Arthur Conan Doyle

 

 

 

SIR NIGEL

 

 

 

(1899)


 

 

 

Publication du groupe « Ebooks libres et gratuits » – http://www.ebooksgratuits.com/

 

 

 

Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER  LA MAISON DES LORING.. 4

CHAPITRE II  COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY.. 8

CHAPITRE III  LE CHEVAL JAUNE DE CROOKSBURY.. 13

CHAPITRE IV  COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD   24

CHAPITRE V  COMMENT NIGEL FUT JUGÉ PAR L’ABBÉ DE WAVERLEY.. 34

CHAPITRE VI  LADY ERMYNTRUDE OUVRE LE COFFRE DE FER.. 45

CHAPITRE VII  COMMENT NIGEL S’EN FUT FAIRE SES EMPLETTES À GUILDFORD   53

CHAPITRE VIII  COMMENT LE ROI CHASSA AU FAUCON DANS LA BRUYÈRE DE CROOKSBURY.. 66

CHAPITRE IX  COMMENT NIGEL TINT LE PONT DE TILFORD.. 75

CHAPITRE X  COMMENT LE ROI ACCUEILLIT SON SÉNÉCHAL DE CALAIS. 82

CHAPITRE XI  DANS LE CHÂTEAU DE DUPPLIN.. 92

CHAPITRE XII  COMMENT NIGEL COMBATTIT L’INFIRME DE SHALFORD.. 102

CHAPITRE XIII  COMMENT LES DEUX COMPAGNONS CHEMINÈRENT SUR LA VIEILLE ROUTE.. 114

CHAPITRE XIV  COMMENT NIGEL CHASSA LE FURET ROUGE.. 124

CHAPITRE XV  COMMENT LE FURET ROUGE ARRIVA À COSFORD.. 142

CHAPITRE XVI  COMMENT LA COUR DU ROI FESTOYA DANS LE CHÂTEAU DE CALAIS  151

CHAPITRE XVII  LES ESPAGNOLS SUR MER.. 159

CHAPITRE XVIII  COMMENT BLACK SIMON SE FIT PAYER SON GAGE PAR LE ROI DE SERCQ   174

CHAPITRE XIX  COMMENT UN ÉCUYER D’ANGLETERRE RENCONTRA UN ÉCUYER DE FRANCE.. 183

CHAPITRE XX  COMMENT LES ANGLAIS ATTAQUÈRENT LE CHÂTEAU DE LA BROHINIÈRE   197

CHAPITRE XXI  COMMENT LE SECOND MESSAGER S’EN FUT À COSFORD.. 207

CHAPITRE XXII  COMMENT ROBERT DE BEAUMANOIR S’EN VINT À PLOËRMEL   221

CHAPITRE XXIII  COMMENT TRENTE HOMMES DE JOCELYN RENCONTRÈRENT TRENTE HOMMES DE PLOËRMEL.. 228

CHAPITRE XXIV  COMMENT NIGEL FUT RAPPELÉ AUPRÈS DE SON MAÎTRE.. 239

CHAPITRE XXV  COMMENT LE ROI DE FRANCE TINT CONSEIL À MAUPERTUIS  247

CHAPITRE XXVI  COMMENT NIGEL ACCOMPLIT SON TROISIÈME EXPLOIT.. 254

CHAPITRE XXVII  COMMENT LE TROISIÈME MESSAGER S’EN VINT À COSFORD   269

À propos de cette édition électronique. 274

 

CHAPITRE PREMIER

LA MAISON DES LORING


Au mois de juillet de l’an de grâce 1348, entre la Saint-Benedict et la Saint-Swithin, l’Angleterre fut le théâtre d’un étrange événement : un monstrueux nuage apparut, venant de l’est, un nuage pourpre et massif, lourd de menaces, glissant lentement devant le ciel limpide. Et dans son ombre les feuilles séchèrent sur les arbres, les oiseaux cessèrent de gazouiller, bestiaux et moutons se blottirent contre les haies. Les ténèbres s’appesantirent sur le pays et les hommes, dont le cœur était lourd, gardèrent les yeux tournés vers cette nue terrifiante. Certains se glissèrent dans les églises pour y recevoir la bénédiction chevrotante de quelque prêtre angoissé. Les oiseaux avaient cessé de voler et l’on n’entendait plus les sons si plaisants de la nature. Tout était silencieux et immobile, à l’exception de la vaste nuée qui s’avançait, roulant ses immenses plis du fond de l’horizon. À l’ouest, on pouvait voir encore un riant ciel d’été cependant que, de l’est, la lourde masse glissait lentement jusqu’à ce que la dernière parcelle de bleu eût disparu et que le ciel tout entier ne parût plus qu’une grande voûte de plomb.

 

La pluie se mit alors à tomber. Elle tomba durant tout le jour et toute la nuit, durant toute la semaine et tout le mois, jusqu’à faire oublier aux gens ce qu’étaient un ciel bleu et un rayon de soleil. Ce n’était pas une pluie lourde, mais continue et glacée, que les gens se fatiguèrent vite d’entendre crépiter et dégouliner sur les feuillages. Et toujours, le même lourd nuage menaçant glissait de l’est à l’ouest en déversant son eau. La vue ne portait qu’à un jet de flèche des maisons, car la pluie formait comme un rideau mouvant. Et chaque matin on levait la tête, espérant apercevoir une accalmie, mais les yeux ne rencontraient jamais que le même nuage sans fin, si bien qu’on cessa même de regarder et que les cœurs désespérèrent. Il pleuvait à la fête de saint Pierre aux liens, il pleuvait encore à l’Assomption, il pleuvait toujours à la Saint-Michel. Le blé et le foin, détrempés et noirs, pourrissaient sur les champs, car ils ne valaient même pas la peine d’être engrangés. Les brebis étaient mortes, ainsi que les veaux, de sorte qu’il ne restait presque plus rien à tuer quand vint la Saint-Martin et qu’il fallut mettre la viande au charnier pour l’hiver. Le peuple redouta la famine, mais ce qui l’attendait était bien pire encore.

 

La pluie s’arrêta enfin et ce fut un maladif soleil automnal qui se mit à briller sur une terre détrempée. Les feuilles en putréfaction empestaient le lourd brouillard qui s’élevait des bois. Les champs se couvraient de monstrueux champignons de teintes et de dimensions telles qu’on n’en avait jamais vu auparavant : ils étaient écarlates, mauves, livides ou noirs. Il semblait que la terre malade se fût couverte de pustules ; les moisissures et le lichen maculaient les murs et la Mort jaillit de la terre noyée. Les hommes périrent, ainsi que les femmes et les enfants, le baron dans son château, l’affranchi dans sa ferme, le moine dans son abbaye et le vilain dans sa cabane de clayonnage et de torchis. Tous respiraient le même air malsain et tous mouraient de la même mort. De ceux qui étaient frappés, aucun n’en réchappait et le mal était partout semblable : énormes furoncles, délire et pustules noires qui donnèrent son nom à la maladie. Durant tout l’hiver, des cadavres pourrirent sur les côtés des routes, ne trouvant personne pour les enterrer. Dans de nombreux villages, il ne resta pas âme qui vive. Le printemps enfin arriva, et avec lui le soleil, la santé et le rire ; c’était le printemps le plus vert, le plus doux et le plus tendre que l’Angleterre eût jamais connu. Mais la moitié seulement de l’Angleterre put en jouir, car l’autre avait disparu avec le grand nuage pourpre.

 

Ce fut néanmoins dans ce fleuve de mort, dans cette puanteur de corruption que naquit une Angleterre plus éclatante et plus libre. Ce fut dans cette heure sombre que l’on vit pointer le premier rayon d’une aube nouvelle, car il ne fallait rien de moins qu’un grand soulèvement pour arracher le pays à l’étreinte de fer du système féodal qui lui enchaînait les membres. Ce fut un pays neuf qui se leva de cette année de mort. Les barons avaient été fauchés. Les hautes tours et les larges douves n’avaient pu retenir le noir fossoyeur qui les avait emportés. Les lois perdirent de leur force, faute d’un bras résolu pour les appliquer, et, une fois affaiblies, ne purent jamais reprendre leur vigueur. Le laboureur refusa désormais d’être un esclave. Le serf se mit à secouer ses fers. Il y avait beaucoup à faire, et il restait peu d’hommes. Il fallait donc que les rares survivants fussent des personnes libres d’agir, de fixer leurs prix et de travailler où et pour qui elles voulaient. La mort noire, et rien d’autre, ouvrit la voie au soulèvement qui devait, trente ans plus tard, faire du paysan anglais le paysan le plus libre de toute l’Europe.

 

Mais trop peu de gens étaient suffisamment perspicaces pour prévoir le bien qui allait naître de ce mal. À ce moment-là, la misère et la ruine frappaient chaque famille. Bétail crevé, récoltes pourries, terres incultes, toutes les sources de richesses avaient disparu dans le même temps. Les riches s’appauvrirent : mais les pauvres, et surtout ceux qui l’étaient en portant sur les épaules le fardeau de la noblesse, se trouvèrent dans une situation précaire. À travers toute l’Angleterre, la petite noblesse fut ruinée, car ses membres n’avaient d’autre occupation que la guerre et tiraient leur revenu du travail des autres. Dans plus d’un manoir il y eut de durs moments, et surtout au manoir de Tilford qui avait été durant de nombreuses générations le foyer de la famille Loring.

 

Il fut un temps où les Loring avaient gouverné toute la région entre les North Downs, cette chaîne de collines crayeuses du Hampshire et du Surrey, et les lacs de Frensham, un temps où leur sombre château, se dressant au-dessus des vertes pâtures bordant la rivière Wey, avait été la plus puissante forteresse entre la seigneurie de Guildford à l’est et celle de Winchester à l’ouest. Mais la guerre des Barons avait éclaté, au cours de laquelle le roi s’était servi de ses sujets saxons comme d’un fouet pour flageller les barons normands, et le château de Loring, à l’instar de beaucoup d’autres, avait été détruit de fond en comble. Dès lors, les Loring, leur domaine considérablement réduit, vivaient dans ce qui avait été le douaire, avec de quoi subvenir à leurs besoins mais privés de toute splendeur.

 

Puis avait eu lieu le procès avec l’abbaye de Waverley, lorsque les cisterciens avaient réclamé leurs terres les plus riches et les droits féodaux sur le reste. L’action intentée avait duré des années et, au bout du compte, les gens d’Église et les robins s’étaient partagé tout ce que le domaine comptait encore de richesses. Il restait cependant le vieux manoir, d’où à chaque génération sortait un soldat pour maintenir haut le nom de la famille et pour porter son écusson à roses de gueules sur champ d’argent là où on l’avait toujours vu, c’est-à-dire au premier rang de la bataille. Dans la petite chapelle où le père Matthew disait la messe chaque matin se trouvaient douze statues de bronze qui toutes représentaient des hommes de la maison de Loring. Deux avaient les jambes croisées, pour avoir participé aux croisades. Six avaient les pieds posés sur des lions parce qu’ils étaient morts à la guerre. Quatre seulement étaient figurées avec un chien, ce qui signifiait qu’ils étaient morts dans la paix.

 

De cette famille célèbre mais doublement ruinée par la loi et la peste, il ne restait plus, en l’an de grâce 1349, que deux membres en vie. C’étaient Lady Ermyntrude Loring et son petit-fils Nigel. L’époux de Lady Ermyntrude était tombé devant les hallebardiers écossais à Stirling, et son fils Eustace, le père de Nigel, avait trouvé une mort glorieuse, neuf ans avant le début de ce récit, sur la poupe d’une galère normande au combat naval de Sluys. La vieille femme solitaire, aussi fière et ombrageuse que le faucon enfermé dans sa chambre, ne faisait preuve de douceur qu’envers le jeune garçon qu’elle avait élevé. Toute la dose de tendresse et d’amour de sa nature féminine, si bien dissimulée aux yeux d’autrui que personne ne pouvait même en supposer l’existence, ne s’épanchait que sur lui. Elle était incapable de supporter qu’il s’éloignât d’elle, et lui, avec ce respect pour l’autorité que l’âge lui commandait, ne serait pas parti sans sa bénédiction ni son consentement.

 

C’est ainsi que Nigel, à l’âge de vingt-deux ans, avec son cœur de lion et le sang de cinquante guerriers bouillonnant dans ses veines, passait encore de mornes journées à réclamer son épervier avec des leurres, à dresser des chiens de chasse ou les épagneuls qui partageaient avec la famille la grande salle de terre battue du manoir.

 

Jour après jour, la vieille dame l’avait vu grandir en force et devenir un homme. De petite stature, il possédait des muscles d’acier et une âme ardente. De toutes parts, de la salle d’armes de Guildford Castle jusqu’à la lice de Farnham, on rapportait à la douairière les récits des prouesses de son petit-fils, vantant son audace comme cavalier, son courage débonnaire et son adresse dans le maniement des armes. Mais celle dont l’époux et le fils avaient trouvé une mort sanglante refusait la pensée que le dernier des Loring, unique bourgeon de cette célèbre vieille souche, pût subir le même sort. Le garçon supportait d’un cœur désabusé et avec le sourire les journées sans événements, à l’entendre toujours différer le moment qu’elle redoutait tant, en lui demandant d’attendre que la récolte fût meilleure, que les moines de Waverley eussent rendu ce qu’ils avaient pris, que l’héritage de son oncle lui permît d’entretenir ses troupes, bref en alléguant tous les motifs qu’elle pouvait imaginer pour le garder.

 

D’ailleurs la présence d’un homme était nécessaire à Tilford, car la lutte n’avait jamais cessé entre l’abbaye et le manoir, et, sous le premier prétexte venu, les moines cherchaient toujours à amputer un peu plus le domaine de leurs voisins. Par-delà la rivière serpentant au milieu des verts pâturages s’élevaient les sombres murs gris de l’abbaye, avec sa petite cour carrée et sa cloche sonnant chaque heure du jour et de la nuit, telle une voix lourde de menaces tonnant dans la direction du modeste manoir.

 

C’est au cœur même du grand monastère cistercien que s’ouvre cette chronique du temps passé qui déroule l’histoire des dissensions entre les moines et la maison de Loring et en rapporte les conséquences : les dernières sont l’arrivée de Chandos, l’étrange combat à la lance sur le pont de Tilford et les actions qui conférèrent à Nigel la renommée sur le champ de bataille. Remontons donc ensemble le temps, et contemplons cette verdoyante Angleterre : colline, plaine, rivière sont telles qu’on peut les voir encore aujourd’hui, mais les personnages, si semblables à nous-mêmes, sont pourtant si différents dans leur façon de penser et d’agir qu’on pourrait les croire venus d’un autre monde.

CHAPITRE II

COMMENT LE DIABLE S’EN VINT À WAVERLEY


On était au premier jour de mai, fête des saints apôtres Philippe et Jacques, et en l’an de grâce 1349 de Notre-Seigneur.

 

De tierce à sexte, et de sexte à none, l’abbé de la maison de Waverley s’était trouvé assis dans son bureau à s’occuper des nombreux devoirs qui lui incombaient. Tout autour de lui, dans un rayon de plusieurs lieues, s’étendait le fertile et florissant domaine dont il était le maître. Au milieu se dressait l’imposante abbaye avec la chapelle, les cloîtres, l’hospice, la maison du chapitre et celle des frères, bâtiments qui grouillaient de vie. Par les fenêtres ouvertes, on entendait le bourdonnement des voix des frères qui déambulaient dans les promenoirs en poursuivant quelque pieuse conversation. À travers tout le cloître roulait, montant et descendant, un chant grégorien que le maître de chapelle faisait répéter au chœur ; dans la salle capitulaire tonnait la voix stridente du frère Peter qui exposait aux novices la règle de saint Bernard.

 

L’abbé John se leva pour détendre ses membres engourdis. Il regarda au-dehors vers les pelouses vertes du cloître et les lignes gracieuses des arcs gothiques qui entouraient un préau couvert pour les frères, lesquels, deux par deux, vêtus de bure blanche et noire, la tête inclinée, en faisaient le tour. Certains, plus studieux, avaient emporté de la bibliothèque des ouvrages enluminés et étaient assis dans le soleil chaud, avec leurs godets de couleurs et leurs feuilles à tranche dorée devant eux, les épaules arrondies et le visage enfoui dans le vélin blanc. Il y avait aussi le sculpteur sur cuivre avec son burin et son gravoir. L’étude et l’art n’étaient pas de tradition chez les cisterciens comme chez leurs parents de l’ordre des Bénédictins, cependant la bibliothèque de Waverley était copieusement fournie en livres précieux et ne manquait pas de lecteurs zélés.

 

Mais la vraie gloire des cisterciens résidait dans leur travail extérieur : aussi à tout moment voyait-on quelque moine de retour des champs ou des jardins traverser le cloître, le visage brûlé par le soleil, le hoyau ou la bêche à la main, la robe retroussée jusqu’aux genoux. Les grandes pâtures d’herbe fraîche tachetées par les moutons à l’épaisse toison blanche, les acres de terre conquises sur la bruyère et la fougère pour être livrées au blé, les vignobles sur le versant sud de la colline de Crooksbury, les rangées d’étangs de Hankley, les marais de Frensham drainés et plantés de légumes, les pigeonniers spacieux, tout cela entourait la grande abbaye et témoignait des travaux accomplis par l’ordre.

 

La face pleine et rubiconde de l’abbé s’illumina d’une calme satisfaction pendant qu’il contemplait sa maison, immense mais bien ordonnée. Comme chef d’une grande et prospère abbaye, l’abbé John, quatrième du nom, était un homme particulièrement doué. Il s’était personnellement doté des moyens qui lui permettaient d’administrer un vaste domaine, de maintenir l’ordre et le décorum et de les imposer à cette importante communauté de célibataires. Autant il faisait régner une discipline rigide sur tous ceux qui se trouvaient au-dessous de lui, autant il se présentait en diplomate subtil devant ses supérieurs. Il avait des entrevues, aussi longues que fréquentes, avec les abbés et les seigneurs voisins, les évêques et les légats pontificaux, et, à l’occasion, avec le roi. Nombreux étaient les sujets qui devaient lui être familiers. C’était vers lui qu’on se tournait pour régler des points allant de la doctrine de la foi à l’architecture, de questions forestières ou agricoles à des problèmes de drainage ou de droit féodal. C’était également lui qui, sur des lieues à la ronde, tenait dans le Hampshire et le Surrey la balance de la justice. Pour les moines, son déplaisir pouvait signifier le jeûne, l’exil dans quelque communauté plus sévère, voire l’emprisonnement dans les chaînes. Il avait aussi juridiction sur les laïcs – à ceci près toutefois qu’il ne pouvait prononcer la peine de mort, mais il disposait, à la place, d’un instrument bien plus terrible : l’excommunication.

 

Tels étaient les pouvoirs de l’abbé. Il n’était donc point étonnant de lui voir des traits rudes où se peignait la domination ni de surprendre chez les frères qui levaient les yeux et apercevaient à la fenêtre le visage attentif un réflexe d’humilité et une expression plus grave encore.

 

Un petit coup frappé à la porte du bureau rappela l’abbé à ses devoirs immédiats, et il retourna vers sa table. Il avait déjà vu le cellérier et le prieur, l’aumônier, le chapelain et le lecteur, mais, dans le long moine décharné qui obéit à son invitation à entrer, il reconnut le plus important et le plus importun de ses adjoints : le frère Samuel, le procureur, l’équivalent du bailli chez les laïcs et qui, en tant que tel, avait la haute main – au veto de l’abbé près – sur l’administration des biens temporels du monastère et son lien avec le monde extérieur. Frère Samuel était un vieux moine noueux dont les traits secs et sévères ne reflétaient aucune lumière céleste, mais uniquement le monde sordide vers lequel il était constamment tourné. Il tenait sous un bras un gros livre de comptes et de l’autre main serrait un immense trousseau de clés, insigne de son office. Occasionnellement aussi, il portait une arme offensive, ce dont pouvaient témoigner les cicatrices de plus d’un paysan ou d’un frère lai.

 

L’abbé soupira d’un air ennuyé, car il souffrait beaucoup entre les mains de son diligent adjoint.

 

– Alors, Frère Samuel, que désirez-vous ?

 

– Révérend Père, je dois vous rapporter que j’ai vendu la laine à maître Baldwin de Winchester deux shillings de plus à la balle que l’année passée, car la maladie qui a décimé les moutons a fait monter les prix.

 

– Vous avez bien fait, mon Frère.

 

– Je dois aussi vous dire que j’ai fait saisir les meubles de Whast, le garde-chasse, car le cens de Noël est toujours impayé, de même que la taxe sur les poules.

 

– Mais il a femme et enfants, mon Frère ! protesta faiblement l’abbé, qui avait bon cœur mais s’en laissait facilement imposer par son subalterne, plus intransigeant.

 

– C’est vrai, Révérend Père. Mais si je devais fermer les yeux sur lui, comment pourrais-je alors réclamer la redevance des ségrais aux forestiers de Puttenham, ou le fermage dans les hameaux ? Une pareille nouvelle se répandrait de maison à maison, et qu’adviendrait-il alors de la richesse de Waverley ?

 

– Qu’y a-t-il d’autre, Frère Samuel ?

 

– Il y a la question des étangs.

 

Le visage de l’abbé s’illumina : c’était là un sujet sur lequel il faisait autorité. Si la règle de l’ordre l’avait privé des douces joies de la vie, il n’en avait qu’un plus grand penchant pour celles qui lui restaient.

 

– Comment se portent nos ombles chevaliers, mon Frère ?

 

– Ils prospèrent, Révérend Père, mais les carpes ont péri dans le vivier de l’abbé.

 

– Des carpes ne vivent que sur un fond de gravier. Et puis il faut les mettre dans de justes proportions : trois mâles laités pour une femelle œuvée, Frère procureur. De plus, l’endroit doit se trouver à l’abri du vent, être rocailleux et sablonneux, avoir une aune de profondeur, et des saules et de l’herbe sur les bords. De la vase pour la tanche et du gravier pour la carpe.

 

Le procureur s’inclina avec le visage de quelqu’un qui va annoncer une mauvaise nouvelle.

 

– Il y a du brochet dans le vivier de l’abbé.

 

– Du brochet ! s’exclama l’abbé horrifié. Autant enfermer un loup dans notre bergerie ! Mais comment peut-il y avoir du brochet dans l’étang ? Il n’y en avait point l’an passé, et le brochet, que je sache, ne tombe point avec la pluie, pas plus qu’il ne pousse comme les fleurs au printemps. Il nous faut drainer l’étang, sans quoi nous risquons fort de passer tout le carême au poisson séché et de voir tous les Frères frappés du grand mal avant que le dimanche de Pâques ne vienne nous délivrer de l’abstinence.

 

– Le vivier sera drainé, Révérend Père, j’en ai déjà donné l’ordre. Nous planterons ensuite des herbes potagères sur la vase du fond et, après les récoltes, nous ramènerons eau et poissons du vivier inférieur, afin qu’ils puissent se nourrir des déchets qui resteront.

 

– Très bien ! s’exclama l’abbé. J’ordonnerai qu’il y ait dorénavant trois viviers dans chaque maison ; un asséché pour les herbes, un creux pour le frai et les alevins, et un autre, plus profond, pour les reproducteurs et les poissons de table. Mais je ne vous ai toujours point entendu dire comment un brochet s’en est venu dans notre vivier.

 

Un spasme de colère passa sur le fier visage du procureur et les clés grincèrent sous sa main osseuse qui les serrait plus fortement.

 

– Le jeune Nigel Loring ! dit-il. Il a juré de nous faire grand tort et c’est ce qu’il a fait !

 

– Comment le savez-vous ?

 

– Il y a six semaines, on l’a vu, jour après jour, pêcher le brochet dans le grand lac de Frensham. Par deux fois, durant la nuit, on l’a rencontré sur le Hankley Down tenant une botte de paille sous le bras. Je gagerais que la paille était mouillée et qu’au milieu se trouvait un brochet vivant.

 

L’abbé secoua la tête.

 

– On m’a souvent parlé des façons sauvages de ce jeune homme, mais cette fois il a dépassé les bornes, si ce que vous me dites est vrai. C’était déjà bien assez d’abattre, à ce qu’on prétendait, les cerfs du roi dans la chasse de Woolmer ou de rompre les os au colporteur Hobbs, qui en était resté sept jours durant à l’article de la mort dans notre infirmerie et n’a dû la vie qu’aux compétences en simples du frère Peter. Mais glisser un brochet dans notre vivier !… Pourquoi donc nous jouerait-il un tour aussi diabolique ?

 

– Parce qu’il hait la maison de Waverley, Révérend Père. Il prétend que nous nous sommes emparés indûment des terres de ses pères.

 

– Point sur lequel il ne se trompe pas si lourdement…

 

– Mais, Révérend Père, nous ne possédons rien de plus que ce qui nous a été octroyé par la loi.

 

– Très juste, mon Frère, mais, entre nous, reconnaissons que le poids d’une bourse a de quoi faire pencher le bon plateau de la balance de la Justice. Du jour où je suis passé devant cette maison et où j’ai vu la vieille femme aux joues rouges dont les yeux lançaient la malédiction qu’elle n’osait proférer, j’ai souhaité plus d’une fois que nous eussions d’autres voisins.

 

– Ou que nous pussions soumettre ceux-ci, Révérend Père. C’est justement de quoi je voudrais vous entretenir. Il ne nous serait certes guère difficile de les chasser de la région. Il nous reste trente ans de taxes à réclamer. Je pourrais charger le sergent Wilkins, l’avocat de Guildford, de récupérer ces arrérages du cens et les revenus du fourrage, si bien que ces gens, qui sont aussi pauvres qu’orgueilleux, devraient vendre tout ce qui leur reste pour pouvoir payer. En trois jours, ils seraient à notre merci.

 

– Mais ils appartiennent à une ancienne famille et sont de bonne réputation. Je ne les traiterai point aussi rudement, mon Frère.

 

– Souvenez-vous du brochet dans le vivier…

 

Le cœur de l’abbé se durcit à cette pensée.

 

– C’est en effet un acte diabolique, alors que nous venions de le peupler d’ombles et de carpes. Eh bien, la loi est la loi, et si vous pouvez vous en servir pour leur faire tort, il est légal d’agir de la sorte. Nos plaintes ont-elles été déposées ?

 

– Le bailli Deacon s’est rendu au château hier au soir avec deux varlets pour la question des taxes, mais ils en sont revenus en courant, avec cette jeune tête chaude hurlant sur leurs talons. Il est petit et frêle mais, dans les moments de colère, il déploie la force de plusieurs hommes. Le bailli a juré qu’il n’y retournerait plus sans une dizaine d’archers pour le soutenir.

 

L’abbé rougit de colère à l’évocation cette nouvelle offense.

 

– Je lui apprendrai que les serviteurs de la sainte Église, même ceux qui, comme nous autres de la règle de saint Bernard, sont les plus bas et les plus humbles de ses enfants, savent encore se défendre contre l’obstiné et le violent. Allez et faites citer cet homme devant la cour abbatiale ! Qu’il comparaisse par-devant le chapitre, demain après tierce !

 

Mais le rusé procureur secoua la tête.

 

– Non, Révérend Père, le moment n’est point venu encore. Accordez-moi trois jours, je vous prie, afin que mon dossier contre lui soit complet. N’oubliez point que le père et le grand-père de ce jeune seigneur furent célèbres à leur époque, tous deux chevaliers en vue au service du roi, ayant vécu en grand honneur et morts en accomplissant leurs devoirs de chevaliers. Lady Ermyntrude Loring fut première dame d’honneur de la mère du roi. Roger Fitz-Alan de Farnham et Sir Hugh Walcott de Guildford Castle furent les compagnons d’armes du père de Nigel et de proches parents du côté de la quenouille. Le bruit a déjà couru que nous nous étions conduits durement envers eux. Ainsi donc, mon avis est que nous soyons sages et avisés et que nous attendions que la coupe soit pleine.

