Alexandre Dumas

 

 

 

LES FRÈRES CORSES

 

 

 

Paris, Hippolyte Souverain, 1845

 

 

 

 

 

 

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Table des matières

 

I. 6

II. 14

III. 20

IV.. 25

V.. 34

VI. 46

VII. 52

VIII. 58

IX.. 64

X.. 70

XI. 81

XII. 94

XIII. 110

XIV.. 120

XV.. 129

XVI. 134

XVII. 145

XVIII. 155

XIX.. 162

XX.. 172

À propos de cette édition électronique. 180

 

…… Il y a plus d’assassinats chez nous que partout ailleurs : mais jamais vous ne trouverez une cause ignoble à ces crimes. Nous avons, il est vrai, beaucoup de meurtriers. Mais pas un voleur……

 

…… Pourquoi envoyer de la poudre à un coquin qui s’en servira pour commettre des crimes ? Sans cette déplorable faiblesse que tout le monde paraît avoir ici pour les bandits, il y a longtemps qu’ils auraient disparu de la Corse.… Et qu’a-t-il fait enfin ton bandit ? Pour quel crime s’est-il jeté dans le maquis ? – Brandolaccio n’a point commis de crimes ! Il a tué Giovan Opizzo, qui avait assassiné son père pendant que lui était à l’armée.

 

Prosper MériméeColomba.

I

 

Vers le commencement du mois de mars de l’année 1841, je voyageais en Corse.

 

Rien de plus pittoresque et de plus commode qu’un voyage en Corse : on s’embarque à Toulon ; en vingt heures, on est à Ajaccio, ou, en vingt-quatre heures, à Bastia.

 

Là, on achète ou on loue un cheval : si on le loue, on en est quitte pour cinq francs par jour ; si on l’achète, pour cent cinquante francs une fois payés. Et qu’on ne rie pas de la modicité du prix ; ce cheval, loué ou acheté, fait, comme ce fameux cheval du Gascon qui sautait du pont Neuf dans la Seine, des choses que ne feraient ni Prospero ni Nautilus, ces héros des courses de Chantilly et du Champ de Mars.

 

Il passe par des chemins où Balmat lui-même eût mis des crampons, et sur des ponts où Auriol demanderait un balancier.

 

Quant au voyageur, il n’a qu’à fermer les yeux et à laisser faire l’animal : le danger ne le regarde pas.

 

Ajoutons qu’avec ce cheval qui passe partout, on peut faire une quinzaine de lieues tous les jours, sans qu’il vous demande ni à boire ni à manger.

 

De temps en temps, quand on s’arrête pour visiter un vieux château bâti par quelque seigneur, héros et chef d’une tradition féodale, pour dessiner une vieille tour élevée par les Génois, le cheval tond une touffe d’herbe, écorce un arbre ou lèche une roche couverte de mousse, et tout est dit.

 

Quant au logement de chaque nuit, c’est bien plus simple encore : le voyageur arrive dans un village, traverse la rue principale dans toute sa longueur, choisit la maison qui lui convient et frappe à la porte. Un instant après, le maître ou la maîtresse paraît sur le seuil, invite le voyageur à descendre, lui offre la moitié de son souper, son lit tout entier s’il n’en a qu’un, et, le lendemain, en le reconduisant jusqu’à la porte, le remercie de la préférence qu’il lui a donnée.

 

De rétribution quelconque, il est bien entendu qu’il n’en est aucunement question : le maître regarderait comme une insulte la moindre parole à ce sujet. Si la maison est servie par une jeune fille, on peut lui offrir quelque foulard, avec lequel elle se fera une coiffure pittoresque lorsqu’elle ira à la fête de Calvi ou de Corte. Si le domestique est mâle, il acceptera volontiers quelque couteau-poignard, avec lequel, s’il le rencontre, il pourra tuer son ennemi.

 

Encore faut-il s’informer d’une chose, c’est si les serviteurs de la maison, et cela arrive quelquefois, ne sont point des parents du maître, moins favorisés de la fortune que lui, et qui alors lui rendent des services domestiques en échange desquels ils veulent bien accepter la nourriture, le logement, et une ou deux piastres par mois.

 

Et qu’on ne croie pas que les maîtres qui sont servis par leurs petits-neveux ou par leurs cousins, au quinzième ou vingtième degré, soient moins bien servis pour cela. Non, il n’en est rien. La Corse est un département français ; mais la Corse est encore bien loin d’être la France.

 

Quant aux voleurs, on n’en entend pas parler ; des bandits à foison, oui ; mais il ne faut pas confondre les uns avec les autres.

 

Allez sans crainte à Ajaccio, à Bastia, une bourse pleine d’or pendue à l’arçon de votre selle, et vous aurez traversé toute l’île sans avoir couru l’ombre d’un danger ; mais n’allez pas d’Occana à Levaco, si vous avez un ennemi qui vous ait déclaré la vendetta ; car je ne répondrais pas de vous pendant ce trajet de deux lieues.

 

J’étais donc en Corse, comme je l’ai dit, au commencement de mars. J’y étais seul, Jadin étant resté à Rome.

 

J’y étais venu de l’île d’Elbe ; j’avais débarqué à Bastia ; j’avais acheté un cheval au prix susmentionné.

 

J’avais visité Corte et Ajaccio, et je parcourais pour le moment la province de Sartène.

 

Ce jour-là, j’allais de Sartène à Sullacaro.

 

L’étape était courte : une dizaine de lieues peut-être, à cause des détours, et d’un contre-fort de la chaîne principale qui forme l’épine dorsale de l’île, et qu’il s’agissait de traverser : aussi avais-je pris un guide, de peur de m’égarer dans les maquis.

 

Vers les cinq heures, nous arrivâmes au sommet de la colline qui domine à la fois Olmeto et Sullacaro.

 

Là, nous nous arrêtâmes un instant.

 

– Où Votre Seigneurie désire-t-elle loger ? demanda le guide.

 

Je jetai les yeux sur le village, dans les rues duquel mon regard pouvait plonger, et qui semblait presque désert : quelques femmes seulement apparaissaient rares dans les rues ; encore marchaient-elles d’un pas rapide et en regardant autour d’elles.

 

Comme, en vertu des règles d’hospitalité établies, et dont j’ai dit un mot, j’avais le choix entre les cent ou cent vingt maisons qui composent le village, je cherchai des yeux l’habitation qui semblait m’offrir le plus de chance de confortable, et je m’arrêtai à une maison carrée, bâtie en manière de forteresse, avec mâchicoulis en avant des fenêtres et au-dessus de la porte.

 

C’était la première fois que je voyais ces fortifications domestiques ; mais aussi il faut dire que la province de Sartène est la terre classique de la vendetta.

 

– Ah ! bon, me dit le guide suivant des yeux l’indication de ma main, nous allons chez madame Savilia de Franchi. Allons, allons, Votre Seigneurie n’a pas fait un mauvais choix, et l’on voit qu’elle ne manque pas d’expérience.

 

N’oublions pas de dire que, dans ce quatre-vingt-sixième département de la France, on parle constamment italien.

 

– Mais, demandai-je, n’y a-t-il pas d’inconvénient à ce que j’aille demander l’hospitalité à une femme ? car, si j’ai bien compris, cette maison appartient à une femme.

 

– Sans doute, reprit-il d’un air étonné ; mais quel inconvénient Votre Seigneurie veut-elle qu’il y ait à cela ?

 

– Si cette femme est jeune, repris-je, mû par un sentiment de convenance, ou peut-être, disons le mot, d’amour-propre parisien, une nuit passée sous son toit ne peut-elle pas la compromettre ?

 

– La compromettre ? répéta le guide cherchant évidemment le sens de ce mot que j’avais italianisé, avec l’aplomb ordinaire qui nous caractérise, nous autres Français, quand nous nous hasardons à parler une langue étrangère.

 

– Eh ! sans doute, repris-je commençant à m’impatienter ; cette dame est veuve, n’est-ce pas ?

 

– Oui, Excellence.

 

– Eh bien, recevra-t-elle chez elle un jeune homme ?

 

En 1841, j’avais trente-six ans et demi, et je m’intitulais encore jeune homme.

 

– Si elle recevra un jeune homme ? répéta le guide. Eh bien, qu’est-ce que cela peut donc lui faire, que vous soyez jeune ou vieux ?

 

Je vis que je n’en tirerais rien si je continuais à employer ce mode d’interrogation.

 

– Et quel âge a madame Savilia ? demandai-je.

 

– Quarante ans, à peu près.

 

– Ah ! fis-je répondant toujours à mes propres pensées, alors à merveille ; et des enfants, sans doute ?

 

– Deux fils, deux fiers jeunes gens.

 

– Les verrai-je ?

 

– Vous en verrez un, celui qui demeure avec elle.

 

– Et l’autre ?

 

– L’autre habite Paris.

 

– Et quel âge ont-ils ?

 

– Vingt et un ans.

 

– Tous deux ?

 

– Oui, ce sont des jumeaux.

 

– Et à quelle profession se destinent-ils ?

 

– Celui qui est à Paris sera avocat.

 

– Et l’autre ?

 

– L’autre sera Corse.

 

– Ah ! ah ! fis-je trouvant la réponse assez caractéristique, quoiqu’elle eût été faite du ton le plus naturel. Eh bien, va pour la maison de madame Savilia de Franchi.

 

Et nous nous remîmes en route.

 

Dix minutes après, nous entrâmes dans le village.

 

Alors je remarquai une chose que je n’avais pu voir du haut de la montagne. C’est que chaque maison était fortifiée comme celle de madame Savilia ; non point avec des mâchicoulis, la pauvreté de leurs propriétaires ne leur permettant sans doute pas ce luxe de fortifications, mais purement et simplement avec des madriers, dont on avait garni les parties intérieures des fenêtres, tout en ménageant des ouvertures pour passer des fusils. D’autres fenêtres étaient fortifiées en briques rouges.

 

Je demandai à mon guide comment on nommait ces meurtrières ; il me répondit que c’étaient des archères, réponse qui me fit voir que les vendettes corses étaient antérieures à l’invention des armes à feu.

 

À mesure que nous avancions dans les rues, le village prenait un plus profond caractère de solitude et de tristesse.

 

Plusieurs maisons paraissaient avoir soutenu des sièges et étaient criblées de balles.

 

De temps en temps, à travers les meurtrières, nous voyions étinceler un œil curieux qui nous regardait passer ; mais il était impossible de distinguer si cet œil appartenait à un homme ou à une femme.

 

Nous arrivâmes à la maison que j’avais désignée à mon guide, et qui effectivement était la plus considérable du village.

 

Seulement, une chose me frappa : c’est que, fortifiée en apparence par les mâchicoulis que j’avais remarqués, elle ne l’était pas en réalité, c’est-à-dire que les fenêtres n’avaient ni madriers, ni briques, ni archères, mais de simples carreaux de vitre, que protégeaient, la nuit, des volets de bois.

 

Il est vrai que ces volets conservaient des traces que l’œil d’un observateur ne pouvait méconnaître pour des trous de balle. Mais ces trous étaient anciens, et remontaient visiblement à une dizaine d’années.

 

À peine mon guide eut-il frappé, que sa porte s’ouvrit, non pas timidement, hésitante, entre-baillée, mais toute grande, et un valet parut…

 

Quand je dis un valet, je me trompe, j’aurais dû dire un homme.

 

Ce qui fait le valet, c’est la livrée, et l’individu qui nous ouvrit était tout simplement vêtu d’une veste de velours, d’une culotte de même étoffe et de guêtres de peau. La culotte était serrée à la taille par une ceinture de soie bariolée, de laquelle sortait le manche d’un couteau de forme espagnole.

 

– Mon ami, lui dis-je, est-ce indiscret à un étranger, qui ne connaît personne à Sullacaro, de venir demander l’hospitalité à votre maîtresse ?

 

– Non, certainement, Excellence, répondit-il ; l’étranger fait honneur à la maison devant laquelle il s’arrête. – Maria, continua-t-il en se retournant du côté d’une servante qui apparaissait derrière lui, prévenez madame Savilia que c’est un voyageur français qui demande l’hospitalité.

 

En même temps, il descendit un escalier de huit marches, roides comme les degrés d’une échelle, qui conduisait à la porte d’entrée, et prit la bride de mon cheval.

 

Je mis pied à terre.

 

– Que Votre Excellence ne s’inquiète de rien, dit-il ; tout son bagage sera porté dans sa chambre.

 

Je profitai de cette gracieuse invitation à la paresse, l’une des plus agréables que l’on puisse faire à un voyageur.

 

II

 

Je me mis à escalader lestement l’échelle susdite, et fis quelques pas dans l’intérieur.

 

Au détour du corridor, je me trouvai en face d’une femme de haute taille, vêtue de noir.

 

Je compris que cette femme, de trente-huit à quarante ans, encore belle, était la maîtresse de la maison, et je m’arrêtai devant elle.

 

– Madame, lui dis-je en m’inclinant, vous devez me trouver bien indiscret ; mais l’usage du pays m’excuse et l’invitation de votre serviteur m’autorise.

 

– Vous êtes le bienvenu pour la mère, me répondit madame de Franchi, et vous serez tout à l’heure bienvenu pour le fils. À partir de ce moment, monsieur, la maison vous appartient ; usez-en donc comme si elle était la vôtre.

 

– Je viens vous demander l’hospitalité pour une nuit seulement, madame. Demain matin, au point du jour, je partirai.

 

– Vous êtes libre de faire ainsi qu’il vous conviendra, monsieur. Cependant, j’espère que vous changerez d’avis, et que nous aurons l’honneur de vous posséder plus longtemps.

 

Je m’inclinai une seconde fois.

 

– Maria, continua madame de Franchi, conduisez monsieur à la chambre de Louis. Allumez du feu à l’instant même, et portez de l’eau chaude. – Pardon, continua-t-elle en se retournant de mon côté, tandis que la servante s’apprêtait à suivre ses instructions, je sais que le premier besoin du voyageur fatigué est l’eau et le feu. Veuillez suivre cette fille, monsieur. Demandez-lui les choses qui pourraient vous manquer. Nous soupons dans une heure, et mon fils, qui sera rentré d’ici là, aura, d’ailleurs, l’honneur de vous faire demander si vous êtes visible.

 

– Vous excuserez mon costume de voyage, madame.

 

– Oui, monsieur, répondit-elle en souriant, mais à la condition que, de votre côté, vous excuserez la rusticité de la réception.

 

La servante montait l’escalier.

 

Je m’inclinai une dernière fois, et je la suivis.

 

La chambre était située au premier étage et donnait sur le derrière ; les fenêtres s’ouvraient sur un joli jardin tout planté de myrtes et de lauriers-roses, traversé en écharpe par un charmant ruisseau qui allait se jeter dans le Tavaro.

 

Au fond, la vue était bornée par une espèce de baie de sapins tellement rapprochés les uns des autres, qu’on eût dit une muraille. Comme il en est de presque toutes les chambres des maisons italiennes, les parois de celle-ci étaient blanchies à la chaux et ornées de quelques fresques représentant des paysages.

 

Je compris aussitôt qu’on m’avait donné cette chambre, qui était celle du fils absent, comme la plus confortable de la maison.

 

Alors il me prit l’envie, tandis que Maria allumait mon feu et préparait mon eau, de dresser l’inventaire de ma chambre et de me faire par l’ameublement une idée du caractère de celui qui l’habitait.

 

Je passai aussitôt du projet à la réalisation, en pivotant sur le talon gauche, et en exécutant ainsi un mouvement de rotation sur moi-même qui me permit de passer en revue les uns après les autres les différents objets dont j’étais entouré.

 

L’ameublement était tout moderne ; ce qui, dans cette partie de l’île où la civilisation n’est pas encore parvenue, ne laisse pas que d’être une manifestation de luxe assez rare. Il se composait d’un lit de fer, garni de trois matelas et d’un oreiller, d’un divan, de quatre fauteuils, de six chaises, d’un double corps de bibliothèque et d’un bureau ; le tout en bois d’acajou et sortant évidemment de la boutique du premier ébéniste d’Ajaccio.

 

Le divan, les fauteuils et les chaises étaient recouverts d’indienne à fleurs, et des rideaux d’étoffe pareille pendaient devant les deux fenêtres et enveloppaient le lit.

 

J’en étais là de mon inventaire, lorsque Maria sortit et me permit de pousser plus loin mon investigation.

 

J’ouvris la bibliothèque et je trouvai la collection de tous nos grands poètes :

 

Corneille, Racine, Molière, La Fontaine, Ronsard, Victor Hugo et Lamartine.

 

Nos moralistes :

 

Montaigne, Pascal, Labruyère.

 

Nos historiens :

 

Mézeray, Châteaubriand, Augustin Thierry.

 

Nos savants :

 

Cuvier, Beudant, Élie de Beaumont.

 

Enfin quelques volumes de romans, parmi lesquels je saluai avec un certain orgueil mes Impressions de voyage.

 

Les clefs étaient aux tiroirs du bureau ; j’en ouvris un.

 

J’y trouvai des fragments d’une histoire de la Corse, un travail sur les moyens à employer pour abolir la vendette, quelques vers français, quelques sonnets italiens : le tout manuscrit. C’était plus qu’il ne m’en fallait, et j’avais la présomption de croire que je n’avais pas besoin de pousser plus loin mes recherches pour me faire une opinion sur M. Louis de Franchi.

 

Ce devait être un jeune homme doux, studieux, et partisan des réformes françaises. Je compris alors qu’il fût parti pour Paris dans l’intention de se faire recevoir avocat.

 

Il y avait sans doute pour lui tout un avenir de civilisation dans ce projet. Je faisais ces réflexions tout en m’habillant. Ma toilette, comme je l’avais dit à madame de Franchi, quoique ne manquant pas de pittoresque, avait besoin d’une certaine indulgence.

 

Elle se composait d’une veste de velours noir, ouverte aux coutures des manches, afin de me donner de l’air dans les heures chaudes de la journée, et par ces espèces de crevés à l’espagnole, laissait passer une chemise de soie à raies ; d’un pantalon pareil, pris depuis le genou jusqu’au bas de la jambe dans des guêtres espagnoles fendues sur le côté et brodées en soie de couleur, et d’un chapeau de feutre prenant toutes les formes qu’on voulait lui donner, mais particulièrement celle du sombrero.

 

J’achevais de revêtir cette espèce de costume, que je recommande aux voyageurs comme un des plus commodes que je connaisse, lorsque ma porte s’ouvrit, et que le même homme qui m’avait introduit parut sur le seuil.

 

Son entrée avait pour but de m’annoncer que son jeune maître, M. Lucien de Franchi, arrivait à l’instant même, et me faisait demander l’honneur, si toutefois j’étais visible, de venir me souhaiter la bienvenue.

 

Je répondis que j’étais aux ordres de M. Lucien de Franchi, et que tout l’honneur serait pour moi.

 

Un instant après, j’entendis le bruit d’un pas rapide, et je me trouvai presque aussitôt en face de mon hôte.

 

III

 

C’était, comme me l’avait dit mon guide, un jeune homme de vingt à vingt et un ans, aux cheveux et aux yeux noirs, au teint bruni par le soleil, plutôt petit que grand, mais admirablement bien fait.

 

Dans sa hâte à me présenter ses compliments, il était monté comme il se trouvait, c’est-à-dire avec son costume de cheval, qui se composait d’une redingote de drap vert, à laquelle une cartouchière qui serrait sa ceinture donnait une certaine tournure militaire, d’un pantalon de drap gris, garni intérieurement de cuir de Russie, et de bottes à éperons ; une casquette dans le genre de celle de nos chasseurs d’Afrique complétait son costume.

 

De chaque côté de sa cartouchière pendaient, d’un côté une gourde, et de l’autre un pistolet.

 

En outre, il tenait à la main une carabine anglaise.

 

Malgré la jeunesse de mon hôte, dont la lèvre supérieure était à peine ombragée par une légère moustache, il y avait dans toute sa personne un air d’indépendance et de résolution qui me frappa.

 

On voyait l’homme élevé pour la lutte matérielle, habitué à vivre au milieu du danger sans le craindre, mais aussi sans le mépriser : grave parce qu’il est solitaire, calme parce qu’il est fort.

 

D’un seul regard, il avait tout vu, mon nécessaire, mes armes, l’habit que je venais de quitter, celui que je portais. Son coup d’œil était rapide et sûr comme celui de tout homme dont la vie dépend parfois d’un coup d’œil.

 

– Vous m’excuserez si je vous dérange, monsieur, me dit-il, mais je l’ai fait dans une bonne intention, celle de m’informer si vous ne manquez de rien. Ce n’est jamais sans une certaine inquiétude que je vois arriver chez nous un homme du continent ; car nous sommes encore si sauvages, nous autres Corses, que ce n’est vraiment qu’en tremblant que nous exerçons, vis-à-vis des Français surtout, cette vieille hospitalité qui sera bientôt, au reste, la seule tradition qui nous restera du nos pères.

 

– Et vous avez tort de craindre, monsieur, répondis-je ; il est difficile de mieux aller au-devant de tous les besoins d’un voyageur que ne l’a fait madame de Franchi ; d’ailleurs, continuai-je en jetant à mon tour un coup d’œil autour de l’appartement, ce n’est point ici que je me plaindrai de cette prétendue sauvagerie que vous me signalez avec un peu de bonne volonté, et, si je ne voyais pas de mes fenêtres cet admirable paysage, je pourrais me croire dans une chambre de la Chaussée-d’Antin.

 

– Oui, reprit le jeune homme, c’était une manie de mon pauvre frère Louis : il aimait à vivre à la française ; mais je doute qu’en sortant de Paris, cette pauvre parodie de la civilisation qu’il quittera lui suffise comme elle lui suffisait avant son départ.

 

– Et monsieur votre frère a quitté la Corse depuis longtemps ? demandai-je à mon jeune interlocuteur.

 

– Depuis dix mois, monsieur.

 

– Vous l’attendez bientôt ?

 

– Oh ! pas avant trois ou quatre ans.

 

– C’est une absence bien longue pour deux frères qui, sans doute, ne s’étaient jamais quittés ?

 

– Oui, et surtout qui s’aimaient comme nous nous aimions.

 

– Sans doute, il viendra vous voir avant la fin de ses études ?

 

– Probablement : il nous l’a promis du moins.

 

– En tout cas, rien n’empêcherait que, de votre côté, vous n’allassiez lui faire une visite ?

 

– Non… moi, je ne quitte pas la Corse.

 

Il y avait, dans l’accent dont était faite cette réponse, cet amour de la patrie qui confond le reste de l’univers dans un même dédain. Je souris.

 

– Cela vous semble étrange, reprit-il en souriant à son tour, qu’on ne veuille pas quitter un misérable pays comme le nôtre. Que voulez-vous ! Je suis une espèce de production de l’île, comme le chêne vert et le laurier rose ; il me faut mon atmosphère imprégnée des parfums de la mer et des émanations de la montagne ; il me faut mes torrents à traverser, mes rocs à gravir, mes forêts à explorer ; il me faut l’espace, il me faut la liberté ; si l’on me transportait dans une ville, il me semble que j’y mourrais.

 

– Mais comment y a-t-il donc une si grande différence morale entre vous et votre frère ?

 

– Avec une si grande ressemblance physique, ajouteriez-vous si vous le connaissiez.

 

– Vous vous ressemblez beaucoup ?

 

– C’est au point que, lorsque nous étions enfants, mon père et ma mère étaient forcés de mettre à nos habits un signe pour nous distinguer l’un de l’autre.

 

– Et en grandissant ? demandai-je.

 

– En grandissant, nos habitudes ont amené une légère différence de teint, voilà tout. Toujours enfermé, toujours penché sur ses livres et sur ses dessins, mon frère est devenu plus pâle, tandis qu’au contraire toujours à l’air, toujours courant la montagne ou la plaine, moi, j’ai bruni.

 

– J’espère, lui dis-je, que vous me ferez juge de cette différence en me chargeant de vos commissions pour M. Louis de Franchi.

 

– Oui, certainement, et avec un grand plaisir, si vous voulez bien avoir cette complaisance. Mais pardon je m’aperçois que vous êtes plus avancé que moi de toute votre toilette, et que, dans un quart d’heure, on va se mettre à table.

 

– Est-ce pour moi que vous allez prendre la peine de changer de costume ?

 

– Quand il en serait ainsi, vous n’auriez de reproche à faire qu’à vous-même ; car vous m’auriez donné l’exemple ; mais, en tout cas, je suis en costume de cavalier, et il faut que je me mette en costume de montagnard. J’ai, après le souper, une course à faire, dans laquelle mes bottes et mes éperons me gêneraient fort.

 

– Vous sortez après le souper ? lui demandai-je.

 

– Oui, reprit-il, un rendez-vous…

 

Je souris.

 

– Oh ! pas dans le sens où vous le prenez ; c’est un rendez-vous d’affaires.

 

– Me croyez-vous assez présomptueux pour croire que j’aie droit à vos confidences ?

