Alexandre Dumas

 

 

 

LA COMTESSE DE CHARNY


Tome I

 

 

 

(1852 - 1855)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

Avant-propos. 4

Chapitre I  Le cabaret du Pont de Sèvres. 17

Chapitre II  Maître Gamain.. 28

Chapitre III  Cagliostro. 41

Chapitre IV  La fatalité. 54

Chapitre V  Les Tuileries. 73

Chapitre VI  Les quatre bougies. 85

Chapitre VII  La route de Paris. 94

Chapitre VIII  L’apparition.. 107

Chapitre IX  Le pavillon d’Andrée. 116

Chapitre X  Mari et femme. 129

Chapitre XI  La chambre à coucher. 141

Chapitre XII  Un chemin connu.. 151

Chapitre XIII  Ce qu’était devenu Sébastien.. 163

Chapitre XIV  L’homme de la place Louis XV.. 177

Chapitre XV  Catherine. 190

Chapitre XVI  Trêve. 197

Chapitre XVII  Le portrait de Charles Ier. 208

Chapitre XVIII  Mirabeau.. 221

Chapitre XIX  Favras. 237

Chapitre XX  Où le roi s’occupe d’affaires de famille. 251

Chapitre XXI  Où le roi s’occupe d’affaires d’État. 261

Chapitre XXII  Chez la reine. 276

Chapitre XXIII  Horizons sombres. 290

Chapitre XXIV  Femme sans mari. Amante sans amant. 298

Chapitre XXV  Le boulanger François. 312

Chapitre XXVI  Le parti qu’on peut tirer d’une tête coupée. 324

Chapitre XXVII  Le Châtelet. 340

Chapitre XXVIII  Encore la maison de la rue Saint-Claude. 351

Chapitre XXIX  Le club des Jacobins. 363

Chapitre XXX  Metz et Paris. 382

Chapitre XXXI  La reine. 389

Chapitre XXXII  Le roi 397

Chapitre XXXIII  D’anciennes connaissances. 407

Chapitre XXXIV  Où le lecteur aura le plaisir de retrouver M. de Beausire tel qu’il l’avait quitté  423

Chapitre XXXV  Œdipe et Loth.. 439

Chapitre XXXVI  Où Gamain prouve qu’il est véritablement maître sur maître, maître sur tous  456

Chapitre XXXVII  Où l’on parle de tout autre chose que de serrurerie. 467

À propos de cette édition électronique. 477

 

Avant-propos

 

Ceux de nos excellents lecteurs qui se sont en quelque sorte inféodés à nous ; ceux qui nous suivent partout où nous allons ; ceux pour lesquels il est curieux de ne jamais abandonner, même dans ses écarts, un homme qui, comme nous, a entrepris cette tâche curieuse de dérouler feuille à feuille chacune des pages de la monarchie, ont bien dû comprendre, en lisant le mot fin – au bas du dernier feuilleton d’Ange Pitou, dans La Presse, et même au bas de la dernière page du huitième volume de ce même ouvrage, dans l’édition dite de Cabinet de lecture – qu’il y avait là quelque monstrueuse erreur qui lui serait, un jour ou l’autre, expliquée par nous.

 

En effet, comment supposer qu’un auteur dont la prétention peut-être fort déplacée, est, avant tout, de savoir faire un livre avec toutes les conditions de ce livre – comme un architecte a la prétention de savoir faire une maison avec toutes les conditions d’une maison, un constructeur de bâtiments un vaisseau avec toutes les conditions d’un vaisseau – va laisser sa maison abandonnée au troisième étage, son vaisseau inachevé au grand hunier ?

 

Voilà pourtant ce qu’il en serait du pauvre Ange Pitou, si le lecteur avait pris au sérieux le mot fin placé justement à l’endroit le plus intéressant du livre, c’est-à-dire quand le roi et la reine s’apprêtent à quitter Versailles pour Paris ; quand Charny commence à s’apercevoir qu’une femme charmante à laquelle, depuis cinq ans, il n’a pas fait la moindre attention, rougit dès que son regard rencontre ses yeux, dès que sa main touche sa main ; quand Gilbert et Billot plongent un œil sombre et résolu dans l’abîme révolutionnaire qui s’ouvre devant eux, creusé par les mains monarchiques de la Fayette et de Mirabeau, représentant, l’un la popularité, l’autre le génie de l’époque ; enfin, quand le pauvre Ange Pitou, l’humble héros de cette humble histoire, tient en travers de ses genoux, sur le chemin de Villers-Cotterêts à Pisseleu, Catherine, évanouie aux derniers adieux de son amant, lequel, à travers champs, au galop de son cheval, regagne avec son domestique le grand chemin de Paris.

 

Et puis il y a encore d’autres personnages dans ce roman, personnages secondaires, c’est vrai, mais auxquels nos lecteurs ont bien voulu, nous en sommes sûr, accorder leur part d’intérêt ; et nous, on le sait, notre habitude est, dès que nous avons mis un drame en scène, d’en suivre jusqu’aux lointains les plus vaporeux du théâtre, non seulement les héros principaux, mais encore les personnages secondaires, mais encore jusqu’aux moindres comparses.

 

Il y a l’abbé Fortier, ce monarchiste rigide, qui bien certainement ne voudra pas se transformer en prêtre constitutionnel, et qui préférera la persécution au serment.

 

Il y a ce jeune Gilbert, composé des deux natures en lutte à cette époque, des deux éléments en fusion depuis dix ans, de l’élément démocratique auquel il tient par son père, de l’élément aristocratique d’où il sort par sa mère.

 

Il y a Mme Billot, pauvre femme, mère avant tout, et qui, aveugle comme une mère, vient de laisser sa fille sur le chemin par lequel elle a passé et rentre seule à la ferme, déjà si esseulée elle-même depuis le départ de Billot.

 

Il y a le père Clouïs, dans sa hutte au milieu de la forêt, et qui ne sait encore si, avec le fusil que vient de lui donner Pitou, en échange de celui qui lui a emporté deux ou trois doigts de la main gauche, il tuera, comme avec le premier, cent quatre-vingt-trois lièvres et cent quatre-vingt-deux lapins dans les années ordinaires, et cent quatre-vingt-trois lièvres et cent-quatre-vingt-trois lapins dans les années bissextiles.

 

Enfin, il y a Claude Tellier et Désiré Maniquet, ces révolutionnaires de village, qui ne demandent pas mieux que de marcher sur les traces des révolutionnaires de Paris, mais auxquels, il faut l’espérer, l’honnête Pitou, leur capitaine, leur commandant, leur colonel, leur officier supérieur enfin, servira de guide et de frein.

 

Tout ce que nous venons de dire ne peut que renouveler l’étonnement du lecteur à l’endroit de ce mot fin, si bizarrement placé au bout du chapitre qu’il termine, qu’on dirait du sphinx antique, accroupi à l’entrée de son antre sur la route de Thèbes, et proposant une insoluble énigme aux voyageurs béotiens.

 

Nous allons donc en donner l’explication.

 

Il y eut un temps où les journaux publiaient simultanément :

 

Les Mystères de Paris d’Eugène Sue,

 

La Confession générale de Frédéric Soulié,

 

Mauprat de George Sand,

 

Monte-Cristo, Le Chevalier de Maison-Rouge et La Guerre des Femmes de moi.

 

Ce temps, c’était le beau temps de feuilleton, mais c’était le mauvais temps de la politique.

 

Qui s’occupait, à cette époque, des premiers-Paris de M. Armand Bertin, de M. le docteur Véron et de M. le député Chambolle ?

 

Personne.

 

Et l’on avait bien raison ; car, puisqu’il n’en est rien resté, de ces malheureux premiers-Paris, c’est qu’ils ne valaient pas la peine qu’on s’en occupât.

 

Tout ce qui a une valeur quelconque surnage toujours, et aborde infailliblement quelque part.

 

Il n’y a qu’une mer qui engloutisse à jamais tout ce que l’on y jette : c’est la mer Morte.

 

Il paraît que c’était dans cette mer-là qu’on jetait les premiers-Paris de 1845,1846,1847 et 1848.

 

Puis, avec ces premiers-Paris de M. Armand Bertin, de M. le docteur Véron et de M. le député Chambolle, on jetait encore pêle-mêle les discours de M. Thiers et de M. Guizot, de M. Odilon Barrot et de M. Berryer, de M. Molé et de M. Duchâtel ; ce qui ennuyait pour le moins autant MM. Duchâtel, Molé, Berryer, Barrot, Guizot et Thiers, que cela ennuyait M. le député Chambolle, M. le docteur Véron et M. Armand Bertin.

 

Il est vrai, qu’en échange on découpait avec le plus grand soin les feuilletons des Mystères de Paris, de La Confession générale, de Mauprat, de Monte- Cristo, du Chevalier de Maison-Rouge et de La Guerre des Femmes ; qu’après les avoir lus le matin, on les mettait de côté pour les relire le soir ; il est vrai que cela faisait des abonnés aux journaux, et des clients aux cabinets littéraires ; il est vrai que cela apprenait l’histoire aux historiens et au peuple ; il est vrai que cela créait quatre millions de lecteurs à la France ; et cinquante millions de lecteurs à l’étranger ; il est vrai que la langue française, devenue la langue diplomatique depuis le XVIIème siècle, devenait la langue littéraire au XIXème ; il est vrai que le poète, qui gagnait assez d’argent pour se faire indépendant, échappait à la pression exercée sur lui jusqu’alors par l’aristocratie et la royauté ; il est vrai qu’il se créait dans la société une nouvelle noblesse et un nouvel empire : c’étaient la noblesse du talent et l’empire du génie ; il est vrai, enfin, que cela amenait tant de résultats honorables pour les individus et glorieux pour la France, qu’on s’occupa sérieusement de faire cesser cet état de choses, qui produisait ce bouleversement, que les hommes considérables d’un royaume fussent réellement les hommes considérés, et que la réputation, la gloire et même l’argent d’un pays allassent à ceux qui les avaient véritablement gagnés.

 

Les hommes d’État de 1847 songeaient donc, comme je l’ai dit, à mettre fin à ce scandale, quand M. Odilon Barrot, qui voulait aussi qu’on parlât de lui, eut l’idée de faire, non pas de bons et beaux discours à la tribune, mais de mauvais dîners dans les différentes localités où son nom était encore en honneur.

 

Il fallait donner un nom à ces dîners.

 

En France, peu importe que les choses portent le nom qui leur convient, pourvu que les choses portent un nom.

 

En conséquence, on appela ces dîners des banquets réformistes.

 

Il y avait alors à Paris un homme qui, après avoir été prince, avait été général ; qui, après avoir été général, avait été exilé, et qui, étant exilé, avait été professeur de géographie ; qui, après avoir été professeur de géographie, avait voyagé en Amérique ; qui, après avoir voyagé en Amérique, avait résidé en Sicile ; qui, après avoir épousé la fille d’un roi en Sicile, était rentré en France ; qui, après être rentré en France, avait été fait altesse royale par Charles X, et qui, enfin, après avoir été fait altesse royale par Charles X, avait fini par se faire roi.

 

Eh bien, ce prince, ce général, ce professeur, ce voyageur, ce roi, cet homme, enfin, à qui le malheur et la prospérité eussent dû apprendre tant de choses, et n’avaient rien appris – cet homme eut l’idée d’empêcher M. Odilon Barrot de donner ses banquets réformistes, s’entêta dans cette idée, ne se doutant pas que c’était un principe auquel il déclarait la guerre, et, comme tout principe vient d’en haut et, par conséquent, est plus fort que ce qui vient d’en bas, comme tout ange doit terrasser l’homme avec lequel il lutte, cet homme fût-il Jacob, l’ange terrassa Jacob, le principe terrassa l’homme, et Louis-Philippe fut renversé avec sa double génération de princes, avec ses fils et ses petits-fils.

 

L’Écriture n’a-t-elle pas dit :

 

« La faute des pères retombera sur les enfants jusqu’à la troisième et la quatrième génération ? »

 

Cela fit assez de bruit en France pour qu’on ne s’occupât plus, pendant quelque temps, ni des Mystères de Paris ni de La Confession générale, ni de Mauprat, ni de Monte-Cristo, ni du Chevalier de Maison-Rouge, ni de La Guerre des Femmes, ni même, nous devons l’avouer, de leurs auteurs.

 

Non, on s’occupa de Lamartine, de Ledru-Rollin, de Cavaignac et du prince Louis-Napoléon.

 

Mais, comme, au bout du compte, un peu de calme s’étant rétabli, on s’aperçut que ces messieurs étaient infiniment moins amusants que M. Eugène Sue, que M. Frédéric Soulié, que Mme George Sand, et même que moi, qui me mets humblement le dernier de tous ; comme on reconnut que leur prose, à part celle de Lamartine – à tout seigneur tout honneur – ne valait pas celle des Mystères de Paris, de La Confession générale, de Mauprat, de Monte-Cristo, du Chevalier de Maison-Rouge et de La Guerre des Femmes, on invita M. de Lamartine, sagesse des nations, à faire de la prose, pourvu qu’elle ne fût pas politique, et les autres messieurs, moi compris, à faire de la prose littéraire.

 

Ce à quoi nous nous mîmes immédiatement, n’ayant pas, croyez-moi, besoin d’y être invités pour cela.

 

Alors reparurent les feuilletons, alors redisparurent les premiers-Paris, alors continuèrent à reparler sans écho les mêmes parleurs qui avaient parlé avant la révolution, qui parlaient après la révolution, qui parleront toujours.

 

Au nombre de tous ces parleurs, il y en avait un qui ne parlait pas, d’habitude du moins.

 

On lui en savait gré, et on le saluait quand il passait avec son ruban de représentant.

 

Un jour, il monta à la tribune… Mon Dieu ! je voudrais bien vous dire son nom, mais je l’ai oublié.

 

Un jour, il monta à la tribune… Ah ! il faut que vous sachiez une chose, la Chambre était de fort mauvaise humeur ce jour-là.

 

Paris venait de choisir pour son représentant un de ces hommes qui faisaient des feuilletons.

 

Le nom de cet homme, je me le rappelle, par exemple.

 

Il s’appelait Eugène Sue.

 

La Chambre était donc de fort mauvaise humeur qu’on eût élu Eugène Sue ; elle avait, comme cela, sur ses bancs déjà quatre ou cinq taches littéraires qui lui étaient insupportables :

 

Lamartine, Hugo, Félix Pyat, Quinet, Esquiros, etc.

 

Ce député, dont je ne me rappelle pas le nom, monta donc à la tribune, profitant adroitement de la mauvaise humeur de la Chambre. Tout le monde fit : « Chut ! » Chacun écouta.

 

Il dit que c’était le feuilleton qui était cause que Ravaillac avait assassiné Henri IV,

 

Que Louis XIII avait assassiné le maréchal d’Ancre,

 

Que Louis XIV avait assassiné Fouquet,

 

Que Damiens avait assassiné Louis XV,

 

Que Louvel avait assassiné le duc de Berry,

 

Que Fieschi avait assassiné Louis-Philippe,

 

Et enfin que M. de Praslin avait assassiné sa femme.

 

Il ajouta :

 

Que tous les adultères qui se commettaient, toutes les concussions qui se faisaient, tous les vols qui s’accomplissaient, c’était le feuilleton qui en était cause ;

 

Qu’il n’y avait qu’à supprimer le feuilleton ou à le timbrer : le monde à l’instant faisait halte, et, au lieu de continuer sa route vers l’abîme, rétrogradait du côté de l’âge d’or, qu’il ne pouvait manquer d’atteindre un jour, pourvu qu’il fît à reculons autant de pas qu’il en avait fait en avant.

 

Un jour, le général Foy s’écria :

 

« Il y a de l’écho en France lorsqu’on y prononce les mots d’honneur et de patrie. »

 

Oui, c’est vrai, du temps du général Foy, il y avait cet écho-là, nous l’avons entendu, nous qui parlons, et nous sommes bien content de l’avoir entendu.

 

– Où est cet écho-là ? nous demandera-t-on.

 

– Lequel ?

 

– L’écho du général Foy.

 

– Il est où sont les vieilles lunes du poète Villon ; peut-être le trouvera-t-on un jour ; espérons !

 

 

Tant il y a que, ce jour-là – pas le jour du général Foy – il y avait à la tribune un autre écho.

 

C’était un étrange écho, il disait :

 

« Il est enfin temps que nous flétrissions ce que l’Europe admire, et que nous vendions le plus cher possible ce que tout autre gouvernement, s’il avait le bonheur de l’avoir, donnerait pour rien :

 

« Le génie. »

 

Il faut dire que ce pauvre écho ne parlait point pour son compte, il ne faisait que répéter les paroles de l’orateur.

 

La Chambre, à quelques exceptions près, se fit l’écho de l’écho.

 

Hélas ! c’était, depuis trente-cinq ou quarante ans, le rôle des majorités. À la Chambre comme au théâtre, il y a des traditions bien fatales !

 

Or, la majorité étant de l’avis que tous les vols qui s’accomplissaient, que toutes les concussions qui se faisaient, que tous les adultères qui se commettaient, c’était par la faute du feuilleton ;

 

Que si M. de Praslin avait assassiné sa femme,

 

Que si Fieschi avait assassiné Louis-Philippe,

 

Que si Louvel avait assassiné le duc de Berry,

 

Que si Damiens avait assassiné Louis XV,

 

Que si Louis XIV avait assassiné Fouquet,

 

Que si Louis XIII avait assassiné le maréchal d’Ancre,

 

Enfin, que si Ravaillac avait assassiné Henri IV,

 

Tous ces assassinats étaient évidemment la faute du feuilleton, même avant qu’il fût créé ;

 

La majorité adopta le timbre.

 

Peut-être le lecteur n’a-t-il pas bien réfléchi à ce que c’était que le timbre, et se demande-t-il comment le timbre, c’est-à-dire un centime par feuilleton, pouvait tuer le feuilleton ?

 

Cher lecteur, un centime par feuilleton, si votre journal est tiré à quarante mille exemplaires, c’est, savez-vous combien ? quatre cents francs par feuilleton !

 

C’est-à-dire le double de ce qu’on le paye, quand l’auteur s’appelle Eugène Sue, Lamartine, Méry, George Sand ou Alexandre Dumas.

 

C’est le triple, c’est le quadruple, quand l’auteur se nomme d’un nom fort honorable souvent, mais cependant moins en vogue que les noms que nous venons de citer.

 

Or, dites-moi, est-ce qu’il y a une grande moralité à un gouvernement de mettre sur une marchandise quelconque, un impôt quatre fois plus considérable que la valeur intrinsèque de la marchandise ?

 

Surtout quand cette marchandise est une marchandise dont on nous conteste la propriété :

 

L’esprit.

 

Il en résulte qu’il n’y a plus de journal assez cher pour acheter des feuilletons-romans.

 

Il en résulte que presque tous les journaux publient des feuilletons-histoire.

 

Cher lecteur, que dites-vous des feuilletons-histoire du Constitutionnel ?

 

– Peuh !…

 

Eh bien, c’est cela justement !

 

Voilà ce que voulaient les hommes politiques, afin qu’on ne parlât plus des hommes littéraires.

 

Sans compter que cela pousse le feuilleton dans une voie bien morale.

 

Ainsi par exemple, on vient me proposer, à moi qui ai fait Monte-Cristo, les Mousquetaires, La Reine Margot, etc., on vient me proposer de faire l’Histoire du Palais-Royal.

 

Une espèce de compte en partie double fort intéressant :

 

D’un côté, l’histoire des maisons de jeu ;

 

De l’autre côté, l’histoire des maisons de filles !

 

On vient me proposer, à moi, l’homme religieux par excellence :

 

L’Histoire des crimes des papes !

 

On vient me proposer… Je n’ose pas vous dire tout ce que l’on vient me proposer.

 

Ce ne serait rien encore si l’on se bornait à me proposer de faire.

 

Mais on vient me proposer de ne plus faire.

 

Ainsi, un matin, je reçus cette lettre d’Emile de Girardin :

 

« Mon cher ami,

 

« Je désire qu’Ange Pitou n’ait plus qu’un demi-volume, au lieu de six volumes ; que dix chapitres, au lieu de cent.

 

Arrangez-vous comme vous voudrez, et coupez, si vous ne voulez pas que je coupe. »

 

Je compris parfaitement, parbleu !

 

Emile de Girardin avait mes Mémoires dans ses vieux cartons ; il préférait publier mes Mémoires, qui ne payaient pas de timbre, plutôt qu’Ange Pitou, qui en payait.

 

Aussi me supprima-t-il six volumes de romans pour publier vingt volumes de Mémoires.

 

Et voilà, cher et bien-aimé lecteur, comment le mot fin fut mis avant la fin ;

 

Comment Ange Pitou fut étranglé à la manière de l’empereur Paul Ier, non point par le cou, mais par le milieu du corps.

 

Mais, vous le savez par les Mousquetaires, que vous avez crus morts deux fois, et qui, deux fois, ont ressuscité, mes héros, à moi, ne s’étranglent pas si facilement que des empereurs.

 

Eh bien, il en est d’Ange Pitou comme des Mousquetaires. Pitou, qui n’était pas mort le moins du monde, mais qui était disparu seulement, va reparaître ; et moi, je vous prie, au milieu de ces temps de troubles et de révolutions qui allument tant de torches et qui éteignent tant de bougies, de ne tenir mes héros pour trépassés que lorsque vous aurez reçu un billet de faire part, signé de ma main.

 

Et encore !…

Chapitre I

Le cabaret du Pont de Sèvres

 

Si le lecteur veut bien se reporter un instant à notre roman d’Ange Pitou, et, ouvrant le roman au second volume, jeter un instant les yeux sur le chapitre intitulé : La nuit du 5 au 6 octobre, il y retrouvera quelques faits qu’il n’est point sans importance qu’il se remette en mémoire avant de commencer ce livre, qui s’ouvre lui-même dans la matinée du 6 du même mois.

 

Après avoir cité nous-même quelques lignes importantes de ce chapitre, nous résumerons les faits qui doivent précéder la reprise de notre récit, dans le moins de paroles possible.

 

Ces lignes les voici :

 

« À trois heures, comme nous l’avons dit, tout était tranquille à Versailles. L’Assemblée elle-même, rassurée par le rapport de ses huissiers, s’était retirée.

 

« On comptait bien que cette tranquillité ne serait pas troublée.

 

« On comptait mal.

 

« Dans presque tous les mouvements populaires qui préparent les grandes révolutions, il y a un temps d’arrêt pendant lequel on croit que tout est fini, et que l’on peut dormir tranquille. On se trompe.

 

« Derrière les hommes qui font les premiers mouvements, il y a ceux qui attendent que les premiers mouvements soient finis, et que, fatigués ou satisfaits, mais, dans l’un et l’autre cas, ne voulant pas aller plus loin, ceux qui ont accompli ce premier mouvement se reposent.

 

« C’est alors qu’à leur tour, ces hommes inconnus, mystérieux agents des passions fatales, se glissent dans les foules, reprennent le mouvement où il a été abandonné, et, le poussant jusqu’à ses dernières limites, épouvantent, à leur réveil, ceux qui leur ont ouvert le chemin, et qui s’étaient couchés à la moitié de la route, croyant la route faite, croyant le but atteint. »

 

Nous avons nommé trois de ces hommes dans le livre auquel nous empruntons les quelques lignes que nous venons de citer.

 

Qu’on nous permette d’introduire sur notre scène, c’est-à-dire à la porte du cabaret du pont de Sèvres, un personnage qui, pour n’avoir pas encore été nommé par nous, n’en avait pas joué pour cela un moindre rôle dans cette nuit terrible.

 

C’était un homme de quarante-cinq à quarante-huit ans, vêtu en ouvrier, c’est-à-dire d’une culotte de velours garantie par un tablier de cuir à poches, comme les tabliers des maréchaux-ferrants et des serruriers. Il était chaussé de bas gris et de souliers à boucles de cuivre, coiffé d’une espèce de bonnet de poil, ressemblant à un bonnet de uhlan coupé par la moitié ; une forêt de cheveux grisonnants s’échappaient de dessous ce bonnet pour se joindre à d’énormes sourcils, et ombrager, de compte à demi avec eux, de grands yeux à fleur de tête, vifs et intelligents, dont les reflets étaient si rapides et les nuances si changeantes, qu’il était difficile d’arrêter s’ils étaient verts ou gris, bleus ou noirs. Le reste de la figure se composait d’un nez plutôt fort que moyen, de grosses lèvres, de dents blanches, et d’un teint hâlé par le soleil.

 

Sans être grand, cet homme était admirablement pris dans sa taille ; il avait les attaches fines, le pied petit, et l’on eût pu voir aussi qu’il avait la main petite et même délicate, si sa main n’eût eu cette teinte bronzée des ouvriers habitués à travailler le fer.

 

Mais, en remontant de cette main au coude, et du coude jusqu’à l’endroit du bras où la chemise retroussée laissait voir le commencement d’un muscle vigoureusement dessiné, on eût pu remarquer que, malgré la vigueur de ce muscle, la peau qui le recouvrait était fine, mince, presque aristocratique.

 

Cet homme, debout à la porte du cabaret du pont de Sèvres, avait à portée de sa main un fusil à deux coups, richement incrusté d’or, sur le canon duquel on pouvait lire le nom de Leclère, armurier qui commençait à avoir une grande vogue dans l’aristocratie des chasseurs parisiens.

 

Peut-être nous demandera-t-on comment une si belle arme se trouvait entre les mains d’un simple ouvrier. À ceci nous répondrons qu’aux jours d’émeute, et nous en avons vu quelques-uns, Dieu merci ! ce n’est pas toujours aux mains les plus blanches que se trouvent les plus belles armes. Cet homme était arrivé de Versailles, il y avait une heure à peu près et savait parfaitement ce qui s’était passé ; car, aux questions que lui avait faites l’aubergiste, en lui servant une bouteille de vin qu’il n’avait pas même entamée, il avait répondu :

 

Que la reine venait avec le roi et le dauphin ;

 

Qu’ils étaient partis vers midi, à peu près ;

 

Qu’ils s’étaient enfin décidés à habiter le palais des Tuileries, ce qui faisait qu’à l’avenir Paris ne manquerait probablement plus de pain, puisqu’il allait posséder le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron.

 

Et que lui attendait pour voir passer le cortège.

 

Cette dernière assertion pouvait être vraie, et cependant il était facile de remarquer que son regard se tournait plus curieusement du côté de Paris que du côté de Versailles ; ce qui donnait lieu de croire qu’il ne s’était pas cru obligé de rendre un compte bien exact de son intention au digne aubergiste qui s’était permis de la lui demander.

 

Au bout de quelques instants, du reste, son intention parut satisfaite. Un homme vêtu à peu près comme lui, et paraissant exercer une profession analogue à la sienne, se dessina au haut de la montée qui bornait l’horizon de la route.

 

Cet homme marchait d’un pas alourdi, et comme un voyageur qui a déjà fait un long chemin.

 

À mesure qu’il approchait, on pouvait distinguer ses traits et son âge.

 

Son âge pouvait être celui de l’inconnu, c’est-à-dire que l’on pouvait affirmer hardiment, comme disent les gens du peuple, qu’il était du mauvais côté de la quarantaine.

 

Quant à ses traits, c’étaient ceux d’un homme du commun aux inclinaisons basses, aux instincts vulgaires.

 

L’œil de l’inconnu se fixa curieusement sur lui avec une expression étrange, et comme s’il eût voulu mesurer par un seul regard tout ce que l’on pouvait tirer d’impur et de mauvais du cœur de cet homme.

 

Quand l’ouvrier venant du côté de Paris ne fut plus qu’à une vingtaine de pas du personnage qui attendait sur la porte, celui-ci rentra, versa le premier vin de la bouteille dans un des deux verres placés sur la table, et revenant à la porte, ce verre à la main et levé :

 

– Eh ! camarade ! dit-il, le temps est froid, la route est longue ; est-ce que nous ne prenons pas un verre de vin pour nous soutenir et nous réchauffer ?

 

L’ouvrier venant de Paris regarda autour de lui comme pour voir si c’était bien à lui que s’adressait l’invitation.

 

– C’est à moi que vous parlez ? demanda-t-il.

 

– À qui donc, s’il vous plaît, puisque vous êtes seul ?

 

– Et vous m’offrez un verre de vin ?

 

– Pourquoi pas ?

 

– Ah !

 

– Est-ce qu’on n’est pas du même métier ou à peu près ?

 

L’ouvrier regarda une seconde fois l’inconnu.

 

– Tout le monde, dit-il, peut être du même métier ; l’important est de savoir si dans le métier on est compagnon ou maître.

 

– Eh bien, c’est ce que nous vérifierons en prenant un verre de vin et en causant.

 

– Allons, soit, dit l’ouvrier en s’acheminant vers la porte du cabaret.

 

L’inconnu lui montra la table et lui désigna le verre.

 

L’ouvrier prit le verre, en regarda le vin, comme s’il eût conçu pour lui une certaine défiance, qui disparut lorsque l’inconnu se fut versé un second verre de liquide bord à bord comme le premier.

 

– Eh bien, demanda-t-il, est-ce qu’on est trop fier pour trinquer avec celui que l’on invite ?

 

– Non, ma foi, et au contraire, à la nation !

 

Les yeux gris de l’ouvrier se fixèrent un moment sur celui qui venait de porter ce toast.

 

Puis il répéta :

 

– Eh ! parbleu ! oui, vous dites bien : À la nation !

 

Et il avala le contenu du verre tout d’un trait. Après quoi, il essuya ses lèvres avec sa manche.

 

– Eh ! eh ! fit-il, c’est du bourgogne !

 

– Et du chenu, hein ? On m’a recommandé le bouchon ; en passant, j’y suis venu, et je ne m’en repens pas. Mais asseyez-vous donc, camarade ; il y en a encore dans la bouteille, et quand il n’y en aura plus dans la bouteille, il y en aura encore dans la cave.

 

– Ah çà ! dit l’ouvrier, que faites-vous donc là ?

 

– Vous le voyez, je viens de Versailles, et j’attends le cortège pour l’accompagner à Paris.

 

– Quel cortège ?

 

– Eh ! mais celui du roi, de la reine et du dauphin, qui reviennent à Paris en compagnie des dames de la halle et de deux cents membres de l’Assemblée, et sous la protection de la garde nationale et de M. de La Fayette.

 

– Il s’est donc décidé à aller à Paris, le bourgeois ?

 

– Il a bien fallu.

 

– Je me suis douté de cela, cette nuit à trois heures du matin, quand je suis parti pour Paris.

 

– Ah ! ah ! vous êtes parti cette nuit, à trois heures du matin, et vous avez quitté Versailles comme cela, sans curiosité de savoir ce qui allait s’y passer ?

 

– Si fait, j’avais bien quelque envie de savoir ce que deviendrait le bourgeois, d’autant plus que, sans me vanter, c’est une connaissance ; mais, vous comprenez, l’ouvrage avant tout ! On a une femme et des enfants ; il faut nourrir tout cela, surtout maintenant qu’on n’aura plus la forge royale.

 

L’inconnu laissa passer les deux allusions sans les relever.

 

– C’était donc de la besogne pressée que vous êtes allé faire à Paris ? insista-t-il.

 

– Ma foi, oui, à ce qu’il paraît, et bien payée, ajouta l’ouvrier en faisant sonner quelques écus dans sa poche, quoiqu’elle m’ait été payée tout simplement par un domestique – ce qui n’est pas poli – et encore par un domestique allemand – ce qui fait qu’on n’a pas pu causer le moindre brin.

 

– Et vous ne détestez pas causer, vous ?

 

– Dame ! quand on ne dit pas de mal des autres, ça distrait.

 

– Et même quand on en dit, n’est-ce pas ?

 

Les deux hommes se mirent à rire, l’inconnu en montrant des dents blanches, l’ouvrier en montrant des dents gâtées.

 

– Ainsi donc, reprit l’inconnu – comme un homme qui avance pas à pas, c’est vrai, mais que rien ne peut empêcher d’avancer – vous avez été faire de la besogne pressée et bien payée ?

 

– Oui.

 

– Parce que c’était de la besogne difficile sans doute ?

 

– Difficile, oui.

 

– Une serrure à secret, hein ?

 

– Une porte invisible… Imaginez-vous une maison dans une maison ; quelqu’un qui aurait intérêt à se cacher, n’est-ce pas ? eh bien, il y est et il n’y est pas. On sonne ; le domestique ouvre la porte : « Monsieur ? – Il n’y est pas. – Si fait, il y est. – Eh bien, cherchez ! » On cherche. Bonsoir ! je défie bien qu’on trouve monsieur. Une porte en fer, comprenez-vous, qu’emboîte une moulure ric-à-rac. On va passer une couche de vieux chêne par-dessus tout cela, impossible de distinguer le bois du fer.

 

– Oui, mais en frappant dessus ?

 

– Bah ! une couche de bois sur le fer mince d’une ligne, mais juste assez épaisse pour que le son soit de même partout… Tac tac, tac tac… Voyez vous, la chose finie, moi-même je m’y trompais.

 

– Et où diable avez-vous été faire cela ?

 

– Ah ! voilà.

 

– C’est ce que vous ne voulez pas dire ?

 

– Ce que je ne veux pas dire, attendu que je ne le sais pas.

 

– On vous a donc bandé les yeux ?

 

– Justement ! J’étais attendu avec une voiture à la barrière. On m’a dit : « Etes-vous un tel ? » J’ai dit : « Oui. – Bon ! c’est vous que nous attendons ; montez. – Il faut que je monte ? – Oui. » Je suis monté, on m’a bandé les yeux, la voiture a roulé une demi-heure à peu près, puis une porte s’est ouverte, – une grande porte ; j’ai heurté la première marche d’un perron, j’ai monté dix degrés, je suis entré dans un vestibule ; là, j’ai trouvé un domestique allemand qui a dit aux autres : « Zet pien, allez-fous-zen, on n’a blus pesoin de fous. » Les autres s’en sont allés. Il m’a défait mon bandeau. et il m’a montré ce que j’avais à faire. Je me suis mis à la besogne en bon ouvrier. À une heure, c’était fait. On m’a payé en beaux louis d’or, on m’a rebandé les yeux, remis dans la voiture, descendu au même endroit où j’étais monté, on m’a souhaité bon voyage – et me voilà !

 

– Sans que vous ayez rien vu, même du coin de l’œil ? Que diable ! un bandeau n’est pas si bien serré qu’on ne puisse guigner à droite ou à gauche.

 

– Heu ! heu !

 

– Allons donc… allons donc, avouez que vous avez vu, dit vivement l’étranger.

 

– Voilà : quand j’ai fait un faux pas contre la première marche du perron, j’ai profité de cela pour faire un geste ; en faisant ce geste, j’ai un peu dérangé le bandeau.

 

– Et en dérangeant le bandeau ? dit l’inconnu avec la même vivacité.

 

– J’ai vu une ligne d’arbres à ma gauche, ce qui m’a fait croire que la maison était sur le boulevard, mais voilà tout.

 

– Voilà tout ?

 

– Ah ! ça, parole d’honneur !

 

– Ça ne dit pas beaucoup.

 

– Attendu que les boulevards sont longs, et qu’il y a plus d’une maison avec grande porte et perron, du café Saint-Honoré à la Bastille.

 

– De sorte que vous ne reconnaîtriez pas la maison ?

 

Le serrurier réfléchit un instant.

 

– Non, ma foi, dit-il, je n’en serais pas capable.

 

L’inconnu, quoique son visage ne parût dire d’habitude que ce qu’il voulait bien lui laisser dire, parut assez satisfait de cette assurance.

 

– Ah çà ! mais, dit-il tout à coup comme passant à un autre ordre d’idée, il n’y a donc plus de serruriers à Paris, que les gens qui y font faire des portes secrètes envoient chercher des serruriers à Versailles ?

 

Et, en même temps, il versa un plein verre de vin à son compagnon en frappant sur la table avec la bouteille vide, afin que le maître de l’établissement apportât une bouteille pleine.

 

Chapitre II

Maître Gamain

 

Le serrurier leva son verre à la hauteur de son œil, mira le vin avec complaisance.

 

Puis, le goûtant avec satisfaction :

 

– Si fait, dit-il, il y a des serruriers à Paris.

 

Il but encore quelques gouttes.

 

– Il y a même des maîtres.

 

Il but encore.

 

– C’est ce que je me disais !

 

– Oui, mais il y a maître et maître.

 

– Ah ! ah ! fit l’inconnu en souriant, je vois que vous êtes comme saint Éloi, non seulement maître, mais maître sur maître.

 

– Et maître sur tous. Vous êtes de l’état ?

 

– Mais à peu près.

 

– Qu’êtes-vous ?

 

– Je suis armurier.

 

– Avez-vous là de votre besogne ?

 

– Voyez ce fusil.

 

Le serrurier prit le fusil des mains de l’inconnu, l’examina avec attention, fit jouer les ressorts, approuva d’un mouvement de tête le claquement sec des batteries ; puis, lisant le nom inscrit sur le canon et sur la platine :

 

– Leclère ? dit-il. Impossible, l’ami ! Leclère a vingt-huit ans tout au plus, et nous marchons tous les deux vers la cinquantaine, soit dit sans vous être désagréable.

 

– C’est vrai, dit-il, je ne suis pas Leclère, mais c’est tout comme.

 

– Comment ; c’est tout comme ?

 

– Sans doute, puisque je suis son maître.

 

– Ah ! bon, s’écria en riant le serrurier, c’est comme si je disais, moi : « Je ne suis pas le roi, mais c’est tout comme. »

 

– Comment, c’est tout comme ? répéta l’inconnu.

 

– Eh ! oui, puisque je suis son maître, dit le serrurier.

 

– Oh ! oh ! fit l’inconnu en se levant, et en parodiant le salut militaire, serait-ce à M. Gamain que j’ai l’honneur de parler ?

 

– À lui-même en personne, et pour vous servir si j’en étais capable, dit le serrurier, enchanté de l’effet que son nom avait produit.

 

– Diable ! fit l’inconnu, je ne savais pas avoir affaire à un homme si considérable.

 

– Hein ?

 

– À un homme si considérable, répéta l’inconnu.

 

– Si conséquent, vous voulez dire.

 

– Eh ! oui, pardon, reprit en riant l’inconnu ; mais, vous le savez, un pauvre armurier ne parle pas français comme un maître, et quel maître, le maître du roi de France !

 

Puis, reprenant la conversation sur un autre ton :

 

– Dites donc, ça ne doit pas être amusant d’être le maître du roi ?

 

– Pourquoi cela ?

 

– Dame ? quand il faut prendre éternellement des mitaines pour dire bonjour ou bonsoir.

 

– Mais non.

 

– Quand il faut dire : « Votre Majesté, prenez cette clef de la main gauche. Sire, prenez cette lime de la main droite. »

 

– Eh ! justement, voilà où était le charme avec lui, car il est bonhomme, au fond, voyez-vous. Une fois dans la forge, quand il avait le tablier devant lui, et les bras de sa chemise retroussés, on n’aurait jamais dit le fils aîné de Saint Louis, comme ils l’appellent.

 

– En effet, vous avez raison, c’est extraordinaire comme un roi ressemble à un autre homme.

 

– Oui, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que ceux qui les approchent se sont aperçus de cela.

 

– Oh ! ce ne serait rien, s’il n’y avait que ceux qui les approchent qui s’en soient aperçus, dit l’inconnu en riant d’un rire étrange, mais ce sont ceux qui s’en éloignent surtout, qui commencent à s’en apercevoir.

 

Gamain regarda son interlocuteur avec un certain étonnement.

 

Mais celui-ci, qui avait déjà oublié son rôle, en prenant un mot pour un autre, ne lui donna pas le temps de peser la valeur de la phrase qu’il venait de prononcer, et, faisant retour à la conversation :

 

– Raison de plus, dit-il ; un homme comme un autre qu’il faut appeler sire et majesté, moi, je trouve cela humiliant !

 

– Mais c’est qu’il ne fallait pas l’appeler sire ni majesté ! Une fois dans la forge, il n’y avait plus de tout cela ; je l’appelais bourgeois, et il m’appelait Gamain ; seulement, je ne le tutoyais pas, et il me tutoyait.

 

– Oui ; mais, lorsqu’arrivait l’heure du déjeuner ou du dîner, on envoyait Gamain dîner à l’office, avec les gens, avec les laquais ?

 

– Non pas, oh ! non pas, il n’a jamais fait cela au contraire, il me faisait apporter une table toute servie dans la forge, et souvent, au déjeuner surtout, il se mettait à table avec moi, et disait : « Bah ! je n’irai pas déjeuner chez la reine, cela fait que je n’aurai pas besoin de me laver les mains. »

 

– Je ne comprends pas bien.

 

– Vous ne comprenez pas que, quand le roi venait de travailler avec moi, de manier le fer, pardieu ! il avait les mains comme nous les avons, quoi ! ce qui ne nous empêche pas d’être d’honnêtes gens ; de sorte que la reine lui disait, avec son petit air bégueule : « Fi ! sire, vous avez les mains sales ! » Comme si on pouvait avoir les mains propres, quand on vient de travailler à la forge !

 

– Ne m’en parlez pas, dit l’inconnu, ça fait pleurer.

 

– Voyez-vous, en somme, il ne se plaisait que là, cet homme, ou dans son cabinet géographique, avec moi ou avec son bibliothécaire ; mais je crois que c’était encore moi qu’il aimait le mieux.

 

– N’importe, il n’est pas amusant d’être le maître d’un mauvais élève.

 

– D’un mauvais élève ? s’écria Gamain. Oh ! non ! il ne faut pas dire cela ; il est même bien malheureux, voyez-vous, qu’il soit venu au monde roi, et qu’il ait eu à s’occuper d’un tas de bêtises comme celles dont il s’occupe, au lieu de continuer à faire des progrès dans son art. Ça ne fera jamais qu’un pauvre roi, il est trop honnête, et ça aurait fait un excellent serrurier. Il y en a un, par exemple, que j’exécrais, pour le temps qu’il lui faisait perdre : c’était M. Necker. Lui en a-t-il fait perdre du temps, mon Dieu, lui en a-t-il fait perdre !

 

– Avec ses comptes, n’est-ce pas ?

 

– Oui, avec ses comptes bleus, ses comptes en l’air, comme on disait.

 

– Eh bien, mais, mon ami, dites donc…

 

– Quoi ?

 

– Ça devait être une fameuse pratique pour vous qu’un élève de ce calibre là.

 

– Eh bien, non ; justement, voilà ce qui vous trompe, voilà ce qui fait que je lui en veux, à votre Louis XVI, à votre père de la patrie, à votre restaurateur de la nation française ; c’est qu’on me croit riche comme un Crésus et que je suis pauvre comme Job.

 

– Vous êtes pauvre ? Mais, son argent, qu’en faisait-il donc ?

 

– Bon ! il en donnait la moitié aux pauvres, et l’autre moitié aux riches, de sorte qu’il n’avait jamais le sou. Les Coigny, les Vaudreuil et les Polignac le rongeaient, pauvre cher homme ! Un jour, il a voulu réduire les appointements de M. de Coigny, M. de Coigny est venu l’attendre à la porte de la forge, de sorte qu’après être sorti cinq minutes, le roi est rentré tout pâle, en disant : « Ah ! ma foi, j’ai cru qu’il me battrait. – Et les appointements, sire ? que je lui ai demandé. – Je les lui ai laissés ; m’a-t-il répondu ; le moyen de faire autrement ? » Un autre jour, il a voulu faire des observations à la reine, sur une layette de Mme de Polignac, une layette de trois cent mille francs, dites donc !

 

– C’est joli !

 

– Eh bien ! ça n’était pas assez, la reine lui en a fait donner une de cinq cent mille. Aussi, voyez tous ces Polignac, qui, il y a dix ans, n’avaient pas le sou, les voilà qui viennent de quitter la France avec des millions ! Si ça avait des talents encore, mais donnez-moi à tous ces gaillards-là une enclume et un marteau, ils ne sont pas capables de forger un fer à cheval ; donnez-leur une lime et un étau, ils ne sont pas capables de fabriquer une vis de serrure… mais, en échange, de beaux parleurs, des chevaliers, comme ils disent, qui ont poussé le roi en avant, et qui, aujourd’hui, le laissent se tirer de là comme il pourra, avec M. Bailly, M. La Fayette et M. Mirabeau, tandis que moi, moi qui lui aurais donné de si bons conseils, s’il eût voulu les écouter, il me laisse là avec quinze cents livres de rente qu’il m’a faites, moi son maître, moi son ami, moi qui lui ai mis la lime à la main !

 

– Oui ; mais, quand vous travaillez avec lui, il y a toujours quelque revenant-bon.

 

– Allons, est-ce que je travaille avec lui maintenant ? D’abord, ça serait me compromettre ! Depuis la prise de la Bastille, je n’ai pas mis le pied au palais. Une fois ou deux, je l’ai rencontré : la première fois, il y avait du monde dans la rue, il s’est contenté de me saluer ; la seconde fois, c’était sur la route de Satory, nous étions seuls, il a fait arrêter sa voiture. « Eh bien, mon pauvre Gamain, bonjour, a-t-il dit avec un soupir. – Eh ! oui, n’est-ce pas, ça ne va pas comme vous voulez ? mais ça vous apprendra… – Et ta femme, tes enfants, a-t-il interrompu, tout cela se porte-t-il bien ?… – Parfaitement ! des appétits d’enfer, voilà tout… – Tiens, a dit le roi, tu leur feras ce cadeau de ma part. » Et il a fouillé dans ses poches, dans toutes, et il a réuni neuf louis. « C’est tout ce que j’ai sur moi, mon pauvre Gamain, a-t-il dit, et je suis tout honteux de te faire un si triste présent. » Et en effet, vous en conviendrez, il y a de quoi être honteux : un roi qui n’a que neuf louis dans ses poches, un roi qui fait à un camarade, à un ami, un cadeau de neuf louis !… Aussi…

 

– Aussi vous avez refusé ?

 

– Non, j’ai dit : « Il faut toujours prendre, il en rencontrerait un autre moins honteux qui les accepterait ! » Mais c’est égal, il peut bien être tranquille, je ne remettrai pas le pied à Versailles qu’il ne m’envoie chercher, et encore, et encore !

 

– Cœur reconnaissant ! murmura l’inconnu.

 

– Vous dites ?

 

– Je dis que c’est attendrissant, maître Gamain, de voir un dévouement comme le vôtre survivre à la mauvaise fortune ! Un dernier verre de vin à la santé de votre élève.

 

– Ah ! ma foi, il ne le mérite guère, mais n’importe ! À sa santé tout de même.

 

Il but.

 

– Et quand je pense, continua-t-il, qu’il en avait dans ses caves plus de dix mille bouteilles dont le moins bon valait dix fois mieux que celui-ci, et qu’il n’a jamais dit à un valet de pied : « Un tel, prenez un panier de vin, et portez-le chez mon ami Gamain. » Ah ! oui, il a mieux aimé le faire boire par ses gardes du corps, par ses Suisses et par ses soldats du régiment de Flandre : ça lui a bien réussi !

 

– Que voulez-vous ! dit l’inconnu en vidant son verre à petits coups, les rois sont ainsi – des ingrats ! Mais, chut ! nous ne sommes plus seuls.

 

En effet, trois individus, deux hommes du peuple et une poissarde, venaient d’entrer dans le même cabaret, et s’étaient assis à la table faisant le pendant de celle où l’inconnu achevait de vider sa seconde bouteille avec maître Gamain.

 

Le serrurier jeta les yeux sur eux, et les examina avec une attention qui fit sourire l’inconnu.

 

En effet, ces trois nouveaux personnages semblaient dignes de quelque attention.

 

Des deux hommes, l’un était tout torse ; l’autre était tout jambes. Quant à la femme, il était difficile de savoir ce qu’elle était.

 

L’homme qui était tout torse ressemblait à un nain ; à peine atteignait-il à la taille de cinq pieds ; peut-être aussi perdait-il un pouce ou deux de sa hauteur, au fléchissement de ses genoux, qui, lorsqu’il était debout, se touchaient à l’intérieur, malgré l’écartement de ses pieds. Son visage, au lieu de relever cette difformité, semblait la rendre plus sensible encore ; ses cheveux, gras et sales, s’aplatissaient sur un front déprimé ; ses sourcils, mal dessinés, semblaient avoir été rassortis par hasard ; ses yeux étaient vitreux dans l’état habituel, ternes et sans flamme comme ceux du crapaud : seulement, dans les moments d’irritation, ils jetaient une étincelle pareille à celle qui jaillit de la prunelle contractée d’une vipère furieuse ; son nez était aplati, et, déviant de la ligne droite, faisait d’autant plus ressortir la proéminence des pommettes de ses joues ; enfin, complétant ce hideux ensemble, sa bouche tordue recouvrait, de ses lèvres jaunâtres, quelques dents rares, branlantes et noires.

 

Cet homme, au premier abord, semblait avoir dans les veines du fiel au lieu de sang.

 

Le second, l’opposé du premier dont les jambes étaient courtes et tortues, semblait au contraire comme un héron monté sur une paire d’échasses. Sa ressemblance avec l’oiseau auquel nous venons de le comparer était d’autant plus grande que, bossu comme lui, sa tête complètement perdue entre ses deux épaules ne se faisait distinguer que par deux yeux qui semblaient deux taches de sang et par un nez long et pointu comme un bec. Comme un héron encore, on eût cru, au premier moment, qu’il avait la faculté de distendre son cou en façon de ressort, et d’aller éborgner à distance l’individu auquel il aurait voulu rendre ce mauvais office. Mais il n’en était rien, ses bras seuls semblaient doués de cette élasticité refusée à son cou, et, assis comme il l’était, il n’eut qu’à allonger le doigt, sans incliner le moins du monde son corps, pour ramasser un mouchoir qu’il venait de laisser tomber, après avoir essuyé son front, mouillé à la fois de sueur et de pluie.

 

Le troisième ou la troisième, comme on voudra, était un être amphibie, dont on pouvait bien reconnaître l’espèce, mais dont il était difficile de distinguer le sexe. C’était un homme ou une femme de trente à trente-quatre ans, portant un élégant costume de poissarde avec chaînes d’or et boucles d’oreilles, bavolet et mouchoir de dentelle ; ses traits, autant qu’on pouvait les distinguer à travers la couche de blanc et de rouge qui les couvrait, à travers les mouches de toutes formes qui constellaient cette couche de rouge et de blanc, étaient légèrement effacés comme on les voit chez les races abâtardies. Une fois qu’on l’avait vu, une fois qu’à son aspect on était entré dans le doute que nous venons d’exprimer, on attendait avec impatience que sa bouche s’ouvrît pour prononcer quelques paroles, car on espérait que le son de sa voix donnerait à toute sa personne douteuse un caractère à l’aide duquel il serait possible de le reconnaître. Mais il n’en était rien : sa voix, qui semblait celle d’un soprano, laissait le curieux et l’observateur plus profondément encore plongés dans le doute éveillé par sa personne ; l’oreille n’expliquait point l’œil, l’ouïe ne complétait pas la vue.

 

Les bas et les souliers des deux hommes, ainsi que les souliers de la femme, indiquaient que ceux qui les portaient traînaient depuis longtemps dans la rue.

 

– C’est étonnant, dit Gamain, il me semble que voilà une femme que je connais.

 

– Soit ; mais, du moment où ces trois personnes sont ensemble, mon cher monsieur Gamain, dit l’inconnu en prenant son fusil et en enfonçant son bonnet sur l’oreille, c’est qu’elles ont quelque chose à faire ; du moment où elles ont quelque chose à faire, il faut les laisser ensemble.

 

– Mais vous les connaissez donc ? demanda Gamain.

 

– Oui, de vue, répondit l’inconnu. Et vous ?

 

– Moi, je répondrais que j’ai vu la femme quelque part.

 

– À la cour, probablement ? dit l’inconnu.

 

– Ah bien ! oui, une poissarde !

 

– Elles y vont beaucoup, depuis quelque temps.

 

– Si vous les connaissez, nommez-moi donc les deux hommes ; cela m’aidera bien certainement à reconnaître la femme.

 

– Les deux hommes ?

 

– Oui.

 

– Lequel voulez-vous que je vous nomme le premier ?

 

– Le bancal.

 

– Jean-Paul Marat.

 

– Ah ! ah !

 

– Après ?

 

– Le bossu ?

 

– Prosper Verrières.

 

– Ah ! ah !

 

– Eh bien, cela vous met-il sur la trace de la poissarde !

 

– Ma foi, non.

 

– Cherchez.

 

– Je donne ma langue aux chiens.

 

– Eh bien, la poissarde ?

 

– Attendez… Mais non, mais si, mais non…

 

– Si fait.

 

– C’est… impossible !

 

– Oui, cela a l’air d’être impossible, au premier abord.

 

– C’est… ?

 

– Allons, je vois bien que vous ne le nommerez jamais, et qu’il faut que je le nomme : la poissarde, c’est le duc d’Aiguillon.

 

À ce nom prononcé, la poissarde tressaillit, et se retourna ainsi que les deux autres hommes.

 

Tous trois firent un mouvement pour se lever, comme on ferait devant un chef à qui l’on voudrait marquer sa déférence.

 

Mais l’inconnu mit son doigt sur ses lèvres et passa.

 

Gamain le suivit, croyant qu’il rêvait.

 

À la porte, il fut heurté par un individu qui semblait fuir, poursuivi par des gens qui criaient :

 

– Le coiffeur de la reine ! le coiffeur de la reine !

 

Parmi ces gens courant et criant, il y en avait deux qui portaient chacun une tête sanglante au bout d’une pique.

 

C’étaient les têtes des deux malheureux gardes, Varicourt et Deshuttes, qui, séparées du corps par un modèle nommé le grand Nicolas, avaient été placées chacune au bout d’une pique.

 

Ces têtes, nous l’avons dit, faisaient partie de la troupe qui courait après le malheureux qui venait de heurter Gamain.

 

– Tiens, M. Léonard, dit celui-ci.

 

– Silence, ne me nommez pas ! s’écria le coiffeur en se précipitant dans le cabaret.

 

– Que lui veulent-ils donc ? demanda le serrurier à l’inconnu.

 

– Qui sait ? répondit celui-ci ; ils veulent peut-être lui faire friser les têtes de ces pauvres diables. On a de si singulières idées en temps de révolution !

 

Et il se confondit dans la foule, laissant Gamain, dont, selon toute probabilité, il avait tiré tout ce dont il avait besoin, regagner comme il l’entendait son atelier de Versailles.

 

Chapitre III

Cagliostro

 

Il était d’autant plus facile à l’inconnu de se confondre dans cette foule que cette foule était nombreuse.

 

C’était l’avant-garde du cortège du roi, de la reine et du dauphin.

 

On était parti de Versailles, comme l’avait dit le roi, vers une heure de l’après-midi.

 

La reine, le dauphin, Madame Royale, M. le comte de Provence, Madame Élisabeth et Andrée étaient montés dans le carrosse du roi.

 

Cent voitures avaient reçu les membres de l’Assemblée nationale, qui s’étaient déclarés inséparables du roi.

 

Le comte de Charny et Billot étaient restés à Versailles pour rendre les derniers devoirs au baron Georges de Charny, tué, comme nous l’avons dit, dans cette terrible nuit du 5 au 6 octobre, et pour empêcher qu’on ne mutilât son corps, comme on avait mutilé ceux des gardes du corps Varicourt et Deshuttes.

 

Cette avant-garde dont nous avons parlé, qui était partie de Versailles deux heures avant le roi, et qui le précédait d’un quart d’heure, à peu près, était ralliée en quelque sorte aux deux têtes des gardes qui lui servaient de drapeau.

 

Ces têtes s’étant arrêtées au cabaret du pont de Sèvres, l’avant-garde s’était arrêtée avec elles, et en même temps qu’elles.

 

Cette avant-garde se composait de misérables déguenillés et à moitié ivres, écume flottant à la surface de toute inondation, que l’inondation soit d’eau ou de lave.

 

Tout à coup, il se fit dans cette foule un grand tumulte. On venait d’apercevoir les baïonnettes de la garde nationale et le cheval blanc de La Fayette, qui précédaient immédiatement la voiture du roi.

 

La Fayette aimait fort les rassemblements populaires ; c’était au milieu du peuple de Paris, dont il était l’idole, qu’il régnait véritablement.

 

Mais il n’aimait pas la populace.

 

Paris, comme Rome, avait sa plebs et sa plebecula.

 

Il n’aimait pas surtout ces sortes d’exécutions que la populace faisait elle-même. On a vu qu’il avait fait tout ce qu’il avait pu pour sauver Flesselles, Foullon et Bertier de Sauvigny.

 

C’était donc à la fois pour lui cacher son trophée, et conserver les insignes sanglants qui constataient sa victoire, que cette avant-garde avait pris les grands devants.

 

Mais il paraît que, renforcés du triumvirat qu’ils avaient eu le bonheur de rencontrer dans le cabaret, les porte-étendards avaient trouvé un moyen d’éluder La Fayette, car ils refusèrent de partir avec leurs compagnons, et décidèrent que, Sa Majesté ayant déclaré qu’elle ne voulait pas se séparer de ses fidèles gardes, ils attendraient Sa Majesté pour lui faire cortège.

 

En conséquence, l’avant-garde, ayant pris des forces, se remit en chemin.

 

Cette foule, qui s’écoulait sur la grande route de Versailles à Paris – pareille à un égout débordé, qui, après un orage, entraîne dans ses flots noirs et boueux les habitants d’un palais qu’il avait trouvé sur son chemin et renversé dans sa violence –, cette foule, disons-nous, avait, de chaque côté de la route, une espèce de remous formé par les populations des villages environnant cette route, et accourant pour voir ce qui se passait. Parmi ceux qui accouraient ainsi, quelques-uns, et c’était le petit nombre, se mêlaient à la foule, faisant cortège au roi, jetant leurs cris et leurs clameurs au milieu de toutes ces clameurs et de tous ces cris ; mais le plus grand nombre restaient aux deux côtés du chemin, immobiles et silencieux.

 

Dirons-nous pour cela qu’ils étaient bien sympathiques au roi et à la reine ? Non, car à moins d’appartenir à la classe aristocratique de la société, tout le monde, même la bourgeoisie, souffrait peu ou prou de cette effroyable famine qui venait de s’étendre sur la France. Donc, s’ils n’insultaient pas le roi la reine et le dauphin, ils se taisaient, et le silence de la foule est peut être pire encore que son insulte.

 

En échange, au contraire, cette foule cria de tous ses poumons : « Vive La Fayette ! » – lequel ôtait de temps en temps son chapeau de la main gauche, et saluait avec son épée de la main droite – et « Vive Mirabeau ! » – lequel passait de temps en temps aussi sa tête par la portière du carrosse où il était entassé lui sixième, afin d’aspirer à pleine poitrine l’air extérieur nécessaire à ses larges poumons.

 

Ainsi, le malheureux Louis XVI, pour qui tout était silence, entendait applaudir devant lui la chose qu’il avait perdue : la popularité, et celle qui lui avait manqué toujours : le génie.

 

Gilbert, comme il avait fait au voyage du roi seul, marchait confondu avec tout le monde à la portière droite du carrosse du roi, c’est-à-dire aux côtés de la reine.

 

Marie-Antoinette, qui n’avait jamais pu comprendre cette espèce de stoïcisme de Gilbert, auquel la roideur américaine avait ajouté une nouvelle âpreté, regardait avec étonnement cet homme qui, sans amour et sans dévouement pour ses souverains, remplissant simplement près d’eux ce qu’il appelait un devoir, était prêt à faire pour eux cependant tout ce que l’on fait par dévouement et par amour.

 

Davantage même, car il était prêt à mourir, et beaucoup de dévouements et d’amours n’allèrent point jusque-là.

 

Des deux côtés de la voiture du roi et de la reine – outre cette espèce de file de gens à pied qui s’étaient emparés de ce poste, les uns par curiosité, les autres pour être prêts à secourir, en cas de besoin, les augustes voyageurs, très peu dans de mauvaises intentions – marchaient sur les deux revers de la route, pataugeant dans une boue de six pouces de hauteur, les dames et les forts de la halle, qui semblaient rouler de temps en temps, au milieu de leur fleuve bigarré de bouquets et de rubans, un flot plus compact.

 

Ce flot, c’était quelque canon ou quelque caisson, chargé de femmes chantant à haute voix et criant à tue-tête.

 

Ce qu’elles chantaient, c’était notre vieille chanson populaire :

 

La boulangère a des écus

Qui ne lui coûtent guère.

 

Ce qu’elles disaient, c’était cette nouvelle formule de leur espérance :

 

« Nous ne manquerons plus de pain maintenant, nous ramenons le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron. »

 

La reine semblait écouter tout cela sans y rien comprendre. Elle tenait, debout entre ses jambes, le petit dauphin, qui regardait cette foule de cet air effaré dont les enfants de prince regardent la foule – à l’heure des révolutions –, comme nous avons vu, nous, le roi de Rome, le duc de Bordeaux et le comte de Paris la regarder.

 

Seulement, notre foule à nous est plus dédaigneuse et plus magnanime que celle-là, car elle est plus forte et elle comprend qu’elle peut faire grâce.

 

Le roi, de son côté, regardait tout cela avec son regard terne et alourdi. Il avait à peine dormi la nuit précédente ; il avait mal mangé à son déjeuner ; le temps lui avait manqué pour rajuster et repoudrer sa coiffure ; sa barbe était longue ; son linge fripé, toutes choses infiniment à son désavantage. Hélas ! le pauvre roi n’était pas l’homme des circonstances difficiles. Aussi, dans toutes les circonstances difficiles pliait-il la tête. Un seul jour, il la releva : ce fut sur l’échafaud, au moment où elle allait tomber.

 

Madame Élisabeth était cet ange de douceur et de résignation que Dieu avait mis près de ces deux créatures condamnées, qui devait consoler le roi, au Temple, de l’absence de la reine, consoler la reine, à la Conciergerie, de la mort du roi.

 

M. de Provence, là comme toujours, avait son regard oblique et faux ; il savait bien que, pour le moment du moins, lui ne courait aucun danger ; c’était, en ce moment-là, la popularité de la famille – pourquoi ? on n’en sait rien ; peut-être parce qu’il était resté en France quand son frère le comte d’Artois était parti.

 

Mais si le roi eût pu lire au fond du cœur de M. de Provence, reste à savoir si ce qu’il y eût lu lui eût laissé bien intacte cette reconnaissance qu’il lui avait vouée pour ce qu’il regardait comme du dévouement.

 

Andrée semblait de marbre, elle – elle n’avait pas mieux dormi que la reine, pas mieux mangé que le roi, mais les besoins de la vie ne semblaient point faits pour cette nature exceptionnelle. Elle n’avait pas eu plus de temps pour soigner sa coiffure ou changer d’habits, et cependant pas un cheveu de sa coiffure n’était dérangé, pas un pli de sa robe n’indiquait un froissement inaccoutumé. Comme une statue, ces flots qui s’écoulaient autour d’elle sans qu’elle parût même y faire attention, semblaient la rendre plus lisse et plus blanche ; il était évident que cette femme avait, au fond de la tête ou du cœur, une pensée unique et lumineuse pour elle seule, où tendait son âme, comme tend à l’étoile Polaire l’aiguille aimantée. Espèce d’ombre parmi les vivants, une chose seule indiquait qu’elle vécût : c’était l’éclair involontaire qui s’échappait de son regard chaque fois que son œil rencontrait l’œil de Gilbert.

 

À cent pas à peu près avant d’arriver au petit cabaret dont nous avons parlé, le cortège fit halte ; les cris redoublèrent sur toute la ligne.

 

La reine se pencha légèrement en dehors de la portière, et ce mouvement, qui ressemblait cependant à un salut, fit courir dans la foule un long murmure.

 

– Monsieur Gilbert ? dit-elle.

 

Gilbert s’approcha de la portière. Comme, depuis Versailles, il tenait son chapeau à la main, il n’eut point besoin de l’ôter pour donner une marque de respect à la reine.

 

– Madame ? dit-il.

 

Ce seul mot, par l’intonation précise avec laquelle il fut prononcé, indiquait que Gilbert était tout aux ordres de la reine.

 

– Monsieur Gilbert, reprit-elle, que chante donc, que dit donc, que crie donc votre peuple ?

 

On voit, par la forme même de cette phrase, que la reine l’avait préparée d’avance, et que, depuis longtemps, sans doute, elle l’avait mâchée entre ses dents avant de la cracher par la portière à la face de cette foule.

 

Gilbert poussa un soupir qui signifiait : « Toujours la même ! »

 

Puis, avec une profonde expression de mélancolie :

 

– Hélas ! madame, dit-il, ce peuple que vous appelez mon peuple a été le vôtre autrefois, et voilà un peu moins de vingt ans que M. de Brissac, un charmant courtisan que je cherche vainement ici, vous montrait, du balcon de l’Hôtel de Ville, ce même peuple criant : « Vive la dauphine ! » et vous disait : « Madame, vous avez là deux cent mille amoureux. »

 

La reine se mordit les lèvres ; il était impossible de prendre cet homme en défaut de repartie ou en faute de respect.

 

– Oui, c’est vrai, dit la reine ; cela prouve seulement que les peuples changent.

 

Cette fois, Gilbert s’inclina, mais ne répondit pas.

 

– Je vous avais fait une question, monsieur Gilbert, dit la reine avec cet acharnement qu’elle mettait à tout, même aux choses qui devaient lui être désagréables.

 

– Oui, madame, dit Gilbert, et je vais y répondre puisque Votre Majesté insiste. Le peuple chante :

 

La boulangère a des écus

Qui ne lui coûtent guère.

 

« Vous savez qui le peuple appelle la Boulangère ?

 

– Oui, monsieur, je sais qu’il me fait cet honneur, je suis déjà habituée à ces sobriquets : il m’appelait Madame Déficit. Y a-t-il donc quelque analogie entre le premier surnom et le second ?

 

– Oui, madame, et vous n’avez, pour vous en assurer, qu’à peser les deux premiers vers que je viens de vous dire ;

 

La boulangère a des écus

Qui ne lui coûtent guère.

 

La reine répéta :

 

– À des écus qui ne lui coûtent guère… Je ne comprends pas, monsieur.

 

Gilbert se tut.

 

– Eh bien ! reprit la reine avec impatience, n’avez-vous point entendu que je ne comprenais pas ?

 

– Et Votre Majesté continue d’insister sur une explication ?

 

– Sans doute.

 

– Cela veut dire, madame, que Votre Majesté a eu des ministres très complaisants, des ministres des Finances surtout, M. de Calonne, par exemple ; le peuple sait que Votre Majesté n’avait qu’à demander pour qu’on lui donnât, et, comme cela ne coûte pas grand-peine de demander quand on est reine, attendu qu’en demandant on ordonne, le peuple chante :

 

La boulangère a des écus

Qui ne lui coûtent guère.

 

c’est-à-dire qui ne lui coûtent que la peine de les demander.

 

La reine crispa sa main blanche, posée sur le velours rouge de la portière.

 

– Eh bien, soit, dit-elle, voilà pour ce qu’il chante. Maintenant, s’il vous plaît, monsieur Gilbert, puisque vous expliquez si bien sa pensée, passons à ce qu’il dit.

 

– Il dit, madame : « Nous ne manquerons plus de pain, maintenant que nous tenons le Boulanger, la Boulangère et le Petit Mitron. »

 

– Vous allez m’expliquer cette seconde insolence aussi clairement que la première, n’est-ce pas ? J’y compte.

 

– Madame, dit Gilbert avec la même douceur mélancolique, si vous vouliez bien peser, non pas les mots, peut-être, mais l’intention de ce peuple, vous verriez que vous n’avez pas tant à vous en plaindre que vous le croyez.

 

– Voyons cela, dit la reine avec un sourire nerveux. Vous savez que je ne demande pas mieux que d’être éclairée, monsieur le docteur. Voyons donc, j’écoute, j’attends.

 

– À tort ou à raison, madame, on lui a dit, à ce peuple, qu’il se faisait à Versailles un grand commerce de farines, et que c’était pour cela que les farines n’arrivaient plus à Paris. Qui nourrit ce pauvre peuple ? Le boulanger et la boulangère du quartier. Vers qui le père, le mari, le fils tournent-ils leurs mains suppliantes, quand, faute d’argent, l’enfant, la femme ou le père meurent de faim ? Vers ce boulanger, vers cette boulangère. Qui supplie-t-il, après Dieu, qui fait pousser les moissons ? Ceux-là qui distribuent le pain. N’êtes-vous pas, madame, le roi n’est-il pas, cet auguste enfant n’est-il pas lui-même, n’êtes-vous pas tous trois enfin les distributeurs du pain de Dieu ? Ne vous étonnez donc pas du doux nom que ce peuple vous donne, et remerciez-le de cette espérance qu’il a, qu’une fois que le roi, la reine et M. le dauphin seront au milieu de douze cent mille affamés, ces douze cent mille affamés ne manqueront plus de rien.

 

La reine ferma un instant les yeux, et on lui vit faire un mouvement de la mâchoire et du cou, comme si elle essayait d’avaler sa haine, en même temps que cette âcre salive qui lui brûlait la gorge.

 

– Et ce qu’il crie, ce peuple, ce qu’il crie là-bas, devant et derrière nous, devons-nous l’en remercier comme des sobriquets qu’il nous donne, comme des chansons qu’il nous chante ?

 

– Oh ! oui, madame, et plus sincèrement encore ; car cette chanson qu’il chante n’est que l’expression de sa bonne humeur, car ces sobriquets qu’il vous donne ne sont que la manifestation de ses espérances : mais ces cris qu’il pousse, c’est l’expression de son désir.

 

– Ah ! le peuple désire que MM. de La Fayette et Mirabeau vivent ?

 

Comme on le voit, la reine avait parfaitement entendu les chants, les dires et même les cris.

 

– Oui, madame, dit Gilbert, car, en vivant, M. de La Fayette et M. de Mirabeau, qui sont séparés, comme vous voyez en ce moment, séparés par l’abîme au-dessus duquel vous êtes suspendus – car, en vivant, M. de La Fayette et M. de Mirabeau peuvent se réunir, et, en se réunissant, sauver la monarchie.

 

– C’est-à-dire alors, monsieur, s’écria la reine, que la monarchie est si bas, qu’elle ne peut être sauvée que par ces deux hommes ?

 

Gilbert s’apprêtait à répondre quand des cris d’épouvante, mêlés à d’atroces éclats de rire, se firent entendre, et quand on vit s’opérer dans la foule un grand mouvement qui, au lieu d’éloigner Gilbert, le rapprocha de la portière où il se cramponna, devinant que quelque chose se passait ou allait se passer, qui peut-être nécessiterait, pour la défense de la reine, l’emploi de sa parole ou de sa force.

 

C’étaient les deux porteurs de têtes, qui, après avoir fait poudrer et friser ces têtes par le malheureux Léonard, voulaient se donner l’horrible plaisir de les présenter à la reine, comme d’autres – ou les mêmes peut-être – s’étaient donné celui de présenter à Bertier la tête de son beau-père Foullon.

 

Ces cris, c’étaient ceux que poussait, à la vue des deux têtes, cette foule qui s’écartait, se refoulant d’elle-même, et s’ouvrant épouvantée pour les laisser passer.

 

– Au nom du ciel, madame, dit Gilbert, ne regardez pas à droite !

 

La reine n’était pas femme à obéir à une pareille injonction sans s’assurer de la cause pour laquelle elle lui était faite.

 

En conséquence, son premier mouvement fut de tourner les yeux vers le point que lui interdisait Gilbert. Elle jeta un cri terrible.

 

Mais tout à coup ses yeux se détachèrent de l’horrible spectacle, comme s’ils venaient de rencontrer un spectacle plus horrible encore, et, rivés à une tête de Méduse, ne pouvaient plus s’en détacher.

 

Cette tête de Méduse, c’était celle de l’inconnu que nous avons vu causant et buvant avec maître Gamain au cabaret du pont de Sèvres, et qui se tenait debout, les bras croisés, appuyé contre un arbre.

 

La main de la reine se détacha de la portière de velours, et, s’appuyant sur l’épaule de Gilbert, elle s’y crispa un instant à enfoncer ses ongles dans les chairs.

 

Gilbert se retourna.

 

Il vit la reine pâle, les lèvres blêmes et frémissantes, les yeux fixes.

 

Peut-être eût-il attribué cette surexcitation nerveuse à la présence des deux têtes, si la vue de Marie-Antoinette avait été arrêtée sur l’une ou sur l’autre.

 

Mais le regard plongeait horizontalement devant lui à hauteur d’homme.

 

Gilbert suivit la direction du regard, et, comme la reine avait poussé un cri de terreur, il en poussa, lui, un d’étonnement.

 

Puis tous deux murmurèrent en même temps :

 

– Cagliostro !

 

L’homme appuyé contre l’arbre voyait, de son côté, parfaitement la reine.

 

Il fit de la main un signe à Gilbert comme pour lui dire : « Viens ! »

 

En ce moment les voitures firent un mouvement pour se remettre en route.

 

Par un mouvement machinal, instinctif, naturel, la reine poussa Gilbert, pour qu’il ne fût point écrasé par la roue.

 

Il crut qu’elle le poussait vers cet homme.

 

D’abord, la reine ne l’eût-elle point poussé, une fois qu’il l’avait reconnu pour ce qu’il était, il n’était en quelque sorte plus maître de ne pas aller à lui.

 

En conséquence, immobile, il laissa défiler le cortège ; puis, suivant le faux ouvrier, qui, de temps en temps, se retournait pour savoir s’il était suivi, il entra après lui dans une petite ruelle montant vers Bellevue par une pente assez rapide, et disparut derrière un mur, juste au moment où, du côté de Paris, disparaissait le cortège aussi complètement caché par la déclivité de la montagne que s’il se fût enfoncé dans un abîme.

 

Chapitre IV

La fatalité

 

Gilbert suivit son guide, qui le précédait à vingt pas de distance à peu près, jusqu’à la moitié de la montée. Là, comme on se trouvait en face d’une grande et belle maison, celui qui marchait le premier tira une clef de sa poche, et ouvrit une petite porte destinée à donner passage au maître de cette maison quand celui-ci voulait entrer ou sortir sans mettre ses domestiques dans la confidence de sa rentrée ou de sa sortie.

 

Il laissa la porte entrebâillée, ce qui signifiait, aussi clairement que possible, que le premier entré invitait son compagnon de route à le suivre.

 

Gilbert entra et repoussa doucement la porte, qui tourna silencieusement sur ses gonds, et se referma sans qu’on entendit claquer le pêne.

 

Une pareille serrure eût fait l’admiration de maître Gamain.

 

Une fois entré, Gilbert se trouva dans un corridor à la double muraille duquel étaient incrustés, à hauteur d’homme, c’est-à-dire de manière à ce que l’œil ne perdît aucun de leurs merveilleux détails, des panneaux de bronze moulés sur ceux dont Ghiberti a enrichi la porte du baptistère de Florence.

 

Les pieds s’enfonçaient dans un moelleux tapis de Turquie.

 

À gauche était une porte ouverte.

 

Gilbert pensa que c’était à son intention encore que cette porte était ouverte, et entra dans un salon tendu de satin de l’Inde, avec des meubles de la même étoffe que la tapisserie. Un de ces oiseaux fantastiques, comme en peignent ou en brodent les Chinois, couvrait le plafond de ses ailes d’or et d’azur, et soutenait entre ses serres le lustre qui, avec des candélabres d’un travail magnifique représentant des touffes de lis, servait à éclairer le salon.

 

Un seul tableau ornait ce salon, et faisait pendant à la glace de la cheminée.

 

Il représentait une vierge de Raphaël.

 

Gilbert était occupé à admirer ce chef-d’œuvre, lorsqu’il entendit ou plutôt lorsqu’il devina qu’une porte s’ouvrait derrière lui. Il se retourna et reconnut Cagliostro, sortant d’une espèce de cabinet de toilette.

 

Un instant lui avait suffi pour effacer les souillures de ses bras et de son visage, pour donner à ses cheveux, encore noirs, le tour le plus aristocratique, et pour changer complètement d’habits.

 

Ce n’était plus l’ouvrier aux mains noires, aux cheveux plats, aux chaussures souillées de boue, à la culotte de velours grossière et à la chemise de toile écrue.

 

C’était le seigneur élégant que, déjà deux fois, nous avons présenté à nos lecteurs, dans Joseph Balsamo, d’abord, ensuite dans Le Collier de la Reine.

 

Son costume, couvert de broderies, ses mains, étincelantes de diamants, contrastaient avec le costume noir de Gilbert et le simple anneau d’or, présent de Washington, qu’il portait au doigt.

 

Cagliostro s’avança, la figure ouverte et riante ; il tendit ses bras à Gilbert.

 

Gilbert s’y jeta.

 

– Cher maître ! s’écria-t-il.

 

– Oh ! un instant, dit en riant Cagliostro ; vous avez fait, mon cher Gilbert, depuis que nous nous sommes quittés, de tels progrès, en philosophie surtout, que c’est vous qui aujourd’hui êtes le maître, et moi qui suis à peine digne d’être l’écolier.

 

– Merci du compliment, dit Gilbert ; mais en supposant que j’eusse fait de pareils progrès, comment le savez-vous ? Il y a huit ans que nous ne nous sommes vus.

 

– Croyez-vous donc, cher docteur, que vous soyez de ces hommes qu’on ignore, parce qu’on cesse de les voir ? Je ne vous ai pas vu depuis huit ans, c’est vrai, mais, depuis huit ans, je pourrais presque vous dire, jour par jour, ce que vous avez fait.

 

– Oh ! par exemple !

 

– Doutez-vous donc toujours de ma double vue ?

 

– Vous savez que je suis mathématicien.

 

– C’est-à-dire incrédule… Voyons donc, alors : vous êtes venu une première fois en France, rappelé par vos affaires de famille ; vos affaires de famille ne me regardent pas, et, par conséquent…,

 

– Non pas, fit Gilbert croyant embarrasser Cagliostro ; dites, cher maître.

 

– Eh bien, cette fois, il s’agissait, pour vous, de vous occuper de l’éducation de votre fils Sébastien, de le mettre en pension dans une petite ville, à dix-huit ou vingt lieues de Paris, et de régler vos affaires avec votre fermier, un brave homme que vous retenez à Paris, bien contre son gré, et qui, pour mille raisons, aurait grand besoin chez sa femme.

 

– En vérité, mon maître, vous êtes prodigieux !

 

– Oh ! attendez donc… La seconde fois, vous êtes revenu en France parce que les affaires politiques vous y ramenaient, comme elles y en ramènent bien d’autres ; puis vous aviez fait certaines brochures que vous aviez envoyées au roi Louis XVI, et, comme il y a encore un peu du vieil homme en vous, comme vous êtes plus orgueilleux de l’approbation d’un roi que vous ne le seriez peut-être de celle de mon prédécesseur en éducation près de vous, de Jean-Jacques Rousseau, qui serait bien autre chose qu’un roi cependant, s’il vivait encore ! vous étiez désireux de savoir ce que pensait du docteur Gilbert le petit-fils de Louis XIV, d’Henri IV et de Saint Louis ; par malheur, il existait une vieille petite affaire à laquelle vous n’aviez pas songé, et à laquelle cependant j’ai dû de vous trouver, un beau jour, tout sanglant, la poitrine trouée d’une balle, dans une grotte des îles Açores, où mon bâtiment faisait relâche, par hasard. Cette petite affaire concernait Mlle Andrée de Taverney, devenue comtesse de Charny, en tout bien tout honneur, et pour rendre service à la reine. Or, comme la reine n’avait rien à refuser à la femme qui avait épousé le comte de Charny, la reine demanda et obtint à votre intention une lettre de cachet ; vous fûtes arrêté sur la route du Havre à Paris, et conduit à la Bastille, où vous seriez encore, cher docteur, si le peuple, un jour, ne l’avait renversée d’un revers de sa main. Aussitôt, en bon royaliste que vous êtes, mon cher Gilbert, vous vous êtes rallié au roi, dont vous voici le médecin par quartier. Hier, ou plutôt ce matin, vous avez puissamment contribué au salut de la famille royale en courant réveiller ce bon La Fayette, qui dormait du sommeil du juste, et tout à l’heure, quand vous m’avez vu, croyant que la reine – qui, soit dit entre parenthèses, mon cher Gilbert, vous déteste – était menacée, vous vous apprêtiez à faire à votre souveraine un rempart de votre corps… Est-ce bien cela ? Ai-je oublié quelque particularité de peu d’importance, comme une séance de magnétisme en présence du roi, le retrait de certaine cassette de certaines mains qui s’en étaient emparées par le ministère d’un certain Pas-de-Loup ? Voyons, dites, et, si j’ai commis une erreur ou un oubli, je suis prêt à faire amende honorable.

 

Gilbert était demeuré stupéfait devant cet homme singulier, qui savait si bien préparer ses moyens d’effet, que celui sur lequel il opérait était tenté de croire que, semblable à Dieu, il avait le don d’embrasser à la fois l’ensemble du monde et ses détails, et de lire dans le cœur des hommes.

 

– Oui, c’est bien cela, dit-il, et vous êtes toujours le magicien, le sorcier, l’enchanteur Cagliostro !

 

Cagliostro sourit avec satisfaction ; il était évident qu’il était fier d’avoir produit sur Gilbert l’impression que, malgré lui, Gilbert laissait paraître sur son visage.

 

Gilbert continua.

 

– Et maintenant, dit-il, comme je vous aime certes autant que vous m’aimez, mon cher maître, et que mon désir de savoir ce que vous êtes devenu depuis notre séparation est au moins aussi grand que celui qui vous a fait vous informer de ce que j’étais devenu moi-même, voulez-vous me dire, s’il n’y a pas d’indiscrétion dans ma demande, en quel lieu du monde vous avez répandu votre génie et exercé votre pouvoir ?

 

Cagliostro sourit.

 

– Oh ! moi, dit-il, j’ai fait comme vous, j’ai vu des rois, beaucoup même, mais dans un autre but. Vous vous approchez d’eux pour les soutenir ; moi, je m’approche d’eux pour les renverser ; vous essayez de faire un roi constitutionnel, et vous n’y arriverez pas ; moi, je fais des empereurs, des rois, des princes philosophes, et j’y arrive.

 

– Ah ! vraiment ? interrompit Gilbert d’un air de doute.

 

– Parfaitement ! Il est vrai qu’ils avaient été admirablement préparés par Voltaire, d’Alembert et Diderot, ces nouveaux Mézences, ces sublimes contempteurs des dieux, et aussi par l’exemple de ce cher roi Frédéric, que nous avons eu le malheur de perdre. Mais, enfin, vous le savez – excepté ceux qui ne meurent pas, comme moi et le comte de Saint-Germain – nous sommes tous mortels. Tant il y a que la reine est belle, mon cher Gilbert, et qu’elle recrute des soldats qui combattent contre eux-mêmes, des rois qui poussent au renversement des trônes plus fort que les Boniface XIII et les Borgia n’ont jamais poussé au renversement de l’autel. Ainsi, nous avons d’abord l’empereur Joseph II, le frère de notre bien-aimée reine, qui supprime les trois quarts des monastères, qui s’empare des biens ecclésiastiques, qui chasse de leurs cellules jusqu’aux carmélites, et qui envoie à sa sœur Marie-Antoinette des gravures représentant des religieuses décapuchonnées essayant des modes nouvelles, et des moines défroqués se faisant friser. Nous avons le roi de Danemark, qui a commencé par être le bourreau de son médecin Struensée, et qui, philosophe précoce, disait à dix- sept ans : « C’est M. de Voltaire qui m’a fait homme, et qui m’a appris à penser. » Nous avons l’impératrice Catherine, qui fait de si grands pas en philosophie, tout en démembrant la Pologne, bien entendu, que Voltaire lui écrivait : « Diderot, d’Alembert et moi, nous vous dressons des autels. » Nous avons la reine de Suède ; nous avons, enfin, beaucoup de princes de l’Empire et de toute l’Allemagne.

 

– Il ne vous reste plus qu’à convertir le pape, mon cher maître, et, comme je pense que rien ne vous est impossible, j’espère que vous y arriverez.

 

– Ah ! quant à celui-là, ce sera difficile ! Je sors de ses griffes ; il y a six mois, j’étais au château Saint-Ange, comme, il y a trois mois, vous étiez à la Bastille.

 

– Bah ! et les Transtéverins ont-ils aussi renversé le château Saint-Ange, comme le peuple du faubourg Saint-Antoine a renversé la Bastille ?

 

– Non, mon cher docteur, le peuple romain n’en est pas encore là… Oh ! soyez tranquille, cela viendra un jour ; la papauté aura ses 5 et 6 octobre, et, sous ce rapport-là, Versailles et le Vatican se donneront la main.

 

– Mais je croyais qu’une fois entré au château Saint-Ange, on n’en sortait pas…

 

– Bah ! Et Benvenuto Cellini ?

 

– Vous êtes-vous donc fait, comme lui, une paire d’ailes, et, nouvel Icare, vous êtes-vous envolé par-dessus le Tibre ?

 

– C’eût été fort difficile, attendu que j’étais logé, pour plus grande précaution évangélique, dans un cachot très profond et très noir.

 

– Enfin, vous en êtes sorti ?

 

– Vous le voyez, puisque me voilà.

 

– Vous avez, à force d’or, corrompu votre geôlier ?

 

– J’avais du malheur, j’étais tombé sur un geôlier incorruptible.

 

– Incorruptible ? Diable !

 

– Oui ; mais, par bonheur, il n’était pas immortel : le hasard, un plus croyant que moi dirait la Providence, fit qu’il mourut le lendemain, à son troisième refus de m’ouvrir les portes de la prison.

 

– Il mourut subitement ?

 

– Oui.

 

– Ah !

 

– Il fallut le remplacer, on le remplaça.

 

– Et celui-là n’était pas incorruptible ?

 

– Celui-là, le jour même de son entrée en fonctions, en m’apportant mon souper, me dit : « Mangez bien, prenez des forces ; car nous aurons du chemin à faire cette nuit. » Pardieu ! le brave homme ne mentait pas. La même nuit, nous crevâmes chacun trois chevaux, et nous fîmes cent milles.

 

– Et que dit le gouvernement, quand il s’aperçut de votre fuite ?

 

– Il ne dit rien. Il revêtit le cadavre de l’autre geôlier, qui n’était pas encore inhumé, des habits que j’avais laissés ; il lui tira un coup de pistolet au beau milieu du visage ; il laissa tomber le pistolet à côté de lui, déclara que, m’étant procuré une arme, il ne savait comment, je m’étais brûlé la cervelle, fit constater ma mort, et enterrer le geôlier sous mon nom ; de sorte que je suis bel et bien trépassé, mon cher Gilbert ; que j’aurais beau dire que je suis vivant, on me répondrait par mon acte de décès, et l’on me prouverait que je suis mort ; mais on n’aura pas besoin de me prouver cela ; il m’allait assez bien, pour le moment, de disparaître de ce monde. J’ai donc fait un plongeon jusqu’aux sombres bords, comme dit l’illustre abbé Delille, et j’ai reparu sous un autre nom.

