Michele se ferait tuer pour elle encore bien plus que pour le chevalier, lui répondit que oui.

 

Le chevalier regarda un instant Michele.

 

– Mon cher Michele, lui dit-il, tu vas nous promettre de ne pas dire à qui que ce soit au monde un seul mot du secret que nous allons te confier.

 

– Ah ! ah ! tu sais ce que c’est, petite sœur ?

 

– Oui.

 

– Et il faut se taire ?

 

– Tu entends bien ce que te dit le chevalier ?

 

Michele fit une croix sur sa bouche.

 

– Parlez : c’est comme si le beccaïo m’eût coupé la langue.

 

– Eh bien, Michele, tout le monde part ce soir.

 

– Comment, tout le monde ? Qui cela ?

 

– Le roi, la reine, la famille royale, nous-mêmes.

 

Les larmes vinrent aux yeux de Luisa. Michele jeta un rapide coup d’œil sur elle et vit ces larmes.

 

– Et pour quel pays part-on ? demanda Michele.

 

– Pour la Sicile.

 

Le lazzarone secoua la tête.

 

– Ah ! ah ! fit le chevalier.

 

– Je n’ai pas l’honneur d’être du conseil de Sa Majesté, dit Michele ; mais, si j’en étais, je lui dirais : « Sire, vous avez tort. »

 

– Oh ! pourquoi n’a-t-il pas des conseillers aussi francs que toi, Michele !

 

– On le lui a dit, reprit le chevalier ; l’amiral Caracciolo, le cardinal Ruffo le lui ont dit ; mais la reine a eu peur, mais M. Acton a eu peur, et, à la suite du meurtre d’aujourd’hui, le roi s’est décidé à partir.

 

– Ah ! ah ! fit Michele, je commence à comprendre pourquoi, au nombre des assassins, j’ai vu Pasquale de Simone et le beccaïo. Quant à fra Pacifico, pauvre homme, il y était, comme son âne, sans savoir pourquoi.

 

– Alors, Michele, demanda Luisa, tu crois que c’est la reine… ?

 

– Chut ! petit sœur ; on ne dit pas de ces choses-là à Naples, on se contente de les penser. N’importe ! le roi a tort. Si le roi était resté à Naples, jamais les Français n’y seraient entrés, non, jamais : nous nous serions plutôt fait tuer tous ! Ah ! si le peuple savait que le roi veut partir !

 

– Oui ; mais il ne faut pas qu’il le sache, Michele. Voilà pourquoi je t’ai fait faire serment de ne rien dire ce que j’allais te révéler. Enfin, nous partons ce soir, Michele.

 

– Et petite sœur aussi ? demanda Michele avec un accent dont il n’avait pu chasser toute surprise.

 

– Oui ; elle a voulu venir, elle a voulu me suivre, cette chère enfant bien-aimée, dit le chevalier en étendant sa main au-dessus de la table pour chercher celle de Luisa.

 

– Eh bien, dit Michele, vous pouvez vous vanter d’avoir épousé une sainte, vous !

 

– Michele !… fit Luisa.

 

– Je sais ce que je dis. Et vous partez, vous partez ce soir ! Madonna ! moi, je voudrais bien être quelqu’un : je partirais aussi avec vous.

 

– Viens, Michele ! viens ! s’écria Luisa, qui voyait dans Michele un ami auquel elle pourrait parler de Salvato.

 

– Par malheur, c’est impossible, petite sœur ; chacun a son devoir. Le tien veut que tu partes, et le mien m’ordonne de rester. Je suis capitaine et chef du peuple, et ce n’est pas seulement pour faire le moulinet autour de la tête du beccaïo que j’ai un sabre au côté : c’est pour me battre, c’est pour défendre Naples, c’est pour tuer le plus de Français que je pourrai.

 

Luisa ne put réprimer un mouvement.

 

– Oh ! sois tranquille, petite sœur, reprit Michele en riant, je ne les tuerai pas tous.

 

– Eh bien, pour en finir, continua le chevalier, nous nous embarquons ce soir à la Vittoria, pour rejoindre la frégate de l’amiral Caracciolo, derrière le château de l’Œuf. Je voulais te prier de ne pas quitter ta sœur et, au besoin, de faire pour elle, au moment de l’embarquement, ce que tu as fait, il y a deux heures, pour moi, c’est-à-dire de la protéger.

 

– Oh ! sous ce rapport-là, vous pouvez être tranquille, chevalier. Pour vous, je me ferais tuer ; mais, pour elle, je me ferais hacher en morceaux. Mais, c’est égal, si le peuple savait cela, il y aurait une fière émeute.

 

– Ainsi, dit le chevalier se levant de table, j’ai ta parole, Michele : tu ne quittes Luisa que quand elle sera dans la barque.

 

– Soyez tranquille, je ne la quitte d’ici là pas plus que son ombre un jour de soleil, attendu qu’aujourd’hui je ne sais pas trop ce que chacun de nous a fait de la sienne.

 

Le chevalier, qui avait tous ses papiers à mettre en ordre, tous ses livres à emballer, tous ses manuscrits commencés à emporter avec lui, rentra dans son cabinet.

 

Quant à Michele, qui n’avait rien à faire qu’à regarder sa petite sœur, il fixa son regard bienveillant sur elle, et, voyant deux grosses larmes qui coulaient silencieusement de ses beaux yeux sur ses joues :

 

– C’est égal, dit-il, il y a des hommes qui ont une fière chance, et le chevalier est de ces hommes-là. Mannaggia la Madonna ! ce n’est pas Assunta qui ferait pour moi ce que tu fais pour lui.

 

Luisa se leva, et, si vite qu’elle rentrât dans sa chambre, si rapidement qu’elle en refermât la porte, Michele put entendre le bruit des sanglots qui, malgré elle, maintenant qu’elle était seule, s’échappaient tumultueusement de sa poitrine.

 

Nous avons déjà, dans une autre circonstance, et quand c’était Salvato et non Luisa qui quittait Naples, suivi de l’œil le mouvement lent et inégal de l’aiguille sur la pendule. Ce mouvement, en même temps que nous, deux cœurs le suivaient ; mais, appuyés l’un à l’autre, il leur paraissait à coup sûr moins douloureux qu’à ce pauvre cœur isolé qui n’avait d’autre soutien que le sentiment du devoir accompli.

 

Luisa n’avait, comme d’habitude, fait que passer par sa chambre et avait regagné sur la pointe du pied celle de Salvato. En traversant le corridor, elle avait, avec un certain étonnement, recueilli quelques notes de la voix de Giovannina chantant une gaie chanson napolitaine. Aux accents de cette gaieté un peu intempestive, Luisa avait soupiré et s’était contentée de se dire à elle-même :

 

– Pauvre fille ! elle est contente de ne pas quitter Naples, et, si j’étais libre et que je restasse comme elle à Naples, comme elle, moi aussi, je chanterais quelque gaie chanson napolitaine.

 

Et elle était rentrée dans sa chambre, le cœur encore plus oppressé qu’auparavant de cette gaieté qui faisait contraste avec sa douleur.

 

Il est inutile de dire quelles pensées occupaient le cœur de Luisa une fois qu’elle était rentrée dans le sanctuaire de son amour. Toute sa vie repassait devant ses yeux, et nous disons toute sa vie, car, dans ses souvenirs, elle n’avait vécu que pendant les six semaines que Salvato avait habité cette chambre.

 

Alors, depuis le moment où le blessé avait été apporté sur son lit de douleur jusqu’à celui où, appuyé à son bras, le convalescent était sorti de la maison par cette fenêtre donnant sur la petite ruelle ; où, avant de quitter cette fenêtre, il avait, dans un premier et dernier baiser, appuyé ses lèvres sur les siennes et versé son âme dans sa poitrine, – alors, non-seulement chaque jour, mais chaque heure du jour passait devant elle, triste ou joyeuse, sombre ou éclairée.

 

Et, comme toujours, elle suivait, les yeux du corps fermés, mais avec les yeux de l’âme, cette longue et blanche théorie, – lorsqu’elle entendit gratter doucement à sa porte, et que, de sa voix la plus douce, Michele lui souffla par le trou de la serrure :

 

– C’est moi, petite sœur.

 

– Entre, Michele, entre, dit-elle ; tu sais bien que, toi, tu peux entrer.

 

Michele entra ; il tenait une lettre à la main.

 

Luisa resta les yeux fixés sur cette lettre, les bras étendus, la respiration suspendue.

 

Aurait-elle cette suprême consolation dans un pareil moment de recevoir une dernière lettre de Salvato ?

 

– C’est une lettre de Portici, dit Michele. Je l’ai prise des mains du facteur, et je te l’apporte.

 

– Oh ! donne, donne ! s’écria Luisa, c’est de lui !

 

Michele lui remit la lettre et alla fermer la porte. Mais, avant de la fermer :

 

– Dois-je rester ? dois-je sortir ? demanda-t-il.

 

– Reste, reste, cria Luisa. Tu sais bien que je n’ai pas de secrets pour toi.

 

Michele resta, mais se tint près de la porte.

 

Luisa décacheta vivement la lettre, et, comme toujours, essaya vainement de la lire. Les larmes et l’émotion étendaient devant ses yeux un brouillard qu’il fallait quelques secondes pour dissiper.

 

Enfin, elle put lire :

 

« San-Germano, 19 décembre, au matin. »

 

– Il est à San-Germano, ou plutôt il y était lorsqu’il m’écrivait cette lettre, dit Luisa à Michele.

 

– Lis, petite sœur, lui répondit celui-ci : cela te fera du bien.

 

Elle reprit, – car elle s’était interrompue pour respirer en renversant sa tête en arrière et en appuyant la lettre contre son cœur, – elle reprit :

 

« San-Germano, 19 décembre, au matin.

 

» Chère Luisa,

 

» Laissez-moi partager avec vous une grande joie : je viens de revoir la seule personne que j’aime d’un amour égal à celui que je vous ai voué, quoiqu’il soit bien différent : je viens de revoir mon père !

 

» Ce qu’il est et où il est, c’est un secret que je dois garder, même vis-à-vis de vous, mais que néanmoins je vous dirais bien certainement si j’étais près de vous. Un secret pour vous ! En vérité, j’en ris moi-même. Est-ce qu’on a des secrets pour sa seconde âme ?

 

» Je viens de passer une nuit, depuis neuf heures du soir jusqu’à six heures du matin avec mon père, que, depuis dix ans, je n’avais pas vu. Toute la nuit, il m’a parlé de la mort et de Dieu ; toute la nuit, je lui ai parlé de mon amour et de vous.

 

» C’est à la fois, chose rare, un esprit élevé et un cœur tendre que mon père. Il a beaucoup aimé, beaucoup souffert, et, plaignez-le, il ne croit pas.

 

» Priez pour le père, cher ange du fils, et Dieu, qui ne doit avoir rien à vous refuser, lui accordera peut-être la foi.

 

» Une autre femme que vous, Luisa, se serait étonnée de ne pas avoir trouvé vingt fois dans ces lignes le mot : « Je vous aime ! » Vous l’avez déjà lu cent fois, vous, n’est-ce pas ? Vous parler de mon père, dont je ne puis parler à personne, vous dire ma joie de l’avoir revu, vous le comprenez bien, n’est-ce pas ? c’est mettre mon cœur dans vos mains, et c’est vous dire à deux genoux : « Je vous aime, ma Luisa ! je vous aime ! »

 

» Me voilà donc à vingt lieues de vous, ma belle fée du Palmier, et, quand vous recevrez cette lettre, j’en serai plus rapproché encore. Les brigands nous harcèlent, nous assassinent, nous mutilent, mais ne nous arrêtent point. C’est que nous ne sommes point une armée, c’est que nous ne sommes point des hommes en marche pour envahir un royaume et conquérir une capitale : nous sommes une idée faisant le tour du monde.

 

» Bon ! voilà que je parle politique !

 

» Je parie que je devine où vous lisez ma lettre. Vous la lisez dans notre chambre, assise au chevet de mon lit, dans cette chambre où nous nous reverrons et ou j’oublierai, en vous revoyant, les longs jours passés loin de vous… »

 

Luisa s’interrompit : les larmes lui voilaient les yeux, les sanglots lui coupaient la voix.

 

Michele courut à elle et se mit à ses genoux.

 

– Voyons, petite sœur, lui dit-il, du courage ! C’est beau, ce que tu fais, et le bon Dieu t’en récompensera. Et qui sait, mon Dieu ! vous êtes jeunes tous deux : peut-être, un jour, vous reverrez-vous.

 

Luisa secoua la tête.

 

– Non, non, dit-elle avec un mouvement qui fit pleuvoir les larmes de ses yeux fermés ; non, nous ne nous reverrons jamais. Et il vaut mieux que je ne le revoie pas ; je l’aime trop, Michele, et ce n’est que depuis que j’ai décidé de ne plus le revoir que je sais combien je l’aime.

 

– Enfin, tu sais, dit Michele, il y a dans ta douleur quelque chose de bon à ce que tu ne le revoies pas ; il y avait, au bout de votre amour, une triste prédiction de Nanno.

 

– Oh ! s’écria Luisa, que m’importeraient toutes les prédictions du monde si je pouvais l’aimer sans crime !

 

– Voyons, lis, lis ; cela vaudra mieux, dit Michele.

 

– Non, dit Luisa mettant la lettre à moitié lue dans sa poitrine, non, s’il me parlait trop du bonheur qu’il aura de me revoir, peut-être ne partirais-je pas !

 

En ce moment, on entendit la voix de San-Felice qui appelait Luisa.

 

La jeune femme s’élança dans le corridor, dont Michele ferma la porte derrière elle et derrière lui.

 

La porte de la salle à manger donnant sur le salon était ouverte ; dans le salon, était le docteur Cirillo.

 

Une vive rougeur monta aux joues de Luisa. Le docteur Cirillo, lui aussi, était dans son secret. D’ailleurs, elle n’ignorait point que c’était par les mains du comité libéral, dont Cirillo faisait partie, que lui parvenaient les lettres de Salvato.

 

– Chère amie, dit le chevalier à Luisa, voici notre bon docteur, que nous n’avions pas vu depuis longtemps, qui vient prendre des nouvelles de ta santé ; j’espère qu’il en sera content.

 

Le docteur salua la jeune femme et s’aperçut, au premier coup d’œil, du trouble moral qui l’agitait.

 

– Elle va mieux, dit-il, mais elle n’est point encore guérie, et je suis enchanté d’être venu aujourd’hui.

 

Le docteur appuya sur le mot aujourd’hui ; Luisa baissa les yeux.

 

– Allons, dit San-Felice, il faut encore que je vous laisse seul avec elle. En vérité, vous autres médecins, vous avez des privilèges que les maris eux-mêmes n’ont pas. Heureusement pour vous, j’ai quelque chose à faire ; sans quoi, bien certainement j’écouterais à la porte.

 

– Et vous auriez tort, mon cher chevalier, dit Cirillo ; car nous avons à nous dire des choses de la plus haute importance politique ; n’est-ce pas, ma chère enfant ?

 

Luisa essaya de sourire ; mais ses lèvres ne se crispèrent que pour laisser passer un soupir.

 

– Allons, allons, laissez-nous, chevalier, dit Cirillo ; c’est plus grave que je ne croyais.

 

Et, en riant, il poussa San-Felice vers la porte, qu’il ferma derrière lui.

 

Puis, revenant à Luisa et lui prenant les deux mains.

 

– À nous deux, ma chère fille, lui dit-il. Vous avez pleuré ?

 

– Oh ! oui, et beaucoup ! murmura-t-elle.

 

– Depuis que vous avez reçu une lettre de lui, ou auparavant ?

 

– Auparavant et depuis.

 

– Lui est-il arrivé quelque accident ?

 

– Aucun, Dieu merci !

 

– Tant mieux, car c’est une noble et vigoureuse nature ; un de ces hommes comme nous n’en aurons jamais assez dans notre pauvre royaume de Naples. Vous avez donc un autre sujet de chagrin ?

 

Luisa ne répondit point, mais ses yeux se mouillèrent.

 

– Vous n’avez point à vous plaindre de San-Felice, je présume ? demanda Cirillo.

 

– Oh ! s’écria Luisa en joignant les mains, c’est l’ange de la paternelle bonté.

 

– Je comprends, il part et vous restez.

 

– Il part, et je le suis.

 

Cirillo regarda la jeune femme d’un œil étonné qui, peu à peu, se mouilla de larmes.

 

– Et vous, lui dit-il, quel ange êtes-vous ? Je n’en connais pas au ciel un seul dont vous ne soyez digne de porter le nom, et qui soit digne de porter le vôtre.

 

– Vous voyez bien que je ne suis pas un ange, puisque je pleure ; les anges ne pleurent pas pour faire leur devoir.

 

– Faites-le, et pleurez en le faisant, vous n’en aurez que plus de mérite ; faites-le, et, moi, je ferai le mien en lui disant combien vous l’aimez, combien vous avez souffert. Allez ! et, de temps en temps, dans vos prières, dites un mot de moi : ce sont les voix comme la vôtre qui ont l’oreille du Seigneur.

 

Cirillo voulut lui baiser les mains ; mais Luisa lui jeta ses bras au cou.

 

– Oh ! embrassez-moi comme un père embrasse sa fille, lui dit-elle.

 

Et, comme l’illustre docteur l’embrassait avec un respect mêlé d’admiration :

 

– Oh ! vous le lui direz ! vous le lui direz ! n’est-ce pas ? murmura-t-elle tout bas à son oreille.

 

Cirillo lui serra la main en signe de promesse.

 

San-Felice entra et trouva Luisa dans les bras de son ami.

 

– Eh bien, lui dit-il en riant ; c’est donc en les embrassant que vous donnez des consultations à vos malades, docteur ?

 

– Non ; mais c’est en les embrassant que je prends congé de ceux que j’aime, de ceux que j’estime, de ceux que je vénère. Ah ! chevalier, chevalier, vous êtes un homme heureux !

 

– Il est si digne de l’être, dit Luisa tendant la main à son mari.

 

– Ce n’est pas toujours une raison, dit Cirillo. Et maintenant, au revoir, chevalier, car j’espère que nous nous reverrons. Allez ! et servez votre prince. Moi, je reste et vais tâcher de servir mon pays.

 

Puis, réunissant la main du mari et celle de la femme dans la sienne :

 

– Je voudrais être saint Janvier, leur dit-il, non pas pour faire un miracle deux fois par an, ce qui est bien joli cependant dans notre époque où les miracles sont rares, mais pour vous bénir comme vous méritez de l’être. Adieu !

 

Et il s’élança hors de la maison.

 

San-Felice le suivit jusqu’au perron, lui fit encore un signe d’adieu de la main ; puis, revenant à sa femme :

 

– À dix heures, lui dit-il, la voiture du prince vient nous prendre ici.

 

– À dix heures, je serai prête, répondit Luisa.

 

Elle l’était, en effet. Après avoir dit adieu à la chambre bien-aimée, après avoir pris congé de tous les objets qu’elle renfermait, après avoir coupé une boucle de ses beaux cheveux blonds, après avoir noué avec eux, aux pieds du crucifix, un billet sur lequel elle avait écrit ces quatre mots : « Mon frère, je t’aime ! » elle prit le bras de son mari, et, éplorée comme la Madeleine, mais pure comme la Vierge, elle monta avec lui dans la voiture du prince.

 

Michele monta sur le siège.

 

Nina, les lèvres frémissantes de joie, baisa la main de sa maîtresse.

 

Puis la portière se referma et la voiture partit.

 

Nous avons dit le temps qu’il faisait. Le vent, la grêle et la pluie battaient les vitres de la voiture, et le golfe que, malgré l’obscurité, l’on apercevait dans toute son étendue, n’était qu’une nappe d’écume boursouflée par les vagues. San-Felice jeta un regard d’effroi sur cette mer furieuse, que Luisa, battue d’une tempête bien autrement violente, ne voyait même pas. L’idée du danger auquel il allait exposer la seule créature qu’il aimât au monde, l’épouvanta. Il tourna les yeux vers Luisa. Elle était pâle et immobile dans l’angle de la voiture. Ses yeux étaient fermés, et, ne croyant pas être vue dans l’obscurité, elle laissait couler des larmes sur ses joues. Alors, pour la première fois, l’idée vint au chevalier que sa femme lui faisait quelque grand sacrifice qu’il ignorait. Il prit sa main et la porta à ses lèvres. Luisa rouvrit les yeux, et, souriant à son mari à travers les larmes :

 

– Que vous êtes bon, mon ami, lui dit-elle, et que je vous aime !

 

Le chevalier passa un bras autour de son cou, appuya la tête de Luisa contre sa poitrine, et, relevant le capuchon de la mante de satin qui les couvrait, il baisa ses cheveux d’une lèvre frémissante et plus que paternelle cette fois.

 

Luisa ne put retenir un gémissement.

 

Le chevalier fit semblant de ne pas l’entendre.

 

On arriva à la descente de la Vittoria.

 

Une barque, montée de six rameurs, attendait, se maintenant à grand’peine contre les vagues qui la poussaient vers la plage.

 

À peine les rameurs avaient-ils vu la voiture s’arrêter, que, comprenant que ceux qu’ils attendaient étaient dedans, ils crièrent :

 

– Faites vite ! la mer est mauvaise ; à peine sommes-nous maîtres de la barque.

 

Et, en effet, San-Felice n’eut qu’à jeter un coup d’œil sur l’embarcation pour voir qu’elle et ceux qui la montaient étaient en danger de perdition.

 

Le chevalier dit un mot tout bas au cocher, un mot tout bas à Michele, prit Luisa par le bras et descendit avec elle jusqu’à la plage.

 

Avant qu’ils fussent arrivés au bord de la mer, une vague, en se brisant sur le sable, les avait couverts d’écume.

 

Luisa jeta un cri.

 

Le chevalier la prit entre ses bras et la pressa contre son cœur.

 

Puis, appelant Michele d’un signe :

 

– Attends, dit-il à Luisa ; je descends dans la barque, et, une fois descendu, Michele et moi, nous t’aiderons à descendre à ton tour.

 

Luisa en était à ce point de la douleur qui précède le complet anéantissement des forces et qui laisse à peine à la volonté la facilité de s’exprimer. Elle passa donc, presque sans s’en apercevoir, des bras du chevalier dans ceux de son frère de lait.

 

Le chevalier s’approcha résolument de la barque, et, au moment où, à l’aide d’une gaffe, deux hommes la maintenaient, sinon immobile, du moins proche du rivage, il sauta dans l’embarcation en criant :

 

– Au large !

 

– Et la petite dame ? demanda le patron.

 

– Elle reste, dit San-Felice.

 

– Le fait est, répliqua le patron, que ce n’est pas là un temps à embarquer des femmes. Nagez, mes garçons ! nagez d’ensemble, et vivement !

 

En une seconde, la barque fut à dix brasses du rivage.

 

Tout cela s’était passé si rapidement, que Luisa n’avait pas eu le temps de deviner la résolution de son mari, et, par conséquent, de la combattre.

 

En voyant la barque s’éloigner, elle jeta un cri :

 

– Et moi ! et moi ! dit-elle en essayant de s’arracher des bras de Michele pour suivre son mari, et moi ! vous m’abandonnez donc ?

 

– Que dirait ton père, à qui j’ai promis de veiller sur toi, en me voyant t’exposer à un pareil danger ? répondit San-Felice en haussant la voix.

 

– Mais je ne puis rester à Naples ! cria Luisa en se tordant les bras ; je veux partir, je veux vous suivre ! À moi, Luciano ! si je reste, je suis perdue !

 

Le chevalier était déjà loin ; une rafale de vent apporta ces mots :

 

– Michele, je te la confie !

 

– Non, non, cria Luisa désespérée ; à personne qu’à toi, Luciano ! Tu ne sais donc pas ! je l’aime !

 

Et, en jetant au chevalier ces derniers mots, dans lesquels Luisa avait mis tout ce qui lui restait de force, son âme sembla l’abandonner.

 

Elle s’évanouit.

 

– Luisa ! Luisa ! fit Michele en essayant vainement de rappeler sa sœur de lait à la vie.

 

Anankè ! murmura une voix derrière Michele.

 

Le lazzarone se retourna.

 

Une femme était debout derrière eux, et, à la lueur d’un éclair, il reconnut l’Albanaise Nanno, qui, voyant le chevalier parti pour la Sicile et Luisa rester à Naples, prononçait en grec le mot mystérieux et terrible que nous avons donné pour titre à ce chapitre : FATALITÉ.

 

Au même moment, la barque qui emportait le chevalier disparaissait derrière la sombre et massive construction du château de l’Œuf.

 

LXXVIII

JUSTICE DE DIEU.

 

Le 22 décembre au matin, c’est-à-dire le lendemain du jour et de la nuit où s’étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, des groupes nombreux stationnaient dès le point du jour devant des affiches aux armes royales apposées pendant la nuit sur les murailles de Naples.

 

Ces affiches renfermaient un édit déclarant que le prince de Pignatelli était nommé vicaire du royaume, et Mack lieutenant général.

 

Le roi promettait de revenir de la Sicile avec de puissants secours.

 

La vérité terrible était donc enfin révélée aux Napolitains. Toujours lâche, le roi abandonnait son peuple, comme il avait abandonné son armée. Seulement, cette fois, en fuyant, il dépouillait la capitale de tous les chefs-d’œuvre recueillis depuis un siècle, et de tout l’argent qu’il avait trouvé dans les caisses.

 

Alors, ce peuple désespéré courut au port. Les vaisseaux de la flotte anglaise, retenus par le vent contraire, ne pouvaient sortir de la rade. À la bannière flottant à son mât, on reconnaissait celui qui portait le roi : c’était, comme nous l’avons dit, le Van-Guard.

 

En effet, vers les quatre heures du matin, ainsi que l’avait prévu le comte de Thurn, le vent étant un peu tombé, la mer avait calmi ; et, après avoir passé la nuit dans la maison de l’inspecteur du port, sans pouvoir se réchauffer, les fugitifs s’étaient remis en mer et à grand’ peine avaient abordé le vaisseau de l’amiral.

 

Les jeunes princesses avaient eu faim et avaient soupé avec des anchois salés, du pain dur et de l’eau. La princesse Antonia, la plus jeune des filles de la reine, dans un journal que nous avons sous les yeux, raconte ce fait et décrit ses angoisses et celles de ses augustes parents pendant cette terrible nuit.

 

Quoique la mer fût encore horriblement houleuse et le port mal garanti, l’archevêque de Naples, les barons, les magistrats et les élus du peuple montèrent dans des barques, et, à force d’argent, ayant décidé les plus braves patrons à les conduire, allèrent supplier le roi de revenir à Naples, promettant de sacrifier à la défense de la ville jusqu’à la dernière goutte de leur sang.

 

Mais le roi ne consentit à recevoir que le seul archevêque, monseigneur Capece Zurlo, lequel, malgré ses prières, ne put en tirer que ces paroles :

 

– Je me fie à la mer, parce que la terre m’a trahi.

 

Au milieu de ces barques, il y en avait une qui conduisait un homme seul. Cet homme, vêtu de noir, tenait son front abaissé dans ses mains, et, de temps en temps, relevait sa tête pâle pour regarder d’un œil hagard si l’on approchait du vaisseau qui servait d’asile au roi.

 

Le vaisseau, comme nous l’avons dit, était entouré de barques ; mais, devant cette barque isolée et cet homme seul, les barques s’écartèrent.

 

Il était facile de voir que c’était par répugnance et non par respect.

 

La barque et l’homme arrivèrent au pied de l’échelle ; mais là se tenait un soldat de marine anglais, dont la consigne était de ne laisser monter personne à bord.

 

L’homme insista pour qu’on lui accordât, à lui, la faveur refusée à tous. Son insistance amena un officier de marine.

 

– Monsieur, cria celui à qui l’on refusait l’entrée du vaisseau, ayez la bonté de dire à ma reine que c’est le marquis Vanni qui sollicite l’honneur d’être reçu par elle pendant quelques instants.

 

Un murmure s’éleva de toutes les barques.

 

Si le roi et la reine, qui refusaient de recevoir les magistrats, les barons et les élus du peuple, recevaient Vanni, c’était une insulte faite à tous.

 

L’officier avait transmis la demande à Nelson. Nelson, qui connaissait le procureur fiscal, de nom, du moins, et qui savait les odieux services rendus à la royauté par ce magistrat, l’avait transmise à la reine.

 

L’officier reparut au haut de l’échelle, et, en anglais :

 

– La reine est malade, dit-il, et ne peut recevoir personne.

 

Vanni, ne comprenant pas l’anglais ou feignant de ne pas le comprendre, continuait à se cramponner à l’échelle, d’où le factionnaire le repoussait sans cesse.

 

Un autre officier vint, qui lui notifia le refus en mauvais italien.

 

– Alors, demandez au roi, cria Vanni. Il est impossible que le roi, que j’ai si fidèlement servi, repousse la requête que j’ai à lui présenter.

 

Les deux officiers se consultaient sur ce qu’il y avait à faire, lorsque, en ce moment même, le roi parut sur le pont, reconduisant l’archevêque.

 

– Sire ! sire ! cria Vanni en apercevant le roi, c’est moi ! c’est votre fidèle serviteur !

 

Le roi, sans répondre à Vanni, baisa la main de l’archevêque.

 

L’archevêque descendit l’escalier, et, arrivé à Vanni, s’effaça le plus qu’il put pour ne point le toucher, même de ses vêtements.

 

Ce mouvement de répulsion, fort peu chrétien, du reste, fut remarqué des barques, où il souleva un murmure d’approbation.

 

Le roi saisit cette démonstration au passage et résolut d’en tirer profit.

 

C’était une lâcheté de plus ; mais Ferdinand, à cet endroit, avait cessé de calculer.

 

– Sire, répéta Vanni, la tête découverte et les bras étendus vers le roi, c’est moi !

 

– Qui, vous ? demanda le roi avec ce nasillement qui, dans ses goguenarderies, lui donnait tant de ressemblance avec Polichinelle.

 

– Moi, le marquis Vanni.

 

– Je ne vous connais pas, dit le roi.

 

– Sire, s’écria Vanni, vous ne reconnaissez pas votre procureur fiscal, le rapporteur de la junte d’État ?

 

– Ah ! oui, dit le roi, c’est vous qui disiez que la tranquillité ne serait rétablie dans le royaume que lorsqu’on aurait arrêté tous les nobles, tous les barons, tous les magistrats, tous les jacobins, enfin ; c’est vous qui demandiez la tête de trente-deux personnes et qui vouliez donner la torture à Medici, à Canzano, à Teodoro Montecelli.

 

La sueur coulait du front de Vanni.

 

– Sire ! murmura-t-il.

 

– Oui, répondit le roi, je vous connais, mais de nom seulement ; je n’ai jamais eu affaire à vous, ou plutôt vous n’avez jamais eu affaire à moi. Vous ai-je jamais personnellement donné un seul ordre ?

 

– Non, sire, c’est vrai, dit Vanni en secouant la tête. Tout ce que j’ai fait, je l’ai fait par le commandement de la reine.

 

– Eh bien, alors, dit le roi, si vous avez quelque chose à demander, demandez-le à la reine et non à moi.

 

– Sire, je me suis, en effet, adressé à la reine.

 

– Bon ! dit le roi, qui voyait combien son refus était approuvé par tous les assistants et qui, reconquérant un peu de sa popularité par l’acte d’ingratitude qu’il faisait, au lieu d’abréger la conversation, cherchait à la prolonger ; eh bien ?

 

– La reine a refusé de me recevoir, sire.

 

– C’est désagréable pour vous, mon pauvre marquis ; mais, comme je n’approuvais pas la reine quand elle vous recevait, je ne puis la désapprouver quand elle ne vous reçoit pas.

 

– Sire ! s’écria Vanni avec l’accent d’un naufragé qui sent glisser entre ses bras l’épave à laquelle il s’était cramponné, et sur laquelle il fondait son salut ; sire ! vous savez bien qu’après les soins que j’ai rendus à votre gouvernement, je ne puis rester à Naples… Me refuser l’asile que je vous demande sur un des bâtiments de la flotte anglaise, c’est me condamner à mort : les jacobins me pendront !

 

– Et avouez, dit le roi, que vous l’aurez bien mérité !

 

– Oh ! sire ! sire ! il manquait à mon malheur l’abandon de Votre Majesté !

 

– Ma Majesté, mon cher marquis, n’est pas plus puissante ici qu’à Naples. La vraie Majesté, vous le savez bien, c’est la reine. C’est la reine qui règne. Moi, je chasse et je m’amuse, – pas dans ce moment-ci, je vous prie de le croire ; c’est la reine qui a fait venir M. Mack et qui l’a nommé général en chef ; c’est la reine qui fait la guerre ; c’est la reine qui veut aller en Sicile. Chacun sait que, moi, je voulais rester à Naples. Arrangez-vous avec la reine ; mais je ne puis m’occuper de vous.

 

Vanni prit, d’un geste désespéré, sa tête entre ses mains.

 

– Ah ! si fait, dit le roi, je puis vous donner un conseil…

 

Vanni releva le front, un rayon d’espoir passa sur son visage livide.

 

– Je puis, continua le roi, vous donner le conseil d’aller à bord de la Minerve, où est embarqué le duc de Calabre et sa maison, demander passage à l’amiral Caracciolo. Mais, quant à moi, bonjour, cher marquis ! bon voyage !

 

Et le roi accompagna ce souhait d’un bruit grotesque qu’il faisait avec la bouche et qui imitait, à s’y méprendre, celui que fait le diable dont parle Dante et qui se servait de sa queue au lieu de trompette.

 

Quelques rires éclatèrent, malgré la gravité de la situation ; quelques cris de « Vive le roi ! » se firent entendre ; mais ce qui fut unanime, ce fut le concert de huées et de sifflets qui accompagna le départ de Vanni.

 

Si peu de chance qu’il y eût dans ce conseil donné par le roi, c’était un dernier espoir. Vanni s’y cramponna et donna l’ordre de ramer vers la frégate la Minerve, qui se balançait gracieusement à l’écart de le flotte anglaise, portant à son grand mât le pavillon indiquant qu’elle avait à bord le prince royal.

 

Trois hommes montés sur la dunette suivaient, avec des longues-vues, la scène que nous venons de raconter. C’étaient le prince royal, l’amiral Caracciolo et le chevalier San-Felice, dont la lunette, nous devons le dire, se tournait plus souvent du côté de Mergellina, où s’élevait la maison du Palmier, que du côté de Sorrente, dans la direction de laquelle était ancré le Van-Guard.

 

Le prince royal vit cette barque qui, à force de rames, se dirigeait vers la Minerve, et, comme il avait vu l’homme qui la montait parler longtemps au roi, il fixa avec une attention toute particulière sa lunette sur cet homme.

 

Tout à coup, le reconnaissant :

 

– C’est le marquis Vanni, le procureur fiscal ! s’écria-t-il.

 

– Que vient faire à mon bord ce misérable ? demanda Caracciolo en fronçant le sourcil.

 

Puis, se rappelant tout à coup que Vanni était l’homme de la reine :

 

– Pardon, Altesse, dit-il en riant, vous savez que les marins et les juges ne portent pas le même uniforme ; peut-être un préjugé me rend-il injuste.

 

– Il ne s’agit point ici de préjugé, mon cher amiral, répondit le prince François : il s’agit de conscience. Je comprends tout. Vanni a peur de rester à Naples, Vanni veut fuir avec nous. Il a été demander au roi de le recevoir sur le Van-Guard : le roi ayant refusé, le malheureux vient à nous.

 

– Et quel est l’avis de Votre Altesse à l’endroit de cet homme ? demanda Caracciolo.

 

– S’il vient avec un ordre écrit de mon père, mon cher amiral, comme nous devons obéissance à mon père, recevons-le ; mais, s’il n’est point porteur d’un ordre écrit bien en règle, vous êtes maître suprême à votre bord, amiral, vous ferez ce que vous voudrez. Viens, San-Felice.

 

Et le prince descendit dans la cabine de l’amiral, que celui-ci lui avait cédée, entraînant derrière lui son secrétaire.

 

La barque s’approchait. L’amiral fit descendre un matelot sur le dernier degré de l’escalier, au haut duquel il se tint les bras croisés.

 

– Ohé ! de la barque ! cria le matelot, qui vive ?

 

– Ami, répondit Vanni.

 

L’amiral sourit dédaigneusement.

 

– Au large ! dit le matelot. Parlez à l’amiral.

 

Les rameurs, qui savaient à quoi s’en tenir sur Caracciolo à l’endroit de la discipline, se tinrent au large.

 

– Que voulez-vous ? demanda l’amiral de sa voix rude et brève.

 

– Je suis…

 

L’amiral l’interrompit.

 

– Inutile de me dire qui vous êtes, monsieur : comme tout Naples, je le sais. Je vous demande, non pas qui vous êtes, mais ce que vous voulez.

 

– Excellence, Sa Majesté le roi, n’ayant point de place à bord du Van-Guard pour m’emmener en Sicile, me renvoie à Votre Excellence en la priant…

 

– Le roi ne prie pas, monsieur, il ordonne : où est l’ordre ?

 

– Où est l’ordre ?

 

– Oui, je vous demande où il est ; sans doute, en vous envoyant à moi, il vous a donné un ordre ; car le roi doit bien savoir que, sans un ordre de lui, je ne recevrais pas à mon bord un misérable tel que vous.

 

– Je n’ai pas d’ordre, dit Vanni consterné.

 

– Alors, au large !

 

– Excellence !…

 

– Au large ! répéta l’amiral.

 

Puis, s’adressant au matelot :

 

– Et, quand vous aurez crié une troisième fois : « Au large ! » si cet homme ne s’éloigne pas, feu dessus !

 

– Au large ! cria le matelot.

 

La barque s’éloigna.

 

Tout espoir était perdu. Vanni rentra chez lui. Sa femme et ses enfants ne s’attendaient point à le revoir. Ces demandeurs de têtes ont des femmes et des enfants comme les autres hommes ; ils ont même quelquefois, assure-t-on, des cœurs d’époux et des entrailles de père… Femme et enfants accoururent à lui, tout étonnés de son retour :

 

Vanni s’efforça de leur sourire, leur annonça qu’il partait avec le roi ; mais, comme le départ n’aurait probablement lieu que dans la nuit, à cause du vent contraire, il était venu chercher des papiers importants que, dans son empressement à quitter Naples, il n’avait pas eu le temps de réunir.

 

C’était ce soin, auquel il allait se livrer, disait-il, qui le ramenait.

 

Vanni embrassa sa femme et ses enfants, entra dans son cabinet et s’y renferma.

 

Il venait de prendre une résolution terrible : celle de se tuer.

 

Il se promena quelque temps, passant de son cabinet dans sa chambre à coucher, qui communiquaient l’une avec l’autre, flottant entre les différents genres de mort qu’il se trouvait avoir sous la main. La corde, le pistolet, le rasoir.

 

Enfin, il s’arrêta au rasoir.

 

Il s’assit devant son bureau, plaça en face de lui une petite glace, puis, à côté de la petite glace, son rasoir.

 

Après quoi, trempant dans l’encre cette plume qui tant de fois avait demandé la mort d’autrui, il rédigea en ces termes son propre arrêt de mort :

 

« L’ingratitude dont je suis victime, l’approche d’un ennemi terrible, l’absence d’asile, m’ont déterminé à m’enlever la vie, qui, désormais, est pour moi un fardeau.

 

» Que l’on n’accuse personne de ma mort et qu’elle serve d’exemple aux inquisiteurs d’État. »

 

Au bout de deux heures, la femme de Vanni, inquiète de ne point voir se rouvrir la chambre de son mari, inquiète surtout de n’entendre aucun bruit dans cette chambre, quoique plusieurs fois elle eût écouté, frappa à la porte.

 

Personne ne lui répondit.

 

Elle appela : même silence.

 

On essaya de pénétrer par la porte de la chambre à coucher : elle était fermée, comme celle du cabinet.

 

Un domestique offrit alors de casser un carreau et d’entrer par la fenêtre.

 

On n’avait que ce moyen ou celui de faire ouvrir la porte par un serrurier.

 

On redoutait un malheur : la préférence fut donnée au moyen proposé par le domestique.

 

Le carreau fut cassé, la fenêtre ouverte : le domestique entra.

 

Il jeta un cri et recula jusqu’à la fenêtre.

 

Vanni était renversé sur un bras de son fauteuil, en arrière, la gorge ouverte. Il s’était tranché la carotide avec son rasoir, tombé près de lui.

 

Le sang avait jailli sur ce bureau où tant de fois le sang avait été demandé ; le miroir devant lequel Vanni s’était ouvert l’artère en était rouge ; la lettre où il donnait la cause de son suicide en était souillée.

 

Il était mort presque instantanément, sans se débattre, sans souffrir.

 

Dieu, qui avait été sévère envers lui au point de ne lui laisser que la tombe pour refuge, avait du moins été miséricordieux pour son agonie.

 

« Du sang des Gracques, a dit Mirabeau, naquit Marius. » Du sang de Vanni naquit Speciale.

 

Il eût peut-être été mieux, pour l’unité de notre livre, de ne faire de Vanni et de Speciale qu’un seul homme ; mais l’inexorable histoire est là, qui nous force à constater que Naples a fourni à son roi deux Fouquier-Tinville, quand la France n’en avait donné qu’un à la Révolution.

 

L’exemple qui aurait dû survivre à Vanni fut perdu. Il manque parfois de bourreaux pour exécuter les arrêts, jamais de juges pour les rendre.

 

Le lendemain, vers trois heures de l’après-midi, le temps s’étant éclairci et le vent étant devenu favorable, les vaisseaux anglais, ayant appareillé, s’éloignèrent et disparurent à l’horizon.

 

LXXIX

LA TRÊVE.

 

Le départ du roi, auquel on s’attendait cependant depuis deux jours, laissa Naples dans la stupeur. Le peuple, pressé sur les quais, et qui avait toujours espéré, tant qu’il avait vu les vaisseaux anglais à l’ancre, que le roi changerait d’avis et se laisserait toucher par ses prières et ses promesses de dévouement, resta jusqu’à ce que le dernier bâtiment se fût confondu avec l’horizon grisâtre, et, une fois le dernier bâtiment disparu, s’écoula triste et silencieux. On en était encore à la période de prostration.

 

Le soir, une voix étrange courut par les rues de Naples. Nous nous servons de la forme napolitaine, qui exprime à merveille notre pensée. Ceux qui se rencontraient se disaient les uns aux autres : « Le feu ! » et personne ne savait où était ce feu ni ce qui le causait.

 

Le peuple se rassembla de nouveau sur le rivage. Une épaisse fumée, partant du milieu du golfe, montait au ciel, inclinée de l’ouest vers l’est.

 

C’était la flotte napolitaine qui brûlait par l’ordre de Nelson et par les soins du marquis de Nezza.

 

C’était un beau spectacle ; mais il coûtait cher !

 

On livrait aux flammes cent vingt barques canonnières.

 

Ces cent vingt barques brûlées en un seul et immense bûcher, on vit sur un autre point du golfe, – où, à quelque distance les uns des autres, étaient à l’ancre deux vaisseaux et trois frégates, – on vit tout à coup un rayon de flamme courir d’un bâtiment à l’autre, puis les cinq bâtiments prendre feu à la fois, et cette flamme, qui d’abord avait glissé à la surface de la mer, s’étendre le long des flancs des vaisseaux, et, dessinant leurs formes, monter le long des mâts, suivre les vergues, les câbles goudronnés, les hunes, s’élancer enfin jusqu’au sommet des mâts, où flottaient les flammes de guerre, puis, après quelques instants de cette fantastique illumination, les vaisseaux tomber en cendre, s’éteindre et disparaître engloutis dans les flots.

 

C’était le résultat de quinze ans de travaux, c’étaient des sommes immenses qui venaient d’être anéanties en une soirée, et cela, sans aucun but, sans aucun résultat. Le peuple rentra dans la ville comme en un jour de fête, après un feu d’artifice ; seulement, le feu d’artifice avait coûté cent vingt millions !

 

La nuit fut sombre et silencieuse ; mais c’était un de ces silences qui précèdent les irruptions du volcan. Le lendemain, au point du jour, le peuple se répandit dans les rues, bruyant, menaçant, tumultueux.

 

Les bruits les plus étranges couraient. On racontait qu’avant de partir la reine avait dit à Pignatelli :

 

– Incendiez Naples s’il le faut. Il n’y a de bon à Naples que le peuple. Sauvez le peuple et anéantissez le reste.

 

On s’arrêtait devant des affiches sur lesquelles était inscrite cette recommandation :

 

« Aussitôt que les Français mettront le pied sur le sol napolitain, toutes les communes devront s’insurger en masse, et le massacre commencera.

 

» Pour le roi :

 

» PIGNATELLI, vicaire général. »

 

Au reste, pendant la nuit du 23 au 24 décembre, c’est-à-dire pendant la nuit qui avait suivi le départ du roi, les représentants de la ville s’étaient réunis pour pourvoir à la sûreté de Naples.

 

On appelait la ville ce que, de nos jours, on appellerait la municipalité, c’est-à-dire sept personnes élues par les sedili.

 

Les sedili étaient les titulaires de privilèges qui remontaient à plus de huit cents ans.

 

Lorsque Naples était encore ville et république grecque, elle avait, comme Athènes, des portiques où se réunissaient, pour causer des affaires publiques, les riches, les nobles, les militaires.

 

Ces portiques étaient son agora.

 

Sous ces portiques, il y avait des sièges circulaires appelés sedili.

 

Le peuple et la bourgeoisie n’étaient point exclus de ces portiques ; mais, par humilité, ils s’en excluaient eux-mêmes, et les laissaient à l’aristocratie, qui, comme nous l’avons dit, y délibérait sur les affaires de l’État.

 

Il y eut d’abord quatre sedili, autant que Naples avait de quartiers, puis six, puis dix, puis vingt.

 

Ces sedili, enfin, s’élevèrent jusqu’à vingt-neuf ; mais, s’étant confondus les uns avec les autres, ils furent réduits définitivement à cinq, qui prirent les noms des localités où ils se trouvaient, c’est-à-dire de Capuana, de Montagna, de Nido, de Porto et de Porta-Nuova.

 

Les sedili acquirent une telle importance, que Charles d’Anjou les reconnut comme des puissances dans le gouvernement. Il leur accorda le privilège de représenter la capitale et le royaume, de nommer parmi eux les membres du conseil municipal de Naples, d’administrer les revenus de la ville, de concéder le droit de citoyen aux étrangers et d’être juges dans certaines causes.

 

Peu à peu, un peuple et une bourgeoisie se formèrent. Ce peuple et cette bourgeoisie, en voyant les nobles, les riches et les militaires seuls administrateurs des affaires de tous, demandèrent à leur tour un seggio ou sedile, qui leur fût accordé, et l’on nomma le sedile du peuple.

 

Sauf la noblesse, ce sedile eut les mêmes privilèges que les cinq autres.

 

La municipalité de Naples se forma alors d’un syndic et de six élus, un par sedile. Vingt-neuf membres choisis dans les mêmes réunions, et rappelait les vingt-neuf sedili qui, un instant, avaient existé dans la ville, leur furent adjoints.

 

Ce furent donc, le roi parti, le syndic, ces dix élus et ces vingt-neuf adjoints formant la cité, qui se réunirent et qui prirent, comme première mesure, la résolution de former une garde nationale et d’élire quatorze députés ayant mission de prendre la défense et les intérêts de Naples, dans les événements encore inconnus, mais, à coup sûr, graves, qui se préparaient.

 

Que nos lecteurs excusent la longueur de nos explications : nous les croyons nécessaires à l’intelligence des faits qui nous restent à raconter, et sur lesquels l’ignorance de la constitution civile de Naples et des droits et des privilèges des Napolitains jetterait une certaine obscurité, puisque l’on assisterait à cette grande lutte de la royauté et du peuple, sans connaître, nous ne dirons pas les forces, mais les droits de chacun d’eux.

 

Donc, le 24 décembre, c’est-à-dire le lendemain du départ du roi, tandis qu’ils étaient occupés de l’élection de leurs quatorze députés, la ville et la magistrature allèrent présenter leurs hommages à M. le vicaire général prince Pignatelli.

 

Le prince Pignatelli, homme médiocre dans toute la force du terme, fort au-dessous de la situation que les événements lui faisaient, et, comme toujours, d’autant plus orgueilleux, qu’il était plus inférieur à sa position, – le prince Pignatelli les reçut avec une telle insolence, que la députation se demanda si les prétendues instructions que l’on disait laissées par la reine n’étaient pas réelles, et si la reine n’avait point lancé, en effet, l’acte fatal qui faisait trembler les Napolitains.

 

Sur ces entrefaites, les quatorze députés, ou plutôt représentants, que la ville devait élire, avaient été élus. Ils résolurent, comme premier acte constatant leur nomination et leur existence, malgré le médiocre succès de la première ambassade, d’en envoyer une seconde au prince Pignatelli, ambassade qui serait particulièrement chargée de lui démontrer l’utilité de la garde nationale, que la ville venait de décréter.

 

Mais le prince Pignatelli fut encore plus rogue et plus brutal cette fois que la première, répondant aux députés qui lui étaient adressés que c’était à lui, et non pas à eux, que la sécurité de la ville avait été confiée, et qu’il rendrait compte de cette sécurité à qui de droit.

 

Il arriva ce qui, d’habitude, arrive dans les circonstances où les pouvoirs populaires commencent, en vertu de leurs droits, à exercer leurs fonctions. La ville, à laquelle il fut rendu compte de la réponse insolente du vicaire général, ne se laissa aucunement intimider par cette réponse. Elle nomma de nouveaux députés qui, une troisième fois, se présentèrent devant le prince, et qui, voyant qu’il leur parlait plus grossièrement encore cette troisième fois que les deux premières, se contentèrent de lui répondre :

 

– Très bien ! Agissez de votre côté, nous agirons du nôtre, et nous verrons en faveur de qui le peuple décidera.

 

Après quoi, ils se retirèrent.

 

On en était à Naples à peu près où en avait été la France après le serment du Jeu-de-Paume ; seulement, la situation était plus nette pour les Napolitains, le roi et la reine n’étant plus là.

 

Deux jours après, la ville reçut l’autorisation de former la garde nationale qu’elle avait décrétée.

 

Mais, dans la manière de la former, bien plus encore que dans l’autorisation accordée ou refusée par le prince Pignatelli, était la difficulté.

 

Le mode de formation était l’enrôlement ; mais l’enrôlement n’était point l’organisation.

 

La noblesse, habituée, à Naples, à occuper toutes les charges, avait la prétention, dans le nouveau corps qui s’organisait, d’occuper tous les grades ou, du moins, de ne laisser à la bourgoisie que les grades inférieurs, dont elle ne se souciait pas.

 

Enfin, après trois ou quatre jours de discussion, il fut convenu que les grades seraient également répartis entre les bourgeois et les nobles.

 

Sur cette base, un bon plan fut établi, et, en moins de trois jours, les enrôlements montèrent à quatorze mille.

 

Mais, à cette heure que l’on avait les hommes, il s’agissait de se procurer les armes. Ce fut à cet endroit que l’on rencontra, de la part du vicaire général, une opposition obstinée.

 

À force de lutter, on obtint une première fois cinq cents fusils, et une seconde fois deux cents.

 

Alors les patriotes, le mot circulait déjà hautement, – les patriotes furent invités à prêter leurs armes, les patrouilles commencèrent immédiatement, et la ville prit un certain air de tranquillité.

 

Mais tout à coup, et au grand étonnement de chacun, on apprit à Naples qu’une trêve de deux mois, dont la première condition devait être la reddition de Capoue, avait été signée la veille, c’est-à-dire le 9 janvier 1799, à la demande du général Mack, entre le prince de Migliano et le duc de Geno, d’un côté, pour le compte du gouvernement, représenté par le vicaire général, et le commissaire ordonnateur Archambal, de l’autre, pour l’armée républicaine.

 

La trêve était arrivée à merveille pour tirer Championnet d’un grand embarras. Les ordres donnés par le roi pour le massacre des Français avaient été suivis à la lettre. Outre les trois grandes bandes de Pronio, de Mammone et de Fra-Diavolo que nous avons vues à l’œuvre, chacun s’était mis en chasse des Français. Des milliers de paysans couvraient les routes, peuplaient les bois et la montagne, et, embusqués derrière les arbres, cachés derrière les rochers, couchés dans les plis du terrain, massacraient impitoyablement tous ceux qui avaient l’imprudence de rester en arrière des colonnes ou de s’éloigner de leurs campements. En outre, les troupes du général Naselli, de retour de Livourne, réunies aux restes de la colonne de Damas, s’étaient embarquées dans le but de descendre aux bouches du Garigliano et d’attaquer les Français par derrière, tandis que Mack leur présenterait la bataille de front.

 

La position de Championnet, perdu avec ses deux mille soldats au milieu de trente mille soldats révoltés, et ayant affaire à la fois à Mack, qui tenait Capoue avec 15, 000 hommes, à Naselli, qui en avait 8, 000, à Damas, à qui il en restait 5, 000, et à Rocca-Romana et à Maliterno, chacun avec son régiment de volontaires, était assurément fort grave.

 

Le corps d’armée de Macdonald avait voulu prendre Capoue par surprise. En conséquence, il s’était avancé nuitamment, et il enveloppait déjà le fort avancé de Saint-Joseph, lorsqu’un artilleur, entendant du bruit et voyant des hommes se glisser dans l’obscurité, avait mis le feu à sa pièce et tiré au hasard, mais, en tirant au hasard, avait donné l’alarme.

 

D’un autre côté, les Français avaient tenté de passer le Volturne au gué de Caïazzo ; mais ils avaient été repoussés par Rocca-Romana et ses volontaires. Rocca-Romana avait fait des merveilles dans cette occasion.

 

Championnet avait aussitôt donné l’ordre à son armée de se concentrer autour de Capoue, qu’il voulait prendre, avant de marcher sur Naples. L’armée accomplit son mouvement. Ce fut alors qu’il vit son isolement et comprit dans toute son étendue le danger de la situation. Il en était à chercher, dans quelqu’un de ces actes d’énergie qu’inspire le désespoir, le moyen de sortir de cette position, en intimidant l’ennemi par quelque coup d’éclat, lorsque, tout à coup et au moment où il s’y attendait le moins, il vit s’ouvrir les portes de Capoue et s’avancer au-devant de lui, précédés de la bannière parlementaire, quelques officiers supérieurs chargés de proposer l’armistice.

 

Ces officiers supérieurs, qui ne connaissaient pas Championnet, étaient, comme nous l’avons dit, le prince de Migliano et le duc de Geno.

 

L’armistice, était-il dit dans les préliminaires, avait pour objet d’arriver à la conclusion d’une paix solide et durable.

 

Les conditions que les deux plénipotentiaires napolitains étaient autorisés à proposer étaient la reddition de Capoue et le tracé d’une ligne militaire, de chaque côté de laquelle les deux armées napolitaine et française attendraient chacune la décision de leur gouvernement.

 

Dans la situation où était Championnet, de telles conditions étaient non-seulement acceptables, mais avantageuses. Cependant Championnet les repoussa, disant que les seules conditions qu’il pût écouter étaient celles qui auraient pour résultat la soumission des provinces et la reddition de Naples.

 

Les plénipotentiaires n’étaient point autorisés à aller jusque-là ; ils se retirèrent.

 

Le lendemain, ils revinrent avec les mêmes propositions, qui, comme la veille, furent repoussées.

 

Enfin, deux jours après, deux jours pendant lesquels la situation de l’armée française, enveloppée de tous côtés, n’avait fait qu’empirer, le prince de Migliano et le duc de Geno revinrent pour la troisième fois et déclarèrent qu’ils étaient autorisés à accorder toute condition qui ne serait point la reddition de Naples.

 

Cette nouvelle concession des plénipotentiaires napolitains était si étrange dans la situation où se trouvait l’armée française, que Championnet crut à quelque embûche, tant elle était avantageuse. Il réunit ses généraux, prit leur avis : l’avis unanime fut d’accorder l’armistice.

 

L’armistice fut donc accordé, pour trois mois, et aux conditions suivantes :

 

Les Napolitains rendraient la citadelle de Capoue avec tout ce qu’elle contenait ;

 

Une contribution de deux millions et demi de ducats serait levée pour couvrir les dépenses de la guerre à laquelle l’agression du roi de Naples avait forcé la France ;

 

Cette somme serait payable en deux fois : moitié le 15 janvier, moitié le 25 du même mois ;

 

Une ligne était tracée de chaque côté de laquelle se tenaient les deux armées.

 

Cette trêve fut un objet d’étonnement pour tout le monde, même pour les Français, qui ignoraient quels motifs l’avaient fait conclure. Elle prit le nom de Sparanisi, du nom du village où elle fut conclue, et signée le 10 du mois de décembre.

 

Nous qui connaissons les motifs qui la firent conclure et qui furent révélés depuis, disons-les.

 

LXXX

LES TROIS PARTIS DE NAPLES AU COMMENCEMENT DE L’ANNÉE 1789.

 

Notre livre – on a dû depuis longtemps s’en apercevoir – est un récit historique dans lequel se trouve, comme par accident, mêlé l’élément dramatique ; mais cet élément romanesque, au lieu de diriger les événements et de les faire plier sous lui, se soumet entièrement à l’exigence des faits et ne transparaît en quelque sorte que pour relier les faits entre eux.

 

Ces faits sont si curieux, les personnages qui les accomplissent si étranges, que, pour la première fois depuis que nous tenons une plume, nous nous sommes plaint de la richesse de l’histoire, qui l’emportait sur notre imagination. Nous ne craignons donc pas, lorsque la nécessité l’exige, d’abandonner pour quelques instants, nous ne disons pas le récit fictif, – tout est vrai dans ce livre, – mais le récit pittoresque, et de souder Tacite à Walter Scott. Notre seul regret, et l’on en comprendra l’étendue, est de ne pas posséder à la fois la plume de l’historien romain et celle du romancier écossais ; car, avec les éléments qui nous étaient donnés, nous eussions écrit un chef-d’œuvre.

 

Nous avons à faire connaître à la France une révolution qui lui est encore à peu près inconnue, parce qu’elle s’est accomplie dans un temps où sa propre révolution absorbait son attention tout entière, et ensuite parce qu’une partie des événements que nous racontons, par les soins du gouvernement qui les opprimait, était inconnue aux Napolitains eux-mêmes.

 

Ceci posé, nous reprenons notre narration et nous allons consacrer quelques lignes à l’explication de cette trêve de Sparanisi, qui, le 10 décembre, jour où elle fut connue, faisait l’étonnement de Naples.

 

Nous avons dit comment la ville avait nommé des représentants, comment elle avait été elle-même trouver le vicaire général, comment elle lui avait envoyé des députés.

 

Le résultat de ces allées et venues avait été d’établir que le prince Pignatelli représentait le pouvoir absolu du roi, pouvoir vieilli, mais encore dans toute sa puissance, et la ville, le pouvoir populaire, naissant, mais ayant déjà la conscience de droits qui ne devaient être reconnus que soixante ans plus tard. Ces deux pouvoirs, naturellement antipathiques et agressifs, avaient compris qu’ils ne pouvaient marcher ensemble. Cependant, le pouvoir populaire avait remporté une victoire sur le pouvoir royal : c’était la création de la garde nationale.

 

Mais, à côté de ces deux partis, représentant, l’un l’absolutisme royal, l’autre la souveraineté populaire, il en existait un troisième qui était, si nous pouvons nous exprimer ainsi, le parti de l’intelligence.

 

C’était le parti français, dont nous avons, dans un des premiers chapitres de ce livre, présenté les principaux chefs à nos lecteurs.

 

Celui-là, connaissant l’ignorance des basses classes à Naples, la corruption de la noblesse, le peu de fraternité de la bourgeoisie, à peine née et n’ayant jamais été appelée au maniement des affaires, – celui-là croyait les Napolitains incapables de rien faire par eux-mêmes et voulait à toute force l’invasion française, sans laquelle, à son avis, on se consumerait en dissensions civiles et en querelles intestines.

 

Il fallait donc, pour fonder un gouvernement durable à Naples, – et ce gouvernement, selon les hommes de ce parti, devait être une république, – il fallait donc, pour fonder une république, la main ferme et surtout loyale de Championnet.

 

Ce parti-là seul savait fermement et clairement ce qu’il voulait.

 

Quant au parti royaliste et au parti national, que les utopistes nourrissaient l’espoir de réunir en un seul, tout était trouble chez eux, et le roi ne savait pas plus les concessions qu’il devait faire que le peuple les droits qu’il devait exiger.

 

Le programme des républicains était simple et clair : Le gouvernement du peuple par le peuple, c’est-à-dire par ses élus.

 

Une des choses bizarres de notre pauvre monde, c’est que ce soient toujours les choses les plus claires qui ont le plus de difficulté à s’établir.

 

Laissés libres d’agir par le départ du roi, les chefs du parti républicain s’étaient réunis, non plus au palais de la reine Jeanne, – un si grand mystère devenait inutile, quoique l’on dût garder encore certaines précautions, – mais à Portici, chez Schipani.

 

Là, il avait été décidé que l’on ferait tout au monde pour faciliter l’entrée des Français à Naples, et pour fonder, à l’abri de la république française, la république parthénopéenne.

 

Mais, de même que la ville avait appelé à son aide des députés, de même les chefs républicains avaient ouvert les portes de leurs conciliabules à un certain nombre d’hommes de leur parti, et, comme tout se décidait à la pluralité des voix, les quatre chefs, débordés, – l’emprisonnement de Nicolino au fort Saint-Elme et l’absence d’Hector Caraffa réduisaient le nombre des chefs républicains à quatre, – les quatre chefs, débordés, n’avaient plus été assez puissants pour conduire les délibérations et diriger les décisions.

 

Il fut donc, dans le club républicain de Portici, décidé à l’unanimité moins quatre voix, qui étaient celles de Cirillo, de Manthonnet, de Schipani et de Velasco, que l’on ouvrirait des négociations avec Rocca-Romana, qui venait de se distinguer contre les Français dans le combat de Caïazzo, et Maliterno, qui venait de donner de nouvelles preuves de cet ardent courage qu’il avait, en 1796, montré dans le Tyrol.

 

Et, en effet, des propositions leur furent faites, par lesquelles on offrait à chacun d’eux une haute position dans le nouveau gouvernement qui allait se créer à Naples, s’ils voulaient se réunir au parti républicain. Le parlementaire chargé de cette négociation fit chaudement valoir près des deux colonels les malheurs qui pouvaient rejaillir sur Naples de la retraîte des Français, et, soit ambition, soit patriotisme, les deux nobles consentirent à pactiser avec les républicains.

 

Mack et Pignatelli étaient donc les seuls hommes qui s’opposassent à la régénération de Naples, puisque, sans aucun doute, Mack et Pignatelli, c’est-à-dire le pouvoir civil et le pouvoir militaire disparus, le parti national, séparé de lui par des nuances seulement, se réunirait au parti républicain.

 

Nous empruntons les détails suivants, que nos lecteurs ne trouveront ni dans Cuoco, écrivain consciencieux, mais homme de parti pris sans s’en douter lui-même, ni dans Colletta, écrivain partial et passionné, qui écrivait loin de Naples et sans autres renseignements que ses souvenirs de haine ou de sympathie, – nous empruntons, disons-nous, les détails suivants aux Mémoires pour servir à la dernière révolution de Naples, ouvrage très-rare et très-curieux, publié en France en 1803.

 

L’auteur, Bartolomeo N***, est Napolitain, et, avec la naïveté de l’homme qui n’a qu’une notion confuse du bien et du mal, il raconte les faits en l’honneur de ses compatriotes comme ceux qui sont à leur déshonneur. C’est une espèce de Suétone qui écrit ad narrandum, non ad probandum.

 

« Une entrevue eut lieu alors, dit-il, entre le prince de Maliterno et un des chefs du parti jacobin de Naples, que je ne nomme pas, de peur de le compromettre[1]. Dans cette entrevue, il fut convenu que, dans le courant de la nuit du 10 décembre, on assassinerait Mack au milieu de Capoue, que Maliterno prendrait immédiatement le commandement de l’armée, et enverrait devant les murs du palais royal de Naples un de ses officiers, qui chercherait un conjuré facile à reconnaître à son signalement d’abord, et ensuite à un mot d’ordre convenu. Ce conjuré, certain de la mort de Mack, pénétrerait sous prétexte de visite amicale jusqu’au prince Pignatelli, et l’assassinerait, comme on aurait assassiné Mack. Aussitôt, on s’emparerait du Château-Neuf, sur le commandant duquel on pouvait compter ; puis on prendrait toutes les mesures nécessaires à un changement de gouvernement, et l’on ferait, avec les Français, devenus des frères, la paix la plus avantageuse qui serait possible. »

 

L’envoyé de Capoue se trouva à l’heure dite devant le palais royal et y trouva les conjurés ; seulement, au lieu d’avoir à leur annoncer la mort de Mack, il avait à leur annoncer l’arrestation de Maliterno.

 

Mack, ayant eu quelque révélation du complot, avait, dès la veille, fait arrêter Maliterno ; mais les patriotes de Capoue, en communication avec ceux de Naples, avaient soulevé le peuple en faveur de Maliterno. Maliterno, en conséquence, avait été relâché, mais envoyé, par le général Mack, à Sainte-Marie.

 

La conspiration était éventée, et il devenait inutile, Mack vivant, de se débarrasser de Pignatelli.

 

Mais Pignatelli, averti par Mack, sans aucun doute, du complot dont tous deux avaient failli être victimes, avait pris peur et avait envoyé le prince de Migliano et le duc de Geno pour conclure un armistice avec les Français.

 

Et voilà pourquoi Championnet, au moment où il s’y attendait le moins et devait le moins s’y attendre, avait vu s’ouvrir les portes de Capoue et venir à lui les deux envoyés du vicaire général.

 

Maintenant, une courte explication à l’endroit des mots que nous avons soulignés tout à l’heure et qui ont rapport à l’assassinat de Mack et à celui de Pignatelli.

 

Ce serait un grand tort aux moralistes français, et ce serait surtout le tort d’hommes qui ne connaîtraient pas l’Italie méridionale, d’examiner l’assassinat à Naples et dans les provinces napolitaines au point de vue où nous l’examinons en France. Naples, et même la haute Italie, ont des noms différents pour désigner l’assassinat, selon qu’il s’exécute sur un individu ou sur un despote.

 

En Italie, il y a l’homicide et le tyrannicide.

 

L’homicide est l’assassinat d’individu à individu. Le tyrannicide est l’assassinat du citoyen au tyran ou à l’agent du despotisme.

 

Nous avons vu, au reste, des peuples du Nord – et nous citerons les Allemands – partager cette grave erreur morale.

 

Les Allemands ont presque élevé des autels à Karl Sand, qui a assassiné Kotzebüe, et à Staps, qui a tenté d’assassiner Napoléon.

 

Le meurtrier inconnu de Rossi et Agésilas Milano, qui a tenté de tuer d’un coup de baïonnette le roi Ferdinand II au milieu d’une revue, sont considérés à Rome et à Naples, non point comme des assassins, mais comme des tyrannicides.

 

Cela ne justifie pas, mais explique les attentats des Italiens.

 

Sous quelque despotisme qu’ait été courbée l’Italie, l’éducation des Italiens a toujours été classique et, par conséquent, républicaine.

 

Or, l’éducation classique glorifie l’assassinat politique, que nos lois flétrissent, que notre conscience réprouve.

 

Et cela est si vrai, que non-seulement la popularité de Louis-Philippe s’est soutenue, grâce aux nombreux attentats dont il a failli être victime pendant dix-huit ans de règne, mais encore qu’elle s’en était accrue.

 

Faites dire en France une messe en l’honneur de Fieschi, d’Alibaud, de Lecomte, à peine si une vieille mère, une sœur pieuse, un fils innocent du crime paternel, oseront y assister.

 

À chaque anniversaire de la mort de Milano, une messe se dit à Naples pour le salut de son âme ; à chaque anniversaire, l’église déborde dans la rue.

 

Et, en effet, l’histoire glorieuse de l’Italie est comprise entre la tentative de meurtre de Mucius Scœvola sur le roi des Étrusques et l’assassinat de César par Brutus et Cassius.

 

Et que fait le Sénat, de l’aveu duquel Mucius Scœvola allait tenter le meurtre de Porsenna, lorsque le meurtrier, gracié par l’ennemi de Rome, rentre à Rome avec son bras brûlé ?

 

Au nom de la République, il vote une récompense à l’assassin, et, au nom de la République, qu’il a sauvée, lui donne un champ.

 

Que fait Cicéron, qui passe à Rome pour l’honnête homme par excellence, lorsque Brutus et Cassius assassinent César ?

 

Il ajoute un chapitre à son livre De officiis pour prouver que, lorsqu’un membre de la société est nuisible à la société, chaque citoyen, se faisant chirurgien politique, a le droit de retrancher ce membre du corps social.

 

Et il résulte de ce que nous venons de dire que, si nous croyions orgueilleusement que notre livre a une importance qu’il n’a pas, nous inviterions les philosophes et même les juges à peser ces considérations, que ne songent à faire valoir ni les avocats ni les prévenus eux-mêmes, chaque fois qu’un Italien, et surtout un Italien des provinces méridionales, se trouvera mêlé à quelque tentative d’assassinat politique.

 

La France seule est assez avancée en civilisation pour placer sur le même rang Louvel et Lacenaire, et, si elle fait une exception en faveur de Charlotte Corday, c’est à cause de l’horreur physique et morale qu’inspirait le batracien Marat.

 

LXXXI

OÙ CE QUI DEVAIT ARRIVER ARRIVE.

 

L’armistice fut, comme nous l’avons dit, signé le 10 décembre, et la ville de Capoue fut, ainsi que la chose avait été convenue, remise aux Français le 11.

 

Le 13, le prince Pignatelli fit venir au palais les représentants de la ville.

 

Cet appel avait pour but de les inviter à trouver le moyen de répartir, entre les grands propriétaires et les principaux négociants de Naples, la moitié de la contribution de deux millions et demi de ducats qui devait être payée le surlendemain. Mais les députés, qui pour la première fois étaient bien accueillis, refusèrent positivement de se charger de cette impopulaire mission, disant que cela ne les regardait aucunement, et que c’était à celui qui avait pris l’engagement de le tenir.

 

Le 14, – les événements vont devenir quotidiens et de plus en plus graves, de sorte que nous n’aurons qu’à les noter jusqu’au 20, – le 14, les 8, 000 hommes du général Naselli, rembarqués aux bouches du Volturne, entrèrent dans le golfe de Naples avec leurs armes et leurs munitions.

 

On pouvait prendre ces 8, 000 hommes, les placer sur la route de Capoue à Naples, les faire soutenir par 30, 000 lazzaroni, et rendre ainsi la ville imprenable.

 

Mais le prince Pignatelli, manquant de toute popularité, ne se regardait point, à juste titre, comme assez fort pour prendre une pareille résolution, que rendait cependant urgente la prochaine rupture de l’armistice. Nous disons prochaine, car, si les cinq millions, dont le premier sou n’était point trouvé, n’étaient pas prêts le lendemain, l’armistice était rompu de droit.

 

D’un autre côté, les patriotes désiraient la rupture de cet armistice, qui empêchait les Français, leurs frères d’opinion, de marcher sur Naples.

 

Le prince Pignatelli ne prit aucune mesure à l’endroit des 8, 000 hommes qui entraient dans le port ; ce que voyant, les lazzaroni montèrent sur toutes les barques qui bordaient le rivage, depuis le pont de la Madeleine jusqu’à Mergellina, voguèrent vers les felouques et s’emparèrent des canons, des fusils et des munitions des soldats, qui se laissèrent désarmer sans opposer aucune résistance.

 

Inutile de dire que nos amis Michele, Pagliuccella et fra Pacifico se trouvaient naturellement à la tête de cette expédition, grâce à laquelle leurs hommes se trouvèrent admirablement armés.

 

Quand ils se virent si bien armés, les huit mille lazzaroni se mirent à crier : « Vive le roi ! vive la religion ! » et : « Mort aux Français ! »

 

Quant aux soldats, ils furent mis à terre et eurent permission de se retirer où ils voulaient.

 

Au lieu de se retirer, ils se réunirent aux groupes et crièrent plus haut que les autres : « Vive le roi ! vive la religion ! » et : « Mort aux Français ! »

 

En apprenant ce qui se passait et en entendant ces cris, le commandant du Château-Neuf, Massa, comprit qu’il ne tarderait probablement pas à être attaqué, et il envoya un de ses officiers, le capitaine Simonei, pour demander, en cas d’attaque, quelles étaient les instructions du vicaire général.

 

– Défendez le château, répondit le vicaire général ; mais gardez-vous bien de faire aucun mal au peuple.

 

Simonei rapporta au commandant cette réponse, qui, au commandant comme à lui, parut singulièrement manquer de clarté.

 

Et, en effet, il était difficile, on en conviendra, de défendre le château contre le peuple, sans faire de mal au peuple.

 

Le commandant renvoya le capitaine Simonei pour demander une réponse plus positive.

 

– Faites feu à poudre, lui fut-il répondu : cela suffira pour disperser la multitude.

 

Simonei se retira en levant les épaules ; mais, sur la place du palais, il fut rejoint par le duc de Geno, l’un des négociateurs de l’armistice de Sparanisi, qui lui ordonna, de la part du prince Pignatelli, de ne pas faire feu du tout.

 

De retour au Château-Neuf, Simonei raconta ses deux entrevues avec le vicaire général ; mais, au moment même où il entamait son récit, une foule immense se précipita vers le château, brisa la première porte, et s’empara du pont en criant : « La bannière royale ! la bannière royale ! »

 

En effet, depuis le départ du roi, la bannière royale avait disparu de dessus le château, comme en l’absence du chef de l’État, le drapeau disparaît du dôme des Tuileries.

 

La bannière royale fut déployée selon le désir du peuple.

 

Alors, la foule, et particulièrement les soldats qui venaient de se laisser désarmer, demandèrent des armes et des munitions.

 

Le commandant répondit que, ayant les armes et les munitions en compte et sous sa responsabilité, il ne pouvait délivrer ni un seul fusil ni une seule cartouche, sans l’ordre du vicaire général.

 

Que l’on vînt avec un ordre du vicaire général, et il était prêt à tout donner, même le château.

 

Mais, tandis que l’inspecteur de la cantine Minichini, parlementait avec le peuple, le régiment samnite, qui avait la garde des portes, les ouvrit au peuple.

 

La foule se précipita dans le château et en chassa le commandant et les officiers.

 

Le même jour et à la même heure, comme si c’était un mot d’ordre, – et probablement, en effet, en était-ce un, – les lazzaroni s’emparèrent des trois autres châteaux, Saint-Elme, de l’Œuf et del Carmine.

 

Était-ce mouvement instantané du peuple ? était-ce impulsion du vicaire général, qui voyait dans la dictature populaire un double moyen de neutraliser les projets des patriotes et d’exécuter les instructions incendiaires de la reine ?

 

La chose demeura un mystère ; mais, quoique les causes restassent cachées, les faits furent visibles.

 

Le lendemain 15 janvier, vers deux heures de l’après-midi, cinq calèches chargées d’officiers français, parmi lesquels se trouvait l’ordonnateur général Archambal, signataire du traité de Sparanisi, entrèrent à Naples par la porte de Capoue et descendirent à l’Albergo reale.

 

Ils venaient pour recevoir les cinq millions qui devaient être payés à titre d’indemnité au général Championnet, et, comme il y a du caractère français partout où il y a des Français, pour aller au théâtre de Saint-Charles.

 

Immédiatement, le bruit se répandit qu’ils venaient prendre possession de la ville, que le roi était trahi et qu’il fallait venger le roi.

 

Qui avait intérêt à propager ce bruit ? Celui qui, ayant cinq millions à payer, n’avait pas ces cinq millions pour faire honneur à sa parole, et qui, ne pouvant payer en argent, voulait trouver une défaite, si mauvaise et si coupable qu’elle fût.

 

Vers sept heures du soir, quinze ou vingt mille soldats ou lazzaroni armés se portèrent à l’Albergo reale en criant : « Vive le roi ! vive la religion ! mort aux Français ! »

 

À la tête de ces hommes étaient ceux que l’on avait vus à la tête de l’émeute où avaient péri les frères della Torre, et de celle où le malheureux Ferrari avait été mis en morceaux, c’est-à-dire les Pasquale, les Rinaldi, les Beccaïo. Quant à Michele, nous dirons plus tard où il était.

 

Par bonheur, Archambal était au palais, près de Pignatelli, qui essayait de le payer en belles paroles, ne pouvant le payer en argent.

 

Les autres officiers étaient au spectacle.

 

Tout ce peuple fanatisé se précipita vers Saint-Charles. Les sentinelles de la porte voulurent faire résistance et furent tuées. On vit tout à coup un flot de lazzaroni, hurlant et menaçant, se répandre dans le parterre.

 

Les cris de « Mort aux Français ! » retentissaient dans la rue, dans les corridors, dans la salle.

 

Que pouvaient douze ou quinze officiers armés de leurs sabres seulement, contre des milliers d’assassins ?

 

Des patriotes les enveloppèrent, leur firent un rempart de leurs corps, les poussèrent dans le corridor, ignoré du peuple et réservé au roi seul, qui conduisait de la salle au palais. Là, ils trouvèrent Archambal près du prince, et, sans avoir reçu un sou des cinq millions, mais après avoir couru le risque de la vie, ils reprirent le chemin de Capoue, protégés par un fort piquet de cavalerie.

 

À la vue de cette populace qui envahissait la salle, les acteurs avaient baissé la toile et interrompu le spectacle.

 

Quant aux spectateurs, fort indifférents à ce qui pouvait arriver aux Français, ils ne songèrent qu’à se mettre en sûreté.

 

Ceux qui connaissent l’agilité des mains napolitaines peuvent se faire une idée du pillage qui eut lieu pendant cette invasion. Plusieurs personnes furent, en fuyant, étouffées aux portes de sortie, d’autres foulées aux pieds dans les escaliers.

 

Le pillage se continua dans la rue. Il fallait bien que ceux qui n’avaient pas pu entrer eussent leur part de l’aubaine.

 

Sous prétexte de s’assurer si elles ne cachaient pas des Français, toutes les voitures furent ouvertes et ceux qui étaient dedans dévalisés.

 

Les membres de la municipalité, les patriotes, les hommes les plus distingués de Naples essayèrent vainement de mettre de l’ordre parmi cette multitude, qui, courant par les rues, volait, dépouillait, assassinait ; ce que voyant, d’un commun accord, ils se rendirent chez l’archevêque de Naples, monseigneur Capece Zurlo, homme fort estimé de tous, d’une grande douceur d’esprit, d’une grande régularité de mœurs, et le supplièrent de recourir au secours et, s’il le fallait, aux pompes de la religion, pour faire rentrer dans l’ordre toute cette abominable populace, qui roulait désordonnée et dévastatrice dans les rues de Naples comme un torrent de lave.

 

L’archevêque monta en carrosse découvert, mit des torches aux mains de ses domestiques, laboura, pour ainsi dire, cette multitude en tout sens, sans pouvoir faire entendre une seule parole, sa voix étant incessamment couverte par les cris de « Vive le roi ! vive la religion ! vive saint Janvier ! mort aux jacobins ! »

 

Et, en effet, le peuple, maître des trois châteaux, était maitre de la ville entière, et il commença d’inaugurer sa dictature en organisant le meurtre et le pillage, sous les yeux mêmes de l’archevêque. Depuis Masaniello, c’est-à-dire depuis cent cinquante-deux ans, la cavale que le peuple de Naples a pour armes n’avait point été lâchée à sa fantaisie sans mors et sans selle. Elle s’en donnait à plaisir et rattrapait le temps perdu. Jusque-là, les assassinats avaient été, pour ainsi dire, accidentels ; à partir de ce moment, ils furent régularisés.

 

Tout homme vêtu avec élégance, et portant ses cheveux coupés court, était désigné sous le nom de jacobin, et ce nom était un arrêt de mort. Les femmes des lazzaroni, toujours plus féroces que leurs maris aux jours de révolution, les accompagnaient, armées de ciseaux, de couteaux et de rasoirs, et exécutaient, au milieu des huées et des rires, sur les malheureux que condamnaient leurs maris, les mutilations les plus horribles et les plus obscènes. Dans ce moment de crise suprême, où la vie de tout ce qu’il y avait d’honnêtes gens à Naples ne tenait qu’à un caprice, à un mot, à un fil, quelques patriotes pensèrent à un reste de leurs amis prisonniers et oubliés par Vanni dans les cachots de la Vicaria et del Carmine. Ils se déguisèrent en lazzaroni, criant qu’il fallait délivrer les prisonniers pour accroître les forces d’autant de braves. La proposition fut accueillie par acclamation. On courut aux prisons, on délivra les prisonniers, mais, avec eux, cinq ou six mille forçats, vétérans de l’assassinat et du vol, qui se répandirent dans la ville et redoublèrent le tumulte et la confusion.

 

C’est une chose remarquable, à Naples et dans les provinces méridionales, que la part que prennent les forçats à toutes les révolutions. Comme les gouvernements despotiques qui se sont succédé dans l’Italie méridionale, depuis les vice-rois espagnols jusqu’à la chute de François II, c’est-à-dire depuis 1503 jusqu’en 1860, ont toujours eu pour premier principe de pervertir le sens moral, il en résulte que le galérien n’y inspire point la même répulsion que chez nous. Au lieu d’être parqués dans leurs bagnes et sans communication avec la société qui les a repoussés de son sein, ils sont mêlés à la population, qui ne les rend pas meilleurs et qu’ils rendent plus mauvaise. Leur nombre est immense, presque le double de celui de la France, et, à un moment donné, ils sont pour les rois, qui ne dédaignent pas leur alliance, un puissant et terrible secours à Naples, – et, par Naples, nous entendons toutes les provinces napolitaines. Il n’y a pas de galères à vie. Nous avons fait un calcul, bien facile à faire, du reste, qui nous a donné une moyenne de neuf ans pour les galères à vie. Ainsi, depuis 1799, c’est-à-dire depuis soixante-cinq ans, les portes des galères ont été ouvertes six fois, et toujours par la royauté, qui, en 1799, en 1806, en 1809, en 1821, en 1848 et en 1860, y recruta des champions. Nous verrons le cardinal Ruffo aux prises avec ces étranges auxiliaires, ne sachant comment s’en débarrasser, et, dans toutes les occasions, les poussant au feu.

 

J’avais pour voisins, pendant les deux ans et demi que j’ai passés à Naples, une centaine de forçats habitant une succursale du bagne située dans la même rue que mon palais. Ces hommes n’étaient employés à aucun travail et passaient leurs journées dans l’inaction la plus absolue. Aux heures fraîches de l’été, c’est-à-dire de six heures à dix heures du matin et de quatre à six heures du soir, ils se tenaient soit à cheval, soit accoudés sur le mur, regardant ce magnifique horizon qui n’a pour borne que la mer de Sicile, sur laquelle se découpe la sombre silhouette de Caprée.

 

– Quels sont ces hommes ? demandai-je un jour aux agents de l’autorité.

 

Gentiluomini (des gentlemen), me répondit celui-ci.

 

– Qu’ont-ils fait ?

 

Nulla ! hanno amazzato (rien ! ils ont tué).

 

Et, en effet, à Naples, l’assassinat n’est qu’un geste, et le lazzarone ignorant, qui n’a jamais sondé les mystères de la vie et de la mort, ôte la vie et donne la mort sans avoir aucune idée, ni philosophique ni morale, de ce qu’il donne et de ce qu’il ôte.

 

Que l’on se figure donc le rôle sanglant que doivent jouer, dans les situations pareilles à celles où nous venons de montrer Naples, des hommes dont les prototypes sont les Mammone, qui boivent le sang de leurs prisonniers, et les La Gala, qui les font cuire et qui les mangent !

 

LXXXII

LE PRINCE DE MALITERNO.

 

Il fallait au plus tôt porter remède à la situation, ou Naples était perdue et les ordres de la reine étaient exécutés à la lettre, c’est-à-dire que la bourgeoisie et la noblesse disparaissaient dans un massacre général et qu’il ne restait que le peuple, ou plutôt que la populace.

 

Les députés de la ville, alors, se réunirent dans la vieille basilique de Saint-Laurent, dans laquelle tant de fois avaient été discutés les droits du peuple et ceux du pouvoir royal.

 

Le parti républicain, qui, nous l’avons vu, avait déjà été en relation avec le prince de Maliterno, et qui, d’après ses promesses, croyait pouvoir compter sur lui, faisant valoir son courage dans la campagne de 1796, et ce que, quelques jours auparavant encore, il venait de faire pour la défense de Capoue, le proposa comme général du peuple.

 

Les lazzaroni, qui venaient de le voir combattre contre les Français, n’eurent aucune défiance et accueillirent son nom par acclamation.

 

Son entrée était préparée pour se faire au milieu de l’enthousiasme général. Au moment où le peuple criait : « Oui ! oui ! Maliterno ! vive Maliterno ! mort aux Français ! mort aux jacobins ! » Maliterno parut à cheval et armé de pied en cap.

 

Le peuple napolitain est un peuple d’enfants, facile à se laisser prendre à des coups de théâtre. L’arrivée du prince, au milieu des bravos qui signalaient sa nomination, lui parut providentielle. À sa vue, les cris redoublèrent. On enveloppa son cheval, comme, la veille et le matin encore, on avait enveloppé le carrosse de l’archevêque, et chacun hurla, de cette voix qu’on n’entend qu’à Naples :

 

– Vive Maliterno ! vive notre défenseur ! vive notre père !

 

Maliterno descendit de cheval, laissa l’animal aux mains des lazzaroni et entra dans l’église de San-Lorenzo. Déjà accepté par le peuple, il fut proclamé dictateur par le municipe, revêtu de pouvoirs illimités, et libre de choisir lui-même son lieutenant :

 

Séance tenante, et avant même que Maliterno sortit de l’église, on annonça une députation chargée de se rendre près du vicaire général et de lui dire que la ville et le peuple ne voulaient plus obéir à un autre chef que celui qu’ils s’étaient choisi, et que ce chef, qui venait d’être élu, était le seigneur San-Girolame, prince de Maliterno.

 

Le vicaire général devait donc être invité par la députation à reconnaître les nouveaux pouvoirs créés par le municipe et acceptés, mieux encore, proclamés par le peuple.

 

La députation qui s’était offerte, et qui avait été acceptée, se composait de Manthonnet, Cirillo, Schipani, Velasco et Pagano.

 

Elle se présenta au palais.

 

La révolution, depuis deux jours, avait marché à pas de géant. Le peuple, trompé par elle, lui prêtait momentanément son appui, et, cette fois, les députés ne venaient plus en suppliants, mais en maîtres.

 

Ces changements n’étonneront point nos lecteurs, qui les ont vus s’opérer sous leurs yeux.

 

Ce fut Cirillo qui fut chargé de porter la parole.

 

Sa harangue fut courte ; il supprima le titre de prince et même celui d’excellence.

 

– Monsieur, dit-il au vicaire général, nous venons, au nom de la ville, vous inviter à renoncer aux pouvoirs que vous avez reçus du roi, vous prier de nous remettre, ou plutôt de remettre à la municipalité, l’argent de l’État qui est à votre disposition ; et de prescrire, par un édit, le dernier que vous rendrez, obéissance entière à la municipalité et au prince de Maliterno, nommé général par le peuple.

 

Le vicaire général ne répondit point positivement, mais demanda vingt-quatre heures pour réfléchir, en disant que la nuit porte conseil.

 

Le conseil que lui porta la nuit fut de s’embarquer au point du jour, avec le reste du trésor royal, sur un bâtiment faisant voile pour la Sicile.

 

Revenons au prince de Maliterno.

 

L’important était de désarmer le peuple, et, en le désarmant, d’arrêter les massacres.

 

Le nouveau dictateur, après avoir engagé sa parole aux patriotes et juré de marcher en tout point d’accord avec eux, sortit de l’église, monta de nouveau à cheval, et, le sabre à la main, après avoir répondu par le cri de « Vive le peuple ! » au cri de « Vive Maliterno ! » nomma pour son lieutenant don Lucio Caracciolo, duc de Rocca-Romana, presque aussi populaire que lui, à cause de son brillant combat de Caïazzo. Le nom du beau gentilhomme qui depuis quinze ans, avait changé trois fois d’opinions et qui devait se les faire pardonner par une troisième trahison, fut salué par une immense acclamation.

 

Après quoi, le prince de Maliterno fit une harangue, pour inviter le peuple à déposer les armes dans un couvent voisin destiné à servir de quartier général, et ordonna, sous peine de mort, d’obéir à toutes les mesures qu’il croirait nécessaires pour rétablir la tranquillité publique.

 

En même temps, pour donner plus de poids à ses paroles, il fit dresser des potences dans toutes les rues et sur toutes les places, et sillonna la ville de patrouilles composées des citoyens les plus braves et les plus honnêtes, chargées d’arrêter et de pendre, sans autre forme de procès, les voleurs et les assassins pris en flagrant délit.

 

Puis il fut convenu qu’à la bannière blanche, c’est-à-dire à la bannière royale, était substituée la bannière du peuple, c’est-à-dire la bannière tricolore. Les trois couleurs du peuple napolitain étaient le bleu, le jaune et le rouge.

 

À ceux qui demandèrent des explications sur ce changement et qui essayèrent de le discuter, Maliterno répondit qu’il changeait le drapeau napolitain pour ne pas montrer aux Français une bannière qui avait fui devant eux. Le peuple, orgueilleux d’avoir sa bannière, accepta.

 

Lorsque, le matin du 17 janvier, on connut à Naples, la fuite du vicaire général et les nouveaux malheurs dont cette fuite menaçait Naples, la colère du peuple, jugeant inutile de poursuivre Pignatelli, qu’il ne pouvait atteindre, se tourna tout entière contre Mack.

 

Une bande de lazzaroni se mit à sa recherche. Mack, selon eux, était un traître, qui avait pactisé avec les jacobins et avec les Français, et qui, par conséquent, méritait d’être pendu. Cette bande se dirigea vers Caserte, où elle croyait le trouver.

 

Il y était, en effet, avec le major Riescach, le seul officier qui lui fût resté fidèle dans ce grand désastre, lorsqu’on vint lui annoncer le danger qu’il courait. Ce danger était sérieux. Le duc de Salandra, que les lazzaroni avaient rencontré sur la route de Caserte et qu’ils avaient pris pour lui, avait failli y laisser la vie. Il ne restait qu’une ressource au malheureux général : c’était d’aller chercher un asile sous la tente de Championnet ; mais il l’avait, on se le rappelle, si grossièrement traité dans la lettre qu’en entrant en campagne, il lui avait fait porter par le major Riescach ; il avait, en quittant Rome, rendu contre les Français un ordre du jour si cruel, qu’il n’osait espérer dans la générosité du général français. Mais le major Riescach le rassura, lui proposant de le précéder et de préparer son arrivée. Mack accepta la proposition, et, tandis que le major accomplissait sa mission, il se retira dans une petite maison de Cirnao, à la sûreté de laquelle il croyait à cause de son isolement.

 

Championnet était campé en avant de la petite ville d’Aversa, et, toujours curieux de monuments historiques, il venait de reconnaître avec son fidèle Thiébaut, dans un vieux couvent abandonné, les ruines du château où Jeanne avait assassiné son mari, et jusqu’aux restes du balcon où André fut pendu avec l’élégant lacet de soie et d’or tressé par la reine elle-même. Il expliquait à Thiébaut, moins savant que lui en pareille matière, comment Jeanne avait obtenu l’absolution de ce crime en vendant au pape Clément VI Avignon pour soixante mille écus, lorsqu’un cavalier s’arrêta à la porte de sa tente et que Thiébaut jeta un cri de joie et de surprise en reconnaissant son ancien collègue, le major Riescach.

 

Championnet reçut le jeune officier avec la même courtoisie qu’il l’avait reçu à Rome, lui exprima son regret de ce qu’il ne fût point arrivé une heure plus tôt pour prendre part à la promenade archéologique qu’il venait de faire ; puis, sans s’informer du motif qui l’amenait, lui offrit ses services comme à un ami, et comme si cet ami ne portait point l’uniforme napolitain.

 

– D’abord, mon cher major, lui dit-il, permettez que je commence par des remercîments. J’ai trouvé, à mon retour à Rome, le palais Corsini, que je vous avais confié, dans le meilleur état possible. Pas un livre, pas une carte, pas une plume ne manquait. Je crois même que l’on ne s’était, pendant deux semaines qu’il a été habité, servi d’aucun des objets dont je me sers tous les jours.

 

– Eh bien, mon général, si vous êtes aussi reconnaissant que vous le dites du petit service que vous prétendez avoir reçu de moi, vous pouvez, à votre tour, m’en rendre un grand.

 

– Lequel ? demanda Championnet en souriant.

 

– C’est d’oublier deux choses.

 

– Prenez garde ! oublier est moins facile que de se souvenir. Quelles sont ces deux choses ? Voyons !

 

– D’abord, la lettre que je vous ai portée à Rome de la part du général Mack.

 

– Vous avez pu voir qu’elle avait été oubliée cinq minutes après avoir été lue. La seconde ?

 

– La proclamation relative aux hôpitaux.

 

– Celle-là, monsieur, répondit Championnet, je ne l’oublie pas, mais je la pardonne.

 

Riescach s’inclina.

 

– Je ne puis demander davantage de votre générosité, dit-il. Maintenant, le malheureux général Mack…

 

Oui, je le sais, on le poursuit, on le traque, on veut l’assassiner ; comme Tibère, il est forcé de coucher chaque nuit dans une nouvelle chambre. Pourquoi ne vient-il pas tout simplement me trouver ? Je ne pourrai pas, comme le roi des Perses à Thémistocle, lui donner cinq villes de mon royaume pour subvenir à son entretien ; mais j’ai ma tente, elle est assez grande pour deux, et, sous cette tente, il recevra l’hospitalité du soldat.

 

Championnet achevait à peine ces paroles, qu’un homme couvert de poussière sautait à bas d’un cheval ruisselant d’écume, et se présentait timidement au seuil de la tente que le général français venait de lui offrir.

 

Cet homme, c’était Mack, qui, apprenant que les hommes lancés à sa poursuite se dirigeaient sur Carnava, n’avait pas cru devoir attendre le retour de son envoyé et la réponse de Championnet.

 

– Mon général, s’écria Riescach, entrez, entrez ! Comme je vous l’avais dit, notre ennemi est le plus généreux des hommes.

