Fortuné Du Boisgobey

 

 

 

DOUBLE-BLANC

 

 

 

(1889)

 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

PREMIÈRE PARTIE.. 3

I. 4

II. 47

III. 85

IV.. 114

V.. 182

DEUXIÈME PARTIE.. 229

I. 230

II. 276

III. 306

IV.. 367

V.. 422

ÉPILOGUE.. 460

À propos de cette édition électronique. 464

 

PREMIÈRE PARTIE

I

L’ancien Opéra, incendié il y a quinze ans, n’avait ni façade imposante, ni escalier monumental, mais les vieux abonnés le regrettent. On y voyait moins d’étrangers et l’acoustique y était meilleure.

 

On y donnait aussi des bals masqués plus amusants que ceux d’à présent.

 

Le carnaval de 1870 fut joyeux et la nuit du samedi gras de l’année terrible, la salle de la rue Le Peletier regorgeait de monde. On s’écrasait dans les couloirs, on s’étouffait au foyer et les loges étaient bondées.

 

Aux premières, à droite, il y en avait une où on menait grand bruit. Les jeunes qui l’occupaient étaient montés à un formidable diapason de gaieté, et ce nid de viveurs élégants attirait les chercheuses d’aventures, comme la lumière attire les chauves-souris.

 

À tout instant, s’ouvrait et se refermait la porte qui donnait sur le fameux corridor, si magistralement mis en scène par les frères de Goncourt, au premier acte de Henriette Maréchal.

 

C’était un incessant va-et-vient de dominos de toutes les couleurs.

 

Quelques loups de dentelle abritaient peut-être de vraies mondaines en rupture de salons du high-life, mais la plupart cachaient mal des visages de demoiselles trop connues, et ces messieurs n’étaient pas venus au bal pour se faire intriguer, comme on disait jadis.

 

En ce temps-là, il n’y avait déjà plus que les collégiens et les provinciaux pour jouer à ce jeu démodé.

 

Dans la loge numéro 9, on remplaçait l’intrigue par une pantomime expressive, et les femmes qui s’y risquaient savaient à quoi elles s’exposaient. Elles partaient chiffonnées, mais non pas fâchées, et elles ne craignaient pas d’y revenir après une excursion dans les couloirs où on ne les respectait pas davantage.

 

Sous cette loge tapageuse, venaient de danser les clodoches, alors en pleine vogue, et le chef de la bande s’était mis à faire la quête. Dans son bonnet tendu, à bout de bras, il avait récolté une pluie d’or et il s’en allait recommencer plus loin ses exercices, en les dédiant à d’autres amateurs de contorsions.

 

Il n’était resté qu’un individu, costumé en troubadour de pendule, vêtu d’une tunique abricot et coiffé d’une toque à créneaux.

 

Celui-là n’avait pas figuré dans le quadrille privilégié. Il avait bien essayé de s’y mêler, mais les autres l’avaient rudement repoussé. N’est pas clodoche qui veut et les titulaires de l’emploi ne se souciaient pas d’admettre un intrus au partage des bénéfices. Ces drôles ne travaillaient pas pour l’amour de l’art et le bal de l’Opéra leur rapportait gros à cette époque où les riches avaient encore le louis facile.

 

Le troubadour évincé avait l’air si triste et il regardait si humblement les semeurs de pourboires que l’un d’eux le prit en pitié, un grand brun que les grimaces des clodoches n’avaient pas déridé et qu’avaient laissé froid les agaceries des belles de nuit qui, les unes après les autres, s’étaient assises près de lui.

 

La dernière venue, une blonde en domino blanc, ne lui avait rien dit encore, mais elle n’avait pas quitté la place, pendant qu’il se demandait, en examinant le troubadour mélancolique : Où donc ai-je déjà vue cette figure-là ?

 

Il ne voulait pas l’interpeller du haut de la loge, mais tirant de sa poche une pièce de vingt francs, il la montra au piteux personnage qui s’empressa de tendre ses deux mains jointes pour la recevoir.

 

Le pauvre diable n’était ni un ingrat, ni un incrédule, car après avoir fait un signe de croix, il leva sur son bienfaiteur des yeux baignés de larmes.

 

Un travesti de bas étage qui pleure de joie au bal masqué, c’est rare, mais le signe de croix stupéfia le bienfaiteur qui ne put pas s’empêcher de dire, assez haut pour que sa voisine l’entendît :

 

– Est-ce que ce gars-là serait de mon pays ? Il n’y a guère qu’en Bretagne que les pauvres remercient Dieu, quand on leur fait l’aumône.

 

– Vous êtes Breton, Monsieur ? demanda vivement la blonde.

 

Sa voix était douce ; son ton était celui de la bonne compagnie, et maintenant elle disait : « vous » au jeune homme qu’elle avait tutoyé d’abord.

 

Tout étonné de ce changement, il allait se décider à lui répondre. Un de ses compagnons s’en chargea, un gros garçon à la mine réjouie, qui s’écria :

 

– Un peu qu’il l’est !… Breton bretonnant, mon ami Hervé… noble comme un Rohan, brave comme feu Duguesclin et sociable comme un sanglier de la forêt de Rennes…, je vais te le présenter… Hervé Le Gouesnach, seigneur de Scaër, Trégunc et autres lieux… âgé de vingt-sept ans… orphelin de père et de mère… propriétaire foncier… châtelain de plusieurs manoirs couverts d’ardoises… et d’hypothèques… Te voilà renseignée, ma petite Double-blanc…

 

» Je t’appelle Double-Blanc parce que, excepté toi, il n’y a ici que des dominos noirs… Tu me fais l’effet d’être gentille… Veux-tu souper avec moi ?

 

– Avec vous, non, dit nettement la jeune femme.

 

– Tu aimerais mieux souper en tête-à-tête avec Hervé… pas la peine, ma chère. Tu perdrais ton temps. Il va se marier.

 

– Déjà ! murmura la blonde.

 

– Parfaitement… et si tu savais contre qui…

 

– Assez ! interrompit le grand brun.

 

– Oh ! ne te fâche pas !… cette enfant m’intéresse et j’ai bien le droit de lui crier : casse-cou !… Je ne suis pas Breton, moi : mais je suis très sérieux… mes autres amis aussi… et j’invite la petite à grignoter avec nous quelques écrevisses, au Grand-Quinze.

 

– Merci, Monsieur, je n’y tiens pas, répond de domino blanc.

 

– Des manières, alors !… Madame est une femme du monde !… Fallait le dire !

 

Et le joyeux garçon se rejeta sur une errante qui venait d’arriver et qui l’accueillit beaucoup mieux.

 

La blonde n’avait pas cessé de regarder Hervé et elle finit par lui dire, en baissant la voix :

 

– Je voudrais vous revoir.

 

– Me revoir ?… à quoi bon ? Je vais me marier… mon ami vient de vous le dire… et je ne suis pas disposé à faire la fête.

 

– Je n’y suis pas plus disposée que vous, mais je vous connais depuis longtemps et je vous cherche depuis un an. Je vous ai aperçu dans cette loge et je n’y suis entrée que pour vous parler.

 

– Eh bien !… parlez-moi ! et si vous voulez que je vous écoute, commencez par m’apprendre votre nom et comment vous me connaissez.

 

– Mon nom ne vous renseignerait pas sur ma personne. Tout ce que je puis vous dire, c’est que vous m’avez rencontrée… autrefois… en Bretagne… et que vous vous souviendriez peut-être de moi si je vous montrais ma figure.

 

– Montrez-la-moi donc !

 

– Ici ?… non… je ne veux pas.

 

– Alors, je ne la verrai jamais, car je vais quitter le bal, et il est probable que, de ma vie, je n’y remettrai les pieds.

 

– Ni moi non plus, mais si je savais où vous demeurez à Paris, je pourrais vous écrire.

 

– Vous pourriez même venir chez moi, et je n’y tiens pas.

 

– Oui, je comprends… Vous craignez que ma visite ne vous compromette… Vous avez tort… Je ne suis pas ce que vous pensez, et puisque vous refusez de me donner votre adresse, je me contenterai de vous donner la mienne.

 

» Prenez ceci, je vous prie, dit la blonde, en glissant dans la main d’Hervé une enveloppe cachetée à la cire.

 

Et sans lui laisser le temps de se récrier, elle sortit de la loge.

 

– Tiens ! dit le gai compagnon qu’elle avait rebuté, voilà le Double-Blanc qui décampe. Tans mieux !… cette farceuse appartient évidemment à l’espèce des demi-castors… la pire de toutes… ni chair ni poisson… ni cocotte ni femme du monde. Elle a essayé de nous la faire à la pose, mais avec moi, Ernest Pibrac, ça ne prend pas, et j’espère bien que tu ne vas pas courir après elle. Tu souperas avec nous.

 

– Peut-être ; mais on étouffe ici, et je vais respirer un peu.

 

– Dans les corridors ?… Il y fait encore plus chaud… Avoue donc que tu as envie de rattraper la blonde… Bonne chance, mon cher !… tu nous trouveras chez Verdier… à la Maison d’Or… à trois heures… j’ai retenu le cabinet du fond.

 

Ernest n’avait pas vu son camarade recevoir et empocher prestement l’enveloppe ; s’il l’avait vu, il n’aurait pas manqué de se moquer de lui et il y aurait eu de quoi, car cette coureuse masquée ne valait probablement pas qu’on la prît au sérieux.

 

Mais Hervé de Scaër n’était pas Breton pour rien et quelques années de vie parisienne ne l’avaient pas guéri des naïvetés de son enfance. Il croyait encore à bien des choses que ses nouveaux amis blaguaient impitoyablement. L’inconnu l’attirait et il n’hésitait jamais à se lancer dans une aventure, sans se demander où elle le conduirait.

 

Il avait pourtant de bonnes raisons pour être prudent, car après beaucoup de sottises coûteuses, il touchait au port du mariage et il allait franchir gaiement le pas solennel qui sépare la vie de garçon de la vie conjugale. Il s’agissait de sauver les terres qui lui restaient de son patrimoine, fortement ébréché par ses folies de jeunesse, et de plus, sa future était charmante.

 

Mais, s’il tenait à retrouver la blonde, ce n’était pas, comme le croyait son ami Pibrac, pour se passer une dernière fantaisie avant d’enchaîner sa liberté. Il ne savait même pas si elle était jolie, et d’ailleurs il était fort blasé sur les bonnes fortunes d’occasion, car il ne comptait plus ses succès dans tous les mondes et il les méritait.

 

Ce gentilhomme armoricain plaisait à toutes les femmes avec ses grands yeux noirs pleins de feu, sa haute taille, son air mâle et sa tournure élégante ; sans parler de son esprit romanesque et de son caractère énergique.

 

Il n’en était donc pas à une conquête de plus ou de moins et le sentiment qui le poussait à suivre cette inconnue n’était qu’un sentiment de curiosité.

 

Elle affirmait l’avoir vu en Bretagne et il n’avait pas perdu le souvenir d’une rencontre qu’il y avait faite autrefois dans des circonstances inoubliables : une femme qui s’était montrée à lui, un soir, sur une grève déserte. Et il se demandait si ce n’était pas cette femme qui venait de lui apparaître encore au bal de l’Opéra.

 

La supposition n’avait pas le sens commun, mais son imagination faisait des siennes et il s’était mis en tête de savoir à quoi s’en tenir.

 

Il se promettait bien d’ouvrir la lettre mystérieuse qu’elle lui avait laissée, mais il voulait d’abord la rejoindre, à seule fin de la questionner.

 

Pibrac et les autres viveurs ne seraient plus là. Elle ne refuserait pas de s’expliquer en tête-à-tête.

 

La rejoindre, ce n’était pas facile au milieu de cette foule qui obstruait le corridor des premières. Hervé, cependant, ne désespérait pas d’apercevoir le domino blanc qui la signalait de loin ; mais il eut beau se jeter au plus épais de la cohue, il n’aperçut que des femmes encapuchonnées de noir, et bientôt il se trouva pris dans une poussée de déguisés venant de la salle, repoussé, ballotté et finalement collé contre la muraille.

 

En jouant des coudes, il parvint à se dégager et il songeait à se réfugier au foyer, lorsqu’il sentit qu’on le tirait par les basques de son habit.

 

En se retournant pour envoyer une bourrade au malotru qui s’accrochait à lui, il vit que c’était l’homme qu’il avait tout à l’heure gratifié d’un louis, et, à sa grande stupéfaction, ce pauvre diable lui dit :

 

– Excusez-moi, monsieur Hervé, si je me permets de vous parler.

 

» Vous ne me reconnaissez pas, je le vois bien, reprit humblement le troubadour, en ôtant sa toque à créneaux.

 

– Non, pas du tout, dit Hervé de Scaër, et pourtant il me semble que je t’ai déjà vu quelque part.

 

– Vous m’avez vu en Bretagne, quand je menais les chèvres brouter dans la lande de Rustéphan. Vous ne vous souvenez pas de moi, mais vous devez vous souvenir de mon père, Baptiste Kernoul… il a longtemps servi le vôtre.

 

– Kernoul !… le vieux garde de la forêt de Clohars ?… Comment ! c’est toi, le gars aux biques, comme on t’appelait là-bas !… On m’avait dit que tu étais parti pour la pêche à Terre-Neuve et que tu y avais péri dans un naufrage.

 

– Ils croient ça chez nous et ce n’est pas moi qui leur apprendrai qu’ils se trompent, car je ne reviendrai jamais au pays.

 

– Pourquoi donc ?

 

– Ah ! notre maître, je n’ose pas vous le dire… et pourtant…

 

Le colloque fut interrompu par une nouvelle poussée et, voyant qu’il n’y aurait pas moyen de le reprendre dans ce couloir tumultueux, Hervé se mit à fendre la foule, après avoir fait signe au chevrier de le suivre. Cet homme l’intéressait depuis qu’il savait son nom ; il tenait à entendre son histoire et rien ne l’empêchait de l’écouter à loisir, puisque le domino blanc avait disparu ; mais il ne se souciait pas que ses amis le surprissent causant familièrement avec un clodoche, et il eut l’idée de l’emmener à la buvette, au troisième étage des loges.

 

Là, il ne rencontrerait certainement personne de son monde et, en effet, il n’y trouva guère que des déguisés sans élégance, de ceux que l’administration du bal payait pour danser.

 

En 1870, on usait déjà de ce moyen d’entretenir la gaîté dans la salle.

 

Les deux Bretons prirent place à une table poisseuse et le seigneur de Scaër fit apporter un carafon d’eau-de-vie. Il comptait que l’alcool délierait la langue de son compatriote et il n’avait pas tort.

 

Le gars aux biques vida coup sur coup plusieurs petits verres et, quand il les eut absorbés, il n’attendit pas que son ancien maître l’interrogeât.

 

– Ah ! monsieur Hervé, soupira-t-il, c’est le bon Dieu qui m’a poussé à venir ici cette nuit.

 

– Le bon Dieu ?… Tu y crois encore ?

 

– Si j’y crois !… Oh ! oui… Vous me demandez ça, parce que vous me voyez habillé en mardi-gras. Ah ! notre maître, ce n’est pas pour m’amuser que je me suis mis ce pouillement sur le dos. Si vous saviez…

 

– Pour que je sache, il faut que tu me renseignes. Conte-moi tes affaires. Et d’abord, pourquoi as-tu quitté le pays ?

 

» J’espère bien que ce n’est pas parce que tu as fait un mauvais coup.

 

– Non… je n’ai rien à craindre des gendarmes… et, ma foi ! j’aime autant vous dire tout de suite la vérité… je suis parti de votre ferme de Lanriec parce que…, parce que j’étais amoureux.

 

– Amoureux, toi !… et de qui ?… d’une pâtouresse ?

 

– Oh ! non !… je ne les regardais seulement pas les pâtouresses… mais, vous rappelez-vous ?… Il y a trois ans… vous étiez encore au château… il passa une troupe de Bohémiens qui jouaient des comédies…

 

– Parfaitement… ils donnaient des représentations sur la grande place de Concarneau. J’ai assisté à la première.

 

– Ils y sont restés toute une semaine.

 

– Je ne les ai vus qu’une fois, la veille de mon départ pour Paris, mais je me souviens très bien qu’ils avaient avec eux une très jolie fille, qui dansait en jouant des castagnettes.

 

– Eh bien ! c’est elle qui m’a tourné la tête.

 

– Et tu as abandonné tes chèvres pour la suivre ?

 

– Oui… à pied… et avec six francs douze sous dans ma poche… Je marchais derrière leur carriole et, le soir, je couchais dessous… mais je n’osais pas leur parler et je vivais de croûtes de pain. Au bout de huit jours, le chef de la bande me proposa de me nourrir si je voulais m’engager comme paillasse…

 

– Et tu t’empressas d’accepter ?

 

– Oui… pour rester avec Zina.

 

– Ah ! elle s’appelait Zina… elle en avait bien l’air… toutes les Bohémiennes s’appellent Zina… et tu lui as plu ?

 

– Dans les premiers temps, elle ne pouvait pas me regarder sans me rire au nez… plus tard, elle a eu pitié de moi, comme on a pitié d’un chien qu’on a ramassé dans la rue… et puis enfin… petit à petit, elle s’est attachée à moi, et tout d’un coup… un jour que j’avais empêché le maître de la battre… elle m’a demandé si je voulais l’épouser.

 

– Et tu as dit : oui ?

 

– J’ai été trop content. C’est le vieux chef qui nous a mariés… dans une lande, entre Ploërmel et Paimpont… en cassant une cruche… à la mode de Bohême…

 

– Et tu t’es passé de Monsieur le maire et de Monsieur le curé, toi, un gars du pays de Cornouailles !

 

– Oh ! je sais bien que j’ai mal fait, et si j’avais pu rentrer à Trégunc, j’aurais été trouver monsieur le recteur pour nous marier à l’église.

 

– Bon ! mais je suppose qu’elle t’a planté là, ta Bohémienne.

 

– Mais non, monsieur Hervé ; elle est toujours avec moi.

 

– Alors, vous demeurez ensemble ?

 

– Depuis six mois. Elle est tombée malade pendant la foire de Saint-Cloud et le patron l’a renvoyée de la troupe… Je ne pouvais pas l’abandonner… elle n’a plus que moi pour la soigner… et je ne la guérirai pas… elle s’en va de la poitrine… mais je resterai avec elle jusqu’à la fin…

 

Alain s’arrêta. L’émotion lui coupait la parole. Il pleurait.

 

Hervé fut touché, et au lieu de sourire de la mine ridicule du troubadour larmoyant sous sa toque dont le plumet lui retombait sur les yeux, il lui dit doucement :

 

– Je te plains, mon pauvre gars… et je suis tout prêt à t’aider.

 

– Merci, monsieur Hervé ! Vous venez de m’empêcher de me détruire, car s’il m’avait fallu rentrer sans argent, je serais peut-être allé me jeter à l’eau. Vous m’avez donné vingt francs et je pourrai acheter ce que le médecin a ordonné pour Zina.

 

– Tu feras bien, mais, avec un louis, on ne va pas loin. De quoi vivez-vous, toi et ta malade ?

 

– Elle travaille pour une maison de broderie… pas beaucoup, parce qu’elle n’en a plus la force.

 

– Comment ! elle travaille !… une fille de bohémiens !

 

– Elle n’est pas de leur race. Ils l’ont volée, toute petite.

 

– Bien ! un roman !… quel âge a-t-elle ?

 

– Un an de moins que moi… et si j’étais à Trégunc, je tirerais au sort l’année prochaine.

 

– Alors, elle va mourir à dix-neuf ans !… c’est bien triste… Ah ! ça, j’espère bien que tu n’es pas aux crochets de cette malheureuse ?

 

– Oh ! monsieur Hervé, vous ne croyez pas ça. J’aimerais mieux crever de faim… et si j’avais un bon état, je vous jure qu’elle ne manquerait de rien. Mais voilà !… avant de la connaître, je n’avais jamais rien fait que de garder mes chèvres dans les landes… C’est encore heureux que monsieur le recteur de Trégunc m’a appris à lire et à écrire… quand je pense que moi qui aimais tant à servir la messe, je suis figurant au Châtelet !…

 

– Et pourquoi, diable ! t’es-tu fait figurant ?

 

– Pour gagner trente sous par soirée. Nous n’avons plus que ça pour vivre, Zina et moi, car, depuis un mois, elle n’a pas d’ouvrage.

 

Hervé n’avait pu écouter sans être ému cet exposé de la situation présente du gars aux biques, mais il doutait encore de l’exactitude du récit de ce Cornouaillais qui, à l’en croire, était venu échouer sur un théâtre de Paris, après avoir suivi une troupe de saltimbanques.

 

Ces aventures-là n’arrivent guère aux pâtres de la basse Bretagne, et Hervé se promettait de vérifier les faits, avant d’assister sérieusement ce compatriote dévoyé.

 

Il commença par lui poser une question.

 

– Il n’y a pas de sots métiers, dit-il, et autant celui-là qu’un autre, puisqu’il te nourrit… mais je m’étonne de te voir au bal de l’Opéra, pendant que ta femme est si malade. Tu ne devrais pas avoir le cœur à la joie.

 

– Oh ! non, s’écria Kernoul, et je vous prie de croire que je ne suis pas venu ici pour m’amuser. J’avais entendu dire au théâtre que les clodoches rapportaient de l’argent plein leurs poches… j’ai pensé que j’en ferais bien autant qu’eux… Au pardon de Trégunc, je sautais plus haut que tous les autres gars et, quand j’étais paillasse, j’ai appris à grimacer et à me disloquer… il me manquait un costume… Zina m’en a arrangé un avec des vieilles défroques, du temps où nous jouions des pièces à spectacle.

 

– Il est assez réussi, ton costume, dit Hervé en souriant.

 

– Oui, mais je ne pouvais pas danser tout seul et les clodoches n’ont pas voulu me laisser danser avec eux. Ça fait que, si vous n’aviez pas eu pitié de moi, j’aurais perdu ma nuit. Vous m’avez donné vingt francs, mais je suis encore plus content de vous avoir retrouvé. Je savais bien que vous étiez à Paris et j’espérais toujours que j’aurais la chance de vous rencontrer…

 

– Alors, tu m’as reconnu dans la loge où j’étais ?

 

– Pas tout d’abord, parce que… excusez-moi de vous dire ça… là-bas, en Bretagne, vous aviez meilleure mine… mais à force de vous regarder j’ai bien vu que c’était vous, notre maître… et quand vous êtes sorti…

 

– Tu es venu m’attendre dans le corridor. Tu as bien fait. Je t’aiderai. Où demeure-tu ?

 

– Rue de la Huchette, 22… dans une vieille maison noire, où vous n’oseriez pas entrer… mais si vous me permettez d’aller chez vous… j’ai encore des habits propres.

 

– Eh bien ! tu peux venir. Je suis logé à l’hôtel du Rhin, sur la place Vendôme, et je ne sors jamais avant midi. Tu m’apporteras des nouvelles de ta malade… et quand tu voudras rentrer au pays… avec ou sans elle… je te reprendrai à Lanriec.

 

– La ferme n’est donc pas vendue ?

 

– Comment sais-tu qu’elle était à vendre ?

 

– Dame ! quand j’en suis parti, on disait qu’un richard de Paris allait tout acheter… les terres, la forêt, le château…

 

– Il en a été question, interrompit Hervé, mais j’espère les conserver. C’est pourquoi, mon gars, si tu n’as pas menti et si tu te conduis bien, tu pourras finir tes jours à mon service.

 

Alain allait remercier son maître, lorsqu’une grosse rumeur monta d’en bas jusqu’à la buvette. Des gens se bousculaient dans l’escalier en criant : « Au voleur ! arrêtez-le ! »

 

Hervé se leva, s’avança et se heurta contre un homme qui faillit le renverser en s’accrochant à lui.

 

Le contact fut court, mais il fut complet, car cet homme prit Hervé à bras le corps, par-dessous son habit noir, et le tint un instant serré contre sa poitrine ; après quoi, il se remit à courir pour grimper aux quatrièmes loges. Ceux qui le poursuivaient passèrent comme une meute aux trousses d’un cerf. Ils le chassaient à vue et ils ne pouvaient pas manquer de le prendre au dernier étage, à moins qu’il ne trouvât le moyen de fuir par les toits.

 

Le seigneur de Scaër ne fut point tenté de courir après un filou qui ne lui avait rien volé, et il se retourna pour chercher Alain Kernoul.

 

Le gars aux biques n’était plus là.

 

Hervé ne s’inquiéta pas de la disparition de son compatriote. Hervé avait dit à ce Breton fourvoyé tout ce qu’il avait à lui dire. Il s’était intéressé aux singulières aventures et à la triste situation d’Alain Kernoul ; il ne demandait pas mieux que de lui venir en aide, mais il en avait assez fait pour cette fois et il ne lui restait plus qu’à attendre la visite que le gars aux biques ne manquerait pas de lui faire à l’hôtel du Rhin.

 

Il regrettait même d’avoir perdu à l’interroger une demi-heure qu’il aurait pu mieux employer, car il était sorti de la loge pour tâcher de rejoindre la blonde inconnue et elle avait eu tout le temps de quitter le bal de l’Opéra pendant qu’il bavardait à la buvette.

 

Il ne faut pas courir deux lièvres à la fois, dit un proverbe fort sage, qui s’appliquait parfaitement à la situation.

 

Hervé n’espérait plus rattraper la femme qu’il cherchait. Il se consola en se rappelant qu’elle lui avait remis une lettre où il trouverait probablement son adresse et l’explication de ses allures mystérieuses. Mais le lieu eût été mal choisi pour l’ouvrir et il se décida à ne la décacheter qu’au moment où, rentré chez lui, il pourrait la lire sans craindre d’être dérangé par une nouvelle bagarre.

 

Le souper au Grand-Quinze ne le tentait pas du tout. Il était entré au bal, parce qu’il avait rencontré sur le boulevard Ernest Pibrac qui l’avait entraîné, et il ne tenait pas à enterrer sa vie de garçon dans un cabinet de restaurant.

 

Après avoir rajustée sa cravate, son gilet et son habit que le fuyard, en l’étreignant, avait fortement fripés, il s’empressa de regagner le corridor des premières.

 

Il n’y rencontra ni Alain, ni le double-blanc, comme disait Pibrac ; mais il n’eut qu’à écouter pour apprendre que la cause de la bousculade était un vulgaire filou surpris en flagrant délit de vol à la tire par un Monsieur qui sans doute s’était vite consolé de la perte de son portefeuille, car au lieu de poursuivre le voleur, qu’il avait laissé échapper, il s’était prestement éclipsé.

 

Hervé ne s’attarda point à entendre les commentaires qu’on faisait entendre autour de lui sur cet incident. Il avait hâte de partir et il s’en alla réclamer son pardessus qu’il avait confié à l’ouvreuse de la loge où ses compagnons étaient restés. Il arriva juste au moment où ils en sortaient pour mener à la Maison d’Or un lot de soupeuses recrutées au hasard, et il eut toutes les peines du monde à se défendre d’être de la fête. Il lui fallut même, bon gré mal gré, les accompagner pendant le court trajet de la rue Le Peletier à la rue Laffitte.

 

C’était si près que toute la bande fit le voyage à pied par le boulevard.

 

Pibrac s’était accroché au bras d’Hervé et s’évertuait à lui démontrer qu’il ne pouvait pas décemment lâcher des camarades.

 

– Mon cher, lui disait-il, je comprends que tu ne t’affiches plus avec des demoiselles. C’était bon quand tu achevais de manger ta fortune, et depuis ta promotion au grade de fiancé, tu es obligé de te gouverner autrement, je le reconnais. Mais en soupant avec nous, tu te compromettras moins qu’en te montrant sur le devant de notre loge, comme tu viens de le faire. Et d’ailleurs, puisque tu as mis un pied dans le crime, tu peux bien y mettre les deux.

 

– D’accord, répondait distraitement Hervé, mais je préfère aller me coucher. Je ne me sens pas en train.

 

– Dis donc plutôt que tu es amoureux de ta promise. Ce n’est pas moi qui te le reprocherai. On l’épouserait rien que pour ses beaux yeux et elle a un million de dot, sans compter les espérances… et pour comble de bonheur, tu n’auras pas de belle-mère ! Bernage est veuf. En voilà un qui ne gênera pas son gendre !… Il ne pense qu’à ses affaires… et elles lui réussissent… Il a encore gagné trois cent milles francs à la dernière liquidation. Tu sais ça… mais tu ne te doutes pas qu’il est venu cette nuit au bal de l’Opéra.

 

– Allons donc !

 

– Parfaitement, mon petit. Je l’ai rencontré dans les couloirs. Il avait mis un faux-nez, mais je l’ai reconnu tout de même, et je lui ai fait la farce de crier son nom, derrière lui. Il s’est retourné, je me suis dérobé et je crois qu’il a décampé immédiatement. Je me demande pourquoi il tenait tant à garder l’incognito.

 

– Je me le demande aussi, dit entre ses dents Hervé, tout étonné d’apprendre que son futur beau-père fêtait le carnaval dans la salle de la rue Le Peletier.

 

Ce financier aurait pu sans inconvénient y louer une loge et s’y montrer en compagnie d’hommes aussi sérieux que lui, mais rôder par les corridors, affublé d’un faux-nez, c’était à n’y pas croire, et Hervé pensa que son facétieux ami inventait cette histoire pour le taquiner.

 

Peu lui importait d’ailleurs qu’elle fût vraie et que M. Bernage l’eût aperçu, car il ne comptait pas se cacher d’être allé au bal masqué. Il se proposait même de raconter cette escapade à Mlle Solange de Bernage, sa fiancée, qui était trop intelligente et surtout trop Parisienne pour la lui reprocher.

 

Il en serait quitte pour ne pas lui parler de la blonde.

 

– Je ne me charge pas de résoudre ce problème, reprit Pibrac ; et puisque décidément tu ne veux pas être des nôtres, nous souperons sans toi. Bonne nuit, mon cher ! Tâche de ne pas rêver que tu joues aux dominos et que tu poses le double-blanc.

 

Cette allusion à la femme disparue coupa court à la causerie, car, pour éviter les questions qu’il prévoyait et auxquelles il ne se souciait pas de répondre, Hervé fila au pas accéléré, plantant là ses amis et leurs donzelles.

 

Il faisait un froid sec et, par ce temps clair, c’était un plaisir de marcher jusqu’à la place Vendôme. Le seigneur de Scaër n’eut garde de manquer une si belle occasion de dégourdir ses jambes, car ce Breton, accoutumé, dès son enfance, à courir les landes et les grèves, supportait mal la privation d’exercice que lui imposait sa nouvelle existence. Il alluma un cigare, releva le collet de son pardessus et s’achemina pédestrement vers l’hôtel du Rhin, où il logeait en attendant la conclusion du mariage qui allait changer sa vie.

 

En ce temps-là, on fêtait encore le carnaval et, la nuit du samedi au dimanche gras, le boulevard des Italiens était presque aussi animé qu’en plein jour. Les fenêtres des restaurants à la mode étincelaient de lumières et des bandes de masques avinés se suivaient sur le bitume en poussant les ohé ! traditionnels.

 

Tout était joie et chansons dans ce Paris que les Allemands devaient assiéger, sept mois plus tard.

 

Cependant, le mouvement et le bruit ne dépassaient guère la Chaussée-d’Antin et Hervé trouva la rue de la Paix à peu près déserte. Il s’y engagea sans regarder derrière lui et il ne lui vint pas à l’esprit qu’on pouvait l’attaquer sur ce chemin peu fréquenté à trois heures du matin. Il était du reste de force à se défendre et il ne craignait rien ni personne.

 

Au moment où il débouchait sur la place Vendôme, il fut dépassé par un monsieur qui le suivait à distance et qui, au lieu de piquer droit vers la rue de Castiglione, obliqua à gauche, en rasant les maisons : un monsieur en grande tenue de bal, habit noir et cravate blanche, sans paletot, par une belle gelée de février.

 

– Voilà un homme qui n’a pas peur de s’enrhumer, pensa Hervé, sans se préoccuper autrement de cette singulière rencontre.

 

Et il traversa la place en passant tout près du piédestal de la colonne. Il était arrivé devant l’hôtel du Rhin, lorsqu’il crut revoir le même individu qui l’avait devancé en hâtant le pas et qui cherchait à se dissimuler dans l’enfoncement d’une porte cochère. Scaër fut tenté d’aller lui demander l’explication de cette manœuvre suspecte, mais il se ravisa et, sans cesser de l’observer du coin de l’œil, il mit la main sur le bouton de sonnette de l’hôtel qu’il habitait.

 

Bien lui en prit d’être resté sur ses gardes, car, avant qu’il eût sonné, le drôle sortit tout doucement de son embuscade et s’avança à pas de loup, dans l’intention évidente de tomber sur lui par derrière.

 

Scaër fit aussitôt volte-face et se mit en posture de le recevoir à coups de poing, mais il n’eut pas besoin de boxer, car un homme se jeta entre lui et l’assaillant qui s’arrêta net et s’enfuit à toutes jambes.

 

Au même instant, Scaër stupéfait reconnut cet auxiliaire inattendu. C’était Alain Kernoul, toujours déguisé en troubadour de pendule.

 

D’où sortait-il et comment était-il arrivé là si à propos ! Hervé, qui n’y comprenait rien, le reçut assez mal.

 

– De quoi te mêles-tu ? lui demanda-t-il rudement.

 

– Ah ! notre maître ! s’écria le gars aux biques, vous n’avez donc pas vu qu’il tenait un couteau et qu’il allait vous tuer ?

 

– Et pourquoi m’as-tu suivi jusqu’ici ?

 

– Parce que je me défiais de ce coquin-là. Un voleur est bien capable d’assassiner.

 

– Un voleur ?

 

– Eh ! oui… c’est le même individu qui s’est jeté sur vous à la buvette et qui se sauvait parce qu’il avait filouté la bourse d’un monsieur. Ils ont eu beau lui courir après, il leur a échappé en faisant des crochets comme un lièvre… mais moi qui n’avais pas pris le même chemin que les autres, je me suis trouvé bec à bec avec lui, au pied d’un petit escalier qu’il venait de dégringoler pour les dépister.

 

– Et tu ne l’as pas fait arrêter !

 

– Non… ça ne me regardait pas, et on dit chez nous qu’il ne faut jamais se mêler d’aider les gendarmes. Mais je voulais savoir ce qu’il allait devenir et je me suis arrangé pour ne pas le perdre de vue. Vous ne devineriez jamais ce qu’il a fait… Il a enlevé la fausse barbe qui lui cachait tout le bas de la figure et, après, il a eu l’aplomb de rentrer dans le corridor des premières où il avait fouillé les poches, un quart d’heure auparavant. Ça le changeait tellement de ne plus avoir de poils au menton que le monsieur qu’il a volé ne l’aurait pas reconnu. Mais moi qui l’avais vu ôter ses postiches, j’étais sûr que c’était lui. Et puis, il a des yeux qu’on ne peut pas oublier, des yeux d’émouchet.

 

– Tout ce que tu me contes là ne m’explique pas pourquoi je l’ai eu sur mes talons depuis l’Opéra.

 

– Faut croire qu’il avait de bonnes raisons pour vous filer, car du moment qu’il vous a revu dans le couloir des premières loges, il n’a fait que tourner autour de vous, pendant que vous causiez avec vos amis, et quand vous êtes sorti du théâtre, il est sorti derrière vous, sans prendre le temps de retirer son paletot du vestiaire. Tout ça m’a paru louche, et je vous aurais averti, si j’avais osé vous parler devant ces messieurs… mais je n’ai pas osé et je me suis décidé à lui emboîter le pas, tant qu’il ne vous aurait pas lâché.

 

– Je ne peux pas t’en vouloir, mais je crois que tu t’es trompé… car enfin, pourquoi ce gredin se serait-il mis à mes trousses ? Il m’a vu de très près en me bousculant là-bas, mais il ne me connaît pas. Il m’a suivi comme il aurait suivi le premier venu, pour me dévaliser s’il en trouvait l’occasion, et il a cru la trouver dans ce coin sombre. Il a manqué son coup et il court encore. Il ne recommencera pas.

 

– Que le bon Dieu vous entende, notre maître !… Mais si ce gueux-là a quelque chose contre vous, il ne sera pas en peine de vous retrouver, maintenant qu’il sait où vous demeurez.

 

– Eh ! bien, qu’il y vienne, répondit froidement Hervé. Je le recevrai de façon à lui ôter l’envie de recommencer. Mais il s’en gardera, car il sait que je pourrais le faire arrêter… je n’aurais qu’à dire qu’il a volé au bal de l’Opéra et qu’il a essayé de m’attaquer à ma porte… tu me servirais de témoin. Seulement, il ne s’avisera pas de s’y frotter. Je ne te sais pas moins gré de l’avoir mis en fuite et tu peux compter que je t’aiderai comme je te l’ai promis.

 

» Maintenant, mon gars, va retrouver ta malade… et ouvre l’œil en route… ce coquin n’aurait qu’à te rattraper et à te tomber dessus…

 

– Oh ! dit Alain en secouant la tête, ce n’est pas à moi qu’il en veut et je n’ai peur que pour vous, notre maître, car, bien sûr, il ne vous a pas suivi pour rien, et si j’étais à votre place…

 

– Bonne nuit ! interrompit Scaër en passant la porte cochère qui venait de s’ouvrir à son coup de sonnette.

 

Il la referma au nez du Breton trop zélé, prit un bougeoir des mains du garçon qui veillait et monta lestement au troisième étage où il occupait un joli appartement dont les fenêtres donnaient sur la place Vendôme.

 

Il en avait assez de ces semblants d’aventures qui n’aboutissaient à rien ; il n’était pas très convaincu d’avoir couru un danger, comme le prétendait le gars aux biques, et il lui tardait d’être seul pour lire enfin la lettre de cette inconnue qui s’était dérobée au moment où elle commençait à l’intéresser.

 

Hervé s’était laissé entraîner au bal de l’Opéra sans songer à mal, et il en revenait la tête pleine de pensées qui n’avaient pas pour objet Mlle Solange de Bernage, sa riche et charmante future.

 

Ce mariage, à vrai dire, était pour lui un mariage de raison, en ce sens qu’il le sauvait d’une ruine totale, mais il ne s’était pas fiancé à contre-cœur, car sa fiancée lui plaisait fort.

 

L’aimait-il comme il avait aimé autrefois une jeune fille qu’il avait rêvé d’épouser et dont il n’avait pas perdu le souvenir ? Assurément, il ne l’aimait pas de la même façon, car en la voyant pour la première fois, il n’avait pas reçu ce qu’on appelle dans les romans le coup de foudre, mais depuis qu’il était son prétendu accepté, il avait eu le temps d’apprécier toutes ses qualités.

 

Le hasard avait joué un grand rôle dans cette histoire dont la conclusion approchait.

 

À la mort de son père, Hervé avait hérité d’une fortune très importante, mais très embarrassée.

 

Le vieux baron de Scaër n’avait jamais eu qu’une passion, l’agriculture, mais celle-là coûte plus cher que toutes les autres. Il s’était obéré en défrichements, drainages, cultures nouvelles et autres améliorations qui amendent le sol en ruinant le propriétaire.

 

Hervé n’avait pas les mêmes goûts ; il n’aimait de la campagne que les sports qu’on y pratique : la chasse, l’équitation, la pêche ; mais il aimait aussi les plaisirs de Paris où il passait neuf mois de l’année, et au lieu d’économiser sur ses revenus pour éteindre les dettes laissées par son père, il n’avait fait qu’en contracter de nouvelles. Tant et si bien qu’à force d’emprunter sur hypothèques, il s’était aperçu un beau matin qu’il ne lui restait plus qu’à vendre ses fermes, ses bois et le vieux castel de ses aïeux, bâti par un Le Gouesnach, au temps de la duchesse Anne, avant l’annexions du duché de Bretagne au royaume de France.

 

Le sacrifice était dur, mais Hervé s’y était résigné, et avec les épaves qu’il sauverait du naufrage, il avait résolu d’aller bravement tenter de refaire sa fortune en Australie, cette terre promise des fils de famille expropriés.

 

Encore fallait-il trouver un acquéreur, et au pays de Cornouailles, ils sont rares les capitalistes disposés à immobiliser un million.

 

Un Parisien s’était présenté, un homme enrichi par d’heureuses spéculations, ambitieux, entiché de noblesse, comme beaucoup de ses pareils, et voulant à tout prix conquérir une situation politique.

 

Cet acheteur providentiel s’appelait de son vrai nom Laideguive et se faisait appeler M. de Bernage, en attendant qu’il se fît titrer, à beaux deniers comptants.

 

Il était venu tout exprès dans le Finistère pour visiter les domaines à vendre et il avait amené avec lui sa fille, une adorable enfant qui ne lui ressemblait guère et qui s’était éprise à première vue du jeune seigneur de Scaër, pendant qu’il leur montrait les propriétés dont il était obligé de se défaire.

 

Un gentilhomme pauvre n’était pas précisément le gendre qu’aurait souhaité M. Laideguive de Bernage ; mais cet archi-millionnaire s’était avisé d’une combinaison qui lui avait paru avantageuse : marier sa fille à Hervé, sous le régime dotal, et lui constituer en dot les biens du susdit Hervé, libérés d’hypothèques, en ajoutant à cet apport respectable une rente de quarante mille francs pour mettre le jeune ménage à même de faire figure à Paris, tous les hivers.

 

M. de Bernage ferait restaurer à ses frais le château de Trégunc que les nouveaux mariés habiteraient pendant la belle saison.

 

Il y passerait chaque année quelques mois avec eux et, bénéficiant de l’honorabilité et de la popularité de la famille de Scaër, il finirait certainement par arriver à la députation.

 

C’était le temps des candidatures officielles, et quoique soutenu par le gouvernement impérial, le beau-père d’Hervé ne serait pas combattu par les légitimistes.

 

Bien entendu, il s’était abstenu de confier ses projets à son futur gendre ; encore moins à sa fille qui tenait à épouser Hervé, parce qu’elle s’était passionnée pour ce beau et brave garçon, et qui ne songeait guère aux avantages sociaux d’une alliance avec un Le Gouesnach.

 

Elle n’était cependant pas fâchée de devenir baronne et surtout châtelaine, mais elle aimait vraiment Hervé pour lui-même, et elle attendait avec impatience que le jour de son mariage fût fixé, car elle était jalouse, quoique son promis ne lui donnât pas sujet de l’être, et elle craignait qu’on le lui soufflât.

 

L’acte de vente des terres n’était pas encore signé. Il devait l’être en même temps que le contrat, trois semaines après Pâques, et les jeunes époux iraient passer leur lune de miel en Italie, avant de s’installer en Bretagne.

 

Hervé était, presque autant que sa fiancée, impatient d’en finir, car la situation de prétendu est toujours un peu fausse. Il allait se marier sans arrière-pensée d’aucune sorte et il menait déjà une conduite exemplaire, ce qui était assez méritoire de la part d’un ancien viveur. Il poussait la sagesse jusqu’à fuir les tentations et il avait fallu tout un enchaînement de circonstances imprévues pour qu’il en fût arrivé à se préoccuper de la rencontre d’une femme en domino.

 

C’était le moment d’éclaircir les doutes qui lui étaient venus à l’esprit, et pour savoir à quoi s’en tenir sur cette inconnue, il n’avait qu’à ouvrir la lettre qu’elle lui avait remise avant de s’éclipser et qu’il avait glissée dans une des poches de son pantalon. Il s’empressa de l’en tirer pour la lire à la clarté de deux bougies qu’il venait d’allumer.

 

Il commença par examiner le cachet de cire rouge qui la fermait et il vit que ce cachet portait des armoiries qu’il ne prit pas le temps de déchiffrer, avant de le faire sauter.

 

Sous l’enveloppe, il trouva un carton satiné où il y avait écrit : « Si vous vous souvenez encore de la grève de Trévic et si vous désirez revoir celle qu’un soir vous avez prise pour une fée, écrivez, poste restante, aux initiales B. L. et donnez votre adresse. La fée n’ira pas chez vous, mais elle vous répondra en vous indiquant un rendez-vous, et, si vous y venez, elle vous renseignera sur une jeune femme que vous n’avez pas revue depuis dix ans. »

 

C’était tout, mais c’en était assez pour surexciter encore l’imagination d’Hervé, en lui rappelant le souvenir lointain de son premier amour.

 

Il n’avait que seize ans lorsqu’il s’était violemment épris d’une fillette un peu plus jeune que lui, une Américaine qui était venue tout à coup habiter avec sa mère une maisonnette voisine du bourg de Pontaven et pas très éloignée du château de Trégunc.

 

Cette enfant était d’une beauté merveilleuse et d’une distinction rare. Sa mère lui laissait une liberté absolue dont elle profitait pour courir seule les landes, les bois et les rochers de cette côte sauvage.

 

Elle n’avait pas tardé à rencontrer Hervé de Scaër qui s’était mis promptement à l’aimer et qu’elle avait aussitôt payé de retour, si bien que, par une belle matinée de printemps, au bord de la mer et au pied d’un dolmen, ils s’étaient réciproquement juré de s’épouser, avec ou sans la permission de leurs parents.

 

À l’âge qu’ils avaient alors, pareil serment n’engage pas l’avenir, mais Dieu sait où les aurait menés cette amourette, si, après six mois de chastes adorations en plein air, un événement étrange ne les avait pas séparés brusquement.

 

Une nuit, Mme Nesbitt et sa fille Héva étaient parties, sans prévenir personne, laissant au logis qu’elles occupaient leurs vêtements et leur linge, comme si elles avaient dû rentrer le lendemain, et jamais elles n’étaient revenues ; jamais ! jamais !

 

Dans le pays, on avait cru à un crime et la justice s’était émue de cette disparition inexplicable.

 

Mais vainement avait-on fouillé les bois et dragué les rivières ; vainement avait-on signalé à toutes les autorités du département les deux étrangères. Toutes les recherches étaient restées sans effet.

 

La mère et la fille s’étaient évanouies, comme des fantômes, sans laisser de traces, pas même des lettres ou des papiers qui auraient pu fournir des indications sur leur passé et sur leur origine.

 

Les disparues n’étaient cependant pas des aventurières.

 

Elles n’avaient pas de dettes dans le pays. La maison était louée et la location payée pour un an. Les deux Bretonnes qui les servaient avaient reçu six mois d’avance sur leurs gages. Et les provisions étaient achetées comptant.

 

Ces dames ne recevaient absolument personne. Hervé lui-même n’était jamais entré chez elles, et il ne savait rien de leur existence antérieure, si ce n’est que la mère était veuve d’un commodore de la marine des États-Unis. La fille le lui avait dit et il n’en avait pas demandé davantage.

 

On croira sans peine qu’il les chercha partout, notamment à Lorient et à Brest où il supposait qu’elles avaient pu s’embarquer pour l’Amérique. Il n’en eut aucunes nouvelles, et il faillit mourir de chagrin.

 

Son père le crut fou et l’envoya terminer ses études à Paris, dans une école préparatoire. Mais Hervé manqua deux fois l’examen de Saint-Cyr et revint à Trégunc, où il resta jusqu’à la mort du gentilhomme dont il était l’unique héritier.

 

Hervé n’était pas guéri de sa passion romanesque pour une absente. Il pensa bien longtemps à Héva, quoiqu’il menât à Paris une vie très dissipée. L’image de cette jeune fille, à peine entrevue, ne s’effaçait pas de sa mémoire et il ne désespérait pas de la retrouver.

 

Sept ans après, il ne l’avait pas encore oubliée, lorsque, pendant un court séjour qu’il fit à son château, il lui arriva une étrange aventure.

 

Un soir, vers la fin du mois d’octobre, étant allé attendre le passage des bécasses qui en cette saison foisonnent sur la côte, Hervé fit si bonne chasse que la nuit tomba avant qu’il songeât à regagner son manoir de Trégunc : une belle nuit d’automne éclairée par la pleine lune.

 

En cherchant son chemin à travers les ajoncs, il reconnut que le hasard l’avait conduit tout près de la pointe de Trévic, et l’idée lui vint de revoir le dolmen au pied duquel il avait juré à Héva de l’aimer toujours.

 

Sept années avaient passé sur ce serment et Hervé de Scaër ne doutait plus que la mort de la jeune fille l’en eût délié, mais il se souvenait d’elle et il chercha la place où il s’était fiancé en plein air.

 

Il la retrouva sans peine, car le monument druidique s’élevait à l’extrémité d’un promontoire et on l’apercevait de très loin. Sa masse énorme se profilait sur l’horizon comme un monstrueux animal antédiluvien et dominait une grève hérissée de rochers vers laquelle le cap s’abaissait par une pente douce.

 

Hervé eut tôt fait d’arriver à l’entrée de la voûte de pierre qui s’étendait parallèlement à la mer.

 

La pâle lumière de la lune n’y pénétrait pas, mais Hervé crut voir poindre dans l’ombre une forme blanche qui semblait reculer à mesure qu’il avançait.

 

Il entra sous la voûte et la forme blanche disparut ; mais quand il sortit par l’autre bout de la galerie, il vit, très distinctement cette fois, une femme enveloppée d’une longue mante blanche et courant sur la plage vers un canot où l’attendaient deux matelots armés de leurs avirons.

 

Elle y monta ; ils ramèrent et le canot disparut derrière un gros écueil.

 

Hervé aurait pu croire qu’il avait rêvé tout cela, s’il n’eût entendu, bientôt après, le bruit de l’hélice d’un vapeur dont il n’aperçut que la fumée.

 

Où allait ce navire et qu’était-il venu faire, la nuit, dans ces parages dangereux où les marins ne se risquent pas volontiers, même en plein jour ? La contrebande, peut-être. Mais la femme en blanc, que cherchait-elle toute seule sous le dolmen ? Assurément, les fraudeurs ne comptaient pas y entreposer leurs ballots de marchandises prohibées. Les fraudeurs n’ont pas coutume d’emmener leurs femmes dans leurs expéditions. Il y avait d’ailleurs, sur la côte, des postes de douaniers qui se seraient opposés au débarquement, si le navire leur avait paru suspect.

 

Hervé ne croyait pas aux fées, et du reste si, comme l’affirment les Cornouaillais, les fées se promènent au clair de lune sur les bruyères désertes, personne ne les a jamais vues naviguer.

 

Le dernier des Scaër rentra au château très intrigué et même un peu troublé.

 

Dès le lendemain, il s’informa auprès des pêcheurs de la côte et il apprit que, pendant deux jours, un yacht avait croisé sous l’archipel des Glenans, et que, la veille au soir, il avait pris le large.

 

Sur ce renseignement, Hervé s’imagina que la femme qu’il avait surprise sous le dolmen y était venue accomplir une sorte de pèlerinage, en mémoire de Héva Nesbitt, qui lui aurait confié l’histoire de ses fiançailles d’antan avec un jeune gentleman breton.

 

Il ne supposa point que cette femme fût Héva elle-même, d’abord parce qu’il était convaincu que la pauvre Héva l’aurait reconnu et ne se serait pas sauvée en le voyant apparaître.

 

La première hypothèse n’était pas beaucoup moins hasardée et, pour l’admettre un seul instant, il fallait avoir l’esprit fortement tourné au merveilleux.

 

C’était le cas d’Hervé et il y crut si bien qu’il prolongea de trois semaines son séjour à Trégunc et qu’il revint souvent au dolmen de Trévic, dans le chimérique espoir d’y rencontrer encore la touriste américaine.

 

Il en fut pour ses peines. La dame blanche ne se montra plus ; il lui fallut revenir à Paris sans avoir trouvé le mot de cette énigme. Mais trois ans après, à la veille de se marier, il y pensait encore quelquefois.

 

Ainsi, pour la lui rappeler, il avait suffi qu’une inconnue masquée lui dit qu’elle l’avait déjà vu, autrefois, en Bretagne, et depuis qu’il avait lu sa lettre, il ne doutait plus d’avoir retrouvé la fée, comme elle s’intitulait elle-même. Mais il ne s’expliquait pas qu’elle eût attendu si longtemps avant de lui donner signe de vie.

 

Encore moins s’expliquait-il comment elle avait deviné qu’elle le rencontrerait au bal de l’Opéra, la nuit du samedi gras. Et il fallait qu’elle l’eût deviné, puisqu’elle lui avait écrit avant d’y venir.

 

Tout cela était incompréhensible et Hervé ne cherchait plus à comprendre, mais il évoquait par la pensée la scène de la grève ; il l’évoquait en plein Paris, à cent cinquante lieues de son pays, au bruit lointain des voitures roulant sur les boulevards et en face de la colonne Vendôme qui ne ressemblait pas du tout au dolmen de Trévic.

 

La lettre qu’il avait sous les yeux le fit souvenir qu’il avait une décision à prendre.

 

Répondrait-il à ce billet anonyme, ou bien s’abstiendrait-il d’entrer en correspondance avec celle qui le lui adressait ? La question valait qu’il y réfléchît.

 

La dame ne comptait pas s’en tenir aux préambules épistolaires, puisqu’elle lui annonçait un prochain rendez-vous, sous prétexte de lui donner des nouvelles d’Héva, et rien ne prouvait que ce prétexte ne cachait pas l’arrière-pensée de séduire le jeune et beau seigneur de Scaër.

 

Une femme qui va seule au bal de l’Opéra est toujours sujette à caution et Hervé craignait d’avoir affaire à une intrigante.

 

Il aurait mal pris son temps pour s’embarquer dans une liaison dangereuse, maintenant que son mariage était décidé, et il ne se souciait pas de déranger sa vie.

 

D’un autre côté, il lui semblait dur de manquer l’occasion inespérée d’éclaircir un mystère qui lui tenait fort au cœur.

 

Quelles que fussent au fond les intentions de l’énigmatique personne que Pibrac avait irrespectueusement surnommée : Double-Blanc, elle ne pouvait pas avoir inventé l’histoire de la rencontre nocturne, sur une côte sauvage, et Hervé, en l’interrogeant, apprendrait à coup sûr beaucoup de choses qu’il voulait savoir.

 

Il n’aurait qu’à s’en tenir à une première entrevue, s’il s’apercevait que cette blonde cherchait à nouer avec lui des relations de galanterie, et pour se réserver la possibilité d’y couper court dès le début, il fallait que cette entrevue se passât sur un terrain neutre.

 

Madame – ou Mademoiselle – ne donnait pas son adresse. Rien n’obligeait Hervé à donner la sienne, en écrivant poste restante, comme elle l’y invitait. Elle aussi avait sans doute des précautions à prendre, puisqu’elle n’avait voulu dire ni où elle demeurait, ni comment elle s’appelait. Un rendez-vous aux Tuileries ou au parc Monceau ne compromettrait personne.

 

Après, on verrait.

 

Ce fut le parti auquel s’arrêta le futur mari de Mlle de Bernage. La prudence n’était pas sa qualité dominante, mais il ne manquait pas de jugement et il sentait bien que, dans le cas présent, la sagesse est obligatoire.

 

Il crut avoir trouvé le moyen de tout concilier et il se promit d’envoyer, le lendemain matin, la réponse demandée.

 

La nuit porte conseil et il la rédigerait mieux quand il aurait dormi.

 

Rien ne fatigue comme une longue station au bal de l’Opéra, et il éprouvait le besoin de se reposer.

 

Il se mit donc en devoir de se dévêtir, avant de procéder à sa toilette de nuit, et il commença naturellement par ôter son pardessus qu’il n’avait pas pris le temps d’enlever en arrivant, puis son habit noir qu’il avait endossé à sept heures du soir pour aller dîner à son cercle.

 

On a beau être accoutumé à porter le harnais mondain, il arrive un moment où on n’est pas fâché de s’en débarrasser.

 

Hervé jeta le sien sur un fauteuil. Il n’était pas de ceux qui ne se déshabillent jamais sans plier avec soin les vêtements qu’ils quittent et, de plus, il avait, cette nuit-là, d’autres soucis en tête. Mais il fut bien étonné de voir tomber de la poche de poitrine de cet habit un carnet en cuir de Russie.

 

Hervé n’en avait jamais possédé un pareil.

 

Il serrait ses billets de banque dans un portefeuille qu’il laissait le plus souvent au fond d’un des tiroirs de son secrétaire – surtout depuis qu’il avait renoncé au jeu – et il était sûr de n’avoir pris sur lui, la veille, qu’une vingtaine de louis dans le gousset de son gilet.

 

Ils y étaient encore, presque au complet, car il n’en avait dépensé que deux ou trois, y compris celui dont il avait fait cadeau à son compatriote Alain.

 

On ne l’avait pas volé au bal, mais d’où lui était venu ce carnet qui se trouvait dans sa poche ?

 

Il n’y était pas tombé du ciel.

 

Qui l’y avait mis ?

 

Et comment avait-on pu l’y mettre, sans qu’il s’en aperçût ?

 

Les filous à Paris sont d’une dextérité sans égale, mais ils emploient leur adresse à vider les poches et non pas à les emplir.

 

Hervé s’épuisait à chercher l’explication de ce phénomène.

 

Il alla jusqu’à se demander si ce n’était pas le domino blanc qui avait exécuté ce tour de passe-passe. Dans quel but ? Il ne s’en doutait pas et il allait se décider à en finir avec les suppositions en ouvrant tout bonnement le carnet, lorsque le souvenir de la bousculade du corridor des troisièmes loges lui revint tout à coup à l’esprit.

 

Ce fut un trait de lumière.

 

Hervé se rappela que le voleur poursuivi s’était jeté sur lui en le prenant à bras le corps, et que l’étreinte avait duré quelques secondes.

 

Il comprenait maintenant que cet homme avait profité de ce contact prémédité pour se défaire de l’objet qu’il venait d’escamoter dans la poche d’un monsieur.

 

Le drôle, s’attendant à être pris, s’était débarrassé du corps du délit. Si on l’eût arrêté, il aurait nié et ceux qui l’auraient fouillé n’auraient rien trouvé sur lui.

 

Le truc est connu, mais il peut réussir, surtout quand celui qui l’emploie n’a pas d’antécédents judiciaires.

 

Et c’était peut-être le cas.

 

– Parbleu ! dit entre ses dents Hervé, voilà un habile coquin et encore plus hardi qu’habile, puisqu’il a eu l’audace de me guetter à la sortie du bal et de me suivre jusqu’à ma porte. Il avait résolu de me reprendre le butin dont il m’avait chargé, sans ma permission, et je commence à croire que si ce brave Alain n’était pas survenu j’aurais passé un mauvais quart d’heure.

 

» Mais tout est bien qui finit bien, et il ne me reste plus qu’à aller conter ma mésaventure au commissaire de police en lui remettant ce carnet en cuir de Russie… à moins que je n’y trouve l’adresse du propriétaire… Mais quel singulier portefeuille !… il n’est pas de taille à contenir beaucoup de billets de mille et, avec ses fermoirs d’argent, il a plutôt l’air d’un carnet de boursier… ou d’un simple agenda… je m’étonne qu’il ait tenté un voleur à la tire… Il est vrai que ces messieurs-là pêchent au hasard et prennent ce qu’ils trouvent… et puis, c’est peut-être un livret de chèques…

 

» Nous allons bien voir, conclut Hervé en décrochant les agrafes qui bouclaient cette espèce d’étui, relié comme un bouquin précieux.

 

C’était bien un carnet, formé par une série de feuilles collées les unes aux autres et dorées sur tranche, entre deux pochettes de cuir.

 

Cela ne ressemblait pas du tout à un livret de chèques et Hervé se dit : « Le voleur aurait été volé. Il croyait avoir mis la main sur une somme et il n’aurait trouvé que du papier blanc. J’imagine que le monsieur qu’il a dévalisé ne pleurera pas la perte de cet agenda… et me voilà dispensé de faire une visite au commissaire de police. L’objet ne vaut pas que je prenne la peine de me déranger… à moins que je n’y trouve l’adresse de son propriétaire… auquel cas, je le lui renverrai par la poste. »

 

Et il se mit à feuilleter les pages.

 

Sur quelques-unes étaient inscrits des chiffres alignés comme des lettres et séparés par des points ou par des signes, absolument comme dans les annonces qu’insèrent certains journaux et qui ne peuvent être comprises que par la personne qui possède la clef de cette cryptographie.

 

– À coup sûr, pensa Hervé, ce n’est pas un homme d’affaires qui a pris ces notes. Ces gens-là ne perdent pas leur temps à combiner des écritures incompréhensibles. Mais je commence à croire que je ne découvrirai pas ce que je cherche.

 

En continuant à tourner les pages, Hervé en trouva deux où on avait tracé des lignes qui avaient l’air de former des plans topographiques.

 

Ces lignes s’entrecroisaient à angle droit comme les rues qu’elles figuraient sans doute, et elles étaient accompagnées de légendes écrites en caractères intelligibles, mais très incomplètes.

 

Ainsi, sur l’un des plans, on lisait ces mots tronqués : Zach. Huch, et sur l’autre : Bagn. Pl. -Eg.

 

Sur un troisième et un quatrième feuillet, il y avait deux dessins au trait représentant, l’un l’intérieur d’une chambre, l’autre un jardin planté d’arbres.

 

Une petite croix était marquée à la plume sur chacun des croquis, et certainement ces croix n’avaient pas été mises là pour rien. Hervé supposa qu’elles indiquaient des places où on avait caché quelque chose ; mais quoi ?… et où étaient situés cette chambre et ce jardin ? Impossible de le deviner, et comme d’ailleurs il ne songeait pas à se mettre en quête de ces cachettes hypothétiques, il allait refermer ce carnet plein de problèmes qui ne l’intéressaient pas, lorsqu’il avisa, dans une des poches de cuir, un bout de papier qu’il n’avait pas aperçu tout d’abord et qu’il eut quelque peine à en extraire.

 

Ce papier était une lettre pliée en quatre et écrite en très bon français, d’une écriture très fine et très nette.

 

Le secret devait y être et Hervé ne se fit aucun scrupule d’en prendre connaissance.

 

Il lut ceci :

 

« Mon cher associé – le mot associé était souligné – vous m’avez cru mort depuis dix ans, mais les morts ressuscitent quand on ne les a pas bien tués. Je viens d’arriver à Paris, tout juste à temps pour vous rappeler que vous n’avez pas tenu tout ce que vous m’aviez promis. Dans huit mois, je n’aurai plus barre sur vous ; c’est pourquoi je suis pressé d’en finir. Il me faut trois cent mille francs en échange de la preuve que vous savez et que j’ai précieusement conservée. Trois cent mille francs pour vous, c’est une bagatelle, et dès que je les tiendrai, je quitterai de nouveau la France pour n’y jamais revenir. Je ne veux plus me présenter chez vous, pour des motifs que vous devinez. Je vous invite donc à m’indiquer un endroit où nous nous aboucherons – non pas un endroit désert, où chacun de nous pourrait craindre que l’autre ne lui fit un mauvais parti, mais un lieu public, un théâtre, par exemple, où nous pourrions causer tranquillement dans une loge, ou dans un coin. Vous aurez soin d’apporter la somme en une traite à mon ordre sur une bonne maison de New-York ou de Boston, à votre choix. En billets de banque, elle tiendrait trop de place dans votre poche et dans la mienne. Moi, j’apporterai la preuve qui n’en tient pas plus qu’une traite. Donnant, donnant. Quand ce sera fait, nous nous quitterons bons amis comme autrefois et vous n’entendrez plus parler de moi.

 

« J’attends votre réponse d’ici à quarante-huit heures, à l’hôtel où je logeais autrefois et à mon ancien nom que vous n’avez certainement pas oublié, pas plus que je n’ai oublié la date du 24 octobre 1860… Dix ans bientôt !… comme le temps passe !

 

« À bon entendeur, salut ! Rapportez-moi cette lettre.

 

« Sans rancune » ! avait ajouté, en guise de signature, le rédacteur de ce billet doux. Et c’était tout.

 

Hervé entrevoyait déjà la vérité. Évidemment, il s’agissait d’une tentative de chantage. L’auteur de la lettre était un coquin et le monsieur qu’il menaçait ne valait pas mieux que lui. Quelle mauvaise action avait-il commise ? Il était difficile de le deviner, mais il fallait qu’elle l’eût largement enrichi, puisque l’autre tarifait à trois cent mille francs le prix de son silence.

 

Et il était naturel de supposer que le propriétaire du carnet ne s’aviserait pas de réclamer une pièce si compromettante. Il avait été très imprudent de ne pas la détruire, et il aurait mérité qu’elle tombât entre les mains d’un troisième larron qui en aurait abusé pour l’exploiter. Son nom ne figurait ni dans la lettre ni sur l’agenda, mais les maîtres chanteurs sont bien fins et en ce temps-là, déjà, ils foisonnaient à Paris.

 

Hervé de Scaër, tout gentilhomme qu’il était, aurait fait œuvre d’honnête homme en avertissant la police, mais il n’y songeait guère. Il ne pensait qu’à expliquer cette aventure bizarre. Il supposait que le monsieur volé avait choisi le bal de l’Opéra pour y rencontrer l’homme qui lui avait demandé un rendez-vous. Un filou était survenu, l’avait dévalisé sans le connaître et s’était débarrassé de l’agenda avec d’autant moins de regrets qu’à la dimension et au poids de cet agenda, il avait jugé qu’il n’y trouverait ni or, ni billets de banque.

 

Il est vrai que, plus tard, il avait essayé de le reprendre de force en cherchant à attaquer Hervé sur la place Vendôme.

 

Et Hervé se demanda tout à coup si ce voleur n’était pas justement l’auteur de la lettre qui, rencontrant l’autre au bal de l’Opéra, où il était venu, lui, affublé d’une fausse barbe, avait trouvé joli de fouiller dans la poche de ce monsieur où il comptait pêcher la traite de trois cent mille francs, ce qui l’aurait dispensé de rendre en échange la pièce qui mettait le capitaliste à sa merci. Mais le volé avait crié : Au voleur ! et le voleur, serré de près, avait pris ses précautions pour que, si on l’arrêtait, on ne saisît sur lui aucune preuve du vol.

 

Et il s’ensuivait que, maintenant, Hervé possédait en partie un secret qui assurément l’intéressait moins que le sort mystérieux d’Héva Nesbitt, mais qui ne laissait pas de le préoccuper.

 

L’inconnu a toujours de l’attrait pour un jeune homme qui a l’imagination vive, et ce Breton se promettait bien de découvrir ce que signifiaient les hiéroglyphes de l’agenda : chiffres, plans et dessins. Il en était déjà à se figurer qu’ils indiquaient des places où on avait enfoui des trésors très probablement mal acquis, car tout cela sentait le crime et la lettre donnait un corps à ce soupçon.

 

Cette date du 24 octobre 1860, rappelée comme une menace, devait être celle d’un meurtre ou tout au moins d’un vol. Et l’allusion aux dix ans qui allaient expirer avant la fin de 1870 était assez claire. Aux termes du Code, l’action criminelle se prescrit par dix ans. L’heure de la prescription approchait et le chanteur n’avait plus que huit mois pour exploiter le coupable qui n’aurait plus rien à redouter quand le temps fixé par la loi serait écoulé.

 

Le premier mouvement est toujours le bon et c’est pour cela qu’il n’y faut pas céder, disait Talleyrand. Hervé finit par suivre le conseil de ce diplomate célèbre. Il se dit d’abord qu’il devait laisser à la justice le soin d’éclaircir cette affaire, qui avait changé de face. Il ne s’agissait plus d’un vulgaire vol à la tire, et maintenant Hervé pouvait bien prendre la peine de déposer au parquet ou à la préfecture de police le carnet suspect et la lettre accusatrice.

 

Mais il ne tarda guère à envisager les désagréments que lui attirerait cette démarche. Il arriverait de deux choses l’une : ou on ne prendrait pas au sérieux les suppositions qu’il échafaudait, et dans ce cas il se serait donné une peine inutile ; ou, au contraire, on ouvrirait une instruction, et alors on commencerait par lui demander des explications. Il serait obligé de parler d’Alain Kernoul et de dire pourquoi il l’avait mené à la buvette. On le confronterait avec le gars aux biques. On s’informerait de ses antécédents ; on surveillerait sa conduite présente. Les magistrats ne se gênent pas pour appeler un témoin. Et une fois pris dans l’engrenage judiciaire, Hervé n’aurait plus de loisirs. Déplaisante perspective pour un fiancé, et plus déplaisante encore pour un homme hanté par le souvenir d’une ancienne passion.

 

Tandis que s’il gardait pour lui seul l’espèce de secret que le hasard lui avait livré, il resterait le maître d’en user comme il voudrait, sans déranger son existence.

 

Toutes réflexions faites, il prit le parti de ne parler de sa trouvaille à personne, pas même à Alain qui n’aurait pu lui être d’aucune utilité, car le gars n’était pas assez Parisien pour l’aider à découvrir les rues auxquelles se rapportaient les indications écrites sur le carnet, et il ne savait probablement pas ce que c’était que le chantage.

 

Une fois résolu à se taire et à faire son enquête tout seul, Hervé se sentit soulagé. Il avait en horreur l’indécision et pour qu’il eût délibéré si longtemps, il fallait que le cas fût particulièrement épineux. Maintenant que son dessein était arrêté dans sa tête, il n’avait plus qu’à l’exécuter et il n’était pas homme à en changer. La persévérance est une vertu bretonne.

 

Il ne lui restait plus qu’à prendre un repos bien gagné, car il était à l’âge où le sommeil ne perd jamais ses droits et il avait bonne envie de dormir.

 

Il serra précieusement dans son secrétaire l’agenda mystérieux et l’épître du domino blanc, – ses armes pour entrer en campagne. Puis, cela fait, il acheva de se déshabiller, non sans inspecter les poches de ses autres vêtements, à seule fin de s’assurer qu’on n’y avait rien fourré à son insu.

 

Il en était venu à se prendre pour une boîte aux lettres et il y avait bien de quoi, après ce qui lui était arrivé au bal de l’Opéra.

 

Mais il ne trouva que les louis qu’il avait emportés et il se mit au lit en songeant à l’emploi de sa journée du lendemain : une réponse à écrire et à adresser, poste restante, aux initiales indiquées par la blonde inconnue, et une visite à faire boulevard Malesherbes, à M. de Bernage et à sa fille. Il y allait régulièrement prendre le thé à cinq heures et assez souvent on le retenait à dîner. Le matin, il déjeunait au restaurant, presque toujours avec Ernest Pibrac, après quoi il s’établissait au cercle, à moins que le temps ne permît la promenade au bois de Boulogne.

 

C’était, dans toute la force du terme, la vie désœuvrée, et cette vie-là laisse beaucoup de place à l’imprévu.

 

Le dernier des Scaër n’en avait pas fini avec les incidents inattendus.

 

Il s’endormit pourtant comme si rien n’eût menacé sa tranquillité et il ne fit pas de mauvais rêves.

 

Il revit en songe la fée du dolmen et même Héva Nesbitt, mais il revit aussi Solange de Bernage, radieuse de beauté, qui souriait en lui montrant du doigt le vieux manoir de Trégunc, et les fantômes du passé s’évanouirent.

 

II

On peut, sans être très vieux, se rappeler les promenades du bœuf gras.

 

Celle du carnaval de 1870 fut la dernière et, favorisée par un temps superbe, elle charma les Parisiens, les mêmes qui, quatre mois plus tard, criaient : à Berlin ! et qui, au commencement de l’année suivante, mangeaient du cheval sous le feu des canons prussiens.

 

L’après-midi du Dimanche gras, vers quatre heures, la foule inondait les boulevards.

 

On attendait le cortège.

 

Il y avait des curieux à toutes les fenêtres et des sonneurs de trompe à toutes les encoignures occupées par des cabarets. Aux fanfares des cuivres répondaient les mugissements des cornets à bouquin. C’était à se boucher les oreilles et les gens paisibles avaient beaucoup de peine à se tirer de cette cohue.

 

Vu d’en haut, le tableau était amusant.

 

Hervé, qui était venu très tard déjeuner chez Tortoni, dans le salon du premier étage, s’était accoudé, pour fumer son cigare, à une fenêtre où se pressaient d’autres habitués du célèbre café qui fait l’angle de la rue Taitbout.

 

Pibrac y avait déjeuné aussi, quoi qu’il se fût abominablement grisé au Grand-Quinze, mais il ne paraissait pas encore très bien remis des excès de ce souper auquel son ami Scaër avait refusé de prendre part, et il parlait fort peu, contre son habitude.

 

Avant de sortir, Hervé avait écrit à son inconnue, mais il s’était dispensé de lui donner son adresse, parce qu’il ne se fiait qu’à demi à la promesse de ne pas venir le relancer à l’hôtel du Rhin. Il lui avait seulement annoncé qu’il passerait, lui, tous les jours, à quatre heures, au marché aux fleurs de la Madeleine et qu’il ne tiendrait qu’à elle de l’y rencontrer.

 

La lettre était partie et, pour peu que la dame se hâtât d’aller la réclamer à la poste, elle pourrait, dès le lendemain, se trouver au rendez-vous quotidien qu’il lui assignait.

 

Quant au fameux carnet, Hervé n’avait pas pu se décider à s’en séparer. Il le portait sur lui, dans une poche de sûreté, bien cachée et bien fermée.

 

Le sommeil avait modifié ses idées. Il tenait moins à éclaircir un mystère qui, en somme, je l’intéressait pas personnellement. Il tenait toujours à revoir la femme au domino blanc qui devait lui donner des nouvelles d’Héva Nesbitt. Mais il n’avait pas oublié sa fiancée et il lui tardait qu’il fût l’heure de se présenter chez elle.

 

Il pensait même à lui dire qu’il était allé au bal de l’Opéra. M. de Bernage pouvait l’y avoir aperçu, et mieux valait confesser cette innocente fredaine que d’attendre que le père en parlât à sa fille. Ce père ne devait pas être disposé à se vanter de s’être affublé d’un faux nez ; mais tout arrive, et Hervé n’avait peut-être pas tort de vouloir prendre les devants.

 

Le cortège était en vue. De ce pas majestueux et lent qui convient à un triomphateur, le bœuf descendait la pente du boulevard Montmartre.

 

Il s’avançait, précédé d’un escadron de mousquetaires Louis XIII, montés sur des chevaux de troupe, et suivi par un char monumental qui portait tous les dieux de l’Olympe, y compris le Temps, armé de la faux classique.

 

Un si beau spectacle avait mis sur pied un bon tiers de la population de la ville-lumière et, à l’approche de la cavalcade, les badauds qui encombraient la chaussée refluaient sur les trottoirs.

 

Hervé attendait que le torrent se fût écoulé pour s’acheminer vers l’hôtel de Bernage et il allait se retirer de la fenêtre, lorsque Pibrac lui dit en lui poussant le coude :

 

– Regarde donc, là… au-dessous de nous, ton futur beau-père qui essaie de grimper sur le perron de l’établissement ; il nous a vus et il voudrait nous rejoindre… Il aura de la peine à arriver jusqu’ici, à travers cette foule, mais il est capable d’y réussir… et je ne te cacherai pas que ce financier m’ennuie. Tu es obligé de le supporter, mais moi, qui n’épouserai pas sa fille, je vais me réfugier dans le salon du fond. J’y ai aperçu des amis qui ne demandent qu’à me régaler d’un punch au kirsch et j’ai soif.

 

Il le fit comme il le disait et Scaër ne chercha point à le retenir, car il redoutait les intempérances de langage de ce viveur qui, du reste, n’était pas dans les bonnes grâces de M. de Bernage. Scaër descendit au rez-de-chaussée pour épargner au père de sa promise la peine de monter et il le rencontra au bas de l’escalier.

 

Ce millionnaire – qui ne l’avait pas toujours été – payait de mine et personne ne l’aurait pris pour un parvenu. Grand, large d’épaules et possédant ce qu’on appelle une belle prestance, il pouvait aussi prétendre en belle tête, comme on disait jadis. Sa physionomie, sans être sympathique, n’était pas déplaisante. Il avait l’air et les façons d’un gentleman d’outre-Manche, quoiqu’il ressemblât beaucoup moins à un Anglais qu’à un Arabe, avec son teint basané, ses dents blanches et ses grands yeux noirs pleins de feu.

 

Il venait d’atteindre la cinquantaine et ses cheveux commençaient à peine à s’argenter.

 

Un beau-père doué d’un extérieur si avantageux ne pouvait que faire honneur à Hervé qui, jusqu’alors, n’avait eu qu’à se louer de lui, car cet homme, enrichi par les affaires, n’avait ni marchandé, ni finassé pour traiter celle du mariage de sa fille.

 

Dès les premiers pourparlers, il s’était montré plus franc et plus désintéressé que bien des pères de noble race. Il lui suffisait, disait-il, que M. de Scaër plût à Solange et la rendît heureuse. Il avait fixé lui-même le chiffre de la dot, sans hésiter et sans autre condition que celle de passer chaque année quelques mois en Bretagne chez ses enfants.

 

Ce n’était vraiment pas trop exiger, et Hervé ne répugnait pas du tout à habiter pendant l’été avec un homme sérieux qui était resté gai et indulgent.

 

La fortune de Bernage, contrôlée par le notaire du futur, était solidement assise, en immeubles et en capitaux bien placés, et si elle était de date récente, il ne paraissait pas qu’elle eût été mal acquise. Elle avait un point de départ assez modeste et elle s’était rapidement accrue par d’heureuses spéculations commerciales et industrielles.

 

Celui qui l’avait faite en était à ce moment psychologique où l’homme qui a su s’enrichir sans se déconsidérer essaie de prendre pied dans le monde aristocratique, et le mariage de sa fille avec l’héritier d’un des plus anciens noms de la vieille Armorique allait aider M. Laideguive, dit de Bernage, à s’y introduire.

 

D’un autre côté, cette mésalliance apportait au dernier des Scaër la seule chose qui lui manquât : l’argent.

 

Tout était donc pour le mieux, à une époque où, plus que jamais, les nobles cherchent à redorer leur blason et les roturiers à s’anoblir.

 

– Et puis, pas de belle-mère ! s’était écrié Pibrac, en apprenant que son ami Hervé allait épouser Mlle Solange.

 

Bernage était veuf depuis de longues années.

 

Il vivait comme vivent bien des Parisiens qui ont perdu leur femme étant jeunes, c’est-à-dire qu’il ne se privait pas de s’offrir des consolations, mais il avait toujours sauvegardé les apparences. On ne lui connaissait pas de liaison et s’il en avait de passagères, il ne les affichait pas.

 

Bernage était donc le modèle des beaux-pères et Hervé, qui l’appréciait à toute sa valeur, l’accueillit avec empressement.

 

– Je ne vous dérange pas, j’espère, dit l’aimable capitaliste, après avoir cordialement serré la main de son futur gendre. Je m’étais fourvoyé sur les boulevards, sans songer que le bœuf allait y passer, et à l’approche du cortège je me suis réfugié ici pour éviter d’être écrasé… mais vous étiez là-haut avec un ami et je ne veux pas que vous le plantiez là pour m’être agréable.

 

Hervé protesta qu’il ne tenait pas du tout à la compagnie d’Ernest Pibrac et saisit cette occasion de déclarer qu’il avait cessé de le fréquenter habituellement.

 

– C’était un assez bon camarade au temps où je menais la même existence que lui, mais nous avons bifurqué, dit-il gaiement. Je n’ai pas rompu, mais je ne le recherche plus. Il a le diable au corps et il finirait par me compromettre. Ainsi, tenez !… hier, vers minuit, j’allais tranquillement me coucher, quand j’ai eu la mauvaise chance de le rencontrer. Il s’est accroché à moi et il a tant fait qu’il m’a entraîné au bal de l’Opéra. Je m’en accuse devant vous, cher Monsieur… c’est un commencement d’expiation.

 

– Vous n’avez rien à expier, mon cher baron, dit en souriant le plus accommodant des beaux-pères. Aller au bal de l’Opéra n’est pas un crime. J’y vais bien encore quelquefois, moi qui n’ai plus votre âge. Si la fantaisie m’était venue d’y entrer cette nuit, je ne m’en serais pas caché, et si je vous y avais vu, je ne vous aurais pas reproché d’y être.

 

– Donc, il n’y était pas, pensa Hervé. Pibrac a rêvé cette histoire du faux nez… à moins qu’il ne l’ait inventée pour se moquer de moi.

 

Et il répliqua vivement :

 

– Je ne me serais pas caché non plus, je vous prie de le croire… et je ne suis pas resté à ce bal… je m’y ennuyais à périr. Pibrac et sa bande ont soupé sans moi.

 

– Bravo !… ma fille sera charmée d’apprendre que vous êtes à l’épreuve des tentations.

 

– Me conseillez-vous donc de lui raconter ?…

 

– Pourquoi pas ?… Solange, Dieu merci ! n’est ni une prude, ni une sotte, et elle vous saura gré de votre franchise. Elle est d’ailleurs convaincue que vous l’aimez trop pour vous galvauder comme ce M. Pibrac qui n’est pas de votre monde.

 

– Elle ne se trompe pas, je vous le jure, et…

 

– Vous lui direz cela tout à l’heure, si vous voulez m’accompagner jusqu’à la maison. Je rentrais quand je vous ai aperçu à la fenêtre, et maintenant que le cortège a défilé, nous ne risquerons plus d’être étouffés, en nous dirigeant vers le boulevard Malesherbes. Le thé doit être servi. Ma fille aura peut-être quelques amies, mais vous trouverez bien le moyen de lui faire votre cour, quand même.

 

Hervé ne demandait qu’à revoir Mlle de Bernage, quand ce n’eût été que pour chasser le souvenir de ses aventures nocturnes qui lui revenaient à l’esprit plus souvent qu’il n’aurait souhaité. Et il se promettait, tout en flirtant avec sa fiancée, d’insister pour que la date de leur mariage fût fixée à une époque plus rapprochée.

 

Il se défiait encore, par moments, de la solidité de ses résolutions, et il lui tardait de brûler, comme on dit, ses vaisseaux, afin de se mettre dans l’impossibilité de reculer.

 

La nuit vient de bonne heure au mois de février, et quand le futur beau-père et le futur gendre, qui étaient sortis ensemble du café, arrivèrent à la Madeleine, on allumait déjà les becs de gaz.

 

Ils n’avaient pas pu échanger beaucoup de paroles au milieu de la foule bruyante qui suivait le même chemin qu’eux, mais elle s’était éclaircie et Scaër, finit par remarquer le manège d’un monsieur qui leur emboîtait le pas depuis la rue Caumartin.

 

Ce monsieur les avait déjà dépassés plusieurs fois ; puis, dès qu’il avait pris dix pas d’avance, il ralentissait son allure, se laissait dépasser à son tour et se remettait à marcher derrière eux.

 

Ainsi manœuvrent les lovelaces du pavé qui, avant d’aborder une femme rencontrée dans la rue, tiennent à l’examiner sous tous ses aspects.

 

Ce n’était pas le cas, et le suiveur pouvait bien être un espion, quoiqu’il n’en eût pas l’air.

 

Peut-être aussi ne s’occupait-il pas de les surveiller, car ils n’étaient pas seuls sur le large trottoir.

 

Hervé ne se rappelait pas l’avoir jamais vu et il jugea inutile de le signaler à l’attention de M. de Bernage.

 

Du reste, l’homme ne tarda point à hâter le pas et à se perdre dans la foule des passants qui le précédaient. Hervé crut s’être trompé et n’y pensa plus.

 

Ces messieurs passèrent devant la façade de la Madeleine, en causant, à bâtons rompus, comme on peut causer sur une voie publique, encombrée de promeneurs. Ce n’était pas le moment ni le lieu d’engager une conversation intéressante et ils n’y étaient pas disposés.

 

Décidé à suivre le conseil de son futur beau-père, Hervé se préparait à raconter gaiement à sa fiancée comme quoi il s’était montré au bal dans une loge pleines de belles de nuit qui n’avaient pas réussi à le séduire et de mauvais sujets avec lesquels il n’avait pas voulu souper.

 

M. de Bernage, lui, pensait sans doute à ses affaires. Il en avait beaucoup et quoiqu’il en prît à son aise, il ne les oubliait jamais complètement.

 

Ils cheminaient donc en silence et ils allaient traverser la chaussée pour remonter le côté gauche du boulevard Malesherbes, lorsque le financier s’arrêta.

 

– Mon cher, dit-il en se frappant le front, ma mémoire s’en va… c’est signe que je vieillis… J’oubliais que j’ai promis de passer à cinq heures chez un monsieur qui doit me donner une réponse au sujet d’une négociation très importante dont je l’ai chargé. Le dimanche gras !… c’est ridicule, mais c’est ainsi. Voilà ce que c’est que d’avoir de gros capitaux engagés ! On n’a pas un jour de répit ; et si je remettais l’entrevue à demain, il pourrait m’en coûter cher. Souffrez donc, mon ami, que je vous quitte. Allez sans moi demander une tasse de thé à ma fille et dites-lui que je ne tarderai pas à vous rejoindre. Mon homme demeure rue Tronchet, c’est tout près d’ici, et avec lui je n’en ai pas pour plus de dix minutes.

 

Ayant dit, M. de Bernage tourna les talons et se lança sur la longue esplanade plantée d’arbres qui borde la colonnade latérale de l’église.

 

Hervé ne fut ni trop surpris ni trop fâché de ce brusque départ.

 

Il savait que son futur beau-père était avant tout l’homme du devoir, esclave de tous ses engagements et incapable de manquer à un rendez-vous d’affaires.

 

Et d’ailleurs, Hervé aimait autant arriver seul chez sa future.

 

M. de Bernage lui laissait pleine liberté dans le salon de sa fille, mais les pères gênent toujours un peu les amoureux, et il suffit qu’ils soient là pour que la causerie prenne un tour plus cérémonieux.

 

Et précisément, Hervé avait à dire beaucoup de choses qu’on ne dit bien qu’en tête à tête.

 

Ainsi, il préméditait de lui parler longuement de leur prochaine installation à Trégunc et de l’existence qu’ils y mèneraient. Elle lui avait juré plus d’une fois qu’elle adorait la campagne et particulièrement le pays de Cornouailles, mais il se défiait un peu du goût qu’elle affichait pour la contrée sauvage où il était né et qu’il comptait habiter six mois de l’année.

 

Il voulait la prier en même temps de fixer une date à leur mariage.

 

Elle ne pouvait pas lui savoir mauvais gré de se montrer impatient, et ce serait une excellente occasion d’exprimer, plus chaleureusement qu’il ne l’avait fait jusqu’alors, ses sentiments amoureux.

 

Il traversa le boulevard et en prenant pied sur le trottoir opposé, il se retourna instinctivement pour suivre un instant des yeux M. de Bernage qui était encore en vue et très reconnaissable de loin, à cause de sa haute taille.

 

Ce financier aurait fait un magnifique tambour-major.

 

Il était parti au pas accéléré, mais il s’était mis bientôt au pas ordinaire et il ne tarda pas à être accosté sur la promenade par un monsieur qui venait en sens inverse.

 

– Son homme de la rue Tronchet, sans doute, se dit Hervé. Maintenant qu’ils se sont rencontrés, ils vont conférer en plein air, et la conférence ne durera pas longtemps. Pour arriver le premier, je ferai bien de me dépêcher.

 

Et il se hâta vers l’hôtel de Bernage qui s’élevait en façade sur le boulevard Malesherbes, un peu plus haut que la rue de la Bienfaisance.

 

Il était superbe cet hôtel, acheté d’un richissime étranger, et il valait plus d’argent que toutes les terres et tous les châteaux du dernier des Scaër.

 

Le père de Solange ne l’avait pourtant pas payé trop cher.

 

Ruiné par la guerre de sécession, l’Américain du Sud qui l’avait fait construire à grands frais s’était trouvé dans la nécessité de le vendre à bref délai, et M. de Bernage avait profité de l’occasion.

 

Tout réussissait à ce spéculateur bien avisé et tout annonçait que sa fortune n’en resterait pas là.

 

Hervé, qui avait défait la sienne, se figurait volontiers que le bonheur est contagieux et que son beau-père lui apporterait la veine.

 

Du reste, en attendant qu’elle lui vînt, il n’avait pas à se plaindre, puisque, menacé du naufrage, il allait entrer au port, et l’avenir s’ouvrait devant lui assez brillant pour lui faire oublier ses désastres et même ses fautes.

 

Il ne se souvenait déjà plus que d’une romanesque aventure de sa jeunesse, et assurément il ne s’en souviendrait pas toujours, car il avait fallu pour la lui rappeler le hasard d’une rencontre et il était très possible que cette rencontre n’eût pas de suites.

 

Cinq heures sonnaient à l’église Saint-Augustin, lorsque le gentilhomme breton arriva devant la grille monumentale de l’hôtel de Bernage. Elle était ouverte, en prévision de visites attendues, et un valet de pied en livrée se tenait sur le perron.

 

Hervé le connaissait bien cet hôtel où depuis quelques mois il venait à peu près tous les jours, et cependant, chaque fois qu’il y entrait, il l’admirait comme s’il ne l’avait jamais vu.

 

C’était un véritable palais et un palais mieux distribué que bien des résidences souveraines et plus artistiquement meublé.

 

Rien n’y choquait l’œil, quoique tout y fût d’une richesse inouïe.

 

Pas d’ornements criards, pas de luxe banal. Et un cachet d’originalité jusque dans les plus petits détails.

 

Le vestibule avait grand air avec son pavé de marbre blanc, traversé par une large bande de tapis de Perse qui recouvrait entièrement les marches de l’escalier éclairé par de grandes torchères en onyx et lambrissé d’immenses glaces.

 

En suivant dans ce royal escalier le valet de pied qui le conduisait, Hervé pensait aux vieilles dalles de granit qu’il fallait franchir pour monter au premier étage de son manoir de Trégunc, et il savait gré à Mlle de Bernage de ne pas répugner à habiter, après la noce, ce logis breton, aussi incommode que vénérable.