 

– Et comment vous appelez-vous, que je ne commette pas d’indiscrétion ?

 

– Mais je m’appelle le baron Zannone, je suis banquier génois ; j’escompte les valeurs des princes – bon papier, n’est-ce pas, dans le genre de celui de M. le cardinal de Rohan ? – Mais, par bonheur, dans mes prêts, ce n’est pas sur l’intérêt que je me retire… À propos, avez-vous besoin d’argent, mon cher Gilbert ? Vous savez que mon cœur et ma bourse, aujourd’hui comme toujours, sont à votre service.

 

– Merci.

 

– Ah ! vous croyez me gêner peut-être, parce que vous m’avez rencontré sous un pauvre costume d’ouvrier ? Oh ! ne vous préoccupez pas de cela ; c’est un de mes déguisements ; vous savez mes idées sur la vie : c’est un long carnaval où l’on est plus ou moins masqué. En tout cas, tenez, mon cher Gilbert, si jamais vous avez besoin d’argent, voici, dans ce secrétaire, ma caisse particulière, vous entendez ? La grande caisse est à Paris, rue Saint-Claude, au Marais ; si donc vous avez besoin d’argent, que j’y sois ou que je n’y sois pas, vous entrerez ; je vous montrerai à ouvrir ma petite porte ; vous pousserez ce ressort – tenez, voici comme on le pousse – et vous trouverez là toujours à peu près un million.

 

Cagliostro poussa le ressort ; le devant du secrétaire s’abaissa de lui-même, et mit à jour un amas d’or et plusieurs liasses de billets de caisse.

 

– Vous êtes, en vérité, un homme prodigieux ! dit en riant Gilbert ; mais vous le savez, avec mes vingt mille livres de rente, je suis plus riche que le roi. Et maintenant ne craignez-vous point d’être inquiété à Paris ?

 

– Moi, à cause de l’affaire du collier ? Allons donc, ils n’oseraient ! Dans l’état où sont les esprits, je n’aurais qu’à dire un mot pour faire une émeute ; vous oubliez que je suis un peu l’ami de tout ce qui est populaire : de La Fayette, de M. Necker, du comte de Mirabeau, de vous-même.

 

– Et qu’êtes-vous venu y faire, à Paris ?

 

– Qui sait ? ce que vous avez été faire aux États-Unis peut-être : une république.

 

Gilbert secoua la tête.

 

– La France n’a point l’esprit républicain, dit-il.

 

– Nous lui en ferons un autre, voilà tout.

 

– Le roi résistera.

 

– C’est possible.

 

– La noblesse prendra les armes.

 

– C’est probable.

 

– Mais, alors, que ferez-vous ?

 

– Alors nous ne ferons pas une république, nous ferons une révolution.

 

Gilbert laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

 

– Si nous en arrivons là, Joseph, ce sera terrible ! dit-il.

 

– Terrible, oui, si nous rencontrons sur notre route beaucoup d’hommes de votre force, Gilbert.

 

– Je ne suis pas fort, mon ami, dit Gilbert ; je suis honnête, voilà tout.

 

– Hélas ! c’est bien pis ; aussi, voilà pourquoi je voudrais vous convaincre, Gilbert.

 

– Je suis convaincu.

 

– Que vous nous empêcherez de faire notre œuvre ?

 

– Ou, du moins, que nous vous arrêterons en chemin.

 

– Vous êtes fou, Gilbert ; vous ne comprenez pas la mission de la France : la France est le cerveau du monde ; il faut que la France pense et pense librement, pour que le monde agisse comme elle pensera, librement aussi. Savez-vous ce qui a renversé la Bastille, Gilbert ?

 

– C’est le peuple.

 

– Vous ne m’entendez pas, vous prenez l’effet pour la cause. Pendant cinq cents ans, mon ami, on a renfermé à la Bastille des comtes, des seigneurs, des princes, et la Bastille est restée debout. Un jour, un roi insensé eut l’idée de renfermer la pensée, la pensée à qui il faut l’espace, l’étendue, l’infini ! La pensée a fait éclater la Bastille, et le peuple est entré par la brèche.

 

– C’est vrai, murmura Gilbert.

 

– Vous rappelez-vous ce qu’écrivait Voltaire à M. de Chauvelin, le 2 mars 1764, c’est-à-dire voilà près de vingt-six ans ?

 

– Dites toujours.

 

– Voltaire écrivait :

 

Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être le témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais ils arrivent. La lumière est tellement répandue de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage.

 

Les jeunes gens sont bien heureux, ils verront de belles choses !

 

« Que dites-vous du tapage d’hier et d’aujourd’hui, hein ?

 

– Terrible !

 

– Que dites-vous des choses que vous avez vues ?

 

– Effroyables !

 

– Eh bien ! vous n’êtes qu’au commencement, Gilbert.

 

– Prophète de malheur !

 

– Tenez, j’étais, il y a trois jours, avec un médecin de beaucoup de mérite, un philanthrope ; savez-vous à quoi il s’occupe dans ce moment-ci ?

 

– Il cherche un remède à quelque grande maladie réputée incurable ?

 

– Ah bien, oui ! il cherche à guérir, non pas de la mort, mais de la vie.

 

– Que voulez-vous dire ?

 

– Je veux dire, épigramme à part, qu’il trouve – ayant la peste, le choléra, la fièvre jaune, la petite vérole, les apoplexies foudroyantes, cinq cents et quelques maladies réputées mortelles, mille ou douze cents qui peuvent le devenir quand elles sont bien soignées ! je veux dire qu’ayant le canon, le fusil, l’épée, le sabre, le poignard, l’eau, le feu, la chute du haut des toits, la potence, la roue ! – il trouve qu’il n’y a pas encore assez de moyens de sortir de la vie, quand il n’y en a qu’un seul pour y entrer, et il invente, en ce moment-ci, une machine fort ingénieuse, ma foi, dont il compte faire hommage à la nation, pour mettre à mort cinquante, soixante, quatre-vingts personnes en moins d’une heure ! Eh bien, mon cher Gilbert, croyez-vous que, lorsqu’un médecin aussi distingué, un philanthrope aussi humain que le docteur Guillotin s’occupe d’une pareille machine, il ne faille pas reconnaître que le besoin d’une pareille machine se faisait sentir ? D’autant plus que je la connaissais, cette machine, d’autant plus que ce n’était pas une chose nouvelle, mais seulement ignorée, et la preuve, c’est qu’un jour je me trouvais chez le baron de Taverney, et, pardieu ! vous devez vous souvenir de cela, car vous y étiez aussi ; mais, alors, vous n’aviez des yeux que pour une petite fille nommée Nicole – la preuve, c’est que la reine étant venue là, par hasard – elle n’était encore que dauphine, ou plutôt elle n’était pas dauphine – la preuve, enfin, c’est que je lui fis voir cette machine dans une carafe, et que la chose lui fit si grand-peur, qu’elle jeta un cri et perdit connaissance. Eh bien, mon cher, cette machine, qui était encore dans les limbes à cette époque, si vous voulez la voir fonctionner, un jour on l’essayera ; ce jour-là, je vous ferai prévenir, et, ou vous serez aveugle, ou vous reconnaîtrez le doigt de la Providence, qui pense qu’un moment viendra où le bourreau aura trop de besogne, si l’on s’en tient aux moyens connus, et qui en invente un nouveau pour qu’il puisse se tirer d’affaire.

 

– Comte, comte, vous étiez plus consolant que cela en Amérique.

 

– Je le crois pardieu bien ! j’étais au milieu d’un peuple qui se lève, et je suis ici au milieu d’une société qui finit : tout marche à la tombe dans notre monde vieilli, noblesse et royauté, et cette tombe est un abîme.

 

– Oh ! je vous abandonne la noblesse, mon cher comte, ou plutôt la noblesse s’est abandonnée elle-même dans la fameuse nuit du 4 août ; mais sauvons la royauté, c’est le palladium de la nation.

 

– Ah ! que voilà de grands mots, mon cher Gilbert ! Est-ce que le palladium a sauvé Troie ? Sauvons la royauté ? Croyez-vous que ce soit chose facile de sauver la royauté avec un pareil roi ?

 

– Mais, enfin, c’est le descendant d’une grande race.

 

– Oui, d’une race d’aigles qui finit par des perroquets. Pour que des utopistes comme vous pussent sauver la royauté, mon cher Gilbert, il faudrait d’abord que la royauté fît quelque effort pour se sauver elle-même. Voyons, en conscience, vous avez vu Louis XVI, vous le voyez souvent, vous n’êtes pas homme à voir sans étudier. Eh bien, franchement, dites, la royauté peut-elle vivre, représentée par un pareil roi ? Est-ce là l’idée que vous vous faites d’un porte-sceptre ? Croyez-vous que Charlemagne, Saint Louis, Philippe-Auguste, François Ier, Henri IV et Louis XIV avaient ces chairs molles, ces lèvres pendantes, cette atonie dans les yeux, ce doute dans la démarche ? Non, c’étaient des hommes, ceux-là ; il y avait de la sève, du sang, de la vie, sous leur manteau royal ; ils ne s’étaient pas encore abâtardis par la transmission d’un seul principe ; c’est que la notion médicale la plus simple, ces hommes à vue courte l’ont négligée. Pour conserver les espèces animales et même végétales dans une longue jeunesse et dans une constante vigueur, la nature a indiqué elle-même le croisement des races et le mélange des familles. De même que la greffe, dans le règne végétal, est le principe conservateur de la bonté et de la beauté des espèces, ainsi, chez l’homme, le mariage entre parents trop proches est une cause de la décadence des individus ; la nature souffre, languit et dégénère lorsque plusieurs générations se reproduisent avec le même sang ; la nature est, au contraire, avivée, régénérée et renforcée, quand un principe prolifique étranger et nouveau est introduit dans la conception. Voyez quels sont les héros qui fondent les grandes races, et quels sont les hommes faibles qui les terminent ; voyez Henri III, le dernier des Valois ; voyez Gaston, le dernier des Médicis ; voyez le cardinal d’York, le dernier des Stuarts ; voyez Charles VI, le dernier des Habsbourg ! Eh bien, cette cause première de la dégénérescence des races, le mariage dans les familles, qui se fait sentir dans toutes les maisons dont nous venons de parler, est plus sensible encore dans la maison de Bourbon que dans aucune autre. Ainsi, en remontant de Louis XV à Henri IV et à Marie de Médicis, Henri IV se trouve cinq fois le trisaïeul de Louis XV, et Marie de Médicis, cinq fois sa trisaïeule ; ainsi, en remontant à Philippe III d’Espagne et à Marguerite d’Autriche, Philippe III est trois fois son trisaïeul et Marguerite d’Autriche est trois fois sa trisaïeule. J’ai compté cela, moi qui n’ai rien à faire qu’à compter : sur trente-deux trisaïeuls et trisaïeules de Louis XV, on trouve six personnes de la maison de Bourbon, cinq personnes de la maison de Médicis, onze de la maison d’Autriche-Habsbourg, trois de la maison de Savoie, trois de la maison des Stuarts et une princesse danoise. Soumettez le meilleur chien et le meilleur cheval de sang à ce creuset, et, à la quatrième génération, vous aurez un barbet et une rosse. Comment diable voulez-vous donc que nous y résistions, nous qui ne sommes que des hommes ? Que dites-vous de mon calcul, docteur, vous qui êtes mathématicien ?

 

– Je dis, cher sorcier, fit Gilbert en se levant et en reprenant son chapeau, je dis que votre calcul m’effraye et me fait d’autant plus penser que ma place est près du roi.

 

Gilbert fit quelques pas vers la porte.

 

Cagliostro l’arrêta.

 

– Ecoutez, Gilbert, lui dit-il, vous savez si je vous aime, vous savez si, pour vous épargner une douleur, je suis capable de m’exposer moi-même à mille douleurs… Eh bien, croyez-moi… un conseil…

 

– Lequel ?

 

– Que le roi se sauve, que le roi quitte la France… pendant qu’il en est temps encore !… Dans trois mois, dans un an, dans six mois peut-être, il sera trop tard.

 

– Comte, dit Gilbert, conseilleriez-vous à un soldat d’abandonner son poste, parce qu’il y aurait du danger à y rester ?

 

– Si ce soldat était tellement pris, enveloppé, serré, désarmé, qu’il ne pût se défendre ; si surtout sa vie exposée compromettait la vie d’un demi-million d’hommes… oui, je lui dirais de fuir… Et vous-même, vous-même, Gilbert… vous le direz au roi… Le roi voudra vous écouter, alors, mais il sera trop tard… N’attendez donc pas à demain ; dites-le-lui aujourd’hui : n’attendez pas à ce soir ; dites-le-lui dans une heure !

 

– Comte, vous savez que je suis de l’école fataliste. Arrive que pourra ! tant que j’aurai un pouvoir quelconque sur le roi, le roi restera en France, et je resterai près du roi. Adieu, comte ; nous nous reverrons dans le combat, et peut-être dormirons-nous côte à côte sur le champ de bataille.

 

– Allons, murmura Cagliostro, il sera donc dit que l’homme, si intelligent qu’il soit, ne saura jamais échapper à son mauvais destin… Je vous avais cherché pour vous dire ce que je vous ai dit ; vous l’avez entendu… Comme la prédiction de Cassandre, la mienne est inutile… Adieu !

 

– Voyons franchement, comte, dit Gilbert s’arrêtant sur le seuil du salon, et regardant fixement Cagliostro, avez-vous ici, comme en Amérique, cette prétention de me faire accroire que vous lisez l’avenir des hommes sur leur figure ?

 

– Gilbert, dit Cagliostro, aussi sûrement que tu lis au ciel le chemin que décrivent les astres, tandis que le commun des hommes les croit immobiles ou errant au hasard.

 

– Eh bien, tenez… quelqu’un frappe à la porte…

 

– C’est vrai.

 

– Dites-moi le sort de celui qui frappe à cette porte, quel qu’il soit ; dites moi de quelle mort il doit mourir, et quand il mourra.

 

– Soit, dit Cagliostro, allons ouvrir nous-mêmes.

 

Gilbert s’avança vers l’extrémité du corridor dont nous avons parlé, avec un battement de cœur qu’il ne pouvait réprimer, quoiqu’il se dît tout bas qu’il était absurde à lui de prendre au sérieux ce charlatanisme.

 

La porte s’ouvrit.

 

Un homme d’une tournure distinguée, haut de taille, et dont la figure était empreinte d’une forte expression de volonté, parut sur le seuil, et jeta sur Gilbert un regard rapide qui n’était pas exempt d’inquiétude.

 

– Bonjour, marquis, dit Cagliostro.

 

– Bonjour, baron, répondit celui-ci.

 

Puis, comme Cagliostro s’aperçut que le regard du nouveau venu se reportait sur Gilbert :

 

– Marquis, dit-il, M. le docteur Gilbert, un de mes amis… Mon cher Gilbert, M. le marquis de Favras, un de mes clients.

 

Les deux hommes se saluèrent.

 

Puis, s’adressant à l’étranger :

 

– Marquis, reprit Cagliostro, veuillez passer au salon, et m’y attendre un instant ; dans cinq secondes, je suis à vous.

 

Le marquis salua une seconde fois en passant devant les deux hommes, et disparut.

 

– Eh bien ? demanda Gilbert.

 

– Vous voulez savoir de quelle mort mourra le marquis ?

 

– Ne vous êtes-vous pas engagé à me le dire ?

 

Cagliostro sourit d’un singulier sourire ; puis, après s’être penché pour voir si on ne l’écoutait pas :

 

– Avez-vous jamais vu pendre un gentilhomme ? dit-il

 

– Non.

 

– Eh bien, comme c’est un spectacle curieux, trouvez-vous sur la place de Grève le jour où l’on pendra le marquis de Favras.

 

Puis, conduisant Gilbert à la porte de la rue :

 

– Tenez, dit-il, quand vous voudrez venir chez moi sans sonner, sans être vu, et sans voir un autre que moi, poussez ce bouton de droite à gauche et de bas en haut, ainsi… Adieu, excusez-moi, il ne faut pas faire attendre ceux qui n’ont pas un long temps à vivre.

 

Et il sortit, laissant Gilbert étourdi de cette assurance qui pouvait exciter son étonnement, mais non vaincre son incrédulité.

 

Chapitre V

Les Tuileries

 

Pendant ce temps, le roi, la reine et la famille royale continuaient leur chemin vers Paris.

 

La marche était si lente, retardée, comme elle l’était, par ces gardes du corps marchant à pied, par ces poissardes cuirassées montées sur leurs chevaux, par ces hommes et par ces femmes de la halle, à cheval sur les canons enrubannés, par ces cent voitures de députés, par ces deux ou trois cents voitures de grain et de farine prises à Versailles, et couvertes du feuillage jaunissant de l’automne, que ce fut à six heures seulement que le carrosse royal, qui contenait tant de douleurs, tant de haines, tant de passions et tant d’innocence, arriva à la barrière

 

Pendant la route, le jeune prince avait eu faim et avait demandé à manger. La reine, alors, avait regardé autour d’elle ; rien n’était plus facile que de se procurer un peu de pain pour le dauphin, chaque homme du peuple portant un pain au bout de sa baïonnette.

 

Elle chercha des yeux Gilbert.

 

Gilbert, comme on le sait, avait suivi Cagliostro.

 

Si Gilbert eût été là, la reine n’eût point hésité à lui demander un morceau de pain.

 

Mais la reine ne voulut pas faire une pareille demande à l’un de ces hommes du peuple, qu’elle avait en horreur.

 

De sorte que, pressant le dauphin sur sa poitrine :

 

– Mon enfant, lui dit-elle en pleurant, nous n’avons pas de pain : attends à ce soir, et, ce soir, nous en aurons peut-être.

 

Le dauphin étendit sa petite main vers les hommes qui portaient des pains au bout de leurs baïonnettes.

 

– Ces gens-là en ont, dit-il.

 

– Oui, mon enfant, mais ce pain-là est à eux et non à nous, et ils sont venus le chercher à Versailles, parce que, disent-ils, ils n’en avaient plus à Paris depuis trois jours.

 

– Depuis trois jours ! dit l’enfant. Ils n’ont donc pas mangé depuis trois jours, maman ?

 

Ordinairement, l’étiquette voulait que le dauphin appelât sa mère madame ; mais le pauvre enfant avait faim comme un simple enfant de pauvre, et, ayant faim, il appelait sa mère maman.

 

– Non, mon fils, répondit la reine.

 

– En ce cas, répondit l’enfant avec un soupir, ils doivent avoir bien faim !

 

Et, cessant de se plaindre, il essaya de dormir.

 

Pauvre enfant royal, qui, plus d’une fois avant de mourir, devait, comme il venait de le faire, demander inutilement du pain !

 

À la barrière, on s’arrêta de nouveau, cette fois non plus pour se reposer, mais pour célébrer l’arrivée.

 

Cette arrivée devait être célébrée par des chants et par des danses.

 

Halte étrange, presque aussi menaçante dans sa joie que les autres l’avaient été dans leur terreur !

 

En effet, les poissardes descendirent de leurs chevaux, c’est-à-dire des chevaux des gardes, en attachant aux arçons de la selle les sabres et les carabines ; les dames et les forts de la halle descendirent de leurs canons, qui apparurent dans leur terrible nudité.

 

Alors, on forma une ronde qui enveloppa le carrosse du roi en le séparant de la garde nationale et des députés, emblème formidable de ce qui devait arriver plus tard.

 

Cette ronde, à bonne intention et pour montrer sa joie à la famille royale, chantait, criait, hurlait, les femmes embrassant les hommes, les hommes faisant sauter les femmes comme dans les cyniques kermesses de Teniers.

 

Ceci se passait à la nuit presque tombée, par un jour sombre et pluvieux, de sorte que la ronde, éclairée seulement par des mèches de canon et des pièces d’artifice, prenait, dans ses nuances d’ombre et de lumière, des teintes fantastiques presque infernales.

 

Après une demi-heure à peu près de cris, de clameurs, de chants, de danses dans la boue, le cortège poussa un immense hourra : tout ce qui avait un fusil chargé, homme, femme, enfant, le déchargea en l’air, sans s’inquiéter des balles qui retombèrent, au bout d’un instant, en clapotant dans les flaques d’eau comme une grêle pesante.

 

Le dauphin et sa sœur pleuraient ; ils avaient si grand-peur, qu’ils n’avaient plus faim.

 

On suivit la ligne des quais, et l’on arriva à la place de l’Hôtel-de-Ville.

 

Là, un carré de troupes était formé pour empêcher toute autre voiture que celle du roi, toute autre personne que celles appartenant à la famille royale ou à l’assemblée nationale, d’entrer dans l’Hôtel de Ville.

 

La reine aperçut alors Weber, son valet de chambre de confiance, son frère de lait, un Autrichien qui l’avait suivie de Vienne, lequel faisait tous ses efforts pour passer par-dessus la consigne, et entrer avec elle à l’Hôtel de Ville.

 

Elle l’appela.

 

Weber accourut.

 

Voyant, à Versailles, que la garde nationale avait les honneurs de la journée, Weber, pour se donner une importance grâce à laquelle il pût être utile à la reine, Weber s’était habillé en garde national, et, à son costume de simple volontaire, avait ajouté les décorations d’officier d’état-major.

 

L’écuyer cavalcadour de la reine lui avait prêté un cheval.

 

 

Pour ne point éveiller les soupçons, tout le long de la route, il s’était tenu à l’écart, avec l’intention, bien entendu, de se rapprocher si la reine avait besoin de lui.

 

Reconnu et appelé par la reine, il accourut donc aussitôt.

 

– Pourquoi essayes-tu de forcer la consigne, Weber ? lui demanda la reine, qui avait conservé l’habitude de le tutoyer.

 

– Mais, madame, pour être près de Votre Majesté.

 

– Tu me seras très inutile à l’Hôtel de Ville, Weber, dit la reine, tandis que tu peux m’être utile ailleurs.

 

– Où cela, madame ?

 

– Aux Tuileries, mon cher Weber, aux Tuileries, où personne ne nous attend, et où, si tu ne nous précèdes pas, nous ne trouverons ni un lit, ni une chambre, ni un morceau de pain.

 

– Ah ! dit le roi, voilà une excellente idée que vous avez là, madame !

 

La reine avait parlé en allemand, et le roi, qui comprenait l’allemand, mais ne le parlait pas, avait répondu en anglais.

 

Le peuple avait aussi entendu, mais il n’avait pas compris. Cette langue étrangère, pour laquelle il avait une horreur instinctive, fit pousser autour de la voiture un murmure qui menaçait de passer au rugissement, lorsque le carré s’ouvrit devant la voiture de la reine et se referma derrière elle.

 

Bailly, l’une des trois popularités de l’époque, Bailly, que nous avons déjà vu apparaître au premier voyage du roi – cette fois où les baïonnettes, les fusils et les bouches des canons disparaissaient sous des bouquets de fleurs oubliées à ce second voyage – Bailly attendait le roi et la reine au pied d’un trône improvisé pour les recevoir : trône mal affermi, mal joint, craquant sous le velours qui le recouvrait, véritable trône de circonstance !

 

Le maire de Paris dit à peu près au roi, à ce second voyage, ce qu’il lui avait dit au premier.

 

Le roi répondit ;

 

– C’est toujours avec plaisir et confiance que je viens au milieu des habitants de ma bonne ville de Paris.

 

Le roi avait parlé bas, d’une voix éteinte par la fatigue et par la faim. Bailly répéta la phrase tout haut, afin que chacun pût entendre.

 

Seulement, soit volontairement, soit involontairement, il oublia les deux mots et confiance.

 

La reine s’en aperçut.

 

Son amertume était heureuse de trouver un passage par où se faire jour.

 

– Pardon, monsieur le maire, dit-elle assez haut pour que ceux qui l’entouraient ne perdissent pas un mot de sa phrase, ou vous avez mal entendu, ou votre mémoire est courte.

 

– Plaît-il, madame ? balbutia Bailly en tournant vers la reine cet œil d’astronome qui voyait si bien au ciel, et qui voyait si mal sur la terre.

 

Toute révolution, chez nous, a son astronome, et, sur la route de cet astronome, creuse traîtreusement le puits où il doit tomber.

 

La reine reprit :

 

– Le roi a dit, monsieur, que c’était toujours avec plaisir et confiance qu’il venait au milieu des habitants de sa bonne ville de Paris. Or, comme on peut douter qu’il y vienne avec plaisir, il faut que l’on sache au moins qu’il y vient avec confiance.

 

Puis elle monta les trois degrés du trône, et s’y assit près du roi pour écouter les discours des électeurs.

 

Pendant ce temps, Weber, devant le cheval duquel la foule s’ouvrait, grâce à son uniforme d’officier d’état-major, parvenait jusqu’au palais des Tuileries.

 

Depuis longtemps, ce logis royal des Tuileries, comme on l’appelait autrefois – logis bâti par Catherine de Médicis, un instant habité par elle, puis abandonné par Charles IX, par Henri III, par Henri IV, par Louis XIII pour le Louvre, par Louis XIV, par Louis XV et par Louis XVI pour Versailles – n’était plus qu’une succursale des palais royaux où habitaient des gens de la cour, mais où jamais peut-être ni le roi ni la reine n’avaient mis le pied.

 

Weber visita les appartements, et, connaissant les habitudes du roi et de la reine, il choisit celui qu’habitait la comtesse de La Marck, et celui de MM. les maréchaux de Noailles et de Mouchy.

 

L’occupation de cet appartement, qu’abandonna aussitôt Mme de La Marck, eut son bon côté : c’est qu’il se trouva tout prêt pour recevoir la reine, avec ses meubles, son linge, ses rideaux et ses tapis, que Weber acheta.

 

Vers dix heures, on entendit le bruit de la voiture de Leurs Majestés qui rentraient.

 

Tout était prêt, et, en courant au-devant de ses augustes maîtres, Weber s’écria :

 

– Servez le roi.

 

Le roi, la reine, Madame Royale, le dauphin, Madame Élisabeth et Andrée entrèrent.

 

M. de Provence était retourné au château du Luxembourg.

 

Le roi jeta avec inquiétude les yeux de tous côtés ; mais, en entrant dans le salon, il vit, par une porte entrouverte et donnant sur une galerie, le souper préparé au bout de cette galerie.

 

En même temps la porte s’ouvrit, et un huissier parut, disant :

 

– Le roi est servi.

 

– Oh ! que ce Weber est un homme de ressources ! dit le roi avec une exclamation de joie. Madame, vous lui direz de ma part que je suis très content de lui.

 

– Je n’y manquerai pas, sire, dit la reine.

 

Et, avec un soupir qui répondait à l’exclamation du roi, elle entra dans la salle à manger.

 

Les couverts du roi, de la reine, de Madame Royale, du dauphin et de Madame Élisabeth étaient mis.

 

Il n’y avait point de couvert pour Andrée.

 

Le roi, pressé par la faim, n’avait point remarqué cette omission, qui, du reste, n’avait rien de blessant, puisqu’elle était faite selon les lois de la plus stricte étiquette.

 

Mais la reine, à qui rien n’échappait, s’en aperçut au premier coup d’œil.

 

– Le roi permettra que la comtesse de Charny soupe avec nous, dit la reine, n’est-ce pas, sire. ?

 

– Comment donc ! s’écria le roi, aujourd’hui nous dînons en famille, et la comtesse est de la famille.

 

– Sire, dit la comtesse, est-ce un ordre que le roi me donne ?

 

Le roi regarda la comtesse avec étonnement.

 

– Non, madame, dit-il, c’est une prière que le roi vous fait.

 

– En ce cas, dit la comtesse, je prie le roi de m’excuser, mais je n’ai pas faim.

 

– Comment ! vous n’avez pas faim ? s’écria le roi, qui ne comprenait pas que l’on n’eût point faim à dix heures du soir, après une journée aussi fatigante, et quand on n’avait pas mangé depuis dix heures du matin, heure à laquelle on avait si mal mangé.

 

– Non, sire, dit Andrée.

 

– Ni moi, dit la reine.

 

– Ni moi, dit Madame Élisabeth.

 

– Oh ! vous avez tort, madame, dit le roi ; du bon état de l’estomac dépend le bon état du reste du corps, et même de l’esprit ; il y a là-dessus une fable de Tite-Live, imitée par Shakespeare et par La Fontaine, que je vous invite à méditer.

 

– Nous la savons, monsieur, dit la reine. C’est une fable qui fut dite un jour de révolution par le vieux Menenius au peuple romain. Ce jour là, le peuple romain était révolté, comme l’est aujourd’hui le peuple français. Vous avez donc raison, sire, oui, cette fable est tout à fait de circonstance.

 

– Eh bien, dit le roi en tendant son assiette pour qu’on lui servît une seconde fois du potage, sa similitude historique vous décide-t-elle, comtesse ?

 

– Non, sire, et je suis vraiment honteuse de dire à Votre Majesté que, lorsque je voudrais lui obéir, je ne le pourrais pas.

 

– Vous avez tort, comtesse, ce potage est vraiment parfait ! pourquoi est-ce la première fois qu’on m’en sert un pareil ?

 

– Mais parce que vous avez un cuisinier nouveau, sire, celui de la comtesse de La Marck, dont nous occupons les appartements.

 

– Je le retiens pour mon service, et désire qu’il fasse partie de ma maison… Ce Weber est vraiment un homme miraculeux, madame !

 

– Oui, murmura tristement la reine, quel malheur qu’on ne puisse pas le faire ministre !

 

Le roi n’entendit point ou ne voulut point entendre ; seulement, comme il vit Andrée debout et très pâle, tandis que la reine et Madame Élisabeth, quoiqu’elles ne mangeassent pas plus qu’Andrée, étaient assises à table, il se retourna vers la comtesse de Charny.

 

– Madame, dit-il, si vous n’avez pas faim, vous ne direz pas que vous n’êtes pas fatiguée ; si vous refusez de manger, vous ne refuserez point de dormir ?

 

Puis, à la reine :

 

– Madame, dit-il, donnez congé, je vous prie, à madame la comtesse de Charny ; à défaut de la nourriture, le sommeil.

 

Et, se tournant du côté de son service :

 

– J’espère qu’il n’en est pas du lit de Mme la comtesse de Charny comme il en est de son couvert, et qu’on n’a pas oublié de lui préparer une chambre ?

 

– Oh ! sire, dit Andrée, comment voulez-vous que l’on se soit occupé de moi dans un pareil trouble ? Un fauteuil suffira.

 

– Non pas, non pas, dit le roi ; vous avez déjà peu ou point dormi la nuit passée, il faut que vous dormiez bien cette nuit ; la reine a non seulement besoin de ses forces, mais encore de celles de ses amis.

 

Pendant ce temps, le valet de pied, qui avait été s’informer, rentra.

 

– M. Weber, dit-il, sachant la grande faveur dont la reine honore madame la comtesse, a cru entrer dans les intentions de Sa Majesté en faisant réserver à Madame la comtesse une chambre attenante à celle de la reine.

 

La reine tressaillit, car elle songea que, s’il n’y avait qu’une chambre pour Madame la comtesse, il n’y avait, par conséquent, qu’une chambre pour la comtesse et pour le comte.

 

Andrée vit le frisson qui passait dans les veines de la reine.

 

Aucune des sensations qui atteignaient une de ces deux femmes n’échappait à l’autre.

 

– Pour cette nuit, mais pour cette nuit seulement, dit-elle, j’accepterai, madame. L’appartement de Sa Majesté est trop restreint pour que je veuille une chambre prise aux dépens de sa commodité ; il y aura bien, dans les combles du château, un petit coin pour moi.

 

La reine balbutia quelques mots inintelligibles.

 

– Comtesse, dit le roi, vous avez raison, on cherchera tout cela demain, et l’on vous logera du mieux qu’il sera possible.

 

La comtesse salua respectueusement le roi, la reine et Madame Élisabeth, et sortit précédée par un valet de pied.

 

Le roi la suivit un instant des yeux, tenant sa fourchette suspendue à la hauteur de sa bouche.

 

– C’est en vérité une charmante créature que cette femme, dit-il. Que M. le comte de Charny est heureux d’avoir trouvé un pareil phénix à la cour !

 

La reine se renversa sur le dos de son fauteuil pour cacher sa pâleur, non pas au roi, qui ne l’eût point vue, mais à Madame Élisabeth, qui s’en fût effrayée.

 

Elle était près de se trouver mal.

 

Chapitre VI

Les quatre bougies

 

Aussi, dès que les enfants eurent mangé, la reine demanda-t-elle au roi la permission de rentrer dans sa chambre.

 

– Bien volontiers, madame, dit le roi, car vous devez être fatiguée ; seulement, comme il est impossible que vous n’ayez pas faim d’ici à demain, faites-vous préparer un en-cas.

 

La reine, sans lui répondre, sortit emmenant les deux enfants.

 

Le roi resta à table pour achever son souper. Madame Élisabeth, dont la vulgarité même de Louis XVI, en certaine occasion, ne pouvait altérer le dévouement, demeura près du roi, pour lui rendre les petits soins qui échappent aux domestiques les mieux dressés.

 

La reine, une fois dans sa chambre, respira ; aucune de ses femmes ne l’avait suivie, la reine leur ayant ordonné de ne point quitter Versailles qu’elles n’eussent reçu un avis.

 

Elle s’occupa donc de chercher un grand canapé ou un grand fauteuil pour elle-même, comptant coucher les deux enfants dans son lit.

 

Le petit dauphin dormait déjà ; à peine le pauvre enfant avait-il eu apaisé sa faim, que le sommeil l’avait pris.

 

Madame Royale ne dormait pas, et, s’il l’eût fallu, n’eût pas dormi de la nuit : il y avait beaucoup de la reine dans Madame Royale.

 

Aussi, le petit prince déposé dans un fauteuil, Madame Royale et la reine se mirent-elles en quête des ressources qu’elles pouvaient trouver.

 

La reine s’approcha d’abord d’une porte : elle allait l’ouvrir, lorsque, de l’autre côté de cette porte elle entendit un léger bruit. Elle écouta et entendit un second soupir ; elle se baissa à la hauteur de la serrure, et, par le trou de la clef, aperçut Andrée, à genoux sur une chaise basse, et priant.

 

Elle recula sur la pointe du pied, et regardant toujours la porte avec une étrange expression de douleur.

 

En face de cette porte, il y en avait une autre. La reine l’ouvrit, et se trouva dans une chambre doucement chauffée et éclairée par une veilleuse, à la lueur de laquelle, avec un tressaillement de joie, elle aperçut deux lits frais et blancs comme deux autels.

 

Alors son cœur se dégonfla, une larme vint mouiller sa paupière aride et brûlée.

 

– Oh ! Weber, Weber, murmura-t-elle, la reine a dit au roi qu’il était malheureux qu’on ne pût pas faire de toi un ministre, mais la mère te dit à toi que tu mérites mieux que cela !

 

Puis, comme le petit dauphin dormait, elle voulut commencer par mettre au lit Madame Royale. Mais celle-ci, avec le respect qu’elle avait toujours eu pour sa mère, lui demanda la permission de l’aider, afin qu’elle-même, à son tour, pût se mettre plus promptement au lit.

 

La reine sourit tristement ; sa fille pensait qu’elle pourrait dormir après une pareille nuit d’angoisses, après une pareille journée d’humiliations ! Elle voulut la laisser dans cette douce croyance.

 

On commença donc par coucher M. le dauphin.

 

Puis Madame Royale, selon son habitude, se mit à genoux et fit sa prière au pied de son lit.

 

La reine attendait.

 

– Il me semble que ta prière dure plus longtemps que d’habitude, Thérèse ? dit la reine à la jeune princesse.

 

– C’est que mon frère s’est endormi sans songer à faire la sienne, pauvre enfant ! dit Madame Royale, et, comme, chaque soir, il était accoutumé à prier pour vous et pour le roi, je dis sa petite prière après la mienne, afin qu’il ne manque rien à ce que nous avons à demander à Dieu.

 

La reine prit Madame Royale et la pressa sur son cœur. Cette source de larmes, déjà ouverte par les soins du bon Weber, et ravivée par la piété de Madame Royale, s’élança de ses yeux, vive et abondante, et des pleurs profondément tristes, mais sans amertume, coulèrent le long de ses joues.

 

Elle resta près du lit de Madame Royale, debout et immobile comme l’ange de la Maternité, jusqu’au moment où elle vit se fermer les yeux de la jeune princesse, jusqu’au moment où elle sentit se détendre, relâchés par le sommeil, les muscles de ses mains, qui serraient les siennes avec un si tendre et si profond amour filial.

 

Alors elle posa doucement près d’elle les mains de sa fille, les recouvrit du drap, afin qu’elle ne souffrît pas du froid, si la chambre se rafraîchissait pendant la nuit ; puis, déposant, sur le front endormi de la future martyre, un baiser léger comme un souffle et doux comme un rêve, elle rentra dans sa chambre.

 

Cette chambre était éclairée par un candélabre portant quatre bougies.

 

Ce candélabre était posé sur une table.

 

Cette table était couverte d’un tapis rouge.

 

La reine alla s’asseoir devant cette table, et, les yeux fixes, elle laissa tomber sa tête entre ses deux poings fermés, sans rien voir autre chose que ce tapis rouge étendu devant elle.

 

Deux ou trois fois, elle secoua machinalement la tête à ce sanglant reflet ; il lui semblait que ses yeux s’injectaient de sang, que ses tempes battaient de fièvre, et que ses oreilles bruissaient.

 

Puis, comme dans un brouillard mouvant ; toute sa vie repassait devant elle.

 

Elle se rappelait qu’elle était née le 2 novembre 1755, jour du tremblement de terre de Lisbonne, qui avait tué plus de cinquante mille personnes, et renversé deux cents églises.

 

Elle se rappelait que, dans la première chambre où elle avait couché à Strasbourg, la tapisserie représentait le Massacre des innocents, et que, cette même nuit, à la lueur vacillante de la veilleuse, il lui avait semblé que le sang coulait des plaies de tous ces pauvres enfants, tandis que la figure des massacreurs prenait une expression si terrible, qu’épouvantée, elle avait appelé au secours, et avait ordonné qu’on partît avec l’aube naissante de cette ville qui devait lui laisser un si terrible souvenir de la première nuit qu’elle avait passée en France

 

Elle se rappelait qu’en continuant son chemin vers Paris, elle s’était arrêtée dans la maison du baron de Taverney ; que, là, elle avait rencontré, pour la première fois, ce misérable Cagliostro, qui avait eu depuis, lors de l’affaire du collier, une si terrible influence sur sa destinée, et que, dans cette halte – si présente à sa mémoire, qu’il lui semblait que cet événement fût de la veille, quoique, depuis, vingt ans se fussent écoulés -, il lui avait, sur ses instances, fait voir dans une carafe quelque chose de monstrueux, une machine de mort terrible et inconnue, et, au bas de cette machine, une tête roulant, détachée du corps, et qui n’était autre que la sienne !

 

Elle se rappelait que, lorsque Mme Lebrun avait fait son charmant portrait de jeune femme, belle, heureuse encore, elle lui avait, par mégarde sans doute, mais présage terrible, donné la pose que Madame Henriette d’Angleterre, femme de Charles Ier, a dans son portrait.

 

Elle se rappelait que, le jour où, pour la première fois, elle entra à Versailles, lorsque, descendue de sa voiture, elle mettait le pied sur le funèbre pavage de cette cour de marbre où la veille elle avait vu couler tant de sang, un terrible coup de tonnerre avait retenti, précédant la chute de la foudre, qui avait sillonné l’air à sa gauche, et d’une si effrayante façon, que M. le maréchal de Richelieu, qui n’était point facile à effrayer cependant, avait secoué la tête en disant : « Mauvais présage ! »

 

Et elle se rappelait tout cela en voyant tourbillonner devant ses yeux cette vapeur rougeâtre qui lui semblait devenue de plus en plus épaisse.

 

Cette espèce d’assombrissement était si sensible, que la reine leva les yeux jusqu’au candélabre, et s’aperçut que, sans motif aucun, une des bougies venait de s’éteindre.

 

Elle tressaillit ; la bougie fumait encore, et rien ne donnait une cause à cette extinction.

 

Tandis qu’elle regardait le candélabre avec étonnement, il lui sembla que la bougie voisine de la bougie éteinte pâlissait lentement, et que, peu à peu, sa flamme de blanche devenait rouge, et de rouge bleuâtre ; puis la flamme s’amincit et s’allongea, puis elle sembla quitter la mèche et s’envoler ; puis, enfin, elle se balança un instant comme agitée par une haleine invisible, et s’éteignit.

 

La reine avait regardé l’agonie de cette bougie avec des yeux hagards, sa poitrine haletant de plus en plus, ses mains étendues se rapprochant davantage du candélabre, au fur et à mesure que la bougie allait s’éteignant. Enfin, quand elle s’était éteinte, elle avait fermé les yeux, s’était renversée en arrière sur son fauteuil, et avait passé ses mains sur son front, qu’elle avait trouvé ruisselant de sueur.

 

Elle était restée ainsi les yeux fermés pendant dix minutes à peu prés, et, quand elle les avait rouverts, elle s’était aperçue avec terreur que la lumière de la troisième bougie commençait à s’altérer comme celle des deux premières.

 

Marie-Antoinette crut d’abord que c’était un rêve et qu’elle était sous le poids de quelque hallucination fatale. Elle essaya de se lever, mais il lui sembla qu’elle était enchaînée sur son fauteuil. Elle essaya d’appeler Madame Royale, que, dix minutes auparavant, elle n’eût pas réveillée pour une seconde couronne ; mais la voix s’éteignit dans sa gorge ; elle essaya de tourner la tête, mais sa tête resta fixe et immobile, comme si cette troisième bougie mourante eût attiré à elle son regard et son haleine. Enfin, de même que la seconde avait changé de couleur, la troisième bougie prit des tons différents, pâlit, s’allongea, flotta de droite à gauche, puis de gauche à droite, et s’éteignit.

 

Alors l’épouvante fit faire un tel effort à la reine, qu’elle sentit que la parole lui revenait ; à l’aide de cette parole, elle voulut se rendre le courage qui lui manquait.

 

– Je ne m’inquiète pas, dit-elle tout haut, de ce qui vient d’arriver à ces trois bougies ; mais, si la quatrième s’éteint comme les trois autres, oh ! malheur ! malheur à moi !

 

Tout à coup, sans passer par les préparations qu’avaient subies les autres, sans que la flamme changeât de couleur, sans qu’elle parût ni s’allonger ni se balancer, comme si l’aile de la mort l’eût touchée en passant, la quatrième bougie s’éteignit.

 

La reine jeta un cri terrible, se leva, fit deux tours sur elle-même, battant l’air et l’obscurité de ses bras, et tomba évanouie.

 

Au moment où le bruit de son corps retentissait sur le parquet, la porte de communication s’ouvrit, et Andrée, vêtue de son peignoir de batiste, parut sur le seuil, blanche et silencieuse comme une ombre.

 

Elle s’arrêta un instant, comme si, au milieu de cette obscurité, elle voyait passer dans la nuit une sorte de vapeur ; elle écouta, comme si elle avait entendu s’agiter dans l’air les plis d’un suaire.

 

Puis, abaissant son regard, elle aperçut la reine atterrée, étendue et sans connaissance.

 

Elle fit un pas en arrière, comme si son premier mouvement eût été de s’éloigner ; mais aussitôt, se commandant à elle-même, sans dire une parole, sans demander – demande, qui, au reste, eût été bien inutile – sans demander à la reine ce qu’elle avait, elle la souleva entre ses bras, et, avec une force dont on l’eût crue incapable, guidée seulement par les deux bougies qui éclairaient sa chambre, et dont la lueur se prolongeait à travers la porte jusque dans la chambre de la reine, elle la porta sur son lit.

 

Puis, tirant un flacon de sels de sa poche, elle l’approcha des narines de Marie-Antoinette.

 

Malgré l’efficacité de ces sels, l’évanouissement de Marie-Antoinette était si profond, que ce ne fut qu’au bout de dix minutes qu’elle poussa un soupir.

 

À ce soupir, qui annonçait le retour de sa souveraine à la vie, Andrée fut encore tentée de s’éloigner ; mais, cette fois, comme la première, le sentiment de son devoir, si puissant sur elle, la retint.

 

Elle retira seulement son bras de dessous la tête de Marie-Antoinette qu’elle avait soulevée pour qu’aucune goutte de ce vinaigre corrosif, dans lequel les sels étaient baignés, ne pût couler sur le visage ou sur la poitrine de la reine. Le même mouvement lui fit éloigner le bras qui tenait le flacon.

 

Mais, alors, la tête retomba sur l’oreiller ; le flacon éloigné, la reine sembla plongée dans un évanouissement plus profond encore que celui dont elle avait paru vouloir sortir.

 

Andrée, toujours froide, presque immobile, la souleva de nouveau, approcha d’elle une seconde fois le flacon de sels, qui produisit son effet.

 

Un léger frissonnement courut par tout le corps de la reine, elle soupira, son œil s’ouvrit ; elle rappela ses pensées, se souvint de l’horrible présage, et, sentant une femme près d’elle, elle lui jeta les deux bras au cou en lui criant :

 

– Oh ! défendez-moi ! sauvez-moi !

 

– Votre Majesté n’a pas besoin qu’on la défende étant au milieu de ses amis, répondit Andrée, et elle me paraît sauvée maintenant de l’évanouissement dans lequel elle était tombée.

 

– La comtesse de Charny ! s’écria la reine lâchant Andrée, qu’elle tenait embrassée, et que, dans un premier mouvement, elle repoussa presque.

 

Ni ce mouvement ni le sentiment qui l’avait inspiré, n’échappèrent à Andrée.

 

Mais, sur le premier moment, elle resta immobile jusqu’à l’impassibilité.

 

Puis, faisant un pas en arrière :

 

– La reine ordonne-t-elle que je l’aide à se dévêtir ? demanda-t-elle.

 

– Non, comtesse, merci, répondit la reine d’une voix altérée ; je me déferai seule… Rentrez chez vous, vous devez avoir besoin de dormir.

 

– Je vais rentrer chez moi, non pas pour dormir, madame, répondit Andrée, mais pour veiller sur le sommeil de Votre Majesté.

 

Et, après avoir salué respectueusement la reine, elle se retira chez elle de ce pas lent et solennel qui serait celui des statues, si les statues marchaient.

 

Chapitre VII

La route de Paris

 

Le soir même où s’étaient accomplis les événements que nous venons de raconter, un événement non moins grave avait mis en rumeur tout le collège de l’abbé Fortier.

 

Sébastien Gilbert avait disparu vers les six heures du soir, et, à minuit, malgré les recherches minutieuses faites dans toute la maison, par l’abbé Fortier et Mlle Alexandrine Fortier, sa sœur, il n’avait point été retrouvé.

 

On s’était informé à tout le monde, et tout le monde ignorait ce qu’il était devenu.

 

La tante Angélique seule, sortant de l’église, où elle était allée ranger les chaises, vers les huit heures du soir, croyait l’avoir vu prendre la petite rue qui passe entre l’église de la prison, et gagner tout courant le Parterre.

 

Ce rapport, au lieu de rassurer l’abbé Fortier, avait ajouté à ses inquiétudes. Il n’ignorait pas les étranges hallucinations qui parfois s’emparaient de Sébastien, quand cette femme qu’il appelait sa mère lui apparaissait, et plus d’une fois, en promenade, l’abbé, qui était prévenu de cette espèce de vertige, avait suivi l’enfant des yeux quand il l’avait vu par trop s’enfoncer dans le bois, et, au moment où il craignait de le voir disparaître, avait lancé après lui les meilleurs coureurs de son collège.

 

 

Les coureurs avaient toujours trouvé l’enfant haletant, presque évanoui, adossé à quelque arbre ou couché tout de son long sur la mousse, tapis verdoyant de ces magnifiques futaies.

 

Mais jamais pareils vertiges n’avaient pris Sébastien le soir ; jamais, pendant la nuit, on n’avait été obligé de courir après lui.

 

Il fallait donc qu’il fût arrivé quelque chose d’extraordinaire ; mais l’abbé Fortier avait beau se creuser la tête, il ne pouvait deviner ce qui était arrivé.

 

Pour parvenir à un plus heureux résultat que l’abbé Fortier, nous allons suivre Sébastien Gilbert, nous qui savons où il est allé.

 

La tante Angélique ne s’était point trompée : c’était bien Sébastien Gilbert qu’elle avait vu se glissant dans l’ombre, et gagnant à toutes jambes cette portion du parc qu’on appelle le Parterre.

 

Arrivé dans le Parterre, il avait gagné la Faisanderie ; puis en sortant de la Faisanderie, il s’était lancé dans cette petite rue qui conduit droit à Haramont.

 

En trois quarts d’heure, il avait été au village.

 

Du moment où nous savons que le but de la course de Sébastien était le village d’Haramont, il ne nous est point difficile de deviner qui Sébastien avait été chercher dans ce village.

 

Sébastien était allé y chercher Pitou.

 

Malheureusement, Pitou sortait par un côté du village tandis que Sébastien Gilbert était entré par l’autre.

 

Car Pitou, on se le rappelle, à la suite du festin que s’était donné à elle- même la garde nationale d’Haramont, après être, comme un lutteur antique, resté debout, quand tous les autres avaient été terrassés, Pitou s’était mis à la recherche de Catherine, et, on se le rappelle encore, ne l’avait retrouvée qu’évanouie sur le chemin de Villers-Cotterêts à Pisseleu, et ne conservant de chaleur que celle du dernier baiser que lui avait donné Isidor.

 

Gilbert ignorait tout cela ; il alla droit à la chaumière de Pitou, dont il trouva la porte ouverte.

 

Pitou, dans la simplicité de sa vie, ne croyait pas qu’il eût besoin de tenir sa porte fermée, présent à la maison comme absent. Mais, d’ailleurs, eût-il eu l’habitude de fermer scrupuleusement sa porte, que, ce soir-là, il était sous le poids de préoccupations telles, qu’il eût bien certainement oublié de prendre cette précaution.

 

Sébastien connaissait le logis de Pitou comme le sien propre : il chercha l’amadou et la pierre à feu, trouva le couteau qui servait à Pitou de briquet, alluma l’amadou, avec l’amadou alluma la chandelle, et attendit.

 

Mais Sébastien était trop agité pour attendre tranquillement et surtout pour attendre longtemps.

 

Il allait incessamment de la cheminée à la porte, de la porte à l’angle de la rue ; puis, comme sœur Anne, ne voyant rien venir, il retournait vers la maison pour s’assurer qu’en son absence Pitou n’y était pas rentré.

 

Enfin, voyant que le temps s’écoulait, il s’approcha d’une table boiteuse où il y avait de l’encre, des plumes et du papier.

 

Sur la première page de ce papier étaient inscrits les noms, prénoms et âge des trente-trois hommes formant l’effectif de la garde nationale d’Haramont, et marchant sous les ordres de Pitou.

 

Sébastien enleva soigneusement cette première feuille, chef-d’œuvre de calligraphie du commandant, qui ne rougissait pas, pour que la besogne fût mieux faite, de descendre parfois au grade subalterne de fourrier.

 

Puis il écrivit sur la seconde :

 

« Mon cher Pitou,

 

« J’étais venu pour te dire que j’ai entendu, il y a huit jours, une conversation entre M. l’abbé Fortier et le vicaire de Villers-Cotterêts. Il paraît que l’abbé Fortier a des connivences avec les aristocrates de Paris ; il disait au vicaire qu’il se préparait à Versailles une contre-révolution.

 

« C’était ce que nous avons appris depuis, à l’endroit de la reine, qui a mis la cocarde noire et foulé aux pieds la cocarde tricolore.

 

« Cette menace de contre-révolution, ce que nous avons appris ensuite des événements qui ont suivi le banquet, m’avaient déjà fort inquiété pour mon père, qui, comme tu le sais, est l’ennemi des aristocrates ; mais, ce soir, mon cher Pitou, cela a été bien pis.

 

« Le vicaire est revenu voir le curé, et comme j’avais peur pour mon père, je n’ai point cru qu’il y avait du mal à écouter exprès la suite de ce que, l’autre jour, j’avais entendu par hasard.

 

« Il paraît, mon cher Pitou, que le peuple s’est porté sur Versailles : il a massacré beaucoup de personnes, et, entre ces personnes-là, M. Georges de Charny.

 

« L’abbé Fortier ajoutait :

 

– Parlons bas, pour ne pas inquiéter le petit Gilbert, dont le père était allé à Versailles, et pourrait bien avoir été tué comme les autres.

 

« Tu comprends bien, mon cher Pitou, que je n’en ai pas écouté davantage.

 

« Je me suis glissé tout doucement hors de ma cachette, sans que personne m’entendît, j’ai pris par le jardin, je me suis trouvé sur la place du Château, et, tout courant, je suis arrivé chez toi, pour te demander de me reconduire à Paris, ce que tu ne manquerais pas de faire, et de grand cœur même, si tu étais ici.

 

« Mais, comme tu n’y es pas, comme tu peux tarder à revenir, étant probablement allé tendre des collets dans la forêt de Villers-Cotterêts comme, dans ce cas-là, tu ne rentreras qu’au jour, mon inquiétude est trop grande, et je ne saurais attendre jusque-là.

 

« Je pars donc tout seul ; sois tranquille, je sais le chemin. D’ailleurs, sur l’argent que mon père m’a donné, il me reste encore deux louis, et je prendrai une place dans la première voiture que je rencontrerai sur la route.

 

« P. S. J’ai fait ma lettre bien longue, d’abord pour t’expliquer la cause de mon départ, et ensuite parce que j’espérais toujours que tu reviendrais avant qu’elle fût finie.

 

« Elle est finie, tu n’es pas revenu, je pars ! Adieu, ou plutôt au revoir ; s’il n’est rien arrivé à mon père, et s’il ne court aucun danger, je reviendrai.

 

« Sinon, je suis bien décidé à lui demander instamment de me garder auprès de lui.

 

« Tranquillise l’abbé Fortier sur mon départ ; mais surtout, ne le tranquillise que demain, afin qu’il soit trop tard pour faire courir après moi.

 

« Décidément, puisque tu ne reviens pas, je pars. Adieu, ou plutôt au revoir. »

 

Et, sur quoi, Sébastien Gilbert, qui connaissait l’économie de son ami Pitou, éteignit la chandelle, tira la porte, et partit.

 

Dire que Sébastien Gilbert n’était pas un peu ému en entreprenant de nuit un si long voyage, ce serait mentir certainement ; mais cette émotion n’était point ce qu’elle eût été chez un autre enfant – de la peur : c’était purement et simplement le sentiment complet de l’action qu’il entreprenait, laquelle était une désobéissance aux ordres de son père, mais, en même temps, une grande preuve d’amour filial, et cette désobéissance devait être pardonnée par tous les pères.

 

D’ailleurs, Sébastien, depuis que nous nous occupons de lui, avait grandi. Sébastien, un peu pâle, un peu frêle, un peu nerveux pour son âge, allait avoir quinze ans. À cet âge, avec le tempérament de Sébastien, et quand on est le fils de Gilbert et d’Andrée, on est bien près d’être un homme.

 

Le jeune homme, sans autre sentiment que cette émotion inséparable de l’action qu’il commettait, se mit donc à courir vers Largny, qu’il découvrit bientôt à cette pâle clarté qui tombe des étoiles, comme dit le vieux Corneille. Il longea le village, gagna le grand ravin qui s’étend de ce village à celui de Vauciennes, et qui encaisse les étangs de Walue ; à Vauciennes, il trouva la grande route, et se mit à marcher plus tranquillement en se voyant sur le chemin du roi.

 

Sébastien, qui était un garçon plein de sens, qui était venu en parlant latin de Paris à Villers-Cotterêts, et qui avait mis trois jours pour venir, comprenait bien qu’on ne retourne pas à Paris en une nuit, et ne perdit pas son souffle à parler aucune langue.

 

Il descendit donc la première et remonta la seconde montagne de Vauciennes au pas ; puis, arrivé sur un terrain plat, il se mit à marcher un peu plus vivement.

 

Peut-être cette vivacité dans la marche de Sébastien était-elle excitée par l’approche d’un assez mauvais passage qui se trouve sur la route, et qui, à cette époque, avait une réputation d’embuscade complètement perdue aujourd’hui. Ce mauvais passage s’appelle la Fontaine-Eau-Claire, parce qu’une source limpide coule à vingt pas de deux carrières qui, pareilles à deux antres de l’enfer, ouvrent leur gueule sombre sur la route.

 

Sébastien eut-il ou n’eut-il pas peur en traversant cet endroit, c’est ce que l’on ne saurait dire, car il ne pressa point le pas, car, pouvant passer sur le revers opposé de la route, il ne s’écarta point du milieu du chemin, ralentit son pas un peu plus loin, mais sans doute parce qu’il était arrivé à une petite montée, et enfin atteignit l’embranchement des deux routes de Paris et de Crépy.

 

Là, il s’arrêta tout à coup. En venant de Paris, il n’avait pas remarqué quelle route il suivait ; en retournant à Paris, il ignorait quelle route il devait suivre.

 

Était-ce celle de gauche ? était-ce celle de droite ?

 

Toutes deux étaient bordées d’arbres pareils, toutes deux étaient pavées également.

 

Personne n’était là pour répondre à la question de Sébastien.

 

Les deux routes partant d’un même point s’éloignaient l’une de l’autre visiblement et promptement ; il en résultait que, si Sébastien, au lieu de prendre la bonne route, prenait la mauvaise, il serait, le lendemain au jour, bien loin de son chemin.

 

Sébastien s’arrêta indécis.

 

Il chercha par un indice quelconque à reconnaître celle des deux routes qu’il avait suivie : mais cet indice, qui lui eût manqué pendant le jour, lui manquait bien autrement dans l’obscurité.

 

II venait de s’asseoir, découragé, à l’angle des deux routes, moitié pour se reposer, moitié pour réfléchir, lorsqu’il lui sembla entendre dans le lointain, venant du côté de Villers-Cotterêts, le galop d’un ou de deux chevaux.

 

Il prêta l’oreille en se soulevant.

 

Ce n’était pas une erreur : le bruit des fers de chevaux retentissant sur la route devenait de plus en plus distinct.

 

Sébastien allait donc avoir le renseignement qu’il attendait.

 

Il s’apprêta à arrêter les cavaliers au passage, et à leur demander ce renseignement.

 

Bientôt il vit poindre leur ombre dans la nuit, tandis que, sous les pieds ferrés de leurs chevaux, jaillissaient de nombreuses étincelles.

 

Alors, il se leva tout à fait, traversa le fossé, et attendit.

 

La cavalcade se composait de deux hommes, dont l’un galopait trois ou quatre pas en avant de l’autre.

 

Sébastien pensa avec raison que le premier de ces deux hommes était un maître, le second un domestique.

 

Il fit donc trois pas pour s’adresser au premier.

 

Celui-ci, qui vit un homme saillir en quelque sorte du fossé, crut à quelque guet-apens, et mit la main à ses fontes.

 

Sébastien remarqua le mouvement.

 

– Monsieur, dit-il, je ne suis pas un voleur ; je suis un enfant que les derniers événements arrivés à Versailles attirent à Paris pour y chercher son père ; je ne sais laquelle de ces deux routes je dois prendre ; indiquez moi celle qui conduit à Paris, et vous m’aurez rendu un grand service.

 

La distinction des paroles de Sébastien, l’éclat juvénile de sa voix, qui ne semblait pas inconnue au cavalier, firent que, si pressé qu’il parût être, il arrêta son cheval.

 

– Mon enfant, demanda-t-il avec bienveillance, qui êtes-vous, et comment vous hasardez-vous à pareille heure sur une grande route ?

 

– Je ne vous demande pas qui vous êtes, moi, monsieur… je vous demande ma route, la route au bout de laquelle je saurai si mon père est mort ou vivant.

 

Il y avait, dans cette voix presque enfantine encore, un accent de fermeté qui frappa le cavalier.

 

– Mon ami, la route de Paris est celle que nous suivons, dit-il ; je la connais mal moi-même, n’ayant été à Paris que deux fois, mais je n’en suis pas moins sûr que celle que nous suivons est la bonne.

 

Sébastien fit un pas en arrière en remerciant. Les chevaux avaient besoin de souffler, le cavalier qui paraissait le maître reprit sa course, mais d’une allure moins vive.

 

Son laquais le suivit.

 

– Monsieur le vicomte, dit-il, a-t-il reconnu cet enfant ?

 

– Non ; mais il me semble cependant…

 

– Comment, monsieur le vicomte n’a pas reconnu le jeune Sébastien Gilbert, qui est en pension chez l’abbé Fortier ?

 

– Sébastien Gilbert ?

 

– Mais oui, qui venait de temps en temps à la ferme de mademoiselle Catherine avec le grand Pitou.

 

– Tu as raison, en effet.

 

Puis, arrêtant son cheval, et se retournant :

 

– Est-ce donc vous, Sébastien ? demanda-t-il.

 

– Oui, monsieur Isidor, répondit l’enfant, qui, lui, avait parfaitement reconnu le cavalier.

 

– Mais, alors, venez donc, mon jeune ami, dit le cavalier, et apprenez moi comment il se fait que je vous trouve seul sur cette route, à une pareille heure.

 

– Je vous l’ai dit, monsieur Isidor, je vais à Paris m’assurer si mon père a été tué ou vit encore.

 

– Hélas ! pauvre enfant, dit Isidor avec un profond sentiment de tristesse, je vais à Paris pour une cause pareille ; seulement, je ne doute plus, moi !

 

– Oui, je sais… votre frère ?…

 

– Un de mes frères… mon frère Georges a été tué hier matin à Versailles !

 

– Ah ! monsieur de Charny !…

 

Sébastien fit un mouvement en avant en tendant les deux mains à Isidor.

 

Isidor les lui prit et les lui serra.

 

– Eh bien, mon cher enfant, reprit Isidor, puisque notre sort est pareil, il ne faut pas nous séparer ; vous devez être, comme moi, pressé d’arriver à Paris.

 

– Oh ! oui, monsieur !

 

– Vous ne pouvez aller à pied.

 

– J’irais bien à pied, mais ce serait long ; aussi je compte demain payer ma place à la première voiture que je rencontrerai sur la route faisant le même chemin que moi, et aller avec elle le plus loin que je pourrai vers Paris.

 

– Et, si vous n’en rencontrez pas ?…

 

– J’irai à pied.

 

– Faites mieux que cela, mon cher enfant, montez en croupe derrière mon laquais.

 

Sébastien retira ses deux mains de celles d’Isidor.

 

– Merci, monsieur le vicomte, dit-il.

 

Ces paroles furent accentuées avec un timbre si expressif, qu’Isidor comprit qu’il avait blessé l’enfant en lui offrant de monter en croupe derrière son laquais.

 

– Ou plutôt, dit-il, j’y pense, montez à sa place ; lui nous rejoindra à Paris. En s’informant aux Tuileries, il saura toujours où je suis.

 

– Merci encore, monsieur, dit Sébastien d’une voix plus douce, car il avait compris la délicatesse de cette nouvelle proposition ; merci, je ne veux pas vous priver de ses services.

 

Il n’y avait plus qu’à s’entendre, les préliminaires de paix étaient posés.

 

– Eh bien, faites mieux encore que tout cela, Sébastien, montez derrière moi. Voici le jour qui vient ; à dix heures du matin, nous serons à Dammartin, c’est-à-dire à moitié route ; nous laisserons les deux chevaux, qui ne doivent pas nous conduire plus loin, à la garde de Baptiste, et nous prendrons une voiture de poste qui nous mènera à Paris : c’est ce que je comptais faire, vous ne changez donc en rien mes dispositions.

 

– Est-ce bien vrai, monsieur Isidor ?

 

– Parole d’honneur !

 

– Alors, fit le jeune homme hésitant, mais mourant d’envie d’accepter.

 

– Descends, Baptiste, et aide M. Sébastien à monter.

 

– Merci, c’est inutile, monsieur Isidor, dit Sébastien, qui, agile comme un écolier, sauta ou plutôt bondit en croupe.

 

Puis les trois hommes et les deux chevaux repartirent au galop, et disparurent bientôt de l’autre côté de la montée de Gondreville.

 

Chapitre VIII

L’apparition

 

Les trois cavaliers avaient continué leur chemin, comme il était convenu, à cheval jusqu’à Dammartin.

 

Ils arrivèrent à Dammartin vers dix heures.

 

Tout le monde avait besoin de prendre quelque chose ; d’ailleurs, il fallait s’enquérir d’une voiture et de chevaux de poste.

 

Pendant qu’on servait le déjeuner à Isidor et à Sébastien – qui en proie, Sébastien à l’inquiétude, Isidor à la tristesse, n’avaient pas échangé une parole –, Baptiste faisait panser les chevaux de son maître, et s’occupait de trouver une carriole et des chevaux de poste.

 

À midi, le déjeuner était achevé, et les chevaux et la carriole attendaient à la porte.

 

Seulement, Isidor, qui avait toujours couru la poste avec sa voiture, ignorait que, lorsqu’on voyage avec les voitures des administrations, il faut changer de voiture à chaque relais.

 

Il en résulta que les maîtres de poste, qui faisaient observer strictement les règlements, mais qui se gardaient bien de les observer eux-mêmes, n’avaient pas toujours des voitures sous leurs remises et des chevaux dans leurs écuries.

 

En conséquence, partis à midi de Dammartin, les voyageurs ne furent à la barrière qu’à quatre heures et demie, et aux portes des Tuileries qu’à cinq heures du soir.

 

Là, il fallut encore se faire reconnaître, M. de La Fayette s’était emparé de tous les postes, et, dans ces temps de troubles, ayant répondu à l’Assemblée de la personne du roi, il gardait le roi avec conscience.

 

Cependant, lorsque Charny se nomma, lorsqu’il invoqua le nom de son frère, les difficultés s’aplanirent, et l’on introduisit Isidor et Sébastien dans la cour des Suisses, d’où ils passèrent dans la cour du milieu.

 

Sébastien voulait se faire conduire à l’instant même rue Saint-Honoré, au logement qu’habitait son père. Mais Isidor lui fit observer que, le docteur Gilbert étant médecin du roi par quartier, on saurait chez le roi mieux que partout ailleurs ce qui lui était arrivé.

 

Sébastien, dont l’esprit était parfaitement juste, s’était rendu à ce raisonnement.

 

En conséquence, il suivit Isidor.

 

On était déjà parvenu, quoique arrivé de la veille, à établir une certaine étiquette dans le palais des Tuileries. Isidor fut introduit par l’escalier d’honneur, et un huissier le fit attendre dans un grand salon tendu de vert, faiblement éclairé par deux candélabres.

 

Le reste du palais lui-même était plongé dans une demi-obscurité ; le palais ayant toujours été habité par des particuliers, les grands éclairages, qui font partie du luxe royal, avaient été négligés.

 

L’huissier devait s’informer à la fois, et de M. le comte de Charny, et du docteur Gilbert.

 

L’enfant s’assit sur un canapé ; Isidor se promena de long en large.

 

Au bout de dix minutes, l’huissier reparut.

 

M. le comte de Charny était chez la reine.

 

Quant au docteur Gilbert, il ne lui était rien arrivé ; on croyait même, mais sans pouvoir en répondre, qu’il était chez le roi – le roi étant enfermé, avait répondu le valet de chambre de service, avec son médecin.

 

Seulement, comme le roi avait quatre médecins par quartier et son médecin ordinaire, on ne savait pas bien précisément si le médecin enfermé avec Sa Majesté était M. Gilbert.

 

Si c’était lui, on le préviendrait à sa sortie que quelqu’un l’attendait dans les antichambres de la reine.

 

Sébastien respira librement ; il n’avait donc plus rien à craindre, son père vivait et était sain et sauf.

 

Il alla à Isidor pour le remercier de l’avoir amené.

 

Isidor l’embrassa en pleurant.

 

Cette idée que Sébastien venait de retrouver son père, lui rendait plus cher encore ce frère qu’il avait perdu et ne retrouverait pas.

 

En ce moment, la porte s’ouvrit ; un huissier cria :

 

– Monsieur le vicomte de Charny ?

 

– C’est moi, répondit Isidor en s’avançant.

 

– On demande Monsieur le vicomte chez la reine, dit en s’effaçant l’huissier.

 

– Vous m’attendrez, n’est-ce pas, Sébastien, dit Isidor, à moins que M. le docteur Gilbert ne vienne vous chercher ?… Songez que je réponds de vous à votre père.

 

– Oui, monsieur, dit Sébastien, et, en attendant, recevez de nouveau mes remerciements.

 

Isidor suivit l’huissier, et la porte se referma.

 

Sébastien reprit sa place sur le canapé.

 

Alors, tranquille sur la santé de son père, tranquille sur lui-même, bien certain qu’il était d’être pardonné par le docteur en faveur de l’intention, son souvenir se reporta sur l’abbé Fortier, sur Pitou et sur l’inquiétude qu’allaient causer, à l’un sa fuite, et à l’autre sa lettre.

 

Il ne comprenait même pas comment, avec tous les retards qu’ils avaient éprouvés en route, Pitou, qui n’avait qu’à déployer le compas de ses longues jambes pour marcher aussi vite que la poste, ne les avait pas rejoints.

 

Et, tout naturellement, par le simple mécanisme des idées, en pensant à Pitou, il pensait à son encadrement ordinaire, c’est-à-dire à ces grands arbres, à ces belles routes ombreuses, à ces lointains bleuâtres qui terminent les horizons des forêts ; puis, par un enchaînement graduel, il se rappelait ces visions étranges qui parfois lui apparaissaient sous ces grands arbres, dans la profondeur de ces immenses voûtes.

 

Il pensait à cette femme qu’il avait vue tant de fois en rêve, et une fois seulement, il le croyait du moins, en réalité, le jour où il se promenait dans les bois de Satory, et où cette femme vint, passa et disparut comme un nuage, emportée dans une magnifique calèche par le galop de deux superbes chevaux.

 

Et il se rappelait l’émotion profonde que lui causait toujours cette vue, et, à moitié plongé dans ce songe, il murmurait tout bas :

 

– Ma mère ! ma mère ! ma mère !

 

Tout à coup, la porte, qui s’était refermée derrière Isidor de Charny, se rouvrit de nouveau. Cette fois, ce fut une femme qui apparut.

 

Par hasard, les yeux de l’enfant étaient fixés sur cette porte au moment de l’apparition.

 

L’apparition était si bien en harmonie avec ce qui se passait dans sa pensée, que, voyant son rêve s’animer d’une créature réelle, l’enfant tressaillit.

 

Mais ce fut bien autre chose encore quand, dans cette femme qui venait d’arriver, il vit tout à la fois l’ombre et la réalité.

 

L’ombre de ses rêves, la réalité de Satory.

 

Il se dressa tout debout, comme si un ressort l’eût mis sur ses pieds.

 

Ses lèvres se desserrèrent, son œil s’agrandit, sa pupille se dilata.

 

Sa poitrine haletante essaya inutilement de former un son.

 

La femme passa majestueuse, fière, dédaigneuse, sans faire attention à lui.

 

Toute calme qu’elle semblait extérieurement, cette femme aux sourcils froncés, au teint pâle, à la respiration sifflante, devait être sous le coup d’une grande irritation nerveuse.

 

Elle traversa diagonalement la salle, ouvrit la porte opposée à celle par laquelle elle avait apparu, et s’éloigna dans le corridor.

 

Sébastien comprit qu’elle allait encore lui échapper, s’il ne se hâtait. Il regarda d’un air effaré, comme pour s’assurer de la réalité de son passage, la porte par laquelle elle était entrée, la porte par laquelle elle avait disparu, et s’élança sur sa trace, avant que le pan de sa robe soyeuse eût disparu à l’angle du corridor.

 

Mais elle, entendant un pas derrière elle, marcha plus vite, comme si elle eût craint d’être poursuivie.

 

Sébastien hâta sa course le plus qu’il put : le corridor était sombre ; il craignait, cette fois encore, que la chère vision ne s’envolât.

 

Elle, entendant une marche toujours plus rapprochée, pressa sa marche en se retournant.

 

Sébastien poussa un faible cri de joie : c’était bien elle, toujours elle !

 

La femme, de son côté, voyant un enfant qui la suivait les bras tendus, et ne comprenant rien à cette poursuite, arriva au haut d’un escalier, et se lança par les degrés.

 

Mais à peine avait-elle descendu un étage, que Sébastien apparut à son tour au bout du corridor, en criant :

 

– Madame ! madame !

 

Cette voix produisit une sensation étrange dans tout l’être de cette jeune femme ; il lui sembla qu’un coup, la frappant au cœur, moitié douloureux, moitié charmant, et, du cœur, courant avec le sang dans les veines, répandait un frisson par tout son corps.

 

Et, cependant, ne comprenant rien encore ni à cet appel ni à l’émotion qu’elle éprouvait, elle doubla le pas, et, de la course, passa en quelque sorte à la fuite.

 

Mais elle n’avait plus sur l’enfant assez d’avance pour lui échapper.

 

Ils arrivèrent presque ensemble au bas de l’escalier.

 

La jeune femme s’élança dans la cour ; une voiture l’y attendait, un domestique tenait ouverte la portière de la voiture.

 

Elle y monta rapidement, et s’y assit.

 

Mais, avant que la portière fût refermée, Sébastien s’était glissé entre le domestique et la portière, et, ayant saisi le bas de la robe de la fugitive, il la baisait avec passion en s’écriant :

 

– Oh ! madame ! oh ! madame !

 

La jeune femme, alors, regarda ce charmant enfant, qui l’avait effrayée d’abord, et, d’une voix plus douce qu’elle n’était d’habitude, quoique cette voix eût encore conservé un mélange d’émotion et de frayeur :

 

– Eh bien ! dit-elle, mon ami, pourquoi courez-vous après moi ? pourquoi m’appelez-vous ? que me voulez-vous ?

 

– Je veux, dit l’enfant tout haletant, je veux vous voir, je veux vous embrasser.

 

Et, assez bas pour que la jeune femme seule pût l’entendre :

 

– Je veux vous appeler ma mère, ajouta-t-il.

 

La jeune femme jeta un cri, prit la tête de l’enfant dans ses deux mains, et, comme par une révélation subite, l’approchant vivement d’elle, colla ses deux lèvres ardentes sur son front.

 

Puis, comme si elle eût craint à son tour que quelqu’un ne vînt et ne lui enlevât cet enfant qu’elle venait de retrouver, elle l’attira à elle jusqu’à ce qu’il fût tout entier dans la voiture ; elle le poussa du côté opposé, tira elle même la portière, et, abaissant la glace, qu’elle releva aussitôt :

 

– Chez moi, dit-elle, rue Coq-Héron, n° 9, à la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière.

 

Et, se retournant vers l’enfant :

 

– Ton nom ? demanda-t-elle.

 

– Sébastien.

 

– Ah ! viens, Sébastien, viens là… là, sur mon cœur !

 

Puis, se renversant en arrière, comme si elle était près de s’évanouir :

 

– Oh ! murmura-t-elle, qu’est-ce donc que cette sensation inconnue ? Serait-ce ce qu’on appelle le bonheur ?

 

 

 

Chapitre IX

Le pavillon d’Andrée

 

La route ne fut qu’un long baiser échangé entre la mère et le fils.

 

Ainsi, cet enfant – car son cœur n’avait pas douté un instant que ce fût lui – cet enfant qui lui avait été enlevé dans une nuit terrible, nuit d’angoisses et de déshonneur ; cet enfant qui avait disparu sans que son ravisseur laissât d’autre trace que l’empreinte de ses pas sur la neige ; cet enfant qu’elle avait détesté, maudit d’abord, tant qu’elle n’avait pas entendu son premier cri, recueilli son premier vagissement ; cet enfant qu’elle avait appelé, cherché, redemandé, que son frère avait poursuivi dans la personne de Gilbert jusque sur l’Océan ; cet enfant qu’elle avait regretté quinze ans, qu’elle avait désespéré de revoir jamais, auquel elle ne songeait plus que comme on songe à un mort bien-aimé, à une ombre chérie ; cet enfant, voilà que tout à coup, là où elle devait le moins s’attendre à le rencontrer, il se retrouve par miracle ! par miracle, il la reconnaît, court après elle à son tour, la poursuit, l’appelle sa mère ! cet enfant, voilà qu’elle le tient sur son cœur, le presse contre sa poitrine ! voilà que, sans l’avoir jamais vue, il l’aime d’un amour filial, comme elle l’aime d’un amour maternel ! voilà que sa lèvre, pure de tout baiser, retrouve toutes les joies de sa vie perdue, dans le premier baiser qu’elle donne à son enfant !

 

Il y avait donc au-dessus de la tête des hommes quelque chose de plus que ce vide où roulent les mondes ; il y avait donc dans la vie autre chose que le hasard et la fatalité.

 

« Rue Coq-Héron, n° 9, à la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière », avait dit la comtesse de Charny.

 

Etrange coïncidence qui ramenait, après quatorze ans passés, l’enfant dans la maison même où il était né, où il avait aspiré les premiers souffles de la vie, et d’où il avait été enlevé par son père !

 

Cette petite maison, achetée autrefois par le père Taverney, lorsque, avec cette grande faveur dont la reine avait honoré sa famille, un peu d’aisance était rentrée dans l’intérieur du baron, avait été conservée par Philippe de Taverney, et gardée par un vieux concierge que les anciens propriétaires semblaient avoir vendu avec la maison. Elle servait de pied-à-terre au jeune homme, quand il revenait de ses voyages, ou à la jeune femme quand elle couchait à Paris.

 

Après cette dernière scène qu’Andrée avait eue avec la reine, après la nuit passée auprès d’elle, Andrée avait résolu de s’éloigner de cette rivale, qui lui renvoyait le contrecoup de chacune de ses douleurs, et chez laquelle les malheurs de la reine, si grands qu’ils fussent, restaient toujours au-dessous des angoisses de la femme.

 

Aussi, dès le matin, elle avait envoyé sa servante dans la petite maison de la rue Coq-Héron, avec ordre de préparer le pavillon, qui, comme on se le rappelle, se composait d’une antichambre, d’une petite salle à manger, d’un salon et d’une chambre à coucher.

 

Autrefois Andrée avait fait, pour loger Nicole auprès d’elle, du salon une seconde chambre à coucher ; mais, depuis, cette nécessité ayant disparu, chaque pièce avait été rendue à sa destination première, et la femme de chambre, laissant le bas entièrement libre à sa maîtresse, qui d’ailleurs n’y venait que bien rarement, et toujours seule, s’était accommodée d’une petite mansarde pratiquée dans les combles.

 

Andrée s’était donc excusée près de la reine de ne point garder cette chambre voisine de la sienne, sur ce que la reine, étant si étroitement logée, avait plutôt besoin près d’elle d’une de ses femmes de chambre que d’une personne qui n’était point particulièrement attachée à son service.

 

La reine n’avait pas insisté pour garder Andrée ou plutôt n’avait insisté que selon les strictes convenances, et, vers quatre heures de l’après-midi, la femme de chambre d’Andrée étant venue lui dire que le pavillon était prêt, elle avait ordonné à sa femme de chambre de partir à l’instant même pour Versailles, de réunir ses effets, que, dans la précipitation du départ, elle avait laissés dans l’appartement qu’elle occupait au château et de lui rapporter, le lendemain, ces effets à la rue Coq-Héron.

 

À cinq heures, la comtesse de Charny avait, en conséquence, quitté les Tuileries, regardant comme un adieu suffisant le peu de mots qu’elle avait dits, le matin, à la reine en lui rendant la faculté de disposer de la chambre qu’elle avait occupée une nuit.

 

C’était en sortant de chez la reine, ou plutôt de la chambre attenante à celle de la reine, qu’elle avait traversé le salon vert où attendait Sébastien, et que, poursuivie par lui, elle avait fui à travers les corridors, jusqu’au moment où Sébastien s’était précipité après elle dans le fiacre, qui, commandé d’avance par la femme de chambre, l’attendait à la porte des Tuileries, dans la cour des Princes.

 

Ainsi, tout concourait à faire pour Andrée, de cette soirée, une soirée heureuse, et que rien ne devait troubler. Au lieu de son appartement de Versailles ou de sa chambre des Tuileries, où elle n’eût pas pu recevoir cet enfant, si miraculeusement retrouvé, ou elle n’eût pu, du moins, se livrer à toute l’expansion de son amour maternel, elle était dans une maison à elle, dans un pavillon isolé, sans domestique, sans femme de chambre, sans un seul regard interrogateur enfin !

 

Aussi était-ce avec une expression de joie bien sentie qu’elle avait donné l’adresse que nous avons inscrite plus haut, et qui a fourni matière à toute cette digression.

 

Six heures sonnaient, comme la porte cochère s’ouvrait à l’appel du cocher, et comme le fiacre s’arrêtait devant la porte du pavillon.

 

Andrée n’attendit pas même que le cocher descendît de son siège ; elle ouvrit la portière, sauta sur la première marche du perron, tirant Sébastien après elle.

 

Puis, donnant vivement au cocher une pièce de monnaie qui faisait le double à peu près de ce qui lui était dû, elle s’élança, toujours tenant l’enfant par la main, dans l’intérieur du pavillon, après avoir fermé avec soin la porte de l’antichambre.

 

Arrivée au salon, elle s’arrêta.

 

Le salon était éclairé seulement par le feu brûlant dans l’âtre, et par deux bougies allumées sur la cheminée.

 

Andrée entraîna son fils sur une espèce de causeuse où se concentrait la double lumière des bougies et du feu.

 

Puis, avec une explosion de joie dans laquelle tremblait encore un dernier doute :

 

– Oh ! mon enfant, mon enfant, dit-elle, c’est donc bien toi ?

 

– Ma mère ! répondit Sébastien avec un épanouissement de cœur qui se répandit comme une rosée adoucissante sur le cœur bondissant et dans les veines fiévreuses d’Andrée.

 

– Et ici, ici ! s’écria Andrée en regardant autour d’elle, en se retrouvant dans ce même salon où elle avait donné le jour à Sébastien, et en jetant avec terreur les yeux vers cette même chambre d’où il avait été enlevé.

 

– Ici ! répéta Sébastien ; que veut dire cela, ma mère ?

 

– Cela veut dire, mon enfant, que voici bientôt quinze ans, tu naquis dans cette chambre où nous sommes, et que je bénis la miséricorde du Seigneur tout-puissant, qui, au bout de quinze ans, t’y a miraculeusement ramené.

 

– Oh ! oui, miraculeusement, dit Sébastien ; car si je n’eusse pas craint pour la vie de mon père, je ne fusse point parti seul et la nuit pour Paris ; si je ne fusse point parti seul et la nuit, je n’eusse point été embarrassé pour savoir celle des deux routes qu’il me fallait prendre ; je n’eusse point attendu sur le grand chemin ; je n’eusse point interrogé M. Isidor de Charny, en passant ; il ne m’eût point reconnu, ne m’eût point offert de venir à Paris avec lui, ne m’eût point conduit au palais des Tuileries ; et aussi je ne vous eusse point vue au moment où vous traversiez le salon vert ; je ne vous eusse pas reconnue ; je n’eusse point couru après vous ; je ne vous eusse point rejointe : je ne vous eusse point enfin, appelée ma mère ! ce qui est un mot bien doux et bien tendre à prononcer !

 

À ces mots de Sébastien : « Si je n’eusse pas craint pour la vie de mon père », Andrée avait senti un serrement de cœur aigu, elle avait fermé les yeux et renversé sa tête en arrière.

 

À ceux-ci : « M. Isidor de Charny ne m’eût point reconnu, ne m’eût point offert de venir à Paris avec lui, ne m’eût point conduit au palais des Tuileries », ses yeux se rouvrirent, son cœur se desserra, son regard remercia le ciel ; car, en effet, c’était bien un miracle qui lui rendait Sébastien, conduit par le frère de son mari.

 

Enfin, à ceux-ci : « Je ne vous eusse point appelée ma mère ! ce qui est un mot bien doux et bien tendre à prononcer », rappelée au sentiment de son bonheur, elle serra de nouveau Sébastien sur sa poitrine.

 

– Oui, oui, tu as raison, mon enfant, dit-elle ; bien doux ! il n’y en a qu’un plus doux et plus tendre peut-être, c’est celui que je te dis en te serrant sur mon cœur : mon fils ! mon fils !

 

Puis il y eut un instant de silence pendant lequel on n’entendit que le doux frémissement des lèvres maternelles sur le front de l’enfant.

 

– Mais enfin, s’écria tout à coup Andrée, il est impossible que tout reste ainsi mystérieux en moi et autour de moi ; tu m’as bien expliqué comment tu étais là, mais tu ne m’as pas expliqué comment tu m’avais reconnue, comment tu avais couru après moi, comment tu m’avais appelée ta mère.

 

– Puis-je vous dire cela ? répondit Sébastien en regardant Andrée avec une indicible expression d’amour. Je ne le sais pas moi-même. Vous parlez de mystères ; tout est mystérieux en moi comme en vous.

 

– Mais quelqu’un t’a donc dit au moment où je passais « Enfant, voici ta mère ! »

 

– Oui, mon cœur.

 

– Ton cœur ?…

 

– Ecoutez, ma mère, je vais vous dire une chose qui tient du prodige.

 

Andrée s’approcha encore de l’enfant, tout en jetant un regard au ciel, comme pour le remercier de ce qu’en lui rendant son fils, il le lui rendait ainsi.

 

– Il y a dix ans que je vous connais, ma mère.

 

Andrée tressaillit.

 

– Vous ne comprenez pas ?

 

Andrée secoua la tête.

 

– Laissez-moi vous dire ; j’ai parfois des rêves étranges que mon père appelle des hallucinations.

 

Au souvenir de Gilbert, passant comme une pointe d’acier des lèvres de l’enfant à son cœur, Andrée frissonna.

 

– Vingt fois déjà, je vous ai vue, ma mère.

 

– Comment cela ?

 

– Dans ces rêves dont je vous parlais tout à l’heure.

 

Andrée pensa, de son côté, à ces rêves terribles qui avaient agité sa vie, et à l’un desquels l’enfant devait sa naissance.