 

Championnet se leva et s’avança au-devant de Mack, la main ouverte.

 

Mack crut sans doute que cette main s’ouvrait pour lui demander son épée.

 

La tête basse, le front rougissant, muet, il la tira du fourreau, et, la prenant par la lame, il la présenta au général français par la poignée.

 

– Général, lui dit-il, je suis votre prisonnier, et voici mon épée.

 

– Gardez-la, monsieur, répondit Championnet avec son fin sourire ; mon gouvernement m’a défendu de recevoir des présents de fabrique anglaise.

 

Finissons-en avec le général Mack, que nous ne retrouverons plus sur notre chemin, et que nous quittons, nous devons l’avouer, sans regret.

 

Mack fut traité par le général français comme un hôte et non comme un prisonnier. Dès le lendemain de son arrivée sous sa tente, il lui donna un passeport pour Milan, en le mettant à la disposition du Directoire.

 

Mais le Directoire traita Mack avec moins de courtoisie que Championnet. Il le fit arrêter, l’enferma dans une petite ville de France, et, après la bataille de Marengo, l’échangea contre le père de celui qui écrit ces lignes, lequel était à Brindisi prisonnier par surprise du roi Ferdinand.

 

Malgré ses revers en Belgique, malgré l’incapacité dont il avait fait preuve dans cette campagne de Rome, le général Mack obtint, en 1804, le commandement de l’armée de Bavière.

 

En 1805, à l’approche de Napoléon, il se renferma dans Ulm, où, après deux mois de blocus, il signa la plus honteuse capitulation que l’on ait jamais mentionnée dans les annales de la guerre.

 

Il se rendit avec 35, 000 hommes.

 

Cette fois, on lui fit son procès, et il fut condamné à mort ; mais sa peine fut commuée en une détention perpétuelle au Spitzberg.

 

Au bout de deux ans, le général Mack obtint sa grâce et fut mis en liberté.

 

À partir de 1808, il disparaît de la scène du monde, et l’on n’entend plus parler de lui.

 

On a très-justement dit de lui que, pour avoir la réputation de premier général de son siècle, il ne lui avait manqué que de ne pas avoir eu d’armées à commander.

 

Continuons à dérouler, dans toute sa simplicité historique, la liste des événements qui conduisirent les Français à Naples, et qui, d’ailleurs, forment un tableau de mœurs où ne manque ni la couleur ni l’intérêt.

 

LXXXIII

RUPTURE DE L’ARMISTICE.

 

Les lazzaroni, furieux de voir le général Mack leur échapper, ne voulurent point avoir fait une si longue course pour rien.

 

Ils marchèrent, en conséquence, sur les avant-postes français, battirent les gardes avancées et repoussèrent la grand’garde. Mais, au premier coup de fusil, le général Championnet ayant dit à Thiébaut d’aller voir ce qui se passait, celui-ci rallia ses hommes que cette irruption imprévue avait dispersés et chargea toute cette multitude au montent où elle traversait la ligne de démarcation tracée entre les deux armées. Il en détruisit une partie, mit l’autre en fuite, mais, sans la poursuivre, s’arrêta dans les limites tracées à l’armée française.

 

Deux événements avaient rompu la trêve : le défaut de payement des cinq millions stipulés dans le traité et l’agression des lazzaroni.

 

Le 19 janvier, les vingt-quatre députés de la ville comprirent à quels dangers les exposaient ces deux insultes, qui, faites à un vainqueur, ne pouvaient manquer de le déterminer à marcher sur Naples.

 

Ils partirent donc pour Caserte, où Championnet avait son quartier général ; mais ils n’eurent point la peine d’aller jusque-là, le général, nous l’avons dit, s’étant avancé jusqu’à Maddalone.

 

Le prince de Maliterno marchait à leur tête.

 

En arrivant en présence du général français, tous, comme c’est l’habitude en pareil cas, commencèrent de parler à la fois, les uns priant, les autres menaçant, ceux-ci demandant humblement la paix, ceux-là jetant à la face des Français des défis de guerre.

 

Championnet écouta avec sa courtoisie et sa patience ordinaires pendant dix minutes ; puis, comme il lui était impossible d’entendre un mot de ce qui se disait :

 

– Messieurs, dit-il en excellent italien, si l’un d’entre vous était assez bon pour prendre la parole au nom de tous, je ne doute pas que nous ne finissions par nous entendre, du moins par nous comprendre.

 

Puis, s’adressant à Maliterno, qu’il reconnaissait au coup de sabre qui lui partageait le front et la joue :

 

– Prince, lui dit-il, quand on sait se battre comme vous, on doit savoir défendre son pays avec la parole comme avec le sabre. Voulez-vous me faire l’honneur de me dire la cause qui vous amène ? J’écoute, je vous le jure, avec le plus grand intérêt.

 

Cette élocution si pure, cette grâce si parfaite, étonnèrent les députés, qui se turent et qui, faisant un pas en arrière, laissèrent au prince de Maliterno le soin de défendre les intérêts de Naples.

 

N’ayant point, comme Tite-Live, la prétention de faire les discours des orateurs que nous mettons en scène, nous nous empressons de dire que nous ne changeons point une parole au texte du discours du prince de Maliterno.

 

– Général, dit-il, s’adressant à Championnet, depuis la fuite du roi et du vicaire général, le gouvernement du royaume est dans les mains du sénat de la ville. Nous pouvons donc faire, avec Votre Excellence, un durable et légitime traité.

 

Au titre d’excellence, donné au général républicain, Championnet avait souri et salué.

 

Le prince lui présenta un paquet.

 

– Voici une lettre, continua-t-il, qui renferme les pouvoirs des députés ici présents. Peut-être, vous qui, en vainqueur et à la tête d’une armée victorieuse, êtes venu au pas de course de Civita-Castellana à Maddalone, regardez-vous comme un faible espace les dix milles qui vous séparent de Naples ; mais vous remarquerez que cet espace est immense, infranchissable même, lorsque vous réfléchirez que vous êtes entouré de populations armées et courageuses, et que soixante mille citoyens enrégimentés, quatre châteaux forts, des vaisseaux de guerre, défendent une ville de cinq cent mille habitants enthousiasmés par la religion, exaltés par l’indépendance. Maintenant, supposez que la victoire continue de vous être fidèle et que vous entriez en conquérant à Naples ; il vous sera impossible de vous maintenir dans votre conquête. Ainsi, tout vous conseille de faire la paix avec nous. Nous vous offrons, non-seulement les deux millions et demi de ducats stipulés dans le traité de Sparanisi, mais encore tout l’argent que vous nous demanderez en vous renfermant dans les limites de la modération. En outre, nous mettons à votre disposition, pour que vous puissiez vous retirer, des vivres, des voitures, des chevaux, et enfin des routes de la sécurité desquelles nous vous répondons… Vous avez remporté de grands succès, vous avez pris des canons et des drapeaux, vous avez fait un grand nombre de prisonniers, vous avez emporté quatre forteresses : nous vous offrons un tribut et nous vous demandons la paix comme à un vainqueur. Ainsi, du même coup, vous conquérez la gloire et l’argent. Considérez, général, que nous sommes beaucoup trop faibles pour votre armée ; que, si vous nous accordez la paix, que, si vous consentez à ne pas entrer à Naples, le monde applaudira à votre magnanimité. Si, au contraire, la résistance désespérée des habitants, sur laquelle nous avons le droit de compter, vous repousse, vous ne recueillerez que la honte d’avoir échoué au bout de votre entreprise.

 

Championnet avait écouté, non sans étonnement, ce long discours, qui lui paraissait plutôt une lecture qu’une improvisation.

 

– Prince, répondit-il poliment mais froidement à l’orateur, je crois que vous commettez une erreur grave : vous parlez à des vainqueurs comme vous parleriez à des vaincus. La trêve est rompue pour deux raisons : la première, c’est que vous n’avez pas payé, le 15, la somme que vous deviez payer ; la seconde, c’est que vos lazzaroni sont venus nous attaquer dans nos lignes. Demain, je marche sur Naples ; mettez-vous en mesure de me recevoir, je suis, moi, en mesure d’y entrer.

 

Le général et les députés, chacun de leur coté, échangèrent un froid salut ; le général rentra dans sa tente, les députés reprirent la route de Naples.

 

Mais, aux jours de révolution comme aux jours orageux de l’été, le temps change vite, et le ciel, serein à l’aurore, est sombre à midi.

 

Les lazzaroni, en voyant partir Maliterno avec les députés de la ville pour le camp français, se crurent trahis, et, soulevés par les prêtres prêchant dans les églises, par les moines prêchant dans les rues, tous couvrant l’égoïsme ecclésiastique du manteau royal, ils s’élancèrent vers le couvent où ils avaient déposé leurs armes, s’en emparèrent de nouveau, se répandirent dans les rues, enlevèrent à Maliterno la dictature qu’ils lui avaient votée la veille, et se nommèrent des chefs, ou plutôt se remirent sous le commandement des anciens.

 

On avait abaissé les bannières royales ; mais on n’avait pas encore inauguré le drapeau populaire.

 

Les bannières royales furent remises partout où elles avaient été enlevées.

 

Le peuple s’empara, en outre, de sept ou huit pièces de canon, qu’il traîna par les rues et qu’il mit en batterie à Tolède, à Chiaïa et à Largo del Pigne.

 

Puis les pillages et les exécutions commencèrent. Les gibets que Maliterno avait fait dresser pour pendre les voleurs et les assassins servirent à pendre les jacobins.

 

Un sbire bourbonien dénonça l’avocat Fasulo : les lazzaroni firent irruption chez lui. Il n’eut que le temps de se sauver avec son frère par les terrasses. On trouva chez eux une cassette pleine de cocardes françaises, et on allait égorger leur jeune sœur, lorsqu’elle s’abrita d’un grand crucifix qu’elle prit entre ses bras. La terreur religieuse arrêta les assassins, qui se contentèrent de piller la maison et d’y mettre le feu.

 

Maliterno revenait de Maddalone, lorsque, par bonheur, en dehors de la ville, il fut instruit de ce qui s’y passait, par les fugitifs qu’il rencontra.

 

Il expédia alors deux messagers, porteurs chacun d’un billet dont ils avaient pris connaissance. S’ils étaient arrêtés, ils devaient déchirer ou avaler les billets, et, comme ils les savaient par cœur, s’ils échappaient aux mains des lazzaroni, exécuter de même leur mission.

 

Un de ces billets était pour le duc de Rocca-Romana : Maliterno lui disait où il était caché, et, la nuit tombée, l’invitait à le venir rejoindre avec une vingtaine d’amis.

 

L’autre était pour l’archevêque : il lui enjoignait, sous peine de mort, à dix heures précises du soir, de mettre en branle toutes ses cloches, de réunir son chapitre, ainsi que tout le clergé de la cathédrale, et d’exposer le sang et la tête de saint Janvier.

 

Le reste, disait-il, le regardait.

 

Deux heures après, les deux messagers étaient arrivés sans accident à destination.

 

Vers sept heures du soir, Rocca-Romana vint seul ; mais il annonçait que ses vingt amis étaient prêts et se trouveraient au rendez-vous qui leur serait indiqué.

 

Maliterno le renvoya immédiatement à Naples, le priant de se trouver, lui et ses amis, à minuit, sur la place du couvent de la Trinité, où il s’engageait à les rejoindre. Ils devaient réunir, en même temps qu’eux, le plus grand nombre possible de leurs serviteurs, – maîtres et serviteurs bien armés.

 

Le mot d’ordre était Patrie et Liberté. On ne devait s’occuper de rien. Maliteno répondait de tout.

 

Seulement, Rocca-Romana devait donner cet ordre et revenir aussitôt. En supposant l’absence de tous deux, on écrirait à Manthonnet, qui était prévenu de son côté.

 

À dix heures du soir, fidèle à l’ordre reçu, le cardinal-archevêque fit sonner toutes les cloches d’un même coup.

 

À ce bruit inattendu, à cette immense vibration qui semblait le vol d’une troupe d’oiseaux aux ailes de bronze, les lazzaroni, étonnés, s’arrêtèrent au milieu de leur œuvre de destruction. Les uns, croyant que c’était un signal de joie, dirent que les Français avaient pris la fuite ; les autres, au contraire, crurent que les Français ayant attaqué la ville, on les appelait aux armes.

 

Dans l’un et l’autre cas, et quelle que fût sa croyance, chacun courut à la cathédrale.

 

On y trouva le cardinal revêtu de ses habits pontificaux, au milieu de son clergé, dans l’église illuminée d’un millier de cierges. La tête et le sang de saint Janvier étaient exposés sur l’autel.

 

On sait la dévotion que les Napolitains ont pour les saintes reliques du protecteur de leur ville. À la vue de ce sang et de cette tête, – qui ont peut-être joué encore un plus grand rôle en politique qu’en religion, les plus ardents et les plus furieux commencèrent à s’apaiser, tombant à genoux, dans l’église, s’ils avaient pu y pénétrer, dehors, si la foule qui encombrait la cathédrale les avait forcés de demeurer dans la rue ; et tous, dans l’église et au dehors, se mirent à prier.

 

Alors, la procession, le cardinal-archevêque en tête, s’apprêta pour sortir et pour parcourir la ville.

 

En ce moment, à la droite et à la gauche du prélat, parurent, comme représentants de la douleur populaire, le prince de Maliterno et le duc de Rocca-Romana, vêtus de deuil, pieds nus, les larmes aux yeux. Le peuple voyant tout à coup, en costumes de pénitents, implorant la colère de Dieu contre les Français, les deux plus grands seigneurs de Naples, accusés d’avoir trahi Naples en faveur de ces Français, on ne songea plus à les accuser de trahison, mais seulement à prier et à s’humilier avec eux. Le peuple, tout entier alors, suivit les saintes reliques portées par l’archevêque, fit en procession un grand tour dans la ville et revint à l’église, d’où il était parti.

 

Là, Maliterno monta en chaire et fit au peuple un discours dans lequel il lui dit que saint Janvier, protecteur céleste de la ville, ne permettrait certainement pas qu’elle tombât aux mains des Français ; puis il invita chacun à rentrer chez soi, à se reposer, en dormant, des fatigues de la journée, afin que ceux qui voudraient combattre se trouvassent au point du jour les armes à la main.

 

Enfin l’archevêque donna sa bénédiction aux assistants, et chacun se retira en répétant les paroles qu’il avait prononcées :

 

« Nous n’avons que deux mains, comme les Français ; mais saint Janvier est pour nous. »

 

L’église évacuée, les rues redevinrent solitaires. Alors, Maliterno et Rocca-Romana reprirent leurs armes, qu’ils avaient laissées dans la sacristie, et, se glissant dans l’ombre, se rendirent à la place de la Trinité, où leurs compagnons les attendaient.

 

Ils y trouvèrent Manthonnet, Velasco, Schipani et trente ou quarante patriotes.

 

La question était de s’emparer du château Saint-Elme, où, l’on se le rappelle, était prisonnier Nicolino Caracciolo. Rocca-Romana, inquiet sur le sort de son frère, et les autres sur celui de leur ami, avaient décidé de le délivrer. Un coup de main pour arriver à ce but était urgent. Après avoir échappé si heureusement à la torture de Vanni, Nicolino ne pouvait manquer d’être assassiné si les lazzaroni s’emparaient du château Saint-Elme, le seul que, dans sa position imprenable, ils se fussent abstenus d’attaquer.

 

À cet effet, Maliterno, pendant ses vingt-quatre heures de dictature, n’osant ouvrir les portes à Nicolino, de peur que les lazzaroni ne l’accusassent de trahison, avait mêlé à la garnison trois ou quatre hommes faisant partie de sa domesticité. Par un de ces hommes, il avait eu le mot d’ordre du château Saint-Elme pour la nuit du 20 au 21 janvier. Le mot d’ordre était Parthénope et Pausilippe.

 

Or, voici ce que comptait faire Maliterno : simuler une patrouille venant de la ville apporter des ordres au commandant du fort ; ensuite, faire irruption dans la citadelle et s’en emparer.

 

Par malheur, Maliterno, Rocca-Romana, Manthonnet, Velasco et Schipani étaient trop connus pour prendre le commandement de la petite troupe. Ils durent le céder à un homme du peuple, enrôlé dans leur parti. Mais celui-ci, peu familier avec les usages de la guerre, au lieu de donner le mot Parthénope pour mot d’ordre, croyant que c’était la même chose, donna celui de Napoli. La sentinelle reconnut la fraude et appela aux armes. La petite troupe fut alors accueillie par une vive fusillade et trois coups de canon qui, par bonheur, ne firent aucun mal aux assaillants.

 

Cet échec avait une double gravité : d’abord de ne point délivrer Nicolino Caracciolo, et ensuite de ne pas donner à Championnet le signal qui lui avait été promis par les républicains.

 

Et, en effet, Championnet avait promis aux républicains d’être en vue de Naples, le 21 janvier dans la journée, et les républicains, de leur côté, lui avaient promis qu’il verrait, en signe d’alliance, flotter la bannière tricolore française sur le château Saint-Elme.

 

Leur attaque de la nuit manquée, ils ne pouvaient tenir à Championnet la parole qu’ils lui avaient donnée.

 

Maliterno et Rocca-Romana, qui voulaient tout simplement délivrer Nicolino Caracciolo, et qui n’étaient que les alliés et non les complices des républicains, n’étaient point dans cette partie de leur secret.

 

Pour les uns comme pour les autres, l’étonnement fut donc grand, lorsque le 21, au point du jour, on vit flotter la bannière tricolore française sur les tours du château Saint-Elme.

 

Disons comment s’était faite cette substitution inattendue, comment le drapeau français avait été arboré sur le château Saint-Elme et de quelles matières il était fait.

 

LXXXIV

UN GEOLIER QUI S’HUMANISE.

 

On se rappelle comment, à la suite du billet remis par Roberto Brandi, commandant du château Saint-Elme, au procureur fiscal Vanni, celui-ci avait suspendu les apprêts de la torture et fait reconduire Nicolino Caracciolo dans le cachot numéro 3, « au second au-dessous de l’entre-sol, » comme disait le prisonnier.

 

Roberto Brandi ne connaissait point la teneur du billet adressé à Vanni par le prince de Castelcicala ; mais, au changement qui s’était fait sur la physionomie de ce dernier, à la pâleur qui avait enseveli son visage, à l’ordre donné de reconduire Nicolino dans sa prison, à la rapidité avec laquelle il s’était élancé hors de la salle de la torture, il avait été facile à Brandi de deviner que la nouvelle contenue dans la lettre était des plus graves.

 

Vers quatre heures de l’après-midi, il avait, comme tout le monde, appris, par les affiches de Pronio, le retour du roi à Caserte, et, le soir, il avait, du haut des murailles de son donjon, assisté au triomphe du roi et joui de la vue des illuminations qui en avaient été la suite.

 

La cause de ce retour royal, sans lui faire un effet aussi électrique qu’à Vanni, lui avait cependant donné à penser.

 

Il avait songé que Vanni, dans sa crainte des Français, s’était arrêté au moment de donner la torture à Nicolino, et qu’il pourrait bien, lui aussi, avoir maille à partir avec eux pour l’avoir tenu prisonnier.

 

Il songea donc à se faire, pour l’hypothèse désormais possible de la venue des Français à Naples, il songea donc à se faire un ami de ce prisonnier lui-même.

 

Vers cinq heures du soir, c’est-à-dire au moment où le roi entrait par la porte Campana, le commandant du château se fit ouvrir le cachot du prisonnier, et, s’approchant de lui avec une politesse de laquelle, d’ailleurs, il ne s’était jamais écarté entièrement :

 

– Monsieur le duc, lui dit-il, je vous ai entendu vous plaindre hier à M. le procureur fiscal de l’ennui que vous causait dans votre cachot le manque de livres.

 

– C’est vrai, monsieur, je m’en suis plaint, répondit Nicolino avec sa bonne humeur éternelle. Quand je jouis de ma liberté, je suis plutôt un oiseau chanteur comme l’alouette, ou siffleur comme le merle, que rêveur comme le hibou ; mais, une fois en cage, j’aime encore mieux, par ma foi, pour causer avec lui, un livre, si ennuyeux qu’il soit, que notre geôlier, qui a l’habitude de répondre aux demandes les plus prolixes par ce seul mot : Oui, ou : Non, quand il répond toutefois.

 

– Eh bien, monsieur le duc, j’aurai l’honneur de vous envoyer quelques livres ; et, si vous voulez bien me dire ceux qui vous seraient le plus agréables…

 

– Vraiment ! Est-ce que vous avez une bibliothèque au château ?

 

– Deux ou trois cents volumes.

 

– Diable ! en liberté, il y en aurait pour toute ma vie ; en prison, il y en a bien pour six ans. Voyons, avez-vous le premier volume des Annales de Tacite, traitant des amours de Claude et des débordements de Messaline ? Je ne serais point fâché de relire cela, que je n’ai point lu depuis le collège.

 

– Nous avons un Tacite, monsieur le duc ; mais le premier volume manque. Désirez-vous les autres ?

 

– Merci. J’aime tout particulièrement Claude, et j’ai toujours été on ne peut plus sympathique à Messaline ; et, comme je trouve que nos augustes souverains, avec lesquels j’ai eu le malheur de me brouiller bien innocemment, ont de grands points de ressemblance avec ces deux personnages, j’eusse voulu faire des parallèles dans le genre de ceux de Plutarque, parallèles qui, mis sous leurs yeux, eussent produit, j’en suis certain, l’excellent résultat de me raccommoder avec eux.

 

– Je suis au regret, monsieur le duc, de ne pouvoir vous donner cette facilité. Mais demandez un autre livre, et, s’il se trouve dans la bibliothèque…

 

– N’en parlons plus. Avez-vous la Science nouvelle de Vico ?

 

– Je ne connais pas cela, monsieur le duc.

 

– Comment ! vous ne connaissez pas Vico ?

 

– Non, monsieur le duc.

 

– Un homme de votre instruction qui ne connaît pas Vico ! c’est extraordinaire. Vico était le fils d’un petit libraire de Naples. Il fut, pendant neuf ans, précepteur des fils d’un évêque dont j’ai oublié et dont bien d’autres avec moi ont oublié le nom, malgré la confiance que cet évêque avait bien certainement que son nom vivrait plus longtemps que celui de Vico. Or, pendant que monseigneur disait sa messe, donnait sa bénédiction et élevait paternellement ses trois neveux, Vico écrivait un livre qu’il intitulait la Science nouvelle, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, livre où il distinguait, dans l’histoire des différents peuples, trois âges qui se succèdent uniformément : L’âge divin, enfance des nations, pendant lequel tout est divinité, et où les prêtres possèdent l’autorité ; L’âge héroïque, qui est le règne de la force matérielle et des héros, et l’âge humain, période de civilisation après laquelle les hommes reviennent à l’état primitif. Or, comme nous en sommes à l’âge des héros, j’aurais voulu établir un parallèle entre Achille et le général Mack, et, comme, bien certainement, le parallèle eût été en faveur de l’illustre général autrichien, je me fusse fait de celui-ci un ami qui eût pu plaider ma cause vis-à-vis du marquis Vanni, lequel a si lestement, et sans nous dire adieu, disparu ce matin.

 

– Ce serait avec plaisir que je vous y eusse aidé, monsieur le duc ; mais nous n’avons point Vico.

 

– Alors, laissons de côté les historiens et les philosophes, et passons aux chroniqueurs. Avez-vous la Chronique du couvent de San Archangelo à Bajano ? Étant cloîtré comme un religieux, je me sens plein de bienveillance pour mes sœurs cloitrées les religieuses. Imaginez-vous donc, mon cher commandant, que ces dignes religieuses avaient trouvé moyen, par une porte secrète dont elles possédaient une clef en même temps que l’abbesse, de faire entrer leurs amants dans les jardins. Seulement, une des sœurs qui venait de prononcer ses vœux quelques jours auparavant, et qui, par conséquent, n’avait pas encore eu le temps de rompre tous les liens qui l’attachaient au monde, prit mal ses mesures, confondit les dates et donna pour la même nuit rendez-vous à deux de ses amants. Les deux jeunes gens se rencontrèrent, se reconnurent, et, au lieu de prendre la chose gaiement, comme je l’eusse prise, moi, la prirent au sérieux : ils tirèrent leurs épées. On ne devrait jamais entrer avec une épée dans un couvent. L’un des deux tua l’autre et se sauva. On trouva le cadavre. Vous comprenez bien, mon cher commandant, impossible de dire qu’il était venu là tout seul. On fit une enquête, on voulut chasser le jardinier : le jardinier dénonça la jeune sœur, à laquelle on reprit la clef, et l’abbesse seule eut le droit de faire entrer qui elle voulut, de jour comme de nuit. Cette restriction ennuya deux jeunes nonnes des plus grandes maisons de Naples. Elles réfléchirent que, puisqu’une de leurs compagnes avait deux amants pour elle seule, elles pouvaient bien avoir un amant pour elles deux. Elles demandèrent un clavecin. Un clavecin est un meuble fort innocent, et il faudrait une abbesse de bien mauvais caractère pour refuser un clavecin à deux pauvres recluses qui n’ont que la musique pour toute distraction. On apporta le clavecin. Par malheur, la porte de la cellule était trop étroite pour qu’il pût entrer. C’était un dimanche, au moment de la grand’ messe : on remit à le faire entrer avec des cordes par la fenêtre quand la grand’ messe serait dite. La grand’ messe dura trois heures, on mit une heure à monter le clavecin, il avait mis une autre heure à venir de Naples au couvent : cinq heures en tout. Aussi, les pauvres religieuses étaient-elles affamées de mélodie. Les fenêtres et les portes fermées, elles ouvrirent en toute hâte l’instrument. L’instrument était devenu, de clavecin, un cercueil : le beau jeune homme qui y était enfermé et dont les deux bonnes amies comptaient faire leur maître de chant était asphyxié. Autre embarras, à l’endroit du second cadavre, bien autrement difficile à cacher dans une cellule que le premier dans un jardin. La chose s’ébruita. Naples avait alors pour archevêque un jeune prélat très-sévère. Il réfléchit à la satisfaction qu’il pouvait donner à la vindicte publique. Un procès faisait connaître au monde entier le scandale qui n’était connu que de Naples ; il résolut d’en finir sans procès. Il alla chez un pharmacien, se fit préparer un extrait de ciguë aussi puissant que possible, mit la fiole sous sa robe d’archevêque, se rendit au couvent, fit venir l’abbesse et les deux religieuses ; puis il divisa la ciguë en trois parts, et força les coupables à boire chacune leur part du poison sanctifié par Socrate. Elles moururent au milieu d’atroces douleurs. Mais l’archevêque avait de grands pouvoirs : il leur remit leurs péchés in articulo mortis. Seulement, il ferma le couvent et envoya les autres religieuses faire pénitence dans les monastères les plus sévères de leur ordre. Eh bien, vous comprenez : sur un texte comme celui-là, dont, faute de mémoire, je m’écarte peut-être sur certains points, mais pas, à coup sûr, à l’endroit des principaux, je comptais faire un roman moral dans le genre de la Religieuse, de Diderot, ou un drame de la famille des Victimes cloîtrées, de Monvel ; cela eût occupé mes loisirs pendant le temps plus ou moins long que j’ai encore à demeurer votre hôte. Vous n’avez rien de tout cela, donnez-moi ce que vous voudrez : l’Histoire de Polybe, les Commentaires de César, la Vie de la Vierge, le Martyre de saint Janvier. Tout me sera bon, cher monsieur Brandi, et je vous aurai de tout une égale reconnaissance.

 

Le commandant Brandi remonta chez lui, et choisit dans sa bibliothèque cinq ou six volumes, que Nicolino se garda bien d’ouvrir.

 

Le lendemain, vers huit heures du soir, le commandant entra dans la prison de Nicolino, précédé d’un geôlier portant deux bougies.

 

Le prisonnier s’était déjà jeté sur son lit, quoiqu’il ne dormît pas encore. Il ouvrit des yeux étonnés de ce luxe de cire. Trois jours auparavant, il avait demandé une lampe et on la lui avait refusée.

 

Le geôlier disposa les deux bougies sur la table et sortit.

 

– Ah çà ! mon cher commandant, demanda Nicolino, est-ce que, par hasard, vous me feriez la surprise de me donner une soirée ?

 

– Non : je vous faisais une simple visite, mon cher prisonnier, et, comme je déteste parler sans voir, j’ai, comme vous le voyez, fait apporter des lumières.

 

– Je me félicite bien sincèrement de votre antipathie pour les ténèbres ; mais il est impossible que le désir de venir causer avec moi vous soit poussé tout à coup comme cela, de lui-même et sans raison extérieure. Qu’avez-vous à me dire ?

 

– J’ai à vous dire une chose assez importante, et à laquelle j’ai longtemps réfléchi avant de vous en parler.

 

– Et, aujourd’hui, vos réflexions sont faites ?

 

– Oui.

 

– Dites, alors.

 

– Vous savez, mon cher hôte, que vous êtes ici sur une recommandation toute particulière de la reine ?

 

– Je ne le savais pas, mais je m’en doutais.

 

– Et au secret le plus absolu ?

 

– Quant à cela, je m’en suis aperçu.

 

– Eh bien, imaginez-vous, mon cher hôte, que dix fois, depuis que vous êtes ici, une dame s’est présentée pour vous parler.

 

– Une dame ?

 

– Oui ; une dame voilée qui n’a jamais voulu dire son nom et qui a prétendu qu’elle venait de la part de la reine, à la maison de laquelle elle était attachée.

 

– Bon ! fit Nicolino, est-ce que ce serait Elena, par hasard ? Ah ! par ma foi ! voilà qui la réhabiliterait dans mon esprit. Et, naturellement, vous lui avez constamment refusé la porte ?

 

– Venant de la part de la reine, j’ai pensé que sa visite pourrait ne pas vous être agréable, et j’ai craint de vous désobliger en l’introduisant près de vous.

 

– La dame est-elle jeune ?

 

– Je le crois.

 

– Est-elle jolie ?

 

– Je le gagerais.

 

– Eh bien, mon cher commandant, une femme jeune et jolie ne désoblige jamais un prisonnier au secret depuis six semaines, vînt-elle de la part du diable, et, je dirai même plus, surtout de la part du diable.

 

– Alors, dit Roberto Brandi, si cette dame revenait ?

 

– Si cette dame revenait, faites-la entrer, mordieu !

 

– Je suis bien aise de savoir cela. Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée qu’elle reviendra ce soir.

 

– Mon cher commandant, vous êtes un homme charmant, d’une conversation pleine de verve et de fantaisie ; mais vous comprenez : fussiez-vous l’homme le plus spirituel de Naples…

 

– Oui, vous préféreriez la conversation de la dame inconnue à la mienne ; soit : je suis bon diable et n’ai point d’amour-propre. Maintenant, n’oubliez pas une chose ou plutôt deux choses.

 

– Lesquelles ?

 

– C’est que, si je n’ai pas fait entrer la dame plus tôt, c’est que j’ai craint que sa visite ne vous déplût, et que, si je la fais entrer aujourd’hui, c’est que vous m’affirmez que sa visite vous est agréable.

 

– Je vous l’affirme, mon cher commandant. Êtes-vous satisfait ?

 

– Je le crois bien ! rien ne me satisfait plus que de rendre de petits services à mes prisonniers.

 

– Oui ; seulement, vous prenez votre temps.

 

– Monsieur le duc, vous connaissez le proverbe : Tout vient à point à qui sait attendre.

 

Et, se levant avec son plus aimable sourire, le commandant salua son prisonnier et sortit.

 

Nicolino le suivit des yeux, se demandant ce qui avait pu arriver d’extraordinaire depuis la veille au matin pour qu’il se fit dans les manières de son juge et de son geôlier un si grand changement à son égard ; et il n’avait pu encore se faire une réponse satisfaisante à sa question, lorsque la porte de son cachot se rouvrit et donna passage à une femme voilée, qui se jeta dans ses bras en levant son voile.

 

LXXXV

QUELLE ÉTAIT LA DIPLOMATIE DU GOUVERNEUR DU CHATEAU SAINT-ELME.

 

Comme l’avait deviné Nicolino Caracciolo, la femme voilée n’était autre que la marquise de San-Clemente.

 

Au risque de perdre sa faveur et sa position près de la reine, qui ne lui avait pas dit, au reste, un mot de ce qui était arrivé, et qui n’avait changé en rien ses façons vis-à-vis d’elle, la marquise de San-Clemente, comme l’avait dit Roberto Brandi, était venue deux fois pour essayer de voir Nicolino.

 

Le commandant avait été inflexible : les prières n’avaient pu le toucher, l’offre d’un millier de ducats n’avait pu le corrompre.

 

Ce n’était point que le commandant Brandi fût la perle des honnêtes gens ; il s’en fallait, au contraire, du tout au tout. Mais c’était un homme assez fort en arithmétique pour calculer que, quand une place vaut dix ou douze mille ducats par an, il ne faut pas s’exposer à la perdre pour mille.

 

Et, en effet, quoique le traitement du gouverneur du château Saint-Elme ne fut en réalité que de quinze cents ducats, comme il était chargé de nourrir les prisonniers et que les arrestations venaient de durer et promettaient de durer encore longtemps à Naples, – de même que M. Delaunay, dont le traitement, comme gouverneur de la Bastille, était de douze mille francs fixe, parvenait à lui faire produire cent quarante mille livres, – de même Roberto Brandi, dont le traitement était de cinq ou six mille francs, tirait de son fort quarante ou cinquante mille francs.

 

Cela explique l’intégrité de Roberto Brandi. En apprenant les nouvelles du 9 décembre, c’est-à-dire le retour du roi, la défaite des Napolitains et la marche de l’armée française sur Naples, il avait été plus loin que le marquis Vanni, qui n’avait pas voulu se faire, de Nicolino, un ennemi acharné : Roberto Brandi avait rêvé de se faire, de Nicolino, non-seulement un ami, mais encore un protecteur. Et, à cet effet, il avait, comme nous l’avons vu, essayé de semer dans le cœur de son prisonnier, avant que celui-ci pût se douter dans quel but, cette graine qui fleurit si rarement, et qui, plus rarement encore, porte ses fruits, la reconnaissance.

 

Mais, quoiqu’il ne fût qu’à demi Napolitain, puisqu’il était Français par sa mère, Nicolino Caracciolo n’avait pas été assez naïf pour attribuer à une sympathie spontanée le changement qui, depuis la veille, s’était fait pour lui dans les façons du commandant. Aussi, l’avons-nous vu se demander quels étaient les événements extraordinaires qui avaient pu amener envers lui ce changement de façons.

 

La marquise, en lui apprenant la catastrophe de Rome et la fuite prochaine de la famille royale pour Palerme, lui apprit sur ce point tout ce qu’il désirait savoir.

 

Mais, nous n’avons pas besoin de le dire à nos lecteurs, qui, nous l’espérons, s’en seront aperçus, Nicolino était homme d’esprit. Il résolut de tirer tout le parti possible de la situation, en laissant peu à peu venir à lui Roberto Brandi. Il y avait évidemment, dans l’avenir et à un moment donné, un pacte avantageux pour tout le monde à faire entre le gouverneur du château Saint-Elme et les républicains.

 

Jusque-là, toutes les avances avaient été faites par le commandant du château, tandis que Nicolino n’était nullement engagé de son côté.

 

Quoique les instances obstinées de la marquise San-Clemente, pour arriver jusqu’à lui, instances qui avaient été couronnées par le succès, eussent laissé à Nicolino, si sceptique qu’il fût, peu de doutes sur son dévouement, soit que ce peu de doutes qui lui restait fut suffisant pour le tenir en réserve vis-à-vis d’elle, soit qu’il craignît qu’elle ne fût épiée, et qu’en la chargeant de quelque message pour ses compagnons, il ne les compromît et, en même temps, ne compromît la marquise elle-même, Nicolino n’occupa les deux heures qu’elle passa près de lui qu’à lui parler de son amour ou à le lui prouver.

 

Les amants se séparèrent enchantés l’un de l’autre et s’aimant plus que jamais. La marquise San-Clemente promit à Nicolino que, tous les soirs où elle ne serait pas de service près de la reine, elle les viendrait passer avec lui ; et Roberto Brandi ayant été interrogé sur la possibilité de mettre ce projet à exécution, et n’y ayant vu aucun empêchement de son côté, il fut convenu que les choses se passeraient ainsi.

 

Le commandant n’avait point été sans savoir que la dame voilée était la marquise de San-Clemente, c’est-à-dire une des dames d’honneur les plus avant dans l’intimité de la reine ; et, par un jeu de bascule des plus simples, il comptait bien toujours se trouver sur ses pieds par la marquise de San-Clemente, si c’était le parti royal qui l’emportait, par Nicolino Caracciolo, si c’était, au contraire, les républicains qui avaient le dessus.

 

Les jours s’écoulèrent, nous avons vu de quelle façon, en projets de résistance de la part du roi et ensuite de la part de la reine. Rien ne fut changé à la position de Nicolino, si ce n’est que les soins du commandant à son égard, non-seulement continuèrent, mais allèrent toujours augmentant… Il eut du pain blanc, trois plats à son déjeuner, cinq à son dîner, du vin de France à discrétion, et la permission de se promener deux fois par jour sur les remparts, à la condition de donner sa parole d’honneur de ne point sauter du haut en bas.

 

La situation de Nicolino ne lui paraissait pas, surtout depuis la disparition du procureur fiscal et l’apparition de la marquise, tellement désespérée, qu’il dût, pour en sortir, risquer un suicide ; aussi, sans se faire prier, donna-t-il sa parole d’honneur, et put-il, sur sa foi, se promener tout à son aise.

 

Par la marquise, qui tenait exactement sa parole et qui, grâce à l’indifférence qu’elle affectait pour le prisonnier et aux précautions qu’elle prenait pour le venir voir, n’était aucunement inquiétée, Nicolino Caracciolo savait toutes les nouvelles de la cour. Il connaissait le roi et ne crut jamais sérieusement à sa résistance, et, comme la marquise de San-Clemente faisait partie des personnes qui devaient suivre la cour à Palerme, il sut la vérité, entre sept et huit heures, le soir même du 21 décembre, c’est-à-dire trois heures avant la fuite de la famille royale.

 

La marquise ne savait rien positivement de ce qui devait se passer. Elle avait reçu l’ordre de se trouver à dix heures du soir dans les appartements de la reine ; là, il lui serait fait communication de la résolution prise. La marquise n’avait aucun doute que la résolution prise ne fût celle du départ.

 

Elle revenait donc à tout hasard faire ses adieux à Nicolino. Ces adieux faits ne l’engageaient à rien, et, si elle restait, il serait toujours temps de les refaire.

 

On pleura beaucoup, on promit de s’aimer toujours, on fit venir le commandant, qui s’engagea, pourvu qu’elles lui fussent adressées, à remettre à Nicolino les lettres de la marquise, et qui, pourvu qu’il en prit lecture auparavant, promit de faire passer à la marquise les lettres de Nicolino ; puis, toutes choses bien convenues, on échangea le plus près possible quelques paroles d’un désespoir assez calme pour ne point donner aux amants eux-mêmes de trop grandes inquiétudes l’un sur l’autre.

 

C’est une charmante chose que les amours faciles et les passions raisonnables. Comme les goëlands dans la tempête, elles ne font que mouiller le bout de leurs ailes au sommet des vagues ; puis le vent les emporte du côté vers lequel il souffle, et, plutôt que de lutter contre lui, elles se laissent, souriantes au milieu des larmes, dans une pose gracieuse, emporter par le vent comme les Océanides de Flaxman.

 

Le chagrin donna grand appétit à Nicolino. Il soupa de manière à effrayer son geôlier, qu’il força de boire avec lui à la santé de la marquise. Le geôlier protesta contre la violence qui lui était faite, mais il but.

 

Sans doute, la douleur avait tenu Nicolino éveillé fort avant dans la nuit ; car, lorsque le commandant, vers huit heures du matin, entra dans le cachot de son prisonnier, il le trouva profondément endormi.

 

Cependant la nouvelle qu’il lui apportait était assez grave pour qu’il prit sur lui de l’éveiller. On lui avait envoyé, pour les afficher à l’intérieur et à l’extérieur du château, quelques-unes des proclamations qui annonçaient le départ du roi, qui promettaient son prochain retour, qui nommaient le prince Pignatelli vicaire général, et Mack lieutenant du royaume.

 

Les égards que le commandant avait voués à son prisonnier lui faisaient un devoir de lui communiquer cette proclamation avant de la faire connaître à personne.

 

La nouvelle, en effet, était grave ; mais Nicolino y était préparé. Il se contenta de murmurer : « Pauvre marquise ! » Puis, écoutant les sifflements du vent dans les corridors et les battements de la pluie au-dessus de sa tête, il ajouta, comme Louis XV regardant passer le convoi de madame de Pompadour :

 

– Elle aura mauvais temps pour son voyage.

 

– Si mauvais, répondit Roberto Brandi, que les vaisseaux anglais sont encore dans la rade et n’ont pu partir.

 

– Bah ! vraiment ! répondit Nicolino. Et peut-on, quoique ce ne soit pas l’heure de la promenade, monter sur les remparts ?

 

– Certainement ! La gravité de la situation serait une excuse, si l’on venait à me faire un crime de ma complaisance. Dans ce cas, n’est-ce pas, monsieur le duc, vous auriez la bonté de dire que cette complaisance, vous l’avez exigée de moi ?

 

Nicolino monta sur le rempart, et, en sa qualité de neveu d’un amiral, comme il disait, reconnut, sur le Van-Guard et la Minerve, les pavillons qui indiquaient la présence du roi sur l’un de ces bâtiments et du prince de Calabre sur l’autre.

 

Le commandant, qui l’avait quitté un instant, le rejoignit en lui apportant une excellente lunette d’approche.

 

Grâce à cette excellente lunette, il put suivre les péripéties du drame que nous avons raconté. Il vit la municipalité et les magistrats venant supplier vainement le roi de ne point partir ; il vit le cardinal-archevêque monter à bord du Van-Guard et en descendre ; il vit Vanni, chassé de la Minerve, rentrer désespéré derrière le môle. Une ou deux fois même, il vit apparaître sur le pont la belle marquise. Il lui sembla qu’elle levait tristement les yeux au ciel et essuyait une larme ; et ce spectacle lui parut d’un intérêt tel, qu’il resta toute la journée sur le rempart, tenant sa lunette à la main, et ne quitta son observatoire que pour descendre, à la hâte, déjeuner et diner.

 

Le lendemain, ce fut encore le commandant qui entra le premier dans sa chambre. Rien n’était changé depuis la veille ; le vent continuait d’être contraire ; les vaisseaux étaient toujours dans le port.

 

Enfin vers trois heures, on appareilla. Les voiles descendirent gracieusement le long des mâts et semblèrent faire un appel au vent. Le vent obéit, les voiles se gonflèrent : vaisseaux et frégates se mirent en mouvement et s’avancèrent lentement vers la haute mer. Nicolino reconnut à bord du Van-Guard une femme qui faisait des signes non équivoque de reconnaissance, et, comme cette femme ne pouvait être autre que la marquise de San-Clemente, il lui jeta à travers l’espace un tendre et dernier adieu.

 

Au moment où la flotte commençait à disparaître derrière Caprée, on vint annoncer à Nicolino que le dîner était servi, et, comme rien ne le retenait plus sur le rempart, il descendit vivement, pour ne pas donner aux plats, qui devenaient de plus en plus délicats, le temps de se refroidir.

 

Le même soir, le commandant, inquiet de la situation de cœur et d’esprit dans laquelle devait se trouver son prisonnier, après les terribles émotions de la journée, descendit dans son cachot, et le trouva aux prises avec une bouteille de syracuse.

 

Le prisonnier paraissait très-ému. Il avait le front rêveur et l’œil humide.

 

Il tendit mélancoliquement la main au commandant, lui versa un verre de syracuse et trinqua avec lui en secouant la tête.

 

Puis, après avoir vidé son verre jusqu’à la dernière goutte :

 

– Et quand je pense, dit-il, que c’est avec un pareil nectar qu’Alexandre VI empoisonnait ses convives ! Il fallait que ce Borgia fût un bien grand coquin.

 

Puis, vaincu par l’émotion que lui causait ce souvenir historique, Nicolino laissa tomber sa tête sur la table et s’endormit !

 

LXXXVI

CE QU’ATTENDAIT LE GOUVERNEUR DU CHATEAU SAINT-ELME.

 

Il est inutile que nous passions en revue de nouveau chacun des événements que nous avons déjà vus se dérouler sous nos yeux. Seulement, il est bon de dire que, du haut des remparts du château Saint-Elme, grâce à l’excellente lunette que lui avait laissée le commandant, Nicolino assistait à tout ce qui se passait dans les rues de Naples. Quant aux événements qui ne se produisaient point au grand jour, le commandant Roberto Brandi, qui était devenu pour son prisonnier un véritable ami, les lui racontait avec une fidélité qui eût fait honneur à un préfet de police faisant son rapport à son souverain.

 

C’est ainsi que Nicolino vit, du haut des remparts le terrible et magnifique spectacle de l’incendie de la flotte, apprit le traité de Sparanisi, put suivre des yeux les voitures amenant les officiers français qui venaient toucher les deux millions et demi, sut le lendemain en quelle monnaie les deux millions et demi avaient été payés, assista enfin à toutes les péripéties qui suivirent le départ du vicaire général, depuis la nomination de Maliterno à la dictature jusqu’à l’amende honorable que nous lui avons vu faire de compte à demi avec Rocca-Ramana. Tous ces événements lui eussent, perçus par les yeux seulement, paru assez obscurs ; mais les explications du commandant venaient les élucider et jouaient dans ce labyrinthe politique le rôle du fil d’Ariane.

 

On atteignit ainsi le 20 janvier.

 

Le 20 janvier, on apprit la rupture définitive de la trêve, à la suite de l’entrevue entre le général français et le prince de Maliterno, et l’on sut qu’à six heures du matin, les troupes françaises s’étaient ébranlées pour marcher sur Naples.

 

À cette nouvelle, les lazzaroni hurlèrent de rage, et, brisant toute discipline, mirent à leur tête Michele et Pagliuccella, criant qu’ils ne voulaient reconnaître qu’eux pour capitaines ; puis, s’adjoignant les soldats et les officiers qui étaient revenus de Livourne avec le général Naselli, ils commencèrent à traîner des canons à Poggioreale, à Capodichino et à Capodimonte. D’autres batteries furent établies à la porte Capuana, à la Marinella, au largo delle Pigne et sur tous les points par lesquelles les Français pouvaient tenter d’entrer à Naples. C’était pendant cette journée où se préparait la défense, que, malgré les efforts de Michele et de Pagliucella, les pillages, les incendies et les meurtres avaient été le plus terribles.

 

Du haut des murailles du fort de Saint-Elme, Nicolino voyait avec terreur les cruautés qui s’accomplissaient. Il s’étonnait de ne voir le parti républicain prendre aucune mesure contre de pareilles atrocités, et se demandait si le comité républicain était réduit à un tel abandon, qu’il dût laisser les lazzaroni maîtres de la ville sans rien tenter contre les désordres qu’ils commettaient.

 

À tout moment, des clameurs nouvelles s’élevaient de quelque point de la ville et montaient jusqu’aux hauteurs où est située la forteresse. Des tourbillons de fumée s’élançaient tout à coup d’un pâté de maisons, et, poussés par le sirocco, passaient comme un voile entre la ville et le château. Des assassinats commencés dans les rues se continuaient par les escaliers et venaient se dénouer sur les terrasses des palais, presque à portée de fusil des sentinelles. Roberto Brandi veillait aux portes et aux poternes du château, dont il avait doublé les sentinelles, avec ordre de faire feu sur quiconque se présenterait, lazzaroni ou républicains. Il conduisait évidemment, avec des intentions hostiles, à un but caché, un plan arrêté avec lui-même.

 

La bannière royale continuait de flotter sur les murailles du fort, et, malgré le départ du roi, n’avait point disparu un instant.

 

Cette bannière, gage pour eux de la fidélité du commandant, réjouissait les yeux des lazzaroni.

 

Sa longue-vue à la main, Nicolino cherchait vainement dans les rues de Naples quelques figures de connaissance. On le sait, Maliterno n’était point rentré à Naples ; Rocca-Romana se tenait caché ; Manthonnet, Schipani, Cirillo et Velasco attendaient.

 

À deux heures de l’après-midi, on releva les sentinelles, comme cela se pratiquait, de deux heures en deux heures.

 

Il sembla à Nicolino que la sentinelle qui se trouvait la plus proche de lui, lui faisait un signe de tête.

 

Il ne parut point l’avoir remarqué ; mais, au bout de quelques secondes, il tourna de nouveau les yeux de son côté.

 

Cette fois, il ne lui resta aucun doute. Ce signe avait été d’autant plus visible que les trois autres sentinelles, les yeux fixés, les unes à l’horizon du côté de Capoue, où l’on s’attendait à voir déboucher les Français, les autres sur Naples, se débattant sous le fer et au milieu du feu, ne faisaient aucune attention à la quatrième sentinelle et au prisonnier.

 

Nicolino put donc se diriger vers le factionnaire et passer à un pas de lui.

 

– Aujourd’hui, en dînant, faites attention à votre pain, lui jeta en passant la sentinelle.

 

Nicolino tressaillit et continua sa route.

 

Son premier mouvement fut un mouvement de crainte : il crut qu’on voulait l’empoisonner.

 

Au bout d’une vingtaine de pas, il revint sur lui-même, et, en repassant devant le factionnaire :

 

– Du poison ? demanda-t-il.

 

– Non, répondit celui-ci, un billet.

 

– Ah ! fit Nicolino, la poitrine un peu dégagée.

 

Et, s’éloignant du factionnaire, il se tint à distance sans plus regarder de son côté.

 

Enfin, les républicains se décidaient donc à quelque chose ! Le défaut d’initiative dans le mezzo ceto et dans la noblesse est le défaut capital des Napolitains. Autant le peuple, poussière soulevée au moindre vent, est toujours prêt aux émeutes, autant la classe moyenne et l’aristocratie sont difficiles aux révolutions.

 

C’est qu’à tout changement qui arrive, mezzo ceto et aristocratie craignent de perdre une portion de ce qu’ils possèdent, tandis que le peuple, qui ne possède rien, ne peut que gagner.

 

Il était trois heures de l’après-midi ; Nicolino dînait à quatre : il n’avait, en conséquence, qu’une heure à attendre. Cette heure lui parut un siècle.

 

Enfin, elle passa. Nicolino comptant les quarts et les demies qui sonnaient aux trois cents églises de Naples.

 

Nicolino descendit, trouva son couvert mis comme d’habitude et son pain sur la table. Il examina négligemment son pain, n’y vit aucune rupture ; sur toute sa rotondité, la croûte était lisse et intacte. Si un billet avait été introduit dans l’intérieur, c’était pendant la fabrication même du pain.

 

Le prisonnier commença de croire à un faux avis.

 

Il regarda le geôlier chargé de le servir à table, depuis l’amélioration croissante de ses repas, espérant voir en lui quelque encouragement à rompre son pain.

 

Le geôlier resta impassible.

 

Nicolino, pour avoir une occasion de le faire sortir, regarda si rien ne manquait sur la table. La table était irréprochablement préparée.

 

– Mon cher ami, dit-il au geôlier, le commandant est si bon pour moi, que je ne doute pas que, pour m’ouvrir l’appétit, il ne me donne une bouteille d’asprino, si je la lui demande.

 

L’asprino correspond à Naples, au vin de Suresne, à Paris.

 

Le geôlier sortit en faisant un mouvement des épaules qui signifiait :

 

– En voilà une idée de demander du vinaigre quand on a sur sa table du lacrima-cristi et du monte de Procida.

 

Mais, comme on lui avait recommandé d’avoir les plus grands égards pour le prisonnier, il s’empressa d’obéir avec tant de diligence, que, pour aller plus vite, il ne ferma même pas, en s’éloignant, la porte du cachot.

 

Nicolino le rappela.

 

– Qu’y a-t-il, Excellence ? demanda le geôlier.

 

– Il y a que je vous prie de fermer votre porte, mon ami, répondit Nicolino : les portes ouvertes donnent des tentations aux prisonniers.

 

Le geôlier, qui savait la fuite impossible au château Saint-Elme, à moins que, comme Hector Caraffa, on ne descendit du haut des murailles avec une corde, referma la porte, non point pour sa conscience, mais pour ne pas désobliger Nicolino.

 

La clef ayant fait dans la serrure son mouvement et son bruit de rotation qui indiquaient la clôture à double tour, Nicolino, certain de ne pas être surpris, brisa son pain.

 

On ne l’avait point trompé : au beau milieu de la mie était un billet roulé, lequel, collé à la pâte, indiquait qu’il n’avait pu y être introduit que pendant la fabrication, comme l’avait pensé le prisonnier.

 

Nicolino prêta l’oreille, et, n’entendant aucun bruit, ouvrit vivement le billet.

 

Il contenait ces mots :

 

« Jetez-vous sur votre lit sans vous déshabiller ; ne vous inquiétez point du bruit que vous entendrez de onze heures à minuit ; il sera fait par des amis ; seulement, tenez-vous prêt à les seconder. »

 

– Diable ! murmura Nicolino, ils ont bien fait de me prévenir ; je les eusse pris pour des lazzaroni, et j’eusse tapé dessus. Voyons le post-scriptum :

 

« Il est urgent que, demain, le drapeau français flotte, au point du jour, sur les murailles du château Saint-Elme. Si notre tentavive échouait, faites ce que vous pourrez de votre côté pour arriver à ce but. Le comité met cinq cent mille francs à votre disposition. »

 

Nicolino déchira le billet en morceaux impalpables, qu’il éparpilla sur toute la longueur de son cachot.

 

Il achevait cette opération lorsque la clef tourna dans la serrure, et que son geôlier entra une bouteille d’asprino à la main.

 

Nicolino, qui tenait de sa mère un palais français, n’avait jamais pu souffrir l’asprino ; mais, dans cette occasion, il lui parut qu’il devait faire un sacrifice à la patrie. Il remplit son verre, le leva en l’air, porta un toast à la santé du commandant, le vida d’un trait et fit clapper sa langue avec autant d’énergie qu’il eût pu le faire après un verre de chambertin, de château-laffitte ou de bouzi.

 

L’admiration du geôlier pour Nicolino redoubla : il fallait être doué d’un courage héroïque pour boire sans grimace un verre d’un pareil vin.

 

Le dîner était encore meilleur que d’habitude. Nicolino en fit son compliment au gouverneur, qui vint, comme il en prenait de plus en plus l’habitude, lui faire sa visite au café.

 

– Bon ! dit Roberto Brandi, les compliments reviennent, non pas au cuisinier, mais à l’asprino, qui vous aura ouvert l’appétit.

 

Nicolino n’avait point l’habitude de remonter sur le rempart après son dîner, qu’il prolongeait, surtout depuis qu’il s’était amélioré, jusqu’à cinq heures et demie et même six heures du soir. Mais, surexcité, non point par l’asprino qu’il avait bu, comme le croyait le commandant, mais par le billet qu’il avait reçu ; voyant le seigneur Roberto Brandi de bonne humeur et ne doutant pas que Naples ne fût au moins aussi curieux à voir de nuit que de jour, il se plaignit avec tant d’insistance d’une certaine lourdeur d’estomac et d’un certain embarras de tête, que, de lui-même, le commandant lui demanda s’il ne voulait point prendre l’air.

 

Nicolino se fit prier un instant ; puis enfin, pour ne pas le désobliger, consentit à monter avec le commandant sur le rempart.

 

Naples présentait dans la soirée le même spectacle que pendant le jour, excepté que, vu à travers les ténèbres, il devenait plus effrayant. Et, en effet, le pillage et les assassinats s’exécutaient à la lueur des torches qui, courant dans l’obscurité comme des insensées, semblaient jouer quelque jeu fantastique et terrible inventé par la mort. De leur côté, les incendies, détachant les flammes ardentes de la fumée épaisse qui les couronnait, offraient à Nicolino la même représentation que Rome, dix-huit cents ans auparavant, avait donnée à Néron. Rien n’eût empêché Nicolino, s’il eût voulu se couronner de roses et chanter des vers d’Horace sur sa lyre, de se croire le divin empereur successeur de Claude et fils d’Agrippine et de Domitius.

 

Mais Nicolino n’était pas fantaisiste à ce point ; Nicolino avait tout simplement sous les yeux le spectacle d’une scène de meurtre et d’incendie comme Naples n’en avait point donné depuis la révolte de Masaniello, et Nicolino, la rage au fond du cœur, regardait ces canons dont le col de bronze s’allongeait hors des remparts, et se disait que, s’il était gouverneur du château à la place de Roberto Brandi, il aurait bientôt forcé toute cette canaille à chercher un abri dans les égouts d’où elle sortait.

 

En ce moment, il sentit une main qui s’appuyait sur son épaule, et, comme si elle eût pu lire au plus profond de sa pensée, une voix lui dit :

 

– À ma place, que feriez-vous ?

 

Nicolino n’eut pas besoin de se retourner pour savoir qui lui parlait ainsi : il reconnut la voix du digne commandant.

 

– Par ma foi, répondit Nicolino, je n’hésiterais pas, je vous le jure : je ferais feu sur les assassins, au nom de l’humanité et de la civilisation.

 

– Comme cela ? sans savoir ce que me rapportera ou me coûtera chaque coup de canon que je tirerai ? À votre âge et en paladin français, vous dites : Fais ce que dois, advienne que pourra.

 

– C’est le chevalier Bayard qui a dit cela.

 

– Oui ; mais, à mon âge, et père de famille comme je suis, je dis : Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Ce n’est pas le chevalier Bayard qui a dit cela : c’est le bon sens.

 

– Ou l’égoïsme, mon cher gouverneur.

 

– Cela se ressemble diablement, mon cher prisonnier.

 

– Mais, enfin, que voulez-vous ?

 

– Mais je ne veux rien. Je suis à mon balcon, balcon bien tranquille : rien ne m’atteindra ici. Je regarde et j’attends.

 

– Je vois bien que vous regardez ; mais je ne sais pas ce que vous attendez.

 

– J’attends ce qu’attend le gouverneur d’une forteresse imprenable : j’attends qu’on me fasse des propositions.

 

Nicolino prit ces paroles pour ce qu’elles étaient, en effet, c’est-à-dire pour une ouverture ; mais, outre qu’il n’avait pas mission de traiter au nom des républicains, mission qu’à la rigueur il se fut donnée à lui-même, le billet qu’il avait reçu lui recommandait tout simplement de se tenir tranquille, et d’aider, s’il était en son pouvoir, aux événements qui devaient s’accomplir de onze heures à minuit.

 

Qui lui disait que ce qu’il arrêterait avec le commandant, si avantageux que cela fût, selon lui, aux intérêts de la future république parthénopéenne, s’accorderait avec les plans des républicains ?

 

Il garda donc le silence, ce que voyant le commandant Roberto Brandi, fit, pour la troisième ou la quatrième fois, le tour des remparts en sifflant et en recommandant aux sentinelles la plus grande vigilance, aux artilleurs de veiller près de leurs pièces, la mèche allumée.

 

LXXXVII

OÙ L’ON VOIT ENFIN COMMENT LE DRAPEAU FRANÇAIS AVAIT ÉTÉ ARBORÉ SUR LE CHATEAU SAINT-ELME.

 

Nicolino écouta en silence le commandant donner des ordres, d’une voix assez haute, au contraire, pour qu’elle fût entendue de son prisonnier.

 

Ce redoublement de surveillance l’inquiéta ; mais il connaissait la prudence et le courage de ceux qui lui avaient fait passer l’avis qu’il avait reçu, et il se confiait à eux.

 

Seulement, il lui fut démontré plus clair que jamais que toutes les attentions successives et croissantes qu’avait eues pour lui le directeur de la forteresse n’avaient d’autre but que d’amener Nicolino à lui faire quelque ouverture ou à recueillir les siennes ; ce qui serait arrivé, sans aucun doute, si Nicolino ne se fût, à cause de l’avis reçu, tenu sur la réserve.

 

Le temps s’écoula sans aucun rapprochement entre le gouverneur et son prisonnier. Seulement, comme par oubli, celui-ci eut la permission de rester sur le rempart.

 

Dix heures sonnèrent. On se rappelle que c’était l’heure indiquée par Maliterno à l’archevêque, pour sonner, sous peine de mort, toutes les cloches de Naples. À la dernière vibration des bronzes, toutes les cloches éclatèrent à la fois.

 

Nicolino était préparé à tout, excepté à ce concert de cloches, et le gouverneur, à ce qu’il paraît, n’y était pas plus préparé que lui ; car, à ce bruit inattendu, Roberto Brandi se rapprocha de son prisonnier et le regarda avec étonnement.

 

– Oui, je comprends bien, dit Nicolino, vous me demandez ce que signifie cet effroyable charivari ; j’allais vous faire la même question.

 

– Alors, vous l’ignorez ?

 

– Parfaitement. Et vous ?

 

– Moi aussi.

 

– Alors, promettons-nous que le premier des deux qui l’apprendra en fera part à son voisin.

 

– Je vous le promets.

 

– C’est incompréhensible, mais c’est curieux, et j’ai payé bien cher, souvent, ma loge à Saint-Charles pour voir un spectacle qui ne valait pas celui-ci.

 

Mais, contre l’attente de Nicolino, le spectacle devenait de plus en plus curieux.

 

En effet, comme nous l’avons dit, arrêtés au milieu de leur infernale besogne par une voix qui semblait leur parler d’en haut, les lazzaroni, qui entendent mal la langue céleste, coururent en demander l’explication à la cathédrale.

 

On sait ce qu’ils y trouvèrent : la vieille métropole éclairée à giorno, le sang et la tête de saint Janvier exposés, le cardinal-archevêque en habits sacerdotaux, enfin Rocca-Romana et Maliterno en costume de pénitents, pieds nus, en chemise et la corde au cou.

 

Les deux spectateurs, pour lesquels on eût pu croire que le spectacle était fait, virent alors l’étrange procession sortir de l’église, au milieu des pleurs, des cris, des lamentations. Les torches étaient si nombreuses et jetaient un tel éclat, qu’à l’aide de sa lunette, que le commandant envoya chercher, Nicolino reconnut l’archevêque sous son dais, portant le saint sacrement, les chanoines portant à ses côtés le sang et la tête de saint Janvier, et enfin, derrière les chanoines, Maliterno et Rocca-Romana, dans leur étrange costume, et qui, comme le quatrième officier de Malbrouck, ne portaient rien, ou plutôt portaient, de tous les poids, le plus pesant : les péchés du peuple.

 

Nicolino savait son frère Rocca-Romana aussi sceptique que lui, et Maliterno aussi sceptique que son frère. Il fut donc, malgré la grande préoccupation qui le tenait, pris d’un rire homérique en reconnaissant les deux pénitents.

 

Quelle était cette comédie ? dans quel but était-elle jouée ? C’était ce que ne pouvait s’expliquer Nicolino que par ce mélange, tout particulier à Naples, du grotesque au sacré.

 

Sans doute, entre onze heures et minuit, aurait-il l’explication de tout cela.

 

Roberto Brandi, qui n’attendait aucune explication, paraissait plus inquiet et plus impatient que son prisonnier ; car lui aussi connaissait Naples et se doutait qu’il y avait quelque immense piège caché sous cette comédie religieuse.

 

Nicolino et le commandant suivirent des yeux, avec la plus grande curiosité, la procession dans les différentes évolutions qu’elle accomplit depuis sa sortie de la cathédrale jusqu’à sa rentrée ; puis ils virent le bruit diminuer, les torches s’éteindre, et y succéder le silence et l’obscurité.

 

Quelques maisons auxquelles le feu avait été mis continuèrent de brûler ; mais personne ne s’en occupa.

 

Onze heures sonnèrent.

 

– Je crois, dit Nicolino, qui désirait suivre les instructions du billet en rentrant dans son cabinet, je crois que la représentation est terminée. Qu’en dites-vous, mon commandant ?

 

– Je dis que j’ai encore quelque chose à vous faire voir avant que vous rentriez chez vous, mon cher prisonnier.

 

Et il lui fit signe de le suivre.

 

– Nous nous sommes, lui dit-il, jusqu’à présent préoccupés de ce qui se passe à Naples, depuis Mergellina jusqu’à la porte Capuana, – c’est-à-dire à l’ouest, au midi et à l’est : – occupons-nous un peu de ce qui se passe au nord. Quoique ce qui nous vient de ce côté fasse peu de bruit et jette peu de lumière, cela vaut la peine que nous y accordions un instant d’attention.

 

Nicolino se laissa conduire par le gouverneur sur la partie du rempart exactement opposée à celle du haut de laquelle il venait de contempler Naples, et, sur les collines qui enveloppent la ville, depuis celle de Capodimonte jusqu’à celle de Poggioreale, il vit une ligne de feux disposés avec la régularité d’une armée en marche.

 

– Ah ! ah ! fit Nicolino, voilà du nouveau, ce me semble.

 

– Oui, et qui n’est pas sans intérêt, n’est-ce pas ?

 

– C’est l’armée française ? demanda Nicolino.

 

– Elle-même, répondit le gouverneur.

 

– Demain, alors, elle entrera à Naples.

 

– Oh ! que non ! On n’entre point à Naples comme cela quand les lazzaroni ne veulent pas qu’on y entre. On se battra deux, trois jours, peut-être.

 

– Eh bien, après ? demanda Nicolino.

 

– Après ?… Rien, répondit le gouverneur. C’est à nous de songer à ce que peut, dans un pareil conflit, faire de bien ou de mal à ses alliés, quels qu’ils soient, le gouverneur du château Saint-Elme.

 

– Et peut-on savoir, en cas de conflit, pour qui seraient vos préférences ?

 

– Mes préférences ! Est-ce qu’un homme d’esprit a des préférences, mon cher prisonnier ? Je vous ai fait ma profession de foi en vous disant que j’étais père de famille, et en vous citant le proverbe français : Charité bien ordonnée est de commencer par soi-même. Rentrez chez vous ; méditez là-dessus. Demain, nous causerons politique, morale et philosophie, et, comme les Français ont encore un autre proverbe qui dit : La nuit porte conseil, eh bien, demandez des conseils à la nuit ; au jour, vous me ferez part de ceux qu’elle vous aura donnés. Bonsoir, monsieur le duc !

 

Et, comme, tout en causant, on était arrivé au haut de l’escalier qui conduisait aux prisons inférieures, le geôlier reconduisit Nicolino à son cachot et l’y enferma, comme d’habitude, à double tour.

 

Nicolino se trouva dans la plus complète obscurité.

 

Par bonheur, les instructions qu’il avait reçues n’étaient point difficiles à suivre. Il se dirigea à tâtons vers son lit, le trouva et se jeta dessus tout habillé.

 

À peine y était-il depuis cinq minutes, qu’il entendit le cri d’alarme, cri suivi d’une fusillade assez vive et de trois coups de canon.

 

Puis tout rentra dans le silence le plus absolu.

 

Qu’était-il arrivé ?

 

Nous sommes obligés de dire que, malgré le courage bien éprouvé de Nicolino, le cœur lui battait fort en se faisant cette question.

 

Dix autres minutes ne s’étaient point écoulées, que Nicolino entendit un pas dans l’escalier, une clef tourna dans la serrure, les verrous grincèrent et la porte s’ouvrit, donnant passage au digne commandant, éclairé d’une bougie qu’il tenait lui-même à la main.

 

Roberto Brandi referma la porte avec la plus grande précaution, déposa sa bougie sur la table, prit une chaise et vint s’asseoir près du lit de son prisonnier, qui, ignorant absolument où aboutirait toute cette mise en scène, le laissait faire sans lui adresser une seule parole.

 

– Eh bien, lui dit le gouverneur lorsqu’il fut assis à son chevet, je vous le disais bien, mon cher prisonnier, que le château Saint-Elme était d’une certaine importance dans la question qui doit se plaider demain.

 

– Et à quel propos, mon cher commandant, venez-vous, à une pareille heure, vous féliciter près de moi de votre perspicacité ?

 

– Parce que c’est toujours une satisfaction d’amour-propre, que de pouvoir dire à un homme d’esprit comme vous : « Vous voyez bien que j’avais raison ; » ensuite parce que je crois que, si nous attendons à demain pour causer de nos petites affaires, dont vous n’avez pas voulu causer ce soir, – je sais maintenant pourquoi, – si nous attendons à demain, dis-je, il pourra bien être trop tard.

 

– Voyons, mon cher commandant, demanda Nicolino, il s’est donc passé quelque chose de bien important depuis que nous nous sommes quittés ?

 

– Vous allez en juger. Les républicains, qui avaient, je ne sais comment, surpris mon mot d’ordre, qui était Pausilippe et Parthénope, se sont présentés à la sentinelle ; seulement, celui qui était chargé de dire Parthénope a confondu la nouvelle ville avec l’ancienne et a dit Napoli au lieu de Parthénope. La sentinelle, qui ne savait probablement pas que Parthénope et Napoli ne font qu’un ou plutôt ne font qu’une, a donné l’alarme ; le poste a fait feu, mes artilleurs ont fait feu, et le coup a été manqué. De sorte, mon cher prisonnier, que, si c’est dans l’attente de ce coup-là que vous vous êtes jeté tout habillé sur votre lit, vous pouvez vous déshabiller et vous coucher, à moins cependant que vous n’aimiez mieux vous lever pour que nous causions chacun d’un côté de cette table, comme deux bons amis.

 

– Allons, allons, dit Nicolino en se levant, ramassez les atouts, abattez votre jeu, et causons.

 

– Causons ! dit le gouverneur, c’est bientôt dit.

 

– Dame, c’est vous qui me l’offrez, ce me semble.

 

– Oui, mais après quelques éclaircissements.

 

– Lesquels ? Dites.

 

– Avez-vous des pouvoirs suffisants pour causer avec moi ?

 

– J’en ai.

 

– Ce dont nous causerons ensemble sera-t-il ratifié par vos amis ?

 

– Foi de gentilhomme !

 

– Alors, il n’y a plus d’empêchements. Asseyez-vous, mon cher prisonnier.

 

– Je suis assis.

 

– MM. les républicains ont donc bien besoin du château Saint-Elme ? Voyons !

 

– Après la tentative qu’ils viennent de faire, vous me traiteriez de menteur si je vous disais que sa possession leur est tout à fait indifférente.

 

– Et, en supposant que messire Roberto Brandi, gouverneur de ce château, substituât en son lieu et place le très-haut et très-puissant seigneur Nicolino, des ducs de Rocca-Romana et des princes Caraccioli, que gagnerait à cette substitution ce pauvre Roberto Brandi ?

 

– Messire Roberto Brandi m’a prévenu, je crois, qu’il était père de famille ?

 

– J’ai oublié de dire époux et père de famille.

 

– Il n’y a pas de mal, puisque vous réparez à temps votre oubli. Donc, une femme ?

 

– Une femme.

 

– Combien d’enfants ?

 

– Deux : des enfants charmants, surtout la fille, qu’il faut songer à marier.

 

– Ce n’est point pour moi que vous dites cela, je présume ?

 

– Je n’ai pas l’orgueil de porter mes yeux si haut : c’est une simple observation que je vous faisais, comme digne d’exciter votre intérêt.

 

– Et je vous prie de croire qu’elle l’excite au plus haut degré.

 

– Alors, que pensez-vous que puissent faire pour un homme qui leur rend un très-grand service, pour la femme et les enfants de cet homme, les républicains de Naples ?

 

– Eh bien, que diriez-vous de dix mille ducats ?

 

– Oh ! interrompit le gouverneur.

 

– Attendez donc, laissez-moi dire.

 

– C’est juste ; dites.

 

– Je répète. Que diriez-vous de dix mille ducats de gratification pour vous, de dix mille ducats d’épingles pour votre femme, de dix mille ducats de bonne main à votre fils, et de dix mille ducats de dot à votre fille ?

 

– Quarante mille ducats ?

 

– Quarante mille ducats.

 

– En tout ?

 

– Dame !

 

– Cent quatre-vingt-dix mille francs ?

 

– Juste.

 

– Ne trouvez-vous pas qu’il est indigne d’hommes comme ceux que vous représentez de ne pas offrir des sommes rondes ?

 

– Deux cent mille livres, par exemple ?

 

– Oui, à deux cent mille livres, on réfléchit.

 

– Et à combien terminerait-on ?

 

– Tenez, pour ne pas vous faire marchander, à deux cent cinquante mille livres.

 

– C’est un joli denier que deux cent cinquante mille livres !

 

– C’est un joli morceau que le château Saint-Elme.

 

– Hum !

 

– Vous refusez ?

 

– Je me consulte.

 

– Vous comprendrez ceci, mon cher prisonnier : on dit… Toute la journée, nous avons parlé par proverbes ; passez-moi donc encore celui-ci : je vous promets que ce sera le dernier.

 

– Je vous le passe.

 

– Eh bien, on dit que tout homme trouve une fois dans sa vie l’occasion de faire fortune, que le tout est pour lui de ne pas laisser échapper l’occasion. L’occasion passe à côté de la main : je la prends par ses trois cheveux, et je ne la lâche pas, morbleu !

 

– Je ne veux pas y regarder de trop près avec vous, mon cher gouverneur, reprit Nicolino, d’autant plus que je n’ai qu’à me louer de vos bons procédés : vous aurez vos deux cent cinquante mille livres.

 

– À la bonne heure.

 

– Seulement, vous comprenez que je n’ai pas deux cent cinquante mille livres dans ma poche.

 

– Bon ! monsieur le duc, si l’on voulait faire toutes les affaires au comptant, on ne ferait jamais d’affaires.

 

– Alors, vous vous contenterez de mon billet ?

 

Roberto Brandi se leva et salua.

 

– Je me contenterai de votre parole, prince, les dettes de jeu sont sacrées, et nous jouons dans ce moment-ci, et gros jeu, car nous jouons chacun notre tête.

 

– Je vous remercie de votre confiance en moi, monsieur, répondit Nicolino avec une suprême dignité ; je vous prouverai que j’en étais digne. Maintenant, il ne s’agit plus que de l’exécution, des moyens.

 

– C’est pour arriver à ce but que je vous demanderai, mon prince, toute la complaisance possible.

 

– Expliquez-vous.

 

– J’ai eu l’honneur de vous dire que, puisque je tenais l’occasion par les cheveux, je ne la lâcherais point sans y trouver une fortune.

 

– Oui. Eh bien, il me semble qu’une somme de deux cent cinquante mille francs…

 

– Ce n’est point une fortune, cela, monsieur le duc. Vous qui êtes riche à millions, vous devez le comprendre.

 

– Merci !

 

– Non : il me faut cinq cent mille francs.

 

– Monsieur le commandant, je suis fâché de vous dire que vous manquez à votre parole.

 

– En quoi, si ce n’est pas à vous que je les demande ?

 

– Alors, c’est autre chose.

 

– Et si j’arrive à me faire donner par Sa Majesté le roi Ferdinand, pour ma fidélité, le même prix que vous m’offrez pour ma trahison ?

 

– Oh ! le vilain mot que vous venez de dire là !

 

Le commandant, avec le comique sérieux particulier aux Napolitains, prit la bougie, alla regarder derrière la porte, sous le lit, et revint poser la bougie sur la table.

 

– Que faites-vous ? lui demanda Nicolino.

 

– J’allais voir si quelqu’un nous écoutait.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Mais parce que, si nous ne sommes que nous deux, vous savez bien que je suis un traître, un peu plus adroit, un peu plus spirituel que les autres peut-être, mais voilà tout.

 

– Et comment comptez-vous vous faire donner par le roi Ferdinand deux cent cinquante mille francs pour prix de votre fidélité ?

 

– C’est pour cela justement que j’ai besoin de toute votre complaisance.

 

– Comptez dessus ; seulement, expliquez-vous.

 

– Pour en arriver là, mon cher prisonnier, il ne faut pas que je sois votre complice, il faut que je sois votre victime.

 

– C’est assez logique, ce que vous me dites là. Eh bien, voyons, comment pouvez-vous devenir ma victime ?

 

– C’est bien facile.

 

Le commandant tira des pistolets de sa poche.

 

– Voilà des pistolets.

 

– Tiens, dit Nicolino, ce sont les miens.

 

– Que le procureur fiscal a oubliés ici… Vous savez comment il a fini, ce bon marquis Vanni ?

 

– Vous m’avez annoncé sa mort, et je vous ai même répondu que j’avais le regret de ne pas le regretter.

 

– C’est vrai. Vous vous êtes donc procuré vos pistolets, qui étaient je ne sais où, par vos intelligences dans le château ; de sorte que, quand je suis descendu, vous m’avez mis le pistolet sur la gorge.

 

– Très-bien, fit Nicolino en riant : comme cela.

 

– Prenez garde ! ils sont chargés. Puis, le pistolet sur la gorge toujours, vous m’avez lié à cet anneau scellé dans la muraille.

 

– Avec quoi ? avec les draps de mon lit ?

 

– Non, avec une corde.

 

– Je n’en ai pas.

 

– Je vous en apporte une.

 

– À la bonne heure : vous êtes homme de précaution.

 

– Quand on veut que les choses réussissent, n’est-ce pas ? il ne faut rien négliger.

 

– Après ?

 

– Après ? Lorsque je suis bien lié et bien garrotté à cet anneau, vous me bâillonnez avec votre mouchoir afin que je ne crie pas ; vous refermez la porte sur moi, et vous profitez de ce que j’ai eu l’imprudence d’envoyer en patrouille tous les hommes dont je suis sûr, et de ne laisser dans l’intérieur et aux portes que les déserteurs, pour faire une émeute.

 

– Et comment ferai-je cette émeute ?

 

– Rien de plus facile. Vous offrirez dix ducats par homme. Ils sont une trentaine d’hommes, mettez-en trente-cinq avec les employés : c’est trois cent cinquante ducats. Vous distribuez immédiatement vos trois cent cinquante ducats ; vous changez le mot d’ordre, et vous commandez de faire feu sur la patrouille, si elle insiste pour entrer.

 

– Et où prendrai-je les trois cent cinquante ducats ?

 

– Dans ma poche ; seulement, c’est un compte à part, vous comprenez.

 

– À joindre aux deux cent cinquante mille livres : très-bien !

 

– Une fois maître du château, vous me déliez, vous me laissez dans votre cachot, vous me traitez aussi mal que je vous y ai bien traité ; puis, une nuit, quand vous m’avez payé mes deux cent cinquante mille francs et rendu mes trois cent cinquante ducats, vous me faites jeter à la porte, par pitié ; je descends jusqu’au port, je frète une barque, un speronare, une felouque ; j’aborde en Sicile à travers mille périls, et je vais demander au roi Ferdinand le prix de ma fidélité. Le chiffre auquel je l’étendrai me regarde ; au reste, vous le connaissez.

 

– Oui, deux cent cinquante mille francs.

 

– Tout cela est-il bien entendu ?

 

– Oui.

 

– J’ai votre parole d’honneur ?

 

– Vous l’avez.

 

– À l’œuvre, alors ! Vous tenez le pistolet, que vous pouvez reposer sur la table de peur d’accident ; voici les cordes, et voici la bourse. Ne craignez pas de serrer les cordes ; ne m’étouffez pas avec le mouchoir. Vous en avez encore pour une bonne demi-heure avant que la patrouille rentre.

 

Tout se passa exactement comme l’avait prévu l’intelligent gouverneur, et l’on eût dit qu’il avait donné ses ordres d’avance pour que Nicolino ne rencontrât aucun obstacle. Le commandant fut lié, garrotté, bâillonné à point ; la porte fut refermée sur lui. Nicolino ne rencontra personne, ni sur les escaliers, ni dans les caves. Il alla droit au corps de garde, y entra, fit un magnifique discours patriotique, et, comme, à la fin de son discours, il remarquait une certaine hésitation parmi ceux auxquels il s’adressait, il fit sonner son argent et lâcha la parole magique qui devait tout enlever : « Dix ducats par homme. » À ces mots, en effet, les gestes d’hésitation disparurent, les cris de « Vive la liberté ! » retentirent. On sauta sur les armes, on courut aux postes et aux remparts, on menaça la patrouille de faire feu sur elle si elle ne disparaissait à l’instant même dans les profondeurs du Vomero ou dans les vicoli de l’Infrascata. La patrouille disparut comme disparait un fantôme par une trappe de théâtre.

 

Puis on s’occupa de confectionner un drapeau tricolore, opération à laquelle on arriva, non sans peine, avec un morceau d’une ancienne bannière blanche, un rideau de fenêtre et un couvre-pieds rouge. Ce travail terminé, on abattit la bannière blanche et l’on éleva la bannière tricolore.

 

Enfin, tout à coup Nicolino sembla songer au malheureux commandant dont il avait usurpé les fonctions. Il descendit avec quatre hommes dans son cachot, le fit délier et débâillonner en lui tenant le pistolet sur la gorge, et, malgré ses gémissements, ses prières et ses supplications, il le laissa à sa place, dans le fameux cachot numéro 3, au deuxième au-dessous de l’entre-sol.

 

Et voilà comment, le 21 janvier au matin, Naples, en se réveillant, vit la bannière tricolore française flotter sur le château Saint-Elme.

 

LXXXVIII

LES FOURCHES CAUDINES.

 

Championnet aussi la vit, la bannière sainte, et aussitôt il donna l’ordre à son armée de marcher sur Naples, afin de l’attaquer vers onze heures du matin.

 

Si nous écrivions un roman au lieu d’écrire un livre historique, où l’imagination n’est qu’accessoire, on ne doute pas que nous n’eussions trouvé moyen d’amener Salvato à Naples, ne fût-ce qu’avec les officiers français venant toucher les cinq millions convenus par la trêve de Sparanisi. Au lieu d’aller au spectacle avec ses compagnons, au lieu de s’occuper de la rentrée des cinq millions avec Archambal, – rentrée qui, on se le rappelle, ne rentra point, – nous l’eussions conduit à cette maison du Palmier, où il avait laissé, sinon la totalité, du moins la moitié de cette âme à laquelle le sceptique chirurgien du mont Cassin ne pouvait croire, et, au lieu d’un long récit intéressant, mais froid comme toute narration politique, nous eussions eu des scènes passionnées, rehaussées de toutes les craintes qu’eussent inspirées à la pauvre Luisa les terribles scènes de carnage dont la rumeur arrivait jusqu’à elle. Mais nous sommes forcés de nous renfermer dans l’inflexible exigence des faits, et, quel que fût l’ardent désir de Salvato, il lui avait fallu avant tout suivre les ordres de son général, qui, dans son ignorance de l’irrésistible aimant qui attirait son chef de brigade vers Naples, l’en avait plutôt éloigné que rapproché.

 

À San-Germano, au moment même où, après avoir passé la nuit au couvent du mont Cassin, Salvato venait d’embrasser et de quitter son père, Championnet lui avait donné l’ordre de prendre la 17e demi-brigade, et, en faisant un circuit pour protéger et éclairer le reste de l’armée, de marcher sur Bénévent par Venafro, Marcone et Ponte-Landolfo. Salvato devait constamment se tenir en communication avec le général en chef.

 

Ainsi jeté au milieu des brigands, Salvato eut tous les jours une attaque nouvelle à repousser ; toutes les nuits, une surprise à découvrir et à déjouer. Mais Salvato, né dans le pays, parlant la langue du pays, était à la fois l’homme de la grande guerre, c’est-à-dire de la bataille rangée, par son sang-froid, par son courage et par ses études stratégiques, et celui de la petite guerre, c’est-à-dire de la guerre de montagnes, par son infatigable activité, sa vigilance perpétuelle et cet instinct du danger que Fenimore Cooper nous montre si bien développés chez les peuplades rouges de l’Amérique du Nord. Pendant cette marche longue et difficile dans laquelle on eut, au mois de décembre, des rivières glacées à franchir, des montagnes couvertes de neige à traverser, des chemins boueux et défoncés à suivre, ses soldats, au milieu desquels il vivait, secourant les blessés, soutenant les faibles, louant les forts, ses soldats purent reconnaître l’homme supérieur et bon à la fois, et, n’ayant à lui reprocher ni une erreur, ni une faiblesse, ni une injustice, se groupèrent autour de lui avec le respect non-seulement de subordonnés pour leur chef, mais encore d’enfants pour leur père.

 

Arrivé à Venafro, Salvato avait appris que le chemin ou plutôt le sentier des montagnes était impraticable. Il était remonté jusqu’à Isernia par une assez belle route, qu’il lui avait fallu conquérir pas à pas sur les brigands ; puis, de là, par un chemin détourné, il avait, à travers monts, bois et vallées, atteint le village ou plutôt la ville de Bocano.

 

Il lui fallut cinq jours pour faire cette route, que, dans les temps ordinaires, on peut faire en une étape.

 

Ce fut à Bocano qu’il apprit la trêve de Sparanisi, qu’il reçut l’ordre de s’arrêter et d’attendre de nouvelles instructions.

 

La trêve de Sparanisi rompue, Salvato se remit en marche, et, en combattant toujours, gagna Marcone. À Marcone, il apprit l’entrevue de Championnet avec les députés de la ville, et la décision prise le même jour par le général en chef d’attaquer Naples le lendemain.

 

Ses instructions portaient de marcher sur Bénévent et de se rabattre immédiatement sur Naples pour seconder le général dans son attaque du 21.

 

Le 20 au soir, après une double étape, il entrait à Bénévent.

 

La tranquillité avec laquelle s’était opérée cette marche donnait à Salvato de grandes inquiétudes. Si les brigands lui avaient laissé le chemin libre de Marcone à Bénévent, c’était, sans aucun doute, pour le lui disputer ailleurs et dans une meilleure position.

 

Salvato, qui n’avait jamais parcouru le pays dans lequel il était engagé, le connaissait du moins stratégiquement. Il savait qu’il ne pouvait aller de Bénévent à Naples sans passer par l’ancienne vallée Caudia, c’est-à-dire par ces fameuses Fourches Caudines, où, trois cent vingt et un ans avant le Christ, les légions romaines, commandées par le consul Spurnius Postumus, furent battues par les Samnites et forcées de passer sous le joug.

 

Une de ces illuminations comme en ont des hommes de guerre lui dit que c’était là que l’attendaient les brigands.

 

Mais Salvato résolut, les cartes de la Terre de Labour et de la principauté étant incomplètes, de visiter le pays par lui-même.

 

À huit heures du soir, il se déguisa en paysan, monta son meilleur cheval, se fit accompagner d’un hussard de confiance, à cheval comme lui, et se mit en chemin.

 

À une lieue de Bénévent, à peu près, il laissa dans un bouquet de bois son hussard et les chevaux, et s’avança seul.

 

La vallée se rétrécissait de plus en plus, et, à la clarté de la lune, il pouvait distinguer la place où elle semblait se fermer tout à fait. Il était évident que c’était à cette même place que les Romains s’étaient aperçus, mais trop tard, du piège qui leur avait été tendu.

 

Salvato, au lieu de suivre le chemin, se glissa au milieu des arbres qui garnissent le fond de la vallée, et arriva ainsi à une ferme située à cinq cents pas, à peu près, de cet étranglement de la montagne.

 

Il sauta par-dessus une haie et se trouva dans un verger.

 

Une grande lueur venait d’une partie de la maison séparée du reste de la ferme. Salvato se glissa jusqu’à un endroit où ses regards pouvaient plonger dans la chambre éclairée.

 

La cause de cet éclairage était un four que l’on venait de chauffer et où deux hommes se tenaient prêts à enfourner une centaine de pains.

 

Il était évident qu’une pareille quantité de pain n’était point destinée à l’usage du fermier et de sa maison.

 

En ce moment, on frappa violemment à la porte de la ferme donnant sur la grande route.

 

Un des deux hommes dit :

 

– Ce sont eux.

 

Le regard de Salvato ne pouvait s’étendre jusqu’à la grande porte ; mais il l’entendit crier sur ses gonds et vit bientôt entrer, dans le cercle de lumière projeté par le bois brûlant dans le four, quatre hommes qu’à leur costume il reconnut pour des brigands.

 

Ils demandèrent à quelle heure serait prête la première fournée, combien on en pourrait faire dans la nuit, et quelle quantité de pains pouvaient donner quatre fournées.

 

Les deux boulangers leur répondirent qu’à onze heures et demie, ils pourraient livrer la première fournée, à deux heures la seconde, à cinq heures la troisième.

 

Chaque fournée pourrait donner de cent à cent vingt pains.

 

– Ce n’est guère, répondit un des brigands en secouant la tête.

 

– Combien êtes-vous donc ? demanda un des boulangers.

 

Le brigand qui avait déjà parlé calcula un instant sur ses doigts.

 

– Huit cent cinquante hommes environ, dit-il.

 

– Ce sera à peu près une livre et demie de pain par homme, dit le boulanger, qui jusque-là avait gardé le silence.

 

– Ce n’est point assez, répondit le brigand.

 

– Il faudra pourtant bien vous contenter de cela, répondit le boulanger d’un ton bourru. Le four ne peut contenir que cent dix pains chaque fois.

 

– C’est bien : dans deux heures, les mules seront ici.

 

– Elles attendront une bonne demi-heure, je vous en préviens.

 

– Ah çà ! tu oublies que nous avons faim, à ce qu’il paraît ?

 

– Emportez le pain comme il est, si vous voulez, dit le boulanger, et faites-le cuire vous-mêmes.

 

Les brigands comprirent qu’il n’y avait rien à faire avec ces hommes, qui avaient de pareilles réponses à tout ce qu’on pouvait dire.

 

– A-t-on des nouvelles de Bénévent ? dirent-ils.

 

– Oui, répondit un boulanger ; j’en arrive il y a une heure.

 

– Y avait-on entendu parler des Français ?

 

– Ils venaient d’y entrer.

 

– Disait-on qu’ils y feraient séjour ?

 

– On disait que, demain, au point du jour, ils se remettraient en marche.

 

– Pour Naples ?

 

– Pour Naples.

 

– Combien étaient-ils ?

 

– Six cents, à peu près.

 

– En les rangeant bien, combien peut-il tenir de Français dans ton four ?

 

– Huit.

 

– Eh bien, demain soir, si nous manquons de pain, nous aurons de la viande.

 

Un éclat de rire accueillit cette plaisanterie de cannibales, et les quatre hommes, en ordonnant aux deux boulangers de se presser, regagnèrent la porte qui donnait sur la grande route.

 

Salvato traversa le verger, en évitant de passer dans le rayon de lumière projeté par le four, franchit la seconde haie, suivit, à cent cinquante pas en arrière, les quatre hommes qui regagnaient leurs compagnons, les vit gravir la montagne, et put étudier à son aise, grâce à un clair de lune assez transparent, la disposition du terrain.

 

Il avait vu tout ce qu’il avait voulu voir : son plan était fait. Il passa devant la masserie cette fois, au lieu de passer derrière, rejoignit son hussard, remonta à cheval, et rentra avant minuit à son logement.

 

Il y trouva l’officier d’ordonnance du général Championnet, ce même Villeneuve que nous ayons vu, à la bataille de Civita-Castellana, traverser tout le champ de bataille pour aller porter à Macdonald l’ordre de reprendre l’offensive.

 

Championnet faisait dire à Salvato qu’il attaquerait Naples à midi. Il l’invitait à faire la plus grande diligence possible, afin d’arriver à temps au combat, et il autorisait Villeneuve à rester près de lui et à lui servir d’aide-de-camp, le prévenant de se défier des Fourches Caudines.

 

Salvato raconta alors à Villeneuve la cause de son absence ; puis, prenant une grande feuille de papier et une plume, il fit un plan détaillé du terrain qu’il venait de visiter et sur lequel, le lendemain, devait se livrer le combat.

 

Après quoi, les deux jeunes gens se jetèrent chacun sur un matelas et s’endormirent.

 

Ils furent réveillés au point du jour par les tambours de cinq cents hommes d’infanterie et par les cinquante ou soixante hussards qui formaient toute la cavalerie du détachement.

 

Les fenêtres de l’appartement de Salvato donnaient sur la place où se rassemblait la petite troupe. Il les ouvrit et invita les officiers, qui se composaient d’un major, de quatre capitaines et de huit ou dix lieutenants ou sous-lieutenants, à monter dans sa chambre.

 

Le plan qu’il avait fait pendant la nuit était étendu sur la table.

 

– Messieurs, dit-il aux officiers, examinez cette carte avec attention. Arrivé sur le terrain, que, par l’étude que vous allez faire, vous connaîtrez aussi bien que moi, je vous expliquerai ce qu’il y a à exécuter. De votre adresse et de votre intelligence à me seconder dépendra non-seulement le succès de la journée, mais encore notre salut à tous. La situation est grave : nous avons affaire à un ennemi qui a, tout à la fois, l’avantage du nombre et celui de la position.

 

Salvato fit apporter du pain, du vin, quelques viandes rôties qu’il avait demandées la veille, et invita les officiers à manger, tout en étudiant la topographie du terrain où devait avoir lieu le combat.

 

Quant aux soldats, une distribution de vivres leur fut faite sur la place même de Bénévent et vingt-quatre de ces grandes bouteilles de verre contenant chacune une dizaine de litres leur furent apportées.

 

Le repas fini, Salvato fit battre à l’ordre, et les soldats formèrent un immense cercle, dans lequel Salvato entra avec les officiers.

 

Cependant, comme ils n’étaient que six cents, nous l’avons dit, tous se trouvèrent à portée de la voix.

 

– « Mes amis, leur dit Salvato, nous allons avoir aujourd’hui une belle journée ; car nous remporterons une victoire sur le lieu même où le premier peuple du monde a été battu. Vous êtes des hommes, des soldats, des citoyens, et non pas de ces machines à conquête et de ces instruments de despotisme comme en traînaient derrière eux les Cambise, les Darius et les Xercès. Ce que vous venez apporter aux peuples que vous combattez, c’est la liberté et non l’esclavage, la lumière et non la nuit. Sachez donc sur quelle terre vous marchez et quels peuples avant vous foulaient la terre que vous allez fouler.