 

L’abbé ouvrit la bouche pour répondre, lorsque la conversation fut interrompue par un vacarme inaccoutumé parmi les moines du cloître. Des questions et des réponses lancées par des voix surexcitées bondissaient d’un bout à l’autre du promenoir. Le procureur et l’abbé se regardèrent un moment, étonnés devant un tel manquement à la discipline et à la bienséance de la part de leur troupeau si bien dressé. Mais un pas rapide se fit entendre au-dehors et la porte s’ouvrit brusquement devant un moine au visage livide qui se précipita dans la pièce.

 

– Père abbé ! s’écria-t-il. Hélas ! Hélas ! Frère John est mort et le saint sous-prieur est mort ! Le diable est lâché dans le champ de cinq virgates.

CHAPITRE III

LE CHEVAL JAUNE DE CROOKSBURY


En ces temps si simples, un miracle et un mystère étaient choses naturelles. L’homme s’avançait dans la crainte et la solennité, avec le ciel au-dessus de la tête et l’enfer sous les pieds. On voyait la main de Dieu partout : dans l’arc-en-ciel et la comète, dans le tonnerre et le vent. Et le diable, lui aussi, ravageait ouvertement le monde : il se dissimulait derrière les haies dans l’obscurité ; il riait aux éclats durant la nuit ; il saisissait dans ses serres le pécheur mourant, fondait sur l’enfant non baptisé et tordait les membres de l’épileptique. Un démon perfide cheminait à côté de chaque homme, lui soufflant des infamies à l’oreille, tandis qu’au-dessus de lui voletait un ange lui montrant le chemin étroit et ardu. Comment aurait-on pu ne pas croire ces contes, alors que le pape et les prêtres, les savants et le roi y croyaient, alors que, sur la terre entière, pas une seule voix ne s’élevait pour les mettre en doute ?

 

Chaque livre qu’on lisait, chaque gravure qu’on voyait, chaque conte dit par la nourrice ou la maman, tout enseignait la même leçon. Et lorsqu’un homme courait de par le monde, sa foi ne faisait que s’affermir car, où qu’il se rendît, il ne rencontrait que des chapelles élevées à des saints, chacune d’elles contenant des reliques entourées d’une tradition d’incessants miracles. À chaque tournant de la route, il se rendait mieux compte de la minceur du voile qui le séparait des horribles habitants du monde invisible.

 

Ainsi donc, l’annonce brusque du moine timoré parut plus terrible qu’incroyable à ceux à qui elle s’adressait. La face rubiconde de l’abbé pâlit un moment, il est vrai, mais il saisit le crucifix sur sa table et se leva brusquement.

 

– Conduisez-moi à lui ! ordonna-t-il. Montrez-moi l’immonde créature qui ose porter la main sur les frères de la vénérable maison de saint Bernard ! Courez auprès du chapelain, mon Frère ! Priez-le d’apporter l’exorciste et la châsse avec les reliques… ainsi que les ossements de saint Jacques qui se trouvent sous l’autel. En ajoutant à cela un cœur humble et contrit, nous pourrons faire face à toutes les puissances des ténèbres.

 

Mais le procureur avait l’esprit plus critique. Il saisit le bras du moine avec une telle force que l’autre devait en garder cinq taches violacées pendant plusieurs jours.

 

– Est-ce une façon de pénétrer ainsi dans la chambre de l’abbé sans frapper, sans une révérence, sans même un Pax vobiscum ? Vous aviez coutume d’être notre novice le plus doux, d’un maintien humble au chapitre, dévot aux offices et d’une stricte tenue dans le cloître. Allons, reprenez vos esprits et répondez-moi ! Sous quelle forme le perfide démon est-il apparu et comment a-t-il causé ce dommage à nos frères ? L’avez-vous vu de vos propres yeux ou bien le savez-vous par ouï-dire ? Allons, parlez ou je vous fais comparaître sur l’heure au banc de pénitence devant le chapitre.

 

Ainsi sommé, le moine épouvanté se calma quelque peu, mais ses lèvres exsangues, ses yeux écarquillés et son souffle haletant trahissaient son trouble.

 

– S’il vous plaît, Révérend Père, et vous, Révérend Frère procureur, voici comment cela s’est passé : James, le sous-prieur, frère John et moi étions dehors depuis sexte à Hankley, coupant des fougères pour l’étable. Nous nous en revenions par le champ de cinq virgates et le sous-prieur nous contait une édifiante histoire de la vie de saint Grégoire, lorsque nous entendîmes soudain un bruit semblable à celui d’un torrent. Le démon bondit au-dessus du haut mur qui entoure la noue et se précipita sur nous avec la vitesse du vent. Il jeta le frère lai au sol et l’enfonça dans la fondrière. Puis, saisissant entre ses dents le bon sous-prieur, il fit le tour du champ en le secouant comme un paquet de vieux linge.

 

» Étonné devant un tel prodige, je restai paralysé et j’avais déjà récité un Credo et trois Avé quand le diable lâcha le sous-prieur et bondit sur moi. Avec l’aide de saint Bernard, j’escaladai le mur, mais non point avant que ses dents eussent pu me saisir la jambe et déchirer tout le bas de ma soutane.

 

Tout en parlant, il se tournait, prouvant ses dires en exhibant les lambeaux de son vêtement.

 

– Mais sous quelle forme Satan vous est-il apparu ? demanda l’abbé.

 

– Comme un grand cheval jaune, Révérend Père… un cheval monstrueux, avec des yeux de feu et des dents de griffon.

 

– Un cheval jaune ?

 

Le procureur regarda le moine terrifié.

 

– Mais, mon Frère, seriez-vous fou ? Comment donc vous comporterez-vous lorsqu’il vous faudra faire face au prince des ténèbres en personne, si vous vous laissez ainsi impressionner par la vue d’un cheval jaune ? C’est le cheval de Franklin Aylward, mon Révérend Père, que nous avons fait saisir parce que son maître devait à l’abbaye cinquante shillings qu’il ne pouvait payer. On prétend qu’on ne pourrait trouver pareil cheval d’ici jusqu’aux écuries du roi à Windsor, car son père était un destrier espagnol et sa mère une jument arabe de la race même que Saladin conservait sous sa propre tente pour son usage personnel, à ce qu’on raconte. Je l’ai saisi en payement de la dette et j’ai donné ordre aux varlets qui l’ont pris de le laisser dans la noue car j’avais entendu dire que l’animal avait mauvais caractère et avait déjà tué plus d’une personne.

 

– Ce fut un mauvais jour pour Waverley que celui où vous avez amené pareille bête dans son enceinte, fit l’abbé. Si le sous-prieur et frère John sont morts, il nous faudra reconnaître que ce cheval, faute d’être le diable en personne, est au moins son instrument.

 

– Cheval ou diable, Révérend Père, je l’ai entendu hennir de joie en piétinant le frère John, et si vous l’aviez vu secouer le sous-prieur comme un chien le fait d’un rat, vous éprouveriez peut-être ce que je ressens.

 

– Venez ! s’écria l’abbé. Allons voir par nous-mêmes le mal qui a été commis.

 

Et les trois religieux descendirent vivement l’escalier qui menait aux cloîtres.

 

Ils ne furent pas plutôt arrivés en bas que leurs craintes furent apaisées, car les deux victimes de la mésaventure, crottées et maculées de boue, parurent, entourées d’un groupe de frères compatissants. Cependant des cris et des exclamations provenant du dehors prouvaient qu’un autre drame se déroulait. L’abbé et le procureur se hâtèrent dans cette direction aussi vite que le leur permettait la dignité de leur office, jusqu’à ce qu’ils eussent franchi les portes et atteint le mur de la noue. En regardant par-dessus, ils y virent un spectacle extraordinaire.

 

Dans une herbe luxuriante qui lui montait jusqu’aux boulets se tenait un magnifique cheval, tel que désireraient en voir un sculpteur ou un soldat. Il avait le pelage noisette clair avec la crinière et la queue d’une teinte un peu plus fauve. Haut de dix-sept paumes avec un corps et une croupe trahissant une grande force, il avait la nuque, l’encolure et les épaules d’une finesse qui dénotait une bonne lignée. C’était merveilleux de voir comme il se tenait là, le corps portant sur les pattes de derrière écartées et prêtes à se détendre, la tête haute, les oreilles pointées, la crinière hérissée, les naseaux rouges palpitant de colère, et les yeux flamboyants qui tournaient en tous sens avec un air de hautaine menace et de défiance.

 

Formant cercle à une distance respectueuse, six frères lais et des forestiers, tenant chacun une longe, s’avançaient vers lui en rampant. Mais à tout moment, dans un magnifique mouvement de sa tête et un bond de côté, le grand animal faisait face à l’un de ses assaillants et, le cou tendu, la crinière au vent, la queue raide, fonçait vers l’homme, qui détalait en hurlant pour chercher refuge sur le mur tandis que les autres, refermant vivement leur cercle derrière la bête, lançaient leur corde dans l’espoir de le prendre au cou ou par les pattes, sans obtenir d’autre résultat que de se faire pourchasser à leur tour jusqu’à l’abri le plus proche.

 

Si deux hommes avaient pu atteindre en même temps l’animal puis enrouler leur corde autour d’un tronc d’arbre ou d’un rocher, alors le cerveau humain aurait pu se vanter d’avoir remporté une victoire sur la rapidité et la force animales. Mais ils se trompaient lourdement, les esprits qui s’imaginaient que ces cordes pouvaient servir à autre chose qu’à mettre en danger celui qui les maniait !

 

Et c’est ainsi que ce qu’on pouvait prévoir se produisit au moment même où les moines arrivaient. Le cheval, ayant pourchassé l’un de ses assaillants jusqu’au mur, resta si longtemps à souffler son mépris que les autres eurent le temps de se rapprocher de lui par-derrière. Plusieurs longes furent lancées ; l’un des nœuds coulants tomba sur la fière tête et se perdit dans la crinière flottante. Aussitôt, l’animal se retourna et les hommes s’enfuirent pour sauver leur vie. Mais celui dont la longe avait atteint la bête s’attarda un moment à se demander s’il devait forcer son succès. Cet instant d’hésitation lui fut fatal. En poussant un cri de désespoir, l’homme vit la bête se dresser au-dessus de lui. Puis les pattes de devant s’abattirent et projetèrent l’homme au sol dans un effroyable craquement. Il se releva en hurlant mais fut de nouveau renversé et resta là, tremblant, ensanglanté, cependant que le cheval sauvage – de toutes les créatures de la terre celle dont la colère était la plus cruelle et la plus redoutable – mordait et piétinait le corps recroquevillé.

 

Un frémissement de terreur parcourut la ligne de têtes tonsurées qui garnissaient le haut mur, frémissement qui s’éteignit aussitôt dans un long silence, rompu enfin par des cris de joie et de reconnaissance.

 

Un jeune homme était passé à cheval sur la route menant au vieux manoir sur le versant de la colline. Sa monture était une haridelle malingre et au pas traînant. De plus, une tunique souillée et d’un pourpre délavé, une ceinture de cuir décoloré donnaient au cavalier plutôt piteuse mine. Cependant, dans la stature de l’homme, dans le port de sa tête, dans son allure aisée et gracieuse, dans le fin regard de ses grands yeux bleus, on percevait ce sceau de distinction et de race qui, dans toute assemblée, lui aurait accordé la place qui lui revenait. Quoique plutôt petit, il avait la silhouette singulièrement légère et élégante. Son visage, bien que tanné par le temps, avait les traits fins et une expression vive et décidée. Une épaisse frange de boucles blondes s’échappait de dessous son bonnet plat et sombre, une courte barbe dorée dissimulait le contour d’un menton qu’il avait fort et carré. Une plume d’orfraie blanche, fixée par une broche d’or sur le devant de sa toque, agrémentait de son charme ce sombre ornement. Ce détail et d’autres encore dans son costume – la courte cape, le couteau de chasse dans sa gaine de cuir, le cor de bronze pendu en bandoulière, les douces poulaines en peau de daim et les éperons – se révélaient à l’œil de l’observateur. Au premier regard, on ne remarquait que le visage tanné encadré d’or et la lueur dansante de ses yeux vifs et rieurs.

 

Tel était le cavalier qui, faisant joyeusement claquer sa cravache et suivi d’une dizaine de chiens, s’avançait au petit galop sur son poney le long de Tilford Lane. Avec un méprisant sourire amusé, il observa la scène qui se déroulait dans le champ et les efforts désespérés des servants de Waverley.

 

Mais soudain, lorsque la comédie tourna à la tragédie, ce spectateur se sentit pris d’une vive ardeur. D’un bond, il sauta à bas de sa monture, escalada le mur de pierre et traversa le champ en courant. Se détournant de sa victime, le grand cheval jaune vit s’approcher ce nouvel ennemi et, repoussant des pattes le corps prostré, il fonça vers le nouvel arrivant.

 

Cette fois, il n’y eut pas de fuite, pas de poursuite jusqu’au mur. Le petit homme se redressa, fit voler sa cravache à poignée métallique et accueillit le cheval d’un violent coup sur la tête, ce qu’il répéta à chaque attaque. Ce fut en vain que l’animal se cabra et essaya de renverser son ennemi, de l’épaule et des pattes tendues. Calme, vif et agile, l’homme bondissait de côté, échappant à l’ombre même de la mort. Et à chaque fois on entendait de nouveau le sifflement et le choc de la lourde poignée.

 

Le cheval recula, considérant cet homme puissant avec étonnement et colère. Puis il se mit à tourner autour de lui, la crinière au vent, la queue fouettant les oreilles basses, renâclant de rage et de douleur. L’homme, consentant à peine un regard à son féroce adversaire, s’approcha du forestier blessé, le souleva dans ses bras avec une force qu’on n’aurait pas soupçonnée dans un corps aussi petit et le transporta, gémissant, vers le mur où une douzaine de mains se dressèrent pour l’aider. Puis, tout à l’aise, le jeune homme escalada le mur en lançant un sourire de glacial mépris au cheval jaune qui s’était de nouveau élancé derrière lui.

 

Lorsqu’il descendit de la muraille, une douzaine de moines l’entourèrent pour le remercier et le congratuler. Mais il leur aurait opposé un air renfrogné et serait reparti, sans l’abbé John qui l’avait retenu en personne :

 

– Ne partez point, messire Loring. Si même vous n’êtes point un ami de notre abbaye, il nous faut reconnaître que vous vous êtes conduit aujourd’hui en parfait chrétien car, s’il reste un souffle de vie dans le corps de notre malheureux serviteur, c’est à vous, après notre bon patron, saint Bernard, que nous le devons.

 

– Par saint Paul ! je ne vous dois aucune bienveillance, Abbé John, répondit le jeune homme. L’ombre de votre abbaye s’est toujours dressée devant la maison des Loring. Et je ne demande aucun remerciement pour la petite action que j’ai accomplie aujourd’hui. Je ne l’ai faite ni pour vous ni pour votre maison, mais uniquement parce que tel était mon bon plaisir.

 

L’abbé rougit de colère et se mordit les lèvres devant ces paroles hautaines. Ce fut le procureur qui répondit :

 

– Il serait plus décent de parler au révérend père abbé d’une manière qui convînt mieux à son rang et au respect dû à un prince de l’Église.

 

Le jeune homme tourna ses fiers yeux bleus vers le moine et son visage tanné se rembrunit de colère.

 

– N’était-ce pour vos cheveux blancs et l’habit que vous portez, je vous répondrais d’une autre façon encore ! Vous êtes le loup affamé qui pleure sans cesse devant notre porte, avide de nous enlever le peu qui nous reste. Dites et faites de moi ce que bon vous semblera, mais, par saint Paul ! si jamais je découvre que Dame Ermyntrude a eu à souffrir de votre meute de détrousseurs, je les chasserai à coups de fouet de la petite parcelle de terre qui me reste de toutes les acres que possédaient mes aïeux.

 

– Prenez garde, Nigel Loring, prenez garde ! s’écria l’abbé, le doigt levé. N’avez-vous donc point de crainte de la loi anglaise ?

 

– Je crains et respecte une loi juste.

 

– N’avez-vous point le respect de la sainte Église ?

 

– Je respecte en elle tout ce qui y est saint. Mais je ne respecte point ceux qui détroussent les pauvres ou volent la terre de leurs voisins.

 

– Jeune audacieux, nombreux sont ceux qui ont été flétris et mis au ban de l’Église pour bien moins que ce que vous venez de dire ! Mais il ne nous convient point de vous juger sévèrement aujourd’hui. Vous êtes jeune, et les paroles inconsidérées vous viennent facilement aux lèvres. Comment se porte le forestier ?

 

– Ses blessures sont graves, Révérend Père, mais il vivra, fit un frère en levant la tête par-dessus la forme étendue. Avec une saignée et un électuaire, je garantis qu’il sera sur pied en moins d’un mois.

 

– Alors, conduisez-le à l’hôpital. Et maintenant, mon Frère, qu’allons-nous faire de cet animal sauvage qui nous regarde par-dessus le mur en renâclant comme si ses conceptions sur la sainte Église étaient aussi grossières que celles de Sir Nigel ?

 

– Voici Franklin Aylward, répondit l’un des frères. Le cheval est sien et il va sans doute le ramener à sa ferme.

 

Mais le grand paysan rougeaud secoua la tête.

 

– Que non, sur ma foi ! L’animal m’a donné la chasse par deux fois dans la prairie et il a mis mon fils Samkin à l’article de la mort. Il n’est pas une personne chez moi qui oserait entrer dans son écurie. Je maudis le jour où j’ai pris cet animal dans l’écurie du château de Guildford où l’on n’en pouvait rien faire, ni trouver un cavalier assez audacieux pour le monter. Quand le frère procureur l’a accepté en payement d’une dette de cinquante shillings, il a conclu un marché. Qu’il s’y tienne donc maintenant ! Cet animal ne reparaîtra plus à la ferme de Crooksbury.

 

– Pas plus qu’il ne restera ici, fit l’abbé. Frère procureur, vous avez amené le démon chez nous, à vous de nous en faire quittes.

 

– Ce que je vais faire sur-le-champ. Le frère trésorier pourra retenir les cinquante shillings sur mon aumône hebdomadaire et ainsi l’abbaye n’y perdra rien. En attendant, voici Wat avec son arbalète et un carreau à la ceinture. Qu’il en touche cette maudite créature à la tête, car sa peau et ses sabots ont plus de valeur qu’elle-même.

 

Un rude gaillard basané qui chassait la vermine dans les jardins de l’abbaye s’avança avec un ricanement de satisfaction. Après avoir passé sa vie à courir l’hermine et le renard, il allait enfin voir un gros gibier s’effondrer devant lui. Ajustant une flèche sur son arc, il l’amena à l’épaule et visa la tête fière et échevelée qui dansait sauvagement de l’autre côté du mur. Son doigt était replié sur la corde, lorsqu’un violent coup de fouet lui fit sauter l’arc des mains. Sa flèche tomba à ses pieds et il recula devant le regard féroce de Nigel Loring.

 

– Gardez vos flèches pour vos belettes ! Oseriez-vous donc tuer une bête dont la seule faute est d’avoir trop d’énergie et de n’avoir point encore rencontré quelqu’un qui ait le courage de s’en rendre maître ? Vous abattriez un cheval qu’un roi serait fier de monter, et cela parce qu’un paysan ou un moine ou un valet de moine n’a ni l’intelligence ni la main qu’il faut pour le dompter !

 

Le procureur se retourna vivement vers le squire :

 

– L’abbé vous doit un remerciement pour ce que vous avez fait ce jour, quelque dures qu’aient été vos paroles. Si vous pensez tant de bien de cet animal, peut-être aimeriez-vous le posséder. S’il me faut payer pour lui, avec la permission du père abbé, je vous en fais cadeau pour rien.

 

L’abbé tira son subordonné par la manche.

 

– Réfléchissez, mon Frère, lui souffla-t-il. Le sang de cet homme ne va-t-il point retomber sur nos têtes ?

 

– Son orgueil est aussi grand que celui du cheval, Révérend Père, répondit le procureur dont le visage s’illumina d’un sourire malicieux. Homme ou bête, l’un brisera l’autre, et ce n’en sera que mieux pour tout le monde. Mais si vous me l’interdisez…

 

– Non, mon Frère, vous avez amené le cheval ici, vous pouvez donc en disposer…

 

– Je le donne à Nigel Loring. Et puisse-t-il être aussi bon et doux pour lui qu’il le fut pour l’abbé de Waverley !

 

Le procureur avait parlé à haute voix au milieu du babillage des moines car celui dont il était question ne se trouvait plus à portée. Aux premiers mots qui avaient décidé de la question, il avait couru vers l’endroit où il avait laissé son poney auquel il avait enlevé le mors et la forte bride. Puis, laissant la bête brouter à l’aise sur le bas-côté du chemin, il retourna vivement d’où il était venu.

 

– J’accepte votre présent, messire moine, dit-il, bien que je sache le motif qui vous anime. Je vous en remercie cependant, car il est sur terre deux choses que j’ai toujours vivement désirées et que ma bourse n’a jamais pu me permettre de m’offrir. L’une des deux est un fier destrier, un cheval tel qu’en devrait monter le fils de mon père. Et voici entre tous celui que j’aurais choisi, puisqu’il faut accomplir de belles actions pour le gagner et que l’on peut obtenir, grâce à lui, un honorable avancement… Comment se nomme-t-il ?

 

– Son nom, répondit le procureur, est Pommers. Mais je vous préviens, jeune seigneur, que personne ne peut le monter et que, de tous ceux qui ont essayé, les plus heureux ne s’en sont point tirés sans avoir au moins une côte cassée.

 

– Je vous sais gré du conseil, fit Nigel, et maintenant, je me rends d’autant mieux compte qu’il me faudrait voyager loin pour trouver pareille bête… Je suis ton homme, Pommers, et toi, tu es mon cheval. Du moins, tu le seras cette nuit, ou je n’aurai plus jamais besoin d’une monture. Ce sera donc ma volonté contre la tienne. Et que Dieu te vienne en aide, Pommers. L’aventure n’en sera que plus passionnante et je n’y gagnerai que plus d’honneur.

 

Tout en parlant, le jeune seigneur avait escaladé le mur et se balançait sur le faîte : bride dans une main, cravache dans l’autre, il était à la fois la grâce, la volonté, la vaillance incarnées. En renâclant de fierté, Pommers s’avança aussitôt vers lui et ses dents blanches scintillèrent lorsqu’il releva les lèvres pour mordre mais, une fois de plus, un coup sec appliqué de la poignée de la cravache le fit reculer. Au même moment, mesurant calmement de l’œil la distance, ployant son corps délié pour prendre son élan, Nigel bondit et retomba à califourchon sur le dos du grand cheval jaune. N’ayant ni selle ni étrier pour l’aider, Nigel dut batailler un moment pour se maintenir sur le dos de l’animal qui tournoyait et ruait sous lui. Mais ses jambes étaient deux vraies bandes d’acier, qui s’incurvaient fermement le long des flancs, cependant que de la main gauche il étreignait vigoureusement la crinière fauve.

 

Le cours monotone de la vie monacale à Waverley n’avait jamais été troublé par semblable scène. Sautant à droite, se rabattant brusquement sur la gauche, la tête tantôt entre les pattes antérieures, tantôt brandie à huit pieds au-dessus du sol, les naseaux rouges et fumants, les yeux exorbités, le cheval jaune était tout ensemble une vision de rêve et de cauchemar. Mais son souple cavalier sur son dos, pliant à chaque secousse comme le roseau sous le vent, ferme sur ses bases et flexible du haut, le visage impassible, les yeux luisants d’excitation et de joie, se maintenait irrésistiblement en place malgré tout ce que pouvaient lui opposer le cœur décidé et les muscles puissants du grand animal. Une fois cependant un cri d’effroi s’éleva de la foule des spectateurs : l’animal cabré s’enlevait davantage encore, quand un dernier effort désespéré le fit basculer en arrière par-dessus son cavalier.

 

Mais toujours aussi agile, ce dernier s’était déjà retiré avant même la chute du monstre, qu’il accompagna du pied lorsqu’il roula sur le sol. Puis, saisissant la crinière au moment où la bête se relevait, il sauta légèrement et se retrouva sur son dos. Le sombre procureur lui-même ne put s’empêcher de mêler ses acclamations à celles des autres, quand Pommers, étonné de sentir encore le cavalier sur lui, se mit à parcourir au galop le champ en tous sens.

 

Hélas, le cheval sauvage devint fou furieux. Dans un sombre recoin de son âme indomptée naquit la rageuse détermination de se débarrasser de ce cavalier qui se cramponnait, dût-elle avoir pour conséquence la destruction de l’homme et de la bête. Les yeux injectés, il regarda autour de lui, cherchant la mort. Le grand champ était borné de trois côtés par un haut mur percé seulement en un endroit par une lourde porte de bois de quatre pieds de haut, mais sur le quatrième côté un bâtiment gris et bas, une des granges de l’abbaye, présentait un long flanc que ne trouaient ni portes ni fenêtres. Le cheval se lança, au galop, la tête la première vers ce mur de trente pieds. Peu importait qu’il se rompît les os à la base des pierres, s’il pouvait au moins en même temps arracher la vie de cet homme, qui prétendait dompter celui que personne n’avait encore maîtrisé. Les puissantes hanches se rassemblèrent sous lui, les sabots martelèrent l’herbe à un rythme qui s’accélérait à mesure que monture et cavalier se rapprochaient du mur. Nigel allait-il sauter, au risque d’abdiquer sa volonté devant celle de l’animal ? Toujours calme et vif, mais décidé, l’homme fourra la longe et la cravache dans sa main gauche qui n’avait pas lâché prise et tenait fermement la crinière, cependant que, de la droite, il détachait le court mantelet qui lui couvrait les épaules ; puis, se couchant sur le dos de la bête, il lui jeta le vêtement sur les yeux. Il s’en fallut de peu que le plan n’échouât et que le cavalier ne fût démonté : à peine eut-il les yeux plongés dans l’obscurité que l’animal surpris se cabra sur ses pattes antérieures et s’arrêta si brusquement que Nigel fut projeté sur son encolure ; il ne dut son salut qu’à sa ferme prise sur la crinière. Avant même qu’il eût pu glisser en arrière, le danger était passé car le cheval, l’esprit embrumé par ce qui venait de lui arriver, se mit de nouveau à tourner en rond, tremblant de tous ses membres, rejetant la tête jusqu’à ce que le manteau glissât de ses yeux et que l’ombre terrifiante eût fait place à l’habituel cadre de verdure ensoleillée.

 

Mais quel était ce nouvel outrage qu’on lui infligeait ? Qu’était cette longue barre de fer pressée contre sa bouche ? Et cette lanière qui lui écorchait la nuque, cette autre qui lui passait devant les sourcils ? Durant les quelques instants de calme qui avaient précédé la chute du mantelet, Nigel s’était penché, avait glissé le mors entre les dents et l’avait fermement assujetti.

 

Une rage aveugle et frénétique s’éleva de nouveau dans le cœur de l’animal devant cette nouvelle humiliation, devant cet insigne de servitude et d’infamie. Il se fit menaçant. Il détestait l’endroit, les gens et tous ceux qui attentaient à sa liberté. Il allait en finir avec eux. Il ne les reverrait jamais plus. Qu’on le laissât aller dans le coin le plus reculé de la terre vers les grandes plaines de la liberté, n’importe où, pourvu qu’il pût échapper au fer qui le défiait et à l’insupportable maîtrise de cet homme !

 

Il virevolta brusquement et le bond qu’il exécuta avec la grâce d’un daim l’amena devant la porte. Le bonnet de Nigel était tombé et ses longs cheveux blonds flottaient derrière lui au rythme de la course. L’homme et sa monture se retrouvèrent dans la noue où, devant eux, scintillait un petit cours d’eau d’une vingtaine de pieds de largeur qui coulait vers le courant plus important du Wey. Le cheval jaune se ramassa et le franchit comme une flèche. Il avait bondi de derrière un rocher et atterri dans un bouquet d’ajoncs poussant sur l’autre rive – deux pierres marquent toujours l’écart du saut et elles sont bien distantes de onze pas. Il passa sous les branches étendues du grand chêne (ce Quercus Tilfordiensis qui signale encore aujourd’hui la limite extérieure de l’abbaye), espérant bien balayer son cavalier ; mais Nigel était plié sur son dos, le visage enfoui dans la crinière flottante. Les branches rêches l’égratignèrent rudement, sans ébranler le moindrement ni son esprit ni son emprise. Se cabrant, s’éparant, s’ébrouant, Pommers s’élança à travers la plantation de jeunes arbres et disparut sur le large chemin de Hankley Down.