 

– Pourquoi pas ? Il faut vivre de manière à pouvoir dire tout haut tout ce qu’on fait. Je n’ai jamais eu de maîtresse, je n’en aurai jamais. Si mon frère se marie et a des enfants, il est probable que je ne me marierai même pas. Si, au contraire, il ne prend point de femme, il faudra bien que j’en prenne une ; mais alors ce sera pour que la race ne s’éteigne pas. Je vous l’ai dit, ajouta-t-il en riant, je suis un véritable sauvage, et je suis venu au monde cent ans trop tard. Mais je continue à bavarder comme une corneille, et, à l’heure du souper, je ne serai pas prêt.

 

– Mais nous pouvons continuer la conversation, repris-je ; votre chambre n’est-elle pas en face de celle-ci ? Laissez la porte ouverte et nous causerons.

 

– Faites mieux, venez chez moi ; je m’habillerai dans mon cabinet de toilette pendant ce temps… Vous êtes amateur d’armes, ce me semble ; eh bien, vous regarderez les miennes ; il y en a quelques-unes qui ont une certaine valeur, historique s’entend.

 

IV

 

L’offre correspondait trop bien au désir que j’avais de comparer les chambres des deux frères pour que je ne l’acceptasse pas. Je m’empressai donc de suivre mon hôte, qui, ouvrant la porte de son appartement, passa devant moi pour me montrer le chemin.

 

Cette fois, je crus entrer dans un véritable arsenal.

 

Tous les meubles étaient du XVe et du XVIe siècle : le lit sculpté à baldaquin, soutenu par de grandes colonnes torses, était drapé en damas vert à fleurs d’or ; les rideaux des fenêtres étaient de la même étoffe ; les murailles étaient couvertes de cuir d’Espagne, et, dans tous les intervalles, des meubles soutenaient des trophées d’armes gothiques et modernes.

 

Il n’y avait pas à se tromper sur les inclinations de celui qui habitait cette chambre : elles étaient aussi belliqueuses que celles de son frère étaient paisibles.

 

– Tenez, me dit-il en passant dans son cabinet de toilette, vous voilà au milieu de trois siècles : regardez. Moi, je m’habille en montagnard, je vous en ai prévenu ; car, aussitôt le souper, il faut que je sorte.

 

– Et quelles sont, parmi ces épées, ces arquebuses et ces poignards, les armes historiques dont vous parlez ?

 

– Il y en a trois ; procédons par ordre. Cherchez au chevet de mon lit un poignard isolé à large coquille, au pommeau formant un cachet.

 

 

– J’y suis. Eh bien ?

 

– C’est la dague de Sampietro.

 

– Du fameux Sampietro, l’assassin de Vanina ?

 

– L’assassin ! non, le meurtrier.

 

– C’est la même chose, il me semble.

 

– Dans le reste du monde peut-être, pas en Corse.

 

– Et ce poignard est authentique ?

 

– Voyez ! il porte les armes de Sampietro ; seulement, la fleur de lis de France n’y est point encore ; vous savez que Sampietro n’a été autorisé à mettre la fleur de lis dans son blason qu’après le siège de Perpignan.

 

– Non, j’ignorais cette circonstance. Et comment ce poignard est-il passé en votre possession ?

 

– Oh ! il est dans la famille depuis trois cents ans. Il a été donné à un Napoléon de Franchi par Sampietro lui-même.

 

– Et savez-vous à quelle occasion ?

 

– Oui. Sampietro et mon aïeul tombèrent dans une embuscade génoise et se défendirent comme des lions ; le casque de Sampietro se détacha, et un Génois à cheval allait le frapper de sa masse, lorsque mon ancêtre lui enfonça son poignard au défaut de la cuirasse ; le cavalier, se sentant blessé, piqua son cheval et s’enfuit emportant le poignard de Napoleone, si profondément enfoncé dans la blessure, que celui-ci ne put l’en arracher ; or, comme mon aïeul tenait, à ce qu’il paraît, à ce poignard, et qu’il regrettait de l’avoir perdu, Sampietro lui donna le sien. Napoleone n’y perdit point, car celui-ci est de fabrique espagnole, comme vous pouvez voir, et perce deux pièces de cinq francs superposées.

 

– Puis-je tenter l’essai ?

 

– Parfaitement.

 

Je mis deux pièces de cinq francs sur le parquet et je frappai un coup vigoureux et sec.

 

Lucien ne m’avait pas trompé.

 

Lorsque je relevai le poignard, les deux pièces étaient fixées à la pointe, percées de part en part.

 

– Allons, allons, dis-je, c’est bien le poignard de Sampietro. Ce qui m’étonne seulement, c’est qu’ayant une pareille arme, il se soit servi d’une corde pour tuer sa femme.

 

– Il ne l’avait plus, me dit Lucien, puisqu’il l’avait donné à mon aïeul.

 

– C’est juste.

 

– Sampietro avait plus de soixante ans lorsqu’il revint exprès de Constantinople à Aix pour donner cette grande leçon au monde, que ce n’est pas aux femmes à se mêler des affaires d’État.

 

Je m’inclinai en signe d’adhésion et remis le poignard à sa place.

 

– Et maintenant, dis-je à Lucien, qui s’habillait toujours, voici le poignard de Sampietro à son clou, passons à un autre.

 

– Vous voyez deux portraits à côté l’un de l’autre ?

 

– Oui, Paoli et Napoléon.

 

– Eh bien, près du portrait de Paoli est une épée.

 

– Parfaitement.

 

– C’est la sienne.

 

– L’épée de Paoli ! Et aussi authentique que le poignard de Sampietro ?

 

– Au moins, car, comme lui, elle a été donnée, non pas à un de mes aïeux, mais à une de mes aïeules.

 

– À une de vos aïeules ?

 

– Oui. Peut-être avez-vous entendu parler de cette femme qui, au moment de la guerre de l’indépendance, vint se présenter à la tour de Sullacaro, accompagnée d’un jeune homme.

 

– Non, dites-moi cette histoire.

 

– Oh ! elle est courte.

 

– Tant pis.

 

– Nous n’avons pas le temps d’être bavards.

 

– J’écoute.

 

– Eh bien, cette femme et ce jeune homme se présentèrent donc à la tour de Sullacaro, demandant à parler à Paoli. Mais, comme Paoli était occupé à écrire, on leur refusa l’entrée, et, comme la femme insistait, les deux sentinelles l’écartèrent. Cependant Paoli, qui avait entendu du bruit, ouvrit la porte, et demanda qui l’avait causé.

 

» – C’est moi, dit cette femme, car je voulais te parler.

 

» – Et que venais-tu me dire ?

 

 

» – Je venais te dire que j’avais deux fils. J’ai appris hier que le premier avait été tué pour la défense de la patrie, et j’ai fait vingt lieues pour t’amener le second.

 

– C’est une scène de Sparte que vous me racontez là. Oui, cela y ressemble beaucoup.

 

– Et quelle était cette femme ?

 

– C’était mon aïeule. Paoli détacha son épée et la lui donna.

 

– Tiens, j’aime assez cette façon de faire des excuses à une femme.

 

– Elle était digne de l’un et de l’autre, n’est-ce pas ?

 

– Et maintenant, ce sabre ?

 

– Est celui que Bonaparte portait à la bataille des Pyramides.

 

– Sans doute, il est entré dans votre famille de la même manière que le poignard et l’épée ?

 

– Absolument. Après la bataille, Bonaparte donna l’ordre à mon grand-père, officier dans les guides, de charger, avec une cinquantaine d’hommes, un noyau de mameluks qui tenaient encore autour d’un chef blessé. Mon grand-père obéit, dispersa les mameluks et ramena le chef au premier consul. Mais, lorsqu’il voulut rengainer, la lame de son sabre était tellement hachée par les damas des mameluks, qu’elle ne put jamais rentrer au fourreau. Mon grand-père alors jeta loin de lui sabre et fourreau, comme devenus inutiles ; ce que voyant Bonaparte, il lui donna le sien.

 

– Mais, dis-je, à votre place, j’aimerais autant avoir le sabre de mon grand-père, tout haché qu’il était, que celui du général en chef, tout intact qu’il s’est conservé.

 

– Aussi regardez en face et vous le trouverez. Le premier consul le ramassa, fit incruster à la poignée le diamant que vous y voyez, et le renvoya à ma famille avec l’inscription que vous pouvez lire sur la lame.

 

Effectivement, entre les deux fenêtres, à moitié sorti du fourreau où il ne pouvait plus rentrer, pendait le sabre, haché et tordu, avec cette simple inscription :

 

Bataille des Pyramides, 21 juillet 1798.

 

En ce moment, le même serviteur qui m’avait introduit, et qui était venu m’annoncer l’arrivée de son jeune maître, reparut sur le seuil.

 

– Excellence, dit-il en s’adressant à Lucien, madame de Franchi vous fait prévenir que le souper est servi.

 

– C’est bien, Griffo, répondit le jeune homme, dites à ma mère que nous descendons.

 

En ce moment, il sortit du cabinet, habillé, comme il le disait, en montagnard, c’est-à-dire avec une veste ronde de velours, une culotte et des guêtres ; de son autre costume, il n’avait gardé que la cartouchière qui serrait sa taille.

 

Il me trouva occupé à regarder deux carabines pendues en face l’une de l’autre, et portant toutes deux cette date incrustée sur la crosse :

 

21 septembre 1819, onze heures du matin.

 

– Et ces carabines, demandai-je, sont-ce aussi des armes historiques ?

 

– Oui, dit-il, pour nous, du moins. L’une est celle de mon père.

 

Il s’arrêta.

 

– Et l’autre ? demandai-je.

 

– Et l’autre, dit-il en riant, l’autre est celle de ma mère. Mais descendons, vous savez qu’on nous attend.

 

Et, passant le premier pour m’indiquer le chemin, il me fit signe de le suivre.

 

V

 

J’avoue que je descendis préoccupé de cette dernière phrase de Lucien. « Celle-ci, c’est la carabine de ma mère. » Cela me fit regarder, avec plus d’attention encore que je ne l’avais fait à la première entrevue, madame de Franchi.

 

Son fils, en entrant dans la salle à manger, lui baisa respectueusement la main, et elle reçut cet hommage avec la dignité d’une reine.

 

– Pardon, ma mère, dit Lucien ; mais je crains de vous avoir fait attendre.

 

– En tout cas, ce serait ma faute, madame, dis-je en m’inclinant ; M. Lucien m’a dit et montré des choses si curieuses que, par mes questions sans fin, je l’ai mis en retard.

 

– Rassurez-vous, me dit-elle, je descends à l’instant même ; mais, continua-t-elle en s’adressant à son fils, j’avais hâte de te voir pour te demander des nouvelles de Louis.

 

– Votre fils serait-il souffrant ? demandai-je à madame de Franchi.

 

– Lucien le craint, dit-elle.

 

– Vous avec reçu une lettre de votre frère ? demandai-je.

 

– Non, dit-il, et voilà surtout ce qui m’inquiète.

 

– Mais comment savez-vous qu’il est souffrant ?

 

– Parce que, ces jours passés, j’ai souffert moi-même.

 

– Pardon de ces éternelles questions, mais cela ne m’explique pas…

 

– Ne savez-vous point que nous sommes jumeaux ?

 

– Si fait, mon guide me l’a dit.

 

– Ne savez-vous pas que, lorsque nous sommes venus au monde, nous nous tenions encore par le côté ?

 

– Non, j’ignorais cette circonstance.

 

– Eh bien, il a fallu un coup de scalpel pour nous séparer ; ce qui fait que, tout éloignés que nous sommes maintenant, nous avons toujours un même corps, de sorte que l’impression, soit physique, soit morale, que l’un de nous deux éprouve a son contre-coup sur l’autre. Eh bien, ces jours-ci, sans motif aucun, j’ai été triste, morose, sombre. J’ai ressenti des serrements de cœur cruels : il est évident que mon frère éprouve quelque profond chagrin.

 

Je regardai avec étonnement ce jeune homme, qui m’affirmait une chose si étrange sans paraître éprouver aucun doute ; sa mère, au reste, semblait éprouver la même conviction.

 

Madame de Franchi sourit tristement et dit :

 

– Les absents sont dans la main de Dieu. Le principal est que tu sois sûr qu’il vit.

 

– S’il était mort, dit tranquillement Lucien, je l’aurais revu.

 

– Et tu me l’aurais dit, n’est-ce pas, mon fils ?

 

– Oh ! à l’instant même, je vous le jure, ma mère.

 

– Bien… Pardon, monsieur, continua-t-elle en se retournant de mon côté, de ne pas avoir su réprimer devant vous mes inquiétudes maternelles : c’est que non seulement Louis et Lucien sont mes fils, mais encore ce sont les derniers de notre nom… Veuillez vous asseoir à ma droite… Lucien, mets-toi là.

 

Et elle indiqua au jeune homme la place vacante à sa gauche.

 

Nous nous assîmes à l’extrémité d’une longue table, au bout opposé de laquelle étaient mis six autres couverts, destinés à ce qu’on appelle en Corse la famille, c’est-à-dire à ces personnages qui, dans les grandes maisons, tiennent le milieu entre les maîtres et les domestiques.

 

La table était copieusement servie.

 

Mais j’avoue que, quoique doué pour le moment d’une faim dévorante, je me contentai de l’assouvir matériellement, sans que mon esprit préoccupé me permît de savourer aucun des plaisirs délicats de la gastronomie. En effet, il me semblait, en entrant dans cette maison, être entré dans un monde étranger, où je vivais comme dans un rêve.

 

Qu’était-ce donc que cette femme qui avait sa carabine comme un soldat ?

 

Qu’était-ce donc que ce frère qui éprouvait les mêmes douleurs qu’éprouvait son autre frère, à trois cents lieues de lui ?

 

Qu’était-ce que cette mère qui faisait jurer à son fils que, s’il revoyait son autre fils mort, il le lui dirait ?

 

Il y avait dans tout ce qui m’arrivait, on en conviendra, ample matière à rêverie.

 

Cependant, comme je m’aperçus que le silence que je gardais était impoli, je relevai le front en secouant la tête, comme pour en écarter toutes ces idées.

 

La mère et le fils virent à l’instant même que je voulais en revenir à la conversation.

 

– Et, me dit Lucien, comme s’il eût repris une conversation interrompue, vous vous êtes donc décidé à venir en Corse ?

 

– Oui, vous le voyez : depuis longtemps, j’avais ce projet, et je l’ai enfin mis à exécution.

 

– Ma foi, vous avez bien fait de ne pas trop tarder ; car, dans quelques années, avec l’envahissement successif des goûts et des mœurs français, ceux qui viendront ici pour y chercher la Corse ne la trouveront plus.

 

– En tout cas, repris-je, si l’ancien esprit national recule devant la civilisation et se réfugie dans quelque coin de l’île, ce sera certainement dans la province de Sartène et dans la vallée du Tavaro.

 

– Vous croyez cela ? me dit en souriant le jeune homme.

 

– Mais il me semble que ce que j’ai autour de moi, ici même, et sous les yeux, est un beau et noble tableau des vieilles mœurs corses.

 

– Oui, et cependant, entre ma mère et moi, en face de quatre cents ans de souvenirs, dans cette même maison à créneaux et à mâchicoulis, l’esprit français est venu chercher mon frère, nous l’a enlevé, l’a transporté à Paris, d’où il va nous revenir avocat. Il habitera Ajaccio au lieu d’habiter la maison de ses pères ; il plaidera, s’il a du talent, il sera nommé procureur du roi peut-être ; alors il poursuivra les pauvres diables qui ont fait une peau, comme on dit dans le pays ; il confondra l’assassin avec le meurtrier, comme vous le faisiez tantôt vous-même ; il demandera, au nom de la loi, la tête de ceux qui auront fait ce que leurs pères regardaient comme un déshonneur de ne pas faire ; il substituera le jugement des hommes au jugement de Dieu, et, le soir, quand il aura recruté une tête pour le bourreau, il croira avoir servi le pays, avoir apporté sa pierre au temple de la civilisation comme dit notre préfet… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

 

Et le jeune homme leva les yeux au ciel comme dut le faire Annibal après la bataille de Zama.

 

– Mais, lui répondis-je, vous voyez bien que Dieu a voulu contre-balancer les choses, puisque, tout en faisant votre frère sectateur des nouveaux principes, il vous a fait, vous, partisan des vieilles habitudes.

 

– Oui ; mais qui me dit que mon frère ne suivra pas l’exemple de son oncle au lieu de suivre le mien ? Et moi-même, tenez, est-ce que je ne me laisse pas aller à des choses indignes d’un de Franchi !

 

– Vous ? m’écriai-je avec étonnement.

 

– Eh ! mon Dieu, oui, moi. Voulez-vous que je vous dise ce que vous êtes venu chercher dans la province de Sartène ?

 

– Dites.

 

– Vous êtes venu avec votre curiosité d’homme du monde, d’artiste ou de poète : je ne sais pas ce que vous êtes, je ne vous le demande pas ; vous nous le direz en nous quittant, si cela vous fait plaisir ; sinon, notre hôte, vous garderez le silence : vous êtes parfaitement libre… Eh bien, vous êtes venu dans l’espoir de voir quelque village en vendette, d’être mis en relation avec quelque bandit bien original, comme ceux que M. Mérimée a peints dans Colomba.

 

– Eh bien, il me semble que je ne suis pas si mal tombé, répondis-je ; ou j’ai mal vu, ou votre maison est la seule dans le village qui ne soit pas fortifiée.

 

– Ce qui prouve que, moi aussi, je dégénère ; mon père, mon grand-père, mon aïeul, un de mes ancêtres quelconque, eût pris parti pour l’une ou l’autre des deux factions qui divisent le village depuis dix ans. Eh bien, moi, savez-vous ce que je suis dans tout cela, au milieu des coups de fusil, au milieu des coups de stylet, au milieu des coups de couteau ? Je suis arbitre. Vous êtes venu dans la province de Sartène pour voir des bandits, n’est-ce pas ? Eh bien, venez avec moi ce soir, je vous en montrerai un.

 

– Comment ! vous permettez que je vous accompagne ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui, si cela peut vous amuser, il ne tient qu’à vous.

 

– Par exemple, j’accepte, et avec grand plaisir.

 

– Monsieur est bien fatigué, dit madame de Franchi en jetant un coup d’œil à son fils, comme si elle eût partagé la honte qu’il éprouvait à voir la Corse dégénérer ainsi.

 

– Non, ma mère, non, il faut qu’il vienne, au contraire ; et, lorsque, dans quelque salon parisien, on parlera devant monsieur de ces terribles vendettes et de ces implacables bandits corses qui font encore peur aux petits enfants de Bastia et d’Ajaccio, du moins il pourra lever les épaules et dire ce qu’il en est.

 

– Mais pour quel motif était venue cette grande querelle qui, autant que j’en puis juger par ce que vous me dites, est sur le point de s’éteindre ?

 

– Oh ! dit Lucien, dans une querelle ce n’est pas le motif qui fait quelque chose, c’est le résultat. Si une mouche, en volant de travers, a causé la mort d’un homme, il n’y en a pas moins un homme mort.

 

Je vis qu’il hésitait lui-même à me dire la cause de cette guerre terrible qui, depuis dix ans, désolait le village de Sullacaro.

 

Mais, comme on le comprend bien, plus il se faisait discret, plus je me fis exigeant.

 

– Cependant, dis-je, cette querelle a eu un motif : Ce motif est-il un secret ?

 

– Mon Dieu, non. La chose est née entre les Orlandi et les Colona.

 

– À quelle occasion ?

 

– Eh bien, une poule s’est échappée de la basse-cour des Orlandi et s’est envolée dans celle des Colona.

 

» Les Orlandi ont été réclamer leur poule ; les Colona ont soutenu qu’elle était à eux ; les Orlandi ont menacé les Colona de les conduire devant le juge de paix et de leur déférer le serment.

 

» Alors la vieille mère, qui tenait la poule, lui a tordu le cou et l’a jetée à la figure de sa voisine en lui disant :

 

» – Eh bien, puisqu’elle est à toi, mange-la.

 

 

» Alors un Orlandi a ramassé la poule par les pattes, et a voulu en frapper celle qui l’avait jetée à la figure de sa sœur. Mais, au moment où il levait la main, un Colona, qui, par malheur, avait son fusil tout chargé, lui a envoyé une balle à bout portant et l’a tué.

 

– Et combien d’existences ont payé cette rixe ?

 

– Il y a eu neuf personnes tuées.

 

– Et cela pour une misérable poule qui valait douze sous.

 

– Sans doute ; mais, je vous le disais tout à l’heure, ce n’est pas la cause, c’est le résultat qu’il faut voir.

 

– Et parce qu’il y a eu neuf personnes de tuées, il faut qu’il y en ait une dixième ?

 

– Mais vous voyez bien que non, reprit Lucien, puisque je me suis fait arbitre.

 

– Sans doute à la prière d’une des deux familles ?

 

– Oh ! mon Dieu, non ; à celle de mon frère, à qui on a parlé chez le garde des sceaux. Je vous demande un peu de quoi diable ils se mêlent à Paris, de s’occuper de ce qui se passe dans un misérable village de la Corse. C’est le préfet qui nous aura joué ce tour, en écrivant à Paris que, si je voulais dire un mot, tout cela finirait comme un vaudeville, par un mariage et un couplet au public ; alors on se sera adressé à mon frère, qui a pris la balle au bond, et qui m’a écrit en disant qu’il avait donné sa parole pour moi. Que voulez-vous ! ajouta le jeune homme en relevant la tête, on ne pouvait pas dire là-bas qu’un de Franchi avait engagé la parole de son frère, et que son frère n’a pas fait honneur à l’engagement.

 

– Alors vous avez tout arrangé ?

 

– J’en ai peur !

 

– Et nous allons voir, ce soir, le chef de l’un des deux partis, sans doute ?

 

– Justement ; la nuit passée, j’ai été voir l’autre.

 

– Et est-ce à un Orlandi ou à un Colona que nous allons faire visite ?

 

– À un Orlandi.

 

– Le rendez-vous est loin d’ici ?

 

– Dans les ruines du château de Vicentello d’Istria.

 

– Ah ! c’est vrai ! on m’a dit que ces ruines étaient dans les environs.

 

– À une lieue, à peu près.

 

– Ainsi, en trois quarts d’heure, nous y serons.

 

– Tout au plus trois quarts d’heure.

 

– Lucien, dit madame de Franchi, fais attention que tu parles pour toi. À toi, montagnard, il faut trois quarts d’heure à peine ; mais monsieur ne passera point par les chemins où tu passes, toi.

 

– C’est vrai ; il nous faudra une heure et demie au moins.

 

– Il n’y a donc pas de temps à perdre, dit madame de Franchi en jetant les yeux sur la pendule.

 

– Ma mère, dit Lucien, vous permettez que nous vous quittions ?

 

Elle lui tendit la main, que le jeune homme baisa avec le même respect qu’il avait fait en arrivant.

 

– Si cependant, reprit Lucien, vous préférez achever tranquillement votre souper, remonter dans votre chambre, et vous chauffer les pieds en fumant votre cigare…

 

– Non pas ! non pas ! m’écriai-je. Diable ! Vous m’avez promis un bandit ; il me le faut.

 

– Eh bien, allons donc prendre nos fusils, et en route !

 

Je saluai respectueusement madame de Franchi, et nous sortîmes, précédés par Griffo, qui nous éclairait.

 

Nos préparatifs ne furent pas longs.

 

Je ceignis une ceinture de voyage que j’avais fait faire avant de partir de Paris, à laquelle pendait une espèce de couteau de chasse, et qui renfermait d’un côté ma poudre, et de l’autre mon plomb.

 

Quant à Lucien, il reparut avec sa cartouchière, un fusil à deux coups de Manton, et un bonnet pointu, chef-d’œuvre de broderie sorti des mains de quelque Pénélope de Sullacaro.

 

– Irai-je avec Votre Excellence ? demanda Griffo.

 

– Non, c’est inutile, reprit Lucien ; seulement, lâche Diamante ; il serait possible qu’il nous fit lever quelque faisan, et, par ce clair de lune-là, on pourrait tirer comme en plein jour.

 

Un instant après, un grand chien épagneul bondissait en hurlant de joie autour de nous.

 

Nous fîmes dix pas hors de la maison.

 

– À propos, dit Lucien en se retournant, préviens dans le village que, si l’on entend quelques coups de fusil dans la montagne, c’est nous qui les aurons tirés.

 

– Soyez tranquille, Excellence.

 

– Sans cette précaution, reprit Lucien, peut-être aurait-on pu croire que les hostilités étaient recommencées, et aurions-nous entendu l’écho de nos fusils retentir dans les rues de Sullacaro. Nous fîmes quelques pas encore, puis nous prîmes à notre droite une petite ruelle qui conduisait directement à la montagne.

 

VI

 

Quoique nous fussions arrivés au commencement de mars à peine, le temps était magnifique, et l’on aurait pu dire qu’il était chaud, sans une charmante brise qui, tout en nous rafraîchissant, nous apportait cet âcre et vivace parfum de la mer.

 

La lune se levait, claire et brillante, derrière le mont de Cagna, et l’on eût dit qu’elle versait des cascades de lumière sur tout le versant occidental qui sépare la Corse en deux parties, et fait en quelque sorte, d’une seule île, deux pays différents toujours en guerre, ou du moins en haine l’un contre l’autre.