 

– Imaginez-vous, ma mère, continua Sébastien, que, tout enfant, lorsque je jouais avec les enfants du village, et que je restais dans le village, mes impressions étaient celles des autres enfants, et rien ne m’apparaissait que les objets réels et véritables ; mais, dès que j’avais quitté le village, dès que je dépassais les derniers jardins, dès que j’avais franchi la lisière de la forêt, je sentais passer près de moi comme le frôlement d’une robe ; je tendais les bras pour la saisir, mais je ne saisissais que l’air ; alors, le fantôme s’éloignait. Mais, d’invisible qu’il était d’abord, il se faisait visible peu à peu ; dans le premier moment, c’était une vapeur transparente comme un nuage, semblable à celle dont Virgile enveloppe la mère d’Énée, quand elle apparaît à son fils sur la rive de Carthage ; bientôt cette vapeur s’épaississait et prenait une forme humaine ; cette forme humaine, qui était celle d’une femme, glissait sur le sol plutôt qu’elle ne marchait sur la terre… Alors un pouvoir inconnu, étrange, irrésistible, m’entraînait après elle. Elle s’enfonçait dans les endroits les plus sombres de la forêt, et je l’y poursuivais les bras tendus, muet comme elle ; car, quoique j’essayasse de l’appeler, jamais ma voix n’est parvenue à articuler un son, et je la poursuivais ainsi, sans qu’elle s’arrêtât, sans que je pusse la joindre, jusqu’à ce que le prodige qui m’avait annoncé sa présence me signalât son départ. Le fantôme s’effaçait peu à peu. Mais elle semblait autant souffrir que moi de cette volonté du ciel qui nous séparait l’un de l’autre ; car elle s’éloignait en me regardant, et, moi, écrasé de fatigue, comme si je n’eusse été soutenu que par sa présence, je tombais à l’endroit même où elle avait disparu.

 

Cette espèce de seconde existence de Sébastien, ce rêve vivant dans sa vie, ressemblait trop à ce qui était arrivé à Andrée elle-même pour qu’elle ne se reconnût pas dans son enfant.

 

– Pauvre ami, dit-elle en le serrant sur son cœur, c’était donc inutilement que la haine t’avait éloigné de moi ! Dieu nous avait rapprochés sans que m’en doutasse ; seulement, moins heureuse que toi, mon cher enfant, je ne te voyais ni en rêve ni en réalité ; et cependant, quand je suis passée dans ce salon vert, un frissonnement m’a prise ; quand j’ai entendu tes pas derrière les miens, quelque chose comme un vertige a passé entre mon esprit et mon cœur ; quand tu m’as appelée madame j’ai failli m’arrêter ; quand tu m’as appelée ma mère, j’ai failli m’évanouir ; quand je t’ai touchée, je t’ai reconnu !

 

– Ma mère ! ma mère ! ma mère ! répéta trois fois Sébastien, comme s’il eût voulu consoler Andrée d’avoir été si longtemps sans entendre prononcer ce doux nom.

 

– Oui, oui, ta mère ! répliqua la jeune femme avec un transport d’amour impossible à décrire.

 

– Et, maintenant que nous nous sommes retrouvés, dit l’enfant, puisque tu es si contente et si heureuse de me revoir, nous ne nous quitterons plus, n’est-ce pas ?

 

Andrée tressaillit. Elle avait saisi le présent au passage en fermant à moitié les yeux sur le passé, en les fermant tout à fait sur l’avenir.

 

– Mon pauvre enfant, murmura-t-elle avec un soupir, comme je te bénirais, si tu pouvais opérer un pareil miracle !

 

– Laisse-moi faire, dit Sébastien, j’arrangerai tout cela, moi.

 

– Et comment ? demanda Andrée.

 

– Je ne connais point les causes qui t’ont séparée de mon père.

 

Andrée pâlit.

 

– Mais, reprit Sébastien, si graves que soient ces causes, elles s’effaceront devant mes prières et devant mes larmes, s’il le faut.

 

Andrée secoua la tête.

 

– Jamais ! jamais ! dit-elle.

 

– Ecoute, dit Sébastien, qui, d’après ces mots que lui avait dits Gilbert : Enfant, ne me parle jamais de ta mère, avait dû croire que les torts de la séparation étaient à celle-ci ; écoute, mon père m’adore !

 

Les mains d’Andrée, qui tenaient celles de son fils, se desserrèrent ; l’enfant ne parut point y faire et peut-être n’y fit point attention.

 

Il continua :

 

– Je le préparerai à te revoir ; je lui raconterai tout le bonheur que tu m’as donné ; puis, un jour, je te prendrai par la main, je te conduirai à lui et je lui dirai : « La voici ! regarde, père, comme elle est belle ! »

 

Andrée repoussa Gilbert, et se leva.

 

L’enfant fixa sur elle des yeux étonnés ; elle était si pâle, qu’elle lui fit peur.

 

– Jamais ! répéta-t-elle, jamais !

 

Et, cette fois, son accent exprimait quelque chose de plus que l’effroi, il exprimait la menace.

 

À son tour, l’enfant se recula sur son canapé ; il venait de découvrir, dans ce visage de femme, ces lignes terribles que Raphaël donne aux anges irrités.

 

– Et pourquoi, demanda-t-il d’une voix sourde, pourquoi refuses-tu de voir mon père ?

 

À ces mots, comme au choc de deux nuages pendant une tempête, la foudre éclata !

 

– Pourquoi ? dit Andrée, tu me demandes pourquoi ? En effet, pauvre enfant, tu ne sais rien !

 

– Oui, dit Sébastien avec fermeté, je demande pourquoi.

 

– Eh bien, répéta Andrée, incapable de se contenir plus longtemps sous les morsures du serpent haineux qui lui rongeait le cœur, parce que ton père est un misérable ! parce que ton père est un infâme !

 

Sébastien bondit du meuble où il était accroupi et se trouva debout devant Andrée.

 

– C’est de mon père que vous dites cela, madame ! s’écria-t-il, de mon père, c’est-à-dire du docteur Gilbert, de celui qui m’a élevé, de celui à qui je dois tout, de celui que seul je connais ? Je me trompais, madame, vous n’êtes pas ma mère !

 

L’enfant fit un mouvement pour s’élancer vers la porte.

 

Andrée l’arrêta.

 

– Ecoute, dit-elle, tu ne peux savoir, tu ne peux comprendre, tu ne peux juger !

 

– Non ! mais je puis sentir et je sens que je ne vous aime plus !

 

Andrée jeta un cri de douleur.

 

Mais, au même instant, un bruit extérieur vint faire diversion à l’émotion qu’elle éprouvait, quoique cette émotion l’eût momentanément envahie tout entière.

 

Ce bruit, c’était celui de la porte de la rue qui s’ouvrait et d’une voiture qui s’arrêtait devant le perron.

 

Il courut, à ce bruit, un tel frisson dans les membres d’Andrée, que ce frisson passa de son corps dans celui de l’enfant.

 

– Attends ! lui dit-elle, attends, et tais-toi !

 

L’enfant, subjugué, obéit.

 

On entendit s’ouvrir la porte de l’antichambre, et des pas s’approcher de celle du salon.

 

Andrée se redressa immobile, muette, les yeux fixes sur la porte, pâle et froide comme la statue de l’Attente.

 

– Qui annoncerai-je à Madame la comtesse ? demanda la voix du vieux concierge.

 

– Annoncez le comte de Charny, et demandez à la comtesse si elle veut me faire l’honneur de me recevoir.

 

– Oh ! s’écria Andrée, dans cette chambre ! enfant, dans cette chambre ! il ne faut pas qu’il te voie ! il ne faut pas qu’il sache que tu existes !

 

Et elle poussa l’enfant, effaré, dans la chambre voisine.

 

Puis, en refermant la porte sur lui :

 

– Reste là ! dit-elle, et, quand il sera parti, je te dirai, je te raconterai… Non ! non ! rien de tout cela ! Je t’embrasserai, et tu comprendras que je suis bien réellement ta mère !

 

Sébastien ne répondit que par une espèce de gémissement.

 

En ce moment, la porte de l’antichambre s’ouvrit, et, son bonnet à la main, le vieux concierge s’acquitta de la commission dont il était chargé.

 

Derrière lui, dans la pénombre, l’œil perçant d’Andrée devinait une forme humaine.

 

– Faites entrer M. le comte de Charny, dit-elle de la voix la plus ferme qu’elle pût trouver.

 

Le vieux concierge se retira en arrière, et le comte de Charny, le chapeau à la main, parut à son tour sur le seuil.

 

Chapitre X

Mari et femme

 

En deuil de son frère, tué deux jours auparavant, le comte de Charny était tout vêtu de noir.

 

Puis, comme ce deuil, pareil à celui d’Hamlet, était encore non seulement sur les habits, mais encore au fond du cœur, son visage pâli attestait des larmes qu’il avait versées et des douleurs qu’il avait souffertes.

 

La comtesse embrassa tout cet ensemble d’un rapide regard. Jamais les belles figures ne sont si belles qu’après les larmes. Jamais Charny n’avait été si beau.

 

Elle ferma un instant les yeux, renversa légèrement sa tête en arrière, comme pour donner à sa poitrine la faculté de respirer, et appuya sa main sur son cœur, qu’elle sentait près de se briser.

 

Quand elle rouvrit les yeux – et ce fut une seconde après les avoir fermés – elle retrouva Charny à la même place.

 

Le geste et le regard d’Andrée lui demandèrent en même temps et si visiblement pourquoi il n’était pas entré, qu’il répondit tout naturellement à ce geste et à ce regard :

 

– Madame, j’attendais.

 

Il fit un pas en avant.

 

– Faut-il renvoyer la voiture de Monsieur ? demanda le concierge, sollicité à cette interrogation par le domestique du comte.

 

Un regard d’une indicible expression jaillit de la prunelle du comte et se porta sur Andrée, qui, comme éblouie, ferma les yeux une seconde fois et resta immobile, la respiration suspendue, comme si elle n’eût point entendu l’interrogation, comme si elle n’eût point vu le regard.

 

L’une et l’autre cependant avaient pénétré tout droit jusqu’à son cœur.

 

Charny chercha, par toute cette statue vivante, un signe qui lui indiquât ce qu’il avait à répondre. Puis, comme le frissonnement qui échappa à Andrée pouvait être aussi bien de la crainte que le comte ne s’en allât point que du désir qu’il restât :

 

– Dites au cocher d’attendre, répondit-il.

 

La porte se referma, et, pour la première fois peut-être depuis leur mariage, le comte et la comtesse se trouvèrent seuls.

 

Ce fut le comte qui rompit le premier le silence.

 

– Pardon, madame, dit-il, mais ma présence inattendue serait-elle encore indiscrète ? Je suis debout, la voiture est à la porte, et je repars comme je suis venu.

 

– Non, monsieur, dit vivement Andrée, au contraire. Je vous savais sain et sauf, mais je n’en suis pas moins heureuse de vous revoir, après les événements qui se sont passés.

 

– Vous avez donc eu la bonté de vous informer de moi, madame ? demanda le comte.

 

– Sans doute… hier et ce matin, et l’on m’a répondu que vous étiez à Versailles ; ce soir, et l’on m’a répondu que vous étiez près de la reine.

 

Ces derniers mots avaient-ils été prononcés simplement, ou contenaient-ils un reproche ?

 

Il est évident que le comte lui-même, ne sachant à quoi s’en tenir, s’en préoccupa un instant.

 

Mais, presque aussitôt, laissant probablement à la suite de la conversation le soin de relever le voile un instant abaissé sur son esprit :

 

– Madame, répondit-il, un soin triste et pieux me retenait hier et aujourd’hui à Versailles ; un devoir que je regarde comme sacré, dans la situation où la reine se trouve, m’a conduit, aussitôt mon arrivée à Paris, chez Sa Majesté.

 

À son tour, Andrée essaya visiblement de saisir, dans tout son réalisme, l’intention des dernières paroles du comte.

 

Puis, pensant qu’elle devait surtout une réponse aux premières :

 

– Oui, monsieur, dit-elle. Hélas ! j’ai su la perte terrible que…

 

Elle hésita un instant :

 

– Que vous avez faite.

 

Andrée avait été sur le point de dire : « que nous avons faite. » Elle n’osa point et continua :

 

– Vous avez eu le malheur de perdre votre frère le baron Georges de Charny.

 

On eût dit que Charny attendait au passage les deux mots que nous avons soulignés, car il tressaillit au moment où chacun d’eux fut prononcé.

 

– Oui, madame, répondit-il ; c’est, comme vous le dites, une perte terrible pour moi, que celle de ce jeune homme, une perte que, par bonheur, vous ne pouvez apprécier, ayant si peu connu le pauvre Georges.

 

Il y avait un doux et mélancolique reproche dans ces mots : par bonheur.

 

Andrée le comprit, mais aucun signe extérieur ne manifesta qu’elle y eût fait attention.

 

– Au reste, une chose me consolerait de cette perte, si je pouvais en être consolé, reprit Charny : c’est que le pauvre Georges est mort comme mourra Isidor, comme je mourrai probablement – en faisant son devoir.

 

Ces mots : comme je mourrai probablement, atteignirent profondément Andrée.

 

– Hélas ! monsieur, demanda-t-elle, croyez-vous donc les choses si désespérées, qu’il y ait encore besoin pour désarmer la colère céleste, de nouveaux sacrifices de sang ?

 

– Je crois, madame, que l’heure des rois est sinon arrivée, du moins bien près de sonner. Je crois qu’il y a un mauvais génie qui pousse la monarchie vers l’abîme. Je pense, enfin, que si elle y tombe, elle doit être accompagnée, dans sa chute, de tous ceux qui ont eu part à sa splendeur.

 

– C’est vrai, dit Andrée, et, quand le jour sera venu, croyez qu’il me trouvera comme vous, monsieur, prête à tous les dévouements.

 

– Oh ! madame, dit Charny, vous avez donné trop de preuves de ce dévouement dans le passé, pour que qui que ce soit, et moi moins que personne, doute de ce dévouement dans l’avenir, et peut-être ai-je d’autant moins le droit de douter du vôtre, que le mien, pour la première fois peut être, vient de reculer devant un ordre de la reine.

 

– Je ne comprends pas, monsieur, dit Andrée.

 

– En arrivant de Versailles, madame, j’ai trouvé l’ordre de me présenter à l’instant même chez Sa Majesté.

 

– Oh ! fit Andrée en souriant tristement.

 

Puis, après un instant de silence :

 

– Cela est tout simple, dit-elle, la reine voit comme vous l’avenir mystérieux et sombre, et veut réunir autour d’elle les hommes sur lesquels elle sait pouvoir compter.

 

– Vous vous trompez, madame, répondit Charny, ce n’était point pour me rapprocher d’elle que la reine m’appelait ; c’était pour m’en éloigner.

 

– Vous éloigner d’elle ! dit vivement Andrée en faisant un pas vers le comte.

 

Puis, après un moment, s’apercevant que le comte était, depuis le commencement de la conversation, demeuré debout près de la porte :

 

– Pardon, dit-elle en lui indiquant un fauteuil, je vous tiens debout, monsieur le comte.

 

Et, en disant ces mots, elle retomba elle-même, incapable de se soutenir plus longtemps, sur le canapé où, un instant auparavant, elle était assise près de Sébastien.

 

– Vous éloigner ! répéta-t-elle avec une émotion qui n’était pas exempte de joie, en pensant que Charny et la reine allaient être séparés. Et dans quel but ?

 

– Dans le but d’aller remplir à Turin une mission près de MM. le comte d’Artois et le duc de Bourbon, qui ont quitté la France.

 

– Et vous avez accepté ?

 

Charny regarda fixement Andrée.

 

– Non, madame, dit-il.

 

Andrée pâlit tellement, que Charny fit un pas vers elle, comme pour lui porter secours ; mais, à ce mouvement du comte, elle rappela ses forces, et revint à elle.

 

– Non ? balbutia-t-elle ; vous avez répondu non à un ordre de la reine… vous, monsieur ?…

 

Et les deux derniers mots furent prononcés avec un accent de doute et d’étonnement impossible à rendre.

 

– J’ai répondu, madame, que je croyais ma présence, en ce moment surtout, plus nécessaire à Paris qu’à Turin ; que tout le monde pouvait remplir la mission dont on voulait bien me faire l’honneur de me charger, et que j’avais là justement un second frère à moi, arrivé à l’instant même de province pour se mettre aux ordres de Sa Majesté, et qui était près de partir à ma place.

 

– Et sans doute, monsieur, la reine a été heureuse d’accepter la substitution ? s’écria Andrée avec une expression d’amertume qu’elle ne put contenir, et qui parut ne pas échapper à Charny.

 

– Non, madame, au contraire ; car ce refus parut la blesser profondément. J’eusse donc été forcé de partir, si, par bonheur le roi n’était entré dans ce moment, et si je ne l’eusse fait juge.

 

– Et le roi vous donna raison, monsieur, reprit Andrée avec un sourire ironique ; et le roi fut, comme vous, d’avis que vous deviez rester aux Tuileries ?… Oh ! que Sa Majesté est bonne !

 

Charny ne sourcilla point.

 

– Le roi dit, reprit-il, qu’en effet, mon frère Isidor était très convenable pour cette mission, d’autant plus convenable que, venant pour la première fois à la cour, et presque pour la première fois à Paris, son absence ne serait point remarquée ; et il ajouta qu’il serait cruel à la reine d’exiger que, dans un pareil moment, je m’éloignasse de vous.

 

– De moi ? s’écria Andrée ; le roi a dit de moi ?

 

– Je vous répète ses propres paroles, madame. Alors, cherchant des yeux autour de la reine, et s’adressant à moi : « Mais, en effet, où est la comtesse de Charny ? demanda-t-il. Je ne l’ai pas vue depuis hier au soir. » Comme c’était surtout à moi que la question était adressée, ce fut moi qui y fis droit. « Sire, répondis-je, j’ai si peu le bonheur de voir Mme de Charny, qu’il me serait impossible de vous dire, en ce moment, où est la comtesse ; mais, si Votre Majesté désire être informée à ce sujet, qu’elle s’adresse à la reine ; la reine le sait, la reine répondra. » Et j’insistai, parce que, voyant le sourcil de la reine se froncer, je pensais que quelque chose d’ignoré par moi s’était passé entre vous et elle.

 

Andrée paraissait si ardente à écouter, qu’elle ne songea pas même à répondre.

 

Alors Charny continua :

 

– « Sire, répondit la reine, Mme la comtesse de Charny a quitté les Tuileries, il y a une heure. – Comment ! demanda le roi, Mme la comtesse de Charny a quitté les Tuileries ? – Oui, sire. – Mais pour y revenir bientôt ? – Je ne crois pas. – Vous ne croyez pas, madame ? reprit le roi. Mais quel motif a donc eu Mme de Charny, votre meilleure amie, madame ?… » La reine fit un mouvement. « Oui, je le dis, votre meilleure amie, répéta-t-il, pour quitter les Tuileries dans un pareil moment ! – Mais, dit la reine, je crois qu’elle se trouve mal logée. – Mal logée, sans doute, si notre intention eût été de la laisser dans cette chambre attenante à la nôtre ; mais nous lui eussions trouvé un logement, pardieu ! un logement pour elle et pour le comte. N’est-ce pas, comte, et vous ne vous seriez pas montré trop difficile, j’espère ? – Sire, répondis-je, le roi sait que je me tiendrai toujours pour satisfait du poste qu’il m’assignera, pourvu que ce poste me donne occasion de le servir. – Eh ! que je le savais bien ! reprit le roi ; de sorte que Mme de Charny s’est retirée… où cela, madame ? savez-vous ? – Non, sire, je ne sais. – Comment ! votre amie vous quitte, et vous ne lui demandez point où elle va ? – Quand mes amis me quittent, je les laisse libres d’aller où ils veulent, et n’ai point l’indiscrétion de leur demander où ils vont. – Bon ! me dit le roi, bouderie de femme… Monsieur de Charny, j’ai quelques mots à dire à la reine ; allez m’attendre chez moi et présentez-moi votre frère. Ce soir même, il partira pour Turin ; je suis de votre avis, monsieur de Charny, j’ai besoin de vous, et je vous garde. » J’envoyai chercher mon frère, qui venait d’arriver, et qui, m’avait-on fait dire, m’attendait dans le salon vert.

 

À ces mots, dans le salon vert, Andrée, qui avait presque oublié Sébastien, tant elle semblait attacher d’intérêt au récit de son mari, se reporta par la pensée à tout ce qui venait de se passer entre elle et son fils et jeta les yeux avec angoisse sur la porte de la chambre à coucher, où elle l’avait enfermé.

 

– Mais, pardon, madame, dit Charny, je vous entretiens, j’en ai peur, de choses qui vous intéressent médiocrement, et sans doute vous vous demandez comment je suis ici, et ce que j’y viens faire.

 

– Non, monsieur, dit Andrée, tout au contraire, ce que vous me faites l’honneur de me raconter est pour moi du plus vif intérêt ; et, quant à votre présence chez moi, vous savez qu’à la suite des craintes que j’ai éprouvées sur votre compte, cette présence, qui prouve qu’à vous personnellement rien n’est arrivé de malheureux, cette présence ne peut que m’être agréable. Continuez donc, je vous prie ; le roi venait de vous dire de l’aller attendre chez lui, et vous aviez fait prévenir votre frère.

 

– Nous nous rendîmes chez le roi, madame. Dix minutes après nous, il revint. Comme la mission pour les princes était urgentes, ce fut par elle que le roi commença. Elle avait pour but d’instruire Leurs Altesses des événements qui venaient de se passer. Un quart d’heure après le retour de Sa Majesté, mon frère était parti pour Turin. Nous restâmes seuls. Le roi se promena un instant tout pensif ; puis, tout à coup, s’arrêtant devant moi : « Monsieur le comte, me dit-il, savez-vous ce qui s’est passé entre la reine et la comtesse ? – Non, sire, répondis-je. – Il faut cependant qu’il se soit passé quelque chose, ajouta-t-il, car j’ai trouvé la reine d’une humeur massacrante, et même, à ce qu’il m’a paru, injuste pour la comtesse, ce qui n’est point son habitude à l’endroit de ses amis, qu’elle défend, même quand ils ont des torts. – Je ne puis que répéter à Votre Majesté ce que j’ai eu l’honneur de lui dire, repris-je. J’ignore complètement ce qui s’est passé entre la comtesse et la reine, et même s’il s’est passé quelque chose. En tout cas, sire, j’ose affirmer d’avance que, s’il y a des torts d’un côté ou de l’autre, en supposant qu’une reine puisse avoir des torts, ces torts ne viennent pas du côté de la comtesse. »

 

– Je vous remercie, monsieur, dit Andrée, d’avoir si bien présumé de moi.

 

Charny s’inclina.

 

– « En tout cas, reprit le roi, si la reine ne sait pas où est la comtesse, vous devez le savoir, vous. » Je n’étais guère mieux instruit que la reine ; cependant, je repris : « Sire, je sais que Mme la comtesse a un pied-à-terre, rue Coq-Héron ; c’est là sans doute qu’elle se sera retirée. – Eh ! oui, sans doute, c’est là, dit le roi. Allez-y, comte, je vous donne congé jusqu’à demain, pourvu que demain vous nous rameniez la comtesse. »

 

Le regard de Charny, en prononçant ces mots, s’était arrêté si fixement sur Andrée, que celle-ci, mal à l’aise, et sentant qu’elle ne pouvait éviter ce regard, ferma les yeux.

 

– « Vous lui direz, continua Charny – toujours parlant au nom du roi – que nous lui trouverons ici, dussé-je le lui chercher moi-même, un logement moins grand que celui qu’elle avait à Versailles bien certainement, mais enfin suffisant pour un mari et une femme. Allez, monsieur de Charny, allez ; elle doit être inquiète de vous, et vous devez être inquiet d’elle, allez ! » Puis, me rappelant, comme j’avais fait déjà quelques pas vers la porte : « À propos, monsieur de Charny, dit-il en me tendant sa main, que je baisai, en vous voyant vêtu de deuil, c’est par là que j’eusse dû commencer… vous avez eu le malheur de perdre votre frère ; on est impuissant, fût-on roi, à consoler de ces malheurs là ; mais, roi, on peut dire : Votre frère était-il marié ? Avait-il une femme, des enfants ? Cette femme et ces enfants peuvent-ils être adoptés par moi ? En ce cas, monsieur, s’ils existent, amenez-les-moi, présentez-les moi ; la reine se chargera de la mère, et moi, des enfants. »

 

Et, comme, en disant ces mots, des larmes apparaissaient au bord des paupières de Charny :

 

– Et sans doute, lui demanda Andrée, le roi ne faisait que vous répéter ce que vous avait dit la reine ?

 

– La reine, madame, répondit Charny d’une voix tremblante, ne m’avait pas même fait l’honneur de m’adresser la parole à ce sujet, et voilà pourquoi ce souvenir du roi me toucha si profondément, que, me voyant éclater en larmes, il me dit : « Allons, allons, monsieur de Charny, j’ai eu tort peut-être de vous parler de cela ; mais j’agis presque toujours sous l’inspiration de mon cœur, et mon cœur m’a dit de faire ce que j’ai fait. Retournez près de notre chère Andrée, comte ; car, si les gens que nous aimons ne peuvent pas nous consoler, ils peuvent pleurer avec nous, et nous pouvons pleurer avec eux, ce qui est toujours un grand allégement. » Et voilà comment, continua Charny, je suis venu, par ordre du roi, madame… ce qui fait que vous m’excuserez peut-être.

 

– Ah ! monsieur, s’écria Andrée en se levant vivement, et en tendant ses deux mains à Charny, en doutez-vous ?

 

Charny saisit vivement ces deux mains entre les siennes, et y posa ses lèvres.

 

Andrée jeta un cri, comme si ces lèvres eussent été un feu rouge, et retomba sur le canapé.

 

Mais ses mains crispées s’étaient attachées à celles de Charny ; de sorte que, en retombant sur le canapé, elle entraîna le comte, qui, sans qu’elle l’eût voulu, sans qu’il l’eût voulu lui-même, se trouva assis auprès d’elle.

 

En ce moment, Andrée, ayant cru entendre du bruit dans la chambre voisine, s’éloigna si vivement de Charny, que celui-ci, ne sachant à quel sentiment attribuer et ce cri poussé par la comtesse et ce brusque mouvement qu’elle avait fait, se releva vivement et se retrouva debout devant elle.

 

Chapitre XI

La chambre à coucher

 

Charny s’appuya sur le dossier du canapé en poussant un soupir.

 

Andrée laissa tomber sa tête sur sa main.

 

Le soupir de Charny avait refoulé le sien au plus profond de sa poitrine.

 

Ce qui se passait en ce moment dans le cœur de la jeune femme est tout simplement une chose impossible à décrire.

 

Mariée depuis quatre ans à un homme qu’elle adorait, sans que cet homme, occupé sans cesse d’une autre femme, eût jamais eu l’idée du terrible sacrifice qu’elle avait fait en l’épousant, elle avait, avec l’abnégation de son double devoir de femme et de sujette, tout vu, tout supporté, tout renfermé en elle-même : enfin, depuis quelque temps, il lui semblait, à quelques regards plus doux de son mari, à quelques mots plus durs de la reine, il lui semblait que son dévouement n’était pas tout à fait stérile. Pendant les jours qui venaient de s’écouler, jours terribles, pleins d’angoisses incessantes pour tout le monde, seule peut-être au milieu de tous ces courtisans et parmi ces serviteurs effarés, Andrée avait ressenti des commotions joyeuses et de doux frémissements ; c’était quand, dans les moments suprêmes, par un geste, un regard, un mot, Charny paraissait s’occuper d’elle, la cherchant avec inquiétude, la retrouvant avec joie ; c’était une légère pression de main à la dérobée, communiquant un sentiment inaperçu de cette foule qui les entourait, et faisant vivre pour eux seuls une pensée commune ; enfin c’étaient des sensations délicieuses, inconnues à ce corps de neige et à ce cœur de diamant, qui n’avait jamais connu de l’amour que ce qu’il a de douloureux, c’est-à-dire la solitude.

 

Et voilà que tout à coup, au moment où la pauvre créature isolée venait de retrouver son enfant et de redevenir mère, voilà que quelque chose comme une aube d’amour se soulevait à son horizon triste et sombre jusque-là. Seulement – coïncidence étrange et qui prouvait bien que le bonheur n’était point fait pour elle – ces deux événements se combinaient de telle façon, que l’un détruisait l’autre, et que inévitablement le retour du mari écartait l’amour de l’enfant, vu que la présence de l’enfant tuait l’amour naissant du mari.

 

Voilà ce que ne pouvait deviner Charny dans ce cri échappé à la bouche d’Andrée, dans cette main qui l’avait repoussée, et dans ce silence plein de tristesse qui succédait à ce cri si semblable à un cri de douleur, et qui cependant était un cri d’amour, et à ce mouvement qu’on eût cru inspiré par la répulsion, et qui ne l’était que par la crainte.

 

Charny contempla un instant Andrée avec une expression à laquelle la jeune femme ne se fût point trompée, si elle eût levé les yeux sur son mari.

 

Charny poussa un soupir, et, reprenant la conversation où il l’avait abandonnée.

 

– Que dois-je reporter au roi, madame ? demanda-t-il.

 

Andrée tressaillit au son de cette voix ; puis, relevant sur le comte un œil clair et limpide :

 

– Monsieur, dit-elle, j’ai tant souffert depuis que j’habite la cour, que, la reine ayant la bonté de me donner mon congé, j’accepte ce congé avec reconnaissance. Je ne suis pas née pour vivre dans le monde, et j’ai toujours trouvé dans la solitude, sinon le bonheur, du moins le repos. Les jours les plus heureux de ma vie sont ceux que j’ai passés, jeune fille, au château de Taverney, et plus tard, ceux pendant lesquels j’ai vécu en retraite au couvent de Saint-Denis, près de cette noble fille de France que l’on appelait Madame Louise. Mais, avec votre permission, monsieur, j’habiterai ce pavillon, plein pour moi de souvenirs qui, malgré leur tristesse, ne sont point sans quelque douceur.

 

À cette permission qui lui était demandée par Andrée, Charny s’inclina en homme prêt, non seulement à se rendre à une prière, mais encore à obéir à un ordre.

 

– Ainsi, madame, dit-il, c’est une résolution prise ?

 

– Oui, monsieur, répondit doucement, mais fermement, Andrée.

 

Charny s’inclina de nouveau.

 

– Et, maintenant, madame, dit-il, iI ne me reste à vous demander qu’une chose : c’est s’il me sera permis de venir vous visiter ici ?

 

Andrée fixa sur Charny son grand œil limpide, ordinairement calme et froid, mais, cette fois, au contraire, plein d’étonnement et de douceur.

 

– Sans doute, monsieur ; dit-elle, et, comme je ne verrai personne, lorsque les devoirs que vous avez à remplir aux Tuileries vous permettront de perdre quelques instants, je vous serai toujours reconnaissante de me les consacrer, si courts qu’ils soient.

 

Jamais Charny n’avait vu tant de charme dans le regard d’Andrée, jamais il n’avait remarqué cet accent de tendresse dans sa voix.

 

Quelque chose courut dans ses veines, pareil à ce frisson velouté que donne une première caresse.

 

Il fixa son regard sur cette place qu’il avait occupée près d’Andrée, et qui était restée vide lorsqu’il s’était relevé.

 

Charny eût donné une année de sa vie pour s’y asseoir, sans qu’Andrée le repoussât ainsi qu’elle l’avait fait la première fois.

 

Mais, timide comme un enfant, il n’osait se permettre cette hardiesse sans y être encouragé.

 

De son côté, Andrée eût donné, non pas une année, mais dix années pour sentir là, à ses côtés, celui qui si longtemps avait été éloigné d’elle.

 

Malheureusement, chacun d’eux ignorait l’autre et chacun d’eux se tenait immobile, dans une attente presque douloureuse.

 

Charny rompit encore une fois le premier le silence auquel celui-là seul à qui il est permis de lire dans le cœur pouvait donner sa véritable interprétation.

 

– Vous dites que vous avez beaucoup souffert, depuis que vous habitez la cour, madame ? demanda-t-il. Le roi n’a-t-il pas toujours eu pour vous un respect qui allait jusqu’à la vénération, et la reine une tendresse qui allait jusqu’à l’idolâtrie ?

 

– Oh ! si fait, monsieur, dit Andrée, le roi a toujours été parfait pour moi.

 

– Vous me permettrez de vous faire observer, madame, que vous ne répondez qu’à une partie de ma question ; la reine aurait-elle été moins parfaite pour vous que ne l’a été le roi ?

 

Les mâchoires d’Andrée se serrèrent comme si la nature révoltée se refusait à une réponse. Mais, enfin, avec un effort :

 

– Je n’ai rien à reprocher à la reine, dit-elle, et je serais injuste si je ne rendais pas toute justice à Sa Majesté.

 

– Je vous dis cela, madame, insista Charny, parce que, depuis quelque temps… je me trompe sans doute… mais il me semble que cette amitié qu’elle vous portait a reçu quelque atteinte.

 

– C’est possible, monsieur, dit Andrée, et voilà pourquoi, comme j’avais l’honneur de vous le dire, je désire quitter la cour.

 

– Mais enfin, madame, vous serez bien seule, bien isolée !

 

– Ne l’ai-je pas toujours été, monsieur, répondit Andrée avec un soupir, comme enfant… comme jeune fille… et comme… ?

 

Andrée s’arrêta, voyant qu’elle allait aller trop loin.

 

– Achevez, madame, dit Charny.

 

– Oh ! vous m’avez devinée, monsieur… J’allais dire : et comme femme…

 

– Aurai-je le bonheur que vous daignassiez me faire un reproche ?

 

– Un reproche, monsieur ! reprit vivement Andrée ; et quel droit aurais-je, grand Dieu ! de vous faire un reproche ?… Croyez-vous que j’aie oublié les circonstances dans lesquelles nous avons été unis ?… Tout au contraire de ceux qui se jurent au pied des autels amour réciproque, protection mutuelle, nous nous sommes juré, nous, indifférence éternelle, séparation complète… Nous n’aurions donc de reproche à nous faire que si l’un de nous avait oublié son serment.

 

Un soupir, refoulé par les paroles d’Andrée, retomba sur le cœur de Charny.

 

– Je vois que votre résolution est arrêtée, madame, dit-il ; mais, au moins, me permettrez-vous de m’inquiéter de la façon dont vous allez vivre ici ? Ne serez-vous pas bien mal ?

 

Andrée sourit tristement.

 

– La maison de mon père était si pauvre, dit-elle, que, près d’elle ce pavillon, tout dénué qu’il vous paraît, est meublé avec un luxe auquel je n’ai point été habituée.

 

– Mais cependant… cette charmante retraite de Trianon… ce palais de Versailles…

 

– Oh ! je savais bien, monsieur, que je ne faisais qu’y passer.

 

– Aurez-vous au moins ici tout ce qui vous est nécessaire ?

 

– J’y retrouverai tout ce que j’avais autrefois.

 

– Voyons, dit Charny, qui voulait se faire une idée de ces appartements qu’allait habiter Andrée, et qui commençait à regarder autour de lui.

 

– Que voulez-vous voir, monsieur ? demanda Andrée en se levant vivement, et en jetant un regard rapide et inquiet vers la chambre à coucher.

 

– Mais si vous ne mettez pas trop d’humilité dans vos désirs. Ce pavillon n’est vraiment pas une demeure, madame… j’ai traversé une antichambre ; me voici dans le salon ; cette porte – et il ouvrit une porte latérale – ah ! oui, cette porte donne dans une salle à manger, et celle-ci…

 

Andrée s’élança entre le comte de Charny et la porte vers laquelle il s’avançait, et derrière laquelle, en pensée, elle voyait Sébastien.

 

– Monsieur ! s’écria-t-elle, je vous supplie, pas un pas de plus !

 

Et ses bras étendus fermaient le passage.

 

– Oui, je comprends, dit Charny avec un soupir, celle-ci est la porte de votre chambre à coucher.

 

– Oui, monsieur, balbutia Andrée d’une voix étouffée.

 

Charny regarda la comtesse, elle était tremblante et pâle ; jamais l’effroi ne s’était manifesté par une expression plus réelle que celle qui venait se répandre sur son visage.

 

– Ah ! madame, murmura-t-il avec une voix pleine de larmes, je savais bien que vous ne m’aimiez pas ; mais j’ignorais que vous me haïssiez tant !

 

Et, incapable de rester plus longtemps près d’Andrée sans éclater, il chancela un instant comme un homme ivre ; puis, rappelant toutes ses forces, il s’élança de l’appartement avec un cri de douleur qui retentit jusqu’au fond du cœur d’Andrée.

 

La jeune femme le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il eût disparu ; elle demeura l’oreille tendue tant qu’elle put distinguer le bruit de sa voiture, qui allait s’éloignant de plus en plus ; puis, comme elle sentait son cœur près de se briser, et qu’elle comprenait qu’elle n’avait pas trop de l’amour maternel pour combattre cet autre amour, elle s’élança dans la chambre à coucher en s’écriant :

 

– Sébastien ! Sébastien !

 

Mais aucune voix ne répondit à la sienne, et, à ce cri de douleur, elle demanda en vain un écho consolant.

 

À la lueur de la veilleuse qui éclairait la chambre, elle regarda anxieusement autour d’elle, et elle s’aperçut que la chambre était vide.

 

Et cependant, elle avait peine à en croire ses yeux.

 

Une seconde fois, elle appela :

 

– Sébastien ! Sébastien !

 

Même silence.

 

Ce fut alors seulement qu’elle reconnut que la fenêtre était ouverte, et que l’air extérieur, en pénétrant dans la chambre, faisait trembler la flamme de la veilleuse

 

C’était cette fenêtre qui avait déjà été ouverte lorsque, quinze ans auparavant, l’enfant avait disparu pour la première fois.

 

– Ah ! c’est juste ! s’écria-t-elle, ne m’a-t-il pas dit que je n’étais pas sa mère ?

 

Alors, comprenant qu’elle perdait tout à la fois enfant et mari, au moment où elle avait failli tout retrouver, Andrée se jeta sur son lit, les bras étendus, les mains crispées ; elle était à bout de ses forces, à bout de sa résignation, à bout de ses prières.

 

Elle n’avait plus que des cris, des larmes, des sanglots et un immense sentiment de sa douleur.

 

Une heure à peu près se passa dans un anéantissement profond, dans cet oubli du monde entier, dans ce désir de destruction universelle qui vient aux malheureux, l’espérance qu’en rentrant dans le néant, le monde les y entraînera avec eux.

 

Tout à coup, il sembla à Andrée que quelque chose de plus terrible encore que sa douleur se glissait entre cette douleur et ses larmes. Une sensation qu’elle n’avait éprouvée que trois ou quatre fois encore, et qui avait toujours précédé les crises suprêmes de son existence, envahit lentement tout ce qui restait de vivant en elle. Par un mouvement presque indépendant de sa volonté, elle se redressa lentement : sa voix frémissante dans sa gorge s’éteignit ; tout son corps, comme attiré involontairement, pivota sur lui- même. Ses yeux, à travers l’humide brouillard de ses larmes, crurent distinguer qu’elle n’était plus seule. Son regard, en se séchant, se fixa et s’éclaircit : un homme, qui paraissait avoir franchi l’appui de la croisée pour pénétrer dans la chambre, était debout devant elle. Elle voulut appeler, crier, étendre la main vers un cordon de sonnette, mais ce fut chose impossible… elle venait de ressentir cet engourdissement invincible qui autrefois lui signalait la présence de Balsamo. Enfin, dans cet homme, debout devant elle, et la fascinant du geste et du regard, elle avait reconnu Gilbert.

 

Comment Gilbert, ce père exécré, se trouvait-il là, à la place du fils bien aimé qu’elle y cherchait ?

 

C’est ce que nous allons tâcher d’expliquer au lecteur.

 

Chapitre XII

Un chemin connu

 

C’était bien le docteur Gilbert qui était enfermé avec le roi au moment où, d’après l’ordre d’Isidor et sur la demande de Sébastien, l’huissier s’était informé.

 

Au bout d’une demi-heure à peu près, Gilbert sortit. Le roi prenait de plus en plus confiance en lui ; le cœur droit du roi appréciait ce qu’il y avait de loyauté dans le cœur de Gilbert.

 

En sortant, l’huissier lui annonça qu’il était attendu dans l’antichambre de la reine.

 

Il venait de s’engager dans le corridor qui y conduisait, lorsqu’une porte de dégagement s’ouvrit et se referma à quelques pas de lui, en donnant passage à un jeune homme qui, sans doute, ignorant des localités, hésitait à prendre à droite ou à gauche.

 

Ce jeune homme vit Gilbert venir à lui, et s’arrêta pour l’interroger. Tout à coup, Gilbert s’arrêta lui-même : la flamme d’un quinquet frappait droit sur le visage du jeune homme.

 

– M. Isidor de Charny !… s’écria Gilbert.

 

– Le docteur Gilbert !… répondit Isidor.

 

– Est-ce vous qui me faisiez l’honneur de me demander ?

 

– Justement… oui, docteur, moi… et puis quelqu’un encore…

 

– Qui cela ?…

 

– Quelqu’un, continua Isidor, que vous aurez plaisir à revoir.

 

– Serait-ce indiscret de vous demander qui ?

 

– Non ! mais ce serait cruel de vous arrêter plus longtemps… Venez… ou plutôt conduisez-moi dans cette partie des antichambres de la reine qu’on appelle le salon vert.

 

– Ma foi, dit Gilbert en souriant, je ne suis guère plus fort que vous sur la topographie des palais, et surtout sur celle du palais des Tuileries, mais je vais essayer cependant d’être votre guide.

 

Gilbert passa le premier, et, après quelques tâtonnements, poussa une porte. Cette porte donnait dans le salon vert.

 

Seulement, le salon vert était vide.

 

Isidor chercha des yeux autour de lui, et appela un huissier. La confusion était si grande encore au palais, que, contre toutes les règles de l’étiquette, il n’y avait pas d’huissier dans l’antichambre.

 

– Attendons un instant, dit Gilbert ; cet homme ne peut être loin, et, en attendant, monsieur, à moins que quelque chose ne s’oppose à cette confidence, dites-moi, je vous prie, qui m’attendait ?

 

Isidor regarda avec inquiétude autour de lui.

 

– Ne devinez-vous pas ? dit-il.

 

– Non.

 

– Quelqu’un que j’ai rencontré sur la route, inquiet de ce qui pouvait vous être arrivé, venant à pied à Paris… quelqu’un que j’ai pris en croupe, et que j’ai amené ici.

 

– Vous ne voulez point parler de Pitou ?

 

– Non, docteur. Je veux parler de votre fils, de Sébastien.

 

– De Sébastien !… s’écria Gilbert. Eh bien, mais où est-il ?

 

Et son œil parcourut rapidement tous les angles du vaste salon.

 

– Il était ici ; il avait promis de m’attendre. Sans doute, l’huissier à qui je l’avais recommandé, ne voulant pas le laisser seul, l’aura emmené avec lui.

 

En ce moment, l’huissier rentra. Il était seul.

 

– Qu’est devenu le jeune homme que j’avais laissé ici ? demanda Isidor.

 

– Quel jeune homme ? fit l’huissier.

 

Gilbert avait une énorme puissance sur lui-même. Il se sentit frissonner, mais il se contint.

 

Il s’approcha à son tour.

 

– Oh ! mon Dieu ! ne put s’empêcher de murmurer le baron de Charny, en proie à un commencement d’inquiétude.

 

– Voyons, monsieur, dit Gilbert d’une voix ferme, rappelez bien tous vos souvenirs… Cet enfant, c’est mon fils… il ne connaît point Paris, et si, par malheur, il est sorti du château, comme il ne connaît point Paris, il court risque de se perdre.

 

– Un enfant ? dit un second huissier en entrant.

 

– Oui, un enfant, déjà presque un jeune homme.

 

– D’une quinzaine d’années ?

 

– C’est cela !

 

– Je l’ai aperçu par les corridors, suivant une dame qui sortait de chez Sa Majesté.

 

– Et cette dame, savez-vous qui elle était ?

 

– Non. Elle portait sa mante rabattue sur ses yeux.

 

– Mais enfin, que faisait-elle ?

 

– Elle paraissait fuir, et l’enfant la poursuivait en criant : « Madame ! »

 

– Descendons, dit Gilbert, le concierge nous dira s’il est sorti.

 

Isidor et Gilbert s’engagèrent dans le même corridor ou, une heure auparavant, avait passé Andrée, poursuivie par Sébastien.

 

On arriva à la porte de la cour des Princes.

 

On interrogea le concierge.

 

– Oui, en effet, répondit celui-ci, j’ai vu une femme qui marchait si rapidement, qu’elle semblait fuir ; un enfant venait après elle… Elle a monté en voiture ; l’enfant s’est élancé, et l’a rejointe

 

– Eh bien, après ? demanda Gilbert.

 

– Eh bien, la dame a attiré l’enfant dans la voiture, l’a embrassé ardemment, a donné son adresse, a refermé la portière, et la voiture est partie.

 

– Avez-vous retenu cette adresse ? demanda avec anxiété Gilbert.

 

– Oui, parfaitement : rue Coq-Héron, n ° 9, la première porte cochère en partant de la rue Plâtrière.

 

Gilbert tressaillit.

 

– Eh ! mais, dit Isidor, cette adresse est celle de ma belle-sœur, la comtesse de Charny.

 

– Fatalité ! murmura Gilbert.

 

À cette époque-là, on était trop philosophe pour dire : « Providence ! »

 

Puis tout bas, il ajouta :

 

– Il l’aura reconnue…

 

– Eh bien, dit Isidor, allons chez la comtesse de Charny.

 

Gilbert comprit dans quelle situation il allait mettre Andrée, s’il se présentait chez elle avec le frère de son mari.

 

– Monsieur, dit-il, du moment où mon fils est chez Mme la comtesse de Charny, il est en sûreté, et, comme j’ai l’honneur de la connaître, je crois qu’au lieu de m’accompagner, il serait plus à propos que vous vous missiez en route ; car, d’après ce que j’ai entendu dire chez le roi, je présume que c’est vous qui partez pour Turin.

 

– Oui, monsieur.

 

– Eh bien, alors, recevez mes remerciements de ce que vous avez bien voulu faire pour Sébastien, et partez sans perdre une minute.

 

– Cependant, docteur ?…

 

– Monsieur, du moment où un père vous dit qu’il est sans inquiétude, partez. En quelque lieu que se trouve maintenant Sébastien, soit chez la comtesse de Charny, soit ailleurs, ne craignez rien, mon fils se retrouvera.

 

– Allons, puisque vous le voulez, docteur…

 

– Je vous en prie.

 

Isidor tendit la main à Gilbert, qui la lui serra avec plus de cordialité qu’il n’avait coutume de le faire aux hommes de sa caste, et, tandis qu’Isidor rentrait au château, il gagna la place du Carrousel, s’engagea dans la rue de Chartres, traversa diagonalement la place du Palais-Royal, longea la rue Saint-Honoré, et, perdu un instant dans ce dédale de petites rues qui aboutissent à la halle, il se retrouva à l’angle de deux rues.

 

C’étaient la rue Plâtrière et la rue Coq-Héron.

 

Ces rues avaient toutes deux pour Gilbert de terribles souvenirs ; là, bien souvent, à l’endroit même où il était, son cœur avait battu peut-être plus violemment encore qu’il ne battait à cette heure ; aussi, parut-il hésiter un instant entre les deux rues, mais il se décida promptement, et prit la rue Coq-Héron.

 

La porte d’Andrée, cette porte cochère du n° 9, lui était bien connue ; ce ne fut donc point parce qu’il craignait de se tromper qu’il ne s’y arrêta pas. Non, il était évident qu’il cherchait un prétexte pour pénétrer dans cette maison, n’ayant point trouvé ce prétexte, il cherchait un moyen.

 

La porte, qu’il avait poussée, pour voir si, par un de ces miracles que fait parfois le hasard en faveur des gens embarrassés, elle n’était pas ouverte, avait résisté.

 

Il longea le mur.

 

Cette hauteur, il la connaissait bien ; mais il cherchait si quelque charrette oubliée par un voiturier le long de ce mur ne lui donnerait pas un moyen de gagner le faîte.

 

Une fois arrivé au faîte, leste et vigoureux comme il l’était, il eût facilement sauté à l’intérieur.

 

Il n’y avait point de charrette contre la muraille.

 

Par conséquent, aucun moyen d’entrer.

 

Il se rapprocha de la porte, étendit la main sur le marteau, souleva ce marteau ; mais, secouant la tête, il le laissa retomber doucement, et sans qu’aucun bruit s’éveillât sous sa main.

 

Il était évident qu’une idée nouvelle, ramenant une espérance presque perdue, venait de jeter une lueur dans son esprit.

 

– Au fait, murmura-t-il, c’est possible !

 

Et il remonta vers la rue Plâtrière, dans laquelle il s’engagea à l’instant même.

 

En passant, il jeta un regard et un soupir sur cette fontaine où, seize ans auparavant, il était venu plus d’une fois tremper le pain noir et dur qu’il tenait de la générosité de Thérèse et de l’hospitalité de Rousseau.

 

Rousseau était mort, Thérèse était morte : lui avait grandi, lui était arrivé à la considération, à la réputation, à la fortune. Hélas ! était-il plus heureux, moins agité, moins plein d’angoisses présentes et à venir, qu’il ne l’était au temps où, brûlé d’une folle passion, il venait tremper son pain à cette fontaine ?

 

Il continua son chemin.

 

Enfin, il s’arrêta, sans hésitation, devant une porte d’allée dont la partie supérieure était grillée.

 

Il paraissait être arrivé à son but

 

Un instant, cependant, il s’appuya contre la muraille, soit que la somme de souvenirs que lui rappelait cette petite porte fût près de l’écraser, soit qu’arrivé à cette porte avec une espérance, il craignit d’y trouver une déception.

 

Enfin, il promena la main sur cette porte, et, avec un sentiment inexprimable de joie, il sentit, à l’orifice d’un petit trou rond, poindre le cordonnet à l’aide duquel, dans la journée, on ouvrait cette porte.

 

Gilbert se rappelait que parfois, la nuit, on oubliait de tirer ce cordonnet en dedans, et qu’un soir où, s’étant attardé, il revenait hâtivement à la mansarde qu’il occupait chez Rousseau, il avait profité de cet oubli pour rentrer et regagner son lit.

 

Comme autrefois, la maison, à ce qu’il paraissait, était occupée par des gens assez pauvres pour ne pas craindre les voleurs : la même insouciance avait amené le même oubli.

 

Gilbert tira le cordonnet. La porte s’ouvrit, et il se trouva dans l’allée noire et humide, au bout de laquelle, comme un serpent se tenant debout sur sa queue, se dressait l’escalier, glissant et visqueux.

 

Gilbert referma la porte avec soin, et, en tâtonnant, gagna les premières marches de cet escalier.

 

Quand il eut monté dix marches, il s’arrêta.

 

Une faible lueur, perçant à travers un vitrage sale, indiquait que la muraille était percée à cet endroit, et que la nuit, bien sombre cependant était moins sombre dehors que dedans.

 

À travers cette vitre, si ternie qu’elle fût, on voyait briller les étoiles dans une éclaircie du ciel.

 

Gilbert chercha le petit verrou qui fermait la vitre, l’ouvrit, et, par ce même chemin qu’il avait déjà suivi deux fois, il descendit dans le jardin.

 

Malgré les quinze ans écoulés, le jardin était si présent à la mémoire de Gilbert, qu’il reconnut tout, arbres, plates-bandes, et jusqu’à l’angle garni d’une vigne où le jardinier posait son échelle.

 

Il ignorait si, à cette heure de la nuit, les portes étaient fermées ; il ignorait si M. de Charny était près de sa femme, ou, à défaut de M. de Charny, quelque domestique ou quelque femme de chambre.

 

Résolu à tout pour retrouver Sébastien, il n’en avait pas moins arrêté dans son esprit qu’il ne compromettrait Andrée qu’à la dernière extrémité, et ferait d’abord tout ce qu’il pourrait pour la voir seule.

 

Son premier essai fut sur la porte du perron : il pressa le bouton de la porte, et la porte céda.

 

Il en augura que, puisque la porte n’était point fermée, Andrée ne devait point être seule.

 

À moins de grande préoccupation, une femme qui habite seule un pavillon ne néglige point d’en fermer la porte.

 

Il la tira doucement et sans bruit, heureux de savoir cependant que cette entrée lui restait comme dernière ressource.

 

Il descendit les marches du perron, et courut appliquer son œil à cette persienne qui, quinze ans auparavant, s’ouvrant tout à coup sous la main d’Andrée, était venu le heurter au front, cette nuit où, les cent mille écus de Balsamo à la main, il venait offrir à la hautaine jeune fille de l’épouser.

 

Cette persienne était celle du salon.

 

Le salon était éclairé.

 

Mais, comme des rideaux tombaient devant les vitres, il était impossible de rien voir à l’intérieur.

 

Gilbert continua sa ronde.

 

Tout à coup, il lui sembla voir trembler sur la terre et sur les arbres une faible lueur venant d’une fenêtre ouverte.

 

Cette fenêtre ouverte, c’était celle de la chambre à coucher ; cette fenêtre, il la reconnaissait aussi, car c’était par là qu’il avait enlevé cet enfant qu’aujourd’hui il venait chercher.

 

Il s’écarta, afin de sortir du rayon de lumière projeté par la fenêtre, et de pouvoir, perdu dans l’obscurité, voir sans être vu.

 

Arrivé sur une ligne qui lui permettait de plonger son regard dans l’intérieur de la chambre, il vit d’abord la porte du salon ouverte, puis, dans le cercle que parcourut son œil, l’œil rencontra le lit.

 

Sur le lit était une femme roidie, échevelée, mourante ; des sons rauques et gutturaux comme ceux d’un râle mortel s’échappaient de sa bouche, interrompus de temps en temps par des cris et par des sanglots.

 

Gilbert s’approcha lentement en contournant cette ligne lumineuse dans laquelle il hésitait à entrer, de peur d’être vu.

 

Il finit par appuyer sa tête pâle à l’angle de la fenêtre.

 

Il n’y avait plus de doute pour Gilbert : cette femme était Andrée, et Andrée était seule.

 

Mais comment Andrée était-elle seule ? Pourquoi Andrée pleurait-elle ?

 

C’était ce que Gilbert ne pouvait savoir qu’en l’interrogeant.

 

Ce fut alors que, sans bruit, il franchit la fenêtre, et se trouva derrière elle, au moment où cette attraction magnétique à laquelle Andrée était si accessible la força de se retourner.

 

Les deux ennemis se retrouvèrent donc encore une fois en présence !

 

Chapitre XIII

Ce qu’était devenu Sébastien

 

Le premier sentiment d’Andrée en apercevant Gilbert fut, non seulement une terreur profonde, mais encore une répugnance invincible.

 

Pour elle, le Gilbert américain, le Gilbert de Washington et de La Fayette, aristocratisé par la science, par l’étude et par le génie, était toujours ce misérable petit Gilbert, gnome terreux perdu dans les massifs de Trianon.

 

Au contraire, de la part de Gilbert, il y avait pour Andrée, malgré les mépris, malgré les injures, malgré les persécutions même de celle-ci, non plus cet amour ardent qui avait fait commettre un crime au jeune homme, mais cet intérêt tendre et profond qui eût poussé l’homme à lui rendre un service, même au péril de sa vie.

 

C’est que, dans ce sens intime dont la nature avait doué Gilbert, dans cette justice immuable qu’il avait reçue de l’éducation, il s’était jugé lui-même ; il avait compris que tous les malheurs d’Andrée venaient de lui, et qu’il ne serait quitte envers elle que lorsqu’il lui aurait rendu une somme de félicité égale à la somme d’infortune qu’elle lui devait.

 

Or, en quoi et comment Gilbert pouvait-il, d’une façon bienfaisante, influer sur l’avenir d’Andrée ?

 

C’est ce qu’il lui était impossible de comprendre

 

En retrouvant donc cette femme, qu’il avait vue en proie à tant de désespoirs, en proie à un désespoir nouveau, tout ce qu’il y avait de fibres miséricordieuses dans son cœur s’émut pour cette grande infortune.

 

Aussi, au lieu d’user subitement de cette puissance magnétique dont une fois déjà il avait fait l’essai sur elle, il essaya de lui parler doucement – quitte, s’il trouvait Andrée rebelle comme toujours, à revenir à ce moyen correctif, qui ne pouvait lui échapper.

 

Il en résulta qu’Andrée, enveloppée tout d’abord du fluide magnétique, sentit que peu à peu, par la volonté, et nous dirons presque avec la permission de Gilbert, ce fluide se dissipait, pareil à un brouillard qui s’évapore, et qui permet aux yeux de plonger dans de lointains horizons.

 

Ce fut elle la première qui prit la parole.

 

– Que me voulez-vous, monsieur ? dit-elle ; comment êtes-vous ici ? par où êtes-vous venu ?

 

– Par où je suis venu, madame ? répondit Gilbert, par où je venais autrefois. Ainsi soyez donc tranquille, personne ne soupçonne ma présence ici… Pourquoi je suis venu ? Je suis venu parce que j’avais à vous réclamer un trésor, indifférent à vous, précieux à moi – mon fils… Ce que je vous veux ? Je veux que vous me disiez où est ce fils, que vous avez entraîné à votre suite, emporté dans votre voiture, et amené ici.

 

– Ce qu’il est devenu ? reprit Andrée. Le sais-je ?… Il m’a fuie… vous l’avez si bien habitué à haïr sa mère !

 

– Sa mère, madame ! Etes-vous réellement sa mère ?

 

– Oh ! s’écria Andrée, il voit ma douleur, il a entendu mes cris, il a contemplé mon désespoir, et il me demande si je suis sa mère !

 

– Alors, vous ignorez donc où il est ?

 

– Mais puisque je vous dis qu’il a fui, qu’il était dans cette chambre, que j’y suis rentrée, croyant le rejoindre, et que j’ai trouvé cette fenêtre ouverte et la chambre vide.

 

– Mon Dieu ! s’écria Gilbert, où sera-t-il allé ?… Le malheureux ne connaît point Paris, et il est minuit passé !

 

– Oh ! s’écria à son tour Andrée en faisant un pas vers Gilbert, croyez-vous qu’il lui soit arrivé malheur ?

 

– C’est ce que nous allons savoir, dit Gilbert ; c’est ce que vous allez me dire.

 

Et il étendit la main vers Andrée.

 

– Monsieur ! Monsieur ! s’écria celle-ci en reculant pour se soustraire à l’influence magnétique.

 

– Madame, dit Gilbert, ne craignez rien ; c’est une mère que je vais interroger sur ce qu’est devenu son fils… vous m’êtes sacrée !

 

Andrée poussa un soupir et tomba sur un fauteuil en murmurant le nom de Sébastien.

 

– Dormez, dit Gilbert ; mais, tout endormie que vous êtes, voyez par le cœur.

 

– Je dors, dit Andrée.

 

– Dois je employer toute la force de ma volonté, demanda Gilbert, ou êtes-vous disposée à répondre volontairement ?

 

– Direz-vous encore à mon enfant que je ne suis pas sa mère ?

 

– C’est selon… L’aimez-vous ?

 

– Oh ! il demande si je l’aime, cet enfant de mes entrailles !… Oh ! oui, oui, je l’aime et ardemment.

 

– Alors, vous êtes sa mère, comme je suis son père, madame, puisque vous l’aimez comme je l’aime.

 

– Ah ! fit Andrée en respirant.

 

– Ainsi, dit Gilbert, vous allez répondre volontairement ?

 

– Me permettrez-vous de le revoir, quand vous l’aurez retrouvé ?

 

– Ne vous ai-je pas dit que vous étiez sa mère, comme j’étais son père ?… Vous aimez votre enfant, madame ; vous reverrez votre enfant.

 

– Merci, dit Andrée avec une indicible expression de joie, et en frappant ses mains l’une contre l’autre. Maintenant, interrogez, je vois… Seulement…

 

– Quoi ?

 

– Suivez-le depuis son départ, afin que je sois plus sûre de ne pas perdre sa trace.

 

– Soit. Où vous a-t-il vue ?

 

– Dans le salon vert.

 

– Où vous a-t-il suivie ?

 

– À travers les corridors.

 

– Où vous a-t-il rejointe ?

 

– Au moment où je montais en voiture.

 

– Où l’avez-vous conduit ?

 

– Dans le salon… le salon à côté.

 

– Où s’est-il assis ?

 

– Près de moi, sur le canapé.

 

– Y est-il resté longtemps ?

 

– Une demi-heure à peu près.

 

– Pourquoi vous a-t-il quittée ?

 

– Parce que le bruit d’une voiture s’est fait entendre.

 

– Qui était dans cette voiture ?

 

Andrée hésita.

 

– Qui était dans cette voiture ? répéta Gilbert d’un ton plus ferme, et avec une volonté plus forte.

 

– Le comte de Charny.

 

– Où avez-vous caché l’enfant ?

 

– Je l’ai poussé dans cette chambre.

 

– Que vous a-t-il dit en y entrant ?

 

– Que je n’étais plus sa mère.

 

– Et pourquoi vous a-t-il dit cela ?

 

Andrée se tut.

 

– Et pourquoi vous a-t-il dit cela ? Parlez, je le veux.

 

– Parce que je lui ai dit…

 

– Que lui avez-vous dit ?

 

– Parce que je lui ai dit – Andrée fit un effort – que vous étiez un misérable et un infâme.

 

– Regardez au cœur du pauvre enfant, madame, et rendez-vous compte du mal que vous lui avez fait.

 

– Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… murmura Andrée. Pardon, mon enfant, pardon !

 

– M. de Charny se doutait-il que l’enfant fût ici ?

 

– Non.

 

– Vous en êtes sûre ?

 

– Oui.

 

– Pourquoi n’est-il pas resté ?

 

– Parce que M. de Charny ne reste pas chez moi.

 

– Que venait-il y faire, alors ?

 

Andrée demeura un instant pensive, les yeux fixes, comme si elle essayait de voir dans l’obscurité.

 

– Oh ! dit-elle, mon Dieu ! mon Dieu !… Olivier, cher Olivier !

 

Gilbert la regarda avec étonnement.

 

– Oh ! malheureuse que je suis ! murmura Andrée. Il revenait à moi… c’était pour rester près de moi qu’il avait refusé cette mission. Il m’aime ! il m’aime !…

 

Gilbert commençait à lire confusément dans ce drame terrible, où son œil pénétrait le premier.

 

– Et vous, demanda-t-il, l’aimez-vous ?

 

Andrée soupira.

 

– L’aimez-vous ? répéta Gilbert.

 

– Pourquoi me faites-vous cette question ? demanda Andrée.

 

– Lisez dans ma pensée.

 

– Ah ! oui, je le vois, votre intention est bonne : vous voudriez me rendre assez de bonheur pour me faire oublier le mal que vous m’avez fait ; mais je refuserais le bonheur, s’il devait me venir par vous. Je vous hais et veux continuer de vous haïr.

 

– Pauvre humanité ! murmura Gilbert, t’est-il donc départi une si grande somme de félicité, que tu puisses choisir ceux dont tu doives la recevoir ? Ainsi vous l’aimez, ajouta-t-il.

 

– Oui.

 

– Depuis quand ?

 

– Depuis le moment où je l’ai vu, depuis le jour où il est revenu de Paris à Versailles dans la même voiture que la reine et moi.

 

– Ainsi vous savez ce que c’est que l’amour, Andrée ? murmura tristement Gilbert.

 

– Je sais que l’amour a été donné à l’homme, répondit la jeune femme, pour qu’il ait la mesure de ce qu’il peut souffrir.

 

– C’est bien, vous voilà femme, vous voilà mère. Diamant brut, vous vous êtes enfin façonnée aux mains de ce terrible lapidaire qu’on appelle la douleur… Revenons à Sébastien.

 

– Oui, oui, revenons à lui ! Défendez-moi de penser à M. de Charny ; cela me trouble, et, au lieu de suivre mon enfant, je suivrais peut-être le comte.

 

– C’est bien ! Epouse, oublie ton époux ; mère, ne pense qu’à ton enfant.

 

Cette expression de moite douceur qui s’était un instant emparée, non seulement de la physionomie, mais encore de toute la personne d’Andrée, disparut pour faire place à son expression habituelle.

 

– Où était-il pendant que vous causiez avec M. de Charny ?

 

– Il était ici, écoutant… là… là, à la porte.

 

– Qu’a-t-il entendu de cette conversation ?

 

– Toute la première partie.

 

– À quel moment s’est-il décidé à quitter cette chambre ?

 

– Au moment où M. de Charny…

 

Andrée s’arrêta.

 

– Au moment où M. de Charny ?… répéta impitoyablement Gilbert.

 

– Au moment où, M. de Charny m’ayant baisé la main, je jetai un cri.

 

– Vous le voyez bien, alors ?

 

– Oui, je le vois avec son front plissé, ses lèvres crispées, un de ses poings fermé sur sa poitrine.

 

– Suivez-le donc des yeux, et, à partir de ce moment, ne soyez plus qu’à lui, et ne le perdez pas de vue.

 

– Je le vois, je le vois ! dit Andrée.

 

– Que fait-il ?

 

– Il regarde autour de lui pour voir s’il n’existe pas une porte donnant sur le jardin, puis, comme il n’en voit pas, il y va à la fenêtre, l’ouvre, jette une dernière fois les yeux du côté du salon, franchit l’appui de la fenêtre et disparaît.

 

– Suivez-le dans l’obscurité.

 

– Je ne puis pas.

 

Gilbert s’approcha d’Andrée et passa la main devant ses yeux.

 

– Vous savez bien qu’il n’y a pas de nuit pour vous, dit-il. Voyez.

 

– Ah ! le voici courant par l’allée qui longe le mur ; il gagne la grande porte, l’ouvre sans que personne le voie, s’élance vers la rue Plâtrière… Ah ! il s’arrête, il parle à une femme qui passe.

 

– Ecoutez bien, dit Gilbert, et vous entendrez ce qu’il demande.

 

– J’écoute.

 

– Et que demande-t-il ?

 

– Il demande la rue Saint-Honoré.

 

– Oui, c’est là que je demeure ; il sera rentré chez moi. Il m’attend, pauvre enfant !

 

Andrée secoua la tête.

 

– Non ! dit-elle avec une expression visible d’inquiétude ; non… il n’est pas rentré… non… il n’attend pas…

 

– Mais où est-il, alors ?

 

– Laissez-moi donc le suivre, ou je vais le perdre.

 

– Oh ! suivez-le ! suivez-le ! s’écria Gilbert, comprenant qu’Andrée devinait quelque malheur.

 

– Ah ! dit-elle, je le vois ! je le vois !

 

– Bien.

 

– Le voici qui entre dans la rue de Grenelle… Le voici qui entre dans la rue Saint-Honoré. Il traverse, toujours courant, la place du Palais-Royal. Il demande de nouveau son chemin ; de nouveau il s’élance. Le voici à la rue Richelieu… le voici à la rue des Frondeurs… le voici à la rue Neuve-Saint-Roche. Arrête-toi, enfant ! arrête-toi, malheureux !… Sébastien ! Sébastien ! ne vois-tu pas cette voiture qui vient par la rue de la Sourdière ? Je la vois, moi, je la vois !… les chevaux… Ah !…

 

Andrée jeta un cri terrible, se dressa tout debout, l’angoisse maternelle peinte sur son visage, où roulaient à la fois, en larges gouttes, la sueur et les larmes.

 

– Oh ! s’écria Gilbert, s’il lui arrive malheur, souviens-toi que ce malheur retombera sur ta tête.

 

– Ah !… fit Andrée respirant sans écouter, sans entendre ce que disait Gilbert, ah ! Dieu du ciel ! soyez loué ! le poitrail du cheval l’a heurté et l’a jeté de côté, hors du rayon de la roue… Le voici là, tombé, étendu sans connaissance ; mais il n’est pas mort… oh ! non… non… il n’est pas mort !… évanoui… évanoui, seulement ! Du secours ! du secours ! c’est mon enfant… c’est mon enfant !…

 

Et, avec un cri déchirant, Andrée retomba presque évanouie elle-même sur son fauteuil.

 

Quel que fût le désir de Gilbert d’en savoir davantage, il accorda à Andrée haletante ce repos d’un instant dont elle avait un grand besoin.

 

Il craignait qu’en la poussant plus loin, une fibre ne se rompît dans son cœur, ou qu’une veine n’éclatât dans son cerveau.

 

Mais, dès qu’il pensa pouvoir l’interroger sans danger.

 

– Eh bien ?… lui demanda-t-il.

 

– Attendez, attendez, répondit Andrée, il s’est fait un grand cercle autour de lui. Oh ! par grâce, laissez-moi passer ! laissez-moi voir : c’est mon fils ! c’est mon Sébastien !… Ah ! mon Dieu ! n’y a-t-il pas, parmi vous tous, un chirurgien ou un médecin ?

 

– Oh ! j’y cours, s’écria Gilbert.

 

– Attendez, dit encore Andrée l’arrêtant par le bras, voici la foule qui s’écarte. Sans doute c’est celui qu’on appelle : sans doute c’est celui qu’on attend… Venez, venez, monsieur ; vous voyez bien qu’il n’est pas mort, vous voyez bien qu’on peut le sauver.

 

Et, poussant une exclamation qui ressemblait à un cri d’effroi :

 

– Oh ! s’écria-t-elle.

 

– Qu’y a-t-il, mon Dieu ?… demanda Gilbert.

 

– Je ne veux pas que cet homme touche mon enfant, criait Andrée ; ce n’est pas un homme, c’est un nain… c’est un gnome… c’est un vampire… Oh ! hideux !… hideux !…

 

– Madame, madame… murmura Gilbert tout frissonnant, au nom du ciel ! ne perdez point Sébastien de vue !

 

– Oh ! répondit Andrée, l’œil fixe, la lèvre frémissante, le doigt tendu, soyez tranquille… je le suis… je le suis…

 

– Qu’en fait-il, cet homme ?

 

– Il l’emporte… Il remonte la rue de la Sourdière ; il entre à gauche dans l’impasse Sainte-Hyacinthe ; il s’approche d’une porte basse restée entrouverte ; il la pousse, il se courbe, il descend un escalier. Il le couche sur une table où il y a une plume, de l’encre, des papiers manuscrits et imprimés ; il lui ôte son habit ; il relève sa manche ; il lui serre le bras avec des bandes que lui apporte une femme sale et hideuse comme lui ; il ouvre une trousse ; il en tire une lancette ; il va le saigner… Oh ! je ne veux pas voir cela ! je ne veux pas voir le sang de mon fils !

 

– Eh bien, alors, remontez, dit Gilbert, et comptez les marches de l’escalier.

 

– J’ai compté : il y en a onze.

 

– Examinez la porte avec soin, et dites-moi si vous y voyez quelque chose de remarquable.

 

– Oui… un petit jour carré, fermé par un barreau en croix.

 

– C’est bien, voilà tout ce qu’il me faut.

 

– Courez… courez… et vous le retrouverez où j’ai dit.

 

– Voulez-vous vous réveiller tout de suite et vous souvenir ? Voulez-vous ne vous réveiller que demain matin, et avoir tout oublié ?

 

– Réveillez-moi tout de suite, et que je me souvienne !

 

Gilbert passa, en suivant leur courbe, ses deux pouces sur les sourcils d’Andrée, lui souffla sur le front, et prononça ces seuls mots :

 

– Réveillez-vous.

 

Aussitôt les yeux de la jeune femme s’animèrent ; ses membres s’assouplirent ; elle regarda Gilbert presque sans terreur, et, continuant, éveillée, les recommandations de son sommeil :

 

– Oh ! courez ! courez ! dit-elle, et tirez-le des mains de cet homme qui me fait peur !

 

Chapitre XIV

L’homme de la place Louis XV

 

Gilbert n’avait pas besoin d’être encouragé dans ses recherches. Il s’élança hors de la chambre et, comme il eût été trop long de reprendre le chemin par lequel il était venu, il courut droit à la porte de la rue Coq-Héron, l’ouvrit sans le recours du concierge, la tira derrière lui, et se trouva sur le pavé du roi.

 

Il avait parfaitement retenu l’itinéraire tracé par Andrée, et il s’élança sur les traces de Sébastien.

 

Comme l’enfant, il traversa la place du Palais-Royal, et longea la rue Saint-Honoré, devenue déserte, car il était près d’une heure du matin. Arrivé au coin de la rue de la Sourdière, il appuya à droite, puis à gauche, et se trouva dans l’impasse Saint-Hyacinthe.

 

Là commença de sa part une inspection plus approfondie des localités.

 

Dans la troisième porte à droite, il reconnut, à son ouverture carrée fermée en croix par un barreau, la porte qu’Andrée avait décrite.

 

La désignation était si positive, qu’il n’y avait point à s’y tromper. Il frappa.

 

Personne ne répondit. Il frappa une seconde fois.

 

Alors, il lui sembla entendre ramper le long de l’escalier et s’approcher de lui un pas craintif et soupçonneux.

 

Il heurta une troisième fois.

 

– Qui frappe ? demanda une voix de femme.

 

– Ouvrez, répondit Gilbert, et ne craignez rien, je suis le père de l’enfant blessé que vous avez recueilli.

 

– Ouvre, Albertine, dit une autre voix, c’est le docteur Gilbert.

 

– Mon père ! mon père ! cria une troisième voix, dans laquelle Gilbert reconnut celle de Sébastien.

 

Gilbert respira.

 

La porte s’ouvrit. Gilbert, en balbutiant un remerciement, se précipita par les degrés.

 

Arrivé au bas du dernier, il se trouva dans une espèce de cave éclairée par une lampe posée sur une table chargée de papiers imprimés et manuscrits qu’Andrée avait vue.

 

Dans l’ombre et couché sur une espèce de grabat, Gilbert aperçut son fils qui l’appelait, les bras tendus. Si puissante que fût la force de Gilbert sur lui-même, l’amour paternel l’emporta sur le décorum philosophique, et il s’élança vers l’enfant qu’il pressa contre son cœur, tout en ayant soin de ne pas froisser son bras saignant, ni sa poitrine endolorie.

 

Puis, lorsque, dans un long baiser paternel, lorsque, par ce doux murmure de deux bouches qui se cherchent, ils se furent tout dit sans prononcer une parole, Gilbert se retourna vers son hôte qu’il avait à peine entrevu.

 

Il se tenait debout, les jambes écartées, une main appuyée sur la table, l’autre sur sa hanche, éclairé par la lumière de la lampe, dont il avait enlevé l’abat jour pour mieux jouir de la scène qui se passait sous ses yeux.

 

– Regarde, Albertine, dit-il, et remercie avec moi le hasard qui m’a permis de rendre ce service à l’un de mes frères.

 

Au moment où le chirurgien prononçait ces paroles quelque peu emphatiques, Gilbert se retournait, comme nous l’avons dit, et jetait un premier regard sur l’être informe qu’il avait devant les yeux.

 

C’était quelque chose de jaune et vert avec des yeux gris qui lui sortaient de la tête, un de ces paysans poursuivis par la colère de Latone, et qui, en train d’accomplir leur métamorphose ne sont déjà plus hommes, mais ne sont pas encore crapauds.

 

Gilbert frissonna malgré lui ; il lui sembla, comme dans un rêve hideux, comme à travers un voile de sang, avoir déjà vu cet homme.

 

Il se rapprocha de Sébastien, et le pressa plus tendrement encore contre lui.

 

Cependant, Gilbert triompha de ce premier mouvement, et, allant à l’homme étrange qu’Andrée avait vu dans son sommeil magnétique, et qui l’avait si fort épouvantée :

 

– Monsieur, dit-il, recevez tous les remerciements d’un père à qui vous avez conservé son fils ; ils sont sincères et partent du fond du cœur.

 

– Monsieur, répondit le chirurgien, je n’ai fait que le devoir qui m’était à la fois inspiré par mon cœur et recommandé par la science. Je suis homme, et, comme dit Térence, rien de ce qui est humain ne m’est étranger, d’ailleurs, j’ai le cœur tendre, je ne puis voir souffrir un insecte, et, par conséquent, et à bien plus forte raison, mon semblable.

 

– Aurai-je l’honneur de savoir à quel respectable philanthrope j’ai l’honneur de parler ?

 

– Vous ne me connaissez pas, confrère ? dit le chirurgien en riant d’un rire qu’il voulait rendre bienveillant, et qui n’était que hideux. Eh bien, moi, je vous connais : vous êtes le docteur Gilbert, l’ami de Washington et de La Fayette – il appuya d’une façon étrange sur ce dernier nom – l’homme de l’Amérique et de la France, l’honnête utopiste qui a fait, sur la royauté constitutionnelle, de magnifiques mémoires que vous avez adressés d’Amérique à Sa Majesté Louis XVI, mémoires dont Sa Majesté Louis XVI vous a récompensé en vous envoyant à la Bastille, au moment où vous touchiez le sol de la France. Vous aviez voulu le sauver en lui déblayant d’avance le chemin de l’avenir, il vous a ouvert celui d’une prison – reconnaissance royale !

 

Et cette fois le chirurgien se mit à rire de nouveau, mais d’un rire terrible et menaçant.

 

– Si vous me connaissez, monsieur, c’est une raison de plus pour que j’insiste sur ma demande, et que j’aie l’honneur de faire votre connaissance à mon tour.

 

– Oh ! il y a longtemps que nous avons fait connaissance, monsieur, dit le chirurgien. Il y a vingt ans, et, cela, dans une nuit terrible, dans la nuit du 30 mai 1770. Vous aviez l’âge de cet enfant ; vous me fûtes apporté comme lui, blessé, mourant, écrasé, vous me fûtes apporté par mon maître Rousseau, et je vous saignai sur une table tout entourée de cadavres et de membres coupés. Oh ! dans cette nuit terrible, et c’est un bon souvenir pour moi, j’ai, grâce au fer qui sait jusqu’où il faut entrer pour guérir, jusqu’où il faut couper pour cicatriser, j’ai sauvé bien des existences.

 

– Oh ! s’écria Gilbert, alors, monsieur, vous êtes Jean-Paul Marat.

 

Et, malgré lui, il recula d’un pas.

 

– Tu vois, Albertine, dit Marat, mon nom fait son effet.

 

Et il éclata dans un rire sinistre.

 

– Mais, reprit vivement Gilbert, pourquoi ici, pourquoi dans cette cave, pourquoi éclairé par cette lampe fumeuse ?… Je vous croyais médecin de M. le comte d’Artois.

 

– Vétérinaire de ses écuries, vous voulez dire, répondit Marat. Mais le prince a émigré ; plus de prince, plus d’écuries ; plus d’écuries, plus de vétérinaire. D’ailleurs, j’avais donné ma démission, je ne veux pas servir les tyrans.

 

Et le nain se redressa de toute la hauteur de sa petite taille.

 

– Mais, enfin, dit Gilbert, pourquoi ici, dans ce trou, dans cette cave ?

 

– Pourquoi, monsieur le philosophe ? Parce que je suis patriote, parce que j’écris pour dénoncer les ambitieux, parce que Bailly me craint, parce que Necker m’exècre, parce que La Fayette me traque, parce qu’il me fait traquer par sa garde nationale, parce qu’il a mis ma tête à prix, l’ambitieux, le dictateur ; mais je le brave ! Du fond de mon caveau, je le poursuis, je le dénonce, le dictateur ! Vous savez ce qu’il vient de faire ?

 

– Non, dit naïvement Gilbert.

 

– Il vient de faire fabriquer, au faubourg Saint-Antoine, quinze mille tabatières avec son portrait ; il y a là-dessous quelque chose, à ce que je crois, hein ?… Aussi, je prie les bons citoyens de les briser, quand ils pourront se les procurer. Ils y trouveront le mot du grand complot royaliste, car vous ne l’ignorez pas, tandis que le pauvre Louis XVI pleure à chaudes larmes les sottises que lui fait faire l’Autrichienne, La Fayette conspire avec la reine.

 

– Avec la reine ? répéta Gilbert pensif.

 

– Oui, avec la reine. Vous ne direz point qu’elle ne conspire pas, celle-là ; elle a distribué, ces jours derniers, tant de cocardes blanches, que le ruban blanc en a enchéri de trois sous l’aune. La chose est sûre, je le tiens d’une des filles de la Bertin, la marchande de modes de la reine, son premier ministre, celle qui dit : « j’ai travaillé ce matin avec Sa Majesté. »

 

– Et où dénoncez-vous tout cela ? demanda Gilbert.

 

– Dans mon journal, dans le journal que je viens de fonder, et dont j’ai déjà fait paraître vingt numéros, dans L’Ami du peuple, ou le Publiciste parisien, journal politique et impartial. Pour payer le papier et l’impression des premiers numéros – tenez, regardez derrière vous – j’ai vendu jusqu’aux draps et aux couvertures du lit où votre fils est couché.

 

Gilbert se retourna, et vit qu’en effet le petit Sébastien était étendu sur le coutil éraillé d’un matelas absolument nu, où il venait de s’endormir, vaincu par la douleur et la fatigue.

 

Le docteur s’approcha de l’enfant pour voir si ce sommeil n’était pas un évanouissement mais, rassuré par sa respiration douce et égale, il revint à cet homme qui, sans qu’il pût s’en défendre, lui inspirait à peu près le même intérêt de curiosité que lui eût inspiré un animal sauvage, un tigre ou une hyène.

 

– Et quels sont vos collaborateurs dans cette œuvre gigantesque ?

 

– Mes collaborateurs ? dit Marat. Ah ! ah ! ah ! ce sont les dindons qui vont par troupes ; l’aigle marche seul. Mes collaborateurs, les voici.

 

Marat montra sa tête et sa main.

 

– Voyez-vous cette table ? continua-t-il. C’est l’atelier où Vulcain – la comparaison est bien trouvée, n’est-ce pas ? – où Vulcain forge la foudre. Chaque nuit, j’écris huit pages in-octavo, qu’on vend le matin ; huit pages, souvent cela ne suffit pas, et je double la livraison ; seize pages, c’est trop peu encore parfois ; ce que j’ai commencé en gros caractères, presque toujours je l’achève en petits. Les autres journalistes paraissent par intervalles, se relayent, se font aider ! moi, jamais ; L’Ami du peuple – vous pouvez voir la copie, elle est là – L’Ami du peuple est tout entier de la même main. Aussi ce n’est pas simplement un journal ; non, c’est un homme ; c’est une personnalité ; c’est moi !

 

– Mais, demanda Gilbert, comment suffisez-vous à ce travail énorme ?

 

– Ah ! voilà le secret de la nature !… C’est un pacte entre la mort et moi… je lui donne dix ans de ma vie, et elle m’accorde des jours qui n’ont pas besoin de repos, des nuits qui n’ont pas besoin de sommeil… Mon existence est une, simple : j’écris… j’écris la nuit, j’écris le jour… La police de La Fayette me force de vivre caché, enfermé ; elle me livre corps et âme au travail ; elle double mon activité… Cette vie m’a pesé d’abord : j’y suis fait maintenant. Il me plaît de voir la société misérable à travers le jour étroit et oblique de ma cave, par le soupirail humide et sombre. Du fond de ma nuit, je règne sur le monde des vivants ; je juge sans appel la science et la politique… D’une main, je démolis Newton, Franklin, Laplace, Monge, Lavoisier ; de l’autre, j’ébranle Bailly, Necker, La Fayette… Je renverserai tout cela… oui, comme Samson a renversé le temple, et, sous les débris qui m’écraseront peut-être moi-même, j’ensevelirai la royauté…

 

Gilbert frissonna malgré lui ; cet homme lui répétait, dans une cave et sous les haillons de la misère, à peu près ce que Cagliostro, sous ses habits brodés, lui avait dit dans un palais.

 

– Mais, dit-il, pourquoi, populaire comme vous l’êtes, n’avez-vous pas essayé de vous faire nommer à l’Assemblée nationale ?

 

– Parce que le jour n’est pas encore venu, dit Marat.

 

Puis, exprimant un regret :

 

– Oh ! si j’étais tribun du peuple ! ajouta-t-il presque aussitôt, si j’étais soutenu par quelques milliers d’hommes déterminés, je réponds que, d’ici à six semaines, la Constitution serait parfaite ; que la machine politique marcherait au mieux, qu’aucun fripon n’oserait la déranger ; que la nation serait libre et heureuse ; qu’en moins d’une année, elle redeviendrait florissante et redoutable, et qu’elle resterait ainsi tant que je vivrais.

 

Et la vaniteuse créature se transformait sous le regard de Gilbert : son œil s’infiltrait de sang ; sa peau jaune luisait de sueur ; le monstre était grand de sa hideur, comme un autre est grand de sa beauté.

 

– Oui, mais, continua-t-il reprenant sa pensée où l’enthousiasme l’avait interrompu, oui, mais je ne le suis pas, tribun, mais je n’ai pas ces quelques milliers d’hommes dont j’aurais besoin… Non, mais je suis journaliste… non, mais j’ai mon écritoire, mon papier, mes plumes… non, mais j’ai mes abonnés, j’ai mes lecteurs, pour qui je suis un oracle, un prophète, un devin… J’ai mon peuple dont je suis l’ami, et que je mène tout tremblant, de trahison en trahison, de découverte en découverte, d’épouvante en épouvante… Dans le premier numéro de L’Ami du peuple, je dénonçais les aristocrates ; je disais qu’il y avait six cents coupables en France, que six cents bouts de corde suffiraient… Ah ! ah ! ah ! je me trompais un peu, il y a un mois ! Les 5 et 6 octobre ont eu lieu et m’ont éclairci la vue… Aussi, ce n’est pas six cents coupables qu’il faut juger c’est dix mille, c’est vingt mille aristocrates qu’il faut pendre.

 

Gilbert souriait. La fureur, arrivée à ce point, lui paraissait de la folie.

 

– Prenez garde, dit-il, il n’y aura point en France assez de chanvre pour ce que vous voulez faire, et les cordes vont devenir hors de prix.

 

– Aussi, dit Marat, trouvera-t-on, je l’espère, des moyens nouveaux et plus expéditifs… Savez-vous qui j’attends ce soir… qui, d’ici à dix minutes, va frapper à cette porte ?

 

– Non, monsieur.

 

– Eh bien, j’attends un de nos confrères… un membre de l’Assemblée nationale que vous connaissez de nom, le citoyen Guillotin…

 

– Oui, dit Gilbert, celui qui a proposé aux députés de se réunir dans le Jeu de paume, lorsqu’on les a chassés de la salle des séances ; un homme fort savant.

 

– Eh bien, savez-vous ce qu’il vient de trouver, le citoyen Guillotin ?… Il vient de trouver une machine merveilleuse, une machine qui tue sans faire souffrir – car il faut que la mort soit une punition et non une souffrance – il vient de trouver cette machine-là, et, un de ces matins, nous l’essayons.

 

Gilbert frissonna. C’était la seconde fois que cet homme, dans sa cave, lui rappelait Cagliostro. Cette machine, c’était sans doute la même que celle dont Cagliostro lui avait parlé.

 

– Eh ! tenez, dit Marat, justement on frappe ; c’est lui… Va ouvrir, Albertine, va ouvrir.

 

La femme, ou plutôt la femelle de Marat, se leva de l’escalier sur lequel elle était accroupie, dormant à moitié, et s’avança machinalement et chancelante vers la porte.