 

Les paysans parlent encore dans les contes au coin du feu de cette chevauchée qui forme le fond de cette vieille ballade du Surrey, maintenant oubliée, sauf le refrain :

 

Il n’est rien sur cette terre de plus vif

Que la crécelle passant en cyclone,

Que le daim léger et craintif,

Ni que Nigel sur son cheval jaune.

 

Par-devant, jusqu’à hauteur des genoux, roulait un océan de bruyère noire, ondoyant en larges vagues jusqu’à une colline dénudée. Au-dessus s’étendait l’immense voûte du ciel, d’un bleu que rien ne troublait, avec un soleil qui dardait ses rayons sur les hauteurs du Hampshire. Et Pommers courut à travers les hautes bruyères, descendant les ravins, bondissant par-dessus les cours d’eau, remontant les pentes. Son cœur trépignait de rage, et chaque fibre de son corps frémissait devant les indignités qui lui étaient infligées.

 

Mais l’homme resta accroché aux flancs palpitants et à la crinière flottante, silencieux, immobile, inexorable, laissant l’animal aller à son gré, mais fixé sur lui comme le destin sur son but. Et le cheval poursuivit son chemin, escaladant Hankley Down, traversant Thursley Marsh, dans les roseaux qui s’élevaient à hauteur de son garrot maculé de boue, s’avançant au long de la pente vers Headland of the Hinds, redescendant par Nutcombe Gorge, glissant, trébuchant, bondissant, sans jamais ralentir son allure endiablée. Les villageois de Shottermill entendirent les battements sauvages de ses sabots mais, avant même qu’ils eussent pu écarter le rideau en peau de bœuf devant la porte de leurs masures, monture et cavalier étaient déjà perdus dans Haslemere Valley. Et toujours il continuait, accumulant les lieues. Il n’était pas une terre marécageuse qui pût entraver sa marche, ni une colline qui pût le retenir. Il avalait, comme s’il s’était agi de terrain plat, les côtes de Linchmere et de Fernhurst. Ce ne fut que lorsqu’il eut redescendu la pente de Henley Hill et que la grande tour grise du château de Midhurst surgit au détour d’un hallier que le long cou tendu retomba quelque peu sur la poitrine et que le souffle se fit plus rapide. Quel que fût le côté vers lequel regardait l’animal, dans les bois ou les downs, ses yeux perçants ne pouvaient déceler nulle part le moindre signe de ces plaines de liberté auxquelles il rêvait.

 

Un nouvel outrage encore ! Non seulement cette créature se cramponnait sur son dos, mais elle allait même jusqu’à vouloir le contrôler et lui faire prendre le chemin qui lui convenait. Il sentit de nouveau un petit coup sec à la bouche et sa tête, malgré lui, fut tournée vers le nord. Autant aller par ce chemin que par un autre, mais l’homme était bien sot s’il croyait qu’un cheval comme lui était à bout de courage et de forces. Il lui prouverait qu’il n’était pas vaincu, même s’il devait lui en coûter de se déchirer les muscles. Il reprit donc, en sens inverse et toujours galopant, la longue montée. Arriverait-il jusqu’au bout ? Il ne voulait pas admettre qu’il ne pourrait aller plus loin, tant que l’homme maintiendrait sa forte poigne. Il était blanc d’écume et maculé de boue. Il avait les yeux ensanglantés, la bouche ouverte, les naseaux distendus, la robe fumante. Il redescendit Sunday Hill puis atteignit le marais de Kingsley. Non, c’en était trop ! La chair et le sang n’en pouvaient plus. Comme il luttait pour sortir du terrain boueux, la lourde glèbe noire lui collant aux fanons, il ralentit de lui-même son allure et ramena le galop tumultueux à un canter plus seyant.

 

Oh, suprême infamie ! N’y aurait-il donc point de limite à tant de dégradations ? Il n’avait même plus le droit de choisir le pas qui lui convenait. Et alors qu’il avait galopé aussi loin quand il l’avait voulu, il lui fallait maintenant continuer de galoper parce que telle était la volonté d’un autre. Un éperon lui déchira les flancs. La lanière coupante d’un fouet lui tomba en travers des épaules. Devant la douleur et la honte qu’il en ressentit, il bondit de toute sa hauteur. Oubliant alors ses membres fatigués, son essoufflement, ses flancs fumeux, oubliant tout sauf l’intolérable insulte, il se lança de nouveau dans un galop effréné. Il se retrouva bientôt en dehors des collines de bruyère, se dirigeant vers Weydown Common. Et il galopait toujours. Mais derechef le courage lui fit défaut, ses membres se mirent à trembler sous lui, de nouveau il ralentit le pas avec, pour seul résultat, de se faire éperonner et cravacher. Il était aveuglé et étourdi de fatigue.

 

Il ne voyait plus où il mettait ses pattes ; peu lui importait ; il n’avait plus qu’un désir fou : échapper à cette chose affreuse, cette torture qui se cramponnait à lui et ne voulait plus le laisser aller. Il traversa le village de Thursley avec l’œil qui trahissait l’agonie et le cœur qui battait à tout rompre. Il s’était frayé un chemin jusqu’à la crête de Thursley Down, toujours poussé de l’avant par les coups d’éperon et de cravache, lorsque son courage faiblit, que ses forces l’abandonnèrent et que, dans un dernier hoquet, il s’effondra dans la bruyère. La chute fut si soudaine que Nigel fut projeté en avant sur le sol. L’homme et la bête restèrent étendus, haletants, jusqu’à ce que le dernier rayon du soleil eût disparu derrière Butser et que les premières étoiles eussent commencé de scintiller au firmament violacé.

 

Le jeune seigneur fut le premier à reprendre ses sens ; s’agenouillant à côté du cheval pantelant, il lui passa gentiment la main dans la crinière et sur la tête tachée d’écume. L’œil rouge se tourna vers lui mais, chose étonnante, sans que l’homme y pût déceler la moindre trace de haine ou de menace. Et comme il caressait le museau fumant, le cheval geignit doucement et lui fourra le nez dans le creux de la main. C’en était assez !

 

– Tu es mon cheval, Pommers, murmura Nigel en posant la joue contre la tête allongée. Je te connais, Pommers, tu me connais aussi et, avec l’aide de saint Paul, nous apprendrons tous deux à certaines personnes à nous connaître. Et maintenant, allons jusqu’à cette mare car je ne sais lequel de nous deux a le plus besoin d’eau.

 

Et ce fut ainsi que quelques moines de Waverley, retour des fermes et rentrant tard à l’abbaye, eurent une étonnante vision qu’ils emportèrent et qui atteignit cette même nuit les oreilles du procureur et de l’abbé. Lorsqu’ils traversèrent Tilford, ils virent un cheval et un homme, marchant côte à côte, tête contre tête, sur l’avenue menant au manoir. Et, quand ils levèrent leurs lanternes, ils reconnurent le jeune seigneur menant, tout comme un berger le fait de paisibles moutons, le terrible cheval jaune de Crooksbury.

CHAPITRE IV

COMMENT LE PORTE-CONTRAINTE S’EN VINT AU MANOIR DE TILFORD


À l’époque où se déroulaient ces faits, l’ascétique sévérité des vieux manoirs normands avait été humanisée, raffinée au point que les nouvelles demeures des nobles, si elles étaient moins imposantes d’apparence, étaient plus confortables à habiter. Une race galante bâtissait ses maisons plus pour la paix que pour la guerre. Celui qui compare la sauvage nudité de Pevensey ou de Guildford à la grandeur de Bodwin ou de Windsor, celui-là comprend le changement survenu dans la façon de vivre.

 

Les premiers châteaux avaient été construits à seul effet de permettre de tenir bon face aux envahisseurs qui pouvaient submerger le pays. Mais lorsque la conquête avait été fermement établie, un château fort avait perdu toute utilité, sauf comme refuge contre la justice ou comme centre d’insurrection civile. Dans les marches du pays de Galles et d’Écosse, où les châteaux pouvaient encore se prétendre les remparts du royaume, ils continuaient d’être florissants. Mais partout ailleurs, ils étaient considérés comme une menace à la majesté du roi ; aussi détruisait-on ceux qui existaient et empêchait-on d’en construire de nouveaux. Lors du règne du troisième Édouard, la plus grande partie des châteaux forts avaient été convertis en demeures habitables ou étaient tombés en ruine au cours des guerres civiles, là où leurs amas de pierres grisâtres sont encore éparpillés sur nos collines. Les nouvelles demeures étaient soit des maisons de campagne, au mieux capables de se défendre mais avant tout résidentielles, soit des manoirs sans aucune signification militaire.

 

Tel était celui de Tilford, où les derniers survivants de la vieille et grande maison des Loring luttaient avec ardeur pour conserver un certain rang et empêcher les moines et les gens de loi de leur arracher les quelques acres de terre qui leur restaient. Le bâtiment avait un étage, avec de lourds encadrements de bois dont les intervalles étaient remplis de grosses pierres noires. Un escalier extérieur menait à quelques chambres du haut. Le rez-de-chaussée ne comportait que deux pièces dont la plus petite servait de boudoir à la vieille Lady Ermyntrude. L’autre formait la grande salle qui faisait office de pièce commune pour la famille et de salle à manger pour les maîtres et leur petit groupe de serviteurs. Les chambres des domestiques, les cuisines, l’office et les étables se trouvaient dans une rangée d’appentis derrière le bâtiment principal. C’était là que vivaient Charles le page, Peter le vieux fauconnier, Red Swire qui avait suivi le grand-père de Nigel dans les guerres d’Écosse, Weathercote le ménestrel déchu, John le cuisinier et d’autres survivants des jours prospères qui s’accrochaient à la vieille maison comme des bernacles aux débris d’un bateau échoué.

 

Un soir, une semaine environ après l’aventure du cheval jaune, Nigel et sa grand-mère étaient assis de part et d’autre d’un âtre vide dans la grande salle. On avait desservi le dîner et ôté les tables à tréteaux du repas, si bien que la pièce paraissait vide et nue. Le sol de pierre était couvert d’une épaisse natte de joncs verts qui était enlevée chaque samedi, emportant avec elle la saleté et tous les débris de la semaine. Deux chiens étaient étendus parmi les joncs, rongeant et croquant les os qui leur avaient été jetés de la table. Un long buffet de bois chargé de plats et d’assiettes remplissait un des bouts de la pièce, mais il n’y avait pas d’autres meubles, si ce n’étaient quelques bancs contre les murs, deux bergères, une petite table jonchée de pièces d’un jeu d’échecs et un grand coffre de fer. Dans un coin se dressait un pied de vannerie sur lequel étaient perchés deux majestueux faucons, silencieux et immobiles, clignant seulement de temps à autre leurs yeux jaunes.

 

L’actuel aménagement de la pièce aurait pu paraître misérable à quiconque avait connu une époque de plus grand luxe ; néanmoins le visiteur aurait été surpris, en levant les yeux, de voir la multitude des objets accrochés aux murs, au-dessus de sa tête. Surmontant l’âtre, se trouvaient les armes d’un certain nombre de branches collatérales ou d’alliés par mariage aux Loring. Les deux torches qui flamboyaient de chaque côté éclairaient le lion d’azur des Percy, les oiseaux de gueules des Valence, la croix engrêlée de sable des Mohun, l’étoile d’argent des Vere et les barres de pourpre des Fitz-Alan, le tout groupé autour des fameuses roses de gueules sur champ d’argent que les Loring avaient menées à la gloire dans plus d’un combat sanglant. Ensuite, la pièce était surmontée de grosses solives de chêne qui allaient d’un mur à l’autre et auxquelles de nombreux objets étaient suspendus. Il y avait des cottes de mailles d’un modèle désuet, des boucliers dont un ou deux étaient rouillés, des heaumes défoncés, des arcs, des lances, des épieux, des harnais et autres armes de guerre ou de chasse. Plus haut encore dans l’ombre noire, on pouvait voir des rangées de jambons, des flèches de lard, des oies salées et autres morceaux de viande conservée qui jouaient un grand rôle dans la tenue d’une maison au Moyen Âge.

 

Dame Ermyntrude Loring, fille, femme et mère de guerrier, était elle-même une noble figure. Elle était grande et maigre, avec les traits durs et d’orgueilleux yeux noirs. Mais ses cheveux d’un blanc de neige et son dos courbé n’effaçaient pas entièrement la sensation de crainte qu’elle faisait naître autour d’elle. Ses pensées et ses souvenirs remontaient en des temps plus rudes et elle considérait l’Angleterre autour d’elle comme un pays dégénéré et efféminé qui avait oublié les bonnes vieilles règles de la courtoisie chevaleresque.

 

La puissance grandissante du peuple, la richesse prospère de l’Église, le luxe croissant de la vie et des manières, le ton plus doux de l’époque, elle détestait tout cela, si bien que tout le pays connaissait la crainte qu’inspiraient son fier visage et même le bâton de chêne avec lequel elle soutenait ses membres faiblissants.

 

Cependant, si elle était redoutée, elle était aussi respectée car, à une époque où les livres étaient rares et plus encore ceux qui savaient les lire, une bonne mémoire et une langue toujours prête à la repartie étaient de grosses valeurs. Mais où donc les jeunes seigneurs illettrés du Surrey et du Hampshire auraient-ils pu entendre parler de leurs aïeux et de leurs combats, où auraient-ils pu apprendre la science de l’héraldique et de la chevalerie qu’elle tenait d’une époque plus rude et plus martiale, sinon auprès de Dame Ermyntrude ? Bien qu’elle fût pauvre, il n’était personne dans tout le Surrey dont on recherchât davantage le conseil sur les questions de préséance et de savoir-vivre que Dame Ermyntrude.

 

Ce soir-là donc, elle était assise, le dos courbé près de l’âtre éteint. Elle regardait Nigel et les traits durs de son vieux visage ridé étaient adoucis par l’amour et l’orgueil. Le jeune homme s’occupait à tailler des carreaux d’arbalète et sifflotait doucement tout en travaillant. Mais il leva soudain la tête et aperçut les yeux sombres fixés sur lui. Il se pencha et caressa la vieille main parcheminée.

 

– Qu’est-ce donc qui vous amuse, bonne Dame ? Je vois du plaisir dans vos yeux.

 

– J’ai appris aujourd’hui, Nigel, comment vous aviez conquis ce grand cheval qui piaffe dans notre écurie.

 

– Que non, bonne Dame. Ne vous avais-je point dit qu’il m’avait été donné par les moines ?

 

– C’est en effet ce que vous m’aviez dit, mon enfant, mais sans plus ; et cependant le destrier que vous avez ramené ici est bien différent, je gage, de celui qui vous fut donné. Pourquoi ne m’avez-vous point conté cela ?

 

– J’aurais trouvé honteux de parler de telles choses.

 

– Tout comme votre père avant vous et comme son père avant lui ! Il restait assis en silence au milieu des chevaliers alors que le vin circulait à la ronde. Il écoutait les hauts faits des autres et, lorsque par hasard l’un d’eux élevait le verbe et semblait vouloir revendiquer les honneurs, votre père alors l’allait tirer délicatement par la manche et lui demandait à l’oreille s’il était un quelconque petit vœu dont il pût le relever ou encore s’il désirait se livrer à quelque fait d’armes à ses dépens. Si l’homme n’était qu’un fanfaron, il ne disait plus rien. Votre père gardait le silence et personne, jamais, n’en savait rien. Mais lorsque l’autre acceptait et se comportait vaillamment, votre père clamait partout sa renommée sans jamais faire mention de lui-même.

 

Nigel, les yeux brillants, regarda la vieille dame.

 

– J’aime à vous entendre parler de lui. Contez-moi une fois encore la façon dont il est mort.

 

– Comme il avait vécu : en gentilhomme. C’était dans ce combat naval, sur la côte de Normandie ; votre père commandait l’arrière-garde sur l’embarcation du roi lui-même. Or l’année précédente, les Français s’étaient emparés d’un grand bateau anglais lorsqu’ils étaient venus dans notre pays et avaient incendié la ville de Southampton. Ce bateau était le Christopher, qu’ils avaient placé au premier rang de la bataille. Mais les Anglais s’en étaient rapprochés, l’avaient attaqué de flanc et avaient tué tous ceux qui s’y trouvaient.

 

» Votre père et Sir Lorredan de Gênes, commandant du Christopher, se battirent sur le château arrière ; toute la flotte s’était arrêtée pour les regarder et le roi pleura car Sir Lorredan était un adroit homme d’armes qui s’était conduit vaillamment ce jour-là. Nombreux étaient les chevaliers qui enviaient votre père de ce qu’un tel adversaire lui fût échu. Mais votre père le força à reculer et lui porta à la tête un si violent coup de sa masse que le casque tourna et qu’il ne put plus voir par les œillères. Sir Lorredan alors jeta son glaive et se rendit, mais votre père le saisit par le casque qu’il redressa jusqu’à ce qu’il l’eût remis droit sur la tête de son adversaire. Lorsque ce dernier put voir de nouveau, votre père l’invita à se reposer, après quoi ils reprirent le combat, car c’était pour tous une grande joie que de voir des gentilshommes se conduire de telle façon. Ils s’assirent donc de commun sur la rambarde de la poupe ; mais, au moment même où ils levaient les mains pour recommencer leur lutte, votre père fut frappé par une pierre lancée par un mangonneau et il mourut.

 

– Et Sir Lorredan ? s’écria Nigel. Il mourut aussi, à ce que j’ai compris.

 

– Il fut abattu par les archers, je le crains, car ces gens adoraient votre père et ne voyaient point ces choses avec les mêmes yeux que nous.

 

– Quel dommage ! Car il est évident que c’était un vrai chevalier qui s’était battu avec honneur.

 

– Il était un temps, lorsque j’étais jeune, où les gens du commun n’eussent point osé porter la main sur un tel homme. Les hommes de sang noble et portant armure se faisaient la guerre entre eux, et les autres, archers et lanciers, se jetaient dans la mêlée. Mais actuellement, tous sont de plain-pied et il n’y en a plus qu’un qui parfois, comme vous, mon cher enfant, me rappelle ceux qui ne sont plus.

 

Nigel se pencha un peu plus et lui saisit la main, qu’il serra dans les siennes.

 

– Mais je suis ce que vous m’avez fait, lui dit-il.

 

– C’est vrai ! En effet, j’ai veillé sur vous, tout comme le jardinier sur les plus belles floraisons, car c’est en vous seul que résident les espoirs de notre ancienne maison et, bientôt… très bientôt, vous allez vous trouver seul.

 

– Non, bonne Dame, ne dites point cela !

 

– Je suis bien vieille et je sens la grande ombre de la mort qui se referme doucement sur moi. Mon cœur ne demande qu’à partir, parce que tous ceux que j’ai connus et aimés s’en sont allés avant moi. Et pour vous ce sera un jour béni, car je ne vous ai que trop retenu loin du monde dans lequel votre esprit courageux ne demande qu’à vous jeter.

 

– Non, non, je suis très heureux avec vous, ici à Tilford.

 

– Nous sommes très pauvres, Nigel, et je ne sais où nous pourrions trouver l’argent nécessaire à vous équiper pour la guerre. Nous avons cependant de bons amis… Il y a Sir John Chandos, qui a conquis tant de crédit dans les guerres contre la France et qui chevauche toujours à côté du roi. Il était l’ami de votre père car ils furent faits chevaliers ensemble. Si je vous envoyais à la cour avec un message pour lui, il ferait tout ce qui est en son pouvoir.

 

Une rougeur couvrit le visage de Nigel.

 

– Non, dame Ermyntrude. Je veux trouver mon propre équipement, tout comme j’ai trouvé mon propre cheval, car je préférerais encore me jeter dans la bataille, revêtu seulement d’une tunique, plutôt que de devoir quelque chose à qui que ce fût.

 

– Je redoutais de vous entendre parler de la sorte, Nigel, mais je ne vois point par quel autre moyen nous pourrions obtenir l’argent. Ah, il n’en était point ainsi du temps de mon père ! Je me souviens qu’alors une cotte de mailles n’était que bien peu de chose, et on pouvait l’acquérir à peu de frais parce qu’on en fabriquait dans toutes les villes anglaises. Mais, avec les années, depuis que les hommes prennent plus de soin de leur corps, ils ont ajouté une plate de cuirasse par-ci, une articulation par-là, et tout doit venir de Tolède ou de Milan, si bien qu’un chevalier doit avoir du métal plein la bourse avant de s’en pouvoir appliquer sur les membres.

 

Nigel regarda d’un air songeur la vieille armure suspendue aux solives au-dessus de lui.

 

– La lance de frêne est encore bonne, dit-il, de même que l’écu de chêne bardé d’acier. Sir Roger Fitz-Alan les a maniés et m’a dit qu’il n’avait jamais rien vu de meilleur. Mais l’armure…

 

Lady Ermyntrude secoua la tête et se mit à rire.

 

– Vous avez la grande âme de votre père, Nigel, mais vous n’en avez point la puissante carrure ni la longueur des membres. Il n’y avait point dans l’immense armée du roi un homme plus grand et plus fort. Aussi son armure vous serait-elle de peu d’usage. Non, mon fils, je vous conseille, lorsque le moment sera venu, de vendre votre vieille rosse et les quelques acres de terre qui vous restent, puis de partir en guerre dans l’espoir de poser votre main droite sur les fondements de la bonne fortune de la nouvelle maison des Loring.

 

Une ombre de colère passa sur le frais et jeune visage de Nigel.

 

– Je ne sais si nous pourrons retenir longtemps ces moines et leurs gens de loi. Aujourd’hui même est venu un homme de Guildford avec des revendications de l’abbaye pour des affaires remontant loin avant la mort de mon père.

 

– Et où sont ces revendications ?

 

– Elles voltigent dans les ajoncs de Hankley, car j’ai envoyé ces papiers parchemins aux quatre vents et ils se sont envolés aussi vite que le faucon.

 

– Vous avez été sot d’agir de la sorte. Et l’homme, où est-il ?

 

– Red Swire et le vieux George, l’archer, l’ont balancé dans la fondrière de Thursley.

 

– Hélas ! Je crains bien que de telles choses ne soient plus permises de nos jours, bien que mon père ou mon époux eussent renvoyé le faquin à Guildford sans ses oreilles. Mais l’Église et la loi sont trop puissantes actuellement pour nous qui sommes de sang noble. Cela nous attirera des ennuis, Nigel, car l’abbé de Waverley n’est pas homme à retirer la protection du bouclier de l’Église à ceux qui sont ses fidèles serviteurs.

 

– L’abbé ne nous fera point de mal. C’est ce vieux loup grisonnant de procureur qui en veut à nos terres. Mais laissez-le faire, car je ne le crains point.

 

– Il dispose d’une arme si puissante, Nigel, que même les plus braves doivent la redouter : la possibilité de mettre un homme au ban de l’Église en l’excommuniant. Et nous, qu’avons-nous à lui opposer ? Je vous implore de vous adresser à lui avec courtoisie, Nigel.

 

– Que non, chère Dame ! Mon devoir et mon plaisir tout ensemble ne demanderaient qu’à faire ainsi que vous me le demandez, mais je mourrais plutôt que de quémander comme une faveur ce que nous avons le droit d’exiger. Je ne puis porter les yeux sur cette fenêtre sans voir là-bas les champs ondoyants et les riches pâtures, les clairières et les vallons qui furent nôtres depuis que le Normand Guillaume les donna au Loring qui porta son bouclier à Senlac. Et maintenant, par ruse et par fraude, ils nous ont été enlevés, et plus d’un affranchi est plus riche que moi. Mais il ne sera point dit que j’aurai sauvé le reste en courbant le front sous le joug. Laissez-les donc faire tout leur mal, et laissez-moi le supporter et le combattre du mieux qu’il me sera possible.

 

La vieille dame soupira et secoua la tête.

 

– Vous parlez en vrai Loring ; cependant je redoute de graves ennuis… Mais laissons cela, puisque aussi bien nous n’y pouvons rien changer. Où donc se trouve votre luth, Nigel ? Ne voulez-vous point en jouer et chanter pour moi ?

 

Un gentilhomme à cette époque pouvait à peine lire et écrire, mais il parlait deux langues, jouait au moins d’un instrument de musique comme passe-temps et connaissait la science de l’insertion de nouvelles plumes dans les ailes brisées d’un faucon, les mystères de la vénerie, la nature de chaque bête et de chaque oiseau, l’époque de leurs amours et de leurs migrations. Quant aux exercices physiques, tels que monter un cheval à cru, frapper d’un carreau d’arbalète un lièvre courant et escalader l’angle d’une cour de château, c’étaient là des jeux qu’avait tout naturellement appris le jeune seigneur. Mais il en avait été autrement de la musique, qui avait exigé de lui de longues heures d’un fastidieux travail. Enfin, il était parvenu à dominer les cordes, mais son oreille et sa voix n’étaient point des meilleures. Peut-être fut-ce pour cette raison qu’il n’eut qu’une audience restreinte pour écouter la ballade franco-normande qu’il chanta d’une voix flûtée et avec le plus grand sérieux, mais aussi avec plus d’une faute et d’un chevrotement, tout en balançant la tête en mesure avec la musique.

 

Une épée ! Une épée ! Qu’on me donne une épée !

Car le monde est à conquérir.

Si dur soit le chemin et la porte cloîtrée,

L’homme fort entre sans coup férir.

Et quand le destin tiendrait encore la porte

Qu’on m’en donne la clé de fer,

Sur la tour flottera le cimier que je porte

Ou je serai dans les enfers.

 

Un cheval ! Un cheval ! Qu’on me donne un cheval,

Qui me servira de monture

Pour m’en aller combattre en seigneur très loyal

Sans jamais craindre les blessures.

Écarte donc de moi les jours d’oisiveté,

Baignés d’une lumière grise.

Montre-moi le chemin des pleurs dont l’âpreté

Mène aux plus folles entreprises.

 

Un cœur ! Un cœur aussi ! Qu’on me dorme un cœur !

Pour faire face aux circonstances,

Un cœur calme et serein, sans reproche et sans peur,

Auquel vous souhaiterez chance.

Un cœur fort et patient, mais ferme et décidé

À tout entreprendre partout,

Et partout et toujours à attendre et guetter,

Gente Dame, un regard de vous.

 

Peut-être était-ce parce que le sentiment l’emportait sur la musique ou peut-être la finesse de ses oreilles avait-elle été affaiblie par l’âge, mais Dame Ermyntrude battit des mains et cria de satisfaction.

 

– Sans aucun doute, Weathercote a eu un bon élève ! Chantez encore, je vous prie.

 

– Non, non, bonne Dame, entre nous, c’est à chacun son tour. Je vous prie donc de vouloir me réciter une romance, vous qui les savez toutes. Depuis tant d’années que je les écoute, je n’en connais point encore la fin et j’oserais jurer qu’il y en a plus dans votre tête que dans tous les grands fascicules qu’on m’a fait voir à Guildford Castle. J’aimerais tant entendre Doon de Mayence, La Chanson de Roland ou Sir Isumbras !

 

Et ainsi donc la vieille dame se lança dans un long poème, lent et morne dans l’exorde, mais s’accélérant à mesure que l’intérêt grandissait ; finalement, les mains tendues, le visage illuminé, elle récita des vers qui chantaient le vide de cette existence sordide, la grandeur d’une vie héroïque, le caractère sacré de l’amour et la servitude de l’honneur. Nigel, les traits figés et les yeux rêveurs, resta suspendu à ses lèvres jusqu’à ce que les derniers mots s’éteignissent et que la vieille dame retombât, épuisée, dans son fauteuil. Nigel se pencha sur elle et l’embrassa au front.

 

– Vos paroles seront toujours comme des étoiles sur mon chemin. Puis, se dirigeant vers la petite table au jeu d’échecs, il lui proposa de jouer leur partie quotidienne avant de regagner leur chambre pour la nuit.