 

La salle à manger qu’il entrevit en passant ne ressemblait guère à l’immense réfectoire seigneurial où le vieux baron de Scaër ne lui permettait de se mettre à table qu’après avoir entendu, debout, le bénédicité récité par son chapelain.

 

Elle n’avait que deux fenêtres, cette salle à manger originale, mais deux fenêtres profondes, tout enfeuillées de verdure et de fleurs. Le plafond était à poutrelles de hêtre relevées par des nervures dorées. Les murs étaient tendus de cuir de Cordoue avec des arabesques de couleur. Sur les crédences en style de la Renaissance se dressaient des figures de sirènes, et les chaises en bois sculpté avaient des dossiers surmontés de têtes de femmes dans le goût Henri II.

 

Et quand Hervé traversa le grand salon, où des panneaux en glaces alternaient avec des tentures de lampas blanc, où des statues de marbre posées sur des socles d’ébène coudoyaient des tableaux de maîtres placés sur des chevalets dorés, où de vastes fauteuils-duchesse entouraient majestueusement la cheminée, Hervé revit par la pensée les sévères boiseries de chêne, les meubles vermoulus et les portraits d’ancêtres de la grande galerie où son père recevait les châtelains des environs.

 

Il est vrai qu’à Trégunc les ancêtres étaient authentiques, et que M. de Bernage, fils de ses œuvres, n’avait pas d’ancêtres.

 

Ses petits-enfants en auraient, puisqu’ils descendraient des Scaër, et il n’en demandait pas plus, en attendant mieux.

 

Pour ses réceptions de cinq heures, Mlle de Bernage s’établissait dans un petit salon qui faisait suite au grand : une merveille d’élégance confortable, ce boudoir, en forme de rotonde, avec des rideaux en satin de Chine et une cheminée habillée et décorée comme une pagode.

 

Solange s’y tenait, assise sur un canapé-divan, fermé à chaque bout par un accoudoir et chargé de coussins de toutes couleurs.

 

Assez loin d’elle, debout devant une table en véritable laque, une personne grassouillette surveillait le samovar de cuivre où chauffait l’eau qui allait servir à la confection du thé.

 

Cette personne, un peu mûre, était de son état dame de compagnie – une profession assez mal définie qu’on peut exercer de plus d’une façon.

 

Mlle de Bernage, qui, tout enfant, avait perdu sa mère, ne pouvait pas se passer de chaperon depuis qu’elle était entrée dans le monde, et dès sa sortie du pensionnat, où elle était restée jusqu’à dix-sept ans, son père avait placé près d’elle Mme de Cornuel, veuve, disait-il, d’un officier supérieur et suffisamment distinguée de manières et de ton.

 

M. de Bernage, qui la connaissait de longue date, appréciait fort ses mérites et avait en elle une confiance absolue.

 

Solange la goûtait moins, mais elle vivait en bonne intelligence avec cette espèce de gouvernante qui ne la gouvernait guère, car elle ne la contredisait jamais et elle parlait fort peu, quoiqu’elle parlât fort bien, quand il lui plaisait de parler.

 

Solange lisait et elle ne leva pas les yeux lorsque son prétendu écarta la portière du petit salon.

 

Le valet de pied s’était retiré sans l’annoncer et l’épaisseur des tapis amortissait si bien le bruit des pas que ni la jeune fille ni la veuve ne s’étaient aperçues que M. de Scaër était là, retenant son haleine, afin de ne pas éveiller l’attention de sa fiancée qu’il prenait plaisir à contempler, sans qu’elle s’en doutât.

 

On juge mieux de la beauté d’une femme quand elle ne sait pas qu’on la regarde, et jamais Solange ne lui avait paru si belle.

 

Elle était pâle et brune comme la nuit ; elle avait de grands yeux noirs et des sourcils arqués, le profil sévère d’une statue grecque, la taille élancée et les formes juvéniles d’une nymphe sculptée par Jean Goujon.

 

Et sa pose alanguie ajoutait à sa beauté ce charme délicat que les italiens appellent la morbidezza.

 

Elle tenait un livre, mais ce livre ne paraissait pas l’intéresser beaucoup, car elle venait de le poser sur ses genoux. Évidemment, sa pensée était ailleurs. À quoi songeait-elle ? Hervé jugea qu’il était temps de s’annoncer.

 

Au léger bruit qu’il fit en s’approchant, elle tourna la tête et s’écria en rougissant un peu :

 

– Ah ! vous m’avez fait peur ! Est-ce qu’il y a longtemps que vous êtes là ?

 

– Je viens d’arriver, Mademoiselle, et je vous admirais…

 

– Sans m’avertir que vous me regardiez. Ce n’est pas de jeu, cela. Si j’avais su, j’aurais pris des attitudes. Je suis sûre que vous m’avez trouvée laide.

 

Et sans laisser à Hervé le temps de protester, Solange reprit gaiement :

 

– Pour vous punir, je devrais vous cacher que vous m’avez surprise rêvant manoirs à tourelles, landes fleuries, pierres druidiques et autres curiosités bretonnes.

 

– Quoi ! Mademoiselle, dit Hervé, vous pensiez à mon pauvre pays !

 

– Oui, Monsieur, et il me semblait le voir tel que je l’ai vu, l’an dernier, par un ciel pâle qui lui allait à merveille… comme les nuances grises vont aux femmes sentimentales. Et dans le paysage que j’évoquais, vous figuriez en costume de chasse, comme vous étiez le jour où mon père et moi nous vous avons rencontré au bas de l’avenue du château. Vous en souvenez-vous ?

 

– Si je m’en souviens !… Vous aviez une robe bleue à pois blancs.

 

– Et vous une peau de bique… mais vous la portiez si bien !… j’espère que vous la mettrez pour courir les landes avec moi… Je me ferai faire un costume breton… celui des femmes de Pont-Labbé… c’est le plus joli… et nous nous ferons photographier tous les deux, la main dans la main, au pied de cet énorme dolmen que vous nous avez montré de loin. Vous n’avez pas voulu nous y mener, mais je prétends y aller en pèlerinage dès que nous serons installés à Trégunc. Nous y conduirons Mme de Cornuel, ajouta malicieusement Solange en regardant la dame de compagnie. Je suis sûre qu’elle raffole des monuments druidiques.

 

– À mon âge, ma chère enfant, répondit en souriant la gouvernante, on ne raffole plus de rien. Quand vous serez mariée, vous irez fort bien sans moi visiter les curiosités bretonnes. Je crois même que je vous gênerais pour les admirer, et votre père sait bien que je n’ai pas le projet de quitter Paris.

 

– Bon ! mais vous viendrez nous voir et je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Je compte faire de Trégunc le plus gai des châteaux. Nous recevrons beaucoup… Nous chasserons à courre dans la forêt de Clohars… Il y a une garnison de cavalerie à Pontivy… Nous inviterons les officiers… il s’en trouvera peut-être qui ont connu M. de Cornuel… n’a-t-il pas commandé un régiment de dragons ?

 

– Oh ! il y a si longtemps de cela qu’on ne se souvient plus de lui dans l’armée, répondit la veuve.

 

Puis à Hervé :

 

– Vous offrirai-je une tasse de thé, Monsieur le baron ?

 

Elle ne manquait jamais de l’appeler par son titre, à l’imitation de Bernage qui baronisait volontiers son futur gendre, et cette fois, elle appuya sur le mot, comme si elle eût voulu rappeler à Solange que la châtelaine de Scaër ne devait pas mener en province la vie d’une cocotte parisienne.

 

Hervé saisit l’intention et marqua un bon point à la dame, car il n’était pas disposé à accepter intégralement le programme de Mlle de Bernage et il espérait en restreindre l’exécution.

 

L’allusion au dolmen de Trévic l’avait d’ailleurs un peu troublé, et il se promettait de ne jamais y conduire sa femme.

 

Il remercia Mme de Cornuel et il dit à la jeune fille :

 

– Vous me rassurez, Mademoiselle. Je m’imaginais que vous vous accoutumeriez difficilement à la Bretagne et je crains encore un peu que vous ne vous illusionniez sur les charmes d’un séjour prolongé à Trégunc. Moi je m’y plais, parce que j’y ai été élevé, mais vous qui n’avez fait qu’y passer et qui avez toujours habité Paris…

 

– Pardon !… j’ai été sept ans en nourrice et en sevrage, dans une ferme de la Brie… dix ans à Versailles, au pensionnat de la respectable Mme Verdun… j’en ai maintenant dix-neuf… comptez !

 

– Mais, depuis deux ans que vous allez dans le monde…

 

– Dans le monde où on s’ennuie, interrompit Solange. Mon père ne voit que des gens sérieux… deux ou trois bals par hiver… cinq ou six fois au spectacle… à l’Opéra, aux Français, ou à l’Opéra-Comique… les autres théâtres, à ce qu’il paraît, ne sont pas convenables et on ne me les permet pas… quelques visites à des amies de pension qui sont mariées et qui me les rendent, quand elles en ont le temps… et puis, c’est tout… Je serai moins isolée à Trégunc que dans cet hôtel… tenez ! nous sommes en plein carnaval… et aujourd’hui, dimanche gras, si vous n’étiez pas venu, je n’aurais vu personne. Quand je pense qu’il y a des femmes qui, depuis deux mois, dansent tous les soirs !…

 

– Vous aimez le bal tant que cela ?

 

– Ce n’est pas le bal que j’aime, c’est le mouvement, c’est le bruit, c’est l’imprévu. J’aimerais encore mieux la chasse, les chevaux, les expéditions périlleuses. Je voudrais m’embarquer pendant une tempête et faire un peu naufrage.

 

– Si je vous disais que nous avons les mêmes goûts ?

 

– Vrai ?… bien vrai ?

 

– J’étais né pour être marin… j’ai manqué à ma vocation… mais avec vous, j’irais volontiers au bout du monde.

 

– Oh ! alors, je serai la plus heureuse des femmes s’écria Solange en battant des mains.

 

– Non… c’est moi qui serai le plus heureux des hommes, dit gaiement Hervé.

 

– Nous voyagerons tout l’été… en Laponie… en Islande… dans des pays où personne ne va… pas en Suisse, par exemple, à moins que ce ne soit pour faire l’ascension du Mont-Blanc ; à l’automne, quand nous serons rentrés, nous forcerons des loups… il doit y avoir des loups dans votre forêt de Clohars… et l’hiver, à Paris, nous irons partout… aux petits théâtres… aux cafés-concerts… au bal de l’Opéra… J’ai tourmenté mon père pour qu’il m’y menât… il n’a jamais voulu. Je me demande pourquoi. Une de mes amies de la pension Verdun y va avec son mari… vous y allez, vous…

 

– Comment ! vous savez…

 

– Je ne sais rien du tout, mais j’imagine que vous ne vous en privez pas plus que les autres jeunes gens de votre âge.

 

– Mademoiselle, vous me donnez le courage de faire des aveux. J’y étais cette nuit, au bal de l’Opéra… et je m’y suis ennuyé mortellement.

 

– Parce que vous êtes blasé sur ce plaisir-là. Moi pas, et je vous réponds que je m’y amuserai quand vous m’y conduirez. En attendant, racontez-moi ce que vous y avez fait.

 

– Rien. Je m’étonnais de m’y voir et je n’y serais pas resté une demi-heure, si je n’y avais pas rencontré…

 

– Qui donc ?

 

– Vous ne le devineriez jamais, si je ne vous le disais pas. Un gars de mon pays, un pauvre diable qui gardait les chèvres de ma ferme de Lanriec et qui est venu échouer à Paris, où il meurt de faim. Je ne le reconnaissais pas, mais il m’a reconnu et il m’a abordé. Je lui ai donné de quoi manger et je lui ai promis de le reprendre à mon service, quand nous serons au château.

 

– Vous avez bien fait.

 

– J’étais sûr que vous ne me désapprouveriez pas et je suis sûr aussi que vous vous intéresserez à lui, quand vous connaîtrez son histoire. C’est un véritable roman… et un roman d’amour.

 

– Dites-la moi, je vous en prie.

 

– Non, Mademoiselle. Je veux vous laisser le plaisir de la lui demander quand vous le verrez… et puis, Dieu sait comment elle finira… attendez le dénouement.

 

En dépit des mines de la gouvernante un peu scandalisée de la tournure que prenait cette causerie entre fiancés, Solange aurait volontiers insisté, mais, à ce moment, entra le valet de pied, apportant sur un plat d’argent une carte de visite. Elle la prit et après y avoir jeté les yeux, elle la passa à Mme de Cornuel, en lui demandant :

 

– Connaissez-vous ce nom-là ?

 

– « Marquesa de Mazatlan », lut la gouvernante ; non… pas du tout.

 

– Au-dessus du nom, il y a des armes. M. de Scaër les connaît peut-être.

 

– Des armes timbrées d’une couronne de marquise, répondit Hervé, après avoir regardé. Non, je ne les connais pas.

 

– Enfin, demanda la gouvernante au valet de pied, que veut cette dame ?…

 

– Elle vient quêter au profit d’une œuvre de charité.

 

– Quelque intrigante, sans doute.

 

– Je ne crois pas, Madame. Elle attend à la grille dans un coupé très bien attelé et je sais qu’elle a son hôtel avenue de Villiers. Je la vois passer très souvent et je connais son cocher.

 

– C’est différent, dit Mme de Cornuel qui avait beaucoup de considération pour les gens riches. Il me semble, ma chère Solange, que vous pouvez la recevoir.

 

– Je ne demande pas mieux, s’écria la jeune fille. Une marquise espagnole, ici…, c’est inattendu et j’adore l’inattendu.

 

Sur un signe de Mme de Cornuel, le valet de pied sortit à reculons et, dès qu’il eut disparu, Hervé se mit à dire en riant :

 

– J’ai le pressentiment que cette Espagnole est une affreuse duègne.

 

– Je l’espère bien, répliqua gaiement Mlle de Bernage. Si elle était jeune et jolie, je ne la recevrais pas volontiers pendant que vous êtes là. Sachez, Monsieur, que je suis très jalouse.

 

– Je ne vous donnerai jamais sujet de l’être, Mademoiselle. Je viens de faire mes preuves à l’Opéra… en refusant d’aller souper en mauvaise compagnie avec des amis qui ne se piquent pas de vertu… et je vous jure que je n’ai eu aucun mérite à me priver de ce divertissement, car depuis que j’ai le bonheur de vous connaître, toutes les femmes me semblent laides.

 

– Prenez garde, dit malicieusement Solange ; la marquise est peut-être charmante et, avant que le coq ait chanté trois fois, il pourrait bien vous arriver de changer de sentiment… Mais je vous avertis que, si elle vous plaît, je m’en apercevrais tout de suite.

 

Ce marivaudage n’était pas du goût de Mme de Cornuel et elle y coupa court, en disant :

 

– Je ne sais si M. de Bernage nous approuvera d’avoir reçu cette étrangère… je regrette vivement qu’il ne soit pas encore rentré.

 

– Je puis vous assurer qu’il ne tardera guère, dit Hervé qui n’était pas fâché de se dérober aux taquineries de sa fiancée ; quand je suis arrivé, il venait de me quitter sur la place de la Madeleine en me priant de vous annoncer qu’il me rejoindrait ici avant une demi-heure.

 

– Elle est passée la demi-heure, murmura la dame de compagnie.

 

– Raison de plus pour que nous le voyions bientôt.

 

– Je le souhaite, car sa présence me délivrerait d’une responsabilité qui…

 

– Il me semble qu’on vient, interrompit Solange en prêtant l’oreille. Monsieur de Scaër, je vous prie, voyez donc si c’est mon père.

 

Le grand salon étincelait de mille feux. C’était une des fantaisies quotidiennes de Mlle de Bernage de faire allumer, dès que la nuit approchait, tous les lustres et toutes les torchères, à seule fin de ne pas ressembler aux provinciaux qui ne s’habillent que le dimanche et aux bourgeois de Paris qui ne s’éclairent à giorno que les jours où ils ont du monde à dîner.

 

Cette illumination ne s’étendait pas jusqu’au petit salon où brûlaient seulement deux lampes discrètes, et de cette inégale distribution des lumières, il résultait que du fond du boudoir on voyait beaucoup mieux qu’on n’était vu.

 

Pour être agréable à sa fiancée, Scaër s’était avancé jusqu’à la portière de soie qui marquait la séparation des deux pièces, et il put tout à son aise examiner la tournure, la démarche et même les traits de la dame qu’amenait le valet de pied, – car c’était la visiteuse qui arrivait et non pas M. de Bernage, comme l’avait cru Solange et comme le désirait Mme de Cornuel.

 

Hervé resta ébloui de la beauté de cette marquise de Mazatlan que, tout à l’heure, avant qu’elle se fût montrée, il soupçonnait d’être une duègne.

 

Elle était charmante et elle brillait de jeunesse.

 

Seulement, elle n’avait pas du tout l’air espagnol.

 

Elle était blonde comme les blés. À la blancheur de sa peau et à la fraîcheur de son teint, on aurait pu la prendre pour une Anglaise. Mais le regard était vif, la physionomie expressive et mobile. Habillée, d’ailleurs, avec goût, comme une Parisienne qui sait porter la toilette et qui suit la mode sans l’exagérer.

 

Le règne de l’absurde crinoline venait de finir et une robe bien coupée mettait en relief tous les avantages naturels de la dame : sa taille souple, sa tournure gracieuse et même son petit pied, aristocratiquement cambré.

 

Elle avait ce que l’auteur du Demi-Monde a appelé la ligne, c’est-à-dire la grâce et l’harmonie du mouvement. Elle avait aussi de la race, comme disent les connaisseurs en chevaux et en femmes.

 

Elle en avait tant que Scaër, extasié, oubliait de renseigner Mlle de Bernage qui l’avait envoyé en reconnaissance et qui s’étonnait de son silence prolongé.

 

Ce fut l’affaire d’un instant, car il se rejeta vivement dans le petit salon pour laisser passer la visiteuse que le valet de pied annonçait.

 

Il se retira si vite qu’elle entra sans le remarquer et il recula jusqu’au fond du boudoir, pendant que Solange, avertie, se levait pour recevoir poliment cette quêteuse titrée.

 

Et ce fut le tour de Solange d’être éblouie.

 

Quoi qu’elle en eût dit à son fiancé, elle ne s’attendait pas à voir une duègne, mais elle s’attendait encore moins à voir une merveille de beauté, et peu s’en fallut qu’elle ne perdît contenance.

 

– Mademoiselle, lui dit doucement l’étrangère, pardonnez-moi de me présenter ici sans être connue de vous. Je sais que vous aimez les pauvres et je vais m’adresser à votre cœur ; je puis donc espérer que vous excuserez l’indiscrétion de ma visite, et, afin de vous l’expliquer, je me hâte de vous apprendre que votre réputation de charité s’étend jusqu’à l’avenue de Villiers où je demeure.

 

– J’avoue que je ne m’en doutais pas, murmura Solange.

 

– Je vous assure, Mademoiselle, que tous les malheureux de ce quartier vous bénissent ; aussi n’ai-je pas hésité à venir vous demander à vous associer à une bonne œuvre.

 

» Maintenant, permettez-moi de vous dire qui je suis, et pourquoi je viens, car vous ne savez de moi que mon nom, et mon mari n’a jamais habité la France qu’en passant. Il est mort à la Havane, où il possédait de grandes propriétés, et j’ai pris la résolution de me fixer à Paris. Il m’a laissé une fortune indépendante et je voudrais en consacrer une partie à ceux qui souffrent de la maladie à laquelle il a succombé… une maladie très rare à la Havane et très commune en Europe… la plus terrible de toutes, car on n’en guérit jamais… la phtisie enfin… qui fait tant de ravages que la place manque souvent dans vos hôpitaux, pour y traiter ceux qu’elle atteint.

 

» Je ne suis pas assez riche pour fonder à moi seule un nouvel hôpital qui leur serait réservé. Je suis donc obligée d’avoir recours aux âmes compatissantes pour compléter la somme. Je ne sais si j’y parviendrai… mais je réussirai du moins, avec mes propres ressources, à soulager bien des misères isolées.

 

» Cela dit, Mademoiselle, je me hâte d’ajouter que je ne viens pas solliciter de vous une offrande immédiate. Je ne fais encore que de la propagande charitable. Tout ce que je vous demande, c’est de recommander à Monsieur votre père, à ses amis et aux vôtres, une idée généreuse…

 

Je vous promets de l’appuyer de toutes mes forces et je ne doute pas d’y rallier mon père, dit vivement Mlle de Bernage.

 

La marquise était restée debout et Solange, qui ne se lassait pas d’admirer sa rayonnante beauté, ne songeait pas à la prier de s’asseoir ; ce que voyant, la gouvernante avança un siège, et Solange pensa enfin aux présentations obligatoires en pareil cas.

 

– Mme de Cornuel, dit-elle en désignant la dame de compagnie qui échangea avec l’étrangère un salut assez froid.

 

M. de Scaër !

 

À ce nom, la marquise tourna vivement la tête du côté où se tenait dans l’ombre Hervé qu’elle n’avait pas aperçu en entrant.

 

Lui aussi, il s’était encore une fois oublié à contempler cette adorable quêteuse, et il se sentait troublé, sans savoir pourquoi.

 

Il se montra pourtant, et en s’inclinant devant elle, il crut voir qu’elle changeait de visage.

 

Elle rougit positivement et une flamme brilla dans ses grands yeux bleus.

 

La rougeur passa vite et la flamme s’éteignit aussitôt. Mais la physionomie prit une expression d’étonnement ou d’inquiétude. Le regard semblait demander : « que fait ici ce jeune homme ? »

 

Hervé ne se permit pas de répondre à cette interrogation muette et la marquise, promptement remise, dit à Solange :

 

– Je vous remercie, Mademoiselle, et je me flatte que, sur votre recommandation, M. de Bernage ne me refusera pas son appui. Ses relations dans le monde des grandes affaires m’aideront puissamment, s’il veut bien s’intéresser à la création hospitalière que je rêve. Je regrette de ne pas le rencontrer aujourd’hui et je serai très heureuse de le recevoir quand il lui plaira de venir chez moi, car…

 

– Le voici, Madame, interrompit Solange, qui s’était approchée de la portière ouverte.

 

M. de Bernage arrivait au moment où l’entretien allait cesser, car la marquise ne paraissait pas disposée à le prolonger, depuis que M. de Scaër était entré en scène inopinément.

 

Solange courut à la rencontre de son père et l’arrêta pour le mettre en peu de mots au courant de la situation. Il l’écouta d’un air assez renfrogné, mais il se dérida dès qu’il se trouva en face de Mme de Mazatlan.

 

Cette étrangère n’avait qu’à paraître pour apprivoiser les plus récalcitrants et le quinquagénaire Bernage subit comme les autres l’ascendant de sa beauté. Il fut non seulement poli, mais empressé, galant même plus qu’il ne convenait à son âge, et il fit si bien qu’il retint la marquise, prête à partir. Pour cela, il n’eut qu’à dire ce que son futur gendre n’avait pas dit. Il présenta de nouveau Hervé de Scaër, mais il le présenta comme le fiancé de sa fille, et il alla jusqu’à ajouter qu’après leur très prochain mariage, M. et Mme de Scaër seraient charmés de revoir au château de Trégunc, en Cornouailles, la marquise de Mazatlan.

 

C’était, comme on dit, se jeter à la tête de cette marquise, et il fallait qu’elle l’eût ensorcelé à première vue pour qu’il s’avançât ainsi, car il n’était pas coutumier du fait.

 

Hervé n’en revenait pas et se reprenait à croire que l’homme mûr qui s’enflammait si facilement pour une jolie femme avait bien pu aller, comme le prétendait Ernest Pibrac, chercher au bal de l’Opéra des bonnes fortunes d’occasion.

 

Solange s’étonnait aussi d’entendre son père s’aventurer de la sorte et se réservait de décliner plus tard l’honneur d’héberger, en Bretagne, la trop séduisante marquise.

 

Mme de Cornuel, plus étonnée encore, écoutait de toutes ses oreilles et oubliait de servir le thé.

 

Mme de Mazatlan reçut sans enthousiasme les compliments et l’invitation, évitant de s’engager pour l’avenir et revenant toujours au but présent de sa visite.

 

Sur quoi, M. de Bernage se répandit en éloges et en protestations de dévouement à la noble entreprise patronnée par la dame, déclarant qu’il lui tardait d’aller la voir, en son hôtel de l’avenue de Villiers, à seule fin de s’entendre avec elle sur la marche à suivre pour mener à bien le grand projet qu’elle caressait.

 

Elle l’assura qu’il serait le très bien venu, elle le remercia chaleureusement et en excellents termes, mais elle ne se décida pas à s’asseoir.

 

On eût dit qu’elle se sentait gênée depuis qu’elle n’était plus seule avec Solange. L’apparition d’Hervé l’avait surprise et sans doute les empressements de M. de Bernage la fatiguaient.

 

Elle y coupa court en prenant congé.

 

Bernage la reconduisit, et il l’aurait volontiers accompagnée jusqu’à sa voiture, s’il n’eût pas rencontré le valet de pied qui attendait dans l’antichambre.

 

Quand il revint, il trouva Hervé et Solange échangeant des regards dont il devina certainement la signification, car il leur dit de but en blanc :

 

– Vous vous demandez si j’ai perdu l’esprit de faire tant d’accueil à une marquise d’outre-mer. Vous ne savez pas que je la connaissais déjà sans l’avoir jamais vue et que je puis avoir plus tard intérêt à être bien avec elle. Elle est fort riche et il s’agit d’une très grosse affaire. Il y a dans ses propriétés de l’île de Cuba des gisements miniers dont elle ne soupçonne pas l’existence, et je suis administrateur d’une compagnie financière qui voudrait les acheter. Je la crois un peu folle et son projet d’hôpital pour les phtisiques est une lubie qui lui aura passé par la cervelle. Mais pour la disposer à nous vendre à de bonnes conditions ses terrains, je l’aiderai volontiers… de mes conseils et même de mon influence.

 

Le rusé financier ajouta en riant :

 

– Quant à l’hospitalité que je lui ai offerte, sans vous consulter, vous pourriez la lui accorder sans trop d’inconvénients, car ce n’est pas une aventurière ni une marquise de contrebande ; mais vous ne serez pas installés là-bas avant la fin de l’été… et alors, je n’aurai plus besoin d’elle.

 

» Vous comprenez, mon cher baron ?

 

– Parfaitement, dit Hervé, quoiqu’il persistât à penser que son futur beau-père avait de tout autres desseins.

 

– Eh ! bien, moi, s’écria Solange, je serais désolée qu’elle vînt à Trégunc. Elle est si jolie qu’auprès d’elle, je paraîtrais laide.

 

Hervé protesta d’un geste, mais Solange reprit :

 

– Pourquoi donc a-t-elle rougi quand vous vous êtes montré ?

 

– Je… je n’ai pas remarqué, balbutia le fiancé.

 

– Vraiment !… eh ! bien, j’en suis sûre… et je crois qu’elle a rougi, parce qu’elle ne s’attendait pas à vous trouver ici.

 

– Mais elle ne me connaît pas !

 

– Qu’en savez-vous ?

 

– Quoi qu’il en soit, je vous jure, Mademoiselle, que je viens de la voir pour la première fois de ma vie.

 

– Il ne faut jurer de rien.

 

– C’est le titre d’un proverbe d’Alfred de Musset, dit gaiement Hervé ; mais puisque vous me défendez de jurer, je me contente d’affirmer… que je ne l’avais jamais aperçue, même de loin.

 

– Moi, dit M. de Bernage, je vous crois d’autant mieux qu’elle habite ce quartier et que je ne l’ai jamais rencontrée dans la rue.

 

– Ni moi non plus, murmura la gouvernante.

 

– Probablement, elle ne sort qu’en voiture. Peu nous importe, du reste, et je te prie, ma chère Solange, de cesser de tourmenter M. de Scaër qui n’a rien à démêler avec cette marquise. J’irai la voir pour affaires, mais tu n’entendras plus parler d’elle.

 

Solange ne paraissait pas convaincue et elle allait insister, lorsque le valet de pied reparut à l’entrée du petit salon. Il n’apportait cette fois ni plateau ni carte de visite, mais il dit en s’adressant à Hervé :

 

– M. Ernest Pibrac attend Monsieur le baron sur le boulevard Malesherbes.

 

– Pibrac ! répéta M. de Bernage ; n’est-ce-pas ce jeune homme qui était avec vous à la fenêtre de Tortoni ?

 

– Oui… et je trouve très étrange qu’il se permette de venir me chercher ici. Comment a-t-il su que j’y étais ?… je ne lui ai pas dit où j’allais.

 

» Et que me veut-il ?

 

– Je crois que je devine, répondit M. de Bernage. Tapageur comme il l’est, il se sera pris de querelle au café où vous l’avez laissé et il a ramassé une affaire. Il nous avait vu partir ensemble, il s’est douté que je vous amenais chez moi et il vient vous demander de lui servir de témoin.

 

– Je refuserai net, dit vivement Hervé.

 

– Encore faut-il lui signifier de ne pas compte sur vous. Pourquoi ne le recevriez-vous pas ici dans mon cabinet ?

 

– Dieu m’en garde ! Il doit être gris.

 

– Alors, mon cher baron, allez lui parler et revenez-nous, dès que vous serez débarrassé de lui.

 

– J’y vais donc, et ce sera vite fait.

 

Ayant dit, Hervé sortit, sans prendre congé de Mlle de Bernage, qu’il comptait revoir bientôt et qui ne chercha point à le retenir.

 

En remettant son pardessus, il questionna le valet de pied qui l’y aidait, et il apprit que Pibrac ne l’attendaient pas, comme il le croyait, devant la grille de l’hôtel.

 

C’était un commissionnaire qui était venu dire au concierge que M. de Scaër trouverait M. Ernest Pibrac au coin de la rue de Lisbonne, et ce commissionnaire s’en était allé immédiatement rejoindre celui qui l’avait envoyé.

 

Pibrac, d’ordinaire, n’était pas si discret, ni si mystérieux d’allures.

 

Il fallait qu’il eût de biens graves motifs pour prendre tant de précautions. Et il était temps d’en finir avec un camarade gênant qui pouvait devenir dangereux.

 

Hervé se disait cela en hâtant le pas vers la rue de Lisbonne. Il pensait aussi à la singulière visite de la marquise havanaise, aux velléités jalouses de Solange, aux empressements de Bernage, et il soupçonnait des dessous qui ne lui apparaissaient pas encore clairement.

 

Quoiqu’il eût affirmé le contraire, il s’était parfaitement aperçu que la marquise s’était troublée lorsque Mlle de Bernage l’avait nommé, et il se demandait pourquoi.

 

Il était toujours bien sûr de ne pas avoir vu ailleurs le ravissant visage de cette blonde aux yeux bleus, mais il lui semblait maintenant avoir déjà entendu sa voix, et il cherchait inutilement à se rappeler où il l’avait entendue.

 

Il marchait vite et il ne tarda guère à arriver au coin de la rue de Lisbonne. Pibrac n’y était pas. Hervé pensa qu’il se promenait dans la rue et s’y engagea sans hésiter.

 

Il ne lui vint pas à l’esprit qu’il s’exposait à tomber dans un guet-apens tendu par un ennemi qui, pour l’y attirer, se serait servi du nom de Pibrac – le voleur du bal de l’Opéra par exemple.

 

Elle est cependant peu éclairée, cette rue de Lisbonne ; les boutiques y sont rares, et en hiver, après la nuit tombée, il n’y passe presque personne.

 

Ce soir-là, une voiture y stationnait à cinquante pas du boulevard Malesherbes. Hervé n’y prit pas garde et continua d’avancer, sans cesser de regarder à droite et à gauche, s’il n’apercevrait pas Pibrac.

 

Il ne le vit pas, mais il vit descendre de cette voiture et venir à lui une femme qui l’aborda en lui disant :

 

– Me voici !

 

Hervé reconnut la marquise et resta muet d’étonnement.

 

– Il était donc impénétrable, le voile que je portais au bal de l’Opéra, demanda-t-elle en souriant ?

 

– Vous !… c’était vous ! murmura Hervé, stupéfait.

 

– En doutez-vous encore ? Faut-il, pour vous le prouver, que je vous demande si vous m’avez déjà répondu poste restante ?

 

– Oh ! non, je ne doute plus… mais je ne comprends pas…

 

– Le hasard a tout fait. Je ne pouvais pas deviner que je vous trouverais chez M. de Bernage, car j’ignorais que vous le connaissiez. Je vous y ai trouvé, j’ai voulu profiter d’une occasion inespérée, et, pour vous parler sans témoins, j’ai imaginé de me servir du nom de votre ami… Ce nom, je l’avais entendu dans la loge et je l’avais retenu… j’en ai un peu abusé…, mais vous me pardonnerez, je l’espère… et je vous remercie d’être venu.

 

– C’est moi qui vous remercie, Madame, d’avoir hâté notre rencontre. Je la désirais ardemment et je vous ai écrit ce matin, aux initiales que vous m’aviez indiquées.

 

– Puis-je savoir où vous me donniez rendez-vous ? demanda gaiement la marquise.

 

– Au marché aux fleurs de la Madeleine, tous les jours à quatre heures… et je vous prie de croire que je n’y aurais pas manqué.

 

– Ni moi non plus… mais rien ne nous empêche maintenant de nous voir chez moi, si vous le voulez.

 

– Je craindrais d’y rencontrer M. de Bernage.

 

– Votre futur beau-père. C’était donc vrai, ce que disait au bal de l’Opéra votre ami Pibrac ?

 

– Moi aussi, Madame, je vous ai dit que j’allais me marier.

 

– Vous ne m’avez pas dit avec qui. Alors, vous aimez cette jeune fille ?

 

Hervé se tut. Lancée avec cette brusquerie, la question l’avait choqué. Il se demandait de quel droit la marquise la lui posait et quels desseins elle avait sur lui. Il n’avait eu avec elle qu’un bref entretien et la lettre qu’elle lui avait remise ne contenait que d’énigmatiques allusions à une rencontre en Bretagne. Qu’attendait-elle de lui ? Le moment était venu de la prier de s’expliquer.

 

– Pourquoi ne l’aimeriez-vous pas ? reprit doucement la marquise. Elle est charmante et le passé est si loin !…

 

– De quel passé parlez-vous ?

 

– Ne le savez-vous pas ?… Vous avez lu ma lettre…

 

– Oui… elle ne m’a pas beaucoup renseigné.

 

– Aviez-vous donc oublié qu’un soir, près du dolmen de Trévic…

 

– Une femme m’est apparue. Comment l’aurais-je oublié ?… il n’y a que trois ans de cela… mais cette femme…

 

– C’était moi. Je voyageais alors sur le yacht de mon mari. J’ai voulu voir la place où vous vous étiez engagé jadis avec Héva Nesbitt.

 

– Héva !… vous l’aviez donc connue ?

 

– C’était ma meilleure amie, là-bas, en Amérique, avant qu’elle vînt en France… et pendant le peu de temps qu’elle a passé dans votre pays avec sa mère, elle m’a écrit qu’elle s’était fiancée à vous… et elle m’a si bien décrit la grève de Trévic que je n’ai eu aucune peine à la découvrir… Je ne m’attendais pas à vous y rencontrer.

 

– Que ne m’avez-vous dit alors ce que vous me dites maintenant !

 

– À ce moment-là, je ne savais pas que le chasseur qui m’avait surprise au pied du dolmen était le baron de Scaër… je ne l’ai su qu’après… et d’ailleurs, je n’étais pas libre… J’ai dû regagner précipitamment le yacht qui m’avait amenée, mais je me suis souvenue… et dès que j’ai été maîtresse de mes actions, j’ai tout quitté…

 

– Pas pour vous mettre à ma recherche, je suppose ?

 

– Non, Monsieur. Pour chercher ma malheureuse amie. Dix ans se sont écoulés depuis qu’elle a disparu et je ne désespère pas encore de la retrouver… ou de la venger.

 

– La venger ! vous croyez donc qu’on l’a tuée !

 

– Tuée ou séquestrée, puisqu’elle n’a jamais donné signe de vie.

 

– Vous ne réussirez pas là où la justice française a échoué.

 

– La justice française ne savait pas ce que je sais. Elle a perdu la trace des disparues. Moi, je suis certaine qu’on les a amenées à Paris… amenées ou attirées. Qu’y a-t-on fait d’elles ?… Je l’ignore, mais je le saurai et, je vous le répète, je les vengerai.

 

– Je vous y aiderai bien volontiers.

 

– Vous pensez donc encore à Héva ? demanda vivement la marquise.

 

– Toujours, et si je connaissais les assassins…

 

– Vous les dénonceriez sans pitié. Ainsi ferai-je quand j’aurai des preuves… et j’en aurai.

 

– Disposez de moi, Madame, si je puis vous servir. Mais qu’avait fait donc cette enfant de quinze ans pour mériter la haine des scélérats qui…

 

– Elle et sa mère étaient trop riches. On les a supprimées pour les dépouiller d’une somme énorme qu’elles venaient de recueillir… Mais l’heure n’est pas venue de vous apprendre leur histoire… et la mienne. Parlons de vous, Monsieur, et puisque vous craignez de vous heurter chez moi à M. de Bernage, faites-moi la grâce de me dire où je pourrais vous voir… Chez vous, ce serait peu convenable…

 

– Où il vous plaira, Madame. Je suis logé à l’hôtel du Rhin, place Vendôme, et j’y attendrai vos ordres… Maintenant, oserai-je vous demander si vous comptez recevoir M. de Bernage ?

 

– Il le faudra bien, puisqu’il m’a promis de m’aider à réaliser mon rêve hospitalier. Pourquoi cette question ?

 

– Parce que je tiens à vous dire qu’il a des projets que vous ne soupçonnez pas et que je désapprouve. Vous êtes propriétaire à Cuba d’une mine qu’il voudrait acheter à vil prix pour le compte d’une Compagnie financière…

 

– Il a dit cela ?

 

– Oui, Madame…, après votre départ.

 

– C’est singulier. Je ne possède plus un pouce de terre à Cuba. Toute ma fortune est en France. Je ne puis croire que M. de Bernage soit si mal informé et je devine qu’il a pris ce prétexte pour motiver les fréquentes visites qu’il se propose de me faire.

 

– Alors, vous pensez qu’il veut seulement vous seconder dans la grande œuvre de charité que vous voulez entreprendre ?

 

– Je pense qu’il viendra surtout parce que j’ai eu le malheur de lui plaire. Je m’étonne que vous ne vous en soyez pas aperçu. Il a, n’en doutez pas, l’intention de me faire la cour.

 

– À son âge !

 

– Vous ne le connaissez pas, à ce que je vois. Moi, je sais ce qu’il vaut… mais je me tiendrai sur mes gardes… et je vous prie de me pardonner de parler si franchement à son futur gendre.

 

– Je l’aime mieux galantin suranné que malhonnête… et si, comme je l’avais cru, il pensait à profiter de l’ignorance où vous êtes de la valeur réelle de vos terres, je le tiendrais en médiocre estime.

 

– Mais vous épouseriez sa fille, quand même. Et pourquoi non, au fait ?… Elle ne lui ressemble pas, j’imagine.

 

Hervé s’abstint de répondre à ce coup de griffe féminin et la marquise, voyant qu’elle venait de le blesser, s’empressa de réparer son tort, en lui tendant la main.

 

Il la prit et il y mit un baiser, comme s’il eût été dans un salon.

 

Personne ne le voyait. Perché sur son siège, le cocher de Mme de Mazatlan tournait le dos et pas un passant ne se montrait.

 

La paix était faite entre la Havane et la Bretagne.

 

– J’espère, Monsieur, que vous ne m’en voulez plus, dit en souriant la marquise. Vous recevrez bientôt de mes nouvelles.

 

Et elle remonta dans son coupé qui tourna vers le boulevard Malesherbes et fila comme une flèche.

 

Hervé reprit le chemin par lequel il était venu, mais il n’entra point à l’hôtel de Bernage, et pour cause. Il ne voulait pas dire au père et encore moins à la fille qu’il venait de s’aboucher dans une rue déserte avec la belle quêteuse, et il ne voulait pas non plus inventer un récit mensonger de son excursion.

 

Il voulait être seul afin de se recueillir.

 

Depuis qu’il était entré au bal de l’Opéra, les incidents se succédaient et la situation ne faisait que se compliquer.

 

Hervé pressentait qu’elle allait se compliquer encore et il tenait à l’envisager sous toutes ses faces, avant de prendre un parti.

 

III

Avant la guerre, on avait déjà commencé à construire le nouvel Hôtel-Dieu, mais les bâtiments de l’ancien hôpital attristaient encore le parvis de Notre-Dame.

 

Il n’en est resté debout qu’un corps de logis, isolé, en façade sur le quai, et masquant les laideurs des ruelles sombres qui serpentent entre la place Saint-Michel et la place Maubert.

 

Ce coin de l’ancien Paris, échappé à la pioche des démolisseurs, confine au pays Latin, mais les étudiants le dédaignent et se cantonnent de préférence aux environs du Luxembourg.

 

Les bas-fonds de la rive gauche sont trop noirs et trop humides pour ces jeunes gens qui aiment l’air et le soleil.

 

Au contraire, les ouvriers et les petits industriels s’en accommodent, parce qu’ils trouvent à s’y loger à bon marché.

 

C’est un des quartiers les plus peuplés de la grande ville, et, quoiqu’il ne soit guère habité que par des pauvres, ce n’est pas un quartier mal famé. Les cabarets n’y manquent pas, mais on y travaille du matin au soir ; on s’y couche de bonne heure et les attaques nocturnes y sont rares.

 

On y vit un peu comme dans une petite ville de province, car on y voisine beaucoup et on se met volontiers sur les portes pour regarder les passants.

 

C’est encore ainsi maintenant ; c’était bien pis, ou bien mieux, en 1870.

 

Hervé de Scaër s’en aperçut lorsque, le surlendemain de son entrevue avec la marquise de Mazatlan, il se décida à entreprendre le voyage de la place Vendôme à la rue de la Huchette, à seule fin de savoir ce que devenait Alain Kernoul qui ne lui avait pas donné signe de vie depuis la nuit du samedi au dimanche gras.

 

Hervé craignait qu’il ne fût mésarrivé à ce brave garçon et désirait lui venir en aide, le plus tôt possible.

 

Hervé n’avait pas revu non plus Monsieur ni Mademoiselle de Bernage, ni la quêteuse havanaise. Il n’avait revu que Pibrac, au Cercle ; Pibrac, mal dégrisé, qui, avec la ténacité d’un ivrogne, s’était remis à lui dire du mal de son futur beau-père et à le taquiner à propos de la blonde qu’il avait surnommée Double-Blanc.

 

À en croire ce garnement, Bernage était un vieux coureur hypocrite et la blonde une dévergondée dangereuse.

 

Ces propos d’homme entre deux vins ne méritaient pas d’être pris au sérieux, et pourtant ils n’avaient pas laissé d’affecter désagréablement Hervé, qui était devenu très impressionnable depuis ses dernières aventures.

 

Il venait de passer deux jours à y réfléchir et il n’était pas parvenu à les tirer au clair. Son entretien avec la marquise, dans la rue de Lisbonne, avait été si écourté qu’il n’avait pas eu le temps de lui demander certaines explications, faute desquelles l’histoire qu’elle racontait restait très ténébreuse.

 

Ainsi, elle disait avoir été la meilleure amie d’Héva Nesbitt ; comment se faisait-il donc qu’elle eût attendu dix ans avant de rechercher ceux qui l’avaient fait disparaître ? Et ce débarquement clandestin sur la côte de Bretagne, pourquoi n’en avait-elle pas profité pour se renseigner sur les circonstances de la disparition, en s’adressant à Hervé de Scaër qu’elle savait être dans le pays ? Et plus tard, depuis qu’elle s’était fixée à Paris, pourquoi, au lieu d’entrer aussitôt en relations avec lui, avait-elle attendu qu’un hasard le lui fît rencontrer au bal de l’Opéra ?… Un hasard prévu, puisqu’elle avait écrit d’avance la lettre qu’elle lui avait remise dans la loge.

 

Autant d’énigmes qu’Hervé n’était pas en état de deviner.

 

Il avait d’ailleurs d’autres sujets de préoccupation.

 

Sans ajouter foi aux accusations de Pibrac, il commençait à se défier un peu du père de Solange. M. de Bernage, qui ne se faisait pas scrupule de mentir à propos du but de sa prochaine visite à la marquise, lui semblait presque suspect. L’empressement que ce dernier mettait à marier sa fille au dernier des Scaër pouvait bien cacher une arrière-pensée. Ce soupçon naissant tourmentait Hervé plus que de raison.

 

Et l’étrange incident du carnet volé lui revenait à l’esprit.

 

Le voleur ne s’était plus montré depuis la tentative manquée sur la place Vendôme. Cela ne prouvait pas qu’il eût renoncé à rentrer en possession d’un objet auquel il paraissait tenir tout autant que s’il lui eût appartenu légitimement, et Hervé avait hâte de savoir si ce chenapan ne s’était pas retourné contre Alain Kernoul.

 

Pour le savoir, il fallait d’abord trouver le domicile du gars aux biques, et Hervé, entré par le boulevard Saint-Michel dans la rue de la Huchette, cheminait, le nez en l’air, en regardant du côté des numéros pairs.

 

Il ne tarda guère à voir le 22, plaqué sur une large, haute et vieille maison, irrégulièrement percée de fenêtres de dimensions inégales.

 

Plus de murs que d’ouvertures dans cette longue façade, coupée à chaque bout par une ruelle aboutissant au quai.

 

En bas et à peu près au milieu, une porte bâtarde qui n’était pas fermée, et au delà une allée sombre.

 

Ce triste logis convenait fort bien à un ménage persécuté par la fortune et répondait à l’idée que Scaër s’était faite de l’immeuble où Alain abritait sa misère… et sa malade.

 

Il ne s’agissait plus que d’y entrer, mais à quel étage perchait le couple et à qui s’en informer ? Ces masures-là n’ont jamais de concierge.

 

Il y avait bien, au rez-de-chaussée, trois ou quatre boutiques, mais elles étaient closes et il ne paraissait pas que, depuis des temps reculés, elles eussent jamais été louées, car les volets tombaient de vétusté.

 

Les fenêtres aussi étaient fermées, et Hervé aurait pu croire que personne n’habitait cette bâtisse vermoulue si, en se reculant pour mieux voir, il n’eût remarqué, sur le rebord d’une croisée du cinquième étage, des pots de fleurs, une caisse peinte en vert et un treillage en fil de fer évidemment destiné à supporter au prochain printemps des tiges de plantes grimpantes.

 

– C’est le jardin de Jenny l’ouvrière, chantonna Hervé. Je parierais volontiers que c’est Alain qui le cultive pour sa bonne amie.

 

L’indication, à vrai dire, était insuffisante, mais faute de renseignements plus précis qu’il n’espérait pas obtenir, il se décida à tenter l’ascension, non sans avoir préalablement observé et noté comment la fenêtre était placée.

 

C’était la dernière à gauche en regardant la maison : la plus rapprochée, par conséquent, d’une des deux ruelles qui coupaient à angle droit la rue de la Huchette, et elles s’ouvrait immédiatement sous la gouttière du toit.

 

Donc, pour arriver à ce logement – le seul qui parût être occupé – il fallait monter tout en haut de l’escalier et s’adresser à gauche.

 

Si Alain ne demeurait pas là, Hervé trouverait du moins à qui parler.

 

Il entra donc bravement dans cette allée où on n’y voyait goutte et, en poussant jusqu’au bout, il finit par mettre le pied sur une marche déjetée et la main sur une rampe branlante.

 

Le plus fort était fait. Il tenait maintenant le fil conducteur et il n’avait plus qu’à le suivre jusqu’au bout.

 

Il pesta bien un peu contre le pauvre diable qui campait dans un taudis où on risquait de se casser le cou quand on venait le voir, mais il se reprocha aussitôt ce mouvement d’impatience et il continua son escalade en se disant que ce n’était pas la faute d’Alain, s’il était si mal logé.

 

Hervé fit à tâtons la première partie du chemin ; puis, les ténèbres s’éclaircirent. À chaque étage, il y avait ce que, dans la langue des propriétaires d’immeubles, on appelle un jour de souffrance, c’est-à-dire une étroite ouverture garnie d’un vitrage et recevant un peu de lumière par la cour de la maison.

 

Au château de Trégunc, l’escalier d’une des tours, bâtie au seizième siècle, était éclairé de la même façon par des barbacanes percées dans l’épaisseur du mur.

 

La ressemblance s’arrêtait là, mais il n’en fallut pas davantage pour rappeler à Hervé le manoir où il était né.

 

Cette évocation du passé ne dura d’ailleurs que le temps qu’il mit à atteindre le dernier palier.

 

Là, il s’arrêta pour reprendre haleine et il vit, se faisant vis-à-vis, deux portes, dont une n’avait pas de serrure.

 

L’autre n’avait pas de sonnette, mais il y heurta, sans hésiter.

 

Elle ne s’ouvrit pas à la première sommation, et après avoir un peu attendu, Hervé recommença en frappant plus fort.

 

Cette fois, il entendit qu’on marchait dans l’intérieur de l’appartement, mais comme on n’ouvrait toujours pas, il cria très haut :

 

– Je cherche Alain Kernoul. Est-ce ici ?

 

– Qu’est-ce que vous lui voulez ? demanda une voix connue d’Hervé qui s’empressa de répondre :

 

– Je veux te voir, mon gars. Ouvre à ton maître.

 

L’effet de cette déclaration fut immédiat et décisif. La porte s’ouvrit toute grande et Alain se montra. Il n’était plus habillé en troubadour, mais peu s’en fallut que Scaër n’éclatât de rire en le voyant affublé d’une peau de bique en guise de robe de chambre, culotté d’un maillot sale et chaussé de savates éculées.

 

Son costume était comme une enseigne qui indiquait tout à la fois sa nationalité, sa profession et sa misère : Bas-Breton, figurant au théâtre et va-nu-pieds à la ville.

 

– Vous ici, notre maître ! s’écria le pauvre diable.

 

– Il faut bien que j’y vienne, puisque tu ne viens pas chez moi, répondit brusquement Hervé. Pourquoi ne t’ai-je pas vu depuis deux jours ?

 

– Excusez-moi, Monsieur. C’est que ma femme a été bien malade. Je ne pouvais pas la laisser seule.

 

– Bon !… et ton théâtre ?

 

– J’ai manqué mon service hier et avant-hier. Je le ferai ce soir, si on veut bien me reprendre.

 

– Alors, elle va mieux, ta femme ?

 

– Pas beaucoup mieux. Cette nuit, j’ai cru qu’elle allait passer… elle étouffait… mais la crise est finie… maintenant, elle dort.

 

– Ne la réveillons pas.

 

– Oh ! elle ne dort jamais longtemps… malheureusement. Et elle sera bien contente de vous remercier. Je lui ai tout raconté… elle sait que je vous ai rencontré au bal, que vous m’avez donné vingt francs et que j’ai eu la chance de vous débarrasser d’un gueux qui allait vous tomber dessus. Elle se souvient très bien de vous avoir vu à Concarneau, il y a trois ans.

 

– Peste ! quelle mémoire !… Je ne suis entré qu’une fois dans la baraque où elle dansait et je ne lui ai pas parlé.

 

– Eh bien, elle vous a remarqué tout de même… elle prétend qu’elle vous reconnaîtrait… et depuis que je lui ai dit que vous me permettriez de revenir travailler sur votre ferme de Lanriec, elle ne fait que prier le bon Dieu pour vous.

 

– Je lui revaudrai ça… et à toi aussi, mon gars. Vous pouvez compter sur moi tous les deux et je vais la recommander à une dame qui lui viendra en aide. Si ta malade peut être sauvée, on la sauvera… mais tu habites une drôle de maison… pas de portier… pas d’éclairage… j’ai eu bien de la peine à te dénicher ici.

 

– Je m’y suis mis parce que je n’avais pas le choix. On ne voulait de nous nulle part et on nous a permis de demeurer ici pour rien.

 

– Comment !… il existe à Paris un propriétaire qui loge les gens gratis !

 

– Oui, notre maître, c’est comme ça. Je ne paie pas un sou de loyer, ni pour l’appartement, ni pour les meubles.

 

– Quoi ! s’écria Hervé, les meubles aussi sont gratis !

 

– Oh ! ils ne sont pas beaux, mais j’ai été bien heureux de les trouver. On nous avait chassés du garni où nous logions, et nous étions sur le pavé, à l’entrée de l’hiver. Pour Zina, c’était la mort. Nous chantions dans les cours, quand on voulait bien nous le permettre, mais nous ne gagnions pas toujours de quoi manger et il nous est arrivé plus d’une fois de coucher dehors sur un banc.

 

– Quel miracle vous a tirés de cette misère !

 

– Un miracle ?… oui… c’en est un. Figurez-vous qu’un soir, nous crevions de faim et nous rôdions devant les cafés du boulevard Saint-Michel… nous n’osions pas demander l’aumône, mais nous espérions qu’on nous la ferait… les étudiants ont bon cœur… malheureusement il pleuvait et il ne passait presque personne. Eh ! bien, le bon Dieu voulut qu’une dame s’arrêta et nous parla. La figure de Zina lui avait plu. Elle nous questionna. Je lui dis que nous étions dans la peine, sans argent, sans abri, et que nous ne demandions qu’à travailler pour gagner notre vie. Elle voulut savoir si nous étions de Paris. Je luis répondis que nous venions d’arriver de la province et que nous n’y connaissions personne. Là-dessus, elle nous dit : je ne me charge pas de vous nourrir, mais je puis vous loger. Venez avec moi.

 

– Et elle vous amena ici ?

 

– Tout droit. Elle avait dans sa poche la clef de la porte de la rue, la clé de l’appartement que vous voyez, des allumettes et un rat de cave pour monter l’escalier, car la maison était déjà abandonnée. Elle nous fit entrer ; elle nous montra les quatre pièces et le mobilier du logement. Enfin, elle nous dit : le propriétaire voyage à l’étranger, il ne reviendra que dans un an ; il a des raisons pour ne pas louer sa maison pendant son absence, mais il m’a chargé d’y installer un gardien. Je ne vous connais pas encore mais vous m’inspirez confiance et je vous offre l’emploi. Il sera bien facile à remplir, car vous n’aurez qu’à surveiller et à me rendre compte…

 

– Surveiller quoi ?

 

– Ah ! voilà !… cette dame m’explique que la propriété se composait de quatre corps de logis formant un carré, avec des façades sur trois rues et sur le quai Saint-Michel… que toutes les portes étaient condamnées, excepté celle de la rue de la Huchette par laquelle nous venions d’entrer, personne ne pourrait s’introduire à notre insu, dans les bâtiments qui entourent la cour centrale.

 

» Nous serions là pour avertir la dame si nous nous apercevions qu’on y pénétrait, et pour lui signaler tout ce qui s’y passerait. À cette condition, nous aurions sans rien payer la jouissance du logement et des meubles, jusqu’au retour du propriétaire absent, c’est-à-dire pour un an.

 

– Tu t’es empressé d’accepter ?

 

– Oui, notre maître. Ai-je mal fait ?

 

– Je ne dis pas cela. Et tu l’as revue, cette charitable gérante d’immeubles qui vous héberge pour rien ?

 

– Pas souvent. Elle vient à peu près une fois par mois et elle ne reste pas longtemps. Elle est venue la semaine dernière et en voilà pour trois semaines. Mais s’il y avait du nouveau ici, je lui écrirais.

 

– Alors, tu sais qui elle est.

 

– Je ne sais que l’adresse qu’elle m’a donnée… Mme Chauvry, à Clamart… elle m’a défendu d’aller la voir.

 

– Décidément, c’est un vrai roman que cette histoire, et cette femme me fais l’effet de ne pas valoir grand’chose. Pourquoi tant de précautions et tant de mystères ?

 

– Ma foi ! notre maître, je n’en sais rien et je ne cherche pas à le savoir… mais je la bénis tous les jours. Sans elle, ma pauvre Zina serait morte de misère. Elle ne va guère bien, mais nous avons eu de bons jours quand elle avait encore la force de travailler et j’espère que le printemps la remettra. Je ne me déplais pas ici, mais quand je pourrai partir avec elle pour Lanriec, je serai bien content de rendre les clés à Mme Chauvry… en la remerciant… et je ne lui dirais pas où nous allons…, pas plus que je ne lui ai dit que j’étais du Finistère et que Zina dansait sur la corde… Moins on parle, mieux ça vaut.

 

– Approuvé, mon gars. Je suppose que tu ne parleras pas de ma visite.

 

– Oh ! non… d’autant que la dame m’a bien recommandé de ne recevoir personne et de voisiner le moins possible. C’est ce que je fais… et c’est tout au plus si on connaît ma figure dans le quartier, car je ne sors guère que pour aller à mon théâtre et pour acheter des remèdes… quand j’ai de quoi payer le pharmacien. Zina ne bouge plus de sa chambre depuis un mois.

 

Ce colloque se tenait dans une pièce dépourvue de meubles et éclairée par une fenêtre unique donnant sur la cour, une cour carrée, dominée des quatre côtés par de hauts bâtiments. Cela ressemblait au préau d’une prison.

 

Les murs s’effritaient et l’herbe poussait entre les pavés.

 

– Parbleu ! dit Hervé, voilà un immeuble où les voleurs ne seront pas tentés d’entrer par escalade ou par effraction. Ils n’y trouveraient rien à prendre. C’est à se demander s’il a jamais été habité… et le propriétaire, s’il compte y demeurer en revenant de voyage, aura fort à faire pour s’y installer commodément. Quelle drôle d’idée il a eue d’y placer quelqu’un pour garder des ruines ! Et quelle surveillance peux-tu exercer du haut de ton cinquième étage sur cette grande caserne ? As-tu seulement le moyen d’y faire des rondes ?

 

– J’ai la clef d’une porte qui est en bas, au fond de l’allée par laquelle vous êtes arrivé, et cette porte s’ouvre dans la cour que vous voyez.

 

– T’en es-tu servi, de la clef ?

 

– Une seule fois… en rentrant du théâtre, après minuit. J’ai cru apercevoir d’ici de la lumière au rez-de-chaussée du bâtiment qui est à notre gauche. Ça m’a étonné et je suis descendu. Quand je suis entré dans la cour, la lumière avait disparu. J’ai écrit dès le lendemain à Mme Chauvry. Elle est venue ici deux jours après et elle m’a dit que j’avais rêvé. J’ai fini par croire que j’avais pris pour une illumination le reflet de la lune sur les vitres… cette nuit-là, elle était dans son plein, la lune, et tout en haut du ciel… depuis, je n’ai plus jamais rien vu…

 

– Je ne comprends toujours pas pourquoi cette femme t’a mis dans ce logement. Peu importe, d’ailleurs, puisque ta malade en a bénéficié, mais j’espère lui trouver prochainement un domicile plus confortable, en attendant que tu t’établisses avec elle à Lanriec.

 

– Je voudrais que ce fût demain.

 

– Et ce ne sera guère avant la fin de l’été, car je tiens à être là pour vous installer et je vais voyager pendant quelques mois. Maintenant, mon gars, parlons un peu de ce coquin dont tu m’as débarrassé sur la place Vendôme. Tu ne l’as pas revu ?

 

– Non, Monsieur Hervé. Et vous ?

 

– Pas davantage. Je pensais bien qu’il n’aurait pas l’audace de se présenter chez moi.

 

– Il aurait pu vous suivre dans la rue.

 

– Je crois bien que je ne l’aurais pas reconnu.

 

– Oh ! non… vous n’avez fait que l’entrevoir au bal… et d’ailleurs il change de figure à volonté.

 

– Avant-hier, dimanche, sur le boulevard de la Madeleine, il m’a semblé un instant qu’un individu me suivait ; j’ai dû me tromper, car il a disparu presque aussitôt, mais un homme averti en vaut deux et j’ouvre l’œil quand je sors. Le principal, c’est que ce gredin ne s’occupe pas de toi, mon brave. Moi, je saurai me garder.

 

– Vous ferez bien, notre maître, car on ne m’ôtera pas de l’idée qu’il vous en veut… je ne sais pas pourquoi, par exemple.

 

Hervé, lui, le savait bien, mais il ne jugea pas à propos de raconter à Alain l’histoire du carnet volé qu’il avait trouvé dans la poche de son habit et qui y était encore, car il aimait mieux le porter sur lui que de le serrer dans un meuble qu’on aurait pu forcer pendant son absence.

 

Hervé s’était juré de ne parler à qui que de fût de cet incident bizarre, et il n’avait pas tort.

 

Alain ne disait plus mot. Un bruit le fit tressaillir.

 

– C’est Zina qui tousse, murmura-t-il. Voulez-vous la voir ?

 

– Je suis venu pour cela, mais si ma visite devait l’agiter…

 

– Non… non… au contraire… elle nous a entendus à travers la cloison et ne sachant pas qui est là, elle se tourmente, j’en suis sûr.

 

– Alors, conduis-moi près d’elle.

 

Le gars aux biques ouvrit doucement une porte et s’effaça pour laisser passer le seigneur de Scaër.

 

Zina était assise près de la fenêtre, dans un de ces sièges à bascule que les Américains appellent rocking-chairs, et qui sont plutôt faits pour balancer une créole paresseuse, que pour reposer une malade fatiguée d’être au lit.

 

Elle avait dû être charmante et ses traits amaigris n’avaient rien perdu de leur régularité. Le profil surtout était resté pur et la pâleur de son visage faisait encore ressortir l’éclat de ses yeux où brillait le feu de la fièvre.

 

Hervé s’approcha d’elle, le sourire aux lèvres, quoique ce triste spectacle l’eût profondément remué.

 

– Merci d’être venu, Monsieur, lui dit-elle d’une voix faible comme un souffle. Je vous attendais.

 

– Vous me reconnaissez donc ?

 

– Oh ! oui… vous n’avez pas changé, tandis que moi… ; mais je me sens mieux, puisque je vous vois.

 

– Vous irez mieux encore quand vous serez en Bretagne.

 

– C’est donc vrai !… je pourrai mourir dans le pays d’Alain !

 

– J’espère bien que vous n’y mourrez pas. Je compte même que vous serez guérie avant d’y aller, car vous aurez maintenant les soins qui vous ont manqué jusqu’à présent. Vous me permettrez de vous faire transporter dans une maison de santé.

 

Et comme la jeune fille regardait Alain, Scaër se hâta d’ajouter :

 

– Vous verrez votre ami tous les jours, je vous le promets. Et je ferai en sorte qu’il ne soit plus obligé de gagner misérablement sa vie, en figurant sur un théâtre. Il a sauvé la mienne. Je serai toujours son obligé… mais ne parlons pas de cela, et laissez-moi m’émerveiller de l’aventure qui vous a procuré cet abri. Étrange logis !… Étrangement meublé !… Plus étrange encore la femme providentielle que vous avez rencontrée sur le boulevard Saint-Michel ! Et je me demande qui a pu habiter ici avant vous.

 

– Personne, je crois bien, dit Alain. Les meubles avaient l’air d’avoir été emmagasinés pêle-mêle après le décès d’un locataire. Et ils ne valaient pas la peine que je me suis donnée pour les raccommoder. Ils ne tenaient pas debout. Le lit n’avait que trois pieds, et les chaises n’en avaient plus du tout. Eh ! bien, il a un avantage, ce pauvre logement… il est au midi, et dès qu’il fait un rayon de soleil, Zina en profite.

 

– C’est si bon, le soleil, murmura la malade.

 

– Et puis on a une vue superbe, par-dessus les maisons… la tour de l’église Saint-Séverin, le clocher de Saint-Étienne-du-Mont, le dôme du Panthéon… et de l’air, du bon air qui fait tant de bien à Zina.

 

– Alors je vais ouvrir la fenêtre, dit Hervé, après avoir consulté des yeux la jeune femme.

 

Il l’ouvrit toute grande et la malade le remercia d’un signe de tête.

 

Alain avait dit vrai : la vue était très étendue et surtout très originale.

 

La maison où perchait le pauvre ménage dominait toutes celles qui lui faisaient vis-à-vis de l’autre côté de la rue. Sur la rive gauche de la Seine, le terrain s’élève en pente douce depuis la rivière jusqu’au sommet de la montagne Sainte-Geneviève et, au-dessus des toits accidentés qui s’étageaient comme les vagues d’une mer houleuse, où les cheminées figuraient assez bien des récifs, se dressait la colossale coupole du Panthéon.

 

Ce paysage étrange ne rappelait pas du tout à Hervé les landes fleuries de sa Bretagne, mais Hervé prit plaisir à le contempler, parce que le spectacle était nouveau pour un homme qui n’a jamais logé dans un grenier, – même à vingt ans.

 

C’était Paris vu d’en haut, comme le voient les oiseaux qui volent dans le ciel et les ouvrières qui travaillent dans les mansardes.

 

Au-dessous de cet observatoire, où Zina cultivait des fleurs, au mépris des règlements de police, s’étendait, comme un fossé profond, la rue de la Huchette, étroite et sombre, presque silencieuse, car les voitures n’y passent guère, et, même le mardi gras, on n’y rencontre pas de mascarades.

 

En avançant la tête, Hervé vit à sa droite une coupure et reconnut une ruelle devant laquelle il avait passé en venant du boulevard Saint-Michel.

 

Le logement occupait un des angles du quadrilatère et devait avoir aussi des ouvertures sur cette voie latérale qui aboutissait au quai.

 

– Décidément, vous êtes ici comme dans une citadelle… pas de voisins… pas de murs mitoyens… personne n’entrera chez toi sans ta permission… surtout si, quand tu t’absentes, tu as soin de fermer la porte de la rue de la Huchette.

 

– Je n’y manque jamais, notre maître. Vous l’avez trouvée ouverte parce que je venais de rentrer, mais, le soir, quand je sors pour aller au théâtre, je la ferme à double tour et j’emporte la clef.

 

– Et tu n’as pas peur de laisser ta petite femme toute seule !

 

– J’y suis habituée, dit la malade en souriant tristement. Il faut bien que mon cher Alain gagne notre vie, puisque je ne peux plus travailler… mais, je l’avoue, je préfèrerais qu’il eût un autre état.

 

– Comment diable ! a-t-il eu l’idée de se faire figurant ?

 

– Quand notre patron m’a renvoyée, parce que je ne pouvais plus danser, le garçon qu’il a engagé pour remplacer Alain a eu pitié de nous. Il avait joué des bouts de rôles au Châtelet. Il nous a adressés au régisseur qui n’a pas voulu de moi, mais qui a pris Alain tout de suite.

 

– Et Alain s’est fait au métier…, lui, un gars de Trégunc, qui ne savait que garder les chèvres et que ne parlait que le bas-breton !

 

– Pardon, notre maître, dit Alain ; en voyageant avec la troupe du vieux Zika, j’avais appris à faire la parade devant la baraque. C’est plus difficile que de figurer.

 

– D’accord ; seulement, je ne te vois pas bien en homme d’armes du moyen âge ou en seigneur de la cour de Louis XIV… et je te vois encore moins en paillasse. Mais il ne s’agit pas de cela ; il s’agit de guérir ta femme. As-tu seulement un médecin qui la soigne ?

 

– Hélas ! non, Monsieur Hervé. Elle allait à la consultation gratuite… à l’Hôtel-Dieu… elle n’y va plus… elle n’aurait plus la force de descendre et de remonter cinq étages.

 

– Donc, il faut qu’elle sorte de ce grenier… et le plus tôt sera le mieux. Dès demain, je m’occuperai de la faire admettre dans une maison de santé.

 

Et comme Alain baissait le nez, sans mot dire :

 

– Bon ! reprit Hervé, je devine… tu ne veux pas te séparer d’elle. Eh ! bien, qu’à cela ne tienne ! Je vous trouverai un logement que vous habiterez tous les deux et où rien ne manquera à ta chère malade. Tu ne tiens pas à rester ici, je suppose ?

 

– Oh ! non.

 

– Et tu veux bien entrer à mon service ?

 

– Oh ! oui.

 

– Alors, je te prends, dès à présent… et quand je dis : à mon service, je n’entends pas : comme domestique. Le fils de Pierre Kernoul n’est pas fait pour porter la livrée et je n’ai pas besoin de valet de chambre, puisque présentement je demeure à l’hôtel ; mais je puis avoir besoin d’un homme dévoué… quand ce ne serait que pour veiller au grain, comme on dit chez nous. Ce chenapan qui m’a suivi l’autre nuit recommencera peut-être. Tu seras mon garde du corps.

 

– Oh ! pour ça, notre maître, comptez sur moi.

 

– Et, je te le répète, tu ne quitteras pas ta femme. Je vous caserai dans mon quartier, près de la place Vendôme. Tu viendras tous les matins prendre mes ordres pour la journée, mais tu ne seras plus obligé d’aller figurer, le soir, sur la scène du Châtelet… ni de te déguiser en clodoche, ajouta gaiement Hervé. Je pense que ça ne te fera pas de peine.

 

Alain ne répondit que par un geste expressif. Il était si ému que les mots ne lui venaient pas pour remercier.

 

Zina pleurait de joie.

 

– C’est convenu, reprit Scaër, et ce sera l’affaire de quelques jours. En attendant que vous déménagiez, je reviendrai vous voir… et je vous amènerai peut-être une dame qui s’intéresse aux malades… Mais non, au fait ! celle qui vous héberge gratuitement vous a recommandé de ne recevoir personne… il faut éviter de la mécontenter, tant que vous serez chez elle… mais quand tu partiras, mon gars, tu feras bien, je crois, de ne pas lui dire où tu vas. Je ne sais pourquoi cette bienfaitrice d’occasion m’est suspecte.

 

– Je n’oserais pas m’en aller sans l’avertir.

 

– Et bien ! la veille du jour où je viendrai vous chercher, tu lui écriras pour lui annoncer, sans autre explication, que vous êtes obligés de quitter Paris.

 

– Oui… seulement, il y a les clefs qu’elle m’a confiées.

 

– Ce serait peut-être le cas de les mettre sous la porte. Elle n’aurait rien à dire. Mais, après tout, elle vous a rendu service… et tu pourras les laisser à quelque boutiquier du voisinage. Nous verrons cela quand vous partirez. Maintenant, je m’en vais… et je n’ai pas perdu ma journée puisque nous sommes d’accord… mais cette espèce de caserne abandonnée m’intrigue… je voudrais en faire le tour extérieurement… je ne serais même pas fâché de visiter la cour où tu es descendu une nuit, au clair de la lune.

 

– Je vais vous y conduire, notre maître.

 

– Vous ne m’en voudrez pas de l’emmener, demanda doucement Hervé en s’adressant à la malade.

 

Il ne lui avait pas encore dit : « Madame » et il ne l’appelait pas non plus par son petit nom de Zina.

 

– Je ne vous en veux pas et je vous bénis, murmura-t-elle en lui tendant une main si fine et si blanche que le baron de Scaër se décida à répondre :

 

– Croyez, chère Madame, que je suis votre ami et traitez-moi comme tel, toujours et en toute occasion.

 

Il n’alla pas jusqu’à la baiser, cette main, comme il avait baisé, rue de Lisbonne, l’aristocratique main de la marquise le Mazatlan. La situation n’était pas la même et, au cinquième étage, cette politesse de l’ancien régime eût été ridicule, mais il la serra avec effusion, presque avec tendresse, comme il aurait serré la main d’une jeune fille de son monde, éprouvée par le sort et restée digne de respect.

 

Alain n’en revenait pas d’entendre son jeune maître parler si courtoisement à la pauvre Zina. En Cornouailles, les seigneurs ne sont pas fiers, mais ils n’ont pas coutume de donner aux femmes de leurs paysans des poignées de main à l’anglaise. Et de cette démonstration affectueuse, le gars aux biques inféra que M. de Scaër, qui devait s’y connaître, voyait que Zina était d’une race supérieure à sa condition présente.

 

C’était à peu près ce que pensait Hervé, mais pour le moment il avait en tête d’autres soucis que celui de rechercher l’origine d’une enfant volée par des saltimbanques, et il se hâta de sortir avec Alain, non sans avoir dit encore quelques bonnes paroles à la jeune femme, clouée sur son fauteuil.

 

Le maître et le serviteur eurent tôt fait de descendre au rez-de-chaussée et là, Alain, après avoir poussé jusqu’au fond de l’allée noire, ouvrit, avec une clef qui grinça dans la serrure rouillée, la porte de la cour intérieure.

 

Hervé entra le premier et se mit à regarder curieusement les hauts bâtiments qui l’entouraient. Il n’y remarqua rien qu’il n’eût déjà vu de la fenêtre du logement occupé par Alain, mais il put constater que la cour avait été autrefois divisée en quatre compartiments, – un pour chaque corps de logis. On y voyait encore les trous creusés dans le pavage pour y planter les grilles de séparation.

 

Donc, primitivement, il y avait eu là quatre maisons distinctes qui n’en faisaient plus qu’une et qui devaient appartenir maintenant au même propriétaire.

 

Il y avait aussi quatre portes, en comptant celle qu’Alain venait d’ouvrir, quatre portes, dont trois paraissaient être condamnées depuis longtemps, car les araignées avaient fait leurs toiles dans les jointures.

 

Toutes les fenêtres étaient closes par des volets, excepté au rez-de-chaussée du bâtiment de gauche où existaient deux longues baies garnies de vitrages poudreux, par lesquelles prenait jour un local qui pouvait bien être un magasin.

 

C’était derrière ces vitrages qu’une nuit Alain avait cru apercevoir de la lumière. Il le dit à Hervé, qui s’écria :

 

– Tu as dû te tromper. Par où diable serait-on entré là-dedans ?

 

– Probablement par la rue, répondit le gars aux biques. Il y a aussi des portes en dehors… c’est vrai qu’elles n’ont pas l’air de s’ouvrir souvent… vous verrez.

 

– Allons voir.

 

Ils sortirent de la cour. Alain donna un tour de clé et conduisit son maître dans la rue de la Huchette où, en ce moment, il ne passait personne ; puis il le mena, en longeant la façade de la maison carrée, jusqu’à l’entrée d’une ruelle si étroite que trois hommes auraient eu de la peine à y passer de front.

 

– Rue du Chat-qui-Pêche, lut Hervé sur une plaque municipale. Drôle de nom et drôle de rue !… On dirait une entaille dans un bloc de pierre… et elle n’est pas beaucoup plus longue qu’elle n’est large.

 

Le quai Saint-Michel était au bout, à vingt pas, et, de l’autre côté de la Seine, se présentait en plein soleil une caserne récemment construite dans la Cité.

 

– Oh ! les noms ! grommela le gars aux biques ; je ne sais pas où les Parisiens vont les chercher. Tenez, notre maître !… l’autre venelle, là-bas, juste sous la croisée de notre logement… ils l’ont appelée rue Zacharie… Et ils se moquent des saints de chez nous parce qu’ils ont des noms bretons… je vous demande un peu ce que c’est que ça : Zacharie !… C’est pas un chrétien, bien sûr.

 

Hervé ne répondit pas.

 

Alain venait, bien involontairement, de réveiller dans l’esprit de son maître un souvenir encore vague, – pas même un souvenir ; une réminiscence, – et ce maître s’efforçait de se rappeler où il avait déjà vu ou entendu ce nom biblique.

 

De toutes les facultés de l’esprit, la mémoire est la plus singulière et aussi la plus complexe. Elle manque absolument à certains hommes, tandis qu’elle surabonde chez d’autres. Elle varie avec l’âge et les circonstances de la vie. Enfin, elle dépend surtout des impressions extérieures, – celles qu’on perçoit par les sens, – et elle fonctionne mécaniquement.

 

La partie du cerveau qui en est le siège est comme un réservoir où s’emmagasinent les souvenirs. Ils dorment pêle-mêle jusqu’au moment où quelque choc en fait remonter un à la surface. Et ce choc est presque toujours produit par un objet ou par un son, par la vue ou par l’ouïe.

 

Ainsi, lorsqu’on retrouve tout à coup un mot oublié, c’est tantôt parce qu’on l’a déjà entendu prononcer, tantôt parce que l’assemblage des lettres qui le composent a déjà passé sous les yeux de celui qui le revoit.

 

Et plus cet assemblage est bizarre, plus on le retient facilement.

 

Le grand romancier Balzac prétendait que chaque nom avait une physionomie particulière et il n’avait pas tort.

 

Alain venait de citer successivement la rue de la Huchette, le quai Saint-Michel et même la rue du Chat-qui-Pêche, sans que Scaër prit garde à ces appellations dont l’une cependant, – la dernière, – était toute nouvelle pour lui. Pourquoi donc Scaër se préoccupait-il de la rue Zacharie, moins étrangement nommée que la ruelle voisine ?

 

Évidemment, parce que la configuration du mot l’avait déjà frappé dans une autre occasion.

 

De la place où il s’était arrêté, il apercevait ce mot inscrit en lettres blanches sur une plaque bleue, ou du moins il en apercevait la première syllabe, car l’angle de la maison où logeait Alain lui cachait le reste de l’inscription.

 

Et, sans qu’il s’expliquât pourquoi, c’était cette première syllabe qui lui rappelait confusément un souvenir que son esprit en travail cherchait à préciser.

 

C’était comme dans les histoires de revenants : un brouillard, une vapeur, aux contours indécis, qui se condense peu à peu et qui finit par prendre la forme d’un fantôme.

 

Hervé n’en était qu’au brouillard.

 

Alain, ne sachant que penser de la profonde méditation où son maître restait plongé, craignait de l’avoir offensé et n’osait plus ouvrir la bouche.

 

Hervé jugea que la mémoire ne lui reviendrait pas complètement, tant que le gars aux biques serait là.

 

Pour fixer un souvenir qui vous fuit, il faut être seul.

 

– Va retrouver ta chère malade, lui dit-il, et prends ceci, en attendant que tu déménages.

 

Il avait tiré de son portefeuille un billet de cent francs qu’il mit dans la main d’Alain et il reprit :

 

– Ne me remercie pas et remonte chez toi bien vite.

 

Alain obéit. Au ton de son maître, il avait compris que ce n’était pas le moment de lui rendre grâces, et il disparut dans l’allée, sans dire un seul mot.

 

Scaër, après l’avoir escorté jusqu’à la porte, continua de cheminer vers le boulevard Saint-Michel, les yeux toujours fixés sur la plaque municipale qui portait ce nom de Zacharie dont la première syllabe avait un certain air cabalistique. Il la regardait à peu près comme le roi Balthazar dut regarder les mots : « Mané-Thécel-Pharès » qui troublèrent si désagréablement son festin.

 

Et il était tellement absorbé par cette contemplation, – hypnotisé, diraient les gens qui n’aiment pas à parler comme tout le monde, – qu’il avait oublié de rengainer le portefeuille où il venait de puiser.

 

En le mettant dans la poche de sa redingote, ses doigts touchèrent un objet qu’il y avait laissé et qui tenait peu de place : le carnet, le fameux carnet volé qu’il portait toujours sur lui, depuis l’avant-veille.

 

Il n’en fallut pas davantage pour que les réminiscences qui hantaient sa cervelle prissent subitement un corps.

 

Il se rappela tout à coup que c’était sur un des feuillets de ce carnet qu’il avait vu la syllabe, l’énigmatique syllabe dont il devinait le sens, depuis que, pour compléter le mot, il n’avait qu’à regarder la muraille.

 

Il n’était cependant pas absolument sûr de ne pas se tromper et il s’empressa de vérifier, en se félicitant d’avoir renvoyé Alain qui l’aurait gêné.

 

Il n’eut pas de peine à retrouver les pages où figuraient les indications mystérieuses et il n’eut pas plutôt revu la première que l’explication du plan qu’on y avait tracé lui sauta aux yeux.

 

Les trois rues et le quai y étaient marqués par des lignes droites, entrecroisées, et les légendes tronquées : Zach. et Huch. s’appliquaient certainement à la rue Zacharie et à la rue de la Huchette.

 

C’était si évident que Scaër s’étonna de ne pas avoir deviné, quand il avait feuilleté le carnet pour la première fois, car, à ce moment, Alain lui avait donné son adresse : rue de la Huchette, 22. Huch. était la moitié de Huchette. Il n’y avait pas songé. Il est vrai qu’Alain ne lui avait pas parlé de la rue Zacharie.

 

Maintenant, une indication complétait l’autre, et après avoir visité les rues désignées en abrégé sur l’agenda, il ne douta plus que le carré marqué sur le plan ne représentât l’immeuble où Alain et sa malade étaient logés.

 

Cette découverte n’éclaircissait pas le mystère.

 

Qu’un drame se fût passé là, et qu’on y eût caché le produit ou la preuve d’un crime, c’était possible. Et il était permis de supposer que l’hospitalière gérante savait à quoi s’en tenir sur ce point. On pouvait même admettre que si elle y hébergeait gratis le pauvre ménage du gars aux biques, c’était afin d’empêcher les gens trop curieux de s’introduire dans la maison et aussi afin d’être promptement informée au cas où la police s’aviserait d’y envoyer quelque architecte, sous prétexte que le bâtiment menaçait ruine. Mais que conclure de tout cela et par quel lien l’histoire de cette femme se rattachait-elle à l’histoire du carnet volé au bal de l’Opéra ? La lettre trouvée dans ce carnet était adressée à un homme, puisqu’elle commençait par : « Mon cher associé. »

 

Il n’y était pas du tout question de cette Mme Chauvry qui avait racolé Alain et Zina sur le boulevard Saint-Michel. Et pourtant cette femme devait tenir quelques-uns des fils de l’intrigue compliquée de cette pièce à plusieurs personnages.

 

Et celle-là, on pouvait la retrouver. Elle avait donné son adresse à ses locataires d’occasion, et si elle n’habitait pas Clamart, elle devait y être connue, puisqu’elle y recevait ses lettres. Elle avait défendu à Alain de venir l’y voir, mais rien n’empêchait Hervé d’y aller prendre des informations.

 

Et d’ailleurs, même à Paris, c’est le pont aux ânes que de découvrir à qui appartient un immeuble. Au bureau du percepteur, on sait bien à quel nom les impositions sont portées sur les rôles et par qui elles sont payées.

 

Donc, il ne tenait qu’à Hervé de se renseigner.

 

Il y songeait lorsqu’il se posa à lui-même une question : Quel intérêt sérieux avait-il à connaître le fond de cette affaire ?

 

Il aurait pu s’amuser à le chercher comme on s’amuse à deviner un rébus. Mais il avait des préoccupations plus graves, et c’eût été perdre son temps que d’entreprendre des démarches où il risquerait de se compromettre, – peut-être même attirer sur lui et sur d’autres la vengeance de gredins dangereux.

 

– Parbleu ! se dit-il, je serais bien sot de me mettre martel en tête à propos de choses qui ne me regardent pas. J’ai assez d’autres soucis… d’abord, mon mariage, car mon stage commence à m’ennuyer et, s’il se prolongeait, ma situation deviendrait très fausse… à tous les points de vue. Tant que le contrat ne sera pas signé, je ne serai sûr de rien. Je ne doute pas de la parole de M. de Bernage, mais enfin il pourrait se raviser au dernier moment… et puis, sa fille me plaît déjà moins qu’au début de nos relations… elle finirait par ne plus me plaire du tout. Si cela arrivait… je me connais… je ne l’épouserais pas… et alors, je n’aurais plus qu’à m’en aller chercher fortune en Australie, car mes créanciers ne feraient qu’une bouchée de mes terres. Donc, il faut absolument que je presse la conclusion… et on dirait que le diable s’amuse à la retarder. Dimanche, au moment où j’allais aborder la question, j’ai été interrompu par toute une série d’incidents, et, depuis deux jours, j’en suis toujours au même point… pas de nouvelles du père ni de la fille… il est vrai que je n’ai rien fait pour en avoir. Je vais me remettre à l’œuvre, sans plus m’inquiéter de cette espèce de Tour de Nesle de la rue Zacharie. Si je m’intéressais à quelqu’un, ce serait à ma fée du dolmen de Trévic, mais je n’entends plus parler de cette marquise et je ferai peut-être sagement de ne pas courir après elle.

 

De tous ces raisonnements, Hervé conclut qu’il ne devait s’occuper que d’Alain Kernoul et de sa chère malade. Pour les installer convenablement, il n’avait pas besoin de Mme Mazatlan, car l’argent ne lui manquait pas encore. Un propriétaire foncier en trouve toujours tant qu’il n’est pas dépossédé de ses immeubles.

 

Sa chute n’en est que plus profonde quand vient le jour de la liquidation finale, mais, en attendant, il continue à vivre de son bien, en dépit des hypothèques.

 

C’était le cas du dernier des Scaër, surtout depuis qu’on savait en Bretagne que la dot de Mlle de Bernage allait mettre le châtelain de Trégunc à même de payer toutes ses dettes.

 

Et, là-dessus, Hervé, à bout de réflexions, reprit le chemin de la place Vendôme, dans la louable intention de rentrer chez lui pour s’habiller avant de se présenter à l’hôtel de Bernage, où il espérait qu’on le retiendrait à dîner.

 

La marche à pied chassa de son esprit les problèmes qui l’avaient troublé. Quand il arriva à son domicile, il était en excellente disposition pour faire à Mlle Solange une cour empressée et pour aborder avec son futur beau-père la grande question de fixer la date de la cérémonie qui mettrait fin à un état provisoire, pénible pour tout le monde.

 

L’homme propose et Dieu dispose, dit le plus vrai de tous les proverbes.

 

Le concierge de l’hôtel du Rhin lui remit une lettre dont il reconnut tout de suite le cachet et l’écriture sur l’enveloppe.

 

Il l’ouvrit précipitamment et il y lut ceci :

 

« Cher Monsieur, vous avez bien voulu me dire que, pour me revoir, vous attendriez mes ordres. Je n’en ai pas à vous donner, mais je puis bien vous faire savoir où je passerai ma soirée, aujourd’hui, mardi. J’ai envoyé retenir une loge au théâtre du Châtelet. Je l’occuperai seule et j’y arriverai vers neuf heures. S’il vous plaît de m’y rejoindre, je serai charmée de vous y voir et nous pourrons causer longuement.

 

« Les gens qui nous connaissent ne s’aviseront pas de venir nous chercher là et j’ai tant de choses à vous apprendre que je tiens beaucoup à ne pas être dérangée.

 

« J’espère que vous viendrez et que vous ne regretterez pas d’être venu.

 

« Toutes mes sympathies. »

 

La marquise n’avait pas signé ; c’était inutile ; mais elle n’avait pas oublié d’ajouter cette indication indispensable : « Avant-scène n° 2. »

 

Les sages projets d’Hervé ne tinrent pas contre cette invitation inattendue. Il ne songea plus à dîner boulevard Malesherbes. Il ne songea qu’à rencontrer l’amie d’Héva Nesbitt. Elle avait, écrivait-elle, beaucoup de choses à lui apprendre ; il en avait beaucoup à lui demander.

 

Et il pressentait que cette entrevue allait marquer dans sa vie.

 

IV

Le théâtre du Châtelet, un des plus vastes de Paris, où il y en a tant, n’est pas précisément ce qu’on appelle un théâtre à la mode.

 

Bâti dans un quartier éloigné des grands boulevards, il attire un public plus nombreux que choisi.

 

L’ambigu n’est jamais chic, a écrit quelque part Nestor Roqueplan, le Parisien par excellence. Le Châtelet ne l’est pas souvent, mais le beau monde y va très bien aux premières représentations et les demoiselles à ceintures dorées ne dédaignent pas de s’y montrer.

 

Il y a un corps de ballet, ce qui constitue une attraction pour les viveurs – jeunes et vieux.

 

Et, dans la salle, si l’élément populaire domine au parterre et aux troisièmes galeries, l’élégance y est presque toujours représentée aux premières loges et aux fauteuils d’orchestre, surtout quand le spectacle en vaut la peine.

 

Ce n’était pas le cas, quoique la salle fût pleine, le soir de ce mardi gras de 1870.

 

La pièce était déjà vieille de deux mois et elle n’avait jamais eu beaucoup de vogue.

 

C’était ce qu’en argot de coulisses on nomme une grande machine, quatre actes et vingt-huit tableaux – fabriquée par les fournisseurs accrédités de l’époque – Clairville et Siraudin, – et c’était intitulé : Paris-Revue.

 

Revue par le défilé traditionnel des nouveautés de l’année et par les couplets que chantaient faux des débutantes engagées pour montrer leurs jambes ; féerie, par les décors, les cortèges et les changements à vue.

 

Le premier rôle de femme y était tenu par Céline Montaland, alors dans tout l’état de sa jeunesse et de sa beauté, et elle avait pour compère l’excellent acteur Montrouge – Madame Satan et Monsieur Satan – car l’action se passait en enfer ; on n’a jamais su pourquoi. Et autour de ce couple annoncé en vedette sur l’affiche, se démenaient beaucoup de jolies filles, agréablement costumées en diablotins.

 

Quelques-unes ont fait plus tard leur chemin dans le monde de la galanterie et, dès ce temps-là, elles avaient, en scène, de grands succès de maillot.

 

Mais le public du mardi gras ne vient pas au théâtre pour lorgner les actrices, et, il se composait surtout de familles bourgeoises en rupture de pot-au-feu, de celles qui s’offrent le spectacle quatre fois par an, quand elles ont donné à leur cuisinière la permission de minuit.

 

Les viveurs fêtent le carnaval tout autrement, et les femmes du vrai monde restent volontiers chez elles, les jours de réjouissances publiques.

 

Hervé de Scaër avait donc tout lieu d’espérer qu’il ne rencontrerait au Châtelet ni ses anciens camarades de plaisirs, ni les habitués des salons qu’il fréquentait.

 

La marquise l’espérait comme lui – elle le disait dans sa lettre – et c’était probablement une des raisons qui l’avaient décidée à choisir ce lieu de rendez-vous.

 

De toutes les façons de s’isoler à deux, ailleurs que chez soi, la plus sûre, c’est de s’aboucher au milieu d’une foule d’individus qui ne s’occupent pas de vous.

