Alexandre Dumas

 

 

 

LA COMTESSE DE CHARNY


Tome IV

 

 

 

(1852 - 1855)

 

 

 

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Table des matières

 

Chapitre CXIII  La pétition.. 4

Chapitre CXIV  Le drapeau rouge. 19

Chapitre CXV  Après le massacre. 35

Chapitre CXVI  Plus de maître ! Plus de maîtresse ! 57

Chapitre CXVII  Les adieux de Barnave. 74

Chapitre CXVIII  Le champ de bataille. 85

Chapitre CXIX  L’hôpital du Gros-Caillou.. 94

Chapitre CXX  Catherine. 102

Chapitre CXXI  La fille et le père. 112

Chapitre CXXII  La fille et la mère. 124

Chapitre CXXIII  Où l’abbé Fortier exécute, à l’endroit de la mère Billot, la menace qu’il avait faite à la tante Angélique. 135

Chapitre CXXIV  Où l’abbé Fortier voit qu’il n’est pas toujours si facile qu’on le croit de tenir la parole donnée. 146

Chapitre CXXV  Billot député. 159

Chapitre CXXVI  Aspect de la nouvelle assemblée. 170

Chapitre CXXVII  La France et l’étranger. 181

Chapitre CXXVIII  La guerre. 208

Chapitre CXXIX  Un ministre de la façon de Mme de Staël 218

Chapitre CXXX  Les Roland. 234

Chapitre CXXXI  Derrière la tapisserie. 245

Chapitre CXXXII  Le bonnet rouge. 258

Chapitre CXXXIII  Le dehors et le dedans. 267

Chapitre CXXXIV  La rue Guénégaud et les Tuileries. 279

Chapitre CXXXV  Le veto. 290

Chapitre CXXXVI  L’occasion.. 299

Chapitre CXXXVII  L’élève de M. le duc de La Vauguyon.. 309

Chapitre CXXXVIII  Un conciliabule à Charenton.. 324

Chapitre CXXXIX  Le 20 juin.. 334

Chapitre CXL  Où le roi voit qu’il est certaines circonstances où sans être jacobin, on peut mettre le bonnet rouge sur sa tête. 346

Chapitre CXLI  Réaction.. 360

Chapitre CXLII  Vergniaud parlera. 371

Chapitre CXLIII  Vergniaud parle. 381

Chapitre CXLIV  Le troisième anniversaire de la prise de la Bastille. 393

Chapitre CXLV  La patrie est en danger. 403

Chapitre CXLVI  La Marseillaise. 412

Chapitre CXLVII  Les cinq cents hommes de Barbaroux. 422

Chapitre CXLVIII  Ce qui faisait que la reine n’avait pas voulu fuir. 439

À propos de cette édition électronique. 453

 

Chapitre CXIII

La pétition

 

Il y a certains moments où le peuple, à la suite d’excitations successives, monte comme une marée, et a besoin de quelque grand cataclysme pour rentrer, comme l’océan, dans le lit que la nature lui a creusé.

 

Il en était ainsi du peuple parisien pendant cette première quinzaine de juillet, où tant d’événements étaient venus le mettre en ébullition.

 

Le dimanche 10, on avait été au-devant du convoi de Voltaire, mais le mauvais temps avait empêché la fête d’avoir lieu, et le convoi s’était arrêté à la barrière de Charenton, où la foule avait stationné toute la journée.

 

Le lundi 11, le temps s’était éclairci ; le cortège s’était mis en route, et avait traversé Paris au milieu d’un immense concours de peuple, faisant halte devant la maison où était mort l’auteur du Dictionnaire philosophique et de La Pucelle, pour donner le temps à Mme Villette, sa fille adoptive, et à la famille de Calas de couronner le cercueil, salué par les chœurs des artistes de l’Opéra.

 

Le mercredi 13, spectacle à Notre-Dame ; on y joue La Prise de la Bastille, à grand orchestre.

 

Le jeudi 14, anniversaire de la Fédération, pèlerinage à l’autel de la Patrie ; les trois quarts de Paris sont au Champ-de-Mars, et les têtes se montent de plus en plus, aux cris de « Vive la nation ! » et à la vue de l’illumination universelle, au milieu de laquelle le palais des Tuileries, sombre et muet, semble un tombeau.

 

Le vendredi 15, vote à la Chambre, protégée par les quatre mille baïonnettes et les mille piques de La Fayette ; pétition de la foule, fermeture des théâtres, bruit et rumeurs pendant toute la soirée et une partie de la nuit.

 

Enfin, le samedi 16, désertion des Jacobins pour les Feuillants ; scènes violentes sur le Pont-Neuf, où des hommes de la police battent Fréron, et arrêtent un Anglais, maître d’italien, nommé Rotondo : excitation au Champ-de-Mars, où Billot découvre, dans la pétition, la phrase de Laclos ; vote populaire sur la déchéance de Louis XVI ; rendez-vous pris pour le lendemain afin de signer la pétition.

 

Nuit sombre, agitée, pleine de tumulte, où, tandis que les grands meneurs des Jacobins et des Cordeliers se cachent parce qu’ils connaissent le jeu de leurs adversaires, les hommes consciencieux et naïfs du parti se promettent de se réunir et de donner, quelque chose qui puisse arriver, suite à l’entreprise commencée.

 

Puis d’autres veillent encore dans des sentiments moins honnêtes et surtout moins philanthropiques ; ce sont ces hommes de haine qu’on retrouve à chaque grande commotion des sociétés, qui aiment le trouble, le tumulte, la vue du sang, comme les vautours et les tigres aiment les armées qui se battent et qui leur fournissent des cadavres.

 

Marat, dans son souterrain, où le confine sa monomanie ; Marat croit toujours être persécuté, menacé, ou feint de le croire : il vit dans l’ombre comme les animaux de proie et les oiseaux de nuit ; de cette ombre, comme de l’antre de Trophonius ou de Delphes, sortent, tous les matins, de sinistres oracles épars sur les feuilles de ce journal qu’on appelle L’Ami du peuple. Depuis quelques jours, le journal de Marat sue le sang ; depuis le retour du roi, il propose, comme seul moyen de sauvegarder les droits et les intérêts du peuple, un dictateur unique et un massacre général. Au dire de Marat, il faut, avant tout, égorger l’Assemblée et pendre les autorités ; puis, en manière de variante, comme l’égorgement et la pendaison ne lui suffisent pas, il propose de scier les mains, de couper les pouces, d’enterrer vivant, d’asseoir sur des pals ! Il est temps que le médecin de Marat vienne à lui selon son habitude et lui dise : « Vous écrivez rouge, Marat ; il faut que je vous saigne ! »

 

Verrière, cet abominable bossu, ce formidable nain aux longs bras et aux longues jambes, que nous avons vu apparaître au commencement de ce livre pour faire les 5 et 6 octobre, et qui, les 5 et 6 octobre faits, est rentré dans l’obscurité, eh bien, le soir du 16, il a reparu, on l’a revu, vision de l’Apocalypse ! dit Michelet, monté sur le cheval blanc de la mort, aux flancs duquel ballottent ses longues jambes aux gros genoux et aux grands pieds ; il s’est arrêté à chaque coin de rue, à chaque carrefour, et, héraut de malheur, il a convoqué pour le lendemain le peuple au Champ de Mars.

 

Fournier, qui va, lui, se produire pour la première fois, et qu’on appellera Fournier l’Américain, non point parce qu’il est né en Amérique – Fournier est auvergnat – mais parce qu’il a été piqueur de Nègres à Saint-Domingue ; Fournier, ruiné, aigri par un procès perdu, exaspéré par le silence avec lequel l’Assemblée nationale a reçu les vingt pétitions successives qu’il lui a envoyées ; et c’est tout simple, les meneurs de l’Assemblée sont des planteurs : les Lameth, ou des amis des planteurs : Duport, Barnave. Aussi, à la première occasion, se vengera-t-il, il se le promet, et il tiendra sa parole, cet homme qui a dans sa pensée les soubresauts de la brute, et sur son visage le ricanement de l’hyène.

 

Ainsi, voyez, voici la situation de tous pendant la nuit du 16 au 17 :

 

Le roi et la reine attendent anxieusement aux Tuileries : Barnave leur a promis un triomphe sur le peuple. Il ne leur a pas dit quel serait ce triomphe, ni de quelle manière il s’opérerait ; peu leur importe ! Les moyens ne les regardent pas : on agit pour eux. Seulement, le roi désire ce triomphe parce qu’il améliore la position de la royauté ; la reine, parce que ce sera un commencement de vengeance, et ce peuple l’a tant fait souffrir, que, à son avis, il lui est bien permis de se venger.

 

L’Assemblée, appuyée sur une de ces majorités factices qui rassurent les assemblées, attend avec une certaine tranquillité ; ses mesures sont prises ; elle aura, quelque chose qu’il arrive, la loi pour elle, et, le cas échéant, le besoin venu, elle invoquera ce mot suprême : salut public !

 

La Fayette aussi attend sans crainte : il a sa garde nationale, qui lui est encore toute dévouée, et, parmi cette garde nationale, un corps de neuf mille hommes composé d’anciens militaires, de gardes-françaises, d’enrôlés volontaires. Ce corps appartient plus à l’armée qu’à la ville ; il est payé, d’ailleurs : aussi l’appelle-t-on la garde soldée. S’il y a, le lendemain, quelque exécution terrible à faire, c’est ce corps qui le fera.

 

Bailly et la municipalité attendent de leur côté. Bailly, après une vie tout entière passée dans l’étude et dans le cabinet, est poussé subitement dans la politique et sur les places et les carrefours. Admonesté la veille par l’Assemblée sur la faiblesse qu’il a montrée dans la soirée du 15, il s’est endormi, la tête posée sur la loi martiale, qu’il appliquera le lendemain dans toute sa rigueur, si besoin est.

 

Les Jacobins attendent, mais dans la dislocation la plus complète. Robespierre est caché ; Laclos, qui a vu rayer sa phrase, boude ; Pétion, Buzot et Brissot se tiennent prêts, supposant bien que la journée du lendemain sera rude ; Santerre, qui, à onze heures du matin, doit aller au Champ-de-Mars pour retirer la pétition, leur donnera des nouvelles.

 

Les Cordeliers ont abdiqué. Danton, nous l’avons dit, est à Fontenay, chez son beau-père ; Legendre, Fréron et Camille Desmoulins le rejoindront. Le reste ne fera rien : la tête manque.

 

Le peuple, qui ignore tout cela, ira au Champ-de-Mars ; il y signera la pétition, il y criera : « Vive la nation ! » il dansera en rond autour de l’autel de la Patrie, en chantant le fameux Ça ira de 1790.

 

Entre 1790 et 1791, la réaction a creusé un abîme ; cet abîme, il faudra les morts du 17 juillet pour le combler !

 

Quoi qu’il en soit, le jour se leva magnifique. Dès quatre heures du matin, tous ces petits industriels forains, tous ces petits industriels forains qui vivent des multitudes, ces bohèmes des grandes villes, qui vendent du coco, du pain d’épice, des gâteaux, commençaient à s’acheminer vers l’autel de la Patrie, lequel s’élevait solitaire au milieu du Champ-de-Mars, pareil à un grand catafalque.

 

Un peintre, placé à une vingtaine de pas de la face tournée vers la rivière, en faisait scrupuleusement un dessin.

 

À quatre heures et demie, on compte déjà cent cinquante personnes, à peu près, au Champ-de-Mars.

 

Ceux qui se lèvent si matin sont, en général, ceux qui ont mal dormi, et la plupart de ceux qui dorment mal – je parle des hommes et des femmes du peuple – sont ceux qui ont mal soupé ou qui n’ont pas soupé du tout.

 

Quand on n’a pas soupé, et qu’on a mal dormi, on est, ordinairement, de mauvaise humeur à quatre heures du matin.

 

Il y avait donc, parmi ces cent cinquante personnes qui enveloppaient l’autel de la Patrie, pas mal de gens de mauvaise humeur et surtout de mauvaise mine.

 

Tout à coup, une femme, une marchande de limonade qui est montée sur les degrés de l’autel, pousse un cri.

 

La pointe d’une vrille vient de percer son soulier.

 

Elle appelle, on accourt. Le plancher est percé de trous dont on ne comprend ni la cause ni la raison ; seulement, cette vrille qui vient de percer le soulier de la marchande de limonade indique la présence d’un ou de plusieurs hommes sous la plate-forme de l’autel de la Patrie.

 

Que peuvent-ils faire là ?

 

On les interpelle, on les somme de répondre, de dire leurs intentions, de sortir, de paraître.

 

Pas de réponse.

 

Le rapin quitte son escabeau, laisse sa toile, et court au Gros-Caillou pour y chercher la garde.

 

La garde, qui ne voit pas dans une femme piquée au pied avec une vrille un motif suffisant de se déranger, refuse le service, et renvoie le rapin.

 

Au retour de celui-ci, l’exaspération est à son comble. Tout le monde est amassé autour de l’autel de la Patrie, trois cents personnes à peu près. On lève une planche, on pénètre dans la cavité ; on trouve notre perruquier et notre invalide tout penauds.

 

Le perruquier, qui a vu dans la vrille une preuve de conviction, la jette loin de lui ; mais il n’a pas pensé à éloigner le baril.

 

On les prend au collet, on les force de monter sur la plate-forme, on les interroge sur leurs intentions, et, comme ils balbutient, on les mène chez le commissaire.

 

Là, interrogés, ils avouent dans quel but ils se sont cachés ; le commissaire n’y voit qu’une espièglerie sans conséquence, et les remet en liberté ; mais, à la porte, ils trouvent les blanchisseuses du Gros-Caillou, leurs battoirs à la main. Les blanchisseuses du Gros-Caillou sont, à ce qu’il paraît, très chatouilleuses à l’endroit de l’honneur des femmes : elles tombent, Dianes irritées, à grands coups de battoirs sur les Actéons modernes.

 

En ce moment-là, un homme accourt : on a trouvé sous l’autel de la Patrie un baril de poudre ; les deux coupables étaient là, non point, comme ils l’ont dit, pour percer des trous et regarder en l’air, mais pour faire sauter les patriotes.

 

Il n’y avait qu’à tirer la bonde du baril, et à s’assurer que c’était du vin, et non pas de la poudre qu’il contenait ; il n’y avait qu’à réfléchir qu’en mettant le feu au baril, les deux conspirateurs – en supposant que ce baril contînt de la poudre – se faisaient sauter les premiers plus sûrement encore qu’ils ne faisaient sauter les patriotes, et les deux prétendus coupables étaient innocentés ; mais il y a des moments où l’on ne réfléchit à rien, où l’on ne vérifie rien, ou plutôt où l’on ne veut pas réfléchir, où l’on se garde bien de vérifier.

 

À l’instant même, la bourrasque se change en orage. Un groupe d’hommes arrive ; d’où sort-il ? On ne sait pas. D’où sortaient ces hommes qui ont tué Foullon, Bertier, Flesselles ; qui ont fait les 5 et 6 octobre ? Des ténèbres, où ils rentrent quand leur œuvre de mort est finie. Ces hommes s’emparent du malheureux invalide et du pauvre perruquier : tous deux sont renversés ; l’un d’eux, l’invalide, percé de coups de couteau, ne se relève pas ; l’autre, le perruquier est traîné sous un réverbère : on lui passe une corde autour du cou, on le hisse… À la hauteur de dix pieds à peu près, le poids de son corps fait casser la corde. Il retombe vivant, se débat un instant, et voit la tête de son compagnon au bout d’une pique – comment y avait-il là justement une pique ? À cette vue, il jette un cri, et s’évanouit. Alors, on lui coupe ou plutôt on lui scie la tête, et il se trouve à point nommé une seconde pique pour recevoir le sanglant trophée !

 

Aussitôt, le besoin de promener dans Paris ces deux têtes coupées s’empare de la populace, et les porteurs de têtes, suivis d’une centaine de bandits pareils à eux, prennent, en chantant, la rue de Grenelle.

 

À neuf heures, les officiers municipaux, les notables, avec huissiers et trompettes, proclamaient sur la place du Palais-Royal le décret de l’Assemblée, et les mesures répressives qu’entraînerait toute infraction à ce décret, lorsque, par la rue Saint-Thomas-du-Louvre, débouchent les égorgeurs.

 

C’était une admirable position faite à la municipalité : si acerbes que fussent ses mesures, elles n’atteindraient jamais à la hauteur du crime qui venait d’être commis.

 

L’Assemblée commençait à se réunir ; de la place du Palais-Royal au Manège, il n’y avait pas loin : la nouvelle ne fait qu’un bond, et va éclater dans la salle

 

Seulement, ce n’est plus un perruquier et un invalide punis bien outre mesure pour une polissonnerie de collégien ; ce sont deux bons citoyens, deux amis de l’ordre, qui ont été égorgés pour avoir recommandé aux révolutionnaires le respect des lois.

 

Alors, Regnault de Saint-Jean-d’Angély s’élance à la tribune.

 

– Citoyens, dit-il, je demande la loi martiale ; je demande que l’Assemblée déclare ceux qui, par écrits individuels ou collectifs, porteraient le peuple à résister, criminels de lèse-nation !

 

L’Assemblée se lève presque entière, et, sur la motion de Regnault de Saint-Jean-d’Angély, proclame criminels de lèse-nation ceux qui, par des écrits individuels ou collectifs, porteront le peuple à la résistance.

 

Ainsi voilà les pétitionnaires criminels de lèse-nation. C’est ce que l’on voulait.

 

Robespierre était caché dans un coin de l’Assemblée ; il entendit proclamer le vote, et courut aux Jacobins pour leur donner avis de la mesure qui venait d’être prise.

 

La salle des Jacobins était déserte ; vingt-cinq ou trente membres à peine erraient dans le vieux couvent. Santerre était là, attendant l’ordre des chefs.

 

On expédie Santerre au Champ-de-Mars, afin qu’il prévienne les pétitionnaires du danger qu’ils courent.

 

Il les trouve au nombre de deux ou trois cents signant, sur l’autel de la Patrie, la pétition des Jacobins.

 

L’homme de la veille, Billot, est le centre de ce vaste mouvement ; il ne sait pas signer, lui ; mais il a dit son nom, il s’est fait guider la main, et il a signé un des premiers.

 

Santerre monte à l’autel de la Patrie, annonce que l’Assemblée vient de proclamer rebelle quiconque oserait demander la déchéance du roi, et déclare qu’il est envoyé par les Jacobins pour retirer la pétition rédigée par Brissot.

 

Billot descend trois degrés, et se trouve en face du célèbre brasseur. Les deux hommes du peuple se regardent, s’examinent, symboles l’un et l’autre des deux forces matérielles qui agissent en ce moment : la province, Paris.

 

Tous deux se reconnaissent pour frères : ils ont combattu ensemble à la Bastille.

 

– C’est bien ! dit Billot, on la rendra aux Jacobins, leur pétition ; mais on en fera une autre.

 

– Et cette pétition, dit Santerre, on n’aura qu’à l’apporter chez moi, au faubourg Saint-Antoine : je la signerai et la ferai signer par mes ouvriers.

 

Et il lui tend sa large main, où Billot place la sienne.

 

À la vue de cette puissante fraternité, qui relie la province à la ville, on applaudit.

 

Billot rend à Santerre sa pétition, et celui-ci s’éloigne en faisant au peuple un de ces gestes de promesse et d’assentiment auxquels le peuple ne se trompe pas ; d’ailleurs, il commence à connaître Santerre.

 

– Maintenant, dit Billot, les Jacobins ont peur, soit ; ayant peur, ils ont droit de retirer leur pétition, soit encore ; mais nous, nous qui n’avons pas peur, nous avons le droit d’en faire une autre.

 

– Oui, oui ! crient plusieurs voix, une autre pétition ! Ici, demain !

 

– Et pourquoi pas aujourd’hui ? demande Billot ; demain ! Qui sait ce qui arrivera d’ici à demain ?

 

– Oui, oui, crient plusieurs voix, aujourd’hui ! Tout de suite !

 

Un groupe de gens distingués s’est formé autour de Billot : la force a la vertu de l’aimant : elle attire.

 

Ce groupe se compose de députés des Cordeliers, ou de Jacobins amateurs, qui, mal renseignés ou plus hasardeux que les chefs, sont venus au Champ-de-Mars, malgré le contrordre.

 

Ces hommes, pour la plupart, portaient des noms fort inconnus alors ; mais ils ne devaient pas tarder de faire à ces noms des célébrités bien différentes.

 

C’étaient : Robert, Mlle de Kéralio, Roland ; Brune, ouvrier typographe qui sera maréchal de France ; Hébert, écrivain public, rédacteur futur du terrible Père Duchesne ; Chaumette, journaliste et élève en médecine ; Sergent, graveur en taille-douce, qui sera le beau-frère de Marceau, et qui mettra en scène les fêtes patriotiques ; Fabre d’ Églantine, l’auteur de L’intrigue épistolaire ; Hanriot, le gendarme de la guillotine ; Maillard, le terrible huissier du Châtelet, que nous avons perdu de vue depuis le 6 octobre, et que nous retrouverons le 2 septembre ; Isabey père et Isabey fils, le seul peut-être des acteurs de cette scène qui puisse la raconter, jeune et vivant qu’il est encore, à quatre-vingt-huit ans.

 

– Tout de suite ! cria le peuple, oui, tout de suite !

 

Un immense applaudissement s’éleva du côté du Champ-de-Mars.

 

– Mais qui tiendra la plume ? demanda une voix.

 

– Moi, vous, nous, tout le monde, cria Billot ; celle-là sera réellement la pétition du peuple.

 

Un patriote se détacha tout courant : il allait chercher du papier, de l’encre et des plumes.

 

En l’attendant, on se prit par les mains, et l’on commença de danser des farandoles, en chantant le fameux Ça ira.

 

Le patriote revint au bout de dix minutes, avec papier, plumes et encre ; il avait, de peur de manquer, acheté une bouteille d’encre, un paquet de plumes et cinq ou six cahiers de papier.

 

Alors, Robert prit la plume, et, Mlle de Kéralio, Mme Roland et Roland dictant tour à tour, il écrivit la pétition suivante :

 

PÉTITION À L’ASSEMBLÉE NATIONALE, RÉDIGÉE SUR L’AUTEL DE LA PATRIE, LE 17 JUILLET 1791

 

« Représentants de la nation.

 

« Vous touchez au terme de vos travaux ; bientôt des successeurs, tous nommés par le peuple, allaient marcher sur vos traces, sans rencontrer les obstacles que vous ont présentés les députés des deux ordres privilégiés, ennemis nécessaires de tous les principes de la sainte égalité.

 

Un grand crime se commet : Louis XVI fuit ; il abandonne indignement son poste ; l’empire est à deux doigts de l’anarchie. Des citoyens l’arrêtent à Varennes, et il est ramené à Paris. Le peuple de cette capitale vous demande instamment de ne rien prononcer sur le sort du coupable sans avoir entendu l’expression du vœu des quatre-vingt-deux autres départements.

 

« Vous différez ; une foule d’adresses arrivent à l’Assemblée : toutes les sections de l’empire demandent simultanément que Louis soit jugé. Vous, messieurs, vous avez préjugé qu’il était innocent et inviolable, en déclarant, par votre décret du 16, que la charte constitutionnelle lui sera présentée alors que la Constitution sera achevée. Législateurs ! ce n’était pas là le vœu du peuple, et nous avons pensé que votre plus grande gloire, votre devoir même, consistait à être les organes de la volonté publique. Sans doute, messieurs, que vous avez été entraînés à cette décision par la foule de ces députés réfractaires, qui ont fait d’avance leur protestation contre la Constitution. Mais, messieurs… mais, représentants d’un peuple généreux et confiant, rappelez-vous que ces deux cent quatre-vingt-dix protestants n’avaient point de voix à l’Assemblée nationale ; que le décret est donc nul dans la forme et dans le fond : nul dans le fond, parce qu’il est contraire au vœu du souverain ; nul dans la forme, parce qu’il est porté par deux cent quatre-vingt-dix individus sans qualité.

 

« Ces considérations, toutes ces vues de bien général, ce désir impérieux d’éviter l’anarchie, à laquelle nous exposerait le défaut d’harmonie entre les représentants et les représentés, tout nous fait la loi de vous demander, au nom de la France entière, de revenir sur ce décret, de prendre en considération que le délit de Louis XVI est prouvé, que ce roi a abdiqué ; de recevoir son abdication, et de convoquer un nouveau corps constituant pour procéder d’une manière vraiment nationale au jugement du coupable, et surtout au remplacement et à l’organisation d’un nouveau pouvoir exécutif. »

 

La pétition rédigée, on réclame le silence. À l’instant même, tout bruit cesse, les fronts se découvrent, et Robert lit à haute voix les lignes que nous venons de mettre sous les yeux de nos lecteurs.

 

Elles répondaient au vœu de tous ; aussi aucune observation ne fut faite ; mais, au contraire, des applaudissements unanimes éclatèrent à la dernière phrase.

 

Il s’agissait de signer ; on n’était plus seulement deux ou trois cents : on était dix mille peut-être, et, comme, par toutes les issues du Champ-de-Mars, la foule ne cessait d’arriver, il était évident que, avant une heure, plus de cinquante mille personnes entoureraient l’autel de la Patrie.

 

Les commissaires rédacteurs signent les premiers, puis passent la plume à leurs voisins ; puis, comme en une seconde le bas de la page est couvert de signatures, on distribue des feuilles de papier blanches du même format que la pétition ; ces feuilles numérotées seront ajoutées à la suite.

 

Les feuilles distribuées, on signe d’abord sur les cratères qui forment les quatre angles de l’autel de la Patrie, ensuite sur les degrés, sur les genoux, sur la forme des chapeaux, sur tout ce qui offre un point d’appui.

 

Cependant, d’après les ordres de l’Assemblée, transmis à La Fayette, et qui ont rapport, non pas à la pétition qui se signe à cette heure, mais à l’assassinat du matin, les premières troupes arrivent au Champ-de-Mars, et la préoccupation que cause la pétition est telle, qu’à peine fait-on attention à ces troupes.

 

Ce qui va se passer aura pourtant quelque importance.

 

Chapitre CXIV

Le drapeau rouge

 

Ces troupes sont conduites par un aide de camp de La Fayette ; lequel ? On ne le nomme pas : La Fayette a toujours eu tant d’aides de camp, que l’Histoire s’y perd !

 

Quoi qu’il en soit, un coup de feu part des glacis, et va frapper cet aide de camp ; mais la blessure est peu dangereuse, et, le coup de feu étant isolé, on dédaigne d’y répondre.

 

Une scène du même genre se passe au Gros-Caillou. C’est par le Gros-Caillou que se présente La Fayette avec trois mille hommes et du canon.

 

Mais Fournier est là, à la tête d’une bande de coquins, les mêmes probablement qui ont assassiné le perruquier et l’invalide ; ils font une barricade.

 

La Fayette marche contre cette barricade, et la démolit.

 

À travers les roues d’une charrette, et à bout portant, Fournier tire un coup de fusil sur La Fayette ; par bonheur, le fusil rate. La barricade est emportée et Fournier pris.

 

On l’amène devant La Fayette.

 

– Quel est cet homme ? demande-t-il.

 

– Celui qui a tiré sur vous, et dont le fusil a raté.

 

– Lâchez-le, et qu’il aille se faire pendre ailleurs !

 

Fournier n’alla point se faire pendre : il disparut momentanément, et reparut aux massacres de septembre.

 

La Fayette arrive au Champ-de-Mars : on y signe la pétition ; la tranquillité la plus parfaite y règne.

 

Cette tranquillité était grande, puisque Mme de Condorcet y promenait son enfant âgé d’un an.

 

La Fayette s’avance jusqu’à l’autel de la Patrie ; il s’enquiert de ce que l’on y fait : on lui montre la pétition. Les pétitionnaires s’engagent à rentrer chez eux quand la pétition sera signée. Il ne voit rien de bien répréhensible dans tout cela, et se retire avec sa troupe.

 

Mais, si ce coup de feu qui a blessé l’aide de camp de La Fayette, si ce fusil qui a raté sur lui-même, n’ont pas été entendus au Champ-de-Mars, ils ont eu un retentissement terrible à l’Assemblée !

 

N’oublions pas que l’Assemblée veut un coup d’ État royaliste, et que tout la sert.

 

« La Fayette est blessé ! Son aide de camp tué !… On s’égorge au Champ-de Mars !… »

 

Telle est la nouvelle qui court dans Paris, et que l’Assemblée transmet officiellement à l’Hôtel de Ville.

 

Mais l’Hôtel de Ville s’est déjà inquiété de ce qui se fait au Champ-de- Mars ; il a envoyé, de son côté, trois municipaux, MM. Jacques, Renaud et Hardy.

 

Du haut de l’autel de la Patrie, les signataires de la pétition voient s’avancer vers eux un nouveau cortège ; celui-là leur arrive du côté du bord de l’eau.

 

Ils envoient une députation au-devant du cortège.

 

Les trois officiers municipaux – ce sont ceux qui viennent d’entrer au Champ-de-Mars – marchent droit à l’autel de la Patrie ; mais, au lieu de cette foule de factieux qu’ils s’attendent à trouver effarée, en tumulte et pleine de menaces, il voient des citoyens, les uns se promenant par groupes, les autres signant la pétition ; d’autres, enfin, dansant la farandole en chantant Ça ira !

 

La multitude est tranquille ; mais peut-être la pétition est-elle factieuse. Les municipaux demandent que cette pétition leur soit lue.

 

La pétition leur est lue depuis la première jusqu’à la dernière ligne, et, comme la chose est déjà arrivée une fois, cette lecture est suivie de bravos universels, d’acclamations unanimes.

 

– Messieurs, disent alors les officiers municipaux, nous sommes charmés de connaître vos dispositions ; on nous avait dit qu’il y avait ici du tumulte : on nous avait trompés. Nous ne manquerons point de rendre compte de ce que nous avons vu, de dire la tranquillité qui règne au Champ-de-Mars ; et, loin de vous empêcher de faire votre pétition, nous vous aiderions de la force publique, dans le cas où l’on essayerait de vous troubler. Si nous n’étions pas en fonction, nous la signerions nous-mêmes, et, si vous doutez de nos intentions, nous resterons en otage près de vous jusqu’à ce que toutes les signatures soient apposées.

 

Ainsi, l’esprit de la pétition est bien l’esprit de tous, puisque les membres de la municipalité eux-mêmes signeraient comme citoyens cette pétition, que leur qualité de municipaux les empêche seule de signer.

 

Cette adhésion de trois hommes qu’ils voyaient s’avancer vers eux avec défiance, leur supposant des intentions ennemies, encourage les pétitionnaires. Dans la rixe sans gravité qui vient d’avoir lieu entre le peuple et la garde nationale, deux hommes ont été arrêtés ; comme cela arrive presque toujours en pareilles circonstances, les deux prisonniers sont parfaitement innocents ; les plus notables parmi les pétitionnaires demandent qu’on les mette en liberté.

 

– Nous ne pouvons prendre cela sur nous, répondent les délégués de la municipalité ; mais nommez des commissaires ; ces commissaires nous accompagneront à l’Hôtel de Ville, et justice leur sera accordée.

 

Alors, on nomme douze commissaires ; Billot, nommé à l’unanimité, fait partie de cette commission, qui prend, avec les trois délégués, le chemin de la municipalité.

 

En arrivant sur la place de Grève, les commissaires sont tout étonnés de trouver cette place encombrée de soldats ; ils s’ouvrent à grand-peine un chemin à travers cette forêt de baïonnettes.

 

Billot les guide ; on se rappelle qu’il connaît l’Hôtel de Ville : nous l’y avons vu entrer plus d’une fois avec Pitou.

 

À la porte de la salle du conseil, les trois officiers municipaux invitent les commissaires à attendre un instant, se font ouvrir la porte, entrent, et ne reparaissent plus.

 

Les commissaires attendent une heure.

 

Pas de nouvelles !

 

Billot s’impatiente, fronce le sourcil et frappe du pied.

 

Tout à coup, la porte s’ouvre. Le corps municipal paraît, Bailly en tête.

 

Bailly est fort pâle ; c’est, avant tout, un mathématicien : il a le sentiment exact du juste et de l’injuste ; il sent qu’on le pousse à une mauvaise action ; mais l’ordre de l’Assemblée est là : Bailly l’exécutera jusqu’au bout.

 

Billot s’avance droit à lui.

 

– Monsieur le maire, dit-il de ce ton ferme que nos lecteurs lui connaissent, nous vous attendons depuis plus d’une heure.

 

– Qui êtes-vous et qu’avez-vous à me dire ? demande Bailly.

 

– Qui je suis ? répond Billot. Cela m’étonne, que vous me demandiez qui je suis, monsieur Bailly. Il est vrai que ceux qui vont à gauche ne sauraient reconnaître ceux qui suivent leur droit chemin… Je suis Billot.

 

Bailly fit un mouvement : ce seul nom lui rappelait l’homme qui était entré un des premiers à la Bastille ; l’homme qui avait gardé l’Hôtel de Ville aux jours terribles des massacres de Foullon et de Bertier ; l’homme qui avait marché à la portière du roi revenant de Versailles, qui avait attaché la cocarde tricolore au chapeau de Louis XVI, qui avait réveillé La Fayette dans la nuit du 5 au 6 octobre, qui, enfin, venait de ramener Louis XVI de Varennes.

 

– Quant à ce que j’ai à vous dire, continua Billot, j’ai à vous dire que nous sommes les envoyés du peuple assemblé au Champ-de-Mars.

 

– Et que demande-t-il, le peuple ?

 

– Il demande que l’on tienne la promesse faite par vos trois envoyés, c’est-à-dire que l’on mette en liberté deux citoyens injustement accusés, et de l’innocence desquels nous nous portons garants.

 

– Bon ! dit Bailly essayant de passer, est-ce que nous répondons de pareilles promesses ?

 

– Et pourquoi n’en répondriez-vous point ?

 

– Parce qu’elles ont été faites à des factieux !

 

Les commissaires se regardèrent étonnés.

 

Billot fronça le sourcil.

 

– À des factieux ? dit-il ; ah ! voilà que nous sommes des factieux, maintenant ?

 

– Oui, dit Bailly, à des factieux, et je vais me rendre au Champ-de-Mars, pour y mettre la paix.

 

Billot haussa les épaules, et se mit à rire, de ce gros rire qui, en passant par certaines lèvres, prend une expression menaçante.

 

– Mettre la paix au Champ-de-Mars ? dit-il. Mais votre ami La Fayette en sort, du Champ-de-Mars ; mais vos trois délégués en sortent et ils vous diront que le Champ-de-Mars est plus calme que la place de l’Hôtel de Ville !

 

Juste en ce moment, le capitaine d’une compagnie du centre du bataillon Bonne-Nouvelle accourt tout effaré.

 

– Où est M. le maire ? demande-t-il.

 

Billot se range pour démasquer Bailly.

 

– Me voici, dit ce dernier.

 

– Aux armes, monsieur le maire ! aux armes ! crie le capitaine ; on se bat au Champ-de-Mars, où cinquante mille brigands réunis s’apprêtent à marcher sur l’Assemblée !

 

À peine le capitaine a-t-il prononcé ces mots, que la lourde main de Billot pèse sur son épaule.

 

– Et qui dit cela ? demanda le fermier.

 

– Qui le dit ? L’Assemblée.

 

– L’Assemblée en a menti ! reprend Billot.

 

– Monsieur ! dit le capitaine en tirant son sabre.

 

– L’Assemblée en a menti ! répète Billot en saisissant le sabre moitié par la poignée, moitié par la lame, et en l’arrachant des mains du capitaine.

 

– Assez, assez, messieurs ! dit Bailly ; nous allons voir cela par nous-mêmes… Monsieur Billot, rendez ce sabre, je vous prie ; et, si vous avez de l’influence sur ceux qui vous envoient, retournez près d’eux, et invitez-les à se disperser.

 

Billot jeta le sabre aux pieds du capitaine.

 

– À se disperser ? dit-il. Allons donc ! Le droit de pétition nous est reconnu par un décret, et, jusqu’à ce qu’un décret nous l’ôte, il ne sera permis à personne, ni maire, ni commandant de la garde-nationale, d’empêcher des citoyens d’exprimer leur vœu… Vous allez au Champ-de-Mars ? Nous vous y précédons, monsieur le maire !

 

Ceux qui entouraient les acteurs de cette scène n’attendaient qu’un ordre, qu’un mot, qu’un geste de Bailly pour arrêter Billot ; mais Bailly sentait que cette voix qui venait de lui parler si haut et si ferme, c’était la voix du peuple.

 

Il fit signe qu’on laissât passer Billot et les commissaires.

 

On descendit sur la place : un vaste drapeau rouge tordait, à l’une des fenêtres de l’Hôtel de Ville, ses plis sanglants dans les premiers souffles d’un orage qui montait au ciel.

 

Par malheur, cet orage ne dura que quelques instants ; il gronda sans pluie, augmenta la chaleur de la journée, répandit un peu plus d’électricité dans l’air, et voilà tout.

 

Lorsque Billot et les onze autres commissaires reviennent au Champ-de Mars, la foule s’est augmentée de près d’un tiers.

 

Autant qu’on peut calculer dans l’immense bassin le nombre de ceux qui le peuplent, il doit y avoir environ soixante mille âmes.

 

Ces soixante mille citoyens et citoyennes sont répartis tant sur le talus qu’autour de l’autel de la Patrie, et sur la plate-forme et sur les degrés de l’autel lui-même.

 

Billot et ses onze collègues arrivent. Il se fait un immense mouvement ; de tous les points, on accourt, on se presse. Les deux citoyens ont-ils été délivrés ? Qu’a fait répondre M. le maire ?

 

– Les deux citoyens n’ont pas été délivrés ; et le maire n’a pas fait répondre, mais a très bien répondu lui-même que les pétitionnaires étaient des factieux.

 

Les factieux se mettent à rire du titre qu’on leur donne, et chacun reprend sa promenade, sa place, son occupation.

 

Pendant tout ce temps, on a continué de signer la pétition.

 

On compte déjà quatre ou cinq mille signatures ; avant le soir, on en comptera cinquante mille. L’Assemblée sera forcée de plier sous cette effrayante unanimité.

 

Tout à coup, un citoyen accourt haletant. Non seulement, comme les commissaires, il a vu le drapeau rouge aux fenêtres de l’Hôtel de Ville, mais encore, à l’annonce que l’on allait marcher sur le Champ-de-Mars, les gardes nationaux ont poussé des cris de joie ; puis ils ont chargé leurs fusils ; puis, enfin, les fusils chargés, un officier municipal a été de rang en rang parlant bas à l’oreille des chefs.

 

Alors, toute la masse de la garde nationale, Bailly et la municipalité en tête, s’est mise en route pour le Champ-de-Mars.

 

Celui qui apporte ces détails a pris les devants afin d’annoncer aux patriotes ces sinistres nouvelles.

 

Mais il règne une telle tranquillité, un tel ensemble, une telle fraternité sur cet immense terrain consacré par la Fédération de l’année précédente, que les citoyens qui y exercent un droit reconnu par la Constitution ne peuvent croire que ce soit eux qu’on menace.

 

Ils préfèrent penser que le messager se trompe.

 

On continue de signer ; les danses et les chants redoublent.

 

Cependant, on commence à entendre le bruit du tambour.

 

Ce bruit va se rapprochant.

 

Alors, on se regarde, on s’inquiète. Il se fait d’abord une grande rumeur sur les glacis : on se montre les baïonnettes qui reluisent, pareilles à une moisson de fer.

 

Les membres des diverses sociétés patriotiques se rallient, se groupent, et proposent de se retirer.

 

Mais, de la plate-forme de l’autel de la Patrie, Billot s’écrie :

 

– Frères ! Que faisons-nous ? Et pourquoi cette crainte ? Ou la loi martiale est dirigée contre nous, ou elle ne l’est pas ; si elle n’est point dirigée contre nous, pourquoi nous sauver ? Si elle l’est, on la publiera, nous serons avertis par les sommations, et, alors, il sera temps de nous retirer.

 

– Oui, oui, crie-t-on de toutes parts, nous sommes dans les termes de la loi… attendons les sommations… il faut trois sommations… restons ! restons !

 

Et on reste.

 

Au même instant, le tambour bat plus rapproché, et la garde nationale apparaît à trois entrées du Champ-de-Mars.

 

Un tiers de cette masse armée se présente par l’ouverture voisine de l’Ecole militaire ;

 

Un second tiers par l’ouverture qui se trouve un peu plus bas

 

Enfin, le troisième par celle qui fait face aux hauteurs de Chaillot. De ce côté, la troupe traverse le pont de bois, et s’avance, le drapeau rouge à sa tête, Bailly dans ses rangs.

 

Seulement, le drapeau rouge est un guidon presque invisible, et qui n’attire pas plus les yeux de la foule sur ce corps que sur les deux autres.

 

Voilà ce que voient les pétitionnaires du Champ-de-Mars. Maintenant que voient ceux qui arrivent ?

 

La vaste plaine remplie de promeneurs inoffensifs, et, au milieu de la plaine, l’autel de la Patrie, gigantesque construction sur la plate-forme de laquelle on monte, comme nous l’avons dit, par quatre escaliers gigantesques que quatre bataillons peuvent gravir à la fois.

 

Sur cette plate-forme s’élèvent encore pyramidalement des degrés qui conduisent à un terre-plein couronné par l’autel de la Patrie, qu’ombrage un élégant palmier.

 

Chaque degré, depuis le plus bas jusqu’au plus élevé, sert de siège, selon sa capacité, à un nombre plus ou moins considérable de spectateurs.

 

La pyramide humaine s’élève ainsi bruyante et animée.

 

La garde nationale du Marais et du faubourg Saint-Antoine, quatre mille hommes à peu près, avec son artillerie, arrivait par l’ouverture qui confine à l’angle méridional de l’École militaire.

 

Elle s’étendit devant le bâtiment.

 

La Fayette se fiait peu à ces hommes du Marais et des faubourgs, qui formaient le côté démocrate de son armée ; aussi leur avait-il adjoint un bataillon de la garde soldée.

 

La garde soldée, c’étaient les modernes prétoriens.

 

Elle se composait, comme nous l’avons dit, d’anciens militaires, de gardes-françaises licenciés, de fayettistes enragés qui, sachant qu’on avait tiré sur leur dieu, venaient pour venger ce crime, lequel était, à leurs yeux, un bien autre crime que celui de lèse-nation qu’avait commis le roi.

 

Cette garde arrivait du côté du Gros-Caillou, entrait, bruyante, formidable, menaçante, par le milieu du Champ-de-Mars, et elle se trouvait, dès son entrée, en face de l’autel de la Patrie.

 

Enfin, le troisième corps, qui débouchait par le pont de bois, précédé de ce mesquin drapeau rouge que nous avons dit, se composait de la réserve de la garde nationale, à laquelle étaient mêlés une centaine de dragons et une bande de perruquiers portant l’épée, comme c’était leur privilège, et armés, du reste, jusqu’aux dents.

 

Par les mêmes ouvertures où passait la garde nationale à pied, pénétraient en même temps quelques escadrons de cavaliers, lesquels, soulevant la poussière mal abattue par cet orage d’un instant qu’on pouvait regarder comme un présage, dérobèrent aux spectateurs la vue du drame qui allait s’accomplir, ou ne le leur laissèrent entrevoir qu’à travers un voile ou par de larges déchirures.

 

Ce que l’on put apercevoir à travers ce voile ou par ces déchirures, nous allons essayer de le décrire.

 

C’est d’abord la foule tourbillonnant devant ces cavaliers, dont les chevaux sont lâchés à toute bride dans le vaste cirque ; la foule, qui, complètement enfermée dans un cercle de fer, se réfugie au pied de l’autel de la Patrie comme au seuil d’un asile inviolable.

 

Puis, du côté du bord de l’eau, un seul coup de fusil et une vigoureuse fusillade dont la fumée monte vers le ciel.

 

Bailly vient d’être accueilli par les huées des gamins qui couvrent les talus du côté de Grenelle ; au milieu de ces huées, un coup de fusil s’est fait entendre, et une balle est venue, derrière le maire de Paris, blesser légèrement un dragon.

 

Alors, Bailly a ordonné de faire feu, mais de faire feu en l’air, et pour effrayer seulement.

 

Mais, comme un écho de cette fusillade, une autre fusillade répondit.

 

C’était la garde soldée qui tirait à son tour.

 

Sur qui ? Sur quoi ?

 

Sur une foule inoffensive qui environnait l’autel de la Patrie !

 

Un effroyable cri succéda à cette décharge, puis l’on vit ce que l’on avait encore si peu vu alors, et ce que l’on a vu tant de fois depuis :

 

La foule fuyant et laissant derrière elle des cadavres immobiles, des blessés se traînant dans le sang ;

 

Et, au milieu de la fumée et de la poussière, la cavalerie acharnée à la poursuite des fuyards.

 

Le Champ-de-Mars présentait un aspect déplorable. C’étaient surtout les femmes et les enfants qui avaient été atteints.

 

Alors, il arriva ce qui arrive en pareille circonstance, la folie du sang, la luxure du carnage gagna de proche en proche.

 

L’artillerie mit ses pièces en batterie, et s’apprêta à faire feu.

 

La Fayette n’eut que le temps de pousser à elle, et de se mettre lui et son cheval, à la bouche des canons.

 

Après avoir tourbillonné un instant, la foule éperdue alla, par instinct, se jeter dans les rangs de la garde nationale du Marais et du faubourg Saint Antoine.

 

La garde nationale ouvrit ses rangs, et recueillit les fugitifs ; le vent avait poussé la fumée de son côté, de sorte qu’elle n’avait rien vu, et qu’elle croyait que toute cette multitude était poussée par la peur seulement.

 

Quand la fumée se dissipa, elle vit, avec terreur, la terre tachée de sang et jonchée de morts !

 

En ce moment, un aide de camp arrivait au galop, et donnait ordre à la garde nationale du faubourg Saint-Antoine et du Marais de marcher devant elle, de balayer la place, afin d’opérer sa jonction avec les deux autres troupes.

 

Mais elle, au contraire, mit en joue l’aide de camp et les cavaliers que poursuivaient la foule.

 

Aide de camp et cavaliers reculèrent devant les baïonnettes patriotiques.

 

Tout ce qui avait fui de ce côté y trouva une inébranlable protection.

 

En un instant, le Champ-de-Mars fut évacué ; il n’y resta que les corps des hommes, des femmes et des enfants, tués ou blessés par cette terrible décharge de la garde soldée, et ceux des malheureux fugitifs sabrés par les dragons ou écrasés par les chevaux.

 

Et, cependant, au milieu de ce carnage, sans s’effrayer de la chute des morts, des cris des blessés, sous les décharges de la fusillade, à la bouche des canons, les patriotes recueillaient les cahiers de la pétition, qui, de même que les hommes avaient trouvé un refuge dans les rangs de la garde nationale du Marais et du faubourg Saint-Antoine, trouvèrent, eux, selon toute probabilité, un asile dans la maison de Santerre.

 

Qui avait donné l’ordre de tirer ? Personne ne le sut ; c’est un de ces mystères historiques qui restent inexpliqués malgré les plus consciencieuses investigations. Ni le chevaleresque La Fayette, ni l’honnête Bailly n’aimaient le sang, et ce sang, d’ailleurs, les a poursuivis jusqu’à la mort.

 

Leur popularité s’y noya le jour même.

 

Combien de victimes restèrent sur le champ du carnage ? On l’ignore ; car les uns diminuèrent ce nombre, pour atténuer la responsabilité du maire et du commandant général ; les autres l’augmentèrent, pour grandir la colère du peuple.

 

La nuit venue, on jeta les cadavres dans la Seine ; la Seine, complice aveugle, les roula vers l’océan ; l’océan les engloutit.

 

Mais en vain Bailly et La Fayette furent-ils, non seulement absous mais encore félicités par l’Assemblée ; en vain les journaux constitutionnels appelèrent-ils cette action le triomphe de la loi ; ce triomphe fut flétri comme méritent de l’être toutes ces désastreuses journées où le pouvoir tue sans combattre. Le peuple, qui donne aux choses leur véritable nom, appela ce prétendu triomphe : le massacre du Champ-de-Mars.

 

Chapitre CXV

Après le massacre

 

Rentrons dans Paris et voyons un peu ce qui s’y passait.

 

Paris avait entendu le bruit de la fusillade, il avait tressailli. Paris ne savait pas encore parfaitement qui avait tort ou raison ; mais il sentait qu’il venait de recevoir une blessure, et que, par cette blessure, le sang coulait.

 

Robespierre se tenait en permanence aux Jacobins comme un gouverneur dans sa forteresse ; là, il était véritablement puissant. Mais, pour le moment, la citadelle populaire était éventrée, et tout le monde pouvait entrer par la brèche qu’avaient faite, en se retirant, Barnave, Duport et Lameth.

 

Les Jacobins envoyèrent un des leurs aux renseignements.

 

Quant à leurs voisins les Feuillants, ils n’avaient pas besoin d’y envoyer : ils étaient renseignés heure par heure, minute par minute. C’était leur partie qui se jouait, et ils venaient de la gagner…

 

L’envoyé des Jacobins rentra au bout de dix minutes. Il avait rencontré les fuyards, qui lui avaient jeté cette horrible nouvelle :

 

« La Fayette et Bailly égorgent le peuple ! »

 

Tout le monde n’avait pas pu entendre les cris désespérés de Bailly, tout le monde n’avait pu voir La Fayette se jetant à la gueule des canons.

 

L’envoyé revint donc jetant à son tour un cri de terreur dans l’assemblée, peu nombreuse, au reste – trente ou quarante Jacobins à peine étaient réunis dans le vieux couvent.

 

Ils comprirent que c’était sur eux que les Feuillants allaient faire retomber la responsabilité de la provocation. La première pétition n’était-elle pas sortie de leur club ? Ils l’avaient retirée, c’est vrai ; mais la seconde était évidemment la fille de la première.

 

Ils eurent peur.

 

Cette pâle figure, ce fantôme de la vertu, cette ombre de la philosophie de Rousseau qu’on appelait Robespierre, de pâle devint livide. Le prudent député d’Arras tenta de s’esquiver, et ne le put : force lui fut de rester et de prendre un parti. Ce parti fut inspiré par l’effroi.

 

La société déclara qu’elle désavouait les imprimés faux ou falsifiés qu’on lui avait attribués, et qu’elle jurait de nouveau fidélité à la Constitution, obéissance aux décrets de l’Assemblée.

 

À peine venait-elle de faire cette déclaration, qu’à travers les vieux corridors des Jacobins, on entendit un grand bruit venant de la rue.

 

Ce bruit se composait de rires, de huées, de clameurs, de menaces, de chants. Les Jacobins, l’oreille tendue, espéraient qu’il allait passer outre, et suivre son chemin du côté du Palais-Royal.

 

Point ! le bruit s’arrêta, fit halte, se fixa devant la porte basse et sombre qui ouvrait sur la rue Saint-Honoré, et, pour ajouter à la terreur qui régnait déjà, quelques-uns des assistants s’écrièrent :

 

– Ce sont les gardes soldés qui reviennent du Champ-de-Mars !… Ils demandent à la démolir à coups de canon !…

 

Heureusement, des soldats avaient été, par précaution, mis en sentinelle aux portes. On ferma toutes les issues pour empêcher cette troupe, furieuse et ivre du sang qu’elle avait versé, d’en répandre de nouveau ; puis Jacobins et spectateurs sortirent peu à peu ; l’évacuation ne fut pas longue, car, de même que la salle renfermait à peine trente ou quarante membres les tribunes ne contenaient guère plus de cent auditeurs.

 

Mme Roland, qui fut partout ce jour-là, était de ces derniers. Elle raconte qu’un Jacobin, à cette nouvelle que les troupes soldées allaient envahir la salle, perdit la tête à ce point qu’il sauta dans la tribune des femmes.

 

Elle, Mme Roland, lui fit honte de cette terreur, et il s’en alla par où il était venu.

 

Cependant, comme nous l’avons dit, acteurs et spectateurs se glissaient les uns après les autres par la porte entrouverte.

 

Robespierre sortit à son tour.

 

Un instant il hésita. Tournerait-il à droite ou à gauche ? C’était à gauche qu’il devait tourner pour rentrer chez lui – il demeurait au fond du Marais, on le sait – mais il lui fallait alors traverser les rangs de cette garde soldée.

 

Il préféra gagner le faubourg Saint-Honoré pour demander asile à Pétion, qui y demeurait.

 

Il tourna à droite.

 

Robespierre avait grande envie de rester inaperçu ; mais le moyen, avec cet habit olive, sec de pureté civique – l’habit rayé ne vint que plus tard –, avec ces lunettes qui témoignent qu’avant l’âge les yeux de ce vertueux patriote se sont usés dans les veilles, avec cette démarche oblique de la belette et du renard ?

 

À peine Robespierre eut-il fait vingt pas dans la rue, que deux ou trois personnes s’étaient déjà dit les unes aux autres :

 

– Robespierre !… Vois-tu Robespierre ?… C’est Robespierre !

 

Les femmes s’arrêtent et joignent les mains : les femmes aimaient fort Robespierre, qui, dans tous ses discours, avait grand soin de mettre en avant la sensibilité de son cœur.

 

– Comment, ce cher M. de Robespierre, c’est lui ?

 

– Oui.

 

– Où donc cela ?

 

– Là, là… Vois-tu ce petit homme mince et bien poudré, qui glisse le long de la muraille, et qui se dérobe par modestie ?

 

Robespierre ne se dérobait point par modestie, il se dérobait par peur ; mais qui eût osé dire que le vertueux, que l’incorruptible Robespierre, que le tribun du peuple se dérobait par peur ?

 

Un homme alla le regarder sous le nez pour s’assurer que c’était lui.

 

Robespierre baissa son chapeau, ignorant dans quel but on le regardait.

 

L’homme le reconnut.

 

– Vive Robespierre ! cria-t-il.

 

Robespierre eût mieux aimé avoir affaire à un ennemi qu’à un pareil ami.

 

– Robespierre ! cria un autre plus fanatique encore ; vive Robespierre ! S’il faut absolument un roi, pourquoi pas lui ?

 

Ô grand Shakespeare ! « César est mort : que son assassin soit fait César ! »

 

Certes, si un homme maudit sa popularité, ce fut Robespierre en ce moment.

 

Un cercle immense se formait autour de lui : il s’agissait de le porter en triomphe !

 

Il jeta, par-dessus ses lunettes, un regard effaré à droite et à gauche, cherchant quelque porte ouverte, quelque allée sombre où fuir, où se cacher.

 

Justement, il se sentit saisir par le bras, et tirer vivement de côté, tandis que, avec un accent amical, une voix lui disait tout bas :

 

– Venez !

 

Robespierre céda à l’impulsion, se laissa aller, vit une porte se refermer derrière lui, et se trouva dans la boutique d’un menuisier.

 

Ce menuisier était un homme de quarante-deux à quarante-cinq ans environ. Près de lui était sa femme ; dans une chambre au fond, deux belles jeunes filles, l’une de quinze ans, l’autre de dix-huit, dressaient le souper de la famille.

 

Robespierre était très pâle, et semblait sur le point de s’évanouir.

 

– Léonore, dit le menuisier, un verre d’eau !

 

Léonore, la fille aînée du menuisier, s’approcha toute tremblante, un verre d’eau à la main.

 

Peut-être les lèvres de l’austère tribun touchèrent-elles les doigts de Mlle Duplay.

 

Car Robespierre était chez le menuisier Duplay.

 

Pendant que Mme Roland, qui sait le danger qu’il court, et qui se l’exagère encore, se rend inutilement au Marais pour lui offrir un asile chez elle, abandonnons Robespierre, qui est en sûreté au milieu de cette excellente famille Duplay, dont il va faire la sienne, pour entrer aux Tuileries à la suite du docteur Gilbert.

 

Cette fois encore, la reine attend ; mais, comme ce n’est point Barnave qu’elle attend, elle est, non pas à l’entresol de Mme Campan, mais chez elle, non pas debout, la main au loquet d’une porte, mais assise sur un fauteuil, la tête dans sa main.

 

Elle attend Weber, qu’elle a envoyé au Champ-de-Mars, et qui a tout vu des hauteurs de Chaillot.

 

Pour être juste envers la reine, et pour que l’on comprenne bien cette haine qu’elle portait, disait-on, aux Français, et qu’on lui a tant reprochée, après avoir raconté ce qu’elle a souffert pendant son voyage de Varennes, disons ce qu’elle a souffert depuis son retour.

 

Un historien pourrait être partial, nous ne sommes qu’un romancier : la partialité ne nous est point permise.

 

Le roi et la reine arrêtés, le peuple n’eut plus qu’une idée : c’est que, ayant fui une première fois, ils pouvaient fuir une seconde, et, cette seconde fois, gagner la frontière.

 

La reine surtout était tenue pour une magicienne capable, comme Médée, de s’envoler par une fenêtre sur un char traîné par deux dragons.

 

Ces idées n’avaient pas cours seulement parmi le peuple ; elles trouvaient créance jusque chez les officiers chargés de garder Marie-Antoinette.

 

M. de Gouvion, qui l’avait laissée glisser entre ses mains lors de la fuite pour Varennes, et dont la maîtresse, femme de garde-robe, avait dénoncé le départ à Bailly ; M. de Gouvion avait déclaré refuser toute responsabilité si une autre femme que Mme de Rochereul – c’était, on se le rappelle, le nom de cette dame de garde-robe – avait le droit d’entrer chez la reine.

 

En conséquence, il avait, au bas de l’escalier conduisant à l’appartement royal, fait mettre le portrait de Mme de Rochereul, afin que la sentinelle, constatant l’identité de chaque personne qui se présenterait, ne permît à aucune autre femme d’y entrer.

 

La reine fut instruite de cette consigne ; elle passa aussitôt chez le roi, et se plaignit à lui. Le roi n’y pouvait croire : il envoya au bas de l’escalier pour s’assurer du fait ; le fait était vrai.

 

Le roi fit appeler M. de La Fayette, et réclama de lui l’enlèvement de ce portrait.

 

Le portrait fut enlevé, et les femmes ordinaires de la reine reprirent leur service près d’elle.

 

Mais, à la place de cette humiliante consigne, une précaution non moins blessante venait d’être arrêtée : les chefs de bataillon, qui stationnaient d’habitude dans le salon précédant la chambre à coucher de la reine, et qu’on appelait le grand cabinet, avaient l’ordre d’en tenir la porte incessamment ouverte, afin d’avoir toujours les yeux sur la famille royale.

 

Un jour, le roi se hasarda de fermer cette porte.

 

Aussitôt l’officier alla la rouvrir.

 

Un instant après, le roi la referma.

 

Mais, la rouvrant de nouveau :

 

– Sire, dit l’officier, il est inutile que vous refermiez cette porte ; autant de fois vous la refermerez, autant de fois je la rouvrirai ; c’est la consigne.

 

La porte demeura ouverte.

 

Tout ce que l’on put obtenir des officiers, c’est que cette porte, sans être complètement fermée, serait poussée contre le chambranle, lorsque la reine s’habillerait ou se déshabillerait.

 

La reine habillée ou couchée, la porte se rouvrait.

 

C’était une tyrannie intolérable. La reine eut l’idée de tirer près de son lit le lit de sa femme de chambre, de manière à ce que celui-ci se trouvât placé entre elle et la porte.

 

Ce lit, roulant et garni de rideaux, lui faisait un paravent derrière lequel elle pouvait s’habiller et se déshabiller.

 

Une nuit, l’officier, voyant que la femme de chambre dormait et que la reine veillait, profita de ce sommeil de la femme de chambre pour entrer chez la reine, et s’approcher de son lit.

 

La reine le regarda venir de cet air que savait prendre la fille de Marie-Thérèse quand on lui manquait de respect ; mais le brave homme, qui ne croyait aucunement manquer de respect à la reine, ne s’inquiéta point de son air, et, la regardant à son tour avec une expression de pitié à laquelle il n’y avait point à se tromper :

 

– Ah ! par ma foi ! dit-il, puisque je vous trouve seule, madame, il faut que je vous donne quelques conseils.

 

Et à l’instant, sans se préoccuper de savoir si la reine voulait ou non l’entendre, il lui expliqua ce qu’il ferait, s’il était à sa place.

 

La reine, qui l’avait vu approcher avec colère, rassurée par son ton de bonhomie, l’avait laissé dire, et avait fini par l’écouter avec une mélancolie profonde.

 

Sur ces entrefaites, la femme de chambre se réveilla, et, voyant un homme près du lit de la reine, jeta un cri, et voulut appeler au secours.

 

Mais la reine l’arrêta.

 

– Non, Campan, dit-elle, laissez-moi écouter ce que dit monsieur… Monsieur est un bon Français trompé, comme tant d’autres, sur nos intentions, et ses discours annoncent un véritable attachement à la royauté.

 

Et l’officier, jusqu’au bout, avait dit à la reine ce qu’il avait à lui dire.

 

Avant de partir pour Varennes, Marie-Antoinette n’avait pas un cheveu gris.

 

Pendant la nuit qui suivit la scène que nous avons racontée entre Charny et elle, ses cheveux blanchirent presque complètement.

 

En s’apercevant de cette triste métamorphose, elle sourit avec amertume, en coupa une boucle, et l’envoya à Mme de Lamballe, à Londres, avec ces mots :

 

« Blanchis par le malheur ! »

 

Nous l’avons vue attendant Barnave, nous avons assisté aux espérances de celui-ci ; mais, ces espérances, il avait eu grande difficulté à les faire partager à la reine.

 

Marie-Antoinette craignait les scènes de violence : jusqu’alors, ces scènes avaient constamment tourné contre elle ; témoin le 14 juillet, les 5 et 6 octobre, l’arrestation à Varennes.

 

Elle avait entendu des Tuileries le bruit de la fatale décharge du Champ-de-Mars ; son cœur s’en était profondément inquiété. À tout prendre, ce voyage de Varennes avait été un grand enseignement pour elle. Jusqu’à ce moment, la Révolution n’avait point, à ses yeux, dépassé la hauteur d’un système de M. Pitt, d’une intrigue du duc d’Orléans ; elle croyait Paris conduit par quelques meneurs ; elle disait avec le roi : « Notre bonne province ! »

 

Elle avait vu la province : la province était plus révolutionnaire que Paris !

 

L’Assemblée était bien vieille, bien radoteuse, bien décrépite pour tenir vaillamment les engagements que Barnave avait pris en son nom ; d’ailleurs, n’était-elle pas près de mourir ? L’embrassement d’une mourante n’était pas bien sain !

 

La reine attendait donc, comme nous l’avons dit, Weber avec une grande anxiété.

 

La porte s’ouvrit : elle tourna vivement les yeux de ce côté, mais, au lieu de la bonne grosse figure autrichienne de son frère de lait, elle vit apparaître le visage sévère et froid du docteur Gilbert.

 

La reine n’aimait pas ce royaliste aux théories constitutionnelles si bien arrêtées, qu’elle le regardait comme un républicain ; et, cependant, elle avait pour lui un certain respect ; elle ne l’eût envoyé chercher ni dans une crise physique, ni dans une crise morale ; mais, lui une fois là, elle subissait son influence.

 

En l’apercevant, elle tressaillit.

 

Elle ne l’avait pas revu depuis la soirée du retour de Varennes.

 

– C’est vous, docteur ? murmura-t-elle.

 

Gilbert s’inclina.

 

– Oui, madame, dit-il, c’est moi… Je sais que vous attendiez Weber ; mais les nouvelles qu’il vous apporte, je les apporte bien plus précises encore. Il était du côté de la Seine où l’on n’égorgeait pas, et moi, au contraire, j’étais du côté de la Seine où l’on égorgeait…

 

– Où l’on égorgeait ! Qu’est-il donc arrivé, monsieur ? demanda la reine.

 

– Un grand malheur, madame : le parti de la cour a triomphé !

 

– Le parti de la cour a triomphé ! Et vous appelez cela un malheur, monsieur Gilbert ?

 

– Oui, parce qu’il a triomphé par un de ces moyens terribles qui énervent le triomphateur, et qui parfois le couchent à côté du vaincu !

 

– Mais que s’est-il donc passé ?

 

– La Fayette et Bailly ont tiré sur le peuple ; de sorte que voilà La Fayette et Bailly hors d’état de vous servir désormais.

 

– Pourquoi cela ?

 

– Parce qu’ils sont dépopularisés.

 

– Et que faisait ce peuple sur lequel on a tiré ?

 

– Il signait une pétition demandant la déchéance.

 

– La déchéance de qui ?

 

– Du roi.

 

– Et vous trouvez que l’on a eu tort de tirer sur lui ? demanda la reine, dont l’œil étincela.

 

– Je crois qu’on eût mieux fait de le convaincre que de le fusiller.

 

– Mais de quoi le convaincre ?

 

– De la sincérité du roi.

 

– Mais le roi est sincère !

 

– Pardon, madame… Il y a trois jours, j’ai quitté le roi ; toute ma soirée s’était passée à essayer de lui faire comprendre que ses véritables ennemis, ce sont ses frères, M. de Condé, les émigrés. J’avais, à genoux, supplié le roi de rompre toute relation avec eux, et d’adopter franchement la Constitution, sauf à en réviser les articles dont la pratique ferait reconnaître l’application impossible. Le roi, convaincu – je le croyais du moins –, avait eu la bonté de me promettre que c’était fini entre lui et l’émigration ; et, derrière moi, madame, le roi a signé et vous a fait signer, à vous, une lettre pour son frère, pour Monsieur, lettre dans laquelle il le charge de ses pouvoirs auprès de l’empereur d’Autriche et du roi de Prusse…

 

La reine rougit comme un enfant pris en faute ; mais un enfant pris en faute courbe la tête : elle, au contraire, se révolta.

 

– Nos ennemis ont-ils des espions jusque dans le cabinet du roi ?

 

– Oui, madame, répondit tranquillement Gilbert, et c’est ce qui rend, de la part du roi, toute démarche fausse si dangereuse.

 

– Mais, monsieur, la lettre était tout entière écrite de la main du roi ; elle a été – aussitôt signée par moi – pliée et cachetée par le roi, puis remise au courrier qui devait la porter.

 

– C’est vrai, madame.

 

– Le courrier a donc été arrêté ?

 

– La lettre a été lue.

 

– Mais nous ne sommes donc entourés que de traîtres ?

 

– Tous les hommes ne sont pas des comtes de Charny !

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Hélas ! je veux dire, madame, qu’un des augures fatals qui présagent la perte des rois, c’est quand ils éloignent d’eux des hommes qu’ils devraient attacher à leur fortune par des liens de fer.

 

– Je n’ai point éloigné M. de Charny, dit amèrement la reine ; c’est M. de Charny qui s’est éloigné. Quand les rois deviennent malheureux, il n’y a plus de liens assez forts pour retenir près d’eux leurs amis.

 

Gilbert regarda la reine, et secoua doucement la tête.

 

– Ne calomniez pas M. de Charny, madame, ou le sang de ses deux frères criera, du fond de la tombe, que la reine de France est ingrate !

 

– Monsieur ! fit Marie-Antoinette.

 

– Oh ! vous savez bien que je dis la vérité, madame, reprit Gilbert ; vous savez bien qu’au jour où un véritable danger vous menacera, M. de Charny sera à son poste, et que ce poste sera celui du danger.

 

La reine baissa la tête.

 

– Enfin, dit-elle avec impatience, vous n’étiez pas venu pour me parler de M. de Charny, je suppose ?

 

– Non, madame ; mais les idées sont parfois comme les événements, elles s’enchaînent par des fils invisibles, et telles sont tirées tout à coup au jour qui devraient rester cachées dans l’obscurité du cœur… Non, je venais pour parler à la reine ; pardon si, sans le vouloir, j’ai parlé à la femme, mais me voici prêt à réparer mon erreur.

 

– Et que vouliez-vous dire à la reine, monsieur ?

 

– Je voulais lui mettre sous les yeux sa situation, celle de la France, celle de l’Europe ; je voulais lui dire : Madame, vous jouez le bonheur ou le malheur du monde en partie liée ; vous avez perdu la première manche au 6 octobre ; vous venez aux yeux de vos courtisans du moins, de gagner la seconde. À partir de demain, vous allez engager ce que l’on nomme la belle ; si vous perdez, il y va du trône, de la liberté, peut-être de la vie !

 

– Et, dit la reine en se redressant vivement, croyez-vous, monsieur, que nous reculerons devant une pareille crainte ?

 

– Je sais que le roi est brave : il est petit-fils de Henri IV, je sais que la reine est héroïque : elle est fille de Marie-Thérèse ; je n’essayerai donc jamais vis-à-vis d’eux que de la conviction ; malheureusement, je doute que j’arrive jamais à faire passer dans le cœur du roi et de la reine la conviction qui est dans le mien.

 

– Pourquoi, alors, prendre une pareille peine, monsieur, si vous la jugez inutile ?

 

– Pour remplir un devoir, madame… Croyez-moi, il est doux, quand on vit dans des temps orageux comme les nôtres, de se dire, à chaque effort que l’on fait, cet effort dût-il être infructueux : « C’est un devoir que je remplis ! »

 

La reine regarda Gilbert en face.

 

– Avant toute chose, monsieur, dit-elle, pensez-vous qu’il soit possible encore de sauver le roi ?

 

– Je le crois.

 

– Et la royauté ?

 

– Je l’espère.

 

– Eh bien, monsieur, dit la reine avec un soupir profondément triste, vous êtes plus heureux que moi ; je crois que l’un et l’autre sont perdus, et je ne me débats, pour mon compte, qu’en acquit de ma conscience.

 

– Oui, madame, je comprends cela parce que vous voulez la royauté despotique et le roi absolu ; comme un avare qui ne sait, même en vue d’un rivage prêt à lui rendre plus qu’il ne perd dans son naufrage, sacrifier une partie de sa fortune, et qui veut garder tous ses trésors, vous vous noierez avec les vôtres, entraînée par leur poids !… Faites la part de la tempête, jetez au gouffre tout le passé, s’il le faut, et nagez vers l’avenir !

 

– Jeter le passé au gouffre, c’est rompre avec tous les rois de l’Europe.

 

– Oui ; mais c’est faire alliance avec le peuple français.

 

– Le peuple français est notre ennemi ! dit Marie-Antoinette.

 

– Parce que vous lui avez appris à douter de vous.

 

– Le peuple français ne peut pas lutter contre une coalition européenne.

 

– Supposez à sa tête un roi qui veuille franchement la Constitution, et le peuple français fera la conquête de l’Europe.

 

– Il faut une armée d’un million d’hommes pour cela.

 

– On ne fait pas la conquête de l’Europe avec un million d’hommes, madame ; on fait la conquête de l’Europe avec une idée… Plantez sur le Rhin et sur les Alpes deux drapeaux tricolores avec ces mots : « Guerre aux tyrans ! Liberté aux peuples ! » et l’Europe sera conquise.

 

– En vérité, monsieur, il y a des moments où je suis tentée de croire que les plus sages deviennent fous !

 

– Ah ! madame, madame, vous ne savez donc pas ce que c’est, en ce moment, que la France aux yeux des nations ? La France, avec quelques crimes individuels, quelques excès locaux, mais qui ne tachent point sa robe blanche, qui ne souillent pas ses mains pures, cette France, c’est la vierge de la liberté ; le monde tout entier est amoureux d’elle ; des Pays-Bas, du Rhin, de l’Italie, des millions de voix l’invoquent ! Elle n’a qu’à mettre un pied hors de la frontière, et les peuples l’attendront à genoux. La France arrivant les mains pleines de liberté, ce n’est plus une nation ; c’est la justice immuable ! c’est la raison éternelle !… Oh ! madame, madame, profitez de ce qu’elle n’est point encore entrée dans la violence ; car, si vous attendez trop longtemps, ces mains qu’elle étend sur le monde, elle les retournera contre elle-même… Mais la Belgique, mais l’Allemagne, mais l’Italie suivent chacun de ses mouvements avec des regards d’amour et de joie, la Belgique lui dit : « Viens ! » l’Allemagne lui dit : « Je t’attends ! » l’Italie lui dit : « Sauve-moi ! » Au fond du Nord, une main inconnue n’a-t-elle pas écrit sur le bureau de Gustave : « Pas de guerre à la France ! » D’ailleurs, aucun de ces rois que vous appelez à votre aide n’est prêt à nous faire la guerre, madame. Deux empires nous haïssent profondément ; quand je dis deux empires, je veux dire une impératrice et un ministre, Catherine II et M. Pitt ; mais ils sont impuissants contre nous, à cette heure du moins. Catherine II tient la Turquie sous une de ses griffes, et la Pologne sous l’autre ; elle en aura bien pour deux ou trois ans à soumettre l’une et à dévorer l’autre ; elle pousse les Allemands vers nous ; elle leur offre la France ; elle fait honte à votre frère Léopold de son inaction ; elle lui montre le roi de Prusse envahissant la Hollande pour un simple déplaisir fait à sa sœur ; elle lui dit : « Marchez donc ! » mais elle ne marche pas. M. Pitt avale l’Inde en ce moment ; il est comme le serpent boa : cette laborieuse digestion l’engourdit ; si nous attendons qu’elle soit achevée, il nous attaquera à son tour, non point tant par la guerre étrangère que par la guerre civile… Je sais que vous en avez une peur mortelle, de ce Pitt ; je sais que vous avouez, madame, que vous ne parlez pas de lui sans avoir la petite mort. Voulez- vous un moyen de le frapper au cœur ? C’est de faire de la France une république avec un roi ! Au lieu de cela, que faites-vous, madame ? Au lieu de cela, que fait votre amie la princesse de Lamballe ? Elle dit à l’Angleterre, où elle vous représente, que toute l’ambition de la France est d’arriver à la grande Charte ; que la Révolution française, bridée et montée par le roi, va marcher à reculons ! Et que répond Pitt à ces avances ? Qu’il ne souffrira pas que la France devienne république ; qu’il sauvera la monarchie ; mais toutes les caresses, toutes les instances, toutes les prières de Mme de Lamballe n’ont pu lui faire promettre qu’il sauverait le monarque ; car, le monarque, il le hait ! N’est-ce pas Louis XVI, roi constitutionnel, roi philosophe, qui lui a disputé l’Inde et arraché l’Amérique ? Louis XVI ! Mais Pitt ne désire qu’une chose, c’est que l’histoire en fasse un pendant à Charles Ier !

 

– Monsieur ! monsieur ! s’écria la reine épouvantée, qui donc vous dévoile toutes ces choses ?

 

– Les mêmes hommes qui me disent ce qu’il y a dans les lettres que Votre Majesté écrit.

 

– Mais nous n’avons donc plus une pensée qui nous appartienne ?

 

– Je vous ai dit, madame, que les rois de l’Europe étaient enveloppés d’un invisible réseau dans lequel ceux qui voudraient résister se débattront inutilement. Ne résistez pas, madame : mettez-vous à la tête des idées que vous essayez de tirer en arrière, et le réseau vous deviendra une armure, et ceux qui vous haïssent deviendront vos défenseurs, et ces poignards invisibles qui vous menacent deviendront des épées prêtes à frapper vos ennemis !

 

– Mais ceux que vous appelez nos ennemis, monsieur, vous oubliez toujours que ce sont les rois nos frères.