 

Mais le jeu fut brusquement interrompu. Un chien pointa les oreilles et aboya. L’autre courut grogner à la porte. Puis on entendit un cliquetis d’armes, un coup frappé sur la porte avec un bâton ou le pommeau d’une épée, et une voix ordonna d’ouvrir au nom du roi. La vieille dame et Nigel se levèrent d’un bond, bousculant la table qui, en se renversant, éparpilla les pièces sur les nattes. La main de Nigel chercha son arbalète, mais Lady Ermyntrude lui saisit le bras.

 

– Non, mon enfant ! N’avez-vous point entendu qu’ils venaient au nom du roi ! Couché, Talbot ! Couché, Bayard ! Ouvrez la porte et faites entrer le messager.

 

Nigel détacha le verrou et la lourde porte, tournant sur ses gonds, s’ouvrit vers l’extérieur. La lumière des torches flamboyantes frappa des casques de fer et de fiers visages barbus, fit scintiller des épées nues et des arcs. Une douzaine d’archers envahirent la pièce. À leur tête se trouvait le maigre procureur de Waverley et un grand homme âgé, vêtu d’un pourpoint et de chausses de velours rouge maculés de boue. Il était porteur d’une grande feuille de parchemin d’où pendait une frange de sceaux et qu’il tendit en entrant.

 

– Je viens voir Nigel Loring, cria-t-il : moi, officier de justice du roi, et porte-contrainte de Waverley, je demande à voir le dénommé Nigel Loring.

 

– Me voici.

 

– Oui, c’est bien lui ! s’écria à son tour le procureur. Archers, faites votre devoir.

 

À l’instant même, tous fondirent sur Nigel, comme des chiens de chasse sur un cerf. Le jeune garçon tenta en vain de saisir son glaive qui se trouvait sur le coffre de fer. Avec les forces convulsives que donne l’esprit plus que le corps, il les traîna tous dans cette direction, mais le procureur s’empara de l’arme tandis que les autres jetaient le jeune seigneur sur le sol et le ligotaient.

 

– Tenez-le bien, archers ! Ne le lâchez surtout point ! cria le porte-contrainte. Je vous prie aussi de piquer ces grands chiens qui me grognent aux talons… Tenez-vous à l’écart, vous dis-je, au nom du roi ; Watkin, placez-vous entre moi et ces créatures qui ont aussi peu de respect pour la loi que leur maître.

 

Un des archers chassa les chiens fidèles. Mais la maisonnée comprenait d’autres êtres tout aussi prêts à montrer les dents pour défendre la maison des Loring : dans la porte qui menait à leur quartier s’encadraient déjà les domestiques en haillons. Il avait été un temps où dix chevaliers, quarante hommes d’armes et deux cents archers auraient marché derrière les roses rouges. Mais cette fois, alors que le jeune seigneur gisait enchaîné dans sa propre demeure, les seuls à paraître pour le défendre furent le page Charles armé d’un gourdin, John le cuisinier armé de sa broche la plus longue, Red Swire, le vieil homme d’armes, brandissant une grande hache au-dessus de ses cheveux blancs, et Weathercote le ménestrel, un épieu dans les mains. Cependant ce piteux déploiement de force était animé de l’esprit de la maison et, sous la conduite du vieux et fier guerrier, ils se seraient sans aucun doute jetés sur les glaives des archers, si Lady Ermyntrude ne s’était précipitée au-devant d’eux.

 

– Arrière, Swire ! cria-t-elle. Arrière, Weathercote ! Charles, attachez Talbot et retenez Bayard !

 

Ses yeux noirs se tournèrent vers les envahisseurs qui frémirent devant le terrible regard.

 

– Qui êtes-vous, marauds, qui osez abuser du nom du roi pour porter la main sur un homme dont une seule goutte de sang vaut plus que tout celui qui coule dans vos misérables corps d’esclaves ?

 

– Tout doux, bonne Dame, tout doux, je vous prie, répondit le porte-contrainte dont le visage avait repris sa teinte naturelle depuis qu’il n’avait plus à traiter qu’avec une femme. Il existe une loi en Angleterre, notez-le, et il y a des gens qui la servent et la font respecter. Ce sont des hommes fidèles et les vassaux du roi. C’est ce que je suis. Ensuite, il y a ceux qui prennent un homme tel que moi, pour le conduire, le porter, l’attirer dans une fondrière ou un marais, tel ce vieux disgracieux armé d’une hache et que j’ai déjà rencontré ce jour. Il y a encore ceux qui détruisent ou éparpillent les papiers de loi : ainsi ce jeune homme. Ainsi donc, bonne Dame, je vous engage à ne vous en point prendre à nous, mais de comprendre que nous sommes des gens du roi, au service du roi.

 

– Et que venez-vous faire dans cette demeure à pareille heure de la nuit ?

 

Le porte-contrainte se racla pompeusement la gorge et, tournant son parchemin vers la lumière des torches, lut un long document rédigé en normand dans un style tel que les plus compliquées et les plus ridicules de nos tournures de phrase actuelles sont la simplicité même, comparées à celles de l’homme à la longue robe qui faisait un mystère de la chose la plus simple et la plus claire au monde. Le désespoir emplit le cœur de Nigel et fit pâlir la vieille dame, à entendre se dérouler le long catalogue de réclamations, de requêtes, de conclusions, de questions concernant le pecari et d’autres impôts, et qui se terminait par la revendication de toutes les terres, des biens transmissibles par héritage, des meubles, maisons, dépendances et métairies à quoi se montait leur fortune.

 

Nigel, toujours ligoté, avait été placé le dos au coffre de fer, d’où il entendit, les lèvres sèches et le cil humide, le destin de sa maison. Mais il interrompit le long récitatif avec une véhémence qui fit sursauter le porte-contrainte.

 

– Vous regretterez ce que vous avez fait cette nuit ! lui cria-t-il. Si pauvres que nous soyons, nous avons des amis pour nous venger, et je plaiderai ma cause devant le roi lui-même à Windsor afin que lui, qui a vu mourir le père, sache ce que l’on fait en son royal nom contre le fils. Mais ces questions devront être traitées devant les cours de justice du roi. Et comment répondrez-vous de cette attaque contre ma maison et ma personne ?

 

– C’est une autre affaire, répondit le procureur. La question des dettes peut en effet être traitée devant les cours civiles. Mais c’est un crime contre la loi et un acte diabolique, qui tombe sous la juridiction de la cour de l’abbaye de Waverley, que de porter la main sur le porte-contrainte et ses papiers.

 

– C’est la vérité ! cria l’officier. Je ne connais point de plus noir péché.

 

– Ainsi donc, fit le sévère moine, le révérend père abbé a ordonné que vous couchiez cette nuit dans une cellule de l’abbaye et que, dès demain, vous comparaissiez en sa présence devant la cour, réunie dans la salle du chapitre, afin d’y recevoir la juste punition pour cet acte de violence et d’autres encore, perpétrés contre les serviteurs de la sainte Église. Mais en voilà assez, digne maître. Archers, emmenez le prisonnier !

 

Au moment où quatre archers soulevaient Nigel, Dame Ermyntrude voulut se porter à son aide, mais le procureur la repoussa.

 

– Au large, bonne Dame. Laissez la loi suivre son cours et apprenez à vous humilier devant la puissance de la sainte Église. La vie ne vous a-t-elle donc point appris sa leçon, à vous dont les trompes sonnaient autrefois parmi les plus grandes et qui bientôt n’aurez même plus un toit au-dessus de vos cheveux gris ? Arrière, vous dis-je, ou je vous jette ma malédiction.

 

La vieille dame éclata soudain en fureur devant le moine :

 

– Écoutez-moi vous maudire, vous et les vôtres, cria-t-elle en levant ses bras décharnés et en foudroyant son interlocuteur de ses yeux flamboyants. Ce que vous avez fait à la maison de Loring, puisse Dieu vous le rendre jusqu’à ce que votre puissance soit balayée du pays d’Angleterre et que, de votre grande abbaye de Waverley, il ne reste plus pierre sur pierre dans la verte prairie ! Je le vois ! Je vois cela d’ici ! Mes yeux usés le voient ! Depuis le dernier marmiton jusqu’à l’abbé, et des celliers jusqu’aux tours, puisse l’abbaye de Waverley, et tout ce qu’elle contient, perdre de sa puissance et s’affaiblir à partir de cette nuit !

 

Le moine, si dur qu’il fût, frémit devant cette figure décharnée qui lançait son suprême anathème. Le porte-contrainte et ses archers avaient déjà quitté la pièce avec leur prisonnier. Il se retira donc vivement en claquant la porte derrière lui.

CHAPITRE V

COMMENT NIGEL FUT JUGÉ PAR L’ABBÉ DE WAVERLEY


La législation médiévale, enténébrée comme elle l’était par le dialecte normand qui abondait en termes rudes et incompréhensibles, était une arme terrible aux mains de ceux qui savaient s’en servir. Ce n’est pas pour rien que le premier soin des révoltés fut de trancher la tête du lord chancelier. À une époque où peu de gens savaient lire et écrire, ces phrases et ces tournures compliquées, avec les parchemins et les sceaux qui constituaient leurs enveloppes, frappaient de terreur les cœurs aguerris contre les dangers physiques.

 

Même le caractère gai et souple du jeune Nigel Loring eut un léger frisson cette nuit-là, alors que, étendu dans la cellule pénitentiaire de Waverley, il méditait sur la ruine absolue qui menaçait sa maison et qui émanait d’une source contre laquelle le courage était impuissant. Autant ceindre l’épée et le bouclier pour lutter contre la peste noire que contre ce pouvoir qu’était la sainte Église. Il se trouvait là, impuissant, aux mains de l’abbé qui l’avait déjà dépouillé d’un champ par-ci, d’un hallier par-là, et qui cette fois, d’un seul coup, lui enlevait tout ce qui lui restait. Mais alors, où donc serait la maison des Loring, où Lady Ermyntrude reposerait-elle sa tête chargée d’ans, et où ses vieux serviteurs, usés et fatigués, trouveraient-ils la compréhension à laquelle ils avaient droit après des années de travail ? Il frissonna à cette pensée.

 

La menace de porter la question devant le roi était belle et bonne, mais il y avait des années qu’Édouard n’avait plus entendu le nom des Loring, et Nigel savait que le prince avait la mémoire courte. De plus, l’Église faisait la loi au palais autant que dans les demeures du peuple, et il fallait une très bonne raison pour qu’on pût attendre du roi qu’il contrecarrât la volonté d’un prélat aussi important que l’abbé de Waverley, du moment qu’elle restait en concordance avec la loi. De quel côté, alors, lui fallait-il regarder pour chercher du secours ? Avec la piété simple et pratique de son âge, il implora l’aide de ses saints particuliers : saint Paul, dont les aventures sur terre et sur mer l’avaient toujours passionné ; saint Georges qui avait conquis sa place en luttant contre le dragon ; et saint Thomas qui, étant un gentilhomme d’armes, comprendrait et aiderait un noble. Grandement réconforté par ces naïves oraisons, il dormit du doux sommeil dont jouissent la jeunesse et la santé jusqu’à l’arrivée du frère lai qui lui apportait le pain et la bière légère de son déjeuner. La cour de l’abbé siégeait dans la salle du chapitre à l’heure canonique de tierce, soit neuf heures du matin. Elle fonctionnait toujours avec solennité, même lorsque l’accusé n’était qu’un vilain surpris à braconner sur les terres de l’abbaye ou un colporteur qui avait trompé par des mesures inexactes en usant d’une balance faussée. Mais cette fois, alors qu’il s’agissait de juger un noble, le cérémonial légal et ecclésiastique allait s’accomplir jusque dans ses moindres détails, risibles ou impressionnants, avec tout le rituel prescrit. Au milieu du lointain bourdonnement de la musique religieuse et du lent tintement de la cloche de l’abbaye, les frères, en soutane blanche et deux par deux, firent trois fois le tour de la salle en chantant le Veni, creator avant de s’installer à leur place devant les pupitres rangés de part et d’autre. Ensuite, tous les dignitaires de l’abbaye gagnèrent leur place dans l’ordre hiérarchique croissant : l’aumônier, le lecteur, le chapelain, le sous-prieur et le prieur.

 

Enfin parut le sinistre procureur, à la démarche triomphante, suivi de l’abbé John lui-même, lent et digne, s’avançant d’un pas lent et solennel, le visage compassé, son chapelet aux grains de fer se balançant autour de sa taille, un bréviaire à la main, les lèvres marmottant des prières. Il s’agenouilla devant son haut prie-Dieu. Les frères, sur un signal du prieur, se prosternèrent sur le sol et les grosses voix graves s’unirent en une prière répercutée en écho par les arches et les voûtes, pareille au grondement des vagues que fait résonner une caverne. Enfin, les moines reprirent leur place. À ce moment les clercs, vêtus de noir, entrèrent avec leurs plumes et leurs parchemins. Le porte-contrainte, en velours rouge, parut ensuite pour faire sa déposition. Après quoi, Nigel fut amené entouré de près par des archers. Enfin, après de nombreux appels en vieux français, après beaucoup d’incantations rituelles et mystérieuses, la séance fut ouverte.

 

Ce fut le procureur qui se dirigea le premier vers le banc de chêne réservé aux témoins ; il exposa de façon dure, sèche et mécanique les nombreuses revendications de la maison de Waverley contre la famille de Loring. Il y avait plusieurs générations de cela, en compensation d’une avance d’argent ou de quelque faveur spirituelle, le Loring de l’époque avait reconnu à ses terres des devoirs féodaux envers l’abbaye. Le procureur brandissait le parchemin jauni, garni de sceaux de plomb, et sur lequel se fondait sa réclamation. Parmi les servitudes acceptées se trouvait l’escuage, ou taxe due par un vassal en place d’un service personnel, et le montant de ce droit de chevalerie était exigible chaque armée. Cette somme n’avait jamais été versée, et aucun service n’avait jamais été rendu. Du fait de l’accumulation des ans, les arriérés dépassaient de loin la valeur des terres. Mais il y avait encore d’autres réclamations. Le procureur se fit apporter les registres et, de son index fin et nerveux, en lut la longue nomenclature : somme due pour ceci, tallage ou impôt royal pour cela, tant de shillings pour telle année, tant de nobles d’or pour telle autre. Beaucoup de ces faits remontaient à une époque antérieure à la naissance de Nigel, d’autres à son enfance. Les sommes avaient été contrôlées et certifiées exactes par l’avocat.

 

Nigel écouta la litanie et se sentit comme un cerf aux abois, qui a une pose altière et le cœur en feu, mais se voit encerclé et sait fort bien qu’il n’a plus d’échappatoire. Avec son jeune visage, ses calmes yeux bleus et le port dédaigneux de sa tête, il était le digne descendant de la vieille maison : le soleil, qui brûlait à travers la haute fenêtre en encorbellement et tombait sur le tissu maculé et usé de son pourpoint, semblait vouloir éclairer de ses rayons la fortune déchue de la famille.

 

Le procureur en avait fini de son exposé et l’avocat allait refermer un dossier que Nigel ne pouvait en aucun cas contester, lorsque l’aide lui vint soudain d’un côté où il n’en attendait point. Qui sait s’il fallait mettre cette chance au compte de la réaction à la méchanceté du procureur, si désireux de pousser l’affaire, ou l’imputer au dégoût du diplomate, qui n’aime pas qu’on noircisse le tableau, voire à la gentillesse naturelle de l’abbé John, homme soupe au lait, tout aussi prompt à s’apaiser qu’à s’enflammer ? En tout cas, une main blanche et grassouillette s’éleva avec autorité, signifiant que l’affaire était close.

 

– Notre frère procureur a fait son devoir en précipitant ce cas, dit-il, car la richesse temporelle de cette abbaye se trouve sous sa pieuse garde, et c’est vers lui que nous nous tournerions si nous devions souffrir sous cet aspect : nous ne sommes que les gardiens des biens que nous devons transmettre à nos successeurs. Mais on a aussi confié à ma garde une chose plus précieuse encore : le bon esprit et la haute réputation de ceux qui suivent la règle de saint Bernard ; nous avons toujours eu pour soin, depuis que notre saint fondateur se rendit dans la vallée de Clairvaux et s’y bâtit lui-même une cellule, de nous ériger en exemples de douceur et de dignité pour tous les hommes. C’est pour cette raison que nous bâtissons nos maisons en terrain plat, que les chapelles de nos abbayes n’ont point de tours et que nous n’avons dans nos murs ni objets de luxe ni métaux à l’exception du fer et du plomb. Un frère mange dans une écuelle de bois, boit dans une coupe de fer et s’éclaire avec un bougeoir de plomb. Il ne sied certainement point à un pareil ordre, qui attend l’exaltation promise aux humbles, de juger son propre cas et d’acquérir ainsi les terres de son voisin. Si notre cause est juste, comme je crois qu’elle l’est, il vaudrait mieux qu’elle fût jugée devant les assises du roi à Guildford. Je décide donc de renvoyer l’affaire afin qu’elle soit entendue ailleurs.

 

Nigel murmura une prière aux trois saints qui l’avaient si bien secouru à l’heure du besoin.

 

– Abbé John, dit-il, je n’aurais jamais cru qu’un homme portant mon nom adresserait un jour des remerciements à un cistercien de Waverley. Mais, par saint Paul, vous avez parlé en homme aujourd’hui. Ce serait en effet jouer avec des dés pipés, si le cas de l’abbaye était jugé par l’abbaye elle-même.

 

Les frères vêtus de blanc regardèrent d’un air à la fois réprobateur et amusé, tout en écoutant cette étrange réponse adressée à celui qui, dans leur vie étroite, était en quelque sorte le représentant direct du ciel. Les archers s’étaient écartés de Nigel comme s’ils eussent voulu montrer qu’il était libre de s’en aller, lorsque la voix puissante du porte-contrainte rompit le silence.

 

– S’il vous plaît, Révérend Père, votre décision est en effet secundum legem et intra vires[1] en ce qu’elle porte sur l’accusation civile qui concerne cet homme et votre abbaye. C’est là votre affaire. Mais c’est moi, Joseph, porte-contrainte, qui ai été grandement et criminellement malmené. Ce sont mes ordonnances, mes papiers et mes sceaux qui ont été détruits, mon autorité qui a été bafouée et ma personne qui a été traînée dans une fondrière, marécage ou marais, à tel point que mon pourpoint de velours et l’insigne de mon office sont perdus et se trouvent, à ce que je crois, dans ce marais, marécage ou fondrière suscité, qui est le même marécage, marais…

 

– Assez ! cria l’abbé. Laissez donc là cette ridicule façon de vous exprimer et dites-nous clairement ce que vous désirez.

 

– Révérend Père, j’ai été officier du roi, tout autant que serviteur de la sainte Église. Et j’ai été assailli et interrompu dans l’exercice légal et légitime de mes fonctions, mes papiers rédigés au nom du roi ont été détruits, et leurs morceaux jetés au vent. Et pour cette raison donc, je demande justice contre cet homme, devant la cour de l’abbaye, ladite agression ayant été commise dans les limites de la juridiction de l’abbaye.

 

– Qu’avez-vous à ajouter à ceci, Frère procureur ? demanda l’abbé, quelque peu perplexe.

 

– J’ajouterai, mon Père, qu’il est en notre pouvoir de traiter délicatement et charitablement pour tout ce qui nous concerne, mais que, pour ce qui regarde l’officier du roi, nous manquerions à notre devoir en ne lui accordant point toute la protection qu’il requiert de nous. Je vous rappellerai aussi, Révérend Père, que ce n’est point le premier acte de violence de l’accusé, mais que, avant cela, il a roué de coups certains de vos serviteurs, défié notre autorité et introduit un brochet dans le vivier de l’abbé.

 

Les lourdes joues du prélat rougirent de colère au rappel de cet outrage. Son regard se durcit et ses yeux se tournèrent vers le prisonnier.

 

– Dites-moi, sir Nigel, avez-vous vraiment mis du brochet dans l’étang ?

 

Le jeune homme se redressa fièrement.

 

– Avant que je réponde à pareille question, Père abbé, répondez d’abord à la mienne et dites-moi ce que les moines de Waverley ont jamais fait pour moi, pour que je sois assez bon de retenir ma main quand je puis leur faire tort.

 

Un murmure bas parcourut la pièce, un murmure en partie d’étonnement devant pareille franchise, et en partie de colère devant tant de hardiesse. L’abbé reprit place comme quelqu’un qui a pris une décision.

 

– Que le cas du porte-contrainte soit exposé devant nous ! Justice sera rendue et le coupable puni, fût-il noble ou roturier. Que la plainte soit déposée devant la cour !

 

L’histoire du porte-contrainte, bien que farcie de répétitions légales interminables, n’était que trop claire dans son essence. Red Swire, dont le visage rouge de colère était encadré de favoris blancs, fut introduit et avoua avoir malmené l’officier de justice. Un second inculpé, un petit archer de Churt, l’avait aidé dans son forfait. Tous deux se déclarèrent prêts à reconnaître que le jeune squire Nigel Loring ignorait tout de la chose. Mais en plus de cela, il y avait eu les papiers déchirés. Nigel, incapable de mentir, dut reconnaître que c’était de ses propres mains qu’il avait détruit les augustes documents. Il était trop fier pour invoquer une excuse ou une explication. Un nuage assombrit les sourcils de l’abbé et le procureur regarda le prisonnier avec un sourire ironique, tandis qu’un murmure parcourait la salle du chapitre lorsque l’instruction fut close.

 

– Squire Nigel, fit l’abbé, il vous appartenait, à vous surtout qui êtes d’ancienne lignée, de donner le bon exemple afin de guider la conduite des autres, au lieu de quoi votre manoir a toujours été le centre de l’agitation ; non content de votre comportement rude envers nous, les moines cisterciens de Waverley, vous avez opposé votre mépris à la loi royale, et vos serviteurs ont malmené la personne de son messager. Pour pareille offense, il est de mon devoir d’appeler les terreurs spirituelles de l’Église sur votre tête, mais cependant, je ne serai point dur envers vous, considérant que vous êtes jeune et que, pas plus tard que la semaine passée, vous avez sauvé la vie d’un serviteur de notre abbaye alors qu’il se trouvait en danger. C’est donc de moyens temporels et charnels que j’userai pour maîtriser votre esprit indiscipliné et châtier votre humeur entêtée et violente qui a provoqué semblable scandale dans vos rapports avec l’abbaye. Au pain et à l’eau pendant six semaines jusqu’à la fête de saint Benedict, plus une exhortation quotidienne par notre chapelain, le pieux père Ambrose, qui réussira peut-être à courber cette fière nuque et à adoucir ce cœur dur.

 

Devant cette sentence ignominieuse qui condamnait le fier et dernier descendant des Loring à partager le destin du plus vil des braconniers du village, le sang bouillonnant de Nigel lui monta au visage. Son œil regarda autour de lui, montrant plus clairement que les mots qu’il n’accepterait jamais cette malédiction. Par deux fois il essaya de parler et, par deux fois, la colère et la haine arrêtèrent les mots dans sa gorge.

 

– Je ne suis point de vos serfs, Père abbé, s’écria-t-il enfin. Nous avons toujours été vavasseurs du roi. Je vous dénie, à vous et à votre cour, le droit de pouvoir édicter une sentence contre moi. Punissez donc vos moines qui frémissent devant un froncement de vos sourcils, mais prenez garde de ne point porter la main sur quelqu’un qui ne vous craint point, qui est un homme libre et ne redoute que le roi lui-même.

 

Un court instant, l’abbé parut ébranlé par ces fières paroles et par la voix haute et sonore qui les prononçait. Mais le sévère procureur vint, comme toujours, renforcer sa volonté. Il brandit le vieux parchemin.

 

– Les Loring étaient en effet vavasseurs du roi, dit il. Voici le sceau d’Eustace Loring qui prouve qu’il s’était fait vassal de l’abbaye et que c’est d’elle qu’il tenait sa terre.

 

– Parce qu’il était crédule, s’écria Nigel. Parce qu’il ne soupçonnait ni la ruse ni les artifices.

 

– Non, intervint le porte-contrainte. S’il vous plaît de m’entendre sur un point de loi, Père abbé, peu importent les causes pour lesquelles un acte a été souscrit, signé ou confirmé. Un tribunal n’attache d’importance qu’aux termes, articles, conventions et engagements dudit acte.

 

– De plus, ajouta le procureur, une sentence a été rendue par la cour de l’abbaye et c’en serait fait de notre honneur et de notre nom si nous ne nous y tenions point.

 

– Frère procureur, s’emporta l’abbé, il me semble que vous faites preuve d’excès de zèle dans cette affaire. Il serait certes en notre pouvoir de maintenir haut la dignité et l’honneur de l’abbaye, sans vos conseils. Quant à vous, honorable porte-contrainte, vous donnerez votre avis quand on vous le demandera, et non avant, sans quoi vous pourriez avoir affaire à ce tribunal… Votre cause a été entendue, sir Loring, et jugement rendu. J’ai dit !

 

Il fit un geste de la main et aussitôt un archer saisit le prisonnier aux épaules. Mais ce rude toucher plébéien réveilla l’esprit de révolte dans le cœur de Nigel. Dans toute la haute lignée de ses ancêtres, un seul d’entre eux avait-il été soumis à pareille ignominie ? Et n’aurait-il point préféré la mort ? Allait-il donc devoir être le premier à renoncer à leur esprit, à leurs traditions ? D’un mouvement rapide et souple, il se laissa glisser sous le bras de l’archer et, du même geste, saisit le glaive court et droit que l’homme portait au côté. Un instant plus tard, il bondissait dans le renfoncement d’une des étroites fenêtres, d’où il tourna vers l’assemblée son visage pâle et déterminé, ses yeux scintillants et sa lame nue.

 

– Par saint Paul ! lança-t-il, je n’ai jamais cru pouvoir trouver honorable avancement sous le toit d’une abbaye, mais avec un peu de chance, il pourrait y avoir de la place ici avant que vous ne m’enfermiez dans votre prison.

 

La salle du chapitre se trouva fort agitée. Jamais au cours de sa longue histoire l’abbaye n’avait vu semblable scène se dérouler dans ses murs. Pendant une seconde, les moines eux-mêmes parurent affectés par l’esprit de révolte. Leurs entraves à vie se desserrèrent quelque peu au spectacle qui leur était donné de ce défi inouï lancé à l’autorité. Ils quittèrent leurs sièges des deux côtés de la salle et se pressèrent, mi-effrayés, mi-fascinés, en un large cercle autour du captif. Ils se le montraient du doigt, grimaçaient et commentaient ce scandale. Les mortifications se succéderaient durant de nombreuses semaines avant que l’ombre de ce jour passât de Waverley. Mais, en attendant, aucun effort ne fut tenté pour les ramener à la règle. Il n’y avait plus que du désordre. L’abbé, qui avait quitté son siège de justice, s’avança mais fut engouffré et bousculé dans la foule de ses moines comme un chien de berger empêtré au milieu du troupeau.

 

Seul le procureur resta au large. Il avait cherché refuge derrière les archers qui regardaient d’un air approbateur et indécis cet audacieux fugitif.

 

– Sus ! cria le procureur. Va-t-il donc défier l’autorité de cette cour ? Un seul homme va-t-il avoir raison de vous six ? Approchez-vous et saisissez-vous de lui ! Voyons, Baddlesmere, pourquoi reculez-vous ?

 

L’homme ainsi interpellé, grand gaillard à la barbe en broussaille, vêtu comme les autres d’un justaucorps et de hauts-de-chausse verts, avec de hautes bottes brunes, s’avança lentement le glaive à la main vers Nigel. Il n’avait guère le cœur à l’ouvrage, car ces tribunaux religieux n’étaient que très peu populaires ; chacun se sentait apitoyé par les mésaventures de la maison de Loring, et souhaitait tout le bien possible au jeune héritier.

 

– Allons, messire, venez, vous avez provoqué assez de trouble, déjà ! Allons, rendez-vous !

 

– Venez donc me quérir, mon brave ami ! répondit Nigel dans un sourire.

 

Et l’archer courut à lui. Le métal brilla, une lame scintilla, et l’homme recula en titubant, un filet de sang dégoulinant sur son avant-bras et ses doigts. Il les tordit et grommela un juron en saxon.