 

Quant à Gilbert, étourdi, terrifié, en proie à un éblouissement qui ressemblait au vertige, il alla instinctivement du côté de Sébastien, qu’il s’apprêta à prendre entre ses bras et à transporter chez lui.

 

– Voyez-vous, continua Marat avec enthousiasme, voyez-vous une machine qui fonctionne toute seule ! qui n’a besoin que d’un homme pour la faire marcher ! qui peut, en changeant trois fois le couteau, trancher trois cents têtes par jour !

 

– Et ajoutez, dit une petite voix douce et flûtée derrière Marat, qui peut trancher ces trois cents têtes sans souffrance, sans aucune sensation qu’une légère fraîcheur sur le cou.

 

– Ah ! c’est vous, docteur, s’écria Marat en se retournant vers un petit homme de quarante à quarante-cinq ans, dont la mise soignée et l’air de douceur faisaient un contraste des plus étranges avec Marat, et qui portait à la main une boîte de la dimension et de la forme de celles qui renferment des jouets d’enfant. Que m’apportez-vous là ?

 

– Un modèle de ma fameuse machine, mon cher Marat… Mais je ne me trompe pas, ajouta le petit homme en essayant de distinguer dans l’obscurité, c’est M. le docteur Gilbert que je vois là ?

 

– Lui-même, monsieur, dit Gilbert en s’inclinant.

 

– Enchanté de vous rencontrer, monsieur ; vous n’êtes point de trop, Dieu merci, et je serai heureux d’avoir l’avis d’un homme aussi distingué que vous sur l’invention que je vais mettre au jour ; car il faut vous dire, mon cher Marat, que j’ai trouvé un très habile charpentier, nommé maître Guidon, qui me fabrique ma machine en grand… C’est cher ! il me demande cinq mille cinq cents francs ! mais aucun sacrifice ne me coûtera pour le bien de l’humanité… Dans deux mois, elle sera faite, mon ami, et nous pourrons l’essayer ; puis je la proposerai à l’Assemblée nationale. J’espère que vous appuierez la proposition dans votre excellent journal – quoique, en vérité, ma machine se recommande d’elle-même, monsieur Gilbert, comme vous allez en juger par vos yeux – mais quelques lignes dans L’Ami du peuple ne lui feront pas de mal.

 

– Oh ! soyez tranquille ! ce n’est point quelques lignes que je lui consacrerai ; c’est un numéro tout entier.

 

– Vous êtes bien bon, mon cher Marat ; mais, comme on dit, je ne veux pas vous vendre chat en poche.

 

Et il tira de son habit une seconde boite d’un quart plus petite que la première, et qu’un certain bruit intérieur dénonçait comme étant habitée par quelque animal, ou plutôt par quelques animaux impatients de leur prison.

 

Ce bruit n’échappa point à l’oreille subtile de Marat.

 

– Oh ! oh ! qu’avons-nous là dedans ? demanda-t-il.

 

– Vous allez voir, dit le docteur.

 

Marat porta la main à la boite.

 

– Prenez garde, s’écria vivement le docteur, prenez garde de les laisser fuir, nous ne pourrions plus les rattraper ; ce sont des souris auxquelles nous allons trancher la tête. – Eh bien, que faites-vous donc, docteur Gilbert ?… vous nous quittez ?…

 

– Hélas ! oui, monsieur, répondit Gilbert, et à mon grand regret ; mais mon fils, blessé ce soir par un cheval qui l’a renversé sur le pavé, a été relevé, saigné et pansé par le docteur Marat, à qui j’ai déjà dû la vie moi-même dans une circonstance pareille, et à qui je présente de nouveau tous mes remerciements. L’enfant a besoin d’un lit frais, de repos, de soins ; je ne puis donc assister à votre intéressante expérience.

 

– Mais vous assisterez à celle que nous ferons en grand dans deux mois, n’est-ce pas, vous me le promettez, docteur ?

 

– Je vous le promets, monsieur.

 

– Je retiens votre parole, entendez-vous ?

 

– Elle est donnée.

 

– Docteur, dit Marat, je n’ai pas besoin de vous recommander le secret sur le lieu de ma retraite ?

 

– Oh ! monsieur…

 

– C’est que votre ami La Fayette, s’il la découvrait, me ferait fusiller comme un chien ou pendre comme un voleur.

 

– Fusiller ! pendre ! s’écria Guillotin. On va donc en finir avec toutes ces morts de cannibales ; il va donc y avoir une mort douce, facile, instantanée ! une mort telle, que les vieillards qui seront dégoûtés de la vie, et qui voudront finir en philosophes et en sages, la préféreront à une mort naturelle ! – Venez voir cela, mon cher Marat, venez voir !

 

Et, sans s’occuper davantage du docteur Gilbert, Guillotin ouvrit sa grande boîte, et commença à dresser sa machine sur la table de Marat, qui le regardait faire avec une curiosité égale à son enthousiasme.

 

Gilbert profita de cette préoccupation pour soulever Sébastien endormi, et l’emporter entre ses bras. Albertine le reconduisit jusqu’à la porte, qu’elle referma avec soin derrière lui.

 

Une fois dans la rue, il sentit au froid de son visage qu’il était couvert de sueur et que le vent de la nuit glaçait cette sueur sur son front.

 

– Oh ! mon Dieu, murmura-t-il, que va-t-il arriver de cette ville dont les caveaux cachent peut-être, à l’heure qu’il est, cinq cents philanthropes occupés d’œuvres pareilles à celle que je viens de voir préparer, et qui, un beau jour, éclateront à là lumière du ciel ?…

 

Chapitre XV

Catherine

 

De la rue de la Sourdière à la maison qu’habitait Gilbert, rue Saint-Honoré, il n’y avait qu’un pas.

 

Cette maison était située un peu plus loin que l’Assomption, en face d’un menuisier nommé Duplay.

 

Le froid et le mouvement avaient réveillé Sébastien. Il avait voulu marcher, mais son père s’y était opposé, et continuait de le porter entre ses bras.

 

Le docteur, arrivé à la porte, posa un instant Sébastien sur ses pieds, et frappa assez fort pour que, si endormi que fût le concierge, il n’eût point à attendre trop longtemps dans la rue.

 

En effet, un pas lourd, quoique rapide, retentit bientôt de l’autre côté de la porte.

 

– Est-ce vous, monsieur Gilbert ? demanda une voix.

 

– Tiens, dit Sébastien, c’est la voix de Pitou.

 

– Ah ! Dieu soit loué ! s’écria Pitou en ouvrant la porte, Sébastien est retrouvé !

 

Puis, se retournant vers l’escalier, dans les profondeurs duquel on commençait à apercevoir les lueurs d’une bougie :

 

– Monsieur Billot ! monsieur Billot ! cria Pitou, Sébastien est retrouvé, et sans accident, j’espère – n’est-ce pas, monsieur Gilbert ?

 

– Sans accident grave, du moins, dit le docteur. Viens, Sébastien, viens !

 

Et, laissant à Pitou le soin de fermer la porte, il enleva de nouveau – aux yeux du concierge ébahi, qui paraissait sur le seuil de sa loge, en bonnet de coton et en chemise – Sébastien entre ses bras, et commença de monter l’escalier.

 

Billot marcha le premier, éclairant le docteur ; Pitou emboîta le pas derrière eux.

 

Le docteur demeurait au second ; les portes, toutes grandes ouvertes, annonçaient qu’il était attendu. Il déposa Sébastien sur son lit.

 

Pitou suivait, inquiet et timide. À la boue qui couvrait ses souliers, ses bas, sa culotte, et qui mouchetait le reste de ses vêtements, il était facile de voir qu’il était tout frais arrivé d’une longue route.

 

En effet, après avoir reconduit Catherine éplorée chez elle, après avoir appris de la bouche de la jeune fille, frappée trop profondément pour cacher sa douleur, que cette douleur venait du départ de M. Isidor de Charny pour Paris, Pitou, à qui l’expression de cette douleur brisait doublement le cœur, et comme amant et comme ami, Pitou avait pris congé de Catherine couchée, de la mère Billot pleurant au pied de son lit, et s’était, d’un pas bien autrement tardif que celui qui l’avait amené, acheminé vers Haramont.

 

La lenteur de ce pas, la quantité de fois qu’il se retourna pour regarder tristement la ferme, d’où il s’éloignait le cœur gros à la fois et la douleur de Catherine et de sa propre douleur à lui, firent qu’il n’arriva à Haramont qu’au point du jour.

 

La préoccupation qui le tenait fit aussi que, comme Sextus retrouvant sa femme morte, il alla s’asseoir sur son lit les yeux fixes et les mains croisées sur ses genoux.

 

Enfin, il se releva, et, pareil à un homme qui s’éveille, non pas de son sommeil, mais de sa pensée, il jeta les yeux autour de lui, et vit, près de la feuille de papier écrite de sa main, une autre feuille de papier couverte d’une écriture différente.

 

Il s’approcha de la table et lut la lettre de Sébastien.

 

Il faut le dire à la louange de Pitou, il oublia à l’instant même ses chagrins personnels pour ne songer qu’aux dangers que pouvait courir son ami pendant le voyage qu’il venait d’entreprendre.

 

Puis, sans s’inquiéter de l’avance que l’enfant, parti la veille, pouvait avoir sur lui, Pitou, confiant dans ses longues jambes, se mit à sa poursuite, avec l’espoir de le rejoindre, si Sébastien, ne trouvant pas de moyen de transport, avait été forcé de continuer sa route à pied.

 

D’ailleurs il faudrait bien que Sébastien s’arrêtât, tandis que lui, Pitou, marcherait toujours.

 

Pitou ne s’inquiéta point d’un bagage quelconque. Il ceignit ses reins d’une ceinture de cuir, comme il avait l’habitude d’en user quand il avait une longue traite à faire ; il prit sous son bras un pain de quatre livres dans lequel il introduisit un saucisson, et, son bâton de voyage à la main, il se mit en route.

 

Pitou, de son pas ordinaire, faisait une lieue et demie à l’heure ; en prenant le pas accéléré, il en fit deux.

 

Cependant, comme il lui fallut s’arrêter pour boire, pour renouer les cordons de ses souliers et pour demander des nouvelles de Sébastien, il mit dix heures à venir de l’extrémité de la rue de Largny à la barrière de la Villette ; puis une heure, à cause des embarras de voitures, à venir de la barrière de la Villette à la maison du docteur Gilbert : cela fit onze heures. Il était parti à neuf heures du matin, il était arrivé à huit heures du soir

 

C’était, on se le rappelle, juste le moment où Andrée enlevait Sébastien des Tuileries, et où le docteur Gilbert causait avec le roi. Pitou ne trouva donc ni le docteur Gilbert, ni Sébastien mais il trouva Billot.

 

Billot n’avait aucunement entendu parler de Sébastien, et ne savait pas à quelle heure Gilbert rentrerait.

 

Le malheureux Pitou était si inquiet, qu’il ne songea point à parler à Billot de Catherine. Toute sa conversation ne fut qu’un long gémissement sur le malheur qu’il avait eu de ne pas se trouver dans sa chambre lorsque Sébastien y était venu.

 

Puis, comme il avait emporté la lettre de Sébastien pour se justifier au besoin près du docteur, il relisait cette lettre, chose bien inutile, car il l’avait déjà lue et relue tant de fois, qu’il la savait par cœur.

 

Le temps avait passé ainsi, lent et triste, pour Pitou et Billot, depuis huit heures du soir jusqu’à deux heures du matin.

 

C’était bien long, six heures ! Il n’avait pas fallu à Pitou le double de ce temps-là pour venir de Villers-Cotterêts à Paris.

 

À deux heures du matin, le bruit du marteau avait retenti pour la dixième fois depuis l’arrivée de Pitou.

 

À chaque fois, Pitou s’était précipité par les degrés, et, malgré les quarante marches qu’il y avait à descendre, il était toujours arrivé au moment où le concierge tirait le cordon.

 

Mais, chaque fois, son espérance avait été trompée : ni Gilbert ni Sébastien n’avaient paru, et il était remonté près de Billot lentement et tristement.

 

Enfin, nous avons dit comment, une dernière fois, étant descendu plus précipitamment encore que les autres, son attente avait été comblée en voyant reparaître, en même temps, le père et le fils, le docteur Gilbert et Sébastien.

 

Gilbert remercia Pitou comme le brave garçon devait être remercié, c’est-à-dire par une poignée de main ; puis, comme il pensait qu’après une trotte de dix-huit lieues, et une attente de six heures, le voyageur devait avoir besoin de repos, il lui souhaita une bonne nuit et l’envoya se coucher.

 

Mais, tranquille à l’endroit de Sébastien, Pitou avait, maintenant, ses confidences à faire à Billot. Il fit donc signe à Billot de le suivre, et Billot le suivit.

 

Quant à Gilbert, il ne voulut s’en rapporter à personne du soin de coucher et de veiller Sébastien. Il examina lui-même l’ecchymose empreinte sur la poitrine de l’enfant, appliqua son oreille sur plusieurs endroits du torse ; puis, s’étant assuré que la respiration était parfaitement libre, il se coucha sur une chaise longue près de l’enfant, qui, malgré une fièvre assez forte, ne tarda pas à s’endormir.

 

Mais bientôt, pensant à l’inquiétude que devait éprouver Andrée, d’après celle qu’il avait éprouvée lui-même, il appela son valet de chambre et lui ordonna d’aller à l’instant même jeter à la plus prochaine poste, afin qu’elle parvînt à son adresse à la première levée, une lettre dans laquelle étaient ces seules paroles :

 

« Rassurez-vous, l’enfant est retrouvé et n’a aucun mal. »

 

Le lendemain, Billot fit demander dès le matin à Gilbert la permission d’entrer chez lui, permission qui lui fut accordée.

 

La bonne figure de Pitou apparut souriante à la porte derrière celle de Billot, dont Gilbert remarqua l’expression triste et grave.

 

– Qu’y a-t-il donc, mon ami, et qu’avez-vous ? demanda le docteur.

 

– J’ai, monsieur Gilbert, que vous avez bien fait de me retenir ici, puisque je pouvais vous être utile, à vous et au pays ; mais, tandis que je reste à Paris, tout va mal là-bas.

 

Que l’on n’aille cependant pas croire, d’après ces paroles, que Pitou eût révélé les secrets de Catherine, et parlé des amours de la jeune fille avec Isidor. Non, l’âme honnête du brave commandant de la garde nationale d’Haramont se refusait à une délation. Il avait seulement dit à Billot que la récolte avait été mauvaise, que les seigles avaient manqué, qu’une partie des blés avait été couchée par la grêle, que les granges étaient au tiers pleines, et qu’il avait trouvé Catherine sur le chemin de Villers-Cotterêts à Pisseleu.

 

Or, Billot s’était assez peu inquiété du manque des seigles et du versement des blés ; mais il avait failli se trouver mal lui-même en apprenant l’évanouissement de Catherine.

 

C’est qu’il savait, le brave père Billot, qu’une jeune fille du tempérament et de la force de Catherine ne s’évanouit pas sans raison sur les grands chemins.

 

D’ailleurs, il avait fort interrogé Pitou, et, quelque réserve que Pitou eût mise dans ses réponses, plus d’une fois Billot avait secoué la tête en disant :

 

– Allons, allons, je crois qu’il est temps que je retourne là-bas.

 

Gilbert, qui venait d’éprouver lui-même ce qu’un cœur de père peut souffrir, comprit, cette fois, ce qui se passait dans celui de Billot, lorsque Billot lui eut dit les nouvelles apportées par Pitou.

 

– Allez donc, mon cher Billot, lui répondit-il, puisque ferme, terre et famille vous réclament ; mais n’oubliez pas qu’au nom de la patrie, dans un cas pressant, je dispose de vous.

 

– Un mot, monsieur Gilbert, répondit le brave fermier, et, en douze heures, je suis à Paris.

 

Alors, ayant embrassé Sébastien, qui, après une nuit heureusement passée, se trouvait complètement hors de danger, ayant serré la main fine et délicate de Gilbert dans ses deux larges mains, Billot prit le chemin de sa ferme, qu’il avait quittée pour huit jours, et dont il était absent depuis trois mois.

 

Pitou le suivit emportant – offrande du docteur Gilbert – vingt-cinq louis destinés à aider à l’habillement et à l’équipement de la garde nationale d’Haramont.

 

Sébastien resta avec son père.

 

 

 

Chapitre XVI

Trêve

 

Une semaine s’était écoulée entre les événements que nous venons de raconter et le jour où nous allons de nouveau prendre le lecteur par la main, et le conduire au château des Tuileries, désormais théâtre principal des grandes catastrophes qui vont s’accomplir.

 

Ô Tuileries ! héritage fatal légué par la reine de la Saint-Barthélemy, par l’étrangère Catherine de Médicis à ses descendants et à ses successeurs ; palais du vertige, qui attire pour dévorer, quelle fascination y a-t-il donc dans ton porche béant, où s’engouffrent tous ces fous couronnés qui veulent être appelés rois, qui ne se croient véritablement sacrés que lorsqu’ils ont dormi sous tes lambris régicides, et que tu rejettes les uns après les autres, ceux-ci cadavres sans tête, ceux-là fugitifs sans couronne ?

 

Sans doute, il y a dans tes pierres, ciselées comme un bijou de Benvenuto Cellini, quelque maléfice fatal ; sans doute, quelque talisman mortel est enfoui sous ton seuil. Compte les derniers rois que tu as reçus, et dis ce que tu en as fait ! De ces cinq rois, un seul a été rendu par toi au caveau où l’attendaient ses ancêtres, et, des quatre que l’histoire te réclame, l’un a été livré à l’échafaud, et les trois autres à l’exil !

 

Un jour une assemblée tout entière voulut braver le péril et s’établir à la place des rois, s’asseoir, mandataire du peuple, là où s’étaient assis les élus de la monarchie. De ce moment, le vertige la prit ; de ce moment, elle se détruisit elle-même : l’échafaud dévora les uns, l’exil engloutit les autres, et une étrange fraternité réunit Louis XVI et Robespierre, Collot d’Herbois et Napoléon, Billaud-Varennes et Charles X, Vadier et Louis-Philippe.

 

Ô Tuileries ! Tuileries ! bien insensé sera donc celui qui osera franchir ton seuil et entrer par où sont entrés Louis XVI, Napoléon, Charles X et Louis- Philippe, car un peu plus tôt, un peu plus tard, celui-là sortira par la même porte qu’eux.

 

Et cependant, palais funèbre ! chacun d’eux est entré dans ton enceinte au milieu des acclamations du peuple, et ton double balcon les a vus, les uns après les autres, sourire à ces acclamations, croyant aux souhaits et aux vœux de la foule qui les poussait ; ce qui fait qu’à peine assis sous le dais royal, chacun d’eux s’est mis à travailler à son œuvre, au lieu de travailler à l’œuvre du peuple ; ce dont le peuple s’apercevant un jour, il l’a mis à la porte comme un fermier infidèle, ou l’a puni comme un mandataire ingrat.

 

C’est ainsi qu’après cette marche terrible du 6 octobre, au milieu de la boue, du sang et des cris, le pâle soleil du lendemain trouva, en se levant, la cour des Tuileries pleine d’un peuple ému du retour de son roi et affamé de le voir.

 

Toute la journée, Louis XVI avait reçu les corps constitués ; pendant ce temps, la foule attendait au dehors, le cherchait, l’épiait à travers les vitres ; celui qui croyait l’apercevoir jetait un cri de joie, et le montrait à son voisin en disant :

 

– Le voyez-vous ? le voyez-vous ? le voilà !

 

À midi, il fallut qu’il se montrât au balcon, et ce furent des bravos et des applaudissements unanimes.

 

Le soir, il fallut qu’il descendît au jardin, et ce furent plus que des bravos et des applaudissements, ce furent des attendrissements et des larmes.

 

Madame Élisabeth, cœur jeune, pieux et naïf, montrait ce peuple à son frère en lui disant :

 

– Il me semble, pourtant, qu’il n’est pas difficile de régner sur de pareils hommes.

 

Son logement était au rez-de-chaussée. Le soir, elle fit ouvrir les fenêtres, et soupa devant tout le monde.

 

Hommes et femmes regardaient, applaudissaient et saluaient par les ouvertures, les femmes surtout : elles faisaient monter leurs enfants sur l’appui des fenêtres, ordonnant à ces petits innocents d’envoyer des baisers à cette grande dame, et de lui dire qu’elle était bien belle.

 

Et les enfants lui répétaient : « Vous êtes bien belle, madame ! » et de leurs petites mains potelées, lui envoyaient des baisers sans nombre et sans fin.

 

Chacun disait : « La révolution est finie, voilà le roi délivré de son Versailles, de ses courtisans et de ses conseillers. L’enchantement qui tenait loin de sa capitale la royauté captive dans ce monde d’automates, de statues et d’ifs taillés qu’on appelle Versailles, est rompu. Grâce à Dieu, le roi est replacé dans la vie et la vérité, c’est-à-dire dans la nature réelle de l’homme. Venez, sire, venez parmi nous ! Jusqu’à ce jour, vous n’aviez, entouré comme vous l’étiez, que la liberté de faire le mal ; aujourd’hui, au milieu de nous, au milieu de votre peuple, vous avez toute liberté de faire le bien ! »

 

Souvent les masses et les individus même se trompent sur ce qu’ils sont, ou plutôt sur ce qu’ils vont être. La peur éprouvée pendant les journées des 5 et 6 octobre avait ramené au roi, non seulement une foule de cœurs, mais encore beaucoup d’esprits, beaucoup d’intérêts. Ces cris dans l’obscurité, ce réveil au milieu de la nuit, ces feux allumés dans la cour de marbre et éclairant les grands murs de Versailles de leurs funèbres reflets, tout cela avait frappé fortement les imaginations honnêtes. L’Assemblée avait eu grand-peur, plus peur quand le roi avait été menacé que lorsqu’elle avait été menacée elle-même. Alors, il lui semblait encore qu’elle dépendait du roi ; six mois ne s’écouleront pas sans qu’elle sente, au contraire, que c’est le roi qui dépend d’elle. Cent cinquante de ses membres prirent des passeports, Mounier et Lally – le fils du Lally mort en Grève – se sauvèrent.

 

Les deux hommes les plus populaires de France, La Fayette et Mirabeau, revenaient royalistes à Paris.

 

Mirabeau avait dit à La Fayette : « Unissons-nous, et sauvons le roi ! »

 

Par malheur, La Fayette, honnête homme par excellence, mais esprit borné, méprisait le caractère de Mirabeau, et ne comprenait pas son génie.

 

Il se contenta d’aller trouver le duc d’Orléans.

 

On avait dit beaucoup de choses sur Son Altesse. On avait dit que, pendant la nuit, le duc avait été vu, un chapeau rabattu sur les yeux, une badine à la main, agitant les groupes dans la cour de marbre, les poussant au pillage du château, dans l’espérance que le pillage serait en même temps l’assassinat.

 

Mirabeau était tout au duc d’Orléans.

 

La Fayette, au lieu de s’entendre avec Mirabeau, alla trouver le duc d’Orléans, et l’invita à quitter Paris. Le duc d’Orléans discuta, lutta, se roidit ; mais La Fayette était réellement roi, il lui fallut obéir.

 

– Et quand reviendrai-je ? demanda-t-il à La Fayette.

 

– Quand je vous dirai qu’il est temps de revenir, mon prince, répondit celui-ci.

 

– Et, si je m’ennuie et que je revienne sans votre permission, monsieur ? demanda hautainement le duc.

 

– Alors, répondit La Fayette, j’espère que, le lendemain de son retour, Votre Altesse me fera l’honneur de se battre avec moi.

 

Le duc d’Orléans partit, et ne revint que rappelé.

 

La Fayette était un peu royaliste avant le 6 octobre ; mais, après le 6 octobre, il le devint réellement, sincèrement ; il avait sauvé la reine et protégé le roi.

 

On s’attache par les services qu’on rend, bien plus qu’on n’est attaché par les services qu’on reçoit. C’est qu’il y a, dans le cœur de l’homme, bien plus d’orgueil que de reconnaissance.

 

Le roi et Madame Élisabeth, tout en sentant qu’il y avait au-dessous et peut-être au-dessus de tout ce peuple un élément fatal qui ne voulait pas se mêler à lui, quelque chose de haineux et de vindicatif comme la colère du tigre qui rugit tout en caressant, le roi et Madame Élisabeth avaient été réellement touchés.

 

Mais il n’en était pas de même pour Marie-Antoinette. La mauvaise disposition où était le cœur de la femme nuisait à l’esprit de la reine. Ses larmes étaient des larmes de dépit, de douleur, de jalousie. De ces larmes qu’elle versait, il y en avait autant pour Charny, qu’elle sentait s’échapper de ses bras, que pour ce sceptre qu’elle sentait s’échapper de sa main.

 

Aussi voyait-elle tout ce peuple, entendait-elle tous ces cris, avec un cœur sec et un esprit irrité. Elle était plus jeune, en réalité, que Madame Élisabeth, ou plutôt du même âge à peu prés, mais la virginité d’âme et de corps avait fait à celle-ci une robe d’innocence et de fraîcheur qu’elle n’avait pas encore dévêtue, tandis que les ardentes passions de la reine, haine et amour, avaient jauni ses mains, pareilles à de l’ivoire, avaient serré sur ses dents ses lèvres blêmies, et avaient étendu au-dessous de ses yeux ces nuances nacrées et violâtres qui révèlent un mal profond, incurable, constant.

 

La reine était malade, profondément malade, malade d’un mal dont on ne guérit pas, car son seul remède est le bonheur et la paix, et la pauvre Marie Antoinette sentait que c’en était fait de sa paix et de son bonheur.

 

Aussi, au milieu de tous ces élans, au milieu de tous ces cris et de tous ces vivats, quand le roi tend les mains aux hommes, quand Madame Élisabeth sourit et pleure à la fois aux femmes et aux petits enfants, la reine sent son œil, mouillé des larmes de sa propre douleur, à elle, redevenir sec devant la joie publique.

 

Les vainqueurs de la Bastille s’étaient présentés chez elle, et elle avait refusé de les recevoir.

 

Les dames de la halle étaient venues à leur tour ; elle avait reçu les dames de la halle, mais à distance, séparées d’elle par d’immenses paniers ; en outre, ses femmes, comme une avant-garde destinée à la défendre de tout contact, s’étaient jetées au-devant d’elle.

 

C’est une grande faute que faisait Marie-Antoinette. Les dames de la halle étaient royalistes ; beaucoup avaient désavoué le 6 octobre.

 

Ces femmes, alors, lui avaient adressé la parole – car, dans ces sortes de groupes, il y a toujours des orateurs.

 

Une femme plus hardie que les autres s’était érigée en conseiller.

 

– Madame la reine, avait dit cette jeune femme, veuillez me permettre de vous donner un avis, mais, là, un avis à la grosse morguienne, c’est-à-dire venant du cœur.

 

La reine avait fait de la tête un signe si imperceptible, que la femme ne l’avait pas vu.

 

– Vous ne répondez pas ? avait-elle dit. N’importe ! je vous le donnerai tout de même. Vous voilà parmi nous, au milieu de votre peuple, c’est-à-dire au sein de votre vraie famille. Il faut, maintenant, éloigner de vous tous ces courtisans qui perdent les rois, et aimer un peu ces pauvres Parisiens, qui, depuis vingt ans que vous êtes en France, ne vous ont peut-être pas vue quatre fois.

 

– Madame, répondit sèchement la reine, vous parlez ainsi parce que vous ne connaissez pas mon cœur. Je vous ai aimés à Versailles, je vous aimerai de même à Paris.

 

Ce n’était pas beaucoup promettre.

 

Aussi, un autre orateur reprit.

 

– Oui, oui, vous nous aimiez à Versailles ! C’était donc par amour que, le 14 juillet, vous vouliez assiéger la ville et la faire bombarder ? C’était donc par amour que, le 6 octobre, vous vouliez vous enfuir aux frontières, sous le prétexte d’aller au milieu de la nuit à Trianon ?

 

– C’est-à-dire, reprit la reine, que l’on vous a rapporté cela, et que vous l’avez cru : voilà ce qui fait à la fois le malheur du peuple et celui du roi !

 

Et, cependant, pauvre femme ! ou plutôt pauvre reine ! au milieu des résistances de son orgueil et des déchirements de son cœur, elle trouva une heureuse inspiration.

 

Une de ces femmes, Alsacienne de naissance, lui adressa la parole en allemand.

 

– Madame, lui répondit la reine, je suis devenue tellement Française, que j’ai oublié ma langue maternelle !

 

C’était charmant à dire ; malheureusement, ce fut mal dit.

 

Les dames de la halle pouvaient s’éloigner en criant à plein cœur : « Vive la reine ! »

 

Elles s’éloignèrent en criant du bout des lèvres et en grognant entre leurs dents.

 

Le soir, étant réunis, le roi et Madame Élisabeth, sans doute pour se consoler, pour se raffermir l’un l’autre, se rappelaient tout ce qu’ils avaient trouvé de bon et de consolant dans ce peuple. La reine ne trouva qu’un fait à ajouter à tout cela, c’était un mot du dauphin, qu’elle répéta plusieurs fois, ce jour-là et les jours suivants.

 

Au bruit qu’avaient fait les dames de la halle, en entrant dans les appartements, le pauvre petit était accouru près de sa mère, et s’était serré contre elle en s’écriant :

 

– Bon Dieu ! maman, est-ce qu’aujourd’hui est encore hier ?…

 

Le petit dauphin était là ; il entendit ce que sa mère disait de lui, et, fier comme tous les enfants qui voient qu’on s’occupe d’eux, il s’approcha du roi, et le regarda d’un air pensif.

 

– Que veux-tu, Louis ? demanda le roi.

 

– Je voudrais, répondit le dauphin, vous demander quelque chose de très sérieux, mon père.

 

– Eh bien, dit le roi en l’attirant entre ses jambes, que veux-tu me demander ? Voyons, parle !

 

– Je désirais savoir, continua l’enfant, pourquoi votre peuple, qui vous aimait tant, s’est tout à coup fâché contre vous, et ce que vous avez fait pour le mettre si fort en colère.

 

– Louis ! murmura la reine avec l’accent du reproche.

 

– Laissez-moi lui répondre, dit le roi :

 

Madame Élisabeth souriait à l’enfant.

 

Louis XVI prit son fils sur ses genoux, et, mettant la politique du jour à portée de l’intelligence de l’enfant :

 

– Mon fils, lui dit-il, j’ai voulu rendre le peuple encore plus heureux qu’il ne l’était. J’ai eu besoin d’argent pour payer les dépenses occasionnées par les guerres ; j’en ai demandé à mon peuple, comme l’ont toujours fait les rois mes prédécesseurs. Des magistrats qui composent mon parlement s’y sont opposés, et ont dit que mon peuple seul avait le droit de me voter cet argent. J’ai assemblé, à Versailles, les premiers de chaque ville par leur naissance, leur fortune et leurs talents – c’est là ce qu’on appelle les états généraux. Quand ils ont été assemblés, ils m’ont demandé des choses que je ne puis faire, ni pour moi ni pour vous, qui serez mon successeur. Il s’est trouvé des méchants qui ont soulevé le peuple, et les excès où il s’est porté, les jours derniers, sont leur ouvrage !… Mon fils, il ne faut pas en vouloir au peuple !

 

À cette dernière recommandation, Marie-Antoinette serra les lèvres ; il était évident que, chargée de l’éducation du dauphin, ce n’était point vers l’oubli des injures qu’elle eût dirigé cette éducation.

 

Le lendemain, la ville de Paris et la garde nationale envoyèrent prier la reine de paraître au spectacle, et de constater ainsi, par sa présence et par celle du roi, qu’ils résidaient avec plaisir dans la capitale.

 

La reine répondit qu’elle aurait grand plaisir à se rendre à l’invitation de la ville de Paris, mais qu’il lui fallait le temps de perdre le souvenir des journées qui venaient de se passer. Le peuple avait déjà oublié ; il fut étonné qu’on se souvînt.

 

Lorsqu’elle apprit que son ennemi le duc d’Orléans était éloigné de Paris, elle eut un moment de joie ; mais elle ne sut point gré à La Fayette de cet éloignement : elle crut que c’était une affaire personnelle entre le prince et le général.

 

Elle le crut ou fit semblant de le croire, ne voulant rien devoir à La Fayette.

 

Véritable princesse de la maison de Lorraine, pour la rancune et la hauteur, elle voulait vaincre et se venger.

 

« Les reines ne peuvent se noyer », avait dit madame Henriette d’Angleterre au milieu d’une tempête, et elle était de l’avis de madame Henriette d’Angleterre.

 

D’ailleurs, Marie-Thérèse n’avait-elle pas été plus près de mourir qu’elle, quand elle avait pris son enfant entre ses bras et l’avait montré à ses fidèles Hongrois.

 

Ce souvenir héroïque de la mère influa sur la fille ; ce fut un tort – le tort terrible de ceux qui comparent les situations sans les juger !

 

Marie-Thérèse avait pour elle le peuple, Marie-Antoinette l’avait contre elle.

 

Et puis elle était femme avant tout, et peut-être, hélas ! eût-elle mieux jugé la situation, si son cœur eût été plus en paix ; peut-être eût-elle un peu moins haï le peuple, si Charny l’eût aimée davantage !

 

Voilà donc ce qui se passait aux Tuileries, pendant ces quelques jours où la Révolution faisait halte, où les passions exaltées se refroidissaient, et où, comme pendant une trêve, amis et ennemis se reconnaissaient, pour recommencer, à la première déclaration d’hostilité, un nouveau combat plus acharné, une nouvelle bataille plus meurtrière.

 

Ce combat est d’autant plus probable, cette bataille est d’autant plus instante que nous avons mis nos lecteurs non seulement au courant de ce qui peut se voir à la surface de la société, mais encore de tout ce qui se trame dans ses profondeurs.

 

Chapitre XVII

Le portrait de Charles Ier

 

Pendant ces quelques jours qui s’étaient écoulés, et où les nouveaux hôtes des Tuileries s’y étaient établis et y avaient pris leurs habitudes, Gilbert, n’ayant point été appelé près du roi, n’avait pas jugé à propos de s’y rendre ; mais, enfin, son jour de visite venu, il crut que son devoir lui serait une excuse qu’il n’avait point osé emprunter à son dévouement.

 

C’était le même service d’antichambre qui avait suivi le roi de Versailles à Paris ; Gilbert était donc connu aux antichambres des Tuileries comme à celles de Versailles.

 

D’ailleurs, le roi, pour n’avoir pas eu recours au docteur, ne l’avait point oublié ; Louis XVI avait l’esprit trop juste pour ne pas facilement reconnaître ses amis de ses ennemis.

 

Et Louis XVI sentait bien jusqu’au plus profond de son cœur, quelles que fussent les préventions de la reine contre Gilbert, que Gilbert était, non pas peut-être l’ami du roi, mais, ce qui valait tout autant, l’ami de la royauté.

 

Il s’était donc rappelé que c’était le jour de service de Gilbert, et il avait donné son nom pour qu’aussitôt son apparition, Gilbert fût introduit près de lui.

 

Il en résulta qu’à peine celui-ci eut-il franchi le seuil de la porte, le valet de chambre de service se leva, alla au-devant de lui, et l’introduisit dans la chambre à coucher du roi.

 

Le roi se promenait de long en large, si préoccupé, qu’il ne fit point attention à l’entrée du docteur, qu’il n’entendit point l’annonce qui le précédait.

 

Gilbert s’arrêta sur la porte, immobile et silencieux, attendant que le roi remarquât sa présence, et lui adressât la parole.

 

L’objet qui préoccupait le roi – et il était facile de le voir, car, de temps en temps, il s’arrêtait pensif devant lui – c’était un grand portrait en pied de Charles Ier peint par Van Dyck, le même qui est aujourd’hui au palais du Louvre, et qu’un Anglais a proposé de couvrir entièrement de pièces d’or, si l’on consentait à le lui vendre.

 

Vous le connaissez, ce portrait, n’est-ce pas, sinon par la toile, du moins par la gravure ?

 

Charles Ier est à pied, sous quelques-uns de ces arbres grêles et rares comme ceux qui poussent sur les plages. Un page tient son cheval tout caparaçonné ; la mer fait l’horizon.

 

La tête du roi est tout empreinte de mélancolie. À quoi pense ce Stuart, qui a eu pour prédécesseur la belle et infortunée Marie, et qui aura pour successeur Jacques II ?

 

Ou plutôt à quoi pensait le peintre, cet homme de génie, qui en avait assez pour douer la physionomie du roi du superflu de sa pensée ?

 

À quoi pensait-il en le peignant d’avance comme aux derniers jours de sa fuite, en simple cavalier, prêt à se remettre en campagne contre les têtes rondes ?

 

À quoi pensait-il en le peignant ainsi, acculé à la mer orageuse du Nord avec son cheval à ses côtés, tout prêt pour l’attaque, mais aussi tout prêt pour la fuite ?

 

Est-ce que, si l’on retournait ce tableau, où Van Dyck a mis cette profonde teinte de tristesse, est-ce que, sur l’envers de cette toile, on ne trouverait pas quelque ébauche de l’échafaud de White-Hall ?

 

Il fallait que cette voix de la toile parlât bien haut pour s’être fait entendre à la nature toute matérielle de Louis XVI, dont, pareil à un nuage qui passe et qui jette son reflet sombre sur les pavés verts et sur les moissons dorées, elle avait rembruni le front.

 

Trois fois il interrompit sa promenade pour s’arrêter devant ce portrait, et trois fois, avec un soupir, il reprit cette promenade, qui semblait toujours et fatalement aboutir en face de ce tableau.

 

Enfin, Gilbert comprit qu’il y a des circonstances où un spectateur est moins indiscret en annonçant sa présence qu’en restant muet.

 

Il fit un mouvement, Louis XVI tressaillit et se retourna.

 

– Ah ! c’est vous, docteur, dit-il. Venez, venez, je suis heureux de vous voir.

 

Gilbert s’approcha en s’inclinant.

 

– Depuis combien de temps êtes-vous là, docteur ?

 

– Depuis quelques minutes, sire.

 

– Ah ! fit le roi redevenant pensif.

 

Puis, après une pause, conduisant Gilbert devant le chef-d’œuvre de Van Dyck :

 

– Docteur, demanda-t-il, connaissez-vous ce portrait ?

 

– Oui, sire.

 

– Où donc l’avez-vous vu ?

 

– Enfant, chez Mme Du Barry ; mais, tout enfant que j’étais à cette époque, il m’avait profondément frappé.

 

– Oui, chez Mme Du Barry, c’est bien cela, murmura Louis XVI.

 

Puis, après une nouvelle pause de quelques secondes.

 

– Connaissez-vous l’histoire de ce portrait, docteur ? demanda-t-il.

 

– Sa Majesté parle-t-elle de l’histoire du roi qu’il représente, ou de l’histoire du portrait lui-même ?

 

– Je parle de l’histoire du portrait.

 

– Non, sire ; je sais seulement qu’il a été peint à Londres, vers 1645 ou 1646, voilà tout ce que je puis dire ; mais j’ignore comment il a passé en France, et comment il se trouve, à cette heure, dans la chambre de Votre Majesté.

 

– Comment il a passé en France, je vais vous le dire ; comment il se trouve dans ma chambre, je l’ignore moi-même.

 

Gilbert regarda Louis XVI avec étonnement.

 

– Comment il se trouve en France, répéta Louis XVI, le voici : je ne vous apprendrai rien de nouveau sur le fond, mais beaucoup sur les détails ; vous comprendrez, alors, pourquoi je m’arrêtais devant ce portrait, et à quoi je pensais en m’y arrêtant.

 

Gilbert s’inclina en signe qu’il écoutait attentivement.

 

– Il y eut – voilà trente ans de cela à peu près –, dit Louis XVI, un ministère fatal à la France, et à moi surtout, ajouta-t-il en soupirant au souvenir de la mémoire de son père, qu’il avait toujours cru empoisonné par l’Autriche : c’est le ministère de M. de Choiseul. Ce ministère, on résolut de le remplacer par le ministère d’Aiguillon et Maupeou, en brisant du même coup les parlements Mais briser les parlements, c’était une action qui épouvantait fort mon aïeul le roi Louis XV. Pour briser les parlements, il lui fallait une volonté qu’il avait perdue. Avec les débris de ce vieil homme, il fallait refaire un homme nouveau, et, pour refaire de ce vieil homme un homme nouveau, il n’y avait qu’un moyen : c’était de fermer ce honteux harem qui, sous le nom de Parc-aux-Cerfs, a coûté tant d’argent à la France et tant de popularité à la monarchie ; il fallait, au lieu de ce monde de jeunes filles où s’épuisaient les restes de sa virilité, donner à Louis XV une seule maîtresse qui lui tînt lieu de toutes, qui n’eût pas assez d’influence pour lui faire suivre une ligne politique, mais qui eût assez de mémoire pour lui répéter à chaque instant une leçon bien apprise. Le vieux maréchal de Richelieu savait où chercher une femme de cette sorte ; il la chercha où elles se trouvent, et il la trouva. Vous l’avez connue, docteur, car tout à l’heure vous m’avez dit avoir vu ce portrait chez elle ?

 

Gilbert s’inclina.

 

– Nous ne l’aimions pas, la reine ni moi, cette femme ! La reine, moins que moi peut-être, car la reine, Autrichienne, instruite par Marie-Thérèse à cette grande politique européenne dont l’Autriche serait le centre, voyait dans l’avènement de M. d’Aiguillon la chute de son ami M. de Choiseul ; nous ne l’aimions pas, dis-je, et, cependant, je dois lui rendre cette justice, qu’en détruisant ce qui était, elle agissait selon mes désirs particuliers, et, je le dirai en conscience, selon le bien général. C’était une habile comédienne ! elle joua son rôle à merveille : elle surprit Louis XV par une familière audace inconnue jusque-là à la royauté ; elle l’amusa en le raillant, elle le fit homme en lui faisant croire qu’il l’était…

 

Le roi s’arrêta tout à coup, comme s’il se reprochait cette imprudence de parler ainsi de son aïeul devant un étranger ; mais, en jetant un regard sur la figure franche et ouverte de Gilbert, il vit qu’à cet homme, qui savait si bien tout comprendre, il pouvait tout dire.

 

Gilbert devina ce qui se passait dans l’esprit du roi, et, sans impatience, sans interrogation même, ouvrant son œil tout entier à l’œil scrutateur de Louis XVI, il attendit.

 

– Ce que je vous dis, monsieur, reprit Louis XVI avec une certaine noblesse de geste et de tête qui ne lui était pas habituelle, je ne devrais peut-être pas vous le dire, car c’est ma pensée intime, et un roi ne doit laisser voir le fond de son cœur qu’à ceux au fond du cœur desquels il peut lire. Me rendrez-vous la pareille, monsieur Gilbert ? et, si le roi de France vous dit toujours tout ce qu’il pense, lui direz-vous toujours, vous-même, tout ce que vous pensez ?

 

– Sire, répondit Gilbert, je vous jure que, si Votre Majesté me fait cet honneur, je lui rendrai, moi, ce service ; le médecin a charge de corps, comme le prêtre a charge d’âmes ; mais, muet et impénétrable pour les autres, je regarderais comme un crime de ne pas dire la vérité au roi, qui me fait l’honneur de me la demander.

 

– Ainsi monsieur Gilbert, jamais une indiscrétion ?

 

– Sire, vous me diriez à moi-même que, dans un quart d’heure, et par votre ordre, je vais être mis à mort, que je ne me croirais pas le droit de fuir, si vous n’ajoutiez : « Fuyez ! »

 

– Vous faites bien de me dire cela, monsieur Gilbert. Avec mes meilleurs amis, avec la reine elle-même, souvent je ne parle que tout bas ; avec vous, je penserai tout haut.

 

Il continua :

 

– Eh bien ! cette femme, qui savait que l’on ne pouvait guère compter, avec Louis XV, que sur des velléités royales, ne le quittait guère, afin de mettre à profit les moindres de ces velléités. Au conseil, elle le suivait et se penchait sur son fauteuil ; devant le chancelier, devant ces graves personnages, devant ces vieux magistrats, elle se couchait à ses pieds, minaudant comme un singe, bavardant comme une perruche, lui soufflant enfin la royauté nuit et jour. Mais ce n’était point encore assez, et l’étrange égérie y eût peut-être perdu son temps, si, à ces paroles insaisissables, M. de Richelieu n’eût eu l’idée d’ajouter un corps qui rendît matérielle la leçon qu’elle répétait. Sous le prétexte que le page que l’on voit dans ce tableau se nommait Barry, on acheta ce tableau pour elle comme si c’était un tableau de famille. Ce visage mélancolique, qui devine le 30 janvier 1649, placé dans le boudoir de cette fille, entendit ses éclats de rire effrontés, vit ses lascifs ébats ; car voici ce à quoi il lui servait : tout en riant, elle prenait Louis XV par la tête, et, lui montrant Charles Ier : « Vois-tu, la France, disait-elle, voici un roi à qui on a coupé le cou, parce qu’il était faible pour son parlement ; ménage donc encore le tien ! » Louis XV cassa son parlement, et mourut tranquillement sur le trône. Alors, nous exilâmes cette femme, pour laquelle peut-être nous eussions dû être plus indulgents. Le tableau resta dans les mansardes de Versailles, et jamais je ne songeai même à demander ce qu’il était devenu… Maintenant, comment se fait-il que je le trouve ici ? Qui a ordonné qu’il y fût apporté ? Pourquoi me suit-il, ou plutôt pourquoi me poursuit-il ?

 

Et, après avoir secoué tristement la tête :

 

– Docteur, dit Louis XVI, n’y a-t-il point une fatalité là-dessous ?

 

– Une fatalité, si ce portrait ne vous dit rien, sire ; mais une providence, s’il vous parle.

 

– Comment voulez-vous qu’un pareil portrait ne parle pas à un roi dans ma situation, docteur ?

 

– Après m’avoir permis de lui dire la vérité, Votre Majesté permet-elle que je l’interroge ?

 

Louis XVI sembla hésiter un instant.

 

– Interrogez, docteur, dit-il.

 

– Que dit ce portrait à Votre Majesté, sire ?

 

– Il me dit que Charles Ier a perdu la tête pour avoir fait la guerre à son peuple, et que Jacques II a perdu le trône pour avoir délaissé le sien.

 

– En ce cas, ce portrait est comme moi, sire : il dit la vérité.

 

– Eh bien ?… demanda le roi sollicitant Gilbert du regard.

 

– Eh bien, puisque le roi m’a permis de l’interroger, je lui demanderai ce qu’il répond à ce portrait, qui lui parle si loyalement.

 

– Monsieur Gilbert, dit le roi, je vous donne ma foi de gentilhomme que je n’ai encore rien résolu ; je prendrai conseil des circonstances.

 

– Le peuple a peur que le roi ne songe à lui faire la guerre.

 

Louis XVI secoua la tête.

 

– Non, monsieur, non, dit-il, je ne puis faire la guerre à mon peuple qu’avec l’appui de l’étranger, et je connais trop bien l’état de l’Europe pour m’y fier. Le roi de Prusse m’offre d’entrer en France avec cent mille hommes ; mais je sais l’esprit intrigant et ambitieux de cette petite monarchie, qui tend à devenir un grand royaume, qui pousse partout au trouble, espérant que, dans ce trouble, elle aura quelque Silésie nouvelle à accaparer. L’Autriche, de son côté, met cent autres mille hommes à ma disposition ; mais je n’aime pas mon beau-frère Léopold, Janus à deux faces, dévot philosophe, dont la mère Marie-Thérèse a fait empoisonner mon père. Mon frère d’Artois me propose l’appui de la Sardaigne et de l’Espagne ; mais je ne me fie pas à ces deux puissances, conduites par mon frère d’Artois ; il a près de lui M. de Calonne, c’est-à-dire le plus cruel ennemi de la reine, celui-là même qui a annoté – j’ai vu le manuscrit – le pamphlet de Mme La Motte contre nous dans cette affaire du collier. Je sais tout ce qui se passe là-bas. Dans l’avant-dernier conseil, il a été question de me déposer et de nommer un régent qui serait probablement mon autre très cher frère M. le comte de Provence ; dans le dernier, M. de Condé, mon cousin, a proposé d’entrer en France, et de marcher sur Lyon, quoi qu’il pût arriver au roi !… Quant à la Grande Catherine, c’est autre chose : elle se borne aux conseils, elle – vous concevez bien qu’elle est à table, occupée à dévorer la Pologne, et qu’elle ne peut pas se lever avant d’avoir fini son repas –, elle me donne un conseil qui vise au sublime, et qui n’est que ridicule, surtout après ce qui s’est passé ces jours derniers. « Les rois, dit-elle, doivent suivre leur marche sans s’inquiéter des cris du peuple, comme la lune suit son cours, sans s’inquiéter des aboiements des chiens. » Il paraît que les chiens russes se contentent d’aboyer ; qu’elle envoie demander à Deshuttes et à Varicourt si les nôtres ne mordent pas.

 

– Le peuple a peur que le roi ne songe à fuir, à quitter la France…

 

Le roi hésita à répondre.

 

– Sire, continua Gilbert en souriant, on a toujours tort de prendre au pied de la lettre une permission donnée par un roi. Je vois que je suis indiscret, et, dans mon interrogation, je mets purement et simplement l’expression d’une crainte.

 

Le roi posa sa main sur l’épaule de Gilbert.

 

– Monsieur, dit-il, je vous ai promis la vérité, je vous la dirai tout entière. Oui, il a été question de cela ; oui, la chose m’a été proposée ; oui, c’est l’avis de beaucoup de loyaux serviteurs qui m’entourent, que je dois fuir. Mais, dans la nuit du 6 octobre, au moment où, pleurant dans mes bras, et serrant ses deux enfants dans les siens, la reine attendait comme moi la mort, elle m’a fait jurer que je ne fuirais jamais seul, que nous partirions tous ensemble, afin d’être sauvés ou de mourir ensemble. J’ai juré, monsieur, et je tiendrai ma parole. Or, comme je ne crois pas qu’il soit possible que nous fuyions tous ensemble sans être arrêtés dix fois avant d’arriver à la frontière, nous ne fuirons pas.

 

– Sire, dit Gilbert, vous me voyez en admiration devant la justesse d’esprit de Votre Majesté. Oh ! pourquoi toute la France ne peut-elle pas vous entendre comme je vous ai entendu à cet instant même ? Combien s’adouciraient les haines qui poursuivent Votre Majesté ! combien s’affaibliraient les dangers qui l’entourent !

 

– Des haines ! dit le roi ; croyez-vous donc que mon peuple me haïsse ? Des dangers ! en ne prenant pas trop au sérieux les sombres pensées que m’a inspirées ce portrait, je vous dirai que je crois les plus grands passés.

 

Gilbert regarda le roi avec un profond sentiment de mélancolie.

 

– N’est-ce donc pas votre avis, monsieur Gilbert ? demanda Louis XVI.

 

– Mon avis, sire, est que Votre Majesté vient d’entrer seulement en lutte, et que le 14 juillet et le 6 octobre ne sont que les deux premiers actes du drame terrible que la France va jouer à la face des nations.

 

Louis XVI pâlit légèrement.

 

– J’espère que vous vous trompez, monsieur, dit-il.

 

– Je ne me trompe pas, sire.

 

– Comment pouvez-vous, sur ce point, en savoir plus que moi, qui ai à la fois ma police et ma contre-police ?

 

– Sire, je n’ai, il est vrai, ni police ni contre-police ; mais, par ma position, je suis l’intermédiaire naturel entre ce qui touche le ciel et ce qui se cache encore dans les entrailles de la terre. Sire, sire, ce que nous avons éprouvé n’est encore que le tremblement de terre ; il nous reste à combattre le feu, la cendre et la lave du volcan.

 

– Vous avez dit à combattre, monsieur ; n’auriez-vous pas parlé plus juste en disant à fuir ?

 

– J’ai dit à combattre, sire.

 

– Vous connaissez mon opinion à l’égard de l’étranger. Je ne l’appellerai jamais en France, à moins, je ne dirai pas que ma vie – que m’importe ma vie, à moi ! j’en ai fait le sacrifice ! – à moins que la vie de ma femme et de mes enfants ne coure un réel danger.

 

– Je voudrais me prosterner à vos pieds, sire, pour vous remercier de pareils sentiments. Non, sire, il n’est pas besoin de l’étranger. À quoi bon l’étranger, tant que vous n’aurez pas épuisé vos propres ressources ? Vous craignez d’être dépassé par la Révolution, n’est-ce pas, sire ?

 

– Je l’avoue.

 

– Eh bien, il y a deux moyens de sauver à la fois le roi et la France.

 

– Dites-le, monsieur, et vous aurez bien mérité de tous deux.

 

– Le premier, sire, c’est de vous placer à la tête de la Révolution et de la diriger.

 

– Ils m’entraîneront avec eux, monsieur Gilbert, et je ne veux pas aller où ils vont.

 

– Le second est de lui mettre un mors assez solide pour la dompter.

 

– Comment s’appellera ce mors, monsieur ?

 

– La popularité et le génie.

 

– Et quel sera le forgeron ?

 

– Mirabeau !

 

Louis XVI regarda Gilbert en face, comme s’il avait mal entendu.

 

Chapitre XVIII

Mirabeau

 

Gilbert vit que c’était une lutte à soutenir, mais il était préparé.

 

– Mirabeau, répéta-t-il, oui, sire, Mirabeau !

 

Le roi se retourna vers le portrait de Charles Ier.

 

– Qu’eusses-tu répondu, Charles Stuart, demanda-t-il à la poétique toile de Van Dyck, si, au moment où tu sentais trembler la terre sous tes pieds, on t’eût proposé de t’appuyer sur Cromwell ?

 

– Charles Stuart eût refusé et eût bien fait, dit Gilbert, car il n’y a aucune ressemblance entre Cromwell et Mirabeau.

 

– Je ne sais pas comment vous envisagez les choses, docteur, dit le roi. Mais, pour moi, il n’y a pas de degré dans la trahison : un traître est un traître, et je ne sais pas faire de différence entre qui l’est un peu et qui l’est beaucoup.

 

– Sire, dit Gilbert avec un profond respect, mais, en même temps, avec une invincible fermeté, ni Cromwell ni Mirabeau ne sont des traîtres !

 

– Et que sont-ils donc ? s’écria le roi.

 

– Cromwell est un sujet rebelle, et Mirabeau un gentilhomme mécontent.

 

– Mécontent de quoi ?

 

– De tout… de son père, qui l’a fait enfermer au château d’If et au donjon de Vincennes ; des tribunaux, qui l’ont condamné à mort ; du roi, qui a méconnu son génie, et qui le méconnaît encore.

 

– Le génie de l’homme politique, monsieur Gilbert, dit vivement le roi, c’est l’honnêteté.

 

– La réponse est belle, sire, digne de Titus, de Trajan ou de Marc-Aurèle ; malheureusement, l’expérience est là qui lui donne tort.

 

– Comment cela ?

 

– Etait-ce un honnête homme qu’Auguste, qui partageait le monde avec Lépide et Antoine, et qui exilait Lépide et tuait Antoine, pour avoir le monde à lui tout seul ? Etait-ce un honnête homme que Charlemagne, qui envoyait son frère Carloman mourir dans un cloître, et qui, pour en finir avec son ennemi Witikind, presque aussi grand homme que lui, faisait couper toutes les têtes de Saxons qui dépassaient la hauteur de son épée ? Etait-ce un honnête homme que Louis XI, qui se révoltait contre son père pour le détrôner, et qui, quoiqu’il échouât, inspirait au pauvre Charles VII une telle terreur, que, de peur d’être empoisonné, il se laissait mourir de faim ? Etait-ce un honnête homme que Richelieu, qui faisait, dans les alcôves du Louvre et dans les escaliers du Palais-Cardinal, des conspirations qu’il dénouait sur la place de Grève ? Etait-ce un honnête homme que Mazarin, qui signait un pacte avec le protecteur, et qui, non seulement refusait un demi-million et cinq cents hommes à Charles II, mais encore le chassait de France ? Etait-ce un honnête homme que Colbert, qui trahissait, accusait, renversait Fouquet son protecteur, et qui, tandis qu’on jetait celui-ci vivant dans un cachot d’où il ne devait sortir que cadavre, s’asseyait impudemment et superbement dans son fauteuil chaud encore ? Et, cependant, ni les uns ni les autres, Dieu merci, n’ont fait de tort aux rois ni à la royauté !

 

– Mais, monsieur Gilbert, vous savez bien que M. de Mirabeau ne peut être à moi, puisqu’il est à M. le duc d’Orléans.

 

– Eh ! sire, puisque M. le duc d’Orléans est exilé, M. de Mirabeau n’est plus à personne.

 

– Comment voulez-vous que je me fie à un homme à vendre ?

 

– En l’achetant… Ne pouvez-vous pas lui donner plus que qui que ce soit au monde ?

 

– Un insatiable, qui demandera un million !

 

– Si Mirabeau se vend pour un million, sire, il se donnera. Croyez-vous qu’il vaille deux millions de moins qu’un ou qu’une Polignac ?

 

– Monsieur Gilbert !

 

– Le roi me retire la parole, dit Gilbert en s’inclinant, je me tais.

 

– Non, au contraire, parlez !

 

– J’ai parlé, sire !

 

– Alors, discutons.

 

– Je ne demande pas mieux. Je sais mon Mirabeau par cœur, sire.

 

– Vous êtes son ami !

 

– Je n’ai malheureusement point cet honneur-là ; d’ailleurs, M. de Mirabeau n’a qu’un seul ami qui est en même temps celui de la reine.

 

– Oui. M. le comte de La Marck, je sais cela ; nous le lui reprochons assez tous les jours.

 

– Votre Majesté, au contraire, devrait lui défendre, sous peine de mort, de jamais se brouiller avec lui.

 

– Et de quelle importance voulez-vous, monsieur, que soit, dans le poids des affaires publiques, un gentillâtre comme M. Riquetti de Mirabeau.

 

– D’abord, sire, permettez-moi de vous dire que M. de Mirabeau est un gentilhomme et non pas un gentillâtre. Il y a peu de gentilshommes en France qui datent du XIème siècle, puisque, pour en avoir encore quelques-uns autour d’eux, nos rois ont eu l’indulgence de n’exiger de ceux à qui ils accordent l’honneur de monter dans leurs carrosses que des preuves de 1399. Non, sire, on n’est pas un gentillâtre, quand on descend des Arrighetti de Florence : qu’on est venu, à la suite d’une défaite du parti gibelin, s’établir en Provence. On n’est pas un gentillâtre, parce qu’on a eu un aïeul commerçant à Marseille, – car vous savez, sire, que la noblesse de Marseille, comme celle de Venise, a le privilège de ne point déroger en faisant du commerce.

 

– Un débauché, interrompit le roi, un bourreau de réputation, un gouffre d’argent !

 

– Ah ! sire, il faut prendre les hommes comme la nature les a faits ; les Mirabeau ont toujours été orageux et désordonnés dans leur jeunesse ; mais ils mûrissent en vieillissant. Jeunes gens, ils sont malheureusement tels que le dit Votre Majesté ; devenus chefs de famille, ils sont impérieux, hautains, mais austères. Le roi qui les méconnaîtrait serait ingrat, car ils ont fourni à l’armée de terre d’intrépides soldats, à l’armée de mer des marins audacieux. Je sais bien que, dans leur esprit provincial haineux de toute centralisation, je sais bien que, dans leur opposition semi-féodale et semi-républicaine, ils bravaient du haut de leurs donjons l’autorité des ministres, parfois même celle des rois ; je sais bien qu’ils ont plus d’une fois jeté dans la Durance des agents du fisc qui voulaient opérer sur leurs terres ; je sais bien qu’ils confondaient dans un même dédain, qu’ils couvraient d’un mépris égal les courtisans et les commis, les fermiers généraux et les lettrés, n’estimant que deux choses au monde : le fer de l’épée et le fer de la charrue ; je sais bien que l’un d’eux a écrit que « le valetage est d’instinct aux gens de cour à visage et à cœur de plâtre, comme le barbotage aux canards ». Mais tout cela, sire, ne sent pas le moins du monde son gentillâtre ; tout cela, au contraire, n’est peut-être pas de la plus honnête morale, mais est, à coup sûr, de la plus haute gentilhommerie.

 

– Allons, allons, monsieur Gilbert, dit avec une espèce de dépit le roi, qui croyait mieux connaître que personne les hommes considérables de son royaume, allons, vous l’avez dit, vous savez vos Mirabeau par cœur. Pour moi qui ne les sais pas, continuez. Avant de se servir des gens, on aime à les apprendre.

 

– Oui, sire, reprit Gilbert, aiguillonné par l’espèce d’ironie qu’il découvrait dans l’intonation avec laquelle le roi lui parlait, et je dirai à Votre Majesté : C’était un Mirabeau, ce Bruno de Riquetti qui, le jour où M. de La Feuillade inaugurait, sur la place de la Victoire, sa statue de la Victoire avec ses quatre nations enchaînées, passant avec son régiment – le régiment des gardes, sire – sur le pont Neuf, s’arrêta et fit arrêter son régiment devant la statue de Henri IV, et dit en ôtant son chapeau : « Mes amis, saluons celui-ci, car celui-ci en vaut bien un autre ! » C’était un Mirabeau, ce François de Riquetti qui, à l’âge de dix-sept ans, revient de Malte, trouve sa mère Anne de Pontèves en deuil, et lui demande pourquoi ce deuil, puisque depuis dix ans son père est mort. « Parce que j’ai été insultée, répond la mère. – Par qui, madame ? – Par le chevalier de Griasque. – Et vous ne vous êtes pas vengée ? demande François, qui connaissait sa mère. – J’en ai eu bonne envie ! Un jour, je l’ai trouvé seul ; je lui ai appliqué un pistolet chargé contre la tempe, et je lui ai dit : « Si j’étais seule, je te brûlerais la cervelle, comme tu vois que je puis le faire ; mais j’ai un fils qui me vengera plus honorablement ! » – Vous avez bien fait, ma mère, répond le jeune homme. » Et, sans se débotter, il reprend son chapeau, receint son épée, va trouver le chevalier de Griasque, un spadassin, un bretailleur, le provoque, s’enferme avec lui dans un jardin, jette les clefs par-dessus les murs, et le tue. C’était un Mirabeau, ce marquis Jean-Antoine qui avait six pieds, la beauté d’Antinoüs, la force de Milon, à qui cependant sa grand-mère disait, dans son patois provençal : « Vous n’êtes plus des hommes, vous êtes des diminutifs d’hommes, » et qui, élevé par cette virago, avait, comme l’a dit depuis son petit-fils, le ressort et l’appétit de l’impossible ; qui, mousquetaire à dix-huit ans, toujours au feu, aimant le danger avec passion, comme d’autres aiment le plaisir, commandait une légion d’hommes terribles, acharnés, indomptables comme lui, si bien que les autres soldats disaient en les voyant passer : « Vois-tu ces parements rouges ? Ce sont les Mirainbaux, c’est-à-dire une légion de diables commandés par Satan. » Et ils se trompaient sur le commandant en l’appelant Satan, car c’était un homme fort pieux, si pieux qu’un jour, le feu ayant pris dans un de ses bois, au lieu de donner des ordres pour qu’on essayât de l’éteindre par les moyens ordinaires, il y fit porter le saint sacrement, et le feu s’éteignit. Il est vrai que cette piété était celle d’un vrai baron féodal, et que le capitaine trouvait parfois moyen de tirer le dévot d’un grand embarras, comme il lui arriva un jour que des déserteurs qu’il voulait faire fusiller s’étaient réfugiés dans l’église d’un couvent italien. Il ordonna à ses hommes d’enfoncer les portes ; et ils allaient obéir, quand les portes s’ouvrirent d’elles-mêmes, et quand l’abbé apparut sur le seuil, in pontificalibus, le saint sacrement entre les mains…

 

– Et bien ? demanda Louis XVI, évidemment captivé par ce récit plein de verve et de couleur.

 

– Eh bien, il demeura un instant pensif, car la position était embarrassante. Puis, illuminé d’une idée subite : « Dauphin, dit-il à son guidon, qu’on appelle l’aumônier du régiment et qu’il vienne retirer le bon Dieu des mains de ce drôle là. » Ce qui fut pieusement fait par l’aumônier du régiment, sire, appuyé des mousquets de ces diables à parements rouges.

 

– En effet, dit Louis XVI, oui, je me rappelle ce marquis Antoine. N’était-ce pas lui qui disait au lieutenant général Chamillard, qui, après une affaire où il s’était distingué, promettait de parler de lui à Chamillard le ministre : « Monsieur, votre frère est bien heureux de vous avoir, car, sans vous, il serait l’homme le plus sot du royaume ! »

 

– Oui, sire ; aussi fit-on une promotion de maréchaux de camp où le ministre Chamillard se garda bien de mettre le nom du marquis.

 

– Et comment finit ce héros, qui me paraît le Condé de la race des Riquetti ? demanda en riant le roi.

 

– Sire, qui a belle vie a belle mort, répondit gravement Gilbert. Chargé, à la bataille de Cassano, de défendre un pont attaqué par des impériaux, il avait, suivant son habitude, fait coucher ses soldats ventre à terre, et lui, géant, se tenait debout, s’offrant comme un point de mire au feu de l’ennemi. Il en résulta que les balles commencèrent à siffler autour de lui comme grêle, mais il ne bougeait pas plus qu’un poteau à indiquer le chemin. Une de ces balles lui cassa le bras d’abord ; mais ce n’était rien que cela, vous comprenez, sire. Il prit son mouchoir, mit son bras en écharpe, et saisit de sa main gauche une hache, son arme ordinaire, méprisant le sabre et l’épée comme portant de trop petits coups ; mais à peine avait-il accompli cette manœuvre, qu’un second coup de feu, l’atteignant à la gorge, lui coupa la jugulaire et les nerfs du cou. Cette fois, c’était plus grave. Cependant, malgré l’horrible blessure, le colosse resta debout ; puis, étouffé par le sang, il s’abattit sur le pont comme un arbre qu’on déracine. À cette vue, le régiment se décourage et s’enfuit ; avec son chef, il venait de perdre son âme. Un vieux sergent, qui espère qu’il n’est pas tout à fait mort, lui jette, en passant, une marmite sur le visage, et, à la suite de son régiment, tout l’armée du prince Eugène, cavalerie et infanterie, lui passe sur le corps. La bataille finie, il s’agit d’enterrer les cadavres. Le magnifique habit du marquis fait qu’on le remarque. Un de ses soldats le reconnaît. Le prince Eugène, voyant qu’il souffle ou plutôt qu’il râle encore, ordonne de le reporter au camp du duc de Vendôme. L’ordre est exécuté. On dépose le corps du marquis sous la tente du prince, où se trouve par hasard le fameux chirurgien Dumoulin. C’était un homme plein de fantaisies : il lui prend celle de rappeler ce cadavre à la vie ; la cure le tente d’autant plus qu’elle paraît impossible. Outre cette blessure qui, sauf l’épine dorsale et quelques lambeaux de chair, lui séparait à peu près la tête des épaules, tout son corps, sur lequel trois mille chevaux et six mille fantassins avaient passé, n’était qu’une plaie. Pendant trois jours, on doute s’il reprendra même connaissance. Au bout de trois jours, il ouvre un œil ; deux jours après, il remue un bras ; enfin, il seconde l’acharnement de Dumoulin d’un acharnement égal, et, après trois mois, on voit reparaître le marquis Jean- Antoine avec un bras cassé, enveloppé d’une écharpe noire, vingt-sept blessures éparpillées sur tout son corps, cinq de plus que César, la tête soutenue par un collier d’argent. Sa première visite fut pour Versailles, où le conduisit M. le duc de Vendôme, et où il fut présenté au roi, qui lui demanda comment, ayant fait preuve d’un tel courage, il n’était pas encore maréchal de camp. « Sire, répondit le marquis Antoine, si au lieu de rester à défendre le pont de Cassano, j’étais venu à la cour payer quelque coquine, j’aurais eu mon avancement et moins de blessures. » Ce n’était pas ainsi que Louis XIV aimait qu’on lui répondît ; aussi tourna-t-il les talons au marquis. « Jean-Antoine, mon ami, lui dit en sortant M. de Vendôme, désormais je te présenterai à l’ennemi, mais jamais au roi. » Quelques mois après, le marquis avec ses vingt-sept blessures, son bras cassé et son collier d’argent, épousa Mlle de Castellane-Norante, à laquelle il fit sept enfants, entre sept nouvelles campagnes. Parfois, mais rarement, comme les vrais braves, il parlait de cette fameuse affaire de Cassano, et quand il en parlait, il avait l’habitude de dire : « C’est la bataille où je fus tué. »

 

– Vous me dites bien, reprit Louis XVI, qui s’amusait visiblement à cette énumération des ancêtres de Mirabeau, vous me dites bien, mon cher docteur, comment le marquis Jean-Antoine fut tué, mais vous ne me dites pas comment il est mort.

 

– Il est mort dans le donjon de Mirabeau, âpre et dure retraite, située sur un roc escarpé, barrant une double gorge sans cesse battue du vent du nord ; il est mort avec cette écorce impérieuse et rude qui se fait sur la peau des Riquetti, au fur et à mesure qu’ils vieillissent, élevant ses enfants dans la soumission et le respect, et les tenant à une telle distance, que l’aîné de ses fils disait : « Je n’ai jamais eu l’honneur de toucher ni de la main ni des lèvres, la chair de cet homme respectable. » Cet aîné, sire, c’était le père du Mirabeau actuel, oiseau hagard dont le nid fut fait entre quatre tourelles, qui n’avait jamais voulu s’enversailler, comme il dit, ce qui fait sans doute que Votre Majesté, ne le connaissant pas, ne lui rend pas justice.

 

– Si fait, monsieur, dit le roi, si fait, je le connais au contraire : c’est un des chefs de l’école économiste. Il a eu sa part dans la révolution qui s’accomplit, en donnant le signal des réformes sociales, et en popularisant beaucoup d’erreurs et quelques vérités, ce qui est d’autant plus coupable de sa part qu’il prévoyait la situation, lui qui a dit : « Il n’est aujourd’hui ventre de femme qui ne porte un Arteveld ou un Masaniello. » Il ne se trompait pas, et le ventre de la sienne a porté pis que tout cela.

 

– Sire, s’il y a dans Mirabeau quelque chose qui répugne à Votre Majesté ou qui l’effraye, laissez-moi lui dire que c’est le despotisme personnel et le despotisme royal qui ont fait cela.

 

– Le despotisme royal ! s’écria Louis XVI.

 

– Sans doute sire ! sans le roi, le père ne pouvait rien ; car, enfin, quel crime si grave avait donc commis le descendant de cette grande race, pour qu’à quatorze ans, son père l’envoyât dans une école de correction où on l’inscrit, pour l’humilier, non pas sous son nom de Riquetti de Mirabeau, mais sous le nom de Buffières ? Qu’avait-il fait pour qu’à dix-huit ans son père obtînt une lettre de cachet contre lui et l’enfermât dans l’île de Ré ? Qu’avait-il fait pour qu’à vingt ans il l’envoyât dans les rangs d’un bataillon disciplinaire, faire la guerre en Corse avec cette prédiction de son père : « Il s’embarquera le 16 avril prochain, sur la plaine qui se sillonne toute seule ; Dieu veuille qu’il n’y rame pas un jour ! » Qu’avait-il fait pour qu’au bout d’un an de mariage son père l’exilât à Manosque ? Qu’avait-il fait pour qu’au bout de six mois d’exil à Manosque son père le fît transférer au fort de Joux ? Qu’avait-il fait, enfin, pour être, après son évasion, arrêté à Amsterdam, et enfermé dans le donjon de Vincennes, où, pour tout espace – à lui qui étouffe dans le monde –, la clémence paternelle, réunie à la clémence royale, lui donne un cachot de dix pieds carrés, où cinq ans s’agite sa jeunesse, rugit sa passion, mais où en même temps s’agrandit son esprit et se fortifie son cœur ?… Ce qu’il avait fait, je vais le dire à Votre Majesté. Il avait séduit son professeur Poisson, par sa facilité à tout apprendre et à tout comprendre ; il avait mordu de travers à la science économique ; il avait, ayant pris la carrière militaire, désir de la continuer ; il avait, réduit à six mille livres de rente, lui, sa femme et un enfant, fait pour une trentaine de mille francs de dettes ; il avait rompu son ban de Manosque pour venir bâtonner un insolent gentilhomme qui avait insulté sa sœur ; il avait, enfin – et c’est là son plus grand crime, sire –, cédant aux séductions d’une jeune et jolie femme, enlevé cette femme à un vieux mari caduc, morose et jaloux.

 

– Oui, monsieur, et pour l’abandonner ensuite, dit le roi ; de sorte que la malheureuse Mme de Monnier, restée seule avec son crime, se donna la mort.

 

Gilbert leva les yeux au ciel et poussa un soupir.

 

– Voyons, dites, qu’avez-vous à répondre à cela, monsieur, et comment défendrez-vous votre Mirabeau ?

 

– Par la vérité, sire, par la vérité qui pénètre si difficilement jusqu’aux rois, que vous qui la cherchez, qui la demandez, qui l’appelez, vous l’ignorez presque toujours. Non, Mme de Monnier, sire, n’est point morte de l’abandon de Mirabeau, car, en sortant de Vincennes, la première visite de Mirabeau est pour elle. Il entre, déguisé en colporteur dans le couvent de Gien où elle a été demander un asile ; il trouve Sophie froide, contrainte. Une explication a lieu ; Mirabeau s’aperçoit que, non seulement Mme de Monnier ne l’aime plus, mais encore qu’elle en aime un autre : le chevalier de Raucourt. Cet autre, devenue libre par la mort de son mari, elle va l’épouser. Mirabeau est sorti trop tôt de prison ; on comptait sur sa captivité, il faudra se contenter de tuer son honneur. Mirabeau cède la place à son heureux rival, Mirabeau se retire ; Mme de Monnier va épouser M. de Raucourt ; M. de Raucourt meurt subitement ! Elle avait mis, la pauvre créature, tout son cœur et toute sa vie dans ce dernier amour. Il y a un mois, le 9 septembre, elle s’enferme dans son cabinet, et s’asphyxie. Alors les ennemis de Mirabeau de crier qu’elle meurt de l’abandon de son premier amant, quand elle meurt d’amour pour un second… Oh ! l’histoire ! l’histoire ! voilà cependant comme on l’écrit !

 

 

– Ah ! dit le roi, c’est donc pour cela qu’il a reçu cette nouvelle avec une si grande indifférence ?

 

– Comment il l’a reçue, je puis encore dire cela à Votre Majesté, sire, car je connais celui qui la lui a annoncée : c’est un des membres de l’Assemblée. Interrogez-le lui-même, il n’osera pas mentir, car c’est un prêtre, c’est le curé de Gien, l’abbé Vallet ; il siège sur les bancs opposés à ceux où siège Mirabeau. Il traversa la salle, et au grand étonnement du comte, il vint s’asseoir près de lui. « Que diable faites-vous ici ? » lui demanda Mirabeau. Sans répondre, l’abbé Vallet lui remit la lettre qui annonçait dans tous ses détails la fatale nouvelle. Il l’ouvrit et fut longtemps à la lire, car sans doute il ne pouvait pas y croire.. Puis il la relut une seconde fois, et, pendant cette seconde lecture, son visage pâlissait, se décomposait de temps en temps ; il passait ses mains sur son front, s’essuyant les yeux du même coup, toussant, crachant, essayant de redevenir maître de lui-même. Enfin, il lui fallut céder. Il se leva, sortit précipitamment, et de trois jours ne parut pas à l’Assemblée… Oh ! sire, sire, pardonnez-moi d’entrer dans tous ces détails ; mais il suffit d’être un homme de génie ordinaire pour être calomnié en tous points et sur toute chose ; à plus forte raison, quand un homme de génie est un géant !

 

– Pourquoi donc en est-il ainsi, docteur ? et quel intérêt a-t-on près de moi à calomnier M. de Mirabeau ?

 

– L’intérêt qu’on a, sire ? L’intérêt qu’a toute médiocrité à garder sa place près du trône. Mirabeau n’est point un de ces hommes qui puissent entrer dans le temple sans en chasser tous les vendeurs. Mirabeau près de vous, sire, c’est la mort des petites intrigues ; Mirabeau près de vous, c’est l’exil des petits intrigants, c’est le génie traçant le chemin à la probité. Et que vous importe, sire, que Mirabeau ait mal vécu avec sa femme ? Que vous importe que Mirabeau ait enlevé Mme de Monnier ? Que vous importe que Mirabeau ait un demi-million de dettes ! Payez ce demi-million de dettes, sire ; ajoutez à ces cinq cent mille francs un million, deux millions, dix millions, s’il le faut ! Mirabeau est libre, ne laissez pas échapper Mirabeau ; prenez-le, faites-en un conseiller, faites-en un ministre ; écoutez ce que vous dira sa voix puissante ; et, ce qu’elle vous aura dit, redites-le à votre peuple, à l’Europe, au monde !

 

– M. de Mirabeau, qui s’est fait marchand de drap à Aix, pour être nommé par le peuple ; M. de Mirabeau ne peut pas mentir à ses commettants en quittant le parti du peuple pour celui de la cour.

 

– Sire ! sire ! je vous le répète, vous ne connaissez pas Mirabeau : Mirabeau est un aristocrate, un noble, un royaliste avant tout. Il s’est fait élire par le peuple, parce que la noblesse le dédaignait ; parce qu’il y avait dans Mirabeau ce sublime besoin d’arriver au but par quelque moyen que ce soit qui tourmente les hommes de génie. Il n’eût été nommé ni par la noblesse ni par le peuple, qu’il fût entré au parlement comme Louis XIV, botté et éperonné, arguant du droit divin. Il ne quittera point le parti du peuple pour le parti de la cour, dites-vous ? Eh ! sire, pourquoi y a-t-il un parti du peuple et un parti de la cour ? pourquoi ces deux partis n’en font-ils pas un seul ? Eh bien, c’est ce que Mirabeau fera, lui. Prenez Mirabeau, sire ! Demain, Mirabeau, rebuté par vos dédains, se tournera peut-être contre vous, et alors, sire, alors – c’est moi qui vous le dis, et c’est ce tableau de Charles Ier qui vous le dira après moi, comme il vous l’a dit avant moi – alors tout sera perdu !

 

– Mirabeau se tournera contre moi, dites-vous ? N’est-ce point déjà fait, monsieur ?

 

– Oui, en apparence peut-être ; mais au fond, Mirabeau est à vous, sire. Demandez au comte de La Marck ce qu’il lui a dit, après cette fameuse séance du 21 juin, car Mirabeau seul lit dans l’avenir avec une effrayante sagacité.

 

– Eh bien, que dit-il ?

 

– Il se tord les mains de douleur, sire, et s’écrie : « C’est ainsi que l’on mène les rois à l’échafaud ! » et, trois jours après, il ajoute : « Ces gens ne voient pas les abîmes qu’ils creusent sous les pas de la monarchie ! Le roi et la reine y périront, et le peuple battra des mains sur leurs cadavres ! »

 

Le roi frissonna, pâlit, regarda le portrait de Charles Ier, parut un instant prêt à se décider ; mais, tout à coup :

 

– Je causerai de cela avec la reine, dit-il, peut-être se décidera-t-elle à parler à M. de Mirabeau ; mais, moi, je ne lui parlerai pas. J’aime à pouvoir serrer la main des gens à qui je parle, monsieur Gilbert, et je ne voudrais pas, au prix de mon trône, de ma liberté, de ma vie, serrer la main à M. de Mirabeau.

 

Gilbert allait répliquer ; peut-être allait-il insister encore, mais, en ce moment, un huissier entra.

 

– Sire ! dit-il, la personne que Votre Majesté doit recevoir ce matin est arrivée, et attend dans les antichambres.

 

Louis XVI fit un mouvement d’inquiétude en regardant Gilbert.

 

– Sire, dit celui-ci, si je ne dois pas voir la personne qui attend Votre Majesté, je passerai par une autre porte.

 

– Non, monsieur, dit Louis XVI, passez par celle-ci ; vous savez que je vous tiens pour mon ami, et que je n’ai point de secret pour vous : d’ailleurs, la personne que j’attends est un simple gentilhomme qui a autrefois été attaché à la maison de mon frère, et qui m’est recommandé par lui. C’est un fidèle serviteur, et je vais voir s’il est possible de faire quelque chose, sinon pour lui, du moins pour sa femme et ses enfants. Allez, monsieur Gilbert, vous savez que vous serez toujours bienvenu à me venir voir, quand même vous viendriez pour me parler de M. Riquetti de Mirabeau.

 

– Sire, demanda Gilbert, dois-je donc me regarder comme complètement battu ?

 

– Je vous ai dit, monsieur, que j’en parlerais à la reine, que j’y réfléchirais ; plus tard nous verrons.

 

– Plus tard, sire ! d’ici à ce moment, je prierai Dieu qu’il soit encore assez tôt.

 

– Oh ! oh ; ! croyez-vous donc le péril si imminent ?

 

– Sire, dit Gilbert, ne faites jamais enlever de votre chambre le portrait de Charles Stuart, c’est un bon conseiller.

 

Et, s’inclinant, il sortit au moment où la personne attendue par le roi se présentait à la porte pour entrer.

 

Gilbert ne put retenir un cri de surprise. – Ce gentilhomme était le marquis de Favras, que, huit ou dix jours auparavant, il avait rencontré chez Cagliostro, et dont celui-ci avait annoncé la mort fatale et prochaine.

 

Chapitre XIX

Favras

 

Tandis que Gilbert s’éloignait, en proie à une terreur inconnue que lui inspirait, non pas le côté réel, mais le côté invisible et mystérieux des événements, le marquis de Favras était, comme nous l’avons dit dans le chapitre précédent, introduit près du roi Louis XVI.

 

Ainsi que l’avait fait le docteur Gilbert, il s’arrêta à la porte ; mais le roi, l’ayant vu dès son entrée, lui fit signe d’approcher.

 

Favras s’avança et s’inclina, attendant respectueusement que le roi lui adressât la parole.

 

Louis XVI fixa sur lui ce regard investigateur qui semble faire partie de l’éducation des rois, et qui est plus ou moins superficiel, plus ou moins profond, selon le génie de celui qui l’emploie et qui l’applique.

 

Thomas Mahi, marquis de Favras, était un gentilhomme de haute mine, âgé de quarante-cinq ans, de tournure élégante et ferme à la fois, avec une physionomie franche et un visage ouvert.

 

L’examen lui fut favorable, et quelque chose comme un sourire passa sur les lèvres du roi, s’entrouvrant déjà pour l’interroger.

 

– Vous êtes le marquis de Favras, monsieur ? demanda le roi.

 

– Oui, sire, répondit le marquis.

 

– Vous avez désiré m’être présenté ?

 

– J’ai exprimé à Son Altesse royale M. le comte de Provence mon vif désir de déposer mes hommages aux pieds du roi.

 

– Mon frère a grande confiance en vous ?

 

– Je le crois, sire, et j’avoue que mon ardente ambition est que cette confiance soit partagée par Votre Majesté.

 

– Mon frère vous connaît depuis longtemps, monsieur de Favras…

 

– Tandis que Votre Majesté ne me connaît pas… je comprends ; mais que Votre Majesté daigne m’interroger, et, dans dix minutes, elle me connaîtra aussi bien que me connaît son auguste frère.

 

– Parlez, marquis, dit Louis XVI en jetant un regard de côté sur le portrait de Charles Stuart, qui ne pouvait ni sortir entièrement de sa pensée, ni s’écarter tout à fait du rayon de son œil, parlez, je vous écoute.

 

– Votre Majesté désire savoir… ?

 

– Qui vous êtes, et ce que vous avez fait.

 

– Qui je suis, sire ? L’annonce seule de mon nom vous l’a dit : je suis Thomas Mahi, marquis de Favras ; je suis né à Blois en 1745 ; je suis entré aux mousquetaires à quinze ans, et j’ai fait, dans ce corps, la campagne de 1761 ; je fus ensuite capitaine et aide-major dans le régiment de Belzunce, puis lieutenant des Suisses de la garde de M. le comte de Provence.

 

– Et c’est en cette qualité que vous avez connu mon frère ? demanda le roi.

 

– Sire, j’avais eu l’honneur de lui être présenté un an auparavant, de sorte qu’il me connaissait déjà.

 

– Et vous avez quitté son service ?…

 

– En 1775, sire, pour me rendre à Vienne, où j’ai fait reconnaître ma femme comme fille unique et légitime du prince d’Anhalt-Schauenbourg.

 

– Votre femme n’a jamais été présentée, monsieur ?

 

– Non, sire ; mais elle a l’honneur, en ce moment même, d’être chez la reine avec mon fils aîné.

 

Le roi fit un mouvement d’inquiétude qui semblait dire : « Ah ! la reine en est donc ? »

 

Puis, après un moment de silence qu’il employa à se promener de long en large, et à jeter furtivement un nouveau regard sur le portrait de Charles Ier :

 

– Et ensuite ? demanda Louis XVI.

 

– Ensuite, sire, j’ai, il y a trois ans, lors de l’insurrection contre le stathouder, commandé une légion, et contribué pour ma part au rétablissement de l’autorité ; puis, jetant les yeux sur la France, et voyant le mauvais esprit qui commençait à y tout désorganiser, je suis revenu à Paris pour mettre mon épée et ma vie au service du roi.

 

– Eh bien, monsieur, vous avez vu, en effet, de tristes choses, n’est-ce pas ?

 

– Sire, j’ai vu les journées des 5 et 6 octobre.

 

Le roi sembla vouloir détourner la conversation.

 

– Et vous dites donc, monsieur le marquis, continua-t-il, que mon frère M. le comte de Provence, a si grande confiance en vous, qu’il vous a chargé d’un emprunt considérable ?

 

À cette question inattendue, celui qui eût été là en tiers eût pu voir trembler d’une secousse nerveuse le rideau qui fermait à moitié l’alcôve du roi, comme si quelqu’un eût été caché derrière ce rideau, et tressaillir M. de Favras, ainsi que le fait un homme préparé à une demande, et auquel on en adresse tout à coup une autre.

 

– Oui, sire, en effet, dit-il : c’est une marque de confiance que de remettre à un gentilhomme des intérêts d’argent ; cette marque de confiance, Son Altesse royale m’a fait l’honneur de me la donner.

 

Le roi attendit la suite, regardant Favras, comme si la direction qu’il venait de prendre à l’entretien offrait à sa curiosité un plus grand intérêt que celle qu’elle avait d’abord.

 

Le marquis continua donc, mais en homme désappointé :

 

– Son Altesse royale étant privée de ses revenus par suite des différentes opérations de l’Assemblée, et pensant que le moment était venu où, pour la cause même de leur propre sûreté, il était bon que les princes eussent une forte somme à leur disposition ; Son Altesse royale, dis-je, m’a remis des contrats.