 

Hervé avait dîné seul dans un restaurant où il n’allait jamais et dîné longuement pour attendre l’heure indiquée par la dame. Après quoi, il était venu à pied, par la rue de Rivoli, en fumant son cigare et en se préparant à l’entrevue qui le préoccupait.

 

Au lieu d’endosser l’habit, comme il le faisait tous les soirs, il était resté en redingote, à seule fin de moins attirer l’attention dans une salle où les spectateurs en tenue de soirée ne devaient pas abonder.

 

Quand il arriva devant le théâtre, un entracte commençait. Le public sortait en masse et il ne fallait pas songer à remonter le courant de ce flot humain. Hervé se cantonna provisoirement sur la place, près de la fontaine, afin de laisser le torrent s’écouler.

 

Il se proposait de profiter, pour entrer, du moment où le passage serait libre, avant que la sonnette annonçât le lever du rideau.

 

Un monsieur qui roulait une cigarette s’approcha pour lui demander du feu, et s’écria, quand il le vit de près :

 

– Comment ! c’est toi ! qu’est-ce que tu fais ici ?

 

Hervé reconnut Pibrac et maudit le sort qui lui jetait encore une fois dans les jambes ce gênant compagnon.

 

– Décidément, tu te déranges. Depuis qu’on ne te voit plus nulle part, je me figurais que tu passais tes soirées boulevard Malesherbes, et voilà que je te trouve faisant le pied de grue à la porte d’un boui-boui.

 

– Tu y es bien, toi, répliqua Hervé qui ne se souciait pas du tout d’expliquer pourquoi il était venu.

 

– Oh ! moi, c’est différent. J’y suis pour Margot.

 

– Qui ça, Margot ?

 

– Une jeune personne que je protège, mon cher, et qui a beaucoup de talent. Elle n’a encore joué que des bouts de rôles, mais je la pousserai. Je suis au mieux avec la direction… à preuve que j’ai mes entrées dans les coulisses. Je t’y mènerai, si tu veux, et je te présenterai Margot… Elle est en diable d’argent… je ne te dis que ça !

 

– Tu oublies que j’ai enterré l’autre nuit ma vie de garçon.

 

– Un drôle d’enterrement !… tu as refusé de souper avec nous. Et je ne suis pas fâché de te répéter que je ne comprends pas tes scrupules. Parce que tu seras marié cette année, ce n’est pas une raison pour te priver de tout ; et si tu continues à poser pour la vertu, je finirai par croire que tu t’amuses à la sourdine. Je m’empresse d’ajouter que je n’y verrais pas d’inconvénient. Mais, après tout, tu as peut-être raison de ne pas vouloir que je te mène sur le théâtre… Bernage y va souvent, car, lui aussi, il est très bien avec la direction… ça se comprend… un capitaliste qui pourrait devenir un commanditaire !

 

– Tu vois M. de Bernage partout… c’est comme samedi dernier…

 

– Je le vois là où on le rencontre, et si tu te figures qu’il s’abstient de faire ses farces, à l’Opéra et ailleurs, tu te mets le doigt dans l’œil, mon gars. C’est ton affaire et ça ne me regarde pas. Mais tu peux bien entrer au moins avec moi dans la salle. Il y a une stalle libre à côté de la mienne.

 

– Merci, j’aime mieux flâner dehors.

 

– Cette fois, tu as tort. Par extraordinaire, ce soir, elle est pleine de jolies femmes, la salle. Tu aimes les blondes… Eh ! bien, j’en ai aperçu une qui est ravissante… elle est seule dans une avant-scène, et si je n’avais pas promis à Margot de l’attendre à la sortie des artistes, après la représentation, j’aurais essayé de… Tiens ! on sonne pour le deuxième acte… Margot en est du deux… si je n’étais pas à ma place, quand elle dira son couplet, elle chanterait faux et ça nuirait à son avenir dramatique… C’est bien vu ?… bien entendu ?… tu ne viens pas ?… non ?… comme tu voudras !… Si tu montes au cercle, demain, sur le coup de quatre heures, tu m’y trouveras et nous ferons un piquet…, un rubicon, à dix sous le point… ça ne te compromettra pas.

 

Sur cette conclusion, le joyeux Pibrac tourna le dos à son ami et suivit le monde au théâtre.

 

Il laissait Hervé très contrarié et assez perplexe.

 

Rien ne pouvait lui être plus désagréable que tout ce qu’il venait d’apprendre. Pibrac installé à l’orchestre ; Pibrac signalant la présence dans une avant-scène d’une blonde qui ne pouvait être que la marquise, c’était vraiment trop de déveine. Il n’aurait plus manqué, pour y mettre le comble, que de se trouver nez à nez avec M. de Bernage.

 

Hervé était presque tenté de renoncer à rejoindre Mme de Mazatlan. Mais lui pardonnerait-elle de ne pas se rendre à l’appel qu’il avait reçu ? C’était douteux, et si elle prenait mal la chose, il aurait perdu une occasion, qui ne se représenterait plus, d’avoir avec elle une explication indispensable.

 

Toutes réflexions faites, il se dit qu’en prenant certaines précautions, il éviterait d’être vu. On se dissimule asses facilement dans une baignoire profonde, et une fois que les spectateurs auraient repris leurs places, il ne courait plus risque de faire dans les corridors des rencontres inopportunes.

 

Il ne s’agissait que d’attendre encore un peu. Dans cinq minutes, le rideau serait levé, l’acte commencé et le chemin libre pour gagner incognito l’avant-scène numéro 2. Juste le temps d’achever son cigare.

 

Il continua donc à circuler parmi les gamins contemplant l’illumination de la façade, les vendeurs de contre-marques, les ouvreurs de portières et les marchandes d’oranges criant : À trois sous, la belle Valence ! à trois sous !

 

Hervé ne se préoccupait guère de ces industriels de la porte, mais sous le péristyle du théâtre erraient, comme lui, quelques spectateurs peu pressés de s’enfermer dans une salle surchauffée par le gaz, et il crut s’apercevoir que l’un de ces messieurs le regardait à la dérobée, chaque fois qu’il passait près de lui.

 

Ce coup d’œil jeté, pour ainsi dire, au vol, n’était pas assez accentué pour inquiéter Hervé et, en toute autre circonstance, il n’y aurait pas pris garde, mais ce n’était pas la première fois, depuis quelques jours, qu’il lui arrivait de remarquer un individu qui semblait l’observer.

 

Il se rappelait très bien que, l’avant-veille, quelqu’un l’avait suivi sur le boulevard de la Madeleine.

 

Celui-là s’était tenu à distance et n’avait pas tardé à disparaître sans laisser voir sa figure. Hervé n’était donc pas en état de décider si c’était le même qui se retrouverait sur son chemin devant le théâtre du Châtelet, mais il put cette fois dévisager tout à son aise l’homme qu’il croisait à chaque tour de promenade.

 

C’était un monsieur entre deux âges, convenablement vêtu et complètement rasé, comme un prêtre ou un magistrat. Physionomie sans caractère, de celles qu’on oublie un quart d’heure après qu’on les a vues.

 

Hervé, à tout hasard, s’efforça de graver dans sa mémoire les traits insignifiants de ce quidam, et coupa court aux rencontres périodiques en exécutant rapidement un quart de conversion qui l’amena devant le bureau du contrôle où il n’eut qu’à donner le numéro de la loge pour qu’on le laissât passer.

 

Il entra sans se retourner et il enfila le corridor du rez-de-chaussée.

 

Il n’y rencontra que deux ou trois retardataires qui se hâtaient de regagner leurs stalles, et par la porte mobile qu’ils poussèrent pour entrer à l’orchestre, il put voir que l’acte venait de commencer.

 

Il aperçut même, au premier rang des fauteuils, Pibrac, armé d’une énorme lorgnette qu’il s’apprêtait à braquer et cherchant des yeux à découvrir des jolies femmes dans la salle, comme un astronome cherche à découvrir au firmament de nouvelles étoiles.

 

Hervé se serait bien passé de la présence de ce curieux indiscret, mais il n’y pouvait rien et il en prit son parti, en se promettant de redoubler de précautions pour éviter d’être vu.

 

L’ouvreuse à laquelle il remit son pardessus sourit d’un air fin quand il lui demanda s’il y avait déjà quelqu’un dans l’avant-scène numéro 2, et la lui ouvrit sans bruit, avec des façons presque mystérieuses, des façons de femme de chambre qui introduit, en cachette, un amoureux chez sa maîtresse.

 

La marquise l’attendait, blottie dans un coin de la loge, le coin le plus éloigné de la scène, et abritée par un écran qu’elle avait eu soin de relever. Elle lui tendit la main, en lui disant à demi-voix :

 

– Mettez vous derrière moi et ne vous montrez pas. Il y a ici quelqu’un qui vous connaît.

 

– Je sais, répondit Hervé en s’asseyant tout près de la marquise. C’est ce garçon que vous avez vu l’autre nuit, au bal de l’Opéra. Je viens de le rencontrer sur la place du Châtelet ; il s’est accroché à moi, et j’ai eu beaucoup de peine à me débarrasser de lui ; mais je ne lui ai pas dit que j’allais entrer.

 

– Vous avez d’autant mieux fait qu’il m’a beaucoup lorgnée depuis que je suis ici. J’ai été obligée de me cacher derrière cet écran… mais j’espère qu’il a cessé de s’occuper de moi.

 

» Enfin, vous voilà ! Je commençais à craindre que vous ne vinssiez pas.

 

– Ne me dites pas cela, je vous en prie. Votre lettre m’a comblé de joie.

 

– Je veux bien le croire, mais vous l’avez reçue si tard que vous auriez pu avoir disposé de votre soirée.

 

– J’aurais tout quitté pour venir et je serais ici depuis une demi-heure, si je n’avais pas été arrêté par ce Pibrac… Mais, laissez-moi vous dire combien je suis heureux de vous revoir…

 

– Et surtout de m’entendre, n’est-ce pas ? Je vous ai promis des explications et vous les attendez avec impatience.

 

– C’est vrai… mais je tiens moins à vous parler du passé dont vous avez évoqué le souvenir qu’à vous exprimer ma sympathie et…

 

– L’un n’empêche pas l’autre, interrompit gaiement la marquise. Commençons par la sympathie. Je ne doute pas de votre amitié et vous pouvez compter sur la mienne. Voilà qui est fait. Convenons une fois pour toutes que nous en resterons à ce sentiment réciproque et reprenons, au point où nous l’avons laissée, notre conversation de la rue de Lisbonne.

 

Hervé ne demandait pas mieux, car, bien qu’il prétendît le contraire, c’était surtout la curiosité qui le tenait, une curiosité rétrospective : le désir d’être renseigné sur le sort d’Héva Nesbitt.

 

La marquise avait fait sur lui une très vive impression ; il la trouvait charmante, mais il n’en était pas encore à l’admiration passionnée.

 

– Je vous ai dit, commença-t-elle, que j’ai été la meilleure amie de la pauvre enfant qui vous avait donné sa foi. Il y aura bientôt dix ans qu’elle a disparu. Nous étions à peu près du même âge. Donc, maintenant, je suis vieille.

 

– Vous me l’apprenez, dit Hervé.

 

Et il ne mentait pas, car elle avait l’air d’être aussi jeune que Mlle de Bernage, qui n’était pas majeure.

 

– Héva ne vous a jamais parlé de moi ? demanda-t-elle sans transition.

 

– Elle m’a parlé quelquefois d’une parente qui s’appelait… Vicky.

 

– En anglais, Vicky est le diminutif de Victoria… C’est mon petit nom. Ma mère et Mme Nesbitt étaient sœurs. J’ai bien le droit de venger ma tante et ma cousine germaine. Vous m’avez promis de m’y aider.

 

– Et je tiendrai ma promesse.

 

– J’y compte bien, quoique…

 

Il était écrit là-haut que les confidences de la marquise seraient interrompues encore une fois. Elle n’acheva pas la phrase qu’elle venait de commencer par une conjonction restrictive, ou, si elle l’acheva, le reste se perdit dans le fracas de l’orchestre, subitement déchaîné.

 

L’acte se passait en enfer et, depuis le lever du rideau, la scène n’était encore occupée que par des diables subalternes qui se renvoyaient des coqs-à-l’âne et des calembredaines pour amuser le public, en attendant l’entrée de M. Satan, leur maître. Et c’était cette entrée que les musiciens annonçaient à grand renfort de cymbales et de grosse caisse.

 

Impossible de continuer à chuchoter dans la loge, tant que tonnerait cet ouragan d’harmonie, et il menaçait de se prolonger, car c’était tout un cortège qui allait défiler, au bruit des fanfares.

 

Hervé et la marquise se résignèrent à laisser passer la tempête musicale avant de se remettre à la causerie, suspendue au moment même où elle allait devenir intéressante. Provisoirement, ils n’avaient qu’à regarder la mise en scène, et ils n’y manquèrent pas.

 

Satan parut sous un dais porté par des femmes travesties en pages diaboliques et suivi d’une escouade de démons cornus parmi lesquels Hervé reconnut tout de suite le gars aux biques.

 

Mme Satan vint à son tour, escortée des dames de sa cour, et cette marche triomphale continua jusqu’à ce que le roi et la reine des ténèbres eussent pris place sur leurs trônes respectifs. Les innombrables figurants des deux sexes se rangèrent des deux côtés de la scène, et les cuivres firent trêve, afin que Satan pût lancer les paroles traditionnelles :

 

– Que la fête commence !

 

Dans toute féerie qui se respecte, il y a un ballet, et c’est toujours en ces termes consacrés qu’on l’annonce.

 

Les divertissements du Châtelet étaient très bien montés, en ce temps-là. La danse classique y tenait moins de place qu’à l’Opéra, mais on y soignait particulièrement les ensembles, et comme les jolies filles n’y étaient pas rares, c’était un spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux.

 

Hervé ne fut pas tenté de se mettre en évidence pour le mieux voir et la marquise n’eut garde de baisser l’écran protecteur qui l’abritait, mais ils ne se privèrent ni l’un ni l’autre de regarder les évolutions gracieusement réglées des danseuses.

 

Bientôt même, Mme de Mazatlan eut recours à sa lorgnette, mais ce fut pour la braquer sur les coulisses où se tenaient, entre deux portants, des pompiers, des machinistes et même quelques abonnés privilégiés, fervents amateurs de la chorégraphie de l’endroit, venus pour ne rien perdre d’un pas dansé par leurs protégées.

 

Hervé ne s’occupait pas de ces messieurs, mais il ne tarda guère à s’apercevoir que le premier figurant de la rangée qui touchait presque l’avant-scène numéro 2 était Alain Kernoul qu’il avait déjà remarqué pendant le défilé. Le gars était si près qu’il aurait pu lui parler et se faire entendre de lui sans trop crier.

 

C’est à quoi il ne songeait guère, mais il ne pouvait pas s’empêcher d’admirer de Cornouaillais que l’amour avait tiré du fond de ses landes pour l’amener à Paris et le métamorphoser en comparse de théâtre. Et il s’étonnait de l’aplomb de ce gardeur de chèvres qui semblait n’avoir de sa vie fait autre chose que de brûler les planches, comme on dit au théâtre. En général, les Bas-Bretons ne s’acclimataient pas si facilement. On en voit qui, après leur service militaire, oublient en rentrant au pays tout ce qu’ils ont appris au régiment, y compris la langue française. Il est vrai que celui-là avait pris sur les tréteaux forains l’habitude de paraître en public.

 

Du reste, il était beaucoup mieux en garde du corps de Satan qu’en troubadour de pendule, ce brave Alain. Ses traits taillés à coups de hache, ses sourcils épais, ses yeux caves et ses dents de jeune loup, qui brillaient sous le rouge dont il s’était barbouillé la figure, faisaient de lui un diable très présentable.

 

Appuyé sur sa fourche en carton doré, il se tenait raide comme un pieu, le regard fixe et la bouche close, au rebours des autres figurants, ses voisins, qui ne se gênaient pas pour bavarder entre eux et pour échanger des œillades avec les marcheuses.

 

Évidemment, Alain ne se doutait pas que le maître de Trégunc était à deux pas de lui et il pensait à toute autre chose qu’aux ronds de jambes des ballerines infernales : sans doute à sa chère malade qu’il avait laissée seule dans son pauvre logis – pauvre et suspect, car rien ne prouvait qu’elle y fût en sûreté.

 

Hervé se demanda pourquoi le gars n’était pas resté près d’elle. Riche maintenant du billet de cent francs que son ancien maître lui avait glissé dans la main en le quittant, Alain n’avait plus besoin de venir au Châtelet pour gagner quarante sous, comme il était allé naguère au bal de l’Opéra, dans l’espoir d’y récolter des gratifications.

 

Hervé, qui connaissait bien ses compatriotes, savait qu’ils tiennent à l’argent. C’est dans leur sang et ce défaut capital ne leur endurcit pas le cœur. Ils en ont même un autre qui fait plus de tort à leurs qualités natives, l’ivrognerie. Mais celui-là leur vient avec l’âge, et Alain n’avait pas encore eu le temps de le contracter.

 

Mme de Mazatlan continuait à lorgner obstinément les messieurs embusqués dans les coulisses, et Hervé commençait à s’étonner de la persistance qu’elle mettait à les examiner, lorsqu’elle posa sa jumelle sur l’appui de la loge.

 

– Ce n’est pas lui, murmura-t-elle.

 

Hervé entendit. L’orchestre faisait moins de bruit depuis qu’il accompagnait des pas de deux et des pas de quatre, de sorte que, maintenant on pouvait s’entendre en causant dans l’avant-scène, à condition d’élever un peu la voix.

 

– Oserai-je vous demander de qui vous parlez ? interrogea Hervé.

 

– De quelqu’un que je croyais reconnaître… et qui vient de s’éclipser.

 

La marquise ajouta, en souriant :

 

– Et vous, Monsieur, qui donc regardiez-vous avec tant d’attention ?… une des jolies diablesses qui se trémoussent sur la scène ?…

 

– Oh ! non, ces demoiselles me sont tout à fait indifférentes. Je regardais un diable… qui est là, tout près de nous. Je vais bien vous étonner en vous apprenant que ce diable est né sur mes terres de Cornouailles et qu’il gardait encore, il y a trois ans, les chèvres d’une de mes fermes.

 

– Il y a trois ans ?

 

– Mon Dieu, oui ; et je vous étonnerais bien davantage si je vous disais comment il est venu échouer sur les planches de ce théâtre. L’histoire est touchante et elle vous intéresserait, j’en suis sûr.

 

– Je le crois d’autant mieux que je m’imagine avoir déjà vu quelque part la figure de ce garçon.

 

– Vous devez vous tromper. Où l’auriez-vous rencontré ?

 

– Je ne sais trop. Peut-être dans votre pays. Précisément, j’y suis descendue, il y a trois ans…

 

– En 1867. J’ai de bonnes raisons pour m’en souvenir.

 

– Moi aussi. Je n’ai fait qu’y poser le pied, pour ainsi dire, mais je me rappelle les moindres détails de cette excursion. Ainsi, je crois voir encore, assis sur le revers d’un fossé, le jour de ma visite au dolmen de Trévic, un petit pâtre que j’ai questionné et qui m’a dit que la lande sur laquelle je marchais appartenait au baron de Scaër. Il parlait de vous comme le Chat botté du conte de Perrault parlait de son maître, le marquis de Carabas.

 

– Et il mentait comme mentait le Chat botté, interrompit gaiement Hervé, car en ce temps-là, je n’avais que des dettes.

 

– Eh bien, ce pâtre ressemblait beaucoup au figurant que vous me montrez. Je serais curieuse de savoir si c’est lui que j’ai rencontré là-bas.

 

– Je me charge de le lui demander. Je pourrai même vous l’amener, si vous tenez à l’interroger vous-même.

 

– Oh ! oui… après la représentation.

 

– Je n’ai qu’à lui faire signe… seulement, il faudrait d’abord qu’il me vît, car il ne soupçonne pas que je suis là.

 

– Tâchez d’attirer son attention, pendant qu’il est à portée.

 

– Ce ne sera pas difficile… mais je crains d’attirer aussi celle de Pibrac qui trône aux fauteuils d’orchestre…

 

– Vous avez raison ; mieux vaut ne pas nous exposer à ce désagrément. D’autres que ce Pibrac pourraient nous découvrir… d’autant que j’aperçois là-bas, dans la coulisse, un monsieur qui m’inquiète. Il avait disparu… le voilà revenu et je veux m’assurer d’abord que ce n’est pas…

 

La marquise, sans cesser de regarder ce personnage, avança la main pour reprendre la lorgnette, mais elle ne réussit qu’à la faire tomber sur les timbales d’un musicien assis juste au-dessous de l’avant-scène. La lorgnette fit tant de bruit en heurtant la peau d’âne que les spectateurs les plus rapprochés tressautèrent dans leurs stalles et que le chef d’orchestre se retourna, furieux.

 

La marquise, pour éviter de se montrer, aurait fait volontiers le sacrifice de sa lorgnette, mais le timbalier venait de la ramasser ; il s’était levé pour la remettre au maladroit qui avait failli crever sa caisse, et il frappait avec un de ses tampons contre le soubassement de la loge, pour avertir ceux qui l’occupaient.

 

Les spectateurs riaient, l’instrumentiste maugréait, et du haut de son pupitre le chef d’orchestre brandissait son archet comme pour jeter l’anathème au coupable.

 

Ce ridicule accident avait troublé ses musiciens qui lâchaient des fausses notes, et même les danseuses, qui manquaient la mesure. Des chut ! énergiques s’élevaient de tous côtés, sans parler des exclamations gouailleuses : « le baissera !… le baissera pas. »

 

Il s’agissait de l’écran qui restait levé, en dépit des appels réitérés de l’homme aux timbales, et plus les gens de l’avant-scène faisaient la sourde oreille, plus le murmure s’accentuait. On commençait à mal interpréter l’obstination qu’ils mettaient à se cacher et les commentaires inconvenants allaient leur train.

 

Comique d’abord, l’incident menaçait de tourner en scandale, par la faute d’un sot qui aurait dû se tenir tranquille, sauf à remettre après l’acte, à l’ouvreuse, l’objet tombé qu’on ne lui réclamait pas.

 

Satan lui-même, – Satan-Montrouge, – du fond de la scène où il trônait, se préoccupait de cet intermède inattendu et Mme Satan s’en amusait de bon cœur.

 

Hervé sentit qu’il fallait en finir, sous peine de voir intervenir le commissaire chargé de maintenant l’ordre dans le théâtre, et sans consulter Mme de Mazatlan, qui n’était pas en état de le conseiller, il se leva, s’accouda sur le rebord de la loge et reçut des mains du musicien la malencontreuse lorgnette.

 

Ce dénouement d’une situation grotesque fut salué par des applaudissements ironiques et le seigneur de Scaër se hâta de rentrer dans l’ombre.

 

Quand il se redressa, ses yeux rencontrèrent ceux de Pibrac, qui leva les bras au ciel pour exprimer sa stupéfaction.

 

Et, comme un malheur n’arrive jamais seul, Hervé, en se retirant, appuya involontairement sur l’écran qui s’abaissa.

 

La marquise se trouva ainsi en évidence, au moment où une fausse manœuvre d’un gazier, posté dans les frises, envoyait jusqu’au fond de l’avant-scène un aveuglant rayon de lumière électrique qui aurait dû tomber sur ces demoiselles du corps de ballet. Elle apparut tout à coup dans un nimbe comme une fée d’apothéose, et cet éclairage qui ne lui était pas destiné attira sur sa blonde beauté l’attention de tous ceux que la chute du télescope de poche avant occupés un instant. On la vit de la salle, on la vit de la scène, on la vit des coulisses. Jamais incognito ne fut plus complètement et plus subitement violé.

 

Hervé se précipita pour relever l’écran et il le releva, mais trop tard. L’effet était produit. Alain lui-même avait reconnu son maître, et c’était le seul bon résultat qu’eût produit ce baroque accident. Mais le ballet tirait à sa fin et si, comme on devait le supposer, le tableau suivant se passait en dialogues, sans musique, Hervé et la marquise allaient pouvoir échanger leurs impressions et se concerter sur ce qu’ils avaient à faire pour se préserver des conséquences possibles d’une illumination intempestive.

 

– Pibrac nous a vus, dit Hervé pendant que la toile tombait. Pour ma part, je m’en moque, et comme il ne sait pas qui vous êtes, il n’y a que demi-mal.

 

– S’il n’y avait que lui, je ne serais pas inquiète, murmura la marquise. Mais je crains fort de vous avoir compromis en vous donnant rendez-vous ici.

 

– Compromis, moi !… Et comment ?

 

– J’aime autant ne pas vous le dire. Vous vous tourmenteriez peut-être sans motif, car après tout, j’ai pu me tromper… mais je crois que je vais partir… la place est trop périlleuse.

 

– Partir !… sans me dire…

 

– Ce que je vous ai promis de vous apprendre. Ce n’est pas ma faute si tous ces contre-temps successifs m’ont empêchée jusqu’à présent de tenir ma promesse. Et vous n’y perdrez rien, car il ne tiendra qu’à vous de me revoir bientôt. Après ce qui vient de se passer, je n’ai plus de ménagements à garder et je vous dois la vérité.

 

Hervé, ne comprenant pas grand’chose à ce langage plein de réticences, pensa que la marquise, incomplètement remise d’une émotion dont il ignorait encore la véritable cause, divaguait un peu et qu’il convenait de lui laisser le temps de se calmer tout à fait.

 

– Madame, dit-il doucement, je suis et je serai toujours à vos ordres, mais permettez-moi de vous dire que vous auriez grand tort de sortir en ce moment. Pibrac vient de quitter son fauteuil d’orchestre et vous vous exposeriez à le rencontrer dans le corridor. Attendez qu’il ait repris sa place. Cela ne tardera guère. Il est sans doute allé fumer une cigarette dehors et il rentrera dans cinq minutes. L’entracte sera très court.

 

– Ce n’est pas ce monsieur que je crains, répliqua la marquise. Il ne m’a vue que masquée, au bal de l’Opéra, et il ne me reconnaîtra pas.

 

– C’est juste… mais… si vous ne le craignez pas, qui craignez-vous donc ?

 

– Personne. Je suis veuve… par conséquent, je suis libre. Mais vous…

 

– Moi aussi, puisque je ne suis pas encore marié.

 

– Vous êtes du moins engagé avec Mlle de Bernage, et si elle apprenait qu’on vous a vu dans ma loge…

 

– Comment l’apprendrait-elle ?

 

– Son père ne connaît-il pas ce Pibrac ?

 

– Fort peu… et il ne l’aime pas. Si Pibrac se permettait de lui parler de moi, il le recevrait fort mal et il ne l’écouterait pas. Du reste, vous venez de me dire que vous ne redoutiez pas les indiscrétions de ce garçon sans conséquence. Convenez donc, Madame, que vous avez quelque autre sujet d’inquiétude.

 

– Eh bien ! oui. Tout à l’heure, j’ai cru apercevoir dans la coulisse… de l’autre côté de la scène… presque en face de nous… M. de Bernage.

 

Hervé allait se récrier. Il se souvint tout à coup des propos que Pibrac lui avait tenus sur la place du Châtelet. Bernage, affirmait Pibrac, fréquentait le foyer des artistes de ce théâtre qu’il commanditerait peut-être un jour. Bernage avait bien pu y venir, ce soir-là, faire le galantin auprès des danseuses.

 

– Si c’est lui, reprit la marquise, il nous a certainement vus quand la lumière électrique est tombée sur nous… et Dieu sait ce qu’il a dû penser.

 

Hervé de Scaër eut un mouvement de révolte. Il n’était pas homme à souffrir que son futur beau-père se mêlât de contrôler sa conduite, et l’idée d’être traité comme un écolier pris en faute lui était insupportable.

 

– Peu m’importe ce qu’il en pensera, répliqua-t-il sèchement. Je ne suis pas un enfant qu’on morigène et je ne reconnais pas à M. de Bernage le droit de s’occuper de ce que je fais.

 

– Vous m’accorderez bien cependant qu’il pourra vous demander comment nous nous connaissons assez pour aller au spectacle ensemble… car enfin, il croit que je vous ai vu une seule fois dans le salon de sa fille.

 

– Je lui répondrai que cela ne le regarde pas.

 

– Ce serait une vraie déclaration de rupture.

 

– Peut-être… mais, quoi qu’il arrive, je ne veux pas me mettre sur le pied d’avoir à rendre compte de mes actions.

 

– Décidément, vous n’êtes pas très amoureux de Mlle de Bernage, dit en souriant la marquise.

 

– Que je le sois ou non, répliqua brusquement Hervé, j’ai souci de ma dignité et je tiens à mon indépendance. Personne ne me fera jamais la loi.

 

– Alors, pour une question d’amour-propre, vous renonceriez à un mariage avantageux ?

 

– Sans hésiter… comme j’y aurais renoncé pour épouser Héva, si elle était encore de ce monde… et même maintenant, si j’espérais la retrouver, je quitterais tout. Mais puisqu’il ne s’agit plus que de la venger, je veux, pour en finir avec une situation fausse, dire la vérité à M. de Bernage et à sa fille. Pourquoi la leur cacherais-je ?… Il y a dix ans, j’ignorais leur existence… j’étais bien libre d’aimer une jeune fille qui m’aimait. Et vous-même, Madame, puisque vous êtes entrée en relations avec eux, pourquoi ne leur apprendriez-vous pas que vous venez à Paris pour tâcher de retrouver la trace d’une cousine et d’une tante disparues ? C’est là un dessein dont vous n’avez pas à rougir, pas plus que je n’ai à rougir de vous seconder. Et qui sait si M. de Bernage ne nous sera pas utile ?… il est très répandu dans tous les mondes. Il est donc plus à même que nous de recueillir des informations utiles sur un drame qui très probablement s’est dénoué à Paris.

 

– Vous ne lui avez jamais parlé de cette ancienne histoire ?

 

– Non ; mais je suis tout prêt à lui en parler, si vous m’y autorisez… ou plutôt, pourquoi ne lui en parleriez-vous pas ? il ira certainement vous voir.

 

– Me conseillez-vous de lui parler aussi de notre rencontre sous le dolmen de Trévic ? demanda la marquise en regardant fixement Hervé qui ne sut que lui répondre.

 

Il n’avait pas encore envisagé le côté délicat de la situation et Mme de Mazatlan le lui indiquait nettement.

 

– Vous vous taisez, reprit-elle. Je comprends que ma question vous embarrasse et je vois bien qu’avant tout, il faut que je vous explique la raison qui m’empêche de confier mes projets à M. de Bernage… mais pour vous l’expliquer, il faut d’abord que je vous dise tout ce que je sais sur la disparition de mes deux parentes.

 

– Enfin ! pensa Hervé qui attendait avec impatience ce récit plusieurs fois annoncé et toujours différé par suite d’incidents imprévus.

 

– Mme Nesbitt et sa fille, qui habitaient, comme ma mère et moi, Philadelphie, on été appelées en France par l’oncle d’Héva, un frère de son père, établi depuis longtemps à Paris où il avait fait une grande fortune. Cet oncle, ne s’étant jamais marié, n’avait pas d’enfants et Héva était son unique héritière, mais il était brouillé avec toute sa famille et il y avait des années qu’il avait donné de ses nouvelles, lorsque, vers la fin de 1859, Mme Nesbitt reçut une lettre de lui. Il lui annonçait qu’il était disposé à se réconcilier avec elle et à laisser toute sa fortune à sa nièce. Mais il tenait absolument à voir la mère et la fille et il priait Mme Nesbitt de lui amener Héva. Ma tante n’était pas très riche, l’héritage à recueillir devait être considérable et rien ne la retenait aux États-Unis, puisqu’elle était veuve. Elle se décida sans trop de peine à entreprendre le voyage. Elle partit avec ma cousine, et comme la traversée l’avait beaucoup fatiguée, elle débarqua à Brest, où touchaient alors les paquebots de la ligne nouvellement établie de New-York au Havre. Et de Brest, à ma mère qui, je vous l’ai dit, était sa sœur, elle écrivit que forcé de partir subitement pour la Chine où il avait de gros intérêts, l’oncle Nesbitt lui avait envoyé à Brest un de ses commis pour la recevoir et pour l’installer, jusqu’à son retour de l’Extrême-Orient, dans une jolie petite habitation louée tout exprès pour elle, entre Concarneau et Pontaven. C’est là que vous avez vu la pauvre Héva.

 

– Oui… et je savais qu’elle y était venue de Brest… mais je ne savais rien de plus… elle ne m’a jamais parlé de cet oncle.

 

– Elle ne le connaissait pas et il l’intéressait si peu qu’elle ne me disait pas un mot de lui dans ses lettres. Il n’y était question que de vous et…

 

La marquise s’interrompit encore une fois et montrant du doigt le rideau baissé :

 

– Voyez donc, murmura-t-elle, cet œil qui nous regarde !

 

Hervé regarda et vit en effet briller un œil appliqué contre un des trous percés dans le rideau de scène pour la commodité des actrices qui aiment à passer en revue, pendant les entractes, leurs adorateurs, disséminés dans la salle.

 

Cet œil était braqué sur la loge, mais il n’y avait vraiment pas lieu de s’en émouvoir, car il devait appartenir à une danseuse, et Hervé, qui se souciait fort peu de ces demoiselles, enrageait de voir Mme de Mazatlan se préoccuper d’un incident aussi insignifiant, au lieu de continuer un récit dont il attendait la suite avec une impatience bien naturelle.

 

Elle se taisait, comme si elle eût été fascinée par le maudit œil qui n’était pas celui d’une cabotine, car il n’était entouré d’aucun maquillage ; pas de noir aux deux coins, pas de rouge sur le haut de la joue qu’on entrevoyait par l’ouverture ronde et large.

 

Cet œil n’appartenait pas non plus à Alain Kernoul, comme Hervé aurait pu le croire. Alain avait des sourcils en broussailles et le visage barbouillé d’ocre. Et, d’ailleurs, les simples figurants n’ont pas la permission de rôder sur la scène quand la toile est baissée.

 

Tout à coup, l’œil disparut.

 

– Et bien ! Madame, demanda gaiement Hervé, êtes-vous rassurée ?

 

– Pas trop, répondit sur le même ton la marquise. Je m’imagine toujours qu’on nous espionne… Mais je vous fais languir, et je devrais me hâter d’achever la triste histoire que j’ai commencé à vous raconter, car je persiste à croire que je ferai bien de partir, dès qu’on frappera les trois coups. Où en étais-je ?

 

– À l’installation de Mme Nesbitt dans la chaumière qu’elle a occupée près d’un an.

 

– Dix mois à peu près. La dernière lettre que ma mère a reçue d’elle était datée du 29 septembre 1860, et dans cette lettre, ma tante annonçait que son beau-frère était attendu à Paris et qu’elle irait prochainement l’y rejoindre avec Héva. Depuis, nous n’avons plus rien reçu. Ma mère a écrit à sa sœur ; j’ai écrit à ma cousine… nous n’avons pas eu de réponse, et, deux mois après, ma pauvre mère est morte… presque subitement. Je restais seule au monde et j’avais à peine de quoi vivre. On me proposa une place d’institutrice dans une très riche famille de la Havane… J’acceptai et, je l’avoue, le chagrin d’avoir perdu ma mère et les soucis de ma nouvelle existence me firent oublier un peu mes parentes. Je dois dire que je leur en voulais un peu de leur silence, car l’idée ne m’était pas venue qu’il leur fût arrivé malheur. Ma tante avait toujours été excentrique ; Héva était une nature passionnée et les côtés positifs de la vie ne la préoccupaient guère. Croirez-vous que ni elle, ni sa mère n’ont jamais songé à nous apprendre où demeurait à Paris l’homme qui les avait appelées en France ! Je ne savais rien de lui, si ce n’est qu’il s’appelait Georges Nesbitt, et qu’il était le seul frère survivant de feu le commodore Edmond Nesbitt, mari de ma tante.

 

» À qui me serais-je adressée pour me renseigner sur le sort de mes parentes ?

 

– Mais… à moi, puisque votre cousine vous parlait de moi dans ses lettres.

 

– Comme dans les romans on parle d’un amoureux. Elle me faisait votre portrait… elle me décrivait le pays que vous habitiez… elle me répétait les serments que vous échangiez… elle m’a raconté trois fois la scène de vos fiançailles au pied du dolmen de Trévic… mais elle ne m’a jamais donné sur vous une indication sérieuse. Je savais que vous étiez le dernier représentant d’une noble race, que vous habitiez un vieux château, à deux lieues de la mer, et que vous vous appeliez Hervé de Scaër… je savais aussi que vous étiez grand et mince, et que vous aviez les yeux noirs. Ce n’était pas suffisant pour me guider dans les recherches que j’aurais voulu entreprendre. Et d’ailleurs, je vous le répète, je n’étais pas alors en situation d’ouvrir une enquête sur la disparition de mes infortunées parentes. Quatre ans après la mort de ma mère, ma situation a changé. Je me suis mariée. J’ai épousé un gentilhomme espagnol, beaucoup plus âgé que moi, qui possédait une grande fortune. Il était déjà atteint du terrible mal auquel il a succombé et les médecins lui avaient ordonné de voyager sur mer. Mes cinq années de mariage se sont passées sur un yacht, à traverser l’Atlantique dans tous les sens, et à relâcher tantôt en Portugal, tantôt au Brésil. Nous avons séjourné tout un hiver à Madère, parce que le climat convenait à mon mari… nous avons aussi visité les côtes de France.

 

– Alors, quand vous m’êtes apparue sur la grève de Trévic…

 

– Notre yacht était mouillé tout près de là. J’avais le projet de consacrer quelques jours à visiter la contrée où ma pauvre amie avait vécu et à m’informer d’elle auprès des gens du pays. Mon mari, trop souffrant pour descendre à terre, était resté à bord. Pendant la nuit, le vent du sud-ouest se leva. Il soufflait en tempête et menaçait de jeter le yacht sur les rochers. Il fallut lever l’ancre, prendre le large…

 

– Et vous n’êtes plus jamais revenue en Bretagne ?

 

– Jamais. M. de Mazatlan se fit ramener à la Havane et, dix-huit mois après, il y mourut en me léguant toute sa fortune, à charge d’en consacrer une partie à la fondation d’un hôpital pour les phtisiques. Je résolus alors de me fixer en France, où j’étais née… J’ai oublié de vous dire que mon père était Français. Capitaine au long cours, il avait épousé à New-York ma mère, qui était Canadienne, et il avait amené sa femme au Havre, où j’ai passé toute mon enfance. J’avais dix ans quand je l’ai perdu. Ma mère, veuve, revint vivre près de sa sœur qui était mariée à Philadelphie…

 

» Vous savez le reste de ma biographie, puisque j’ai commencé mon récit par la fin.

 

– Vous ne m’avez pas dit depuis quand vous êtes à Paris, murmura Scaër, un peu désappointé, car dans ce récit il avait été fort peu question d’Héva Nesbitt.

 

– Depuis la fin de l’été dernier, répondit la marquise. J’y ai vécu très isolée, mais je n’y ai pas tout à fait perdu mon temps, car je l’ai employé à prendre des informations sur l’oncle d’Héva… cet oncle trois ou quatre fois millionnaire qui l’avait appelée en France, il y a dix ans. Je me suis renseignée à la légation et au consulat des États-Unis.

 

– Et vous y avez appris ?…

 

– Qu’il était parti, en 1860, pour un voyage en Chine, qu’il n’était jamais revenu et qu’il avait dû périr dans un naufrage.

 

– Mais sa fortune n’avait pas péri avec lui, je suppose.

 

– Non, sans doute. Malheureusement, on ignore où il l’avait placée.

 

» Et de mes infortunées parentes, nul n’a pu me donner des nouvelles. Personne ne les a vues à Paris, et cependant elles y sont venues.

 

– En avez-vous la preuve ?

 

– Pas encore, mais je l’aurai… et je sais déjà qu’avant de s’embarquer pour Hong-Kong, l’oncle d’Héva avait déposé chez un notaire de Paris un testament par lequel il instituait sa nièce légataire universelle.

 

– Et ce testament n’indiquait pas en quoi consistait son avoir ?

 

– Non. Il est parfaitement régulier, mais il n’a que trois lignes.

 

– C’est étrange. Mais… ce négociant devait avoir des commettants… des associés peut-être… et par eux, on pourrait savoir…

 

– On saura. J’ai déjà des indications… seulement, il est moins facile que vous ne pensez d’arriver à une certitude. M. Nesbitt remuait de gros capitaux, mais il n’était pas à la tête d’une maison de commerce proprement dite… et ses relations d’affaires étaient surtout avec l’Extrême-Orient… la Chine, le Japon et les Indes néerlandaises. Et il y allait souvent. Croiriez-vous qu’à Paris, où il résidait habituellement depuis quinze ans, il n’a jamais eu de domicile fixe. Il logeait à l’auberge. C’est une manie américaine. En dernier lieu, il habitait l’hôtel Saint-James, rue Saint-Honoré.

 

– Et vivant ainsi en camp volant, il faisait venir sa belle-sœur et sa nièce ! Singulière idée !

 

– Il était décidé à changer d’existence. Il écrivait à ma tante qu’il allait acheter une maison où elle pourrait s’installer largement avec sa fille et dont il occuperait le reste. Il lui annonçait même qu’il y donnerait des fêtes et il laissait entendre qu’il ferait faire un beau mariage à Héva.

 

– Où était donc situé le palais où il comptait recevoir si brillante compagnie ?

 

– Au centre de Paris, disait-il ; et il ajoutait qu’il y aurait un vaste jardin quand la transformation serait achevée.

 

– De plus en plus bizarre ! murmura Hervé.

 

– Je n’en sais pas davantage sur l’emplacement qu’il avait choisi. Il ne paraît pas d’ailleurs que ce projet ait eu de suite. Du moins, le notaire qui a reçu le testament n’a eu connaissance d’aucune acquisition de ce genre. Mais le hasard m’a mise sur une autre piste qui me conduira, j’espère, à des découvertes plus intéressantes. L’homme qui vint recevoir à Brest ma tante et ma cousine s’appelait Berry, m’écrivit Héva. Or, cinq ans après, à la Havane, mon mari prit comme régisseur d’une de ses terres un certain Berry, qu’il dut chasser au bout de six mois, parce que ce drôle le volait. Je ne pris pas garde alors à ce nom qui aurait dû réveiller en moi un souvenir. Mais, tout récemment, j’ai su que Berry était à Paris. Mon intendant, un vieux serviteur que j’ai gardé après mon veuvage, l’a reconnu tout récemment dans la rue, et quand il m’a parlé de cette rencontre, le rapprochement que j’aurais dû faire autrefois m’est venu à l’esprit tout à coup. Je me suis demandé si cet homme n’était pas l’ancien commis de M. Nesbitt. J’ai interrogé mon intendant afin de savoir s’il se rappellerait comment le marquis de Mazatlan avait engagé à son service un étranger qui aurait dû lui être suspect, car les gens qui viennent chercher fortune à Cuba sont presque tous des aventuriers. Ce brave Dominguez s’est très bien souvenu que cet homme avait présenté à mon mari un certificat d’honorabilité signé par un gros négociant de Paris.

 

– Par l’oncle Nesbitt ? interrogea Hervé qui suivait attentivement le fil du discours de la marquise, mais qui ne devinait pas encore où elle allait en venir…

 

– Non… pas par l’oncle Nesbitt, répondit Mme de Mazatlan. C’eût été déjà quelque chose que d’être informée de la présence à Paris de l’ancien messager de l’oncle disparu. J’aurais tout mis en œuvre pour le retrouver et, sans doute, j’y serais parvenue, mais j’ai fait une découverte plus importante et plus imprévue. Dominguez m’a affirmé que l’attestation donnée à ce Berry venait d’un Français qui vit à Paris, très considéré, parce qu’il est très riche.

 

» Celui-là n’était pas difficile à trouver.

 

– Si c’est un homme du monde, je le connais peut-être.

 

– Avant de vous le nommer, laissez-moi vous dire que je vous cherchais aussi, et que j’y ai mis plus de temps. Je savais que vous habitiez Paris, mais j’ai eu de la peine à connaître votre adresse, et quand je l’ai sue, j’ai beaucoup hésité à me mettre en relations avec vous. Je n’osais pas vous écrire, encore moins me présenter chez vous, avant d’être sûre que vous n’aviez pas tout à fait oublié Héva et notre rencontre sur la côte. Si je vous disais que j’ai chargé Dominguez de vous épier… que l’autre soir il vous avait vu entrer au bal de l’Opéra… et qu’à cette nouvelle, j’y ai couru… J’ai mis un domino pour la première fois de ma vie… et, ne sachant pas si je trouverais l’occasion de vous parler, j’ai préparé ce billet que vous avez pris…

 

– Et que je garde précieusement… mais pardonnez-moi de revenir à ce monsieur si bien posé qui a recommandé le commis de l’oncle d’Héva.

 

» Dites-moi son nom, Madame, je vous en supplie.

 

Hervé de Scaër n’employait pas souvent les grands mots et s’il se servait d’une formule d’invocation presque solennelle, c’est que la situation l’y avait poussé.

 

Il suppliait, au lieu de se contenter d’une simple prière, parce qu’il souhaitait ardemment de savoir le nom du protecteur de Berry, qui avait dû jouer un rôle dans la disparition d’Héva Nesbitt, un rôle subalterne sans doute, le principal ayant été rempli par le signataire du certificat.

 

Il y tenait d’autant plus que la marquise venait de lui laisser entrevoir qu’il connaissait cet homme, pour l’avoir vu dans le monde.

 

Et, quoi qu’il en fût, il ne doutait pas de le découvrir dès que Mme de Mazatlan le lui aurait nommé.

 

Elle ne se pressait pas de répondre, et il lisait dans ses yeux qu’elle hésitait à le dénoncer, comme on hésite à mettre le feu à un baril de poudre, même quand on n’a personnellement rien à craindre des suites de l’explosion.

 

– Eh ! bien ? demanda fiévreusement Hervé ; ce nom ?…

 

– À quoi bon vous le dire ? murmura la marquise. Il suffit que je le sache. Jusqu’à présent, je n’ai pas la certitude que ce personnage ait trempé dans l’enlèvement de mes malheureuses parentes. J’ai pris mes mesures pour arriver à découvrir la vérité. C’est une enquête à faire et je la ferai bien sans vous.

 

– Ce n’est pas ce que vous m’aviez promis et je m’aperçois que j’ai perdu votre confiance.

 

– En aucune façon. Pour vous prouver le contraire, je m’engage à vous désigner l’homme que je soupçonne, aussitôt que je serai sûre qu’il est coupable.

 

– Pourquoi pas maintenant ?

 

– Parce que, si je me trompais, j’aurais à me repentir de vous avoir affligé mal à propos.

 

– Affligé ! s’écria Scaër. Est-ce à dire qu’il s’agit de quelqu’un qui me touche ?

 

Et comme Mme de Mazatlan ne répondait pas :

 

– S’il en est ainsi, il serait cruel à vous de me laisser dans le doute, car je pourrais accuser à tort un de mes amis. Je vous demande en grâce de m’éclairer… Je vous le demande au nom d’Héva.

 

– Vous le voulez ? murmura la marquise, visiblement émue.

 

– Si vous n’étiez pas femme, je vous dirais que je l’exige.

 

– Eh ! bien, soit !… ne vous en prenez qu’à vous-même du chagrin que je vais vous causer. L’honorable gentilhomme qui garantissait la moralité de ce Berry, régisseur infidèle et peut-être complice du crime commis il y a dix ans, ce gentilhomme, vous le connaissez bien… vous ne le connaissez que trop. C’est…

 

À ce moment, avant que le nom anxieusement attendu par Hervé sortît des lèvres de Mme de Mazatlan, on frappa doucement à la porte de la loge.

 

La marquise s’arrêta net, et Hervé comprit qu’avant de la presser de compléter la révélation commencée, il fallait en finir avec ce nouveau et inexplicable contre-temps. Inexplicable, car on ne s’annonce pas ainsi quand on veut pénétrer dans une loge occupée. On s’adresse à l’ouvreuse qui la garde et qui en a la clef.

 

Il est vrai que les ouvreuses ne sont pas toujours à leur poste.

 

La marquise regardait Hervé comme pour le consulter. Ce n’était pas le moment de délibérer et il prit sur lui d’aller ouvrir.

 

Il n’y avait guère qu’un garçon mal élevé qui fût capable de déranger un tête-à-tête au théâtre, et Hervé pressentait qu’il allait se trouver en face d’Ernest Pibrac.

 

Il resta stupéfait en voyant que le visiteur indiscret était M. de Bernage.

 

Il ne pouvait pas lui fermer la porte au nez, quoiqu’il en eût bonne envie, et il dut s’effacer pour le laisser passer.

 

M. de Bernage entra, salua Mme de Mazatlan et lui dit d’un air dégagé :

 

– Me pardonnerez-vous, Madame, d’envahir ainsi votre loge ? Je viens d’y apercevoir de loin M. de Scaër, et je vais vous l’enlever pour quelques instants. J’ai une communication à lui faire… une communication importante et urgente.

 

La marquise, très troublée, se taisait. Hervé répondit pour elle, – du ton le plus cassant qu’il pût prendre.

 

– Monsieur, dit-il sèchement, vous auriez pu attendre la fin du spectacle. Je ne suis pas à vos ordres et je…

 

– Ne vous emportez pas, interrompit le père de Solange, et veuillez croire que s’il ne s’agissait pas de choses graves, je ne serais pas venu vous chercher ici. Je vous prie de sortir avec moi et de m’accorder dix minutes d’entretien.

 

» Madame m’excusera, et quand je vous aurai dit ce que j’ai à vous dire, vous serez libre de la rejoindre.

 

Hervé montra la porte à son futur beau-père et le suivit dans le corridor, où M. de Bernage reprit :

 

– Nous ne pouvons pas nous expliquer ici. Prenez la peine de m’accompagner au foyer. Je ne vous y retiendrai pas longtemps.

 

– Soit ! dit Hervé, décidé à en finir.

 

On venait de frapper les trois coups pour annoncer le lever du rideau et il n’y avait plus de flâneurs dans les couloirs.

 

Le foyer aussi était désert et M. de Bernage n’y fit pas attendre au fiancé de Solange la communication annoncée.

 

– Monsieur, lui dit-il, j’aurais pu en effet remettre à un autre moment un entretien indispensable, mais j’aime les solutions promptes et les situations nettes.

 

– Moi aussi, Monsieur, répliqua fièrement le dernier des Scaër.

 

– Alors, ce sera vite réglé. Vous deviez être mon gendre ; vous ne pouvez plus l’être. Ma fille n’épousera pas un homme qui s’affiche avec une aventurière.

 

– Qu’osez-vous dire ?

 

– Je dis ce qui est. J’ai pris des renseignements sur cette soi-disant marquise et je sais ce qu’elle vaut. Je sais aussi qu’elle est d’accord avec vous pour nous tromper… Ne niez pas !… Dimanche, après la visite qu’elle a eu l’impudence de nous faire, vous êtes allé la retrouver dans une rue voisine de mon hôtel… un de mes domestiques vous y a vu. Et voilà que, ce soir, je vous surprends dans une baignoire d’avant-scène, où vous vous cachiez tous les deux… C’est trop… la mesure est comble. J’ai beaucoup vécu, Monsieur le baron, et j’excuse bien des fautes. Vous avez eu, je le sais, une jeunesse dissipée, et j’aurais pu vous pardonner une légèreté… comme d’aller, par exemple, au bal de l’Opéra… je ne vous pardonne pas d’être l’amant d’une femme qui a osé s’introduire chez moi sous un prétexte ridicule… et ce n’est pas pour la recevoir quand vous serez marié que j’ai acheté vos terres et votre château.

 

– Monsieur !…

 

– Oh ! pas d’éclat, s’il vous plaît ! vous savez fort bien qu’entre nous il n’y a pas de duel possible. Vous auriez du reste tout à y perdre. Restons-en où nous en sommes et oubliez, comme je l’oublierai, qu’il a été question de votre mariage avec ma fille. Quant aux affaires d’intérêt, elles seront faciles à régler entre nous. En fait d’immeubles, promesse vaut vente. Je reste donc propriétaire de vos biens du Finistère, et c’est à vos créanciers hypothécaires que j’en paierai le prix. Mon notaire s’entendra à ce sujet avec le vôtre et il est tout à fait inutile que je vous revoie.

 

» Adieu, Monsieur le baron !

 

Sur cette impertinente conclusion, le père de Solange planta là le seigneur dépossédé de Scaër, qui le laissa partir sans en venir aux voies de fait et même sans répliquer à ce brutal ultimatum.

 

On ne peut pas souffleter un homme dont on a failli devenir le gendre et on ne discute pas une signification de rupture formulée à peu près comme un acte d’huissier.

 

Hervé étouffait de rage, et ce n’était pas le dépit de renoncer à la main d’une riche héritière ni le regret de se retrouver ruiné comme devant qui l’exaspérait. C’était l’humiliation d’avoir été traité de la sorte par un parvenu fier de ses millions. L’orgueil de race se réveillait en lui et il se reprochait déjà d’avoir songer à se mésallier pour sauver ses domaines. Mieux valait cent fois s’expatrier que de vivre dans la dépendance d’un Bernage qui n’aurait pas manqué plus tard de lui faire durement sentir qu’en ce siècle positif, l’argent prime la noblesse, comme la force prime le droit.

 

Il se demandait aussi d’où venait ce revirement subit dans les intentions d’un homme qui avait eu le premier l’idée de ce mariage mal assorti, et qui n’était certes pas d’un rigorisme outré sur le chapitre des mœurs.

 

Pourquoi Bernage, habitué des coulisses, le prenait-il maintenant de si haut en parlant d’une femme que l’avant-veille il portait aux nues ? Que s’était-il passé depuis la visite de Mme de Mazatlan à l’hôtel du boulevard Malesherbes ?

 

Hervé ne pouvait mieux faire que d’aller raconter à la marquise la scène qu’il venait de subir et qui simplifiait singulièrement sa situation vis-à-vis de cette fidèle amie d’Héva Nesbitt, puisque rien ne l’empêchait plus de se montrer avec elle, ni de s’associer à ses projets.

 

Il l’avait laissée dans la loge où elle devait l’attendre avec impatience. Il y courut, mais il n’y arriva pas sans encombre, car au bas de l’escalier du foyer il tomba bien malgré lui dans les bras de Pibrac qui l’arrêta en ricanant :

 

– Pincé, mon petit ! Je sais où tu vas. Tu as eu beau jouer de l’écran dans l’avant-scène, je t’y ai pigé avec la blonde que je t’avais signalée. Voilà donc pourquoi tu m’as lâché tantôt à la porte du théâtre !… Es-tu assez cachottier !… Et tu t’es laissé prendre par Bernage !… c’est bien fait !… ça t’apprendra à faire le mystérieux avec un ami !…

 

– Comment sais-tu ?…

 

– J’ai vu passer ton futur beau-père quand il est allé te relancer… et tout à l’heure, je viens encore de le rencontrer. Il n’avait pas l’air content, ce capitaliste, et j’ai dans l’idée qu’il t’a cherché noise. Dame ! ça se comprend… quand tu as envie de faire tes farces, tu devrais mieux prendre tes précautions… par égard pour la dot de ta future. Un million ou deux, sans compter les espérances, ça ne se trouve pas souvent, par le temps qui court. Si ton mariage manquait, ta blonde te coûterait cher.

 

– Je me moque de la dot, de la fille et du père.

 

– Ah ! bah !… est-ce que Bernage t’aurait dit le fameux : « Tout est rompu, mon gendre ? » … Diable ! je te plaindrais.

 

– Ne me plains pas et laisse-moi aller.

 

– Où ça ?… retrouver ta princesse ?… Ah ! tu vas bien, toi, quand tu t’y mets ! et dire que samedi tu n’as pas voulu souper avec nous au Grand-Quinze !… Bernage ne serait pas venu t’y chercher, tandis que ce soir…

 

Scaër, agacé, eut recours aux grands moyens : d’une bourrade, il écarta Pibrac et il se lança au pas accéléré dans le corridor.

 

L’ouvreuse, qui avait repris sa faction devant la loge, le reconnut et prit un air mystérieux pour lui dire :

 

– Cette dame vient de partir et elle m’a chargée de prier Monsieur de ne pas l’attendre.

 

Décidément, tout tournait contre Hervé, pendant cette malencontreuse soirée. Il restait brouillé avec M. de Bernage et il s’en était fallu d’une seconde qu’il apprît le nom de l’homme que la marquise soupçonnait d’avoir fait disparaître Héva.

 

Ce nom, il ne tenait qu’à lui de le connaître bientôt, car la marquise maintenant ne refuserait plus de le recevoir chez elle et, après les confidences qu’elle venait de lui faire, elle n’avait plus de raison pour lui cacher le mot de l’énigme, le mot final, celui que l’entrée inattendue de M. de Bernage l’avait empêchée de prononcer ; et il saurait enfin à qui s’en prendre de l’enlèvement d’Héva Nesbitt.

 

En attendant, il restait sous le coup d’un désastre. La rupture de son mariage, c’était la ruine.

 

Depuis que ce mariage était décidé, Hervé avait continué à vivre largement et l’argent ne lui avait pas encore manqué, car il touchait ses revenus comme par le passé. Les hypothèques ne stérilisent pas les terres et tant que les terres ne sont pas saisies ou vendues, le propriétaire perçoit les fruits.

 

Hervé venait justement de vendre une coupe de bois de sa forêt de Clohars et il en avait encaissé le prix, dix-neuf mille francs, déposés par lui en compte courant à la Banque de France.

 

Ce n’était donc pas la misère immédiate et il pouvait encore tenir un certain temps sur le pavé de Paris. Mais quand il aurait vu la fin de ce reste d’opulence, il n’aurait plus qu’à disparaître. Et encore devait-il garder de quoi tenter de se refaire en Australie, comme il y avait songé plus d’une fois avant que M. de Bernage l’eût choisi pour gendre.

 

Ce même Bernage allait évidemment exiger que l’acte de vente fût signé à bref délai, et cela fait, il ne perdrait pas une minute pour user de son droit en dépossédant le vendeur.

 

C’était la guerre qu’il venait de déclarer au dernier des Scaër, et il la poursuivrait sans trêve ni merci.

 

Comment et pourquoi en était-il arrivé là tout à coup ? Ce n’était pas le moment de chercher la cause de ce brusque changement. Et Hervé ne pensa qu’à fuir ce maudit théâtre du Châtelet où il n’avait fait que passer d’un désagrément à un autre pour aboutir à une catastrophe.

 

Il reprit son pardessus qu’il avait laissé à l’ouvreuse et il rebroussa chemin pour gagner la sortie.

 

Il était écrit qu’il n’échapperait pas à Pibrac. Il le retrouva planté devant la porte de l’orchestre, et cet insupportable camarade lui barra encore une fois le passage.

 

Hervé crut d’abord que Pibrac l’attendait là pour lui demander raison de la poussée qu’il avait reçue au bas de l’escalier du foyer, et il s’apprêtait à lui répondre vertement, car il eût été ravi de passer sa colère sur quelqu’un, mais Pibrac lui dit en lui riant au nez :

 

– Eh ! bien, l’oiseau s’est donc envolé ? Tu n’as pas de chance. Cette blonde qui te brouille avec ton futur beau-père et qui file ensuite me fait l’effet d’être une jolie farceuse. À ta place, moi, je la lâcherais. Elle a du chic, c’est vrai, mais elle porte malheur. C’est une femme à la guigne. Et puis, je ne la crois pas inédite. On ne m’ôtera pas de l’idée que je l’ai déjà vue quelque part.

 

À ce discours saugrenu, la colère d’Hervé tomba subitement.

 

Le ton facétieux de Pibrac l’avait désarmé et il enviait l’insouciance de ce garçon qui riait de tout et qui prenait si gaiement le malheur d’un ami.

 

– Moque-toi donc de ça, reprit le joyeux Ernest. Ça ne manque pas de femmes, ici… au contraire !… une de perdue, dix de retrouvées. Raccommode-toi avec papa beau-père, si le cœur t’en dit… et si tu n’y tiens pas, remets-toi carrément à faire la fête. Pour commencer, viens avec moi dans les coulisses. Je te présenterai Margot. Elle est gaie comme un pinson et elle a des petites camarades qui sont gentilles. Je vais monter une partie dont tu me diras des nouvelles. Nous irons au café Anglais noyer ton chagrin dans les pots.

 

À quel mouvement céda le seigneur de Scaër en acceptant la proposition de ce fou ? Sans doute, à un mouvement de dépit. Il était ainsi fait que les événements fâcheux le poussaient toujours aux résolutions extrêmes.

 

– Soit ! dit-il rageusement. Mène-moi sur le théâtre et invite tes drôlesses.

 

– À la bonne heure ! s’écria Pibrac, tu commences à entendre raison. Viens, mon gars ! Tu verras que tu t’en trouveras bien. La nuit porte conseil… le vin de Champagne aussi… et demain, tu seras beaucoup mieux disposé pour faire ta paix avec Bernage. S’il essaie de te tenir rigueur, tu lui parleras du faux nez qu’il portait au bal de l’Opéra et il mettra les pouces.

 

Ayant dit, Pibrac prit Hervé par le bras, pour l’empêcher de se raviser et l’entraîna jusqu’au fond du corridor où se trouvait justement la porte par laquelle on va de la salle à la scène.

 

L’ouvreuse de l’avant-scène sourit quand Hervé passa près d’elle. Peut-être s’étonnait-elle que ce grand brun se consolât si vite du départ de la dame blonde.

 

Pibrac, pratiquant souvent ce chemin, la connaissait et lui envoya un bonjour protecteur avant de frapper d’un air d’autorité, comme il convient à un monsieur qui a ses entrées au foyer de la danse.

 

Même au Châtelet, il n’en faut pas plus pour poser un homme.

 

L’huis réservé s’ouvrit et le cerbère chargé de le garder sourit à Pibrac qui ne lui ménageait pas les gratifications et qui lui dit majestueusement :

 

– Monsieur est avec moi.

 

C’était la première fois que Scaër mettait les pieds sur les planches d’un théâtre. Il s’y trouva d’abord un peu dépaysé, mais son interlocuteur lui servit de guide à travers le dédale des portants et le conduisit derrière la toile de fond.

 

Le tableau qui commençait se passait dans un salon fermé – le salon de M. Satan – mais comme le décor devait disparaître pour le tableau suivant, les figurants des deux sexes se tenaient prêts à entrer en scène, abrités par la cloison mobile qui allait bientôt laisser à découvert le palais du Diable.

 

À part de ce troupeau et cantonnées dans un coin, les protégées auxquelles on avait distribué des bouts de rôle attendaient aussi le changement pour se produire aux yeux du public.

 

Et, au premier rang de ce groupe, la préférée de Pibrac, une rousse assez appétissante, Margot, en diable d’argent, habillée d’une étoffe de circonstance, blanche et brillante comme l’enveloppe d’un bâton de chocolat.

 

Elle n’eut pas plutôt aperçu son Ernest qu’elle accourut à sa rencontre en l’apostrophant d’une façon peu gracieuse.

 

– Qu’est-ce que tu viens chercher ici ? lui cria-t-elle.

 

– Comment ! mais c’est toi qui m’as dit d’y venir, répliqua Pibrac.

 

– Tu vas me faire manquer mon entrée. Et puis, quand tu es sur mes talons, je chante faux.

 

Elle aurait dû dire qu’elle ne chantait jamais juste, et Hervé, qui s’en doutait, aurait ri s’il eût été moins préoccupé.

 

– Elle est bien bonne, celle-là ! s’exclama Pibrac. Pas plus tard que tantôt, tu m’as dit tout le contraire.

 

– Possible, mon cher… mais j’ai changé d’idée depuis tantôt.

 

– C’est bon… je n’aime pas à jouer les gêneurs. Je vais faire un tour au foyer, pendant que tu diras ton couplet. Et après le quatre, j’irai te chercher à la sortie des artistes.

 

– Pourquoi faire ?

 

– Pour aller souper, parbleu !… avec mon ami, qui a envie de s’amuser ce soir. Tâche d’amener Juliette et Delphine. Nous mangerons du homard à l’américaine.

 

– Merci ! je ne l’aime pas, et, ce soir, je n’ai pas envie de souper. J’ai la migraine. Ainsi, ne te dérange pas pour m’attendre, mon gros. Ton ami m’excusera, ajouta Margot en coulant une œillade à Hervé.

 

– Bon ! ricana Pibrac. Il y a un Brésilien sous roche.

 

– Qu’est-ce que tu me chantes avec ton Brésilien ?

 

– À moins que ce ne soit un Russe ou un nabab indien. Ne me la fais pas à la migraine, ma petite. Ça ne prendrait pas.

 

– Ah ! c’est comme ça ?… Eh bien ! crois ce que tu voudras et fiche-moi la paix !… Je suis bonne fille, mais je ne veux pas qu’on m’embête, et si tu n’es pas content…

 

– Voyons, Margot… pas de coup de tête… tu en serais bien fâchée après.

 

– Mais, non !… mais non !… ce n’est pas le Pérou que ta connaissance, et je ne serais pas embarrassée pour te remplacer, mon cher !

 

Après cette conclusion impolie, Margot fit demi-tour et se replia sur le petit groupe féminin d’où elle s’était détachée pour empêcher Ernest d’avancer.

 

Et Ernest fit la sottise de la suivre, en essayant de la prendre par la douceur.

 

C’est le scénario habituel des querelles entre amoureux de cette catégorie. Le monsieur commence par objurguer la demoiselle et finit par l’implorer.

 

En dépit du scepticisme qu’il professait à l’endroit des femmes, Pibrac ne faisait pas exception à la règle.

 

Hervé connaissait, pour y avoir passé comme les autres, l’ordre et la marche de ces disputes, et n’étant pas tenté de mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce, il avait eu soin de se tenir à distance.

 

Il ne doutait pas que l’infortuné Pibrac n’eût deviné pourquoi sa Margot refusait de souper, et il prévoyait que cette explication orageuse aurait pour effet de le priver de la compagnie de son ami retenu par la jalousie auprès de la donzelle.

 

Peu lui importait, du reste. Dans un moment de colère, il s’était laissé amener sur la scène ; il ne tenait pas du tout à y rester jusqu’à la fin du spectacle.

 

Après avoir suivi des yeux Ernest qui s’obstinait à escorter sa cabotine, et les avoir vus rentrer dans la coulisse en se chamaillant, Hervé allait filer tout doucement du côté opposé, lorsqu’il aperçut, appuyé contre un portant, un monsieur qu’il reconnut pour l’avoir croisé plusieurs fois sous le péristyle du théâtre.

 

Ce monsieur pouvait fort bien être venu là pour Margot, car il la couvait des yeux, et les petites camarades chuchotaient en le regardant.

 

Évidemment, elles se moquaient entre elles du gros Ernest, qui ne prenait pas souci de ce personnage prêt à lui souffler sa belle.

 

– Allons, se dit Scaër, j’avais bien tort de croire que ce monsieur m’espionnait dehors. Il attendait tout bonnement l’heure du berger. C’est ce pauvre Pibrac qui aurait dû se défier de lui, car il est clair que Mlle Margot va le planter là pour ce vilain bonhomme qui n’a pas du tout l’air d’un Brésilien.

 

Tout en se félicitant de se tirer de cette bagarre, Hervé filait derrière la toile du fond, afin de regagner la porte par laquelle il était entré avec Pibrac.

 

Il faisait bien de se hâter, car des symptômes significatifs annonçaient que le changement à vue n’allait pas tarder.

 

Les machinistes prenaient leurs postes, les figurants se massaient en reculant vers le troisième plan, et le régisseur gesticulait pour accélérer la manœuvre.

 

Si peu que Scaër se fût attardé, il se serait trouvé pris dans quelque évolution qui l’aurait retenu sur la scène, après le changement – mésaventure ridicule qu’il tenait essentiellement à éviter.

 

Il réussit à traverser sans accroc et à se glisser par un mouvement tournant dans la coulisse latérale où il n’avait plus à redouter d’être hué par le public, toujours gouailleur, si la cloison du salon de M. Satan venait à s’écarter avant qu’il fût rentré dans la salle.

 

Il allait courir à la petite porte de communication, quand il sentit qu’on le tirait par la manche de son pardessus.

 

Il se retourna de mauvaise humeur, persuadé que c’était Pibrac qui le rattrapait. Il se trompait. Pibrac était tout à Margot. C’était Alain qui l’arrêtait, et le gars aux biques lui dit d’un air triste :

 

– Ah ! monsieur le baron, je suis bien content de pouvoir vous parler. Si vous n’étiez pas venu au Châtelet, ce soir, je crois bien que j’aurais osé aller chez vous… et pourtant, c’est une mauvaise nouvelle que j’ai à vous apprendre.

 

– Quoi ! dit Hervé, est-ce que cette pauvre jeune femme ?…

 

Il n’osa pas achever la phrase, convaincu qu’il était que la mauvaise nouvelle apportée par Alain ne pouvait être que la nouvelle de la mort de Zina. Et il en voulait déjà à ce garçon d’être venu figurer, pour gagner quarante sous le soir du jour où la malheureuse avait rendu l’âme.

 

– Ma femme ne va ni mieux ni pis, dit le gars aux biques. Elle a reçu le coup plus courageusement que moi.

 

– Quel coup ?

 

– La dame de Clamart nous chasse du logement qu’elle nous avait prêté.

 

– Elle t’a écrit ?

 

– Elle est venue… deux heures après que vous avez été parti.

 

– Et pourquoi vous renvoie-t-elle ?

 

– Il paraît que le propriétaire va arriver et qu’il veut faire démolir la maison pour en bâtir une autre à la même place.

 

– Franchement, il n’a pas tort. Elle menace ruine, cette masure, et elle s’écroulerait si on ne la jetait bas.

 

– C’est vrai… mais il faut que nous décampions.

 

– Eh bien ! ne t’ai-je pas dit que je me chargeais de vous caser dans un appartement où vous serez beaucoup mieux ?

 

– Oui, et vous êtes bien bon de vous occuper de nous… mais en attendant que vous l’ayez trouvé, Zina sera forcée d’entrer à l’hôpital.

 

– Je trouverai d’ici à très peu de jours et vous ne déménagerez pas avant que votre nouveau logis soit prêt.

 

– Mme Chauvry ne l’entend pas comme ça. Elle nous a signifié de déguerpir tout de suite. Elle voulait que ce fût ce soir.

 

– Elle est donc folle !… Tu l’as envoyée promener, je suppose.

 

– Je lui ai dit que ce n’était pas possible. Zina est hors d’état de descendre l’escalier et je n’aurais pas pu me procurer ce soir un brancard et des porteurs… Le mardi gras, personne ne veut travailler. Et puis, où aller ?… avec l’argent que vous m’avez donné je pourrais bien payer une chambre dans un garni, mais Zina est trop malade. Aucun logeur ne voudrait d’elle. Ces gens-là n’aiment pas qu’on meure chez eux.

 

– Bon !… qu’a dit à cela cette femme ?

 

– Elle m’a répondu que cela ne la regardait pas… qu’elle nous avait hébergé par charité, qu’elle était bien libre de nous renvoyer quand ça lui convenait, et que si nous étions encore là demain, elle nous ferait mettre à la porte par les sergents de ville.

 

– Ça, je l’en défie, par exemple. On ne jette pas une malade sur le pavé, sans lui laisser le temps de se loger ailleurs.

 

– Je le croyais… cette dame prétend qu’elle en a le droit… Elle a même ajouté, en s’en allant : si vous couchez ici cette nuit et qu’il vous arrive malheur, tant pis pour vous !

 

– Voilà une méchante coquine !… mais ne crains rien, mon brave. Si elle essayait de te faire des misères, j’irais trouver avec toi le commissaire de police du quartier et nous verrions si elle oserait pousser les choses plus loin.

 

Et Hervé reprit, après un court temps d’arrêt :

 

– Je ne serais même pas fâché qu’elle m’obligeât à y aller, chez le commissaire… Je le prierais de demander à cette gérante le nom du propriétaire qu’elle représente. J’ai des raisons pour tenir à connaître ce monsieur.

 

Hervé venait de se rappeler tout à coup les indications du carnet que les multiples incidents de la soirée lui avaient fait oublier, et il croyait déjà apercevoir un fil conducteur qui pourrait guider ses recherches, car il pressentait que Mme Chauvry devait connaître le secret qui le préoccupait, – par intermittences, – depuis qu’un filou lui avait mis en poche l’énigmatique agenda.

 

Il n’avait pas encore eu l’idée de rattacher les bizarres agissements de la dame au mystère que lui faisaient soupçonner les lignes tracées sur certains feuillets de ce livret, mais il commençait à penser que cette inconnue pourrait les expliquer.

 

Si, comme il était permis de le supposer, un crime avait été commis ou un trésor caché dans la maison de la rue de la Huchette, Mme Chauvry ne l’ignorait pas, et peut-être n’avait-elle installé là un pauvre ménage ramassé sur le boulevard Saint-Michel qu’afin d’être prévenue immédiatement au cas où la police ou bien des voleurs s’aviseraient d’y pénétrer – la police s’il y avait eu crime ; des voleurs si on y avait enfoui de l’argent.

 

L’explication était plausible, mais elle n’était pas complète, car, dans cette hypothèse, il restait à expliquer pourquoi la même femme s’était subitement décidée à expulser ses locataires.

 

Elle n’avait donc plus besoin de leurs services.

 

– Mme Chauvry nous a fait du bien, dit timidement Alain ; je ne voudrais pas lui faire arriver de la peine.

 

Le gars aux biques avait bon cœur, et son maître lui sut gré du sentiment qu’il exprimait. Hervé avait d’ailleurs en ce moment d’autres soucis que celui d’éclaircir un mystère qui ne le touchait pas personnellement.

 

– Tu as raison, dit-il, mieux vaut que je ne m’occupe pas d’elle. Tu ne lui as pas parlé de moi, j’espère ?

 

– Pas du tout, notre maître. Vous me l’aviez défendu.

 

– Bon !… je vais tâcher de te mettre à même de changer de domicile immédiatement. Ta femme peut bien passer quelques jours à la maison Dubois, faubourg Saint-Denis.

 

Et comme Alain ne paraissait pas comprendre :

 

– C’est une maison de santé où on soigne les malades à peu de frais. La tienne y sera très bien et, pour y entrer, les formalités ne sont pas longues. Il n’y a qu’à payer une quinzaine d’avance. C’est ce que je ferai demain matin et on enverra aussitôt une litière pour transporter Zina. Tu l’accompagneras pendant le trajet et rien ne t’empêchera de lui tenir compagnie toute la journée.

 

» Quant à te loger, toi…

 

– Oh !… un cabinet dans le premier garni venu me suffira. Zina va être bien contente… elle le serait encore plus, si vous lui disiez vous-même tout ce que vous venez de me dire.

 

– Je ne demande pas mieux, mais à quel moment ? Demain, toute ma matinée sera prise.

 

– Si j’osais, notre maître… je vous demanderai d’y venir ce soir.

 

– Après la représentation ? Ah ! ma foi ! non. J’en ai assez de ce théâtre, et je m’en vais, sans plus tarder.

 

– Je puis bien m’en aller aussi.

 

– Et ta figuration ?… voilà justement qu’on sonne au rideau… il faut que tu entres en scène.

 

– Un diable de moins dans le cortège, on ne s’en apercevra pas. Et si le chef s’en apercevait, je lui dirais que j’ai la fièvre et que je ne peux plus tenir sur mes jambes.

 

– Pourquoi donc tiens-tu tant à ce que je voie ta femme ce soir ?

 

– Parce qu’elle se tourmente, depuis que la dame nous a donné congé. Si je lui disais que votre bonté va nous tirer d’affaire, elle ne me croirait peut-être pas… et si vous venez, elle reprendra courage.

 

– Qu’à cela ne tienne !… après tout, si on te renvoie d’ici, tu n’y perdras pas grand’chose, puisque tu n’es plus dans la nécessité de continuer le sot métier que tu fais. Donc, c’est convenu… Nous allons ensemble rue de la Huchette… et je monterai encore une fois les cinq étages… pour l’amour de Zina ; va te déshabiller, mon gars, et viens me rejoindre sur le quai, au coin du pont. Seulement, dépêche-toi.

 

– Je ne vous demande que dix minutes, répondit Alain en se précipitant vers l’escalier intérieur qui conduit au vestiaire des figurants.

 

Scaër, talonné par la crainte d’être encore une fois rattrapé par le sempiternel Pibrac, gagna prestement la petite porte et, une fois dans le corridor, il ne fit qu’un saut jusqu’à la sortie du théâtre.

 

Ce n’était pas encore assez pour qu’il se crût à l’abri des rencontres fâcheuses, et il courut, tout d’une haleine, jusqu’à l’entrée du Pont-au-Change, où il avait promis à Alain de l’attendre.

 

Les flâneurs qui se promenaient sur la petite place du Châtelet en venaient pas rôder jusque-là.

 

Il faut bien le dire, ce n’était pas seulement par bonté d’âme que Scaër avait consenti à accompagner le gars aux biques.

 

Scaër se réjouissait d’apporter des consolations à une pauvre fille dont le triste sort l’apitoyait, mais il n’était pas fâché non plus de savoir ce qu’elle pensait de la dame de Clamart et de la signification du congé.

 

Les femmes sont toujours plus fines que les hommes, et Zina lui avait paru beaucoup plus capable que ce brave Alain d’apprécier ce que valait la suspecte gérante et de deviner le véritable motif qui la faisait agir.

 

Il avait oublié aussi d’adresser au gars une question intéressante, et ce fut par cette question qu’il entama l’entretien, quand, au bout d’un quart d’heure, Alain arriva tout essoufflé.

 

– Tu m’as vu dans la loge où j’étais avant de monter sur le théâtre ? lui demanda-t-il de but en blanc.

 

– Oui, notre maître, répondit le gars. Je vous ai vu au moment où vous vous êtes levé pour ramasser la lorgnette de votre dame.

 

– Tu ne la connais pas, la dame ?

 

– Oh ! non, notre maître.

 

– Eh ! bien, elle te connaît.

 

– Pas possible !

 

– Elle t’a vu, en Bretagne, il y a trois ans, un jour que tu gardais tes chèvres, sur la lande de Trévic.

 

– Il y a trois ans, notre maître, j’étais plus souvent à Concarneau qu’à la ferme, à cause de Zina… mais ça se peut tout de même que cette dame m’ait rencontré.

 

– Elle t’a même parlé. Elle t’a demandé quel maître tu servais.

 

– Oh ! je me souviens maintenant. Elle avait débarqué d’un navire comme je n’en avais jamais vu… haut mâté, avec une coque peinte en blanc et un pavillon jaune et rouge… C’est pourtant vrai qu’elle m’a questionné sur vous. Elle voulait savoir si le château de Trégunc était loin de la côte. Je lui ai proposé de l’y conduire. Elle n’a pas voulu… et puis… attendez que je me rappelle… Ah ! elle m’a demandé aussi ce qu’on disait chez nous des étrangères qui avaient loué, dans le temps, un petit manoir pas loin des ruines de Rustéphan et qui sont parties tout d’un coup. Je n’ai pas pu lui en dire grand’chose… je n’avais que dix ans quand elles sont venues dans notre pays et je n’allais pas souvent du côté où elles demeuraient.

 

Hervé ne poussa pas plus loin l’interrogatoire. Alain, évidemment, n’était pas en état de le renseigner sur le sort d’Héva Nesbitt et ses réponses venaient de confirmer le récit de la marquise. Mme de Mazatlan avait dit la vérité en racontant sa courte excursion en Cornouailles. Hervé était fixé sur ce point. Il ne lui restait plus qu’à tâcher de savoir ce que Zina pensait de Mme Chauvry.

 

Quand ce serait fait, il pourrait enfin rentrer à l’hôtel du Rhin et réfléchir solitairement à sa nouvelle situation.

 

Tout en causant, Alain et lui avaient passé le grand bras de la Seine, traversé la Cité et enfilé le pont Saint-Michel, au bout duquel commence le quartier Latin.

 

Ce soir-là, on y fêtait le Mardi-Gras. Les cafés de la place regorgeaient de monde et des bandes d’étudiants descendaient, en chantant, le large chemin qu’ils appellent, par abréviation, le boul’Mich.

 

Hervé ne songeait qu’à tourner à gauche pour éviter de tomber dans cette joyeuse cohue. Il ne fut pas peu surpris de voir des gens s’en détacher et se précipiter dans la rue de la Huchette.

 

« Quand le peuple s’assemble ainsi,

c’est toujours sur quelque ruine »,

 

a écrit Alfred de Musset. À plus forte raison, quand il court.

 

Certainement, un malheur venait d’arriver.

 

Un malheur ou un simple accident, car il suffit quelquefois d’un chien écrasé par une voiture pour que la foule se rue ou s’amasse.

 

Hervé ne se serait guère ému, si ce tumulte s’était produit dans un autre quartier, mais le flot roulait vers la rue de la Huchette, et ce nouveau contre-temps fit qu’il s’arrêta court.

 

– Attendons la fin de cette bagarre, dit-il à Alain. Il est inutile qu’on nous voie entrer chez toi. Ces gens-là courent probablement après une mascarade. Laissons-les passer.

 

– On dirait plutôt qu’ils se sauvent, murmura le gars aux biques.

 

– Entends-tu ce qu’ils crient ?

 

– Pas très bien, et pourtant…

 

– Tiens ! on regarde en l’air…

 

– C’est le feu, notre maître ! Voyez !

 

Hervé leva les yeux vers le ciel. Un épais nuage de fumée noire tourbillonnait au-dessus des toits, chassé par le vent qui soufflait de l’Est.

 

– Je crois en effet que c’est un incendie… et tout près d’ici, car je sens une odeur de bois brûlé et des bouffées de chaleur, dit Scaër.

 

– Et moi, je vois les flammes, reprit Alain.

 

Des gerbes d’étincelles commençaient à sortir du nuage et, par intervalles, des langues de feu jetaient des lueurs sinistres.

 

– Ah ! mon Dieu !… si c’était chez nous !…

 

– Non, je ne crois pas… le foyer est sur le quai, car le reflet illumine les maisons de l’autre côté de la rivière.

 

– La nôtre s’étend jusqu’au quai, vous le savez bien, notre maître… si le feu gagne, tout flambera comme une allumette… et Zina qui ne peut pas bouger… j’y vais… pourvu que j’arrive à temps !

 

– J’y vais avec toi.

 

Et ils coururent tous les deux à la rue de la Huchette.

 

Elle était déjà bondée de monde et ils eurent beaucoup de peine à y pénétrer. Ils s’y lancèrent pourtant. Alain, en jouant des coudes, des poings et même de la tête – à la mode bretonne – frayait le chemin à son maître qui le suivait de près. Mais plus ils avançaient, plus il devenait difficile de fendre la foule.

 

C’était bien la maison d’Alain qui brûlait et elle ne brûlait pas seule. Toutes les vieilles constructions qui se reliaient à elle étaient en flammes, comme si on eût mis le feu en même temps aux quatre coins du quadrilatère.

 

Et les secours qui arrivaient ne faisaient qu’augmenter le désordre.

 

En ce temps-là, on n’en était pas encore aux engins perfectionnés qui fonctionnent maintenant à Paris. Les pompes, traînées non par des chevaux, mais par des hommes, étaient des pompes à bras.

 

On venait d’en mettre une en batterie au coin de la ruelle du Chat-qui-Pêche, et ceux qui n’étaient pas occupés à la manœuvrer n’épargnaient pas leurs peines. Ils dressaient une échelle contre la façade de la rue de la Huchette, pendant que leur caporal enfonçait à coups de hache la porte que Kernoul avait fermée à clé.

 

On supposait sans doute que la maison était habitée et on préparait des moyens de sauvetage qui pourraient être efficaces, car, de ce côté, l’incendie ne paraissait pas avoir fait de grands progrès.

 

Alain, pris dans un groupe compact, se démenait pour s’ouvrir un passage, car il voulait à toute force sauver lui-même sa chère malade.

 

À ce moment, la devanture d’une des boutiques du rez-de-chaussée éclata sous la pression des flammes qui couvaient dans l’intérieur et qui jaillirent au dehors avec une telle violence qu’elles firent reculer les travailleurs.

 

Ce fut un désarroi général. Les pompiers, y compris leur caporal, se replièrent sur les curieux attroupés que contenaient à grand’peine quelques rares sergents de ville et qui refluèrent tumultueusement vers la place Saint-Michel. Il y eut une bousculade indescriptible, et la rue se serait vidée en un clin d’œil si elle n’eût été obstruée par des gens qui accouraient de la place.

 

Hervé, violemment séparé de son compagnon, fut poussé de l’autre côté de la rue, dans une embrasure de porte où il resta serré comme un hareng dans une caque.

 

Il ne pouvait plus bouger, mais il pouvait voir, car, depuis l’explosion, il faisait clair comme en plein jour et il se trouvait placé de façon à ne rien perdre de l’émouvant spectacle qui commençait.

 

Une fenêtre s’ouvrit tout en haut de la maison et une femme s’y montra, une femme vêtue de blanc.

 

Les flammes n’arrivaient pas jusqu’à elle, mais l’incendie montait avec une rapidité effrayante. Déjà, au premier étage, des volets tombaient, livrant passage à des jets de feu. Les fenêtres de la façade s’allumaient l’une après l’autre et la maison prenait l’aspect d’un énorme navire, percé de sabords embrasés.

 

Elle allait évidemment brûler de fond en comble, et c’en était fait de la pauvre Zina, à moins que, pour tenter de la sauver, un pompier héroïque n’affrontât une mort inévitable.

 

Plus d’un n’aurait pas hésité, mais ces braves gens ne songeaient guère à elle. La fumée leur cachait le cinquième étage et Zina n’appelait pas au secours parce qu’elle n’en avait pas la force. Elle aurait d’ailleurs crié inutilement. Les bruits de la rue et le formidable ronflement de l’incendie auraient étouffé sa voix. Elle était sans doute hors d’état de se traîner jusqu’à l’escalier. Et, parmi les curieux entassés, Hervé était peut-être le seul qui eût aperçu la malheureuse.

 

Encore n’avait-il fait que l’entrevoir, car elle ne s’était montrée qu’un instant.

 

Mais Hervé n’était pas le seul à savoir qu’une femme allait périr. Alain aussi le savait, et mieux que personne, puisqu’il l’avait laissée là, exposée à tous les dangers de l’isolement. C’était à lui de risquer sa vie et de périr avec elle, s’il ne réussissait pas à l’arracher à la mort.

 

Hervé le cherchait des yeux dans la foule, s’étonnait de ne plus le voir et se demandait déjà si le gars aux biques était un lâche.

 

Il regretta bientôt d’avoir douté du courage de ce Breton qui avait eu le tort de quitter sa femme pour aller gagner un misérable salaire.

 

Alain Kernoul tenait peut-être trop à l’argent ; il ne tenait pas à sa peau.

 

Il se jeta en avant des travailleurs qui hésitaient, et, ramassant la hache que le caporal, repoussé par les flammes, avait laissé tomber, il attaqua vigoureusement la porte de l’allée.

 

Elle tomba bientôt sous les coups furieux qu’il lui portait et il se précipita dans le corridor ouvert.

 

Le feu n’y était pas encore, parce qu’il y avait là des murs et non pas, comme dans les boutiques abandonnées, des cloisons de bois et des planchers vermoulus, mais la fumée avait envahi ce couloir étroit qui aboutissait à l’escalier et aussi à la cour intérieure.

 

C’était l’asphyxie certaine : de quoi faire reculer les plus intrépides.

 

Deux pompiers firent mine de suivre ce particulier qui leur montrait le chemin. Un officier les retint – par la même raison qu’à bord d’un navire, un commandant défend à ses marins de mettre une embarcation à la mer pour essayer inutilement de secourir un de leurs camarades qui vient d’y tomber par un gros temps.

 

Et, à vrai dire, l’officier n’avait pas tort, car tout indiquait que la tentative de sauvetage coûterait la vie à deux bons soldats, et rien ne semblait indiquer qu’il y eût quelqu’un à sauver dans la maison.

 

L’homme qui venait d’y pénétrer, sans prendre conseil de personne, ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même, s’il lui arrivait malheur.

 

Hervé ne raisonnait pas ainsi ; il connaissait la situation, et si Alain n’avait pas commis cette généreuse folie, il l’aurait renié.

 

Le seigneur de Scaër aurait volontiers suivi l’exemple de son serviteur et, s’il se tenait coi, ce n’était pas sa grandeur qui l’attachait au pavé de la rue de la Huchette. C’était la certitude d’être arrêté dans son élan par les sergents de ville qui s’évertuaient à maintenir l’ordre et à empêcher que la foule envahissante n’entravât le service des pompes.

 

Faute de mieux, Hervé voulait du moins signaler la présence d’une femme à l’étage le plus élevé de la maison qui brûlait, mais de l’endroit où il l’aurait lancé, l’avertissement se serait perdu dans le vacarme. Il fit si bien qu’il parvint à se pousser au premier rang et à accrocher un officier de paix qui venait d’arriver.

 

– Le cinquième est habité par une femme malade, lui cria-t-il en le tirant par la manche de sa capote ; elle sera brûlée si on ne va pas la chercher.

 

Pour toute réponse, le fonctionnaire au képi galonné lui montra du doigt les échelles qu’on avait appliquées contre la façade avant le jaillissement des flammes. Elles atteignaient à peine la hauteur du troisième étage et, comme elles allaient prendre feu, les pompiers se hâtaient de les enlever.