 

– Par la croix noire de Bromeholm ! s’écria-t-il, je préférerais encore fourrer la main dans un terrier de renard pour arracher la femelle à ses petits.

 

– Au large ! cria Nigel sèchement. Je ne vous ferai point de mal mais, par saint Paul ! je ne me laisserai point appréhender ainsi, ou quelqu’un en pâtira.

 

Il avait l’œil si fier et la lame si menaçante en se penchant dans l’étroite ogive de la fenêtre que le petit groupe des archers ne sut plus que faire. L’abbé s’était frayé un passage dans la masse et se tenait là, écarlate dans sa dignité outragée.

 

– Il s’est mis hors la loi, dit-il. Il a versé le sang dans la cour de justice et pour pareil péché, il n’est point de pardon. Je n’admettrai point que l’on fasse ainsi fi de mon tribunal. Que celui qui tire l’épée périsse par l’épée ! Forestier Hugh, mettez une flèche à votre arc !

 

L’homme, un des serviteurs lais de l’abbaye, pesa de tout son poids sur l’arc et fixa le bout libre de la corde dans l’entaille supérieure, après quoi, saisissant une de ses terribles flèches de trois pieds, à pointe de fer et ornées de plumes, il la posa sur la corde.

 

– Bandez votre arc et tenez-vous prêt, cria l’abbé furieux. Sir Nigel, il ne convient point à la sainte Église de verser le sang, mais à la violence nous ne pouvons opposer que la violence. Et que la faute en retombe sur votre tête ! Jetez le glaive que vous tenez à la main !

 

– Me laisserez-vous quitter librement cette abbaye ?

 

– Lorsque vous aurez purgé votre peine et payé pour vos péchés.

 

– Dans ce cas, plutôt mourir ici que rendre mon glaive.

 

Un éclair terrifiant scintilla dans l’œil de l’abbé. Il descendait de combattants normands, comme tous ces fiers prélats qui, portant une masse dans la crainte de verser le sang, conduisaient leurs troupes au combat sans jamais oublier que c’était un homme revêtu de leur robe et de leur dignité qui, la crosse à la main, avait fait basculer le destin en cette sanglante journée de Hastings. Les doux accents de l’homme d’Église avaient disparu et ce fut la voix dure du soldat qui ordonna :

 

– Je vous accorde une minute et pas plus ! Quand je crierai : Lâchez ! envoyez-lui une flèche dans le corps.

 

Le trait fut fixé, l’arc bandé et l’œil du forestier se fixa sur sa cible. La minute s’écoula lentement, et Nigel mit ce temps à profit pour prier ses trois saints guerriers non point de sauver son corps dans ce monde, mais de prendre soin de son âme dans l’autre. Il songea une seconde à sortir en bondissant comme un chat sauvage mais, une fois hors de son coin, il était perdu. Cependant, il allait s’élancer au milieu de ses ennemis et déjà il ployait le corps pour sauter lorsque, avec une vibration sourde, la corde de l’arc se rompit, laissant la flèche retomber à terre. Au même moment, un jeune archer bouclé, aux larges épaules et au coffre profond qui dénotaient la force autant que le visage franc et rieur, les grands yeux honnêtes signalaient la bonne humeur et la vaillance, bondit de l’avant glaive en main et se porta aux côtés de Nigel.

 

– Non, mes amis, lança-t-il, Samkin Aylward ne restera point là à regarder un hardi gentilhomme abattu comme un taureau à la fin du combat. Cinq contre un, c’est par trop, mais deux contre quatre, voilà qui est mieux ! Et, sur mes os, le squire Nigel et moi quitterons cette salle ensemble, que ce soit sur nos pieds ou non.

 

L’allure puissante de cet allié et sa grande réputation parmi ses amis donnaient un intérêt nouveau à l’ardeur du combat. Le bras gauche d’Aylward était passé dans son arc bandé, et il était connu de Woolmer Forest jusqu’au Weald comme l’archer le plus rapide et le plus sûr qui eût jamais touché un daim courant à deux cents pas.

 

– Eh non, Baddlesmere, ôte donc la main de ton carquois, sans quoi elle va devoir prendre deux mois de repos pour se cicatriser ! fit encore Aylward. Au glaive, si vous voulez, mes amis, mais pas un homme ne touchera à son arc aussi longtemps que je tiendrai le mien.

 

Les cœurs débordants de colère de l’abbé et du procureur s’élevèrent dans un surcroît de rage devant ce nouvel obstacle.

 

– Que voilà un mauvais jour pour votre père Franklin Aylward qui possède une tenure à Crooksbury ! fit le procureur. Il regrettera à jamais d’avoir eu un fils qui lui aura fait perdre ses terres et tous ses biens.

 

– Mon père est un valeureux yeoman qui déplorerait bien plus encore que son fils restât impassible alors qu’il se commet une lâcheté, rétorqua Aylward fièrement. Attaquez, mes amis, nous vous attendons !

 

Encouragés par les promesses d’une récompense s’ils se mettaient au service de l’abbaye et menacés de représailles s’ils refusaient, les quatre archers allaient s’avancer, lorsqu’une singulière interruption donna une tournure nouvelle aux événements.

 

Tandis que se déroulait cette scène, un groupe de frères lais, de serviteurs et de varlets s’était formé à la porte du chapitre et ils suivaient le déroulement du drame avec l’intérêt et le plaisir avec lesquels on accueille généralement tout ce qui fait diversion à une sombre routine. Mais soudain il se fit parmi les derniers du groupe un remous qui se propagea vers le centre et, pour finir, le premier rang fut violemment rejeté de côté. Dans la trouée surgit une silhouette étrangère qui, au moment même de son apparition, domina de toute son autorité le chapitre, l’abbé, les moines, les prélats et les archers.

 

C’était un homme dans la vigueur de l’âge, à la fine chevelure blonde, portant une moustache frisée et dont le menton s’ornait d’une légère barbe de même teinte que les cheveux ; sur le visage anguleux on ne voyait qu’un grand nez semblable à un bec d’aigle. De fréquentes expositions au vent et au soleil avaient tanné et hâlé sa peau. Il était grand et élancé. L’un de ses yeux était entièrement recouvert par la paupière qui retombait sur une orbite vide, mais l’autre dansait et pétillait, sautant de gauche à droite avec une sorte d’ironie critique et intelligente, tout le feu de son âme semblant s’écouler par cette seule ouverture. Ses vêtements étaient aussi remarquables que sa personne. Un riche pourpoint et un manteau étaient marqués au revers d’une grande devise écarlate en forme de coin. Une dentelle de grand prix lui recouvrait les épaules et, au milieu des plis, apparaissait le scintillement d’une lourde chaîne d’or. Une ceinture et des éperons de chevalier cliquetant à ses bottes de daim proclamaient son rang. Sur le poignet de son gantelet gauche, il portait un petit faucon, ou hobereau, chaperonné, d’une race qui à elle seule dénotait la dignité du propriétaire. Il n’avait point d’armes, mais à son dos, suspendu par un ruban de soie noire, pendait un luth dont le haut manche brun dépassait de l’épaule. Tel était l’homme étrange dont émanait une impressionnante puissance et qui scrutait d’un regard auquel il n’était pas question d’échapper le groupe de gens armés et de moines courroucés.

 

– Veuillez m’excuser, dit-il en un français zézayant, excusez, mes amis. Je croyais venir vous arracher à vos prières et à vos méditations, mais de ma vie je n’ai vu saints exercices de ce genre sous le toit d’une abbaye, avec des glaives en guise de bréviaires et des archers comme fidèles. Je crains bien d’arriver au mauvais moment. Et cependant je viens en mission de la part de quelqu’un qui n’aime guère les délais.

 

L’abbé et le procureur avaient commencé à se rendre compte que les choses étaient allées beaucoup plus loin qu’ils ne le voulaient et qu’il ne leur serait guère aisé, sans scandale, de sauver leur dignité et le beau renom de Waverley. Aussi, malgré l’allure débonnaire, pour ne pas dire irrespectueuse, du nouvel arrivant, ils se réjouirent de son intervention.

 

– Je suis l’abbé de Waverley, mon fils, répondit le prélat. Si votre message a trait à une question publique, vous pouvez me le communiquer ici même dans la salle capitulaire, sinon je vous accorderai une audience. Car il est manifeste que vous êtes un gentilhomme par le sang et par les armoiries, et que vous n’interviendriez point à la légère dans les affaires de notre cour, affaires qui, ainsi que vous avez pu le remarquer, conviennent peu à des gens paisibles comme moi-même et les frères de la règle de saint Bernard.

 

– Pardieu, Père abbé, fit l’étranger, il m’a suffi d’un coup d’œil sur vous et vos gens pour me convaincre que cette affaire était en effet peu de votre goût et qu’elle le sera encore moins quand je vous aurai dit que, plutôt que de voir ce jeune homme de noble allure dans la fenêtre molesté par vos archers, je prendrai parti pour lui.

 

À ces mots, le sourire de l’abbé laissa la place à un froncement de sourcils.

 

– Il vous siérait mieux, messire, je pense, de transmettre le message dont vous vous dites le porteur que de soutenir un prisonnier contre le jugement légitime d’un tribunal.

 

L’étranger balaya le prétoire d’un regard inquisiteur.

 

– Le message ne vous est point destiné, mon bon Abbé ; il est adressé à quelqu’un que je ne connais point. Je me suis rendu en sa demeure où l’on me dit que je le trouverais ici. Son nom est Nigel Loring.

 

– Alors, il est pour moi, messire.

 

– Je m’en doutais. J’ai connu votre père, Eustace Loring et, bien qu’il en valût deux comme vous, il a laissé son empreinte bien claire sur votre visage.

 

– Vous ignorez la vérité sur cette question, intervint l’abbé, et si vous êtes un loyal gentilhomme, vous vous tiendrez à l’écart : ce jeune homme a gravement offensé la loi et il convient aux vassaux du roi de nous accorder leur soutien.

 

– Et vous l’avez traîné ici pour le juger ? s’écria le gentilhomme amusé. Tout comme une compagnie de freux qui jugerait un faucon ! Et je gage que vous avez trouvé plus aisé de juger que de châtier ! Mais permettez-moi de vous dire, Père abbé, que votre situation est illégale. Lorsque de tels pouvoirs furent accordés à vos semblables, ce fut uniquement pour mettre un terme à une riotte ou châtier un serf, mais non pour traîner à votre barre le meilleur sang d’Angleterre et l’affronter à vos archers parce qu’il s’oppose à vos décisions.

 

L’abbé était peu accoutumé à entendre de telles paroles de reproche et, qui pis est, prononcées d’un ton mordant dans sa propre abbaye, en présence de tous ses membres réunis.

 

– Il pourrait vous en cuire et vous pourriez vous apercevoir qu’un tribunal abbatial détient plus de pouvoirs que vous ne le croyez, messire chevalier, si chevalier vous êtes, vous qui vous montrez si discourtois dans vos paroles.

 

L’étranger se mit à rire de bon cœur.

 

– Il est aisé de voir que vous êtes des hommes paisibles, dit-il avec fierté. Si j’avais montré ce chiffre – et il désigna l’insigne sur ses revers – soit sur un bouclier soit sur une oriflamme, que ce fût dans les marches de France ou d’Écosse, il n’est point un chevalier qui n’eût reconnu la pile de gueules de Chandos.

 

Chandos, John Chandos, fleur de la chevalerie anglaise, le héros de cinquante exploits audacieux et désespérés, homme connu et honoré d’un bout à l’autre de l’Europe ! Nigel le regarda comme en proie à une vision. Les archers reculèrent interloqués, les moines, eux, se regroupant pour voir de plus près ce fameux soldat des guerres de France. L’abbé changea de ton et un sourire reparut sur son visage marqué par la colère.

 

– Nous sommes en effet des hommes de paix, sir John, et peu instruits en héraldique. Mais si puissants que soient les murs de notre abbaye, ils ne sont cependant pas si épais que la renommée de vos exploits n’ait pu les franchir et atteindre nos oreilles. S’il est de votre bon plaisir de porter intérêt à ce jeune homme qui a été mal guidé, il ne nous appartient point de contrecarrer cette louable intention, ni de refuser cette grâce que vous requérez de nous. Bien au contraire ! Je suis heureux qu’il puisse avoir un homme tel que vous pour lui donner exemple, en tant qu’ami.

 

– Je vous sais gré de votre courtoisie, mon bon Père abbé, fit Chandos d’un ton négligent, mais ce jeune homme possède un meilleur ami que moi, un ami très bon pour ceux qu’il aime, mais plus terrible encore pour ceux qu’il hait. C’est de sa part que j’apporte un message.

 

– Je vous prie, très honoré seigneur, de me bien vouloir dire quel est ce message, demanda Nigel.

 

– Ce message, mon cher, est le suivant : votre ami va arriver dans ce pays et demande à pouvoir passer une nuit dans le manoir de Tilford, pour l’amour et le respect qu’il porte à votre famille.

 

– Certes, il sera le bienvenu, répondit Nigel, mais j’espère qu’il est de ceux qui savent apprécier la nourriture du soldat et coucher sous un humble toit, car nous ne pouvons que donner le meilleur de nous-mêmes, pauvres comme nous le sommes.

 

– C’est en effet un soldat et l’un des plus grands, répondit Chandos en riant, et je gage qu’il a dormi déjà dans des endroits plus frustes que Tilford Manor.

 

– J’ai bien peu d’amis, seigneur, fit Nigel étonné, et je vous saurais gré de me dire le nom de ce gentilhomme.

 

– Son nom est Édouard.

 

– Sir Édouard Mortimer de Kent, alors. Ou bien, est-ce Sir Édouard Brocas, dont Lady Ermyntrude m’a si souvent entretenu ?

 

– Non, il n’est connu que sous le seul nom d’Édouard. Si vous voulez savoir l’autre nom, il est : Plantagenêt. Car celui qui demande asile sous votre toit n’est autre que votre seigneur lige et le mien, Sa Gracieuse Majesté le roi Édouard d’Angleterre.

CHAPITRE VI

LADY ERMYNTRUDE OUVRE LE COFFRE DE FER


Ce fut comme dans un rêve que Nigel entendit ces paroles prodigieuses et incroyables. Ce fut comme dans un rêve qu’il vit un abbé souriant et conciliant, un procureur obséquieux et un groupe d’archers qui leur ouvrirent le chemin, à lui-même et au messager du roi, au travers de la foule qui obstruait la porte de la salle du chapitre. L’instant d’après, il marchait à côté de Chandos, dans le cloître paisible, et devant lui, au-delà de la grande porte, s’étendait la large route jaune, bordée de verts pâturages. L’air printanier qui embaumait l’atmosphère n’en était que plus doux et plus parfumé, après celui, glacial, du déshonneur et de la captivité, qui venait de refroidir un cœur si ardent. À peine avait-il franchi le portail, qu’il se sentit tiré par la manche. Ayant tourné le regard, il vit l’honnête visage brun et les yeux couleur noisette de l’archer qui avait pris son parti.

 

– Alors, jeune seigneur, fit Aylward, qu’avez-vous à dire ?

 

– Et que pourrais-je vous dire, mon bon ami, sinon vous remercier du fond du cœur ? Par saint Paul, eussiez-vous été mon frère de sang que vous ne m’auriez pas défendu avec plus d’énergie.

 

– Non, cela ne suffit point.

 

Nigel, vexé, rougit, d’autant plus que Chandos, l’œil critique, écoutait leur conversation.

 

– Si vous avez entendu ce qui a été dit au tribunal, dit-il, vous devez savoir que je ne jouis point en ce moment des biens de ce monde. La peste noire et les moines ont pesé lourdement sur mes terres. C’est avec plaisir que je vous donnerais une poignée d’or pour le service que vous m’avez témoigné, si c’est ce que vous cherchez. Mais je n’en ai point, et je vous répète qu’il vous faudra vous satisfaire de mes remerciements.

 

– Votre or ne m’intéresse point, répondit Aylward, d’un ton bref. De plus, vous n’achèteriez point ma loyauté, même en remplissant ma besace de nobles à la rose, si je ne vous estimais point un homme. Mais je vous ai vu monter le cheval jaune, je vous ai vu faire front à l’abbé de Waverley, et vous êtes le maître que j’aimerais servir, si vous avez une place pour un homme comme moi. J’ai vu vos suivants et je ne doute point qu’ils furent de vaillants compagnons du temps de votre grand-père. Mais lequel d’entre eux pourrait encore tendre la corde d’un arc ? Pour vous, j’ai renoncé au service de l’abbé de Waverley. Où pourrais-je trouver un autre poste maintenant ? Si je reste ici, je ne pourrai plus rien faire.

 

– Voyons, il n’y a point là de difficultés, intervint Chandos. Parbleu, un archer audacieux, bruyant et crâneur vaut son pesant d’or dans les marches de France. J’en ai deux cents pareils qui me suivent et je ne demanderais pas mieux que de vous voir parmi eux.

 

– Je vous remercie pour votre offre, noble seigneur, répondit Aylward, et je préférerais votre bannière à n’importe quelle autre car il est bien connu qu’elle va toujours de l’avant : j’ai assez entendu parler des guerres pour savoir qu’il ne reste plus grand-chose à piller pour ceux qui demeurent en arrière. Cependant si le squire veut de moi, je préférerais combattre sous les roses de Loring car, bien que je sois né dans la centurie d’Eastbourne, canton de Chichester, j’ai grandi et appris à manier l’arc dans ces terres et, en tant que fils libre d’un homme libre, je préférerais servir monseigneur plutôt qu’un étranger.

 

– Mon bon ami, répondit Nigel, je vous ai déjà dit que je ne pourrais en aucune façon vous récompenser pour le service que vous m’avez rendu.

 

– Si vous acceptez simplement de m’emmener à la guerre, je me chargerai moi-même de ma récompense. En attendant, je ne demande qu’un coin à votre table et une toise de votre plancher, car il est bien certain que la seule récompense que j’aurai de l’abbé pour mon exploit de ce jour, ce sera le fouet pour mes reins et le tabouret pour mes pieds. Samkin Aylward est votre homme, squire Nigel, à partir de cette heure et, sur les os de mes doigts, que le diable m’emporte s’il doit vous arriver de le regretter !

 

Ce disant, il porta la main à son casque d’acier en guise de salut, rejeta son grand arc jaune sur le dos et suivit son nouveau maître à quelques pas.

 

– Pardieu, j’arrive à la bonne heure, s’exclama Chandos. Venant de Windsor, je me suis rendu directement à votre manoir que j’ai trouvé vide, à l’exception d’une vieille dame qui m’a fait part de vos ennuis. De là, je me suis rendu à l’abbaye et je ne suis point parvenu trop tôt, car je vous assure que le tableau n’avait rien de réjouissant avec ces flèches prêtes à vous transpercer le corps, et les clochettes, livres de prières et autres candélabres destinés à prendre soin de votre âme. Mais, si je ne me trompe, voici la bonne dame.

 

C’était en effet la grande silhouette de Lady Ermyntrude, maigre, voûtée, appuyée sur un bâton, qui était apparue à la porte du manoir et s’avançait pour les accueillir. Elle éclata de rire et brandit son bâton dans la direction de l’imposant monastère lorsqu’on la mit au courant de la déconfiture de l’abbaye. Elle les conduisit ensuite dans la grande salle où l’on avait préparé tout ce qu’ils pouvaient offrir de mieux à leur illustre visiteur. Elle avait elle-même dans les veines du sang de Chandos, dont on pouvait retrouver la trace au travers des Grey, Multon, Valence, Montague et autres grandes familles, à tel point que le repas fut pris et presque digéré avant qu’elle en eût terminé d’un imbroglio de mariages et alliances, avec les partitions, rebattements, pièces honorables et modifications par lesquels on pouvait dresser le blason des deux familles pour prouver leur commune origine. Même si l’on remontait jusqu’à la conquête et en deçà, il n’était pas un arbre généalogique de noblesse dont chaque pousse, chaque bourgeon, ne fût lié à Lady Ermyntrude.

 

Lorsque la table fut ôtée et que les trois personnages se trouvèrent seuls, Chandos transmit son message à la dame.

 

– Le roi Édouard n’a jamais oublié le noble chevalier votre fils, Sir Eustace. Il doit se rendre à Southampton la semaine prochaine et je suis son avant-courrier. Il m’a prié de vous dire, noble Dame, qu’il viendrait par Guildford afin de pouvoir passer une nuit sous votre toit.

 

La vieille dame rougit de plaisir mais pâlit soudain, vexée par les termes mêmes.

 

– C’est en vérité un grand honneur pour la maison de Loring, bien que notre toit soit humble et, comme vous l’avez pu voir, notre pitance bien simple. Le roi ne se doute point que nous sommes aussi pauvres. Je crains que nous ne passions pour grossiers et avares à ses yeux.

 

Mais Chandos écarta ses craintes. La suite du roi, dans laquelle ne se trouvaient pas de dames, logerait au château de Farnham. Tout roi qu’il était, il se souciait peu de ses aises, en vaillant soldat qu’il était resté. Et de toute façon, puisqu’il avait annoncé sa venue, il leur fallait y faire face du mieux qu’ils pouvaient. Enfin, avec beaucoup de délicatesse, Chandos offrit sa propre bourse si elle pouvait les aider dans la circonstance. Mais Lady Ermyntrude avait déjà retrouvé son calme.

 

– Non, noble cousin, cela ne se peut faire. Je vais préparer pour le roi tout ce qui sera possible, en me souvenant que, si la maison de Loring ne peut rien donner de plus, elle a toujours mis son sang à sa disposition.

 

Chandos devait encore se rendre à Farnham Castle et au-delà, mais il exprima le désir de prendre un bain chaud avant de se mettre en route car, comme la plupart des autres chevaliers, il aimait à se plonger dans l’eau la plus chaude qu’il pût supporter. Ainsi donc le bain, une grande cuve cerclée, plus large mais plus courte qu’une baratte, fut installé dans la chambre d’hôte et ce fut là que Nigel tint compagnie à Chandos qui se détendait dans l’eau.

 

Nigel, perché sur le côté du haut lit, balançant ses jambes dans le vide, regardait d’un air étonné et amusé l’étrange visage, les cheveux blonds hirsutes et les épaules musclées du fameux guerrier, le tout disparaissant légèrement dans une épaisse colonne de vapeur. Il était d’humeur bavarde, aussi Nigel l’assaillit-il de mille questions sur les guerres, s’accrochant à chaque mot proféré en réponse, comme si l’autre eût été l’oracle des Anciens parlant au travers de la fumée ou d’un nuage. Pour Chandos lui-même, vieux guerrier aux yeux de qui la guerre avait perdu toute sa fraîcheur, ce fut un rappel de son ardente jeunesse que d’entendre les vives questions de Nigel et de noter l’attention avec laquelle il l’écoutait.

 

– Parlez-moi du pays de Galles, noble seigneur, demanda Nigel. Quelle sorte de soldats sont les Gallois ?

 

– Ce sont de vaillants guerriers, répondit Chandos en barbotant dans son bain. Vous avez des chances d’avoir de bonnes escarmouches dans leurs vallées lorsque vous y chevauchez avec une petite suite. Ils flamboient comme un buisson d’ajoncs, mais si vous parvenez à en faire baisser la chaleur pendant un court instant, il arrive qu’ils se refroidissent.

 

– Et les Écossais ? Vous leur avez fait la guerre aussi, à ce que j’ai compris.

 

– Les chevaliers écossais ne reconnaissent aucun maître au monde et celui qui peut tenir tête aux meilleurs d’entre eux, que ce soit un Douglas, un Murray ou un Seaton, celui-là n’a plus rien à apprendre. Si vaillant que vous soyez, vous en trouverez toujours un aussi vaillant que vous, lorsque vous chevaucherez vers le nord. Si les Gallois sont semblables à un feu d’ajoncs, alors, pardieu ! les Écossais sont comme la tourbe, car ils se consument lentement et vous n’en viendrez jamais à bout. J’ai passé de bien bonnes heures dans les marches d’Écosse, car, quand bien même il n’y a point de guerre, les Percy d’Alnwick ou le gouverneur de Carlisle peuvent toujours soulever une petite querelle avec les clans frontaliers.

 

– Il me souvient que mon père avait coutume de dire qu’ils étaient de valeureux lanciers.

 

– Les meilleurs au monde, car leurs lances ont douze pieds de long et ils marchent en rangs très serrés. Mais leurs archers sont plus faibles, sauf peut-être les hommes d’Ettrick ou de Selkirk qui sont originaires des forêts… Nigel, veuillez ouvrir la fenêtre treillissée, je vous prie. Il y a ici par trop de vapeur… Par contre, au pays de Galles, ce sont les lanciers qui sont faibles, et il n’est point d’archers dans ces îles comme les hommes de Gwant avec leurs arcs en orme : leur puissance est telle que j’ai connu un chevalier qui eut sa monture tuée sous lui après que la flèche eut traversé ses chausses de mailles, sa cuisse et sa selle. Mais maintenant, qu’est-ce que la flèche, comparée à ces nouvelles balles de métal projetées par la poudre et qui déchirent une armure comme une pierre le fait d’un œuf ! Nos pères ne connaissaient point cela.

 

– Alors, tant mieux pour nous, s’écria Nigel, puisqu’il y aura au moins une aventure honorable qui sera bien à nous.

 

Chandos eut un petit rire et tourna vers le jeune homme rougissant un regard chargé de sympathie.

 

– Vous avez une façon de parler qui me rappelle les vieux que j’ai connus au temps de ma jeunesse, dit-il. C’étaient de vrais paladins et ils parlaient tout comme vous. Bien que vous soyez fort jeune, vous appartenez à un autre âge. Où donc avez-vous pris cette façon de penser et de vous exprimer ?

 

– Je n’ai eu qu’une seule préceptrice : Lady Ermyntrude.

 

– Pardieu, elle a dressé un fauconneau qui est prêt à fondre sur une noble proie. J’aimerais être le premier à vous déchaperonner. Ne voulez-vous point chevaucher avec moi dans les guerres ?

 

Des larmes sautèrent aux yeux de Nigel qui manqua broyer la grande main qui pendait hors de la cuve.

 

– Par saint Paul ! que pourrais-je souhaiter de mieux au monde ? Je n’aime guère l’abandonner car elle n’a personne pour prendre soin d’elle. Mais si cela pouvait se faire…

 

– La main du roi peut faire beaucoup. N’en dites rien avant qu’il soit ici. Mais si vous voulez chevaucher avec moi…

 

– Qu’est-ce donc qu’un homme pourrait souhaiter de mieux ? Est-il un écuyer en Angleterre qui ne voulût servir sous la bannière de Chandos ? Et où allez-vous, noble seigneur ? Et quand partez-vous ? Sera-ce pour l’Écosse ? Pour l’Irlande, peut-être ? Pour la France ? Mais hélas ! Hélas !…

 

Le visage exalté s’était soudain assombri. Pendant un instant, il avait oublié qu’il ne pouvait pas plus se payer une armure que de la vaisselle d’or. Et d’un seul coup, tous ses espoirs furent abattus. Ah, ces sordides soucis matériels qui viennent toujours s’interposer entre nos rêves et leur accomplissement ! Le squire d’un tel seigneur se devait d’être bien équipé. Et cependant toute la fortune de Tilford n’y suffirait point.

 

Mais Chandos, dont l’intelligence était vive et qui avait une grande connaissance du monde, avait aussitôt deviné la cause de ce soudain changement.

 

– Si vous combattez sous ma bannière, ce sera à moi qu’il reviendra de vous pourvoir en armes. Non, je n’admettrai point de réplique !

 

Mais Nigel secoua tristement la tête.

 

– Ce n’est point possible ! Lady Ermyntrude vendrait cette vieille demeure et jusqu’au dernier pouce de terrain plutôt que de me permettre d’accepter cette offre généreuse. Cependant je ne désespère point car, la semaine dernière, j’ai fait l’acquisition d’un noble palefroi sans débourser un penny. Peut-être aurai-je l’occasion de me procurer toute une armure de la même façon.

 

– Et comment avez-vous eu ce cheval ?

 

– Il m’a été donné par les moines de Waverley.

 

– Merveilleux !… Mais, pardieu ! après ce que j’ai vu, je me serais attendu qu’ils ne vous donnassent que leur malédiction.