 

À mesure que nous montions, et que les gorges où coule le Tavaro s’enfonçaient dans une nuit dont l’œil cherchait en vain à pénétrer l’obscurité, nous voyions la Méditerranée calme, et pareille à un vaste miroir d’acier bruni, se dérouler à l’horizon.

 

Certains bruits particuliers à la nuit, soit qu’ils disparaissent le jour sous d’autres bruits, soit qu’ils s’éveillent véritablement avec les ténèbres, se faisaient entendre, et produisaient, non pas sur Lucien, qui, familier avec eux, pouvait les reconnaître, mais sur moi, à qui ils étaient étrangers, des sensations de surprise singulières et qui entretenaient dans mon esprit cette émotion continuelle qui donne un intérêt puissant à tout ce qu’on voit.

 

Arrivés à une espèce de petit embranchement où la route se divisait en deux, c’est-à-dire en un chemin qui paraissait faire le tour de la montagne et un sentier à peine visible qui piquait droit sur elle, Lucien s’arrêta.

 

– Voyons, me dit-il, avez-vous le pied montagnard ?

 

– Le pied, oui, mais pas l’œil.

 

– C’est-à-dire que vous avez des vertiges ?

 

– Oui ; le vide m’attire irrésistiblement.

 

– Alors nous pouvons prendre par ce sentier, qui ne nous offrira pas de précipices, mais seulement des difficultés de terrain.

 

– Oh ! pour les difficultés de terrain, cela m’est égal.

 

– Prenons donc ce sentier, il nous épargne trois quarts d’heure de marche.

 

– Prenons ce sentier.

 

Lucien s’engagea le premier à travers un petit bois de chênes verts dans lequel je le suivis.

 

Diamante marchait à cinquante ou soixante pas de nous, battant le bois à droite et à gauche, et, de temps en temps, revenant par le sentier, remuant gaiement la queue pour nous annoncer que nous pouvions, sans danger et confiants dans son instinct, continuer tranquillement notre route.

 

On voyait que, comme les chevaux à deux fins de ces demi-fashionables, agents de change le matin, lions le soir, et qui veulent à la fois une bête de selle et de cabriolet, Diamante était dressé à chasser le bipède et le quadrupède, le bandit et le sanglier.

 

Pour n’avoir pas l’air d’être tout à fait étranger aux mœurs corses, je fis part de mon observation à Lucien.

 

 

– Vous vous trompez, dit-il ; Diamante chasse effectivement à la fois l’homme et l’animal ; mais l’homme qu’il chasse n’est point le bandit, c’est la triple race du gendarme, du voltigeur et du volontaire.

 

– Comment, demandai-je, Diamante est donc un chien de bandit ?

 

– Comme vous le dites. Diamante appartenait à un Orlandi, à qui j’envoyais quelquefois, dans la campagne, du pain, de la poudre, des balles, les différentes choses enfin dont un bandit a besoin. Il a été tué par un Colona, et j’ai reçu le lendemain son chien, qui, ayant l’habitude de venir à la maison, m’a facilement pris en amitié.

 

– Mais il me semble, dis-je, que, de ma chambre, ou plutôt de celle de votre frère, j’ai aperçu un autre chien que Diamante ?

 

– Oui, celui-là, c’est Brusco ; il a les mêmes qualités que celui-ci ; seulement, il me vient d’un Colona qui a été tué par un Orlandi : il en résulte que, lorsque je vais faire visite à un Colona, je prends Brusco, et que, quand, au contraire, j’ai affaire à un Orlandi, je détache Diamante. Si on a le malheur de les lâcher tous les deux en même temps, ils se dévorent. Aussi, continua Lucien en riant de son sourire amer, les hommes peuvent se raccommoder, eux, faire la paix, communier de la même hostie, les chiens ne mangeront jamais dans la même écuelle.

 

– À la bonne heure, repris-je à mon tour en riant, voilà deux vrais chiens corses ; mais il me semble que Diamante, comme tous les cœurs modestes, se dérobe à nos louanges ; depuis que la conversation roule sur lui, nous ne l’avons pas aperçu.

 

– Oh ! que cela ne vous inquiète pas, dit Lucien. Je sais où il est.

 

– Et où est-il sans indiscrétion ?

 

– Il est au Mucchio.

 

J’allais encore hasarder une question au risque de fatiguer mon interlocuteur, lorsqu’un hurlement se fit entendre, si triste, si prolongé et si lamentable, que je tressaillis et que je m’arrêtai en portant la main sur le bras du jeune homme.

 

– Qu’est-ce que cela ? lui demandai-je.

 

– Rien ; c’est Diamante qui pleure.

 

– Et qui pleure-t-il ?

 

– Son maître… Croyez-vous donc que les chiens soient des hommes, pour oublier ceux qui les ont aimés ?

 

– Ah ! Je comprends, dis-je.

 

Diamante fit entendre un second hurlement plus prolongé, plus triste et plus lamentable encore que le premier.

 

– Oui, continuai-je, son maître a été tué, m’avez-vous dit, et nous approchons de l’endroit où il a été tué.

 

– Justement, et Diamante nous a quittés pour aller au Mucchio.

 

– Le Mucchio alors, c’est la tombe ?

 

– Oui, c’est-à-dire le monument que chaque passant, en y jetant une pierre et une branche d’arbre, dresse sur la fosse de tout homme assassiné. Il en résulte qu’au lieu de s’affaisser comme les autres fosses sous les pas de ce grand niveleur qu’on appelle le temps, le tombeau de la victime grandit toujours, symbole de la vengeance qui doit lui survivre et grandir incessamment au cœur de ses plus proches parents.

 

Un troisième hurlement retentit, mais, cette fois, si près de nous, que je ne pus m’empêcher de frissonner, quoique la cause me fût parfaitement connue.

 

En effet, au détour d’un sentier, je vis blanchir, à une vingtaine de pas de nous, un tas de pierres formant une pyramide de quatre ou cinq pieds de hauteur. C’était le Mucchio.

 

Au pied de cet étrange monument, Diamante était assis, le cou tendu, la gueule ouverte. Lucien ramassa une pierre, et, ôtant son bonnet, s’approcha du Mucchio.

 

J’en fis autant, me modelant de tous points sur lui.

 

Arrivé près de la pyramide, il cassa une branche de chêne vert, jeta d’abord la pierre, puis la branche ; puis enfin fit avec le pouce ce signe de croix rapide, habitude corse s’il en fût et qui échappait à Napoléon lui-même en certaines circonstances terribles.

 

Je l’imitai jusqu’au bout.

 

Puis nous nous remîmes, en route, silencieux et pensifs.

 

Diamante resta en arrière.

 

Au bout de dix minutes, à peu près, nous entendîmes un dernier hurlement, et presque aussitôt Diamante, la tête et la queue basses, passa près de nous, piqua une pointe d’une centaine de pas, et se remit à faire son métier d’éclaireur.

 

VII

 

Cependant nous avancions toujours, et, comme m’en avait prévenu Lucien, le sentier devenait de plus en plus escarpé.

 

Je mis mon fusil en bandoulière, car je vis que j’allais bientôt avoir besoin de mes deux mains. Quant à mon guide, il continuait de marcher avec la même aisance, et ne paraissait même pas s’apercevoir de la difficulté du terrain.

 

Après quelques minutes d’escalade à travers les roches, et à l’aide de lianes et de racines, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme dominée par quelques murailles en ruines. Ces ruines étaient celles du château de Vicentello d’Istria, qui formaient le but de notre voyage.

 

Au bout de cinq minutes d’une nouvelle escalade, plus difficile encore et plus escarpée que la première, Lucien, arrivé sur la dernière terrasse, me tendit la main et me tira à lui.

 

– Allons, allons, me dit-il, vous ne vous en tirez pas mal pour un Parisien.

 

– Cela tient à ce que le Parisien que vous venez d’aider à faire sa dernière enjambée a déjà fait quelques excursions de ce genre.

 

– C’est vrai, dit Lucien en riant ; n’avez-vous pas près de Paris une montagne qu’on appelle Montmartre ?

 

 

– Oui ; mais, outre Montmartre, que je ne renie pas, j’ai encore gravi quelques autres montagnes qu’on appelle le Righi, le Faulhorn, la Gemmi, le Vésuve, Stromboli, l’Etna.

 

– Oh ! mais, maintenant, voilà que, tout au contraire, c’est vous qui allez me mépriser de ce que je n’ai jamais gravi que le monte Rotondo. En tout cas, nous voici arrivés. Il y a quatre siècles, mes aïeux vous auraient ouvert leur porte, et vous auraient dit : « Soyez le bienvenu dans notre château. » Aujourd’hui, leur descendant vous montre cette brèche et vous dit : « Soyez le bienvenu dans nos ruines. »

 

– Ce château a-t-il donc appartenu à votre famille depuis la mort de Vicentello d’Istria ? demandai-je alors, reprenant la conversation où nous l’avions laissée.

 

– Non ; mais, avant sa naissance, c’était la demeure de notre aïeule à tous, la fameuse Savilia, veuve de Lucien de Franchi.

 

– N’y a-t-il pas dans Filippini une terrible histoire sur cette femme ?

 

– Oui… S’il faisait jour, vous pourriez encore voir d’ici les ruines du château de Valle ; c’est là qu’habitait le seigneur de Giudice, aussi haï qu’elle était aimée, aussi laid qu’elle était belle. Il en devint amoureux, et, comme elle ne se hâtait pas de répondre à cet amour selon ses désirs, il la fit prévenir que, si elle ne se décidait pas à l’accepter pour époux dans un temps donné, il saurait bien l’enlever de force. Savilia fit semblant de céder et invita Giudice à venir dîner avec elle. Giudice, au comble de la joie et oubliant qu’il n’était parvenu à ce résultat flatteur qu’à l’aide de la menace, se rendit à l’invitation, accompagné de quelques serviteurs seulement. Derrière eux, on referma la porte, et, cinq minutes après, Giudice, prisonnier, était enfermé dans un cachot.

 

Je passai par le chemin indiqué, et je me trouvai dans une espèce de cour carrée.

 

À travers les ouvertures creusées par le temps, la lune jetait sur le sol, jonché de décombres, de grandes flaques de lumière. Toutes les autres portions de terrain demeuraient dans l’ombre projetée par les murailles restées debout.

 

Lucien tira sa montre.

 

– Ah ! dit-il, nous sommes de vingt minutes en avance. Asseyons-nous ; vous devez être fatigué.

 

Nous nous assîmes, ou plutôt nous nous couchâmes sur une pente gazonneuse faisant face à une grande brèche.

 

– Mais il me semble, dis-je à mon compagnon, que vous ne m’avez pas raconté l’histoire entière.

 

– Non, continua Lucien ; car, tous les matins et tous les soirs, Savilia descendait dans le cachot attenant à celui où était enfermé Giudice, et, là, séparée de lui par une grille seulement, elle se déshabillait, et se montrait nue au captif.

 

» – Giudice, lui disait-elle, comment un homme aussi laid que toi a-t-il jamais pu croire qu’il posséderait tout cela ?

 

Ce supplice dura trois mois, se renouvelant deux fois par jour. Mais, au bout de trois mois, grâce à une femme de chambre qu’il séduisit, Giudice parvint à s’enfuir. Il revint alors avec tous ses vassaux, beaucoup plus nombreux que ceux de Savilia, prit le château d’assaut, et, s’étant à son tour emparé de Savilia, l’exposa nue dans une grande cage de fer, à un carrefour de la forêt appelé Bocca di Cilaccia, offrant lui-même la clef de cette cage à tous ceux que sa beauté tentait en passant : au bout de trois jours de cette prostitution publique, Savilia était morte.

 

– Eh bien, mais, remarquai-je, il me semble que vos aïeux n’entendaient pas mal la vengeance, et qu’en se tuant tout bonnement d’un coup de fusil ou d’un coup de poignard, leurs descendants sont un peu dégénérés.

 

– Sans compter qu’ils en arriveront à ne plus se tuer du tout. Mais, au moins, reprit le jeune homme, cela ne s’est point passé ainsi dans notre famille. Les deux fils de Savilia, qui étaient à Ajaccio sous la garde de leur oncle, furent élevés comme de vrais Corses, et continuèrent de faire la guerre aux fils de Giudice. Cette guerre dura quatre siècles, et a fini seulement, comme vous avez pu le voir sur les carabines de mon père et de ma mère, le 21 septembre 1819, à onze heures du matin.

 

– En effet, je me rappelle cette inscription, dont je n’ai pas eu le temps de vous demander l’explication ; car, au moment même où je venais de la lire, nous descendîmes pour dîner.

 

– La voici : De la famille des Giudice, il ne restait plus, en 1819, que deux frères ; de la famille des Franchi, il ne restait plus que mon père, qui avait épousé sa cousine. Trois mois après ce mariage, les Giudice résolurent d’en finir d’un seul coup avec nous. L’un des frères s’embusqua sur la route d’Olmedo pour attendre mon père, qui revenait de Sartène, tandis que l’autre, profitant de cette absence, devait donner l’assaut à notre maison. La chose fut exécutée selon ce plan, mais tourna tout autrement que ne s’y attendaient les agresseurs. Mon père, prévenu, se tint sur ses gardes ; ma mère, avertie, rassembla nos bergers, de sorte qu’au moment de cette double attaque chacun était en défense : mon père sur la montagne, ma mère dans ma chambre même. Or, au bout de cinq minutes de combat, les deux frères Giudice tombaient, l’un frappé par mon père, l’autre frappé par ma mère. En voyant choir son ennemi, mon père tira sa montre : Il était onze heures ! En voyant tomber son adversaire, ma mère se retourna vers la pendule : Il était onze heures ! Tout avait été fini dans la même minute, il n’existait plus de Giudice, la race était détruite. La famille Franchi, victorieuse, fut désormais tranquille, et, comme elle avait dignement accompli son œuvre pendant cette guerre de quatre siècles, elle ne se mêla plus de rien ; seulement, mon père fit graver la date et l’heure de cet étrange événement sur la crosse de chacune des carabines qui avaient fait le coup, et les accrocha de chaque côté de la pendule, à la même place où vous les avez vues. Sept mois après, ma mère accoucha de deux jumeaux, l’un desquels est votre serviteur, le Corse Lucien, et l’autre le philanthrope Louis, son frère.

 

En ce moment, sur une des portions de terrain éclairée par la lune, je vis se projeter l’ombre d’un homme et celle d’un chien.

 

C’était l’ombre du bandit Orlandi et celle de notre ami Diamante.

 

En même temps, nous entendîmes le timbre de l’horloge de Sullacaro qui sonnait lentement neuf heures.

 

Maître Orlandi était, à ce qu’il paraît, de l’opinion de Louis XV ; qui avait, comme on le sait, pour maxime que l’exactitude est la politesse des rois.

 

Il était impossible d’être plus exact que ne l’était ce roi de la montagne, auquel Lucien avait donné rendez-vous à neuf heures sonnantes.

 

En l’apercevant, nous nous levâmes tous deux.

 

VIII

 

– Vous n’êtes pas seul, monsieur Lucien ? dit le bandit.

 

– Ne vous inquiétez pas de cela, Orlandi ; monsieur est un ami à moi qui a entendu parler de vous et qui désirait vous faire visite. Je n’ai pas cru devoir lui refuser ce plaisir.

 

– Monsieur est le bienvenu à la campagne, dit le bandit en s’inclinant et en faisant ensuite quelques pas vers nous.

 

Je lui rendis son salut avec la plus ponctuelle politesse.

 

– Vous devez déjà être arrivés depuis quelque temps ? continua Orlandi.

 

– Oui, depuis vingt minutes.

 

– C’est cela : j’ai entendu la voix de Diamante qui hurlait au Mucchio, et déjà, depuis un quart d’heure, il est venu me rejoindre. C’est une bonne et fidèle bête, n’est-ce pas, monsieur Lucien ?

 

– Oui, c’est le mot, Orlandi, bonne et fidèle, reprit Lucien en caressant Diamante.

 

– Mais, puisque vous saviez que M. Lucien était là, demandai-je, pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt ?

 

– Parce que nous n’avions rendez-vous qu’à neuf heures, répondit le bandit, et que c’est être aussi inexact d’arriver un quart d’heure plus tôt que d’arriver un quart d’heure plus tard.

 

– Est-ce un reproche que vous me faites, Orlandi ? dit en riant Lucien.

 

– Non, monsieur ; vous pouviez avoir vos raisons pour cela, vous ; d’ailleurs, vous êtes en compagnie, et c’est probablement à cause de monsieur que vous avez faussé vos habitudes ; car, vous aussi, monsieur Lucien, vous êtes exact, et je le sais mieux que personne ; vous vous êtes, Dieu merci ! dérangé assez souvent pour moi.

 

– Ce n’est pas la peine de me remercier de cela, Orlandi ; car cette fois-ci sera probablement la dernière.

 

– N’avons-nous pas quelques mots à échanger à ce sujet, monsieur Lucien ? demanda le bandit.

 

– Oui, et si vous voulez me suivre…

 

– À vos ordres.

 

Lucien se retourna vers moi.

 

– Vous m’excuserez, n’est-ce pas ? me dit-il.

 

– Comment donc ! faites.

 

Tous deux s’éloignèrent, et, montant sur la brèche par laquelle Orlandi nous était apparu, s’arrêtèrent là debout, se détachant en vigueur sur la lueur de la lune, qui semblait baigner les contours de leurs deux silhouettes sombres d’un guide d’argent.

 

Alors seulement, je pus regarder Orlandi avec attention.

 

C’était un homme de haute taille, portant la barbe dans toute sa longueur et vêtu exactement de la même façon que le jeune de Franchi, à l’exception cependant que ses habits portaient la trace d’un fréquent contact avec le maquis dans lequel vivait leur propriétaire, les ronces à travers lesquelles plus d’une fois il avait été obligé de fuir, et la terre sur laquelle il couchait chaque nuit.

 

Je ne pouvais entendre ce qu’ils disaient, d’abord parce qu’ils étaient à une vingtaine de pas de moi, ensuite parce qu’ils parlaient le dialecte corse.

 

Mais je m’apercevais facilement à leurs gestes que le bandit réfutait, avec une grande chaleur, une suite de raisonnements que le jeune homme exposait avec un calme qui faisait honneur à l’impartialité qu’il mettait dans cette affaire.

 

Enfin, les gestes d’Orlandi devinrent moins fréquents et plus énergiques ; sa parole elle-même sembla s’alanguir ; sur une dernière observation, il baissa la tête ; puis enfin, au bout d’un instant, tendit la main au jeune homme.

 

La conférence, selon toute probabilité, était finie car tous deux revinrent vers moi.

 

– Mon cher hôte, me dit le jeune homme, voici Orlandi qui désire vous serrer la main pour vous remercier.

 

– Et de quoi ? lui demandai-je.

 

– Mais de vouloir bien être un de ses parrains. Je me suis engagé pour vous.

 

– Si vous vous êtes engagé pour moi, vous comprenez que j’accepte sans même savoir de quoi il est question.

 

Je tendis la main au bandit, qui me fit l’honneur de la toucher du bout des doigts.

 

– De cette façon, continua Lucien, vous pourrez dire à mon frère que tout est arrangé selon ses désirs, et même que vous avez signé au contrat.

 

 

– Il y a donc un mariage ?

 

– Non, pas encore ; mais peut-être cela viendra-t-il.

 

Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres du bandit.

 

– La paix, dit-il, puisque vous la voulez absolument, monsieur Lucien, mais pas d’alliance : ceci n’est point porté au traité.

 

– Non, dit Lucien, c’est seulement écrit, selon toute probabilité, dans l’avenir. Mais parlons d’autre chose. N’avez-vous rien entendu pendant que je causais, avec Orlandi ?

 

– De ce que vous disiez ?

 

– Non, mais de ce que disait un faisan dans les environs d’ici.

 

– En effet, il me semble que j’ai entendu coqueter ; mais j’ai cru que je me trompais.

 

– Vous ne vous trompiez pas : il y a un coq branché dans le grand châtaignier que vous savez, monsieur Lucien, à cent pas d’ici. Je l’ai entendu tout à l’heure en passant.

 

– Eh bien, mais, dit gaiement Lucien, il faut le manger demain.

 

– Il serait déjà à bas, dit Orlandi, si je n’avais pas craint qu’on ne crût au village que je tirais sur autre chose qu’un faisan.

 

– J’ai prévenu, dit Lucien. À propos, ajouta-t-il en se retournant vers moi et en rejetant sur son épaule son fusil qu’il venait d’armer, à vous l’honneur.

 

– Un instant ! Je ne suis pas si sûr que vous de mon coup, moi ; et je tiens beaucoup à manger ma part de votre faisan : ainsi, tirez-le.

 

– Au fait, dit Lucien, vous n’avez pas comme nous l’habitude de la chasse de nuit, et vous tireriez certainement trop bas ; d’ailleurs, si vous n’avez rien à faire demain dans la journée, vous prendrez votre revanche.

 

IX

 

Nous sortîmes des ruines par le côté opposé où nous étions entrés, Lucien marchant le premier.

 

Au moment où nous mettions le pied dans le maquis, le faisan, se dénonçant lui-même, se mit à coqueter de nouveau.

 

Il était à quatre-vingts pas de nous, à peu près, caché dans les branches d’un châtaignier dont l’approche était de tous côtés défendue par un épais maquis.

 

– Comment arriverez-vous à lui sans qu’il vous entende ? demandai-je à Lucien. Cela ne me paraît pas facile.

 

– Non, me répondit-il ; si je pouvais seulement le voir, je le tirerais d’ici.

 

– Comment d’ici ? Avez-vous un fusil qui tue les faisans à quatre-vingts pas ?

 

– À plomb, non ; à balle, oui.

 

– Ah ! à balle, n’en parlons plus, c’est autre chose ; et vous avez bien fait de vous charger du coup.

 

– Voulez-vous le voir ? demanda Orlandi.

 

– Oui, dit Lucien, j’avoue que cela me ferait plaisir.

 

– Attendez, alors.

 

Et Orlandi se mit à imiter le gloussement de la poule faisane.

 

Au même instant, sans apercevoir le faisan, nous vîmes un mouvement dans les feuilles du châtaignier ; le faisan montait de branche en branche, tout en répondant par son coquetage aux avances que lui faisait Orlandi.

 

Enfin, il parut à la cime de l’arbre parfaitement visible, et se détachant en vigueur sur le blanc mat du ciel.

 

Orlandi se tut et le faisan demeura immobile.

 

Au même instant, Lucien abaissa son fusil, et, après avoir ajusté une seconde, lâcha le coup.

 

Le faisan tomba comme une pelote.

 

– Va chercher ! dit Lucien à Diamante.

 

Le chien s’élança dans le maquis, et, cinq minutes après, revint le faisan dans la gueule.

 

La balle avait traversé le corps de celui-ci.

 

– Voilà un beau coup, dis-je, et dont je vous fais mon compliment, surtout avec un fusil double.

 

– Oh ! dit Lucien, il y a moins de mérite à ce que j’ai fait que vous ne le pensez ; un des canons est rayé et porte la balle comme une carabine.

 

– N’importe ! même avec une carabine le coup mériterait encore une mention honorable.

 

– Bah ! dit Orlandi, avec une carabine, M. Lucien touche à trois cent pas une pièce de cinq francs.

 

– Et tirez-vous le pistolet aussi bien que le fusil ?

 

– Mais, dit Lucien, à peu près ; à vingt-cinq pas, je couperai toujours six balles sur douze à la lame d’un couteau.

 

J’ôtai mon chapeau et je saluai Lucien.

 

– Et votre frère, lui demandai-je, est-il de votre force ?

 

– Mon frère ? reprit-il. Pauvre Louis ! il n’a jamais touché ni un fusil ni un pistolet. Aussi ma crainte est-elle toujours qu’il ne se fasse à Paris quelque mauvaise affaire ; car, brave comme il est, et pour soutenir l’honneur du pays, il se ferait tuer.

 

Et Lucien poussa le faisan dans la poche de sa grande sacoche de velours.

 

– Maintenant, dit-il, mon cher Orlandi, à demain.

 

– À demain, monsieur Lucien.

 

– Je connais votre exactitude ; à dix heures, vous, vos amis et vos parents, vous serez au bout de la rue, n’est-ce pas ? Du côté de la montagne, à la même heure, et au bout opposé de la rue, Colona se trouvera de son côté avec ses parents et ses amis. Nous, nous serons sur les marches de l’église.

 

– C’est dit, monsieur Lucien ; merci de la peine. Et vous, monsieur, continua Orlandi en se tournant de mon côté et en me saluant, merci de l’honneur.

 

Et, sur cet échange de compliments, nous nous séparâmes, Orlandi, rentrant dans le maquis, et nous reprenant le chemin du village.

 

Quant à Diamante, il resta un moment indécis entre Orlandi et nous, regardant alternativement à droite et à gauche. Après cinq minutes d’hésitation, il nous fit l’honneur de nous donner la préférence.