 

» Il y a environ deux mille ans que des bergers samnites – c’était le nom des peuples qui habitaient ces montagnes – firent croire aux Romains que la ville de Luceria, aujourd’hui Lucera, était sur le point d’être prise et que, pour la secourir en temps utile, il fallait traverser les Apennins. Les légions romaines partirent, conduites par le consul Spurnius Postumus ; seulement, venant de Naples, où nous allons, elles suivaient le chemin opposé à celui que nous allons suivre. Arrivés à une gorge étroite où nous serons dans deux heures, et où les brigands nous attendent, les Romains se trouvèrent entre deux rochers à pic, couronnés de bois épais ; puis, arrivés au point le plus étranglé de la vallée, ils la trouvèrent fermée par un immense amas d’arbres coupés et entassés les uns sur les autres. Ils voulurent retourner en arrière. Mais de tous côtés les Samnites, qui leur coupaient d’ailleurs le chemin, firent pleuvoir sur eux des rochers qui, roulant du haut en bas de la montagne, les écrasaient par centaines. C’était le général samnite Caius Pontius qui avait préparé le piège ; mais, en voyant les Romains pris, il fut épouvanté d’avoir réussi ; car, derrière les légions romaines, il y avait l’armée, et, derrière l’armée, Rome ! Il pouvait écraser les deux légions, depuis le premier jusqu’au dernier soldat, rien qu’en faisant rouler sur eux des quartiers de granit : il laissa la mort suspendue sur leur tête et envoya consulter son père Erennius.

 

» Erennius était un sage.

 

» – Détruis-les tous, dit-il, ou renvoie-les tous libres et honorablement. Tuez vos ennemis, ou faites-vous-en des amis.

 

» Caïus Pontius n’écouta point ces sages conseils. Il donna la vie aux Romains, mais à la condition qu’ils passeraient en courbant la tête sous une voûte formée des massues, des lances et des javelots de leurs vainqueurs.

 

» Les Romains, pour venger cette humiliation, firent une guerre d’extermination aux Samnites et finirent par conquérir tout leur pays.

 

» Aujourd’hui, soldats, vous le verrez, l’aspect du pays est loin d’être aussi formidable : ces rochers à pic ont disparu pour faire place à une pente douce, et des buissons de deux ou trois pieds de haut ont remplacé les bois qui le couvraient.

 

» Cette nuit, veillant à votre salut, je me suis déguisé en paysan et j’ai été moi-même explorer le terrain. Vous avez confiance en moi, n’est-ce pas ? Eh bien, je vous dis que, là où les Romains ont été vaincus, nous triompherons. »

 

Des hourras, des cris de « Vive Salvato ! » éclatèrent de tous les côtés. Les soldats agrafèrent d’eux-mêmes la baïonnette au bout du fusil, entonnèrent la Marseillaise, et se mirent en marche.

 

En arrivant à un quart de lieue de la ferme, Salvato recommanda le plus grand silence. Un peu au delà, la route faisait un coude.

 

À moins que les brigands n’eussent des sentinelles en avant de la masserie, ils ne pouvaient voir les dispositions qu’allait prendre Salvato. C’était bien sur quoi le jeune chef de brigade avait compté. Les brigands voulaient surprendre les Français, et des sentinelles placées sur le chemin éventaient le plan.

 

Les officiers avaient reçu d’avance leurs instructions. Villeneuve, avec trois compagnies, alla par un détour, et en côtoyant le verger, s’embusquer dans le fossé grâce auquel Salvato avait pu suivre pendant plus de cinq cents pas les quatre brigands retournant à leur embuscade ; lui-même se plaça avec ses soixante hussards derrière la ferme ; enfin, le reste de ses hommes, conduits par le major, vieux soldat sur le sang-froid duquel il pouvait compter, devaient paraître donner dans l’embuscade, résister un instant, puis se débander et attirer l’ennemi jusqu’au delà de la masserie, en donnant peu à peu à leur retraite l’apparence d’une fuite.

 

Ce qu’avait espéré Salvato s’accomplit en tout point. Après une fusillade de dix minutes, les brigands, voyant les Français plier, s’élancèrent hors de leurs couverts en poussant de grands cris ; comme s’ils étaient épouvantés à la fois et par le nombre et par l’impétuosité des assaillants, les Français reculèrent en désordre et tournèrent le dos. Les huées succédèrent aux cris et aux menaces, et, ne doutant pas que les républicains ne fussent en déroute complète, les brigands les poursuivirent en désordre, et, sans garder aucune précaution, se précipitèrent sur le chemin. Villeneuve les laissa bien s’engager ; puis, tout à coup, se levant et faisant signe à ses trois compagnies de se lever, il ordonna à bout portant un feu, qui tua plus de deux cents hommes. Aussitôt, au pas de course et en rechargeant les armes, Villeneuve alla derrière les brigands prendre la position qu’ils venaient de quitter. En même temps, Salvato et ses soixante cavaliers débouchaient de derrière la ferme, coupaient la colonne en deux, sabrant à droite et à gauche, tandis qu’au cri de « Halte ! » les prétendus fuyards se retournaient et recevaient sur la pointe de leurs baïonnettes les prétendus vainqueurs.

 

Ce fut une horrible boucherie. Les brigands se trouvaient enfermés comme dans un cirque par les soldats de Villeneuve et ceux du major, et, au milieu de ce cirque, Salvato et ses soixante hussards hachaient et pointaient à loisir.

 

Cinq cents brigands restèrent sur le champ de bataille. Ceux qui s’enfuirent gagnèrent le haut de la montagne au milieu du double feu qui les décimait. À onze heures du matin, tout était fini, et Salvato et ses six cents hommes, qui comptaient trois ou quatre morts et une douzaine de blessés au plus, reprenaient au pas de course la route de Naples, vers laquelle les attirait le grondement sourd du canon.

 

LXXXIX

PREMIÈRE JOURNÉE.

 

À peine Championnet avait-il fait un quart de lieue sur la route de Maddalone à Aversa, qu’il vit venir un cavalier sur un cheval lancé à toute bride : c’était le prince de Maliterno, qui fuyait à son tour la colère des lazzaroni.

 

À peine ceux-ci avaient-ils vu la bannière tricolore flotter sur le château Saint-Elme, que les cris : « Aux armes ! » avaient retenti par la ville et que, de Portici à Pouzzoles, tout ce qui était en état de porter un fusil, une pique, un bâton, un couteau, depuis l’enfant de quinze ans jusqu’au vieillard de soixante, s’était précipité vers la ville en criant ou plutôt en hurlant : « Mort aux Français ! »

 

Cent mille hommes répondaient à l’appel frénétique des prêtres et des moines, qui, un drapeau blanc d’une main, un crucifix de l’autre, prêchaient à la porte des églises et sur les bornes des carrefours.

 

Ces prédications efficaces avaient poussé les lazzaroni au plus haut degré d’exaltation contre les Français et les jacobins. Tout homicide commis sur un jacobin ou sur un Français était une action méritoire, tout lazzarone tué serait un martyr.

 

Depuis cinq ou six jours, cette population à moitié sauvage, si facile à conduire à la férocité quand on la laisse s’enivrer de sang, de pillage et d’incendie, en était arrivée à cette folie furieuse dans laquelle, devenu un instrument de destruction, l’homme, qui ne songe plus qu’à tuer, oublie jusqu’à l’instinct de sa propre conservation.

 

Mais, lorsque les lazzaroni apprirent que les Français s’avançaient à la fois par Capodichino et Poggioseale, qu’on apercevait la tête des deux colonnes, tandis qu’un nuage de poussière annonçait qu’une troisième tournait la ville, et, par les marais et la via del Pascone, s’avançait vers le pont de la Madeleine, il sembla qu’une secousse électrique poussait, comme un tourbillon, cette foule sur les points menacés.

 

La colonne française qui suivait le chemin d’Aversa était commandée par le général Dufresse, qui remplaçait Macdonald, lequel, à la suite d’une discussion qu’il avait eue à Capoue avec Championnet, avait donné sa démission, et, pareil à un cheval encore blanc d’écume, écoutait en frissonnant tous ces bruits de trompette et de tambour, forcé qu’il était au repos.

 

Le général Dufresse avait sous ses ordres Hector Caraffa, qui, Coriolan de la Liberté, venait, au nom de la grande déesse, faire la guerre au despotisme.

 

La colonne qui s’avançait par Capodichino était commandée par Kellermann, ayant sous ses ordres le général Rusca, que celui qui écrit ces lignes a vu tomber, en 1814, au siège de Soissons, la tête emportée par un boulet de canon.

 

La colonne qui s’avançait par Poggioreale était sous le commandement du général en chef lui-même, lequel avait sous ses ordres les généraux Duhesme et Monnier.

 

Enfin, celle qui, par les marais et la via del Pascone, tournait la ville, marchait conduite par le général Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier.

 

La colonne la plus avancée dans sa marche, parce qu’elle suivait le plus beau chemin, était celle de Championnet. Elle appuyait sa droite à la route de Capodichino, que suivait, comme nous l’avons dit, Kellermann, et sa gauche aux marais, dans lesquels manœuvrait Mathieu Maurice, mal remis d’une balle de Fra-Diavolo qui lui avait traversé le côté.

 

Duhesme, encore pâle de ses deux blessures, mais chez lequel l’ardeur militaire suppléait au sang perdu, commandait l’avant-garde de Championnet. Il avait l’ordre d’enlever de haute lutte tout ce qu’il rencontrerait sur son chemin. Duhesme était l’homme de ces coups de main vigoureux qui veulent, avant tout, la décision et le courage.

 

À un quart de lieue en avant de la porte de Capoue, il rencontra une masse de cinq ou six mille lazzaroni ; elle traînait avec elle une batterie de canons servie par les soldats du général Naselli, qui s’étaient joints à eux.

 

Duhesme lança Monnier et six cents hommes sur cette foule, avec ordre de la percer d’outre en outre à la baïonnette, et de s’emparer des pièces de canon établies sur une petite hauteur et qui mitraillaient la colonne française par-dessus la tête des lazzaroni.

 

Contre des troupes régulières, un pareil ordre eût été insensé ; l’ennemi que l’on eût attaqué ainsi n’eût eu qu’à s’ouvrir et à faire feu des deux côtés pour détruire en un instant ses six cents agresseurs. Mais Duhesme ne fit point aux lazzaroni l’honneur de compter avec eux. Monnier partit la baïonnette en avant, et, sans s’inquiéter des coups de fusil, des coups de pistolet et des coups de poignard, il pénétra au milieu de ce flot, y disparut, lardant à coups de baïonnette tout ce qui était à sa portée, le traversa comme un torrent traverse un lac, au milieu des cris, des hurlements et des imprécations, tandis que Duhesme, impassible à la tête de ses hommes et sous le feu de la batterie, gravissait, toujours au pas de charge et la baïonnette en avant, la colline occupée par l’ennemi, tuait sur leurs pièces tous les artilleurs qui tentaient de résister, abaissait le point de mire des pièces et faisait feu sur les lazzaroni avec leurs propres canons.

 

En même temps, profitant du désordre que cette décharge avait jeté au milieu de cette foule, Duhesme fit battre la charge et marcha sur elle à la baïonnette.

 

Incapables de se former en colonnes d’attaque pour reprendre la batterie, ou en carrés pour soutenir l’assaut de Duhesme, les lazzaroni s’éparpillèrent dans la plaine, comme une bande d’oiseaux effarouchés.

 

Sans s’inquiéter davantage de ces six ou huit mille hommes, Duhesme, traînant avec lui les canons qu’il venait de conquérir, marcha sur la porte Capuana.

 

Mais, à deux cents pas de la place irrégulière qui s’étend devant la porte Capuana, Duhesme, au commencement de la montée de Casanuova, trouva un petit pont et, aux deux côtés de ce petit pont, des maisons crénelées, desquelles partit un feu si bien dirigé, que les soldats hésitèrent. Monnier vit cette hésitation, s’élança à leur tête en élevant son chapeau au bout de son sabre ; mais à peine eut-il fait dix pas, qu’il tomba dangereusement blessé. Ses officiers et ses soldats s’élancèrent pour le soutenir et le conduire hors du champ de bataille ; mais les lazzaroni firent feu sur cette masse. Trois ou quatre officiers, huit ou dix soldats tombèrent sur leur général blessé : le désordre se mit dans les rangs, l’avant-garde fit un pas en arrière.

 

Les lazzaroni se précipitèrent sur les morts et sur les blessés : sur les blessés pour les achever, sur les morts pour les mutiler.

 

Duhesme vit ce mouvement, appela son aide de camp Ordonneau, lui commanda de prendre deux compagnies de grenadiers, et, à quelque prix que ce fût, de forcer le passage du pont.

 

C’étaient les vieux soldats de Montebello et de Rivoli : ils avaient forcé, avec Augereau, le pont d’Arcole ; avec Bonaparte, le pont de Rivoli. Ils abaissèrent la baïonnette, s’élancèrent au pas de course, et, à travers une grêle de balles, chassèrent les lazzaroni devant eux et arrivèrent au sommet de la montée. Le général, les soldats et les officiers blessés étaient sauvés ; mais ils se trouvaient entre un double feu partant de toutes les fenêtres et de toutes les terrasses, tandis qu’au milieu de la rue s’élevait, pareille à une tour, une maison à trois étages vomissant la flamme depuis le rez-de-chaussée jusqu’au faîte.

 

Deux barricades s’élevant à la hauteur du premier étage avaient été construites de chaque côté de la maison et interceptaient la rue.

 

Trois mille lazzaroni défendaient la rue, la maison, les barricades. Cinq où six mille, éparpillés dans la plaine, se reliaient à ceux-ci par les ruelles et les ouvertures des jardins.

 

Ordonneau se trouva en face de la position et la jugea inexpugnable. Cependant, il hésitait à donner l’ordre de la retraite, lorsqu’une balle l’atteignit et le renversa.

 

Duhesme arrivait, traînant derrière lui les canons pris le matin aux lazzaroni sous le feu des tirailleurs. On mit ces pièces en batterie, et, à la troisième volée, la maison oscilla, fit un craquement terrible, et s’abîma en écrasant dans sa chute et ceux qu’elle renfermait, et les défenseurs des barricades.

 

Duhesme s’élança à la baïonnette, et, au cri de « Vive la république ! » planta le drapeau tricolore sur les ruines de la maison.

 

Mais, pendant ce temps, les lazzaroni avaient établi une vaste batterie de douze pièces de canon sur une hauteur qui dominait de beaucoup l’amas de pierres au sommet duquel flottait le drapeau ; et les républicains, maîtres des deux barricades et des ruines de la maison, furent bientôt couverts d’une pluie de mitraille.

 

Duhesme abrita sa colonne derrière les ruines et les barricades, ordonna au 25e régiment de chasseurs à cheval de prendre une trentaine d’artilleurs en croupe, de tourner la colline, où les douze pièces étaient en batterie, et de charger sur elles par derrière.

 

Avant que les lazzaroni eussent pu reconnaître l’intention des chasseurs, ceux-ci, à travers plaine, sans s’inquiéter des coups de fusil qu’on leur tirait de la route, accomplirent leur demi-cercle ; puis, tout à coup, enfonçant les éperons dans le ventre de leurs chevaux, ils s’élancèrent sur la colline, qu’ils gravirent au galop. Au bruit de cet ouragan d’hommes qui faisait trembler la terre, les lazzaroni abandonnèrent leurs canons à moitié chargés. De leur côté, arrivés au faîte de la colline, les artilleurs sautèrent à terre et se mirent à la besogne ; puis, se laissant rouler comme une avalanche sur la pente opposée, les chasseurs se mirent à la poursuite des lazzaroni, qu’ils dispersèrent dans la plaine.

 

Débarrassé de ces assaillants, Duhesme ordonna aux sapeurs d’ouvrir un chemin dans la barricade, et, poussant ses canons devant lui, il s’avança, balayant la route, tandis que, du haut de la colline, les artilleurs républicains faisaient feu sur tout groupe qui essayait de se former.

 

En ce moment, Duhesme entendit battre la charge derrière lui : il se retourna et vit la 64e et la 73e demi-brigade de ligne, conduites par Thiébaut, qui arrivaient au pas de course et aux cris de « Vive la République ! »

 

Championnet, entendant la terrible canonnade engagée, reconnaissant, au nombre et à l’irrégularité des coups de fusil, que Duhesme avait affaire à des milliers d’hommes, avait mis son cheval au galop en ordonnant à Thiébaut de le suivre aussi vite que possible et de soutenir Duhesme. Thiébaut ne se l’était pas fait dire à deux fois : il était parti et arrivait au pas de course.

 

Ils traversèrent le pont, passèrent par-dessus les morts qui jonchaient les rues, franchirent les ouvertures des barricades et arrivèrent au moment où Duhesme, maître du champ de bataille, faisait faire halte à ses soldats harassés.

 

À cent pas des premiers soldats de Duhesme, se dressait la porte Capuana et ses tours, et deux rangées de maisons formant faubourg s’avançaient, pour ainsi dire, au-devant des républicains.

 

Tout à coup, et au moment où ceux-ci s’y attendaient le moins, une fusillade terrible partit des terrasses et des fenêtres de ces maisons, tandis que, de la plate-forme de la porte Capuana, deux petites pièces de canon portées à bras vomissaient leur mitraille.

 

– Ah ! pardieu ! s’écria Thiébaut, je craignais d’être arrivé trop tard. En avant, mes amis !

 

Ces troupes fraîches, conduites par un des plus braves officiers de l’armée, pénétrèrent dans le faubourg au milieu d’un double feu. Mais, au lieu de suivre le haut du pavé, la droite de la colonne suivait le pied des maisons, tirant sur les fenêtres et les terrasses de gauche, et la colonne de gauche faisait feu sur les terrasses de droite, tandis que, armés de leurs haches, les sapeurs enfonçaient les maisons.

 

Alors, les braves de Duhesme, suffisamment reposés, comprirent la manœuvre ordonnée par Thiébaut, et, en s’élançant dans les maisons au fur et à mesure qu’elles étaient éventrées par les sapeurs, ils attaquèrent les lazzaroni corps à corps, les poursuivant à travers les escaliers, du rez-de-chaussée au premier étage, du premier étage au second, du second étage sur les terrasses. On vit alors déborder, dans un combat aérien, lazzaroni et républicains. Les terrasses se couvrirent de feu et de fumée, tandis que les fugitifs qui n’avaient pas le temps de gagner les terrasses, croyant, d’après ce que leur avaient dit leurs prêtres et leurs moines, qu’ils n’avaient point de grâce à attendre des Français, sautaient par les fenêtres, se brisaient les jambes sur le pavé, ou tombaient sur la pointe des baïonnettes.

 

Toutes les maisons du faubourg furent ainsi prises et évacuées ; puis, comme la nuit était venue, qu’il était trop tard pour attaquer la porte Capuana, et que l’on craignait quelque surprise, les sapeurs reçurent l’ordre d’incendier les maisons, et le corps de Championnet prit position devant la porte, qu’il devait attaquer le lendemain, et dont il fut bientôt séparé par un double rideau de flammes.

 

Championnet arriva sur ces entrefaites, embrassa Duhesme, et, pour récompenser Thiébaut de ses belles actions oubliées et du magnifique mouvement offensif qu’il venait d’accomplir :

 

– En face de la porte Capuana, que tu prendras demain, lui dit-il, je te nomme adjudant général.

 

– Eh bien, dit Duhesme, enchanté de cette récompense accordée à un brave officier pour lequel il avait la plus grande estime, voilà ce qui s’appelle arriver à un beau grade et par une belle porte !

 

XC

LA NUIT.

 

Sur les trois points où les Français ont attaqué Naples, on s’est battu avec le même acharnement. De toutes parts, les aides de camp arrivent au quartier général de la porte Capuana, et trouvent le bivac du général entre la via del Vasto et l’Arenaccia, derrière la double ligne de maisons qui brûlent.

 

Le général Dufresse, entre Aversa et Naples, a trouvé, sur un point où le chemin se rétrécit, un corps de dix ou douze mille lazzaroni avec six pièces de canon. Les lazzaroni étaient au pied d’une colline, les canons au sommet. Les hussards de Dufresse ont fait cinq charges sur eux sans parvenir à les entamer. Ils étaient si nombreux et si pressés, que les morts restaient debout, soutenus par les vivants.

 

Il a fallu les grenadiers chargeant à la baïonnette pour faire une trouée. Quatre pièces d’artillerie volante, dirigées par le général Éblé, ont, pendant trois heures, criblé de mitraille les lazzaroni ; ils se sont réfugiés sur les hauteurs de Capodimonte, où Dufresse les attaquera demain.

 

Vers la fin du combat, un corps de patriotes, conduit par Schipani et Manthonnet, est venu se jeter dans les rangs du général Dufresse. Ils annoncent que Nicolino s’est emparé du fort Saint-Elme ; mais il n’a que trente hommes et est bloqué par des milliers de lazzaroni, qui amassent des fascines pour mettre le feu aux portes, et qui apportent des échelles pour monter aux murailles. Ils se sont emparés du couvent de San-Martino, situé aux pieds des remparts du fort, ou plutôt les moines les ont appelés et leur ont ouvert les portes ; des terrasses du couvent, ils font feu sur les murailles. Si Nicolino n’est pas secouru dans la nuit, le fort Saint-Elme sera incontestablement pris au point du jour.

 

Trois cents hommes, conduits par Hector Caraffa et les patriotes, s’ouvriront, pendant la nuit, un chemin jusqu’aux portes du fort Saint-Elme ; deux cents renforceront la garnison, cent enlèveront aux lazzaroni le couvent de San-Martino.

 

Kellermann, après un combat acharné, s’est emparé des hauteurs de Capodichino ; mais il n’a pas pu dépasser le Campo-Santo. Il lui a fallu enlever les unes après les autres à la baïonnette les masseries, les églises, les villas, qui toutes ont fait une résistance héroïque. La cavalerie, qui constitue sa principale force, lui a été inutile au milieu de cette multitude de collines qui bossellent le terrain. De son bivac, il voit s’étendre devant lui la longue rue de Foria, encombrée de lazzaroni ; l’immense bâtiment de l’hospice des Pauvres les protège. On voit une lumière à chacune de ses fenêtres ; le lendemain, toutes ces fenêtres cracheront des balles.

 

À la strada San-Giovanella, il y a une batterie de canons ; au largo delle Pigne, un bivac en grande partie composé de soldats de l’armée royale. Deux pièces de canon défendent la montée du musée Borbonico, qui donne sur la grande rue de Tolède.

 

À l’aide de sa lunette, Kellermann voit les chefs qui parcourent les rues à cheval en encourageant leurs hommes. L’un de ces chefs est vêtu en capucin et monté sur un âne.

 

Mathieu Maurice et le chef de brigade Broussier se sont emparés des marais. Seulement, coupés par un réseau de fossés, ces marais ont dû être conquis avec des pertes considérables, les lazzaroni étant protégés par les mouvements du terrain, et les républicains attaquant à découvert. Ils sont arrivés jusqu’aux Granili, qu’on n’avait point songé à garder ; ils ont coupé la route de Portici. Broussier est campé sur la plage de la Marinella ; Mathieu Maurice, qui a été légèrement blessé au bras gauche, est au moulin de l’Inferno. Le lendemain, ils seront prêts à attaquer le pont de la Madeleine, tout resplendissant des cierges qui brûlent devant la statue de saint Janvier.

 

Des fenêtres des Granili, on distingue tout Naples, depuis la plage de la Marinella jusqu’à la hauteur du môle : la ville regorge de lazzaroni qui se préparent à la défense.

 

Championnet écoutait ce dernier rapport, lorsque tout à coup de grands cris s’élèvent derrière lui, et une fusillade éclate sur un immense cercle, dont une des extrémités touche à la route de Capoue et l’autre à l’Arenaccia. Les balles font voler les cendres du feu auquel se chauffe le général en chef.

 

En un instant, Championnet et Duhesme, Monnier et Thiébaut sont sur pied. Les trois mille hommes qui composent le corps d’armée du général en chef se forment en carré et font feu sur les assaillants, qu’ils ne connaissent pas encore.

 

Ce sont les insurgés de tous les villages que les Français ont traversés dans la journée qui se sont réunis et qui attaquent à leur tour ; ils ont profité de l’obscurité et ont fait leur première décharge presque à bout portant.

 

La multiplicité des coups de fusil indique que l’on a affaire à un corps de quatre à cinq mille hommes au moins.

 

Mais, au milieu du pétillement de la fusillade, au-dessus des cris et des hurlements des lazzaroni, de l’autre côté de cette ligne qui menace, on entend battre la charge et sonner des trompettes, puis des feux de peloton admirablement nourris, qui annoncent l’approche d’une troupe régulière. Les lazzaroni, qui croyaient surprendre, étaient surpris.

 

D’où vient ce secours, aussi inattendu que l’attaque ?

 

Championnet et Duhesme se regardent et s’interrogent inutilement.

 

Le tambour et les fanfares se rapprochent, les cris de « Vive la République ! » répondent aux cris de « Vive la République ! » Le général en chef s’écrie :

 

– Soldats ! c’est Salvato et Villeneuve qui arrivent de Bénévent. Chargeons toute cette canaille, qui n’osera pas nous attendre, je vous en réponds.

 

Duhesme et Monnier changent leurs carrés en colonnes d’attaque, les chasseurs montent à cheval, tout s’ébranle d’un irrésistible mouvement. Les lazzaroni sont percés à jour par les hussards de Salvato et par les chasseurs de Thiébaut, par les baïonnettes de Duhesme et de Monnier, et, sur un monceau de morts, les deux troupes se rejoignent et s’embrassent au cri de « Vive la République ! »

 

Championnet et Salvato échangent quelques paroles rapides. Comme toujours, Salvato est arrivé au bon moment et a révélé sa présence par un coup de tonnerre.

 

Il ira renforcer avec ses six cents hommes Mathieu Maurice et Broussier. Si la blessure de Mathieu Maurice est plus grave qu’on ne le croit, ou si ce général, toujours atteint, parce qu’il est toujours au premier rang, reçoit une nouvelle blessure, Salvato prendra le commandement.

 

Il portera au général Mathieu Maurice l’ordre d’attaquer le pont de la Madeleine au point du jour. Ce pont est défendu par les maisons crénelées de la Marine et du bourg de San-Loreto ; derrière lui, il a pour le soutenir le fort del Carmine, défendu par six pièces de canon, par un bataillon d’Albanais et par des milliers de lazzaroni, auxquels s’est joint un millier de soldats revenus de Livourne.

 

Vers trois heures du matin, on réveilla Championnet, qui dormait dans son manteau.

 

Un aide de camp de Kellermann venait lui donner des nouvelles de l’expédition du château Saint-Elme.

 

Hector Caraffa, profitant de l’obscurité, s’était glissé à travers cette multitude de collines qui réunissent Capodimonte à Saint-Elme. Outre la difficulté du terrain, horriblement accidenté, il avait eu, pendant quatre heures de marche, un combat continuel à soutenir, souvent inégal, meurtrier toujours. Il lui avait fallu franchir cinq milles d’embuscades entassées les unes sur les autres, et, de plus, un quartier de Naples insurgé.

 

Arrivé sous le feu de Saint-Elme, – qui le soutenait de son mieux en tirant des coups de canon à poudre, de peur que les boulets ne se trompassent de but, et, croyant atteindre des ennemis, n’atteignissent des amis, – Hector Caraffa, au lieu de séparer ses hommes en deux bandes, avait réuni toutes ses forces, et, au moment où l’on croyait qu’il allait les porter sur le fort Saint-Elme, il s’était jeté sur la chartreuse de San-Martino. Les lazzaroni, qui ne s’attendaient point à l’attaque, essayèrent de se défendre, mais inutilement. Les patriotes, jaloux de montrer aux Français qu’ils ne le cédaient à personne en courage, s’élancèrent en avant de la colonne, et entrèrent les premiers aux cris de « Vive la République ! » En moins de dix minutes, les lazzaroni furent chassés du couvent et les portes refermées sur les Français.

 

Cent, comme il était convenu, restèrent à la chartreuse ; les deux autres cents, par la rampe del Petrio, montèrent au fort, dont les portes leur furent ouvertes, non-seulement comme à des alliés, mais encore comme à des libérateurs.

 

Nicolino faisait demander à Championnet de lui accorder l’honneur de donner, le lendemain, le signal du combat en faisant, au premier rayon du jour, tirer un coup de canon.

 

Cette faveur lui fut accordée, et le général envoya son aide de camp à tous les chefs de corps pour leur dire que le signal de l’attaque serait un coup de canon tiré par les patriotes napolitains du haut du fort Saint-Elme.

 

XCI

DEUXIÈME JOURNÉE.

 

À six heures précises du matin, une ligne de feu raya le crépuscule au-dessus de la masse noire du château Saint-Elme, un coup de canon se fit entendre : le signal était donné.

 

Les trompettes et le tambour français y répondirent, et toutes les hauteurs plongeant sur les rues de Naples, garnies de canon pendant la nuit par le général Éblé, s’allumèrent à la fois.

 

À ce signal, les Français attaquèrent Naples sur trois points différents.

 

Kellermann, commandant l’extrême droite, se réunit à Dufresse, et attaqua Naples par Capodimonte et Capodichino. La double attaque devait aboutir à la porte de Saint-Janvier, strada Foria.

 

Le général Championnet devait, comme il l’avait dit la veille, enfoncer la porte Capuana, devant laquelle Thiébaut avait été fait général de brigade, et entrer dans la ville par la strada dei Tribunali et par San-Giovanni à Carbonara.

 

Enfin, Salvato, Mathieu Maurice et Broussier devaient, comme nous l’avons dit encore, forcer le pont de la Madeleine, s’emparer du château del Carmine ; par la place du Vieux-Marché, remonter jusqu’à la strada dei Tribunali, et, par un autre courant qui suivrait le bord de la mer, pénétrer jusqu’au môle.

 

Les lazzaroni qui devaient défendre Naples du côté de Capodimonte et de Capodichino, étaient commandés par fra Pacifico ; ceux qui défendaient la porte Capuana étaient commandés par notre ami Michele le Fou ; enfin ceux qui défendaient le pont de la Madeleine et la porte del Carmine étaient commandés par son compère Pagliuccella.

 

Dans ces espèces de combats qui consistent non pas à prendre une ville d’assaut, mais à prendre d’assaut, et les unes après les autres, toutes les maisons d’une ville, une populace mutinée est bien autrement terrible qu’une troupe régulière. Une troupe régulière se bat mécaniquement, avec sang-froid, et, pour ainsi dire, avec le moins de frais possible[2], tandis que, dans un combat comme celui que nous allons essayer de décrire, cette populace mutinée substitue aux mouvements stratégiques, faciles à repousser, parce qu’ils sont faciles à prévoir, les élans furieux des passions, l’opiniâtreté du délire, et les ruses de l’imagination individuelle.

 

Alors, ce n’est plus un combat, c’est une lutte à toute outrance, une boucherie, un carnage, un massacre dans lequel les assaillants sont forcés d’opposer l’entêtement du courage à la frénésie du désespoir ; dans cette circonstance surtout, où dix mille Français attaquaient en face une population de cinq cent mille âmes, menacés sur leurs flancs et sur leurs derrières par la triple insurrection des Abruzzes, de la Capitanate et de la Terre de Labour ; craignant de voir revenir par mer au secours de cette population et de cette insurrection une armée dont les débris pouvaient encore monter à quatre fois leur nombre, il s’agissait tout simplement, non plus de vaincre pour l’honneur, mais de vaincre pour sa propre conservation. César disait : « Dans toutes les batailles que j’ai livrées, j’ai combattu pour la victoire ; à Munda, j’ai combattu pour la vie. » À Naples, Championnet pouvait dire comme César, et il fallait, pour ne pas mourir, vaincre comme César avait vaincu à Munda.

 

Les soldats le savaient : de la prise de Naples dépendait le salut de l’armée. Le drapeau français devait donc flotter sur Naples, flottât-il sur un monceau de cendres.

 

Par chaque compagnie, il y avait deux hommes portant des torches incendiaires préparées par l’artillerie. À défaut du canon, de la hache, de la baïonnette, le feu devait, comme dans les inextricables forêts de l’Amérique, – dans cet inextricable labyrinthe de ruelles et de vicoli, – le feu devait ouvrir un chemin.

 

Presque en même temps, c’est-à-dire vers sept heures du matin, Kellermann entrait, précédé de ses dragons, dans le faubourg de Capodimonte, Dufresse, à la tête de ses grenadiers, dans celui de Capodichino, Championnet enfonçait la porte Capuana, et Salvato, portant à la main le drapeau tricolore de la république italienne, c’est-à-dire bleu, jaune et noir, forçait le pont de la Madeleine, et voyait le canon del Carmine abattre autour de lui les premières files de ses hommes.

 

Il serait impossible de suivre ces trois attaques dans tous leurs détails. Les détails, d’ailleurs, sont les mêmes. Sur quelque point de la ville que les Français essayassent de s’ouvrir un passage, ils trouvaient la même résistance acharnée, inouïe, mortelle. Il n’y avait pas une fenêtre, pas une terrasse, pas un soupirail de cave qui n’eût ses défenseurs et qui ne vomit le feu et la mort. Les Français, de leur côté, s’avançaient, poussant leur artillerie devant eux, se faisant précéder par des torrents de mitraille, enfonçant les portes, éventrant les maisons, passant de l’une à l’autre, et laissant l’incendie sur leurs flancs et derrière eux. Ainsi, les maisons que l’on ne pouvait prendre étaient brûlées. Alors, du milieu d’un cratère de flammes, dont le vent poussait, comme un dôme funèbre, la fumée au-dessus de la ville, sortaient les imprécations d’agonie, les hurlements de mort des malheureux qui brûlaient vivants. Les rues présentaient l’aspect d’une voûte de feu sous laquelle roulait un fleuve de sang. Maîtres d’une formidable artillerie, les lazzaroni défendaient chaque place, chaque rue, chaque carrefour, avec une intelligence, une vigueur qu’était loin d’avoir soupçonnées l’armée de ligne ; et, tour à tour repoussés ou agressifs, vaincus ou victorieux, se réfugiaient dans les ruelles sans cesser de combattre et reprenaient l’offensive avec l’énergie du désespoir et l’obstination du fanatisme.

 

Nos soldats, non moins acharnés à l’attaque qu’eux à la défense, les poursuivaient au milieu des flammes, qui semblaient devoir les dévorer, tandis que, pareils à des démons qui combattent dans leur élément naturel, ceux-ci, noircis et fumants, s’élançaient hors des maisons brûlantes pour revenir à la charge avec plus d’audace qu’auparavant. On combat, on marche, on avance, on recule sur un monceau de ruines. Les maisons qui s’écroulent écrasent les combattants ; la baïonnette enfonce les masses, qui se resserrent, et qui offrent l’étrange spectacle d’un combat corps à corps entre trente mille combattants, ou plutôt trente mille combats dans lesquels les armes ordinaires deviennent inutiles. Nos soldats arrachent la baïonnette du canon de leur fusil et s’en servent comme de poignards, tandis que, de leurs fusils éteints et qu’ils n’ont pas le temps de recharger, ils font des massues. Les mains cherchent à étrangler, les dents à mordre, les poitrines à étouffer. Sur les cendres, sur les pierres, sur les charbons enflammés, dans le sang qui coule, rampent les blessés, qui, comme des serpents foulés aux pieds, déchirent en expirant. Le terrain est disputé pas à pas, et le pied, à chaque pas qu’il fait, se pose sur un mort ou un mourant.

 

Vers midi, un hasard fit qu’un nouveau renfort arriva aux lazzaroni. Dix mille des leurs, excités par les moines et par les prêtres, étaient partis la surveille par la route de Pontana pour reprendre Capoue. Du haut de la chaire, on leur avait promis la victoire. Ils ne doutaient pas que les murailles de Capoue ne tombassent devant eux, comme celles de Jéricho étaient tombées devant les Israélites.

 

Ces lazzaroni étaient ceux du petit môle et de Santa-Lucia.

 

Mais, en voyant cette foule soulever la poussière de la plaine qui dépasse Santa-Maria, et qui sépare la vieille Capoue de la nouvelle, Macdonald, resté Français, tout démissionnaire qu’il était, se mit comme volontaire à la tête de la garnison, et, tandis que, du haut des remparts, dix pièces de canon crachaient à mitraille sur cette foule, il fit deux sorties par les deux portes opposées, et, formant un immense cercle dont le centre était Capoue et son artillerie, et les deux ailes, son infanterie et sa fusillade, il fit un carnage horrible de toute cette multitude. Deux mille lazzaroni tués ou blessés restèrent sur le champ de bataille, couchés entre Caserte et Pontana. Tout ce qui était sain et sauf ou légèrement blessé s’enfuit et ne se rallia qu’à Casanuova.

 

Le lendemain, le canon se fit entendre dans la direction de Naples ; mais, encore harassés de leur déroute de la veille, ils attendirent, en buvant, des nouvelles du combat. Le matin, ils apprirent que la journée avait été aux Français, qui avaient pris à leurs camarades vingt-sept pièces de canon, leur avaient tué mille hommes et leur avaient fait six cents prisonniers.

 

Alors, ils se réunirent à sept mille et marchèrent à toute course pour venir au secours des lazzaroni qui défendaient la ville, laissant sur la route, comme des jalons de carnage, ceux de leurs blessés qui, ralliés la veille et dans la nuit, n’eurent point la force de les suivre.

 

Arrivés au largo del Castello, ils se divisèrent en trois bandes. Les uns, par Toledo, portèrent secours au largo delle Pigne ; les autres, par la strada dei Tribunali, au Castel-Capuano ; les autres, par la Marina, au Marché-Vieux.

 

Couverts de poussière et de sang, ivres du vin qui leur avait été offert tout le long de la route, ils vinrent se jeter, combattants nouveaux, dans les rangs de ceux qui luttaient depuis la veille. Vaincus une première fois, accourant au secours de leurs frères vaincus, ils ne voulurent pas l’être une seconde. Tout républicain qui combattait déjà un contre six, eut un ou deux ennemis de plus à terrasser ; et, pour les terrasser, il fallait non-seulement les blesser, mais encore les tuer ; car, nous l’avons dit déjà, tant qu’il leur restait un souffle de vie, les blessés s’obstinaient à combattre.

 

La lutte dura ainsi presque sans avantage jusqu’à trois heures de l’après-midi. Salvato, Monnier et Mathieu Maurice avaient pris le château del Carmine et le Marché-Vieux ; Championnet, Thiébaut et Duhesme s’étaient emparés de Castel-Capuano et poussaient leurs avant-postes jusqu’au largo San-Giuseppe et le tiers de la strada dei Tribunali ; Kellermann s’était avancé jusqu’à l’extrémité de la rue dei Cristallini, tandis que Dufresse, après un combat acharné, s’était emparé de l’Albergo dei Poveri.

 

Il y eut alors une espèce de trêve due à la fatigue ; des deux côtés, on était las de tuer. Championnet espérait que cette terrible journée, dans laquelle les lazzaroni avaient perdu quatre ou cinq mille hommes, serait une leçon pour eux et qu’ils demanderaient quartier. Voyant qu’il n’en était rien, il rédigea, au milieu du feu, sur un tambour, une proclamation adressée au peuple napolitain, et il chargea son aide de camp Villeneuve, qui avait repris ses fonctions près de lui, de la porter aux magistrats de Naples. En conséquence, il lui donna, comme parlementaire, un trompette avec un drapeau blanc. Mais, au milieu de l’effroyable désordre auquel Naples était en proie, les magistrats avaient perdu toute autorité. Les patriotes, sachant qu’ils seraient égorgés chez eux, se tenaient cachés ; Villeneuve, malgré sa trompette et son drapeau blanc, partout où il se présenta pour passer, fut accueilli par des coups de fusil. Une balle brisa l’arçon de sa selle, et il fut obligé de revenir sur ses pas sans avoir pu faire connaître à l’ennemi la proclamation du général.

 

La voici. Elle était rédigée en italien, langue que Championnet parlait aussi bien que la langue française :

 

Championnet, général en chef, au peuple napolitain.

 

« Citoyens,

 

» J’ai pour un instant suspendu la vengeance militaire provoquée par une horrible licence et par la fureur de quelques individus payés par vos assassins. Je sais combien le peuple napolitain est bon, et je gémis du plus profond de mon cœur sur le mal que je suis forcé de lui faire. Aussi, je profite de ce moment de calme pour m’adresser à vous, comme un père ferait à ses enfants rebelles, mais toujours aimés, pour vous dire : Renoncez à une défense inutile, déposez les armes, et les personnes, la propriété et la religion seront respectées.

 

» Toute maison de laquelle partira un coup de fusil sera brûlée, et les habitants en seront fusillés. Mais que le calme se rétablisse, j’oublierai le passé, et les bénédictions du ciel pleuvront de nouveau sur cette heureuse contrée.

 

» Naples, 3 pluviôse, an VII de la République

(22 janvier 1790). »

 

Après la manière dont Villeneuve avait été accueilli, il n’y avait point d’espoir à garder, pour ce jour-là du moins. À quatre heures, les hostilités furent reprises avec plus d’acharnement que jamais. La nuit même descendit du ciel sans séparer les combattants. Les uns continuèrent à tirer des coups de fusil dans l’obscurité ; les autres se couchèrent au milieu des cadavres, sur les cendres brûlantes et les ruines enflammées.

 

L’armée française, écrasée de fatigue, après avoir perdu mille hommes, tant tués que blessés, planta l’étendard tricolore sur le fort del Carmine, sur le Castel-Capuano et sur l’Albergo dei Poveri.

 

Comme nous l’avons dit, un tiers de la ville, à peu près, était en son pouvoir.

 

L’ordre fut donné de rester toute la nuit sous les armes, de garder les positions et de reprendre le combat au point du jour.

 

XCII

TROISIÈME JOURNÉE.

 

L’ordre n’eût point été donné par le général en chef de rester toute la nuit sous les armes, que le soin de leur propre conservation eût forcé les soldats de ne pas les abandonner un seul instant. Pendant toute la nuit, le tocsin sonna à toutes les églises situées dans les quartiers de Naples demeurés aux Napolitains. Sur tous les postes avancés des Français, les lazzaroni tentèrent des attaques ; mais partout ils furent repoussés avec des pertes considérables.

 

Pendant la nuit, chacun reçut son ordre de bataille pour le lendemain. Salvato, en venant annoncer au général qu’il était maître du fort del Carmine, reçut l’ordre, pour le lendemain, de s’avancer à la baïonnette et au pas de course, par le bord de la mer, avec les deux têtes de son corps, vers le Château-Neuf et de l’enlever coûte que coûte, afin de tourner immédiatement ses canons contre les lazzaroni, tandis que Monnier et Mathieu Maurice, avec l’autre tiers, se maintiendraient dans leur position, et que Kellermann, Dufresse et le général en chef, réunis à la strada Foria, perceraient jusqu’à Toledo par le largo delle Pigne.

 

Vers deux heures du matin, un homme se présenta au bivac du général en chef à San-Giovanni à Carbonara. Au premier coup d’œil, sous son costume de paysan des Abruzzes, le général reconnut Hector Caraffa.

 

Il avait quitté le château Saint-Elme et venait dire à Championnat que le fort, mal approvisionné et n’ayant que cinq ou six cents coups à tirer, n’avait point voulu user inutilement ses munitions, mais que, le lendemain, pour le seconder, son canon combattrait par derrière, et en plongeant sur tous les points où l’on pourrait les apercevoir, les lazzaroni, que l’armée attaquerait en face.

 

Las de son inaction, Hector Caraffa venait non-seulement pour annoncer cette nouvelle au général, mais encore pour prendre part au combat du lendemain.

 

À sept heures, les fanfares sonnèrent et les tambours battirent. Pendant la nuit, Salvato avait gagné du terrain. Avec quinze cents hommes, au signal donné, il déboucha de derrière la Douane et s’élança au pas de course vers le Château-Neuf. En ce moment, un hasard providentiel vint à son aide.

 

Nicolino, impatient de commencer l’attaque de son côté, se promenait sur les remparts, encourageant ses artilleurs à employer utilement le peu de munitions qu’ils avaient.

 

Un d’eux, plus hardi que les autres, l’appela.

 

Nicolino vint.

 

– Que me veux-tu ? lui demanda-t-il.

 

– Voyez-vous cette bannière qui flotte au Château-Neuf ? reprit l’artilleur.

 

– Sans doute que je la vois, fit le jeune homme, et je t’avoue même qu’elle m’agace horriblement.

 

– Mon commandant veut-il me permettre de l’abattre ?

 

– Avec quoi ?

 

– Avec un boulet.

 

– Tu es capable d’une pareille adresse ?

 

– Je l’espère, mon commandant.

 

– Combien de coups demandes-tu ?

 

– Trois.

 

– Je veux bien ; mais je te préviens que, si tu ne l’abats pas en trois coups, tu feras trois jours de salle de police.

 

– Et si je l’abats ?

 

– Il y a dix ducats pour toi.

 

– Accepté, le marché.

 

L’artilleur pointa sa pièce, y mit le feu : le boulet passa entre le blason et la hampe, trouant la toile du drapeau.

 

– C’est bien, dit Nicolino ; mais ce n’est point encore cela.

 

– Je le sais bien, répondit l’artilleur ; aussi, je vais essayer de faire mieux.

 

La pièce fut pointée une seconde fois avec plus d’attention encore que la première. L’artilleur étudia de quel côté soufflait le vent ; il apprécia le faible changement de direction que ce souffle avait pu imposer au boulet, se releva, se baissa de nouveau, changea d’un centième de ligne le point de mire de sa pièce, approcha la mèche de la lumière : une détonation qui domina le tumulte se fit entendre, et la bannière, coupée par sa base, tomba.

 

Nicolino battit des mains et donna à l’artilleur, sans se douter de l’influence qu’allait avoir cet incident, les dix ducats qu’il lui avait promis.

 

En ce moment, la tête de la colonne de Salvato arrivait à l’Immacolatella. Salvato, comme toujours, marchait le premier. Il vit tomber la bannière, et, quoiqu’il eût reconnu que sa disparition était causée par un accident, il s’écria :

 

– On abaisse la bannière ; le fort se rend. En avant, mes amis ! en avant !

 

Et il s’élança au pas de course.

 

De leur côté, les défenseurs du fort, ne voyant plus le drapeau et croyant qu’on l’avait enlevé volontairement, crièrent à la trahison. Il en résulta un tumulte au milieu duquel la défense languit. Salvato profita de ce temps d’arrêt pour franchir au pas de course la strada del Piliere. Il lança ses sapeurs contre la porte du fort : un pétard la fit sauter. Il s’élança dans l’intérieur du Château-Neuf en criant :

 

– Suivez-moi !

 

Dix minutes après, le fort était pris, et son canon, balayant le largo del Castello et la descente du Géant, forçait les lazzaroni à se réfugier dans les rues qui donnent sur cette place et dans lesquelles la position des maisons les mettait à l’abri des boulets.

 

Immédiatement, le drapeau tricolore français fut substitué à la bannière blanche.

 

Une sentinelle placée au sommet du Castel-Capuano transmit au général Championnet la nouvelle de la prise du fort.

 

Les trois châteaux dans le triangle desquels la ville est enfermée, étaient au pouvoir des Français.

 

Championnet, lorsqu’il reçut la nouvelle de la prise de Castel-Nuovo, venait de faire sa jonction avec Dufresse, dans la rue de Foria. Il envoya Villeneuve, par le bord de la mer libre, féliciter Salvato et lui ordonner de laisser la garde du château-Neuf à un officier, et lui dire de venir le rejoindre à l’instant même.

 

Villeneuve trouva le jeune chef de brigade appuyé aux créneaux et l’œil fixé sur Mergellina. De là, il pouvait apercevoir cette chère maison du Palmier, que, depuis deux mois, il ne voyait plus que dans ses rêves. Toutes les fenêtres en étaient fermées ; cependant, à l’aide de sa longue-vue, il lui semblait voir ouverte la porte du perron donnant sur le jardin.

 

L’ordre du général vint le prendre au milieu de cette contemplation.

 

Il céda le commandement à Villeneuve lui-même, prit son cheval et partit au galop.

 

Au moment où Championnet et Dufresse réunis poussaient les lazzaroni vers la rue de Tolède, et où un effroyable feu partait, non-seulement du largo delle Pigne, mais encore de toutes les fenêtres, on aperçut une légère fumée qui couronnait les remparts du château Saint-Elme ; puis on entendit la détonation de plusieurs pièces de gros calibre, et l’on vit un grand trouble se produire parmi les lazzaroni.

 

Nicolino tenait sa parole.

 

En même temps, une charge de dragons descendit comme un torrent qui se précipite par la strada della Stalla, tandis qu’une vive fusillade se faisait entendre derrière le musée Borbonico.

 

C’était Kellermann qui, à son tour, faisait sa jonction avec les corps de Dufresse et de Championnet.

 

En un instant, le largo delle Pigne fut balayé, et les trois généraux purent s’y donner la main.

 

Les lazzaroni battaient en retraite par la strada Santa-Maria in Costantinopoli et la salita dei Studi. Mais, pour traverser le largo San-Spirito et le Mercatello, ils étaient forcés de passer sous le feu du château Saint-Elme, qui, malgré la célérité de leur passage, eut le temps d’envoyer dans leurs rangs cinq ou six messagers de mort.

 

Pendant que s’opérait la retraite des lazzaroni, on amenait à Championnet un de leurs chefs qu’on avait pris après une résistance désespérée. Couvert de sang, les habits déchirés, la figure menaçante, la voix railleuse, il était le vrai type du Napolitain porté au plus haut degré de l’exaltation.

 

Championnet haussa les épaules, et, lui tournant le dos :

 

– C’est bien, dit-il. Qu’on me fusille ce gaillard-là pour l’exemple.

 

– Bon ! dit le lazzarone, il paraît que décidément Nanno s’est trompée. Je devais être colonel et mourir pendu : je ne suis que capitaine et je vais mourir fusillé. Cela me console pour ma petite sœur.

 

Championnet entendit et comprit ces paroles. Il fut sur le point d’interroger le condamné ; mais, comme en ce moment il voyait un cavalier accourir à toute bride, et que, dans ce cavalier, il reconnaissait Salvato, son attention tout entière se porta du côté du nouvel arrivant.

 

On entraîna le lazzarone, on l’appuya contre les fondations du musée Bourbonien, et l’on voulut lui bander les yeux.

 

Mais lui, alors, se révolta.

 

– Le général a dit qu’on me fusille, cria-t-il ; mais il n’a pas dit qu’on me bande les yeux.

 

Salvato tressaillit à cette voix, se retourna et reconnut Michele ; Michele, lui aussi, reconnut le jeune officier.

 

Sangue di Cristo ! cria le lazzarone, dites-leur donc, monsieur Salvato, que l’on n’a pas besoin de me bander les yeux pour me fusiller.

 

Et, repoussant ceux qui l’entouraient, il croisa les bras et s’appuya de lui-même à la muraille.

 

– Michele ! s’écria Salvato. – Général, cet homme m’a sauvé la vie, je vous prie de m’accorder la sienne.

 

Et, sans attendre la réponse du général, bien sûr d’avoir obtenu ce qu’il demandait, Salvato sauta à bas de son cheval, écarta le cercle de soldats qui déjà apprêtaient leurs armes pour fusiller Michele, et se jeta dans les bras du lazzarone, qu’il embrassa en le serrant contre son cœur.

 

Championnet vit à l’instant tout le parti qu’il pouvait tirer de cet événement. Faire justice est d’un grand exemple, mais faire grâce est parfois d’un grand calcul.

 

Il fit aussitôt un signe à Salvato, qui lui amena Michele. Un immense cercle se forma autour des deux jeunes gens et du général.

 

Ce cercle se composait de Français vainqueurs, de Napolitains prisonniers, de patriotes accourus, soit pour féliciter Championnet, soit pour se mettre sous sa protection.

 

Championnet, qui dominait ce cercle de toute la hauteur de son buste, leva la main en signe qu’il voulait parler, et le silence se fit.

 

– Napolitains, dit-il en italien, j’allais, comme vous l’avez vu, fusiller cet homme, pris les armes à la main et combattant contre nous ; mais mon ancien aide de camp, le chef de brigade Salvato, me demande la grâce de cet homme, qui, me dit-il, lui a sauvé la vie. Non-seulement je lui accorde cette grâce, mais encore je désire donner une récompense à l’homme qui a sauvé la vie à un officier français.

 

Puis, s’adressant à Michele tout émerveillé de ce langage :

 

– Quel grade occupais-tu parmi tes compagnons ?

 

– J’étais capitaine, Excellence, lui répondit le prisonnier.

 

Et, avec la liberté de langage familière à ses pareils, il ajouta :

 

– Mais il paraît que je ne m’arrêterai pas là. Une sorcière m’a prédit que je serais nommé colonel, et puis pendu.

 

– Je ne puis et ne veux me charger que de la première partie de la prédiction, répondit le général ; mais je m’en charge. Je te fais colonel au service de la république parthénopéenne. Organise ton régiment. Je me charge de ta paye et de ton uniforme.

 

Michele fit un bond de joie.

 

– Vive le général Championnet ! cria-t-il, vivent les Français ! vive la république parthénopéenne !

 

Nous l’avons dit, un certain nombre de patriotes entouraient le général. Le cri de Michele trouva donc un écho plus étendu que l’on n’aurait dû s’y attendre.

 

– Maintenant, dit le général s’adressant aux Napolitains qui l’entouraient, on vous a dit que les Français étaient des impies, ne croyant ni à Dieu, ni à la Madone, ni aux saints : on vous a trompés. Les Français ont une dévotion très-grande en Dieu, à la Madone, et particulièrement à saint Janvier. Et la preuve, c’est que ma seule préoccupation en ce moment est de faire respecter l’église et les reliques du bienheureux évêque de Naples, à qui je veux donner une garde d’honneur, si Michele se charge de la conduire.

 

– Je m’en charge ! s’écria Michele en agitant son bonnet de laine rouge, je m’en charge ! et il y a plus : je réponds d’elle !

 

– Surtout, lui dit Championnet à voix basse, si je lui donne pour chef ton ami Salvato.

 

– Ah ! pour lui et ma petite sœur, je me ferai tuer, général.

 

– Tu entends, Salvato, dit Championnet au jeune officier : la mission est des plus importantes ; il s’agit d’enrôler saint Janvier parmi les républicains.

 

– Et c’est moi que vous chargez de lui mettre une cocarde tricolore à l’oreille ? répondit en riant le jeune homme. Je ne me croyais pas tant de vocation pour la diplomatie ; mais n’importe : on fera ce que l’on pourra.

 

– Une plume, de l’encre et du papier, demanda Championnet.

 

On se précipita, et, au bout d’un instant, Championnet avait pu choisir entre dix feuilles de papier et autant de plumes.

 

Le général, sans descendre de cheval, écrivit, sur l’arçon de sa selle, cette lettre, adressée au cardinal-archevêque :

 

« Éminence,

 

» J’ai suspendu un instant la fureur de mes soldats et la vengeance des crimes qui ont été commis. Profitez de cette trêve pour faire ouvrir toutes les églises ; exposez le saint sacrement et prêchez la paix, le bon ordre et l’obéissance aux lois. À ces conditions, je jetterai un voile sur le passé et m’appliquerai à faire respecter la religion, les personnes et la propriété.

 

» Déclarez au peuple que, quels que soient ceux contre lesquels je devrai sévir, j’arrêterai le pillage, et que le calme et la tranquillité renaîtront dans cette malheureuse ville, trahie et trompée. Mais, en même temps, je déclare qu’un seul coup de fusil tiré d’une fenêtre fera brûler la maison et fusiller les habitants qu’elle renfermera. Remplissez donc les devoirs de votre ministère, et votre zèle religieux sera, je l’espère, utile au bien public.

 

» Je vous envoie une garde d’honneur pour l’église de saint Janvier.

 

» CHAMPIONNET.

 

» Naples, 4 pluviôse, an VII de la République (23 janvier 1799.) »

 

Michele, ayant entendu comme tout le monde la lecture de cette lettre, chercha des yeux dans la foule son ami Pagliuccella ; mais, ne le trouvant pas, il choisit quatre lazzaroni sur lesquels il savait pouvoir compter comme sur lui-même, et marcha devant Salvato, derrière lequel marchait une compagnie de grenadiers.

 

Le petit cortège se rendit du largo delle Pigne à l’archevêché, assez voisin de cette place, par la strada dell’Orticello, le vico di San-Giacomo dei Ruffi et la strada de l’Arcivescovado, c’est-à-dire par quelques-unes des rues les plus étroites et les plus populeuses du vieux Naples. Les Français n’avaient point encore pénétré sur ce point de la ville, où pétillaient de temps en temps quelques coups de fusil tirés par la populace en manière d’encouragement, et où, en passant, les républicains pouvaient lire sur les visages trois impressions seulement : la terreur, la haine et la stupéfaction.

 

Par bonheur, Michele, sauvé par Palmieri, gracié par Championnet, se voyant déjà caracolant sur un beau cheval, dans son uniforme de colonel, s’était franchement, et avec toute l’ardeur de sa loyale nature, rallié aux Français, et marchait devant eux en criant de toute la force de ses poumons : « Vivent les Français ! vive le général Championnet ! vive saint Janvier ! » Puis, quand les visages lui paraissaient par trop refrognés, Salvato lui mettait dans la main une poignée de carlini, qu’il jetait en l’air, en expliquant à ses compatriotes la mission que Salvato était chargé d’accomplir et qui avait généralement cette bienheureuse influence de donner aux physionomies une expression plus douce et plus bienveillante.

 

En outre, Salvato, qui était des provinces napolitaines et qui parlait le patois de Naples comme un homme de Porto-Basso, adressait de temps en temps à ses compatriotes des allocutions qui, corroborées des poignées de carlins de Michele, avaient aussi leur influence.

 

On parvint ainsi à l’archevêché : les grenadiers s’établirent sous le portique. Michele fit un long discours pour expliquer leur présence à tous ses compatriotes ; il ajouta que l’officier qui les commandait lui avait sauvé la vie au moment où il allait être fusillé, et demanda, au nom de l’amitié que l’on avait pour lui, Michele, qu’il ne fut fait aucune insulte ni a lui, ni à ses soldats, devenus les protecteurs de saint Janvier.

 

XCIII

SAINT JANVIER ET VIRGILE

 

À peine Championnet eut-il vu disparaître Michele, Salvato et la compagnie française, au coin de la strada dell’Orticello, qu’il lui vint à l’esprit une de ces idées que l’on peut appeler une illumination. Il pensa que le meilleur moyen de rompre les rangs des lazzaroni qui s’obstinaient à combattre encore, et de faire cesser le pillage individuel, était de livrer le palais du roi à un pillage général.

 

Il s’empressa de communiquer cette idée à quelques-uns des lazzaroni prisonniers, auxquels on rendit la liberté, à la condition qu’ils retourneraient vers les leurs et leur feraient part du projet comme venant d’eux. C’était une manière de s’indemniser eux-mêmes de la fatigue qu’ils avaient prise et du sang qu’ils avaient perdu.

 

La communication eut tout le succès qu’en attendait le général en chef. Les plus acharnés, voyant la ville aux trois quarts prise, avaient perdu l’espoir de vaincre, et trouvaient, par conséquent, plus avantageux de se mettre à piller que de continuer à combattre.

 

En effet, à peine cette espèce d’autorisation de piller le château fut-elle connue des lazzaroni, auxquels on ne laissa point ignorer qu’elle venait du général français, que toute cette multitude se débanda, se ruant à travers la rue de Tolède et à travers la rue des Tribunaux vers le palais royal, entraînant avec elle les femmes et les enfants, renversant les sentinelles, brisant les portes et inondant comme un flot les trois étages du palais.

 

En moins de trois heures, tout fut emporté, jusqu’au plomb des fenêtres.

 

Pagliuccella, que Michele avait vainement cherché sur le largo delle Pigne pour lui faire partager sa bonne fortune, s’était, un des premiers, empressé de se précipiter vers le château et de le visiter, avec une curiosité qui n’avait pas été sans fruit, de la cave au grenier, et de la façade qui donne sur l’église San-Ferdinand à celle qui donne sur la Darsena.

 

Fra Pacifico, au contraire, voyant tout perdu, avait méprisé l’indemnité offerte à son courage humilié ; et, avec un désintéressement qui faisait honneur aux anciennes leçons de discipline reçues sur la frégate de son amiral, il avait, pas à pas et à la manière du lion, c’est-à-dire en faisant face à l’ennemi, battu en retraite dans son couvent par l’Infrascata et la salita dei Capuccini ; puis, la porte de son couvent refermée, il avait mis son âne à l’écurie, son bâton dans le bûcher, et s’était mêlé aux autres frères qui chantaient dans l’église le Dies iræ, dies illa.

 

Eût été bien malin celui qui eût été chercher là et qui y eût reconnu, sous son froc, un des chefs des lazzaroni qui avaient combattu pendant trois jours.

 

Nicolino Caracciolo, du haut des remparts du château Saint-Elme, avait suivi toutes les phases du combat du 21, du 22 et du 23, et nous avons vu qu’au moment où il avait pu venir en aide aux Français, il n’avait pas manqué à ses engagements vis-à-vis d’eux.

 

Son étonnement fut grand lorsqu’il vit, sans que personne songeât à les poursuivre, les lazzaroni abandonner leurs postes, et, sans quitter leurs armes, avec les apparences d’une déroute, non point rétrograder vers le palais royal, mais au contraire se ruer dessus.

 

Au bout d’un instant, tout lui fut expliqué. À la manière dont ils culbutaient les sentinelles, dont ils envahissaient les portes, dont ils reparaissaient aux fenêtres de tous les étages, dont ils dégorgeaient sur les balcons, il comprit que les combattants, dans un moment de trêve, pour ne pas perdre leur temps, s’étaient faits pillards ; et, comme il ignorait que ce fût à l’instigation du général français que le pillage était organisé, il envoya à toute cette canaille trois coups de canon à boulet, qui tuèrent dix-sept personnes, parmi lesquelles un prêtre, et qui cassèrent la jambe au géant de marbre, ancienne statue de Jupiter Stator, qui décorait la place du Palais.

 

Veut-on savoir à quel point l’amour du pillage s’était emparé de la multitude, et s’était substitué chez elle à tout autre sentiment ? Nous citerons deux faits pris entre mille ; ils donneront une idée de la mobilité d’esprit de ce peuple, qui venait de faire des prodiges de valeur pour défendre son roi.

 

Au milieu de toute cette foule, acharnée au pillage, l’aide de camp Villeneuve, qui continuait de tenir le Château-Neuf, envoya un lieutenant à la tête d’une patrouille d’une cinquantaine d’hommes, avec ordre de remonter Tolède jusqu’à ce qu’il eût pris langue avec les avant-postes français. Le lieutenant eut soin de se faire précéder par quelques lazzaroni patriotes, criant : « Vivent les Français ! vive la liberté ! » À ces cris, un marinier de Sainte-Lucie, bourbonien enragé, – les mariniers de Sainte-Lucie sont encore bourboniens aujourd’hui, – un marinier de Sainte-Lucie, disons-nous, se mit à crier, lui : « Vive le roi ! » Comme ce cri pouvait avoir un écho et servir de signal à l’égorgement de toute la patrouille, le lieutenant saisit le marinier au collet, et, le maintenant au bout de son bras, cria : « Feu ! »

 

Le marinier tomba fusillé au milieu de la foule, sans que la foule, préoccupée maintenant d’autres intérêts, songeât à le défendre et à le venger.

 

Le second exemple fut celui d’un domestique du palais qui, ayant eu l’imprudence de sortir avec une livrée galonnée d’or, vit le peuple mettre sa livrée en morceaux pour en arracher l’or, quoique cette livrée fût celle du roi.

 

Au même moment où on laissait le serviteur du roi Ferdinand en chemise pour lui arracher les galons de sa livrée, Kellermann, qui était descendu avec un détachement de deux ou trois cents hommes, du côté de Mergellina, remontait, par Sainte-Lucie, sur la place du château.

 

Mais, avant d’arriver là, il avait fait une halte à l’église de Santa-Maria di Porto-Salvo, et avait fait demander don Michelangelo Ciccone.

 

C’était, on se le rappelle, ce même prêtre patriote que Cirillo avait envoyé chercher pour conférer les derniers sacrements au sbire blessé par Salvato dans la nuit du 22 au 23 septembre, sbire qui, le 23 septembre, au matin, expira dans la maison où il avait été transporté, à l’angle de la fontaine du Lion.

 

Kellermann était porteur d’un billet de Cirillo qui faisait appel au patriotisme du digne prêtre et l’invitait à se rallier aux Français.

 

Don Michelangelo Ciccone n’avait pas hésité un instant : il avait suivi Kellermann.

 

À midi, les lazzaroni avaient déposé les armes, et Championnet, vainqueur, parcourait la ville. Les négociants, les bourgeois, toute la partie tranquille de la population qui n’avait pas pris part à la lutte, n’entendant plus ni coups de fusil, ni cris de mort, commencèrent alors d’ouvrir timidement les portes et les fenêtres des magasins et des maisons. La première vue du général était déjà une promesse de sécurité ; car il était entouré d’hommes que leur talent, leur science et leur courage avaient faits la vénération de Naples. C’étaient les Baffi, les Poerio, les Pagano, les Cuoco, les Logoteta, les Carlo Lambert, les Bassal, les Fasulo, les Maliterno, les Rocca-Romana, les Ettore Caraffa, les Cirillo, les Manthonnet, les Schipani. Le jour de la rémunération était enfin arrivé pour tous ces hommes qui avaient passé du despotisme à la persécution, et qui passaient de la persécution à la liberté. Le général, alors, au fur et à mesure qu’il voyait une porte s’ouvrir, s’approchait de cette porte, et, dans leur propre langue, essayait de rassurer ceux qui se hasardaient sur le seuil, leur disant que tout était fini, qu’il venait leur apporter la paix et non la guerre, et substituer la liberté à la tyrannie. Alors, en jetant les yeux sur la route que le général avait suivie, en voyant le calme régner là où, un instant auparavant, Français et lazzaroni s’égorgeaient, les Napolitains se rassuraient en effet, et toute cette population di mezzo ceto, c’est-à-dire de la bourgeoisie, qui fait la force et la richesse de Naples, la cocarde tricolore à l’oreille, criant : « Vivent les Français ! vive la liberté ! vive la République ! » commença de se répandre gaiement dans les rues, agitant des mouchoirs, et, au fur et à mesure qu’elle se tranquillisait, se laissant emporter à cette joie ardente qui s’empare de ceux qui, déjà plongés dans l’abîme ténébreux de la mort, se retrouvent tout à coup et comme par miracle rendus au jour, à la lumière et à la vie.

 

Et, en effet, si les Français eussent tardé de vingt-quatre heures encore à entrer à Naples, qui peut dire ce qu’il fût resté de maisons debout et de patriotes vivants ?

 

À deux heures de l’après-midi, Rocca-Romana et Maliterno, confirmés dans leur grade de chefs du peuple, rendirent un édit pour l’ouverture des boutiques.

 

Cet édit portait la date de l’an Ier et du deuxième jour de la république parthénopéenne.

 

Championnet avait vu avec inquiétude que la bourgeoisie et la noblesse seules s’étaient réunies à lui et que le peuple se tenait à l’écart. Alors, il résolut de frapper le lendemain un grand coup.

 

Il savait parfaitement que, s’il pouvait faire passer saint Janvier dans son camp, le peuple suivrait saint Janvier partout où il irait.

 

Il envoya un message à Salvato. Salvato, qui gardait la cathédrale, c’est-à-dire le point le plus important de Naples, avait reçu la consigne de ne point quitter son poste sans être réclamé par un ordre émané directement du général.

 

Le message envoyé à Salvato ordonnait à celui-ci de s’aboucher avec les chanoines, et de les inviter à exposer, le lendemain, la sainte ampoule à la vénération publique, dans l’espérance que saint Janvier, auquel les Français avaient la plus grande dévotion, daignerait faire ses miracles en leur faveur.

 

Les chanoines se trouvaient entre deux feux.

 

Si saint Janvier faisait son miracle, ils étaient compromis vis-à-vis de la cour.

 

S’il ne le faisait pas, ils s’exposaient à la colère du général français.

 

Ils trouvèrent un biais et répondirent que ce n’était point l’époque où saint Janvier avait l’habitude de faire son miracle, et qu’ils doutaient fort que l’illustre bienheureux consentît, même pour les Français, à changer sa date habituelle.

 

Salvato transmit, par Michele, la réponse des chanoines à Championnet.

 

Mais, à son tour, Championnet répondit que c’était l’affaire du saint et non la leur ; qu’ils n’avaient point à préjuger des bonnes ou des mauvaises intentions de saint Janvier, et qu’il connaissait, lui, une certaine prière à laquelle il espérait que saint Janvier ne demeurerait pas insensible.

 

Les chanoines répondirent que, puisque Championnet le voulait absolument, ils exposeraient les ampoules, mais que, de leur côté, ils ne répondaient de rien.

 

À peine Championnet eut-il cette certitude, qu’il fit annoncer par toute la ville la nouvelle que les saintes ampoules seraient exposées le lendemain, et qu’à dix heures et demie précises du matin, la liquéfaction du précieux sang aurait lieu.

 

C’était une nouvelle étrange et tout à fait incroyable pour les Napolitains. Saint Janvier n’avait rien fait qui motivât de sa part une suspicion de partialité en faveur des Français. Depuis quelque temps, au contraire, il s’était montré capricieux jusqu’à la manie. Ainsi, au moment de son départ pour la campagne de Rome, le roi Ferdinand s’était personnellement présenté à la cathédrale pour demander à saint Janvier son secours et sa protection, et saint Janvier, malgré son instante prière, lui avait obstinément refusé la liquéfaction de son sang ; ce qui avait fait prévoir une défaite à un grand nombre de personnes.

 

Or, si saint Janvier faisait pour les Français ce qu’il avait refusé au roi de Naples, c’est que saint Janvier avait changé d’opinion, c’est que saint Janvier s’était fait jacobin.

 

À quatre heures du soir, Championnet, voyant la tranquillité rétablie, monta à cheval et se fit conduire au tombeau d’un autre patron de Naples, pour lequel il avait une bien plus grande vénération que pour saint Janvier. Ce tombeau était celui de Publius Virgilius Maro, ou, du moins, celui dont les ruines ont, disent les archéologues, renfermé les cendres de l’auteur de l’Énéide.

 

Tout le monde sait qu’à son retour d’Athènes, d’où le ramenait Auguste, Virgile mourut à Brindes, et que ses cendres revirent ce Pausilippe qu’il avait tant aimé, et d’où il pouvait embrasser tous les lieux immortalisés par lui dans son sixième livre de l’Énéide.

 

Championnet descendit de cheval au monument élevé par Sannazar, et monta la pente rapide et escarpée qui conduit à la petite rotonde que l’on montre au voyageur comme le columbariun où fut déposée l’urne du poëte. Dans le centre du monument poussait un laurier sauvage que la tradition donnait comme étant immortel. Championnet en brisa une branche, qu’il passa dans la ganse de son chapeau, ne permettant à ceux qui l’accompagnaient d’en prendre qu’une feuille chacun, de peur qu’une récolte plus considérable ne fit tort à l’arbre d’Apollon, et que la vénération ne correspondit, par son résultat, à l’impiété.

 

Puis, lorsqu’il eut rêvé pendant quelques instants sur ces pierres sacrées, il demanda un crayon, et, déchirant une page de son portefeuille, il rédigea le décret suivant, qui fut envoyé le même soir à l’imprimerie, et qui parut le lendemain matin.

 

« Championnet, général en chef,

 

» Considérant que le premier devoir d’une république est d’honorer la mémoire des grands hommes, et de pousser ainsi les citoyens vers l’émulation, en mettant sous leurs yeux la gloire qui suit jusque dans la tombe les génies sublimes de tous les pays et de tous les temps,

 

» Avons décrété ce qui suit :

 

» 1° Il sera élevé à Virgile un tombeau en marbre au lieu même où se trouve sa tombe, près de la grotte de Pouzzoles.

 

» 2° Le ministre de l’intérieur ouvrira un concours dans lequel seront admis tous les projets de monument que les artistes voudront présenter. Sa durée sera de vingt jours.

 

» Cette période expirée, une commission composée de trois membres, nommée par le ministre de l’intérieur, choisira, parmi les projets qui auront été présentés, celui qui semblera le meilleur, et la curie élèvera le monument, dont l’érection sera confiée à celui dont le projet aura été adopté.

 

» Le ministre de l’intérieur est chargé de l’exécution de la présente ordonnance.

 

» CHAMPIONNET. »

 

Il est curieux que les deux monuments décrétés à Virgile, l’un à Mantoue, l’autre à Naples, aient été décrétés par deux généraux français : celui de Mantoue par Miollis ; celui de Naples par Championnet.

 

Après soixante-cinq ans, la première pierre de celui de Naples n’est point encore posée.

 

XCIV

OÙ LE LECTEUR RENTRE DANS LA MAISON DU PALMIER.

 

La nécessité où nous avons été de suivre sans interruption les événements politiques et militaires à la suite desquels Naples était tombée au pouvoir des Français, nous a forcé de nous éloigner de la partie romanesque de notre récit et de laisser de côté les personnages passifs qui subissaient ces événements, pour nous occuper, au contraire, des personnages actifs qui les dirigeaient. Que l’on nous permette donc, maintenant que nous avons donné aux acteurs épisodiques de cette histoire toute l’importance qu’ils réclamaient, de revenir aux premiers rôles sur lesquels doit se concentrer tout l’intérêt de notre drame.

 

Au nombre de ces personnages, pour lesquels on nous accuse peut-être, mais à tort, d’oubli, est la pauvre Luisa San-Felice, qu’au contraire nous n’avons pas perdue de vue un seul instant.

 

Restée évanouie entre les bras de son frère de lait Michele, sur la plage de la Vittoria, tandis que son mari, fidèle à la fois à ses devoirs envers son prince et à ses promesses envers son ami, rejoignait le duc de Calabre, au risque de sa vie, et laissait Luisa à Naples, au risque de son bonheur, Luisa, reportée dans la voiture, avait été ramenée, au grand étonnement de Giovannina, à la maison du Palmier.

 

Michele, qui ignorait les causes réelles de cet étonnement auquel le sourcil froncé et l’œil presque menaçant de Giovannina donnaient un caractère tout particulier, raconta les choses comme elles s’étaient passées.

 

Luisa se mit au lit avec une fièvre ardente. Michele passa la nuit dans la maison, et, comme le lendemain, au point du jour, l’état de Luisa ne s’était point amélioré, il courut prévenir le docteur Cirillo.

 

Pendant ce temps, le facteur apporta une lettre à l’adresse de Luisa.

 

Nina reconnut le timbre de Portici. Elle avait remarqué, que chaque fois qu’arrivait une lettre pareille à celle qu’elle tenait entre ses mains, l’émotion de sa maîtresse en la recevant était grande ; puis qu’elle se retirait et s’enfermait dans la chambre de Salvato, d’où elle ne sortait que les yeux rouges de larmes.

 

Elle comprit donc que c’était une lettre de Salvato, et, à tout hasard, et sans savoir encore si elle la lirait ou non, elle la garda, ayant pour excuse de ne pas l’avoir remise, si la lettre était réclamée, l’état dans lequel se trouvait Luisa.

 

Cirillo accourut. Il avait cru Luisa partie ; mais, au simple récit de Michele, qui le ramenait, il devina tout.

 

On sait la tendresse paternelle du bon docteur pour Luisa. Il reconnut chez la malade tous les symptômes de la fièvre cérébrale, et, sans lui faire une question qui pût ajouter au trouble moral qu’elle avait éprouvé, il s’occupa de combattre le mal matériel. Trop habile pour se laisser vaincre par une maladie connue quand cette maladie en était à peine à son début, il la combattit énergiquement, et, au bout de trois jours, Luisa était, sinon guérie, du moins hors de danger.

 

Le quatrième jour, elle vit sa porte s’ouvrir, et, à la vue de la personne qui entra, poussa un cri de joie et tendit ses deux bras vers elle. Cette personne, c’était son amie de cœur, la duchesse Fusco. Comme l’avait prédit San-Felice, la reine partie, la duchesse disgraciée revenait à Naples. En quelques instants, la duchesse fut au courant de la situation. Depuis trois mois, Luisa avait été forcée de tout enfermer dans son cœur ; depuis quatre jours, son cœur débordait, et, malgré cette maxime d’un grand moraliste, que les hommes gardent mieux les secrets des autres, mais que les femmes gardent mieux les leurs, au bout d’un quart d’heure, Luisa n’avait plus de secrets pour son amie.

 

Inutile de dire que la porte de communication fut plus ouverte que jamais, et qu’à toute heure du jour et de la nuit, la duchesse eut la disposition de la chambre sacrée.

 

Le jour où elle avait quitté le lit, Luisa avait reçu une nouvelle lettre de Portici. Giovannina l’avait vue avec inquiétude prendre cette lettre. Puis elle avait attendu que la lecture en fût faite. Si cette lettre indiquait la lettre précédente, et si Luisa la réclamait, Giovannina cherchait cette lettre, la retrouvait intacte, et mettait son oubli sur le compte de la préoccupation que lui avait causée la maladie de sa maîtresse. Si Luisa ne la réclamait pas, Giovannina la conservait à tout hasard, comme un auxiliaire dans un sombre projet qu’elle n’avait pas encore mûri, mais qui déjà était en germe dans son cerveau.

 

Les événements suivaient leur cours. On connaît ces événements : nous les avons longuement racontés. La duchesse Fusco, lancée dans le parti patriote, avait rouvert ses salons et y recevait tous les hommes éminents et toutes les femmes distinguées de ce parti. Au nombre de ces femmes était Éléonore Fonseca-Pimentel, que nous allons bientôt voir, avec l’âme d’une femme et le courage d’un homme, se mêler aux événements politiques de son pays.

 

Ces événements politiques avaient pris pour Luisa, qui, jusque-là, ne s’en était jamais préoccupée, une importance suprême. Si bien que fussent renseignés les familiers de la duchesse Fusco, il y avait toujours un point sur lequel Luisa était mieux renseignée qu’eux : c’était la marche des Français sur Naples. En effet, tous les trois ou quatre jours, elle savait précisément où étaient les républicains.

 

Elle avait reçu aussi deux lettres du chevalier. Dans la première, où il lui annonçait son arrivée à bon port à Palerme, il lui exprimait tout son regret de ce que l’état orageux de la mer l’eût empêchée de s’embarquer avec lui ; mais il ne lui disait point de venir le rejoindre. La lettre était tendre, calme et paternelle, comme toujours. Il était probable que le chevalier n’avait point entendu ou n’avait pas voulu entendre le dernier cri de désespoir jeté par Luisa.

 

La seconde lettre contenait, sur la situation de la cour à Palerme, des détails que l’on trouvera dans la suite de notre récit. Mais, pas plus que la première, elle n’exprimait le désir de la voir quitter Naples. Au contraire, elle lui donnait des conseils sur la manière dont elle devait se conduire au milieu des crises politiques qui allaient agiter la capitale, et la prévenait que, par le même courrier, la maison Backer recevait avis de mettre à la disposition de la chevalière San-Felice les sommes dont elle pourrait avoir besoin.

 

Le même jour, la lettre du chevalier à la main, André Backer, que Luisa n’avait point revu depuis le jour de sa visite à Caserte, se présentait à la maison du Palmier.

 

Luisa le reçut avec la grâce sérieuse qui lui était habituelle, le remercia de son empressement, mais le prévint que, vivant très-retirée, elle avait décidé de ne recevoir aucune visite pendant l’absence de son mari. S’il arrivait qu’elle eût besoin d’argent, elle passerait elle-même à la banque, ou y enverrait Michele avec un reçu.

 

C’était un congé dans toutes les formes. André le comprit, et se retira en soupirant.

 

Luisa le reconduisit jusqu’au perron et dit à Giovannina, qui venait de fermer la porte derrière lui :

 

– Si jamais M. André Backer se représentait à la maison et demandait à me parler, souvenez-vous que je n’y suis pas.

 

On connaît la familiarité des serviteurs napolitains avec leurs maîtres.

 

– Ah ! mon Dieu ! répondit Giovannina, comment un si beau jeune homme a-t-il pu déplaire à madame ?

 

– Il ne m’a point déplu, mademoiselle, répondit froidement Luisa ; mais, en l’absence de mon mari, je ne recevrai personne.

 

Giovannina, toujours mordue au cœur par la jalousie, fut sur le point de répliquer : « Excepté M. Salvato ; » mais elle se retint, et un sourire dubitatif fut sa seule réponse.

 

La dernière lettre que Luisa avait reçue de Salvato portait la date du 19 janvier : elle arriva le 20.

 

Toute la journée du 20 se passa pour Naples dans les angoisses, et pour Luisa ces angoisses furent plus grandes que pour tout autre. Elle savait par Michele les formidables préparatifs de défense qui s’exécutaient ; elle savait par Salvato que le général en chef avait juré de prendre la ville à tout prix.

 

Salvato suppliait Luisa, si l’on bombardait Naples, de se mettre à l’abri des projectiles dans les caves les plus profondes de sa maison.

 

Ce danger était surtout à craindre si le château Saint-Elme ne tenait point la promesse qu’il avait faite et se déclarait contre les Français et les patriotes.

 

Le 21, au matin, une grande agitation se manifesta dans Naples. Le château Saint-Elme, on se le rappelle, avait arboré le drapeau tricolore ; donc, il tenait sa promesse et se déclarait pour les patriotes et pour les Français.

 

Luisa en fut joyeuse, non point pour les patriotes, non point pour les Français : elle n’avait jamais eu aucune opinion politique ; mais il lui sembla que cet appui donné aux Français et aux patriotes diminuait le danger que courait son amant, puisqu’il était patriote de cœur, Français d’adoption.

 

Le même jour, Michele vint lui faire visite. Michele, l’un des chefs du peuple, décidé à combattre jusqu’à la mort pour une cause qu’il ne comprenait pas très-bien, mais à laquelle il appartenait par le milieu dans lequel il était né et par le tourbillon qui l’entraînait, – Michele, en cas d’accident, venait faire ses adieux à Luisa et lui recommander sa mère.

 

Luisa pleurait fort en prenant congé de son frère de lait ; mais toutes ses larmes n’étaient pas pour le danger que courait Michele : une bonne moitié coulait sur les dangers qu’allait courir Salvato.

 

Michele, moitié riant, moitié pleurant, de son côté, et ne voyant pas plus loin que les paroles de Luisa, essaya de rassurer celle-ci sur son sort en lui rappelant la prédiction de Nanno. Selon la sorcière albanaise, Michele devait mourir colonel et pendu. Or, Michele n’était encore que capitaine, et, s’il était exposé à la mort, c’était à la mort par le fer ou par le feu, et non par la corde.

 

Il est vrai que, si la prédiction de Nanno se réalisait pour Michele, elle devait se réaliser aussi pour Luisa, et que, si Michele mourait pendu, Luisa devait mourir sur l’échafaud.

 

L’alternative n’était pas consolante.

 

Au moment où Michele s’éloignait de Luisa, la main de celle-ci le retint, et ces paroles qui depuis longtemps erraient sur ses lèvres, s’en échappèrent :

 

– Si tu rencontres Salvato…

 

– Oh ! petite sœur ! s’écria Michele.

 

Tous deux s’étaient parfaitement compris.

 

Une heure après leur séparation, les premiers coups de canon se faisaient entendre.

 

La plupart des patriotes de Naples, ceux qui, par leur âge avancé ou l’état pacifique qu’ils exerçaient, n’étaient point appelés à prendre les armes, étaient réunis chez la duchesse Fusco. Là, d’heure en heure, arrivaient les nouvelles du combat. Mais Luisa prenait trop d’intérêt à ce combat pour attendre ces nouvelles dans le salon et au milieu de la société réunie chez la duchesse. Seule, dans la chambre de Salvato, à genoux devant le crucifix, elle priait.

 

Chaque coup de canon lui répondait au cœur.

 

De temps en temps, la duchesse Fusco venait à son amie et lui donnait des nouvelles des progrès que faisaient les Français, mais, en même temps, avec une espèce d’orgueil national, lui disait la merveilleuse défense des lazzaroni.

 

Luisa répondait par un gémissement. Il lui semblait que chaque boulet, chaque balle, menaçait le cœur de Salvato. Cette lutte terrible serait-elle donc éternelle ?

 

Pendant les événements du 21 et du 22, Luisa se coucha tout habillée sur le lit de Salvato. Plusieurs alertes furent causées par les lazzaroni : la réputation de patriotisme de la duchesse n’était pas sans danger. Luisa ne se préoccupait point de ce qui faisait l’inquiétude des autres : elle ne songeait qu’à Salvato, ne pensait qu’à Salvato.

 

Dans la matinée du troisième jour, la fusillade cessa, et l’on vint annoncer que les Français étaient vainqueurs sur tous les points, mais pas encore maîtres de la ville.

 

Qu’était-il arrivé après cette lutte acharnée ? Salvato était-il mort ou vivant ?

 

Le bruit du combat avait cessé tout à fait avec les trois derniers coups de canon du château Saint-Elme, tirés sur les pillards du palais royal.

 

Elle allait revoir ou Michele ou Salvato, s’il ne leur était point arrivé malheur ; – Michele le premier sans doute, car Michele pouvait venir à toute heure du jour, trouver Luisa, tandis que Salvato, ignorant qu’elle fût seule, n’oserait jamais se présenter chez elle qu’à la nuit et par le chemin convenu.

 

Luisa se mit à la fenêtre, les yeux fixés sur Chiaïa : c’était de ce côté que devaient lui venir les nouvelles.

 

Les heures s’écoulaient. Elle apprit la reddition complète de la ville ; elle entendit les cris de la foule qui accompagnait Championnet au tombeau de Virgile ; elle sut l’annonce faite, pour le lendemain, de la liquéfaction du bienheureux sang de saint Janvier ; mais toutes ces choses passèrent devant son intelligence comme des fantômes passent près du lit d’un homme endormi. Ce n’était rien de tout cela qu’elle attendait, qu’elle demandait, qu’elle espérait.

 

Laissons Luisa à sa fenêtre, rentrons dans la villa et assistons aux angoisses d’une autre âme, non moins troublée que la sienne.

 

On sait de qui nous voulons parler.

 

Ou nous avons bien mal réussi dans le portrait physique et moral que nous avons essayé de tracer de Salvato, ou nos lecteurs savent que, de quelque ardent désir que notre jeune officier fût atteint de revoir Luisa, le devoir du soldat prenait, en toute circonstance, le pas sur le désir de l’amant.

 

Il s’était donc détaché de l’armée, il s’était donc éloigné de Naples, il s’en était donc rapproché sans une plainte, sans une observation, quoiqu’il eût parfaitement su qu’au premier mot qu’il eût dit à Championnet de l’aimant qui l’attirait à Naples, son général, qui avait pour lui la tendresse de l’admiration, la plus profonde peut-être de toutes les tendresses, l’eût poussé en avant et lui eût donné toutes facilités pour entrer le premier à Naples.

 

Au moment où, arrivé à temps au largo delle Pigne pour sauver la vie à Michele, il tint le jeune lazzarone pressé sur sa poitrine, son cœur bondit d’une double joie, d’abord parce qu’il pouvait, dans une mesure plus complète, reconnaître le service qu’il lui avait rendu, ensuite parce que, resté seul avec lui, il allait avoir des nouvelles de Luisa et quelqu’un à qui parler d’elle.

 

Mais, cette fois encore, son attente avait été trompée. La vive imagination de Championnet avait vu dans la réunion des lazzaroni et de Salvato un événement dont il pouvait tirer parti. Le germe de l’idée qu’il avait mûrie au point de faire faire à saint Janvier son miracle lui était entré dans l’esprit, et il avait résolu de donner en garde la cathédrale à Salvato, et de choisir Michele pour conduire celui-ci à la cathédrale.

 

On a vu que ce double choix était bon, puisqu’il avait réussi.

 

Seulement, Salvato était consigné jusqu’au lendemain à la garde de la cathédrale, dont il répondait.

 

Mais à peine parvenu jusqu’à l’archevêché, à peine ses grenadiers disposés sous le portail de l’église et sur la petite place qui donne sur la strada dei Tribunali, Salvato avait jeté son bras autour du cou de Michele et l’avait entraîné dans la cathédrale, sans lui dire autre chose que ces deux mots, qui contenaient un monde d’interrogations :

 

– ET ELLE ?

 

Et Michele, avec la profonde intelligence qu’il puisait dans le triple sentiment de vénération, de tendresse et de reconnaissance qu’il avait pour Luisa, Michele lui avait tout raconté, depuis les efforts impuissants de la jeune femme pour partir avec son mari, jusqu’à ce dernier mot échappé, il y avait trois jours, au plus profond de son cœur : SI TU RENCONTRES SALVATO !…

 

Ainsi, les derniers mots de Luisa et les premiers mots de Salvato pouvaient se traduire ainsi :

 

– Je l’aime toujours !

 

– Je l’adore plus que jamais !

 

Quoique le sentiment que Michele portait à Assunta n’eût pas atteint les proportions de l’amour que Salvato et Luisa avaient l’un pour l’autre, le jeune lazzarone pouvait mesurer les hauteurs auxquelles il n’atteignait point ; et, dans l’effusion de sa reconnaissance, dans cette joie de vivre que la jeunesse éprouve à la suite d’un grand danger disparu, Michele s’était fait l’interprète des sentiments de Luisa avec plus de vérité et même d’éloquence qu’elle n’eût osé le faire elle-même, et, au nom de Luisa, sans en avoir été chargé par Luisa, il lui avait vingt fois répété, – chose que Salvato ne se lassait pas d’entendre, – il lui avait vingt fois répété que Luisa l’aimait.

 

C’était Michele à le dire et Salvato à l’écouter que tous deux passaient leur temps, tandis que, comme sœur Anne, Luisa regardait si elle ne voyait rien venir sur la route de Chiaïa.

 

XCV

LE VŒU DE MICHELE.

 

La nuit tomba lentement du ciel. Tant qu’elle eut l’espoir de distinguer quelque chose dans le crépuscule, Luisa tint ses regards à la fenêtre ; seulement, son regard s’élevait de temps en temps vers le ciel, comme pour demander à Dieu s’il n’était pas là-haut, près de lui, celui qu’elle cherchait vainement sur la terre.

 

Vers huit heures, il lui sembla reconnaître dans les ténèbres un homme ayant la tournure de Michele. Cet homme s’arrêta à la porte du jardin ; mais, avant qu’il eût eu le temps d’y frapper, Luisa avait crié : « Michele ! » et Michele avait répondu : « Petite sœur ! »

 

Au son de cette voix qui l’appelait, Michele était accouru, et, comme la fenêtre n’était qu’à la hauteur de huit ou dix pieds, profitant des interstices des pierres, il avait grimpé le long de la muraille, et, se cramponnant au balcon, il avait sauté dans l’intérieur de la salle à manger.

 

Au premier son de la voix de Michele, au premier regard que Luisa jeta sur lui, elle comprit qu’elle n’avait à redouter aucun malheur, tant le visage du jeune lazzarone respirait la paix et le bonheur.

 

Ce qui la frappa surtout, ce fut l’étrange costume dont son frère de lait était revêtu.

 

Il portait d’abord une espèce de bonnet de uhlan, surmonté d’un plumet qui semblait emprunté au panache d’un tambour-major ; son torse était enfermé dans une courte jaquette bleu de ciel, toute passementée de ganses d’or sur la poitrine et toute soutachée d’or sur les manches ; à son cou pendait, couvrant l’épaule gauche seulement, un dolman rouge, non moins riche que la jaquette. Un pantalon gris à ganse d’or complétait ce costume, rendu plus formidable encore par le grand sabre que le lazzarone tenait de la libéralité de Salvato et qui, il faut rendre justice à son maître, n’était pas resté oisif pendant les trois jours qui venaient de s’écouler.

 

C’était le costume de colonel du peuple que, sachant la fidélité que le lazarone avait montrée à Salvato, le général en chef s’était empressé de lui envoyer.

 

Michele l’avait revêtu à l’instant même, et, sans dire à Salvato dans quel but il lui demandait cette grâce, il avait sollicité de l’officier français un congé d’une heure, que celui-ci lui avait accordé.

 

Il n’avait fait qu’un bond du porche de la cathédrale chez les Assunta, où sa présence à une pareille heure et dans un pareil costume avait jeté la stupéfaction, non-seulement chez la jeune fille, mais encore chez le vieux Basso-Tomeo et ses trois fils, dont deux étaient occupés à panser dans un coin les blessures qu’ils avaient reçues. Il avait été droit à l’armoire, avait choisi le plus beau costume de sa maîtresse, l’avait roulé sous son bras ; puis, en lui promettant de revenir le lendemain matin, il était parti avec une multiplicité de gambades et un décousu de paroles qui lui eussent bien certainement fait donner le surnom del Pazzo, s’il n’eût point été depuis longtemps décoré de ce surnom.

 

Il y a loin de la Marinella à Mergellina, et, pour aller de l’une à l’autre, il faut traverser Naples dans toute sa largeur ; mais Michele connaissait si bien tous les vicoli et toutes les ruelles qui pouvaient lui faire gagner un mètre de terrain, qu’il ne mit qu’un quart d’heure à faire le trajet qui le séparait de Luisa et l’on a vu que, pour diminuer d’autant ce trajet, il venait de grimper par la fenêtre au lieu d’entrer par la porte.

 

– D’abord, dit Michele en sautant du rebord de la fenêtre dans l’appartement, il vit, il se porte bien, il n’est pas blessé, et t’aime comme un fou !

 

Luisa jeta un cri de joie ; puis, mêlant la tendresse qu’elle avait pour son frère de lait à la joie que lui causait la bonne nouvelle apportée par lui, elle le prit dans ses bras et le pressa sur son cœur en murmurant :

 

– Michele ! cher Michele ! que je suis heureuse de te revoir !

 

– Et tu peux t’en réjouir, car il ne s’en est pas fallu de beaucoup que tu ne me revisses pas : sans lui, j’étais fusillé.

 

– Sans qui ? demanda Luisa, quoiqu’elle sût bien de qui parlait Michele.

 

– Lui, pardieu ! dit Michele, c’est lui ! Est-ce qu’il y en avait un autre que M. Salvato qui put m’empêcher d’être fusillé ? Qui diable se serait inquiété des trous que sept ou huit balles peuvent faire à la peau d’un pauvre lazzarone ? Mais lui, il est accouru, il a dit : « C’est Michele ! il m’a sauvé la vie : je demande grâce pour lui. » Il m’a pris dans ses bras, il m’a embrassé comme du pain, et le général en chef m’a fait colonel ; ce qui me rapproche fièrement de la potence, ma chère Luisa.

 

Puis, voyant que sa sœur de lait l’écoutait sans rien comprendre à ses paroles :

 

– Mais il ne s’agit pas de tout cela, continua-t-il. Au moment d’être fusillé, j’ai fait un vœu dans lequel tu es pour quelque chose, petite sœur.