 

– Eh ! madame, appelez une fois les Français vos enfants, et vous verrez, alors, le peu que vous sont ces frères selon la politique et la diplomatie ! D’ailleurs, tous ces rois, tous ces princes, ne vous semblent-ils point marqués du sceau fatal, du sceau de la folie ? Commençons par votre frère Léopold, caduc à quarante-quatre ans, avec son harem toscan transporté à Vienne, ranimant ses facultés mourantes par des excitants meurtriers qu’il se fabrique lui-même… Voyez Frédéric ; voyez Gustave ; l’un qui est mort, l’autre qui mourra sans postérité – car, aux yeux de tous, il est connu que l’héritier royal de Suède est le fils de Monk, et non celui de Gustave… Voyez le roi de Portugal, avec ses trois cents religieuses… Voyez le roi de Saxe, avec ses trois cent cinquante-quatre bâtards… Voyez Catherine, cette Pasiphaé du Nord, à qui un taureau ne saurait suffire, et qui a trois armées pour amants !… Oh ! madame, madame, ne vous apercevez-vous pas que tous ces rois et toutes ces reines marchent au gouffre, à l’abîme, au suicide, et que, si vous vouliez, vous… vous ! Au lieu de marcher comme eux au suicide, à l’abîme, au gouffre, vous marcheriez à l’empire du monde, à la monarchie universelle ?

 

– Pourquoi donc ne dites-vous point cela au roi, monsieur Gilbert ? demanda la reine ébranlée.

 

– Eh ! Je le lui dis, mon Dieu ! Mais, comme vous avez les vôtres, il a ses mauvais génies qui viennent défaire ce que j’ai fait.

 

Puis, avec une profonde mélancolie :

 

– Vous avez usé Mirabeau, vous usez Barnave ; vous m’userez après eux et comme eux, et tout sera dit !

 

– Monsieur Gilbert, fit la reine, attendez-moi ici… J’entre un instant chez le roi, et je reviens.

 

Gilbert s’inclina ; la reine passa devant lui, et sortit par la porte qui conduisait chez le roi.

 

Le docteur attendit dix minutes, un quart d’heure, une demi-heure ; enfin, une porte s’ouvrit, mais opposée à celle par laquelle était sortie la reine.

 

C’était un huissier qui, après avoir regardé de tous côtés avec inquiétude, s’avança vers Gilbert, fit un signe maçonnique, lui remit une lettre, et s’éloigna.

 

Gilbert ouvrit la lettre et lut :

 

« Tu perds ton temps, Gilbert : en ce moment, la reine et le roi écoutent M. de Breteuil, qui arrive de Vienne, et qui leur apporte ce plan de politique :

 

« Faire de Barnave comme de Mirabeau ; gagner du temps, jurer la Constitution, l’exécuter littéralement, pour montrer qu’elle est inexécutable. La France se refroidira, s’ennuiera ; les Français ont la tête légère, il se fera quelque mode nouvelle, et la liberté passera.

 

« Si la liberté ne passe pas, on aura gagné un an ; et, dans un an, nous serons prêts à la guerre.

 

« Laisse donc là ces deux condamnés, qu’on appelle encore, par dérision, le roi et la reine, et rends-toi, sans perdre un instant, à l’hôpital du Gros-Caillou ; tu y trouveras un mourant, moins malade qu’eux ; car, ce mourant, peut-être pourras-tu le sauver, tandis qu’eux, sans que tu puisses les sauver, t’entraîneront dans leur chute ! »

 

Le billet n’avait point de signature ; mais Gilbert reconnut l’écriture de Cagliostro.

 

En ce moment, Mme Campan entra ; cette fois, c’était par la porte de la reine.

 

Elle remit à Gilbert un petit billet conçu en ces termes :

 

« Le roi prie M. Gilbert de lui mettre par écrit tout le plan politique qu’il vient d’exposer à la reine.

 

« La reine, retenue par une affaire importante, a le regret de ne pouvoir revenir près de M. Gilbert ; il serait donc inutile qu’il l’attendît plus longtemps. »

 

Gilbert lut, resta un moment pensif, et, secouant la tête :

 

– Les insensés ! murmura-t-il.

 

– N’avez-vous rien à faire dire à Leurs Majestés, monsieur ? demanda Mme Campan.

 

Gilbert donna à la femme de chambre la lettre sans signature qu’il venait de recevoir.

 

– Voici ma réponse, dit-il.

 

Et il sortit.

 

Chapitre CXVI

Plus de maître ! Plus de maîtresse !

 

Avant de suivre Gilbert dans cet hôpital du Gros-Caillou, où le réclament les soins à donner à ce blessé inconnu recommandé par Cagliostro, jetons un dernier coup d’œil sur l’Assemblée, qui va se dissoudre, après l’acceptation de cette Constitution à laquelle est suspendue la non-déchéance du roi, et voyons quel parti la cour tirera de cette fatale victoire du 17 juillet, qui, deux ans plus tard, coûtera la tête de Bailly. Puis nous reviendrons aux héros de cette histoire, que nous avons un peu perdus de vue, emportés qu’ils sont par la tourmente politique, qui nous force de mettre sous les yeux des lecteurs ces grands troubles de la rue où les individus disparaissent pour faire place aux masses.

 

Nous avons vu le danger couru par Robespierre, et nous savons comment, grâce à l’intervention du menuisier Duplay, il a échappé au triomphe peut-être mortel qui allait être déféré à sa popularité.

 

Tandis qu’il soupe en famille dans une petite salle à manger donnant sur la cour, avec le mari, la femme et les deux filles, ses amis, instruits du péril auquel il a été exposé, s’inquiètent de lui.

 

Mme Roland surtout. Créature dévouée, elle oublie qu’elle a été vue et reconnue sur l’autel de la Patrie, et qu’elle court le même risque que les autres. Elle commence par recueillir chez elle Robert et Mlle de Kéralio ; puis, comme on lui dit que l’Assemblée doit, cette même nuit, dresser un acte d’accusation contre Robespierre, elle va, pour prévenir celui-ci, au fond du Marais, et, ne le trouvant pas, elle revient quai des Théatins, chez Buzot.

 

Buzot est un des admirateurs de Mme Roland ; elle sait toute l’influence qu’elle a sur Buzot. C’est pour cela qu’elle s’adresse à lui.

 

Buzot fait immédiatement passer un mot à Grégoire. Si l’on attaque Robespierre aux Feuillants, Grégoire le défendra aux Feuillants ; si l’on attaque Robespierre à l’Assemblée, lui, Buzot, défendra Robespierre à l’Assemblée.

 

C’est d’autant plus méritoire de sa part qu’il n’adore pas Robespierre.

 

Grégoire alla aux Feuillants, et Buzot à l’Assemblée : il ne fut pas question d’accuser Robespierre ni aucun autre. Députés et Feuillants étaient épouvantés de leur propre victoire, consternés du pas sanglant qu’ils avaient fait au profit des royalistes. À défaut d’accusation contre les hommes, on en porta une contre les clubs ; un membre de l’Assemblée demanda leur fermeture immédiate. On crut un instant qu’il allait y avoir unanimité pour cette mesure ; mais Duport, mais La Fayette réclamèrent : fermer les clubs, c’était fermer les Feuillants. La Fayette et Duport n’étaient point encore désillusionnés sur la force que cette arme mettait entre leurs mains. Ils croyaient que les Feuillants remplaceraient les Jacobins, et que, par l’immense machine, ils dirigeraient l’esprit de la France.

 

Le lendemain, l’Assemblée reçut le double rapport du maire de Paris et du commandant de la garde nationale. Tout le monde avait intérêt à se tromper : la comédie fut facile à jouer.

 

Le commandant et le maire parlèrent de l’immense désordre qu’il leur avait fallu comprimer ; de la pendaison du matin et des coups de feu du soir – deux choses qui n’avaient aucune corrélation –, du danger qui avait menacé le roi, l’Assemblée, la société tout entière – danger qu’ils savaient mieux que personne n’avoir jamais existé.

 

L’Assemblée les remercia d’une énergie qu’ils n’avaient jamais eu l’idée de déployer, les félicita d’une victoire que chacun d’eux déplorait au fond du cœur, et rendit grâce au ciel, qui avait permis que l’on anéantît d’un seul coup l’insurrection et les insurgés.

 

À entendre les félicités et les félicitants, la Révolution était terminée.

 

La Révolution commençait !

 

Pendant ce temps, les anciens Jacobins, jugeant du lendemain par la veille, se croyaient attaqués, poursuivis, traqués, et se préparaient à se faire pardonner leur importance réelle à force de feinte humilité. Robespierre, encore tout tremblant d’avoir été proposé pour roi à la place de Louis XVI, rédigea une adresse au nom des présents et des absents.

 

Dans cette adresse, il remerciait l’Assemblée de ses généreux efforts, de sa sagesse, de sa fermeté, de sa vigilance, de sa justice impartiale et incorruptible.

 

Comment les Feuillants n’auraient-ils pas repris courage, et ne se seraient-ils pas crus tout-puissants, en voyant cette humilité de leurs ennemis ?

 

Un instant, ils se crurent, non seulement les maîtres de Paris, mais encore les maîtres de la France.

 

Hélas ! Les Feuillants n’avaient point compris la situation ; et se séparant des Jacobins, ils avaient fait tout simplement une seconde assemblée, doublure de la première. La similitude entre les deux compagnies était telle, que, aux Feuillants comme à la Chambre, on n’entrait qu’en payant contribution, qu’à la condition d’être citoyen actif, électeur des électeurs.

 

Le peuple avait deux Chambres bourgeoises, au lieu d’une.

 

Ce n’était point cela qu’il voulait.

 

Il voulait une Chambre populaire, qui fût, non pas l’alliée, mais l’ennemi de l’Assemblée nationale ; qui n’aidât point celle-ci à reconstituer la royauté, mais qui la forçât de la détruire.

 

Les Feuillants ne répondaient donc aucunement à l’esprit public ; aussi le public les abandonna dans ce court trajet qu’ils venaient de faire.

 

Leur popularité se perdit en traversant la rue.

 

En juillet, la province comptait quatre cents sociétés ; sur ces quatre cents sociétés, trois cents correspondaient également avec les Feuillants et les Jacobins ; cent avec les Jacobins seuls.

 

De juillet à septembre, il se créa six cents autres sociétés, dont pas une ne correspondait avec les Feuillants.

 

Et, au fur et à mesure que les Feuillants s’affaiblissaient, les Jacobins se reconstituaient sous la main de Robespierre. Robespierre commençait à être l’homme le plus populaire de France.

 

La prédiction de Cagliostro à Gilbert s’accomplissait à l’endroit du petit avocat d’Arras.

 

Peut-être la verrons-nous s’accomplir aussi fidèlement à l’endroit du petit Corse d’Ajaccio.

 

En attendant, l’heure qui devait voir la fin de l’Assemblée nationale sonnait ; elle sonnait lentement, c’est vrai, comme pour ces vieillards chez lesquels la vie s’éteint et se consume goutte à goutte.

 

Après avoir voté trois mille lois, l’Assemblée venait d’achever enfin la révision de la Constitution.

 

Cette Constitution, c’était une cage de fer dans laquelle, presque malgré elle, presque à son insu, elle avait enfermé le roi.

 

Elle avait doré les barreaux de la cage ; mais, au bout du compte, tout dorés qu’ils étaient, les barreaux ne dissimulaient pas la prison.

 

En effet, la volonté royale était devenue impuissante ; c’était une roue qui recevait le mouvement au lieu de l’imprimer. Toute la résistance de Louis XVI était dans son veto, qui, pour trois ans, suspendait l’exécution des décrets rendus, si ces décrets ne convenaient pas au roi ; alors, la roue cessait de tourner, et, par son immobilité, arrêtait toute la machine.

 

À part cette force d’inertie, la royauté de Louis XVI et de Henri IV, toute d’initiative sous ces deux grands rois, n’était plus qu’une majestueuse inutilité.

 

Cependant, le jour où le roi devait jurer la Constitution approchait.

 

L’Angleterre et les émigrés écrivaient au roi :

 

« Périssez, s’il le faut ; mais ne vous avilissez pas en jurant ! »

 

Léopold et Barnave disaient :

 

« Jurez toujours : tiendra qui pourra. »

 

Enfin, le roi décida la question par cette phrase :

 

« Je déclare que je ne vois point dans la Constitution des moyens suffisants d’action et d’unité ; mais, puisque les opinions sont diverses sur ce sujet, je consens que l’expérience en demeure seule juge. »

 

Restait à savoir dans quel lieu la Constitution serait présentée à l’acceptation du roi : aux Tuileries ou à l’Assemblée ?

 

Le roi trancha la difficulté en annonçant qu’il jurerait la Constitution là où elle avait été votée.

 

Le jour fixé par le roi était le 13 septembre.

 

L’Assemblée reçut cette communication avec des applaudissements unanimes.

 

Le roi venait à elle !

 

Dans un élan d’enthousiasme, La Fayette se leva et demanda une amnistie universelle pour ceux qui étaient accusés d’avoir favorisé la fuite du roi.

 

L’Assemblée vota l’amnistie par acclamation.

 

Ce nuage qui un instant avait assombri le ciel de Charny et d’Andrée se dissipa donc aussitôt que formé.

 

Une députation de soixante membres fut nommée pour remercier le roi de sa lettre.

 

Le garde des Sceaux se leva et courut annoncer au roi cette députation.

 

Le matin même, un décret avait aboli l’ordre du Saint-Esprit, autorisant le roi seul à porter ce cordon, emblème de la haute aristocratie.

 

La députation trouva le roi décoré de la seule croix de Saint-Louis, et, comme Louis XVI s’aperçut de l’effet que produisait sur les députés l’absence du cordon bleu :

 

– Messieurs, dit-il, vous avez aboli ce matin l’ordre du Saint-Esprit en le conservant pour moi seul ; mais un ordre, quel qu’il soit, n’ayant à mes yeux d’autre prix que celui de pouvoir être communiqué, à partir d’aujourd’hui je le tiens comme aboli pour moi aussi bien que pour les autres.

 

La reine, le dauphin et Madame Royale se tenaient debout près de la porte ; la reine pâle, les dents serrées, toutes les fibres frémissantes ; Madame Royale, déjà passionnée, violente, hautaine, impressionnée des humiliations passées, présentes et futures ; le dauphin, insoucieux comme un enfant : seul, il semblait, par son sourire et le mouvement qu’il se donnait, un personnage vivant dans un groupe de marbre.

 

Quant au roi, quelques jours auparavant, il avait dit à M. de Montmorin :

 

– Je sais bien que je suis perdu… Tout ce qu’on tentera désormais en faveur de la royauté, qu’on le tente pour mon fils.

 

Louis XVI répondit avec une sincérité apparente au discours de la députation.

 

Puis, lorsqu’il eut fini, se tournant vers la reine et la famille royale :

 

– Voilà, dit-il, ma femme et mes enfants qui partagent tous mes sentiments.

 

Oui, femme et enfants les partageaient ; car, lorsque la députation se fut retirée, que le roi l’eut suivie d’un regard inquiet, la reine d’un regard haineux, les deux époux se rapprochèrent, et Marie-Antoinette, posant sa main blanche et froide comme du marbre sur le bras du roi :

 

– Ces gens-là, dit-elle en secouant la tête, ne veulent plus de souverains. Ils démolissent la monarchie pierre à pierre, et, de ces pierres, ils nous font un tombeau !

 

Elle se trompait, pauvre femme ! Ensevelie dans la bière des pauvres, elle ne devait pas même avoir un tombeau.

 

Mais la chose sur laquelle elle ne se trompait pas, c’étaient ces atteintes de tous les jours à la prérogative royale.

 

M. de Malouet était président de l’Assemblée ; c’était un royaliste pur-sang ; cependant il se crut obligé de mettre en délibération si l’Assemblée resterait debout ou assise, tandis que le roi prononcerait son serment.

 

– Assise ! assise ! cria-t-on de toutes parts.

 

– Et le roi ? demanda M. de Malouet.

 

– Debout et tête nue ! cria une voix.

 

L’Assemblée entière tressaillit.

 

Cette voix était isolée, mais nette, forte, vibrante ; elle semblait la voix du peuple, qui ne se fait entendre solitaire que pour mieux être entendue.

 

Le président pâlit.

 

Qui avait prononcé ces paroles ? Étaient-elles parties de la salle ou des tribunes ?

 

N’importe ! Elles avaient une telle puissance, que le président fut forcé d’y répondre.

 

– Messieurs, dit-il, il n’y a point de circonstance où la nation assemblée en présence du roi ne le reconnaisse pour son chef. Si le roi prête son serment debout, je demande que l’Assemblée l’écoute dans la même attitude.

 

Alors, la même voix se fit entendre.

 

– J’ai, dit-elle, à proposer un amendement qui mettra tout le monde d’accord. Décrétons qu’il sera permis à M. de Malouet et à quiconque préférera cette posture d’écouter le roi à genoux ; mais maintenons la proposition.

 

La proposition fut écartée.

 

C’était le lendemain de cette discussion que le roi devait prêter serment. La salle était comble ; les tribunes regorgeaient de spectateurs.

 

À midi, on annonça le roi.

 

Le roi parla debout ; l’Assemblée l’écouta debout ; puis, le discours prononcé, on signa l’acte constitutionnel, et tout le monde s’assit.

 

Alors, le président – c’était Thouret – se leva pour prononcer son discours ; mais, après les deux ou trois premières phrases, voyant que le roi ne se levait point, il s’assit lui-même.

 

Cette action provoqua les applaudissements des tribunes.

 

À ces applaudissements plusieurs fois répétés, le roi ne put s’empêcher de pâlir.

 

Il tira son mouchoir de sa poche, et essuya la sueur qui ruisselait sur son front.

 

La reine assistait à la séance dans une loge particulière ; elle ne put en supporter davantage ; elle se leva, sortit, fermant violemment la porte, et se fit ramener aux Tuileries.

 

Elle rentra sans dire un seul mot, même à ses plus intimes. Depuis que Charny n’était plus près d’elle, son cœur absorbait le fiel, mais ne le rendait pas.

 

Le roi rentra une demi-heure après elle.

 

– La reine ? demanda-t-il aussitôt.

 

On lui indiqua où elle était.

 

Un huissier voulait marcher devant lui.

 

Il l’écarta d’un signe, ouvrit les portes lui-même, et apparut tout à coup sur le seuil de la chambre où se trouvait la reine.

 

Il était si pâle, si défait, la sueur coulait à si larges gouttes sur son front, que la reine, en l’apercevant, se leva tout debout et poussa un cri.

 

– Oh ! sire, dit-elle, qu’est-il donc arrivé ?

 

Le roi, sans répondre, se jeta dans un fauteuil, et éclata en sanglots.

 

– Oh ! madame, madame, s’écria-t-il, pourquoi avez-vous assisté à cette séance ? Fallait-il que vous fussiez témoin de mon humiliation ? Est-ce donc pour cela que, sous prétexte d’être reine, je vous ai fait venir en France ?

 

Une pareille explosion de la part de Louis XVI était d’autant plus déchirante qu’elle était rare. La reine n’y put tenir, et, courant au roi, elle se laissa tomber à genoux devant lui.

 

En ce moment, le bruit d’une porte qu’on ouvrait la fit retourner. C’était Mme Campan qui entrait.

 

La reine étendit le bras vers elle.

 

– Oh ! laissez-nous, Campan, dit-elle, laissez-nous !

 

Mme Campan ne se trompa point au sentiment qui portait la reine à l’éloigner. Elle se retira respectueusement ; mais, debout derrière la porte, elle entendit longtemps les deux époux échangeant des phrases entrecoupées par des sanglots.

 

Enfin, les interlocuteurs se turent, les sanglots se calmèrent, au bout d’une demi-heure, la porte se rouvrit, et la reine elle-même appela Mme Campan.

 

– Campan, dit-elle, chargez-vous de remettre cette lettre à M. de Malden ; elle est adressée à mon frère Léopold. Que M. de Malden parte à l’instant pour Vienne ; il faut que cette lettre y arrive avant la nouvelle de ce qui s’est passé aujourd’hui… S’il a besoin de deux ou trois cents louis, donnez-les-lui ; je vous les rendrai.

 

Mme Campan prit la lettre et sortit. Deux heures après, M. de Malden partait pour Vienne.

 

Ce qu’il y avait de pis dans tout cela, c’est qu’il fallait sourire, caresser, avoir l’air joyeux.

 

Pendant tout le reste de la journée, les Tuileries furent remplies d’une foule prodigieuse. Le soir, la ville entière étincela d’illuminations. On invita le roi et la reine à se promener aux Champs-Elysées en voiture, escortés par les aides de camp et les chefs de l’armée parisienne.

 

À peine parurent-ils, que les cris de « Vive le roi ! » et « Vive la reine ! » se firent entendre. Mais, dans un intervalle où ces cris s’éteignaient, et où la voiture était arrêtée :

 

– Ne les croyez pas, dit un homme du peuple à la mine farouche, et qui se tenait les bras croisés près du marchepied. Vive la nation !

 

La voiture se remit en marche au pas ; mais l’homme du peuple appuya sa main sur la portière, marchant du même pas qu’elle, et, chaque fois que le peuple criait : « Vive le roi ! vive la reine ! » répétant de sa même voix stridente :

 

– Ne les croyez pas… Vive la nation !

 

La reine rentra le cœur broyé de cet incessant coup de marteau qui frappait avec la périodicité de l’entêtement et de la haine.

 

Des représentations s’organisèrent aux différents théâtres : d’abord à l’Opéra, puis à la Comédie Française, puis aux Italiens.

 

À l’Opéra et aux Français, on fit la salle, et le roi et la reine furent reçus par des acclamations unanimes ; mais, lorsqu’on voulut prendre les mêmes précautions pour les Italiens, il n’était plus temps : le parterre avait été loué en masse.

 

On comprit qu’il n’en serait pas des Italiens comme de l’Opéra et des Français, et que, probablement, il y aurait du bruit le soir.

 

La crainte se tourna en certitude, quand on vit la façon dont le parterre était composé.

 

Danton, Camille Desmoulins, Legendre, Santerre, y occupaient les premières places. Au moment où la reine entrait dans sa loge, les galeries essayèrent d’applaudir.

 

Le parterre chuta.

 

La reine plongea avec terreur son regard dans cette espèce de cratère béant devant elle : elle vit, comme à travers une atmosphère de flamme, des yeux pleins de colère et de menace.

 

Elle ne connaissait aucun de ces hommes de vue, quelques-uns pas même de nom.

 

– Que leur ai-je donc fait, mon Dieu ? se demandait-elle en cherchant à dissimuler son trouble sous un sourire, et pourquoi me détestent-ils ainsi ?

 

Tout à coup, son regard s’arrêta avec terreur sur un homme debout contre une des colonnes sur lesquelles reposait la galerie.

 

Cet homme la regardait avec une effrayante fixité.

 

C’était l’homme du château de Taverney, l’homme du retour de Sèvres, l’homme du jardin des Tuileries, c’était l’homme aux paroles menaçantes, aux actions mystérieuses et terribles !

 

Une fois les yeux de la reine arrêtés sur cet homme, ils ne purent plus s’en détourner. Il exerçait sur elle la fascination du serpent sur l’oiseau.

 

Le spectacle commença : la reine fit un effort, rompit le charme, parvint à détourner la tête et à regarder sur la scène.

 

On jouait les Événements imprévus de Grétry.

 

Mais, quelque effort que fit Marie-Antoinette pour distraire sa pensée de l’homme mystérieux, malgré elle, et comme par l’effet d’une puissance magnétique plus forte que sa volonté, elle se retournait et dardait son regard effrayé dans cette seule et unique direction.

 

Et l’homme était sans cesse à la même place, immobile, sardonique, railleur. C’était une obsession douloureuse, intime, fatale ; quelque chose de semblable, pendant la veille, à ce qu’est le cauchemar pendant la nuit.

 

Au reste, une sorte d’électricité flottait dans la salle. Ces deux colères suspendues ne pouvaient manquer de se heurter, comme, aux jours orageux d’août, deux nuages arrivant des deux extrémités de l’horizon, et comme ces deux nuages se heurtant, de dégager l’éclair, sinon la foudre.

 

L’occasion se présenta enfin.

 

Mme Dugazon, cette charmante femme qui a donné son nom à un emploi, avait un duo à chanter avec le ténor, et, dans ce duo, elle disait ces vers :

 

Oh ! comme j’aime ma maîtresse !

 

La vaillante créature s’élança sur le devant de la scène, leva les yeux et les bras vers la reine, et jeta la fatale provocation.

 

La reine comprit que là était la tempête.

 

Elle se détourna épouvantée, et ses yeux se portèrent involontairement sur l’homme de la colonne.

 

Elle crut lui voir faire un signe de commandement auquel tout le parterre obéit.

 

En effet, d’une seule voix, d’une voix terrible, le parterre cria :

 

– Plus de maître ! plus de maîtresse ! Liberté !…

 

Mais, à ce cri, loges et galeries répondirent :

 

– Vive le roi ! vive la reine ! vivent à jamais notre maître et notre maîtresse !

 

– Plus de maître ! Plus de maîtresse ! Liberté ! liberté ! liberté ! hurla une seconde fois le parterre.

 

Puis cette double déclaration de guerre jetée et acceptée, la lutte commença.

 

La reine poussa un cri de terreur et ferma les yeux ; elle ne se sentait plus la force de regarder ce démon, qui semblait le roi du désordre, l’esprit de la destruction.

 

Au même instant, les officiers de la garde nationale l’enveloppèrent, lui faisant un rempart de leur corps, et l’entraînant hors de la salle.

 

Mais, dans les corridors, ce cri continua de la poursuivre :

 

– Plus de maître ! plus de maîtresse ! plus de roi ! plus de reine !

 

On la porta évanouie dans sa voiture.

 

Ce fut la dernière fois que la reine alla au spectacle.

 

Le 30 septembre, l’Assemblée constituante, par l’organe de son président Thouret déclarait qu’elle avait rempli sa mission, et terminait ses séances.

 

Voici, en quelques lignes, le résultat de ses travaux, qui avaient duré deux ans et quatre mois :

 

La désorganisation complète de la monarchie ;

 

L’organisation du pouvoir populaire ;

 

La destruction de tous les privilèges nobiliaires et ecclésiastiques ;

 

Douze cents millions d’assignats décrétés ;

 

L’hypothèque mise sur les biens nationaux ;

 

La liberté des cultes reconnue ;

 

Les vœux monastiques abolis ;

 

Les lettres de cachet détruites ;

 

L’égalité des charges publiques établie ;

 

Les douanes intérieures supprimées ;

 

La garde nationale instituée ;

 

Enfin, la Constitution votée et soumise à l’acceptation du roi.

 

Il eût fallu avoir de bien tristes prévisions pour croire – roi ou reine de France – que l’on eût plus à craindre de l’Assemblée qui allait se réunir que de celle qui venait de se dissoudre.

 

Chapitre CXVII

Les adieux de Barnave

 

Le 2 octobre, c’est-à-dire le surlendemain de la dissolution de la Constituante, à l’heure où il avait l’habitude de voir la reine. Barnave était introduit, non plus dans l’entresol de Mme Campan, mais dans la pièce que l’on appelait le grand cabinet.

 

Le soir même du jour où le roi avait juré la Constitution, sentinelles, aides de camp de La Fayette avaient disparu de l’intérieur du château, et, si le roi n’était pas redevenu puissant, il était au moins redevenu libre.

 

C’était une petite compensation à cette humiliation dont nous l’avons vu se plaindre si amèrement à la reine.

 

Sans être reçu publiquement et avec l’apparat d’une audience solennelle, Barnave n’allait donc plus cette fois être soumis aux précautions qu’avait jusqu’alors nécessitées sa présence aux Tuileries.

 

Il était très pâle et paraissait fort triste ; cette tristesse et cette pâleur frappèrent la reine.

 

Elle le reçut debout, quoiqu’elle connût le respect qu’avait pour elle le jeune avocat, et qu’elle fût bien certaine qu’il ne ferait point, si elle s’asseyait, ce qu’avait fait le président Thouret en voyant que le roi ne se levait pas.

 

– Eh bien, monsieur Barnave, dit-elle, vous voilà content, le roi a suivi votre avis, il a juré la Constitution.

 

– La reine est bien bonne, répondit Barnave en s’inclinant, de dire que le roi a suivi mon avis… Si cet avis n’eût point été en même temps celui de l’empereur Léopold et du prince de Kaunitz, peut-être Sa Majesté eut-elle mis une hésitation plus grande à accomplir cet acte, le seul pourtant qui pût sauver le roi, si le roi pouvait…

 

Barnave s’arrêta.

 

– Pouvait être sauvé… n’est-ce pas, monsieur ? C’est cela que vous voulez dire ? reprit la reine abordant la question en face avec ce courage, et, nous pouvons ajouter, avec cette audace qui lui était particulière.

 

– Dieu me garde, madame, de me faire le prophète de pareils malheurs ! Et cependant, près de quitter Paris, près de m’éloigner pour toujours de la reine, je ne voudrais ni trop désespérer Sa Majesté, ni lui laisser trop d’illusions.

 

– Vous quittez Paris, monsieur Barnave ? Vous vous éloignez de moi ?

 

– Les travaux de l’Assemblée dont j’étais membre sont finis, madame, et, comme l’Assemblée a décidé qu’aucun Constituant ne pourrait faire partie de la Législative, je n’ai plus aucun motif pour rester à Paris.

 

– Pas même celui de nous être utile, monsieur Barnave ?

 

Barnave sourit tristement.

 

– Pas même celui de vous être utile, madame ; car, en effet, à partir d’aujourd’hui, ou plutôt d’avant-hier, je ne puis plus vous être utile à rien.

 

– Oh ! monsieur ! dit la reine, vous présumez trop peu de vous-même.

 

– Hélas ! non, madame, je me juge, et je me trouve faible… je me pèse, et je me trouve léger… Ce qui faisait ma force, force dont je suppliais la monarchie de se servir comme d’un levier, c’était mon influence à l’Assemblée, ma domination aux Jacobins ; c’était enfin ma popularité si péniblement acquise ; mais l’Assemblée est dissoute, mais les Jacobins sont devenus les Feuillants, et j’ai grand-peur que les Feuillants n’aient joué, en se séparant des Jacobins, un bien mauvais jeu… Enfin, madame, ma popularité…

 

Barnave sourit plus tristement encore que la première fois.

 

– Enfin, ma popularité est perdue !

 

La reine regarda Barnave, et une lueur étrange qui ressemblait à un éclair de triomphe passa dans ses yeux.

 

– Eh bien, dit-elle, vous voyez donc, monsieur que la popularité se perd.

 

Barnave poussa un soupir.

 

La reine comprit qu’elle venait de commettre une de ces petites cruautés qui lui étaient habituelles.

 

En effet, si Barnave avait perdu sa popularité, si un mois avait suffi pour cela, s’il avait été forcé de courber la tête sous la parole de Robespierre, à qui la faute ? N’était-ce pas à cette monarchie fatale qui entraînait tout ce qu’elle touchait vers l’abîme où elle courait elle-même ; à ce destin terrible qui, de Marie-Antoinette, comme de Marie Stuart, faisait une espèce d’ange de la mort vouant au tombeau tous ceux auxquels elle apparaissait ?

 

Elle revint donc en quelque sorte sur ses pas, et, sachant gré à Barnave d’avoir répondu par un simple soupir, quand il eût pu répondre par ces mots foudroyants : « Pour qui ai-je perdu ma popularité, madame, sinon pour vous ? » elle reprit :

 

– Mais non, vous ne partirez point, n’est-ce pas, monsieur Barnave ?

 

– Certes, dit Barnave, si la reine m’ordonne de rester, je resterai, comme reste sous le drapeau un soldat qui a son congé et que l’on garde pour la bataille ; mais, si je reste, savez-vous ce qui arrivera, madame ? Au lieu d’être faible, je deviendrai traître !

 

– Comment cela, monsieur ? dit la reine légèrement blessée. Expliquez vous : je ne vous comprends pas.

 

– La reine me permet-elle de la placer bien en face de la situation, non seulement où elle se trouve, mais encore où elle va se trouver ?

 

– Faites, monsieur ; je suis habituée à sonder les abîmes, et si j’étais facile au vertige, déjà depuis longtemps je serais précipitée.

 

– La reine regarde peut-être l’Assemblée qui se retire comme son ennemie ?

 

– Distinguons, monsieur Barnave ; dans cette Assemblée, j’ai eu des amis ; mais vous ne nierez pas que la majorité de cette Assemblée n’ait été hostile à la royauté.

 

– Madame, dit Barnave, l’Assemblée n’a fait qu’un acte d’hostilité contre le roi et vous ; c’est le jour où elle a décrété qu’aucun de ses membres ne pourrait faire partie de la Législative.

 

– Je ne vous comprends pas bien, monsieur ; expliquez-moi cela, dit la reine avec le sourire du doute.

 

– C’est bien simple : elle a arraché le bouclier du bras de vos amis.

 

– Et un peu aussi, ce me semble, l’épée de la main de mes ennemis.

 

– Hélas ! madame, vous vous trompez ! Le coup vient de Robespierre, et il est terrible comme tout ce qui vient de cet homme ! D’abord, vis-à-vis de l’Assemblée nouvelle, il vous jette dans l’inconnu. Avec la Constituante, vous saviez qui combattre, quoi combattre : avec la Législative, c’est une nouvelle étude à faire. Puis, remarquez bien ceci, madame, en proposant qu’aucun de nous ne pût être réélu, Robespierre a voulu mettre la France dans cette alternative, de prendre ou la souche qui nous est supérieure ou la souche qui nous est inférieure. Au-dessus de nous, rien n’existe : l’émigration a tout désorganisé ; et, en supposant même que la noblesse fût demeurée en France, ce n’est point parmi les nobles que le peuple irait chercher ses représentants. Au-dessous de nous, soit ! c’est au-dessous de nous que le peuple a pris ses députés : alors, l’Assemblée entière sera démocrate ; il y aura des nuances dans cette démocratie, voilà tout.

 

On voyait sur le visage de la reine qu’elle suivait avec une attention profonde la démonstration de Barnave, et que, commençant à comprendre, elle commençait à s’effrayer.

 

– Tenez, continua Barnave, je les ai vus, ces députés, car, depuis trois jours ou quatre jours déjà, ils affluent à Paris ; j’ai vu particulièrement ceux qui arrivent de Bordeaux. Ce sont presque tous des hommes sans nom, mais qui ont hâte de s’en faire un, d’autant plus pressés qu’ils sont jeunes. À part Condorcet, Brissot et quelques autres, les plus vieux d’entre eux ont à peine trente ans. C’est l’avènement de la jeunesse chassant l’âge mûr, et détrônant la tradition. Plus de cheveux blancs ! Une nouvelle France va siéger en cheveux noirs.

 

– Et vous croyez, monsieur, que nous avons plus à craindre de ceux qui arrivent que de ceux qui s’en vont ?

 

– Oui, madame ; car ceux qui arrivent, arrivent armés d’un mandat : faire la guerre aux nobles et aux prêtres ! Quant au roi, on ne se prononce pas encore sur lui, on verra… S’il veut se contenter d’être pouvoir exécutif, peut être lui pardonnera-t-on le passé.

 

– Comment ! s’écria la reine, comment ! Lui pardonner le passé ?… Mais ce serait au roi de pardonner, je présume !

 

– Eh bien, justement ; vous voyez, voilà où l’on ne s’entendra jamais : ceux qui arrivent, madame – et vous en aurez malheureusement la preuve – ne garderont pas même les ménagements hypocrites de ceux qui s’en vont… Pour eux – je tiens cela d’un député de la Gironde, d’un de mes confrères nommé Vergniaud –, pour eux, le roi, c’est l’ennemi !

 

– L’ennemi ? dit la reine avec étonnement.

 

– Oui, madame, répéta Barnave, l’ennemi ! C’est-à-dire le centre volontaire ou involontaire de tous les ennemis intérieurs et extérieurs ; hélas ! oui, il faut bien l’avouer – et ils n’ont pas tout à fait tort, ces nouveaux venus, qui croient avoir découvert une vérité, et qui n’ont d’autre mérite que de dire tout haut ce que vos plus ardents adversaires n’osaient dire tout bas…

 

– Ennemi ? répéta la reine ; le roi, ennemi de son peuple ? Oh ! par exemple, monsieur Barnave, voilà une chose dont non seulement vous ne me ferez jamais convenir, mais encore que vous ne me ferez jamais comprendre !

 

– C’est cependant la vérité, madame ; ennemi de nature, ennemi de tempérament ! Il y a trois jours, il a accepté la Constitution, n’est-ce pas ?

 

– Oui ; eh bien ?

 

– Eh bien, en rentrant ici, le roi s’est presque trouvé mal de colère, et, le soir, il a écrit à l’empereur.

 

– Mais aussi comment voulez-vous que nous supportions de pareilles humiliations ?

 

– Ah ! vous le voyez bien, madame : ennemi, fatalement ennemi… Ennemi volontaire, car, élevé par M. de La Vauguyon, le général du parti jésuitique, le roi a son cœur dans la main des prêtres, qui sont les ennemis de la nation ! Ennemi involontaire, car il est le chef obligé de la contre- révolution ; et, supposez même qu’il ne quitte point Paris, il est à Coblentz avec l’émigration, en Vendée avec les prêtres, à Vienne et en Prusse avec ses alliés Léopold et Frédéric. Le roi ne fait rien… j’admets qu’il ne fasse rien, madame, dit tristement Barnave, eh bien, à défaut de sa personne, on exploite son nom : dans la chaumière, dans la chaire, dans le château, c’est le pauvre roi, le bon roi, le saint roi ! De sorte que, au règne de la Révolution, on oppose une révolte terrible, madame : la révolte de la pitié !

 

– En vérité, monsieur Barnave, est-ce bien vous qui me dites ces choses, et n’avez-vous pas été le premier à nous plaindre ?

 

– Oh ! madame, oui, je vous plaignais ! Oui, je vous plains encore, et bien sincèrement ! Mais il y a cette différence entre moi et ceux dont je parle, c’est qu’ils vous plaignent, eux, pour vous perdre, et que je vous plains, moi, pour vous sauver !

 

– Mais, enfin, monsieur, parmi ceux qui arrivent et qui, s’il faut vous en croire, viennent nous faire une guerre d’extermination, y a-t-il quelque chose de convenu d’avance, un plan arrêté ?

 

– Non, madame, et je n’ai encore surpris que des appréciations vagues : la suppression du titre de Majesté pour la séance d’ouverture ; au lieu du trône, un simple fauteuil à la gauche du président.

 

– Voyez-vous là-dedans quelque chose de plus que dans M. Thouret s’asseyant parce que le roi était assis ?

 

– C’est, au moins, un nouveau pas en avant, au lieu d’être un pas en arrière… Puis il y a encore ceci d’effrayant, madame, c’est que MM. de La Fayette et Bailly vont être remplacés !

 

– Oh ! quant à ceux-là, dit vivement la reine, je ne les regrette pas !

 

– Et vous avez tort, madame : M. Bailly et M. de La Fayette sont vos amis…

 

La reine sourit amèrement.

 

– Vos amis, madame ! Vos derniers amis peut-être ! Ainsi ménagez-les ; s’ils ont sauvé quelque popularité, usez-en, mais hâtez-vous : leur popularité ne tardera point à émigrer, comme a fait la mienne.

 

– Au bout de tout cela, monsieur, vous me montrez l’abîme, vous me conduisez jusqu’à son cratère, vous m’en faites mesurer la profondeur, mais vous ne me dites pas le moyen de l’éviter.

 

Barnave resta muet un instant.

 

Puis, poussant un soupir :

 

– Ah ! madame, murmura-t-il, pourquoi donc vous a-t-on arrêtés sur la route de Montmédy !

 

– Bon ! dit la reine, voilà M. Barnave qui approuve la fuite de Varennes !

 

– Je ne l’approuve pas, madame ; car la situation où vous vous trouvez aujourd’hui est la conséquence naturelle de cette fuite ; mais, puisque cette fuite devait avoir une telle conséquence, je déplore qu’elle n’ait pas mieux réussi.

 

– De sorte que, aujourd’hui, monsieur Barnave, membre de l’Assemblée nationale, délégué par cette Assemblée, avec MM. Pétion et La Tour Maubourg, pour ramener le roi et la reine à Paris, déplore que le roi et la reine ne soient pas à l’étranger ?

 

– Oh ! entendons-nous bien, madame ; celui qui déplore cela, ce n’est point le membre de l’Assemblée, ce n’est point le collègue de MM. La Tour Maubourg et Pétion ; c’est le pauvre Barnave, qui n’est plus rien que votre humble serviteur, prêt à donner pour vous sa vie, c’est-à-dire tout ce qu’il possède.

 

– Merci, monsieur, dit la reine ; l’accent avec lequel vous me faites l’offre me prouve que vous seriez homme à la tenir ; mais j’espère n’avoir pas un pareil dévouement à exiger de vous.

 

– Tant pis pour moi, madame ! répondit simplement Barnave.

 

– Comment, tant pis ?

 

– Oui… Tomber pour tomber, j’aurais voulu du moins tomber en combattant, tandis que voici ce qui va arriver, madame : qu’au fond de mon Dauphiné, où je vais vous être inutile, je ferai des vœux bien plus encore pour la femme jeune et belle, pour la mère tendre et dévouée, que pour la reine ; les mêmes fautes qui ont fait le passé prépareront l’avenir : vous compterez sur un secours étranger qui n’arrivera pas, ou qui arrivera trop tard ; les Jacobins s’empareront du pouvoir dans l’Assemblée et hors de l’Assemblée ; vos amis quitteront la France pour fuir la persécution ; ceux qui resteront seront arrêtés, emprisonnés : je serai de ceux-là, car je ne veux pas fuir ! Alors, je serai jugé, condamné ; peut-être ma mort obscure vous sera inutile, inconnue même ; ou si le bruit de cette mort arrive jusqu’à vous, je vous aurai été d’un si pauvre secours, que vous aurez oublié les quelques heures pendant lesquelles j’ai pu espérer pouvoir vous être utile…

 

– Monsieur Barnave, dit la reine avec une grande dignité, j’ignore complètement quel est le sort que l’avenir nous réserve, au roi et à moi ; mais ce que je sais, c’est que les noms des gens qui nous ont rendu service sont scrupuleusement inscrits dans notre mémoire, et que rien de ce qui arrivera d’heureux ou de malheureux à ceux-là ne nous sera étranger… En attendant, monsieur Barnave, pouvons-nous quelque chose pour vous ?

 

– Beaucoup… vous personnellement, madame… Vous pouvez me prouver que je n’étais pas tout à fait un être sans valeur à vos yeux.

 

– Et que faut-il faire pour cela ?

 

Barnave mit un genou en terre.

 

– Me donner votre main à baiser, madame.

 

Une larme vint jusqu’aux paupières sèches de Marie-Antoinette : elle étendit vers le jeune homme cette main blanche et froide que devaient, à un an de distance, toucher les lèvres les plus éloquentes de l’Assemblée : celles de Mirabeau et de Barnave.

 

Barnave l’effleura seulement ; on y voyait que le pauvre insensé craignait, s’il appuyait ses lèvres sur cette belle main de marbre, de ne plus pouvoir s’en détacher.

 

Puis, en se relevant :

 

– Madame, reprit-il, je n’aurais pas, moi, l’orgueil de vous dire : « La monarchie est sauvée ! » mais je vous dis : « Si la monarchie est perdue, celui qui n’oubliera jamais la faveur qu’une reine vient de lui accorder, celui là est perdu avec elle ! »

 

Et, saluant la reine, il sortit.

 

Marie-Antoinette le regarda s’éloigner en soupirant, et, quand la porte se fut refermée sur Barnave :

 

– Pauvre citron vide ! dit-elle, il ne leur a pas fallu beaucoup de temps pour ne laisser de toi que l’écorce !…

 

Chapitre CXVIII

Le champ de bataille

 

Nous avons essayé de raconter les terribles événements qui s’étaient passés au Champ-de-Mars dans l’après-midi du 17 juillet 1791 ; essayons de donner une idée du spectacle que présentait le théâtre, après avoir mis sous les yeux de nos lecteurs le tableau du drame qui venait de s’y jouer, et dont Bailly et La Fayette avaient été les deux principaux acteurs.

 

Ce spectacle était celui qui frappa un jeune homme vêtu en officier de la garde nationale, qui, débouchant de la rue Saint-Honoré, avait traversé le pont Louis XV, et abordait le Champ-de-Mars par la rue de Grenelle.

 

Ce spectacle – qu’éclairait une lune aux deux tiers de sa période croissante, et roulant entre de gros nuages noirs dans lesquels elle se perdait de temps en temps – était lugubre à voir !

 

Le Champ-de-Mars avait l’aspect d’un champ de bataille couvert de morts et de blessés au milieu desquels erraient, comme des ombres, des hommes chargés de jeter les morts à la Seine, et de porter les blessés à l’hôpital militaire du Gros-Caillou.

 

Le jeune officier que nous suivons depuis la rue Saint-Honoré s’arrêta un instant à l’entrée du Champ-de-Mars, et, joignant les mains avec un geste de naïve terreur :

 

– Jésus Dieu ! murmura-t-il, la chose a donc été pire encore qu’on ne me l’avait dit ?…

 

Puis, après avoir regardé pendant quelques minutes l’étrange opération qui s’accomplissait, s’approchant de deux hommes qu’il voyait porter un cadavre du côté de la Seine :

 

– Citoyens, leur demanda-t-il, voulez-vous bien me dire ce que vous allez faire de cet homme ?

 

– Suis-nous, répondirent les deux hommes, et tu le verras.

 

Le jeune officier les suivit.

 

Arrivés sur le pont de bois, les deux hommes balancèrent le cadavre en comptant : « Une, deux, trois ! » et, au troisième coup, ils jetèrent le corps à la Seine.

 

Le jeune homme poussa un cri de terreur.

 

– Mais que faites-vous donc, citoyens ? demanda-t-il.

 

– Vous le voyez bien, mon officier, répondirent les deux hommes ; nous déblayons le terrain.

 

– Et vous avez des ordres pour agir ainsi ?

 

– Apparemment.

 

– De qui ?

 

– De la municipalité.

 

– Oh ! fit le jeune homme stupéfait.

 

Puis, après un moment de silence, et étant rentré avec eux dans le Champ-de-Mars :

 

– Avez-vous déjà jeté beaucoup de cadavres à la Seine ?

 

– Cinq ou six, répondit un des deux hommes

 

– Pardon, citoyen, reprit le jeune homme, mais j’ai un grand intérêt à la question que je vais vous faire : parmi ces cinq ou six cadavres, avez-vous remarqué un homme de quarante-six ou quarante-huit ans, de cinq pieds cinq pouces à peu près ; trapu, vigoureux, moitié paysan, moitié bourgeois ?

 

– Ma foi, dit un des hommes, nous n’avons qu’une remarque à faire : c’est si les gens couchés là sont morts ou vivants ; s’ils sont morts, nous les jetons à la rivière ; s’ils ne sont pas morts, nous les transportons à l’hôpital du Gros-Caillou.

 

– Ah ! dit le jeune homme, c’est que j’ai un de mes bons amis qui n’est pas rentré chez lui, et, comme on m’a dit qu’il était ici, qu’on l’y avait vu une partie de la journée, j’ai bien peur qu’il ne soit parmi les blessés ou les morts.

 

– Dame ! dit un des deux porteurs en secouant un cadavre, tandis que l’autre l’éclairait avec une lanterne, s’il était ici, il est probable qu’il y est encore ; s’il n’est pas rentré chez lui, il est probable qu’il n’y rentrera pas.

 

Puis, redoublant la secousse qu’il imprimait à ce corps gisant à ses pieds :

 

– Hé ! cria l’homme de la municipalité, es-tu mort ou vivant ? Si tu n’es pas mort, tâche de répondre !

 

– Oh ! quant à celui-là, il l’est bien ! dit le second ; il a reçu une balle au beau milieu de la poitrine.

 

– Alors, à la rivière ! dit le premier.

 

Et les deux hommes soulevèrent le cadavre, et reprirent le chemin du pont de bois.

 

– Citoyens, dit l’officier, vous n’avez pas besoin de votre lanterne pour jeter cet homme à l’eau : ayez l’obligeance de me la prêter un instant : pendant que vous ferez votre course, moi, je chercherai mon ami.

 

Les porteurs consentirent à la demande, et la lanterne passa dans les mains du jeune officier, lequel commença sa recherche avec un soin et une expression de physionomie indiquant qu’il avait donné au mort ou au blessé dont il s’enquérait un titre qui sortait non seulement de ses lèvres, mais encore de son cœur.

 

Dix ou douze hommes, armés comme lui de lanternes, se livraient, comme lui, à la funèbre recherche.

 

De temps en temps, au milieu du silence – car la terrible solennité du spectacle semblait, à l’aspect de la mort, éteindre la voix des vivants –, de temps en temps, au milieu du silence, un nom prononcé à haute voix traversait l’espace.

 

Parfois une plainte, un gémissement, un cri répondait à cette voix ; mais le plus souvent elle n’obtenait pour réponse qu’un lugubre silence !

 

Le jeune officier, après avoir hésité, comme si sa voix fut enchaînée par une certaine terreur, suivit l’exemple qui lui était donné, et par trois fois cria :

 

– Monsieur Billot !… monsieur Billot !… monsieur Billot !…

 

Mais aucune voix ne lui répondit.

 

– Oh ! bien sûr qu’il est mort ! murmura-t-il en essuyant avec sa manche les larmes qui coulaient de ses yeux. Pauvre monsieur Billot !…

 

En ce moment, deux hommes passaient près de lui, emportant un cadavre vers la Seine.

 

– Eh ! dit celui qui soutenait le torse, et qui, par conséquent, était le plus près de la tête, je crois que notre cadavre vient de pousser un soupir !

 

– Bon ! dit l’autre en riant, si l’on écoutait tous ces gaillards-là, il n’y en aurait pas un de mort.

 

– Citoyens, dit le jeune officier, par grâce, laissez-moi voir l’homme que vous portez !

 

– Oh ! volontiers, mon officier, dirent les deux hommes.

 

Et ils assirent le cadavre sur son derrière pour donner plus de facilité à l’officier d’éclairer son visage.

 

Le jeune homme approcha la lanterne, et poussa un cri.

 

Malgré la blessure terrible qui le défigurait, il croyait avoir reconnu l’individu qu’il cherchait.

 

Seulement, était-il mort ou vivant ?

 

Celui qui avait déjà fait la moitié du chemin vers son humide tombeau avait eu la tête fendue d’un coup de sabre : la blessure comme nous l’avons dit, était terrible ! Elle avait détaché tout le cuir chevelu du pariétal gauche, qui pendait sur la joue, laissant à découvert l’os du crâne ; l’artère temporale avait été coupée ; de sorte que tout le corps du blessé ou du mort était inondé de sang.

 

Du côté de la plaie, le blessé était méconnaissable.

 

Le jeune homme porta d’une main tremblante la lanterne de l’autre côté.

 

– Oh ! citoyens, s’écria-t-il, c’est lui !… c’est celui que je cherche : c’est M. Billot !

 

– Ah ! diable ! fit un des deux hommes. Eh bien, il est un peu avarié, votre M. Billot !

 

– N’avez-vous pas dit qu’il avait poussé un soupir ?

 

– J’ai cru l’entendre, du moins.

 

– Alors, faites-moi un plaisir…

 

L’officier tira un petit écu de sa poche.

 

– Lequel ? demanda le porteur, plein de bonne volonté à la vue de la pièce de monnaie.

 

– Courez jusqu’à la rivière, et approchez de l’eau dans votre chapeau.

 

– Volontiers !

 

L’homme se mit à courir du côté de la Seine. Le jeune officier avait pris sa place, et soutenait le blessé.

 

Au bout de cinq minutes, le messager revint.

 

– Jetez-lui de l’eau au visage, dit le jeune homme.

 

Le porteur obéit ; il trempa sa main dans le chapeau, et, la secouant comme on fait d’un goupillon, en aspergea le visage du blessé.

 

– Il a tressailli ! s’écria le jeune homme, qui tenait le moribond entre ses bras ; il n’est pas mort !… Oh ! cher monsieur Billot, quel bonheur que je sois arrivé là !

 

– Ah ! ma foi, oui, c’en est un bonheur ! dirent les deux hommes : encore vingt pas, et votre ami revenait à lui dans les filets de Saint-Cloud.

 

– Jetez-lui de l’eau une seconde fois !

 

Le porteur renouvela l’opération ; le blessé frissonna et poussa un soupir.

 

– Allons, allons, dit le second porteur, décidément il n’est pas mort.

 

– Eh bien, qu’allons-nous en faire ? dit le premier.

 

– Aidez-moi à le transporter rue Saint-Honoré, chez M. le docteur Gilbert, et vous aurez une bonne récompense ! dit le jeune homme.

 

– Nous ne pouvons pas.

 

– Pourquoi ?

 

– Nous avons ordre de jeter les morts à la Seine, et de porter les blessés à l’hôpital du Gros-Caillou… Puisqu’il prétend qu’il n’est pas mort, et que, par conséquent, nous ne pouvons pas le jeter à la Seine, nous devons le porter à l’hôpital.

 

– Eh bien, portons-le à l’hôpital, dit le jeune homme, et le plus tôt possible !

 

Il regarda tout autour de lui.

 

– Où est l’hôpital ?

 

– À trois cents pas, à peu près, de l’École militaire.

 

– Alors, c’est par là ?

 

– Oui.

 

– Nous avons tout le Champ-de-Mars à traverser ?

 

– En longueur.

 

– Mon Dieu ! n’avez-vous donc pas une civière ?

 

– Dame ! cela peut se trouver, répondit le second porteur ; c’est comme de l’eau, et, avec un petit écu…

 

– C’est juste, dit le jeune homme, vous n’avez rien eu, vous… Tenez, voilà un autre petit écu : trouvez-moi une civière.

 

Dix minutes après, la civière était trouvée.

 

Le blessé y fut étendu sur un matelas ; les deux porteurs s’emparèrent des brancards, et le lugubre cortège s’achemina vers l’hôpital du Gros-Caillou, escorté du jeune homme, qui, sa lanterne à la main, se tenait à la tête du blessé.

 

C’était une chose terrible que cette marche nocturne sur un terrain inondé de sang, au milieu des cadavres immobiles et raides que l’on heurtait à chaque pas, ou des blessés qui se soulevaient pour retomber en appelant du secours.

 

Au bout d’un quart d’heure, on franchissait le seuil de l’hôpital du Gros-Caillou.

 

Chapitre CXIX

L’hôpital du Gros-Caillou

 

À cette époque, les hôpitaux, et surtout les hôpitaux militaires, étaient bien loin d’être organisés comme ils le sont aujourd’hui.

 

On ne s’étonnera donc pas du trouble qui régnait dans l’hôpital du Gros-Caillou, et de l’immense désordre qui s’opposait à l’accomplissement des désirs des chirurgiens.

 

La première chose qui avait manqué, c’étaient les lits. On avait alors mis en réquisition les matelas des habitants des rues environnantes.

 

Ces matelas étaient posés à terre, et il y en avait jusque dans la cour ; sur chacun d’eux était un blessé, attendant du secours ; mais les chirurgiens manquaient comme les matelas, et étaient plus difficiles à trouver.

 

L’officier – dans lequel nos lecteurs ont bien certainement reconnu notre vieil ami Pitou – obtint, moyennant deux autres petits écus, qu’on lui laissât le matelas de la civière ; de sorte que Billot fut déposé assez doucement dans la cour de l’hôpital.

 

Pitou, voulant prendre au moins à la situation le peu qu’elle avait de bon, avait fait déposer le blessé le plus près possible de la porte, afin de saisir au passage le premier chirurgien qui entrerait ou sortirait.

 

Il avait grande envie de courir dans les salles, et d’en amener un, coûte que coûte ; mais il n’osait quitter le blessé : il avait peur que, sous le prétexte que celui-ci était mort – on pouvait s’y tromper sans mauvaise foi –, quelqu’un ne prît le matelas, en jetant le prétendu cadavre sur le pavé de la cour.

 

Pitou était là depuis une heure, appelant à grands cris les deux ou trois chirurgiens qu’il avait vus passer, sans qu’aucun d’eux répondît à ses cris, lorsqu’il aperçut un homme vêtu de noir, éclairé par deux infirmiers, et visitant l’une après l’autre toutes ces couches d’agonie.

 

Plus l’homme vêtu de noir s’avançait du côté de Pitou, plus celui-ci croyait le reconnaître ; bientôt tous ses doutes cessèrent, et Pitou, se hasardant à s’éloigner de quelques pas du blessé pour s’approcher d’autant du chirurgien, cria de toute la force de ses poumons :

 

– Hé ! par ici, monsieur Gilbert, par ici !

 

Le chirurgien, qui était, en effet, Gilbert, accourut à sa voix.

 

– Ah ! c’est toi, Pitou ? dit-il.

 

– Mon Dieu ! oui, monsieur Gilbert.

 

– As-tu vu Billot ?

 

– Eh ! monsieur, le voilà, répondit Pitou en montrant le blessé toujours immobile.

 

– Est-il mort ? demanda le docteur.

 

– Hélas ! cher monsieur Gilbert, j’espère que non ; mais je ne vous cache pas qu’il n’en vaut guère mieux.

 

Gilbert s’approcha du matelas, et les deux infirmiers qui le suivaient éclairèrent le visage du blessé.

 

– C’est à la tête, monsieur Gilbert, disait Pitou, c’est à la tête !… Pauvre cher M. Billot ! il a la tête fendue jusqu’à la mâchoire.

 

Gilbert regarda la plaie avec attention.

 

– Le fait est que la blessure est grave, murmura-t-il.

 

Puis, se tournant vers les deux infirmiers :

 

– Il me faut une chambre particulière pour cet homme, qui est un de mes amis, ajouta-t-il.

 

Les deux infirmiers se consultèrent.

 

– Il n’y a pas de chambre particulière, dirent-ils, mais il y a la lingerie.

 

– À merveille ! dit Gilbert, portons-le à la lingerie.

 

On souleva le blessé le plus doucement possible ; mais, quelque précaution que l’on prît, il laissa échapper un gémissement.

 

– Ah ! dit Gilbert, jamais exclamation de joie ne m’a fait un plaisir égal à ce soupir de douleur ! Il est vivant ; c’est le principal.

 

Billot fut porté à la lingerie, et déposé sur le lit d’un des employés ; puis aussitôt Gilbert procéda au pansement.

 

L’artère temporale avait été coupée, et de là était venue une immense perte de sang ; mais cette perte de sang avait amené la syncope, et la syncope, en ralentissant les mouvements du cœur avait arrêté l’hémorragie.

 

La nature en avait immédiatement profité pour former un caillot, lequel avait fermé l’artère.

 

Gilbert, avec une adresse admirable, lia d’abord l’artère au moyen d’un fil de soie ; puis il lava les chairs, et les réappliqua sur le crâne. La fraîcheur de l’eau, et peut-être bien aussi quelques douleurs plus vives occasionnées par le pansement firent rouvrir les yeux à Billot, qui prononça quelques paroles empâtées et sans suite.

 

– Il y a eu ébranlement du cerveau, murmura Gilbert.

 

– Mais, enfin, dit Pitou, du moment où il n’est pas mort, vous le sauverez, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ?

 

Gilbert sourit tristement.

 

– J’y tâcherai, dit-il ; mais tu viens de voir encore une fois, mon cher Pitou, que la nature est un bien plus habile chirurgien qu’aucun de nous.

 

Alors, Gilbert acheva le pansement. Les cheveux coupés autant que la chose était possible, il rapprocha les deux bords de la plaie, les assujettit avec des bandelettes de diachylon, et ordonna qu’on eût soin de poser le malade presque assis, le dos, et non la tête, appuyé contre les oreillers.

 

Ce fut seulement alors que, tous ces soins accomplis, il demanda à Pitou comment il était venu à Paris, et comment, étant venu à Paris, il s’était trouvé là juste à point nommé pour secourir Billot.

 

La chose était bien simple : depuis la disparition de Catherine et le départ de son mari, la mère Billot, que nous n’avons jamais donnée à nos lecteurs comme un bien vigoureux esprit, était tombée dans une espèce d’idiotisme qui avait toujours été augmentant. Elle vivait, mais d’une façon toute mécanique, et, chaque jour, quelque nouveau ressort de la pauvre machine humaine, ou se détendait, ou se brisait ; peu à peu, ses paroles étaient devenues plus rares ; puis elle avait fini par ne plus parler du tout, et même par s’aliter ; et le docteur Raynal avait déclaré qu’il n’y avait qu’une chose au monde qui pût tirer la mère Billot de cette torpeur mortelle : c’était la vue de sa fille.

 

Pitou s’était aussitôt offert pour aller à Paris, ou plutôt il était parti sans s’offrir.

 

Grâce aux longues jambes du capitaine de la garde nationale d’Haramont, les dix-huit lieues qui séparent la patrie de Demoustier de la capitale n’étaient qu’une promenade.

 

En effet, Pitou était parti à quatre heures du matin, et, entre sept heures et demie et huit heures du soir, il était arrivé à Paris.

 

Pitou semblait prédestiné à venir à Paris pour les grands événements.

 

La première fois, il était venu pour assister à la prise de la Bastille, et y prendre part ; la seconde fois, pour assister à la Fédération de 1790 ; la troisième fois, il arrivait le jour du massacre du Champ-de-Mars.

 

Aussi trouva-t-il Paris tout en rumeur ; c’était, du reste, l’état dans lequel il avait l’habitude de voir Paris.

 

Dès les premiers groupes qu’il rencontra, il apprit ce qui s’était passé au Champ-de-Mars.

 

Bailly et La Fayette avaient fait tirer sur le peuple ; le peuple maudissait à pleins poumons La Fayette et Bailly.

 

Pitou les avait laissés dieux et adorés ! Il les retrouvait renversés de leurs autels, et maudits ; il n’y comprenait absolument rien.

 

Ce qu’il comprenait seulement, c’est qu’il y avait eu, au Champ-de-Mars, lutte, massacre, tuerie, à propos d’une pétition patriotique, et que Gilbert et Billot devaient être là.

 

Quoique Pitou eût, comme on dit vulgairement, ses dix-huit lieues dans le ventre, il doubla le pas, et arriva rue Saint-Honoré, à l’appartement de Gilbert.

 

Le docteur était rentré, mais on n’avait pas vu Billot.

 

Le Champ-de-Mars, au reste, disait le domestique qui donnait ces renseignements à Pitou, était jonché de morts et de blessés ; Billot était peut-être parmi les uns ou parmi les autres.

 

Le Champ-de-Mars, couvert de morts et de blessés ! Cette nouvelle n’étonnait pas moins Pitou que ne l’avait étonné celle de Bailly et de La Fayette, ces deux idoles du peuple, tirant sur le peuple.

 

Le Champ-de-Mars couvert de morts et de blessés ! Pitou ne pouvait se figurer cela. Ce Champ-de-Mars qu’il avait aidé, lui dix-millième, à niveler, que son souvenir lui rappelait plein d’illuminations, de chants joyeux, de gaies farandoles ! couvert de morts et de blessés ! Parce qu’on avait voulu, comme l’année précédente, y fêter l’anniversaire de la prise de la Bastille et celui de la Fédération !

 

C’était impossible !

 

Comment, en une année, ce qui avait été un motif de joie et de triomphe était-il devenu une cause de rébellion et de massacre ?

 

Quel esprit de vertige avait donc, pendant cette année, passé par la tête des Parisiens ?

 

Nous l’avons dit, la cour, pendant cette année, grâce à l’influence de Mirabeau, grâce à la création du club des Feuillants, grâce à l’appui de Bailly et de La Fayette, grâce, enfin, à la réaction qui s’était opérée à la suite du retour de Varennes, avait ressaisi son pouvoir perdu ; et ce pouvoir se manifestait par le deuil et par le massacre.

 

Le 17 juillet vengeait les 5 et 6 octobre.

 

Ainsi que l’avait dit Gilbert, la royauté et le peuple étaient manche à manche – restait à savoir qui gagnerait la belle.

 

Nous avons vu comment, préoccupé par toutes ces idées – dont aucune, d’ailleurs, n’avait l’influence de ralentir sa marche – notre ami Ange Pitou, toujours vêtu de son uniforme de capitaine de la garde nationale d’Haramont, était arrivé au Champ-de-Mars par le pont Louis XV et la rue de Grenelle, juste à temps pour empêcher Billot d’être jeté comme mort à la rivière.

 

D’un autre côté, on se rappelle comment Gilbert, étant chez le roi, avait reçu un billet sans signature, mais où il avait reconnu l’écriture de Cagliostro, et dans lequel se trouvait ce paragraphe :

 

« Laisse donc là ces deux condamnés qu’on appelle encore par dérision le roi et la reine, et rends-toi, sans perdre un instant, à l’hôpital du Gros-Caillou : tu y trouveras un mourant moins malade qu’eux ; car ce mourant, tu peux le sauver, tandis qu’eux, sans que tu puisses les sauver, t’entraîneront dans leur chute ! »

 

Aussitôt, comme nous l’avons dit, ayant appris, par Mme Campan, que la reine, qui venait de le quitter en l’invitant à attendre son retour, était retenue ailleurs et lui donnait congé, aussitôt Gilbert était sorti des Tuileries, et, suivant à peu près le même chemin que Pitou, avait longé le Champ-de-Mars, était entré à l’hôpital du Gros-Caillou, et avait déjà, éclairé par deux infirmiers, visité de lit en lit, de matelas en matelas, les salles, les corridors, les vestibules et même la cour, lorsqu’une voix l’avait appelé près de la couche d’un moribond.

 

Cette voix, nous le savons, c’était celle de Pitou ; ce moribond, c’était Billot.

 

Nous avons dit l’état dans lequel Gilbert avait trouvé le digne fermier, et les chances que présentait sa situation ; chances bonnes et mauvaises, mais dans lesquelles les mauvaises l’eussent certainement emporté sur les bonnes, si le blessé eût eu affaire à un homme moins habile que le docteur Gilbert.

 

Chapitre CXX

Catherine

 

Des deux personnes que le docteur Raynal avait cru devoir prévenir de l’état désespéré de Mme Billot, l’une, comme on le voit, était retenue au lit, dans un état voisin de la mort : c’était le mari ; l’autre personne seule pouvait donc venir assister l’agonisante à ses derniers moments : c’était sa fille.

 

Il s’agissait de faire connaître à Catherine la position dans laquelle se trouvait sa mère, et même son père – seulement, où était Catherine ?

 

On n’avait qu’un moyen possible de le savoir : c’était de s’adresser au comte de Charny.

 

Pitou avait été si doucement, si bienveillamment accueilli par la comtesse, le jour où, de la part de Gilbert, il lui avait amené son fils, qu’il n’hésita point à s’offrir pour aller demander l’adresse de Catherine à la maison de la rue Coq-Héron, si avancée que fût l’heure de la nuit.

 

En effet, onze heures et demie sonnaient à l’horloge de l’École militaire lorsque, le pansement fini, Gilbert et Pitou purent quitter le lit de Billot.

 

Gilbert recommanda le blessé aux infirmiers : il n’y avait plus rien à faire, qu’à laisser agir la nature.

 

D’ailleurs, il devait revenir le lendemain dans la journée.

 

Pitou et Gilbert montèrent dans la voiture du docteur, qui attendait à la porte de l’hôpital ; le docteur ordonna au cocher de toucher rue Coq-Héron.

 

Tout était fermé et éteint dans le quartier.

 

Après avoir sonné un quart d’heure, Pitou, qui allait passer de la sonnette au marteau, entendit enfin crier, non pas la porte de la rue, mais celle de la loge du concierge, et une voix enrouée et de mauvaise humeur demanda avec un accent d’impatience auquel il n’y avait pas à se tromper :

 

– Qui va là ?

 

– Moi, dit Pitou.

 

– Qui, vous ?

 

– Ah ! c’est vrai… Ange Pitou, capitaine de la garde nationale.

 

– Ange Pitou ?… Je ne connais pas cela !

 

– Capitaine de la garde nationale !

 

– Capitaine… répéta le concierge, capitaine…

 

– Capitaine ! répéta Pitou appuyant sur ce titre, dont il connaissait l’influence.

 

En effet, le concierge put croire que, dans ce moment où la garde nationale balançait pour le moins l’ancienne prépondérance de l’armée, il avait affaire à quelque aide de camp de La Fayette.

 

En conséquence, d’un ton plus radouci, mais sans ouvrir la porte, dont il se contenta de se rapprocher :

 

– Eh bien, monsieur le capitaine, reprit le concierge, que demandez-vous ?

 

– Je demande à parler à M. le comte de Charny.

 

– Il n’y est pas.

 

– À Mme la comtesse, alors.

 

– Elle n’y est pas non plus.

 

– Où sont-ils ?

 

– Ils sont partis ce matin.

 

– Pour quel pays ?

 

– Pour leur terre de Boursonnes.

 

– Ah ! diable ! fit Pitou comme se parlant à lui-même ; ce sont eux que j’aurai croisés à Dammartin ; ils étaient sans doute dans cette voiture de poste… Si j’avais su cela !

 

Mais Pitou ne le savait pas ; de sorte qu’il avait laissé passer le comte et la comtesse.

 

– Mon ami, dit la voix du docteur intervenant à cet endroit de la conversation, pourriez-vous, en l’absence de vos maîtres, nous donner un renseignement ?

 

– Ah ! pardon, monsieur, dit le concierge, qui, par suite de ses habitudes aristocratiques, reconnaissait une voix de maître dans celle qui venait de parler avec tant de politesse et de douceur.

 

Et, ouvrant la porte, le bonhomme vint, en caleçon, et son bonnet de coton à la main, prendre, comme on dit en style de domesticité, prendre les ordres à la portière de la voiture du docteur.

 

– Quel renseignement monsieur désire-t-il ? demanda le concierge.

 

– Connaissez-vous, mon ami, une jeune fille à laquelle M. le comte et Mme la comtesse doivent porter quelque intérêt ?

 

– Mlle Catherine ? demanda le concierge.

 

– Justement ! dit Gilbert.

 

– Oui, monsieur… M. le comte et Mme la comtesse ont été la voir deux fois, et m’ont envoyé souvent lui demander si elle avait besoin de quelque chose ; mais, pauvre demoiselle ! quoique je ne la croie pas bien riche, ni elle ni son cher enfant du bon Dieu, elle répond toujours qu’elle n’a besoin de rien.

 

À ces mots : « Enfant du bon Dieu », Pitou ne put s’empêcher de pousser un gros soupir.

 

– Eh bien, mon ami, dit Gilbert, le père de la pauvre Catherine a été blessé aujourd’hui au Champ-de-Mars, et sa mère, Mme Billot, se meurt à Villers-Cotterêts : nous avons besoin de lui faire savoir cette triste nouvelle. Voulez-vous nous donner son adresse ?

 

– Oh ! pauvre jeune fille, Dieu l’assiste ! Elle est pourtant déjà assez malheureuse ! Elle demeure à Ville-d’Avray, monsieur, dans la grande rue… Je ne saurais trop vous dire le numéro ; mais c’est en face d’une fontaine.

 

– Cela suffit, dit Pitou ; je la trouverai.

 

– Merci, mon ami, dit Gilbert en glissant un écu de six livres dans la main du concierge.

 

– Il ne fallait rien pour cela, monsieur, dit le vieux bonhomme ; on doit, Dieu merci ! s’aider entre chrétiens.

 

Et, tirant sa révérence au docteur, il rentra chez lui.

 

– Eh bien ? demanda Gilbert.

 

– Eh bien, répondit Pitou, je pars pour Ville-d’Avray.

 

Pitou était toujours prêt à partir.

 

– Sais-tu le chemin ? reprit le docteur.

 

– Non ; mais vous me l’indiquerez.

 

– Tu es un cœur d’or et un jarret d’acier ! dit en riant Gilbert. Mais viens te reposer ; tu partiras demain matin.

 

– Cependant, si cela presse ?…

 

– Ni d’un côté ni de l’autre il n’y a urgence, dit le docteur : l’état de Billot est grave ; mais, à moins d’accidents imprévus, il n’est point mortel. Quant à la mère Billot, elle peut vivre encore dix ou douze jours.

 

– Oh ! monsieur le docteur, quand on l’a couchée avant-hier, elle ne parlait plus, elle ne remuait plus : il n’y avait que ses yeux qui semblaient encore vivants.

 

– N’importe, je sais ce que je dis, Pitou, et je réponds pour elle, comme je te le dis, de dix à douze jours.

 

– Dame ! monsieur Gilbert, vous savez cela mieux que moi.

 

– Autant vaut donc laisser à la pauvre Catherine une nuit encore d’ignorance et de repos ; une nuit de sommeil de plus, pour les malheureux, c’est important, Pitou !

 

Pitou se rendit à cette dernière raison.

 

– Eh bien, alors, demanda-t-il, où allons-nous, monsieur Gilbert ?

 

– Chez moi, parbleu ! Tu retrouveras ton ancienne chambre.

 

– Tiens ! dit Pitou souriant, cela me fera plaisir de la revoir.

 

– Et, demain, continua Gilbert, à six heures du matin, les chevaux seront à la voiture.

 

– Pourquoi faire les chevaux à la voiture ? demanda Pitou, qui ne considérait absolument le cheval que comme un objet de luxe.

 

– Mais pour te conduire à Ville-d’Avray.

 

– Bon ! dit Pitou, il y a donc une cinquantaine de lieues d’ici à Ville d’Avray ?

 

– Non, il y en a deux ou trois, dit Gilbert, à qui devant les yeux passaient, comme un éclair de sa jeunesse, les promenades qu’il avait faites avec son maître Rousseau dans les bois de Louveciennes, de Meudon et de Ville-d’Avray.

 

– Eh bien, alors, dit Pitou, c’est l’affaire d’une heure, trois lieues, monsieur Gilbert ; cela se gobe comme un œuf !

 

– Et Catherine, demanda Gilbert, crois-tu qu’elle aussi gobe comme un œuf les trois lieues de Ville-d’Avray à Paris, et les dix-huit lieues de Paris à Villers-Cotterêts ?

 

– Ah ! c’est vrai ! dit Pitou ; excusez-moi, monsieur Gilbert ; c’est moi qui suis un imbécile… À propos, comment va Sébastien ?

 

– À merveille ! Tu le verras demain.

 

– Toujours chez l’abbé Bérardier ?

 

– Toujours.

 

– Ah ! tant mieux, je serai bien content de le voir !

 

– Et lui le sera aussi, Pitou ; car, ainsi que moi, il t’aime de tout son cœur.

 

Et, sur cette assurance, le docteur et Ange Pitou s’arrêtèrent devant la porte de la rue Saint-Honoré.

 

Pitou dormit comme il marchait, comme il mangeait, comme il se battait, c’est-à-dire de tout cœur ; seulement, grâce à l’habitude contractée à la campagne de se lever de grand matin, il était debout à cinq heures.

 

À six, la voiture était prête.

 

À sept, il frappait à la porte de Catherine.

 

Il était convenu, avec le docteur Gilbert, qu’à huit heures, on se retrouverait au chevet du lit de Billot.

 

Catherine vint ouvrir, et jeta un cri en apercevant Pitou.

 

– Ah ! dit-elle, ma mère est morte !

 

Et elle pâlit en s’appuyant contre la muraille.

 

– Non, dit Pitou ; seulement, si vous voulez la voir avant qu’elle meure, il faut vous presser, mademoiselle Catherine.

 

Cet échange de paroles, qui en peu de mots disait tant de choses supprimait tout préliminaire, et mettait, du premier bond, Catherine face à face avec son malheur.

 

– Et puis, continua Pitou, il y a encore un autre malheur.