 

J’avoue que je n’avais pas été sans inquiétude, lorsque j’escaladais la double muraille de roches dont j’ai parlé, sur la manière dont je descendrais ; la descente, on le sait, étant, en général, bien autrement difficile que la montée.

 

Je vis avec un certain plaisir que Lucien, devinant sans doute ma pensée, prenait un autre chemin que celui par lequel nous étions venus.

 

Cette route m’offrait encore un autre avantage, c’était celui de la conversation qu’interrompaient naturellement les endroits escarpés.

 

Or, comme la pente était douce et le chemin facile, je n’eus pas fait cinquante pas, que je me laissai aller à mes interrogations habituelles.

 

– Ainsi, dis-je, la paix est faite ?

 

– Oui, et, comme vous avez pu voir, ce n’est pas sans peine. Enfin, je lui ai fait comprendre que toutes les avances étaient faites par les Colona. D’abord, ils avaient eu cinq hommes tués, tandis que les Orlandi n’en avaient eu que quatre. Les Colona avaient consenti hier à la réconciliation, tandis que les Orlandi n’y consentaient qu’aujourd’hui. Enfin, les Colona s’engageaient à rendre publiquement une poule vivante aux Orlandi, concession qui prouvait qu’ils reconnaissent avoir eu tort. Cette dernière considération l’a déterminé.

 

– Et c’est demain que cette touchante réconciliation doit avoir lieu ?

 

– Demain, à dix heures. Vous voyez que vous n’êtes pas encore trop malheureux. Vous espériez voir une vendette !

 

Le jeune homme reprit en riant d’un rire amer.

 

– Bah ! la belle chose qu’une vendette. Depuis quatre cents ans, en Corse, on n’entend parler que de cela. Vous verrez une réconciliation. Ah ! c’est bien autrement rare qu’une vendette.

 

Je me mis à rire.

 

– Vous voyez bien, me dit-il, que vous riez de nous, et vous avez raison ; nous sommes, en vérité, de drôles de gens.

 

– Non, lui dis-je, je ris d’une chose étrange, c’est de vous voir furieux contre vous-même d’avoir si bien réussi.

 

– N’est-ce pas ? Ah ! si vous aviez pu me comprendre, vous eussiez admiré mon éloquence. Mais revenez dans dix ans, et, soyez tranquille, tout ce monde parlera français.

 

– Vous êtes un excellent avocat.

 

– Non pas, entendons-nous, je suis arbitre. Que diable voulez-vous ! Le devoir d’un arbitre, c’est la conciliation. On me nommerait arbitre entre le bon Dieu et Satan, que je tâcherais de les raccommoder, quoiqu’au fond du cœur je serais bien convaincu qu’en m’écoutant, le bon Dieu ferait une sottise.

 

Comme je vis que ce genre d’entretien ne faisait qu’aigrir mon compagnon de route, je laissai tomber la conversation, et comme, de son côté, il n’essaya pas de la relever, nous arrivâmes à la maison sans avoir prononcé un mot de plus.

 

X

 

Griffo attendait.

 

Avant que son maître lui adressât une parole, il avait fouillé dans la poche de sa veste et en avait tiré le faisan. Il avait entendu et reconnu le coup de fusil.

 

Madame de Franchi n’était pas encore couchée ; seulement, elle s’était retirée dans sa chambre en chargeant Griffo de prier son fils d’entrer chez elle avant de se coucher.

 

Le jeune homme s’informa si je n’avais besoin de rien, et, sur ma réponse négative, me demanda la permission de se rendre aux ordres de sa mère.

 

Je lui donnai toute liberté et je montai dans ma chambre.

 

Je la revis avec un certain orgueil. Mes études sur les analogies ne m’avaient pas trompé, et j’étais fier d’avoir deviné le caractère de Louis comme j’eusse deviné celui de Lucien.

 

Je me déshabillai donc lentement, et, après avoir pris les Orientales de Victor Hugo dans la bibliothèque du futur avocat, je me mis au lit, plein de la satisfaction de moi-même.

 

Je venais de relire pour la centième fois le Feu du ciel lorsque j’entendis des pas qui montaient l’escalier et qui s’arrêtaient tout doucement à ma porte ; je me doutai que c’était mon hôte qui venait avec l’intention de me souhaiter le bonsoir, mais qui, craignant sans doute que je ne fusse déjà endormi, hésitait à ouvrir la porte.

 

 

– Entrez, dis-je en posant mon livre sur la table de nuit.

 

Effectivement, la porte s’ouvrit et Lucien parut.

 

– Excusez, me dit-il, mais il me semble, en y réfléchissant, que j’ai été si maussade ce soir, que je n’ai pas voulu me coucher sans vous faire mes excuses ; je viens donc faire amende honorable. Et, comme vous paraissez encore avoir bon nombre de questions à me faire, me mettre à votre entière disposition.

 

– Merci cent fois, lui dis-je ; grâce à votre obligeance, au contraire, je suis à peu près édifié sur tout ce que je voulais savoir, et il ne me reste à apprendre qu’une chose que je me suis promis de ne pas vous demander.

 

– Pourquoi ?

 

– Parce qu’elle serait véritablement par trop indiscrète. Cependant, je vous en préviens, ne me pressez pas ; je ne réponds pas de moi.

 

– Eh bien, alors, laissez-vous aller : c’est une mauvaise chose qu’une curiosité qui n’est point satisfaite ; cela éveille naturellement des suppositions, et, sur trois suppositions, il y en a toujours deux au moins qui sont plus préjudiciables à celui qui en est l’objet que ne serait la vérité.

 

– Rassurez-vous sur ce point : mes suppositions les plus injurieuses à votre égard me mènent tout simplement à croire que vous êtes sorcier.

 

Le jeune homme se mit à rire.

 

– Diable ! dit-il. Vous allez me rendre aussi curieux que vous ; parlez donc, c’est moi qui vous en prie.

 

– Eh bien, vous avez eu la bonté d’éclaircir tout ce qui était obscur pour moi, moins un seul point. Vous m’avez montré ces belles armes historiques que je vous demanderai la permission de revoir avant mon départ.

 

– Et d’une.

 

– Vous m’avez expliqué ce que signifiait cette double et semblable inscription sur la crosse des deux carabines.

 

– Et de deux.

 

– Vous m’avez fait comprendre comment, grâce au phénomène de votre naissance, vous éprouvez, quoique à trois cents lieues de lui, les sensations que ressent votre frère, comme de son côté, sans doute, il éprouve les vôtres.

 

– Et de trois.

 

– Mais, lorsque madame de Franchi, à propos de ce sentiment de tristesse que vous avez éprouvé, et qui vous fait croire à quelque événement fâcheux arrivé à votre frère, vous a demandé si vous étiez sûr qu’il ne fût pas mort, vous avez répondu : « Non, s’il était mort, je l’aurais revu. »

 

– Oui, c’est vrai, j’ai répondu cela.

 

– Eh bien, si l’explication de ces paroles peut entrer dans une oreille profane, expliquez-les moi, je vous prie.

 

La figure du jeune homme avait pris, à mesure que je parlais, une teinte si grave, que je prononçai les derniers mots en hésitant.

 

Il se fit même, après que j’eus cessé de parler, un moment de silence entre nous deux.

 

– Tenez, lui dis-je, je vois bien que j’ai été indiscret ; prenons que je n’ai rien dit.

 

– Non, me dit-il ; seulement, vous êtes un homme du monde, et, par conséquent, vous avez l’esprit quelque peu incrédule. Eh bien, je crains de vous voir traiter de superstition une ancienne tradition de famille qui subsiste chez nous depuis quatre cents ans.

 

– Écoutez, lui dis-je, je vous jure une chose, c’est que personne, sous le rapport des légendes et des traditions, n’est plus crédule que moi, et il y a même des choses auxquelles je crois tout particulièrement : c’est aux choses impossibles.

 

– Ainsi, vous croiriez aux apparitions ?

 

– Voulez-vous que je vous dise ce qui m’est arrivé à moi-même ?

 

– Oui, cela m’encouragera.

 

– Mon père est mort en 1807 ; par conséquent, je n’avais pas encore trois ans et demi ; comme le médecin avait annoncé la fin prochaine du malade, on m’avait transporté chez une vieille cousine qui habitait une maison entre cour et jardin.

 

» Elle m’avait dressé un lit en face du sien, m’y avait couché à mon heure ordinaire, et, malgré le malheur qui me menaçait et duquel je n’avais d’ailleurs pas la conscience, je m’étais endormi ; tout à coup, on frappe trois coups violents à la porte de notre chambre ; je me réveille, je descends de mon lit et je m’achemine vers la porte.

 

» – Où vas-tu ? me demanda ma cousine.

 

» Réveillée comme moi par ces trois coups, elle ne pouvait maîtriser une certaine terreur, sachant bien que, puisque la première porte de la rue était fermée, personne ne pouvait frapper à la porte de la chambre où nous étions.

 

» – Je vais ouvrir à papa, qui vient me dire adieu, répondis-je.

 

» Ce fut elle alors qui sauta à bas du lit et qui me recoucha malgré moi ; car je pleurais fort, criant toujours :

 

» – Papa est à la porte, et je veux voir papa avant qu’il s’en aille pour toujours.

 

– Et depuis, cette apparition s’est-elle renouvelée ? demanda Lucien.

 

– Non, quoique bien souvent je l’ai appelée ; mais, peut-être aussi, Dieu accorde-t-il à la pureté de l’enfant des privilèges qu’il refuse à la corruption de l’homme.

 

– Eh bien, me dit en souriant Lucien, dans notre famille, nous sommes plus heureux que vous.

 

– Vous revoyez vos parents morts ?

 

– Toutes les fois qu’un grand événement va s’accomplir ou s’est accompli.

 

– Et à quoi attribuez-vous ce privilège accordé à votre famille ?

 

– Voici ce qui s’est conservé chez nous comme tradition : je vous ai dit que Savilia mourut laissant deux fils.

 

– Oui, je me le rappelle.

 

– Ces deux fils grandirent, s’aimant de tout l’amour qu’ils eussent reporté sur leurs autres parents, si leurs autres parents eussent vécu. Ils se jurèrent donc que rien ne pourrait les séparer, pas même la mort ; et, à la suite de je ne sais quelle puissante conjuration, ils écrivirent, avec leur sang, sur un morceau de parchemin qu’ils échangèrent, le serment réciproque que le premier mort apparaîtrait à l’autre, d’abord au moment de sa propre mort, puis ensuite dans tous les moments suprêmes de sa vie. Trois mois après, l’un des deux frères fut tué dans une embuscade, au moment même où l’autre cachetait une lettre qui lui était destinée ; mais, comme il venait d’appuyer sa bague sur la cire encore brûlante, il entendit un soupir derrière lui, et, se retournant, il vit son frère debout et la main appuyée sur son épaule, quoiqu’il ne sentît pas cette main. Alors, par un mouvement machinal, il lui tendit la lettre qui lui était destinée ; l’autre prit la lettre et disparut. La veille de sa mort, il le revit. Sans doute les deux frères ne s’étaient pas seulement engagés pour eux, mais encore pour leurs descendants ; car, depuis cette époque, les apparitions se sont renouvelées, non seulement au moment de la mort de ceux qui trépassaient, mais encore à la veille de tous les grands événements.

 

– Et avez-vous jamais eu quelque apparition ?

 

– Non ; mais, comme mon père, pendant la nuit qui a précédé sa mort, a été prévenu par son père qu’il allait mourir, je présume que nous jouirons, mon frère et moi, du privilège de nos ancêtres, n’ayant rien fait pour démériter de cette faveur.

 

– Et ce privilège est accordé aux mâles de la famille seulement ?

 

– Oui.

 

– C’est étrange !

 

– C’est comme cela.

 

Je regardais ce jeune homme qui me disait, froid, grave et calme, une chose regardée comme impossible, et je répétais avec Hamlet :

 

 

There are more things in heav’n and earth, Horatio,

Than are dreamt of in your philosophy.

 

À Paris, j’eusse pris ce jeune homme pour un mystificateur ; mais, au fond de la Corse, dans un petit village ignoré, il fallait tout bonnement le considérer ou comme un fou qui se trompait de bonne foi, ou comme un être privilégié plus heureux ou plus malheureux que les autres hommes.

 

– Et, maintenant, me dit-il après un long silence, savez-vous tout ce que vous voulez savoir ?

 

– Oui, merci, répondis-je ; je suis touché de votre confiance en moi, et je vous promets de garder le secret.

 

– Oh ! mon Dieu, me dit-il en souriant, il n’y a point de secret là-dedans, et le premier paysan du village vous aurait raconté cette histoire comme je vous la raconte ; seulement, j’espère qu’à Paris mon frère ne se sera point vanté de ce privilège, qui aurait probablement pour résultat de lui faire rire au nez par les hommes, et de donner des attaques de nerfs aux femmes.

 

Et, à ces mots, il se leva, et, me souhaitant le bonsoir, se retira dans sa chambre.

 

Quoique fatigué, j’eus quelque peine à m’endormir ; encore mon sommeil, une fois venu, fut-il agité.

 

Je revoyais confusément, dans mon rêve, tous les personnages avec lesquels j’avais été mis en relation pendant cette journée, mais formant entre eux une action confuse et sans suite. Au jour seulement, je m’endormis d’un sommeil réel, et ne me réveillai qu’au son de la cloche qui semblait battre à mes oreilles.

 

Je tirai ma sonnette, car mon sensuel prédécesseur avait poussé le luxe jusqu’à avoir à la portée de sa main le cordon d’une sonnette, la seule sans doute qui existât dans tout le village.

 

Aussitôt Griffo parut, de l’eau chaude à la main.

 

Je vis que M. Louis de Franchi avait assez bien dressé cet espèce de valet de chambre.

 

Lucien avait déjà demandé deux fois si j’étais réveillé, et avait déclaré qu’à neuf heures et demie, si je ne remuais pas, il entrerait dans ma chambre.

 

Il était neuf heures vingt-cinq minutes, aussi ne tardai-je pas à le voir paraître.

 

Cette fois, il était vêtu en Français, et même en Français élégant. Il portait une redingote noire, un gilet de fantaisie, et un pantalon blanc ; car, au commencement de mars, on porte déjà depuis longtemps des pantalons blancs en Corse.

 

Il vit que je le regardais avec une certaine surprise.

 

– Vous admirez ma tenue, me dit-il ; c’est une nouvelle preuve que je me civilise.

 

– Oui, ma foi, répondis-je, et je vous avoue que je ne suis pas médiocrement étonné de trouver un tailleur de cette force à Ajaccio. Mais, moi, avec mon costume de velours, je vais avoir l’air de Jean de Paris auprès de vous.

 

– Aussi, ma toilette est-elle de l’Humann tout pur ; rien que cela, mon cher hôte. Comme nous sommes, mon frère et moi, absolument de la même taille, mon frère m’a fait cette plaisanterie de m’envoyer une garde-robe complète, que je n’endosse, comme vous le pensez bien, que dans les grandes occasions : quand M. le préfet passe ; quand M. le général commandant le quatre-vingt-sixième département fait sa tournée ; ou bien encore quand je reçois un hôte comme vous, et que ce bonheur se combine avec un événement aussi solennel que celui qui va s’accomplir.

 

Il y avait dans ce jeune homme une ironie éternelle conduite par un esprit supérieur, qui, tout en mettant son interlocuteur mal à l’aise avec lui, ne dépassait cependant jamais les bornes d’une parfaite convenance.

 

Je me contentai donc de m’incliner en signe de remerciement, tandis qu’il passait, avec toutes les précautions d’usage, un paire de gants jaunes moulés sur sa main par Boivin ou par Rousseau.

 

Dans cette tenue, il avait véritablement l’air d’un élégant Parisien.

 

Pendant ce temps, j’achevais moi-même ma toilette.

 

Dix heures moins un quart sonnèrent.

 

– Allons, me dit Lucien, si vous voulez voir le spectacle, je crois qu’il est temps que nous prenions nos stalles ; à moins, toutefois, que vous ne préfériez déjeuner, ce qui serait bien plus raisonnable, ce me semble.

 

– Merci ; je mange rarement avant onze heures ou midi ; je puis donc faire face aux deux opérations.

 

– Alors, venez.

 

Je pris mon chapeau et je le suivis.

 

XI

 

Du haut de cet escalier de huit marches, par lequel on arrivait à la porte du château fort habité par madame de Franchi et son fils, on dominait la place.

 

Cette place, tout au contraire de la veille, était couverte de monde ; cependant toute cette foule se composait de femmes et d’enfants au-dessous de douze ans : pas un homme ne paraissait.

 

Sur la première marche de l’église se tenait un homme solennellement ceint d’une écharpe tricolore : c’était le maire.

 

Sous le portique, un autre homme vêtu de noir était assis devant une table, un papier griffonné à portée de sa main. Cet homme, c’était le notaire ; ce papier griffonné, c’était l’acte de réconciliation.

 

Je pris place à l’un des côtés de la table avec les parrains d’Orlandi. De l’autre côté étaient les parrains de Colona ; derrière le notaire se plaça Lucien, qui était également pour l’un et pour l’autre.

 

Au fond, dans le chœur de l’église, on voyait les prêtres prêts à dire la messe.

 

La pendule sonna dix heures.

 

Au même instant, un frémissement courut par la foule, et les yeux se portèrent aux deux extrémités de la rue, si l’on peut appeler rue l’intervalle inégal laissé par le caprice d’une cinquantaine de maisons bâties à la fantaisie de leurs propriétaires.

 

Aussitôt on vit apparaître, du côté de la montagne, Orlandi, et, du côté du fleuve, Colona : chacun était suivi de ses partisans ; mais, selon le programme arrêté, pas un seul ne portait ses armes ; on eût dit, moins les figures quelque peu rébarbatives, d’honnêtes marguilliers suivant une procession.

 

Les deux chefs des deux partis présentaient un contraste physique bien tranché.

 

Orlandi, comme je l’ai dit, était grand, mince, brun, agile.

 

Colona était court, trapu, vigoureux ; il avait la barbe et les cheveux roux ; barbe et cheveux étaient courts et frisés.

 

Tous deux portaient à la main une branche d’olivier, symbolique emblème de la paix qu’ils allaient sceller, et qui était une poétique invention du maire.

 

Colona tenait, de plus, par les pattes une poule blanche, destinée à remplacer, à titre de dommages-intérêts, la poule qui, dix ans auparavant, avait donné naissance à la querelle.

 

La poule était vivante.

 

Ce point avait été longtemps discuté et avait failli faire manquer l’affaire, Colona regardant comme une double humiliation de rendre vivante cette poule que sa tante avait jetée morte au visage de la cousine d’Orlandi.

 

Cependant, à force de logique, Lucien avait déterminé Colona à donner la poule, comme, à force de dialectique, il avait déterminé Orlandi à la recevoir.

 

Au moment où parurent les deux ennemis, les cloches, qui un instant avaient fait silence, sonnèrent à toute volée.

 

En s’apercevant, Orlandi et Colona firent un même mouvement, indiquant bien clairement une répulsion réciproque ; cependant ils continuèrent leur chemin.

 

Juste en face de la porte de l’église, ils s’arrêtèrent à quatre pas l’un de l’autre, à peu près.

 

Si, trois jours auparavant, ces deux hommes se fussent rencontrés à cent pas de distance, l’un des deux serait bien certainement resté sur la place.

 

Il se fit pendant cinq minutes, non seulement dans les deux groupes, mais encore dans toute la foule, un silence qui, malgré le but conciliateur de la cérémonie, n’avait rien de pacifique.

 

Alors M. le maire prit la parole.

 

– Eh bien, dit-il, Colona, ne savez-vous pas que c’est à vous de parler le premier ?

 

Colona fit un effort sur lui-même, et prononça quelques mots en patois corse.

 

Je crus comprendre qu’il exprimait son regret d’avoir été dix ans en vendette avec son bon voisin Orlandi, et qu’il lui offrait en réparation la poule blanche qu’il tenait à la main.

 

Orlandi attendit que la phrase de son adversaire fût bien nettement terminée, et répondit par quelques autres mots corses qui étaient de sa part la promesse de ne se souvenir de rien que de la réconciliation solennelle qui avait lieu sous les auspices de M. le maire, sous l’arbitrage de M. Lucien, et sous la rédaction de M. le notaire.

 

Puis tous deux gardèrent de nouveau le silence.

 

– Eh bien, messieurs, dit le maire, il était convenu, ce me semble, qu’on se donnerait la main.

 

 

Par un mouvement instinctif, les deux ennemis portèrent leurs mains derrière leur dos.

 

Le maire descendit la marche sur laquelle il était monté, alla chercher derrière son dos la main de Colona, revint prendre derrière le sien la main d’Orlandi ; puis, après quelques efforts qu’il essayait de dissimuler à ses administrés sous un sourire, il parvint à joindre les deux mains.

 

Le notaire saisit le moment, il se leva et lut, tandis que le maire tenait toujours ferme les deux mains, qui firent d’abord ce qu’elles purent pour se dégager, mais qui enfin se résignèrent à rester l’une dans l’autre :

 

 

« Par-devant nous, Giuseppe-Antonio Sarrola, notaire royal à Sullacaro, province de Sartène ;

 

» Sur la grande place du village, en face de l’église, en présence de M. le maire, des parrains et de toute la population ;

 

» Entre Gaetano-Orso Orlandi, dit Orlandini,

 

» Et Marco-Vincenzio Colona, dit Schioppone,

 

» A été arrêté solennellement ce qui suit :

 

» À partir de ce jourd’hui, 4 mars 1841, la vendette déclarée depuis dix ans entre eux cessera.

 

» À partir du même jour, ils vivront ensemble en bons voisins et compères, comme vivaient leurs parents avant la malheureuse affaire qui a mis la désunion entre leurs familles et leurs amis.

 

» En foi de quoi, ils ont signé les présentes, sous le portique de l’église du village, avec M. Polo Arbori, maire de la commune, M. Lucien de Franchi, arbitre, les parrains de chacun des deux contractants, et nous notaire.

 

» Sullacaro, ce 4 mars 1841. »

 

 

Je vis avec admiration que, par excès de prudence, le notaire n’avait pas touché le moindre mot de la poule qui mettait Colona en si mauvaise position devant Orlandi.

 

Aussi la figure de Colona s’éclaircit-elle en raison inverse de ce que la figure d’Orlandi se rembrunissait. Ce dernier regarda la poule qu’il tenait à la main en homme qui éprouvait visiblement une violente tentation de l’envoyer à la figure de Colona. Mais un coup d’œil de Lucien de Franchi arrêta cette mauvaise intention dans son germe.

 

Le maire vit qu’il n’y avait pas de temps à perdre ; il monta à reculons en tenant toujours les deux mains l’une dans l’autre, et sans perdre un instant de vue les nouveaux réconciliés.

 

Puis, pour prévenir un nouveau débat qui ne pouvait manquer d’arriver au moment de signer, vu que chacun des deux adversaires regarderait évidemment comme une concession de signer le premier, il prit la plume et signa lui-même, et, convertissant la honte en honneur, passa la plume à Orlandi, qui la prit de ses mains, signa et la passa à Lucien, lequel, usant du même subterfuge pacifique, la passa à son tour à Colona, qui fit sa croix.

 

Au moment même, les chants ecclésiastiques retentirent, comme on chante le Te Deum après une victoire.

 

Nous signâmes tous ensuite, sans distinction de rang ni de titre, comme la noblesse de France avait signé, cent vingt-trois ans auparavant, la protestation contre M. le duc du Maine.

 

Puis les deux héros de la journée entrèrent dans l’église et allèrent s’agenouiller de chaque côté du chœur, chacun à la place qui lui était destinée.

 

Je vis qu’à partir de ce moment, Lucien était parfaitement tranquille : tout était fini, la réconciliation était jurée, non seulement devant les hommes, mais encore devant Dieu.

 

Le reste de l’office divin s’écoula donc sans aucun événement qui mérite d’être rapporté.

 

La messe terminée, Orlandi et Colona sortirent avec le même cérémonial.

 

À la porte, sur l’invitation du maire, ils se touchèrent encore la main ; puis chacun reprit, avec son cortège d’amis et de parents, le chemin de sa maison, où, depuis trois ans, ni l’un ni l’autre n’était rentré.

 

Quant à Lucien et à moi, nous rentrâmes chez madame de Franchi, où le dîner nous attendait.

 

Il me fut facile de voir, au surcroît d’attentions dont j’étais l’objet, que Lucien avait lu mon nom par-dessus mon épaule au moment où je l’apposais au bas de l’acte, et que ce nom ne lui était pas tout à fait inconnu.

 

Le matin, j’avais annoncé à Lucien ma résolution de partir après le dîner ; j’étais impérieusement rappelé à Paris par mes répétitions d’Un mariage sous Louis XV, et, malgré les instances de la mère et du fils, je persistai dans ma première décision.

 

Lucien me demanda alors la permission d’user de mon offre en écrivant à son frère, et madame de Franchi, qui, sous sa force antique, n’en cachait pas moins le cœur d’une mère, me fit promettre que je remettrais moi-même cette lettre à son fils.

 

Le dérangement, au reste, n’était pas grand : Louis de Franchi, en véritable Parisien qu’il était, demeurait rue du Helder, n° 7.