 

– Moi ?

 

– Oui, toi. J’ai fait vœu que, si j’en réchappais, et il n’y avait pas grande chance, je t’en réponds ! j’ai fait vœu que, si j’en réchappais, la journée ne se passerait pas sans que j’allasse avec-toi, petite sœur, faire ma prière à saint Janvier. Or, il n’y a pas de temps à perdre, et, comme on pourrait être étonné de voir une grande dame comme toi courir les rues de Naples en donnant le bras à Michele le Fou, tout colonel qu’il est, je t’apporte un costume sous lequel on ne te reconnaîtra pas. Tiens !

 

Et il laissa tomber aux pieds de Luisa le paquet contenant les habits d’Assunta.

 

Luisa comprenait de moins en moins ; mais son instinct lui disait qu’il y avait, au fond de tout cela, pour son cœur bondissant, quelque surprise que ne pouvait deviner son esprit ; et peut-être ne voulait-elle pas approfondir la mystérieuse proposition de Michele, de peur d’être obligée de le refuser.

 

– Allons, dit Luisa, puisque tu as fait un vœu, mon pauvre Michele, et que tu crois devoir la vie à ce vœu, il faut le remplir ; y manquer te porterait malheur. Et, d’ailleurs, jamais, je te le jure, je ne me suis trouvée en meilleure disposition de prier qu’en ce moment. Mais…, ajouta-t-elle timidement.

 

– Quoi, mais ?

 

– Tu te rappelles qu’il m’avait dit de tenir la fenêtre de la petite ruelle ouverte, ainsi que les portes qui, de cette fenêtre, conduisent à sa chambre ?

 

– De sorte, dit Michele, que la fenêtre est ouverte et que les portes conduisant à sa chambre sont ouvertes ?

 

– Oui. Juge donc ce qu’il eût pensé en les trouvant fermées !

 

– Cela lui eût causé, en effet, je te le jure, une bien grande peine. Mais, par malheur, depuis qu’il se porte bien, M. Salvato n’est plus son maître, et, cette nuit, il est de garde près du commandant général, et, comme il ne pourra quitter ce poste que demain à onze heures du matin, nous pouvons fermer fenêtres et portes, et aller accomplir à saint Janvier le vœu que je lui ai fait.

 

– Allons donc, soupira Luisa en emportant dans sa chambre les vêtements d’Assunta, tandis que Michele allait fermer les portes et les fenêtres.

 

En entrant dans la pièce qui donnait sur la ruelle, Michele crut voir une ombre qui se dissimulait dans l’angle le plus obscur de l’appartement. Comme cette hâte à se cacher pouvait venir de mauvaises intentions, Michele s’avança les bras tendus dans les ténèbres.

 

Mais l’ombre, voyant qu’elle allait être prise, vint au-devant de lui en disant :

 

– C’est moi, Michele : je suis là par l’ordre de madame.

 

Michele reconnut la voix de Giovannina, et, comme la chose n’avait rien d’invraisemblable, il ne s’en inquiéta pas davantage et seulement se mit à fermer les fenêtres.

 

– Mais, demanda Giovannina, si M. Salvato vient ?

 

– Il ne viendra pas, répondit Michele.

 

– Lui serait-il arrivé malheur ? demanda la jeune fille avec un accent qui trahissait, plus qu’un intérêt ordinaire et dont elle comprit elle-même l’imprudence ; car, presque aussitôt : – Il faudrait en ce cas, continua-t-elle, apprendre cette nouvelle à madame avec toute sorte de ménagements.

 

– Madame, répondit Michele, sait à ce sujet tout ce qu’elle doit savoir, et, sans qu’il soit arrivé malheur à M. Salvato, il est retenu où il est jusqu’à demain matin.

 

En ce moment, on entendit la voix de Luisa qui appelait sa camériste.

 

Giovannina, pensive et le sourcil froncé, se rendit lentement à l’appel de sa maîtresse, tandis que Michele, habitué aux excentricités de la jeune fille, les remarquant peut-être, mais ne cherchant même pas à les expliquer, fermait les fenêtres et les portes, que Luisa s’était vingt fois promis de ne pas ouvrir, et que, depuis trois jours, cependant, elle tenait ouvertes.

 

Lorsque Michele revint dans la salle à manger, Luisa avait complété sa toilette. Le lazzarone jeta un cri d’étonnement : jamais sa sœur de lait ne lui avait paru si belle que sous ce costume, qu’elle portait comme s’il eût toujours été le sien.

 

Giovannina, de son côté, regardait sa maîtresse avec une étrange expression de jalousie. Elle lui pardonnait d’être belle sous ses habits de dame ; mais, fille du peuple, elle ne pouvait lui pardonner d’être charmante sous les habits d’une fille du peuple.

 

Quant à Michele, il admirait Luisa franchement et naïvement, et, ne pouvant deviner que chacun de ses éloges était un coup de poignard pour la femme de chambre, il ne cessait de répéter sur tous les tons du ravissement :

 

– Mais regarde donc, Giovannina, comme elle est belle !

 

Et, en effet, une espèce d’auréole non-seulement de beauté, mais encore de bonheur, rayonnait autour du front de Luisa. Après tant de jours d’angoisses et de douleurs, le sentiment si longtemps combattu par elle avait pris le dessus. Pour la première fois, elle aimait Salvato sans arrière-pensée, sans regret, presque sans remords.

 

N’avait-elle pas fait tout ce qu’elle avait pu pour échapper à cet amour ? et n’était-ce pas la fatalité elle-même qui l’avait enchaînée à Naples et empêchée de suivre son mari ? Or, un cœur vraiment religieux, comme l’était celui de Luisa, ne croit pas à la fatalité. Si ce n’était pas la fatalité qui l’avait retenue, c’était donc la Providence ; et si c’était la Providence, comment redouter le bonheur qui lui venait de cette fille bénie du Seigneur !

 

Aussi dit-elle joyeusement à son frère de lait :

 

– J’attends, tu le vois, Michele ; je suis prête.

 

Et, la première, elle descendit le perron.

 

Mais, alors, Giovannina ne put s’empêcher de saisir et d’arrêter Michele par le bras.

 

– Où va donc madame ? demanda-t-elle.

 

– Remercier saint Janvier de ce qu’il a bien voulu sauver aujourd’hui la vie à son serviteur, répondit le lazzarone se hâtant de rejoindre la jeune femme pour lui offrir son bras.

 

Du côté de Mergellina, où aucun combat n’avait eu lieu, Naples présentait encore un aspect assez calme. La rive de la Chiaïa était illuminée dans toute sa longueur, et des patrouilles françaises sillonnaient la foule, qui, toute joyeuse d’avoir échappé aux dangers qui, pendant trois jours, avaient atteint une partie de la population et avaient menacé le reste, manifestait sa joie à la vue de l’uniforme républicain en secouant ses mouchoirs, en agitant ses chapeaux et en criant : « Vive la république française ! vive la république parthénopéenne ! »

 

Et, en effet, quoique la république ne fût point encore proclamée à Naples et ne dût l’être que le lendemain, chacun savait d’avance que ce serait le mode de gouvernement adopté.

 

En arrivant à la rue de Tolède, le spectacle s’assombrissait quelque peu. Là, en effet, commençait la série des maisons brûlées ou livrées au pillage. Les unes n’étaient plus qu’un tas de ruines fumantes ; les autres, sans portes, sans fenêtres, sans volets, avec leurs monceaux de meubles brisés devant leur façade, donnaient une idée de ce qu’avait été ce règne des lazzaroni et surtout de ce qu’il eût été s’il eût duré quelques jours de plus. Vers certains points où avaient été déposés les morts et les blessés et où s’étendaient, sur les dalles qui pavent les rues, de larges taches de sang, des voitures chargées de sable étaient arrêtées, et des hommes armés de pelles faisaient tomber le sable des voitures, tandis que d’autres, avec des râteaux, étendaient ce sable, comme font en Espagne les valets du cirque lorsque les cadavres des taureaux, des chevaux et quelquefois des hommes sont enlevés de l’arène.

 

En arrivant à la place du Mercatello, le spectacle devint plus triste. On avait fait, devant la place circulaire qui s’étend devant le collège des Jésuites, une ambulance, et, tandis que l’on chantait des chansons contre la reine, que l’on allumait des feux d’artifice, que l’on tirait des coups de fusil en l’air, on abattait avec des cris de rage une statue de Ferdinand Ier, placée sous le portique, et l’on faisait disparaître les derniers cadavres.

 

Luisa détourna les yeux avec un soupir et passa.

 

Sous la porte Blanche, on avait fait une barricade à moitié démolie, et, en face, au coin de la rue San-Pietro à Mazella, un palais achevait de brûler et s’écroulait en lançant vers le ciel des gerbes de feu aussi nombreuses que les fusées du bouquet d’un feu d’artifice.

 

Luisa se serrait toute tremblante au flanc de Michele, et cependant sa terreur était mêlée d’un sentiment de bien-être dont il lui eût été impossible d’indiquer la cause. Seulement, au fur et à mesure qu’elle approchait de la vieille église, son pas devenait de plus en plus léger, et les anges qui avaient transporté au ciel le bienheureux saint Janvier semblaient lui avoir prêté leurs ailes, pour franchir les degrés qui vont de la rue à l’intérieur du temple.

 

Michele conduisit Luisa dans un des coins les plus sombres de la métropole ; il lui mit une chaise devant les genoux et posa une autre chaise à côté de celle-là ; puis il dit à sa sœur de lait :

 

– Prie, je reviens.

 

En effet, Michele s’élança hors de l’église. Il avait cru reconnaître, appuyé, rêvant contre une des colonnes, Salvato Palmieri. Il alla à l’officier : c’était bien lui.

 

– Venez avec moi, mon commandant, lui dit-il ; j’ai quelque chose à vous montrer qui vous fera plaisir, j’en suis sûr.

 

– Tu sais, lui répondit Salvato, que je ne puis point quitter mon poste.

 

– Bon ! c’est dans votre poste même.

 

– Alors…, dit le jeune homme suivant Michele par complaisance, soit.

 

Ils entrèrent dans la cathédrale, et, à la lueur de la lampe qui brûlait dans le chœur éclairant les rares fidèles venus là pour faire leurs prières nocturnes, Michele montra à Salvato une jeune femme qui priait avec ce profond recueillement des âmes amoureuses.

 

Salvato tressaillit.

 

– Voyez-vous ? demanda Michele en la lui montrant du doigt.

 

– Quoi ? fit Salvato.

 

– Cette femme qui prie si dévotement.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, mon commandant, tandis que je veillerai pour vous et que je veillerai consciencieusement, soyez tranquille, allez vous agenouiller près d’elle. Je ne sais pourquoi j’ai dans l’idée qu’elle vous donnera de bonnes nouvelles de ma petite sœur Luisa.

 

Salvato regarda Michele avec étonnement.

 

– Allez ! mais allez donc ! lui disait Michele en le poussant.

 

Salvato fit ce que lui disait Michele ; mais, avant qu’il fût agenouillé près d’elle, au bruit de son pas, qu’elle avait reconnu, Luisa s’était retournée, et un faible cri, retenu à moitié par la majesté du lieu, s’était échappé de la poitrine des deux jeunes gens.

 

À ce cri, tout imprégné d’une ineffable bonheur, qui annonçait à Michele qu’il avait réussi selon ses intentions, la joie du lazzarone fut si grande, que, malgré la dignité nouvelle dont il était revêtu, malgré cette majesté du lieu qui avait imposé à Salvato et à Luisa et qui avait éteint dans une prière leur double cri d’amour, il se livra, à sa sortie de l’église, à une série de gambades qui faisaient suite à celles qu’il avait exécutées en sortant de chez Assunta.

 

Et maintenant, si l’on juge au point de vue de notre moralité, à nous, cette action de Michele ayant pour but de rapprocher les deux amants, sans s’inquiéter si, en faisant le bonheur des uns, il n’ébranlait point la félicité d’un autre, nous y trouverons, certes, quelque chose d’inconsidéré et même de répréhensible ; mais la morale du peuple napolitain n’a pas les mêmes susceptibilités que la nôtre, et quelqu’un qui eût dit à Michele qu’il venait de faire une action douteuse, l’eût bien étonné, lui qui était convaincu qu’il venait de faire la plus belle action de sa vie.

 

Peut-être eût-il pu répondre qu’en ménageant aux deux amants leur première entrevue dans une église, il lui avait, par cela même, en la forçant de se passer dans les limites de la plus stricte bienséance, enlevé ce que le tête-à-tête, l’isolement, la solitude lui eussent, en tout autre lieu, donné de hasardé ; mais nous devons à la plus stricte vérité de dire que le brave garçon n’y avait pas même songé.

 

XCVI

SAINT JANVIER PATRON DE NAPLES.

 

Nous avons dit l’effet qu’avait produit à Naples l’annonce faite par Championnet du miracle de saint Janvier pour le lendemain.

 

Championnet avait joué le tout pour le tout. Si le miracle ne se faisait point, c’était une seconde sédition à étouffer ; s’il se faisait, c’était la tranquillité, et, par conséquent, la fondation de la république parthénopéenne.

 

Pour expliquer cette immense influence de saint Janvier sur le peuple napolitain, disons, en quelques mots, sur quels mérites s’est fondée cette influence.

 

Saint Janvier n’est pas, comme les autres saints du calendrier, un saint banal à force d’être cosmopolite, invoqué, comme saint Pierre et saint Paul, dans toutes les basiliques du monde : saint Janvier est un saint local, patriote, napolitain.

 

Saint Janvier remonte aux premiers siècles de l’Église. Il prêcha la parole du Christ à la fin du IIIe et au commencement du IVe siècle, et convertit des milliers de païens. Comme tous les convertisseurs, il s’attira naturellement la haine des empereurs et subit le martyre l’an 305 du Christ.

 

Nous serons forcé, pour faire comprendre le miracle de la liquéfaction du sang, de donner quelques détails sur ce martyre.

 

La supériorité de saint Janvier sur les autres saints est, au dire des Napolitains, incontestable. Et, en effet, les autres saints ont bien fait, de leur vivant et même après leur mort, quelques miracles qui, discutés par les philosophes, sont arrivés jusqu’à nous sous la forme de tradition vague et d’une demi-authenticité, tandis qu’au contraire, le miracle de saint Janvier s’est perpétué jusqu’à nos jours et se renouvelle deux fois par an, à la plus grande gloire de la ville de Naples et à la suprême confusion des athées.

 

Citoyen avant tout, saint Janvier n’aime réellement que sa patrie et ne fait rien que pour elle. Le monde entier serait menacé d’un second déluge, ou croulerait autour de l’homme juste d’Horace, que saint Janvier ne lèverait pas le bout du doigt pour le sauver. Mais que les pluies torrentielles de novembre menacent de noyer les récoltes, que les ardeurs caniculaires d’août sèchent les citernes de son pays bien-aimé, saint Janvier remuera le ciel et la terre pour avoir du soleil en novembre et de l’eau en août.

 

Si saint Janvier n’avait pas pris Naples sous sa garde toute spéciale, il y a dix siècles que Naples n’existerait plus, ou serait abaissée au rang de Pouzzoles et de Baïa. Et, en effet, il n’y a pas de ville au monde qui ait été plus de fois conquise et dominée par l’étranger ! mais, grâce à l’intervention active et persévérante de son patron, les conquérants ont disparu et Naples est restée.

 

Les Normands ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.

 

Les Souabes ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.

 

Les Angevins ont régné sur Naples ; mais saint Janvier les a chassés.

 

Les Aragonais ont, à leur tour, occupé le trône de Naples ; mais saint Janvier les a punis.

 

Les Espagnols ont tyrannisé Naples ; mais saint Janvier les a battus.

 

Enfin, les Français ont occupé Naples ; mais saint Janvier les a éconduits.

 

Et, comme nous écrivions ces mêmes paroles en 1836, nous ajoutions : « Et qui sait ce que saint Janvier fera encore pour sa patrie ? »

 

Et, en effet, quelle que soit la domination indigène ou étrangère, légitime ou usurpatrice, équitable ou despotique, qui pèse sur ce beau pays, il est une croyance au fond du cœur de tous les Napolitains et qui les rend patients jusqu’au stoïcisme : c’est que tous les rois et tous les gouvernements passeront et qu’il ne restera, en définitive, à Naples que les Napolitains et saint Janvier.

 

L’histoire de saint Janvier commence avec l’histoire de Naples et ne finira probablement qu’avec elle.

 

La famille de saint Janvier appartient naturellement à la plus haute noblesse de l’antiquité. Le peuple qui, en 1647, donnait à sa république de lazzaroni, commandée par un lazzarone, le titre de sérénissime royale république napolitaine, et, qui, en 1799, poursuivait les patriotes à coups de pierres pour avoir osé abolir le titre d’Excellence, n’aurait jamais consenti à se choisir un patron d’origine plébéienne. Le lazzarone est essentiellement aristocrate, ou plutôt, avant tout, a besoin d’aristocratie.

 

La famille de saint Janvier descend en droite ligne de la famille des Januari de Rome, qui, eux-mêmes, avaient la prétention de descendre de Janus. Ses premières années sont obscures. En 304 seulement, sous le pontificat de saint Marcelin, il est nommé à l’évêché de Bénévent, que le pape vient de créer.

 

Étrange destinée de l’évêché bénéventin, qui commence à saint Janvier et qui finit à M. de Talleyrand !

 

La dernière persécution qui avait atteint les chrétiens avait eu lieu sous les empereurs Dioclétien et Maximien ; elle datait de deux ans, c’est-à-dire de 302, et avait été des plus terribles : dix-sept mille martyrs consacrèrent de leur sang la religion naissante.

 

Aux empereurs Dioclétien et Maximien succédèrent les empereurs Constance et Galère, sous lesquels les chrétiens respirèrent un instant.

 

Au nombre des prisonniers entassés sous le règne précédent dans les prisons de Gumes étaient Sosius, diacre de Misène, et Proculus, diacre de Pouzzoles. Pendant tout le temps qu’avait duré la persécution de 302, saint Janvier n’avait jamais manqué de leur apporter, au péril de sa vie, les secours de sa parole.

 

Relâchés provisoirement, les prisonniers chrétiens, qui croyaient toute persécution finie, rendaient grâce au Seigneur dans l’église de Pouzzoles, saint Janvier officiant et Sosius et Proculus l’aidant à l’œuvre sainte, quand, tout à coup, la trompette se fit entendre, et un héraut à cheval et tout armé entra dans l’église et lut à haute voix un ancien décret de Dioclétien, que les nouveaux césars remettaient en vigueur.

 

Ce décret, fort curieux, qu’il soit vrai ou apocryphe, existe dans les archives de l’archevêché. Nous pouvons donc le mettre sous les yeux de nos lecteurs, où nous avons déjà mis quelques pièces historiques ne manquant point d’un certain intérêt.

 

Le voici :

 

« Dioclétien, trois fois grand, toujours juste, empereur éternel, à tous les préfets et proconsuls de l’empire romain, salut !

 

» Un bruit qui ne nous a point médiocrement déplu étant parvenu à nos oreilles divines, c’est-à-dire que l’hérésie de ceux qui s’appellent chrétiens, hérésie de la plus grande impiété, reprend de nouvelles forces ; que lesdits chrétiens honorent comme Dieu ce Jésus enfanté par je ne sais quelle femme juive, insultent par des injures et des malédictions le grand Apollon, et Mercure, et Hercule, et Jupiter lui-même, tandis qu’ils vénèrent ce même Christ, que les Juifs ont cloué sur une croix comme sorcier.

 

« À cet effet, nous ordonnons que tous les chrétiens, hommes et femmes, dans toutes les villes et contrées, subissent les supplices les plus cruels, s’ils refusent de sacrifier à nos dieux et d’abjurer leur erreur. Si cependant quelques-uns se montrent obéissants, nous voulons bien leur accorder leur pardon. Au cas contraire, nous exigeons qu’ils soient frappés par le glaive et punis par la mort la plus dure (pessimo morte.) Sachez, enfin, que, si vous négligez nos divins décrets nous vous punirons des mêmes peines dont nous menaçons les coupables. »

 

Dans la suite de cette histoire, nous aurons, pour faire pendant à celui-ci, à citer un ou deux décrets du roi Ferdinand. On pourra les comparer à ceux de Dioclétien, et l’on verra qu’ils se ressemblent beaucoup. Seulement, ceux de l’empereur romain sont mieux rédigés.

 

Comme on le comprend bien, ni saint Janvier ni les deux diacres ne se soumirent à ce décret. Saint Janvier continua de dire la messe, les deux diacres de la servir ; si bien qu’un beau matin, ils furent arrêtés tous trois dans l’exercice de leurs fonctions.

 

Inutile de dire que ceux qui assistaient à la messe furent arrêtés avec eux ; plus inutile encore de dire que les prisonniers ne se laissèrent point intimider par les menaces du proconsul, nommé Timothée, et confessèrent obstinément le Christ.

 

Consignons seulement ceci, c’est qu’au moment de l’arrestation, une vielle femme, qui regardait déjà saint Janvier comme un saint, le supplia de lui donner quelques reliques. Saint Janvier alors lui présenta les deux fioles avec lesquelles il venait d’accomplir le mystère de l’Eucharistie, en lui disant :

 

– Prends ces deux fioles, ma sœur, et recueilles-y mon sang !

 

– Mais je suis paralytique et ne puis mettre un pied devant l’autre.

 

– Bois le vin et l’eau qui y restent, et tu marcheras.

 

Ce fut sur saint Janvier que s’acharna plus particulièrement le proconsul, parce que c’était lui que protégeait particulièrement le Seigneur.

 

On commença par le jeter dans une fournaise ardente ; mais le feu s’éteignit, et les charbons enflammés qui couvraient le plancher se changèrent en une jonchée de fleurs.

 

Saint Janvier fut condamné à être jeté dans le cirque et dévoré par les lions.

 

Au jour indiqué pour le supplice, la foule se pressa dans l’amphithéâtre. Elle y était accourue de tous les points de la province ; car l’amphithéâtre de Pouzzoles était, avec celui de Capoue, – d’où se sauva, on s’en souvient, Spartacus, – un des plus beaux de la Campanie.

 

C’était le même, au reste, dont les ruines existent encore aujourd’hui et dans lequel, deux cent trente ans auparavant, le divin empereur Néron avait donné une fête à Tiridate, premier roi d’Arménie, lequel, chassé de son royaume par Corbulon, qui soutenait Tigrane, était venu redemander sa couronne au fils de Domitius et d’Agrippine. Tout avait été préparé pour frapper d’étonnement le barbare. Les animaux les plus puissants, les gladiateurs les plus habiles avaient combattu devant lui, et, comme il était resté impassible à ce spectacle et que Néron lui demandait ce qu’il pensait de ces combattants dont les efforts surhumains avaient fait éclater le cirque en applaudissements, Tiridate, sans rien répondre, s’était levé en souriant, et, lançant son javelot dans le cirque, il avait percé de part en part deux taureaux d’un seul coup.

 

Depuis le jour où Tiridate avait donné cette preuve de sa force, jamais le cirque n’avait contenu un si grand nombre de spectacteurs.

 

À peine le proconsul eut-il pris place sur son trône et les licteurs se furent-ils groupés autour de lui, que les trois saints, amenés par son ordre, furent placés en face de la porte par laquelle les animaux devaient être introduits. À un signe de Timothée, cette porte s’ouvrit et les animaux de carnage s’élancèrent dans l’arène. À leur vue, trente mille spectateurs battirent des mains avec joie. De leur côté, les animaux, étonnés, répondirent par un rugissement de menace qui couvrit toutes les voix et éteignit tous les applaudissements ; puis, excités par les cris de la multitude, dévorés par la faim à laquelle, depuis trois jours, leurs gardiens les condamnaient, alléchés par l’odeur de la chair humaine, dont on les nourrissait aux grands jours, les lions commencèrent à secouer leur crinière, les tigres à bondir et les hyènes à lécher leurs lèvres… Mais l’étonnement du proconsul fut grand quand il vit les hyènes, les tigres et les lions se coucher aux pieds des trois martyrs, en signe de respect et d’obéissance, tandis que les liens de saint Janvier tombaient d’eux-mêmes, et que, de sa main, redevenue libre, il bénissait en souriant les spectateurs.

 

Timothée, vous le comprenez bien, proconsul pour l’empereur, ne pouvait pas avoir le dernier avec un misérable évêque, d’autant qu’à la vue du dernier miracle opéré par lui, cinq mille spectateurs s’étaient faits chrétiens. Voyant que le feu ne pouvait rien sur son prisonnier et que les lions se couchaient à ses pieds, il ordonna que l’évêque et les deux diacres fussent mis à mort par le glaive.

 

Ce fut par une belle matinée d’automne, le 19 septembre 305, que saint Janvier, accompagné de Proculus et de Sosius, fut conduit au forum de Vulcano, près d’un cratère à moitié éteint, dans la plaine de la Solfatare, pour y subir le dernier supplice. Mais à peine avait-il fait une cinquantaine de pas dans la direction du forum, qu’un pauvre mendiant, fendant la foule, vint, en trébuchant, se jeter à ses genoux.

 

– Où êtes-vous, saint homme ? demanda le mendiant ; car je suis aveugle et je ne vous vois pas.

 

– Par ici, mon fils, dit saint Janvier s’arrêtant pour écouter le vieillard.

 

– Oh ! mon père ! s’écria le mendiant, il m’est donc, avant de mourir, accordé de baiser la poussière que vos pieds ont foulée !

 

– Cet homme est fou, dit le bourreau en s’apprêtant à le repousser.

 

– Laissez approcher cet aveugle, je vous prie, dit saint Janvier ; car la grâce du Seigneur est avec lui.

 

Le bourreau s’écarta en haussant les épaules.

 

– Que veux-tu, mon fils ? demanda le saint.

 

– Un simple souvenir de vous, quel qu’il soit. Je le garderai jusqu’à la fin de mes jours, et cela me portera bonheur dans ce monde et dans l’autre.

 

– Mais, lui dit le bourreau, ne sais-tu pas que les condamnés n’ont rien à eux ? Imbécile, qui demande l’aumône à un homme qui va mourir !

 

– Qui va mourir ? répéta le vieillard en secouant la tête. La chose n’est pas bien sûre, et ce n’est point la première fois qu’il vous échappe.

 

– Sois tranquille, répondit le bourreau ; cette fois, il aura affaire à moi.

 

– Mon fils, dit saint Janvier, il ne me reste plus rien que le linge avec lequel on me bandera les yeux au moment de me décapiter ; je te le laisserai après ma mort.

 

– Et si les soldats ne me permettent pas d’approcher de vous ?

 

– Sois tranquille, je te le porterai moi-même.

 

– Merci, mon père.

 

– Adieu, mon fils.

 

L’aveugle s’éloigna : le cortège reprit sa marche.

 

Arrivé au forum de Vulcano, les trois martyrs s’agenouillèrent, et saint Janvier dit à haute voix :

 

– Mon Dieu, par grâce, veuillez aujourd’hui m’accorder le martyre que vous m’avez déjà refusé deux fois ! et puisse notre sang qui va couler calmer votre colère et être le dernier sang versé par les persécutions des tyrans contre notre sainte Église !

 

Se levant alors, il embrassa tendrement ses deux compagnons de martyre et fit signe au bourreau de commencer son œuvre de sang.

 

Le bourreau trancha d’abord les deux têtes de Proculus et de Sosius, qui moururent en chantant les louanges du Seigneur ; mais, comme il s’approchait de saint Janvier pour le décapiter à son tour, il fut pris d’un tremblement convulsif si violent, que l’épée lui tomba des mains et que la force lui manqua pour se courber et la ramasser.

 

Alors, saint Janvier se banda les yeux lui-même, et, se mettant dans la position la plus favorable à la terrible opération :

 

– Eh bien, demanda-t-il au bourreau, qu’attends-tu, mon frère ?

 

– Je ne pourrai jamais relever cette épée si tu ne m’en donnes la permission, et je ne pourrai jamais te trancher la tête si je n’en reçois l’ordre de ta propre bouche.

 

– Non-seulement je te permets et te l’ordonne, frère, mais encore je t’en prie.

 

Aussitôt les forces revinrent au bourreau, qui frappa avec tant de vigueur, que la tête du saint et un de ses doigts furent tranchés du même coup.

 

Quant à la double prière que saint Janvier avait adressée à Dieu avant de mourir, elle fut sans doute agréée du Seigneur ; car le bourreau, en lui tranchant la tête, le mit au rang des martyrs, et, la même année de la mort du saint, Constantin, qui fut depuis Constantin le Grand et qui assura le triomphe de la religion chrétienne, s’enfuit de Nicomédie, reçut à York le dernier soupir de Constance Chlore, son père, et fut proclamé empereur par les légions de la Grande-Bretagne, des Gaules et de l’Espagne. C’est donc de l’année même de la mort de saint Janvier que date le triomphe de l’Église.

 

Le soir même de l’exécution, vers neuf heures, deux personnes, pareilles à deux ombres, s’avançaient timidement vers le forum désert, en cherchant des yeux les trois cadavres, que l’on avait laissés sur le lieu même du supplice.

 

La lune, qui venait de se lever, répandait sa lumière sur la plaine jaunâtre de la Solfatare, de sorte que l’on pouvait distinguer chaque objet dans tous ses détails.

 

Les deux personnages qui hantaient seuls ce lieu désolé étaient, l’un un vieillard, l’autre une vieille femme.

 

Tous deux s’observèrent un instant avec défiance, puis, enfin, se décidèrent à marcher l’un vers l’autre.

 

Arrivés à la distance de trois pas seulement, tous deux portèrent la main à leur front en faisant le signe de la croix.

 

S’étant alors reconnus pour chrétiens :

 

– Bonjour, mon frère, dit la femme !

 

– Bonjour, ma sœur, dit le vieillard.

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Un ami de saint Janvier. Et vous ?

 

– Une de ses parentes.

 

– De quel pays êtes-vous ?

 

– De Naples. Et vous ?

 

– De Pouzzoles. Qui vous amène à cette heure ?

 

– Je viens pour recueillir le sang du martyr. Et vous ?

 

– Je viens pour ensevelir son corps.

 

– Voici les deux fioles avec lesquelles il a dit sa dernière messe, et qu’il m’a données en sortant de l’église et en m’ordonnant de boire l’eau et le vin qui y restaient. J’étais paralytique, ne pouvant remuer ni bras ni jambes depuis dix ans ; mais à peine, selon l’ordre du bienheureux saint Janvier, eus-je vidé les fioles, que je me levai et que je marchai.

 

– Et moi, j’étais aveugle. Je demandai au martyr, au moment où il marchait au supplice, un souvenir de lui : il me promit de me donner, après sa mort, le mouchoir avec lequel on lui banderait les yeux. Au moment même où le bourreau lui trancha la tête, il m’apparut, me donna le mouchoir, m’ordonna de l’appuyer sur mes yeux et de venir le soir ensevelir son corps. Je ne savais comment exécuter la seconde partie de son ordre ; car j’étais aveugle ; mais à peine eus-je porté la relique sainte à mes paupières, que, pareil à saint Paul sur la route de Damas, je sentis tomber les écailles de mes yeux, et me voici prêt à obéir aux ordres du bienheureux martyr.

 

– Soyez béni, mon frère ! car je sais maintenant que vous étiez bien véritablement l’ami de saint Janvier, qui m’est apparu en même temps qu’a vous pour m’ordonner une seconde fois de recueillir son sang.

 

– Soyez bénie, ma sœur ! car, à mon tour, je vois que vous êtes bien véritablement sa parente. Mais, à propos, j’oubliais une chose…

 

– Laquelle ?

 

– Il m’a bien recommandé de chercher un doigt qui lui a été coupé en même temps que la tête, et de les réunir religieusement à ses saintes reliques.

 

– Il m’a dit de même que je trouverais dans son sang un fétu de paille, et m’a ordonné de le garder avec soin dans la plus petite des deux fioles.

 

– Cherchons, ma sœur.

 

– Cherchons, mon frère.

 

– Heureusement, la lune nous éclaire.

 

– C’est encore un bienfait du saint ; car, depuis un mois, la lune était couverte de nuages.

 

– Voici le doigt que je cherchais.

 

– Voici le fétu de paille dont on m’a parlé.

 

Et, tandis que le vieillard de Pouzzoles plaçait dans un coffre le corps, la tête et le doigt du martyr, la vieille femme napolitaine, agenouillée pieusement, recueillait, avec une éponge, jusqu’à la dernière goutte du sang précieux et en remplissait les deux fioles que le saint lui avait données.

 

C’est ce même sang qui, depuis quinze siècles et demi, se met en ébullition, chaque fois qu’on le rapproche du saint, et c’est dans cette ébullition prodigieuse, inexplicable, et qui se produit deux fois par an, que consiste le fameux miracle de saint Janvier, qui fait tant de bruit de par le monde et que, de gré ou de force, Championnet comptait bien obtenir du saint.

 

XCVII

OÙ L’AUTEUR EST FORCÉ D’EMPRUNTER À SON LIVRE DU CORRICOLO UN CHAPITRE TOUT FAIT, N’ESPÉRANT PAS FAIRE MIEUX.

 

Nous ne suivrons pas les reliques de saint Janvier dans les différentes pérégrinations qu’elles ont accomplies et qui les conduisirent de Pouzzoles à Naples, de Naples à Bénévent, et enfin les ramenèrent de Bénévent à Naples ; cette narration nous entraînerait à l’histoire du moyen âge tout entière, et l’on a tant abusé de cette intéressante époque, qu’elle commence à passer de mode.

 

C’est depuis le commencement du XVIe siècle seulement que saint Janvier a un domicile fixe et inamovible, d’où il ne sort que deux fois par an, pour aller faire son miracle à la cathédrale de Sainte-Claire, sépulture des rois de Naples. Deux ou trois fois, par hasard, on dérange bien encore le saint ; mais il faut de ces grandes circonstances qui remuent un empire ou qui bouleversent une province pour le faire sortir de ses habitudes sédentaires, et chacune de ces sorties devient un événement dont le souvenir se perpétue et grandit par tradition orale dans la mémoire du peuple napolitain.

 

C’est à l’archevêché, et dans la chapelle du trésor, que, tout le reste de l’année, demeure saint Janvier. Cette chapelle fut bâtie par les nobles et les bourgeois napolitains ; c’est le résultat d’un vœu qu’ils firent simultanément, en 1527, épouvantés qu’ils étaient par la peste qui désola, cette année, la très-fidèle ville de Naples. La peste cessa, grâce à l’intervention du saint, et la chapelle fut bâtie comme signe de la reconnaissance publique.

 

À l’opposé des votants ordinaires qui, lorsque le danger est passé, oublient le plus souvent le saint auquel ils se sont voués, les Napolitains mirent une telle conscience à remplir vis-à-vis de leur patron l’engagement pris, que doña Catherine de Sandoval, femme du vieux comte de Lemos, vice-roi de Naples, leur ayant offert de contribuer, de son côté, pour une somme de trente mille ducats, à la confection de la chapelle, ils refusèrent cette somme, déclarant qu’ils ne voulaient partager avec aucun étranger, fût-il leur vice-roi ou leur vice-reine, l’honneur de loger dignement leur saint protecteur.

 

Or, comme ni l’argent ni le zèle ne manquèrent, la chapelle fut bientôt bâtie. Il est vrai que, pour se maintenir mutuellement en bonne volonté, nobles et bourgeois avaient passé une obligation, laquelle existe encore, devant maître Vicenzo de Bassis, notaire public. Cette obligation porte la date du 13 janvier 1527. Ceux qui l’ont signée s’engagent à fournir, pour les frais du bâtiment, la somme de treize mille ducats ; mais il paraît qu’à partir de cette époque, il fallait déjà commencer à se défier du devis des architectes : la porte seule coûta cent trente cinq mille francs, c’est-à-dire une somme triple de celle qui était allouée pour les frais généraux de la chapelle.

 

La chapelle terminée, on décida qu’on appellerait, pour l’orner de fresques représentant les principales actions de la vie du saint, les premiers peintres du monde. Malheureusement, cette décision ne fut point approuvée par les peintres napolitains, qui décidèrent, à leur tour, que la chapelle ne serait ornée que par les artistes indigènes, lesquels jurèrent que tout rival qui répondrait à l’appel s’en repentirait cruellement.

 

Soit qu’ils ignorassent ce serment, soit qu’ils ne crussent point à son exécution, le Guide, le Dominiquin et le chevalier d’Arpino accoururent. Mais le chevalier d’Arpino fut obligé de fuir, avant même d’avoir mis le pinceau à la main. Le Guide, après deux tentatives d’assassinat, auxquelles il n’échappa que par miracle, quitta Naples à son tour. Le Dominiquin seul, aguerri par les persécutions qu’il avait éprouvées, las d’une vie que ses rivaux lui avaient faite si triste et si douloureuse, n’écouta ni insultes ni menaces, et continua de peindre. Il avait fait successivement la Femme guérissant les malades (avec l’huile de la lampe qui brûle devant saint Janvier) ; la Résurrection d’un jeune homme, et la coupole, lorsqu’un jour il se trouva mal sur son échafaud. On le rapporta chez lui : il était empoisonné.

 

Alors, les peintres napolitains se crurent délivrés de toute concurrence ; mais il n’en était point ainsi. Un matin, ils virent arriver Gessi, qui venait avec deux de ses élèves pour remplacer le Guide, son maître. Huit jours après, les deux élèves, attirés sur une galère, avaient disparu, sans que jamais plus depuis on entendît reparler d’eux. Alors, Gessi, abandonné, perdit courage et se retira à son tour, et l’Espagnolet, Corenzio, Lanfranco et Sfanzoni se trouvèrent maîtres à eux seuls de ce trésor de gloire et d’avenir auquel ils étaient arrivés par des crimes.

 

Ce fut alors que l’Espagnolet peignit son Saint sortant de la fournaise, composition titanesque ; – Stanzoni, la Possédée délivrée par le saint, – et enfin Lanfranco, la coupole, à laquelle il refusa de mettre la main tant que les fresques commencées par le Dominiquin aux angles des voûtes ne seraient pas entièrement effacées.

 

Ce fut à cette chapelle, où l’art aussi avait eu ses martyrs, que furent confiées les reliques du saint.

 

Ces reliques se conservent dans une niche placée derrière le maître-autel ; cette niche est séparée en deux parties par un compartiment de marbre, afin que la tête du saint ne puisse regarder son sang, événement qui pourrait faire arriver le miracle avant l’époque fixée, puisque, disent les chanoines, c’est par le contact de la tête et des fioles que le sang figé se liquéfie ; enfin, elle est close par deux portes d’argent massif, sculptées aux armes du roi d’Espagne Charles II.

 

Ces portes sont fermées par deux clefs, dont l’une est gardée par l’archevêque, et l’autre par une compagnie tirée au sort parmi les nobles, et qu’on appelle les députés du Trésor. On voit que saint Janvier jouit tout juste de la liberté accordée aux doges, qui ne pouvaient jamais dépasser l’enceinte de la ville, et qui ne sortaient de leur palais qu’avec la permission du sénat. Si cette réclusion a ses inconvénients, elle a bien aussi ses avantages. Saint Janvier y gagne de ne point être dérangé à toute heure du jour et de la nuit comme un médecin de village. Aussi, les chanoines, les diacres, les sous-diacres, les bedeaux, les sacristains et jusqu’aux enfants de chœur de l’archevêché connaissent-ils bien la supériorité de leur position sur leurs confrères les gardiens des autres saints.

 

Un jour que le Vésuve faisait des siennes, et que sa lave, au lieu de suivre sa route ordinaire, ou d’aller pour la huitième ou neuvième fois faucher Torre-del-Greco, se dirigeait sur Naples, il y eut émeute des lazzaroni, qui justement avaient le moins à perdre en tout cela, mais qui sont toujours à la tête des émeutes, par tradition probablement. Ces lazzaroni se portèrent à l’archevêché et commencèrent à crier pour que l’on sortît le buste de saint Janvier, et qu’on le portât à l’encontre de l’inondation de flammes. Mais ce n’était point chose facile que de leur accorder ce qu’ils demandaient. Saint Janvier était sous double clef, et une de ces deux clefs était entre les mains de l’archevêque, pour le moment en course dans son diocèse, tandis que l’autre était entre les mains des députés, qui, occupés à déménager ce qu’ils avaient de plus précieux, couraient, les uns d’un côté, les autres de l’autre.

 

Heureusement, le chanoine de garde était un gaillard qui avait le sentiment de la position aristocratique que son saint occupait au ciel et sur la terre. Il se présenta au balcon de l’archevêché, qui dominait toute la place encombrée de monde ; il fit signe qu’il voulait parler, et, balançant la tête de haut en bas, en homme étonné de l’audace de ceux à qui il a affaire :

 

– Vous me paraissez encore de plaisants drôles, dit-il, de venir ici crier : « Saint Janvier ! saint Janvier ! » comme vous crieriez : « Saint Fiacre ! » ou : « Saint Crépin ! » Apprenez, canailles ! que saint Janvier est un seigneur qui ne se dérange pas ainsi pour le premier venu.

 

– Tiens ! dit un raisonneur, Jésus-Christ se dérange bien pour le premier venu. Quand je demande le bon Dieu, moi, est-ce qu’on me le refuse ?

 

Le chanoine se mit à rire avec une expression de foudroyant mépris.

 

– Voilà justement où je vous attendais, reprit-il. De qui est fils Jésus-Christ, s’il vous plait ? D’un charpentier et d’une pauvre fille. Jésus-Christ est tout simplement un lazzarone de Nazareth, tandis que saint Janvier, c’est bien autre chose : il est fils d’un sénateur et d’une patricienne. C’est donc, vous le voyez bien, un autre personnage que Jésus-Christ. Allez donc chercher le bon Dieu, si vous voulez. Quant à saint Janvier, c’est moi qui vous le dis, vous aurez beau vous réunir en nombre dix fois plus grand et crier dix fois plus fort, il ne se dérangera pas, car il a le droit de ne pas se déranger.

 

– C’est juste, dit la foule. Allons chercher le bon Dieu.

 

Et l’on alla chercher le bon Dieu, qui, moins aristocrate, en effet, que saint Janvier, sortit de l’église Sainte-Claire et s’en vint, suivi de son cortège populaire, au lieu qui réclamait sa miséricordieuse présence.

 

Mais, soit que le bon Dieu ne voulût pas empiéter sur les droits de saint Janvier, soit qu’il n’eût pas le pouvoir de dire à la lave ce qu’il a dit à la mer, la lave continua d’avancer quoiqu’elle fût conjurée au nom de l’hostie sainte et de la présence réelle.

 

Le danger redoublait donc, et les cris avec le danger, lorsque la statue de marbre de saint Janvier, qui domine le pont de la Madeleine, et qui, jusque-là, avait tenu sa main droite appuyée sur son cœur, la détacha et l’étendit vers la lave avec un geste de domination répondant à celui qui accompagnait le Quos ego de Neptune.

 

La lave s’arrêta.

 

On comprend quelle fut la gloire de saint Janvier après ce nouveau miracle.

 

Le roi Charles III, père de Ferdinand, avait été témoin du fait. Il chercha ce qu’il pouvait faire pour honorer saint Janvier. Ce n’était pas chose facile. Saint Janvier était noble, saint Janvier était riche, saint Janvier était saint, saint Janvier – il venait de le prouver – était plus puissant que le bon Dieu. Il donna à saint Janvier une dignité à laquelle celui-ci n’avait évidemment jamais eu même l’idée d’atteindre : il le nomma COMMANDANT GÉNÉRAL des troupes napolitaines, avec trente mille ducats d’appointements.

 

C’est pourquoi Michele, sans mentir, pouvait répondre à Luisa Felice, qui lui demandait où était Salvato :

 

– Il est de garde jusqu’à demain dix heures et demie du matin près du COMMANDANT GÉNÉRAL.

 

Et, en effet, comme le disait le bon chanoine, et comme nous l’avons répété après lui, saint Janvier est un saint aristocratique. Il a un cortège de saints inférieurs qui reconnaissent sa suprématie, à peu près comme les clients romains reconnaissaient celle de leur patron. Ces saints le suivent quand il sort, le saluent quand il passe, l’attendent quand il rentre. C’est le conseil des ministres de saint Janvier.

 

Voici comment se recrute cette troupe de saints secondaires, garde, cortège et cour du bienheureux évêque de Bénévent.

 

Toute confrérie, tout ordre religieux, toute paroisse, tout particulier qui tient à faire déclarer un saint de ses amis patron de Naples, sous la présidence de saint Janvier, n’a qu’à faire fondre une statue d’argent massif du prix de huit mille ducats et à l’offrir à la chapelle du Trésor. La statue, une fois admise, est retenue à perpétuité dans la susdite chapelle. À partir de ce moment, elle jouit de toutes les prérogatives de sa présentation en règle. Comme les anges et les archanges qui, au ciel, glorifient éternellement Dieu, autour duquel ils forment un chœur, eux glorifient éternellement saint Janvier. En échange de cette béatitude qui leur est accordée, ils sont condamnés à la même réclusion que saint Janvier. Ceux mêmes qui en ont fait don à la chapelle ne peuvent plus les tirer de leur sainte prison qu’en déposant entre les mains d’un notaire le double de la valeur de la statue à laquelle, soit pour son plaisir particulier, soit dans l’intérêt général, on désire faire voir le jour. La somme déposée, le saint sort pour un temps plus ou moins long. Le saint rentré, son identité constatée, le propriétaire, muni du reçu de son saint, va retirer sa somme. De cette façon, on est sûr que les saints ne s’égarent point, ou que, s’ils s’égarent, ils ne seront, du moins, pas perdus, puisque, avec l’argent déposé, on pourra en faire fondre deux au lieu d’un.

 

Cette mesure qui, au premier abord, peut paraître arbitraire, n’a été prise, il faut le dire, qu’après que le chapitre de saint Janvier a été dupe de sa trop grande confiance. La statue de san Gaetano, sortie sans dépôt, non-seulement ne rentra point au jour convenu, mais ne rentra même jamais. On eut beau essayer d’accuser le saint lui-même et prétendre qu’ayant toujours été assez médiocrement affectionné à saint Janvier, il avait profité de la première occasion qui s’était présentée pour faire une fugue, les témoignages les plus respectables vinrent en foule contredire cette calomnieuse assertion, et, recherches faites, il fut reconnu que c’était un cocher de fiacre qui avait détourné la précieuse statue. On se mit à la poursuite du voleur ; mais, comme il avait eu deux jours devant lui, qu’il avait une voiture attelée de deux chevaux pour fuir, et que la police, n’en ayant pas, était obligée de le poursuivre à pied, il avait probablement passé la frontière romaine ; de sorte que, si minutieuses que fussent les recherches, elles n’amenèrent aucun résultat. Depuis ce malheureux jour, une tache indélébile s’étendit sur la respectable corporation des cochers de fiacre, qui, jusque-là, à Naples comme en France, avait disputé aux caniches la suprématie de la fidélité, et qui n’osa plus se faire peindre, revenant au domicile de la pratique une bourse à la main, avec cet exergue : Au Cocher fidèle. Il y a plus : si vous avez à Naples une discussion avec un cocher de fiacre et que vous pensiez que la discussion vaille la peine d’appliquer à votre adversaire une de ces immortelles injures que le sang seul peut effacer, ne jurez ni par la Pasque-Dieu, comme jurait Louis XI, ni par Ventre-saint-gris, comme jurait Henri IV ; jurez tout simplement par san Gaetano, et vous verrez votre ennemi tomber à vos pieds pour vous demander excuse. Il est vrai que, deux fois sur trois, il se relèvera pour vous donner un coup de couteau.

 

Comme on le comprend bien, les portes du Trésor sont toujours ouvertes pour recevoir les saints qui désirent faire partie de la cour de saint Janvier, et cela, sans aucune investigation de date et sans que le récipiendaire ait besoin de faire ses preuves de 1399 ou de 1426. La seule règle exigée, la seule condition sine qua non, c’est que la statue soit d’argent pur, qu’elle soit contrôlée et qu’elle pèse le poids.

 

Cependant, la statue serait d’or et pèserait le double, qu’on ne la refuserait pas pour cela. Les seuls jésuites, qui, comme on le sait, ne négligent aucun moyen de maintenir ou d’augmenter leur popularité, ont déposé cinq statues au Trésor dans l’espace de moins de trois ans.

 

Maintenant, nous espérons que ces détails, que nous avons crus indispensables, une fois donnés, le lecteur comprendra l’importance de l’annonce faite par le général en chef de l’armée française.

 

XCVIII

COMMENT SAINT JANVIER FIT SON MIRACLE ET DE LA PART QU’Y PRIT CHAMPIONNET.

 

Dès le point du jour, les accès de la cathédrale de Sainte-Claire étaient encombrés par une effroyable affluence de peuple. Les parents de saint Janvier, les descendants de la vieille femme que l’aveugle rencontra dans le forum de Vulcano recueillant, le sang du saint dans des fioles, avaient pris leurs places dans le chœur, non pour activer le miracle, comme c’est leur habitude, mais pour l’empêcher, si c’était possible. La cathédrale était déjà pleine et dégorgeait dans la rue.

 

Toute la nuit, les cloches avaient sonné à pleine volée. On eût dit qu’un tremblement de terre les mettait en branle, tant elles carillonnaient, isolées les unes des autres, dans une indépendance tout individuelle.

 

Championnet avait donné l’ordre que pas une cloche ne dormît cette nuit-là. Il fallait non-seulement que Naples, mais que toutes les villes, tous les villages, toutes les populations environnantes fussent avertis que saint Janvier était mis en demeure de faire son miracle.

 

Aussi, dès le point du jour, les principales rues de Naples apparurent-elles comme des canaux roulant des fleuves d’hommes, de femmes et d’enfants. Toute cette foule se dirigeait vers l’archevêché pour prendre sa place à la procession qui, à sept heures du matin, devait se mettre en route, de l’archevêché à la cathédrale.

 

En même temps, par toutes les portes de la ville, entraient les pêcheurs de Castellamare et de Sorrente, les corailleurs de Torre-del-Greco, les marchands de macaroni de Portici, les jardiniers de Pouzzoles et de Baïa, enfin les femmes de Procida, d’Ischia, d’Acera, de Maddalone, dans leurs plus riches atours. Au milieu de toute cette foule diaprée, bruyante, dorée, passait de temps en temps une vieille femme aux cheveux gris et épars, pareille à la sibylle de Cumes, criant plus haut, gesticulant plus fort que tout le monde, fendant la presse sans s’inquiéter des coups qu’elle donnait, entourée, au reste, sur tout son chemin, de respect et de vénération. C’était quelque parente de saint Janvier en retard, se hâtant de rejoindre ses compagnes pour prendre, à la procession ou dans le chœur de Sainte-Claire, la place qui lui appartenait de droit.

 

Dans les temps ordinaires, et quand le miracle doit se faire à sa date, la procession met un jour pour se rendre de l’archevêché à la cathédrale ; les rues sont tellement encombrées, qu’il lui faut quatorze ou quinze heures pour parcourir un trajet d’un demi-kilomètre.

 

Mais, cette fois, il ne s’agissait point de s’amuser en route, de s’arrêter aux portes des cafés et des cabarets, de faire trois pas en avant et un en arrière, comme les pèlerins qui ont fait un vœu. Une double haie de soldats républicains s’étendait de l’archevêché à Sainte-Claire, dégageant le passage, dissipant les groupes, faisant disparaître enfin tout obstacle que la procession pouvait rencontrer. Seulement, ils avaient la baïonnette au côté et des bouquets de fleurs dans le canon de leur fusil.

 

Et, en effet, la procession devait faire en soixante minutes le trajet qu’elle fait ordinairement en quinze heures.

 

À sept heures précises, Salvato et sa compagnie, c’est-à-dire la garde d’honneur de saint Janvier, ayant au milieu d’eux Michele, revêtu de son bel uniforme, et portant une bannière sur laquelle était écrit en lettres d’or : GLOIRE À SAINT JANVIER ! se mirent en route, partant de l’archevêché pour la cathédrale.

 

Aussi cherchait-on vainement, dans cette cérémonie toute militaire, cet étrange laisser aller qui fait le caractère distinctif de la procession de saint Janvier à Naples.

 

D’habitude, en effet, et lorsqu’elle est abandonnée à elle-même, la procession s’en va vagabonde comme la Durance ou indépendante comme la Loire, battant de ses flots le double rang de maisons qui forme ses rives, s’arrêtant tout à coup sans qu’on sache pourquoi elle s’arrête, se remettant en marche sans que l’on puisse deviner le motif qui lui rend le mouvement. On ne voyait pas briller au milieu des flots du peuple les uniformes couverts d’or, de cordons, de croix, des officiers napolitains, un cierge renversé à la main, escortés chacun de trois ou quatre lazzaroni qui se heurtent, se culbutent, se renversent pour recueillir dans un cornet de papier gris la cire qui tombe de leurs cierges, tandis que les officiers, la tête haute, ne s’occupant point de ce qui se passe à leurs pieds et autour d’eux, faisant royalement largesse d’un ou deux carlins de cire, lorgnent les dames amassées aux fenêtres et sur les balcons, lesquelles, tout en ayant l’air de jeter des fleurs sur le chemin de la procession, leur envoient des bouquets en échange de leurs clins d’œil.

 

On cherchait encore et vainement, autour de la croix ou de la bannière, mêlés au peuple dont le flot les enveloppe en les isolant, ces moines de tous les ordres et de toutes les couleurs, capucins, chartreux, dominicains, camaldules, carmes chaussés ou déchaussés ; – les uns au corps gros, gras, rond, court, avec une tête enluminée posée carrément sur de larges épaules, s’en allant comme à une fête de campagne ou à une foire de village, sans aucun respect de cette croix qui les domine, de cette bannière qui jette son ombre flottante sur leur front ; riant, chantant, causant, offrant, dans leur tabatière de corne, du tabac aux maris, donnant des consultations aux femmes enceintes, des numéros de loterie à celles qui ne le sont pas, regardant, un peu plus charnellement qu’il ne convient aux règles de leur ordre, les jeunes filles étagées sur le pas des portes, sur les bornes des coins de rue et sur le perron des palais ; – les autres, longs, minces, maigres, émaciés par le jeûne, pâlis par l’abstinence, affaiblis par les austérités, levant au ciel leur front d’ivoire, leurs yeux caves et bistrés, marchant sans voir, emportés par le flot humain, spectres vivants, fantômes palpables qui se sont fait un enfer de ce monde, dans l’espoir que cet enfer les conduira tout droit en paradis, et qui, aux grands jours des fêtes religieuses, recueillent le fruit de leurs douleurs claustrales par le respect craintif dont ils sont environnés.

 

Non ! pas de peuple, pas de moines, gras ou maigres, ascétiques ou mondains, à la suite de la croix et de la bannière. Le peuple est entassé dans les rues étroites, dans les ruelles et les vicoli : il regarde d’un œil menaçant les soldats français, qui marchent insoucieusement au pas au milieu de cette foule, où chaque individu qui la compose a la main sur son couteau, n’attendant que le moment de le tirer de sa poitrine, de sa poche ou de sa ceinture, et de le plonger dans le cœur de cet ennemi victorieux, qui a déjà oublié sa victoire et qui remplace les moines dans les œillades et dans les compliments, mais qui, moins bien reçu qu’eux, n’obtient, en échange de ses avances, que des murmures et des grincements de dents.

 

Quant aux moines, ils sont là, mais disséminés dans la foule, qu’ils excitent tout bas au meurtre et à la rébellion. Cette fois, si différente que soit la robe qu’ils portent, leur opinion est la même, et cette voix, comme on dit à Naples, serpente dans la foule, pareille à un éclair chargé d’orage : « Mort aux hérétiques ! mort aux ennemis du roi et de notre sainte religion ! mort aux profanateurs de saint Janvier ! mort aux Français ! »

 

Après la croix et la bannière, portées par des gens d’Église et escortées seulement de Pagliuccella, que Michele avait rallié à lui, puis fait sous-lieutenant, et qui lui-même avait rallié une centaine de lazzaroni, objets pour le moment des sarcasmes de leurs compagnons et des anathèmes des moines, venaient les soixante-quinze statues d’argent des patrons secondaires de la ville de Naples, lesquels, comme nous l’avons dit, forment la cour de saint Janvier.

 

Quant à saint Janvier, pendant la nuit, son buste avait été transporté à Sainte-Claire, et il attendait sur l’autel, exposé à la vénération des fidèles.

 

Cette escorte de saints, qui, par la réunion des noms les plus honorés du calendrier et du martyrologe, commande ordinairement sur son passage le respect et la vénération, devait être fort indignée, ce jour-là, de la façon dont elle était reçue et des apostrophes qui lui étaient adressées.

 

Et, en effet, comme on craignait que la plupart de ces saints, adorés en France, ne donnassent à saint Janvier le conseil de favoriser les Français, les lazzaroni, que la chronique publique avait mis au courant des peccadilles que les bienheureux avaient à se reprocher, les apostrophaient au fur et à mesure qu’ils passaient, reprochant a saint Pierre ses trahisons, à saint Paul son idolâtrie, à saint Augustin ses fredaines, à sainte Thérèse ses extases, à saint François Borgia ses principes, à saint Gaetano son insouciance, et cela, avec des vociférations qui faisaient le plus grand honneur au caractère des saints et qui prouvaient qu’en tête des vertus qui leur avaient ouvert le paradis, figuraient la patience et l’humilité.

 

Chacune de ces statues s’avançait portée sur les épaules de six hommes, et précédée de six prêtres appartenant aux églises où ces saints étaient particulièrement honorés, et chacune d’elles soulevait sur sa route les hourras que nous avons dits et qui, au fur et à mesure qu’elles approchaient de l’église, passaient des vociférations aux menaces.

 

Ainsi apostrophées, ainsi menacées, les statues arrivèrent enfin à l’église Sainte-Claire, firent humblement la révérence à saint Janvier, et allèrent prendre leur place en face de lui.

 

Après les saints, venait l’archevêque, monseigneur Capece Zurlo, que nous avons déjà vu apparaître dans les troubles qui ont précédé l’arrivée des Français, et qui était fortement soupçonné de patriotisme.

 

Le torrent aboutit à l’église Sainte-Claire, où tout s’engouffra. Les cent vingt hommes de Salvato formaient une haie allant du portail au chœur, et lui-même était à l’entrée de la nef, son sabre à la main.

 

Voici le spectacle que présentait l’église encombrée :

 

Sur le maître-autel était, d’un côté, le buste de saint Janvier ; de l’autre, la fiole contenant le sang.

 

Un chanoine était de garde devant l’autel ; l’archevêque, qui n’a rien à faire avec le miracle, s’était retiré sous son dais.

 

À droite et à gauche de l’autel était une tribune, de manière qu’entre ces deux tribunes se trouvait l’autel : la tribune de gauche chargée de musiciens attendant, leurs instruments à la main, que le miracle se fît pour le célébrer ; la tribune de droite encombrée de vieilles femmes s’intitulant parentes de saint Janvier, venant là, d’habitude, pour activer le miracle par leurs accointances avec le saint, et venues, cette fois, pour l’empêcher de se faire.

 

Au haut des marches conduisant au chœur s’étendait une grande balustrade de cuivre doré, à l’ouverture de laquelle, nous l’avons dit, se tenait Salvato, le sabre à la main.

 

Devant cette balustrade, c’est-à-dire à sa droite et à sa gauche, venaient s’agenouiller les fidèles.

 

Le chanoine, debout devant l’autel, prenait alors la fiole et la leur faisait baiser, montrant à tous le sang parfaitement coagulé ; puis les fidèles, satisfaits, se retiraient pour faire place à d’autres. Cette adoration du bienheureux sang avait commencé à huit heures et demie du matin.

 

Le saint, qui a ordinairement un jour, deux jours et même trois jours pour faire son miracle, et qui quelquefois, au bout de trois jours, ne l’a pas fait, avait deux heures et demie pour le faire.

 

Le peuple était convaincu que le miracle ne se ferait pas, et les lazzaroni, en se comptant et en voyant le peu de Français qu’il y avait dans l’église, se promettaient si, à dix heures et demie sonnantes, le miracle n’était pas fait, d’avoir bon marché d’eux.

 

Salvato avait donné l’ordre à ses cent vingt hommes, lorsqu’ils entendraient sonner dix heures, et, par conséquent, lorsque le moment décisif approcherait, d’enlever les bouquets qui ornaient les canons des fusils et d’y substituer les baïonnettes.

 

Si, à dix heures et demie, le miracle ne s’opérait point et si des menaces se faisaient entendre, une manœuvre était commandée pour que les cent vingt grenadiers fissent demi-tour, les uns à droite, les autres à gauche, abaissassent les armes, et, au lieu de présenter le dos à la foule, lui présentassent la pointe de leurs baïonnettes. Au commandement « Feu ! » une fusillade terrible s’engagerait ; chaque Français avait cinquante cartouches à tirer.

 

En outre, une batterie de canons avait été établie pendant la nuit au Mercatello, enfilant toute la rue de Tolède ; une autre à la strada dei Studi, enfilant le largo delle Pigne et la strada Foria ; enfin deux batteries, adossées, l’une au château de l’Œuf, l’autre à la Victoria, enfilaient d’un côté tout le quai de Santa-Lucia, et de l’autre toute la rivière de Chiaïa.

 

Le Château-Neuf et le château del Carmine, pourvus de garnison française, se tenaient prêts à tout événement, et Nicolino, sur les remparts du château Saint-Elme, une lunette à la main, n’avait qu’un signe à faire à ses artilleurs pour qu’ils commençassent le feu qui, terrible traînée de poudre, incendierait Naples.

 

Championnet était à Capodimonte, avec une réserve de trois mille hommes, à la tête de laquelle il devait, selon les circonstances, faire son entrée solennelle et pacifique à Naples, ou descendre, la baïonnette en avant, sur Tolède. On voit que, même à part cette prière à saint Janvier, qui devait être décisive et sur laquelle comptait Championnet, toutes les mesures étaient prises, et que, si l’on s’apprêtait à attaquer d’un côté, on était près de l’autre à se défendre.

 

Au reste, jamais rumeurs plus menaçantes n’avaient couru dans les rues, au-dessus d’une foule plus compacte, et jamais angoisses plus émouvantes ne furent ressenties par ceux qui, de leurs balcons ou de leurs fenêtres, dominaient cette foule et attendaient ou que la paix fut définitivement rétablie, ou que les massacres, les incendies et les pillages recommençassent.

 

Au milieu de cette foule, et la poussant à la révolte, étaient ces mêmes agents de la reine que nous avons déjà vus si souvent à l’œuvre, les Pasquale de Simone, le beccaïo et ce terrible prêtre calabrais, le curé Rinaldi, qui, de même que l’écume ne se montre à la surface de la mer que les jours de tempête, ne se montrait à la surface de la société que les jours d’émeute et de boucherie.

 

Tous ces cris, tout ce tumulte, toutes ces menaces cessaient à l’instant même, comme par magie, dès que l’on entendait la première vibration du marteau des horloges frappant le timbre et marquant l’heure. Cette multitude, attentive, comptait alors les coups de marteau, mais, l’heure sonnée, remontait aussitôt à ce diapason de rumeurs confuses qui n’a de comparable que le mugissement de la mer.

 

Elle compta ainsi huit heures, neuf heures, dix heures.

 

À dix heures sonnantes, au milieu du silence qui se faisait pour écouter sonner l’heure dans l’église comme dehors, les grenadiers de Salvato enlevèrent les bouquets du canon de leurs fusils et les armèrent de leurs baïonnettes. La vue de cette manœuvre exaspéra les assistants.

 

Jusque-là, les lazzaroni s’étaient contentés de montrer le poing à nos soldats : cette fois, ils leur montrèrent les couteaux.

 

De leur côté, les vieilles hideuses qui s’intitulent les parentes de saint Janvier et qui, en vertu de cette parenté, se croient le droit de parler librement au saint, le menaçaient de leurs plus terribles malédictions, si le miracle s’accomplissait ; jamais tant de bras maigres et ridés ne s’étaient étendus vers le saint, jamais tant de bouches tordues par la colère et par la vieillesse n’avaient hurlé au pied de l’autel de plus grossières injures. Le chanoine qui faisait voir la fiole, et qu’on relayait de demi-heure en demi-heure, en était assourdi, et semblait près de devenir fou.

 

Tout à coup, on entendit, dans la rue, un redoublement de cris et de menaces. Il était occasionné par un peloton de vingt-cinq hussards qui, le mousqueton sur la cuisse, s’avançaient dans l’espace laissé vide, c’est-à-dire entre la double haie formée par les soldats français depuis l’archevêché jusqu’à la cathédrale. Ce peloton, commandé par l’aide de camp Villeneuve, calme, impassible, prit une des petites rues qui contournaient la cathédrale, et s’arrêta à la porte extérieure de la sacristie.

 

Dix heures sonnaient, et il se faisait un de ces moments de silence que nous avons indiqués.

 

Villeneuve descendit de cheval.

 

– Mes amis, dit-il aux hussards, si, à dix heures trente-cinq minutes, vous ne me voyez pas revenir et si le miracle n’est point accompli, entrez dans la sacristie sans vous inquiéter de la défense, des menaces ou même de la résistance qui pourraient vous être faites.

 

Un simple « Oui, mon commandant ! » fut la réponse.

 

Villeneuve pénétra jusqu’à la sacristie, où tous les chanoines, moins celui qui faisait baiser la fiole, étaient assemblés et s’encourageaient les uns les autres à ne point laisser s’opérer le miracle.

 

En voyant entrer Villeneuve, ils firent un mouvement d’étonnement ; mais, comme c’était un jeune officier de bonne maison, à la figure douce, plutôt mélancolique que sévère, et qui entrait en souriant, ils se rassurèrent, et même ils s’apprêtaient à lui demander compte d’une pareille inconvenance, lorsque, celui-ci, s’avançant vers eux :

 

– Mes chers frères, dit-il, je viens de la part du général.

 

– Pour quoi faire ? demanda le chef du chapitre d’une voix assez assurée.

 

– Pour assister au miracle, répondit l’aide de camp.

 

Les chanoines secouèrent la tête.

 

– Ah ! ah ! dit Villeneuve, vous avez peur, à ce qu’il paraît, que le miracle ne se fasse point ?

 

– Nous ne vous cacherons pas, répondit le chef du chapitre, que saint Janvier est mal disposé.

 

– Eh bien, répliqua Villeneuve, je viens, moi, vous dire une chose qui changera peut-être ses dispositions.

 

– Nous en doutons, répondirent en chœur les chanoines.

 

Alors, Villeneuve, toujours souriant, s’approcha d’une table, et, de la main gauche, tira de sa poche cinq rouleaux de cent louis chacun, tandis que, de la main droite, il prenait une paire de pistolets à sa ceinture ; puis, tirant sa montre à son tour et la plaçant entre les cinq cents louis et les pistolets :

 

– Voici, dit-il, cinq cents louis destinés à l’honorable chapitre de Saint-Janvier, si, à dix heures et demie précises, le miracle est fait. Vous le voyez, il est dix heures quatorze minutes ; vous avez donc encore seize minutes devant vous.

 

– Et si le miracle ne se fait point ?… demanda le chef du chapitre d’un ton légèrement goguenard.

 

– Ah ! ceci, c’est autre chose, répondit tranquillement l’officier, mais en cessant de sourire. Si, à dix heures et demie, le miracle n’est point fait, à dix heures trente-cinq minutes, je vous fais tous fusiller, depuis le premier jusqu’au dernier.

 

Les chanoines firent un mouvement pour fuir ; mais Villeneuve, prenant un pistolet de chaque main :

 

– Que pas un de vous ne bouge, dit-il, à l’exception de celui qui va sortir d’ici pour faire le miracle.

 

– C’est moi qui le ferai, dit le chef du chapitre.

 

– À dix heures et demie précises, riposta Villeneuve, pas une minute avant, pas une minute après.

 

Le chanoine fit un signe d’obéissance et sortit en se courbant jusqu’à terre.

 

Il était dix heures vingt minutes.

 

Villeneuve jeta les yeux sur sa montre.

 

– Vous avez encore dix minutes, dit-il.

 

Puis, sans détourner les yeux de la montre, il continua avec un sang-froid terrible :

 

– Saint Janvier n’a plus que cinq minutes ! Saint Janvier n’a plus que trois minutes ! Saint Janvier n’a plus que deux minutes !

 

Il est impossible de s’imaginer le tumulte qui se faisait et qui, toujours croissant, semblait les rugissements de la mer et de la foudre réunis, quand la demie sonna, précédée de deux tintements préparatoires.

 

Un silence de mort lui succéda.

 

La demie vibra lentement au milieu de ce silence ; puis on entendit la voix du chanoine qui, d’un accent plein et sonore, au moment où les cris, les menaces recommençaient, s’écria, en élevant la fiole au dessus des têtes :

 

– Le miracle est fait !

 

À l’instant même, rumeurs, cris et menaces cessèrent comme par enchantement. Chacun tomba la face contre terre en criant : « Gloire à saint Janvier ! » tandis que Michele, s’élançant hors de l’église, s’écriait du haut du perron en agitant sa bannière :

 

– Il miracolo è fatto !

 

Chacun tomba à genoux.

 

Puis toutes les cloches de Naples, partant avec un ensemble admirable, sonnèrent à pleine volée.

 

Comme l’avait dit Championnet, il savait une prière à laquelle saint Janvier ne manquerait pas de se rendre.

 

Et, en effet, comme on le voit, saint Janvier s’y était rendu.

 

Une joyeuse volée d’artillerie, partant des quatre forts, annonça à Naples et à ses environs que saint Janvier venait de se déclarer pour les Français.

 

XCIX

LA RÉPUBLIQUE PARTHÉNOPÉENNE.

 

À peine Championnet eut-il entendu le carillon des cloches, mêlé à la quadruple bordée d’artillerie, qu’il comprit que le miracle était fait, et qu’il sortit de Capodimonte pour faire son entrée solennelle à Naples.

 

Il traversa toute la ville, entrant par la strada dei Cristallini, suivant le largo delle Pigne, le largo San-Spirito, le Mercatello, au milieu de la joie la plus bruyante et des cris mille fois répétés de « Vivent les Français ! vive la république française ! vive la république parthénopéenne ! » Toute cette populace, qui, pendant trois jours, avait combattu contre lui, avait égorgé, mutilé, brûlé ses soldats, qui, une heure auparavant, était prête à les brûler, à les mutiler, à les égorger encore, – avait été, à l’instant même, convertie par le miracle de saint Janvier, et, du moment que le saint était pour les Français, ne trouvait plus aucune raison d’être contre eux !

 

– Saint Janvier sait mieux que nous ce qu’il y a à faire, disaient-ils : faisons donc comme saint Janvier.

 

De la part du mezzo ceto et de la noblesse, que l’invasion française arrachait à la tyrannie bourbonienne, la joie et l’enthousiasme étaient non moins grands. Toutes les fenêtres étaient pavoisées de drapeaux tricolores français et de drapeaux tricolores napolitains mêlant leurs plis en confondant leurs couleurs. Des milliers de jeunes femmes se tenaient à ces fenêtres, agitant leurs mouchoirs, et criant : « Vive la République ! vivent les Français ! vive le général en chef ! » Les enfants couraient devant son cheval en agitant de petites banderoles jaunes, rouges et noires. Il restait bien encore, il est vrai, quelques taches de sang sur le pavé, quelques ruines de maisons fumaient bien encore ; mais, dans ce pays de la sensation du moment, où les orages passent sans laisser leur trace dans un ciel d’azur, le deuil était déjà oublié.

 

Championnet se rendit directement à la cathédrale, où l’archevêque Capece Zurlo chanta un Te Deum, en face du buste et du sang de saint Janvier, exposés à tous les regards, et que Championnet, en reconnaissance de la protection spéciale qu’il accordait aux Français, couvrit d’une mitre ornée de diamants, que le saint daigna accepter et se laissa mettre sans résistance.

 

Nous verrons plus tard ce que devait coûter à l’archevêque cette faiblesse pour les Français.

 

Pendant que l’on chantait le Te Deum dans l’église, on affichait sur tous les murs la proclamation suivante :

 

« Napolitains[3] !

 

» Soyez libres et sachez user de votre liberté. La république française trouvera dans votre bonheur une large compensation de ses fatigues et de ses combats. S’il en est encore parmi vous qui restent partisans du gouvernement tombé, ils sont libres de quitter cette terre de liberté. Qu’ils fuient un pays où il n’y a plus que des citoyens, et, esclaves, retournent avec les esclaves. À partir de ce moment, l’armée française prend le nom d’armée napolitaine et s’engage, par un serment solennel, à maintenir vos droits et à prendre pour vous les armes toutes les fois que l’exigeront les intérêts de votre liberté. Les Français respecteront le culte, les droits sacrés de la propriété et des personnes. De nouveaux magistrats, nommés par vous, par une sage et paternelle administration, veilleront au repos et au bonheur des citoyens, feront évanouir les terreurs de l’ignorance, calmeront les fureurs du fanatisme, et vous montreront enfin autant d’affection que vous montrait de perfidie le gouvernement tombé. »

 

Avant de sortir de l’église, Championnet, en rendant Salvato à la liberté, constitua une garde d’honneur qui devait reconduire saint Janvier à l’archevêché et veiller sur lui, avec cette consigne : Respect à saint Janvier.

 

Dès le matin, et dans la prévision que saint Janvier aurait la complaisance de faire son miracle, complaisance dont ne doutait point Championnet, un gouvernement provisoire avait été arrêté et six comités avaient été nommés : le comité central, – le comité de l’intérieur, – le comité des finances, – le comité de la justice et de la police, – le comité de la législation.

 

Tous les membres des comités avaient été pris dans le gouvernement provisoire.

 

Cirillo et Manthonnet, nos conspirateurs des premiers chapitres, étaient membres du gouvernement provisoire, et Manthonnet, de plus, ministre de la guerre ; Ettore Caraffa était nommé chef de la légion napolitaine ; Schipani prendrait l’un des premiers commandements de l’armée lorsque l’armée serait réorganisée ; Nicolino gardait son commandement du château Saint-Elme ; Velasco n’avait rien voulu être, que volontaire.

 

De la cathédrale, Championnet se rendit à l’église Saint-Laurent. Cette église, pour les Napolitains, qui, depuis le XIIe siècle, ne se sont jamais gouvernés eux-mêmes, est une espèce de municipalité dans laquelle, aux jours de trouble ou de danger, se sont retirés pour délibérer les élus et les chefs du peuple. Le général était accompagné des membres du gouvernement provisoire, qui, ainsi que nous l’avons dit, étaient en même temps les membres du comité.

 

Là, au milieu d’une foule immense, Championnet prit la parole, et, en excellent italien :

 

« Citoyens, dit-il, vous gouvernerez provisoirement la république napolitaine ; le gouvernement définitif sera nommé par le peuple, lorsque vous-mêmes, constituants et constitués, gouvernant avec les règles qui ont été le but de cette révolution, vous aurez abrégé le travail qu’exige la rédaction des nouvelles lois, et c’est dans cette espérance que je vous ai provisoirement remis la charge de législateurs et de gouvernants. Vous avez donc autorité sans limites, mais, en même temps, immense responsabilité. Pensez qu’entre vos mains est le bonheur public ou le malheur suprême de la patrie, votre gloire ou votre déshonneur. Je vous ai nommés ; vos noms ne m’ont été présentés ni par la faveur ni par l’intrigue, mais recommandés de votre seule renommée : vous répondrez par vos œuvres à la confiance qui voit en vous non-seulement des hommes de génie, mais encore de jeunes, chauds et sincères amants de la patrie.

 

» Dans la constitution de la république napolitaine, vous prendrez, autant que le permettront les mœurs et les lois du pays, exemple de la constitution française, mère de la nouvelle république et de la nouvelle civilisation. En gouvernant votre patrie, faites la république parthénopéenne, amie, alliée, compagne, sœur de la république française. Quelles ne fassent qu’une, qu’elles soient indivisibles ! N’espérez point de bonheur séparés d’elle. Si la république française chancelle, la république napolitaine tombe.

 

» L’armée française, qui garantit votre liberté, prendra, comme je vous l’ai déjà dit, le nom d’armée napolitaine. Elle soutiendra vos droits et vous aidera dans vos travaux ; elle combattra avec vous et pour vous, et, en mourant pour votre défense, ne vous demandera d’autre prix que votre alliance et votre amitié. »

 

Ce discours s’acheva au milieu des acclamations et des applaudissements, des cris de joie et des larmes de la foule. Ce spectacle était nouveau pour le pays, ces paroles étaient inconnues aux Napolitains. C’était la première fois que, parmi eux, on proclamait la grande loi de la fraternité des peuples, suprême vœu du cœur, dernière parole de la civilisation humaine.

 

Aussi ce jour, 24 janvier 1799, fut-il un jour de fête pour les Napolitains : ce que fut pour nous notre 14 juillet. Les républicains s’embrassaient en se rencontrant dans les rues et levaient, en action de grâces, leurs yeux au ciel. Pour la première fois, les corps et les âmes se sentaient libres à Naples. La révolution de 1647 avait été la révolution du peuple, toute matérielle et constamment menaçante : celle de 1799 était la révolution de la bourgeoisie et de la noblesse, c’est-à-dire toute intellectuelle et toute miséricordieuse. La révolution de Masaniello était la réclamation de sa nationalité par un peuple conquis à un peuple conquérant ; la révolution de Championnet était la réclamation de sa liberté faite par un peuple opprimé à son oppresseur. Il y avait donc une immense différence et surtout un immense progrès entre les deux révolutions.

 

Et alors, une chose touchante s’accomplit.

 

Nous avons déjà parlé des trois premiers martyrs de la liberté italienne, de Vitagliano, de Galiani et d’Emanuele de Deo. Ce dernier avait refusé la vie qu’on lui offrait s’il voulait trahir ses complices. C’étaient des enfants : à eux trois, ils avaient soixante-deux ans. Deux avaient été pendus ; puis le troisième, Vitagliano, – comme le supplice des deux premiers avait produit une certaine émotion dans le peuple, – le troisième avait été poignardé par le bourreau, de peur qu’à la faveur d’un mouvement, il ne lui échappât, et pendu mort avec sa plaie sanglante au côté comme le Christ. Une députation patriotique s’organisa spontanément, et dix mille citoyens environ vinrent, au nom de la liberté naissante, saluer les familles de ces généreux jeunes gens, dont le sang avait consacré la place où l’on allait planter l’arbre de la liberté.

 

Le soir, des feux de joie furent allumés dans toutes les rues et sur toutes les places, et, comme s’il eût voulu se réunir à saint Janvier, son rival en popularité, le Vésuve lança des flammes qui furent plutôt de sa part une communion à l’allégresse publique qu’une menace. Ces flammes, muettes et sans lave, étaient une espèce de buisson ardent, un Sinaï politique.

 

Aussi, Michele le Fou, vêtu de son magnifique costume, se démenant sur un magnifique cheval, au milieu de son armée de lazzaroni, criant à cette heure : « Vive la liberté ! » comme la veille elle avait crié : « Vive le roi ! » disait-il à toute cette populace :

 

– Vous le voyez, ce matin, c’était saint Janvier qui se faisait jacobin, ce soir, c’est le Vésuve qui met le bonnet rouge !

 

C

UN GRAIN.

 

On n’a pas oublié qu’après avoir été retenu depuis le 21 jusqu’au 23 janvier dans le port de Naples par les vents contraires, Nelson, profitant d’une forte brise du nord-ouest, avait enfin pu appareiller vers les trois heures de l’après-midi, et que la flotte anglaise, le même soir, avait disparu dans le crépuscule, à la hauteur de l’île de Capri.

 

Fier de la préférence dont il était l’objet de la part de la reine, Nelson avait tout fait pour reconnaître cette faveur, et, depuis trois jours, lorsque les augustes fugitifs vinrent lui demander l’hospitalité, toutes les dispositions étaient prises à bord du Van-Guard pour que cette hospitalité fût la plus confortable possible.

 

Ainsi, tout en conservant pour lui sa chambre de la dunette, Nelson avait fait préparer, pour le roi, pour la reine et pour les jeunes princes, la grande chambre des officiers à l’arrière de la batterie haute. Les canons avaient disparu dans des draperies, et chaque intervalle était devenu un appartement orné avec la plus grande élégance.

 

Les ministres et les courtisans auxquels le roi avait fait l’honneur de les emmener à Palerme, étaient logés, eux, dans le carré des officiers, c’est-à-dire dans la partie de l’entre-pont autour de laquelle sont les cabines.

 

Caracciolo avait fait encore mieux : il avait cédé son propre appartement au prince royal et à la princesse Clémentine, et le carré des officiers à leur suite.

 

La saute de vent, à l’aide de laquelle Nelson avait pu lever l’ancre, avait eu lieu, comme nous l’avons dit, entre trois et quatre heures de l’après-midi. Il avait passé – nous l’avons dit – du sud à l’ouest-nord-ouest.

 

À peine Nelson s’était-il aperçu de ce changement, qu’il avait donné à Henry, son capitaine de pavillon, qu’il traitait en ami plutôt qu’en subordonné, l’ordre d’appareiller.

 

– Faut-il nous élever beaucoup au large de Capri ? demanda le capitaine.

 

– Avec ce vent-là, c’est inutile, répondit Nelson. Nous naviguerons grand largue.

 

Henry étudia un instant le vent et secoua la tête.

 

– Je ne crois pas que ce vent-là soit fait, dit-il.

 

– N’importe, profitons-en tel qu’il est… Quoique je sois prêt à mourir et à faire tuer mes hommes, depuis le premier jusqu’au dernier, pour le roi et la famille royale, je ne verrai Leurs Majestés véritablement en sûreté que quand elles seront à Palerme.

 

– Quels signaux faut-il faire, aux autres bâtiments ?

 

– D’appareiller comme nous et de naviguer dans nos eaux, route de Palerme, manœuvre indépendante.

 

Les signaux furent faits, et, on l’a vu, l’appareillage eut lieu.

 

Mais, à la hauteur de Capri, en même temps que la nuit, le vent tomba, donnant raison au capitaine de pavillon Henry.

 

Ce moment d’accalmie donna le temps aux illustres fugitifs, malades et tourmentés depuis trois jours par le mal de mer, de prendre un peu de nourriture et de repos.

 

Inutile de dire qu’Emma Lyonna n’avait point suivi son mari dans le carré des officiers, mais était restée près de la reine.

 

Aussitôt le souper fini, Nelson, qui y avait assisté, remonta sur le pont. Une partie de la prédiction de Henry s’était déjà accomplie, puisque le vent était tombé, et il craignait pour le reste de la nuit, sinon une tempête, du moins quelque grain.

 

Le roi s’était jeté sur son lit, mais ne pouvait dormir. Ferdinand n’était pas plus marin qu’homme de guerre. Tous les sublimes aspects et tous les grands mouvements de la mer, qui font le rêve des esprits poétiques, lui échappaient entièrement. De la mer, il ne connaissait que le malaise qu’elle donne et le danger dont elle menace.

 

Vers minuit donc, voyant qu’il avait beau se retourner sur son lit, lui auquel le sommeil ne faisait jamais défaut, il se jeta à bas de son cadre, et, suivi de son fidèle Jupiter, qui avait partagé et partageait encore le malaise de son maître, sortit par le panneau de commandement et prit un des deux escaliers de la dunette.

 

Au moment où sa tête dépassait le plancher, il vit à trois pas de lui Nelson et Henry, qui semblaient interroger l’horizon avec inquiétude.

 

– Tu avais raison, Henry, et ta vieille expérience ne t’avait point trompé. Je suis un soldat de mer ; mais, toi, tu es un homme de mer. Non-seulement le vent n’a point tenu, mais nous allons avoir un grain.

 

– Sans compter, milord, répondit Henry, que nous sommes en mauvaise position pour le recevoir. Nous aurions dû faire même route que la Minerve.

 

Nelson ne put réprimer un mouvement de mauvaise humeur.

 

– Je n’aime pas plus que Votre Seigneurie cet orgueilleux Caracciolo qui la commande ; mais il faut convenir, milord, que le compliment que vous vouliez bien me faire tout à l’heure, lui aussi le mérite. C’est un véritable homme de mer, et la preuve, c’est qu’en passant entre Capri et le cap Campanella, il a au vent Capri, – qui va adoucir pour lui la violence du grain que nous recevrons, sans en perdre une goutte de pluie ni une bouffée de vent, – et sous le vent tout le golfe de Salerne.

 

Nelson se tourna avec inquiétude vers la masse noire qui se dressait devant lui et qui, du côté du sud-ouest, ne présente aucun abri.

 

– Bon ! dit-il, nous sommes à un mille de Capri.

 

– Je voudrais en être à dix milles, dit Henry entre ses dents, mais pas assez bas, cependant, pour que Nelson ne l’entendît pas.

 

Une rafale d’ouest passa, précurseur du grain dont parlait Henry.

 

– Faites amener les perroquets et serrez le vent.

 

– Votre Seigneurie ne craint point pour la mâture ? demanda Henry.

 

– Je crains la côte, voilà tout, répondit Nelson.

 

Henry, de cette voix pleine et sonore du marin qui commande aux vents et aux flots, répéta le commandement, qui s’adressait à la fois aux matelots de quart et au timonier.

 

– Amenez les perroquets ! Lofez !

 

Le roi avait entendu cette conversation et ce commandement, sans y rien comprendre ; seulement, il avait deviné qu’on était menacé d’un danger et que ce danger venait de l’ouest.

 

Il acheva donc de monter sur la dunette, et, quoique Nelson n’entendît guère mieux l’italien que, lui, Ferdinand, n’entendait l’anglais, il lui demanda :

 

– Est-ce qu’il y a du danger, milord ?

 

Nelson s’inclina, et, se tournant vers Henry :

 

– Je crois que Sa Majesté me fait l’honneur de m’interroger, dit-il. Répondez, Henry, si vous avez compris ce qu’a demandé le roi.

 

– Il n’y a jamais de danger, sire, répondit Henry, sur un bâtiment commandé par milord Nelson, parce que sa prévoyance va au-devant de tous les dangers ; seulement, je crois que nous allons avoir un grain.

 

– Un grain de quoi ? demanda le roi.

 

– Un grain de vent, répondit Henry ne pouvant s’empêcher de sourire.

 

– Je trouve le temps assez beau cependant, dit le roi en regardant, au-dessus de sa tête, la lune qui glissait sur un ciel ouaté de nuages laissant entre eux des intervalles d’un bleu foncé.

 

– Ce n’est point au-dessus de notre tête qu’il faut regarder, sire. C’est là-bas, à l’horizon, devant nous. Votre Majesté voit-elle cette ligne noire qui monte lentement dans le ciel et qui n’est séparée de la mer, aussi sombre qu’elle, que par un trait de lumière, qui semble un fil d’argent ? Dans dix minutes elle éclatera au dessus de nous.

 

Une seconde bouffée de vent passa, chargée d’humidité ; sous sa pression, le Van-Guard s’inclina et gémit.

 

– Carguez la grande voile ! dit Nelson laissant Henry continuer la conversation avec le roi et jetant ses commandements sans transmission intermédiaire. Hâlez bas le grand foc !

 

Cette manœuvre fut exécutée avec une promptitude qui indiquait que l’équipage en comprenait l’importance, et le vaisseau, déchargé d’une partie de sa toile, navigua sous sa brigantine, sous ses trois huniers et sous son petit foc.

 

Nelson se rapprocha de Henry et lui dit quelques mots en anglais.

 

– Sire, dit Henry, Sa Seigneurie me prie de faire observer à Votre Majesté que, dans quelques minutes, le grain va s’abattre sur nous, et que, si elle reste sur le pont, la pluie n’aura pas plus de respect pour elle que pour le dernier de nos midshipmen.

 

– Puis-je rassurer la reine et lui dire qu’il n’y a pas de danger ? demanda le roi, qui n’était point fâché d’être rassuré lui-même en passant.

 

– Oui, sire, répondit Henry. Avec l’aide de Dieu, milord et moi répondons de tout.

 

Le roi descendit, toujours suivi de Jupiter, qui, soit redoublement de malaise, soit pressentiment comme en ont parfois les animaux à l’approche du danger, le suivit en gémissant. Comme l’avait annoncé Henry, quelques minutes s’étaient à peine écoulées, que le grain s’abattait sur le Van-Guard et qu’avec un effroyable accompagnement de tonnerre et un déluge de pluie, il déclarait la guerre à toute la flotte.

 

Ferdinand jouait de malheur : après qu’il avait été trahi par la terre, la mer à son tour le trahissait.

 

Malgré l’assurance que lui avait donnée le roi en descendant près d’elle, la reine, aux premières secousses qu’éprouva le vaisseau et aux premiers gémissements qu’il poussa, comprit que le Van-Guard était aux prises avec l’ouragan. Placée immédiatement au-dessous du pont, elle entendait sans en rien perdre ce piétinement pressé et irrégulier des matelots qui indique le danger par les efforts que l’on fait pour lutter contre lui. Elle était assise sur son lit, avec toute sa famille groupée autour d’elle, et Emma, comme d’habitude, couchée à ses pieds.

 

Lady Hamilton, épargnée par le mal de mer, s’était entièrement vouée aux soins à donner à la reine, aux jeunes princesses et aux deux jeunes princes, Albert et Léopold. Elle ne se levait des pieds de la reine que pour donner une tasse de thé aux uns, un verre d’eau sucrée aux autres, pour embrasser au front sa royale amie, en lui disant quelques-unes de ces paroles qui rendent le courage en indiquant le dévouement.

 

Au bout d’une demi-heure, Nelson descendit à son tour. Le grain était passé ; mais un grain qui n’est parfois qu’un simple accident destiné à épurer le ciel, est parfois aussi l’avant-coureur d’une tempête. Il ne pouvait donc dire à la reine que tout était fini et lui promettre une nuit parfaitement tranquille.

 

Sur son invitation, il s’assit et prit une tasse de thé. Les enfants de la reine, le jeune prince Albert excepté, s’étaient endormis, et la fatigue et l’insouciance de l’âge, avaient triomphé de la crainte qui, autant que le malaise, tenait leurs parents éveillés.

 

Nelson était depuis un quart d’heure à peu près dans la grande chambre, et, depuis cinq minutes déjà, il semblait interroger les mouvements du vaisseau, lorsque l’on gratta à la porte, et que, sur l’invitation de la reine, cette porte s’ouvrant, un jeune officier parut sur le seuil.

 

C’était évidemment pour Nelson qu’il venait.

 

– C’est vous, monsieur Parkenson ? dit l’amiral. Qu’y a-t-il ?

 

– Milord, c’est M. le capitaine Henry, répondit le jeune homme, qui m’envoie dire à Votre Seigneurie que, depuis cinq minutes, les vents ont passé au sud, et que, si nous continuons la même bordée, nous serons jetés sur Capri.

 

– Eh bien, dit Nelson, virez de bord.

 

– Milord, la mer est dure, le navire fatigue et a perdu toute sa vitesse.

 

– Ah ! ah ! dit Nelson. Et vous avez peur de manquer à virer ?

 

– Le navire oscille.

 

Nelson se leva, salua la reine et le roi avec un sourire, et suivit le lieutenant.

 

Le roi, nous l’avons dit, ne savait pas l’anglais ; la reine le savait ; mais, les termes de marine ne lui étant pas familiers, elle avait compris seulement qu’il venait de surgir un nouveau danger ; elle interrogea Emma des yeux.

 

– Il paraît, répondit Emma, qu’il y a à exécuter une manœuvre difficile, et qu’on n’ose le faire en l’absence de milord.

 

La reine fronça le sourcil et poussa une espèce de gémissement ; Emma, chancelant sur le plancher mobile, alla écouter à la porte.

 

Nelson, qui comprenait le danger, était remonté vivement sur la dunette. Le vent, comme l’avait dit le lieutenant Parkenson, avait sauté au sud ; il faisait sirocco, et le bâtiment avait le vent complétement debout.

 

L’amiral jeta un regard rapide et inquiet autour de lui. Le temps, nuageux toujours, s’était cependant éclairci. Capri se dessinait à bâbord, et l’on s’en était approché au point de distinguer, à la pâle lueur de la lune, tamisée à travers les nuages, les points blancs indiquant les maisons. Mais ce que l’on distinguait surtout, c’était une large frange d’écume blanchissant sur toute la longueur de l’île et indiquant avec quelle fureur la vague s’y brisait.

 

À peine Nelson eut-il jeté un coup d’œil autour de lui, qu’il jugea la situation. Le vent du sud avait masqué la voilure : les mâts, surchargés de toile, craquaient. De sa voix bien connue de l’équipage, il cria :

 

– Changez la barre ! changez derrière !

 

Et, s’adressant au capitaine Henry :

 

– Virons en culant ! ajouta-t-il.

 

La manœuvre était hasardeuse. Si le vaisseau manquait son abattée, il était jeté à la côte.

 

À peine fut-elle commencée, qu’on eût cru que le vent et la mer avaient compris le commandement de Nelson et s’entendaient pour s’y opposer. La voile du petit hunier pesant de plus en plus sur le mât de hune, le mât plia comme un roseau et fit entendre un craquement terrible. S’il se rompait, le bâtiment était perdu.

 

En ce moment d’angoisses, Nelson sentit quelque chose peser légèrement à son bras gauche. Il tourna la tête : c’était Emma.

 

Ses lèvres s’appuyèrent au front de la jeune femme avec une fiévreuse énergie, et, frappant du pied, comme si le navire eût pu l’entendre :

 

– Vire donc ! murmura-t-il, vire donc !

 

Le navire obéit. Il fit son abattée, et, après quelques minutes de doute, se trouva courant, bâbord amures, à l’ouest-nord-ouest.

 

– Bon ! murmura Nelson en respirant, nous avons maintenant cent cinquante lieues de mer devant nous avant de rencontrer la côte.

 

– Ma chère lady Hamilton, dit une voix, ayez la bonté de me traduire en italien ce que vient de dire milord.

 

Cette voix était celle du roi, qui, ayant vu sortir Emma, l’avait suivie, et, derrière elle, était monté sur la dunette.

 

Emma lui donna l’explication des paroles de Nelson.

 

– Mais, dit le roi, qui n’avait aucune notion de l’art maritime, il me semble que nous n’allons point en Sicile et qu’au contraire le bâtiment, comme disent les marins, a le cap sur la Corse.

 

Emma transmit à Nelson l’observation du roi.