 

– Lequel ? demanda Catherine avec ce ton bref et presque indifférent d’une créature qui, ayant épuisé la mesure des douleurs humaines, ne craint plus que ses douleurs s’augmentent.

 

– Il y a que M. Billot a été dangereusement blessé hier au Champ-de-Mars.

 

– Ah ! fit Catherine.

 

Evidemment, la jeune fille était beaucoup moins sensible à cette nouvelle qu’à la première.

 

– Alors, continua Pitou, voilà ce que je me suis dit – et ç’a été aussi l’avis de M. le docteur Gilbert – : « Mademoiselle Catherine fera, en passant, une visite à M. Billot, qui a été transporté à l’hôpital du Gros-Caillou, et, de là, elle prendra la diligence de Villers-Cotterêts. »

 

– Et vous, monsieur Pitou ? demanda Catherine.

 

– Moi, dit Pitou, j’ai pensé, puisque vous alliez aider là-bas Mme Billot à mourir, que c’était à moi de rester ici pour tâcher d’aider M. Billot à revivre… Je reste auprès de celui qui n’a personne, vous comprenez, mademoiselle Catherine ?

 

Pitou prononça ces paroles, avec son angélique naïveté, sans songer qu’il faisait ainsi, en quelques mots, l’histoire tout entière de son dévouement.

 

Catherine lui tendit la main.

 

– Vous êtes un brave cœur, Pitou ! lui dit-elle. Venez embrasser mon pauvre petit Isidor.

 

Et elle marcha devant, car la courte scène que nous venons de raconter s’était passée dans l’allée de la maison, à la porte de la rue. Elle était plus belle que jamais, pauvre Catherine ! toute vêtue de deuil comme elle l’était ; ce qui fit pousser un second soupir à Pitou.

 

Catherine précéda le jeune homme dans une petite chambre donnant sur un jardin : dans cette chambre, qui, avec une cuisine et un cabinet de toilette, composait tout le logement de Catherine, il y avait un lit et un berceau :

 

Le lit de la mère, le berceau de l’enfant.

 

L’enfant dormait.

 

Catherine tira un rideau de gaze, et se rangea pour laisser les yeux de Pitou plonger dans le berceau.

 

– Oh ! le beau petit ange ! dit Pitou en joignant les mains.

 

Et, comme s’il eût été, en effet, devant un ange, il se mit à genoux et baisa la main de l’enfant.

 

Pitou fut vite récompensé de ce qu’il venait de faire : il sentit flotter sur son visage les cheveux de Catherine, et deux lèvres se posèrent sur son front.

 

La mère rendait le baiser donné au fils.

 

– Merci, bon Pitou ! dit-elle. Depuis le dernier baiser qu’il a reçu de son père, personne que moi n’avait embrassé le pauvre petit.

 

– Oh ! mademoiselle Catherine ! murmura Pitou, ébloui et secoué par le baiser de la jeune fille, comme il l’eût été par l’étincelle électrique.

 

Et, cependant, ce baiser était composé simplement de tout ce qu’il y a de saint et de reconnaissant dans l’amour d’une mère.

 

Chapitre CXXI

La fille et le père

 

Dix minutes après, Catherine, Pitou et le petit Isidor roulaient dans la voiture du docteur Gilbert sur la route de Paris.

 

La voiture fit halte devant l’hôpital du Gros-Caillou.

 

Catherine descendit, prit son fils dans ses bras et suivit Pitou.

 

Arrivée à la porte de la lingerie, elle s’arrêta :

 

– Vous m’avez dit que nous trouverions le docteur Gilbert près du lit de mon père ?

 

– Oui…

 

Pitou entrouvrit la porte.

 

– Et il y est effectivement, dit-il.

 

– Voyez si je puis entrer sans crainte de lui causer une trop forte émotion.

 

Pitou entra dans la chambre, interrogea le docteur, et vint presque aussitôt retrouver Catherine.

 

– L’ébranlement causé par le coup qu’il a reçu est tel, qu’il ne reconnaît encore personne, à ce que dit M. Gilbert.

 

Catherine allait entrer avec le petit Isidor dans ses bras.

 

– Donnez-moi votre enfant, mademoiselle Catherine, dit Pitou.

 

Catherine eut un moment d’hésitation.

 

– Oh ! me le donner, à moi, dit Pitou, c’est comme si vous ne le quittiez pas.

 

– Vous avez raison, dit Catherine.

 

Et, comme elle eût fait à un frère, avec plus de confiance peut-être, elle remit l’enfant à Ange Pitou, et s’avança d’un pas ferme dans la salle, marchant droit au lit de son père.

 

Comme nous l’avons dit, le docteur Gilbert était au chevet du lit du blessé.

 

Peu de changement s’était opéré dans l’état du malade ; il était placé, comme la veille, le dos appuyé à ses oreillers, et le docteur humectait, à l’aide d’une éponge imbibée d’eau, et pressée dans sa main, les bandes qui assujettissaient l’appareil posé sur la blessure. Malgré un commencement de fièvre inflammatoire bien caractérisée, le visage, vu la quantité de sang que Billot avait perdu, était d’une pâleur mortelle ; l’enflure avait gagné l’œil et une partie de la joue gauche.

 

À la première impression de fraîcheur, il avait balbutié quelques mots sans suite, et rouvert les yeux ; mais cette violente tendance vers le sommeil que les médecins nomment coma avait de nouveau éteint sa parole, et fermé ses yeux.

 

Catherine, arrivée devant le lit, se laissa tomber sur ses genoux, et, levant les mains au ciel :

 

– Ô mon Dieu ! dit-elle, vous êtes témoin que je vous demande du plus profond de mon cœur la vie de mon père !

 

C’était tout ce que pouvait faire cette fille pour le père qui avait voulu tuer son amant.

 

À sa voix, au reste, un tressaillement agita le corps du malade ; sa respiration devint plus pressée ; il rouvrit les yeux, et son regard, après avoir erré un instant autour de lui comme pour reconnaître d’où venait la voix, se fixa sur Catherine.

 

Sa main fit un mouvement, comme pour repousser cette apparition, que le blessé prit, sans doute, pour une vision de sa fièvre.

 

Le regard de la jeune fille rencontra celui de son père, et Gilbert vit, avec une espèce de terreur, se froisser l’un à l’autre deux flammes qui semblaient plutôt deux éclairs de haine que deux rayons d’amour.

 

Après quoi, la jeune fille se leva et, du même pas qu’elle était entrée, alla retrouver Pitou.

 

Pitou était à quatre pattes, et jouait avec l’enfant.

 

Catherine reprit son fils avec une violence qui tenait plus de l’amour de la lionne que de celui de la femme, et le pressa contre sa poitrine en s’écriant :

 

– Mon enfant ! oh ! mon enfant !

 

Il y avait dans ce cri toutes les angoisses de la mère, toutes les plaintes de la veuve, toutes les douleurs de la femme.

 

Pitou voulut accompagner Catherine jusqu’au bureau de la diligence, qui partait à dix heures du matin.

 

Mais celle-ci refusa.

 

– Non, dit-elle, vous l’avez dit, votre place est près de celui qui est seul ; restez, Pitou.

 

Et, de la main, elle repoussa Pitou dans la chambre.

 

Pitou ne savait qu’obéir quand Catherine commandait.

 

Pendant que Pitou se rapprochait du lit de Billot, que celui-ci, au bruit que faisait le pas un peu lourd du capitaine de la garde nationale, rouvrait les yeux, et qu’une impression bienveillante succédait sur sa physionomie à l’impression haineuse qu’y avait fait passer, comme un nuage de tempête, la vue de sa fille, Catherine descendait l’escalier, et, son enfant dans ses bras, gagnait, dans la rue Saint-Denis, l’hôtel du Plat-d’Étain, d’où partait la diligence de Villers-Cotterêts.

 

Les chevaux étaient attelés, le postillon était en selle ; il restait une place dans l’intérieur ; Catherine la prit.

 

Huit heures après, la voiture s’arrêtait rue de Soissons.

 

Il était six heures de l’après-midi, c’est-à-dire qu’on était encore en plein jour.

 

Jeune fille, et venant, Isidor vivant, voir sa mère en bonne santé, Catherine eût fait arrêter la voiture au bout de la rue de Largny, eût contourné la ville, et fût arrivée à Pisseleu sans être vue, car elle eût eu honte.

 

Veuve et mère, elle ne songea même point aux railleries provinciales ; elle descendit de voiture sans impudence, mais sans crainte : son deuil et son enfant lui semblaient, l’un un ange sombre, l’autre un ange souriant, qui devaient écarter d’elle l’injure et le mépris.

 

D’abord, on ne reconnut pas Catherine : elle était si pâle et si changée, qu’elle ne semblait plus la même femme ; puis ce qui la dissimulait encore mieux aux regards, c’était cet air de distinction qu’elle avait pris à la fréquentation d’un homme distingué.

 

Aussi, une seule personne la reconnut, et encore était-elle déjà loin.

 

Ce fut la tante Angélique.

 

La tante Angélique était à la porte de l’Hôtel de Ville, et causait avec deux ou trois commères du serment exigé des prêtres, déclarant qu’elle avait entendu dire à M. Fortier que jamais il ne ferait serment aux Jacobins et à la Révolution, et qu’il subirait plutôt le martyre que de courber la tête sous le joug révolutionnaire.

 

– Oh ! cria-t-elle tout à coup, s’interrompant, au milieu de son discours, Jésus Dieu ! c’est la Billotte et son enfant qui descendent de voiture !

 

– Catherine – Catherine ? répétèrent plusieurs voix.

 

– Eh ! oui ; tenez, la voilà qui se sauve par la ruelle.

 

Tante Angélique se trompait : Catherine ne se sauvait pas ; Catherine avait hâte d’arriver près de sa mère, et marchait vite. Catherine prenait la ruelle, parce que c’était le chemin le plus court.

 

Plusieurs enfants à ce mot de tante Angélique : « C’est la Billotte ! » et à cette exclamation de ses voisines : « Catherine ! » plusieurs enfants se mirent à courir après la jeune fille, et, l’ayant rejointe :

 

– Ah ! tiens, oui, c’est vrai, dirent-ils, c’est mademoiselle…

 

– Oui, mes enfants, c’est moi, dit Catherine avec douceur.

 

Puis, comme elle était fort aimée des enfants surtout, à qui elle avait toujours quelque chose à donner, une caresse à défaut d’autre chose :

 

– Bonjour, mademoiselle Catherine ! dirent les enfants.

 

– Bonjour, mes amis ! dit Catherine. Ma mère n’est pas morte, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! non, mademoiselle, pas encore.

 

Puis un autre enfant ajouta :

 

– M. Raynal dit qu’elle en a bien encore pour huit ou dix jours.

 

– Merci, mes enfants ! dit Catherine.

 

Et elle continua son chemin, après leur avoir donné quelques pièces de monnaie.

 

Les enfants revinrent.

 

– Eh bien ? demandèrent les commères.

 

– Eh bien, dirent les enfants, c’est elle ; et la preuve, c’est qu’elle nous a demandé des nouvelles de sa mère, et que voilà ce qu’elle nous a donné.

 

Et les enfants montrèrent les quelques pièces de monnaie qu’ils tenaient de Catherine.

 

– Il paraît que ce qu’elle a vendu se vend cher à Paris, dit tante Angélique, pour qu’elle puisse donner des pièces blanches aux enfants qui courent après elle.

 

Tante Angélique n’aimait pas Catherine Billot.

 

D’ailleurs, Catherine Billot était jeune et belle, et tante Angélique était vieille et laide ; Catherine Billot était grande et bien faite, tante Angélique était petite et boiteuse.

 

Puis, c’était chez Billot qu’Ange Pitou, chassé de chez tante Angélique, avait trouvé un asile.

 

Puis, enfin, c’était Billot qui, le jour de la déclaration des droits de l’homme, était venu prendre l’abbé Fortier pour le forcer à dire la messe sur l’autel de la Patrie.

 

Toutes raisons suffisantes, jointes surtout à l’aigreur naturelle de son caractère, pour que tante Angélique haït les Billot en général, et Catherine en particulier.

 

Et, quand tante Angélique haïssait, elle haïssait bien, elle haïssait en dévote.

 

Elle courut chez Mlle Adélaïde, la nièce de l’abbé Fortier, et elle lui annonça la nouvelle.

 

L’abbé Fortier soupait d’une carpe pêchée aux étangs de Wallue, flanquée d’un plat d’œufs brouillés et d’un plat d’épinards.

 

C’était jour maigre.

 

L’abbé Fortier avait pris la mine raide et ascétique d’un homme qui s’attend à chaque instant au martyre.

 

– Qu’y a-t-il encore ? demanda-t-il en entendant jaboter les deux femmes dans le corridor ; vient-on me chercher pour confesser le nom de Dieu ?

 

– Non ! pas encore, mon cher oncle, dit Mlle Adélaïde ; non, c’est seulement tante Angélique (tout le monde, d’après Pitou, donnait ce nom à la vieille fille), c’est seulement tante Angélique qui vient m’annoncer un nouveau scandale.

 

– Nous sommes dans un temps où le scandale court les rues, répondit l’abbé Fortier. Quel est le scandale nouveau que vous m’annoncez, tante Angélique ?

 

Mlle Adélaïde introduisit la loueuse de chaises devant l’abbé.

 

– Serviteur, monsieur l’abbé ! dit celle-ci.

 

– C’est servante que vous devriez dire, tante Angélique, répondit l’abbé ne pouvant renoncer à ses habitudes pédagogiques.

 

– J’ai toujours entendu dire serviteur, reprit celle-ci, et je répète ce que j’ai entendu dire ; excusez-moi si je vous ai offensé, monsieur l’abbé.

 

– Ce n’est pas moi que vous avez offensé, tante Angélique ; c’est la syntaxe.

 

– Je lui ferai mes excuses, la première fois que je la rencontrerai, répondit humblement tante Angélique.

 

– Bien, tante Angélique ! bien ! Voulez-vous boire un verre de vin ?

 

– Merci, monsieur l’abbé ! répondit tante Angélique, je ne bois jamais de vin.

 

– Vous avez tort : le vin n’est pas défendu par les canons de l’Église.

 

– Oh ! ce n’est point parce que le vin est ou n’est pas défendu que je n’en bois pas, c’est parce qu’il coûte neuf sous la bouteille.

 

– Vous êtes donc toujours avare, tante Angélique ? demanda l’abbé Fortier se renversant dans son fauteuil.

 

– Hélas ! mon Dieu ! monsieur l’abbé, avare ! Il le faut bien quand on est pauvre.

 

– Allons donc, pauvre ! Et la ferme des chaises que je vous donne pour rien, tante Angélique, quand je pourrais la louer cent écus à la première personne venue.

 

– Ah ! monsieur l’abbé, comment ferait-elle, cette personne-là ? Pour rien, monsieur l’abbé ! Il n’y a que de l’eau à y boire !

 

– C’est pour cela que je vous offre un verre de vin, tante Angélique.

 

– Acceptez donc, dit Mlle Adélaïde ; cela fâchera mon oncle, si vous n’acceptez pas.

 

– Vous croyez que cela fâchera monsieur votre oncle ? dit tante Angélique, qui mourait d’envie d’accepter.

 

– Bien sûr.

 

– Alors, monsieur l’abbé, deux doigts de vin, s’il vous plaît, pour ne pas vous désobliger.

 

– Allons donc ! dit l’abbé Fortier remplissant un plein verre d’un joli bourgogne pur comme un rubis ; avalez-moi cela, tante Angélique, et, quand vous compterez vos écus, vous croirez en avoir le double.

 

Tante Angélique allait porter le verre à ses lèvres.

 

– Mes écus ? dit-elle. Ah ! monsieur l’abbé, ne dites point de pareilles choses, vous qui êtes un homme du bon Dieu, on vous croirait.

 

– Buvez, tante Angélique ; buvez !

 

Tante Angélique trempa, comme pour faire plaisir à l’abbé Fortier, ses lèvres dans le verre, et, tout en fermant les yeux, avala béatement le tiers de son contenu, à peu près.

 

– Oh ! que c’est fort ! dit-elle ; je ne sais pas comment on peut boire du vin pur !

 

– Et moi, dit l’abbé, je ne sais pas comment on peut mettre de l’eau dans son vin ; mais n’importe, cela n’empêche pas que je parie, tante Angélique, que vous avez un joli magot !

 

– Oh ! monsieur l’abbé, monsieur l’abbé, ne dites pas cela ! Je ne peux pas même payer mes contributions, qui sont de trois livres dix sous par an.

 

Et tante Angélique avala le second tiers du vin contenu dans le verre.

 

– Oui, je sais que vous dites cela ; mais je n’en réponds pas moins que, le jour où vous rendrez votre âme à Dieu, si votre neveu Ange Pitou cherche bien, il trouvera, dans quelque vieux bas de laine, de quoi acheter toute la rue du Pleu.

 

– Monsieur l’abbé : monsieur l’abbé ! s’écria tante Angélique, si vous dites de pareilles choses, vous me ferez assassiner par les brigands qui brûlent les fermes et qui coupent les moissons, car, sur la parole d’un saint homme comme vous, ils croiront que je suis riche… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! quel malheur !

 

Et, les yeux humides d’une larme de bien-être, elle avala le reste du verre de vin.

 

– Eh bien, fit l’abbé, toujours goguenard, vous voyez bien que vous vous y habitueriez, à ce petit vin-là, tante Angélique.

 

– C’est égal, dit la vieille, il est bien fort !

 

L’abbé avait à peu près fini de souper.

 

– Eh bien, demanda-t-il, voyons ! Quel est ce nouveau scandale qui trouble Israël ?

 

– Monsieur l’abbé, la Billotte vient d’arriver par la diligence avec son enfant !

 

– Ah ! ah ! fit l’abbé, je croyais, moi, qu’elle l’avait mis aux Enfants Trouvés ?

 

– Et elle aurait bien fait, dit tante Angélique ; au moins, le pauvre petit n’aurait pas eu à rougir de sa mère !

 

– Au fait, tante Angélique, dit l’abbé, voilà l’institution envisagée sous un nouveau point de vue. Et que vient-elle faire ici ?

 

– Il paraît qu’elle vient voir sa mère ; car elle a demandé aux enfants si sa mère vivait encore.

 

– Vous savez, tante Angélique, dit l’abbé avec un méchant sourire, qu’elle a oublié de se confesser, la mère Billot ?

 

– Oh ! monsieur l’abbé, reprit tante Angélique, ça, ce n’est pas sa faute : la pauvre femme a, depuis trois ou quatre jours, perdu la tête, à ce qu’il paraît ; mais c’était, du temps où la fille ne lui avait pas fait tant de peine, une femme bien dévote, bien craignant Dieu, et qui, quand elle venait à l’église, prenait toujours deux chaises, une pour s’asseoir, et l’autre pour mettre ses pieds.

 

– Et son mari ? demanda l’abbé, les yeux étincelants de colère ; le citoyen Billot, le vainqueur de la Bastille, combien en prenait-il de chaises, lui ?

 

– Ah ! dame ! je ne sais pas, répondit naïvement tante Angélique ; il n’y venait jamais, à l’église ; mais, quant à la mère Billot…

 

– C’est bien, c’est bien, dit l’abbé ; c’est un compte que nous réglerons le jour de son enterrement.

 

Puis, faisant le signe de la croix :

 

– Dites les grâces avec moi, mes sœurs.

 

Les vieilles filles répétèrent le signe de la croix que venait de faire l’abbé, et dirent dévotement les grâces avec lui.

 

Chapitre CXXII

La fille et la mère

 

Pendant ce temps, Catherine poursuivait son chemin. En sortant de la ruelle, elle avait pris à gauche, suivi la rue de Lormet, et, au bout de cette rue, avait, par une sente tracée à travers champs, rejoint le chemin de Pisseleu.

 

Tout était un souvenir douloureux pour Catherine le long de ce chemin.

 

Et, d’abord, ce fut ce petit pont où Isidor lui avait dit adieu, et où elle était restée évanouie jusqu’au moment où Pitou l’avait retrouvée froide et glacée.

 

Puis, en approchant de la ferme, le saule creux où Isidor cachait ses lettres.

 

Puis, en approchant encore, cette petite fenêtre par laquelle Isidor entrait chez elle ; et où le jeune homme avait été ajusté par Billot cette nuit où, par bonheur, le fusil du fermier avait fait long feu.

 

Puis, enfin, en face de la grande porte de la ferme, cette route de Boursonnes que Catherine avait si souvent parcourue, et qu’elle connaissait si bien, la route par laquelle venait Isidor…

 

Que de fois, la nuit, accoudée à cette fenêtre, les yeux fixés sur la route, elle avait attendu haletante, et, en apercevant dans l’ombre son amant, toujours exact, toujours fidèle, senti sa poitrine se desserrer, puis ouvert les deux bras à sa rencontre !

 

Aujourd’hui, il était mort ; mais, au moins, ses deux bras réunis sur sa poitrine y pressaient son enfant.

 

Que disaient donc tous ces gens de son déshonneur, de sa honte ?

 

Un si bel enfant pouvait-il jamais être pour une mère une honte ou un déshonneur ?

 

Aussi entra-t-elle rapidement et sans crainte dans la ferme.

 

Un gros chien aboya sur son passage ; puis tout à coup, reconnaissant sa jeune maîtresse, il s’approcha d’elle de toute la longueur de sa chaîne, et se dressa, les pattes en l’air, et tout en poussant de petits cris joyeux.

 

Aux abois du chien, un homme parut sur la porte, venant voir qui en était la cause.

 

– Mademoiselle Catherine ! s’écria-t-il.

 

– Père Clouïs ! dit Catherine à son tour.

 

– Ah ! soyez la bienvenue, ma chère demoiselle ! dit le vieux garde ; la maison a bien besoin de votre présence, allez !

 

– Et ma pauvre mère ? demanda Catherine.

 

– Hélas ! ni mieux, ni pis, ou plutôt pis que mieux ; elle s’éteint, pauvre chère femme !

 

– Et où est-elle ?

 

– Dans sa chambre.

 

– Toute seule ?

 

– Non, non, non… Ah ! je n’aurais pas permis cela. Dame ! Il faut m’excuser, mademoiselle Catherine, en votre absence à tous, j’ai un peu fait le maître ici ; le temps que vous avez passé dans ma pauvre hutte, ça m’a fait un peu de la famille : je vous aimais tant, vous et ce pauvre M. Isidor !

 

– Vous avez su ?… dit Catherine essuyant deux larmes.

 

– Oui, oui, tué pour la reine, comme M. Georges… Enfin, mademoiselle, que voulez-vous ! Il vous a laissé ce bel enfant, n’est-ce pas ? Il faut pleurer le père, mais sourire au fils.

 

– Merci, père Clouïs, dit Catherine en tendant sa main au vieux garde ; mais ma mère ?…

 

– Elle est là dans sa chambre, comme je vous ai dit, avec Mme Clément, la même garde-malade qui vous a soignée.

 

– Et…, demanda Catherine hésitant, a-t-elle encore sa connaissance, pauvre mère ?

 

– Il y a des fois qu’on le croirait, dit le père Clouïs : c’est quand on prononce votre nom… Ah ! cela, c’est le grand moyen, il a agi jusqu’à avant-hier ; ce n’est que depuis avant-hier qu’elle ne donne plus signe de connaissance, même lorsque l’on parle de vous.

 

– Entrons, entrons, père Clouïs ! dit Catherine.

 

– Entrez, mademoiselle, fit le vieux garde en ouvrant la porte de la chambre de Mme Billot.

 

Catherine plongea son regard dans la chambre. Sa mère, couchée dans son lit aux rideaux de serge verte, éclairée par une de ces lampes à trois becs comme nous en voyons encore aujourd’hui dans les fermes, était gardée, ainsi que l’avait dit le père Clouïs, par Mme Clément.

 

Celle-ci, assise dans un grand fauteuil, roupillait dans cet état de somnolence particulier aux gardes-malades, et qui est un milieu somnambulique entre la veille et le sommeil.

 

La pauvre mère Billot ne semblait pas changée ; seulement, son teint était devenu d’une pâleur d’ivoire.

 

On eût dit qu’elle dormait.

 

– Ma mère ! ma mère ! cria Catherine en se précipitant sur le lit.

 

La malade ouvrit les yeux, fit un mouvement de tête vers Catherine ; un éclair d’intelligence brilla dans son regard ; ses lèvres balbutièrent des sons inintelligibles, n’atteignant pas même à la valeur de mots sans suite ; sa main se souleva, cherchant à compléter, par le toucher, les sens presque éteints de l’ouïe et de la vue ; mais cet effort avorta, le mouvement s’éteignit, l’œil se referma, le bras pesa comme un corps inerte sur la tête de Catherine, à genoux devant le lit de sa mère, et la malade rentra dans l’immobilité dont elle était momentanément sortie à la secousse galvanique que lui avait imprimée la voix de sa fille.

 

Des deux léthargies du père et de la mère, avaient, comme deux éclairs partant de deux horizons opposés, jailli deux sentiments tout contraires :

 

Le père Billot était sorti de son évanouissement pour repousser Catherine loin de lui ;

 

La mère Billot était sortie de sa torpeur pour attirer Catherine à elle.

 

L’arrivée de Catherine avait produit une révolution dans la ferme.

 

C’était Billot que l’on attendait, et non sa fille.

 

Catherine raconta l’accident arrivé à Billot, et dit comment, à Paris, le mari était aussi près de la mort que la femme l’était à Pisseleu.

 

Seulement, il était évident que chacun des deux moribonds suivait une voie différente : Billot allait de la mort à la vie ; sa femme allait de la vie à la mort.

 

Catherine rentra dans sa chambre de jeune fille. Il y avait bien des larmes pour elle dans les souvenirs que lui rappelait cette petite chambre, où elle avait passé par les beaux rêves de l’enfant, par les passions brûlantes de la jeune fille, et où elle revenait avec le cœur brisé de la veuve.

 

Dès ce moment, au reste, Catherine reprit dans la maison en désordre toute l’autorité que son père lui avait concédée un jour, au détriment de sa mère.

 

Le père Clouïs, remercié et récompensé, reprit le chemin de son terrier, comme il appelait la hutte de la pierre Clouïse.

 

Le lendemain, le docteur Raynal vint à la ferme.

 

Il y venait tous les deux jours, par un sentiment de conscience plutôt que par un sentiment d’espoir ; il savait très bien qu’il n’y avait rien à faire, et que cette vie, qui s’éteignait comme fait une lampe qui use un reste d’huile, ne pouvait être sauvée par aucun effort humain.

 

Il fut tout joyeux de trouver la jeune fille arrivée.

 

Il aborda la grande question qu’il n’eût pas osé débattre avec Billot : celle des sacrements.

 

Billot, on le sait, était un voltairien enragé

 

Ce n’était pas que le docteur Raynal fût d’une dévotion exemplaire ; non, tout au contraire : à l’esprit du temps il joignait l’esprit de la science.

 

Or, si le temps n’en était encore qu’au doute, la science en était déjà à la négation.

 

Cependant, le docteur Raynal, dans les circonstances analogues à celle où il se trouvait, regardait comme un devoir d’avertir les parents.

 

Les parents pieux faisaient leur profit de l’avertissement et envoyaient chercher le prêtre.

 

Les parents impies ordonnaient, si le prêtre se présentait, qu’on lui fermât la porte au nez.

 

Catherine était pieuse.

 

Elle ignorait les dissentiments qui avaient eu lieu entre Billot et l’abbé Fortier, ou plutôt elle n’y attachait pas grande importance.

 

Elle chargea Mme Clément de se rendre chez l’abbé Fortier, et de le prier de venir apporter les derniers sacrements à sa mère. Pisseleu, étant un trop petit hameau pour avoir son église et son curé à part, relevait de Villers-Cotterêts. C’était même au cimetière de Villers-Cotterêts qu’on enterrait les morts de Pisseleu.

 

Une heure après, la sonnette du viatique tintait à la porte de la ferme.

 

Le saint sacrement fut reçu à deux genoux par Catherine.

 

Mais à peine l’abbé Fortier fut-il entré dans la chambre de la malade, à peine se fut-il aperçu que celle pour laquelle on l’avait appelé était sans parole, sans regard, sans voix, qu’il déclara qu’il ne donnait l’absolution qu’aux gens qui pouvaient se confesser ; et, quelque instance qu’on lui fît, il remporta le viatique.

 

L’abbé Fortier était un prêtre de l’école sombre et terrible : il eût été saint Dominique en Espagne, et Valverde au Mexique.

 

Il n’y avait point à s’adresser à un autre que lui : Pisseleu, nous l’avons dit, relevait de sa paroisse, et nul prêtre des environs n’eût osé empiéter sur ses droits.

 

Catherine était un cœur pieux et tendre, mais en même temps plein de raison : elle ne prit du refus de l’abbé Fortier que le souci qu’elle en devait prendre, espérant que Dieu serait plus indulgent en faveur de la pauvre mourante que ne l’était son ministre.

 

Puis elle continua d’accomplir ses devoirs de fille envers sa mère, ses devoirs de mère envers son enfant, se partageant tout entière entre cette jeune âme qui entrait dans la vie, et cette âme fatiguée qui allait en sortir.

 

Pendant huit jours et huit nuits, elle ne quitta le lit de sa mère que pour aller au berceau de son enfant.

 

Dans la nuit du huitième au neuvième jour, tandis que la jeune fille veillait au chevet du lit de la mourante – laquelle, pareille à une barque qui sombre et s’enfonce de plus en plus dans la mer, s’engloutissait peu à peu dans l’éternité –, la porte de la chambre de Mme Billot s’ouvrit, et Pitou parut sur le seuil.

 

Il arrivait de Paris, d’où il était parti le matin, selon son habitude.

 

En le voyant, Catherine tressaillit.

 

Un instant elle craignit que son père ne fût mort.

 

Mais la physionomie de Pitou, sans être précisément gaie, n’était cependant point celle d’un homme qui apporte une funèbre nouvelle.

 

En effet, Billot allait de mieux en mieux, depuis quatre ou cinq jours, le docteur avait répondu de lui, et, le matin du départ de Pitou, le malade avait dû être transporté de l’hôpital du Gros-Caillou chez le docteur.

 

Du moment que Billot avait cessé d’être en danger, Pitou avait déclaré sa résolution formelle de retourner à Pisseleu.

 

Ce n’était plus pour Billot qu’il craignait, c’était pour Catherine.

 

Pitou avait prévu le moment où l’on annoncerait à Billot ce qu’on n’avait point voulu lui annoncer encore, c’est-à-dire l’état dans lequel se trouvait sa femme.

 

Sa conviction était qu’à ce moment-là, si faible qu’il fût, Billot partirait pour Villers-Cotterêts. Et qu’arriverait-il, s’il trouvait Catherine à la ferme ?…

 

Le docteur Gilbert n’avait point caché à Pitou l’effet qu’avaient produit sur le blessé l’entrée de Catherine et sa station d’un instant près du lit du malade.

 

Il était évident que cette vision était restée au fond de son esprit, comme au fond de la mémoire reste, quand on se réveille, le souvenir d’un mauvais rêve.

 

À mesure que sa raison était revenue, le blessé avait jeté autour de lui des regards qui avaient peu à peu passé de l’inquiétude à la haine.

 

Sans doute s’attendait-il à voir d’un moment à l’autre la vision fatale reparaître.

 

Au reste, il n’en avait pas dit un mot ; pas une seule fois il n’avait prononcé le nom de Catherine ; mais le docteur Gilbert était un trop profond observateur pour n’avoir pas tout deviné, tout lu.

 

En conséquence, aussitôt Billot convalescent, il avait expédié Pitou à la ferme.

 

C’était à lui d’en éloigner Catherine. Pitou aurait, pour arriver à ce résultat, deux ou trois jours devant lui, le docteur ne voulant pas, avant deux ou trois jours encore, risquer d’annoncer au convalescent la mauvaise nouvelle qu’avait apportée Pitou.

 

Celui-ci fit part de ses craintes à Catherine avec toute l’angoisse que le caractère de Billot lui inspirait à lui-même ; mais Catherine déclara que, son père dût-il la tuer au chevet du lit de la mourante, elle ne s’éloignerait pas avant d’avoir fermé les yeux de sa mère.

 

Pitou gémit profondément de cette détermination ; mais il ne trouva pas un mot pour la combattre.

 

Il se tint donc là, prêt à s’interposer, en cas de besoin, entre le père et la fille.

 

Deux jours et deux nuits s’écoulèrent encore ; pendant ces deux jours et ces deux nuits, la vie de la mère Billot sembla s’envoler souffle à souffle.

 

Depuis dix jours déjà, la malade ne mangeait plus ; on ne la soutenait qu’en lui introduisant de temps en temps une cuillerée de sirop dans la bouche.

 

On n’aurait pas cru qu’un corps pût vivre avec un pareil soutien. Il est vrai que ce pauvre corps vivait si peu !

 

Pendant la nuit du dixième au onzième jour, au moment où tout souffle semblait éteint chez elle, la malade parut se ranimer, les bras firent quelques mouvements, les lèvres s’agitèrent, les yeux s’ouvrirent grands et fixes.

 

– Ma mère ! ma mère ! cria Catherine.

 

Et elle se précipita vers la porte pour aller chercher son enfant.

 

On eût dit que Catherine tirait l’âme de sa mère avec elle : lorsqu’elle rentra, tenant le petit Isidor entre ses bras, la mourante avait fait un mouvement pour se tourner du côté de la porte.

 

Les yeux étaient restés tout grands ouverts et fixes.

 

Au retour de la jeune fille, les yeux jetèrent un éclair, la bouche un cri ; les bras s’étendirent.

 

Catherine tomba à genoux avec son enfant devant le lit de sa mère.

 

Alors, un phénomène étrange s’opéra : la mère Billot se souleva sur son oreiller, étendit lentement les deux bras au-dessus de la tête de Catherine et de son fils ; puis, après un effort pareil à celui du jeune fils de Crésus :

 

– Mes enfants, dit-elle, je vous bénis !

 

Et elle retomba sur l’oreiller, ses bras s’affaissèrent, sa voix s’éteignit.

 

Elle était morte.

 

Ses yeux seuls étaient restés ouverts, comme si la pauvre femme, ne l’ayant pas assez vue de son vivant, eût voulu encore regarder sa fille de l’autre côté du tombeau.

 

Chapitre CXXIII

Où l’abbé Fortier exécute, à l’endroit de la mère Billot, la menace qu’il avait faite à la tante Angélique

 

Catherine ferma pieusement les yeux de sa mère, avec la main d’abord, puis ensuite avec les lèvres.

 

Mme Clément avait depuis longtemps prévu cette heure suprême, et avait d’avance acheté deux cierges.

 

Tandis que Catherine, toute ruisselante de larmes, reportait dans sa chambre son enfant qui pleurait, et l’endormait en lui donnant le sein, Mme Clément allumait les deux cierges aux deux côtés du chevet du lit, croisait les deux mains de la morte sur sa poitrine, lui mettait un crucifix entre les mains, et plaçait sur une chaise un bol plein d’eau bénite, avec une branche de buis du dernier dimanche des Rameaux.

 

Lorsque Catherine rentra, elle n’eut plus qu’à se mettre à genoux près du lit de sa mère, son livre de prières à la main.

 

Pendant ce temps, Pitou se chargeait des autres détails funèbres : c’est-à-dire que, n’osant aller chez l’abbé Fortier, avec lequel, on s’en souvient, il était en délicatesse, il alla chez le sacristain pour commander la messe mortuaire, chez les porteurs pour les prévenir de l’heure à laquelle ils devaient enlever le cercueil, chez le fossoyeur pour lui dire de creuser le fossé.

 

Puis, de là, il alla à Haramont avertir son lieutenant, son sous-lieutenant et ses trente et un hommes de garde nationale que l’enterrement de Mme Billot avait lieu le lendemain à onze heures du matin.

 

Comme la mère Billot n’avait de son vivant, pauvre femme, occupé ni aucune fonction publique, ni aucun grade dans la garde nationale ou dans l’armée, la communication de Pitou à l’endroit de ses hommes fut officieuse, et non officielle, bien entendu ; ce fut une invitation d’assister à l’inhumation, et non un ordre.

 

Mais on savait trop ce qu’avait fait Billot pour cette révolution qui tournait toutes les têtes et enflammait tous les cœurs ; on savait trop le danger qu’en ce moment même courait encore Billot couché sur son lit de douleur, blessé qu’il avait été en défendant la cause sainte, pour ne pas regarder l’invitation comme un ordre : toute la garde nationale d’Haramont promit donc à son chef de se trouver volontairement et instantanément en armes le lendemain, à onze heures précises, à la maison mortuaire.

 

Le soir, Pitou était de retour à la ferme ; à la porte, il trouva le menuisier, qui apportait la bière sur son épaule.

 

Pitou avait instinctivement toutes les délicatesses du cœur, que l’on trouve si rarement chez les paysans, et même chez les gens du monde ; il fit cacher le menuisier et son cercueil dans l’écurie, et, pour épargner à Catherine la vue de la funèbre boîte, le bruit terrible du marteau, il entra seul.

 

Catherine priait au pied du lit de sa mère : le cadavre par les soins pieux des deux femmes, avait été lavé et cousu dans son linceul.

 

Pitou rendit compte à Catherine de l’emploi de sa journée, et invita à aller prendre un peu l’air.

 

Mais Catherine voulait remplir ses devoirs jusqu’au bout ; elle refusa.

 

– Cela fera du mal à votre cher petit Isidor, de ne pas sortir, dit Pitou.

 

– Emportez-le, et faites-lui prendre l’air, monsieur Pitou.

 

Il fallait que Catherine eût une grande confiance dans Pitou pour lui confier son enfant, ne fût-ce que cinq minutes.

 

Pitou sortit comme pour obéir ; mais, au bout de cinq minutes, il revint.

 

– Il ne veut pas sortir avec moi, dit-il ; il pleure !

 

Et, en effet, par les portes ouvertes, Catherine entendit les cris de son enfant.

 

Elle baisa le front du cadavre, dont, à travers la toile, on distinguait encore la forme et presque les traits, et, partagée entre ses deux sentiments de fille et de mère, elle quitta sa mère pour aller à son enfant.

 

Le petit Isidor pleurait, en effet ; Catherine le prit dans ses bras, et, suivant Pitou, sortit de la ferme.

 

Derrière elle, le menuisier et sa bière y entraient.

 

Pitou voulait éloigner Catherine pendant une demi-heure à peu près.

 

Comme au hasard, il la conduisit sur le chemin de Boursonnes.

 

Ce chemin était si plein de souvenirs pour la pauvre enfant, qu’elle y fit une demi-lieue sans dire un mot à Pitou, écoutant les différentes voix de son cœur, et leur répondant silencieusement comme elles parlaient.

 

Quand Pitou crut la besogne funéraire terminée :

 

– Mademoiselle Catherine, dit-il, si nous revenions à la ferme ?…

 

Catherine sortit de ses pensées comme d’un rêve.

 

– Oh ! oui, dit-elle. Vous êtes bien bon, mon cher Pitou !

 

Et elle reprit le chemin de Pisseleu.

 

Au retour, Mme Clément fit, de la tête, signe à Pitou que la funèbre opération était achevée.

 

Catherine rentra dans sa chambre pour coucher le petit Isidor.

 

Ce soin maternel accompli, elle voulut aller reprendre sa place au chevet de la morte.

 

Mais sur le seuil de sa chambre elle trouva Pitou.

 

– Inutile, mademoiselle Catherine, lui dit celui-ci, tout est terminé.

 

– Comment, tout est terminé ?

 

– Oui… En notre absence, mademoiselle…

 

Pitou hésita.

 

– En notre absence, le menuisier…

 

– Ah ! voilà pourquoi vous avez insisté pour que je sortisse… Je comprends, bon Pitou !

 

Et Pitou, pour sa récompense, reçut de Catherine un regard reconnaissant.

 

– Une dernière prière, ajouta la jeune fille, et je reviens.

 

Catherine marcha droit à la chambre de sa mère, et y entra.

 

Pitou la suivait sur la pointe du pied ; mais il s’arrêta sur le seuil.

 

La bière était posée sur deux chaises au milieu de la chambre.

 

À cette vue, Catherine s’arrêta en tressaillant, et de nouvelles larmes coulèrent de ses yeux.

 

Puis elle alla s’agenouiller devant le cercueil, appuyant au chêne son front pâli par la fatigue et la douleur.

 

Sur la voie douloureuse qui conduit le mort de son lit d’agonie au tombeau, sa demeure éternelle, les vivants qui le suivent se heurtent à chaque instant à quelque nouveau détail qui semble destiné à faire jaillir des cœurs endoloris jusqu’à leur dernière larme.

 

La prière fut longue ; Catherine ne pouvait s’arracher d’auprès du cercueil ; elle comprenait bien, la pauvre fille, qu’elle n’avait plus, depuis la mort d’Isidor, que deux amis sur cette terre : sa mère et Pitou.

 

Sa mère venait de la bénir et de lui dire adieu ; sa mère dans le cercueil aujourd’hui, serait dans la tombe demain.

 

Pitou lui restait seul !

 

On ne quitte pas sans peine son avant-dernier ami, quand cet avant-dernier ami est une mère !

 

Pitou sentit bien qu’il lui fallait venir en aide à Catherine ; il entra, et, voyant ses paroles inutiles, il essaya de soulever la jeune fille par-dessous les bras.

 

– Encore une prière, monsieur Pitou ! une seule !

 

– Vous vous rendrez malade, mademoiselle Catherine, dit Pitou.

 

– Après ? demanda Catherine.

 

– Alors, je vais chercher une nourrice pour M. Isidor.

 

– Tu as raison, tu as raison, Pitou, dit la jeune fille. Mon Dieu ! que tu es bon, Pitou ! Mon Dieu ! que je t’aime !

 

Pitou chancela et faillit tomber à la renverse.

 

Il alla à reculons s’appuyer près de la porte, contre la muraille, et des larmes silencieuses, presque de joie, coulèrent sur ses joues.

 

Catherine ne venait-elle pas de lui dire qu’elle l’aimait ?

 

Pitou ne s’abusait point sur la façon dont l’aimait Catherine ; mais, de quelque façon que Catherine l’aimât, c’était beaucoup pour lui.

 

Sa prière finie, Catherine, comme elle l’avait promis à Pitou, se leva et vint d’un pas lent s’appuyer à l’épaule du jeune homme.

 

Pitou passa son bras autour de la taille de Catherine pour l’entraîner.

 

Celle-ci se laissa faire ; mais, avant de franchir le seuil, tournant la tête par-dessus l’épaule de Pitou, et jetant un dernier regard sur le cercueil, tristement éclairé par les deux cierges :

 

– Adieu, mère ! une dernière fois, adieu ! dit-elle.

 

Et elle sortit.

 

À la porte de la chambre de Catherine et au moment où celle-ci allait y entrer, Pitou l’arrêta.

 

Catherine commençait à si bien connaître Pitou, qu’elle comprit que Pitou avait quelque chose à lui dire.

 

– Eh bien ? demanda-t-elle.

 

– Eh bien, balbutia Pitou un peu embarrassé, ne trouvez-vous pas, mademoiselle Catherine, que le moment serait venu de quitter la ferme ?

 

– Je ne quitterai la ferme que quand ma mère elle-même l’aura quittée, répondit la jeune fille.

 

Catherine avait dit ces mots avec une telle fermeté, que Pitou vit bien que c’était une résolution irrévocable.

 

– Et, quand vous quitterez la ferme, dit Pitou, vous savez qu’il y a, à une lieue d’ici, deux endroits où vous êtes sûre d’être bien reçue : la hutte du père Clouïs et la petite maison de Pitou.

 

Pitou appelait sa chambre et son cabinet une maison.

 

– Merci, Pitou ! répondit Catherine indiquant en même temps, d’un signe de tête, qu’elle accepterait l’un ou l’autre de ces deux asiles.

 

Catherine rentra dans sa chambre sans s’inquiéter de Pitou, qui, lui, était toujours sûr de trouver un gîte.

 

Le lendemain matin, dès dix heures, les amis convoqués pour la funèbre cérémonie affluèrent à la ferme.

 

Tous les fermiers des environs, ceux de Boursonnes, de Noue, d’Ivors, de Coyolles, de Largny, d’Haramont et de Vivières étaient au rendez-vous.

 

Le maire de Villers-Cotterêts, le bon M. de Longpré, y était un des premiers.

 

À dix heures et demie, la garde nationale d’Haramont, tambour battant, drapeau déployé, arriva sans qu’il lui manquât un homme.

 

Catherine, toute vêtue de noir, tenant entre ses bras son enfant, tout vêtu de noir comme elle, recevait chaque arrivant, et nul, il faut le dire, n’eut un autre sentiment que le respect pour cette mère et pour cet enfant vêtus d’un double deuil.

 

À onze heures, plus de trois cents personnes étaient réunies à la ferme.

 

Le prêtre, les hommes d’Église, les porteurs manquaient seuls.

 

On attendit un quart d’heure.

 

Rien ne vint.

 

Pitou monta dans le grenier le plus élevé de la ferme

 

De la fenêtre de la ferme, on découvrait les deux kilomètres de plaine qui s’étendent de Villers-Cotterêts au petit village de Pisseleu.

 

Si bons yeux qu’eût Pitou, il ne vit rien.

 

Il descendit et fit part à M. de Longpré, non seulement de ses observations, mais encore de ses réflexions.

 

Ses observations étaient que rien ne venait certainement ; ses réflexions, que rien ne viendrait probablement.

 

On lui avait raconté la visite de l’abbé Fortier, et le refus de celui-ci d’administrer les sacrements à la mère Billot.

 

Pitou connaissait l’abbé Fortier ; il devina tout : l’abbé Fortier ne voulait pas prêter le concours de son saint ministère à l’enterrement de Mme Billot, et le prétexte, non la cause, était l’absence de la confession.

 

Ces réflexions, communiquées par Pitou à M. de Longpré, et par M. de Longpré aux assistants, produisirent une douloureuse impression.

 

On se regarda en silence ; puis une voix dit :

 

– Eh bien, quoi ! si l’abbé Fortier ne veut pas nous dire la messe, on s’en passera.

 

Cette voix, c’était celle de Désiré Maniquet.

 

Désiré Maniquet était connu pour ses opinions antireligieuses.

 

Il y eut un instant de silence.

 

Il était évident qu’il semblait bien hardi à l’assemblée de se passer de messe.

 

Et, cependant, on était en pleine école Voltaire et Rousseau.

 

– Messieurs, dit le maire, allons à Villers-Cotterêts. À Villers-Cotterêts, tout s’expliquera.

 

– À Villers-Cotterêts ! crièrent toutes les voix.

 

Pitou fit un signe à quatre de ses hommes ; on glissa les canons de deux fusils sous la bière, et l’on enleva la morte.

 

À la porte, le cercueil passa devant Catherine agenouillée et devant le petit Isidor, qu’elle avait fait agenouiller près d’elle.

 

Puis, le cercueil passé, Catherine baisa le seuil de cette porte où elle comptait ne plus remettre le pied, et, en se relevant :

 

– Vous me trouverez, dit-elle à Pitou, dans la hutte du père Clouïs.

 

Et, par la cour de la ferme et les jardins qui donnaient sur les fonds d’une rue, elle s’éloigna rapidement.

 

Chapitre CXXIV

Où l’abbé Fortier voit qu’il n’est pas toujours si facile qu’on le croit de tenir la parole donnée

 

Le convoi s’avançait silencieusement, formant une longue ligne sur la route, lorsque, tout à coup, ceux qui fermaient la marche entendirent derrière eux un cri d’appel.

 

Ils se retournèrent.

 

Un cavalier accourait au grand galop, venant du côté d’Ivors, c’est-à-dire par la route de Paris.

 

Une portion de son visage était sillonnée par deux bandelettes noires ; il tenait son chapeau à la main, et faisait signe qu’on l’attendît.

 

Pitou se retourna comme les autres.

 

– Tiens ! dit-il, M. Billot… Bon ! je ne voudrais pas être dans la peau de l’abbé Fortier.

 

À ce nom de Billot, tout le monde fit halte.

 

Le cavalier s’avançait rapidement, et, au fur et à mesure qu’il avançait comme Pitou avait reconnu le fermier, chacun à son tour le reconnaissait.

 

Arrivé à la tête du convoi, Billot sauta à bas de son cheval, auquel il jeta la bride sur le cou, et, après avoir dit d’une voix si bien accentuée, que chacun l’entendit : « Bonjour et merci, citoyens ! » il prit, derrière le cercueil, la place de Pitou, qui, en son absence, conduisait le deuil.

 

Un valet d’écurie se chargea du cheval, et le reconduisit à la ferme.

 

Chacun jeta un regard curieux sur Billot.

 

Il avait maigri un peu, pâli beaucoup.

 

Une partie de son front et les contours de son œil gauche avaient conservé les couleurs violâtres du sang extravasé.

 

Ses dents serrées, ses sourcils froncés indiquaient une sombre colère qui n’attendait que le moment de se répandre au-dehors.

 

– Savez-vous ce qui s’est passé ? demanda Pitou.

 

– Je sais tout, répondit Billot.

 

Aussitôt que Gilbert avait avoué au fermier l’état dans lequel se trouvait sa femme, celui-ci avait pris un cabriolet qui l’avait conduit jusqu’à Nanteuil.

 

Puis, comme le cheval n’avait pas pu le mener plus loin, Billot, tout faible qu’il était encore, avait pris un bidet de poste ; à Levignan, il avait relayé, et il arrivait à la ferme comme le convoi venait d’en sortir.

 

En deux mots alors, Mme Clément lui avait tout dit. Billot était remonté à cheval ; au détour du mur, il avait aperçu le convoi, qui s’allongeait le long du chemin, et il l’avait arrêté par ses cris.

 

Maintenant, ainsi que nous l’avons dit, c’était lui qui, les sourcils froncés, la bouche menaçante, les bras croisés sur la poitrine, conduisait le deuil.

 

Déjà silencieux et sombre, le cortège devint plus sombre et plus silencieux encore.

 

À l’entrée de Villers-Cotterêts, on trouva un groupe de personnes qui attendaient.

 

Ce groupe prit sa place dans le cortège.

 

À mesure que le convoi avançait à travers les rues, des hommes, des femmes, des enfants, sortaient des maisons, saluaient Billot, qui leur répondait d’un signe de tête, et s’incorporaient dans les rangs en prenant place à la queue.

 

Lorsque le convoi arriva sur la place, il comptait plus de cinq cents personnes.

 

De la place, on commençait à apercevoir l’église.

 

Ce qu’avait prévu Pitou arrivait : l’église était fermée.

 

On arriva à la porte, et l’on fit halte.

 

Billot était devenu livide ; l’expression de son visage se faisait de plus en plus menaçante.

 

L’église et la mairie se touchaient. Le serpent, qui était en même temps concierge de la mairie, et qui, par conséquent, dépendait à la fois du maire et de l’abbé Fortier, fut appelé et interrogé par M. de Longpré.

 

L’abbé Fortier avait défendu à aucun homme d’Église de prêter son concours à l’enterrement.

 

Le maire demanda où étaient les clefs de l’église.

 

Les clefs étaient chez le bedeau.

 

– Va chercher les clefs, dit Billot à Pitou.

 

Pitou ouvrit le compas de ses longues jambes, et revint cinq minutes après en disant :

 

– L’abbé Fortier a fait porter les clefs chez lui pour être sûr que l’église ne serait point ouverte.

 

– Il faut aller chercher les clefs chez l’abbé, dit Désiré Maniquet, promoteur né des moyens extrêmes.

 

– Oui, oui, allons chercher les clefs chez l’abbé ! crièrent deux cents voix.

 

– Ce serait bien long, dit Billot, et, quand la mort frappe à une porte, elle n’a pas l’habitude d’attendre.

 

Alors il regarda autour de lui : en face de l’église, on construisait une maison

 

Les ouvriers charpentiers équarrissaient une poutre.

 

Billot marcha droit à eux, leur fit signe de la main qu’il avait besoin de la poutre qu’ils équarrissaient.

 

Les ouvriers s’écartèrent.

 

La poutre était posée sur des madriers.

 

Billot passa son bras entre la poutre et la terre, à peu près vers le milieu de la pièce de bois ; puis, d’un seul effort, il la souleva.

 

Mais il avait compté sur des forces absentes.

 

Sous ce poids énorme, le colosse chancela, et un instant on crut qu’il allait tomber.

 

Ce fut le passage d’un éclair ; Billot reprit son équilibre en souriant d’un sourire terrible ; puis il s’avança, la poutre sous le bras, d’un pas lent mais ferme.

 

On eût dit un de ces béliers antiques avec lesquels les Alexandre, les Annibal et les César renversaient les murailles.

 

Il se plaça, les jambes écartées, devant la porte, et la formidable machine commença de jouer.

 

La porte était de chêne ; les verrous, les serrures, les gonds étaient de fer

 

Au troisième coup, les verrous, les serrures et les gonds avaient sauté ; la porte de chêne béait entrouverte.

 

Billot laissa tomber la poutre.

 

Quatre hommes la ramassèrent et la reportèrent avec peine à la place où Billot l’avait prise.

 

– Maintenant, monsieur le maire, dit Billot, faites placer le cercueil de ma pauvre femme, qui n’a jamais fait de mal à personne, au milieu du chœur, et toi, Pitou, réunis le bedeau, le suisse, les chantres et les enfants de chœur ; moi, je me charge du prêtre.

 

Le maire, conduisant le cercueil, entra dans l’église ; Pitou se mit à la recherche des chantres, des enfants de chœur, du bedeau et du suisse, se faisant accompagner de son lieutenant Désiré Maniquet et de quatre hommes, pour le cas où il trouverait des récalcitrants ; Billot se dirigea vers la maison de l’abbé Fortier.

 

Plusieurs hommes voulurent suivre Billot.

 

– Laissez-moi seul, dit-il ; peut-être ce que je vais faire deviendra-t-il grave ; à chacun la responsabilité de ses œuvres.

 

Et il s’éloigna, descendant la rue de l’Église, et prenant la rue de Soissons.

 

C’était la seconde fois, à un an de distance, que le fermier révolutionnaire allait se trouver en face du prêtre royaliste.

 

On se rappelle ce qui s’était passé la première fois ; probablement allait-on être témoin d’une semblable scène.

 

Aussi, en le voyant marcher d’un pas rapide vers la demeure de l’abbé, chacun demeurait-il immobile sur le seuil de sa porte, le suivant des yeux en secouant la tête, mais sans faire un pas.

 

– Il a défendu de le suivre, se disaient les uns aux autres les spectateurs.

 

La grande porte de l’abbé était fermée comme celle de l’église.

 

Billot regarda s’il y avait aux environs quelque bâtisse à laquelle il pût emprunter une nouvelle poutre, il n’y avait qu’une espèce de borne de grès déchaussée par l’oisiveté des enfants, et tremblant dans son orbite comme une dent dans son alvéole.

 

Le fermier s’avança vers la borne, la secoua violemment, élargit l’orbite, et arracha la borne de l’encadrement de pavés où elle était emboîtée.

 

Puis, la soulevant au-dessus de sa tête, comme un autre Ajax ou un nouveau Diomède, il recula de trois pas, et lança le bloc de granit avec la même force qu’eût fait une catapulte.

 

La porte brisée vola en morceaux.

 

En même temps que Billot se frayait ce formidable passage, la fenêtre du premier s’ouvrait, et l’abbé Fortier apparaissait, appelant de toutes ses forces ses paroissiens à son secours.

 

Mais la voix du pasteur fut méconnue par le troupeau, bien décidé à laisser le loup et le berger se démêler ensemble.

 

Il fallut un certain temps à Billot pour briser les deux ou trois portes qui le séparaient encore de l’abbé Fortier, comme il avait brisé la première.

 

La chose lui prit dix minutes, à peu près.

 

Aussi, au bout de dix minutes écoulées, après la première porte brisée, put-on, d’après les cris de plus en plus violents, et d’après les gestes de plus en plus expressifs de l’abbé, comprendre que cette agitation croissante venait de ce que le danger se rapprochait de plus en plus de lui.

 

En effet, tout à coup, on vit apparaître derrière le prêtre la tête pâle de Billot, puis une main s’étendre et s’abaisser puissamment sur son épaule.

 

Le prêtre se cramponna à la traverse de bois qui servait d’appui à la fenêtre ; il était, lui aussi, d’une force proverbiale, et ce n’eût pas été chose facile à Hercule lui-même de lui faire lâcher prise.

 

Billot passa son bras, comme une ceinture, autour de la taille du prêtre ; s’arc-bouta sur ses deux jambes, et, d’une secousse à déraciner un chêne, il arracha l’abbé Fortier à la traverse de bois brisée entre ses mains.

 

Le fermier et le prêtre disparurent dans les profondeurs de la chambre, et l’on n’entendit plus que les cris de l’abbé, qui allaient s’éloignant comme le mugissement d’un taureau qu’un lion de l’Atlas entraîne vers son repaire.

 

Pendant ce temps, Pitou avait ramené, tremblants, chantres, enfants de chœur, bedeau et suisse ; tout cela, à l’exemple du serpent-concierge, s’était hâté de revêtir d’abord chapes et surplis, puis d’allumer les cierges et de préparer toutes choses pour la messe des morts.

 

On en était là quand on vit reparaître, par la petite sortie donnant sur la place du château, Billot, que l’on attendait à la grande porte de la rue de Soissons.

 

Il traînait après lui le prêtre, et cela, malgré sa résistance, d’un pas aussi rapide que s’il eût marché seul.

 

Ce n’était plus un homme ; c’était une des forces de la nature, quelque chose comme un torrent ou une avalanche ; rien d’humain ne semblait capable de lui résister : il eût fallu un élément pour lutter contre lui !

 

Le pauvre abbé, à cent pas de l’église, cessa de résister.

 

Il était complètement dompté.

 

Tout le monde s’écarta pour laisser passer ces deux hommes.

 

L’abbé jeta un regard effaré sur la porte brisée comme un carreau de vitre, et, voyant à leurs places – leur instrument, leur hallebarde ou leur livre à la main – tous ces hommes à qui il avait défendu de mettre le pied dans l’église, il secoua la tête comme s’il eût reconnu que quelque chose de puissant, d’irrésistible, pesait, non pas sur la religion, mais sur ses ministres.

 

Il entra dans la sacristie, et en sortit un instant après en costume d’officiant, et le saint sacrement à la main.

 

Mais, au moment ou, après avoir monté les marches de l’autel et déposé le saint ciboire sur la table sainte, il se retournait pour dire les premières paroles de l’office, Billot étendit la main.

 

– Assez, mauvais serviteur de Dieu ! dit-il ; j’ai tenté de courber ton orgueil, voilà tout ; mais je veux qu’on sache qu’une sainte femme comme la mienne peut se passer des prières d’un prêtre fanatique et haineux comme toi.

 

Puis, comme une grande rumeur montait sous les voûtes de l’église à la suite de ces paroles :

 

– S’il y a sacrilège, dit-il, que le sacrilège retombe sur moi.

 

Et, se tournant vers l’immense cortège qui emplissait non seulement l’église, mais encore la place de la mairie et celle du château :

 

– Citoyens, dit-il, au cimetière !

 

Toutes les voix répétèrent : « Au cimetière ! »

 

Les quatre porteurs alors passèrent de nouveau les canons de leurs fusils sous le cercueil, enlevèrent le corps, et, comme ils étaient venus, sans prêtre, sans chants d’église, sans aucune des pompes funèbres dont la religion a l’habitude de faire escorte à la douleur des hommes, ils s’acheminèrent, Billot conduisant le deuil, six cents personnes suivant le convoi, vers le cimetière, situé, on s’en souvient, au bout de la ruelle du Pleu, à vingt-cinq pas de la maison de tante Angélique.

 

La porte du cimetière était fermée comme celle de l’abbé Fortier, comme celle de l’église.

 

Là, chose étrange ! devant ce faible obstacle, Billot s’arrêta.

 

La mort respectait les morts.

 

Sur un signe du fermier, Pitou courut chez le fossoyeur.

 

Le fossoyeur avait la clef du cimetière ; c’était trop juste.

 

Cinq minutes après, Pitou rapportait non seulement la clef, mais encore deux bêches.

 

L’abbé Fortier avait proscrit la pauvre morte, et de l’église et de la terre sainte : le fossoyeur avait reçu l’ordre de ne point creuser de tombe.

 

À cette dernière manifestation de la haine du prêtre contre le fermier, quelque chose de pareil à un frisson de menace courut parmi les assistants. S’il y eût eu dans le cœur de Billot le quart du fiel qui entre dans l’âme des dévots, et qui avait l’air d’étonner Boileau, Billot n’avait qu’un mot à dire, et l’abbé Fortier avait, enfin, la satisfaction de ce martyre qu’il avait appelé à grands cris, le jour où il avait refusé de dire la messe sur l’autel de la Patrie.

 

Mais Billot avait la colère du peuple et du lion ; il déchirait, broyait, brisait en passant, mais ne revenait point sur ses pas.

 

Il fit un signe de remerciement à Pitou, dont il comprit l’intention, prit la clef de ses mains, ouvrit la porte, fit passer le cercueil d’abord, le suivit, et fut lui-même suivi du cortège funéraire, qui s’était recruté de tout ce qui pouvait marcher.

 

Les royalistes et les dévots étaient seuls restés chez eux.

 

Il va sans dire que tante Angélique, qui était de ces derniers, avait fermé sa porte avec terreur en criant à l’abomination de la désolation, et en appelant les foudres célestes sur la tête de son neveu.

 

Mais tout ce qui avait un bon cœur, un sens droit, l’amour de la famille ; tout ce que révoltait la haine substituée à la miséricorde, la vengeance à la mansuétude, les trois quarts enfin de la ville étaient là, protestant, non pas contre Dieu, non pas contre la religion, mais contre les prêtres et leur fanatisme.

 

Arrivés à l’endroit où aurait dû être la tombe, et où les fossoyeurs, ignorant qu’il recevrait l’ordre de ne point la creuser, avait déjà marqué sa place, Billot tendit la main à Pitou, qui lui donna une de ses deux bêches.

 

Alors, Billot et Pitou, la tête découverte, au milieu d’un cercle de citoyens la tête découverte comme eux, sous le soleil dévorant des derniers jours de juillet, se mirent à creuser la tombe de la malheureuse créature qui, pieuse et résignée entre toutes, eût été bien étonnée si, de son vivant, on lui eût dit de quel scandale elle serait cause après sa mort.

 

Le travail dura une heure, et ni l’un ni l’autre des deux travailleurs n’eut l’idée de se relever avant qu’il fût fini.

 

Pendant ce temps, on avait été chercher des cordes, et, le travail achevé, les cordes étaient prêtes.

 

Ce furent encore Billot et Pitou qui descendirent le cercueil dans la fosse.

 

Ces deux hommes rendaient si simplement et si naturellement ce devoir suprême à celle qui l’attendait, qu’aucun des assistants n’eut l’idée de leur offrir son aide.

 

On eut regardé comme un sacrilège de ne pas les laisser faire jusqu’au bout.

 

Seulement, aux premières pelletées de terre qui retentirent sur la bière de chêne, Billot passa sa main sur ses yeux, et Pitou sa manche.

 

Puis ils se mirent à repousser résolument la terre.

 

Quand ce fut fini, Billot jeta loin de lui sa bêche, et tendit ses deux bras à Pitou.

 

Pitou se jeta sur la poitrine du fermier.

 

– Dieu m’est témoin, dit Billot, que j’embrasse en toi tout ce qu’il y a de vertus simples et grandes sur la terre : la charité, le dévouement, l’abnégation, la fraternité, et que je dévouerai ma vie au triomphe de ces vertus !

 

Puis, étendant la main sur la tombe :

 

– Dieu m’est témoin, dit-il encore, que je jure une guerre éternelle au roi, qui m’a fait assassiner ; aux nobles, qui ont déshonoré ma fille ; aux prêtres, qui ont refusé la sépulture à ma femme !

 

Et, se retournant vers les spectateurs pleins de sympathie sur cette triple adjuration :

 

– Frères ! dit Billot, une nouvelle assemblée va être convoquée à la place des traîtres qui siègent à cette heure aux Feuillants : choisissez-moi pour représentant à cette assemblée, et vous verrez si je sais tenir mes serments.

 

Un cri d’adhésion universelle répondit à la proposition de Billot, et, dès cette heure, sur la tombe de sa femme, terrible autel, digne du serment terrible qu’il venait de recevoir, la candidature de Billot à l’Assemblée législative fut posée ; après quoi, Billot ayant remercié ses compatriotes de la sympathie qu’ils venaient de lui montrer dans son amitié et dans sa haine, chacun, citadin ou paysan, se retira chez soi, emportant dans son cœur cet esprit de propagande révolutionnaire à qui fournissaient, dans leur aveuglement, ses armes les plus mortelles ceux-là mêmes – rois, nobles et prêtres – ceux-là mêmes qu’il devait dévorer !

 

Chapitre CXXV

Billot député

 

Les événements que nous venons de raconter avaient produit une profonde impression, non seulement sur les habitants de Villers-Cotterêts, mais encore sur les fermiers des villages environnants.

 

Or, les fermiers sont une grande puissance en matière d’élection : ils occupent chacun dix, vingt, trente journaliers, et, quoique le suffrage fût, à cette époque, à deux degrés, l’élection dépendait complètement de ce qu’on appelait les campagnes.

 

Chaque homme, en quittant Billot, et en venant lui donner une poignée de main, lui avait dit simplement ces deux mots :

 

– Sois tranquille !

 

Et Billot était rentré à la ferme, tranquille en effet ; car pour la première fois, il entrevoyait un puissant moyen de rendre à la noblesse et à la royauté le mal qu’elles lui avaient fait.

 

Billot sentait, il ne raisonnait pas, et son désir de vengeance était aveugle comme les coups qu’il avait reçus.

 

Il rentra à la ferme sans dire un mot de Catherine ; nul ne put savoir s’il avait connu sa présence momentanée à la ferme. Dans aucune circonstance depuis un an, il n’avait prononcé son nom ; sa fille était pour lui comme si elle n’existait plus.

 

Il n’en était pas ainsi de Pitou, ce cœur d’or ! Il avait regretté du fond de son cœur que Catherine ne pût point l’aimer ; mais, en voyant Isidor, en se comparant à l’élégant jeune homme, il avait parfaitement compris que Catherine l’aimât.

 

Il avait envié Isidor, mais il n’en avait point voulu à Catherine ; bien au contraire, il l’avait toujours aimée avec un dévouement profond, absolu.

 

Dire que ce dévouement était complètement exempt d’angoisses, ce serait mentir ; mais ces angoisses mêmes qui serraient le cœur de Pitou, à chaque nouvelle preuve d’amour que Catherine donnait à son amant, montraient l’ineffable bonté de ce cœur.

 

Isidor tué à Varennes, Pitou n’avait plus éprouvé pour Catherine qu’une profonde pitié ; c’était alors que, rendant parfaitement justice au jeune homme, tout au contraire de Billot, il s’était souvenu de ce qu’il y avait de beau, de bon, de généreux dans celui qui, sans s’en douter, avait été son rival.

 

Il en était résulté ce que nous avons vu : c’est que non seulement Pitou avait peut-être aimé davantage Catherine triste et vêtue de deuil qu’il n’avait aimé Catherine joyeuse et coquette, mais encore, chose qu’on eût crue impossible, qu’il en était arrivé à aimer presque autant qu’elle le pauvre petit orphelin.

 

On ne s’étonnera donc point qu’après avoir pris congé de Billot comme les autres, Pitou, au lieu de se diriger du côté de la ferme, se soit acheminé vers Haramont.

 

Au reste, on était tellement habitué aux disparitions et aux retours inattendus de Pitou, que, malgré la haute position qu’il occupait dans le village comme capitaine, personne ne s’inquiétait plus de ses absences ; Pitou parti, on se répétait tout bas :

 

– Le général La Fayette a fait appeler Pitou !

 

Et tout était dit.

 

Pitou de retour, on lui demandait des nouvelles de la capitale, et, comme Pitou en donnait, grâce à Gilbert, des plus fraîches et des meilleures ; que, quelques jours après ces nouvelles données, on voyait les prédictions de Pitou se réaliser, on continuait d’avoir en lui la plus aveugle confiance, aussi bien comme capitaine que comme prophète.

 

De son côté, Gilbert savait tout ce qu’il y avait de bon et de dévoué dans Pitou ; il sentait qu’à un moment donné, c’était un homme à qui il pourrait confier sa vie, la vie de Sébastien, un trésor, une mission, tout ce que l’on remet enfin avec confiance à la loyauté et à la force. Chaque fois que Pitou allait à Paris, Gilbert, sans que cela fît le moins du monde rougir Pitou, lui demandait s’il avait besoin de quelque chose ; presque toujours Pitou répondait : « Non, monsieur Gilbert » ; ce qui n’empêchait pas M. Gilbert de donner à Pitou quelques louis que Pitou mettait dans sa poche.

 

Quelques louis, pour Pitou, avec ses ressources particulières et la dîme qu’il prélevait en nature sur la forêt du duc d’Orléans, c’était une fortune ; aussi Pitou n’avait-il jamais vu la fin de ses quelques louis quand il revoyait M. Gilbert, et qu’une poignée de main du docteur renouvelait dans ses poches la source du Pactole.

 

On ne s’étonnera donc point que, dans les dispositions où était Pitou à l’endroit de Catherine et d’Isidor, il se séparât hâtivement de Billot, pour savoir ce qu’étaient devenus la mère et l’enfant.

 

Son chemin, en allant à Haramont, était de passer par la pierre Clouïse ; à cent pas de la hutte, il rencontra le père Clouïs, qui revenait avec un lièvre dans sa carnassière.

 

C’était son jour de lièvre.

 

En deux mots, le père Clouïs annonça à Pitou que Catherine était venue lui redemander son ancien gîte, qu’il s’était hâté de le lui rendre ; elle avait beaucoup pleuré, la pauvre enfant, en rentrant dans cette chambre où elle était devenue mère, et où Isidor lui avait donné de si vives preuves d’amour.

 

Mais toutes ces tristesses n’étaient point sans une sorte de charme ; quiconque a éprouvé une grande douleur sait que les heures cruelles sont celles où les pleurs taris refusent de couler, les heures douces et heureuses celles où l’on retrouve des larmes.

 

Ainsi, quand Pitou se présenta au seuil de la hutte, il trouva Catherine assise sur son lit, les joues humides, son enfant entre les bras.

 

En voyant Pitou, Catherine posa l’enfant sur ses deux genoux, et tendit les mains et le front au jeune homme ; Pitou lui prit, tout joyeux, les deux mains, l’embrassa au front, et l’enfant se trouva un instant abrité sous l’arche que faisaient au-dessus de lui ces mains serrées, ces lèvres de Pitou appuyées au front de sa mère.

 

Puis, tombant à genoux devant Catherine, et baisant les petites mains de l’enfant :

 

– Ah ! mademoiselle Catherine, dit Pitou, soyez tranquille, je suis riche : M. Isidor ne manquera de rien !

 

Pitou avait quinze louis : il appelait cela être riche.

 

Catherine, bonne elle-même d’esprit et de cœur, appréciait tout ce qui était bon.

 

– Merci, monsieur Pitou, dit-elle, je vous crois, et je suis heureuse de vous croire, car vous êtes mon unique ami, et, si vous nous abandonniez, nous serions seuls sur la terre ; mais vous ne nous abandonnerez jamais, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! mademoiselle, dit Pitou en sanglotant, ne me dites pas de ces choses-là ! vous me feriez pleurer toutes les larmes de mon corps !

 

– J’ai tort, dit Catherine, j’ai tort : excusez-moi.

 

– Non, dit Pitou, non, vous avez raison, au contraire, c’est moi qui suis bête de pleurer ainsi.

 

– Monsieur Pitou, dit Catherine, j’ai besoin d’air ; donnez-moi le bras, que nous nous promenions un peu sous les grands arbres… Je crois que cela me fera du bien.

 

– Et à moi aussi, mademoiselle, dit Pitou, car je sens que j’étouffe.

 

L’enfant, lui, n’avait pas besoin d’air ; il avait largement pris sa nourriture au sein maternel : il avait besoin de dormir.

 

Catherine le coucha sur son lit, et donna le bras à Pitou.

 

Cinq minutes après, ils étaient sous les grands arbres de la forêt, magnifique temple élevé par la main du Seigneur à la nature, sa divine, son éternelle fille.

 

Malgré lui, cette promenade, pendant laquelle Catherine s’appuyait à son bras, rappelait à Pitou celle qu’il avait faite, deux ans et demi auparavant, le jour de la Pentecôte, conduisant Catherine à la salle de bal, où, à sa grande douleur, Isidor avait dansé avec elle.

 

Que d’événements accumulés pendant ces deux ans et demi, et combien, sans être un philosophe à la hauteur de M. de Voltaire ou de M. Rousseau, Pitou comprenait que lui et Catherine n’étaient que des atomes emportés dans le tourbillon général !

 

Mais ces atomes, dans leur infimité, n’en avaient pas moins, comme de grands seigneurs, comme les princes, comme le roi, comme la reine, leur joie et leur douleur ; cette meule qui, en tournant aux mains de la Fatalité, broyait les couronnes et mettait les trônes en poussière, avait broyé et mis en poussière le bonheur de Catherine, ni plus ni moins que si elle eût été assise sur un trône et eût porté une couronne sur la tête.

 

En somme, au bout de deux ans et demi, voici la différence que cette révolution à laquelle il avait contribué si puissamment, sans d’ailleurs savoir ce qu’il faisait, avait apportée dans la situation de Pitou.

 

Deux ans et demi auparavant, Pitou était un pauvre petit paysan chassé par tante Angélique, recueilli par Billot, protégé par Catherine, sacrifié à Isidor.

 

Aujourd’hui, Pitou était une puissance : il avait un sabre au côté, des épaulettes sur les épaules ; on l’appelait capitaine ; Isidor était tué, et c’était lui, Pitou, qui protégeait Catherine et son enfant.

 

Cette réponse de Danton à la personne qui lui demandait : « Dans quel but faites-vous une révolution ? – Pour mettre dessous ce qu’il y a dessus, et mettre dessus ce qu’il y a dessous ! » était donc, relativement à Pitou, d’une parfaite exactitude.

 

Mais, on l’a vu, quoique toutes ces idées lui trottassent dans la tête, le bon, le modeste Pitou n’en prenait aucun avantage, et c’était lui qui, à genoux, suppliait Catherine de permettre qu’il la protégeât, elle et son enfant.

 

Catherine, de son côté, comme tous les cœurs souffrants, avait une appréciation bien plus fine dans la douleur que dans la joie. Pitou, qui, au temps de son bonheur, n’était pour elle qu’un brave garçon sans conséquence, devenait la sainte créature qu’il était réellement, c’est-à-dire l’homme de la bonté, de la candeur et du dévouement. Il en résulta que, malheureuse, et ayant besoin d’un ami, elle comprit que Pitou était juste cet ami qu’il lui fallait, et que, toujours reçu par Catherine avec une main étendue vers lui, avec un charmant sourire sur les lèvres, Pitou commença à mener une vie dont il n’avait jamais eu de soupçon, même dans ses rêves du paradis.

 

Pendant ce temps, Billot, toujours muet à l’endroit de sa fille poursuivait, tout en faisant sa maison, son idée d’être nommé député à la Législative. Un seul homme eût pu l’emporter sur lui, s’il avait eu la même ambition ; mais, tout entier à son amour et à son bonheur, le comte de Charny, enfermé avec Andrée dans son château de Boursonnes, savourait les joies d’une félicité inattendue ; le comte de Charny, oublieux du monde, se croyait oublié par lui ; le comte de Charny n’y songeait même pas.