 

– Sur lesquels vous avez trouvé à emprunter, monsieur ?

 

– Oui, sire.

 

– Une somme considérable, comme vous disiez.

 

– Deux millions.

 

– Et chez qui ?

 

Favras hésita presque à répondre au roi, tant la conversation lui semblait sortir de la voie, et passer des grands intérêts généraux à la connaissance des intérêts particuliers, descendre enfin de la politique à la police.

 

– Je vous demande chez qui vous avez emprunté, répéta le roi.

 

– Sire, je m’étais d’abord adressé aux banquiers Schaumel et Sartorius ; mais la négociation ayant échoué, j’ai eu recours à un banquier étranger qui, ayant eu connaissance du désir de Son Altesse royale, m’a, le premier, dans son amour pour nos princes et dans son respect pour le roi, fait faire des offres de services.

 

– Ah !… Et vous nommez ce banquier ?

 

– Sire ! dit en hésitant Favras.

 

– Vous comprenez bien, monsieur, insista le roi, qu’un pareil homme est bon à connaître, et que je désire savoir son nom, ne fût-ce que pour le remercier de son dévouement, si l’occasion s’en présente.

 

– Sire, dit Favras, il se nomme le baron Zannone.

 

– Ah ! dit Louis XVI, c’est un Italien ?

 

– Un Génois, sire.

 

– Et il demeure ?…

 

– Il demeure à Sèvres, sire, juste en face de l’endroit, continua Favras, qui espérait par ce coup d’éperon donner un peu plus d’ardeur au cheval fourbu, juste en face de l’endroit où la voiture de Vos Majestés était arrêtée, le 6 octobre, pendant le retour de Versailles, quand les égorgeurs conduits par Marat, Verrière et M. le duc d’Aiguillon, faisaient, dans le petit cabaret du pont de Sèvres, friser par le coiffeur de la reine les deux têtes coupées de Varicourt et de Deshuttes.

 

Le roi pâlit, et, si à ce moment il eût tourné les yeux vers l’alcôve, il eût vu le rideau mobile s’agiter plus nerveusement encore cette seconde fois que la première.

 

Il était évident que cette conversation lui pesait, et qu’il eût voulu pour beaucoup ne pas l’avoir engagée.

 

Aussi résolut-il de la terminer au plut tôt.

 

– C’est bien, monsieur, dit-il, je vois que vous êtes un fidèle serviteur de la royauté, et je vous promets de ne pas l’oublier dans l’occasion.

 

Et il fit ce geste de la tête qui, chez les princes, signifie : « Il y a assez longtemps que je vous fais l’honneur de vous écouter et de vous répondre, vous êtes autorisé à prendre congé. »

 

Favras comprit parfaitement.

 

– Pardon, sire, dit-il, mais je croyais que Votre Majesté avait autre chose à me demander.

 

– Non, dit le roi en secouant la tête, comme s’il eût, en effet, cherché dans son esprit quelles nouvelles questions il avait à faire ; non, marquis : c’est bien là tout ce que je désirais savoir.

 

– Vous vous trompez, monsieur, dit une voix qui fit retourner le roi et le marquis du côté de l’alcôve. Vous désiriez savoir comment l’aïeul de M. le marquis de Favras s’y était pris pour faire sauver le roi Stanislas de Dantzig, et le conduire sain et sauf jusqu’à la frontière prussienne.

 

Tous deux jetèrent un cri de surprise : cette troisième personne qui apparaissait tout à coup se mêlant à la conversation, c’était la reine ; la reine, pâle et les lèvres crispées et tremblantes, la reine, qui ne se contentait pas des quelques renseignements fournis par Favras, et qui, se doutant que le roi, abandonné à lui-même, n’oserait aller jusqu’au bout, était venue, par l’escalier dérobé et le corridor secret, pour reprendre l’entretien au moment où le roi aurait la faiblesse de le laisser tomber.

 

Au reste, cette intervention de la reine, et cette façon dont elle relevait la conversation en la rattachant à la fuite de Stanislas permettaient au roi de tout entendre, sous le voile transparent de l’allégorie, même les offres que venait de lui faire Favras sur sa propre fuite, à lui, Louis XVI.

 

Favras, de son côté, comprit à l’instant même le moyen qui lui était offert de développer son plan, et, quoique aucun de ses ancêtres ni de ses parents n’eût concouru à la fuite du roi de Pologne, il se hâta de répondre en s’inclinant :

 

– Votre Majesté veut sans doute parler de mon cousin, le général Steinflicht, qui doit l’illustration de son nom à cet immense service rendu à son roi ; service qui a eu cette heureuse influence sur le sort de Stanislas de l’arracher d’abord aux mains de ses ennemis, et ensuite, par un concours providentiel de circonstances, de faire de lui l’aïeul de Votre Majesté ?

 

– C’est cela ! c’est cela, monsieur ! dit vivement la reine, tandis que Louis XVI, en poussant un soupir, regardait le portrait de Charles Stuart.

 

– Eh bien, dit Favras, Votre Majesté sait… pardon, sire, Vos Majestés savent, que le roi Stanislas, libre dans Dantzig, mais cerné de tous côtés par l’armée moscovite, était à peu près perdu, s’il ne se décidait à une prompte fuite.

 

– Oh ! tout à fait perdu, interrompit la reine, vous pouvez dire tout à fait perdu, monsieur de Favras.

 

– Madame, dit Louis XVI avec une certaine sévérité, la Providence, qui veille sur les rois, fait qu’ils ne sont jamais tout à fait perdus.

 

– Eh ! monsieur, dit la reine, je crois être tout aussi religieuse et tout aussi croyante que vous dans la Providence, cependant mon avis est qu’il faut l’aider un peu.

 

– C’était aussi l’avis du roi de Pologne, sire, ajouta Favras, car il déclara positivement à ses amis que, ne regardant plus la position comme tenable et croyant sa vie en danger, il désirait qu’on lui soumît plusieurs projets de fuite. Malgré la difficulté, trois projets lui furent présentés ; je dis malgré la difficulté, sire, parce que Votre Majesté remarquera qu’il était bien autrement difficile au roi Stanislas de sortir de Dantzig qu’il ne le serait à vous, par exemple, si la fantaisie en prenait à Votre Majesté, de sortir de Paris… Avec une voiture de poste – si Votre Majesté voulait partir sans bruit, et sans esclandre – avec une voiture de poste, Votre Majesté pourrait, en un jour et une nuit, gagner la frontière : ou bien, si elle voulait quitter Paris en roi, donner ordre à un gentilhomme qu’elle honorerait de sa confiance de réunir trente mille hommes et de la venir prendre au palais même des Tuileries… Dans l’un ou l’autre cas, la réussite serait sûre, l’entreprise certaine…

 

– Sire, reprit la reine, ce que M. de Favras dit là, Votre Majesté sait que c’est l’exacte vérité.

 

– Oui, dit le roi ; mais ma situation à moi, madame, est loin d’être aussi désespérée que l’était celle du roi Stanislas, Dantzig était entouré par les Moscovites, comme le disait le marquis ; le fort de Wechselmund, son dernier rempart, venait de capituler, tandis que moi…

 

– Tandis que vous, interrompit la reine avec impatience, vous êtes au milieu des Parisiens, qui ont pris la Bastille le 14 juillet, qui, dans la nuit du 5 au 6 octobre, ont voulu vous assassiner, et qui, dans la journée du 6, vous ont ramené de force à Paris en vous insultant, vous et votre famille, pendant tout le temps qu’a duré le voyage… Ah ! le fait est que la situation est belle et mérite qu’on la préfère à celle du roi Stanislas !

 

– Cependant, madame…

 

– Le roi Stanislas ne risquait que la prison, la mort peut-être, tandis que nous…

 

Un regard du roi l’arrêta.

 

– Au reste, continua la reine, vous êtes le maître, sire ; c’est donc à vous de décider.

 

Et elle alla, impatiente, s’asseoir en face du portrait de Charles Ier.

 

– Monsieur de Favras, dit-elle, je viens de causer avec la marquise et avec votre fils aîné. Je les ai trouvés tous deux pleins de courage et de résolution, comme il convient à la femme et au fils d’un brave gentilhomme ; quelque chose qu’il arrive – en supposant qu’il arrive quelque chose – ils peuvent compter sur la reine de France ; la reine de France ne les abandonnera pas : elle est fille de Marie-Thérèse, et sait apprécier et récompenser le courage.

 

Le roi reprit comme stimulé par cette boutade de la reine :

 

– Vous dites, monsieur, que trois moyens d’évasion avaient été proposés au roi Stanislas ?

 

– Oui, sire.

 

– Et ces moyens étaient ?…

 

– Le premier, sire, était de se déguiser en paysan ; la comtesse Chapska, palatine de Poméranie, qui parlait l’allemand comme sa langue maternelle, lui offrait – se fiant à un homme qu’elle avait éprouvé et qui connaissait parfaitement le pays – de se déguiser en paysanne et de le faire passer pour son mari. C’était le moyen dont je parlais tout à l’heure au roi de France en lui disant quelle facilité il y aurait pour lui, dans le cas où il faudrait fuir incognito et nuitamment…

 

– Le second ? dit Louis XVI, comme s’il voyait avec une certaine impatience faire à sa propre situation une application quelconque de celle où s’était trouvé Stanislas.

 

– Le second, sire, était de prendre mille hommes et de risquer avec eux une trouée à travers les Moscovites ; c’est aussi celui que je présentais tout à l’heure au roi de France, en faisant observer qu’il avait lui, non pas mille hommes à sa disposition, mais trente mille.

 

– Vous avez vu à quoi m’ont servi ces trente mille hommes, le 14 juillet, monsieur de Favras, répondit le roi. Passons au troisième moyen.

 

– Le troisième moyen, celui que Stanislas accepta, fut de se déguiser en paysan et de sortir de Dantzig, non pas avec une femme qui pouvait être un embarras dans la route, non pas avec mille hommes qui pouvaient être tués, depuis le premier jusqu’au dernier, sans parvenir à faire une trouée, mais seulement avec deux ou trois hommes sûrs qui passent toujours partout. Ce troisième moyen était proposé par M. Monti, l’ambassadeur de France, et appuyé par mon parent le général Steinflicht.

 

– Ce fut celui qui fut adopté ?

 

– Oui, sire ; et si un roi, se trouvant ou croyant se trouver dans la situation du roi de Pologne, s’arrêtait à ce parti et daignait m’accorder, à moi, la même confiance que votre auguste aïeul accordait au général Steinflicht, je croirais pouvoir répondre de lui sur ma tête, surtout si les chemins étaient aussi libres que le sont les chemins de France, et si ce roi était aussi bon cavalier que l’est Votre Majesté.

 

– Certes ! dit la reine. Mais dans la nuit du 5 au 6 octobre, le roi m’a juré, monsieur, de ne jamais partir sans moi, et même de ne jamais faire un projet de départ où je ne fusse de moitié ; la parole du roi est engagée, monsieur, et le roi n’y manquera pas.

 

– Madame, dit Favras, cela rend le voyage plus difficile, mais ne le rend pas impossible, et, si j’avais l’honneur de conduire une pareille expédition, je répondrais de porter la reine, le roi et la famille royale sains et saufs à Montmédy ou à Bruxelles, comme le général Steinflicht a rendu le roi Stanislas sain et sauf à Marienwerder.

 

– Vous entendez, sire ! s’écria la reine ; je crois, moi, qu’il y a tout à faire et rien à craindre avec un homme comme M. de Favras.

 

– Oui, madame, répondit le roi, c’est aussi mon avis ; seulement, l’heure n’est pas encore arrivée.

 

– C’est bien, monsieur, dit la reine, attendez comme a fait celui dont le portrait nous regarde, et dont la vue – je l’avais cru du moins – vous devait donner un meilleur conseil… attendez que vous soyez forcé d’en venir à une bataille ; attendez que cette bataille soit perdue ; attendez que vous soyez prisonnier ; attendez que l’échafaud se dresse sous votre fenêtre, et, alors, vous qui dites aujourd’hui : « Il est trop tôt ! » vous serez forcé de dire : « Il est trop tard !… »

 

– En tout cas, sire, à quelque heure que ce soit, et à son premier mot, le roi me trouvera prêt, dit Favras en s’inclinant – car il craignait que sa présence, qui avait amené cette espèce de conflit entre la reine et Louis XVI, ne fatiguât ce dernier. Je n’ai que mon existence à offrir à mon souverain, et je ne dirai pas que je la lui offre, je dirai que de tout temps il a eu et aura le droit d’en disposer, cette existence étant à lui.

 

– C’est bien, monsieur, dit le roi, et, le cas échéant, je vous renouvelle à l’endroit de la marquise et de vos enfants la promesse que vous a faite la reine.

 

Cette fois c’était un vrai congé ; le marquis fut obligé de le prendre, et, quelque envie qu’il eût peut-être d’insister, ne trouvant d’autre encouragement que le regard de la reine, il se retira à reculons.

 

La reine le suivit des yeux jusqu’à ce que la tapisserie fût retombée devant lui.

 

– Ah ! monsieur, dit-elle en étendant la main vers la toile de Van Dyck, quand j’ai fait pendre ce tableau dans votre chambre, j’avais cru qu’il vous inspirerait mieux.

 

Et, hautaine et comme dédaignant de poursuivre la conversation, elle s’avança vers la porte de l’alcôve ; puis, s’arrêtant tout à coup :

 

– Sire, avouez, dit-elle, que le marquis de Favras n’est point la première personne que vous ayez reçue ce matin.

 

– Non, madame, vous avez raison ; avant le marquis de Favras, j’ai reçu le docteur Gilbert.

 

La reine tressaillit.

 

– Ah ! dit-elle, je m’en doutais ? Et le docteur Gilbert, à ce qu’il paraît…

 

– Est de mon avis, madame, que nous ne devons pas quitter la France.

 

– Mais, n’étant point d’avis que nous devons la quitter, monsieur, sans doute donne-t-il un conseil qui nous en rend le séjour possible ?

 

– Oui, madame, il en donne un ; malheureusement, je le trouve, sinon mauvais, du moins impraticable.

 

– Enfin quel est ce conseil ?

 

– Il veut que nous achetions Mirabeau pour un an.

 

– Et à quel prix ? demanda la reine.

 

– Avec six millions… et un sourire de vous.

 

La physionomie de la reine prit un caractère profondément pensif.

 

– Au fait, dit-elle, peut-être serait-ce un moyen…

 

– Oui, mais un moyen auquel vous vous refuseriez, pour votre part, n’est-ce pas, madame ?

 

– Je ne réponds ni oui ni non, fit la reine avec cette expression sinistre que prend l’ange du mal sûr de son triomphe ; c’est à y songer…

 

Puis, plus bas en se retirant :

 

– Et j’y songerai ! ajouta-t-elle.

 

Chapitre XX

Où le roi s’occupe d’affaires de famille

 

Le roi, resté seul, demeura debout et immobile un instant, puis, comme s’il eût craint que la retraite de la reine ne fût que simulée, il alla à la porte par où elle était sortie, l’ouvrit, et plongea son regard dans les antichambres et les corridors.

 

N’apercevant que les gens de service :

 

– François ! fit-il à demi-voix.

 

Un valet de chambre qui s’était levé quand la porte de l’appartement royal s’était ouverte, et qui se tenait debout attendant les ordres, s’approcha aussitôt, et le roi étant entré dans sa chambre, y entra derrière lui.

 

– François, dit Louis XVI, connaissez-vous les appartements de M. de Charny ?

 

– Sire, répondit le valet de chambre – lequel n’était autre que celui qui, appelé près du roi après le 10 août, a laissé des mémoires sur la fin de son règne – sire, M. de Charny n’a point d’appartements ; il a seulement une mansarde dans les combles du pavillon de Flore.

 

– Et pourquoi une mansarde à un officier de cette importance ?

 

– On a voulu donner mieux à M. le comte ; mais il a refusé en disant que cette mansarde lui suffisait.

 

– Bien, fit le roi. Vous savez où est cette mansarde ?

 

– Oui, sire.

 

– Allez me quérir M. de Charny ; je désire lui parler.

 

Le valet de chambre sortit, tirant la porte derrière lui, et monta à la mansarde de M. de Charny, qu’il trouva appuyé à la barre de sa fenêtre, les yeux fixés sur cet océan de toits qui se perd à l’horizon en flots de tuiles et d’ardoises.

 

Deux fois le valet frappa sans que M. de Charny, plongé dans ses réflexions, l’entendît ; ce qui le détermina, la clef étant sur la porte, à entrer de lui même, fort qu’il était de l’ordre du roi.

 

Au bruit qu’il fit en entrant, le comte se retourna.

 

– Ah ! c’est vous, monsieur Hue, dit-il ; vous venez me chercher de la part de la reine ?

 

– Non, monsieur le comte, répondit le valet de chambre, c’est de la part du roi.

 

– De la part du roi ! reprit M. de Charny avec un certain étonnement.

 

– De la part du roi, insista le valet de chambre.

 

– C’est bien, monsieur Hue ; dites à Sa Majesté que je suis à ses ordres.

 

Le valet de chambre se retira avec la raideur commandée par l’étiquette, tandis que M. de Charny, avec cette courtoisie qu’avait l’ancienne et vraie noblesse pour tout homme venant de la part du roi, portât-il au cou la chaîne d’argent, ou fût-il couvert de la livrée, le reconduisait jusqu’à la porte.

 

Quand il fut seul, M. de Charny resta un moment la tête serrée entre ses deux mains, comme pour forcer ses idées confuses et agitées à reprendre leur place ; puis, l’ordre rétabli dans son cerveau, il ceignit son épée, jetée sur un fauteuil, prit son chapeau sous son bras, et descendit.

 

Il trouva dans sa chambre à coucher Louis XVI, qui, le dos tourné au tableau de Van Dyck, venait de se faire servir à déjeuner.

 

Le roi leva la tête en apercevant M. de Charny.

 

– Ah ? c’est vous, comte, dit-il ; fort bien. Voulez-vous déjeuner avec moi ?

 

– Sire, je suis obligé de refuser cet honneur, ayant déjeuné, fit le comte en s’inclinant.

 

– En ce cas, dit Louis XVI, comme je vous ai prié de passer chez moi pour parler d’affaires et même d’affaires sérieuses, attendez un instant ; je n’aime point à parler d’affaires quand je mange.

 

– Je suis aux ordres du roi, répondit Charny.

 

– Alors, au lieu de parler d’affaires, nous parlerons d’autre chose ; de vous, par exemple.

 

– De moi, sire ! et en quoi puis-je mériter que le roi s’occupe de ma personne ?

 

– Quand j’ai demandé, tout à l’heure, où était votre appartement aux Tuileries, savez-vous ce que m’a répondu François, mon cher comte ?

 

– Non, sire.

 

– Il m’a répondu que vous aviez refusé l’appartement qu’on vous offrait, et n’aviez accepté qu’une mansarde.

 

– C’est vrai, sire.

 

– Pourquoi cela, comte ?

 

– Mais, sire…, parce que, seul, et n’ayant d’autre importance que celle que la faveur de Leurs Majestés veut bien me donner, je n’ai pas jugé utile de priver M. le gouverneur du palais d’un appartement, lorsqu’une simple mansarde était tout ce qu’il me fallait.

 

– Pardon, mon cher comte, vous répondez à votre point de vue, et comme si vous étiez toujours simple officier et garçon ; mais vous avez – et au jour du danger vous ne l’oubliez pas, Dieu merci ! – une charge importante près de nous ; en outre, vous êtes marié : que ferez-vous de la comtesse dans votre mansarde ?

 

– Sire, répondit Charny avec un accent de mélancolie qui n’échappa point au roi, si peu accessible qu’il fût à ce sentiment, je ne crois pas que Mme de Charny me fasse l’honneur de partager mon appartement, soit-il grand, soit il petit.

 

– Mais enfin, monsieur le comte, Mme de Charny, sans avoir de charge près de la reine, est son amie ; la reine, vous le savez, ne peut se passer de Mme de Charny – quoique, depuis quelque temps, j’aie cru remarquer qu’il existait entre elles un certain refroidissement ; quand Mme de Charny viendra au palais, où logera-t-elle ?

 

– Sire, je ne pense pas que, sans un ordre exprès de Votre Majesté, Mme de Charny revienne jamais au palais.

 

– Ah ! bah ?

 

Charny s’inclina.

 

– Impossible ! dit le roi.

 

– Que Sa Majesté me pardonne, dit Charny, mais je crois être sûr de ce que j’avance.

 

– Eh bien, cela m’étonne moins que vous ne pourriez le supposer, mon cher comte ; je viens de vous dire, il me semble, que je m’étais aperçu d’un refroidissement entre la reine et son amie…

 

– En effet, Sa Majesté a bien voulu le remarquer.

 

– Bouderie de femmes ! nous tâcherons de raccommoder tout cela. Mais, en attendant, il paraît que, bien sans le savoir, je me conduis d’une façon tyrannique envers vous, mon cher comte !

 

– Comment cela, sire ?

 

– Mais en vous forçant de demeurer aux Tuileries, quand la comtesse demeure… où cela, comte ?

 

– Rue Coq-Héron, sire.

 

– Je vous demande cela, par l’habitude qu’ont les rois d’interroger, et peut- être aussi un peu par le désir que j’ai de savoir l’adresse de la comtesse ; car, ne connaissant pas plus Paris que si j’étais un Russe de Moscou ou un Autrichien de Vienne, j’ignore si la rue Coq-Héron est proche ou éloignée des Tuileries.

 

– Elle est proche, sire.

 

– Tant mieux ; cela m’explique que vous n’ayez qu’un pied-à-terre aux Tuileries.

 

– La chambre que j’ai aux Tuileries, sire, répondit Charny avec ce même accent mélancolique que le roi avait déjà pu remarquer dans sa voix, n’est point un simple pied-à-terre ; tout au contraire, c’est un logement fixe, où l’on me trouvera à quelque heure du jour ou de la nuit que Sa Majesté me fasse l’honneur de m’envoyer chercher.

 

– Oh ! oh ! dit en se renversant dans son fauteuil le roi, dont le déjeuner tirait à sa fin, que veut dire cela, monsieur le comte ?

 

– Le roi m’excusera, mais je ne comprends pas très bien l’interrogatoire qu’il me fait l’honneur de m’adresser.

 

– Bah ! vous ne savez pas que je suis un bonhomme, n’est-ce pas ? un père, un mari avant tout, et que je m’inquiète presque autant de l’intérieur de mon palais que de l’extérieur de mon royaume ?… Que veut dire cela, mon cher comte ? Après trois ans de mariage à peine, M. le comte de Charny a un logement fixe aux Tuileries, et Mme la comtesse de Charny un logement fixe rue Coq-Héron !

 

– Sire, je ne saurais répondre à Votre Majesté autre chose que ceci : Mme de Charny désire habiter seule.

 

– Mais enfin vous l’allez voir tous les jours ?… Non…, deux fois par semaine ?…

 

– Sire, je n’ai pas eu le plaisir de voir Mme de Charny depuis le jour où le roi m’a ordonné d’aller prendre de ses nouvelles.

 

– Eh bien !… mais il y a plus de huit jours de cela ?

 

– Il y en a dix, sire, répondit Charny d’une voix légèrement émue.

 

Le roi comprenait mieux la douleur que la mélancolie, et il saisit, dans l’accent du comte, cette nuance d’émotion qu’il avait laissé échapper.

 

– Comte, dit Louis XVI avec cette bonhomie qui allait si bien à l’homme de ménage, comme il s’appelait parfois lui-même ; comte, il y a de votre faute là-dessous.

 

– De ma faute ! dit Charny avec vivacité et en rougissant malgré lui.

 

– Oui, oui, de votre faute, insista le roi ; dans l’éloignement d’une femme, et surtout d’une femme aussi parfaite que la comtesse, il y a toujours un peu de la faute de l’homme.

 

– Sire !

 

– Vous me direz que cela ne me regarde pas, mon cher comte. Et, moi, je vous répondrai : « Si fait, cela me regarde ; un roi peut bien des choses par sa parole. » Voyons, soyez franc, vous avez été ingrat envers cette pauvre mademoiselle de Taverney, qui vous aime tant !

 

– Qui m’aime tant !… Sire… pardon, Votre Majesté n’a-t-elle pas dit, reprit Charny avec un léger sentiment d’amertume, que Mlle de Taverney m’aimait… beaucoup ?…

 

– Mlle de Taverney ou Mme la comtesse de Charny, – c’est tout un, je présume.

 

– Oui et non, sire.

 

– Eh bien, j’ai dit que Mme de Charny vous aimait, et je ne m’en dédis pas.

 

– Sire, vous savez qu’il n’est point permis de démentir un roi.

 

– Oh ! démentez tant que vous voudrez, je m’y connais.

 

– Et Sa Majesté s’est aperçue à certains signes, visibles pour elle seule, sans doute, que Mme de Charny m’aimait… beaucoup ?…

 

– Je ne sais si les signes étaient visibles pour moi seul, mon cher comte ; mais ce que je sais, c’est que, dans cette terrible nuit du 6 octobre, du moment où elle a été réunie à nous, elle ne vous a pas perdu de vue un instant, et que ses yeux exprimaient toutes les angoisses de son cœur, à ce point que, lorsque la porte de l’Œil-de-bœuf a été près d’être enfoncée, j’ai vu la pauvre femme faire un mouvement pour se jeter entre vous et le danger.

 

Le cœur de Charny se serra ; il avait cru reconnaître chez la comtesse quelque chose de pareil à ce que venait de lui dire le roi ; mais chaque détail de sa dernière entrevue avec Andrée était trop présent à son esprit pour ne pas l’emporter sur cette vague affirmation de son cœur, et sur cette précise affirmation du roi.

 

– Et j’y ai d’autant plus fait attention, continua Louis XVI, que déjà, lors de mon voyage à Paris, quand vous m’avez été envoyé par la reine à l’Hôtel de Ville, la reine m’a positivement dit que la comtesse avait failli mourir de douleur en votre absence, et de joie à votre retour.

 

– Sire, dit Charny en souriant avec tristesse, Dieu a permis que ceux qui sont nés au-dessus de nous aient reçu en naissant, et sans doute comme un des privilèges de leur race, ce regard qui va chercher au fond des cœurs des secrets qui restent ignorés des autres hommes. Le roi et la reine ont vu ainsi : cela doit être ; mais la faiblesse de ma vue, à moi, m’a fait voir autrement ; voilà pourquoi je prierai le roi de ne pas trop s’inquiéter de ce grand amour de Mme de Charny pour moi, s’il veut m’employer à quelque mission dangereuse ou éloignée ; l’absence ou le danger seront également bien venus, de ma part du moins.

 

– Cependant, lorsqu’il y a huit jours, la reine a voulu vous envoyer à Turin, vous avez paru désirer rester à Paris ?

 

– J’ai cru mon frère suffisant à cette mission, sire, et je me suis réservé pour une plus difficile ou plus périlleuse.

 

– Eh bien, c’est justement, mon cher comte, parce que le moment est venu de vous confier une mission, aujourd’hui difficile, et qui n’est pas sans danger peut-être pour l’avenir, que je vous parlais de l’isolement de la comtesse, et que j’eusse voulu la voir près d’une amie, puisque je lui enlève son mari.

 

– J’écrirai à la comtesse, sire, pour lui faire part des bons sentiments de Votre Majesté.

 

– Comment ! vous lui écrirez ? ne comptez-vous donc pas voir la comtesse avant votre départ ?

 

– Je ne me suis présenté qu’une fois chez Mme de Charny sans lui en demander la permission, sire, et, d’après la façon dont elle m’a reçu, il ne faudrait, maintenant, pour que je lui demandasse cette simple permission, rien de moins que l’ordre exprès de Votre Majesté.

 

– Allons, n’en parlons plus ; je causerai de tout cela avec la reine, pendant votre absence, dit le roi en se levant de table.

 

Puis, toussant deux ou trois fois avec la satisfaction d’un homme qui vient de bien manger, et qui est sûr de sa digestion.

 

– Ma foi, observa-t-il, les médecins ont bien raison de dire que toute affaire a deux faces, celle qu’elle présente, boudeuse, à un estomac vide, et, rayonnante, à un estomac plein… Passez dans mon cabinet, mon cher comte, je me sens en disposition de vous parler à cœur ouvert.

 

Le comte suivit Louis XVI, tout en songeant à ce que parfois doit faire perdre de majesté à une tête couronnée ce côté matériel et vulgaire que la fière Marie-Antoinette ne pouvait s’empêcher de reprocher à son époux.

 

Chapitre XXI

Où le roi s’occupe d’affaires d’État

 

Quoique le roi ne fût installé aux Tuileries que depuis quinze jours à peine, il y avait deux pièces de son appartement qui avaient été mises au grand complet, et où rien ne manquait du mobilier nécessaire.

 

Ces deux pièces étaient sa forge et son cabinet.

 

Plus tard, et dans une occasion qui n’eut pas sur la destinée du malheureux prince une influence moindre que celle-ci, nous introduirons le lecteur dans la forge royale ; mais, pour le moment, c’est dans son cabinet que nous avons affaire ; entrons donc à la suite de Charny, qui se tient debout devant le bureau où le roi vient de s’asseoir.

 

Ce bureau est chargé de cartes, de livres de géographie, de journaux anglais et de papiers parmi lesquels on distingue ceux de l’écriture de Louis XVI, à la multiplicité des lignes qui les couvrent et qui ne laissent de blanc ni en haut, ni en bas, ni sur la marge.

 

Le caractère se révèle dans le plus petit détail : le parcimonieux Louis XVI, non seulement ne laissait pas perdre le moindre morceau de papier blanc, mais encore, sous sa main, ce papier blanc se couvrait d’autant de lettres qu’il en pouvait matériellement contenir.

 

Charny, depuis trois ou quatre ans qu’il demeurait dans la familiarité des deux augustes époux, était trop habitué à tous ces détails pour faire les remarques que nous consignons ici. C’est pourquoi, sans que son œil s’arrêtât particulièrement sur aucun objet, il attendit respectueusement que le roi lui adressât la parole.

 

Mais, arrivé où il en était, le roi, malgré la confidence annoncée d’avance, semblait éprouver un certain embarras à entrer en matière.

 

D’abord, et comme pour se donner du courage, il ouvrit un tiroir de son bureau, et dans ce tiroir, un compartiment secret d’où il tira quelques papiers couverts d’enveloppes qu’il mit sur la table, et où il posa la main.

 

– Monsieur de Charny, dit-il enfin, j’ai remarqué une chose…

 

Il s’arrêta regardant fixement Charny, lequel attendit respectueusement qu’il plût au roi de continuer.

 

– C’est que, dans la nuit du 5 au 6 octobre, ayant à choisir entre la garde de la reine et la mienne, vous aviez placé votre frère près de la reine, et que vous étiez resté près de moi.

 

– Sire, dit Charny, je suis le chef de la famille comme vous êtes le chef de l’État, j’avais donc le droit de mourir près de vous.

 

– Cela m’a fait penser, continua Louis XVI, que, si jamais j’avais à donner une mission à la fois secrète, difficile et dangereuse, je pouvais la confier à votre loyauté comme Français, à votre cœur comme ami.

 

– Oh ! sire, s’écria Charny, si haut que le roi m’élève, je n’ai pas la prétention de croire qu’il puisse faire de moi autre chose qu’un sujet fidèle et reconnaissant.

 

– Monsieur de Charny, vous êtes un homme grave, quoique vous ayez trente-six ans à peine ; vous n’avez point passé à travers tous les événements qui viennent de se dérouler autour de nous sans en avoir tiré une conclusion quelconque… Monsieur de Charny, que pensez-vous de ma situation, et si vous étiez mon premier ministre, quels moyens me proposeriez-vous pour l’améliorer ?

 

– Sire, dit Charny avec plus d’hésitation que d’embarras, je suis un soldat… un marin… ces hautes questions sociales dépassent la portée de mon intelligence.

 

– Monsieur, dit le roi en tendant la main à Charny avec une dignité qui semblait jaillir tout à coup de la situation même où il venait de se placer, vous êtes un homme ; et un autre homme, qui vous croit son ami, vous demande purement et simplement, à vous, cœur droit, esprit sain, sujet loyal, ce que vous feriez à sa place.

 

– Sire, répondit Charny, dans une situation non moins grave que l’est celle-ci, la reine m’a fait un jour l’honneur, comme le fait le roi en ce moment, de me demander mon avis ; c’était le jour de la prise de la Bastille : elle voulait pousser, contre les cent mille Parisiens armés et roulant comme un hydre de fer et de feu sur les boulevards et dans les rues du faubourg Saint-Antoine, ses huit ou dix mille soldats étrangers. Si j’eusse été moins connu de la reine, si elle eût vu moins de dévouement et de respect dans mon cœur, ma réponse m’eût sans aucun doute brouillé avec elle… Hélas ! sire, ne puis-je pas craindre aujourd’hui, qu’interrogé par le roi, ma réponse trop franche ne blesse le roi ?

 

– Qu’avez-vous répondu à la reine, monsieur ?

 

– Que Votre Majesté, n’étant point assez forte pour entrer à Paris en conquérant, devait y entrer en père.

 

– Eh bien ! monsieur, répondit Louis XVI, n’est-ce pas le conseil que j’ai suivi ?

 

– Si fait, sire.

 

– Maintenant, reste à savoir si j’ai bien fait de le suivre ; car,

cette fois-ci, dites-le vous-même, y suis-je entré en roi ou prisonnier ?

 

– Sire, dit Charny, le roi me permet-il de lui parler avec toute franchise ?

 

– Faites, monsieur ; du moment où je vous demande votre avis, je vous demande en même temps votre opinion.

 

– Sire, j’ai désapprouvé le repas de Versailles ; sire, j’ai supplié la reine de ne pas aller au théâtre en votre absence ; sire, j’ai été désespéré quand Sa Majesté a foulé aux pieds la cocarde de la nation pour arborer la cocarde noire, la cocarde de l’Autriche.

 

– Croyez-vous, monsieur de Charny, dit le roi, que là ait été la véritable cause des événements des 5 et 6 octobre ?

 

– Non, sire ; mais là, du moins, a été le prétexte. Sire, vous n’êtes pas injuste pour le peuple, n’est-ce pas ? le peuple est bon, le peuple vous aime, le peuple est royaliste ; mais le peuple souffre, mais le peuple a froid, mais le peuple a faim ; il a au-dessus de lui, au-dessous de lui, à côté de lui, de mauvais conseillers qui le jettent en avant ; il marche, il pousse, il renverse, car lui-même ne connaît pas sa force ; une fois lâché, répandu, roulant, c’est une inondation ou un incendie, il noie ou il brûle.

 

– Eh bien, monsieur de Charny, supposez, ce qui est bien naturel, que je ne veuille être ni noyé ni brûlé, que faut-il que je fasse ?

 

– Sire, il faut ne point donner prétexte à l’inondation de se répandre, à l’incendie de s’allumer… Mais pardon, dit Charny en s’arrêtant, j’oublie que, même sur un ordre du roi…

 

– Vous voulez dire sur une prière. Continuez, monsieur de Charny, continuez, le roi vous en prie.

 

– Eh bien, sire, vous l’avez vu, ce peuple de Paris, si longtemps veuf de ses souverains, si affamé de les revoir ; vous l’avez vu menaçant, incendiaire, assassin à Versailles, ou plutôt vous avez cru le voir tel, car à Versailles, ce n’était pas le peuple ! vous l’avez vu, dis-je, aux Tuileries, saluant, sous le double balcon du palais, vous, la reine, la famille royale, pénétrant dans vos appartements par le moyen de ses députations, députations de dames de la halle, députations de garde civique, députations de corps municipaux, et ceux qui n’avaient pas le bonheur d’être députés, de pénétrer dans vos appartements, d’échanger des paroles avec vous, ceux-là vous les avez vus se presser aux fenêtres de votre salle à manger, à travers lesquelles les mères envoyaient, douces offrandes ! aux illustres convives, les baisers de leurs petits enfants ?

 

– Oui, dit le roi, j’ai vu tout cela, et de là vient mon hésitation. Je me demande quel est le vrai peuple, de celui qui brûle et assassine, ou de celui qui caresse et qui acclame.

 

– Oh ! le dernier, sire, le dernier ! Fiez-vous à celui-là, et il vous défendra contre l’autre.

 

– Comte, vous me répétez, à deux heures de distance, exactement ce que me disait, ce matin, le docteur Gilbert.

 

– Eh bien, sire, comment, ayant pris l’avis d’un homme aussi profond, aussi savant, aussi grave que le docteur, daignez-vous venir me demander le mien, à moi, pauvre officier ?

 

– Je vais vous le dire, monsieur de Charny, répondit Louis XVI. C’est qu’il y a, je crois, une grande différence entre vous deux. Vous êtes dévoué au roi, vous, et le docteur Gilbert n’est dévoué qu’à la royauté.

 

– Je ne comprends pas bien, sire.

 

– J’entends que, pourvu que la royauté, c’est-à-dire le principe, fût sauf, il abandonnerait volontiers le roi, c’est-à-dire l’homme.

 

– Alors, Votre Majesté dit vrai, reprit Charny, il y a cette différence entre nous deux : que vous êtes en même temps pour moi, sire, le roi et la royauté. C’est donc à ce titre que je vous prie de disposer de moi.

 

– Auparavant, je veux savoir de vous, monsieur de Charny, à qui vous vous adresseriez, dans ce moment de calme où nous sommes, entre deux orages peut-être, pour effacer les traces de l’orage passé et conjurer l’orage à venir.

 

– Si j’avais à la fois l’honneur et le malheur d’être roi, sire, je me rappellerais les cris qui ont entouré ma voiture à mon retour de Versailles, et je tendrais la main droite à M. de La Fayette et la main gauche à M. de Mirabeau.

 

– Comte, s’écria vivement le roi, comment me dites-vous cela, détestant l’un et méprisant l’autre ?

 

– Sire, il ne s’agit point ici de mes sympathies ; il s’agit du salut du roi et de l’avenir de la royauté.

 

– Juste ce que m’a dit le docteur Gilbert, murmura le roi comme se parlant à lui-même.

 

– Sire, reprit Charny, je suis heureux de me rencontrer d’opinion avec un homme aussi éminent que le docteur Gilbert.

 

– Ainsi vous croyez, mon cher comte, que de l’union de ces deux hommes pourraient ressortir le calme de la nation et la sécurité du roi ?

 

– Avec l’aide de Dieu, sire, j’espérerais beaucoup de l’union de ces deux hommes.

 

– Mais, enfin, si je me prêtais à cette union, si je consentais à ce pacte, et que, malgré mon désir, malgré le leur peut-être, la combinaison ministérielle qui doit les réunir échouât, que pensez-vous qu’il faudrait que je fisse ?

 

– Je crois qu’ayant épuisé tous les moyens mis entre ses mains par la Providence, je crois qu’ayant rempli tous les devoirs imposés par sa position, il serait temps que le roi songeât à sa sûreté et à celle de sa famille.

 

– Alors, vous me proposeriez de fuir ?

 

– Je proposerais à Votre Majesté de se retirer, avec ceux de ses régiments et de ses gentilshommes sur lesquels elle croirait pouvoir compter, dans quelque place forte, comme Metz, Nancy ou Strasbourg.

 

La figure du roi rayonna.

 

– Ah ! ah ! dit-il, et, parmi tous les généraux qui m’ont donné des preuves de dévouement voyons, dites franchement Charny, vous qui les connaissez tous, auquel confieriez-vous cette dangereuse mission d’enlever ou de recevoir son roi ?

 

– Oh ! sire, sire, murmura Charny, c’est une grave responsabilité que celle de guider le roi dans un choix pareil… sire, je reconnais mon ignorance, ma faiblesse, mon impuissance… sire, je me récuse.

 

– Eh bien, je vais vous mettre à votre aise, monsieur, dit le roi. Ce choix est fait ; c’est près de cet homme que je veux vous envoyer. Voici la lettre tout écrite que vous aurez mission de lui remettre ; le nom que vous m’indiquerez n’aura donc aucune influence sur ma détermination ; seulement, il me désignera un fidèle serviteur de plus, lequel, à son tour, aura sans doute occasion de montrer sa fidélité. Voyons, monsieur de Charny, si vous aviez à confier votre roi au courage, à la loyauté, à l’intelligence d’un homme, quel homme choisiriez-vous ?

 

– Sire, dit Charny après avoir réfléchi un instant, ce n’est point, je le jure à Votre Majesté, parce que des liens d’amitié, je dirai presque de famille, m’attachent à lui, mais il y a, dans l’armée, un homme qui est connu par le grand dévouement qu’il porte au roi ; un homme qui, comme gouverneur des îles Sous-le-Vent, a, lors de la guerre d’Amérique, efficacement protégé nos possessions des Antilles, et même enlevé plusieurs îles aux Anglais ; qui, depuis, a été chargé de divers commandements importants, et qui, à cette heure, est je crois, général gouverneur de la ville de Metz ; cet homme, sire, c’est le marquis de Bouillé. Père, je lui confierais mon fils, fils, je lui confierais mon père ; sujet, je lui confierais mon roi !

 

Si peu démonstratif que fût Louis XVI, il suivait avec une évidente anxiété les paroles du comte, et l’on aurait pu voir son visage s’éclaircir au fur et à mesure qu’il croyait reconnaître le personnage dont voulait lui parler Charny. Au nom de ce personnage prononcé par le comte, il ne put retenir un cri de joie.

 

– Tenez, tenez, comte, dit-il, lisez l’adresse de cette lettre, et voyez si ce n’est pas la Providence elle-même qui m’a inspiré l’idée de m’adresser à vous !

 

Charny prit la lettre des mains du roi, et lut cette suscription :

 

« À M. François-Claude-Amour, marquis de Bouillé, général commandant la ville de Metz. »

 

Des larmes de joie et d’orgueil montèrent jusqu’aux paupières de Charny.

 

– Sire, s’écria-t-il, je ne saurais vous dire après cela qu’une seule chose : c’est que je suis prêt à mourir pour Votre Majesté.

 

– Et moi, monsieur, je vous dirai qu’après ce qui vient de se passer, je ne me crois plus le droit d’avoir de secrets envers vous, attendu que, l’heure venue, c’est à vous, et à vous seul, entendez-vous bien ? que je confierai ma personne, celle de la reine et celle de mes enfants. Ecoutez-moi donc, voici ce que l’on me propose et ce que je refuse.

 

Charny s’inclina, donnant toute son attention à ce qu’allait dire le roi.

 

– Ce n’est pas la première fois, vous le pensez bien, monsieur de Charny, que l’idée me vient, à moi ou à ceux qui m’entourent, d’exécuter un projet analogue à celui dont nous nous entretenons en ce moment. Pendant la nuit du 5 au 6 octobre, j’ai songé à faire évader la reine ; une voiture l’eût conduite à Rambouillet ; je l’y eusse jointe à cheval, et, de là, nous eussions facilement gagné la frontière, car la surveillance qui nous environne aujourd’hui n’était pas encore éveillée. Le projet échoua parce que la reine ne voulut point partir sans moi, et me fit jurer à mon tour de ne point partir sans elle.

 

– Sire, j’étais là lorsque ce pieux serment fut échangé entre le roi et la reine, ou plutôt entre l’épouse et l’époux.

 

– Depuis, M. de Breteuil a ouvert des négociations avec moi, par l’entremise du comte d’Innisdal, et, il y a huit jours, j’ai reçu une lettre de Soleure.

 

Le roi s’arrêta, et, voyant que le comte restait immobile et muet :

 

– Vous ne répondez pas, comte ? dit-il.

 

– Sire, fit Charny en s’inclinant, je sais que M. le baron de Breteuil est l’homme de l’Autriche, et je crains de blesser de légitimes sympathies du roi, à l’endroit de la reine son épouse et de l’empereur Joseph II son beau-frère.

 

Le roi saisit la main de Charny, et, se penchant vers lui :

 

– Ne craignez rien, comte, dit-il à demi-voix, je n’aime pas plus l’Autriche que vous ne l’aimez vous-même.

 

La main de Charny tressaillit de surprise entre les mains du roi.

 

– Comte, comte ! quand un homme de votre valeur va se dévouer, c’est-à-dire faire le sacrifice de sa vie pour un autre homme qui n’a sur lui que le triste avantage d’être roi, encore faut-il qu’il connaisse celui pour lequel il va se dévouer. Comte, je vous l’ai dit et je vous le répète, je n’aime pas l’Autriche ; je n’aime pas Marie-Thérèse, qui nous a engagés dans cette guerre de sept ans, où nous avons perdu deux cent mille hommes, deux cents millions et dix-sept cents lieues de terrain en Amérique ; qui appelait Mme de Pompadour – une prostituée ! – sa cousine, et qui faisait empoisonner mon père – un saint ! – par M. de Choiseul ; qui se servait de ses filles comme d’agents diplomatiques ; qui, par l’archiduchesse Caroline, gouvernait Naples ; qui, par l’archiduchesse Marie-Antoinette, comptait gouverner la France.

 

– Sire ! sire ! fit Charny, Votre Majesté oublie que je suis un étranger, un simple sujet du roi et de la reine de France.

 

Et Charny souligna par son accent le mot reine comme nous venons de le souligner avec la plume.

 

– Je vous l’ai déjà dit, comte, reprit le roi, vous êtes un ami, et je puis vous parler d’autant plus franchement que le préjugé que j’avais contre la reine est, à cette heure, complètement effacé de mon esprit. Mais c’est malgré moi que j’ai reçu une femme de cette maison deux fois ennemie de la maison de France, ennemie comme Autriche, ennemie comme Lorraine ; c’est malgré moi que j’ai vu venir à ma cour cet abbé de Vermond, précepteur de la dauphine en apparence, espion de Marie-Thérèse en réalité, que je coudoyais deux ou trois fois par jour, tant il avait mission de se fourrer entre mes jambes, et à qui, pendant dix-neuf ans, je n’ai pas adressé une seule parole ; c’est malgré moi qu’après dix années de lutte, j’ai chargé M. de Breteuil du département de ma maison et du gouvernement de Paris ; c’est malgré moi que j’ai pris pour premier ministre l’archevêque de Toulouse, un athée ; c’est malgré moi, enfin, que j’ai payé à l’Autriche les millions qu’elle voulait extorquer à la Hollande. Aujourd’hui encore, à l’heure où je vous parle, succédant à Marie-Thérèse morte, qui conseille et dirige la reine ? Son frère Joseph II, lequel, heureusement, se meurt. Par qui la conseille-t-il ? Vous le savez comme moi : par l’organe de ce même abbé de Vermond, du baron de Breteuil et de l’ambassadeur d’Autriche, Mercy d’Argenteau. Derrière ce vieillard est caché un autre vieillard, Kaunitz, ministre septuagénaire de la centenaire Autriche. Ces deux vieux fats, ou plutôt ces deux vieilles douairières, mènent la reine de France, par Mlle Bertin, sa marchande de modes, et par Léonard, son coiffeur, à qui ils font des pensions, et à quoi la mènent-ils ? À l’alliance de l’Autriche ! de l’Autriche, toujours funeste à la France, comme amie et comme ennemie ; qui a mis un couteau aux mains de Jacques Clément, un poignard aux mains de Ravaillac, un canif aux mains de Damiens. L’Autriche ! l’Autriche catholique et dévote autrefois, qui abjure aujourd’hui et se fait à moitié philosophe sous Joseph II ; l’Autriche imprudente, qui tourne contre elle sa propre épée, la Hongrie ; l’Autriche imprévoyante, qui se laisse enlever par les prêtres belges la plus belle partie de sa couronne, les Pays-Bas ; l’Autriche vassale, qui tourne le dos à l’Europe, que son regard ne devrait pas perdre de vue, en usant contre les Turcs, nos alliés, ses meilleures troupes au profit de la Russie. Non, non, non, monsieur de Charny, je hais l’Autriche, je ne pouvais me fier à elle.

 

– Sire, sire, murmura Charny, de pareilles confidences sont bien honorables, mais, en même temps, bien dangereuses pour celui à qui on les fait ! Sire, si, un jour, vous vous repentiez de les avoir faites !

 

– Oh ! je ne crains pas cela, monsieur, et, la preuve, c’est que j’achève.

 

– Sire, Votre Majesté m’a ordonné d’écouter, j’écoute.

 

– Cette ouverture de fuite n’est pas la seule qui m’ait été faite. Connaissez vous M. de Favras, comte ?

 

– Le marquis de Favras, l’ancien capitaine au régiment de Belzunce, l’ancien lieutenant aux gardes de Monsieur ? Oui, sire.

 

– C’est cela même, reprit le roi en appuyant sur la dernière qualification, l’ancien lieutenant aux gardes de Monsieur. Qu’en pensez-vous ?

 

– Mais c’est un brave soldat, un loyal gentilhomme, sire, ruiné, par malheur, ce qui le rend inquiet, et le pousse à une foule de tentatives hasardeuses, de projets insensés ; mais, homme d’honneur, sire, et qui mourra sans reculer d’un pas, sans jeter une plainte, afin de tenir la parole donnée. C’est un homme à qui Votre Majesté aurait raison de se fier pour un coup de main, mais qui, j’en ai peur, ne vaudrait rien comme chef d’entreprise.

 

– Aussi, reprit le roi avec une certaine amertume, le chef de l’entreprise, n’est-ce pas lui ; c’est Monsieur… oui, c’est Monsieur qui fait l’argent ; c’est Monsieur qui prépare tout ; c’est Monsieur qui, se dévouant jusqu’au bout, reste quand je serai parti, si je pars avec Favras.

 

Charny fit un mouvement.

 

– Eh bien, qu’avez-vous, comte ? poursuivit le roi. Cela n’est point le parti de l’Autriche ; c’est le parti des princes, des émigrés, de la noblesse.

 

– Sire, excusez-moi ; je vous l’ai dit, je ne doute pas de la loyauté ni du courage de M. de Favras ; dans quelque lieu que M. de Favras promette de conduire Votre Majesté, il la conduira ou se fera tuer en la défendant en travers du chemin. Mais pourquoi Monsieur ne part-il pas avec Votre Majesté ? pourquoi Monsieur reste-t-il ?

 

– Par dévouement, je vous l’ai dit, et puis aussi, peut-être – dans le cas où le besoin de déposer le roi et de nommer un régent se ferait sentir – pour que le peuple, fatigué d’avoir couru inutilement après le roi, n’ait pas à chercher son régent trop loin.

 

– Sire, s’écria Charny, Votre Majesté me dit de terribles choses.

 

– Je vous dis ce que tout le monde sait, mon cher comte, ce que votre frère m’a écrit hier, c’est-à-dire que, dans le dernier conseil des princes, à Turin, il a été question de me déposer et de nommer un régent ; c’est-à-dire que, dans ce même conseil, M. de Condé, mon cousin, a proposé de marcher sur Lyon, quelque chose qu’il pût en arriver au roi… Vous voyez donc bien, qu’à moins d’extrémité je ne puis plus accepter Favras que Breteuil, l’Autriche que les princes. Voila, mon cher comte, ce que je n’ai dit à personne que vous, et ce que je vous dis, à vous, afin que personne, pas même la reine – soit par hasard, soit à dessein, Louis XVI appuya sur les mots que nous soulignons – afin que personne, pas même la reine, ne vous ayant montré une confiance pareille à celle que je vous montre, vous ne soyez dévoué à personne comme à moi.

 

– Sire, demanda Charny en s’inclinant, le secret de mon voyage doit-il être gardé devant tout le monde ?

 

– Peu importe, mon cher comte, que l’on sache que vous partez, si l’on ignore dans quel but vous partez.

 

– Et le but doit être révélé à M. de Bouillé seul ?

 

– À M. de Bouillé seul, et encore lorsque vous vous serez assuré de ses sentiments. La lettre que je vous remets pour lui est une simple lettre d’introduction. Vous savez ma position, mes craintes, mes espérances, mieux que la reine ma femme, mieux que M. Necker, mon ministre, mieux que M. Gilbert, mon conseiller. Agissez en conséquence, je mets le fil et les ciseaux entre vos mains, déroulez ou coupez.

 

Puis, présentant au comte la lettre tout ouverte :

 

– Lisez, dit-il.

 

Charny prit la lettre et lut :

 

« Palais des Tuileries, ce 29 octobre

 

« J’espère, monsieur, que vous continuez à être content de votre position de gouverneur de Metz. M. le comte de Charny, lieutenant de mes gardes, qui passe par cette ville, vous demandera s’il est dans vos désirs que je fasse autre chose pour vous ; je saisirais, en ce cas, l’occasion de vous être agréable, comme je saisis celle de vous renouveler l’assurance de tous mes sentiments d’estime pour vous.

 

« Louis. »

 

– Et maintenant, dit le roi, allez, monsieur de Charny, vous avez plein pouvoir pour les promesses à faire à M. de Bouillé, si vous croyez qu’il soit besoin de lui faire des promesses ; seulement, ne m’engagez que dans la mesure de ce que je puis tenir.

 

Et il lui tendit une seconde fois la main.

 

Charny baisa cette main avec une émotion qui le dispensa de nouvelles protestations, et il sortit du cabinet, laissant le roi convaincu – et cela était en effet – qu’il venait, par cette confiance, de s’acquérir le cœur du comte, mieux qu’il n’eût pu faire par toutes les richesses et toutes les faveurs dont il avait disposé aux jours de sa toute-puissance.

 

Chapitre XXII

Chez la reine

 

Charny sortait de chez le roi le cœur plein des sentiments les plus opposés.

 

Mais le premier de ces sentiments, celui qui montait à la surface de ces flots de pensées roulant tumultueusement dans son cerveau, c’était la reconnaissance profonde qu’il ressentait pour cette confiance sans bornes que le roi venait de lui témoigner.

 

Cette confiance, en effet, lui imposait des devoirs d’autant plus sacrés que sa conscience était loin d’être muette, au souvenir des torts qu’il avait envers ce digne roi, qui, au moment du danger, posait sa main sur son épaule comme sur un fidèle et loyal appui.

 

Aussi plus Charny, au fond du cœur, se reconnaissait de torts envers son maître, plus il était prêt à se dévouer pour lui.

 

Et plus ce sentiment de respectueux dévouement croissait dans le cœur du comte, plus décroissait ce sentiment moins pur que, pendant des jours, des mois, des années, il avait voué à la reine.

 

C’est pourquoi Charny, retenu une première fois par un vague espoir né au milieu des dangers, comme ces fleurs qui éclosent sur les principes et qui parfument les abîmes, espoir qui l’avait instinctivement ramené près d’Andrée, Charny, cet espoir perdu, venait de saisir avec empressement une mission qui l’éloignait de la cour, où il éprouvait ce double tourment d’être encore aimé de la femme qu’il n’aimait plus, et de n’être pas encore aimé – il le croyait du moins – de la femme qu’il aimait déjà.

 

Profitant donc de la froideur qui, depuis quelques jours, s’était introduite dans ses relations avec la reine, il rentrait dans sa chambre, décidé à lui annoncer son départ par une simple lettre, lorsque, à sa porte, il trouva Weber qui l’attendait.

 

La reine voulait lui parler et désirait le voir à l’instant même.

 

II n’y avait pas moyen de se soustraire à ce désir de la reine. Les désirs des têtes couronnées sont des commandements.

 

Charny donna quelques ordres à son valet de chambre pour qu’on mît les chevaux à sa voiture, et descendit sur les pas du frère de lait de la reine.

 

Marie-Antoinette était dans une disposition d’esprit tout opposée à celle de Charny ; elle s’était rappelé sa dureté envers le comte, et, au souvenir du dévouement qu’il avait montré à Versailles ; à la vue – car cette vue lui était toujours présente – à la vue du frère de Charny, étendu sanglant en travers du corridor qui précédait sa chambre, elle sentait quelque chose comme un remords, et elle s’avouait à elle-même qu’en supposant que M. de Charny ne lui eût montré que du dévouement, elle avait bien mal récompensé ce dévouement.

 

Mais aussi, n’avait-elle pas le droit de demander à Charny autre chose que du dévouement ?…

 

Cependant, en y réfléchissant, Charny avait-il envers elle tous les torts qu’elle lui supposait ?

 

Ne fallait-il pas mettre sur le compte du deuil fraternel cette espèce d’indifférence qu’il avait laissé voir à son retour de Versailles ? D’ailleurs, cette indifférence n’existait qu’à la surface, et peut-être, amante inquiète, s’était-elle trop pressée de condamner Charny, lorsqu’elle lui avait fait offrir la mission de Turin, pour l’éloigner d’Andrée, et qu’il avait refusé ? Son premier mouvement, mouvement jaloux et mauvais, avait été que ce refus était causé par le naissant amour du comte pour Andrée, et par son désir de rester près de sa femme ; et, en effet, celle-ci, partant des Tuileries à sept heures, avait été suivie, deux heures après, par son mari jusque dans sa retraite de la rue Coq-Héron. Mais l’absence de Charny n’avait pas été longue ; à neuf heures sonnantes, il était rentré au château ; puis, une fois rentré au château, il avait refusé l’appartement composé de trois chambres que, par ordre du roi, on lui avait préparé, et s’était contenté de la mansarde désignée pour son domestique.

 

D’abord, toute cette combinaison avait paru à la pauvre reine une combinaison dans laquelle son amour-propre et son amour avaient tout à souffrir ; mais l’investigation la plus sévère n’avait pu surprendre Charny hors du palais, excepté pour les affaires de son service, et il était bien constaté, aux yeux de la reine, comme aux yeux des autres commensaux du palais, que, depuis son retour à Paris et son entrée au château, Charny avait à peine quitté sa chambre.

 

Il était bien constaté aussi, d’un autre côté, que, depuis sa sortie du château, Andrée n’y avait pas reparu.

 

Si Andrée et Charny s’étaient vus, c’était donc une heure seulement, le jour où le comte avait refusé la mission de Turin.

 

Il est vrai que, pendant toute cette période, Charny n’avait pas cherché non plus à voir la reine ; mais, au lieu de reconnaître dans cette abstention une marque d’indifférence, un regard clairvoyant n’y trouverait-il pas, au contraire, une preuve d’amour ?

 

Charny, blessé par les injustes soupçons de la reine, n’avait-il pas pu se tenir à l’écart, non point par un excès de froideur, mais bien plutôt par un excès d’amour ?

 

Car la reine convenait elle-même qu’elle avait été injuste et dure pour Charny ; injuste, en lui reprochant d’être, pendant cette terrible nuit du 5 au 6 octobre, resté près du roi au lieu d’être resté près de la reine, et, entre deux regards pour elle, d’avoir eu un regard pour Andrée ; dure, en ne participant pas, d’un cœur plus tendre, à cette profonde douleur qu’avait éprouvée Charny à la vue de son frère mort.

 

Il en est ainsi, au reste, de tout amour profond et réel ; présent, l’être qui en est l’objet apparaît, aux yeux de celui ou de celle qui croit avoir à s’en plaindre, avec toutes les aspérités de la présence. À cette courte distance qu’il est de nous, tous les reproches qu’on croit avoir à lui faire semblent fondés ; défauts de caractère, bizarreries d’esprit, oublis de cœur, tout apparaît comme à travers un verre grossissant ; on ne comprend pas qu’on ait été si longtemps sans voir toutes ces défectuosités amoureuses, et que si longtemps on les ait supportées. Mais l’objet de cette fatale investigation s’éloigne-t-il, de sa propre volonté ou par force, à peine éloigné, ces aspérités, qui, de près, blessaient comme des épines, disparaissent ; ces contours trop arrêtés s’effacent ; le réalisme trop rigoureux tombe sous le souffle poétique de la distance et au regard caressant du souvenir ; on ne juge plus, on compare, on revient sur soi-même avec une rigueur mesurée à l’indulgence qu’on ressent pour cet autre, que l’on reconnaît avoir mal apprécié, et le résultat de tout ce travail du cœur, c’est qu’après cette absence de huit ou dix jours, la personne absente nous semble plus chère et plus nécessaire que jamais.

 

Il est bien entendu que nous supposons le cas où aucun autre amour ne profite de cette absence, pour venir prendre dans le cœur la place du premier.

 

Telles étaient donc les dispositions de la reine à l’égard de Charny, lorsque la porte s’ouvrit, et que le comte, qui sortait, comme nous l’avons vu, du cabinet du roi, parut dans l’irréprochable tenue d’un officier de service.

 

Mais il y avait, en même temps, dans son maintien, toujours si profondément respectueux, quelque chose de glacé qui sembla repousser ces effluves magnétiques prêts à s’élancer du cœur de la reine, pour aller chercher dans le cœur de Charny tous les souvenirs, doux, tendres ou douloureux, qui s’y étaient entassés depuis quatre ans, au fur et à mesure que le temps, lent et rapide tour à tour, avait fait du présent le passé et de l’avenir le présent.

 

Charny s’inclina, et demeura presque sur le seuil.

 

La reine regarda autour d’elle, comme pour se demander quelle cause retenait ainsi le jeune homme à l’autre bout de l’appartement, et, s’étant assuré que la volonté de Charny était la seule cause de son éloignement :

 

– Approchez, monsieur de Charny, dit-elle, nous sommes seuls.

 

Charny s’approcha. Puis, d’une voix douce, mais, en même temps, si ferme, qu’il était impossible d’y reconnaître la moindre émotion :

 

– Me voici aux ordres de Votre Majesté, madame, dit-il.

 

– Comte, reprit la reine avec sa voix la plus affectueuse, n’avez-vous point entendu que je vous ai dit que nous étions seuls ?

 

– Si fait, madame, dit Charny ; mais je ne vois pas en quoi cette solitude peut changer la façon dont un sujet doit parler à sa souveraine.

 

– Lorsque je vous ai envoyé chercher, comte, et que j’ai su par Weber que vous le suiviez, j’ai cru que c’était un ami qui venait parler à une amie.

 

Un sourire amer se dessina légèrement sur les lèvres de Charny.

 

– Oui, comte, dit la reine, je comprends ce sourire et je sais ce que vous vous dites intérieurement. Vous vous dites que j’ai été injuste à Versailles, et qu’à Paris je suis capricieuse.

 

– Injustice ou caprice, madame, répondit Charny, tout est permis à une femme ; à plus forte raison, à une reine.

 

– Eh ! mon Dieu, mon ami, dit Marie-Antoinette avec tout le charme qu’elle put mettre dans ses yeux et dans sa voix, vous savez bien une chose : c’est que – le caprice vienne de la femme ou de la reine – la reine ne peut pas se passer de vous comme conseiller, la femme ne peut pas se passer de vous comme ami.

 

Et elle lui tendit sa main blanche, effilée, un peu maigre, mais toujours digne de servir de modèle à un statuaire.

 

Charny prit cette main royale, et, après l’avoir baisée respectueusement, s’apprêtait à la laisser retomber, quand il sentit que Marie-Antoinette retenait la sienne.

 

– Eh bien, oui, dit la pauvre femme répondant par ces paroles au mouvement qu’il avait fait, eh bien, oui, j’ai été injuste, plus qu’injuste, cruelle ! Vous avez perdu à mon service, mon cher comte, un frère que vous aimiez d’un amour presque paternel. Ce frère était mort pour moi ; je devais le pleurer avec vous ; en ce moment-là, la terreur, la colère, la jalousie – que voulez-vous, Charny ! je suis femme ! – ont arrêté les larmes dans mes yeux… Mais, restée seule, pendant ces dix jours où je ne vous ai pas vu, je vous ai payé ma dette en le pleurant ; et, la preuve, tenez, regardez-moi, mon ami, c’est que je pleure encore.

 

Et Marie-Antoinette renversa légèrement en arrière sa belle tête, afin que Charny pût voir deux larmes, limpides comme deux diamants, rouler dans le sillon que la douleur commençait à creuser sur ses joues.

 

Ah ! si Charny eût pu savoir quelle quantité de larmes devait suivre celles qui coulaient devant lui, sans doute qu’ému d’une immense pitié il fût tombé aux genoux de la reine, et lui eût demandé pardon des torts qu’elle avait eus envers lui.

 

Mais l’avenir, par la permission du Seigneur miséricordieux, est enveloppé d’un voile que nulle main ne peut soulever, que nul regard ne peut percer avant l’heure, et l’étoffe noire dont le destin avait fait celui de Marie- Antoinette semblait encore enrichi d’assez de broderies d’or pour qu’on ne s’aperçut pas que c’était une étoffe de deuil.

 

D’ailleurs, il y avait trop peu de temps que Charny avait baisé la main du roi pour que le baiser qu’il venait de déposer sur la main de la reine fût autre chose qu’une simple marque de respect.

 

– Croyez, madame, dit-il, que je suis bien reconnaissant de ce souvenir qui s’adresse à moi, et de cette douleur qui s’adresse à mon frère ; par malheur, à peine ai-je le temps de vous en exprimer ma reconnaissance…

 

– Comment cela, et que voulez-vous dire ? demanda Marie-Antoinette étonnée.

 

– Je veux dire, madame, que je quitte Paris dans une heure.

 

– Vous quittez Paris dans une heure ?

 

– Oui, madame.

 

– Oh ! mon Dieu ! nous abandonnez-vous comme les autres ? s’écria la reine. Émigrez-vous, monsieur de Charny ?

 

– Hélas ! dit Charny, Votre Majesté vient de me prouver, par cette cruelle question, que j’ai eu, sans doute à mon insu, bien des torts envers elle !…

 

– Pardon, mon ami, mais vous me dites que vous partez… Pourquoi partez vous ?

 

– Pour accomplir une mission dont le roi m’a fait l’honneur de me charger.

 

– Et vous quittez Paris ? demanda la reine avec anxiété.

 

– Je quitte Paris, oui, madame.

 

– Pour quel temps ?

 

– Je l’ignore.

 

– Mais, il y a huit jours, vous refusiez une mission, ce me semble ?

 

– C’est vrai, madame.

 

– Pourquoi donc, ayant refusé une mission, il y a huit jours, en acceptez vous une aujourd’hui ?

 

– Parce qu’en huit jours, madame, bien des changements peuvent arriver dans l’existence d’un homme, et, par conséquent, dans ses résolutions.

 

La reine parut faire un effort à la fois sur sa volonté et sur les différents organes soumis à cette volonté et chargés de la transmettre.

 

– Et vous partez… seul ? demanda-t-elle.

 

– Oui, madame, seul.

 

Marie-Antoinette respira.

 

Puis, comme accablée par l’effort qu’elle venait de faire, elle s’affaissa un instant sur elle-même, ferma les yeux, et, passant son mouchoir de batiste sur son front :

 

– Et où allez-vous ainsi ? demanda-t-elle encore.

 

– Madame, répondit respectueusement Charny, le roi, je le sais, n’a point de secrets pour Votre Majesté ; que la reine demande à son auguste époux et le but de mon voyage et l’objet de ma mission, je ne doute pas un instant qu’il ne les lui dise.

 

Marie-Antoinette rouvrit les yeux, et fixa sur Charny un regard étonné.

 

– Mais pourquoi m’adresserais-je à lui, quand je puis m’adresser à vous ? dit-elle.

 

– Parce que le secret que j’emporte en moi est celui du roi, madame, et non pas le mien.

 

– Il me semble, monsieur, reprit Marie-Antoinette avec une certaine hauteur, que, si c’est le secret du roi, c’est aussi celui de la reine ?

 

– Je n’en doute point, madame, répondit Charny en s’inclinant ; voilà pourquoi j’ose affirmer à Votre Majesté que le roi ne fera aucune difficulté de le lui confier.

 

– Mais, enfin, cette mission est-elle à l’intérieur de la France ou à l’étranger ?

 

– Le roi seul peut donner là-dessus à Sa Majesté l’éclaircissement qu’elle demande.

 

– Ainsi, dit la reine avec le sentiment d’une profonde douleur qui momentanément l’emportait sur l’irritation que lui causait la retenue de Charny, ainsi vous partez, vous vous éloignez de moi, vous allez courir des dangers sans doute, et je ne saurai ni où vous êtes ni quels dangers vous courez !

 

– Madame, quelque part que je sois, vous aurez là où je serai, je puis en faire serment à Votre Majesté, un sujet fidèle, un cœur dévoué ; et, quels que soient les dangers que je m’expose à courir, ils me seront doux, puisque je m’y exposerai pour le service des deux têtes que je vénère le plus au monde.

 

Et, s’inclinant, le comte parut ne plus attendre, pour se retirer, que le congé de la reine.

 

La reine poussa un soupir qui ressemblait à un sanglot étouffé, et, prenant sa gorge avec sa main, comme pour aider ses larmes à redescendre dans sa poitrine :

 

– C’est bien, monsieur, dit-elle, allez.

 

Charny s’inclina de nouveau, et, d’un pas ferme, marcha vers la porte.

 

Mais, au moment où le comte mettait la main sur le bouton :

 

– Charny ! s’écria la reine les bras étendus vers lui.

 

Le comte tressaillit, et se retourna pâlissant.

 

– Charny, continua Marie-Antoinette, venez ici !

 

Il s’approcha chancelant.

 

– Venez ici, plus près, ajouta la reine ; regardez-moi en face… Vous ne m’aimez plus, n’est-ce pas ?

 

Charny sentit tout un frisson courir dans ses veines ; il crut un instant qu’il allait s’évanouir.

 

C’était la première fois que la femme hautaine, que la souveraine pliait devant lui.

 

Dans toute autre circonstance, à tout autre moment, il fût tombé aux genoux de Marie-Antoinette, il lui eût demandé pardon ; mais le souvenir de ce qui venait de se passer entre lui et le roi le soutint, et, rappelant toutes ses forces :

 

– Madame, dit-il, après les marques de confiance et de bonté dont vient de me combler le roi, je serais en vérité un misérable, si j’assurais, à cette heure, Votre Majesté d’autre chose que de mon dévouement et de mon respect.

 

– C’est bien, comte, dit la reine, vous êtes libre, allez.

 

Un moment, Charny fut pris d’un irrésistible désir de se précipiter aux pieds de la reine ; mais cette invincible loyauté qui vivait en lui terrassa, sans les étouffer, les restes de cet amour qu’il croyait éteint et qui avait été sur le point de se ranimer plus ardent et plus vivace que jamais.

 

Il s’élança donc hors de la chambre, une main sur son front l’autre sur sa poitrine, en murmurant des paroles sans suite, mais qui, tout incohérentes qu’elles étaient, eussent changé, si elle les eût entendues, en un sourire de triomphe, les larmes désespérées de Marie-Antoinette.

 

La reine le suivit des yeux, espérant toujours qu’il allait se retourner et revenir à elle.

 

Mais elle vit la porte s’ouvrir devant lui, et se refermer sur lui ; mais elle entendit ses pas s’éloigner dans les antichambres et les corridors.

 

Cinq minutes après qu’il avait disparu, et que le bruit de ses pas s’était éteint, elle regardait et écoutait encore.

 

Tout à coup, son attention fut attirée par un bruit nouveau, et qui venait de la cour.

 

C’était celui d’une voiture.

 

Elle courut à la fenêtre, et reconnut la voiture de voyage de Charny, qui traversait la cour des Suisses et s’éloignait par la rue du Carrousel.

 

Elle sonna Weber.

 

Weber entra.

 

– Si je n’étais pas prisonnière au château, dit-elle, et que je voulusse aller rue Coq-Héron, quel chemin faudrait-il que je prisse ?

 

– Madame, dit Weber, il vous faudrait sortir par la porte de la cour des Suisses, et tourner par la rue du Carrousel, puis suivre la rue Saint-Honoré jusqu’à…

 

– C’est bien… assez – Il va lui dire adieu, murmura-t-elle.

 

Et, après avoir laissé un instant son front s’appuyer sur la vitre glacée :

 

– Oh ! il faut pourtant que je sache à quoi m’en tenir, continua-t-elle à voix basse, brisant chaque parole entre ses dents serrées.

 

Puis, tout haut :

 

– Weber, dit-elle, tu passeras rue Coq-Héron, n° 9, chez Mme la comtesse de Charny, et tu lui diras que je désire lui parler ce soir.

 

– Pardon, madame, dit le valet de chambre, mais je croyais que Votre Majesté avait déjà disposé de sa soirée en faveur de M. le docteur Gilbert ?

 

– Ah ! c’est vrai, dit la reine hésitant.

 

– Qu’ordonne Votre Majesté ?

 

– Contremande le docteur Gilbert, et donne-lui rendez-vous pour demain matin.

 

Puis, tout bas :

 

– Oui, c’est cela, dit-elle ; à demain matin la politique. D’ailleurs, la conversation que je vais avoir avec Mme de Charny pourra bien avoir quelque influence sur la détermination que je prendrai.

 

Et, de la main, elle congédia Weber.

 

Chapitre XXIII

Horizons sombres

 

La reine se trompait. Charny n’allait point chez la comtesse.

 

Il allait à la poste royale faire mettre des chevaux de poste à sa voiture.

 

Seulement, tandis qu’on attelait, il entra chez le maître de poste, demanda plume, encrier, papier, et écrivit à la comtesse une lettre qu’il chargea le domestique qui ramenait ses chevaux de porter chez elle.

 

La comtesse, à demi couchée sur son canapé, placé à l’angle du salon, et ayant un guéridon devant elle, était occupée à lire cette lettre, lorsque Weber, selon le privilège des gens qui venaient de la part du roi ou de la reine, fut introduit près d’elle sans annonce préalable.

 

– Monsieur Weber, dit la femme de chambre en ouvrant la porte.

 

En même temps, Weber parut.

 

Le comtesse plia vivement la lettre qu’elle tenait à la main, et l’appuya contre sa poitrine, comme si le valet de chambre de la reine fût venu pour la lui prendre.

 

Weber s’acquitta de sa commission en allemand. C’était toujours un grand plaisir pour le brave homme que de parler la langue de son pays, et l’on sait qu’Andrée, qui avait appris cette langue dans sa jeunesse, était arrivée, par la familiarité où, dix ans, l’avait tenue la reine, à parler cette langue comme sa langue maternelle.

 

Une des causes qui avaient fait regretter à Weber le départ d’Andrée et sa séparation de la reine, c’était cette occasion que perdait le digne Allemand de parler sa langue.

 

Aussi insista-t-il bien vivement – espérant sans doute que, de l’entrevue, sortirait un rapprochement – pour que sous aucun prétexte Andrée ne manquât au rendez-vous qui lui était donné, lui répétant à plusieurs reprises que la reine avait contremandé une entrevue qu’elle devait avoir le soir même avec le docteur Gilbert, afin de se faire maîtresse de sa soirée.

 

Andrée répondit simplement qu’elle se rendrait aux ordres de Sa Majesté.

 

Weber sorti, la comtesse se tint un instant immobile et les yeux fermés, comme une personne qui veut chasser de son esprit toute pensée étrangère à celle qui l’occupe, et seulement lorsqu’elle eut réussi à bien rentrer en elle même, elle reprit sa lettre, dont elle continua la lecture.

 

La lettre lue, elle la baisa tendrement et la mit sur son cœur.

 

Puis, avec un sourire plein de tristesse :

 

– Dieu vous garde, chère âme de ma vie ! dit-elle. J’ignore où vous êtes ; mais Dieu le sait, et mes prières savent où est Dieu.

 

Alors, quoiqu’il lui fût impossible de deviner pour quelle cause la reine la demandait, sans impatience comme sans crainte, elle attendit le moment de se rendre aux Tuileries.

 

Il n’en était pas de même de la reine. Prisonnière en quelque sorte du château, elle errait, pour user son impatience, du pavillon de Flore au pavillon Marsan.

 

Monsieur l’aida à passer une heure. Monsieur était venu aux Tuileries, afin de savoir comment Favras avait été reçu par le roi.

 

La reine, qui ignorait la cause du voyage de Charny, et qui voulait se garder cette voie de salut, engagea le roi beaucoup plus qu’il ne s’était engagé lui-même, et dit à Monsieur qu’il eût à poursuivre, et que, le moment venu, elle se chargeait de tout.

 

Monsieur, de son côté, était joyeux et plein de confiance. L’emprunt qu’il négociait avec le banquier génois que nous avons vu apparaître un instant dans sa maison de campagne de Bellevue avait réussi, et, la veille, M. de Favras, intermédiaire dans cet emprunt, lui avait remis les deux millions, sur lesquels il n’avait pu, lui, Monsieur, faire accepter à Favras que cent louis dont il avait absolument besoin pour arroser le dévouement de deux drôles sur lesquels Favras avait juré qu’il pouvait compter, et qui devaient le seconder dans l’enlèvement royal.

 

Favras avait voulu donner à Monsieur des renseignements sur ces deux hommes ; mais Monsieur, toujours prudent, avait non seulement refusé de les voir, mais encore de connaître leur nom.

 

Monsieur était censé ignorer tout ce qui se passait. Monsieur donnait de l’argent à Favras parce que Favras avait été autrefois attaché à sa personne ; mais ce que faisait Favras de cet argent, Monsieur ne le savait pas et ne le voulait point savoir.

 

D’ailleurs, en cas de départ du roi, nous l’avons déjà dit, Monsieur restait. Monsieur avait l’air d’être en dehors du complot. Monsieur criait à l’abandon de sa famille et, comme Monsieur avait trouvé le moyen de se faire très populaire, il était probable – la royauté étant encore enracinée au cœur de la plupart des Français – il était probable, comme l’avait dit Louis XVI à Charny, que Monsieur serait nommé régent.

 

Dans le cas où l’enlèvement manquait, Monsieur ignorait tout, Monsieur niait tout, ou bien Monsieur avec les quinze ou dix-huit cent mille francs qui lui restaient d’argent comptant allait rejoindre à Turin M. le comte d’Artois et MM. les princes de Condé.

 

Monsieur parti, la reine usa une autre heure chez Mme de Lamballe. La pauvre princesse, dévouée à la reine jusqu’à la mort – on l’a vu dans l’occasion – n’avait toujours été cependant que le pis-aller de Marie-Antoinette, qui l’avait successivement abandonnée pour porter son inconstante faveur sur Andrée et sur MMmes de Polignac. Mais la reine la connaissait : elle n’avait qu’à faire un pas vers cette véritable amie pour que celle-ci, les bras et le cœur ouverts, fît le reste du chemin.

 

Aux Tuileries, et depuis le retour de Versailles, la princesse de Lamballe habitait le pavillon de Flore, où elle tenait le véritable salon de Marie- Antoinette, comme faisait à Trianon Mme de Polignac. Toutes les fois que la reine avait une grande douleur ou une grande inquiétude, c’était à Mme de Lamballe qu’elle allait, preuve que, là, elle se sentait aimée. Alors, sans avoir besoin de rien dire, sans même faire la douce jeune femme confidente de cette inquiétude ou de cette douleur, elle posait sa tête sur l’épaule de cette vivante statue de l’amitié, et les larmes qui coulaient des yeux de la reine ne tardaient pas à se mêler aux pleurs qui coulaient de ceux de la princesse.

 

Ô pauvre martyre ! qui osera aller chercher dans les ténèbres des alcôves si la source de cette amitié était pure ou criminelle, quand l’histoire, inexorable, terrible, viendra, les pieds dans ton sang, lui dire de quel prix tu l’as payée ?

 

Puis le dîner fit passer une autre heure. On dînait en famille avec Madame Élisabeth, Mme de Lamballe et les enfants.

 

Au dîner, les deux augustes convives étaient préoccupés. Chacun d’eux avait un secret pour l’autre :

 

La reine, l’affaire Favras ;

 

Le roi, l’affaire Bouillé.

 

Bien au contraire du roi, qui préférait devoir son salut à tout, même à la révolution, plutôt qu’à l’étranger, la reine préférait l’étranger à tout.

 

D’ailleurs, il faut le dire, ce que nous autres Français appelions l’étranger, c’était pour la reine la famille. Comment aurait-elle pu mettre dans la balance ce peuple qui tuait ses soldats, ces femmes qui venaient l’insulter dans les cours de Versailles, ces hommes qui voulaient l’assassiner dans ses appartements, cette foule qui l’appelait l’Autrichienne, avec les rois à qui elle demandait secours, avec Joseph II, son frère, avec Ferdinand Ier, son beau-frère, avec Charles IV, son cousin germain par le roi, dont il était plus proche parent que le roi ne l’était lui-même des d’Orléans et des Condés ?

 

La reine ne voyait donc pas, dans cette fuite qu’elle préparait, le crime dont elle fut accusée depuis ; elle y voyait le seul moyen, au contraire, de maintenir la dignité royale, et, dans ce retour à main armée qu’elle espérait, la seule expiation à la hauteur des insultes qu’elle avait reçues.

 

Nous avons montré à nu le cœur du roi ; lui se défiait des rois et des princes. Il n’appartenait pas le moins du monde à la reine comme beaucoup l’ont cru, quoiqu’il fût Allemand par sa mère ; mais les Allemands ne regardent pas les Autrichiens comme des Allemands.

 

Non, le roi appartenait aux prêtres.

 

Il ratifia tous les décrets contre les rois, contre les princes et contre les émigrés. Il apposa son veto au décret contre les prêtres.

 

Pour les prêtres, il risqua le 20 juin, soutint le 10 août, subit le 21 janvier.

 

Aussi le pape, qui n’en put faire un saint, en fit-il au moins un martyr.

 

Contre son habitude, la reine, ce jour-là, resta peu avec ses enfants. Elle sentait bien que, son cœur n’étant pas tout entier au père, elle n’avait pas droit, à cette heure, aux caresses des enfants. Le cœur de la femme, ce viscère mystérieux qui couve les passions et fait éclore le repentir, le cœur de la femme connaît seul ces contradictions étranges.

 

De bonne heure la reine se retira chez elle et s’enferma. Elle dit qu’elle avait à écrire, et mit Weber de garde à sa porte.

 

D’ailleurs, le roi remarqua peu cette retraite, préoccupé qu’il était lui-même des événements inférieurs, il est vrai, mais non sans gravité, dont Paris était menacé, et dont le lieutenant de police, qui l’attendait chez lui, venait l’entretenir.

 

Ces événements, les voici en deux mots.

 

L’Assemblée, comme nous l’avons vu, s’était déclarée inséparable du roi, et, le roi à Paris, elle était venue l’y rejoindre.

 

En attendant que la salle du Manège, qui lui était destinée, fût prête, elle avait choisi pour lieu de ses séances la salle de l’Archevêché.

 

Là, elle avait changé par un décret le titre de roi de France et de Navarre en celui de roi des Français.

 

Elle avait proscrit les formules royales : « De notre science certaine et de notre pleine puissance… » et leur avait substitué celle-ci : « Louis, par la grâce de Dieu et par la loi constitutionnelle de l’État… »

 

Ce qui prouvait que l’Assemblée nationale, comme toutes les assemblées parlementaires dont elle est la fille ou l’aïeule, s’occupait souvent de choses futiles, quand elle eût dû s’occuper de choses sérieuses.

 

Par exemple, elle eût dû s’occuper de nourrir Paris, qui mourait littéralement de faim.

 

Le retour de Versailles et l’installation du Boulanger, de la Boulangère et du Petit Mitron aux Tuileries n’avaient pas produit l’effet qu’on en attendait.

 

La farine et le pain continuaient de manquer.

 

Tous les jours, il y avait attroupement à la porte des boulangers, et ces attroupements causaient de grands désordres. Mais comment remédier à ces attroupements ?

 

Le droit de réunion était consacré par la Déclaration des droits de l’homme.

 

Mais l’Assemblée ignorait tout cela. Ses membres n’étaient pas obligés de faire queue aux portes des boulangers, et, quand, par hasard, quelqu’un de ses membres avait faim pendant la séance, il était toujours sûr de trouver à cent pas de là des petits pains frais, chez un boulanger nommé François, qui demeurait rue du Marché-Palu, district de Notre-Dame, et qui, faisant jusqu’à sept ou huit fournées par jour, avait toujours une réserve pour messieurs de l’Assemblée.

 

Le lieutenant de police était donc occupé à faire part à Louis XVI de ses craintes relativement à ces désordres, qui pouvaient, un beau matin, se changer en émeute, lorsque Weber ouvrit la porte du petit cabinet de la reine et annonça à demi-voix :

 

– Madame la comtesse de Charny.

 

Chapitre XXIV

Femme sans mari. Amante sans amant

 

Quoique la reine eût fait elle-même demander Andrée, quoiqu’elle s’attendît, par conséquent, à l’annonce qui venait d’être faite, elle tressaillit de tout son corps aux cinq mots que venait de prononcer Weber.

 

C’est que la reine ne pouvait pas se dissimuler qu’entre elle et Andrée, dans ce pacte fait, pour ainsi dire, dès le premier jour où, jeunes filles, elles s’étaient vues au château de Taverney, il y avait eu un échange d’amitié et de services rendus dans lequel elle, Marie-Antoinette, avait toujours été l’obligée.

 

Or, rien ne gêne les rois comme ces obligations contractées, surtout lorsqu’elles tiennent aux plus profondes racines du cœur.

 

Il en résultait que la reine, qui envoyait chercher Andrée, croyant avoir de grands reproches à lui faire, ne se rappelait plus, en se trouvant en face de la jeune femme, que les obligations qu’elle lui avait.

 

Quant à Andrée, elle était toujours la même : froide, calme, pure comme le diamant, mais tranchante et invulnérable comme lui.

 

La reine hésita un instant pour savoir de quel nom elle saluerait la blanche apparition qui passait de l’ombre de la porte dans la pénombre de l’appartement, et qui entrait peu à peu dans le cercle de lumière projeté par les trois bougies du candélabre placé sur la table où elle s’accoudait.

 

Enfin, étendant la main vers son ancienne amie :

 

– Soyez la bienvenue, aujourd’hui comme toujours, Andrée, dit-elle.

 

Si forte et si préparée qu’elle se présentât aux Tuileries, ce fut à Andrée de tressaillir à son tour. Elle avait reconnu, dans ces paroles que venait de lui adresser la reine, un souvenir de l’accent avec lequel autrefois lui parlait la dauphine.

 

– Ai-je besoin de dire à Votre Majesté, répondit Andrée abordant la question avec sa franchise et sa netteté ordinaires, que, si elle m’eût toujours parlé comme elle vient de le faire, elle n’eût pas eu besoin, ayant à me parler, de m’envoyer chercher hors du palais qu’elle habite ?

 

Rien ne pouvait mieux servir la reine que cette façon dont Andrée entrait en matière ; elle l’accueillit comme une ouverture dont elle allait profiter.

 

– Hélas ! lui dit-elle, vous devriez le savoir, Andrée, vous, si belle, si chaste et si pure ; vous dont aucune haine n’a troublé le cœur ; vous dont aucun amour n’a bouleversé l’âme ; vous que les nuages de la tempête peuvent couvrir et faire disparaître comme une étoile qui, chaque fois que le vent balaye l’orage, reparaît plus brillante au firmament ! toutes les femmes, même les plus haut placées, n’ont pas votre immuable sérénité ; moi surtout, moi qui vous ai demandé secours, et à qui vous l’avez si généreusement accordé…

 

– La reine, répondit Andrée, parle de temps que j’avais oubliés, et dont je croyais qu’elle ne se souvenait plus.