 

Restait l’escalier, et peut-être l’officier qui dirigeait les manœuvres y aurait-il aventuré ses hommes, si Hervé avait pu lui parler, mais ce chef s’était porté vers la rue Zacharie, pour y établir une nouvelle pompe, et il ne fallait pas songer à le rejoindre à travers les agents qui barraient tous les passages.

 

Hervé était condamné à attendre, inactif et impuissant, la fin de ce drame qu’allait probablement dénouer une double catastrophe.

 

Le sort de Zina était dans les mains de Dieu, comme le sort d’Alain.

 

Et le danger grandissait à chaque instant, car le feu dévorait aussi les trois corps de bâtiment qui bordaient le quai Saint-Michel et les deux ruelles latérales. L’incendie était partout.

 

Les gens attirés par ce terrible spectacle commençaient à se trouver en très fâcheuse situation. Refoulés assez brutalement par les sergents de ville et poussés en sens inverse par d’autres curieux qui venaient du boulevard, ils étaient d’autant plus en danger d’être écrasés, qu’une pompe supplémentaire arrivait à fond de train, trouant comme un boulet de canon la foule trop lente à se garer.

 

Depuis quelques jours, Hervé ne faisait que tomber d’une bagarre dans une autre : bagarre au bal de l’Opéra, la nuit du samedi gras ; bagarre, le lendemain, sur le boulevard des Italiens. Il commençait à s’y habituer, mais il ne savait vraiment pas comment se tirer de celle-ci.

 

Heureusement, les foules sont comme la mer. Elles ont le flux et le reflux. La vague humaine qui avait porté Scaër devant la maison qui brûlait le rapporta sur la place Saint-Michel, où il put respirer plus à l’aise.

 

Elle était néanmoins fort encombrée et on n’y circulait pas facilement, car tout le quartier était sur pied et les étudiants, au lieu de monter au bal de Bullier, descendaient en masse pour voir de près un incendie de première classe.

 

Ces messieurs prenaient gaiement ce désastre, et Hervé comprit pourquoi, en écoutant les propos qu’ils échangeaient :

 

– Ohé ! la Tour de Nesle qui brûle ?

 

– Et Marguerite de Bourgogne n’est pas dedans. C’est dommage !

 

– Voilà ce que c’est que de laisser aux rats une maison où on aurait pu ouvrir une brasserie superbe.

 

– Pichard, qui fait son droit depuis quinze ans, prétend qu’il l’a toujours vue fermée.

 

– Moi, j’ai toujours cru qu’on y fabriquait de la fausse monnaie.

 

– Tant mieux si elle est vide, après tout ! Personne ne sera rôti.

 

– Si j’avais seulement un petit million, j’achèterais l’emplacement et j’y fonderais la Closerie des Lilas du quai Saint-Michel.

 

– Il paraît, se disait Hervé, que l’immeuble géré par Mme Chauvry n’a pas bonne renommée sur la rive gauche. Je n’aurai pas de peine à m’y renseigner.

 

Cette pensée consolante ne pouvait pas lui faire oublier le malheureux Alain.

 

Hervé, maintenant, se reprochait amèrement d’avoir cédé aux prières d’Alain qui l’avait supplié de l’accompagner, ce soir-là, rue de la Huchette. S’il avait refusé, le pauvre gars serait resté au théâtre jusqu’à la fin de la représentation et il ne se serait pas sacrifié inutilement, car il serait arrivé trop tard.

 

Zina aurait péri quand même, mais Alain aurait vécu.

 

Et il n’était pas poitrinaire, lui, tandis que les jours de la malheureuse femme étaient comptés.

 

Hervé, qui la connaissait à peine, la plaignait plus qu’il ne la regrettait, mais en perdant Alain, il perdait un serviteur dévoué et un auxiliaire précieux, presque un ami, et cela au moment où la rupture de son mariage l’isolait en le ruinant.

 

Hervé ne faisait pas ce raisonnement égoïste, et, s’il se désolait, ce n’était pas seulement parce que les services d’Alain allaient lui manquer. Hervé s’était déjà attaché à ce brave garçon et il aurait donné volontiers sa vie pour le sauver.

 

Il n’y fallait pas songer. Alain s’était jeté dans la fournaise, et, à l’heure présente, il devait être mort, à moins qu’un miracle l’eût préservé.

 

Hervé ne saurait à quoi s’en tenir que le lendemain, car il ne pouvait plus approcher de la maison qui brûlait. Un cordon d’agents barrait l’entrée de la rue de la Huchette, où il ne restait que les gardes municipaux et des pompiers travaillant à circonscrire l’incendie qu’ils n’espéraient plus éteindre.

 

La place elle-même, si vaste qu’elle fût, n’était plus tenable. On y étouffait et on s’y écrasait.

 

Hervé essaya de passer de l’autre côté de l’eau par le pont Saint-Michel.

 

L’entreprise était malaisée, car la foule, grossie de curieux venant de la rive droite s’épaississait de plus en plus.

 

Il parvint, cependant, à remonter jusqu’au bout du pont, mais là, au moment où il allait prendre le boulevard du Palais, une violente poussée le jeta sur le quai du Marché-Neuf et l’y bloqua.

 

Il était aux premières loges pour regarder l’incendie, et le spectacle était grandiose.

 

Les quatre façades de la maison close brûlaient en même temps et celle qui bordait le pont Saint-Michel vomissait des flammes par toutes les ouvertures. Des clartés sinistres illuminaient à la fois les paisibles eaux du petit bras de la Seine, les murailles du vieil Hôtel-Dieu et les deux tours carrées de Notre-Dame, impassible témoins, depuis six siècles, de bien d’autres désastres.

 

Hervé, qui avait l’âme d’un artiste, aurait peut-être admiré ces effets de lumière, s’il eût été rassuré sur le sort du couple infortuné qui l’intéressait, mais il ne pouvait pas oublier qu’en ce moment même Zina et Alain mouraient peut-être de la plus affreuse des morts. Et il maudissait sa destinée qui le condamnait à rester spectateur impuissant de la catastrophe finale.

 

Elle était prochaine, cette catastrophe, car les toits flambaient et les murs n’étaient pas assez solides pour résister longtemps encore à l’action dévorante de ce feu infernal.

 

Bientôt, en effet, ce qui devait arriver arriva, mais le premier écroulement ne se produisit pas du côté de la rivière. Un fracas effroyable, accompagné d’une éruption de poussière et de fumée, annonça qu’une des autres façades venaient de s’effondrer, celle de la rue de la Huchette, très probablement.

 

C’en était fait de ceux qui se trouvaient pris sous les décombres.

 

Des cris d’horreur s’élevèrent de la foule, comme pour protester contre la Providence qui aurait dû intervenir et sauver des innocents ; peut-être aussi, et à plus juste titre, contre l’incurie de l’administration qui avait toléré qu’au centre de Paris on laissât debout une masure dont le peu de solidité constituait une menace permanente pour les maisons du voisinage.

 

Ce dénouement prévu donna le signal d’une débandade générale, quoique les badauds qui avaient pris position dans la Cité ne courussent aucun danger.

 

Ils se mirent à fuir par toutes les issues et Hervé, entraîné par le torrent, se retrouva sur la place du Châtelet, sans trop savoir comment il y était arrivé.

 

La représentation avait pris fin ; les spectateurs étaient partis à pied ou en voiture, mais quelques cochers retardataires arrivaient encore, par l’avenue Victoria, pour tâcher de charger, à la sortie des artistes, des demoiselles attendues par des messieurs.

 

Hervé, qui ne tenait plus sur ses jambes, héla un de ces cochers, qui venait d’arrêter son cheval, tout près de la rue des Lavandières où se trouve la porte du paradis interdit aux galants qui n’ont pas leurs entrées dans les coulisses.

 

Un monsieur sortant de cette bienheureuse rue devança Hervé, et Hervé réclama énergiquement son droit de priorité.

 

– Comment ! c’est encore toi ! s’écria ce monsieur qui n’était autre que Pibrac. Tu es un joli lâcheur !… N’importe !… monte et conduis-moi au cercle. J’en ai long à te conter. Après je te laisserai le sapin et tu iras où tu voudras.

 

Hervé ne tenait pas à entendre le récit des mésaventures qu’il devinait, et il pestait contre la fatalité qui le condamnait à jouer aux barres avec Pibrac ; mais il lui tardait de rentrer chez lui et il monta dans la voiture où Pibrac prit place en disant piteusement :

 

– Margot m’a planté là, mon bon.

 

– Je m’en doutais un peu, murmura Scaër.

 

– Et pour qui ?… pour un individu qui a l’air d’un valet de chambre.

 

– Que veux-tu que j’y fasse ?

 

– Tu devrais au moins me plaindre, puisque nous sommes logés à la même enseigne. Ta blonde aussi t’a planté là… et je vois que tu ne l’as pas rattrapée.

 

– Je n’ai pas couru après elle.

 

– Et je ne courrai pas après Margot, je te prie de le croire, mais je te donne en mille à deviner ce que c’est que cet homme rasé de frais.

 

– Dis-le moi tout de suite, ce sera plus vite fait.

 

– Tu l’as peut-être remarqué. Il se tenait contre un portant, pendant que nous causions avec Margot.

 

– Je m’en souviens.

 

– Eh bien ! mon cher, c’est Bernage qui l’avait amené là.

 

– Bernage !…

 

– Parfaitement… et il a dit à ces dames que c’était un étranger, arrivé récemment à Paris et colossalement riche.

 

– Je m’explique maintenant que Margot ait préféré souper avec lui.

 

– Moi aussi, parbleu ! je me l’explique. Mais c’est un mauvais tour que Bernage m’a joué… et je lui revaudrai cela. Vous voilà brouillés ; si, comme je le suppose, tu cherches des occasions de lui être désagréable, compte sur moi ; nous serons deux contre lui, et à nous deux…

 

– Il n’a pas dit comment s’appelait ce monsieur, interrompit Hervé, que ce traité d’alliance ne tentait pas du tout.

 

– Non, grommela Pibrac, ou du moins j’ai oublié de m’en informer… mais je le saurai. Margot ne manquera pas d’afficher sa liaison avec un millionnaire, quand ce ne serait que pour faire enrager ses petits camarades… et je t’apprendrai le nom de ce nabab, si ça t’intéresse.

 

– Oh ! fort peu.

 

Hervé ne disait pas ce qu’il pensait, car l’homme que tantôt, à la porte du théâtre, il avait pris pour un espion, le préoccupait de plus belle, maintenant qu’il savait que Bernage le patronnait.

 

C’était encore un mauvais point à marquer à son ex-futur beau-père qui lui devenait de plus en plus suspect.

 

Quels liens unissaient ce financier à un personnage exotique, qui pouvait être cousu d’or, mais qui ne payait pas de mine et qui, à peine débarqué à Paris, se faisait présenter à ces demoiselles du Châtelet ? Le père de Solange avait là un singulier ami et un ami avec lequel il ne se gênait guère, puisqu’il l’avait quitté pour aller, presque sous ses yeux, faire une scène à Hervé de Scaër.

 

Mais le moment n’était pas venu d’ouvrir une enquête sur les relations de M. de Bernage, et Hervé ne voulait pas parler à Pibrac des soupçons qui l’agitaient, pas plus qu’il ne voulait lui dire un seul mot des événements qui venaient de troubler sa vie : pas un mot de la marquise, pas un mot d’Alain.

 

– Alors, s’écria l’insouciant Ernest, qu’ils aillent tout au diable !… Tu as fait ton deuil de ton mariage manqué ; moi je ne pleurerai pas Margot. Parlons d’autre chose… D’où viens-tu et qu’est-ce que tu es devenu depuis que tu t’es dérobé derrière la toile du fond ?… Ta cravate est nouée de travers, ton chapeau a des bosses et ton pardessus a des accrocs… est-ce que tu es allé voir l’incendie ?…

 

– Comment ! tu sais ?…

 

– Une demi-heure après ton départ, le bruit a couru que tout le quartier Latin brûlait.

 

– On exagérait ; mais j’ai été en effet pris dans la foule et j’ai eu beaucoup de peine à m’en tirer.

 

– Pourquoi t’y étais-tu fourré ? Est-ce que ta blonde demeure par là ?

 

– Ah ! tu m’ennuies, à la fin ! Tu t’occupes sans cesse de cette femme. Est-ce que je m’occupe des tiennes ?

 

– Là !… là !… ne te fâche pas, beau ténébreux ! Je ne me permettrai plus jamais de te questionner et je reste prêt à te soutenir, si tu as guerre avec ce vieux drôle dont tu as manqué d’épouser la fille. Du reste, nous voici arrivés à la porte du cercle. Montes-tu faire une partie pour te consoler ?

 

– Je n’ai nul besoin de me consoler et je vais me coucher.

 

– Alors, bonne nuit, mon cher, conclut Pibrac en sautant sur le trottoir. Moi, je vais tailler une banque au baccarat. Depuis que Margot m’a lâché, je dois être en veine, à moins que le proverbe…

 

Hervé n’entendit pas la fin de la phrase, occupé qu’il était à donner au cocher l’ordre de le conduire à l’hôtel du Rhin et, une fois débarrassé de son indiscret compagnon, il se reprit à penser aux deux touchantes victimes que le caquet de Pibrac lui avait fait oublier momentanément.

 

Il n’espérait plus les revoir, mais il réfléchissait à la catastrophe où Alain et Zina avaient trouvé la mort, et plus il y réfléchissait, plus elle lui semblait inexplicable.

 

Qu’une maison très vieille eût brûlé très vite, cela se pouvait comprendre, mais que le feu eût pris dans une maison uniquement habitée par une malade qui n’en faisait pas chez elle, faute de bois pour se chauffer, c’était plus que bizarre ; et puis, comment l’incendie avait-il éclaté presque au même instant de tous les côtés de ce bâtiment à quatre faces ?

 

Il fallait qu’on l’eût allumé et même qu’on l’eût préparé en y entassant des matières inflammables.

 

Quelle main criminelle avait accompli cette sinistre besogne ? Et à qui en voulait l’incendiaire ?

 

Pas au ménage qu’on y avait logé par charité. En ce monde égoïste, on méprise et on délaisse les pauvres, mais on ne les hait pas.

 

Si le couple gênait, on se serait contenté de le chasser.

 

Était-ce donc pour nuire au propriétaire qu’on y avait mis le feu ? En vérité, la destruction de son immeuble ne lui aurait pas causé un bien grand préjudice, car cet immeuble n’avait pas d’autre valeur que celle du terrain sur lequel il était construit.

 

Que ce propriétaire inconnu, s’étant fait assurer pour une forte somme, se fût incendié lui-même, cela s’est vu, et Hervé se serait peut-être arrêté à cette supposition, si, en descendant de voiture devant son hôtel, il ne se fût souvenu subitement d’un propos rapporté par le gars aux biques.

 

« Si vous couchez ici cette nuit et s’il vous arriver malheur, ne vous en prenez qu’à vous-même, avait dit à Alain Mme Chauvry.

 

– C’est cette femme qui a fait le coup, murmura Scaër, dernier de son nom.

 

V

La richesse ne fait pas le bonheur ; c’est un dicton qui court et que répètent volontiers les pauvres diables, pour se consoler des injustices de la fortune. La philosophie convient aux déshérités.

 

Peut-être, s’ils disaient ce qu’ils pensent, au fond, tiendraient-ils un autre langage, mais il y a du vrai dans cette formule générale.

 

Il est difficile d’être complètement heureux sans argent, mais on peut aussi être tout à la fois très riche et très malheureux, car l’argent ne donne ni la santé, ni le contentement de soi-même, et il ne préserve pas de l’ennui, cette plaie des oisifs opulents. Encore moins préserve-t-il des soucis.

 

C’est pour mettre en lumière cette vérité incontestable que La Fontaine a écrit « Le Savetier et le Financier ».

 

Sa fable s’applique surtout aux hommes qui, au lieu de jouir en paix de capitaux laborieusement acquis, ne songent qu’à les défendre et à les augmenter.

 

C’est le combat perpétuel qu’on appelle « les affaires » ; et c’était le cas de M. Laideguive de Bernage, plusieurs fois millionnaire et pas du tout disposé à se contenter de ses millions. Mais celui-là était dans son élément naturel et il n’aspirait nullement au repos. La lutte pour l’argent, c’était sa vie.

 

Il ne se privait d’ailleurs d’aucune des distractions que Paris offre aux gens qui roulent sur l’or, et il était arrivé à ce moment psychologique où l’ambition vient aux capitalistes.

 

Charles de Bernage, spéculateur enrichi et futur candidat à la députation, n’avait jamais eu le temps de s’apercevoir qu’il lui manquait quelque chose.

 

Sa fille, en revanche, n’avait pas toujours mené une existence agréable. Enfermée jusqu’à dix-sept ans dans un pensionnat et fort isolée depuis qu’elle en était sortie, elle n’avait pas commencé à vivre, – s’il est vrai que vivre c’est sentir, – que le jour où s’était décidé son mariage avec Hervé.

 

Ce jour-là, seulement, s’étaient ouverts pour elle des horizons nouveaux. Elle entrevoyait un avenir de fêtes et d’indépendance qu’elle n’avait pas craint d’annoncer à son fiancé. Il ne s’agissait plus que d’attendre l’heure bénie qui allait lui apporter la joyeuse liberté qu’elle rêvait. Mais, en attendant, elle ne s’amusait guère. Ses journées s’écoulaient monotones, et les thés ce cinq heures ne suffisaient pas à la distraire.

 

Depuis les visites qu’elle avait reçues le dimanche, elle n’avait vu personne et elle s’était mortellement ennuyée en la peu réjouissante compagnie de Mme de Cornuel.

 

Son père avait dîné en ville le lundi et le mardi – des dîners d’hommes, assurait-il, dans des maisons sérieuses où il ne la conduisait jamais. Et la pauvre Solange n’avait pas mis le pied dehors, de peur de se trouver mêlée à la foule inélégante qui encombre les rues de Paris, pendant les jours gras.

 

Solange, comme toutes les nouvelles venues dans le monde, sacrifiait ses préférences pour suivre les lois de la mode, et quoiqu’elle mourût d’envie de sortir, elle s’en privait, parce qu’il n’était pas de bon ton de se promener en même temps que le cortège du bœuf.

 

Elle s’était donc confinée dans l’hôtel du boulevard Malesherbes et la solitude lui avait été d’autant plus pénible à supporter qu’elle comptait sur Hervé, qui ne manquait presque jamais de venir lui faire sa cour, avant ou après le dîner.

 

Hervé n’avait pas paru.

 

Solange s’était donc levée de mauvaise humeur, le mercredi des Cendres, et, quoiqu’elle n’eût pas été élevée très religieusement, elle avait demandé à sa gouvernante de la conduire à l’église Saint-Augustin où affluaient, ce jour-là, les pénitentes de distinction.

 

On déjeunait à midi chez M. de Bernage qui, absorbé par ses affaires, ne prenait pas toujours part à ce premier repas. Il arrivait même quelquefois que mademoiselle déjeunait seule, parce que Mme de Cornuel était souffrante.

 

Mais, ce mercredi, le valet de chambre eut trois convives à servir. Le déjeuner n’en fut pas plus gai pour cela.

 

Solange boudait ; son père avait l’air soucieux et, contrairement à ses habitudes, la dame de compagnie ne desserrait les dents que pour manger.

 

Ce n’était pas qu’ils n’eussent rien à se dire, mais la présence d’un domestique les empêchait d’aborder des sujets intéressants – encore un des inconvénients de la richesse – et ils étaient trop préoccupés pour échanger des paroles insignifiantes.

 

La conversation ne s’engagea qu’au dessert, après que M. de Bernage eût renvoyé le valet de chambre, et ce fut sa fille qui entama l’entretien en disant :

 

– Est-ce que M. de Scaër est malade ?

 

– Je ne crois pas, répondit le père. Pourquoi me demandes-tu cela ?

 

– Parce que je m’étonne de ne l’avoir pas vu depuis dimanche.

 

– Est-ce à dire que tu t’affliges de son absence ?

 

– Un peu, je l’avoue. Sans doute, il a de bonnes raisons pour s’abstenir, mais ces raisons, je voudrais les connaître, et j’exigerai qu’il me les explique. Du reste, mon cher père, je saisis l’occasion de vous déclarer que la situation n’est plus tenable ni pour lui, ni pour moi.

 

– Comment cela ?

 

– Voilà six mois que nous sommes fiancés, il est temps d’en finir.

 

– C’est absolument mon avis.

 

– Alors, qu’attendez-vous pour fixer la date de notre mariage ? Si vous continuez à le renvoyer aux calendes grecques, autant vaudrait décider qu’il ne se fera jamais.

 

– En serais-tu très fâchée ? demanda Bernage en regardant sa fille dans le blanc des yeux.

 

Solange rougit et balbutia :

 

– Quelle singulière question !

 

– Toute naturelle, au contraire. Je tiens à connaître le fond de ta pensée.

 

– Sur quoi ?

 

– Sur ce mariage, parbleu !

 

– Ne savez-vous pas que je le désire ?

 

– Je sais que tu as consenti à épouser M. de Scaër…

 

– C’est vous qui me l’avez proposé.

 

– Parfaitement… mais je ne sais pas si tu y tiens.

 

– En vérité, mon père, je ne vous comprends pas. Où voulez-vous en venir ?

 

– À te prier de réfléchir, avant de te lier pour la vie.

 

– Encore une fois, mon père, il y a six mois que je réfléchis.

 

– D’accord… mais six mois ne suffisent pas toujours pour bien connaître un homme. En affaires, il m’est arrivé souvent d’être trompé par des gens qui m’inspiraient une confiance absolue.

 

– En affaires, oui…

 

– Eh ! bien, ma chère enfant, le mariage est une affaire… où le cœur doit avoir sa part, j’en conviens, mais…

 

– Vous ne prétendez pas, je suppose, que M. de Scaër vous a trompé sur sa situation de fortune ?

 

– Non, certes. Je la connaissais mieux qu’il ne la connaissait lui-même. Je savais qu’il avait dissipé son patrimoine et qu’il ne lui restait que des dettes. Elle ne pouvait donc pas empirer et je n’en ai tenu aucun compte. J’ai vu que ce jeune homme te plaisait et j’ai pu apprécier ses mérites, qui sont réels. Tu es assez riche pour te marier à ton gré. Je n’ai pas marchandé mon consentement, parce que j’avais alors la conviction que ce mariage ferait ton bonheur.

 

– Et maintenant vous pensez le contraire ?

 

– Je pense que, de même qu’on peut être trompé sur le chiffre d’une dot, on peut l’être aussi sur les qualités d’un prétendu.

 

– Que s’est-il donc passé qui ait pu vous faire changer d’avis ?

 

– Je vais te le dire. Réponds d’abord à une question que je vais te poser : Serais-tu heureuse avec un mari qui te donnerait sujet d’être jalouse ?

 

– Non, répondit nettement Solange. Je veux avant tout être aimée, et si mon mari s’occupait d’une autre femme, ce serait qu’il ne m’aimerait pas.

 

– Je prends acte de ta déclaration.

 

– Et vous allez me dire que M. de Scaër a beaucoup vécu… qu’il a eu des maîtresses… Peu m’importe ! Je ne me préoccupe pas de son passé… mais s’il en avait quand nous serons mariés, j’en mourrais…

 

– Tu l’aimes donc… d’amour ?

 

– Si je ne l’aimais pas d’amour, je ne l’épouserais pas… et quoi que vous en disiez, je suis sûre qu’il me sera fidèle.

 

– Alors, tu crois que le mariage fera de lui un autre homme ?

 

– C’est déjà fait, et pourtant il n’est encore que mon fiancé.

 

– Tu affirmes ; moi, je doute.

 

– N’a-t-il pas renoncé à la vie qu’il menait avant de s’engager avec moi ? Vous en êtes convenu vous-même… vous étiez là quand il a poussé la loyauté jusqu’à s’excuser de s’être laissé entraîner au bal de l’Opéra et le scrupule jusqu’à m’en demander pardon.

 

– S’il n’avait pas d’autre tort que celui-là, je ne douterais pas de lui. Les drôlesses qu’on rencontre au bal de l’Opéra ne sont pas des rivales à redouter pour une jeune femme. Mais il y en a de plus dangereuses…

 

– Dans le monde où nous vivons, je le sais… et je ne les crains pas. M. de Scaër a fait ses preuves, dimanche, pendant la visite de Mme de Mazatlan. Je ne crois pas qu’il existe une beauté plus parfaite… et plus séduisante. Eh bien ! M. de Scaër ne s’est occupé d’elle que tout juste assez pour être poli.

 

– Vraiment ? Il m’avait semblé au contraire que cette marquise t’inspirait de la jalousie.

 

– J’ai pu en concevoir, mais j’en suis vite revenue. Et la preuve, c’est que je n’ai rien dit quand vous l’avez invitée à venir nous voir en Bretagne.

 

– J’ai eu tort. Mon excuse est que je ne savais pas ce que je sais.

 

– Que savez-vous donc ?

 

– Que cette femme n’est qu’une intrigante.

 

– Vous disiez qu’elle possédait à Cuba des terres… des mines…

 

– J’ai appris qu’elle les a vendues et qu’elle vient à Paris chercher fortune… et j’ai appris bien d’autres choses encore. Ce n’est pas pour une œuvre de charité qu’elle s’est présentée ici… c’est pour y rencontrer…

 

– Qui ? interrompit Solange, qui pâlissait à vue d’œil.

 

– Tu devrais le deviner… cela m’épargnerait le chagrin de te le dire.

 

– Hervé ?

 

– Eh ! oui… Hervé !… et elle n’a pas perdu son temps, car ce joli monsieur est allé la rejoindre, un quart d’heure après son départ.

 

– La rejoindre ?… Je ne comprends pas.

 

– Ce n’est pas M. Pibrac qui a fait appeler M. de Scaër… c’est cette marquise impudente.

 

– Si je croyais cela !…

 

– Tu peux et tu dois le croire, car je te l’affirme… et je te le prouverais sur-le-champ, s’il ne me répugnait pas de te le faire dire par un de mes gens qui a vu… de ses yeux vu…

 

– Ils se connaissaient donc avant de se rencontrer ici ?

 

– Je ne sais pas s’ils se connaissaient, mais je suis sûr qu’ils ont fait connaissance, car… mais je vais t’affliger.

 

– Non… Je veux tout savoir.

 

– Alors, prends ton courage à deux mains, car c’est abominable ce qu’il fait là, ce fier gentilhomme. Hier soir, il était au Châtelet, dans une baignoire d’avant-scène, en tête-à-tête avec la charitable marquise de Mazatlan. J’étais entré, par hasard, à ce théâtre, et je les ai aperçus, quoiqu’ils aient essayé de se dissimuler, à grand renfort d’écrans…

 

– Ah ! c’est infâme !

 

– Me reprocheras-tu encore d’avoir retardé ton mariage ?

 

– Il faut le rompre.

 

– Je l’ai rompu. Je me suis fait ouvrir la loge et j’ai prié M. de Scaër d’en sortir. Il est venu et je lui ai signifié que je lui défendais de remettre les pieds chez moi. J’étais tellement indigné que j’ai agi sans te consulter. Ai-je eu tort ?

 

Le père attendait de sa fille une approbation catégorique, il n’avait pas prévu la réponse qui fut :

 

– Je veux le voir.

 

– Et pour quoi faire, bon Dieu ! s’écria M. de Bernage.

 

– Pour lui dire ce que je pense de sa trahison.

 

– Tu parles là comme une enfant. J’ai voulu, en lui signifiant son congé, t’épargner une scène pénible. Réfléchis donc à l’inconvenance d’une entrevue après ce qui s’est passé. Je doute fort, d’ailleurs, que M. de Scaër s’y prêtât. Quand on est coupable, on n’aime pas à en convenir devant celle qu’on a offensée.

 

– Coupable ?… L’est-il ?

 

– Les faits sont là. Je te répète que je l’ai surpris avec Mme de Mazatlan, dans une avant-scène où ils se cachaient.

 

– A-t-il avoué que cette femme était sa maîtresse ?

 

– L’aveu eût été superflu. Il n’a pas nié, d’ailleurs, et au lieu d’essayer de se justifier, il s’est mis en colère. Il l’a pris de très haut avec moi. Je lui ai imposé silence et je l’ai laissé là. Je ne pouvais pas pousser les choses plus loin… on ne se bat pas avec un homme qu’on avait choisi pour gendre…

 

– Non… mais on peut le forcer à s’expliquer.

 

– C’était à lui de s’expliquer… et il n’y aurait pas manqué, s’il avait eu de bonnes raisons à me donner.

 

– Lui en avez-vous laissé le temps ?

 

– Il n’avait qu’à parler. Je l’aurais écouté. Il a préféré se fâcher. Donc, il est coupable.

 

– Et elle ?

 

– La marquise ? quand je suis entré dans la loge, elle n’a pas dit un mot, mais j’ai bien vu à son air qu’elle se sentait prise. Du reste, j’ai aussitôt prié M. de Scaër de sortir. Il est sorti et elle ne nous a pas suivis. Je l’ai emmené au foyer, où, après lui avoir dit ce que je pensais de sa conduite, je lui ai déclaré que je ne le recevrais plus…

 

– Et il est allé la rejoindre ?

 

– Je le suppose, mais je n’en sais rien, car je ne suis pas resté au théâtre. Te voilà renseignée.

 

– Pas comme je voudrais l’être.

 

– Que te faut-il donc de plus ?

 

– Je viens de vous le dire.

 

– Ce n’est pas sérieusement que tu songes à interroger toi-même ce monsieur. Ce serait très maladroit, pour ne pas dire plus. Il croirait que tu tiens à lui et il abuserait de la situation.

 

– Il croirait ce qui est…

 

– Non ; tu m’a dit que tu l’aimais, c’est vrai ; mais tu as ajouté que, s’il te trompait, tu ne l’aimerais plus. Or, il te trompe et, en feignant de t’aimer, il s’est indignement moqué de toi.

 

– Je n’en ai pas la preuve.

 

– Voyons, ma chère Solange, ne déraisonne pas ! Tu souffres d’être trahie et le chagrin te souffle des résolutions folles. Je comprends cela et je ne t’en veux pas, mais je te supplie d’écouter mes conseils et de les suivre. S’ils ne suffisent pas à te convertir, consulte notre amie Mme de Cornuel. Je suis certain qu’elle est de mon avis.

 

Solange fit une moue significative. Elle goûtait peu la dame de compagnie que son père lui avait à peu près imposée, et Bernage s’aperçut qu’il faisait fausse route en proposant de s’en rapporter à l’arbitrage de la gouvernante.

 

C’était trop tard pour retirer sa proposition, car Mme de Cornuel s’empressa de répondre :

 

– J’ai jugé M. de Scaër dès le premier jour, mon cher Charles, et je n’ai pas caché à votre fille qu’à mon sens, ce mariage ne lui convenait pas du tout.

 

– C’est votre appréciation, interrompit Solange. Hier encore, ce n’était pas celle de mon père. Je m’en tiens à la mienne, et si je n’épouse pas M. de Scaër, je n’épouserai personne.

 

– Je crois, ma chère Solange, que tu te méprends sur tes propres sentiments, dit doucement M. de Bernage, mais à Dieu ne plaise que je te contraigne. Je sais fort bien que tu n’iras pas te jeter à la tête de ce jeune homme. Je puis donc m’en remettre à ta sagesse. S’il s’avisait de revenir ici, je ne refuserais pas de le recevoir, en ta présence, et je te laisserais l’interroger tout à ton aise. Je ne pense pas qu’il ose affronter cette épreuve, mais s’il l’osait, je m’abstiendrais d’intervenir.

 

– C’est tout ce que je vous demande, répliqua Solange avec une fermeté qui donna fort à réfléchir au père et à la gouvernante.

 

Tous deux étaient d’accord sur la nécessité de rompre le mariage projeté, mais ils ne s’attendaient ni l’un ni l’autre à une résistance aussi nettement déclarée.

 

Solange, jusqu’alors avait toujours pris les événements de sa vie avec une certaine insouciance. Elle n’avait pas fait de façons pour accepter, lorsque son père lui avait proposé, un beau matin, de la marier à Hervé de Scaër qu’elle connaissait fort peu, et depuis que c’était décidé, elle n’avait pas cessé de se montrer satisfaite.

 

Elle paraissait avoir pour Hervé une de ces affections calmes qu’on permet aux demoiselles de bonne maison, et on pouvait supposer que la rupture se ferait sans déchirement.

 

Il semblait maintenant que son cœur se fût mis de la partie, car au lieu de croire, sans les vérifier, aux accusations portées par son père, elle se cramponnait à une espérance chimérique. Et ces illusions-là sont particulières aux femmes aveuglément éprises.

 

Bernage, tout en constatant ce symptôme inquiétant, ne crut pas devoir s’en préoccuper outre mesure. Il savait bien que Scaër, brutalement évincé, n’essaierait pas de rentrer en grâce. Pour que ce Breton entêté s’humiliât jusqu’à implorer le pardon de sa fiancée, il aurait fallu qu’il fût passionnément amoureux d’elle, et Bernage était convaincu que Scaër tenait beaucoup moins à Solange qu’à la grosse fortune qu’elle devait lui apporter.

 

On juge les autres d’après soi.

 

Et si Hervé, par fierté, se tenait à l’écart, que pourrait faire pour le ramener une jeune personne bien élevée ? À coup sûr, elle n’irait pas le chercher chez lui. Tout au plus pourrait-elle lui écrire, et on le saurait, car elle n’avait pas coutume d’aller elle-même porter ses lettres à la poste.

 

Ainsi raisonnait ce père qui connaissait mieux le cours des valeurs que le caractère de sa fille. Et il se promettait de la surveiller pour l’empêcher de faire un coup de tête. Il comptait bien d’ailleurs lui trouver un autre mari qui serait selon son cœur, à lui, Bernage, et qu’elle finirait par accepter, ne fût-ce que pour se venger de la trahison du sire de Scaër.

 

Mme de Cornuel était peut-être moins rassurée sur l’avenir, mais elle n’en laissa rien paraître.

 

Solange, après avoir lancé son ultimatum, s’était enfermée dans un silence inquiétant. Elle s’en tenait à ce qu’elle avait dit et on voyait bien que tous les sermons du monde ne la convaincraient pas qu’il ne lui restait qu’à oublier Hervé.

 

M. de Bernage se dit que le temps la calmerait, tandis que la discussion ne ferait que l’exciter davantage, et jugea qu’il serait maladroit d’insister.

 

Il se prépara donc à lever la séance, et il commença par passer brusquement à un autre sujet de conversation.

 

– Ma chère amie, dit-il à Mme de Cornuel, j’aurai ce soir à dîner un ami que vous connaissez, et que vous n’avez pas vu depuis longtemps… ce brave Ricœur.

 

– Quoi ! Il est en France ! dit la dame.

 

– Oui. Il vient d’arriver à Paris. Je l’ai rencontré par hasard et j’ai eu grand plaisir à l’inviter. Nous le verrons souvent, car il va se fixer ici, et c’est un aimable homme.

 

» Je te le présenterai, ma chère Solange, et je suis sûr qu’il t’intéressera. Il a beaucoup vu et il raconte à merveille.

 

– Je ne tiens pas à l’entendre, murmura la jeune fille.

 

– Tu changeras peut-être d’avis quand tu sauras qu’il arrive de la Havane et que c’est lui qui m’a renseigné sur cette marquise…

 

– Tout récemment alors, car, dimanche, vous l’avez reçue plus que poliment.

 

– Dimanche, je venais de causer cinq minutes avec Ricœur, sur la place de la Madeleine, mais après dix années d’absence, nous avions trop de choses à nous dire pour qu’il fût question entre nous de Mme de Mazatlan. Hier, je l’ai revu et je lui ai parlé de cette affaire de mines où j’avais eu la malencontreuse idée de me fourrer. Heureusement, il m’a édifié sur la situation actuelle de cette aventurière.

 

– Est-ce lui, aussi, qui vous a signalé les accointances de la marquise avec M. de Scaër ?

 

– Non. Ricœur ne connaît pas ce Breton. C’est le hasard qui m’a fait découvrir la vérité. Je soupçonnais déjà qu’ils s’entendaient. Je n’en avais pas la preuve. Je l’ai maintenant et je ne reverrai plus le seigneur de Scaër, mais je me propose de dire à cette femme ce que je pense de sa conduite. Qu’elle jette son bonnet par-dessus les moulins, je n’ai rien à y voir… seulement, je ne lui pardonne pas de s’être moquée de nous, et comme elle pourrait avoir l’audace de revenir chez moi, je tiens à lui notifier la résolution que j’ai prise de lui fermer ma porte.

 

– Alors, vous irez la voir ?…

 

– Parfaitement. Ce serait même déjà fait, si je n’avais pas tenu à t’avertir d’abord. Elle habite tout près d’ici.

 

– Avenue de Villiers, je crois, demanda vivement Solange.

 

– Oui… au coin de la rue Guyot. Elle a loué là, tout meublé, un petit hôtel dont le propriétaire est absent pour un an. Un de ces jours, elle s’envolera vers le pays d’où elle est venue. Cette marquise d’outre-mer est un oiseau de passage, et qui sait ?… M. de Scaër s’envolera peut-être avec elle. C’est la grâce que je nous souhaite.

 

Solange, sans doute, ne s’associait pas au vœu exprimé par son père, et sans doute aussi elle savait tout ce qu’elle voulait savoir, car elle ne dit plus un seul mot.

 

Bernage, par une transition assez naturelle, était involontairement revenu au sujet d’entretien qu’il tenait à laisser de côté. Il s’en repentait déjà et, de peur de retomber dans la même faute, il se leva de table ; Mme de Cornuel le suivit dans le salon, en lui demandant tout haut pour le dîner du soir des instructions dont elle aurait pu se passer, sachant très bien sur quel pied d’intimité Bernage était avec son invité, qu’elle connaissait de longue date.

 

Solange devina sans peine que la dame prenait ce prétexte pour s’en aller conférer en tête-à-tête avec son vieil ami, et elle s’empressa de regagner son appartement de jeune fille.

 

Ce n’était pas pour y pleurer l’abandon où la laissait son fiancé qu’elle s’y réfugiait, ni même pour s’y confiner.

 

Elle avait un projet arrêté et elle ne perdit pas une minute pour le mettre à exécution.

 

Solange avait conservé du pensionnat l’habitude très louable de s’habiller dès le matin et d’ailleurs, ce jour-là, elle était allée à l’église avant le déjeuner. Elle n’eut qu’à mettre son chapeau sur sa tête et un manteau sur ses épaules pour être prête, et il lui était facile de sortir de l’hôtel sans être vue.

 

Les fenêtres de sa chambre donnaient sur le jardin, où elle pouvait descendre par un escalier particulier, et elle avait la clé d’une petite porte qui s’ouvrait, au fond de ce jardin, sur la rue de la Bienfaisance.

 

Jamais son père n’entrait chez elle ; sa gouvernante y venait très rarement. Ils ne s’apercevraient pas de son absence.

 

Le temps avait changé depuis la veille. Le ciel se couvrait de nuages chargés de neige et le jour tournait au crépuscule, quoiqu’il fût à peine deux heures. Un temps fait à souhait pour courir les rues incognito.

 

Solange, une fois hors du jardin, rabattit sa voilette sur son visage et fila, en rasant le mur, vers le boulevard Malesherbes.

 

Où allait-elle ? Bien fin qui l’eût deviné. Les rares passants qui remarquaient son allure furtive devaient croire que cette femme voilée venait de quitter clandestinement un toit conjugal pour courir au rendez-vous donné par un amant.

 

Elles ont toutes, en ces occasions, une façon de se couler le long des maisons qui les signale à l’œil exercé d’un vieux Parisien.

 

Et, cette fois, le plus habile se serait mépris, car Solange n’avait pas de mari à tromper et ce n’était pas précisément l’amour qui l’avait attirée hors de l’hôtel de Bernage, quoique l’amour fût pour quelque chose dans cette escapade.

 

Son père, s’il eût été là, aurait peut-être pensé que, pour lui forcer la main, elle avait résolu de se compromettre avec Hervé de Scaër et qu’elle se hâtait ainsi vers l’hôtel du Rhin où il logeait. Il n’aurait certes pas soupçonné l’étrange dessein qui s’était logé dans cette tête exaltée et il eût été bien surpris de la voir remonter le boulevard Malesherbes.

 

Ce n’était pas le chemin de la place Vendôme.

 

Elle marchait d’un pas ferme et rapide, contre une bise glacée qui lui coupait la figure à travers son voile, sourde aux appels des cochers maraudeurs, et indifférente aux œillades des messieurs qu’elle croisait.

 

C’était la première fois qu’il lui arrivait de circuler seule, à pied, dans ce Paris où les jeunes filles bien nées ne s’aventurent guère sans un chaperon – ce chaperon fût-il une simple femme de chambre – et à la voir ainsi, alerte et décidée, on eût dit qu’elle n’avait de sa vie fait autre chose.

 

Elle eut tôt fait d’arriver, en traversant le boulevard de Courcelles, à la place Malesherbes, et elle continua, en obliquant à gauche, par l’avenue de Villiers.

 

Là commence un quartier où les hôtels particuliers, grands ou petits, ont poussé comme des champignons.

 

Les peintres ont commencé. Ceux-là avaient une raison pour aller s’établir sur les sommets. Ils ont besoin de la claire lumière qui vient du Nord et, au cœur de la ville, l’espace et le jour manquent pour installer commodément un atelier. Et puis un artiste propriétaire est nécessairement un artiste arrivé et il fait payer ses tableaux en conséquence.

 

Les demi-mondaines ont suivi. Pour elles, le petit hôtel, c’est le signe visible du grade gagné par de brillants succès dans l’armée de la galanterie. Paris leur doit des rues nouvelles. Elles ont hérissé de bâtisses les terrains vagues et elles reçoivent leurs amis, qui s’en plaignent, dans des parages où on allait chasser au furet sous le règne de Charles X.

 

Enfin, la bourgeoisie est venue. Les habitudes anglaises se sont implantées en France, et la manie du chez-moi – du home, comme disent nos voisins d’outre-Manche – a gagné les Parisiens. Les riches, qui se contentaient jadis d’un bel appartement au premier étage, dans un quartier central, se croient obligés, maintenant, d’habiter une maison à eux appartenant, à plusieurs kilomètres de la Bourse et du Palais-Royal.

 

Ils s’y ennuient à mourir, mais ils sont dans le train. Ils ont un hôtel, et cela suffit à les consoler de l’isolement.

 

Les architectes ont profité de cette manie pour se donner carrière. Ils ont bâti à tort et à travers, dans tous les styles, et imité toutes les époques.

 

Il y avait sous Louis XV des Folies-Beaujon, des Folies-Méricourt et autres fantaisies immobilières des financiers de ce temps-là ; il y a maintenant des Folies « n’importe qui » copiées sur leurs devancières. Il y a des castels en briques, dans le goût Louis XIII. Il y a même des constructions agrémentées de tours, de barbacanes et de mâchicoulis, auxquelles il ne manque guère que la patine du temps pour avoir l’air de châteaux-forts du moyen âge.

 

L’hôtel de Bernage ne ressemblait pas à ces immeubles excentriques. C’était un hôtel sérieux, situé sur un boulevard où les terrains valent très cher. Son propriétaire aurait dédaigné les colifichets du quartier Villiers, et Solange, qui sortait de l’imposante demeure paternelle, ne les regardait guère, quoiqu’elle les vît pour la première fois. Elle ne poussait pas plus loin que le parc Monceau ses promenades accompagnées. Tout au plus, lui était-il arrivé de passer en voiture par cette avenue qui n’aboutit qu’aux fortifications. Mais elle savait à peu près où se trouvait la rue Guyot, qui s’appelle aujourd’hui la rue Fortuny et qui était déjà habitée par des peintres en vogue dont lui parlaient les amies qu’elle recevait à ses thés de cinq heures.

 

C’était, avait dit son père, au coin de cette rue et de l’avenue de Villiers que s’était logée Mme de Mazatlan, et c’était chez cette marquise qu’elle se rendait bravement, comme un soldat marche à l’ennemi, sans s’inquiéter de l’issue de la rencontre qu’il va chercher.

 

Solange était ainsi faite qu’elle ne pouvait pas supporter l’incertitude, et son tempérament la portait toujours aux résolutions extrêmes. Si elle n’avait pas risqué de courir à l’hôtel du Rhin chercher une explication, c’est qu’elle craignait de n’y pas rencontrer Hervé de Scaër, qui n’avait pas coutume de passer ses journées dans sa chambre d’auberge ; mais elle voulait à tout prix savoir ce qu’il y avait de vrai dans les déclarations de son père qui lui semblaient suspectes, et, en attendant qu’elle pût mettre au pied du mur son fiancé, l’intrépide jeune fille allait interroger sa rivale. Démarche hardie, assurément, mais non pas déraisonnable, puisqu’elle devait être décisive.

 

Et elle l’exécutait avec une énergie sans pareille, car la neige commençait à tomber, comme si le ciel eût voulu la contraindre à rebrousser chemin.

 

Les passants se hâtaient, chassés par la bourrasque, et elle ne tarda guère à se trouver seule sur cette large voie qui se couvrait d’un tapis blanc, mais elle touchait au terme de cette expédition aventureuse, car elle apercevait le nom de la rue Guyot sur la plaque collée à une maison d’angle.

 

Il y avait deux maisons, une grande et une petite, ayant toutes les deux apparence d’hôtel. Mme de Mazatlan, affirmait Bernage, en occupait une. Mais, laquelle ? Solange pensa que c’était la plus grande qui semblait mieux que l’autre, convenir à une marquise richissime ou soi-disant telle. Et elle allait se décider à sonner à la grille de cette importante habitation, lorsqu’elle vit sur le trottoir un facteur de la poste qui en sortait.

 

Ce facteur devait connaître l’adresse de la dame, et Mlle de Bernage osa l’arrêter pour la lui demander. À quoi il répondit que la marquise demeurait en face et que, justement, il allait de ce pas y porter une lettre qu’il venait de tirer de sa boîte et qu’il tenait à la main, une lettre sur laquelle Solange reconnut tout de suite l’écriture du dernier des Scaër, une grosse écriture ronde qu’il était impossible de confondre avec une autre.

 

Solange tressaillit, et peu s’en fallut qu’elle ne renonçât à son projet. Hervé en était à écrire à cette femme que, deux jours auparavant, il feignait de ne pas connaître ; donc, il n’y avait plus à douter de son infidélité, mais la scabreuse visite lui procurerait du moins la satisfaction de forcer la marquise à rougir de sa conduite et, après avoir hésité un instant, elle suivit le facteur qui traversait la rue.

 

L’hôtel de Mme de Mazatlan était d’apparence modeste et on y entrait par une porte bâtarde. À côté, il y avait un terrain à vendre. En ce temps-là, ils ne manquaient pas dans cette rue assez récemment percée. La marquise n’avait pas de voisins et sa suite, si elle en avait une, ne devait pas être nombreuse, car le logis n’avait que deux étages, en y comprenant un rez-de-chaussée surélevé. Pas de remise, pas d’écurie. Sans doute, elle louait au mois la voiture et les chevaux dont elle se servait. Mlle de Bernage, accoutumée à juger la situation de fortune des gens d’après leur train de maison, commençait à penser que la dame n’était pas si millionnaire qu’elle l’avait cru.

 

Peu importait, d’ailleurs, qu’elle fût riche ou non, car si Hervé s’était amouraché d’elle, ce n’était assurément pas pour les beaux yeux de sa cassette.

 

Le facteur sonna. On le fit attendre un peu, puis la porte s’ouvrit et sur le seuil parut un homme qui n’avait ni la livrée ni la mine d’un laquais. Grand, sec et vieux, avec son teint basané et ses cheveux gris, il avait plutôt l’air d’un de ces intendants de grande maison comme on en voit en Espagne chez les seigneurs qui ont le droit de se couvrir devant le Roi.

 

Sans desserrer les dents, il prit la lettre que lui présentait le facteur et il allait refermer la porte, lorsque Mlle de Bernage s’avança et lui demanda si sa maîtresse était visible.

 

Et, comme cet imposant serviteur ne se pressait pas de répondre, elle ajouta :

 

– Dites-lui que je viens de la part de M. Hervé de Scaër.

 

Ce coup d’audace était une imprudence, car la marquise – si M. Bernage ne l’avait pas calomniée – allait se mettre en garde contre une messagère anonyme qui se disait envoyée par Hervé. De deux choses l’une : ou elle se refuserait de la recevoir, ou, si elle la recevait, elle ne manquerait pas de lui dire en face : vous mentez.

 

Et l’explication qui commencerait ainsi ne pouvait que mal tourner. Mais Solange prévoyait que, dans tous les cas, cette explication serait orageuse, et elle aimait autant casser les vitres, dès le début. Ce qu’elle craignait, c’était d’être consignée à la porte et elle regrettait d’avoir cédé à un premier mouvement qui l’avait poussée à jeter comme un défi le nom de son fiancé.

 

Il se trouva qu’elle avait, sans le savoir, prononcé le « Sésame, ouvre-toi ! » du conte des Mille et une Nuits.

 

Au nom de Scaër, l’homme vêtu de noir s’inclina respectueusement et dit, avec un accent espagnol très prononcé :

 

– Si Madame veut bien me suivre, je vais prévenir Mme la marquise.

 

Et il précéda la prétendue ambassadrice d’Hervé dans un vestibule plein de fleurs où se dressait, portant un plateau entre ses pattes, un gigantesque ours empaillé.

 

L’hôtel appartenait à un Russe, absent, qui l’avait meublé à la mode moscovite, et loué pour un an, avec le mobilier, à Mme de Mazatlan.

 

Ce boyard n’avait pas dû y mener une vie édifiante, car le domestique introduisit et laissa Mlle de Bernage dans un boudoir garni de divans circulaires et tapissé de glaces, qui aurait pu convenir à une horizontale de grande marque.

 

Solange était trop surexcitée pour remarquer tout cela, mais elle s’abstint de s’asseoir, afin de marquer par son attitude qu’elle ne venait pas causer avec une amie. Elle alla se camper, debout, près d’une fenêtre qui donnait sur le terrain à vendre et elle attendit l’entrée de la marquise.

 

Elle ne prit pas la pose d’une artiste de mélodrame, les bras croisés et la tête rejetée en arrière, mais elle était très pâle et ses yeux étincelaient. Son cœur battait la charge et il y avait de quoi, car elle allait jouer son bonheur comme un duelliste joue sa vie.

 

Par moments, elle se reprenait à espérer que son père s’était trompé – peut-être volontairement – et que Mme de Mazatlan allait, d’un mot, mettre fin à un malentendu funeste ; puis, elle se disait que la trahison n’était pas douteuse et qu’il ne lui restait qu’à forcer la marquise à en convenir.

 

Triste satisfaction qui ne la consolerait pas d’avoir été trahie.

 

Le temps qu’il faisait dehors était en harmonie avec l’état de son âme. La neige tombait à gros flocons et le jour blafard qui pénétrait à travers les rideaux de la fenêtre éclairait à peine ce petit salon, où il n’y avait pas de feu dans la cheminée.

 

Solange entrevit une main qui soulevait une portière de soie, puis, une femme se montra qu’elle reconnut aussitôt, à la lettre décachetée qu’elle venait de lire et qu’elle tenait encore : la lettre d’Hervé.

 

C’était la marquise.

 

Solange tournait le dos au jour et Mme de Mazatlan ne distinguait pas très bien les traits de son visage.

 

Ce fut la répétition de ce qui s’était passé, le dimanche gras, dans le petit salon de l’hôtel de Bernage, avec cette différence que le dernier des Scaër n’était pas là et que la visiteuse se trouvait dans l’ombre, tandis que la dame du logis s’avançait en pleine lumière.

 

– Vous venez, dites-vous, de la part de M. de Scaër, commença la marquise. Il s’est donc ravisé ?

 

– Je ne viens pas de la part de M. de Scaër, répondit froidement Solange.

 

– Vous ici, Mademoiselle ! s’écria Mme de Mazatlan qui venait enfin de reconnaître la visiteuse.

 

– Vous vous étonnez de m’y voir. Je m’en étonne plus que vous et je vais vous dire pourquoi j’y viens.

 

– J’allais vous le demander.

 

– Vous ne le devinez pas, après avoir lu cette lettre que vous tenez à la main ?

 

– Cette lettre ?…

 

– Elle est de lui, j’en suis certaine. J’ai vu le facteur la remettre et, sur l’adresse, j’ai reconnu l’écriture…

 

– De M. de Scaër. En effet, il m’annonce un malheur. Mais il ne me parle pas de vous, Mademoiselle. Qui peut vous faire croire que…

 

– Je sais ce qui s’est passé, hier soir, au théâtre du Châtelet.

 

– Ah !… et comment le savez-vous ?

 

– Mon père m’a dit que vous occupiez une avant-scène avec M. de Scaër.

 

– Pourquoi m’en cacherais-je ? Votre père est venu y chercher M. de Scaër. Ils sont sortis ensemble de la loge où j’étais et je ne les ai plus revus.

 

– Je vais vous l’apprendre. Ils ont eu une explication très vive. Mon père a blâmé M. de Scaër de s’afficher…

 

– S’afficher ! répéta la marquise avec hauteur ; voilà un mot qui ressemble fort à une impertinence à mon adresse. M. de Scaër et moi, nous sommes du même monde, et je n’admets pas qu’il se soit compromis, ni qu’il m’ait compromise, en se montrant avec moi au spectacle.

 

– Non, s’il eût été de vos amis, mais vous l’aviez vu pour la première fois l’avant-veille.

 

» Du reste, mis en demeure par mon père de se justifier, M. de Scaër n’a pas daigné se justifier.

 

– Il a bien fait. Un galant homme ne doit pas se défendre contre certaines accusations… je ne me défendrais pas, moi qui suis une femme.

 

Ce fut dit d’un tel ton que Mlle de Bernage modéra le sien.

 

– Alors, demanda-t-elle, entre vous et lui… il n’y a… rien que…

 

– Que supposez-vous donc, Mademoiselle ?

 

– Qu’il m’a trahie, murmura la jeune fille d’une voix étouffée. Mon père n’en doute pas et il a rompu mon mariage.

 

– Que me dites-vous là ?

 

– La vérité, Madame. Ne le savez-vous pas ?

 

– Comment le saurais-je, puisque je n’ai pas revu M. de Scaër ? Et… il a accepté la rupture ?

 

– Il l’a presque provoquée.

 

– Il est très vif. M. de Bernage l’aura blessé.

 

– S’il m’aimait, il aurait supporté les duretés de mon père.

 

– Et, depuis hier, il n’a pas essayé de se disculper ?

 

– Non, Madame. Que dois-je penser de cette façon d’agir ? Je suis venue ici tout exprès pour vous le demander.

 

Mme de Mazatlan tressaillit. La franchise de cette déclaration la touchait. Elle aurait voulu prouver à cette jeune fille que son fiancé n’avait rien à se reprocher ; mais comment lui faire comprendre pourquoi Hervé était venu la rejoindre au théâtre ? Il aurait fallu lui parler d’une histoire que, pour plus d’une raison, elle ne pouvait pas lui confier.

 

– Je vous remercie, Mademoiselle, de vous adresser à moi, dit-elle après un court silence. Je suis prête à vous répondre. Mais j’ai aussi une question à vous poser : votre père est-il informé de la démarche que vous faites en ce moment ?

 

– Non, Madame. Il s’y serait probablement opposé. Je ne l’ai pas consulté.

 

– C’est bien, Mademoiselle. À vous, je puis dire la vérité. M. de Scaër et moi nous nous sommes associés pour coopérer à une bonne œuvre.

 

– La fondation de cet hôpital ? demanda ironiquement Solange.

 

– Non. Il s’agit de tout autre chose… M. de Scaër s’est offert à me seconder dans une entreprise.

 

– Il s’est offert, dites-vous ?… c’est singulier !… vous ne le connaissiez pas avant de le rencontrer chez mon père.

 

– Je le connaissais de nom depuis longtemps… depuis plus de dix ans… et plus récemment, j’ai fait un voyage en Bretagne où j’ai beaucoup entendu parler de lui. J’ai été très heureuse de le voir. Il pouvait m’être d’un grand secours pour réparer le mal que d’autres ont fait. Je n’ai pas hésité à lui écrire et, comme je préférais ne pas le recevoir chez moi, je l’ai prié de venir me rejoindre au théâtre du Châtelet où j’avais une loge, hier soir. J’avais choisi ce lieu de rendez-vous tout exprès pour éviter les propos de mes gens. Ils auraient pu dire aux vôtres que j’avais eu la visite de votre fiancé. Au théâtre, je comptais qu’on ne nous verrait pas. Il en est advenu autrement. M. de Bernage a mal interprété la présence de M. de Scaër dans l’avant-scène que j’occupais. S’il avait bien voulu m’entendre, tout se serait expliqué bien vite. Il a mieux aimé s’en prendre à M. de Scaër, qui s’est fâché… avec raison. Je n’ai rien à me reprocher.

 

– Pardon, Madame… vous me disiez tout à l’heure que vous étiez prête à m’apprendre pourquoi M. de Scaër s’est soumis, sans réclamer, à l’exclusion que mon père lui a signifiée.

 

– Je le ferai… dès que j’aurai revu M. de Scaër, mais je ne puis pas deviner les motifs de son silence.

 

– Je les devine, moi, murmura Solange qui avait les larmes aux yeux. Il s’est tu, parce qu’il ne m’aime plus, si tant est qu’il m’ait jamais aimée. Et s’il ne m’aime plus, c’est qu’il en aime une autre… vous, sans doute.

 

La marquise ne put s’empêcher de rougir. Elle aussi s’était demandé déjà si elle n’avait pas inspiré à Hervé un sentiment plus vif que de la sympathie, et elle n’avait pas tenté de savoir à quoi s’en tenir. Hervé ne s’était pas encore catégoriquement prononcé sur la nature de celui que lui inspirait Mlle de Bernage. Et avant d’aller plus loin, Mme de Mazatlan tenait à connaître l’état du cœur de cette jeune fille qui abordait si hardiment et menait si rondement les interrogatoires.

 

– Et vous, demanda-t-elle, l’aimez-vous ?

 

– Oui, puisque je suis venue ici, répondit Solange sans hésiter. Croyez-vous donc que vous m’auriez vue chez vous, si je ne souffrais que dans mon amour-propre ? La blessure que j’ai reçue est plus profonde et je sens que je n’en guérirai pas.

 

– Avez-vous dit cela à votre père ?

 

– Je lui ai dit que si je n’épousais pas M. de Scaër, je ne me marierais jamais. Il n’a pas paru me croire et il a affecté de me parler d’un ami à lui qui vient d’arriver à Paris après de longs voyages et qu’il doit me présenter ce soir. Quand je lui ai déclaré que je voulais interroger moi-même M. de Scaër, il m’a affirmé que M. de Scaër, se sentant coupable, n’oserait pas reparaître devant moi. Et mon père a ajouté qu’à vous, Madame, il viendrait notifier la résolution qu’il a prise de ne plus vous recevoir.

 

– Engagez-le à s’en dispenser. Je ne veux pas le revoir. Quant à vous, Mademoiselle, je vous prie de ne pas me croire votre ennemie. Vous faites ce que je ferais peut-être si j’étais à votre place. Quoi qu’il arrive, je ne garderai de votre visite qu’un bon souvenir.

 

– Mais vous continuerez à voir M. de Scaër, dit amèrement Solange.

 

– Oui. Nous nous sommes alliés pour accomplir une œuvre de réparation et de justice… je vous l’ai déjà dit.

 

– Quelle œuvre ?… apprenez-le moi, si vous voulez que je vous croie.

 

– Je ne puis. C’est un secret.

 

– Entre vous et lui !… Ah ! je comprends que vous me le cachiez !

 

– Ce secret, vous le saurez peut-être un jour… quand nous aurons atteint le but que nous poursuivons, et alors vous reconnaîtrez que vos soupçons n’étaient pas fondés. Jusque-là, je dois me taire.

 

– Soit !… mais si vous tenez à me prouver que j’ai tort, que ne me montrez-vous cette lettre que vous venez de recevoir ?

 

À cette nouvelle audace, la marquise se cabra comme un cheval de sang, brusquement attaqué par un cavalier brutal. Elle allait de la main montrer la porte à la fille de M. de Bernage, mais elle ne fit qu’esquisser le geste, et, maîtrisant sa juste colère, elle dit à Solange, en lui mettant sous le nez la lettre dépliée :

 

– Lisez tout haut !

 

Solange obéit. Hervé avait écrit :

 

« Alain et sa femme ont péri cette nuit, victimes d’une catastrophe préparée, je n’en doute pas, par les assassins d’Héva. Il faut que je vous voie aujourd’hui et je vous supplie de me recevoir. Je vais quitter la France. Vous vous chargerez de venger nos morts. »

 

C’était tout. Pas un mot de la rupture du mariage ; pas même une formule de politesse en tête ou au bas de ce billet laconique.

 

Rien que la signature : « Hervé de Scaër. »

 

Solange, n’en pouvant croire ses yeux, restait tout interdite.

 

– Mademoiselle, reprit sèchement la marquise, maintenant que j’ai fait ce que vous désiriez, vous devez être fixée sur l’origine des relations que j’ai nouées avec M. de Scaër. Nous en resterons là, si vous le voulez bien. Je n’ai plus rien à vous dire.

 

– Un crime ! balbutia la jeune fille.

 

– Oui, un crime… ou plutôt des crimes… que ni M. de Scaër ni moi n’avons commis. Ne m’en demandez pas davantage. Je ne vous répondrais pas.

 

Solange aurait sans doute insisté. Le bruit clair d’un timbre l’empêcha de parler : un bruit qu’elle connaissait bien pour l’avoir entendu dans l’hôtel de son père, quand le concierge annonçait une visite au valet de pied de service.

 

Au même instant, l’homme vêtu de noir reparut.

 

– Reconduisez Madame, lui dit la marquise.

 

Matée, vaincue, bouleversée, Mlle de Bernage suivit silencieusement ce majordome qui l’accompagna jusqu’à la porte de la rue.

 

La neige tombait toujours et c’était pitié de mettre une femme dehors par le temps qu’il faisait. L’Espagnol y mit Solange, sans sourciller, et pendant qu’il l’y mettait, Mme de Mazatlan passa dans un autre salon où l’attendait Hervé qui venait d’arriver.

 

Elle comptait sur sa visite annoncée par le billet qu’elle avait reçu, et comme Mlle de Bernage s’était présentée en même temps que le facteur, elle avait donné à son intendant Dominguez l’ordre d’introduire M. de Scaër dans une autre pièce que le boudoir, si la visiteuse était encore là lorsqu’il viendrait.

 

Elle trouva Hervé aussi ému qu’elle l’était elle-même.

 

– C’est donc vrai ! lui demanda-t-elle en lui tendant la main, ce pauvre Alain ?…

 

– La maison qu’il habitait a brûlé cette nuit. Il s’y est jeté pour sauver sa femme malade… la maison s’est écroulée et ils sont restés écrasés sous les décombres.

 

– C’est épouvantable !… mais… partir, vous !… quitter la France !

 

– Il le faut.

 

– Et pourquoi ?

 

Hervé ne répondit pas et la marquise reprit :

 

– Est-ce parce que votre mariage est rompu ?

 

– Mon mariage ! s’écria Hervé. Comment savez-vous ?…

 

– Je viens d’apprendre ce qui s’est passé, hier soir, au théâtre, entre vous et M. de Bernage.

 

– Aurait-il eu l’audace de venir ici ?

 

– Non, c’est sa fille qui est venue. Elle est partie, mais elle était encore là quand vous avez sonné.

 

– Sait-elle que c’était moi qui arrivais ?

 

– Je me suis bien gardée de le lui dire. Il y aurait eu une scène pénible. J’avais déjà trop souffert de celle que j’ai subie.

 

– Une scène !… à vous, Madame ?

 

– Mon Dieu, oui… une scène de jalousie. Mlle de Bernage, ne sachant si elle devait croire aux affirmations de son père, a eu le courage de venir me demander si je lui ai pris votre cœur. Je l’ai rassurée et je ne lui en veux pas, car sa démarche prouve qu’elle vous aime.

 

– Je n’en sais rien, mais je n’oublierai pas l’injure que son père m’a faite. Vous me demandez pourquoi je veux quitter la France ? Parce qu’il n’y a plus de place pour moi dans un pays où j’ai reçu un affront que je ne peux pas venger, car cet homme, si je le provoquais, refuserait de se battre avec moi, sous prétexte que j’ai failli être son gendre.

 

– Ainsi, vous renoncez à épouser Mlle de Bernage ?

 

– Sans regret, je vous le jure… et j’espère, Madame, que vous me pardonnerez de vous laisser seule en face des assassins d’Héva.

 

– Au moment où ils viennent, dites-vous, de commettre un nouveau crime !

 

– Je n’ai plus d’armes pour lutter contre eux.

 

– Plus d’armes !… Qu’entendez-vous par ces paroles ?

 

Hervé hésita un peu. Il lui en coûtait d’avouer à Mme de Mazatlan qu’il allait s’expatrier parce qu’il était ruiné. Il se décida pourtant à répondre :

 

– L’argent est le nerf de la guerre et je n’ai plus d’argent.

 

– N’est-ce que cela ? s’écria la marquise. J’en ai, moi.

 

– Oui… je sais que vous êtes riche et je sais encore mieux que je suis pauvre. Pour entreprendre une campagne contre tous ces misérables, je serais un allié inutile… et gênant. La rupture de mon mariage me rejette dans la situation où je me trouvais il y a un an. Si je n’étais pas forcé de partir, je ne m’affligerais pas de cette rupture, car, en devenant le gendre de cet homme, j’aurais vendu mon nom pour racheter mes terres. Mieux vaut que j’ailler chercher fortune en Australie ou ailleurs. Mais il me reste à peine de quoi tenter cette chance et je ne veux pas user sur le pavé de Paris mes dernières ressources.

 

– Je vous comprends, Monsieur, et je vous approuve… Il ne s’agit pas, je pense, de partir immédiatement ?

 

– Non, Madame. Ma résolution est prise, mais je puis encore tenir ici quelques semaines.

 

– C’est plus de temps qu’il ne faut pour venger nos morts… comme vous me l’avez écrit dans cette lettre que j’ai montrée à Mlle de Bernage.

 

– Quoi ! elle sait…

 

– Je venais de la recevoir et je la tenais à la main. Mlle de Bernage a reconnu votre écriture et elle m’a sommée de la lui laisser lire. J’y ai consenti pour lui prouver que ce n’était pas un billet doux. J’ai eu tort de céder à mon premier mouvement… à cause de l’allusion aux crimes dont nous cherchons les auteurs… mais cette allusion, Mlle de Bernage ne l’a pas comprise.

 

– Oh ! peu m’importe !… et si je pouvais croire que vous êtes sur la trace des assassins…

 

– Vous n’en douterez pas quand j’aurai complété les renseignements que je vous donnais hier, dans la loge, au moment où M. de Bernage y est entré. Mais, d’abord, apprenez-moi comment est mort ce malheureux garçon que vous m’avez montré sur la scène du Châtelet et que j’avais vu en Bretagne. Vous dites que les assassins d’Héva l’ont tué. Que leur avait-il donc fait ?

 

– Ils ont peut-être découvert qu’il me connaissait.

 

– Je ne sais rien de lui. Au théâtre, vous ne m’avez pas dit comment il s’appelait. En lisant votre lettre, j’ai deviné qu’il s’agissait de lui, parce que je savais que ce nom d’Alain est un nom Breton… j’ignorais qu’il était marié.

 

– Oui… c’est une longue histoire que je ne pouvais pas vous dire au théâtre et qu’il faut que vous sachiez pour comprendre l’épouvantable dénouement qu’elle a eu.

 

Scaër raconta les touchantes et douloureuses aventures du pauvre gars aux biques, depuis sa fuite de Trégunc à la suite d’une troupe de bohémiens, jusqu’à son arrivée à Paris avec Zina.

 

Quand il en vint à l’installation du ménage dans la maison de la rue de la Huchette, Mme de Mazatlan, qui s’était attendrie en écoutant la première partie du récit, devint plus attentive et ne se priva pas d’interrompre le narrateur pour lui demander :

 

– Comment était cette femme qui leur a offert de les loger ?

 

Hervé, ne l’ayant jamais vue, ne pouvait pas fournir son signalement, mais il dit tout ce qu’il savait sur elle et il aborda ensuite un sujet qui se rattachait indirectement à celui-là.

 

Il parla du carnet volé au bal de l’Opéra et des indications qui se rapportaient si bien à la maison brûlée.

 

La marquise redoublait d’attention et sa figure s’éclairait de la satisfaction que procure la trouvaille inattendue d’une solution longtemps cherchée, mais cette solution, elle attendait pour la formuler que Scaër eût tout dit.

 

Il alla jusqu’au bout de ce compte-rendu. Il expliqua comment Alain avait dû périr, victime de son dévouement aussi inutile qu’héroïque et pourquoi il n’espérait plus le revoir. Il ne doutait pas que le feu n’eût été mis volontairement, mais il doutait que les incendiaires l’eussent mis pour se défaire d’Alain et de Zina, car ils ne pouvaient pas prévoir que le gars, qui était sorti pour aller figurer au Châtelet, reviendrait se jeter dans la fournaise de la rue de la Huchette, et l’invitation à déménager lancée par l’énigmatique Mme Chauvry semblait démontrer que les gens qui tenaient à détruire la maison ne tenaient pas essentiellement à détruire en même temps les locataires. Ils ne tenaient pas non plus à les sauver, puisqu’ils n’avaient pas voulu différer jusqu’après leur départ l’exécution de leur criminel projet.

 

De tous ces faits contradictoires, il était difficile de tirer une conclusion, et, cependant, dès qu’Hervé eut fini de les exposer, la marquise n’hésita pas.

 

– J’ai compris, dit-elle. Cette maison est celle où Georges Nesbitt voulait loger sa nièce et sa belle-sœur, quand il les a appelées en France. Il venait de l’acheter, et il allait la faire aménager pour l’habiter avec elles quand il est parti brusquement. Il n’a pas pu la vendre, puisqu’il n’a plus reparu. Elle doit lui appartenir encore, s’il est vivant. On a profité de son absence pour y attirer Héva et sa mère. C’est là qu’on les a tuées… et qu’on les a enterrées. Le hasard y a amené le malheureux Alain en le mettant sur le chemin de cette femme qui cherchait un pauvre diable pour en faire un gardien… un surveillant… elle craignait que des rôdeurs ne s’introduisissent la nuit dans cette maison abandonnée et n’y découvrissent les cadavres… ou… qui sait ?… la fortune de Nesbitt, que les assassins y auraient cachée, après l’avoir tué, lui aussi.

 

– Je commence à le croire, murmura Hervé ; mais pourquoi se sont-ils ravisés ?… pourquoi ont-ils mis le feu ?

 

– Parce qu’ils ont su que nous les cherchions.

 

– Comment l’auraient-ils su ?

 

– Vous rappelez-vous que je vous ai parlé d’un certain Berry qui vint, il y a dix ans, attendre et recevoir, à Brest, Héva Nesbitt et sa mère ?…

 

– Et qui plus tard, à la Havane, entra au service de votre mari.

 

– Il est à Paris, je vous l’ai dit. Dominguez, mon vieil intendant, l’a rencontré et l’a reconnu. Berry, de son côté, a reconnu Dominguez. Il l’a suivi, il s’est informé et il a appris que je demeure ici. Il a dû se mettre en rapport avec son complice d’autrefois.

 

– Un riche négociant…

 

– Négociant, il ne l’est plus, mais il est toujours très riche. Berry, qui n’a pas fait fortune, a dû lui demander de payer son silence… en le menaçant de le dénoncer à la justice.

 

– C’est assez vraisemblable, mais cela n’expliquerait pas l’incendie.

 

– Supposez que Berry nous ait vus ensemble et que son complice nous connaisse.

 

– Eh bien ?

 

– Dans ce cas, Berry n’a certainement pas manqué d’avertir ce complice du danger qui les menaçait, car Berry a su, à la Havane, que leurs victimes étaient mes parentes et il a pu deviner que je suis venue en France pour tâcher de retrouver leurs traces. Les deux scélérats s’étaient mis d’accord ; ils ont pensé d’abord à anéantir la preuve de leur crime et ensuite à se débarrasser de nous : de moi, parce que je cherche mes parentes disparues ; de vous, parce qu’ils savent que ce carnet est entre vos mains, depuis le bal de l’Opéra.

 

– Vous croyez donc qu’on l’a volé à l’un d’eux ?

 

– Je n’en doute pas et vous n’en douterez pas non plus quand je vous aurai nommé le grand coupable… celui qui a bénéficié du crime.

 

– Nommez-le donc !

 

La marquise ne se hâta point et il y eut un silence, mais cette fois personne ne survint pour l’empêcher de prononcer ce nom qu’elle avait eu sur les lèvres, la veille, au théâtre du Châtelet.

 

– L’homme qui avait envoyé Berry à Brest, reprit-elle lentement, c’est M. de Bernage.

 

– Ah ! s’écria Scaër, j’aurais dû le deviner.

 

– Comprenez-vous maintenant pourquoi il ne veut plus de vous pour gendre ?… Il a appris que j’étais entrée en relations avec vous… Il l’a appris tout récemment… hier, peut-être… Dimanche, quand j’ai été reçue chez lui, il ne le savait pas encore… mais dès qu’il l’a su, il n’a pas hésité une minute à rompre avec vous et à détruire la maison du crime… le soir même, c’était fait… et il ne s’en tiendra pas là.

 

– Elle lui appartenait donc, cette maison ?

 

– À lui, ou à Georges Nesbitt, disparu depuis dix ans.

 

– Et le carnet ?

 

– C’est à lui qu’on l’a volé. N’était-il pas au bal de l’Opéra ?

 

– Pibrac prétend l’y avoir vu. Mais qui l’a volé ?

 

– Son ancien complice, probablement. Ils ne s’étaient pas encore concertés, et Berry prenait ses précautions pour le cas où ils ne parviendraient pas à s’entendre. Le voleur, m’avez-vous dit, portait une fausse barbe ; c’était Berry qui s’était ainsi déguisé afin que M. de Bernage ne le reconnût pas.

 

– Il espérait sans doute trouver dans ce portefeuille la somme qu’il exigeait pour se taire…

 

– Ou bien la lettre de menaces qu’il avait écrite. Et s’il s’est défait du carnet volé, en le fourrant dans votre poche, c’est que, à ce moment-là, il ne savait pas qui vous étiez… mais il l’a su bien vite, puisqu’il vous a suivi jusqu’à l’hôtel du Rhin. Je ne puis que conjecturer ce qui s’est passé ensuite, mais j’imagine que les tentatives de ce coquin ayant échoué, il s’est décidé à traiter avec Bernage. Maintenant, ils sont ligués contre nous. Ils en ont fini avec Alain. Notre tour viendra… non… pas le vôtre, puisque vous allez quitter la France.

 

– Je ne partirai pas, dit vivement Hervé, et je vais les dénoncer.

 

– Vous oubliez que vous n’avez pas de preuves contre eux. Vous oubliez aussi que vous étiez sur le point d’épouser Mlle de Bernage. Si vous accusiez son père, on croirait que c’est pour vous venger d’avoir été éconduit.

 

Hervé n’avait pas songé qu’en effet il était le seul homme qui n’eût pour ainsi dire pas le droit de dénoncer ce Bernage, qui avait failli devenir son beau-père, et il comprenait que, s’il osait en venir à cette extrémité, l’opinion du monde se tournerait contre lui.

 

– Que faire donc ? demanda-t-il.

 

– D’abord, chercher des preuves, répondit sans hésiter la marquise. Quand nous en aurons de positives, je me chargerai, moi, d’avertir la justice. Je n’ai pas de ménagements à garder avec l’assassin d’Héva.

 

Hervé pensait à part lui que ses relations avec Mme de Mazatlan la gêneraient pour entreprendre une campagne contre le père de Solange, mais il s’abstint de le dire, et elle reprit :

 

– Les preuves, c’est cet incendie qui nous les fournira. Nous saurons à qui appartient la maison brûlée. À Georges Nesbitt, je n’en doute pas, et Georges Nesbitt a été l’associé de M. de Bernage. Et ce n’est pas tout… cette femme qui est venue hier soir sommer votre pauvre compatriote de déguerpir, c’est la dame de compagnie.

 

– Mme de Cornuel ?…

 

– Mes pressentiments ne me trompent jamais, et quand je l’ai vue, dimanche, chez M. de Bernage, j’ai eu l’intuition qu’elle avait dû jouer un rôle dans le drame qui a commencé, il y a dix ans. Si Alain n’était pas mort, il la reconnaîtrait, j’en suis sûr. Mais nous nous renseignerons à Clamart, à l’adresse où il lui écrivait, et vous verrez que Mme de Cornuel et Mme Chauvry ne sont qu’une seule et même personne. Quand nous en serons là, je sais ce qu’il nous restera à faire. Maintenant, me permettrez-vous de vous donner un conseil ?

 

– Un ordre, si vous voulez.

 

– Eh ! bien… vous n’êtes pas resté jusqu’à la fin de l’incendie… allez vous informer de ce qui s’est passé après votre départ. Qui sait si, par miracle, Alain n’a pas échappé à la mort ?…

 

– S’il vivait, il serait venu chez moi.

 

– Il est peut-être blessé et on l’aura transporté dans un hôpital.

 

– J’aurais dû y aller voir.

 

– Et le secret que nous cherchons est dans cette maison de la rue de la Huchette.

 

– J’y cours. Quand vous reverrai-je ?

 

– Quand vous aurez des nouvelles à m’apprendre. Je serai toujours très heureuse de vous recevoir, mais nous ferons bien d’être prudents. On va nous épier.

 

– On m’épie déjà, je m’en suis aperçu. Il y a un homme que j’ai trouvé deux fois sur mon chemin.

 

– Comment est-il ?

 

– Il est complètement rasé… comme un valet de chambre…

 

– C’est lui !… c’est ce Berry !… où l’avez-vous rencontré ?

 

– D’abord, sur le boulevard de la Madeleine, dimanche dernier. Hier soir, je l’ai revu qui se promenait devant le théâtre du Châtelet où j’allais entrer, et plus tard, lorsque je suis monté sur la scène avec Pibrac, je l’ai encore retrouvé dans les coulisses. Mais M. de Bernage, vous le savez, y est venu aussi, et dimanche il était avec moi sur le boulevard, quand cet individu m’a suivi… Ils ne se connaissent pas… s’ils se connaissaient, ils se seraient abouchés…

 

– Devant vous !… ils n’avaient garde.

 

– Ah ! s’écria Hervé en se frappant le front, je me souviens… Bernage m’a quitté sur la place de la Madeleine et je l’ai vu de loin aborder un homme qui paraissait l’attendre.

 

– C’est cela !… Berry, tout en vous suivant, lui aura fait signe de venir lui parler à l’écart… il est allé rejoindre Berry et c’est à ce moment-là qu’ils se sont mis d’accord.

 

– Non, puisque Bernage nous a fait bon visage, à vous et moi, quand il nous a trouvés causant avec sa fille…

 

– Parce que Berry n’avait pas eu le temps de lui dire ce qu’il savait sur nous. Peut-être aussi ne savait-il encore que fort peu de chose. Ils se sont revus depuis…

 

– Oui… c’est Bernage qui l’a amené dans les coulisses et qui l’a présenté aux danseuses comme un étranger très riche. Je m’explique tout maintenant. Ces deux coquins s’entendent… raison de plus pour que je ne vous laisse pas seule exposée à leurs attaques.

 

– Je ne refuse pas l’appui que vous m’offrez. Mais je vous prie de faire d’abord ce que je vous ai demandé.

 

» Au revoir, Monsieur ! ajouta la marquise, en tendant au baron de Scaër une main qu’il serra avec effusion.

 

Hervé avait dit tout ce qu’il avait à dire et l’instant eût été mal choisi pour exprimer à la marquise les sentiments qu’elle lui inspirait. Du reste, il n’y voyait pas encore très clair dans son propre cœur et il ne pouvait pas s’empêcher de plaindre Solange.

 

Elle n’avait rien à se reprocher, cette fille d’un père criminel, et jusqu’à présent le châtiment n’atteignait qu’elle.

 

Mais les torts de M. de Bernage n’étaient pas de ceux qu’on peut pardonner, et Hervé, tout en plaignant celle qu’il abandonnait, était bien résolu à ne plus lui donner signe de vie.

 

La marquise n’avait pas sonné Dominguez pour qu’il reconduisît M. de Scaër, mais le salon où elle l’avait reçu était au rez-de-chaussée, et il n’eut aucune peine à trouver la porte de la rue.

 

Lorsqu’il l’eut ouverte et refermée derrière lui, Hervé se trouva pris dans un ouragan de neige. Aveuglé par les flocons que le vent lui chassait au visage, il recula pour s’abriter un peu, en s’adossant au mur de l’hôtel occupé par Mme de Mazatlan, pour attendre là qu’un fiacre vînt à passer par l’avenue de Villiers.

 

Il eut la chance d’en aviser un qui cheminait péniblement sur la chaussée, et il héla le cocher qui s’empressa de s’arrêter pour charger ce voyageur inespéré.

 

Hervé allait y courir et s’y jeter, lorsqu’il entendit qu’on l’appelait par son nom. Il se retourna vivement et il vit une femme qui venait à lui du fond de la rue Guyot. Cette femme releva sa voilette, et il reconnut Mlle de Bernage.

 

Il n’en pouvait croire ses yeux et il maudissait cette rencontre, mais il n’eut pas la cruauté de fuir celle qu’il s’était juré de ne jamais revoir. Il alla même au-devant d’elle et il arriva tout juste à temps pour l’empêcher de tomber, car elle se soutenait à peine.

 

– Je le savais bien, que c’était vous qui étiez chez cette femme, murmura-t-elle d’une voix éteinte.

 

Hervé ne voulait ni la laisser là, ni sonner pour demander assistance à l’intendant de la marquise. Il l’enleva par la taille et il la porta jusqu’au fiacre providentiel. Le cocher avait déjà ouvert la portière. Hervé déposa la jeune femme sur les coussins. Il allait commander à ce cocher de la voiturer jusqu’à l’hôtel de Bernage ; mais il fut pris d’un remords et, après avoir jeté l’adresse : « boulevard Malesherbes, au coin de la rue de la Bienfaisance », il prit place à côté de la pauvre Solange.

 

Elle n’avait pas complètement perdu connaissance, mais elle était hors d’état de parler. Elle grelottait, et ses dents claquaient. Elle laissa aller sa tête sur l’épaule d’Hervé. Il fallut bien qu’il l’entourât d’un bras et qu’il lui tînt les mains pour les réchauffer entre les siennes. Leurs visages se touchaient presque.

 

Le fiacre roulait sans secousses et sans bruit sur la neige molle. Ceux qui les auraient vus les auraient pris pour deux amoureux, et, de toutes les aventures par lesquelles passait le dernier des Scaër, celle-là n’était pas la moins bizarre.

 

Lui qui, tout à l’heure, chez la marquise, se félicitait de la rupture de son mariage, il sentait maintenant battre contre sa poitrine le cœur de la fille de l’odieux Bernage, et il était ému, attendri. Il aurait voulu la consoler et il lui venait aux lèvres de douces paroles qu’il n’osait pas prononcer.

 

Il devinait que Solange, congédiée par Mme de Mazatlan, avait compris que son infidèle fiancé venait d’arriver et que, pour s’assurer que c’était bien lui, elle avait eu le courage de l’attendre sous la neige, par un froid glacial.

 

Elle avait joué sa vie pour le revoir ; elle méritait mieux que de la pitié.

 

Du reste, il ne semblait pas qu’elle eût conscience de sa situation, car elle restait immobile et muette.

 

Hervé se demandait déjà ce qu’il allait faire quand ils arriveraient à l’hôtel de Bernage, qui n’était pas loin.

 

Il voulait bien y conduire Solange, mais il ne voulait pas y entrer ; aussi se promettait-il de descendre seul, de sonner à la grille pour avertir le portier et de le laisser secourir la fille de son maître, si, pendant le trajet, elle ne sortait pas de la torpeur où elle était tombée.

 

Au moment où le fiacre traversait le boulevard de Courcelles, qui était alors très mal pavé, un cahot la réveilla. Elle se redressa tout à coup et, se dégageant de l’étreinte d’Hervé, elle lui dit :

 

– Ne me touchez pas. Vous me faites horreur.

 

Il ne répondit pas un mot. Qu’aurait-il pu dire ? Il savait bien pourquoi elle le traitait ainsi et il n’avait aucune envie de se justifier.

 

– Vous m’avez trahie, reprit-elle avec une violence qu’elle ne cherchait pas à contenir. Que faisiez-vous chez cette femme ? Je pourrais vous pardonner d’y être allé après la scène que mon père vous a faite… je ne vous pardonnerai jamais de m’avoir trompée en me disant que vous ne la connaissiez pas avant de la rencontrer chez moi.

 

» Vous mentiez !… elle aussi a menti tout à l’heure en me disant que vous vous étiez associés pour venger je ne sais quels morts… elle a parlé d’un crime… et quand je l’ai sommée de s’expliquer, elle a refusé de me répondre. Soyez franc !… avouez que vous l’aimez et que vous ne m’avez jamais aimée… Pourquoi donc vouliez vous m’épouser ? pour ma fortune, sans doute.

 

– Il vous manquait de m’injurier, répliqua sèchement Hervé.

 

– Je vous aimais, moi, et vous m’avez brisé le cœur, sanglota la jeune fille.

 

Hervé n’était pas cuirassé contre la pitié. Les reproches l’avaient blessé ; les larmes le touchèrent et il n’eut pas le courage de désespérer celle qui avait été sa fiancée.

 

– Vous oubliez, Mademoiselle, que votre père m’a brutalement signifié mon congé… Je ne songeais pas à rompre.

 

– Vrai ?… bien vrai ?…

 

– Interrogez-le… il vous dira que c’est lui qui…

 

– Mais je n’ai pas rompu, moi… il n’a pas le droit de m’imposer sa volonté, et il ne tient qu’à vous de me prouver que vos sentiments n’ont pas changé. Nous allons arriver à l’hôtel… mon père y est… entrez avec moi… nous lui déclarerons que nous nous marierons malgré lui… et si cela ne suffit pas, je lui dirai que je viens de me compromettre, en allant vous chercher chez vous…

 

Et comme Hervé se taisait :

 

– Tenez ! reprit l’amoureuse exaltée, la grille est ouverte… nos gens vont nous voir… Mon père saura qu’ils nous ont vus… il faudra bien qu’il cède.

 

Hervé avait faibli un instant, mais il se souvint à temps que ce père était l’assassin d’Héva. Pour couper court à cette scène pénible, il mit la tête à la portière et il cria au cocher d’arrêter, un peu avant la majestueuse entrée de l’hôtel de Bernage. Le cocher obéit et Hervé sauta sur le trottoir.

 

En ramenant la jeune fille chez elle, il croyait en avoir assez fait et il tenait à en rester là.

 

Au moment où il descendit, un coupé de maître qui venait en sens inverse s’arrêta devant la grille à dix pas de lui, et il en vit sortir un homme qu’il reconnut du premier coup d’œil.

 

Cet homme, c’était celui qui l’avait suivi trois jours auparavant, sur le boulevard de la Madeleine, et qu’il avait encore entrevu au Châtelet. C’était ce Berry, signalé par la marquise, l’ancien complice de M. de Bernage.

 

Si Hervé avait eu quelques velléités de renouer, cette rencontre les aurait dissipées.

 

La mesure était comble. Il fut brutal.

 

Laissant là Solange, qui se flattait de l’avoir reconquis, il fila au pas accéléré, sans regarder derrière lui.

 

DEUXIÈME PARTIE

I

Hervé de Scaër venait de brûler ses vaisseaux. Son mariage était irrévocablement rompu et la guerre allait commencer. Mlle de Bernage ne pouvait pas manquer de passer à l’ennemi, et Hervé ne pouvait pas mieux faire que de suivre le conseil donné par la marquise : chercher des preuves avant d’agir, et d’abord savoir ce qu’était devenu Alain.

 

Hervé n’espérait pas le revoir vivant, mais on retrouverait sans doute les corps des deux victimes et il ne voulait pas qu’on les jetât à la fosse commune.

 

Il ne perdit pas un instant pour se transporter rue de la Huchette. C’était là seulement qu’il pouvait avoir des nouvelles, et s’il n’y avait couru dès le matin, c’est qu’il pensait que la maison brûlait encore et qu’on ne le laisserait pas approcher.

 

Il y serait arrivé trop tôt. Il y arriva trop tard. La nuit tombait et la police avait barré les rues.

 

L’incendie était éteint, mais les ruines fumaient encore, on redoutait des écroulements, et, par mesure de prudence, on tenait les curieux à distance.

 

Force fut à Hervé de remettre l’enquête au lendemain.

 

Il revint chez lui et, pour se préparer à entrer en campagne, il se mit à étudier de plus belle les indications du carnet qui l’avait mis sur la voie.

 

Elles lui semblaient un peu moins énigmatiques depuis les derniers événements. Ainsi il ne doutait plus que la lettre qu’il y avait trouvée eût été écrite à M. de Bernage par son ancien complice, lequel devait être ce Berry, signalé par Mme de Mazatlan, et tout indiquait qu’après avoir essayé du chantage, le coquin avait fait sa paix avec le père de Solange. Il était reçu maintenant à l’hôtel du boulevard Malesherbes. Donc, ces deux hommes s’étaient mis d’accord.

 

Mais à quoi se rapportaient les signes qui couvraient deux pages de l’agenda ? Sur la première de ces pages, figurait évidemment le plan de la maison où Alain et sa femme avaient logé. Seulement cette maison se composait de quatre corps de logis. Dans lequel des quatre se trouvait la chambre dont on avait, sur un des feuillets, dessiné le croquis, marqué à un certain endroit d’une croix tracée au crayon rouge ? Et à quel étage ? Impossible de le deviner.