 

– Sire, répondit Nelson avec une certaine impatience, nous nous élevons au vent pour courir des bordées, et, si Sa Majesté me fait l’honneur de rester sur la dunette, elle va, dans vingt minutes, nous voir virer de bord et rattraper le temps et le chemin que nous avons perdus.

 

– Virer de bord ? Oui, je comprends, dit le roi : c’est faire ce que vous venez de faire tout à l’heure. Mais est-ce que vous ne pourriez pas virer de bord un peu moins souvent ? Tout à l’heure, il m’a semblé que vous m’arrachiez l’âme.

 

– Sire, si nous étions dans l’Atlantique et que, vent debout, j’allasse des Açores à Rio-de-Janeiro, je ferais, pour épargner à Votre Majesté une indisposition à laquelle je suis sujet moi-même et que, par conséquent, je connais, des virements de bord de soixante et de quatre-vingts milles ; mais nous sommes dans la Méditerranée, nous allons de Naples à Palerme, et nous devons faire des virements de bord de trois en trois milles au plus. Au reste, continua Nelson en jetant un regard sur Capri, dont on s’éloignait de plus en plus, Sa Majesté peut rester tranquillement dans son appartement et rassurer la reine. Je réponds de tout.

 

À son tour, le roi respira, quoiqu’il n’eût pas entendu directement les paroles de Nelson ; Nelson les avait prononcées avec une telle conviction, que cette conviction était passée dans le cœur d’Emma, et, du cœur d’Emma, dans celui du roi.

 

Ferdinand descendit donc, annonça que tout danger était passé et qu’Emma le suivait pour donner à la reine la même assurance.

 

Emma suivit le roi, en effet ; mais, comme elle dévia de la ligne droite en passant par la cabine de Nelson, ce ne fut qu’une demi-heure après que la reine, complétement rassurée, commença de s’endormir, la tête appuyée sur l’épaule de son amie.

 

Le grain qui avait failli jeter Nelson sur les côtes de Capri avait atteint Caracciolo mais d’une façon moins sensible. D’abord, une partie de sa violence avait été brisée par les hauts sommets de l’île qui se trouvaient au vent ; ensuite, ayant à manœuvrer un bâtiment plus léger, l’amiral napolitain lui avait commandé plus facilement que Nelson n’avait pu le faire au lourd Van-Guard, encore tout mutilé par les boulets d’Aboukir.

 

Aussi, quand, au point du jour, après avoir pris deux ou trois heures de repos, Nelson remonta sur la dunette de son bâtiment, vit-il que, lorsque, avec grand’peine, il était parvenu à doubler Capri, Caracciolo et son bâtiment étaient à la hauteur du cap Licosa, c’est-à-dire avaient de quinze à vingt milles d’avance sur lui.

 

Il y avait plus : tandis que Nelson naviguait seulement sous ses trois huniers, sa brigantine et son petit foc, lui avait conservé toutes ses voiles, et, à chaque virement de bord, gagnait dans le vent.

 

Malheureusement, dans ce moment, le roi monta à son tour sur la dunette, et vit Nelson, qui, sa lunette à la main, suivait d’un œil jaloux la marche de la Minerve.

 

– Eh bien, demanda-t-il à Henry, où en sommes-nous ?

 

– Vous le voyez, sire, répliqua Henry, nous venons de doubler Capri.

 

– Comment ! dit le roi, ce rocher est encore Capri ?

 

– Oui, sire.

 

– De sorte que, depuis hier trois heures du soir, nous avons fait vingt-six ou vingt-huit milles ?

 

– À peu près.

 

– Que dit le roi ? demanda Nelson.

 

– Il s’étonne que nous n’ayons pas fait plus de chemin, milord.

 

Nelson haussa les épaules.

 

Le roi devina la question de l’amiral et la réponse du capitaine, et, comme le geste de Nelson lui avait paru peu respectueux, il résolut de s’en venger en humiliant son orgueil.

 

– Que regardait donc milord, demanda-t-il, quand je suis monté sur la dunette ?

 

– Un bâtiment qui est sous le vent à nous.

 

– Vous voulez dire en avant de nous, capitaine.

 

– L’un et l’autre.

 

– Et quel est ce bâtiment ? Je ne présume pas qu’il appartienne à notre flotte.

 

– Pourquoi cela, sire ?

 

– Parce que, le Van-Guard étant le meilleur bâtiment et milord Nelson le meilleur marin de la flotte, aucun bâtiment ni aucun capitaine, il me semble, ne peuvent les dépasser.

 

– Que dit le roi ? demanda Nelson.

 

Henry traduisit à l’amiral anglais la réponse de Ferdinand.

 

Nelson se mordit les lèvres.

 

– Le roi a raison, dit-il, nul ne devrait dépasser le vaisseau amiral, surtout lorsqu’il a l’honneur de porter Leurs Majestés. Aussi, celui qui a commis cette inconvenance va-t-il en être puni, et à l’instant même. Capitaine Henry, faites signe à M. le prince Caracciolo de ne plus gagner dans le vent et de nous attendre.

 

Ferdinand avait deviné, au visage de Nelson, que le coup avait porté, et, ayant compris, à son intonation brève et impérative, que l’amiral anglais donnait un ordre, il suivit des yeux le capitaine Henry, pour lui voir accomplir cet ordre.

 

Henry descendit de la dunette, resta quelques minutes absent et revint avec divers pavillons arrangés dans un certain ordre, qu’il fit attacher lui-même à la drisse des signaux.

 

– Avez-vous fait prévenir la reine, dit Nelson, qu’un coup de canon allait être tiré et qu’elle ne s’en inquiétât point ?

 

– Oui, milord, répondit Henry.

 

En effet, au même moment, une détonation se fit entendre et une colonne de fumée jaillit de la batterie supérieure.

 

Les cinq pavillons apportés par Henry montèrent en même temps à la drisse des signaux, transmettant l’ordre de Nelson dans toute sa brutalité.

 

Le coup de canon avait pour but d’attirer l’attention de la Minerve, qui hissa un pavillon pour indiquer qu’elle prêtait attention au signal du Van Guard.

 

Mais, quelque effet que produisit sur lui la vue des signaux, Caracciolo ne s’empressa pas moins d’obéir.

 

Il amena ses perroquets, cargua sa misaine et sa grande voile, et tint ses voiles en ralingue.

 

Nelson, la lunette à la main, suivait la manœuvre ordonnée par lui. Il vit les voiles de la Minerve fasier[4] : la brigantine et le foc seuls restèrent pleins, et la frégate perdit les trois quarts de sa vitesse, tandis qu’au contraire Nelson, voyant une espèce d’accalmie dans le temps, fit hisser toutes ses voiles, jusqu’à celles de perroquet.

 

En quelques heures, le Van-Guard eut rattrapé son avantage sur la Minerve. Ce fut alors seulement que celui-ci remit du vent dans ses voiles.

 

Mais, quoique, à son tour, Caracciolo ne naviguât plus que sous ses huniers, sa brigantine et son foc, tout en se tenant d’un quart de mille en arrière du Van-Guard, il ne perdit pas un pouce de terrain sur le lourd colosse chargé de toutes ses voiles.

 

CI

LA TEMPÊTE

 

En voyant la facilité des manœuvres de la Minerve et comment, pareille à un bon cheval, elle semblait obéir à son commandant, Ferdinand commençait à regretter de ne s’être point embarqué avec son vieil ami Caracciolo, comme il lui avait promis de le faire, au lieu de s’embarquer sur le Van-Guard.

 

Il descendit dans la grande chambre et trouva la reine et les jeunes princesses assez calmes. Depuis le jour venu, elles avaient pris quelque repos. Le jeune prince Albert seul, délicat de santé, avait été atteint de vomissements et était couché sur la poitrine d’Emma Lyonna, qui, admirable dans son dévouement, n’avait pas pris un instant de repos et ne s’était occupée que de la reine et de ses enfants.

 

On courut des bordées toute la journée ; seulement, les bordées devenaient d’autant plus fatigantes que la mer était devenue plus dure. À chaque virement de bord, les souffrances du jeune prince redoublaient.

 

Vers trois heures de l’après-midi, Emma Lyonna monta sur le pont. Il ne fallait pas moins que sa présence pour dérider le front de Nelson. Elle venait lui dire que le prince était très-mal et que la reine faisait demander s’il n’y avait pas moyen d’atterrir quelque part ou de changer de route.

 

On était à la hauteur d’Amantea, à peu près : on pouvait relâcher dans le golfe de Sainte-Euphémie. Mais que penserait Caracciolo ? Que le Van-Guard n’avait pas pu tenir la mer, et que Nelson, ce vainqueur des hommes, avait été à son tour vaincu par la mer ?

 

Ses désastres maritimes étaient célèbres presque à l’égal de ses victoires. Il y avait un mois à peine que, dans le golfe de Lyon, son bâtiment, dans un coup de vent, avait été démâté de ses trois mâts, et était rentré dans le port de Cagliari rasé comme un ponton, à la remorque d’un autre de ses bâtiments, moins endommagé que lui.

 

Il interrogea l’horizon avec cet œil profond du marin, à qui tous les signes du danger sont connus.

 

Le temps n’était point rassurant. Le soleil, perdu dans les nuages, qu’il teignait à grand’peine d’une lueur jaunâtre, s’affaissait lentement à l’occident, en coupant le ciel de ces irradiations qui annoncent du vent pour le lendemain, et qui font dire aux pilotes : « Gare à nous ! le soleil est affourché sur ses ancres ! » Le Stromboli, que l’on commençait d’entendre gronder dans le lointain, était complétement perdu, ainsi que l’archipel d’îles au-dessus desquelles il s’élève, dans une masse de vapeurs qui semblaient flotter sur la mer et venir au-devant des fugitifs. Du côté opposé, c’est-à-dire vers le nord, le temps était assez dégagé ; mais, aussi loin que l’œil pouvait s’étendre, on ne voyait d’autre bâtiment que la Minerve, qui, opérant exactement les mêmes évolutions que le Van-Guard, semblait son ombre. Les autres vaisseaux, profitant de la permission donnée par Nelson, manœuvre indépendante, ou s’étaient abrités dans le port de Castellamare, ou, prenant la bordée de l’ouest, s’étaient réfugiés dans la haute mer.

 

Si le vent tenait et que l’on continuât de faire route sur Palerme, il fallait courir des bordées toute la nuit et probablement toute la journée du lendemain.

 

C’était encore deux ou trois jours de mer à subir, et lady Hamilton affirmait que le jeune prince ne pouvait les supporter.

 

Si, au contraire, le même vent tenait et que l’on mit le cap sur Messine, comme on naviguait avec du largue, on pouvait, en profitant du courant, malgré le vent contraire, entrer dans le port pendant la nuit.

 

En agissant ainsi, Nelson ne relâchait point : il obéissait à un ordre du roi. Aussi se décida-t-il pour Messine.

 

– Henry, dit-il, faites le signal à la Minerve.

 

– Lequel ?

 

Il y eut un moment de silence.

 

Nelson réfléchissait dans quels termes l’ordre devait être donné pour sauvegarder son amour propre.

 

– Le roi donne l’ordre au Van-Guard, dit-il, de se porter sur Messine. La Minerve peut continuer sa route vers Palerme.

 

Au bout de cinq minutes, l’ordre était transmis.

 

Caracciolo répondit qu’il allait obéir.

 

Nelson n’eut qu’à ouvrir très-légèrement sa voilure pour prendre de largue ce que le vent du sud pouvait en donner, et le timonier reçut l’ordre de mettre le cap de manière à avoir Salina au vent et à passer entre Panaria et Lipari.

 

Si le temps était trop mauvais, débarrassé qu’il était du contrôle de Caracciolo, Nelson se réfugiait dans le golfe de Sainte-Euphémie.

 

Cet ordre donné, Nelson jeta un dernier regard sur la Minerve, qui, sur cette mer houleuse, continuait à courir ses bordées avec la légèreté d’un oiseau, et, laissant la garde du bâtiment à Henry, il descendit à la grande, où le dîner était servi.

 

Personne n’y avait fait honneur, pas même le roi Ferdinand, si grand mangeur qu’il fût. Le mal de mer d’abord, puis une sourde et constante inquiétude avaient suspendu chez lui les sollicitations de l’appétit. Cependant, comme d’habitude, la vue de Nelson rassura les illustres fugitifs, et tout le monde se rapprocha de la table, excepté Emma Lyonna et le jeune prince, dont les vomissements redoublaient de violence et prenaient un caractère inquiétant.

 

Deux fois le chirurgien du bord, le docteur Beaty, était venu visiter l’enfant royal ; mais, on le sait, aujourd’hui même, on ignore encore le spécifique qui peut calmer la terrible indisposition.

 

Le docteur Beaty s’était borné à ordonner l’emploi du thé ou de la limonade à grandes tasses. Mais le jeune prince ne voulait rien recevoir que de la main d’Emma Lyonna, de sorte que la reine, qui, au reste, ne comprenait pas toute la gravité de son état, avait, dans un moment de jalousie maternelle, complétement abandonné l’enfant aux soins de lady Hamilton.

 

Quant au roi, il était assez insensible aux souffrances des autres, et, quoiqu’il aimât ses enfants d’un amour plus grand que celui de la reine, des préoccupations personnelles l’empêchaient de donner à la maladie du jeune prince toute l’attention qu’elle méritait.

 

Nelson s’approcha de l’enfant pour s’approcher d’Emma Lyonna.

 

Depuis quelque temps, le vent mollissait et le vaisseau se balançait lourdement sur la houle. Au supplice des virements de bord avait succédé celui du roulis.

 

– Voyez ! dit Emma en présentant à Nelson le corps presque inanimé de l’enfant.

 

– Oui, répondit Nelson, je comprends pourquoi la reine m’a fait demander si je ne pouvais pas entrer dans quelque port. Par malheur, je n’en connais pas un dans tout l’archipel lipariote auquel je voudrais confier un vaisseau de la taille du Van-Guard, surtout quand il porte avec lui les destinées d’un royaume, et nous sommes encore loin de Messine, de Milazzo ou du golfe de Sainte-Euphémie !

 

– Il me semble, fit Emma, que la tempête se calme.

 

– Vous voulez dire que le vent tombe ; car, de tempête, il n’y en a pas eu de la journée. Dieu nous garde de voir une tempête, milady, et dans ces parages surtout ! Oui, le vent tombe ; mais ce n’est qu’une trêve qu’il nous accorde, et je ne vous cacherai point que je crains une nuit pire que celle d’hier.

 

– Ce n’est point rassurant, ce que vous dites là, milord ! interrompit la reine, qui s’était approchée doucement de la cabine et qui, parlant anglais, avait entendu et compris ce que disait Nelson.

 

– Mais Votre Majesté peut être certaine, au moins, que le respect et le dévouement veillent sur elle, répondit Nelson.

 

En ce moment, la porte de la chambre haute s’ouvrit, et le lieutenant Parkenson s’informa si l’amiral n’était point prés de Leurs Majestés.

 

Nelson entendit la voix du jeune officier et alla au-devant de lui.

 

Tous deux échangèrent quelques paroles à voix basse.

 

– C’est bien, dit Nelson assez haut et reprenant le ton du commandement ; faites mettre les canons à la serre et faites-les amarrer par le plus fort grelin que vous pourrez trouver. Je monte sur le pont… Madame, ajouta Nelson, si je n’avais pas un précieux chargement, je laisserais le capitaine Henry gouverner le vaisseau à sa guise ; mais, ayant l’honneur d’avoir Votre Majesté à mon bord, je ne m’en rapporte qu’à moi du soin de le diriger. Que Votre Majesté ne s’inquiète donc point si je me prive sitôt du bonheur de demeurer auprès d’elle.

 

Et il s’avança rapidement vers la porte.

 

– Attendez, attendez, milord, dit Ferdinand, je monte avec vous.

 

– Que dit Sa Majesté ? demanda Nelson, qui ne comprenait pas l’italien.

 

La reine lui traduisit la demande de son époux.

 

– Pour Dieu, madame, dit Nelson, obtenez du roi qu’il reste ici. Sur la dunette, il intimidera les officiers et gênera la manœuvre.

 

La reine transmit à son mari la demande de Nelson.

 

– Ah ! Caracciolo ! Caracciolo ! murmura le roi en tombant sur un fauteuil.

 

Nelson n’eut besoin que de mettre le pied sur la dunette pour voir que non-seulement quelque chose de grave, mais encore quelque chose d’insolite se passait à bord.

 

La chose grave, c’était non plus un grain, mais une tempête qui s’amassait au ciel.

 

La chose insolite, c’était la boussole qui avait perdu sa fixité et qui variait du nord à l’est.

 

Nelson comprit aussitôt que le voisinage du volcan créait des courants magnétiques, dont l’aiguille aimantée subissait l’influence.

 

Par malheur, la nuit était sombre ; il n’y avait pas au ciel une étoile sur laquelle le bâtiment pût se guider, à défaut de la boussole devenue insensée.

 

Si le vent du sud continuait à mollir, si la mer calmissait, le danger devenait moindre et même disparaissait. On mettait le bâtiment en panne et l’on attendait le jour. Mais, par malheur, il n’en était point ainsi, et il était évident que le vent ne tombait au sud que pour souffler d’un autre côté.

 

Les dernières bouffées du vent du sud s’affaiblirent par degrés et s’éteignirent tout à fait, et bientôt on entendit les lourdes voiles fouetter les mâts. Un calme effrayant s’abattit sur les flots. Matelots et officiers se regardèrent avec angoisse. Et ce silence menaçant du ciel semblait une trêve donnée par un ennemi généreux mais mortel, pour laisser à ceux qu’il allait combattre le temps de se préparer à la lutte. La flamme d’une lumière se fût élevée verticalement vers le ciel. L’eau clapotait tristement contre les flancs du navire, et il sortait des profondeurs de la mer des sons inconnus pleins d’une mystérieuse solennité.

 

– Voilà une terrible nuit qui s’apprête, milord, dit Henry.

 

– Bon ! fit Nelson, pas si terrible que la journée d’Aboukir.

 

– Est-ce le tonnerre que l’on entend ? et, dans ce cas, comment se fait-il que, l’orage venant à l’arrière, le tonnerre gronde à l’avant ?

 

– Ce n’est point le tonnerre, c’est le Stromboli. Nous allons avoir une saute de vent terrible. Ordonnez d’abattre les perroquets, les petits huniers, la grande voile et la misaine.

 

Henry répéta l’ordre de l’amiral, et, surexcités par le danger, les matelots s’élancèrent dans les agrès, et, en moins de cinq minutes, les vastes nappes de toile furent rendues inoffensives et assujetties sur leurs vergues.

 

Le calme devenait de plus en plus profond. Les vagues cessaient de se briser à l’avant du vaisseau. La mer elle-même semblait avertie qu’un changement prochain et violent se préparait.

 

De légers rivolins commencèrent à voltiger autour des mâts, précurseurs de la rafale. Tout à coup, aussi loin que le regard pouvait s’étendre au milieu des ténèbres, on vit la superficie de la mer onduler. Cette ondulation se couvrit d’écume, un rugissement terrible accourut de l’horizon, et le vent d’ouest, le plus puissant de tous, s’abattit sur les flancs du vaisseau, qui, le recevant en plein travers, inclina ses mâts sous le choc irrésistible.

 

– La barre au vent ! cria Nelson, la barre au vent !

 

Puis, tout bas, et comme se parlant à lui-même :

 

– Il y va de la vie ! dit-il.

 

Le timonier obéit ; mais, pendant une minute qui parut un siècle à l’équipage, le vaisseau resta incliné sur bâbord.

 

Pendant ce moment d’anxieuse attente, un canon de tribord rompit ses amarres, et, roulant dans toute la largeur du bâtiment, tua un homme et en blessa cinq ou six.

 

Henry fit un mouvement pour s’élancer sur le pont ; Nelson l’arrêta par le bras.

 

– Du sang-froid ! lui dit-il. Que des hommes se tiennent prêts avec des haches. Je raserai, s’il est nécessaire, le navire comme un ponton.

 

– Il se relève ! il se relève ! crièrent à la fois les cent voix des matelots.

 

Et, en effet, le vaisseau se releva lentement et majestueusement, comme un courtois et courageux adversaire qui salue avant de combattre ; puis, cédant au gouvernail et présentant sa haute poupe au vent, il fendit les vagues, courant devant la tempête.

 

– Voyez si la boussole a repris sa fixité, dit Nelson à Henry.

 

Henry alla à la boussole et revint.

 

– Non, milord, dit Henry, et j’ai peur que nous ne courions droit sur le Stromboli.

 

En ce moment, comme pour répondre à un éclat de tonnerre venant de l’occident, on entendit à l’avant un de ces rugissements qui précèdent les éruptions du volcan ; puis un immense jet de flamme monta vers le ciel, et s’éteignit presque aussitôt.

 

Ce jet de flamme était à un mille à peine à l’avant. Comme l’avait craint Henry, on courait juste sur le volcan, qui sembla avoir tout exprès allumé son phare pour indiquer le danger à Nelson.

 

– La barre à tribord ! cria l’amiral.

 

Le timonier obéit, et le bâtiment, en passant de l’est-sud-est au sud-est, obéit au timonier.

 

– Votre Seigneurie sait, dit Henry, que, de Stromboli à Panaria, c’est-à-dire pendant près de sept ou huit milles, la mer est couverte de petites îles et de rochers à fleur d’eau ?

 

– Oui, dit Nelson. Placez à l’avant une de vos meilleures vigies, et dans les porte-haubans vos meilleurs contre-maîtres, et envoyez M. Parkenson surveiller le sondage.

 

– J’irai moi-même, dit Henry. Apportez une lumière dans les chaînes de haubans du grand mât ! Il faut que milord, de la dunette, puisse entendre ce que je dirai.

 

Ce commandement prépara l’équipage à une crise.

 

Nelson s’approcha de la boussole pour la surveiller lui-même : la boussole n’avait point repris sa fixité.

 

– Terre en avant ! cria l’homme en vigie dans le mât de misaine.

 

– La barre à bâbord ! cria Nelson.

 

Le bâtiment tourna légèrement son cap au sud. La tempête en profita pour s’engouffrer dans ses voiles. Un craquement se fit entendre, un nuage sembla flotter un instant à l’avant du Van-Guard. On entendit l’explosion de plusieurs cordages qui se brisaient, et un immense lambeau de toile fut emporté au-dessous du vent.

 

– Ce n’est rien, cria Henry ; le grand foc a quitté ses ralingues.

 

– Brisants à tribord ! cria l’homme en vigie.

 

– Il est inutile d’essayer de virer par un pareil temps, murmura Nelson se parlant à lui-même : nous manquerions notre abattée. Si rapprochés que soient les îlots, il y aura place entre eux pour un bâtiment. La barre à tribord !

 

Ce commandement fit tressaillir tout l’équipage ; on allait au-devant du danger, on s’y jetait à plein corps, on prenait, comme on dit proverbialement, le taureau par les cornes.

 

– Sondez ! dit la voix ferme et impérative de Nelson dominant celle de la tempête.

 

– Dix brasses, répondit la voix de Henry.

 

– Attention partout ! cria Nelson.

 

– Brisants à bâbord ! cria le matelot en vigie.

 

Nelson s’approcha du bastingage et vit, en effet, la mer qui brisait furieusement à une demi-encâblure.

 

Le vaisseau était poussé avec une telle rapidité, que les brisants étaient déjà presque dépassés.

 

– Ferme à la barre ! dit Nelson au pilote.

 

– Brisants à tribord ! cria le matelot en vigie.

 

– Sondez ! dit Nelson.

 

– Sept brasses, répondit Henry. Mais je crois que nous marchons trop vite ; si nous avions des brisants à l’avant, nous ne pourrions pas les éviter.

 

– Abaissez le hunier de misaine et celui du grand mât ! faites prendre trois ris dans le hunier d’artimon ! Sondez !

 

– Six brasses, répondit Henry.

 

– Nous sommes dans la passe entre Panaria et Stromboli, dit Nelson.

 

Puis, il ajouta à voix basse :

 

– Dans dix minutes, nous serons sauvés ou au fond de la mer.

 

Et, en effet, au lieu de cette espèce de régularité que conservent toujours les vagues, même au milieu de la tempête, en courant devant elles, les vagues semblaient se briser les unes contre les autres, et l’on ne voyait, dans tout ce chaos d’écume, dont les mugissements rappelaient les hurlements des chiens de Scylla, qu’une seule ligne sombre tracée entre deux murailles de brisants.

 

C’était dans cet étroit chenal que devait s’engager le Van-Guard.

 

– Combien de brasses ? demanda Nelson.

 

– Six.

 

L’amiral fronça le sourcil : une brasse de moins, le Van-Guard touchait.

 

– Milord, dit le timonier d’une voix sourde, le bâtiment ne marche plus.

 

En effet, le mouvement du Van-Guard était à peine sensible, et, après avoir couru devant la tempête avec une vitesse de onze nœuds à l’heure, si l’on eût jeté le loch, on n’eût point constaté plus de trois nœuds.

 

Nelson regarda tout autour de lui. Le vent, brisé par les îlots au milieu desquels il naviguait, n’aurait eu de prise que sur les hautes voiles si elles avaient été ouvertes. D’un autre côté, un courant sous-marin semblait s’opposer à la marche du vaisseau.

 

– Combien de brasses ? demanda Nelson.

 

– Six, toujours, répondit Henry.

 

– Milord, dit le vieux timonier, qui était Sicilien, du petit village de la Pace, et qui vit ce qui préoccupait Nelson, milord, sauf votre respect, m’est-il permis de dire un mot ?

 

– Parle.

 

– C’est le courant qui remonte.

 

– Quel courant ?

 

– Celui du détroit. Et, par bonheur, il nous donne un demi-pied et même un pied d’eau de plus.

 

– Tu crois que le courant remonte jusqu’ici ?

 

– Il remonte jusqu’à Paolo, milord.

 

– Pare à hisser les huniers et les perroquets ! cria Nelson.

 

Quoique l’ordre étonnât les matelots, il fut exécuté avec cette obéissance passive et muette qui est la première qualité des marins, surtout dans les heures de danger.

 

On vit donc, aussitôt que l’ordre eut été répété par l’officier de quart, se dérouler, le long des mâts et des mâtereaux, les hautes voiles, que seules pouvait atteindre le vent.

 

– Il marche ! il marche ! s’écria le timonier avec un accent joyeux qui indiquait la crainte qu’il avait eue un instant qu’au lieu de suivre intelligemment et fidèlement la route qui était tracée, le Van-Guard ne roulât sur les brisants dont il était entouré.

 

– Sondez ! cria Nelson.

 

– Sept brasses, répondit Henry.

 

– Des brisants à l’avant ! cria le matelot en vigie dans la hune de misaine.

 

– Des brisants à tribord ! cria le matelot appuyé au bossoir d’avant.

 

– La barre à tribord ! cria Nelson d’une voix tonnante ; toute ! toute ! toute !

 

Cette triple répétition du commandement de l’amiral indiquait l’imminence du danger. Le vaisseau, en effet, n’obéit qu’au moment où l’effort réuni de deux matelots porta la barre toute à tribord et quand l’extrémité du boute-hors s’étendait déjà au dessus de l’écume.

 

Tout ce qu’il y avait d’hommes sur le pont avaient suivi avec anxiété le mouvement du vaisseau. Dix secondes de résistance au gouvernail, et il touchait.

 

Par malheur, en appuyant à bâbord, le bâtiment se trouva dans la ligne du vent, sans aucun obstacle pour le briser. Une rafale effroyable s’abattit sur le vaisseau, qui, pour la seconde fois, s’inclina sur tribord, si bien que l’extrémité de ses grandes vergues effleura le sommet argenté d’une vague. En même temps, les mâts plièrent en gémissant et, comme ils n’étaient pas soutenus par les basses voiles, les trois mâts de perroquet se brisèrent avec un bruit terrible.

 

– Des hommes dans les hunes avec des couteaux ! cria Nelson. Coupez et jetez à la mer !

 

Une douzaine de matelots, pour obéir à cet ordre, se précipitèrent sur les haubans, qu’ils escaladèrent malgré leur inclinaison avec l’agilité d’une bande de quadrumanes, et, une fois arrivés au lieu de l’avarie, ils se mirent à tailler avec un tel acharnement, qu’au bout de quelques minutes, voiles, vergues et mâtereaux, tout était à la mer.

 

Le vaisseau se redressa lentement ; mais, au moment où il se redressait, un énorme paquet de mer entra dans la civadière, qui, ne pouvant porter un pareil poids, brisa sa vergue avec un craquement qui eût pu faire croire que le bâtiment s’entr’ouvrait.

 

Cette fois encore, il venait d’échapper miraculeusement au naufrage. Les marins reprirent haleine et regardèrent autour d’eux, comme des hommes qui reviennent à la vie après un évanouissement.

 

Au même instant, une voix de femme se fit entendre, criant :

 

– Milord, au nom du ciel, descendez près de nous !

 

Nelson reconnut la voix d’Emma Lyonna appelant à l’aide. Il jeta un regard anxieux autour de lui. À l’arrière, il avait Stromboli fumant et grondant ; à tribord et à bâbord, l’immensité ; à l’avant, une nappe d’eau qui s’étendait jusqu’aux côtes de Calabre, et sur laquelle le vaisseau, majestueusement sorti des écueils, tanguait mutilé, mais vainqueur.

 

Nelson donna l’ordre d’abaisser les petits huniers et de naviguer grand largue avec les huniers, la misaine, le clin-foc et le petit foc.

 

Puis, ayant remis à Henry le porte-voix, c’est-à-dire le signe du commandement, il se hâta de descendre l’escalier de la dunette, au bas duquel il trouva Emma Lyonna.

 

– Oh ! mon ami, dit-elle, venez, venez vite ! Le roi est fou de terreur, la reine est évanouie, et le jeune prince est mort !

 

Nelson entra. Le roi, en effet, était à genoux, la tête enfoncée dans les coussins d’un fauteuil, et la reine était renversée sur un divan, tenant entre ses bras le cadavre de son fils !

 

CII

OÙ LE ROI RECOUVRE ENFIN L’APPÉTIT.

 

Les scènes qui s’étaient passées sur le pont et que nous avons essayé de décrire, avaient eu, comme on le comprend bien, leur contre-partie dans la grande salle. Le mouvement extraordinaire du vaisseau, le sifflement de la tempête, les éclats du tonnerre, les manœuvres précipitées, les demandes de Nelson, les réponses de Henry, rien n’avait été perdu pour les illustres fugitifs. Mais c’était surtout au moment où, sortant des récifs, le vaisseau avait reçu, par le travers, le terrible coup de vent qui l’avait courbé sous lui, que le roi, la reine et Emma Lyonna elle-même avaient cru leur dernière heure arrivée. L’inclinaison du Van-Guard avait été telle, en effet, que les boulets s’étaient échappés de leurs cases, installées dans les intervalles des canons, et, roulant sur la pente du vaisseau avec un bruit terrible, avaient imprimé, par ce tonnerre intérieur dont on ne pouvait pas se rendre compte, une suprême terreur aux passagers.

 

Quant au pauvre petit prince, nous avons vu ce qu’il avait souffert pendant la traversée. Le mal de mer était arrivé chez lui à son paroxysme. À chaque mouvement violent du vaisseau, il était saisi d’effroyables convulsions, d’autant plus douloureuses, que, depuis le matin, il refusait de rien prendre, même de la main d’Emma, quoique ce fût sur ses genoux qu’il se tint constamment, ne mangeant rien depuis deux jours, passant successivement des vomissements aux convulsions et des convulsions aux vomissements. Il avait, lors de l’inclinaison du Van-Guard, éprouvé une si forte secousse et ressenti une si grande terreur, qu’un vaisseau s’était brisé dans sa poitrine, que le sang s’était échappé de sa bouche et qu’après une courte agonie, il avait rendu le dernier soupir sur le sein d’Emma.

 

L’enfant était si faible, et le passage de la vie à la mort avait été si facile chez lui, qu’Emma, tout en s’effrayant de cette émission de sang et des mouvements convulsifs qui l’avaient suivie, avait pris son immobilité pour le repos qui suit une crise et que ce n’était qu’au bout de quelques instants que, reconnaissant la véritable cause de cette immobilité, elle s’était, dans un mouvement de suprême effroi, écriée sans ménagement aucun, soit qu’elle connût la philosophie de la reine, soit que sa terreur dédaignât les ménagements :

 

– Grand Dieu, madame, le prince est mort !

 

Ce cri, parti du fond des entrailles d’Emma, avait produit un effet bien opposé chez Caroline et chez Ferdinand.

 

La reine avait répondu :

 

– Pauvre enfant ! tu nous précèdes de si peu dans la tombe, que ce n’est pas la peine de te pleurer. Mais, si jamais je reprends ma couronne, malheur, à ceux qui ont été cause de ta mort !

 

Un sinistre sourire avait suivi sa menace.

 

Puis, tendant les bras vers Emma :

 

– Donne-moi l’enfant, avait-elle dit.

 

Emma avait obéi, ne croyant pas que l’on pût refuser à une mère, si peu tendre qu’elle fût, le cadavre de son enfant.

 

Quant à Ferdinand, l’imminence du danger avait fait disparaître chez lui jusqu’aux traces du malaise dont il avait d’abord été atteint. N’osant point monter sur la dunette, après ce que lui avait fait dire Nelson de son désir qu’il restât dans la chambre haute afin de ne point gêner la manœuvre par sa royale présence, il avait passé par toutes les angoisses du danger, angoisses d’autant plus grandes que, le danger lui étant inconnu, il ne pouvait l’apprécier, et que, si imminent qu’il fût, son imagination le lui faisait plus imminent encore. Aussi, lorsque les boulets, sortant de leurs cases au moment de l’inclinaison du vaisseau, envahirent la batterie haute avec un bruit semblable à celui du tonnerre, devint-il, comme l’avait dit Emma, presque fou de terreur, et, lorsque celle-ci eut crié : « Grand Dieu, madame, le prince est mort ! » répéta-t-il ce cri à genoux, en exprimant son mépris pour saint Janvier, qui l’abandonnait dans une pareille extrémité, et à haute voix vota-t-il à saint François de Paule, bienheureux, de mille ans plus récent que saint Janvier, une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome.

 

Ce fut dans ce moment qu’Emma, ayant déposé le cadavre du jeune prince sur les genoux de sa mère et se trouvant libre, sortit de la chambre, courut jusqu’au pied de l’escalier de la dunette et appela Nelson.

 

Nelson jeta un coup d’œil rapide autour de lui, vit, comme nous l’avons dit, la reine renversée sur un sofa, étreignant dans ses bras le cadavre de son fils, et le roi, en face de son propre péril, oubliant tout sentiment de paternité, à genoux et faisant son vœu de salut, sans même songer à faire entrer dans ce vœu et à recommander au saint les personnes de sa famille qui devaient lui être les plus chères. Il s’empressa donc de rassurer ses illustres passagers.

 

– Madame, dit-il à la reine, je ne puis rien contre le malheur qui vient de vous arriver, c’est une affaire entre Dieu, qui console, et vous ; mais je puis vous affirmer, au moins, que, quant aux survivants, ils sont à peu près hors de tout danger.

 

– Vous entendez, chère reine ! dit Emma en soulevant la tête de Caroline entre ses bras ; vous entendez, sire !

 

– Hélas ! non, dit le roi. Vous savez bien, milady, que je n’entends pas un mot de votre baragouin.

 

– Milord dit que le danger est passé.

 

Le roi se releva.

 

– Ah ! ah ! fit-il, milord dit cela ?

 

– Oui, sire.

 

– Et pas par complaisance, pas pour nous rassurer ?

 

– Milord dit cela, parce que c’est la vérité.

 

Le roi se releva, épousseta ses genoux avec sa main.

 

– Est-ce que nous sommes à Palerme ? demanda-t-il.

 

– Non, pas encore tout à fait, répondit Nelson, à qui la demande fut transmise par Emma Lyonna ; mais, comme il est probable que nous aurons, au point du jour, une saute de vent au nord ou au sud, nous pourrions y être ce soir. Nous n’avions même dévié de notre chemin que sur l’ordre de la reine.

 

– Vous voulez dire sur ma prière, milord. Mais, à l’heure qu’il est, vous pouvez suivre la route que vous voudrez. Je n’ai plus de prière à faire qu’à Dieu et pour l’enfant que je tiens mort sur mes genoux.

 

– C’est donc au roi, dit Nelson, que je demanderai mes instructions.

 

– Mes instructions, dit le roi, du moment que vous me dites qu’il n’y a plus de danger, mes instructions sont que j’aimerais mieux aller à Palerme que partout ailleurs. Mais, continua le roi en chancelant sous le roulis, il me semble qu’il y a encore bien du mouvement sur votre diable de château branlant, et que, si nous sommes disposés à dire bon voyage à la tempête, elle n’est point disposée à nous en dire autant.

 

– Le fait est que nous n’en avons pas encore fini avec elle, dit Nelson. Mais, ou je me trompe fort, ou sa plus grande colère est épuisée.

 

– Alors, votre avis à vous, milord ?

 

– Mon avis serait, sire, que le roi et la reine feraient bien de prendre un repos dont ils me paraissent avoir grand besoin, et de s’en rapporter à moi du soin de la route.

 

– Que dites-vous de cela, ma chère maîtresse ? demanda le roi.

 

– Je dis que les avis de milord sont toujours bons à suivre, surtout lorsqu’il s’agit des choses de la mer.

 

– Vous entendez, milord. Agissez à votre guise ; ce que vous ferez sera bien fait.

 

Nelson s’inclina, et, comme c’était, sous sa rude écorce, un cœur religieux toujours, poétique quelquefois, avant de sortir de la chambre, il s’agenouilla devant le jeune prince.

 

– Que Votre Altesse dorme en paix, lui dit-il ; elle n’a aucun compte à rendre à Dieu, qui, dans sa mystérieuse bonté, a envoyé l’ange de la mort l’attendre au seuil de la vie. Puissions-nous jouir de la même pureté lorsque nous nous présenterons à notre tour devant le trône du Seigneur pour y rendre compte de nos actions ! Amen !

 

Et, se relevant, il s’inclina de nouveau et sortit.

 

Lorsque Nelson reprit sa place au poste du commandement, le jour commençait à paraître, et la tempête, fatiguée, exhalait ses derniers soupirs, soupirs terribles et pareils à ceux du Titan qui remue la Sicile à chaque mouvement qu’il fait dans son tombeau.

 

Tout autre que Nelson, à qui ce spectacle eût été moins familier, aurait été surpris par sa majestueuse grandeur. Sous le vent, qui mollissait de plus en plus, se dressait, pareil à un brouillard bleuâtre, l’extrême chaîne des Apennins ; à bâbord, s’étendait l’immensité, champ de bataille où le vent et la mer se livraient un dernier combat ; à tribord, on distinguait dans un ciel assez pur les côtes de la Sicile, au-dessus desquelles s’élevait, comme un caprice de la création, le colossal Etna, dont la tête se perdait dans les nuages ; à l’arrière, on laissait, blanchissant sous les vagues, ces rochers, débris de volcans éteints ou émiettés auxquels on venait d’échapper par miracle ; enfin, sous le bâtiment, la mer, émue jusque dans ses profondeurs, creusait de profondes vallées où le Van-Guard descendait en gémissant, et, à chaque descente, semblait près de s’engloutir comme dans un tombeau.

 

Nelson jeta un regard sur cette splendide page de la nature qui se déroulait sous ses yeux ; mais il avait vu trop souvent le même spectacle pour que, si splendide qu’il fût, il absorbât longtemps son attention.

 

Il appela Henry.

 

– Que pensez-vous du temps ? lui demanda-t-il.

 

Il était évident que l’habile capitaine auquel s’adressait Nelson, n’avait point attendu à ce moment pour se faire une opinion à ce sujet. Mais, ne voulant rien dire à la légère, il interrogea de nouveau les quatre points de l’horizon, essayant de sonder, à travers les vapeurs et les nuées, les mystérieuses profondeurs de l’espace.

 

– Milord, dit-il, cet examen fait, mon avis est que nous en avons fini avec la tempête, et que, dans une heure, son dernier souffle sera éteint. Mais, alors, je crois à une saute de vent, qui viendra soit du sud, soit du nord. Dans l’un ou l’autre cas, nous aurons le vent bon pour aller à Palerme puisque nous aurons du largue.

 

– Voilà justement ce que j’ai dit à Leurs Majestés, et j’ai cru pouvoir leur promettre qu’elles coucheraient ce soir dans le palais du roi Roger.

 

– Alors, dit Henry, il ne s’agit plus que d’acquitter la parole de milord, et cela, je m’en charge.

 

– Vous êtes aussi fatigué que moi, Henry, attendu que, pas plus que moi, vous n’avez dormi.

 

– Eh bien, en ce cas, voici comment, avec la permission de Votre Seigneurie, nous allons nous partager la besogne de la journée : Milord va prendre cinq ou six heures de repos ; pendant ce temps, le vent fera telle évolution qu’il lui plaira. Milord sait, que, quand j’ai de l’eau à bâbord et à tribord, devant et derrière moi, je ne suis pas plus embarrassé qu’un autre ; par conséquent, que le vent vienne du nord ou du sud, je mettrai le cap sur Palerme, et, quand milord se réveillera, nous serons en route. Alors, je lui rendrai son commandement, que milord conservera tant qu’il lui fera plaisir.

 

Nelson était brisé ; puis, comme toujours, il avait, quoique naviguant dès sa jeunesse, le mal de mer. Il céda donc aux instances de Henry, et, le laissant maître du bâtiment, il rentra chez lui pour y prendre quelques heures de repos.

 

Lorsque Nelson remonta sur la dunette, il était onze heures du matin. Le vent avait passé au sud et soufflait grand frais, le Van-Guard avait doublé le cap d’Orlando et filait huit nœuds à l’heure.

 

Nelson jeta un coup d’œil sur le bâtiment. Il fallait le regard expérimenté d’un marin pour reconnaître qu’il y avait eu une tempête et qu’elle avait laissé les traces de son passage dans les agrès du vaisseau. Il tendit la main à Henry avec un sourire de remercîment et l’envoya se reposer à son tour.

 

Seulement, au moment où il descendait de la dunette, il le rappela pour lui demander ce que l’on avait fait du corps du jeune prince ; il avait été, par les soins du médecin, M. Beaty, et du chapelain, M. Scott, porté dans la chambre du lieutenant Parkenson.

 

L’amiral s’assura si le vaisseau était bien orienté, commanda au timonier de faire même route, et descendit dans l’entre-pont du vaisseau.

 

L’enfant royal, en effet, était couché sur le lit du jeune lieutenant ; un drap était jeté sur lui, et le chapelain, assis sur une chaise, oubliant que, protestant, il priait pour un catholique, lui disait l’office des morts.

 

Nelson s’agenouilla, fit sa prière, et, soulevant le drap qui lui couvrait le visage, jeta un dernier regard sur l’enfant.

 

Quoique déjà il fût atteint de la rigidité cadavérique, la mort lui avait rendu la sérénité des traits, que lui avaient momentanément enlevée les douleurs de son agonie. Ses longs cheveux blonds, de la nuance de ceux de sa mère, descendaient en anneaux le long de ses joues décolorées et de son cou, marbré de grosses veines bleuâtres ; une chemise à col rabattu et garnie d’une riche dentelle encadrait sa poitrine. On eût dit qu’il dormait.

 

Seulement, au lieu de sa mère ou d’Emma, c’était un prêtre qui veillait sur son sommeil.

 

Nelson, quoique de cœur peu tendre, ne put s’empêcher de penser que le jeune prince, qui dormait seul avec un prêtre protestant priant sur lui, – et lui, Nelson, le regardant dormir, – avait à quelques pas de lui son père, sa mère, quatre sœurs et un frère, dont pas un n’avait eu l’idée de lui faire la pieuse visite qu’il lui faisait. Une larme mouilla son œil et tomba sur la main roidie du mort, à moitié couverte par une manchette de magnifique dentelle.

 

En ce moment, il sentit une main légère qui se posait doucement sur son épaule. Il se retourna et effleura deux lèvres parfumées : c’était la main, c’étaient les lèvres d’Emma.

 

C’était dans ses bras, et non dans ceux de sa mère, on se le rappelle, que l’enfant était mort, et, tandis que sa mère dormait, ou, les yeux fermés, roulait sous son front assombri par la haine ses projets de vengeance, c’était encore Emma qui venait accomplir, ne voulant pas que les mains brutales d’un matelot touchassent ce corps délicat, le pieux devoir de l’ensevelissement.

 

Nelson lui baisa respectueusement la main. Le cœur le plus vaste et le plus ardent, s’il n’est point dénué de toute poésie, a, devant la mort, de suprêmes pudeurs.

 

En remontant sur la dunette, il y trouva le roi.

 

Encore plein du spectacle funèbre dont il emportait le souvenir avec lui, Nelson s’attendait à avoir le cœur d’un père à consoler : Nelson se trompait. Le roi se trouvait mieux, le roi avait faim : le roi venait recommander à Nelson le plat de macaroni sans lequel il n’y avait point pour lui de dîner possible.

 

Puis, comme on avait en vue tout l’archipel lipariote, il s’informa du nom de chacune des îles, qu’il montrait du doigt à Nelson, lui racontant qu’il avait eu dans sa jeunesse un régiment de jeunes hommes tirés tous de ces îles, et qu’il appelait ses Lipariotes.

 

Alors vint le récit d’une fête qu’il avait, quelques années auparavant, donnée aux officiers de ce régiment, fête dans laquelle lui, Ferdinand, habillé en cuisinier, jouait le rôle de maître d’hôtel, tandis que la reine, vêtue d’un costume de paysanne et entourée des plus jolies femmes de sa cour, remplissait celui d’hôtelière.

 

Ce jour-là, Ferdinand avait lui-même une immense chaudronnée de macaroni, et jamais il n’en avait mangé de pareil. En outre, comme, la veille, il avait pêché lui-même son poisson dans le golfe de Mergellina, et la surveille tué, lui-même toujours, ses chevreuils, ses sangliers, ses lièvres et ses faisans dans la forêt de Persano, ce dîner lui avait laissé des souvenirs ineffaçables, qui se traduisirent par un profond soupir et ces mots invocateurs :

 

– Pourvu que je trouve autant de gibier dans mes forêts de Sicile que j’en ai ou plutôt que j’en avais dans mes forêts de terre ferme !

 

Ainsi, ce roi, que les Français dépouillaient de son royaume ; ainsi, ce père, auquel la mort enlevait son fils, ne demandait, pour se consoler de ce double malheur, qu’une chose à Dieu : c’était qu’il lui restât au moins des forêts giboyeuses.

 

On doubla vers deux heures de l’après-midi, le cap Cefallu.

 

Deux choses préoccupaient Nelson et lui faisaient interroger tour à tour la mer et la côte : Où pouvaient être Caracciolo et sa frégate ? Comment ferait-il, avec le vent du sud, pour entrer dans la baie de Palerme ?

 

Nelson, qui avait passé sa vie sur l’Atlantique, était peu pratique des mers dans lesquelles il se trouvait et où il avait rarement navigué. Il est vrai qu’il avait à bord, comme nous l’avons vu, deux autres matelots siciliens. Mais comment, lui, Nelson, le premier homme de mer de son époque, recourrait – il à un simple matelot pour diriger un vaisseau de soixante et douze dans la passe de Palerme ?

 

Si l’on arrivait de jour, on ferait des signaux pour demander un pilote ; si l’on arrivait de nuit, on courrait des bordées jusqu’au lendemain matin.

 

Mais, alors, le roi, dans son ignorance des difficultés, demanderait :

 

– Puisque voilà Palerme, pourquoi n’y entrons nous pas ?

 

Et il faudrait répondre :

 

– Parce que je ne connais pas assez l’entrée du port pour m’y engager.

 

Jamais Nelson ne consentirait à faire un pareil aveu.

 

D’ailleurs, dans ce pays si mal organisé, où la vie de l’homme est la moins chère des marchandises, y avait-il même un office de pilotage ?

 

On le saurait bientôt, au reste ; car on commençait à découvrir le mont Pellegrino, qui s’élève et s’allonge à l’occident de Palerme, et, vers les cinq heures du soir, c’est-à-dire au jour tombant, on serait en vue de la capitale de la Sicile.

 

Le roi était descendu vers deux heures, et, comme son macaroni avait été fait d’après ses instructions, il avait parfaitement dîné. La reine était restée sur son lit, sous prétexte de malaise ; les jeunes princesses et le prince Léopold s’étaient mis à table avec leur père.

 

Vers trois heures et demie, au moment où l’on allait doubler le cap, le roi, suivi de Jupiter, qui avait assez bien supporté la traversée, et du jeune prince Léopold, vinrent rejoindre Nelson sur la dunette. L’amiral était soucieux, car il interrogeait vainement la mer, et nulle part on n’apercevait la Minerve.

 

C’eût été un grand triomphe pour lui d’arriver avant l’amiral napolitain ; mais, au contraire, selon toute probabilité, c’était l’amiral napolitain qui était arrivé avant lui.

 

Vers quatre heures, on doubla le cap. Le vent soufflait avec force du sud-sud-est. On ne pouvait entrer dans le port qu’en courant des bordées, et, en courant des bordées, on pouvait s’échouer sur quelques bas-fonds ou toucher sur quelque rocher.

 

Aussitôt que le port fut en vue, Nelson fit donc des signaux pour qu’on lui envoyât un pilote.

 

À l’aide d’une excellente longue-vue, Nelson pouvait distinguer tous les bâtiments en rade, et n’eut point de peine à reconnaître, en avant de tous et comme un soldat au port d’arme attendant son chef, la Minerve avec tous ses agrès intacts et se balançant sur ses ancres.

 

Il se mordit les lèvres avec dépit : ce qu’il craignait était arrivé.

 

La nuit venait rapidement. Nelson multipliait ses signaux, et, impatient de ne voir venir aucune barque, tira un coup de canon, après avoir eu la précaution de faire prévenir la reine que ce coup de canon avait pour but de faire venir un pilote.

 

L’obscurité était déjà assez épaisse pour que le fond du golfe disparût, et que l’on ne vît plus que les nombreuses lumières de Palerme qui trouaient, pour ainsi dire, les ténèbres. Nelson allait ordonner de tirer un second coup de canon, lorsque Henry, qui explorait la mer avec une excellente lunette de nuit, annonça qu’une barque se dirigeait sur le Van-Guard.

 

Nelson prit la lunette des mains de Henry et vit effectivement venir, avec sa toile triangulaire, une barque montée par quatre matelots et par un homme couvert du grossier caban des matelots siciliens.

 

– Holà ! de la barque ! cria le matelot en vigie, que voulez-vous ?

 

– Pilote, répondit simplement l’homme au caban.

 

– Jetez un cordage à cet homme et amarrez sa barque au bâtiment, dit Nelson.

 

Le vaisseau se présentait par bâbord. Il amena sa voile. Les quatre matelots prirent leurs rames et accostèrent le Van-Guard.

 

On jeta une corde au pilote, qui la saisit, et, s’aidant, en marin exercé, des anfractuosités du bâtiment, entra par un des sabords dans la batterie haute et apparut bientôt sur le pont.

 

Il se dirigea droit au poste du commandement, où l’attendaient Nelson, le capitaine Henry, le roi et le prince royal.

 

– Vous vous êtes bien fait attendre, lui dit Henry en italien.

 

– Je suis venu au premier coup de canon, capitaine.

 

– Vous n’aviez donc pas vu les signaux ?

 

Le pilote ne répondit point.

 

– Voyons, dit Nelson, ne perdons pas de temps ; demandez-lui en italien, Henry, s’il est pratique du port et s’il répond de conduire sans accident un vaisseau de haut bord à son ancrage.

 

– Je parle votre langue, milord, répondit le pilote en excellent anglais. Je suis pratique du port et je réponds de tout.

 

– C’est bien, dit Nelson. Commandez la manœuvre : vous êtes le maître ici. Seulement, n’oubliez pas que vous manœuvrez un bâtiment monté par vos souverains.

 

– Je sais que j’ai cet honneur, milord.

 

Puis, sans prendre le porte-voix que lui tendait Henry, d’une voix sonore qui retentit d’un bout à l’autre du vaisseau, il commanda la manœuvre en aussi bon anglais et avec des termes aussi techniques que s’il eût servi dans la marine du roi George.

 

Comme un cheval qui se sent monté par un écuyer habile et qui comprend que toute l’opposition qu’il pourrait faire à sa volonté serait inutile, le Van-Guard s’inclina sous le commandement du pilote, et obéit non-seulement sans résistance, mais avec une espèce d’empressement qui n’échappa point au roi.

 

Ferdinand s’approcha du pilote, dont Nelson et Henry, mus du même sentiment d’orgueil national, s’étaient éloignés.

 

– Mon ami, lui demanda le roi, est-ce que tu crois que je pourrai descendre ce soir ?

 

– Rien n’empêchera Votre Majesté : avant une heure, nous serons au mouillage.

 

– Quel est le meilleur hôtel de Palerme ?

 

– Le roi, je suppose, ne descendra point dans un hôtel lorsqu’il a le palais du roi Roger.

 

– Où personne ne m’attend, où je ne trouverai pas à manger, où les intendants, qui ne se doutent pas de mon arrivée, auront volé jusqu’aux draps de mon lit !

 

– Votre Majesté, au contraire, trouvera toutes choses en ordre… L’amiral Caracciolo, arrivé à Palerme ce matin, à huit heures, a, je le sais, veillé à tout.

 

– Et comment le sais-tu ?

 

– C’est moi qui suis le pilote de l’amiral, et je puis répondre à Votre Majesté que, mouillé à huit heures, il était à neuf heures au palais.

 

– Alors, je n’aurai à m’occuper que d’une voiture ?

 

– Comme l’amiral avait prévu que Votre Majesté arriverait dans la soirée, depuis cinq heures du soir trois carrosses stationnent à la Marine.

 

– En vérité, dit le roi, l’amiral Caracciolo est un homme précieux, et, si jamais je fais un voyage par terre, je le prendrai pour mon maréchal des logis.

 

– Ce serait un grand honneur pour lui, sire, moins pour le poste en lui-même que pour la confiance qu’il indiquerait.

 

– Et avait-il subi de grandes avaries pendant la tempête, l’amiral ?

 

– Aucune.

 

– Décidément, murmura le roi en se grattant l’oreille, j’eusse bien fait de tenir la parole que je lui avais donnée.

 

Le pilote tressaillit.

 

– Quoi ? demanda le roi.

 

– Rien, sire, si ce n’est que l’amiral serait bien heureux, je crois, s’il entendait sortir de la bouche de Votre Majesté les paroles que je viens d’entendre.

 

– Ah ! je ne m’en cache pas.

 

Puis, se tournant vers Nelson :

 

– Savez-vous, milord, lui dit-il, que l’amiral est arrivé ce matin, à huit heures, sans la plus petite avarie. Il faut qu’il soit sorcier, puisque le Van-Guard, quoique commandé par vous, c’est-à-dire par le premier marin du monde, a perdu ses perroquets, sa voile de grand foc et – comment dites-vous cela ? – sa cira… sa civadière.

 

– Dois-je traduire à milord ce que Sa Majesté vient de dire ? demanda Henry.

 

– Pourquoi pas ? répliqua le roi.

 

– Littéralement.

 

– Littéralement, si cela vous fait plaisir.

 

Henry traduisit les paroles du roi à Nelson.

 

– Sire, répondit froidement Nelson, Votre Majesté était libre de choisir entre le Van-Guard et la Minerve ; elle a choisi le Van-Guard, et tout ce que peuvent faire le bois, le fer et la toile réunis, le Van-Guard l’a fait.

 

– C’est égal, dit le roi, qui prenait plaisir à se venger de Nelson à l’endroit de la pression que, par son intermédiaire, l’Angleterre opérait sur lui, et qui avait sur le cœur sa flotte brûlée, si j’étais venu par la Minerve, je serais arrivé depuis le matin, et j’aurais passé une bonne journée à terre. Mais cela ne fait rien ; je ne vous en suis pas moins reconnaissant, milord : vous avez fait de votre mieux.

 

Et il ajouta avec sa feinte bonhomie :

 

– Qui fait ce qu’il peut, fait ce qu’il doit.

 

Nelson se mordit les lèvres, frappa du pied, et, laissant le capitaine Henry sur le pont, rentra dans sa cabine.

 

En ce moment, le pilote criait :

 

– Chacun à son poste, pour le mouillage !

 

Le mouillage, comme l’appareillage, est un des moments solennels d’un grand bâtiment de guerre. Aussi, dès que l’ordre de se rendre à son poste, pour le mouillage, fut donné, le silence le plus profond régna-t-il à bord.

 

En général, ce silence observé par les passagers eux-mêmes a quelque chose de prestigieux : huit cents hommes, attentifs et muets, attendent un mot.

 

L’officier de manœuvre, le porte-voix à la main, répéta et le maître d’équipage traduisit au sifflet l’ordre donné par le pilote.

 

Aussitôt, les matelots, rangés sur les cordages, commencèrent à hâler d’ensemble. Les vergues pivotèrent comme par magie, et le Van-Guard, frémissant, passa entre les navires déjà ancrés sans en heurter aucun, et, malgré le peu d’espace qu’il avait pour évoluer, il arriva fièrement au lieu destiné pour son mouillage.

 

Pendant cette manœuvre, la plupart des voiles avaient été carguées et pendaient en festons sous les vergues. Celles qui étaient encore ouvertes ne servaient qu’à amortir la trop grande vitesse du bâtiment. Le pilote avait placé au gouvernail le matelot sicilien qui avait déjà donné à lord Nelson des renseignements sur les courants et les contre-courants du détroit.

 

– Mouillez ! cria le pilote.

 

Le porte-voix de l’officier de manœuvre et le sifflet du contre-maître répétèrent le commandement.

 

Aussitôt, l’ancre se détacha des flancs du vaisseau et tomba avec fracas à la mer : la chaîne massive la suivit en serpentant et faisant jaillir des étincelles des écubiers.

 

Le vaisseau gronda et frémit, ébranlé jusqu’au plus profond de ses entrailles ; il craqua dans toute sa membrure, et, au milieu de la mer bouillonnant à son avant, une dernière secousse se fît sentir, et l’ancre mordit le fond.

 

L’œuvre du pilote était accomplie : il n’avait plus rien à faire. Il s’approcha respectueusement de Henry et le salua.

 

Henry lui présenta vingt guinées qu’il était chargé, par lord Nelson, de lui remettre.

 

Mais le pilote secoua la tête en souriant, et, repoussant la main de Henry :

 

– Je suis payé par mon gouvernement, dit-il, et, d’ailleurs, je ne reçois d’argent qu’à l’effigie du roi Ferdinand ou du roi Charles.

 

Le roi ne l’avait point un instant perdu des yeux, et, au moment où il passait près de lui en s’inclinant, il le saisit par la main.

 

– Dis donc, l’ami, lui demanda-t-il, peux-tu me rendre un petit service ?

 

– Que le roi ordonne, et, s’il est au pouvoir d’un homme d’exécuter son ordre, son ordre sera exécuté.

 

– Peux-tu me conduire à terre ?

 

– Rien de plus facile, sire… Mais cette pauvre barque, bonne pour un pilote, est-elle digne d’un roi ?

 

– Je te demande si tu peux me conduire à terre ?

 

– Oui, sire.

 

– Eh bien, conduis-moi.

 

Le pilote s’inclina, et, revenant à Henry :

 

– Capitaine, dit-il, le roi veut aller à terre ; ayez la bonté de faire descendre l’escalier d’honneur.

 

Le capitaine Henry demeura un instant stupéfait de ce désir du roi.

 

– Eh bien ? demanda le roi.

 

– Sire, répondit Henry, je dois transmettre le désir de Votre Majesté à lord Nelson : nul ne peut quitter le vaisseau de Sa Majesté Britannique sans l’ordre de l’amiral.

 

– Pas même moi ? dit le roi. Ainsi, je suis prisonnier sur le Van-Guard ?

 

– Le roi n’est prisonnier nulle part ; mais plus le voyageur est illustre, plus son hôte se croirait en disgrâce si le voyageur partait sans prendre congé de lui.

 

Et, saluant le roi, Henry se dirigea vers le cabinet.

 

– Anglais maudits ! murmura le roi entre ses dents, je ne sais à quoi tient que je ne me fasse jacobin pour n’avoir désormais plus d’ordres à recevoir de vous !

 

Ce désir du roi n’avait pas moins étonné Nelson que Henry. Aussi l’amiral monta-t-il rapidement sur la dunette.

 

– Est-il vrai, demanda-t-il s’adressant au roi, au mépris de l’étiquette qui ne veut pas que l’on interroge les souverains, est-il vrai que le roi veuille quitter le Van-Guard à l’instant ?

 

– Rien de plus vrai, mon cher lord, dit le roi. Je suis à merveille sur le Van-Guard ; mais je serai encore mieux à terre. Décidément, je n’étais pas né pour être marin.

 

– Votre Majesté ne reviendra point sur cette résolution ?

 

– Non, je vous le proteste, mon cher amiral.

 

– Le grand canot à la mer ! cria Nelson.

 

– Inutile, dit le roi. Que Votre Seigneurie ne dérange pas ces braves gens, qui sont fatigués.

 

– Mais je ne puis croire à ce que m’a dit le capitaine Henry.

 

– Que vous a dit le capitaine Henry, milord ?

 

– Que le roi voulait descendre à terre dans la barque de ce marin.

 

– C’est la vérité. Il me parait à la fois un habile homme et un fidèle sujet. Je crois donc pouvoir me fier à lui.

 

– Mais, sire, je ne puis permettre qu’un autre patron que moi, qu’un autre canot que celui du Van-Guard, et que d’autres matelots que ceux de Sa Majesté Britannique vous déposent à terre.

 

– Alors, fit le roi, comme je le disais au capitaine Henry tout à l’heure, je suis prisonnier.

 

– Plutôt que de laisser le roi un instant dans cette croyance, je m’inclinerai à l’instant même devant son désir.

 

– À la bonne heure ; c’est le moyen de nous quitter bons amis, milord.

 

– Mais la reine ? insista Nelson.

 

– Oh ! la reine est fatiguée ; la reine est souffrante : ce serait un grand embarras pour elle et les jeunes princesses de quitter ce soir le Van-Guard. La reine débarquera demain. Je vous la recommande, milord, avec tout le reste de ma cour.

 

– Irai-je avec vous, mon père ? demanda le jeune prince Léopold.

 

– Non ; non, répondit le roi. Que dirait la reine si je lui prenais son favori !

 

Nelson s’inclina.

 

– Descendez l’escalier de tribord, dit-il.

 

L’escalier fut descendu : le pilote s’affala à un cordage, et fut, en quelques secondes, dans la barque, qu’il amena au pied de l’échelle.

 

– Milord Nelson, dit le roi, au moment de quitter votre bâtiment, laissez-moi vous dire que je n’oublierai jamais les attentions dont nous avons été comblés à bord du Van-Guard, et, demain, vos matelots recevront une preuve de ma satisfaction.

 

Nelson s’inclina une seconde fois, mais cette fois sans répondre. Le roi descendit l’escalier et s’assit dans la barque avec un soupir d’allégement qui fut entendu de l’amiral resté sur la première marche.

 

– Pousse ! dit le pilote au matelot qui tenait la gaffe.

 

La barque se détacha de l’escalier et s’en éloigna.

 

– Nagez, mes garçons, et vivement ! dit le pilote.

 

Les quatre avirons tombèrent en cadence dans la mer, et, sous leur vigoureuse impulsion, la barque s’avança vers la Marine, c’est-à-dire vers l’endroit du port où attendaient les voitures du roi, en face de la rue de Tolède.

 

Le pilote sauta le premier à terre, tira la barque et l’assujettit contre la jetée.

 

Mais, avant qu’il eût tendu la main au roi, le roi avait pris son élan et avait sauté sur le quai.

 

– Ah ! dit-il avec une joyeuse exclamation, me voilà donc sur la terre ferme. Que le diable emporte maintenant le roi George, l’amirauté, lord Nelson, le Van-Guard et toute la flotte de Sa Majesté Britannique ! Tiens, mon ami, voilà pour toi.

 

Et il tendit sa bourse au pilote.

 

– Merci, sire, répondit celui-ci en faisant un pas en arrière, mais Votre Majesté a entendu ce que j’ai répondu au capitaine Henry. Je suis payé par mon gouvernement.

 

– Et tu as même ajouté que tu ne recevais d’argent qu’à l’effigie du roi Ferdinand et du roi Charles : prends donc.

 

– Sire, êtes-vous sûr que celui que vous me donnez ne soit pas à l’effigie du roi George ?

 

– Tu es un hardi coquin de vouloir donner une leçon à ton roi. En tout cas, apprends une chose, c’est que, si j’ai reçu de l’argent de l’Angleterre, elle m’en fait payer cher les intérêts. L’argent est pour tes hommes, et cette montre sera pour toi. Si jamais je redeviens roi et que tu aies quelque grâce à me demander, tu viendras à moi, tu me présenteras cette montre, et la grâce te sera accordée.

 

– Demain, sire, dit le pilote en prenant la montre et en jetant la bourse à ses matelots, je serai au palais, et j’espère que Votre Majesté ne me refusera pas la grâce que j’aurai l’honneur de lui demander.

 

– Eh bien, dit le roi, celui-là n’aura point perdu de temps.

 

Et, sautant dans celle des trois voitures qui était la plus rapprochée de lui :

 

– Au palais royal ! dit-il.

 

La voiture partit au galop.

 

CIII

QUELLE ÉTAIT LA GRÂCE QU’AVAIT À DEMANDER LE PILOTE.

 

Prévenu par l’amiral Caracciolo de l’arrivée du roi, le gouverneur du château avait officiellement annoncé cette arrivée aux autorités de Palerme.

 

Le syndic, la municipalité, les magistrats et le haut clergé de Palerme attendaient le roi depuis trois heures de l’après-midi dans la grande cour du palais. Le roi, qui avait besoin de manger et aussi de dormir, se dit que c’étaient trois discours à entendre, et il en frissonna de la pointe des pieds à la racine des cheveux.

 

Aussi, prenant le premier la parole :

 

– Messieurs, dit-il, quel que soit votre talent d’orateurs, je doute que vous trouviez moyen de me dire quelque chose d’agréable. J’ai voulu faire la guerre aux Français, et ils m’ont battu ; j’ai voulu défendre Naples, et j’ai été forcé de la quitter ; je me suis embarqué, et j’ai essuyé une tempête. Me dire que ma présence vous réjouit serait me dire que vous êtes contents des malheurs qui m’arrivent, et, par-dessus tout, en me disant cela, vous m’empêcheriez de souper et de me coucher ; ce qui, dans ce moment, me serait plus désagréable encore que d’avoir été battu par les Français, d’avoir été forcé de me sauver de Naples, et d’avoir eu, pendant trois jours, le mal de mer et la perspective d’être mangé par les poissons, attendu que je meurs de faim et de sommeil. Sur ce, je regarde vos discours comme faits, monsieur le syndic et messieurs du corps municipal. Je donne dix mille ducats pour les pauvres : vous pouvez les envoyer prendre demain.

 

Avisant alors l’évêque au milieu de son clergé :

 

– Monseigneur, dit-il, demain, à Sainte-Rosalie, vous direz un Te Deum d’actions de grâces pour la façon miraculeuse dont j’ai échappé au naufrage. J’y renouvellerai solennellement le vœu que j’ai fait à saint François de Paule de lui bâtir une église sur le modèle de Saint-Pierre de Rome, et vous nous désignerez les membres de votre clergé les plus méritants. Si réduits que soient nos moyens, nous tâcherons de les récompenser selon leurs mérites.

 

Puis, se tournant vers les magistrats et reconnaissant à leur tête le président Cardillo :

 

– Ah ! ah ! c’est vous, maître Cardillo ! lui dit-il.

 

– Oui, sire, répondit le président en saluant jusqu’à terre.

 

– Êtes-vous toujours mauvais joueur ?

 

– Toujours, sire.

 

– Et chasseur enragé ?

 

– Plus que jamais.

 

– C’est bien. Je vous invite à mon jeu, à la condition que vous m’inviterez à vos chasses.

 

– C’est un double honneur que me fait Votre Majesté.

 

– Maintenant, messieurs, continua le roi s’adressant à tout le monde, si vous avez aussi faim et aussi soif que moi, j’ai un bon conseil à vous donner : c’est de faire comme moi, c’est-à-dire de souper et vous coucher après.

 

Cette invitation était un congé bien en règle ; aussi la triple députation se retira-t-elle après avoir salué le roi.

 

Ferdinand, éclairé par quatre domestiques, monta le grand escalier d’honneur, suivi par Jupiter, le seul convive qu’il eût jugé à propos de retenir.

 

Un dîner de trente couverts était servi.

 

Le roi s’assit à une extrémité de la table et fit asseoir Jupiter à l’autre, garda un domestique pour lui et en donna deux à son chien, auquel il fit servir de tous les plats qu’il mangea.

 

Jamais Jupiter ne s’était trouvé à pareille fête.

 

Puis, après le souper, Ferdinand l’emmena dans sa chambre, lui fit apporter, au pied de son lit, les tapis les plus moelleux, et, passant, avant de se coucher lui-même, la main sur la belle tête intelligente du fidèle animal :

 

– J’espère, dit-il, que tu ne diras pas, comme je sais quel poëte, que l’escalier d’autrui est rude et que le pain de l’exil est amer.

 

Sur quoi, il s’endormit, rêva qu’il faisait une pêche miraculeuse dans le golfe de Castellamare et tuait des sangliers par centaines dans la forêt de Ficuzza.

 

L’ordre était donné à Naples, lorsque le roi n’avait pas sonné à huit heures, d’entrer dans sa chambre et de l’éveiller ; mais, comme le même ordre n’avait pas été donné à Palerme, le roi se réveilla et sonna à dix heures seulement.

 

Pendant la matinée, la reine, le prince Léopold, les princesses, les ministres et les courtisans avaient débarqué et avaient cherché leurs logements, les uns au palais, les autres dans la ville. Le corps du petit prince avait, en outre, été porté dans la chapelle du roi Roger.

 

Le roi demeura un instant soucieux et se leva. Cette dernière circonstance qu’il paraissait avoir complétement oubliée, maintenant qu’il était hors de danger, pesait-elle plus tristement sur son cœur paternel, ou bien réfléchissait-il que saint François de Paule avait un peu lésiné dans la protection qu’il lui avait accordée, et qu’en bâtissant l’église qu’il avait votée, il allait payer bien cher une protection qui s’était si incomplétement étendue sur sa famille ?

 

Le roi donna l’ordre que le corps du jeune prince restât exposé toute la journée dans la chapelle et qu’il fût, le lendemain, enterré sans aucune solennité.

 

Sa mort seulement serait signifiée aux autres cours, et celle des Deux-Siciles, réduite à la Sicile seule, porterait un deuil de quinze jours en violet.

 

Cet ordre donné, on annonça au roi que l’amiral Caracciolo, qui, la veille, comme nous le savons déjà par le récit du pilote, avait fait le maréchal des logis pour le roi et la famille royale, sollicitait l’honneur d’être reçu par Sa Majesté et attendait son bon plaisir dans l’antichambre.

 

Le roi s’était rattaché à Caracciolo de toute l’antipathie que commençait à lui inspirer Nelson ; aussi s’empressa-t-il d’ordonner qu’on le fit entrer dans le cabinet-bibliothèque attenant à sa chambre à coucher, et, dans son empressement à voir l’amiral, y entra-t-il lui-même avant d’être complétement habillé, et, donnant à son visage l’expression la plus riante possible :

 

– Ah ! mon cher amiral, lui dit-il, je suis bien aise de te voir, d’abord pour te remercier de ce qu’étant arrivé avant moi, tu as aussitôt pensé à moi.

 

L’amiral s’inclina, et, sans que le bon accueil du roi changeât rien à la gravité de son visage :

 

– Sire, dit-il, c’était mon devoir comme fidèle et obéissant sujet de Votre Majesté.

 

– Puis je voulais te faire des compliments sur la façon dont tu as manœuvré ta frégate au milieu de la tempête. Sais-tu que tu as failli faire crever Nelson de rage ? J’aurais bien ri, je t’en réponds, si je n’avais pas eu si grand’peur.

 

– L’amiral Nelson, répondit Caracciolo, ne pouvait faire, avec un bâtiment lourd et mutilé comme le Van-Guard, ce que je pouvais faire avec ma frégate, bâtiment léger de construction moderne, et qui n’a jamais souffert. L’amiral Nelson a fait ce qu’il a pu.

 

– C’est ce que je lui ai dit, avec un autre sens peut-être, mais absolument dans les mêmes termes, et j’ai même ajouté que j’avais un profond regret de t’avoir manqué de parole et d’être venu avec lui, au lieu d’être venu avec toi.

 

– Je le sais, sire, et j’en suis profondément touché.

 

– Tu le sais ! et qui te l’a dit ? Ah ! je comprends : le pilote ?

 

Caracciolo ne répondit point à la question du roi. Mais, au bout d’un instant :

 

– Sire, dit-il, je viens demander une grâce au roi.

 

– Bien ! tu tombes dans un bon moment ! Parle.

 

– Je viens demander au roi de vouloir bien accepter ma démission d’amiral de la flotte napolitaine.

 

Le roi recula d’un pas, tant il s’attendait peu à cette demande.

 

– Ta démission d’amiral de la flotte napolitaine ! dit-il. Et pourquoi ?

 

– D’abord, sire, parce qu’il est inutile d’avoir un amiral quand on n’a plus de flotte.

 

– Oui, je le sais bien, dit le roi avec une visible expression de colère, milord Nelson l’a brûlée ; mais, un jour où l’autre, nous serons les maîtres chez nous, et nous la reconstruirons.

 

– Mais, alors, répondit froidement Caracciolo, comme j’ai perdu la confiance de Votre Majesté, je ne pourrai plus la commander.

 

– Tu as perdu ma confiance, toi, Caracciolo ?

 

– J’aime mieux croire cela, sire, que d’avoir à reprocher, à un roi dans les veines duquel coule le plus vieux sang royal d’Europe, d’avoir manqué à sa parole.

 

– Oui, c’est vrai, dit le roi, je t’avais promis…

 

– De ne point quitter Naples, d’abord, ou, si vous le quittiez, de ne le quitter que sur mon bâtiment.

 

– Voyons, mon cher Caracciolo ! dit le roi tendant la main à l’amiral.

 

L’amiral prit la main du roi, la baisa respectueusement, fit un pas en arrière, et tira un papier de sa poche.

 

– Sire, dit-il, voici ma démission, que je prie Votre Majesté d’accepter.

 

– Eh bien, non, je ne l’accepte pas, ta démission, je la refuse.

 

– Votre Majesté n’en a pas le droit.

 

– Comment, je n’en ai pas le droit ? Je n’ai pas le droit de refuser ta démission ?

 

: – Non, sire ; car Votre Majesté m’a promis hier de m’accorder la première grâce que je lui demanderais ; eh bien, cette grâce, c’est de vouloir bien recevoir et accepter ma démission.

 

– Hier, je t’ai promis ?… Tu deviens fou !

 

Caracciolo secoua la tête.

 

– J’ai toute ma raison, sire.

 

– Hier, je ne t’ai point vu.

 

– C’est-à-dire que Votre Majesté ne m’a point reconnu. Mais peut être reconnaîtra-t-elle cette montre ?

 

Et Caracciolo tira de sa poitrine une montre magnifique, ornée du portrait du roi et enrichie de diamants.

 

– Le pilote ! s’écria le roi en reconnaissant la montre qu’il avait donnée, la veille, à l’homme qui, si habilement, l’avait conduit dans le port ; le pilote !

 

– C’était moi, sire, répondit Caracciolo en s’inclinant.

 

– Comment ! tu as consenti, toi, un amiral, à faire le métier de pilote ?

 

– Sire, il n’y a point de métier inférieur quand il s’agit du salut du roi.

 

La figure de Ferdinand prit une expression de mélancolie qu’elle ne revêtait qu’à de bien rares intervalles.

 

– En vérité, dit-il, je suis un prince bien malheureux : ou l’on éloigne mes amis de moi, ou ils s’éloignent de moi eux-mêmes.

 

– Sire, répondit Caracciolo, vous avez tort de vous en prendre à Dieu du mal que vous faites ou du mal que vous laissez faire. Dieu vous a donné pour père un roi non-seulement puissant, mais illustre ; vous aviez un frère aîné qui devait hériter du sceptre et de la couronne de Naples : Dieu a permis que la folie le touchât du doigt au front et l’écartât de votre chemin. Vous êtes homme, vous êtes roi, vous avez la volonté, vous avez le pouvoir ; doué du libre arbitre, vous pouvez choisir entre le bien et le mal, le bon et le mauvais : vous choisissez le mal, sire, de sorte que le bien et le bon s’éloignent de vous.

 

– Caracciolo, dit le roi, plus triste qu’irrité, sais-tu que personne ne m’a jamais parlé comme tu me parles ?

 

– Parce qu’à part un homme qui, comme moi, aime le roi et veut le bien de l’État, Votre Majesté n’a autour d’elle que des courtisans qui n’aiment qu’eux-mêmes et ne veulent que les honneurs de la fortune.

 

– Et cet homme, quel est-il ?

 

– Celui que le roi avait oublié à Naples, et que j’ai transporté, moi, en Sicile, le cardinal Ruffo.

 

– Le cardinal sait, comme toi, que je suis toujours prêt à le recevoir et à l’écouter.

 

– Oui, sire ; seulement, après nous avoir reçus et écoutés, vous suivrez les conseils de la reine, d’Acton et de Nelson. Sire, je suis désespéré de manquer au respect que je dois à une auguste personne, mais ces trois noms seront maudits dans les temps et dans l’éternité.

 

– Et crois-tu que je ne les maudisse pas, moi ? dit le roi ; crois-tu que je ne voie pas qu’ils mènent l’État à sa ruine, et moi à ma perte ? Je suis un imbécile, mais je ne suis pas un sot.

 

– Eh bien, alors, luttez, sire !

 

– Lutter, lutter ! cela t’est bien aisé à dire, à toi. Je ne suis pas un homme de lutte, Dieu ne m’a pas créé pour le combat. Je suis un homme de sensations et de plaisirs, un bon cœur que l’on rend mauvais à force de le tourmenter et de l’aigrir. Ils sont là trois ou quatre à se disputer le pouvoir, à tirailler, l’un la couronne, l’autre le sceptre… Je les laisse faire. Le sceptre, la couronne, c’est mon Calvaire ; le trône, c’est mon Golgotha. Je n’ai point demandé à Dieu d’être roi. J’aime la chasse, la pêche, les chevaux, les belles filles, et n’ai pas d’autre ambition. Avec dix mille ducats de rente et la liberté de vivre à ma guise, j’eusse été l’homme le plus heureux de la terre. Mais non, sous prétexte que je suis roi, on ne me laisse pas un instant de repos. Cela se comprendrait si je régnais ; mais ce sont les autres qui règnent sous mon nom, ce sont les autres qui font la guerre, et c’est moi qui reçois les coups ; ce sont les autres qui font les fautes, et c’est moi qui, officiellement, dois les réparer. Tu me demandes ta démission, tu as bien raison ; mais c’est aux autres que tu devrais la demander, car ce sont eux que tu sers, et non pas moi.

 

– Et voilà pourquoi, voulant servir mon roi, et non les autres, je désire rentrer dans cette vie privée que Votre Majesté ambitionnait tout à l’heure. Sire, pour la troisième fois, je supplie donc Votre Majesté de vouloir bien accepter ma démission, et, au besoin, je l’en adjure, au nom de la parole qu’elle m’a donnée hier.

 

Et Caracciolo présenta au roi d’une main sa démission et de l’autre une plume pour l’accepter.

 

– Tu le veux ? dit le roi.

 

– Sire, je vous en supplie.

 

– Et, si je signe, où iras-tu ?

 

– Je retournerai à Naples, sire.

 

– Qu’iras-tu faire à Naples ?

 

– Servir mon pays, sire. Naples est dans cette situation où elle a besoin de l’intelligence et du courage de tous ses enfants.

 

– Prends garde à ce que tu feras à Naples, Caracciolo !

 

– Sire, je tâcherai de m’y conduire comme je l’ai fait jusqu’ici, en honnête homme et en bon citoyen.

 

– Cela te regarde. Tu insistes toujours ?

 

Caracciolo se contenta de montrer à Ferdinand, du bout du doigt, la montre qu’il avait déposée sur la table.

 

– Tête de fer ! dit le roi avec impatience.

 

Et, prenant la plume, il écrivit au bas de la démission :

 

« Accordé ; mais que le chevalier Caracciolo n’oublie pas que Naples est au pouvoir de mes ennemis. »

 

Et il signa, comme d’habitude : FERDINAND B.[5]»

 

Caracciolo jeta les yeux sur les trois lignes que venait d’écrire le roi, plia sa démission, la tint dans sa poche, salua respectueusement Ferdinand, et s’apprêta à sortir.

 

– Tu oublies ta montre, dit le roi.

 

– Cette montre n’a pas été donnée à l’amiral, elle a été donnée au pilote. Sire, hier, le pilote n’existait point ; aujourd’hui, l’amiral n’existe plus.

 

– Mais j’espère, dit le roi avec cette dignité qui de temps en temps, apparaissait chez lui comme un éclair, j’espère que l’ami leur survit. Prends cette montre, et, si jamais tu es prêt à trahir ton roi, regarde le portrait de celui qui te l’a donnée.

 

– Sire, répondit Caracciolo, je ne suis plus au service du roi ; je suis simple citoyen : je ferai ce que m’ordonnera mon pays.

 

Et il sortit, laissant le roi non-seulement triste, mais rêveur.

 

Le lendemain, ainsi que Ferdinand l’avait ordonné, les obsèques de son fils le prince Albert eurent lieu sans pompe, comme eussent eu lieu celles d’un enfant ordinaire.

 

Le corps fut déposé dans les caveaux de la chapelle du château connue sous le nom de chapelle du roi Roger.

 

CIV

LA ROYAUTÉ À PALERME.

 

Nous avons vu, dans un des chapitres précédents, que la première chose que le roi avait réorganisée avant son conseil des ministres, et aussitôt son arrivée à Palerme, c’était sa partie de reversi.

 

Par bonheur, comme l’avait pensé Ferdinand, le duc d’Ascoli, dont il ne s’était pas occupé, avait trouvé moyen de passer en Sicile, poussé par ce dévouement naïf et persévérant qui était sa principale vertu, vertu dont le roi ne lui savait pas plus gré qu’à Jupiter de sa fidélité.

 

Le duc d’Ascoli était allé trouver Caracciolo pour lui demander passage à son bord, et, comme Caracciolo savait que le duc d’Ascoli était le meilleur et le plus désintéressé des amis du roi, il avait à l’instant même accordé au duc ce qu’il lui demandait.

 

Le roi trouva donc, au nombre des personnes qui, dès le soir de son arrivée, vinrent lui faire leur cour, son compagnon de fuite d’Albano, le duc d’Ascoli. Mais sa présence n’étonna point le roi, et, pour tout compliment :

 

– Je savais bien, lui dit-il, que tu trouverais moyen de venir.

 

On se rappelle, en outre, qu’au nombre des magistrats qui étaient venus faire leur cour au roi était une vieille connaissance à lui, le président Cardillo, qui ne venait jamais à Naples sans avoir l’honneur de dîner une fois à la table du roi ; en échange de quoi, le roi lui faisait l’honneur, chaque fois qu’il venait à Palerme, d’aller chasser une fois au moins dans son magnifique fief d’Illice.

 

Le roi faisait, en faveur du président Cardillo, une exception à ses sympathies et à ses antipathies. D’habitude, Ferdinand, très-aristocrate, quoique très-populaire, et même très-populacier, exécrait la noblesse de robe. Mais le président Cardillo l’avait séduit par deux puissants attraits. Le roi aimait la chasse, et le président Cardillo était, depuis Nemrod et après le roi Ferdinand, un des plus puissants chasseurs devant Dieu qui eussent jamais existé. Le roi détestait les cheveux à la Titus, les moustaches et les favoris, et le président Cardillo n’avait pas un cheveu sur la tête et pas un poil sur les joues ni au menton ; la majestueuse perruque sous laquelle le digne magistrat dissimulait sa calvitie avait donc le rare privilège d’être bien reçue par le roi. Aussi jeta-t-il immédiatement les yeux sur lui pour faire, avec d’Ascoli et Malaspina, les partenaires habituels de sa partie de reversi.

 

Les autres joueurs sans carte, comme on pourrait dire des ministres sans portefeuille, étaient le prince de Castelcicala, le seul des trois membres de la junte d’État que la reine eût daigné couvrir de sa protection en l’emmenant avec elle ; le marquis de Cirillo, que le roi venait de faire son ministre de l’intérieur, et le prince de San-Cataldo, un des plus riches propriétaires de la Sicile méridionale.

 

Cet attelage du roi, si l’on nous permet de désigner ainsi les trois courtisans qui avaient l’honneur d’être désignés pour son jeu, était bien la plus étrange réunion d’originaux qui se pût voir.

 

Nous connaissons le duc d’Ascoli, auquel à tort nous donnerions le nom de courtisan. Le duc d’Ascoli était une de ces figures sereines, courageuses et loyales comme on en rencontre si rarement à la cour. Son dévouement au roi était désintéressé de toute ambition. Jamais il ne lui était arrivé de solliciter une faveur pécuniaire ou honorifique ; ni, le roi lui ayant offert une de ces faveurs, de lui rappeler qu’il la lui avait offerte, s’il l’oubliait. Le duc d’Ascoli était le type du véritable gentilhomme, amoureux de la royauté comme d’une institution sacro-sainte, s’étant imposé de son plein gré des devoirs avec elle, et convertissant de son plein gré ces devoirs en obligations.

 

Le marquis Malaspina, tout au contraire, était un de ces caractères quinteux, querelleurs et rétifs, qui regimbent à tout, et qui cependant finissent par obéir, quel que soit l’ordre donné par le maître, se vengeant de cette obéissance par des mots piquants et des boutades misanthropiques, mais enfin obéissant. C’était, comme le disait Catherine de Médicis, du duc de Guise, un de ces roseaux peints en fer qui plient quand on appuie dessus.

 

Le quatrième, le président Cardillo, a été déjà esquissé par nous, et nous n’avons plus que quelques traits à ajouter pour compléter son portrait.

 

Le président Cardillo, avant que le roi y vînt, était l’homme le plus violent, et, en même temps, le plus mauvais joueur de la Sicile ; le roi venu, il était, comme César, s’il tenait absolument à rester le premier, obligé d’aller chercher quelque village de la Sardaigne ou de la Calabre.

 

Dès le premier soir où il fut admis au jeu du roi, le président Cardillo donna, par un mot, la mesure de sa soumission à l’étiquette royale.

 

Une des principales préoccupations du joueur au reversi est de se défaire de ses as. Or, le roi Ferdinand, s’étant aperçu que, pouvant se défaire d’un as, il l’avait gardé dans sa main, s’était écrié :

 

– Suis-je assez bête ! je pouvais me défaire de mon as, et je l’ai gardé !

 

– Eh bien, moi, répondit le président, je suis encore plus bête que Votre Majesté ; car, pouvant faire quinola, je ne l’ai point fait.

 

Le roi se mit à rire, et le président, qui était déjà fort dans son estime, y entra d’un nouveau cran. Sa franchise rappelait probablement au roi celle de ses bons lazzaroni.

 

Cela n’était qu’un mot ; mais le président ne se bornait pas toujours aux mots. Il entrait dans la série des faits et des gestes. À la moindre contradiction, par exemple, ou à la moindre faute de son partenaire contre les règles du jeu, il faisait voler les jetons, les cartes, l’argent, les chandeliers. Mais, lorsqu’il se vit assis à la table de Sa Majesté, le pauvre président eut une muselière et fut obligé de ronger son frein.

 

Cela alla bien pendant trois ou quatre soirées. Mais le roi, qui connaissait par expérience le caractère du président, et qui, d’ailleurs, voyait la violence qu’il se faisait, s’amusait à le pousser à bout ; puis, lorsqu’il était près d’éclater, il le regardait et lui adressait la première question venue. Alors le pauvre président, forcé de répondre courtoisement, souriait avec rage, mais en même temps aussi gracieusement qu’il lui était possible, reposait sur la table l’objet quelconque qu’il était prêt à lancer au plafond ou à briser sur le parquet, et s’en prenait aux boutons de son habit, qu’il se contentait d’arracher et que l’on retrouvait le lendemain semés sur le tapis.

 

Le quatrième jour, cependant, le président n’y put tenir. Il jeta au nez du marquis Malaspina les cartes qu’il n’osait jeter au nez du roi, et, comme il tenait son mouchoir d’une main et sa perruque de l’autre, et qu’une sueur de colère ruisselait sur son visage, il se trompa de main, commença par s’essuyer la figure avec sa perruque et finit par se moucher dedans.

 

Le roi pensa mourir de rire et se promit de se donner le plus souvent possible cette comédie.

 

Aussi, Ferdinand se garda-t-il bien de refuser la première invitation de chasse que lui fit le président Cardillo.

 

Le président Cardillo avait, comme nous l’avons dit, un magnifique fief donnant cinq mille onces d’or de revenus à Illice[6] : au milieu de ce fief, s’élevait un château digne de loger un roi.

 

Le roi y arriva la veille de la chasse pour y dîner et pour y coucher.

 

Ferdinand était curieux, il se fit montrer le château dans tous ses détails. Sa chambre, qui était la chambre d’honneur, était en face de celle de son hôte.

 

Le soir, après avoir fait, comme d’habitude, sa partie de reversi et avoir, comme d’habitude encore, exaspéré son hôte, il se coucha ; mais, quoique son lit eût un dais comme un trône, le roi, toujours jeune et neuf à l’endroit de la chasse, se réveilla une heure avant que le cor sonnât la diane.

 

Ne sachant que faire dans son lit, et ne pouvant se rendormir, il eut l’idée de voir quelle figure faisait un président dans son lit, sans perruque et en bonnet de nuit.

 

La chose était d’autant moins indiscrète que le président était veuf.

 

En conséquence, le roi se leva, alluma sa bougie, se dirigea en chemise vers la porte de la chambre de son hôte, tourna la clef et entra.

 

Si grotesque que fut le spectacle auquel s’attendait le roi, il ne pouvait même soupçonner celui qui s’offrit à ses yeux.

 

Le président, sans perruque et en chemise, lui aussi, était assis, au milieu de la chambre, sur cette espèce de trône où M. de Vendôme reçut Alberoni. Le roi, au lieu de s’étonner et de refermer la porte, alla directement à lui, tandis que, surpris à l’improviste, le pauvre président demeurait immobile et sans dire une parole. Le roi, alors, lui mit sa bougie sous le nez pour mieux voir quel visage il faisait, puis commença de faire le tour de la statue et de son piédestal avec une admirable gravité, tandis que la tête seule du président, qui s’appuyait des deux mains sur son siège, pareille à celle d’un magot de la Chine, accompagnait Sa Majesté par un mouvement central pareil à son mouvement circulaire.

 

Enfin, les deux astres, qui accomplissaient leur périple, se retrouvèrent en face l’un de l’autre, et, comme le roi s’était redressé et gardait le silence :

 

– Sire, dit le président avec le plus grand sang-froid, le cas n’étant pas prévu par l’étiquette, dois-je rester assis ou me lever ?

 

– Reste assis, reste assis ! dit le roi ; mais voilà quatre heures qui sonnent, ne nous fais pas attendre.

 

Et Ferdinand sortit de la chambre avec la même gravité qu’il y était entré.

 

Mais, quelque gravité que le roi eût affectée, cette aventure n’en était pas moins une de celles que, dans l’avenir, il avait le plus de plaisir à raconter, toutefois après celle de sa fuite avec Ascoli, fuite dans laquelle, selon lui, Ascoli avait mille chances pour une d’être pendu.

 

La chasse chez le président fut magnifique. Mais quel jour, fut-ce dans la bienheureuse Sicile, peut être sûr de s’écouler sans quelque petit nuage au ciel ? Le roi, nous l’avons dit, était un admirable tireur, et qui n’avait probablement pas son égal. Il ne tirait jamais qu’à balle franche et était toujours sûr de mettre sa balle au défaut de l’épaule ; ce qui, à la chasse au sanglier, est d’une grande importance, parce que l’animal n’est vulnérable mortellement que là. Mais ce qu’il y avait de curieux, c’est qu’il exigeait de ceux qui chassaient avec lui la même adresse que lui.

 

Aussi, le soir de cette première et fameuse chasse qu’il faisait chez le président Cardillo, comme tous les chasseurs étaient réunis autour d’un monceau de sangliers, trophée cynégétique de la journée, il en vit un qui était frappé au ventre.

 

Aussitôt, la rougeur lui monta au front, et, jetant un regard furieux autour de lui :

 

– Quel est, demanda-t-il, le porc qui a fait un pareil coup ?

 

– Moi, sire, répondit Malaspina. Faut-il me pendre pour cela ?

 

– Non, répondit le roi ; mais, les jours de chasse, il faut rester chez vous.

 

Le marquis Malaspina, à partir de ce moment, non-seulement resta chez lui les jours de chasse, mais encore fut remplacé au jeu du roi par le marquis de Circello.

 

Au reste, le jeu du roi n’était pas le seul établi dans le grand salon du palais royal, situé dans le pavillon carré qui surmonte la porte de Montreale. À quelques pas de la table de reversi du roi, il y avait la table de pharaon, où trônait Emma Lyonna, soit qu’elle fît la banque ou pontât. C’était au jeu surtout que l’on pouvait, sur les traits mobiles de la belle Anglaise, étudier le flux et le reflux des passions. Extrême en tout, Emma jouait avec rage, et aimait à plonger ses belles mains dans les flots d’or qu’elle amassait sur ses genoux et qu’elle faisait rouler en fauves cascades de ses genoux sur le tapis vert. Lord Nelson, qui ne jouait jamais, se tenait assis derrière elle ou debout appuyé à son fauteuil, dévorant ses belles épaules de l’œil qui lui restait, ne parlant à personne qu’à elle et toujours à voix basse et en anglais.

 

Là, tandis que le roi jouait à gagner ou à perdre mille ducats au plus, on jouait à en gagner ou en perdre vingt, trente, quarante mille.

 

C’était autour de cette table que se tenaient les plus riches seigneurs de la Sicile, et, au milieu de ces hommes, quelques-uns de ces joueurs heureux qui sont renommés par leur constante fortune au jeu.