 

Je demandai à voir une dernière fois la chambre de Lucien, lequel m’y conduisit lui-même, et, me montrant de la main tout ce qui en faisait partie :

 

– Vous savez, me dit-il, que, si quelque objet vous agrée, il faut le prendre, car cet objet est à vous.

 

J’allai décrocher un poignard placé dans un coin assez obscur pour m’indiquer qu’il n’avait aucune valeur, et, comme j’avais vu Lucien jeter un regard de curiosité sur ma ceinture de chasse et en louer l’arrangement, je le priai de l’accepter : il eut le bon goût de la prendre sans me faire répéter ma prière une seconde fois.

 

En ce moment, Griffo parut sur la porte.

 

Il venait m’annoncer que le cheval était sellé et que le guide m’attendait.

 

J’avais mis de côté l’offrande que je destinais à Griffo ; c’était une espèce de couteau de chasse, avec deux pistolets collés le long de la lame et dont les batteries étaient cachées dans la poignée.

 

Je n’ai jamais vu ravissement pareil au sien.

 

Je descendis et je trouvai madame de Franchi au bas de l’escalier ; elle m’attendait, pour me souhaiter le bon voyage, à la même place où elle m’avait souhaité la bienvenue. Je lui baisai la main ; je me sentais un grand respect pour cette femme si simple et en même temps si digne.

 

Lucien me conduisit jusqu’à la porte.

 

– Dans un tout autre jour, dit-il, je sellerais mon cheval et je vous reconduirais jusqu’au delà de la montagne ; mais, aujourd’hui, je n’ose pas quitter Sullacaro, de peur que l’un ou l’autre de nos deux nouveaux amis ne fasse quelque sottise.

 

– Et vous faites bien, lui dis-je ; quant à moi, croyez que je me félicite d’avoir vu une cérémonie aussi nouvelle en Corse que celle à laquelle je viens d’assister.

 

– Oui, oui, dit-il, félicitez-vous-en ; car vous avez vu une chose qui a dû faire tressaillir nos aïeux dans leurs tombeaux.

 

– Je comprends ; chez eux, la parole était assez sacrée pour qu’ils n’eussent pas eu besoin qu’un notaire intervînt dans la réconciliation !

 

– Ceux-là ne se fussent pas réconciliés du tout.

 

Il me tendit la main.

 

– Ne me chargez-vous pas d’embrasser votre frère ? lui dis-je.

 

– Oui, sans doute, si cela ne vous dérange pas trop.

 

– Eh bien, alors, embrassons-nous ; je ne puis rendre que ce que j’aurai reçu.

 

Nous nous embrassâmes.

 

– Ne vous reverrai-je pas un jour ? lui demandai-je.

 

– Oui, si vous revenez en Corse.

 

– Non, mais si vous venez à Paris, vous.

 

– Je n’irai jamais, me répondit Lucien.

 

– En tout cas, vous trouverez des cartes à mon nom sur la cheminée de votre frère. N’oubliez pas l’adresse.

 

– Je vous promets que, si un événement quelconque me conduisait sur le continent, vous auriez ma première visite.

 

– Ainsi, c’est convenu.

 

Il me tendit une dernière fois la main, et nous nous quittâmes ; mais, tant qu’il put me voir descendre la rue qui conduisait à la rivière, il me suivit des yeux.

 

Tout était assez tranquille dans le village, quoiqu’on y pût remarquer encore cette espèce d’agitation qui suit les grands événements, et je m’éloignais en fixant, à mesure que je passais devant elles, les yeux sur chaque porte, comptant toujours en voir sortir mon filleul Orlandi, qui, en vérité, me devait bien un remerciement et ne me l’avait pas fait.

 

Mais je dépassai la dernière maison du village, et je m’avançai dans la campagne sans avoir rien vu qui lui ressemblât.

 

Je croyais avoir été tout à fait oublié, et je dois dire qu’au milieu des graves préoccupations que devait éprouver Orlandi dans une pareille journée, je lui pardonnais sincèrement cet oubli, quand, tout à coup, en arrivant au maquis de Bicchisano, je vis sortir du fourré un homme qui se plaça au milieu du chemin, et que je reconnus à l’instant même pour celui que, dans mon impatience française et dans mon habitude des convenances parisiennes, je taxais d’ingratitude.

 

Je remarquai qu’il avait déjà eu le temps d’endosser le même costume que celui sous lequel il m’était apparu dans les ruines de Vicentello, c’est-à-dire qu’il portait sa cartouchière, à laquelle était accroché le pistolet de rigueur, et qu’il était armé de son fusil.

 

Lorsque je fus à vingt pas de lui, il mit le chapeau à la main, tandis que, de mon côté, je donnais de l’éperon à mon cheval pour ne pas le faire attendre.

 

– Monsieur, me dit-il, je n’ai pas voulu vous laisser partir ainsi de Sullacaro sans vous remercier de l’honneur que vous avez bien voulu faire à un pauvre paysan comme moi en lui servant de témoin ; et, comme, là-bas, je n’avais ni le cœur à l’aise ni la langue libre, je suis venu vous attendre ici.

 

– Je vous remercie, lui dis-je ; mais il ne fallait pas vous déranger de vos affaires pour cela, et tout l’honneur a été pour moi.

 

– Et puis, continua le bandit, que voulez-vous, monsieur ! On ne perd pas en un instant l’habitude de quatre ans. L’air de la montagne est terrible ; quand on l’a respiré une fois, on étouffe partout. Tout à l’heure, dans ces misérables maisons, je croyais à chaque instant que le toit allait me tomber sur la tête.

 

– Mais, répondis-je, vous allez cependant reprendre votre vie habituelle. Vous avez une maison, m’a-t-on dit, un champ, une vigne ?

 

– Oui, sans doute ; mais ma sœur gardait la maison, et les Lucquois étaient là pour labourer mon champ et vendanger mon raisin. Nous autres Corses, nous ne travaillons pas.

 

– Que faites-vous, alors ?

 

– Nous inspectons les travailleurs, nous nous promenons le fusil sur l’épaule, nous chassons.

 

 

– Eh bien, cher monsieur Orlandi, lui dis-je en lui tendant la main, bonne chasse ! Mais rappelez-vous que mon honneur, comme le vôtre, est engagé à ce que vous ne tiriez désormais que sur les mouflons, les daims, les sangliers, les faisans et les perdrix, et jamais sur Marco-Vicenzio Colona, ni sur personne de sa famille.

 

– Ah ! Excellence, me répondit mon filleul avec une expression de physionomie que je n’avais encore remarquée que sur le visage des plaideurs normands, la poule qu’il m’a rendue était bien maigre !

 

Et, sans ajouter un mot de plus, il se jeta dans le maquis, où il disparut.

 

Je continuai mon chemin en méditant sur cette cause de rupture probable entre les Orlandi et les Colona.

 

Le soir, je couchai à Albiteccia. Le lendemain, j’arrivai à Ajaccio.

 

Huit jours après, j’étais à Paris.

 

XII

 

Le jour même de mon arrivée, je me présentai chez M. Louis de Franchi ; il était sorti.

 

Je laissai ma carte, avec un petit mot qui lui annonçait que j’arrivais en droite ligne de Sullacaro, et que j’étais chargé pour lui d’une lettre de M. Lucien, son frère. Je lui demandais son heure, ajoutant que j’avais pris l’engagement de lui remettre cette lettre à lui-même. Pour me conduire au cabinet de son maître, où je devais écrire ce billet, le domestique me fit successivement traverser la salle à manger et le salon.

 

Je jetai les yeux autour de moi, avec une curiosité que l’on doit comprendre, et je reconnus les mêmes goûts dont j’avais déjà eu un aperçu à Sullacaro ; seulement, ces goûts étaient relevés de toute l’élégance parisienne. M. Louis de Franchi me parut avoir un charmant logement de garçon.

 

Le lendemain, comme je m’habillais, c’est-à-dire vers les onze heures du matin, mon domestique m’annonça à son tour M. de Franchi. J’ordonnai de le faire entrer au salon, de lui offrir les journaux, et de lui annoncer que dans un instant j’étais à ses ordres.

 

En effet, cinq minutes après, j’entrais au salon.

 

Au bruit que je fis, M. de Franchi, qui, par courtoisie sans doute, s’était mis à lire un feuilleton de moi, qui, à cette époque, paraissait dans la Presse, leva la tête.

 

Je demeurai pétrifié de sa ressemblance avec son frère.

 

 

Il se leva.

 

– Monsieur, me dit-il, j’avais peine à croire à ma bonne fortune en lisant hier le petit billet que m’a remis mon domestique lorsque je suis rentré. Je lui ai fait répéter vingt fois votre signalement, afin de m’assurer qu’il était d’accord avec vos portraits ; enfin, ce matin, dans ma double impatience de vous remercier et d’avoir des nouvelles de ma famille, je me suis présenté chez vous sans trop consulter l’heure ; ce qui me fait craindre d’avoir été peut-être bien matinal.

 

– Pardon, lui répondis-je, si je ne réponds pas d’abord à votre gracieux compliment ; mais, je vous l’avoue, monsieur, je vous regarde et je me demande si c’est à M. Louis ou à M. Lucien de Franchi que j’ai l’honneur de parler.

 

– Oui, n’est-ce pas ? La ressemblance est grande, ajouta-t-il en souriant, et, lorsque j’étais encore à Sullacaro, il n’y avait guère que mon frère et moi qui pussions ne pas nous y tromper ; cependant, s’il n’a pas, depuis mon départ, fait abjuration de ses habitudes corses, vous avez dû le voir constamment dans un costume qui met entre nous quelque différence.

 

– Et justement, repris-je, le hasard a fait que, lorsque je l’ai quitté, il était, moins le pantalon blanc, qui n’est pas encore de mise à Paris, vêtu exactement comme vous l’êtes : il en résulte que je n’ai pas même, pour séparer votre présence de son souvenir, cette différence de costume dont vous me parlez. Mais, continuai-je en tirant la lettre de mon portefeuille, je comprends que vous avez hâte d’avoir des nouvelles de votre famille ; prenez donc cette lettre, que j’eusse laissée chez vous hier si je n’eusse promis à madame de Franchi de vous la remettre à vous-même.

 

– Et vous avez quitté tout le monde bien portant ?

 

– Oui, mais dans l’inquiétude.

 

– Sur moi ?

 

– Sur vous. Mais lisez cette lettre, je vous prie.

 

– Vous permettez ?

 

– Comment donc !

 

M. de Franchi décacheta la lettre, tandis que je préparais des cigarettes.

 

Cependant je le suivais des yeux pendant que son regard parcourait rapidement l’épître fraternelle ; de temps en temps, il souriait en murmurant :

 

– Ce cher Lucien ! Cette bonne mère ! Oui… oui… Je comprends…

 

Je n’étais pas encore revenu de cette étrange ressemblance ; cependant, comme me l’avait dit Lucien, je remarquais plus de blancheur dans le teint et une prononciation plus nette de la langue française.

 

– Eh bien, repris-je lorsqu’il eut fini, en lui présentant une cigarette qu’il alluma à la mienne ; vous l’avez vu, comme je vous l’ai dit, votre famille était inquiète, et je vois avec bonheur que c’était à tort.

 

– Non, me dit-il avec tristesse, pas tout à fait. Je n’ai point été malade, il est vrai ; mais j’ai eu un chagrin, assez violent même, lequel, je vous l’avoue, s’augmentait encore de l’idée qu’en souffrant ici, je faisais là-bas souffrir mon frère.

 

– M. Lucien m’avait déjà dit ce que vous me dites là, monsieur ; mais véritablement, pour que je crusse qu’une chose aussi extraordinaire était la vérité et non point une préoccupation de son esprit, il ne me fallait pas moins que la preuve que j’en ai en ce moment ; ainsi, vous-même êtes convaincu, monsieur, que le malaise qu’éprouvait là-bas votre frère dépendait de la souffrance que vous ressentiez ici ?

 

– Oui, monsieur, parfaitement.

 

– Alors, repris-je, comme votre réponse affirmative a pour résultat de m’intéresser doublement à ce qui vous arrive, permettez-moi de vous demander, par intérêt et non par curiosité, si le chagrin dont vous me parliez tout à l’heure est passé et si vous êtes en voie de consolation.

 

– Oh ! mon Dieu ! vous le savez, monsieur, me dit-il, les douleurs les plus vives s’engourdissent avec le temps, et, si aucun accident ne vient envenimer la plaie de mon cœur, eh bien, elle saignera encore quelque temps, puis enfin elle se cicatrisera. En attendant, recevez de nouveau tous mes remerciements, et accordez-moi de temps en temps la permission de venir vous parler de Sullacaro.

 

– Avec le plus grand plaisir, lui dis-je ; mais pourquoi, dans ce moment même, ne continuons-nous pas une conversation qui m’est aussi agréable qu’à vous ? Tenez, voici mon domestique qui vient m’annoncer que le déjeuner est servi. Faites-moi le plaisir de manger une côtelette avec moi, et alors nous causerons tout à notre aise.

 

– Impossible, et à mon grand regret. J’ai reçu hier une lettre de M. le garde des sceaux, qui me prie de passer aujourd’hui, à midi, au ministère de la justice, et vous comprenez bien que, moi, pauvre petit avocat en herbe, je ne puis faire attendre un si grand personnage.

 

– Ah ! mais c’est probablement pour l’affaire des Orlandi et des Colona qu’il vous fait appeler.

 

– Je le présume, et, comme mon frère me dit que la querelle est terminée…

 

– Par-devant notaire, je puis vous en donner des nouvelles certaines ; j’ai signé au contrat comme parrain d’Orlandi.

 

– En effet, mon frère me dit quelques mots de cela.

 

– Écoutez, me dit-il en tirant sa montre, il est midi moins quelques minutes ; je vais d’abord annoncer à M. le garde des sceaux que mon frère a acquitté ma parole.

 

– Oh ! religieusement, je vous en réponds.

 

– Ce cher Lucien ! Je savais bien que, quoique ce ne fût pas dans ses sentiments, il le ferait.

 

– Oui, et il faut lui en savoir gré ; car, je vous en réponds, la chose lui a coûté.

 

– Nous reparlerons de tout cela plus tard ; car, vous le comprenez bien, il y a un grand bonheur pour moi à revoir, avec les yeux de la pensée, évoqués par vous, ma mère, mon frère, mon pays ! Ainsi, si vous voulez bien me dire votre heure…

 

– C’est assez difficile maintenant. Pendant les premiers jours qui vont suivre mon retour, je vais être quelque peu vagabond. Mais dites-moi vous-même où je puis vous trouver.

 

– Écoutez, me dit-il, c’est demain la mi-carême, n’est-ce pas ?

 

– Demain ?

 

– Oui.

 

– Eh bien ?

 

– Allez-vous au bal de l’Opéra ?

 

– Oui et non. Oui, si vous me demandez cela pour m’y donner rendez-vous ; non, si je n’ai aucun intérêt à y aller.

 

– Il faut que j’y aille, moi ; je suis obligé d’y aller.

 

– Ah ! ah ! fis-je en souriant, je vois bien, comme vous le disiez tout à l’heure, que le temps engourdit les plus vives douleurs, et que la plaie de votre cœur se cicatrisera.

 

– Vous vous trompez ; car j’y vais probablement chercher de nouvelles angoisses.

 

– Alors, n’y allez pas.

 

– Eh ! mon Dieu ! fait-on ce qu’on veut dans ce monde ? Je suis entraîné malgré moi ; je vais où la fatalité me pousse. Il vaudrait mieux que je n’y allasse pas, je le sais bien, et cependant j’irai.

 

– Ainsi donc, demain à l’Opéra ?

 

– Oui.

 

– À quelle heure ?

 

– À minuit et demi, si vous le voulez.

 

– Où cela ?

 

– Au foyer. À une heure, j’ai rendez-vous devant la pendule.

 

– C’est convenu.

 

Nous nous serrâmes la main, et il sortit vivement.

 

Midi était près de sonner.

 

Quant à moi, j’occupai l’après-midi et toute la journée du lendemain à ces courses indispensables à un homme qui vient de faire un voyage de dix-huit mois.

 

Et le soir, à minuit et demi, j’étais au rendez-vous.

 

Louis se fit attendre quelque temps ; il avait suivi dans les corridors un masque qu’il avait cru reconnaître ; mais le masque s’était perdu dans la foule, et il n’avait pu le rejoindre.

 

Je voulus parler de la Corse ; mais Louis était trop distrait pour suivre un si grave sujet de conversation ; ses yeux étaient constamment fixés sur la pendule, et tout à coup il me quitta en s’écriant :

 

– Ah ! voilà mon bouquet de violettes, dit-il.

 

Et il fendit la foule pour arriver jusqu’à une femme qui, effectivement, tenait un énorme bouquet de violettes à la main.

 

Comme, heureusement pour les promeneurs, il y avait au foyer des bouquets de toute espèce, je fus bientôt accosté moi-même par un bouquet de camélias qui voulut bien m’adresser ses félicitations sur mon heureux retour à Paris.

 

Au bouquet de camélias succéda un bouquet de roses pompons. Au bouquet de roses pompons un bouquet d’héliotropes.

 

Enfin, j’en étais à mon cinquième bouquet lorsque je rencontrai D…

 

– Ah ! c’est vous, mon cher, me dit-il, soyez le bienvenu, car vous arrivez à merveille ; nous soupons ce soir chez moi avec un tel et un tel – il me nomma trois ou quatre de nos amis communs – et nous comptons sur vous.

 

– Mille fois merci, très cher, répondis-je ; mais, malgré mon grand désir d’accepter votre invitation, je ne le puis, attendu que je suis avec quelqu’un.

 

– Mais il me semble qu’il va sans dire que tout le monde aura le droit d’amener son quelqu’un ; il est parfaitement convenu qu’il y aura sur la table six carafes d’eau qui n’auront d’autre destination que de tenir les bouquets frais.

 

– Eh ! cher ami, voilà ce qui vous trompe, je n’ai pas de bouquets à mettre dans vos carafes : je suis avec un ami.

 

– Eh bien, mais vous savez le proverbe « Les amis de nos amis… »

 

– C’est un jeune homme que vous ne connaissez pas.

 

– Eh bien, nous ferons connaissance.

 

– Je lui proposerai cette bonne fortune.

 

– Oui, et, s’il refuse, amenez-le de force.

 

– Je ferai ce que je pourrai, je vous le promets… à quelle heure se met-on à table ?

 

– À trois heures ; mais, comme on y restera jusqu’à six, vous avez de la marge.

 

– C’est bien.

 

Un bouquet de myosotis, qui peut-être avait entendu la dernière partie de notre conversation, prit alors le bras de D…, et s’éloigna avec lui.

 

Quelques instants après, je rencontrai Louis, qui, selon toute probabilité, en avait fini avec son bouquet de violettes. Comme mon domino était doué d’un esprit assez médiocre, je l’envoyai intriguer un de mes amis, et je repris le bras de Louis.

 

– Eh bien, lui dis-je, avez-vous appris ce que vous vouliez savoir ?

 

– Oh ! mon Dieu, oui : vous savez bien qu’en général on ne nous dit au bal masqué que les choses qu’on devrait nous laisser ignorer.

 

– Mon pauvre ami, lui dis-je. Pardon de vous appeler ainsi ; mais il me semble que je vous connais depuis que je connais votre frère… Voyons… Vous êtes malheureux, n’est-ce pas ?… Qu’y a-t-il donc ?

 

– Oh ! mon Dieu, rien qui vaille la peine d’être redit.

 

Je vis qu’il voulait garder son secret, et je me tus.

 

Nous fîmes deux ou trois tours en silence ; moi, assez indifférent, car je n’attendais personne ; lui, l’œil toujours au guet et examinant chaque domino qui passait à la portée de notre vue.

 

– Tenez, lui dis-je, savez-vous ce que vous devriez faire ?

 

Il tressaillit comme un homme qu’on arrache à ses pensées.

 

– Moi ?… Non !… Que dites-vous ? Pardon…

 

– Je vous propose une distraction dont vous me paraissez avoir besoin.

 

– Laquelle ?

 

– Venez souper avec moi chez un ami.

 

– Oh ! non, par exemple… Je serais un trop maussade convive.

 

– Bah ! on dira des folies, et cela vous égayera.

 

– D’ailleurs, je ne suis pas invité.

 

– C’est ce qui vous trompe : vous l’êtes.

 

– C’est fort gracieux à votre amphitryon, mais, parole d’honneur, je ne me sens pas digne…

 

En ce moment, nous croisâmes D… Il paraissait fort occupé de son bouquet de myosotis.

 

Cependant il me vit.

 

– Eh bien, me dit-il, c’est convenu, n’est-ce pas ? À trois heures.

 

– Moins convenu que jamais, cher ami ; je ne puis pas être des vôtres.

 

– Allez au diable, alors !

 

Et il continua son chemin.

 

– Quel est ce monsieur ? me demanda Louis pour me dire visiblement quelque chose.

 

– Mais c’est D…, un de nos amis, garçon de beaucoup d’esprit, quoiqu’il soit gérant d’un de nos premiers journaux.

 

– Monsieur D… ! s’écria Louis, monsieur D… ! vous le connaissez ?

 

– Sans doute ; je suis depuis deux ou trois ans en relation d’intérêts et surtout d’amitié avec lui.

 

– Serait-ce chez lui que vous deviez souper ce soir ?

 

– Justement.

 

– Alors c’était chez lui que vous m’offriez de me conduire ?

 

– Oui.

 

– En ce cas, c’est autre chose, j’accepte, oh ! j’accepte avec grand plaisir.

 

– À la bonne heure ! ce n’est pas sans peine.

 

– Peut-être ne devrais-je pas y aller, reprit Louis en souriant avec tristesse ; mais vous savez ce que je vous disais avant-hier : on ne va pas où l’on devrait aller, on va où le destin nous pousse ; et la preuve, c’est que j’aurais mieux fait de ne pas venir ce soir ici.

 

En ce moment, nous croisâmes de nouveau D…

 

– Mon cher ami, lui dis-je, j’ai changé d’avis.

 

– Et vous êtes des nôtres ?

 

– Oui.

 

– Ah ! bravo ! Cependant, je dois vous prévenir d’une chose.

 

– De laquelle ?

 

– C’est que quiconque soupe avec nous ce soir doit y souper encore après-demain.

 

– Et en vertu de quelle loi ?

 

– En vertu d’un pari fait avec Château-Renaud.

 

Je sentis tressaillir vivement Louis, dont le bras était passé sous le mien.

 

Je me retournai ; mais, quoiqu’il fût plus pâle qu’un instant auparavant, son visage était resté impassible.

 

– Et quel est ce pari ? demandai-je à D…

 

– Oh ! ce serait trop longtemps à vous dire ici. Puis il y a une personne intéressée dans ce pari qui pourrait le lui faire perdre si elle en entendait parler.

 

– À merveille ! À trois heures.

 

– À trois heures.

 

Nous nous séparâmes de nouveau : en passant devant la pendule, je jetai les yeux sur le cadran : il était deux heures trente-cinq minutes.

 

– Connaissez-vous ce M. de Château-Renaud ? me demanda Louis avec une voix dont il essayait vainement de dissimuler l’émotion.

 

– De vue seulement ; je l’ai rencontré parfois dans le monde.

 

– Alors ce n’est pas un de vos amis ?

 

– Ce n’est pas même une simple connaissance.

 

– Ah ! tant mieux ! me dit Louis.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Pour rien.

 

– Mais, vous-même, le connaissez-vous ?

 

– Indirectement.

 

Malgré l’évasif de la réponse, il me fut facile de voir qu’il y avait entre M. de Franchi et M. de Château-Renaud quelqu’une de ces relations mystérieuses dont une femme est le conducteur. Un sentiment instinctif me fit comprendre alors qu’il vaudrait mieux pour mon compagnon que nous rentrassions chacun chez nous.

 

– Tenez, lui dis-je, monsieur de Franchi, voulez-vous en croire mon conseil ?

 

– En quoi, dites ?

 

– N’allons pas souper chez D…

 

– À quel propos ? Ne nous attend-il pas, ou plutôt ne lui avez-vous pas dit que vous lui ameniez un convive ?

 

– Si fait ; ce n’est point pour cela.

 

 

– Et pourquoi alors ?

 

– Parce que je crois tout simplement qu’il vaut mieux que nous n’y allions pas.

 

– Mais enfin, vous avez une raison pour avoir changé d’avis ; tout à l’heure vous insistiez pour m’y conduire presque malgré moi.

 

– Nous n’aurions qu’à rencontrer M. de Château-Renaud.

 

– Tant mieux ! on le dit fort aimable, et je serais enchanté de faire avec lui plus ample connaissance.

 

– Eh bien, soit, repris-je. Allons-y donc, puisque vous le voulez.

 

– Nous descendîmes prendre nos paletots.

 

D… demeurait à deux pas de l’Opéra ; il faisait beau : je pensai que le grand air calmerait toujours quelque peu l’esprit de mon compagnon. Je lui proposai d’aller à pied : il accepta.