 

– Ils n’avaient que faire de cette bête et me l’ont offerte.

 

– Il vous suffira donc de trouver quelqu’un qui n’ait que faire d’une armure et qui vous la donne. J’espère cependant que vous aurez de meilleures dispositions d’esprit et que vous me permettrez de vous équiper pour la guerre, puisque la bonne Dame a prouvé que j’étais votre cousin.

 

– Mille grâces, noble seigneur ! Si je devais m’adresser à quelqu’un, ce serait à vous, mais il est d’autres moyens que j’aimerais d’abord essayer… Mais je vous prie, bon sir John, de me parler de vos nobles combats à la lance contre les Français, car le pays tout entier retentit des légendes de vos exploits, et j’ai entendu dire que, en une matinée, trois champions avaient succombé devant votre lance. Est-ce vrai ?

 

– Ces cicatrices sur mon corps en font foi, mais ce n’était là que folies de jeunesse.

 

– Comment pouvez-vous appeler cela des folies ? Ne sont-ce point là les moyens de se gagner un honorable avancement et le cœur d’une dame ?

 

– Ce que vous dites est vrai, Nigel. À votre âge, un homme se doit d’avoir la tête chaude et de porter haut le cœur. J’étais moi aussi doué des deux, et je combattais pour ma dame, parce que j’en avais fait vœu, ou tout simplement parce que tel était mon bon plaisir. Mais lorsqu’on grandit et qu’on commande d’autres hommes, il y a aussi certaines choses auxquelles il faut penser. On réfléchit moins à son honneur personnel qu’à la sécurité de ses troupes. Ce ne sont plus votre lance, votre épée ou votre bras qui feront changer le destin d’une bataille, mais une tête froide et raisonnée qui peut vous sauver d’une situation désespérée. Celui qui sait choisir le bon moment pour faire charger ses cavaliers ou pour leur enjoindre de mettre pied à terre avant de continuer le combat, celui qui sait mêler ses archers et ses hommes d’armes de façon à se soutenir mutuellement, celui qui sait tenir ses réserves à l’écart et ne les faire intervenir que lorsqu’elles peuvent faire pencher le plateau de la balance, celui dont l’œil vif sait découvrir les terrains marécageux ou accidentés – celui-là vaut bien plus dans une armée que tous les Roland, Olivier et autres preux chevaliers.

 

– Cependant, noble seigneur, si ses chevaliers lui font défaut, tout son travail de tête ne servira de rien.

 

– C’est très vrai, Nigel. Aussi, puissent tous les squires partir en guerre avec un cœur aussi ardent que le vôtre. Mais il ne me faut plus tarder, car le service du roi ne peut attendre. Je vais me vêtir et, lorsque j’aurai pris congé de la bonne Dame Ermyntrude, je m’en irai à Farnham. Mais vous me reverrez ici le jour de l’arrivée du roi.

 

Ainsi donc, Chandos s’en fut ce soir-là, poussant son cheval dans les paisibles allées et pinçant son luth, car il aimait la musique et était connu pour ses chants joyeux. Les habitants apparaissaient devant leurs demeures, riant et battant des mains pour accompagner la voix riche qui s’élevait puis retombait en douces modulations dans l’allègre pincement des cordes. Et peu de ceux qui le voyaient passer auraient pu se douter que cet étrange chevalier aux cheveux de lin était le plus rude guerrier de toute l’Europe. Une fois seulement, alors qu’il entrait dans Farnham, un vieil homme d’armes invalide et couvert de haillons courut vers lui et s’accrocha à son cheval comme un chien gambade autour des jambes de son maître. Chandos lui lança un mot aimable et une pièce d’or au moment où il entrait au château.

 

Pendant ce temps, le jeune Nigel et Lady Ermyntrude, laissés seuls en face de leurs difficultés, se regardaient désespérés.

 

– Le cellier est quasi vide, fit Nigel. Il reste deux tonnelets de bière et un fût de vin des Canaries. Comment pourrions-nous servir pareils breuvages au roi et à sa cour ?

 

– Il nous faudrait du vin de Bordeaux. Et avec le veau marbré, la volaille et l’oie, nous pourrons faire assez pour le repas, s’il ne reste que pour une nuit. Et combien seront-ils ?

 

– Une douzaine, au moins.

 

La vieille dame se tordit les mains de désespoir.

 

– Non, ne le prenez pas ainsi à cœur, chère Dame, fit Nigel. Nous n’avons qu’un mot à dire et le roi s’arrêtera à Waverley, où lui et sa cour trouveront tout ce qu’ils pourront désirer.

 

– Cela, jamais ! se récria Lady Ermyntrude. Ce serait une honte et une disgrâce pour nous si le roi devait longer notre porte alors qu’il a gracieusement offert de la pousser. Non, je m’en sortirai. Jamais je n’aurais cru être forcée un jour à ceci, mais je sais qu’il le voudrait et je le ferai.

 

Décrochant une clé qui pendait à sa ceinture, elle se dirigea vers le vieux coffre de fer. Le grincement des charnières rouillées, lorsqu’elle souleva le couvercle, prouva à l’évidence combien la vieille dame se tenait éloignée du Saint des Saints de son coffre aux trésors. Par-dessus se trouvaient quelques reliques de vieilles parures : un manteau de soie semé d’étoiles d’or, une coiffe de fils d’argent, un rouleau de dentelle de Venise. En dessous s’empilaient des paquets attachés avec de la soie, que la vieille dame mania avec soin : un gant d’homme pour la chasse, une sandale d’enfant, des lacs d’amour faits d’un ruban d’un vert passé, quelques lettres d’une écriture rude et une relique de saint Thomas. Puis, du fond même du coffre, elle tira trois objets enveloppés de soie qu’elle déballa et posa sur la table. L’un était un bracelet d’or brut dans lequel étaient enchâssés des rubis non taillés, le second était un plateau d’or et le troisième un hanap du même métal.

 

– Vous m’avez souvent déjà entendu parler de ces objets, Nigel, mais vous ne les aviez jamais vus, car voilà longtemps que je n’ai plus ouvert le coffre, de crainte que dans nos grands besoins nous ne soyons tentés d’en faire de l’argent. Je les ai tenus loin de ma vue et même de mes pensées. Mais cette fois, il s’agit de l’honneur de notre maison et il me faut m’en séparer. Ce hanap est celui que mon époux, Sir Nele Loring, gagna après la prise de Bagdad, alors que ses compagnons et lui avaient tenu la lice depuis matines jusqu’à vêpres contre la fleur de la chevalerie française. Le plateau lui fut donné par le comte de Pembroke en souvenir de sa vaillance sur le champ de bataille de Falkirk…

 

– Et le bracelet, chère Dame ?

 

– Vous n’en rirez point, Nigel ?

 

– Certes non, pourquoi le ferais-je ?

 

– Ce bracelet fut le prix de la reine de beauté qui me fut donné devant toutes les grandes dames d’Angleterre par Sir Nele Loring, un mois avant notre union. Une reine de beauté, Nigel ! Moi ! Vieille et voûtée comme vous me voyez maintenant ! Cinq hommes sont tombés devant sa lance avant qu’il m’offrît ce bijou. Et maintenant, dans mes dernières années…

 

– Non, non, chère et honorée Dame, nous ne nous séparerons point de ce trésor.

 

– Si, Nigel ; il l’aurait voulu ainsi. Je l’entends presque me le murmurer à l’oreille. L’honneur était tout pour lui, le reste rien, Enlevez cela, Nigel, avant que mon cœur faiblisse. Demain, vous porterez le tout à Guildford. Vous y verrez Thorold, l’orfèvre. Vous tâcherez d’en obtenir assez d’argent pour faire face à tout ce dont nous avons besoin pour la venue du roi.

 

Elle détourna le visage pour dissimuler ses traits ridés et le couvercle du coffre de fer en retombant couvrit un sanglot.

CHAPITRE VII

COMMENT NIGEL S’EN FUT FAIRE SES EMPLETTES À GUILDFORD


Ce fut par un beau matin de juin que Nigel, le cœur allégé par la jeunesse et le printemps, quitta Tilford pour s’en aller faire ses emplettes à la ville proche de Guildford. Sous lui, son grand cheval jaune caracolait et sautillait, aussi heureux et léger d’esprit que son maître. Dans l’Angleterre entière, on aurait difficilement pu trouver un couple aussi ardent et débonnaire. La route sablonneuse serpentait à travers les bois de pins où la brise douce fleurait bon la résine ; elle traversait les downs couverts de bruyères qui roulaient au nord et au sud, immenses et inhabités car dans ces terres le sol était pauvre et sans eau. Il traversa Crooksbury Common puis la grande bruyère de Puttenham, suivant un sentier sablonneux qui sinuait entre les fougères arborescentes et la bruyère, car il désirait rejoindre la route des pèlerins à l’endroit où elle s’incurvait vers l’est en arrivant de Farnham et de Seale. Tout en avançant, il tâtait régulièrement les fontes de sa selle où il avait enfermé, soigneusement enveloppés, les trésors de Lady Ermyntrude. À regarder la puissante encolure qui se balançait sur un rythme allègre devant lui, à sentir l’allure aisée du grand cheval et en entendant le battement assourdi de ses sabots, il aurait voulu chanter et crier sa joie de vivre.

 

Derrière lui, sur le poney brun qui avait servi autrefois de monture à Nigel, suivait l’archer Samkin Aylward qui de lui-même avait pris la charge de serviteur personnel et de garde du corps. Ses larges épaules et sa gigantesque poitrine semblaient dangereusement perchées sur le petit animal, mais il allait l’amble en sifflotant un refrain allègre, le cœur aussi léger que celui de son maître, Pas un homme qui n’eût un hochement de tête, pas une femme qui ne sourît au passage du jovial archer dont la plupart du temps, la tête tournée sur les épaules, le regard suivait le dernier jupon croisé. Une fois seulement, il reçut un accueil assez rude, venant d’un homme grand, aux cheveux de neige et au visage rougeaud qu’ils rencontrèrent dans la lande.

 

– Le bonjour, mon père, cria Aylward. Comment cela va-t-il à Crooksbury ? Comment se porte la vache noire ? Et les brebis d’Alton ? Et Mary, la fille de laiterie, et tous les autres ?

 

– C’est bien à toi de poser pareille question, bon à rien, répondit le vieux. Tu as irrité les moines de Waverley dont je suis tenancier, et ils veulent me prendre ma ferme. J’en ai cependant encore pour trois ans et, qu’ils fassent ce qu’ils veulent, je ne déguerpirai point d’ici là. Mais je n’aurais jamais cru que je perdrais un jour mon foyer à cause de toi, Samkin. Et, si grand que tu sois, je saurais bien chasser la poussière de ce pourpoint vert à coups de branches de noisetier, si je te tenais à Crooksbury.

 

– Dans ce cas, vous le pourrez faire demain matin, mon père, car je viendrai vous voir. Mais en vérité, je n’ai rien fait d’autre à Waverley que vous n’eussiez fait vous-même. Regardez-moi dans les yeux, vieille tête chaude, et dites-moi si vous seriez resté là à ne rien faire alors que le dernier Loring – voyez-le s’avancer là-bas, la tête haute et l’esprit dans les nuages – allait être abattu d’une flèche sur l’ordre de ce moine plein de graisse. Si vous me dites que vous l’auriez fait, je vous renie comme père.

 

– Non, Samkin, et, s’il en est ainsi, alors ce que tu as fait n’était peut-être point si mal. Mais il m’est bien dur de perdre ma vieille ferme, alors que mon cœur est enterré dans son sol.

 

– Allons donc, bonhomme. Vous avez encore trois ans devant vous et Dieu sait ce qui peut se passer en trois ans. Avant ce temps, j’aurai été à la guerre et, lorsque j’aurai forcé un ou deux coffres français, vous pourrez vous acheter votre bonne terre brune et vous gaudir de l’abbé John ainsi que de ses baillis. Ne suis-je point un homme tout comme Tom Withstaff de Churt ? Après six mois, il est revenu avec les goussets pleins de nobles à la rose et une Française sur chaque bras.

 

– Dieu nous garde des femmes, Samkin ! Mais, s’il y a de l’argent à récolter, il est bien vrai que tu es capable d’en avoir ta part, tout comme n’importe quel homme. Mais hâte-toi, mon garçon, ton maître a déjà passé la croupe de la colline.

 

Saluant son père de sa main gantée, l’archer planta les talons dans les flancs de sa monture et eut tôt fait de rejoindre Nigel. Après avoir jeté un coup d’œil par-dessus l’épaule, celui-ci ralentit son allure et attendit que la tête du poney fût à sa hauteur.

 

– N’ai-je point ouï, archer, qu’un hors-la-loi était en liberté dans cette contrée ?

 

– Si, noble seigneur. C’était un serf de Peter Mandeville. Mais il a brisé ses liens et s’est sauvé dans ces forêts. Les gens l’appellent l’Homme sauvage de Puttenham.

 

– Mais comment se fait-il qu’on ne lui ait point donné la chasse ? Si cet homme est un tire-laine et un brigand, ce serait une belle occasion d’en débarrasser le pays.

 

– Les gens d’armes de Guildford ont été envoyés par deux fois déjà pour s’en saisir. Mais le renard a plusieurs terriers, et il est bien malaisé de l’en faire sortir.

 

– Par saint Paul, si je n’étais point aussi pressé, je ferais bien un détour pour le rechercher. De quel côté vit-il ?

 

– Un immense marais s’étend au-delà de Puttenham ; au milieu se trouvent des grottes où lui et les siens se cachent.

 

– Les siens ? Ils sont donc une bande ?

 

– Plusieurs se sont joints à lui.

 

– Mais voilà qui paraît une entreprise pleine d’honneur ! Lorsque le roi sera venu et parti, nous consacrerons une journée aux hors-la-loi de Puttenham. Je crains bien que nous n’ayons que peu de chances de les rencontrer au cours de ce présent voyage.

 

– Ils attaquent les pèlerins qui passent sur la route de Winchester. De plus, ils sont bien vus par les gens du pays, car ils ne les volent point et ont toujours la main secourable pour ceux qui acceptent de les aider.

 

– Il est toujours aisé d’avoir la main secourable avec de l’argent volé. Mais je crains qu’ils ne se risquent point à voler deux hommes comme nous dont la ceinture est garnie d’une épée.

 

Ils avaient franchi les marais sauvages et étaient parvenus sur la grand-route qu’empruntaient les pèlerins venus de l’Ouest pour se rendre au sanctuaire national de Canterbury. Après avoir traversé Winchester, la route suivait la merveilleuse vallée de l’Itchen, pour atteindre Farnham, où elle formait deux embranchements, l’un qui suivait le Hog’s Back, ou Dos d’Âne, l’autre qui tournait vers le sud en direction de la colline de Sainte-Catherine, où se dressait le sanctuaire des pèlerins, actuellement en ruine, mais qui était alors un lieu auguste et très fréquenté. C’était sur cette route que se trouvaient Nigel et Aylward en se rendant à Guildford.

 

Comme par hasard, personne ne prenait la même direction qu’eux, mais ils rencontrèrent des groupes de pèlerins qui s’en revenaient avec des images de saint Thomas, des coquilles d’escargot ou de petites ampoules de plomb sur leurs chapeaux et des ballots d’emplettes sur les épaules. Ils étaient sales et en haillons. Les hommes allaient à pied, les femmes étaient portées par des ânes. Gens et bêtes cheminaient gaiement, comme si c’eût été un jour faste ou comme s’ils avaient retrouvé déjà leur foyer. Avec quelques mendiants ou ménestrels couchés dans la bruyère de part et d’autre du chemin dans l’espoir de recevoir des passants un occasionnel farthing, ce furent les seules personnes qu’ils rencontrèrent jusqu’au village de Puttenham. Le soleil était déjà chaud et il y avait tout juste assez de vent pour soulever la poussière du chemin, à telle enseigne qu’ils furent heureux de se nettoyer le gosier en allant boire un verre de bière au cabaret du village où la tenancière jeta un au revoir narquois à Nigel, qui n’avait pas eu assez d’attentions pour elle, et une gifle à Aylward, qui en avait eu trop.

 

De l’autre côté de Puttenham, la route traversait un bois de chênes et de hêtres, s’élevant au-dessus d’une végétation touffue de fougères et de ronces. Ils y rencontrèrent une patrouille de sergents d’armes. C’étaient de grands gaillards bien montés, revêtus de hoquetons et de bonnets de buffle, armés de lances et de sabres. Leurs chevaux avançaient lentement sur le côté ombragé de la route. Ils s’arrêtèrent lorsque les voyageurs parvinrent à leur hauteur pour leur demander s’ils avaient été molestés en chemin.

 

– Prenez garde, leur dirent-ils, car l’Homme sauvage et son épouse courent les routes. Hier encore, ils ont abattu un marchand de l’Ouest et lui ont pris cent couronnes.

 

– Son épouse ?

 

– Oui, elle est toujours à ses côtés et, si lui a la force, elle a l’intelligence. J’espère bien un matin voir leurs deux têtes sur l’herbe verte.

 

La patrouille continua son chemin vers Farnham, s’éloignant, comme il fut prouvé par la suite, des voleurs qui l’avaient très certainement épiée des buissons bordant la route. Derrière une courbe de cette route, Nigel et Aylward aperçurent une grande et gracieuse femme qui se tordait les mains en pleurant, assise sur le bord du chemin. À la vue d’une telle beauté en détresse, Nigel éperonna Pommers, qui en trois bonds le déposa aux pieds de la malheureuse.

 

– Que vous arrive-t-il, gente Dame ? demanda-t-il. Quelque chose en quoi je puisse être votre ami ? Ou est-il possible que quelqu’un ait eu le cœur assez dur pour vous faire injure ?

 

Elle se releva et tourna vers lui un visage illuminé par l’espoir et la prière.

 

– Oh ! sauvez, je vous prie, mon pauvre père ! Peut-être avez-vous vu les gens d’armes. Ils viennent de nous dépasser mais je crains qu’ils ne soient hors de portée de voix.

 

– En effet, ils sont éloignés, mais nous pourrions vous servir tout aussi bien.

 

– Alors, faites vite, je vous prie ! Peut-être le mettent-ils à mort en ce moment même. Ils l’ont entraîné dans les buissons là-bas, où je l’ai entendu geindre faiblement. Hâtez-vous, je vous implore.

 

Nigel sauta à bas de son cheval et jeta les rênes à Aylward.

 

– Non, cria celui-ci, allons-y ensemble. Combien de brigands y avait-il, gente Dame ?

 

– Deux grands gaillards.

 

– Dans ce cas, j’y vais aussi.

 

– Non, ce n’est pas possible, répliqua Nigel. Le bois est trop dense pour les chevaux et nous ne pouvons les abandonner sur le chemin.

 

– Mais je les garderai, intervint la femme.

 

– Pommers ne se laisse pas facilement garder. Reste ici, Aylward, jusqu’à ce que je revienne. N’en bouge point ! C’est un ordre.

 

Sur ces mots, l’œil joyeux et scintillant de l’espoir d’une aventure, Nigel tira son épée et s’enfonça dans le bois. Il courut loin et vite, de clairière en clairière, écartant les buissons, bondissant par-dessus les ronces, léger comme un jeune daim, cherchant d’un côté puis de l’autre, tendant l’oreille pour surprendre un son, mais n’entendant que le roucoulement des ramiers ; il continua, ayant toujours en esprit, derrière lui, la femme en larmes et, devant, l’homme prisonnier. Ce ne fut que lorsqu’il commença d’avoir mal aux pieds et d’être à bout de souffle qu’il s’arrêta en portant la main au côté en se souvenant qu’il lui fallait encore s’occuper de ses propres affaires et qu’il était temps pour lui de reprendre sa route.

 

Pendant ce temps, Aylward avait eu recours à un moyen plus fruste et plus personnel de consoler la jeune femme qui sanglotait, le visage contre la selle de Pommers.

 

– Allons, ne pleurez point, ma toute belle. Cela me fait jaillir les larmes aux yeux que de vous en voir verser ainsi à torrents.

 

– Hélas, bon archer, c’était le meilleur des pères… si bon, si doux ! Si vous l’aviez connu, je suis sûre que vous l’auriez aimé.

 

– Allons, allons, il n’aura même pas une égratignure. Squire Nigel va nous le ramener bientôt.

 

– Non, non, jamais plus je ne le reverrai ! Soutenez-moi, bon archer, je me sens défaillir.

 

Aylward passa aussitôt le bras autour de la taille souple. La femme se cramponna de la main à son épaule. Son visage pâle regarda derrière et ce fut une lueur de joie dans ses yeux, un éclair d’attente et de triomphe qui avertit soudain le brave garçon d’un danger qui le menaçait.

 

Il se dégagea de l’étreinte de la femme et bondit de côté, tout juste à temps pour éviter un coup violent qui lui était porté par un gros gourdin que maniait un homme plus grand et plus puissant que lui. Il eut la brève vision de grandes dents qui grinçaient d’un air féroce, d’une barbe en broussaille et de deux yeux de chat sauvage. Une seconde plus tard, Aylward s’était rapproché en baissant la tête sous une autre volée de la meurtrière massue.

 

Les bras roulés autour du corps bien bâti du voleur et le visage enfoui dans la grande barbe, Aylward souffla, força et souleva. Tour à tour avançant et reculant sur la route poussiéreuse, les deux hommes battaient des pieds et titubaient dans une lutte atroce dont l’enjeu était la vie. Par deux fois, Aylward avait manqué d’être jeté au sol par la grande force du hors-la-loi, et à deux reprises sa jeunesse et son adresse d’archer lui permirent de reprendre son étreinte et son équilibre. Puis ce fut son tour. Il glissa la jambe dans le creux du genou de l’autre qu’il fit basculer d’une forte poussée. Le hors-la-loi tomba à la renverse en poussant un cri rauque. Il avait à peine touché le sol, qu’Aylward avait déjà le genou sur lui, avec son épée dans la barbe, pointée sur sa poitrine.

 

– Par les os de ces dix doigts ! lui souffla-t-il, un mot de plus et ce sera ton dernier.

 

Mais l’homme demeura immobile car il avait été quelque peu étourdi par la chute, Aylward regarda autour de lui mais la femme avait disparu. Elle s’était glissée dans la forêt au premier coup. L’archer se mit alors à craindre pour son maître qui, lui aussi, avait peut-être été attiré dans quelque guet-apens. Mais ses craintes furent de courte durée, car Nigel reparut bientôt, courant sur la route qu’il avait retrouvée à quelque distance de l’endroit où il l’avait quittée.

 

– Par saint Paul ! s’écria-t-il. Quel est donc cet homme sur lequel tu es perché ? Et où donc est la dame qui nous fit l’honneur de nous demander de l’aide. Je n’ai, hélas, pu retrouver son père.

 

– Ne vous en plaignez point, noble seigneur, répondit Aylward, car j’ai avis que son père doit être le diable. Cette femme est, je crois, l’épouse de l’Homme sauvage de Puttenham. Et voici l’homme ! Il a essayé de me fracasser la cervelle de son gourdin.

 

Le hors-la-loi, qui avait ouvert un œil, regarda d’un air menaçant celui qui l’avait capturé, puis le nouveau venu.

 

– Vous avez de la chance, archer, dit-il, car j’en suis venu aux mains avec beaucoup d’hommes mais je ne puis me souvenir d’un seul qui ait eu le dessus sur moi.

 

– En effet, vous avez une poigne d’ours, mais c’était le fait d’un lâche que de détourner mon attention sur votre femme pour me briser la tête avec votre masse. C’est aussi une vilenie que de tendre un piège aux passants en leur demandant secours et en les prenant par la pitié, si bien que c’était notre bon cœur même qui nous mettait en danger. Le prochain malheureux qui, lui, aura peut-être réellement besoin d’aide, souffrira à cause de vos péchés.

 

– Lorsque la main du monde entier est contre vous, répondit le hors-la-loi, il vous faut vous défendre du mieux que vous le pouvez.

 

– Vous méritez certes d’être pendu, ne serait-ce que parce que vous avez entraîné cette femme, qui est gentille et douce, dans une vie pareille, fit Nigel. Lions ses poignets à mes étriers de cuir et nous le conduirons à Guildford.

 

L’archer tira de sa besace une corde d’arc de rechange. Il avait attaché le prisonnier de la façon que Nigel lui avait dite, lorsque ce dernier poussa soudain un cri d’alarme.

 

– Vierge Marie, où est ma fonte de selle ?

 

Elle avait été coupée par un couteau tranchant. Seuls restaient les deux bouts d’une courroie. Aylward et Nigel se regardèrent consternés. Le jeune écuyer brandit les poings de désespoir et s’arracha les boucles blondes.

 

– Le bracelet de Lady Ermyntrude ? Le hanap de mon grand-père ! J’aurais mieux aimé mourir que de les perdre ! Que vais-je lui dire ? Je n’oserai retourner avant de les avoir retrouvés. Ah, Aylward, comment les as-tu laissé enlever ?

 

L’honnête archer repoussa sur la nuque son casque de fer et se gratta le crâne.

 

– Mais je ne savais rien. Vous ne m’aviez point dit qu’il y avait des objets de prix dans le sac, sans quoi j’y eusse gardé un meilleur œil. Sans aucun doute, ce n’est point ce gaillard qui l’a pris puisque je le tenais entre mes mains. Ce ne peut être que cette femme qui en a profité pour fuir en l’emportant.

 

Nigel arpenta la route en proie à la plus grande perplexité.

 

– Je la suivrais jusqu’au bout du monde, si seulement je savais où la retrouver. Mais quant à fouiller ces bois pour l’y découvrir, autant poursuivre une souris dans un champ de blé. Bon saint Georges, toi qui as combattu et vaincu le dragon, je te prie, au nom de ce chevaleresque exploit, de me soutenir dans mes difficultés ! Deux cierges brûleront devant ton autel à Godalming, si tu me fais retrouver ma fonte de selle. Que ne donnerais-je pour la ravoir ?

 

– Me donneriez-vous la vie ? demanda le hors-la-loi. Promettez-moi de me laisser vivre et vous aurez votre fonte, s’il est vrai que c’est bien ma femme qui vous en a dépouillé.

 

– Oh que non ! je ne puis faire cela, répondit Nigel. Mon honneur serait en jeu, puisque cette perte m’est personnelle et que ce serait une honte publique que de vous relâcher. Par saint Paul ! ce serait un acte peu recommandable que de vous laisser libre de voler des centaines d’autres personnes.

 

– Bon, dans ces conditions, je ne vous demanderai point de me laisser en liberté. Si vous me promettez simplement que ma femme sera épargnée, je vous rendrai votre sac.

 

– Je ne puis vous faire pareille promesse : elle me forcerait à mentir devant le shérif de Guildford.

 

– Me donnez-vous votre parole d’intercéder en ma faveur ?

 

– Cela, je vous le promets, si vous me rendez mon sac, bien que je ne sache point en quoi ma parole puisse vous servir. Mais vos propos sont vains, car vous ne songez tout de même pas que nous allons vous laisser partir avec l’espoir de vous voir revenir.

 

– Je ne vous demande point cela, répondit l’Homme sauvage, car je puis récupérer votre sac sans même bouger de l’endroit où je me trouve. Ai-je votre parole, sur votre honneur et tout ce qui vous est cher, de demander ma grâce ?

 

– Vous l’avez !

 

– Et qu’il ne sera point fait de mal à mon épouse ?

 

– Oui !

 

Le hors-la-loi renversa la tête, poussa un long cri strident semblable au hurlement d’un loup. Il y eut un moment de silence puis le même cri, clair et perçant, s’éleva à peu de distance de là dans la forêt. L’Homme sauvage appela de nouveau et sa compagne lui répondit. Il cria une troisième fois, tout comme le daim appelle sa femelle. Puis, dans une agitation de broussailles, la femme reparut devant eux, grande, pâle, dans toute sa grâce, Sans un regard pour Aylward ni pour Nigel, elle courut auprès de son époux.

 

– Cher et doux seigneur, pleura-t-elle. J’espère qu’ils ne vous ont point fait de mal. Je vous attendais près du vieux chêne et mon cœur saignait de ne point vous voir revenir.

 

– J’ai été pris, femme.