 

Si Emma voyait à l’un d’eux une bague ou une épingle qui lui plût, elle la faisait remarquer à Nelson, qui, le lendemain, se présentait chez le propriétaire du diamant, du rubis ou de l’émeraude ; et, à quelque prix que ce fût, l’émeraude, le rubis ou le diamant passait du doigt ou du cou de son propriétaire au doigt ou au cou de la belle favorite.

 

Quant à sir William, occupé d’archéologie ou de politique, il ne voyait rien, n’entendait rien, faisait sa correspondance politique avec Londres, ou classait ses échantillons géologiques.

 

Si l’on nous accusait d’exagérer la cécité conjugale du digne ambassadeur, nous répondrions par cette lettre de Nelson, en date du 12 mars 1799, adressée à sir Spencer Smith, et qui fait partie des lettres et dépêches publiées à Londres, après la mort de l’illustre amiral :

 

« Mon cher monsieur,

 

» Je désire deux ou trois beaux châles de l’Inde, quels qu’en soient les prix. Comme je ne connais personne à Constantinople que je puisse charger de cette emplette, je prends la liberté de vous prier de me faire rendre ce service. J’en payerai le prix avec mille remercîments, soit à Londres, soit partout ailleurs, aussitôt qu’on me le fera connaître.

 

» En faisant ce que je vous demande, vous acquerrez un nouveau titre à la reconnaissance de

 

» Nelson. »

 

Cette lettre n’a pas besoin de commentaires, il nous semble ; elle prouve qu’Emma Lyonna, en épousant sir William, n’avait point tout à fait oublié les habitudes de son ancien métier.

 

Quant à la reine, elle ne jouait jamais, ou du moins jouait sans animation et sans plaisir. Chose étrange, il y avait une passion inconnue à cette femme de passion. En deuil du jeune prince Albert, si vite disparu, plus vite encore oublié, elle se tenait avec les jeunes princesses, en deuil comme elle, dans un coin du salon, occupée à quelque travail d’aiguille. Pendant le jeu, trois fois par semaine, le prince de Calabre venait avec sa jeune épouse faire au roi sa visite. Ni lui ni la princesse Clémentine ne jouaient. La princesse s’asseyait près de la reine sa belle-mère, au milieu des jeunes princesses ses belles-sœurs, et se mettait à dessiner ou à faire de la tapisserie avec elles.

 

Le duc de Calabre allait d’un groupe à l’autre et se mêlait à la conversation, quelle qu’elle fût, avec cette faconde facile et superficielle qui, aux yeux des ignorants, passe pour de la science.

 

Un étranger qui fût entré dans ce salon et qui n’eût point su à qui il avait affaire, n’eût jamais deviné que ce roi qui faisait si gaiement sa partie de reversi, que cette femme qui brodait si froidement un dossier de fauteuil, que ce jeune homme enfin qui, d’un visage si riant, saluait tout le monde, étaient un roi, une reine et un prince royal venant de perdre leur royaume et ayant depuis peu de jours seulement mis le pied sur la terre de l’exil.

 

Le visage seul de la princesse Clémentine portait la trace d’un profond chagrin ; mais on sentait que, tombant dans l’extrémité opposée, le chagrin était plus grand que celui qu’on éprouve de la perte d’un trône ; on comprenait que la pauvre archiduchesse avait perdu son bonheur, sans espoir de le retrouver jamais.

 

CV

LES NOUVELLES.

 

Quoique le roi Ferdinand eût mis, comme nous l’avons dit, moins d’empressement à réorganiser son ministère que sa partie de reversi, au bout de deux ou trois jours, il avait établi quelque chose qui ressemblait à un conseil d’État. Il avait rendu à Ariola, disgracié d’abord, son ministère de la guerre, car il avait bien vite reconnu que les traîtres étaient ceux qui lui avaient conseillé la guerre, et non ceux qui l’en avaient dissuadé. Il avait nommé le marquis de Circello à l’intérieur, et le prince de Castelcicala – auquel il fallait une compensation de la perte de sa place d’ambassadeur à Londres et de membre de la junte d’État à Naples – ministre des affaires étrangères.

 

Le premier qui apporta à Palerme des nouvelles de Naples fut le vicaire général prince Pignatelli. Il avait, nous l’avons dit, pris la fuite le même soir où, mis en demeure de livrer le trésor de l’État à la municipalité et de se démettre de ses pouvoirs aux mains des élus, il avait demandé douze heures pour réfléchir.

 

Le prince Pignatelli fut fort mal reçu du roi et surtout de la reine. Le roi lui avait recommandé de ne traiter à aucun prix avec les Français et les rebelles, ce qui, à ses yeux, était tout un, et cependant il avait signé la trêve de Sparanisi ; la reine lui avait ordonné de brûler Naples en la quittant et de tout égorger, à partir des notaires et au-dessus, et il n’avait pas incendié le plus petit palais, égorgé le moindre patriote.

 

Le prince Pignatelli fut exilé à Castanisetta.

 

Successivement, et par des voies diverses, on apprit l’émeute contre Mack et la protection que celui-ci avait trouvée sous la tente du général français, la nomination de Maliterno comme général du peuple, l’adjonction qu’il s’était faite de Rocca-Romana comme lieutenant, et enfin la marche toujours plus rapprochée des Français sur Naples.

 

Enfin, un matin, par une tartane de Castellamare, après trois jours et demi de traversée, un homme aborda à Palerme, se disant porteur des nouvelles les plus importantes. Il avait, disait-il, échappé par miracle aux jacobins, et, montrant ses poignets meurtris par les cordes qui l’avaient lié, il demandait à parler au roi.

 

Le roi, prévenu, fit demander qui il était.

 

Il répondit qu’il se nommait Roberto Brandi et était gouverneur du château Saint-Elme.

 

Le roi, jugeant, en effet, qu’il devait apporter des nouvelles positives, ordonna qu’il fût introduit.

 

Roberto Brandi, introduit, raconta au roi que, la nuit qui avait précédé l’attaque des Français sur Naples, une émeute terrible avait éclaté parmi les hommes de la garnison du château Saint-Elme. Il était alors, racontait-il toujours, sorti un pistolet de chaque main ; mais les rebelles s’étaient jetés sur lui. Il avait fait une résistance désespérée. De ses deux coups, il avait tué un homme et en avait blessé un autre. Mais que pouvait-il faire contre cinquante hommes ? Ils s’étaient rués sur lui, l’avaient garrotté, et jeté dans le cachot de Nicolino Caracciolo, qu’ils avaient délivré et nommé commandant du château à sa place. Il était resté, ajoutait-il encore soixante et douze heures enfermé dans son cachot, sans que personne songeât à lui apporter ni un verre d’eau, ni un morceau de pain. Enfin, un geôlier, qui lui devait sa place, en avait eu pitié, et, le troisième jour, au milieu de la confusion du combat, était descendu près de lui et lui avait apporté un déguisement à l’aide duquel il avait pu fuir. Mais, comme, dans le premier moment, il lui avait été impossible de trouver un moyen de transport, il avait été obligé de rester deux jours caché chez un ami, ce qui lui avait permis d’assister à l’entrée des Français à Naples et à la trahison de saint Janvier. Enfin, après la proclamation de la république parthénopéenne, il avait gagné Castellamare, où, à prix d’or, le patron d’une tartane avait consenti à le prendre à son bord et à le transporter en Sicile. Il avait fait la traversée en trois jours, et arrivait pour mettre son dévouement aux pieds de ses augustes souverains.

 

Le récit était des plus touchants. Roberto Brandi, après l’avoir fait au roi, le renouvela devant la reine, et, comme la reine, bien autrement que le roi, était appréciatrice des grands dévouements, elle fit compter à la victime de Nicolino Caracciolo et des jacobins une somme de dix mille ducats, d’abord, puis le fit nommer gouverneur du château de Palerme aux mêmes appointements qu’il avait au château Saint-Elme, promettant de faire quelque chose de mieux pour lui, le jour où, son royaume reconquis, elle rentrerait à Naples.

 

Un conseil fut à l’instant même réuni chez la reine : Acton, Castelcicala, Nelson et le marquis de Circello y furent convoqués.

 

Il s’agissait d’empêcher la Révolution, triomphante à Naples, de traverser le détroit et de pénétrer en Sicile. C’était peu de chose que de posséder une île, après avoir possédé une île et un continent ; c’était peu de chose que d’avoir un million et demi de sujets, après en avoir eu sept millions ; mais enfin une île et un million et demi de sujets valent mieux que rien, et le roi tenait à garder Palerme, où il faisait sa partie de reversi tous les soirs, où le président Cardillo lui donnait de si belles chasses, et à régner sur ses quinze cent mille Siciliens.

 

Comme on le pense bien, le conseil ne décida rien ; la reine, qui saisissait les petits détails et pouvait monter les rouages inférieurs d’une machine, était incapable d’avoir une grande idée et d’organiser un plan d’une certaine importance. Le roi se contentait de dire :

 

– Moi, vous le savez, je ne voulais pas la guerre. Je m’en suis lavé et je m’en lave encore les mains. Que ceux qui ont fait le mal y trouvent un remède. Seulement, saint Janvier me le payera ! Et, pour commencer, en arrivant à Naples, je fais bâtir une église à saint François de Paule.

 

Acton, écrasé par les événements, et surtout par la connaissance que le roi avait eue de la part qu’il avait prise à la falsification de la lettre de son gendre l’empereur d’Autriche, sentant son impopularité grandir chaque jour, craignait de donner un avis qui conduisît l’État plus bas encore qu’il n’était, et offrait de donner sa démission en faveur de celui qui ouvrirait cet avis. Le prince de Castelcicala, diplomate inférieur, qui ne dut la haute position qu’il occupa en France et en Angleterre qu’à la faveur de Ferdinand et à la récompense de ses crimes, était impuissant aux situations extrêmes. Nelson, homme de guerre, marin terrible, capitaine de génie sur son élément, devenait d’une effrayante nullité en face de toute situation qui ne devait point se terminer par un branle-bas de combat. Enfin, le marquis de Circello, qui, pendant dix ou onze ans, garda près du roi la position qui venait de lui être faite, était ce que les rois appellent un bon serviteur, en ce qu’il obéit sans réplique aux ordres qu’il reçoit, ces ordres fussent-ils absurdes ; – et ce que l’avenir n’appelle d’aucun nom, cherchant inutilement sa trace dans les événements contemporains et n’y trouvant que sa signature au-dessous de celle du roi.

 

Le seul homme qui, en pareille circonstance, eût pu donner un bon conseil et qui même l’avait déjà plusieurs fois donné au roi, c’était le cardinal Ruffo. Son génie plein d’audace, de ressources et d’invention, était de ceux auxquels les rois peuvent recourir en toute circonstance. Le roi le savait et il y avait personnellement recouru.

 

Mais le cardinal lui avait constamment répondu par ces paroles : « Transporter la contre-révolution en Calabre, et mettre à la tête de la contre-révolution le duc de Calabre. »

 

La première moitié du conseil agréait assez au roi ; mais la seconde partie lui paraissait absolument impraticable.

 

Le duc de Calabre était le digne fils de son père, et il avait horreur de tout moyen politique qui pût compromettre sa précieuse existence. Il n’avait jamais voulu aller en Calabre, de peur d’y attraper la fièvre, et cela, quelques instances que le roi eût pu lui faire. À coup sûr, le roi n’obtiendrait point de lui d’y aller lorsqu’il s’agirait non-seulement d’y risquer la fièvre, mais d’y recevoir, en outre, des coups de fusil.

 

Aussi le roi, sachant d’avance l’inutilité de l’ouverture, n’avait-il pas dit un mot à son fils de ce projet.

 

Le conseil se sépara donc, comme nous l’avons dit, sans avoir rien décidé, se donnant à lui-même ce prétexte que, les renseignements sur l’état des choses étant insuffisants, il fallait en attendre de nouveaux.

 

La situation était claire cependant et ne pouvait guère le devenir davantage.

 

Les Français étaient maîtres de Naples, la république parthénopéenne était proclamée et le gouvernement provisoire envoyait des représentants pour démocratiser la province.

 

Seulement, comme le conseil voulait avoir l’air de délibérer, s’il ne faisait point autre chose, il décida qu’il se réunirait le lendemain et les jours suivants.

 

Et cependant, comme on va le voir, le conseil avait bien fait de décider qu’il fallait attendre d’autres nouvelles ; car, le lendemain, arriva une nouvelle à laquelle personne ne s’attendait.

 

Son Altesse le prince royal avait fait une descente en Calabre, s’était fait reconnaître à Brindisi et à Tarente, et avait soulevé toute la pointe méridionale de la péninsule.

 

À cette nouvelle, annoncée officiellement par le marquis de Circello, qui la tenait d’un courrier arrivé le jour même de Reggio, les membres du conseil se regardèrent avec étonnement, et le roi éclata de rire.

 

Nelson, qui comprenait un pareil événement parce qu’il était dans sa nature de le conseiller ou de l’accomplir, fit observer que, depuis huit jours, le prince avait quitté Palerme pour se rendre au château de la Favorite ; que, depuis huit jours, on ne l’avait point vu, et qu’il était possible que, sans en rien dire à personne, poussé par son courage, il eût rêvé et mis à exécution cette entreprise, qui paraissait avoir si bien réussi.

 

Cette fois, le roi haussa les épaules.

 

Mais, comme, à tout prendre, l’invraisemblable est encore possible, le roi consentit à ce que l’on fit monter un homme à cheval, qui courrait à la Favorite et demanderait, au nom du roi, inquiet de cette longue absence, des nouvelles de son fils.

 

L’homme monta à cheval, partit au galop et revint annoncer que le prince saluait son auguste père et se portait à merveille. Il l’avait vu, lui avait parlé, et sa reconnaissance était grande pour cette sollicitude paternelle à laquelle le roi ne l’avait pas habitué.

 

Le conseil, qui, la veille, s’était séparé sans prendre de décision, parce que les nouvelles n’étaient point assez importantes, se sépara, cette fois, sans en prendre encore parce qu’elles l’étaient trop.

 

Le roi, en rentrant chez lui, ouvrait la bouche pour donner l’ordre d’aller chercher le cardinal Ruffo, lorsque l’on prévint Sa Majesté que celui-ci l’attendait dans son appartement, usant du privilège qui lui avait été donné d’entrer chez le roi à toute heure et sans jamais faire antichambre.

 

Le cardinal attendait le roi debout et le sourire sur les lèvres.

 

– Eh bien, mon éminentissime, dit le roi, vous savez les nouvelles ?

 

– Le prince héréditaire est débarqué à Brindisi, et toute la pointe méridionale de la Calabre est en feu.

 

– Oui ; mais, par malheur, il n’y a pas un mot de vrai dans tout cela. Le prince héréditaire n’est pas plus en Calabre que moi, qui me garderai bien d’y aller : il est à la Favorite.

 

– Où il commente fort savamment, avec le chevalier San-Felice, l’Erotika Biblion.

 

Qu’est-ce que cela, l’Erotika Biblion ?

 

– Un livre fort savant sur l’Antiquité, écrit par M. le comte de Mirabeau, pendant sa captivité au château d’If.

 

– Mais enfin, si grand savant que soit mon fils, il n’a pas encore découvert la baguette de l’enchanteur Merlin, et il ne peut être à la fois en Calabre et à la favorite.

 

– Cela est pourtant ainsi.

 

– Voyons, mon cher cardinal, ne me faites pas languir et donnez-moi le mot de l’énigme.

 

– Le roi le veut ?

 

– Votre ami vous en prie.

 

– Eh bien, sire, le mot de l’énigme, qui est pour Votre Majesté seule, comprenez bien…

 

– Pour moi seul, c’est convenu.

 

– Eh bien, le mot de l’énigme est que, quand, pour un grand projet, j’ai besoin d’un prince héréditaire, et que le roi est assez ennemi de lui-même pour ne pas vouloir me le donner…

 

– Eh bien ? demanda le roi.

 

– Eh bien, j’en fabrique un ! répondit le cardinal.

 

– Oh ! pardieu ! dit le roi, voilà du nouveau. Vous allez me dire comment vous vous y prenez, n’est-ce pas ?

 

– Bien volontiers, sire. Seulement, accommodez-vous confortablement dans un fauteuil, comme dit mon ami Nelson ; car le récit est un peu long, je vous en préviens.

 

– Parlez, parlez, mon cher cardinal, dit le roi s’accommodant, en effet, dans une causeuse ; et ne craignez jamais d’être trop long. Vous parlez si bien, que je ne me lasse jamais de vous entendre.

 

Ruffo salua et commença son récit.

 

CVI

COMMENT LE PRINCE HÉRÉDITAIRE POUVAIT ÊTRE, À LA FOIS, EN SICILE ET EN CALABRE.

 

– Sire, Votre Majesté se rappelle Leurs Altesses royales mesdames Victoire et Adélaïde, filles de Sa Majesté le roi Louis XV ?

 

– Parfaitement ; pauvres vieilles princesses ! à telles enseignes qu’au moment de quitter Naples, je leur ai envoyé quelque chose comme dix ou douze mille ducats, en leur faisant dire de s’embarquer à Manfredonia pour Trieste, ou de venir, si elles l’aimaient mieux, nous rejoindre à Palerme.

 

– Votre Majesté se rappelle aussi les sept gardes du corps qu’elles avaient avec elles, et dont l’un, M. de Boccheciampe, était particulièrement recommandé par M. le comte de Narbonne ?

 

– Je me rappelle tout cela.

 

– L’un d’eux – Votre Majesté n’a pas dû, certes, oublier ce détail – avait une merveilleuse ressemblance avec Son Altesse royale le prince héréditaire.

 

– Au point que, moi-même, quand je l’ai vu pour la première fois, j’y ai été trompé.

 

– Eh bien, sire, dans les circonstances où nous nous trouvions, il m’est venu à l’esprit d’utiliser ce phénomène.

 

Le roi regarda Ruffo en homme qui ne sait pas encore ce qu’il va entendre, mais qui a une telle confiance dans le narrateur, qu’il admire déjà.

 

Ruffo continua :

 

– Au moment du départ, j’appelai près de moi de Cesare, et, comme je doutais que M. le prince de Calabre consentît jamais à jouer un rôle actif dans une guerre comme celle qui se préparait, sans faire part de mon projet à Cesare, sur la bravoure de qui je savais pouvoir compter, puisqu’il est Corse, je lui dis que ce n’était, certes, point par hasard et sans avoir de grands desseins sur lui que la nature l’avait doué d’une ressemblance si extraordinaire avec le prince héréditaire.

 

– Et que répondit-il ? demanda le roi.

 

– Je dois lui rendre cette justice, qu’il n’hésita pas un instant. « Je ne suis, dit-il, qu’un atome dans le drame qui se joue ; mais ma vie et celle de mes compagnons est au service du roi. Qu’ai-je à faire ? – Rien, répondis-je. Vous n’avez qu’à vous laisser faire. – Encore, avons-nous un plan quelconque à suivre ? – Vous accompagnerez Leurs Altesses royales à Manfredonia ; lorsqu’elles seront embarquées, vous suivrez la côte orientale de la Calabre jusqu’à Brindisi. Si, le long de la route, il ne vous est rien arrivé, prenez à Brindisi un bateau, une barque, une tartane, et gagnez la Sicile ; si, au contraire, il vous est arrivé quelque chose d’extraordinaire et d’inattendu, vous êtes homme d’esprit et de courage, profitez des circonstances : votre fortune et celle de vos compagnons – une fortune à laquelle, dans vos rêves d’ambition les plus hardis, vous ne pouviez vous attendre, – est entre vos mains… »

 

– Vous aviez quelque projet sur eux ?

 

– Évidemment.

 

– Alors, pourquoi, connaissant leur courage, ne les mettiez-vous pas au courant de ce projet ?

 

– Parce que, sur les sept, sire, un pouvait me trahir… Qui peut répondre que, sur sept hommes, un seul ne trahira point ?

 

Le roi poussa un soupir.

 

– Mais ce projet, dit-il, à moi, vous n’avez aucune raison de me le cacher.

 

– D’autant mieux, sire, continua Ruffo, qu’il a réussi.

 

– J’écoute, reprit le roi.

 

– Eh bien, sire, nos sept jeunes gens suivirent de point en point les instructions données. Les deux princesses embarquées, ils prirent la côte méridionale de la Calabre, où les attendait un de mes agents par lequel je ne craignais pas plus d’être trahi que par eux, attendu qu’il n’était guère mieux instruit qu’eux.

 

– Vous étiez fait pour être premier ministre, mon cher Ruffo, non pas d’un petit État comme Naples, mais d’une grande puissance comme la France, l’Angleterre ou la Russie. Continuez, continuez, je vous écoute. Voyons, quel était cet agent, et qu’était-il chargé de faire ? Quel maître en politique vous êtes, mon cher cardinal ! et quel malheur que vous n’ayez pas eu en moi un meilleur élève !

 

– Cet agent que Votre Majesté a nommé, il y a un an, intendant à ma recommandation, habite la ville de Montejasi, qui devait naturellement se trouver sur la route de nos aventuriers. Je lui écrivis que Son Altesse royale le duc de Calabre, décidé à tenter un coup désespéré pour reconquérir le royaume de son père, venait de s’embarquer pour la Calabre avec le duc de Saxe, son connétable et son grand écuyer, et que je le priais de veiller à leur sûreté en sujet fidèle, dans le cas où il croirait que leur projet ne dût pas réussir, mais aussi de les seconder de tout son pouvoir dans le cas où il aurait la moindre chance de réussite. Il était invité à transmettre le secret de cette expédition aux amis dont il serait sûr. J’avais le briquet et le caillou : j’attendis l’étincelle.

 

– Le caillou se nommait de Cesare, je le sais déjà ; mais comment se nommait le briquet ?

 

– Buonafedo Gironda, sire.

 

– Il ne faut oublier aucun de ces noms, mon éminentissime ; car je sais que, si un jour j’ai à punir, j’aurai aussi à récompenser.

 

– Ce que j’avais prévu est arrivé. Les sept jeunes gens passèrent par la ville de Montejasi, chef-lieu du district de notre intendant ; ils descendirent à une mauvaise auberge, sur le balcon de laquelle ils vinrent prendre l’air après avoir dîné. Le préfet était déjà prévenu de leur présence, et le nombre sept lui fit immédiatement naître dans l’esprit l’idée que ces sept personnages pourraient bien être monseigneur le duc de Calabre, le duc de Saxe, le connétable Colonna, le grand écuyer Boccheciampe et leur suite. D’un autre côté, un bruit tout opposé s’était répandu dans la ville : on disait que les sept jeunes gens étaient des agents jacobins qui venaient démocratiser la province. Or, la province étant peu démocrate, quatre ou cinq cents personnes, déjà réunies sur la place, s’apprêtaient à faire un mauvais parti à nos voyageurs, lorsque arriva le préfet Buonafedo Gironda, c’est-à-dire mon homme, lequel écouta les bruits qui circulaient et répondit que c’était à lui, la première autorité du pays, de s’assurer de l’identité des gens qui traversaient le chef-lieu de son district ; qu’en conséquence, il allait se rendre près des étrangers et procéderait à leur interrogatoire ; les Montéjasiens sauraient donc dans dix minutes à quoi s’en tenir.

 

» Les jeunes gens avaient quitté le balcon et refermé la fenêtre, car il ne leur était point difficile de voir que quelque chose d’inconnu soulevait contre eux un orage qui ne tarderait point à éclater, lorsqu’on leur annonça la visite de l’intendant. Cette annonce, au lieu de la calmer, redoubla leur inquiétude. Il parait que, dans toutes les circonstances épineuses, c’était de Cesare qui portait la parole ; il se prépara donc à demander au préfet la cause des mauvaises intentions des habitants de Montejasi à son égard, lorsque celui-ci entra et se trouva face à face avec lui.

 

» À la vue de Cesare, tous les soupçons de Buonafedo furent confirmés. Il était évident que les sept voyageurs étaient ceux que je lui avais recommandés et qu’il se trouvait en face du prince héréditaire.

 

» Aussi ce cri s’échappa-t-il de sa bouche :

 

» – Le prince royal ! Son Altesse le duc de Calabre !

 

» De Cesare tressaillit. Cette circonstance inattendue et incroyable que je lui avais prédite et dont je l’avais invité à profiter, c’était à n’en point douter, celle dans laquelle il se trouvait ; cette fortune inespérée, inouïe à laquelle il n’avait pas osé penser dans ses rêves, elle venait au-devant de lui, elle allait passer à portée de sa main, il n’avait qu’à la saisir aux cheveux.

 

» Il regarda ses compagnons, cherchant dans leur regard un signe approbateur, et, encouragé par ce signe, il fit pour toute réponse un pas au-devant de l’intendant, et, avec une dignité suprême, lui donna sa main à baiser.

 

– Mais savez-vous, mon éminentissime, que c’est un homme très-fort que votre de Cesare ? fit le roi.

 

– Attendez donc, sire !… L’intendant, en se relevant, demanda à être présenté au duc de Saxe, au connétable Colonna et au grand écuyer Boccheciampe ; lui-même indiquait au faux prince royal les noms dont il devait nommer ses compagnons et les titres dont il devait les qualifier. Mais les hurlements de la multitude ne donnèrent pas le temps à la présentation de s’achever. Trois ou quatre pierres brisèrent les vitres et vinrent tomber aux pieds des princes et de l’intendant, qui ouvrit la fenêtre, prit de Cesare par la main, et, le montrant à la population ébahie de voir la bonne intelligence qui régnait entre l’intendant royal et les envoyés jacobins, il cria d’une voix qui domina le tumulte : « Vive le roi Ferdinand ! vive notre prince héréditaire François ! » Vous jugez, sire, de l’effet que firent sur la foule cette apparition et ce cri. Quelques Montéjasiens qui avaient été à Naples et qui y avaient vu le duc de Calabre, le reconnurent ou crurent le reconnaître. Un immense cri de « Vive le roi ! vive le prince héréditaire ! » répondit au cri de l’intendant. De Cesare salua, fort princièrement à ce qu’il parait. Au milieu des hourras qui se continuaient avec fureur, deux ou trois voix crièrent : « À la cathédrale ! à la cathédrale ! » Rien ne réjouit le peuple comme un Te Deum. Aussi la foule répéta-t-elle d’une seule voix : « À la cathédrale ! à la cathédrale ! » Dix messagers se détachèrent et allèrent prévenir l’archevêque de se préparer à chanter un Te Deum. Enfin, au milieu d’un concours de peuple immense, le faux prince se rendit à l’église, porté dans les bras de la multitude et accompagné de l’enthousiasme universel… Vous comprenez bien, sire, qu’une fois le Te Deum chanté, si quelques soupçons subsistaient encore, ces soupçons s’évanouirent. Qui pouvait douter du prince royal, quand Dieu lui-même l’avait reconnu et béni ? Une si heureuse nouvelle se répandit dans les campagnes avec la rapidité de la foudre. Dans toutes les localités où elle parvint, on nomma des députés, qui, le lendemain, vinrent à Montejasi rendre hommage au faux prince. De Cesare les reçut avec sa dignité accoutumée, leur annonça qu’il venait de votre part pour reconquérir le royaume, et qu’il se confiait au courage et à la loyauté de ceux qui devaient être un jour ses sujets.

 

– Allons, allons ! dit le roi, tout cela n’est point d’un homme ordinaire, et je vois que je n’avais pas trop fait pour lui en lui mettant sur le dos l’habit de lieutenant.

 

– Attendez, sire, répliqua Ruffo, car le meilleur me reste à vous raconter. Dans la journée, le bruit arriva à Montejasi que les princesses de France, qui voulaient se rendre à Trieste, repoussées par les vents contraires, venaient d’entrer dans le port de Brindisi. Il y avait un grand coup à risquer et qui fermerait la bouche aux plus sceptiques et aux plus incrédules : c’était d’aller faire une visite à Mesdames, de leur confier franchement la situation et de se faire reconnaître par elles. Elles aimaient assez le chef de leurs gardes et elles étaient assez dévouées à Leurs Majestés Siciliennes pour ne point hésiter un instant à charger leur conscience d’un mensonge qui pouvait servir à l’intérêt de la cause. Arrivé où il en était, de Cesare était décidé à pousser la chose jusqu’au bout. On partit le même soir pour Brindisi en annonçant que le prince royal allait faire une visite à ses respectables cousines Mesdames de France. Le lendemain, toute la ville de Brindisi savait l’arrivée du prince, et les autorités venaient le féliciter au palais de don Francesco Errico, à qui il avait fait l’honneur de descendre chez lui.

 

» Vers midi, au milieu d’un concours immense de peuple, nos sept jeunes gens s’acheminèrent vers le port, marchant derrière le prince royal et lui rendant tous les honneurs dus à son rang. Les princesses étaient à bord de leur felouque et n’avaient pas voulu débarquer.

 

» En voyant leurs sept gardes du corps, elles manifestèrent une grande joie, et de Cesare, ayant demandé à les entretenir en particulier, descendit près d’elles, tandis que ses six compagnons restaient sur le pont avec de Châtillon, leur ancienne connaissance.

 

» Les vieilles princesses avaient appris la présence du prince héréditaire en Calabre ; mais elles étaient loin de s’attendre que ce prince héréditaire ne fût autre que de Cesare. Celui-ci leur raconta les événements tels qu’ils s’étaient passés et leur demanda s’il devait ou non leur donner suite.

 

» Leur avis fut qu’il fallait profiter de la bonne chance que lui offrait le destin, et, sur l’observation que de Cesare leur fit que Votre Majesté trouverait peut-être mauvais qu’il se fît passer pour le prince héréditaire, et le prince héréditaire qu’il se fît passer pour lui, elles s’engagèrent à arranger la chose avec Votre Majesté et le duc de Calabre.

 

» De Cesare, au comble de la joie, demanda alors aux vieilles princesses une preuve d’estime qui pût confirmer aux yeux du public leur parenté. Leurs Altesses royales y consentirent, remontèrent avec lui sur le pont, lui donnèrent leurs mains à baiser, et reconduisirent l’illustre visiteur jusqu’à l’escalier de leur felouque. Là, de Cesare eut l’honneur de les embrasser toutes les deux.

 

– Mais vous savez, mon éminentissime, que c’est le brave des braves, votre de Cesare ! dit le roi.

 

– Oui, sire, et la preuve, c’est que ses compagnons, n’osant poursuivre l’aventure, l’ont abandonné avec Boccheciampe, et se sont embarqués pour Corfou.

 

– De sorte que… ?

 

– De sorte que de Cesare et Boccheciampe, c’est-à-dire le prince François et son grand écuyer sont à Tarente avec trois ou quatre cents hommes, et que toute la terre de Bari est soulevée en leur nom et au vôtre.

 

– Voilà de riches nouvelles, mon éminentissime ! Est-ce qu’il n’y aurait pas moyen d’en profiter ?

 

– Si fait, sire, et c’est pour cela que me voici.

 

– Et vous êtes le bienvenu, comme toujours… Voyons, si philosophe que je sois, je ne serais point fâché de chasser les Français de Naples et de faire pendre quelques jacobins sur la place du Mercato-Vecchio. Qu’y a-t-il à faire, mon cher cardinal, pour arriver à cela ?… Entends-tu, Jupiter, nous allons pendre des jacobins. Eh ! eh ! ce sera drôle.

 

– Ce qu’il y a à faire pour arriver à cela ? demanda Ruffo.

 

– Oui, je désire le savoir.

 

– Eh bien, sire, il y a à me laisser achever ce que j’ai commencé : voilà tout.

 

– Achevez, mon éminentissime, achevez.

 

– Mais seul, sire !

 

– Comment, seul ?

 

– Oui, c’est-à-dire sans le concours d’aucun Mack, d’aucun Pallavicini, d’aucun Maliterno, d’aucun Romana.

 

– Comment ! tu veux reconquérir Naples seul ?

 

– Oui, seul, avec de Cesare pour lieutenant, et mes bon Calabrais pour armée. Je suis né parmi eux, ils me connaissent ; mon nom ou plutôt celui de mes aïeux est en vénération dans les chaumières les plus écartées. Dites seulement oui, donnez-moi les pouvoirs nécessaires, et, avant trois mois, je suis avec soixante mille hommes aux portes de Naples.

 

– Et, comment les réuniras-tu, tes soixante mille hommes ?

 

– En prêchant la guerre sainte, en élevant le crucifix de la main gauche, l’épée de la main droite, en menaçant et en bénissant. Ce qu’on fait les Fra-Diavolo, les Mammone, les Pronio, dans les Abruzzes, dans la Campanie et dans la Terre de Labour, je le ferai bien, Dieu aidant, en Calabre et dans la Basilicate.

 

– Mais des armes ?

 

– Nous n’en manquerons point, dussions-nous n’avoir que celles des jacobins qu’on enverra pour nous combattre. D’ailleurs, chaque Calabrais n’a-t-il pas un fusil ?

 

– Mais de l’argent ?

 

– J’en trouverai dans les caisses des provinces. Il ne me faut pour tout cela que l’agrément de Votre Majesté.

 

– Mon agrément ? Vive saint Janvier !… Non pas, je me trompe, saint Janvier est un renégat. – Mon agrément, tu l’as. Quand te mets-tu en campagne ?

 

– Dès aujourd’hui, sire. Mais vous savez mes conditions ?

 

– Seul, sans armes et sans argent, n’est-ce point cela ?

 

– Oui, sire. Me trouvez-vous trop exigeant ?

 

– Non, pardieu !

 

– Mais seul, avec tout pouvoir : je serai votre vicaire général, votre alter ego.

 

– Tu seras tout cela, et, aujourd’hui même, en plein conseil, je déclare que telle est ma volonté.

 

– Alors, tout est perdu.

 

– Comment, tout est perdu ?

 

– Sans doute. Au conseil, je n’ai que des ennemis. La reine ne m’aime pas, M. Acton me déteste, milord Nelson m’exècre, le prince de Castelcicala m’abhorre. Quand bien même les autres ministres me soutiendraient, voilà une majorité toute faite contre moi… Non, sire, pas ainsi.

 

– Comment, alors ?

 

– Sans conseil d’État, sans autre volonté que celle du roi, sans autre aide que celle de Dieu. Ai-je besoin de quelqu’un pour faire ce que j’ai fait jusqu’à présent ? Pas plus que je n’en aurai besoin pour ce qui me reste à faire. Ne disons pas un mot de notre plan ; gardons le secret. Je pars sans bruit pour Messine avec mon secrétaire et mon chapelain, je traverse le détroit ; et, là seulement, je déclare aux Calabrais ce que je viens faire en Calabre. Le conseil d’État alors se réunira sans Votre Majesté ou avec Votre Majesté ; mais il sera trop tard. Je me moquerai du conseil d’État. Je marcherai sur Cosenza, j’ordonnerai à de Cesare de faire sa jonction avec moi, et, dans trois mois, comme je l’ai dit à Votre Majesté, je serai sous les murs de Naples.

 

– Si tu fais cela, Fabrizio, je te nomme premier ministre à vie et je reprends à mon imbécile de François le titre de duc de Calabre pour te le donner.

 

– Si je fais cela, sire, vous ferez ce que font les rois pour lesquels on se dévoue, vous vous hâterez d’oublier. Il y a des services si grands, que l’on ne peut les payer que par l’ingratitude, et celui que je vous aurai rendu sera de ceux-là. Mais mon but va plus loin que la richesse, plus haut que les honneurs. Je suis ambitieux de gloire et de renommée, sire : je veux être à la fois dans l’histoire Monk et Richelieu.

 

– Et je t’y aiderai de tout mon pouvoir, quoique je ne sache pas trop ce qu’ils sont ou plutôt ce qu’ils étaient. Quand dis-tu que tu veux partir ?

 

– Aujourd’hui, si Votre Majesté y consent.

 

– Comment, si j’y consens ? Tu es bon ! Je t’y pousse, je t’y pousse des pieds et des mains. Mais tu ne penses pas, cependant, partir sans argent ?

 

– J’ai un millier de ducats, sire.

 

– Et, moi, je dois en avoir deux ou trois mille dans mon secrétaire.

 

– C’est tout ce qu’il me faut.

 

– Attends donc… mon nouveau ministre des finances, le prince Luzzi, m’a prévenu hier que le marquis Francesco Taccone était arrivé à Messine avec cinq cent mille ducats, qu’il a touchés chez Backer en échange de billets de banque. En voilà que je vous recommande, les Backer, mon éminentissime ; quand nous serons rentrés à Naples, et que vous serez premier ministre, nous les ferons ministres des finances.

 

– Oui, sire, mais revenons à nos cinq cent mille ducats.

 

– Eh bien, attends : je vais te signer l’ordre de les prendre à Taccone. Ce sera ta caisse militaire.

 

Le cardinal se mit à rire.

 

– Pourquoi ris-tu ? demanda le roi.

 

– Je ris de ce que Votre Majesté ne sait pas que cinq cent mille ducats qui voyagent de Naples en Sicile se perdent toujours en route.

 

– C’est possible. Mais, au moins, Danero, le général Danero, le gouverneur de la place de Messine, mettra à ta disposition les armes et les munitions nécessaires à la petite troupe avec laquelle tu te mettras en marche.

 

– Pas plus que le trésorier Taccone ne me remettra les cinq cent mille ducats. N’importe, sire : remettez-moi ces deux ordres. Si Taccone me donne l’argent et Danero les armes, tant mieux ; s’ils ne me les donnent pas, je me passerai d’eux.

 

Le roi prit deux papiers, écrivit et signa les deux ordres.

 

Pendant ce temps, le cardinal tirait un troisième papier de sa poche, le dépliait et le glissait sous les yeux du roi.

 

– Qu’est-ce que cela ? demanda le roi.

 

– C’est mon diplôme de vicaire général et d’alter ego.

 

– Que tu as rédigé toi-même ?

 

– Pour ne pas perdre de temps, sire.

 

– Et, comme je ne veux pas te retarder…

 

Le roi posa la main au-dessous de la dernière ligne.

 

Le cardinal l’arrêta au moment où il allait signer.

 

– Lisez d’abord, sire, fit le cardinal.

 

– Je lirai après, dit le roi.

 

Et il signa.

 

Ceux de nos lecteurs qui craindront de perdre leur temps à la lecture d’une pièce diplomatique des plus curieuses, mais qui n’est, au bout du compte, qu’une pièce diplomatique inconnue jusqu’aujourd’hui, peuvent passer le chapitre suivant ; mais ceux qui cherchent dans un livre historique autre chose qu’une simple distraction ou un frivole amusement, nous sauront gré, nous en sommes sûr, d’avoir tiré ce document des tiroirs secrets de Ferdinand, où il était enseveli depuis soixante ans, et de lui faire voir le jour pour la première fois.

 

CVII

DIPLÔME DU CARDINAL RUFFO.

 

« Cardinal Ruffo,

 

» La nécessité d’arriver le plus promptement possible, et par les moyens les plus efficaces, au salut des provinces du royaume de Naples et de les préserver des nombreuses intrigues que les ennemis de la religion, de la couronne et de l’ordre ourdissent pour les entraîner dans la rébellion, me détermine à commettre au talent, au zèle et à l’attachement de Votre Éminence le soin grave et l’importante mission de la défense de cette partie du royaume encore pure des désordres de tout genre et de la ruine qui menace le royaume dans cette terrible crise.

 

» Je charge, par conséquent, Votre Éminence de se porter en Calabre, cette province de notre royaume étant celle que nous chérissons le plus particulièrement, et dans laquelle il est le plus facile d’organiser la défense et de combiner les opérations à l’aide desquelles on peut arrêter la marche de l’ennemi commun et sauvegarder l’un et l’autre littoral de toute tentative soit d’hostilité, soit de séduction, qui pourrait être essayée, par les malintentionnés de la capitale ou du reste de l’Italie.

 

» Les Calabres, la Basilicate, les provinces de Lecce, Barri et Salerne seront l’objet de mes soins les plus empressés et les plus énergiques.

 

» Tous les moyens de salut que Votre Éminence croira pouvoir employer, au nom de l’attachement à la religion, du désir de sauver la propriété, la vie et l’honneur des familles, les récompenses à accorder à ceux qui se distingueront dans l’œuvre de restauration que vous allez entreprendre, seront adoptées par moi sans discussion, sans limite, ainsi que les châtiments les plus sévères que vous croirez devoir appliquer aux rebelles. Enfin, quelque ressource à laquelle, dans l’extrémité où nous nous trouvons, Votre Éminence croira devoir recourir et qu’elle jugera capable d’exciter les habitants à une juste défense, elle devra l’employer ; mais c’est surtout le feu de l’enthousiasme dirigé dans la bonne voie qui nous paraît le plus apte à lutter contre les nouveaux principes et à les renverser. Ces principes régicides et désorganisateurs des sociétés sont plus puissants que vous ne le croyez peut-être ; car ils flattent l’ambition des uns et la cupidité des autres, et la vanité et l’amour-propre de tous, en faisant naître dans les cœurs les plus vulgaires ces trompeuses espérances que répandent les fauteurs des opinions modernes et des manèges révolutionnaires, manèges qui, partout où ils ont été employés, opinions qui, partout où elles ont triomphé, ont fait le malheur de l’État, comme on peut le voir en jetant les yeux sur la France et l’Italie.

 

» À cet effet, pour remédier à toutes nos misères par de promptes mesures destinées à reconquérir nos provinces envahies, ainsi que cette insolente capitale qui leur donne l’exemple du désordre, j’autorise Votre Éminence à exercer la charge de commissaire général dans la première province où se manifestera le besoin de sa mission, celle de vicaire général du royaume lorsqu’elle se trouvera en possession de tout ou partie de ce royaume, à la tête des forces actives qu’elle va recevoir, avec le droit de faire en notre nom toute proclamation qu’elle croira utile au bien de la cause.

 

» Je donne, en outre, à Votre Éminence, comme mon alter ego, le droit de changer tout préside, de révoquer tout administrateur, tout président de tribunal, tout employé supérieur ou inférieur de l’administration politique ou civile ; comme aussi de suspendre, d’éloigner, de faire arrêter tout employé militaire, s’il croit avoir des raisons d’user de cette rigueur, et d’employer intérimairement ceux auxquels il aura confiance et qu’il chargera des postes vacants, jusqu’à ce que j’aie approuvé leur nomination, sur la demande qui m’en sera faite, et cela, afin que tous ceux qui dépendent de mon gouvernement reconnaissent dans Votre Éminence mon agent suprême et agissent activement, sans retard ni opposition, et cela, ainsi qu’il convient et est indispensable aux heures critiques et difficiles où nous nous trouvons.

 

» Cette charge de commissaire général et de vicaire du royaume sera, par Votre Éminence, appliquée et exercée comme elle l’entendra, attendu que, grâce à cette faculté d’alter ego que je lui concède de la façon et selon le mode le plus étendu, j’entends qu’elle fasse valoir et respecter mon autorité souveraine, et que, par son emploi, elle préserve mon royaume de dommages ultérieurs, ceux qu’il a subis jusqu’aujourd’hui étant déjà trop grands.

 

» Elle devra, en conséquence, procéder avec la plus grande sévérité et la plus rigoureuse justice, soit pour se faire obéir, selon que l’exigera la nécessité du moment, soit pour donner les bons exemples et faire disparaître les mauvais, soit enfin pour faire avorter la semence ou arracher les racines de cette mauvaise plante de la liberté, qui a si facilement germé et poussé aux endroits où mon autorité est méconnue, afin que le mal déjà fait soit réparé et que nous ne marchions pas à un mal plus grand et à de nouveaux malheurs.

 

» Toutes les caisses du royaume, sous quelque dénomination qu’elles soient classées, relèveront de Votre Éminence et obéirait à ses ordres. Elle veillera à ce que l’on ne fasse parvenir aucune somme à la capitale tant que celle-ci se trouvera dans l’état d’anarchie où elle est maintenant. L’argent desdites caisses sera, par Votre Éminence, employé, pour le bien et le besoin des provinces, au payement nécessaire au gouvernement civil et aux moyens de défense que nous devons improviser, ainsi qu’à la solde de nos défenseurs.

 

» Il me sera donné un état régulier de ce que Votre Éminence aura fait et comptera faire, afin que, sur les choses faites et à faire, je puisse vous notifier mes résolutions et transmettre mes ordres.

 

» Votre Éminence choisira deux ou trois assesseurs probes et dignes de sa confiance, choisis dans la magistrature, pour rendre leurs jugements dans les causes graves, qui, pour appel, dans les temps ordinaires, s’envoient au tribunal de la capitale. Ils remplaceront les tribunaux de Naples, afin que les affaires ne traînent pas en longueur. Pour ces emplois, Votre Éminence pourra se servir des magistrats provinciaux, les autorisant à prononcer en même temps sur toute autre cause qu’il lui plaira de leur soumettre, ainsi que sur les appels qui seraient portés devant eux, et elle s’assurera, en destituant les-dits magistrats, à l’occasion, que la plus stricte justice sera rendue dans les provinces qu’elle administrera en mon nom.

 

» Par les différents papiers que je remets à Votre Éminence, elle s’assurera que, dans la persuasion que la nombreuse armée que j’entretenais dans mon royaume, armée par laquelle j’ai été si mal servi, n’est point encore entièrement dispersée ; j’avais donné l’ordre que ses restes se portassent à Palerme et jusque dans les Calabres, dans le but de défendre ces provinces et de maintenir leurs communications avec la Sicile. Dans les circonstances où nous sommes, quels que soient les commandants qui, sur son chemin, se présenteront à Votre Éminence avec ces débris de troupes, ces commandants devront marcher d’accord avec Votre Éminence, quelle que soit la position qui leur ait été créée par mes ordonnances précédentes. Quant au général de la Salandra ou tout autre général qui se réunirait à Votre Éminence avec ces mêmes troupes, ils suivront les prescriptions nouvelles qui leur sont données. Votre Éminence les leur notifiera, et, aussitôt que je serai prévenu de cette notification, j’expédierai les commissions ultérieures que Votre Éminence réclamera de moi.

 

» Relativement à la force militaire, et nous devons supposer raisonnablement qu’il n’en reste plus de régulière, Votre Éminence, et c’est là le but principal de sa commission, aura soin de la créer ou réorganiser par tous les moyens, et l’on tâchera, puisque, cette fois, elle combattra sur le sol de la patrie, bien que cette force ne puisse être composée que de soldats fugitifs et déserteurs, on tâchera de leur rendre ou de leur inspirer le courage qu’ont montré mes braves Calabrais dans les combats qu’ils viennent de soutenir contre l’ennemi. Il en sera ainsi des corps qui se formeront, composés des habitants des provinces que leur patriotisme et leur amour pour la religion porteront à prendre les armes et à défendre ma cause.

 

» Pour arriver à ce but, je ne prescris aucun moyen à Votre Éminence ; je les laisse, au contraire, tous à son zèle, tant relativement au mode d’organisation que pour la distribution des récompenses de tout genre qu’elle croira devoir accorder. Si ces récompenses sont pécuniaires, elle pourra les distribuer elle-même ; si ce sont des honneurs et des emplois, elle pourra temporairement accorder ces honneurs et distribuer ces emplois, et ce sera à moi de les ratifier ; car toute haute faveur devra être soumise à ma ratification.

 

» Lorsque les troupes régulières que j’attends seront arrivées, on pourra en expédier une partie en Calabre, ou dans toute autre partie de la terre ferme, ainsi que toutes munitions et pièces d’artillerie que l’on pourra partager entre la Sicile et la Calabre.

 

» Votre Éminence choisira les employés militaires et politiques dont elle croira devoir s’entourer ; elle établira pour eux des conditions provisoires, et placera chacun au poste qu’elle croira le mieux lui convenir.

 

» Pour les dépenses de Votre Éminence, il lui sera accordé la somme de quinze cents ducats (six mille francs par mois), somme que nous regardons comme indispensable à ses besoins ; mais je lui accorde, en outre, toute somme ultérieure plus considérable qu’elle croira nécessaire à l’emploi de sa commission, surtout dans ses passages d’un lieu à un autre, sans que ce surcroît de dépense puisse en aucune façon peser sur mes peuples.

 

» Je lui concède, en outre, le maniement de l’argent qu’elle trouvera dans les caisses publiques et qui, par ses soins, rentrera. Elle en emploiera une partie à se procurer les nouvelles nécessaires, indispensables à sa sûreté, soit que ces nouvelles viennent de la capitale, soit qu’elles viennent des mouvements de l’ennemi à l’extérieur ; et, comme la capitale se trouve en ce moment dans le plus grand désordre, vu les nombreux partis opposés qui la déchirent, et dont le peuple est la victime, elle fera veiller par des hommes habiles et experts dans cet art, sur tout ce qui s’y passera et qui immédiatement de tout ce qui se passera l’informeront. C’est pour cet objet qu’elle n’épargnera pas l’argent lorsqu’elle pensera que la prodigalité doive porter ses fruits.

 

» Dans d’autres cas où de pareilles dépenses lui paraîtraient nécessaires, Votre Éminence pourra engager sa promesse et donner des sommes vis-à-vis des personnages qui pourraient rendre des services à l’État, à la religion et à la couronne.

 

» Je ne m’étends point sur les mesures de défense que j’attends d’elle au plus haut degré, et encore moins sur la manière dont elle devra réprimer les émeutes, les troubles intérieurs, les attroupements, les séductions et les manœuvres des émissaires jacobins. Je laisse donc à Votre Éminence le soin de prendre les déterminations les plus promptes pour que justice soit faite de tous ces délits. Les présides, celui de Lecce spécialement, ceux de mes vassaux qui auront un essor loyal, les évêques, les curés et tous les honnêtes ecclésiastiques, l’informeront de tous les besoins comme de toutes les ressources locales, et bien certainement ceux-ci seront aiguillonnés par l’ardente énergie et la puissante nécessité que commandent les circonstances dans lesquelles nous nous trouvons.

 

» J’attends de l’empereur d’Autriche des secours de tout genre ; le Turc m’en promet également ; la Russie a pris vis-à-vis de moi les mêmes engagements, et déjà les escadres de cette dernière puissance, rapprochées de notre littoral, sont prêtes à nous secourir.

 

» J’en avise Votre Éminence, afin que, dans l’occasion, elle puisse s’appuyer d’elles, et même faire descendre une partie de ses troupes dans la province, au cas où leur secours lui deviendrait nécessaire ; comme aussi je l’autorise à réclamer de ces escadres toutes les ressources que la nature de l’opération lui feront considérer comme utiles à sa défense.

 

» Je la préviens aujourd’hui, et vaguement encore, qu’elle peut trouver asile et secours chez mes alliés ; mais, d’ici, je lui ferai passer des instructions ultérieures qui assureront dans l’avenir un concours plus efficace. Il en sera de même de l’escadre anglaise, pour laquelle je lui transmettrai mes nouvelles instructions, et qui, naviguant sur les côtes de Sicile et de Calabre, veillera à leur sûreté.

 

» Il sera établi par Votre Éminence de sûrs moyens de me faire passer et de recevoir de moi deux fois la semaine des nouvelles concernant les affaires importantes de sa mission. Je regarde comme indispensable à la défense du royaume que nos courriers se succèdent souvent et dans des délais opportuns.

 

» Enfin, je me confie à son attachement, à ses lumières, et je suis certain qu’elle répondra à cette haute confiance que je mets dans son attachement à ma cause et à son dévouement pour moi.

 

» Ferdinand B.

 

» Palerme, 25 janvier 1799. »

 

CVIII

LE PREMIER PAS VERS NAPLES.

 

Tout était disposé, on le voit, non-seulement avec la sage ordonnance de l’homme de guerre, mais encore avec la méticuleuse prévoyance de l’homme d’Église.

 

Ferdinand était émerveillé.

 

Généraux, officiers, soldats, ministres l’avaient trahi. Ceux dont c’était l’état de porter l’épée au côté, ou n’avaient pas tiré l’épée, ou l’avaient rendue à l’ennemi ; ceux dont c’était l’état de savoir les nouvelles et d’en profiter ne les avaient pas sues, ou, les sachant, n’en profitaient point ; les conseillers, dont c’était l’état de donner des conseils, n’avaient point trouvé de conseils à donner ; le roi, enfin, avait inutilement demandé à ceux chez lesquels il devait s’attendre à les trouver, le courage, la fidélité, l’intelligence et le dévouement.

 

Et voici qu’il trouvait tout cela, non pas dans un de ceux qu’il avait comblés de faveurs, mais dans l’homme d’Église qui pouvait se renfermer dans la limite des devoirs d’un homme d’Église, c’est-à-dire se borner à lire son bréviaire et à donner sa bénédiction.

 

Cet homme d’Église avait tout prévu. Il avait organisé la révolte comme un homme politique ; il s’était mis au courant des nouvelles comme un ministre de la police ; il avait préparé la guerre comme un général ; et, en même temps que Mack laissait tomber son épée aux pieds de Championnet, il tirait le glaive de la guerre sainte, et, sans munitions, il offrait de marcher à la conquête de Naples en montrant le labarum de Constantin et en criant : In hoc signo vinces !

 

Étrange pays, société étrange, où c’étaient les voleurs de grand chemin qui défendaient le royaume et où, ce royaume une fois perdu, c’était un prêtre qui allait le reconquérir.

 

Cette fois, par hasard, Ferdinand sut conserver un secret et tenir sa promesse. Il donna au cardinal les deux mille ducats promis, qui, joints aux mille qu’il avait, lui complétèrent une somme de douze mille cinq cents francs de notre monnaie.

 

Le jour même où les provisions du cardinal avaient été signées, c’est-à-dire le 27 janvier, – le diplôme, nous ignorons pour quelle cause, fut antidaté de deux jours, – le cardinal prit congé du roi sous prétexte de faire un voyage à Messine et se mit immédiatement en voyage, faisant la route tantôt par mer, tantôt par terre, selon que les moyens lui étaient offerts d’aller en avant.

 

Il mit quatre jours à faire le voyage, et arriva à Messine dans l’après-midi du 31 janvier.

 

Il se mit aussitôt à la recherche du marquis Taccone, qui, par l’ordre du roi, devait lui remettre les deux millions qu’il rapportait de Naples ; seulement, comme il l’avait prévu, on trouva le marquis, mais les millions furent introuvables.

 

À la sommation du cardinal, le marquis Taccone répondit qu’avant son départ de Naples, il avait, par l’ordre du général Acton, remis au prince Pignatelli toutes les sommes qu’il avait entre les mains. En vertu de son mandat, le cardinal le somma alors de lui donner le compte de sa situation, ou plutôt l’état de sa caisse. Mais, poussé au pied du mur, le marquis répondit qu’il lui était impossible de rendre des comptes lorsque les registres et tous les papiers de la trésorerie étaient restés à Naples. Le cardinal, qui avait prévu ce qui arrivait, et qui l’avait prédit au roi, se tourna du côté du général Danero, pensant qu’à tout prendre les armes et les munitions lui étaient plus nécessaires encore que l’argent. Mais le général Danero, sous le prétexte que ce n’était pas la peine de donner au cardinal des armes qui ne pouvaient manquer de tomber entre les mains de l’ennemi, les lui refusa, malgré les ordres formels du roi.

 

Le cardinal écrivit à Palerme pour se plaindre au roi, Danero écrivit, Taccone écrivit, chacun accusant les autres et essayant de se disculper.

 

Le cardinal, pour en avoir le cœur net, résolut d’attendre à Messine la réponse du roi. Elle lui arriva le sixième jour, apportée par le marquis Malaspina.

 

Le roi se plaignait fort mélancoliquement de n’être servi que par des voleurs et des traîtres. Il invitait le cardinal à faire la guerre et à tenter l’expédition avec les seules ressources de son génie ; et il lui envoyait, en le priant de lui donner le poste de son aide de camp, le marquis Malaspina.

 

Il était clair comme le jour que, dans son habitude de douter de tout le monde, Ferdinand commençait à douter de Ruffo comme des autres, et lui envoyait un surveillant.

 

Par bonheur, ce surveillant était mal choisi : le marquis Malaspina était avant tout un homme d’opposition. Le cardinal, en recevant la lettre du roi, sourit et le regarda.

 

– Il va sans dire, monsieur le marquis, que la recommandation du roi est un ordre, dit-il ; quoique ce soit une singulière position pour un homme d’épée comme vous d’être l’aide de camp d’un homme d’Église. Mais sans doute, continua-t-il, Sa Majesté vous a fait quelque recommandation particulière qui rehausse votre position près de moi ?

 

– Oui, Votre Éminence, répondit Malaspina. Elle m’a promis une brillante rentrée dans ses bonnes grâces si je voulais la tenir, dans une correspondance particulière, au courant de vos faits et gestes. Il paraît qu’elle a plus de confiance en moi comme espion que comme chasseur.

 

– Vous avez donc le malheur, monsieur le marquis, d’être dans la disgrâce de Sa Majesté ?

 

– Il y a trois semaines, Éminence, que je ne fais plus partie de son jeu.

 

– Et quel crime avez-vous commis, continua le cardinal, pour subir une pareille punition ?

 

– Un impardonnable, Éminence.

 

– Confessez-le-moi, continua le cardinal en riant ; j’ai les pouvoirs de Rome.

 

– J’ai atteint un sanglier au ventre, au lieu de l’atteindre au défaut de l’épaule.

 

– Marquis, répondit le cardinal, mes pouvoirs ne sont pas assez étendus pour remettre un pareil crime ; mais, de même que le roi vous a recommandé à moi, je puis vous recommander au grand pénitencier de Saint-Pierre.

 

Puis, gravement et lui tendant la main :

 

– Trêve de plaisanteries, dit le cardinal. Je ne vous demande, monsieur le marquis, ni d’être pour le roi, ni d’être pour moi. Je vous dis : Voulez-vous, en franc et loyal Napolitain, être pour le pays ?

 

– Éminence, dit Malaspina, touché, tout sceptique qu’il était, de cette franchise et de cette loyauté, j’ai pris l’engagement vis-à-vis du roi de lui écrire une fois par semaine : je lui obéirai ; mais, sur mon honneur, pas une lettre ne partira que vous ne l’ayez lue.

 

– Inutile, monsieur le marquis, le tâcherai de me conduire de façon que vous puissiez exercer votre mission en conscience et tout dire à Sa Majesté.

 

Et, comme on venait de lui annoncer que le conseiller don Angelo de Fiore était arrivé de la Calabre, il donna l’ordre de le faire entrer à l’instant même.

 

Le marquis voulut se retirer ; le cardinal le retint.

 

– Pardon, marquis, lui dit-il, vous entrez en fonctions. Soyez donc assez bon pour rester.

 

On introduisit le conseiller don Angelo de Fiore.

 

C’était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, dont les traits durs et rudement accentués, dont l’œil sinistre et habitué à voir le mal partout contrastaient avec le doux nom.

 

Il arrivait, comme nous l’avons dit, de la Calabre et venait annoncer que Palmi, Bagnara, Scylla et Reggio étaient en train de se démocratiser. Il invitait donc le cardinal à débarquer le plus tôt possible, le débarquement devenant une folie du moment que ces villes seraient démocratisées ; et déjà, affirmait le conseiller, il n’y avait que trop de temps perdu pour ramener au roi les cœurs chancelants.

 

Le cardinal regarda Malaspina.

 

– Que pensez-vous de cela, monsieur mon aide de camp ? lui demanda-t-il.

 

– Mais, dit Malaspina, qu’il n’y a pas un instant à perdre et qu’il faut débarquer à l’instant même.

 

– C’est aussi mon avis, dit le cardinal.

 

Seulement, comme il était déjà trop tard pour partir le jour même, on remit au lendemain matin le passage du détroit.

 

Le lendemain, 8 février 1799, le cardinal s’embarqua, en conséquence, à six heures du matin, à Messine, et, une heure après, il débarquait sur la plage de Catona, en face de Messine, c’est-à-dire au point même que l’on désignait, lorsque la Calabre était la grande Grèce, sous le nom de Columna Regina.

 

Toute sa suite consistait dans le marquis Malaspina, lieutenant du roi, l’abbé Lorenzo Spazzoni, son secrétaire, don Annibal Caporoni, son chapelain, ces deux derniers sexagénaires, et don Carlo Occara de Caserte, son valet de chambre.

 

Il emportait avec lui une bannière sur laquelle, d’un côté, étaient brodées les armes royales, de l’autre, une croix, avec cette légende des conquêtes religieuses, légende déjà citée par nous :

 

In hoc signo vinces.

 

Don Angelo de Fiore l’avait précédé de la veille et l’attendait au lieu du débarquement avec trois cents hommes, la plupart vassaux des Ruffo de Scylla et des Ruffo de Bagnara, frères et cousins du cardinal.

 

Scipion tomba en touchant la terre d’Afrique, et, se relevant sur un genou, dit : « Cette terre est à moi. »

 

Ruffo en mettant pied à terre sur la plage de Catona, leva les mains au ciel et dit : « Calabre, reçois-moi comme un fils. »

 

Des cris de joie, des acclamations d’enthousiasme accueillirent cette prière d’un des plus célèbres enfants de ce rude Brutium qui, du temps des Romains, servait d’asile aux esclaves fugitifs.

 

Le cardinal, à la tête de ses trois cents hommes, auxquels il fit une courte harangue, alla prendre son logement chez son frère, le duc de Baranella, dont la villa était située dans le plus beau site de ce magnifique détroit. Aussitôt, sous la garde de ses trois cents hommes, le cardinal déploya la bannière royale sur le balcon, au bas duquel bivaquait la petite troupe, noyau de l’armée à venir.

 

De cette première étape, le cardinal écrivit et expédia une encyclique aux évêques, aux curés, au clergé, à toute la population non-seulement des Calabres, mais de tout le royaume.

 

Dans cette encyclique, le cardinal disait :

 

« Au moment où la Révolution procède en France par le régicide, par la proscription, par l’athéisme, par les menaces contre les prêtres, par le pillage des églises, par la profanation des lieux saints ; quand la même chose vient de s’accomplir à Rome par le sacrilège attentat commis sur le vicaire de Jésus-Christ ; quand le contre-coup de cette révolution se fait ressentir à Naples par la trahison de l’armée, l’oubli de l’obéissance chez les sujets, la rébellion dans la capitale et les provinces, il est du devoir de tout honnête citoyen de défendre la religion, le roi, la patrie, l’honneur de la famille, la propriété, et cette œuvre sainte, cette mission sacrée est surtout celle dans laquelle les hommes de Dieu doivent donner l’exemple ! »

 

En conséquence, il exposait dans quel but il venait de quitter la Sicile, et dans quelle espérance il marchait sur Naples et donnait pour point de réunion à tous les hommes de la montagne et de la plaine qui répondraient à son appel : aux hommes de la montagne, Palmi ; aux hommes de la plaine, Mileto.

 

Les Calabrais de la plaine et de la montagne étaient donc invités à prendre les armes et à se trouver au rendez-vous assigné.

 

Son encyclique écrite, copiée à vingt-cinq ou trente exemplaires, faute d’imprimeur, expédiée par des courriers aux quatre points cardinaux, le vicaire général se mit au balcon pour respirer et jouir du magnifique coup d’œil qui se déroulait devant ses yeux.

 

Mais, quoiqu’il y eût, dans le cercle de l’horizon que son regard embrassait, des objets d’une bien autre importance, son regard s’arrêta malgré lui sur une petite chaloupe doublant la pointe du Phare et montée par trois hommes.

 

Deux hommes placés à l’avant s’occupaient de la manœuvre d’une petite voile latine, dont un troisième, placé à l’arrière, tenait l’écoute de la main droite, tandis que, de la gauche, il s’appuyait sur le gouvernail.

 

Plus le cardinal regardait ce dernier, plus il croyait le reconnaître. Enfin, la barque avançant toujours, il ne conserva plus aucun doute.

 

Cet homme, c’était l’amiral Caracciolo, qui, en vertu de son congé, retournait à Naples, et presque en même temps que Ruffo, mais dans un but tout différent et dans un esprit tout opposé, débarquait en Calabre.

 

En calculant la diagonale que suivait la barque, il était évident quelle devait atterrir devant la villa.

 

Le cardinal descendit pour se trouver au point du débarquement, et offrir la main à l’amiral au moment où il mettrait pied à terre.

 

Et, en effet, au moment où Caracciolo sautait de la barque sur la plage, il y trouva le cardinal prêt à le recevoir.

 

L’amiral jeta un cri de surprise. Il avait quitté Palerme le jour même où sa démission avait été acceptée, et, dans cette même barque avec laquelle il arrivait, il avait suivi le littoral, relâchant chaque soir et se remettant en route chaque matin, allant à la voile quand il y avait du vent et que ce vent était bon, à la rame quand il n’y avait point de vent ou qu’on ne pouvait pas l’utiliser.

 

Il ignorait donc l’expédition du cardinal, et, en voyant un rassemblement d’hommes armés, reconnaissant la bannière royale, il avait dirigé sa barque vers ce rassemblement et cette bannière, pour avoir l’explication de cette énigme.

 

Il n’y avait pas grande sympathie entre François Caracciolo et le cardinal Ruffo. Ces deux hommes étaient trop différents d’esprit, d’opinions, de sentiments, pour être amis. Mais Ruffo estimait le caractère de l’amiral, et l’amiral estimait le génie de Ruffo.

 

Tous deux, on le sait déjà, représentaient deux des plus puissantes familles de Naples, ou plutôt du royaume.

 

Ils s’abordèrent donc avec cette considération que ne peuvent se refuser deux hommes supérieurs, et tous deux le sourire sur les lèvres.

 

– Venez-vous vous joindre à moi, prince ? demanda le cardinal.

 

– Cela se pourrait, Votre Éminence, et ce serait un grand honneur pour moi de voyager dans votre compagnie, répondit Caracciolo, si j’étais encore au service de Sa Majesté ; mais le roi a bien voulu, sur ma prière, m’accorder mon congé, et vous voyez un simple touriste.

 

– Ajoutez, reprit le cardinal, qu’un homme d’Église ne vous paraît probablement pas l’homme qu’il faut à une expédition militaire, et que tel qui a le droit de servir comme chef ne reconnaît point de supérieur.

 

– Votre Éminence a tort de me juger ainsi, reprit Caracciolo. J’ai offert au roi, s’il voulait organiser la défense de Naples et vous donner le commandement général des troupes, de me mettre, moi et mes marins, sous les ordres de Votre Éminence : le roi a refusé. Aujourd’hui, il est trop tard.

 

– Pourquoi trop tard ?

 

– Parce que le roi m’a fait une insulte qu’un prince de ma maison ne pardonne pas.

 

– Mon cher amiral, dans la cause que je soutiens et à laquelle je suis prêt à sacrifier ma vie, il n’est point question du Roi, il ne s’agit que de la patrie.

 

L’amiral secoua la tête.

 

– Sous un roi absolu, Votre Éminence, dit-il, il n’y a point de patrie ; car il n’y a de patrie que là où il y a des citoyens. Il y avait une patrie à Sparte, lorsque Léonidas se fit tuer aux Thermopyles ; il y avait une patrie à Athènes, lorsque Thémistocle vainquit les Perses à Salamine ; il y avait une patrie à Rome, quand Curtius se jeta dans le gouffre : et voilà pourquoi l’histoire offre à la vénération de la postérité la mémoire de Léonidas, celle de Thémistocle et celle de Curtius ; mais trouvez-moi l’équivalent de cela dans les gouvernements absolus ! Non, se dévouer aux rois absolus et aux principes tyranniques, c’est se dévouer à l’ingratitude et à l’oubli ; non, Votre Éminence, les Caracciolo ne font point de ces fautes-là. Citoyen, je regarde comme un bonheur qu’un roi faible et idiot tombe du trône ; prince, je me réjouis que la main qui pesait sur moi soit désarmée ; homme, je suis heureux qu’une cour dissolue, qui donnait à l’Europe l’exemple de l’immoralité, soit reléguée dans l’obscurité de l’exil. Mon dévouement au roi allait jusqu’à protéger sa vie et celle de la famille royale dans leur fuite : il n’ira point jusqu’à aider au rétablissement sur le trône d’une dynastie imbécile. Croyez-vous que, si une tempête politique eût, un beau jour, renversé du trône des Césars Claude et Messaline, Corbulon, par exemple, eût rendu un grand service à l’humanité en quittant la Germanie avec ses légions et en replaçant sur le trône un empereur imbécile et une impératrice débauchée ? Non. J’ai le bonheur d’être retombé dans la vie privée, je regarderai ce qui se passe, mais sans m’y mêler.

 

– Et c’est un homme intelligent comme l’amiral François Caracciolo, repartit le cardinal, qui rêve une pareille impossibilité ! Est-ce qu’il y a une vie privée pour un homme de votre valeur, au milieu des événements politiques qui vont s’accomplir ? Est-ce qu’il y a une obscurité possible pour celui qui porte sa lumière en lui-même ? Est-ce que, quand les uns combattent pour la royauté, les autres pour la république, est-ce qu’il y a un moyen quelconque pour tout cœur loyal, pour tout esprit courageux de ne point prendre part pour l’un ou pour l’autre ? Les hommes que Dieu a largement dotés de la richesse, de la naissance, du génie, ne s’appartiennent pas ; ils appartiennent à Dieu et accomplissent une mission sur la terre. Maintenant, aveugles qu’ils sont, parfois ils suivent la voie du Seigneur, parfois ils s’opposent à ses desseins ; mais, dans l’un ou l’autre cas, ils éclairent leurs concitoyens par leurs défaites aussi bien que par leurs triomphes. Les seuls à qui Dieu ne pardonne pas, croyez-moi, ce sont ceux qui s’enferment dans leur égoïsme comme dans une citadelle imprenable et qui, à l’abri des traits et des blessures, regardent, du haut de leurs murailles, la grande bataille que, depuis dix-huit siècles, livre l’humanité. N’oubliez point ceci, Excellence : c’est que les anges que Dante juge les plus dignes de mépris sont ceux qui ne jurent ni pour Dieu ni pour Satan.

 

– Et, dans la lutte qui se prépare, qui appelez-vous Dieu, qui appelez-vous Satan ?

 

– Ai-je besoin de vous dire, prince, que j’estime, ainsi que vous, le roi auquel je donne ma vie à sa juste valeur, et qu’un homme comme moi, – et quand je dis un homme comme moi, permettez-moi de dire en même temps un homme comme vous, – sert non pas un autre homme qu’il reconnaît lui être inférieur sous le rapport de l’éducation, sous le rapport de l’intelligence, sous le rapport du courage, mais le principe immortel qui réside en lui, ainsi que vit l’âme dans un corps mal conformé, informe et laid. Or, les principes – laissez-moi vous dire ceci, mon cher amiral, – paraissent justes ou injustes à nos yeux humains, selon le milieu d’où ils les considèrent. Ainsi, par exemple, prince, faites-moi un instant l’honneur de m’accorder en tout point une intelligence égale à la vôtre ; eh bien, nous pouvons examiner, apprécier, juger le même principe à un point de vue parfaitement opposé, et cela, par cette simple raison que je suis un prélat, haut dignitaire de l’Église de Rome, et que vous êtes un prince laïque, ambitieux de toutes les dignités mondaines.

 

– J’admets cela.

 

– Or, le vicaire du Christ, le pape Pie VI, a été détrôné ; eh bien, en poursuivant la restauration de Ferdinand, c’est celle de Pie VI que je poursuis ; en remettant le roi des Deux-Siciles sur le trône de Naples, c’est Ange Broschi que je remets sur le trône de saint Pierre. Je ne m’inquiète pas si les Napolitains seront heureux de revoir leur roi et les Romains satisfaits de retrouver leur pape ; non, je suis cardinal et, par conséquent, soldat de la papauté, je combats pour la papauté, voilà tout.

 

– Vous êtes bien heureux, Éminence, d’avoir devant vous une ligne si nettement tracée. La mienne est moins facile. J’ai à choisir entre des principes qui blessent mon éducation, mais qui satisfont mon esprit, et un prince que mon esprit repousse, mais auquel se rattache mon éducation. De plus, ce prince m’a manqué de parole, m’a blessé dans mon honneur, m’a insulté dans ma dignité. Si je puis rester neutre entre lui et ses ennemis, mon intention positive est de conserver ma neutralité ; si je suis forcé de choisir, je préférerai bien certainement l’ennemi qui m’honore au roi qui me méprise.

 

– Rappelez-vous Coriolan chez les Volsques, mon cher amiral !

 

– Les Volsques étaient les ennemis de la patrie, tandis que, moi, tout au contraire, si je passe aux républicains, je passerai aux patriotes, qui veulent la liberté, la gloire, le bonheur de leur pays. Les guerres civiles ont leur code à part, monsieur le cardinal ; Condé n’est point déshonoré pour avoir passé du côté des frondeurs, et ce qui tachera Dumouriez dans l’histoire, ce n’est pas, après avoir été ministre de Louis XVI, d’avoir combattu pour la République, c’est d’avoir déserté à l’Autriche.

 

– Oui, je sais tout cela. Mais ne m’en voulez pas de désirer vous voir dans les rangs où je combats, et de regretter, au contraire, de vous rencontrer dans les rangs opposés. Si c’est moi qui vous rencontre, vous n’aurez rien à craindre, et je réponds de vous tête pour tête ; mais prenez garde aux Acton, aux Nelson, aux Hamilton ; prenez garde à la reine, à sa favorite. Une fois dans leurs mains, vous serez perdu, et, moi, je serai impuissant à vous sauver.

 

– Les hommes ont leur destinée à laquelle ils ne peuvent échapper, dit Caracciolo avec cette insouciance particulière aux hommes qui ont tant de fois échappé au danger, qu’ils ne croient pas que le danger puisse avoir prise sur eux ; quelle qu’elle soit, je subirai la mienne.

 

– Maintenant, demanda le cardinal, voulez-vous dîner avec moi ? Je vous ferai manger le meilleur poisson du détroit.

 

– Merci ; mais permettez-moi de refuser, pour deux raisons : la première, c’est que, justement à cause de cette tiède amitié que le roi me porte et de cette grande haine dont les autres me poursuivent, je vous compromettrais en acceptant votre invitation ; ensuite, vous le dites vous-même, les événements qui se passent à Naples sont graves, et cette gravité réclame ma présence. J’ai de grands biens, vous le savez : on parle de mesures de confiscation qu’adopteraient les républicains à l’endroit des émigrés ; on pourrait me déclarer émigré et saisir mes biens. Au service du roi, établi dans la confiance de Sa Majesté, j’aurais pu risquer cela ; mais, démissionnaire et disgracié, je serais bien fou de faire à un souverain ingrat le sacrifice d’une fortune qui, sous tous les princes, m’assurera mon indépendance. Adieu donc, mon cher cardinal, ajouta le prince en tendant la main au prélat, et laissez-moi vous souhaiter toute sorte de prospérités.

 

– Je serai moins large dans mes souhaits, prince ; je prierai seulement Dieu de vous préserver de tout malheur. Adieu donc, et que le Seigneur vous garde !

 

Et, sur ces paroles, après s’être serré cordialement la main, ces deux hommes, qui représentaient chacun une si puissante individualité, se quittèrent pour ne plus se retrouver que dans les circonstances terribles que nous aurons à raconter plus tard.

 

CIX

ELEONORA FONSECA PIMENTEL.

 

Le soir même du jour où le cardinal Ruffo se séparait de François Caracciolo sur la plage de Catona, le salon de la duchesse Fusco réunissait celles des personnes les plus distinguées de Naples qui avaient adopté les nouveaux principes et s’étaient déclarées pour la République, proclamée depuis huit jours, et pour les Français qui l’avaient apportée.

 

Nous connaissons déjà à peu près tous les promoteurs de cette révolution ; nous les avons vus à l’œuvre, et nous savons avec quel courage ils y travaillaient.

 

Mais il nous reste à faire connaissance avec quelques autres patriotes que les besoins de notre récit n’ont point encore conduits sous nos yeux, et que cependant ce serait une ingratitude à nous d’oublier, lorsque la postérité conservera d’eux une si glorieuse mémoire.

 

Nous ouvrirons donc la porte du salon de la duchesse, entre huit et neuf heures du soir, et, grâce au privilège donné à tout romancier de voir sans être vu, nous assisterons à une des premières soirées où Naples respirait à pleins poumons l’air enivrant de la liberté.

 

Le salon où était réunie l’intéressante société au milieu de laquelle nous allons introduire le lecteur avait la majestueuse grandeur que les architectes italiens ne manquent jamais de donner aux pièces principales de leurs palais. Le plafond, cintré et peint à fresque, était soutenu par des colonnes engagées dans la muraille. Les fresques étaient de Solimène, et, selon l’habitude du temps, représentaient des sujets mythologiques.

 

Sur une des faces, la plus étroite de l’appartement, qui avait la forme d’un carré long, on avait élevé un praticable, comme on dit en termes de théâtre, auquel on parvenait par trois marches et qui pouvait servir à la fois de théâtre pour jouer de petites pièces et d’estrade pour mettre les musiciens un jour de bal. Un piano, trois personnes, dont l’une tenait un papier de musique à la main, causaient ou plutôt étudiaient les notes et les paroles dont était couvert le papier.

 

Ces trois personnes étaient Eleonora Fonseca Pimentel, le poëte Vicenzo Monti, et le maestro Dominique Cimarosa.

 

Eleonora Fonseca Pimentel, dont plusieurs fois déjà nous avons prononcé le nom, et toujours avec l’admiration qui s’attache à la vertu et le respect qui suit le malheur, était une femme de trente à trente-cinq ans, plus sympathique que belle. Elle était grande, bien faite, avec l’œil noir, comme il convient à une Napolitaine d’origine espagnole, le geste grave et majestueux comme l’aurait une statue antique animée. Elle était à la fois poëte, musicienne et femme politique ; il y avait en elle de la baronne de Staël, de la Delphine Gay et de madame Roland.

 

Elle était, en poésie, l’émule de Métastase ; en musique, celle de Cimarosa ; en politique, celle de Mario Pagano.

 

Elle étudiait en ce moment une ode patriotique de Vicenzo Monti, dont Cimarosa avait composé la musique.

 

Vicenzo Monti était un homme de quarante-cinq ans, le rival d’Alfieri, sur lequel il l’emporte par l’harmonie, la poésie du langage et l’élégance. Jeune, il avait été secrétaire de cet imbécile et insatiable prince Braschi, neveu de Pie VI, et pour l’enrichissement duquel le pape avait soutenu le scandaleux procès Lepri. Il avait fait trois tragédies : Aristodeme, Caïus Gracchus et Manfredi ; puis un poëme en quatre chants, la Basvigliana, dont la mort de Basville était le sujet. Puis il était devenu secrétaire du directoire de la république cisalpine, professeur d’éloquence à Paris et de belles-lettres à Milan. Il venait de faire la Marseillaise italienne, dont Cimarosa venait de faire la musique, et ces vers qu’Eleonora Pimentel lisait avec enthousiasme, parce qu’ils correspondaient à ses sentiments, étaient les siens.

 

Dominique Cimarosa, qui était assis devant le piano, sur les touches duquel erraient distraitement ses doigts, était né la même année que Monti ; mais jamais deux hommes n’avaient plus différé, physiquement du moins, l’un de l’autre, que le poëte et le musicien. Monti était grand et élancé, Cimarosa était gros et court ; Monti avait l’œil vif et incisif, Cimarosa, myope, avait des yeux à fleur de tête et sans expression ; tandis qu’à la seule vue de Monti, l’on pouvait se dire que l’on avait devant les yeux un homme supérieur, rien, au contraire, ne révélait dans Cimarosa le génie dont il était doué, et à peine pouvait-on croire, lorsque son nom était prononcé, que c’était là l’homme qui, à dix-neuf ans, commençait une carrière qui, en fécondité et en hauteur, égale celle de Rossini.

 

Le groupe le plus remarquable après celui-ci, qui, du reste, dominait les autres comme celui d’Apollon et des Muses dominait ceux du Parnasse de Tithon du Tillet, se composait de trois femmes et de deux hommes.

 

Les trois femmes étaient trois des femmes les plus irréprochables de Naples. La duchesse Fusco, dans le salon de laquelle on était réuni et que nous connaissons de longue date comme la meilleure et la plus intime amie de Luisa, la duchesse de Pepoli et la duchesse de Cassano.

 

Lorsque les femmes n’ont point reçu de la nature quelque talent hors ligne, comme Angelica Kauffmann en peinture, comme madame de Staël en politique, comme George Sand en littérature, le plus bel éloge que l’on puisse faire d’elles est de dire qu’elles étaient de chastes épouses et d’irréprochables mères de famille. Domum mansit, lanam fecit, disaient les anciens : Elle garda la maison et fila de la laine, et tout était dit.

 

Nous bornerons donc l’éloge de la duchesse Fusco, de la duchesse de Pepoli et de la duchesse de Cassano à ce que nous en avons dit.

 

Quant au plus âgé et au plus remarquable des hommes qui faisaient partie du groupe, nous nous étendrons plus longuement sur lui.

 

Cet homme, qui paraissait avoir soixante ans, à peu près, portait le costume du XVIIIe siècle dans toute sa pureté, c’est-à-dire la culotte courte, les bas de soie, les souliers à boucles, le gilet taillé en veste, l’habit classique de Jean-Jacques Rousseau et, sinon la perruque, du moins la poudre dans ses cheveux. Ses opinions très-libérales et très-avancées n’avaient eu l’influence de le modifier en rien.

 

Cet homme était Mario Pagano, un des avocats les plus distingués non-seulement de Naples, mais de toute l’Europe.

 

Il était né à Brienza, petit village de la Basilicate, et était élève de cet illustre Genovesi qui, le premier, ouvrit, par ses ouvrages, aux Napolitains, un horizon politique qui, jusque-là, leur était inconnu. Il avait été ami intime de Gaetano Filangieri, auteur de la Science de la Législation, et, guidé par ces deux hommes de génie, il était devenu une des lumières de la loi.

 

La douceur de sa voix, la suavité de sa parole, l’avaient fait surnommer le Platon de la Campanie. Encore jeune, il avait écrit la Juridiction criminelle, livre qui avait été traduit dans toutes les langues et qui avait obtenu une mention honorable de notre Assemblée nationale. Les jours de la persécution arrivés, Mario Pagano avait eu le courage d’accepter la défense d’Emmanuele de Deo et de ses deux compagnons ; mais toute défense était inutile, et, si brillante que fût la sienne, elle n’eut d’effet que d’augmenter la réputation de l’orateur et la pitié que l’on portait aux victimes qu’il n’avait pu sauver. Les trois accusés étaient condamnés d’avance ; et tous trois, comme nous l’avons déjà dit, furent exécutés ; le gouvernement, étonné du courage et de l’éloquence de l’illustre avocat, comprit qu’il était un de ces hommes qu’il vaut mieux avoir pour soi que contre soi. Pagano fut nommé juge. Mais, dans ce nouveau poste, il conserva une telle énergie de caractère et une telle intégrité, qu’il devint pour les Vanni et les Guidobaldi un reproche vivant. Un jour, sans que l’on sût pour quelle cause, Mario Pagano fut arrêté et mis dans un cachot, espèce de tombe anticipée, où il resta treize mois. Dans ce cachot, filtrait, à travers une étroite ouverture, un seul rayon de lumière qui semblait venir dire de la part du soleil : « Ne désespère pas, Dieu te regarde. » À la lueur de ces rayons, il écrivit son Discours sur le beau, œuvre si pleine de douceur et de sérénité, qu’il est facile de reconnaître qu’elle est écrite sous un rayon de soleil. Enfin, sans être déclaré innocent, afin que la junte d’État pût toujours remettre la main sur lui, il fut rendu à la liberté, mais privé de tous ses emplois.

 

Alors, reconnaissant qu’il ne pouvait plus vivre sur cette terre d’iniquité, il avait passé la frontière et s’était réfugié à Rome, qui venait de proclamer la République. Mais Mack et Ferdinand l’y avaient suivi de près, et force lui fut de chercher un refuge dans les rangs de l’armée française.

 

Il était revenu à Naples, où Championnet, qui connaissait toute sa valeur, l’avait fait nommer membre du gouvernement provisoire.

 

Son interlocuteur, moins célèbre alors qu’il ne le fut depuis par ses fameux Essais sur les révolutions de Naples, était déjà cependant un magistrat distingué par son érudition et son équité. Sa conversation très-animée, avec Pagano, roulait sur la nécessité de fonder à Naples un journal politique dans le genre du Moniteur français. C’était la première feuille de ce genre qui paraîtrait dans la capitale des Deux-Siciles. Maintenant, le point en litige était celui-ci : Tous les articles seraient-ils signés, ou paraîtraient-ils, au contraire, sans signature ?

 

Pagano prenait la question à son point de vue moral. Rien, selon lui, n’était plus naturel que, du moment que l’on affirmait une question, on la signât. Cuoco prétendait, au contraire, que, par cette sévérité de principes, on écartait de soi une foule de gens de talent qui, par timidité, n’oseraient plus donner leur concours au journal de la République, du moment qu’ils seraient forcés d’avouer qu’ils y travaillaient.

 

Championnet, qui assistait à la soirée, fut appelé par Pagano pour donner son avis sur cette grave question. Il dit qu’en France les seuls articles Variétés et Sciences étaient signés, ou bien encore quelques appréciations hors ligne que leurs auteurs n’avaient point la modestie de laisser passer sous le voile de l’incognito.

 

L’opinion de Championnet sur cette matière faisait d’autant plus loi que c’était lui qui avait donné l’idée de cette fondation.

 

Il fut donc convenu que ceux qui voudraient signer leurs articles les signeraient, mais aussi que ceux qui voudraient garder l’incognito pourraient le garder.

 

Restait la question d’un rédacteur en chef. C’était, en supposant une restauration, un cas pendable, comme disent les matassins de M. de Pourceaugnac, que d’avoir été rédacteur en chef du Moniteur parthénopéen. Mais, cette fois encore, Championnet leva la difficulté, en disant que le rédacteur en chef était déjà trouvé.

 

À ces mots, la susceptibilité nationale de Cuoco se souleva. Présenté par Championnet, ce rédacteur en chef devait naturellement être un étranger ; et, si prudent que fût le digne magistrat, il eût préféré risquer sa tête en mettant son nom au bas de la feuille officielle que d’y laisser mettre le nom d’un Français.

 

C’était le lendemain, au reste, que paraissait le premier numéro : pendant que l’on discutait si le Moniteur parthénopéen serait ou non signé, le Moniteur se composait.

 

Autour d’une grande table couverte d’un tapis vert et sur lequel se trouvaient réunis encre, plume et papier, cinq ou six membres des comités étaient assis et rédigeaient des ordonnances qui devaient être affichées le lendemain ; Carlo Laubert les présidait.

 

Les ordonnances que rédigeaient les membres des comités concernaient la dette royale, qui était reconnue dette nationale, dette dans laquelle se trouvaient compris tous les vols qu’au moment de son départ le roi avait faits, soit dans les banques privées, soit dans les établissements de bienfaisance, tels que le Mont-de-Piété, l’hospice des Orphelins, le serraglio dei Poveri.

 

Puis venait un décret concernant les secours accordés aux veuves des martyrs de la révolution ou des victimes de la guerre, aux mères des héros qui, dans l’avenir, mourraient pour la patrie. C’était Manthonnet qui rédigeait ce décret, et, après l’avoir rédigé, il écrivit en marge de ce dernier paragraphe cette simple annotation :

 

J’espère que ma mère aura droit un jour à cette faveur.

 

Puis un autre décret concernant l’abaissement du prix du pain et du macaroni, la suppression des droits d’entrée sur l’huile et l’abolition des baise-mains entre hommes et du titre d’excellence.

 

Sur une table à part, le général Dufresse, commandant de la ville et des châteaux, rédigeait cette curieuse ordonnance sur les théâtres :

 

« Le général commandant la place et les châteaux.

 

» Les rapports que la municipalité et les directeurs des différents théâtres me font parvenir chaque jour contre les militaires de tous grades, m’obligent à rappeler ceux-ci à leurs devoirs en les prévenant régulièrement. Cet avis donné, ceux qui, au mépris de la discipline, s’oublieront eux-mêmes, et, en s’oubliant eux-mêmes, oublieront ce qu’ils doivent à la société, seront sévèrement punis.

 

» Les théâtres, dans tous les temps, ont été institués pour reproduire les ridicules, les vertus et les vices des nations, de la société et des individus ; dans tous les temps, ils ont été un centre de réunion, un objet de respect, un lieu d’instruction pour les uns, de récréation tranquille pour les autres, de repos pour tous. En vue de telles considérations, et depuis la régénération française, les théâtres sont appelés l’école des mœurs.

 

» En conséquence, tout militaire ou tout individu qui y troublera l’ordre et qui s’éloignera de la décence, qui doit être la première loi des lieux publics, soit par une approbation ou une désapprobation immodérée envers les acteurs, et finalement interrompra la représentation, de quelque manière que ce soit, sera immédiatement arrêté et conduit par la garde du buon governo, à la maison du commandant de place, pour y être puni selon la gravité de la faute qu’il aura commise.

 

» Tout militaire ou tout individu qui, malgré les lois rendues et les ordres donnés par le général en chef de respecter les personnes et la propriété, prétendra s’approprier une place qui n’est point la sienne, – et cela arrive tous les jours, – sera également conduit au commandant de place.

 

» Tout militaire ou tout individu qui, contre le bon ordre et l’usage des théâtres, essayera de forcer la sentinelle pour entrer sur la scène ou dans les loges des acteurs, sera arrêté et de même conduit au commandant de place.

 

» L’officier de garde et l’adjudant-major de la place sont chargés de veiller à l’exécution du présent règlement, et ceux qui, en cas de trouble, n’en feraient pas arrêter les auteurs, seront considérés et punis comme perturbateurs eux-mêmes. »

 

Ce règlement achevé, le général Dufresse fit signe à Championnet, qui lisait un papier à la lueur d’un candélabre, que son rapport était fini et qu’il désirait le lui communiquer. Championnet interrompit sa lecture, vint à Dufresse, écouta son rapport et l’approuva en tout point.

 

Fort de cette approbation, Dufresse le signa.

 

Alors, Championnet pria qu’on voulût bien l’écouter un instant, invita Velasco et Nicolino Caracciolo, ces deux hommes politiques qui avaient quarante-trois ans à eux deux, et qui, tandis que les personnages graves s’occupaient de l’éducation des peuples, s’occupaient, eux, de celle du perroquet de la duchesse Fusco, pria, disons-nous, Velasco et Nicolino de faire silence.

 

La chose ne fut pas difficile à obtenir. Par sa douceur, sa fermeté, son respect des mœurs, son amour de l’art, Championnet avait conquis les sympathies de toutes les classes, et, dans Naples, la ville ingrate par excellence, aujourd’hui encore, un certain écho affaibli par le temps, mais perceptible cependant, apporte aux contemporains son nom à travers cinq générations et les deux tiers d’un siècle.

 

Championnet se rapprocha de la cheminée, se replaça dans le rayon de lumière projeté par le candélabre, déplia le papier qu’il était en train de lire, lorsque Dufresse l’avait interrompu, et, de sa voix douce et sonore à la fois, en excellent italien :

 

– Mesdames et messieurs, dit-il, je vous demande la permission de vous lire le premier article du Moniteur parthénopéen, qui paraît demain samedi, 6 février 1799, vieux style, – et je me sers du vieux style, parce que je ne vous crois pas encore parfaitement habitués au nouveau ; sans quoi, je dirais samedi 18 pluviôse. Ce sont les épreuves de cet article que je reçois à l’instant même de l’imprimerie. Voulez-vous l’entendre, et, comme il doit être en quelques mots l’expression de l’opinion de tous, faire vos observations, si vous avez des observations à faire ?

 

Cette espèce d’annonce excita la plus vive curiosité. Nous l’avons dit, le nom du rédacteur en chef du Moniteur était encore inconnu, et chacun était avide de savoir de quelle façon il débuterait dans cet art, complétement ignoré à Naples, de la publicité quotidienne.

 

Chacun se tut donc, même Monti, même Cimarosa, même Velasco, même Nicolino, même leur élève, le perroquet de la duchesse.

 

Championnet, au milieu du plus profond silence, lut alors l’espèce de programme suivant :

 

Liberté. ………… Egalité.

 

MONITEUR PARTHÉNOPÉEN.

 

N° 1er

 

» Samedi 18 pluviôse, au vu de la liberté et 1er de la République napolitaine une et indivisible.

 

» Enfin, nous sommes libres !… »

 

Un frémissement courut dans l’assemblée, et chacun fut prêt à répéter par acclamation ce cri qui s’échappait de tous les cœurs généreux, et par lequel un nouvel organe des grands principes propagés par la France annonçait son existence au monde.

 

Championnet, avant même que ce frémissement fût éteint, continua :

 

« Enfin, le jour est venu où nous pouvons prononcer sans crainte les saints noms de liberté et d’égalité, en nous proclamant les dignes fils de la république mère, les dignes frères des peuples libres de l’Italie et de l’Europe.

 

» Si le gouvernement tombé a donné un exemple inouï d’aveugle et implacable persécution, le nombre des martyrs de la patrie s’est augmenté, voilà tout. Pas un seul d’entre eux, en face de la mort, n’a fait un pas en arrière ; tous, au contraire, d’un œil serein, ont regardé l’échafaud et d’un pas ferme en ont monté les degrés. Beaucoup, au milieu des plus atroces douleurs, sont restés sourds aux promesses de l’impunité, aux offres de récompenses que l’on murmurait à leurs oreilles, stables dans leur foi, immuables dans leurs convictions.

 

» Les passions mauvaises insinuées depuis tant d’années, par tous les moyens de séduction possibles, dans les classes les plus ignorantes du peuple, à qui les proclamations et les instructions pastorales dépeignaient la généreuse nation française sous les plus noires couleurs, les basses menées du vicaire général François Pignatelli, dont le nom seul soulève le cœur, menées qui avaient pour but de faire croire au peuple que la religion serait abolie, la propriété ruinée, ses femmes et ses filles violées, ses fils assassinés, ont, par malheur, taché de sang la belle œuvre de notre régénération. Plusieurs pays se sont insurgés pour attaquer les garnisons françaises et ont succombé sous la justice militaire ; d’autres, après avoir assassiné beaucoup de leurs concitoyens, se sont armés pour s’opposer au nouvel ordre de choses, et ont dû, après une courte lutte, céder à la force. La nombreuse population de Naples, à laquelle, par la bouche de ses sbires, le vicaire général distillait la haine et l’assassinat, cette population, après sept jours d’anarchie sanglante, après s’être emparée des châteaux et des armes, après avoir saccagé la propriété et menacé la vie des honnêtes citoyens, cette population, pendant deux jours et demi, s’opposa à l’entrée de l’armée française. Les braves qui composaient cette armée, six fois moins nombreux que leurs adversaires, foudroyés du haut des toits, du haut des fenêtres, du haut des bastions par des ennemis invisibles, soit dans les chemins de traverse, soit dans les sentiers montueux, soit dans les rues étroites et tortueuses de la ville, ont dû conquérir le terrain pied à pied, plus encore par le courage intelligent que par la force matérielle. Mais, opposant un exemple de vertu et de civilisation à tant d’abrutissement et de cruauté, au fur et à mesure que le peuple était forcé de déposer les armes, le vainqueur généreux embrassait les vaincus et leur pardonnait.