 

Et l’autre dessin, qui représentait un jardin planté d’arbres où l’on voyait aussi une croix rouge, à quoi se rapportait-il ? Le quadrilatère de la rue de la Huchette n’avait pas et n’avait jamais eu de jardin.

 

La légende qui accompagnait le dessin n’éclaircissait pas la question.

 

Il fallait en revenir à chercher cette mystérieuse gérante qui se faisait adresser ses lettres à Clamart, et il était douteux qu’on la trouvât si Alain et Zina n’étaient plus de ce monde, car eux seuls l’avaient vue ; eux seuls auraient pu la reconnaître.

 

Hervé pâlit, deux heures durant, sur ces problèmes et, n’en trouvant point la solution, il s’en alla dîner à son cercle où il tomba sur l’inévitable Pibrac qui ne manqua pas de l’accaparer.

 

À table, Pibrac prit place à côté de lui et ne lui fit grâce ni d’une question, ni d’un récit : questions indiscrètes sur la blonde de l’avant-scène ; récits interminables des incidents d’une partie de baccarat où il avait gagné de quoi se consoler des infidélités de Margot.

 

Le tout agrémenté de lardons à l’adresse de Bernage et de l’étranger que Bernage avait introduit dans les coulisses du Châtelet et qu’il allait prochainement présenter au Cercle.

 

Pibrac s’était déjà renseigné sur son rival. Il savait que cet étranger arrivait du Canada et s’appelait M. Ricœur de Montréal. Pibrac se proposait de le blackbouler et de jouer de mauvais tours à Bernage, toutes les fois qu’il en trouverait l’occasion.

 

Il risqua bien aussi quelques allusions au mariage rompu, mais Hervé y coupa court en lui déclarant que ce sujet de conversation lui était souverainement désagréable. Pibrac se le tint pour dit et, après le dîner, comme il venait de passer trois ou quatre nuits blanches, il s’assoupit dans un fauteuil.

 

Hervé, délivré de son agaçante compagnie, put lire tranquillement les journaux qui racontaient le grand incendie de la rue de la Huchette.

 

Il n’y trouva rien qu’il ne sût déjà.

 

Tous disaient que la maison était inhabitée. Quelques-uns ajoutaient que cependant il y avait eu des victimes. Ils ne les désignaient pas. Pas un ne parlait du propriétaire de l’immeuble, lequel, affirmaient-ils, n’était pas assuré.

 

Ce dernier renseignement était à noter, s’il était exact, et Hervé en conclut que ce propriétaire négligeant pourrait bien être Georges Nesbitt, qui n’habitait plus Paris depuis dix ans.

 

L’ensemble de ces nouvelles laissait quelque espérance. On ne citait pas de morts. On doutait même qu’il y en eût.

 

Malheureusement, Alain n’avait pas reparu, et il était fort difficile de croire qu’il eût attendu vingt-quatre heures pour se montrer, s’il était vivant.

 

Las de se casser la tête sur des énigmes, Hervé remit les éclaircissements au lendemain et regagna l’hôtel du Rhin.

 

Personne n’était venu l’y demander et aucune lettre n’y était arrivée à son adresse. Les chances de revoir Alain diminuaient de plus en plus.

 

Hervé se mit au lit. À l’âge qu’il avait, le sommeil ne perd jamais ses droits, et, en dépit de ses préoccupations et des inquiétudes du lendemain, il dormit aussi bien que dormit le grand Condé, la veille de la bataille de Rocroy.

 

Il dormit même si tard qu’il ne se leva qu’à dix heures passées pour entreprendre le voyage de la rue de la Huchette.

 

Cette fois, il y alla à pied, en fumant son cigare. Rien ne le pressait et il n’était pas fâché de se donner le temps de réfléchir à la meilleure façon de procéder pour recueillir des informations utiles.

 

Il ne comptait pas beaucoup sur l’obligeance des représentants de l’autorité. La veille, pendant l’incendie, il s’était adressé à un officier de paix qui l’avait à peine écouté et qui s’était refusé à donner des ordres pour qu’on tentât de sauver Alain. Il ne s’agissait plus de le tirer des flammes, puisque, qu’il fût mort ou vivant, son sort était décidé. Restait à savoir ce qu’il était devenu et, pour le savoir, il fallait explorer les ruines de l’édifice incendié, ce qui ne pouvait se faire qu’avec la permission des chefs chargés de diriger les travaux de déblaiement.

 

L’accorderaient-ils ? C’était douteux, mais il n’en coûtait rien d’essayer de l’obtenir. S’ils la refusaient, Hervé aurait encore la ressource de se renseigner auprès des locataires des maisons voisines qui s’étaient trouvés aux premières loges pour assister au désastre.

 

Arrivé au pont Saint-Michel, Hervé vit que tout était rentré dans l’ordre. On avait mis le temps à profit. La circulation était rétablie et le quartier avait presque repris son aspect accoutumé.

 

Il y avait encore de nombreux flâneurs, attirés par la curiosité, mais l’encombrement avait cessé et il était facile de faire le tour du quadrilatère dont il ne restait plus que des ruines.

 

Hervé prit par le quai. Les fiacres et les omnibus y passaient sur une voix laissée libre entre le parapet et une palissade qu’on finissait de planter à quelques pas du bâtiment brûlé.

 

Cette palissade barrait l’entrée des deux ruelles des Zacharie et du Chat-qui-Pêche, mais elle n’empêchait pas de voir les trois corps de logis, placés en équerre.

 

Ils étaient restés debout ou, s’ils étaient écroulés en partie, c’était du côté de la cour intérieure. Seulement, les rares fenêtres percées dans les trois façades n’étaient plus que des ouvertures béantes au travers desquelles on apercevait le jour.

 

Le toit et les planchers avaient dû s’effondrer les uns sur les autres et former des amoncellements de débris.

 

Probablement, le bâtiment qui bordait la rue de la Huchette n’avait pas eu meilleure fortune, et il y avait bien peu de chance pour que ceux qui l’habitaient eussent survécu à la catastrophe.

 

Encore fallait-il visiter ce côté de l’édifice pour savoir à quoi s’en tenir.

 

Hervé poussa jusqu’au quai Montebello et descendit par la rue du Petit-Pont qui sépare la rue de la Huchette de la rue de la Bûcherie.

 

Partout, le feu était complètement éteint. On ne voyait pas plus de fumée que de pompiers, et il ne paraissait pas qu’on travaillât à déblayer. Il n’y avait que des sergents de ville montant la garde le long des murs calcinés.

 

En traversant les groupes, Hervé n’entendit aucun propos qui pût l’intéresser. Les badauds se demandaient entre eux comment le feu avait pris et pas un ne pouvait le dire. D’autres accusaient, comme toujours, l’incurie de l’administration et la négligence de la police qui aurait dû imposer des réparations au propriétaire. On ne parlait pas d’accidents de personnes.

 

C’était presque rassurant, car rien ne se répand si vite que la nouvelle d’un malheur. Mais on n’avait pas encore fouillé les décombres et il faut beaucoup de jours pour découvrir tous les cadavres des victimes d’un grand incendie.

 

On l’a bien vu, l’année dernière, quand l’Opéra-Comique a brûlé.

 

Hervé cherchait des renseignements plus positifs et, pour s’en procurer, il s’engagea dans la rue de la Huchette.

 

Elle n’est pas large cette vieille rue du vieux Paris, et la clôture en planches qu’on venait d’y élever la rétrécissait encore.

 

Hervé fut obligé de raser de près les maisons du côté gauche et il ne tarda pas à s’apercevoir qu’on empêchait les passants de s’arrêter, tandis qu’on le leur permettait sur le quai où il y avait de la place.

 

Cette interdiction dérangeait ses projets, car il ne pouvait pas s’informer en marchant. Il pouvait du moins regarder et il n’y manqua pas.

 

La façade de ce côté avait plus souffert que les trois autres.

 

Le feu avait dévoré les boutiques du rez-de-chaussée et il ne restait plus de vestiges de la porte bâtarde que l’infortuné gars aux biques avait enfoncée pour courir à la mort.

 

En levant les yeux, Hervé vit que la fenêtre du cinquième étage où Zina s’était montrée un instant avait disparu.

 

Il n’était plus possible d’espérer que la pauvre malade eût survécu à la catastrophe, et si Alain était arrivé jusqu’à elle, il avait dû périr aussi, brûlé ou écrasé.

 

Hervé n’était pas à même de chercher immédiatement une certitude. On ne lui aurait pas permis de pénétrer, ce jour-là, dans l’enceinte palissadée et encore moins de chercher des morts parmi les ruines. Mais il s’arrêta pour examiner l’extérieur de la maison.

 

Il y avait là, juste en face, une boutique de modeste apparence qui pouvait bien être celle d’une crémerie. La porte vitrée était ouverte et une femme en tablier blanc se tenait sur le seuil, attendant la pratique.

 

Cette femme, qui n’était plus jeune, avait une figure avenante.

 

Hervé eut l’idée d’engager avec elle une conversation dont il pourrait peut-être tirer profit et elle ne se fit pas prier pour lui répondre. Elle se mit même à lui raconter sa propre histoire qu’il ne lui demandait pas.

 

Elle tenait cette boutique depuis douze ans et elle n’y faisait pas de brillantes affaires. Le quartier était si pauvre et le pain si cher. Il ne manquait plus que cet incendie pour lui faire du tort. Maintenant, les passants éviteraient la rue de la Huchette, tant que dureraient les travaux de déblaiement, et les habitués de son établissement finiraient par en oublier le chemin.

 

« Circulez, Messieurs, circulez ! » Cet avertissement donné par un sergent de ville ne décida point Hervé à cesser d’interroger une personne qui habitait là depuis si longtemps, mais comme on ne l’aurait pas laissé stationner sur le trottoir, il prit le parti d’entrer.

 

– Monsieur désire déjeuner ? demanda la crémière.

 

C’était décidément une crémerie.

 

La proposition souriait peu à Hervé de Scaër, qui n’aimait pas la mauvaise cuisine, mais c’était le meilleur moyen de tirer quelque chose de cette ancienne habitante du quartier.

 

L’établissement d’ailleurs n’était pas une gargote à prix fixe. On n’y vendait ni viande de rebut, ni légumes moisis, ni poisson avarié.

 

– Je prendrai une tasse de café au lait, dit modestement Hervé.

 

– J’en ai d’excellent et des œufs tout frais.

 

Les œufs, c’était une invite, et Hervé y répondit en les demandant à la coque.

 

La salle était toute petite et le fourneau était au fond. On pouvait causer pendant que les œufs cuisaient et que le café chauffait. Hervé y comptait et il tenait à profiter du moment où personne ne pouvait entendre la conversation.

 

– Monsieur n’est pas accoutumé à manger à la crémerie, ça se voit, commença la femme. Mais je réponds que Monsieur sera content. J’ai servi dans de bonnes maisons avant de tenir boutique et je me flatte de ne donner que des consommations de premier choix. C’est même pour ça que je n’ai pas fait fortune. Si j’avais voulu empoisonner mes clients avec du mauvais lait et du mauvais beurre, j’aurais mis de l’argent de côté, depuis douze ans que je travaille.

 

» Mon pauvre mari, qui était cocher chez un sénateur, est mort à la fin de 51. Avec les petites rentes qu’il m’a laissées, je me suis établie ici, au commencement de 58. Nous sommes en 70. Comptez ! ça fait bien douze ans sonnés. Mais j’ai encore bon pied, bon œil, et je ne pense pas à me retirer.

 

– Vous avez dû en voir passer, des pratiques !

 

– Plus de mauvaises que de bonnes, mais j’ai gagné ma vie tout de même.

 

– Et vous avez dû connaître bien des gens dans le quartier.

 

– Ah ! je vous crois !… je pourrais vous raconter l’histoire de toutes les maisons, en commençant par celle qui vient de brûler.

 

– J’ai entendu tout à l’heure des gens qui disaient qu’il n’y demeurait personne.

 

– Quand j’ai pris ma crémerie, elle était habitée du haut en bas. Mais, en 60, on l’a vendue, et le nouveau propriétaire a donné congé à tout le monde.

 

– Quelle drôle d’idée !… Comment s’appelait-il ? demanda Hervé, en tâchant de prendre un air indifférent.

 

– Ah ! ma foi ! je n’ai jamais su son nom… ou si je l’ai su, je l’ai oublié. Tout ce que je peux vous dire, c’est que c’était un fier original. Figurez-vous qu’il a acheté du même coup trois autres maisons qui touchaient celle-là… une sur le quai, une sur la rue Zacharie et une sur la rue du Chat-qui-Pêche. Tout le pâté, quoi ! Et ça lui a coûté bon… pas les bâtisses… elles ne valaient pas grand’chose… mais il a indemnisé les locataires qui avaient des baux, pour qu’ils déguerpissent tout de suite.

 

– Il était donc bien riche ?

 

– Faut croire… paraît qu’il était dans le commerce et qu’il gagnait de l’argent gros comme lui.

 

– Et que voulait-il faire de ces vieilles maisons ?

 

– On disait qu’il voulait y établir un grand bazar, dans le genre de la Belle Jardinière. Ce n’est pas sûr, car on a commencé par démolir en dedans les murs de séparation des quatre cours.

 

– Pour en faire un jardin.

 

– Peut-être bien. Il est venu des architectes qui ont tiré des plans. Le bruit courait dans le quartier qu’on allait jeter bas les quatre baraques et bâtir un château à la place… Un château dans la rue de la Huchette, je vous demande un peu !…

 

– Et, en définitive, on n’a rien bâti ?

 

– Rien du tout. Probablement, le richard a changé d’idée tout d’un coup. On n’a plus vu personne et c’est resté comme ça.

 

– Pendant dix ans !

 

– À peu près. Toutes les portes et toutes les fenêtres fermées. Il n’y avait plus que des rats. Des fois, les gamins y entraient par un soupirail, du côté de la rue du Chat-qui-Pêche, mais pas souvent, parce qu’ils avaient peur d’y voir des revenants. Il ne manquait pas de gens qui disaient qu’on avait assassiné quelqu’un là-dedans… et d’autres qui prétendaient qu’on y faisait de la fausse monnaie. Tout ça, c’est des bêtises, vu que si c’était vrai, la police y aurait fourré son nez. Moi, j’ai toujours cru que le propriétaire était en voyage. Ça ne l’empêchait pas de payer tous les ans ses impositions. C’est un des employés du percepteur qui me l’a dit… un employé qui venait manger ici dans le temps.

 

Hervé nota ce renseignement et se promit de demander au bureau de perception le nom de ce contribuable si exact à s’acquitter, quoique absent.

 

– Voici les œufs, dit la crémière en les servant ; pondus de ce matin… goûtez-moi ça, Monsieur.

 

Le seigneur de Scaër avait pris place à une petite table, dans un coin où les passants de la rue ne pouvaient pas le voir. Il n’était certes pas entré pour apprécier la fraîcheur des œufs de l’établissement, mais il n’eut aucune peine à jouer son rôle de déjeuneur, car la marche matinale qu’il venait de faire lui avait donné de l’appétit.

 

Il se trouva du reste que les œufs étaient excellents et il s’empressa d’en faire compliment à la patronne.

 

Elle venait de lui fournir, par-dessus le marché, des indications précieuses, et il espérait en obtenir bien d’autres ; mais il comprenait qu’il ne fallait pas aller trop vite. Les petites gens, à Paris, voient des policiers partout, et il ne voulait pas que cette brave femme le prît pour un agent déguisé.

 

Pour le moment, elle n’y songeait pas, car elle avait l’air d’être flattée de servir un monsieur mieux habillé et plus poli que ses pratiques ordinaires.

 

Hervé fit ce qu’il put pour confirmer la bonne opinion qu’elle avait conçue de lui. Il la pria de s’asseoir en vis-à-vis et, laissant là l’histoire de la maison brûlée, il lui demanda aimablement des détails sur sa vie d’autrefois et sur l’état présent de ses affaires.

 

C’était assurément le meilleur moyen de s’ancrer dans les bonnes grâces de la dame, et comme elle était bavarde, elle ne se fit pas prier pour lui en raconter plus qu’il ne l’aurait voulu.

 

Elle avait nom Clarisse. Son défunt mari s’appelait Martin. Elle n’avait pas d’enfants et elle aurait trouvé à se marier, puisqu’elle possédait de petites rentes, mais elle tenait à son indépendance et elle aimait son état.

 

Bref, c’était une brave femme, et Hervé vit tout de suite qu’elle pourrait lui être très utile, plus tard. Mais tout en l’écoutant, il se disait qu’il n’avait pas de temps à perdre pour revenir au sujet qui l’intéressait. Un consommateur pouvait se présenter d’un instant à l’autre, et alors adieu les renseignements !

 

Or, ceux que la mère Clarisse venait de lui donner si libéralement se rapportaient tous au propriétaire anonyme de la maison mystérieuse, et Hervé tenait à savoir ce qu’il était advenu des locataires de passage qui l’habitaient encore quand le feu y avait pris.

 

Sur ce propriétaire, son opinion était faite. Il pensait que la marquise ne s’était pas trompée en supposant que Georges Nesbitt avait acheté la maison pour y loger sa belle-sœur et sa nièce. Peu de temps après, il s’était embarqué pour Shang-Haï et il ne paraissait qu’il en fût revenu. Par qui les contributions avaient-elles été payées depuis son départ ? La crémière n’en savait rien, mais on pourrait le savoir.

 

Il était plus intéressant et plus urgent d’être fixé sur le sort d’Alain, et Hervé cherchait une transition pour s’en informer sans effaroucher la mère Clarisse. Elle la lui fournit en disant tout à coup :

 

– Je ne crois pas aux cancans du quartier, mais tout de même, c’est louche ce qui s’est passé là-dedans. Depuis six mois, il y avait du monde au cinquième… des drôles de locataires !… une femme qui se mettait quelquefois à la fenêtre, mais qui ne sortait jamais, et un homme qui ne sortait que le soir… Je ne pourrais pas vous dire de quoi ils vivaient… il ne m’ont jamais acheté seulement pour un sou de lait… Ils étaient venus là on ne sait pas comment et ils sont partis comme ils étaient venus…

 

– Partis ! s’écria Scaër, très ému. Vous dites qu’ils sont partis ?… Est-ce qu’ils n’étaient plus là quand le feu a pris ?

 

– Mais si !… mais si !… et j’ai dans l’idée que c’est eux qui l’ont mis…

 

– Eux !… et pourquoi ?

 

– Vous m’en demandez trop long… une manière de payer leur terme peut-être bien. D’abord, l’homme marquait très mal. Je n’ai jamais connu la femme, mais je suis sûre qu’elle ne valait pas mieux que lui.

 

– Ce n’est pas une raison pour qu’ils aient incendié la maison, au risque d’y être rôtis.

 

– Pas si bêtes !… ils avaient pris leurs précautions et ils ont sauvé leur peau. Moi qui vous parle, j’ai vu l’homme décamper, hier matin, au petit jour… ça brûlait encore, et les pompiers n’ont pas fait attention à lui.

 

– Et la femme ?

 

– Elle avait probablement filé d’un autre côté… mais lui, il a dû écoper… Il avait de la peine à se traîner et il devait avoir quelque chose de cassé, car il n’est pas allé bien loin. Au coin de la rue du Petit-Pont, il est tombé ; on l’a ramassé et on l’a emporté sur une civière.

 

– On l’a emporté… où ?

 

– À l’hôpital, parbleu !… l’Hôtel-Dieu n’est pas loin.

 

– Et vous ne vous êtes pas informée de lui ?

 

– Ma foi ! non. J’avais autre chose à faire… et d’abord, je ne pouvais pas sortir. Toute la journée d’hier, j’ai été bloquée dans ma boutique. La rue était pleine de sergents de ville et de mouchards en bourgeois. Ils ne laissaient passer personne. Ce n’est que depuis ce matin qu’on circule et ça ne m’a pas encore beaucoup profité, car c’est vous qui m’étrennez aujourd’hui.

 

– Incendiaire !… murmura Hervé en hochant la tête ! diable ! c’est grave… et si vous aviez des preuves…

 

– J’en aurais que je n’irais pas les montrer au commissaire de police, vu que ça ne me regarde pas. C’est son affaire à lui de trouver les criminels… et il va les chercher, pour sûr, car c’est bien clair que le feu n’a pas pris tout seul. J’étais là quand il a commencé, et un quart d’heure après les quatre maisons flambaient comme un paquet d’allumettes. Ça n’est pas naturel.

 

– Certainement, non… mais l’homme que vous soupçonnez n’y est peut-être pour rien… À quoi ressemble-t-il ?

 

– Vous voudriez avoir son signalement ? demanda la crémière d’un air méfiant.

 

– Oh ! je n’y tiens pas autrement, s’empressa de répondre Hervé, qui devinait ce qu’elle pensait de lui.

 

– Eh bien ! tant mieux, car je serais bien embarrassée de vous le donner… Dame ! vous comprenez… je n’ai jamais vu ce bonhomme-là en plein jour… ça fait que ce n’est pas ici qu’il faut vous adresser… Je n’en suis pas, moi.

 

– De quoi n’êtes-vous pas ?

 

– Bon ! Vous m’entendez bien, dit la mère Clarisse en se levant brusquement. C’est dix-sept sous pour les œufs et le café au lait.

 

Ce que craignait Hervé arrivait. La brave femme prenait le dernier des Scaër pour un agent de la sûreté.

 

Cette erreur le contrariait très fort, car il sentait qu’il n’obtiendrait plus le moindre renseignement.

 

Peut-être aurait-il essayé de la détromper sur son compte, mais deux messieurs entrèrent pour déjeuner.

 

Il fallut payer et partir.

 

Il eût été maladroit d’insister, surtout en présence des deux consommateurs nouveaux venus qui ne paraissaient pas appartenir à ce qu’on appelait déjà les classes dirigeantes.

 

Ces gens n’auraient pas manqué de le prendre, eux aussi, pour un policier, et la crémière qui devait avoir, comme on dit, la tête près du bonnet, était très capable de faire un esclandre.

 

Hervé, intéressé à ne pas se brouiller avec elle, se réservait de revenir la voir et il espérait la trouver mieux disposée.

 

Il s’en alla donc après l’avoir payée et complimentée sur l’excellence du déjeuner qu’elle venait de lui servir.

 

La conversation avait tourné court et l’entretien avait mal fini, mais Hervé n’avait pas tout à fait perdu son temps.

 

Il ne doutait plus maintenant que la maison eût appartenu à l’oncle d’Héva et il était presque sûr que, depuis la disparition de Georges Nesbitt, M. de Bernage usait et abusait de la propriété de son ancien associé. Mais ce n’était là qu’une probabilité.

 

Les preuves positives restaient à trouver.

 

En ce qui concernait le sort d’Alain, les informations que Scaër venait de recueillir n’avaient fait qu’augmenter, sinon ses inquiétudes, du moins ses perplexités.

 

Évidemment, la bonne Clarisse déraisonnait en accusant les derniers locataires d’avoir mis le feu. Mentait-elle, quand elle affirmait avoir vu Alain sortir, le matin, de la maison incendiée ? S’était-elle trompée ? Avait-elle rêvé ce qu’elle racontait d’un homme tombé au bout de la rue de la Huchette et emporté sur une civière ? Très probablement non, mais elle avait bien pu prendre un blessé quelconque pour ce locataire qu’elle disait n’avoir jamais vu en plein jour.

 

Comment s’assurer que tous les propos qu’elle avait tenus n’étaient pas des propos en l’air ? Le seigneur de Scaër n’en avait pas la moindre idée.

 

Pibrac, à sa place, eût été beaucoup moins embarrassé. Les vieux Parisiens sont débrouillards, et, dans des cas analogues, ils savent toujours à quelle porte frapper.

 

Scaër n’avait vécu à Paris que de la vie mondaine qui n’a rien de commun avec la vie sociale, c’est-à-dire la vie d’affaires. Les siennes étaient au fond de la Bretagne. À l’hôtel du Rhin, il campait, et depuis qu’il avait quitté Trégunc, il n’avait jamais rien eu à démêler avec un fonctionnaire public, commissaire, receveur ou autre. C’est tout au plus s’il lui était arrivé d’acheter du papier timbré dans un bureau de tabac, au temps où il achevait de se ruiner en signant des billets à des usuriers.

 

Aussi ne savait-il à qui s’adresser pour connaître positivement le nom du propriétaire de la maison brûlée.

 

Là-bas, dans son pays, il serait allé chez le percepteur de Concarneau, qui se serait fait un plaisir de lui montrer le rôle de la contribution foncière, de même que le commissaire de police de l’endroit se serait mis à sa disposition pour chercher un de ses fermiers qui aurait disparu.

 

Mais Hervé n’était pas à Concarneau ; il était rue de la Huchette et il n’espérait guère, ce jour-là, retrouver la trace d’Alain Kernoul. Du moins, pouvait-il s’informer de l’adresse du percepteur du quartier.

 

Il se décida à la demander chez un marchand de vin de la rue de la Bûcherie, et ce patenté lui indiqua le domicile de l’agent du fisc.

 

C’était à deux pas, rue du Fouarre. Le bureau devait être ouvert et Hervé allait être promptement fixé.

 

Il fut un peu surpris de voir qu’il fallait entrer par une allée noire, dans une maison de mauvaise apparence.

 

À Concarneau, les moindres receveurs étaient mieux logés.

 

Hervé pensait avoir affaire à un homme bien élevé et il se proposait de lui demander poliment, mais sans préambule explicatif, le renseignement dont il avait besoin.

 

Il se le figurait déjà trônant sur un fauteuil de cuir, derrière un bureau en acajou. Il fallut en rabattre.

 

L’allée aboutissait à une salle basse, mal éclairée et malpropre, où une douzaine de contribuables des deux sexes faisaient queue pour passer successivement devant un guichet.

 

Les gens riches ne viennent guère eux-mêmes apporter leur argent à l’État. Il n’y avait là que des bonnes, des domestiques et de tout petits bourgeois.

 

– Le cabinet de M. le receveur des finances ? demanda Hervé à un homme, en tricot de laine, qui lui répondit :

 

– Connais pas… adressez-vous à l’employé.

 

Hervé tenait à son information, et ce n’était pas le moment de se prendre de querelle avec un manant. Il se mit à la file et, arrivé à son tour devant un commis courbé sur un gros registre, il lui fit la même question.

 

– Le receveur n’est pas ici, dit le commis sans lever la tête. Qu’est-ce que vous lui voulez ?

 

– Je voudrais savoir à qui appartient une maison située au coin de la rue Zacharie et de la rue de…

 

– Ce n’est pas ici une agence de renseignements.

 

– Pardon !… je…

 

– Ni un bureau de police, entendez-vous !… Passez à la Préfecture… rue de Jérusalem… par le quai des Orfèvres.

 

» Allons !… à un autre !

 

Scaër aurait volontiers infligé à ce scribe insolent une correction manuelle, mais le drôle, retranché derrière son guichet, était hors de portée et, de plus, le public n’aurait pas manqué de le soutenir.

 

L’allusion à la police avait produit son effet accoutumé.

 

À Paris, la ville intelligente par excellence, – à en croire ceux qui y ont vu le jour – il suffit d’accuser quelqu’un d’appartenir de près ou de loin à la police pour que tout le monde prenne parti contre lui.

 

Cela suffit quelquefois pour le faire assommer.

 

Hervé fort heureusement contint sa colère et passa.

 

Il sortit même de la salle, n’ayant plus rien à attendre de ces grossiers commis, ni de ces contribuables hostiles, et quand il sortit, peu s’en fallut qu’on le huât.

 

Ce début de sa chasse aux renseignements n’était pas fait pour l’encourager, et il commençait à craindre de revenir bredouille, ce jour-là.

 

Ce n’était pas une raison pour renoncer définitivement à en savoir davantage.

 

Il pouvait encore espérer que la police municipale ferait ce qu’il n’avait pas pu faire.

 

Il faudrait bien qu’on déblayât les ruines et on y trouverait tout au moins les restes carbonisés des victimes de l’incendie, si on n’y trouvait pas les preuves d’un crime commis dix ans auparavant.

 

Évidemment aussi, la justice allait ouvrir une enquête sur les causes du sinistre, et si cette enquête établissait que le feu avait été mis par malveillance, elle chercherait les coupables.

 

On disait que la maison n’était pas assurée, mais ce n’était qu’un on-dit, et s’il y avait des assurances, les compagnies ne manqueraient pas de réclamer l’enquête, afin de ne payer qu’à bon escient.

 

On saurait aussi qui payait le montant des primes annuelles, depuis que l’immeuble avait changé de propriétaire.

 

Seulement, pour tout cela, il fallait du temps, et Hervé, dépourvu de vocation pour le métier d’agent de police, aurait voulu en finir le plus tôt possible.

 

Et il lui en coûtait beaucoup de revoir la marquise, sans lui rapporter au moins une information précise.

 

Elle savait qu’il s’était mis en campagne immédiatement et elle devait l’attendre avec impatience.

 

Il ne pouvait guère cependant se présenter chez elle avant l’heure où une jeune femme est visible, et il n’était pas beaucoup plus de midi.

 

Hervé s’en alla donc mélancoliquement le long des quais, en rêvant à sa situation, qui se tendait de plus en plus. La scène de la veille avec Mlle de Bernage lui revenait à l’esprit, et il se demandait s’il la raconterait à Mme de Mazatlan.

 

Il lui était difficile de s’en dispenser, à cause de l’épisode final. Il aurait pu se taire sur sa rencontre avec sa ci-devant fiancée, mais il se serait fait scrupule de cacher à la marquise qu’il avait vu débarquer devant l’hôtel de Bernage l’homme signalé par elle, ce Berry qui était venu jadis recevoir à Brest Mme Nesbitt et sa fille. Il importait que Mme de Mazatlan fût informée du fait et Hervé se promit de l’en avertir le jour même.

 

Absorbé dans ses réflexions, et marchant au hasard, il avait traversé la Seine au pont de l’Archevêché et tourné par la rue du Cloître-Notre-Dame.

 

Quand il déboucha sur la place du Parvis, il aperçut des gens rassemblés devant le péristyle de l’ancien Hôtel-Dieu – le nouveau n’existait encore qu’à l’état de projet, – et un propos tenu par la crémière lui revint en mémoire.

 

Cette femme avait parlé d’un blessé porté à l’hôpital sur un brancard, disait-elle. Si elle ne s’était pas trompée, le blessé en question devait être à l’Hôtel-Dieu, qui se trouvait alors à deux pas de la rue de la Huchette.

 

Rien n’empêchait Hervé d’y aller voir.

 

Il aurait peut-être hésité s’il lui avait fallu demander au directeur la permission d’entrer, mais c’était jeudi, un jour où on admet tout le monde à visiter les malades, et l’heure de la visite allait sonner.

 

Elle sonna et la foule se pressa pour passer.

 

Hervé, qui s’était rapproché, suivit le mouvement, sans trop savoir comment il allait s’y prendre pour trouver celui qu’il cherchait. Ses mésaventures l’avaient rendu prudent et il ne se souciait pas de s’informer au bureau où on inscrit les noms des entrants. Il se dit que puisque l’accès des salles était libre, il n’aurait qu’à les parcourir pour s’assurer si Alain y était.

 

Sous le péristyle, il fut tout surpris d’être arrêté par un surveillant qui se mit à tâter ses poches.

 

Le seigneur de Scaër n’était jamais entré dans un hôpital de Paris. Il ignorait qu’on y fouille les visiteurs plus sévèrement que les employés de l’octroi ne fouillent les voyageurs à la barrière.

 

Et ce n’est pas une précaution inutile, car on n’imagine pas quelles victuailles de contrebande on saisit : des saucissons, des litres de vin bleu et jusqu’à des pains de quatre livres attachés sous les jupes des femmes et destinés à des malades pour lesquels la diète est de rigueur.

 

La mortalité augmenterait sensiblement dans les hôpitaux, si on laissait faire ces braves gens, animés d’excellentes intentions, mais imbus de cette opinion très fausse et très répandue dans le peuple, que l’Assistance publique laisse mourir de faim ses pensionnaires.

 

Hervé comprit et se laissa faire, sans murmurer. Bien entendu, il n’avait sur lui rien de prohibé et on ne le retint pas longtemps.

 

Il s’agissait maintenant de décider comment il allait commencer son inspection. Il y avait des salles à tous les étages, et des étages, le vieil Hôtel-Dieu en comptait au moins quatre.

 

Hervé pensa judicieusement que les salles de chirurgie devaient être au rez-de-chaussée, par cette raison que les blessés arrivent presque toujours portés sur un lit d’ambulance et que les porteurs auraient trop de peine à monter les escaliers.

 

Il entra donc dans celle qui se trouvait de plain-pied, une longue salle garnie d’un bout à l’autre d’une double rangée de lits de fer à rideaux blancs, et il vit que le hasard l’avait bien servi.

 

Cette salle était une salle d’hommes et une salle de chirurgie.

 

Si Alain avait été porté à l’Hôtel-Dieu, il devait être là.

 

Hervé oublia un instant pourquoi il venait, tant le spectacle qu’il avait sous les yeux était nouveau pour lui et inattendu.

 

La salle regorgeait déjà de visiteurs, et sur soixante lits qu’elle contenait, il n’y en avait pas dix qui ne fussent entourés.

 

Des mères, des femmes, des enfants. Des hommes aussi, mais beaucoup moins.

 

Les hommes ont bon cœur, mais ils s’arrêtent quelquefois en route devant le comptoir d’un marchand de vins.

 

Tous et toutes arrivent les mains pleines. Certaines douceurs ne sont pas défendues : les confitures, les oranges, le chocolat, les fleurs, pourvu qu’il n’y en ait pas trop et qu’elles ne sentent pas trop fort ; le tabac même que le convalescent ira fumer dans le jardin, quand il pourra marcher.

 

On fait des étalages sur la table de nuit et sur la planchette placée au-dessus de la tête du malade.

 

La salle avait presque un air de fête et rien n’y rappelait l’idée de la mort.

 

On y meurt pourtant, ce jour-là comme les autres, et on y pleure, mais ceux qui pleurent cachent leurs larmes et la mort choisit presque toujours d’autres heures pour frapper.

 

On dirait qu’elle a des égards pour les visiteurs.

 

Une pauvre créature, encore jeune et misérablement vêtue, était entrée en même temps que Scaër et marchait devant lui, pâle et cherchant des yeux quelqu’un qu’elle ne voyait pas.

 

Tout à coup, elle s’arrêta à quelques pas d’un lit inoccupé. Elle regardait les draps blancs et elle n’osait plus avancer. Elle avait peur de comprendre…

 

Un infirmier passa et lui dit à mi-voix :

 

« Il est mort cette nuit, à trois heures. »

 

La malheureuse chancela, mais elle ne se plaignit pas, et ce désespoir silencieux émut profondément Hervé.

 

Il avait vu quelquefois mourir ; il avait entendu les sanglots des parents assemblés autour du lit où agonise un être aimé. Ceux-là souffraient peut-être moins que cette femme qui sans doute perdait tout en perdant son mari et qui maîtrisait sa douleur.

 

Il aurait voulu la consoler, l’assister. Elle était déjà loin, et pas un de ces alités qui allaient mourir demain n’avait pris garde à cette scène muette.

 

Ils en avaient vu bien d’autres.

 

À l’hôpital, la mort est en permanence. Elle touche un lit et le lit se vide. Un autre l’occupera et s’en ira de même. Qu’importe à ceux qui survivent ? Ils se sont familiarisés avec l’idée de partir et ils attendent tranquillement leur tour, sans souhaiter qu’il arrive, mais sans s’apitoyer sur ceux qui partent avant eux, comme un soldat au feu voit sans broncher ses camarades tomber à côté de lui.

 

Hervé se mit à penser que si Alain blessé avait été apporté dans cette salle, le lit qu’il y avait occupé était peut-être déjà vide, et qu’il lui faudrait finir par où il aurait dû commencer, c’est-à-dire interroger un infirmier, afin de savoir si, la veille, il était entré d’urgence un blessé, apporté de la rue de la Huchette.

 

L’incendie n’avait pas pu passer inaperçu, car il n’y avait que la Seine entre l’Hôtel-Dieu et les maisons qui brûlaient.

 

De leurs lits, les malades avaient dû voir les flammes et le personnel avait dû être sur pied toute la nuit.

 

En continuant sa promenade devant les couchettes entourées de visiteurs, Hervé entendit qu’on parlait du désastre, mais il n’était pas question de blessés admis dans la salle et il cherchait des yeux un infirmier quand il aperçut, tout au fond, une sœur de charité.

 

On ne les avait pas encore chassées et elles suffisaient à tout.

 

Celle-là était occupée à ranger des fioles sur une étagère, et quand Hervé lui adressa la parole, elle leva la tête d’un air étonné, car les saintes filles n’ont pas l’habitude de causer avec le public des jeudis et des dimanches.

 

Les infirmiers s’en chargent et ils empochent souvent de bonnes gratifications des parents et des amis des malades.

 

La sœur était encore jeune et, sans être jolie, elle avait une figure avenante qui respirait la bonté. On croira sans peine qu’Hervé l’aborda respectueusement.

 

Aux premiers mots qu’il lui dit, elle vit tout de suite à qui elle avait affaire et elle s’empressa de le renseigner.

 

– Un tout jeune homme, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.

 

– Oui, ma sœur. Il est Breton et il s’appelle Alain Kernoul.

 

– Je sais, Monsieur. Il occupe le lit numéro 49.

 

Et la sœur ajouta :

 

– Moi aussi, je suis de la Bretagne.

 

– Alors, ma sœur, nous sommes compatriotes.

 

Hervé se nomma et la religieuse lui dit que dans son enfance elle avait entendu parler de la famille de Scaër. Elle était du Morbihan, et ce qu’elle aimait le mieux après Dieu, c’était son pays.

 

Hervé ne pouvait pas mieux tomber.

 

– Le pauvre garçon a été apporté ici dans un triste état, reprit-elle. Il était à moitié grillé et à moitié écrasé. L’interne qui l’a reçu croyait d’abord qu’il n’en reviendrait pas, mais en l’examinant il a reconnu qu’il n’était pas très gravement atteint… des brûlures par tout le corps et une épaule démise… on l’a remise hier… et aujourd’hui, il est aussi bien que possible. Il serait debout en ce moment, si le règlement n’obligeait pas les malades à garder le lit, aux heures des visites.

 

Hervé était au comble de la joie et sa physionomie exprimait si bien ce qu’il ressentait que la sœur lui dit :

 

– Je vois, Monsieur, que vous vous intéressez beaucoup à ce brave garçon… et je vous assure qu’il le mérite. J’ai parlé avec lui et il n’a que de bons sentiments.

 

– Oh ! je le connais, ma sœur, il est né et a été élevé chez moi.

 

– Il a aussi un gros chagrin, reprit la sœur. Il ne fait que pleurer et je n’ai pas pu savoir pourquoi. Le chirurgien qui l’a pansé lui a dit que ce ne serait rien et qu’il en serait quitte pour un mois de repos. Rien n’y fait. Il veut à toute force sortir de l’hôpital. Il est pourtant bien mieux soigné ici qu’il ne le serait chez lui, car il ne me fait pas l’effet d’être riche. Peut-être a-t-il une femme et des enfants… Je n’ai pas osé le lui demander… mais, ce matin, il se désolait de ne pas être en état d’écrire une lettre, faute de pouvoir se servir de sa main droite qu’il sera obligé de porter en écharpe, tant que l’appareil ne sera pas levé. Je lui ai offert d’écrire sous sa dictée ; il m’a remerciée, mais il a refusé.

 

» Je ne devine pas pour quel motif.

 

Cette dernière phrase incidente fut dite d’un certain ton interrogatif et Hervé, qui comprit l’intention, s’empressa de répondre :

 

– C’est à moi certainement qu’il aurait écrit, car, à Paris, il ne connaît que moi, et s’il n’a pas accepté le bon office que vous vouliez bien lui rendre, c’est qu’il prévoyait que je viendrais aujourd’hui. Il est à mon service et je ne pouvais pas manquer de m’émouvoir de sa disparition.

 

– C’est cela, sans doute, murmura la sœur en hochant la tête. Je vais vous conduire auprès de lui.

 

Hervé, qui préférait le voir seul, allait la prier de ne pas se déranger. Il n’eut pas à prendre cette peine. Un infirmier vint dire qu’un malade demandait sœur Sainte-Marthe, à l’autre bout de la salle. Sur quoi, sœur Sainte-Marthe s’excusa auprès de M. de Scaër, en l’appelant par son nom, et le laissa aller sans elle au lit d’Alain.

 

Ce lit se trouvait le dernier de l’autre rangée et Hervé eut encore du chemin à faire pour y arriver, mais quand il eut fait le tour d’un des piliers qui soutenaient la voûte de la salle, il reconnut de loin le blessé qu’il cherchait.

 

Alain, couché sur le côté gauche, avait les yeux fermés, et il était si pâle qu’on aurait pu le prendre pour un cadavre, car il ne bougeait pas, mais Hervé lui mit doucement la main sur le front, il ouvrit les yeux et il se redressa en balbutiant :

 

– Ah ! notre maître, je n’espérais pas vous voir ici. Comment avez-vous fait pour savoir que j’y étais ?

 

– J’ai eu assez de mal à te trouver, mais j’y ai réussi.

 

– Vous avez dû croire que j’étais mort.

 

– Par ta faute. Pourquoi ne m’as-tu pas donné signe de vie ?

 

– Mais, notre maître…

 

– Bon !… Tu as l’épaule démise, la sœur vient de me le dire… mais elle t’a proposé d’écrire pour toi…

 

– Je n’ai pas voulu… parce que j’avais peur de vous compromettre.

 

– Moi !… comment cela ?

 

– Mais, oui. Votre nom ne doit point être mêlé à une pareille affaire.

 

Faute de siège pour s’asseoir, Hervé était debout près du lit, et c’est une position peu commode pour causer avec un homme couché ; surtout pour causer à basse voix, de façon à ne pas être entendu des voisins.

 

Un infirmier, – le même qui était venu chercher la sœur Sainte-Marthe, – avisa ce visiteur bien mis et, flairant un bon pourboire, lui apporta une chaise qu’on tenait en réserve pour les cas analogues.

 

Scaër récompensa immédiatement par le don d’une grosse pièce blanche cette attention qui allait lui permettre d’échanger avec le blessé des confidences intimes.

 

Alain, après un élan de surprise et de joie, avait laissé tomber sa tête sur l’oreiller et maintenant il pleurait à chaudes larmes. Hervé comprit pourquoi.

 

– Tu ne pouvais pas la sauver, lui dit-il tout bas, et tu n’as rien à te reprocher, car tu as exposé ta vie, et c’est un miracle que tu sois sorti vivant de cette maison.

 

– Plût à Dieu que j’y fusse resté ! soupira le gars aux biques.

 

– Si tu avais péri avec elle, tu ne serais plus là pour m’aider à venger sa mort. Et nous la vengerons, je te le jure.

 

» Maintenant apprends-moi ce qui s’est passé dans cette maison maudite où tu t’es jeté, sans que j’aie pu t’arrêter. C’était une folie… je suis sûr que tu n’est pas parvenu à monter l’escalier…

 

– J’ai pu arriver au premier étage… là, les flammes m’ont barré le passage… la fumée m’a asphyxié… j’ai été repoussé jusque dans l’allée… le feu y était déjà et je ne pouvais plus sortir par la rue de la Huchette… j’ai couru en avant sans savoir où j’allais… j’aurais dû me heurter contre la porte de la cour intérieure… pas du tout !… elle était ouverte.

 

– C’est singulier.

 

– C’est d’autant plus extraordinaire que je l’avais moi-même fermée à double tour avant de partir. D’autres que moi avaient la clé et s’en sont servis après moi ;… en oubliant de la refermer, cette porte que je vous ai montrée, ils m’ont sauvé la vie, car j’ai pu passer… Ah ! ils ne l’ont pas fait exprès de me sauver !…

 

– Et tu es resté toute la nuit dans cette cour !

 

– Oui, toute la nuit, entre les quatre corps de bâtiments qui brûlaient. Je les ai vus s’effondrer étage par étage, couvrant de débris la cour où j’étais bloqué. Je m’étais réfugié au centre et je n’y étais pas à l’abri. Les décombres s’amoncelaient autour de moi, et rétrécissaient de plus en plus l’espace qui me restait… ça montait comme la marée dans la rivière de Pontaven… J’aurais pu calculer le moment où je serais enfoui sous les ruines, car les murs s’écroulaient les uns après les autres… Je n’y pensais guère… je ne pensais qu’à Zina…

 

Les sanglots étouffèrent la voix du gars aux biques.

 

L’émotion est contagieuse. Hervé avait les larmes aux yeux. Il aurait voulu réconforter Alain et il ne trouvait à lui offrir que des consolations banales, de ces consolations qui ne consolent pas.

 

– Elle était condamnée, soupira-t-il. Le mal qui la minait était sans remède. Elle souffrait tant que la mort a été pour elle une délivrance.

 

– Hélas ! quelle mort !… la plus horrible de toutes ! dit le blessé.

 

– Non… elle ne l’a pas vue venir… elle a été surprise pendant son sommeil…

 

Scaër savait bien le contraire, puisque la malheureuse Zina s’était montrée un instant à la fenêtre, appelant du secours, et s’il parlait ainsi, c’est qu’il espérait que ce pieux mensonge calmerait un peu la douleur d’Alain. Il s’aperçut bien vite qu’il se trompait et que ses tentatives d’apaisement ne faisaient qu’exaspérer le chagrin du malheureux veuf qui s’écria :

 

– Dire que je ne reverrai jamais son pauvre corps !… Elle m’avait demandé de la faire enterrer à Trégunc et je ne pourrai seulement pas la conduire jusqu’à un de ces affreux cimetières de Paris où on jette dans la fosse commune ceux qui n’ont pas de quoi acheter un peu de terre pour y dormir en paix. Il ne me restera rien d’elle. Je ne pourrai pas prier sur sa tombe.

 

Le gars aux biques, sans s’en douter, plaidait éloquemment contre la crémation dont il n’était pas encore question en ce temps-là, et il exprimait un sentiment qui, en dépit des théories matérialistes, vivra toujours dans le cœur des simples : ceux qui ne comprennent pas qu’on puisse aller pleurer sur des cendres enfermées dans une urne.

 

Scaër le partageait ce sentiment, mais il n’eut pas le courage de répondre que le feu n’avait peut-être pas complètement anéanti le cadavre de Zina et que, si on en retrouvait des restes, il se chargerait de leur assurer une sépulture chrétienne.

 

– Ah ! notre maître, reprit Alain, si vous saviez quel supplice j’ai enduré dans cette cour, pendant qu’autour de moi les bâtiments brûlaient !… Vingt fois, j’ai eu l’idée de me jeter dans la fournaise et je m’y serais jeté si notre recteur de Trégunc ne m’avait pas appris au catéchisme que la religion nous défend de nous tuer. J’espérais que le bon Dieu me ferait la grâce de me laisser mourir là… au moins j’aurais fini comme ma pauvre femme !

 

– Il vaut mieux que tu lui aies survécu pour m’aider à retrouver les scélérats qui l’ont assassinée, dit Hervé.

 

Et pour couper court aux lamentations inutiles de son brave compatriote, il se hâta d’ajouter :

 

– Achève de me raconter comment tu es sorti de cet enfer… et surtout dis-moi bien ce que tu as vu pendant les heures que tu y as passées… As-tu quelque idée de l’endroit où le feu a pris ?

 

– Il a pris partout, presque en même temps, répondit Alain ; cependant, je crois bien qu’il a commencé du côté de la rue Zacharie, au rez-de-chaussée… là où, un soir de cet hiver, j’ai vu de la lumière derrière un vitrage… il a éclaté dès le début de l’incendie, ce vitrage, et, quand je suis entré dans la cour, les flammes sortaient par là comme par la bouche d’un four ; mais les trois autres bâtiments n’ont pas tardé à flamber aussi… et ça sentait le goudron.

 

– Pas le goudron, le pétrole, dit Scaër, qui avait la mémoire de l’odorat.

 

Il se souvenait maintenant d’avoir respiré, rue de la Huchette, une odeur âcre, qui n’était pas celle du bois brûlé, et cette odeur, il l’appelait par son nom, peu connu alors : un nom qui fut dans toutes les bouches, après les incendies allumés par les communards.

 

Et ce souvenir était un trait de lumière. Évidemment, les caves de ces quatre maisons abandonnées ne contenaient pas des tonnes de ce dangereux combustible dont l’usage n’était pas encore très répandu en France. Il fallait qu’on en eût badigeonné intérieurement les murailles, en prévision du cas où il y aurait urgence à détruire en quelques heures toutes ces vieilles bâtisses.

 

Et il n’était pas impossible que ce travail préparatoire eût été fait longtemps avant l’embrasement général.

 

On avait huilé par avance l’édifice condamné à disparaître, comme on saborde la cale d’un navire destiné à être coulé.

 

On rebouche le trou avec des planches qu’il suffit de déclouer pour que le navire aille au fond de l’eau ; de même, on n’a qu’à promener une allumette sur les murailles enduites de pétrole pour que l’incendie éclate. Et Hervé soupçonnait fort que ce procédé avait été employé par les coquins intéressés à supprimer les preuves d’un crime ancien que la prescription ne couvrait pas encore.

 

Alain, qui, pour le moment, songeait moins à eux qu’à la mort de Zina, reprit le récit qu’il avait entamé, à la prière de son maître.

 

– J’ai passé là huit heures, reprit-il, et j’ai été préservé par les décombres qui avaient fini par former comme un rempart autour de moi. Lorsque le jour a paru, je n’étais pas encore sérieusement blessé… des pierres m’avaient touché… mes vêtements étaient brûlés… mes cheveux aussi…, mais je n’avais rien de cassé. C’est en essayant de sortir de la cour que je me suis déboîté l’épaule droite… il commençait à faire clair et j’avais entrevu une large brèche à la place de l’allée par laquelle j’étais entré. Le feu était presque éteint et la fumée était moins épaisse… seulement il fallait franchir des tas de débris… des barricades de moellons et de plâtras… je n’en pouvais plus… j’ai grimpé pourtant… mais, tout en haut, le pied m’a manqué sur un pavé branlant, j’ai dégringolé… j’ai eu bien du mal à me relever et à me traîner dehors. Je n’ai pas eu la force d’aller plus loin…

 

– Tu es tombé au bout de la rue de la Huchette, au coin de la rue du Petit-Pont.

 

– Comment savez-vous ça ?

 

– La crémière d’en face t’a vu. Elle m’a renseigné.

 

– Mais je ne la connais pas !

 

– Elle te connaît de vue et je vais bien t’étonner en t’apprenant ce qu’elle m’a dit de toi. Elle est persuadée que le feu n’a pas pris tout seul.

 

– J’en suis persuadé aussi.

 

– Et elle croit que c’est toi qui l’as mis.

 

– Oh !… alors elle est folle !…

 

– Mon Dieu, non. Elle n’est même pas méchante. Seulement, comme tant d’autres de petites marchandes en boutique, elle est cancanière et curieuse… Elle voit des mystères partout… Tu ne parlais à personne dans le quartier… Il n’en a pas fallu davantage pour qu’elle s’imaginât que tu te cachais parce que tu avais des crimes sur la conscience. Elle m’a bien pris pour un agent de la Sûreté, moi, parce que je la questionnais. Tout cela ne serait rien, mais j’ai peur qu’elle ne bavarde. Si les bruits qu’elle pourra faire courir arrivaient aux oreilles du commissaire, tu serais peut-être inquiété… on t’interrogerait.

 

– Je ne serais pas très embarrassé pour répondre. Ce n’est pas moi qui ai quelque chose à craindre de la police.

 

– Assurément, non… mais j’aime autant que la police ne se mêle pas de cette affaire.

 

– Je croyais que vous vouliez venger…

 

– Les victimes de ces misérables ; oui, certes ; mais, pour cela, je n’ai besoin de personne que toi. Il faut d’abord que tu sortes de cet hôpital.

 

– Je ne demande pas mieux, mais… où irai-je ?

 

– Tu viendras chez moi. Je te prends à mon service.

 

– Oh ! alors, tout de suite ! s’écria le gars aux biques en rejetant la couverture du lit.

 

Il allait se lever quand l’infirmier, qui rôdait par là, vint lui dire que c’était défendu pendant la visite du public. Il le lui dit doucement – le pourboire l’avait rendu poli – et comme Hervé demandait la raison de cette consigne, il prit la peine de lui expliquer qu’elle avait pour but d’empêcher les malades surveillés de s’échapper en se faufilant parmi les visiteurs.

 

Hervé n’insista pas, mais cette réponse lui donna à réfléchir. Il y avait donc des malades surveillés et Alain en était peut-être.

 

En se posant cette question, Hervé se promit de l’élucider avant de sortir de l’hôpital, mais il jugea inutile de faire part au blessé de ses appréhensions.

 

– Attendons à demain ; il faut respecter le règlement, lui dit-il. Je vais m’adresser à la sœur qui m’a indiqué ton lit et lui demander quelles sont les formalités à remplir pour qu’on te laisse aller.

 

– Sœur Sainte-Marthe ! elle est bien bonne pour moi… et puis, vous ne savez pas, notre maître… elle est presque de chez nous… c’est la fille d’un meunier de Plouharnel que défunt mon père a connu.

 

– Oui… mais, dis-moi… on t’a demandé ton nom quand tu es entré ici ?

 

– Et je l’ai donné… la preuve, c’est qu’il est là, sur un écriteau.

 

En levant les yeux, Hervé vit, accroché à la tringle des rideaux et encadrée de fer, une pancarte qui portait l’indication complète de l’état civil d’Alain Kernoul, son âge, le lieu de sa naissance et sa profession de figurant.

 

On était renseigné et, après sa sortie de l’Hôtel-Dieu, il y resterait des traces de son passage.

 

Peu importait, d’ailleurs, à Scaër qui était décidé à attacher Alain à sa personne. Alain n’avait rien à se reprocher, et si la police s’avisait de le tracasser, il en serait quitte pour dire la vérité sur son séjour dans la maison brûlée.

 

On chercherait la gérante qui l’y avait amené et on la trouverait peut-être sans que Scaër s’en mêlât.

 

Pour le moment, Scaër tenait à s’assurer que le gars aux biques obtiendrait le lendemain son exeat.

 

Après l’avoir réconforté de son mieux, il le quitta en lui recommandant de ne pas perdre une minute pour se présenter à l’hôtel du Rhin, aussitôt qu’il serait libre, et il se mit en quête de la sœur Sainte-Marthe, qu’il ne rencontra qu’à l’autre bout de la salle, au chevet d’un blessé qui geignait et qu’elle s’évertuait à consoler.

 

Hervé se garda bien de la déranger, mais elle devina qu’il souhait lui parler et elle lui fit signe d’attendre qu’elle eût fini de donner à boire à cet affligé, un malheureux couvreur qui s’était cassé les deux bras en tombant d’un toit.

 

Scaër comprit, dès ce moment, que la sympathie de cette sainte fille lui était acquise, qu’il la devait à sa qualité de compatriote et qu’elle s’étendait à Alain qui était aussi Breton que lui.

 

Il passa sans mot dire et il alla se placer près de la porte, derrière un pilier où elle ne tarda pas à venir le rejoindre.

 

– Comment avez-vous trouvé ce pauvre garçon ? lui demanda-t-elle.

 

– Il va si bien que j’aurais voulu l’emmener aujourd’hui, répondit Hervé.

 

– Aujourd’hui, ce n’est pas possible. C’est le docteur qui signe les bons de sortie. Il a fait sa visite ce matin et il ne reviendra que demain.

 

– Les malades sont donc prisonniers ici ? dit Hervé en souriant.

 

– Non, Monsieur ; on ne les garde pas malgré eux… souvent même on les renvoie plus vite qu’ils ne voudraient, car on n’a jamais assez de lits disponibles et un convalescent occupe la place d’un malade qui a plus que lui besoin d’être soigné ; mais il faut toujours que la sortie soit régulièrement autorisée… quand ce ne serait qu’à cause des consignés…

 

Et comme Hervé ne paraissait pas comprendre le sens du mot « consignés », la sœur reprit :

 

– Il arrive quelquefois qu’on reçoit d’urgence un homme qu’on pourrait arrêter… et qu’on arrêterait s’il n’était pas blessé. Alors le directeur de l’hôpital est tenu de le faire surveiller, car on le rendrait responsable d’une évasion.

 

– J’aime à croire que mon protégé n’est pas dans ce cas-là, dit vivement Hervé.

 

– J’espère bien que non, dit la sœur Sainte-Marthe d’un ton qui ne rassura pas beaucoup Hervé.

 

– Est-ce à dire que vous n’en êtes pas certaine ? demanda-t-il.

 

– Je ne le crois pas et, quoi qu’il en soit, je suis convaincue que ce garçon n’a rien fait de mal, mais il est bon que vous sachiez ce qui s’est passé hier. Quand on l’a apporté, un agent de police en bourgeois escortait le brancard et deux heures après, quand le blessé a été pansé et couché, ce même agent est revenu copier les indications portées sur le registre d’entrée de l’hôpital.

 

– On le soupçonne donc ?

 

– Peut-être.

 

– Et de quoi ? bon Dieu !

 

– Il paraît qu’on l’a vu, au petit jour, se glisser hors de la maison incendiée, et comme on ignore comment le feu a pris, on veut sans doute l’interroger…, mais on ne l’accuse pas, que je sache.

 

– Ce serait trop fort !… Je réponds de lui, sous tous les rapports, et je suis prêt à dire pourquoi il est entré dans cette maison pendant qu’elle brûlait.

 

– Alors, Monsieur, voulez-vous me permettre de vous donner un conseil ?

 

– Je vous en serai très reconnaissant et je vous promets de le suivre.

 

– Eh ! bien, voyez l’interne de service. Il vous renseignera mieux que je ne puis le faire. Vous le trouverez à la salle de garde.

 

– Je vous remercie, ma sœur, et je vous recommande notre compatriote…

 

Elle acquiesça d’un sourire et elle revint au lit de son blessé.

 

Hervé sortit et s’adressa au portier qui lui indiqua le chemin à suivre pour arriver à la salle où se tiennent les internes.

 

Il y alla en maugréant contre la crémière de la rue de la Huchette.

 

– Elle aura bavardé, se disait-il, et ses sots propos seront tombés dans l’oreille d’un mouchard. Je m’en doutais bien. Mais l’accusation est trop bête et il sera facile de prouver que Kernoul était sur les planches du Châtelet quand l’incendie a éclaté. Je vais commencer par expliquer la chose à ce jeune homme. Il me comprendra, pour peu qu’il soit intelligent, et il décidera son chef à accorder l’exeat. Si ça ne suffit pas, je verrai le directeur de l’hôpital. Il me faut, dès demain, mon gars aux biques.

 

Par de longs corridors où il ne rencontra personne, il arriva devant une porte sur laquelle il lut : « Salle de garde », et comme cette porte était ouverte à moitié, – probablement à cause de la fumée du poêle, – il put, avant d’entrer, examiner le local et ceux qui l’occupaient.

 

C’était une pièce carrée, avec des murs blanchis à la chaux, prenant jour sur une cour intérieure et très sommairement meublée : une couchette de fer où se reposait la nuit l’interne de service ; un grand casier en bois noir, surchargé de cahiers d’observations et de vieux journaux de médecine, une fontaine en cuivre, avec bassin pareil, accrochée au mur ; un râtelier de pipes très culottées ; puis, collée à la muraille, une longue liste de noms de malades avec les numéros de leurs lits et une ardoise où les internes qui s’absentent inscrivent à la craie le nom de la salle où l’infirmier peut les trouver, si on a besoin d’eux.

 

Au milieu, un poêle en faïence qui fumait outrageusement et dans le fourneau duquel une vieille femme accroupie cuisinait quelque mets mal odorant.

 

Dans un coin, au fond, une table en sapin où était accoudé, entre deux piles de bouquins, un jeune homme en tablier blanc, avec une petite calotte sur la tête et à la boutonnière une pelote à épingles, violette, qui, de loin, avait l’air d’une rosette d’officier d’académie.

 

Hervé toussa pour s’annoncer. La vieille se retourna et se remit à fourgonner dans les cendres. L’interne leva la tête et regarda le nouveau venu, en fronçant le sourcil.

 

Il était évidemment contrarié d’être dérangé de son travail et ses yeux disaient : qu’est-ce que vous me voulez ?

 

Mais, presque aussitôt, sa figure changea d’expression. Il porta la main à sa calotte et, après avoir repoussé du pied le tabouret qui lui servait de siège, il vint au devant d’Hervé, en lui disant :

 

– Bonjour, Monsieur !… Vous ne me reconnaissez pas !

 

– Mais, balbutia Hervé, il me semble bien vous avoir déjà vu… seulement, je ne me rappelle pas où.

 

– À Bullier, parbleu !… nous avons passé toute une soirée ensemble avec l’ami Pibrac qui nous a présentés l’un à l’autre… et même toute une nuit, car, après le bal, nous sommes allés souper chez Foyot… il y avait des dames… c’était en plein carnaval… le jeudi gras…

 

– Il y a trois ans ! Je me souviens…

 

– À la bonne heure !… Vous êtes bien M. de Scaër ?

 

– Parfaitement.

 

– Alors, donnez-moi des nouvelles de ce brave Pibrac. Comment va-t-il ? Je ne le vois plus guère depuis que j’ai été reçu à l’internat… vous comprenez… je n’ai plus le temps de m’amuser. Il faut que je pioche mes examens.

 

– Pibrac va très bien.

 

– Bravo !… il ne me reste plus qu’à vous rappeler mon nom que vous me faites l’effet d’avoir oublié… Delle… Albert Delle… ça fait Adèle, disait ce blagueur de Pibrac… et à vous demander, cher Monsieur, à quoi je puis vous être bon dans cet hôpital.

 

Hervé admirait les coups du hasard qui disperse et rassemble les gens, à Paris, comme des billes carambolant sur un billard, et il commençait à trouver que la fréquentation de Pibrac présentait quelques avantages mêlés à beaucoup d’inconvénients.

 

D’anciennes fredaines avec ce garnement allaient lui faciliter sa tâche en le tirant de l’embarras qu’il éprouvait à aborder un sujet assez délicat.

 

À un homme avec lequel on a soupé jadis, en joyeuse compagnie, on peut dire des choses qu’on hésiterait à confier à un inconnu.

 

– Voici ce que c’est, commença-t-il en offrant à l’interne un excellent cigare qui fut refusé.

 

Delle préférait la pipe. Il alluma la sienne, après avoir donné du feu à Hervé et, s’apercevant que celui-ci regardait du coin de l’œil la vieille, toujours occupée à tisonner :

 

– Mère Ponisse, cria-t-il, allez donc nous chercher de la bière.

 

Puis, quand elle fut dehors :

 

– Marchez maintenant, reprit-il gaiement. Je suis tout ouïe. Vous avez bien fait de me faire penser à la renvoyer. C’est une vraie pie borgne… et il est inutile qu’elle vous entende, si vous avez quelque chose de particulier à me dire.

 

– Oh ! rien de confidentiel, s’empressa de répondre Hervé. Vous avez dans la salle de chirurgie un blessé auquel je m’intéresse… Alain Kernoul.

 

– Le nom ne m’apprend rien… ici, on ne connaît les malades que par les numéros des lits… et je ne retiens guère ceux des sujets insignifiants.

 

– Le mien est au numéro 49.

 

L’interne se leva pour aller jeter un coup d’œil sur une pancarte pendue au mur.

 

– Le 49 n’y figure pas, dit-il ; c’est bon signe pour lui, car tous ceux que j’ai numérotés là sont sûrs de passer prochainement l’arme à gauche. Je les ai inscrits pour un externe de mes amis qui fait des recherches sur les maladies des os et qui désire être prévenu à temps pour assister à l’autopsie.

 

Delle disait cela aussi simplement que s’il eût parlé d’un mémento destiné à inscrire des dates d’invitations à dîner.

 

– Oh ! reprit Hervé ; il n’est pas dangereusement blessé… une luxation de l’épaule droite…

 

– Bon ! en ce moment, nous n’en avons que trois, des luxations… Quand votre homme est-il entré à l’Hôtel-Dieu ?

 

– Hier matin… on l’a apporté sur un brancard… il était hors d’état de marcher.

 

– J’y suis… c’est l’individu qui a manqué d’être grillé dans cette maison de la rue de la Huchette.

 

– Justement.

 

– Eh ! bien, il est raccommodé… c’est moi qui l’ai reçu et qui l’ai pansé quand il est arrivé… il l’a échappé belle… il était couvert de contusions et de brûlures… Soyez tranquille, il sera soigné ici, mieux qu’il ne le serait chez lui.

 

– Je n’en doute pas, mais…

 

– Et avant un mois, il sera sur pied complètement.

 

– Il voudrait sortir dès demain.

 

– Demain, c’est trop tôt. La fièvre l’a pris à la suite de l’opération, et il a absolument besoin de repos. Mon chef de service ne signera pas l’exeat… à moins que le blessé ne l’exige formellement, car nous ne gardons pas les gens de force.

 

– On prétend que si… dans certains cas… en vertu d’un ordre du parquet, par exemple.

 

– Oui, quand il s’agit d’un prévenu… désigné pour être transféré à Mazas, dès qu’il sera en état de monter dans la voiture cellulaire – vulgo : le panier à salade. Ceux-là, on les case dans une salle spéciale… et votre homme n’y est pas, aux consignés.

 

– Non…, mais on vient de me dire qu’il avait été accompagné ici par un agent de police… et que cet individu était revenu un peu plus tard copier les indications accrochées au lit de ce pauvre garçon… c’est une sœur de charité qui m’a averti…

 

– Sœur Sainte-Marthe… si elle vous a dit cela, c’est la vérité… et, au fait, j’ai une vague idée d’avoir entendu mes camarades parler d’un mouchard qui a montré son nez dans la salle de chirurgie… ça arrive quelquefois, mais quand on signale un de ces drôles, tout le monde se donne le mot pour lui jouer des tours… et si celui-là s’avisait de revenir, il passerait mal son temps. Je suppose d’ailleurs que votre compatriote n’a rien sur la conscience.

 

– Je réponds de lui comme de moi-même. Il paraît qu’il s’est trouvé des imbéciles pour raconter que c’est lui qui a mis le feu à cette maison où il a failli laisser sa peau. C’est absurde, mais vous connaissez le mot de je ne sais plus quel magistrat d’autrefois : « Si on m’accusait d’avoir volé les tours de Notre-Dame, je commencerais par mettre la frontière entre moi et la justice… » Mon brave Alain n’a pas la moindre envie de se sauver, mais je voudrais lui éviter des ennuis en le tirant de l’hôpital… et je vous serai très obligé de ne pas vous opposer à ce qu’il en sorte dès demain.

 

– Ça ne dépend pas de moi… mais je vous promets d’exposer le cas à mon chef… il ne les aime pas plus que je ne les aime, ces messieurs de la police… et j’espère qu’il signera le bon de sortie du 49… Vous m’autorisez à vous nommer ?

 

– Parfaitement. Je loge à l’hôtel du Rhin, place Vendôme, et je compte prendre Alain à mon service. On le trouverait chez moi si on avait besoin de lui. Je m’engage à le présenter à la première réquisition, dit Hervé en souriant.

 

– C’est tout ce qu’il faut, cher Monsieur, et je vais…

 

Un infirmier poussa la porte et dit :

 

– Monsieur Delle, la sœur m’envoie vous chercher… l’amputé du 27 vient d’être pris d’une hémorragie…

 

– Diable ! j’y vais, s’écria l’interne en posant sa pipe sur la table. Vous m’excusez, cher Monsieur…

 

Et il se précipita dans le corridor.

 

– Allons ! pensa Hervé en prenant le même chemin, je n’ai pas perdu ma journée.

 

» Alain sortira demain et nous serons deux contre deux.

 

Il aurait dû dire trois contre trois, en comptant la marquise comme une alliée et Mme de Cornuel comme une ennemie.

 

II

Ernest Pibrac habitait la rue Saint-Arnaud, qui s’appelle maintenant la rue Volney, on n’a jamais su pourquoi car l’auteur des Ruines est fort ignoré de la génération présente, et, en lisant l’inscription gravée sur la plaque municipale, des passants, plus gastronomes que lettrés, s’imaginent que la voie qui portait jadis le nom du vainqueur de l’Alma a été consacrée à la gloire d’un des plus fameux crûs de la Bourgogne, – avec une faute d’orthographe, – le vin de Volnay étant beaucoup plus connu que le philosophe Volney.

 

C’est une courte, honnête et paisible rue, qui ne mène à rien et où par conséquent on ne passe guère.

 

En ce temps-là, un cercle très fréquenté ne s’y étant pas encore installé, elle était surtout habitée par des bourgeois aisés et paisibles.

 

Pibrac, qui n’appartenait pas à cette catégorie d’électeurs éligibles, y avait planté sa tente à l’entresol d’une jolie maison toute neuve et il s’y était arrangé une garçonnière élégante où il menait, sans trop de tapage, une joyeuse existence.

 

Fils d’un bon négociant qui avait mis trente ans à amasser du bien en vendant du drap, et orphelin à quinze ans, Ernest Pibrac s’était trouvé, à sa majorité, maître d’une fortune assez ronde, mais pas assez considérable pour lui permettre d’aborder ce qu’on nomme à Paris la grande vie.

 

Il l’avait d’ailleurs, avant d’entrer en possession, quelque peu écornée par des emprunts usuraires, comme en contractant facilement les mineurs prédestinés à tomber plus tard sous la tutelle conservatrice d’un conseil judiciaire.

 

Il s’était donc résigné à se passer de train de maison. Il se contentait d’un groom pour le servir et il ne se donnait point le luxe d’avoir une voiture à lui, ni même un cheval de selle. Sa devise était : tout pour l’argent de poche, et il la mettait en pratique.

 

Aussi, avait-il, comme on dit, le louis facile, et ces dames du monde où l’on s’amuse lui en savaient gré.

 

Il les connaissait toutes ; il dînait et il soupait dans les restaurants à la mode ; il ne manquait pas une première et on le voyait dans tous les endroits où il est de bon ton de se montrer.

 

Ses relations masculines n’étaient pas précisément triées sur le volet. Il fréquentait ses pareils et il n’avait pas ses grandes entrées dans les salons aristocratiques. Il ne s’était jamais avisé de se présenter au Jockey-Club où il n’aurait récolté que des boules noires, mais il faisait bonne figure dans un cercle de second ordre, et parmi ses camarades de plaisirs il en comptait qui étaient reçus dans le meilleur monde.

 

Entre autres, Hervé, baron de Scaër, qu’il connaissait depuis longtemps, sans trop savoir où et comment il l’avait connu.

 

Un hasard de la vie parisienne les avait mis en relations et le goût du plaisir qui leur était commun avait cimenté leur liaison.

 

Les rapports étaient devenus moins fréquents, depuis que le mariage de Scaër était décidé.

 

Pibrac allait criant partout : « Un homme à la mer ! » quand il était question d’Hervé promu à la dignité de gendre d’un capitaliste.

 

Pibrac l’enviait peut-être, mais il se gardait bien de le dire et il continuait à chanter les louanges de la vie de garçon.

 

La nouvelle de la rupture ne lui avait pas été désagréable, un peu parce que, s’il faut en croire La Rochefoucauld, l’illustre auteur des Maximes, il y a toujours dans la déconvenue d’un ami quelque chose qui nous fait plaisir, mais surtout parce qu’il allait retrouver un compagnon qu’il préférait à beaucoup d’autres.

 

Il s’était bientôt aperçu qu’il faudrait en rabattre, car Hervé paraissait peu disposé à se divertir comme autrefois. Hervé cachait sa vie et faisait la sourde oreille quand on lui parlait de faire la fête. Pibrac pensait bien que le fiancé évincé devait avoir des ennuis d’argent, mais il soupçonnait aussi qu’il y avait de l’amour sous roche et il comptait savoir prochainement à quoi s’en tenir à seule fin de ramener dans le chemin de la vie à outrance un ami qui lui manquait.

 

Pibrac regrettait d’autant plus l’aimable compagnie de cet ami, qu’il venait de perdre une petite camarade à laquelle il était aussi attaché qu’un viveur peut l’être à une soupeuse à tous crins qui ne se piquait pas de fidélité.

 

Margot l’avait bel et bien lâché, mais il lui en voulait beaucoup moins qu’à l’étranger qui la lui avait soufflée et même qu’à Bernage qui patronnait ce déplaisant rastaquouère.

 

Il leur avait juré à tous les deux une haine irréconciliable et il ne s’était pas vanté en annonçant à Hervé qu’il se préparait à leur jouer de très mauvais tours.

 

Seulement, il s’étonnait que le susdit Hervé n’eût pas fait chorus et l’eût planté là, après le dîner du cercle.

 

Cette conduite devait cacher un mystère qu’il se promettait d’éclaircir.

 

Il n’avait pas revu Scaër et il n’avait pas trouvé le temps d’aller le chercher à l’hôtel du Rhin, ayant passé toute la journée du jeudi et une partie de la nuit suivante à cartonner avec fureur.

 

Et le cartonnage ne lui avait pas réussi, – contre son habitude, – car il était heureux au jeu, plus heureux qu’en femmes, quoiqu’il prétendît le contraire.

 

Il avait perdu, comme on dit dans l’argot des joueurs, la forte somme, et le vendredi il se leva fort tard et d’assez mauvaise humeur.

 

Il n’avait pas réglé ses bons à la caisse du cercle et il lui fallait, pour les retirer, déplacer des fonds, opération désagréable, même lorsqu’on a un compte courant au Crédit Lyonnais.

 

Il déjeunait habituellement chez lui. Son groom savait assez de cuisine pour faire cuire les œufs et la côtelette traditionnels.

 

Il finissait de les expédier et il allait s’habiller pour sortir, lorsqu’un coup de sonnette annonça un visiteur.

 

Pibrac eut bonne envie de consigner sa porte à tout venant, mais il lui passa par l’esprit que c’était peut-être Hervé qui venait le voir, et pour s’éviter la peine d’expliquer à son groom qu’il eût à recevoir M. de Scaër et personne autre, il ne donna pas d’ordre.

 

Ce n’était pas ce gentilhomme mais Pibrac ne regretta pas trop de n’avoir rien dit, quand il vit entrer un autre camarade qui ne venait pas souvent, mais qu’il goûtait assez, l’interne de l’Hôtel-Dieu.

 

Ce futur docteur était gai et sa présence ne manquait jamais de réjouir Pibrac qui ne demandait qu’à se dérider quand, par hasard, il avait des soucis.

 

– Tiens ! s’écria-t-il joyeusement, c’est A. Delle ! Bonjour ma petite Dé-dèle !… quel bon vent t’amène en ces lieux ?… Et comment es-tu dehors aujourd’hui ? Est-ce que l’Hôtel-Dieu fait relâche, faute de malades ?

 

– Au contraire, dit en riant l’interne. En ce moment, ils y meurent comme mouches, les malades. C’est peut-être l’effet du carnaval. Mais j’étais de garde hier, et je puis bien me payer quelques heures de sortie. J’ai assez pioché depuis deux mois.

 

– Ah ! tu peux te vanter d’avoir changé, toi !… où est le temps où tu passais tes journées à la brasserie du boul’Mich’ et tes soirées à la Closerie des Lilas ?

 

– Oui, mon cher, je suis devenu sérieux. Et en me parlant de la Closerie, tu me fournis une transition pour te dire pourquoi je viens te voir.

 

– Aurais-tu l’intention de me convier à t’y voir exécuter, dimanche prochain, ton fameux pas de la grenouille en goguette ?

 

– Non, je l’ai oublié, mon pas. Mais j’ai eu hier à la salle de garde la visite d’un de tes amis… Te souviens-tu d’un souper chez Foyot, le jeudi gras de l’an de rigolade 1867 ?… il y avait Molécule… Voyageur… Louise la balocheuse… et quelques autres jeunes personnes du meilleur monde…

 

– Jeunes, hum !… mais pour la distinction… oh ! là ! là !

 

– Il y avait aussi un seigneur de la vieille Armorique… M. Hervé de Scaër, un baron, rien que ça !… Louise en a rêvé.

 

– Comment ! il est allé te chercher à l’Hôtel-Dieu ?… Que diable pouvait-il avoir à te dire ?

 

– C’est ce que je vais te raconter… mais d’abord, qu’est-ce que c’est que ce garçon-là ?

 

– Tu le sais bien, puisque tu viens de m’énumérer ses noms, prénoms et qualités.

 

– Oui, je les sais par cœur… mais que penses-tu de son… de sa moralité… je ne trouve pas d’autre mot.

 

– En voilà une question bête !… si Hervé n’était pas un galant homme, te figures-tu que je serais lié avec lui comme je le suis ?

 

– Certainement, non… je suis même convaincu, jusqu’à preuve du contraire, que ce Breton est un parfait gentleman… mais on peut se tromper sur les gens.

 

– T’aurait-il emprunté de l’argent et oublié de te le rendre ? demanda en goguenardant Pibrac.

 

– Non… pour plus d’un motif… le premier de tous est que je n’ai pas le sou. Voici ce qui s’est passé : Avant-hier, dès l’aube, on a apporté à la salle de chirurgie un bonhomme à moitié rôti, avec une épaule démise et des contusions par tout le corps.

 

– Un beau cas, quoi ! est-ce que tu vas me raconter comment tu l’as traité ? Je te préviens que les opérations chirurgicales ne m’intéressent pas du tout.

 

– Écoute-moi donc, au lieu de blaguer sans cesse. Cet individu avait été arrangé comme ça dans l’incendie d’une maison qui a brûlé de fond en comble la nuit du mardi gras.

 

– Rue de la Huchette. J’ai su ça au théâtre du Châtelet.

 

– Tiens ! justement, le blessé y est figurant au Châtelet. Et il est du même pays que ton M. de Scaër, qui s’intéresse tout particulièrement à lui.

 

– Ça ne m’étonne pas. Scaër est devenu très Parisien, mais il est resté Breton dans l’âme. Alors, il est venu te voir pour te recommander ce garçon ?

 

– Oui… et surtout pour me prier d’obtenir qu’on le laissât sortir aujourd’hui de l’hôpital. Il veut, prétend-il, le prendre à son service.

 

– Il en a bien le droit et il en est bien capable. Scaër est un original. Est-ce parce qu’il veut prendre un domestique de son pays que tu doutes de sa moralité ?

 

– J’ai des raisons pour douter de celle du domestique en question. Il a été accompagné jusqu’à l’hôpital par un agent de la Sûreté. Il paraît qu’on le soupçonne d’avoir mis le feu à la maison incendiée. Et c’est pour cela que M. de Scaër, qui le protège, tenait tant à ce qu’on lui donnât la clef des champs.

 

– Donc, cet homme est innocent. Scaër ne protègerait pas un gredin. Eh bien ! l’a-t-on mis dehors, ce prétendu incendiaire ?

 

– Pas encore. Mon chef de service est tout disposé à signer l’exeat et, ce matin, à la visite, je l’y ai poussé tant que j’ai pu. Mais, hier soir, on est venu de la préfecture de police inviter le directeur de l’hôpital à ne pas laisser sortir l’homme jusqu’à nouvel avis.

 

– C’est sérieux, alors ? demanda Pibrac d’un air de doute.

 

– On le dirait, répondit l’interne. Et pourtant j’ai beaucoup de peine à croire que ce garçon ait mis le feu à la maison. Je l’ai interrogé et il m’a raconté qu’au moment où ce feu a pris, il était occupé à figurer sur la scène du Châtelet.

 

– Mais Scaër aussi y était sur la scène. C’est moi qui l’y ai conduit. Il me semble bien l’avoir vu causer avec un figurant… et comme il s’est éclipsé tout d’un coup, je suppose qu’il aura emmené son Breton et qu’ils sont allés ensemble voir l’incendie. Je sais qu’il y était… je l’ai rencontré quand il en revenait… et s’il répond de cet homme, c’est qu’il est en mesure de prouver qu’on se trompe en le prenant pour un incendiaire.

 

– Il me l’a dit hier, et maintenant je le crois, puisque tu me réponds de lui.

 

– Oh ! absolument. Alors, tu vas lui rendre son gars ?

 

– Ça ne dépend pas de moi seul, mais j’y tâcherai… et j’espère que demain, après la visite, mon chef de service le renverra… il n’a pas de comptes à rendre à la police, mon chef… et tant qu’on ne sera pas venu chercher notre blessé pour le transférer à l’infirmerie de Mazas, le médecin a le droit de le renvoyer chez lui.

 

– Alors, n’en parlons plus. Pourquoi n’es-tu pas venu me demander à déjeuner ?

 

– Parce que je n’ai pas le temps de m’amuser. Je passe mon troisième examen dans huit jours. Je reviendrai te voir quand je serai reçu et c’est moi qui t’inviterai. Nous ferons une noce à tout casser.

 

– Tu noces donc encore, toi ?

 

– Toutes les fois que je peux. Et je me figure que tu ne t’en prives pas non plus. Tu ne viens plus au quartier Latin parce que tu ne le trouves plus assez chic, mais le diable n’y perd rien, comme me disait ma grand-mère pendant mes dernières vacances, quand j’essayais de lui faire accroire que je m’étais rangé.

 

– C’est vrai que je n’ai pas dételé, mais tu me croiras si tu veux… je le regrette, le quartier, et je regrette aussi les bonnes filles que nous menions souper chez Foyot… les grandes cocottes ne les valent pas.

 

– Bah ! tu en prends et tu en laisses… ça te coûte plus cher, mais tes moyens te le permettent.

 

– Oh ! ce n’est pas mon argent que je regrette, mais c’est vexant d’être berné par des drôlesses qui vous plantent là un beau soir, quand on les a tirées de la misère.

 

– Est-ce que ça t’étonne ?

 

– Non, mais ça m’embête.

 

– Bon ! je vois ce que c’est. On vient de te lâcher. Conte-moi donc ça.

 

– Une piqueuse de bottines que j’avais fait entrer au Châtelet et que je venais de mettre dans ses meubles. Croirais-tu, mon cher, que pas plus tard qu’avant-hier, au lieu de souper avec moi, comme elle me l’avait promis, elle a filé avec une espèce de rastaquouère qu’elle a rencontré dans les coulisses ?

 

– C’est très mal, dit ironiquement l’interne, mais j’espère que tu t’en es déjà consolé.

 

– Je te prie de le croire. Seulement, je lui en veux, et elle me le paiera. Quand son rastaquouère l’aura quittée, elle se rabattra sur moi et je l’enverrai promener.

 

– Tu auras tort. Avec ces demoiselles, il faut être philosophe. Au quartier, nous ne nous fâchons pas pour si peu.

 

– C’est possible… mais, moi, j’en ai assez des débutantes. Je vais me répandre dans le vrai monde. Les demi-castors ne me vont pas non plus. Scaër vient de s’y frotter et il lui en a cuit. Il s’est laissé pincer par une blonde qui lui a fait manquer un mariage superbe. Margot était encore moins dangereuse que cette princesse-là.

 

– Margot, c’est celle qui t’a trahi ?…

 

– Et que je ne reverrai de ma vie, la coquine.

 

À ce moment, des bruits qui partaient de l’antichambre arrivèrent aux oreilles des deux amis ; des bruits de voix qui alternaient et qui s’élevèrent bientôt au diapason le plus aigu.

 

– On jurerait que ton domestique se dispute avec une femme, dit l’interne.

 

La porte s’ouvrit et Margot, en personne, entra comme un obus. C’était une grande fille rousse qui ne paraissait pas avoir froid aux yeux, comme disent les marins et les militaires. Elle avait écarté d’un coup de poing le groom et elle lançait au maître des regards courroucés.

 

– Qu’est-ce que c’est que ce genre-là ?… On me consigne à la porte, maintenant !… Je m’en fiche de tes consignes… comme je me fiche des amendes du régisseur de cette sale boîte du Châtelet… tu me feras le plaisir de lui régler son compte à ton polisson de groom… et que ça ne traîne pas !

 

Puis, feignant d’apercevoir tout à coup l’interne qui riait sous cape :

 

– Excusez-moi, Monsieur, dit-elle ; je ne vous avais pas vu. Du reste, vous n’êtes pas de trop, car vous devez être l’ami d’Ernest… Il se conduit avec moi qui suis une artiste comme on ne se conduit pas même avec une fille, quand on a un peu de cœur.

 

– C’est trop fort ! s’écria Pibrac. Comment avez-vous l’aplomb de vous présenter chez moi, après ce qui s’est passé, l’autre soir, au théâtre ?

 

– De quoi ?… parce que j’ai été souper au Café anglais avec un Canadien qui avait invité Juliette et Delphine ?… en voilà du bruit pour rien !… J’ai accepté exprès pour t’apprendre à faire le jaloux. Je croyais que tu ne serais pas assez bête pour te fâcher et que tu viendrais le lendemain au théâtre… mais non… Monsieur a pris la chose de travers !… Monsieur boude !…

 

– Il y a de quoi ! grommela l’excellent Ernest, déjà un peu radouci, et si tu te figures que tu n’as qu’à te présenter chez moi pour y reprendre pied, tu t’abuses, ma chère.

 

– Je commence par y prendre une chaise, dit gaiement Margot en s’attablant sans façon. Sers-moi un verre de chartreuse… j’ai le cœur sens dessus dessous… ça me remettra… de la verte, tu sais… la jaune est trop fade.

 

Pibrac ne se pressa point d’obéir ; mais la bouteille était sur la table et l’ami Delle versa la liqueur demandée.

 

– Merci, mon petit ! lui dit Margot. Si Ernest n’avait que des camarades comme vous, il ne me ferait pas une scène ridicule à propos d’une bêtise. Mais il fréquente un imbécile de provincial qui lui monte la tête… Monsieur le baron de Scaër !… un baron panné… Avoue que c’est lui qui m’a débinée…

 

– Scaër ne s’est jamais occupé de toi et je t’engage à ne pas t’occuper de lui.

 

– Tu ne m’empêcheras pas de dire que c’est un jobard. Il comptait pour se refaire sur la dot de la fille à Bernage, et on vient de la lui souffler.

 

– Comment le sais-tu ?

 

– Suffit que je le tienne de bonne source. Et je sais encore autre chose. Je sais qui elle va épouser, à la place de ton baron.

 

– Quoi ! elle va se marier à un autre ?

 

– Un peu, mon petit. Et tu le connais, l’autre… tu l’as même dans le nez, parce que tu te figures que je t’ai fait des traits avec lui.

 

– Le Canadien !

 

– Oui, gros jaloux !… ça prouve bien qu’entre ce monsieur et moi, il n’y a pas eu ça ! dit Margot en faisant claquer son ongle rose sur ses blanches incisives.

 

– Ça ne prouve rien du tout… et tu ne me persuaderas pas que Bernage aurait amené cet homme dans les coulisses du Châtelet, s’il avait eu le projet d’en faire son gendre.

 

– Ce n’était peut-être pas son intention, ce jour-là. Il le connaissait depuis longtemps… il ne pensait qu’à procurer à cet ami, qui venait d’arriver à Paris, l’occasion de passer agréablement la soirée du mardi gras… et il ne s’est pas embêté le Canadien !… Delphine lui a chanté des chansons à crever de rire… mais le lendemain, Bernage l’a présenté à sa fille… elle lui a plu… et comme il est très calé, l’affaire du mariage a été bâclée tout de suite.

 

Pibrac se disait qu’après tout c’était possible. Il se souvenait de l’empressement que Bernage avait mis à présenter ce monsieur au cercle, et il ne s’étonnait pas outre mesure que Bernage, ayant surpris Hervé de Scaër en bonne fortune, eût brusqué les choses en jetant sa fille à la tête d’un étranger opulent.

 

Il admettait même que Solange eût consenti, par dépit, à changer de fiancé, du jour au lendemain.

 

Et il se promettait d’apprendre à Hervé, qui ne s’en doutait pas, cette étrange nouvelle. Mais il n’acceptait le récit de Margot que sous bénéfice d’inventaire, c’est-à-dire en se réservant d’en contrôler l’exactitude.

 

– Comment, diable ! es-tu si bien informée ? lui demanda-t-il.

 

Et il ajouta ironiquement :

 

– Est-ce que ton Canadien t’a envoyé une lettre de faire-part ?

 

– Non, mon cher, répondit Margot d’un air piqué. On ne se marie pas comme ça dans les quarante-huit heures. Mais le mariage se fera. Et tu as beau me blaguer, M. Ricœur de Montréal est plus poli que toi, car tu n’as pas daigné te déranger pour savoir ce que je devenais, tandis que, lui, il a pris la peine de venir hier chez moi s’excuser de ne pas pouvoir tenir ce qu’il m’avait promis. Il m’avait fait, je ne m’en cache pas, de brillantes propositions. Il devait, comme entrée de jeu, m’acheter un hôtel, avenue de Wagram, et un huit-ressorts.

 

– Et tu t’étais empressée d’accepter ?

 

– Conviens que j’aurais été trop bête de refuser. Je n’ai dit ni oui, ni non… et ça parce que je tiens à toi. J’ai bien fait, puisque le traité n’a pas été signé, pour cause de mariage. La vertu est toujours récompensée, conclut Margot en éclatant de rire.

 

Il n’y avait pas moyen de se fâcher contre cette créature. Pibrac et Delle ne purent pas s’empêcher de rire aussi. La glace était rompue et la conversation tourna vite à la gaieté. Pibrac ne croyait pas du tout à l’innocence de Margot, mais elle lui plaisait fort et il ne demandait qu’à se raccommoder avec elle. L’interne la trouvait amusante et il aurait volontiers poussé à la réconciliation, dans l’espérance de la revoir chez son ami.