 

Aussi, rien ne s’opposant dans le canton de Villers-Cotterêts à l’élection de Billot, Billot fut élu député à une majorité immense.

 

Billot élu, il s’occupa de réaliser le plus d’argent possible. L’année avait été bonne ; il fit la part de ses propriétaires, réserva la sienne, garda ce qu’il lui fallait de grain pour ses semailles, ce qu’il lui fallait d’avoine, de paille et de foin pour la nourriture de ses chevaux, ce qu’il lui fallait d’argent pour la nourriture de ses hommes, et, un matin, il fit venir Pitou.

 

Pitou, comme nous l’avons dit, allait de temps en temps faire sa visite à Billot.

 

Billot recevait toujours Pitou la main ouverte, lui offrant à déjeuner si c’était l’heure du déjeuner, à dîner si c’était l’heure du dîner, un verre de vin ou de cidre si c’était l’heure seulement de boire un verre de cidre ou de vin.

 

Mais jamais Billot n’avait envoyé chercher Pitou.

 

Ce n’était donc pas sans inquiétude que Pitou se rendait à la ferme.

 

Billot était toujours grave ; nul ne pouvait dire qu’il eût vu passer un sourire sur les lèvres du fermier, depuis le moment où sa fille avait quitté la ferme.

 

Eh bien, Billot était plus grave encore que de coutume.

 

Il tendit cependant, comme d’habitude, la main à Pitou, serra même avec plus de vigueur que d’habitude celle que Pitou lui donnait, et la retint dans les siennes.

 

Pitou regardait le fermier avec étonnement.

 

– Pitou, lui dit celui-ci, tu es un honnête homme !

 

– Dame ! monsieur Billot, répondit Pitou, je le crois.

 

– Et moi, j’en suis sûr !

 

– Vous êtes bien bon, monsieur Billot, dit Pitou.

 

– J’ai donc décidé que, moi partant, c’est toi, Pitou, qui seras à la tête de la ferme.

 

– Moi, monsieur ? dit Pitou étonné, impossible !

 

– Pourquoi, impossible ?

 

– Mais, monsieur Billot, parce qu’il y a une quantité de détails où l’œil d’une femme est indispensable.

 

– Je le sais, répondit Billot ; tu choisiras toi-même la femme qui partagera la surveillance avec toi ; je ne te demande pas son nom ; je n’ai pas besoin de le savoir, et, quand je serai pour venir à la ferme, je te préviendrai huit jours d’avance, afin que, si je ne devais pas voir cette femme, ou qu’elle ne dût pas me voir, elle eût le temps de s’éloigner.

 

– Bien, monsieur Billot, dit Pitou.

 

– Maintenant, continua Billot, il y a dans l’aire le grain nécessaire aux semailles ; dans les greniers, le foin, la paille et l’avoine nécessaires à la nourriture des chevaux, et, dans ce tiroir, l’argent nécessaire au salaire et à la nourriture des hommes.

 

Billot ouvrit un tiroir plein d’argent.

 

– Un instant ! un instant, monsieur Billot ! dit Pitou ; combien y a-t-il dans ce tiroir ?

 

– Je n’en sais rien, dit Billot en le repoussant.

 

Puis, le fermant à clef, et donnant la clef à Pitou :

 

– Quand tu n’auras plus d’argent, tu m’en demanderas.

 

Pitou comprit tout ce qu’il y avait de confiance dans cette réponse ; il ouvrit les deux bras pour embrasser Billot ; mais tout à coup, s’apercevant que c’était bien hardi à lui, ce qu’il venait de faire :

 

– Oh ! pardon, monsieur Billot, dit-il ; mille fois pardon !

 

– Pardon de quoi, mon ami ? demanda Billot, tout attendri de cette humilité ; pardon de ce qu’un honnête homme a jeté ses deux bras en avant pour embrasser un autre honnête homme ? Allons, viens, Pitou ! viens, embrasse-moi !

 

Pitou se jeta dans les bras de Billot.

 

– Et si, par hasard, vous avez besoin de moi là-bas… ? lui dit-il.

 

– Sois tranquille, Pitou, je ne t’oublierai pas.

 

Puis il ajouta :

 

– Il est deux heures de l’après-midi ; je pars pour Paris à cinq heures. À six heures, tu peux être ici avec la femme que tu auras choisie pour te seconder.

 

– Bien ! Alors, dit Pitou, je n’ai pas de temps à perdre ! Au revoir, cher monsieur Billot.

 

– Au revoir, Pitou !

 

Pitou s’élança hors de la ferme.

 

Billot le suivit des yeux tant qu’il le put voir ; puis, quand il eut disparu :

 

– Oh ! dit-il, pourquoi ma fille Catherine ne s’est-elle pas amourachée d’un brave garçon comme celui-là, plutôt que de cette vermine de noble qui la laisse veuve sans être mariée, mère sans être femme ?

 

Maintenant inutile de dire qu’à cinq heures, Billot montait dans la diligence de Villers-Cotterêts à Paris, et qu’à six heures, Pitou, Catherine et le petit Isidor entraient à la ferme.

 

Chapitre CXXVI

Aspect de la nouvelle assemblée

 

C’était le 1er octobre 1791 que devait avoir lieu l’inauguration de la Législative.

 

Billot, comme les autres députés, arriva vers la fin de septembre.

 

La nouvelle assemblée se composait de sept cent quarante-cinq membres ; parmi eux, on comptait quatre cents avocats et légistes ; soixante et douze littérateurs, journalistes, poètes ; soixante et dix prêtres constitutionnels, c’est-à-dire ayant prêté serment à la Constitution. Les deux cent trois autres étaient des propriétaires ou des fermiers comme Billot, propriétaire et fermier à la fois, ou des hommes exerçant des professions libérales et même manuelles.

 

Au reste, le caractère particulier sous lequel apparaissaient les nouveaux députés, c’était la jeunesse : la majeure partie d’entre eux n’avait pas plus de vingt-six ans ; on eût dit une génération nouvelle et inconnue envoyée par la France pour rompre violemment avec le passé ; bruyante, tempétueuse, révolutionnaire, elle venait détrôner la tradition ; presque tous d’esprit cultivé, les uns poètes, comme nous l’avons dit, les autres avocats, les autres chimistes ; pleins d’énergie et de grâce, d’une verve extraordinaire d’un dévouement sans bornes aux idées, fort ignorants des affaires d’ État, inexpérimentés, parleurs, légers, batailleurs, ils apportaient évidemment cette grande mais terrible chose qu’on appelle l’inconnu.

 

Or, l’inconnu, en politique, c’est toujours l’inquiétude. Condorcet et Brissot exceptés, on pouvait presque demander à chacun de ces hommes : « Qui êtes-vous ? »

 

En effet, où étaient les flambeaux et même les torches de la Constituante ? Où étaient les Mirabeau, les Sieyès, les Duport, les Bailly, les Robespierre, les Barnave, les Cazalès ? Tout cela avait disparu.

 

De place en place, comme égarées dans cette ardente jeunesse, quelques têtes blanches.

 

Le reste représentait la France jeune ou virile, la France en cheveux noirs.

 

Belles têtes à couper pour une révolution, et qui furent coupées presque toutes !

 

Au surplus, on sentait germer la guerre civile à l’intérieur, on sentait venir la guerre étrangère ; tous ces jeunes gens, ce n’étaient point de simples députés ; c’étaient des combattants : la Gironde – qui, en cas de guerre, s’était offerte tout entière, depuis vingt jusqu’à cinquante ans, pour marcher à la frontière –, la Gironde envoyait une avant-garde.

 

Cette avant-garde, c’étaient les Vergniaud, les Guadet, les Gensonné, les Fonfrède, les Ducos ; c’était ce noyau, enfin, qui devait s’appeler la Gironde, et donner son nom à un parti fameux, lequel, malgré ses fautes, est resté sympathique par ses malheurs.

 

Nés d’un souffle de guerre, ils entraient d’un seul bond, et, comme des athlètes respirant le combat, dans l’arène sanglante de la vie politique.

 

Rien qu’en les voyant prendre tumultueusement leurs places dans la Chambre, on devine en eux ces souffles de tempête qui feront les orages du 20 juin, du 10 août et du 21 janvier.

 

Plus de côté droit : la droite est supprimée : par conséquent, plus d’aristocrates.

 

L’Assemblée tout entière est armée contre deux ennemis : les nobles, les prêtres.

 

S’ils résistent, le mandat qu’elle a reçu est de briser leur résistance.

 

Quant au roi, on a laissé la conscience des députés juge de la conduite que l’on doit tenir envers lui ; on le plaint ; on espère qu’il échappera au triple pouvoir de la reine, de l’aristocratie et du clergé ; s’il les soutient, on le brisera avec eux.

 

Pauvre roi, on ne l’appelle plus le roi, ni Louis XVI, ni Majesté : on l’appelle le pouvoir exécutif.

 

Le premier mouvement des députés, en entrant dans cette salle qui leur était complètement inconnue comme distribution, fut de regarder autour d’eux.

 

De chaque côté s’ouvrait une tribune réservée.

 

– Pour qui ces deux tribunes ? demandèrent plusieurs voix.

 

– Ce sont les tribunes des députés sortants, répondit l’architecte.

 

– Oh ! oh ! murmura Vergniaud, qu’est-ce à dire ? un comité censorial ! La Législative est-elle une chambre de représentants de la nation, ou une classe d’écoliers ?

 

– Attendons, dit Hérault de Séchelles ; nous verrons comment se conduiront nos maîtres.

 

– Huissier, cria Thuriot, vous leur direz, au fur et à mesure qu’ils entreront, qu’il y a dans l’Assemblée un homme qui a failli jeter le gouverneur de la Bastille du haut en bas de ses murailles, et que cet homme s’appelle Thuriot.

 

Un an et demi après, cet homme s’appelait Tue-Roi.

 

Le premier acte de la nouvelle assemblée fut d’envoyer une députation aux Tuileries.

 

Le roi eut l’imprudence de se faire suppléer par un ministre.

 

– Messieurs, dit celui-ci, le roi ne peut pas vous recevoir en ce moment ; revenez à trois heures.

 

Les députés se retirèrent.

 

– Eh bien ? dirent les autres membres en les voyant rentrer sitôt.

 

– Citoyens, dit un des envoyés, le roi n’est pas prêt, et nous avons trois heures devant nous.

 

– Bon ! cria de sa place le cul-de-jatte Couthon, utilisons ces trois heures. Je propose de supprimer le titre de majesté.

 

Un hourra universel répondit ; le titre de majesté fut supprimé par acclamation.

 

– Comment appellera-t-on le pouvoir exécutif ? demanda alors une voix.

 

– On l’appellera le roi des Français, répondit une autre voix. C’est un assez beau titre pour que M. Capet s’en contente.

 

Tous les yeux se tournèrent vers l’homme qui venait d’appeler le roi de France, M. Capet.

 

C’était Billot.

 

– Va pour le roi des Français ! cria-t-on presque unanimement.

 

– Attendez, dit Couthon, il nous reste encore deux heures. J’ai une proposition nouvelle à faire.

 

– Faites ! crièrent toutes les voix.

 

– Je propose qu’à l’entrée du roi, on se lève, mais que, le roi une fois entré, on s’asseye et l’on se couvre.

 

Il y eut, pendant un instant, un tumulte terrible : les cris d’adhésion étaient tellement violents, qu’on pouvait les prendre pour des cris d’opposition.

 

Enfin, lorsque le bruit se calma, on s’aperçut que tout le monde était d’accord.

 

La proposition fut adoptée.

 

Couthon jeta les yeux sur la pendule.

 

– Nous avons encore une heure, dit-il. J’ai une troisième proposition à faire.

 

– Dites ! Dites ! crièrent toutes les voix.

 

– Je propose, reprit Couthon de cette voix suave qui, selon l’occasion, savait vibrer d’une façon si terrible, je propose qu’il n’y ait plus de trône pour le roi, mais un simple fauteuil.

 

L’orateur fut interrompu par des applaudissements.

 

– Attendez, attendez, dit-il en levant la main ; je n’ai pas fini.

 

Le silence se rétablit aussitôt.

 

– Je propose que le fauteuil du roi soit à la gauche du président.

 

– Prenez garde ! dit une voix, c’est non seulement supprimer le trône, mais encore subordonner le roi.

 

– Je propose, dit Couthon, non seulement de supprimer le trône, mais encore de subordonner le roi.

 

Ce furent d’effroyables acclamations ; il y avait tout le 20 juin et tout le 10 août dans ces terribles battements de mains.

 

– C’est bien, citoyens, dit Couthon ; les trois heures sont écoulées. Je remercie le roi des Français de nous avoir fait attendre : nous n’avons pas perdu notre temps en l’attendant.

 

La députation retourna aux Tuileries.

 

Cette fois, le roi la reçut ; mais c’était un parti pris.

 

– Messieurs, dit-il, je ne puis que dans trois jours me rendre à l’Assemblée.

 

Les députés se regardèrent.

 

– Alors, sire, dirent-ils, ce sera pour le 4 ?

 

– Oui, messieurs, répondit le roi, ce sera pour le 4.

 

Et il leur tourna le dos.

 

Le 4 octobre, le roi fit dire qu’il était souffrant, et ne se rendrait à la séance que le 7.

 

Cela n’empêcha point que, le 4, en l’absence du roi, la constitution de 1791, c’est-à-dire l’œuvre la plus importante de la dernière assemblée, ne fit son entrée dans l’assemblée nouvelle.

 

Elle était entourée et gardée par les douze députés les plus âgés de la Constituante.

 

– Bon ! dit une voix, voilà les douze vieillards de l’Apocalypse !

 

L’archiviste Camus la portait ; il monta avec elle à la tribune, et, la montrant au peuple :

 

– Peuple, dit-il comme un autre Moïse, voilà les tables de la loi !

 

Alors commença la cérémonie du serment.

 

Toute l’Assemblée défila, triste et froide ; beaucoup savaient d’avance que cette constitution impuissante ne vivrait pas un an : on jura pour jurer, parce que c’était une cérémonie imposée.

 

Les trois quarts de ceux qui juraient étaient décidés à ne pas tenir leur serment.

 

Cependant, le bruit des trois décrets rendus se répandait dans Paris :

 

Plus de majesté !

 

Plus de trône !

 

Un simple fauteuil à la gauche du président !

 

C’était, à peu de chose près, dire : « Plus de roi. »

 

L’argent fut le premier qui, comme toujours, eut peur : les fonds baissèrent effroyablement ; les banquiers commençaient à craindre.

 

Le 9 octobre, s’opérait un grand changement.

 

Aux termes de la loi nouvelle, il n’y avait plus de commandant général de la garde nationale.

 

Le 9 octobre, La Fayette devait donner sa démission, et chacun des six chefs de légion commanderait à son tour.

 

Le jour fixé pour la séance royale arriva ; on se souvient que c’était le 7.

 

Le roi entra.

 

Tout au contraire de ce que l’on eût pu attendre, tant le privilège était grand encore, à l’entrée du roi, non seulement on se leva, non seulement on se découvrit, mais encore d’unanimes applaudissements éclatèrent.

 

L’Assemblée cria : « Vive le roi ! »

 

Mais à l’instant même, comme si les royalistes eussent voulu porter un défi aux nouveaux députés, les tribunes crièrent :

 

– Vive Sa Majesté !

 

Un long murmure courut sur les bancs des représentants de la nation ; les yeux se levèrent sur les tribunes, et l’on reconnut que c’était surtout des tribunes réservées aux anciens constituants que ces cris étaient partis.

 

– C’est bien, messieurs, dit Couthon ; demain, on s’occupera de vous.

 

Le roi fit signe qu’il voulait parler.

 

On écouta.

 

Le discours qu’il prononça, composé par Duport du Tertre, était de la plus haute habileté, et produisit un grand effet ; il roulait tout entier sur la nécessité de maintenir l’ordre, et de se rallier à l’amour de la patrie.

 

Pastoret présidait l’Assemblée.

 

Pastoret était royaliste.

 

Le roi avait dit, dans son discours, qu’il avait besoin d’être aimé.

 

– Et nous aussi, sire, dit le président, nous avons besoin d’être aimés de vous !

 

À ces mots, toute la salle éclata en applaudissements.

 

Le roi, dans son discours, supposait la Révolution finie.

 

Un instant, l’Assemblée tout entière le crut comme lui.

 

Il n’eût point fallu pour cela, sire, être le roi volontaire des prêtres, le roi involontaire des émigrés !

 

L’impression produite à l’Assemblée se répandit aussitôt dans Paris.

 

Le soir, le roi alla au théâtre avec sa famille.

 

Il fut reçu par un tonnerre d’applaudissements.

 

Beaucoup pleuraient, et lui-même, si peu accessible à cette sorte de sensibilité, versa des larmes.

 

Pendant la nuit, le roi écrivit à toutes les puissances pour leur annoncer son acceptation de la constitution de 1791.

 

On sait, au reste, qu’un jour, dans un moment d’enthousiasme, il avait juré cette constitution, avant même qu’elle fût achevée.

 

Le lendemain, Couthon se souvint de ce qu’il avait promis la veille aux constituants.

 

Il annonça qu’il avait une motion à faire.

 

On connaissait les motions de Couthon.

 

Chacun fit silence.

 

– Citoyens, dit Couthon, je demande qu’on fasse disparaître de cette assemblée toute trace de privilège, et que, par conséquent, toutes les tribunes soient ouvertes au public.

 

La motion passa à l’unanimité.

 

Le lendemain, le peuple avait envahi les tribunes des anciens députés, et, devant cet envahissement, l’ombre de la Constituante avait disparu.

 

Chapitre CXXVII

La France et l’étranger

 

Nous l’avons dit, la nouvelle assemblée était particulièrement envoyée contre les nobles et contre les prêtres.

 

C’était une véritable croisade ; seulement, les étendards, au lieu de Dieu le veut portaient cette légende : Le peuple le veut.

 

Le 9 octobre, jour de la démission de La Fayette, Gallois et Gensonné lurent leur rapport sur les troubles religieux de la Vendée.

 

Il était sage, modéré, et, par cela même, il fit une impression profonde.

 

Qui l’avait inspiré, sinon écrit ?

 

Un politique fort habile que nous verrons bientôt faire son entrée sur la scène et dans notre livre.

 

L’Assemblée fut tolérante.

 

Un de ses membres, Fauchet, demanda seulement que l’État cessât de payer les prêtres qui déclareraient ne vouloir point obéir à la voix de l’ État, en donnant, cependant, des pensions à ceux des réfractaires qui seraient vieux et infirmes.

 

Ducos alla plus loin : il invoqua la tolérance ; il demanda qu’on laissât toute liberté aux prêtres de faire ou de ne pas faire serment.

 

Plus loin encore alla l’évêque constitutionnel Torne. Il déclara que le refus même des prêtres tenait à de grandes vertus.

 

Nous allons voir tout à l’heure comment les dévots d’Avignon répondirent à cette tolérance.

 

Après la discussion, non terminée cependant, sur les prêtres constitutionnels, on passa aux émigrés.

 

C’était aller de la guerre intérieure à la guerre extérieure, c’est-à-dire toucher les deux blessures de la France.

 

Fauchet avait traité la question du clergé ; Brissot traita celle de l’émigration.

 

Il la prit de son côté élevé et humain : il la prit où Mirabeau, un an auparavant, l’avait laissée tomber de ses mains mourantes.

 

Il demanda que l’on fit une différence entre l’émigration de la peur et celle de la haine : il demanda qu’on fût indulgent pour l’une, sévère pour l’autre.

 

À son avis, on ne pouvait enfermer les citoyens dans le royaume : il fallait, au contraire, leur en laisser toutes les portes ouvertes.

 

Il ne voulait pas même de confiscation contre l’émigration de la haine.

 

Il demanda seulement que l’on cessât de payer ceux qui s’étaient armés contre la France.

 

Chose merveilleuse, en effet ! la France continuait de payer à l’étranger les traitements des Condé, des Lambesc, des Charles de Lorraine !

 

Nous allons voir tout à l’heure comment les émigrés répondirent à cette douceur.

 

Comme Fauchet achevait son discours, on eut des nouvelles d’Avignon.

 

Comme Brissot terminait le sien, on eut des nouvelles d’Europe.

 

Puis une grande lueur apparut au couchant comme un immense incendie : c’étaient des nouvelles d’Amérique.

 

Commençons par Avignon.

 

Disons, en peu de mots, l’histoire de cette seconde Rome.

 

Benoît Xl venait de mourir – en 1304 – d’une façon scandaleusement subite.

 

Aussi disait-on qu’il avait été empoisonné par des figues.

 

Philippe le Bel, qui avait souffleté Boniface VIII par la main de Colonna, avait les yeux fixés sur Pérouse, où se tenait le conclave.

 

Depuis longtemps, il avait l’idée de tirer la papauté de Rome, et de l’amener en France, pour – une fois qu’il la tiendrait dans sa geôle – la faire travailler à son profit, et, comme dit notre grand maître Michelet, « pour lui dicter des bulles lucratives, exploiter son infaillibilité, et constituer le Saint-Esprit comme scribe et percepteur pour la maison de France. »

 

Un jour, il lui arriva un messager couvert de poussière, mourant de fatigue, pouvant à peine parler.

 

Il venait lui apporter cette nouvelle :

 

Le parti français et le parti antifrançais se balançaient si bien au conclave, qu’aucun pape ne sortait des scrutins, et que l’on parlait d’assembler dans une autre ville un nouveau conclave.

 

Cette résolution n’arrangeait point les Pérugins, qui tenaient à honneur qu’un pape fût fait dans leur ville.

 

Aussi usèrent-ils d’un moyen ingénieux.

 

Ils établirent un cordon autour du conclave, pour empêcher que l’on ne portât à manger et à boire aux cardinaux.

 

Les cardinaux jetèrent les hauts cris.

 

– Nommez un pape, crièrent les Pérugins, et vous aurez à boire et à manger.

 

Les cardinaux tinrent vingt-quatre heures.

 

Au bout de vingt-quatre heures, ils se décidèrent.

 

Il fut décidé que le parti antifrançais choisirait trois cardinaux, et que le parti français, dans ces trois cardinaux, choisirait un pape.

 

Le parti antifrançais choisit trois ennemis déclarés de Philippe le Bel.

 

Mais, au nombre de ces trois ennemis de Philippe le Bel, était Bertrand de Got, archevêque de Bordeaux, que l’on savait plus ami encore de son intérêt qu’ennemi de Philippe le Bel.

 

Un messager partit, porteur de cette nouvelle.

 

C’était ce messager qui avait fait la route en quatre jours et quatre nuits, et qui arrivait mourant de fatigue.

 

Il n’y avait pas de temps à perdre.

 

Philippe envoya un exprès à Bertrand de Got, qui ignorait complètement encore la haute mission dont il était chargé, pour lui donner rendez-vous dans la forêt des Andelys.

 

C’était par une nuit sombre qui ressemblait à une nuit d’évocation, au milieu d’un carrefour auquel aboutissaient trois chemins ; c’était dans des conditions pareilles que ceux qui voulaient obtenir des faveurs surhumaines évoquaient le diable, et, en jurant d’être son homme lige, baisaient le pied fourchu de Satan.

 

Seulement – pour rassurer l’archevêque sans doute –, on commença par entendre la messe ; puis, sur l’autel, au moment de l’élévation, le roi et le prélat se jurèrent le secret ; puis les cierges s’éteignirent, le desservant s’éloigna, suivi de ses enfants de chœur, et emportant la croix et les vases sacrés, comme s’il eût craint qu’il n’y eût profanation à ce qu’ils fussent les muets témoins de la scène qui allait se passer.

 

L’archevêque et le roi restèrent seuls.

 

Qui instruisit de ce que nous allons dire Villani, chez lequel nous le lisons ?

 

Satan peut-être, qui, bien certainement, était en tiers dans l’entrevue.

 

– Archevêque, dit le roi à Bertrand de Got, j’ai le pouvoir de te faire pape, si je veux : c’est pour cela que je suis venu vers toi.

 

– La preuve ? demanda Bertrand de Got.

 

– La preuve, la voici, dit le roi.

 

Et il lui montra une lettre de ses cardinaux, qui, au lieu de lui dire que le choix était fait, lui demandaient qui il fallait qu’ils choisissent.

 

– Que dois-je faire pour être pape ? demanda le Gascon, tout éperdu de joie, et se jetant aux pieds de Philippe le Bel.

 

– T’engager, répondit le roi, à me faire les six grâces que je te demanderai.

 

– Dites, mon roi ! répondit Bertrand de Got ; je suis votre sujet, et c’est mon devoir de vous obéir.

 

Le roi le releva, le baisa sur la bouche, et lui dit :

 

– Les six grâces spéciales que je te demande, sont les suivantes…

 

Bertrand de Got écoutait de toutes ses oreilles ; car il craignait, non pas que le roi ne lui demandât des choses qui compromissent son salut, mais des choses impossibles.

 

– La première, dit Philippe, est que tu me réconcilies avec l’Église, et me fasses pardonner le méfait que j’ai commis en arrêtant, à Anagni, le pape Boniface VIII.

 

– Accordé ! se hâta de répondre Bertrand de Got.

 

– La seconde est que tu rendes la communion à moi et à tous les miens.

 

Philippe le Bel était excommunié.

 

– Accordé, dit Bertrand de Got, étonné qu’on lui demandât si peu pour le faire si grand.

 

Il est vrai qu’il restait encore quatre demandes à faire.

 

– La troisième est que tu m’accordes les décimes du clergé dans mon royaume, pendant cinq ans, afin d’aider aux dépenses faites en la guerre de Flandre.

 

– Accordé !

 

– La quatrième est que tu annules et détruises la bulle du pape Boniface : Ausculta fili.

 

– Accordé ! accordé !

 

– La cinquième est que tu rendes la dignité de cardinal à messire Marco et à messire Piero de Colonna, et qu’avec eux tu fasses cardinaux certains miens amis.

 

– Accordé ! accordé ! accordé !

 

Puis, comme Philippe se taisait :

 

– Et la sixième, monseigneur ? demanda l’archevêque avec inquiétude.

 

– La sixième, répondit Philippe le Bel, je me réserve d’en parler en temps et lieu ; car c’est une chose grande et secrète.

 

– Grande et secrète ? répéta Bertrand de Got.

 

– Si grande et si secrète, dit le roi, que je désire que, d’avance, tu me la jures sur le crucifix.

 

Et, tirant un crucifix de sa poitrine, il le présenta à l’archevêque.

 

Celui-ci n’hésita pas un instant ; c’était le dernier fossé à franchir : le fossé franchi, il était pape.

 

Il étendit la main sur l’image du Sauveur, et, d’une voix ferme :

 

– Je jure ! dit-il.

 

– C’est bien, dit le roi. Dans quelle ville de mon royaume veux-tu être couronné maintenant ?

 

– À Lyon.

 

– Viens avec moi ! Tu es pape, sous le nom de Clément V.

 

Clément V suivit Philippe le Bel ; mais il était assez inquiet de cette sixième demande que son suzerain se réservait de lui faire.

 

Le jour où il la lui fit, il vit que c’était bien peu de chose ; aussi, ne fit-il point de difficulté : c’était la destruction de l’ordre du Temple.

 

Tout cela n’était probablement pas tout à fait selon le cœur de Dieu ; c’est pourquoi Dieu montra son mécontentement d’une façon manifeste.

 

Au moment où, en sortant de l’église dans laquelle Clément V avait été couronné, le cortège passait devant un mur chargé de spectateurs, le mur s’écroula, blessa le roi, tua le duc de Bretagne, et renversa le pape.

 

La tiare tomba et le symbole de la papauté avilie roula dans le ruisseau.

 

Huit jours après, dans un banquet donné par le nouveau pape, les gens de Sa Sainteté et ceux des cardinaux se prennent de querelle.

 

Le frère du pape veut les séparer ; il est tué.

 

C’étaient là de mauvais présages.

 

Puis aux mauvais présages se joignait le mauvais exemple : le pape rançonnait l’Église, mais une femme rançonnait le pape ; cette femme, c’était la belle Brunissende, qui, au dire des chroniqueurs du temps, coûtait plus cher à la chrétienté que la terre sainte.

 

Et, cependant, le pape accomplissait ses promesses une à une. Ce pape qu’avait fait Philippe, c’était son pape à lui, une espèce de poule aux œufs d’or qu’il faisait pondre soir et matin, et à laquelle il menaçait d’ouvrir le ventre si elle ne pondait pas.

 

Tous les jours, comme le marchand de Venise il levait une livre de chair à son débiteur sur le membre qui lui convenait.

 

Enfin, le pape Boniface VIII déclaré hérétique et faux pape, le roi relevé de l’excommunication, les décimes du clergé accordés pour cinq ans, douze cardinaux nommés à la dévotion du roi, la bulle de Boniface VIII qui fermait à Philippe le Bel la bourse du clergé révoquée, l’ordre du Temple aboli, et les templiers arrêtés – il arriva que, le 1er mai 1308, l’empereur Albert d’Autriche mourut.

 

Alors, Philippe le Bel eut l’idée de faire nommer son frère Charles de Valois à l’empire.

 

C’était encore Clément V qui allait manœuvrer pour arriver à ce résultat.

 

Le servage de l’homme vendu se continuait : cette pauvre âme de Bertrand de Got, sellée et bridée, devait être chevauchée par le roi de France jusqu’en enfer.

 

Elle eut, enfin, la velléité de renverser son terrible cavalier.

 

Clément V écrivit ostensiblement en faveur de Charles de Valois, secrètement contre lui.

 

À partir de ce moment, il fallait songer à sortir du royaume ; la vie du pape était d’autant moins en sûreté sur les terres du roi, que la nomination des douze cardinaux mettait les futures élections pontificales aux mains du roi de France.

 

Clément V se souvint des figues de Benoît XI.

 

Il était à Poitiers.

 

Il parvint à s’échapper de nuit, et à gagner Avignon.

 

C’est assez difficile d’expliquer ce qu’était Avignon.

 

C’était la France, et ce n’était pas la France.

 

C’était une frontière, une terre d’asile, un reste d’empire, un vieux municipe, une république comme Saint-Marin.

 

Seulement, elle était gouvernée par deux rois :

 

Le roi de Naples, comme comte de Provence ;

 

Le roi de France, comme comte de Toulouse.

 

Chacun d’eux avait la seigneurie d’une moitié d’Avignon.

 

Nul ne pouvait arrêter un fugitif sur la terre de l’autre.

 

Clément V se réfugia naturellement dans la portion d’Avignon qui appartenait au roi de Naples.

 

Mais, s’il échappait au pouvoir du roi Philippe le Bel, il n’échappait pas à la malédiction du grand maître du Temple.

 

En montant sur son bûcher du terre-plein de l’île de la Cité, Jacques de Molay avait adjuré ses deux bourreaux, sur la sommation de leur victime, à comparaître à la fin de l’année devant Dieu.

 

Clément V obéit le premier à la funèbre requête. Une nuit, il rêva qu’il voyait son palais en flammes ; « depuis ce temps, dit son biographe, il ne fut plus gai, et ne dura guère. »

 

Sept mois après, ce fut le tour de Philippe.

 

Comment mourut-il ?

 

Il y a deux versions sur sa mort.

 

L’une et l’autre semblent être une vengeance tombée de la main de Dieu.

 

La chronique traduite par Sauvage le fait mourir à la chasse.

 

« Il vit venir le cerf vers lui, tira son épée, piqua son cheval des éperons, et, croyant frapper le cerf, il fut par son cheval porté contre un arbre, de si grande raideur, que le bon roi tomba à terre durement blessé au cœur, et fut porté à Corbeil. »

 

Là, au dire de la chronique, la maladie s’aggrava au point qu’il en mourut.

 

On le voit, la maladie ne pouvait devenir plus grave.

 

Guillaume de Nangis, au contraire, raconte ainsi la mort du vainqueur de Mons-en-Puelle :

 

« Philippe, roi de France, fut retenu par une longue maladie dont la cause, inconnue aux médecins, fut pour eux et pour beaucoup d’autres le sujet d’une grande surprise et stupeur ; d’autant plus que son pouls ni son urine n’annonçaient qu’il fût malade ou en danger de mourir. Enfin, il se fit transporter par les siens à Fontainebleau, lieu de sa naissance… Là, après avoir, en présence et à la vue d’un grand nombre de gens, reçu le sacrement avec une ferveur et une dévotion admirables, il rendit heureusement son âme au Créateur, dans la confession de la foi véritable et catholique, la trentième année de son règne, le vendredi, veille de la fête de l’apôtre saint André. »

 

Il n’y a pas jusqu’à Dante qui ne trouve une mort à l’homme de sa haine.

 

Il le fait éventrer par un sanglier.

 

« Il mourut d’un coup de boutoir, le voleur qu’on a vu sur la Seine falsifiant la monnaie ! »

 

Les papes qui habitèrent Avignon après Clément V, c’est-à-dire Jean XXII, Benoît XII, Clément VI, n’attendaient qu’une occasion d’acheter Avignon.

 

Elle se présenta pour le dernier.

 

Une jeune femme encore mineure, Jeanne de Naples, nous ne dirons pas la vendit, mais la donna pour l’absolution d’un assassinat qu’avaient commis ses amants.

 

Majeure, elle réclama contre la cession ; mais Clément VI tenait, et tenait bien !

 

Si bien que, quand Grégoire XI reporta, en 1377, le siège de la papauté à Rome, Avignon, administrée par un légat, resta soumise au saint-siège.

 

Elle l’était encore en 1791, lorsque arrivèrent les événements qui sont cause de cette longue digression.

 

Comme au jour où Avignon était partagée entre le roi de Naples, comte de Provence, et le roi de France, comte de Toulouse, il y avait deux Avignons dans Avignon : l’Avignon des prêtres, l’Avignon des commerçants.

 

L’Avignon des prêtres avait cent églises, deux cents cloîtres, son palais du pape.

 

L’Avignon des commerçants avait son fleuve, ses ouvriers en soierie, son transit en croix, de Lyon à Marseille, de Nîmes à Turin.

 

Il y avait en quelque sorte, dans cette malheureuse ville, les Français du roi et les Français du pape.

 

Les Français de la France étaient bien Français ; les Français d’Italie étaient presque des Italiens.

 

Les Français de la France, c’est-à-dire les commerçants, se donnaient bien de la peine, se donnaient bien du travail pour vivre, pour nourrir leurs femmes et leurs enfants, et ils réussissaient à peine.

 

Les Français d’Italie, c’est-à-dire les prêtres, avaient tout, richesses et pouvoir ; c’étaient des abbés, des évêques, des archevêques, des cardinaux oisifs, élégants, hardis, sigisbées des grandes dames, maîtres chez les femmes du peuple, qui s’agenouillaient sur leur passage pour baiser leurs blanches mains.

 

En voulez-vous un type ?

 

Prenez le bel abbé Maury ; c’est un Franco-ltalien du Comtat s’il en fut ; fils d’un cordonnier, aristocrate comme Lauzun, orgueilleux comme un Clermont-Tonnerre, insolent comme un laquais !

 

Partout, avant d’être hommes et, par conséquent, d’avoir des passions, les enfants s’aiment.

 

À Avignon, on naît en se haïssant.

 

Le 14 septembre 1791 – du temps de la Constituante –, un décret du roi avait réuni à la France Avignon et le Comtat Venaissin.

 

Depuis un an, Avignon était tantôt aux mains du parti français, tantôt aux mains du parti antifrançais.

 

L’orage avait commencé en 1790.

 

Une nuit, les papistes s’étaient amusés à pendre un mannequin décoré des trois couleurs.

 

Le matin, à cette vue, Avignon bondit.

 

On arracha de leurs maisons quatre papistes qui n’en pouvaient mais : deux nobles, un bourgeois, un ouvrier ; on les pendit à la place du mannequin.

 

Le parti français avait pour chefs deux jeunes gens, Duprat et Mainvielle, et un homme d’un certain âge nommé Lescuyer.

 

Ce dernier était un Français dans toute la force du terme : il était picard, d’un caractère ardent et réfléchi tout à la fois, établi à Avignon en qualité de notaire et de secrétaire de la municipalité.

 

Ces trois chefs avaient levé quelques soldats, deux ou trois mille peut-être, et avaient tenté avec eux sur Carpentras une expédition qui n’avait pas réussi.

 

La pluie, une pluie froide et glacée mêlée de grêle, une de ces pluies qui descendent du mont Ventoux, avait dispersé l’armée de Mainvielle, de Duprat et de Lescuyer, comme la tempête avait dispersé la flotte de Philippe II.

 

Qui avait fait tomber cette pluie miraculeuse ? qui avait eu la puissance de disperser l’armée révolutionnaire ?

 

La Vierge !

 

Mais Duprat, Mainvielle et Lescuyer soupçonnaient un Catalan nommé le chevalier Patrix, qu’ils avaient fait général, d’avoir si efficacement secondé la Vierge dans le miracle, que c’était à lui qu’ils en attribuaient tout l’honneur.

 

À Avignon, justice est bientôt faite d’une trahison : on tue le traître.

 

Patrix fut tué.

 

Or, de quoi se composait l’armée représentant le parti français ?

 

De paysans, de portefaix, de déserteurs.

 

On chercha un homme du peuple pour commander à ces hommes du peuple.

 

On crut avoir trouvé l’homme qu’il fallait dans un nommé Mathieu Jouve qui se faisait appeler Jourdan.

 

Il était né à Saint-Juste, près du Puy-en-Velay : il avait d’abord été muletier, puis soldat, puis cabaretier à Paris.

 

À Avignon, il vendait de la garance.

 

C’était un vantard de meurtres, un fanfaron de crimes.

 

Il montrait un grand sabre, et disait qu’avec ce sabre il avait coupé la tête au gouverneur de la Bastille et aux deux gardes du corps du 6 octobre.

 

Moitié raillerie, moitié crainte, au surnom de Jourdan qu’il s’était donné, le peuple avait ajouté celui de Coupe-Tête.

 

Duprat, Mainvielle, Lescuyer et leur général Jourdan Coupe-Tête avaient été assez longtemps maîtres de la ville pour que l’on commençât à les moins craindre.

 

Une sourde et vaste conspiration s’organisa contre eux, habile et ténébreuse comme sont les conspirations des prêtres.

 

Il s’agissait de réveiller les passions religieuses.

 

La femme d’un patriote français était accouchée d’un enfant sans bras.

 

Le bruit se répandit que le patriote, en enlevant, la nuit, un ange d’argent d’une église, lui avait cassé le bras.

 

L’enfant infirme n’était rien autre chose qu’une punition du ciel.

 

Le père fut obligé de se cacher ; on l’eût mis en morceaux sans même s’informer dans quelle église l’ange avait été volé.

 

Mais c’était surtout la Vierge qui protégeait les royalistes qu’ils fussent chouans en Bretagne ou papistes à Avignon.

 

En 1789, la Vierge s’était mise à pleurer dans une église de la rue du Bac.

 

En 1790, elle avait apparu dans le Bocage vendéen, derrière un vieux chêne.

 

En 1791, elle avait dispersé l’armée de Duprat et Mainvielle, en leur soufflant de la grêle au visage.

 

Enfin, dans l’église des Cordeliers, elle se mit à rougir, de honte sans doute, sur l’indifférence du peuple d’Avignon.

 

Ce dernier miracle, constaté par les femmes surtout – les hommes n’y avaient pas grande foi –, avait déjà élevé les esprits à une certaine hauteur, lorsqu’un bruit bien autrement émouvant se répandit dans Avignon.

 

Un grand coffre d’argenterie avait été transporté hors de la ville.

 

Le lendemain, ce n’était plus un coffre : c’étaient six coffres.

 

Le surlendemain, c’étaient dix-huit malles pleines.

 

Et quelle était l’argenterie que contenaient ces dix-huit malles ?

 

Les effets du mont-de-piété, que le parti français, en évacuant la ville, emportait, disait-on, avec lui.

 

À cette nouvelle, un vent d’orage passa sur la ville ; ce vent, c’est le fameux zou zou qui siffle dans les émeutes, et qui tient le milieu entre le rauquement du tigre et le sifflement du serpent.

 

La misère était si grande à Avignon, que chacun avait engagé quelque chose.

 

Si peu qu’eût engagé le plus pauvre, il se crut ruiné.

 

Le riche est ruiné pour un million, le pauvre pour une guenille : tout est relatif.

 

C’était le 16 octobre, un dimanche matin.

 

Tous les paysans des environs étaient venus entendre la messe dans la ville.

 

On ne marchait qu’armé à cette époque ; par conséquent, ils étaient tous armés.

 

Le moment était donc bien choisi ; de plus, le coup était bien joué.

 

Là, il n’y avait plus ni parti français ni parti antifrancais : il y avait des voleurs, des voleurs qui avaient commis un vol infâme, qui avaient volé les pauvres !

 

La foule affluait à l’église des Cordeliers ; paysans, citadins, artisans, portefaix, blancs, rouges, tricolores, criaient qu’il fallait qu’à l’instant même, sans retard, la municipalité leur rendît des comptes par l’organe de son secrétaire Lescuyer.

 

Pourquoi la colère du peuple s’était-elle portée sur Lescuyer ?

 

On l’ignore. Quand une vie doit être violemment arrachée à un homme, il y a de ces fatalités-là.

 

Tout à coup, au milieu de l’église, on amena Lescuyer.

 

Il se réfugiait à la municipalité, lorsqu’il avait été reconnu, arrêté – non pas arrêté –, poussé à coups de poing, à coups de pied, à coups de bâton dans l’église.

 

Une fois dans l’église, le malheureux, pâle mais cependant froid et calme, monta dans la chaire, et entreprit de se justifier.

 

C’était facile, il n’avait qu’à dire : « Ouvrez et montrez le mont-de-piété au peuple, et il verra que tous les objets qu’on nous accuse d’avoir emportés y sont encore. »

 

Il commença :

 

– Mes frères, j’ai cru la Révolution nécessaire ; j’y ai contribué de tout mon pouvoir…

 

Mais on ne le laissa pas aller plus loin : on avait trop peur qu’il ne se justifiât.

 

Le terrible zou zou, âpre comme le mistral, vint l’interrompre.

 

Un portefaix monta derrière lui dans la chaire, et le jeta à cette meute.

 

À partir de ce moment, l’hallali sonna.

 

On le tira vers l’autel.

 

C’était là qu’il fallait égorger le révolutionnaire, pour que le sacrifice fût agréable à la Vierge, au nom de laquelle on agissait en tout cela.

 

Dans le chœur, vivant encore, il se dégagea des mains des assassins et se réfugia dans une stalle.

 

Une main charitable lui passa de quoi écrire.

 

Il fallait qu’il écrivît ce qu’il n’avait pas eu le temps de dire.

 

Un secours inespéré lui donnait un moment de répit.

 

Un gentilhomme breton qui, par hasard, passait, allant à Marseille, était entré dans l’église, et s’était pris de pitié pour la pauvre victime. Avec le courage et l’entêtement d’un Breton, il voulait le sauver ; deux ou trois fois il avait écarté les bâtons ou les couteaux prêts à le frapper, en criant : « Messieurs, au nom de la loi ! Messieurs, au nom de l’honneur ! Messieurs, au nom de l’humanité ! »

 

Les couteaux et les bâtons se tournèrent alors vers lui ; mais lui, sous les couteaux et les bâtons, continuait à couvrir le pauvre Lescuyer de son corps en criant : « Messieurs, au nom de l’humanité ! »

 

Enfin, le peuple se lassa d’être si longtemps privé de sa curée ; il prit à son tour le gentilhomme, et l’entraîna pour le pendre.

 

Mais trois hommes dégagèrent l’étranger en criant :

 

– Finissons-en d’abord avec Lescuyer ; nous retrouverons toujours bien celui-ci après.

 

Le peuple comprit la justesse de ce raisonnement, et lâcha le Breton.

 

On le força de se sauver.

 

Il se nommait M. de Rosély.

 

Lescuyer n’avait pas eu le temps d’écrire ; eût-il eu le temps, son billet n’eût pas été lu : il se faisait un trop grand tumulte.

 

Mais, au milieu de ce tumulte, Lescuyer avisa derrière l’autel une petite porte de sortie : s’il gagnait cette porte, peut-être était-il sauvé !

 

Il s’élança au moment où on le croyait écrasé de terreur.

 

Lescuyer allait atteindre la porte ; les assassins avaient été surpris à l’improviste ; mais, au pied de l’autel, un ouvrier taffetassier lui assena un si terrible coup de bâton sur la tête, que le bâton se brisa.

 

Lescuyer tomba étourdi, comme tombe un bœuf sous la masse.

 

Il avait roulé juste où l’on voulait qu’il fût : au pied de l’autel !

 

Alors, tandis que les femmes, pour punir ces lèvres qui avaient proféré le blasphème révolutionnaire de « Vive la liberté ! » lui découpaient les lèvres en festons, les hommes lui dansaient sur le ventre, l’écrasant comme saint Étienne à coups de pierres.

 

De ses lèvres sanglantes, Lescuyer criait :

 

– Par grâce, mes frères ! au nom de l’humanité, mes sœurs ! accordez-moi la mort !

 

C’était trop demander : on le condamna à vivre son agonie.

 

Elle dura jusqu’au soir.

 

Le malheureux savoura la mort tout entière !

 

Voilà les nouvelles qui arrivaient à l’Assemblée législative en réponse au discours philanthropique de Fauchet.

 

Il est vrai que, le surlendemain, arrivait une autre nouvelle.

 

Duprat et Jourdan avaient été avertis de ce qui se passait

 

Où trouver leurs hommes dispersés ?

 

Duprat eut une idée : sonner en manière de rappel la fameuse cloche d’argent qui ne sonnait qu’en deux occasions : le sacre des papes, leur mort

 

Elle rendait un son étrange, mystérieux, rarement entendu.

 

Ce son produisit deux effets contraires.

 

Il glaça le cœur des papistes, il rendit le courage aux révolutionnaires.

 

Au son de cette cloche qui sonnait un tocsin inconnu, les gens de la campagne sortirent de la ville, et s’enfuirent chacun dans la direction de sa demeure

 

Jourdan, à cet appel de la cloche d’argent, réunit trois cents de ses soldats à peu près.

 

Il reprit les portes de la ville, et y laissa cent cinquante hommes pour les garder.

 

Avec les cent cinquante autres, il marcha sur les Cordeliers.

 

Il avait deux pièces de canon ; il les braqua sur la foule, tira et tua au hasard.

 

Puis il entra dans l’église.

 

L’église était déserte ; Lescuyer râlait aux pieds de la Vierge, qui avait fait tant de miracles, et qui n’avait pas daigné étendre sa main divine pour sauver ce malheureux.

 

On eût dit qu’il ne pouvait pas mourir : ce lambeau sanglant qui n’était plus qu’une plaie s’acharnait à vivre.

 

On l’emporta ainsi par les rues ; partout sur le passage du cortège, les gens fermaient leur fenêtre en criant :

 

– Je n’étais pas aux Cordeliers !

 

Jourdan et ses cent cinquante hommes pouvaient faire désormais d’Avignon et de ses trente mille habitants ce qu’ils voudraient, tant la terreur était grande.

 

Ils en firent en petit ce que Marat et Panis firent de Paris au 2 septembre.

 

On verra plus tard pourquoi nous disons Marat et Panis, et non pas Danton.

 

On égorgea soixante et dix ou quatre-vingts malheureux qu’on précipita par les oubliettes pontificales dans la tour de la Glacière.

 

La tour Trouillas, comme on dit là-bas.

 

Voilà la nouvelle qui arrivait, et qui faisait oublier par de terribles représailles la mort de Lescuyer.

 

Quant aux émigrés, que défendait Brissot, et auxquels il voulait qu’on ouvrît les portes de la France, voici ce qu’ils faisaient à l’étranger :

 

Ils raccommodaient l’Autriche avec la Prusse, et faisaient deux amies de ces deux ennemies nées.

 

Ils faisaient que la Russie défendait à notre ambassadeur de se montrer dans les rues de Pétersbourg, et envoyait un ministre aux réfugiés de Coblentz.

 

Ils faisaient que Berne punissait une ville suisse qui avait chanté le Ça ira révolutionnaire.

 

Ils faisaient que Genève, la patrie de Rousseau, qui avait tant fait pour cette révolution que la France accomplissait, dirigeait contre nous la bouche de ses canons.

 

Ils faisaient que l’évêque de Liège refusait de recevoir un ambassadeur français.

 

Il est vrai que, d’eux-mêmes, les rois faisaient bien autre chose !

 

La Russie et la Suède renvoyaient à Louis XVI non décachetées les dépêches où il leur annonçait son adhésion à la Constitution.

 

L’Espagne refusait de les recevoir, et livrait à l’Inquisition un Français qui n’échappait au san-benito qu’en se tuant.

 

Venise jetait sur la place Saint-Marc le cadavre d’un homme étranglé la nuit par ordre du conseil des dix, avec ce simple écriteau :

 

« Etranglé comme franc-maçon… »

 

Enfin, l’empereur et le roi de Prusse répondaient, mais répondaient par une menace.

 

« Nous désirons, disaient-ils, que l’on prévienne la nécessité de prendre des précautions sérieuses contre le retour des choses qui donnent lieu à de si tristes augures. »

 

Ainsi, guerre civile en Vendée, guerre civile dans le Midi, menace de guerre étrangère partout.

 

Puis, de l’autre côté de l’Atlantique, les cris de la population tout entière d’une île que l’on égorge.

 

Qu’est-il donc arrivé là-bas, vers l’occident ? quels sont ces noirs esclaves qui se lassent d’être battus, et qui tuent ?

 

Ce sont les nègres de Saint-Domingue qui prennent une sanglante revanche !

 

Comment les choses se passèrent-elles ?

 

En deux mots – c’est-à-dire d’une façon moins prolixe que pour Avignon : pour Avignon, nous nous sommes laissé entraîner –, en deux mots, nous allons vous l’expliquer.

 

La Constituante avait promis la liberté aux nègres.

 

Ogé, un jeune mulâtre, un de ces cœurs braves, ardents et dévoués comme j’en ai tant connus, avait repassé les mers, emportant les décrets libérateurs au moment où ils venaient d’être rendus.

 

Quoique rien d’officiel ne fût parvenu encore sur ces décrets, dans sa hâte de liberté, il somma le gouverneur de les proclamer.

 

Le gouverneur donna ordre de l’arrêter ; Ogé se réfugia dans la partie espagnole de l’île.

 

Les autorités espagnoles – on sait comment l’Espagne était disposée pour la Révolution – les autorités espagnoles le livrèrent.

 

Ogé fut roué vif !

 

Une terreur blanche suivit son supplice ; on lui supposait nombre de complices dans l’île : les planteurs se firent juges eux-mêmes, et multiplièrent les exécutions.

 

Une nuit, soixante mille nègres se soulevèrent ; les blancs furent réveillés par l’immense incendie qui dévorait les plantations.

 

Huit jours après, l’incendie était éteint dans le sang.

 

Que fera la France, pauvre salamandre enfermée dans un cercle de feu ?

 

Nous allons le voir.

 

Chapitre CXXVIII

La guerre

 

Dans son beau et énergique discours sur les émigrés, Brissot avait clairement montré les intentions des rois, et le genre de mort qu’ils réservaient à la Révolution.

 

L’égorgerait-on ?

 

Non, on l’étoufferait.

 

Alors, après avoir fait le tableau de la ligue européenne, après avoir montré ce cercle de souverains, les uns l’épée à la main, arborant franchement l’étendard de la haine, les autres couvrant encore leur visage du masque de l’hypocrisie, jusqu’à ce qu’ils pussent le déposer, il s’était écrié :

 

– Eh bien, soit ! non seulement acceptons le défi de l’Europe aristocratique, mais encore prévenons-le ; n’attendons point qu’on nous attaque : attaquons nous-mêmes !

 

Et, à ce cri, un immense applaudissement avait salué l’orateur.

 

C’est que Brissot, plutôt homme d’instinct qu’homme de génie, venait de répondre à la sainte pensée, à la pensée de dévouement qui avait présidé aux élections de 1791 : la guerre !

 

Non pas cette guerre égoïste que déclare un despote pour venger une insulte faite à son trône, à son nom, au nom d’un de ses alliés, ou bien pour ajouter une province soumise à son royaume ou à son empire ; mais la guerre qui porte avec elle le souffle de vie ; la guerre dont les fanfares de cuivre disent partout où elles sont entendues : « Levez-vous, vous qui voulez être libres ! Nous vous apportons la liberté ! »

 

Et, en effet, le monde commençait à entendre comme un grand murmure qui allait montant et grossissant, pareil au bruit d’une marée.

 

Ce murmure était le grondement de trente millions de voix qui ne parlaient pas encore, mais qui rugissaient déjà ; et, ce rugissement, Brissot venait de le traduire par ces paroles : « N’attendons pas qu’on nous attaque : attaquons nous-mêmes ! »

 

Du moment qu’à ces menaçantes paroles avait répondu un applaudissement universel, la France était forte ; non seulement elle pouvait attaquer, mais encore elle devait vaincre.

 

Restaient les questions de détail. Nos lecteurs ont dû s’apercevoir que c’est un livre historique, et non un roman que nous faisons ; nous ne reviendrons probablement jamais sur cette grande époque à laquelle nous avons déjà emprunté Blanche de Beaulieu, Le Chevalier de Maison-Rouge et un livre écrit depuis trois ans, qui n’a pas encore paru, mais qui va paraître : nous devons donc en exprimer tout ce qu’elle contient.

 

Nous passerons néanmoins rapidement sur ces questions de détail pour arriver le plus promptement possible aux événements qu’il nous reste à raconter, et dans lesquels sont plus particulièrement mêlés les personnages de notre livre.

 

Le récit des événements de la Vendée, des massacres d’Avignon, des insultes de l’Europe, retentit comme un coup de foudre dans l’Assemblée législative. Le 20 octobre, Brissot, on l’a vu, se contentait d’une imposition sur les biens des émigrés ; le 25, Condorcet condamnait leurs biens au séquestre, et exigeait d’eux le serment civique. Le serment civique à des hommes se tenant hors de France et armés contre la France !

 

Deux représentants alors éclatèrent qui devinrent, l’un le Barnave, l’autre le Mirabeau de cette nouvelle assemblée : Vergniaud, Isnard.

 

Vergniaud, une de ces poétiques, tendres et sympathiques figures comme en entraînent après elles les révolutions, était un enfant de la fertile Limoges, doux, lent, affectueux plutôt que passionné, bien et heureusement né, distingué par Turgot, intendant du Limousin, et envoyé par lui aux écoles de Bordeaux ; sa parole était moins âpre, moins puissante que celle de Mirabeau ; mais, quoique inspirée des Grecs et un peu surchargée de mythologie, moins prolixe, moins avocassière que celle de Barnave. Ce qui constituait la partie vivace, influente de son éloquence, c’est la note humaine qui y vibrait éternellement ; à l’Assemblée, au milieu même des ardentes et sublimes colères des tribunes, on entendait toujours jaillir de sa poitrine l’accent de la nature ou de la pitié ; chef d’un parti aigri, violent, disputeur, il plana toujours calme et digne au-dessus de la situation, même lorsque la situation fut mortelle ; ses ennemis le disaient indécis, mou, indolent parfois ; ils demandaient où était son âme, qui semblait absente ; ils avaient raison : son âme n’habitait en lui que lorsqu’il faisait un effort pour l’enchaîner dans sa poitrine ; son âme tout entière était dans une femme ; elle errait sur les lèvres, elle transparaissait dans les yeux, elle vibrait dans la harpe de la belle, de la bonne, de la charmante Candeille.

 

Isnard – tout au contraire de Vergniaud, qui en était en quelque sorte le calme – Isnard était la colère de l’Assemblée. Né à Grasse, dans ce pays des parfums et du mistral, il avait les colères violentes et soudaines de ce géant de l’air qui, du même souffle, déracine les rochers et effeuille les roses ; sa voix inconnue éclata tout à coup dans l’Assemblée comme un de ces tonnerres inattendus des premiers orages d’été : au premier accent de cette voix, l’Assemblée entière frissonna, les plus distraits levèrent la tête, et chacun, frémissant comme Caïn à la voix de Dieu, fut prêt à dire : « Est-ce à moi que vous parlez, Seigneur ? »

 

On venait de l’interrompre.

 

« Je demande, s’écria-t-il, à l’Assemblée, à la France, au monde, à vous, monsieur !… »

 

Et il désigna l’interrupteur.

 

« Je demande s’il est quelqu’un qui, de bonne foi, et dans l’aveu secret de sa conscience, veuille soutenir que les princes émigrés ne conspirent pas contre la patrie… Je demande, en second lieu, s’il est quelqu’un dans cette assemblée qui ose soutenir que tout homme qui conspire ne doive pas être au plus tôt accusé, poursuivi et puni.

 

« S’il est quelqu’un, qu’il se lève !

 

 

« On vous a dit que l’indulgence était le devoir de la force, que certaines puissances désarmaient ; et, moi, je vous dis qu’il faut veiller ; que le despotisme et l’aristocratie n’ont ni mort ni sommeil, et que, si les nations s’endorment un instant, elles se réveillent enchaînées. Le moins pardonnable des crimes est celui qui a pour but de ramener l’homme à l’esclavage. Si le feu du ciel était au pouvoir des hommes, il faudrait en frapper ceux qui attentent à la liberté des peuples ! »

 

C’était la première fois que l’on entendait de semblables paroles ; cette éloquence sauvage entraîna tout avec soi, comme l’avalanche qui descend des Alpes entraîne arbres, troupeaux, bergers, maisons.

 

Séance tenante, on décréta :

 

« Que, si Louis-Stanislas-Xavier, prince français, ne rentrait pas dans deux mois, il abdiquait ses droits à la régence. »

 

Puis le 8 novembre :

 

« Que, si les émigrés ne rentraient pas au 1er janvier, ils seraient déclarés coupables de conspiration, poursuivis et punis de mort. »

 

Puis, le 29 novembre, c’est le tour des prêtres.

 

« Le serment civique sera exigé dans le délai de huit jours.

 

« Ceux qui refuseront seront tenus suspects de révolte et recommandés à la surveillance des autorités.

 

« S’ils se trouvent dans une commune où il survient des troubles religieux, le directoire du département pourra les éloigner de leur domicile ordinaire.

 

« S’ils désobéissent, ils seront emprisonnés pour un an au plus ; s’ils provoquent à la désobéissance, pour deux ans.

 

« La Commune où la force armée sera obligée d’intervenir, en supportera les frais.

 

« Les églises ne serviront qu’au culte salarié de l’État ; celles qui n’y seront pas nécessaires pourront être achetées pour un autre culte, mais non pour ceux qui refusent le serment.

 

« Les municipalités enverront aux départements, et ceux-ci à l’Assemblée, la liste des prêtres qui ont juré et de ceux qui ont refusé le serment, avec des observations sur leur coalition entre eux et avec les émigrés, afin que l’Assemblée avise aux moyens d’extirper la rébellion.

 

« L’Assemblée regarde comme un bienfait les bons ouvrages qui peuvent éclairer les campagnes sur les questions prétendues religieuses : elle les fera imprimer, et récompensera les auteurs. »

 

Nous avons dit ce qu’étaient devenus les constituants, autrement dit les constitutionnels ; nous avons montré dans quel but avaient été fondés les Feuillants.

 

Leur esprit était parfaitement en harmonie avec le département de Paris.

 

C’était l’esprit de Barnave, de La Fayette, de Lameth, de Duport, de Bailly – qui était encore maire, mais qui allait cesser de l’être.

 

Ils virent dans le décret sur les prêtres, « décret, disaient-ils, rendu contre la conscience publique », ils virent dans le décret sur les émigrés, « décret rendu contre les liens de famille », un moyen d’essayer du pouvoir du roi.

 

Le club des Feuillants prépara, et le directoire de Paris signa contre ces deux décrets une protestation dans laquelle on priait Louis XVI d’apposer son veto au décret concernant les prêtres.

 

On se rappelle que la Constitution réservait à Louis XVI ce droit de veto.

 

Qui signait cette protestation ? L’homme qui, le premier, avait attaqué le clergé, le Méphistophélès, qui, de son pied bot, avait cassé la glace : Talleyrand ! L’homme qui a fait, depuis, de la diplomatie à la loupe ne voyait pas toujours très clair en révolution.

 

Le bruit du veto se répandit d’avance.

 

Les Cordeliers lancèrent en avant Camille Desmoulins, ce lancier de la Révolution qu’on trouve toujours prêt à planter sa pique en plein but.

 

Lui aussi fit sa pétition.

 

Mais, bredouilleur impossible quand il essayait de prendre la parole, il chargea Fauchet de la lire.

 

Fauchet la lut

 

Elle fut applaudie d’un bout à l’autre.

 

Il était difficile de manier la question avec plus d’ironie, et d’aller en même temps plus à fond.

 

« Nous ne nous plaignons, disait le camarade de collège de Robespierre et l’ami de Danton, nous ne nous plaignons ni de la Constitution, qui a accordé le veto, ni du roi, qui en use, nous souvenant de la maxime d’un grand politique, de Machiavel : "Si le prince doit renoncer à la souveraineté, la nation serait trop injuste, trop cruelle, de trouver mauvais qu’il s’opposât constamment à la volonté générale, parce qu’il est difficile et contre nature de tomber volontairement de si haut."

 

« Pénétrés de cette vérité, prenant exemple de Dieu même, dont les commandements ne sont point impossibles, nous n’exigerons jamais du ci-devant souverain un amour impossible de la souveraineté nationale, et nous ne trouvons point mauvais qu’il appose son veto précisément aux meilleurs décrets. »

 

L’Assemblée, comme nous l’avons dit, applaudit, adopta la pétition, décréta l’insertion au procès-verbal, et l’envoi du procès-verbal aux départements.

 

Le soir, les Feuillants s’émurent.

 

Beaucoup de membres du club, représentants à la Législative, n’avaient point assisté à la séance.

 

Les absents de la veille firent, le lendemain, invasion dans l’Assemblée.

 

Ils étaient deux cent soixante.

 

On annula le décret de la veille, au milieu des huées et des sifflets des tribunes.

 

Ce fut la guerre entre l’Assemblée et le club, qui s’appuya d’autant plus, dès lors, sur les Jacobins, représentés par Robespierre, et sur les Cordeliers, représentés par Danton.

 

En effet, Danton gagnait en popularité ; sa tête monstrueuse commençait de s’élever au-dessus de la foule ; géant Adamastor, il grandissait devant la royauté, et lui disait : « Prends garde ! La mer sur laquelle tu navigues s’appelle la mer des Tempêtes ! »

 

Puis voilà tout à coup la reine qui vient en aide aux Jacobins contre les Feuillants.

 

Les haines de Marie-Antoinette ont été à la Révolution ce que sont à l’Atlantique les grains et les bourrasques.

 

Marie-Antoinette haïssait La Fayette ; La Fayette, qui l’avait sauvée au 6 octobre, qui avait perdu sa popularité pour la cour au 17 juillet.

 

La Fayette aspirait à remplacer Bailly comme maire de Paris.

 

La reine, au lieu d’aider La Fayette, fit voter les royalistes en faveur de Pétion. Etrange aveuglement ! En faveur de Pétion, son brutal compagnon de voyage au retour de Varennes !

 

Le 19 décembre, le roi se présente à l’Assemblée, il y vient apporter son veto au décret rendu contre les prêtres.

 

La veille, aux Jacobins, avait eu lieu une grave démonstration.

 

Un Suisse de Neuchâtel, Virchaux, le même qui, au Champ-de-Mars, écrivait la pétition pour la république, avait offert à la société une épée de Damas destinée au premier général qui vaincrait les ennemis de la liberté.

 

Isnard était là ; il prit l’épée du jeune républicain, la tira du fourreau, et s’élança à la tribune en criant :

 

– La voilà, l’épée de l’ange exterminateur ! Elle sera victorieuse ! La France poussera un grand cri, et les peuples répondront ; la terre, alors, se couvrira de combattants, et les ennemis de la liberté seront effacés de la liste des hommes !

 

Ezéchiel n’eût pas mieux dit.

 

L’épée tirée ne devait pas être remise au fourreau : une double guerre était déclarée à l’intérieur et à l’extérieur.

 

L’épée du républicain de Neuchâtel devait frapper d’abord le roi de France ; puis, après le roi de France, les rois étrangers.

 

Chapitre CXXIX

Un ministre de la façon de Mme de Staël

 

Gilbert n’avait pas revu la reine depuis le jour où celle-ci, l’ayant prié de l’attendre un instant dans son cabinet, l’y avait laissé pour écouter le plan politique que M. de Breteuil rapportait de Vienne, et qui était conçu en ces termes :

 

« Faire de Barnave comme de Mirabeau ; gagner du temps, jurer la Constitution ; l’exécuter littéralement, pour montrer qu’elle est inexécutable. La France se refroidira, s’ennuiera ; les Français ont la tête légère : il se fera quelque mode nouvelle, et la liberté passera.

 

« Si la liberté ne passe pas, on aura gagné un an ; et, dans un an, nous serons prêts à la guerre. »

 

Six mois s’étaient écoulés depuis cette époque ; la liberté n’avait point passé, et il était évident que les souverains étrangers étaient en train d’accomplir leur promesse, et se préparaient à la guerre.

 

Gilbert fut étonné de voir entrer un matin chez lui le valet de chambre du roi.

 

II pensa d’abord que le roi était malade, et l’envoyait chercher.

 

Mais le valet de chambre le rassura.

 

Il lui dit qu’on le demandait au château.

 

Gilbert insista pour savoir qui le demandait ; mais le valet de chambre, qui, sans doute, avait des ordres, ne se départit pas de cette formule :

 

– On vous demande au château.

 

Gilbert était profondément attaché au roi ; il plaignait Marie-Antoinette plus encore comme femme que comme reine ; elle ne lui inspirait ni amour ni dévouement, il n’éprouvait pour elle qu’une profonde pitié.

 

Il se hâta d’obéir.

 

On l’introduisit dans l’entresol où l’on recevait Barnave.

 

Une femme attendait dans un fauteuil, et se leva en voyant paraître Gilbert.

 

Gilbert reconnut Madame Élisabeth.

 

Pour celle-là, il avait un profond respect, sachant tout ce qu’il y avait d’angélique bonté dans son cœur.

 

Il s’inclina devant elle, et comprit à l’instant même la situation.

 

Le roi ni la reine n’avaient osé l’envoyer chercher en leur nom : on mettait Madame Élisabeth en avant.

 

Les premiers mots de Madame Élisabeth prouvèrent au docteur qu’il ne se trompait point dans ses conjectures.

 

– Monsieur Gilbert, dit-elle, je ne sais si d’autres ont oublié les marques d’intérêt que vous avez données à mon frère lors de notre retour de Versailles, celles que vous avez données à ma sœur lors de notre arrivée de Varennes ; mais, moi, je m’en souviens.

 

Gilbert s’inclina.

 

– Madame, dit-il, Dieu a décidé dans sa sagesse que vous auriez toutes les vertus, même celle de la mémoire ; vertu rare de nos jours, et surtout chez les personnes royales.

 

– Vous ne dites pas cela pour mon frère, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ? Mon frère me parle souvent de vous, et fait grand cas de votre expérience.

 

– Comme médecin ? demanda en souriant Gilbert.

 

– Comme médecin, oui, monsieur ; seulement, il croit que votre expérience peut s’appliquer en même temps à la santé du roi et à celle du royaume.

 

– Le roi est bien bon, madame ! dit Gilbert. Pour laquelle des deux santés me fait-il appeler en ce moment ?

 

– Ce n’est pas le roi qui vous fait appeler, monsieur, dit Madame Élisabeth en rougissant un peu, car ce cœur chaste ne savait point mentir ; c’est moi.

 

– C’est vous, madame ? demanda Gilbert. Oh ! ce n’est pas votre santé qui vous tourmente au moins : votre pâleur est celle de la fatigue et de l’inquiétude, mais non celle de la maladie.

 

– Vous avez raison, monsieur, ce n’est point pour moi que je tremble : c’est pour mon frère : il m’inquiète !

 

– Moi aussi, madame, répondit Gilbert.

 

– Oh ! notre inquiétude ne vient probablement pas de la même source, dit Madame Élisabeth ; je veux dire qu’il m’inquiète comme santé.

 

– Le roi serait-il malade ?

 

– Non, pas précisémnent, répondit Madame Élisabeth ; mais le roi est abattu, découragé… Tenez, voilà aujourd’hui dix jours – je compte les jours, vous comprenez –, voilà aujourd’hui dix jours qu’il n’a prononcé une seule parole, si ce n’est avec moi, et dans sa partie de trictrac habituelle, où il est obligé de prononcer les mots indispensables à ce jeu.

 

– Il y a aujourd’hui onze jours, dit Gilbert, qu’il s’est présenté à l’Assemblée pour lui signifier son veto… Pourquoi n’est-il pas devenu muet le matin de ce jour-là, au lieu de perdre la parole le lendemain !

 

– Votre avis était-il donc, s’écria vivement Madame Élisabeth, que mon frère dût sanctionner ce décret impie ?

 

– Mon avis est, madame, que mettre le roi en avant des prêtres dans le courant qui vient, contre la marée qui monte, contre l’orage qui gronde, c’est vouloir que roi et prêtres soient brisés du même coup !

 

– Mais, à la place de mon pauvre frère, que feriez-vous, monsieur ?

 

– Madame, il y a en ce moment un parti qui grandit comme ces géants des Mille et Une Nuits qui, enfermés dans un vase, ont, une heure après que le vase est brisé, cent coudées de hauteur.

 

– Vous voulez parler des Jacobins, monsieur ?

 

Gilbert secoua la tête.

 

– Non, je veux parler de la Gironde. Les Jacobins ne veulent pas la guerre ; la Gironde la veut : la guerre est nationale.

 

– Mais la guerre… la guerre à qui, mon Dieu ? À l’empereur, notre frère ? au roi d’Espagne, notre neveu ? Nos ennemis, monsieur Gilbert, sont en France, et non pas hors de France ; et la preuve…

 

Madame Élisabeth hésita.

 

– Dites, madame, reprit Gilbert.

 

– Je ne sais, en vérité, si je puis vous dire cela, docteur, quoique ce soit pour cela que je vous ai fait venir.

 

– Vous pouvez tout me dire, madame, comme à un homme dévoué et prêt à donner sa vie au roi.

 

– Monsieur, dit Madame Élisabeth, croyez-vous qu’il existe un contrepoison ?

 

Gilbert sourit.

 

– Universel ? Non, madame ; seulement, chaque substance vénéneuse a son antidote ; quoique, en général, il faut le dire, ces antidotes soient presque toujours impuissants.

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Il faudrait d’abord savoir si le poison est un poison minéral ou végétal. D’habitude, les poisons minéraux agissent sur l’estomac et les entrailles ; les poisons végétaux sur le système nerveux, que les uns exaspèrent et que les autres stupéfient. De quel genre de poison voulez-vous parler ? madame ?

 

– Ecoutez, je vais vous dire un grand secret, monsieur.

 

– J’écoute, madame.

 

– Eh bien, je crains qu’on n’empoisonne le roi !

 

– Qui voulez-vous qui se rende coupable d’un pareil crime ?

 

– Voici ce qui est arrivé : M. Laporte… l’intendant de la liste civile, vous savez ?…

 

– Oui, madame.

 

– Eh bien, M. Laporte nous a fait prévenir qu’un homme des offices du roi, qui s’était établi pâtissier au Palais-Royal, allait rentrer dans les fonctions de sa charge, que lui rendait la mort de son survivancier… Eh bien, cet homme, qui est un jacobin effréné, a dit tout haut que l’on ferait grand bien à la France en empoisonnant le roi !

 

– En général, madame, les gens qui veulent commettre un pareil crime ne s’en vantent pas d’avance.

 

– Oh ! monsieur, ce serait si facile d’empoisonner le roi ! Par bonheur, celui dont nous nous défions n’a pas dans le palais d’autres détails de bouche que celui de la pâtisserie.

 

– Alors, vous avez pris des précautions, madame ?

 

– Oui, il a été décidé que le roi ne mangerait plus que du rôti ; que le pain serait apporté par M. Thierry de Ville-d’Avray, intendant des petits appartements, qui se charge en même temps de fournir le vin. Quant aux pâtisseries, comme le roi les aime, Mme Campan a reçu l’ordre d’en acheter comme pour elle, tantôt chez un pâtissier, tantôt chez un autre. On nous a recommandé surtout de nous défier du sucre râpé.

 

– En ce qu’on peut y mêler de l’arsenic sans qu’on s’en aperçoive ?

 

– Justement… C’était l’habitude de la reine de sucrer son eau avec ce sucre : nous l’avons complètement supprimé. Le roi, la reine et moi mangeons ensemble ; nous nous passons de toute personne de service : si l’un de nous a quelque chose à demander, il sonne. C’est Mme Campan qui, dès que le roi est à table, apporte, par une entrée particulière, la pâtisserie, le pain et le vin ; on cache tout cela sous la table, et l’on a l’air de boire le vin de la cave, et de manger le pain et la pâtisserie du service. Voilà comme nous vivons, monsieur ! et cependant nous tremblons à chaque instant, la reine et moi, de voir tout à coup pâlir le roi, et de lui entendre prononcer ces deux mots terribles : « Je souffre ! »

 

– Laissez-moi vous affirmer d’abord, madame, dit le docteur, que je ne crois pas à ces menaces d’empoisonnement ; mais, ensuite, je ne m’en mets pas moins entièrement au service de Leurs Majestés. Que désire le roi ? Le roi veut-il me donner une chambre au château ? J’y resterai de manière à ce qu’à tout instant on m’y trouve, jusqu’au moment où ses craintes…

 

– Oh ! mon frère ne craint rien, reprit vivement Madame Élisabeth.

 

– Je me trompe, madame… Jusqu’au moment où vos craintes seront passées. J’ai quelque pratique des poisons et des contrepoisons ; je me tiendrai prêt à les combattre, de quelque nature qu’il soient ; mais permettez-moi d’ajouter, madame, que, si le roi voulait, on n’aurait bientôt plus rien à craindre pour lui.

 

– Oh ! que faut-il donc faire pour cela ? dit une voix qui n’était pas celle de Madame Élisabeth, et qui, par son timbre vibrant et accentué, fit retourner Gilbert.

 

Le docteur ne se trompait pas : cette voix, c’était celle de la reine.

 

Gilbert s’inclina.

 

– Madame, dit-il, ai-je besoin de renouveler à la reine les protestations de dévouement que je faisais tout à l’heure à Madame Élisabeth ?

 

– Non, monsieur, non ; j’ai tout entendu… je voulais seulement savoir dans quelles dispositions vous êtes encore à notre égard.

 

– La reine a douté de la solidité de mes sentiments ?

 

– Oh ! monsieur, tant de têtes et tant de cœurs tournent à ce vent de tempête, que l’on ne sait vraiment plus à qui se fier !

 

– Et c’est pour cela que la reine va recevoir, de la main des Feuillants, un ministre façonné par Mme de Staël ?

 

La reine tressaillit.

 

– Vous savez cela ? dit-elle.

 

– Je sais que Votre Majesté est engagée avec M. de Narbonne.

 

– Et vous me blâmez, sans doute ?

 

– Non, madame ; c’est un essai comme un autre. Quand le roi aura essayé de tout, peut-être finira-t-il par où il eût dû commencer.

 

– Vous avez connu Mme de Staël, monsieur ? demanda la reine.