 

– La réponse est sévère, Andrée, dit la reine ; et, cependant, je la mérite, et vous avez raison de me la faire ; non, c’est vrai, tant que j’ai été heureuse, je ne me suis pas rappelé votre dévouement, et cela, peut-être, parce qu’aucune puissance humaine, pas même la puissance royale, ne m’offrait un moyen de m’acquitter envers vous ; vous avez dû me croire ingrate, Andrée ; mais, peut-être, ce que vous preniez pour de l’ingratitude n’était que de l’impuissance.

 

– J’aurais le droit de vous accuser, madame, dit Andrée, si jamais j’eusse désiré ou demandé quelque chose, et que la reine se fût opposée à mon désir, et eût repoussé ma demande ; mais comment Votre Majesté veut-elle que je me plaigne, puisque je n’ai rien désiré ni demandé ?

 

– Eh bien, voulez-vous que je vous le dise, ma chère Andrée ? c’est justement cette espèce d’indifférence des choses de ce monde qui m’épouvante en vous ; oui, vous me semblez un être surhumain, une créature d’une autre sphère emportée par un tourbillon, et jetée parmi nous, comme ces pierres épurées par le feu, et qui tombent on ne sait de quel soleil. Il en résulte qu’on est d’abord effrayé de sa faiblesse en se trouvant en face de celle qui n’a jamais faibli ; mais, ensuite, on se rassure, on se dit que la suprême indulgence est dans la suprême perfection, que c’est à la source la plus pure qu’il faut laver son âme, et, dans un moment de profonde douleur, on fait ce que je viens de faire, Andrée, on envoie chercher cet être surhumain dont on craignait le blâme, pour lui demander la consolation.

 

– Hélas ! madame, dit Andrée, si telle est réellement la chose que vous demandez de moi, j’ai bien peur que le résultat ne réponde pas à l’attente.

 

– Andrée ! Andrée ! vous oubliez dans quelle circonstance terrible vous m’avez déjà soutenue et consolée ! dit la reine.

 

Andrée pâlit visiblement. La reine, la voyant chancelante et les yeux fermés, comme quelqu’un dont la force s’en va, fit un mouvement de la main et du bras pour l’attirer sur le même canapé qu’elle ; mais Andrée résista et demeura debout.

 

– Madame, dit-elle, si Votre Majesté avait pitié de sa fidèle servante, elle lui épargnerait des souvenirs qu’elle était presque parvenue à éloigner d’elle : c’est une mauvaise consolatrice que celle qui ne demande de consolation à personne, pas même à Dieu, parce qu’elle doute que Dieu lui même ne soit pas impuissant à consoler certaines douleurs.

 

La reine fixa sur Andrée son regard clair et profond.

 

– Certaines douleurs ! dit-elle ; mais vous avez donc encore d’autres douleurs que celles que vous m’avez confiées ?

 

Andrée ne répondit pas.

 

– Voyons, dit la reine, l’heure est venue de nous expliquer, et je vous ai fait quérir pour cela. Vous aimez M. de Charny ?

 

Andrée devint pâle comme une morte, mais resta muette.

 

– Vous aimez M. de Charny ? répéta la reine.

 

– Oui !… dit Andrée.

 

La reine poussa un cri en lionne blessée.

 

– Oh ! dit-elle, je m’en doutais !… Et depuis quand l’aimez-vous ?

 

– Depuis la première heure où je l’ai vu.

 

La reine recula effrayée devant cette statue de marbre qui s’avouait une âme.

 

– Oh ! dit-elle, et vous vous êtes tue ?

 

– Vous le savez mieux que personne, madame.

 

– Et pourquoi cela ?

 

– Parce que je me suis aperçue que vous l’aimiez.

 

– Voulez-vous donc dire que vous l’aimiez plus que je ne l’aimais, puisque je n’ai rien vu ?

 

– Ah ! fit Andrée avec amertume, vous n’avez rien vu parce qu’il vous aimait, madame.

 

– Oui… et je vois maintenant, parce qu’il ne m’aime plus. C’est cela que vous voulez dire, n’est-ce pas ?

 

Andrée resta muette.

 

– Mais répondez donc ! dit la reine en lui saisissant, non plus la main, mais le bras ; avouez qu’il ne m’aime plus !

 

Andrée ne répondit ni par un mot, ni par un geste, ni par un signe.

 

– En vérité, s’écria la reine, c’est à en mourir !… Mais tuez-moi donc tout de suite en me disant qu’il ne m’aime plus !… Voyons, il ne m’aime plus, n’est ce pas ?

 

– L’amour ou l’indifférence de M. le comte de Charny sont ses secrets ; ce n’est point à moi de les dévoiler, répondit Andrée.

 

– Oh ! ses secrets… non pas à lui seul ; car je présume qu’il vous a prise pour confidente ? dit la reine avec amertume.

 

– Jamais M. le comte de Charny ne m’a dit un mot de son amour ou de son indifférence pour vous.

 

– Pas même ce matin ?

 

– Je n’ai pas vu M. le comte de Charny ce matin.

 

La reine fixa sur Andrée un regard qui cherchait à pénétrer au plus profond de son cœur.

 

– Voulez-vous dire que vous ignorez le départ du comte ?

 

– Je ne veux pas dire cela.

 

– Mais comment connaissez-vous ce départ, si vous n’avez pas vu M. de Charny ?

 

– Il m’a écrit pour me l’annoncer.

 

– Ah ! dit la reine, il vous a écrit ?…

 

Et, de même que Richard III, dans un moment suprême, avait crié : « Ma couronne pour un cheval ! » Marie-Antoinette fut près de crier : « Ma couronne pour cette lettre ! »

 

Andrée comprit ce désir ardent de la reine ; mais elle voulut se donner la joie de laisser un instant sa rivale dans l’anxiété.

 

– Et cette lettre que le comte vous a écrite au moment du départ, j’en suis bien sûre, vous ne l’avez pas sur vous ?

 

– Vous vous trompez, madame, dit Andrée, la voici.

 

Et, tirant de sa poitrine la lettre, tiède de sa chaleur et embaumée de son parfum, elle la tendit à la reine.

 

Celle-ci la prit en frissonnant, la serra un moment entre ses doigts, ne sachant pas si elle devait la conserver ou la rendre, et regardant Andrée avec des sourcils froncés ; puis, enfin, jetant loin d’elle toute hésitation :

 

– Oh ! dit-elle, la tentation est trop forte !

 

Elle ouvrit la lettre, et, se penchant vers la lumière du candélabre, elle lut ce qui suit :

 

« Madame,

 

« Je quitte Paris dans une heure sur un ordre formel du roi.

 

« Je ne puis vous dire où je vais, pourquoi je pars, ni combien de temps je resterai hors de Paris : toutes choses qui, probablement, vous importent fort peu, mais que j’eusse cependant désiré être autorisé à vous dire.

 

« J’ai eu un instant l’intention de me présenter chez vous, pour vous annoncer mon départ de vive voix ; mais je n’ai point osé le faire sans votre permission… »

 

La reine savait ce qu’elle désirait savoir, elle voulut rendre la lettre à Andrée ; mais celle-ci, comme si c’eût été à elle de commander, et non d’obéir :

 

– Allez jusqu’au bout, madame, lui dit-elle.

 

La reine reprit la lecture :

 

« J’avais refusé la dernière mission que l’on m’avait offerte, parce que je croyais alors, pauvre fou ! qu’une sympathie quelconque me retenait à Paris ; mais depuis, hélas ! j’ai acquis la preuve du contraire, et j’ai accepté avec joie cette occasion de m’éloigner des cœurs auxquels je suis indifférent.

 

« Si, pendant ce voyage, il en arrivait de moi comme du malheureux Georges, toute mes mesures sont prises, madame, pour que vous soyez instruite, la première, du malheur qui m’aurait frappé, et de la liberté qui vous serait rendue. Alors seulement, madame, vous sauriez quelle profonde admiration a fait naître dans mon cœur votre sublime dévouement, si mal récompensé par celle à qui vous avez sacrifié, jeune, belle, et née pour être heureuse, la jeunesse, la beauté et le bonheur.

 

« Alors, madame, tout ce que je demande à Dieu et à vous, c’est que vous accordiez un souvenir au malheureux qui, si tard, s’est aperçu de la valeur du trésor qu’il possédait.

 

« Tous les respects du cœur,

 

« Comte Olivier de Charny. »

 

La reine tendit la lettre à Andrée, qui la reprit cette fois, et laissa retomber près d’elle, avec un soupir, sa main inerte presque inanimée.

 

– Eh bien, madame, murmura Andrée, êtes-vous trahie ? ai-je manqué, je ne dirai pas à la promesse que je vous ai faite car jamais je ne vous ai fait de promesse, mais à la foi que vous aviez mise en moi ?

 

– Pardonnez-moi, Andrée, dit la reine. Oh ! j’ai tant souffert !…

 

– Vous avez souffert !… Vous osez dire devant moi que vous avez souffert ! Et moi, que dirai-je donc ?… Oh ! je ne dirai pas que j’ai souffert, car je ne veux pas employer une parole dont se soit déjà servie une autre femme pour peindre la même idée… Non, il me faudrait un mot nouveau, inconnu, inouï, qui fût le résumé de toutes les douleurs, l’expression de toutes les tortures… Vous avez souffert… et, cependant, vous n’avez pas vu, madame, l’homme que vous aimiez, indifférent à cet amour, se retourner, à genoux et son cœur dans les mains, vers une autre femme ; vous n’avez pas vu votre frère, jaloux de cette autre femme, qu’il adorait en silence et comme un païen sa divinité, se battre avec l’homme que vous aimiez, vous n’avez pas entendu l’homme que vous aimiez, blessé par votre frère d’une blessure crue un instant mortelle, n’appeler, dans son délire, que cette autre femme, dont vous étiez la confidente, vous n’avez pas vu cette autre femme se glisser comme une ombre dans les corridors où vous erriez vous-même pour entendre ces accents de délire, qui prouvaient que, si un amour insensé ne survivait point à la vie, il l’accompagnait au moins jusqu’au seuil du tombeau ; vous n’avez pas vu cet homme, revenant à la vie par un miracle de la nature et de la science, ne se lever de son lit que pour tomber aux pieds de votre rivale… – de votre rivale, oui, madame, car, en amour, c’est à la grandeur de l’amour que se mesure l’égalité des rangs – vous ne vous êtes point, alors, dans votre désespoir, retirée à vingt-cinq ans dans un couvent, cherchant à éteindre sur les pieds glacés d’un crucifix cet amour qui vous dévorait ; puis, un jour, quand après un an de prières, d’insomnies, de jeûnes, de désirs impuissants, de cris de douleur, vous espériez avoir, sinon éteint, du moins endormi la flamme qui vous consumait, vous n’avez pas vu cette rivale, votre ancienne amie, qui n’avait rien compris, qui n’avait rien deviné, venir vous trouver dans votre solitude, pour vous demander… quoi ?… au nom d’une ancienne amitié que les souffrances n’avaient pu altérer, au nom de son salut comme épouse, au nom de la majesté royale compromise, venir vous demander d’être la femme… de qui ?… de cet homme que, depuis trois ans, vous adoriez ! – femme sans mari, bien entendu, un simple voile jeté entre les regards de la foule et le bonheur d’autrui, comme un linceul est étendu entre un cadavre et le monde ; vous n’avez pas, dominée, non point par la pitié, l’amour jaloux n’a pas de miséricorde – et vous le savez bien, vous, madame, qui m’avez sacrifiée –, vous n’avez pas, dominée par le devoir, accepté l’immense dévouement ; vous n’avez pas entendu le prêtre vous demander si vous preniez pour époux un homme qui ne serait jamais votre époux ; vous n’avez pas senti cet homme vous passer au doigt un anneau d’or qui, gage d’une éternelle union, n’était, pour vous, qu’un vain et insignifiant symbole ; vous n’avez pas, une heure après la célébration du mariage, quitté votre époux pour ne le revoir… que comme l’amant de votre rivale !… Ah ! madame ! madame ! les trois années qui viennent de s’écouler sont, je vous le dis, trois cruelles années !…

 

La reine souleva sa main défaillante cherchant la main d’Andrée.

 

Andrée écarta la sienne.

 

– Moi, je n’avais rien promis, dit-elle, et voilà ce que j’ai tenu ; vous, madame, continua la jeune femme se faisant accusatrice, vous m’aviez promis deux choses…

 

– Andrée, Andrée ! fit la reine.

 

– Vous m’aviez promis de ne pas revoir M. de Charny ; promesse d’autant plus sacrée que je ne vous la demandais pas.

 

– Andrée !

 

– Puis, vous m’aviez promis – oh ! cette fois, par écrit –, vous m’aviez promis de me traiter comme une sœur ; promesse d’autant plus sacrée que je ne l’avais pas sollicitée.

 

– Andrée !

 

– Faut-il que je vous rappelle les termes de cette promesse que vous m’avez faite dans un moment solennel, dans un moment où je venais de vous sacrifier ma vie, plus que ma vie… mon amour ?… c’est-à-dire mon bonheur en ce monde, et mon salut dans l’autre… ! Oui, mon salut dans l’autre, car on ne pêche point que par actions, madame, et qui me dit que le Seigneur me pardonnera mes désirs insensés, mes vœux impies ? Eh bien, dans ce moment où je venais de tout vous sacrifier, vous m’avez remis un billet ; ce billet, je le vois encore, chaque lettre flamboie devant mes yeux ; ce billet, il était conçu en ces termes :

 

« Andrée vous m’avez sauvée ! Mon honneur me vient de vous, ma vie est à vous ! Au nom de cet honneur qui vous coûte si cher, je vous jure que vous pouvez m’appeler votre sœur : essayez, vous ne me verrez pas rougir.

 

« Je remets cet écrit entre vos mains ; c’est le gage de ma reconnaissance ; c’est la dot que je vous donne.

 

« Votre cœur est le plus noble de tous les cœurs : il me saura gré du présent que je vous offre.

 

« Marie-Antoinette. »

 

La reine poussa un soupir d’abattement.

 

– Oui, je comprends, dit Andrée, parce que j’ai brûlé ce billet, vous croyiez que je l’avais oublié ?… Non, madame, non, vous voyez que j’en avais retenu chaque parole, et, au fur et à mesure que vous paraissiez ne plus vous en souvenir… oh ! moi, je me le rappelais davantage…

 

– Ah ! pardonne-moi, pardonne-moi, Andrée… Je croyais qu’il t’aimait !

 

– Vous avez donc cru que c’était une loi de cœur que, parce qu’il vous aimait moins, madame, il devait en aimer une autre ?

 

Andrée avait tant souffert, qu’elle devenait cruelle, à son tour.

 

– Vous aussi, vous vous êtes donc aperçue qu’il m’aimait moins ?… dit la reine avec une exclamation de douleur.

 

Andrée ne répondit pas. Seulement, elle regarda la reine éperdue, et quelque chose comme un sourire se dessina sur ses lèvres.

 

– Mais que faut-il faire, mon Dieu ! que faut-il faire pour retenir cet amour, c’est-à-dire ma vie qui s’en va ? Oh ! si tu sais cela, Andrée, mon amie, ma sœur, dis-le-moi, je t’en supplie, je t’en conjure…

 

Et la reine étendit les deux mains vers Andrée.

 

Andrée recula d’un pas.

 

– Puis-je savoir cela, madame, dit-elle, moi qu’il n’a jamais aimée ?

 

– Oui, mais il peut t’aimer… Un jour, il peut venir à tes genoux faire amende honorable du passé, te demander son pardon pour tout ce qu’il t’a fait souffrir ; et les souffrances sont si vite oubliées, mon Dieu ! dans les bras de celui qu’on aime ! le pardon est si vite accordé à celui qui nous a fait souffrir !

 

– Eh bien, ce malheur arrivant – oui, ce serait probablement un malheur pour toutes deux, madame –, oubliez-vous qu’avant d’être la femme de M. de Charny, il me resterait un secret à lui apprendre… une confidence à lui faire… secret terrible, confidence mortelle, qui tuerait à l’instant même cet amour que vous craignez ? oubliez-vous qu’il me resterait à lui raconter ce que je vous ai raconté, à vous ?

 

– Vous lui diriez que vous avez été violée par Gilbert ?… Vous lui diriez que vous avez un enfant ?…

 

– Oh ! mais, en vérité, madame, dit Andrée, pour qui me prenez-vous donc, de manifester un pareil doute ?

 

La reine respira.

 

– Ainsi, dit-elle, vous ne ferez rien pour essayer de ramener à vous M. de Charny ?

 

– Rien, madame ; pas plus dans l’avenir que je ne l’ai fait dans le passé.

 

– Vous ne lui direz pas, vous ne lui laisserez pas soupçonner que vous l’aimez ?

 

– À moins que lui-même ne vienne me dire qu’il m’aime, non, madame.

 

– Et, s’il vient vous dire qu’il vous aime, si vous lui dites que vous l’aimez, vous me jurez…

 

– Oh ! madame, fit Andrée interrompant la reine.

 

– Oui, dit la reine, oui, vous avez raison, Andrée, ma sœur, mon amie, et je suis injuste, exigeante, cruelle. Oh ! mais, quand tout m’abandonne, amis, pouvoir, réputation, oh ! je voudrais au moins que cet amour auquel je sacrifierais réputation, pouvoir, amis, je voudrais au moins que cet amour me restât.

 

– Et, maintenant, madame, dit Andrée avec cette froideur glaciale qui ne l’avait abandonnée qu’un seul instant, quand elle avait parlé des tortures souffertes par elle, avez-vous quelques nouveaux renseignements à me demander, quelques nouveaux ordres à me transmettre ?

 

– Non, rien ; merci. Je voulais vous rendre mon amitié, et vous la refusez… Adieu, Andrée ; emportez au moins ma reconnaissance.

 

Andrée fit de la main un geste qui semblait repousser ce second sentiment de même qu’elle avait repoussé le premier, et, faisant une froide et profonde révérence, sortit lente et silencieuse comme une apparition.

 

– Oh ! tu as bien raison, corps de glace, cœur de diamant, âme de feu, de ne vouloir ni de ma reconnaissance ni de mon amitié ; car, je le sens, et j’en demande pardon au Seigneur, mais je te hais comme je n’ai jamais haï personne… car, s’il ne t’aime déjà… oh ! j’en suis bien sûre, il t’aimera un jour !…

 

Puis, appelant Weber :

 

– Weber, dit-elle, tu as vu M. Gilbert ?

 

– Oui, Votre Majesté, répondit le valet de chambre.

 

– À quelle heure viendra-t-il demain matin ?

 

– À dix heures, madame.

 

– C’est bien, Weber ; préviens mes femmes que je me coucherai sans elles ce soir, et que, souffrante et fatiguée, je désire qu’on me laisse dormir demain jusqu’à dix heures… La première et la seule personne que je recevrai sera M. le docteur Gilbert.

 

Chapitre XXV

Le boulanger François

 

Nous n’essayerons pas de dire comment s’écoula cette nuit pour les deux femmes.

 

À neuf heures du matin, seulement, nous retrouverons la reine, les yeux rougis par les larmes, les joues pâlies par l’insomnie. À huit heures, c’est-à-dire au jour presque naissant – car on en était à cette triste période de l’année où les journées sont courtes et sombres –, à huit heures, elle avait quitté le lit où elle avait en vain cherché le repos pendant les premières heures de la nuit, et où, pendant les dernières, elle n’avait trouvé qu’un sommeil fiévreux et agité.

 

Depuis quelques instants, quoique, d’après l’ordre donné, personne n’osât entrer dans sa chambre, elle entendait, autour de son appartement, ces allées et venues, ces bruits soudains et ces rumeurs prolongées, qui annoncent que quelque chose d’insolite se passe à l’extérieur.

 

Ce fut à ce moment que, la toilette de la reine achevée, la pendule sonna neuf heures.

 

Au milieu de tous ces bruits confus qui semblaient courir dans les corridors, elle entendit la voix de Weber, qui réclamait le silence.

 

Elle appela le fidèle valet de chambre.

 

À l’instant même, tout bruit cessa.

 

La porte s’ouvrit.

 

– Qu’y a-t-il donc, Weber ? demanda la reine ; que se passe-t-il dans le château, et que signifient toutes ces rumeurs ?

 

– Madame, dit Weber, il paraît qu’il y a du bruit du côté de la Cité.

 

– Du bruit ! fit la reine, et à quel propos ?

 

– On ne sait pas encore, madame ; seulement, on dit qu’il se fait une émeute à cause du pain.

 

Autrefois, il ne serait pas venu à la reine cette idée qu’il y avait des gens qui mouraient de faim ; mais, depuis que, pendant le voyage de Versailles, elle avait entendu le dauphin lui demander du pain sans qu’elle pût lui en donner, elle comprenait ce que c’était que la détresse, la famine et la faim.

 

– Pauvres gens ! murmura-t-elle se rappelant les mots qu’elle avait entendus sur la route, et l’explication que Gilbert avait donnée de ces mots. Ils voient bien maintenant que ce n’est la faute ni du Boulanger, ni de la Boulangère s’ils n’ont pas de pain.

 

Puis, tout haut :

 

– Et craint-on que cela ne devienne grave ? demanda-t-elle.

 

– Je ne saurais vous dire, madame. Il n’y a pas deux rapports qui se ressemblent, répondit Weber.

 

– Eh bien, reprit la reine, cours jusqu’à la Cité, Weber, ce n’est pas loin d’ici, vois par tes yeux ce qui se passe, et viens me le redire.

 

– Et M. le docteur Gilbert ? demanda le valet de chambre.

 

– Préviens Campan ou Misery que je l’attends, et l’une ou l’autre l’introduira.

 

Puis, jetant cette dernière recommandation au moment où Weber allait disparaître :

 

– Recommande bien qu’on ne le fasse pas attendre, Weber, dit-elle, lui qui est au courant de tout nous expliquera ce qui se passe.

 

Weber sortit du château, gagna le guichet du Louvre, s’élança sur le pont, et, guidé par les clameurs, suivant le flot qui roulait vers l’archevêché, il arriva sur le parvis Notre-Dame.

 

Au fur et à mesure qu’il s’était avancé vers le vieux Paris, la foule avait grossi, et les clameurs étaient devenues plus vives.

 

Au milieu de ces cris ou plutôt de ces hurlements, on entendait de ces voix, comme on entend seulement au ciel les jours d’orage, et sur la terre les jours de révolution ; on entendait des voix qui criaient :

 

– C’est un affameur ! À mort ! À mort ! À la lanterne ! À la lanterne !

 

Et des milliers de voix qui ne savaient pas même de quoi il était question, et parmi lesquelles on distinguait celles des femmes, répétaient de confiance, et dans l’attente d’un de ces spectacles qui font toujours bondir de joie le cœur des foules :

 

– C’est un affameur ! À mort ! À la lanterne !

 

Tout à coup, Weber se sentit frappé d’une de ces violentes secousses, comme il s’en fait dans une grande masse d’hommes quand un courant s’établit, et il vit arriver, par la rue Chanoinesse, un flot humain, une cataracte vivante, au milieu de laquelle se débattait un malheureux pâle et aux vêtements déchirés.

 

C’était après lui que tout ce peuple en avait ; c’était contre lui que s’élevaient tous ces cris, tous ces hurlements, toutes ces menaces.

 

Un seul homme le défendait contre cette foule, un seul homme faisait digue à ce torrent humain.

 

Cet homme, qui avait entrepris une tâche de pitié au-dessus des forces de dix hommes, de vingt hommes, de cent hommes, c’était Gilbert.

 

Il est vrai que quelques-uns, parmi la foule, l’ayant reconnu, commençaient à crier :

 

– C’est le docteur Gilbert, un patriote, l’ami de M. La Fayette et de M. Bailly. Ecoutons le docteur Gilbert.

 

À ces cris, il y eut un moment de halte, quelque chose comme ce calme passager qui s’étend sur les flots entre deux rafales.

 

Weber en profita pour se frayer un chemin jusqu’au docteur.

 

Il y parvint à grand-peine.

 

– Monsieur le docteur Gilbert, dit le valet de chambre.

 

Gilbert se retourna du côté d’où venait cette voix.

 

– Ah ! dit-il, c’est vous Weber ?

 

Puis, lui faisant signe d’approcher :

 

– Allez, dit-il tout bas, annoncer à la reine que je viendrai peut-être plus tard qu’elle ne m’attend. Je suis occupé à sauver un homme.

 

– Oh ! oui, oui, dit le malheureux entendant ces derniers mots. Vous me sauverez, n’est-ce pas, docteur ? Dites-leur que je suis innocent ! dites-leur que ma jeune femme est enceinte !… Je vous jure que je ne cachais pas de pain, docteur.

 

Mais, comme si cette plainte et cette prière du malheureux eussent remis le feu à la haine et à la colère à moitié éteintes, les cris redoublèrent et les menaces essayèrent de se traduire en voies de fait.

 

– Mes amis, s’écria Gilbert en luttant avec une force surhumaine contre les furieux, cet homme est un Français, un citoyen comme vous ; on ne peut, on ne doit pas égorger un homme sans l’entendre. Conduisez-le au district, et, après, l’on verra.

 

– Oui ! crièrent quelques voix appartenant à ceux qui avaient reconnu le docteur.

 

– Monsieur Gilbert, dit le valet de chambre de la reine, tenez bon, je vais avertir les officiers du district… le district est à deux pas ; dans cinq minutes, ils seront ici.

 

Et il se glissa et se perdit à travers la foule sans même attendre l’approbation de Gilbert.

 

Cependant, quatre ou cinq personnes étaient venues en aide au docteur, et avaient fait, avec leurs corps, une espèce de retranchement au malheureux que menaçait la colère de la foule.

 

Ce rempart, tout faible qu’il était, contint momentanément les meurtriers qui continuaient à couvrir de leurs clameurs la voix de Gilbert et celle des bons citoyens qui s’étaient ralliés à lui.

 

Heureusement, au bout de cinq minutes, un mouvement se fait dans la foule, un murmure lui succède, et ce murmure se traduit par les mots :

 

– Les officiers du district ! les officiers du district !

 

Devant les officiers du district les menaces s’éteignent, la foule s’écarte. Les assassins n’ont probablement pas encore le mot d’ordre.

 

On conduit le malheureux à l’Hôtel de Ville.

 

Il s’est attaché au docteur, il le tient par le bras, il ne veut pas le lâcher.

 

Maintenant, qu’est-ce que cet homme ?

 

Nous allons vous le dire.

 

C’est un pauvre boulanger nommé Denis François, le même dont nous avons déjà prononcé le nom, et qui fournit des petits pains à messieurs de l’Assemblée.

 

Le matin, une vieille femme est entrée dans son magasin de la rue du Marché-Palu, au moment où il vient de distribuer sa sixième fournée de pain, et où il commence à cuire la septième.

 

La vieille femme demande un pain.

 

– Il n’y en a plus, dit François ; mais attendez la septième fournée et vous serez servie la première.

 

– J’en veux tout de suite, dit la femme, voici de l’argent.

 

– Mais, dit le boulanger, puisque je vous affirme qu’il n’y en a plus…

 

– Laissez-moi voir.

 

– Oh ! dit le boulanger, entrez, voyez, cherchez, je ne demande pas mieux.

 

La vieille femme entre, cherche, flaire, furète, ouvre une armoire, et, dans cette armoire, trouve trois pains rassis de quatre livres chacun, que les garçons avaient conservés pour eux.

 

Elle en prend un, sort sans payer, et, sur la réclamation du boulanger, elle ameute le peuple en criant que François est un affameur, et qu’il cache la moitié de sa fournée.

 

Le cri d’affameur désignait à une mort à peu près certaine celui qui en était l’objet.

 

Un ancien recruteur de dragons nommé Fleur-d’Épine, qui buvait dans un cabaret en face, sort du cabaret, et répète, d’une voix avinée, le cri poussé par la vieille.

 

À ce double cri, le peuple accourt hurlant, s’informe, apprend ce dont il est question, répète les cris poussés, se rue dans la boutique du boulanger, force la garde de quatre hommes que la police avait mise à sa porte, comme à celle de ses confrères, se répand dans le magasin, et, outre les deux pains rassis laissés et dénoncés par la vieille, trouve dix douzaines de petits pains frais, réservés pour les députés qui tiennent leurs séances à l’archevêché, c’est-à-dire à cent pas de là.

 

Dès lors, le malheureux est condamné, ce n’est plus une voix, c’est cent voix, deux cents voix, mille voix qui crient « À l’affameur ! »

 

C’est toute une foule qui hurle : « À la lanterne ! »

 

En ce moment, le docteur, qui revenait de faire visite à son fils, qu’il avait reconduit chez l’abbé Bérardier, au collège Louis-le-Grand, est attiré par le bruit, il voit tout un peuple qui demande la mort d’un homme, et il s’élance au secours de cet homme.

 

Là, en quelques paroles, il avait appris de François ce dont il s’agissait ; il avait reconnu l’innocence du boulanger, et il avait essayé de le défendre.

 

Alors, la foule avait entraîné ensemble et le malheureux menacé et son défenseur, les enveloppant tous les deux dans le même anathème, et prête à les frapper tous deux du même coup.

 

C’était à ce moment que Weber, envoyé par la reine, était arrivé sur la place Notre-Dame, et avait reconnu Gilbert.

 

Nous avons vu qu’après le départ de Weber les officiers du district étaient arrivés, et que le malheureux boulanger avait été, sous leur escorte, conduit à l’Hôtel de Ville.

 

Accusé, gardes du district, populace irritée, tout était entré pêle-mêle dans l’Hôtel de Ville, dont la place s’était, à l’instant même, encombrée d’ouvriers sans ouvrage, et de pauvres diables mourant de faim, toujours prêts à se mêler à toutes les émeutes et à rendre, à quiconque était soupçonné d’être la cause de la misère publique, une partie du mal qu’ils ressentaient.

 

Aussi, à peine l’infortuné François eut-il disparu sous le porche béant de l’Hôtel de Ville, que les cris redoublèrent.

 

Il semblait à tous ces hommes qu’on venait de leur enlever une proie qui leur appartenait.

 

Des individus à figure sinistre sillonnaient la foule en disant à demi-voix :

 

– C’est un affameur payé par la cour ! voilà pourquoi on veut le sauver.

 

Et ces mots : « C’est un affameur ! c’est un affameur ! » serpentaient au milieu de cette populace affamée, comme une mèche d’artifice, allumant toutes les haines, mettant le feu à toutes les colères.

 

Par malheur, il était bien matin encore, et aucun des hommes qui avaient pouvoir sur le peuple, ni Bailly ni La Fayette, n’était là.

 

Ils le savaient bien, ceux qui répétaient dans les groupes : « C’est un affameur ! c’est un affameur ! »

 

Enfin, comme on ne voyait pas reparaître l’accusé, les cris se changèrent en un immense hourra, les menaces en un hurlement universel.

 

Ces hommes dont nous avons parlé se glissèrent sous le porche, rampèrent le long des escaliers, pénétrèrent jusque dans la salle où était le malheureux boulanger, que Gilbert défendait de son mieux.

 

De leur côté, les voisins de François, accourus au tumulte, constataient qu’il avait donné, depuis le commencement de la révolution, les plus grandes preuves de zèle ; qu’il avait cuit jusqu’à dix fournées par jour ; que, lorsque ses confrères manquaient de farine, il leur en avait donné de la sienne ; que, pour servir plus promptement son public, outre son four, il louait celui d’un pâtissier où il faisait sécher son bois.

 

À la fin des dépositions, il est démontré qu’au lieu d’une punition cet homme mérite une récompense.

 

Mais sur la place, mais dans les escaliers, mais jusque dans la salle on continue de crier : « À l’affameur ! » et de demander la mort du coupable.

 

Tout à coup, une irruption inattendue se fait dans la salle, ouvrant la haie de garde nationale qui entoure François, et le séparant de ses protecteurs. Gilbert, refoulé du côté du tribunal improvisé, voit vingt bras s’étendre… Saisi, attiré, harponné par eux, l’accusé crie à l’aide, au secours, tend ses mains suppliantes, mais inutilement… Inutilement Gilbert fait un effort désespéré pour le rejoindre ; l’ouverture par laquelle le malheureux disparaît peu à peu se referme sur lui ! Comme un nageur aspiré par un tourbillon, il a lutté un instant, les mains crispées, le désespoir dans les yeux, la voix étranglée dans la gorge ; puis le flot l’a recouvert, le gouffre l’a englouti !

 

À partir de ce moment, il est perdu.

 

Roulé du haut en bas des escaliers, à chaque marche il a reçu une blessure. Lorsqu’il arrive sous le porche, tout son corps n’est qu’une vaste plaie.

 

Ce n’est plus la vie qu’il demande, c’est la mort !…

 

Où se cachait donc la mort, à cette époque, qu’elle était si prête à accourir quand on l’appelait ?

 

En une seconde, la tête du malheureux François est séparée du corps, et s’élève au bout d’une pique.

 

Aux cris de la rue, les émeutiers qui sont dans les escaliers et dans les salles se précipitent. Il faut voir le spectacle jusqu’au bout.

 

C’est curieux une tête au bout d’une pique ; on n’en a pas vu depuis le 6 octobre, et l’on est au 21.

 

– Oh ! Billot ! Billot ! murmura Gilbert en s’élançant hors de la salle, que tu es heureux d’avoir quitté Paris !

 

Il venait de traverser la place de Grève, suivant le bord de la Seine, laissant s’éloigner cette pique, cette tête sanglante et le convoi hurlant par le pont Notre-Dame, lorsque, à moitié du quai Pelletier, il sentit qu’on lui touchait le bras.

 

Il leva la tête, jeta un cri, voulut s’arrêter et parler ; mais l’homme qu’il avait reconnu lui glissa un billet dans la main, mit un doigt sur sa bouche, et s’éloigna allant du côté de l’archevêché.

 

Sans doute, ce personnage désirait garder l’incognito ; mais une femme de la halle, l’ayant regardé, battit des mains, et s’écria :

 

– Eh ! c’est notre petite mère Mirabeau !

 

– Vive Mirabeau ! crièrent aussitôt cinq cents voix ; vive le défenseur du peuple ! Vive l’orateur patriote !

 

Et la queue du cortège qui suivait la tête du malheureux François, entendant ce cri, se retourna et fit escorte à Mirabeau, qu’une foule immense accompagna toujours criant jusqu’à la porte de l’archevêché.

 

C’était, en effet, Mirabeau qui, se rendant à la séance de l’Assemblée, avait rencontré Gilbert et lui avait remis un billet qu’il venait d’écrire pour lui sur le comptoir d’un marchand de vin et qu’il se proposait de lui faire parvenir à domicile.

 

Chapitre XXVI

Le parti qu’on peut tirer d’une tête coupée

 

Gilbert avait lu rapidement le billet que lui avait glissé Mirabeau, l’avait relu plus lentement une seconde fois, l’avait mis dans la poche de sa veste, et, appelant un fiacre, il avait donné l’ordre de le conduire aux Tuileries.

 

En arrivant, il avait trouvé toutes les grilles closes, et les sentinelles doublées, par ordre de M. de La Fayette, qui, sachant qu’il y avait du trouble dans Paris, avait commencé par aviser à la sûreté du roi et de la reine, et s’était porté ensuite au lieu où on lui avait dit que le trouble existait.

 

Gilbert se fit reconnaître du concierge de la rue de l’Échelle, et pénétra dans les appartements.

 

En l’apercevant, Mme Campan, qui avait reçu le mot d’ordre de la reine, vint au devant de lui, et l’introduisit aussitôt. Weber, pour obéir à la reine, était retourné aux nouvelles.

 

À la vue de Gilbert, la reine jeta un cri.

 

Une portion de l’habit et du jabot du docteur avait été déchirée dans la lutte qu’il avait soutenue pour sauver le malheureux François, et quelques gouttes de sang mouchetaient sa chemise.

 

– Madame, dit-il, je demande pardon à Votre Majesté de me présenter ainsi devant elle ; mais je l’avais, malgré moi, déjà fait attendre assez longtemps et je ne voulais pas la faire attendre davantage.

 

– Et ce malheureux, monsieur Gilbert ?

 

– Il est mort, madame ! Il a été assassiné, mis en morceaux…

 

– Etait-il coupable au moins ?

 

– Il était innocent, madame.

 

– Oh ! monsieur, voilà les fruits de votre révolution ! Après avoir égorgé les grands seigneurs, les fonctionnaires, les gardes, les voilà qui s’égorgent entre eux ; mais il n’y a donc pas moyen de faire justice de ces assassins ?

 

– Nous y tâcherons, madame ; mais mieux vaudrait encore prévenir les meurtres que punir les meurtriers.

 

– Et comment arriver là, mon Dieu ! Le roi et moi ne demandons pas mieux.

 

– Madame, tous ces malheurs viennent d’une grande défiance du peuple envers les agents du pouvoir : mettez à la tête du gouvernement des hommes qui aient la confiance du peuple, et rien de pareil n’arrivera plus.

 

– Ah ! oui, M. de Mirabeau, M. de La Fayette, n’est-ce pas ?

 

– J’espérais que la reine m’avait envoyé chercher pour me dire qu’elle avait obtenu du roi qu’il cessât d’être hostile à la combinaison que je lui avais proposée.

 

– D’abord, docteur, dit la reine, vous tombez dans une grave erreur, erreur où, du reste, tombent beaucoup d’autres que vous : vous croyez que j’ai de l’influence sur le roi ? Vous croyez que le roi suit mes inspirations ? Vous vous trompez ; si quelqu’un a de l’influence sur le roi, c’est Madame Élisabeth, et non pas moi ; et, la preuve, c’est qu’hier encore, il a envoyé en mission un de mes serviteurs, M. de Charny, sans que je sache, ni où il va ni dans quel but il est parti.

 

– Et, cependant, si la reine voulait surmonter sa répugnance pour M. de Mirabeau, je lui répondrais bien d’amener le roi à mes désirs.

 

– Voyons, monsieur Gilbert, reprit vivement la reine, me direz-vous, par hasard, que cette répugnance n’est point motivée ?

 

– En politique, madame, il ne doit y avoir ni sympathie ni antipathie ; il doit y avoir des rapports de principes ou des combinaisons d’intérêts, et je dois dire à Votre Majesté, à la honte des hommes, que les combinaisons d’intérêts sont bien autrement sûres que les rapports de principes.

 

– Docteur, me direz-vous sérieusement que je dois me fier à un homme qui a fait les 5 et 6 octobre, et pactiser avec un orateur qui m’a publiquement insultée à la tribune ?

 

– Madame, croyez-moi, ce n’est point M. de Mirabeau qui a fait les 5 et 6 octobre ; c’est la faim, la disette, la misère, qui ont commencé l’œuvre du jour ; mais c’est un bras puissant, mystérieux, terrible, qui a fait l’œuvre de la nuit… Peut-être, un jour, serai-je à même de vous défendre de ce côté, et de lutter avec cette ténébreuse puissance qui poursuit, non seulement vous, mais encore toutes les autres têtes couronnées ; non seulement le trône de France, mais encore tous les trônes de la terre ! Aussi vrai comme j’ai l’honneur de mettre ma vie à vos pieds et à ceux du roi, madame, M. de Mirabeau n’est pour rien dans ces terribles journées, et il a appris à l’Assemblée, comme les autres, un peu avant les autres peut-être, par un billet qui lui a été remis, que le peuple marchait sur Versailles.

 

– Nierez-vous aussi ce qui est de notoriété publique, c’est-à-dire l’insulte qu’il m’a faite à la tribune ?

 

– Madame, M. de Mirabeau est un de ces hommes qui connaissent leur propre valeur, et qui s’exaspèrent quand, voyant à quoi ils sont bons, et de quelle aide ils peuvent être, les rois s’obstinent à ne pas les employer ; oui, pour que vous tourniez les yeux vers lui, madame, M. de Mirabeau emploiera jusqu’à l’injure ; car il aimera mieux que l’illustre fille de Marie-Thérèse, reine et femme, jette sur lui un regard courroucé, que de ne pas le regarder du tout.

 

– Ainsi, vous croyez, monsieur Gilbert, que cet homme consentirait à être à nous ?

 

– Il y est tout entier, madame ; quand Mirabeau s’éloigne de la royauté, c’est comme un cheval qui fait des écarts, et qui n’a besoin que de sentir la bride et l’éperon de son cavalier pour rentrer dans le droit chemin.

 

– Mais, étant déjà à M. le duc d’Orléans, il ne peut cependant être à tout le monde ?

 

– Voilà où est l’erreur, madame.

 

– M. de Mirabeau n’est pas à M. le duc d’Orléans ? répéta la reine.

 

– Il est si peu à M. le duc d’Orléans, que, lorsqu’il a appris que le prince s’était retiré en Angleterre devant les menaces de M. de La Fayette, il a dit, en froissant dans ses mains le billet de M. de Lauzun qui lui annonçait ce départ : « On prétend que je suis du parti de cet homme ! Je ne voudrais pas de lui pour mon laquais ! »

 

– Allons, voilà qui me raccommode un peu avec lui, dit la reine en essayant de sourire, et, si je croyais qu’on pût véritablement compter sur lui ?…

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, peut-être serais je moins éloignée que le roi de revenir à lui.

 

– Madame, le lendemain du jour où le peuple a ramené de Versailles Votre Majesté, ainsi que le roi et la famille royale, j’ai rencontré M. de Mirabeau…

 

– Enivré de son triomphe de la veille.

 

– Epouvanté des dangers que vous couriez, et de ceux que vous pouviez courir encore.

 

– En vérité, vous êtes sûr ? dit la reine d’un air de doute

 

– Voulez-vous que je vous rapporte les paroles qu’il m’a dites ?

 

– Oui, vous me ferez plaisir.

 

– Eh bien, les voici, mot pour mot ; je les ai gravées dans ma mémoire, espérant que j’aurais, un jour, l’occasion de les répéter à Votre Majesté : « Si vous avez quelque moyen de vous faire entendre du roi et de la reine, persuadez-leur que la France et eux sont perdus, si la famille royale ne sort pas de Paris. Je m’occupe d’un plan pour les en faire sortir. Seriez-vous en mesure d’aller leur donner l’assurance qu’ils peuvent compter sur moi ? »

 

La reine devint pensive.

 

– Ainsi, dit-elle, l’avis de M. de Mirabeau est aussi que nous quittions Paris ?

 

– C’était son avis à cette époque-là.

 

– Et il en a changé depuis ?

 

– Oui, si j’en crois un billet que j’ai reçu, il y a une demi-heure.

 

– De qui ?

 

– De lui-même.

 

– Peut-on voir ce billet ?

 

– Il est destiné à Votre Majesté.

 

Et Gilbert tira le papier de sa poche.

 

– Votre Majesté excusera, dit-il, mais il a été écrit sur du papier à écolier et sur le comptoir d’un marchand de vin.

 

– Oh ! ne vous inquiétez pas de cela ; papier et pupitre, tout est en harmonie avec la politique qui se fait en ce moment-ci.

 

La reine prit le papier, et lut :

 

« L’événement d’aujourd’hui change les choses de face.

 

« On peut tirer un grand parti de cette tête coupée.

 

« L’Assemblée va avoir peur, et demandera la loi martiale.

 

« M. de Mirabeau peut appuyer et faire voter la loi martiale.

 

« M. de Mirabeau peut soutenir qu’il n’y a de salut qu’en rendant la force au pouvoir exécutif.

 

« M. de Mirabeau peut attaquer M. Necker sur les subsistances, et le renverser.

 

« Qu’à la place du ministère Necker, on fasse un ministère Mirabeau et La Fayette, et M. de Mirabeau répond de tout. »

 

– Eh bien ! dit la reine, ce billet n’est pas signé ?

 

– N’ai-je pas eu l’honneur de dire à Votre Majesté que c’était M. de Mirabeau lui-même qui me l’avait remis ?

 

– Que pensez-vous de tout cela ?

 

– Mon avis, madame, est que M. de Mirabeau a parfaitement raison, et que l’alliance qu’il propose peut seule sauver la France.

 

– Soit ; que M. de Mirabeau me fasse passer, par vous, un mémoire sur la situation, et un projet de ministère, je mettrai le tout sous les yeux du roi.

 

– Et Votre Majesté l’appuiera ?

 

– Et je l’appuierai.

 

– Ainsi, en attendant, et comme premier gage donné, M. de Mirabeau peut soutenir la loi martiale, et demander que la force soit rendue au pouvoir exécutif ?

 

– Il le peut.

 

– En échange, au cas où la chute de M. Necker deviendrait urgente, un ministère La Fayette et Mirabeau ne serait pas défavorablement reçu ?

 

– Par moi ? Non. Je veux prouver que je suis prête à sacrifier tous mes ressentiments personnels au bien de l’État. Seulement, vous le savez, je ne réponds pas du roi.

 

– Monsieur nous secondrait-il dans cette affaire ?

 

– Je crois que Monsieur a ses projets, à lui, qui l’empêcheraient de seconder ceux des autres.

 

– Et, des projets de Monsieur, la reine n’a aucune idée ?

 

– Je crois qu’il est du premier avis de M. de Mirabeau, c’est-à-dire que le roi doit quitter Paris.

 

– Votre Majesté m’autorise à dire à M. de Mirabeau que ce mémoire et ce projet de ministère sont demandés par Votre Majesté ?

 

– Je fais M. Gilbert juge de la mesure qu’il doit garder vis-à-vis d’un homme qui est notre ami d’hier, et qui peut redevenir notre ennemi demain.

 

– Oh ! sur ce point, rapportez-vous-en à moi, madame ; seulement, comme les circonstances sont graves, il n’y a pas de temps à perdre ; permettez donc que j’aille à l’Assemblée, et que j’essaye de voir M. de Mirabeau, aujourd’hui même ; si je le vois, dans deux heures Votre Majesté aura la réponse.

 

La reine fit de la main un signe d’assentiment et de congé. Gilbert sortit.

 

Un quart d’heure après, il était à l’Assemblée.

 

L’Assemblée était en émoi à cause de ce crime commis à ses portes, et sur un homme qui était en quelque sorte son serviteur.

 

Les membres allaient et venaient de la tribune à leurs bancs, de leurs bancs au corridor.

 

Mirabeau seul se tenait immobile à sa place. Il attendait, les yeux fixés sur la tribune publique.

 

En apercevant Gilbert, sa figure de lion s’éclaira.

 

Gilbert lui fit un signe auquel il répondit par un mouvement de tête de haut en bas.

 

Gilbert déchira une page de ses tablettes, et écrivit :

 

« Vos propositions sont accueillies, sinon par les deux parties, du moins par celle que vous croyez et que je crois aussi la plus influente des deux.

 

« On demande un mémoire pour demain, un projet de ministère pour aujourd’hui.

 

« Faites rendre la force au pouvoir exécutif, et le pouvoir exécutif comptera avec vous. »

 

Puis, il plia le papier en forme de lettre, écrivit sur l’adresse : « À monsieur de Mirabeau », appela un huissier et fit porter le billet à sa destination.

 

De la tribune où il était, Gilbert vit entrer l’huissier dans la salle ; il le vit se diriger droit vers le député d’Aix, et lui remettre le billet.

 

Mirabeau le lut avec une expression de si profonde indifférence, qu’il eût été impossible à son plus proche voisin de deviner que le billet qu’il venait de recevoir correspondait à ses plus ardents désirs ; et, avec la même indifférence sur une demi-feuille de papier qu’il avait devant lui, il traça quelques lignes, plia négligemment le papier et, toujours avec la même insouciance apparente, le donnant à l’huissier :

 

– À la personne qui vous a remis le billet que vous m’avez apporté, dit-il.

 

Gilbert ouvrit vivement le papier.

 

Il contenait ces quelques lignes, qui renfermaient peut-être pour la France un autre avenir, si le plan qu’elles proposaient avait pu être mis à exécution :

 

« Je parlerai.

 

« Demain, j’enverrai le mémoire.

 

« Voici la liste demandée ; on pourra modifier deux ou trois noms :

 

« M. Necker premier ministre. »

 

Ce nom fit presque douter à Gilbert que ce billet qu’il lisait fût de la main de Mirabeau.

 

Mais, comme une note prise entre deux parenthèses suivait ce nom ainsi que les autres noms, Gilbert reprit :

 

« M. Necker, premier ministre. (Il faut le rendre aussi impuissant qu’il est incapable, et cependant conserver sa popularité au roi.)

 

« L’archevêque de Bordeaux, chancelier. (On lui recommandera de choisir avec grand soin ses rédacteurs.)

 

« Le duc de Liancourt, à la Guerre. (Il a de l’honneur, de la fermeté, de l’affection personnelle pour le roi, ce qui donnera au roi de la sécurité.)

 

« Le duc de La Rochefoucauld, maison du roi, ville de Paris. (Thouret avec lui.)

 

« Le comte de la Marck, à la Marine. (Il ne peut pas avoir le département de la Guerre, qu’il faut donner à M. de Liancourt. M. de La Marck a fidélité, caractère et exécution.)

 

« L’évêque d’Autun, ministre des Finances. (Sa motion du clergé lui a conquis cette place. Laborde avec lui.)

 

« Le comte de Mirabeau au conseil du roi, sans département. (Les petits scrupules du respect humain ne sont plus de saison. Le gouvernement doit afficher tout haut que ses premiers auxiliaires seront désormais les bons principes, le caractère et le talent.)

 

« Target, maire de Paris. (La basoche le conduira toujours.)

 

« La Fayette au conseil, maréchal de France. Généralissime à terme, pour refaire l’armée.

 

« M. de Montmorin, gouverneur, duc et pair. (Ses dettes payées.)

 

« M. de Ségur (de Russie), aux Affaires étrangères.

 

« M. Mounier, à la Bibliothèque du roi.

 

« M. Chapelier, aux Bâtiments. »

 

Au-dessous de cette première note était écrite cette seconde :

 

« Part de La Fayette

 

« Ministre de la Justice, le duc de la Rochefoucauld.

 

« Ministre des Affaires étrangères, l’évêque d’Autun.

 

« Ministre des Finances, Lambert, Haller ou Clavières.

 

« Ministre de la Marine…

 

« Part de la reine

 

« Ministre de la Guerre ou de la Marine, La Marck.

 

« Chef du conseil d’instruction et d’éducation publique, l’abbé Sieyès.

 

« Garde du sceau privé du roi… »

 

Cette seconde note indiquait évidemment les changements et modifications qui pouvaient être faits à la combinaison proposée par Mirabeau, sans apporter d’obstacles à ses vues, de trouble dans ses projets.

 

Tout cela était écrit d’une écriture légèrement tremblée qui prouvait que Mirabeau, indifférent à la surface, ressentait une certaine émotion à l’intérieur.

 

Gilbert lut rapidement, déchira une nouvelle feuille de papier à ses tablettes, et écrivit dessus les trois ou quatre lignes suivantes, qu’il remit, après les avoir écrites, à l’huissier, qu’il avait prié de ne pas s’éloigner :

 

« Je retourne chez la maîtresse de l’appartement que nous voulons louer, et lui porte les conditions auxquelles vous consentez à prendre et à réparer la maison.

 

« Faites-moi connaître, chez moi, rue Saint-Honoré, au-dessus de l’Assomption, en face de la boutique d’un menuisier nommé Duplay, le résultat de la séance, aussitôt qu’elle sera terminée. »

 

Toujours avide de mouvement et d’agitation, espérant combattre par les intrigues politiques les passions de son cœur, la reine attendait le retour de Gilbert avec impatience, en écoutant le nouveau récit de Weber.

 

Ce récit était le terrible dénouement de la terrible scène dont Weber avait vu le commencement et venait de voir la fin.

 

Renvoyé aux informations par la reine, il était arrivé par une extrémité du pont Notre-Dame, tandis qu’à l’autre extrémité de ce pont apparaissait le sanglant cortège portant, comme étendard de meurtre, la tête du boulanger François, que, par une de ces dérisions populaires pareilles à celle qui avait fait coiffer et raser les têtes des gardes du corps au pont de Sèvres, un des assassins plus facétieux que les autres avait coiffée d’un bonnet de coton pris à l’un des confrères de la victime.

 

Au tiers du pont à peu près, une jeune femme pâle, effarée, la sueur au front, et qui, malgré un commencement de grossesse déjà visible, courait d’une course aussi rapide que possible vers l’hôtel de Ville, s’arrêta tout à coup.

 

Cette tête, dont elle n’avait encore pu distinguer les traits, avait cependant à distance produit sur elle l’effet du bouclier antique.

 

Et, au fur et à mesure que la tête s’approchait, il était facile de voir, par la décomposition des traits de la pauvre créature, qu’elle n’était point changée en pierre.

 

Quand l’horrible trophée ne fut plus qu’à vingt pas d’elle, elle jeta un cri, étendit les bras avec un mouvement désespéré, et, comme si ses pieds se fussent détachés de la terre, elle tomba évanouie et couchée sur le pont.

 

C’était la femme de François, enceinte de cinq mois.

 

On l’avait emportée sans connaissance.

 

– Oh ! mon Dieu, murmura la reine, c’est un terrible enseignement que vous envoyez à votre servante pour lui apprendre que, si malheureux que l’on soit, il existe plus malheureux encore !

 

En ce moment, Gilbert entra, introduit par Mme Campan, qui avait remplacé Weber dans la garde de la porte royale.

 

Il trouva, non plus la reine, mais la femme, c’est-à-dire l’épouse, c’est-à-dire la mère, écrasée sous ce récit, qui l’avait frappée deux fois au cœur.

 

La disposition n’en était que meilleure, puisque Gilbert, à son avis du moins, venait offrir le moyen de mettre un terme à tous ces assassinats.

 

Aussi la reine, essuyant ses yeux où roulaient des larmes, son front où perlait la sueur, prit-elle des mains de Gilbert la liste qu’il rapportait.

 

Mais, avant que de jeter les yeux sur ce papier, si important qu’il fût :

 

– Weber, dit-elle, si cette pauvre femme n’est pas morte, je la recevrai demain, et, si elle est véritablement enceinte, je serai la marraine de son enfant.

 

– Ah ! madame, madame ! s’écria Gilbert, pourquoi tous les Français ne peuvent-ils pas, comme moi, voir les larmes qui coulent de vos yeux, entendre les paroles qui sortent de votre bouche ?

 

La reine tressaillit. C’étaient les mêmes mots à peu près que, dans une circonstance non moins critique, lui avait adressés Charny.

 

Elle jeta un coup d’œil sur la note de Mirabeau ; mais, trop troublée dans ce moment pour faire une réponse convenable :

 

– C’est bien, docteur, dit-elle, laissez-moi cette note. Je réfléchirai et vous rendrai réponse demain.

 

Puis, peut-être sans savoir ce qu’elle faisait, elle tendit vers Gilbert une main que celui-ci, tout surpris, effleura du bout de doigts et des lèvres.

 

C’était déjà une terrible conversion, on en conviendra, pour la fière Marie-Antoinette, que de discuter un ministère dont faisaient partie Mirabeau et La Fayette, et de donner sa main à baiser au docteur Gilbert.

 

À sept heures du soir, un valet sans livrée remit à Gilbert le billet suivant :

 

« La séance a été chaude.

 

« La loi martiale est votée.

 

« Buzot et Robespierre voulaient la création d’une haute cour.

 

« J’ai fait décréter que les crimes de lèse-nation (c’est un nouveau mot que nous venons d’inventer) seraient jugés par le tribunal royal du Châtelet.

 

« J’ai placé, sans détour, le salut de la France dans la force de la royauté, les trois quarts de l’Assemblée ont applaudi.

 

« Nous sommes au 21 octobre. J’espère que la royauté a fait bon chemin depuis le 6.

 

« Vale et me ama. »

 

Le billet n’était pas signé, mais il était de la même écriture que la note ministérielle et que le billet du matin ; ce qui revenait absolument au même, puisque cette écriture était celle de Mirabeau.

 

Chapitre XXVII

Le Châtelet

 

Pour que l’on comprenne toute la portée du triomphe que venait de remporter Mirabeau, et, par contrecoup, la royauté, dont il s’était fait le mandataire, il faut que nous disions à nos lecteurs ce que c’était que le Châtelet.

 

D’ailleurs, un de ses premiers jugements va donner matière à l’une des plus terribles scènes qui se soient passées en Grève, dans le courant de l’année 1790 ; scène qui, n’étant pas étrangère à notre sujet, trouvera nécessairement place dans la suite de ce récit.

 

Le Châtelet, qui, depuis le XIIIème siècle, avait une grande importance historique, et comme tribunal et comme prison, reçut la toute-puissance qu’il exerça pendant cinq siècles du bon roi Louis IX.

 

Un autre roi, Philippe-Auguste, était un bâtisseur s’il s’en fut.

 

Il bâtit Notre-Dame, ou à peu près.

 

Il fonda les hôpitaux de la Trinité, de Sainte-Catherine et de Saint-Nicolas du Louvre.

 

Il pava les rues de Paris, qui, couvertes de boue et de vase, l’empêchaient par leur puanteur, dit la chronique, de demeurer à sa fenêtre.

 

Il avait une grande ressource, à la vérité, pour toutes ces dépenses ; ressource que ses successeurs ont malheureusement épuisée : c’étaient les juifs.

 

En 1189, il fut atteint de la folie du temps.

 

La folie du temps, c’était de vouloir reprendre Jérusalem aux soudans d’Asie. Il s’allia avec Richard Cœur de Lion, et partit pour les lieux saints.

 

Mais, avant de partir, afin que ses bons Parisiens ne perdissent pas leur temps, et, dans leurs moments perdus, ne songeassent point à se révolter contre lui comme, à son instigation, s’étaient révoltés plus d’une fois les sujets et même les fils d’Henri II d’Angleterre, il leur laissa un plan, et leur ordonna de se mettre à l’exécuter immédiatement après son départ.

 

Ce plan était une nouvelle enceinte à bâtir à leur ville, enceinte dont, nous venons de le dire, il donnait lui-même le programme, et qui devait se composer d’une muraille solide, d’une vraie muraille du XIIème siècle, garnie de tourelles et de portes.

 

Cette muraille fut la troisième qui enveloppa Paris.

 

Comme on le comprend bien, les ingénieurs chargés de ce travail ne prirent pas juste la mesure de leur capitale ; elle avait grossi très vite depuis Hugues Capet, et elle promettait de faire craquer bientôt sa troisième enceinte comme elle avait fait craquer les deux premières.

 

On lui tint donc la ceinture lâche, et, dans cette ceinture, on enferma, par précaution pour l’avenir, une foule de pauvres petits hameaux destinés à devenir plus tard des portions de ce grand tout.

 

Ces hameaux et ces villages, si pauvres qu’ils fussent, avaient chacun sa justice seigneuriale.

 

Or, toutes ces justices seigneuriales, qui, la plupart du temps, se contredisaient l’une l’autre, enfermées dans la même enceinte rendirent l’opposition plus sensible, et finirent par se heurter si singulièrement, qu’elles mirent une grande confusion dans cette étrange capitale.

 

Il y avait, à cette époque, un seigneur de Vincennes, qui, ayant, à ce qu’il paraît, plus à se plaindre de ce conflit qu’aucun autre, résolut d’y mettre fin.

 

Ce seigneur, c’était Louis IX.

 

Car il est bon d’apprendre ceci aux petits enfants, et même aux grandes personnes, c’est que, lorsque Louis IX rendait justice sous ce fameux chêne devenu proverbial, il rendait justice comme seigneur, et non comme roi.

 

Il ordonna, en conséquence, comme roi, que toutes les causes jugées par ces petites justices seigneuriales seraient, par voie d’appel, portées devant son Châtelet de Paris.

 

La juridiction du Châtelet se trouva ainsi toute-puissante, chargée qu’elle était de juger en dernier ressort.

 

Le Châtelet était donc demeuré tribunal suprême, jusqu’au moment où le parlement, empiétant à son tour sur la justice royale, déclara qu’il connaîtrait par voie d’appel des causes jugées au Châtelet.

 

Mais l’Assemblée venait de suspendre les parlements.

 

– Nous les avons enterrés tout vifs, disait Lameth en sortant de la séance.

 

Et, à la place des parlements, sur l’insistance de Mirabeau, elle venait de rendre au Châtelet son ancien pouvoir, augmenté de pouvoirs nouveaux.

 

C’était donc un grand triomphe pour la royauté que les crimes de lèse-nation, ressortissant à la loi martiale, fussent portés devant un tribunal lui appartenant.

 

Le premier crime dont le Châtelet eut à connaître fut celui dont nous venons de faire le récit.

 

Le jour même de la promulgation de la loi, deux des assassins du malheureux François furent pendus en Grève, sans autre procès que l’accusation publique et la notoriété du crime.

 

Un troisième, qui était le racoleur Fleur-d’Épine, dont nous avons prononcé le nom, fut jugé régulièrement, et, dégradé et condamné par le Châtelet, il alla, par la même route qu’ils avaient prise, rejoindre, dans l’éternité, ses deux compagnons.

 

Deux causes lui restaient à juger.

 

Celle du fermier général Augeard.

 

Celle de l’inspecteur général des Suisses, Pierre-Victor de Besenval.

 

C’étaient deux hommes dévoués à la cour ; aussi s’était-on hâté de transporter leur cause au Châtelet.

 

Augeard était accusé d’avoir fourni les fonds avec lesquels la camarilla de la reine payait, en juillet, les troupes assemblées au Champ-de-Mars ; Augeard étant peu connu, son arrestation n’avait pas fait grand bruit ; la populace ne lui en voulait donc point.

 

Le Châtelet l’acquitta sans trop de scandale.

 

Restait Besenval.

 

Besenval, c’était autre chose : son nom était on ne peut plus populaire, du mauvais côté du mot.

 

C’était lui qui avait commandé les Suisses chez Réveillon, à la Bastille et au Champ-de-Mars. Le peuple se souvenait que, dans ces trois circonstances, il l’avait chargé, et il n’était point fâché de prendre sa revanche.

 

Les ordres les plus précis avaient été donnés par la cour au Châtelet ; sous aucun prétexte le roi ni la reine ne voulaient que M. de Besenval fût condamné.

 

Il ne fallait pas moins que cette double protection pour le sauver.

 

Lui-même s’était reconnu coupable, puisque, après la prise de la Bastille, il s’était enfui ; arrêté à moitié chemin de la frontière, il avait été ramené à Paris.

 

Aussi, lorsqu’il entra dans la salle, des cris de mort le saluèrent presque unanimement.

 

– Besenval à la lanterne ! Besenval à la potence ! hurla-t-on de tous côtés.

 

– Silence ! crièrent les huissiers.

 

À grand-peine le silence fut obtenu.

 

Un des assistants en profita.

 

– Je demande, cria-t-il d’une magnifique voix de basse-taille, qu’on le coupe en treize morceaux, et qu’on en envoie un à chaque canton.

 

Mais, malgré les charges de l’accusation, malgré l’animosité de l’auditoire, Besenval fut acquitté.

 

Indigné de ce double acquittement, un des auditeurs écrivit ces quatre vers sur un morceau de papier qu’il roula en boulette, et envoya au président.

 

Le président ramassa la boulette, déroula le papier, et lut le quatrain suivant :

 

Magistrats qui lavez Augeard,

Qui lavez Besenval, qui laveriez la peste,

Vous êtes du papier brouillard :

Vous enlevez la tache, et la tache vous reste !

 

Le quatrain était signé. Ce n’est pas tout : le président se retourna pour en chercher l’auteur.

 

L’auteur était debout sur un banc, sollicitant par ses gestes le regard du président.

 

Mais le regard du président se baissa devant lui.

 

On n’osa point le faire arrêter.

 

Il est vrai que l’auteur était Camille Desmoulins, le motionnaire du Palais Royal, l’homme à la chaise, au pistolet et aux feuilles de marronnier.

 

Aussi un de ceux qui sortaient en foule pressée, et qu’à son costume on pouvait prendre pour un simple bourgeois du Marais, s’adressant à un de ses voisins, et lui posant la main sur l’épaule, quoique celui-ci parût appartenir à une classe supérieure de la société, lui dit :

 

– Eh bien, monsieur le docteur Gilbert, que pensez-vous de ces deux acquittements ?

 

Celui auquel il s’adressait tressaillit, regarda son interlocuteur, et, reconnaissant la figure comme il avait reconnu la voix, répondit :

 

– C’est à vous, et non à moi, qu’il faut demander cela, maître ; vous qui savez tout, le présent, le passé, l’avenir !…

 

– Eh bien, moi, je pense qu’après ces deux coupables acquittés il faut dire : « Malheur à l’innocent qui viendra en troisième ! »

 

– Et pourquoi croyez-vous que ce soit un innocent qui leur succédera, demanda Gilbert, et qui, leur succédant, sera puni ?

 

– Mais par cette simple raison, répondit son interlocuteur avec cette ironie qui lui était naturelle, qu’il est assez d’habitude en ce monde que les bons pâtissent pour les mauvais.

 

– Adieu, maître, dit Gilbert en tendant la main à Cagliostro, – car, aux quelques mots qu’il a prononcés, on a sans doute reconnu le terrible sceptique.

 

– Et pourquoi, adieu ?

 

– Parce que j’ai affaire, répondit Gilbert en souriant.

 

– Un rendez-vous ?

 

– Oui.

 

– Avec qui ? Avec Mirabeau, avec La Fayette ou avec la reine ?

 

Gilbert s’arrêta, regardant Cagliostro d’un air inquiet.

 

– Savez-vous que vous m’effrayez parfois ? lui dit-il.

 

– Au contraire, je devrais vous rassurer, dit Cagliostro.

 

– Comment cela ?

 

– Ne suis-je pas de vos amis ?

 

– Je le crois.

 

– Soyez-en sûr, et, si vous en voulez une preuve…

 

– Eh bien ?

 

– Venez avec moi, et je vous donnerai, sur toute cette négociation, que vous croyez bien secrète, des détails si secrets, en effet, que, vous qui vous figurez la conduire, vous les ignorez.

 

– Ecoutez ! dit Gilbert, peut-être vous raillez-vous de moi, à l’aide de quelques-uns de ces prestiges qui vous sont familiers ; mais n’importe, les circonstances dans lesquelles nous marchons sont si graves, qu’un éclaircissement me fût-il offert par Satan en personne, je l’accepterais. Je vous suis donc partout où vous voudrez me conduire.

 

– Oh ! soyez tranquille, ce ne sera pas bien loin, et ce sera surtout dans un lieu qui ne vous est pas inconnu ; seulement, permettez que j’appelle ce fiacre vide qui passe ; le costume dans lequel je suis sorti ne m’a pas permis de commander ma voiture et mes chevaux.

 

Et, en effet, il fit signe à un fiacre qui passait de l’autre côté du quai.

 

Le fiacre s’approcha, tous deux y montèrent.

 

– Où faut-il vous conduire, notre bourgeois ? demanda le cocher à Cagliostro, comme s’il eût compris que, quoique le plus simplement vêtu, celui auquel il s’adressait menait l’autre où sa volonté lui plaisait de le conduire.

 

– Où tu sais, dit Balsamo en faisant à cet homme une espèce de signe maçonnique.

 

Le cocher regardait Balsamo avec étonnement.

 

– Pardon, monseigneur, dit-il en répondant à ce signe par un autre, je ne vous avais pas reconnu.

 

– Mais il n’en était pas ainsi de moi, dit Cagliostro d’une voix ferme et hautaine, car, si nombreux qu’ils soient, je connais depuis le premier jusqu’au dernier de mes sujets.

 

Le cocher referma la portière, monta sur son siège, et, au grand galop de ses chevaux, conduisit la voiture à travers ce dédale de rues qui menait du Châtelet jusqu’au boulevard des Filles-du-Calvaire ; puis, de là, continuant sa course vers la Bastille, il ne s’arrêta qu’au coin de la rue Saint-Claude.

 

La voiture arrêtée, la portière se trouva ouverte avec une rapidité qui témoignait du zèle respectueux du cocher.

 

Cagliostro fit signe à Gilbert de descendre le premier, et, descendant à son tour :

 

– N’as-tu rien à me dire ? demanda-t-il.

 

– Si, monseigneur, répondit le cocher, et je vous eusse fait mon rapport ce soir, si je n’eusse eu la chance de vous rencontrer.

 

– Parle, alors.

 

– Ce que j’ai à dire à monseigneur ne doit pas être entendu par des oreilles profanes.

 

– Oh ! dit Cagliostro en souriant, celui qui nous écoute n’est pas tout à fait un profane.

 

Ce fut Gilbert, alors, qui s’éloigna par discrétion.

 

Cependant, il ne put prendre sur lui de ne pas regarder d’un œil et de ne pas écouter d’une oreille.

 

Il vit, au récit du cocher, un sourire amer sur le visage de Balsamo.

 

Il entendit les deux noms de M. de Favras ; le rapport terminé, Cagliostro tira un double louis de sa poche et voulut le donner au cocher.

 

Mais celui-ci secoua la tête.

 

– Monseigneur sait bien, dit-il, qu’il nous est défendu par la vente suprême de nous faire payer nos rapports.

 

– Aussi, n’est-ce point ton rapport que je te paye, dit Balsamo, c’est ta course.

 

– À ce titre-là, j’accepte, dit le cocher ;

 

Et, prenant le louis :

 

– Merci, monseigneur, dit-il, voilà ma journée faite.

 

Et, sautant légèrement sur son siège, il partit au grand trot de ses chevaux, faisant claquer son fouet et laissant Gilbert tout émerveillé de ce qu’il venait de voir et d’entendre.

 

– Eh bien, dit Cagliostro, qui tenait la porte ouverte depuis quelques secondes sans que Gilbert songeât à entrer, passez-vous, mon cher docteur ?

 

– Me voici ! dit Gilbert, excusez-moi.

 

Et il franchit le seuil, tellement étourdi qu’il chancelait comme un homme ivre.

 

Chapitre XXVIII

Encore la maison de la rue Saint-Claude

 

Cependant, on sait la puissance qu’avait Gilbert sur lui-même ; il n’eut point traversé la grande cour solitaire, qu’il était déjà remis, et qu’il monta les degrés du perron d’un pas aussi ferme que d’un pas chancelant il avait franchi le seuil de la porte.

 

D’ailleurs, cette maison où il entrait, il la connaissait déjà pour y avoir fait une visite à une époque de sa vie qui avait laissé dans son cœur de profonds souvenirs.

 

Dans l’antichambre, il rencontra le même domestique allemand qu’il y avait rencontré seize ans auparavant ; il était à la même place et portait une livrée pareille ; seulement, comme lui Gilbert, comme le comte, comme l’antichambre même, il avait vieilli de seize années.

 

Fritz – on se rappelle que c’était le nom du digne serviteur – Fritz devina de l’œil l’endroit où son maître voulait conduire Gilbert, et, ouvrant rapidement les deux portes, il s’arrêta sur le seuil de la troisième, pour s’assurer si Cagliostro n’avait pas quelque ordre ultérieur à lui donner.

 

Cette troisième porte était celle du salon.

 

Cagliostro fit, de la main, signe à Gilbert qu’il pouvait entrer dans ce salon, et, de la tête, signe à Fritz qu’il devait se retirer.

 

Seulement, il ajouta de la voix et en allemand :

 

– Je n’y suis pour personne jusqu’à nouvel ordre.

 

Puis, se retournant vers Gilbert :

 

– Ce n’est pas pour que vous ne compreniez point ce que je dis à mon domestique que je lui parle allemand, dit-il ; je sais que vous parlez cette langue ; mais c’est que Fritz, qui est Tyrolien, comprend mieux l’allemand que le français. Maintenant, asseyez-vous, je suis tout vôtre, cher docteur.

 

Gilbert ne put s’empêcher de jeter un regard curieux autour de lui, et, pendant quelques instants, ses yeux s’arrêtèrent successivement sur les différents meubles ou tableaux qui ornaient le salon, chacun de ces objets semblant rentrer un à un dans sa mémoire.

 

Le salon était bien le même qu’autrefois : les huit tableaux de maîtres étaient bien toujours pendus aux murailles ; les fauteuils de lampas cerise, brochés d’or, faisaient toujours reluire leurs fleurs dans la pénombre que répandaient les épais rideaux ; la grande table de Boule était à sa place, et les guéridons, chargés de porcelaine de Sèvres, se dressaient encore entre les fenêtres.

 

Gilbert poussa un soupir et laissa tomber sa tête dans sa main. À la curiosité du présent avaient, pour un moment du moins, succédé les souvenirs du passé.

 

Cagliostro regardait Gilbert comme Méphistophélès devait regarder Faust, quand le philosophe allemand avait l’imprudence de se laisser aller à ses rêves devant lui.

 

Tout à coup, de sa voix stridente :

 

– Il paraît, cher docteur, dit-il, que vous reconnaissez ce salon ?

 

– Oui, dit Gilbert, et il me rappelle des obligations que je vous ai.

 

– Ah ! bah ! chimères !

 

– En vérité, continua Gilbert parlant autant à lui-même qu’à Cagliostro, vous êtes un homme étrange, et, si la toute-puissante raison me permettait d’ajouter foi à ces prodiges magiques que nous rapportent les poètes et les chroniqueurs du Moyen Age, je serais tenté de croire que vous êtes sorcier comme Merlin, ou faiseur d’or comme Nicolas Flamel.

 

– Oui, pour tout le monde, je suis cela, Gilbert ; mais, pour vous, non. Je n’ai jamais cherché à vous éblouir par des prestiges. Vous le savez, je vous ai toujours fait toucher le fond des choses, et, si parfois vous avez vu, à mon appel, la Vérité sortir de son puits un peu plus parée et un peu mieux vêtue qu’elle n’a coutume de l’être, c’est qu’en véritable Sicilien que je suis, j’ai le goût des oripeaux.

 

– C’est ici, vous le rappelez-vous, comte, que vous avez donné cent mille écus à un malheureux enfant en haillons, avec la même facilité que, moi, je donnerais un sou à un pauvre.

 

– Vous oubliez quelque chose de plus extraordinaire, Gilbert, dit Cagliostro d’une voix grave : c’est que, les cent mille écus, cet enfant en haillons me les a rapportés, moins deux louis qu’il avait employés à s’acheter des habits.

 

– L’enfant n’était qu’honnête, tandis que vous aviez été magnifique, vous !

 

– Et qui vous dit, Gilbert qu’il n’est pas plus facile d’être magnifique qu’honnête, de donner cent mille écus, quand on a des millions, que de rapporter cent mille écus à celui qui vous les a prêtés, quand on n’a pas un sou ?

 

– C’est peut-être vrai, dit Gilbert.

 

– D’ailleurs, tout dépend de la disposition d’esprit ou l’on se trouve. Il venait de m’arriver le plus grand malheur de ma vie, Gilbert ; je ne tenais plus à rien, et vous m’eussiez demandé ma vie que, je crois, Dieu me pardonne ! que je vous l’eusse donnée, comme je vous ai donné les cent mille écus.

 

– Vous êtes donc soumis au malheur aussi bien que les autres hommes ? dit Gilbert en regardant Cagliostro avec un certain étonnement.

 

Cagliostro poussa un soupir.

 

– Vous parlez des souvenirs que ce salon vous rappelle, à vous. Si je vous parle de ce qu’il me rappelle, à moi… mais non ; avant la fin du récit, le reste de mes cheveux blanchirait ! Causons d’autre chose ; laissons les événements écoulés dormir dans leur linceul, l’oubli – dans le passé, leur tombe. Causons du présent ; causons même de l’avenir si vous voulez.

 

– Comte, tout à l’heure vous me rameniez vous-même à la réalité ; tout à l’heure vous brisiez pour moi, disiez-vous, avec le charlatanisme, et voilà que vous prononcez de nouveau ce mot sonore : l’avenir ! comme si cet avenir était dans vos mains, et comme si vos yeux pouvaient lire ses indéchiffrables hiéroglyphes !

 

– Et voilà que vous oubliez, vous, qu’ayant à ma disposition plus de moyen que les autres hommes, il n’y a rien d’étonnant à ce que je voie mieux et plus loin qu’eux.

 

– Toujours des mots, comte !

 

– Vous êtes oublieux des faits, docteur.

 

– Que voulez-vous ! quand ma raison se refuse à croire !

 

– Vous rappelez-vous ce philosophe qui niait le mouvement ?

 

– Oui.

 

– Que fit son adversaire ?

 

– Il marcha devant lui… Marchez ! je vous regarde, ou plutôt parlez ! je vous écoute.

 

– En effet, nous sommes venus pour cela, et voici déjà bien du temps perdu à autre chose. Voyons, docteur, où en sommes-nous de notre ministère de fusion ?

 

– Comment, de notre ministère de fusion ?

 

– Oui, de notre ministère Mirabeau-La Fayette.

 

– Nous en sommes à de vains bruits que vous avez entendu répéter comme les autres, et vous voulez connaître leur réalité en m’interrogeant.

 

– Docteur, vous êtes le doute incarné, et, ce qu’il y a de terrible, c’est que vous doutez, non parce que vous ne croyez pas, mais parce que vous ne voulez pas croire. Il faut donc vous dire d’abord ce que vous savez aussi bien que moi ? Soit !… Ensuite, je vous dirai ce que je sais mieux que vous.

 

– J’écoute, comte.

 

– Il y a quinze jours, vous avez parlé au roi de M. de Mirabeau comme du seul homme qui pût sauver la monarchie. Ce jour-là, vous en souvient-il ? vous sortiez de chez le roi comme M. de Favras y entrait.

 

– Ce qui prouve qu’il n’était pas encore pendu à cette époque, comte, dit en riant Gilbert.

 

– Oh ! vous êtes bien pressé, docteur ! je ne vous savais pas si cruel ; laissez donc quelques jours au pauvre diable : je vous ai fait la prédiction le 6 octobre, nous sommes au 6 novembre ; il n’y a qu’un mois. Vous accorderez bien à son âme, pour sortir de son corps, le temps qu’on accorde à un locataire pour sortir de son logement – le trimestre. Mais je vous fais observer, docteur, que vous m’écartez du droit chemin.

 

– Rentrez-y, comte ; je ne demande pas mieux que de vous y suivre.

 

– Vous avez donc parlé au roi de M. de Mirabeau, comme du seul homme qui pût sauver la monarchie.

 

– C’est mon opinion, comte ; voilà pourquoi j’ai présenté cette combinaison au roi.

 

– C’est la mienne aussi, docteur ! voilà pourquoi la combinaison que vous avez présentée au roi échouera.

 

– Échouera ?

 

– Sans doute… Vous savez bien que je ne veux pas que la monarchie soit sauvée, moi !

 

– Continuez.

 

– Le roi, assez ébranlé par ce que vous lui aviez dit… – pardon, mais je suis obligé de reprendre les choses de haut, pour vous prouver que je n’ignore pas une phase de la négociation – le roi, dis-je, assez ébranlé par ce que vous lui aviez dit, a parlé de votre combinaison à la reine, et – au grand étonnement des esprits superficiels, quand cette grande bavarde qu’on appelle l’histoire dira tout haut ce que nous disons ici tout bas – la reine fut moins opposée à votre projet que ne l’était le roi ; elle vous envoya donc quérir ; elle discuta avec vous le pour et le contre, et finit par vous autoriser à parler à M. de Mirabeau. Est-ce la vérité, docteur ? dit Cagliostro en regardant Gilbert en face.

 

– Je dois avouer, comte, que, jusqu’ici, vous n’avez pas dévié un instant du droit chemin.

 

– Sur quoi, vous, monsieur l’orgueilleux, vous vous êtes retiré enchanté, et dans la conviction profonde que cette conversion royale était due à votre irréfragable logique et à vos irrésistibles arguments.

 

À ce ton ironique, Gilbert ne put s’empêcher de se mordre légèrement les lèvres.

 

– Et à quoi cette conversion était-elle due, si ce n’est à ma logique et à mes arguments ? Dites, comte ; l’étude du cœur m’est aussi précieuse que celle du corps ; vous avez inventé un instrument à l’aide duquel on lit dans la poitrine des rois : passez-moi ce merveilleux télescope, comte ; ce serait d’un ennemi de l’humanité de le garder pour vous tout seul.

 

– Je vous ai dit que je n’avais pas de secrets pour vous, docteur. Je vais donc, selon votre désir, remettre mon télescope entre vos mains ; vous pourrez regarder, à votre gré, par le bout qui diminue ou par le bout qui grossit. Eh bien, la reine a cédé pour deux raisons : la première, c’est que, la veille, elle avait éprouvé une grande douleur de cœur, et que, lui proposer une intrigue à nouer et à dénouer, c’était lui proposer une distraction ; la seconde, c’est que la reine est femme, c’est qu’on lui a parlé de M. de Mirabeau comme d’un lion, comme d’un tigre, comme d’un ours, et qu’une femme ne sait jamais résister à ce désir si flatteur pour l’amour-propre d’apprivoiser un ours, un tigre ou un lion. Elle s’est dit : « Il serait curieux que je pliasse à mes pieds cet homme qui me hait ; que je fisse faire amende honorable à ce tribun qui m’a insultée. Je le verrai à mes genoux, ce sera ma vengeance ; puis, si, de cette génuflexion, il résulte quelque bien pour la France et la royauté, tant mieux ! » Mais, vous comprenez, ce dernier sentiment était tout à fait secondaire.

 

– Vous bâtissez sur des hypothèses, comte, et vous aviez promis de me convaincre par des faits.

 

– Vous refusez mon télescope, n’en parlons plus, et revenons aux choses matérielles, alors ; à celles que l’on peut voir à l’œil nu, aux dettes de M. de Mirabeau, par exemple. Ah ! voilà de ces choses pour lesquelles il n’est pas besoin de télescope !

 

– Eh bien, comte, vous avez là l’occasion de montrer votre générosité !

 

– En payant les dettes de M. de Mirabeau ?

 

– Pourquoi pas ? Vous avez bien, un jour, payé celles de M. le cardinal de Rohan !

 

– Ah ! ne me reprochez pas cette spéculation, c’est une de celles qui m’ont le mieux réussi.

 

– Et que vous a-t-elle rapporté ?

 

– L’affaire du collier… c’est joli, il me semble. À un prix pareil, je paye les dettes de M. de Mirabeau. Mais, pour le moment, vous savez que ce n’est point sur moi qu’il compte ; il compte sur le futur généralissime La Fayette, qui le fait sauter après cinquante malheureux mille francs, qu’il finira par ne pas lui donner, comme un chien après des macarons.

 

– Oh ! comte !

 

– Pauvre Mirabeau ! en effet, comme tous ces sots et tous ces fats à qui tu as affaire font payer à ton génie les folies de ta jeunesse ! Il est vrai que tout cela est providentiel, et que Dieu est obligé de procéder par des moyens humains. « L’immoral Mirabeau ! » dit Monsieur, qui est impuissant ; « Mirabeau le prodigue ! » dit le comte d’Artois, dont son frère a payé trois fois les dettes. Pauvre homme de génie ! oui, tu sauverais peut-être la monarchie ; mais, comme la monarchie ne doit pas être sauvée : « Mirabeau, c’est un monstrueux bavard ! » dit Rivarol. « Mirabeau, c’est un gueux ! » dit Mably. « Mirabeau, c’est un extravagant ! » dit La Poule. « Mirabeau, c’est un scélérat ! » dit Guillermy. « Mirabeau, c’est un assassin ! » dit l’abbé Maury. « Mirabeau, c’est un homme mort ! » dit Target. « Mirabeau, c’est un homme enterré ! » dit Duport. « Mirabeau, c’est un orateur plus sifflé qu’applaudi ! » dit Pelletier. « Mirabeau, il a la petite vérole à l’âme ! » dit Champcenetz. « Mirabeau, il faut l’envoyer aux galères ! » dit Lambesc. « Mirabeau, il faut le pendre ! » dit Marat. Et que Mirabeau meure demain, le peuple lui fera une apothéose, et tous ces nains qu’il dépasse du buste, et sur lesquels il pèse tant qu’il vit, suivront son convoi en chantant et en criant : « Malheur à la France, qui a perdu son tribun ! malheur à la royauté, qui a perdu son appui ! »

 

– Allez-vous donc aussi me prédire la mort de Mirabeau ? s’écria Gilbert presque effrayé.

 

– Voyons franchement, docteur, lui croyez-vous une longue vie, à cet homme que son sang brûle, que son cœur étouffe, que son génie dévore ? Croyez-vous que des forces, si gigantesques qu’elles soient, ne s’épuisent pas à lutter éternellement contre le courant de la médiocrité ? C’est le rocher de Sisyphe que l’œuvre entreprise par lui depuis deux ans, ne l’écrase-t-on pas sans cesse avec ce mot : immoralité ? Chaque fois qu’après des efforts inouïs il croit l’avoir repoussé au sommet de la montagne, ce mot retombe sur lui plus lourd que jamais. Qu’est-on venu dire au roi, qui avait presque adopté l’opinion de la reine, à l’endroit de Mirabeau premier ministre ? « Sire, Paris criera à l’immoralité ; la France criera à l’immoralité ; l’Europe criera à l’immoralité ! » Comme si Dieu fondait les grands hommes au même moule que le commun des mortels, et comme si, en s’élargissant, le cercle qui embrasse les grandes vertus ne devait pas aussi embrasser les grands vices ! Gilbert, vous vous épuiserez, vous et deux ou trois hommes d’intelligence, pour faire Mirabeau ministre – c’est-à-dire ce qu’ont été M. de Turgot, un niais ; M. Necker, un pédant ; M. de Calonne, un fat ; M. de Brienne, un athée – et Mirabeau ne sera pas ministre, parce qu’il a cent mille francs de dettes qui seraient payées s’il était le fils d’un simple fermier général, et parce qu’il a été condamné à mort pour avoir enlevé la femme d’un vieil imbécile, laquelle a fini par s’asphyxier pour un beau capitaine ! Quelle comédie que la tragédie humaine ! et comme j’en pleurerais, si je n’avais pas pris le parti d’en rire !

 

– Mais quelle prédiction me faites-vous là ? demanda Gilbert, qui, tout en approuvant l’excursion que l’esprit de Cagliostro venait de faire dans le pays de l’imagination, ne s’inquiétait que de la conclusion qu’il en avait rapportée.

 

– Je vous dis, répéta Cagliostro de ce ton de prophète qui n’appartenait qu’à lui, et qui n’admettait pas de réplique, je vous dis que Mirabeau, l’homme de génie, l’homme d’État, le grand orateur, usera sa vie et abordera la tombe sans arriver à être ce que tout le monde aura été, c’est-à-dire ministre. Ah ! c’est une belle protection que la médiocrité, mon cher Gilbert !

 

– Mais, enfin, demanda celui-ci, le roi s’y oppose donc ?