 

XIII

 

Nous trouvâmes au salon plusieurs de mes amis, des habitués du foyer de l’Opéra, des locataires de la loge infernale, de B…, L…, V…, ADe plus, comme je m’en étais douté, deux ou trois dominos démasqués qui tenaient leurs bouquets à la main en attendant le moment de les planter dans les carafes.

 

Je présentai Louis de Franchi aux uns et aux autres ; il est inutile de dire qu’il fut gracieusement accueilli des uns et des autres.

 

Dix minutes après, D… rentra à son tour, ramenant le bouquet de myosotis, lequel se démasqua avec un abandon et une facilité qui indiquaient la jolie femme d’abord, et ensuite la femme habituée à ces sortes de parties.

 

Je présentai M. de Franchi à D…

 

– Maintenant, dit de B…, si toutes les présentations sont faites, je demande qu’on se mette à table.

 

– Toutes les présentations sont faites ; mais tous les convives ne sont pas arrivés, répondit D…

 

– Et qui nous manque-t-il donc ?

 

– Il nous manque encore Château-Renaud.

 

– Ah ! c’est juste. N’y a-t-il pas un pari, demanda V… ?

 

– Oui, un pari pour un souper de douze personnes, s’il ne nous amène pas une certaine dame qu’il s’est engagé à nous amener.

 

– Et quelle est donc cette dame, demanda le bouquet de myosotis, qui est si farouche qu’on engage à son endroit de semblables paris ?

 

Je regardai de Franchi ; il était calme en apparence, mais pâle comme la mort.

 

– Ma foi, répondit D…, je ne crois pas qu’il y ait grande indiscrétion à vous nommer le masque, d’autant plus que, selon toute probabilité, vous ne le connaissez pas. C’est madame…

 

Louis posa la main sur le bras de D…

 

– Monsieur, lui dit-il, en faveur de notre nouvelle connaissance, accordez-moi une grâce.

 

– Laquelle, monsieur ?

 

– Ne nommez pas la personne qui doit venir avec M. de Château-Renaud : vous savez que c’est une femme mariée.

 

– Oui, mais dont le mari est à Smyrne, aux Indes, au Mexique, je ne sais où. Quand on a un mari si loin, vous le savez, c’est comme si on n’en avait pas.

 

– Son mari revient dans quelques jours ; je le connais ; c’est un galant homme, et je voudrais, si c’est possible, lui épargner le chagrin d’apprendre, à son retour, que sa femme a fait une pareille inconséquence.

 

– Alors, monsieur, excusez-moi, dit D… J’ignorais que vous connussiez cette dame ; je doutais même qu’elle fût mariée ; mais, puisque vous la connaissez, puisque vous connaissez son mari…

 

– Je les connais.

 

– Nous y mettrons la plus grande discrétion. Messieurs et mesdames, que Château-Renaud vienne ou ne vienne pas, qu’il vienne seul ou accompagné, qu’il perde ou gagne son pari, je vous demande le secret sur toute cette aventure.

 

Le secret fut promis d’une seule voix, non pas probablement par un sentiment bien profond des convenances sociales, mais parce qu’on avait très faim, et, par conséquent, qu’on était pressé de se mettre à table.

 

– Merci, monsieur, dit de Franchi à D… en lui tendant la main ; je vous assure que vous venez de faire acte de galant homme.

 

On passa dans la salle à manger, et chacun prit sa place. Deux places restèrent vacantes : c’étaient celles de Château-Renaud et de la personne qu’il devait amener.

 

Le domestique voulut enlever les couverts.

 

– Non, dit le maître de la maison, laissez ; Château-Renaud a jusqu’à quatre heures. À quatre heures, vous desservirez ; à quatre heures sonnantes, il aura perdu.

 

Je ne quittais pas du regard M. de Franchi ; je le vis tourner les yeux vers la pendule ; elle marquait trois heures quarante minutes.

 

– Allez-vous bien ? demanda Louis froidement.

 

– Cela ne me regarde pas, dit en riant D… ; cela regarde Château-Renaud, j’ai fait régler ma pendule sur sa montre, afin qu’il ne se plaigne pas d’avoir été surpris.

 

– Eh ! messieurs, dit le bouquet de myosotis, pour Dieu ! Puisqu’on ne peut pas parler de Château-Renaud et de son inconnue, n’en parlons pas ; car nous allons tomber dans les symboles, dans les allégories et dans les énigmes ; ce qui est mortellement ennuyeux.

 

– Vous avez raison, Est…, répondit V… ; il y a tant de femmes dont on peut parler et qui ne demandent pas mieux qu’on parle d’elles.

 

– À la santé de celles-là, dit D…

 

Et l’on commença à remplir les verres de champagne glacé. Chaque convive avait sa bouteille près de lui.

 

Je remarquai que Louis effleurait à peine son verre de ses lèvres.

 

– Buvez donc, lui dis-je ; vous voyez bien qu’il ne viendra pas.

 

– Il n’est encore que quatre heures moins un quart, dit-il. À quatre heures, tout en retard que je serai, je vous promets de rattraper celui qui sera le plus en avance.

 

– À la bonne heure.

 

Pendant que nous échangions ces paroles à voix basse, la conversation devenait générale et bruyante ; de temps en temps, D… et Louis jetaient les yeux sur la pendule, qui continuait à poursuivre sa marche impassible, malgré l’impatience des deux personnes qui consultaient son aiguille.

 

 

À quatre heures moins cinq minutes, je regardai Louis.

 

– À votre santé ! lui dis-je.

 

Il prit son verre en souriant et le porta à ses lèvres. Il en avait bu la moitié, à peu près, quand un coup de sonnette retentit.

 

J’aurais cru qu’il ne pouvait pas devenir plus pâle, je me trompais.

 

– C’est lui, dit-il.

 

– Oui, mais ce n’est peut-être pas elle, répondis-je.

 

– C’est ce que nous allons voir à l’instant.

 

Le coup de sonnette avait éveillé l’attention de tout le monde, et le silence le plus profond avait immédiatement succédé à la bruyante conversation qui courait tout autour de la table et qui, de temps en temps, sautait par-dessus.

 

On entendit alors comme un débat dans l’antichambre.

 

D… se leva aussitôt et alla ouvrir la porte.

 

– J’ai reconnu sa voix, me dit Louis en me saisissant le poignet qu’il serra avec force.

 

– Allons, allons, du courage, soyez homme, répondis-je ; il est évident que, si elle vient souper ainsi chez un homme qu’elle ne connaît pas et avec des gens qu’elle ne connaît pas davantage, c’est une catin, et une catin n’est pas digne de l’amour d’un galant homme.

 

– Mais, je vous en supplie, madame, disait D… dans l’antichambre, entrez donc ; je vous assure que nous sommes tout à fait entre amis.

 

– Mais entre donc, ma chère Émilie, disait M. de Château-Renaud ; tu ne te démasqueras pas si tu veux.

 

– Le misérable ! murmura Louis de Franchi.

 

En ce moment, une femme entra, traînée plutôt que conduite par D…, qui croyait accomplir son office de maître de maison, et par Château-Renaud.

 

– Quatre heures moins trois minutes, dit tout bas Château-Renaud à D…

 

– Très bien, mon cher, vous avez gagné.

 

– Pas encore, monsieur, dit la jeune femme inconnue en s’adressant à Château-Renaud, et en se redressant de toute sa hauteur ; car je comprends votre insistance maintenant… vous aviez parié de m’amener souper ici, n’est-ce pas ?

 

Château-Renaud se tut. Elle s’adressa à D…

 

– Puisque cet homme ne répond pas, répondez, vous, monsieur, dit-elle : n’est-ce pas que M. de Château-Renaud avait parié qu’il m’amènerait souper chez vous ?

 

– Je ne puis pas vous cacher, madame, que M. de Château-Renaud m’avait flatté de cet espoir.

 

– Eh bien, M. de Château-Renaud a perdu ; car j’ignorais où il me conduisait et je croyais aller souper chez une de mes amies ; or, comme je ne suis pas venue volontairement, M. de Château-Renaud doit, ce me semble, perdre le bénéfice de la gageure.

 

– Mais, maintenant que vous y êtes, chère Émilie, reprit M. de Château-Renaud, vous resterez, n’est-ce pas ? Voyez, nous avons bonne compagnie en hommes et joyeuse compagnie en femmes.

 

– Maintenant que j’y suis, dit l’inconnue, je remercierai monsieur, qui me paraît le maître de la maison, du bon accueil qu’il veut bien me faire ; mais, comme malheureusement je ne puis répondre à sa gracieuse invitation, je prierai M. Louis de Franchi de me donner le bras et de me reconduire chez moi.

 

Louis de Franchi ne fit qu’un bond, et se trouva, en une seconde, entre M. de Château-Renaud et l’inconnue.

 

– Je vous ferai observer, madame, dit-il les dents serrées par la colère, que c’est moi qui vous ai amenée, et que, par conséquent, c’est à moi de vous reconduire.

 

– Messieurs, dit l’inconnue, vous êtes ici cinq hommes, je me mets sous la sauvegarde de votre honneur ; vous empêcherez bien, je l’espère, M. de Château-Renaud de me faire violence.

 

Château-Renaud fit un mouvement ; nous nous levâmes tous.

 

– C’est bien, madame, dit-il, vous êtes libre ; je sais à qui je dois m’en prendre.

 

– Si c’est à moi, monsieur, dit Louis de Franchi avec un air de hauteur impossible à exprimer, vous me trouverez demain toute la journée, rue du Helder n° 7.

 

– C’est bien, monsieur ; peut-être n’aurai-je pas l’honneur de me présenter chez vous moi-même ; mais j’espère qu’en mon lieu et place, vous voudrez bien recevoir deux de mes amis.

 

 

– Il vous manquait, monsieur, dit Louis de Franchi en haussant les épaules, de donner un pareil rendez-vous devant une femme. Venez, madame, continua-t-il en prenant le bras de l’inconnue, et croyez que je vous remercie du fond du cœur de l’honneur que vous me faites.

 

Et tous deux sortirent au milieu d’un profond silence.

 

– Eh bien, quoi, messieurs ? dit Château-Renaud quand la porte se fut refermée : j’ai perdu, voilà tout. À après-demain soir, tous tant que nous sommes ici, aux Frères-Provençaux.

 

Et il s’assit à l’une des deux places vides, et tendit son verre à D…, qui le remplit bord à bord.

 

Cependant, comme on le comprend bien, malgré la bruyante hilarité de M. de Château-Renaud, le reste du souper fut assez maussade.

 

XIV

 

Le lendemain, ou plutôt le jour même, j’étais à dix heures du matin à la porte de M. Louis de Franchi.

 

Comme je montais l’escalier, je rencontrai deux jeunes gens qui descendaient : l’un était évidemment un homme du monde ; l’autre, décoré de la Légion d’honneur, paraissait, quoique habillé en bourgeois, être un militaire. Je me doutai que ces deux messieurs sortaient de chez M. Louis de Franchi, et je les suivis des yeux jusqu’au bas de l’escalier, puis je continuai mon chemin et je sonnai.

 

Le domestique vint m’ouvrir ; son maître était dans son cabinet.

 

Lorsqu’il entra pour m’annoncer, Louis, qui était assis et occupé à écrire, retourna la tête.

 

– Eh ! justement, dit-il en tordant le billet commencé et en le jetant au feu, ce billet était à votre intention, et j’allais l’envoyer chez vous. C’est bien, Joseph, je n’y suis pour personne.

 

Le domestique sortit.

 

– N’avez-vous pas rencontré deux messieurs sur l’escalier ? continua Louis en avançant un fauteuil.

 

– Oui, dont l’un est décoré.

 

– C’est cela même.

 

– Je me suis douté qu’ils sortaient de chez vous.

 

– Et vous avez deviné juste.

 

– Venaient-ils de la part de M. de Château-Renaud ?

 

– Ce sont ses témoins.

 

– Ah ! diable ! il a pris la chose au sérieux, à ce qu’il paraît.

 

– Il ne pouvait guère faire autrement, vous en conviendrez, répondit Louis de Franchi.

 

– Et ils venaient ?

 

– Me prier de leur envoyer deux de mes amis pour causer d’affaires avec eux ; c’est alors que j’ai pensé à vous.

 

– Je suis très honoré de votre souvenir ; mais je ne puis me présenter seul chez eux.

 

– J’ai fait prier un de mes amis, le baron Giordano Martelli, de venir déjeuner avec moi. À onze heures, il sera ici. Nous déjeunerons ensemble, et, à midi, vous aurez la bonté de passer chez ces messieurs, qui ont promis de se tenir chez eux jusqu’à trois heures. Voici leurs noms et leurs adresses.

 

Louis me présenta deux cartes.

 

L’un s’appelait le baron René de Châteaugrand, l’autre M. Adrien de Boissy.

 

Le premier demeurait rue de la Paix, n° 12.

 

Le second, qui, ainsi que je m’en étais douté, appartenait à l’armée, était lieutenant aux chasseurs d’Afrique, et demeurait rue de Lille, n° 29.

 

Je tournai et retournai les cartes dans ma main.

 

– Eh bien, qu’y a-t-il qui vous embarrasse ? demanda Louis.

 

– Je voudrais savoir bien franchement de vous si vous regardez cette affaire comme sérieuse. Vous comprenez que toute notre conduite se réglera là-dessus.

 

– Comment donc ! comme très sérieuse ! D’ailleurs, vous avez dû l’entendre, je me suis mis à la disposition de M. de Château-Renaud, et c’est lui qui m’envoie ses témoins. Je n’ai donc qu’à me laisser faire.

 

– Oui, certainement… mais enfin…

 

– Achevez donc, reprit Louis en souriant.

 

– Mais enfin… faudrait-il savoir pourquoi vous vous battez. On ne peut pas voir deux hommes se couper la gorge sans savoir au moins le motif du combat. Vous le savez bien, la position du témoin est plus grave que celle du combattant.

 

– Aussi je vous dirai en deux mots la cause de cette querelle. La voici :

 

» À mon arrivée à Paris, un de mes amis, capitaine de frégate, me présenta à sa femme. Elle était belle, elle était jeune ; sa vue me fit une impression si profonde, que, craignant d’en devenir amoureux, je profitai le plus rarement que je pus de la permission qui m’était accordée de venir à toute heure dans la maison.

 

» Mon ami se plaignait de mon indifférence, et alors je lui dis franchement la vérité ; c’est-à-dire que sa femme était trop charmante en tout pour que je m’exposasse à la voir souvent. Il sourit, me tendit la main, et exigea que je vinsse dîner avec lui le jour même.

 

» – Mon cher Louis, me dit-il au dessert, je pars dans trois semaines pour le Mexique ; peut-être resterai-je absent trois mois, peut-être six mois, peut-être plus longtemps. Nous autres marins, nous connaissons quelquefois l’heure du départ, mais jamais celle du retour. Je vous recommande Émilie en mon absence. Émilie, je vous prie de traiter Louis de Franchi comme votre frère.

 

» La jeune femme répondit en me tendant la main.

 

» J’étais stupéfait : je ne sus que répondre, et je dus paraître fort niais à ma future sœur.

 

» Trois semaines après, effectivement, mon ami partit.

 

» Pendant ces trois semaines, il avait exigé que je vinsse dîner en famille avec lui au moins une fois par semaine.

 

» Émilie resta avec sa mère : je n’ai pas besoin de dire que la confiance de son mari me l’avait rendue sacrée, et que, tout en l’aimant plus que ne devait le faire un frère, je ne la regardai jamais que comme une sœur.

 

» Six mois s’écoulèrent.

 

» Émilie demeurait avec sa mère ; et, en partant, son mari avait exigé qu’elle continuât de recevoir. Mon pauvre ami ne craignait rien tant que la réputation d’homme jaloux : le fait est qu’il adorait Émilie, et qu’il avait entière confiance en elle.

 

» Émilie continua donc de recevoir. D’ailleurs, les réceptions étaient intimes, et la présence de sa mère ôtait aux plus mauvais esprits tout prétexte de blâme ; aussi, personne ne s’avisa-t-il de dire un mot qui pût porter atteinte à sa réputation.

 

» Il y a trois mois, à peu près, M. de Château-Renaud se fit présenter.

 

» Vous croyez aux pressentiments, n’est-ce pas ? À son aspect, je tressaillis ; il ne m’adressa point la parole ; il fut ce que doit être dans un salon un homme du monde, et cependant, lorsqu’il sortit, je le haïssais déjà.

 

» Pourquoi ? Je n’en savais rien moi-même.

 

» Ou plutôt je m’étais aperçu que cette impression que j’avais éprouvée en voyant pour la première fois Émilie, il l’avait éprouvée lui-même.

 

» De son côté, il me semblait qu’Émilie l’avait reçu avec une coquetterie inaccoutumée. Sans doute je me trompais ; mais, je vous l’ai dit, au fond du cœur, je n’avais pas cessé d’aimer Émilie, et j’étais jaloux.

 

» Aussi, à la prochaine soirée, ne perdis-je pas de vue M. de Château-Renaud : peut-être s’aperçut-il de mon affectation à le suivre des yeux, et il me sembla qu’en causant à demi-voix avec Émilie, il essayait de me tourner en ridicule.

 

» Si je n’avais écouté que la voix de mon cœur, dès ce soir-là, je lui eusse cherché une querelle sous un prétexte quelconque et me fusse battu avec lui ; mais je me contins en me répétant à moi-même qu’une telle conduite serait absurde.

 

» Que voulez-vous ! Chaque vendredi fut pour moi désormais un supplice.

 

» M. de Château-Renaud est tout à fait un homme du monde, un élégant, un lion ; je reconnaissais sous beaucoup de rapports sa supériorité sur moi ; mais il me semblait qu’Émilie le mettait encore plus haut qu’il ne méritait d’être.

 

» Bientôt je crus remarquer que je n’étais point le seul qui s’aperçût de cette préférence d’Émilie pour M. de Château-Renaud, et cette préférence s’augmenta de telle façon et devint enfin si visible, qu’un jour Giordano, qui était comme moi un habitué de la maison, m’en parla.

 

» Dès lors, mon parti fut pris ; je résolus d’en parler à mon tour à Émilie, convaincu que j’étais encore qu’il n’y avait de sa part que de l’inconséquence, et que je n’avais qu’à lui ouvrir les yeux sur sa propre conduite pour qu’elle en réformât tout ce qui, jusque-là, avait pu la faire accuser de légèreté. Mais, à mon grand étonnement, Émilie prit mes observations en plaisanterie, prétendant que j’étais fou, et que ceux qui partageaient mes idées étaient aussi fous que moi.

 

» J’insistai.

 

» Émilie me répondit qu’elle ne s’en rapporterait pas à moi dans une pareille affaire, et qu’un homme amoureux était nécessairement un juge prévenu.

 

» Je demeurai stupéfait ; son mari lui avait tout dit.

 

» Dès lors, vous le comprenez, mon rôle, envisagé sous le point de vue d’amant malheureux et jaloux, devenait ridicule et presque odieux ; je cessai d’aller chez Émilie.

 

» Quoique ayant cessé d’assister aux soirées d’Émilie, je n’en avais pas moins de ses nouvelles ; je n’en savais pas moins ce qu’elle faisait, et je n’en étais pas moins malheureux ; car on commençait à remarquer les assiduités de M. de Château-Renaud près d’Émilie et à en parler tout haut.

 

» Je me résolus à lui écrire ; je le fis avec toute la mesure dont j’étais capable, la suppliant, au nom de son honneur compromis, au nom de son mari absent et plein de confiance en elle, de veiller sévèrement sur ce qu’elle faisait ; elle ne me répondit pas.

 

» Que voulez-vous ! l’amour est indépendant de la volonté ; la pauvre créature aimait, et, comme elle aimait, elle était aveugle ou plutôt voulait absolument l’être.

 

» Quelque temps après, j’entendis dire tout haut qu’Émilie était la maîtresse de M. de Château-Renaud.

 

» Ce que je souffris ne peut pas s’exprimer.

 

» Ce fut alors que mon pauvre frère éprouva le contre-coup de ma douleur.

 

» Cependant une douzaine de jours s’écoulèrent, et sur ces entrefaites vous arrivâtes.

 

» Le jour même où vous vous présentâtes chez moi, j’avais reçu une lettre anonyme. Cette lettre était de la part d’une dame inconnue qui me donnait rendez-vous au bal de l’Opéra.

 

» Cette dame me disait qu’elle avait certains renseignements à me communiquer sur une dame de mes amies, dont elle se contentait pour le moment de me dire le prénom.

 

» Ce prénom était Émilie.

 

 

» Je devais la reconnaître à un bouquet de violettes.

 

» Je vous dis alors que j’aurais dû ne point aller à ce bal ; mais, je vous le répète, j’étais poussé par la fatalité.

 

» J’y vins ; je trouvai mon domino à l’heure et à la place indiquées. Il me confirma ce qu’on m’avait déjà dit, que M. de Château-Renaud était l’amant d’Émilie, et, comme j’en doutais, ou plutôt comme je faisais semblant d’en douter, il me donna cette preuve que M. de Château-Renaud avait parié qu’il conduirait sa nouvelle maîtresse souper chez M. D…

 

» Le hasard a fait que vous connaissiez M. D… ; que vous étiez invité à ce souper ; que vous aviez la faculté d’y mener un ami ; que vous avez proposé de m’y conduire, et que j’ai accepté.

 

» Vous savez le reste.

 

» Maintenant, que puis-je faire autrement sinon que d’attendre et d’accepter les propositions qui me seront faites ?

 

Il n’y avait rien à répondre à cela : j’inclinai donc la tête.

 

– Mais, repris-je au bout d’un instant avec un sentiment de crainte, je crois me rappeler, je me trompe j’espère, que votre frère m’a dit que vous n’aviez jamais touché ni à un pistolet ni à une épée.

 

– C’est vrai.

 

– Mais alors vous êtes à la merci de votre adversaire.

 

– Que voulez-vous, Dieu y pourvoira !

 

XV

 

En ce moment, le valet de chambre annonça le baron Giordano Martelli.

 

C’était, comme Louis de Franchi, un jeune Corse de la province de Sartène ; il servait dans le 11e régiment, où deux ou trois faits d’armes admirables l’avaient fait nommer capitaine à l’âge de vingt-trois ans. Il va sans dire qu’il était vêtu en bourgeois.

 

– Eh bien, lui dit-il, après m’avoir salué, la chose en est donc arrivée enfin où elle en devait venir, et, d’après ce que tu m’écris, tu auras, selon toute probabilité, la visite des témoins de M. de Château-Renaud dans la journée.

 

– Je l’ai eue, dit Louis.

 

– Ont-ils laissé leurs noms et leurs adresses ?

 

– Voici leurs cartes.

 

– Bien ! Ton valet de chambre m’a dit que nous étions servis, déjeunons, et nous irons ensuite leur rendre leur visite.

 

Nous passâmes dans la salle à manger, et il ne fut plus question de l’affaire qui nous réunissait.

 

Ce fut alors seulement que Louis m’interrogea sur mon voyage en Corse, et que je trouvai l’occasion de lui raconter tout ce que le lecteur sait déjà.

 

À cette heure que l’esprit du jeune homme était calmé par l’idée qu’il se battait le lendemain avec M. de Château-Renaud, tous les sentiments de patrie et de famille lui revenaient au cœur.

 

Il me fit vingt fois répéter ce que m’avaient dit son frère et sa mère. Il était surtout fort touché, connaissant les mœurs véritablement corses de Lucien, des soins qu’il avait mis à apaiser la querelle des Orlandi et des Colona.

 

Midi sonna.

 

– Je crois, sans vous chasser le moins du monde, messieurs, dit Louis, qu’il serait temps de rendre à ces messieurs leur visite ; en tardant davantage, ils pourraient croire que nous y mettons de la négligence.

 

– Oh ! sur ce point, rassurez-vous, repartis-je ; ils sortent d’ici il y a deux heures à peine, et il vous a fallu le temps de nous prévenir.

 

– N’importe, dit le baron Giordano, Louis a raison.

 

– Maintenant, dis-je à Louis, il faut cependant que nous sachions quelle arme vous préférez de l’épée ou du pistolet.

 

– Oh ! mon Dieu, je vous l’ai dit, cela m’est parfaitement égal, attendu que je ne suis familier ni avec l’une ni avec l’autre. D’ailleurs, M. de Château-Renaud m’épargnera l’embarras du choix. Il se regardera sans doute comme l’offensé, et, à ce titre, il pourra prendre l’arme qui lui conviendra.

 

– Cependant l’offense est discutable. Vous n’avez rien fait autre chose que présenter le bras qu’on réclamait de vous.

 

– Écoutez, me dit Louis : toute discussion, à mon avis, pourrait prendre la tournure d’un désir d’arrangement. J’ai des goûts fort paisibles, comme vous le savez ; je suis loin d’être duelliste, puisque c’est la première affaire que j’ai ; mais c’est justement à cause de toutes ces raisons que je veux être beau joueur.

 

– Cela vous est bien aisé à dire, mon cher ; vous ne jouez que votre vie, vous, et vous nous laissez à nous, en face de toute votre famille, la responsabilité de ce qui arrivera.