 

– J’ai eu cet honneur, madame. En sortant de la Bastille, je me suis présenté chez elle, et c’est par M. Necker que j’ai su que c’était à la recommandation de la reine que j’avais été arrêté.

 

La reine rougit visiblement ; puis, avec un sourire :

 

– Nous avons promis de ne point revenir sur cette erreur.

 

– Je ne reviens pas sur cette erreur, madame ; je réponds à une question que Votre Majesté me faisait la grâce de m’adresser.

 

– Que pensez-vous de M. Necker ?

 

– C’est un brave Allemand, composé d’éléments hétérogènes, et qui, en passant par le baroque, s’élève jusqu’à l’emphase.

 

– Mais n’êtes-vous pas de ceux qui avaient poussé le roi à le reprendre ?

 

– M. Necker était, à tort ou à raison, l’homme le plus populaire du royaume ; j’ai dit au roi : « Sire, appuyez-vous sur sa popularité. »

 

– Et Mme de Staël ?

 

– Sa Majesté me fait, je crois, l’honneur de me demander ce que je pense de Mme de Staël ?

 

– Oui.

 

– Mais, comme physique, elle a le nez gros, les traits gros, la taille grosse…

 

La reine sourit : femme, il ne lui était pas désagréable d’entendre dire d’une autre femme dont on s’occupait beaucoup, qu’elle n’était pas belle.

 

– Continuez, dit-elle.

 

– Sa peau est d’une qualité médiocrement attirante ; ses gestes sont plutôt énergiques que gracieux ; sa voix est rude, parfois à faire douter que c’est celle d’une femme. Avec tout cela, elle a vingt-quatre ou vingt-cinq ans, un cou de déesse, de magnifiques cheveux noirs, des dents superbes, un œil plein de flamme : son regard est un monde !

 

– Mais, au moral ? comme talent, comme mérite ? se hâta de demander la reine.

 

– Elle est bonne et généreuse, madame ; pas un de ses ennemis ne restera son ennemi après l’avoir entendue parler un quart d’heure.

 

– Je parle de son génie, monsieur – on ne fait pas de la politique seulement avec le cœur.

 

– Madame, le cœur ne gâte rien, même en politique : quant au mot génie, que Votre Majesté a prononcé, soyons avares de ce mot, madame. Mme de Staël a un grand et immense talent, mais qui ne s’élève pas jusqu’au génie ; quelque chose de lourd mais de fort, d’épais mais de puissant, pèse à ses pieds quand elle veut quitter la terre : il y a, d’elle à Jean-Jacques, son maître, la différence qu’il y a du fer à l’acier.

 

– Vous parlez de son talent comme écrivain, monsieur ; parlez-moi un peu de la femme politique.

 

– Sous ce rapport, à mon avis, madame, répondit Gilbert, on donne à Mme de Staël beaucoup plus d’importance qu’elle n’en mérite. Depuis l’émigration de Mounier et de Lally, son salon est la tribune du parti anglais, semi-aristocratique avec les deux chambres. Comme elle est bourgeoise, et très bourgeoise, elle a la faiblesse d’adorer les grands seigneurs, elle admire les Anglais parce qu’elle croit le peuple anglais un peuple éminemment aristocrate ; elle ne sait pas l’histoire de l’Angleterre, elle ignore le mécanisme de son gouvernement ; de sorte qu’elle prend pour des gentilshommes du temps des croisades des nobles d’hier puisés incessamment en bas. Les autres peuples, avec du vieux, font parfois du neuf ; l’Angleterre, avec du neuf, fait constamment du vieux.

 

– Vous croyez que c’est en raison de ce sentiment-là que Mme de Staël nous propose Narbonne ?

 

– Ah ! cette fois, madame, deux amours sont combinés : l’amour de l’aristocratie et l’amour de l’aristocrate.

 

– Vous croyez que Mme de Staël aime M. de Narbonne à cause de son aristocratie ?

 

– Ce n’est pas à cause de son mérite, j’imagine !

 

– Mais nul n’est moins aristocrate que M. de Narbonne : on ne connaît pas même son père.

 

– Ah ! parce qu’on n’ose pas regarder du côté du soleil…

 

– Voyons, monsieur Gilbert, je suis femme, aimant les caquets par conséquent : que dit-on de M. de Narbonne ?

 

– Mais on dit qu’il est roué, brave, spirituel.

 

– Je parle de sa naissance.

 

– On dit que, quand le parti jésuite fit chasser Voltaire, Machault, d’Argenson – ceux qu’on appelait les philosophes enfin –, il lui fallut lutter contre Mme de Pompadour ; or, les traditions du régent étaient là : on savait ce que peut l’amour paternel doublé d’un autre amour ; alors, on choisit – les jésuites ont la main heureuse pour ces sortes de choix, madame ! – alors, on choisit une fille du roi, et l’on obtint d’elle qu’elle se dévouât à l’œuvre incestueusement héroïque ; de là ce charmant cavalier dont on ignore le père, comme dit Votre Majesté, non point parce que sa naissance se perd dans l’obscurité, mais parce qu’elle se fond dans la lumière.

 

– Ainsi, vous ne croyez pas, comme les Jacobins, comme M. de Robespierre, par exemple, que M. de Narbonne sorte de l’ambassade de Suède ?

 

– Si fait, madame ; seulement, il sort du boudoir de la femme, et non du cabinet du mari. Supposer que M. de Staël soit pour quelque chose là-dedans, ce serait supposer qu’il est le mari de sa femme… Oh ! mon Dieu ! non, ce n’est point une trahison d’ambassadeur, madame ; c’est une faiblesse d’amants. Il ne faut pas moins que l’amour, ce grand, cet éternel fascinateur, pour pousser une femme à mettre aux mains de ce roué frivole la gigantesque épée de la Révolution.

 

– Parlez-vous de celle qu’a baisée M. Isnard au club des Jacobins ?

 

– Hélas ! madame, je parle de celle qui est suspendue sur votre tête.

 

– Donc, à votre avis, monsieur Gilbert, nous avons tort d’accepter M. de Narbonne comme ministre de la Guerre ?

 

– Vous feriez mieux, madame, de prendre tout de suite celui qui lui succédera.

 

– Et qui donc ?

 

– Dumouriez.

 

– Dumouriez, un officier de fortune ?

 

– Ah ! madame, voilà le grand mot lâché !… et encore, vis-à-vis de celui qu’il frappe, est-il injuste !

 

– M. Dumouriez n’a-t-il pas été simple soldat ?

 

– M. Dumouriez, je le sais bien, madame, n’est pas de cette noblesse de cour à laquelle on sacrifie tout ; M. Dumouriez, noble de province, ne pouvant ni obtenir ni acheter un régiment, s’est engagé comme simple hussard. À vingt ans, il s’est fait hacher de coups de sabre par cinq ou six cavaliers plutôt que de se rendre, et, malgré ce trait de courage, malgré une intelligence réelle, il a langui dans les grades inférieurs.

 

– Son intelligence, oui, il l’a développée en servant d’espion à Louis XV.

 

– Pourquoi appeler en lui espionnage ce que vous appelez diplomatie chez les autres ? Je sais bien qu’à l’insu des ministres du roi, il entretenait une correspondance avec le roi. Quel est le noble de cour qui n’en eût pas fait autant ?

 

– Mais, monsieur, s’écria la reine, trahissant sa profonde étude de la politique par les détails dans lesquels elle entrait, c’est un homme essentiellement immoral, que celui que vous me recommandez ! il n’a nul principe, aucun sentiment de l’honneur ! M. de Choiseul m’a dit, à moi, que Dumouriez lui avait présenté deux projets relatifs aux Corses, un pour les asservir, l’autre pour les délivrer.

 

– C’est vrai, madame ; mais M. de Choiseul a oublié de vous dire que le premier fut préféré, et que Dumouriez se battit bravement pour le faire réussir.

 

– Le jour où nous accepterons M. Dumouriez pour ministre, ce sera comme si nous faisions une déclaration de guerre à l’Europe.

 

– Eh ! madame, dit Gilbert, la déclaration est faite dans tous les cœurs ! Savez-vous ce que les registres de ce département donnent de citoyens inscrits pour partir volontairement ? Six cent mille ! Dans le Jura, les femmes ont déclaré que tous les hommes pouvaient partir, et que, si on voulait leur donner des piques, elles suffiraient à garder le pays.

 

– Vous venez de prononcer un mot qui me fait frémir, monsieur, dit la reine.

 

– Excusez-moi, madame, reprit Gilbert, et dites-moi quel est ce mot, pour qu’il ne m’arrive plus un pareil malheur.

 

– Vous venez de prononcer le mot de piques… Oh ! les piques de 89, monsieur ! Je vois encore les têtes de mes deux pauvres gardes du corps au bout de deux piques !

 

– Et, cependant, madame, c’est une femme, une mère qui a proposé d’ouvrir une souscription pour faire fabriquer des piques.

 

– Est-ce aussi une femme et une mère qui a fait adopter par vos Jacobins le bonnet rouge, couleur de sang ?

 

– Voilà encore où Votre Majesté est dans l’erreur, répondit Gilbert. On a voulu consacrer l’égalité par un symbole ; on ne pouvait pas décréter que tous les Français porteraient un costume pareil ; on adopta, pour plus de facilité, une partie seulement du costume : le bonnet des pauvres paysans ; seulement, on préféra la couleur rouge, non pas parce que c’est la sombre couleur du sang, mais, au contraire, parce que le rouge est gai, éclatant, agréable à la foule.

 

– C’est bien, docteur, dit la reine, je ne désespère pas, tant vous êtes partisan des inventions nouvelles, de vous voir, un jour, venir tâter le pouls du roi avec la pique à la main et le bonnet rouge sur la tête.

 

Et, moitié railleuse, moitié amère, voyant qu’elle ne pouvait sur aucun point entamer cet homme, la reine se retira.

 

Madame Élisabeth s’apprêtait à la suivre ; mais Gilbert, d’une voix presque suppliante :

 

– Madame, dit-il, vous aimez votre frère, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! dit Madame Élisabeth, ce n’est pas de l’amour que j’ai pour lui, c’est de l’adoration !

 

– Et vous êtes disposée à lui transmettre un bon conseil, un conseil venant d’un ami, n’est-ce pas ?

 

– Oh ! dites ! et, si le conseil est véritablement bon…

 

– À mon point de vue, il est excellent.

 

– Alors, parlez ! Parlez !

 

– Eh bien, c’est, quand son ministère feuillant sera tombé – et ce ne sera pas long –, de prendre un ministère tout entier coiffé de ce bonnet rouge qui fait si grand-peur à la reine.

 

Et, saluant profondément Madame Élisabeth, il sortit.

 

Chapitre CXXX

Les Roland

 

Nous avons rapporté cette conversation de la reine et du docteur Gilbert pour interrompre le cours, toujours un peu monotone, d’un récit historique, et pour montrer un peu moins sèchement que dans un tableau chronologique la succession des événements et la situation des partis.

 

Le ministère Narbonne dura trois mois.

 

Un discours de Vergniaud le tua.

 

De même que Mirabeau avait dit : « Je vois d’ici la fenêtre… » Vergniaud, à la nouvelle que l’impératrice de Russie avait traité avec la Turquie, et que l’Autriche et la Prusse avaient signé, le 7 février, à Berlin, un traité d’alliance offensive et défensive, Vergniaud, montant à la tribune, s’écria :

 

« Et, moi aussi, je puis le dire, de cette tribune, je vois le palais où se trame la contre-révolution, où l’on prépare les manœuvres qui doivent nous livrer à l’Autriche… Le jour est venu où vous pouvez mettre un terme à tant d’audace, et confondre les conspirateurs. L’épouvante et la terreur sont souvent sorties de ce palais, dans les temps antiques, au nom du despotisme ; que l’épouvante et la terreur y rentrent aujourd’hui au nom de la loi ! »

 

Et, par un geste puissant, le magnifique orateur sembla chasser devant lui les deux filles échevelées de la Peur et de l’Effroi.

 

Elles rentrèrent en effet, aux Tuileries, et Narbonne, élevé par un souffle d’amour, fut renversé par un souffle de tempête.

 

Cette chute avait lieu vers le commencement de mars 1792.

 

Aussi, trois mois à peine après l’entrevue de la reine avec Gilbert, un homme petit de taille, leste, dispos, nerveux, à la tête spirituelle où étincelaient des yeux pleins de flamme, âgé de cinquante-six ans, quoiqu’il parût dix ans de moins, le visage couvert des teintes brunes des bivacs, était-il introduit chez le roi Louis XVI.

 

Il était vêtu de l’uniforme de maréchal de camp.

 

Il ne resta qu’un instant seul dans le salon où il avait été introduit ; bientôt la porte s’ouvrit, et le roi entra.

 

C’était la première fois que les deux personnages se trouvaient en face l’un de l’autre.

 

Le roi jeta sur le petit homme un regard terne et lourd qui n’était pas néanmoins exempt d’observation, le petit homme fixa sur le roi un œil scrutateur, plein de défiance et de feu.

 

Personne n’était resté là pour annoncer l’étranger ; ce qui prouvait que l’étranger était annoncé d’avance.

 

– C’est vous, monsieur Dumouriez ? dit le roi.

 

Dumouriez s’inclina.

 

– Depuis quand êtes-vous à Paris ?

 

– Depuis le commencement du mois de février, sire

 

– C’est M. de Narbonne qui vous a fait venir ?

 

– Pour m’annoncer que j’étais employé à l’armée d’Alsace, sous le maréchal Luckner, et que j’allais commander la division de Besançon.

 

– Vous n’êtes point parti, cependant ?

 

– Sire, j’ai accepté ; mais j’ai cru devoir faire cette observation à M. de Narbonne, que, la guerre étant prochaine (Louis XVI tressaillit visiblement), et menaçant d’être générale, continua Dumouriez sans paraître remarquer ce tressaillement, je croyais qu’il était bon de s’occuper du Midi, où l’on pouvait être attaqué au dépourvu ; qu’en conséquence, il me semblait urgent de faire un plan de défense pour le Midi, et d’y envoyer un général en chef et une armée.

 

– Oui, et vous avez donné votre plan à M. de Narbonne, après l’avoir communiqué à M. Gensonné et à plusieurs membres de la Gironde ?

 

– M. Gensonné est mon ami, sire, et je le crois comme moi un ami de Votre Majesté.

 

– Alors, dit le roi en souriant, j’ai affaire à un girondin ?

 

– Vous avez affaire, sire, à un patriote, fidèle sujet de son roi.

 

Louis XVI mordit ses grosses lèvres.

 

– Et c’est pour servir plus efficacement le roi et la patrie que vous avez refusé la place de ministre des Affaires étrangères par intérim ?

 

– Sire, j’ai d’abord répondu que je préférais, à un ministère par intérim ou sans intérim, le commandement qui m’avait été promis ; je suis un soldat, et non un diplomate

 

– On m’a, au contraire, assuré que vous êtes l’un et l’autre, monsieur, dit le roi.

 

– On m’a fait trop d’honneur, sire

 

– Et c’est sur cette assurance que j’ai insisté.

 

– Oui, sire, et que j’ai, moi, continué de refuser, malgré mon grand regret, de vous désobéir.

 

– Et pourquoi refusez-vous ?

 

– Parce que la situation est grave, sire ; elle vient de renverser M. de Narbonne et de compromettre M. de Lessart : tout homme qui se croit quelque chose a donc le droit ou de ne pas se laisser employer, ou de demander qu’on l’emploie selon sa valeur. Or, sire, je vaux quelque chose, ou je ne vaux rien ; si je ne vaux rien, laissez-moi dans mon obscurité ; qui sait pour quel destin vous m’en feriez sortir ? Si je vaux quelque chose, ne faites pas de moi un ministre d’un jour, un pouvoir d’un instant ; mais donnez-moi sur quoi m’appuyer, pour qu’à votre tour vous puissiez vous appuyer sur moi. Nos affaires – pardon, sire, Votre Majesté voit que je fais de ses affaires les miennes – nos affaires sont en trop grande défaveur en pays étranger pour que les cours puissent traiter avec un ministre intérimaire ; cet intérim – excusez la franchise d’un soldat (rien n’était moins franc que Dumouriez ; mais, dans certaines circonstances, il tenait à le paraître) – cet intérim serait une maladresse contre laquelle s’élèverait l’Assemblée, et qui me dépopulariserait près d’elle ; je dirai plus, cet intérim compromettrait le roi, qui aurait l’air de tenir à son ancien ministère, et qui semblerait n’attendre qu’une occasion d’y revenir.

 

– Si c’était mon intention, vous croyez donc que la chose serait impossible, monsieur ?

 

– Je crois, sire, qu’il est temps que Votre Majesté rompe une bonne fois avec le passé.

 

– Oui, et que je me fasse Jacobin, n’est-ce pas ? Vous avez dit cela à Laporte.

 

– Ma foi, si Votre Majesté faisait cela, elle embarrasserait bien tous les partis, et peut-être les Jacobins plus qu’aucun autre.

 

– Pourquoi ne me conseillez-vous pas tout de suite de mettre le bonnet rouge ?

 

– Eh ! sire, si c’était un moyen…, dit Dumouriez.

 

Le roi regarda un instant avec une certaine défiance l’homme qui venait de lui faire cette réponse ; puis il reprit :

 

– Ainsi c’est un ministère sans intérim que vous voulez, monsieur ?

 

– Je ne veux rien, sire ; je suis prêt à recevoir les ordres du roi seulement, j’aimerais mieux que les ordres du roi m’envoyassent à là frontière que de me retenir à Paris.

 

– Et, si je vous donnais, au contraire, l’ordre de rester à Paris, et de prendre définitivement le portefeuille des Affaires étrangères, que diriez-vous ?

 

Dumouriez sourit.

 

– Je dirais, sire, que Votre Majesté est revenue des préventions qu’on lui avait inspirées contre moi.

 

– Eh bien, oui, entièrement, M. Dumouriez… Vous êtes mon ministre.

 

– Sire, je me dévoue à votre service ; mais…

 

– Des restrictions ?

 

– Des explications, sire.

 

– Dites ; je vous écoute.

 

– La place de ministre n’est plus ce qu’elle était autrefois ; sans cesser d’être le fidèle serviteur de Votre Majesté, en entrant au ministère, je deviens l’homme de la nation. Ne me demandez donc pas, à partir d’aujourd’hui, le langage auquel vous ont habitué mes prédécesseurs : je ne saurai parler que selon la liberté et la Constitution ; renfermé dans mes fonctions, je ne vous ferai point ma cour ; je n’en aurai point le temps, et je romprai toute étiquette royale, pour mieux servir mon roi ; je ne travaillerai qu’avec vous ou au conseil, et, je vous le dis d’avance, sire, ce travail sera une lutte.

 

– Une lutte, monsieur ! et pourquoi ?

 

– Oh ! c’est bien simple, sire : presque tout votre corps diplomatique est ouvertement contre-révolutionnaire ; je vous engagerai à le changer, je contrarierai vos goûts dans les choix, je proposerai à Votre Majesté des sujets qu’elle ne connaîtra pas même de nom, d’autres qui lui déplairont.

 

– Et dans ce cas, monsieur… ? interrompit vivement Louis XVI.

 

– Dans ce cas, sire, quand la répugnance de Votre Majesté sera trop forte, trop motivée, comme vous êtes le maître, j’obéirai ; mais, si vos choix vous sont suggérés par votre entourage, et me semblent visiblement faits pour vous compromettre, je supplierai Votre Majesté de me donner un successeur… Sire, pensez aux dangers terribles qui assiègent votre trône ; il faut le soutenir de la confiance publique : sire, elle dépend de vous !

 

– Permettez que je vous arrête, monsieur.

 

– Sire…

 

Et Dumouriez s’inclina.

 

– Ces dangers, j’y ai songé depuis longtemps.

 

Puis, étendant la main vers le portrait de Charles Ier :

 

– Et, continua Louis XVI en essuyant son front avec son mouchoir, je voudrais les oublier, que voici un tableau qui m’en ferait souvenir !

 

– Sire…

 

– Attendez, je n’ai pas fini, monsieur. La situation est la même ; les dangers sont donc pareils ; peut-être l’échafaud de White-Hall se dressera-t il sur la place de Grève.

 

– C’est voir trop loin, sire !

 

– C’est voir à l’horizon, monsieur. En ce cas, je marcherai à l’échafaud comme y a marché Charles Ier, non point peut-être en chevalier comme lui, mais du moins en chrétien… Poursuivez, monsieur.

 

Dumouriez s’arrêta, assez étonné de cette fermeté, à laquelle il ne s’attendait pas.

 

– Sire, dit-il, permettez-moi de conduire la conversation sur un autre terrain.

 

– Comme vous voudrez, monsieur, répondit le roi ; mais je tiens à prouver que je ne crains pas l’avenir que l’on veut me faire craindre, ou que, si je le crains, du moins j’y suis préparé.

 

– Sire, dit Dumouriez, malgré ce que j’ai eu l’honneur de vous dire, dois-je toujours me regarder comme votre ministre des Affaires étrangères ?

 

– Oui, monsieur.

 

– Alors, au premier conseil, j’apporterai quatre dépêches ; je préviens le roi qu’elles ne ressemblent en rien, ni pour les principes, ni pour le style, à celles de mes prédécesseurs ; elles conviendront aux circonstances. Si ce premier travail agrée à Votre Majesté, je continuerai ; sinon, sire, j’aurai toujours mes équipages prêts pour aller servir la France et mon roi à la frontière ; et, quoi qu’on ait dit à Votre Majesté de mes talents en diplomatie, ajouta Dumouriez, c’est mon véritable élément, et l’objet de tous mes travaux depuis trente-six ans.

 

Sur quoi, il s’inclina pour sortir.

 

– Attendez, dit le roi, nous voici d’accord sur un point ; mais il en reste six autres à arrêter.

 

– Mes collègues ?

 

– Oui ; je ne veux pas que vous veniez me dire que vous êtes empêché par tel ou tel : choisissez votre ministère, monsieur.

 

– Sire, c’est une grave responsabilité que vous me donnez là !

 

– Je crois servir vos désirs en vous en chargeant.

 

– Sire, dit Dumouriez, je ne connais personne à Paris, excepté un nommé Lacoste que je recommande à Votre Majesté pour la marine.

 

– Lacoste ? dit le roi ; n’est-ce pas un simple commissaire ordonnateur ?

 

– Oui, sire, qui a donné sa démission à M. de Boynes plutôt que de participer à une injustice.

 

– C’est une bonne recommandation… Et pour les autres, dites-vous ?…

 

– Je consulterai, sire.

 

– Puis-je savoir qui vous consulterez ?

 

– Brissot, Condorcet, Pétion, Rœderer, Gensonné…

 

– Toute la Gironde enfin.

 

– Oui, sire.

 

– Allons ! va pour la Gironde ; nous verrons si elle s’en tire mieux que les constitutionnels et les Feuillants.

 

– Puis reste encore une chose, sire.

 

– Laquelle ?

 

– À savoir si les quatre lettres que je vais écrire vous conviendront.

 

– C’est ce que nous saurons ce soir, monsieur.

 

– Ce soir, sire ?

 

– Oui, les choses pressent ; nous aurons un conseil extraordinaire qui se composera de vous, de M. de Grave, et de Cahier de Gerville.

 

– Mais Duport du Tertre ?

 

– Il a donné sa démission.

 

– Je serai ce soir aux ordres de Sa Majesté.

 

Et Dumouriez salua pour prendre congé.

 

– Non, dit le roi, attendez un instant : je veux vous compromettre.

 

Il n’avait pas achevé, que la reine et Madame Élisabeth parurent. Elles tenaient leurs livres de prières à la main.

 

– Madame, dit le roi à Marie-Antoinette, voici M. Dumouriez, qui promet de nous bien servir, et avec lequel nous allons arrêter ce soir un nouveau ministère.

 

Dumouriez s’inclina, tandis que la reine regardait avec curiosité ce petit homme qui devait avoir tant d’influence sur les affaires de la France.

 

– Monsieur, dit-elle, connaissez-vous le docteur Gilbert ?

 

– Non, madame, répondit Dumouriez.

 

– Eh bien, faites sa connaissance, monsieur.

 

– Puis-je savoir à quel titre la reine me le recommande ?

 

– Comme un excellent prophète : il y a trois mois qu’il m’a prédit que vous seriez le successeur de M. de Narbonne.

 

En ce moment, on ouvrit les portes du cabinet du roi, qui allait à la messe.

 

Dumouriez sortit à sa suite.

 

Tous les courtisans s’écartèrent de lui comme d’un pestiféré.

 

– Quand je vous le disais, lui souffla le roi en riant, vous voilà compromis.

 

– Vis-à-vis de l’aristocratie, sire, répondit Dumouriez. C’est une nouvelle grâce que le roi daigne me faire.

 

Et il se retira.

 

Chapitre CXXXI

Derrière la tapisserie

 

Le soir, à l’heure dite, Dumouriez entra avec les quatre dépêches ; de Grave et Cahier de Gerville étaient déjà réunis, et attendaient le roi.

 

Comme si le roi lui-même n’eût attendu que l’entrée de Dumouriez pour paraître, à peine celui-ci fut-il entré par une porte, que le roi entra par l’autre.

 

Les deux ministres se levèrent vivement ; Dumouriez était encore debout, et n’eut besoin que de s’incliner ; le roi salua d’un signe de tête.

 

Puis, prenant un fauteuil, et se plaçant au milieu de la table :

 

– Messieurs, dit-il, asseyez-vous.

 

Il sembla alors à Dumouriez que la porte par laquelle venait d’entrer le roi était restée ouverte, et que la tapisserie s’agitait.

 

Était-ce le vent ? Était-ce le contact d’une personne écoutant à travers ce voile qui interceptait la vue, mais laissait passer le son ?

 

Les trois ministres s’assirent.

 

– Avez-vous vos dépêches, monsieur ? demanda le roi à Dumouriez.

 

– Oui, sire.

 

Et le général tira les quatre lettres de sa poche.

 

– À quelles puissances sont-elles adressées ? demanda le roi.

 

– À l’Espagne, à l’Autriche, à la Prusse et à l’Angleterre.

 

– Lisez-les.

 

Dumouriez jeta un second regard vers la tapisserie, et, à son mouvement, il fut convaincu que quelqu’un écoutait.

 

Il commença la lecture des dépêches d’une voix ferme.

 

Le ministre parlait au nom du roi, mais dans le sens de la Constitution – sans menace, mais aussi sans faiblesse.

 

Il discutait les véritables intérêts de chaque puissance, relativement à la révolution française.

 

Comme chaque puissance se plaignait, de son côté, des pamphlets jacobins, il rejetait ces injures méprisables sur cette liberté de la presse dont le soleil fait éclore tant de vermine impure, mais, en même temps, mûrit de si riches moissons.

 

Enfin, il demandait la paix au nom d’une nation libre, dont le roi était le représentant héréditaire.

 

Le roi écouta, et, à chaque nouvelle dépêche, prêta une attention plus soutenue.

 

– Ah ! dit-il lorsque Dumouriez eut fini, je n’ai encore rien entendu de pareil, général.

 

– Voilà comment les ministres devraient toujours écrire et parler au nom des rois, dit Cahier de Gerville.

 

– Eh bien, reprit le roi, donnez-moi ces dépêches ; elles partiront demain.

 

– Sire, les courriers sont prêts, et attendent dans la cour des Tuileries, dit Dumouriez.

 

– J’eusse désiré en garder un double pour le communiquer à la reine, fit le roi avec un certain embarras.

 

– J’ai prévu le désir de Votre Majesté, dit Dumouriez, et voici quatre copies certifiées par moi conformes

 

– Faites donc partir vos lettres, dit le roi.

 

Dumouriez alla jusqu’à la porte par laquelle il était entré ; un aide de camp attendait : il lui remit les lettres.

 

Un instant après, on entendit le galop de plusieurs chevaux qui sortaient ensemble de la cour des Tuileries.

 

– Soit ! dit le roi, répondant à sa pensée, lorsque ce bruit significatif se fut éteint ; et, maintenant, voyons votre ministère.

 

– Sire, dit Dumouriez, je désirerais d’abord que Votre Majesté priât M. Cahier de Gerville de vouloir bien demeurer des nôtres.

 

– Je l’en ai déjà prié, dit le roi.

 

– Et j’ai eu le regret de persister dans mon refus, sire : ma santé se détruit de jour en jour, et j’ai besoin de repos.

 

– Vous l’entendez, monsieur ? dit le roi se retournant du côté de Dumouriez.

 

– Oui, sire.

 

– Eh bien, insista le roi, vos ministres, monsieur ?

 

– Nous avons M. de Grave, qui veut bien nous rester.

 

De Grave étendit la main.

 

– Sire, dit-il, le langage de M. Dumouriez vous a étonné tout à l’heure par sa franchise ; le mien va vous étonner bien davantage par son humilité.

 

– Parlez, monsieur, dit le roi.

 

– Tenez, sire, reprit de Grave tirant de sa poche un papier, voici une appréciation un peu sévère, mais assez juste, que fait de moi une femme de beaucoup de mérite : ayez la bonté de la lire.

 

Le roi prit le papier et lut.

 

« De Grave est à la guerre ; c’est un petit homme à tous égards : la nature l’a fait doux et timide ; ses préjugés lui commandent la fierté, tandis que son cœur lui inspire d’être aimable. Il en résulte que, dans son embarras de tout concilier, il n’est véritablement rien. Il me semble le voir marcher en courtisan derrière le roi, la tête haute sur son faible corps, montrant le blanc de ses yeux bleus, qu’il ne peut tenir ouverts après le repas qu’à l’aide de trois ou quatre tasses de café, parlant peu, comme par réserve, mais, en réalité, parce qu’il manque d’idées, et perdant si bien la tête au milieu des affaires de son département, qu’un jour ou l’autre il demandera à se retirer. »

 

– En effet, dit Louis XVI, qui avait hésité à lire jusqu’au bout, et qui ne l’avait fait que sur les invitations de M. de Grave lui-même, voilà bien une appréciation de femme. Serait-ce de Mme de Staël ?

 

– Non, c’est de plus fort que cela ; c’est de Madame Roland, sire.

 

– Et vous disiez, monsieur de Grave, que tel était votre avis sur vous même ?

 

– En beaucoup de points, sire. Je resterai donc au ministère jusqu’au moment où j’aurai mis mon successeur au courant ; après quoi, je prierai Sa Majesté de recevoir ma démission.

 

– Vous avez raison, monsieur : voilà un langage encore plus étonnant que celui de M. Dumouriez. J’aimerais, si vous tenez absolument à vous retirer, recevoir un successeur de votre main.

 

– J’allais prier Votre Majesté de me permettre de lui présenter M. Servan, honnête homme dans toute l’étendue du mot, d’une trempe solide, de mœurs pures, avec toute l’austérité d’un philosophe, et la bonté de cœur d’une femme ; en outre, sire, patriote éclairé, militaire courageux, ministre vigilant.

 

– Va pour M. Servan ! Nous voilà donc avec trois ministres : M. Dumouriez aux Affaires étrangères, M. Servan à la Guerre, M. Lacoste à la Marine. Qui mettrons-nous aux Finances ?

 

– M. Clavières, sire, si vous le voulez bien ; c’est un homme qui a de grandes connaissances financières, et une suprême habileté au maniement de l’argent.

 

– Oui, dit le roi, en effet, on le dit actif et travailleur, mais irascible, opiniâtre, pointilleux et difficile dans les discussions.

 

– Ce sont là des défauts communs à tous les hommes de cabinet, sire.

 

– Passons donc par-dessus les défauts de M. Clavières ; voilà M. Clavières ministre des Finances. Voyons la Justice ; à qui la donnerons-nous ?

 

– On me recommande, sire, un avocat de Bordeaux, M. Duranthon.

 

– La Gironde, bien entendu ?

 

– Oui, sire ; c’est un homme assez éclairé, très droit, très bon citoyen, mais faible et lent ; nous lui mettrons le feu sous le ventre, et nous serons forts pour lui.

 

– Reste l’Intérieur.

 

– L’avis unanime, sire, est que ce ministère convient à M. Roland.

 

– À Mme Roland, vous voulez dire ?

 

– À M. et à Mme Roland.

 

– Vous les connaissez ?

 

– Non, sire ; mais, à ce que l’on assure, l’un ressemble à un homme de Plutarque, l’autre à une femme de Tite-Live.

 

– Savez-vous comment on va appeler votre ministère, monsieur Dumouriez, ou plutôt comment on l’appelle déjà ?

 

– Non, sire.

 

– Le ministère sans-culotte.

 

– J’accepte la dénomination, sire ; on verra d’autant mieux que nous sommes des hommes.

 

– Et tous vos collègues sont prêts ?

 

– La moitié d’entre eux à peine sont prévenus.

 

– Ils accepteront ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Eh bien, allez, monsieur, et à après-demain le premier conseil.

 

– À après-demain, sire.

 

– Vous savez, dit le roi se retournant vers Cahier de Gerville et de Grave, que vous avez jusqu’à après-demain pour faire vos réflexions, messieurs.

 

– Sire, nos réflexions sont faites, et nous ne viendrons, après-demain, que pour installer nos successeurs.

 

– Les trois ministres se retirèrent.

 

Mais, avant qu’ils eussent gagné le grand escalier, un valet de chambre les rejoignait, et, s’adressant à Dumouriez :

 

– Monsieur le général, dit-il, le roi vous prie de me suivre ; il a quelque chose à vous dire.

 

Dumouriez salua ses collègues, et, restant en arrière :

 

– Le roi, ou la reine ? dit-il.

 

– La reine, monsieur ; mais elle a jugé inutile de faire savoir à ces deux messieurs que c’était elle qui vous demandait.

 

Dumouriez secoua la tête.

 

– Ah ! voilà ce que je craignais ! dit-il.

 

– Refusez-vous ? demanda le valet de chambre, qui n’était autre que Weber.

 

– Non, je vous suis.

 

– Venez.

 

Le valet de chambre, par des corridors à peine éclairés, conduisit Dumouriez à la chambre de la reine.

 

Puis, sans annoncer le général par son nom :

 

– Voici la personne que Votre Majesté demande, dit le valet de chambre.

 

Dumouriez entra.

 

Jamais, au moment d’exécuter une charge ou de monter à la brèche, son cœur n’avait battu si violemment.

 

C’est que, il le comprenait bien, jamais il n’avait couru le même danger.

 

Le chemin qu’on venait de lui ouvrir était semé de cadavres ou morts ou vivants, et il avait pu y heurter les corps de Calonne, de Necker, de Mirabeau, de Barnave et de La Fayette.

 

La reine se promenait à grands pas ; elle était très rouge.

 

Dumouriez s’arrêta au seuil de la porte, qui se referma derrière lui.

 

La reine s’avança d’un air majestueux et irrité.

 

– Monsieur, dit-elle abordant la question avec sa vivacité ordinaire, vous êtes tout-puissant en ce moment ; mais c’est par la faveur du peuple, et le peuple brise vite ses idoles. On dit que vous avez beaucoup de talent ; ayez d’abord celui de comprendre que ni le roi ni moi ne pouvons souffrir toutes ces nouveautés. Votre Constitution est une machine pneumatique : la royauté y étouffe, faute d’air ; je vous ai donc envoyé chercher pour vous dire, avant que vous alliez plus loin, de prendre votre parti, et de choisir entre nous ou les Jacobins.

 

– Madame, répondit Dumouriez, je suis désolé de la pénible confidence que me fait Votre Majesté ; mais, ayant deviné la reine derrière le rideau où elle était cachée, je m’attendais à ce qui m’arrive.

 

– En ce cas, vous avez préparé une réponse ? dit la reine.

 

– La voici, madame. Je suis entre le roi et la nation ; mais, avant tout, j’appartiens à la patrie.

 

– À la patrie ! À la patrie ! répéta la reine ; mais le roi n’est donc plus rien, que tout le monde appartient maintenant à la patrie, et personne à lui !

 

– Si fait, madame, le roi est toujours le roi ; mais il a fait serment à la Constitution, et, du jour où ce serment a été prononcé, le roi doit être un des premiers esclaves de cette Constitution.

 

– Serment forcé, monsieur ! Serment nul !

 

Dumouriez resta un instant muet, et, comédien habile, regarda, pendant cet instant, la reine avec une profonde pitié.

 

– Madame, reprit-il enfin, permettez-moi de vous dire que votre salut, celui du roi, celui de vos augustes enfants, est attaché à cette Constitution que vous méprisez, et qui vous sauvera, si vous consentez à être sauvée par elle… Je vous servirais mal, madame, et je servirais mal le roi, si je vous parlais autrement.

 

Mais la reine, l’interrompant avec un geste impérieux :

 

– Oh ! monsieur, monsieur, dit-elle, vous faites fausse route, je vous assure !

 

Puis, avec un indéfinissable accent de menace :

 

– Prenez garde à vous ! ajouta-t-elle.

 

– Madame, répondit Dumouriez d’un ton parfaitement calme, j’ai plus de cinquante ans ; ma vie a été traversée par bien des périls, et, en prenant le ministère, je me suis dit que la responsabilité ministérielle n’était point le plus grand des dangers que je courusse.

 

– Oh ! s’écria la reine en frappant ses mains l’une contre l’autre, il ne vous restait plus que de me calomnier, monsieur !

 

– Vous calomnier, vous, madame ?

 

– Oui… Voulez-vous que je vous explique le sens des paroles que vous venez de prononcer ?

 

– Faites, madame.

 

– Eh bien, vous venez de dire que j’étais capable de vous faire assassiner… Oh ! oh ! monsieur !…

 

Et deux grosses larmes s’échappèrent des yeux de la reine.

 

Dumouriez avait été aussi loin que possible ; il savait ce qu’il voulait savoir, c’est-à-dire s’il restait encore quelque fibre sensible au fond de ce cœur desséché.

 

– Dieu me préserve, dit-il, de faire une pareille injure à ma reine ! Le caractère de Votre Majesté est trop grand, trop noble, pour inspirer au plus cruel de ses ennemis un pareil soupçon ; elle en a donné des preuves héroïques que j’ai admirées, et qui m’ont attaché à elle.

 

– Dites-vous vrai, monsieur ? demanda la reine d’une voix dont l’émotion persistait seule.

 

– Oh ! sur l’honneur, madame, je vous le jure.

 

– Alors, excusez-moi, dit-elle, et donnez-moi votre bras ; je suis si faible, qu’il y a des moments où je me sens près de tomber.

 

Et, en effet, pâlissante, elle renversa sa tête en arrière.

 

Était-ce une réalité ? Était-ce un de ces jeux terribles auxquels la séduisante Médée était si habile ?

 

Dumouriez, si habile qu’il fût lui-même, s’y laissa prendre, ou, plus habile encore que la reine, feignit-il peut-être de s’y laisser prendre.

 

– Croyez-moi, madame, dit-il, je n’ai aucun intérêt à vous tromper, j’abhorre autant que vous l’anarchie et les crimes ; croyez-moi, j’ai de l’expérience ; je suis mieux posé que Votre Majesté pour juger les événements ; ce qui se passe, ce n’est point une intrigue de M. d’Orléans, comme on vous l’a fait entendre ; ce n’est point l’effet de la haine de M. Pitt, comme vous l’avez supposé ; ce n’est pas même un mouvement populaire momentané ; c’est l’insurrection presque unanime d’une grande nation contre des abus invétérés ! Il y a, dans tout cela, je le sais bien, de grandes haines qui attisent l’incendie. Laissons de côté les scélérats et les fous ; n’envisageons dans la révolution qui s’accomplit que le roi et la nation ; tout ce qui tend à les séparer tend à leur ruine mutuelle. Moi, madame, je suis venu pour travailler de tout mon pouvoir à les réunir ; aidez-moi, au lieu de me contrecarrer. Vous défiez-vous de moi ? Suis-je un obstacle à vos projets contre-révolutionnaires ? Dites-le-moi, madame : je porte sur-le-champ ma démission au roi, et je vais gémir dans un coin sur le sort de ma patrie et sur le vôtre.

 

– Non ! non ! dit la reine, restez, et excusez-moi.

 

– Moi ! vous excuser, madame ? Oh ! je vous en supplie, ne vous humiliez pas ainsi !

 

– Pourquoi ne pas m’humilier ? Suis-je une reine encore ? Suis-je même encore une femme ?

 

Elle alla à la fenêtre, et l’ouvrit malgré le froid du soir ; la lune argentait la cime dépouillée des arbres des Tuileries.

 

– Tout le monde a droit à l’air et au soleil, n’est-ce pas ? Eh bien, à moi seule le soleil et l’air sont refusés : je n’ose me mettre à la fenêtre, ni du côté de la cour, ni du côté du jardin ; avant-hier, je m’y mets du côté de la cour ; un canonnier de garde m’apostrophe d’une injure grossière en ajoutant : « Oh ! que j’aurais de plaisir à porter ta tête au bout de ma baïonnette ! » Hier, j’ouvre la fenêtre du jardin ; d’un côté, je vois un homme monté sur une chaise, lisant des horreurs contre nous : d’un autre, un prêtre que l’on traîne dans un bassin en l’accablant d’injures et de coups ; et, pendant ce temps, comme si ces scènes étaient dans le cours ordinaire des choses, des gens qui, sans s’en préoccuper, jouent au ballon, ou se promènent tranquillement… Quel temps, monsieur ! Quel séjour ! Quel peuple ! Et vous voulez que je me croie encore une reine, que je me croie encore une femme ?

 

Et la reine se jeta sur un canapé en cachant sa tête dans ses mains.

 

Dumouriez mit un genou en terre, prit respectueusement le bas de sa robe, et le baisa.

 

– Madame, dit-il, du moment où je me charge de soutenir la lutte, vous redeviendrez la femme heureuse, vous redeviendrez la reine puissante, ou j’y laisserai ma vie !

 

Et, se relevant, il salua la reine, et sortit précipitamment.

 

La reine le regarda s’éloigner d’un regard désespéré.

 

– La reine puissante ? répéta-t-elle. Peut-être, grâce à ton épée, est-ce encore possible ; mais, la femme heureuse, jamais ! jamais ! jamais !

 

Et elle laissa tomber sa tête entre les coussins du canapé en murmurant un nom qui, chaque jour, lui devenait plus cher et plus douloureux : le nom de Charny !

 

Chapitre CXXXII

Le bonnet rouge

 

Dumouriez s’était retiré aussi rapidement qu’on l’a vu, d’abord parce que ce désespoir de la reine lui était pénible : Dumouriez, assez peu touché par les idées, l’était beaucoup par les personnes ; il n’avait aucun sentiment de la conscience politique, mais il était très sensible à la pitié humaine ; puis Brissot l’attendait pour le conduire aux Jacobins, et Dumouriez ne voulait pas tarder à faire sa soumission au terrible club.

 

Quant à l’Assemblée, il s’en inquiétait peu, du moment où il était l’homme de Pétion, de Gensonné, de Brissot et de la Gironde.

 

Mais il n’était pas l’homme de Robespierre, de Collot-d’Herbois et de Couthon ; et c’étaient Collot-d’Herbois, Couthon et Robespierre qui menaient les Jacobins.

 

Sa présence n’était point prévue : c’était un coup par trop audacieux à un ministre du roi, de venir aux Jacobins ; aussi, à peine son nom eut-il été prononcé, que tous les regards se tournèrent vers lui.

 

Qu’allait faire Robespierre à cette vue ?

 

Robespierre se retourna comme les autres, prêta l’oreille au nom qui volait de bouche en bouche ; puis, fronçant le sourcil, redevint froid et silencieux.

 

Un silence de glace se répandit aussitôt dans la salle.

 

Dumouriez comprit qu’il lui fallait brûler ses vaisseaux.

 

Les Jacobins venaient, comme signe d’égalité, d’adopter le bonnet rouge ; trois ou quatre membres seulement avaient sans doute jugé que leur patriotisme était assez connu pour ne pas avoir besoin d’en donner cette preuve.

 

Robespierre était du nombre

 

Dumouriez n’hésite pas : il jette son chapeau loin de lui, prend sur la tête du patriote auprès duquel il est assis le bonnet rouge qui la coiffe, se l’enfonce jusqu’aux oreilles, et monte à la tribune, arborant le signe de l’égalité.

 

La salle tout entière éclata en applaudissements.

 

Quelque chose de pareil au sifflement d’une vipère serpenta au milieu de ces applaudissements, et les éteignit tout à coup.

 

C’était le chut sorti des lèvres minces de Robespierre.

 

Dumouriez avoua plus d’une fois, depuis, que jamais le sifflement des boulets passant à un pied au-dessus de sa tête ne l’avait fait frissonner comme le sifflement de ce chut échappé des lèvres de l’ex-député d’Arras.

 

Mais c’était un rude jouteur que Dumouriez, général et orateur à la fois, difficile à démonter sur le champ de bataille et à la tribune.

 

Il attendit avec un calme sourire que ce silence glacial fût bien établi, et, d’une voix vibrante :

 

– Frères et amis, dit-il, tous les moments de ma vie vont désormais être consacrés à faire la volonté du peuple, et à justifier la confiance du roi constitutionnel ; je porterai dans mes négociations avec l’étranger toutes les forces d’un peuple libre et ces négociations produiront sous peu ou une paix solide ou une guerre décisive !

 

Ici, malgré le chut de Robespierre, les applaudissements éclatèrent de nouveau.

 

– Si nous avons cette guerre, continua l’orateur, je briserai ma plume politique, et je prendrai mon rang dans l’armée, pour triompher ou mourir libre avec mes frères ! Un grand fardeau pose sur mes épaules ! Frères, aidez-moi à le porter. J’ai besoin de conseils : faites-les-moi passer par vos journaux ; dites-moi la vérité, la vérité la plus pure ! Mais repoussez la calomnie et ne repoussez pas un citoyen que vous connaissez sincère et intrépide, et qui se dévoue à la cause de la Révolution !

 

Dumouriez avait fini. Il descendit au milieu des applaudissements ; ces applaudissements irritèrent Collot-d’Herbois, l’acteur si souvent sifflé, si rarement applaudi.

 

– Pourquoi ces applaudissements ? cria-t-il de sa place. Si Dumouriez vient ici comme ministre, il n’y a rien à lui répondre ; s’il y vient comme affilié et comme frère, il ne fait que son devoir, et se met au niveau de nos opinions ; nous n’avons donc qu’une réponse à lui faire : qu’il agisse comme il a parlé !

 

Dumouriez jeta de la main un signe qui voulait dire : « C’est ainsi que je l’entends ! »

 

Alors, Robespierre se leva avec son sourire sévère ; on comprit qu’il voulait aller à la tribune : on s’écarta ; qu’il voulait parler : on se tut.

 

Seulement, ce silence, comparé à celui qui avait accueilli Dumouriez, était doux et velouté.

 

Il monta à la tribune, et, avec une solennité qui lui était habituelle :

 

– Je ne suis point de ceux, dit-il, qui croient absolument impossible qu’un ministre soit patriote, et même j’accepte avec plaisir les présages que M. Dumouriez nous donne. Quand il aura accompli ces présages, quand il aura dissipé les ennemis armés contre nous par ses prédécesseurs et par les conjurés qui dirigent encore aujourd’hui le gouvernement, malgré l’expulsion de quelques ministres, alors, seulement alors, je serai disposé à lui décerner des éloges ; mais, alors, je ne penserai point que tout bon citoyen de cette société ne soit pas son égal. Le peuple seul est grand, seul est respectable à mes yeux ! Les hochets de la puissance ministérielle s’évanouissent devant lui. C’est par respect pour le peuple, pour le ministre lui-même, que je demande qu’on ne signale point son entrée ici par des hommages qui attesteraient la déchéance de l’esprit public. Il nous demande des conseils. Je promets, pour ma part, de lui en donner qui seront utiles à lui et à la chose publique. Aussi longtemps que M. Dumouriez, par des preuves éclatantes de patriotisme, et surtout par des services réels rendus à la patrie, prouvera qu’il est le frère des bons citoyens et le défenseur du peuple, il n’aura ici que des soutiens ; je ne redoute pour cette société la présence d’aucun ministre, mais je déclare qu’au moment où un ministre y aurait plus d’ascendant qu’un citoyen, je demanderais son ostracisme. II n’en sera jamais ainsi.

 

Et, au milieu des applaudissements, l’aigre orateur descendit de la tribune ; mais un piège l’attendait sur la dernière marche.

 

Dumouriez, feignant l’enthousiasme, était là, les bras ouverts.

 

– Vertueux Robespierre, s’écria-t-il, incorruptible citoyen, permets que je t’embrasse !

 

Et malgré les efforts de l’ancien constituant, il le serra contre son cœur.

 

On ne vit que l’acte qui s’accomplissait, et non la répugnance que Robespierre mettait à le laisser s’accomplir.

 

La salle tout entière éclata de nouveau en applaudissements.

 

– Viens, dit tout bas Dumouriez à Brissot, la comédie est jouée ! J’ai mis le bonnet rouge et embrassé Robespierre : je suis sacro-saint !

 

Et, en effet, au milieu des hourras de la salle et des tribunes, il gagna la porte.

 

À la porte, un jeune homme, revêtu de la dignité d’huissier, échangea avec le ministre un regard rapide et une poignée de main plus rapide encore.

 

Ce jeune homme était le duc de Chartres.

 

Onze heures du soir allaient sonner. Brissot guidait Dumouriez ; tous deux, d’un pas hâtif, se rendaient chez les Roland.

 

Les Roland demeuraient toujours rue Guénégaud.

 

Ils avaient été prévenus la veille, par Brissot, que Dumouriez, à l’instigation de Gensonné et de lui, Brissot, devait présenter au roi Roland comme ministre de l’Intérieur.

 

Brissot avait alors demandé à Roland s’il se sentait assez fort pour un pareil fardeau, et Roland, simple cette fois comme toujours, avait répondu qu’il le croyait.

 

Dumouriez venait lui annoncer que la chose était faite.

 

Roland et Dumouriez ne se connaissaient que de nom ; ils ne s’étaient encore jamais vus.

 

On comprend avec quelle curiosité les futurs collègues se regardèrent.

 

Après les compliments d’usage, dans lesquels Dumouriez témoigna à Roland sa satisfaction particulière de voir appeler au gouvernement un patriote éclairé et vertueux comme lui, la conversation tomba naturellement sur le roi.

 

– De là viendra l’obstacle, dit Roland avec un sourire.

 

– Eh bien, voilà où vous allez reconnaître une naïveté dont on ne me fait certes pas honneur, dit Dumouriez : je crois le roi honnête homme et patriote sincère.

 

Puis, voyant que Mme Roland ne répondait point, et se contentait de sourire :

 

– Ce n’est point l’avis de Mme Roland ? demanda Dumouriez.

 

– Vous avez vu le roi ? dit-elle.

 

– Oui.

 

– Avez-vous vu la reine ?

 

Dumouriez, à son tour, ne répondit pas, et se contenta de sourire.

 

On prit rendez-vous pour le lendemain à onze heures du matin, afin de prêter serment.

 

En sortant de l’Assemblée, on devait se rendre chez le roi.

 

Il était onze heures et demie ; Dumouriez fût bien resté encore, mais c’était tard pour de petites gens comme les Roland.

 

Pourquoi Dumouriez fût-il resté ?

 

Ah ! voilà !

 

Dans le rapide coup d’œil qu’en entrant, Dumouriez avait jeté sur la femme et sur le mari, il avait tout d’abord remarqué la vieillesse du mari – Roland avait dix ans de plus que Dumouriez, et Dumouriez paraissait vingt ans de moins que Roland –, et la richesse de formes de la femme. Mme Roland, fille d’un graveur, comme nous l’avons dit, avait, dès son enfance, travaillé dans l’atelier de son père, et, devenue femme, dans le cabinet de son mari ; le travail, ce rude protecteur, avait sauvegardé la vierge, comme il devait sauvegarder l’épouse.

 

Dumouriez était de cette race d’hommes qui ne peuvent voir un vieux mari sans rire, et une jeune femme sans désirer.

 

Aussi déplut-il à la fois à la femme et au mari.

 

Voilà pourquoi tous deux firent observer à Brissot et au général qu’il était tard.

 

Brissot et Dumouriez sortirent.

 

– Eh bien, demanda Roland à sa femme quand la porte fut refermée, que penses-tu de notre futur collègue ?

 

Mme Roland sourit.

 

– Il y a, dit-elle, des hommes qu’on n’a pas besoin de voir deux fois pour se faire une opinion sur eux. C’est un esprit délié, un caractère souple, un regard faux ; il a exprimé une grande satisfaction du choix patriotique qu’il était chargé de t’annoncer : eh bien, je ne serais pas étonnée qu’il te fît renvoyer un jour ou l’autre !

 

– C’est de point en point mon avis, dit Roland.

 

Et tous deux se couchèrent avec leur calme habituel, ni l’un ni l’autre ne se doutant que la main de fer de la Destinée venait d’écrire leurs deux noms en lettres de sang sur les tablettes de la Révolution.

 

Le lendemain, le nouveau ministre prêta serment à l’Assemblée nationale, puis se rendit aux Tuileries.

 

Roland était chaussé de souliers à cordons, parce qu’il n’avait probablement pas d’argent pour acheter des boucles ; il portait un chapeau rond, n’en ayant jamais porté d’autre.

 

Il se rendit aux Tuileries dans son costume habituel, il se trouvait le dernier à la suite de ses collègues.

 

Le maître des cérémonies, M. de Brézé, laissa passer les cinq premiers mais arrêta Roland.

 

Roland ignorait pourquoi on lui refusait l’entrée.

 

– Mais, moi aussi, disait-il, je suis ministre comme les autres ; ministre de l’Intérieur même !

 

Le maître des cérémonies ne paraissait pas convaincu le moins du monde.

 

Dumouriez entendit le débat, et intervint.

 

– Pourquoi, demanda-t-il, refusez-vous l’entrée à M. Roland ?

 

– Eh ! monsieur, s’écria le maître des cérémonies se tordant les bras, un chapeau rond ! et pas de boucles ?

 

– Ah ! monsieur, répondit Dumouriez avec le plus grand sang-froid, un chapeau rond, et pas de boucles : tout est perdu !

 

Et il poussa Roland dans le cabinet du roi.

 

Chapitre CXXXIII

Le dehors et le dedans

 

Ce ministère qui avait tant de peine à entrer dans le cabinet du roi pouvait s’appeler le ministère de la Guerre.

 

Le 1er mars, était mort l’empereur Léopold, au milieu de son harem italien, tué par les aphrodisiaques qu’il composait lui-même.

 

La reine, qui avait lu un jour, dans nous ne savons quel pamphlet jacobin, qu’une croûte de pâté ferait justice de l’empereur d’Autriche ; la reine, qui avait fait venir Gilbert pour lui demander s’il existait un contrepoison universel, la reine avait crié bien haut que son frère était empoisonné.

 

Avec Léopold était morte la politique temporisatrice de l’Autriche.

 

Celui qui montait au trône, François II – que nous avons connu, et qui, après avoir été le contemporain de nos pères, a été le nôtre –, était mêlé de sang allemand et italien. Autrichien, né à Florence, faible, violent, rusé ; honnête homme selon les prêtres ; âme dure et bigote, cachant sa duplicité sous une physionomie placide, sous un masque rose d’une fixité effrayante ; marchant par ressort comme un automate, comme la statue du Commandeur ou le spectre du roi de Danemark ; donnant sa fille à son vainqueur pour ne pas lui donner ses États, puis le frappant par derrière au premier pas de retraite que lui fait faire le vent glacé du nord ; François II, enfin, l’homme des plombs de Venise et des cachots du Spitzberg, le bourreau d’Andryane et de Silvio Pellico !

 

Voilà le protecteur des émigrés, l’allié de la Prusse, l’ennemi de la France.

 

Notre ambassadeur à Vienne, M. de Noailles, était, pour ainsi dire, prisonnier dans son palais.

 

Notre ambassadeur à Berlin, M. de Ségur, y fut précédé par le bruit qu’il venait pour surprendre les secrets du roi de Prusse en se faisant l’amant de ses maîtresses.

 

Par hasard, ce roi de Prusse-là avait des maîtresses !

 

M. de Ségur se présenta à l’audience publique en même temps que l’envoyé de Coblentz.

 

Le roi tourna le dos à l’ambassadeur de France, et demanda tout haut à l’homme des princes comment se portait le comte d’Artois.

 

La Prusse se croyait, à cette époque, comme elle se croit encore aujourd’hui, à la tête du progrès allemand ; elle vivait de ces étranges traditions philosophiques du roi Frédéric, qui encourageait les résistances turques et les révolutions polonaises, tout en étranglant les libertés de la Hollande ; gouvernement aux mains crochues, qui pêche incessamment dans l’eau trouble des révolutions, tantôt Neuchâtel, tantôt une partie de la Poméranie, tantôt une partie de la Pologne.

 

C’étaient là nos deux ennemis visibles, François II et Frédéric-Guillaume ; les ennemis encore invisibles étaient l’Angleterre, la Russie et l’Espagne.

 

Le chef de toute cette coalition devait être le belliqueux roi de Suède, ce nain, armé en géant, qu’on appelait Gustave III, et que Catherine II tenait dans sa main.

 

L’arrivée de François II au trône d’Autriche se manifesta par la note diplomatique suivante :

 

« 1° Satisfaire les princes allemands possessionnés dans le royaume – autrement dit reconnaître la suzeraineté impériale au milieu de nos départements –, subir l’Autriche en France même.

 

« 2° Rendre Avignon, afin que, comme autrefois, la Provence soit démembrée.

 

« 3° Rétablir la monarchie sur le pied du 23 juin 1789. »

 

Il était évident que cette note correspondait aux secrets désirs du roi et de la reine.

 

Dumouriez en haussa les épaules.

 

On eût dit que l’Autriche s’était endormie le 23 juin, et, après un sommeil de trois ans, croyait se réveiller le 24.

 

Le 16 mars 1792, Gustave est assassiné au milieu d’un bal.

 

Le surlendemain de cet assassinat, encore inconnu en France, la note autrichienne arrivait à Dumouriez.

 

Il la porta aussitôt à Louis XVI.

 

Autant Marie-Antoinette, la femme des partis extrêmes, désirait une guerre qu’elle croyait pour elle une guerre de délivrance, autant le roi, l’homme des partis moyens, de la lenteur, de la tergiversation et des biais, autant le roi la craignait.

 

En effet, la guerre déclarée, supposez une victoire : il était à la merci du général vainqueur ; supposez une défaite, et le peuple l’en faisait responsable, criait à la trahison ; et se ruait sur les Tuileries.

 

Enfin, si l’ennemi pénétrait jusqu’à Paris, qui ramenait-il ?

 

Monsieur, c’est-à-dire le régent du royaume.

 

Louis XVI déchu, Marie-Antoinette mise en accusation comme épouse infidèle, les fils de France proclamés peut-être enfants adultérins, tels étaient les résultats du retour de l’émigration à Paris.

 

Le roi se fiait aux Autrichiens, aux Allemands, aux Prussiens ; mais il se défiait des émigrés.

 

À la lecture de la note, il comprit, cependant, que l’heure de tirer l’épée de la France était venue, et qu’il n’y avait pas à reculer.

 

Le 20 avril, le roi et Dumouriez entrent à l’Assemblée nationale : ils apportent la déclaration de guerre de l’Autriche.

 

La déclaration de guerre est reçue avec enthousiasme.

 

À cette heure solennelle dont le roman n’a pas le courage de s’emparer, et qu’il laisse tout entière à l’histoire, il existe en France quatre partis bien tranchés :

 

Les royalistes absolus – la reine en est ;

 

Les royalistes constitutionnels – le roi prétend en être ;

 

Les républicains ;

 

Les anarchistes.

 

Les royalistes absolus, à part la reine, n’ont point de chefs patents en France.

 

Ils sont représentés à l’étranger par Monsieur, par le comte d’Artois, par le prince de Condé et par le duc Charles de Lorraine.

 

M. de Breteuil à Vienne, M. Merci d’Argenteau à Bruxelles, sont les représentants de la reine près de ce parti.

 

Les chefs du parti constitutionnel sont La Fayette, Bailly, Barnave, Lameth, Duport, les Feuillants enfin.

 

Le roi ne demande pas mieux que d’abandonner la royauté absolue, et de marcher avec eux ; cependant, il penche plutôt à se tenir en arrière qu’en avant.

 

Les chefs du parti républicain sont Brissot, Vergniaud, Guadet, Pétion, Roland, Isnard, Ducos, Condorcet et Couthon.

 

Les chefs des anarchistes sont Marat, Danton, Santerre, Gonchon, Camille Desmoulins, Hébert, Legendre, Fabre d’Églantine et Collot-d’Herbois.

 

Dumouriez sera ce que l’on voudra, pourvu qu’il y trouve intérêt et renommée.

 

Robespierre est rentré dans l’ombre : il attend.

 

Maintenant, à qui allait-on remettre le drapeau de la Révolution, que venait secouer Dumouriez, ce vague patriote, à la tribune de l’Assemblée ?

 

À La Fayette, l’homme du Champ-de-Mars !

 

À Luckner ! La France ne le connaissait que par le mal qu’il lui avait fait comme partisan pendant la guerre de sept ans.

 

À Rochambeau, qui ne voulait de guerre que la défensive, et qui était mortifié de voir Dumouriez adresser tout droit ses ordres à ses lieutenants, sans leur faire subir la censure de sa vieille expérience.

 

C’étaient là les trois hommes qui commandaient les trois corps d’armée prêts à entrer en campagne.

 

La Fayette tenait le centre ; il devait descendre vivement la Meuse, poussant de Givet à Namur.

 

Luckner gardait la Franche-Comté ;

 

Rochambeau, la Flandre.

 

La Fayette, appuyé d’un corps que Rochambeau enverrait de Flandre sous le commandement de Biron, enlèverait Namur, et marcherait sur Bruxelles, où l’attendait, les bras ouverts, la révolution de Brabant.

 

La Fayette avait le beau rôle : il était à l’avant-garde ; c’était à lui que Dumouriez réservait la première victoire.

 

Cette victoire le faisait général en chef.

 

La Fayette victorieux et général en chef, Dumouriez ministre de la Guerre, on jetait le bonnet rouge aux orties ; on écrasait d’une main la Gironde, de l’autre les Jacobins.

 

La contre-révolution était faite !

 

Mais Robespierre ?

 

Robespierre, nous l’avons dit, était rentré dans l’ombre, et beaucoup prétendaient qu’il y avait un passage souterrain de la boutique du menuisier Duplay à la demeure royale de Louis XVI.

 

N’était-ce point de là que venait la pension payée, plus tard, par Mme la duchesse d’Angoulême à Mlle de Robespierre ?

 

Mais cette fois, comme toujours, La Fayette manqua à La Fayette.

 

Puis on allait faire la guerre avec des partisans de la paix ; les munitionnaires particulièrement étaient les amis de nos ennemis : ils eussent volontiers laissé nos troupes sans vivres et sans munitions, et c’est ce qu’ils firent pour assurer le pain et la poudre aux Prussiens et aux Autrichiens.

 

En outre, remarquez bien que l’homme des menées sourdes, des sapes ténébreuses, Dumouriez ne négligeait pas ses relations avec les d’Orléans – relations qui devinrent sa perte.

 

Biron était un général orléaniste.

 

Ainsi orléanistes et feuillants, La Fayette et Biron, devaient porter les premiers coups d’épée, sonner la fanfare de la première victoire.

 

Le 28 avril, au matin, Biron s’empara de Quiévrain, et marcha sur Mons.

 

Le lendemain 29, Théobald Dillon se porta de Lille sur Tournay.

 

Biron et Dillon, deux aristocrates : deux beaux et braves jeunes gens, roués, spirituels, de l’école de Richelieu, l’un franc dans ses opinions patriotiques, l’autre n’ayant pas eu le temps de savoir les opinions qu’il avait : il va être assassiné.

 

Nous avons dit quelque part que les dragons étaient l’arme aristocratique de l’armée : deux régiments de dragons marchaient en tête des trois mille hommes de Biron.

 

Tout à coup, les dragons, sans même voir l’ennemi, se mettent à crier : « Sauve qui peut ! nous sommes trahis ! »

 

Puis ils tournent bride, passent, criant toujours, sur l’infanterie qu’ils écrasent ; l’infanterie les croit poursuivis, et fuit à son tour.

 

La panique est complète.

 

Même chose arrive à Dillon.

 

Dillon rencontre un corps de neuf cents Autrichiens ; les dragons de son avant-garde prennent peur, fuient, entraînent l’infanterie avec eux, abandonnant chariots, artillerie, équipages, et ne s’arrêtent qu’à Lille.

 

Là, les fuyards mettent la lâcheté sur le compte de leurs chefs, égorgent Théobald Dillon et le lieutenant-colonel Bertois ; après quoi, ils livrent les corps à la populace de Lille, qui les pend, et qui danse autour des cadavres.

 

Par qui avait été organisée cette défaite, qui avait pour but de faire entrer l’hésitation dans le cœur des patriotes, et la confiance dans celui de l’ennemi ?

 

La Gironde, qui avait voulu la guerre, et qui saignait aux deux flancs de la double blessure qu’elle venait de recevoir ; la Gironde – et, il faut le dire, toutes les apparences lui donnaient raison – la Gironde accusa la cour, c’est à-dire la reine.

 

Sa première idée fut de rendre à Marie-Antoinette coup pour coup.

 

Mais on avait laissé à la royauté le temps de revêtir une cuirasse bien autrement solide que ce plastron que la reine avait capitonné pour le roi, et reconnu une nuit, avec Andrée, à l’épreuve de la balle !

 

La reine avait peu à peu réorganisé cette fameuse garde constitutionnelle autorisée par la Constituante ; elle ne se montait pas à moins de six mille hommes.

 

Et quels hommes ! Des bretteurs et des maîtres d’escrime qui allaient insulter les représentants patriotes jusque sur les bancs de l’Assemblée ; des gentilshommes bretons et vendéens, des Provençaux de Nîmes et d’Arles, de robustes prêtres qui, sous prétexte de refus de serment, avaient jeté la soutane aux orties, et pris à la place du goupillon, l’épée, le poignard et le pistolet ; en outre, un monde de chevaliers de Saint-Louis qui sortaient on ne savait d’où, qu’on décorait on ne savait pourquoi – Dumouriez lui-même s’en plaint dans ses Mémoires : quelque gouvernement qui succède à celui qui existe, il ne pourra réhabiliter cette belle et malheureuse croix que l’on prodigue ; il en avait été donné six mille depuis deux ans !

 

C’est au point que le ministre des Affaires étrangères refuse pour lui le grand cordon, et le fait donner à M. de Watteville, major du régiment suisse d’Ernest.

 

Il fallait commencer par entamer la cuirasse ; puis on frapperait le roi et la reine.

 

Tout à coup, le bruit se répandit qu’à l’ancienne École militaire, il y avait un drapeau blanc ; que ce drapeau, qu’on devait arborer incessamment, c’était le roi qui l’avait donné. Cela rappelait la cocarde noire des 5 et 6 octobre.

 

On était si étonné, avec les opinions contre-révolutionnaires que l’on connaissait au roi et à la reine, de ne pas voir flotter le drapeau blanc sur les Tuileries, que l’on s’attendait à le voir surgir un beau matin sur quelque autre monument.

 

Le peuple, à la nouvelle de l’existence de ce drapeau, se porta sur la caserne.

 

Les officiers voulurent résister : les soldats les abandonnèrent.

 

On trouva un drapeau blanc grand comme la main, qui avait été planté dans un gâteau donné par le dauphin.

 

Mais, outre ce chiffon sans importance, on trouva nombre d’hymnes en l’honneur du roi, nombre de chansons injurieuses pour l’Assemblée, et des milliers de feuilles contre-révolutionnaires.

 

Bazire à l’instant même fait un rapport à l’Assemblée : la garde du roi a éclaté en cris de joie en apprenant la défaite de Tournay et de Quiévrain ; elle a exprimé l’espoir que, dans trois jours, Valenciennes serait pris, et que, dans quinze, l’étranger serait à Paris.

 

Il y a plus : un cavalier de cette garde, bon Français, nommé Joachim Murat, qui avait cru entrer dans une véritable garde constitutionnelle, comme l’indiquait son titre, donne sa démission ; on a voulu le gagner à prix d’argent, et l’envoyer à Coblentz.

 

Cette garde, c’est une arme terrible aux mains de la royauté ; ne peut-elle pas, sur un ordre du roi, marcher contre l’Assemblée, envelopper le Manège, faire prisonniers les représentants de la nation, ou les tuer depuis le premier jusqu’au dernier ? Moins que cela : ne peut-elle pas prendre le roi, sortir avec lui de Paris, le conduire à la frontière, faire une seconde fuite de Varennes, qui réussira cette fois ?

 

Aussi, le 22 mai, c’est-à-dire trois semaines après le double échec de Tournay et de Quiévrain, Pétion, le nouveau maire de Paris, l’homme nommé par l’influence de la reine, celui qui l’a ramenée de Varennes, et qu’elle protège en haine de celui qui l’avait laissée fuir, Pétion a écrit au commandant de la garde nationale, exprimant tout haut ses craintes sur le départ possible du roi, l’invitant à observer, à surveiller, et à multiplier les patrouilles aux environs…

 

À surveiller, à observer quoi ? Pétion ne le dit pas.

 

À multiplier les patrouilles aux environs de quoi ? Même silence.

 

Mais à quoi bon nommer les Tuileries et le roi ?

 

Qu’observe-t-on ? L’ennemi !

 

Autour de quoi multiplie-t-on les patrouilles ? Autour du camp ennemi !

 

Quel est le camp ennemi ? Les Tuileries.

 

Quel est l’ennemi ? Le roi.

 

Ainsi voilà la grande question posée.

 

C’est Pétion, le petit avocat de Chartres, le fils d’un procureur, qui la pose au descendant de saint Louis, au petit-fils de Louis XIV, au roi de France !

 

Et le roi de France s’en plaint, car il comprend que cette voix parle plus haut que la sienne ; il s’en plaint dans une lettre que le directoire du département fait afficher sur les murs de Paris.

 

Mais Pétion ne s’en inquiète aucunement ; il n’y répond pas ; il maintient son ordre.

 

Donc, Pétion est le vrai roi.

 

Si vous en doutez, vous en aurez la preuve tout à l’heure.

 

Le rapport de Bazire demande qu’on supprime la garde constitutionnelle du roi, et que l’on décrète d’arrestation M. de Brissac, son chef.

 

Le fer était chaud : les Girondins le battirent en rudes forgerons qu’ils étaient.

 

Il s’agissait pour eux d’être ou de ne pas être.

 

Le décret fut rendu le même jour, la garde constitutionnelle licenciée, le duc de Brissac décrété d’arrestation, et les postes des Tuileries furent remis à la garde nationale.

 

Ô Charny ! Charny ! où étais-tu ? Toi qui, à Varennes, avais failli reprendre la reine avec tes trois cents cavaliers, qu’eusses-tu fait aux Tuileries avec six mille hommes ?

 

Charny vivait heureux, oubliant tout dans les bras d’Andrée.

 

Chapitre CXXXIV

La rue Guénégaud et les Tuileries

 

On se rappelle la démission donnée par de Grave ; elle avait été à peu près refusée par le roi, tout à fait refusée par Dumouriez.

 

Dumouriez avait tenu à garder de Grave, qui était son homme ; il l’avait gardé, en effet ; mais, à la nouvelle du double échec que nous avons dit, il lui fallut sacrifier son ministre de la Guerre.

 

Il l’abandonna, gâteau jeté au Cerbère des Jacobins pour calmer ses aboiements.

 

Il prit, à sa place, le colonel Servan, ex-gouverneur des pages, qu’il avait dès l’abord proposé au roi.

 

Sans doute, il ignorait quel homme devenait son collègue, et quel coup cet homme allait porter à la royauté.

 

Pendant que la reine veillait aux mansardes des Tuileries, regardant à l’horizon si elle ne voyait pas venir ces Autrichiens tant attendus, une autre femme veillait dans son petit salon de la rue Guénégaud.

 

L’une était la contre-révolution ; l’autre, la révolution.

 

On comprend que c’est de Mme Roland que nous voulons parler.

 

C’est elle qui avait poussé Servan au ministère, comme Mme de Staël y avait poussé Narbonne.

 

La main des femmes est partout dans les trois terribles années 91,92,93.

 

Servan ne quittait pas le salon de Mme Roland ; comme tous les Girondins, dont elle était le souffle, la lumière, l’Égérie, il s’inspirait de cette âme vaillante qui brûlait incessamment sans jamais se consumer.

 

On disait qu’elle était la maîtresse de Servan : elle laissait dire, et, rassurée par sa conscience, elle souriait à la calomnie.

 

Chaque jour, elle voyait rentrer son mari écrasé de la lutte : il se sentait entraîné vers l’abîme avec son collègue Clavières, et, cependant, rien n’était visible, tout pouvait se nier.

 

Le soir où Dumouriez était venu lui offrir le ministère de l’Intérieur, il avait fait ses conditions.

 

– Je n’ai d’autre fortune que mon honneur, avait-il dit ; je veux que mon honneur sorte intact du ministère. Un secrétaire assistera à toutes les délibérations du conseil, et consignera les avis de chacun : on verra de la sorte si jamais je fais défaut au patriotisme et à la liberté.

 

Dumouriez avait adhéré ; il sentait le besoin de couvrir l’impopularité de son nom du manteau girondin. Dumouriez était un de ces hommes qui promettent toujours, quitte ensuite à ne tenir que selon les convenances.

 

Dumouriez n’avait pas tenu, et Roland avait vainement demandé son secrétaire.

 

Alors, Roland, ne pouvant obtenir cette archive secrète, en avait appelé à la publicité.

 

Il avait fondé le journal Le Thermomètre ; mais, il le comprenait très bien lui-même, il y avait telle séance du conseil dont la révélation immédiate eût été une trahison en faveur de l’ennemi.

 

La nomination de Servan lui venait en aide.

 

Mais ce n’était point assez : neutralisé par Dumouriez, le conseil n’avançait à rien.

 

L’Assemblée venait de frapper un coup : elle avait licencié la garde constitutionnelle, et arrêté Brissac.

 

Roland, en revenant avec Servan, le 29 mai au soir, rapporta la nouvelle à la maison.

 

– Qu’a-t-on fait de ces gardes licenciés ? demanda Mme Roland.

 

– Rien.

 

– Ils sont libres, alors ?

 

– Oui ; seulement, ils ont été obligés de mettre bas l’uniforme bleu.

 

– Demain, ils prendront l’uniforme rouge, et se promèneront en suisses.

 

Le lendemain, en effet, les rues de Paris étaient sillonnées d’uniformes suisses.

 

Les gardes licenciés avaient changé d’habits, voilà tout.

 

Ils étaient là, dans Paris, tendant la main à l’étranger, lui faisant signe de venir, prêts à lui ouvrir les barrières.

 

Les deux hommes, Roland et Servan, ne trouvaient aucun remède à cela.

 

Mme Roland prit une feuille de papier, mit une plume aux mains de Servan :

 

– Ecrivez ! dit-elle. « Proposition d’établir à Paris, à propos de la fête du 14 juillet, un camp de vingt mille volontaires… »

 

Servan laissa tomber la plume avant d’avoir fini la phrase.

 

– Jamais le roi ne consentira ! dit-il.

 

– Aussi n’est-ce point au roi qu’il faut proposer cette mesure ; c’est à l’Assemblée ; aussi n’est-ce pas comme ministre qu’il faut la réclamer : c’est comme citoyen.

 

Servan et Roland venaient, à la lueur d’un éclair, d’entrevoir tout un immense horizon.