 

– Jour maudit ! Laissez-le, bons et gentils seigneurs ! Ne me l’enlevez point.

 

– Ils parleront pour moi à Guildford, fit l’Homme sauvage, Ils l’ont promis, mais rendez-leur d’abord le sac que vous avez pris.

 

Elle le tira de dessous son large jupon.

 

– Le voici, doux seigneur. Croyez bien que cela me fendait le cœur de vous l’enlever, parce que vous aviez eu pitié de moi. Mais, ainsi que vous le voyez, je me trouve maintenant dans une réelle et profonde détresse. N’aurez-vous point pitié encore ? Ne prendrez-vous point compassion, gentils seigneurs ! Je vous en supplie à genoux, très bon et doux squire.

 

Nigel avait saisi le sac, heureux de sentir que les objets s’y trouvaient.

 

– J’ai donné ma promesse, dit-il, je ferai mon possible. La suite dépend des autres. Je vous prie donc de vous relever, car je ne puis promettre davantage.

 

– Il me faudra donc me contenter, lui dit-elle en se relevant, le visage plus calme. Je vous ai prié de prendre pitié de nous, je ne puis faire plus. Mais avant de retourner dans la forêt, je vous conseillerai d’être sur vos gardes afin de ne point perdre votre sac une seconde fois. Savez-vous comment je l’ai pris, archer ? C’était pourtant bien simple. Et cela pourrait encore vous arriver, aussi vais-je vous l’expliquer. J’avais ce couteau dans ma manche. Il est très petit et très tranchant. Je le fis glisser ainsi. Puis, alors que je faisais semblant de pleurer contre la selle, j’ai tranché les courroies de cette façon…

 

Au même moment, elle sectionna la lanière qui attachait son mari et lui, plongeant sous les pattes du cheval, se glissa tel un serpent dans les buissons. En passant, il avait frappé Pommers par-dessous et le grand cheval rendu enragé par l’insulte se cabra, forçant les deux hommes à se cramponner à la bride. Quand enfin il se calma, il n’y avait plus de trace ni de l’Homme sauvage ni de sa femme. Ce fut en vain qu’Aylward, son arc bandé, courut de-ci delà entre les grands arbres, fouillant les sombres fourrés. Lorsqu’il revint sur la route, son maître et lui se lancèrent un regard honteux.

 

– Je crois que nous sommes meilleurs guerriers que geôliers, dit Aylward en grimpant sur son poney.

 

Mais le froncement de sourcils de Nigel se détendit en un sourire.

 

– Au moins, nous avons retrouvé ce que nous avions perdu. Je le place ici sur le pommeau de ma selle et je n’en détacherai plus mes yeux que nous ne soyons à Guildford.

 

Ils allèrent ainsi leur chemin jusqu’au moment où, dépassant la chapelle de Sainte-Catherine, ils traversèrent de nouveau le Wey serpentant. Ils se trouvèrent alors dans une rue en pente raide avec ses maisons en encorbellement, son hostellerie de moines sur la gauche où l’on pouvait encore boire de la bonne ale, son château de forme quadrilatère à droite, bâtiment non pas en ruine mais d’une architecture dénotant force et vitalité, avec une bannière blasonnée qui flottait au vent et des casques de fer scintillant derrière les créneaux. Une rangée de masures partait du portail pour atteindre la rue haute, et la deuxième porte après l’église de la Trinité était celle de l’orfèvre, Thorold, riche bourgeois et maire de la ville.

 

Thorold contempla longtemps et avec amour les précieux rubis et le fin travail du hanap. Puis il se mit à caresser sa barbe florissante en se demandant s’il devait en donner cinquante ou soixante nobles, car il savait très bien pouvoir les revendre pour deux cents. Mais s’il en offrait trop, son gain en serait réduit d’autant. Par contre, s’il en offrait trop peu, ce jeune homme pourrait fort bien aller jusqu’à Londres avec ces bijoux : en effet ils étaient très rares et de grande valeur. Le garçon était mal vêtu et l’anxiété se lisait dans ses yeux, Peut-être était-il pressé par le besoin et ignorait-il la valeur réelle de ce qu’il apportait. Le marchand allait le sonder.

 

– Ces objets sont vieux et hors de mode, noble seigneur. Des pierres, je puis à peine dire si elles sont de bonne qualité ou non, car elles sont ternes et brutes. Si vous ne me faites point un prix trop élevé, je pourrai les ajouter à mon stock, bien que cette boutique ait été installée pour vendre et non pour acheter. Combien en demandez-vous ?

 

Nigel, perplexe, arqua les sourcils. C’était là un jeu dans lequel ni son cœur ardent ni ses membres souples ne pouvaient lui venir en aide. C’était la force nouvelle dominant l’ancienne : le commerçant contre le guerrier, l’abaissant, l’affaiblissant à travers les siècles, jusqu’à en faire son esclave, son serf.

 

– Je ne sais que demander, brave homme, répondit Nigel. Il ne me sied pas plus qu’à quiconque portant un nom de marchander ou de lésiner, Vous connaissez la valeur de cet objet car c’est votre profession de la connaître. Lady Ermyntrude a besoin d’argent. Il nous le faut pour la venue du roi. Ainsi donc donnez-moi ce que vous estimez juste et n’en parlons plus.

 

L’orfèvre sourit. L’affaire se présentait plus simple et plus intéressante qu’il ne l’avait cru. Il avait eu l’intention d’offrir cinquante nobles : ce serait certes un péché que d’en donner plus de vingt-cinq.

 

– Mais je ne saurai qu’en faire quand je les aurai. Cependant je ne veux point discuter pour vingt nobles dans une affaire qui concerne le roi.

 

Le cœur de Nigel devint de plomb car cette somme ne lui permettait même pas d’acheter la moitié de ce qu’il lui fallait. Il était évident que Lady Ermyntrude avait surestimé ses trésors. Il ne pouvait cependant retourner les mains vides. Ainsi donc, si les vingt nobles représentaient la valeur réelle, comme ce brave homme le lui assurait, il fallait s’en contenter et les accepter.

 

– Je suis quelque peu troublé par ce que vous venez de me dire, mais vous en savez plus long que moi sur ces choses. Alors j’en accepterai…

 

– Cent cinquante, lui souffla la voix d’Aylward à l’oreille.

 

– Cent cinquante, fit Nigel, trop heureux de trouver ce guide sur des sentiers qui ne lui étaient guère familiers.

 

L’orfèvre sursauta. Ce jeune homme n’était point un simple soldat comme il y paraissait. Ce franc visage, ces yeux bleus, n’étaient qu’un piège pour qui ne s’en méfiait pas. Jamais encore il n’était resté à quia dans un marché.

 

– Que voilà un langage naïf et qui ne nous mènera à rien, messire ! fit-il en se détournant et en jouant avec les clés de ses coffres. Je ne désire cependant point être dur avec vous, et vous fais mon dernier prix qui est de cinquante nobles.

 

– Plus cent, souffla Aylward.

 

– Plus cent, répéta Nigel, rougissant de sa cupidité.

 

– Bon, mettons cent, répondit le marchand. Tondez-moi, écorchez-moi, et prenez cent nobles pour vos bijoux.

 

– J’aurais honte de vous traiter aussi mal, répondit Nigel, mais vous avez été honnête et je ne veux donc point vous léser. J’en accepterai donc avec reconnaissance cent…

 

– Cinquante, murmura Aylward.

 

– Cinquante, acheva Nigel.

 

– Par saint John de Beverley ! Je me suis installé ici en arrivant des pays du Nord où l’on prétend que les gens sont adroits dans les marchés, mais je préférerais encore avoir affaire à toute une synagogue de juifs qu’à vous avec toutes vos belles manières. Vous n’accepteriez donc pas moins de cent cinquante nobles ? Misère ! Vous m’enlevez tout mon bénéfice d’un mois. Que voilà une mauvaise journée pour moi. Je souhaiterais ne vous avoir jamais vu.

 

Geignant et se lamentant, il compta les pièces d’or sur le comptoir, et Nigel, osant à peine croire en sa bonne fortune, les jeta dans son sac de cuir.

 

Un moment plus tard, le visage rougissant, il se retrouvait dans la rue où il exprimait ses remerciements à Aylward.

 

– Hélas, mon bon seigneur, le bonheur nous a floués, répondit l’archer. Nous aurions pu en obtenir vingt de plus si nous avions tenu bon.

 

– Comment le sais-tu, mon bon Aylward ?

 

– À ses yeux. Je ne sais point lire lorsqu’il s’agit d’un parchemin, d’un livre, d’une devise ou d’un blason, mais je sais lire dans les yeux d’un homme et je n’ai jamais douté un seul instant qu’il donnerait ce qu’il a donné.

 

Les deux voyageurs dînèrent au refuge des moines, Nigel à la table haute, Aylward à celle du commun. Puis ils se mirent en route dans la grand-rue. Nigel acheta du taffetas pour en faire des tentures, du vin, des confitures, des fruits, du linge de table en damas et maints autres articles de nécessité. Il s’arrêta enfin devant la boutique de l’armurier dans la cour du château et, comme un enfant devant un plat de bonbons, il admira les belles armures, le plastron gravé, les heaumes empanachés et les gorgières habilement assemblées.

 

– Alors, squire Loring, fit l’armurier Wat en détournant le regard de sa forge à soufflet où il chauffait une lame d’épée, que puis-je vous vendre ce matin ? Je vous jure sur Tubal-Caïn, le père de tous les travailleurs du métal, que vous pourriez aller d’un bout à l’autre de Cheapside sans trouver plus belle armure que celle qui pend à ce crochet là-bas.

 

– Et quel en est le prix, armurier ?

 

– Pour n’importe qui d’autre, ce serait deux cent cinquante nobles à la rose. Mais pour vous, ce ne sera que deux cents.

 

– Et pourquoi moins cher pour moi ?

 

– Parce que c’est moi qui ai équipé votre père pour la guerre et c’est une armure plus belle encore qui est sortie de mes mains. Je gage qu’elle a dû émousser bien des lames avant qu’il ne la mette de côté. Nous travaillions en mailles à cette époque, et j’avais aussi vite fait une cotte finement tissée qu’une plate d’armure, Mais les jeunes seigneurs ont leur mode comme les belles dames de la cour. Ce sont les plates maintenant, bien que le prix en soit le triple.

 

– Et vous dites que la maille est aussi bonne ?

 

– J’en suis sûr.

 

– Alors, oyez, armurier. Je ne puis me permettre en ce moment l’achat d’une armure à plates, mais j’ai cependant grand besoin d’un harnachement d’acier en vue d’une petite action que je me suis mis en tête de faire. J’ai encore à Tilford cette cotte de mailles dont vous venez de parler et qui fut la première que mon père porta à la guerre. Ne pourriez-vous l’arranger de façon qu’elle protégeât aussi mes membres ?

 

L’armurier regarda le petit visage de Nigel tourné vers lui et il éclata de rire.

 

– Vous vous gaussez, squire Loring. Cet équipement a été fait pour un homme qui se trouvait bien au-dessus de la taille normale.

 

– Eh non, je ne me gausse point. Qu’elle me protège seulement dans une joute à la lance, et elle aura répondu à ce que j’attends d’elle.

 

L’armurier se pencha de nouveau sur son enclume et se mit à réfléchir sous le regard anxieux de Nigel.

 

– C’est avec plaisir que je vous prêterais une armure à plates pour cette aventure, squire Nigel, mais si vous deviez être vaincu, votre armure serait le prix du vainqueur. Je suis un pauvre homme avec beaucoup d’enfants et je ne puis risquer pareille perte. Mais pour en revenir à cette armure de mailles, est-elle vraiment en bon état ?

 

– En parfait état, sauf l’encolure qui est éraillée.

 

– Raccourcir les manches serait aisé. Il suffit d’en couper un morceau et de renouer les maillons, mais quant à reprendre le corps… voilà qui est au-dessus de mon art d’armurier.

 

– C’était mon dernier espoir. Ah, bon armurier, si vraiment vous avez servi et aimé mon vaillant père, je vous prie au nom de sa mémoire de me venir en aide maintenant.

 

L’armurier laissa tomber son lourd marteau sur le sol.

 

– Non seulement j’aimais votre père, squire Loring, mais je vous ai vu, à demi armé comme vous l’étiez, monter contre les meilleurs ici au château. À la Saint-Martin, mon cœur a saigné en voyant l’état pitoyable de votre harnachement et pourtant vous avez résisté à Sir Olivier dans son armure milanaise. Quand retournez-vous à Tilford ?

 

– À l’instant même.

 

– Holà, Jenkin, amène mon bidet, cria le brave Wat. Et que ma main droite perde toute son adresse si je ne vous envoie point au combat dans l’armure de votre père ! Il me faut être rentré demain dans ma boutique, mais je vous accorde ce jour gratuitement pour tout le respect que je porte à votre maison. Je vous accompagne à Tilford et, avant même que la nuit tombe, vous saurez ce dont Wat est capable.

 

Et c’est ainsi que la soirée fut très occupée au manoir de Tilford, où Lady Ermyntrude tailla les tentures qu’elle accrocha dans la salle et remplit ses placards des bonnes choses que Nigel avait ramenées de Guildford.

 

Cependant le jeune seigneur et l’armurier étaient assis l’un en face de l’autre, ayant sur les genoux la cotte de mailles avec la gorgière à plat. De temps à autre, le vieux Wat haussait les épaules comme si on lui eût demandé de faire plus qu’il n’en était possible à un simple mortel. Enfin, sur une suggestion du jeune homme, il retomba en arrière sur son siège en riant aux éclats, si bien que Lady Ermyntrude lança un noir regard de mécontentement devant une satisfaction aussi plébéienne. Puis, prenant dans sa trousse à outils son ciseau et son marteau, l’armurier se mit en devoir de percer un trou au centre de la tunique métallique.

CHAPITRE VIII

COMMENT LE ROI CHASSA AU FAUCON DANS LA BRUYÈRE DE CROOKSBURY


Le roi et sa suite s’étaient débarrassés de la foule qui les suivait depuis Guildford sur la route des pèlerins. Les archers ayant quelque peu malmené les curieux les plus tenaces, ils poursuivaient leur route à leur aise, formant un long cortège scintillant qui ondulait dans la sombre plaine couverte de bruyère.

 

Dans le cortège se trouvait le roi en personne. Il s’était muni de ses faucons car il espérait bien pouvoir chasser. Édouard, à cette époque, était un homme vigoureux et bien développé, à la fleur de l’âge, rude jouteur et vaillant chevalier. C’était un érudit aussi, parlant le latin, le français, l’allemand, l’espagnol et même un peu d’anglais.

 

Tout cela n’était que trop connu dans le monde, et depuis longtemps, mais il n’y avait que peu d’années qu’il avait dévoilé des caractéristiques bien plus importantes : une ambition inlassable, qui lui faisait convoiter le trône de son voisin, et une prévoyance étonnante dans les questions commerciales qui le poussait à introduire en Angleterre des tisserands flamands et à faire semer les graines qui, pendant des années, devaient constituer la principale industrie anglaise. On aurait pu lire chacune de ces qualités sur son visage. Le sourcil, ombragé par un couvre-chef cramoisi, était haut et touffu. Les grands yeux bruns étaient ardents et téméraires. Le menton était fraîchement rasé et la sombre moustache coupée ras n’arrivait pas à dissimuler la bouche, ferme, fière et gracieuse, mais qui pouvait se serrer pour ne plus former qu’une fine ligne, signe d’une impitoyable férocité. Il avait le teint cuivré tant il avait passé de temps sur les champs de sport et de guerre. Il montait négligemment et avec aisance son magnifique cheval noir, comme quelqu’un qui a constamment vécu en selle. Édouard était noir, lui aussi, car sa fine et nerveuse silhouette était enveloppée d’un costume collant, en velours de cette couleur, sur lequel ne tranchait qu’une ceinture d’or.

 

Dans son attitude hautaine et noble, avec son costume simple mais riche et un destrier splendide, il avait tout ce qu’on attendait d’un roi. Ce tableau du fier chevalier sur sa fière monture était complété par le noble faucon des îles qui battait des ailes sur son épaule, attendant qu’une proie se levât. Le second faucon était porté sur le poignet de Raoul, son chef fauconnier, qui le suivait.

 

À la droite du monarque et quelque peu en retrait chevauchait un jeune homme d’une vingtaine d’années, grand, fin et brun, aux traits aquilins et nobles et aux yeux pénétrants qui pétillaient de vivacité et d’affection quand il répondait aux remarques du souverain. Il était vêtu de pourpre sombre, diaprée d’or, et le harnachement de son palefroi blanc était d’une magnificence qui attestait son rang de chevalier. Son visage imberbe était empreint d’une gravité, d’une majesté d’expression qui prouvaient que, malgré son jeune âge, il avait eu déjà à gérer des affaires sérieuses, que les pensées qui l’animaient étaient celles d’un homme d’État et d’un guerrier. Ce grand jour où, à peine adolescent, il avait conduit l’avant-garde de l’armée qui avait écrasé la puissance française à Crécy, avait laissé une profonde empreinte sur ses traits ; mais si graves qu’ils fussent, ils n’étaient pas encore marqués de cette fierté qui, après quelques années, devait faire du « Prince Noir » un synonyme de terreur dans les marches de France. La première ombre de la cruelle maladie qui allait lui enlever la vie n’avait pas encore touché son corps, et il chevauchait, léger et débonnaire, en cette journée de printemps dans la bruyère de Crooksbury.

 

À la gauche du roi, et aussi près que pouvait le permettre une grande intimité, s’avançait un homme du même âge que son monarque, le visage large, le menton proéminent et le nez plat, ce qui est souvent l’indice extérieur d’une nature querelleuse. Il avait le teint rougeaud, de grands yeux bleus quelque peu exorbités, et une apparence sanguine et coléreuse. Il était court mais massif et à l’évidence doué d’une grande force. Il avait la voix douce et zézayante, des manières courtoises. Contrairement au roi et au prince, il était revêtu d’une armure légère ; il portait un glaive court au côté et une masse d’armes suspendue au pommeau de sa selle, car il faisait office de commandant de la garde du roi. Une douzaine d’autres chevaliers en armures suivaient, formant escorte. Édouard n’aurait pu avoir plus vaillants soldats à ses côtés si, comme cela était toujours possible en cette période d’anarchie, un danger quelconque devait le menacer, car son compagnon n’était autre que le fameux chevalier du Hainaut, naturalisé anglais, Sir Walter Manny, qui portait une haute réputation de valeur chevaleresque et de vaillante témérité, tout comme Chandos lui-même.

 

Derrière les chevaliers, à qui il était interdit de s’écarter et qui devaient toujours suivre le roi, venait un groupe de vingt à trente hobereaux ou archers montés, mêlés à quelques écuyers non armés mais menant des chevaux de réserve qui portaient la partie la plus pesante des équipements des chevaliers. Suivaient alors, en désordre, fauconniers, messagers, servants et veneurs, tenant en laisse des chiens courants ; tout cela complétait le long train coloré qui s’élevait et redescendait en suivant les ondulations de la grande plaine.

 

Le roi Édouard avait l’esprit préoccupé par de nombreux problèmes importants. À ce moment, la paix régnait avec la France, mais c’était plutôt un armistice rompu de temps à autre par de menus faits d’armes, raids ou embuscades, de part et d’autre, et il était clair que le conflit ne tarderait pas à reprendre ouvertement. Il fallait donc lever de l’argent, et ce n’était point chose aisée depuis que les Communes avaient voté le charnage et le champart. De plus, la peste noire avait ruiné le pays ; les terres arables étaient transformées en pâtures ; les laboureurs, se riant des lois, refusaient de travailler à moins de quatre pence par jour ; tout n’était que chaos. Ajoutez à cela que les Écossais s’agitaient à la frontière ; il y avait aussi l’éternel conflit en Irlande qui n’était qu’à demi conquise ; enfin ses alliés de Flandre et de Brabant réclamaient à grands cris leurs arriérés de subsides.

 

C’en était bien assez pour accabler de soucis même un monarque victorieux. Mais Édouard les avait jetés au vent et se sentait le cœur aussi léger qu’un jeune garçon en vacances. Il n’avait pas une pensée pour les réclamations des banquiers florentins ni pour les conditions vexantes des tatillons de Westminster. Il se trouvait à la campagne avec ses faucons, il ne fallait donc ne songer et ne parler que de cela. Les rabatteurs battaient la bruyère et les buissons et criaient lorsque des bêtes s’envolaient.

 

– Une pie ! Une pie !

 

– Que non, que non ! Ce n’est point digne de vos serres, ma petite reine aux yeux bruns ! disait le roi en levant la tête vers le grand oiseau qui sautait d’une épaule à l’autre, attendant le coup de sifflet qui lui permettrait de prendre son envol. Les tiercelets, fauconniers… un vol de tiercelets ! Vite ! Vite, la gueuse se sauve vers les bois ! Va, mon brave faucon pèlerin ! Pousse-la vers tes compagnons. Servez-la, veneurs ! Battez les buissons ! Elle s’échappe ! Elle s’échappe ! Reviens, alors. Tu ne reverras plus la pie.

 

L’oiseau en effet, avec l’adresse de sa race, s’était frayé un chemin à travers les buissons vers le bois le plus proche, si bien que ni le faucon volant sous le couvert de la forêt, ni ses compagnons, ni les clameurs des rabatteurs ne purent l’inquiéter. Le roi se rit de cette malchance et poursuivit son chemin. Sans cesse, des oiseaux de diverses sortes furent levés et poursuivis, chacun par le faucon approprié : la bécasse par le tiercelet, la perdrix par l’autour et l’alouette par l’émerillon. Mais le roi se lassa vite de cet amusement et poursuivit son chemin, ayant toujours sur la tête son animal favori, serviteur magnifique et silencieux.

 

– N’est-ce point là un noble oiseau, messire mon fils ? demanda-t-il en levant la tête vers le volatile dont l’ombre tombait sur lui.

 

– En effet, sire. Il n’en est bien certainement jamais venu de plus beau des îles du Nord.

 

– Peut-être, mais j’ai cependant eu un faucon venant de Barbarie, qui était aussi puissant et volait plus vite. Un oiseau oriental n’a point son pareil.

 

– J’en eus un autrefois qui me venait de Terre sainte, fit Manny. Il était aussi fier, ardent et vif que les Sarrasins eux-mêmes. On dit du vieux Saladin que, de son temps, il avait des oiseaux de chasse, des chiens courants et des chevaux qui n’avaient point d’égal sur terre.

 

– Je crois, mon père, que le jour n’est plus loin où nous posséderons ces trois merveilles, fit le prince en regardant timidement le roi. La Terre sainte va-t-elle rester toujours aux mains de ces sauvages incroyants, et le saint Temple continuer d’être souillé par leur présence impie ? Ah, bon et doux seigneur, donnez-moi mille lances et dix mille archers comme ceux que j’avais à Crécy, et je vous jure sur Dieu que, dans l’année, je vous fais l’hommage de vous offrir le royaume de Jérusalem.

 

Le roi éclata de rire en se tournant vers Walter Manny.

 

– Les enfants sont toujours des enfants, dit-il.

 

– Les Français n’en diraient point autant ! s’écria le jeune prince, rouge de colère.

 

– Non, mon fils, personne n’estime à un plus haut point votre courage que votre père. Vous avez l’esprit alerte et l’imagination vive de la jeunesse, qui laisse les choses à moitié achevées pour vous jeter dans d’autres tâches. Et que ferions-nous en Bretagne et en Normandie pendant que mon jeune paladin, avec ses lances et ses arcs, assiégerait Ascalon ou attaquerait au bélier les murs de Jérusalem ?

 

– Les cieux me viendraient en aide dans un travail des cieux.

 

– D’après ce que j’ai entendu du passé, répondit le roi sèchement, je ne vois point que le ciel ait compté beaucoup comme allié dans les guerres d’Orient. Bien que m’exprimant en toute révérence, il m’est doux de dire que Richard Cœur de Lion ou Louis de France auraient pu trouver n’importe quelle petite principauté terrestre qui eût rendu plus de services que tous les hôtes du ciel. Qu’avez-vous à dire à cela, monseigneur l’Évêque ?

 

Un vigoureux ecclésiastique qui chevauchait derrière le roi sur un puissant bai, revêtu de son embonpoint et de sa dignité, remonta jusqu’à hauteur de son souverain.

 

– Que disait Votre Majesté ? Je suivais du regard l’autour qui s’attaquait à une perdrix et je ne vous ai point ouï.

 

– Eussé-je dit que j’ajouterais deux manoirs à l’évêché de Chichester, je gage que vous m’eussiez entendu, monseigneur l’Évêque.

 

– Eh bien, sire, faites-en donc l’expérience ! repartit le jovial évêque.

 

Le roi se mit à rire à haute voix.

 

– Que voilà une franche repartie, mon Révérend. Par la sainte Croix ! vous avez rompu la lance, cette fois. Mais la question que je débattais était la suivante : comment se fait-il que, puisque les croisades ont été entreprises au nom de Dieu, nous autres chrétiens ayons été si mal soutenus dans nos combats ? Après tous nos efforts et la perte de plus d’hommes que nous n’en pourrions compter, nous voilà chassés du pays, et même les ordres militaires qui ont été institués dans ce seul but ont grand-peine à tenir pied sur les îles des mers de la Grèce. Il n’est plus un port ni une forteresse en Palestine où flotte encore le pavillon à la croix. Où donc, alors, se trouve notre allié ?

 

– Sire, vous soulevez un débat qui se situe au-delà de la question de la Terre sainte, bien que cette dernière puisse servir de parfait exemple. C’est la question de tous les péchés, de toutes les souffrances, de toutes les injustices… Elle devrait passer sans la pluie de feu et les éclairs du Sinaï. La sagesse de Dieu s’étend bien au-delà de votre entendement.

 

Le roi haussa les épaules.

 

– Que voilà une réponse aisée, monseigneur l’Évêque. Vous êtes un prince de l’Église. Or, il siérait peu à un prince temporel de ne pouvoir faire meilleure réponse sur les affaires concernant son royaume.

 

– Il y a d’autres considérations dont il nous faut tenir compte, très noble sire. Il est vrai que les croisades étaient de saintes entreprises. Mais est-il bien certain que les croisés méritaient cette bénédiction céleste que vous réclamez pour eux ? N’ai-je point ouï dire que leur camp était le plus dissolu qui fût ?

 

– Des camps sont des camps partout de par le monde et vous ne pouvez, en quelques minutes, faire un saint d’un archer. Mais Louis, le saint, était un croisé selon votre goût, Cependant ses hommes périrent à Mansourah et lui-même mourut à Tunis.

 

– Souvenez-vous aussi que ce bas monde n’est que l’antichambre de l’autre, répondit le prélat. C’est par la souffrance et les tribulations que l’âme est purifiée et le vrai vainqueur peut être celui qui, par une endurance patiente de sa mauvaise fortune, mérite le bonheur à venir.

 

– Si telle est la signification de la bénédiction de l’Église, j’espère alors qu’il faudra longtemps avant qu’elle ne descende sur nos étendards en France, répondit le roi. Mais il me semble que, lorsqu’on se trouve en route sur un bon cheval avec un bon faucon, il est d’autres sujets de conversation que la théologie. Revenons à nos oiseaux, Évêque, sans quoi Raoul, le fauconnier, s’en ira vous interrompre dans votre cathédrale pour se venger.

 

Et aussitôt la conversation revint sur les mystères des bois et des rivières, sur les faucons aux yeux sombres et les faucons aux yeux jaunes, sur les faucons en vol et les faucons tenus sur le poing. L’évêque était aussi familier des arcanes de la fauconnerie que le roi lui-même. Et les autres sourirent en les entendant tous deux discuter de questions techniques et controversées : à savoir si les fauconneaux élevés en muette pouvaient jamais égaler les oiseaux capturés adultes ; quand il convenait de commencer à donner l’escape au faucon : et combien de temps il fallait le laisser en vol avant de le réclamer.