 

La rusée commère ne s’endormit pas sur ce premier succès. Elle reprit la parole pour bavarder à tort et à travers.

 

– Maintenant que la paix est faite, dit-elle, je vais vous en apprendre une bien bonne. Figurez-vous, mes enfants, qu’un de nos figurants a été à moitié rôti, l’autre soir, dans cette maison qui a brûlé rue de la Huchette, et que ce bonhomme-là a été soupçonné d’avoir mis le feu.

 

– Tu ne nous apprends rien de neuf. Il est à l’Hôtel-Dieu, dans le service de mon ami Delle qui, justement, me parlait de lui quand tu es arrivée.

 

– Bon ! mais ce que vous ne savez pas, c’est que notre régisseur l’a vu filer du théâtre avec le joli baron de Scaër… ils avaient l’air d’une paire d’amis.

 

– Scaër ne se cache pas de s’intéresser à lui, puisqu’il est allé à l’hôpital, tout exprès pour le recommander à Delle.

 

– Eh ! bien, vous pouvez lui dire que la police ne tracassera plus son protégé. L’agent qui est venu aux informations, hier soir, a interrogé le chef de la figuration qui lui a déclaré que le nommé Ciboul… Caboul… Kernoul… je ne sais plus trop, mais c’est quelque chose comme ça… ces Bretons vous ont des noms !… celui-là était encore en scène à la fin du quatrième acte, et à ce moment-là, il y avait au moins vingt minutes que la maison flambait. Le mouchard s’est déclaré satisfait.

 

– Alors, dit l’interne, la préfecture avisera aujourd’hui le directeur de l’hôpital, et demain matin, la sortie de ce garçon ne souffrira aucune difficulté.

 

– Voilà une nouvelle qui fera plaisir à notre ami Scaër, s’écria Pibrac ; si j’étais sûr de le trouver chez lui, j’irais la lui annoncer.

 

– Je m’y oppose, dit Margot, j’ai encore des tas de choses à te dire.

 

– Je puis y aller, moi, reprit Albert Delle. La place Vendôme est sur mon chemin pour entrer à l’Hôtel-Dieu.

 

– C’est une bonne idée que tu as là, s’écria Pibrac. Scaër sera très content de te voir et d’apprendre que son Breton va lui être rendu. Tu lui diras de ma part que c’est Margot qui m’a annoncé cet heureux dénouement d’une sotte aventure… Oui, très sotte, car je ne comprends pas pourquoi il se préoccupe tant de ce paysan perverti… un gars du Finistère, qui monte sur les planches, ne peut pas être grand’chose de bon.

 

– Ça ne nous regarde pas, dit Margot, mais puisque Monsieur veut bien aller rassurer le baron sur le sort de son protégé, il devrait profiter de l’occasion pour lui faire part du mariage de la fille à Bernage avec le Canadien.

 

– À quoi bon ?

 

– Parce que je suis sûre que tu lui as dit des horreurs de moi, à ton ami. Tu as dû lui raconter que je t’avais lâché pour ce rastaquouère, et je veux qu’il sache que ce n’est pas vrai, puisque le rastaquouère se marie… et puis, ça l’embêtera et je n’en serai pas fâchée. J’ai une dent contre lui.

 

– Tu as tort. Il ne m’a jamais mal parlé de toi… et je conseille à l’ami Delle de ne pas se charger de ta commission.

 

L’interne fit signe qu’il n’avait garde et se leva pour partir. On ne le retint pas, et il s’en alla en promettant de revenir déjeuner un matin avec les amants réconciliés.

 

Ce futur docteur ne fut pas plutôt dehors qu’il regretta de s’être offert pour servir de messager à l’insouciant Ernest, qui se gênait si peu avec ses amis ; mais le brave Delle valait mieux que cet égoïste et il tenait à être agréable à M. de Scaër, maintenant qu’il savait que M. de Scaër était un gentilhomme irréprochable. Il en avait douté un instant ; il n’en doutait plus.

 

Il se défiait un peu de l’exactitude des renseignements apportés par Margot et il se demandait s’il n’allait pas causer une fausse joie au maître d’Alain, en lui annonçant une bonne nouvelle qui ne se vérifierait pas, mais il pensa que M. de Scaër lui saurait gré de l’intention.

 

Il comptait d’ailleurs lui dire de qui il tenait cette information et l’assurer en même temps de son concours empressé pour hâter la sortie du blessé.

 

De la rue Saint-Arnaud à la place Vendôme, il n’y a pas loin et l’interne arriva en moins d’un quart d’heure à l’hôtel du Rhin.

 

Il n’y était jamais entré et il fut un peu intimidé par la majestueuse apparence de cette auberge princière qui ne ressemblait pas du tout aux garnis de la rue de l’École-de-Médecine.

 

Deux équipages très bien tenus stationnaient devant la porte cochère et des valets en livrée allaient et venaient sous la voûte qui précède le grand escalier.

 

Delle, après avoir un peu hésité, se décida à demander M. de Scaër à un portier imposant qui lui dit que monsieur le baron était chez lui.

 

Quoiqu’il fût convenablement vêtu, l’interne n’avait pas l’air de faire partie de la jeunesse dorée, et avant de lui répondre, ce concierge avait commencé par le toiser des pieds à la tête, en homme accoutumé à juger les gens sur la mine. Delle l’aurait volontiers battu, mais il se retint, par égard pour Scaër, et il monta en maugréant.

 

Plus le moment approchait de s’aboucher avec le baron, plus il se repentait d’avoir accepté la mission que Pibrac venait de lui confier.

 

Delle se disait que Scaër, pour peu qu’il eût le caractère mal fait, pourrait bien trouver mauvais qu’il eût raconté à Pibrac sa visite à l’Hôtel-Dieu. Et, de plus, cette histoire de mariage rompu ne lui paraissait pas claire ; la situation avait évidemment des dessous qu’il n’apercevait pas et, en faisant ainsi du zèle, il allait peut-être se trouver mêlé malgré lui à des intrigues où il ne pouvait que se compromettre. Delle était obligeant, mais il n’avait pas de temps à perdre, et peu s’en fallut qu’il ne rebroussât chemin, sans entrer chez l’ami du blessé.

 

Après avoir franchi deux étages, il s’était arrêté sur le palier et il délibérait encore avant de se décider à sonner à la porte de l’appartement qu’on lui avait indiqué, lorsque cette porte s’ouvrit.

 

Hervé de Scaër parut, habillé pour sortir, son chapeau sur sa tête et un parapluie sous le bras.

 

Cette rencontre inopinée tranchait la question. Il n’y avait plus moyen de reculer et Delle en prit son parti d’autant plus facilement que Scaër l’accueillit comme on accueille un ami attendu.

 

– Vous alliez sortir ? lui dit l’interne.

 

– Oui, pour aller vous voir à l’hôpital, répondit Hervé. Vous m’aviez fait espérer que mon compatriote serait renvoyé ce matin…

 

– Je viens vous expliquer pourquoi il est encore là-bas.

 

– Je vous suis bien reconnaissant. Entrez donc, cher Monsieur.

 

Delle ne se fit pas prier, et avant que Scaër lui offrît un siège :

 

– Vous êtes mieux logé ici que moi à la salle de garde, dit-il en souriant. Nous étouffons là-bas et nous y voyons à peine clair en plein midi, tandis que vous avez du jour et de l’air à profusion… sans compter le plaisir de contempler la Colonne !

 

L’interne, en entrant, s’était tout d’abord approché de la fenêtre et se régalait de la vue de la place Vendôme.

 

Hervé ne l’avait pas suivi. Il était blasé sur ce spectacle et il lui tardait de parler d’Alain.

 

– C’est singulier, murmura, sans quitter la fenêtre, M. Delle qui ne regardait plus le bronze impérial.

 

– Quoi donc ? demanda Hervé.

 

– On jurerait que… mais ce n’est pas possible… l’heure est passée… Je dois me tromper, et pourtant…

 

Il s’agissait évidemment de quelqu’un que Delle croyait reconnaître, et Hervé trouvait étrange que Delle s’occupât d’un passant, au lieu de lui donner des nouvelles du blessé.

 

Mais l’interne continuait à marmotter :

 

– Il sort de l’hôtel du Rhin et il ne me montre plus que son dos… s’il voulait bien se retourner encore une fois, je serais sûr de mon fait, mais je crois bien que c’est lui… il est assez reconnaissable avec ses habits en loques et son bras en écharpe.

 

À ces derniers mots, Hervé courut à la fenêtre et il y arriva au moment où Delle reprenait :

 

– Ah ! le voilà qui s’arrête sur l’asphalte qui entoure le piédestal de la colonne… il fait demi-tour… maintenant que je le vois de face, je suis fixé… c’est parfaitement notre homme.

 

– Alain ! s’écria Scaër.

 

– Lui-même… et voilà qui me dispense de vous raconter ce que je venais vous apprendre. Je croyais qu’il ne sortirait que demain… Il est dehors… Tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

 

Scaër ouvrit précipitamment la fenêtre et se mit à appeler du geste le gars aux biques, lequel, en l’apercevant, venait d’ôter son chapeau pour le saluer.

 

– Pourquoi ne monte-t-il pas ? disait entre ses dents l’interne.

 

Alain répondit à l’invitation de son maître par une mimique dont le sens était très clair, quoiqu’il n’eût qu’un bras pour l’exécuter.

 

Il montrait alternativement la porte cochère de l’hôtel du Rhin et sa propre personne, tout en faisant de la tête un signe négatif.

 

– Je comprends, reprit l’interne, on n’a pas voulu le laisser entrer, parce qu’il est fait comme un voleur. Ça ne m’étonne pas qu’on l’ait chassé, car c’est tout au plus si le portier m’a permis de passer.

 

– C’est à moi de descendre, dit vivement Hervé. Vous m’excuserez, n’est-ce pas ?

 

– Ah ! je crois bien !… et je vais descendre avec vous, car je suis curieux de savoir comment il a eu, au milieu de la journée, l’exeat que je n’ai pas pu obtenir pour lui, ce matin, à la visite.

 

Scaër était déjà dans l’escalier. Delle suivit. Ils franchirent les marches quatre à quatre, et ils sortirent en courant.

 

Ce n’est pas à cette allure que vont jamais les gentlemen, soucieux de leur respectabilité.

 

Seul, au coin de son feu, un lord, à ce qu’on prétend, n’oser pas croiser ses jambes, de peur d’être inconvenant ; à plus forte raison n’en joue-t-il pas devant des inférieurs, alors même qu’il s’agirait de sauver sa vie.

 

C’est pourquoi cette sortie précipitée scandalisa les courriers-interprètes et autres valets qui flânaient dans le vestibule, y compris le portier qui venait, comme Delle l’avait deviné, d’expulser Alain, et qui sortit de sa loge pour voir où couraient ces messieurs.

 

Le gars aux biques les attendait au pied de la Colonne, n’osant plus approcher de ce palais où on l’avait si mal reçu.

 

– Te voilà enfin, mon pauvre gars ! lui cria Hervé.

 

– Oui, notre maître ! me voilà. Ah ! dame ! ça n’a pas marché tout seul, mais ils m’ont lâché tout de même.

 

– Dites-moi, mon garçon, demanda l’interne, qui est-ce qui a signé votre bon de sortie ?

 

– Ma foi ! Monsieur, je ne pourrais pas vous dire… votre camarade est venu dans la salle pour un homme qu’on apportait et qui avait une jambe cassée… pendant qu’on le déshabillait, il s’est approché de mon lit et il m’a interrogé pour savoir si je voulais toujours m’en aller. J’ai répondu que oui. Il m’a commandé de me lever et de m’habiller. Ça n’a pas été long. L’infirmier m’a aidé à remettre mes guenilles. On m’a conduit dans un endroit où il y avait des gens qui écrivaient sur des gros registres et deux messieurs qui causaient dans un coin…

 

– Le directeur et l’économe, probablement.

 

– Ils m’ont demandé où j’allais demeurer… J’ai dit que je ne savais pas encore et que j’allais chercher un garni… là-dessus, ils se sont remis à parler entre eux et, finalement, ils m’ont laissé partir. Je suis venu ici tout droit.

 

– Vous n’avez pas remarqué qu’on vous suivait ?

 

– Non… je n’ai pas fait attention… mais quand j’ai voulu monter chez monsieur Hervé, le portier m’a dit qu’on ne recevait pas les mendiants et j’ai été obligé de décamper.

 

– C’est heureux que j’aie regardé par la fenêtre.

 

– Oh ! je serais resté en faction jusqu’à ce que j’aie vu sortir mon maître… quand j’aurais dû coucher là.

 

– Il vaut mieux que vous couchiez dans un lit. Vous n’êtes pas encore en état de passer une nuit à la belle étoile, et d’ailleurs on vous aurait mis au poste. Je vois maintenant ce qui s’est passé à l’hôpital. Mon chef de service avait laissé ce matin un exeat auquel il ne manquait que la date. La consigne de la préfecture de police a été levée dans la journée. L’interne qui me remplaçait a daté l’exeat.

 

– Mais, demanda Scaër, vous sembliez craindre tout à l’heure qu’on espionnât ce brave garçon… Pourquoi ?

 

– Oh ! c’est une idée qui m’était venue… je n’aime pas les policiers et je les crois capables de tout… je vois maintenant que personne ne l’a filé, comme ils disent… s’il y avait un mouchard sur la place, je l’aurais déjà reconnu… et il ne me reste, cher Monsieur, qu’à prendre congé de vous… après vous avoir dit que Pibrac m’a chargé de vous faire ses amitiés.

 

– Pibrac !… vous l’avez vu ?…

 

– Je viens de chez lui, et je l’y ai laissé en joyeuse compagnie… une demoiselle Margot que vous connaissez, je crois.

 

– Ah !… il s’est remis avec elle ?

 

– Oh ! complètement… et cette aimable personne m’a annoncé que, hier soir, au théâtre du Châtelet, il avait été fortement question de notre blessé. Le régisseur a répondu de lui à un agent qui est venu demander si l’homme qu’on nous a apporté le matin à l’Hôtel-Dieu avait fait son service, la veille, au théâtre du Châtelet. Les autres figurants et leur chef ont déclaré qu’il était resté en scène jusqu’à onze heures et qu’au moment où il est parti, la maison brûlait déjà. Il n’y eut jamais d’alibi mieux établi… et l’effet de cette enquête ne s’est pas fait attendre, puisque votre protégé est sorti.

 

» Il a devancé la bonne nouvelle que je vous apportais.

 

– Je ne puis trop vous remercier, dit Hervé. Enfin, on va laisser en repos ce brave garçon !

 

– Ne vous y fiez qu’à demi. Ces policiers sont tenaces. Il se pourrait qu’on le surveillât… mais peu vous importe, puisqu’il n’a rien à se reprocher.

 

– Au revoir, cher Monsieur ! conclut le brave Delle.

 

Le gars aux biques et son maître restèrent face à face sur le large trottoir qui entoure la colonne.

 

– Maintenant, commença Hervé, tu ne me quitteras plus. Je te prends à mon service, je te l’ai dit. Mais il faut d’abord te vêtir proprement. Va t’habiller de pied en cap dans un magasin de confection et cherche un logement pour cette nuit. Moi, je déménagerai demain et nous débarquerons ensemble dans le nouvel hôtel où je m’établirai. Je tiens à t’avoir sous la main, puisque tu vas m’aider à chercher les brigands que j’ai juré de retrouver, et tu ne peux pas loger à l’hôtel du Rhin ; le portier te reconnaîtrait…

 

– Oh ! oui, et vous auriez des ennuis à cause de moi. Voyez plutôt ! Il est sorti de sa loge et ils sont là-bas, sous la porte cochère, trois ou quatre qui nous regardent. Ça fait, notre maître, que si vous m’en croyez, nous ne resterons pas à la place où nous sommes.

 

Le maître fut de l’avis du serviteur et ils passèrent ensemble de l’autre côté du vaste piédestal de la colonne.

 

Derrière cet écran de bronze, la valetaille qui les espionnait de loin ne pouvait plus les apercevoir, et avant de se séparer pour se rejoindre le lendemain, ils avaient à convenir de leurs faits.

 

Agir de concert, c’était bien ; encore fallait-il arrêter un plan de conduite et s’entendre sur la marche à suivre pour atteindre le but.

 

Scaër n’y avait pas encore beaucoup réfléchi et il n’imaginait rien de mieux que de prendre Alain pour valet de chambre, à seule fin de l’avoir toujours à sa disposition quand il aurait un ordre à lui donner ou une mission à lui confier.

 

– Ainsi, dit-il, c’est convenu. Tu seras mon domestique.

 

– Un bien mauvais domestique, murmura le gars en secouant la tête. Je ferai ce que vous me commanderez, notre maître, mais je crois que je vous rendrais plus de services si je n’étais pas au vôtre et que je ne vous compromettrais pas.

 

– Comment pourrais-tu me compromettre ?

 

– Dame ! si on me surveille, comme ce bon monsieur nous le disait tout à l’heure, il vaudrait mieux qu’on ne surveillât que moi… c’est déjà trop qu’on m’ait remarqué quand je vous ai demandé à votre hôtel, et vous avez bien raison de dire qu’il ne faut pas que j’y remette les pieds… mais si vous le quittiez, on croirait que c’est à cause de moi.

 

– Il faudra pourtant bien que je te revoie.

 

– Oui, mais pas chez vous… ni chez moi, quand j’aurai un logement. Nous nous rencontrerions, tous les deux ou trois jours, dehors… dans des endroits où on ne pourrait pas nous surprendre… chaque fois que je vous verrais, je vous raconterais ce que j’aurais fait depuis notre dernier rendez-vous… et je prendrais vos commandements.

 

– Bon !… mais que feras-tu sans moi ? Tu as donc un projet ?

 

– Oui, notre maître, un projet que je vous expliquerai, et j’espère que vous l’approuverez. Voici ce que c’est…

 

Hervé attendait la suite et la suite ne vint pas. Alain était resté bouche bée et les yeux fixés sur une voiture qui arrivait du côté de la rue de la Paix, au grand trot de deux superbes chevaux alezans : un landau découvert, un huit-ressorts à quatre places.

 

Le temps s’était remis au beau depuis la veille et une tiède journée d’hiver avait fait sortir les équipages qui roulaient vers le Bois. C’était, sur les grandes voies qui conduisent au Champs-Élysées, un défilé, comme jadis à Longchamp.

 

Ce spectacle n’intéressait guère Hervé qui s’étonnait de voir le gars aux biques admirer un attelage luxueux.

 

Il s’aperçut bien vite que Kernoul ne regardait ni les chevaux, ni le majestueux cocher, ni les deux laquais en grande livrée.

 

Quatre personnes occupaient ce landau si bien tenu. Deux dames assises dans le fond faisaient vis-à-vis à deux messieurs.

 

Kernoul ne voyait que les dames qui se présentaient à lui de face, puisque le landau débouchait de la rue de la Paix et prenait à droite pour gagner la rue de Castiglione en contournant l’esplanade bitumée qui s’étend au pied de la colonne.

 

Il passa tout près d’Alain qui fit : « Oh !… et qui, en le suivant des yeux, ne tarda guère à laisser échapper une nouvelle exclamation.

 

La première était pour ces dames, l’autre était pour les messieurs que maintenant le mouvement tournant de la voiture lui montrait de face. Et si Hervé ne se récria pas aussi, c’est qu’il avait moins sujet de s’étonner en apercevant, assis dans le même équipage, M. de Bernage, sa fille Solange, Mme de Cornuel et le monsieur qu’il avait vu, l’avant-veille, descendre à la porte de l’hôtel du boulevard Malesherbes.

 

Il n’eut pas besoin d’interroger Alain qui lui dit d’un air agité :

 

– C’est elle !… c’est la Chauvry… la coquine qui nous a amenés dans la maison où ma pauvre Zina a été brûlée.

 

– Je m’en doutais, murmura Scaër.

 

– Je ne connais pas l’autre femme… la jeune… mais j’ai reconnu les deux messieurs… le plus vieux vient assez souvent dans les coulisses… celui qui est rasé comme un recteur de chez nous, c’est le voleur du bal de l’Opéra.

 

– Tu es sûr de ce que tu dis ?

 

– Oh ! oui… je l’ai vu d’assez près quand il vous a tombé dessus, à la porte de votre hôtel.

 

– Comment se fait-il que tu ne l’aies pas remarqué, lui aussi, dans les coulisses ? Il y était, le soir du Mardi-Gras.

 

– Je n’ai pas fait attention à lui… mais aujourd’hui, je ne me trompe pas… c’est bien l’homme qui a volé un portefeuille et qui s’en est débarrassé en le fourrant dans votre poche.

 

– Ça ne m’étonne pas qu’il fréquente la Chauvry. Ils doivent être de la même bande.

 

– Je commence à le croire… et je me demande s’ils nous ont vus.

 

– Je gagerais que non. Leur voiture allait comme le vent… et si la Chauvry m’avait reconnu en passant, elle se serait retournée sur moi… ils causaient entre eux et ils ne regardaient personne.

 

– Tant mieux ! dit entre ses dents Hervé, qui se préoccupait déjà des suites de cette rencontre.

 

Il n’était pas trop surpris d’avoir vu le Canadien installé dans le carrosse de M. de Bernage. Il ne l’aurait pas été davantage d’apprendre que Bernage avait choisi pour gendre son ancien complice, et il ne s’étonnait pas outre mesure d’avoir acquis par le témoignage d’Alain la certitude que Mme Chauvry et Mme de Cornuel n’étaient qu’une seule et même personne.

 

Il s’en doutait depuis deux jours.

 

Et maintenant qu’il savait à quoi s’en tenir sur tous ces gredins, il allait pouvoir agir, sans hésiter et sans tâtonner.

 

Il ne lui restait plus qu’à mettre au courant d’une situation nouvelle Mme de Mazatlan qu’il n’avait pas revue depuis la visite qu’il lui avait faite par un temps de neige, et à arrêter définitivement avec son auxiliaire Alain Kernoul le plan de la campagne qu’ils allaient ouvrir.

 

– Ne t’amuse pas à chercher cette femme, lui dit-il brusquement ; je sais où la trouver et elle ne perdra rien pour avoir attendu. Ce qu’il me faut, c’est la preuve qu’un crime a été commis dans la maison de la rue de la Huchette… je devrais dire deux crimes, car ces scélérats ont brûlé ta pauvre Zina, mais celui-là n’est pas difficile à prouver… l’autre remonte à dix ans… ce sera moins commode… Je me charge de dénoncer les assassins quand j’aurai de quoi les convaincre… et pour cela, j’ai besoin de toi… Explique-moi ton projet ; que comptes-tu faire ?

 

– Peau neuve, d’abord, répondit nettement Alain. Je vais commencer par m’acheter une blouse, une cotte et une casquette… comme un ouvrier… je me logerai dans un garni du côté de la place Maubert… je me ferai couper les cheveux et je laisserai pousser ma barbe… je veux que personne ne me reconnaisse…

 

– Et ton épaule démise ?

 

– On me l’a très bien remise à l’hôpital ; je n’en souffre plus et, demain, je ne porterai plus mon bras en écharpe.

 

– Très bien… et après ?

 

– Après, je trouverai bien un moyen d’entrer dans la maison qu’ils ont détruite par le feu. Le secret est là.

 

– Tu tiens à opérer seul ?

 

– Je vous ai dit pourquoi. Si vous vous en mêliez, je ne ferais pas mieux et vous n’avez pas besoin de moi pour découvrir les assassins, puisque vous les connaissez… Laissez-moi l’autre besogne… je ne vous demande pas plus de trois jours pour m’y mettre. C’est aujourd’hui vendredi. Voulez-vous que mardi soir, à dix heures, je vous attende sous le pont de la Tournelle ?

 

– Comment, sous le pont ?… tu veux dire sur le pont.

 

– Non, notre maître, sous la première arche, du côté du quai de Béthune, dans l’île Saint-Louis. J’y ai pêché à la ligne et je connais l’endroit. C’est une bonne place pour causer sans être dérangés…

 

– Et pour se faire assommer par des rôdeurs… mais j’aurai mon revolver… va pour la première arche, puisque tu y tiens !

 

» Maintenant, tu n’irais pas loin sans argent. Je vais t’en remettre.

 

– Ce n’est pas la peine, notre maître. Je n’ai pas encore changé le billet de cent francs que vous m’avez donné mardi, et j’ai eu la chance qu’il n’a pas brûlé dans ma poche… On l’y a trouvé quand on m’a déshabillé à l’hôpital, et on me l’a rendu avant de me laisser sortir. Je crois bien que ça les étonnait de voir que j’étais si riche, mais ils ne m’ont pas demandé où je l’avais pris… Heureusement, car j’aurais été obligé de dire qu’il me venait de vous… c’est déjà bien assez que l’interne et la sœur Sainte-Marthe sachent que vous vous intéressez à moi…

 

– Je ne m’en cache pas.

 

– Je le sais bien, notre maître ; mais si la police me faisait des misères, je ne voudrais pas que le nom de Scaër fût mêlé à ces vilaines histoires-là.

 

Hervé ne put s’empêcher de sourire de la sollicitude de ce brave garçon qui se préoccupait de l’honneur du nom de son maître plus que ce maître lui-même, mais il ne put pas s’empêcher non plus de lui en savoir gré, et il s’affermit dans la résolution qu’il venait de prendre de lui laisser carte blanche.

 

– Ne te tourmente pas de cela, mon gars, lui dit-il affectueusement, et puisque tu le veux, opère de ton côté, pendant que je travaillerai d’une autre façon. Séparons-nous donc jusqu’à mardi soir…

 

– À dix heures, acheva Kernoul, comme un soldat qui répond au mot d’ordre.

 

Et il fila rapidement vers le boulevard, afin d’éviter de passer devant l’hôtel du Rhin.

 

Hervé le suivit un instant des yeux, et en rebroussant chemin pour rentrer chez lui, il n’aperçut pas de figures suspectes.

 

Il s’en allait rassuré, sans songer que la place Vendôme est immense et qu’à Paris les espions savent se cacher, fût-ce au milieu du Champ de Mars.

 

III

Sur mer, aux plus violentes tempêtes succède assez souvent un calme plat. De même, à Paris, il arrive que les événements se précipitent pendant quelques jours et puis que tout à coup les choses reprennent pour un temps leur cours ordinaire.

 

Il faut bien qu’un drame ait des entractes, mais au théâtre le dénouement n’est jamais remis au lendemain, tandis que, dans la vie réelle, on l’attend parfois des mois et même des années.

 

Ainsi, le drame auquel le dernier des Scaër se trouvait mêlé avait commencé en 1860 par un sanglant prologue ; on était en 1870 et rien n’annonçait encore qu’il dût bientôt finir.

 

Après une semaine fertile en péripéties et en catastrophes, Hervé, depuis la résurrection d’Alain Kernoul, venait de passer bien des heures paisibles.

 

Il s’était remis de tant de violentes émotions et il n’aurait tenu qu’à lui de les oublier pour songer à se refaire une existence à l’abri des orages.

 

Un égoïste comme Pibrac n’y aurait pas manqué ; et si Hervé se fût décidé à ne plus s’occuper que de lui-même, il n’aurait pas eu grand chose à se reprocher, car il n’était pas personnellement intéressé à continuer la guerre déclarée à des ennemis puissants et dangereux.

 

Venger la mort – problématique – d’une enfant qu’il avait à peine eu le temps d’aimer et la mort d’une pauvre créature qu’il n’avait vue qu’une seule fois, ce n’était pas un but auquel il fût tenu de sacrifier son avenir.

 

Il lui en coûtait déjà assez cher d’avoir pris parti pour les victimes, puisqu’il avait payé de sa ruine sa généreuse conduite.

 

Il aurait pu s’en tenir là, rassembler les débris de sa fortune et partir pour en conquérir une autre à l’étranger.

 

Rien ne l’empêchait d’emmener Alain qu’il ne voulait pas abandonner et qui n’avait plus rien à faire à Paris, ni à Trégunc, puisque Zina était morte.

 

Mais Hervé avait promis à Mme de Mazatlan de rester pour l’aider à rassembler les preuves d’un crime que la prescription allait bientôt couvrir. C’était une dernière partie à jouer, et qu’il la gagnât ou qu’il la perdît, Hervé aurait tenu parole à une femme qui avait fait sur lui une profonde impression.

 

Après les incidents de la journée du vendredi, Hervé, en quittant le gars aux biques sur la place Vendôme, avait couru chez la marquise qu’il n’avait pas vue depuis le mercredi des Cendres et, n’ayant plus rien à lui cacher, il lui avait tout dit ; tout, même la scène entre lui et Mlle Solange, sous la neige et en fiacre, jusques et y compris la rencontre du prétendu Canadien devant la grille de l’hôtel du boulevard Malesherbes.

 

Sur quoi, Mme de Mazatlan s’était mise à plaindre Mlle de Bernage livrée à un misérable qui vendait son silence à son complice en exigeant que ce complice lui sacrifiât sa fille.

 

Scaër s’était écrié que si Mlle de Bernage avait eu du cœur, elle aurait refusé de se prêter à ce honteux marché, mais il avait su gré à la marquise du sentiment qu’elle exprimait et il s’était juré de plus belle de lui obéir en toutes choses.

 

Elle n’en restait pas moins pour lui une énigme vivante, cette adorable femme qui ne pouvait pas ne pas voir qu’il commençait à l’aimer et qui ne faisait rien pour l’encourager ni pour le décourager.

 

Elle ne lui donnait que des conseils : entre autres celui de laisser faire Alain et de la tenir au courant de ce qu’il ferait, mais de ne plus s’occuper de Bernage et de sa bande, jusqu’au jour où elle jugerait qu’il était temps d’agir.

 

En revanche, elle avait autorisé Scaër à venir la voir aussi souvent qu’il voudrait et il usait largement de la permission.

 

Il n’avait pas manqué une seule fois d’arriver chez elle à trois heures, et il était toujours reçu, sinon familièrement, du moins affectueusement. Il n’osait pas lui parler d’amour, mais il pouvait se convaincre qu’il ne lui était pas indifférent et que l’heure viendrait peut-être où elle lui faciliterait un aveu.

 

Qu’attendait-elle ? Hervé eut l’idée que le souvenir d’Héva Nesbitt la retenait.

 

Elle n’avait pas la certitude absolue que la pauvre Héva était morte, et elle hésitait à s’attacher à l’homme que son amie d’enfance avait aimé.

 

Et s’il s’abstenait de la presser en se déclarant, c’est qu’il craignait qu’elle ne le soupçonnât de vouloir l’épouser pour sa fortune, quoiqu’il eût fait tout récemment ses preuves de désintéressement.

 

Un mariage avec l’opulente veuve du marquis de Mazatlan eût été très bien assorti, alors qu’il était encore le seigneur de Scaër, châtelain et propriétaire foncier.

 

Maintenant, à la veille d’être dépossédé de ses terres, ce mariage aurait eu l’air d’une spéculation.

 

Il venait de passer par-dessus le même inconvénient en se fiançant à la fille d’un spéculateur enrichi et il n’avait pas eu le bénéfice de cette concession, puisque la mésalliance ne s’était pas accomplie.

 

Aussi, n’était-il tenté qu’à demi de courir encore une fois la même chance.

 

Il ne se pressait donc pas et il se laissait vivre, heureux d’oublier près de la marquise que sa situation était plus tendue que jamais.

 

Tout contribuait d’ailleurs à l’endormir dans les délices de ses visites quotidiennes à l’hôtel de la rue Guyot.

 

Le gars aux biques ne donnait pas signe de vie, l’interne n’avait pas reparu, et Pibrac, qui sans doute était tout à Margot, Pibrac ne s’était pas montré.

 

Solange n’avait pas renouvelé son escapade du mercredi des Cendres, et si elle continuait à sortir en huit-ressorts avec son nouveau prétendu, Scaër ne l’avait plus rencontrée.

 

Il attendait donc tranquillement le moment où il devait s’aboucher avec Alain et, du vendredi au mardi, le temps ne lui parut pas trop long.

 

Quand arriva le jour du rendez-vous sous le pont de la Tournelle, il était tout prêt à reprendre du service actif après un repos qui l’avait retrempé.

 

Il ne doutait pas qu’Alain eût bien employé le congé qu’il avait demandé et il espérait que le gars lui apporterait des informations qui lui permettraient de marcher droit au but.

 

En attendant, il continuait à habiter l’hôtel du Rhin, quoiqu’il se fût aperçu que le portier le regardait d’une certaine façon, depuis la malencontreuse visite du Cornouaillais en loques.

 

Évidemment, ce portier les avait vus conférer ensemble, au pied de la Colonne, et la considération qu’ils avaient pour le baron de Scaër n’était plus la même.

 

Scaër d’ailleurs n’avait pas remarqué qu’on l’espionnât, quoiqu’il ouvrît l’œil, comme le lui avait conseillé l’interne. L’homme rasé ne s’était plus retrouvé sur son chemin, et cela par l’excellente raison que l’homme rasé, étant devenu le gendre accepté de M. de Bernage, n’avait plus besoin de faire l’agent de police pour surveiller un rival évincé.

 

Il ne s’était pas montré non plus au cercle et, quoi qu’en dît Pibrac, on pouvait douter que son futur beau-père l’y présentât, car lui-même n’y venait plus depuis quelques jours.

 

Hervé le savait, parce qu’il s’en était informé en y déjeunant le mardi matin, et Hervé eût été surpris qu’il en fût autrement.

 

Bernage ne devait pas rechercher les occasions de rencontrer un homme qu’il avait offensé en rompant brutalement un mariage arrêté depuis six mois.

 

Après ce déjeuner prémédité, Hervé avait lu les journaux pour voir s’il y était question de l’incendie, et il y avait trouvé une indication intéressante, parmi beaucoup de renseignements insignifiants.

 

Une de ces feuilles, mieux informée que les autres, affirmait que la maison brûlée appartenait à un étranger, absent depuis bien des années de Paris où il n’avait pas laissé de représentant, et que, faute de pouvoir le mettre personnellement en demeure de démolir les murs qui menaçaient ruine, l’autorité allait d’office faire raser ce qui restait debout de l’édifice détruit.

 

La feuille bien informée ne donnait pas le nom du propriétaire, mais elle mentionnait une particularité assez curieuse.

 

Ce propriétaire, qui laissait son immeuble à l’abandon, envoyait chaque année, au mois de mars et par lettre chargée, une somme plus forte que le montant de ses impositions dont il ne connaissait pas le chiffre exact, puisqu’on ne savait où lui adresser les avertissements.

 

On ne lui envoyait pas non plus les quittances, puisqu’on ne connaissait pas le lieu de sa résidence qui, du reste, changeait souvent, car les lettres chargées ne venaient presque jamais du même pays.

 

Il en arrivait de toutes les parties du monde, l’Europe exceptée. Cet original s’en rapportait à la bonne foi du percepteur qui n’abusait pas sa confiance, et l’État ne s’était jamais plaint de ce contribuable exemplaire qui s’acquittait par avance.

 

Le renseignement que Scaër avait inutilement essayé d’obtenir au bureau des contributions lui arrivait ainsi de la façon la plus inattendue, et ce renseignement s’accordait avec les suppositions auxquelles Scaër s’était arrêté.

 

Le propriétaire absent devait être Georges Nesbitt et les impôts étaient payés sous son nom par M. de Bernage qui avait des correspondants partout, et qui tenait beaucoup à éviter que la maison fût saisie et vendue à la requête des agents du fisc, faute de paiement des impôts.

 

Le journal ne disait pas si elle était assurée, ni si le feu y avait été mis volontairement, mais sur ce dernier point, le doute n’était plus possible : l’incendie n’était pas accidentel et l’incendiaire avait agi par ordre de Bernage qui, fatigué peut-être de payer, s’était décidé à détruire la maison pour anéantir la preuve matérielle d’un crime.

 

S’il y avait un cadavre sous les ruines, il y resterait, à moins que l’assassin ne profitât de l’événement pour le faire disparaître.

 

C’était précisément ce qu’il fallait empêcher, et Hervé ne voyait pas encore comment il s’y prendrait pour devancer les assassins, s’ils tentaient quelque opération de ce genre.

 

Une semaine s’était écoulée depuis le sinistre. Ils avaient donc eu six nuits pour essayer.

 

Il est vrai que les premières journées ne leur avaient pas été propices. Les pompiers étaient restés soixante heures et plus sur le terrain à inonder d’eau les ruines fumantes. Après les pompiers étaient venus les agents de ville pour surveiller les décombres. Le commissaire de police les avait inspectés et on avait dû y faire des rondes aussi bien la nuit que le jour.

 

Mais aussi la surveillance avait dû se relâcher depuis qu’on avait organisé un service d’ordre, et très probablement il ne restait plus là que des plantons, comme on en met pour garder les constructions inachevées.

 

Les assassins avaient donc pu s’introduire dans la maison, et d’ailleurs rien ne démontrait qu’ils n’eussent pas opéré avant l’incendie, alors qu’ils pouvaient entrer comme ils le voulaient, leur gérante ayant certainement gardé les clés de toutes les portes.

 

Quoi qu’il en fût, Hervé devait se hâter et il n’attendait pour agir que de s’être remis en contact avec Alain qui allait lui apporter un concours précieux et peut-être des indications utiles. Mais l’heure n’était pas venue de le rencontrer et, après une longue station au cercle, il s’achemina pédestrement vers l’hôtel de la marquise.

 

Si Hervé se rendait, à l’heure où il avait accoutumé d’y aller, chez Mme de Mazatlan, ce n’était pas qu’il se proposât de lui parler de son projet d’entrer en action le soir même.

 

Il aurait craint de faire naître en elle des espérances qui peut-être ne se réaliseraient pas, et aussi de l’inquiétude, car il ne doutait pas qu’elle s’intéressât assez à lui pour se préoccuper du danger qu’il allait courir.

 

Il comptait se borner à lui dire qu’il devait très prochainement voir Alain Kernoul et il voulait profiter de l’occasion pour lui demander si, de son côté, elle n’avait rien appris de neuf.

 

Il s’était aperçu qu’elle évitait de l’entretenir de l’emploi qu’elle faisait de son temps, et comme elle l’avait prié de ne plus s’occuper de ce qui se passait à l’hôtel de Bernage, il se figurait qu’elle menait sans bruit une enquête dont elle se réservait de lui faire connaître le résultat lorsqu’il aurait abouti.

 

Il aurait préféré une entente complète, mais il ne pouvait pas se permettre de réclamer contre le système qu’elle avait cru devoir adopter, et il ne la soupçonnait pas de s’occuper d’autre chose que de venger la mort d’Héva Nesbitt en livrant à la justice les scélérats qui l’avaient assassinée.

 

Il se proposait donc de s’en tenir à des questions discrètes et de ne pas insister si la marquise ne paraissait pas disposée à y répondre.

 

Il prépara même, chemin faisant, celles qu’il voulait lui poser, mais il en fut pour sa peine, car, en arrivant rue Guyot, il trouva, à la porte de l’hôtel, le fidèle Dominguez qui lui dit que Mme de Mazatlan venait de sortir en voiture et qu’elle ne rentrerait que pour dîner.

 

Elle avait chargé son intendant de prier M. de Scaër de bien vouloir l’excuser de ne le recevoir que le lendemain.

 

Il n’y avait vraiment pas de quoi s’étonner que la marquise eût profité du beau temps pour aller au Bois, et le soin qu’elle avait pris de faire savoir à Hervé qu’elle l’attendrait, le jour suivant, témoignait assez que ses bonnes dispositions n’avaient pas changé.

 

Hervé eut cependant comme un pressentiment qu’on lui cachait quelque chose, mais il n’était pas homme à interroger un domestique.

 

Il se borna à répondre qu’il regrettait beaucoup de ne pas l’avoir rencontrée, qu’il ne manquerait pas de se présenter demain, à la même heure, et qu’il espérait être plus heureux.

 

C’était un contre-temps, mais il en prit assez facilement son parti en se disant qu’il valait mieux ne la voir qu’après avoir vu le gars aux biques, car il serait moins gêné pour s’expliquer lorsqu’il saurait ce qu’on pouvait attendre du concours d’Alain et il aurait peut-être à annoncer à sa charmante alliée des résultats acquis.

 

Il rebroussa chemin, et comme il avait à perdre tout le reste de la journée, il entra au parc Monceau pour s’y asseoir au soleil en réfléchissant à sa situation.

 

Un ciel clair et l’approche du printemps y avaient attiré de nombreux promeneurs, et beaucoup de familles bourgeoises s’alignaient en espalier le long des grandes allées où les enfants jouaient comme pendant la belle saison.

 

Hervé cherchait une place moins fréquentée quand il aperçut, assis en rond au détour d’un sentier écarté et causant avec vivacité, M. de Bernage, M. Ricœur de Montréal et Mme de Cornuel.

 

Ils lui tournaient le dos ou à peu près, et ils ne le voyaient pas, mais il les reconnut, lui, à leurs prestances, à un bout de favori qui dépassait le profil perdu de Bernage, à la taille carrée de son futur gendre et à un certain cachemire ajusté que la gouvernante mettait toujours pour sortir quand il ne faisait ni trop froid ni trop chaud.

 

S’il eût cédé à son premier mouvement, il se serait hâté de passer outre. L’idée lui vint, non pas de se cacher pour entendre ce qu’ils disaient, mais de les observer de loin.

 

Un gentleman qui se respecte n’écoute pas aux portes, ni à travers un massif de verdure, ce qui reviendrait au même ; il peut bien se permettre de suivre des yeux les gestes de gens qui ne savent pas qu’il les regarde.

 

C’est de l’espionnage à distance et Scaër transigea avec ses principes, sous prétexte que, dans certains cas, certaines capitulations de conscience sont excusables.

 

Il commença par exécuter un mouvement tournant qui l’amena derrière un rideau d’arbustes verts, assez éloigné du groupe pour que les propos qui s’échangeraient n’arrivassent pas à ses oreilles, et assez clairsemé pour lui offrir des échappées de vue, tout en le couvrant assez pour que les causeurs ne s’aperçussent pas qu’il était là.

 

Il y prit position sur le même banc qu’une nourrice serrée de près par un fantassin qui lui disait des douceurs et qui ne s’inquiéta pas de ce bourgeois nouveau venu.

 

En ce tassant sur lui-même, Hervé trouva des joints entre les branches et put ne rien perdre de la pantomime qui l’intéressait.

 

C’était, pour le moment, Bernage qui avait la parole, et il appuyait son discours de gestes très marqués, scandant ses phrases d’énergiques mouvements de main, de haut en bas, comme on en fait pour appuyer une admonestation.

 

M. Ricœur, moins démonstratif, se contentait d’approuver par des hochements de tête affirmatifs.

 

Mme de Cornuel s’agitait encore moins : à peine, de temps à autre, un haussement d’épaules ou un geste de protestation.

 

Elle avait tout l’air d’être sur la sellette et de dédaigner de se défendre contre les accusations ou les reproches des deux hommes qui semblaient s’être constitués en tribunal, avec Bernage pour ministère public et le Canadien pour juge unique.

 

Quel crime pouvaient-ils bien imputer à cette femme qui possédait probablement tous leurs secrets et qui ne paraissait pas s’émouvoir beaucoup de leurs objurgations ?

 

Des crimes ? ils avaient dû en commettre ensemble et, entre complices, on ne se malmène pas ainsi.

 

Il s’agissait sans doute d’une faute qu’elle avait faite dans l’exécution de quelque plan ténébreux ; une faute grave, puisque la réprimande était vive, et cette faute, Hervé croyait deviner en quoi elle consistait.

 

Mais pourquoi s’avisaient-ils de tenir leurs assises au milieu d’un jardin ouvert à tout venant, au lieu de délibérer dans quelque salon de l’hôtel du boulevard Malesherbes ?

 

Hervé conjectura qu’ils tenaient à ne pas être dérangés par Mlle de Bernage qui chez son père avait ses coudées franches, et qui ne s’était peut-être pas soumise aussi complètement que pouvaient le faire supposer ses promenades en voiture avec M. Ricœur de Montréal.

 

Ce qu’il y avait de certain, c’était qu’on ne l’avait pas convoquée à ce conseil de famille en plein vent, et très probablement on y traitait des sujets qui passaient sa compétence.

 

La discussion se prolongeait, mais peu à peu elle devint moins animée. Mme de Cornuel, sans gesticuler et sans élever la voix, produisit sans doute des justifications qui calmèrent son vieil ami Bernage, car il cessa de pérorer pour l’écouter avec une attention soutenue et elle finit par tenir le dé de la conversation, c’est-à-dire qu’à elle seule, elle parlait beaucoup plus que ses deux interlocuteurs, car le futur gendre se taisait et le futur beau-père risquait par ci, par là, quelques objections, pendant qu’elle exposait un plan qui vraisemblablement leur souriait.

 

Scaër bénissait le hasard qui l’avait conduit là tout à point pour surprendre ce trio en flagrant délit de conciliabule, et s’il n’avait rien entendu, il comptait bien mettre à profit ce qu’il avait vu.

 

Les gens qu’il épiait ne s’étaient pas encore doutés de sa présence et il ne craignait pas qu’ils le découvrissent dans son embuscade, car ils n’auraient pas pu passer de front dans l’étroite allée où il se tenait, et si, par impossible, ils avaient pris ce chemin pour s’en aller, il en eût été quitte pour s’accouder sur ses genoux en baissant le nez et en cachant son visage.

 

En prévision de ce cas et afin d’essayer cette posture, il s’était mis à tracer avec le bout de sa canne des ronds sur le sable.

 

Le colloque prit fin et les causeurs se séparèrent. Bernage et le soi-disant Canadien regagnèrent la grande allée centrale qui traverse le parc d’un bout à l’autre, tandis que Mme de Cornuel, prenant une direction tout opposée, s’acheminait vers le boulevard de Courcelles.

 

Évidemment, ils s’étaient mis d’accord avant de clore l’entretien et ils allaient maintenant agir de concert.

 

Hervé les laissa s’éloigner, et vingt minutes après leur départ, il s’en alla, sans se presser, par l’avenue Hoche, qui s’appelait alors l’avenue de la Reine-Hortense.

 

Il avait pris ce chemin afin d’éviter de rencontrer les conjurés qui venaient de se disperser, et comme rien ne le pressait, il monta jusqu’à la place de l’Étoile pour rentrer dans Paris en descendant l’avenue des Champs-Élysées.

 

Elle regorgeait d’équipages, de cavaliers et de promeneurs élégants, cette magnifique avenue par laquelle devaient passer, l’année suivante, les Allemands vainqueurs.

 

Personne alors ne songeait à la guerre et Paris n’avait jamais été si brillant. On se ruait au plaisir, comme si la fin du monde eût été proche, et pourtant nul n’avait le pressentiment des malheurs qui allaient fondre sur la France.

 

Hervé moins que tout autre, et, en ce moment, il pensait beaucoup plus au présent qu’à l’avenir.

 

Il cherchait à deviner ce que ses trois ennemis avaient pu se dire pendant cette conférence au parc Monceau et surtout ce qu’ils allaient faire.

 

Certainement, ils venaient d’arrêter un plan de campagne et ils ne perdraient pas de temps pour l’exécuter.

 

Mme de Cornuel devait coopérer à l’exécution, ce n’était pas douteux. Peut-être même était-ce elle qui l’avait conçu, ce plan adopté, après discussion, par ses deux complices.

 

Ils lui avaient reproché d’abord une fausse manœuvre, mais elle s’était disculpée, et elle en avait proposé d’autres qui répareraient l’erreur commise et qui assureraient le succès final.

 

Quel but visaient-ils et contre qui allaient-ils tourner les armes dont ils disposaient ?

 

Évidemment, contre Scaër et contre Mme de Mazatlan qui les gênaient ; peut-être aussi contre Alain, que la Cornuel connaissait bien et qui pouvait devenir dangereux ; mais ils ne devaient pas tenir à les exterminer. Ils avaient déjà assez de méfaits à cacher, et ils ne supprimeraient pas impunément ces trois personnes comme ils avaient fait disparaître jadis Héva Nesbitt, sa mère et son oncle. Il leur suffisait de les surveiller.

 

Leur but, c’était d’effacer les traces des crimes de 1860, en attendant que la dixième année fût révolue.

 

Il s’en fallait de quelques mois seulement et, après, ils n’auraient plus rien à redouter de la justice.

 

Ces traces, on les trouverait dans la maison de la rue de la Huchette, si l’incendie ne les avait pas anéanties.

 

C’était là que les coupables allaient opérer.

 

Il s’agissait de les gagner de vitesse.

 

Ces raisonnements occupèrent Hervé jusqu’à l’heure où il dut songer à ne pas manquer le rendez-vous pris avec Alain Kernoul.

 

Il dîna seul dans un restaurant des Champs-Élysées, peu fréquenté pendant l’hiver : il dîna longuement, et, réconforté par un repas arrosé de grands vins, il se dirigea par les quais vers le pont de la Tournelle.

 

La nuit était noire et le temps s’était refroidi. Hervé cheminait à contre vent sur des quais exposés à toutes les bises. Il avait déjà beaucoup marché dans la journée et le trajet lui parut long.

 

Il pestait même contre Alain qui lui avait donné rendez-vous à l’autre bout de Paris, alors qu’il aurait pu choisir le fond de la place du Carrousel aussi désert, le soir, que les dessous du pont de la Tournelle et moins périlleux. Il se dit pourtant que le gars aux biques ne faisait rien sans réflexion et qu’il devait avoir eu de bonnes raisons pour préférer les bords de la Seine.

 

Hervé, du reste, s’était précautionné dès le matin contre les inconvénients et contre les dangers d’une conférence nocturne sur une berge écartée, en plein hiver. Il s’était vêtu chaudement, il avait mis dans sa poche un revolver chargé et il tenait à la main une canne solide.

 

Ainsi équipé, il pouvait braver les intempéries et il ne craignait personne.

 

Il était d’ailleurs décider à jouer sa vie, s’il le fallait, pour atteindre son but qui était de démasquer les assassins d’Héva en découvrant la preuve matérielle de leur crime.

 

Il arriva sans incident à la pointe de l’île Saint-Louis et dix heures sonnaient à l’horloge de l’Hôtel de Ville quand il s’engagea sur le quai d’Orléans, qui précède le quai de Béthune.

 

À dix heures du soir, le boulevard des Italiens est aussi animé qu’en plein jour, mais dans l’île Saint-Louis, tout le monde dort. Pas une boutique ouverte, si tant est qu’il y ait des boutiques sur ce quai où les chalands sont rares, pas une fenêtre éclairée, pas un passant attardé.

 

La rivière même était silencieuse et sombre. La navigation cesse aussitôt que le soleil est couché et à bord des bateaux amarrés le long des rives, les mariniers éteignent leurs falots à l’heure où jadis on sonnait le couvre-feu.

 

– Allons ! se dit Hervé, personne ne dérangera notre entrevue… et ce n’est pas ici comme au parc Monceau… on ne pourra pas nous épier sous l’arche, comme j’ai épié tantôt ces coquins sous l’orme… il me paraît qu’il y fait noir comme dans un four, sous ce pont… Pourvu que le gars ne se fasse pas attendre !…

 

Le seigneur de Scaër monologuait ainsi en descendant la rampe qui allait du quai à la berge. Quand il fut au bas, il lui sembla voir quelque chose remuer dans l’ombre projetée par le pont et il mit la main sur son revolver.

 

Mais un appel connu des Bretons frappa son oreille : le chant du hibou, qui fut le cri de ralliement des Chouans et qu’on n’entend jamais à Paris.

 

Hervé comprit que c’était Alain qui s’annonçait ainsi et il ne se trompait pas, car le gars aux biques, sortant de son embuscade sous la voûte, s’avança vivement à la rencontre de son maître.

 

– Comment diable ! t’y es-tu pris pour me reconnaître ? lui demanda Hervé. On n’y voit goutte.

 

– J’y vois la nuit comme les chats-huants, répondit Alain.

 

– Et tu les imites dans la perfection. Tu as bien fait de chanter, car je te prenais pour un rôdeur et je me préparais à te recevoir en te brûlant la figure, dit Scaër en exhibant son revolver.

 

– Je l’ai bien pensé et c’est pour ça que je me suis annoncé de loin. Il pourra servir, votre pistolet.

 

– Contre qui ? Est-ce qu’on t’a suivi ?

 

– Je ne crois pas, mais là où nous allons, il fera bon être armé. J’ai apporté une trique…

 

– Où veux-tu donc me mener ?

 

– Dans la maison brûlée, notre maître. N’était-ce pas convenu ?

 

– Tu as découvert un moyen d’y entrer ?

 

– Un moyen sûr. J’ai passé toute la nuit dernière dans la cour. Ah ! je n’ai pas perdu mon temps depuis que je vous ai quitté sur la place Vendôme ! D’abord, j’ai trouvé un logement rue des Grands-Degrés, tout près de la rue de la Huchette… et puis je me suis habillé comme vous voyez.

 

Le gars aux biques portait, sous une limousine de roulier, un bourgeron bleu serré à la taille par une ceinture rouge qui maintenait un pantalon de velours à l’instar des charbonniers auvergnats, il avait chaussé de gros souliers à clous et il s’était coiffé d’un chapeau à larges bords comme les forts de la halle.

 

– Je gagerais que le chef de la figuration du Châtelet ne me reconnaîtrait pas, s’il passait à côté de moi dans la rue, reprit Alain.

 

– C’est très bien, mais…

 

– Je me suis pouillé comme ça pour faire des connaissances dans le quartier… autour de la place Maubert… et j’en ai fait… j’ai aidé les maraîchers qui viennent au marché à décharger leurs voitures et les débardeurs du quai de la Tournelle à décharger les bateaux… j’ai fréquenté la bibine de la rue des Anglais.

 

– La bibine ? répéta Scaër.

 

– Oui, c’est un cabaret où il n’y a que des ivrognes et des voleurs.

 

– Et pourquoi mènes-tu cette jolie vie ?

 

– Pour faire peau neuve… et j’y ai réussi. Je vais et je viens rue de la Huchette… je passe sous le nez de cette crémière qui m’a dénoncé et elle ne me regarde seulement pas.

 

– Comment as-tu pu t’introduire dans la maison et y coucher ?

 

– Y coucher, ça n’est pas le mot. Je suis resté assis toute la nuit sur un tas de moellons et je n’ai pas dormi une minute. Voilà ce que c’est… depuis deux jours, les sergents de ville sont partis et on a mis là pour garder les décombres un vieux cantonnier qui a été soldat. Il aime à boire et je lui ai payé des litres chez le marchand de vins… nous sommes maintenant une paire d’amis. Hier soir, je me suis arrangé pour le rencontrer, comme il arrivait prendre sa faction et je lui ai demandé s’il voulait me permettre de me chauffer au feu qu’il allume au milieu de la cour… J’avais dans ma poche une bouteille d’eau-de-vie que je lui ai montrée… Il a bu tant qu’il a voulu et il ne demande qu’à recommencer.

 

– Alors, tu crois que, moi aussi…

 

– Si vous arriviez avec moi, il se méfierait à cause de vos beaux habits. Il faudra attendre qu’il soit ivre-mort. Ça ne sera pas très long. Et quand il n’aura plus sa connaissance, je viendrai vous chercher. On a posé une barrière à la place de la porte qui a brûlé, mais je sais l’ouvrir… et je vous l’ouvrirai.

 

– Ce soir ?

 

– Dans une heure, si vous voulez, car une fois que nous serons dans la maison, nous aurons de la besogne, et ce ne sera pas trop du reste de la nuit pour y faire des fouilles. C’est le bon moment pour y aller.

 

– N’est-ce pas trop tôt ?

 

– Non, notre maître. Les débits ferment à dix heures… personne ne nous verra… et d’ailleurs, vous resterez un peu en arrière quand nous approcherons de la maison… vous m’attendrez dans la rue du Chat-qui-Pêche, et pour saouler le père Crochet, il ne me faudra pas plus de trente à quarante minutes… On boit dur au pardon de Trégunc, mais jamais je n’ai vu boire comme ce vieux-là… il viderait un litre de trois-six d’un coup… il n’a pas besoin du gobelet… il avale ça à la régalade.

 

– Pourvu qu’on ne l’ait pas remplacé depuis hier ?…

 

– Non… non… je l’ai rencontré tantôt, à la brune, dans la rue de la Bûcherie… il s’en allait à son poste et il voulait m’emmener avec lui… il a fallu que je lui promette de venir lui dire bonsoir quand j’aurais fini ma journée. Il compte sur une autre tournée d’eau-de-vie et je suis sûr qu’il languit déjà de ne pas me voir arriver.

 

– Partons, alors ! Le chemin est libre, je suppose ?

 

– Voyez ! notre maître… pas une âme !… nous sommes seuls…

 

– Non. Il y a quelqu’un là-haut.

 

Les becs de gaz du quai éclairaient le buste d’un homme accoudé sur le parapet du pont.

 

– Oh ! murmura Kernoul, c’est un bourgeois qui prend l’air.

 

L’homme disparut et Alain reprit :

 

– Le voilà parti, il ne s’occupait pas de nous, et je crois bien qu’il ne nous a pas vus. Il faudrait qu’il eût de bons yeux.

 

– Les mouchards en ont d’excellents.

 

– Pas meilleurs que les miens, notre maître, et j’ai eu beau les ouvrir depuis trois jours, je n’ai vu personne sur mes talons. Si la police faisait suivre quelqu’un, ce ne serait pas vous, ce serait moi. Et puisqu’on ne m’a pas suivi, nous pouvons marcher.

 

– Eh bien ! marchons ! dit Hervé.

 

Il reprit vivement, comme un homme qui se ravise tout à coup :

 

– Et ton épaule démise !… Tu n’as plus le bras en écharpe ?

 

– Non, Dieu merci !… Je ne m’en sers pas encore comme auparavant, mais ça ne tardera pas et, en attendant, je m’apprends à manier mon bâton de la main gauche.

 

– Tu ferais mieux de te soigner. L’interne te l’a recommandé.

 

– Je me soignerai quand nous en aurons fini avec ces faillis chiens.

 

– Alors, en route !

 

Le maître et le serviteur remontèrent ensemble sur le quai, traversèrent le pont où il n’y avait plus personne et suivirent le quai de la Tournelle jusqu’à l’entrée du pont de l’Archevêché.

 

Là, Alain, tournant à gauche, s’engagea dans une petite rue en pente.

 

– C’est ici que je loge, dit-il en montrant du doigt une maison noire et une porte bâtarde au-dessus de laquelle se balançait une lanterne jaune portant cette inscription : « Ici, on loge à la nuit. »

 

Hervé se dit que le gars aux biques avait élu domicile dans une véritable souricière où il était sans cesse exposé à une visite de police, mais il garda sa réflexion pour lui.

 

La rue des Grands-Degrés qu’ils avaient prise donne dans la rue de la Bûcherie, qui aboutit à la rue de la Huchette dont elle n’est que le prolongement.

 

– Vous voyez que nous ne serons pas dérangés, notre maître, dit Alain quand ils arrivèrent devant la ruelle du Chat-qui-Pêche. Je vais filer devant, et d’ici à trois quarts d’heure, je reviendrai vous chercher, si ça ne vous fait pas de peine de m’attendre.

 

– J’attendrai tout le temps qu’il faudra. Tu as donc apporté de quoi saouler ton homme ?

 

Alain montra une bouteille qu’il avait cachée dans sa ceinture et prit les devants pendant que son maître s’embusquait contre la clôture en planches qui barrait l’entrée de la petite rue.

 

La position n’avait rien d’agréable, car le froid devenait de plus en plus piquant, et Scaër, tout en piétinant pour se réchauffer, se prit à souhaiter que sa faction ne se prolongeât pas trop. Il était solide et il en avait supporté bien d’autres quand il chassait en battue dans sa forêt de Carnoël, mais il n’était pas invulnérable et une fluxion de poitrine n’aurait pas avancé ses affaires.

 

Il avait adopté sans discussion le plan du gars aux biques, mais il ne se croyait pas assuré du succès. Il n’en admirait pas moins la hardiesse et la fertilité d’invention de ce Cornouaillais, si vite dégrossi par six mois de figuration sur un théâtre et si bien trempé par le malheur qui venait de le frapper.

 

Alain ne parlait plus de Zina, mais il y pensait sans cesse, et c’était la résolution prise de venger la mort de sa femme qui faisait de lui un auxiliaire aussi ingénieux qu’intrépide.

 

Il reparut, comme il l’avait dit, au bout de quarante minutes et, sans dire un mot, il fit signe à Hervé de le suivre le long de la palissade qui bordait les ruines du côté de la rue de la Huchette, et qui présentait, en face de l’entrée de la maison, une solution de continuité, tout juste assez large pour qu’un homme pût y passer.

 

Alain s’y glissa et Hervé s’y glissa après lui.

 

L’allée par laquelle on entrait dans la maison avant l’incendie avait maintenant l’aspect d’une brèche ouverte par le canon dans la muraille d’une forteresse.

 

La porte avait disparu, le plafond s’était effondré, l’escalier n’était plus qu’un amas de planches carbonisées ; des débris de toutes sortes obstruaient le passage, mais l’accès de la cour n’était pas impossible. Il ne s’agissait que de franchir ou de tourner ces obstacles, et Alain, qui connaissait le chemin, servit de guide à son maître jusqu’au bout du couloir.

 

Là, on avait fixé une barrière mobile et on y avait mis un cadenas ; précaution inutile, car on aurait pu faire sauter d’un coup de pied cette clôture fragile.

 

Alain n’eut pas besoin de recourir à ce procédé violent. Le gardien lui avait ouvert, quand il s’était présenté en brandissant la bouteille d’eau-de-vie, comme un parlementaire arbore un drapeau blanc aux avant-postes. Et le cadenas, non refermé, pendait, avec sa clef, accroché, en dedans, à la barrière.

 

Après avoir fait passé son maître, le gars aux biques, pour se préserver d’une surprise, s’empressa de remettre le cadenas en place.

 

C’est ce qu’on appelle, en termes de stratégie, assurer ses derrières.

 

Alain pensait à tout.

 

Scaër se retrouva dans cette cour carrée qu’il avait déjà vue et qu’il eut quelque peine à reconnaître, encombrée de moellons et de plâtras, qui formaient de véritables barricades.

 

Par cette nuit noire, Scaër n’aurait rien distingué, mais la lueur d’un foyer placé au centre du quadrilatère éclairait à demi les bâtiments éventrés.

 

Ces vulgaires constructions, noircies, rôties, percées à jour, avaient pris des aspects de ruines antiques.

 

C’est un effet assez fréquent des grands incendies.

 

Le palais de la Cour des comptes, brûlé par les communards, a maintenant l’aspect d’un monument de la vieille Rome, détruit par les barbares.

 

– Il est là, derrière ce tas de pierres, dit Alain, il a sifflé le litre comme il aurait sifflé un petit verre, il dort comme une brute et il va cuver son trois-six jusqu’à demain matin. Venez voir ça, notre maître.

 

Il fallut passer par-dessus des monceaux de décombres pour arriver jusqu’à l’ivrogne, étendu sur le ventre, à côté du brasier qu’il avait allumé pour se chauffer avec des poutres arrachées des planchers et des persiennes tombées.

 

Il tenait encore à la main le goulot de la bouteille vide.

 

Ce gardien autorisé n’avait pas du tout l’air d’un ancien militaire. Il était vêtu à peu près comme un rôdeur de barrières et Scaër s’étonna qu’on eût choisi un pareil chenapan pour surveiller la maison incendiée, au lieu de charger de cette mission de confiance quelque brave pensionnaire de l’hôtel des Invalides.

 

C’est une faveur assez recherchée par ces vieux guerriers, accoutumés à bivouaquer. Ils gagnent ainsi de quoi s’acheter du tabac et ils font consciencieusement leur devoir.

 

Pourquoi donc avait-on préféré ce drôle qui se laissait payer à boire par le premier venu et qui s’enivrait si facilement ?

 

Près de lui, on sentait l’eau-de-vie à plein nez, comme s’il se fût amusé à arroser d’alcool les débris sur lesquels il se vautrait.

 

– Es-tu bien sûr qu’il dort ? demanda Scaër à demi-voix.

 

– Un coup de canon ne le réveillerait pas… Voyez plutôt, répondit Alain en le poussant du pied.

 

L’ivrogne ne bougea pas, et Hervé revint de l’idée qui lui était venue à l’esprit. Il avait cru un instant que cet homme était un mouchard déguisé et qu’il faisait semblant de dormir pour les espionner.

 

Rassuré maintenant, il ne songea plus qu’à visiter les ruines où il espérait trouver les preuves qu’il cherchait.

 

Les rez-de-chaussée étaient seuls accessibles, car le feu avait détruit tous les escaliers qui conduisaient aux étages supérieurs.

 

Hervé, pour diriger ses recherches, ne possédait comme point de repère que les indications qui figuraient sur le carnet volé.

 

Il l’avait sur lui, ce carnet, et il se faisait fort de reconnaître, en la comparant au dessin qui la représentait, la chambre où une croix rouge marquée au crayon indiquait le point où il fallait chercher.

 

Mais si cette chambre était au premier étage, elle était inaccessible à des explorateurs qui n’étaient pas munis d’échelles.

 

Et puis, dans lequel des quatre corps de logis qui entouraient la cour se trouvait-elle ? Rien ne l’indiquait sur le croquis. Le plan tracé sur un autre feuillet de l’agenda semblait désigner le côté de la rue Zacharie, mais ce n’était pas très clair, et Hervé, incertain, ne se pressait pas de donner ses ordres à Alain, qui avait tout l’air de les attendre. Il se demandait aussi comment ils s’y prendraient pour reconnaître dans les ténèbres l’endroit signalé, car il n’avait pas pensé à apporter de quoi s’éclairer.

 

« On ne s’avise jamais de tout. » C’est un proverbe dont le gars aux biques, en cette circonstance, démontra la fausseté.

 

– Voilà ce qu’il nous faut, dit-il en ramassant une lanterne que l’ivrogne avait posée sur le pavé. Elle est garnie d’huile pour brûler toute la nuit ; nous n’aurons pas la peine de l’allumer puisque le père Crochet a pris ce soin et, si elle venait à s’éteindre, j’ai dans ma poche de quoi la rallumer.

 

– Bon ! dit Hervé, mais par où commencerons-nous l’inspection ?

 

– Si vous m’en croyez, notre maître, nous commencerons par le bâtiment où j’ai vu de la lumière, une nuit, cet hiver. J’ai dans l’idée que le secret est là.

 

– Parbleu ! tu as raison… ceux qui y sont venus devaient connaître la cachette… je suppose qu’ils sont entrés par la rue Zacharie, mais nous ne pouvons pas faire comme eux. Par où passerons-nous ?

 

– Par une brèche que je connais. Hier, j’ai fait le tour de la cour… le mur est tout crevassé de ce côté-là et j’y ai découvert un trou, juste à hauteur d’homme… nous n’aurons besoin ni de grimper, ni de nous mettre à quatre pattes.

 

– Très bien. Montre-moi le chemin, mon gars.

 

– Venez, notre maître.

 

Alain tenait la lanterne ; il l’éleva à bout de bras pour guider Scaër qui suivit ce fanal, et tantôt louvoyant, tantôt escaladant, car le chemin était parsemé d’entassements de décombres, ils arrivèrent non sans peine à la muraille indiquée par le Cornouaillais.

 

Si elle tenait encore debout, c’était bien par miracle, car la violence du feu concentré dans l’intérieur du bâtiment l’avait trouée par places, comme auraient pu le faire des boulets de canon.

 

La maison, bâtie, comme on dit, de boue et de crachat, n’avait pas résisté à un incendie, évidemment préparé et alimenté par des gens intéressés à la détruire.

 

Ils y avaient à peu près réussi, et il ne faisait pas bon s’aventurer sous ses ruines branlantes qui menaçaient de s’écrouler d’un instant à l’autre.

 

Scaër n’était pas homme à reculer, et il passa après Alain qui venait d’entrer par la crevasse.

 

Ils se trouvèrent dans une salle basse dont ils n’apercevaient pas le fond et où ils respiraient une odeur infecte, l’odeur du pétrole répandu à profusion.

 

Le feu avait commencé là, ce n’était pas douteux, et il avait fait de terribles ravages.

 

Les planchers des étages supérieurs avaient été consumés ; le toit s’était effondré. À la place du corps de logis, il ne restait plus que le vide sous le ciel, quelque chose comme un immense puits, dont les murs calcinés formaient les parois.

 

Le sol était couvert de cendres noires où on enfonçait jusqu’à la cheville. Peut-être avait-on entassé là des meubles ou des bois de construction qui avaient flambé jusqu’à la dernière parcelle.

 

Comment se reconnaître dans ce local bouleversé par l’incendie ? Les cloisons qui le divisaient sans doute avant la catastrophe n’existaient plus. Il ne restait pas le moindre vestige de la chambre dessinée sur le carnet.

 

Et pourtant, elle avait dû être là, tout l’indiquait. Ce n’était pas sans motif qu’on y avait préparé le foyer de l’incendie. On voulait anéantir, avant tout le reste, ce côté de l’édifice, parce qu’il recelait la preuve matérielle du crime de 1860. On espérait qu’il n’y resterait pas pierre sur pierre et que tout disparaîtrait dans un écrasement général.

 

On s’était trompé, puisque des pans de murs étaient restés debout. Et s’il fallait s’en rapporter aux signes figurés sur le carnet, c’était précisément dans l’épaisseur d’un mur qu’on avait caché… quoi ?… un trésor ou un cadavre ?…

 

Un trésor, c’était peu probable, et Hervé ne s’expliquait pas d’où lui était venue cette idée qui lui avait une ou deux fois traversée la cervelle. Pourquoi l’aurait-on laissé là ce trésor, au lieu de le transporter en lieu sûr avant de brûler la maison ?

 

Tout laissait supposer, au contraire, qu’on avait maçonné dans une des murailles le corps d’une victime : celui de Georges Nesbitt, peut-être, de Georges Nesbitt que personne n’avait vu depuis dix ans ; ou ceux de sa nièce et de sa belle-sœur, disparues depuis longtemps.

 

Quoi qu’il en fût, un crime devait avoir été commis là. Il s’agissait d’en retrouver la trace et c’était malaisé.

 

Ils commencèrent par faire le tour de la salle, Alain portant la lanterne et la promenant le long des murailles pendant que son maître, le carnet à la main, comparait les indications avec les pans de murs qu’ils inspectaient successivement.

 

Au fond, tout au fond, du côté du quai, ils finirent par en rencontrer un qui avait résisté, parce qu’il était plus massif et plus solidement construit.

 

L’emplacement paraissait correspondre à la croix au crayon rouge marquée sur le plan.

 

Il y avait eu là des meubles scellés au mur par des crampons de fer qu’on voyait encore, des meubles que le feu avait réduits en cendres et qui avaient bien pu masquer une cachette.

 

En y regardant de plus près, Hervé s’aperçut que le plâtre effrité laissait à découvert une surface lisse d’une teinte plus foncée, et en y portant la main, il sentit que sous le plâtre il y avait une plaque en fer.

 

Il la heurta du poing et il lui sembla qu’elle sonnait creux.

 

– Nous y sommes, dit Alain.

 

Hervé n’en doutait pas, mais il ne suffisait pas d’avoir découvert la cachette ; il restait à savoir ce qu’elle contenait et comment forcer la clôture métallique qui la protégeait ?

 

Alain, qui avait prévu tant de choses, n’avait pas songé à se munir d’un levier pour la soulever ou d’un marteau pour la briser.

 

L’expédition était à recommencer.

 

Mais c’était quelque chose que d’avoir reconnu la place où il fallait fouiller. Il ne s’agissait plus que de revenir la nuit prochaine et d’apporter cette fois de bons outils.

 

Le maître et le serviteur tinrent conseil. Ils tombèrent bientôt d’accord qu’il n’y avait rien à faire pour le moment et que rien ne les empêcherait de risquer une nouvelle tentative qui serait certainement couronnée de succès.

 

Avant de battre en retraite, Scaër voulut achever d’explorer ce rez-de-chaussée où ils auraient à opérer le lendemain.

 

Ils passèrent derrière le mur creux, par une ouverture qui, avant l’incendie, était fermée par une porte, et en avançant, Alain, qui marchait le premier, sentit tout à coup le terrain manquer sous ses pas et n’eut que le temps de se rejeter vivement en arrière pour ne pas disparaître dans un trou.

 

Hervé, qui le suivait de près, le reçut dans ses bras et le remit d’aplomb en lui demandant sur quoi il venait de trébucher.

 

– J’ai mis le pied sur la première marche de l’escalier d’une cave, répondit le gars aux biques.

 

Et abaissant la lanterne qu’il n’avait pas lâchée, il montra à son maître une ouverture béante, au ras du sol.

 

– Il y avait là une trappe et la trappe a brûlé, reprit-il. J’ai bien manqué rouler jusqu’au fond, car l’escalier me fait l’effet d’être à pic et je serais resté sur le coup.

 

– Il serait bon de savoir où il aboutit, cet escalier, dit Scaër. Si nous y descendions ?…

 

– Nous arriverions dans un caveau où les locataires, quand il y en avait, serraient leurs provisions… ça ne nous avancerait pas beaucoup.

 

– Je me figure qu’il y a là un souterrain qui a une sortie dans la rue. Cette maison n’est pas une maison comme une autre et les gens qui la laissaient à l’abandon devaient avoir un moyen d’y pénétrer sans être vus.

 

– Ma foi ! c’est bien possible, et si vous y tenez…

 

Alain n’acheva pas. Son maître lui ferma la bouche en lui disant de prêter l’oreille.

 

Des bruits montaient des profondeurs du sous-sol ; des bruits confus et intermittents ; des bruits de pas et des bruits de voix. On marchait et on s’arrêtait ; on parlait et on se taisait.

 

– Tu entends ? murmura Scaër, on vient par là…

 

– C’est vrai… la police, peut-être… Allons-nous-en, notre maître… nous aurons le temps de filer par la cour.

 

– Non… je veux voir qui c’est… cachons-nous et attendons, dit Hervé en entraînant Alain de l’autre côté du mur de séparation.

 

Il l’emmena jusqu’à la brèche par laquelle ils étaient entrés et par laquelle ils pouvaient sortir.

 

– Éteins ta lanterne, lui dit-il tout bas.

 

Le gars aux biques obéit en murmurant :

 

– J’ai en poche de quoi la rallumer. C’est tout ce qu’il faut.

 

Ils se collèrent contre la muraille et ils ne bougèrent plus.

 

Dans la cour, le feu que l’ivrogne avait allumé pour se chauffer ne flambait presque plus et la clarté qui aurait pu trahir leur présence se mourait.

 

Ils étaient protégés par l’obscurité ; leur ligne de retraite était assurée ; en cas d’attaque, Hervé avait son revolver et Alain son bâton. Ils étaient donc en état de se défendre, et en mesure de se dérober : à leur choix.

 

Ils n’attendirent pas longtemps. Par l’ouverture béante au bout du mur de séparation, un homme passa, puis un autre, chacun d’eux tenant à la main une lanterne sourde, c’est-à-dire fermée de trois côtés par des cloisons opaques et n’éclairant que par sa quatrième face.

 

C’est un ustensile à l’usage des voleurs, et ces gens avaient bien les allures de malandrins qui viennent faire un mauvais coup.

 

Ils avançaient à pas de loup, mais ils savaient très bien ce qu’ils voulaient, car, sans hésiter et sans tâtonner, ils tournèrent court et ils s’arrêtèrent devant la plaque dont Hervé avait reconnu l’existence, un instant auparavant.

 

Eux aussi venaient pour la cachette et ils n’avaient pas eu besoin de la chercher. Ils y étaient allés tout droit.

 

Ils commencèrent par poser au pied du mur leurs lanternes, sans songer à s’en servir pour inspecter les profondeurs de la salle.

 

Ils se croyaient bien sûrs d’être seuls.

 

Scaër ne pouvait pas voir les visages restés dans l’ombre, mais à la taille et à l’encolure, il lui sembla reconnaître M. de Bernage et son futur gendre.

 

S’il lui était resté quelques doutes sur leur participation aux crimes de 1860, leur présence en ce lieu et à cette heure les aurait dissipés.

 

Hervé s’expliquait maintenant la pantomime à laquelle il avait assisté de loin dans le parc Monceau. C’était la Cornuel qui leur avait conseillé cette expédition nocturne et ils n’avaient pas perdu de temps pour l’entreprendre.

 

Mais, pourquoi venaient-ils ? Pour visiter la cachette, sans doute, et il devenait probable qu’elle contenait un trésor qu’ils voulaient emporter. Sans quoi, ils n’auraient pas pris tant de peine.

 

Ce trésor, Scaër n’avait aucune envie de le leur disputer. Il lui suffisait de les voir opérer et de savoir ce qu’ils allaient en faire.

 

Il ne s’agissait pour cela que de prendre patience, car ils paraissaient disposés à aller vite en besogne.

 

L’un d’eux, le plus petit, tira de sa poche un outil qui pouvait bien être un ciseau à froid et se mit avec ardeur à desceller la plaque en pratiquant des pesées de place en place.

 

L’autre se contentait de surveiller le travail et de donner des indications en désignant les points où le métal se soulevait sous l’effort de l’outil manié par des mains vigoureuses.

 

Au bout de dix minutes, la plaque détachée du mur commençait à céder sous la pression du poids qui pesait sur elle de l’intérieur et elle ne tarda guère à s’abattre sur les travailleurs en entraînant dans sa chute un corps plus volumineux que consistant.

 

Quelque chose comme un mannequin, ayant forme humaine, et ce mannequin resta étendu à plat sur le plancher de la salle, au milieu d’un nuage de poussière.

 

Ceux qui l’avaient déniché levèrent aussitôt leurs lanternes pour examiner la cachette vide et, de son poste d’observation, Scaër put voir qu’elle était peu profonde.

 

On avait creusé le mur tout juste assez pour y loger un cadavre.

 

Ils se mirent ensuite à attacher avec une corde qu’ils avaient apportée ce pauvre corps qui n’était plus qu’un squelette habillé et, quand ce fut fait, ils s’y attelèrent, en ayant soin de ne pas oublier les lanternes.

 

Ils en avaient besoin pour s’en aller comme ils étaient venus, et de plus, ils tenaient à ne pas laisser de traces de leur passage.

 

Où allaient-ils ainsi et qu’allaient-ils faire du cadavre ? S’ils l’avaient enlevé, ce n’était certes pas pour l’enterrer ailleurs.

 

Hervé pensa que c’était peut-être pour le brûler. Mais où auraient-ils procédé à cette opération ? S’ils l’avaient tentée, ç’eût été sur place, et ils traînaient ces tristes restes comme les équarrisseurs traînent un cheval mort.

 

Hervé résolut de les suivre, non seulement pour savoir à quoi s’en tenir, mais aussi pour constater l’identité de ces deux voleurs de cadavres.

 

Il croyait bien les avoir reconnus, et du reste, Bernage et son complice étaient seuls intéressés à faire disparaître le corps d’une de leurs victimes, mais Hervé tenait à acquérir une certitude.

 

Il espérait même arriver à un résultat plus décisif, et c’était cet espoir qui l’avait empêché de se jeter sur ces scélérats. Ils étaient deux, mais avec l’aide du gars aux biques, la partie eût été au moins égale. Seulement, il se serait exposé à manquer son but, qui était de les livrer à la justice. Ils se seraient défendus et ils devaient être armés. Une bataille à coups de pistolet dans les ténèbres aurait pu tourner à leur avantage, et s’il y avait eu des tués ou des blessés, Hervé aurait été fort empêché d’expliquer comment il s’était mis dans le cas de jouer du revolver.

 

Dehors, au contraire, il lui suffisait de tirer en l’air pour attirer du monde, peut-être même des sergents de ville, quoique déjà, dans ce temps-là, on ne les vît pas souvent là où leur présence eût été utile.

 

Alain avait deviné la pensée de son maître.

 

Alain était prêt. Hervé lui dit tout bas de prendre sa lanterne, sans la rallumer, et ils retrouvèrent sans lumière le passage qu’ils avaient déjà franchi, le passage entre le mur de la cour centrale et le mur de séparation.

 

Ils retrouvèrent aussi, à fleur de sol, l’ouverture de l’escalier et, cette fois, ils évitèrent d’y tomber, en se servant de leurs bâtons pour tâter le terrain, comme font les aveugles, avant de mettre un pied devant l’autre.

 

Scaër voulut absolument passer le premier, quoique le gars aux biques le suppliât tout bas de n’en rien faire.

 

En cas de retour offensif des deux coquins qu’ils suivaient, Scaër tenait à recevoir le choc avant Alain, qui n’avait pas encore recouvré complètement l’usage de son bras droit.

 

L’escalier était raide, mais il n’était pas long, et après avoir descendu une douzaine de marches, Hervé prit pied sur un terrain plane, toujours dans une obscurité profonde.

 

Il étendit les mains et, de chaque côté, ses mains touchèrent un mur. Au même moment, des bouffées d’air froid lui arrivèrent au visage. Il en conclut qu’il se trouvait dans un couloir étroit qui aboutissait directement à une issue, mais il ne devinait pas où pouvait déboucher ce chemin creusé à dix pieds en contre-bas du rez-de-chaussée de la maison.

 

Avant de s’y engager, il écouta avec attention et il perçut le bruit léger d’un frôlement continu. Les bandits continuaient à traîner le corps.

 

Donc, ceux qui les suivaient étaient dans la bonne voie, et Hervé hésita d’autant moins à avancer qu’il entrevit un instant un point lumineux.

 

Sans doute une des lanternes qui, heurtée involontairement contre la muraille, avait pirouetté sur elle-même et présenté en arrière la vitre lumineuse.

 

Ce n’était qu’un phare à éclipses prolongées, mais il suffisait qu’il eût brillé quelques secondes pour indiquer le chemin aux deux Bretons.

 

Il s’agissait donc de ne pas trop se rapprocher et de marcher tout doucement, car le moindre bruit aurait trahi leur présence.

 

Il arriva même que Scaër ayant trébuché sur un caillou, le traînage cessa immédiatement et deux lueurs reparurent.

 

Les voleurs de cadavres avaient entendu et s’étaient arrêtés court. Peut-être allaient-ils revenir sur leurs pas. Hervé arma son revolver pour se préparer à les recevoir. Il le leur aurait mis sous le nez, s’ils s’étaient approchés et, en les menaçant de leur brûler la cervelle, ils les aurait poussés jusqu’à la sortie.

 

Il ne fut pas obligé d’en venir à cette extrémité.

 

Les deux complices, n’entendant plus rien, crurent sans doute qu’une pierre avait fait ce bruit en se détachant de la voûte, et ils se remirent en marche avec leur sinistre remorque.

 

Hervé leur laissa prendre un peu d’avance et les suivit en redoublant de précaution.

 

Alain, toujours muet comme un poisson et marchant aussi moelleusement qu’un chat, emboîtait le pas à son maître.

 

Il n’en finissait pas, ce corridor. Depuis qu’ils y cheminaient, ils avaient eu trois fois le temps de passer sous les murs de la maison incendiée et d’atteindre un autre escalier qui devait remonter au niveau de la rue.

 

Et, depuis quelques instants, Hervé voyait, en face de lui, des clartés ou plutôt des reflets qui avaient tout l’air d’être ceux de becs de gaz allumés dans le lointain.

 

Ces reflets s’accentuèrent à ce point qu’il fut contraint de s’arrêter, sous peine d’entrer dans une zone lumineuse où il eût cessé d’être invisible.

 

En même temps, il aperçut une grille barrant l’entrée du couloir et les silhouettes des deux bandits se détachant sur le fond plus clair de l’air extérieur.

 

Alors, il comprit.

 

Ce souterrain, creusé sous le quai, aboutissait à la Seine.

 

Tout s’expliquait. Les deux complices avaient pris ce chemin, connu d’eux seuls, pour être sûrs d’entrer et de sortir sans être vus, et ils allaient sans doute jeter le cadavre à la rivière.

 

Hervé les avait vus distinctement tracasser la grille et un grincement de ferrailles lui apprit qu’ils l’avaient fermé à clé, derrière eux, après l’avoir ouverte en arrivant, et qu’ils étaient en train de la rouvrir pour s’en aller.

 

Il ne tenait qu’à lui de les déranger au milieu de leur opération en tombant sur eux à l’improviste, mais les motifs qui l’avaient empêché de les assaillir dans le corridor le retinrent encore une fois.

 

Il voulait livrer bataille en plein air, là où le bruit de la lutte attirerait des agents ou des passants, et non pas dans un souterrain où même les coups de revolver n’attireraient personne.

 

Il se figurait qu’ils allaient déboucher de plain-pied sur une berge, en contre-bas du quai Saint-Michel.

 

Ils auraient à traverser cette berge, en remorquant le cadavre pour gagner le bord de l’eau, et ce serait le vrai moment de les attaquer, avant qu’ils eussent le temps de le faire disparaître.

 

Seulement, il fallait manœuvrer adroitement et lestement, car si, une fois dehors, ils refermaient la grille, Hervé et Alain se trouveraient pris comme dans une souricière.

 

Et d’autre part, si Hervé se montrait trop tôt, les deux coquins se retourneraient contre lui et la lutte s’engagerait dans le corridor, ce qu’il voulait éviter.

 

Il se tint donc coi, mais il se tint prêt, et du point où il s’était arrêté, il put suivre des yeux tous les mouvements de ses adversaires, suffisamment éclairés par les reflets du gaz municipal.

 

Il les vit éteindre leurs lanternes, pousser la grille qui s’ouvrait du dedans au dehors, s’avancer jusqu’à l’extrême limite du souterrain, tendre le cou, baisser la tête et regarder au-dessous d’eux.

 

L’ouverture se trouvait donc à une certaine hauteur et non pas au niveau de la berge, comme le supposait Scaër.

 

Qu’allaient faire maintenant les deux coquins ? Scaër ne le devinait pas. Il fut très surpris de voir le plus grand se mettre à plat ventre, ses jambes pendant dans le vide, se laisser glisser jusqu’à ce qu’on ne vît plus que sa tête et finalement disparaître tout à fait.

 

L’autre, resté à l’entrée du couloir, se mit à pousser le cadavre jusqu’à ce qu’il dépassât le mur, lui fit faire la bascule après avoir pris à deux mains la corde qui l’attachait, laissa filer doucement cette corde, la lâcha quand la tension eut cessé, et s’affala à son tour en manœuvrant de la même façon que son camarade.

 

Où étaient-ils descendus avec leur répugnant fardeau ? Pour le savoir, Hervé avança et il allait se pencher pour regarder en contre-bas, quand, à sa grande stupéfaction, il vit émerger le bout d’une gaffe, c’est-à-dire d’une perche terminée par un croc.

 

Celui qui tenait l’autre extrémité de cet instrument à l’usage des mariniers s’en servit pour accrocher un des barreaux de la grille, restée ouverte, et pour essayer de la refermer en lui donnant, d’en bas, une violente impulsion.

 

Il y serait parvenu plus facilement, s’il eût opéré avec ses mains, avant de prendre le même chemin que son complice, mais il allait certainement y réussir quand même.

 

Avec une présence d’esprit extraordinaire, Hervé manœuvra pour l’en empêcher, tout en lui laissant croire que c’était fait.

 

Il empoigna un autre barreau et il tira dans le même sens que le grappin, pendant qu’il plaçait son pied entre la grille et le mur. En même temps, pour imiter le bruit d’un pêne claquant dans une serrure, il frappait le fer avec le canon de son revolver.

 

La gaffe disparut aussitôt. Le stratagème avait réussi. Hervé restait libre de sortir et de poursuivre l’ennemi qui ne se doutait pas de sa présence.

 

Avant de se lancer, il voulut voir sur quel terrain il allait s’engager, et il s’approcha jusqu’à toucher la grille entrouverte. Il passa même sa tête par l’entrebâillement, et alors il reconnut l’erreur dans laquelle il était tombé.

 

La berge qu’il avait rêvée n’existait pas. La Seine baignait le mur du quai et l’orifice du souterrain se trouvait à deux mètres au-dessus de l’eau.

 

Les voleurs de cadavre, pour monter et pour descendre, s’étaient servis des anneaux de fer scellés dans le soubassement de la muraille, après y avoir amarré l’embarcation dans laquelle ils étaient venus, et cette embarcation, ils se préparaient à s’en servir pour s’en aller.

 

Ils y avaient placé le corps, et l’un d’eux, assis à l’avant, tenait déjà les rames, pendant que l’autre détachait la chaîne qui la retenait.

 

– Ah ! Monsieur le baron, ils vont nous échapper, si vous ne tirez pas dessus, dit à demi-voix Alain qui était venu sans bruit rejoindre son maître.

 

Scaër fut bien tenté de suivre le conseil que lui donnait le gars aux biques.

 

Il avait à la main son revolver tout armé, et à cette distance il ne les aurait pas manqués.

 

Un scrupule le retint, scrupule tardif et exagéré. Il les aurait volontiers attaqués de front ; il lui répugnait de faire feu sur eux comme il aurait fusillé des canards sauvages.

 

Et puis, il n’avait pas prévu ce dénouement et, faute d’y être préparé, la décision lui fit défaut.

 

Il se disait aussi que mieux valait voir d’abord ce qu’ils allaient faire.

 

Peut-être gagner le milieu de la rivière et y jeter le cadavre. Ils venaient de pousser au large et ils ramaient vigoureusement.

 

Le canot qu’ils montaient était taillé pour la course et ils avaient l’air de ne pas en être à leur première navigation, car ils manœuvraient comme des membres du Rowing-Club.

 

Et ils savaient parfaitement où ils allaient, car après s’être éloignés de la rive, ils s’étaient mis sans hésiter à remonter la Seine.

 

Il fallait s’y attendre, car s’ils l’avaient descendue, ils n’auraient pas tardé à être arrêtés par le barrage établi au-dessous du Pont-Neuf, et ils ne pouvaient pas songer à se débarrasser du cadavre dans une écluse où stationnaient de nombreux chalands habités par des marins d’eau douce.