 

– Oh ! quant à cela, soyez tranquilles, je connais ma mère et mon frère. Ils vous demanderont : « Louis s’est-il conduit en galant homme ? » et, quand vous aurez répondu : « Oui », ils diront : « C’est bien. »

 

– Mais enfin, que diable ! Faut-il cependant que nous sachions quelle arme vous préférez.

 

– Eh bien, si l’on propose le pistolet, acceptez-le tout de suite.

 

– C’était mon avis aussi, dit le baron.

 

– Va donc pour le pistolet, répondis-je, puisque c’est votre avis à tous deux. Mais le pistolet est une vilaine arme.

 

– Ai-je le temps d’apprendre à tirer l’épée d’ici à demain ?

 

– Non. Cependant, avec une bonne leçon de Grisier, peut-être arriveriez-vous à vous défendre.

 

Louis sourit.

 

– Croyez-moi, dit-il, ce qui arrivera de moi demain matin est déjà écrit là-haut, et, quelque chose que nous y puissions faire, vous et moi, nous n’y changerons rien.

 

Sur ce, nous lui serrâmes la main et nous descendîmes.

 

Notre première visite fut naturellement pour le témoin de notre adversaire qui se trouvait le plus proche de nous.

 

Nous nous rendîmes donc chez M. René de Châteaugrand, qui demeurait, comme nous l’avons dit, rue de la Paix, n° 12.

 

La porte était interdite à quiconque ne se présenterait point de la part de M. Louis de Franchi.

 

Nous déclinâmes notre mission, présentâmes nos cartes, et fûmes introduits à l’instant même.

 

Nous trouvâmes dans M. de Châteaugrand un homme du monde parfaitement élégant. Il ne voulut point que nous nous donnassions la peine de passer chez M. de Boissy, nous disant qu’ils étaient convenus ensemble que le premier chez lequel nous nous présenterions enverrait chercher l’autre.

 

Il envoya donc aussitôt son laquais prévenir M. Adrien de Boissy que nous l’attendions chez lui.

 

Pendant ce moment d’attente, il ne fut pas une seconde question de l’affaire qui nous amenait. On parla courses, chasse, opéra.

 

M. de Boissy arriva au bout de dix minutes.

 

Ces messieurs ne mirent pas même en avant la prétention du choix des armes : l’épée ou le pistolet étant également familiers à M. de Château-Renaud, ils s’en remettaient du choix à M. de Franchi lui-même ou au hasard. On jeta un louis en l’air, face pour l’épée, pile pour le pistolet ; le louis retomba pile.

 

Il fut donc décidé que le combat aurait lieu le lendemain à neuf heures du matin, au bois de Vincennes ; que les adversaires seraient placés à vingt pas de distance ; qu’on frapperait trois coups dans les mains, et qu’au troisième coup, ils tireraient.

 

Nous allâmes rendre cette réponse à de Franchi.

 

Le même soir, je trouvai en rentrant chez moi les cartes de MM. de Châteaugrand et de Boissy.

 

XVI

 

Je m’étais présenté à huit heures du soir chez M. de Franchi, pour lui demander s’il n’avait pas quelque recommandation à me faire ; mais il m’avait prié d’attendre au lendemain, en me répondant d’un air étrange :

 

– La nuit porte conseil.

 

Le lendemain donc, au lieu d’aller le prendre à huit heures, ce qui nous donnait encore marge suffisante pour être au rendez-vous à neuf, j’étais chez Louis de Franchi à sept heures et demie.

 

Il était déjà dans son cabinet et écrivait.

 

Au bruit que je fis en ouvrant la porte, il se retourna.

 

Il était très pâle.

 

– Pardon, me dit-il, j’achève d’écrire à ma mère ; asseyez-vous, prenez un journal, si les journaux sont arrivés ; tenez, la Presse, par exemple, il y a un charmant feuilleton de M. Méry.

 

Je pris le journal indiqué et je m’assis, regardant avec étonnement l’opposition que faisait cette pâleur presque livide du jeune homme avec sa voix douce, grave et calme.

 

J’essayai de lire ; mais je suivais des yeux les caractères, sans qu’ils présentassent aucun sens distinct à mon esprit.

 

Au bout de cinq minutes :

 

– J’ai fini, dit-il.

 

Et, sonnant aussitôt son valet de chambre :

 

– Joseph, je n’y suis pour personne, pas même pour Giordano ; faites-le entrer au salon ; je désire, sans être interrompu par qui que ce soit, être dix minutes seul avec monsieur.

 

Le valet referma la porte.

 

– Tenez, me dit-il, mon cher Alexandre, Giordano est Corse, il a des idées corses ; je ne puis donc me fier à lui dans ce que je désire ; je lui demanderai le secret, et voilà tout ; quant à vous, il faut que vous me promettiez d’exécuter de point en point mes instructions.

 

– Certainement ! n’est-ce pas un devoir pour un témoin ?

 

– Un devoir d’autant plus réel qu’ainsi vous épargnerez peut-être à notre famille un second malheur.

 

– Un second malheur ? demandai-je étonné.

 

– Tenez, me dit-il, voici ce que j’écris à ma mère ; lisez cette lettre.

 

Je pris la lettre des mains de Franchi, et je lis avec un étonnement croissant :

 

 

« Ma bonne mère,

 

» Si je ne vous savais pas à la fois forte comme une Spartiate et soumise comme une chrétienne, j’emploierais tous les moyens possibles pour vous préparer à l’événement affreux qui va vous frapper ; quand vous recevrez cette lettre, vous n’aurez plus qu’un fils.

 

 

» Lucien, mon excellent frère, aime ma mère pour nous deux !

 

» Avant-hier, j’ai été atteint d’une fièvre cérébrale, j’ai fait peu d’attention aux premiers symptômes ; le médecin est arrivé trop tard ! Ma bonne mère, il n’y a plus d’espoir pour moi, à moins d’un miracle, et quel droit ai-je d’espérer que Dieu fera ce miracle pour moi ?

 

» Je vous écris dans un moment lucide ; si je meurs, cette lettre sera mise à la poste un quart d’heure après ma mort ; car, dans l’égoïsme de mon amour pour vous, je veux que vous sachiez que je suis mort en ne regrettant du monde entier que votre tendresse et celle de mon frère.

 

» Adieu, ma mère.

 

» Ne pleurez pas ; c’était l’âme qui vous aimait et non pas le corps, et, partout où elle ira, l’âme continuera de vous aimer.

 

» Adieu, Lucien.

 

» Ne quitte jamais notre mère, et songe qu’elle n’a plus que toi.

 

» Votre fils,

» Ton frère,

 

» Louis de Franchi. »

 

 

Après ces derniers mots, je me retournai vers celui qui les avait écrits.

 

– Eh bien, lui dis-je, qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Ne comprenez-vous pas ? me demanda-t-il.

 

– Non.

 

– Je vais être tué à neuf heures dix minutes.

 

– Vous allez être tué ?

 

– Oui.

 

– Mais vous êtes fou ! Pourquoi vous frapper d’une pareille idée ?

 

– Je ne suis ni fou ni frappé, mon cher ami… Je suis prévenu, voilà tout.

 

– Prévenu ? Et par qui ?

 

– Mon frère ne vous a-t-il pas raconté, demanda en souriant Louis, que les mâles de notre famille jouissent d’un singulier privilège ?

 

– C’est vrai, répondis-je en frissonnant malgré moi ; il m’a parlé d’apparitions.

 

– C’est cela. Eh bien, mon père m’est apparu cette nuit ; c’est pour cela que vous m’avez trouvé si pâle ; la vue des morts pâlit les vivants.

 

Je le regardai avec un étonnement qui n’était point exempt de terreur.

 

– Vous avez vu votre père cette nuit, dites-vous ?

 

– Oui.

 

– Et il vous a parlé ?

 

– Il m’a annoncé ma mort.

 

– C’était quelque rêve terrible, dis-je.

 

– C’était une terrible réalité.

 

– Vous dormiez ?

 

– Je veillais… Ne croyez-vous donc pas qu’un père puisse visiter son fils ?

 

Je baissai la tête ; car, au fond du cœur, moi-même je croyais à cette possibilité.

 

– Comment cela s’est-il passé ? demandai-je.

 

– Oh ! mon Dieu, de la façon la plus simple et la plus naturelle. Je lisais, en attendant mon père ; car je savais que, si je courais quelque danger mon père m’apparaîtrait, lorsque, à minuit, ma lampe a pâli d’elle-même, la porte s’est ouverte lentement, et mon père a paru.

 

– Mais comment ? demandai-je.

 

– Mais comme de son vivant : vêtu de l’habit qu’il portait habituellement, seulement, il était très pâle, et ses yeux étaient sans regard.

 

– Oh ! mon Dieu !…

 

– Alors, il s’approcha lentement de mon lit. Je me soulevai sur le coude.

 

» – Soyez le bienvenu, mon père, lui dis-je.

 

» Il s’approcha de moi, me regarda fixement, et il me sembla que cet œil atone s’animait par la force du sentiment paternel.

 

– Continuez… c’est terrible !…

 

– Alors, ses lèvres remuèrent, et, chose étrange, quoique ses paroles ne produisissent aucun son, je les entendais retentir au-dedans de moi-même, distinctes et vibrantes comme un écho.

 

 

– Et que vous a-t-il dit ?

 

– Il m’a dit :

 

» – Pense à Dieu, mon fils !

 

» – Je serai donc tué dans ce duel ? demandai-je.

 

» Je vis deux larmes couler de ces yeux sans regard sur le visage pâle du spectre.

 

» – Et à quelle heure ?

 

» Il tourna le doigt vers la pendule. Je suivis la direction indiquée. La pendule marquait neuf heures dix minutes.

 

» – C’est bien, mon père, répondis-je alors. Que la volonté de Dieu soit faite. Je quitte ma mère, c’est vrai, mais pour vous rejoindre, vous.

 

» Alors un pâle sourire passa sur ses lèvres, et, me faisant un signe d’adieu, il s’éloigna.

 

» La porte s’ouvrit d’elle-même devant lui… Il disparut, et la porte se referma.

 

Ce récit était si simplement et si naturellement fait, qu’il était évident, ou que la scène que racontait de Franchi avait eu lieu effectivement, ou qu’il avait été, dans la préoccupation de son esprit, le jouet d’une illusion qu’il avait prise pour la réalité, et qui, par conséquent, était aussi terrible qu’elle.

 

J’essuyai la sueur qui me coulait du front.

 

– Maintenant, continua Louis, vous connaissez mon frère, n’est-ce pas ?

 

– Oui.

 

– Que croyez-vous qu’il fasse s’il apprend que j’ai été tué en duel ?

 

– Il partira à l’instant même de Sullacaro pour venir se battre avec celui qui vous aura tué.

 

– Justement, et, s’il est tué à son tour, ma mère sera trois fois veuve, veuve de son mari, veuve de ses deux fils.

 

– Oh ! Je comprends, c’est affreux !

 

– Eh bien, c’est ce qu’il faut éviter. Voilà pourquoi j’ai voulu écrire cette lettre. Croyant que je suis mort d’une fièvre cérébrale, mon frère ne s’en prendra à personne, et ma mère se consolera plus facilement, me croyant atteint par la volonté de Dieu, que si elle me sait frappé par la main des hommes. À moins que…

 

– À moins que ?… répétai-je.

 

– Oh ! non…, reprit Louis, j’espère que ce ne sera pas.

 

Je vis qu’il répondait à une crainte personnelle, et je n’insistai point.

 

En ce moment, la porte s’entrouvrit.

 

– Mon cher de Franchi, dit le baron de Giordano, j’ai respecté ta consigne tant que la chose a été possible ; mais il est huit heures ; le rendez-vous est à neuf ; nous avons une lieue et demie à faire, il faut partir.

 

– Je suis prêt, mon très cher, dit Louis. Entre donc. J’ai dit à monsieur ce que j’avais à lui dire.

 

Il mit un doigt sur sa bouche en me regardant.

 

– Quant à toi, mon ami, continua-t-il en se retournant vers la table et en y prenant une lettre cachetée ; voici ton affaire. S’il m’arrivait malheur, lis ce billet, et conforme-toi, je te prie, à ce que je te demande.

 

– À merveille !

 

– Vous vous étiez chargé des armes ?

 

– Oui, répondis-je. Mais, au moment de partir, je me suis aperçu que l’un des chiens jouait mal. Nous prendrons, en passant, une boîte de pistolets chez Devisme.

 

Louis me regarda en souriant et me tendit la main. Il avait compris que je ne voulais pas qu’il fût tué avec mes pistolets.

 

– Avez-vous une voiture, demanda Louis, ou faut-il que Joseph aille en chercher une ?

 

– J’ai mon coupé, dit le baron, et, en nous pressant un peu, nous tiendrons trois. D’ailleurs, comme nous sommes un peu en retard, nous irons toujours plus vite avec mes chevaux qu’avec des chevaux de fiacre.

 

– Partons, dit Louis.

 

Nous descendîmes. À la porte, Joseph nous attendait.

 

– Irai-je avec monsieur ? demanda-t-il.

 

– Non, Joseph, répondit Louis, non, c’est inutile, je n’ai pas besoin de vous.

 

Puis, restant un peu en arrière :

 

– Tenez, mon ami, dit-il en lui mettant dans la main un petit rouleau d’or ; et, si parfois, dans mes moments de mauvaise humeur, je vous ai brusqué, pardonnez-le-moi.

 

– Oh ! Monsieur, s’écria Joseph les larmes aux yeux, qu’est-ce que cela signifie ?

 

– Chut ! dit Louis.

 

Et, s’élançant dans la voiture, il se plaça entre nous deux.

 

– C’était un bon serviteur, dit-il, en jetant un dernier regard sur Joseph, et, si vous pouvez lui être utile, l’un ou l’autre, je vous en serai reconnaissant.

 

– Est-ce que tu le renvoies ? demanda le baron.

 

– Non, dit en souriant Louis, je le quitte, voilà tout.

 

Nous nous arrêtâmes à la porte de Devisme, juste le temps nécessaire pour prendre une boîte de pistolets, de la poudre et des balles ; puis nous repartîmes au grand trot des chevaux.

 

XVII

 

Nous étions à Vincennes à neuf heures moins cinq minutes.

 

Une voiture arrivait en même temps que la nôtre : c’était celle de M. de Château-Renaud.

 

Nous nous enfonçâmes dans le bois par deux routes différentes. Nos cochers devaient se rejoindre dans la grande allée.

 

Quelques instants après, nous étions au rendez-vous.

 

– Messieurs, dit Louis en descendant le premier, vous le savez, pas d’arrangement possible.

 

– Cependant…, dis-je en m’approchant.

 

– Oh ! mon cher, rappelez-vous qu’après la confidence que je vous ai faite, vous avez moins que personne le droit d’en proposer ou d’en recevoir.

 

Je baissai la tête devant cette volonté absolue, qui, pour moi, était une volonté suprême.

 

Nous laissâmes Louis près de la voiture et nous nous avançâmes vers M. de Boissy et M. de Châteaugrand.

 

Le baron de Giordano tenait à la main la boîte de pistolets. Nous échangeâmes un salut.

 

– Messieurs, dit le baron Giordano, dans les circonstances pareilles à celles où nous nous trouvons, les plus courts compliments sont les meilleurs ; car, d’un moment à l’autre, nous pouvons être dérangés. Nous nous étions chargés d’apporter les armes, les voici ; veuillez les examiner, nous venons de les prendre à l’instant même chez l’arquebusier, et nous vous donnons notre parole que M. Louis de Franchi ne les a pas même vues.

 

– Cette parole était inutile, monsieur, répondit le vicomte de Châteaugrand ; nous savons à qui nous avons affaire.

 

Et, prenant un pistolet, tandis que M. de Boissy prenait l’autre, les deux témoins en firent jouer les ressorts tout en examinant le calibre.

 

– Ce sont des pistolets de tir ordinaire, et qui n’ont jamais servi, dit le baron ; maintenant, sera-t-on libre de se servir ou non de la double détente.

 

– Mais, dit M. de Boissy, mon avis est que chacun doit faire comme il lui conviendra et selon son habitude.

 

– Soit, dit le baron Giordano. Toutes chances égales sont agréables.

 

– Alors vous préviendrez M. de Franchi, et nous préviendrons M. de Château-Renaud.

 

– C’est convenu ; maintenant, monsieur, c’est nous qui avons apporté les armes, continua le baron de Giordano, c’est à vous de les charger.

 

Les deux jeunes gens prirent chacun un pistolet, mesurèrent rigoureusement la même charge de poudre, prirent au hasard deux balles, et les enfoncèrent dans le canon avec le maillet.

 

Pendant cette opération, à laquelle je n’avais voulu prendre aucune part, je m’approchai de Louis, qui me reçut le sourire sur les lèvres.

 

– Vous n’oublierez rien de ce que je vous ai demandé, me dit-il, et vous obtiendrez de Giordano, auquel je le demande, au reste, par la lettre que je lui ai remise, qu’il ne raconte rien, ni à ma mère, ni à mon frère. Veillez aussi à ce que les journaux ne parlent point de cette affaire, ou, s’ils en parlent, à ce qu’ils ne mettent point les noms.

 

– Vous êtes donc toujours dans cette terrible conviction que le duel vous sera fatal ? lui demandai-je.

 

– J’en suis plus convaincu que jamais ; mais vous me rendrez cette justice au moins, n’est-ce pas ? que j’ai regardé venir la mort en vrai Corse.

 

– Votre calme, mon cher de Franchi, est si grand, qu’il me donne cet espoir que vous n’êtes pas bien convaincu vous-même.

 

Louis tira sa montre.

 

– J’ai encore sept minutes à vivre, dit-il ; tenez, voilà ma montre ; gardez-la, je vous prie, en souvenir de moi : c’est une excellente Bréguet.

 

Je pris la montre en serrant la main de Franchi.

 

– Dans huit minutes, lui dis-je, j’espère vous la rendre.

 

– Ne parlons plus de cela, me dit-il ; voici ces messieurs qui s’approchent.

 

 

– Messieurs, dit le vicomte de Châteaugrand, il doit y avoir ici, à droite, une clairière que j’ai pratiquée pour mon propre compte, l’an dernier ; voulez-vous que nous la cherchions ? Nous serons mieux que dans une allée, où nous pouvons être vus et dérangés.

 

– Guidez-nous, monsieur, dit le baron Giordano Martelli ; nous vous suivons.

 

Le vicomte marcha le premier, et nous le suivîmes en formant deux groupes séparés. Bientôt, en effet, nous nous trouvâmes, après une trentaine de pas d’une descente presque insensible, au milieu d’une clairière qui avait autrefois, sans doute, été une mare dans le genre de celle d’Auteuil, et qui, tout à fait desséchée, formait une fondrière entourée de tous côtés d’une espèce de talus ; le terrain paraissait donc fait exprès pour servir de théâtre à une scène dans le genre de celle qui allait s’y passer.

 

– Monsieur Martelli, dit le vicomte, voulez-vous mesurer les pas avec moi ?

 

Le baron répondit par un salut d’assentiment ; puis, allant se mettre côte à côte avec M. de Châteaugrand, ils mesurèrent vingt pas ordinaires.

 

Je restai donc encore quelques secondes seul avec de Franchi.

 

– À propos, me dit-il, vous trouverez mon testament sur la table où j’écrivais lorsque vous êtes entré.

 

– C’est bien, répondis-je, soyez tranquille.

 

– Messieurs, quand vous voudrez, dit le vicomte de Châteaugrand.

 

– Me voici, répondit Louis. Adieu, cher ami ! Merci de toute la peine que je vous ai donnée, sans compter, ajouta-t-il avec un sourire mélancolique, celle que je vous donnerai encore.

 

Je lui pris la main ; elle était froide, mais sans aucune agitation.

 

– Voyons, lui dis-je, oubliez l’apparition de cette nuit et visez de votre mieux.

 

– Vous rappelez-vous le Freyzchutz ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, vous le savez, chaque balle a sa destination… Adieu.

 

Il rencontra sur sa route le baron Giordano, qui tenait à la main le pistolet qui lui était destiné ; il le prit, l’arma, et, sans même y jeter les yeux, alla se placer à son poste indiqué par un mouchoir.

 

M. de Château-Renaud était déjà au sien.

 

Il y eut un instant de morne silence, pendant lequel les deux jeunes gens saluèrent leurs témoins, puis ceux de leurs adversaires, et enfin se saluèrent l’un l’autre.

 

M. de Château-Renaud paraissait parfaitement avoir l’habitude de ce genre d’affaires, et il était souriant comme un homme sûr de son adresse. Peut-être savait-il, d’ailleurs, que c’était la première fois que Louis de Franchi touchait un pistolet.

 

Louis était calme et froid ; sa belle tête avait l’air d’un buste de marbre.

 

– Eh bien, messieurs, dit Château-Renaud, vous le voyez, nous attendons.

 

Louis me jeta un dernier regard ; puis, avec un sourire, il leva les yeux au ciel.

 

– Allons, messieurs, dit Châteaugrand, préparez-vous.

 

Puis, frappant ses mains l’une contre l’autre :

 

– Une fois… dit-il, deux fois… trois fois…

 

Les deux coups ne formèrent qu’une seule détonation.

 

Au même instant, je vis Louis de Franchi faire deux tours sur lui-même et tomber sur un genou.

 

M. de Château-Renaud resta debout ; le revers de sa redingote seulement avait été traversé.

 

Je me précipitai vers Louis de Franchi.

 

– Vous êtes blessé ? lui dis-je.

 

Il essaya de me répondre, mais inutilement ; une mousse sanglante parut sur ses lèvres.

 

En même temps, il laissa tomber le pistolet et porta la main au côté droit de sa poitrine.

 

À peine voyait-on sur la redingote un trou à fourrer le bout du petit doigt.

 

– Monsieur le baron, m’écriai-je, courez à la caserne et amenez le chirurgien du régiment.

 

Mais de Franchi rassembla ses forces, et, arrêtant Giordano, il lui fit signe de la tête que la chose était inutile.

 

En même temps, il tomba sur le second genou.

 

M. de Château-Renaud s’éloigna aussitôt ; mais ses deux témoins s’approchèrent du blessé.

 

Pendant ce temps, nous avions ouvert la redingote, déchiré le gilet et la chemise.

 

La balle entrait au-dessous de la sixième côte droite, et sortait un peu au-dessus de la hanche gauche.

 

À chaque expiration du moribond, le sang jaillissait par les deux blessures.

 

Il était évident que la plaie était mortelle.

 

– Monsieur de Franchi, dit le vicomte de Châteaugrand, nous sommes désolés, croyez-le bien, du résultat de cette malheureuse affaire, et nous espérons que vous êtes sans haine contre M. de Château-Renaud.

 

– Oui, oui…, murmura le blessé, oui, je lui pardonne… ; mais qu’il parte… qu’il parte…

 

Puis, se retournant avec effort de mon côté :

 

– Souvenez-vous de votre promesse, me dit-il.

 

– Oh ! Je vous jure qu’il sera fait comme vous désirez.

 

– Et maintenant, dit-il en souriant, regardez la montre.

 

Et il retomba en poussant un long soupir.

 

C’était le dernier.

 

Je regardai la montre : il était juste neuf heures dix minutes.

 

Puis je portai les yeux sur Louis de Franchi : il était mort.

 

Nous ramenâmes le cadavre chez lui, et, tandis que le baron de Giordano allait faire la déclaration au commissaire de police du quartier, je le montai avec Joseph dans sa chambre.

 

Le pauvre garçon pleurait à chaudes larmes.

 

En entrant, mes yeux se portèrent malgré moi sur la pendule. Elle marquait neuf heures dix minutes.

 

Sans doute on avait oublié de la remonter, et elle s’était arrêtée juste à cette heure.

 

Un instant après, le baron Giordano rentra avec les gens de justice, qui, prévenus par lui, venaient mettre les scellés.

 

Le baron voulait envoyer des lettres de faire part aux amis et connaissances du défunt ; mais je le priai, auparavant, de lire la lettre que lui avait remise Louis de Franchi au moment de notre départ.

 

Cette lettre contenait la prière de cacher à Lucien la cause de sa mort, et l’invitation, pour que personne ne fût dans la confidence, de faire faire l’enterrement sans aucune pompe et sans aucun bruit.

 

Le baron Giordano se chargea de tous ces détails, et moi, j’allai faire à l’instant même une double visite à MM. de Boissy et de Châteaugrand, pour les prier de garder le silence sur cette malheureuse affaire, et les engager à inviter M. de Château-Renaud, sans lui dire pour quelle cause on sollicitait son départ, à quitter Paris, au moins pour quelque temps.

 

Ils me promirent de seconder mon intention autant qu’il serait en leur pouvoir, et, tandis qu’ils se rendaient chez M. de Château-Renaud, j’allai mettre à la poste la lettre qui annonçait à madame de Franchi que son fils venait de mourir d’une fièvre cérébrale.

 

XVIII

 

Contre l’habitude de ces sortes d’affaires, ce duel fit peu de bruit.

 

Les journaux eux-mêmes, ces éclatantes et fausses trompettes de la publicité, se turent.