 

– Oh ! dit Servan, vous avez raison ! Avec cela et un décret sur les prêtres, nous tenons le roi.

 

– Vous comprenez bien, n’est-ce pas ? Les prêtres, c’est la contre-révolution dans la famille et la société ; les prêtres ont fait ajouter cette phrase au Credo : « Et ceux qui payeront l’impôt seront damnés ! » Cinquante prêtres assermentés ont été égorgés ; leurs maisons, saccagées ; leurs champs, dévastés depuis six mois ; que l’Assemblée dirige un décret d’urgence contre les prêtres rebelles. Achevez votre motion, Servan – Roland va rédiger le décret.

 

Servan acheva sa phrase.

 

Roland écrivait pendant ce temps :

 

« La déportation du prêtre rebelle aura lieu dans un mois hors du royaume, si elle est demandée par vingt citoyens actifs, approuvée par le district, prononcée par le gouvernement. Le déporté recevra trois livres par jour, comme frais de route, jusqu’à la frontière. »

 

Servan lut sa proposition sur le camp de vingt mille volontaires.

 

Roland lut son projet de décret sur la déportation des prêtres.

 

Toute la question, en effet, était là.

 

Le roi agissait-il franchement ? Le roi trahissait-il ?

 

Si le roi était vraiment constitutionnel, il sanctionnerait les deux décrets.

 

Si le roi trahissait, il apposerait son veto.

 

– Je signerai la motion du camp comme citoyen, dit Servan.

 

– Et Vergniaud proposera le décret sur les prêtres, dirent à la fois le mari et la femme.

 

Dès le lendemain, Servan lança sa demande à l’Assemblée.

 

Vergniaud mit le décret dans sa poche, et promit de l’en tirer quand il serait temps.

 

Le soir de l’envoi de la motion à l’Assemblée, Servan entra au conseil comme d’habitude.

 

Sa démarche était connue : Roland et Clavières la soutenaient contre Dumouriez, Lacoste et Duranthon.

 

– Oh ! venez, monsieur ! s’écria Dumouriez, et rendez compte de votre conduite.

 

– À qui, s’il vous plaît ? demanda Servan.

 

– Mais au roi, à la nation, à moi !

 

Servan sourit.

 

– Monsieur, reprit Dumouriez, vous avez aujourd’hui fait une démarche importante.

 

– Oui, répondit Servan, je le sais, monsieur : de la plus haute importance !

 

– Avez-vous pris les ordres du roi pour agir ainsi ?

 

– Non, monsieur, je l’avoue.

 

– Avez-vous pris l’avis de vos collègues ?

 

– Pas plus que les ordres du roi, je l’avoue encore.

 

– Alors, pourquoi avez-vous agi ainsi ?

 

– Parce que c’était mon droit comme particulier et comme citoyen.

 

– Alors, c’est comme particulier et comme citoyen que vous avez présenté cette motion incendiaire ?

 

– Oui.

 

– Pourquoi, alors, à votre signature avez-vous joint le titre de ministre de la Guerre ?

 

– Parce que je voulais prouver à l’Assemblée que j’étais prêt à appuyer, comme ministre, ce que je demandais comme citoyen.

 

– Monsieur, dit Dumouriez, ce que vous avez fait là est à la fois d’un mauvais citoyen et d’un mauvais ministre !

 

– Monsieur, répondit Servan, permettez-moi de ne prendre que moi-même pour juge des choses qui touchent ma conscience ; si j’avais un juge à prendre dans une question si délicate, je tâcherais qu’il ne s’appelât point Dumouriez.

 

Dumouriez pâlit et fit un pas vers Servan.

 

Celui-ci porta la main à la garde de son épée. Dumouriez en fit autant.

 

En ce moment, le roi entra.

 

Il ignorait encore la motion de Servan.

 

On se tut.

 

Le lendemain, le décret qui demandait le rassemblement de vingt mille fédérés à Paris fut discuté à l’Assemblée.

 

Le roi avait été consterné à cette nouvelle.

 

Il avait fait appeler Dumouriez.

 

– Vous êtes un fidèle serviteur, monsieur, lui dit-il, et je sais de quelle façon vous avez pris les intérêts de la royauté, à l’endroit de ce misérable Servan.

 

– Je remercie Votre Majesté, dit Dumouriez.

 

Puis, après une pause :

 

– Le roi sait-il que le décret a passé ? demanda-t-il.

 

– Non, dit le roi ; mais peu m’importe : je suis décidé, dans cette circonstance, à exercer mon droit de veto.

 

Dumouriez secoua la tête.

 

– Ce n’est point votre avis, monsieur ? demanda le roi.

 

– Sire, répondit Dumouriez, sans aucune force de résistance, en butte comme vous l’êtes aux soupçons de la plus grande partie de la nation, à la rage des Jacobins, à la profonde politique du parti républicain, une pareille résolution de votre part sera une déclaration de guerre.

 

– Eh bien, soit, la guerre ! Je la fais bien à mes amis : je puis la faire à mes ennemis.

 

– Sire, dans l’une, vous avez dix chances de victoire, dans l’autre dix chances de défaite !

 

– Mais vous ne savez donc pas dans quel but on demande ces vingt mille hommes ?

 

– Que Votre Majesté m’accorde cinq minutes de libre parole, et j’espère lui prouver que, non seulement je sais ce que l’on désire, mais encore que je devine ce qui arrivera.

 

– Parlez, monsieur, dit le roi ; j’écoute.

 

Et, en effet, le coude appuyé sur le bras de son fauteuil, la tête posée dans le creux de sa main, Louis XVI écouta.

 

– Sire, dit Dumouriez, ceux qui ont sollicité ce décret sont autant les ennemis de la patrie que du roi.

 

– Vous le voyez bien ! interrompit Louis XVI, vous l’avouez vous-même !

 

– Je dirai plus : son accomplissement ne peut produire que de grands malheurs.

 

– Eh bien, alors ?

 

– Permettez, sire…

 

– Oui ; allez ! allez !

 

– Le ministre de la Guerre est très coupable d’avoir sollicité un rassemblement de vingt mille hommes près de Paris, pendant que nos armées sont faibles, nos frontières dégarnies, nos caisses épuisées.

 

– Oh ! fit le roi, coupable, je le crois bien !

 

– Non seulement coupable, sire, mais encore imprudent ; ce qui est bien pis ! Imprudent de proposer près de l’Assemblée la réunion d’une troupe indisciplinée, appelée sous un nom qui exagérera son patriotisme, et dont le premier ambitieux pourra s’emparer.

 

– Oh ! c’est la Gironde qui parle par la voix de Servan !

 

– Oui, répondit Dumouriez ; mais ce n’est point la Gironde qui en profitera, sire.

 

– Ce sont peut-être les Feuillants, n’est-ce pas, qui en profiteront ?

 

– Ce ne sera ni l’un ni l’autre ; ce seront les Jacobins ! Les Jacobins, dont les affiliations s’étendent par tout le royaume, et qui, sur vingt mille fédérés, trouveront peut-être dix-neuf mille adeptes. Ainsi, croyez-le bien, sire, les promoteurs du décret seront renversés par le décret lui-même.

 

– Ah ! si je le croyais, je m’en consolerais presque ! s’écria le roi.

 

– Je pense donc, sire, que le décret est dangereux pour la nation, pour le roi, pour l’Assemblée nationale, et surtout pour ses auteurs, dont il sera le châtiment ; et, cependant, mon avis est que vous ne pouvez pas faire autrement que de le sanctionner : il a été provoqué par une malice si profonde, que je dirai, sire, qu’il y a de la femme là-dessous !

 

– Mme Roland, n’est-ce pas ? Pourquoi les femmes ne filent-elles ou ne tricotent-elles pas, au lieu de faire de la politique ?

 

– Que voulez-vous, sire ! Mme de Maintenon, Mme de Pompadour et Mme Du Barry leur en ont fait perdre l’habitude… Le décret, disais-je, a été provoqué par une malice profonde, débattu avec acharnement, adopté avec enthousiasme ; tout le monde est aveuglé à l’endroit de ce malheureux décret ; si vous y appliquez votre veto il n’en sera pas moins exécuté. Au lieu des vingt mille hommes assemblés par une loi, et que l’on peut, par conséquent, soumettre à des ordonnances, il arrivera des provinces, à l’époque de la fédération qui approche, quarante mille hommes sans décret, qui pourront, du même coup, renverser la Constitution, l’Assemblée et le trône !… Si nous avions été vainqueurs, au lieu d’être vaincus, ajouta Dumouriez en baissant la voix ; si j’avais eu un prétexte pour faire La Fayette général en chef, et pour mettre cent mille hommes dans sa main, sire, je vous dirais : « N’acceptez pas ! » Nous sommes battus à l’extérieur et à l’intérieur, je vous dis, sire : « Acceptez ! »

 

En ce moment, on gratta à la porte du roi.

 

– Entrez ! dit Louis XVI.

 

C’était le valet de chambre Thierry.

 

– Sire, dit-il, M. Duranthon, le ministre de la Justice, demande à parler à Votre Majesté.

 

– Que me veut-il ? Voyez cela, monsieur Dumouriez.

 

Dumouriez sortit.

 

Au même instant, la tapisserie qui tombait devant la porte de communication donnant chez la reine se souleva, et Marie-Antoinette parut.

 

– Sire ! sire ! dit-elle, tenez ferme ! Ce Dumouriez est un Jacobin comme les autres ! N’a-t-il pas mis le bonnet rouge ? Quant à La Fayette, vous savez, j’aime mieux me perdre sans lui que d’être sauvée par lui !

 

Et, comme on entendait les pas de Dumouriez qui se rapprochaient de la porte, la tapisserie retomba, et la vision disparut.

 

Chapitre CXXXV

Le veto

 

Comme la tapisserie venait de retomber, la porte se rouvrait.

 

– Sire, dit Dumouriez, sur la proposition de M. Vergniaud, le décret contre les prêtres vient de passer.

 

– Oh ! dit le roi en se levant, c’est une conspiration. Et comment ce décret est-il conçu ?

 

– Le voici, sire ; M. Duranthon vous l’apportait. J’ai pensé que Votre Majesté me ferait l’honneur de m’en dire particulièrement son avis avant d’en parler en conseil.

 

– Vous avez eu raison. Donnez-moi ce papier.

 

Et, d’une voix tremblante d’agitation, le roi lut le décret dont nous avons donné le texte.

 

Après avoir lu, il froissa le papier entre ses mains, et le jeta loin de lui.

 

– Je ne sanctionnerai jamais un pareil décret ! dit-il.

 

– Excusez-moi, sire, dit Dumouriez, d’être, cette fois encore, d’un avis opposé à celui de Votre Majesté.

 

– Monsieur, dit le roi, je puis hésiter en matière politique ; en matière religieuse, jamais ! En matière politique, je juge avec mon esprit, et l’esprit peut faillir ; en matière religieuse, je juge avec ma conscience, et la conscience est infaillible.

 

– Sire, reprit Dumouriez, il y a un an, vous avez sanctionné le décret du serment des prêtres.

 

– Eh ! monsieur, s’écria le roi, j’ai eu la main forcée !

 

– Sire, c’était à celui-là qu’il fallait mettre votre veto ; le second décret n’est que la conséquence du premier. Le premier décret a produit tous les maux de la France ; celui-ci est le remède à ces maux : il est dur, mais non cruel. Le premier était une loi religieuse : il attaquait la liberté de penser en matière de culte ; celui-ci est une loi politique qui ne concerne que la sûreté et la tranquillité du royaume ; c’est la sûreté des prêtres non assermentés contre la persécution. Loin de les sauver par votre veto, vous leur ôtez le secours d’une loi, vous les exposez à être massacrés, et poussez les Français à devenir leurs bourreaux. Ainsi mon avis, sire – excusez la franchise d’un soldat –, mon avis est qu’ayant, j’ose le dire, fait la faute de sanctionner le décret du serment des prêtres, votre veto, appliqué à ce second décret, qui peut arrêter le déluge de sang près de couler, votre veto, sire, chargera la conscience de Votre Majesté de tous les crimes auxquels le peuple se portera.

 

– Mais à quels crimes voulez-vous donc qu’il se porte, monsieur ? À quels crimes plus grands que ceux qu’il a déjà accomplis ? dit une voix qui venait du fond de l’appartement.

 

Dumouriez tressaillit à cette voix vibrante : il avait reconnu le timbre métallique et l’accent de la reine.

 

– Ah ! madame, dit-il, j’eusse mieux aimé tout terminer avec le roi.

 

– Monsieur, dit la reine avec un sourire amer pour Dumouriez, et un regard presque méprisant pour le roi, je n’ai qu’une question à vous faire.

 

– Laquelle, madame ?

 

– Croyez-vous que le roi doive supporter plus longtemps les menaces de Roland, les insolences de Clavières et les fourberies de Servan ?

 

– Non, madame, dit Dumouriez ; j’en suis indigné comme vous ; j’admire la patience du roi, et, si nous abordons ce point, j’oserai supplier le roi de changer entièrement son ministère.

 

– Entièrement ? fit le roi.

 

– Oui ; que Votre Majesté nous renvoie tous les six, et qu’elle choisisse, si elle en peut trouver, des hommes qui ne soient d’aucun parti.

 

– Non, non, dit le roi ; non, je veux que vous restiez, vous et le bon Lacoste, et Duranthon aussi ; mais rendez-moi le service de me débarrasser de ces trois factieux insolents ; car, je vous le jure, monsieur, ma patience est à bout.

 

– La chose est dangereuse, sire.

 

– Et vous reculez devant le danger ? dit la reine.

 

– Non, madame, reprit Dumouriez ; seulement, je ferai mes conditions.

 

– Vos conditions ? fit hautainement la reine.

 

Dumouriez s’inclina.

 

– Dites, monsieur, répondit le roi.

 

– Sire, reprit Dumouriez, je suis en butte aux coups des trois factions qui divisent Paris. Girondins, Feuillants, Jacobins tirent sur moi à qui mieux mieux ; je suis entièrement dépopularisé, et, comme ce n’est que par l’opinion publique que l’on peut retenir quelques fils du gouvernement, je ne puis réellement vous être utile qu’à une condition.

 

– Laquelle ?

 

– C’est qu’on dise bien haut, sire, que je ne suis resté, moi et mes deux collègues, que pour sanctionner les deux décrets qui viennent d’être rendus.

 

– Cela ne se peut pas ! s’écria le roi.

 

– Impossible ! Impossible ! répéta la reine.

 

– Vous refusez ?

 

– Mon plus cruel ennemi, monsieur, dit le roi, ne m’imposerait pas des conditions plus dures que celles que vous me faites.

 

– Sire, dit Dumouriez, sur ma foi de gentilhomme, sur mon honneur de soldat, je les crois nécessaires à votre sûreté.

 

Puis, se tournant vers la reine :

 

– Madame, lui dit-il, si ce n’est pour vous-même ; si l’intrépide fille de Marie-Thérèse, non seulement méprise le danger, mais encore, à l’exemple de sa mère, est prête à marcher au-devant de lui, madame, songez que vous n’êtes pas seule ; songez au roi, songez à vos enfants ; au lieu de les pousser à l’abîme, joignez-vous à moi pour retenir Sa Majesté sur le bord du précipice où penche le trône ! Si j’ai cru la sanction des deux décrets nécessaire avant que Sa Majesté m’exprimât son désir d’être débarrassé des trois factieux qui lui pèsent, ajouta-t-il en s’adressant au roi, jugez combien, lorsqu’il s’agit de les renvoyer, je la juge indispensable ; si vous renvoyez les ministres sans sanctionner les décrets, le peuple aura deux motifs de vous en vouloir : il vous regardera comme un ennemi de la Constitution, et les ministres renvoyés passeront à ses yeux pour des martyrs, et je ne réponds pas que, d’ici à quelques jours, les plus graves événements ne mettent à la fois en péril votre couronne et votre vie. Quant à moi, je préviens Votre Majesté que je ne puis, même pour la servir, aller, je ne dirai pas contre mes principes, mais contre mes convictions. Duranthon et Lacoste pensent comme moi ; cependant, je n’ai pas mission de parler pour eux. En ce qui me concerne donc, je vous l’ai dit, sire, et je vous le répète, je ne resterai au conseil que si Votre Majesté sanctionne les deux décrets.

 

Le roi fit un mouvement d’impatience.

 

Dumouriez s’inclina et s’achemina vers la porte.

 

Le roi échangea un regard rapide avec la reine.

 

– Monsieur ! dit celle-ci.

 

Dumouriez s’arrêta.

 

– Songez donc combien il est dur pour le roi de sanctionner un décret qui amène à Paris vingt mille coquins qui peuvent nous massacrer !

 

– Madame, dit Dumouriez, le danger est grand, je le sais ; voilà pourquoi il faut le regarder en face, mais non l’exagérer. Le décret dit que le pouvoir exécutif indiquera le lieu du rassemblement de ces vingt mille hommes, qui ne sont pas tous des coquins ; il dit aussi que le ministre de la Guerre se chargera de leur donner des officiers et un mode d’organisation.

 

– Mais, monsieur, le ministre de la Guerre, c’est Servan !

 

– Non, sire : le ministre de la Guerre, du moment où Servan se retire, c’est moi.

 

– Ah ! oui, vous ? dit le roi.

 

– Vous prendrez donc le ministère de la Guerre ? demanda la reine.

 

– Oui, madame, et je tournerai contre vos ennemis, je l’espère, l’épée suspendue au-dessus de votre tête.

 

Le roi et la reine se regardèrent de nouveau comme pour se consulter.

 

– Supposez, continua Dumouriez, que j’indique Soissons comme emplacement du camp, que je nomme là, comme commandant, un lieutenant général ferme et sage, avec deux bons maréchaux de camp ; on formera ces hommes par bataillons ; à mesure qu’il y en aura quatre ou cinq d’assemblés et d’armés, le ministre profitera des demandes des généraux pour les envoyer à la frontière, et, alors, vous le voyez bien, sire, ce décret, fait à mauvaise intention, loin d’être nuisible, deviendra utile.

 

– Mais, dit le roi, êtes-vous sûr d’obtenir la permission de faire ce rassemblement à Soissons ?

 

– J’en réponds.

 

– En ce cas, dit le roi, prenez donc le ministère de la Guerre.

 

– Sire, dit Dumouriez, au ministère des Affaires étrangères, je n’ai qu’une responsabilité légère et indirecte ; il en est tout autrement de celui de la Guerre : vos généraux sont mes ennemis ; vous venez de voir leur faiblesse ; je répondrai de leurs fautes ; mais il s’agit de la vie de Votre Majesté, de la sûreté de la reine, de celle de ses augustes enfants, du maintien de la Constitution, j’accepte ! Nous voilà donc d’accord sur ce point, sire, de la sanction du décret des vingt mille hommes ?

 

– Si vous êtes ministre de la Guerre, monsieur, je me fie entièrement à vous.

 

– Alors, venons au décret des prêtres.

 

– Celui-là, monsieur, je vous l’ai dit, je ne le sanctionnerai jamais.

 

– Sire, vous vous êtes mis vous-même dans la nécessité de sanctionner le second en sanctionnant le premier.

 

– J’ai fait une première faute, je me la reproche ; ce n’est point une raison pour en faire une seconde.

 

– Sire, si vous ne sanctionnez pas ce décret, la seconde faute sera bien plus grande que la première !

 

– Sire ! dit la reine.

 

Le roi se retourna vers Marie-Antoinette.

 

– Et vous aussi, madame ?

 

– Sire, dit la reine, je dois avouer que, sur ce point, et après les explications qu’il nous a données, je suis de l’avis de M. Dumouriez.

 

– Eh bien, alors… dit le roi.

 

– Alors, sire… ? répéta Dumouriez.

 

– Je consens, mais à la condition que, le plus tôt possible, vous me débarrasserez des trois factieux.

 

– Croyez, sire, dit Dumouriez, que je saisirai la première occasion, et, j’en suis sûr, sire, cette occasion ne se fera pas attendre.

 

Et, saluant le roi et la reine, Dumouriez se retira.

 

Tous deux suivirent des yeux le nouveau ministre de la Guerre, jusqu’à ce que la porte fût refermée.

 

– Vous m’avez fait signe d’accepter, dit le roi ; maintenant, qu’avez-vous à me dire ?

 

– Acceptez d’abord le décret des vingt mille hommes, dit la reine ; laissez-lui faire son camp à Soissons ; laissez-lui disperser ses hommes, et ensuite… Eh bien, ensuite, vous verrez ce que vous aurez à faire pour le décret des prêtres.

 

– Mais il me rappellera ma parole, madame !

 

– Bon ! il sera compromis, et vous le tiendrez.

 

– C’est lui, au contraire, qui me tiendra, madame : il aura ma parole.

 

– Bah ! dit la reine, il y a remède à cela, quand on est élève de M. de la Vauguyon !

 

Et, prenant le bras du roi, elle l’entraîna dans la chambre voisine.

 

Chapitre CXXXVI

L’occasion

 

Nous l’avons dit, la véritable guerre du moment était entre la rue Guénégaud et les Tuileries, entre la reine et Mme Roland.

 

Chose étrange ! les deux femmes avaient sur leurs maris une influence qui les conduisit tous quatre à la mort.

 

Seulement, chacun y alla par une route opposée.

 

Les événements que nous venons de raconter s’étaient passés le 10 juin ; le 11 au soir, Servan entra tout joyeux chez Mme Roland.

 

– Félicitez-moi, chère amie ! dit-il : j’ai l’honneur d’être chassé du conseil.

 

– Comment cela ? demanda Mme Roland.

 

– Voici textuellement la chose : Ce matin, je me suis rendu chez le roi pour l’entretenir de quelques affaires de mon département, et, ces affaires terminées, j’ai attaqué chaudement la question du camp de vingt mille hommes ; mais…

 

– Mais… ?

 

– Au premier mot que j’en ai dit, le roi m’a tourné le dos, de fort mauvaise humeur ; et, ce soir, au nom de Sa Majesté, M. Dumouriez est venu me reprendre le portefeuille de la Guerre.

 

– Dumouriez ?

 

– Oui.

 

– Il joue là un vilain rôle, mais qui ne me surprend pas. Demandez à Roland ce que je lui ai dit de cet homme le jour où je l’ai vu pour la première fois… D’ailleurs, nous sommes prévenus qu’il est journellement en conférence avec la reine.

 

– C’est un traître !

 

– Non, c’est un ambitieux. Allez chercher Roland et Clavières.

 

– Où est Roland ?

 

– Il donne des audiences, au ministère de l’Intérieur.

 

– Et vous, qu’allez-vous faire pendant ce temps-là ?

 

– Une lettre que je vous communiquerai à votre retour… Allez.

 

– Vous êtes, en vérité, la fameuse déesse Raison, que les philosophes invoquent depuis si longtemps.

 

– Et que les gens de conscience ont trouvée… Ne revenez pas sans Clavières.

 

– Cette recommandation sera cause, probablement, de quelque retard.

 

– J’ai besoin d’une heure.

 

– Faites ! Et que le Génie de la France vous inspire !

 

Servan sortit. La porte refermée à peine, Mme Roland était à son bureau, et écrivait la lettre suivante :

 

« Sire,

 

« L’état actuel de la France ne peut subsister longtemps : c’est un état de crise dont la violence a atteint le plus haut degré ; il faut qu’il se termine par un éclat qui doit intéresser Votre Majesté, autant qu’il importe à tout l’empire.

 

« Honoré de votre confiance, et placé dans un poste où je vous dois la vérité, j’oserai vous le dire ; c’est une obligation qui m’est imposée par vous-même.

 

« Les Français se sont donné une Constitution ; elle a fait des mécontents et des rebelles ; la majorité de la nation la veut maintenir ; elle a juré de la défendre au prix de son sang, et elle a vu avec joie la guerre civile qui lui offrait un grand moyen de l’assurer. Cependant, la minorité, soutenue par des espérances, a réuni tous ses efforts pour emporter l’avantage. De là, cette lutte intestine contre les lois, cette anarchie, dont gémissent les bons citoyens, et dont les malveillants ont bien soin de se prévaloir pour calomnier le nouveau régime. De là, cette division, partout excitée, car nulle part il n’existe d’indifférents : on veut, ou le triomphe, ou le changement de la Constitution ; on agit pour la soutenir, ou pour l’altérer. Je m’abstiendrai d’examiner ce qu’elle est en elle-même, pour considérer seulement ce que les circonstances exigent, et, me rendant étranger à la chose, autant qu’il est possible, je chercherai ce que l’on peut attendre, et ce qu’il convient de favoriser.

 

« Votre Majesté jouissait de grandes prérogatives, qu’elle croyait appartenir à la royauté. Elevée dans l’idée de les conserver, elle n’a pu se les voir enlever avec plaisir ; le désir de se les faire rendre était aussi naturel que le regret de les voir anéantir. Ces sentiments, qui tiennent à la nature du cœur humain, ont dû entrer dans le calcul des ennemis de la Révolution. Ils ont donc compté sur une faveur secrète, jusqu’à ce que les circonstances permissent une protection déclarée. Ces dispositions ne pouvaient échapper à la nation elle-même, et elles ont dû la tenir en défiance. Votre Majesté a donc été constamment dans l’alternative de céder à ses premières habitudes, à ses affections particulières, ou de faire des sacrifices dictés par la philosophie, exigés par la nécessité : par conséquent, d’enhardir les rebelles, en inquiétant la nation, ou d’apaiser celle-ci, en vous unissant avec elle. Tout a son terme, et celui de l’incertitude est enfin arrivé.

 

« Votre Majesté peut-elle aujourd’hui s’allier ouvertement avec ceux qui prétendent réformer la Constitution ? ou doit-elle généreusement se dévouer, sans réserve, à la faire triompher ? Telle est la véritable question, dont l’état actuel des choses rend la solution inévitable.

 

« Quant à celle, très métaphysique, de savoir si les Français sont mûrs pour la liberté, sa discussion ne fait rien ici ; car il ne s’agit point de juger ce que nous serons devenus dans un siècle d’ici, mais de voir ce dont est capable la génération présente.

 

« La Déclaration des droits est devenue un évangile politique, et la Constitution française, une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr. Aussi, l’emportement a-t-il été déjà quelquefois jusqu’à suppléer à la loi ; et lorsque celle-ci n’était pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes. C’est ainsi que des propriétés d’émigrés, ou de personnes reconnues pour être de leur parti, ont été exposées aux ravages qu’inspirait la vengeance ; c’est pourquoi tant de départements ont été forcés de sévir contre les prêtres que l’opinion avait proscrits, et dont elle aurait fait des victimes.

 

« Dans ce choc des intérêts, tous les sentiments ont pris l’accent de la passion. La patrie n’est point un mot que l’imagination se soit complu à embellir ; c’est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l’on s’attache chaque jour davantage, par les sollicitudes qu’il cause, qu’on a créé par de grands efforts, qui s’élève au milieu des inquiétudes, et qu’on aime par ce qu’il coûte, autant que par ce qu’on en espère. Toutes les atteintes qu’on lui porte, sont des moyens d’enflammer l’enthousiasme pour elle.

 

« À quel point cet enthousiasme va-t-il monter, à l’instant où les forces ennemies réunies au-dehors, se concertent avec les intrigues intérieures, pour porter les coups les plus funestes ?

 

« La fermentation est extrême dans toutes les parties de l’empire : elle éclatera d’une manière terrible, à moins qu’une confiance raisonnée dans les intentions de Votre Majesté, ne puisse enfin la calmer. Mais cette confiance ne s’établira pas sur des protestations : elle ne saurait plus avoir pour bases que des faits.

 

« Il est évident, pour la nation française, que sa Constitution peut marcher ; que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire, du moment où Votre Majesté, voulant absolument le triomphe de cette Constitution, soutiendra le corps législatif de toute la puissance de l’exécution, ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple, et tout espoir aux mécontents.

 

« Par exemple, deux décrets importants ont été rendus ; tous deux intéressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l’État. Le retard de leur sanction inspire des défiances : s’il est prolongé, il causera des mécontents, et, je dois le dire, dans l’effervescence actuelle des esprits, les mécontentements peuvent mener à tout !

 

« Il n’est plus temps de reculer, il n’y a plus moyen de temporiser. La révolution est faite dans les esprits, elle s’achèvera au prix du sang et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas des malheurs qu’il est encore possible d’éviter.

 

« Je sais qu’on peut imaginer de tout opérer et de tout contenir par des mesures extrêmes : mais, quand on aurait déployé la force, pour contraindre l’Assemblée ; quand on aurait répandu l’effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation, et, se déchirant elle-même dans les horreurs d’une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l’ont provoquée.

 

« Le salut de l’État et le bonheur de Votre Majesté sont intimement liés ; aucune puissance n’est capable de les séparer ; de cruelles angoisses et des malheurs certains environneront votre trône, s’il n’est appuyé par vous-même sur les bases de la Constitution, et affermi dans la paix que son maintien doit enfin nous procurer.

 

« Ainsi, la disposition des esprits, le cours des choses, les raisons de la politique, l’intérêt de Votre Majesté rendent indispensable l’obligation de s’unir au corps législatif et de répondre au vœu de la nation ; ils font une nécessité de ce que les principes présentent comme devoir ; mais la sensibilité naturelle à ce peuple affectueux, est prête à y trouver un motif de reconnaissance. On vous a cruellement trompé, sire, quand on vous a inspiré de l’éloignement ou de la méfiance pour ce peuple facile à toucher ; c’est en vous inquiétant perpétuellement, qu’on vous a porté à une conduite propre à l’alarmer lui-même. Qu’il voie que vous êtes résolu à faire marcher cette Constitution à laquelle il a attaché sa félicité ; et bientôt vous deviendrez le sujet de ses actions de grâces.

 

« La conduite des prêtres en beaucoup d’endroits, les prétextes que fournissait le fanatisme aux mécontents, ont fait porter une loi sage contre les perturbateurs : que Votre Majesté lui donne sa sanction ! La tranquillité publique la réclame et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n’est en vigueur, les départements seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes ; et le peuple irrité y suppléera par des excès.

 

« Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées dans la capitale, l’extrême inquiétude qu’avait excitée la conduite de votre garde, et qu’entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu’on lui a fait donner par Votre Majesté, dans une proclamation vraiment impolitique dans la circonstance ; la situation de Paris, sa proximité des frontières, ont fait sentir le besoin d’un camp dans son voisinage. Cette mesure dont la sagesse et l’urgence ont frappé tous les bons esprits, n’attend encore que la sanction de Votre Majesté. Pourquoi faut-il que des retards lui donnent l’air du regret, lorsque la célérité lui gagnerait tous les cœurs ! Déjà les tentatives de l’état-major de la garde nationale parisienne contre cette mesure, ont fait soupçonner qu’il agissait par inspiration supérieure ; déjà les déclamations de quelques démagogistes outrés, réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renversement de la Constitution ; déjà l’opinion compromet toutes les intentions de Votre Majesté ; encore quelque délai, et le peuple contristé verra, dans son roi l’ami et le complice des conspirateurs !

 

« Juste ciel ! auriez-vous frappé d’aveuglement les puissances de la terre ! et n’auront-elles jamais que des conseils qui les entraînent à leur ruine !

 

« Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône ; je sais aussi, que c’est parce qu’il ne s’y fait jamais entendre, que des révolutions deviennent nécessaires : je sais surtout que je dois le tenir à Votre Majesté, non seulement comme citoyen soumis aux lois, mais encore comme ministre honoré de sa confiance, ou revêtu de fonctions qui la supposent : et je ne connais rien qui puisse m’empêcher de remplir un devoir dont j’ai la conscience.

 

« C’est dans le même esprit que je réitérerai mes représentations à Votre Majesté, sur l’obligation et l’utilité d’exécuter la loi qui prescrit d’avoir un secrétaire au Conseil. La seule existence de la loi parle si puissamment, que l’exécution semblerait devoir suivre sans retardement ; mais il importe d’employer tous les moyens de conserver aux délibérations la gravité, la sagesse et la maturité nécessaires : et pour des ministres responsables, il faut un moyen de constater leurs opinions ; si celui-là eût existé, je ne m’adresserais pas par écrit en ce moment à Votre Majesté.

 

« La vie n’est rien pour l’homme qui estime ses devoirs au-dessus de tout : mais après le bonheur de les avoir remplis, le seul bien auquel il soit encore sensible, c’est celui de prouver qu’il l’a fait avec fidélité ; et cela même est une obligation pour l’homme public.

 

« 10 juin 1792, l’an IV de la liberté. »

 

La lettre venait d’être achevée ; elle avait été tracée tout d’un trait, lorsque Servan, Clavières et Roland rentrèrent.

 

En deux mots, Mme Roland exposa le plan aux trois amis.

 

La lettre, qu’on allait lire entre trois, serait relue, le lendemain, aux trois ministres absents : Dumouriez, Lacoste et Duranthon.

 

Ou ils l’approuveraient, et joindraient leurs signatures à celle de Roland ; ou ils la repousseraient, et Servan, Clavières et Roland donneraient collectivement leur démission, motivée sur le refus fait par leurs collègues de signer une lettre qui leur paraissait, à eux, exprimer la véritable opinion de la France.

 

Alors, on déposerait la lettre à l’Assemblée nationale, et il ne resterait plus de doute à la France sur la cause de la sortie des trois ministres patriotes.

 

La lettre fut lue aux trois amis, qui ne trouvèrent pas un mot à y changer. Mme Roland était une âme commune où chacun venait puiser l’élixir du patriotisme.

 

Mais il n’en fut pas de même le lendemain, après la lecture faite par Roland à Dumouriez, Duranthon et Lacoste.

 

Tous trois approuvaient l’idée, mais différaient sur la manière de l’exprimer ; finalement, ils refusèrent, disant qu’il valait mieux se rendre en personne chez le roi.

 

C’était une façon d’éluder la question.

 

Roland, le même soir, envoya au roi la lettre signée de lui seul.

 

Presque aussitôt Lacoste remettait à Roland et à Clavières leur congé.

 

Comme l’avait dit Dumouriez, l’occasion ne s’était pas fait attendre.

 

Il est vrai aussi que le roi ne l’avait pas manquée.

 

Le lendemain, comme la chose avait été convenue, la lettre de Roland était lue à la tribune en même temps que l’on annonçait son renvoi et celui de ses deux collègues Clavières et Servan.

 

L’Assemblée déclara à une immense majorité que les trois ministres renvoyés avaient bien mérité de la patrie.

 

Ainsi, la guerre était déclarée à l’intérieur comme à l’extérieur.

 

L’Assemblée n’attendait plus, pour porter les premiers coups, que de savoir ce que le roi allait faire à l’endroit des deux décrets.

 

Chapitre CXXXVII

L’élève de M. le duc de La Vauguyon

 

Au moment où l’Assemblée votait par acclamation des remerciements aux trois ministres sortants, et décrétait l’impression et l’envoi dans les départements de la lettre de Roland, Dumouriez parut à la porte de l’Assemblée.

 

On le savait brave : on l’ignorait audacieux.

 

Il avait appris ce qui se passait, et venait hardiment attaquer le taureau par les cornes.

 

Le prétexte de sa présence à l’Assemblée était un mémoire remarquable sur l’état de nos forces militaires ; ministre de la Guerre depuis la veille, il avait fait et fait faire ce travail dans la nuit : c’était une accusation contre Servan, qui, en réalité, retombait sur de Grave, et surtout sur Narbonne, son prédécesseur.

 

Servan n’avait été ministre que pendant dix ou douze jours.

 

Dumouriez arrivait bien fort : il quittait le roi, qu’il venait de conjurer d’être fidèle à la double parole donnée à l’endroit de la sanction des deux décrets, et le roi lui avait répondu, non seulement en lui renouvelant sa promesse, mais encore en lui affirmant que les ecclésiastiques qu’il avait consultés pour mettre sa conscience à couvert avaient tous été du même avis que Dumouriez.

 

Aussi le ministre de la Guerre marcha-t-il droit à la tribune ; il y monta au milieu de cris confus et de hurlements féroces.

 

Arrivé là, il demanda froidement la parole.

 

La parole lui fut accordée au milieu d’un épouvantable tumulte.

 

Enfin, la curiosité qu’on avait d’entendre ce qu’allait dire Dumouriez fit que l’on se calma.

 

– Messieurs, dit-il, le général Gouvion vient d’être tué ; Dieu l’a récompensé de son courage : il est mort en combattant les ennemis de la France ; il est bien heureux ! Il n’est pas témoin de nos affreuses discordes ! J’envie son sort.

 

Ces quelques paroles, dites avec une grande hauteur et une profonde mélancolie, firent impression sur l’Assemblée ; en outre, cette mort faisait diversion aux premiers sentiments. On délibéra sur ce que l’Assemblée devait faire pour marquer son regret à la famille du général, et l’on décida que le président écrirait une lettre.

 

Alors, Dumouriez redemanda une seconde fois la parole.

 

Elle lui fut accordée.

 

Il tira son mémoire de sa poche ; mais à peine en eut-il lu le titre : Mémoire sur le ministère de la Guerre, que Girondins et Jacobins se mirent à hurler, afin qu’on n’en permît pas la lecture.

 

Alors, au milieu du bruit, le ministre lut l’exorde d’un accent si élevé, d’une voix si claire, que l’on entendit que cet exorde était dirigé contre les factions, et roulait sur les égards dus à un ministre.

 

Un pareil aplomb était fait pour exaspérer les auditeurs de Dumouriez, eussent-ils même été dans une disposition d’esprit moins irritable.

 

– L’entendez-vous ? s’écria Guadet. Il se croit déjà si sûr de la puissance, qu’il ose nous donner des conseils !

 

– Pourquoi pas ? répondit tranquillement Dumouriez en se tournant vers l’interrupteur.

 

Il y a longtemps que nous l’avons dit, ce qu’il y a de plus prudent en France, c’est le courage : le courage de Dumouriez imposa à ses adversaires ; on se tut, ou du moins on voulut entendre, et l’on écouta.

 

Le mémoire était savant, lumineux, habile : si prévenu que l’on fût contre le ministre, à deux endroits on applaudit.

 

Lacuée, qui était membre du comité militaire, monta à la tribune pour répondre à Dumouriez ; alors, celui-ci roula son mémoire, et le remit tranquillement dans sa poche.

 

Les Girondins virent le mouvement ; un d’eux s’écria :

 

– Le voyez-vous, le traître ? Il remet son mémoire dans sa poche ; il veut s’enfuir avec son mémoire… Empêchons-le ! Cette pièce servira à le confondre.

 

Mais, à ces cris, Dumouriez, qui n’avait pas fait un pas vers la porte, tira le mémoire de sa poche, et le remit à l’huissier.

 

Un secrétaire tendit aussitôt la main, et, l’ayant reçu, chercha la signature.

 

– Messieurs, dit le secrétaire, le mémoire n’est pas signé !

 

– Qu’il le signe ! Qu’il le signe ! s’écria-t-on de toutes parts.

 

– C’était bien mon intention, dit Dumouriez, et il est assez religieusement fait pour que je n’hésite pas à y mettre mon nom. Donnez-moi de l’encre et une plume.

 

On lui donna une plume toute trempée dans l’encre.

 

Il mit son pied sur les marches de la tribune, et signa le mémoire sur ses genoux.

 

L’huissier alors le voulut reprendre ; mais Dumouriez lui écarta le bras, et alla déposer le mémoire sur le bureau ; puis, à petits pas, et s’arrêtant d’instant en instant, il traversa la salle, et sortit par la porte située au-dessous des bancs de la gauche.

 

Tout au contraire de l’entrée, qui avait été couverte de cris et de huées, cette sortie fut accompagnée du plus grand silence ; les spectateurs des tribunes se précipitèrent dans les corridors pour voir cet homme qui venait d’affronter toute une assemblée. À la porte des Feuillants, il fut entouré de trois ou quatre cents personnes qui se pressaient autour de lui avec plus de curiosité que de haine, comme si, au bout du compte, elles eussent pu prévoir que, trois mois plus tard, il sauverait la France à Valmy.

 

Quelques députés royalistes sortirent de la chambre les uns après les autres, et accoururent à Dumouriez ; pour eux, il n’y avait plus de doute, le général était des leurs. C’était justement ce que Dumouriez avait prévu, et voilà pourquoi il avait fait promettre au roi de donner sa sanction aux deux décrets.

 

– Eh ! général, lui dit l’un d’eux, ils font le diable là-dedans !

 

– Ils lui doivent bien cela, répondit Dumouriez ; car je ne sais que le diable qui ait pu les faire !

 

– Vous ne savez pas ? lui dit un autre, il est question à l’Assemblée de vous envoyer à Orléans, et de vous y faire votre procès.

 

– Bon ! dit Dumouriez, j’ai besoin de vacances : j’y prendrai des bains et du petit-lait, et je m’y reposerai.

 

– Général, lui cria un troisième, ils viennent de décréter l’impression de votre mémoire.

 

– Tant mieux ! C’est une maladresse qui me ramènera tous les impartiaux.

 

Ce fut au milieu de ce cortège et de ces avis qu’il arriva au château.

 

Le roi le reçut à merveille : il était compromis à point.

 

Le nouveau conseil était assemblé.

 

En renvoyant Servan, Roland et Clavières, Dumouriez avait dû pourvoir à leur remplacement.

 

Comme ministre de l’Intérieur, il avait proposé Mourgues, de Montpellier, protestant, membre de plusieurs académies, ancien Feuillant qui s’était retiré du club.

 

Le roi l’avait accepté.

 

Comme ministre des Affaires étrangères, il avait proposé de Maulde, Sémonville ou Naillac.

 

Le roi avait opté pour Naillac.

 

Comme ministre des Finances, il avait proposé Vergennes, neveu de l’ancien ministre.

 

Vergennes avait parfaitement convenu au roi, qui sur-le-champ l’avait envoyé chercher ; mais celui-ci, tout en montrant au roi un profond attachement, avait refusé.

 

On avait décidé alors que le ministre de l’Intérieur tiendrait, par intérim, le ministère des Finances, et que Dumouriez, par intérim aussi – en attendant Naillac, absent de Paris –, se chargerait des Affaires étrangères.

 

Seulement, en dehors du roi, les quatre ministres, qui ne se dissimulaient point la gravité de la situation, étaient convenus que, si le roi, après avoir obtenu le renvoi de Servan, Clavières et Roland, ne tenait pas la promesse au prix de laquelle ce renvoi avait été fait, ils donneraient leur démission.

 

Le nouveau conseil, disons-nous, était donc assemblé.

 

Le roi savait déjà ce qui s’était passé à l’Assemblée ; il félicita Dumouriez sur l’attitude qu’il avait tenue, sanctionna immédiatement le décret sur le camp de vingt mille hommes, mais remit au lendemain la sanction du décret sur les prêtres.

 

Il objectait un scrupule de conscience qui, disait-il, devait être levé par son confesseur.

 

Les ministres se regardèrent ; un premier doute s’était glissé dans leur cœur.

 

Mais, à tout prendre, la conscience timorée du roi pouvait avoir besoin de ce délai pour se raffermir.

 

Le lendemain, les ministres revinrent sur la question de la veille.

 

Mais la nuit avait fait son œuvre : la volonté, sinon la conscience du roi, s’était raffermie ; il déclara qu’il opposait son veto au décret.

 

Les quatre ministres, l’un après l’autre – Dumouriez le premier, lui à qui la parole avait été engagée –, parlèrent au roi avec respect, mais avec fermeté.

 

Le roi les écouta, fermant les yeux, dans l’attitude d’un homme dont la résolution est prise.

 

En effet, quand ils eurent fini :

 

– Messieurs, dit le roi, j’ai écrit une lettre au président de l’Assemblée pour lui faire part de ma résolution ; un de vous la contresignera, et tous quatre vous la porterez ensemble à l’Assemblée.

 

C’était un ordre tout à fait dans le sentiment de l’ancien régime, mais malsonnant aux oreilles de ministres constitutionnels, par conséquent responsables.

 

– Sire, dit Dumouriez après avoir consulté du regard ses collègues, n’avez vous rien de plus à nous ordonner ?

 

– Non, répondit le roi.

 

Et il se retira.

 

Les ministres demeurèrent, et, séance tenante, résolurent de demander une audience pour le lendemain.

 

Ils étaient convenus de n’entrer dans aucune explication, mais de donner une démission unanime.

 

Dumouriez rentra chez lui. Le roi avait presque réussi à le jouer, lui, le fin politique, le diplomate rusé, le général au courage doublé d’intrigue !

 

Il trouva trois billets de personnes différentes qui lui annonçaient des rassemblements dans le faubourg Saint-Antoine, et des conciliabules chez Santerre.

 

Il écrivit aussitôt au roi pour le prévenir de ce qu’on lui annonçait.

 

Une heure après, il recevait ce billet, non signé du roi, mais écrit de sa main :

 

« Ne croyez pas, monsieur, qu’on parvienne à m’effrayer par des menaces ; mon parti est pris. »

 

Dumouriez saisit une plume, et, à son tour, écrivit :

 

« Sire, vous me jugez mal si vous m’avez cru capable d’employer un pareil moyen. Mes collègues et moi avons eu l’honneur d’écrire à Votre Majesté pour qu’elle nous fasse la grâce de nous recevoir demain à dix heures du matin ; je supplie, en attendant, Votre Majesté de vouloir bien me choisir un successeur qui puisse me remplacer sous vingt-quatre heures, vu l’instance des affaires du département de la Guerre et d’accepter ma démission. »

 

Il fit porter cette lettre par son secrétaire, afin d’être sûr d’en avoir la réponse.

 

Le secrétaire attendit jusqu’à minuit, et, à minuit et demi, revint avec ce billet :

 

« Je verrai demain mes ministres à dix heures, et nous parlerons de ce que vous m’écrivez. »

 

Il était évident que la contre-révolution se tramait au château.

 

On avait, en effet, des forces sur lesquelles on pouvait compter :

 

Une garde constitutionnelle de six mille hommes, licenciée, mais prête à se réunir au premier rappel ;

 

Sept ou huit mille chevaliers de Saint-Louis dont le ruban rouge était le signe de ralliement ;

 

Trois bataillons suisses de seize cents hommes chacun, troupe d’élite inébranlable comme les vieux rochers helvétiques ;

 

Puis, mieux que tout cela, une lettre de La Fayette dans laquelle se trouvait cette phrase :

 

« Persistez, sire ! Fort de l’autorité que l’Assemblée nationale vous a déléguée, vous trouverez tous les bons Français rangés autour de votre trône ! »

 

Voici ce que l’on pouvait faire, voici ce que l’on proposait :

 

D’un coup de sifflet, réunir garde constitutionnelle, chevaliers de Saint Louis et suisses ;

 

Enlever, le même jour, à la même heure, les canons des sections ; fermer les Jacobins et l’Assemblée ; rallier tous les royalistes de la garde nationale – lesquels formaient un contingent d’environ quinze mille hommes – et attendre La Fayette, qui, en trois jours de marche forcée, pouvait venir des Ardennes.

 

Par malheur, la reine ne voulait pas entendre parler de La Fayette.

 

La Fayette, c’était la révolution modérée, et, à l’avis de la reine, cette révolution-là pouvait s’établir, persister, tenir ; la révolution des Jacobins, au contraire, pousserait bientôt le peuple à bout, et ne pouvait avoir aucune consistance.

 

Oh ! si Charny eût été là ! Mais on ne savait pas même où était Charny, et l’eût-on su, c’était un trop grand abaissement sinon pour la reine, du moins pour la femme, que de recourir à lui.

 

La nuit se passa, au château, tumultueuse, et en délibération ; on avait les moyens de défense et même d’attaque, mais pas une main assez forte pour les réunir et les diriger.

 

À dix heures du matin, les ministres étaient chez le roi.

 

C’était le 16 juin.

 

Le roi les reçut dans sa chambre.

 

Duranthon porta la parole.

 

Au nom de tous, avec un respect tendre et profond, il présenta la démission de ses collègues et la sienne.

 

– Oui, je comprends, dit le roi, la responsabilité !

 

– Sire, s’écria Lacoste, la responsabilité royale, oui ; quant à nous, croyez-le bien, nous sommes prêts à mourir pour Votre Majesté ; mais, en mourant pour les prêtres, nous ne ferions que hâter la chute de la royauté !

 

Louis XVI se tourna vers Dumouriez.

 

– Monsieur, lui dit-il, êtes-vous toujours dans les sentiments que m’exprimait votre lettre d’hier ?

 

– Oui, sire, répondit Dumouriez, si Votre Majesté ne se laisse pas vaincre par notre fidélité et notre attachement.

 

– Eh bien, dit le roi d’un air sombre, puisque votre parti est pris, j’accepte votre démission ; j’y pourvoirai.

 

Tous quatre saluèrent ; Mourgues avait sa démission tout écrite : il la donna au roi.

 

Les trois autres la donnèrent de bouche.

 

Les courtisans attendaient dans l’antichambre ; ils virent sortir les quatre ministres, et comprirent à leur air que tout était fini.

 

Les uns s’en réjouirent ; les autres s’en effrayèrent.

 

L’atmosphère s’alourdissait comme dans les chaudes journées d’été ; on sentait venir l’orage.

 

À la porte des Tuileries, Dumouriez rencontra le commandant de la garde nationale, M. de Romainvilliers.

 

Il venait d’arriver en toute hâte.

 

– Monsieur le ministre, dit-il, j’accours prendre vos ordres.

 

– Je ne suis plus ministre, monsieur, répondit Dumouriez.

 

– Mais il y a des rassemblements dans les faubourgs.

 

– Allez prendre les ordres du roi.

 

– Cela presse !

 

– Hâtez-vous, alors ! Le roi vient d’accepter ma démission.

 

M. de Romainvilliers s’élança par les degrés.

 

Le 17 au matin, Dumouriez vit entrer chez lui MM. Chambonas et Lajard ; tous deux se présentaient de la part du roi : Chambonas pour recevoir le portefeuille des Relations extérieures, et Lajard, celui de la Guerre.

 

Le roi attendait, le lendemain matin 18, Dumouriez pour en finir avec lui de son dernier travail de comptabilité et de dépenses secrètes.

 

En le voyant reparaître au château, on crut qu’il rentrait en place, et on se pressa autour de lui pour le féliciter.

 

– Messieurs, dit Dumouriez, prenez garde ! Vous avez affaire, non pas à un homme qui rentre, mais à un homme qui sort : je viens rendre mes comptes.

 

Le vide se fit autour de lui.

 

En ce moment, un huissier annonça que le roi attendait M. Dumouriez dans sa chambre.

 

Le roi avait repris toute sa sérénité.

 

Était-ce force d’âme ? Était-ce sécurité trompeuse ?

 

Dumouriez rendit ses comptes.

 

Le travail fini, Dumouriez se leva.

 

– Ainsi donc, lui dit le roi en se renversant dans son fauteuil, vous allez rejoindre l’armée de Luckner ?

 

– Oui, sire ; je quitte avec délices cette affreuse ville, et n’ai qu’un regret : c’est de vous y laisser en danger.

 

– En effet, dit le roi avec une apparente indifférence, je connais le danger qui me menace.

 

– Sire, ajouta Dumouriez, vous devez comprendre que, maintenant, je ne vous parle plus par intérêt personnel : une fois éloigné du conseil, je suis à tout jamais séparé de vous ; c’est donc par fidélité, c’est donc au nom de l’attachement le plus pur, c’est donc pour l’amour de la patrie, pour votre salut, pour celui de la couronne, de la reine, de vos enfants ; c’est donc au nom de tout ce qui est cher et sacré au cœur de l’homme que je supplie Votre Majesté de ne point persister à appliquer son veto : cette obstination ne servira à rien, et vous vous perdrez, sire !

 

– Ne m’en parlez plus, dit le roi avec impatience : mon parti est pris !

 

– Sire ! sire ! vous m’avez dit la même chose ici, dans cette même chambre, devant la reine, quand vous m’avez promis de sanctionner les décrets.

 

– J’ai eu tort de vous le promettre, monsieur, et je m’en repens.

 

– Sire, je vous le répète – c’est la dernière fois que j’ai l’honneur de vous voir, pardonnez-moi donc ma franchise : j’ai cinquante-trois ans et de l’expérience –, ce n’est pas quand vous m’avez promis de sanctionner les décrets que vous avez eu tort ; c’est aujourd’hui, que vous refusez de tenir votre promesse… On abuse votre conscience, sire ; on vous mène à la guerre civile ; vous êtes sans force, vous succomberez, et l’Histoire tout en vous plaignant, vous reprochera d’avoir causé les malheurs de la France !

 

– Les malheurs de la France, monsieur, dit Louis XVI ; c’est à moi, prétendez-vous, qu’on les reprochera ?

 

– Oui, sire.

 

– Dieu m’est cependant témoin que je ne veux que son bonheur !

 

– Je n’en doute pas, sire ; mais vous devez compte à Dieu non seulement de la pureté, mais encore de l’usage éclairé de vos intentions. Vous croyez sauver la religion : vous la détruisez ; vos prêtres seront massacrés ; votre couronne brisée roulera dans votre sang, dans celui de la reine, dans celui de vos enfants peut-être, ô mon roi ! mon roi !

 

Et Dumouriez, suffoquant, appliqua ses lèvres sur la main que lui tendait Louis XVI.

 

Le roi alors, avec une sérénité parfaite et une majesté dont on l’eût cru incapable :

 

– Vous avez raison, monsieur, dit-il, je m’attends à la mort, et je la pardonne d’avance à mes meurtriers. Quant à vous, vous m’avez bien servi ; je vous estime, et vous sais gré de votre sensibilité… Adieu, monsieur !

 

Et, se levant vivement, le roi se retira dans l’embrasure d’une fenêtre.

 

Dumouriez ramassa lentement ses papiers pour avoir le temps de composer son visage, et donner au roi celui de le rappeler ; puis, à pas lents, il se dirigea vers la porte, prêt à revenir au premier mot que lui dirait Louis XVI ; mais ce premier mot fut en même temps le dernier.

 

– Adieu, monsieur ! Soyez heureux ! dit le roi.

 

Après ces paroles, il n’y avait pas moyen de rester un instant de plus.

 

Dumouriez sortit.

 

La royauté venait de rompre avec son dernier soutien ; le roi venait d’ôter son masque.

 

Il se trouvait, visage découvert, devant le peuple.

 

Voyons ce qu’il faisait de son côté, ce peuple !

 

Chapitre CXXXVIII

Un conciliabule à Charenton

 

Un homme s’était promené toute la journée dans le faubourg Saint-Antoine, en habit de général, monté sur un gros cheval flamand, donnant des poignées de main à droite et à gauche, embrassant les belles filles, payant à boire aux garçons.

 

C’était un des six héritiers de M. de La Fayette, la monnaie en gros sous du commandant de la garde nationale ; c’était le chef de bataillon Santerre.

 

Près de lui, comme marcherait un aide de camp près de son général, chevauchait, sur un vigoureux cheval, un homme qu’à son costume on pouvait reconnaître pour un patriote campagnard.

 

Une cicatrice laissait sa trace sur son front, et autant le chef de bataillon avait le sourire franc, la figure ouverte, autant lui avait l’œil sombre et la physionomie menaçante.

 

– Tenez-vous prêts, mes bons amis ! Veillez sur la nation ! Les traîtres conspirent contre elle : mais nous sommes là, disait Santerre.

 

– Que faut-il faire, monsieur Santerre ? demandaient les faubouriens. Vous savez que nous sommes à vous ! Où sont les traîtres ? Conduisez-nous contre eux.

 

– Attendez ! disait Santerre ; quand le moment sera venu.

 

– Et le moment vient-il ?

 

Santerre n’en savait rien ; mais, à tout hasard, il répondait :

 

– Oui, oui, soyez tranquilles : on vous préviendra.

 

Et l’homme qui suivait Santerre, se penchait sur le cou de son cheval, parlant à l’oreille de certains hommes qu’il reconnaissait à certains signes, et il disait :

 

– Le 20 juin ! Le 20 juin ! Le 20 juin !

 

Et les hommes s’en allaient avec cette date ; à dix, vingt, trente pas, un groupe se formait autour d’eux, et cette date circulait : « Le 20 juin ! »

 

Que ferait-on le 20 juin ? On n’en savait rien encore ; mais ce que l’on savait, c’est que, le 20 juin, on ferait quelque chose.

 

Au nombre des hommes à qui cette date venait d’être communiquée, on pouvait en reconnaître quelques-uns qui ne sont point étrangers aux événements que nous avons déjà racontés.

 

Saint-Huruge, que nous avons vu partir le 5 octobre au matin, du jardin du Palais-Royal, emmenant une première troupe à Versailles ; Saint-Huruge, ce mari trompé par sa femme avant 1789, mis à la Bastille, délivré le 14 juillet, et se vengeant sur la noblesse et la royauté de ses malheurs conjugaux et de son incarcération illégale.

 

Verrières – vous le connaissez, n’est-ce pas ? –, il nous est apparu deux fois, ce bossu de l’Apocalypse fendu jusqu’au menton : une fois, dans le cabaret de Sèvres, avec Marat et le duc d’Aiguillon, déguisé en femme : une autre fois, au Champ-de-Mars, un instant avant que le feu commençât.

 

Fournier l’Américain, qui a tiré sur La Fayette à travers les roues d’une voiture, et dont le fusil a raté ; il se promet, cette fois-ci, de frapper plus haut que le commandant de la garde nationale, et, pour que son fusil ne rate pas, il frappera avec une épée.

 

M. de Beausire, qui n’a pas profité du temps où nous l’avons laissé dans l’ombre pour s’amender ; M. de Beausire, qui a repris Oliva des mains de Mirabeau mourant, comme le chevalier des Grieux reprenait Manon Lescaut des mains qui, après l’avoir soulevée un instant de la boue, la laissaient retomber dans la fange.

 

Mouchet, un petit homme tordu, boiteux, bancal, affublé d’une énorme écharpe tricolore lui couvrant la moitié du corps, officier municipal, juge de paix, que sais-je ?

 

Gonchon, le Mirabeau du peuple, que Pitou trouvait plus laid encore que le Mirabeau de la noblesse ; Gonchon, qui disparaissait avec l’émeute, ainsi que, dans une féerie, disparaît pour reparaître plus tard, et toujours plus ardent, plus terrible, plus envenimé, le démon dont l’auteur n’a plus besoin momentanément.

 

Puis, au milieu de toute cette foule, réunie autour des ruines de la Bastille, comme sur un autre mont Aventin, passait et repassait un jeune homme maigre, pâle, aux cheveux plats, aux yeux pleins d’éclairs, solitaire comme l’aigle, qu’il devait prendre plus tard pour emblème, ne connaissant personne, et que personne ne connaissait.

 

C’était le lieutenant d’artillerie Bonaparte, par hasard en congé à Paris, et sur lequel, on se le rappelle, le jour où il avait paru aux Jacobins, Cagliostro avait fait à Gilbert une si étrange prédiction.

 

Par qui était mue, remuée, excitée toute cette foule ? Par un homme à la puissante encolure, à la crinière de lion, à la voix rugissante, que Santerre devait trouver, en rentrant chez lui, dans son arrière-boutique, où il l’attendait : par Danton !

 

C’est l’heure où le terrible révolutionnaire – qui ne nous est guère connu encore que par le bruit qu’il a fait au parterre du Théâtre-Français lors des représentations du Charles IX de Chénier, et par sa terrible éloquence à la tribune des Cordeliers – fait sa véritable apparition sur la scène politique, où il va étendre ses bras de géant.

 

D’où vient la puissance de cet homme, qui va être si fatal à la royauté ? De la reine elle-même !

 

Elle n’a pas voulu de La Fayette à la mairie de Paris, la haineuse Autrichienne ; elle lui a préféré Pétion, l’homme du voyage de Varennes, qui, à peine à la mairie, s’est mis en lutte avec le roi en ordonnant de surveiller les Tuileries.

 

Pétion avait deux amis qu’il conduisit à sa droite et à sa gauche le jour où il prit possession de l’Hôtel de Ville : Manuel à sa droite, Danton à sa gauche.

 

Il avait fait de Manuel le procureur de la Commune ; de Danton, son substitut.

 

Vergniaud avait dit à la tribune, en montrant les Tuileries :

 

« La terreur est souvent sortie de ce palais funeste au nom du despotisme ; qu’elle y rentre au nom de la loi ! »

 

Eh bien, l’heure était venue de traduire par un acte matériel la belle et terrible image de l’orateur de la Gironde ; il fallait aller chercher la terreur dans le faubourg Saint-Antoine, et la pousser, tout effarée, avec ses cris discordants et ses bras tordus, dans le palais de Catherine de Médicis.

 

Qui pouvait mieux l’évoquer que ce terrible magicien révolutionnaire que l’on appelait Danton ?

 

Danton avait les épaules larges, la main puissante, une athlétique poitrine où battait un robuste cœur ; Danton, c’était le tam-tam des révolutions ; le coup qu’il recevait, il le rendait à l’instant par une vibration puissante qui se répandait sur la foule en l’enivrant ; Danton touchait, d’un côté, au peuple par Hébert ; de l’autre, au trône par le duc d’Orléans ; Danton, entre le marchand de contremarques du coin de la rue et le prince royal du coin du trône, Danton avait devant lui tout un clavier intermédiaire dont chaque touche correspondait à une fibre sociale.

 

Jetez les yeux sur cette gamme : elle parcourt deux octaves, et est en harmonie avec sa puissante voix :

 

Hébert, Legendre, Gonchon, Rossignol, Momoro, Brune, Huguenin, Rotondo, Santerre, Fabre d’Églantine, Camille Desmoulins, Dugazon, Lazouski, Sillery-Genlis, le duc d’Orléans.

 

Puis remarquez bien que nous ne posons ici que les limites visibles ; maintenant, qui nous dira jusqu’où descend et jusqu’où s’élève cette puissance au-delà des limites où notre œil la perd ?

 

Eh bien, c’était cette puissance qui soulevait le faubourg Saint-Antoine.

 

Dès le 16, un homme à Danton, le Polonais Lazouski, membre du conseil de la Commune, lance l’affaire.

 

Il annonce au conseil que, le 20 juin, les deux faubourgs, le faubourg Saint-Antoine et le faubourg Saint-Marceau, présenteront des pétitions à l’Assemblée et au roi au sujet du veto sur le décret relatif aux prêtres, et, du même coup, planteront sur la terrasse des Feuillants un arbre de liberté, en mémoire de la séance du jeu de paume et du 20 juin 1789.

 

Le conseil refuse son autorisation.

 

– On s’en passera, soufflera tout bas Danton à l’oreille de Lazouski.

 

Et Lazouski répéta tout haut :

 

– On s’en passera !

 

Donc, cette date du 20 juin avait une signification visible et une signification cachée.

 

L’une, qui était le prétexte : présenter une pétition au roi, et planter un arbre de la liberté.

 

L’autre, qui était le but connu de quelques adeptes seulement : sauver la France de La Fayette et des Feuillants, et avertir l’incorrigible roi, le roi de l’ancien régime, qu’il y a de telles tempêtes politiques, qu’un monarque peut y sombrer avec son trône, sa couronne, sa famille, comme, dans les abîmes de l’Océan, un vaisseau s’engloutit corps et biens.

 

Danton, nous l’avons dit, attendait Santerre dans son arrière-boutique. La veille, il lui avait fait dire, par Legendre, qu’il lui fallait pour le lendemain un commencement de soulèvement dans le faubourg Saint-Antoine.

 

Puis, le matin, Billot s’était présenté chez le brasseur patriote, avait fait le signe de reconnaissance, et lui avait annoncé que, pour toute la journée, le comité l’attachait à sa personne.

 

Voilà comment Billot, tout en ayant l’air d’être l’aide de camp de Santerre, en savait plus que Santerre lui-même.

 

Danton venait prendre avec Santerre rendez-vous pour la nuit du lendemain, dans une petite maison de Charenton, située sur la rive droite de la Marne, à l’extrémité du pont.

 

Là devaient se rencontrer tous ces hommes aux existences étranges et inconnues qu’on trouve toujours dirigeant le courant des émeutes.

 

Chacun fut exact au rendez-vous.

 

Les passions de tous ces hommes étaient diverses. Où avaient-elles pris leurs sources ? Ce serait toute une sombre histoire à écrire. Quelques-uns agissaient par amour de la liberté ; beaucoup, comme Billot, par vengeance d’insultes reçues ; un plus grand nombre encore, par haine, par misère, par mauvais instincts.

 

Au premier étage était une chambre fermée où seuls avaient le droit d’entrer les chefs ; ils en descendaient avec des instructions précises, exactes, suprêmes ; on eût dit un tabernacle où quelque dieu inconnu rendait les arrêts.

 

Un gigantesque plan de Paris était déployé sur une table.

 

Le doigt de Danton y traçait les sources, les affluents, le cours et le point de jonction de ces ruisseaux, de ces rivières, de ces fleuves d’hommes qui, le surlendemain, devaient inonder Paris.

 

La place de la Bastille, où l’on débouche par les rues du faubourg Saint-Antoine, par le quartier de l’Arsenal, par le faubourg Saint-Marceau, fut indiquée comme lieu de rassemblement ; l’Assemblée, comme prétexte ; les Tuileries, comme but.

 

Le boulevard était la route large et sûre dans laquelle devait s’écouler tout ce flot grondant.

 

Les postes assignés à chacun, chacun ayant promis de s’y rendre, on se sépara.

 

Le mot d’ordre général était : « En finir avec le château ! »

 

De quelle manière en finirait-on ?

 

Cela restait dans le vague.

 

Pendant toute la journée du 19, des groupes stationnèrent sur l’emplacement de la Bastille, aux environs de l’Arsenal, dans le faubourg Saint-Antoine.

 

Tout à coup, au milieu de ce groupe parut une hardie et terrible amazone, vêtue de rouge, avec une ceinture armée de pistolets, et, au côté, ce sabre qui devait, à travers dix-huit autres blessures, chercher et trouver le cœur de Suleau.

 

C’était Théroigne de Méricourt, la belle Liégeoise.

 

Nous l’avons vue sur la route de Versailles, le 5 octobre. Qu’est-elle devenue depuis ce temps ?

 

Liège s’est révoltée : Théroigne a voulu aller au secours de sa patrie ; elle a été arrêtée en route par les agents de Léopold, et retenue dix-huit mois dans les prisons de l’Autriche.

 

A-t-elle fui ? L’a-t-on laissée sortir ? A-t-elle scié ses barreaux ? A-t-elle séduit son geôlier ? Tout cela est mystérieux comme le commencement de sa vie, terrible comme la fin.

 

Quoi qu’il en soit, elle revient ! La voilà ! De courtisane de l’opulence, elle est devenue la prostituée du peuple ; la noblesse lui a donné l’or avec lequel elle achètera les lames aux fines trempes, les pistolets damasquinés avec lesquels elle frappera ses ennemis.

 

Aussi le peuple la reconnaît et l’accueille avec de grands cris.

 

Comme elle arrive bien, vêtue de rouge ainsi, la belle Théroigne, pour la fête sanglante du lendemain !

 

Le soir de ce même jour, la reine la voit galoper le long de la terrasse des Feuillants ; elle se rend de la place de la Bastille aux Champs-Elysées, du rassemblement populaire au banquet patriotique.

 

Des mansardes des Tuileries, où la reine est montée aux cris qu’elle a entendus, elle découvre des tables dressées ; le vin circule, les chants patriotiques retentissent, et, à chaque toast à l’Assemblée, à la Gironde, à la liberté, les convives montrent le poing aux Tuileries.

 

L’acteur Dugazon chante des couplets contre le roi et contre la reine, et, du château, le roi et la reine peuvent entendre les applaudissements qui suivent chaque refrain.

 

Quels sont les convives ?

 

Les fédérés de Marseille, conduits par Barbaroux : ils sont arrivés de la veille.

 

Le 18 juin, le 10 août a fait son entrée dans Paris !

 

Chapitre CXXXIX

Le 20 juin

 

Le jour vient de bonne heure au mois de juin.

 

À cinq heures du matin, les bataillons étaient rassemblés.

 

Cette fois, l’émeute était régularisée ; elle avait pris l’aspect d’une invasion.

 

La foule reconnaissait des chefs, subissait une discipline, avait sa place marquée, son rang, son drapeau.

 

Santerre était à cheval, avec son état-major d’hommes du faubourg.

 

Billot ne le quittait pas ; on eût dit qu’il était chargé par quelque pouvoir occulte de veiller sur lui.

 

Le rassemblement était divisé en trois corps d’armée :

 

Santerre commandait le premier ;

 

Saint-Huruge, le second ;

 

Théroigne de Méricourt, le troisième.

 

Vers onze heures du matin, sur un ordre apporté par un homme inconnu, l’immense masse se mit en marche.

 

À son départ de la Bastille, elle se composait de vingt mille hommes à peu près.

 

Cette troupe offrait un aspect sauvage, étrange, terrible !

 

Le bataillon conduit par Santerre était le plus régulier ; il y avait bon nombre d’uniformes, et, comme armes, un certain nombre de fusils et de baïonnettes.

 

Mais les deux autres, c’était l’armée du peuple : armée en haillons, hâve, amaigrie ; quatre années de disette et de cherté de pain, et, sur ces quatre années, trois de révolutions !

 

Voilà le gouffre d’où sortait cette armée.

 

Aussi, là, pas d’uniformes, pas de fusils ; des vestes en lambeaux, des blouses déchirées, des armes bizarres saisies dans un premier moment de colère, dans un premier mouvement de défense : des piques, des broches, des lances émoussées, des sabres sans poignée, des couteaux liés au bout de longs bâtons, des haches de charpentier, des marteaux de maçon, des tranchets de cordonnier.

 

Puis, pour étendards, une potence, avec une poupée se balançant à une corde, et représentant la reine – une tête de bœuf avec ses cornes, auxquelles s’entrelace une devise obscène –, un cœur de veau piqué au bout d’une broche, avec ces mots : Cœur d’aristocrate !

 

Puis des drapeaux avec ces légendes :

 

La sanction ou la mort !

 

Rappel des ministres patriotes !

 

Tremble, tyran ! Ton heure est venue !

 

Le rassemblement s’était fendu à l’angle de la rue Saint-Antoine.

 

Santerre et sa garde nationale avaient suivi le boulevard, Santerre avec son costume de chef de bataillon, Saint-Huruge, en fort de la halle, sur un cheval parfaitement caparaçonné que lui avait amené un palefrenier inconnu, et Théroigne de Méricourt, couchée sur un canon traîné par des hommes aux bras nus, suivaient la rue Saint-Antoine.

 

On devait, par la place Vendôme, se rejoindre aux Feuillants.

 

Pendant trois heures, l’armée défila, entraînant dans sa marche la population des quartiers qu’elle traversait.

 

Elle était pareille à ces torrents qui, en grossissant, bondissent et écument.

 

À chaque carrefour, elle grossissait ; à chaque angle de rue, elle écumait.

 

La masse de ce peuple était silencieuse ; seulement, par intervalles, d’une façon inattendue, elle sortait de ce silence et poussait d’immenses clameurs, ou chantait le fameux Ça ira de 1790, qui, se modifiant peu à peu, devenait, d’un chant d’encouragement, un chant de menace ; enfin, elle faisait retentir les cris de « Vive la nation ! Vivent les sans-culottes ! À bas Monsieur et Madame Veto ! »

 

Longtemps avant d’apercevoir les têtes de colonne, on entendait le bruit des pas de cette multitude, comme on entend le bruit d’une marée qui monte ; puis de moment en moment retentissait l’éclat de leurs chants, de leurs rumeurs, de leurs cris, comme retentit le sifflement de la tempête à travers les airs.

 

Arrivé à la place Vendôme, le corps d’armée de Santerre, qui portait le peuplier qu’on devait planter sur la terrasse des Feuillants, trouva un poste de gardes nationaux qui lui barra le passage ; rien n’était plus facile à cette masse que de broyer ce poste entre ses mille replis ; mais non, le peuple s’était promis une fête, et voulait rire, s’amuser, effrayer Monsieur et Madame Veto : il ne voulait pas tuer. Ceux qui portaient l’arbre abandonnèrent le projet de le planter sur la terrasse et allèrent le planter dans la cour voisine des Capucins.

 

L’Assemblée entendait tout ce bruit depuis près d’une heure, quand les commissaires de cette multitude vinrent réclamer, pour ceux qu’ils représentaient, la faveur de défiler devant elle.

 

Vergniaud demanda l’admission ; mais, en même temps, il proposa d’envoyer soixante députés pour protéger le château.

 

Eux aussi, les Girondins, voulaient effrayer le roi et la reine, mais ne voulaient pas qu’on leur fît du mal.

 

Un Feuillant combattit la proposition de Vergniaud, disant que cette précaution serait injurieuse pour le peuple de Paris.

 

N’y avait-il pas l’espérance d’un crime sous cette apparente confiance ?

 

L’admission est accordée, le peuple des faubourgs défilera en armes dans la salle.

 

Aussitôt les portes s’ouvrent et livrent passage aux trente mille pétitionnaires. Le défilé commence à midi et ne s’achève qu’à trois heures.

 

La foule a obtenu la première partie de ce qu’elle demandait : elle a défilé devant l’Assemblée, elle a lu sa pétition ; il lui reste à aller demander au roi sa sanction.

 

Quand l’Assemblée avait reçu la députation, le moyen que le roi ne la reçût pas ? Le roi n’était pas, à coup sûr, plus grand seigneur que le président, puisque, lorsque le roi venait voir le président, il n’avait qu’un fauteuil pareil au sien, et encore était-il à sa gauche !

 

Aussi le roi avait-il fait répondre qu’il recevrait la pétition présentée par vingt personnes.

 

Le peuple n’avait jamais cru entrer aux Tuileries : il comptait que ses députés entreraient pendant que lui défilerait sous les fenêtres.

 

Tous ces drapeaux à devises menaçantes, tous ces étendards funestes, il les ferait voir au roi et à la reine à travers les vitres.

 

Toutes les portes donnant sur le château étaient fermées : il y avait, tant dans la cour que dans le jardin des Tuileries, trois régiments de ligne, deux escadrons de gendarmerie, plusieurs bataillons de garde nationale et quatre pièces de canon.

 

La famille royale voyait, des fenêtres, cette protection apparente, et paraissait assez tranquille.

 

Cependant, la foule, sans mauvaise intention toujours, demandait qu’on lui ouvrît la grille qui donnait sur la terrasse des Feuillants.

 

Les officiers qui la gardaient refusèrent de l’ouvrir sans l’ordre du roi.

 

Alors, trois officiers municipaux demandèrent à passer pour aller quérir cet ordre.

 

On les laissa passer.

 

Montjoye, l’auteur de l’Histoire de Marie-Antoinette, a conservé leurs noms.

 

C’étaient Boucher-René, Boucher Saint-Sauveur et Mouchet ; Mouchet, ce petit juge de paix du Marais, tortu, bancal, déjeté, nain, à l’immense écharpe tricolore.

 

Ils furent admis au château et conduits au roi.

 

Ce fut Mouchet qui porta la parole.

 

– Sire, dit-il, un rassemblement marche légalement sous l’égide de la loi ; il ne faut pas avoir d’inquiétude. Des citoyens paisibles se sont réunis pour faire une pétition à l’Assemblée nationale, et veulent célébrer une fête civique à l’occasion du serment prononcé au Jeu de paume en 1789. Ces citoyens demandent à passer par la terrasse des Feuillants, dont non seulement la grille fermée, mais encore un canon en batterie leur défend l’accès. Nous venons vous demander, sire, que cette grille soit ouverte, et qu’il leur soit accordé un libre passage.