 

En amont, au contraire, après avoir dépassé le point où les deux bras de la rivière se réunissent, ils trouveraient de l’espace, en se tenant à égale distance des deux rives, trop éloignées l’une de l’autre pour qu’on pût, d’un des bords, surveiller leurs mouvements et, quand il leur plairait, ils pourraient débarquer sur une berge déserte.

 

Ils s’étaient bien gardés de jeter le corps devant le quai Saint-Michel, beaucoup trop rapproché de la maison où ils l’avaient pris, car ce pauvre corps n’était pas lourd et il ne serait pas resté longtemps au fond de l’eau.

 

Peut-être se proposaient-ils de l’entourer d’une chemise de plomb pour l’empêcher de remonter à la surface.

 

Ces conjectures et ces raisonnements se pressaient dans la cervelle de Scaër, pendant que les assassins fuyaient en emportant ce qu’on appelle en style judiciaire le corps du délit.

 

Ils avaient déjà fait du chemin et ils allaient dans un instant passer sous le pont couvert qui reliait alors les deux corps de logis de l’Hôtel-Dieu et qui allait les cacher dès qu’ils l’auraient dépassé.

 

Hervé, furieux d’avoir manqué l’occasion, jurait comme un païen.

 

– Si j’avais su, je me serais jeté à la nage pour les suivre, dit Alain.

 

– Et tu te serais noyé, répliqua le maître avec humeur. On ne nage pas avec un seul bras… sans compter qu’ils ont deux paires d’avirons et qu’ils savent s’en servir.

 

– C’est vrai que je n’ai qu’un bras, mais j’ai deux jambes et je cours bien.

 

– Tu ne courras pas sur l’eau.

 

– Non, mais je les rattraperai par terre. Le courant est dur et ils ont beau souquer, ils ne vont pas très vite. Il faudra bien qu’ils finissent par aborder… et n’importe où ils aborderont, j’y serai avant eux.

 

– Nous y serons, rectifia Hervé. Tu as raison, mon gars, c’est le seul moyen de les prendre… et j’en suis.

 

– Alors, dépêchons-nous, notre maître… Nous allons être obligés de faire le tour par la rue de la Huchette et pour sortir d’ici, le chemin n’est pas commode… surtout quand on n’y voit goutte… Ah ! je suis bien fâché d’avoir éteint ma lanterne.

 

– Rallume-la.

 

Alain essaya et s’en repentit, car il perdit deux minutes à frotter des allumettes qui ne s’enflammaient pas sur les pierres humides du souterrain.

 

Il finit par y renoncer en voyant que Scaër s’impatientait, et comme il n’était pas patient non plus, il lança, pour s’ôter l’envie de recommencer, son fanal dans la Seine.

 

Hervé n’y trouva point à redire. Ils connaissaient le chemin pour l’avoir déjà parcouru sans lumière et il ne s’agissait pas de se tirer d’un labyrinthe. Ils n’avaient qu’à aller droit devant eux en tâtant les murailles.

 

Cette fois, Alain ouvrit la marche, Scaër le suivit de près et, pour plus de sûreté, s’accrocha à sa ceinture.

 

De cette façon, ils ne se perdraient pas en route.

 

Ils se hâtaient, mais on ne marche pas si vite dans l’obscurité, et ils n’avaient même plus pour les guider les frôlements du traînage et les lueurs intermittentes des lanternes sourdes que portaient les deux scélérats qui venaient de leur échapper.

 

Il arrivait aussi que le gars aux biques trébuchait et il s’ensuivait de légers temps d’arrêt qui les retardaient.

 

Hervé comptait les minutes et les trouvait bien longues. Il lui semblait que le premier trajet avait pris moins de temps. Puis il se disait que c’était l’effet ordinaire de l’impatience. L’autre voyage lui avait moins duré parce qu’il était distrait par la préoccupation de ne pas perdre la piste des assassins.

 

– Nous devrions être déjà arrivés à l’escalier, dit-il entre ses dents.

 

– Je crois que nous approchons, murmura le gars aux biques, et c’est ce qui fait que je ne me presse pas ; si je me cognais contre les marches, je me casserais peut-être une patte et ça n’avancerait pas les affaires. Mais une fois que nous y serons, le reste ira tout seul.

 

– Hum ! il y aura encore à franchir les barricades qui encombrent la cour… et le cadenas de la barrière à ouvrir…

 

» Pourvu que l’ivrogne ne se soit pas réveillé !

 

– Pas de danger, notre maître… nous lui passerons sous le nez sans qu’il s’en aperçoive.

 

Alain cheminait toujours. Tout à coup, il s’arrêta si court que Scaër, qui le tenait par son bourgeron, ressentit le choc et fut repoussé en arrière.

 

– Est-ce que nous y sommes ? demanda-t-il.

 

– Non… non… ce n’est pas l’escalier… si j’avais butté contre une marche, je me serais cogné les jambes, et c’est le front que je me suis cogné… je n’y comprends rien.

 

Hervé étendit le bras et ses mains rencontrèrent une surface moins lisse et moins dure que la plaque de fer qui masquait la cachette.

 

– Une porte ! s’écria-t-il ; c’est une porte ! où m’as-tu mené ?

 

– Je crois bien que je me suis trompé de corridor…

 

– Il y en a donc deux !

 

– Peut-être bien… je ne tâtais le mur que d’un côté… et j’ai eu joliment tort, car je ne me suis pas aperçu que je tournais à droite… c’est bien une porte… je sens le vent qui souffle par le trou de la serrure… et maintenant nous voilà égarés…

 

– Que le diable te confonde ! Où sommes-nous ?

 

– Nous devons être du côté de la rue Zacharie… et si je pouvais d’un coup de pied abattre cette maudite porte, nous serions bientôt dehors.

 

– Oui, dit Scaër avec humeur, mais elle est solide et tu ne réussiras pas à l’enfoncer. Tâchons de retrouver le chemin de l’escalier.

 

– Nous ne devons pas en être loin, et cette fois je ne me tromperai pas. C’est égal !… nous n’avons pas de chance… il n’y a peut-être qu’une porte qui n’ait pas brûlé et nous sommes venus justement nous casser le nez contre celle-là !

 

– Marche donc, au lieu de bavarder. Nous perdons du temps.

 

– Nous allons le rattraper, notre maître.

 

Hervé, moins optimiste que son fidèle Cornouaillais, n’espérait plus guère rejoindre les voleurs de cadavre, et commençait à regretter de n’avoir pas fait feu sur eux, au moment où ils s’étaient embarqués. Il lui semblait dur de perdre une partie si bien jouée et de la perdre par sa faute. Il avait été trop prudent, lui qui ordinairement péchait par l’excès contraire.

 

Et il envisageait déjà toutes les conséquences de sa mésaventure. La preuve matérielle du crime avait disparu. Les assassins l’avaient enlevée sous ses yeux.

 

Ils allaient évidemment jeter à la rivière le corps qu’ils venaient de retirer de la cachette creusée dans la muraille et, pour le repêcher, il aurait fallu draguer la Seine.

 

Encore n’aurait-on retiré que des restes méconnaissables, en supposant qu’on les retrouvât.

 

Et, ces restes, on les aurait portés à la Morgue sans les y exposer. À quoi bon ? Ils n’avaient, sans doute, plus figure humaine et on ne reconnaît pas des ossements recouverts de vêtements en lambeaux.

 

Les journaux ne parleraient pas de cette lugubre trouvaille et, s’ils en parlaient, personne n’y ferait attention.

 

On n’ouvrirait pas une enquête qui ne pouvait pas aboutir. La justice ne s’occupe guère que des crimes récents, parce qu’elle espère découvrir les coupables, et les forfaits de Troppmann, qui venait de montrer sur l’échafaud, avaient lassé la curiosité des Parisiens.

 

C’était Bernage et son complice qu’il aurait fallu surprendre en flagrant délit, dans la maison de la rue de la Huchette, et maintenant ils étaient loin.

 

Hervé les avait manqués.

 

Comment prouver désormais que le millionnaire du boulevard Malesherbes était venu, la nuit, en bateau, comme un écumeur de rivière, enlever et emporter le cadavre de l’une des victimes d’un triple assassinat qui remontait à dix ans ?

 

Tout était à recommencer, et dans des conditions beaucoup plus défavorables, puisque le corps du délit avait disparu.

 

Scaër, tristement, se disait tout cela, en suivant Alain qui se hâtait et qui bientôt s’écria :

 

– J’y suis ! voici l’escalier !

 

Cette fois, il ne se trompait pas et son maître, après lui, gravit les marches sans accident.

 

Ils se retrouvèrent dans la salle d’où ils étaient partis pour cette expédition avortée, et il ne leur restait plus que la cour à traverser pour se lancer dans une nouvelle poursuite qui leur réussirait peut-être mieux que le voyage souterrain.

 

Au lieu de courir, ils s’arrêtèrent stupéfaits, en voyant que, de l’autre côté du mur transversal que les bandits avaient fouillé, la salle était vivement éclairée.

 

D’où provenait cette clarté ? Était-ce l’incendie qui recommençait ? ou bien l’ivrogne réveillé avait-il rallumé le feu auquel il se réchauffait, et le reflet de ce foyer, passant par la brèche ouverte, illuminait-il ce lieu que le maître et le serviteur avaient laissé plongé dans d’épaisses ténèbres ?

 

Ils ne songèrent pas à échanger leurs appréciations sur la cause de ce phénomène et ils ne s’amusèrent point à délibérer. D’un même élan, ils franchirent l’ouverture par laquelle ils avaient déjà passé en sens inverse.

 

Ils n’allèrent pas plus loin, pétrifiés qu’ils furent par le plus inattendu des spectacles.

 

Près de la brèche se tenaient deux sergents de ville portant chacun au poing une torche de résine. En avant d’eux, un commissaire de police, ceint de son écharpe, montrait à un monsieur tout de noir vêtu la muraille éventrée. Et dans la pénombre s’agitait le prétendu surveillant des ruines, le père Crochet, complètement dégrisé.

 

La scène était imprévue, mais il n’était pas malaisé de l’expliquer, et le gars aux biques comprit tout de suite.

 

Le faux ivrogne était un mouchard chargé d’espionner le blessé sorti de l’Hôtel-Dieu. Il avait feint de boire l’eau-de-vie, qu’il versait adroitement sous les décombres, et, pendant que Kernoul et son maître cheminaient sous terre, il était allé chercher la police, préalablement avertie sans aucun doute, puisque ses représentants se tenaient prêts à marcher à la première réquisition de l’homme aposté dans la cour de la maison incendiée.

 

Le commissaire ne laissa pas aux survenants le loisir de se remettre et de préparer leurs réponses.

 

– Avancez ! leur cria-t-il.

 

Et comme ils ne se pressaient pas d’obéir, il reprit, en s’adressant à Alain :

 

– Vous, je ne vous demande pas votre nom… je le sais… et je vous interrogerai tout à l’heure.

 

Puis à Hervé :

 

– Qui êtes-vous ?

 

– Je suis le baron de Scaër, répondit Hervé sans hésiter.

 

– Cet homme est à votre service ?

 

– Il y a été. Il est né sur mes terres en Bretagne.

 

– C’est vous qui êtes venu le voir quand il était à l’hôpital ?

 

– Oui… jeudi dernier. Il est sorti de l’Hôtel-Dieu, le lendemain et je l’ai revu ce jour-là…

 

– Sur la place Vendôme ?

 

– Parfaitement. Je loge à l’hôtel du Rhin. On n’a pas voulu l’y laisser entrer, parce qu’il était mal vêtu. Je l’ai aperçu de ma fenêtre et je suis sorti pour lui parler.

 

– Nous savons tout cela. Vous faites bien de dire la vérité. Il faut la dire tout entière.

 

– Je n’ai jamais menti. Questionnez-moi. Je vous répondrai.

 

– Vous savez de quoi cet homme est soupçonné ?

 

– D’avoir mis le feu à cette maison. C’est absurde. Elle brûlait du haut en bas, quand il s’y est jeté pour essayer de sauver sa femme qui y demeurait avec lui. Je l’ai vu… j’y étais… d’autres que moi l’ont vu… sa femme a péri et il a failli périr, lui aussi.

 

– Est-ce pour la chercher qu’il est revenu ici, cette nuit ? demanda ironiquement le commissaire.

 

– Non, Monsieur. Il sait qu’elle est morte et qu’il ne retrouvera même pas ses restes.

 

– Pourquoi donc a-t-il pris tant de précautions et tant de peines pour s’introduire ici ?… il s’est déguisé… il est allé se loger sous un faux nom dans un garni de ce quartier… il a essayé d’enivrer l’agent que j’avais placé dans cette cour, en prévision de ce qui est arrivé…

 

– Je vois qu’on n’a pas cessé de l’espionner… et je suppose qu’on m’a espionné aussi.

 

– J’avais le devoir de surveiller cet homme et de m’informer de vos démarches… Je n’ai pas failli à ce devoir. Aucune mesure n’a été prise contre vous… il n’y avait pas lieu… et il ne tient qu’à vous de m’expliquer votre conduite… et votre présence ici, en compagnie d’un individu qui n’est pas du même monde que vous… et qui m’est suspect. Quel motif vous a amené, la nuit, dans cette maison dont il ne reste que des débris ?

 

Et comme Scaër hésitait, le commissaire, après un court silence, reprit en lui montrant le mur transversal :

 

– Est-ce que vous espériez y trouver un trésor ?

 

– Qui vous fait croire cela ? demanda vivement Hervé.

 

– Mais… ce creux dans l’épaisseur de la muraille… cette plaque arrachée tout récemment… qu’y avait-il là ?

 

– Un cadavre.

 

– Comment ?…

 

– Oui, le cadavre d’un homme qu’on a assassiné ici autrefois.

 

Le commissaire échangea un regard avec le personnage muet qui l’accompagnait et qui devait être un des hauts fonctionnaires de la préfecture de police.

 

– Et… il n’y est plus… qu’est-il donc devenu ? demanda ce commissaire d’un air bonasse, l’air que prennent ces messieurs avec un inculpé qui s’enferre, pour l’engager à s’enferrer davantage.

 

– Il y était encore quand je suis arrivé, répliqua froidement Scaër. Deux hommes ont descellé cette plaque, sous mes yeux… elle recouvrait un corps qu’ils ont tiré de la cachette où on l’avait muré et qu’ils ont emporté en le traînant avec une corde.

 

– Vraiment ?… c’est prodigieux !… et par où l’ont-ils emporté ?

 

– Par un souterrain qui aboutit à la rivière… une barque les attendait. Ils y ont descendu le corps, et en ce moment, ils rament pour remonter la Seine. Voulez-vous les voir et les prendre ? Il est peut-être encore temps.

 

– C’est une plaisanterie, je suppose ?

 

– Pas le moins du monde. Commandez à vos hommes de courir le long des quais jusqu’à ce qu’ils aperçoivent un canot monté par deux hommes et de les arrêter quand ils aborderont.

 

» C’est ce que nous allions faire quand nous nous sommes trouvés face à face avec vous.

 

– Alors, vous les avez suivis dans ce souterrain ? demanda le commissaire, sans tenir le moindre compte de la proposition.

 

– Vous préférez les laisser échapper ?… comme il vous plaira ! dit Hervé en haussant les épaules. Oui Monsieur, nous les avons suivis, et je me reproche maintenant de ne pas les avoir attaqués. Ils se seraient défendus, mais nous étions deux contre deux…

 

– Je vois avec plaisir que vous n’êtes pas de ceux qui répugnent à prêter main-forte à la justice. Si réellement un crime a été commis, vous auriez rendu service à la société en arrêtant les coupables. Mais… voudriez-vous m’apprendre comment vous avez été mis sur leurs traces ?… Vous aviez donc deviné qu’ils viendraient ici cette nuit ?… et vous saviez donc qu’on y avait tué quelqu’un ?…

 

– J’avais de fortes raisons de le croire… mais je n’avais pas prévu que je surprendrais les assassins… si je l’avais prévu, j’aurais averti la police et elle se serait chargée de les arrêter.

 

– Les assassins de qui ?

 

– Du propriétaire de cette maison… disparu depuis dix ans.

 

– Un étranger… M. Georges Nesbitt, de New-York… vous vous trompez, Monsieur. Il est absent, c’est vrai, mais il n’est pas mort. La preuve, c’est qu’il paie régulièrement ses impôts ; il envoie chaque année la somme par lettre chargée.

 

– Ou quelqu’un l’envoie pour lui.

 

Il y eu un nouvel échange de coups d’œil entre le commissaire et son supérieur qui n’interrogeait pas, mais qui écoutait très attentivement.

 

– Cela pourrait être, reprit le magistrat, et je vois, Monsieur, que vous êtes perspicace. Vos lumières nous seraient d’un grand secours et je vous prie de nous éclairer en me disant tout ce que vous savez.

 

» Vous avez sans doute connu cet Américain ?

 

– Non. J’ai connu autrefois des personnes de sa famille et j’ai su qu’elles se préoccupaient de son absence prolongée. J’ai appris plus tard qu’il avait acheté cette maison qu’il n’a jamais habitée. Et quand elle a été incendiée de fond en comble, mardi dernier, j’ai pensé qu’on y avait mis le feu pour qu’on n’y découvrît pas le cadavre du propriétaire.

 

– On n’a pas réussi à le brûler, s’il est vrai qu’on l’ait enlevé, cette nuit. Mais, puisque vous êtes si bien informé, vous devez savoir qui a fait tout cela.

 

Ainsi posée à l’improviste et à brûle-pourpoint, la question troubla Hervé de Scaër. Il ne s’était pas préparé à y répondre. Il aurait dû la prévoir, mais il ne s’attendait pas à rencontrer là ce commissaire, et depuis qu’il s’expliquait avec lui, les interrogations coup sur coup ne lui avaient pas laissé une minute pour réfléchir. Et, instinctivement, il hésitait à prononcer des noms.

 

Il crut s’en tirer par cette phrase évasive :

 

– Si je le savais, je ne me serais pas donné tant de peine. Je cherchais les coupables. Je me serais contenté de les dénoncer.

 

– Vous devez du moins soupçonner quelqu’un, dit le commissaire en regardant fixement Hervé.

 

La question revenait sous une autre forme, et il n’y avait plus moyen de l’éluder. Il fallait dire la vérité ou se taire. La dire, c’était passer la main à la police qui allait reprendre l’enquête pour son compte, et c’était précisément ce que ne voulait pas Mme de Mazatlan.

 

Elle est brutale la police et elle ne ménage personne. Une instruction judiciaire aurait englobé tous ceux et toutes celles qui s’étaient trouvés mêlés de près ou de loin à cette histoire mystérieuse.

 

La marquise eût été forcée d’entrer en scène et de déposer devant un magistrat. Le moins qu’il pût lui arriver, c’était d’être compromise dans une affaire criminelle dont tout Paris s’occuperait, ce tout Paris qui juge à la légère et qui confond volontiers les innocents avec les coupables, voire même les témoins avec les accusés.

 

Hervé n’aurait pas couru moins de risques en dénonçant l’homme dont il aurait dû épouser la fille, car l’opinion publique n’aurait pas manqué d’attribuer la dénonciation à un sentiment de vengeance.

 

Il avait beau se dire que qui veut la fin veut les moyens et qu’il ne parviendrait jamais à venger la mort d’Héva sans recourir à des auxiliaires plus puissants et mieux armés que la marquise et le gars aux biques ; il lui répugnait de frapper Solange de Bernage en frappant le scélérat qui était son père et le scélérat qui allait être son mari.

 

Il préférait laisser à la police le soin de découvrir les coupables et il voulait, avant de se décider à les nommer, consulter la marquise.

 

C’était une capitulation de conscience, mais il ne se piquait pas d’être sans faiblesses, et il finit par prendre un biais.

 

– Oui, répondit-il, je soupçonne des gens que je ne connais pas et que vous découvrirez certainement, quand je vous aurai appris ce que je sais. Alain Kernoul que voici et que vous avez accusé à tort battait le pavé de Paris avec une pauvre fille qu’il avait épousée par amour, lorsqu’il a rencontré sur le boulevard Saint-Michel, il y a six mois, une femme qui lui a proposé de les loger pour rien dans cette maison qui vient de brûler. Naturellement il a accepté, et ils y demeuraient au cinquième étage quand l’incendie a éclaté. Sa compagne, qui se mourait de la poitrine, n’a pas pu se sauver. Lui, a échappé à la mort parce qu’il était allé faire son service de figurant au Châtelet.

 

– C’est exact, dit le commissaire.

 

– Ce que vous ne savez pas, c’est que cette femme qui les avait installés ici est venue, quelques heures avant l’incendie, leur signifier de déguerpir. J’en conclus que c’est elle qui a mis le feu. Elle entrait dans cette maison, par des portes latérales dont elle avait la clé. Elle représentait les assassins de M. Nesbitt, je n’en doute plus depuis que je viens de les voir à l’œuvre. Elle a dû être leur complice et elle connaît leurs secrets.

 

» C’est cette femme qu’il faut chercher.

 

– Avez-vous à me fournir quelques indications sur elle ?

 

– Elle est d’un certain âge… elle se faisait appeler Mme Chauvry… elle a dit plusieurs fois à Alain de lui écrire à ce nom-là, quand il aurait besoin de la voir, et d’adresser ses lettres à Clamart, près de Paris. Il me semble que ce renseignement doit vous mettre à même de la découvrir bientôt.

 

» Quand vous la tiendrez, elle parlera.

 

Le commissaire, cette fois, ne se borna pas à interroger des yeux son supérieur, il le tira à l’écart et se mit à conférer tout bas avec lui.

 

L’a-parté ne fut pas long. Il revint à Hervé pour lui dire :

 

– Vous prétendez que ces hommes sont sortis d’ici par un souterrain. Montrez-moi donc le chemin qu’ils ont pris.

 

– Très volontiers, Monsieur, répondit Hervé. Je vous préviens seulement que ce chemin n’est pas éclairé.

 

Le commissaire fit signe aux sergents de ville. L’un prit les devants et l’autre ferma la marche, chacun portant une torche qui répandait des flots de lumière.

 

Scaër et Alain précédèrent les représentants de l’autorité dans ce cortège improvisé, qui ne s’égara point en route.

 

On passa devant l’embranchement où les deux Bretons s’étaient fourvoyés et où le sergent de ville d’avant-garde se serait peut-être engagé, si Hervé ne lui eût pas crié d’aller tout droit, et on arriva bientôt à la grille entrouverte.

 

– C’est par là qu’ils sont descendus, dit Hervé. Et tenez ! Ils ont oublié leurs lanternes sourdes.

 

Le commissaire en releva une, l’examina de près et hocha la tête en homme qui s’y connaît.

 

– Ces gens doivent être des voleurs de profession, murmura-t-il.

 

» Ils n’ont volé ce soir qu’un cadavre, mais ils étaient bien outillés. Seulement, ils ont eu le tort de laisser derrière eux des pièces à conviction.

 

– En voici une autre, reprit Hervé en se baissant pour ramasser un lambeau d’étoffe qui était resté accroché aux barreaux de la grille. Voyez, Monsieur !… c’est une basque d’habit…

 

– Ou plutôt le pan d’une redingote, dit le commissaire, après avoir palpé l’objet.

 

– Le drap est pourri, continua Hervé. C’est un morceau du vêtement que portait M. Nesbitt quand on l’a tué, et que ses assassins auront déchiré en traînant le corps au bout d’une corde. Si on le repêche dans la Seine, vous n’aurez qu’à rapprocher ce fragment pour vous assurer qu’il a été arraché du costume qui a servi de suaire à ce malheureux.

 

Le commissaire ne dit mot, mais il inséra le lambeau dans la poche de son pardessus.

 

– Êtes-vous convaincu maintenant ? lui demanda Hervé que ce mutisme impatientait.

 

– Mes convictions ne se forment pas si vite. Avez-vous autre chose à me montrer ici ?

 

– Non, Monsieur ; rien de plus.

 

– Alors, je vais faire fermer cette grille.

 

Un des sergents de ville fut chargé de l’opération. Il n’eut qu’à tourner la clé qui était restée à la serrure, en dedans. Les gens qui l’y avaient laissée ne comptaient évidemment pas revenir. Donc, leur unique but était de faire disparaître le cadavre, et ce but, ils l’avaient atteint.

 

Cette conclusion sautait aux yeux, et le plus défiant des magistrats devait finir par s’y rallier.

 

En attendant, il reprit la direction du cortège qui rebroussa chemin, dans le même ordre, et qui revint assez vite à la salle d’où il était parti.

 

C’était là qu’allait se dénouer une situation tendue qui préoccupait fort le dernier des Scaër et dont il commençait à n’attendre rien de bon, car le commissaire ne s’était pas encore prononcé sur son cas, et la persistance qu’il mettait à se taire était d’assez mauvais augure.

 

Allait-il renvoyer chez eux le maître et le serviteur, ou bien les garder jusqu’à plus ample informé ?

 

Les agents judiciaires ne lâchent pas volontiers les gens qu’ils tiennent et ils ne les lâchent qu’à bon escient.

 

Il y eut d’abord une nouvelle conférence entre ces deux messieurs, et celle-là dura plus longtemps que la première.

 

Puis, le commissaire revint dire à Hervé :

 

– Monsieur, je ne crois pas devoir vous retenir. Vous êtes libre… à une seule condition…

 

– Laquelle ? demanda fièrement Scaër.

 

– À condition que vous resterez à la disposition du magistrat qui va instruire cette affaire.

 

– Il me trouvera toujours prêt à lui répondre, quand il lui plaira de m’interroger. Seulement, je ne m’engage pas à lui fournir de nouvelles indications. J’ai dit ce que je savais et j’ai fait ce que je pouvais. Je m’en tiendrai là.

 

– C’est votre droit.

 

– J’ajoute que je m’attends à être surveillé. Peu importe, pourvu que cette surveillance ne s’étende pas à mes amis. Je vous préviens aussi que j’ai le projet de quitter Paris et que si on me surveillait de trop près, je hâterais mon départ.

 

Le commissaire eut un sourire équivoque. Il pensait sans doute : « Vous ne partirez pas sans ma permission ; » mais il s’abstint de le dire.

 

– Et ce garçon ? demanda Scaër qui avait maintenant l’air de dicter ses conditions. J’espère que vous ne l’accuserez plus d’avoir mis le feu à cette maison et que vous n’allez pas le garder.

 

– Non… s’il veut s’engager à changer d’existence et à se tenir tranquille. Prenez-le à votre service, et qu’il ne se mêle plus de faire de la police pour son compte. Les choses n’en iront que mieux.

 

– Alors, on va suivre cette affaire ?

 

– Sans aucun doute, et nous utiliserons les renseignements que vous venez de me donner. Ils sont vagues, mais c’est un point de départ et ils nous serviront à nous en procurer d’autres.

 

» Vous m’avez dit que cette femme se fait appeler Chauvry et qu’elle se faisait adresser ses lettres à Clamart, sans autre indication.

 

– Parfaitement.

 

– Une dernière question : les personnes de la famille de M. Nesbitt que vous connaissiez autrefois habitent-elles Paris ?

 

– Non, Monsieur. Si elles vivent encore, elles habitent les États-Unis… New-York ou Boston. Mes relations avec elles remontent à une dizaine d’années, et depuis ce temps-là, je n’ai pas eu de leurs nouvelles. Vous pouvez vous informer d’elles. L’une était sa belle-sœur, veuve de son frère le commodore Nesbitt, de la marine américaine ; l’autre était sa nièce.

 

Cette réponse, si nette en apparence, n’était pas conforme à la vérité, puisque la mère et la fille avaient quitté ce monde, mais elle impressionna favorablement ceux qui l’entendirent, et Hervé savait bien ce qu’il faisait en leur parlant d’elles.

 

Hervé ne voulait pas dénoncer le père de Solange, mais il voulait bien que la police découvrît l’assassin de tous les Nesbitt, et il se disait que ce commissaire y réussirait en suivant les pistes qu’il lui indiquait.

 

Les recherches commencées en 1860 devaient avoir laissé des traces dans les archives judiciaires, et pour peu qu’on rapprochât cet ancien dossier de celui qu’on allait former en instruisant l’affaire toute récente de l’incendie de la rue de la Huchette, on en arriverait certainement à fouiller le passé de M. de Bernage.

 

– C’est bien, Monsieur, dit le commissaire, qui avait déjà pris les instructions de son supérieur, vous pouvez vous retirer… et je vous autorise à emmener cet homme.

 

Hervé ne se le fit pas dire deux fois. Il poussa le gars aux biques vers la brèche et il y passa après lui, sans remercier les deux policiers et même sans les saluer.

 

Un instant après, dans la rue de la Huchette, Alain lui demanda ce qu’il allait faire et il lui répondit brusquement :

 

– Je n’en sais rien encore. Accompagne-moi jusqu’au quai.

 

Le gars aux biques suivit la tête basse, comme un chien que son maître a mal reçu.

 

Il pensait à Zina. Scaër pensait à la marquise.

 

IV

Quatre mois sont passés.

 

Le dernier des Scaër est rentré à Trégunc et Alain est venu bientôt l’y rejoindre.

 

Ils ont quitté Paris, peu de jours après les scènes nocturnes qui se sont déroulées dans la maison de la rue de la Huchette.

 

Hervé s’est brusquement décidé à partir après avoir revu la marquise de Mazatlan.

 

Elle a été longue et dramatique cette dernière entrevue. Elle a même été orageuse, car ils n’étaient pas d’accord et ils ont eu beaucoup de peine à s’y mettre.

 

La marquise voulait absolument poursuivre sans trêve et sans merci les assassins d’Héva Nesbitt. Elle se déclarait prête à les livrer à la justice, au risque de se trouver compromise dans un procès criminel. Il a fallu que Scaër intercédât auprès d’elle en faveur de Solange. Il s’est adressé à son cœur et elle a fini par céder. Il n’a pas manqué de lui représenter que la police en savait assez pour mettre la main sur ces scélérats et qu’il valait mieux la laisser agir seule. La marquise s’est rendue, après avoir discuté longtemps, mais elle a exigé d’Hervé qu’il attendît six mois avant de s’exiler pour toujours.

 

Elle trouvait bon qu’il se retirât en Bretagne, mais non pas qu’il passât à l’étranger avant le dénouement du drame qui allait se jouer à Paris, et elle se réservait de rester en scène jusqu’au bout.

 

Que ferait-elle seule contre l’ennemi commun ? quelle part prendrait-elle aux opérations de la guerre, après le départ de son allié, un départ qui ressemblait à une défection ? Elle ne s’était pas expliquée sur ses intentions, pas plus que sur les sentiments que lui inspirait Hervé.

 

Et Hervé ne lui avait pas déclaré les siens.

 

Les derniers incidents de cette campagne de huit jours l’avaient découragé. Il voulait se reposer et se recueillir. À l’activité qui s’était emparée de lui tout à coup avait succédé une sorte de torpeur morale et physique. C’est un effet assez ordinaire du surmenage et des émotions répétées.

 

Cependant, il n’en était pas encore à se repentir d’avoir pris parti pour la vengeresse d’Héva Nesbitt. Il restait même prêt à l’appuyer encore, quand viendrait le jour où elle réclamerait son aide.

 

Il préférait seulement qu’elle agît sans lui, jusqu’au moment où elle aurait besoin d’un défenseur.

 

Cela pouvait arriver, car Bernage et son complice n’étaient pas abattus ; ils savaient qu’elle était leur plus dangereuse adversaire et ils ne reculeraient devant rien pour se débarrasser d’elle.

 

Ces bandits ne regardaient pas à un crime de plus ou de moins.

 

Alors, Hervé risquerait tout pour secourir la marquise.

 

Mais puisqu’il était décidé à temporiser, il ne pouvait mieux faire que de se terrer en Cornouailles pour attendre les événements.

 

Ses intérêts l’y appelaient : des fermages arriérés à recevoir, des créances douteuses à faire rentrer. M. de Bernage avait acheté les terres et le château et il n’y avait plus à y revenir, puisque promesse vaut vente, mais l’acte n’était pas encore signé et, provisoirement, Hervé de Scaër continuait à exercer ses droits de propriétaire.

 

Les six mois accordés aux instances de Mme de Mazatlan n’étaient pas de trop pour lui permettre de rassembler toutes ses ressources avant de s’embarquer et il tenait à en profiter.

 

Le prix de la coupe de bois qu’il avait touché récemment suffirait et au delà à le défrayer pendant son séjour en Bretagne, et il espérait recouvrer sur place d’autres sommes assez importantes.

 

Il s’attendait du reste à être contraint de sortir du château, dès que la vente serait consommée, et il ne faisait, pour ainsi dire, qu’y camper, car il s’était établi dans une chambre située sous les toits et très sommairement meublée.

 

Alain, qui l’avait suivi avec l’obéissance passive qu’un soldat doit à son officier, et qui se préparait à le suivre au bout du monde, Alain ne gardait plus les chèvres.

 

Son maître l’avait équipé en garde-chasse et l’emmenait avec lui dans ses tournées sur ses domaines.

 

Alain, du reste, n’était plus le même homme. Lui, si ardent à se venger des misérables qui l’avaient fait veuf, il ne parlait plus d’eux, et depuis son retour au pays, il n’avait pas prononcé une seule fois le nom de Zina.

 

Il était devenu si taciturne et si sauvage que ses camarades de ferme le croyaient un peu fou. Ils l’appelaient entre eux « l’innocent ». C’est le mot dont se servent les Bretons pour désigner ceux dont l’intelligence s’est évaporée et ils les croient visités de Dieu.

 

Alain les laissait dire et, s’il avait perdu la parole, il n’avait pas perdu la mémoire, car il ne cessait pas de penser aux catastrophes qui avaient ramené son maître en Bretagne.

 

Scaër ne s’était pas séparé de la marquise sans échanger avec elle une promesse de correspondance réciproque.

 

La promesse avait été tenue de part et d’autre. Mais les lettres de Mme de Mazatlan, fréquentes d’abord, s’étaient peu à peu faites plus rares.

 

Elles ne lui avaient d’ailleurs rien annoncé de nouveau depuis son départ. M. de Bernage, écrivait-elle, ne paraissait pas avoir été inquiété par la justice, car il continuait à mener le même train. Sa fille n’était pas encore mariée. M. Ricœur de Montréal n’avait pas quitté Paris et il avait toujours ses grandes entrées chez M. de Bernage.

 

Mme de Cornuel ne se montrait plus au Bois en voiture découverte avec son élève, mais elle habitait encore l’hôtel du boulevard Malesherbes.

 

La police cherchait toujours, mais il ne paraissait pas qu’elle eût trouvé ni l’incendiaire, ni les voleurs de cadavres que Scaër n’avait pas omis de signaler à la marquise.

 

On démolissait la maison de la rue de la Huchette, aux frais de la ville, pour cause de danger public ; on avait dragué la Seine en amont du pont de l’Hôtel-Dieu, et les journaux annonçaient qu’on y cherchait la preuve d’un crime mystérieux.

 

Mme de Mazatlan croyait savoir qu’on prenait des renseignements sur M. Georges Nesbitt, en France, en Amérique et en Chine.

 

Elle espérait plus que jamais que la lumière se ferait et, pour y aider, elle avait écrit de son côté à New-York et à la Havane.

 

Elle priait Scaër de prendre patience et elle lui laissait entrevoir qu’elle pourrait bien venir en personne, à Trégunc, lui apporter de bonnes nouvelles.

 

Ces lettres étaient écrites sur un ton de familiarité affectueuse, et si Hervé avait voulu lire entre les lignes, il aurait facilement deviné que la marquise avait une forte inclination pour lui.

 

Mais il se raidissait contre cette idée et il persistait à répondre assez froidement. Son caractère s’était assombri, il se fatiguait d’attendre et il lui prenait assez souvent des envies de s’embarquer sans tambours ni trompettes, en secouant la poussière de ses souliers sur ce sol ingrat où il n’avait eu que des revers.

 

Il n’attendait pour cela que la prise de possession par M. de Bernage des domaines hypothéqués et, à son grand étonnement, les choses restaient en l’état. Les notaires ne bougeaient pas, et M. de Bernage ne donnait pas signe de vie.

 

Vers le milieu du mois de juin, il reçut de Mme de Mazatlan une lettre énigmatique. Elle lui apprenait qu’elle allait être obligée de s’absenter pour trois semaines et elle lui laissait entendre que ce voyage très prochain avait pour but de mettre fin à des incertitudes qui se prolongeaient beaucoup trop.

 

Elle attribuait les lenteurs de l’enquête secrètement poursuivie à la situation politique. On était en pleine période plébiscitaire. Il y avait chaque jour des troubles dans la rue. On brisait les kiosques et les sergents de ville chargeaient la foule. Il s’ensuivait que la police, ayant fort à faire pour réprimer ces désordres, ne s’occupait guère de chercher les auteurs d’un crime que la prescription de dix ans allait bientôt couvrir.

 

La marquise terminait en priant Hervé de ne pas bouger de Trégunc avant le 15 juillet et en lui promettant qu’à cette date, elle le tirerait d’inquiétude.

 

Cette épître avait achevé de refroidir le zèle d’Hervé. Il s’était promis de ne pas dépasser le terme qu’elle lui fixait et de quitter la France sans remettre les pieds à Paris.

 

Rien ne le retenait plus en Bretagne. Les rentrées s’étaient faites mieux qu’il ne l’espérait. Il avait devant lui un capital suffisant pour payer son passage et celui d’Alain en Australie, et pour entreprendre là-bas de refaire sa fortune.

 

Il décida qu’il partirait le 20 juillet pour l’Angleterre où il trouverait un paquebot de la grande ligne australienne, passant par le canal de Suez, ouvert depuis six mois.

 

L’exécution de ce projet était subordonnée à l’arrivée de la marquise ou des nouvelles qu’elle avait promis de lui donner, mais quand un mois se fut écoulé sans qu’il eût rien reçu, il commença ses préparatifs de départ.

 

Ils n’étaient pas compliqués, car il portait tout avec lui, comme le philosophe grec, et il n’avait pas à rendre compte de ses actes, pas même à ses créanciers hypothécaires, puisque M. de Bernage se substituait à lui, comme acquéreur de la totalité des biens immeubles.

 

Cinq jours avant la date qu’il s’était fixée, il était en mesure de se mettre en route. Il comptait traverser la presqu’île bretonne et prendre, à Saint-Malo, le bateau de Jersey et de Southampton.

 

Il lui en aurait coûté de partir sans revoir les coins de terre dont le souvenir vivait dans son cœur : le dolmen de Trévic où lui était apparue jadis cette fée qui devait plus tard influer sur sa destinée, et aussi le cottage qu’avait habité Héva Nesbitt, et ces ruines du château de Rustéphan qu’il avait tant de fois visitées avec elle.

 

Il se décida à faire ces trois excursions, le même jour, et il partit de grand matin, à pied, escorté par le fidèle Kernoul.

 

On était au premier mois de l’été. C’est la belle saison de la Bretagne, car, au printemps, les genêts et les ajoncs se couvrent déjà de fleurs d’or, mais il pleut trop souvent.

 

Ce jour-là, le ciel était d’azur, le vent qui soufflait du nord tempérait l’ardeur du soleil et la mer, abritée par les rochers de la côte, s’étendait à perte de vue comme une immense nappe bleue.

 

On la voyait du château et, en moins d’une heure, ils arrivèrent à la pointe où se dressait l’énorme monument druidique, placé là comme une sentinelle avancée.

 

Hervé, très ému, se taisait. Alain, qui ne parlait pas souvent, lui dit en lui montrant le large :

 

– Voyez donc, notre maître !… c’est comme le jour où la dame a débarqué, il y a trois ans.

 

Scaër regarda et vit un petit bateau à vapeur qui manœuvrait à deux ou trois kilomètres de la terre.

 

– Il n’est pas si grand ni si bien gréé que le yacht qu’elle montait, reprit le gars aux biques.

 

– Ce n’est pas un bateau de pêche, murmura Scaër.

 

– Tout de même, notre maître. Il en vient comme ça de Nantes, loués par des gros négociants qui s’amusent à prendre du poisson aux Glenans.

 

– On dirait que celui-là cherche un mouillage… c’est singulier…

 

Une pensée venait de traverser l’esprit de Scaër.

 

Il se disait :

 

– Si c’était elle ?

 

Sans nouvelles de la marquise de Mazatlan qui, depuis un mois, ne lui écrivait plus, Hervé se demandait si elle avait eu l’idée de lui faire une surprise, en débarquant à l’improviste sur cette côte où il l’avait déjà rencontrée.

 

Il l’espérait presque. Elle était bien assez riche pour avoir acheté un nouveau yacht et repris la vie sur l’eau qu’elle avait menée avant d’être veuve.

 

On croit volontiers ce qu’on désire, et, sans se l’avouer à lui-même, Hervé ne désirait rien tant que de la revoir.

 

– Non, notre maître, dit Alain ; le voilà qui met le cap sur les îles. C’est bien ce que je pensais. Et puis, la dame naviguait sous pavillon espagnol et je vois le pavillon tricolore à l’arrière du bateau.

 

Ce n’était pas une raison concluante, car Mme de Mazatlan, Française par son père, avait bien pu arborer les couleurs de son pays d’origine. Mais la supposition d’un retour par mer était si invraisemblable que Scaër ne s’y arrêta pas longtemps.

 

Il se contenta de faire le tour du dolmen et, pour se soustraire à l’obsession du souvenir, il reprit le chemin qui aboutissait à la grande route de Pontaven, sans se retourner pour observer les manœuvres du yacht.

 

Cette route, il l’avait suivie bien souvent avec Héva Nesbitt, qu’il reconduisait chez sa mère, à travers les landes, et il la connaissait mieux que la rue de la Paix.

 

Elle traverse une contrée sauvage et elle est si peu fréquentée qu’on n’y rencontre guère que de loin en loin un pâtre, assis sur le revers d’un fossé.

 

On se croirait au temps des Druides. On ne voit que des landes, des pierres et le ciel.

 

Ce paysage mélancolique n’était pas fait pour distraire de ses sombres pensées le dernier des Scaër. Il s’y laissait aller et il ne regrettait pas d’avoir entrepris, avant de s’expatrier, ce triste pèlerinage aux lieux où il avait aimé pour la première fois.

 

Il oubliait ses récentes aventures, comme on oublie un mauvais rêve, et il évoquait le souvenir de sa jeunesse.

 

Chaque bloc de granit lui rappelait un incident de ses promenades à deux. Héva leur avait donné des noms, d’après leurs formes. L’un était : l’autel ; un autre : la chaise du diable ; un autre : l’éléphant.

 

Il y en avait un au bord de la route, posé en équilibre sur une roche conique, une pierre branlante, comme on dit, que l’effort d’un seul homme fait osciller. La légende bretonne affirme qu’elle ne bouge pas quand la femme de celui qui essaie de la mettre en mouvement est infidèle. Héva ne manquait jamais d’exiger que le fiancé de son cœur tentât l’épreuve, et c’était des rires joyeux lorsque la pierre se balançait sous la moindre pression de la main d’Hervé.

 

La maisonnette qu’elle avait habitée avec sa mère était à plus d’une lieue de là, près du hameau de Kergoz, et en interrogeant Alain, Hervé apprit qu’elle était occupée depuis deux mois par une colonie d’artistes qui l’avaient louée pour la saison et qui y menaient joyeuse vie.

 

Fontainebleau ne suffit plus aux paysagistes parisiens. Beaucoup viennent chercher des sujets d’études au fond de la Bretagne. Ils ont pris possession du bourg de Pontaven ; la salle à manger de la principale auberge est tapissée de leurs peintures et ils explorent les bois qui bordent le cours de l’Aven, une petite rivière dont les eaux claires vont se jeter dans la mer, à quelques kilomètres de ce Barbizon armoricain.

 

Le renseignement fourni par le gars aux biques décida Hervé à modifier son itinéraire. Il ne se souciait pas de tomber au milieu d’une bande de rapins chevelus qui l’auraient empêché de se recueillir en visitant le cottage où la chère morte avait vécu. Il n’y tenait pas d’ailleurs essentiellement, car il n’y était entré que deux ou trois fois pendant que la mère et la fille l’habitaient. Il renonça donc à s’y arrêter, préférant revoir les ruines de Rustéphan où il était venu si souvent avec Héva et où il espérait n’être pas troublé par les gaietés bruyantes de ces messieurs.

 

Rustéphan est un château bâti au quinzième siècle et ruiné pendant les guerres de religion. Il n’est pas au bord de la route et les touristes ont quelque peine à le découvrir au milieu des arbres d’un immense verger attenant à une ferme. Il faut, pour y arriver, ouvrir des barrières et franchir des échaliers.

 

C’était une des promenades favorites de la jeune Américaine qui se plaisait à escalader les obstacles et même à grimper, par un chemin périlleux, jusqu’au faîte de la seule tour qui soit restée debout et que couronne une plate-forme d’où l’on a une vue magnifique sur les landes et sur la mer.

 

Hervé comptait bien faire encore une fois, ce jour-là, l’ascension du donjon et passer une heure ou deux à méditer, là haut, sur les vicissitudes de la vie.

 

Il fut un peu surpris de voir, stationnant sur la grande route, un immense break, dont les chevaux avaient été dételés et emmenés. Le cocher était sans doute allé leur donner l’avoine et boire un coup à la ferme, personne n’était resté pour garder la voiture, quoiqu’on y eût laissé des sacs et des couvertures de voyage.

 

Il n’y avait pas de quoi s’étonner, car en cette saison, ils ne sont pas rares les étrangers qui parcourent à petites journées ce coin si curieux du Finistère, mais dans la disposition d’esprit où se trouvait Hervé, tout incident le préoccupait.

 

Il s’était inquiété du yacht qui croisait devant la pointe de Trévic ; il s’inquiétait maintenant de ce break. Il se demandait ce qu’il faisait là et quels voyageurs il avait amenés.

 

– Ça ne vient pas de Pontaven, dit Alain. Je connais tous les loueurs du bourg et je ne leur ai jamais vu cette carriole-là. C’est de Lorient ou de Vannes. Des Parisiens qui vont à Quimper et à Penmarc’h par Concarneau.

 

Scaër était du même avis que le gars aux biques et il pestait contre ces touristes malavisés qui avaient sans doute envahi les ruines, un instant avant qu’il arrivât.

 

Pour se consoler de ce contretemps, il se dit qu’ils n’y feraient probablement pas un long séjour et qu’il en serait quitte pour attendre sous les chênes d’alentour qu’ils eussent fini d’explorer ces vénérables restes de l’architecture féodale.

 

Il s’engagea donc dans le chemin à peine tracé qui y conduit et il arriva au champ planté qui les entoure.

 

De ce côté, le château présente une de ses trois faces qui ont résisté au temps, – la quatrième n’existe plus, – et un grand pan de muraille masque la cour intérieure où l’on entre par une porte ogivale, à droite, près de la grosse tour.

 

La ferme est à une certaine distance et ses habitants ne se montraient pas. Les touristes non plus. Seulement, on entendait des éclats de voix et des rires.

 

Bientôt, un bruit tout particulier frappa les oreilles d’Hervé qui s’était rapproché de la muraille, le bruit que fait en sautant le bouchon d’une bouteille de vin de Champagne.

 

– Je suis tombé sur des gens qui déjeunent là… c’est le comble de la déveine, dit-il entre ses dents.

 

Et pour savoir définitivement à quoi s’en tenir, il s’avança jusqu’à la porte béante.

 

Il avait deviné. Deux messieurs et une dame, assis sur des pliants et servis par un groom en livrée, trinquaient gaiement devant une table portative sur laquelle le couvert était mis.

 

Hervé ne put retenir un cri de surprise en reconnaissant les convives, qui répondirent par des exclamations si retentissantes que les corneilles perchées sur les créneaux s’envolèrent.

 

Ils accoururent tous les trois, le verre en main, et ils se mirent à danser une ronde autour du châtelain de Trégunc, stupéfait de trouver là Pibrac, l’interne Delle et Mlle Margot, tous plus ou moins gris et parlant tous à la fois.

 

– Te voilà ! tu n’es donc pas parti pour l’Australie ?

 

– Bonjour, cher Monsieur. Donnez-moi donc des nouvelles de mon blessé de l’Hôtel-Dieu.

 

– Prince Breton, je vous salue !… Pas gai, votre pays !… je préfère le foyer du Châtelet.

 

– Ah ! ça, d’où sortez-vous ? demanda Scaër abasourdi.

 

– Et toi, mon vieux ? répliqua Pibrac.

 

– Moi, je demeure tout près d’ici.

 

– Tiens ! c’est vrai… je l’avais oublié.

 

– Alors, ce n’est pas pour me voir que tu es venu ?

 

– Ma foi, non !… c’est une idée de Margot qui a lu des romans où l’on parle de la Bretagne… et je lui ai payé le voyage… ça ne me gêne pas… j’ai gagné mille louis aux courses et sept cents louis au baccarat… J’ai invité Delle qui vient de passer triomphalement son examen et qui peut s’offrir deux mois de vacances… Ce que nous faisons la fête depuis notre départ de Paris, tu ne peux pas te le figurer !… En poste, tout le temps !… dans un break que j’ai acheté à Nantes… et nous en sommes à notre troisième panier de Moët… nous le finirons à la pointe du Raz… Mais il ne s’agit pas de ça… tu vas nous recevoir dans ton château… tes vassaux seront épatés… et s’il y a un pardon Margot y dansera un pas de caractère. À propos… il est donc encore à toi, ton château ?…

 

– Pas pour longtemps.

 

– Oui, je comprends… Bernage va te sommer, un de ces jours, de lui céder la place. Tu sais que sa fille n’est pas encore mariée ?

 

– On me l’a dit.

 

– Il ne quitte pourtant pas son Canadien, mais il ne l’a pas encore présenté au Cercle. Et tu ne seras pas fâché d’apprendre qu’il court de mauvais bruits sur leur compte.

 

– Ça ne m’étonne pas.

 

– Ils ne valent pas mieux l’un que l’autre, dit Margot.

 

– Et ce garçon que j’ai laissé avec vous sur la place Vendôme ? demanda l’interne.

 

– Il n’est pas loin d’ici, dit Hervé.

 

Alain, par discrétion, était resté dans le verger.

 

– Je voudrais bien le revoir.

 

– Vous le verrez tout à l’heure.

 

– On ne l’a plus inquiété ?

 

– Non, et j’espère qu’on ne l’inquiètera plus, car je vais quitter la France et je l’emmènerai avec moi.

 

– Comment !… tu pars ! s’écria Pibrac. Tu lâches ta patrie !

 

– Il le faut.

 

– Vous partez au bon moment, dit l’interne. La guerre est déclarée.

 

– La guerre ? répéta Hervé qui, depuis huit jours, ne lisait plus les journaux.

 

– Eh ! oui, la guerre avec la Prusse. Et j’ai bien envie de demander à servir comme chirurgien auxiliaire.

 

– Une drôle d’idée que tu as là, dit Pibrac. On n’aura pas besoin de toi. Les zouaves seront à Berlin dans six semaines.

 

– Je ne crois pas… et même…

 

– Ah ! mais, vous n’allez pas nous embêter avec la politique ! interrompit Margot. Prince Breton, venez prendre le café pendant qu’il est chaud. Tais-toi, Ernest ! Tu n’iras pas à la guerre, puisque tu t’es payé un remplaçant. Laisse ce toqué de Delle s’engager, si ça lui fait plaisir et offre-moi un verre de chartreuse.

 

– Ça va ! dit Pibrac en donnant le bras à la donzelle pour la ramener à la table où le café les attendait.

 

Hervé suivit machinalement. La nouvelle qu’il venait d’apprendre avait changé le cours de ses idées. Il se disait que cette guerre arrivait à point et qu’au lieu d’aller chercher aux antipodes la fortune ou la mort, il ferait mieux de se battre pour son pays.

 

L’interne, qui marchait à côté de lui, reprit à demi-voix :

 

– Voulez-vous que nous causions en tête-à-tête, cher Monsieur ? J’ai à vous parler de choses qui vous intéresseront et qui n’intéresseraient pas notre ami.

 

– Je ne demande pas mieux, répondit Hervé, un peu surpris de cette ouverture.

 

Il connaissait très peu M. Delle et il ne devinait pas de quoi ce jeune homme voulait l’entretenir en particulier.

 

– Bon ! dit l’interne ; seulement, il faut trouver un prétexte pour quitter momentanément Pibrac et sa compagne, car je tiens à ce qu’ils ne se doutent de rien.

 

Et presque aussitôt :

 

– Je crois que je le tiens, le prétexte. Laissez-moi faire.

 

Le couple si bien assorti était déjà attablé et Margot versait à la ronde le cognac et la chartreuse pour appuyer le café qui fumait dans les tasses.

 

– N’avez-vous pas honte ? leur cria-t-il. Vous ne pensez qu’à boire des petits verres au milieu de ces ruines imposantes !… vous auriez aussi bien fait de rester sur le boulevard et de vous asseoir à la terrasse du café de la Paix. Moi, je prétends les visiter en détail.

 

– Hé ! va donc, archéologue de carton ! ricana Pibrac.

 

– Et je suis sûr que M. de Scaër aura l’obligeance de me servir de cicerone à travers ces nobles débris du moyen âge.

 

– Très volontiers, dit Hervé.

 

– Peut-on monter sur cette tour ?

 

– Ce n’est pas très commode… il y a bien un escalier, mais il y manque des marches, par-ci, par-là.

 

– Ça m’est égal. Au collège, j’ai eu un premier prix de gymnastique. Je n’ai même jamais eu que celui-là.

 

– Alors, tout ira bien. Je connais le chemin depuis le temps où je grimpais là-haut pour y dénicher les chouettes.

 

» Et vous serez payé de vos peines, car vous découvrirez toute la côte, depuis la baie de la Forest jusqu’à l’anse du Pouldu, comme si vous aviez sous les yeux une carte géographique.

 

» C’est une vue à vol d’oiseau.

 

– Voilà qui m’est égal ! s’écria Pibrac.

 

» Allez, mes enfants, allez vous casser le cou pour contempler l’Océan. Moi, je vais fumer une pipe, en attendant qu’il vous plaise de descendre.

 

Delle emmena Hervé, qui ne demandait qu’à s’aboucher avec lui, car il pressentait que l’interne avait à lui faire une communication importante.

 

Ils entrèrent ensemble dans la tour qui, à l’intérieur, avait l’aspect d’un puits recouvert d’une calotte de pierre.

 

Des trois étages qu’elle avait jadis, il ne subsistait rien qu’une plate-forme, au sommet, suspendue en l’air et menaçant ruine, mais se soutenant grâce à la solidité de son architecture.

 

Au moyen âge on bâtissait mieux qu’à présent.

 

L’escalier, pris dans l’épaisseur du mur, avait résisté au temps et aux sièges soutenus par le château, et quoiqu’il présentât deux ou trois solutions de continuité, il était encore praticable.

 

Delle et Scaër, jeunes et lestes tous les deux, le gravirent sans peine. Aussitôt arrivé sur la plate-forme, l’interne se mit à regarder en bas, au lieu d’examiner le panorama.

 

– Les voilà attablés, murmura-t-il. Margot boit de la chartreuse et Pibrac boit de l’eau-de-vie. Ils ne nous dérangeront pas. Mais… n’est-ce pas mon blessé qui se promène sous les arbres du verger ?

 

– Lui-même, répondit Hervé. Je l’y ai laissé, parce que je ne savais pas que vous étiez là, mais je l’appellerai.

 

– Quand nous serons descendus. Il n’a pas besoin d’entendre ce que j’ai à vous dire.

 

– Parlez, je vous en prie.

 

– Moi, je vous supplie de ne pas croire que je cherche à surprendre vos secrets, en me mêlant de ce qui ne me regarde pas. Le hasard m’a mis au courant de certains faits qu’il peut vous importer de connaître et dont je n’ai pas encore dit un mot à qui que ce soit… pas même à notre ami Pibrac qui n’est pas discret. À vous, c’est différent, et comme je n’ai pas promis de me taire, je vais vous apprendre tout ce que j’ai su depuis votre départ.

 

– Sur Alain ? demanda Scaër, de plus en plus étonné et même un peu défiant.

 

– Sur ce garçon, et sur d’autres personnes. Il faut d’abord que je vous dise de qui je tiens mes renseignements. Je n’aime pas les policiers, vous le savez, mais j’ai un parent qui occupe de hautes fonctions à la préfecture de police… que voulez-vous !… on n’est pas parfait… et du reste, il fait bon avoir des amis partout, comme vous allez voir. Ce parent a su que c’était moi qui avais soigné à l’Hôtel-Dieu l’homme qu’on accusait d’avoir mis le feu rue de la Huchette, que je m’étais occupé de lui faire obtenir son exeat, que vous étiez venu me le recommander, et qu’après sa sortie j’étais entré en relations avec vous. Il a su tout cela par les rapports de ses agents, car depuis l’incendie, Alain a toujours été surveillé.

 

– Je m’en suis aperçu.

 

– Oui, puisque vous avez eu affaire à un commissaire, une nuit…

 

– Vous savez cela !

 

– Mon parent m’a fait appeler quelques jours plus tard et m’a demandé ce que je pensais de votre compatriote… et de vous. Vous devinez ce que je lui ai répondu. J’ai pour vous autant d’estime que de sympathie.

 

– C’est réciproque.

 

– Je l’espère, et je reviens à mon récit. Mon parent était déjà très bien disposé pour vous, et comme il me porte beaucoup d’amitié… je me flatte même qu’il fait cas de mon jugement… il n’a pas craint de me parler de votre cas. Il m’a raconté votre rencontre nocturne avec ce commissaire et ce qui s’en est suivi. J’ai su par lui que vous étiez parti brusquement pour la Bretagne, qu’on vous y laisserait tranquille et qu’on recherchait activement l’auteur ou les auteurs de deux ou trois crimes anciens ou récents.

 

– Quoi ! il vous a parlé non seulement de l’incendie, mais encore de…

 

– Il m’a parlé de la disparition, il y a dix ans, du propriétaire de la maison, et il m’a dit qu’on menait très secrètement une enquête sur cette disparition inexplicable. Il a même ajouté que vous aviez indiqué au commissaire la marche à suivre pour éclaircir ce mystère et que vous lui aviez donné un avis très judicieux.

 

– Je lui ai conseillé de s’informer en Amérique.

 

– C’est ce qui a été fait, je crois. Mon parent ne m’en avait pas dit davantage, mais pendant ces quatre derniers mois, j’ai eu quelquefois l’occasion de le revoir et j’ai su de lui qu’on était sur une piste, qu’on n’avait pas encore de preuves positives, mais qu’on en aurait bientôt, et que les coupables seraient arrêtés, quelle que fût leur situation sociale.

 

– Il sait donc que ce sont des gens du monde ?… des gens riches ?

 

– Probablement. Et j’ai retenu des paroles qu’il a prononcées et que je vais vous répéter. Je n’en avais pas d’abord compris la portée… j’ai réfléchi depuis, et je crois avoir deviné à quel acte de votre vie il faisait allusion en me disant textuellement ceci : « Votre Breton s’est conduit comme un vrai gentilhomme. Il n’a pas hésité entre son intérêt et son honneur. Il a sacrifié son intérêt et il n’a dénoncé personne. Nous ferons ce qu’il ne pouvait pas faire et chacun sera traité selon ses œuvres. »

 

Ce langage peu clair ne compromettait pas le haut fonctionnaire qui l’avait tenu, mais Scaër n’eut pas de peine à comprendre qu’il visait la rupture de son mariage et le silence qu’il avait gardé, par pitié pour la fille de l’assassin qui avait été sa fiancée.

 

– Les indiscrétions de Pibrac m’ont éclairé, reprit l’interne. Je ne connais pas M. de Bernage, ni les gens qui l’entourent, mais je crois bien que la police s’occupe d’eux.

 

– Je m’étonne qu’elle n’ait rien trouvé, dit évasivement Hervé.

 

– Elle aurait trouvé, si elle ne s’occupait pas tant de politique, depuis qu’il y a des troubles dans la rue.

 

C’était précisément ce que la marquise avait écrit à Hervé.

 

– Et, continua M. Delle, il est à craindre que de nouveaux événements ne lui donnent encore plus de besogne. La guerre qu’on vient de déclarer agite déjà tout le pays. Le désordre est partout, et les agents ne suffisent pas à assurer la tranquillité dans Paris. Les coquins vont avoir beau jeu.

 

» Maintenant, cher Monsieur, vous voilà renseigné. Je tenais à vous dire tout cela en tête-à-tête. Pibrac n’est pas sérieux et Margot l’est encore moins que lui, si c’est possible. Si je me suis décidé à voyager avec eux, c’est que la guerre, je le prévois, va m’empêcher de terminer mes études et que je n’étais pas fâché de me distraire un brin avant de m’engager dans une ambulance comme je me propose de le faire, la semaine prochaine, en rentrant à Paris. Je ne regrette pas d’être venu, puisque je vous ai rencontré… et peut-être tranquillisé sur les suites de votre aventure de cet hiver.

 

Hervé remercia chaleureusement l’interne et il eut bonne envie de lui en dire et de lui en demander davantage. Maintenant, il avait pleine confiance dans ce brave jeune homme qui aurait pu être pour lui un précieux auxiliaire, non seulement à cause de ses relations de parenté avec un employé supérieur de la préfecture de police, mais aussi parce qu’il était loyal et avisé.

 

Malheureusement, il aurait fallu lui parler du rôle qu’avait joué en cette affaire Mme de Mazatlan et Hervé ne se croyait pas le droit de la mettre en cause, en racontant que c’était elle qui lui avait signalé les assassins de sa cousine Héva.

 

Et puis, une idée fixe venait de se loger dans la tête du dernier des Scaër. Il était las de se débattre dans les incertitudes d’une situation sans issue et, pour en sortir, il voulait s’engager dans l’armée. Il avait jadis manqué Saint-Cyr ; mais il était bon à faire un simple soldat, dût-il servir dans l’infanterie, en dérogeant aux traditions de sa race. Ses aïeux avaient toujours combattu à cheval, depuis le temps des croisades. Un Scaër ruiné pouvait bien se battre à pied, comme les gars Cornouaillais.

 

– Nous ferions bien, je crois, de descendre, reprit l’interne. Je vois que Pibrac nous appelle en gesticulant. Son groom plie bagage et le cocher est allé atteler.

 

– J’aurais voulu vous offrir l’hospitalité chez moi, dit Hervé, mais…

 

– Oh ! je comprends que vous ne vous souciez pas d’héberger Margot. Cette créature a le diable au corps et elle scandaliserait vos paysans. Laissez-les filer sur Concarneau, avec moi. Nous y coucherons ce soir, et nous devons partir demain pour Pennmarc’h par Quimper. Je dirai que je suis fatigué et, si vous le permettez, j’irai vous voir, sauf à les rejoindre après-demain.

 

– Je serai bien heureux de vous recevoir.

 

– Et moi de passer une journée avec vous.

 

L’interne, en causant, s’était assis sur le parapet du donjon. Pour partir, il sauta brusquement sur la plate-forme et il faillit tomber la face en avant, car la dalle sur laquelle il prit pied céda sous son poids et s’effondra, en soulevant un nuage de poussière.

 

Il n’eut que le temps de se reculer vivement pour ne pas disparaître dans un trou.

 

– Diable ! dit-il, elle n’est pas solide la tour de Rustéphan. Un peu plus et je m’enfonçais dans le troisième dessous.

 

Hervé n’en revenait pas de cet accident. Quatre siècles avaient passé sur le donjon presque sans l’ébrécher et le pavé de granit de la plate-forme n’avait pas résisté à un choc assez faible.

 

C’était à n’y rien comprendre.

 

Delle, qui aimait à se rendre compte des effets et des causes, s’était mis à genoux pour examiner le fond de l’excavation.

 

– Je ne serais pas tombé de bien haut, dit-il. Le creux n’a pas deux mètres de profondeur… mais je crois bien qu’il y avait ici une oubliette… et elle a dû servir… car il en sort une odeur que je connais bien… ça sent l’amphithéâtre d’anatomie.

 

Hervé la sentait aussi cette odeur caractéristique. Elle lui arrivait par bouffées et elle lui rappelait le souvenir d’une scène nocturne à laquelle il avait assisté dans la maison de la rue de la Huchette, quatre mois auparavant, lorsque les assassins du malheureux Nesbitt avaient tiré de la muraille le corps de leur victime pour le traîner dans la Seine.

 

Et Hervé, saisi d’horreur, se demandait en frissonnant si ces misérables en avaient caché un autre sous les dalles de la plate-forme.

 

C’était trop de cadavres. Le cœur lui manquait.

 

– Il faut voir ça de près, dit l’interne. C’est curieux et ça rentre dans ma spécialité. Seulement, je ne tiens pas à dégringoler du haut en bas de la tour et je vais commencer par éclairer le trou avant d’y descendre.

 

Il tira de sa poche une boîte d’allumettes et un journal dont il arracha un fragment qu’il roula de façon à l’empêcher de brûler trop vite ; après quoi il y mit le feu et il le lâcha dans la cavité que la dalle, en tombant, avait laissée à découvert.

 

Penché sur l’ouverture, il suivit des yeux ce luminaire volant jusqu’à ce qu’il eût touché le fond, ou il acheva de brûler.

 

– Parfaitement, dit-il, je ne m’étais pas trompé. Il y a un squelette là-dedans… et très bien conservé, ma foi !… S’il était là depuis des siècles, il ne serait pas en si bon état… et il sentirait moins mauvais… C’est un squelette contemporain… et non pas celui d’un vassal qu’un seigneur du moyen âge aurait jeté dans les oubliettes. Je calomniais les châtelains de Rustéphan.

 

Ces plaisanteries horripilaient Hervé de Scaër, et elles étaient vraiment de mauvais goût. Il ne comprenait pas que Delle prît ce ton dégagé pour annoncer une lugubre trouvaille. Il oubliait que les études médicales de ce brave garçon l’avaient blasé sur les spectacles répugnants et qu’un interne des hôpitaux n’envisage la mort et ses suites qu’au point de vue scientifique.

 

– N’importe, reprit Albert Delle, le malheureux qu’on a mis là n’y est pas venu de son plein gré… il faut qu’on l’ait assassiné… Un crime à quarante mètres en l’air, quel joli titre de roman !… Qui l’a commis, ce crime ?… et pourquoi l’a-t-on commis sur le haut de cette tour ?… vous qui êtes du pays, qu’en pensez-vous, cher Monsieur ?

 

Et comme Hervé ne répondait pas :

 

– Un gars qui aurait servi de guide à un touriste amateur de beaux points de vue aurait bien pu l’assommer ici pour lui prendre son argent et l’enfouir dans ce trou. Personne ne l’aurait vu. Du reste, ce n’est pas mon affaire… je ne suis pas juge d’instruction… mais ça m’intéresse à un autre point de vue, et voilà une bonne occasion de faire un peu de médecine légale pendant mes vacances. Je vais examiner ce squelette inattendu, et je vous dirai tout à l’heure l’âge et le sexe du sujet, la cause et la date de la mort.

 

» Le célèbre professeur Orfila fit jadis en ce genre un véritable tour de force… Une vieille femme assassinée et enterrée depuis dix ans dans un jardin de la rue de Vaugirard… il ne restait que les os, et Orfila put dire comment elle était de son vivant et comment on l’avait tuée. Je vais essayer d’en faire autant, quoique je sois dans de moins bonnes conditions. Il n’est pas aussi commode de travailler là-dedans que sur une table d’amphithéâtre. Heureusement, j’ai de quoi m’éclairer. Mes poches sont bourrées de journaux. Depuis que la guerre est déclarée, j’achète tous ceux que je trouve.

 

Sans attendre que Scaër répondît à ce bavardage, l’interne se mit à plat ventre sur le bord de l’excavation et s’y laissai glisser.

 

Scaër, immobile et muet, le regardait et attendait, le cœur serré, qu’il s’expliquât.

 

Scaër craignait de deviner ce qu’il allait dire.

 

La dalle tombée était très large et un homme pouvait passer facilement par l’ouverture, mais le trou n’était pas très creux, car lorsque Delle eut pris pied, sa tête dépassait encore le niveau de la plate-forme.

 

Il disparut bientôt, en s’agenouillant au fond de la cavité et il se mit à allumer des papiers pour s’éclairer.

 

– J’avais bien vu ! cria-t-il, c’est un squelette, en très bon état… il n’y manque pas un os, et si on le nettoyait un peu, il pourrait figurer au musée d’anatomie comparée… Je me demande comment on a pu le préparer si bien… l’assassin était peut-être du métier…

 

– Assez ! murmura Scaër, écœuré.

 

– Tiens !… il y en a deux, reprit l’interne ! voilà qui devient curieux !… qui diable a pu emmagasiner ici des squelettes ?…

 

Scaër recula jusqu’au parapet et s’y adossa pour ne pas tomber. Ses jambes se dérobaient sous lui. Il avait compris et il ne se sentait plus le courage d’assister à cette horrible exploration.

 

L’interne leva les yeux et, ne le voyant plus penché sur le trou, il se remit à la besogne, mais il cessa d’annoncer à haute voix les résultats de ses recherches.

 

Peut-être s’était-il aperçu de l’effet que produisait sur Hervé ce langage d’étudiant sceptique, mais il ne pouvait pas deviner la cause de son émotion.

 

Hervé ne doutait presque plus d’avoir découvert la place où le meurtrier d’Héva Nesbitt et de sa mère avait caché leurs cadavres et cherchait vainement à s’expliquer comment ils se trouvaient là.

 

On ne les avait donc pas conduites à Paris, comme il l’avait cru. On les avait donc attirées dans les ruines de Rustéphan et on les y avait égorgées. C’était à n’y pas croire.

 

Delle ne reparut qu’au bout de dix minutes. Il remonta sur la plate-forme, à la force du poignet, et il vint droit à Scaër en disant :

 

– Je n’ai pu compléter mes observations… j’ai brûlé tous mes journaux et je n’y voyais plus clair… mais j’en sais assez… j’ai recueilli les éléments d’un rapport que mon professeur de médecine légale pourrait signer, je m’en flatte. Voici : le premier squelette est celui d’une jeune fille… presque une enfant… l’autre est celui d’une femme de quarante à cinquante ans… on les a tuées toutes les deux en leur brisant le crâne à coups de marteau ou à coups de bâton… en style judiciaire, avec un instrument contondant…, la mort remonte à une dizaine d’années.

 

» On a dû brûler les cadavres, car les os sont non pas calcinés, mais noircis par l’action du feu qui a consumé seulement les vêtements et les chairs. Je crois même qu’on les a brûlés sur place, car le pavé est couvert d’une couche de poussière noirâtre, qui répand une odeur infecte.

 

» Ce qui m’étonne, c’est que l’assassin ait pu décider les malheureuses à monter sur cette tour. Après ça, il les a peut-être assommées en bas et traînées jusqu’ici… il fallait qu’il fût vigoureux et qu’il connût la cachette où il les a fourrées… la dalle qui a cédé tout à l’heure sous mon poids a été descellée, remise en place et maçonnée à nouveau, dans un temps assez récent… ça se voit aux cassures du plâtre… autrefois, on cimentait mieux que ça… et en y réfléchissant, je pense que l’assassin a été aidé par un complice… il n’aurait pas pu faire tout cela, seul.

 

» Comment s’y sont-ils pris pour incinérer ?… ça manque de bois, ici, et il n’y a pas de place pour élever un bûcher à la mode antique… je suppose qu’ils se sont servis de pétrole.

 

Hervé tressaillit en se souvenant que la maison de la rue de la Huchette avait été brûlée au pétrole.

 

C’était décidément le procédé habituel de cette bande de brigands dont l’affreux Bernage était le chef.

 

– Voilà ce que j’appelle un beau crime, reprit l’interne, et exécuté d’après une méthode inédite. C’est, je crois bien, la première fois qu’on s’avise de cacher des cadavres au sommet d’une tour. C’est moins facile que de les enterrer ou de les jeter dans la mer, mais c’est plus sûr.

 

» La mer rapporte quelquefois ce qu’on y jette et les laboureurs fouillent la terre. Je sais bien que des touristes intrépides ou des archéologues enragés auraient pu explorer et même creuser cette plate-forme, mais personne ne l’a fait. Il a fallu un hasard extraordinaire pour mettre à découvert cette espèce de caveau.

 

Hervé écoutait, sans mot dire, ces dissertations hors de propos. Delle s’avisa enfin qu’il tenait un discours oiseux.

 

– Qu’allons-nous faire maintenant ? demanda-t-il.

 

– Rien, répondit nettement Scaër.

 

– Quoi ! vous voulez vous en tenir là ?…

 

– Pour le moment, oui.

 

– Diable !… c’est raide… car enfin si nous informions de cette trouvaille le procureur impérial de l’arrondissement, on chercherait les assassins et on les trouverait peut-être.

 

– Je les connais.

 

– Et vous préférez ne pas les dénoncer ?

 

– Je n’ai pas dit cela. Ce que je veux, c’est que Pibrac et cette Margot ne sachent rien.

 

– Vous avez peut-être raison. Ils embrouilleraient l’affaire…

 

– Et elle ne regarde que moi. Demain, si vous venez à Trégunc, comme vous me l’avez promis, je vous dirai tout… mais partons, je vous en prie… je n’y tiens plus.

 

Delle regarda Hervé et lut sur son visage bouleversé les pensées qui l’agitaient.

 

– Partons, cher Monsieur, dit-il. Comptez sur ma visite demain.

 

Ils descendirent l’escalier plus rapidement qu’ils ne l’avaient monté et ils virent que le joyeux couple était parti pour aller rejoindre le break resté sur la grande route.

 

En revanche, ils rencontrèrent Alain, qui venait d’entrer dans la cour et qui reconnut à première vue M. Delle.

 

Il n’avait eu qu’à se louer de lui et il le salua en ôtant sa casquette de garde-chasse.

 

– Bonjour, mon garçon, lui dit l’interne en le gratifiant d’une poignée de mains. Votre maître m’a donné de vos nouvelles, mais je suis très content de voir que votre épaule va bien.

 

Le gars allait répondre en le remerciant de l’avoir si bien opéré à l’hôpital, mais Scaër l’interpella :

 

– Les gens qui étaient là, tout à l’heure, t’ont-ils vu ?

 

– Ils n’ont pas fait attention à moi, répondit Alain, et maintenant ils sont déjà loin d’ici. J’ai entendu rouler la voiture.

 

– Comment ! s’écria Delle, ils sont partis sans m’attendre… et sans me prévenir !

 

– J’ai entendu la dame qui disait au monsieur que ça vous apprendrait à les faire poser… et le monsieur a dit en riant : il nous rattrapera ce soir à Concarneau… il sait à quel hôtel nous logerons… il en sera quitte pour une étape à pied… l’exercice lui fera du bien.

 

– Il me la paiera, celle-là, grommela l’interne qui la trouvait mauvaise, comme on dit et comme on disait déjà dans ce temps-là.

 

– Vous n’irez pas jusqu’à Concarneau, répliqua vivement Hervé. Trégunc est beaucoup moins loin. Vous deviez y venir demain… j’espère que vous voudrez bien y coucher, ce soir.

 

– Ma foi ! j’accepte… et je vous jure que je ne regretterai pas la compagnie que je viens de perdre.

 

– Moi, je serai très heureux que vous soyez mon hôte.

 

Et Scaër ajouta en regardant d’une certaine façon l’interne :

 

– Nous causerons.

 

Il sous-entendait probablement : « quand nous serons chez moi, mais pas avant d’y être. », car il n’ouvrit plus la bouche et Delle n’essaya pas de le faire parler en route.

 

Delle commençait à apercevoir les dessous de la situation. Il comptait sur des confidences prochaines et il n’avait pas besoin d’adresser à Hervé des questions indiscrètes.

 

On chemina silencieusement, deux heures durant, jusqu’à ce qu’on arrivât devant une large avenue de chênes qui conduisait au château.

 

Là, se tenait un jeune gars qui avait succédé à Alain Kernoul dans l’emploi de gardeur de chèvres et qui dit au maître, en bas-breton :

 

– Il y a au manoir un monsieur qui vous attend.

 

– D’où vient-il ? demanda Hervé dans le même idiome.

 

– Il vient de Paris, par mer, répondit imperturbablement le petit paysan.

 

– Que dit-il ? demanda l’interne qui naturellement ne savait pas un mot de breton.

 

– Il dit qu’un monsieur de Paris m’attend chez moi, répondit Hervé, et que ce monsieur est venu par mer. Je n’y comprends rien.

 

– Par le petit yacht qui tire des bordées sous la pointe de Trévic, dit entre ses dents Alain Kernoul.

 

– C’est vrai… je ne pensais plus à ce yacht… mais je ne devine toujours pas qui peut être ce visiteur.

 

– Il y a un moyen bien simple de le savoir, murmura en souriant M. Delle.

 

– C’est d’aller au château… vous avez raison… et vous ne serez pas de trop. Venez, mon cher.

 

L’interne ne se fit pas prier. Il en avait assez de marcher et il n’était pas fâché de se reposer. Il se disait d’ailleurs que Scaër pourrait avoir besoin de lui.

 

Ils se mirent à remonter ensemble, suivis de près par Alain, la grande avenue de chênes, au bout de laquelle se dressait l’antique manoir des seigneurs de Scaër, une construction massive et noire d’un aspect assez rébarbatif.

 

Ils n’échangèrent pas une parole en route.

 

Dans la cour qui précédait le château, pas une voiture. Le visiteur était venu à pied. Donc, Alain avait deviné. La côte de Trévic n’est pas loin. Ce monsieur avait dû débarquer là.

 

Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient ouvertes et le soleil éclairait en plein une grande salle où Hervé recevait ses fermiers, quand ils apportaient leurs redevances en argent ou en nature, et plus rarement les châtelains d’alentour, quand il leur plaisait de voisiner.

 

Cette salle ressemblait à ce qu’on appelle en Angleterre un hall, en ce sens qu’elle était immense et très haute de plafond, mais elle ne brillait pas par l’ameublement.

 

Une longue table et des escabeaux en bois de chêne, quelques trophées de chasse accrochés au mur. C’était tout.

 

Un homme allait et venait la tête basse et les mains derrière le dos, un homme que Scaër reconnut dès qu’il l’aperçut.

 

Cet homme, c’était M. de Bernage.

 

Scaër pâlit, mais ce fut de colère, et sa résolution fut prise en une seconde. Il ne se demanda pas pourquoi l’assassin d’Héva venait le braver jusque dans ce château où il s’était réfugié en attendant qu’il le lui abandonnât.

 

Il ne pensa qu’à châtier tant d’audace.

 

– Tu le vois, dit-il en le montrant à Alain.

 

– Oui, notre maître, et je le reconnais bien.

 

– Il ne faut pas qu’il sorte d’ici. Tu vas monter la garde sous les fenêtres, pendant que je lui parlerai. Ne laisse approcher personne et tiens toi prêt à entrer quand je t’appellerai.

 

– J’ai compris.

 

L’interne comprenait à demi et il ne demanda pas d’explication à Hervé, qui lui fit signe de le suivre.

 

Ils gravirent ensemble les marches du perron et ils entrèrent de front dans un large corridor qui divisait en deux parties égales le rez-de-chaussée du château.

 

– Puis-je compter sur vous ? demanda Hervé.

 

– En tout et pour tout, répondit Albert Delle.

 

Hervé le remercia d’un coup d’œil et ouvrit la porte de la salle.

 

Bernage, en les voyant entrer tous les deux, interrompit sa promenade et demanda, sans préambule, en désignant l’interne :

 

– Qui est Monsieur ?

 

– Que vous importe ? répliqua Scaër. Il est avec moi, cela suffit. Vous n’avez pas besoin de savoir son nom.

 

– J’ai besoin de vous entretenir en particulier.

 

– Et moi je veux qu’il assiste à notre entretien. Qu’avez-vous à me dire ?

 

– Rien, tant que vous ne serez pas seul. Je vous préviens que vous regretterez d’avoir refusé de m’entendre.

 

– Moins que vous ne regretterez, vous, d’être venu ici.

 

– Ici ?… mais je suis chez moi, ici, puisque j’ai acheté le château avec les terres. Ce serait à vous d’en sortir.

 

– Est-ce pour m’en chasser que vous y êtes entré ?

 

– Non, Monsieur. Et puisque vous me forcez à parler devant un tiers, sachez que je viens, au contraire, vous proposer de résilier notre contrat. Il n’est pas encore signé. Il ne tient qu’à vous qu’il ne le soit jamais. Avant de quitter Paris, j’ai prévenu mon notaire.

 

» Prévenez le vôtre et il ne sera plus question d’un projet auquel ni vous ni moi nous n’avons plus aucun intérêt à donner suite. Il a pu nous convenir autrefois, mais les circonstances ne sont plus les mêmes. Notre situation à tous deux a changé.

 

– Complètement, je le reconnais, elle a changé il y a quatre mois, et je m’étonne que vous ayez attendu si longtemps avant de changer d’avis.

 

– J’hésitais, parce que quoique j’aie eu fort à me plaindre de vous, je craignais de vous mettre dans l’embarras en renonçant à parfaire l’acquisition de vos propriétés… grevées de lourdes hypothèques. Mais il vient de survenir des événements qui me décident à quitter la France. La guerre, j’en suis convaincu, tournera très mal pour notre pays. J’ai engagé d’importantes affaires en Amérique. Je me suis décidé à aller les surveiller moi-même. Je me suis embarqué à Nantes et je vais traverser l’Atlantique sur un bateau à vapeur que j’ai acheté et qui me portera à New-York, avec ma fille et mon gendre.

 

» J’aurais pu me dispenser de vous voir, mais je n’ai pas voulu passer tout près de la côte que vous habitez sans m’y arrêter pour vous notifier ma résolution de rompre nos anciennes conventions.

 

– Est-ce tout ?

 

– Oui, Monsieur. Je ne m’attendais pas à être si mal reçu par vous, mais j’ai fait ce que je devais faire et nous en resterons là.

 

– Vous croyez que nous en resterons là ? demanda Hervé, menaçant.

 

– Absolument. Vous n’avez pas, je suppose, l’intention de me retenir ici, contre ma volonté.

 

– Vous vous trompez.

 

– Qu’est-ce à dire ?

 

– Et vous mentez. Vous êtes parti de Paris, parce que si vous y étiez resté, vous auriez été arrêté.

 

– Moi ! ricana M. de Bernage. Et pourquoi, je vous prie ?

 

– Comme inculpé de trois assassinats et d’un détournement de succession.

 

– Vous moquez-vous de moi ou perdez-vous l’esprit ?

 

– Ni l’un ni l’autre. Mon cher Delle, veuillez donc répéter à monsieur ce que vous m’avez dit tantôt… parlez-lui des entretiens que vous avez eus avec un haut fonctionnaire de la police…

 

– Monsieur en est aussi sans doute ? demanda Bernage avec une impudence rare.

 

– Non, Monsieur, dit froidement l’interne, mais le secrétaire général de la préfecture est mon parent, et je tiens de lui qu’on vous soupçonne fort de vous être défait du propriétaire d’une maison qui a brûlé au mois de février dernier.

 

– Je ne comprends pas, murmura Bernage.

 

Scaër entra en scène en disant :

 

– Nierez-vous que vous ayez été, il y a dix ans, l’associé de M. Georges Nesbitt, citoyen américain et négociant à Paris ?

 

– Son associé, non. J’ai été avec lui en relations d’affaires, voilà tout… et ces relations ont cessé depuis longtemps.

 

– Elles ont cessé parce que vous l’avez tué.

 

Bernage haussa les épaules.

 

– Voulez-vous que je vous dise où et pourquoi vous l’avez tué ?… parce que vous vouliez vous emparer de sa fortune qui revenait par héritage à sa nièce, Héva Nesbitt, dont la mère était sa belle-sœur. Vous l’avez tué dans cette maison de la rue de la Huchette qu’il avait achetée pour les y recevoir… elles aussi, vous les avez tuées… dans le pays où nous sommes… tout près de ce château que je vous ai vendu… Oh ! les remords ne vous tourmentent pas… et vous aviez sans doute aussi de bonnes raisons pour vous établir à proximité de la tour où vous avez caché leurs cadavres, comme vous avez caché celui de Georges Nesbitt dans un mur de la maison à laquelle vous avez fait mettre le feu… vous l’avez enlevé celui-là et vous l’avez jeté dans la Seine… ne niez pas… je vous ai vu… vous et votre complice… ce misérable que vous avez choisi pour gendre… et je devine maintenant pourquoi vous êtes venu à Trégunc… pour y faire ce que vous avez fait rue de la Huchette… vous avez semé des cadavres et vous voudriez les anéantir… vous seriez allé, cette nuit, aux ruines de Rustéphan…

 

– Monsieur, interrompit Bernage, l’accusation que vous portez contre moi est tellement absurde que je ne prendrai pas la peine de me défendre. Vous n’êtes pas mon juge. Si j’avais à me justifier devant un magistrat, je n’aurais qu’à lui dire ce que je sais sur cette vieille histoire. Il verrait tout de suite que je ne suis pour rien dans les crimes dont vous parlez.

 

» Je n’avais aucun intérêt à les commettre, car ce n’est pas à moi qu’ils ont profité.

 

– À qui donc je vous prie ?

 

– À l’héritière naturelle de tous les Nesbitt. Moi, je n’avais rien à prétendre dans la succession d’un homme qui n’était ni mon parent, ni mon allié. Et cette héritière naturelle, vous la connaissez… beaucoup plus que je ne la connais… c’est cette aventurière qui est devenue votre maîtresse, depuis qu’elle a eu l’audace de se présenter chez moi… cette prétendue marquise de Mazatlan…

 

– Taisez-vous ! cria Scaër, furieux.

 

– Pourquoi me tairais-je ? Je n’ai pas de ménagements à garder avec vous qui osez m’accuser d’être un assassin et un voleur. Je ne sais si, comme vous l’affirmez sans preuves, on a assassiné Nesbitt, sa belle-sœur et sa nièce… mais je sais de source certaine que cette femme était la cousine germaine de la nièce et la plus proche parente. Je sais aussi qu’elle est venue en France, en 1860, c’est-à-dire à l’époque où Nesbitt a disparu… elle est même venue en Bretagne. J’ignorais tout cela quand je l’ai vue pour la première fois. Je me suis renseigné après : j’ai eu des preuves et je l’aurais déjà dénoncée, si j’avais pu me douter que vous auriez un jour l’étrange idée de me soupçonner. Il est encore temps d’en venir là, et je n’y manquerais pas, si vous vous avisiez de me calomnier publiquement.

 

Scaër resta muet, faute de trouver immédiatement des arguments à opposer à l’odieuse accusation lancée contre la marquise.

 

Delle, qui ne la connaissait pas, regardait Hervé et se taisait.

 

Bernage profita du désarroi où il les voyait.

 

– Je vous répète, reprit-il, que la mort de Nesbitt ne pouvait rien me rapporter. Il n’a pas, que je sache, testé en ma faveur, et en supposant qu’il n’ait pas péri dans un naufrage en revenant de Chine ou en y allant, vous admettrez bien qu’il ne portait pas sur lui tout ce qu’il possédait. Ses fonds devaient être déposés quelque part, dans une maison de banque de Paris ou de Shang-Haï. Comment aurais-je pu m’en emparer ? Je n’avais aucun titre pour les réclamer et, je vous l’ai déjà dit, Nesbitt, qui faisait des affaires avec moi, n’a jamais été mon associé.

 

» Maintenant, Monsieur, je n’ai rien à ajouter. Le but de ma visite était de vous informer de mon intention de ne pas signer l’acte de vente. C’est fait. Libre à vous de m’intenter un procès que vous perdriez à coup sûr. Je réclame, moi, la liberté d’aller rejoindre mon yacht. On m’y attend et je tiens à partir ce soir.

 

À ce moment, M. de Bernage aperçut la figure d’Alain qui s’était rapproché et qui se tenait debout devant la fenêtre ouverte. Il ne montrait que sa tête et son buste, mais il avait bien pu entendre la conversation.

 

Son maître lui avait commandé de faire bonne garde ; il ne lui avait pas défendu d’écouter.

 

– Monsieur, cria-t-il en s’adressant à Bernage, je voudrais bien vous dire un mot.

 

– Quel est cet homme ? demanda Bernage en fronçant le sourcil.

 

– Mon garde-chasse, répondit Hervé qui n’en voulait pas du tout à Kernoul d’intervenir.

 

– Vous teniez donc à ce que notre entrevue se passe devant deux témoins. Monsieur que voici, passe encore, mais un de vos gens, c’est trop… et vous me permettrez de vous dire que ce procédé n’est pas d’un gentleman.

 

– Je n’ai que faire de vos leçons. Si ce garçon vous interpelle, c’est qu’il vous connaît, et je vous engage à lui répondre.

 

– Il me connaît, dites-vous ?… Où donc m’a-t-il vu ?

 

– Interrogez-le. Il vous le dira.

 

– Ce n’est pas la peine, notre maître. Il n’y a qu’une chose que je voudrais savoir…

 

– Eh bien ! qu’il parle ! dit Bernage ; mais qu’il se dépêche. Je n’ai pas de temps à perdre en bavardages avec un domestique.

 

– Voilà ce que c’est. Je voudrais savoir si vous avez à bord de votre yacht la vieille dame que, cet hiver à Paris, vous promeniez dans votre belle voiture découverte.

 

– Mme de Cornuel, expliqua Scaër, qui commençait à deviner où Alain voulait en venir.

 

– De quoi se mêle ce drôle ?

 

– Je me mêle de ce qui me regarde. J’ai eu affaire à cette dame, et j’ai un compte à régler avec elle.

 

– Allez le régler à Paris. Elle y est restée.

 

– Tant pis ! dit laconiquement Alain.