 

» Quelques valeureux citoyens, profitant de l’intelligente victoire de notre brave Nicolino Caracciolo, digne du nom illustre qu’il porte, quelques valeureux citoyens, entrés au fort Saint-Elme dans la nuit du 20 au 21 janvier, avaient juré de s’ensevelir sous ses ruines, mais de proclamer la liberté du fond même de leur tombe, et, là, ils avaient dressé l’arbre symbolique non-seulement en leur nom, mais encore au nom des autres patriotes que les circonstances tenaient éloignés d’eux. Dans la journée du 21 janvier, jour à jamais mémorable, on voyait s’avancer les invincibles drapeaux de la république française ; ils lui jurèrent alliance et fidélité. Enfin, le 23, à une heure de l’après-midi, l’armée fit son entrée victorieuse à Naples. Oh ! ce fut alors un magique spectacle que de voir succéder, entre les vaincus et les vainqueurs, la fraternité à la boucherie, et que d’entendre le brave général Championnet reconnaître notre république, saluer notre gouvernement, et, par de nombreuses et loyales proclamations, assurer à chacun la possession de la propriété, donner à tous l’assurance de la vie. »

 

La lecture, qui avait déjà, au précédent paragraphe, été interrompue par de nombreux applaudissements, le fut cette fois par un hourra unanime. L’auteur avait touché une fibre sensible et résonnante dans tous les cœurs napolitains, celle de la reconnaissance de la partie éclairée de la population à la république française, qui, à travers tant de périls, par des succès incroyables ou inespérés, venait lui apporter ces deux lumières qui émanent de Dieu lui-même, la civilisation et la liberté.

 

Championnet salua les applaudisseurs avec son charmant sourire et reprit :

 

« L’entrée, par la trahison, du despote déchu à Rome, sa fuite honteuse à Palerme sur les vaisseaux anglais, l’encombrement sur ces vaisseaux des trésors publics et privés, des dépouilles de nos galeries et de nos musées, des richesses de nos institutions pieuses, du pillage de nos banques, vol impudent et manifeste, qui a enlevé à la nation les dernières ressources de son numéraire, tout est connu maintenant.

 

» Citoyens, vous savez le passé, vous voyez le présent, c’est à vous de préparer et d’assurer l’avenir ! »

 

La lecture de ce cri de liberté, jeté à la fois par la bouche et par le cœur, cet appel patriotique à la fraternité des citoyens dans une ville où, jusqu’à ce jour, la fraternité était un mot inconnu, ce dévouement à la patrie dont les martyrs du passé avaient donné l’exemple aux martyrs de l’avenir, récompensé par l’éloge public, tout cela porta plus encore que la valeur du discours, si bien en harmonie, au reste, avec le sentiment de nationalité qui, au jour des révolutions, s’éveille et bout dans les âmes, tout cela porta le succès de la lecture jusqu’à l’exaltation. Ceux qui venaient de l’entendre crièrent d’une seule voix : « L’auteur ! » et l’on vit alors descendre de son estrade et venir, d’un pas lent et timide dans sa majesté, se ranger près de Championnet, pareille à la muse de la patrie, protégée par la victoire, la belle, chaste et noble Eleonora Pimentel.

 

L’article était écrit par elle ; c’était elle, ce rédacteur en chef inconnu du Moniteur parthénopéen. Une femme avait réclamé l’honneur, mortel peut-être, de cette rédaction, pour laquelle des hommes timides demandaient, patriotes bien connus cependant, le bénéfice de l’incognito.

 

Alors, de l’exaltation, on passa à l’enthousiasme ; des hourras frénétiques éclatèrent ; tous ces patriotes, quels qu’ils fussent, juges, législateurs, lettrés, savants, officiers généraux se précipitèrent vers elle avec cet enthousiasme méridional qui se traduit par des gestes désordonnés et des cris furieux. Les hommes tombèrent à genoux, les femmes s’approchèrent en s’inclinant. C’était le succès de Corinne chantant au Capitole la grandeur évanouie des Romains, succès d’autant plus grand pour Eleonora que ce n’était point la grandeur du passé qu’elle chantait, mais les espérances de l’avenir. Et, comme il faut toujours que le grotesque se mêle au sublime, au moment où cessait une triple salve d’applaudissements, on entendit une voix rauque et avinée qui criait : « Vive la République ! mort aux tyrans ! »

 

C’était celle du perroquet de la duchesse Fusco, élève, comme nous l’avons dit, de Velasco et de Nicolino, qui faisait honneur à ses maîtres et montrait qu’il avait profité de leurs leçons.

 

Il était deux heures du matin : cet épisode comique termina la soirée. Chacun, enveloppé de son manteau ou de sa coiffe, appela ses gens et fit appeler sa voiture ; car tous ces sans-culottes, comme le roi les appelait, appartenant à l’aristocratie de la fortune ou de la science, tout au contraire des sans-culottes français, avaient des voitures et des gens.

 

Après avoir embrassé les femmes, serré la main des hommes, pris congé de tous, la duchesse Fusco resta seule dans le salon, tout à l’heure plein de monde et de bruit, maintenant solitaire et mort, et, allant droit à une fenêtre devant laquelle retombait un riche rideau de damas cramoisi, elle souleva ce rideau, et, côte à côte dans l’embrasure de cette fenêtre comme deux oiseaux dans un même nid, elle découvrit Luisa et Salvato, qui, au milieu de toute cette foule, avec ce laisser aller auquel, en Italie, nul ne trouve à redire, s’étaient isolés et, la main dans la main, la tête appuyée contre l’épaule, se disaient de ces douces choses qui, quoique dites à voix basse, couvrent, pour ceux qui les écoutent, les roulements du tonnerre et les éclats de la foudre.

 

Les deux jeunes gens, au rayon de lumière qui pénétrait dans leur réduit, éclairé jusque-là seulement par une douce pénombre, rentrèrent dans la vie réelle, de laquelle ils étaient sortis sur les ailes dorées de l’idéal, et tournèrent, sans changer de position, leurs yeux souriants vers la duchesse, comme durent le faire les premiers habitants du Paradis surpris par un ange du Seigneur sous le berceau de verdure et au milieu des massifs de fleurs, au moment où, pour la première fois, ils venaient d’échanger le mot je t’aime !

 

Ils étaient entrés là au commencement de la soirée et y étaient restés jusqu’à la fin. De tout ce qui avait été dit, ils n’avaient rien entendu ; de tout ce qui s’était passé, ils ne se doutaient même pas. Les vers de Monti, la musique de Cimarosa, l’article de la Pimentel, tout était venu se briser contre cette tenture de damas qui séparait du monde leur Éden ignoré.

 

En voyant le salon vide, en voyant la duchesse seule, ils ne comprirent qu’une chose, c’est qu’il était l’heure de se séparer.

 

Ils poussèrent un soupir, et, en même temps, ensemble, avec le même accent, ils murmurèrent :

 

– À demain !

 

Puis, ému, chancelant d’amour, Salvato serra une dernière fois Luisa contre son cœur, prit congé de la duchesse, et sortit, tandis que Luisa, jetant les bras au cou de son amie, dans la pose où la jeune fille antique confiait son secret à Vénus, murmurait aux oreilles de la duchesse :

 

– Oh ! si tu savais combien je l’aime !

 

CX

ANDRÉ BACKER.

 

En repassant le seuil de la porte de communication, Luisa trouva Giovannina qui l’attendait dans le corridor.

 

La jeune fille laissait transparaître sur sa figure cette satisfaction qu’éprouvent les inférieurs quand une occasion importante leur est donnée d’entrer dans la vie de leurs maîtres.

 

Luisa sentit pour sa femme de chambre un mouvement de répulsion qu’elle n’avait point encore éprouvé.

 

– Que faites-vous là et que me voulez-vous ? demanda-t-elle.

 

– J’attendais madame pour lui dire une chose de la plus haute importance, répondit Giovannina.

 

– Et quelle chose avez-vous à me dire ?

 

– Que le beau banquier est là.

 

– Le beau banquier ? De qui voulez-vous parler, mademoiselle ?

 

– De M. André Backer.

 

– De M. André Backer ! Et comment M. André Backer est-il là ?

 

– Il est venu dans la soirée, madame, vers dix heures ; il a demandé à vous parler ; selon les ordres que madame m’avait donnés, j’ai d’abord refusé de le recevoir ; il a insisté alors avec tant d’obstination, que je lui ai dit la vérité, c’est-à-dire que madame n’y était pas ; il a cru que c’était une défaite, et, comme il me suppliait, au nom de l’intérêt de madame, de le laisser lui dire quelques paroles seulement, je lui ai fait voir toute la maison pour lui montrer que vous étiez bien véritablement sortie ; alors, comme, malgré ses prières, je refusais de lui dire où vous étiez, il a pénétré, malgré moi, dans la salle à manger, s’est assis sur une chaise et a dit qu’il vous attendrait.

 

– Alors, comme je n’ai aucune raison de recevoir M. André Backer à deux heures du matin, je rentre chez la duchesse, et je n’en sortirai que quand M. André Backer sera hors de chez moi.

 

Et Luisa fit, en effet, un mouvement pour rentrer chez son amie.

 

– Madame !… dit à l’autre bout du corridor une voix suppliante.

 

Cette voix fit passer Luisa de l’étonnement, nous ne dirons pas à la colère, son cœur de colombe ne connaissant pas ce sentiment extrême, mais à l’irritation.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur, lui dit-elle en marchant résolument à lui.

 

– Oui, madame, répondit le jeune homme, incliné, le chapeau à la main, dans l’attitude la plus respectueuse.

 

– Alors, vous avez entendu ce que je viens, à propos de vous, de dire à ma femme de chambre ?

 

– Je l’ai entendu.

 

– Comment, vous étant introduit chez moi presque de force, et sachant que je désapprouve vos visites, comment êtes-vous encore ici ?

 

– Parce qu’il y a urgence à ce que je vous parle, urgence absolue ; comprenez-vous, madame ?

 

– Urgence absolue ? répéta Luisa avec un accent de doute.

 

– Madame, je vous engage ma parole d’honnête homme, – cette parole qu’un homme de notre nom et de notre maison n’a jamais, depuis trois cents ans, engagée légèrement, – je vous engage ma parole que, pour la sécurité de votre fortune et le salut de votre vie, je vous donne ma parole qu’il faut que vous m’entendiez.

 

L’accent de conviction avec lequel le jeune homme prononça ces paroles ébranla la San-Felice.

 

– Sur cette assurance, monsieur, demain, à une heure convenable, je vous recevrai.

 

– Demain, madame, peut-être sera-t-il trop tard ; puis, une heure convenable… Qu’entendez-vous par une heure convenable ?

 

– Dans la journée, vers midi, par exemple, de plus grand matin même, si vous le voulez.

 

– Pendant le jour, on me verra entrer chez vous, madame, et il est important que nul ne sache que vous m’avez vu.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce que, de ma visite, il pourrait résulter un grand danger.

 

– Pour moi ou pour vous ? dit en essayant de sourire Luisa.

 

– Pour tous deux, répondit gravement le jeune banquier.

 

Il se fit un instant de silence. Il n’y avait point à se tromper à l’intonation sérieuse du visiteur nocturne.

 

– Et, d’après les précautions que vous prenez, répliqua Luisa, il me paraît que cette conversation doit avoir lieu sans témoins.

 

– Ce que j’ai à vous dire, madame, ne peut-être dit que seul à seul.

 

– Et vous savez que, dans une conversation seul à seul, il est une chose dont il vous est interdit de me parler ?

 

– Aussi, madame, si je vous en parle, ne sera-ce que pour vous faire comprendre qu’à vous seule je pouvais faire la révélation que vous allez entendre.

 

– Venez, monsieur, dit Luisa.

 

Et, passant devant André, qui, pour la laisser passer, se rangea contre le mur des corridors, elle le conduisit dans la salle à manger, que Giovannina avait éclairée, et referma la porte derrière lui.

 

– Vous êtes certaine, madame, dit Backer regardant autour de lui, que personne ne peut nous écouter et nous entendre ?

 

– Il n’y a ici que Giovannina, et vous l’avez vue rentrer chez elle.

 

– Mais derrière cette porte, ou derrière celle de votre chambre à coucher, elle pourrait écouter.

 

– Fermez les toutes deux, Monsieur, et passons dans le cabinet de travail de mon mari.

 

Les précautions mêmes que prenait André Backer pour que sa conversation ne fût point entendue avaient complétement rassuré Luisa sur le sujet de la conversation. Le jeune homme n’eût point osé se livrer à de pareilles insistances, s’il eût été question de lui parler d’un amour si franchement repoussé déjà.

 

La porte du cabinet resta ouverte, et les deux portes de la salle à manger fermées avec soin donnèrent à Backer la certitude qu’il ne pouvait être entendu.

 

Luisa était tombée sur une chaise, et, la tête dans sa main, le coude appuyé à la table sur laquelle, autrefois, travaillait son mari, elle rêvait :

 

Depuis le départ du chevalier, c’était la première fois qu’elle rentrait dans ce cabinet : une foule de souvenirs y rentraient avec elle et l’assiégeaient.

 

Elle pensait à cet homme si parfaitement bon pour elle, dont la mémoire s’était cependant si facilement et presque si complétement éloignée de sa pensée ; elle mesurait presque avec effroi l’étendue de cet amour qu’elle avait voué à Salvato, amour jaloux et envahisseur qui s’était emparé d’elle et avait, pour ainsi dire, chassé de son cœur tout autre sentiment ; elle se demandait, de là à une infidélité complète, quelle distance il y avait, et elle s’aperçut que la distance morale parcourue était plus grande que la distance matérielle qui lui restait à parcourir.

 

La voix d’André Backer la tira de cette rêverie rapide et la fit tressaillir. Elle avait déjà oublié qu’il était là.

 

Elle lui fit signe de s’asseoir.

 

André s’inclina, mais resta debout.

 

– Madame, dit André, quelle que soit la défense que vous m’avez faite de jamais vous parler de mon amour, il faut cependant, pour que vous compreniez la démarche que je fais près de vous et l’étendue du danger auquel je m’expose en la faisant, il faut cependant que vous compreniez combien cet amour était dévoué, profond et respectueux.

 

– Monsieur, dit Luisa en se levant, que vous parliez de cet amour au passé au lieu d’en parler au présent, vous n’en parlez pas moins d’un sentiment dont je vous ai absolument interdit l’expression. J’espérais, en vous recevant à cette heure, et après vous avoir manifesté ma répugnance à vous recevoir, n’avoir point à vous rappeler ma défense.

 

– Daignez m’entendre, madame, et veuillez me donner le temps de m’expliquer. Je vous ai dit qu’il était nécessaire que je vous rappelasse cet amour pour vous faire comprendre l’importance de la révélation que je vais vous faire.

 

– Eh bien, monsieur, arrivez vite à cette révélation.

 

– Mais cette révélation, madame, je voudrais que vous comprissiez bien que, de ma part, c’est une folie, presque une trahison.

 

– Alors, monsieur, ne la faites pas ; ce n’est pas moi qui vais vous chercher, ce n’est pas moi qui vous presse.

 

– Je le sais, madame, et je prévois même que, probablement, vous ne m’aurez nulle reconnaissance de ce que je vais vous dire ; mais n’importe ! une fatalité me pousse, il faut que ma destinée s’accomplisse.

 

– J’attends, monsieur, répondit Luisa.

 

– Eh bien, madame, sachez donc qu’une grande conspiration est ourdie, et que de nouvelles Vêpres siciliennes se préparent non-seulement contre les Français, mais aussi contre leurs partisans.

 

Luisa sentit un frisson courir par tout son corps, et, à l’instant même, devint attentive. Ce n’était plus d’elle qu’il était question, c’était des Français, et, par conséquent, de Salvato. La vie de Salvato était menacée, et peut-être cette révélation de Backer allait-elle lui donner moyen de sauver cette vie si chère qu’elle avait déjà conservée.

 

Par un mouvement involontaire, en se penchant sur la table, elle se rapprocha du jeune homme ; sa bouche était muette, mais ses yeux interrogeaient.

 

– Dois-je continuer ? demanda Backer.

 

– Continuez, monsieur, fit Luisa.

 

– Dans trois jours, c’est-à-dire dans la nuit de vendredi à samedi, non-seulement les dix mille Français qui sont à Naples et dans les environs, mais encore, comme je vous l’ai dit, madame, tous ceux qui sont leurs partisans seront égorgés. Entre dix et onze heures du soir, les maisons où les meurtres doivent s’accomplir seront marquées d’une croix rouge ; à minuit, le massacre aura lieu.

 

– Mais c’est horrible, mais c’est atroce, monsieur, ce que vous me dites là !

 

– Pas plus horrible que les Vêpres siciliennes, pas plus atroce que la Saint-Barthélémy. Ce que Palerme a fait pour échapper aux Angevins et Paris pour se délivrer des huguenots, Naples peut bien le faire pour se débarrasser des Français.

 

– Et vous ne craignez point que, vous hors de cette maison, je ne coure révéler ce projet ?

 

– Non, madame ! car vous réfléchirez que je ne vous ai pas même demandé la promesse de garder le secret ; non, madame ! car vous réfléchirez qu’un dévouement comme le mien ne doit pas être payé par une ingratitude ; non, madame, car vous réfléchirez que votre nom est trop beau et trop pur pour être attaché par l’histoire au pilori de la trahison.

 

Luisa tressaillit ; car elle comprit, en effet, ce qu’il y avait de grandeur et de dévouement dans ce secret que lui confiait, sans condition aucune, le jeune banquier. Seulement, il lui restait à savoir pourquoi il le lui confiait.

 

– Excusez-moi, monsieur, dit-elle, mais j’en suis à me demander ce que j’ai à faire avec les Français et avec les partisans des Français, moi, la femme du bibliothécaire, je dirai plus, de l’ami du prince royal.

 

– C’est vrai, madame ; mais le chevalier San-Felice n’est plus là pour vous protéger par sa présence, pour vous couvrir par son loyalisme ; et laissez-moi vous dire ceci, madame : j’ai vu avec terreur que votre maison était de celles qui devaient être marquées d’une croix.

 

– Ma maison ? s’écria Luisa en se levant.

 

– Madame, je conçois que ce que je vous dis vous étonne, vous révolte même. Mais écoutez-moi jusqu’au bout. Dans des temps comme les nôtres, temps de trouble et d’orage, nul n’est exempt de soupçon, et, d’ailleurs, quand les soupçons dorment, les dénonciateurs sont là pour les éveiller. Eh bien, madame, j’ai vu, j’ai tenu entre mes mains, j’ai lu de mes yeux une dénonciation, anonyme, c’est vrai, mais tellement précise, qu’il n’y a pas à douter de sa véracité.

 

– Une dénonciation ? fit Luisa étonnée.

 

– Une dénonciation, oui, madame.

 

– Mais une dénonciation contre moi ?

 

– Contre vous.

 

– Et que disait cette dénonciation ? demanda Luisa pâlissant malgré elle.

 

– Elle disait, madame, que, dans la nuit du 22 au 23 septembre de l’année dernière, vous aviez recueilli chez vous un aide de camp du général Championnet.

 

– Oh ! murmura Luisa sentant la sueur lui monter au front.

 

– Que cet aide de camp blessé par Pasquale de Simone avait été soustrait par vous à la vengeance de la reine ; qu’il avait été pansé par une sorcière albanaise nommée Nanno ; qu’il était resté six semaines caché chez vous, et n’en était sorti, déguisé en paysan des Abruzzes, que pour aller rejoindre le général Championnet assez à temps pour prendre part à la bataille de Civita-Castellana.

 

– Eh bien, monsieur, dit Luisa, lorsque cela serait, y a-t-il un crime à recueillir un blessé, à sauver la vie à un homme, et faut-il, avant de verser sur ses blessures le baume du bon Samaritain, faut-il s’informer de son nom, de sa patrie ou de son opinion ?

 

– Non, madame, il n’y a pas crime aux yeux de l’humanité ; seulement, il y a crime aux yeux des partis. Mais peut-être les royalistes vous eussent-ils pardonné, madame, si, depuis, vous n’aviez point, en assistant à toutes les soirées de la duchesse Fusco, donné une gravité plus grande à cette dénonciation. Les soirées de la duchesse Fusco, madame, ne sont pas seulement des soirées : ce sont des clubs où les projets se discutent, où les lois s’élaborent, où les hymnes patriotiques se composent, se mettent en musique, se chantent ; eh bien, madame, vous êtes de toutes ces soirées, et, quoiqu’on sache très-bien que vous y assistez par un autre motif qu’un motif politique…

 

– Prenez garde, monsieur, vous allez me manquer de respect !

 

– Dieu m’en garde, madame ! répondit le jeune homme, et la preuve, c’est que c’est un genou en terre que j’achèverai ce que j’ai à vous dire.

 

Et Backer mit un genou en terre.

 

– Madame, dit-il, sachant que votre vie était compromise, puisque votre maison était au nombre des maisons désignées au couteau des lazzaroni, je suis venu vous apporter un talisman, un signe destiné à vous sauvegarder… Ce talisman, madame, le voici.

 

Il déposa sur la table une carte sur laquelle était gravée une fleur de lis.

 

– Ce signe, ne l’oubliez pas, c’est de porter le pouce de votre main droite à votre bouche et d’en mordre la première phalange.

 

– Il n’était pas besoin de mettre un genou en terre pour me dire cela, monsieur, dit Luisa avec une expression de bienveillance qui, malgré elle, illuminait son visage.

 

– Non, madame, mais pour ce qui me reste à vous dire.

 

– Dites.

 

– Il ne m’appartient pas, madame, de pénétrer dans vos secrets ; ce n’est donc point une question que je vous fais, c’est un avis que je vous donne, et vous allez voir si cet avis est non-seulement désintéressé, mais généreux. À tort ou à raison, on dit que ce jeune aide de camp du général français que vous avez sauvé, on dit que vous l’aimez.

 

Luisa fit un mouvement.

 

– Ce n’est pas moi qui dis cela, ce n’est pas moi qui le crois ; je ne veux rien dire, je ne veux rien croire ; je veux que vous soyez heureuse, voilà tout ; je veux que ce cœur si noble, si chaste, si pur, ne se brise pas sous les atteintes de la douleur ; je veux que ces beaux yeux, amours des anges, ne soient pas noyés dans les larmes. Je vous dis donc seulement, madame : Si vous aimez un homme, quel qu’il soit, d’un amour de sœur ou d’amante, et, si cet homme, comme Français, comme patriote, court un risque quelconque à passer ici la nuit de vendredi à samedi, sous un prétexte quelconque, éloignez cet homme, afin que, par son absence, il échappe aux massacres, et que je puisse me dire, moi, – ce sera ma récompense : – « À celle qui m’a fait tant souffrir, j’ai épargné une douleur. » Je me relève, madame, car j’ai dit.

 

Luisa, devant cette abnégation, si grande et si simple, sentit les larmes monter à ses yeux et lui mouiller les paupières. Elle tendit à André sa main, sur laquelle il se précipita.

 

– Merci, monsieur, dit-elle. Je ne puis deviner d’où vient la trahison, mais à vous je dirai : Le dénonciateur était bien instruit. Je n’ai jamais confié mon secret à personne, mais à vous je dirai : Eh bien, oui ! j’aime, mais d’un amour maternel, quoique immense, un homme à qui j’ai sauvé la vie. Quand j’ai senti cet amour me prendre le cœur avec la violence d’une irrésistible passion, j’ai voulu partir, quitter Naples, suivre mon mari en Sicile, non point pour échapper à un sort fatal, à un sort mortel, qui m’est prédit, mais pour conserver au chevalier la foi que je lui ai promise, pour garder intact mon honneur de femme. Dieu ne l’a pas voulu : la tempête nous a séparés, la vague qui l’emportait m’a repoussée sur le rivage. Vous me direz que, la tempête calmée, j’eusse dû monter sur le premier bâtiment venu et rejoindre mon mari en Sicile. S’il l’eût ordonné, ou s’il eût simplement paru le désirer, je l’eusse fait ; n’y étant point sollicitée, je n’en ai pas eu la force : je suis restée. Vous parliez de la fatalité qui vous pousse à me révéler votre secret ; si vous avez la vôtre, moi aussi, j’ai la mienne. Suivons chacun la pente où le destin nous entraîne. Quelque part où le mien me conduise, là où je serai il y aura pour vous un cœur reconnaissant. Adieu, monsieur Backer. Fût-ce au milieu des plus affreuses tortures, votre nom ne sortira point de ma bouche, je vous le promets !

 

– Et le vôtre, répondit Backer en s’inclinant, fût-ce sur l’échafaud où je serais monté par vous, ne sortira jamais de mon cœur.

 

Et, saluant Luisa, il sortit laissant sur la table la carte fleurdelisée qui devait lui servir de signe de reconnaissance.

 

CXI

LE SECRET DE LUISA.

 

Restée seule, Luisa retomba sur sa chaise et demeura immobile, perdue dans un abîme de réflexions.

 

Et d’abord quel pouvait être cet ennemi caché et anonyme si bien au courant de tout ce qui se passait dans la maison, et qui, dans une dénonciation adressée au comité royaliste, avait mentionné les moindres détails de la vie privée de Luisa ?

 

Quatre personnes seulement connaissaient les détails mentionnés dans la dénonciation. Le docteur Cirillo, Michel le Fou, la sorcière Nanno et Giovannina. Le docteur Cirillo ! le soupçon ne pouvait pas même s’arrêter sur lui ; Michel le Fou eût donné sar vie pour sa sœur de lait.

 

Restaient la sorcière Nanno et Giovannina.

 

La sorcière Nanno pouvait dénoncer Salvato et Luisa à une époque où cette dénonciation eût été payée ce qu’elle valait : elle ne l’avait point fait. On ne pouvait donc attribuer à la cupidité la dénonciation qu’avait reçue Backer, elle ne pouvait être l’effet de la haine.

 

Giovannina : les soupçons s’arrêtèrent et, quoique bien vaguement, se fixèrent sur elle.

 

Quelle cause Giovannina pouvait-elle avoir de haïr sa maîtresse ?

 

Évidemment, aucune ne se présentait à l’esprit de Luisa ; cependant, déjà depuis longtemps la jeune femme remarquait dans l’humeur de sa camériste des altérations qui, tant qu’elle n’avait point eu à s’en rendre compte, lui avaient paru de simples bizarreries de caractère, mais qui maintenant lui revenaient en mémoire et lui inspiraient des doutes sans lui donner une explication. Elle avait surpris chez sa femme de chambre des coups d’œil furtifs, des sourires mauvais, des paroles amères, et cela surtout depuis la nuit où, devant s’embarquer, au lieu de s’embarquer elle était revenue à la maison, et avait, d’une façon inattendue, reparu aux yeux de la jeune fille. Ces signes de mécontentement étaient devenus plus fréquents encore depuis l’arrivée des Français à Naples, et surtout depuis qu’elle et Salvato s’étaient revus.

 

Dans son dédain trop grand de l’humble position de Giovannina, il ne lui vint pas même à l’idée qu’elle pût aimer Salvato et être jalouse, et que les mêmes passions qui s’agitaient dans le cœur de la grande dame pussent s’agiter dans le cœur de la paysanne.

 

Seulement, ces soupçons de haine de la part de Giovannina persistèrent sans que la cause de cette haine lui fût connue.

 

Elle prit la carte fleurdelisée, la mit dans sa poitrine, et, s’éclairant elle-même, elle sortit du cabinet du chevalier, en referma la porte et passa dans sa chambre à coucher.

 

Dans sa chambre à coucher, elle trouva Giovannina, qui lui préparait sa toilette de nuit.

 

Prévenue qu’elle était contre la jeune fille, elle surprit le coup d’œil dont celle-ci l’accueillit à son entrée dans sa chambre. Ce coup d’œil malfaisant fut suivi d’un sourire gracieux ; mais le sourire ne fut point tellement rapide, que la première impression ne demeurât dans son esprit.

 

Ne pouvant se douter de ce qui s’était passé, et n’ayant aucune idée des soupçons qui germaient dans le cœur de sa maîtresse, Nina voulut entamer une conversation avec elle. Cette conversation, quelques détours qu’elle eût pris, si Luisa lui eût permis de continuer, eût certainement abouti à la visite qu’elle venait de recevoir ; mais Luisa y coupa court en lui disant sèchement qu’elle n’avait pas besoin de ses services.

 

Nina tressaillit, – elle n’était point habituée à être congédiée si durement, – et, avec son mauvais sourire, elle regagna sa chambre.

 

La visite du jeune banquier lui donnait fort à penser. Après lui avoir défendu sa porte, non-seulement Luisa avait consenti à le recevoir à deux heures du matin, mais encore elle l’avait reçu loin de tous les regards, les portes fermées, et dans l’appartement du chevalier.

 

Luisa, il est vrai, avait accueilli le jeune homme avec une physionomie sévère ; mais, à son départ, elle était rentrée dans sa chambre le visage préoccupé seulement, attendri même. On voyait que ses yeux avaient, sinon pleuré, du moins senti l’humidité des larmes.

 

Qui avait pu ramener cette fière Luisa à des sentiments plus doux ?

 

L’amour du beau jeune homme avait-il trouvé grâce dans son cœur, et y avait-il place dans ce cœur pour un amour nouveau à côté de l’amour ancien ?

 

C’était impossible à croire ; cependant, ce qui venait de se passer était bien extraordinaire.

 

Luisa, nous l’avons dit, avait remarqué le mauvais regard de Giovannina ; mais elle avait à réfléchir sur quelque chose de plus grave que le nom du dénonciateur à trouver. Elle avait à réfléchir sur l’emploi qu’elle ferait de ce secret sans compromettre celui qui le lui avait confié, et comment elle sauverait Salvato sans perdre Backer.

 

Il fallait, avant tout, qu’elle vît le jeune officier ; mais elle ne le voyait jamais que le soir chez la duchesse. Là, leur rencontre était toute naturelle, le salon de la duchesse étant, comme l’avait dit Backer, un véritable club.

 

Or, c’était bien du temps perdu que d’attendre un soir sur trois jours : c’était un jour de perdu. Il fallait donc l’envoyer chercher, et à Michele seul on pouvait confier un message de cette espèce.

 

Elle étendit le bras pour sonner Giovannina ; mais, depuis dix minutes à peu près qu’elle l’avait renvoyée, Giovannina était peut-être couchée. Luisa pensa qu’il était plus simple d’aller à la chambre de la jeune fille et de lui porter l’ordre que de la forcer à le venir chercher.

 

La chambre de Giovannina n’était séparée de celle de sa maîtresse que par le corridor qui conduisait chez la duchesse Fusco.

 

Cette chambre était fermée par une porte vitrée seulement. La lumière y brillait encore, et, soit que le pas de Luisa fût si léger que Giovannina ne pût l’entendre, soit que l’occupation à laquelle elle se livrait l’absorbât trop profondément pour qu’elle songeât à autre chose, Luisa, en arrivant à la porte, put voir, à travers le rideau de fine mousseline qui en couvrait le vitrage, sa femme de chambre assise à une table et écrivant.

 

Comme peu importait à Luisa de savoir à qui Giovannina écrivait, elle ouvrit tout simplement et tout naturellement la porte. Mais sans doute il importait à Giovannina que sa maîtresse ne sût point qu’elle écrivait ; car elle poussa un faible cri de surprise et se leva pour se placer entre Luisa et sa lettre.

 

Quoique étonnée que Nina écrivît à trois heures du matin, au lieu de se coucher et de dormir, Luisa ne lui fit aucune question, et se contenta de lui dire :

 

– Je voudrais voir Michele ce matin d’aussi bonne heure que possible : faites-le-lui savoir.

 

Puis, refermant la porte et rentrant chez elle, Luisa laissa sa femme de chambre libre de continuer sa lettre.

 

Comme on le comprend bien, Luisa dormit peu. Vers sept heures du matin, elle entendit du bruit dans la maison : c’était Giovannina qui se levait et sortait pour accomplir l’ordre de sa maîtresse.

 

Giovannina fut absente pendant près d’une heure et demie. Il est vrai qu’elle rentra avec Michele. Pour que la commission de sa maîtresse fût bien faite, elle avait voulu sans doute la faire elle-même.

 

Au premier coup d’œil que le lazzarone jeta sur Luisa, il comprit qu’il venait de se passer quelque chose de grave.

 

Luisa était tout à la fois pâle et fiévreuse ; ses yeux étaient entourés de ce cercle bleuâtre qui dénonce l’insomnie.

 

– Qu’as-tu donc, petite sœur ? demanda Michele avec inquiétude.

 

– Rien, répondit Luisa en essayant de sourire ; seulement, le plus promptement possible j’ai besoin de voir Salvato.

 

– Ce ne sera pas difficile, petite sœur, et un saut est vite fait d’ici au palais d’Angri.

 

Et, en effet, Salvato logeait, avec le général Championnet, rue Toledo, à ce même palais d’Angri où, soixante ans plus tard, logea Garibaldi.

 

– Alors, dit Luisa, va, et reviens vite !

 

Michele ne fit qu’un saut, comme il avait dit ; mais, avant qu’il fût revenu, un soldat de planton apportait une lettre de Salvato.

 

Elle était conçue en ces termes :

 

« Ma bien-aimée Luisa, ce matin, à cinq heures, j’ai reçu l’ordre du général de partir pour Salerne et d’y organiser une colonne que l’on envoie en Basilicate, où, à ce qu’il paraît, nous avons quelques troubles. J’estime que cette organisation, en y mettant toute l’activité possible, me prendra deux jours. Je pense donc être de retour vendredi soir.

 

» Si j’espérais, à mon retour, trouver la fenêtre de la ruelle ouverte, et si je pouvais passer une heure avec vous dans la chambre heureuse, je bénirais presque mon exil de deux jours qui me vaudrait une pareille faveur.

 

» J’ai laissé au palais d’Angri des hommes chargés de m’apporter mes lettres. J’en attends plusieurs, mais je n’en espère qu’une.

 

» Oh ! l’adorable soirée que j’ai passée hier ! oh ! l’ennuyeuse soirée que je vais passer aujourd’hui !

 

» Au revoir, ma belle madone au Palmier ! J’attends et j’espère.

 

» Votre SALVATO. »

 

Luisa fit un geste de désespoir.

 

Si Salvato n’était de retour que vendredi soir, comment aurait-elle le temps de le soustraire au massacre de la nuit ?

 

Elle aurait le temps de mourir avec lui à peine !

 

Le planton attendait une réponse.

 

Qu’allait répondre Luisa ? Elle n’en savait rien. Sans doute, la conspiration était organisée à Salerne comme à Naples. Le révélateur n’avait-il pas dit qu’elle devait éclater à Naples et dans ses environs ?

 

Elle crut un instant qu’elle allait devenir folle.

 

Giovannina, implacable comme la haine, lui répétait que le messager attendait une réponse.

 

Elle prit une plume et écrivit :

 

« Je reçois votre lettre, mon frère bien-aimé. En toute autre circonstance, je me serais contentée de vous répondre : « Vous aurez votre fenêtre ouverte, » et je vous attendrai dans la chambre heureuse. » Mais il faut que je vous voie avant deux jours. Je vous enverrai aujourd’hui Michele à Salerne ; il vous portera une lettre de moi, que je vous écrirai aussitôt que j’aurai remis un peu d’ordre dans mes idées.

 

» Si vous quittez votre hôtel, ou le palais de l’Intendance, ou le logement que vous aurez choisi enfin et où Michele ira vous chercher, dites où vous serez, afin que, partout où vous serez, il vous trouve.

 

Votre sœur, LUISA. »

 

Elle ferma, cacheta cette lettre et la remit au planton.

 

Celui-ci se croisa dans le jardin avec Michele.

 

Michele venait annoncer à Luisa ce que Luisa savait déjà, c’est-à-dire l’absence de Salvato et l’ordre qu’il avait donné de lui envoyer ses lettres à Salerne.

 

Luisa le pria de rester à la maison. Elle aurait sans doute, dans la journée, quelques commissions importantes à lui donner ; peut-être l’enverrait-elle à Salerne.

 

Puis, plus agitée que jamais, elle rentra dans sa chambre et s’y enferma.

 

Michele, qui avait l’habitude de voir sa sœur de lait si calme, se retourna vers la jeune femme de chambre.

 

– Qu’a donc ce matin Luisa ? lui demanda-t-il. Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ?

 

– Je ne sais, répondît Giovannina ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer.

 

Michele vit le mauvais sourire qui passait sur les lèvres de Giovannina. Ce n’était point la première fois qu’il le remarquait, mais, cette fois, ce sourire avait une telle expression de haine, que peut-être allait-il en demander l’explication, lorsque Luisa sortit de sa chambre enveloppée d’une mante de voyage. Son visage, plus ferme, sinon plus calme, donnait à sa physionomie l’impression d’une résolution prise et à laquelle il eût été inutile de s’opposer.

 

– Michele, dit-elle, tu peux disposer de toute ta journée, n’est-ce pas ?

 

– De toute ma journée, de toute ma nuit, de toute ma semaine.

 

– Alors, viens avec moi.

 

Puis, se retournant vers Giovannina :

 

– Si je ne reviens pas ce soir, ne soyez pas inquiète, dit-elle ; cependant, attendez-moi toute la nuit.

 

Et, faisant signe à Michele de la suivre, elle sortit la première.

 

– Madame, pour la première fois de sa vie, ne m’a pas tutoyée, dit Giovannina à Michele ; tâchez donc de savoir d’elle pourquoi.

 

– Bon ! répondit le lazzarone, elle t’aura vue sourire.

 

Et il descendit rapidement le perron pour rejoindre Luisa, qui l’attendait impatiente à la porte du jardin.

 

À Naples, les moyens de locomotion sont faciles, justement parce qu’il n’y a aucun service officiel arrêté.

 

S’il s’agit, par exemple, d’aller à Salerne et que le vent soit favorable, on traverse le golfe en barque, on prend une voiture à Castellamare, et l’on est à Salerne en trois heures et demie ou quatre heures.

 

Si le vent est contraire, on prend une voiture à Naples, à la première place, au premier angle de rue, au premier carrefour ; on contourne le golfe par Resina, Portici, Torre-del-Greco ; on s’enfonce dans la montagne par la Cava, et l’on arrive à Salerne à peu près dans le même espace de temps.

 

À peine sur le quai, Michele s’informa du but du voyage, et, ayant appris que le but du voyage était Salerne, demanda à sa sœur de lait quel était le mode de locomotion qu’elle préférait.

 

– Le plus rapide, répondit Luisa.

 

Michele interrogea des yeux l’horizon ; l’horizon était pur et promettait une journée magnifique. À Naples, le printemps commence en janvier, et, avec le printemps, les beaux jours. Une jolie brise soufflait du large et ridait doucement la surface du golfe, sur lequel on voyait glisser en tout sens une foule de balancelles, de tartanes, de felouques, dont on reconnaissait la destination à leur grandeur, et la nationalité à leur coupe ou à leur voilure. Michele proposa à Luisa la voie de mer, qui fut acceptée sans discussion.

 

Michele descendit sur la plage de Mergellina et fit prix : moyennant deux piastres, il avait la barque pour vingt-quatre heures.

 

S’il eût fallu ramer, la barque eût coûté le double ; mais on pouvait aller à la voile, et l’absence de fatigue fut estimée deux piastres.

 

Luisa, enveloppée dans une mante de voyage qui lui cachait entièrement le visage, descendit dans la barque et s’assit sur le manteau de Michele plié en quatre.

 

La petite voile triangulaire fut orientée, et la barque partit, gracieuse et blanche comme une mouette qui ouvre ses ailes.

 

On rasa la pointe du château de l’Œuf, sur lequel flottait le drapeau tricolore français, uni au drapeau tricolore napolitain, et l’on coupa diagonalement le golfe, le sillage du bateau formant la corde de l’arc.

 

Les deux mariniers avaient reconnu Michele. Malgré son brillant uniforme, ou peut-être même à cause de cela, la conversation s’engagea sur les affaires du temps.

 

Michele était un des auditeurs les plus assidus de Michelangelo Ceccone, ce bon prêtre patriote qui, mandé par Cirillo, avait assisté à ses derniers moments le sbire blessé par Salvato. Il avait traduit l’évangile en patois napolitain, et expliquait aux lazzaroni ce livre, source de toute morale, qui leur était parfaitement inconnu.

 

L’esprit souple et facile du jeune lazzarone s’était rapidement imprégné de l’esprit démocratique dont le souffle divin anime ce grand livre ; et, prosélyte de la Révolution, il ne manquait jamais une occasion de lui faire des prosélytes.

 

Aussi, dès que l’on fut en marche et qu’après avoir d’un regard insouciant interrogé l’horizon, les deux mariniers eurent abandonné leur barque à la brise du nord-ouest, Michele leur adressa-t-il la parole.

 

– Eh bien, leur demanda-t-il en se frottant les mains, vous êtes contents, mes bons amis, j’espère ?

 

– Contents de quoi ? demanda le plus vieux des deux mariniers, qui ne paraissait point apprécier son bonheur à la mesure de celui de Michele.

 

– Sans doute, vous pourrez pêcher partout dans le golfe maintenant, du Pausilippe au cap Campanella, sans que le tyran vous en empêche.

 

– Quel tyran ? demanda toujours le plus vieux.

 

– Comment, quel tyran ? Mais Ferdinand, je suppose.

 

– On n’est point un tyran, parce que l’on pêche chez soi, répliqua le plus jeune, qui paraissait partager entièrement les opinions de son aîné, et qu’on empêche les autres d’y pêcher.

 

– Comment ! tu prétends que la mer est au roi ?

 

– Certainement que je le prétends.

 

– Eh bien, moi, je soutiens que la mer est à toi, à moi, à tout le monde.

 

– Tu as là une drôle d’idée.

 

– Sans doute. Et la preuve…

 

– Voyons la preuve.

 

– Écoute bien ceci.

 

– Nous écoutons.

 

– La terre est aux riches.

 

– Tu en conviens.

 

– Oui ; et la preuve qu’elle est à eux et qu’ils y ont des droits, c’est qu’elle est divisée entre eux par des murs, des fossés, des bornes, des limites quelconques, tandis que fais-moi un peu le plaisir de me montrer les limites, les bornes, les haies, les fossés et les murs de la mer !

 

Un des deux mariniers voulut faire une observation.

 

– Attends, dit Michele, je n’ai pas fini. La terre, pour qu’elle produise, il faut la labourer, l’ensemencer ; la mer se laboure toute seule et s’ensemence d’elle-même. Nous avons beau y puiser des moissons de soles, de rougets, de mulets, de lamproies, de murènes, de raies, de homards, de turbots, de langoustes, plus nous en prenons, plus il y en a ; les moissons succèdent aux moissons, sans qu’on ait besoin d’engraisser ou de fumer la mer. C’est ce qui me fait dire : la terre est aux riches, mais la mer est aux pauvres et à Dieu. Or, il faut être un tyran, et un tyran abominable, pour ôter aux pauvres ce que Dieu leur a donné, quand l’Évangile dit : « Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

 

– Hum ! hum ! fit le plus éloquent des deux mariniers, embarrassé un instant.

 

– Voyons, réponds à cela, dit Michele se croyant déjà vainqueur.

 

– Eh bien, oui, je réponds.

 

– Que réponds-tu ?

 

– Je réponds que le roi a un casino à Mergellina…

 

– Oui, celui où il vendait son poisson.

 

– Un palais à Naples, un château à Portici, une villa à la Favorite, tout cela au bord du golfe.

 

– Eh bien, que prouve cela ?

 

– Cela prouve que le golfe est à lui, sinon la mer. Est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe, nous ?

 

– Oui, répéta le second marinier, encouragé par la polémique du premier, est-ce que nous avons des châteaux sur le bord du golfe ? Et toi, tout le premier, avec tes beaux habits, en as-tu ? Réponds.

 

– Alors, dit Michele, pourquoi ne bâtit-il pas un grand mur de la pointe du Pausilippe au cap Campanella, avec des portes pour laisser passer les barques et les vaisseaux ?

 

– Il est assez riche pour cela, s’il le voulait faire.

 

– Oui ; mais il n’est point assez puissant ; et rien qu’à la première tempête, Dieu, en soufflant sur ces murs, les ferait tomber comme ceux de Jéricho.

 

– Mais, alors, pourquoi, puisque toute sorte de prospérités devaient nous arriver, du moment que les Français seraient maîtres de Naples, pourquoi le pain et le macaroni sont-ils toujours au même prix que du temps du tyran ?

 

– C’est vrai : mais la municipalité a rendu un décret qui fixe, à partir du 15 février prochain, le prix du pain et du macaroni au-dessous de l’ancien cours.

 

– Pourquoi au 15 février et pas tout de suite ?

 

– Parce que le tyran a fait vendre à ses amis les Anglais tous les navires chargés de grain qui viennent des Pouilles et de Barbarie ; il faut bien donner le temps à d’autres d’arriver. Que devons-nous faire en les attendant ? Le haïr, le combattre, mourir plutôt que de rentrer sous sa domination. Les Français n’ont-ils pas fait ce qu’ils ont pu faire ? N’ont-ils pas aboli le privilège de la pêche ? Tout le monde ne peut-il pas pêcher aujourd’hui dans les réserves du roi ?

 

– Ça, c’est vrai.

 

– Et n’y trouvez-vous pas des poissons en abondance ?

 

– Le fait est que c’est à croire qu’il avait choisi pour lui le plus beau et le meilleur.

 

– N’ont-ils pas aboli l’impôt du sel ?

 

– C’est vrai.

 

– L’impôt de l’huile ?

 

– C’est vrai.

 

– L’impôt sur le poisson séché ?

 

– C’est vrai. Mais pourquoi ont-ils aboli le titre d’excellence ? Qu’est-ce qu’elle leur a fait, cette pauvre excellence ? Elle ne coûtait rien à personne.

 

– À cause de l’égalité.

 

– Qu’est-ce que cela, l’égalité ? Est-ce que nous connaissons cela, nous ?

 

– Et voilà justement le malheur, c’est que vous ne la connaissiez pas. Autrefois, il y avait des princes, des ducs ; aujourd’hui, il n’y a que des citoyens. Tu es citoyen, toi, comme le prince de Maliterno, comme le duc de Rocca-Romana, comme les ministres, comme le maire, comme les conseillers municipaux !

 

– À quoi cela m’avance-t-il ?

 

– À quoi cela t’avance ?

 

– Oui, je te le demande.

 

– Regarde-moi.

 

– Je te regarde.

 

– Suis-je habillé comme toi ?

 

– Il s’en faut.

 

– Eh bien, voilà ce que c’est que l’égalité, Giambardella. L’égalité, c’est pouvoir, étant né lazzarone, devenir colonel… Autrefois, les seigneurs étaient colonels dans le ventre de leur mère. Es-tu venu au monde avec un parchemin dans ta poche et des galons sur tes manches, toi ? As-tu vu nos femmes faire de pareils enfants ? Non, c’étaient les nobles qui en faisaient ainsi. Eh bien, moi, je suis colonel, grâce à quoi ? À l’égalité. Avec l’égalité, tu peux devenir lieutenant de marine, ton fils peut devenir capitaine, ton petit-fils amiral.

 

Giambardella fit un geste de doute.

 

– Il faudra du temps pour arriver là, dit-il.

 

– Bon ! répondit Michele, il ne faut pas tout demander à la fois. Le bon Dieu lui-même, qui est tout-puissant, a fait le monde en sept jours. Le gouvernement d’aujourd’hui est, comme on dit, un gouvernement provisoire, ce n’est point encore la république. La constitution qui doit faire notre bonheur se discute : quand elle sera faite, nous pourrons, selon notre bien-être ou nos souffrances, établir une comparaison entre le présent et le passé. Les savants, comme le chevalier San-Felice, le docteur Cirillo, M. Salvato, savent pourquoi les saisons changent ; nous autres imbéciles, nous nous apercevons seulement que nous avons chaud et froid. Nous en avons souffert bien d’autres sous le tyran, et, grâce à Dieu, nous y avons survécu : guerres, pestes, famines, sans compter les tremblements de terre. Les savants disent que nous serons heureux sous la république ; ils se réunissent et travaillent à notre bien ; laissons-leur le temps d’accomplir leur ouvrage.

 

Et il ajouta sentencieusement :

 

– Celui qui veut récolter vite sème des radis, et, au bout d’un mois, mange des radis ; celui qui veut du pain sème du blé et attend un an. Il en est ainsi de la république : c’est le blé du peuple. Attendons patiemment qu’il pousse, et, quand il sera mûr, nous le moissonnerons.

 

Amen ! dit Giambardella fort ébranlé, sinon convaincu, par la démonstration de Michele. Mais, c’est égal, ajouta-t-il avec un soupir, tant qu’il faudra que l’homme travaille pour vivre, il ne sera point parfaitement heureux.

 

– Dame, fit Michele, il y a du vrai là dedans ; mais, que veux-tu ! il paraît que cela ne peut pas être autrement, et la preuve, c’est que voilà le vent qui tombe et que tu vas être obligé d’amener ta voile et de ramer jusqu’à Castellamare.

 

En effet, depuis quelques minutes, le vent mollissait et la voile battait contre le mât. Les mariniers l’abaissèrent, prirent leurs avirons et, avec un soupir, commencèrent à ramer.

 

Heureusement, on était arrivé à la hauteur de Torre-del-Greco, et, après trois quarts d’heure de nage, on aborda à Castellamare.

 

Les mariniers payés, Michele se mit en quête d’une voiture, et l’on partit pour Salerne, où l’on arriva deux heures après.

 

La voiture s’arrêta à l’Intendance. Là, Michele s’informa et apprit que Salvato venait de la quitter, il y avait une demi-heure à peine, et on lui dit qu’on le trouverait à l’hôtel de la Ville.

 

Le cocher reçut l’ordre d’aller à l’hôtel de la Ville.

 

Salvato était dans son appartement, et avait dit que, si quelqu’un venait de Naples, on l’introduisit à l’instant même près de lui.

 

Il était évident qu’il avait reçu la réponse de la lettre adressée à Luisa, et qu’il attendait Michele.

 

Lorsque s’ouvrit sa porte, il se leva vivement pour aller au-devant du messager ; mais, en voyant entrer une femme au lieu d’un homme qu’il attendait, il jeta un cri de surprise, puis, en reconnaissant Luisa au lieu de Michele, un cri de joie.

 

Son premier mouvement fut de bondir vers la jeune femme, de la serrer contre son cœur et d’appuyer ses lèvres contre ses lèvres.

 

Ce fut au tour de Luisa de pousser un cri d’étonnement et de bonheur. Elle n’avait jamais été si complétement abandonnée aux bras de son amant, et, sous la flamme de ce baiser, elle avait éprouvé une sensation de volupté telle, que cette sensation ne s’était arrêtée que sur les limites de la douleur.

 

Michele n’avait point dépassé le seuil de la porte, et, sans avoir été vu, il se retira sur la pointe du pied et se tint dans la chambre qui précédait celle des deux amants.

 

– Vous ! vous ! s’écria Salvato. Vous êtes venue vous-même !

 

– Oui, moi-même, mon bien-aimé Salvato ; car ni messager si habile qu’il fût, ni lettre si pressante qu’elle fût, ne pouvaient me remplacer.

 

– Vous avez raison, ma sœur chérie. Qui pourrait, fût-ce l’ange de l’amour lui-même, remplacer votre présence bénie ? Est-ce que toutes les flammes de la terre réunies pourraient remplacer un rayon de soleil ? Mais enfin, qui me vaut un pareil bonheur ? Vous savez, chère Luisa, que je ne serai bien sûr que vous êtes là que quand je connaîtrai la cause qui vous amène.

 

– Ce qui m’amène, Salvato, – écoute bien ceci ! – c’est la certitude que tu ne sauras pas me refuser une prière que je te ferai à genoux, une chose à laquelle je te dirai que ma vie est attachée ; c’est que tu m’accorderas ma demande sans t’informer pourquoi cette demande t’est adressée ; c’est que, lorsque je te dirai : « Fais cela ! » tu le feras aveuglément, sans discussion, sans retard, à l’instant même.

 

– Et tu as eu raison de compter sur mon obéissance, Luisa, si tu ne me demandes rien contre mon devoir ni contre mon honneur.

 

– Oh ! je me doutais bien que tu allais me faire quelque objection du genre de celle-là. Contre ton devoir ! contre ton honneur ! N’as-tu pas fait ton devoir jusqu’aujourd’hui, au delà du devoir ? Ton honneur, ne l’as tu pas porté assez haut pour qu’il ne puisse recevoir aucune atteinte ? Il ne s’agit point de ton honneur, il ne s’agit point de ton devoir ; il s’agit de savoir si tu m’obéiras aveuglément dans une circonstance où il est question de ma vie.

 

– Ta vie ! Quel risque peut courir ta vie, je te le demande ?

 

– Crois-tu en moi, Salvato ?

 

– Comme je croirais dans l’ange de la vérité.

 

– Eh bien, alors, fais ce que je vais te dire, sans objection et sans lutte.

 

– Dis.

 

– Demande à ton général, aujourd’hui, pour Rome, par exemple, une mission qui te fasse sortir du royaume avant vendredi soir.

 

Salvato regarda Luisa avec un profond étonnement.

 

– Que je demande une mission qui m’éloigne du royaume, c’est-à-dire qui me sépare de toi ! répondit Salvato. Quel besoin as-tu donc de me voir loin de toi ?

 

– Écoute, mon Salvato, ne te quitter jamais, t’avoir sans cesse sous les yeux, demeurer éternellement à tes côtés comme j’y suis maintenant, ce serait le vœu de mon cœur, le bonheur de ma vie ; mais, que veux-tu ! il y a des choses mystérieuses et absolues auxquelles il faut obéir. Crois-moi quand je te dis : nous sommes menacés d’un grand malheur, épargne-nous ce malheur en t’éloignant.

 

– Ce malheur qui nous menace, car il me semble, ma bien-aimée Luisa, que tu parles pour moi et pour toi ?…

 

– Pour moi et pour toi, Salvato, plus pour moi encore que pour toi.

 

– Ce malheur qui nous menace, reprit Salvato, vient-il de la Sicile ? Le chevalier San-Felice a-t-il des soupçons et rentre-t-il à Naples ?

 

– Le chevalier n’a pas de soupçons et ne rentre point à Naples. Si le chevalier avait des soupçons et me disait le premier mot de ces soupçons, je me jetterais à ses pieds et je lui dirais : « Pardonne-moi, mon père ! un amour irrésistible, une indomptable fatalité m’a entraînée vers lui. Je l’aime plus que ma vie, puisque je l’aime plus que mon devoir. Ce malheur que, dans ta sagesse infinie, tu avais prévu, au lit de mort de mon père, ce malheur est arrivé. Pardonne-moi, pardonne-nous ! » Et il nous pardonnerait. Non : la menace est plus terrible et ne vient point de là.

 

– D’où vient-elle donc, alors ? Dis-le ; et, au lieu de fuir devant elle comme un enfant, on y fera face comme un homme et comme un soldat.

 

– Tu ne peux point y faire face, tu ne peux pas la combattre ; là est le malheur ; tu peux l’éviter, voilà tout, et en faisant aveuglément ce que je te dis.

 

– Chère Luisa, permets à ma raison de se révolter contre mon amour lui-même. Je ne fuirais pas un danger que je connaîtrais, à plus forte raison un danger inconnu.

 

– Ah ! voilà justement ce que je craignais. Le démon de l’orgueil est là qui te dit : « Résiste ! » Cependant, si j’avais la prescience d’un tremblement de terre qui dût t’engloutir, d’un orage dont la foudre pût te frapper, est-ce que, quand je te dirais : « Dérobe-toi au tremblement de terre, évite la foudre, » je te conseillerais quelque chose contre ton devoir ou contre ton honneur ?

 

– Oui, si, placé par mon général à un poste quelconque, j’abandonnais ce poste, dans la crainte d’un danger imaginaire ou réel.

 

– Eh bien, Salvato, si ma prière prenait une autre forme, si je te disais : « J’ai à faire à Rome un voyage indispensable ; j’ai peur de traverser seule ces implacables bandes de brigands ; demande à ton général la permission d’accompagner une sœur, une amie, » ne la demanderais-tu pas ?

 

– Attends que ce que j’ai à faire ici soit achevé, et, samedi matin, je te le promets, je demande un congé de huit jours au général.

 

– Samedi matin ! C’est trop tard ! c’est trop tard !… Ah ! mon Dieu, inspirez-moi ! Que faire, que dire pour le décider ?

 

– Une chose bien simple, ma Luisa : transmets-moi tes craintes, apprends-moi ce qui te fait désirer mon absence, et fais-moi juge de la question ; tu seras sûre alors de ne pas m’entraîner dans quelque fausse voie où s’égarerait mon honneur.

 

– Et voilà justement ce qui fait ma situation fausse, voilà pourquoi tu hésites, voilà pourquoi tu doutes. C’est que, moi aussi, j’ai, quoique femme, mon honneur d’honnête homme, si je puis dire cela ; c’est que j’ai reçu une confidence, c’est que j’ai promis, c’est que j’ai juré, c’est que j’ai fait un serment à moi-même de ne pas dire le nom de celui qui me l’a faite ; car sa confiance en moi a été telle, que, tout en mettant sa vie entre mes mains, il ne m’a demandé aucune garantie.

 

– Et comment ne m’as-tu rien dit de cela hier au soir ?

 

– Hier au soir, je n’en savais rien.

 

– Alors, dit Salvato en regardant fixement Luisa, c’est le jeune homme qui t’attendait chez toi et qui n’est sorti de chez toi qu’à trois heures du matin, qui est venu te faire cette confidence que tu ne peux révéler.

 

Luisa pâlit.

 

– Qui t’a dit cela, Salvato ? demanda-t-elle.

 

– C’est donc vrai ?

 

– Oui, c’est vrai. Mais est-il possible, mon bien-aimé Salvato, qu’après l’avoir quittée, tu aies eu l’idée d’épier ta Luisa ?

 

– Moi, t’épier, faire le rôle de jaloux autour d’un ange ? Dieu me garde, je ne dirai pas d’une pareille folie, mais d’une pareille lâcheté ! Ma Luisa peut recevoir qui elle voudra, à quelque heure que ce soit, sans que jamais, de ma part du moins, un soupçon ternisse le pur miroir de sa chasteté. Non, je n’ai point cherché à voir ; non, je n’ai point vu. J’ai reçu cette lettre un quart d’heure avant ton arrivée, par un des messagers que j’avais laissés pour m’apporter ma correspondance ; je la lisais quand tu es entrée, et je me demandais quelle âme abjecte pouvait vouloir semer entre toi et moi la plante amère du doute.

 

– Une lettre ? demanda Luisa ; tu as reçu une lettre ?

 

– La voici ; tiens, lis.

 

Et Salvato, en effet, présenta à Luisa une lettre visiblement écrite par un de ces hommes qui prêtent leur plume à l’amour comme à la haine et que vont chercher, pour leurs sombres projets, les dénonciateurs anonymes.

 

Luisa lut la lettre ; elle était conçue en ces termes :

 

« M. Salvato Palmieri est prévenu que madame Luisa San-Felice a trouvé chez elle, en rentrant de chez la duchesse Fusco, un homme jeune, beau et riche, avec lequel elle est restée enfermée jusqu’à trois heures du matin.

 

» Cette lettre est d’un ami, désespéré de voir M. Salvato Palmieri si mal placer son cœur. »

 

Luisa vit, comme à la lueur d’un éclair, Giovannina écrivant dans sa chambre et se levant pour lui cacher ce qu’elle écrivait. Mais l’idée que cette jeune fille qui lui devait tant pouvait la trahir s’écarta rapidement, et d’elle-même, de son esprit.

 

– Il n’y a pas dans cette lettre un mot qui ne soit vrai, mon ami ; par bonheur, soit que celui ou celle qui l’a écrite ne sache pas le nom de l’homme que j’ai reçu, soit qu’elle n’ait pas voulu le dire, Dieu a permis que ce nom ne s’y trouvât point.

 

– Et pourquoi, chère Luisa, est-ce une permission de Dieu ?

 

– Parce que, s’il s’y trouvait, j’étais, aux yeux de ce malheureux qui a risqué sa tête pour moi, une femme sans foi, sans honneur, une dénonciatrice enfin.

 

– Tu dis vrai, Luisa, répliqua Salvato devenu plus sombre ; car, s’il y était, je me trouvais, d’après ce que je devine maintenant, obligé de tout dire au général.

 

– Et que devines-tu ?

 

– Que cet homme, pour un motif quelconque que je ne cherche point à approfondir, est venu te révéler quelque conspiration qui menace ma vie, celle de mes compagnons, la sûreté du nouveau gouvernement, et voilà pourquoi, dans ton irréflexion dévouée, tu voulais m’éloigner, me faire passer la frontière, me mettre hors de l’atteinte des conspirateurs ; voilà pourquoi tu ne voulais pas me révéler le danger que je devais fuir, parce qu’un tel danger, je ne le fuirais pas.

 

– Eh bien, tu as deviné juste, mon bien-aimé, et je vais tout te dire, excepté le nom de celui qui m’a avertie ; et alors, toi, l’homme d’honneur, l’esprit juste, le cœur loyal, tu me conseilleras.

 

– Dis, ma bien-aimée Luisa, dis ; je t’écoute. Oh ! si tu savais combien je t’aime ! Parle, parle ! Contre moi, contre ma poitrine, sur mon cœur !

 

La jeune femme resta un instant la tête renversée, les yeux fermés, la bouche entr’ouverte, aux bras du jeune homme ; puis, comme s’arrachant à un rêve délicieux :

 

– Oh ! mon ami, dit-elle, pourquoi ne nous est-il point donné de vivre ainsi, loin des troubles politiques, loin des révolutions, loin des conspirateurs ! Quelles délices ce serait, une pareille vie ! Dieu ne le veut pas ; soumettons-nous à Dieu !

 

Luisa poussa un soupir et passa sa main sur ses yeux ; puis :

 

– C’est ce que tu as dit, mon ami, continua-t-elle. Oh ! pourquoi cet homme m’a-t-il fait cette confidence ? Ne valait-il pas mieux que nous mourussions ensemble ?

 

– Explique – toi, ma bien-aimée.

 

– Une conspiration contre-révolutionnaire doit éclater dans la nuit de jeudi à vendredi : tous les Français, tous les patriotes dont les maisons seront marquées dans la soirée, doivent être massacrés pendant la nuit, à l’exception de ceux qui pourront présenter cette carte et faire ce signe de reconnaissance.

 

Et Luisa montra à Salvato la carte fleurdelisée et fit le signe indiqué par André Backer.

 

– Une carte avec une fleur de lis, répéta Salvato, se mordre la première phalange du pouce. (Tels étaient, on s’en souvient, les signes de salut.) Les malheureux ! qu’on veut arracher à l’esclavage et qui veulent être esclaves à tout prix !

 

– Eh bien, maintenant que je t’ai tout raconté, dit Luisa se laissant glisser aux genoux du jeune homme, que faut-il faire ? Réfléchis et conseille-moi.

 

– Il est inutile de réfléchir, ma Luisa bien-aimée. Il faut répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu te sauver.

 

– Et toi aussi ; car il sait tout, ta blessure, les soins que j’ai pris de toi, ton séjour de six semaines chez la duchesse ; il sait notre mutuel amour, et il m’a dit : « Sauvez-le avec vous. »

 

– Raison de plus, comme je te le disais, pour répondre à la loyauté par la loyauté. Cet homme a voulu nous sauver : sauvons-le.

 

– Comment cela ?

 

– En lui disant : « Votre complot est découvert ; le général Championnet est prévenu ; où vous croyez trouver un massacre facile, vous trouverez une résistance désespérée ; vous allez inutilement faire couler le sang dans les rues de Naples. Renoncez à votre complot, et gagnez l’étranger ; le conseil que vous m’avez donné, suivez-le.

 

– C’est l’honneur lui-même qui parle par ta voix, mon Salvato ; ce que tu me dis de faire, je le ferai. Mais écoute donc.

 

– Quoi ?

 

– Il m’a semblé entendre du bruit dans cette chambre, on a fermé une porte. Nous écoutait-on ? sommes-nous épiés ?

 

Salvato s’élança : la chambre était vide.

 

– Nul n’était dans cette chambre que Michele, dit-il ; vois-tu un malheur à ce que Michele nous ait entendus ?

 

– Non, car il ignore le nom de la personne qui est venue chez moi. Sans cela, mon cher Salvato, ajouta Luisa en riant, tu en as fait un tel patriote, qu’il serait capable d’aller tout courant le dénoncer.

 

– Et bien, dit Salvato, tout est convenu ainsi, et ta conscience est en repos, n’est-ce pas ?

 

– Tu m’assures que nous avons agi selon toutes les lois de la loyauté ?

 

– Je te le jure.

 

– Tu es bon juge en matière d’honneur, Salvato, et je te crois. À son retour à Naples, je préviendrai le chef des conjurés. Son nom n’est point sorti de ma bouche, même vis-à-vis de toi. Il ne peut donc être compromis en rien ; ou, s’il l’est, ce sera en dehors de ma volonté. Ne pensons plus qu’à nous, au bonheur d’être ensemble. Tout à l’heure, je maudissais les troubles politiques, les révolutions, les conspirateurs… j’étais folle. Sans les troubles politiques, tu n’eusses point été envoyé à Naples par ton général ; sans las révolutions, je ne t’eusse pas connu ; sans les conspirateurs, je ne serais pas à cette heure près de toi. Bénies soient les choses que Dieu fait, elles sont bien faites.

 

Et la jeune femme, toute joyeuse, toute consolée, toute souriante, se jeta dans les bras de son amant.

 

CXII

MICHELE LE SAGE.

 

Qui donc a dit – auteur sacré ou profane, je ne sais plus qui et n’ai point le temps de chercher, – qui donc a dit : « L’amour est puissant comme la mort ? »

 

Ceci, qui a l’air d’une pensée, n’est qu’un fait, et un fait inexact.

 

César dit, dans Shakspeare, ou plutôt Shakspeare fait dire à César : « Le danger et moi sommes deux lions nés le même jour, et je suis l’aîné. »

 

L’amour et la mort aussi sont nés le même jour, le jour de la création ; seulement, l’amour est l’aîné.

 

On a aimé avant que de mourir.

 

Lorsque Ève, à la vue d’Abel tué par Caïn, tordit ses bras maternels et s’écria « Malheur ! malheur ! malheur ! la mort est entrée dans le monde ! » la mort n’y était entrée qu’après l’amour, puisque ce fils que la mort venait d’enlever au monde était le fils de son amour.

 

Il est donc imparfait de dire : « L’amour est puissant comme la mort ; » il faut dire : « L’amour est plus puissant que la mort, » puisque tous les jours l’amour combat et terrasse la mort.

 

Cinq minutes après que Luisa eut dit : « Bénies soient les choses que Dieu fait : elles sont bien faites ! » Luisa avait tout oublié, jusqu’à la cause qui l’avait amenée près de Salvato ; elle savait seulement qu’elle était près de Salvato, et que Salvato était près d’elle.

 

Il fut convenu entre les jeunes gens qu’ils ne se quitteraient que le soir ; que, le soir même, Luisa verrait le chef de la conspiration, et que, le lendemain, quand il aurait eu le temps de donner contre-ordre et de se mettre en sûreté, lui et ses complices, Salvato dirait tout au général, qui s’entendrait avec le pouvoir civil pour prendre les mesures nécessaires à l’avortement du complot, en supposant que, malgré l’avis de la San-Felice, les insurgés s’obstinassent dans leur entreprise.

 

Puis, ce point arrêté, les deux beaux jeunes gens furent tout à leur amour.

 

Être tout à l’amour, quand on est bien réellement amoureux, c’est emprunter les ailes des colombes ou des anges, s’envoler bien loin de la terre, se reposer sur quelque nuage de pourpre, sur quelque rayon de soleil, se regarder, se sourire, parler bas, voir l’Éden sous ses pieds, le paradis sur sa tête, et, dans l’intervalle de ces deux mots magiques, mille fois répétés : « Je t’aime ! » entendre les chœurs célestes.

 

La journée passa comme un rêve. Fatigués du bruit de la rue, à l’étroit entre les quatre murs d’une chambre, aspirant à l’air, à la liberté, à la solitude, ils se jetèrent dans la campagne, qui, dans les provinces napolitaines, commence à revivre à la fin de janvier. Mais, là, aux environs de la ville, on rencontrait un importun à chaque pas. L’un des deux dit en souriant : « Un désert ! » L’autre répondit : « Pœstum ! »

 

Une calèche passait : Salvato appela le cocher, les deux amants y montèrent ; le but du voyage fut indiqué, les chevaux partirent comme le vent.

 

Ni l’un ni l’autre ne connaissaient Pœstum. Salvato avait quitté l’Italie méridionale avant, pour ainsi dire, que ses yeux fussent ouverts, et, quoique le chevalier eût vint fois parlé de Pœstum à Luisa, il n’avait jamais voulu l’y conduire, de peur de la malaria.

 

Eux n’y avaient pas même songé. L’un d’eux, au lieu de Pœstum, eût nommé les marais Pontins, que l’autre eût répété : « Les marais Pontins. » Est-ce que la fièvre pourrait, dans un pareil moment, avoir prise sur eux ! Le bonheur n’est-il point le plus efficace des antidotes ?

 

Luisa n’avait rien à apprendre sur les localités que l’on traverse en contournant ce golfe magnifique qui, avant que Salerne existât, s’appelait le golfe de Pœstum. Et cependant, comme une curieuse et ignorante élève en archéologie, elle laissait parler Salvato parce qu’elle aimait à l’entendre. Elle savait d’avance tout ce qu’il allait dire, et cependant il semblait qu’elle entendit pour la première fois tout ce qu’il disait.

 

Mais ce qu’aucun écrit n’avait pu faire comprendre ni à l’un ni à l’autre, c’est la majesté du paysage, c’est la grandeur des lignes qui se déroulèrent à leurs yeux quand, à l’un des détours de la route, ils aperçurent tout à coup les trois temples se détachant, avec leur chaude couleur feuille morte, sur l’azur foncé de la mer. C’était bien là ce qui devait rester de la rigide architecture de ces tribus helléniques, nées au pied de l’Ossa et de l’Olympe, qui, au retour d’une expédition infructueuse dans le Péloponèse, où les avait conduites Hyllus, fils d’Hercule, trouvèrent leurs pays envahi par les Perrhèbes ; et qui, ayant abandonné les riches plaines du Pénée aux Lapythes et aux Ioniens, s’établirent dans la Dryopide, laquelle, dès lors, prit le nom de Doride, et, cent ans après la guerre de Troie, enlevèrent aux Pelasges, qu’ils poursuivirent jusqu’en Attique, Messène et Tyrenthe, célèbres encore aujourd’hui par leurs ruines titaniques ; l’Argolide, où ils trouvèrent le tombeau d’Agamemnon ; la Laconie, dont ils réduisirent les habitants à l’état d’ilotes, et où ils firent de Sparte la vivante représentation de leur grave et sombre génie, dont Lycurgue fut l’interprète. Pendant six siècles, la civilisation fut arrêtée par ces conquérants, hostiles ou indifférents à l’industrie, aux lettres et aux arts, et qui, lorsque, dans leurs guerres de Messénie, ils eurent besoin d’un poëte, empruntèrent Tyrtée aux Athéniens.

 

Comment purent-ils vivre dans ces mornes plaines de Pœstum, ces rudes fils de l’Olympe et de l’Ossa, au milieu de la civilisation de la Grande Grèce, où les brises du sud leur apportaient les parfums de Sybaris, et le vent du nord, les émanations de Baïa ? Aussi, au milieu de leurs champs de rosiers, qui fleurissaient deux fois l’an, élevèrent-ils, comme une protestation contre ce doux climat, contre cette civilisation élégante, tout imprégnée du souffle ionien, ces trois terribles temples de granit, qui, sous Auguste, déjà en ruine, sont aujourd’hui encore ce qu’ils étaient du temps d’Auguste, et voulurent-ils laisser à l’avenir ce lourd spécimen de leur art, puissant comme tout ce qui est primitif.

 

Aujourd’hui, rien ne reste des conquérants de Sparte que ces trois squelettes de granit, où, entourée de miasmes mortels, règne la fièvre, et cette enceinte de murailles tracée par un inflexible cordeau et dont on peut suivre en une heure, par les bossellements du terrain, le quadrilatère exigu. Ces quelques fantômes errants, dévorés par la mal’aria, qui regardent le voyageur d’un œil cave et curieux ne sont, certes, pas plus leurs descendants que ces herbes insalubres ou vénéneuses qui poussent dans des marais fétides ne sont les rejetons de ces rosiers dont les voyageurs qui venaient de Syracuse à Naples voyaient de loin la terre couverte et sentaient en passant les parfums.

 

À cette époque où l’archéologie était inculte et où la couleuvre frileuse rampait seule dans les ruines solitaires, il n’y avait pas, comme aujourd’hui, un chemin pour conduire à ces temples ; il fallait traverser ces herbes gigantesques sans savoir sur quel reptile on risquait de mettre le pied. Luisa, au moment d’entrer dans ces jungles putrides, sembla hésiter ; mais Salvato la prit dans ses bras comme il eût fait d’un enfant, la souleva au-dessus de la fauve et aride moisson, et ne la déposa que sur les degrés du plus grand des temples.

 

Laissons-les à cette solitude qu’ils étaient venus chercher si loin, à cet amour profond et mystérieux qu’ils essayaient de cacher à tous les regards et qu’une plume jalouse avait dénoncé à un rival, et voyons quelle avait été la cause de ce bruit que les deux amants avaient entendu dans la chambre contiguë, qui les avait un instant d’autant plus inquiétés qu’ils en avaient vainement cherché la cause.

 

Michele, on se le rappelle, avait suivi Luisa et ne s’était arrêté que sur le seuil de l’appartement de Salvato, au moment où le jeune officier s’était élancé au-devant de Luisa et l’avait pressée contre son cœur. Alors, il s’était discrètement retiré en arrière, quoiqu’il n’eût rien de nouveau à apprendre sur le sentiment que se portaient l’un à l’autre les deux amants, et s’était assis, sentinelle attentive, près de la porte, attendant les ordres ou de sa sœur de lait ou de son chef de brigade !

 

Luisa avait oublié que Michele fût là. Salvato, qui savait pouvoir compter sur sa discrétion, ne s’en inquiétait point, et la jeune femme, on s’en souvient, après avoir commencé par des instances pour faire fuir sans explication son amant, avait fini par lui tout avouer, hors le nom du chef de la conspiration.

 

Mais le nom du chef de la conspiration. Michele le savait.

 

Le chef de la conspiration, Luisa l’avouait elle-même à Salvato, c’était le jeune homme qui l’avait attendue jusqu’à deux heures du matin, qui n’était sorti de chez elle qu’à trois, et Giovannina avait dit à Michele, répondant à cette question du jeune lazzarone : « Qu’a donc Luisa, ce matin ? Est-ce que, depuis que je suis devenu raisonnable, elle deviendrait folle, par hasard ? » Giovannina avait dit, ne comprenant pas la terrible importance de sa réponse : « Je ne sais ; mais elle est ainsi depuis la visite que lui a faite, cette nuit, M. André Backer. »

 

Donc, c’était M. André Backer, le banquier du roi, ce beau jeune homme si follement épris de Luisa, qui était le chef de la conspiration.

 

Maintenant, quel était le but de cette conspiration ?

 

D’égorger dans une nuit les six ou huit mille Français qui occupaient Naples, et, avec eux, tous leurs partisans.

 

Michele, à ce projet de nouvelles Vêpres siciliennes, s’était senti frémir dans son beau costume.

 

Il était un partisan des Français, lui, et un des plus chauds ; il serait donc égorgé un des premiers, ou plutôt pendu, puisqu’il devait être colonel et pendu, et qu’il était déjà colonel.

 

Si la prédiction de Nanno devait se réaliser, Michele tenait au moins à ce que ce fût le plus tard possible.

 

Le délai qui lui était donné du jeudi matin à la nuit du vendredi ne lui paraissait point assez long.

 

Il lui sembla donc qu’en vertu de ce proverbe : « Il vaut mieux tuer le Diable que le diable ne nous tue, » il n’avait pas de temps à perdre pour se mettre en défense contre le diable.

 

Cela lui était d’autant plus facile, que sa conscience, à lui, n’était nullement agitée par les doutes qui bouleversaient celle de sa sœur de lait. On ne lui avait fait aucune confidence, il n’avait fait aucun serment.

 

La conspiration, il l’avait surprise en écoutant à la porte, comme le rémouleur, celle de Catilina ; et encore, il n’avait pas écouté, il avait entendu, voilà tout.

 

Le nom du chef du complot, il le devinait parce que Giovannina le lui avait dit sans lui recommander le moins du monde le secret.

 

Il lui parut que c’était en laissant s’accomplir les projets réactionnaires de MM. Simon et André Backer qu’il mériterait véritablement le nom de fou, qu’on lui avait, à son avis, donné un peu légèrement, et qu’au contraire, devant les contemporains et la postérité, il mériterait, ni plus ni moins que Thalès et Solon, le nom de sage si, empêchant la contre-révolution d’avoir lieu, au prix de la vie de deux hommes, il sauvait celle de vingt-cinq ou trente mille.

 

Il était donc, sans perdre de temps, sorti de la chambre contiguë à celle où se tenaient les deux amants, et, en sortant, avait refermé la porte derrière lui, de manière que personne ne pût entrer sans être entendu.

 

C’était le bruit de cette porte qui avait inquiété Luisa et Salvato, lesquels eussent été bien plus inquiets encore si, sachant que c’était Michele le Fou qui l’ouvrait, ils eussent su dans quel but la fermait Michele le Sage.

 

CXIII

LES SCRUPULES DE MICHELE.

 

Michele, en sortant de l’hôtel de la Ville, se jeta dans un calessino, au cocher duquel il promit un ducat si dans trois quarts d’heure il était à Castellamare.

 

Le cocher partit au galop.

 

J’ai raconté, il y a longtemps, l’histoire de ces malheureux chevaux-spectres qui n’ont que le souffle et qui vont comme le vent.

 

En quarante minutes, celui qui conduisait Michele eut franchi l’espace qui sépare Salerne de Castellamare.

 

Michele avait d’abord eu l’idée, en arrivant sur le pont et en voyant Giambardella orienter sa voile pour profiter d’une saute de vent qui avait eu lieu, de remonter à bord de la barque et de revenir à Naples avec lui. Mais le vent, qui était tombé une fois, pouvait tomber encore, ou, ayant sauté une première fois du sud-est au nord-est, sauter une seconde sur quelque autre point du compas, où il deviendrait tout à fait contraire, et où il faudrait recourir à la rame. Tout cela était excellent pour un fou, mais véritablement trop chanceux pour un sage.

 

Il résolut donc de s’arrêter à la locomotion terrestre, et, pour aller plus vite, de diviser sa route en deux relais : un premier, de Castellamare à Portici ; un second, de Portici à Naples.

 

De cette façon, et moyennant un ducat par chaque relais, il pouvait être en moins de deux heures au palais d’Angri.

 

Nous disons au palais d’Angri, parce que c’était d’abord avec le général Championnet que Michele désirait conférer.

 

Car Michele, tout en allant au galop de son cheval, et tout en se grattant désespérément la tête, comme on herse une terre, pour y faire germer des idées, Michele sentait s’éveiller dans son esprit toute sorte de scrupules.

 

C’était un honnête garçon et un cœur loyal que Michele, et, au bout du compte, il se faisait dénonciateur.

 

Oui ; mais, en se faisant dénonciateur, il sauvait la République.

 

Il était donc à peu près, et même tout à fait, décidé à dénoncer le complot ; il n’hésitait plus que sur la façon de le dénoncer.

 

Or, en allant trouver le général Championnet, et en le consultant comme il ferait d’un confesseur sur un cas de conscience, il s’éclairerait de l’avis d’un homme qui, aux yeux de ses ennemis mêmes, passait pour un modèle de loyauté.

 

Voilà pourquoi nous avons dit qu’en moins de deux heures, il pouvait être au palais d’Angri, au lieu de dire qu’en moins de deux heures, il pouvait être au ministère de la police.

 

Et, en effet, grâce au relais de Portici, grâce au ducat français donné à chaque relais, une heure cinquante minutes après être parti de Castellamare, Michele mettait le pied sur la première marche de l’escalier du palais d’Angri.

 

Le lazzarone s’était informé si le général Championnet était chez lui, et avait reçu du factionnaire une réponse affirmative.

 

Mais, dans l’antichambre, le planton lui dit que le général ne pouvait recevoir, étant fort occupé avec les architectes qui avaient fait les projets du tombeau de Virgile.

 

Il répondit qu’il arrivait pour une chose bien autrement importante que le tombeau de Virgile, et qu’il fallait, sous peine des plus grands malheurs, qu’il parlât à l’instant même au général.

 

Tout le monde connaissait Michele le Fou ; tout le monde savait comment, grâce à Salvato, il avait échappé à la mort ; comment le général l’avait fait colonel, et quel service il avait rendu en conduisant saine et sauve une garde d’honneur à saint Janvier ; on savait le général très-accessible ; on lui transmit donc la demande du colonel improvisé.

 

Il entrait dans les habitudes du général en chef de l’armée de Naples de ne négliger aucun avis.

 

Il s’excusa donc près des architectes, qu’il laissa au salon, en leur promettant de revenir aussitôt qu’il serait débarrassé de Michele ; ce qui probablement ne serait pas long.

 

Puis il passa dans son cabinet et ordonna qu’on y introduisît Michele.

 

Michele se présenta et salua militairement ; mais, malgré cet aplomb apparent et ce salut militaire, le pauvre garçon, qui n’avait jamais eu de prétention comme orateur, paraissait fort embarrassé.

 

Championnet devina cet embarras, et, avec sa bonté ordinaire, résolut de venir à son aide.

 

– Ah ! c’est toi, ragazzo, dit-il en patois napolitain. Tu sais que je suis content de toi ; tu te conduis à merveille et tu prêches comme don Michelangelo Ciccone.

 

Michele fut tout réconforté en entendant si bien parler son patois et en écoutant un homme comme Championnet faire un si bel éloge de lui.

 

– Mon général, répondit-il, je suis fier et heureux que vous soyez content de moi ; mais ce n’est point assez.

 

– Comment, ce n’est point assez ?

 

– Non ; il faut encore que j’en sois content moi-même.

 

– Oh ! diable, mon pauvre ami, tu es bien exigeant. Être content de soi-même, c’est la béatitude morale sur la terre. Quel est l’homme qui, interrogeant sévèrement sa conscience, sera content de lui-même ?

 

– Moi, mon général, si vous voulez vous donner la peine d’éclairer et de diriger ma conscience.

 

– Mon cher ami, dit Championnet en riant, je crois que tu te trompes de porte ; tu as cru entrer chez monseigneur Capece Zurlo, archevêque de Naples, et tu es entré chez Jean-Étienne Championnet, général en chef de l’armée française.

 

– Oh ! non pas, mon général, répondit Michele ; je sais bien chez qui je suis entré : chez le plus honnête, le plus brave et le plus loyal soldat de l’armée qu’il commande.

 

– Oh ! oh ! de la flatterie : tu as donc une grâce à me demander ?

 

– Non pas ; au contraire, j’ai un service à vous rendre.

 

– À me rendre ?

 

– Oui, et un solide !

 

– À moi ?

 

– À vous, à l’armée française, au pays… Seulement, il faut que je sache si je puis vous rendre ce service et rester honnête homme, et si, le service rendu, vous me donnerez encore la main comme vous venez de me la donner tout à l’heure.

 

– Il me semble que tu as sur ce point un meilleur guide que moi, ta conscience.

 

– Justement, c’est ma conscience qui ne sait pas parfaitement à quoi s’en tenir.

 

– Tu connais le proverbe, dit le général, qui oubliait ses architectes et s’amusait de la conversation du lazzarone : « Dans le doute, abstiens-toi. »

 

– Et, si je m’abstiens, et que, m’étant abstenu, il arrive de grands malheurs ?

 

– Ainsi, comme tu le disais tout à l’heure, tu doutes ?

 

– Oui, mon général, je doute, reprit Michele, et je crains de m’abstenir. C’est un singulier pays que le nôtre, voyez-vous, mon général, dans lequel par malheur, grâce à l’influence de nos souverains, il n’y a plus de sens moral ni de conscience publique. Vous n’entendrez jamais dire : « Monsieur tel est un honnête homme, » ou : « Monsieur tel est un coquin ; » vous entendrez dire : « Monsieur tel est riche, » ou « Monsieur tel est pauvre. » S’il est riche, cela suffit : c’est un honnête homme ; s’il est pauvre, il est jugé : c’est une canaille. Vous avez envie de tuer quelqu’un, vous allez trouver un prêtre et vous lui dites : « Mon père, est-ce un crime d’ôter la vie à son prochain ? » Le prêtre vous répond : « C’est selon, mon fils. Si ton prochain est un jacobin, tue en toute sûreté de conscience ; mais, si c’est un royaliste, garde-t’en bien ! » Autant tuer un jacobin est une œuvre méritoire aux yeux de la religion, autant tuer un royaliste est un crime abominable aux yeux du Seigneur. « Espionnez, dénoncez, nous disait la reine ; je donnerai de si grandes faveurs aux espions, je récompenserai si bien les délateurs, que les premiers du royaume se feront dénonciateurs et espions. » Eh bien, mon général, que voulez-vous que nous devenions, nous, quand nous entendons dire par la voix générale : « Tout riche est un honnête homme, tout pauvre est un coquin ; » quand nous entendons dire par la religion : « Il est bon de tuer les jacobins ; mais il est mauvais de tuer les royalistes ; » enfin, quand nous entendons dire par la royauté : « L’espionnage est un mérite, la délation est une vertu ? » Nous n’avons qu’une chose à faire : c’est de venir à un étranger et de lui dire : Vous avez été élevé dans d’autres principes que les nôtres ; que pensez-vous qu’un honnête homme doive faire dans telle circonstance ?

 

– Voyons la circonstance, demanda le général étonné.

 

– Elle est grave, mon général. Ainsi, supposez que, sans vouloir l’entendre, j’aie entendu dans tous ses détails le récit d’un complot, que ce complot menace d’assassinat trente mille personnes à Naples, quelles que soient les personnes menacées, patriotes ou royalistes, que dois-je faire ?

 

– Empêcher le complot d’avoir lieu, c’est incontestable, et, en le faisant avorter, sauver la vie à trente mille personnes.

 

– Même quand ce complot menacerait nos ennemis ?

 

– Surtout si ce complot menaçait nos ennemis !

 

– Si vous pensez ainsi, mon général, comment faites-vous la guerre ?

 

– Je fais la guerre pour combattre au grand jour et non pour assassiner la nuit. Combattre est glorieux ; assassiner est lâche.

 

– Mais je ne puis faire avorter le complot qu’en le dénonçant.

 

– Dénonce-le.

 

– Mais, alors, je suis…

 

– Quoi ?

 

– Un délateur.

 

– Un délateur est celui qui révèle le secret qui lui a été confié et qui, dans l’espoir d’une récompense, trahit ses complices. Les hommes qui conspiraient étaient-ils tes complices ?

 

– Non, mon général.

 

– Les dénonces-tu dans l’espoir d’une récompense ?

 

– Non, mon général.

 

– Alors, tu n’es point un délateur : tu es un honnête homme qui, ne voulant point que le mal ait lieu, coupe le mal dans sa racine.

 

– Mais, si, au lieu de menacer les royalistes, ce complot vous menaçait, vous, mon général, menaçait les soldats français, menaçait les patriotes, que devrais-je faire ?

 

– Je t’ai indiqué ton devoir à l’égard de nos ennemis : ma morale sera la même à l’endroit de nos amis. En sauvant les ennemis, tu eusses bien mérité de l’humanité ; en sauvant les amis, tu auras bien mérité de la patrie.

 

– Et vous continuerez de me donner la main ?

 

– Je te la donne.

 

– Eh bien, attendez, mon général, je vais vous dire une partie de la chose, et je laisserai une autre personne vous dire le reste.

 

– Je t’écoute.

 

– Pendant la nuit de vendredi à samedi, une conspiration doit éclater. Les dix mille déserteurs de Mack et de Naselli, réunis à vingt mille lazzaroni, doivent égorger tous les Français et tous les patriotes ; des croix seront faites, dans la soirée, sur les portes des maisons condamnées, et, à minuit, la boucherie commencera.

 

– Tu es sûr de cela ?

 

– Comme de mon existence, mon général.

 

Mais, enfin, les meurtriers risquent d’assassiner les royalistes en même temps que les jacobins ?

 

– Non ; car les royalistes n’auront qu’à montrer une carte de sûreté et à faire un signe, ils seront épargnés.

 

– Sais-tu ce signe ? connais-tu cette carte de sûreté ?

 

– La carte de sûreté représente une fleur de lis ; le signe consiste à se mordre la première phalange du pouce.

 

– Et comment peux-tu empêcher le complot d’avoir lieu ?

 

– En faisant arrêter les chefs.

 

– Connais-tu les chefs ?

 

– Oui.

 

– Quels sont leurs noms ?

 

– Ah ! voilà…

 

– Que veux-tu dire par ce mot Voilà ?

 

– Je veux dire que voilà où le doute non-seulement commence, mais redouble.

 

– Ah ! ah !

 

– Que fera-t-on aux chefs du complot ?

 

– Leur procès.

 

– Et, s’ils sont coupables ?…

 

– Ils seront condamnés.

 

– À quoi ?

 

– À mort.

 

– Eh bien, à tort ou à raison, ma conscience crie. On m’appelle Michele le Fou ; mais jamais je n’ai fait de mal ni à un homme, ni à un chien, ni à un chat, pas même à un oiseau. Je voudrais ne pas être cause de la mort d’un homme. Je voudrais que l’on continuât de m’appeler Michele le Fou ; mais je voudrais bien qu’on ne m’appellât jamais ni Michele le dénonciateur, ni Michele le traître, ni Michele l’homicide.

 

Championnet regarda le lazzarone avec une espèce de respect.

 

– Et, si je te baptise Michele l’honnête homme, te contenteras-tu de ce titre ?

 

– C’est-à-dire que je n’en demanderai jamais d’autre, et que j’oublierai mon premier parrain pour ne me souvenir que du second.

 

– Et bien, au nom de la république française et de la république napolitaine, je te baptise du nom de Michele l’honnête homme.

 

Michele saisit la main du général pour la lui baiser.

 

– Oublies-tu, lui dit Championnet, que j’ai aboli le baisemain entre hommes ?

 

– Que faire, alors ? dit Michele en se grattant l’oreille. Je voudrais cependant bien vous dire combien je vous suis reconnaissant.

 

– Embrasse-moi ! dit Championnet en lui ouvrant ses bras.

 

Michele embrassa le général en sanglotant de joie.

 

– Maintenant, lui dit le général, parlons raison, ragazzo.

 

– Je ne demande pas mieux, mon général.

 

– Tu connais les chefs du complot ?

 

– Oui, mon général.

 

– Eh bien, suppose un instant ici que la révélation vienne d’un autre.

 

– Bien.

 

– Que cet autre m’ait dit : « Faites arrêter Michele : il sait le nom des chefs du complot. »

 

– Bien.

 

– Que je t’aie fait arrêter.

 

– Très-bien.

 

– Et que je dise : « Michele, tu sais le nom des chefs du complot, tu vas me les nommer, ou je vais te faire fusiller. » Que ferais-tu ?

 

– Je vous dirais : « Faites-moi fusiller, mon général ; j’aime mieux mourir que de causer la mort d’un homme. »

 

– Parce que tu aurais l’espoir que je ne te ferais pas fusiller ?

 

– Parce que j’aurais l’espoir que la Providence, qui m’a déjà sauvé une fois, me sauverait une seconde.

 

– Diable ! voilà qui devient embarrassant, fit Championnet en riant. Je ne puis cependant pas te faire fusiller pour voir si tu dis la vérité.

 

Michele réfléchit un instant.

 

– Il est donc bien nécessaire que vous connaissiez le chef ou les chefs du complot ?

 

– Absolument nécessaire. Ne sais tu pas qu’on ne guérit du ver solitaire qu’en lui arrachant la tête ?

 

– Pouvez-vous me promettre qu’ils ne seront pas fusillés ?

 

– Tant que je serai à Naples, oui.

 

– Mais, si vous quittez Naples ?…

 

– Je ne réponds plus de rien.

 

Madonna ! que faire ?

 

– Cherche !… Ne vois-tu aucun moyen pour nous tirer tous deux d’embarras.

 

– Si, mon général, j’en vois un !

 

– Dis-le.

 

– Et tant que vous serez à Naples, personne ne sera mis à mort à cause du complot que je vous aurai découvert ?

 

– Personne.

 

– Eh bien, il y a une autre personne que moi qui connaît le nom des chefs du complot ; seulement, cette personne-là ne sait point qu’il y ait un complot.

 

– Quelle est-elle ?

 

– C’est la femme de chambre de ma sœur de lait, la chevalière San-Felice.

 

– Et comment appelles-tu cette femme de chambre ?

 

– Giovannina.

 

– Où demeure-t-elle ?

 

– À Mergellina, maison du Palmier.

 

– Et comment saurons-nous quelque chose par elle, si elle ne connaît pas le complot ?

 

– Vous la ferez comparaître devant le chef de la police, le citoyen Nicolas Fasulo, et le citoyen Fasulo la menacera de la prison si elle ne dit point quelle est la personne qui a attendu sa maîtresse, la nuit passée, chez elle, jusqu’à deux heures du matin, et qui n’est sortie de chez elle qu’à trois.

 

– Et la personne qu’elle nommera sera le chef du complot ?

 

– Surtout si son prénom commence par la lettre A, et son nom par la lettre B. Et maintenant, mon général, foi de Michele l’honnête homme, je vous ai dit, non pas tout ce que j’ai à vous dire, mais tout ce que je vous dirai.

 

– Et tu ne me demandes rien pour les services que tu rends à Naples ?