 

– Monsieur, répondit le roi, je vois, à votre écharpe, que vous êtes officier municipal ; c’est donc à vous de faire exécuter la loi. Si vous le jugez nécessaire au dégagement de l’Assemblée, faites ouvrir la porte de la terrasse des Feuillants ; que les citoyens défilent par cette terrasse et sortent par la porte des écuries. Entendez-vous donc à cet effet avec M. le commandant général de la garde, et surtout faites en sorte que la tranquillité publique ne soit pas troublée.

 

Les trois municipaux saluèrent et sortirent, accompagnés d’un officier chargé de constater que l’ordre d’ouvrir la porte était bien donné par le roi lui-même.

 

On ouvrit la grille.

 

La grille ouverte, chacun voulut entrer.

 

Il y eut étouffement ; on sait ce que c’est que la foule qui étouffe : c’est la vapeur qui éclate et se brise.

 

La grille de la terrasse des Feuillants craqua comme une claie d’osier.

 

La foule respira et se répandit joyeuse dans le jardin.

 

On avait négligé d’ouvrir la porte des écuries.

 

Trouvant cette porte fermée, la foule défila devant les gardes nationaux rangés en haie contre la façade du château.

 

Puis elle sortit par la porte du quai, et, comme il fallait, à tout prendre, qu’elle retournât à son faubourg, elle voulut rentrer par les guichets du Carrousel.

 

Les guichets étaient fermés et gardés.

 

Mais la foule, brisée, meurtrie, bousculée, commence à s’irriter.

 

Devant son grondement, les guichets s’ouvrent, et la foule se répand sur l’immense place.

 

Là, elle se rappelle que la principale affaire de la journée, c’est la pétition au roi pour qu’il lève son veto.

 

Il en résulte qu’au lieu de continuer son chemin, la foule attend dans le Carrousel.

 

Une heure se passe ; elle s’impatiente.

 

Elle s’en serait bien allée, mais ce n’était point l’affaire des meneurs.

 

Il y avait là des gens qui allaient de groupe en groupe, et qui disaient :

 

– Restez, mais restez donc ! Le roi va donner sa sanction ; ne rentrons chez nous qu’avec la sanction du roi, ou ce sera à recommencer.

 

La foule trouvait que ces gens-là avaient parfaitement raison ; mais, en même temps, elle réfléchissait que cette fameuse sanction se faisait bien attendre.

 

On avait faim ; c’était le cri général.

 

La cherté du pain avait cessé ; mais plus de travail, plus d’argent ; et, si bon marché que soit le pain, encore ne le donne-t-on pas pour rien.

 

Tout cela s’était levé à cinq heures du matin, avait quitté son grabat, où beaucoup s’étaient couchés à jeun la veille ; tout cela, ouvriers avec leurs femmes, mères avec leurs enfants, tout cela s’était mis en route sur cette vague espérance que le roi sanctionnerait le décret, et que tout irait bien.

 

Le roi ne paraissait pas le moins du monde disposé à sanctionner.

 

Il faisait chaud, et l’on avait soif.

 

La faim, la soif et la chaleur rendent les chiens enragés.

 

Eh bien, ce pauvre peuple attendait, lui, et prenait patience.

 

Cependant, on commence à secouer les grilles du château.

 

Un municipal paraît dans la cour des Tuileries, et harangue le peuple.

 

– Citoyens, dit-il, c’est le domicile du roi, et, y entrer en armes, ce serait le violer. Le roi veut bien recevoir votre pétition, mais présentée seulement par vingt députés.

 

Ainsi, les députés que la foule attend, qu’elle croit, depuis une heure, près du roi, les députés ne sont pas introduits !

 

Tout à coup, on entend de grands cris du côté des quais.

 

C’est Santerre et Saint-Huruge sur leurs chevaux ; c’est Théroigne sur son canon.

 

– Eh bien, que faites-vous là devant cette grille ? crie Saint-Huruge ; pourquoi n’entrez-vous pas ?

 

– Au fait, disent les hommes du peuple, pourquoi n’entrons-nous pas ?

 

– Mais vous voyez bien que la porte est fermée, objectent plusieurs voix.

 

Théroigne saute à bas de son canon.

 

– Il est chargé, dit-elle : faites sauter la porte avec le boulet.

 

Et l’on braque le canon devant la porte.

 

– Attendez ! attendez ! crient deux municipaux ; pas de violence : on va vous ouvrir.

 

Et, en effet, ils pèsent sur la bascule qui ferme les deux battants : la bascule joue, la porte s’ouvre.

 

Tous se précipitent.

 

Voulez-vous savoir ce que c’est que la foule, et quel terrible torrent elle fait ?

 

Eh bien, la foule entre ; le canon, entraîné, roule dans les flots, traverse avec elle la cour, monte avec elle les degrés, et, avec elle, se trouve au haut de l’escalier !

 

Au haut de l’escalier sont des officiers municipaux en écharpe.

 

– Que comptez-vous faire d’une pièce de canon ? demandent-ils. Une pièce de canon dans les appartements du roi ! Croyez-vous obtenir quelque chose par une pareille violence ?

 

– C’est vrai, répondent ces hommes, tout étonnés eux-mêmes que cette pièce de canon fût là.

 

Et ils retournent la pièce, et veulent la descendre.

 

L’essieu s’accroche dans une porte, et voilà la gueule du canon tournée vers la multitude.

 

– Bon ! il y a de l’artillerie jusque dans les appartements du roi ! crient ceux qui arrivent, et qui, ne sachant pas comment cette pièce se trouve là, ne reconnaissent pas le canon de Théroigne, et croient qu’il a été amené là contre eux.

 

Pendant ce temps, sur l’ordre de Mouchet, deux hommes, avec des haches, coupent, taillent, brisent le chambranle de la porte, et dégagent la pièce, qui est redescendue sous le vestibule.

 

Cette opération, qui a pour but de dégager le canon, fait croire que l’on brise les portes à coups de hache.

 

Deux cents gentilshommes, à peu près, sont accourus au château, non pas dans l’espoir de le défendre, mais ils croient que l’on en veut aux jours du roi, et ils viennent mourir avec lui.

 

Il y a, en outre, le vieux maréchal de Mouchy ; M. d’Hervilly, commandant de la garde constitutionnelle licenciée ; Acloque, commandant du bataillon de la garde nationale du faubourg Saint-Marceau ; trois grenadiers du bataillon du faubourg Saint-Martin, restés seuls à leur poste, MM. Lecrosnier, Bridaut et Gossé ; un homme vêtu de noir, qui déjà une fois est accouru offrir sa poitrine à la balle des assassins, dont on a constamment repoussé les conseils, et qui, au jour du danger qu’il a essayé de conjurer, vient, comme un dernier rempart, se mettre entre ce danger et le roi : Gilbert.

 

Le roi et la reine, très inquiets au bruit effroyable de cette multitude, s’étaient peu à peu habitués à ce bruit.

 

Il était trois heures et demie de l’après-midi ; ils espéraient que la fin de la journée s’écoulerait comme le commencement.

 

La famille royale était réunie dans la chambre du roi.

 

Tout à coup, le bruit des haches retentit jusque dans la chambre, dominé par les bouffées de clameurs qui semblent les hurlements lointains de la tempête.

 

En ce moment, un homme se précipite dans la chambre à coucher du roi en criant :

 

– Sire, ne me quittez pas ; je réponds de tout !

 

Chapitre CXL

Où le roi voit qu’il est certaines circonstances où sans être jacobin, on peut mettre le bonnet rouge sur sa tête

 

Cet homme, c’était le docteur Gilbert.

 

On ne le revoyait qu’à des distances presque périodiques, et dans toutes les grandes péripéties de l’immense drame qui se déroulait.

 

– Ah ! docteur, c’est vous ! Que se passe-t-il donc ? demandent à la fois le roi et la reine.

 

– Il se passe, sire, dit Gilbert, que le château est envahi, et que ce bruit, que vous entendez, c’est celui que fait le peuple en demandant à vous voir.

 

– Oh ! s’écrient à la fois la reine et Madame Élisabeth, nous ne vous quittons pas, sire !

 

– Le roi, dit Gilbert, veut-il me donner pour une heure la puissance qu’a un capitaine de vaisseau sur un bâtiment pendant la tempête ?

 

– Je vous la donne, dit le roi.

 

En ce moment, le commandant de la garde nationale Acloque paraissait à son tour à la porte, pâle, mais décidé à défendre le roi jusqu’au bout.

 

– Monsieur, s’écria Gilbert, voici le roi : il est prêt à vous suivre ; chargez vous du roi.

 

Puis, au roi :

 

– Allez, sire allez !

 

– Mais, moi s’écria la reine, moi, je veux suivre mon mari !

 

– Et moi, mon frère ! cria Madame Élisabeth.

 

– Suivez votre frère, madame, dit Gilbert à Madame Élisabeth ; mais, vous, madame, restez ! ajouta-t-il en s’adressant à la reine.

 

– Monsieur !… dit Marie-Antoinette.

 

– Sire ! sire ! cria Gilbert, au nom du ciel, priez la reine de s’en rapporter à moi, ou je ne réponds de rien.

 

– Madame, dit le roi, écoutez les conseils de M. Gilbert, et, s’il le faut, obéissez à ses ordres.

 

Puis, à Gilbert.

 

– Monsieur, ajouta-t-il, vous me répondez de la reine et du dauphin ?

 

– Sire, j’en réponds, ou je mourrai avec eux ! C’est tout ce qu’un pilote peut dire pendant la tempête.

 

La reine voulut faire un dernier effort, mais Gilbert étendit les bras pour lui barrer le chemin.

 

– Madame, lui dit-il, c’est vous, et non le roi, qui courez le véritable danger. À tort ou à raison, c’est vous que l’on accuse de la résistance du roi ; votre présence l’exposerait donc sans le défendre. Faites l’office du paratonnerre : détournez la foudre, si vous pouvez !

 

– Alors, monsieur, que la foudre tombe donc sur moi seule, et épargne mes enfants !

 

– J’ai répondu au roi de vous et d’eux, madame. Suivez-moi !

 

Puis, se tournant vers Mme de Lamballe, qui était arrivée depuis un mois d’Angleterre, et depuis trois jours de Vernon, et vers les autres femmes de la reine :

 

– Suivez-nous ! ajouta Gilbert.

 

Les autres femmes de la reine étaient la princesse de Tarente, la princesse de la Trémouille, Mmes de Tourzel, de Mackau, et de la Roche-Aymon.

 

Gilbert connaissait l’intérieur du château ; il s’orienta.

 

Ce qu’il cherchait, c’était une grande salle où tout le monde pût voir et entendre ; c’était un premier rempart à franchir ; il mettrait la reine, ses enfants, les femmes derrière ce rempart, et lui en avant du rempart même.

 

Il songea à la salle du conseil.

 

Par bonheur, elle était encore libre.

 

Il poussa la reine, les enfants, la princesse de Lamballe dans l’embrasure d’une fenêtre. Les minutes étaient si précieuses, qu’on n’avait pas le temps parler : déjà on heurtait aux portes.

 

Il traîna la lourde table du conseil devant la fenêtre ; le rempart était trouvé.

 

Madame Royale se tint debout sur la table, près de son frère assis.

 

La reine se trouvait derrière eux : l’innocence défendait l’impopularité.

 

Marie-Antoinette voulait, au contraire, se mettre devant ses enfants.

 

– Tout est bien ainsi, cria Gilbert du ton d’un général qui commande une manœuvre décisive ; ne bougez pas !

 

Et, comme on ébranlait la porte, et qu’il reconnaissait un flot de femmes dans cette marée hurlante :

 

– Entrez, citoyennes ! dit-il en tirant les verrous ; la reine et ses enfants vous attendent !

 

La porte ouverte, le flot entra comme à travers une digue rompue.

 

– Où est-elle l’Autrichienne ? Où est-elle, Madame Veto ? crièrent cinq cents voix.

 

C’était le moment terrible.

 

Gilbert comprit qu’en ce moment suprême toute puissance échappait à la main des hommes et passait dans celle de Dieu.

 

– Du calme, madame ! dit-il à la reine ; je n’ai pas besoin de vous recommander la bonté.

 

Une femme précédait les autres, les cheveux épars, brandissant un sabre, belle de colère, de faim peut-être.

 

– Où est l’Autrichienne ? criait-elle. Elle ne mourra que de ma main.

 

Gilbert la prit par le bras, et, la conduisant devant la reine :

 

– La voici ! dit-il.

 

Alors, de sa voix la plus douce :

 

– Vous ai-je fait quelque tort personnel, mon enfant ? demanda la reine.

 

– Aucun, madame, répondit la faubourienne, tout étonnée à la fois de la douceur et de la majesté de Marie-Antoinette.

 

– Eh bien, alors, pourquoi donc voulez-vous me tuer ?

 

– On m’a dit que c’était vous qui perdiez la nation, balbutia la jeune fille interdite et abaissant sur le parquet la pointe de son sabre.

 

– Alors, on vous a trompée. J’ai épousé le roi de France ; je suis la mère du dauphin, de cet enfant que voilà, tenez… Je suis française, je ne reverrai jamais mon pays : je ne puis donc être heureuse ou malheureuse qu’en France… Hélas ! j’étais heureuse quand vous m’aimiez !

 

Et la reine poussa un soupir.

 

La jeune fille laissa tomber son sabre, et se mit à pleurer.

 

– Ah ! madame, dit-elle, je ne vous connaissais pas : pardonnez-moi ! Je vois que vous êtes bonne !

 

– Continuez ainsi, madame, dit tout bas Gilbert, et non seulement vous êtes sauvée, mais encore tout ce peuple sera, dans un quart d’heure, à vos genoux.

 

Puis, confiant la reine à deux ou trois gardes nationaux qui accouraient et au ministre de la Guerre Lajard, qui venait d’entrer avec le peuple, il courut au roi.

 

Le roi venait de se heurter à une scène à peu près pareille. Louis XVI avait couru au bruit : au moment où il entrait dans la salle de l’Œil-de-bœuf, les panneaux de la porte s’ouvraient brisés, et la pointe des baïonnettes, les fers des lances, les tranchants des haches passaient par les ouvertures.

 

– Ouvrez ! cria le roi, ouvrez !

 

– Citoyens, dit à haute voix M. d’Hervilly, il est inutile d’enfoncer la porte : le roi veut qu’on ouvre.

 

En même temps, il lève les verrous, et tourne la clef ; la porte, à moitié brisée, crie sur les gonds.

 

M. Acloque et le duc de Mouchy ont eu le temps de pousser le roi dans l’embrasure d’une fenêtre, tandis que quelques grenadiers qui se trouvent là se hâtent de renverser et d’entasser des bancs devant lui.

 

En voyant la foule envahir la salle avec des cris, des imprécations, des hurlements, le roi ne peut s’empêcher de crier :

 

– À moi, messieurs !

 

Quatre grenadiers tirèrent aussitôt leurs sabres du fourreau, et se rangèrent à ses côtés.

 

– Le sabre au fourreau, messieurs ! cria le roi, tenez-vous à mes côtés, voilà tout ce que je vous demande.

 

En effet, peu s’en fallut qu’il ne fût trop tard. L’éclair qui avait jailli de la lame des sabres avait semblé une provocation.

 

Un homme en haillons, les bras nus, l’écume à la bouche, s’élance sur le roi.

 

– Ah ! te voilà, Veto ! lui dit-il.

 

Et il essaye de le frapper d’une lame de couteau emmanchée au bout d’un bâton.

 

Un des grenadiers qui, malgré l’ordre du roi, n’avait pas encore remis son sabre au fourreau, abaisse le bâton avec son sabre.

 

Mais c’est alors le roi lui-même qui, entièrement revenu à lui, écarte le grenadier de la main, en disant :

 

– Laissez-moi, monsieur ! Que puis-je avoir à craindre au milieu de mon peuple ?

 

Et, faisant un pas en avant, Louis XVI, avec une majesté dont on l’eût cru incapable, avec un courage qui lui avait paru étranger jusqu’alors, présenta sa poitrine aux armes de toute espèce que l’on dirigeait contre lui.

 

– Silence ! dit, au milieu de ce tumulte épouvantable, une voix de stentor ; je veux parler.

 

Le canon eut essayé vainement de se faire entendre parmi ces clameurs et ces vociférations, et, cependant, à cette voix, vociférations et clameurs tombèrent.

 

C’était la voix du boucher Legendre.

 

Il s’approcha du roi presque à le toucher.

 

On avait fait un cercle autour de lui.

 

En ce moment, un homme apparut sur la ligne extrême de ce cercle, et, derrière la terrible doublure de Danton, le roi reconnut la figure pâle mais sereine du docteur Gilbert.

 

Un coup d’œil interrogateur lui demanda : « Qu’avez-vous fait de la reine, monsieur ? »

 

Un sourire du docteur répondit : « Elle est en sûreté, sire ! »

 

Le roi remercia Gilbert d’un signe.

 

– Monsieur ! dit Legendre s’adressant au roi.

 

À ce mot de monsieur, qui semblait indiquer la déchéance, le roi se retourna comme si un serpent l’eût mordu.

 

– Oui, Monsieur… Monsieur Veto, c’est à vous que je parle, dit Legendre. Ecoutez-nous donc, car vous êtes fait pour nous écouter. Vous êtes un perfide ; vous nous avez toujours trompés, et vous nous trompez encore ; mais prenez garde à vous ! la mesure est comble, et le peuple est las d’être votre jouet et votre victime.

 

– Eh bien, je vous écoute, monsieur, dit le roi.

 

– Tant mieux ! Vous savez ce que nous sommes venus faire ici ? Nous sommes venus vous demander la sanction des décrets, et le rappel des ministres… Voici notre pétition.

 

Et Legendre, tirant de sa poche un papier qu’il déplia, lut la même pétition menaçante qui avait déjà été lue à l’Assemblée.

 

Le roi l’écouta, les yeux fixés sur le lecteur ; puis, quand elle fut achevée, sans la moindre émotion, apparente du moins :

 

– Je ferai, monsieur, dit-il, ce que les lois et la Constitution m’ordonnent de faire.

 

– Ah ! oui, dit une voix, c’est là ton grand cheval de bataille, la Constitution ! la Constitution de 91, qui te permet d’enrayer toute la machine, de lier la France au poteau, et d’attendre que les Autrichiens viennent l’y égorger !

 

Le roi se retourna vers cette nouvelle voix, car il comprenait que de ce côté lui arrivait une attaque plus grave.

 

Gilbert aussi fit un mouvement, et alla poser la main sur l’épaule de l’homme qui avait parlé.

 

– Je vous ai déjà vu, mon ami, dit le roi. Qui êtes-vous ?

 

Et il le regardait avec plus de curiosité que de crainte, quoique la figure de cet homme eût un caractère de terrible résolution.

 

– Oui, vous m’avez déjà vu, sire. Vous m’avez déjà vu trois fois : une fois, au retour de Versailles, le 16 juillet ; une fois, à Varennes ; l’autre fois, ici… Sire, rappelez-vous mon nom ; j’ai un nom de sinistre augure : je m’appelle Billot !

 

En ce moment, les cris redoublèrent ; un homme armé d’une pique essaya de darder un coup au roi.

 

Mais Billot saisit la lance, l’arracha des mains du meurtrier, et, la brisant sur son genou :

 

– Pas d’assassinat ! dit-il. Il n’y a qu’un fer qui ait le droit de toucher à cet homme : celui de la loi ! On dit qu’il y a un roi d’Angleterre qui a eu le cou coupé par jugement du peuple qu’il avait trahi ; tu dois savoir son nom, toi, Louis ? Ne l’oublie pas !

 

– Billot ! murmura Gilbert.

 

– Oh ! vous avez beau faire, dit Billot en secouant la tête, cet homme sera jugé comme traître et condamné !

 

– Oui, traître ! crièrent cent voix ; traître ! traître ! traître !

 

Gilbert se jeta entre le roi et le peuple.

 

– Ne craignez rien, sire, dit-il, et tâchez, par quelque démonstration matérielle, de donner satisfaction à ces furieux.

 

Le roi prit la main de Gilbert, et la posa sur son cœur.

 

– Vous voyez que je ne crains rien, monsieur, dit-il ; j’ai reçu les sacrements ce matin : que l’on fasse de moi ce que l’on voudra. Quant au signe matériel que vous m’invitez à arborer, tenez, êtes-vous satisfait ?

 

Et le roi, prenant un bonnet rouge sur la tête d’un sans-culotte, mit ce bonnet rouge sur sa propre tête.

 

Aussitôt, la multitude éclata en applaudissements.

 

– Vive le roi ! vive la nation ! crièrent toutes les voix.

 

Un homme fendit la foule, et s’approcha du roi : il tenait une bouteille à la main.

 

– Si tu aimes le peuple comme tu le dis, gros Veto, prouve-le donc en buvant à la santé du peuple !

 

Et il lui présenta la bouteille.

 

– Ne buvez pas, sire ! dit une voix : ce vin est peut-être empoisonné.

 

– Buvez, sire ; je réponds de tout, dit Gilbert.

 

Le roi prit la bouteille.

 

– À la santé du peuple ! dit-il.

 

Et il but.

 

De nouveaux cris de « Vive le roi ! » retentirent.

 

– Sire, dit Gilbert, vous n’avez plus rien à craindre : permettez que je retourne à la reine.

 

– Allez ! dit le roi en lui serrant la main.

 

Au moment où Gilbert sortait, Isnard et Vergniaud entraient.

 

Ils avaient quitté l’Assemblée et venaient d’eux-mêmes faire au roi un rempart de leur popularité, et, au besoin, de leur corps.

 

– Le roi ? demandèrent-ils.

 

Gilbert le leur montra de la main, et les deux députés s’élancèrent vers lui.

 

Pour arriver jusqu’à la reine, Gilbert devait traverser plusieurs chambres et, entre autres, celle du roi.

 

Le peuple avait tout envahi.

 

– Ah ! disaient les hommes en s’asseyant sur le lit royal, le gros Veto ! il a un lit, ma foi, meilleur que le nôtre.

 

Tout cela n’était plus bien inquiétant ; le premier moment d’effervescence était passé.

 

Gilbert revenait plus tranquille près de la reine.

 

En entrant dans la salle où il l’avait laissée, il jeta de son côté un regard rapide, et respira.

 

Elle était toujours à la même place ; le petit dauphin, comme son père, était coiffé d’un bonnet rouge.

 

Il se faisait dans la chambre voisine une grande rumeur qui attira vers la porte le regard de Gilbert.

 

Ce bruit, c’était celui que faisait Santerre en s’approchant.

 

Le colosse entra dans la salle.

 

– Oh ! oh ! dit-il, c’est donc ici qu’est l’Autrichienne ?

 

Gilbert marcha droit à lui, coupant la salle en diagonale.

 

– Monsieur Santerre, dit-il.

 

Santerre se retourna.

 

– Eh ! s’écria-t-il tout joyeux, le docteur Gilbert !

 

– Qui n’a pas oublié, dit celui-ci, que vous êtes un de ceux qui lui ont ouvert les portes de la Bastille… Laissez-moi vous présenter à la reine, monsieur Santerre.

 

– À la reine ? Me présenter à la reine ? grogna le brasseur.

 

– Oui, à la reine. Refusez-vous ?

 

– Non, par ma foi ! dit Santerre ; j’allais me présenter tout seul ; mais, puisque vous voilà…

 

– Je connais M. Santerre, dit la reine ; je sais qu’au moment de la disette, il a nourri, à lui tout seul, la moitié du faubourg Saint-Antoine.

 

Santerre s’arrêta étonné ; puis, fixant son regard un peu embarrassé sur le dauphin, et voyant que la sueur coulait à grosses gouttes sur les joues du pauvre enfant :

 

– Oh ! dit-il en s’adressant aux gens du peuple, ôtez donc le bonnet à cet enfant : vous voyez bien qu’il étouffe !

 

La reine le remercia d’un regard.

 

Alors, se penchant vers elle, et s’appuyant sur la table :

 

– Vous avez des amis bien maladroits, madame ! lui dit à demi-voix le brave Flamand ; j’en connais, moi, qui vous serviraient mieux !

 

Une heure après, toute cette foule s’était écoulée, et le roi, accompagné de sa sœur, rentrait dans la chambre où l’attendaient la reine et ses enfants.

 

La reine courut à lui, et se jeta à ses pieds ; les deux enfants saisirent ses mains ; on s’embrassait comme après un naufrage.

 

Ce fut seulement alors que le roi s’aperçut qu’il avait encore le bonnet rouge sur la tête.

 

– Ah ! s’écria-t-il, je l’avais oublié !

 

Et, le prenant à pleine main, il le jeta loin de lui avec dégoût.

 

Un jeune officier d’artillerie, âgé de vingt-deux ans à peine, avait assisté à toute cette scène, appuyé à un arbre de la terrasse du bord de l’eau ; il avait vu, à travers la fenêtre, tous les dangers qu’avait courus, toutes les humiliations qu’avait essuyées le roi ; mais, à l’épisode du bonnet rouge, il n’avait pas pu y tenir plus longtemps.

 

– Oh ! murmura-t-il, si j’avais seulement douze cents hommes et deux pièces de canon, je débarrasserais bien vite le pauvre roi de toute cette canaille !

 

Mais, comme il n’avait pas ses douze cents hommes et ses deux pièces de canon, et qu’il ne pouvait plus supporter la vue de ce hideux spectacle, il se retira.

 

Ce jeune officier, c’était Napoléon Bonaparte.

 

Chapitre CXLI

Réaction

 

L’évacuation des Tuileries avait été aussi triste et aussi muette que l’envahissement en avait été bruyant et terrible.

 

La foule se disait, étonnée elle-même du peu de résultat de la journée : « Nous n’avons rien obtenu ; il faudra revenir. »

 

C’était, en effet, trop pour une menace, trop peu pour un attentat

 

Ceux qui avaient vu au-delà de ce qui s’était passé avaient jugé Louis XVI sur sa réputation ; ils se rappelaient le roi fuyant à Varennes sous l’habit d’un laquais, et ils se disaient :

 

– Au premier bruit qu’entendra Louis XVI, il se cachera dans quelque armoire, sous quelque table, derrière quelque rideau : on y donnera un coup d’épée au hasard, et l’on en sera quitte pour dire, comme Hamlet, croyant tuer le tyran du Danemark : « Un rat ! »

 

Il en avait été tout autrement : jamais le roi n’avait été si calme ; disons plus : jamais il n’avait été si grand.

 

L’insulte avait été immense ; mais elle n’avait pas monté à la hauteur de sa résignation. Sa fermeté timide, si l’on peut parler ainsi, avait eu besoin d’être excitée, et, dans l’excitation, avait pris la roideur de l’acier ; relevé par les circonstances extrêmes au milieu desquelles il se trouvait, il avait, cinq heures durant, vu, sans pâlir, les haches flamboyer au-dessus de sa tête, les lances, les épées, les baïonnettes, reculer devant sa poitrine ; nul général n’avait couru peut-être en dix batailles, si meurtrières qu’elles eussent été, un danger pareil à celui qu’il venait d’affronter dans cette lente revue de l’émeute ! Les Théroigne, les Saint-Huruge, les Lazouski, les Fournier, les Verrière, tous ces familiers de l’assassinat étaient partis dans l’intention bien positive de le tuer, et cette majesté inattendue qui s’était révélée au milieu de la tempête leur avait fait tomber le poignard de la main. Louis XVI venait d’avoir sa passion ; le royal Ecce Homo s’était montré le front ceint du bonnet rouge, comme Jésus de sa couronne d’épines ; et, de même que Jésus, au milieu des insultes et des mauvais traitements, avait dit : « Je suis votre Christ ! » Louis XVI, au milieu des injures et des outrages n’avait pas cessé de dire un instant : « Je suis votre roi ! »

 

Voilà ce qui était arrivé. L’idée révolutionnaire avait cru, en forçant la porte des Tuileries, n’y trouver que l’ombre inerte et tremblante de la royauté, et, à son grand étonnement, elle avait rencontré, debout et vivante, la foi du moyen âge ! Et l’on avait vu un instant deux principes face à face, l’un à son couchant, l’autre à son orient ; quelque chose de terrible comme si l’on apercevait à la fois au ciel un soleil qui se levât avant que l’autre soleil fût couché ! Seulement, il y avait autant de grandeur et d’éclat dans l’un que dans l’autre, autant de foi dans l’exigence du peuple que dans le refus de la royauté.

 

Les royalistes étaient ravis ; en somme, la victoire leur était restée.

 

Mis violemment en demeure d’obéir à l’Assemblée, le roi, au lieu de sanctionner, comme il était prêt à le faire, un des deux décrets ; le roi, sachant qu’il ne courrait pas plus de risque à en rejeter deux qu’à en repousser un seul, le roi avait apposé son veto sur les deux.

 

Puis la royauté, dans cette fatale journée du 20 juin, avait été si bas descendue, qu’elle semblait avoir touché le fond de l’abîme, et n’avoir plus désormais qu’à remonter.

 

Et en effet, la chose parut s’accomplir ainsi.

 

Le 21, l’Assemblée déclara qu’aucun rassemblement de citoyens armés ne serait plus admis à la barre. C’était désavouer, mieux que cela, condamner le mouvement de la veille.

 

Le soir du 20, Pétion était arrivé aux Tuileries comme tout allait finir.

 

– Sire, dit-il au roi, je viens d’apprendre seulement à cette heure la situation de Votre Majesté.

 

– C’est étonnant, répondit le roi. Il y a cependant assez longtemps que cela dure !

 

Le lendemain, les constitutionnels, les royalistes et les Feuillants demandèrent à l’Assemblée la proclamation de la loi martiale.

 

On sait ce que la première proclamation de cette loi avait amené, le 17 juillet précédent, au Champ-de-Mars.

 

Pétion courut à l’Assemblée.

 

On fondait cette demande sur de nouveaux rassemblements qui existaient, disait-on.

 

Pétion affirma que ces nouveaux rassemblements n’avaient jamais existé ; il répondit de la tranquillité de Paris. La proclamation de la loi martiale fut repoussée.

 

Au sortir de la séance, vers huit heures du soir, Pétion se rendit aux Tuileries pour rassurer le roi sur l’état de la capitale. Il était accompagné de Sergent : Sergent, graveur en taille-douce, et beau-frère de Marceau, était membre du conseil municipal et l’un des administrateurs de la police. Deux ou trois autres membres de la municipalité s’étaient joints à eux.

 

En traversant la cour du Carrousel, ils furent insultés par des chevaliers de Saint-Louis, des gardes constitutionnels et des gardes nationaux ; Pétion fut personnellement attaqué ; Sergent, malgré l’écharpe qu’il portait, fut frappé à la poitrine et à la figure, renversé même d’un coup de poing !

 

À peine introduit, Pétion comprit que c’était un combat qu’il était venu chercher.

 

Marie-Antoinette lui lança un de ces regards comme les seuls yeux de Marie-Thérèse savaient en décocher : deux rayons de haine et de mépris, deux éclairs terribles et fulgurants.

 

Le roi savait déjà ce qui s’était passé à l’Assemblée.

 

– Eh bien, monsieur, dit-il à Pétion, c’est donc vous qui prétendez que le calme est rétabli dans la capitale ?

 

– Oui, sire, répondit Pétion, le peuple vous a fait ses représentations ; il est tranquille et satisfait.

 

– Avouez, monsieur, reprit le roi engageant le combat, avouez que la journée d’hier est un grand scandale, et que la municipalité n’a fait ni ce qu’elle devait ni ce qu’elle pouvait faire.

 

– Sire, répliqua Pétion, la municipalité a fait son devoir ; l’opinion publique la jugera.

 

– Dites la nation entière, monsieur.

 

– La municipalité ne craint pas le jugement de la nation.

 

– Et, dans ce moment, en quel état est Paris ?

 

– Calme, sire.

 

– Cela n’est pas vrai !

 

– Sire…

 

– Taisez-vous !

 

– Le magistrat du peuple n’a point à se taire, sire, quand il fait son devoir et dit la vérité.

 

– C’est bon, retirez-vous.

 

Pétion salua et sortit.

 

Le roi avait été si violent, sa figure portait l’expression d’une si profonde colère, que la reine, la femme emportée, l’amazone ardente, en fut épouvantée.

 

– Mon Dieu, dit-elle à Rœderer quand Pétion eut disparu, ne trouvez-vous pas que le roi a été bien vif, et ne craignez-vous pas que cette vivacité ne lui nuise auprès des Parisiens ?

 

– Madame, répondit Rœderer, personne ne trouvera étonnant que le roi impose silence à un de ses sujets qui lui manque de respect.

 

Le lendemain, le roi écrivit à l’Assemblée pour se plaindre de cette profanation du château, de la royauté et du roi.

 

Puis il fit une proclamation à son peuple.

 

Il y avait donc deux peuples : le peuple qui avait fait le 20 juin et le peuple auquel le roi s’en plaignait.

 

Le 24, le roi et la reine passèrent la revue de la garde nationale, et furent accueillis avec enthousiasme.

 

Le même jour, le directoire de Paris suspendit le maire.

 

Qui lui donnait une pareille audace ?

 

Trois jours après la chose s’éclaircit.

 

La Fayette, parti de son camp avec un seul officier, arriva à Paris le 27, et descendit chez son ami M. de La Rochefoucauld.

 

Pendant la nuit, on avertit les constitutionnels, les Feuillants et les royalistes, et l’on s’occupa de faire les tribunes du lendemain.

 

Le lendemain, le général se présenta à l’Assemblée.

 

Trois salves d’applaudissements l’accueillirent ; mais chacune d’elles fut éteinte par le murmure des Girondins.

 

On comprit que la séance allait être terrible.

 

Le général La Fayette était un des hommes les plus franchement braves qui existassent ; mais la bravoure n’est pas l’audace : il est même rare qu’un homme réellement brave soit en même temps audacieux.

 

La Fayette comprit le danger qu’il courait ; seul contre tous, il venait jouer le reste de sa popularité : s’il la perdait, il se perdait avec elle ; s’il gagnait, il pouvait sauver le roi.

 

C’était d’autant plus beau de sa part, qu’il savait la répugnance du roi, la haine de la reine pour lui : « J’aime mieux périr par Pétion qu’être sauvée par La Fayette ! »

 

Peut-être ne venait-il aussi que pour accomplir une bravade de sous lieutenant, que pour répondre à un défi.

 

Treize jours auparavant, il avait écrit à la fois au roi et à l’Assemblée : au roi, pour l’encourager à la résistance ; à l’Assemblée, pour la menacer si elle continuait d’attaquer.

 

– Il est bien insolent au milieu de son armée, avait dit une voix ; nous verrions s’il parlerait le même langage, seul au milieu de nous.

 

Ces paroles avaient été rapportées à La Fayette à son camp de Maubeuge.

 

Peut-être ces paroles furent-elles la vraie cause de son voyage à Paris.

 

Il monta à la tribune au milieu des applaudissements des uns, mais aussi au milieu des grondements et des menaces des autres.

 

– Messieurs, dit-il, on m’a reproché d’avoir écrit ma lettre du 16 juin au milieu de mon camp ; il était de mon devoir de protester contre cette imputation de timidité, de sortir de cet honorable rempart que l’affection des troupes formait autour de moi, et de me présenter seul devant vous. Puis un motif plus puissant encore m’appelait. Les violences du 20 juin ont soulevé l’indignation de tous les bons citoyens et surtout de l’armée. Les officiers, sous-officiers et soldats ne font qu’un. J’ai reçu de tous les corps des adresses pleines de dévouement à la Constitution et de haine contre les factieux. J’ai arrêté ces manifestations. Je me suis chargé d’exprimer seul les sentiments de tous. C’est comme citoyen que je vous parle. Il est temps de garantir la Constitution, d’assurer la liberté de l’Assemblée nationale, celle du roi, sa dignité. Je supplie l’Assemblée d’ordonner que les excès du 20 juin seront poursuivis comme des crimes de lèse-nation ; de prendre des mesures efficaces pour faire respecter toutes les autorités constituées, et particulièrement la vôtre et celle du roi, et de donner à l’armée l’assurance que la Constitution ne recevra aucune atteinte à l’intérieur, tandis que les braves Français prodiguent leur sang pour la défense de la frontière !

 

Guadet s’était levé lentement et au fur et à mesure qu’il avait senti La Fayette approcher de sa péroraison ; au milieu des applaudissements qui l’accueillaient, l’acerbe orateur de la Gironde étendit la main en signe qu’il demandait à répondre. Quand la Gironde voulait lancer la flèche de l’ironie, c’était à Guadet qu’elle remettait l’arc, et Guadet n’avait qu’à prendre au hasard une flèche dans son carquois.

 

À peine le bruit du dernier applaudissement s’était-il éteint, que le bruit de sa parole vibrante lui succédait

 

– Au moment où j’ai vu M. La Fayette, s’écria-t-il, une idée bien consolante s’est offerte à mon esprit : « Ainsi, me suis-je dit, nous n’avons plus d’ennemis extérieurs ; ainsi, me suis-je dit, les Autrichiens sont vaincus ; voici M. La Fayette qui vient nous annoncer la nouvelle de sa victoire et de leur destruction ! » L’illusion n’a pas duré longtemps : nos ennemis sont toujours les mêmes ; nos dangers extérieurs n’ont pas changé ; et, cependant, M. La Fayette est à Paris ! Il se constitue l’organe des honnêtes gens et de l’armée ! Ces honnêtes gens, qui sont-ils ? Cette armée, comment a-t-elle pu délibérer ? Mais, d’abord que M. La Fayette nous montre son congé !

 

À ces mots, la Gironde comprend que le vent va tourner à elle : et, en effet, à peine sont-ils prononcés, qu’un tonnerre d’applaudissements les accueille.

 

Un député se lève alors, et, de sa place :

 

– Messieurs, dit-il, vous oubliez à qui vous parlez, et de qui il est question ; vous oubliez qui est La Fayette surtout ! La Fayette est le fils aîné de la liberté française ; La Fayette a sacrifié à la Révolution sa fortune, sa noblesse, sa vie !

 

– Ah çà ! crie une voix, c’est son éloge funèbre que vous faites là !

 

– Messieurs, dit Ducos, la liberté de discussion est opprimée par la présence dans cette enceinte d’un général étranger à l’Assemblée.

 

– Ce n’est pas le tout ! crie Vergniaud : ce général a quitté son poste devant l’ennemi ; c’est à lui, et non à un simple maréchal de camp qu’il a laissé à sa place, que le corps d’armée qu’il commande a été confié. Sachons s’il a quitté l’armée sans congé, et, s’il l’a quittée sans congé, qu’on l’arrête et qu’on le juge comme déserteur.

 

– C’est là le but de ma question, dit Guadet, et j’appuie la proposition de Vergniaud.

 

– Appuyé ! Appuyé ! crie toute la Gironde.

 

– L’appel nominal ! dit Gensonné.

 

L’appel nominal donne une majorité de dix voix aux amis de La Fayette.

 

Comme le peuple au 20 juin, La Fayette a osé trop ou trop peu ; c’est une de ces victoires dans le genre de celles dont se plaignait Pyrrhus, veuf de la moitié de son armée : « Encore une victoire comme celle-là, et je suis perdu ! » disait-il.

 

Ainsi que Pétion, La Fayette, en sortant de l’Assemblée, se rendit chez le roi.

 

Il y fut reçu avec un visage plus doux, mais avec un cœur non moins ulcéré.

 

La Fayette venait de sacrifier au roi et à la reine plus que sa vie : il venait de leur sacrifier sa popularité.

 

C’était la troisième fois qu’il faisait ce don, plus précieux qu’aucun de ceux que les rois puissent faire : la première fois, à Versailles, le 6 octobre ; la seconde fois, au Champ-de-Mars, le 17 juillet ; la troisième fois, ce jour-là même.

 

La Fayette avait un dernier espoir ; c’était de cet espoir qu’il venait faire part à ses souverains : le lendemain, il passerait une revue de la garde nationale avec le roi ; il n’y avait point à douter de l’enthousiasme qu’inspirerait la présence du roi et de l’ancien commandant général ; La Fayette profiterait de cette influence, marcherait sur l’Assemblée, mettrait la main sur la Gironde : pendant le tumulte, le roi partirait et gagnerait le camp de Maubeuge.

 

C’était un coup hardi, mais, dans la situation des esprits, il était à peu près sûr.

 

Par malheur, Danton, à trois heures du matin, entrait chez Pétion pour le prévenir du complot.

 

Au point du jour, Pétion contremandait la revue.

 

Qui donc avait trahi le roi et La Fayette ?

 

La reine !

 

N’avait-elle pas dit qu’elle préférait périr par un autre plutôt que d’être sauvée par La Fayette ?

 

Elle avait eu la main juste : elle allait périr par Danton !

 

À l’heure où la revue eût dû avoir lieu, La Fayette quitta Paris, et retourna à son armée.

 

Et, cependant, il n’avait pas encore perdu tout espoir de sauver le roi.

 

Chapitre CXLII

Vergniaud parlera

 

La victoire de La Fayette, victoire douteuse suivie d’une retraite, avait eu un singulier résultat.

 

Elle avait abattu les royalistes, tandis que la prétendue défaite des Girondins les avait relevés ; elle les avait relevés en leur faisant voir l’abîme où ils avaient failli tomber

 

Supposez moins de haine dans le cœur de Marie-Antoinette, et peut-être, à cette heure, la Gironde était-elle détruite.

 

Il ne fallait pas laisser à la cour le temps de réparer la faute qu’elle venait de commettre.

 

Il fallait rendre sa force et sa direction au courant révolutionnaire, qui un instant venait de rebrousser chemin, et de remonter vers sa source.

 

Chacun cherchait, chacun croyait avoir trouvé un moyen ; puis, le moyen proposé, on voyait son inefficacité, et l’on y renonçait.

 

Mme Roland, l’âme du parti, voulait arriver par une grande commotion dans l’Assemblée. Cette commotion, qui pouvait la produire ? Ce coup, qui pouvait le porter ? – Vergniaud.

 

Mais que faisait cet Achille sous sa tente, ou plutôt ce Renaud perdu dans les jardins d’Armide ? – Il aimait.

 

Il est si difficile de haïr quand on aime !

 

Il aimait la belle Mme Simon Candeille, actrice poète, musicienne ; ses amis le cherchaient parfois deux ou trois jours sans le rencontrer ; puis, enfin, ils le trouvaient couché aux pieds de la charmante femme, une main étendue sur ses genoux, l’autre effleurant distraitement les cordes de sa harpe.

 

Puis, chaque soir, à l’orchestre du théâtre, il allait applaudir celle qu’il adorait tout le jour.

 

Un soir, deux députés sortirent désespérés de l’Assemblée : cette inaction de Vergniaud les épouvantait pour la France.

 

C’étaient Grangeneuve et Chabot.

 

Grangeneuve, l’avocat de Bordeaux, l’ami, le rival de Vergniaud, et, comme lui, député de la Gironde.

 

Chabot, le capucin défroqué, l’auteur ou l’un des auteurs du Catéchisme des Sans-Culottes, qui répandait sur la royauté et la religion le fiel amassé dans le cloître.

 

Grangeneuve, sombre et pensif, marchait près de Chabot.

 

Celui-ci le regardait, et il lui semblait voir passer sur le front de son collègue l’ombre de ses pensées.

 

– À quoi songes-tu ? lui demanda Chabot.

 

– Je songe, répondit celui-ci, que toutes ces lenteurs énervent la patrie, et tuent la Révolution.

 

– Ah ! tu penses cela, reprit Chabot avec ce rire amer qui lui était habituel.

 

– Je songe, continua Grangeneuve, que, si le peuple donne du temps à la royauté, le peuple est perdu !

 

Chabot fit entendre son rire strident.

 

– Je songe, acheva Grangeneuve, qu’il n’y a qu’une heure pour les révolutions : que ceux qui la laissent échapper ne la retrouvent pas, et en doivent compte plus tard à Dieu et à la postérité.

 

– Et tu crois que Dieu et la postérité nous demanderont compte de notre paresse et de notre inaction ?

 

– J’en ai peur !

 

Puis, après un silence :

 

– Tiens, Chabot, reprit Grangeneuve, j’ai une conviction : c’est que le peuple est las de son dernier échec ; c’est qu’il ne se lèvera plus sans quelque puissant levier, sans quelque sanglant mobile ; il lui faut un accès de rage ou de terreur où il puise un redoublement d’énergie.

 

– Comment le lui donner, cet accès de rage ou de terreur ? demanda Chabot.

 

– C’est à quoi je pense, dit Grangeneuve, et je crois que j’en ai trouvé le secret.

 

Chabot se rapprocha de lui ; à l’intonation de la voix de son compagnon, il avait compris que celui-ci allait lui proposer quelque chose de terrible.

 

– Mais, continua Grangeneuve, trouverai-je également un homme capable de la résolution nécessaire à un pareil acte ?

 

– Parle, dit Chabot avec un accent de fermeté qui ne devait pas laisser de doute à son collègue ; je suis capable de tout pour détruire ce que je hais, et je hais les rois et les prêtres !

 

– Eh bien, dit Grangeneuve en jetant les yeux sur le passé, j’ai vu qu’il y avait du sang pur au berceau de toutes les révolutions, depuis celui de Lucrèce jusqu’à celui de Sidney. Pour les hommes d’État, les révolutions sont une théorie ; pour les peuples, les révolutions sont une vengeance ; or, si l’on veut pousser la multitude à la vengeance, il faut lui montrer une victime : cette victime, la cour nous la refuse ; eh bien, donnons-la nous mêmes à notre cause !

 

– Je ne comprends pas, dit Chabot.

 

– Eh bien, il faut qu’un de nous – un des plus connus, un des plus acharnés, un des plus purs – tombe sous les coups des aristocrates.

 

– Continue.

 

– Il faut que celui qui tombera fasse partie de l’Assemblée nationale, afin que l’Assemblée prenne la vengeance en main ; il faut enfin que, cette victime, ce soit moi !

 

– Mais les aristocrates ne te frapperont pas, Grangeneuve : ils s’en garderont bien !

 

– Je le sais ; voilà pourquoi je disais qu’il faudrait trouver un homme de résolution…

 

– Pour quoi faire ?

 

– Pour me frapper.

 

Chabot recula d’un pas ; mais Grangeneuve le saisit par le bras.

 

– Chabot, lui dit-il, tout à l’heure tu prétendais que tu étais capable de tout pour détruire ce que tu haïssais : es-tu capable de m’assassiner ?

 

Le moine resta muet. Grangeneuve continua :

 

– Ma parole est nulle ; ma vie est inutile à la liberté, tandis qu’au contraire, ma mort lui profitera. Mon cadavre sera l’étendard de l’insurrection, et, je te le dis…

 

Grangeneuve, d’un geste véhément, étendit la main vers les Tuileries.

 

– Il faut que ce château et ceux qu’il renferme disparaissent dans une tempête !

 

Chabot regardait Grangeneuve en frémissant d’admiration.

 

– Eh bien ? insista Grangeneuve.

 

– Eh bien, sublime Diogène, dit Chabot, éteins ta lanterne : l’homme est trouvé !

 

– Alors, arrêtons tout, dit Grangeneuve, et que ce soit terminé ce soir même. Cette nuit, je me promènerai seul ici (on était en face des guichets du Louvre) dans l’endroit le plus désert et le plus sombre… Si tu crains que la main ne te faille, préviens deux autres patriotes : je ferai ce signe pour qu’ils me reconnaissent.

 

Grangeneuve leva ses deux bras en l’air.

 

– Ils me frapperont, et, je te le promets, je tomberai sans pousser un cri.

 

Chabot passa son mouchoir sur son front.

 

– Au jour, continua Grangeneuve, on trouvera mon cadavre ; tu accuseras la cour ; la vengeance du peuple fera le reste.

 

– C’est bien, dit Chabot ; à cette nuit !

 

Et les deux étranges conjurés se serrèrent la main, et se quittèrent.

 

Grangeneuve rentra chez lui et fit son testament, qu’il data de Bordeaux et d’un an en arrière.

 

Chabot s’en alla dîner au Palais-Royal.

 

Après le dîner, il entra chez un coutelier, et acheta un couteau.

 

En sortant de chez le coutelier, ses regards tombèrent sur les affiches des théâtres.

 

Mlle Candeille jouait : le moine savait où trouver Vergniaud.

 

Il alla à la Comédie Française, monta à la loge de la belle comédienne, et trouva chez elle sa cour ordinaire : Vergniaud, Talma, Chénier, Dugazon.

 

Elle jouait dans deux pièces.

 

Chabot resta jusqu’à la fin du spectacle.

 

Puis, quand le spectacle fut fini, la belle actrice déshabillée, et que Vergniaud s’apprêta à la reconduire rue de Richelieu, où elle demeurait, il monta, derrière son collègue, dans la voiture.

 

– Vous avez quelque chose à me dire, Chabot ? demanda Vergniaud, qui comprenait que le capucin avait affaire à lui.

 

– Oui… mais soyez tranquille, ce ne sera pas long.

 

– Dites tout de suite, alors.

 

Chabot tira sa montre.

 

– Il n’est pas l’heure, dit-il.

 

– Et quand sera-t-il l’heure ?

 

– À minuit.

 

La belle Candeille tremblait à ce dialogue mystérieux.

 

– Oh ! monsieur ! murmura-t-elle.

 

– Rassurez-vous, dit Chabot, Vergniaud n’a rien à craindre, seulement, la patrie a besoin de lui.

 

La voiture roula vers la demeure de l’actrice.

 

La femme et les deux hommes restèrent silencieux. À la porte de Mlle Candeille :

 

– Montez-vous ? demanda Vergniaud.

 

– Non, vous allez venir avec moi.

 

– Mais où l’emmenez-vous, mon Dieu ? demanda l’actrice.

 

– À deux cents pas d’ici ; dans un quart d’heure, il sera libre, je vous le promets.

 

Vergniaud serra la main de sa belle maîtresse, lui fit un signe pour la rassurer, et s’éloigna avec Chabot par la rue Traversière.

 

Ils franchirent la rue Saint-Honoré, et prirent la rue de l’Échelle.

 

Au coin de cette rue, le moine pesa d’une main sur l’épaule de Vergniaud, et, de l’autre, lui montra un homme qui se promenait le long des murailles désertes du Louvre.

 

– Vois-tu ? demanda-t-il à Vergniaud.

 

– Quoi ?

 

– Cet homme ?

 

– Oui, répondit le Girondin.

 

– Eh bien, c’est notre collègue Grangeneuve.

 

– Que fait-il là ?

 

– Il attend.

 

– Qu’attend-il ?

 

– Qu’on le tue.

 

– Qu’on le tue ?

 

– Oui.

 

– Et qui doit le tuer ?

 

– Moi !

 

Vergniaud regarda Chabot comme on regarde un fou.

 

– Rappelle-toi Sparte, rappelle-toi Rome, dit Chabot, et écoute.

 

Alors, il lui raconta tout.

 

À mesure que le moine parlait, Vergniaud courbait la tête.

 

Il comprenait combien il y avait loin de lui, tribun efféminé, lion amoureux, à ce républicain terrible qui, comme Décius, ne demandait qu’un gouffre où se précipiter, pour que sa mort sauvât la patrie.

 

– C’est bien, dit-il, je demande trois jours pour préparer mon discours.

 

– Et dans trois jours… ?

 

– Sois tranquille, dit Vergniaud, dans trois jours, je me briserai contre l’idole, ou je la renverserai !

 

– J’ai ta parole, Vergniaud.

 

– Oui.

 

– C’est celle d’un homme ?

 

– C’est celle d’un républicain !

 

– Alors, je n’ai plus besoin de toi ; va rassurer ta maîtresse.

 

Vergniaud reprit le chemin de la rue de Richelieu.

 

Chabot s’avança vers Grangeneuve.

 

Celui-ci, voyant un homme venir à lui, se retira dans l’endroit le plus sombre.

 

Chabot l’y suivit.

 

Grangeneuve s’arrêta au pied de la muraille, ne pouvant pas aller plus loin.

 

Chabot s’approcha de lui.

 

Grangeneuve fit le signe convenu en levant les bras.

 

Puis, comme Chabot restait immobile :

 

– Eh bien, dit Grangeneuve, qui t’arrête ? Frappe donc !

 

– C’est inutile, dit Chabot, Vergniaud parlera.

 

– Soit ! dit Grangeneuve avec un soupir ; mais je crois que l’autre moyen valait mieux !

 

Que vouliez-vous que fît la royauté contre de pareils hommes ?

 

Chapitre CXLIII

Vergniaud parle

 

Il était temps que Vergniaud se décidât.

 

Le danger croissait au-dehors, au-dedans.

 

Au-dehors, à Ratisbonne, le conseil des ambassadeurs avait unanimement refusé de recevoir le ministre de France.

 

L’Angleterre, qui s’intitulait notre amie, préparait un armement immense.

 

Les princes de l’Empire, qui vantaient tout haut leur neutralité, introduisaient nuitamment l’ennemi dans leurs places.

 

Le duc de Bade avait mis des Autrichiens dans Kehl, à une lieue de Strasbourg.

 

En Flandre, c’était pis encore, Luckner, un vieux soudard imbécile, qui contrecarrait tous les plans de Dumouriez, le seul homme, sinon de génie, du moins de tête que nous eussions en face de l’ennemi.

 

La Fayette était à la cour, et sa dernière démarche avait bien prouvé que l’Assemblée, c’est-à-dire la France, ne devait pas compter sur lui.

 

Enfin, Biron, brave et de bonne foi, découragé par nos premiers revers, ne comprenait qu’une guerre défensive.

 

Voilà pour le dehors.

 

Au-dedans, l’Alsace demandait à grands cris des armes ; mais le ministre de la Guerre, tout à la cour, n’avait garde de lui en envoyer.

 

Dans le Midi, un lieutenant général des princes, gouverneur du bas Languedoc et des Cévennes, faisait vérifier ses pouvoirs par la noblesse.

 

À l’ouest, un simple paysan, Allan Redeler, publie, à l’issue de la messe, que rendez-vous en armes est donné aux amis du roi près d’une chapelle voisine.

 

Cinq cents paysans s’y réunissent du premier coup. La chouannerie était plantée en Vendée et en Bretagne : il ne lui restait plus qu’à pousser.

 

Enfin, de presque tous les directoires départementaux arrivaient des adresses contre-révolutionnaires.

 

Le danger était grand, menaçant, terrible ; si grand, que ce n’étaient plus les hommes qu’il menaçait : c’était la patrie.

 

Aussi, sans avoir été proclamés tout haut, ces mots couraient tout bas : « La patrie est en danger ! »

 

Au reste, l’Assemblée attendait.

 

Chabot et Grangeneuve avaient dit : « Dans trois jours, Vergniaud parlera. »

 

Et l’on comptait les heures qui s’écoulaient.

 

Ni le premier ni le second jour Vergniaud ne parut à l’Assemblée.

 

Le troisième jour, chacun arriva en frémissant.

 

Pas un député ne manquait à son banc ; les tribunes étaient combles.

 

Le dernier de tous, Vergniaud entra.

 

Un murmure de satisfaction courut dans l’Assemblée : les tribunes applaudirent comme fait le parterre à l’entrée d’un acteur aimé.

 

Vergniaud releva la tête pour chercher des yeux qui l’on applaudissait : les applaudissements, en redoublant, lui apprirent que c’était lui.

 

Vergniaud avait alors trente-trois ans à peine ; son caractère était méditatif et paresseux ; son génie indolent se plaisait aux nonchalances ; ardent seulement au plaisir, on eût dit qu’il se hâtait de cueillir à pleines mains les fleurs d’une jeunesse qui devait avoir un si court printemps ! Il se couchait tard, et ne se levait guère avant midi ; quand il devait parler, trois ou quatre jours à l’avance, il préparait son discours, le polissait, le fourbissait, l’aiguisait, ainsi qu’un soldat, la veille d’une bataille, aiguise, fourbit et polit ses armes. C’était, comme orateur, ce qu’on appelle dans une salle d’escrime un beau tireur ; le coup ne lui paraissait bon que s’il était brillamment porté et fortement applaudi ; il fallait réserver sa parole pour les moments de danger, pour les instants suprêmes.

 

Ce n’était pas l’homme de toutes les heures, a dit un poète ; c’était l’homme des grandes journées.

 

Quant au physique, Vergniaud était plutôt petit que grand ; seulement, il était d’une taille robuste, et qui sent l’athlète. Ses cheveux étaient longs et flottants ; dans ses mouvements oratoires, il les secouait comme un lion fait de sa crinière ; au-dessous de son front large, ombragés par d’épais sourcils, brillaient deux yeux noirs pleins de douceur ou de flammes ; le nez était court, un peu large, fièrement relevé aux ailes ; les lèvres étaient grosses, et, comme de l’ouverture d’une source jaillit l’eau abondante et sonore, les paroles tombaient de sa bouche en cascades puissantes, jetant l’écume et le bruit. Toute marquée de petite vérole, sa peau semblait diamantée comme le marbre, non pas encore poli par le ciseau du statuaire, mais seulement dégrossi par le marteau du praticien ; son teint pâle ou se colorait de pourpre, ou devenait livide, selon que le sang lui montait au visage ou se retirait vers le cœur. Dans le repos et dans la foule, c’était un homme ordinaire sur lequel l’œil de l’historien, si perçant qu’il fût, n’eût eu aucune raison pour s’arrêter ; mais, quand la flamme de la passion faisait bouillonner son sang, quand les muscles de son visage palpitaient, quand son bras étendu commandait le silence et dominait la foule, l’homme devenait dieu, l’orateur se transfigurait, la tribune était son Thabor !

 

Tel était l’homme qui arrivait, la main fermée encore, mais toute chargée d’éclairs.

 

Aux applaudissements qui éclatèrent à sa vue, il devina ce que l’on attendait de lui.

 

Il ne demanda point la parole ; il marcha droit à la tribune ; il y monta, et, au milieu d’un silence plein de frissonnements, il commença son discours.

 

Ses premières paroles furent dites avec l’accent triste, profond, concentré, d’un homme abattu ; il semblait fatigué dès le début comme on l’est d’ordinaire à la fin : c’est que, depuis trois jours, il luttait avec le génie de l’éloquence ; c’est qu’il savait, comme Samson, que, dans l’effort suprême qu’il allait tenter, il renverserait infailliblement le temple, et qu’étant monté à la tribune au milieu de ses colonnes encore debout, de sa voûte encore suspendue, il en descendrait en enjambant par-dessus les ruines de la royauté.

 

Comme le génie de Vergniaud est tout entier dans ce discours, nous le citerons tout entier ; nous croyons qu’on éprouvera, en le lisant, la même curiosité qu’on éprouverait, en visitant un arsenal, devant une de ces machines de guerre historiques qui auraient renversé les murailles de Sagonte, de Rome ou de Carthage.

 

– Citoyens, dit Vergniaud d’une voix à peine intelligible d’abord, mais qui devint bientôt grave, sonore, grondante ; citoyens, je viens à vous, et je vous demande :

 

« Quelle est donc l’étrange situation où se trouve l’Assemblée nationale ? Quelle fatalité nous poursuit et signale chaque journée par des événements qui, portant le désordre dans nos travaux, nous rejettent sans cesse dans l’agitation tumultueuse des inquiétudes, des espérances, des passions ? Quelle destinée prépare à la France cette terrible effervescence au sein de laquelle on serait tenté de douter si la Révolution rétrograde ou si elle avance vers son terme ?

 

« Au moment où nos armées du Nord paraissent faire des progrès dans la Belgique, nous les voyons tout à coup se replier devant l’ennemi ; on ramène la guerre sur notre territoire. Il ne restera de nous chez les malheureux Belges que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite. Du côté du Rhin, les Prussiens s’accumulent incessamment sur nos frontières découvertes. Comment se fait-il que ce soit précisément au moment d’une crise si décisive pour l’existence de la nation, que l’on suspende le mouvement de nos armées, et que, par une désorganisation subite du ministère, on rompe les liens de la confiance, et on livre au hasard et à des mains inexpérimentées le salut de l’empire ? Serait-il vrai qu’on redoute nos triomphes ? Est-ce du sang de l’armée de Coblentz ou du nôtre qu’on est avare ? Si le fanatisme des prêtres menace de nous livrer à la fois aux déchirements de la guerre civile et à l’invasion, quelle est donc l’intention de ceux qui font rejeter, avec une invincible opiniâtreté, la sanction de nos décrets ? Veulent-ils régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés ? Quelle est au juste la quantité de larmes, de misères, de sang, de morts, qui suffit à leur vengeance ? Où en sommes-nous enfin ? Et vous, messieurs, dont les ennemis de la Constitution se flattent d’avoir ébranlé le courage, vous dont ils tentent chaque jour d’alarmer les consciences et la probité, en qualifiant votre amour de la liberté d’esprit de faction – comme si vous aviez oublié qu’une cour despotique et les lâches héros de l’aristocratie ont donné ce nom de factieux aux représentants qui allèrent prêter serment au Jeu de paume, aux vainqueurs de la Bastille, à tous ceux qui ont fait et soutenu la Révolution ! – vous qu’on ne calomnie que parce que vous êtes étrangers à la caste que la Constitution a renversée dans la poussière, et que les hommes dégradés qui regrettent l’infâme honneur de ramper devant elle n’espèrent pas de trouver en vous des complices ; vous qu’on voudrait aliéner du peuple parce qu’on sait que le peuple est votre appui, et que si, par une coupable désertion de sa cause, vous méritiez d’être abandonnés de lui, il serait aisé de vous dissoudre ; vous qu’on a voulu diviser, mais qui ajournerez après la guerre vos divisions et vos querelles, et qui ne trouvez pas si doux de vous haïr, que vous préfériez cette infernale jouissance au salut de la patrie ; vous qu’on a voulu épouvanter par des pétitions armées, comme si vous ne saviez pas qu’au commencement de la Révolution, le sanctuaire de la liberté fut environné des satellites du despotisme, Paris assiégé par l’armée de la cour, et que ces jours de danger furent les jours de gloire de notre première Assemblée ; je vais appeler enfin votre attention sur l’état de crise où nous sommes.

 

« Ces troubles intérieurs ont deux causes : manœuvres aristocratiques, manœuvres sacerdotales. Toutes tendent au même but : la contre-révolution.

 

« Le roi a refusé sa sanction à votre décret sur les troubles religieux. Je ne sais pas si le sombre génie de Médicis et du cardinal de Lorraine erre encore sous les voûtes du palais des Tuileries, et si le cœur du roi est troublé par les idées fantastiques qu’on lui suggère ; mais il n’est pas permis de croire, sans lui faire injure et sans l’accuser d’être l’ennemi le plus dangereux de la Révolution, qu’il veuille encourager par l’impunité les tentatives criminelles de l’ambition sacerdotale, et rendre aux orgueilleux suppôts de la tiare la puissance dont ils ont également opprimé les peuples et les rois. Il n’est pas permis de croire, sans lui faire injure, et sans le déclarer le plus cruel ennemi de l’empire, qu’il se complaise à perpétuer les séditions, à éterniser les désordres qui le précipiteraient par la guerre civile vers sa ruine. J’en conclus que, s’il résiste à vos décrets, c’est qu’il se juge assez puissant, sans les moyens que vous lui offrez pour maintenir la paix publique. Si donc il arrive que la paix publique n’est pas maintenue, que la torche du fanatisme menace encore d’incendier le royaume, que les violences religieuses désolent toujours les départements, c’est que les agents de l’autorité royale sont eux-mêmes la cause de tous nos maux. Eh bien, qu’ils répondent sur leur tête de tous les troubles dont la religion sera le prétexte ! montrez, dans cette responsabilité terrible le terme de votre patience et des inquiétudes de la nation !

 

« Votre sollicitude pour la sûreté extérieure de l’empire vous a fait décréter un camp sous Paris. Tous les fédérés de la France devaient y venir, le 14 juillet, répéter le serment de vivre libres ou de mourir. Le souffle empoisonné de la calomnie a flétri ce projet. Le roi a refusé sa sanction. Je respecte trop l’exercice d’un droit constitutionnel pour vous proposer de rendre les ministres responsables de ce refus ; mais s’il arrive qu’avant le rassemblement des bataillons le sol de la liberté soit profané, vous devez les traiter comme des traîtres, il faudra les jeter eux-mêmes dans l’abîme que leur incurie ou leur malveillance aura creusé sous les pas de la liberté ! Déchirons enfin le bandeau que l’intrigue et l’adulation ont mis sous les yeux du roi, et montrons-lui le terme où des amis perfides s’efforcent de le conduire.

 

« C’est au nom du roi que les princes français soulèvent contre nous les cours de l’Europe ; c’est pour venger la dignité du roi que s’est conclu le traité de Pilnitz ; c’est pour défendre le roi qu’on voit accourir en Allemagne sous le drapeau de la rébellion les anciennes compagnies des gardes du corps ; c’est pour venir au secours du roi que les émigrés s’enrôlent dans les armées autrichiennes, et s’apprêtent à déchirer le sein de la patrie ; c’est pour se joindre à ces preux chevaliers de la prérogative royale que d’autres abandonnent leur poste en présence de l’ennemi, trahissent leurs serments, volent les caisses, corrompent les soldats, et placent ainsi leur honneur dans la lâcheté, le parjure, l’insubordination, le vol et les assassinats. Enfin le nom du roi est dans tous les désastres !

 

« Or, je lis dans la Constitution :

 

« Si le roi se met à la tête d’une armée, et en dirige les forces contre la nation, ou s’il ne s’oppose pas par un acte formel, à une telle entreprise exécutée en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté. »

 

« C’est en vain que le roi répondrait : "Il est vrai que les ennemis de la nation prétendent n’agir que pour relever ma puissance ; mais j’ai prouvé que je n’étais pas leur complice : j’ai obéi à la Constitution, j’ai mis des troupes en campagne. Il est vrai que ces armées étaient trop faibles ; mais la Constitution ne désigne pas le degré de force que je devais leur donner. Il est vrai que je les ai rassemblées trop tard ; mais la Constitution ne désigne pas le temps auquel je devais les rassembler. Il est vrai que des camps de réserve auraient pu les soutenir ; mais la Constitution ne m’oblige pas à former des camps de réserve. Il est vrai que lorsque les généraux s’avançaient sans résistance sur le territoire ennemi, je leur ai ordonné de reculer ; mais la Constitution ne me commande pas de remporter la victoire. Il est vrai que mes ministres ont trompé l’Assemblée nationale sur le nombre, la disposition des troupes et leurs approvisionnements ; mais la Constitution me donne le droit de choisir mes ministres, elle ne m’ordonne nulle part d’accorder ma confiance aux patriotes et de chasser les contre-révolutionnaires. Il est vrai que l’Assemblée nationale a rendu des décrets nécessaires à la défense de la patrie, et que j’ai refusé de les sanctionner ; mais la Constitution me garantit cette faculté. Il est vrai enfin que la contre-révolution s’opère, que le despotisme va remettre entre mes mains son sceptre de fer, que je vous en écraserai, que vous allez ramper, que je vous punirai d’avoir eu l’insolence de vouloir être libres ; mais tout cela se fait constitutionnellement. Il n’est émané de moi aucun acte que la Constitution condamne. Il n’est donc pas permis de douter de ma fidélité envers elle et de mon zèle pour sa défense."

 

« S’il était possible, messieurs, que dans les calamités d’une guerre funeste, dans les désordres d’un bouleversement contre-révolutionnaire, le roi des Français tînt ce langage dérisoire ; s’il était possible qu’il leur parlât de son amour pour la Constitution avec une ironie aussi insultante, ne serions-nous pas en droit de lui répondre : "Ô roi ! qui, sans doute, avez cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu’il fallait amuser les hommes par des serments comme on amuse les enfants avec des osselets ; qui n’avez feint d’aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver, la Constitution que pour qu’elle ne vous précipitât pas du trône où vous aviez besoin de rester pour la détruire, la nation que pour assurer le succès de vos perfidies en lui inspirant de la confiance, pensez-vous nous abuser aujourd’hui avec d’hypocrites protestations ? Pensez-vous nous donner le change sur la cause de nos malheurs par l’artifice de vos excuses et l’audace de vos sophismes ? Était-ce nous défendre que d’opposer aux soldats étrangers des forces dont l’infériorité ne laissait pas même d’incertitude sur leur défaite ? Était-ce nous défendre que d’écarter les projets tendant à fortifier l’intérieur du royaume, ou de faire des préparatifs de résistance pour l’époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans ? Était-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la Constitution et d’enchaîner le courage de ceux qui la servaient ? Était-ce nous défendre que de paralyser sans cesse le gouvernement par la désorganisation continuelle du ministère ? La Constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine ? Vous fit-elle chef de l’armée pour notre gloire ou notre honte ? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de grandes prérogatives, pour perdre constitutionnellement la Constitution et l’empire ? Non, non, homme que la générosité des Français n’a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n’avez pas rempli le vœu de la Constitution ! Elle peut être renversée, mais vous ne recueillerez pas le fruit de votre parjure ! Vous ne vous êtes point opposé par un acte formel aux victoires qui se remportaient en votre nom sur la liberté ; mais vous ne recueillerez point le fruit de ces indignes triomphes ! Vous n’êtes plus rien pour cette Constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi !"

 

« Comme les faits que je viens de rappeler ne sont pas dénués de rapports très frappants avec plusieurs actes du roi ; comme il est certain que les faux amis qui l’environnent sont vendus aux conjurés de Coblentz, et qu’ils brûlent de perdre le roi pour transporter la couronne sur la tête de quelqu’un des chefs de leurs complots ; comme il importe à sa sûreté personnelle autant qu’à la sûreté de l’empire que sa conduite ne soit plus environnée de soupçons, je proposerai une adresse qui lui rappelle les vérités que je viens de faire entendre, et où on lui démontrera que la neutralité qu’il garde entre la patrie et Coblentz serait une trahison envers la France.

 

« Je demande de plus que vous déclariez que la patrie est en danger. Vous verrez à ce cri d’alarme tous les citoyens se rallier, la terre se couvrir de soldats, et se renouveler les prodiges qui ont couvert de gloire les peuples de l’Antiquité. Les Français régénérés de 89 sont-ils déchus de ce patriotisme ? Le jour n’est-il pas venu de réunir ceux qui sont dans Rome et ceux qui sont sur le mont Aventin ? Attendez-vous que, las des fatigues de la Révolution, ou corrompus par l’habitude de parader autour d’un château, des hommes faibles s’accoutument à parler de liberté sans enthousiasme et d’esclavage sans horreur ? Que nous prépare-t-on ? Est-ce le gouvernement militaire que l’on veut établir ? On soupçonne la cour de projets perfides ; elle fait parler de mouvements militaires, de loi martiale ; on familiarise l’imagination avec le sang du peuple. Le palais du roi des Français s’est tout à coup changé en château fort. Où sont cependant ses ennemis ? Contre qui se pointent ces canons et ces baïonnettes ? Les amis de la Constitution ont été repoussés du ministère. Les rênes de l’empire demeurent flottantes au hasard, à l’instant où, pour les soutenir, il fallait autant de vigueur que de patriotisme. Partout on fomente la discorde. Le fanatisme triomphe. La connivence du gouvernement accroît l’audace des puissances étrangères, qui vomissent contre nous des armées et des fers, et refroidit la sympathie des peuples, qui font des vœux secrets pour le triomphe de la liberté. Les cohortes ennemies s’ébranlent. L’intrigue et la perfidie trament des trahisons. Le corps législatif oppose à ces complots des décrets rigoureux, mais nécessaires ; la main du roi les déchire. Appelez, il en est temps, appelez tous les Français pour sauver la patrie ! Montrez-leur le gouffre dans toute son immensité. Ce n’est que par un effort extraordinaire qu’ils pourront le franchir. C’est à vous de les y préparer par un mouvement électrique qui fasse prendre l’élan à tout l’empire. Imitez vous-mêmes les Spartiates des Thermopyles, ou ces vieillards vénérables du sénat romain qui allèrent attendre, sur le seuil de leur porte, la mort que de farouches vainqueurs apportaient à leur patrie. Non, vous n’aurez pas besoin de faire des vœux pour qu’il naisse des vengeurs de vos cendres. Le jour où votre sang rougira la terre, la tyrannie, son orgueil, ses palais, ses protecteurs s’évanouiront à jamais devant la toute-puissance nationale et devant la colère du peuple. »

 

Il y avait dans ce discours terrible une force ascendante, une gradation croissante, un crescendo de tempêtes, qui allait battant l’air d’une aile immense et pareille à celle de l’ouragan.

 

Aussi l’effet fut-il celui d’une trombe : l’Assemblée tout entière, Feuillants, royalistes, constitutionnels, républicains, députés, spectateurs, bancs, tribunes, tout fut enveloppé, entraîné, enlevé par le puissant tourbillon ; tous poussèrent des cris d’enthousiasme.

 

Le même soir, Barbaroux écrivait à son ami Rebecqui, resté à Marseille : « Envoie-moi cinq cents hommes qui sachent mourir. »

 

Chapitre CXLIV

Le troisième anniversaire de la prise de la Bastille

 

Le 11 juillet, l’Assemblée déclara que la patrie était en danger.

 

Mais, pour promulguer la déclaration, il fallait l’autorisation du roi.

 

Le roi ne la donna que le 21 au soir.

 

Et, en effet, proclamer que la patrie était en danger, c’était un aveu que l’autorité faisait de son impuissance ; c’était un appel à la nation de se sauver elle-même, puisque le roi n’y pouvait ou n’y voulait plus rien.

 

Dans l’intervalle du 11 au 21 juillet, une grande terreur avait agité le château.

 

La cour s’attendait pour le 14 juillet à un complot contre la vie du roi.

 

Une adresse des Jacobins l’avait affermie dans cette croyance : elle était rédigée par Robespierre ; il est facile de le reconnaître à son double tranchant.

 

Elle était adressée aux fédérés qui venaient à Paris pour cette fête du 14 juillet, si cruellement ensanglantée l’année précédente.

 

« Salut aux Français des quatre-vingt-trois départements ! disait l’Incorruptible ; salut aux Marseillais ! Salut à la patrie puissante, invincible, qui rassemble ses enfants autour d’elle au jour de ses dangers et de ses fêtes ! Ouvrons nos maisons à nos frères !

 

« Citoyens, n’êtes-vous accourus que pour une vaine cérémonie de fédération, et pour des serments superflus ? Non, non, vous accourez au cri de la nation qui vous appelle, menacée dehors, trahie dedans ! Nos chefs perfides mènent nos armées aux pièges. Nos généraux respectent le territoire du tyran autrichien et brûlent les villes de nos frères belges. Un autre monstre, La Fayette, est venu insulter en face l’Assemblée nationale. Avilie, menacée, outragée, existe-t-elle encore ? Tant d’attentats réveillent enfin la nation, et vous êtes accourus. Les endormeurs du peuple vont essayer de vous séduire. Fuyez leurs caresses, fuyez leurs tables, où l’on boit le modérantisme et l’oubli du devoir. Gardez vos soupçons dans vos cœurs. L’heure fatale va sonner ! Voilà l’autel de la patrie. Souffrirez-vous que de lâches idoles viennent s’y placer entre la liberté et vous, pour usurper le culte qui lui est dû ? Ne prêtons serment qu’à la patrie, entre les mains immortelles de la nature. Tout nous rappelle, à ce Champ-de-Mars, les parjures de nos ennemis. Nous ne pouvons y fouler un seul endroit qui ne soit souillé du sang innocent qu’ils y ont versé ! Purifiez ce sol, vengez ce sang, et ne sortez de cette enceinte qu’après avoir décidé le salut de la patrie ! »

 

Il était difficile de s’expliquer plus catégoriquement ; jamais conseil d’assassinat n’a été donné en termes plus positifs ; jamais représailles sanglantes n’ont été prêchées d’une voix plus claire et plus pressante.