 

– Peste ! il s’en garde bien ! Il faudrait discuter avec la reine, à laquelle il a presque donné sa parole. Vous savez que la politique du roi est dans le mot presque : il est presque constitutionnel, presque philosophe, presque populaire, et même presque fin, quand il est conseillé par Monsieur. Allez demain à l’Assemblée, mon cher docteur, et vous verrez ce qui s’y passera.

 

– Ne pourriez-vous pas me le dire d’avance ?

 

– Ce serait vous ôter le plaisir de la surprise.

 

– Demain, c’est bien long !

 

– Alors, faites mieux. Il est cinq heures ; dans une heure, le club des Jacobins s’ouvrira… Ce sont des oiseaux de nuit, vous le savez, que MM. les Jacobins. Etes-vous de la société ?

 

– Non. Camille Desmoulins et Danton m’ont fait recevoir aux Cordeliers.

 

– Eh bien, comme je vous disais, dans une heure, le club des Jacobins s’ouvrira. C’est une société fort bien composée, et dans laquelle vous ne serez pas déplacé, soyez tranquille. Nous allons dîner ensemble ; après le dîner, nous prenons un fiacre, nous nous faisons conduire rue Saint-Honoré, et, en sortant du vieux couvent, vous serez édifié. D’ailleurs, prévenu douze heures d’avance, peut-être aurez-vous le temps de parer le coup.

 

– Comment ! demanda Gilbert, vous dînez à cinq heures ?

 

– À cinq heures précises. Je suis un précurseur en toutes choses ; dans dix ans, la France ne fera plus que deux repas, un déjeuner à dix heures du matin, et un dîner à six heures du soir.

 

– Et qui amènera ce changement dans ses habitudes ?

 

– La famine, mon cher !

 

– Vous êtes, en vérité, un prophète de malheur !

 

– Non, car je vous prédis un bon dîner.

 

– Avez-vous donc du monde ?

 

– Je suis absolument seul ; mais vous savez le mot du gastronome antique : « Lucullus dîne chez Lucullus. »

 

– Monseigneur est servi, dit un valet ouvrant les deux battants d’une porte sur une salle à manger splendidement éclairée et somptueusement servie.

 

– Allons, venez, monsieur le pythagoricien, dit Cagliostro en prenant le bras de Gilbert. Bah ! une fois n’est pas coutume.

 

Gilbert suivit l’enchanteur, subjugué qu’il était par la magie de ses paroles, et peut-être aussi entraîné par l’espérance de faire briller dans sa conversation quelque éclair qui put le guider au milieu de la nuit où il marchait.

 

Chapitre XXIX

Le club des Jacobins

 

Deux heures après la conversation que nous venons de rapporter, une voiture sans livrée et sans armoiries s’arrêtait devant le perron de l’église Saint-Roch, dont la façade n’était pas encore mutilée par les biscaïens du 13 vendémiaire.

 

De cette voiture descendirent deux hommes vêtus de noir, comme l’étaient, alors, les membres du tiers, et, à la jaune lueur des réverbères qui perçaient de loin en loin le brouillard de la rue Saint-Honoré, suivant une espèce de courant tracé par la foule, ils longèrent le côté droit de la rue jusqu’à la petite porte du couvent des Jacobins.

 

Si nos lecteurs ont deviné, ce qui est probable, que ces deux hommes étaient le docteur Gilbert et le comte de Cagliostro ou le banquier Zannone, comme il se faisait appeler à cette époque, nous n’avons pas besoin de leur expliquer pourquoi ils s’arrêtèrent devant cette petite porte, puisque cette petite porte était le but de leur excursion.

 

Au reste, nous l’avons dit, les deux nouveaux venus n’avaient qu’à suivre la foule, car la foule était grande.

 

– Voulez-vous entrer dans la nef, ou vous contenterez-vous d’une place dans les tribunes ? demanda Cagliostro à Gilbert.

 

– Je croyais, répondit Gilbert, la nef consacrée aux seuls membres de la société.

 

– Sans doute ; mais ne suis-je pas de toutes les sociétés, moi ? dit Cagliostro en riant ; et, puisque j’en suis, mes amis n’en sont-ils pas ? Voici une carte pour vous, si vous voulez ; quant à moi, je n’ai qu’à dire un mot.

 

– On nous reconnaîtra comme étrangers, observa Gilbert, et l’on nous fera sortir.

 

– D’abord, il faut vous dire, mon cher docteur, une chose que vous ne savez point, à ce qu’il paraît ; c’est que la société des Jacobins, fondée depuis trois mois, compte déjà soixante mille membres à peu près en France, et en comptera quatre cent mille avant un an ; en outre, très cher, ajouta en souriant Cagliostro, c’est ici le véritable Grand-Orient, le centre de toutes les sociétés secrètes, et non pas chez cet imbécile de Fauchet, comme on le croit. Or, si vous n’avez pas le droit d’entrer ici à titre de Jacobin, vous y avez votre place obligée en qualité de rose-croix.

 

– N’importe, dit Gilbert, j’aime mieux les tribunes. Du haut des tribunes, nous planerons sur toute l’assemblée, et, s’il est quelque illustration présente ou future que j’ignore, vous me la ferez connaître.

 

– Aux tribunes, donc, dit Cagliostro.

 

Et il prit, à droite, un escalier de planches qui conduisait à des tribunes improvisées.

 

Les tribunes étaient pleines, mais, à la première où il s’adressa, Cagliostro n’eut qu’à faire un signe et qu’à prononcer un mot à demi-voix, et deux hommes qui se tenaient sur le devant, comme s’ils eussent été prévenus de son arrivée, et ne fussent venus là que pour garder sa place et celle du docteur Gilbert, se retirèrent à l’instant même.

 

Les deux nouveaux venus les remplacèrent.

 

La séance n’était pas encore ouverte : les membres de l’assemblée étaient confusément répandus dans la sombre nef ; les uns causant par groupes ; les autres se promenant dans l’étroit espace que leur laissait le grand nombre de leurs collègues ; d’autres, enfin, rêvant isolés, soit assis dans l’ombre, soit debout et appuyés à quelque pilier massif.

 

Des lumières rares épanchaient, par bandes demi-lumineuses, quelque clarté sur cette foule, dont les individus ne ressortaient que lorsque leurs visages ou leurs personnes se trouvaient, par hasard, sous une de ces faibles cascades de flamme.

 

Seulement, même dans la pénombre, il était facile de voir que l’on était au milieu d’une réunion aristocratique. Les habits brodés et les uniformes des officiers de terre et de mer foisonnaient, mouchetant la foule de reflets d’or et d’argent.

 

En effet, à cette époque, pas un ouvrier, pas un homme du peuple, nous dirons presque pas un bourgeois, ne démocratisait l’illustre assemblée.

 

Pour les gens de petit monde, il y avait une seconde salle au-dessous de la première. Cette salle s’ouvrait à une autre heure, afin que le peuple et l’aristocratie ne se coudoyassent pas. Pour l’instruction de ce peuple, on avait fondé une société fraternelle.

 

Les membres de cette société avaient mission de lui expliquer la Constitution, et de lui paraphraser les droits de l’homme.

 

Quant aux Jacobins, nous l’avons dit, c’était, à cette époque, une société militaire, aristocratique, intellectuelle, et surtout lettrée et artistique.

 

En effet, les hommes de lettres et les artistes y sont en majorité.

 

C’est, en homme de lettres, La Harpe, l’auteur de Mélanie ; Chénier, l’auteur de Charles lX ; Andrieux, l’auteur des Etourdis, qui donne déjà, à l’âge de trente ans, les mêmes espérances qu’il donnait encore à l’âge de soixante et dix, et qui est mort ayant toujours promis, n’ayant jamais tenu ; c’est encore Sedaine, l’ancien tailleur de pierres, protégé par la reine, royaliste de cœur, comme la plupart de ceux qui se trouvent là ; Chamfort, le poète lauréat, ex-secrétaire de M. le prince de Condé, lecteur de Madame Élisabeth ; Laclos, l’homme du duc d’Orléans, l’auteur des Liaisons dangereuses, qui tient la place de son patron, et qui, selon les circonstances, a mission de le rappeler au souvenir de ses amis, ou de le laisser oublier par ses ennemis.

 

C’est, en artistes, Talma, le Romain qui va, dans son rôle de Titus, faire une révolution ; grâce à lui, on coupera les chevelures, en attendant que, grâce à Collot d’Herbois, son collègue, on coupe les têtes ; c’est David, qui rêve Léonidas et les Sabines ; David, qui ébauche sa grande toile du Serment du Jeu de paume, et qui, tout à l’heure, vient d’acheter peut-être le pinceau avec lequel il fera sa plus belle toile et son plus hideux tableau : Marat assassiné dans son bain ; c’est Vernet, qui a été reçu de l’Académie, il y a deux ans, sur son tableau du Triomphe de Paul-Emile ; qui s’amuse à peindre des chevaux et des chiens, sans se douter qu’à quatre pas de là, dans l’assemblée, au bras de Talma, est un jeune lieutenant corse, aux cheveux plats et sans poudre, qui lui prépare, sans s’en douter lui-même, cinq de ses plus beaux tableaux, le Passage du mont Saint-Bernard, les Batailles de Rivoli, de Marengo, d’Austerlitz, de Wagram ; c’est Larive, l’héritier de l’école déclamatoire, qui ne daigne pas encore voir, dans le jeune Talma, un rival ; qui préfère Voltaire à Corneille, et de Belloy à Racine ; c’est Laïs, le chanteur qui fait les délices de l’Opéra, dans les rôles du Marchand de La Caravane, du consul de Trajan, et de Cinna de La Vestale ; c’est La Fayette, Lameth, Duport, Sieyès, Thouret, Chapellier, Rabaut-Saint-Etienne, Lanjuinais, Montlosier ; puis, au milieu de tout cela, l’air provocateur et le nez au vent, la figure présomptueuse, le député de Grenoble, Barnave, dont les hommes médiocres font le rival de Mirabeau, et que Mirabeau écrase toutes les fois qu’il daigne mettre le pied sur lui.

 

Gilbert jeta un long regard sur cette brillanté assemblée, reconnut chacun, appréciant, dans son esprit, toutes ces diverses capacités, et mal rassuré par elles.

 

Pourtant, cet ensemble royaliste le réconforta un peu.

 

– En somme, dit-il tout à coup à Cagliostro, quel homme voyez-vous, parmi tous ces hommes, qui soit véritablement hostile à la royauté ?

 

– Dois-je regarder avec les yeux de tout le monde, avec les vôtres, avec ceux de M. Necker, avec ceux de l’abbé Maury, ou avec les miens ?

 

– Avec les vôtres, dit Gilbert ; n’est-il pas convenu que ce sont des yeux de sorcier ?

 

– Eh bien, il y en a deux.

 

– Oh ! ce n’est pas beaucoup, au milieu de quatre cents hommes.

 

– C’est assez si l’un de ces hommes doit être le meurtrier de Louis XVI, et l’autre son successeur !

 

Gilbert tressaillit.

 

– Oh ! oh ! murmura-t-il, nous avons ici un futur Brutus et un futur César ?

 

– Ni plus ni moins, mon cher docteur.

 

– Vous me les ferez bien voir, n’est-ce pas, comte ? dit Gilbert avec le sourire du doute sur les lèvres.

 

– Ô apôtre aux yeux couverts d’écailles ! murmura Cagliostro, je ferai mieux, si tu veux ; je te les ferai toucher du doigt. Par lequel veux-tu commencer ?

 

– Mais, il me semble, par le renverseur ; j’ai un grand respect pour l’ordre chronologique. Voyons d’abord Brutus.

 

– Tu sais, dit Cagliostro s’animant comme saisi du souffle de l’inspiration, tu sais que les hommes ne procèdent jamais par les mêmes moyens, fût-ce pour accomplir une œuvre pareille ? Notre Brutus à nous ne ressemblera donc en rien au Brutus antique.

 

– Raison de plus pour que je sois curieux de le voir.

 

– Eh bien, dit Cagliostro, regarde, le voici !

 

Et il étendit le bras dans la direction d’un homme appuyé contre la chaire, dont la tête seule se trouvait en ce moment dans la lumière, mais dont tout le reste du corps était perdu dans l’ombre.

 

Cette tête, pâle et livide, semblait, comme aux jours des prescriptions antiques, une tête coupée clouée à la tribune aux harangues.

 

Les yeux seuls paraissaient vivre, avec une expression de haine presque dédaigneuse, avec l’expression de la vipère, qui sait que sa dent contient un venin mortel ; ils suivaient, dans ses nombreuses évolutions, le bruyant et verbeux Barnave.

 

Gilbert sentit comme un frisson lui courir par tout le corps.

 

– En effet, dit-il, vous m’avez prévenu d’avance ; ce n’est là ni la tête de Brutus ni même celle de Cromwell.

 

– Non, dit Cagliostro ; mais c’est peut-être celle de Cassius. Vous savez, mon cher, ce que disait César : « Je ne crains pas tous ces hommes gras qui passent leurs jours à table, et leurs nuits en orgie ; non, ce que je crains, ce sont ces rêveurs au corps maigre et au visage pâle. »

 

– Celui que vous me montrez là est bien dans les conditions établies par César.

 

– Ne le connaissez-vous pas ? demanda Cagliostro.

 

– Si fait ! dit Gilbert en le regardant avec attention, je le connais, ou plutôt je le reconnais pour un membre de l’Assemblée nationale.

 

– C’est bien cela !

 

– Pour un des plus filandreux orateurs de la gauche.

 

– C’est bien cela !

 

– Que personne n’écoute, quand il parle.

 

– C’est bien cela !

 

– Un petit avocat d’Arras, n’est-ce pas ? qu’on appelle Maximilien de Robespierre.

 

– Parfaitement ! Eh bien, regardez cette tête avec attention.

 

– Je la regarde.

 

– Qu’y voyez-vous ?

 

– Comte, je ne suis pas Lavater.

 

– Non, mais vous êtes son disciple.

 

– J’y vois l’expression haineuse de la médiocrité contre le génie.

 

– C’est-à-dire que, vous aussi, vous le jugez comme tout le monde… Oui, c’est vrai, sa voix faible, un peu aigre ; sa maigre et triste figure ; la peau de son front, qui semble collée à un crâne comme un jaune et immobile parchemin ; son œil vitreux, qui ne laisse échapper qu’un jet de flamme verdâtre, et qui presque aussitôt s’éteint ; cette continuelle tension des muscles et de la voix ; cette laborieuse physionomie, fatigante par son immobilité même ; cet invariable habit olive, habit unique, sec, et sévèrement brossé ; oui, tout cela, je le comprends, doit faire peu d’impression sur une assemblée riche en orateurs, qui a le droit d’être difficile, habituée qu’elle est à la face léonine de Mirabeau, à la suffisance audacieuse de Barnave, à la repartie acérée de l’abbé Maury, à la chaleur de Cazalès et à la logique de Sieyès ; mais, à celui-là, on ne lui reprochera point, comme à Mirabeau, son immoralité ; celui-là, c’est l’honnête homme ; il ne sort pas des principes, et, s’il sort jamais de la légalité, ce sera pour tuer le vieux texte avec la loi nouvelle !

 

– Mais, enfin, demanda Gilbert, qu’est-ce que c’est que ce Robespierre ?

 

– Ah ! te voilà bien, aristocrate du XVIIIème siècle ! « Qu’est-ce que c’est que ce Cromwell ? demandait le comte de Strafford, auquel le Protecteur devait couper la tête. Un marchand de bière, je crois ! »

 

– Voulez-vous dire que ma tête court les mêmes risques que celle de sir Thomas Wentworth ? dit Gilbert en essayant un sourire qui se glaça sur ses lèvres.

 

– Qui sait ? dit Cagliostro.

 

– Alors, raison de plus pour que je prenne des renseignements, dit le docteur.

 

– Ce que c’est que ce Robespierre ? Eh bien, en France, nul ne le sait peut-être, que moi. J’aime à connaître d’où viennent les élus de la fatalité ; cela m’aide à deviner où ils vont. Les Robespierre sont Irlandais. Peut-être leurs aïeux firent-ils partie de ces colonies irlandaises qui, au XVIème siècle, vinrent peupler les séminaires et les monastères de nos côtes septentrionales ; là, ils auront reçu des jésuites cette forte éducation d’ergoteurs que les révérends pères donnaient à leurs élèves ; ils étaient notaires de père en fils. Une branche de la famille, celle d’où celui-ci descend, s’établit à Arras, grand centre, comme vous le savez, de noblesse et d’église. II y avait dans la ville deux seigneurs ou plutôt deux rois : l’un, l’abbé de Saint-Waast ; l’autre, l’évêque d’Arras, dont le palais met la moitié de la ville dans l’ombre. C’est dans cette ville que celui que vous voyez là est né en 1758. Ce qu’il a fait enfant, ce qu’il a fait jeune homme, ce qu’il fait en ce moment, je vais vous le dire en deux mots ; ce qu’il fera, je vous l’ai déjà dit en un seul. Il y avait quatre enfants dans la maison. Le chef de la famille perdit sa femme ; il était avocat aux conseils d’Artois, il tomba dans une sombre tristesse, cessa de plaider, partit pour un voyage de distraction, et ne revint plus. À onze ans, l’aîné – celui-ci – se trouva chef de famille à son tour, tuteur d’un frère et de deux sœurs ; à cet âge, chose étrange ! l’enfant comprit sa tâche, et se fit homme immédiatement. En vingt-quatre heures, il devint ce qu’il est resté : un visage qui sourit parfois, un cœur qui ne rit jamais. C’était le meilleur élève du collège. On obtint pour lui de l’abbé de Saint-Waast une des bourses dont le prélat disposait au collège Louis-le- Grand. Il arriva seul à Paris, recommandé à un chanoine de Notre-Dame ; dans l’année, le chanoine mourut. Presque en même temps mourait à Arras sa plus jeune sœur, la plus aimée. L’ombre des jésuites, que l’on venait d’expulser de France, se projetait encore sur les murs de Louis-le-Grand. Vous connaissez ce bâtiment où grandit à cette heure votre jeune Sébastien ; ses cours, sombres et profondes comme celles de la Bastille, décolorent les plus frais visages, celui du jeune Robespierre était pâle, elles le firent livide. Les autres enfants sortaient quelquefois ; pour eux, l’année avait des dimanches et des fêtes ; pour l’orphelin boursier, sans protection, tous les jours étaient les mêmes. Tandis que les autres respiraient l’air de la famille, lui respirait l’air de la solitude, de la tristesse et de l’ennui ; trois souffles mauvais qui allument dans les cœurs l’envie et la haine, et qui ôtent à l’âme sa fleur. Cette haleine étiola l’enfant, et en fit un fade jeune homme. Un jour, on ne croira pas qu’il y ait un portrait de Robespierre à l’âge de vingt-quatre ans, tenant une rose d’une main, et appuyant l’autre main sur sa poitrine avec cette devise : Tout pour mon amie !

 

Gilbert sourit tristement en regardant Robespierre.

 

– Il est vrai, poursuivit Cagliostro, que, lorsqu’il prenait cette devise, et se faisait peindre ainsi, la demoiselle jurait que rien au monde ne désunirait leur destinée ; lui aussi le jurait, et en homme disposé à tenir son serment. Il fit un voyage de trois mois, et la retrouva mariée ! Au reste, l’abbé de Saint- Waast était demeuré son protecteur, il avait fait avoir à son frère la bourse du collège Louis-le-Grand et lui avait donné, à lui, une place de juge au tribunal criminel. Vint un procès à juger, un assassin à punir ; Robespierre, plein de remords d’avoir osé, lui troisième, disposer de la vie d’un homme, quoique cet homme fût reconnu coupable, Robespierre donna sa démission. Il se fit avocat, car il lui fallait vivre, et nourrir sa jeune sœur – le frère était mal nourri à Louis-le-Grand, mais enfin il était nourri. À peine venait-il de se faire inscrire sur le tableau, que des paysans le prièrent de plaider pour eux contre l’évêque d’Arras. Les paysans étaient dans leur droit, Robespierre s’en convainquit par l’examen des pièces, plaida, gagna la cause des paysans, et, tout chaud de son succès, fut envoyé à l’Assemblée nationale. À l’Assemblée nationale, Robespierre se trouva placé entre une haine puissante et un mépris profond : haine du clergé pour l’avocat ayant osé plaider contre l’évêque d’Arras ; mépris des nobles de l’Artois pour le robin élevé par charité.

 

– Mais, interrompit Gilbert, qu’a-t-il fait jusqu’aujourd’hui ?

 

– Oh ! mon Dieu, presque rien pour les autres ; mais assez pour moi. S’il n’entrait pas dans mes vues que cet homme fût pauvre, demain, je lui donnerais un million.

 

– Encore une fois, je vous le demande, qu’a-t-il fait ?

 

– Vous rappelez-vous le jour où le clergé vint hypocritement à l’Assemblée prier le tiers, tenu en suspens par le veto royal, de commencer ses travaux ?

 

– Oui.

 

– Eh bien, relisez le discours que fît, ce jour-là, le petit avocat d’Arras, et vous verrez s’il n’y a pas tout un avenir dans cette aigre véhémence qui le fit presque éloquent.

 

– Mais depuis ?

 

– Depuis ?… Ah ! c’est vrai. Nous sommes obligés de sauter du mois de mai au mois d’octobre. Quand, le 5, Maillard, le délégué des femmes de Paris, vint, au nom de ses clientes, haranguer l’Assemblée, eh bien, tous les membres de cette Assemblée étaient restés immobiles et muets ; ce petit avocat ne se montra plus aigre seulement, il se montra plus audacieux qu’aucun. Tous les prétendus défenseurs du peuple se taisaient, il se leva deux fois : la première, au milieu du tumulte ; la seconde, au milieu du silence. Il appuya Maillard, qui parlait au nom de la famine, et qui demandait du pain.

 

– Oui, en effet, dit Gilbert pensif, cela devient plus grave ; mais peut-être changera-t-il.

 

– Oh ! mon cher docteur, vous ne connaissez pas l’Incorruptible, comme on l’appellera un jour ; d’ailleurs, qui voudrait acheter ce petit avocat dont tout le monde se rit ? Cet homme qui sera plus tard – écoutez bien ce que je vous dis, Gilbert – la terreur de l’Assemblée, en est aujourd’hui le plastron. Il est convenu entre les nobles jacobins, que M. de Robespierre est l’homme ridicule de l’Assemblée, celui qui amuse et doit amuser tout le monde, celui dont chacun peut et doit presque se railler. Les grandes assemblées s’ennuient parfois, il faut bien qu’un niais les égaye… Aux yeux des Lameth, des Cazalès, des Maury, des Barnave, des Duport, M. de Robespierre est un niais. Ses amis le trahissent en souriant tout bas, ses ennemis le huent en riant tout haut ; quand il parle, tout le monde parle ; quand il élève la voix, chacun crie ; puis, quand il a prononcé – toujours en faveur du droit, toujours pour défendre quelque principe – un discours que personne n’a écouté, un membre ignoré, sur lequel l’orateur fixe un instant son regard torve, demande ironiquement l’impression du discours. Un seul de ses collègues le devine et le comprend ; un seul ! devinez lequel ? Mirabeau. « Cet homme ira loin, me disait-il avant-hier, car cet homme croit ce qu’il dit. » Chose qui, vous le comprenez bien, semble singulière à Mirabeau.

 

– Mais, dit Gilbert, j’ai lu les discours de cet homme, et je les ai trouvés médiocres et plats.

 

– Eh ! mon Dieu, je ne vous dis pas que ce soit un Démosthène ou un Cicéron, un Mirabeau ou un Barnave ; eh ! non, c’est tout bonnement M. de Robespierre, comme on affecte de l’appeler. D’ailleurs, ses discours, on les traite avec aussi peu de sans façon à l’imprimerie qu’à la tribune : à la tribune, on les interrompt ; à l’imprimerie, on les mutile. Les journalistes ne l’appellent pas même M. de Robespierre, eux ; non, les journalistes ne savent pas son nom : ils l’appellent M. B…, M. N… ou M. ***. Oh ! Dieu seul, et moi peut-être, savons ce qui s’amasse de fiel dans cette poitrine maigre, d’orages dans ce cerveau étroit ; car, pour oublier toutes ces injures, toutes ces insultes, toutes ces trahisons, l’orateur hué, qui sent sa force cependant, n’a ni la distraction du monde ni le soulagement de la famille. Dans son triste appartement du triste Marais, dans son logis froid, pauvre, démeublé de la rue de Saintonge, où il vit petitement de son salaire de député, il est seul comme dans les cours humides de Louis-le-Grand. Jusqu’à l’année dernière, sa figure avait encore été jeune et douce ; voyez, depuis un an, elle a séché comme sèchent ces têtes de chefs de Caraïbes que rapportent de l’Océanie les Cook et les La Pérouse ; il ne quitte pas les Jacobins, et, aux émotions invisibles à tous qu’il y éprouve, il gagne des hémorragies qui, deux ou trois fois, l’ont laissé sans connaissance. Vous êtes un grand algébriste, Gilbert, eh bien, je vous défie, par les multiplications les plus exagérées, de calculer le sang que coûtera à cette noblesse qui l’insulte, à ces prêtres qui le persécutent, à ce roi qui l’ignore, le sang que perd Robespierre.

 

– Mais pourquoi vient-il aux Jacobins ?

 

– Ah ! c’est que, hué à l’Assemblée, aux Jacobins on l’écoute. Les Jacobins, mon cher docteur, c’est le minotaure enfant ; il tête une vache, plus tard il dévorera un peuple. Eh bien, des Jacobins Robespierre est le type. La société se résume en lui, et lui est l’expression de la société : rien de plus, rien de moins ; il marche du même pas qu’elle, sans la suivre, sans la devancer. Je vous ai promis, n’est-ce pas ? de vous faire voir un petit instrument dont on s’occupe en ce moment-ci, et qui a pour but de faire tomber une tête, peut-être deux, par minute : eh bien, de tous les personnages ici présents, celui qui donnera le plus de besogne à cet instrument de mort, c’est le petit avocat d’Arras, M. de Robespierre.

 

– En vérité, comte, dit Gilbert, vous êtes funèbre ; et, si votre César ne me console pas un peu de votre Brutus, je suis capable d’oublier la cause pour laquelle je suis venu. Pardon, mais qu’est devenu César ?

 

– Tenez, le voyez-vous là-bas ? Il cause avec un homme qu’il ne connaît pas encore, et qui aura plus tard une grande influence sur sa destinée. Cet homme s’appelle Barras : retenez ce nom, et rappelez-vous-le dans l’occasion.

 

– Je ne sais pas si vous vous trompez, comte, dit Gilbert, mais, en tout cas, vous choisissez bien vos types. Votre César a un véritable front à porter la couronne, et ses yeux, dont je ne puis pas trop saisir l’expression…

 

– Oui, parce qu’ils regardent en dedans ; ce sont ces yeux-là qui devinent l’avenir, docteur.

 

– Et que dit-il à Barras ?

 

– Il lui dit que, s’il avait défendu la Bastille, on ne l’aurait pas prise.

 

– Ce n’est donc pas un patriote ?

 

– Les hommes comme lui ne veulent rien être avant d’être tout.

 

– Ainsi vous soutenez la plaisanterie à l’endroit de ce petit sous-lieutenant ?

 

– Gilbert, dit Cagliostro en étendant la main vers Robespierre, aussi vrai que celui-ci relèvera l’échafaud de Charles Ier, aussi vrai celui-là – et il étendit la main vers le Corse aux cheveux plats –, aussi vrai celui-là reconstruira le trône de Charlemagne.

 

– Alors, s’écria Gilbert découragé, notre lutte pour la liberté est donc inutile ?

 

– Et qui vous dit que l’un ne fera pas autant pour elle avec son trône que l’autre avec son échafaud ?

 

– Ce sera donc un Titus, un Marc-Aurèle, le dieu de la paix venant consoler le monde de l’âge d’airain ?

 

– Ce sera à la fois Alexandre et Hannibal. Né au milieu de la guerre, il grandira par la guerre, et tombera par la guerre. Je vous ai défié de calculer le sang que coûterait à la noblesse et au clergé le sang que perd Robespierre ; prenez le sang qu’auront perdu prêtres et nobles, entassez multiplications sur multiplications, et vous n’atteindrez pas au fleuve, au lac, à la mer de sang que versera cet homme avec ses armées de cinq cent mille soldats, et ses batailles de trois jours dans lesquelles on tirera cent cinquante mille coups de canon.

 

– Et que résultera-t-il de ce bruit, de cette fumée, de ce chaos ?

 

– Ce qui résulte de toute genèse, Gilbert ; nous sommes chargés d’enterrer le vieux monde, nos enfants verront naître le monde nouveau ; cet homme, c’est le géant qui en garde la porte ; comme Louis XVI, comme Léon X, comme Auguste, il donnera son nom au siècle qui va s’ouvrir.

 

– Et comment s’appelle cet homme ? demanda Gilbert subjugué par l’air de conviction de Cagliostro.

 

– Il ne s’appelle encore que Bonaparte, répondit le prophète ; mais, un jour, il s’appellera Napoléon !

 

Gilbert inclina sa tête sur sa main, et tomba dans une rêverie si profonde, qu’il ne s’aperçut point, entraîné qu’il était par le cours de ses pensées, que la séance était ouverte, et qu’un orateur montait à la tribune…

 

Une heure s’était écoulée sans que le bruit de l’assemblée ni des tribunes, si orageuse que fût la séance, eût pu tirer Gilbert de sa méditation, lorsqu’il sentit une main puissante et crispée se poser sur son épaule

 

Il se retourna. Cagliostro avait disparu, mais, à sa place, il trouva Mirabeau.

 

Mirabeau, le visage bouleversé par la colère.

 

Gilbert le regarda d’un œil interrogateur.

 

– Eh bien ? dit Mirabeau.

 

– Qu’y a-t-il ? demanda Gilbert.

 

– Il y a que nous sommes joués, bafoués, trahis ; il y a que la cour ne veut pas de moi, qu’elle vous a pris pour un dupe, et moi pour un sot.

 

– Je ne vous comprends pas, comte.

 

– Vous n’avez donc pas entendu ?

 

– Quoi ?

 

– La résolution qui vient d’être prise !

 

– Où ?

 

– Ici !

 

– Quelle résolution ?

 

– Alors, vous dormiez donc ?

 

– Non, dit Gilbert, je rêvais.

 

– Eh bien, demain, en réponse à ma motion d’aujourd’hui qui propose d’inviter les ministres à assister aux délibérations nationales, trois amis du roi vont demander qu’aucun membre de l’Assemblée ne puisse être ministre pendant le cours de la session. Alors, cette combinaison si laborieusement élevée s’écroule au souffle capricieux de Sa Majesté Louis XVI ; mais, continua Mirabeau en étendant, comme Ajax, son poing fermé vers le ciel ; mais, sur mon nom de Mirabeau, je le leur rendrai, et, si leur souffle peut renverser un ministre, ils verront que le mien peut ébranler un trône !

 

– Mais, dit Gilbert, vous n’en irez pas moins à l’Assemblée, vous n’en lutterez pas moins jusqu’au bout ?

 

– J’irai à l’Assemblée, je lutterai jusqu’au bout !… Je suis de ceux qu’on n’enterre que sous des ruines.

 

Et Mirabeau, à moitié foudroyé, sortit plus beau et plus terrible de ce sillon divin que le tonnerre venait d’imprimer à son front.

 

Le lendemain, en effet, sur la proposition de Lanjuinais, malgré les efforts d’un génie surhumain déployé par Mirabeau, l’Assemblée nationale adopta cette motion à une immense majorité : « Qu’aucun membre de l’Assemblée ne pourrait être ministre pendant le cours de la session. »

 

– Et moi, cria Mirabeau quand le décret fut voté, je propose un amendement qui ne changera rien à votre loi ! Le voici : « Tous les membres de la présente assemblée pourront être ministres, excepté M. le comte de Mirabeau. »

 

Chacun se regarda, étourdi de cette audace ; puis, au milieu du silence universel, Mirabeau descendit de son estrade de ce pas dont il avait marché à M. de Dreux-Brézé quand il lui avait dit : « Nous sommes ici par la volonté du peuple ; nous n’en sortirons que la baïonnette dans le ventre ! »

 

Il sortit de la salle.

 

La défaite de Mirabeau ressemblait au triomphe d’un autre.

 

Gilbert n’était pas même venu à l’Assemblée.

 

Il était resté chez lui, et rêvait aux étranges prédictions de Cagliostro sans y croire, cependant, il ne pouvait les effacer de son esprit.

 

Le présent lui paraissait bien petit auprès de l’avenir !

 

Peut-être me demandera-t-on comment, simple historien du temps écoulé, temporis acti, j’expliquerai la prédiction de Cagliostro relative à Robespierre et à Napoléon ?

 

Je demanderai à celui qui me fera cette question de m’expliquer la prédiction de Mlle Lenormand à Joséphine !

 

À chaque pas, on rencontre en ce monde une chose inexplicable : c’est pour ceux qui ne peuvent pas les expliquer, et qui ne veulent pas y croire, que le doute a été inventé.

 

Chapitre XXX

Metz et Paris

 

Comme l’avait dit Cagliostro, comme l’avait deviné Mirabeau, c’était le roi qui avait fait échouer tous les projets de Gilbert.

 

La reine, qui, dans les ouvertures faites à Mirabeau, avait mis plutôt le dépit d’une amante et la curiosité d’une femme que la politique d’une reine, vit tomber, sans grand regret, tout cet échafaudage constitutionnel qui blessait toujours si vivement son orgueil.

 

Quant au roi, sa politique bien arrêtée était d’attendre, de gagner du temps et de profiter des circonstances ; d’ailleurs, deux négociations engagées lui offraient, d’un côté ou de l’autre, cette chance de fuite de Paris et de retraite dans une place forte qui était son plan favori.

 

Ces deux négociations, nous le savons, étaient celles qui se trouvaient entamées d’un côté par Favras, homme de Monsieur ; de l’autre par Charny, le propre messager de Louis XVI.

 

Charny avait fait le voyage de Paris à Metz en deux jours. Il avait trouvé M. de Bouillé à Metz, et lui avait remis la lettre du roi. Cette lettre, on se le rappelle, n’était qu’un moyen de mettre Charny en relations avec M. de Bouillé ; aussi celui-ci, tout en marquant son mécontentement des choses qui se passaient, commença-t-il par se tenir sur une grande réserve.

 

En effet, l’ouverture faite à M. de Bouillé en ce moment changeait tous les plans de celui-ci. L’impératrice Catherine venait de lui faire des offres, et il était sur le point d’écrire au roi pour lui demander la permission de prendre du service en Russie, lorsque arriva la lettre de Louis XVI.

 

Le premier mouvement de M. de Bouillé avait donc été l’hésitation ; mais, au nom de Charny, au souvenir de sa parenté avec M. de Suffren, au bruit qui courait que la reine l’honorait de toute sa confiance, il s’était, en fidèle royaliste, senti pénétré du désir d’arracher le roi à cette liberté factice que beaucoup regardaient comme une captivité réelle.

 

Cependant, avant de rien décider avec Charny, M. de Bouillé, prétendant que les pouvoirs de celui-ci n’étaient pas assez étendus, résolut d’envoyer à Paris, pour s’entretenir directement avec le roi de cet important projet, son fils, le comte Louis de Bouillé.

 

Charny resterait à Metz pendant ces négociations ; aucun désir personnel ne le rappelait à Paris, et son honneur, peut-être un peu exagéré, lui faisait presque un devoir de demeurer à Metz comme une espèce d’otage.

 

Le comte Louis arriva à Paris vers le milieu du mois de novembre. À cette époque, le roi était gardé à vue par M. de La Fayette, et le comte Louis de Bouillé était cousin de M. de La Fayette.

 

Il descendit chez un de ses amis dont les opinions patriotiques étaient fort connues, et qui voyageait, alors, en Angleterre.

 

Entrer au château à l’insu de M. de La Fayette était donc, pour le jeune homme, une chose sinon impossible, du moins très dangereuse et très difficile.

 

D’un autre côté, comme M. de La Fayette devait être dans l’ignorance la plus complète des relations nouées par Charny entre le roi et M. de Bouillé, rien n’était plus simple, pour le comte Louis, que de se faire présenter au roi par M. de La Fayette lui-même.

 

Les circonstances semblèrent aller d’elles-mêmes au devant des désirs du jeune officier.

 

Il était depuis trois jours à Paris, n’ayant rien décidé encore, réfléchissant au moyen de parvenir jusqu’au roi, et se demandant, comme nous venons de le dire, si le plus sûr n’était pas de s’adresser à M. de La Fayette lui-même lorsqu’on lui remit un mot de ce dernier, le prévenant que son arrivée à Paris était connue, et l’invitant à le venir voir à l’état-major de la garde nationale ou à l’hôtel de Noailles.

 

C’était en quelque sorte la Providence répondant tout haut à la prière que lui adressait tout bas M. de Bouillé ; c’était une bonne fée, comme il y en a dans les charmants contes de Perrault, prenant le chevalier par la main et le conduisant à son but.

 

Le comte s’empressa de se rendre à l’état-major.

 

Le général venait de partir pour l’Hôtel de Ville, où il avait à recevoir une communication de M. Bailly.

 

Mais, en l’absence du général, il rencontra son aide de camp, M. Romeuf.

 

Romeuf avait servi dans le même régiment que le jeune comte, et, quoique l’un appartînt à la démocratie et l’autre à l’aristocratie, il y avait eu entre eux quelques relations ; depuis lors, Romeuf, qui avait passé dans un des régiments dissous après le 14 juillet, ne reprit plus de service que dans la garde nationale, où il occupait le poste d’aide de camp favori du général La Fayette.

 

Les deux jeunes gens, tout en différant d’opinion sur certains points, étaient d’accord sur celui-ci : tous deux aimaient et respectaient le roi.

 

Seulement, l’un l’aimait à la manière des patriotes, c’est-à-dire à la condition qu’il jurerait la Constitution ; l’autre l’aimait à la manière des aristocrates, c’est-à-dire à la condition qu’il refuserait le serment, et en appellerait, s’il était nécessaire, à l’étranger pour mettre à la raison les rebelles.

 

Par les rebelles, M. de Bouillé entendait les trois quarts de l’Assemblée, la garde nationale, les électeurs, etc. etc., c’est-à-dire les cinq sixièmes de la France.

 

Romeuf avait vingt-six ans et le comte Louis vingt-deux, il était donc difficile qu’ils parlassent longtemps politique.

 

D’ailleurs, le comte Louis ne voulait pas même qu’on le soupçonnât d’être occupé d’une idée sérieuse.

 

Il confia, en grand secret, à son ami Romeuf qu’il avait quitté Metz avec une simple permission, pour venir voir à Paris une femme qu’il adorait.

 

Pendant que le comte Louis faisait cette confidence à l’aide de camp, le général La Fayette apparut sur le seuil de la porte restée ouverte ; mais, quoiqu’il eût parfaitement vu le survenant dans une glace placée devant lui, M. de Bouillé n’en continua pas moins son récit ; seulement, malgré les signes de Romeuf auxquels il faisait semblant de ne rien comprendre, il haussa la voix de manière à ce que le général ne perdît pas un mot de ce qu’il disait.

 

Le général avait tout entendu : c’était ce que voulait le comte Louis.

 

Il continua de s’avancer derrière le narrateur, et lui posant la main sur l’épaule lorsqu’il eut fini :

 

– Ah ! monsieur le libertin, lui dit-il, voilà donc pourquoi vous vous cachez de vos respectables parents ?

 

Ce n’était point un juge bien sévère, un mentor bien renfrogné que ce jeune général de trente-deux ans, fort à la mode lui-même parmi toutes les femmes à la mode de l’époque ; aussi le comte Louis ne parut pas très effrayé de la mercuriale qui l’attendait.

 

– Je m’en cachais si peu, mon cher cousin, qu’aujourd’hui même j’allais avoir l’honneur de me présenter au plus illustre d’entre eux, s’il ne m’avait pas prévenu par ce message.

 

Et il montra au général la lettre qu’il venait de recevoir.

 

– Eh bien, direz-vous que la police de Paris est mal faite, messieurs de la province ? dit le général avec un air de satisfaction prouvant qu’il mettait là un certain amour-propre.

 

– Nous savons qu’on ne peut rien cacher, général, à celui qui veille sur la liberté du peuple et le salut du roi.

 

La Fayette regarda son cousin de côté, et avec cet air à la fois bon, spirituel et un peu railleur que nous-même lui avons connu.

 

Il savait que le salut du roi importait fort à cette branche de la famille, mais qu’elle s’inquiétait peu de la liberté du peuple.

 

Aussi ne répondit-il qu’à une partie de la phrase.

 

– Et mon cousin, M. le marquis de Bouillé, dit-il en appuyant sur un titre auquel il avait renoncé depuis la nuit du 4 août, n’a pas chargé son fils de quelque commission pour ce roi sur le salut duquel je veille ?

 

– Il m’a chargé de mettre à ses pieds l’hommage de ses sentiments les plus respectueux, répondit le jeune homme, si le général La Fayette ne me jugeait pas indigne d’être présenté à mon souverain.

 

– Vous présenter… et quand cela ?

 

– Le plus tôt possible, général, attendu, je crois avoir eu l’honneur de vous le dire à vous ou à Romeuf, qu’étant ici sans congé…

 

– Vous l’avez dit à Romeuf, mais cela revient au même, puisque je l’ai entendu. Eh bien, voyons, les bonnes choses ne doivent point être retardées ; il est onze heures du matin ; tous les jours, à midi, j’ai l’honneur de voir le roi et la reine ; mangez un morceau avec moi, si vous n’avez fait qu’un premier déjeuner, et je vous conduirai aux Tuileries.

 

– Mais, dit le jeune homme en jetant les yeux sur son uniforme et sur ses bottes, suis-je en costume, mon cher cousin ?

 

– D’abord, répondit La Fayette, je vous dirai, mon pauvre enfant, que cette grande question d’étiquette, qui a été votre mère nourrice, est bien malade, sinon morte, depuis votre départ ; puis, je vous regarde : votre habit est irréprochable, vos bottes sont de tenue ; quel costume convient mieux à un gentilhomme prêt à mourir pour son roi que son uniforme de guerre ? Allons, Romeuf, voyez si nous sommes servis ; j’emmène M. de Bouillé aux Tuileries aussitôt après le déjeuner.

 

Ce projet correspondait d’une façon trop directe avec les désirs du jeune homme, pour qu’il y fît une objection sérieuse ; aussi s’inclina-t-il à la fois en signe de consentement, de réponse et de remerciement.

 

Une demi-heure après, les sentinelles des grilles présentaient les armes au général La Fayette et au jeune comte de Bouillé, sans se douter qu’ils rendaient en même temps les honneurs militaires à la révolution et à la contre-révolution.
Chapitre XXXI

La reine

 

M. de La Fayette et le comte Louis de Bouillé montèrent le petit escalier du pavillon Marsan et se présentèrent aux appartements du premier étage, qu’habitaient le roi et la reine.

 

Toutes les portes s’ouvraient devant M. de La Fayette. Les sentinelles portaient les armes, les valets de pied se courbaient ; on reconnaissait facilement le roi du roi, le maire du palais, comme disait M. Marat.

 

M. de La Fayette fut introduit d’abord chez la reine ; quant au roi, il était à sa forge, et l’on allait prévenir Sa Majesté.

 

Il y avait trois ans que M. Louis de Bouillé n’avait vu Marie-Antoinette.

 

Pendant ces trois ans, les états généraux avaient été réunis, la Bastille avait été prise, et les journées des 5 et 6 octobre avaient eu lieu.

 

La reine était arrivée à l’âge de trente-quatre ans, « âge touchant, dit Michelet, que tant de fois s’est plu à peindre Van Dyck », âge de la femme, âge de la mère, et, chez Marie-Antoinette, âge de la reine surtout.

 

Depuis ces trois ans, la reine avait bien souffert de cœur et d’esprit, d’amour et d’amour-propre. Les trente-quatre ans apparaissaient donc, chez la pauvre femme, inscrits autour des yeux par ces nuances légères, nacrées et violâtres, qui révèlent les yeux pleins de larmes, les nuits vides de sommeil ; qui accusent surtout ce mal profond de l’âme dont la femme – femme ou reine – ne guérit plus dès qu’elle en est atteinte.

 

C’était l’âge de Marie Stuart prisonnière, l’âge où elle fit ses plus profondes passions, l’âge où Douglas, Mortimer, Norfolk et Babington devinrent amoureux d’elle, se dévouèrent et moururent pour elle.

 

La vue de cette reine prisonnière, haïe, calomniée, menacée – la journée du 5 octobre avait prouvé que ces menaces n’étaient pas vaines – fit une profonde impression sur le cœur chevaleresque du jeune Louis de Bouillé.

 

Les femmes ne se trompent point à l’effet qu’elles produisent, et, comme les reines et les rois ont, en outre, une mémoire des visages qui fait en quelque sorte partie de leur éducation, à peine Marie-Antoinette eut-elle aperçu M. de Bouillé, qu’elle le reconnut, à peine eut-elle jeté les yeux sur lui, qu’elle fut certaine d’être en face d’un ami.

 

Il en résulta qu’avant même que le général eût fait sa présentation, qu’avant qu’il fût au pied du divan sur lequel la reine était à demi couchée, celle-ci s’était levée, et, comme on fait à la fois à une ancienne connaissance qu’on a plaisir à revoir, et à un serviteur sur la fidélité duquel on peut compter, elle s’était écriée :

 

– Ah ! monsieur de Bouillé !

 

Puis, sans s’occuper du général La Fayette, elle avait étendu la main vers le jeune homme.

 

Le comte Louis avait hésité un instant, il ne pouvait croire à une pareille faveur.

 

Cependant, la main royale restant étendue, le comte mit un genou en terre, et de ses lèvres tremblantes effleura cette main.

 

C’était une faute que faisait la pauvre reine, et elle en fit bon nombre de pareilles à celle-là ; sans cette faveur, M. de Bouillé lui était acquis, et, par cette faveur accordée à M. de Bouillé devant M. de La Fayette, qui, lui, n’avait jamais reçu faveur pareille, elle établissait sa ligne de démarcation, et blessait l’homme dont elle avait le plus besoin de se faire un ami.

 

Aussi, avec la courtoisie dont il était incapable de se départir un instant, mais avec une certaine altération dans la voix :

 

– Par ma foi, mon cher cousin, dit La Fayette, c’est moi qui vous ai offert de vous présenter à Sa Majesté ; mais il me semble que c’était bien plutôt à vous de me présenter à elle

 

La reine était si joyeuse de se trouver en face d’un de ces serviteurs sur lesquels elle savait pouvoir compter, la femme était si fière de l’effet qu’il lui semblait avoir produit sur le comte, que, sentant dans son cœur un de ces rayons de jeunesse qu’elle y croyait éteints, et tout autour d’elle comme une de ces brises de printemps et d’amour qu’elle croyait mortes, elle se retourna vers le général La Fayette, et, avec un de ses sourires de Trianon et de Versailles :

 

– Monsieur le général, dit-elle, le comte Louis n’est pas un sévère républicain comme vous ; il arrive de Metz et non pas d’Amérique ; il ne vient pas à Paris pour travailler sur la Constitution ; il y vient pour me présenter ses hommages. Ne vous étonnez donc pas que je lui accorde, moi, pauvre reine à moitié détrônée, une faveur qui, pour lui, pauvre provincial, mérite peut-être encore ce nom, tandis que, pour vous…

 

Et la reine fit une charmante minauderie, presque une minauderie de jeune fille, qui voulait dire : « Tandis que vous, monsieur le Scipion, tandis que vous, monsieur le Cincinnatus, vous vous moquez bien de pareils marivaudages. »

 

– Madame, dit La Fayette, j’aurai passé respectueux et dévoué près de la reine, sans que la reine ait jamais compris mon respect, ait jamais apprécié mon dévouement ; ce sera un grand malheur pour moi, un plus grand malheur peut-être encore pour elle.

 

Et il salua.

 

La reine le regarda de son œil profond et clair. Plus d’une fois La Fayette lui avait dit de semblables paroles, plus d’une fois elle avait réfléchi aux paroles que lui avait dites La Fayette ; mais, pour son malheur, comme venait de le dire celui-ci, elle avait une répulsion instinctive contre l’homme

 

– Allons, général, dit-elle, soyez généreux, pardonnez-moi.

 

– Moi, madame, vous pardonner ! Et quoi ?

 

– Mon élan vers cette bonne famille de Bouillé, qui m’aime de tout son cœur, et dont ce jeune homme a bien voulu se faire le fil conducteur, la chaîne électrique. C’est son père, ses oncles, toute sa famille que j’ai vue apparaître lorsqu’il est entré, et qui m’a baisé la main avec ses lèvres.

 

La Fayette fit un nouveau salut.

 

– Et, maintenant, dit la reine, après le pardon, la paix ; une bonne poignée de main, général, à l’anglaise ou à l’américaine.

 

Et elle tendit la main, mais ouverte et la paume en avant.

 

La Fayette toucha d’une main lente et froide la main de la reine en disant :

 

– Je regrette que vous ne vouliez jamais vous souvenir que je suis français, madame. Il n’y a cependant pas bien loin du 6 octobre au 16 novembre.

 

– Vous avez raison, général, dit la reine faisant un effort sur elle-même et lui serrant la main : c’est moi qui suis une ingrate.

 

Et, se laissant retomber sur son sofa comme brisée par l’émotion :

 

– D’ailleurs, cela ne doit pas vous étonner, dit-elle, vous savez que c’est le reproche qu’on me fait.

 

Puis, secouant la tête :

 

– Eh bien, général, qu’y a-t-il de nouveau dans Paris ? demanda-t-elle.

 

La Fayette avait une petite vengeance à exercer, il saisit l’occasion.

 

– Ah ! madame, dit-il, combien je regrette que vous n’ayez pas été hier à l’Assemblée ! Vous eussiez vu une scène touchante et qui eût bien certainement ému votre cœur ; un vieillard venant remercier l’Assemblée du bonheur qu’il lui devait à elle et au roi, car l’Assemblée ne peut rien sans la sanction royale.

 

– Un vieillard ? répéta la reine distraite.

 

– Oui, madame, mais quel vieillard ! le doyen de l’humanité ; un paysan mainmortable du Jura, âgé de cent vingt ans, amené à la barre de l’Assemblée par cinq générations de descendants, et venant la remercier de ses décrets du 4 août. Comprenez-vous, madame, un homme qui a été serf un demi-siècle sous Louis XIV, et quatre-vingts ans depuis !

 

– Et qu’a fait l’Assemblée en faveur de cet homme ?

 

– Elle s’est levée tout entière, et l’a forcé, lui, de s’asseoir et de se couvrir.

 

– Ah ! dit la reine de ce ton qui n’appartenait qu’à elle, ce devait être, en effet, fort touchant ; mais, à mon regret, je n’étais pas là. Vous savez mieux que personne, mon cher général, ajouta-t-elle en souriant, que je ne suis pas toujours où je veux.

 

Le général fit un mouvement qui signifiait qu’il avait quelque chose à répondre, mais la reine continua sans lui donner le temps de rien dire :

 

– Non, j’étais ici, je recevais la femme François, la pauvre veuve de ce malheureux boulanger de l’Assemblée, que l’Assemblée a laissé assassiner à sa porte. Que faisait donc l’Assemblée, ce jour-là, monsieur de La Fayette ?

 

– Madame, répondit le général, vous parlez là d’un des malheurs qui ont le plus affligé les représentants de la France : l’Assemblée n’avait pu prévenir le meurtre, elle a du moins puni les meurtriers.

 

– Oui, mais cette punition, je vous jure, n’a point consolé la pauvre femme ; elle a manqué devenir folle, et l’on croit qu’elle accouchera d’un enfant mort ; si l’enfant est vivant, je lui ai promis d’en être marraine, et, pour que le peuple sache que je ne suis pas aussi insensible qu’on le dit aux malheurs qui lui arrivent, je vous demanderai, mon cher général, s’il n’y a pas d’inconvénient à ce que le baptême se fasse à Notre-Dame.

 

La Fayette leva la main comme un homme qui était prêt à demander la parole, et qui est enchanté qu’on la lui accorde.

 

– Justement, madame, dit-il, c’est la seconde allusion que vous faites, depuis un instant, à cette prétendue captivité dans laquelle on voudrait faire croire à vos fidèles serviteurs que je vous tiens. Madame, je me hâte de le dire devant mon cousin, je le répéterai, s’il le faut, devant Paris, devant l’Europe, devant le monde, je l’ai écrit hier à M. Mounier, qui se lamente du fond du Dauphiné sur la captivité royale – madame, vous êtes libre, et je n’ai qu’un désir, je ne vous adresse même qu’une prière, c’est que vous en donniez la preuve, le roi en reprenant ses chasses et ses voyages, et vous, madame, en l’accompagnant.

 

La reine sourit comme une personne mal convaincue.

 

– Quant à être la marraine du pauvre orphelin qui va naître dans le deuil, la reine, en prenant cet engagement avec la veuve, a obéi à cet excellent cœur qui la fait respecter et aimer de tout ce qui l’entoure. Lorsque le jour de la cérémonie sera arrivé, la reine choisira l’église où elle désire que cette cérémonie ait lieu ; elle donnera ses ordres, et, selon ses ordres, tout sera fait. Et, maintenant, continua le général en s’inclinant, j’attends ceux dont il plaira à Sa Majesté de m’honorer pour aujourd’hui.

 

– Pour aujourd’hui, mon cher général, dit la reine, je n’ai pas d’autre prière à vous faire que d’inviter votre cousin, s’il reste encore quelques jours à Paris, à vous accompagner à l’un des cercles de Mme de Lamballe. Vous savez qu’elle reçoit pour elle et pour moi ?

 

– Et, moi, madame, répondit La Fayette, je profiterai de l’invitation pour mon compte et pour le sien, et, si Votre Majesté ne m’y a pas vu plus tôt, je la prie d’être bien persuadée que c’est qu’elle a oublié de me manifester le désir qu’elle avait de m’y voir.

 

La reine répondit par une inclination de tête et par un sourire.

 

C’était le congé.

 

Chacun en prit ce qui lui revenait.

 

La Fayette, le salut ; le comte Louis, le sourire.

 

Tous deux sortirent à reculons, emportant de cette entrevue, l’un plus d’amertume, l’autre plus de dévouement.

 

Chapitre XXXII

Le roi

 

À la porte de l’appartement de la reine, les deux visiteurs trouvèrent le valet de chambre du roi, François Hue, qui les attendait.

 

Le roi faisait dire à M. de La Fayette qu’ayant commencé, pour se distraire, un ouvrage de serrurerie très important, il le priait de monter jusqu’à la forge.

 

Une forge était la première chose dont s’était informé Louis XVI en arrivant aux Tuileries, et, apprenant que cet objet d’indispensable nécessité pour lui avait été oublié dans les plans de Catherine de Médicis et de Philibert de Lorme, il avait choisi au second étage, juste au-dessus de sa chambre à coucher, une grande mansarde ayant escalier extérieur et escalier intérieur, pour en faire son atelier de serrurerie.

 

Au milieu des graves préoccupations qui étaient venues l’assaillir depuis cinq semaines à peu près qu’il était aux Tuileries, Louis XVI n’avait pas un instant oublié sa forge. Sa forge avait été son idée fixe ; il avait présidé à son aménagement, avait lui-même marqué la place du soufflet, du foyer, de l’enclume, de l’établi et des étaux. Enfin la forge était installée de la veille ; limes rondes, limes bâtardes, limes à refendre, langues-de-carpe et becs-d’âne étaient à leurs places ; marteaux à devant, marteaux à pleine croix, marteaux à bigorner pendaient à leurs clous ; tenailles tricoises, tenailles à chanfrein, mordaches à prisonnier se tenaient à la portée de la main. Louis XVI n’avait pu y résister plus longtemps, et, depuis le matin, il s’était ardemment remis à cette besogne qui était une si grande distraction pour lui, et dans laquelle il fût passé maître si, comme nous l’avons vu, au grand regret de maître Gamain, un tas de fainéants tels que M. Turgot, M. de Calonne et M. Necker ne l’eussent distrait de cette savante occupation en lui parlant, non seulement des affaires de la France, ce que permettait à la rigueur maître Gamain, mais encore, ce qui lui paraissait bien inutile, des affaires du Brabant, de l’Autriche, de l’Angleterre, de l’Amérique et de l’Espagne.

 

Cela explique donc comment le roi Louis XVI, dans la première ardeur de son travail, au lieu de descendre auprès de M. de La Fayette, avait prié M. de La Fayette de monter près de lui.

 

Puis aussi peut-être, après s’être laissé voir au commandant de la garde nationale dans sa faiblesse de roi, n’était-il pas fâché de se montrer à lui dans sa majesté de serrurier ?

 

Comme, pour conduire les visiteurs à la forge royale, le valet de chambre n’avait pas jugé à propos de traverser les appartements, et de leur faire monter l’escalier particulier, M. de La Fayette et le comte Louis contournaient ces appartements par les corridors, et montaient l’escalier public, ce qui allongeait fort leur chemin.

 

Il résulta de cette déviation de la ligne droite que le jeune comte Louis eut le temps de réfléchir.

 

Il réfléchit donc.

 

Si plein qu’il eût le cœur du bon accueil que lui avait fait la reine, il ne pouvait méconnaître qu’il ne fût point attendu par elle. Aucune parole à double sens, aucun geste mystérieux ne lui avait donné à entendre que l’auguste prisonnière, comme elle prétendait être, eût connaissance de la mission dont il était chargé, et comptât le moins du monde sur lui pour la tirer de sa captivité. Cela, au reste, se rapportait bien à ce qu’avait dit Charny du secret que le roi avait fait à tous, et même à la reine, de la mission dont il l’avait chargé.

 

Quelque bonheur que le comte Louis eût à revoir la reine, il était donc évident que ce n’était pas près d’elle qu’il devait revenir chercher la solution de son message.

 

C’était à lui d’étudier si, dans l’accueil du roi, si, dans ses paroles ou dans ses gestes, il n’y avait pas quelque signe compréhensible à lui seul, et qui lui indiquât que Louis XVI était mieux renseigné que M. de La Fayette sur les causes de son voyage à Paris.

 

À la porte de la forge, le valet de chambre se retourna, et, comme il ignorait le nom de M. de Bouillé :

 

– Qui annoncerai-je ? demanda-t-il.

 

– Annoncez le général en chef de la garde nationale. J’aurai l’honneur de présenter moi-même monsieur à Sa Majesté.

 

– M. le commandant en chef de la garde nationale, dit le valet de chambre.

 

Le roi se retourna.

 

– Ah ! ah ! dit-il, c’est vous, monsieur de La Fayette ? Je vous demande pardon de vous faire monter jusqu’ici, mais le serrurier vous assure que vous êtes le bienvenu dans sa forge ; un charbonnier disait à mon aïeul Henri IV : « Charbonnier est maître chez soi. » Je vous dis, moi, général : « Vous êtes maître chez le serrurier comme chez le roi. »

 

Louis XVI, ainsi qu’on le voit, attaquait la conversation de la même façon à peu près que l’avait attaquée Marie-Antoinette.

 

– Sire, répondit M. de La Fayette, en quelque circonstance que j’aie l’honneur de me présenter devant le roi, à quelque étage et sous quelque costume qu’il me reçoive, le roi sera toujours le roi, et celui qui lui offre en ce moment ses humbles hommages sera toujours son fidèle sujet et son dévoué serviteur.

 

– Je n’en doute pas, marquis ; mais vous n’êtes pas seul ? Avez-vous changé d’aide de camp, et ce jeune officier tient-il près de vous la place de M. Gouvion ou de M. Romeuf ?

 

– Ce jeune officier, sire – et je demande à Votre Majesté la permission de le lui présenter – est mon cousin, le comte Louis de Bouillé, capitaine aux dragons de Monsieur.

 

– Ah ! ah ! fit le roi en laissant échapper un léger tressaillement que remarqua le jeune gentilhomme ; ah ! oui M. le comte Louis de Bouillé, fils du marquis de Bouillé, commandant à Metz.

 

– C’est cela même, sire, dit vivement le jeune comte.

 

– Ah ! monsieur le comte Louis de Bouillé, pardonnez-moi de ne pas vous avoir reconnu, j’ai la vue basse… Et vous avez quitté Metz il y a longtemps ?

 

– Il y a cinq jours, sire ; et, me trouvant à Paris, sans congé officiel, mais avec une permission spéciale de mon père, je suis venu solliciter de mon parent, M. de La Fayette, l’honneur d’être présenté à Votre Majesté.

 

– De M. de La Fayette ! vous avez bien fait monsieur le comte ; personne n’était plus à même de vous présenter à toute heure, et de la part de personne la présentation ne pouvait m’être plus agréable.

 

Le à toute heure indiquait que M. de La Fayette avait conservé les grandes et les petites entrées qui lui avaient été accordées à Versailles.

 

Au reste le peu de paroles qu’avait dites Louis XVI avaient suffi pour indiquer au jeune comte qu’il eût à se tenir sur ses gardes. Cette question surtout : « Y a-t-il longtemps que vous avez quitté Metz ? » signifiait : « Avez-vous quitté Metz depuis l’arrivée du comte de Charny ? »

 

La réponse du messager avait dû renseigner suffisamment le roi. « J’ai quitté Metz il y a cinq jours, et suis à Paris sans congé, mais avec une permission spéciale de mon père » voulait dire : « Oui, sire, j’ai vu M. de Charny, et mon père m’a envoyé à Paris pour m’entendre avec Votre Majesté, et acquérir la certitude que le comte venait bien de la part du roi. »

 

M. de La Fayette jeta un regard curieux autour de lui. Beaucoup avaient pénétré dans le cabinet de travail du roi, dans la salle de son conseil, dans sa bibliothèque, dans son oratoire même ; peu avaient eu cette insigne faveur d’être admis dans la forge où le roi devenait apprenti, et où le véritable roi, le véritable maître était M. Gamain.

 

Le général remarqua l’ordre parfait dans lequel tous les outils étaient rangés – ce qui n’était pas étonnant au reste, puisque depuis le matin seulement le roi était à la besogne.

 

Hue lui avait servi d’apprenti, et avait tiré le soufflet.

 

– Et Votre Majesté, dit La Fayette, assez embarrassé du sujet qu’il pouvait aborder avec un roi qui le recevait les manches retroussées, la lime à la main, et le tablier de cuir devant lui ; et Votre Majesté a entrepris un ouvrage important ?

 

– Oui, général, j’ai entrepris le grand chef d’œuvre de la serrurerie : une serrure ! Je vous dis ce que je fais, afin que, si M. Marat savait que je me suis remis à l’atelier, et qu’il prétendît que je forge des fers pour la France, vous puissiez lui répondre, si toutefois vous mettez la main dessus, que ce n’est pas vrai. Vous n’êtes pas compagnon ni maître, monsieur de Bouillé ?

 

– Non, sire ; mais je suis apprenti, et, si je pouvais être utile en quelque chose à Votre Majesté…

 

– Eh ! c’est vrai, mon cher cousin, dit La Fayette, le mari de votre nourrice n’était-il pas serrurier ? et votre père ne disait-il pas, quoiqu’il soit assez médiocre admirateur de l’auteur d’Émile, que, s’il avait à suivre à votre endroit les conseils de Jean-Jacques, il ferait de vous un serrurier ?

 

– Justement, monsieur, et c’est pourquoi j’avais l’honneur de dire à Sa Majesté que, si elle avait besoin d’un apprenti…

 

– Un apprenti ne me serait pas inutile, monsieur, dit le roi ; mais c’est surtout un maître qu’il me faudrait.

 

– Quelle serrure Sa Majesté fait-elle donc ? demanda le jeune comte avec cette quasi-familiarité qu’autorisaient le costume du roi et le lieu où il se trouvait. Est-ce une serrure à vielle, une serrure tréfilière, une serrure à pêne dormant, une serrure à houssette ou une serrure à clanche ?

 

– Oh ! oh ! mon cousin, dit La Fayette, je ne sais pas ce que vous pouvez faire comme homme pratique ; mais, comme homme de théorie vous me paraissez fort au courant, je ne dirai pas du métier puisqu’un roi l’a ennobli, mais de l’art.

 

Louis XVI avait écouté avec un plaisir visible la nomenclature de serrures que venait de faire le jeune gentilhomme.

 

– Non, dit-il, c’est tout bonnement une serrure à secret, ce qu’on appelle une serrure bénarde, s’ouvrant des deux côtés ; mais je crains bien d’avoir trop présumé de mes forces. Ah ! si j’avais encore mon pauvre Gamain, lui qui se disait maître sur maître, maître sur tous !

 

– Le brave homme est-il donc mort, sire ?

 

– Non, répondit le roi en jetant au jeune homme un coup d’œil qui semblait dire : « Comprenez à demi-mot » ; non, il est à Versailles, rue des Réservoirs ; le cher homme n’aura pas osé me venir voir aux Tuileries.

 

– Pourquoi cela, sire ? demanda La Fayette.

 

– Mais de peur de se compromettre ! Un roi de France est fort compromettant, à l’heure qu’il est, mon cher général, et la preuve est que tous mes amis sont les uns à Londres, les autres à Coblence ou à Turin. Cependant, mon cher général, continua le roi, si vous ne voyez aucun inconvénient à ce qu’il vienne avec un de ses apprentis me donner un coup de main, je l’enverrai chercher un de ces jours.

 

– Sire, répondit vivement M. de La Fayette, Votre Majesté sait bien qu’elle est parfaitement libre de prévenir qui elle veut, de voir qui lui plaît.

 

– Oui, à la condition que vos sentinelles tâteront les visiteurs comme on fait des contrebandiers à la frontière ; c’est pour le coup que mon pauvre Gamain se croirait perdu, si on allait prendre sa trousse pour une giberne et ses limes pour des poignards !

 

– Sire, je ne sais en vérité comment m’excuser auprès de Votre Majesté, mais je réponds à Paris, à la France, à l’Europe de la vie du roi, et je ne puis prendre trop de précautions pour que cette précieuse vie soit sauve. Quant au brave homme dont nous parlons, le roi peut donner lui-même les ordres qu’il lui conviendra.

 

– C’est bien ; merci, monsieur de La Fayette ; mais cela ne presse pas ; dans huit ou dix jours seulement, j’aurai besoin de lui – ajouta-t-il en jetant un regard de côté à M. de Bouillé –, de lui et de son apprenti ; je le ferai prévenir par mon valet de chambre Durey, qui est de ses amis.

 

– Et il n’aura qu’à se présenter, sire, pour être admis auprès du roi ; son nom lui servira de laissez-passer. Dieu me garde, sire, de cette réputation qu’on me fait de geôlier, de concierge, de porte-clefs ! Jamais le roi n’a été plus libre qu’il ne l’est en ce moment ; je venais même supplier Sa Majesté de reprendre ses chasses, ses voyages.

 

– Oh ! mes chasses, non, merci ! D’ailleurs, pour le moment, vous le voyez, j’ai tout autre chose en tête. Quant à mes voyages, c’est différent ; le dernier que j’ai fait de Versailles à Paris m’a guéri du désir de voyager, en si grande compagnie du moins.

 

Et le roi jeta un nouveau coup d’œil au comte de Bouillé, qui, par un certain clignement de paupières, laissa entendre au roi qu’il avait compris.

 

– Et, maintenant, monsieur, dit Louis XVI s’adressant au jeune comte, quittez-vous bientôt Paris pour retourner auprès de votre père ?

 

– Sire, répondit le jeune homme, je quitte Paris dans deux ou trois jours, mais non pour retourner à Metz. J’ai ma grand-mère, qui demeure à Versailles, rue des Réservoirs, et à laquelle je dois rendre mes hommages. Puis je suis chargé par mon père de terminer une affaire de famille assez importante, et, d’ici à huit ou dix jours seulement, je puis voir la personne dont je dois prendre les ordres en cette occasion. Je ne serai donc auprès de mon père que dans les premiers jours de décembre, à moins que le roi ne désire, par quelque motif particulier, que je hâte mon retour à Metz.

 

– Non, monsieur, dit le roi, non, prenez votre temps, allez à Versailles, faites les affaires dont le marquis vous a parlé, et, quand elles seront faites, allez lui dire que je ne l’oublie pas, que je le sais un de mes plus fidèles, et que je le recommanderai un jour à M. de La Fayette, pour que M. de La Fayette le recommande à M. du Portail.

 

La Fayette sourit du bout des lèvres en entendant cette nouvelle allusion à son omnipotence.

 

– Sire, dit-il, j’eusse depuis longtemps recommandé moi-même MM. de Bouillé à Votre Majesté, si je n’avais l’honneur d’être des parents de ces messieurs. La crainte qu’on ne dise que je détourne les faveurs du roi sur ma famille m’a seule empêché jusqu’ici de faire cette justice.

 

– Eh bien, cela tombe à merveille, monsieur de La Fayette ; nous en reparlerons, n’est-ce pas ?

 

– Le roi me permettra-t-il de lui dire que mon père regarderait comme une défaveur, comme une disgrâce même, un avancement qui lui enlèverait en tout ou en partie les moyens de servir Sa Majesté ?

 

– Oh, c’est bien entendu, comte, dit le roi, et je ne permettrai qu’on touche à la position de M. de Bouillé que pour la faire encore plus selon ses désirs et les miens. Laissez-nous mener cela, M. de La Fayette et moi, et allez à vos plaisirs, sans que cela pourtant vous fasse oublier les affaires. Allez, messieurs, allez !

 

Et il congédia les deux gentilshommes d’un air de majesté qui faisait un assez singulier contraste avec le costume vulgaire dont il était revêtu.

 

Puis, lorsque la porte fut refermée :

 

– Allons, dit-il, je crois que le jeune homme m’a compris, et que, dans huit ou dix jours, j’aurai maître Gamain et son apprenti pour m’aider à poser ma serrure.

 

Chapitre XXXIII

D’anciennes connaissances

 

Le soir même du jour où M. Louis de Bouillé avait eu l’honneur d’être reçu par la reine d’abord et par le roi ensuite, entre cinq ou six heures, il se passait, au troisième et dernier étage d’une vieille, petite, sale et sombre maison de la rue de la Juiverie, une scène à laquelle nous prierons nos lecteurs de permettre que nous les fassions assister.

 

En conséquence, nous les prendrons à l’entrée du pont au Change, soit à la descente de leur carrosse, soit à la descente de leur fiacre, selon qu’ils auront six mille livres à dépenser par an pour un cocher, deux chevaux et une voiture, ou trente sous à donner par jour pour une simple voiture numérotée. Nous suivrons avec eux le pont au Change ; nous entrerons dans la rue de la Pelleterie ; que nous suivrons jusqu’à la rue de la Juiverie, où nous nous arrêterons en face de la troisième porte à gauche.

 

Nous savons bien que la vue de cette porte – que les locataires de la maison ne se donnent même pas la peine de fermer, tant ils se croient à l’abri de toute tentative nocturne de la part de MM. les voleurs de la Cité – n’est pas fort attrayante ; mais, nous l’avons déjà dit, nous avons besoin des gens qui habitent dans les mansardes de cette maison, et, comme ils ne viendraient pas nous trouver, c’est à nous, cher lecteur, ou bien-aimée lectrice, d’aller bravement à eux.

 

Assurez donc le mieux possible votre marche pour ne pas glisser dans la boue visqueuse qui fait le sol de l’allée étroite et noire dans laquelle nous nous engageons ; serrons nos vêtements le long de notre corps, pour qu’ils ne frôlent même pas les parois de l’escalier humide et graisseux qui rampe au fond de cette allée, comme les tronçons d’un serpent mal rejoint ; approchons de nos narines un flacon de vinaigre, ou un mouchoir parfumé de notre visage, pour que le plus subtil et le plus aristocrate de nos sens, l’odorat, échappe, autant que possible, au contact de cet air chargé d’azote que l’on respire à la fois par la bouche, par le nez et par les yeux, et arrêtons-nous sur ce palier du troisième, en face de cette porte où l’innocente main d’un jeune dessinateur a tracé à la craie des figures qu’au premier abord on pourrait prendre pour des signes cabalistiques, et qui ne sont que des essais malheureux dans l’art sublime des Léonard de Vinci, des Raphaël et des Michel-Ange.

 

Arrivés là, nous regarderons, si vous le voulez bien, à travers le trou de la serrure, afin, cher lecteur, ou bien-aimée lectrice, que vous reconnaissiez, si vous avez bonne mémoire, les personnages que vous allez rencontrer. D’ailleurs, si vous ne les reconnaissez pas à la vue, vous appliquerez votre oreille à la porte, et vous écouterez. Il sera bien difficile, alors, pour peu que vous ayez lu notre livre du Collier de la reine, que l’ouïe ne vienne pas au secours de la vue : nos sens se complètent les uns par les autres.

 

Disons, d’abord, ce que l’on voit en regardant par le trou de la serrure :

 

L’intérieur d’une chambre qui indique la misère, et qui est habitée par trois personnes ; ces trois personnes sont un homme, une femme et un enfant.

 

L’homme a quarante-cinq ans et en paraît cinquante-cinq ; la femme en a trente-quatre, et en paraît quarante : l’enfant a cinq ans et paraît son âge ; il n’a pas encore eu le temps de vieillir deux fois.

 

L’homme est vêtu d’un ancien uniforme de sergent aux gardes-françaises, uniforme vénéré depuis le 14 juillet, jour où les gardes-françaises se réunirent au peuple, pour échanger des coups de fusil avec les Allemands de M. de Lambesc et les Suisses de M. de Besenval.

 

Il tient à la main un jeu de cartes complet, depuis l’as en passant par le deux, le trois et le quatre de chaque couleur, jusqu’au roi ; il essaye pour la centième fois, pour la millième fois, pour la dix millième fois, une martingale infaillible. Un carton piqué d’autant de trous qu’il y a d’étoiles au ciel repose à ses côtés.

 

Nous avons dit repose, et nous nous hâtons de nous reprendre ; repose est un mot bien impropre employé à l’endroit de ce carton, car le joueur – il est incontestable que c’est un joueur – le tourmente incessamment en le consultant de cinq minutes en cinq minutes.

 

La femme est vêtue d’une ancienne robe de soie ; chez elle, la misère est d’autant plus terrible, qu’elle apparaît avec des restes de luxe. Ses cheveux sont relevés en chignon avec un peigne de cuivre autrefois doré ; ses mains sont scrupuleusement propres, et, à force de propreté, ont conservé ou plutôt ont acquis un certain air aristocratique ; ses ongles, que M. le baron de Taverney, dans son réalisme brutal, appelait de la corne, sont habilement arrondis vers la pointe ; enfin, des pantoufles passées de ton, éraillées en certains endroits, qui furent autrefois brodées d’or et de soie, jouent à ses pieds, couverts par des restes de bas à jour.

 

Quant au visage, nous l’avons dit, c’est celui d’une femme de trente-quatre à trente-cinq ans, qui, s’il était artistement travaillé à la mode du temps, pourrait permettre à celle qui le porte de se donner cet âge auquel, pendant un lustre, comme dit l’abbé Delille, et même pendant deux lustres, les femmes se cramponnent avec acharnement – vingt-neuf ans – mais qui, privé de rouge et de blanc, dénué, par conséquent, de tous moyens de cacher les douleurs et les misères, cette troisième et quatrième aile du temps, accuse quatre ou cinq années de plus que la réalité.

 

Au reste, toute dénuée qu’est cette figure, on se prend à rêver en la voyant ; et, sans pouvoir se faire de réponse, tant l’esprit, si hardi que soit son vol, hésite à franchir une pareille distance, on se demande dans quel palais doré, dans quel carrosse à six chevaux, au milieu de quelle poussière royale, on a vu un resplendissant visage dont celui-ci n’est que le pâle reflet.

 

L’enfant a cinq ans, comme nous l’avons dit ; il a les cheveux frisés d’un chérubin, les joues rondes d’une pomme d’api, les yeux diaboliques de sa mère, la bouche gourmande de son père, la paresse et les caprices de tous les deux.

 

Il est vêtu d’un reste d’habit de velours nacarat ; et, tout en mangeant un morceau de pain beurré de confitures chez l’épicier du coin, il effile les débris d’une vieille ceinture tricolore frangée de cuivre, dans le fond d’un vieux chapeau de feutre gris perle.

 

Le tout est éclairé par une chandelle à lumignon gigantesque à laquelle une bouteille vide sert de chandelier, et qui, tout en plaçant l’homme aux cartes dans la lumière, laisse le reste de l’appartement dans une demi-obscurité.

 

Cela posé, et comme, selon notre prévision, l’inspection à l’œil nu ne nous a rien appris, écoutons.

 

C’est l’enfant qui rompt le premier le silence, en jetant par-dessus sa tête sa tartine de pain, qui va retomber sur le pied du lit, réduit à un matelas.

 

– Maman, dit-il, je ne veux plus de pain et de confitures… pouah !

 

– Eh bien, que veux-tu, Toussaint ?

 

– Je veux un bâton de sucre d’orge rouge.

 

– Entends-tu, Beausire ? dit la femme.

 

Puis, voyant qu’absorbé dans ses calculs Beausire ne répond pas :

 

– Entends-tu ce que dit ce pauvre enfant ? reprend-elle plus haut.

 

Même silence.

 

Alors, ramenant son pied à la hauteur de la main, et, prenant sa pantoufle qu’elle jette au nez du calculateur :

 

– Hé ! Beausire ! dit-elle.

 

– Eh bien, qu’y a-t-il ? demande celui-ci avec un visible accent de mauvaise humeur.

 

– Il y a que Toussaint demande du sucre d’orge rouge, parce qu’il ne veut plus de confitures, pauvre enfant !

 

– Il en aura demain.

 

– J’en veux aujourd’hui, j’en veux ce soir, j’en veux tout de suite, moi ! crie l’enfant d’un ton pleurard qui menace de devenir orageux.

 

– Toussaint, mon ami, dit le père, je te conseille de nous accorder du silence, ou tu aurais affaire à papa.

 

L’enfant jeta un cri, mais qui lui était bien plutôt arraché par le caprice que par l’effroi.

 

– Touche un peu au petit, ivrogne, et tu auras affaire à moi ! dit la mère en allongeant vers Beausire cette main blanche qui, grâce aux soins qu’avait pris sa propriétaire d’en effiler les ongles, pouvait au besoin devenir une griffe.

 

– Eh ! qui diable veut y toucher, à cet enfant ? Tu sais bien que c’est une façon de parler, madame Oliva, et que, si, de temps en temps, on bat les habits de la mère, on a toujours respecté la casaque de l’enfant… Allons, venez embrasser ce pauvre Beausire, qui, dans huit jours, sera riche comme un roi ; allons, venez, ma petite Nicole.

 

– Quand vous serez riche comme un roi, mon mignon, il sera temps de vous embrasser ; mais, d’ici là, nenni !

 

– Mais puisque je te dis que c’est comme si j’avais là un million ; fais-moi une avance, ça nous portera bonheur : le boulanger nous fera crédit.

 

– Un homme qui remue des millions, et qui demande au boulanger crédit pour un pain de quatre livres !

 

– Je veux du sucre d’orge rouge, moi ! cria l’enfant d’un ton qui devenait de plus en plus menaçant.

 

– Voyons, l’homme aux millions, donne un morceau de sucre d’orge à cet enfant.

 

Beausire fit un mouvement pour porter la main à sa poche, mais la main n’accomplit pas même la moitié de la route.

 

– Eh ! dit-il, tu sais bien que je t’ai donné hier ma dernière pièce de vingt-quatre sous.

 

– Puisque tu as de l’argent, mère, dit l’enfant se retournant vers celle que le respectable M. de Beausire venait d’appeler tour à tour Oliva et Nicole, donne-moi un sou pour aller chercher du sucre d’orge rouge.

 

– Tiens, en voilà deux, méchant enfant, et prends garde de tomber en descendant par les escaliers.

 

– Merci, petite mère, dit l’enfant en sautant de joie et en tendant la main.

 

– Allons, viens ici, que je te remette ta ceinture et ton chapeau, petit drôle ! afin qu’on ne dise pas que M. de Beausire laisse aller son enfant tout déloqueté par les rues, ce qui lui est bien égal, à lui, qui est un sans-cœur, mais ce qui me ferait mourir de honte, moi.

 

L’enfant avait bonne envie, au risque de ce que pourraient dire les voisins sur l’héritier présomptif de la maison Beausire, de se priver de son chapeau et de sa ceinture, dont il n’avait reconnu l’utilité que tant que, par leur fraîcheur et leur éclat, ils avaient excité l’admiration des autres enfants. Mais, comme ceinture et chapeau étaient une des conditions de la pièce de deux sous, il fallait bien que, tout récalcitrant qu’il était, le jeune matamore passât par là.

 

Il s’en consola en mettant, avant de sortir, sa pièce de dix centimes sous le nez de son père, qui, absorbé dans ses calculs, se contenta de sourire à cette charmante espièglerie.

 

Puis on entendit son pas craintif, quoique hâté par la gourmandise, se perdre dans les escaliers.

 

La femme, après avoir suivi des yeux son enfant jusqu’à ce que la porte se fût refermée sur lui, ramena son regard du fils au père, et, après un instant de silence :

 

– Ah çà ! monsieur de Beausire, dit-elle, il faudra pourtant que votre intelligence nous tire de la misérable position où nous sommes, sans quoi, il faudra que j’aie recours à la mienne.

 

Et elle prononça ces derniers mots en minaudant, comme une femme à qui son miroir aurait dit le matin : « Sois tranquille, avec ce visage-là, l’on ne meurt pas de faim ! »

 

– Aussi, ma petite Nicole, répondit M. de Beausire, tu vois que je m’en occupe.

 

– Oui, en remuant des cartes et en piquant des cartons.

 

– Mais puisque je te dis que je l’ai trouvée !

 

– Quoi ?

 

– Ma martingale.

 

– Bon ! voilà que cela recommence. Monsieur de Beausire, je vous préviens que je vais chercher de mémoire parmi mes anciennes connaissances s’il n’y en aurait pas quelqu’une qui eût le pouvoir de vous faire mettre comme fou à Charenton.

 

– Mais puisque je te dis qu’elle est infaillible !

 

– Ah ! si M. de Richelieu n’était pas mort ! murmura la jeune femme à demi-voix.

 

– Que dis-tu ?

 

– Si M. le cardinal de Rohan n’était pas ruiné !

 

– Hein ?

 

– Et si madame de la Motte n’était pas en fuite !

 

– Plaît-il ?

 

– On retrouverait des ressources, et l’on ne serait pas obligée de partager la misère d’un vieux reître comme celui-là.

 

Et, d’un geste de reine, Mlle Nicole Legay, dite Mme Oliva, désigna dédaigneusement Beausire.

 

– Mais puisque je te dis, répéta celui-ci avec le ton de la conviction, que demain nous serons riches !

 

– À millions ?

 

– À millions !

 

– Monsieur de Beausire, montrez-moi les dix premiers louis d’or de vos millions, et je croirai au reste.

 

– Eh bien, vous les verrez ce soir, les dix premiers louis d’or ; c’est justement la somme qui m’est promise.

 

– Et tu me les donneras, mon petit Beausire ? dit vivement Nicole.

 

– C’est-à-dire que je t’en donnerai cinq, pour acheter une robe de soie, à toi, et un habit de velours au petit ; puis, avec les cinq autres…

 

– Eh bien, avec les cinq autres ?

 

– Je te rapporterai le million promis.

 

– Tu vas encore jouer, malheureux ?

 

– Mais puisque je te dis que j’ai trouvé une martingale infaillible !

 

– Oui, la sœur de celle avec laquelle tu as mangé les soixante mille livres qui te restaient de ton affaire sur le Portugal.

 

– Argent mal acquis ne profite pas, dit sentencieusement Beausire, et j’ai toujours eu idée que c’était la façon dont cet argent nous était venu qui nous avait porté malheur.

 

– Il paraît que celui-ci t’arrive d’héritage, alors. Tu avais un oncle qui est mort en Amérique ou dans les Indes, et qui te laisse dix louis ?

 

– Ces dix louis, mademoiselle Nicole Legay, dit Beausire avec un certain air supérieur, ces dix louis, entendez-vous ? seront gagnés, non seulement honnêtement, mais encore honorablement, et pour une cause dans laquelle je me trouve intéressé, ainsi que toute la noblesse de France.

 

– Vous êtes donc noble, monsieur Beausire ? dit en ricanant Nicole.

 

– Dites de Beausire, mademoiselle Legay, de Beausire, appuya-t-il, comme le constate l’acte de naissance de votre enfant rédigé dans la sacristie de l’église Saint-Paul, et signé de votre serviteur, Jean-Baptiste Toussaint de Beausire, le jour où je lui ai donné mon nom…

 

– Beau cadeau que vous lui avez fait là ! murmura Nicole.

 

– Et ma fortune ! ajouta emphatiquement Beausire.

 

– Si le bon Dieu ne lui envoie pas autre chose, dit Nicole en secouant la tête, le pauvre petit est bien sûr de vivre d’aumône, et de mourir à l’hôpital.

 

– En vérité, mademoiselle Nicole, dit Beausire d’un air dépité, c’est à n’y pas tenir, vous n’êtes jamais contente.

 

– Mais n’y tenez pas ! s’écria Nicole lâchant la digue à sa colère longtemps contenue. Eh ! bon Dieu, qui donc vous prie d’y tenir ? Dieu merci ! je ne suis pas embarrassée de ma personne ni de celle de mon enfant, et, dès ce soir même, je puis, moi aussi, chercher fortune ailleurs.

 

Et Nicole, se levant, fit trois pas pour marcher vers la porte.

 

Beausire, de son côté, en fit un vers cette même porte, qu’il barra en ouvrant les deux bras.

 

– Mais puisqu’on te dit, méchante, reprit-il, que cette fortune…

 

– Eh bien ? demanda Nicole.

 

– Elle vient ce soir : puisqu’on te dit que, la martingale fût-elle fausse – ce qui est impossible d’après mes calculs –, ce serait cinq louis de perdus, et voilà tout.

 

– Il y a des moments où cinq louis, c’est une fortune, entendez-vous, monsieur le dépensier ! Vous ne savez pas cela, vous, qui avez mangé de l’or gros comme cette maison.

 

– Cela prouve mon mérite, Nicole ; si j’ai mangé cet or, c’est que je l’avais gagné, et, si je l’avais gagné, c’est que je puis le gagner encore, d’ailleurs ; il y a un Dieu pour les gens… adroits.

 

– Ah ! oui, compte là-dessus !

 

– Mademoiselle Nicole, dit Beausire, seriez-vous athée, par hasard ?

 

Nicole haussa les épaules.

 

– Seriez-vous de l’école de M. de Voltaire, qui nie la Providence ?

 

– Beausire, vous êtes un sot, dit Nicole.

 

– C’est qu’il n’y aurait rien d’étonnant, sortant du peuple, que vous eussiez de ces idées-là. Je vous préviens que ce ne sont pas celles qui appartiennent à ma caste sociale et à mon opinion politique.