 

– Je demande que vous n’oubliiez jamais que vous êtes mon parrain.

 

Et, baisant de force cette fois la main que le général lui tendait, Michele s’élança hors de l’appartement, laissant, d’après les renseignements donnés par lui, le général libre de faire tout ce qui lui conviendrait.

 

CXIV

L’ARRESTATION.

 

Il était deux heures de l’après-midi au moment où Michele sortit de chez le général Championnet.

 

Il sauta dans le premier corricolo venu, et, par le même procédé qu’il était arrivé, en changeant de véhicule à Portici et à Castellamare, il se trouva à Salerne un peu avant cinq heures.

 

À cent pas de l’auberge, il descendit, régla ses comptes avec son dernier cocher et rentra à pied à l’hôtel, sans faire plus de bruit que s’il venait de faire une promenade à Eboli ou à Montalta.

 

Luisa n’était pas encore de retour.

 

À six heures, on entendit le bruit d’une voiture ; Michele courut à la porte : c’étaient sa sœur de lait et Salvato qui revenaient de Pœstum.

 

Michele ne connaissait pas Pœstum ; mais, en admirant le visage rayonnant des deux jeunes gens, il dut penser qu’il y avait de bien belles choses à voir à Pœstum.

 

Et, en effet, il semblait que Luisa eût la tête ceinte d’une auréole de bonheur et Salvato d’un rayon d’orgueil.

 

Luisa était plus belle, Salvato était plus grand.

 

Quelque chose d’inconnu, et de visible cependant, s’était complété dans la beauté de Luisa. Il y avait en elle cette différence qu’il dut y avoir entre Galathée statue, et Galathée femme.

 

Supposez la Vénus pudique entrant dans l’Éden et, sous le souffle de l’ange de l’amour, devenant l’Ève de la Genèse.

 

C’était sur ses joues la blancheur du lis avec la teinte et le velouté de la pêche ; c’était dans ses yeux la dernière lueur de la virginité se mêlant aux premières flammes de l’amour.

 

Sa tête, renversée en arrière, semblait n’avoir point la force de porter le poids de son bonheur ; ses narines, dilatées, cherchaient à aspirer dans l’air des parfums nouveaux et jusque-là ignorés ; sa bouche, entr’ouverte, laissait passer un souffle haletant et voluptueux.

 

Michele, en la voyant, ne put s’empêcher de lui dire :

 

– Qu’as-tu donc, petite sœur ? Oh ! comme tu es belle !

 

Luisa sourit, regarda Salvato et tendit la main à Michele.

 

Elle semblait lui dire :

 

– Je dois ma beauté à celui à qui je dois mon bonheur.

 

Puis, d’une voix douce et caressante comme un chant d’oiseau :

 

– Oh ! comme c’est beau, Pœstum ! dit-elle. Quel malheur de ne point pouvoir y retourner demain, après-demain, tous les jours !

 

Salvato la serra contre son cœur. Il est évident qu’il trouvait, comme Luisa, que Pœstum était le paradis du monde.

 

Les deux jeunes gens, d’un pas si léger semblait effleurer les marches de l’escalier, rentrèrent dans leur chambre. Mais, avant d’y rentrer, Luisa se retourna et laissa tomber ces mots :

 

– Michele, dans un quart d’heure, nous partons.

 

Au bout d’un quart d’heure, la voiture était prête ; mais ce ne fut qu’au bout d’une heure que Luisa descendit.

 

Cette fois, sa physionomie était bien différente. Son visage s’était couvert d’une légère teinte de tristesse, et la flamme de son regard s’était tempérée dans les larmes.

 

Quoiqu’ils dussent se revoir le lendemain, les adieux des jeunes gens n’en avaient pas moins été tristes. En effet, lorsqu’on s’aime et qu’on se quitte, ne fût-ce que pour un jour, on remet pendant un jour son bonheur aux mains du hasard.

 

Quelle est la sagesse si profonde qu’elle puisse prévoir ce qui se passera entre deux soleils ?

 

Lorsque Luisa descendit, la nuit commençait à tomber, et la voiture était prête depuis trois quarts d’heure.

 

Elle était attelée de trois chevaux ; sept heures sonnaient ; le cocher promettait d’être de retour à Naples vers dix heures.

 

Luisa se ferait conduire droit chez les Backer, et suivrait vis-à-vis d’André le conseil que lui avait donné Salvato.

 

Salvato reviendrait, le lendemain dans l’après-midi, se mettre aux ordres de son général.

 

Dix minutes s’écoulèrent en adieux. Les deux jeunes gens semblaient ne point pouvoir se séparer. Tantôt c’était Salvato qui retenait Luisa ; tantôt c’était Luisa qui retenait Salvato.

 

Enfin, la voiture partit, les grelots sonnèrent, et le mouchoir de Luisa, trempé de larmes, jeta à son amant un dernier adieu, que celui-ci lui rendit en agitant son chapeau.

 

Puis la voiture, qui avait commencé à disparaître dans l’obscurité, disparut tout à fait dans la courbe de la rue.

 

Au fur et à mesure que Luisa s’éloignait de Salvato, cette puissance magnétique que le jeune homme avait exercée sur elle se calmait, et Luisa, se rappelant le sujet qui l’avait amenée, redevenait sérieuse, et, du sérieux, passait à la tristesse.

 

Pendant toute la route, Michele ne dit pas un mot qui pût faire allusion au secret qu’il avait surpris et au voyage qu’il avait fait.

 

On traversa successivement Torre-del-Greco, Portici, Resina, le pont de la Madeleine, la Marinella.

 

Les Backer demeuraient strada Medina, entre la strada del Fiorentini et la via Schizzitella.

 

Dès Marinella, Luisa avait donné l’ordre au cocher de la déposer à la fontaine Medina, c’est-à-dire à l’extrémité de la strada del Molo.

 

Mais, à l’extrémité de la rue del Piliere, Luisa commença de s’apercevoir, à l’affluence du monde qui se précipitait vers la strada del Molo, que quelque chose d’extraordinaire se passait dans le quartier.

 

À la hauteur de la strada del Porto, le cocher déclara qu’il lui était impossible d’aller plus loin avec sa voiture : son cheval risquait d’être éventré par ceux que lui-même menaçait d’écraser.

 

Michele fit ce qu’il put pour obtenir de sa sœur de lait qu’elle revînt sur ses pas, suivit un autre chemin ou prît une barque au Môle.

 

Cette barque, en une demi-heure, l’eut conduite à Mergellina.

 

Mais Luisa avait un but qu’elle considérait comme sacré, et elle refusa de s’éloigner. D’ailleurs, cette foule se précipitait vers la rue Medina, le bruit qu’on entendait venait de la rue Medina, et, aux quelques paroles que surprenait la jeune femme, se mêlaient des mots qui éveillaient l’inquiétude dans son cœur.

 

Il lui semblait que tout ce peuple qui s’engouffrait dans la rue Medina, parlait de complots, de trahisons, de massacres, et nommait les Backer.

 

Elle sauta à bas de la voiture, et, toute frissonnante, prit le bras de Michele, avec lequel elle se laissa entraîner par le flot.

 

On voyait au fond de la rue briller des torches et étinceler des baïonnettes ; puis, au milieu d’une rumeur confuse, on entendait des cris de menace.

 

– Michele, dit Luisa, monte donc sur la margelle de la fontaine, et dis-moi ce que tu vois.

 

– Michele obéit, et ainsi, dépassant toutes les têtes, put plonger au fond de la rue.

 

– Eh bien ? demanda Luisa.

 

Michele hésitait à répondre.

 

– Mais parle donc ! s’écria Luisa de plus en plus inquiète, parle donc ! Que vois-tu ?

 

– Je vois, dit Michele, des hommes de la police qui portent des torches, et des soldats qui gardent la maison de MM. Backer.

 

– Ah ! dit Luisa, ils ont été dénoncés, les malheureux ! Il faut que je pénètre jusqu’à eux, il faut que je les voie.

 

– Non, non, petite sœur, dit Michele. Tu n’es pour rien là dedans, n’est-ce pas ?

 

– Dieu merci, non.

 

– Alors, viens ; éloignons-nous.

 

– Au contraire, au contraire, dit Luisa, avançons.

 

Et, tirant à elle Michele, elle le força de descendre de la margelle et de rentrer dans la foule.

 

En ce moment, les cris redoublèrent, et il se fit un grand mouvement parmi cette foule. On entendit les crosses des fusils retentir sur le pavé, des voix impératives crièrent : « Place ! » une espèce de tranchée s’ouvrit, et Michele et Luisa se trouvèrent en face des deux prisonniers, dont l’un – c’était le plus jeune – tenait, entre ses bras liés autour du corps, le drapeau blanc des Bourbons.

 

Ils étaient au milieu d’hommes portant d’une main des torches et de l’autre des sabres, et, malgré les injures, les huées et les insultes de la canaille, toujours prête à insulter, à huer, à injurier le plus faible, ils marchaient tête levée, comme des gens qui confessent hautement leur foi.

 

Stupéfaite à cette vue, Luisa, au lieu de se ranger comme les autres, resta immobile et se trouva en face du plus jeune des deux prisonniers, c’est-à-dire d’André Backer.

 

Tous deux, en se reconnaissant, firent un pas en arrière.

 

– Ah ! madame, dit amèrement le jeune homme, je savais bien que c’était vous qui m’aviez trahi ; mais je ne savais pas que vous eussiez le courage d’assister à mon arrestation !

 

La San-Felice voulut répondre, nier, protester, jurer Dieu ; mais le prisonnier l’écarta doucement, et passa en disant :

 

– Je vous pardonne, au nom de mon père et au mien, madame ; puissent Dieu et le roi vous pardonner comme moi !

 

Luisa voulut répondre, la voix lui manqua ; et, au milieu des cris : « C’est elle ! c’est cette femme, c’est la San-Felice qui les a dénoncés ! » elle tomba dans les bras de Michele.

 

Les prisonniers continuèrent leur route vers le Castel-Nuovo, où ils furent enfermés sous la garde de son commandant, le colonel Massa.

 

CXV

L’APOTHÉOSE.

 

Lorsque Luisa revint à elle, elle se trouva dans une espèce de café faisant l’angle de la strada del Molo et de la calata San-Marco. Michele l’y avait transportée à travers la foule, qui s’était amassée à la porte, et la regardait par les fenêtres fermées et par les portes ouvertes.

 

Cette foule répétait les paroles du prisonnier et disait en la montrant du doigt :

 

– C’est elle qui les a dénoncés.

 

En rouvrant les yeux, elle avait d’abord tout oublié ; mais peu à peu, en regardant autour d’elle, en reconnaissant où elle se trouvait, en voyant cette multitude amassée autour de la maison, elle se souvint de tout ce qui s’était passé, jeta un cri et cacha sa tête dans ses mains.

 

– Une voiture ! au nom du ciel, mon cher Michele ! une voiture, et rentrons chez moi !

 

La chose n’était point difficile ; il y avait alors et il y a encore aujourd’hui, entre le théâtre Saint-Charles et le théâtre du Fondo, une station de voitures pour la commodité des dilettanti qui venaient, à cette époque, assister à la représentation des chefs-d’œuvre de Cimarosa et de Paesiello, et qui viennent aujourd’hui assister à celle des œuvres de Bellini, de Rossini et de Verdi. Michele sortit, appela une voiture fermée, la fit approcher de la porte qui donne sur la strada del Molo, y conduisit Luisa au milieu des vivats ou des murmures des assistants, selon que ceux-ci, étaient patriotes ou bourboniens, lui savaient gré ou lui voulaient mal pour sa prétendue délation, y monta avec elle et referma la portière en disant :

 

– À Mergellina !

 

La foule s’ouvrit, la voiture passa, traversa le largo Castello, prit la rue Chiaïa, et, au bout d’un quart d’heure, s’arrêta à la maison du Palmier.

 

Michele sonna vigoureusement ; Giovannina vint ouvrir.

 

La jeune fille avait sur les lèvres cette joyeuse expression des mauvais serviteurs qui ont une fâcheuse nouvelle à annoncer.

 

– Ah ! dit-elle entamant la conversation la première, pendant que madame n’y était point, il s’est passé de belles choses ici.

 

– Ici ? demanda Luisa.

 

– Oui, ici, madame.

 

– Ici, dans la maison ou à Naples ?

 

– Ici, dans la maison.

 

– Que s’est-il donc passé ?

 

– Madame aurait dû me dire, dans le cas où l’on m’interrogerait sur M. André Backer, ce qu’il faudrait répondre.

 

– On vous a donc interrogée sur M. André Backer ?

 

– Comment, madame ! j’ai été arrêtée, conduite à la police, menacée de la prison si je ne disais pas qui était venu la nuit passée chez madame. On savait que quelqu’un était venu ; seulement, on ne savait pas qui.

 

– Et vous avez nommé M. Backer ?

 

– Il l’a bien fallu. Dame, je n’ai pas été tentée d’aller en prison, moi. Ce n’était point pour moi que M. Backer était venu.

 

– Malheureuse ! qu’avez-vous fait ! dit Luisa tombant assise et inclinant sa tête dans ses mains.

 

– Que voulez-vous ! j’ai eu peur, en niant, d’être convaincue, malgré ma dénégation, et que les mauvaises langues, voyant que j’avais voulu dissimuler la présence de M. André Backer chez madame, ne dissent que M. André Backer était l’amant de madame, comme on commence à le dire de M. Salvato.

 

– Oh ! Giovannina ! s’écria Michele.

 

Luisa se leva, lança un regard d’étonnement et de reproche à la jeune fille, et, d’une voix douce mais ferme :

 

– Giovannina, dit-elle, je ne sais quelle raison vous avez de reconnaître mes bontés par une si grande ingratitude. Demain, vous sortirez de chez moi.

 

– Comme il fera plaisir à madame, répondit insolemment la jeune fille.

 

Et elle sortit sans même se retourner.

 

Luisa sentit les larmes lui venir aux yeux. Elle tendit la main à Michele, qui s’agenouilla devant elle.

 

– Oh ! Michele ! mon cher Michele ! murmura-t-elle en éclatant en sanglots.

 

Michele lui prit la main et la lui baisa, d’autant plus émotionné qu’il sentait au fond du cœur que tout ce trouble venait de lui.

 

– Voilà une soirée mauvaise, en effet, après une belle journée, dit-il. Pauvre petite sœur ! tu étais si heureuse en revenant de Pœstum !

 

– Bien heureuse ! bien heureuse ! murmura-t-elle. Mais je ne sais quelle voix me dit à l’oreille que le plus beau et surtout le plus pur de mon bonheur est passé. Oh ! Michele ! Michele ! quelle chose horrible a dite cette folle !

 

– Oui ; mais, pour qu’elle ne dise point aux autres ce qu’elle vient de te dire, à toi, il ne faut pas la chasser. Songe qu’elle sait tout : l’assassinat de Salvato, l’asile que nous lui avons donné, son séjour dans la maison, tes intimités avec lui. Eh ! mon Dieu, je sais bien, moi, qu’il n’y a pas de mal à tout cela ; mais le monde y verra du mal, et, si, au lieu d’avoir intérêt à se taire en restant chez toi, elle a intérêt à parler, ne fût-ce que par vengeance, ta réputation en souffrira.

 

– Ne fût-ce que par vengeance, dis-tu ? Et pourquoi Giovannina se vengerait-elle de moi ? Je ne lui ai jamais fait que du bien.

 

– La belle raison ! Il y a des esprits mauvais, petite sœur, qui d’autant plus vous en veulent, qu’on leur a fait plus de bien ; et, depuis quelque temps, j’ai cru m’apercevoir que Giovannina était de ces esprits-là. Tu ne t’en es point aperçue, toi ?

 

Luisa regarda Michele. Depuis quelque temps aussi, les rébellions de la jeune fille l’étonnaient en effet. Elle s’était demandé plusieurs fois la cause de ce changement de caractère et n’avait pu s’en rendre compte. Elle avait pu s’être trompée ; mais, du moment que Michele reconnaissait comme elle cette mauvaise disposition de la jeune femme de chambre, c’est que, réellement, cette mauvaise disposition existait.

 

Tout à coup une lueur lui passa par l’esprit. Elle jeta les yeux avec inquiétude autour d’elle.

 

– Regarde, dit-elle, si l’on ne nous écoute point.

 

Michele s’avança vers la porte, mais sans avoir le soin d’amortir le bruit de ses pas, de sorte qu’au moment où la porte de la chambre de Luisa s’ouvrait, celle de la chambre de Nina se refermait. Nina écoutait-elle, ou cette porte ouverte d’une part et fermée de l’autre était-elle un pur effet du hasard ?

 

Michele referma la porte, poussa le verrou, et, reprenant sa place aux pieds de sa sœur :

 

– Tu peux parler, lui dit-il. Je ne dirai point : « Personne ne nous écoutait, » mais je dirai : « Personne ne nous écoute plus. »

 

– Eh bien, dit Luisa en éteignant sa voix et en se penchant sur Michele, voilà deux choses qui m’arrivent et qui me confirment dans mes soupçons. Lorsque, la nuit dernière, le pauvre André Backer est venu me voir, il savait de point en point ce qui s’était passé entre Salvato et moi. Ce matin, tandis qu’à Salerne je causais avec Salvato, une lettre anonyme est arrivée, racontant à Salvato qu’un jeune homme m’avait attendu chez moi la nuit précédente, jusqu’à deux heures du matin, et ne s’était retiré qu’à trois, après avoir causé une heure avec moi. De qui viennent ces dénonciations, sinon de Giovannina, je te le demande ?

 

Managgia la Madonna ! murmura Michele, voilà qui était grave. Mais je ne t’en dirai pas moins : « Dans ce moment-ci, et à moins d’une certitude, ne fais pas d’éclat. » Je te donnerais bien un autre conseil, mais tu ne le suivrais pas.

 

– Lequel ?

 

– Je te dirais bien : Va rejoindre le chevalier à Palerme ; voilà ce qui coupera court à tous les mauvais propos.

 

Un vive rougeur envahit les joues de Luisa ; elle laissa tomber sa tête dans ses mains, et, d’une voix étouffée :

 

– Hélas ! répondit-elle, le conseil est bon et vient d’un ami…

 

– Eh bien ?

 

– Je pouvais le suivre hier ; je ne puis plus le suivre aujourd’hui.

 

Et un gémissement profond s’échappa du cœur de Luisa.

 

Michele regarda Luisa et comprit tout : la tristesse de Naples confirmait les soupçons qu’avait fait naître en lui la joie de Salerne.

 

En ce moment, Luisa entendit des pas dans le corridor de communication. Mais ces pas ne cherchaient point à se dissimuler. Elle releva la tête et écouta avec inquiétude. Dans la situation où elle se trouvait, tout était, en effet, inquiétant.

 

Bientôt on frappa à sa porte, et la voix de la duchesse Fusco demanda :

 

– Chère Luisa, êtes-vous chez vous ?

 

– Oh ! oui, oui ; entrez, entrez ! cria Luisa.

 

La duchesse entra, Michele voulut se lever ; mais la main de Luisa le maintint où il était.

 

– Que faites-vous donc ici, ma belle Luisa, s’écria la duchesse, seule et presque dans l’obscurité, avec votre frère de lait, tandis que l’on vous fait chez moi un triomphe ?

 

– Un triomphe, chez vous, chère Amélie ? demanda Luisa tout étonnée. Et à quel propos ?

 

– Mais à propos de ce qui s’est passé. N’est-il pas vrai que vous avez découvert une conspiration qui nous menaçait tous, et qu’en la dénonçant, non-seulement vous nous avez sauvés tous, mais encore vous avez sauvé la patrie !

 

– Oh ! vous aussi, Amélie, s’écria Luisa en laissant échapper un sanglot, vous aussi, vous avez pu me croire capable d’une pareille infamie !

 

– Infamie ! s’écria à son tour la duchesse, à laquelle son ardent patriotisme et sa haine des Bourbons faisaient apparaître les choses sous un tout autre point de vue qu’elles apparaissaient à Luisa ; tu appelles infamie une action qui eût illustré une Romaine du temps de la République ! Ah ! pourquoi n’étais-tu pas ce soir chez nous quand cette nouvelle est arrivée : tu eusses vu l’enthousiasme qu’elle a excité. Monti a improvisé des vers en ton honneur ; Cirillo et Pagano ont proposé de te décerner la couronne civique ; Cuoco, qui écrit l’histoire de notre révolution, t’y garde une de ses plus belles pages. Pimentel annoncera demain, dans son Moniteur, la dette immense que Naples a contractée envers toi ; les femmes, la duchesse de Pepoli t’appelaient pour t’embrasser ; les hommes t’attendaient à genoux pour te baiser la main ; quant à moi, j’étais fière et joyeuse d’être ta meilleure amie. Demain, Naples ne s’occupera que de toi ; demain, Naples t’élèvera des autels, comme Athènes en élevait à Minerve, déesse protectrice de la patrie.

 

– Oh ! malheur ! s’écria Luisa. Un seul jour a suffi pour imprimer une double tache sur moi ! 7 février ! 7 février ! date terrible !

 

Et elle tomba renversée, presque mourante, dans les bras de la duchesse Fusco, tandis que Michele, plein de doute maintenant sur l’action qu’il avait commise, plein de remords en voyant dans cet état celle qu’il aimait plus que sa vie, déchirait avec ses ongles sa poitrine ensanglantée.

 

Le lendemain, 8 février 1799, on lisait dans le Moniteur parthénopéen, en premier article et en grosses lettres, les lignes suivantes :

 

« Une admirable citoyenne, Luisa Molina San-Felice, a découvert hier soir, vendredi, la conspiration ourdie par quelques scélérats insensés, qui, se fiant à la présence de plusieurs vaisseaux de l’escadre anglaise dans nos ports, de concert avec elle, devaient, dans la nuit de samedi à dimanche, c’est-à-dire ce soir, renverser le gouvernement, massacrer les bons patriotes et tenter une contre-révolution.

 

» Les chefs de ce projet impie étaient les banquiers Backer père et fils, Allemands tous deux d’origine et demeurant rue Medina. Ils ont été arrêtés hier au soir et conduits en prison, André Backer portant, comme symbole de sa honte, le drapeau royal trouvé chez lui. On y a trouvé aussi un certain nombre de cartes de sûreté qui devaient être distribuées à ceux que l’on voulait épargner. Tous ceux qui n’auraient point été porteurs de ces cartes étaient désignés pour la mort.

 

» Diverses arrestations secondaires ont eu lieu à la suite de cette arrestation principale, et le monastère de San-Francesco-delle-Monache, attendu l’opportunité du local (chacun sait qu’il forme une espèce d’île), a été désigné pour servir de prison aux prévenus. Les religieuses l’ont, par conséquent, abandonné, et sont passées à celui de Donna-Albina.

 

» Au nombre des individus arrêtés, outre Backer père et fils, on compte le curé des Carmes, le prince de Canassa, les deux frères Jorio, l’un magistrat, l’autre évêque, et un juge nommé Jean-Baptiste Vecchione.

 

» Un dépôt de cent cinquante fusils et d’autres armes, telles que sabres et baïonnettes, a été, en outre, trouvé à la douane.

 

» Gloire à Luisa Molina San-Felice ! Elle a sauvé la patrie ! »

 

CXVI

LES SANFÉDISTES.

 

L’encyclique du cardinal Ruffo avait produit dans toute la basse Calabre l’effet de l’étincelle électrique.

 

Et, en effet, plus on était éloigné de Naples, plus le faible reflet intellectuel qui émanait de la capitale allait s’amoindrissant. Le cardinal avait mis les pieds, nous l’avons dit, dans l’antique Brutium, cet asile des esclaves fugitifs, et toute cette partie de la Calabre avait traversé les siècles en demeurant dans la plus exacte ignorance et dans la stagnation la plus complète ; de sorte que les mêmes hommes qui, la veille, sans savoir ce qu’ils disaient, criaient : « Vive la République ! meurent les tyrans ! » se mirent à crier, de la même voix : « Vive la religion ! vive le roi ! à mort les jacobins ! »

 

Malheur à ceux qui se montraient indifférents à la cause bourbonienne et qui ne criaient pas plus fort ou du moins aussi fort que les autres ; ils étaient accueillis de ce cri : « Voilà un jacobin ! » et ce cri, dès qu’il se faisait entendre, était, comme à Naples, une condamnation à mort.

 

Les partisans de la révolution ou ceux qui avaient manifesté leur sympathie pour les Français étaient forcés de quitter leurs maisons et de fuir. Jamais le Dulcia linquimus arva de Virgile n’eut un écho plus triste et plus retentissant.

 

Tous ces patriotes fugitifs prenaient le route de la haute Calabre, s’arrêtant lorsqu’ils parvenaient à échapper aux poignards de leurs compatriotes, les uns à Monteleone, les autres à Catanzaro ou à Cotrone, seules villes où eussent pu s’établir des municipes et un pouvoir démocratique. Cette persistance dans une opinion républicaine était maintenue dans ces trois villes par l’espérance de l’arrivée de l’armée française.

 

Mais, de toutes les autres villes soulevées par l’encyclique du cardinal, on voyait sortir, comme si elles allaient en procession, des multitudes de citoyens, précédés de leur curé la croix en main, et ayant à leur chapeau des rubans blancs, signes visibles de leurs opinions ; ces bandes, si elles venaient de la montagne, se dirigeant vers Mileto, si elles venaient de la plaine, se dirigeant vers Palmi ; des villes et des villages tout entiers abandonnés par les hommes valides n’étaient plus habités que par les femmes, les vieillards et les enfants, de façon qu’en peu de jours le seul camp de Palmi réunit environ vingt mille hommes armés, tandis que celui de Mileto en comptait presque autant, tous ces hommes portant avec eux leurs vivres et leurs munitions, les riches donnant aux pauvres, les couvents à tous.

 

Au milieu de ces masses de volontaires, on remarquait des ecclésiastiques de tout grade, depuis le simple curé d’un hameau de quelques centaines d’hommes jusqu’à l’évêque des grandes villes. Il y avait des propriétaires riches à millions, de pauvres journaliers gagnant à grand’peine dix grains par jour.

 

« Enfin, dit l’écrivain sanfédiste Dominique Sacchinelli, auquel nous empruntons une partie des détails de cette miraculeuse campagne, enfin il y avait dans cette foule quelques honnêtes gens mus par l’amour du roi et le respect de la religion, mais, malheureusement, un bien plus grand nombre d’assassins et de voleurs poussés par l’esprit de rapine et par la soif de la vengeance et du sang. »

 

Cinq ou six jours après son arrivée à Catona, le cardinal, qui passait toutes les journées à son balcon, vit se détacher de la pointe du Phare et se diriger vers lui une petite barque manœuvrée par un moine et montée par deux pêcheurs. Mais, comme moine et pêcheurs avaient pour eux le courant et la brise, les pêcheurs laissaient reposer leurs avirons, et le moine, à l’arrière, tenait l’écoute de la voile et dirigeait la barque, qui aborda sur la plage de Catona, à l’endroit même où le cardinal avait débarqué quelques jours auparavant.

 

Ce moine marin avait d’abord intrigué quelque peu le cardinal, qui avait demandé sa lunette d’approche pour examiner le phénomène ; mais le phénomène lui avait été bien vite expliqué. Dans le moine marin, il avait reconnu notre ancienne connaissance fra Pacifico.

 

À peine la barque eut-elle abordé, que le frère capucin sauta à terre, et, d’un pied aussi ferme sur terre que sur mer l’avait été sa main, se dirigea vers la maison qu’habitait Son Éminence.

 

Le cardinal connaissait fra Pacifico et de réputation et de vue. De réputation, il savait qu’il était un ancien marin de la frégate la Minerve, et n’ignorait point de quelle façon la vocation lui était venue. De vue, il l’avait rencontré chez le roi Ferdinand, posant pour la crèche avec son âne Giacobino, et la renommée lui avait apporté le récit des faits et gestes du belliqueux capucin pendant les trois jours du combat qui avaient précédé la prise de Naples.

 

Il l’honora donc de loin d’un signe de main qui fit hâter le pas au moine, lequel, cinq minutes après, avait l’honneur de baiser la main de Son Éminence.

 

Maintenant, quelle cause avait fait quitter à fra Pacifico son couvent de Saint-Herem et l’amenait en Calabre ?

 

En deux mots, nous allons l’expliquer à nos lecteurs.

 

La conspiration contre-révolutionnaire de Backer, confiée si imprudemment par André à Luisa, et dénoncée si prudemment par Michele au général Championnet, avait commencé à s’organiser dès la fin de décembre, c’est-à-dire quelques jours à peine après le départ de Ferdinand.

 

Vers le 15 du mois de janvier, tous les fils en étaient noués, et l’on cherchait un homme sûr pour en porter la communication à Ferdinand.

 

On s’adressa au vicaire de l’église del Carmine, qui, comme nous l’avons dit, faisait partie de la conspiration.

 

Celui-ci proposa fra Pacifico, qui fut accepté par acclamation. Fra Pacifico, déjà populaire à Naples par sa manière de faire la quête, avait obtenu, dans les derniers événements, un surcroît de popularité qui ne permettait pas de mettre un instant en doute son courage et son royalisme.

 

Des ouvertures avaient donc été faites à fra Pacifico pour se rendre à Palerme et faire part au roi du gigantesque complot qui se tramait en sa faveur.

 

Fra Pacifico avait accepté avec joie cette dangereuse mission. Son oisiveté lui pesait au moins autant qu’à Oreste son innocence, et, au milieu de tous ses confrères imbéciles ou poltrons, le moine mordait rageusement son frein et entrait dans des orages de colère qui retombaient en grêle de coups de bâton sur le dos du pauvre Giacobino.

 

À peine eut-il été mis au courant de la mission qui lui était confiée, et eut-il, sous la direction du chanoine Jorio, appris par cœur ce qu’il avait à dire au roi Ferdinand, – car, de peur que le moine ne tombât aux mains des patriotes, on n’avait voulu lui confier aucun papier, – qu’il tira Giacobino de l’écurie comme s’il allait en quête, sortit du couvent son bâton de laurier à la main, descendit le largo delle Pigne, prit la strada San-Giovanni à Carbonara, par l’Arenaccia, gagna le pont de la Maddalena, et, le même jour, tantôt marchant à pied, tantôt porté par Giacobino, alla coucher à Salerne.

 

Fra Pacifico, en faisant les plus fortes journées possibles, devait suivre les bords de la mer Thyrrénienne, et, à la première occasion qu’il trouverait, passer en Sicile.

 

En cinq ou six jours, fra Pacifico était parvenu au Pizzo. Il avait, là, des recommandations pressantes pour un certain Trenta-Capelli, ami du vicaire des Carmes, et dont le dévouement à la famille des Bourbons était bien connu.

 

Et, en effet, Trenta-Capelli non-seulement avait reçu fra Pacifico chez lui, mais encore lui avait ménagé sur une balancelle son passage pour Palerme.

 

Fra Pacifico s’était donc embarqué au Pizzo, laissant, après une onctueuse et touchante recommandation, Giacobino aux mains de Trenta-Capelli, qui avait promis d’avoir pour le compagnon d’armes du moine les plus grands égards. Fra Pacifico voulait bien battre son âne, fra Pacifico ne pouvait même point se passer de le battre, mais il ne voulait point que d’autres le battissent.

 

En passant au Pizzo, le moine reprendrait sa bête.

 

Fra Pacifico avait heureusement abordé à Palerme et s’était immédiatement dirigé vers le palais royal.

 

Mais, là, il avait appris que le roi chassait dans les bois de la Ficuzza.

 

Il avait demandé, pour cause d’urgence, à être introduit près de la reine. La reine, à qui le nom de fra Pacifico était bien connu, ne l’avait point fait attendre, et l’avait reçu à l’instant même.

 

Fra Pacifico, qui connaissait parfaitement la suprématie qu’exerçait Sa Majesté, n’avait point hésité une minute à lui débiter le discours que lui avait fait apprendre de mémoire le chanoine Jorio.

 

La reine avait jugé la nouvelle si importante, qu’elle avait, à l’instant même, fait mettre les chevaux à une voiture, y avait fait monter avec elle Acton et fra Pacifico, et était partie pour la Ficuzza.

 

On était arrivé juste au moment où le roi arrivait lui-même de la chasse. Sa Majesté était de fort mauvaise humeur.

 

Son fusil, ce qui ne lui était jamais arrivé, avait raté deux fois : une première fois sur un sanglier, l’autre sur un chevreuil ; ce que le roi regardait non-seulement comme un accident déplorable, mais encore comme le pire de tous les présages.

 

Il tourna donc le dos à Acton, rudoya la reine et écouta à peine fra Pacifico, qui lui débita, comme il avait fait à Caroline, tous les détails du complot.

 

Au nom de Backer, le roi se rassénéra quelque peu ; mais, à celui de Jorio, son visage se bouleversa.

 

– Les imbéciles ! s’écria-t-il, ils conspirent avec le premier jettatore de Naples, et ils veulent que leur complot réussisse ! J’estime fort le vicaire del Carmine, quoique je ne le connaisse pas, et le prince de Canossa, quoique je le connaisse ; j’aime les Backer comme la prunelle de mes yeux ; mais, parole d’honneur, je ne donnerais pas deux grains de leur tête. Conspirer avec Jorio ! il faut qu’ils soient bien las de la vie.

 

La reine n’avait point contre les jettatori les mêmes préventions que Ferdinand, parce qu’elle n’avait point les mêmes préjugés ; mais elle avait pour le gros bon sens du roi un certain respect. Elle multiplia donc les questions à fra Pacifico, qui répondit à tout avec la franchise d’un marin et la confiance d’un enthousiaste.

 

Selon fra Pacifico, avec les précautions prises, il n’y avait aucune crainte à concevoir et la conspiration ne pouvait manquer de réussir.

 

Le roi, la reine et Acton se réunirent en comité, et il fut convenu que l’on enverrait fra Pacifico au cardinal pour que celui-ci fût prévenu de ce qui se passait à Naples et tirât des capacités guerrières et religieuses du moine le meilleur parti qu’il pouvait en tirer.

 

En conséquence, après avoir eu l’honneur de dîner à la table de Leurs Majestés Siciliennes, fra Pacifico revint à Palerme dans la compagnie du roi, de la reine et du lieutenant général.

 

Là, on avisa au moyen de l’expédier en Calabre le plus tôt possible ; et, comme le moine, en sa qualité de partie intéressée, était admis au conseil, il déclara qu’à son avis, le mode de locomotion le plus rapide était une bonne barque, avec la voile latine pour les heures où il y aurait du vent, et deux bons rameurs pour les heures où il n’y en aurait pas.

 

En conséquence, on donna mille ducats à fra Pacifico pour l’achat ou la nolisation de la barque, le reste de la somme devant, à titre de gratification, revenir au couvent.

 

Dès le même soir, fra Pacifico, moyennant six ducats, eut frété une barque, montée de deux rameurs, et, avant minuit, il se mettait en route.

 

Au bout de quatre jours, la barque doublait le Phare, et, deux heures après, comme nous l’avons dit, abordait à Catona.

 

Fra Pacifico était porteur d’une lettre autographe de Ferdinand pour le cardinal.

 

Cette lettre était conçue en ces termes :

 

« Mon éminentissime, j’ai reçu, comme vous le comprenez bien, avec la plus vive satisfaction, la nouvelle de votre arrivée à Messine, et, subséquemment, celle de votre heureux débarquement en Calabre.

 

» Votre encyclique, que vous m’avez fait parvenir, est un modèle d’éloquence guerrière et religieuse, et je ne doute pas qu’elle ne nous vaille bientôt, jointe à la popularité de votre nom, une brave et nombreuse armée.

 

» Je vous envoie un de nos bons amis, qui, ne vous est pas inconnu : c’est fra Pacifico, du couvent des capucins de Saint-Hérem. Il arrive de Naples et nous apporte du bon et du mauvais, et, comme le dit le proverbe napolitain, dans ce qu’il vous racontera, il y a à boire et à manger.

 

» Le bon est que l’on s’occupe de nous à Naples et que l’on songe à faire de nouvelles Vêpres siciliennes contre ces brigands de jacobins ; le mal est que l’on ait admis dans les rangs de la conspiration des jettateurs comme le chanoine Jorio, qui ne peuvent manquer de lui porter malheur.

 

» C’est vous dire, mon éminentissime, que, plus que jamais, je compte sur vous, ne voyant mon salut qu’en vous.

 

» Je mets, avec son autorisation et celle de son supérieur, fra Pacifico à votre disposition. C’est, vous le savez, un serviteur brave et dévoué. Je ne doute pas qu’il ne vous soit d’une grande utilité, soit que vous vous décidiez à le renvoyer à Naples, soit que vous préfériez le garder près de vous.

 

» Ne quittez point Catona, et n’entrez point en Calabre sans m’avoir adressé un plan détaillé de la marche matérielle et politique que vous comptez suivre. Mais ce que je vous recommande avant tout, c’est de n’accorder aucun pardon aux coupables, de les punir sans pitié, pour l’exemple des autres, et cela, dès que le crime commis par eux vous sera avéré. La trop grande indulgence dont nous avons usé est cause de l’état déplorable dans lequel nous nous trouvons.

 

» Que le Seigneur vous conserve et bénisse de plus en plus vos opérations, comme l’en prie dans son indignité et comme vous le souhaite votre affectionné

 

» FERDINAND B. »

 

Le cardinal avait une mission toute prête à donner à fra Pacifico.

 

C’était de l’envoyer à de Cesare pour ordonner à son lieutenant de faire sa jonction avec lui, Ruffo.

 

On avait eu des nouvelles du faux prince héréditaire, et les nouvelles étaient des plus satisfaisantes.

 

Du moment que de Cesare avait été reconnu pour le duc de Calabre par l’intendant de Bari et par les deux vieilles princesses, nul n’eût osé émettre un doute sur son identité.

 

En conséquence, après avoir reçu à Brindisi les députations de toutes les villes environnantes, il se mit en marche pour Tarente, où il arriva avec trois cents hommes, à peu près.

 

Là, lui, Boccheciampe et leurs compagnons résolurent, sur le conseil que leur avaient donné M. de Narbonne et les vieilles princesses, de se séparer. De Cesare, c’est-à-dire le prince François, et Boccheciampe, c’est-à-dire le duc de Saxe, resteraient en Calabre ; les autres, c’est-à-dire Corbara, Geronda, Colonna Durazzo et Pitta Luga, s’embarqueraient sur la felouque qu’ils avaient nolisée à Brindisi et qui viendrait les prendre à Tarente, et iraient à Corfou presser l’arrivée de la flotte turco-russe.

 

Disons tout de suite, pour en finir avec les cinq aventuriers que nous venons de nommer les derniers, qu’à peine furent-ils en mer, une galère tunisienne leur donna la chasse et les fit prisonniers.

 

Il est vrai que le consul d’Angleterre les réclama et qu’ils furent rendus à la liberté après une captivité de quelques mois. Mais, comme ils sortirent d’esclavage trop tard pour prendre part aux événements qui nous restent à raconter, nous nous contenterons de rassurer nos lecteurs sur leur sort, et nous reviendrons à de Cesare et à Boccheciampe, qui, comme on va le voir, faisaient merveille.

 

De Tarente, ils étaient partis pour Mesagne : là, ils furent reçus avec tous les honneurs dus à leur rang supposé. Ils s’arrêtèrent un instant dans cette ville, rétablirent l’ordre dans la province et la mirent en état de soutenir, en faveur de la cause royale, la lutte qu’ils préparaient.

 

À Mesagne, ils apprirent que la ville d’Oria s’était démocratisée. Ils se mirent aussitôt en marche, se recrutèrent en route d’une centaine d’hommes et rétablirent le gouvernement bourbonien.

 

Là, les députations se succédèrent. Elles arrivèrent non-seulement de Lecce, de la province de Bari, mais encore de la Basilicate, c’est-à-dire de l’extrémité opposée à la Calabre. De Cesare recevait les députés avec beaucoup de dignité, mais aussi de reconnaissante affection. À tous il disait qu’il fallait que tout fidèle sujet du roi prît les armes et combattît la révolution, de sorte que, de ces réceptions gracieuses et de ces élégants discours, il résulta une grande augmentation de volontaires.

 

Mais les choses ne devaient pas toujours aller sur un terrain si facile. À Francavilla, on s’était tiré des coups de fusil et donné des coups de couteau. Les royalistes, se sentant les plus forts, avaient tué ou blessé quelques démocrates. De Cesare et Boccheciampe arrivèrent, et, il faut leur rendre cette justice, leur arrivée fit cesser à l’instant même les assassinats.

 

Nous avons eu entre les mains une proclamation de Cesare, signée François, duc de Calabre, dans laquelle le faux prince, se dénonçant par son humanité, disait que se rendre justice soi-même était usurper les droits de la justice royale ; qu’il fallait laisser aux magistrats la terrible responsabilité de la vie et de la mort, et que Son Altesse voyait avec le plus grand déplaisir les royalistes se livrer à de semblables excès. »

 

C’était assez imprudent au faux prince de parler sur ce ton, lorsque Ferdinand recommandait à Ruffo l’extermination des jacobins.

 

À Naples, il eût été immédiatement reconnu pour un aventurier ; mais, en Calabre, on ne continua pas moins, malgré cette imprudente pitié, de le prendre pour un prince.

 

Après deux jours passés à Francavilla, de Cesare et Boccheciampe étaient entrés à Ostuni, qu’ils avaient trouvée dans la plus complète anarchie.

 

Le parti royaliste, triomphant à leur approche, s’était emparé de toute l’autorité et avait voulu massacrer un des patriotes les plus connus et les plus intelligents du pays, et, avec lui, toute sa famille.

 

Ce patriote, homme non-seulement d’un grand talent comme médecin, mais encore d’un grand cœur, ainsi qu’on va le voir, se nommait Airoldi.

 

Voyant l’inévitable danger venu à lui, il résolut de se sacrifier, mais, en se sacrifiant, de sauver sa famille.

 

En conséquence, il barricada l’entrée principale de sa maison, qu’il se prépara à défendre jusqu’à la dernière extrémité, tout en faisant fuir sa famille par une porte abandonnée depuis longtemps et qui donnait sur une ruelle sombre et déserte.

 

Les brigands se ruèrent alors contre la façade de la maison, qui donnait sur la grande rue et qui était barricadée.

 

Au moment où la porte s’ouvrait, afin que la colère de toute cette multitude se tournât contre lui, il lâcha ses deux coups de fusil sur les assaillants, tua un homme et en blessa un autre.

 

Puis il jeta derrière lui son fusil déchargé et se livra à ses bourreaux.

 

Ceux-ci avaient préparé un bûcher pour le brûler, lui, sa femme et ses trois enfants ; mais il leur fallut, à leur grand regret, se contenter d’une seule victime.

 

Ils le lièrent sur le bûcher et le brûlèrent à petit feu.

 

De Cesare et Boccheciampe avaient été prévenus de ce qui se passait. Ils mirent leurs chevaux au galop ; mais, quelque diligence qu’ils fissent, ils arrivèrent trop tard.

 

Le docteur venait d’expirer.

 

Ah ! nous le savons bien, c’est une triste histoire que celle que nous écrivons sous la forme du roman, et peut-être ne lui avons-nous donné cette forme que pour avoir le droit de la publier et la certitude de la faire lire, et ce sont de misérables alliés, ceux que, de tout temps, de Ferdinand Ier à François II, de Mammone à La Gala, les Bourbons ont eu pour défenseurs de leur cause.

 

Mais aussi, passant derrière l’histoire et par les mêmes chemins qu’elle a suivis, nous avons le bonheur de pouvoir, à l’égard de certains hommes, rectifier ses jugements. Nous avons déjà peint le cardinal Ruffo, tel qu’il était et non point tel que les historiens, qui n’avaient pas lu sa correspondance avec Ferdinand, nous l’avaient donné.

 

À un plan moins important et plus éloigné, nous sommes heureux de dire la vérité sur de Cesare et Boccheciampe.

 

Leur arrivée à Ostuni arrêta le sang et fit cesser les massacres.

 

Il y a, à notre avis, une grande joie et un grand orgueil à sauver la vie d’un homme ; mais l’orgueil ne doit-il pas être aussi grand, la joie aussi grande lorsque l’on tire une mémoire des gémonies où un historien peu consciencieux ou mal renseigné l’avait traînée et qu’on la réhabilite aux yeux de la postérité ?

 

Et voilà ce qui donnera, nous l’espérons, à ce livre un cachet particulier : c’est la conscience avec laquelle il répandra la lumière sur tous et même sur ceux qui, au point de vue de notre opinion, seraient nos ennemis, si, au point de vue de notre conscience, nous ne devions, avant tout, être leur juge.

 

Ce fut sur la place d’Ostuni, près du bûcher du docteur Airoldi, que fra Pacifîco rejoignit de Cesare et son compagnon. Ils étaient occupés à recevoir des députations qui non seulement venaient rendre hommage au faux prince, mais encore lui demander des secours. Lecce était séparée en deux parties, et les républicains étaient les plus forts. Tarente et Martina étaient dans la même situation ; Aquaviva était démocratisée jusqu’au fanatisme : Altamura surtout avait fait serment de s’ensevelir sous ses ruines plutôt que de rester sous la domination des Bourbons. Considérées à leur véritable point de vue, les choses ne présentaient donc pas un succès si facile qu’on l’avait cru d’abord.

 

Fra Pacifico attendit que le faux prince eût reçu les trois ou quatre députations qui lui étaient envoyées, et s’annonça comme venant de la part du vicaire général.

 

De Cesare pâlit et regarda Boccheciampe ; selon lui, le seul vicaire général qui pût envoyer vers lui était le prince François.

 

L’humilité du messager ne prouvait rien. De Cesare lui-même choisissait pour porter ses ordres ou ses dépêches des moines de bas étage ; le moine, quel qu’il soit et à quelque robe qu’il appartienne, étant toujours bien reçu partout, dans l’Italie méridionale, mais à plus forte raison s’il a fait vœu de pauvreté et appartient à quelque ordre mendiant.

 

– Quel est ce vicaire général ? demanda de Cesare pour l’acquit de sa conscience, mais croyant savoir d’avance quelle réponse serait faite à cette question.

 

– Ce vicaire général, répondit fra Pacifico, est Son Éminence le cardinal Ruffo, et voici la dépêche dont je suis chargé de sa part pour Votre Altesse.

 

De Cesare regarda Boccheciampe avec une inquiétude croissante.

 

– Voyons, monseigneur, dit Boccheciampe, décachetez cette lettre et lisez-la, puisqu’elle est à votre adresse.

 

Et, en effet, la lettre portait cette suscription :

 

« À Son Altesse royale monseigneur le duc de Calabre. »

 

De Cesare l’ouvrit et lut :

 

« Monseigneur,

 

» Votre auguste père, Sa Majesté Ferdinand, que Dieu garde ! m’a fait l’honneur de me nommer son lieutenant, avec charge de reconquérir son royaume de terre ferme, envahi à la fois par les jacobins français et leurs principes.

 

» Ayant appris, tant à Palerme qu’à Messine, et surtout à mon débarquement en Calabre, où je suis descendu le 8 février du présent mois, l’entreprise hardie que Votre Altesse avait tentée de son côté, et la façon miraculeuse dont Dieu l’avait secondée, je dépêche à Votre Altesse un de nos partisans les plus chaleureux et les plus éprouvés, pour lui dire que le roi votre père, que Dieu garde ! malgré le rang suprême que vous êtes destiné à occuper, ayant daigné, tant sa confiance en moi est grande, mettre Votre Altesse sous mes ordres, j’ai l’honneur de lui faire savoir que, dès qu’elle aura assuré la tranquillité des provinces où elle se trouve, je la prie de venir me rejoindre avec ce qu’elle aura de volontaires, d’armes et de munitions, pour que nous marchions ensemble sur Naples, où seulement nous parviendrons à trancher les sept têtes de l’hydre.

 

» Tout en laissant à Votre Altesse le soin d’apprécier l’époque où elle doit me rejoindre, je lui ferai observer que le plus tôt sera le mieux.

 

» J’ai l’honneur d’être, avec respect,

 

» De Votre Altesse royale,

 

» Le très-humble serviteur et sujet,

 

» Le cardinal RUFFO. »

 

Dans cette lettre était inséré un petit papier où, de sa plus fine écriture, le cardinal avait tracé les mots suivants :

 

« Capitaine de Cesare, le roi connaît vôtre dévouement et l’approuve, ainsi que celui de vos compagnons. Le jour où vous me rejoindrez, vous abdiquerez le titre de prince, mais vous prendrez à mes côtés le rang de brigadier.

 

» En attendant, demeurez pour tous le prince héréditaire et que Dieu vous garde ni plus ni moins que si vous étiez lui-même !

 

» Celui qui vous porte ce billet, quoique tout dévoué à notre cause, ne sait que ce que voudrez lui dire, et il me parait important, surtout si vous le renvoyez à Naples, qu’il y rentre avec la croyance que vous êtes bien véritablement le duc de Calabre. »

 

De Cesare lut la lettre, ou plutôt les deux lettres, d’un bout à l’autre avec toute l’attention que l’on peut imaginer ; puis il les passa à Boccheciampe, tandis que fra Pacifico, qui prenait l’aventurier corse pour le vrai prince, se tenait respectueusement à quelque distance, attendant ses ordres.

 

– Vous savez lire, mon ami ? demanda Boccheciampe lorsqu’il eut achevé les deux lettres et rendu à de Cesare le billet particulier qui était joint à la dépêche officielle.

 

– Par la grâce de Dieu, oui, dit fra Pacifico.

 

– Eh bien, alors, comme Son Altesse ne veut point avoir de secret pour un serviteur si dévoué que vous paraissez l’être, et désire que vous connaissiez le cas que monseigneur le cardinal fait de vous, elle vous autorise à prendre connaissance de cette lettre.

 

Fra Pacifico reçut, en s’inclinant jusqu’à terre, la lettre des mains du faux duc de Saxe, et la lut à son tour.

 

Après quoi, il s’inclina de nouveau en signe de remercîment et la rendit à celui qu’il prenait pour le prince.

 

– Eh bien, dit celui-ci, nous allons en finir, selon les instructions du cardinal, avec les quelques villes qui ont oublié leur devoir et qui résistent au pouvoir royal ; après quoi, selon ses instructions toujours, nous nous rangerons immédiatement sous ses ordres.

 

– Et moi, monseigneur, dit fra Pacifico se redressant de toute la hauteur de sa longue taille avec la confiance d’un homme qui sait combien il peut être utile si on l’emploie convenablement, à quoi allez-vous m’occuper ?

 

Les deux jeunes gens se regardèrent, et, reportant leurs yeux sur fra Pacifico :

 

– Nous avons besoin d’un messager brave et habile qui nous précède à Martina et à Tarente, qui s’introduise dans ces deux villes et qui y répande nos proclamations.

 

– Me voilà, dit fra Pacifico frappant la terre de son bâton de laurier. Ah ! si j’avais Giacobino !

 

Les jeunes gens ignoraient ce que c’était que Giacobino, et apprirent du moine que c’était son âne, qu’il avait laissé au Pizzo en s’embarquant pour la Sicile.

 

Le même soir, fra Pacifico partit pour Martina, portant une charge de proclamations pareille à celle qu’eût pu porter Giacobino.

 

CXVII

OÙ LE FAUX DUC DE CALABRE FAIT CE QU’AURAIT DU FAIRE LE VRAI DUC.

 

Fra Pacifico parti, c’est-à-dire le dé jeté, les deux jeunes gens se demandèrent comment ils allaient faire si les deux villes résistaient.

 

Ils avaient une espèce d’armée ; mais, comme ils ne possédaient que des couteaux et de mauvais fusils, et qu’ils manquaient de canons et de munitions de siège, cette armée ne pouvait rien contre des murailles.

 

En ce moment, on prévint Son Altesse royale monseigneur le duc de Calabre qu’un certain Jean-Baptiste Petrucci demandait audience. Dans le cas où monseigneur le duc de Calabre ne pourrait le recevoir, il désirait être au moins reçu par monseigneur le duc de Saxe, les nouvelles qu’il apportait étant de la plus haute importance.

 

Et, en effet, à une heure du matin, il eût été bien indiscret de déranger deux personnages si élevés pour des nouvelles ordinaires.

 

Don Jean-Baptiste Petrucci fut, à l’instant même, introduit en présence des deux jeunes gens.

 

Don Jean-Baptiste Petrucci était inspecteur de la marine au nom de la république parthénopéenne. Il venait de recevoir l’ordre d’envoyer à Lecce un détachement de cavalerie et deux pièces de canon avec leurs caissons, leurs munitions et tous leurs accessoires.

 

Il venait offrir aux deux princes de leur donner ses cavaliers et ses canons, au lieu de les conduire à Lecce.

 

Il va sans dire que ceux-ci acceptèrent avec joie une offre qui leur arrivait en temps si opportun.

 

De Cesare nomma don Giovanni-Battista Petrucci inspecteur général de la marine, au lieu d’inspecteur ordinaire. Il lui donna un certificat de loyalisme à valoir autant que de droit, et qu’il signa de son faux nom ; puis, comme il fallait attendre le retour de fra Pacifico pour savoir ce que l’on pouvait espérer ou craindre de Tarente et de Martina, on résolut de marcher, afin de se pas perdre de temps, sur Lecce, qui envoyait une députation pour demander des secours contre les républicains, et particulièrement contre un certain Fortunato Andreoli qui s’était emparé de la forteresse et avait organisé une garde civique, des chasseurs et des cavaliers.

 

Petrucci offrit d’être de l’expédition, afin de donner par sa présence du cœur à ses cavaliers.

 

On se mit à neuf heures du matin en route pour Lecce. Chemin faisant, on recueillit deux ou trois cents chasseurs qui s’enfuyaient de la ville, ne voulant pas servir contre leur opinion : ces hommes se réunirent à la petite armée bourbonienne, qui se trouva ainsi portée à plus de mille hommes.

 

De Cesare entra donc à Lecce avec une force imposante.

 

Andreoli s’était retiré dans le château et s’y était enfermé ; de Cesare le fit sommer de se rendre, et, sur son refus, donna l’ordre d’attaquer.

 

La résistance ne fut pas longue. Aux premiers coups de fusil, la garnison ouvrit une porte sur la campagne et s’enfuit par cette porte.

 

Cette victoire, quoique facile, n’en avait pas moins une grande importance. C’était la première rencontre qui avait lieu entre les royalistes et les républicains, et, aux premiers coups de fusil, les républicains avaient cédé la place.

 

Nous répétons avec intention : aux premiers coups de fusil, car on n’avait pas pu se servir des canons. On avait de l’artillerie et pas d’artilleurs.

 

La joie fut grande. Toutes les cloches de Lecce et des environs se mirent en branle pour célébrer le triomphe de monseigneur le duc de Calabre, et l’on illumina la ville à giorno.

 

Le lendemain de la prise de Lecce, on vit arriver fra Pacifico, attiré par le bruit des cloches. Il avait accompli fidèlement et intelligemment sa mission dans les deux villes, et rapportait à la fois du bon et du mauvais.

 

Le bon était que Tarente était prête à ouvrir ses portes sans coup férir.

 

Le mauvais était que Martina était prête à se défendre jusqu’à la dernière extrémité.

 

On résolut alors de diviser la petite armée en deux troupes. L’une de ces troupes, sous la conduite de Boccheciampe, rallierait complétement Tarente au parti bourbonien ; l’autre, sous la conduite de Cesare, marcherait lentement sur Martina, de manière à être rejointe par la colonne de Boccheciampe avant d’être arrivée sous les murs de la ville.

 

Tarente, comme l’avait prédit fra Pacifico, ouvrit ses portes sans même attendre les sommations militaires, et les habitants vinrent au-devant de Boccheciampe, portant en main la bannière royale ; mais il n’en fut pas de même de Martina : la municipalité avait décrété la défense et mis à prix les têtes des deux princes, celle du duc de Calabre à trois mille ducats et celle du duc de Saxe à quinze cents.

 

Peut-être trouvera-t-on que c’était bien bon marché ; mais la ville de Martina n’était point riche.

 

À un quart de lieue de la ville, la colonne de Boccheciampe rejoignit celle de Cesare, et, la jonction faite, on résolut de donner l’assaut à la ville, résolution presque téméraire, en l’absence, non pas d’artillerie, mais d’artilleurs.

 

On tenta donc, avant d’en venir aux mains, tous les moyens d’accommodement possibles.

 

En conséquence, on appela un trompette, on le fit monter à cheval et on lui donna pour les habitants de Martina une proclamation leur annonçant que les troupes royales, loin de vouloir commettre la moindre hostilité contre les Martinésiens, ne réclamaient d’eux autre chose que l’obéissance à leurs légitimes souverains ; mais que, cependant, s’ils refusaient de satisfaire à cette juste demande, le sort des armes déciderait de la question.

 

Le trompette partit à cheval, suivi des yeux par toute l’armée bourbonienne et particulièrement par ses deux chefs ; mais il ne put remplir sa mission ; car, au moment où il arrivait à portée de la balle, une effroyable fusillade l’accueillit, et l’homme et le cheval roulèrent sur le pavé.

 

Mais le cheval seul était mort. L’homme se releva, et, quoique à cheval pour aller et à pied pour revenir, il revint plus vite qu’il n’était allé.

 

Les deux chefs ordonnèrent à l’instant même l’assaut et s’avancèrent contre la ville sous une grêle de balles, attaquant les postes avancés en dehors de la porte et les forçant à rentrer dans la ville.

 

Mais, en ce moment, une pluie diluvienne et une grêle effroyable vinrent au secours des assiégés et empêchèrent les troupes royales de profiter de leur victoire ; puis, comme, immédiatement après la pluie, vint la nuit, force fut de remettre la continuation du siège au lendemain.

 

Fra Pacifico n’avait point pris part à l’action ; mais n’était point demeuré oisif pour cela.

 

À Lecce, à Tarente, sur la route, partout, au nombre des volontaires qui s’étaient joints à la petite troupe, il s’était trouvé des moines.

 

Ces moines appartenaient presque tous aux ordres mineurs, c’est-à-dire à la règle de saint François.

 

Fra Pacifico, en mission de la part du cardinal, avait naturellement exercé sur eux une certaine suprématie. Il les avait, en conséquence, enrégimentés, et, pour que les deux pièces de canon ne restassent point oisives, organisés en artilleurs.

 

En conséquence, le soir même de l’escarmouche, au grand étonnement des deux chefs et à la grande édification de l’armée, on vit douze moines, attelés six par six aux deux pièces, et qui les traînaient sur une petite hauteur dominant la ville et s’élevant en face de la porte.

 

Le matin, au point du jour, les deux pièces de canon étaient en batterie.

 

De Cesare, voyant au point du jour ces dispositions prises par fra Pacifico, voulut visiter lui-même la batterie.

 

Là, tout fut expliqué d’un seul mot.

 

À bord de la Minerve, fra Pacifîco, du temps qu’il y servait, avait été chef de pièce.

 

Non-seulement il s’était rappelé son ancien métier, mais encore, pendant les deux ou trois jours qui venaient de s’écouler, il l’avait appris aux moines qu’il avait enrôlés.

 

De Cesare le nomma, séance tenante, chef de l’artillerie.

 

Malgré cette amélioration dans son matériel, amélioration qui lui promettait la victoire, de Cesare voulut user de modération envers les Martinésiens et leur envoya un second parlementaire, porteur des mêmes instructions que le premier.

 

Mais, lorsqu’ils virent le parlementaire à portée de fusil, les Martinésiens firent feu sur lui, comme ils avaient fait feu sur le premier.

 

En réponse à cette fusillade, les deux pièces de fra Pacifico grondèrent, et, en grondant, semèrent sur les défenseurs des murs une pluie de mitraille qui les décima.

 

À cette reconnaissance d’une artillerie ignorée qui tout à coup, et sans avoir crié gare, s’était mêlée à la conversation et avait couché sur le carreau une douzaine d’entre eux, il y eut dans les rangs des assiégés un moment d’hésitation.

 

Les deux chefs royalistes en profitèrent.

 

Corses tous deux et braves comme des Corses, ils oublièrent leur prétendue grandeur qui eût dû les attacher au rivage, et, une hache à la main, s’élancèrent contre les portes, qu’ils se mirent à enfoncer.

 

Toute l’armée les suivit avec enthousiasme ; les Calabrais n’avaient jamais entendu dire que les princes fissent, pendant les sièges, la besogne des pionniers, et les capucins celle des artilleurs. La porte fut enfoncée du coup, et, de Cesare et Boccheciampe en tête, la petite armée entra dans la ville comme un torrent qui a brisé sa digue.

 

Les Martinésiens essayèrent d’arrêter ce flot humain, de tenir dans les maisons, de défendre les places, de se fortifier dans les églises. Poursuivis pied à pied, fusillés à bout portant, ils ne purent se rallier, et, forcés de traverser la ville en courant, ils sortirent en désordre, en fugitifs, par le côté opposé à celui où les bourboniens étaient entrés.

 

Un seul groupe de républicains se rallia autour de l’arbre de la liberté, et s’y fit tuer depuis le premier jusqu’au dernier.

 

L’arbre fut abattu comme ses défenseurs, coupé en morceaux, mis en bûcher, et servit à brûler les morts, et, avec eux, quelque peu de vivants.

 

Cette fois encore, de Cesare et Boccheciampe firent ce qu’ils purent pour arrêter le carnage ; mais il y avait parmi les vainqueurs une telle animation, qu’ils réussirent moins bien que dans les autres villes.

 

La chute d’Aquaviva suivit celle de Martina, et nos deux aventuriers croyaient toutes choses apaisées dans les provinces, lorsqu’ils apprirent que Bari, malgré l’exemple fait sur Martina et sur Aquaviva, venait de proclamer le gouvernement républicain et avait juré de le maintenir.

 

La chose lui était d’autant plus facile qu’elle avait reçu par mer un secours de sept à huit cent Français.

 

De Cesare et Boccheciampe en étaient à se demander s’ils devaient attaquer Bari malgré ce renfort, ou, laissant derrière eux la révolution soutenue par les baïonnettes françaises, se rendre à l’ordre du cardinal en le rejoignant.

 

Sur ces entrefaites, ils apprirent que les Français avaient quitté Bari et s’avançaient sur Casa-Massima. Ils savaient que la colonne française comptait sept cents hommes seulement. L’armée bourbonienne en comptait près de deux mille, c’est-à-dire une force presque triple. Ils résolurent de risquer une rencontre avec les troupes régulières. C’était, d’ailleurs, une extrémité à laquelle il fallait toujours arriver.

 

Mais, pour s’assurer plus certainement encore l’avantage, les deux amis décidèrent de surprendre les Français dans une embuscade qu’ils établiraient sur leur chemin. Ils disséminèrent donc leurs troupes. Boccheciampe laissa mille hommes à de Cesare, et, avec mille hommes, s’avança sur la route de Monteroni.

 

Il trouva dans la vallée un lieu propre à une embuscade et s’y établit avec sa troupe.

 

De Cesare, au contraire, se tint en vue sur la colline de Casa-Massima, espérant attirer les regards sur lui et les distraire ainsi de l’embuscade de Boccheciampe.

 

Boccheciampe devait attaquer les Français, et de Cesare profiter du désordre que cette attaque causerait dans leurs rangs pour tomber sur eux et achever de les mettre en déroute.

 

De Cesare avait levé à Martina et à Aquaviva une contribution de douze chevaux qu’il avait donnés à fra Pacifico pour son artillerie, toujours servie par ses douze moines, qui, exercés trois fois par jour, étaient devenus d’excellents artilleurs.

 

Cette fois, on plaça fra Pacifico et ses canons sur la grande route, afin qu’il pût se porter partout où besoin serait, et l’on attendit.

 

Tout arriva comme on l’avait prévu, excepté le dénoûment. Les Français, préoccupés de Cesare et de ses hommes, qu’ils apercevaient au haut de la colline de Casa-Massima, donnèrent en plein dans l’embuscade de Bocceciampe. Attaqués vigoureusement et ne sachant point d’abord à qui ils avaient affaire, il y eut dans leurs rangs un mouvement d’hésitation ; mais, reconnaissant quelle espèce d’ennemis ils avaient à combattre, ils se massèrent au sommet d’une colline appuyée à un bois, et, de là, soutenus par leur artillerie, ils marchèrent contre Boccheciampe au pas de charge, tête baissée, la baïonnette en avant.

 

En ce moment, le hasard voulut que le bruit se répandit parmi les bourboniens qu’une forte colonne de patriotes sortait de Bari pour les prendre à revers.

 

Alors, tout fut dit. Les gardes armés, les campieri, les chasseurs de Lecce furent les premiers à prendre la fuite, et leur exemple fut suivi par le reste de la colonne.

 

Ce fut en vain que de Cesare, à la tête de quelques cavaliers restés fidèles, se précipita au milieu de la mêlée : il ne put rallier les fuyards.

 

Une invincible panique s’était emparée de ses hommes. Par bonheur pour les deux aventuriers, les Français, si vigoureusement attaqués, crurent, en voyant cesser non-seulement toute attaque, mais encore toute résistance, à quelque ruse de guerre ayant pour but de les attirer dans une seconde embuscade, et s’arrêtèrent court d’abord, puis ne reprirent leur marche que pas à pas, avec les plus grandes précautions.

 

Mais bientôt, reconnaissant que c’était une vraie déroute, la cavalerie républicaine se mit à la poursuite des vaincus. Au moment où elle arriva sur la grande route, fra Pacifico la salua de deux coups de canon à mitraille, qui lui tua quelques chevaux et quelques hommes ; et, moins un caisson qu’il renversa en y plaçant une mèche communiquant avec une traînée de poudre, il enleva au grand galop le reste de son artillerie.

 

Or, le hasard ou un calcul juste de fra Pacifico, voulut qu’au moment même où, pour ne point se heurter au caisson renversé et barrant la route, les dragons se séparaient en deux files, chacune suivant un revers du chemin, le feu se communiquât de la mèche à la traînée de poudre et de la traînée de poudre au caisson, qui éclata avec un effroyable bruit, en mettant en lambeaux les chevaux et les hommes qui se trouvèrent à portée de ses débris.

 

La poursuite s’arrêta là. Les Français craignirent quelque nouveau guet-apens du même genre, et les bourboniens purent se retirer sans être inquiétés.

 

Mais le prestige qui s’attachait à leur mission divine était détruit. À la première lutte avec les troupes républicaines, quoique trois fois supérieurs en nombre à celles-ci, ils avaient été vaincus.

 

Des deux mille hommes qu’avaient les deux jeunes gens avant le combat, il leur en restait à peine cinq cents.

 

Les autres s’étaient dispersés.

 

Il fut convenu que de Cesare, avec quatre cents hommes, irait rejoindre le cardinal, et que Boccheciampe, avec cent hommes, se rendrait à Brindisi pour tâcher d’y réorganiser une colonne avec laquelle il rejoindrait à son tour le gros de l’armée sanfédiste.

 

Fra Pacifico, les deux pièces de canon, le caisson qu’il avait sauvés et ses douze moines restaient attachés à la colonne de Cesare.

 

Les deux amis s’embrassèrent, et, dès le même soir, prirent le chemin qui devait conduire chacun d’eux à sa destination.

 

CXVIII

NICCOLA ADDONE.

 

Nous avons raconté comment Salvato avait été envoyé par le général Championnet à Salerne dans le but d’organiser et de diriger une colonne sur Potenza, où l’on craignait une réaction et les malheurs terribles qui l’accompagnent toujours dans un pays à demi sauvage où les guerres civiles ne sont que des prétextes aux vengeances particulières.

 

Quoique les événements de Potenza appartiennent plutôt à l’histoire générale de 99 qu’au récit particulier que nous avons entrepris, lequel ne met sous les yeux de nos lecteurs que les faits et gestes des personnages qui y jouent un rôle, – comme ces événements ont le caractère terrible, et de l’époque dans laquelle ils ont été accomplis et du peuple chez lequel ils se passent, nous leur consacrerons un chapitre, auquel ils ont un double droit, et par la grandeur de la catastrophe et par l’influence néfaste que le voyage qui amena la révélation par Michele du complot des Backer, eut sur la vie de l’héroïne de notre histoire.

 

En rentrant de cette soirée chez la duchesse Fusco, où les vers de Monti avaient été lus, où le Moniteur parthénopéen avait été fondé et où le perroquet de la duchesse avait, grâce à ses deux professeurs, Velasco et Nicolino, appris à crier : « Vive la République ! meurent les tyrans ! » le général Championnet avait trouvé au palais d’Angri un riche propriétaire de la Basilicate nommé Niccola Addone.

 

Don Niccola Addone, comme on l’appelait dans le pays, par un reste d’habitude de mœurs espagnoles, habitait Potenza et avait pour ami intime l’évêque monseigneur Serrao.

 

Monseigneur Serrao, Calabrais d’origine, s’était fait dans l’épiscopat une double renommée de science et de vie exemplaire. Il avait acquis l’une par des publications estimées et l’autre par sa charité évangélique. Doué d’un sens juste, d’une âme généreuse, il avait salué la liberté comme l’ange du peuple promis par les Évangiles, et propagé le mouvement libéral et la doctrine régénératrice.

 

Mais l’azur de ce beau ciel républicain, à peine à son aurore, commençait déjà à s’obscurcir. De toutes parts des bandes de sanfédistes s’organisaient. Le dévouement aux Bourbons était le prétexte ; le pillage et l’assassinat étaient le but. Monseigneur Serrao, qui avait compromis ses concitoyens par son exemple et par ses conseils, avait résolu de pourvoir au moins à leur sûreté.

 

Alors, il eut l’idée de faire venir de Calabre, c’est-à-dire de son pays, une garde de ces hommes d’armes connus sous le nom de campieri, restes de ces bandes du moyen âge, qui, aux jours de la féodalité, se mettaient à la solde des haines et des ambitions baroniales, descendants ou, qui sait ? peut-être ancêtres de nos anciens condottieri.

 

Le pauvre évêque croyait avoir dans ces hommes, ses compatriotes, surtout en les payant bien, des défenseurs courageux et dévoués.

 

Par malheur, quelque temps auparavant, monseigneur Serrao avait censuré la conduite d’un de ces mauvais prêtres, dont il y a tant dans les provinces méridionales, qu’ils espèrent toujours échapper aux regards de leurs supérieurs en se confondant dans la foule. Ce prêtre s’appelait Angelo-Felice Vinciguerra.

 

Il était du même village que l’un des deux chefs de campieri, nommé Falsetta.

 

Le second chef se nommait Capriglione.

 

Le prêtre avait été lié dans son enfance avec Falsetta, et se lia de nouveau avec lui.

 

Il fit comprendre à Falsetta que la paye que lui donnait monseigneur Serrao, si forte qu’elle fût, ne pouvait se comparer à ce que lui rapporteraient les contributions qu’il pourrait lever et le pillage qu’il pourrait faire, si Capriglione et lui, au lieu de se consacrer au maintien du bon ordre, se faisaient, grâce aux hommes qu’ils avaient sous leurs ordres, chefs de bande et se rendaient maîtres de la ville.

 

Falsetta, entraîné par les conseils de Vinciguerra, fit part de la proposition à Capriglione, qui l’accepta.

 

Les hommes, on le comprend, ne résistèrent point où avaient succombé leurs chefs.

 

Un matin, monseigneur Serrao, étant encore au lit, vit ouvrir sa porte, et Capriglione, son fusil à la main, apparaissant sur le seuil de sa chambre, lui dit sans autre préparation :

 

– Monseigneur, le peuple veut votre mort.

 

L’évêque leva la main droite, et, faisant le geste d’un homme qui donne sa bénédiction :

 

– Je bénis le peuple, dit-il.

 

Sans lui laisser le temps de rien ajouter à ces paroles évangéliques, le bandit le coucha en joue et fit feu.

 

Le prélat, qui s’était soulevé pour bénir son assassin, retomba mort, la poitrine percée d’une balle.

 

Au bruit du coup de fusil, le vicaire de monseigneur l’évêque Serrao accourut, et, comme il témoignait son indignation du meurtre qui venait d’être commis, Capriglione le tua d’un coup de couteau.

 

Ce double assassinat fut presque immédiatement suivi de la mort de deux des propriétaires les plus riches et les plus distingués de la ville.

 

Ils se nommaient Gerardangelo et Giovan Liani.

 

Ils étaient frères.

 

Ce qui donna créance à ce bruit que l’assassinat de monseigneur Serrao avait été commis par Capriglione, mais à l’instigation du prêtre, c’est que, le lendemain du crime, le susdit Vinciguerra se réunit à la bande de Capriglione, et contribua avec elle à plonger Potenza dans le sang et le deuil.

 

Alors, libéraux, patriotes, républicains, tous ceux qui, par un point quelconque, appartenaient aux idées nouvelles, furent pris d’une profonde terreur, laquelle s’augmenta encore du bruit qui courut que, le jour où devait se célébrer la fête du Sang-du-Christ, c’est-à-dire le jeudi d’après Pâques, les brigands, devenus maîtres de la ville, devaient massacrer, au milieu de la procession, non-seulement tous les patriotes, mais encore tous les riches.

 

Le plus riche de ceux qui étaient menacés par ce bruit qui courait, et en même temps un des plus honnêtes citoyens de la ville, était ce même Niccola Addone, ami de monseigneur Serrao, qui attendait le général français chez lui, à sa sortie de la soirée de la duchesse Fusco. C’était un homme brave et résolu, et il décida, d’accord avec son frère Basilio Addone, de purger la ville de cette troupe de bandits.

 

Il fit donc appeler chez lui ceux de ses amis qu’il estimait les plus courageux. Au nombre de ceux-ci se trouvaient trois hommes dont la tradition orale a conservé les noms, qui ne se retrouvent dans aucune histoire.

 

Ces trois hommes se nommaient : Giuseppe Scafanelli, Jorio Mandiglia et Gaetano Maffi.

 

Sept ou huit autres entrèrent aussi dans la conspiration ; mais j’ai inutilement interrogé les plus vieux habitants de Potenza pour savoir leurs noms.

 

Rassemblés chez Niccola Addone, fenêtres et portes closes, ces patriotes arrêtèrent que l’on anéantirait d’un seul coup Capriglione, Falsetta et toute leur bande, depuis le premier jusqu’au dernier.

 

Pour arriver au but que l’on se proposait, il s’agissait de se réunir en armes, moitié dans la maison d’Addone, moitié dans la maison voisine.

 

Les bandits eux-mêmes, comme s’ils eussent été d’accord avec ceux-ci, fournirent aux patriotes l’occasion qui leur manquait.

 

Ils levèrent une contribution de trois mille ducats sur la ville de Potenza, laissant aux citoyens le soin de régler la façon dont elle serait répartie et payée, pourvu qu’elle fût payée dans les trois jours.

 

La contribution fut levée et déposée publiquement dans la maison de Niccola Addone.

 

Un homme du peuple, nommé Gaetano Scoletta, cordonnier de son état, connu sous le sobriquet de Sarcetta, se chargea de porter à domicile, chez les bandits, une invitation de venir recevoir chez Addone chacun la part qui lui revenait.

 

Les heures du rendez-vous étaient différentes pour chaque bandit, afin que la compagnie ne vînt point en masse, ce qui eût rendu l’exécution du projet difficile.

 

Scoletta, tout en bavardant avec les bandits, était chargé de leur faire la topographie intérieure de la maison et de leur dire, entre autres choses, que la caisse, de crainte des voleurs, était placée à l’extrémité la plus retirée de l’habitation.

 

Le jour arrivé, Niccola Addone fit cacher dans une espèce de cabinet précédant la chambre où Scoletta avait dit que se tenait le caissier, deux vigoureux muletiers attachés à son service, et se nommant, l’un Loreto et l’autre Sarraceno.

 

Ces deux hommes se tenaient, une hache à la main, chacun d’un côté d’une porte basse sous laquelle on ne pouvait passer sans courber la tête.

 

Les deux haches, solidement emmanchées, avaient été achetées la veille et affilées pour cette occasion.

 

Tout fut prêt et chacun au poste qui lui avait été assigné un quart d’heure avant l’heure convenue.

 

Les premiers bandits arrivèrent un à un et furent introduits aussitôt leur arrivée. Après avoir traversé un long corridor, ils arrivèrent à la chambre où se tenaient Loreto et Sarraceno.

 

Ceux-ci frappaient et, d’un seul coup, abattaient leur homme avec autant de justesse et de promptitude que le boucher abat un bœuf dans sa boucherie.

 

Au moment même où le bandit tombait, deux autres domestiques d’Addone, nommés Piscione et Musano, faisaient passer le cadavre à travers une trappe.

 

Le cadavre tombait dans une écurie.

 

Aussitôt le cadavre disparu, une vieille femme, impassible comme une Parque, sortait d’une chambre voisine, un seau d’eau d’une main, une éponge de l’autre, lavait le plancher, et rentrait dans sa chambre avec le mutisme et la roideur d’un automate.

 

Le chef Capriglione vint à son tour. Basilio Addone, frère de Niccola, le suivit par derrière comme pour lui indiquer les détours de la maison ; mais, au milieu du corridor, le bandit, inquiet et soupçonneux, eut sans doute un pressentiment. Il voulut retourner. Alors, sans insistance pour le faire aller plus avant, sans discussion aucune avec lui, au moment où il se retournait, Basilio Addone lui plongea jusqu’au manche son poignard dans la poitrine.

 

Capriglione tomba sans pousser un cri. Basilio le tira dans la première chambre venue, et, s’étant assuré qu’il était bien mort, l’y enferma et mit tranquillement la clef dans sa poche.

 

Quant à Falsetta, il avait eu un des premiers la tête fendue.

 

Seize des brigands, leurs deux chefs compris, étaient déjà tués et jetés dans le charnier, lorsque les autres, voyant leurs camarades entrer et ne les voyant pas sortir, formèrent une petite troupe, et, guidés par Gennarino, le fils de Falsetta, vinrent pour frapper à la porte d’Addone.

 

Mais ils n’eurent pas même le temps de frapper à cette porte. Au moment où ils n’étaient plus qu’à une quinzaine de pas de la maison, Basilio Addone, qui se tenait en vedette à une fenêtre, avec cette même main ferme et ce même coup d’œil sûr dont il avait frappé Capriglione, envoya une balle au milieu du front de Gennarino.

 

Ce coup de fusil fut le signal d’une horrible mêlée. Les conjurés, comprenant que le moment était venu de payer chacun de sa personne, se lancèrent dans la rue, et, à visage découvert cette fois, attaquèrent les brigands avec une telle fureur, que tous y restèrent depuis le premier jusqu’au dernier.

 

On compta trente-deux cadavres. Pendant la nuit, ces trente-deux cadavres furent portés et couchés les uns à côté des autres sur la place du Marché, de manière qu’au lever du jour, toute la ville pût avoir sous les yeux ce sanglant spectacle.

 

Mais, dès la veille, Niccola Addone était parti, était venu raconter l’événement à Championnet et lui demander d’envoyer une colonne française à Potenza pour y maintenir l’ordre et s’opposer à la réaction.

 

Championnet, après avoir écouté le récit de Niccola Addone, avait, en effet, reconnu l’urgence de sa demande, avait chargé Salvato d’organiser la colonne à Salerne et avait donné le commandement de cette colonne à son aide de camp Villeneuve.

 

CXIX

LE VAUTOUR ET LE CHACAL.

 

En revenant de Salerne et en rentrant dans le cabinet du général Championnet, auquel il apportait la nouvelle du débarquement du cardinal Ruffo en Calabre, Salvato y trouva deux personnages qui lui étaient complétement inconnus et au milieu desquels il crut reconnaître, à son sourcil froncé et à sa lèvre dédaigneusement abaissée, que le général en chef se trouvait assez mal à l’aise.

 

L’un portait le costume des grands fonctionnaires civils, c’est-à-dire l’habit bleu sans épaulettes et sans broderies, la ceinture tricolore, la culotte blanche, les bottes à retroussis et le sabre ; l’autre, le costume d’adjudant-major.

 

Le premier était le citoyen Faypoult, chef d’une commission civile envoyée à Naples pour toucher les contributions et s’emparer de ce que les Romains appelaient les dépouilles opimes.

 

Le second était le citoyen Victor Mejean, que le Directoire venait de nommer à la place de Thiébaut, fait adjudant général par Championnet devant la porte Capuana, au mépris de la présentation que le général avait faite pour occuper ce poste de son aide de camp Villeneuve, occupé à cette heure à protéger les patriotes de Potenza et particulièrement Niccola et Basilio Addone, les deux principaux auteurs de la dernière catastrophe.

 

Le citoyen Faypoult était un homme de quarante-cinq ans, grand, mince, courbé en avant, comme sont d’habitude les hommes de bureau et de chiffres ; il avait le nez d’un oiseau de proie, les lèvres minces, la tête étroite au front, renflée à la partie postérieure, le menton saillant, les cheveux courts, les doigts plats à leur extrémité.

 

Le citoyen Mejean était un homme de trente-deux ans, au front plissé par des rides verticales qui, partant de la naissance du nez, indiquent l’homme soucieux et facile à se laisser aller aux mauvaises pensées ; son œil, qui, dans certains moments, s’éclairait d’une lueur d’envie, de haine ou de colère, s’éteignait habituellement par un effort de sa volonté. Il avait une certaine gaucherie sous son uniforme, et cela s’expliquait quand on savait qu’il avait trouvé, un beau matin, ses épaulettes d’adjudant-major sous l’oreiller d’une des nombreuses maîtresses de Barras, forcé lui-même de le renvoyer de ses bureaux pour certaine irrégularité dans ses comptes et de le faire passer dans l’armée, non point comme un brave et loyal serviteur auquel on donne un noble avancement, mais comme un employé infidèle que l’on punit par l’exil.

 

En entendant ouvrir la porte de son cabinet par une main connue, pour ainsi dire, Championnet se retourna, et, en apercevant la figure à la fois franche et sévère de Salvato, sa physionomie passa de l’expression du dédain à celle de la raillerie.

 

– Mon cher Salvato, lui dit-il, j’ai l’honneur de vous présenter M. le colonel Mejean, qui remplace notre brave Thiébaut, passé adjudant général, comme vous le savez, sur le champ de bataille, j’avais demandé ce poste pour notre cher Villeneuve, qui n’en a pas été jugé digne par MM. les directeurs. Ils avaient des services particuliers à récompenser dans monsieur, et l’ont préféré. Nous trouverons pour Villeneuve autre chose de mieux. Voici votre brevet, citoyen Mejean. Je ne puis ni ne veux m’opposer aux décisions du Directoire lorsqu’elles ne compromettent point l’intérêt de l’armée que je commande et celui de la France. Remarquez bien que je ne dis pas : et celui du gouvernement, je dis : et celui de la France, que je sers. Car je sers la France avant tout. Les gouvernements passent, – et, Dieu merci, depuis dix ans, j’en ai vu passer pas mal, sans compter ceux que probablement je verrai passer encore, – mais la France reste. Allez, monsieur, allez prendre votre poste.

 

Le colonel Mejean fronça le sourcil, selon son habitude, pâlit légèrement, et, sans répondre une seule parole, salua et sortit.

 

Le général attendit que la porte se refermât derrière celui qui sortait, fit à Salvato un signe perceptible pour lui seul, et, se retournant vers l’autre envoyé du Directoire :

 

– Maintenant, mon cher Salvato, continua-t-il, je vous présente M. Jean-Baptiste Faypoult, chef de commission civile. Il a eu le dévouement d’accepter une lourde et incommode mission, surtout dans ce pays-ci : il est chargé de lever les contributions, et, en outre, de veiller à ce que je ne me fasse ni César ni Cromwell. Je ne crois point, d’après les aperçus donnés par monsieur, que nous restions longtemps d’accord. Si nous nous brouillons tout à fait, – et nous avons déjà commencé de nous brouiller un peu, – il faudra que l’un de nous deux quitte Naples. (Salvato fit un mouvement.) Et tranquillisez-vous, mon cher Salvato, celui qui quittera Naples, à moins, bien entendu, d’ordres supérieurs, ce ne sera pas moi. En attendant, ajouta Championnet en s’adressant à Faypoult, ayez la bonté de me laisser les instructions de MM. les directeurs. Je les étudierai à tête reposée. Je vous aiderai dans l’exécution de celles que je croirai justes ; mais, je vous en préviens, je m’opposerai de tout mon pouvoir à l’exécution de celles que je croirai injustes. Et, maintenant, citoyen, ajouta Championnet allongeant la main pour recevoir les instructions du chef de la commission civile, croyez-vous que ce soit trop de vous demander quarante-huit heures pour étudier vos instructions ?

 

– Ce n’est pas à moi, répondit le citoyen Jean-Baptiste Faypoult, à limiter au général Championnet le temps qu’il doit mettre à cette étude ; mais je me permettrai de lui dire que le Directoire est pressé, et que le plus tôt qu’il me permettra de remplir les intentions de mon gouvernement sera le mieux.

 

– C’est convenu. Il n’y a pas péril en la demeure, et quarante-huit heures de retard ne compromettront pas le salut de l’État ; je l’espère, du moins.

 

– Ainsi donc, général ?…

 

– Ainsi donc, après-demain, à la même heure, citoyen commissaire. Je vous attendrai, si vous le voulez bien.

 

Faypoult salua et sortit, non pas humble et muet comme Mejean, mais bruyant et gros de menaces, comme Tartufe signifiant à Orgon que sa maison lui appartient.

 

Championnet se contenta de hausser les épaules.

 

Puis, à son jeune ami :

 

– Ma foi, Salvato, lui dit-il, vous ne m’avez quitté qu’un moment, et, à votre retour, vous me retrouvez entre deux méchants animaux, entre un vautour et un chacal. Pouah !

 

– Vous savez, mon cher général, dit en riant Salvato, que vous n’avez qu’un mot à dire pour que je mette la main sur l’un et le pied sur l’autre.

 

– Vous allez rester avec moi, n’est-ce pas, mon cher Salvato, afin que nous visitions ensemble les écuries d’Augias ? Je crois bien que nous ne les nettoierons pas ; mais enfin nous empêcherons peut-être qu’elles ne débordent chez nous.

 

– Volontiers, répondit Salvato, et vous savez que je suis tout à vos ordres. Mais j’ai deux nouvelles de la plus haute importance à vous annoncer.

 

– Ce serait qu’il vous arrive un grand bonheur, mon cher Salvato, que cela me réjouirait, mais ne m’étonnerait pas. Vous avez le visage rayonnant.

 

Salvato tendit en souriant la main à Championnet.

 

– Oui, en effet, dit-il, je suis un homme heureux ; mais les nouvelles que j’ai à vous annoncer sont des nouvelles politiques, dans lesquelles mon bonheur ou mon malheur n’est pour rien. Son Éminence le cardinal Ruffo a traversé le détroit et est débarqué à Catona. Il paraît, en outre, que le duc de Calabre, de son côté, a contourné la botte, et, tandis que Son Éminence débarquait au cou-de-pied, il débarquait, lui, au talon, c’est-à-dire à Brindisi.

 

– Diable ! fit Championnet, voilà, comme vous le dites, de graves nouvelles, mon cher Salvato. Les croyez-vous fondées ?

 

– Je suis sûr de la première, la tenant de l’amiral Caracciolo, qui, ce matin, a débarqué à Salerne, venant de Catona, où il a vu le cardinal Ruffo, au milieu de trois ou quatre cents hommes, la bannière royale déployée au balcon de la maison qu’il habitait et prêt à partir pour Palmi et pour Mileto, où il a donné rendez-vous à ses recrues. Quant à la seconde, je la tiens de lui aussi ; seulement, il ne me l’a pas affirmée, il en doute lui-même, ne croyant pas le duc de Calabre capable d’un tel acte de vigueur. Dans tous les cas, ce qu’il y a de certain, c’est que, quelle que soit la bouche qui souffle l’incendie, la Calabre ultérieure et toute la Terre d’Otrante sont en feu.

 

En ce moment, le planton entra et annonça le ministre de la guerre.

 

– Faites entrer, dit vivement Championnet.

 

À l’instant même, Gabriel Manthonnet fut introduit.

 

L’illustre patriote avait eu, quelques jours auparavant, avec le général en chef, à propos des dix millions stipulés dans la trêve de Sparanisi, et qui n’étaient point encore payés, un démêlé assez grave ; mais, en face des nouvelles importantes que le ministre de la guerre venait de recevoir, de son côté, tout ressentiment avait disparu, et il accourait à Championnet comme à un supérieur militaire, comme à un maître en politique, venant lui demander des avis, au besoin même des ordres.

 

– Venez vite, lui dit Championnet en lui tendant la main avec sa loyauté et sa franchise ordinaires : vous êtes le bienvenu, j’allais vous envoyer chercher.

 

– Vous savez ce qui se passe ?

 

– Oui ; car je pense que vous voulez parler du double débarquement, en Calabre et dans la Terre d’Otrante, du cardinal Ruffo et du duc de Calabre ?

 

– C’est justement cette nouvelle qui m’amène chez vous, mon cher général. L’amiral Caracciolo, de qui je la tiens, arrive de Salerne et m’a raconté y avoir trouvé le citoyen Salvato et lui avoir tout dit.

 

Salvato s’inclina.

 

– Et le citoyen Salvato, dit Championnet, m’a déjà tout répété. Maintenant, voyons, il s’agit d’expédier vivement des hommes, et des hommes sûrs, à la rencontre de l’insurrection, afin de l’enfermer dans la Calabre ultérieure et la Terre d’Otrante. Si nous pouvons la laisser bouillir dans sa propre marmite, peu nous importe le bouillon qu’elle y fera. Mais il faut tâcher que, d’un côté, elle ne dépasse point Catanzaro, et, de l’autre, Altamura. Je vais donner l’ordre à Duhesme et à six mille Français de partir pour la Pouille. Voulez-vous lui adjoindre un de vos généraux et un corps napolitain ?

 

– Ettore Caraffa, si vous le voulez, général, avec mille hommes. Seulement, je vous préviens qu’Ettore Caraffa voudra marcher à l’avant-garde.

 

– Tant mieux ! il aimera mieux avoir à soutenir nos Napolitains, répondit Championnet avec un sourire, que d’être soutenu par eux. Voilà pour la Pouille.

 

– N’avez-vous pas une colonne dans la Basilicate ?

 

– Oui ; Villeneuve est avec six cents hommes à Potenza. Mais je vous avoue franchement que je me soucie peu de faire battre mes Français contre un cardinal. En supposant une victoire, elle sera sans gloire ; en supposant une défaite, elle sera honteuse. Envoyez là des Napolitains, des Calabrais, si vous pouvez ; outre le courage, ils ont la haine.

 

– J’ai votre homme, général, ou plutôt notre homme : c’est Schipani.

 

– J’ai causé avec lui deux fois. Il m’a paru plein de courage et de patriotisme, mais bien inexpérimenté.

 

– C’est vrai, mais, en temps de révolution, les généraux s’improvisent. Vos Hoche, vos Marceau, vos Kléber sont des généraux improvisés et n’en sont point de plus mauvais généraux pour cela. Nous mettrons sous les ordres de Schipani douze cents Napolitains et nous le chargerons de recueillir et d’organiser tous les patriotes qui fuient ou qui doivent fuir devant le cardinal et ses bandits… Le premier corps, ajouta Manthonnet, c’est-à-dire Duhesme avec ses Français, Caraffa avec ses Napolitains, après avoir soumis la Pouille, pénétrera dans la Calabre, tandis que Schipani, avec ses Calabrais, se bornera à maintenir Ruffo et ses sanfédistes. Le but de Caraffa sera de vaincre ; le but de Schipani, de résister. Seulement, général, vous recommanderez à Duhesme de vaincre bien vite, et nous nous en rapportons à lui pour cela, attendu qu’il nous faut le plus vite possible reconquérir notre mère nourrice, la Pouille, que les bourboniens par terre et les Anglais par mer empêchent de nous envoyer ses blés et sa farine. Quand pourrez-vous nous donner Duhesme et ses six mille hommes, général ?

 

– Demain, ce soir, aujourd’hui !… Comme vous le dites, le plus tôt sera le mieux. Quant aux Abruzzes, ne vous en inquiétez point ; elles sont contenues par les postes français de la ligne d’opérations entre la Romagne et Naples et par les forts de Civitella et de Pescara.

 

– Alors, tout va bien. Quant au général Duhesme ?

 

– Salvato, dit Championnet, vous préviendrez Duhesme, de ma part, qu’il ait à s’entendre immédiatement avec le comte de Ruvo et qu’il se tienne prêt à partir ce soir. Vous ajouterez que j’espère qu’il ne partira point sans me faire voir son plan et prendre non pas mes ordres, mais mes avis.

 

– Eh bien, de mon côté, dit Manthonnet, je vais lui envoyer Hector.

 

– À propos, reprit Championnet, un mot !

 

– Dites, général.

 

– Êtes-vous d’avis que l’on tienne ces nouvelles secrètes, ou que l’on dise tout au peuple ?

 

– Je suis d’avis que l’on dise tout au peuple. Le gouvernement que nous venons de renverser était celui de la ruse et du mensonge, il faut que le nôtre soit celui de la droiture et de la vérité.

 

– Faites, mon ami, dit Championnet. Peut-être ce que vous faites est-il d’un mauvais politique, mais c’est d’un bon, brave et honnête citoyen.

 

Et, tendant une main à Salvato, l’autre à Manthonnet, il les suivit des yeux jusqu’à ce que la porte fût fermée derrière eux, et, laissant sa figure prendre l’expression du dégoût, il s’allongea dans un fauteuil, ouvrit les instructions de Faypoult et, en haussant les épaules, il commença de les lire avec une attention remarquable.

 

FIN DU TROISIÈME TOME.

 

 

 

 

 


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Juin 2006

 

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[1] Nous avons donc pu dire hardiment que ce chef du parti jacobin n'était ni Cirillo, ni Schipani, ni Manthonnet, ni Velasco, ni Ettore Caraffa, puisqn'en 1803, époque à laquelle Bartolomeo N… écrivait son livre, les quatre premiers étaient pendus et le dernier décapité.

[2] Nous employons l'expression même du général Championnet.

[3] Nous citons toutes ces pièces originales, qui ne se trouvent dans aucune histoire, et qui ont été tirées par nous des cachettes où elles étaient demeurées enfouies pendant soixante-quatre ans.

[4] Terme de marine. Les voiles fasient, se dit lorsque le vent ne donne pas bien dans les voiles et que la ralingue vacille incessamment, DESROCHES, 1687, dans JAL. [Littré] (Note du correcteur – ELG.)

[5] Nous avons relevé l’apostille du roi sur la démission elle-même.

[6] 60,000 francs.