 

Et c’était Robespierre, remarquez bien, le cauteleux tribun, le filandreux orateur, qui, de sa voix doucereuse, disait aux députés des quatre-vingt-trois départements : « Mes amis, si vous m’en croyez, il faut tuer le roi ! »

 

On eut grand-peur aux Tuileries, le roi surtout ; on était convaincu que le 20 juin n’avait eu d’autre but que l’assassinat du roi au milieu d’une bagarre, et que, si le crime n’avait pas été commis, cela avait tout simplement tenu au courage du roi, qui avait imposé à ses assassins.

 

Il y avait bien quelque chose de vrai dans tout cela.

 

Or, disaient tout ce qui restait de courtisans à ces deux condamnés que l’on appelait le roi et la reine, le crime qui vient d’échouer au 20 juin a été remis au 14 juillet.

 

On en était tellement persuadé, que l’on supplia le roi de mettre un plastron, afin que, le premier coup de couteau ou la première balle s’émoussant sur sa poitrine, ses amis eussent le temps d’arriver à son secours.

 

Hélas ! la reine n’avait plus là Andrée pour l’aider, comme la première fois, dans sa besogne nocturne, et pour aller, à minuit, essayer d’une main tremblante, dans un coin reculé des Tuileries, ainsi qu’elle l’avait fait à Versailles, la solidité de la cuirasse de soie.

 

Heureusement, on avait conservé le plastron que le roi, lors de son premier voyage à Paris, avait essayé pour faire plaisir à la reine, puis avait refusé de mettre.

 

Seulement, le roi était surveillé de si près, que l’on ne trouvait pas un instant pour le lui faire revêtir une seconde fois, et corriger les défauts qu’il pouvait avoir ; Mme Campan le porta trois jours sous sa robe.

 

Enfin, un matin qu’elle était dans la chambre de la reine, la reine étant couchée encore, le roi entra, ôta vivement son habit, tandis que Mme Campan fermait les portes, et essaya le plastron.

 

Le plastron essayé, le roi tira Mme Campan à lui ; puis, tout bas :

 

– C’est pour contenter la reine, dit-il, que je fais ce que je fais ; ils ne m’assassineront pas, Campan, soyez tranquille ; leur plan est changé, et je dois m’attendre à un autre genre de mort. En tout cas, venez chez moi en sortant de chez la reine ; j’ai quelque chose à vous confier.

 

Le roi sortit.

 

La reine avait vu l’aparté sans l’entendre ; elle suivit le roi d’un regard inquiet, et, quand la porte se fut refermée derrière lui :

 

– Campan, demanda-t-elle, que vous disait donc le roi ?

 

Mme Campan, tout éplorée, se jeta à genoux devant le lit de la reine, qui lui tendit les deux mains, et elle répéta tout haut ce que le roi avait dit tout bas.

 

La reine secoua tristement la tête.

 

– Oui, dit-elle, c’est l’opinion du roi, et je commence à me ranger de son avis ; le roi prétend que tout ce qui se passe en France est une imitation de ce qui s’est passé en Angleterre pendant le siècle dernier ; il lit sans cesse l’histoire du malheureux Charles, pour se conduire mieux que n’a fait le roi d’Angleterre… Oui, oui, j’en suis à redouter un procès pour le roi, ma chère Campan ! Quant à moi, je suis étrangère, et ils m’assassineront… Hélas ! que deviendront mes pauvres enfants ?

 

La reine ne put aller plus loin : sa force l’abandonna ; elle éclata en sanglots.

 

Alors, Mme Campan se leva, et se hâta de préparer un verre d’eau sucrée avec de l’éther ; mais la reine lui fit un signe de la main.

 

– Les maux de nerfs, ma pauvre Campan, dit-elle, sont les maladies des femmes heureuses ; mais tous les médicaments du monde ne peuvent rien contre les maladies de l’âme ! Depuis mes malheurs, je ne sens plus mon corps ; je ne sens que ma destinée… Ne dites rien de cela au roi, et allez le trouver.

 

Mme Campan hésitait à obéir.

 

– Eh bien, qu’avez-vous ? demanda la reine.

 

– Oh ! madame, s’écria Mme Campan, j’ai à vous dire que j’ai fait pour Votre Majesté un corset pareil au plastron du roi, et qu’à genoux je supplie Votre Majesté de le mettre.

 

– Merci, ma chère Campan, dit Marie-Antoinette.

 

– Ah ! Votre Majesté l’accepte donc ? s’écria la femme de chambre toute joyeuse.

 

– Je l’accepte comme un remerciement de votre intention dévouée ; mais je me garderai bien de le mettre.

 

Puis, lui prenant la main, et à voix basse, elle ajouta :

 

– Je serai trop heureuse s’ils m’assassinent ! Mon Dieu ! ils auront fait plus que vous n’avez fait en me donnant la vie : ils m’en auront délivrée… va, Campan ! va !

 

Mme Campan sortit.

 

Il était temps : elle étouffait.

 

Dans le corridor, elle rencontra le roi, qui venait au-devant d’elle ; en la voyant, il s’arrêta et lui tendit la main. Mme Campan saisit la main royale, et voulut la baiser ; mais le roi, l’attirant à lui, l’embrassa sur les deux joues.

 

Puis, avant qu’elle fût revenue de son étonnement :

 

– Venez ! dit-il.

 

Alors, le roi marcha devant elle, et, s’arrêtant dans le corridor intérieur qui conduisait de sa chambre à celle du dauphin, il chercha de la main un ressort, et ouvrit une armoire parfaitement dissimulée dans la muraille, en ce que l’ouverture en était perdue au milieu des rainures brunes qui formaient la partie ombrée de ces pierres peintes.

 

C’était l’armoire de fer qu’il avait creusée et fermée avec l’aide de Gamain.

 

Un grand portefeuille plein de papiers était dans cette armoire, dont une des planches supportait quelques milliers de louis.

 

– Tenez, Campan, dit le roi, prenez ce portefeuille, et emportez-le chez vous.

 

Mme Campan essaya de soulever le portefeuille, mais il était trop lourd.

 

– Sire, dit-elle, je ne puis.

 

– Attendez, attendez, dit le roi.

 

Et, ayant refermé l’armoire, qui, une fois refermée, redevenait parfaitement invisible, il prit le portefeuille, et le porta jusque dans le cabinet de Mme Campan.

 

– Là ! dit-il en s’essuyant le front.

 

– Sire, demanda Mme Campan. que dois-je faire de ce portefeuille ?

 

– La reine vous le dira, en même temps qu’elle vous apprendra ce qu’il contient.

 

Et le roi sortit.

 

Pour qu’on ne vît pas le portefeuille, Mme Campan, avec effort, le glissa entre deux matelas de son lit, et, entrant chez la reine :

 

– Madame, dit-elle, j’ai chez moi un portefeuille que le roi vient d’y apporter ; il m’a dit que Votre Majesté m’apprendrait et ce qu’il contient et ce que je dois en faire.

 

Alors, la reine posa sa main sur celle de Mme Campan, qui, debout devant son lit, attendait sa réponse.

 

– Campan, dit-elle, ce sont des pièces qui seraient mortelles au roi si on allait, ce qu’à Dieu ne plaise, jusqu’à lui faire un procès ; mais, en même temps, et c’est sans doute cela qu’il veut que je vous dise, il y a dans ce portefeuille le compte rendu d’une séance du conseil dans laquelle le roi a donné son avis contre la guerre ; il l’a fait signer par tous les ministres, et, dans le cas même de ce procès, il compte qu’autant les autres pièces lui seraient nuisibles, autant celle-là lui serait utile.

 

– Mais, madame, demanda la femme de chambre presque effrayée, qu’en faut-il faire ?

 

– Ce que vous voudrez, Campan, pourvu qu’il soit en sûreté ; vous en êtes seule responsable ; seulement, vous ne vous éloignerez pas de moi, même quand vous ne serez pas de service : les circonstances sont telles, que, d’un moment à l’autre, je puis avoir besoin de vous. En ce cas, Campan, comme vous êtes une de ces amies sur lesquelles on peut compter, je désire vous avoir sous la main…

 

La fête du 14 juillet arriva.

 

Il s’agissait pour la révolution, non pas d’assassiner Louis XVI – il est probable qu’on n’en eut pas même l’idée –, mais de proclamer le triomphe de Pétion sur le roi.

 

Nous avons dit qu’à la suite du 20 juin, Pétion avait été suspendu par le directoire de Paris.

 

Ce n’eût rien été sans l’adhésion du roi ; mais cette suspension avait été confirmée par une proclamation royale envoyée à l’Assemblée.

 

Le 13, c’est-à-dire la veille de la fête anniversaire de la prise de la Bastille, l’Assemblée, de son autorité privée, avait levé cette suspension.

 

Le 14, à onze heures du matin, le roi descendit le grand escalier avec la reine et ses enfants ; trois ou quatre mille hommes de troupes indécises escortaient la famille royale ; la reine cherchait en vain sur les visages des soldats et des gardes nationaux quelque marque de sympathie : les plus dévoués détournaient la tête et évitaient son regard.

 

Quant au peuple, il n’y avait pas à se tromper sur ses sentiments ; les cris de « Vive Pétion ! » retentissaient de tous côtés ; puis, comme pour donner à cette ovation quelque chose de plus durable que l’enthousiasme du moment, sur tous les chapeaux le roi et la reine pouvaient lire ces deux mots, qui constataient à la fois et leur défaite et le triomphe de leur ennemi : « Vive Pétion ! »

 

La reine était pâle et tremblante ; convaincue, malgré ce qu’elle avait dit à Mme Campan, qu’un complot existait contre les jours du roi, elle tressaillait à chaque instant, croyant voir s’allonger une main armée d’un couteau, s’abaisser un bras armé d’un pistolet.

 

Arrivé au Champ-de-Mars, le roi descendit de voiture, prit place à la gauche du président de l’Assemblée, et s’avança avec lui vers l’autel de la Patrie.

 

Là, la reine dut se séparer du roi pour monter avec ses enfants à la tribune qui lui était réservée.

 

Elle s’arrêta, refusant de monter avant qu’il fût arrivé, et le suivant des yeux.

 

Au pied de l’autel de la Patrie, il y eut une de ces houles subites telles qu’en font les multitudes.

 

Le roi disparut comme submergé.

 

La reine jeta un cri, et voulut s’élancer vers lui.

 

Mais il reparut, montant les degrés de l’autel de la Patrie.

 

Parmi les symboles ordinaires qui figurent dans les fêtes solennelles, tels que la Justice, la Force, la Liberté, il y en avait un qu’on voyait briller, mystérieux et redoutable, sous un voile de crêpe, et que portait un homme vêtu de noir et couronné de cyprès.

 

Ce symbole terrible attirait particulièrement les yeux de la reine.

 

Elle était comme clouée à sa place, et, à peu près rassurée sur le roi, qui avait atteint le sommet de l’autel de la Patrie, elle ne pouvait détacher les yeux de la sombre apparition.

 

Enfin, faisant un effort pour délier les chaînes de sa langue :

 

– Quel est cet homme vêtu de noir et couronné de cyprès ? demanda-t-elle sans s’adresser à personne.

 

Une voix qui la fit tressaillir répondit :

 

– Le bourreau !

 

– Et que tient-il à la main, sous ce crêpe ? continua la reine.

 

– La hache de Charles Ier.

 

La reine se retourna pâlissant ; il lui semblait avoir déjà entendu le son de cette voix.

 

Elle ne se trompait pas : celui qui venait de parler, c’était l’homme du château de Taverney, du pont de Sèvres, du retour de Varennes ; c’était Cagliostro enfin.

 

Elle jeta un cri, et tomba évanouie dans les bras de Madame Élisabeth.

 

Chapitre CXLV

La patrie est en danger

 

Le 22 juillet, à six heures du matin, huit jours après la fête du Champ-de-Mars, Paris tout entier tressaillit au bruit d’une pièce de canon de gros calibre tirée sur le Pont-Neuf.

 

Un canon de l’Arsenal lui répondit, faisant écho.

 

D’heure en heure, et pendant toute la journée, le bruissement terrible devait se renouveler.

 

Les six légions de la garde nationale, conduites par leurs six commandants, étaient réunies, dès le point du jour, à l’Hôtel de Ville.

 

On y organisa deux cortèges pour porter, dans les rues de Paris, et dans les faubourgs, la proclamation du danger de la patrie.

 

C’était Danton qui avait eu l’idée de la terrible fête, et il en avait demandé le programme à Sergent.

 

Sergent, artiste médiocre comme graveur, mais immense metteur en scène ; Sergent, dont les outrages qui l’avaient assailli aux Tuileries avaient redoublé la haine ; Sergent avait déployé dans tout le programme de cette journée cet appareil grandiose dont il donna le dernier mot après le 10 août.

 

Chacun des deux cortèges, l’un qui devait descendre Paris, l’autre le remonter, partit de l’Hôtel de Ville à six heures du matin.

 

D’abord s’avançait un détachement de cavalerie avec musique en tête ; l’air que jouait cette musique, composé pour la circonstance, était sombre, et semblait une marche funèbre.

 

Derrière le détachement de cavalerie venaient six pièces de canon marchant de front là où les quais ou les rues étaient assez larges, marchant deux à deux dans les rues étroites.

 

Puis quatre huissiers à cheval, portant quatre enseignes, sur chacune desquelles était écrit un de ces quatre mots :

 

Liberté – Egalité – Constitution – Patrie

 

Puis, douze officiers municipaux en écharpe et le sabre au côté ;

 

Puis, seul, isolé comme la France, un garde national à cheval, tenant une grande bannière tricolore sur laquelle étaient écrits ces mots :

 

Citoyens, la patrie est en danger !

 

Puis, dans le même ordre que les premières, suivaient six pièces de canon au retentissement profond, aux lourds soubresauts ;

 

Puis, un détachement de la garde nationale ;

 

Puis, un second détachement de cavalerie fermant la marche.

 

À chaque place, à chaque pont, à chaque carrefour, le cortège s’arrêtait.

 

On commandait le silence par un roulement de tambours.

 

Puis on agitait les bannières, et, quand aucun bruit ne se faisait plus entendre, quand le souffle haletant de dix mille spectateurs était rentré captif dans leur poitrine, s’élevait la voix grave de l’officier municipal qui lisait l’acte du corps législatif, et qui ajoutait :

 

– La Patrie est en danger !

 

Ce dernier cri était terrible, et vibrait dans tous les cœurs.

 

C’était le cri de la nation, de la patrie, de la France !

 

C’était une mère à l’agonie qui criait : « À moi, mes enfants ! »

 

Et puis, d’heure en heure, retentissait le coup de canon du Pont-Neuf avec son écho de l’Arsenal.

 

Sur toutes les grandes places de Paris – le parvis Notre-Dame en était le centre –, on avait dressé des amphithéâtres pour les enrôlements volontaires.

 

Au milieu de ces amphithéâtres était une large planche posée sur deux tambours, servant de table d’enrôlement, et, à chaque mouvement imprimé à l’amphithéâtre, les tambours gémissaient comme un souffle d’orage lointain.

 

Des tentes surmontées de bannières tricolores étaient dressées tout autour de l’amphithéâtre ; ces tentes étaient surmontées de banderoles tricolores et de couronnes de chêne.

 

Des municipaux en écharpe siégeaient autour de la table, et, au fur et à mesure des enrôlements, délivraient les certificats aux enrôlés.

 

De chaque côté de l’amphithéâtre étaient deux pièces de canon ; au pied du double escalier par lequel on y montait, une musique incessante ; en avant des tentes et suivant la même ligne courbe, un cercle de citoyens armés.

 

C’était à la fois grand et terrible ! Il y eut enivrement de patriotisme.

 

Chacun se précipitait pour être inscrit ; les sentinelles ne pouvaient repousser ceux qui se présentaient : à chaque instant, les rangs étaient brisés.

 

Les deux escaliers de l’amphithéâtre – il y en avait un pour monter, un autre pour descendre – ne suffisaient pas, si larges qu’ils fussent.

 

Chacun montait comme il pouvait, aidé de ceux qui étaient déjà montés ; puis, son nom inscrit, son certificat reçu, il sautait à terre avec des cris de fierté, secouant son parchemin, chantant le Ça ira, et allant baiser les canons bouche à bouche.

 

C’étaient les fiançailles du peuple français avec cette guerre de vingt-deux ans qui, si elle ne l’a pas eu dans le passé, aura pour résultat dans l’avenir la liberté du monde !

 

Parmi ces volontaires, il y en avait de trop vieux qui, fats sublimes, déguisaient leur âge ; il y en avait de trop jeunes qui, menteurs pieux, se haussaient sur la pointe des pieds, et répondaient : « Seize ans ! » quand ils n’en avaient que quatorze.

 

Ainsi partirent, de la Bretagne, le vieux la Tour d’Auvergne ; du Midi, le jeune Viala.

 

Ceux qui étaient retenus par des liens indissolubles pleuraient de ne pouvoir partir ; ils cachaient de honte leur tête dans leurs mains, et les élus leur criaient :

 

– Mais chantez donc, vous autres ! mais criez donc : « Vive la nation ! »

 

Et des cris soudains et terribles de « Vive la nation ! » montaient dans les airs, tandis que, d’heure en heure toujours, tonnait le canon du Pont-Neuf et son écho de l’Arsenal.

 

La fermentation était si grande, les esprits étaient si puissamment ébranlés, que l’Assemblée elle-même s’épouvanta de son ouvrage.

 

Elle nomma quatre membres pour sillonner Paris en tous sens.

 

Ils avaient mission de dire :

 

« Frères ! au nom de la patrie, pas d’émeute ! La cour en veut une pour obtenir l’éloignement du roi : pas de prétexte à la cour ; le roi doit rester parmi nous. »

 

Puis ils ajoutaient tout bas, les terribles semeurs de paroles : « Il faut qu’il soit puni ! »

 

Et l’on battait des mains partout où ces hommes passaient ; et l’on entendait courir par la multitude, comme on entend courir le souffle d’une tempête dans les branches d’une forêt : « Il faut qu’il soit puni ! »

 

On ne disait pas qui, mais chacun savait bien qui il voulait punir.

 

Cela dura jusqu’à minuit.

 

Jusqu’à minuit, le canon tonna ; jusqu’à minuit, la foule stationna autour des amphithéâtres.

 

Beaucoup d’enrôlés restèrent là, datant leur premier bivac du pied de l’autel de la Patrie.

 

Chaque coup de canon avait retenti jusqu’au cœur des Tuileries.

 

Le cœur des Tuileries, c’était la chambre du roi, où Louis XVI, Marie Antoinette, les enfants royaux et la princesse de Lamballe étaient assemblés.

 

Ils ne se quittèrent pas de la journée ; ils sentaient bien que c’était leur sort qui s’agitait dans cette grande et solennelle journée.

 

La famille royale ne se sépara qu’à minuit passé, c’est-à-dire quand on sut que le canon allait cesser de tirer.

 

Depuis les attroupements des faubourgs, la reine ne couchait plus au rez-de chaussée.

 

Ses amis avaient obtenu d’elle qu’elle montât dans une pièce du premier étage située entre l’appartement du roi et celui du dauphin.

 

Eveillée d’habitude au point du jour, elle exigeait qu’on ne fermât ni volets ni persiennes, afin que ses insomnies fussent moins pénibles.

 

Mme Campan couchait dans la même chambre que la reine.

 

Disons à quelle occasion la reine avait consenti à ce qu’une de ses femmes couchât près d’elle.

 

Une nuit que la reine venait de se coucher – il était une heure du matin environ –, Mme Campan debout devant le lit de Marie-Antoinette, et causant avec elle, on entendit tout à coup marcher dans le corridor, puis un bruit pareil à celui d’une lutte entre deux hommes.

 

Mme Campan voulut aller voir ce qui se passait ; mais la reine, se cramponnant à sa femme de chambre ou plutôt à son amie :

 

– Ne me quittez pas, Campan ! dit elle.

 

Pendant ce temps, une voix cria du corridor.

 

– Ne craignez rien, madame ; c’est un scélérat qui voulait vous tuer, mais je le tiens !

 

C’était la voix du valet.

 

– Mon Dieu ! s’écria la reine, en levant les mains au ciel, quelle existence ! Des outrages le jour, des assassins la nuit !

 

Puis, au valet de chambre :

 

– Lâchez cet homme, cria la reine, et ouvrez-lui la porte.

 

– Mais, madame… fit Mme Campan.

 

– Eh ! ma chère, si on l’arrêtait, il serait demain porté en triomphe par les Jacobins !

 

On lâcha l’homme, qui était un garçon de toilette du roi.

 

Depuis ce jour, le roi avait obtenu que quelqu’un couchât dans la chambre de la reine.

 

Marie-Antoinette avait choisi Mme Campan.

 

La nuit qui suivit la proclamation du danger de la patrie, Mme Campan se réveilla vers deux heures du matin : un rayon de lune, comme une lumière nocturne, comme une flamme amie, traversait les vitres, et venait se briser sur le lit de la reine, aux draps de laquelle il donnait une teinte bleuâtre.

 

Mme Campan entendit un soupir : elle comprit que la reine ne dormait point.

 

– Votre Majesté souffre ? demanda-t-elle à demi-voix.

 

– Je souffre toujours, Campan, répondit Marie-Antoinette ; cependant, j’espère que cette souffrance finira bientôt.

 

– Bon Dieu ! madame, s’écria la femme de chambre, Votre Majesté a-t-elle donc encore quelque sinistre pensée ?

 

– Non, au contraire, Campan.

 

Puis, étendant sa main pâle, qui devint plus pâle encore au reflet du rayon de la lune :

 

– Dans un mois, dit-elle avec une mélancolie profonde, ce rayon de lune nous verra libres et dégagés de nos chaînes.

 

– Ah ! s’écria Mme Campan toute joyeuse, avez-vous accepté le secours de M. de La Fayette, et allez-vous fuir ?

 

– Le secours de M. de La Fayette ? Oh ! non, Dieu merci ! dit la reine avec un accent de répugnance auquel il n’y avait point à se tromper ; non, mais, dans un mois, mon neveu François sera à Paris.

 

– En êtes-vous bien sûre, Majesté ? s’écria Mme Campan effrayée.

 

– Oui, dit la reine, tout est décidé : il y a alliance entre l’Autriche et la Prusse ; les deux puissances combinées vont marcher sur Paris ; nous avons l’itinéraire des princes et des armées alliées, et nous pouvons dire sûrement : « Tel jour, nos sauveurs seront à Valenciennes… tel jour, à Verdun… tel jour, à Paris ! »

 

– Et vous ne craignez pas… ?

 

Mme Campan s’arrêta.

 

– D’être assassinée ? dit la reine achevant la phrase. Il y a bien cela, je le sais : mais que voulez-vous, Campan ! qui ne risque rien n’a rien !

 

– Et quel jour les souverains alliés espèrent-ils être à Paris ? demanda Mme Campan.

 

– Du 15 au 20 août, répondit la reine.

 

– Dieu vous entende ! dit Mme Campan.

 

Dieu, par bonheur, n’entendit pas ; ou plutôt il entendit, et il envoya à la France un secours sur lequel elle ne comptait pas : la Marseillaise !

 

Chapitre CXLVI

La Marseillaise

 

Ce qui rassurait la reine était justement ce qui eût dû l’épouvanter : le manifeste du duc de Brunswick.

 

Ce manifeste, qui ne devait revenir à Paris que le 26 juillet, rédigé aux Tuileries, en était parti dans les premiers jours du mois.

 

Mais, en même temps, à peu près, que la cour rédigeait à Paris cette pièce insensée, dont tout à l’heure nous allons voir l’effet, disons ce qui se passait à Strasbourg.

 

Strasbourg, une de nos villes les plus françaises, justement parce qu’elle sortait d’être autrichienne ; Strasbourg, un de nos plus solides boulevards, avait, comme nous l’avons dit, l’ennemi à ses portes.

 

Aussi, était-ce à Strasbourg que se réunissaient depuis six mois, c’est-à-dire depuis qu’il était question de la guerre, ces jeunes bataillons de volontaires à l’esprit ardent et patriotique.

 

Strasbourg, mirant sa flèche sublime dans le Rhin, qui nous séparait seul de l’ennemi, était à la fois un bouillonnant foyer de guerre, de jeunesse, de joie, de plaisir, de bals, de revues, où le bruit des instruments de combat se mêlait incessamment à celui des instruments de fête.

 

De Strasbourg, où arrivaient par une porte les volontaires à former, sortaient, par l’autre, les soldats qu’on jugeait en état de se battre ; là, les amis se retrouvaient, s’embrassaient, se disaient adieu ; les sœurs pleuraient, les mères priaient, les pères disaient : « Allez, et mourez pour la France ! »

 

Et, tout cela, au bruit des cloches, au retentissement du canon, ces deux voix de bronze qui parlent à Dieu, l’une pour invoquer sa miséricorde, l’autre sa justice.

 

À l’un de ces départs, plus solennel que les autres, parce qu’il était plus considérable, le maire de Strasbourg, Diétrich, digne et excellent patriote, invita ces braves jeunes gens à venir chez lui fraterniser dans un banquet avec les officiers de la garnison.

 

Les deux jeunes filles du maire, et douze ou quinze de leurs compagnes, blondes et nobles filles de l’Alsace qu’on eût prises, à leurs cheveux d’or, pour des nymphes de Cérès, devaient, sinon présider, du moins, comme autant de bouquets de fleurs, embellir et parfumer le banquet.

 

Au nombre des convives, habitué de la maison de Diétrich, ami de la famille, était un jeune et noble Franc-Comtois nommé Rouget de Lisle. Nous l’avons connu vieux, et lui-même, en nous l’écrivant tout entière de sa main, nous a raconté la naissance de cette noble fleur de guerre à l’éclosion de laquelle va assister le lecteur. Rouget de Lisle avait alors vingt ans, et, comme officier du génie, tenait garnison à Strasbourg.

 

Poète et musicien, son piano était un des instruments que l’on entendait dans l’immense concert ; sa voix, une de celles qui retentissaient parmi les plus fortes et les plus patriotiques.

 

Jamais banquet plus français, plus national, n’avait été éclairé par un plus ardent soleil de juin.

 

Nul ne parlait de soi : tous parlaient de la France.

 

La mort était là, c’est vrai, comme dans les banquets antiques ; mais la mort belle, souriante, tenant non point sa faux hideuse et son sablier funèbre, mais, d’une main, une épée, de l’autre, une palme !

 

On cherchait ce qu’on pouvait chanter : le vieux Ça ira était un chant de colère et de guerre civile ; il fallait un cri patriotique, fraternel et, cependant, menaçant pour l’étranger.

 

Quel serait le moderne Tyrtée qui jetterait, au milieu de la fumée des canons, du sifflement des boulets et des balles, l’hymne de la France à l’ennemi ?

 

À cette demande, Rouget de Lisle, enthousiaste, amoureux, patriote, répondit :

 

– C’est moi !

 

Et il s’élança hors de la salle

 

En une demi-heure, tandis que l’on s’inquiétait à peine de son absence, tout fut fait, paroles et musique ; tout fut fondu d’un jet, coulé dans le moule comme la statue d’un dieu.

 

Rouget de Lisle rentra, les cheveux rejetés en arrière, le front couvert de sueur, haletant du combat qu’il venait de soutenir contre les deux sœurs sublimes, la musique et la poésie.

 

– Ecoutez ! dit-il, écoutez tous !

 

Il était sûr de sa muse, le noble jeune homme.

 

À sa voix tout le monde se retourna, les uns tenant leur verre à la main, les autres tenant une main frémissante dans la leur.

 

Rouget de Lisle commença :

 

Allons, enfants de la patrie,

Le jour de gloire est arrivé !

Contre nous de la tyrannie

L’étendard sanglant est levé.

 

Entendez-vous dans nos campagnes

Rugir ces féroces soldats ?

Ils viennent jusque dans nos bras

Égorger nos fils, nos compagnes !

 

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !

Marchons, marchons ;

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

À ce premier couplet, un frissonnement électrique parcourut toute l’assemblée.

 

Deux ou trois cris d’enthousiasme éclatèrent ; mais des voix avides d’entendre le reste s’écrièrent aussitôt :

 

– Silence ! Silence ! Écoutez !

 

Rouget continua avec un geste de profonde indignation :

 

Que veut cette horde d’esclaves,

De traîtres, de rois conjurés ?

Pour qui ces ignobles entraves,

Ces fers dès longtemps préparés ?

 

Français, pour nous, ah ! quel outrage !

Quels transports il doit exciter !

C’est nous qu’on ose méditer

De rendre à l’antique esclavage !…

 

Aux armes, citoyens !…

 

Cette fois, Rouget de Lisle n’eut pas besoin d’appeler à lui le chœur : un seul cri s’élança de toutes les poitrines :

 

Formez vos bataillons !

Marchons, marchons ;

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

Puis il continua au milieu d’un enthousiasme croissant :

 

Quoi ! des cohortes étrangères

Feraient la loi dans nos foyers ?

Quoi ! ces phalanges mercenaires

Terrasseraient nos fiers guerriers ?

 

Grand Dieu ! par des mains enchaînées,

Nos fronts sous le joug se ploiraient !

De vils despotes deviendraient

Les maîtres de nos destinées !

 

Cent poitrines haletantes attendaient la reprise, et, avant que le dernier vers fût achevé, s’écrièrent :

 

– Non ! Non ! Non !

 

Puis, avec l’emportement d’une trombe, le chœur sublime retentit :

 

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !

Marchons, marchons ;

 

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

Cette fois, il y avait un tel frémissement parmi tous les auditeurs, que ce fut Rouget de Lisle qui, pour pouvoir chanter son quatrième couplet, fut obligé de réclamer le silence.

 

On écouta fiévreusement.

 

La voix indignée devint menaçante :

 

Tremblez, tyrans ! et vous, perfides,

L’opprobre de tous les partis !

Tremblez ! vos projets parricides

Vont enfin recevoir leur prix.

 

Tout est soldat pour vous combattre :

S’ils tombent, nos jeunes héros,

La terre en produit de nouveaux

Contre vous tout prêts à se battre.

 

– Oui ! Oui ! crièrent toutes les voix.

 

Et les pères poussèrent en avant les fils qui pouvaient marcher, les mères levèrent dans leurs bras ceux qu’elles portaient encore.

 

Alors, Rouget de Lisle s’aperçut qu’il lui manquait un couplet : le chant des enfants ; chœur sublime de la moisson à naître, du grain qui germe ; et, tandis que les convives répétaient frénétiquement le terrible refrain, il laissa tomber sa tête dans sa main ; puis, au milieu du bruit, des rumeurs, des bravos, il improvisa le couplet suivant :

 

Nous entrerons dans la carrière

Quand nos aînés n’y seront plus ;

Nous y trouverons leur poussière

Et la trace de leurs vertus.

 

Bien moins jaloux de leur survivre

Que de partager leur cercueil,

Nous aurons le sublime orgueil

De les venger ou de les suivre !

 

Et, à travers les sanglots étouffés des mères, les accents enthousiastes des pères, on entendit les voix pures de l’enfance chanter en chœur :

 

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !

Marchons, marchons ;

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

– Oh ! mais, murmura l’un des convives, n’y a-t-il point de pardon pour ceux qui ne sont qu’égarés ?

 

– Attendez, attendez, cria Rouget de Liste, et vous verrez que mon cœur ne mérite pas ce reproche.

 

Et, d’une voix pleine d’émotion, il chanta cette strophe sainte, dans laquelle est l’âme de la France tout entière : humaine, grande, généreuse, et, dans sa colère, planant, avec les ailes de la miséricorde, au-dessus de sa colère même :

 

Français ! en guerriers magnanimes,

Portez ou retenez vos coups :

Epargnez ces tristes victimes

S’armant à regret contre vous…

 

Les applaudissements interrompirent le chanteur.

 

– Oh ! oui ! Oui ! cria-t-on de toutes parts ; miséricorde, pardon à nos frères égarés, à nos frères esclaves, à nos frères qu’on pousse contre nous avec le fouet et la baïonnette !

 

– Oui, reprit Rouget de Lisle, pardon et miséricorde pour ceux-là !

 

Mais ces despotes sanguinaires,

Mais les complices de Bouillé,

Contre ces tigres sans pitié,

Déchirant le sein de leur mère !

 

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !

 

– Oui, crièrent toutes les voix, contre ceux-là,

 

Marchons, marchons ;

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

– Maintenant, cria Rouget de Lisle, à genoux, tous tant que vous êtes !

 

On obéit.

 

Rouget de Lisle seul resta debout, posa un de ses pieds sur la chaise d’un des convives, comme sur le premier degré du temple de la Liberté, et, levant ses deux bras au ciel, il chanta le dernier couplet, l’invocation au génie de la France :

 

Amour sacré de la patrie,

Conduis, soutiens nos bras vengeurs ;

Liberté, liberté chérie,

Combats avec tes défenseurs !

 

Sous nos drapeaux, que la victoire

Accoure à tes mâles accents ;

Que nos ennemis expirants

Voient ton triomphe et notre gloire !

 

– Allons, dit une voix, la France est sauvée !

 

Et toutes les bouches, dans un cri sublime, De profundis du despotisme, Magnificat de la liberté, s’écrièrent :

 

Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons !

Marchons, marchons ;

Qu’un sang impur abreuve nos sillons !

 

Puis ce fut comme une joie folle, enivrante, insensée ; chacun se jeta dans les bras de son voisin ; les jeunes filles prirent leurs fleurs à pleines mains, bouquets et couronnes, et semèrent tout aux pieds du poète.

 

Trente-huit ans après, en me racontant cette grande journée, à moi jeune homme qui venait pour la première fois d’entendre, en 1830, chanter, par la voix puissante du peuple, l’hymne sacré – trente-huit ans après, le front du poète rayonnait encore de la splendide auréole de 1792.

 

Et c’était justice !

 

D’où vient que moi-même, en écrivant ces dernières strophes je suis tout ému ? d’où vient que, tandis que ma main droite trace, tremblante, le chœur des enfants, l’invocation au génie de la France, d’où vient que ma main gauche essuie une larme près de tomber sur le papier ?

 

C’est que la sainte Marseillaise est non seulement un cri de guerre, mais encore un élan de fraternité ; c’est que c’est la royale et puissante main de la France tendue à tous les peuples ; c’est qu’elle sera toujours le dernier soupir de la liberté qui meurt, le premier cri de la liberté qui renaît !

 

Maintenant, comment l’hymne né à Strasbourg, sous le nom de Chant du Rhin, a-t-il éclaté tout à coup au cœur de la France sous le nom de La Marseillaise ?

 

C’est ce que nous allons dire à nos lecteurs.

 

Chapitre CXLVII

Les cinq cents hommes de Barbaroux

 

Le 28 juillet, comme pour donner une base à la proclamation du danger de la patrie, arriva à Paris le manifeste de Coblentz.

 

Nous l’avons dit, c’était une œuvre insensée, une menace, par conséquent une insulte à la France.

 

Le duc de Brunswick, homme d’esprit, trouvait le manifeste absurde ; mais, au-dessus du duc, étaient les rois de la coalition ; ils reçurent la pièce toute rédigée des mains du roi de France et l’imposèrent à leur général.

 

Selon le manifeste, tout Français était coupable ; toute ville et tout village devait être démoli ou brûlé. Quant à Paris, moderne Jérusalem condamnée aux ronces et aux épines, il n’en resterait pas pierre sur pierre !

 

Voilà ce que disait ce manifeste qui arrivait de Coblentz dans la journée du 28, avec la date du 26.

 

Quelque aigle l’avait donc apporté dans ses serres, pour qu’il eût fait deux cents lieues en trente-six heures !

 

On peut comprendre l’explosion produite par une pareille pièce : ce fut celle que produit l’étincelle en tombant sur la poudrière.

 

Tous les cœurs tressaillirent, tous s’alarmèrent, tous se préparèrent au combat.

 

Choisissons, parmi tous ces hommes, un homme ; parmi tous ces types, un type.

 

Nous avons déjà nommé l’homme : c’est Barbaroux.

 

Nous allons essayer de peindre le type.

 

Barbaroux, nous l’avons dit, écrivait, vers le commencement de juillet, à Rebecqui : « Envoie-moi cinq cents hommes qui sachent mourir ! »

 

Quel était l’homme qui pouvait écrire une pareille phrase, et quelle influence avait-il donc sur ses compatriotes ?

 

Il avait l’influence de la jeunesse, de la beauté, du patriotisme.

 

Cet homme, c’était Charles Barbaroux, douce et charmante figure qui trouble Mme Roland jusque dans la chambre conjugale, qui fait rêver Charlotte Corday jusqu’au pied de l’échafaud.

 

Mme Roland commença par se défier de lui.

 

Pourquoi s’en défiait-elle ?

 

Il était trop beau !

 

C’était le reproche que l’on fit à deux hommes de la Révolution dont les têtes, si belles qu’elles fussent, apparurent, à quatorze mois de distance, l’une à la main du bourreau de Bordeaux, l’autre à la main du bourreau de Paris : le premier était Barbaroux ; le second, Hérault de Séchelles.

 

Ecoutez ce que dit d’eux Mme Roland :

 

« Barbaroux est léger ; les adorations que lui prodiguent des femmes sans mœurs nuisent au sérieux de ses sentiments. Quand je vois ces beaux jeunes gens trop enivrés de l’impression qu’ils produisent, comme Barbaroux et Hérault de Séchelles, je ne puis m’empêcher de penser qu’ils s’adorent trop eux-mêmes pour adorer assez leur patrie. »

 

Elle se trompait, la sévère Pallas.

 

La patrie fut, non pas l’unique, mais la première maîtresse de Barbaroux ; ce fut elle, au moins, qu’il aima le mieux, puisqu’il mourut pour elle.

 

Barbaroux avait vingt-cinq ans à peine.

 

Il était né à Marseille d’une famille de ces hardis navigateurs qui ont fait du commerce une poésie. Pour la forme, pour la grâce, pour l’idéalité, pour le profil grec surtout, il semblait descendre en droite ligne de quelqu’un de ces Phocéens qui emportèrent leurs dieux des bords du Permesse aux rives du Rhône.

 

Jeune, il s’était exercé au grand art de la parole – cet art dont les hommes du Midi savent se faire à la fois une arme et une parure – puis à la poésie, cette fleur du Parnasse que les fondateurs de Marseille transportèrent avec eux du golfe de Corinthe au golfe du Lion. Il s’était, en outre, occupé de physique, et s’était mis en correspondance avec Saussure et Marat.

 

On le vit éclore tout à coup pendant les agitations de sa ville natale, à la suite de l’élection de Mirabeau.

 

Il fut alors secrétaire de la municipalité de Marseille.

 

Plus tard, il y eut des troubles à Arles.

 

Au milieu de ces troubles apparut la belle figure de Barbaroux, pareille à l’Antinoüs armé.

 

Paris le réclamait ; la grande fournaise avait besoin de ce sarment embaumé ; ce creuset immense, de ce pur métal.

 

Il y fut envoyé pour rendre compte des troubles d’Avignon ; on eût dit qu’il n’était d’aucun parti ; que son cœur, comme celui de la justice, n’avait ni amitié ni haine : il dit la vérité simple et terrible comme elle était, et, en la disant. il parut grand comme elle.

 

Les Girondins venaient d’arriver. Ce qui distinguait les Girondins des autres partis, ce qui les perdit peut-être, c’est qu’ils étaient de véritables artistes : ils aimaient ce qui était beau ; ils tendirent leur main tiède et franche à Barbaroux ; puis, tout fiers de cette belle recrue, ils conduisirent le Marseillais chez Mme Roland.

 

On sait ce que, à la première vue, Mme Roland avait pensé de Barbaroux.

 

Ce qui avait surtout étonné Mme Roland, c’est que, depuis longtemps, son mari était en correspondance avec Barbaroux, et que les lettres du jeune homme arrivaient régulières, précises, pleines de sagesse.

 

Elle n’avait demandé ni l’âge ni l’aspect de ce grave correspondant : c’était pour elle un homme d’une quarantaine d’années, au crâne dégarni par la pensée, au front ridé par les veilles.

 

Elle vint au-devant du rêve qu’elle avait fait, et trouva un beau jeune homme de vingt-cinq ans, gai, rieur, léger, aimant les femmes : toute cette riche et brûlante génération qui fleurissait en 92 pour être fauchée en 93 les aimait.

 

Ce fut dans cette tête, qui paraissait si frivole, et que Mme Roland trouvait trop belle, que se formula peut-être la première pensée du 10 août.

 

L’orage était en l’air ; les nuages insensés couraient du nord au midi, du couchant à l’orient.

 

Barbaroux leur donna une direction, les amoncela sur le toit ardoisé des Tuileries.

 

Lorsque personne encore n’avait de plan arrêté, il écrivit à Rebecqui : « Envoie-moi cinq cents hommes qui sachent mourir ! »

 

Hélas ! le véritable roi de France, c’était ce roi de la Révolution qui écrivait qu’on lui envoyât cinq cents hommes qui sussent mourir, et à qui, aussi simplement qu’il les avait demandés, on les envoyait.

 

Rebecqui les avait choisis lui-même, recrutés parmi le parti français d’Avignon.

 

Ils se battaient depuis deux ans ; ils haïssaient depuis dix générations.

 

Ils s’étaient battus à Toulouse, à Nîmes, à Arles ; ils étaient faits au sang ; de la fatigue, ils n’en parlaient même pas.

 

Au jour arrêté, ils avaient entrepris, comme une simple étape, cette route de deux cent vingt lieues.

 

Pourquoi pas ? Cétaient d’âpres marins, de durs paysans, des visages brûlés par le sirocco d’Afrique ou par le mistral du mont Ventoux, des mains noircies par le goudron, ou durcies par le travail.

 

Partout où ils passaient, on les appelait des brigands.

 

Dans une halte qu’ils firent au-dessus d’Orgon, ils reçurent, paroles et musique, l’hymne de Rouget de Lisle, sous le nom de Chant du Rhin.

 

C’était Barbaroux qui leur envoyait ce viatique pour leur faire paraître la route moins longue.

 

L’un d’eux déchiffra la musique, et chanta les paroles ; puis tous, d’un cri immense, répétèrent le chant terrible, bien autrement terrible que ne l’avait rêvé Rouget de Lisle lui-même !

 

En passant par la bouche des Marseillais, son chant avait changé de caractère comme les mots avaient changé d’accent.

 

Ce n’était plus un chant de fraternité : c’était un chant d’extermination et de mort ; c’était La Marseillaise, c’est-à-dire l’hymne retentissant qui nous a fait tressaillir d’épouvante dans le sein de nos mères.

 

Cette petite bande de Marseillais, traversant villes et villages, effrayait la France par son ardeur à chanter ce chant nouveau, encore inconnu.

 

Quand il les sut à Montereau, Barbaroux courut en informer Santerre.

 

Santerre lui promit d’aller recevoir les Marseillais à Charenton avec quarante mille hommes.

 

Voici ce que Barbaroux comptait faire avec les quarante mille hommes de Santerre et ses cinq cents Marseillais :

 

Mettre les Marseillais en tête, emporter d’un élan l’Hôtel de Ville et l’Assemblée, passer sur les Tuileries comme, au 14 juillet 1789, on avait passé sur la Bastille, et, sur les ruines du palais florentin, proclamer la république.

 

Barbaroux et Rebecqui allèrent attendre à Charenton Santerre et ses quarante mille faubouriens.

 

Santerre arriva avec deux cents hommes !

 

Peut-être ne voulut-il pas donner aux Marseillais, c’est-à-dire à des étrangers, la gloire d’un pareil coup de main.

 

La petite bande aux yeux ardents, aux visages basanés, aux paroles stridentes, traversa tout Paris, du jardin du Roi aux Champs-Elysées, en chantant La Marseillaise. Pourquoi l’appellerions-nous autrement qu’on ne l’appela ?

 

Les Marseillais devaient camper aux Champs-Elysées, où un banquet devait leur être donné le lendemain.

 

Le banquet eut lieu, en effet ; mais, entre les Champs-Elysées et le pont Tournant, à deux pas du festin, étaient rangés les bataillons de grenadiers de la section des Filles-Saint-Thomas.

 

C’était une garde royaliste que le château avait placée là comme un rempart entre les nouveaux venus et lui.

 

Marseillais et grenadiers des Filles-Saint-Thomas se flairèrent ennemis. On commença par échanger des injures, puis des coups ; au premier sang qui coula, les Marseillais crièrent : « Aux armes ! » sautèrent sur leurs fusils en faisceaux, et chargèrent à la baïonnette.

 

Les grenadiers parisiens furent culbutés par ce premier coup de boutoir ; heureusement, ils avaient derrière eux les Tuileries et leurs grilles : le pont Tournant protégea leur fuite, et se releva devant leurs ennemis.

 

Les fugitifs trouvèrent un asile dans les appartements du roi. La tradition prétend qu’un blessé fut soigné des propres mains de la reine.

 

Les fédérés, Marseillais, Bretons et Dauphinois, etc. étaient cinq mille ; ces cinq mille hommes étaient une puissance, non par le nombre, mais par la foi.

 

L’esprit de la Révolution était en eux.

 

Le 17 juillet, ils avaient envoyé une adresse à l’Assemblée.

 

« Vous avez déclaré la patrie en danger, disaient-ils ; mais ne la mettez-vous pas en danger vous-mêmes en prolongeant l’impunité des traîtres ?… Poursuivez La Fayette, suspendez le pouvoir exécutif, destituez les directoires de département, renouvelez le pouvoir judiciaire. »

 

Le 3 août, c’est Pétion lui-même qui reproduit la même demande, Pétion, qui, de sa voix glacée, au nom de la Constitution, réclame l’appel aux armes.

 

Il est vrai qu’il a derrière lui deux dogues qui le mordent aux jambes : Danton et Sergent.

 

– La Commune, dit Pétion, vous dénonce le pouvoir exécutif. Pour guérir les maux de la France, il faut les attaquer dans leur source, et ne pas perdre un moment… Nous aurions désiré pouvoir demander seulement la suspension momentanée de Louis XVI : la Constitution s’y oppose. Il invoque sans cesse la Constitution : nous l’invoquons à notre tour, et nous demandons la déchéance.

 

Entendez-vous le roi de Paris qui vient dénoncer le roi de France, le roi de l’Hôtel de Ville qui déclare la guerre au roi des Tuileries ?

 

L’Assemblée recula devant la terrible mesure qu’on lui proposait.

 

La question de déchéance fut remise au 9 août.

 

Le 8, l’Assemblée déclara qu’il n’y avait pas lieu à accusation contre La Fayette.

 

L’Assemblée reculait.

 

Qu’allait-elle donc décider le lendemain à propos de la déchéance ? Allait elle, elle aussi, se mettre en opposition avec le peuple ?

 

Qu’elle prenne garde ! Ne sait-elle point ce qui se passe, l’imprudente ?

 

Le 3 août – le jour même où Pétion est venu demander la déchéance – le faubourg Saint-Marceau se lasse de mourir de faim dans cette lutte qui n’est ni la paix ni la guerre : il envoie des députés à la section des Quinze-Vingts, et fait demander à ses frères du faubourg Saint-Antoine :

 

– Si nous marchons sur les Tuileries, marcherez-vous avec nous ?

 

– Nous marcherons ! répondent ceux-ci.

 

Le 4 août, l’Assemblée condamne la proclamation insurrectionnelle de la section Mauconseil.

 

Le 5, la Commune se refuse à publier le décret.

 

Ce n’est point assez que le roi de Paris ait déclaré la guerre au roi de France ; voilà la Commune qui se met en opposition avec l’Assemblée.

 

Tous ces bruits d’opposition au mouvement revenaient aux Marseillais ; les Marseillais avaient des armes, mais n’avaient pas de cartouches.

 

Ils demandaient à grands cris des cartouches : on ne leur en donnait pas.

 

Le 4, au soir, une heure après que le bruit s’est répandu que l’Assemblée condamne l’acte insurrectionnel de la section Mauconseil, deux jeunes Marseillais se rendent à la mairie.

 

Il n’y a au bureau que deux officiers municipaux : Sergent, l’homme de Danton ; Panis, l’homme de Robespierre.

 

– Que voulez-vous ? demandent les deux magistrats.

 

– Des cartouches ! répondent les deux jeunes gens.

 

– Il y a défense expresse d’en délivrer, dit Panis.

 

– Défense de délivrer des cartouches ? reprend l’un des Marseillais. Mais voilà l’heure du combat qui approche, et nous n’avons rien pour le soutenir !

 

– On nous a donc fait venir à Paris pour nous égorger ? s’écrie l’autre.

 

Le premier tire un pistolet de sa poche.

 

Sergent sourit.

 

– Des menaces, jeune homme ? dit-il. Ce n’est point avec des menaces que vous intimiderez deux membres de la Commune !

 

– Qui parle de menaces et d’intimidation ? dit le jeune homme ; ce pistolet n’est pas pour vous : il est pour moi !

 

Et, appuyant l’arme contre son front :

 

– De la poudre ! des cartouches ! ou, foi de Marseillais, je me fais sauter la cervelle !

 

Sergent avait une imagination d’artiste, un cœur de Français : il sentit que le cri que venait de pousser le jeune homme, c’était le cri de la France.

 

– Panis, dit-il, prenons garde ! Si ce jeune homme se tue, son sang retombera sur nous !

 

– Mais, si nous délivrons des cartouches malgré l’ordre, nous jouons notre tête sur le coup !

 

– N’importe ! je crois que l’heure est venue de jouer notre tête, dit Sergent. En tout cas, chacun pour soi : je joue la mienne, quitte à toi de ne pas suivre mon exemple.

 

Et, prenant un papier, il écrivit l’ordre de délivrer des cartouches aux Marseillais, et signa.

 

– Donne ! dit Panis quand Sergent eut fini.

 

Et il signa après Sergent.

 

On pouvait être tranquille désormais : du moment que les Marseillais avaient des cartouches, ils ne se laisseraient par égorger sans se défendre.

 

Aussi, les Marseillais armés, l’Assemblée accueille-t-elle, le 6, une pétition foudroyante qu’ils lui adressent ; non seulement elle l’accueille, mais encore elle admet les pétitionnaires aux honneurs de la séance.

 

Elle a grand-peur, l’Assemblée ; tellement peur, qu’elle délibère si elle ne se retirera pas en province.

 

Vergniaud seul la retient. Et pourquoi, mon Dieu ? Qui dira que ce n’était pas pour rester près de la belle Candeille que Vergniaud voulait rester à Paris ? Peu importe, au surplus.

 

– C’est à Paris, dit Vergniaud, qu’il faut assurer le triomphe de la liberté, ou périr avec elle ! Si nous quittons Paris, ce ne peut être que comme Thémistocle, avec tous les citoyens, en ne laissant que des cendres, et en ne fuyant un moment devant l’ennemi que pour lui creuser un tombeau !

 

Ainsi, tout le monde est dans le doute, tout le monde hésite, chacun sent la terre trembler sous lui, et craint qu’elle ne s’ouvre sous ses pas.

 

Le 4 août, le jour où l’Assemblée condamne la proclamation insurrectionnelle de la section Mauconseil, le jour où les deux Marseillais font distribuer, par Panis et Sergent, des cartouches à leurs cinq cents compatriotes, ce même jour, il y avait eu réunion au Cadran-Bleu sur le boulevard du Temple ; Camille Desmoulins y était pour son compte et pour celui de Danton, Carra tenait la plume, et traça le plan de l’insurrection.

 

Le plan tracé, on se rendit chez l’ex-constituant Antoine, qui demeurait rue Saint-Honoré, vis-à-vis de l’Assomption, chez le menuisier Duplay, dans la même maison que Robespierre.

 

Robespierre n’était point de tout cela ; aussi, quand Mme Duplay vit s’installer chez Antoine toute cette bande de perturbateurs, monta-t-elle vivement à la chambre où ils étaient rassemblés, s’écriant dans sa terreur :

 

– Mais, monsieur Antoine, vous voulez donc faire égorger M. de Robespierre ?

 

– Il s’agit bien de Robespierre ! répondit l’ex-constituant. Personne, Dieu merci, ne songe à lui ; s’il a peur, qu’il se cache !

 

À minuit, le plan écrit par Carra, fut envoyé à Santerre et à Alexandre, les deux commandants du faubourg.

 

Alexandre eût marché ; mais Santerre répondit que le faubourg n’était pas prêt.

 

Santerre tenait la parole offerte à la reine le 20 juin. Au 10 août, il ne marcha que lorsqu’il ne put pas faire autrement.

 

L’insurrection fut encore ajournée.

 

Antoine avait dit qu’on ne songeait pas à Robespierre ; il se trompait.

 

Les esprits étaient tellement troublés, qu’on eut l’idée d’en faire le mobile d’un mouvement, lui, ce centre d’immobilité !

 

Et qui eut cette idée-là ? Barbaroux !

 

Il avait presque désespéré, ce hardi Barbaroux ; il était tout près de quitter Paris, de retourner à Marseille.

 

Ecoutez Mme Roland :

 

« Nous comptions peu sur la défense du Nord ; nous examinions, avec Servan et Barbaroux, les chances de sauver la liberté dans le Midi, et d’y fonder une république ; nous prenions des cartes géographiques, nous tracions des lignes de démarcation. "Si nos Marseillais ne réussissent pas, disait Barbaroux, ce sera notre ressource. " »

 

Eh bien, Barbaroux crut en avoir trouvé une autre, ressource : le génie de Robespierre.

 

Ou peut-être était-ce Robespierre qui voulait savoir où en était Barbaroux.

 

Les Marseillais avaient quitté leur caserne, trop éloignée, pour venir aux Cordeliers, c’est-à-dire à portée du Pont-Neuf

 

Aux Cordeliers, les Marseillais étaient chez Danton.

 

Ils allaient donc, en cas de mouvement insurrectionnel, partir de chez Danton, ces terribles Marseillais ! Et, si le mouvement réussissait, c’était Danton qui en aurait tout l’honneur.

 

Barbaroux avait demandé à voir Robespierre.

 

Robespierre eut l’air de condescendre à son désir : il fit dire à Barbaroux et à Rebecqui qu’il les attendait chez lui.

 

Robespierre, nous l’avons dit, logeait chez le menuisier Duplay.

 

Le hasard, on se le rappelle, l’y avait conduit le soir de l’échauffourée du Champ-de-Mars.

 

Robespierre regarda ce hasard comme une bénédiction du ciel, non seulement parce que, pour le moment, cette hospitalité le sauvait d’un danger imminent, mais encore parce qu’elle faisait tout naturellement la mise en scène de son avenir.

 

Pour un homme qui voulait mériter le titre d’incorruptible, c’était bien là le logement qu’il fallait.

 

Il n’y était cependant point entré tout de suite : il avait fait un voyage à Arras ; il en avait ramené sa sœur, Mlle Charlotte de Robespierre, et il demeurait rue Saint-Florentin avec cette maigre et sèche personne, à laquelle, trente-huit ans plus tard, nous avons eu l’honneur d’être présenté.

 

Il tomba malade.

 

Mme Duplay, qui était fanatique de Robespierre, sut cette maladie, vint reprocher à Mlle Charlotte qu’elle ne l’eût pas avertie de la maladie de son frère, et exigea que le malade fût transporté chez elle.

 

Robespierre se laissa faire : son vœu, en sortant de chez les Duplay, comme hôte d’un instant, avait été d’y rentrer un jour comme locataire.

 

Mme Duplay donnait donc en plein dans ses combinaisons.

 

Elle aussi avait rêvé cet honneur de loger l’Incorruptible, et elle avait préparé une mansarde étroite, mais propre, où elle avait fait porter les meilleurs et les plus beaux meubles de la maison, pour faire compagnie à un charmant lit bleu et blanc, plein de coquetterie, tel qu’il convenait à un homme qui, à l’âge de dix-sept ans, s’était fait peindre tenant une rose à la main.

 

Dans cette mansarde, Mme Duplay avait fait, par l’ouvrier de son mari, poser des rayons de sapin tout neufs, pour placer des livres et des papiers.

 

Les livres étaient peu nombreux : les œuvres de Racine et de Jean-Jacques Rousseau formaient toute la bibliothèque de l’austère Jacobin ; en dehors de ces deux auteurs, Robespierre ne lisait guère que Robespierre.

 

Aussi tous les autres rayons étaient-ils chargés de ses Mémoires comme avocat, de ses discours comme tribun.

 

Quant aux murs, ils étaient couverts de tous les portraits que la fanatique Mme Duplay avait pu trouver du grand homme ; de même que Robespierre n’avait que la main à étendre pour lire Robespierre, de quelque côté qu’il se tournât, Robespierre ne voyait que Robespierre.

 

Ce fut dans ce sanctuaire, dans ce tabernacle, dans ce saint des saints, que l’on introduisit Barbaroux et Rebecqui.

 

Excepté les acteurs mêmes de la scène, nul ne pourrait dire avec quelle filandreuse adresse Robespierre entama la conversation ; il parla des Marseillais d’abord, de leur patriotisme, de la crainte qu’il avait de voir exagérer même les meilleurs sentiments ; puis il parla de lui, des services qu’il avait rendus à la Révolution, de la sage lenteur avec laquelle il en avait réglé le cours.

 

Mais, cette révolution, n’était-il point temps qu’elle s’arrêtât ? N’était-il pas l’heure où tous les partis devaient se réunir, choisir l’homme populaire entre tous, lui remettre cette révolution entre les mains, le charger d’en diriger le mouvement ?

 

Rebecqui ne le laissa pas aller plus loin.

 

– Ah ! dit-il, je te vois venir, Robespierre !

 

Robespierre se recula sur sa chaise comme si un serpent se fût dressé devant lui.

 

Alors, Rebecqui, se levant :

 

– Pas plus de dictateur que de roi ! dit-il. Viens, Barbaroux !

 

Et tous deux sortirent aussitôt de la mansarde de l’Incorruptible.

 

Panis, qui les avait amenés, les suivit jusque dans la rue.

 

– Ah ! dit-il, vous avez mal saisi la chose, mal compris la pensée de Robespierre : il s’agissait tout simplement d’une autorité momentanée, et, si l’on suivait cette idée-là, nul, certainement, plus que Robespierre…

 

Mais Barbaroux l’interrompit, et, répétant les paroles de son compagnon :

 

– Pas plus de dictateur que de roi !

 

Puis il s’éloigna avec Rebecqui.

 

Chapitre CXLVIII

Ce qui faisait que la reine n’avait pas voulu fuir

 

Une chose rassurait les Tuileries : c’était justement ce qui épouvantait les révolutionnaires.

 

Les Tuileries, mises en état de défense, étaient devenues une forteresse avec une garnison terrible.

 

Dans cette fameuse journée du 4 août, où l’on a fait tant de choses, la royauté, pour sa part, n’est point restée inactive.

 

Pendant la nuit du 4 au 5, on a silencieusement fait venir, de Courbevoie aux Tuileries, les bataillons suisses.

 

Quelques compagnies seulement en ont été distraites et envoyées à Gaillon, où peut-être le roi se réfugiera-t-il.

 

Trois hommes sûrs, trois chefs éprouvés sont près de la reine : Maillardoz avec ses Suisses ; d’Hervilly avec ses chevaliers de Saint-Louis et sa garde constitutionnelle ; Mandat, commandant général de la garde nationale, qui promet vingt mille combattants résolus et dévoués.

 

Le 8, au soir, un homme pénétra dans l’intérieur du château.

 

Tout le monde connaissait cet homme : il arriva donc sans difficulté jusqu’à l’appartement de la reine.

 

On annonça le docteur Gilbert.

 

– Faites entrer, dit la reine d’une voix fiévreuse.

 

Gilbert entra.

 

– Ah ! venez, venez, docteur ! Je suis heureuse de vous voir.

 

Gilbert leva les yeux sur elle : il y avait dans toute la personne de Marie Antoinette quelque chose de joyeux et de satisfait qui le fit frissonner.

 

Il eût mieux aimé la reine pâle et abattue que fiévreuse et animée comme elle l’était.

 

– Madame, lui dit-il, je crains d’arriver trop tard et dans un mauvais moment.

 

– Au contraire, docteur, répondit la reine avec un sourire – expression que sa bouche avait presque désapprise –, vous venez à l’heure, et vous êtes le bienvenu ! Vous allez voir une chose que j’eusse voulu vous montrer depuis longtemps : un roi véritablement roi !

 

– J’ai peur, madame, reprit Gilbert, que vous ne vous trompiez vous-même, et que vous ne me montriez un commandant de place, bien plutôt qu’un roi !

 

– Monsieur Gilbert, il se peut que nous ne nous entendions pas plus sur le caractère symbolique de la royauté que sur beaucoup d’autres choses… Pour moi, un roi n’est pas seulement un homme qui dit : « Je ne veux pas ! » C’est surtout un homme qui dit : « Je veux ! »

 

La reine faisait allusion à ce fameux veto qui avait amené la situation au point extrême où elle se trouvait.

 

– Oui, madame, répondit Gilbert, et, pour Votre Majesté, un roi est surtout un homme qui se venge.

 

– Qui se défend, monsieur Gilbert ! car, vous le savez, nous sommes publiquement menacés ; on doit nous attaquer à main armée. Il y a, à ce qu’on assure, cinq cents Marseillais, conduits par un certain Barbaroux, qui ont juré, sur les ruines de la Bastille, de ne retourner à Marseille que lorsqu’ils auraient campé sur celles des Tuileries.

 

– J’ai entendu dire cela, en effet, reprit Gilbert.

 

– Et cela ne vous a pas fait rire, monsieur ?

 

– Cela m’a épouvanté pour le roi et pour vous, madame.

 

– De sorte que vous venez nous proposer d’abdiquer, et de nous remettre à discrétion aux mains de M. Barbaroux et de ses Marseillais ?

 

– Ah ! madame, si le roi pouvait abdiquer, et garantir, par le sacrifice de sa couronne, sa vie, la vôtre, celle de vos enfants !

 

– Vous lui en donneriez le conseil, n’est-ce pas, monsieur Gilbert ?

 

– Oui, madame, et je me jetterais à ses pieds pour qu’il le suivît !

 

– Monsieur Gilbert, permettez-moi de vous dire que vous n’êtes pas fixe dans vos opinions.

 

– Eh ! madame, dit Gilbert, mon opinion est toujours la même… Dévoué à mon roi et à ma patrie, j’aurais voulu voir l’accord du roi et de la Constitution ; de ce désir et de mes déceptions successives viennent les différents conseils que j’ai eu l’honneur de donner à Votre Majesté.

 

– Et quel est celui que vous nous donnez en ce moment, monsieur Gilbert ?

 

– Jamais vous n’avez été plus maîtresse de le suivre qu’en ce moment, madame.

 

– Voyons-le, alors.

 

– Je vous donne le conseil de fuir.

 

– De fuir ?

 

– Ah ! vous savez bien que c’est possible, madame, et que jamais facilité pareille ne vous a été offerte.

 

– Voyons cela.

 

– Vous avez à peu près trois mille hommes au château.

 

– Près de cinq mille, monsieur, dit la reine avec un sourire de satisfaction, et le double au premier signe que nous ferons.

 

– Vous n’avez pas besoin de faire un signe qui peut être intercepté, madame : vos cinq mille hommes vous suffiront.

 

– Eh bien, monsieur Gilbert, à votre avis, que devons-nous faire avec nos cinq mille hommes ?

 

– Vous mettre au milieu d’eux, madame, avec le roi et vos augustes enfants ; sortir des Tuileries au moment où l’on s’y attendra le moins ; à deux lieues d’ici, monter à cheval, gagner Gaillon et la Normandie, où l’on vous attend.

 

– C’est-à-dire me remettre aux mains de M. de La Fayette.

 

– Celui-là, au moins, madame, vous a prouvé qu’il était dévoué.

 

– Non, monsieur, non ! Avec mes cinq mille hommes et les cinq mille qui peuvent accourir au premier signe que nous ferons, j’aime mieux essayer autre chose.

 

– Qu’essayerez-vous ?

 

– D’écraser la révolte une bonne fois pour toutes.

 

– Ah ! madame, madame ! qu’il avait raison de me dire que vous êtes condamnée !

 

– Qui cela, monsieur ?

 

– Un homme dont je n’ose vous redire le nom, madame ; un homme qui vous a parlé déjà trois fois.

 

– Silence ! dit la reine pâlissant ; on tâchera de le faire mentir, le mauvais prophète.

 

– Madame, j’ai bien peur que vous ne vous aveugliez !

 

– Vous êtes donc d’avis qu’ils oseront nous attaquer ?

 

– L’esprit public tourne là.

 

– Et l’on croit que l’on entrera ici comme au 20 juin ?

 

– Les Tuileries ne sont pas une place forte.

 

– Non ; cependant, si vous voulez venir avec moi, monsieur Gilbert, je vous montrerai qu’elles peuvent tenir quelque temps.

 

– Mon devoir est de vous suivre, madame, dit Gilbert en s’inclinant.

 

– Alors, venez donc ! dit la reine.

 

Et, conduisant Gilbert à la fenêtre du milieu, à celle qui donne sur la place du Carrousel, et d’où l’on dominait, non pas la cour immense qui s’étend aujourd’hui sur toute la façade du palais, mais les trois petites cours fermées de murs qui existaient alors, et qui s’appelaient, celle du pavillon de Flore, la cour des Princes ; celle du milieu, la cour des Tuileries, et celle qui confine de nos jours à la rue de Rivoli, la cour des Suisses :

 

– Voyez ! dit-elle.

 

En effet, Gilbert remarqua que les murs avaient été percés de jours étroits, et pouvaient offrir à la garnison un premier rempart à travers les meurtrières duquel elle fusillerait le peuple.

 

Puis, ce premier rempart forcé, la garnison se retirerait non seulement dans les Tuileries, dont chaque porte faisait face à une cour, mais encore dans les bâtiments latéraux ; de sorte que les patriotes qui oseraient s’engager dans les cours seraient pris entre trois feux.

 

– Que dites-vous de cela, monsieur ? demanda la reine. Conseillez-vous toujours à M. Barbaroux et à ses cinq cents Marseillais de s’engager dans leur entreprise ?

 

– Si mon conseil pouvait être entendu d’hommes aussi fanatisés qu’ils le sont, je ferais près d’eux, madame, une démarche pareille à celle que je fais près de vous. Je viens vous demander, à vous, de ne pas attendre l’attaque ; je leur demanderais, à eux, de ne pas attaquer.

 

– Et probablement passeraient-ils outre de leur côté ?

 

– Comme vous passerez outre du vôtre, madame. Hélas ! c’est là le malheur de l’humanité, qu’elle demande incessamment des conseils pour ne pas les suivre.

 

– Monsieur Gilbert, dit la reine en souriant, Vous oubliez que le conseil que vous voulez bien nous donner n’est pas sollicité…

 

– C’est vrai, madame, dit Gilbert en faisant un pas en arrière.

 

– Ce qui fait, ajouta la reine en tendant la main au docteur, que nous vous en sommes d’autant plus reconnaissants.

 

Un pâle sourire de doute effleura les lèvres de Gilbert.

 

En ce moment, des charrettes chargées de lourds madriers de chêne entraient publiquement dans les cours des Tuileries, où les attendaient les hommes que, sous leurs habits bourgeois, on reconnaissait pour des militaires.

 

Ces hommes faisaient scier ces madriers sur une longueur de six pieds et dans une épaisseur de trois pouces.

 

– Savez-vous ce que sont ces hommes ? demanda la reine.

 

– Mais des ingénieurs, à ce qu’il me paraît, répondit Gilbert.

 

– Oui, monsieur, et qui s’apprêtent, comme vous le voyez, à blinder les fenêtres en réservant seulement des meurtrières pour faire feu.

 

Gilbert regarda tristement la reine.

 

– Qu’avez-vous donc, monsieur ? demanda Marie-Antoinette.

 

– Ah ! je vous plains bien sincèrement, madame, d’avoir forcé votre mémoire à retenir ces mots et votre bouche à les prononcer.

 

– Que voulez-vous monsieur ! répondit la reine, il y a des circonstances où il faut bien que les femmes se fassent hommes : c’est lorsque les hommes…

 

La reine s’arrêta.

 

– Mais, enfin, dit-elle en achevant, non point sa phrase, mais sa pensée, pour cette fois le roi est décidé.

 

– Madame, dit Gilbert, du moment que vous êtes décidée à l’extrémité terrible dont je vous vois faire votre porte de salut, j’espère que de tous côtés vous avez défendu les approches du château : ainsi, par exemple, la galerie du Louvre…

 

– Au fait, vous m’y faites songer… Venez avec moi, monsieur ; je désire m’assurer que l’on exécute l’ordre que j’ai donné.

 

Et la reine emmena Gilbert à travers les appartements jusqu’à cette porte du pavillon de Flore qui donne sur la galerie des tableaux.

 

La porte ouverte, Gilbert vit des ouvriers occupés à couper la galerie dans une largeur de vingt pieds.

 

– Vous voyez, dit la reine.

 

Puis, s’adressant à l’officier qui présidait à ce travail :

 

– Eh bien, monsieur d’Hervilly ? lui dit-elle.

 

– Eh bien, madame, que les rebelles nous laissent vingt-quatre heures, et nous serons en mesure.

 

– Croyez-vous qu’ils nous laisseront vingt-quatre heures, monsieur Gilbert ? demanda la reine au docteur.

 

– S’il y a quelque chose, madame, ce ne sera que pour le 10 août.

 

– Le 10 ? Un vendredi ? Mauvais jour d’émeute, monsieur ! Je croyais que les rebelles auraient eu l’intelligence de choisir un dimanche.

 

Et elle marcha devant Gilbert, qui la suivit.

 

En sortant de la galerie, on rencontra un homme en uniforme d’officier général.

 

– Eh bien, monsieur Mandat, demanda la reine, vos dispositions sont-elles prises ?

 

– Oui, madame, répondit le commandant général en regardant Gilbert avec inquiétude.

 

– Oh ! vous pouvez parler devant monsieur, dit la reine, monsieur est un ami.

 

Et, se retournant vers Gilbert :

 

– N’est-ce pas, docteur ? dit-elle.

 

– Oui, madame, répondit Gilbert, et l’un de vos plus dévoués !

 

– Alors, dit Mandat, c’est autre chose… Un corps de garde national placé à l’Hôtel de Ville, un autre au Pont-Neuf, laisseront passer les factieux, et, tandis que M. d’Hervilly et ses gentilshommes, M. Maillardoz et ses Suisses, les recevront de face, eux leur couperont la retraite et les écraseront par derrière.

 

– Vous voyez, monsieur, dit la reine, que votre 10 août ne sera pas un 20 juin !

 

– Hélas ! madame, dit Gilbert, j’en ai peur, en effet.

 

– Pour nous ?… Pour nous ? insista la reine.

 

– Madame, reprit Gilbert, vous savez ce que j’ai dit à Votre Majesté. Autant j’ai déploré Varennes…

 

– Oui, autant vous conseillez Gaillon !… Avez-vous le temps de descendre avec moi jusqu’aux salles basses, monsieur Gilbert ?

 

– Certes, madame.

 

– Eh bien, venez !

 

La reine prit un petit escalier tournant qui la conduisit au rez-de-chaussée du château.

 

Le rez-de-chaussée du château était un véritable camp, camp fortifié et défendu par les Suisses ; toutes les fenêtres en étaient déjà blindées, comme avait dit la reine.

 

La reine s’avança vers le colonel.

 

– Eh bien, monsieur Maillardoz, demanda-t-elle, que dites-vous de vos hommes ?

 

– Qu’ils sont prêts, comme moi, à mourir pour Votre Majesté, madame.

 

– Ils nous défendront donc jusqu’à la dernière extrémité ?

 

– Une fois le feu engagé, madame, on ne le cessera que sur un ordre écrit du roi.

 

– Vous entendez, monsieur ? Hors de l’enceinte de ce château, tout peut nous être hostile ; mais, à l’intérieur, tout nous est fidèle.

 

– C’est une consolation, madame ; mais ce n’est pas une sécurité.

 

– Vous êtes funèbre, savez-vous, docteur ?

 

– Votre Majesté m’a conduit où elle a voulu ; me permettra-t-elle de la reconduire chez elle ?

 

– Volontiers, docteur ; mais je suis fatiguée, donnez-moi le bras.

 

Gilbert s’inclina devant cette haute faveur, si rarement accordée par la reine, même à ses plus intimes, depuis son malheur surtout.

 

Il la reconduisit jusqu’à sa chambre à coucher.

 

Arrivée là, Marie-Antoinette se laissa tomber dans un fauteuil.

 

Gilbert mit un genou en terre devant elle.

 

– Madame, dit-il, au nom de votre auguste époux, au nom de vos chers enfants, au nom de votre propre sûreté, une dernière fois je vous adjure de vous servir des forces que vous avez autour de vous, non pas pour combattre, mais pour fuir !

 

– Monsieur, dit la reine, depuis le 14 juillet, j’aspire à voir le roi prendre sa revanche ; le moment est venu, nous le croyons du moins : nous sauverons la royauté, ou nous l’enterrerons sous les ruines des Tuileries !

 

– Rien ne peut vous faire revenir de cette fatale résolution, madame ?

 

– Rien.

 

Et, en même temps, la reine tendit la main à Gilbert, moitié pour lui faire signe de se relever, moitié pour la lui donner à baiser.

 

Gilbert baisa respectueusement la main de la reine, et, se relevant :

 

– Madame, dit-il, Votre Majesté me permettra-t-elle d’écrire quelques lignes que je regarde comme tellement urgentes, que je ne veux pas les retarder d’une minute ?

 

– Faites, monsieur, dit la reine en lui montrant une table.

 

Gilbert s’assit et écrivit ces quatre lignes :

 

« Venez, monsieur ! La reine est en danger de mort, si un ami ne la décide point à fuir, et je crois que vous êtes le seul ami qui puisse avoir cette influence sur elle. »

 

Puis il signa et mit l’adresse.

 

– Sans être trop curieuse, monsieur, demanda la reine, à qui écrivez-vous ?

 

– À M. de Charny, madame, répondit Gilbert.

 

– À M. de Charny ! s’écria la reine pâlissant et frémissant à la fois. Et pourquoi faire lui écrivez-vous ?

 

– Pour qu’il obtienne de Votre Majesté ce que je n’en puis obtenir.

 

– M. de Charny est trop heureux pour penser à ses amis malheureux : il ne viendra pas, dit la reine.

 

La porte s’ouvrit : un huissier parut.

 

– M. le comte de Charny, qui arrive à l’instant même, dit l’huissier, demande s’il peut présenter ses hommages à Votre Majesté.

 

De pâle qu’elle était, la reine devint livide, elle balbutia quelques mots inintelligibles.

 

– Qu’il entre ! Qu’il entre ! dit Gilbert ; c’est le ciel qui l’envoie !

 

Charny parut à la porte en costume d’officier de marine.

 

– Oh ! venez, monsieur ! lui dit Gilbert ; je vous écrivais.

 

Et il lui remit la lettre.

 

– J’ai su le danger que courait Sa Majesté, et je suis venu, dit Charny en s’inclinant.

 

– Madame, madame, dit Gilbert, au nom du ciel, écoutez ce que va dire M. de Charny : sa voix sera celle de la France.

 

Et, saluant respectueusement la reine et le comte, Gilbert sortit, emportant un dernier espoir.

 

 

 

 

 

 


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Septembre 2009

 

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– Source :

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