 

Quelques amis intimes seulement accompagnèrent le corps du malheureux jeune homme au Père-Lachaise. Seulement, quelques instances qu’on pût faire à M. de Château-Renaud, il refusa de quitter Paris.

 

J’avais eu un moment l’idée de faire suivre la lettre de Louis à sa famille d’une lettre de moi ; mais, quoique le but fût excellent, ce mensonge à l’endroit de la mort d’un fils et d’un frère m’avait répugné : j’étais convaincu que Louis lui-même avait combattu longtemps, et qu’il avait fallu, pour l’y décider, l’importance des raisons qu’il m’avait données.

 

J’avais donc, au risque d’être accusé d’indifférence ou même d’ingratitude, gardé le silence, et le baron Giordano avait dû en faire autant.

 

Cinq jours après l’événement, vers les onze heures du soir, je travaillais devant ma table, au coin de mon feu, seul, et dans une disposition d’esprit assez maussade, lorsque mon domestique entra, referma la porte vivement, et, d’une voix assez agitée, me dit que M. de Franchi demandait à me parler.

 

Je me retournai et le regardai fixement : il était fort pâle.

 

– Que me dites-vous là, Victor ? lui demandai-je.

 

– Oh ! monsieur, reprit-il, en vérité, je n’en sais rien moi-même.

 

– De quel M. de Franchi voulez-vous me parler ? Voyons !

 

– Mais de l’ami de monsieur… de celui que j’ai vu venir une ou deux fois chez lui…

 

– Vous êtes fou, mon cher ! Ne savez-vous pas que nous avons eu le malheur de le perdre il y a cinq jours ?

 

– Oui, monsieur ; et voilà pourquoi monsieur me voit si troublé. Il a sonné ; j’étais dans l’antichambre, j’ai été ouvrir la porte. Aussitôt j’ai reculé en le voyant. Alors il est entré, a demandé si monsieur était chez lui ; j’étais tellement troublé, que j’ai répondu que oui. Alors il m’a dit : « Allez lui annoncer que M. de Franchi demande à lui parler. » Sur quoi, je suis venu.

 

– Vous êtes fou, mon cher ! l’antichambre était mal éclairée, sans doute, et vous avez mal vu ; vous étiez tout endormi encore et vous avez mal entendu. Retournez, et demandez une seconde fois le nom.

 

– Oh ! c’est bien inutile, et je jure à monsieur que je ne me trompe pas ; j’ai bien vu et bien entendu.

 

– Alors faites entrer.

 

Victor retourna tout tremblant vers la porte, l’ouvrit ; puis, restant dans l’intérieur de ma chambre :

 

– Que monsieur prenne la peine d’entrer, dit-il.

 

Aussitôt j’entendis, malgré le tapis qui les assourdissait, des pas qui traversaient le salon et qui s’approchaient de ma chambre ; puis, presque aussitôt, je vis effectivement apparaître sur ma porte M. de Franchi.

 

 

J’avoue que mon premier sentiment fut un sentiment de terreur ; je me levai et fit un pas en arrière.

 

– Pardon de vous déranger à une pareille heure, me dit M. de Franchi, mais je suis arrivé depuis dix minutes, et vous comprenez que je n’ai pas voulu attendre à demain pour venir causer avec vous.

 

– Oh ! mon cher Lucien, m’écriai-je en courant à lui et en le serrant dans mes bras ; c’est vous, c’est donc vous !

 

Et, malgré moi, quelques larmes s’échappèrent de mes yeux.

 

– Oui, me dit-il, c’est moi.

 

Je calculai le temps écoulé : à peine si la lettre devait être arrivée, je ne dirai pas à Sullacaro, mais à Ajaccio.

 

– Oh ! mon Dieu ! m’écriai-je ; mais alors vous ne savez rien !

 

– Je sais tout, dit-il.

 

– Comment, tout ?

 

– Oui.

 

– Victor, dis-je en me retournant vers mon valet de chambre, assez mal rassuré encore, laissez-nous, ou plutôt revenez dans un quart d’heure, avec un plateau tout servi ; vous souperez avec moi, Lucien, et vous coucherez ici, n’est-ce pas ?

 

– J’accepte tout cela, dit-il ; je n’ai pas mangé depuis Auxerre. Puis, comme personne ne me connaissait, ou plutôt, ajouta-t-il avec un sourire profondément triste, comme tout le monde semblait me reconnaître chez mon pauvre frère, on n’a pas voulu m’ouvrir, et je m’en suis allé laissant toute la maison en révolution.

 

– En effet, mon cher Lucien, votre ressemblance avec Louis est si grande, que, moi-même, tout à l’heure j’en ai été frappé.

 

– Comment ! s’écria Victor, qui n’avait pas encore pu prendre sur lui de s’éloigner, monsieur est donc le frère… ?

 

– Oui ; mais allez, et servez-nous.

 

Victor sortit ; nous nous trouvâmes seuls.

 

Je pris Lucien par la main, je le conduisis à un fauteuil, et je m’assis près de lui.

 

– Mais, lui dis-je de plus en plus étonné de le voir, vous étiez donc en route lorsque vous avez appris la fatale nouvelle ?

 

– Non, j’étais à Sullacaro.

 

– Impossible, la lettre de votre frère est à peine arrivée maintenant.

 

– Vous avez oublié la ballade de Burger, mon cher Alexandre ; les morts vont vite !

 

Je frissonnai.

 

– Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous ; je ne comprends pas.

 

– Oubliez-vous ce que je vous ai raconté des apparitions familières à notre famille ?

 

– Vous avez revu votre frère ? m’écriai-je.

 

– Oui.

 

– Et quand cela ?

 

– Pendant la nuit du 16 au 17.

 

– Et il vous a tout dit ?

 

– Tout.

 

– Il vous a dit qu’il était mort ?

 

– Il m’a dit qu’il avait été tué : les morts ne mentent plus.

 

– Il vous a dit comment ?

 

– En duel.

 

– Par qui ?

 

– Par M. de Château-Renaud ?

 

– Non, n’est-ce pas ? non, lui dis-je ; vous avez appris cela d’une autre façon ?

 

– Croyez-vous que je sois en disposition de plaisanter ?

 

– Pardon ! mais, en vérité, ce que vous me dites est si étrange, et tout ce qui vous arrive, à vous et à votre frère, est tellement en dehors de la loi de la nature…

 

– Que vous ne voulez pas y croire, n’est-ce pas ? Je comprends ! Mais, tenez, me dit-il en ouvrant sa chemise, et en me montrant une marque bleue empreinte sur sa peau, au-dessus de la sixième côte droite, croirez-vous à cela ?

 

– En vérité, m’écriai-je, c’est juste en cet endroit que votre frère a été touché.

 

– Et la balle est sortie ici, n’est ce pas ? continua Lucien en posant le doigt au-dessus de la hanche gauche.

 

– C’est miraculeux ! m’écriai-je.

 

– Et maintenant, continua-t-il, voulez-vous que je vous dise à quelle heure il est mort ?

 

– Dites !

 

– À neuf heures dix minutes.

 

– Tenez, Lucien, racontez-moi tout d’un seul trait : mon esprit se perd à vous interroger et à écouter vos réponses fantastiques ; j’aime mieux un récit.

 

XIX

 

Lucien s’accouda sur son fauteuil, me regarda fixement et continua :

 

 

– Oh ! mon dieu, c’est bien simple. Le jour où mon frère a été tué, j’étais sorti de bon matin à cheval, et j’allais visiter nos bergers du côté de Carboni, lorsqu’au moment où, après avoir regardé l’heure, je mettais ma montre dans mon gousset, je reçus un coup si violent au côté, que je m’évanouis. Quand je rouvris les yeux, j’étais couché à terre entre les bras d’Orlandini, qui me jetait de l’eau au visage. Mon cheval était à quatre pas, le nez étendu vers moi, soufflant et renâclant.

 

» – Eh bien, me dit Orlandini, que vous est-il donc arrivé ?

 

» – Mon Dieu, lui dis-je, je n’en sais rien moi-même ; mais n’avez-vous pas entendu un coup de feu ?

 

» – Non.

 

» C’est qu’il me semble que je viens de recevoir une balle ici.

 

» Et je lui montrai l’endroit où j’éprouvais la douleur.

 

» – D’abord, reprit-il, il n’y a eu aucun coup de fusil ni de pistolet tiré ; ensuite, vous n’avez pas de trou à votre redingote.

 

» – Alors, répondis-je, c’est mon frère qui vient d’être tué.

 

» – Ah ! ceci, répondit-il, c’est autre chose.

 

» J’ouvris ma redingote, et je trouvai la marque que je vous ai montrée tout à l’heure ; seulement, au premier abord, elle était vive et comme saignante.

 

» Un instant je fus tenté, tant je me sentais brisé par la double douleur morale et physique que j’éprouvais, de rentrer à Sullacaro ; mais je pensai à ma mère : elle ne m’attendait que pour souper, il fallait donner une raison à ce retour, et je n’avais pas de raison à lui donner.

 

» D’un autre côté, je ne voulais pas, sans une plus grande certitude, lui annoncer la mort de mon frère.

 

» Je continuai donc mon chemin, et rentrai seulement à six heures du soir.

 

» Ma pauvre mère me reçut comme d’habitude ; il était évident qu’elle ne se doutait de rien.

 

» Aussitôt le souper, je remontai dans ma chambre.

 

» En passant dans le corridor que vous connaissez, le vent souffla ma bougie.

 

» J’allais descendre pour la rallumer, quand, par les fentes de la porte, je vis de la lumière dans la chambre de mon frère.

 

» Je crus que Griffo avait eu affaire dans cette chambre et avait oublié d’emporter la lampe.

 

» Je poussai la porte : un cierge brûlait près du lit de mon frère, et, sur ce lit, mon frère était couché, nu et sanglant.

 

» Je restai, je l’avoue, un instant immobile de terreur ; puis je m’approchai.

 

» Je le touchai… Il était déjà froid.

 

» Il avait reçu une balle au travers du corps, au même endroit où j’avais ressenti le coup, et quelques gouttes de sang tombaient des lèvres violettes de la plaie.

 

» Il était évident pour moi que mon frère avait été tué.

 

» Je tombai à genoux, et, appuyant ma tête contre le lit, je fis ma prière en fermant les yeux.

 

» Lorsque je les rouvris, j’étais dans l’obscurité la plus profonde ; le cierge s’était éteint, la vision avait disparu.

 

» Je tâtai le lit, il était vide.

 

» Écoutez, je l’avoue, je me crois aussi brave qu’un autre ; mais, lorsque je sortis de la chambre, en tâtonnant, j’avais les cheveux hérissés et la sueur sur le front.

 

» Je descendis pour prendre une autre bougie ; ma mère me vit et jeta un cri.

 

» – Qu’as-tu donc, me dit-elle, et pourquoi es-tu si pâle ?

 

» – Je n’ai rien, répondis-je.

 

» Et, prenant un autre chandelier, je remontai.

 

» Cette fois, la bougie ne s’éteignit point, et je rentrai dans la chambre de mon frère… Elle était vide.

 

» Le cierge avait complètement disparu : aucun poids n’avait affaissé les matelas du lit.

 

» À terre était ma première bougie, que je rallumai.

 

» Malgré cette absence de nouvelles preuves, j’en avais vu assez pour être convaincu.

 

» À neuf heures dix minutes du matin, mon frère avait été tué. Je rentrai et je me couchai fort agité.

 

» Comme vous pouvez le penser, je fus longtemps à m’endormir ; enfin la fatigue l’emporta sur l’agitation, et le sommeil s’empara de moi.

 

» Alors tout se continua dans la forme d’un rêve ; je vis la scène comme elle s’était passée ; je vis l’homme qui l’a tué ; j’entendis prononcer son nom : il s’appelle M. de Château-Renaud.

 

– Hélas ! tout cela n’est que trop vrai, répondis-je ; mais que venez-vous faire à Paris ?

 

– Je viens tuer celui qui a tué mon frère.

 

– Le tuer ?…

 

– Oh ! soyez tranquille, pas à la manière corse, derrière une haie ou par-dessus un mur : non, non, à la manière française, avec des gants blancs, un jabot et des manchettes.

 

– Et madame de Franchi sait que vous êtes venu à Paris dans cette intention ?

 

– Oui.

 

– Et elle vous a laissé partir ?

 

– Elle m’a embrassé au front et m’a dit : « Va ! » Ma mère est une vraie Corse.

 

– Et vous êtes venu !

 

– Me voici.

 

– Mais, de son vivant, votre frère ne voulait pas être vengé.

 

– Eh bien, dit Lucien en souriant avec amertume, il aura changé d’avis depuis qu’il est mort.

 

En ce moment, le valet de chambre entra portant le souper : nous nous mîmes à table.

 

Lucien mangea comme un homme libre de toute préoccupation.

 

Après le souper, je le conduisis à sa chambre. Il me remercia, me serra la main, et me souhaita une bonne nuit.

 

C’était le calme qui suit, dans les âmes fortes, une résolution inébranlablement prise.

 

Le lendemain, il entra chez moi aussitôt que mon domestique lui dit que j’étais visible.

 

– Voulez-vous, me dit-il, m’accompagner jusqu’à Vincennes ? C’est un pieux pèlerinage que je compte accomplir ; si vous n’avez pas le temps, j’irai seul.

 

– Comment, seul ! et qui vous indiquera la place ?

 

– Oh ! Je la reconnaîtrai bien ; ne vous ai-je pas dit que je l’avais vue en rêve ?

 

Je fus curieux de savoir jusqu’où irait cette singulière intuition.

 

– C’est bien, je vous accompagnerai, lui dis-je.

 

– Eh bien, apprêtez-vous tandis que j’écrirai à Giordano, vous me permettez de disposer de votre valet de chambre pour faire porter une lettre, n’est-ce pas ?

 

– Il est à vous.

 

– Merci.

 

Il sortit et rentra dix minutes après avec sa lettre, qu’il recommanda à mon domestique.

 

J’avais envoyé chercher un cabriolet ; nous y montâmes, et nous partîmes pour Vincennes.

 

En arrivant au carrefour :

 

– Nous approchons, n’est-ce pas ? dit Lucien.

 

– Oui, à vingt pas d’ici, nous serons à l’endroit où nous entrâmes dans la forêt.

 

– Nous y voilà, dit le jeune homme en arrêtant le cabriolet.

 

C’était à l’endroit même.

 

Lucien entra dans le bois sans hésitation, et comme si déjà vingt fois il y était venu. Il marcha droit à la fondrière, et, quand il fut arrivé, s’orienta un instant ; puis, s’avançant jusqu’à la place où son frère était tombé, il s’inclina vers le sol, et, voyant sur la terre une place rougeâtre :

 

– C’est ici, dit-il.

 

Alors il baissa lentement la tête et baisa des lèvres le gazon.

 

Puis, se relevant l’œil en flamme, et traversant toute la profondeur de la fondrière pour atteindre la place d’où avait tiré M. de Château-Renaud :

 

– C’est ici qu’il était, dit-il en frappant du pied ; c’est ici que vous le verrez couché demain.

 

– Comment, lui dis-je, demain ?

 

 

– Oui ; ou il est un lâche, ou, demain, il me donnera ici ma revanche.

 

– Mais, mon cher Lucien, lui dis-je, l’habitude en France, vous le savez, est qu’un duel n’entraîne pas d’autres suites que les suites naturelles de ce duel. M. de Château-Renaud s’est battu avec votre frère, qu’il avait provoqué, mais il n’a rien à faire avec vous.

 

– Ah ! vraiment, M. de Château-Renaud a eu le droit de provoquer mon frère, parce que mon frère offrait son appui à une femme qu’il avait, lui, lâchement trompée, et selon vous, il avait le droit de provoquer mon frère. M. de Château-Renaud a tué mon frère, qui n’avait jamais touché un pistolet ; il l’a tué avec autant de sécurité que s’il avait tiré sur ce chevreuil qui nous regarde, et moi, moi, je n’aurais pas le droit de provoquer M. de Château-Renaud ? Allons donc !

 

Je baissai la tête sans répondre.

 

– D’ailleurs, continua-t-il, vous n’avez rien à faire dans tout cela. Soyez tranquille, j’ai écrit ce matin à Giordano, et, quand nous reviendrons à Paris, tout sera arrangé. Croyez-vous donc que M. de Château-Renaud refusera ma proposition.

 

– M. de Château-Renaud a malheureusement une réputation de courage qui ne me permet point, je l’avoue, d’élever le moindre doute à cet égard.

 

– Alors, tout est pour le mieux, dit Lucien. Allons déjeuner.

 

Nous revînmes à l’allée, et nous remontâmes en cabriolet.

 

– Cocher, dis-je, rue de Rivoli.

 

– Non pas, dit Lucien, c’est moi qui vous emmène déjeuner… Cocher, au café de Paris. N’est-ce point là que dînait ordinairement mon frère ?

 

– Je le crois.

 

– C’est là, d’ailleurs, que j’ai donné rendez-vous à Giordano.

 

– Alors, au café de Paris.

 

Une demi-heure après, nous étions à la porte du restaurant.

 

XX

 

L’entrée de Lucien dans la salle fut une nouvelle preuve de cette étrange ressemblance entre lui et son frère.

 

Le bruit de la mort de Louis s’était répandu, peut-être pas dans tous ses détails, c’est vrai, mais enfin il s’était répandu, et l’apparition de Lucien sembla frapper tout le monde de stupeur.

 

Je demandai un cabinet, en prévoyant que le baron Giordano devait venir nous rejoindre.

 

On nous donna alors la chambre du fond.

 

Lucien se mit à lire les journaux avec un sang-froid qui ressemblait à de l’insensibilité.

 

Au milieu du déjeuner, Giordano entra.

 

Les deux jeunes gens ne s’étaient pas vus depuis quatre ou cinq ans ; cependant, un serrement de main fut la seule démonstration d’amitié qu’ils se donnèrent.

 

– Eh bien, tout est arrangé, dit-il.

 

– M. de Château-Renaud accepte ?

 

– Oui, à la condition, cependant, qu’après vous on le laissera tranquille.

 

– Oh ! qu’il se rassure : je suis le dernier des Franchi. Est-ce lui que vous avez vu ou sont-ce les témoins ?

 

– C’est lui-même. Il s’est chargé de prévenir MM. de Boissy et de Châteaugrand. Quant aux armes, à l’heure et au lieu, ils seront les mêmes.

 

– À merveille… Mettez-vous là, et déjeunez.

 

Le baron s’assit, et l’on parla d’autres choses.

 

Après le déjeuner, Lucien nous pria de le faire reconnaître par le commissaire de police qui avait mis les scellés, par le propriétaire de la maison qu’habitait son frère. Il voulait passer dans la chambre même de Louis cette dernière nuit qui le séparait de la vengeance.

 

Toutes ces démarches prirent une partie de la journée, et ce ne fut que vers cinq heures du soir que Lucien put entrer dans l’appartement de son frère. Nous le laissâmes seul ; la douleur a sa pudeur qu’il faut respecter.

 

Lucien nous donna rendez-vous pour le lendemain à huit heures, en me priant de tâcher d’avoir les mêmes pistolets et de les acheter même s’ils étaient à vendre.

 

Je me rendis aussitôt chez Devisme, et le marché fut conclu moyennant six cents francs. Le lendemain, à huit heures moins un quart, j’étais chez Lucien.

 

Quand j’entrai, il était à la même place et écrivait à la même table où j’avais trouvé son frère écrivant. Il avait le sourire sur les lèvres, quoiqu’il fût fort pâle.

 

– Bonjour, me dit-il ; j’écris à ma mère.

 

 

– J’espère que vous lui annoncez une nouvelle moins douloureuse que celle qu’il y a aujourd’hui huit jours lui annonçait votre frère.

 

– Je lui annonce qu’elle peut prier tranquillement pour son fils et qu’il est vengé.

 

– Comment pouvez-vous parler avec cette certitude ?

 

– Mon frère ne vous avait-il pas d’avance annoncé sa mort ? Moi, d’avance, je vous annonce celle de M. de Château-Renaud.

 

Il se leva, et, en me touchant la tempe :

 

– Tenez, me dit-il, je lui mettrai ma balle là.

 

– Et vous ?

 

– Il ne me touchera même pas !

 

– Mais attendez au moins l’issue du duel pour envoyer cette lettre.

 

– C’est parfaitement inutile.

 

Il sonna. Le valet de chambre parut.

 

– Joseph, dit-il, portez cette lettre à la poste.

 

– Mais vous avez donc revu votre frère ?

 

– Oui, me dit-il.

 

C’était une étrange chose que ces deux duels à la suite l’un de l’autre, et dans lesquels, d’avance, un des deux adversaires était condamné. Sur ces entrefaites, le baron Giordano arriva. Il était huit heures. Nous partîmes.

 

Lucien avait si grande hâte d’arriver et poussa tellement le cocher, que nous étions au rendez-vous plus de dix minutes avant l’heure.

 

Nos adversaires arrivèrent à neuf heures juste. Ils étaient à cheval tous trois et suivis d’un domestique à cheval aussi.

 

M. de Château-Renaud avait la main dans son habit, et je crus d’abord qu’il portait son bras en écharpe.

 

À vingt pas de nous, ces messieurs descendirent et jetèrent la bride de leurs chevaux aux domestiques.

 

M. de Château-Renaud resta en arrière, mais jeta cependant les yeux sur Lucien ; tout éloigné que nous étions de lui, je le vis pâlir. Il se retourna, et, de la cravache qu’il portait à la main gauche, s’amusa à couper les petites fleurs qui poussaient sur le gazon.

 

– Nous voici, messieurs, dirent MM. de Châteaugrand et de Boissy. Mais vous savez nos conditions, c’est que ce duel est le dernier, et que, quelle qu’en soit l’issue, M. de Château-Renaud n’aura plus à répondre à personne du double résultat.

 

– C’est convenu, répondîmes-nous, Giordano et moi.

 

Lucien s’inclina en signe d’assentiment.

 

– Vous avez des armes, messieurs ? demanda le vicomte de Châteaugrand.

 

– Les mêmes.

 

– Et elles sont inconnues à M. de Franchi.

 

– Beaucoup plus qu’à M. de Château-Renaud. M. de Château-Renaud s’en est servi une fois. M. de Franchi ne les a pas encore vues.

 

– C’est bien, messieurs. Viens, Château-Renaud.

 

Aussitôt nous nous enfonçâmes dans le bois sans prononcer une seule parole : chacun, à peine remis de la scène dont nous allions revoir le théâtre, sentait que quelque chose de non moins terrible allait se passer.

 

Nous arrivâmes à la fondrière.

 

M. de Château-Renaud, grâce à une grande puissance sur lui-même, paraissait calme ; mais ceux qui l’avaient vu dans ces deux rencontres pouvaient cependant apprécier la différence.

 

De temps en temps, il jetait à la dérobée un regard sur Lucien, et ce regard exprimait une inquiétude qui ressemblait à de l’effroi.

 

Peut-être était-ce cette grande ressemblance des deux frères qui le préoccupait, et croyait-il voir dans Lucien l’ombre vengeresse de Louis.

 

Pendant qu’on chargeait les pistolets, je le vis enfin tirer sa main de sa redingote ; sa main était enveloppée d’un mouchoir mouillé qui devait en apaiser les mouvements fébriles.

 

Lucien attendait l’œil calme et fixe, en homme qui est sûr de sa vengeance.

 

Sans qu’on lui indiquât sa place, Lucien alla prendre celle qu’occupait son frère ; ce qui força naturellement M. de Château-Renaud à se diriger vers celle qu’il avait déjà occupée.

 

Lucien reçut son arme avec un sourire de joie.

 

M. de Château-Renaud, en prenant la sienne, de pâle qu’il était, devint livide. Puis il passa sa main entre sa cravate et son cou comme si sa cravate l’étouffait.

 

On ne peut se faire une idée du sentiment de terreur involontaire avec lequel je regardais ce jeune homme, beau, riche, élégant, qui, la veille au matin, croyait avoir encore de longues années à vivre, et qui, aujourd’hui, la sueur au front, l’angoisse au cœur, se sentait condamné.

 

– Y êtes-vous, messieurs ? demanda M. de Châteaugrand.

 

– Oui, répondit Lucien.

 

M. de Château-Renaud fit un geste affirmatif.

 

Quant à moi, n’osant envisager cette scène en face, je me retournai.

 

J’entendis les deux coups frappés successivement dans la main, et, au troisième, la détonation des deux pistolets.

 

Je me retournai.

 

M. de Château-Renaud était étendu sur le sol, tué roide, sans avoir poussé un soupir, sans avoir fait un mouvement.

 

Je m’approchai du cadavre, mû par cette invincible curiosité qui vous pousse à suivre jusqu’au bout une catastrophe ; la balle lui était entrée à la tempe, à l’endroit même qu’avait indiqué Lucien.

 

Je courus à lui ; il était resté calme et immobile ; mais, en me voyant à sa portée, il laissa tomber son pistolet et se jeta dans mes bras.

 

– Oh ! mon frère, mon pauvre frère ! s’écria-t-il.

 

Et il éclata en sanglots. C’étaient les premières larmes que le jeune homme eût versées.

 

 

 

 

 

 


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Juillet 2009

 

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