 

– Pourquoi, tant pis ?

 

– Parce que, si elle était ici, je l’étranglerais de bon cœur.

 

– En vérité, Monsieur le baron, vous avez des serviteurs étrangement mal appris. Vous trouverez bon que je cesse de supporter l’insolence de ce rustre. Veuillez me laisser sortir.

 

– Pas avant que vous sachiez pourquoi Alain voudrait étrangler votre dame de compagnie.

 

– Je ne tiens pas à le savoir.

 

– Mais je tiens à vous l’apprendre. Elle a mis le feu à la maison où sa femme a été brûlée. Il lui serait facile de le prouver. Et certes, elle ne l’a pas mis pour obéir à un ordre de Mme de Mazatlan.

 

– Je n’en entendrai pas davantage. Votre intention, je suppose, n’est pas de me retenir de force. Si vous persistiez à m’imputer je ne sais combien de forfaits dont le moindre entraînerait la peine capitale, je vous prierais de me faire conduire, sous bonne escorte, à la petite ville la plus prochaine… Concarneau, je crois… je ne demande qu’à m’expliquer avec le commissaire de police de l’endroit… mon nom lui est connu, puisque tout le pays a su que j’avais acheté vos terres… je lui dirai deux mots de la marquise… et je m’en rapporterai à sa décision. Si, au contraire, vous préférez que ce qui vient de se passer ici reste entre nous, ouvrez-moi cette porte. Ce sera plus sage, car si les marins du canot qui m’a mis à terre ne me voyaient pas revenir, ils viendraient certainement me chercher… ils savent parfaitement où je suis.

 

Ce fut dit sur un ton de persiflage qui n’était pas fait pour calmer Scaër, et il savait trop bien à quoi s’en tenir pour s’y laisser prendre. S’il hésitait, ce n’était pas qu’il crût à l’innocence de M. de Bernage ; mais M. de Bernage avait su toucher l’endroit sensible en le menaçant d’accuser Mme de Mazatlan.

 

La vengeance a beau être, dit-on, le plaisir des dieux, la satisfaction de venger la mort d’Héva Nesbitt ne lui paraissait plus valoir que, pour confondre ses assassins, il exposât la marquise aux attaques désespérées d’un scélérat aux abois qui ne ménagerait personne.

 

Hervé n’aurait certes pas empêché Kernoul d’étrangler la Cornuel, si elle lui était tombée sous la main. Il ne se décida point à lui commander de sauter sur Bernage, en appelant à la rescousse tous les gars de la ferme et de le traîner à Concarneau pour le remettre aux gendarmes qui pourraient bien refuser de le recevoir, car ses crimes n’étaient pas prouvés.

 

Pibrac et Margot y étaient à Concarneau. Quel spectacle à leur donner que l’ex-futur beau-père du dernier des Scaër, garrotté comme un voleur de grand chemin qu’on vient d’arrêter en flagrant délit !

 

Tout Paris le saurait, Paris où ils allaient bientôt rentrer, et ce scandale ne serait rien au prix de celui qui résulterait d’un procès criminel.

 

Hervé recula devant ce malheur qui frapperait deux innocentes, car il atteindrait aussi la fille de l’abominable Bernage.

 

Il était écrit que cet homme échapperait encore une fois au châtiment.

 

Hervé ouvrit la porte de la salle, et conduisit jusque sur le perron son prisonnier d’une heure qui s’empressa de profiter de la liberté de sortir.

 

Alain serrait les poings et grinçait des dents. S’il eût été seul, M. de Bernage aurait passé un mauvais quart d’heure.

 

Suivi des yeux par Hervé et par l’interne, le père de Solange descendit l’avenue au pas accéléré et ne tarda guère à disparaître au tournant du chemin.

 

Hervé appela Kernoul qui rongeait son frein et lui dit :

 

– Je te défends de le suivre. Rentre à la ferme et, une heure avant la nuit, va voir à la côte si le vapeur est en route. Tu reviendras me dire ce que tu auras vu.

 

Alain, accoutumé à l’obéissance passive, s’achemina vers la ferme qui n’était pas loin, et Scaër ne s’occupa plus de lui, sachant bien que les ordres qu’il venait de donner seraient exécutés.

 

Scaër rentra dans la salle avec Delle qui lui dit :

 

– Je crois que vous avez bien fait de lui permettre d’aller se faire pendre ailleurs. Vous n’êtes pas chargé de réparer les bévues de la police qui n’a pas su éclaircir cette affaire. J’avoue, du reste, qu’elle me paraît très embrouillée… Je ne sais trop qu’en penser… il est vrai que je n’en connais que certains côtés… je vois où elle en est, mais j’ignore comment elle a commencé.

 

– Je vais vous l’apprendre, répondit Scaër sans hésiter. Vous m’avez prouvé que vous étiez mon ami et vous êtes le seul homme à qui je puisse raconter cette lugubre histoire, car je n’ai confiance qu’en vous et suis sûr qu’après m’avoir entendu, vous ne me refuserez ni vos conseils, ni votre assistance.

 

Les deux nouveaux amis s’attablèrent en face l’un de l’autre, et Hervé entama le récit très compliqué de ses aventures, depuis la nuit du samedi gras au bal de l’Opéra, jusqu’au jour de son brusque départ pour la Bretagne.

 

Il n’omit rien et ne déguisa rien, pas même ses sentiments intimes, ses perplexités, ses doutes, ses hésitations, ses faiblesses.

 

C’était la première fois qu’il lui arrivait d’ouvrir ainsi son cœur.

 

Il s’était bien gardé de prendre pour confident Pibrac ; et Alain, qui connaissait les faits, n’était pas en état de comprendre les causes.

 

Delle écouta, sans l’interrompre, le dernier des Scaër et, quand ce fut fini, il ne se pressa point de donner son avis.

 

Évidemment, il éprouvait quelque embarras à exprimer sa pensée.

 

– Est-il vrai, demanda-t-il timidement, que cette dame a droit à la succession de la jeune fille qu’on a tuée ?

 

– C’est possible, répondit Hervé ; elles étaient cousines germaines… filles de deux sœurs… mais Héva Nesbitt et sa mère étaient pauvres…

 

– Elles ont pu hériter de Georges Nesbitt, si on l’a tué avant elles… et Georges Nesbitt devait être très riche…

 

– Probablement, mais… qu’en concluez-vous ?

 

– Je ne conclus pas… je réfléchis. Certes, je ne soupçonne pas la marquise de Mazatlan, mais je suis obligé de le reconnaître, l’intérêt que ce M. de Bernage aurait eu à se défaire de M. Nesbitt et de ses parentes n’apparaît pas très clairement. Comment s’y serait-il pris pour s’emparer d’un héritage qui ne lui revenait pas, aux termes de la loi sur les successions ?

 

– C’est ce que je ne me charge pas de vous expliquer. Tout est obscur dans cette histoire. Peut-être l’héritage consistait-il en espèces métalliques ou en valeurs mobilières sur lesquelles Bernage a fait main basse. La lettre que son complice lui a écrite pour réclamer sa part suffit à prouver que le crime lui a profité.

 

– La lettre que vous avez trouvée dans le carnet volé au bal de l’Opéra ?

 

– Oui. Je l’ai gardé, ce carnet… et c’est grâce à une des indications qu’il contenait que j’ai découvert la place où ils avaient muré le cadavre de Nesbitt.

 

– Voulez-vous me le montrer ?

 

Hervé le portait toujours sur lui.

 

Si le commissaire de police qui l’avait surpris avec Alain dans la maison de la rue de la Huchette s’était avisé de le fouiller, il aurait sans doute confisqué cette pièce à conviction, et les choses auraient pu prendre une autre tournure. Mais ce commissaire n’y avait pas songé.

 

– Le voici, dit Hervé en tirant de sa poche l’agenda et en le remettant à l’interne, qui se mit aussitôt à le feuilleter.

 

Il arriva bientôt aux pages où figuraient les dessins et les plans, qu’il examina longuement.

 

– Je retrouve bien la maison de la rue de la Huchette, murmura-t-il ; mais je ne vois rien qui ressemble à une plate-forme de la tour de Rustéphan.

 

– Quand Bernage a pris ces notes, il ignorait peut-être ce qui s’était passé en Bretagne, répondit Scaër. Son complice a opéré seul. Ils s’étaient sans doute partagé la besogne. L’un a assassiné la mère et la fille, l’autre a assassiné Nesbitt. Plus tard, ils se sont entendus pour faire disparaître les cadavres.

 

– C’est possible… mais à quoi se rapportent les autres signes… le dessin qui représente un jardin planté d’arbres et les mots tronqués : « Bagn. – pl. – Égl. ? »

 

– Je n’ai jamais pu le deviner.

 

– Je ne le devine pas non plus, mais je m’imagine que Bernage a pu cacher là l’argent de Nesbitt.

 

– S’il l’y a caché, il ne l’y a pas laissé depuis dix ans. Nous pouvons nous dispenser de chercher.

 

– D’autant que nous ne trouverions pas. Les indications sont trop vagues. C’est un hasard qui vous a conduit rue de la Huchette…

 

– Et ces hasards-là n’arrivent pas deux fois.

 

– Aussi, suis-je d’avis de ne rien faire. Vous êtes sans nouvelles de Mme de Mazatlan ?

 

Ainsi posée, sans transition, la question donnait à penser que l’interne n’était pas absolument convaincu de l’innocence de la marquise.

 

– Depuis un mois, répondit Hervé sans relever cette allusion très détournée aux calomnies lancées par M. de Bernage. Elle m’a écrit le 15 juin pour m’annoncer qu’elle allait s’absenter et qu’elle me priait d’attendre son retour, jusqu’au 15 juillet.

 

– Le délai est expiré, murmura M. Delle.

 

– Je le sais, et je me préparais à aller m’embarquer à Saint-Malo, sur le paquebot de Southampton. Je crois maintenant que je ne partirai pas. Je m’engagerai comme simple soldat.

 

– Ce sera mieux. Alors, vous renoncerez à vous occuper de tous ces coquins ?

 

– J’y suis à peu près décidé.

 

– Je vous en félicite. Rien n’empêche que nous rentrions ensemble à Paris… dès demain, si le cœur vous en dit, car je ne tiens pas du tout à continuer le voyage avec Pibrac… et je n’ai pas de temps à perdre pour tâcher de me faire attacher à une ambulance…

 

– Demain, oui… si, demain, j’ai la certitude que le yacht est parti. Je ne voudrais pas laisser ici Bernage et sa bande.

 

– Votre garde vous renseignera ce soir.

 

– Et, en attendant, nous pouvons savoir à quoi nous en tenir. De la chambre que j’habite, on voit la mer. Voulez-vous y monter avec moi ?… je vous préviens que c’est un peu haut.

 

– Moins haut, je suppose que la plate-forme du donjon de Rustéphan.

 

– Pas beaucoup moins, mais l’escalier est en meilleur état.

 

– Allons ! dit l’interne, qui n’était pas fâché d’être dispensé de se prononcer catégoriquement sur le cas du seigneur de Trégunc.

 

Elle était en effet très haute, la tour du vieux castel qui jadis en avait eu quatre.

 

Les trois autres avaient tellement souffert par l’injure du temps, que le grand-père d’Hervé avait dû les faire démolir.

 

Dans celle qui subsistait, la pièce où campait le dernier des Scaër était immédiatement au-dessous des créneaux.

 

Une vraie chambre de chasseur campagnard, où il y avait plus d’armes que de meubles.

 

Il couchait sur un lit de camp et il se passait très bien de rideaux et de tapis, comme il se passait de voitures et de chevaux, lui qui naguère appréciait fort le confort dans les appartements et le luxe des équipages.

 

La fenêtre, enguirlandée de lierre, s’ouvrait du côté de la mer et les deux amis n’eurent rien de plus pressé que de l’ouvrir et de s’y accouder pour examiner la côte.

 

La pointe de Trévic n’est qu’à douze cent mètres du château et le yacht était encore à l’ancre, tout près de cette pointe, à l’entrée d’un chenal formé par le confluent de deux petites rivières.

 

– Il ne me paraît pas se disposer à partir, dit l’interne, je ne vois pas de fumée.

 

– Il chauffe cependant, reprit Hervé qui avait d’excellents yeux. Ce petit nuage blanc qui s’échappe de la cheminée, c’est un jet de vapeur. D’ici à une heure ou deux, il sera prêt à faire route.

 

Ayant dit, Hervé décrocha une lunette marine et la braqua sur le navire, immobile au mouillage.

 

– Bernage est rentré à bord, car les embarcations sont hissées sur leurs palans, reprit-il ; mais l’équipage ne s’empresse pas à la manœuvre. Il n’y a personne sur le pont. Il leur faudra du temps pour démarrer et je ne serais pas surpris qu’ils attendissent la nuit.

 

– Elle vient, la nuit, et il me semble que le temps va changer.

 

– Très certainement. C’est un grain qui se forme au sud-ouest, et s’ils s’attardent, ils pourront bien être jetés à la côte.

 

– Ce ne serait pas un grand malheur… et je ne serais pas fâché de voir la mer en furie. Il me semble qu’elle gronde déjà. D’ici, le tableau est admirable.

 

L’horizon s’empourprait de rouge et au loin couraient de longues vagues blanches, premiers frissons de l’Océan fouetté par le coup de vent qui arrivait du large.

 

C’était la saison où les gens de Concarneau pêchent la sardine et des centaines de barques forçaient de voiles pour rentrer au port avant que la tempête éclatât.

 

On eût dit des mouettes fuyant à tire-d’ailes.

 

– Je me trompais, reprit Hervé qui avait encore l’œil à la lunette, il y a une femme assise à l’arrière du bateau.

 

– Une femme ?… celle que votre garde-chasse se propose d’étrangler ? demanda Delle en riant.

 

– Non… je la reconnais… c’est Mlle de Bernage… son père nous a dit qu’elle était du voyage. Il n’a pas menti.

 

– Par extraordinaire. Mais je la plains, elle passera mal son temps sur cette coquille de noix, si la mer se fâche.

 

– Plus mal que vous ne le pensez. Ces gens sont fous de rester là, au lieu d’essayer de s’élever au large… il est peut-être déjà trop tard.

 

– Bernage n’est pas marin et il tenait probablement à ne pas s’éloigner ce soir de la côte. Je me figure que son complice lui avait proposé de faire sauter nuitamment le donjon de Rustéphan… avec du picrate de potasse… vous vous rappelez l’explosion de la place de la Sorbonne, l’année dernière… c’eût été un joli pendant à l’incendie de la maison de la rue de la Huchette… mais ils ont dû renoncer à ce beau projet, depuis que Bernage sait que nous avons retrouvé les ossements de leurs victimes.

 

– Je vois Alain en faction au pied du dolmen de Trévic… et des paysans qui arrivent en courant. Ils ne se dérangeraient pas pour contempler les effets d’une bourrasque, mais ils savent qu’une tempête effroyable va tomber sur la côte… ils comptent que le yacht ne tiendra pas sur ses ancres et qu’il viendra se briser sur les rochers de la pointe… ils veulent être là pour piller l’épave.

 

– Quoi ! vos Bretons en sont encore là ? Je croyais qu’il n’y avait plus de naufrageurs…

 

– Beaucoup moins qu’autrefois, mais quand il se présente une occasion, ils en profitent… et c’en est une, car le yacht est perdu… mais je ne les laisserai pas faire… décrochez un fusil, mon cher Delle… moi, je vais prendre le mien, et à nous deux, nous les tiendrons en respect… Alain nous aiderait s’il le fallait… et je l’enverrai chercher du renfort… il y a un poste de douaniers à cinq cent mètres de la pointe.

 

– J’en suis ! dit joyeusement l’interne. À la veille d’entrer en guerre contre les Prussiens, cette petite expédition nous fera la main.

 

Les deux amis s’armèrent, descendirent précipitamment de leur observatoire et se lancèrent à travers la lande.

 

Le ciel était noir et le vent leur coupait le visage, en leur apportant le bruit des vagues qui se ruaient à l’assaut de la falaise de Trévic.

 

C’était plus qu’un grain ; c’était un cyclone ou un raz de marée, un de ces cataclysmes imprévus que rien n’annonce et que rien n’arrête.

 

Toujours dure et sauvage, la mer de Bretagne a quelquefois des colères subites. Elle se soulevait ainsi tout à coup au déclin d’une splendide journée de juillet. Trois mois plus tard, le 10 octobre 1870, pas loin de Trévic, et tout près de Penmarc’h, par un temps calme, elle se souleva encore et elle enleva la femme et la fille du préfet du Finistère qui déjeunaient gaiement sur un rocher, à dix mètres au-dessus de la grève.

 

Elle aurait broyé un vaisseau cuirassé. Que pouvait contre sa force irrésistible un yacht de petit tonnage, pourvu d’une machine insuffisante et monté peut-être par des marins inexpérimentés ?

 

Hervé, en arrivant à la pointe, vit tout de suite que le malheureux bateau était irrémédiablement perdu.

 

Brisant les chaînes d’ancre, une énorme lame de fond venait de l’enlever comme une plume et de le jeter sur un rocher pointu où il était resté, couché sur le côté et crevé par l’arrière.

 

Et d’autres lames s’abattaient sans cesse sur l’épave. La mer achevait son œuvre. Encore quelques chocs, et la coque effondrée allait disparaître dans le gouffre tourbillonnant du chenal.

 

Les riverains, accourus pour profiter du naufrage, n’osaient pas approcher de la côte qui n’était pas à l’abri des vagues.

 

Hervé, sans s’occuper d’eux, alla droit au dolmen où il trouva le gars aux biques, cramponné à un bloc de pierres, le cou tendu, les cheveux au vent, les yeux étincelants, la bouche crispée.

 

– Il y a une justice, là-haut, cria-t-il à son maître en lui montrant le yacht qui coulait bas.

 

À ce moment, un rayon du soleil couchant perça les nuages chassés par le vent et illumina la scène.

 

Hervé et l’interne, qui l’avait suivi de près, virent distinctement sur le pont du navire en perdition des hommes grimpant dans la mâture et une femme levant les bras au ciel.

 

Une montagne d’eau qui s’écroula sur eux les balaya tous.

 

Avant que Delle et Alain songeassent à le retenir, Hervé se précipita comme un fou vers un sentier qui descendait à la plage, au flanc de la falaise toute blanche d’écume.

 

C’était courir à la mort, car la mer battait à coups redoublés la base de cette pointe avancée et la grève n’était pas tenable.

 

Il y arriva, par miracle, sans accident, et il y resta, défiant les vagues qui déferlaient à ses pieds.

 

Pourquoi y était-il venu ? Il n’aurait pas pu le dire. Il avait cédé à un mouvement irréfléchi, un mouvement généreux, qui le poussait à courir au secours des naufragés, comme si le sauvetage eût été possible.

 

Alain et Delle ne tardèrent pas à le rejoindre ; ils essayèrent de l’entraîner, et comme il se débattait en criant qu’il voulait rester là pour empêcher les pilleurs d’épaves de dépouiller les cadavres que la mer allait rejeter, Alain lui dit :

 

– Il n’y a pas de danger, notre maître. Les brasse-carrés viennent d’arriver.

 

Les brasse-carrés, dans la langue des marins et des Bretons de la côte, ce sont les gendarmes qui portent leur chapeau comme un navire filant vent arrière porte ses voiles.

 

Alain disait vrai. On voyait briller en haut de la falaise les bicornes galonnés.

 

Hervé se laissa emmener. C’en était fait des assassins et de la pauvre Solange.

 

Alain et Delle l’escortèrent jusqu’au château.

 

Delle n’était pas trop fâché de ce dénouement qui simplifiait la situation de son nouvel ami. Alain s’en réjouissait et ne prenait guère la peine de cacher sa joie qui n’était pourtant pas complète, car, s’il fallait en croire Bernage, la Cornuel, n’étant pas à bord du yacht, avait survécu à la catastrophe.

 

Hervé, sombre et silencieux, marchait la tête basse.

 

Ils arrivèrent au manoir en même temps que le facteur rural qui apportait une lettre adressée à M. le baron de Scaër.

 

C’était la première depuis un mois, et la suscription n’était pas de l’écriture de la marquise.

 

Hervé la reçut sur le perron et la lut aux dernières clartés du jour qui baissait.

 

Elle était datée de Paris, quatre jours auparavant, et il y avait :

 

« Je suis séquestrée et gardée à vue. J’espère pourtant que cette lettre vous parviendra et que vous ne m’avez pas tout à fait oubliée. Mon père m’emmène malgré moi en Angleterre, où nous nous embarquerons pour l’Amérique. Il veut me contraindre à épouser un homme que je méprise et que j’exècre. Et cet homme est du voyage. Ils ont loué à Nantes un bateau à vapeur qui, en nous conduisant à Liverpool, relâchera sur la côte Bretonne, tout près de votre château.

 

« Si vous y êtes et si vous avez pitié de moi, qui vous aime encore et que vous avez aimée, aidez-moi à m’échapper. Envoyez, la nuit, une barque près du yacht. Je nage très bien. Je me jetterai à la mer. Cette barque me recueillera. Ils croiront que je me suis noyée et ils ne me chercheront pas. Tout ce que je veux, c’est leur échapper. Vous me cacherez à Trégunc pendant quelques jours, et après, vous me chasserez, si vous voulez. Du moins, je ne mourrai pas sans vous avoir revu et sans vous avoir averti que vos ennemis ont juré votre mort. J’ai surpris leurs secrets et je vous dirai tout.

 

« Si vous repoussez ma prière, si je ne parviens pas à vous rejoindre, j’en finirai avec la vie et ma dernière pensée sera pour vous. »

 

C’était signé : Solange.

 

Elle arrivait trop tard, cette lettre désespérée. La malheureuse jeune fille avait péri avec ses odieux persécuteurs.

 

– Lisez ! dit Hervé à son ami d’un jour.

 

Delle lut et comprit. Hervé l’avait assez renseigné.

 

– Qu’allez-vous faire ? demanda l’interne, sans trop s’émouvoir.

 

– Je vais m’engager et tâcher de me faire tuer.

 

– Moi, je tâcherai de vous guérir, si vous êtes blessé. Oubliez le passé, et ne désespérez pas de l’avenir.

 

– C’est le jugement de Dieu qui vient de s’accomplir. Vous n’avez rien à vous reprocher.

 

Scaër, au lieu de répondre, interpella Alain.

 

– Je vais me battre, lui dit-il ; tu as vingt ans, la conscription va te prendre. Veux-tu faire la guerre à côté de moi ?

 

– Où vous irez, j’irai, dit le gars aux biques.

 

– C’est bien, nous partirons demain pour Paris.

 

– Oh ! oui… pour Paris… elle y est restée, la gueuse !… et si je pouvais la rencontrer…

 

– Tais-toi ! Zina est assez vengée. Pense à défendre ton pays. Et ne compte pas que nous resterons à Paris. C’est à la frontière que je te mènerai.

 

– Au bout du monde, si vous voulez.

 

Alain était prêt à y suivre son maître, mais il n’avait pas renoncé à étrangler la Cornuel.

 

V

Octobre est venu. Tout s’est écroulé. Il n’y a plus d’Empire. Pour les Parisiens, bloqués par cent mille Allemands, il n’y a plus de France. Au delà des forts détachés qui protègent l’enceinte fortifiée, on est en Prusse.

 

Et le dernier des Scaër, qui s’est engagé au mois de juillet, n’a pas encore vu le feu. On l’a d’abord envoyé dans un dépôt, pour y apprendre à faire l’exercice. On l’a dirigé de là sur le camp de Châlons et on l’y a laissé jusqu’au jour impatiemment attendu par lui, où on l’a enfin incorporé dans un des régiments du corps de Vinoy, le 35e de ligne, en marche vers Sedan.

 

La bataille s’est livrée avant qu’il y arrivât. Il a échappé au désastre et il s’est replié sur Paris, où il est rentré, trois jours avant que l’investissement fût complet.

 

Alain a partagé la fortune de son maître. Le baron de Scaër a utilisé d’anciennes relations mondaines pour obtenir que son compatriote servît avec lui, au dépôt d’abord, puis au 35e. En trois mois, ils sont devenus d’excellents soldats, et, comme on manque de sous-officiers, Hervé a été nommé sergent, à la fin de la retraite du 13e corps.

 

Alain est caporal dans la même compagnie que lui.

 

Ils n’ont qu’un désir : se battre, et campés en dehors des fortifications, c’est à peine s’ils ont pu entrer deux ou trois fois dans Paris où ils se sont informés des choses qui les intéressaient.

 

Ils n’ont plus trouvé le moindre vestige de la maison de la rue de la Huchette.

 

L’hôtel de Bernage est toujours à sa place, mais il a été abandonné par ceux qui l’habitaient. Ils n’y ont pas laissé un seul domestique pour le garder.

 

On y a installé des gens de la banlieue dont les villages ont été occupés par l’ennemi.

 

L’hôtel de la rue Guyot est fermé. La marquise partie, un mois avant la déclaration de guerre, n’est pas revenue et ne rentrera pas tant que Paris sera cerné.

 

Elle n’a pas donné de ses nouvelles à Hervé.

 

L’affreuse Cornuel a disparu.

 

Alain pense toujours à elle. Hervé pense toujours à Mme de Mazatlan.

 

Mais la vie qu’ils mènent ne leur laisse guère le loisir de méditer sur le passé ni de songer à l’avenir.

 

Hervé n’espère plus rien, et le souvenir des derniers événements commence à s’effacer. Il a quitté brusquement Trégunc, sans prendre le moindre arrangement d’affaires. C’est tout au plus s’il a prévenu ses domestiques et ses fermiers qu’il partait pour la guerre et qu’il emmenait le gars aux biques.

 

L’interne est parti avec eux sans s’inquiéter de Pibrac, qui n’a pas dû se presser de se rapprocher du théâtre de la guerre.

 

Mais le brave Delle, pour servir son pays, n’avait pas besoin de s’engager. Il s’est fait attacher à une ambulance et Scaër ne l’a plus revu. Peut-être a-t-il été tué ; peut-être a-t-il suivi en captivité les prisonniers de Sedan ; peut-être est-il enfermé dans Metz qui tient encore.

 

Avant de se séparer de Scaër, Delle, toujours sage, lui a conseillé de faire, comme on dit, une croix sur le passé et de laisser la Providence dénouer ce long drame. Elle a déjà puni les assassins d’Héva ; elle châtiera aussi l’incendiaire, l’odieuse créature qui a fait périr Zina dans les flammes.

 

Si elle n’intervenait pas, ce n’est pas la justice des hommes qui se chargerait d’éclaircir les lugubres mystères d’une histoire vieille de dix ans.

 

Il n’y a plus de justice dans une ville assiégée ; il n’y a même plus de police.

 

Les sergents de ville combattent aux avant-postes et les conseils de guerre ont remplacé la Cour d’assises.

 

Le parent haut placé, le secrétaire général qui avait pris cette affaire à cœur, a été emporté par la trombe révolutionnaire qui a tout bouleversé à la Préfecture.

 

Bernage et son complice ont eu grand tort de se permettre cette excursion qui leur a coûté la vie sur la côte de Bretagne. S’ils s’étaient tout bonnement réfugiés en Angleterre, ils auraient pu compter sur l’impunité.

 

Et le sergent Scaër se demande encore parfois quel vertige les a poussé à remettre le pied sur cette terre où ils avaient commis leurs premiers crimes.

 

Il lui revient à l’esprit un vers latin qu’on applique souvent à ces cas-là : Quos vult perdere, Jupiter dementat[1]. Mais cette réminiscence classique n’explique rien.

 

Hervé a renoncé à comprendre. Et pourtant il sent qu’il y a, au fond de tout cela, un secret qui lui échappe.

 

Alain, plus silencieux que jamais, n’en pense pas moins, mais il ne dit pas ce qu’il pense.

 

Depuis qu’ils sont sous Paris, leur régiment a été engagé une fois, le 30 septembre, à la sanglante affaire de l’Hay, mais le 2e bataillon n’a pas donné et ils sont du 2 e bataillon.

 

Placés en réserve, ils ont assisté de loin à l’attaque et à la retraite ; ils ont vu rapporter sur un brancard, couvert de fleurs cueillies par les Prussiens, le corps du brave général Guilhem qui commandait la brigade. Ils n’ont pas tiré un coup de fusil.

 

Et, depuis ce combat glorieux, mais malheureux, il n’y a pas eu d’opération militaire importante.

 

Ils savent qu’on ne les laissera pas longtemps inactifs et qu’ils seront les premiers à aborder l’ennemi, car leur brigade est la seule de l’armée de Paris qui soit composée de deux régiments d’ancienne formation. Le reste est fait de fractions de troupes, tirées des dépôts, et de mobiles à peine équipés, pas exercés du tout et commandé par des officiers qui n’en savent guère plus que leurs soldats.

 

Le reste de l’armée française a été pris à Sedan et si le 35e et le 42e n’ont pas eu le même sort, c’est que, au moment de la déclaration de guerre, ils occupaient Rome et qu’ils n’ont rejoint le 13e corps qu’à la fin du mois d’août.

 

Ceux-là sont destinés à tenir tête à l’ennemi jusqu’à la fin du siège, pendant que les gardes nationaux jouent au bouchon sur les remparts, en attendant la proclamation de la Commune qu’ils serviront, pour trente sous par jour, mieux qu’ils n’ont servi la patrie.

 

Scaër ne devait rien à l’Empire déchu, il n’avait jamais été un royaliste militant et il n’aimait pas la République. Il se battait pour la France.

 

Alain aussi, mais sans le savoir, car il ne s’était jamais occupé de politique, et c’est tout au plus s’il s’était aperçu que son pays avait changé de gouvernement.

 

Le 12 octobre au soir, leur bataillon avait bivouaqué à la Grange-Ory, tout près du chemin de fer de Sceaux, et un peu en avant du fort de Montrouge, et le lendemain matin, au petit jour, il avait pris les armes.

 

Chacun comprenait qu’il s’agissait d’enlever des villages occupés par des Prussiens et on attendait l’ordre d’attaquer. On savait que les mobiles de la Côte-d’Or et les mobiles de l’Aube, massés à l’avant-garde, devaient marcher les premiers et être soutenus par le 35e de ligne.

 

Mais l’ordre n’arrivait pas.

 

À la guerre, c’est pendant les instants qui précèdent un combat prévu qu’on connaît les vieux soldats. Ils restent calmes, tandis que les conscrits s’impatientent et s’agitent.

 

De toutes les épreuves auxquelles peut les exposer le hasard des dispositions militaires, l’immobilité devant l’ennemi est la plus difficile, et ceux qui la supportent sans broncher sont de vrais braves.

 

Hervé ne sourcillait pas et Alain fumait sa pipe aussi tranquillement que s’il eût été assis sur la lande de Trégunc, gardant ses chèvres.

 

Tout près d’eux, un sergent chevronné de leur compagnie les observait du coin de l’œil, un vétéran des campagnes de Crimée et d’Italie qui se connaissait en bravoure et qui avait pris Scaër en amitié. Il fut si satisfait de leur attitude qu’il en fit compliment à son jeune camarade.

 

– Bravo ! lui dit-il gaiement, je vois que l’approche de la danse ne vous donne pas d’inquiétude dans les jambes. Il se tient très bien aussi, votre caporal.

 

– C’est dans le sang, répondit en riant Hervé. Les Bretons n’ont jamais froid aux yeux.

 

– Tant mieux, car ça va chauffer. Les casques à pointe se sont barricadés dans les rues… non, pas les casques à pointe… les casques à chenille… Le lieutenant Leblanc disait tout à l’heure qu’il n’y a là-dedans que des Bavarois… ça sera dur tout de même… un kilomètre sous la fusillade, avant d’arriver aux premières maisons… Mais voilà nos canons qui prennent position là, sur notre droite… ils vont nous déblayer ça… et puis, nous aurons avec nous un détachement de sapeurs du génie… cette fois, ils n’ont pas oublié leurs outils, comme le 30 septembre, à Chevilly, où les deux autres bataillons du régiment ont perdu cinq officiers… sans compter que le fort qui est derrière nous va nous appuyer avec ses grosses pièces.

 

» Vous allez entendre un joli concert !

 

Ce qui intéressait le plus Hervé dans le programme que le vieux sergent se plaisait à lui exposer, c’était les indications topographiques, car Hervé ne connaissait pas du tout le terrain sur lequel il allait se battre. Ce côté de la banlieue parisienne n’est guère fréquenté par les viveurs du monde où on jette l’argent par les fenêtres, et si le seigneur de Scaër avait maintes fois dîné à Saint-Germain, au pavillon Henri IV, il n’avait jamais cueilli la fraise dans les bois de la rive gauche ni fait de parties à Robinson.

 

C’est tout au plus s’il savait les noms des forts qui allaient soutenir l’attaque et des points qu’il s’agissait d’enlever à l’ennemi.

 

Son camarade à trois chevrons se chargea de les lui apprendre.

 

– Nous sommes sous le fort de Montrouge, dit-il ; là-bas, c’est le fort de Vanves, et là-bas, tout là-bas sur une hauteur, c’est le fort d’Issy… juste devant Clamart.

 

– Ah ! ce village, c’est Clamart ! dit Scaër, frappé par un souvenir.

 

La soi-disant Mme Chauvry se faisait adresser ses lettres à Clamart. Alain, qui s’en souvenait, dressa l’oreille aussi.

 

– L’autre, plus près, c’est Châtillon, continua le sergent, et celui que voilà devant nous, c’est Bagneux. C’est le plus fortifié des trois et c’est nous qui aurons la plus grosse besogne. Aujourd’hui, le 2e bataillon du 35e ne sera pas aux places à quatre sous, comme la dernière fois qu’on s’est cogné. Chacun son tour… et du reste, il y en aura pour tout le monde.

 

Scaër n’écoutait plus les commentaires du vieux troupier. Le nom de Bagneux était un trait de lumière. Elle figurait sur une des pages du carnet, la première syllabe de ce nom qu’il n’avait pas su compléter, faute d’être renseigné sur les environs de Paris.

 

Il avait songé jadis à Bagnolet, peut-être parce qu’il se souvenait d’une chanson de Béranger intitulée l’Aveugle de Bagnolet. Il n’avait jamais songé à Bagneux, quoiqu’on l’ait chanté aussi dans un opéra comique d’Adam : Ah ! qu’il fait donc bon ! qu’il fait donc bon, cueillir la fraise au bois de Bagneux, etc.

 

Et il allait le prendre d’assaut, ce village, indiqué par abréviation dans l’agenda volé à Bernage, en marge d’un dessin représentant un jardin planté d’arbres, à côté d’une autre mention écourtée : pl. Égl., qui signifiait évidemment : place de l’Église.

 

Bagneux en était plein de jardins plantés et, de la Grange-Ory, où il attendait dans le rang le signal du combat, Scaër voyait très distinctement le clocher de l’église.

 

Entre lui et la place marquée par une croix rouge, il n’y avait plus que des coups de fusil.

 

Et le secret, le dernier secret était là, dans quelque maison occupée par l’ennemi et abandonnée par Bernage qui avait peut-être chargé la Cornuel de la surveiller, à moins qu’il n’eût enlevé ce qu’il y avait caché.

 

Il ne s’agissait que de chasser de Bagneux les Bavarois et, quand Bagneux serait pris, de chercher près de la place de l’Église un jardin planté, de le chercher à travers la fusillade, – entreprise peu commode.

 

Scaër n’eut pas le temps d’y réfléchir longuement. Deux coups de canon partirent du fort de Vanves et le chevronné s’écria :

 

– C’est le signal. V’là le bastringue qui va commencer !

 

Le fort de Montrouge ouvrit aussitôt le feu sur le village et, dès que ses boulets eurent renversé en partie les premières maisons et les barricades qui fermaient l’entrée des rues, les mobiles de la Côte-d’Or et de l’Aube se lancèrent.

 

C’était merveille de les voir courir à l’assaut, sous une fusillade qui les prenait de front et de flanc, profitant, pour se couvrir, de tous les accidents de terrain et de tous les abris : haies, carrières et fossés.

 

De vieux soldats n’auraient pas mieux fait. Ils enlevèrent au pas de course une barricade et deux maisons où ils se retranchèrent.

 

Ce n’était là qu’un prologue et Scaër, qui n’avait pas perdu un détail de l’action, ne pensait déjà plus à la croix rouge tracée sur le carnet qu’il portait encore sous son uniforme de lignard, comme il l’avait porté sous son habit noir à Paris, et sous sa veste de chasse à Trégunc. Il ne pensait qu’à charger et il piaffait comme un cheval d’escadron qui entend la trompette.

 

Le sang batailleur que lui avaient transmis ses aïeux lui montait à la tête et il s’indignait presque de rester l’arme au bras, pendant que les mobiles se fusillaient à bout portant avec les Allemands qui se défendaient vigoureusement. Il regardait son capitaine qui commandait le bataillon, depuis la mort de son chef, tué à l’ennemi, et qui se tenait debout, en avant de sa troupe, l’œil fixé sur le colonel, attendant l’ordre d’attaquer.

 

Il vint enfin, cet ordre, et la troupe se lança, ses officiers en tête.

 

Elle eut moins à souffrir que les mobiles qui avaient essuyé tout le feu des maisons avant de les prendre, et, habilement dirigée, elle tourna le village par la droite.

 

Il n’y a guère de ce côté que des enclos dont les sapeurs eurent tôt fait d’enfoncer les portes et où le bataillon se trouva complètement abrité des feux de flanc par un long mur qui bordait le chemin de Fontenay-aux-Roses.

 

Scaër venait d’entendre siffler beaucoup de balles ; il avait vu tomber quelques soldats autour de lui et il n’avait pas même eu cette émotion que ressentit Henri IV, à sa première bataille.

 

Il avait ce qu’on appelle la bravoure de tempérament.

 

Alain non plus n’avait pas bronché. Lui aussi était d’une race de paysans qui avaient guerroyé jadis contre les Anglais, envahisseurs de son pays, et il ne connaissait pas la peur.

 

Cette fois, ce n’était pas contre l’ennemi héréditaire des Bretons qu’il se battait. Né et nourri à trois cents lieues du Rhin, il n’avait jamais entendu parler de la Prusse. Et pourtant il y allait de bon cœur, comme les autres.

 

Les mobiles des cinq départements Armoricains défendirent Paris pendant le siège. Ils y étaient arrivés en chantant des cantiques bretons et ils s’y comportèrent vaillamment.

 

Scaër aurait pu en être, et ses compatriotes l’auraient certainement nommé officier, mais les bataillons ne furent formés qu’après nos premiers désastres et il n’avait pas voulu attendre. Le séjour de Trégunc lui était devenu odieux, depuis son excursion à Rustéphan et depuis la mort de Solange.

 

En ce moment, il ne songeait guère aux catastrophes qui avaient attristé les derniers jours de son voyage en Bretagne. La fièvre de la bataille le tenait. Il lui tardait de se servir de son chassepot qui n’avait pas encore fait feu et de sa baïonnette encore vierge. Il ne songeait qu’à tuer.

 

Le bataillon, massé dans l’enclos où il venait de se jeter, ne resta pas longtemps inactif. L’arrivée des lignards avait surexcité l’ardeur des mobiles qui les avaient devancés. Ces braves petits soldats de la Côte-d’Or faisaient des progrès dans les rues du village et enlevaient barricades sur barricades. Mais les Allemands s’étaient réfugiés dans les maisons et tiraient par les fenêtres.

 

Il fallait en finir et le capitaine demanda des hommes de bonne volonté pour les prendre d’assaut. Il s’en présenta beaucoup plus qu’il n’était nécessaire, Scaër et Alain en tête. Quand ils arrivèrent aux maisons, la besogne était faite. Des tirailleurs intrépides s’étaient glissés le long des murs, sans attendre le commandement. Ils avaient brisé les portes à coups de crosse et les Bavarois, surpris par la brusquerie de l’attaque, avaient mis bas les armes ou s’étaient sauvés.

 

On avait déjà une centaine de prisonniers et rien ne s’opposait plus à la marche en avant du bataillon qui ne tarda guère à déboucher sur une place au centre du village.

 

Bagneux était à nous. Il s’agissait de le garder. On se mit à l’œuvre. On crénela les murs, on barricada les rues, et deux batteries s’établirent sur la place même, prêtes à balayer les issues.

 

Hervé se souvint tout à coup des indications du carnet en lisant sur une plaque posée sur une maison d’angle ces trois mots qui figuraient en abrégé sur une des pages de l’agenda : Place de l’Église.

 

Les hasards de l’attaque l’avaient conduit précisément à l’endroit qu’il aurait cherché s’il eût été le maître de ses mouvements. Et il eut de la chance jusqu’au bout.

 

Cinq ou six maisons bordaient cette place assez étroite ; l’une d’elles, plus grande que les autres, attenait à un jardin clos, et Scaër reçut l’ordre d’occuper celle-là avec une vingtaine d’hommes de sa compagnie.

 

Les Allemands paraissaient l’avoir évacuée et ce fut tôt fait de jeter bas la porte principale.

 

Les troupiers du 35e se précipitèrent dans une cour plantée de tilleuls régulièrement alignés et formant deux allées.

 

Ils allaient pénétrer dans la maison, lorsque des coups de feu partirent d’un soupirail ouvert au ras du sol.

 

Trois hommes tombèrent. Un avait été tué raide d’une balle dans la tête. Les deux autres n’étaient que blessés.

 

Scaër, chef du détachement, n’eut pas besoin de commander. Ses soldats se jetèrent d’eux-mêmes en avant et se ruèrent à la cave où ils passèrent au fil de la baïonnette cinq ou six Bavarois qui ne l’avaient pas volé, car il n’aurait tenu qu’à eux de se rendre, au lieu de tirer traîtreusement sur des Français hors de garde.

 

Scaër ne mit pas la main à cette exécution nécessaire, mais il ne fit rien pour l’empêcher et il pensa à fouiller le reste de la maison avant de s’y fortifier.

 

Des combattants s’étaient cachés dans le sous-sol ; d’autres pouvaient bien s’être cachés dans les chambres de cette villa à trois étages.

 

Cette fois, il tint à marcher en tête de son détachement, afin d’empêcher les massacres inutiles et au risque de recevoir les premiers coups de fusil, si on surprenait d’autres ennemis embusqués.

 

On ne trouva personne, et on se replia sur la cour qu’il s’agissait de mettre en état de défense, en prévision d’un retour offensif de l’ennemi.

 

Sur l’art de se fortifier qu’on enseigne dans les écoles militaires, Hervé, refusé jadis aux examens de Saint-Cyr, n’avait que des notions très vagues, mais il venait de voir opérer les soldats du génie et il savait ce qu’il y avait à faire pour protéger ses hommes sans qu’ils cessassent de combattre.

 

La maison se trouvait en façade sur la place, mais elle confinait à des terrains qui s’étendaient jusqu’à Châtillon, resté au pouvoir des Allemands, et qui étaient parsemés de villas occupées par leurs tirailleurs.

 

Il fallait répondre à leur feu et en même temps se barricader du côté du village.

 

Une petite escouade de sapeurs était entrée avec le détachement. Hervé leur commanda d’ouvrir à coups de pioche des meurtrières dans le mur qui séparait le jardin de la campagne et d’abattre quelques tilleuls qu’on traînerait ensuite en travers de la porte enfoncée par les soldats de ligne.

 

Ils eurent tôt fait de créneler la muraille. Il leur fallut plus de temps pour couper les arbres. On n’avait pas assez de haches et celles qu’on avait n’étaient pas assez tranchantes. Le travail n’avançait pas et, afin de l’accélérer, le caporal du génie eut l’idée de placer au pied de chacun des deux tilleuls une cartouche de dynamite.

 

L’explosion les renversa et creusa dans la terre où s’enfonçaient leurs racines une tranchée assez profonde qui s’étendait d’un arbre à l’autre.

 

Les troupiers avertis s’étaient garés, et déjà les uns aidaient les sapeurs à couper les maîtresses branches pour en faire des abattis, pendant que les autres commençaient le feu par les créneaux.

 

Scaër se multipliait, tantôt rectifiant le tir de ses hommes, tantôt pressant les travailleurs.

 

Alain, qui le secondait de son mieux, le prit par le bras et lui montra, sans mot dire, un objet qui brillait au fond de la tranchée.

 

Scaër se baissa pour le ramasser et vit que c’était un étui en fer-blanc comme ceux où les soldats voyageant par étapes enferment leur feuille de route, mais plus long, plus gros, plus lourd, plus plat et scellé avec du plomb aux deux bouts.

 

Il n’eut pas besoin, pour comprendre, de feuilleter le carnet qu’il portait sur sa poitrine. Il se rappelait parfaitement le croquis du jardin planté et la place marquée d’une croix rouge. Ce n’était pas un cadavre que Bernage – ou un de ses complices – avait enfoui entre deux tilleuls. Le secret était là, dans cet étui. Scaër, qui l’avait tant cherché, allait enfin savoir à quoi s’en tenir.

 

Le moment eût été mal choisi pour l’ouvrir et Scaër ne pouvait pas le porter à la main comme un bâton de commandement. Il le fourra sous sa capote et l’assujettit contre son corps avec la large ceinture qui lui serrait la taille, à la mode des zouaves.

 

Alain avait compris, lui aussi, ou plutôt il avait deviné, et il ne questionna pas son maître.

 

Il aida les hommes à traîner les arbres en travers de la porte et à élever une barricade qui ne les empêcherait pas de sortir quand il faudrait battre en retraite, et qui arrêterait les assaillants, si l’ennemi tentait de reprendre possession de la maison.

 

Cela fait, le gars aux biques alla se poster à un créneau et se mit à envoyer aux tirailleurs allemands des balles bien dirigées.

 

Hervé aurait volontiers fait comme lui, mais il avait des soldats à surveiller, et du reste il n’était plus en état de viser juste, depuis qu’il avait mis la main sur l’étui caché par les assassins.

 

Il lui tardait de connaître enfin le mot de la sombre énigme qu’il n’avait pu deviner depuis dix-huit mois et il se disait : si je suis tué aujourd’hui, personne ne le saura jamais… personne que les rôdeurs allemands qui viendront, la nuit, dévaliser les morts.

 

Et il pensait à recommander à Alain de se charger de l’étui, si son maître tombait sur le champ de bataille.

 

Tout à coup, il reçut un choc qui faillit le renverser, et il vit une balle ricocher à ses pieds. Elle l’avait atteint en plein corps et elle avait glissé sur l’étui.

 

Elle n’était pas entrée par une des meurtrières. Elle aurait tué un soldat. Scaër, au milieu du fracas de la canonnade, n’avait pas entendu le coup, qui avait dû être tiré de haut en bas.

 

Il leva les yeux et vit remuer une persienne à une fenêtre du troisième étage.

 

Évidemment le coup était parti de cette fenêtre et ce n’était pas un coup de fusil, car Scaër aurait vu le canon de l’arme dépasser l’entrebâillement des persiennes. Sans doute, un ennemi oublié dans la chambre s’était servi de son revolver. Et pourtant, on venait de la fouiller, cette chambre du troisième étage, et on n’y avait rien trouvé. Il fallait qu’on eût mal cherché et on pouvait renouveler la visite.

 

Mais tous les hommes étaient aux créneaux ou à la barricade. Scaër, n’écoutant que son courage, résolut de monter seul. Il était poussé aussi par une rage de tuer. Il lui semblait qu’il n’aurait pas fait son devoir tant qu’il n’aurait pas enfoncé sa baïonnette dans le ventre d’un Allemand.

 

Et en ce moment, ses soldats n’avaient pas besoin qu’il les commandât. Ils avaient de la besogne. Il pouvait les laisser travailler du chassepot.

 

Scaër ne prit même pas le temps d’avertir Alain et il se précipita dans l’escalier qu’il monta en courant.

 

La chambre était vide, mais il avisa un grand placard qu’il se mit aussitôt en devoir d’enfoncer à coups de crosse.

 

Pendant qu’il y heurtait violemment, la porte s’ouvrit ; en s’ouvrant elle faillit le renverser, et avant qu’il eût repris son équilibre, il reçut un coup de feu en pleine figure. La balle dévia fort heureusement et lui laboura la joue. À demi aveuglé par la fumée, il ne vit pas tout d’abord cet assaillant sorti d’une armoire et il était trop près de lui pour se servir de son chassepot, mais de sa main gauche il l’empoigna par le bras, et d’une secousse il lui fit lâcher le pistolet qui fumait encore.

 

Alors seulement, il vit à qui il avait affaire. Ce n’était ni un Bavarois ni un Prussien qui venait d’essayer de lui brûler la cervelle. C’était une femme qu’il ne reconnut pas du premier coup d’œil, une femme habillée de noir et coiffée d’un bonnet comme en portent les paysannes de la banlieue de Paris.

 

– Achevez-moi, puisque je vous ai manqué, dit-elle d’une voix rauque.

 

– Vous ! s’écria-t-il, que faites-vous ici, malheureuse ?

 

– Je suis ici chez moi. Cette maison m’appartient… cette maison que vous pillez après l’avoir saccagée. Je regrette de ne pas vous avoir tué. Je vous aurais repris l’étui que vous venez de voler. Allons !… vengez-vous !… Je suis désarmée. Qu’attendez-vous pour en finir avec moi ?

 

Scaër en avait bien envie. Il ne tenait qu’à lui d’envoyer cette venimeuse créature rejoindre en enfer ses deux complices, mais il lui répugnait de casser la tête ou de trouer la poitrine d’une femme, même d’une scélérate comme l’était cette Chauvry, cette Cornuel, cette âme damnée de Bernage.

 

Peut-être aussi se disait-il que s’il en purgeait la terre, elle emporterait dans l’autre monde les secrets de la bande, et que mieux vaudrait lui offrir sa grâce, à condition qu’elle parlerait.

 

Entamer une instruction sous le feu de l’ennemi, c’était une idée qui ne pouvait venir qu’à ce Breton exalté.

 

Il commença par prendre ses précautions. Après avoir repoussé la Cornuel jusqu’à la coller au mur, il ramassa le revolver, encore chargé de quatre coups, le passa dans sa ceinture à côté de l’étui qu’il y avait serré et s’assura d’un coup d’œil que la clé était à la serrure de la porte de la chambre restée ouverte. Puis, revenant à elle :

 

– Avouez ! dit-il menaçant.

 

– Oui, j’avoue que j’ai été sotte et maladroite, ricana l’enragée femelle. Je n’ai pas prévu que vous feriez sauter les arbres du jardin, et j’ai tiré trop vite. Vous l’avez, cet étui que j’étais chargée de garder, mais ce qui me console, c’est que vous ne pourrez pas vous servir de ce que vous y trouverez… ni vous, ni votre valet, ni cette coquine que vous prenez pour une marquise… Vous pouvez me tuer maintenant… Bernage saura bien vous rattraper… il me vengera.

 

– Bernage est mort… et vous allez mourir… mais vous ne mourrez pas de ma main… on fusille les espionnes et, après le combat, on ne vous fera pas grâce.

 

Scaër, ayant dit, sortit à reculons, ferma la porte en dehors et mit la clé dans sa poche.

 

La chambre n’avait pas d’autre issue et son unique fenêtre donnait sur la cour pleine de soldats du 35e.

 

Scaër était sûr que la Cornuel ne s’échapperait pas.

 

En bas, il rencontra Kernoul qui venait de s’apercevoir de son absence et qui s’écria en le voyant couvert du sang qui coulait de sa joue :

 

– Blessé !… vous êtes blessé !

 

– Ce n’est rien, dit Hervé en s’essuyant d’un revers de main. Où en sommes-nous ?

 

– Je ne m’y connais pas beaucoup, mais il me semble que nous n’avançons pas. Par le trou qui me sert à tirer, je viens de voir les camarades foncer sur l’autre village… mais ils ont été obligés de reculer… il y a des Prussiens partout… derrière les haies, derrière les murs… aux fenêtres des maisons… ils sont trop.

 

L’autre village, c’était Châtillon que l’ennemi occupait en grande force et que la colonne du général de Susbielle avait déjà deux fois essayé inutilement d’enlever. La résistance était acharnée. Il fallait faire le siège de chaque maison et cela presque sans artillerie, car les canons avaient beaucoup de peine à passer par les rues étroites. On s’était bien emparé de la partie basse du bourg, mais quand on tentait de monter plus haut, on était repoussé. C’était le plateau de Châtillon qu’il aurait fallu prendre et il était imprenable.

 

Les Bavarois venaient d’y amener de nombreuses batteries que le feu de nos forts ne parvenait pas à réduire au silence et qui couvraient d’obus Clamart, Châtillon et Bagneux ; Châtillon surtout.

 

Le détachement commandé par Scaër ne recevait aucun ordre et continuait à tirailler, sans grandes pertes, parce que les hommes restaient abrités derrière les murs du jardin.

 

Scaër avait bandé sa joue avec son mouchoir, mais il perdait beaucoup de sang et il sentait que ses forces diminuaient. Il tenait bon pourtant, mais il lui fallait prévoir le cas où serait forcé d’abandonner le commandement et il appela Kernoul pour lui donner des ordres militaires et des instructions particulières.

 

– Si tu me vois faiblir, lui dit-il, tu me remplaceras, et tu tiendras avec tes hommes jusqu’à ce qu’on vienne vous relever. Si je tombe, tâche qu’on ne me laisse pas ici, mais si tu étais obligé de m’abandonner, prends sous ma capote une boîte en fer-blanc…

 

– Celle que vous venez de trouver dans la tranchée, interrompit Alain ; je ne sais pas ce qu’il y a dedans, mais je me doute que c’est la Chauvry qui l’a cachée. Clamart est tout près… elle y est peut-être, la gueuse… et elle est capable d’avoir avertir les Prussiens que nous allions attaquer…

 

– Elle est là, dit Hervé en montrant du doigt la fenêtre du troisième étage. Si nous battons en retraite, fais-la fusiller avant de partir.

 

– Pourquoi pas tout de suite ? s’écria le gars aux biques. Je m’en charge à moi tout seul, et je…

 

Il n’acheva pas. Une effroyable explosion lui coupa la parole. Un obus de gros calibre venait de tomber sur le toit et d’éclater dans la chambre où l’odieuse Cornuel était enfermée. Les murs croulaient et la maison prenait feu. Si la prisonnière n’avait pas été mise en pièces, elle allait périr de la même mort que sa victime, la pauvre Zina, brûlée rue de la Huchette.

 

– Justice est faite, dit Scaër en voyant que la Cornuel ne se montrait pas à la fenêtre.

 

Il parlait encore lorsqu’un autre projectile creux s’abattit sur la barricade, qu’il anéantit en dispersant les troncs et les branches et en projetant des éclats dans toutes les directions. Alain roula aux pieds de son maître qui, par miracle, n’avait pas été atteint et qui se précipita pour le relever.

 

– Ce n’est pas la peine, murmura le gars aux biques. J’ai mon compte.

 

– Où es-tu blessé ? lui demanda Scaër, agenouillé.

 

– J’ai le bras cassé et les côtes enfoncées.

 

À ce moment, le capitaine entra dans le jardin au pas de course, flanqué d’un clairon qui sonnait le ralliement. Il venait chercher le détachement pour le lancer sur Châtillon, avec le reste du 35e formé en colonne d’attaque, et il dit à Scaër qu’il connaissait un peu :

 

– Vous êtes blessé, sergent ; il est inutile de vous faire tuer. Tâchez de marcher jusqu’à la Grange-Ory. Vous y trouverez une ambulance.

 

Et il emmena les hommes, laissant là Scaër, Alain et les quelques soldats que le feu des Bavarois avait mis hors de combat.

 

– Pourras-tu marcher ? dit vivement Hervé.

 

– Je vais tâcher, répondit Alain.

 

– Oui… essaie… je te soutiendrai… et si tu tombes en route, je ne t’abandonnerai pas.

 

Il aida le pauvre Kernoul à se remettre sur pied et ils sortirent ensemble de cette maison qui était devenue le point de mire des artilleurs ennemis. Un troisième obus venait de la bouleverser de fond en comble, et de la Cornuel il ne devait plus rester que des lambeaux.

 

Alain, appuyé sur le bras de son maître, avait bien de la peine à se traîner, et Scaër se demandait s’il pourrait le soutenir jusqu’au bout de la voie douloureuse qu’ils avaient à parcourir avant d’arriver à l’ambulance. Sa blessure saignait toujours abondamment. Il n’avait pas pu arrêter l’hémorragie et il se sentait défaillir.

 

Il leur fallut d’abord se frayer un chemin à travers les troupes et les caissons qui encombraient les rues de Bagneux, et ce ne fut pas sans peine qu’ils parvinrent à déboucher du village que l’ennemi canonnait, par intervalles seulement, car il dirigeait de préférence son feu sur les abords de Châtillon vigoureusement assailli par les nôtres.

 

Quand ils eurent dépassé les dernières maisons, la vue d’un drapeau à la croix de Genève qui flottait près de la Grange-Ory releva leur énergie, mais la plaine qu’ils avaient traversée le matin, en sens inverse, au pas de charge, leur sembla plus large, maintenant qu’ils n’étaient plus excités par l’ardeur du combat.

 

Ils arrivèrent enfin et ils furent accueillis comme ils méritaient de l’être, car on voyait bien qu’ils ne s’étaient retirés du feu que faute de pouvoir se servir de leurs fusils qu’ils rapportaient. Scaër avait mis le sien en bandoulière et celui d’Alain sur son épaule.

 

Les ambulances, organisées et conduites par l’illustre docteur Ricord, fonctionnèrent admirablement pendant toute la durée du siège et, les jours de bataille, elles rivalisaient entre elles de zèle et de bravoure.

 

Les blessés, relevés sous la mitraille ou recueillis tout près du théâtre de l’action, quand ils avaient pu se traîner jusque là, étaient, autant que possible, transportés immédiatement à Paris où on se disputait l’honneur de les recevoir. Les foyers des théâtres étaient devenus des succursales des hôpitaux et beaucoup de belles dames en avaient fait autant de leurs salons dorés.

 

Au moment où les deux Bretons atteignirent la Grange-Ory, une voiture attendait d’avoir complété son chargement de blessés pour rentrer en ville par la porte d’Orléans, et les chirurgiens attachés à l’ambulance s’empressaient à panser ceux qui avaient besoin de l’être sur place et de faire monter les autres dans le char bien agencé qui allait les emmener.

 

– Comment ! c’est vous, mon cher, s’écria un jeune homme qui portait un képi à deux galons avec un brassard blanc marqué d’une croix rouge.

 

– Monsieur Delle ! répondit Hervé. Ah ! je suis bien content de vous retrouver. Je ne l’espérais pas.

 

– Vous m’avez cru mort ou prisonnier. Peu s’en est fallu, ma foi !… je serais, à cette heure, au fond de l’Allemagne, si je ne m’étais pas échappé de Sedan après la capitulation. Mais vous, mon ami, qu’êtes-vous devenu ?… et qu’est-ce que vous avez à la joue !…

 

– Ce ne sera rien, je pense… une balle qui m’a éraflé la figure…

 

– Une balle tirée à bout portant, à ce que je vois… la poudre vous a noirci la peau… Mais, je ne me trompe pas… ce caporal, c’est bien le brave garçon qui était avec nous à Trégunc, le soir du naufrage ?

 

– Oui, et je vous supplie de l’examiner, car il est plus sérieusement blessé que moi.

 

– Voyons ça ! dit l’interne. Bon ! une fracture du bras droit. Il n’a pas de chance, ce bras-là… la luxation de l’épaule que j’ai réduite à l’Hôtel-Dieu était du même côté… on le raccommodera tantôt, cet humérus… Pour le moment, nous allons le suspendre à une écharpe, tout bonnement… Les ressorts de notre voiture d’ambulance sont très doux… vous ne souffrirez pas trop en route, mon garçon.

 

– Ce n’est pas au bras que j’ai le plus mal, murmura Kernoul qui pâlissait à vue d’œil ; c’est à la poitrine.

 

– En effet… votre capote est déchirée… un éclat d’obus, hein ?… Ils n’en font jamais d’autres, ces diables d’obus… mais celui-là n’a pas pénétré… il n’y a qu’une forte contusion.

 

– J’étouffe… soutenez-moi…

 

La marche avait épuisé les forces d’Alain. Il serait tombé, si Delle n’avait pas appelé deux ambulanciers qui l’enlevèrent et le portèrent dans l’omnibus des blessés, déjà presque plein.

 

– Avec vous, mon cher Scaër, nous serons au complet, reprit l’interne, et nous pouvons partir. Vous monterez bien, près de moi, sur le siège ?

 

– Parfaitement, mais ce pauvre gars n’aurait qu’à mourir en route…

 

– Non… non… je réponds de lui… et plus vite nous arriverons au palais de l’Industrie, mieux ça vaudra…

 

– Au palais de l’Industrie ? répéta Scaër étonné.

 

– Oui… aux Champs-Élysées… on y a établi une ambulance admirable dans les salles d’exposition… Le grand salon carré contient trente lits… et on y est soigné par de belles dames… Vous y serez à merveille.

 

– Je n’ai pas la moindre envie d’y rester… On pansera mon égratignure, et ce soir je rejoindrai mes hommes… s’il en reste.

 

– C’est ce que nous verrons, quand mon chef aura examiné votre blessure. Elle ne me paraît pas dangereuse, mais il faut savoir s’il ne surviendra pas des accidents. Il se peut qu’on vous garde… Maintenant, partons… il ne fera pas bon ici, tout à l’heure, si nos soldats battent en retraite… Les canonniers allemands ne se gêneront pas pour tirer sur eux du haut du plateau… et sur nous en même temps… Après, ils diront qu’ils n’ont pas vu le drapeau d’ambulance…

 

Scaër se débarrassa des deux fusils qu’il portait et suivit l’excellent Delle, mais avant de monter sur le devant de la voiture, il alla serrer la main de Kernoul déjà installé dans l’intérieur où il faisait triste mine.

 

Le gars n’avait plus la force de parler. Il remercia d’un coup d’œil son maître, très ému et très inquiet.

 

On roula vers Paris, et en vérité, il était temps, car le combat avait repris sur toute la ligne ; nos troupes n’avançaient pas et un mouvement offensif de l’ennemi ne devait pas tarder à se prononcer.

 

Déjà, de nombreux blessés, sortis de Bagneux, s’acheminaient vers la Grange-Ory sous le feu de l’artillerie bavaroise, et les ambulances mobiles se préparaient à quitter la place où elles n’étaient plus en sûreté.

 

Scaër, pendant le voyage, ne put guère causer avec Delle, occupé, presque tout le temps, à soigner les plus gravement atteints.

 

Alain était de ceux-là, en dépit du pronostic favorable que l’interne venait de formuler, après l’avoir sommairement examiné, et qu’il s’abstint de confirmer en arrivant au palais de l’Industrie, où il devait déposer ses blessés, avant de retourner en chercher d’autres sur le champ de bataille.

 

Ceux qu’il amenait n’étaient pas les premiers de cette sanglante journée. Les lits étaient déjà presque tous occupés et on ne pouvait plus recevoir indistinctement tous les nouveaux venus. Les médecins refusaient ceux qui étaient encore en état de supporter le transport jusqu’à un autre hôpital.

 

Delle n’eut pas besoin d’insister pour qu’on admît Alain qui avait eu deux syncopes en route et qui ne tenait plus sur ses jambes, mais il eut quelque peine à obtenir qu’on permît au sergent Scaër, qui n’était que légèrement blessé, d’accompagner son caporal jusqu’à la salle où on le porta sur un brancard ; il n’obtint pas qu’on l’y gardât, après qu’on aurait pansé sa joue trouée par une balle sortie du revolver de la Cornuel.

 

Hervé, désolé d’être forcé de quitter le pauvre gars aux biques, voulut du moins connaître le résultat de la consultation rapide qui eut lieu au chevet d’Alain déshabillé, couché et palpé par le docteur chef de l’ambulance des Champs-Élysées.

 

– Il s’en tirera, j’espère, lui dit l’interne après avoir conféré avec son confrère en médecine, mais je ne réponds plus de lui. Une des côtes que l’éclat d’obus a brisée a déchiré le poumon. C’est plus sérieux que je ne pensais. Il y a cependant beaucoup de chances de guérison, car il va être admirablement soigné. Quant à vous, mon cher ami, je viens de m’entendre avec mon camarade pour que vous soyez aussi bien que possible. Il y a ici des dames qui ont organisé des ambulances chez elles et qui se chargent des blessés, quand la place manque dans ce palais. Elles vont se disputer l’honneur et le plaisir de vous emmener, car elles n’ont pas souvent des hommes comme vous à soigner. Je vais vous conduire dans la salle où elles se tiennent.

 

– Laissez-moi d’abord dire au revoir à ce brave garçon.

 

– Faites vite, je vous en prie. On m’attend à Bagneux et à Châtillon. Ce ne sera pas mon dernier voyage, car la journée va être rude et j’ai bien peur qu’elle ne finisse mal.

 

Scaër s’approcha du lit d’Alain qui était entre les mains du chirurgien et de ses aides, et qui fit signe à son maître de se pencher pour l’entendre.

 

– Je sens que je n’en reviendrai pas, murmura-t-il, et je ne regrette pas la vie. Zina est vengée… Je mourrai content si vous me jurez de faire dire à l’église de Trégunc des prières pour elle et pour moi.

 

– Tu ne mourras pas, dit Scaër. Je viendrai te voir tous les jours, et dans un mois, tu seras sur pied.

 

– Jurez !… je vous le demande en grâce…

 

– Eh ! bien, je te jure que notre recteur dira des messes pour ta femme… tu y assisteras avec moi, quand la guerre sera finie.

 

Delle vint tirer Scaër par la manche de sa capote et Scaër se laissa emmener. Il était temps de mettre fin à une scène qui retardait le pansement et ne pouvait que faire du mal au blessé.

 

– Pensez à vous maintenant, mon ami, dit l’interne, et comptez absolument sur moi. Je vais savoir où on va vous loger et j’irai vous y voir… les jours où je ne serai pas de service aux avant-postes.

 

» Venez que je vous présente à ces dames.

 

Hervé suivit l’excellent Delle qui le mena dans une salle, aménagée et meublée comme une pharmacie d’hôpital, où se tenaient cinq ou six femmes, vêtues à peu près comme des infirmières, quoiqu’elles appartinssent à toutes les aristocraties.

 

Il y avait là une marquise, deux comtesses, deux dames de la haute finance et une actrice très célèbre.

 

Ce fut un des plus beaux côtés du siège de Paris que cette émulation de dévouement qui enflamma l’élite féminine du grand monde et de l’art.

 

Elle fit sensation parmi ces dames, l’entrée de ce jeune sous-officier, blessé au visage, et, ainsi que Delle l’avait prévu, ce fut à qui se chargerait de lui ; mais, avant qu’il eût le temps de s’y reconnaître, l’une d’elles s’avança et il faillit suffoquer d’émotion et d’étonnement.

 

Cette sœur de charité intérimaire, c’était Mme de Mazatlan, aussi surprise et aussi émue que lui.

 

Le lieu ne se prêtait ni aux effusions ni aux explications, et ils surent tous deux se contenir.

 

La marquise s’offrit tout naturellement, car c’était son tour de recevoir un blessé, pour lequel il ne restait plus de lit disponible au palais de l’Industrie et personne ne lui contesta le droit de l’emmener.

 

Il y avait seulement une formalité à remplir. L’administration des hôpitaux militaires prenait les noms des soldats soignés à domicile et les adresses des habitants qui les recevaient chez eux, et c’était vite fait. Scaër appris ainsi que la marquise demeurait tout près de là, au rond-point des Champs-Élysées, et qu’il allait être tenu de ne pas quitter, sans l’autorisation de l’aide-major qui viendrait l’y visiter, l’ambulance privée où on voulait bien l’admettre.

 

Delle n’avait jamais vu la marquise et Hervé ne jugea pas opportun de le présenter en ce moment. Il se réservait de le remercier encore en lui serrant la main. Il avait hâte d’être seul avec Mme de Mazatlan et Delle était pressé de retourner à la Grange-Ory, de sorte que les adieux furent courts.

 

L’interne monta en voiture et Scaër s’en alla à pied avec la marquise.

 

En d’autres temps, les passants se seraient retournés pour voir passer ce sergent tout ensanglanté, escortant une jeune femme, très jolie et très élégante, en dépit du modeste costume qu’elle portait.

 

Ils marchèrent quelques instants côte à côte sans se parler, et ce n’était certes pas qu’ils n’eussent rien à se dire. Au contraire, ils avaient tant de choses à se raconter qu’ils ne savaient par où commencer. Et aussi, chacun d’eux avait contre l’autre quelques griefs intimes qu’il hésitait à formuler.

 

Ce fut Mme de Mazatlan qui, la première, se décida à entamer le chapitre des explications délicates.

 

– Je suis bien heureuse de vous revoir, dit-elle ; je ne l’espérais plus. Vous n’avez pas répondu à mes lettres.

 

– Quoi ! vous m’avez écrit depuis le mois de juin ? s’écria Scaër.

 

– Trois fois… à Trégunc.

 

– Je n’y étais plus… j’y ai attendu de vos nouvelles jusqu’à la date que vous m’aviez fixée… j’ai quitté Trégunc, le 15 juillet… Je ne pouvais pas vous prévenir que je partais… je ne savais pas où vous étiez.

 

– J’étais en Amérique… à Baltimore. La lettre que je vous ai écrite pour vous l’apprendre aurait dû vous arriver avant le 15 juillet.

 

– Je ne l’ai pas reçue… Je suis parti pour aller m’engager… sans dire à personne où j’allais.

 

– Et moi, retenue là-bas, où je me mourais d’inquiétude, j’ai pu enfin m’embarquer pour le Havre, au mois de septembre… Je suis entrée à Paris, la veille du jour où Paris a été bloqué par les Allemands.

 

– Moi aussi… avec mon régiment… et dès que j’ai pu obtenir une permission, j’ai été rue Guyot… Votre hôtel était fermé…

 

– Je ne voulais plus demeurer si près du boulevard Malesherbes ! Je me souvenais de ce qui s’est passé le mercredi des Cendres et j’ai loué aux Champs-Élysées un grand appartement meublé. J’ai bien fait, puisque j’ai pu y établir une ambulance… où je vais vous recevoir et où vous guérirez plus vite qu’au Val-de-Grâce.

 

– Je suis déjà guéri, depuis que je vous ai retrouvée.

 

La marquise ne répondit pas à cette allusion aux sentiments du dernier des Scaër, la première depuis leur miraculeuse rencontre après une longue séparation.

 

Il ne convenait pas à Mme de Mazatlan d’exprimer les siens avant d’avoir échangé avec lui des récits qui allaient les mettre au courant de leurs aventures respectives.

 

Les cœurs changent quelquefois avec les événements, et elle voulait savoir d’abord sur quel terrain elle marchait.

 

Elle conduisit chez elle Hervé et elle l’installa dans la seule chambre qui restât libre. Les autres et le salon étaient occupés par une douzaine de blessés recueillis après les premiers combats du siège, soignés par deux sœurs de Saint-Vincent-de-Paul et visités tous les matins par un médecin militaire.

 

La marquise couchait sur un lit de camp dans le cabinet de toilette, et se passait parfaitement de femme de chambre.

 

Elle n’avait gardé que le fidèle Dominguez, qui veillait à tout et qui suffisait à tout, même à préparer les repas très sommaires de sa vaillante maîtresse.

 

Deux heures après son entrée à l’ambulance privilégiée du rond-point, Scaër, dûment pansé de sa blessure et complètement remis de ses fatigues, sinon de ses émotions, retrouvait la marquise dans la salle à manger où elle l’attendait pour le servir à table.

 

Elle pensait à tout et elle lui avait fait préparer un dîner dont il avait grand besoin après une si rude journée.

 

Un dîner, comme on en faisait encore au mois d’octobre dans Paris assiégé, quand on était très riche, et comme, un peu plus tard, on n’en fit plus à aucun prix.

 

Scaër, il faut l’avouer, mangea comme quatre, et ce ne fut qu’après avoir apaisé sa faim qu’il se trouva en état de s’expliquer avec Mme de Mazatlan qui prenait plaisir à le voir satisfaire ce glorieux appétit, rapporté du champ de bataille, avec une blessure assez légère pour lui permettre de jouer des mâchoires.

 

La balle n’avait fait qu’érafler la joue et ne devait laisser d’autre trace de son passage qu’une balafre bien placée : une de ces balafres qui ne défigurent pas et qui plaisent aux femmes.

 

Il fallut enfin en venir aux explications décisives et, cette fois encore, ce fut Mme de Mazatlan qui commença.

 

– Qu’avez-vous pensé de moi depuis notre séparation ? demanda-t-elle en regardant fixement Hervé.

 

– J’ai pensé, je l’avoue, que vous m’aviez oublié… Mais je vous jure que moi je n’ai pas cessé un seul instant de penser à vous… J’attendais toujours de vos nouvelles, et si la guerre avec la Prusse n’était pas survenue, je n’aurais pas quitté la Bretagne… la guerre et d’autres événements que vous ignorez…

 

– Apprenez-les moi.

 

– Héva et sa mère sont vengées. Bernage est mort avec son complice… sa fille a péri avec eux.

 

– Quoi !… elle aussi ! murmura la marquise, très émue. Et comment ?…

 

Scaër raconta tout : la lugubre découverte qu’il avait faite au sommet de la tour de Rustéphan, l’arrivée de Bernage au château et le naufrage du yacht à la pointe de Trévic.

 

Mme de Mazatlan l’écouta sans l’interrompre, et quand il eut fini, il vit qu’elle avait les larmes aux yeux.

 

Assurément, elle ne s’attendrissait pas sur la fin bien méritée des assassins. Elle pleurait la malheureuse jeune fille qui n’était pas coupable et qui avait partagé leur sort.

 

Scaër lui sut gré de la pleurer.

 

– J’aurais voulu qu’elle vécût, dit-elle, Dieu en a décidé autrement. Écoutez maintenant ce que j’ai à vous apprendre.

 

» Depuis notre dernière entrevue, après votre départ pour Trégunc, j’ai continué à chercher des preuves contre les assassins d’Héva. Je savais que la police cherchait de son côté et j’étais certaine qu’elle n’arriverait pas à les connaître. C’est mon brave Dominguez qui m’a indiqué ce qu’il fallait faire pour y parvenir. Il s’est souvenu d’un homme qui était venu jadis à la Havane avec Berry, le futur gendre de Bernage. Dominguez les y avait vus et savait qu’ils étaient intimement liés. Au bout de quatre mois, il a fini par découvrir que cet homme, un aventurier américain, nommé Disney, habitait Baltimore. Je n’ai pas hésité, je me suis embarqué pour l’Amérique avec Dominguez, et mon vieux serviteur a retrouvé, non sans peine, ce Disney qui se trouvait à peu près sans ressources et qui en voulait beaucoup à ce Berry de l’avoir abandonné, à la fin de l’hiver dernier, pour revenir en Europe.

 

» Ces deux coquins n’avaient pas de secrets l’un pour l’autre ; Berry n’avait pas caché à Disney que le but de son voyage en France était de faire chanter son ancien complice Bernage, et Berry n’avait pas donné de ses nouvelles depuis son départ. Disney, habilement interrogé et largement payé par Dominguez, lui a raconté tout ce qui s’est passé, il y a dix ans, à Paris et en Bretagne. Et ces renseignements, Disney les tenait de Berry qui les lui avait même laissés par écrit, en lui recommandant de les remettre à la justice des États-Unis, s’il ne recevait pas de ses nouvelles avant la fin de l’année 1870. Dominguez l’a lu, ce testament d’un bandit résolu à se venger, après sa mort, si Bernage refusait d’acheter son silence. L’écrit est resté entre les mains de Disney qui le produira quand je voudrai.

 

– Et cet écrit contient le récit des crimes de 1860 ! s’écria Scaër.

 

– Le récit complet, détaillé et signé de la main de Berry qui avait pris ses précautions pour assurer sa vengeance au cas où Bernage se déferait de lui. Dominguez, qui l’a lu, me l’a répété presque mot pour mot, et le voici :

 

» En 1859, Georges Nesbitt était l’associé de Bernage dans de grosses affaires avec la Chine qui les avaient enrichis. Nesbitt surtout, parce qu’il avait apporté la plus grosse part du capital engagé. À cette époque, Nesbitt se décida, vous le savez, à faire venir près de lui sa nièce et sa belle-sœur. Elles étaient en route pour la France, lorsqu’il fut subitement appelé à Hong-Kong par la faillite d’un négociant chinois qu’il commanditait. Il s’agissait de sauver une grosse somme. Nesbitt partit, après avoir chargé Bernage de recevoir ses parentes à leur arrivée à Paris. Bernage conçut alors la pensée de les supprimer tous pour s’emparer de la fortune de Nesbitt, qui avait, par testament déposé chez un notaire, institué Héva sa légataire universelle. Bernage le savait. Il commença par envoyer à Brest ce Berry qui était un de ses commis et son âme damnée. Berry reçut mes malheureuses parentes et les installa dans le cottage où vous les avez vues. Bernage n’avait pas encore mûri son plan. Il se réservait de l’exécuter plus tard. Il n’y manqua pas. Georges Nesbitt, revenu au mois d’octobre, fut étranglé dans la maison de la rue de la Huchette par les deux scélérats qui, trois semaines après, en firent autant à Héva et à sa mère, en Bretagne. Bernage, alors, paya son complice et le décida à quitter la France, en lui faisant des promesses qu’il n’a pas tenues. Berry, après avoir dépensé tout l’argent qu’il avait reçu, s’est lassé de vivre d’expédients et s’est décidé à revenir exploiter Bernage. Vous devinez le reste.

 

– Je devine qu’il a commencé par le menacer et qu’ils n’ont pas tardé à tomber d’accord. Bernage l’a apaisé en lui sacrifiant sa fille. Mais je ne comprends pas encore comment Bernage a pu s’emparer de la fortune de Georges Nesbitt.

 

– Il paraît que cette fortune consistait en valeurs mobilières au porteur et que Bernage en était le dépositaire. Il n’a eu qu’à les garder, puisque Nesbitt n’était plus là pour les lui réclamer.

 

» Et je suppose qu’il les emportait avec lui sur son yacht, car lorsqu’il s’est aperçu qu’on le soupçonnait, il s’est décidé à passer à l’étranger avec son futur gendre. Dieu qui les a puni a voulu que la mer engloutît avec eux les sommes volées. Ma pauvre amie n’en aurait pas profité, puisqu’elle est morte.

 

– Mais elle a hérité, s’il est vrai qu’elle ait été assassinée trois semaines après son oncle… la fortune serait revenue à ses héritiers, à elle… à sa mère, si sa mère lui avait survécu…

 

– Sa mère a été tuée avant elle… Berry l’a dit à ce Disney en lui racontant les détails du crime… Il a même eu soin de constater le fait dans l’écrit qu’il a signé.

 

– Si on pouvait prouver cela, l’héritage passerait au parent le plus proche… à vous peut-être…

 

– Je le crois… j’étais sa cousine germaine, puisque nos mères étaient sœurs ; et sa famille du côté paternel est éteinte, mais qu’importe ?… ce n’est pas cette fortune que je regrette…

 

– Oh ! je le sais… mais je me demande pourquoi ces scélérats ont tant tardé à faire disparaître la preuve de leurs crimes…

 

– Ils se croyaient assurés de l’impunité. Cet hiver, ils sont su que je les cherchais, ces preuves, et que vous les cherchiez aussi. C’est alors seulement qu’ils ont essayé de les anéantir… en mettant le feu à la maison où ils avaient caché le cadavre de leur première victime.

 

– Ils n’ont pas réussi à le brûler, mais ils ont réussi à l’enlever et à le jeter dans la Seine. À Rustéphan, le temps leur a manqué… les os d’Héva et de sa mère y sont encore…

 

– Nous pourrons donc après la guerre leur donner une sépulture chrétienne, mais vous ne m’avez pas parlé de cette femme qui se faisait appeler Mme de Cornuel… elle n’était pas sur le yacht ?

 

– Non. Bernage l’avait laissée à Paris. Un obus prussien vient de la tuer… sous mes yeux… dans une maison que mes soldats avaient prise… à Bagneux… C’est elle qui m’a blessé d’un coup de pistolet qu’elle m’a tiré à bout portant.

 

– Que faisait-elle là, bon Dieu ?

 

– Elle veillait sur un objet que Bernage y avait caché et que j’ai trouvé.

 

– Un… objet ?

 

– Oui… je ne sais comment appeler cet étui, dit Scaër en le tirant de sa ceinture et en le plaçant sur la table devant la marquise. Que pensez-vous qu’il contient ?

 

Elle ne répondit pas et elle se garda d’y toucher. Elle en avait peur.

 

À ce moment, Dominguez entra. Scaër, qui l’avait déjà vu en arrivant, le lui remit en le priant de le briser, et un instant après, Dominguez, qui s’était servi d’une hache, le rapporta fendu d’un bout à l’autre, comme une boîte à sardines dont on a soulevé le couvercle avec un couteau.

 

Le vieil intendant venait annoncer à Mme de Mazatlan que l’aide-major de service commençait sa visite aux blessés établis dans le salon.

 

– J’y vais, dit la marquise en le congédiant d’un geste.

 

Et dès qu’il fut sorti, Scaër tira de l’étui un rouleau de papiers jaunis par le temps.

 

Il y avait trois titres de rente trois pour cent, de trente mille francs chacun, au nom de mademoiselle Héva Nesbitt.

 

– Ah ! s’écria-t-il, je comprends que Bernage ne les ait pas pris… il n’aurait pas pu s’en servir, puisqu’ils n’étaient pas au porteur. Mais je ne comprends pas qu’il ne les ait pas détruits. Qui sait par quelle combinaison frauduleuse il espérait se les approprier plus tard… quand la prescription de dix ans aurait mis l’assassin d’Héva à l’abri des poursuites criminelles. Il était très capable de fabriquer un faux acte de décès et un faux testament datés d’une année où Héva Nesbitt eût été majeure. Elle était citoyenne des États-Unis, régie par la loi américaine, et peut-être que là-bas, on n’y regarde pas de très près… Mais qu’importe tout cela ? Vous êtes la seule héritière d’Héva. Nous prouverons qu’elle est morte, et que son oncle et sa mère sont morts avant elle. Ces titres sont à vous.

 

– Je n’en veux pas, dit vivement la marquise.

 

– Il faut pourtant que vous les preniez, car je ne puis pas les garder, répliqua Scaër.

 

Et il ajouta en souriant à demi :

 

– Vous emploierez cette fortune à fonder un hôpital. N’était-ce pas votre intention quand vous êtes arrivée à Paris ?

 

– Oui… et je n’ai pas renoncé à réaliser ce projet. J’y consacrerai tout ce que je possède et je me retirerai dans un couvent.

 

– Vous ?… au couvent ! s’écria douloureusement Hervé.

 

– J’y suis résolue. Dieu a puni les assassins d’Héva et je suis seule au monde. Ma vie est finie.

 

– Seule au monde !… ne savez-vous donc pas que je vous aime ?

 

– Vous ne me l’avez jamais dit, murmura la marquise.

 

– Mais, je vous le dis enfin…, je ne sais ce qu’il adviendra de moi… et je ne veux pas mourir sans vous avoir avoué mon amour.

 

– Une déclaration à l’ambulance !…

 

– C’est ridicule, je le sais, et vous avez le droit de vous moquer de moi.

 

– Je n’ai garde… mais le jour n’est pas venu de me parler de votre amour. Tant que durera cette horrible guerre, j’appartiendrai à mes blessés et vous, mon ami, vous vous devrez tout entier à votre pays envahi. Quelle valeur auraient les serments que nous échangerions, alors que vous pouvez être tué demain ?

 

– Mais… après la guerre ? interrompit Hervé, haletant d’émotion.

 

– Je m’en remets à Dieu qui tient notre sort entre ses mains. Allez vous battre !… Si vous mourez pour la France, je me consacrerai à lui.

 

– Et si je ne meurs pas ?

 

– Je serai votre femme. Dieu l’aura voulu.

 

ÉPILOGUE

Dieu voulut.

 

Promptement guéri de sa blessure, Hervé prit part à tous les combats jusqu’à la fin du siège. Il en revint sain et sauf, et depuis dix-sept ans la marquise de Mazatlan est devenue la baronne de Scaër.

 

Ils se sont mariés après la Commune ; ils ont eu trois fils et ils sont parfaitement heureux – comme les époux à la fin des contes de fées.

 

C’est justice, car leur histoire est bien un conte de fées. Ils ont eu bien des peines, mais il ne manque à leur bonheur que la joie d’avoir près d’eux Alain Kernoul.

 

Le pauvre gars aux biques est mort le lendemain de l’affaire de Bagneux, où il s’était conduit en héros. Il est mort dans les bras de son maître, qui lui a tenu parole en fondant une messe à perpétuité dans l’église de Trégunc pour le repos de l’âme de Zina.

 

La marquise a hérité de sa cousine, après un voyage en Amérique qu’elle a dû entreprendre pour faire reconnaître ses droits. Toutes les questions de survie ont été jugées en sa faveur, grâce au témoignage de ce Disney qui a produit au tribunal la confession écrite de l’abominable Berry.

 

Il a été établi que la malheureuse Héva avait survécu à son oncle d’abord et ensuite à sa mère assassinée comme elle, et un instant avant elle, dans les ruines de Rustéphan.

 

De cette fortune inattendue, Mme de Scaër a fait un noble usage. Elle n’a pas fondé un hôpital à Paris, où il y en a déjà bien assez, mais elle en a fait bâtir deux dans le pays de Cornouailles, sans compter un asile pour les veuves de marins et pour les orphelins.

 

Autour de Trégunc, il n’y a plus de pauvres.

 

Elle habite avec son mari le château qu’ils ont fait restaurer. Ils n’y donnent pas de fêtes à leurs voisins et on n’y court pas des rallye-paper, comme l’avait rêvé jadis la malheureuse Solange.

 

Ils n’y font que du bien et cela suffit à remplir leur existence. Leurs enfants grandissent et prospèrent. Les terres, dégagées d’hypothèques et cultivées avec intelligence, produisent le double de ce qu’elles rapportaient au temps où Hervé les hérita de son père.

 

Il avait mis dix ans à se ruiner ; il n’en a pas mis davantage à se refaire et il laissera à ses fils une grande situation.

 

Delle, qui est devenu un médecin de premier ordre, un prince de la science, comme on dit maintenant, Delle, l’ancien interne de l’Hôtel-Dieu, lâche quelquefois sa clientèle pour s’en aller passer vingt-quatre heures chez les châtelains de Trégunc, qui lui font fête, on le croira sans peine.

 

Il leur apporte des nouvelles de Paris, où ils ne vont guère, et ils aiment à parler ensemble du passé.

 

À son dernier voyage, il leur a appris ce que c’était que la prétendue veuve d’un colonel de dragons, l’odieuse Cornuel que le brave Kernoul regrettait de n’avoir pas tuée de sa main.

 

Cette créature, après avoir fait toutes sortes de métiers inavouables, avait été autrefois la maîtresse de Bernage, du vivant de sa femme qui en était morte de chagrin.

 

Elle avait trempé dans tous les crimes de ce misérable et l’obus allemand qui l’a envoyée en enfer a écrasé une vipère.

 

Delle les a renseignés aussi sur Pibrac, qui vient de faire une fin qu’on aurait pu prédire sans être sorcier.

 

Après avoir dissipé son bien jusqu’au dernier sou, pendant que sa digne compagne, Margot, s’enrichissait en courant d’autres aventures, il s’est estimé très heureux de l’épouser, pour avoir, comme il le dit cyniquement, ses repas réglés, et elle ne lui fait pas la vie douce.

 

Chacun, en ce monde et dans l’autre, récolte ce qu’il a semé.

 

Delle, après la guerre, n’a pas peu contribué à éclairer la justice française sur le double meurtre de Rustéphan. Les squelettes étaient restés dans le trou où il les avait laissés, et quand on les a retrouvés, il a démontré scientifiquement que c’étaient bien ceux de deux femmes, une très jeune et l’autre d’âge mûr. On a pu, grâce à lui et en interrogeant les vieux paysans de la contrée, reconstituer la scène de l’assassinat. On a fait appel à leurs souvenirs et la mémoire leur est revenue. Des Bretons qui s’étaient tus après la disparition des étrangères, en 1860, se sont rappelé au bout de dix ans qu’ils avaient entendu crier pendant une nuit d’octobre.

 

Les coupables ont échappé au châtiment légal, mais il n’est plus resté de doutes dans l’esprit des magistrats qui ont dirigé la nouvelle enquête.

 

Et les os des deux victimes reposent en terre sainte, dans le cimetière de Trégunc, à côté du tombeau des Scaër.

 

Hervé et sa femme y vont souvent prier, et il leur arrive aussi d’aller, comme en pèlerinage, à ce dolmen de Trévic où ils se sont rencontrés, pour la première fois, sans se connaître.

 

Ils viennent s’asseoir à l’ombre des pierres colossales, les yeux tournés vers la mer vengeresse qui a englouti les assassins d’Héva et, la main dans la main, ils évoquent le passé : leurs douleurs et leurs joies ; et quand il leur arrive de parler de la scène du bal de l’Opéra, Hervé s’amuse à appeler sa chère femme par le surnom que Pibrac lui avait donné à cause du domino qu’elle portait.

 

Il l’appelle : Double-Blanc et elle ne s’en fâche pas, car elle sait bien que leur bonheur à tous deux n’a tenu qu’à un incident de cette nuit du samedi gras.

 

Si elle n’avait pas eu le courage d’entrer dans la loge où s’agitaient Pibrac et sa bande tapageuse, elle n’aurait jamais épousé Hervé de Scaër.

 

Tout chemin mène au mariage.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Janvier 2008

 

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[1] Ceux que Jupiter veut perdre, il les rend fous. (Note du correcteur – ELG)