 

– Monsieur de Beausire, vous êtes un insolent, dit Nicole.

 

– Moi, je crois, entendez-vous ? moi, j’ai la foi ; et quelqu’un me dirait : « Ton fils, Jean-Baptiste-Toussaint de Beausire, qui est descendu pour acheter du sucre d’orge rouge avec une pièce de deux sous, va remonter avec une bourse pleine d’or dans la main », que je répondrais : « Cela peut être, si c’est la volonté de Dieu ! »

 

Et Beausire leva béatement les yeux au ciel.

 

– Beausire, vous êtes un imbécile, dit Nicole.

 

Elle n’avait pas achevé ces mots, que l’on entendit dans les escaliers la voix du jeune Toussaint.

 

– Papa ! maman ! criait-il.

 

Beausire et Nicole prêtaient l’oreille à cette voix chérie.

 

– Papa ! maman ! répétait la voix en se rapprochant de plus en plus.

 

– Qu’est-il arrivé ? cria Nicole en ouvrant la porte avec une sollicitude toute maternelle. Viens, mon enfant, viens !

 

– Papa ! maman ! continua la voix en se rapprochant toujours, comme celle d’un ventriloque qui fait semblant d’ouvrir le panneau d’une cave.

 

– Je ne serais pas étonné, dit Beausire saisissant dans cette voix ce qu’elle avait de joyeux, je ne serais pas étonné que le miracle se réalisât, et que le petit eût trouvé la bourse dont je parlais tout à l’heure.

 

En ce moment, l’enfant apparaissait sur la dernière marche de l’escalier, et se précipitait dans la chambre, tenant à la bouche son morceau de sucre d’orge rouge, serrant de son bras gauche un sac de sucreries contre sa poitrine, et montrant, dans sa main droite ouverte et étendue, un louis d’or, qui, à la lueur de la maigre chandelle, reluisait comme l’étoile Aldébaran.

 

– Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Nicole laissant la porte se refermer toute seule. Que t-est-il donc arrivé, pauvre cher enfant ?

 

Et elle couvrait le visage gélatineux du jeune Toussaint de ces baisers maternels que rien ne dégoûte, parce qu’ils semblent tout épurer.

 

– Il y a, dit Beausire en s’emparant adroitement du louis, et en l’examinant à la chandelle, il y a que c’est un vrai louis d’or, valant vingt-quatre livres.

 

Puis, revenant à l’enfant :

 

– Où as-tu trouvé celui-là, marmot, que j’aille chercher les autres ?

 

– Je ne l’ai pas trouvé, papa, dit l’enfant, on me l’a donné.

 

– Comment ! on te l’a donné ? s’écria la mère.

 

– Oui, maman ; un monsieur !

 

Nicole fut tout près, comme Beausire avait fait pour le louis, de demander où était ce monsieur-là.

 

Mais, prudente par expérience, car elle savait Beausire susceptible à l’endroit de la jalousie, elle se contenta de répéter :

 

– Un monsieur ?

 

– Oui, petite mère, dit l’enfant en faisant craquer son sucre d’orge sous ses dents, un monsieur !

 

– Un monsieur ? répéta à son tour Beausire.

 

– Oui, petit papa, un monsieur qui est entré chez l’épicier pendant que j’y étais, et qui a dit : « Monsieur l’épicier, n’est-ce pas un jeune gentilhomme nommé de Beausire que vous avez l’honneur de servir en ce moment ? »

 

Beausire se rengorgea ; Nicole haussa les épaules.

 

– Et qu’a répondu l’épicier, mon fils ? demanda Beausire.

 

– Il a répondu : « Je ne sais pas s’il est gentilhomme, mais il s’appelle, en effet, Beausire – Et ne demeure-t-il pas ici tout près ? demanda le monsieur. – Ici dans la maison à gauche, au troisième, en haut de l’escalier. – Donnez toutes sortes de bonnes choses à cet enfant ; je paye, » a dit le monsieur. Puis, à moi : « Tiens, petit, voilà un louis, a-t-il ajouté ; ce sera pour acheter d’autres bonbons, quand ceux-ci seront mangés. » Alors, il m’a mis le louis dans la main ; l’épicier m’a mis ce paquet sur le bras, et je suis parti bien content. – Tiens ! où est donc mon louis ?

 

Et l’enfant, qui n’avait pas vu l’escamotage de Beausire, se mit à chercher son louis de tous les côtés.

 

– Petit maladroit, dit Beausire, tu l’auras perdu !

 

– Mais non ! mais non ! mais non ! dit l’enfant.

 

Cette discussion eût pu devenir plus sérieuse sans l’événement qui va suivre, et qui devait nécessairement y mettre fin.

 

Tandis que l’enfant, doutant encore de lui-même, cherchait à terre le louis d’or, qui reposait déjà dans le double fond de la poche du gilet de Beausire ; tandis que Beausire admirait l’intelligence du jeune Toussaint, qui venait de se manifester par la narration que nous venons de rapporter, et qui s’est peut- être un peu améliorée sous notre plume ; tandis que Nicole, tout en partageant l’enthousiasme de son amant pour cette précoce faconde, se demandait sérieusement quel pouvait être ce donneur de bonbons et ce bailleur de louis d’or, la porte s’ouvrit lentement, et une voix pleine de douceur fit entendre ces mots :

 

– Bonsoir, mademoiselle Nicole ; bonsoir, monsieur de Beausire ; bonsoir, jeune Toussaint.

 

Chacun se retourna vers le côté d’où venait cette voix.

 

Sur le seuil, la figure souriant à ce tableau de famille, se tenait un homme fort élégamment vêtu.

 

– Ah ! le monsieur aux bonbons ! s’écria le jeune Toussaint.

 

– Le comte de Cagliostro ! dirent ensemble Nicole et Beausire.

 

– Vous avez là un charmant enfant, monsieur de Beausire, dit le comte, et vous devez vous trouver bien heureux d’être père !

 

Chapitre XXXIV

Où le lecteur aura le plaisir de retrouver M. de Beausire tel qu’il l’avait quitté

 

Il y eut, après ces gracieuses paroles du comte, un moment de silence pendant lequel Cagliostro s’avança jusqu’au milieu de la chambre, et jeta un regard scrutateur autour de lui, sans doute pour apprécier la situation morale, et surtout pécuniaire, des anciennes connaissances au milieu desquelles ces menées terribles et souterraines dont il était le centre le ramenaient inopinément.

 

Le résultat de ce coup d’œil, pour un homme aussi perspicace que l’était le comte, ne pouvait laisser aucun doute.

 

Un observateur ordinaire eût deviné, ce qui était vrai, que le pauvre ménage en était à sa dernière pièce de vingt-quatre sous.

 

Des trois personnages au milieu desquels l’apparition du comte avait jeté la surprise, le premier qui rompit le silence fut celui auquel sa mémoire ne rappelait que les événements de la soirée, et auquel, par conséquent, sa conscience n’avait rien à reprocher.

 

– Ah ! monsieur, quel malheur ! dit le jeune Toussaint, j’ai perdu mon louis.

 

Nicole ouvrait la bouche pour rétablir les faits dans leur vérité, mais elle réfléchit que son silence vaudrait peut-être un second louis à l’enfant, et que, ce second louis, ce serait elle qui en hériterait.

 

Nicole ne s’était pas trompée.

 

– Tu as perdu ton louis, mon pauvre enfant ? dit Cagliostro. Eh bien, en voici deux ; tâche de ne pas les perdre, cette fois-ci.

 

Et, tirant d’une bourse dont la rotondité alluma les regards cupides de Beausire deux autres louis d’or, il les laissa tomber dans la petite main collante de l’enfant.

 

– Tiens, maman, dit celui-ci courant à Nicole, en voilà un pour toi et un pour moi.

 

Et l’enfant partagea son trésor avec sa mère.

 

Cagliostro avait remarqué la ténacité avec laquelle le regard du faux sergent avait suivi sa bourse, qu’il venait d’éventrer pour donner passage aux quarante-huit livres, dans les différentes évolutions qu’elle avait faites depuis la sortie de sa poche jusqu’à sa rentrée.

 

En la voyant disparaître dans les profondeurs de la veste du comte, l’amant de Nicole poussa un soupir.

 

– Eh quoi ! monsieur de Beausire, dit Cagliostro, toujours mélancolique ?

 

– Et vous, monsieur le comte, toujours millionnaire ?

 

– Eh ! mon Dieu ! vous qui êtes un des plus grands philosophes que j’aie connus, tant dans les derniers siècles que dans l’Antiquité, vous devez connaître cet axiome qui fut en honneur à toutes les époques : L’argent ne fait pas le bonheur. Je vous ai connu riche, relativement.

 

– Oui, répondit Beausire, c’est vrai ; j’ai eu jusqu’à cent mille francs.

 

– C’est possible ; seulement, à l’époque où je vous ai retrouvé, vous en aviez déjà mangé quarante mille à peu près, de sorte que vous n’en aviez plus que soixante mille, ce qui, vous en conviendrez, était une somme assez ronde pour un ancien exempt.

 

Beausire poussa un soupir.

 

– Qu’est-ce que soixante mille livres, dit-il, comparées aux sommes dont vous disposez, vous ?

 

– À titre de dépositaire, monsieur de Beausire, car, si nous comptions bien, je crois que ce serait vous qui seriez saint Martin, et moi qui serais le pauvre, et que vous seriez obligé, pour ne pas me laisser geler de froid, de me donner la moitié de votre manteau. Eh bien, mon cher monsieur de Beausire, rappelez-vous les circonstances dans lesquelles je vous ai rencontré ? Vous aviez, alors, comme vous le disais tout à l’heure, à peu près soixante mille livres dans votre poche ; en étiez-vous plus heureux ?

 

Beausire poussa un soupir rétrospectif qui pouvait passer pour un gémissement.

 

– Voyons, répondez, insista Cagliostro ; voudriez-vous changer votre position actuelle, quoique vous ne possédiez que ce malheureux louis que vous avez pris au jeune Toussaint ?…

 

– Monsieur ! interrompit l’ancien exempt.

 

– Ne nous fâchons pas, monsieur de Beausire ; nous nous sommes fâchés une fois, et vous avez été forcé d’aller chercher dans la rue votre épée, qui avait sauté par la fenêtre, vous le rappelez-vous ?… Vous vous le rappelez, n’est-ce pas ? continua le comte, qui s’apercevait que Beausire ne répondait point. C’est déjà quelque chose d’avoir de la mémoire. Eh bien, je vous le demande encore, voudriez-vous changer votre position actuelle, quoique vous ne possédiez que ce malheureux louis que vous avez pris au jeune Toussaint – cette fois l’allégation passa sans récrimination – contre la position précaire dont je suis heureux d’avoir contribué à vous tirer ?

 

– Non, monsieur le comte, dit Beausire ; en effet, vous avez raison, je ne changerais pas. Hélas ! à cette époque, j’étais séparé de ma chère Nicole !

 

– Et puis, légèrement traqué par la police, à propos de votre affaire du Portugal… Que diable est devenue cette affaire, monsieur de Beausire ?… Vilaine affaire, autant que je puis me le rappeler !

 

– Elle est tombée à l’eau, monsieur le comte, répondit Beausire.

 

– Ah ! tant mieux, car elle devait fort vous inquiéter ; cependant, ne comptez pas trop sur cette noyade. Il y a de rudes plongeurs à la police, et, si trouble ou si profonde que soit l’eau, une vilaine affaire est toujours plus facile à pêcher qu’une belle perle.

 

– Enfin, monsieur le comte, sauf la misère à laquelle nous sommes réduits…

 

– Vous vous trouvez heureux. De sorte qu’il ne vous faudrait qu’un millier de louis pour que ce bonheur fût complet ?

 

Les yeux de Nicole brillèrent ; ceux de Beausire jetèrent des flammes.

 

– C’est-à-dire, s’écria ce dernier, que, si nous avions mille louis ; c’est-à- dire que, si nous avions vingt-quatre mille livres, nous achèterions une campagne avec la moitié de la somme ; avec l’autre, nous nous constituerions quelque petite rente, et je me ferais laboureur !

 

– Comme Cincinnatus…

 

– Tandis que Nicole se livrerait tout entière à l’éducation de notre enfant !

 

– Comme Cornélie… Mordieu ! monsieur de Beausire, non seulement ce serait exemplaire, mais encore ce serait touchant ; vous n’espérez donc pas gagner cela dans l’affaire que vous menez en ce moment ?

 

Beausire tressaillit.

 

– Quelle affaire ? demanda-t-il.

 

– Mais l’affaire où vous vous produisez comme sergent aux gardes ; l’affaire, enfin, pour laquelle vous avez rendez-vous, ce soir, sous les arcades de la place Royale.

 

Beausire devint pâle comme un mort.

 

– Oh ! monsieur le comte, dit-il en joignant les mains d’un air suppliant.

 

– Quoi ?

 

– Ne me perdez pas !

 

– Bon ! Voilà que vous divaguez à présent ! Est-ce que je suis le lieutenant de police pour vous perdre ?

 

– Là ! je te l’avais bien dit, s’écria Nicole, que tu te fourrais dans une mauvaise affaire !

 

– Ah ! vous la connaissez, cette affaire, mademoiselle Legay ? demanda Cagliostro.

 

– Non, monsieur le comte, mais c’est pour cela… Quand il me cache une affaire, c’est qu’elle est mauvaise, je puis être tranquille !

 

– Eh bien, en ce qui concerne celle-ci, chère demoiselle Legay, vous vous trompez, elle peut être excellente, au contraire.

 

– Ah ! n’est-ce pas ? s’écria Beausire. M. le comte est gentilhomme, et M. le comte comprend que toute la noblesse est intéressée…

 

– À ce qu’elle réussisse. Il est vrai que tout le peuple, de son côté, est intéressé à ce qu’elle échoue. Maintenant, si vous m’en croyez, mon cher monsieur de Beausire – vous comprenez, c’est un conseil que je vous donne, un vrai conseil d’ami, – eh bien, si vous m’en croyez, vous ne prendrez parti ni pour la noblesse ni pour le peuple.

 

– Mais pour qui prendrai-je parti, alors ?

 

– Pour vous.

 

– Pour moi ?

 

– Eh ! sans doute, pour toi, dit Nicole. Pardieu ! tu as assez pensé aux autres, il est temps de penser à toi !

 

– Vous l’entendez, elle parle comme saint Jean-Bouche-d’Or. Rappelez- vous ceci, monsieur de Beausire, toute affaire a un bon et un mauvais côté : bon pour les uns, mauvais pour les autres : une affaire, quelle qu’elle soit, ne peut être mauvaise pour tout le monde ou bonne pour tout le monde ; eh bien, il s’agit uniquement de se trouver du bon côté.

 

– Ah ! ah ! et il paraîtrait que je ne suis pas du bon côté, hein ?…

 

– Pas tout à fait, monsieur de Beausire ; non, il s’en faut du tout au tout. J’ajouterai même que, si vous vous y entêtez – vous savez que je me mêle de faire le prophète –, j’ajouterai même que, si vous vous y entêtez, cette fois, ce ne serait pas risque de l’honneur, ce ne serait pas risque de la fortune que vous courriez, ce serait risque de la vie… Oui, vous seriez probablement pendu !

 

– Monsieur, dit Beausire en tâchant de faire contenance, mais en essuyant la sueur qui roulait sur son front, on ne pend pas un gentilhomme.

 

– C’est vrai ; mais, pour obtenir d’avoir la tête tranchée, cher monsieur de Beausire, il faudrait faire vos preuves, ce qui serait long peut-être ; assez long pour ennuyer le tribunal, qui pourrait bien ordonner provisoirement que vous fussiez pendu. Après cela, vous me direz que, quand la cause est belle, peu importe le supplice. « Le crime fait la honte, et non pas l’échafaud », comme a dit un grand poète.

 

– Cependant… balbutia Beausire de plus en plus effaré.

 

– Oui, cependant, vous n’êtes pas tellement attaché à vos opinions, que vous leur sacrifiiez votre vie ; je comprends cela… Diable ! « On ne vit qu’une fois » comme dit un autre poète moins grand que le premier, mais qui, néanmoins, pourrait bien avoir raison sur lui.

 

– Monsieur le comte, dit enfin Beausire, j’ai remarqué pendant le peu de relations que j’ai eu l’honneur d’avoir avec vous, que vous possédez une façon de parler des choses qui ferait dresser les cheveux sur la tête d’un homme timide.

 

– Diable ! ça n’est pas mon intention, fit Cagliostro ; d’ailleurs, vous n’êtes pas un homme timide, vous.

 

– Non, répondit Beausire, il s’en faut même ; cependant il y a certaines circonstances…

 

– Oui, je comprends ; par exemple, celles où l’on a derrière soi les galères pour vol, et devant soi la potence pour crime de lèse-nation, comme on appellerait aujourd’hui un crime qui, je suppose, aurait pour but d’enlever le roi.

 

– Monsieur ! monsieur ! s’écria Beausire tout épouvanté.

 

– Malheureux ! fit Oliva, c’était donc sur cet enlèvement que tu bâtissais tes rêves d’or ?

 

– Et il n’avait pas tout à fait tort, ma chère demoiselle ; seulement, comme j’avais l’honneur de vous le dire tout à l’heure, il y a à chaque chose un bon et un mauvais côté, une face éclairée et une face sombre ; M. de Beausire a eu le tort de caresser la face sombre, d’adorer le mauvais côté ; qu’il se retourne, voilà tout.

 

– Est-il encore temps ? demanda Nicole.

 

– Oh ! certainement.

 

– Que faut-il que je fasse, monsieur le comte ? demanda Beausire.

 

– Supposez une chose, mon cher monsieur, dit Cagliostro en se recueillant.

 

– Laquelle ?

 

– Supposez que votre complot échoue ; supposez que les complices de l’homme masqué et de l’homme au manteau brun soient arrêtés ; supposez – il faut tout supposer dans le temps où nous vivons –, supposez qu’ils soient condamnés à mort… eh ! mon Dieu ! on a bien acquitté Besenval et Augeard, vous voyez qu’on peut tout supposer… supposez que ces complices soient condamnés à mort ; supposez – ne vous impatientez pas ; de suppositions en suppositions, nous arriverons à un fait –, supposez que vous soyez un de ces complices ; supposez que vous ayez la corde au cou, et que l’on vous dise, pour répondre à vos doléances – car, en pareille situation, si courageux qu’il soit, eh ! mon Dieu, un homme se lamente toujours peu ou prou, n’est-ce pas ?…

 

– Achevez, monsieur le comte, je vous en supplie, il me semble déjà que j’étrangle.

 

– Pardieu ! ce n’est pas étonnant, je vous suppose la corde au cou ! Eh bien, supposez qu’on vienne vous dire : « Ah ! pauvre monsieur de Beausire, cher monsieur de Beausire, c’est votre faute ! »

 

– Comment cela ? s’écria Beausire.

 

– Là ! vous voyez bien que, de suppositions en suppositions, nous arrivons à une réalité, puisque vous me répondez, à moi, comme si déjà vous en étiez là.

 

– Je l’avoue.

 

– « Comment cela ? vous répondrait la voix. Parce que, non seulement vous pouviez échapper à cette malemort qui vous tient en ses griffes, mais encore gagner mille louis avec lesquels vous eussiez acheté cette petite maison aux charmilles vertes où vous désiriez vivre, en compagnie de mademoiselle Oliva et du petit Toussaint, de cinq cents livres de rente que vous vous fussiez constituées avec les douze mille livres qui n’eussent point été employées à l’achat de la maison… Vivre, comme vous le disiez, en bon cultivateur, chaussé de pantoufles l’été et de sabots l’hiver ; tandis qu’au lieu de ce charmant horizon, nous avons là, vous surtout, devant les yeux la place de Grève, plantée de deux ou trois vilaines potences dont la plus haute vous tend les bras. Pouah ! mon pauvre monsieur de Beausire, la laide perspective ! »

 

– Mais, enfin, comment aurais-je pu échapper à cette malemort ? Comment aurais-je pu gagner ces mille louis qui assuraient ma tranquillité, celle de Nicole et celle de Toussaint ?…

 

– Demanderiez-vous toujours, n’est-ce pas ? « Rien de plus facile, répondrait la voix ; vous aviez là, près de vous, à deux pas, le comte de Cagliostro. – Je le connais, répondriez-vous ; un seigneur étranger qui habite Paris pour son plaisir, et qui s’y ennuie à pâmer quand il manque de nouvelles. – C’est cela même. Eh bien, vous n’aviez qu’à aller le trouver et lui dire : « Monsieur le comte… » »

 

– Mais je ne savais pas où il demeurait, s’écria Beausire ; je ne savais pas qu’il fût à Paris ; je ne savais pas même qu’il vécût encore.

 

– « Aussi, mon cher monsieur de Beausire, vous répondrait la voix, c’est pour cela qu’il est venu vous trouver, et, du moment qu’il est venu vous trouver, convenez-en, là, vous n’avez plus d’excuse. Eh bien, vous n’aviez qu’à lui dire : « Monsieur le comte, je sais combien vous êtes friand de nouvelles ; j’en ai et des plus fraîches. Monsieur, frère du roi, conspire… – Bah… – Oui, avec le marquis de Favras. – Pas possible ! – Si fait ; j’en parle savamment, puisque je suis un des agents de M. de Favras. – Vraiment ? et quel est le but du complot ? – D’enlever le roi, et de le conduire à Péronne. Eh bien, monsieur le comte, pour vous distraire, je vais, heure par heure, si vous le désirez, minute par minute, s’il le faut, vous dire où en est l’affaire. » Alors, mon cher ami, le comte, qui est un seigneur généreux, vous eût répondu : « Voulez-vous réellement faire cela, monsieur de Beausire ? – Oui. – Eh bien, comme toute peine mérite salaire, si vous tenez la parole donnée, j’ai là, dans un coin, vingt-quatre mille livres que je comptais employer à une bonne action ; ma foi, je les passerai à ce caprice, et, le jour où le roi sera enlevé ou M. de Favras pris, vous viendrez me trouver, et, foi de gentilhomme, les vingt-quatre mille livres vous seront remises, comme vous sont remis ces dix louis, non pas à titre d’avance, non pas à titre de prêt, mais à titre de simple don ! » »

 

Et, à ces paroles, comme un acteur qui répète avec les accessoires, le comte de Cagliostro tira de sa poche la pesante bourse, y introduisit le pouce et l’index, et, avec une dextérité qui témoignait de son habitude à ce genre d’exercice, il y pinça juste dix louis, ni plus ni moins, que, de son côté, Beausire, il faut lui rendre cette justice, avança la main pour recevoir.

 

Cagliostro écarta doucement cette main.

 

– Pardon, monsieur de Beausire, dit-il, nous faisions, je crois, des suppositions ?

 

– Oui ; mais, dit Beausire, dont les yeux brillaient comme deux charbons ardents, n’aviez-vous pas dit, monsieur le comte, que, de suppositions en suppositions, nous arriverions au fait ?

 

– Y sommes-nous arrivés ?

 

Beausire hésita un moment.

 

Hâtons-nous de dire que ce n’était pas l’honnêteté, la fidélité à la parole donnée, la conscience soulevée qui causait cette hésitation. Nous l’affirmerions, que nos lecteurs connaissent trop bien M. de Beausire pour ne pas nous donner un démenti.

 

Non, c’était la simple crainte que le comte ne tînt pas sa promesse.

 

– Mon cher monsieur de Beausire, dit Cagliostro, je vois bien ce qui se passe en vous !

 

– Oui, répondit Beausire, vous avez raison, monsieur le comte, j’hésite à trahir la confiance qu’un galant homme a mise en moi.

 

Et, levant les yeux au ciel, il secoua la tête comme quelqu’un qui se dit : « Ah ! c’est bien dur ! »

 

– Non, ce n’est pas cela, reprit Cagliostro, et vous m’êtes une nouvelle preuve de la vérité de cette parole du sage : « L’homme ne se connaît pas soi-même ! »

 

– Et qu’est-ce donc ? demanda Beausire un peu ébouriffé de cette facilité qu’avait le comte de lire jusqu’au plus profond des cœurs.

 

– C’est que vous avez peur qu’après vous avoir promis les mille louis, je ne vous les donne pas.

 

– Oh ! monsieur le comte !…

 

– Et c’est tout naturel, je suis le premier à vous le dire ; mais je vous offre une caution

 

– Une caution ! M. le comte n’en a certes pas besoin.

 

– Une caution qui répondra de moi corps pour corps.

 

– Et quelle est cette caution ? demanda timidement Beausire.

 

– Mademoiselle Nicole Oliva Legay.

 

– Oh ! s’écria Nicole, si M. le comte nous promet, le fait est que c’est comme si nous tenions, Beausire.

 

– Voyez, monsieur, voilà ce que c’est que de remplir scrupuleusement les promesses qu’on a faites. Un jour que mademoiselle était dans la situation où vous êtes, moins le complot, c’est-à-dire un jour que mademoiselle était fort recherchée par la police, je lui fis une offre : c’était de venir prendre retraite chez moi. Mademoiselle hésitait ; elle craignait pour son honneur. Je lui donnai ma parole, et, malgré toutes les tentations que j’eus à subir, et que vous comprendrez mieux que personne, je l’ai tenue, monsieur de Beausire. Est-ce vrai, mademoiselle ?

 

– Oh ! cela, s’écria Nicole, sur notre petit Toussaint, je le jure !

 

– Vous croyez donc, mademoiselle Nicole, que je tiendrai la parole que j’engage aujourd’hui à M. de Beausire, de lui donner vingt-quatre mille livres, le jour où le roi aura pris la fuite, ou le jour que M. de Favras sera arrêté ? – sans compter, bien entendu, que je desserre ce nœud coulant qui vous étranglait tout à l’heure, et qu’il ne sera plus jamais question pour vous ni de corde ni de potence – à propos de cette affaire du moins. Je ne réponds pas au-delà ; un instant ! entendons-nous bien ! il y a des vocations…

 

– C’est-à-dire, monsieur le comte, répondit Nicole, que, pour moi, c’est comme si le notaire y avait passé.

 

– Eh bien, ma chère demoiselle, dit Cagliostro en alignant sur la table les dix louis qu’il n’avait point lâchés, faites passer votre conviction dans le cœur de M. de Beausire, et c’est une affaire conclue.

 

Et, de la main, il fit signe à Beausire d’aller causer un instant avec Nicole.

 

La conversation ne dura que cinq minutes ; mais il est juste de dire que, pendant ces cinq minutes, elle fut des plus animées.

 

En attendant, Cagliostro regardait à la chandelle le carton piqué, et faisait des mouvements de tête comme pour saluer une vieille connaissance.

 

– Ah ! ah ! dit-il, c’est la fameuse martingale de M. Law que vous avez retrouvée là ? J’ai perdu un million sur cette martingale.

 

Et il laissa négligemment retomber la carte sur la table.

 

Cette observation de Cagliostro parut donner une nouvelle activité à la conversation de Nicole et de Beausire.

 

Enfin, Beausire parut décidé.

 

Il vint à Cagliostro la main étendue, comme un maquignon qui veut conclure un indissoluble marché.

 

Mais le comte se recula en fronçant le sourcil.

 

– Monsieur, dit-il, entre gentilshommes la parole vaut le jeu : vous avez la mienne, donnez-moi la vôtre.

 

– Foi de Beausire, monsieur le comte, c’est convenu.

 

– Cela suffit, monsieur, dit Cagliostro.

 

Puis, tirant de son gousset une montre sur laquelle était le portrait du roi Frédéric de Prusse, enrichi de diamants :

 

– Il est neuf heures moins un quart, monsieur de Beausire, dit-il, à neuf heures précises, vous êtes attendu sous les arcades de la place Royale, du côté de l’hôtel Sully ; prenez ces dix louis, mettez-les dans la poche de votre veste, endossez votre habit, ceignez votre épée, passez le pont Notre-Dame et suivez la rue Saint-Antoine ; il ne faut pas vous faire attendre !

 

Beausire ne se le fit pas dire à deux fois. Il prit les dix louis, les mit dans sa poche, endossa son habit, et ceignit son épée.

 

– Où retrouverai-je M. le comte ?

 

– Au cimetière Saint-Jean, s’il vous plaît… Quand on veut, sans être entendu, causer d’affaires pareilles à celles-ci, mieux vaut en causer chez les morts que chez les vivants.

 

– Et à quelle heure ?

 

– Mais à l’heure que vous serez libre ; le premier venu attendra l’autre.

 

– M. le comte a quelque chose à faire ? demanda Beausire avec inquiétude en voyant que Cagliostro ne s’apprêtait pas à le suivre.

 

– Oui, répondit Cagliostro, j’ai à causer avec mademoiselle Nicole.

 

Beausire fit un mouvement.

 

– Oh ! soyez tranquille, cher monsieur de Beausire, j’ai respecté son honneur quand elle était jeune fille, à plus forte raison le respecterai-je quand elle est mère de famille. Allez, monsieur de Beausire, allez.

 

Beausire jeta un regard à Nicole, regard dans lequel il sembla lui dire : « Madame de Beausire, soyez digne de la confiance que j’ai en vous. » Il embrassa tendrement le jeune Toussaint, salua avec un respect mêlé d’inquiétude le comte de Cagliostro, et sortit juste comme l’horloge de Notre-Dame sonnait les trois quarts avant neuf heures.

 

Chapitre XXXV

Œdipe et Loth

 

Il était minuit moins quelques minutes, lorsqu’un homme, débouchant par la rue Royale dans la rue Saint-Antoine, suivit cette dernière jusqu’à la fontaine Sainte-Catherine, s’arrêta un instant derrière l’ombre qu’elle projetait, pour s’assurer qu’il n’était point épié, prit l’espèce de ruelle qui conduisait à l’hôtel Saint-Paul et, arrivé là, s’engagea dans la rue, a peu près sombre et tout à fait déserte, du Roi-de-Sicile : puis, ralentissant le pas à mesure qu’il s’avançait vers l’extrémité de la rue que nous venons de nommer ; il entra avec hésitation dans celle de la Croix-Blanche et s’arrêta, hésitant de plus en plus, devant la grille du cimetière Saint-Jean.

 

Là, et comme si ses yeux eussent craint de voir sortir un spectre hors de terre, il attendit, essuyant avec la manche de son habit de sergent la sueur qui coulait de son front.

 

Et, en effet, au moment même où commençait de sonner minuit, quelque chose de pareil à une ombre apparut, se glissant à travers les ifs et les cyprès. Cette ombre s’approcha de la grille, et bientôt, au grincement d’une clef dans la serrure, on put s’apercevoir que le spectre, si c’en était un, avait, non seulement la faculté de sortir de son tombeau, mais encore, une fois sorti de son tombeau, celle de sortir du cimetière.

 

À ce grincement, le militaire se recula.

 

– Eh bien ! monsieur de Beausire, dit la voix railleuse de Cagliostro, ne me reconnaissez-vous point, ou avez-vous oublié notre rendez-vous ?

 

– Ah ! c’est vous, dit Beausire respirant comme un homme dont le cœur est soulagé d’un grand poids, tant mieux ! Ces diablesses de rues sont si sombres et si désertes, qu’on ne sait pas si mieux vaut y rencontrer âme qui y vive qu’y cheminer seul.

 

– Ah bah ! fit Cagliostro ; vous, craindre quelque chose, à quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit ? Vous ne me ferez pas accroire cela ; un brave comme vous qui chemine l’épée au côté ! Au reste, passez de ce côté- ci de la grille, cher monsieur de Beausire, et vous serez tranquille, vous n’y rencontrerez que moi.

 

Beausire se rendit à l’invitation, et la serrure, qui avait grincé pour ouvrir la porte devant lui, grinça pour refermer la porte derrière lui.

 

– Là ! maintenant, dit Cagliostro, suivez ce petit sentier, cher monsieur, et, à vingt pas d’ici, nous trouverons une espèce d’autel ruiné, sur les marches duquel nous serons à merveille pour causer de nos petites affaires.

 

Beausire se mit en devoir d’obéir à Cagliostro ; mais, après un instant d’hésitation :

 

– Où diable voyez-vous un chemin ? dit-il. Je ne vois que des ronces qui me déchirent les chevilles, et des herbes qui me montent jusqu’aux genoux.

 

– Le fait est que ce cimetière est un des plus mal tenus que je connaisse ; mais cela n’est point étonnant : vous savez que l’on n’y enterre guère que les condamnés qui ont été exécutés en Grève, et, pour ces pauvres diables, on n’y met pas tant de façon. Cependant, mon cher monsieur de Beausire, nous avons ici de véritables illustrations. S’il faisait jour, je vous montrerais la place où est enterré Bouteville de Montmorency, décapité pour s’être battu en duel ; le chevalier du Rohan, décapité pour avoir conspiré contre le gouvernement ; le comte de Horn, roué pour avoir assassiné un juif ; Damiens, écartelé pour avoir essayé de tuer Louis XV ; que sais-je ? Oh ! vous avez tort de médire du cimetière Saint-Jean, monsieur de Beausire ; c’est un cimetière mal tenu, mais bien habité.

 

Beausire suivait Cagliostro, emboîtant son pas dans le sien aussi régulièrement qu’un soldat du second rang a l’habitude de le faire avec son chef de file.

 

– Ah ! dit Cagliostro en s’arrêtant tout à coup, de manière que Beausire, qui ne s’attendait point à cette halte subite, lui donna du ventre dans le dos. Tenez, voici du tout frais ; c’est la tombe de votre confrère Fleur-d’Épine, un des assassins du boulanger François, qui a été pendu, il y a huit jours, par arrêt du Châtelet ; cela doit vous intéresser, monsieur de Beausire ; c’était comme vous un ancien exempt, un faux sergent et un vrai racoleur.

 

Les dents de Beausire claquaient littéralement ; il lui semblait que ces ronces, au milieu desquelles il marchait, étaient autant de mains crispées sortant de terre pour le tirer par les jambes, et lui faire comprendre que la destinée avait marqué là la place où il devait dormir du sommeil éternel.

 

– Ah ! dit enfin Cagliostro s’arrêtant près d’une espèce de ruine, nous sommes arrivés.

 

Et, s’asseyant sur un débris, il indiqua du doigt à Beausire une pierre qui semblait placée côte à côte de la première pour épargner à Cinna la peine d’approcher son siège de celui d’Auguste.

 

Il était temps ; les jambes de l’ancien exempt flageolaient de telle façon, qu’il tomba sur la pierre plutôt qu’il ne s’y assit.

 

– Allons, maintenant que nous voici bien à notre aise pour causer, cher monsieur de Beausire, dit Cagliostro, voyons, que s’est-il passé ce soir sous les arcades de la place Royale ? La séance devait être intéressante.

 

– Ma foi ! dit Beausire, je vous avoue, monsieur le comte, que j’ai, dans ce moment-ci, la tête un peu bouleversée, et, en vérité, je crois que nous gagnerions tous les deux à ce que vous voulussiez bien m’interroger.

 

– Soit ! dit Cagliostro. Je suis bon prince, et, pourvu que j’arrive à ce que je veux savoir, peu m’importe la forme. Combien étiez-vous sous les arcades de la place Royale ?

 

– Six, moi compris.

 

– Six, vous compris, cher monsieur de Beausire. Voyons si ce sont bien les hommes que je pense ? Primo, vous, cela ne fait pas de doute.

 

Beausire poussa un soupir, indiquant qu’il aurait autant aimé que le doute fût possible.

 

– Vous me faites bien de l’honneur, dit-il, de commencer par moi, quand il y a de si grands personnages à côté de moi.

 

– Mon cher, je suis les préceptes de l’Évangile ; l’Évangile ne dit-il point : « Les premiers seront les derniers ? » Si les premiers doivent être les derniers, les derniers se trouveront naturellement être les premiers. Je procède donc, comme je vous le dis, selon l’Évangile. Il y avait d’abord vous, n’est-ce pas ?

 

– Oui, fit Beausire.

 

– Puis il y avait votre ami Tourcaty, n’est-il pas vrai ? un ancien officier recruteur, qui se charge de lever la légion du Brabant ?

 

– Oui, fit Beausire, il y avait Tourcaty.

 

– Puis un bon royaliste, nommé Marquié, ci-devant sergent aux gardes-françaises, maintenant sous-lieutenant d’une compagnie du centre ?

 

– Oui, monsieur le comte, il y avait Marquié.

 

– Puis M. de Favras ?

 

– Puis M. de Favras.

 

– Puis l’homme masqué ?

 

– Puis l’homme masqué.

 

– Avez-vous quelque renseignement à me donner sur cet homme masqué, monsieur de Beausire ?

 

Beausire regarda Cagliostro si fixement, que ses deux yeux semblèrent s’allumer dans l’obscurité.

 

– Mais, dit-il, n’est-ce pas… ?

 

Et il s’arrêta comme s’il eût craint de commettre un sacrilège en allant plus loin.

 

– N’est-ce pas qui ? demanda Cagliostro.

 

– N’est-ce pas… ?

 

– Ah çà ! Mais vous avez un nœud à la langue, mon cher monsieur de Beausire ; il faut faire attention à cela. Les nœuds à la langue amènent quelquefois les nœuds au cou, et ceux-ci, pour être des nœuds coulants, n’en sont que plus dangereux.

 

– Mais, enfin, reprit Beausire, forcé dans ses derniers retranchements, n’est-ce pas Monsieur ?

 

– Monsieur quoi ? demanda Cagliostro.

 

– Monsieur… Monsieur, frère du roi.

 

– Ah ! cher monsieur de Beausire, que le marquis de Favras, qui a intérêt à faire croire qu’il touche la main d’un prince du sang dans toute cette affaire, dise que l’homme masqué est Monsieur, cela se conçoit : qui ne sait pas mentir ne sait pas conspirer ; mais que vous et votre ami Tourcaty, deux recruteurs, c’est-à-dire deux hommes habitués à prendre la mesure de leur prochain par pieds, par pouces et par lignes, se laissent tromper de la sorte, ce n’est point probable.

 

– En effet, dit Beausire.

 

– Monsieur a cinq pieds trois pouces sept lignes, poursuivit Cagliostro, et l’homme masqué a près de cinq pieds six pouces.

 

– C’est vrai, dit Beausire, et j’y avais déjà songé ; mais, si ce n’est pas Monsieur, qui donc cela peut-il être ?

 

– Ah ! pardieu ! je serais heureux et fier, mon cher monsieur de Beausire, dit Cagliostro, d’avoir quelque chose à vous apprendre, quand je croyais avoir à apprendre quelque chose de vous.

 

– Alors, dit l’ancien exempt, qui rentrait peu à peu dans son état naturel, au fur et à mesure que peu à peu il rentrait dans la réalité, alors, vous savez qui est cet homme, vous, monsieur le comte ?

 

– Parbleu !

 

– Y aurait-il indiscrétion à vous demander ?…

 

– Son nom ?

 

Beausire fit de la tête signe que c’était cela qu’il désirait.

 

– Un nom est toujours une chose grave à dire, monsieur de Beausire, et, en vérité, j’aimerais mieux que vous devinassiez.

 

– Deviner… Il y a quinze jours que je cherche.

 

– Ah ! parce que personne ne vous aide.

 

– Aidez-moi, monsieur le comte.

 

– Je ne demande pas mieux. Connaissez-vous l’histoire d’Œdipe ?

 

– Mal, monsieur le comte. J’ai vu jouer la pièce une fois à la Comédie Française, et, vers la fin du quatrième acte, j’ai eu le malheur de m’endormir.

 

– Peste, je vous souhaite toujours de ces malheurs-là, mon cher monsieur.

 

– Vous voyez, cependant, qu’aujourd’hui cela me porte préjudice.

 

– Eh bien ! en deux mots, je vais vous dire ce que c’était qu’Œdipe. Je l’ai connu enfant à la cour du roi Polybe, et vieux à celle du roi Admète ; vous pouvez donc croire ce que je vous en dis, mieux que vous ne croiriez ce qu’auraient pu vous en dire Eschyle, Sophocle, Sénèque, Corneille, Voltaire ou M. Ducis, qui en ont fort entendu parler, c’est possible, mais qui n’ont pas eu l’avantage de le connaître.

 

Beausire fit un mouvement comme pour demander à Cagliostro une explication sur cette étrange prétention émise par lui, d’avoir connu un homme mort il y avait quelque trois mille six cents ans ; mais sans doute pensa-t-il que ce n’était pas la peine d’interrompre le narrateur pour si peu, il arrêta donc son mouvement, et le continua par un signe qui voulait dire : « Allez toujours, j’écoute. »

 

Et, en effet, comme s’il n’eût rien remarqué, Cagliostro allait toujours.

 

– J’ai donc connu Œdipe. On lui avait prédit qu’il devait être le meurtrier de son père et l’époux de sa mère. Or, croyant Polybe son père, il le quitta sans rien dire et partit pour la Phocide. Au moment de son départ, je lui donnai le conseil, au lieu de prendre la grande route de Daulis à Delphes, de prendre par la montagne un chemin que je connaissais ; mais il s’entêta, et, comme je ne pouvais lui dire dans quel but je lui donnais ce conseil, toutes mes exhortations pour le faire changer de route furent inutiles. Il résulta de cet entêtement que ce que j’avais prévu arriva. À l’embranchement du chemin de Delphes à Thèbes, il rencontra un homme suivi de cinq esclaves : l’homme était monté sur un char, et le char barrait tout le chemin ; tout aurait pu s’arranger si l’homme au char eût consenti à prendre un peu à gauche, et Œdipe un peu à droite, mais chacun voulut tenir le milieu de la route. L’homme au char était d’un tempérament colérique ; Œdipe était d’un naturel peu patient. Les cinq esclaves se jetèrent, les uns après les autres, au devant de leur maître, et les uns après les autres tombèrent ; puis, après eux, leur maître tomba à son tour. Œdipe passa sur six cadavres, et, parmi ces six cadavres, il y avait celui de son père.

 

– Diable ! fit Beausire.

 

– Puis il reprit la route de Thèbes ; or, sur la route de Thèbes s’élevait le mont Phicion, et, dans un sentier plus étroit encore que celui où Œdipe tua son père, un singulier animal avait sa caverne. Cet animal avait les ailes d’un aigle, la tête et les mamelles d’une femme, le corps et les griffes d’un lion.

 

– Oh ! oh ! fit Beausire, croyez-vous, monsieur le comte, qu’il existe de pareils monstres ?

 

– Je ne saurais vous l’affirmer, cher monsieur de Beausire, répondit gravement Cagliostro, attendu que, lorsque j’allai à Thèbes par le même chemin, mille ans plus tard, du temps d’Epaminondas, le sphinx était mort. En somme, à l’époque d’Œdipe, il était vivant, et l’une de ses manies était de se tenir sur la route, proposant une énigme aux passants, et les mangeant dès qu’ils ne pouvaient pas deviner le mot. Or, comme la chose durait depuis plus de trois siècles, les passants devenaient de plus en plus rares, et le sphinx avait les dents fort longues. Lorsqu’il aperçut Œdipe, il alla se mettre au milieu de la route, et, levant la patte pour faire signe au jeune homme de s’arrêter : « Voyageur, lui dit-il, je suis le sphinx. – Eh bien, après ? demanda Œdipe. – Eh bien, le destin m’a envoyé sur la terre pour proposer une énigme aux mortels ; s’ils ne la devinent pas, ils m’appartiennent ; s’ils la devinent, j’appartiens à la mort, et je me précipite de moi-même dans l’abîme où, jusqu’à présent, j’ai précipité les cadavres de tous ceux qui ont eu le malheur de me trouver sur leur route. » Œdipe jeta un regard au fond du précipice, et le vit blanc d’ossements. « C’est bien, dit le jeune homme, quelle est l’énigme ? – L’énigme, la voici, dit l’oiseau-lion : Quel est l’animal qui marche à quatre pattes le matin, sur deux pattes à midi, et sur trois le soir ? » Œdipe réfléchit un instant ; puis, avec un sourire qui ne laissa point que d’inquiéter le sphinx : « Et, si je devine, dit-il, tu te précipiteras de toi- même dans l’abîme ? – C’est la loi, répondit le sphinx. – Eh bien, répondit Œdipe, cet animal, c’est l’homme. »

 

– Comment, l’homme ? interrompit Beausire, qui prenait intérêt à la conversation, comme s’il se fût agi d’un fait contemporain.

 

– Oui, l’homme ! l’homme, qui, dans son enfance, c’est-à-dire au matin de sa vie, marche sur ses pieds et sur ses mains ; qui, dans son âge mûr, c’est-à-dire à midi, marche sur ses deux pieds, et qui, le soir, c’est-à-dire dans sa vieillesse, s’appuie sur un bâton.

 

– Ah ! s’écria Beausire, c’est mordieu vrai !… Embêté, le sphinx !

 

– Oui, mon cher monsieur de Beausire, si bien embêté, qu’il se précipita la tête la première dans l’abîme, et qu’ayant eu la loyauté de ne point se servir de ses ailes, ce que vous trouverez probablement bien niais de sa part, il se brisa la tête sur les rochers. Quant à Œdipe, il poursuivit son chemin, arriva à Thèbes, trouva Jocaste veuve, l’épousa et accomplit ainsi la prophétie de l’oracle qui avait dit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère.

 

– Mais, enfin, monsieur le comte, dit Beausire, quelle analogie voyez-vous entre l’histoire d’Œdipe et celle de l’homme masqué ?

 

– Oh ! une grande… attendez ! D’abord, vous avez désiré savoir son nom.

 

– Oui.

 

– Et, moi, je vous ai dit que j’allais vous proposer une énigme ; il est vrai que je suis de meilleure pâte que le sphinx ; et que je ne vous dévorerai pas, si vous avez le malheur de ne pas la deviner. Attention, je lève la patte : Quel est le seigneur de la cour qui est le petit-fils de son père, le frère de sa mère, et l’oncle de ses sœurs ?

 

– Ah ! diable, fit Beausire tombant dans une rêverie non moins profonde que celle d’Œdipe.

 

– Voyons, cherchez, mon cher monsieur, dit Cagliostro.

 

– Aidez-moi un peu, monsieur le comte.

 

– Volontiers… je vous ai demandé si vous connaissiez l’histoire d’Œdipe.

 

– Vous m’avez fait cet honneur-là.

 

– Maintenant, nous allons passer de l’histoire païenne à l’histoire sacrée. Connaissez-vous l’anecdote de Loth ?

 

– Avec ses filles ?

 

– Justement.

 

– Parbleu, si je la connais ! Mais attendez donc. Eh !… oui… ce que l’on disait du vieux roi Louis XV et de sa fille Madame Adélaïde !…

 

– Vous brûlez, mon cher monsieur.

 

– Alors, l’homme masqué, ce serait ?…

 

– Cinq pieds six pouces.

 

– Le comte Louis…

 

– Allons donc !

 

– Le comte Louis de…

 

– Chut !

 

– Mais, puisque vous disiez qu’il n’y a ici que des morts…

 

– Oui ; mais, sur leur tombe, il pousse de l’herbe, elle y pousse même mieux qu’ailleurs. Eh bien, si cette herbe, comme les roseaux du roi Midas…, connaissez-vous l’histoire du roi Midas ?

 

– Non, monsieur le comte.

 

– Je vous la raconterai un autre jour ; pour le moment revenons à la nôtre.

 

Alors, reprenant son sérieux :

 

– Vous disiez donc ? demanda-t-il.

 

– Pardon, mais je croyais que c’était vous qui interrogiez.

 

– Vous avez raison.

 

Et, tandis que Cagliostro préparait son interrogation :

 

– C’est ma foi vrai, murmurait Beausire. Le petit-fils de son père, le frère de sa mère, l’oncle de ses sœurs… c’est le comte Louis de Nar !…

 

– Attention ! dit Cagliostro.

 

Beausire s’interrompit dans son monologue, et écouta de toutes ses oreilles.

 

– Maintenant qu’il ne nous reste plus de doute sur les conjurés masqués ou non masqués, passons au but du complot.

 

Beausire fit de la tête un signe qui voulait dire qu’il était prêt à répondre.

 

– Le but du complot est bien d’enlever le roi, n’est-ce pas ?

 

– C’est bien le but du complot, en effet.

 

– De le conduire à Péronne ?

 

– À Péronne.

 

– À présent, les moyens ?

 

– Pécuniaires ?

 

– Pécuniaires, oui, d’abord.

 

– On a deux millions.

 

– Que prête un banquier génois. Je connais ce banquier. Il n’y en a pas d’autres ?

 

– Je ne sache pas.

 

– Voilà qui est bien pour l’argent ; mais ce n’est pas assez d’avoir de l’argent, il faut des hommes.

 

– M. de La Fayette vient de donner l’autorisation de lever une légion pour aller au secours du Brabant, qui se révolte contre l’Empire.

 

– Oh ! ce bon La Fayette, murmura Cagliostro, je le reconnais bien là.

 

Puis, tout haut :

 

– Soit ! on aura une légion ; mais ce n’est pas une légion qu’il faut pour exécuter un pareil projet, c’est une armée.

 

– On a l’armée.

 

– Ah ! voyons l’armée.

 

– Douze cents chevaux seront réunis à Versailles ; ils en partiront le jour désigné, à onze heures du soir ; à deux heures du matin, ils arriveront à Paris sur trois colonnes.

 

– Bon !

 

– La première entrera par la grille de Chaillot, la seconde par la barrière du Roule, la troisième par celle de Grenelle. La colonne qui entrera par la rue de Grenelle égorgera le général La Fayette ; celle qui entrera par la grille de Chaillot égorgera M. Necker ; enfin, celle qui entrera par la barrière du Roule égorgera M. Bailly.

 

– Bon ! répéta Cagliostro.

 

– Le coup fait, on encloue les canons, on se réunit aux Champs-Elysées, et l’on marche sur les Tuileries, qui sont à nous.

 

– Comment, à vous ? Et la garde nationale ?

 

– C’est là que doit agir la colonne brabançonne ; réunie à une partie de la garde soldée, à quatre cents Suisses, et à trois cents conjurés de province, elle s’empare, grâce aux intelligences que nous avons dans la place, des portes extérieures et intérieures ; on entre chez le roi, en criant : « Sire, le faubourg Saint-Antoine est en pleine insurrection… une voiture est tout attelée… il faut fuir ! » Si le roi consent à fuir, la chose va toute seule ; s’il n’y consent pas, on l’emporte de force, et on le conduit à Saint-Denis.

 

– Bon !

 

– Là, on trouve vingt mille hommes d’infanterie auxquels se joignent les douze cents hommes de cavalerie, la légion brabançonne, les quatre cents Suisses, les trois cents conjurés, dix, vingt, trente mille royalistes recrutés sur la route, et, à grande force, on conduit le roi à Péronne.

 

– De mieux en mieux ! Et, à Péronne, que fait-on, mon cher monsieur de Beausire ?

 

– À Péronne, on trouve vingt mille hommes qui y arrivent en même temps de la Flandre maritime, de la Picardie, de l’Artois, de la Champagne, de la Bourgogne, de la Lorraine, de l’Alsace et du Cambrésis. On est en marché pour vingt mille Suisses, douze mille Allemands, et douze mille Sardes, lesquels, réunis à la première escorte du roi, formeront un effectif de cent cinquante mille hommes.

 

– Joli chiffre ! dit Cagliostro.

 

– Enfin, avec ces cent cinquante mille hommes, on marchera sur Paris ; on interceptera le bas et le haut de la rivière pour lui couper les vivres. Paris affamé capitulera ; on dissoudra l’Assemblée nationale, et l’on replacera le roi, véritablement roi, sur le trône de ses pères.

 

– Amen ! dit Cagliostro.

 

Et, se levant :

 

– Mon cher monsieur de Beausire, dit-il, vous avez une conversation des plus agréables ; mais, enfin, il en est de vous comme des plus grands orateurs, quand vous avez tout dit, vous n’avez plus rien à dire – et vous avez tout dit, n’est-ce pas ?

 

– Oui, monsieur le comte, pour le moment.

 

– Alors, bonsoir, mon cher monsieur de Beausire ; lorsque vous aurez besoin de dix autres louis, toujours à titre de don, bien entendu, venez me trouver à Bellevue.

 

– À Bellevue, et je demanderai M. le comte de Cagliostro.

 

– Le comte de Cagliostro ? Oh ! non, on ne saurait ce que vous voulez dire ; demandez le baron Zannone.

 

– Le baron Zannone ! s’écria Beausire, mais c’est le nom du banquier génois qui a escompté les deux millions de traites de Monsieur.

 

– C’est possible, dit Cagliostro.

 

– Comment, c’est possible ?

 

– Oui ; seulement, je fais tant d’affaires, que celle-là se sera confondue avec les autres ; voilà pourquoi, au premier abord, je ne me rappelais pas bien ; mais, en effet, maintenant, je crois me souvenir.

 

Beausire était en stupéfaction devant cet homme qui oubliait ainsi des affaires de deux millions, et il commençait à croire que, ne fût-ce qu’au point de vue pécuniaire, mieux valait être au service du prêteur que de l’emprunteur.

 

Mais, comme cette stupéfaction n’allait point jusqu’à lui faire oublier le lieu où il se trouvait, aux premiers pas de Cagliostro vers la porte, Beausire retrouva le mouvement et le suivit d’une allure tellement modelée sur la sienne, qu’à les voir marcher ainsi presque accolés l’un à l’autre, on eût dit deux automates mus par un même ressort.

 

À la porte seulement, et lorsque la grille fut refermée, les deux corps parurent se séparer d’une manière visible.

 

– Et maintenant, demanda Cagliostro, de quel côté allez-vous, cher monsieur de Beausire ?

 

– Mais vous-même ?

 

– Du côté où vous n’allez pas.

 

– Je vais au Palais-Royal, monsieur le comte.

 

– Et moi, à la Bastille, monsieur de Beausire.

 

Sur quoi, les deux hommes se quittèrent, Beausire saluant le comte avec une profonde révérence, Cagliostro saluant Beausire avec une légère inclinaison de tête et tous deux disparurent presque aussitôt au milieu de l’obscurité, Cagliostro dans la rue du Temple, et Beausire dans la rue de la Verrerie.

Chapitre XXXVI

Où Gamain prouve qu’il est véritablement maître sur maître, maître sur tous

 

On se rappelle le désir qu’avait exprimé le roi devant M. de La Fayette et devant M. le comte de Bouillé, d’avoir près de lui son ancien maître Gamain, pour l’aider dans un important travail de serrurerie ; il avait même ajouté – et nous ne croyons pas inutile de consigner ici ce détail –, il avait même ajouté qu’un apprenti adroit ne serait pas de trop pour compléter la trilogie forgeante. Le nombre trois, qui plaît aux dieux, n’avait pas déplu à La Fayette, et il avait, en conséquence, donné des ordres pour que maître Gamain et son apprenti eussent leur entrée franche près du roi, et fussent conduits à la forge aussitôt qu’ils se présenteraient.

 

On ne sera donc point étonné de voir, quelques jours après la conversation que nous avons rapportée, maître Gamain – qui n’est point un étranger pour nos lecteurs, puisque nous avons eu soin de le montrer, dans la matinée du 6 octobre, vidant, avec un armurier inconnu, une bouteille de bourgogne au cabaret du pont de Sèvres –, on ne sera donc point étonné, disons-nous, de voir, quelques jours après cette conversation, maître Gamain, accompagné d’un apprenti, se présenter – tous deux vêtus de leurs habits de travail – à la porte des Tuileries, et, après leur admission, qui ne souffrit aucune difficulté, contourner les appartements royaux par le corridor commun, monter l’escalier des combles, et, arrivés à la porte de la forge, décliner leurs noms et leurs qualités au valet de chambre de service.

 

Les noms étaient : Nicolas-Claude Gamain.

 

Et Louis Lecomte.

 

Les qualités étaient : pour le premier, celle de maître serrurier ;

 

Pour le second, celle d’apprenti.

 

Quoiqu’il n’y eût rien dans tout cela de bien aristocratique, à peine Louis XVI eut-il entendu noms et qualités, qu’il accourut lui-même vers la porte en criant :

 

– Entrez !

 

– Voilà, voilà, voilà ! dit Gamain se présentant avec la familiarité non seulement d’un commensal, mais encore d’un maître.

 

Soit qu’il fût moins habitué aux relations royales, soit que la nature l’eût doué d’un plus grand respect pour les têtes couronnées, sous quelque costume qu’elles se présentassent à lui, ou sous quelque costume qu’il se présentât à elles, l’apprenti, sans répondre à l’invitation, et, après avoir mis un intervalle convenable entre l’apparition de maître Gamain et la sienne, demeura debout, la veste sur le bras et la casquette à la main, près de la porte que le valet de chambre refermait derrière eux.

 

Au reste, peut-être était-il mieux là que sur une ligne parallèle à celle de Gamain, pour saisir l’éclair de joie qui brilla dans l’œil terne de Louis XVI, et pour répondre par un respectueux signe de tête.

 

– Ah ! c’est toi, mon cher Gamain ! dit Louis XVI ; je suis bien aise de te voir ; en vérité, je ne comptais plus sur toi ; je croyais que tu m’avais oublié !

 

– Et voilà pourquoi, dit Gamain, vous avez pris un apprenti ? Vous avez bien fait, c’était votre droit, puisque je n’étais pas là ; mais, par malheur, ajouta-t-il avec un geste narquois, apprenti n’est pas maître, hein ?

 

L’apprenti fit un signe au roi.

 

– Que veux-tu, mon pauvre Gamain ! dit Louis XVI, on m’avait assuré que tu ne me voulais plus voir ni de près ni de loin : on disait que tu avais peur de te compromettre…

 

– Ma foi, sire, vous avez pu vous convaincre, à Versailles, qu’il ne faisait pas bon être de vos amis, et j’ai vu friser, près de moi – par M. Léonard lui- même –, j’ai vu friser, dans le petit cabaret du pont de Sèvres, deux têtes de gardes qui faisaient une vilaine grimace, pour s’être trouvées dans vos antichambres au moment où vos bons amis les Parisiens vous rendaient visite.

 

Un nuage passa sur le front du roi, et l’apprenti baissa la tête.

 

– Mais, continua Gamain, on dit que cela va mieux depuis que vous êtes revenu à Paris, et que vous faites maintenant des Parisiens tout ce que vous voulez. Oh ! pardieu ; ce n’est pas étonnant, vos Parisiens sont si bêtes, et la reine est si enjôleuse, quand cela lui plaît.

 

Louis XVI ne répondit rien, mais une légère rougeur monta à ses joues.

 

Quant au jeune homme, il semblait énormément souffrir des familiarités que se permettait maître Gamain.

 

Aussi, après avoir essuyé son front couvert de sueur avec un mouchoir un peu fin peut-être pour appartenir à un apprenti serrurier, il s’approcha.

 

– Sire, dit-il, Votre Majesté veut-elle permettre que je lui dise comment maître Gamain a l’honneur de se trouver en face de Votre Majesté, et comment j’y suis moi-même près de lui ?

 

– Oui, mon cher Louis, répondit le roi.

 

– Ah ! c’est cela : mon cher Louis ! gros comme le bras, dit Gamain murmurant. Mon cher Louis… à une connaissance de quinze jours, à un ouvrier, à un apprenti !… Qu’est-ce qu’on me dira donc, à moi qui vous connais depuis vingt-cinq ans ? à moi, qui vous ai mis la lime à la main ? à moi, qui suis maître ? Voilà ce que c’est que d’avoir la langue dorée et les mains blanches !

 

– Je te dirai : « Mon bon Gamain ! » J’appelle ce jeune homme mon cher Louis, non pas parce qu’il s’exprime plus élégamment que toi ; non pas parce qu’il se lave les mains plus souvent que tu ne le fais toi-même peut-être – j’apprécie assez peu, tu le sais, toutes ces mignonneries –, mais parce qu’il a trouvé moyen de te ramener près de moi, toi, mon ami, quand on m’avait dit que tu ne voulais plus me voir !

 

– Oh ! ce n’était pas moi qui ne voulais plus vous voir ; car, moi, malgré tous vos défauts, au bout du compte, je vous aime bien ; mais c’était mon épouse, madame Gamain, qui me dit à chaque instant : « Tu as de mauvaises connaissances, Gamain, des connaissances trop hautes pour toi ; il ne fait pas bon voir les aristocrates par ce temps-ci ; nous avons un peu de bien, veillons dessus ; nous avons des enfants, élevons-les ; et, si le dauphin veut apprendre la serrurerie à son tour, qu’il s’adresse à d’autres que nous ; on ne manque pas de serruriers en France. »

 

Louis XVI regarda l’apprenti, et étouffant un soupir moitié railleur, moitié mélancolique :

 

– Oui, sans doute, il ne manque pas de serruriers en France, mais pas de serruriers comme toi.

 

– C’est ce que j’ai dit au maître, sire, quand je me suis présenté chez lui de votre part, interrompit l’apprenti ; je lui ai dit : « Ma foi, maître, voilà ! le roi est en train de fabriquer une serrure à secret ; il avait besoin d’un aide serrurier : on lui a parlé de moi, il m’a pris avec lui ; c’était bien de l’honneur… bon… mais c’est de la fine ouvrage que celle qu’il fait. Ça a bien été pour la serrure, tant qu’il ne s’est agi que de la cloison, du palastre et des étoquiaux, parce que chacun sait que trois étoquiaux à queue d’aronde dans le rabord suffisent pour assujettir solidement la cloison au palastre ; mais, quand il s’est agi du pêne, voilà où l’ouvrier s’embarrasse… »

 

– Je le crois bien, dit Gamain, le pêne, c’est l’âme de la serrure.

 

– Et le chef-d’œuvre de la serrurerie quand il est bien fait, dit l’apprenti ; mais il y a pêne et pêne. Il y a pêne dormant, il y a pêne à bascule pour mouvoir le demi-tour, il y a pêne à pignon pour mouvoir les verrous. Eh bien, supposons, maintenant, que nous ayons une clef forée dont le panneton soit entaillé par une planche avec un pertuis, une fronçure simple et une fronçure hastée en dedans, deux rouets avec un faucillon renversé en dedans, et hasté en dehors, quel pêne faudra-t-il pour cette clef-là ? Voilà où nous sommes arrêtés…

 

– Le fait est que ça n’est pas donné à tout le monde de se tirer d’une pareille besogne, dit Gamain.

 

– Précisément… « C’est pourquoi, continuai-je, je suis venu à vous, maître Gamain. Chaque fois que le roi était embarrassé, il disait avec un soupir : "Ah ! si Gamain était là !" Alors, moi, j’ai dit au roi : "Eh bien, voyons, faites-lui dire de venir, à votre fameux Gamain, et qu’on le voie à la besogne !" Mais le roi répondait : "Inutile, mon pauvre Louis, Gamain m’a oublié ! – Oublier Votre Majesté ! un homme qui a eu l’honneur de travailler avec elle, impossible !…" Alors, j’ai dit au roi : "Je vais l’aller chercher, ce maître sur maître, maître sur tous !" Le roi m’a dit : "Va, mais tu ne le ramèneras pas !" J’ai dit : "Je le ramènerai !" et je suis parti. Ah ! sire, je ne savais pas de quelle besogne je m’étais chargé, et à quel homme j’avais affaire. D’ailleurs, quand je me suis présenté à lui comme apprenti, il m’a fait subir un examen que c’était pis que pour entrer à l’École des cadets. Enfin, bon… me voilà chez lui. Le lendemain, je me hasarde à lui dire que je viens de votre part. Cette fois-là, j’ai cru qu’il allait me mettre à la porte : il m’appelait espion, mouchard. J’avais beau lui assurer que j’étais réellement envoyé par vous, ça n’y faisait rien. Il n’y a que quand je lui ai avoué que nous avions commencé à nous deux un ouvrage que nous ne pouvions pas finir, qu’il a débouché ses oreilles ; mais tout cela ne le décidait pas. Il disait que c’était un piège que ses ennemis lui tendaient. Enfin, hier seulement, quand je lui eus remis les vingt-cinq louis que Votre Majesté m’a fait passer à son intention, il a dit : « Ah ! ah ! en effet, cela pourrait bien être véritablement de la part du roi !… Eh bien, soit ! a-t-il ajouté, nous irons demain ; qui ne risque rien n’a rien. » Toute la soirée, j’ai entretenu le maître dans ces bonnes dispositions, et, ce matin, j’ai dit : « Voyons, ce n’est pas cela, il faut partir ! » Il faisait bien encore quelque difficulté, mais, enfin, je l’ai décidé. Je lui ai noué le tablier autour du corps, je lui ai mis la canne à la main, je l’ai poussé dehors ; nous avons pris la route de Paris, et nous voilà !

 

– Soyez les bienvenus, dit le roi en remerciant d’un coup d’œil le jeune homme, qui paraissait avoir eu autant de peine à composer dans le fond, et surtout dans la forme, le récit que l’on vient de lire qu’en eût eu maître Gamain à faire un discours de Bossuet ou un sermon de Fléchier. Et, maintenant, Gamain, mon ami, continua le roi, comme tu me parais pressé, ne perdons pas de temps.

 

– C’est justement cela, dit le maître serrurier ; d’ailleurs, j’ai promis à Mme Gamain d’être de retour ce soir. Voyons, où est cette fameuse serrure ?

 

Le roi remit entre les mains du maître une serrure aux trois quarts achevée.

 

– Eh bien, mais que disais-tu donc que c’était une serrure bénarde ? fit Gamain s’adressant à l’apprenti. Une serrure bénarde se ferme des deux côtés, mazette ! et celle-ci est une serrure de coffre. Voyons, voyons un peu cela… Ça ne marche donc pas, hein ?… Eh bien, avec maître Gamain, il faudra que cela marche.

 

Et Gamain essaya de faire tourner la clef.

 

– Ah ! voilà, voilà ! dit-il.

 

– Tu as trouvé le défaut, mon cher Gamain ?

 

– Parbleu !

 

– Voyons, montre-moi cela.

 

– Ah ! ce sera vite fait, regardez. Le museau de la clef accroche bien la grande barbe ; la grande barbe décrit bien la moitié de son cercle ; mais, arrivée là, comme elle n’est pas taillée en biseau, elle ne s’échappe pas toute seule, voilà l’affaire… La course de la barbe étant de six lignes, l’épaulement doit être d’une ligne.

 

Louis XVI et l’apprenti se regardèrent comme émerveillés de la science de Gamain.

 

– Eh ! mon Dieu ! c’est pourtant bien simple, dit celui-ci encouragé par cette admiration tacite ; et je ne comprends même pas comment vous avez oublié cela. Il faut que vous ayez pensé, depuis que vous ne m’avez vu, à un tas de bêtises qui vous ont fait perdre la mémoire ! Vous avez trois barbes, n’est-ce pas ? une grande et deux petites, une de cinq lignes, deux de deux lignes ?

 

– Sans doute, dit le roi suivant avec un certain intérêt la démonstration de Gamain.

 

– Eh bien, aussitôt que la clef a lâché la grande barbe, il faut qu’elle puisse avoir le pêne qu’elle vient de fermer, n’est-ce pas ?

 

– Oui, dit le roi.

 

– Alors, il faut donc qu’elle puisse accrocher en sens inverse, c’est-à-dire en revenant sur ses pas, la seconde barbe au moment où elle lâche la première.

 

– Ah ! oui, oui, dit le roi.

 

– Ah ! oui, oui, répéta Gamain d’un ton goguenard. Eh bien, comment voulez-vous qu’elle s’y prenne, cette pauvre clef, si l’intervalle entre la grande et la petite barbe n’est pas égal à l’épaisseur du museau, plus un peu de liberté ?

 

– Ah !

 

– Ah !… répéta encore Gamain ! Voilà, vous avez beau être roi de France ; vous avez beau dire : « Je veux ! » la petite barbe dit : « Je ne veux pas ! » elle, et bonsoir ! c’est comme lorsque vous vous chamaillez avec l’Assemblée, c’est l’Assemblée qui est la plus forte !

 

– Et, cependant, demanda le roi à Gamain, il y a de la ressource, n’est-ce pas, maître ?

 

– Parbleu ! dit celui-ci, il y a toujours de la ressource. Il n’y a qu’à tailler la première barbe en biseau, creuser l’épaulement d’une ligne, écarter de quatre lignes la première barbe de la seconde, et rétablir à la même distance la troisième barbe – celle-ci, qui fait partie du talon, et qui s’arrête sur le picolet, et tout sera dit.

 

– Mais, observa le roi, à tous ces changements, il y a bien une journée de travail, mon pauvre Gamain ?

 

– Oh ! oui, il y aurait une journée de travail pour un autre, mais, pour Gamain, deux heures suffiront ; seulement, il faut qu’on me laisse seul, et qu’on ne m’embête pas d’observations… Gamain, par-ci… Gamain, par-là… Qu’on me laisse donc seul ; la forge me paraît assez bien outillée, et, dans deux heures… eh bien, dans deux heures, si l’ouvrage est convenablement humectée, continua Gamain en souriant, on peut revenir ; l’ouvrage sera finie.

 

Ce que demandait Gamain, c’était tout ce que désirait le roi. La solitude de Gamain lui fournissait l’occasion d’un tête à tête avec l’apprenti.

 

Cependant, il parut faire des difficultés

 

– Mais, si tu as besoin de quelque chose, mon pauvre Gamain ?

 

– Si j’ai besoin de quelque chose, j’appellerai le valet de chambre, et, pourvu qu’il ait ordre de me donner ce que je lui demanderai… c’est tout ce qu’il me faut.

 

Le roi alla lui-même à la porte :

 

– François, dit-il en ouvrant cette porte, tenez-vous là, je vous prie. Voici Gamain, mon ancien maître en serrurerie, qui me corrige un travail manqué. Vous lui donnerez tout ce dont il aura besoin, et particulièrement une ou deux bouteilles d’excellent bordeaux.

 

– Si c’était un effet de votre bonté, sire, de vous rappeler que j’aime mieux le bourgogne ; ce diable de bordeaux, c’est comme si l’on buvait de l’eau tiède !

 

– Ah ! oui, c’est vrai… j’oubliais, dit Louis XVI en riant ; nous avons pourtant trinqué plus d’une fois ensemble, mon pauvre Gamain… Du bourgogne, François, vous entendez, du volnay !

 

– Bien ! dit Gamain en passant sa langue sur ses lèvres, je me rappelle ce nom-là !

 

– Et il te fait venir l’eau à la bouche, hein ?

 

– Ne parlez pas d’eau, sire ; l’eau, je ne sais pas à quoi ça peut servir, si ce n’est pour tremper le fer ; mais ceux qui l’ont employée à un autre usage que celui-là l’ont détournée de sa véritable destination… l’eau, pouah !…

 

– Eh bien, sois tranquille, tant que tu seras ici, tu n’entendras point parler d’eau, et, de peur que le mot ne nous échappe à l’un ou à l’autre, nous te laissons seul ; quand tu auras fini, envoie-nous chercher.

 

– Et qu’est-ce que vous allez faire pendant ce temps-là, vous ?

 

– L’armoire à laquelle est destinée cette serrure.

 

– Ah ! bon, c’est de l’ouvrage comme il vous en convient, celle-là. Bien du plaisir !

 

– Bon courage ! répondit le roi.

 

Et, tout en faisant de la tête un adieu familier à Gamain, le roi sortit avec l’apprenti Louis Lecomte, ou le comte Louis, comme le préférera sans doute le lecteur, à qui nous supposons assez de perspicacité pour croire qu’il a reconnu, dans le faux compagnon, le fils du marquis de Bouillé.

 

Chapitre XXXVII

Où l’on parle de tout autre chose que de serrurerie

 

Cette fois, seulement, Louis XVI ne sortit point de la forge par l’escalier extérieur et commun à tout le service : il descendit par l’escalier secret réservé à lui seul.

 

Cet escalier conduisait à son cabinet de travail.

 

Une table de ce cabinet de travail était couverte par une immense carte de France, laquelle prouvait que le roi avait souvent déjà étudié la route la plus courte ou la plus facile pour sortir de son royaume.

 

Mais ce ne fut qu’au bas de l’escalier, et la porte refermée derrière lui et le compagnon serrurier, que Louis XVI, après avoir jeté un regard investigateur dans le cabinet, parut reconnaître celui qui le suivait, la veste sur l’épaule et la casquette à la main.

 

– Enfin, dit-il, nous voilà seuls, mon cher comte ; laissez-moi, d’abord, vous féliciter de votre adresse, et vous remercier de votre dévouement.

 

– Et moi, sire, répondit le jeune homme, permettez que je fasse toutes mes excuses à Votre Majesté d’avoir, même pour son service, osé me présenter devant elle vêtu comme je le suis, et de m’être permis de lui parler comme je l’ai fait.

 

– Vous avez parlé comme un brave gentilhomme, mon cher Louis, et, de quelque façon que vous soyez vêtu, c’est un cœur loyal qui bat sous votre habit. Mais, voyons, nous n’avons pas de temps à perdre ; tout le monde, même la reine, ignore votre présence ici, personne ne nous écoute, dites-moi vite ce qui vous amène.

 

– Votre Majesté n’a-t-elle pas fait à mon père l’honneur de lui envoyer un officier de sa maison ?

 

– Oui, M. de Charny.

 

– M. de Charny, c’est cela. Il était chargé d’une lettre…

 

– Insignifiante, interrompit le roi, et qui n’était qu’une introduction à une mission verbale.

 

– Cette mission verbale, il l’a remplie, sire, et c’est pour qu’elle ait son exécution certaine que, sur l’ordre de mon père, et dans l’espoir de causer seul à seul avec Votre Majesté, je suis parti pour Paris.

 

– Alors, vous êtes instruit de tout ?

 

– Je sais que le roi, à un moment donné, voudrait être certain de pouvoir quitter la France.

 

– Et qu’il a compté sur le marquis de Bouillé, comme sur l’homme le plus capable de le seconder dans son projet.

 

– Et mon père est à la fois bien fier et bien reconnaissant de l’honneur que vous lui avez fait, sire.

 

– Mais arrivons au principal. Que dit-il du projet ?

 

– Qu’il est hasardeux, qu’il demande de grandes précautions, mais qu’il n’est pas impossible.

 

– D’abord, fit le roi, pour que le concours de M. de Bouillé eût toute l’efficacité que promettent sa loyauté et son dévouement, ne faudrait-il pas qu’à son commandement de Metz on joignît celui de plusieurs provinces, et particulièrement celui de la Franche-Comté ?

 

– C’est l’avis de mon père, sire, et je suis heureux que le roi ait le premier exprimé son opinion à cet égard ; le marquis craignait que le roi n’attribuât à une ambition personnelle…

 

– Allons donc, est-ce que je ne connais pas le désintéressement de votre père ? Voyons, maintenant, s’est-il expliqué avec vous sur la route à suivre ?

 

– Avant tout, sire, mon père craint une chose.

 

– Laquelle ?

 

– C’est que plusieurs projets de fuite ne soient présentés à Votre Majesté, soit de la part de l’Espagne, soit de la part de l’Empire, soit de la part des émigrés de Turin, et que, tous ces projets se contrecarrant, le sien n’avorte par quelques-unes de ces circonstances fortuites que l’on met sur le compte de la fatalité, et qui sont presque toujours le résultat de la jalousie ou de l’imprudence des partis.

 

– Mon cher Louis, je vous promets de laisser tout le monde intriguer autour de moi ; c’est un besoin des partis, d’abord ; puis, ensuite, c’est une nécessité de ma position. Tandis que l’esprit de La Fayette et les regards de l’Assemblée suivront tous ces fils qui n’auront d’autre but que de les égarer, nous, sans autres confidents que les personnes strictement nécessaires à l’exécution du projet – toutes personnes sur lesquelles nous sommes sûrs de pouvoir compter –, nous suivrons notre chemin avec d’autant plus de sécurité qu’il sera plus mystérieux.

 

– Sire, ce point arrêté, voici ce que mon père a l’honneur de proposer à Votre Majesté.

 

– Parlez, dit le roi en s’inclinant sur la carte de France, afin de suivre des yeux les différents projets qu’allait exposer le jeune comte avec la parole.

 

– Sire, il y a plusieurs points sur lesquels le roi peut se retirer.

 

– Sans doute.

 

– Le roi a-t-il fait son choix ?

 

– Pas encore. J’attendais l’avis de M. de Bouillé, et je présume que vous me l’apportez.

 

Le jeune homme fit de la tête un signe respectueux et affirmatif à la fois.

 

– Parlez, dit Louis XVI.

 

– Il y a d’abord Besançon, sire, dont la citadelle offre un poste très fort et très avantageux pour rassembler une armée, et donner le signal et la main aux Suisses. Les Suisses, réunis à l’armée, pourront s’avancer à travers la Bourgogne, où les royalistes sont nombreux, et, de là, marcher sur Paris.

 

Le roi fit un mouvement de tête qui signifiait : « J’aimerais mieux autre chose. »

 

Le jeune comte continua :

 

– Il y a, ensuite, Valenciennes, sire, ou telle autre place de la Flandre qui aurait une garnison sûre. M. de Bouillé s’y porterait lui-même avec les troupes de son commandement, soit avant, soit après l’arrivée du roi.

 

Louis XVI fit un second mouvement de tête qui voulait dire : « Autre chose, monsieur. »

 

– Le roi, continua le jeune homme, peut encore sortir par les Ardennes et la Flandre autrichienne, et rentrer ensuite par cette même frontière en se portant sur une des places que M. de Bouillé livrerait dans son commandement, et où, d’avance, il serait fait un rassemblement de troupes.

 

– Je vous dirai, tout à l’heure, ce qui me fait vous demander si vous n’avez rien de mieux que tout cela.

 

– Enfin, le roi peut se porter directement à Sedan ou à Montmédy ; là, le général, se trouvant au centre de son commandement, aurait pour obéir au désir du roi, soit qu’il lui plût de sortir de France, soit qu’il lui convînt de marcher sur Paris, toute sa liberté d’action.

 

– Mon cher comte, dit le roi, je vais vous expliquer en deux mots ce qui me fait refuser les trois premières propositions, et ce qui est cause que je m’arrêterai probablement à la quatrième. D’abord, Besançon est trop loin, et, par conséquent, j’aurais trop de chances d’être arrêté avant d’y arriver ; Valenciennes est à une bonne distance, et me conviendrait assez en raison de l’excellent esprit de cette ville ; mais M. de Rochambeau, qui commande dans le Hainaut, c’est-à-dire à ses portes, est entièrement livré à l’esprit démocratique ; quant à sortir par les Ardennes et par la Flandre pour en appeler à l’Autriche, non ; outre que je n’aime pas l’Autriche, qui ne se mêle de nos affaires que pour les embrouiller, l’Autriche a bien assez, à l’heure qu’il est, de la maladie de mon beau-frère, de la guerre des Turcs et de la révolte du Brabant, sans que je lui donne encore un surcroît d’embarras par sa rupture avec la France : d’ailleurs, je ne veux pas sortir de France ; une fois qu’il a le pied hors de son royaume, un roi ne sait jamais s’il y rentrera. Voyez Charles II, voyez Jacques II : l’un n’y rentre qu’au bout de treize ans, l’autre n’y rentre jamais. Non je préfère Montmédy – Montmédy est à une distance convenable, au centre du commandement de votre père… Dites au marquis que mon choix est fait, et que c’est à Montmédy que je me retirerai.

 

– Le roi a-t-il bien arrêté cette fuite, ou n’est-ce encore qu’un projet ? se hasarda de demander le jeune comte.

 

– Mon cher Louis, répondit Louis XVI, rien n’est arrêté encore, et tout dépendra des circonstances. Si je vois que la reine et mes enfants courent de nouveaux dangers, comme ceux qu’ils ont courus dans la nuit du 5 au 6 octobre, je me déciderai, et dites-le bien à votre père, mon cher comte, une fois la décision prise, elle sera irrévocable.

 

– Maintenant, sire, continua le jeune comte, s’il m’était permis, relativement à la façon dont se fera le voyage, de soumettre à la sagesse du roi l’avis de mon père…

 

– Oh ! dites, dites !

 

– Son avis serait, sire, qu’on diminuât les dangers du voyage en les partageant.

 

– Expliquez-vous.

 

– Sire, Votre Majesté partirait d’un côté avec Madame Royale et Madame Élisabeth, tandis que la reine partirait, de l’autre, avec monseigneur le dauphin… de sorte que…

 

Le roi ne laissa point M. de Bouillé achever sa phrase.

 

– Inutile de discuter sur ce point, mon cher Louis, dit-il, nous avons, dans un moment solennel, décidé, la reine et moi, que nous ne nous quitterions pas. Si votre père veut nous sauver, qu’il nous sauve tous ensemble ou pas du tout.

 

Le jeune comte s’inclina.

 

– Le moment venu, le roi donnera ses ordres, dit-il, et les ordres du roi seront exécutés. Seulement, je me permettrai de faire observer au roi qu’il sera difficile de trouver une voiture assez grande pour que Leurs Majestés, leurs augustes enfants, Madame Élisabeth et les deux ou trois personnes de service qui doivent les accompagner puissent y tenir commodément.

 

– Ne vous inquiétez point de cela, mon cher Louis ; on la fera faire exprès ; le cas est prévu.

 

– Autre chose encore, sire : deux routes conduisent à Montmédy ; il me reste à vous demander quelle est celle des deux que Votre Majesté préfère suivre, afin qu’on puisse la faire étudier par un ingénieur de confiance.

 

– Cet ingénieur de confiance, nous l’avons. M. de Charny, qui nous est tout dévoué, a relevé les cartes des environs de Chandernagor avec une fidélité et un talent remarquables ; moins nous mettrons de personnes dans le secret, mieux vaudra ; nous avons, dans le comte, un serviteur à toute épreuve, intelligent et brave, servons-nous-en. Quant à la route, vous voyez que je m’en suis préoccupé. Comme d’avance j’avais choisi Montmédy, les deux routes qui y conduisent sont pointées sur cette carte.

 

– Il y en a même trois, sire, dit respectueusement M. de Bouillé.

 

– Oui, je sais, celle qui va de Paris à Metz, que l’on quitte après avoir traversé Verdun pour prendre, le long de la Meuse, la route de Stenay, dont Montmédy n’est distant que de trois lieues.

 

– Il y a celle de Reims, d’lsle, de Rethel et de Stenay, dit le jeune comte assez vivement pour que le roi vit la préférence que son interlocuteur donnait à celle-là.

 

– Ah ! ah ! dit le roi, il paraît que c’est la route que vous préférez ?

 

– Oh ! pas moi, sire, Dieu me garde d’avoir, moi qui suis presque un enfant, la responsabilité d’une opinion émise dans une affaire si grave ! Non, sire, ce n’est point mon opinion, c’est celle de mon père, et il se fondait sur ce que le pays qu’elle parcourt est pauvre, presque désert ; que, par conséquent, il exige moins de précautions ; il ajouta que le Royal-Allemand, le meilleur régiment de l’armée, le seul peut-être qui soit resté complètement fidèle, est en quartier à Stenay, et, depuis Isle ou Rethel, pourrait être chargé de l’escorte du roi ; ainsi l’on éviterait le danger d’un trop grand mouvement de troupes.

 

– Oui, interrompit le roi, mais on passerait par Reims, où j’ai été sacré, et où le premier venu peut me reconnaître… Non, mon cher comte, sur ce point, ma décision est prise.

 

Et le roi prononça ces paroles d’une voix si ferme, que, cette décision, le comte Louis ne tenta même point de la combattre.

 

– Ainsi, demanda-t-il, le roi est décidé ?…

 

– Pour la route de Châlons par Varennes en évitant Verdun. Quant aux régiments, ils seront échelonnés dans les petites villes situées entre Montmédy et Châlons ; je ne verrais même pas d’inconvénient, ajouta le roi, à ce que le premier détachement m’attendît dans cette dernière ville.

 

– Sire, quand nous en serons là, dit le jeune comte, ce sera un point à discuter de savoir jusqu’à quelle ville doivent se hasarder ces régiments ; seulement, le roi n’ignore pas qu’il n’y a point de poste aux chevaux à Varennes.

 

– J’aime à vous voir si bien renseigné, monsieur le comte, dit le roi en riant ; cela prouve que vous avez travaillé sérieusement notre projet ; mais ne vous inquiétez point de cela, nous trouverons moyen de faire tenir des chevaux prêts, au-dessous ou au-dessus de la ville ; notre ingénieur nous dira où ce sera le mieux.

 

– Et maintenant, sire, dit le jeune comte, maintenant que tout est à peu près arrêté, Sa Majesté m’autorise-t-elle à lui citer, au nom de mon père, quelques lignes d’un auteur italien qui lui ont paru tellement appropriées à la situation où se trouve le roi, qu’il m’a ordonné de les apprendre par cœur, afin que je pusse les lui dire.

 

– Dites-les, monsieur.

 

– Les voici : « Le délai est toujours préjudiciable, et il n’y a jamais de circonstance entièrement favorable dans toutes les affaires que l’on entreprend : de sorte que, qui attend jusqu’à ce qu’il rencontre une occasion parfaite, jamais n’entreprendra une chose, ou, s’il l’entreprend, en sortira souvent fort mal. » C’est l’auteur qui parle, sire.

 

– Oui, monsieur, et cet auteur est Machiavel. J’aurai donc égard, croyez-le bien, aux conseils de l’ambassadeur de la magnifique république… Mais, chut ! j’entends des pas dans l’escalier… c’est Gamain qui descend ; allons au-devant de lui pour qu’il ne voie pas que nous nous sommes occupés de tout autre chose que de l’armoire.

 

À ces mots, le roi ouvrit la porte de l’escalier secret.

 

Il était temps, le maître serrurier était sur la dernière marche, sa serrure à la main.

 

 

 

 

 

 


À propos de cette édition électronique

Texte libre de droits.

 

Corrections, édition, conversion informatique et publication par le groupe :

Ebooks libres et gratuits

http://fr.groups.yahoo.com/group/ebooksgratuits

Adresse du site web du groupe :
http://www.ebooksgratuits.com/

 

Septembre 2009

 

– Élaboration de ce livre électronique :

Les membres de Ebooks libres et gratuits qui ont participé à l’élaboration de ce livre, sont : Fabrice, Coolmicro et Fred.

 

– Source :

http://www.dumaspere.com/ Le site de référence sur Alexandre Dumas, indispensable pour tous ceux qui aiment cet auteur.

 

– Dispositions :

Les livres que nous mettons à votre disposition, sont des textes libres de droits, que vous pouvez utiliser librement, à une fin non commerciale et non professionnelle. Tout lien vers notre site est bienvenu…

 

– Qualité :

Les textes sont livrés tels quels sans garantie de leur intégrité parfaite par rapport à l'original. Nous rappelons que c'est un travail d'amateurs non rétribués et que nous essayons de promouvoir la culture littéraire avec de maigres moyens.

 

Votre aide est la bienvenue !

 

VOUS POUVEZ NOUS AIDER À FAIRE CONNAÎTRE CES CLASSIQUES LITTÉRAIRES.