 

Le monarque et le prélat étaient toujours plongés dans leur savante discussion, l’évêque parlant avec une liberté et une assurance dont il n’aurait jamais osé user dans les affaires de l’Église ou de l’État car, de tous temps, il n’y eut jamais meilleur conciliateur que l’exercice du corps. Soudain cependant, le jeune prince, dont les yeux perçants avaient balayé le ciel bleu, poussa un cri particulier et tira aussitôt sur les rênes de son palefroi, pointant en même temps dans les airs.

 

– Un héron ! cria-t-il. Un héron en vol.

 

Pour que héronner soit un plaisir parfait, il ne faut point que le héron soit levé sur le terrain où il a coutume de se nourrir, parce qu’il est alors alourdi par son repas et n’a pas le temps de reprendre son vol normal avant que le faucon, plus vif, fonde sur lui, mais il faut le découvrir en vol, allant d’un point à un autre, probablement d’une rivière à la héronnière. Ainsi donc, surprendre l’oiseau au passage était le prélude d’une belle chasse. L’objet que le prince avait désigné du doigt n’était encore qu’un point noir au sud, mais ses yeux perçants ne l’avaient point trompé, car le roi et l’évêque reconnurent avec lui qu’il s’agissait d’un héron, qui grandissait de minute en minute, à mesure qu’il se rapprochait d’eux.

 

– Jetez-le ! Lancez le gerfaut, sire ! cria l’évêque.

 

– Non, il est trop loin encore. Il s’échapperait.

 

– Maintenant, sire, maintenant ! cria le jeune prince, car le grand oiseau, ayant le vent dans le dos, balayait le ciel de ses larges ailes.

 

Le roi poussa un sifflement aigu et l’oiseau bien entraîné sauta du poing droit au poing gauche, comme pour s’assurer de la proie qu’il devait poursuivre. Puis, ayant aperçu le héron, la femelle se lança dans une course rapide et ascendante pour aller à sa rencontre.

 

– Beau départ, Margot ! Brave bête ! cria le roi en battant des mains, au milieu des cris particuliers à cette chasse que poussaient les fauconniers.

 

Poursuivant son ascension, le faucon allait bientôt couper la trajectoire du héron, mais ce dernier, voyant le danger devant lui et confiant dans la puissance de ses ailes et la légèreté de son corps, se mit à s’élever dans les airs, volant en ronds si petits qu’il parut aux spectateurs que l’oiseau montait perpendiculairement.

 

– Il prend de la hauteur ! cria le roi. Mais si puissant que soit son vol, il ne pourra échapper à Margot. Évêque, je vous gage dix pièces d’or contre une que le héron sera mien.

 

– J’accepte votre gageure, sire, répondit l’évêque. Je ne puis prendre de l’argent ainsi gagné, mais je gage qu’il y a quelque part une nappe d’autel qui a besoin d’être réparée.

 

– Vous devez avoir une belle réserve de nappes d’autel, l’Évêque, si tout l’argent que je vous ai vu gagner aux tables vous a servi à leur réparation, rétorqua le roi. Ah, par la sainte Croix, la maraude ! Voyez, elle perd la piste !

 

L’œil vif de l’évêque avait aperçu un vol de corneilles qui, dans leur trajet du soir vers la rouquerie, passèrent dans l’espace qui séparait le héron du faucon. Un freux est une dure tentation pour un faucon. Aussitôt, l’oiseau inconstant oublia le héron au-dessus de lui et se mit à tournoyer au-dessus des corneilles, volant vers l’ouest avec elles, en choisissant la plus grasse, sur laquelle il allait fondre.

 

– Il est temps encore, sire ! Vais-je lâcher son mâle ? cria le fauconnier.

 

– Ou bien dois-je vous montrer, sire, qu’un pérégrin peut réussir là où un gerfaut a échoué ? fit l’évêque. Dix pièces d’or contre une sur mon oiseau !

 

– Tenu, l’Évêque ! répondit le roi, les sourcils froncés. Par la sainte Croix ! si vous connaissiez aussi bien les Pères de l’Église que les faucons, vous pourriez faire votre chemin vers le trône de saint Pierre. Jetez donc votre pérégrin pour prouver que vous ne faisiez point que vous vanter.

 

Quoique plus petit que le gerfaut royal, l’oiseau de l’évêque n’en était pas moins une bête magnifique et très rapide, Perché sur son poing, il avait suivi de ses yeux perçants les évolutions de ses congénères dans les airs, s’ébrouant parfois dans son impatience. Lorsque le bouton fut détaché, ainsi que la lanière, le pérégrin s’éleva avec un sifflement de ses ailes en pointe, en grandes circonvolutions qui montaient rapidement, se faisant de plus en plus petit à mesure qu’il se rapprochait de l’endroit où, minuscule point noir, le héron cherchait à échapper à ses ennemis. Les deux oiseaux continuèrent de monter, et les cavaliers, le visage levé, forçaient les yeux pour essayer de les suivre.

 

– Il tourne ! Il tourne toujours ! cria l’évêque. Il est au-dessus du héron. Il l’a rejoint !

 

– Que non, il est bien au-dessous ! fit le roi.

 

– Sur mon âme, monseigneur l’évêque a raison, cria le prince. Je crois bien qu’il est au-dessus ! Voyez ! Voyez ! Il fond !

 

– Il le tient ! Il le tient ! crièrent une douzaine de voix lorsque les deux points se fondirent soudain en un seul.

 

Il ne faisait point de doute qu’ils tombaient rapidement car ils grandissaient à vue d’œil. Cependant le héron se dégagea et battit lourdement des ailes pour s’éloigner, handicapé par cette mortelle étreinte, tandis que le pérégrin, secouant son plumage, se remettait à tournoyer pour reprendre de la hauteur, foncer une seconde fois sur sa proie et lui porter le coup fatal. L’évêque sourit car rien, semblait-il, ne pouvait plus empêcher sa victoire.

 

– Vos pièces d’or trouveront un saint emploi, sire, dit-il. Ce qui est perdu au profit de l’Église est gagné pour le perdant.

 

Mais un incident imprévu priva soudain la nappe d’autel de l’évêque de son précieux remaillage. Le gerfaut du roi, ayant abattu un freux et trouvant ce jeu par trop aisé, se souvint soudain du héron qu’il voyait battre des ailes encore au-dessus de la bruyère de Crooksbury. La femelle se demanda comment elle avait pu être assez faible pour se laisser ainsi détourner de ce noble oiseau par des freux ridicules et bruyants. Mais il n’était point trop tard encore pour se faire pardonner sa faute. En une immense spirale, elle se mit à monter jusqu’à arriver au-dessus du héron. Mais qu’était cela ? Toutes ses plumes, de la crête jusqu’aux rectrices, se mirent à vibrer de rage et de jalousie à la vue de cette créature, un pauvre pérégrin qui avait osé venir s’interposer entre un gerfaut royal et sa proie. D’un mouvement d’ailes, la femelle se détourna pour survoler son rival. L’instant d’après…

 

– Ils se griffent ! Ils se griffent ! cria le roi en riant à gorge déployée tout en les suivant des yeux alors qu’ils s’écroulaient d’une seule masse, Vous réparerez vous-même votre nappe d’autel, l’Évêque. Vous n’aurez pas un groat de moi aujourd’hui ! Séparez-les, fauconnier, avant qu’ils se fassent du mal. Et maintenant, messires, continuons notre route, car le soleil descend déjà vers le couchant.

 

Les deux faucons qui s’étaient écroulés au sol, les serres ouvertes et les plumes hérissées, furent séparés et ramenés saignants et soufflants sur leurs perchoirs, cependant que le héron, après cette dangereuse aventure, s’éloignait pour aller se mettre à l’abri dans la héronnière de Waverley. Le cortège, qui s’était quelque peu dispersé dans l’excitation de la chasse, se regroupa et se remit en marche.

 

Un cavalier qui s’était avancé à leur rencontre à travers les marais allongea le pas pour les retrouver. Lorsqu’il se rapprocha, le roi et le prince s’écrièrent joyeusement en faisant signe de la main :

 

– C’est ce bon John Chandos ! Par la sainte Croix ! John, vos joyeuses ballades m’ont bien manqué ces derniers jours. Et je suis fort aise de voir que vous avez votre luth sur le dos, D’où venez-vous donc ?

 

– De Tilford, sire, dans l’espoir de rencontrer Votre Majesté.

 

– Et ne vous voilà point déçu. Venez çà et chevauchez entre le prince et moi-même. Nous aurons l’impression de nous retrouver en France, revêtus de nos harnais de guerre. Et que m’apportez-vous comme nouvelles, sir John ?

 

L’énigmatique visage de Chandos frémit d’un amusement réprimé et son œil scintilla comme une étoile.

 

– Vous êtes-vous livré à la chasse, monseigneur ?

 

– Piètre chasse, John. Nous avons jeté deux faucons sur le même héron. Ils se sont griffés et l’oiseau a fui. Mais pourquoi souriez-vous ainsi ?

 

– Parce que j’espère vous faire assister à meilleur divertissement avant que nous atteignions Tilford.

 

– Pour les faucons ? Pour les chiens ?

 

– Un divertissement plus noble que tout cela.

 

– Est-ce une charade, John ? Que voulez-vous dire ?

 

– Non, tout vous dire serait tout gâcher, Mais il y aura bel exercice à Tilford, aussi je vous prie, seigneur, d’allonger le pas afin de profiter plus longtemps du jour.

 

Le roi piqua aussitôt son cheval de ses éperons et toute la cavalcade se lança au petit galop dans la direction indiquée par Chandos. Du sommet d’une petite colline, ils aperçurent une rivière qui serpentait, traversée par un vieux pont. De l’autre côté était tapi un petit village avec une bordure de cottages et, sur le flanc de la colline, un vieux manoir très sombre.

 

– Voici Tilford, annonça Chandos. Là-bas se trouve la maison des Loring.

 

L’intérêt du roi avait été éveillé et son visage ne dissimula pas son désappointement.

 

– Est-ce là le divertissement promis, John ? Comment allez-vous tenir parole ?

 

– Je le vais faire, monseigneur.

 

– Et où donc ?

 

Au milieu du pont, un chevalier en armure était monté sur un grand cheval jaune. Chandos le désigna du doigt, en touchant le bras du roi.

 

– Voyez, dit-il.

CHAPITRE IX

COMMENT NIGEL TINT LE PONT DE TILFORD


Le roi regarda la silhouette immobile, le petit groupe de manants qui attendaient derrière le pont et enfin le visage de Chandos qui s’illumina de plaisir.

 

– Qu’est cela, John ?

 

– Vous souvient-il de Sir Eustace Loring, sire ?

 

– Bien certainement. Nul ne le pourrait oublier, pas plus que la façon dont il mourut.

 

– Il fut un paladin, à son époque.

 

– En effet, et je n’en connus point de meilleur.

 

– Ainsi est son fils Nigel, aussi ardent que l’est un jeune faucon à faire usage de son bec et de ses griffes. Mais il n’a point encore quitté sa cage jusqu’à présent. Voici un essai de joute. Le voilà, à la tête du pont, comme il était de coutume du temps de nos pères, prêt à se mesurer à tout venant.

 

Pour les Anglais, il n’existait pas de plus grand paladin que le roi lui-même et personne n’était mieux versé dans les étranges arcanes de la chevalerie. Ainsi donc, la situation ne pouvait mieux se présenter pour lui plaire.

 

– Il n’est point encore chevalier ?

 

– Non, sire, écuyer seulement.

 

– Dans ce cas, il lui faudra se conduire vaillamment ce jour, s’il veut mener à bien ce qu’il a entrepris. Sied-il qu’un jeune écuyer qui n’a pas encore subi la probation se risque à coucher la lance devant les meilleurs chevaliers d’Angleterre ?

 

– Il m’a remis son cartel et son défi, répondit Chandos en tirant un papier de son pourpoint. Ai-je votre permission de les transmettre, sire ?

 

– Très certainement, John, car nous n’avons point de chevalier plus docte que vous-même ès lois de chevalerie, Vous connaissez ce jeune homme et vous devez savoir à quel point il est digne de l’honneur qu’il requiert. Oyons donc son défi.

 

Les chevaliers et écuyers de l’escorte, dont la plupart étaient des vétérans des guerres de France, avaient considéré avec étonnement et surprise la silhouette armée devant eux. Sur un signe de Walter Manny, ils se rapprochèrent de l’endroit où le roi et Chandos s’étaient arrêtés. Chandos se racla la gorge et lut :

 

« À tous, seigneurs, chevaliers et escuyers ! »

 

– C’est là l’adresse, messires. C’est un message du squire Nigel Loring de Tilford, fils de Sir Eustace Loring de noble mémoire. Squire Loring vous attend en armes devant le pont. Il vous fait donc assavoir ceci :

 

« Dans la grande haste que j’ai, moi, humble et indigne escuyer, de connaître les nobles gentilshommes qui escortent mon royal maistre, j’attends devant le pont du Chemin, avec l’espoir que certains d’iceux condescendent à quelques passes d’armes avec moi ou que je puisse les délivrer de quelque vœu. Je ne dis point cela par estime pour moi-même, mais afin que de pouvoir testemoigner du noble comportement de ces célèbres chevaliers et admirer leur adresse dans le maniage des armes. Ainsi donc, avec l’ayde de saint Georges, tiendrai ce pont à la lance émoulue contre icelui ou iceux qui daigneraient s’y présenter tant que durera le jour. »

 

– Que répondrez-vous à cela, messires ? demanda le roi en promenant autour de lui un regard amusé.

 

– En vérité, voilà qui est adressé dans sa forme la plus parfaite, observa le prince. Ni Claricieux, ni Dragon Rouge, ni aucun héraut ayant jamais porté tabard n’eussent pu faire mieux. L’a-t-il rédigé de sa main ?

 

– Il a une impressionnante grand-mère qui appartient encore à la vieille race, expliqua Chandos. Et je ne doute point que Lady Ermyntrude n’ait déjà rédigé d’autres défis de ce genre avant celui-ci. Mais oyez, sire, J’aimerais vous glisser un mot à l’oreille, et à vous aussi, très noble prince.

 

Les conduisant à l’écart, Chandos murmura quelques explications, à la suite de quoi tous trois éclatèrent d’un rire bruyant.

 

– Par la sainte Croix ! un honorable gentilhomme n’en devrait point être réduit à cela ! s’exclama le roi. Il m’appartient d’y assister. Alors donc, messires ? Ce noble cavalier attend toujours votre réponse.

 

Les vaillants guerriers s’étaient entretenus et Walter Manny se tourna vers son souverain pour lui transmettre le résultat de leur délibération.

 

– S’il plaît à Votre Majesté, nous estimons que cet écuyer a transgressé les limites en exprimant le désir de rompre la lance avec un chevalier, avant d’avoir subi la probation. Nous lui ferons suffisant honneur en envoyant un écuyer se mesurer avec lui et, avec votre permission, j’ai choisi mon propre écuyer, John Widdicombe, pour nous ouvrir le chemin par-delà le pont.

 

– Ce que vous dites, Walter, est très juste, répondit le roi. Maître Chandos, voulez-vous donc dire à votre champion que toutes dispositions sont prises. Vous lui direz aussi que notre royal désir est que la joute ne se déroule point sur le pont, ce qui entraînerait immanquablement la chute de l’un ou l’autre des cavaliers dans la rivière, mais qu’il ait à s’avancer et combattre dans la plaine. Vous lui direz encore qu’une lance mornée suffit pour une telle rencontre, mais qu’une ou deux passes au glaive ou à la masse pourront être échangées si les deux cavaliers restent en selle. Une sonnerie sur le cor de Raoul sera le signal d’arrêt.

 

Pareils exploits étaient un pas vers la renommée que certains guettaient pendant des jours à un croisement de route, devant un pont ou un château jusqu’à ce qu’un adversaire de valeur passât par là. Ils étaient courants à la vieille époque de la chevalerie errante et étaient encore familiers à l’esprit des hommes, car les récits des troubadours et les ballades des trouvères sont riches de pareils récits. Cependant ils devenaient moins fréquents. Il n’en régnait qu’une plus grande curiosité, mêlée de plaisir, parmi les courtisans qui avaient les yeux fixés sur Chandos descendant vers le pont puis discutant avec l’étrange homme armé. Sa stature était singulière, de même que la silhouette, car les membres paraissaient courts par rapport à la taille ; il avait la tête penchée en avant comme s’il eût été perdu dans de profondes réflexions ou abattu par le désespoir.

 

– C’est sans aucun doute le Chevalier au Cœur Lourd, fit Manny. Quel est donc le chagrin qui lui fait ainsi perdre la tête ?

 

– Peut-être a-t-il le cou faible, répondit le roi.

 

– Du moins sa voix ne l’est point, intervint le prince qui percevait les réponses de Nigel à Chandos. Par la Vierge ! il gronde comme un butor.

 

Tandis que Chandos s’en revenait auprès du roi, Nigel échangea la lance de combat qui avait servi à son père contre la lance mornée des tournois, qu’il prit des mains d’un puissant archer qui le servait. Il s’avança alors vers le bout du pont où une centaine de yards de terrain gazonné s’étendait devant lui. Au même moment, l’écuyer de Sir Walter Manny, que l’on avait armé en hâte, éperonna son cheval et s’en alla prendre position.

 

Le roi leva la main. La trompe du fauconnier sonna et les deux cavaliers, avec un coup d’éperons et une saccade de la bride, s’élancèrent l’un vers l’autre, Entre eux s’étendait la bande verte de cette terre marécageuse, avec l’eau qui jaillissait sous les sabots des chevaux lancés au galop, leurs cavaliers couchés sur l’encolure, illuminés par le soleil du soir. D’un côté se trouvait le demi-cercle de cavaliers immobiles, certains revêtus d’armures, d’autres de velours, silencieux, attentifs et entourés de chiens, de faucons et de chevaux ; de l’autre côté le vieux pont, la rivière calme et le groupe des manants à la bouche bée, le vieux manoir avec sa sinistre façade cyclopéenne qui semblait suivre le combat de l’œil de son unique fenêtre à l’étage.

 

John Widdicombe était un bon combattant, mais il avait trouvé plus fort que lui ce jour-là. Devant l’ouragan jaune constitué par ce cheval et ce cavalier qui semblait rivé à sa selle, ses genoux ne purent maintenir leur emprise. Nigel et Pommers ne formaient qu’un projectile foudroyant, avec leur poids, leur force et leur énergie concentrés sur le bout de la lance. Eût-il été frappé par la foudre, que Widdicombe n’aurait pu voler plus loin et plus vite qu’il le fit, Il rebondit par deux fois, dans le cliquetis des plates, avant de retomber, inerte, sur le dos.

 

Pendant un moment, le roi contempla gravement cette chute prodigieuse. Puis, souriant de voir Widdicombe se remettre sur pied en chancelant, il applaudit vivement.

 

– Que voilà une jolie course ! Les roses rouges se comportent en temps de paix comme je les ai vues le faire dans la guerre… Et maintenant, mon bon Walter, avez-vous un autre écuyer ou bien nous ouvrirez-vous, vous-même, le chemin ?

 

Le visage coléreux de Manny s’était assombri en constatant la mauvaise fortune de son représentant. Il se tourna alors vers un chevalier dont le visage sauvage paraissait regarder de dessous son bassinet comme un aigle de sa cage.

 

– Sir Hubert, dit-il, il me souvient du jour où vous avez pourfendu ce Français à Caen. Ne voulez-vous point être notre champion ?

 

– Lorsque je combattis le Français, Walter, c’était à l’arme nue. Je suis un soldat et j’aime à travailler en soldat. Mais je n’attache que peu d’intérêt à ces jeux de lice qui n’ont été inventés que pour satisfaire les caprices de femmes capricieuses.

 

– Que voilà un discours peu galant ! s’exclama le roi. Si ma noble épouse eût été ici, elle vous eût sommé de comparaître par-devant le tribunal de l’Amour, avec son jury de vierges, pour y répondre de vos péchés… Je vous prie de vous servir d’une lance mornée, sir Hubert.

 

– Ce serait autant prendre une plume de paon, monseigneur, mais je ferai ainsi que vous me le demandez… Holà, page, donnez-moi l’un de ces bâtons et voyons ce que j’en puis faire.

 

Messire Hubert de Burgh n’allait pouvoir mettre à l’épreuve ni sa chance ni son adresse. Le grand cheval bai qu’il montait n’était guère accoutumé à ce jeu et de plus, comme son maître, il n’avait pas le cœur au combat. Aussi, lorsqu’il vit devant lui la lance baissée, la silhouette scintillante et l’ardent cheval jaune qui fonçait sur lui, se cabra-t-il et, après une volte-face, se lança-t-il en un galop étourdissant le long de la rivière. Il y eut des vagues de rires lancés par les manants d’un côté, et de l’autre par les courtisans. On vit Sir Hubert tirer vainement de toutes ses forces sur les rênes, petit pantin bondissant parmi les buissons d’ajoncs et les bouquets de bruyère, jusqu’à ce qu’il ne fût plus, bien loin sur le versant de la colline, qu’un petit point mouvant. Nigel, qui avait forcé Pommers à s’arrêter net au moment où son adversaire tournait bride, salua de la lance et revint en trottant vers la tête de pont, où il attendit l’assaillant suivant.

 

– Nos gentes dames ne manqueraient point de dire que Sir Hubert n’a eu que le châtiment qu’il méritait pour ses paroles impies, constata le roi.

 

– Espérons que son coursier pourra être dressé avant qu’il se risque à s’aventurer entre deux affilées, remarqua le prince. L’ennemi pourrait prendre la dureté de la bouche du cheval pour la mollesse de cœur du cavalier. Voyez où il est, balayant toujours les buissons devant lui !

 

– Par la sainte Croix ! reprit le roi, si le vaillant Hubert n’en a point ajouté à sa réputation en tant que jouteur, il y a gagné beaucoup d’honneur en tant que cavalier. Mais le pont nous est toujours fermé, Walter. Qu’en dites-vous ? Ce jeune squire ne va-t-il donc point être désarçonné, ou bien faudra-t-il que votre roi lui-même mette la main à la lance pour s’ouvrir la route ? Par saint Thomas, je me sens d’humeur à me mesurer avec ce jeune homme.

 

– Que non, sire, nous ne lui avons déjà fait que trop d’honneur, répondit Manny, en lançant un regard de colère vers la silhouette immobile. Que ce garçon qui n’a point subi la probation puisse se vanter d’avoir en une soirée désarçonné mon écuyer et fait montrer les talons à l’un des plus vaillants cavaliers anglais est déjà bien assez pour lui tourner la tête… Allez me quérir un javelot, Robert, Je vais voir ce que je puis faire de lui.

 

Le célèbre chevalier, lorsqu’on lui apporta l’arme, s’en saisit comme un maître ouvrier d’un outil. Il fit balancer le javelot, le secoua en l’air par deux fois, le parcourut des yeux afin de voir s’il n’y avait point de défaut dans le bois puis, s’étant assuré de son poids et de son équilibre, le fixa soigneusement sous le bras. Ensuite, raccourcissant la bride de façon à avoir son cheval bien en main et se couvrant de son bouclier, il s’avança pour livrer le combat.

 

Non, Nigel, jeune et inexpérimenté comme vous l’êtes, le soutien de votre nature ne vous servira de rien contre le mélange de force et d’adresse d’un tel guerrier ! Un jour viendra où ni Manny ni Chandos ne pourront vous faire vider les étriers, mais maintenant, eussiez-vous même une armure moins embarrassante, vos chances sont bien faibles. Votre chute est proche. Mais, tandis que vous contemplez les chevrons de sable sur champ d’or, votre cœur vaillant, qui n’a jamais connu la peur, n’est rempli que de joie et d’étonnement devant l’honneur qui vous est fait. Votre chute est proche et, cependant, même dans vos rêves les plus fous, vous n’avez jamais pu imaginer ce qu’elle allait être.

 

Une nouvelle fois, dans les battements de sabots, les chevaux foncèrent l’un vers l’autre sur la prairie marécageuse. Une nouvelle fois, dans le choc du métal, les deux cavaliers se rencontrèrent. Mais ce fut Nigel qui, pris en pleine face de l’armet par le javelot émoulu, bascula de son cheval et s’écroula dans l’herbe.

 

Mais, juste ciel, qu’est-ce que cela ? Manny lève les mains dans un geste d’horreur et la lance échappe à ses doigts paralysés. De toutes parts s’élèvent des cris de désespoir et des invocations à tous les saints, les cavaliers comme un seul homme se rapprochent doucement. A-t-on jamais vu passe d’armes se terminer de façon aussi horrible, aussi soudaine, aussi irrémédiable ? Non, ce n’est pas possible ! Leurs yeux ont dû les tromper. Ou bien quelque sorcier leur a-t-il jeté un sort afin d’obnubiler leurs sens ? Non, la chose n’est que trop évidente : là, dans l’herbe, gît le corps du cavalier mais sa tête, portant toujours l’armet, a roulé à quelques douzaines de pieds de là.

 

– Par la Vierge ! s’écria Manny en bondissant à bas de son cheval, je donnerais volontiers ma dernière pièce d’or afin que ce qui a été fait ce soir ne fût point. Comment est-ce possible ? Que signifie ? Accourez, monseigneur l’Évêque, car il y a de la sorcellerie et de la diablerie là-dessous.

 

Le visage livide, l’évêque avait sauté à côté du corps étendu, en bousculant le cercle des chevaliers et écuyers horrifiés.

 

– Je crains bien que les derniers offices de notre mère la sainte Église ne viennent trop tard, dit-il en claquant des dents. Infortuné jeune homme ! Quelle terrible fin ! In medio vitae, ainsi que le dit la sainte Écriture… En un moment, dans la fleur de l’âge, l’instant d’après, la tête arrachée du corps ! Que Dieu et ses saints aient pitié de moi et me gardent du mal.

 

Cette dernière prière fut interrompue par un cri d’épouvante : un des écuyers, en soulevant l’armet, l’avait vivement rejeté sur le sol et poussait des hurlements d’horreur.

 

– Il est vide. Il est aussi léger qu’une plume !

 

– Pardieu, c’est vrai, ajouta Manny, en le soulevant à son tour. Il n’y a rien dedans. Mais contre quoi me suis-je donc battu, Père évêque ? Est-ce un être de ce monde ou de l’autre ?

 

L’évêque était remonté sur son cheval afin de voir les choses de plus haut.

 

– Si l’esprit malin rôde par ici, dit-il, ma place est là-bas, aux côtés du roi. Certes, ce cheval a la couleur du soufre et un regard diabolique. Je pourrais presque jurer que j’ai vu ses naseaux souffler des flammes et de la fumée. C’est bien la bête qu’il faut pour porter une armure qui combat et dans laquelle ne se trouve personne.

 

– Nenni, pas si vite, Père évêque ! interrompit un des chevaliers. Cela peut être tout ce que vous dites et cependant sortir d’un atelier humain. Lors d’une campagne en Germanie du Sud, j’ai vu à Nuremberg une machine sculptée et modelée par un armurier, qui pouvait monter à cheval et faire tournoyer une épée. Si celle-ci était semblable…

 

– Je vous remercie tous pour votre très grande courtoisie, fit une voix caverneuse, provenant du mannequin étendu sur le sol.

 

À ce moment, le vaillant Manny lui-même sauta en selle. Certains s’écartèrent vivement de l’horrible tronc. Quelques-uns seulement, parmi les plus braves, restèrent sur place.

 

– Et par-dessus tout, reprit la voix, je veux remercier le très noble chevalier, Sir Walter Manny, qui a daigné faire fi de sa grandeur, et a condescendu à échanger une passe d’armes avec un humble écuyer.

 

– Pardieu ! s’exclama Manny, si c’est là une invention du démon, le démon, alors, s’exprime en un langage fleuri. Mais je vais l’extraire de son armure, dût-il me réduire en cendres.

 

Ce disant, il sauta de nouveau à bas de sa monture, plongea la main dans l’ouverture laissée béante par la gorgière, et la referma sur les boucles blondes de Nigel. Le grognement que ce geste provoqua le convainquit qu’il y avait bien un homme, dissimulé à l’intérieur. Au même moment, ses yeux tombèrent sur le trou pratiqué dans le corselet de mailles pour servir de viseur au jeune écuyer, Il se sentit aussitôt déborder d’allégresse. Le roi, le prince et Chandos, qui avaient suivi la scène à distance, trop amusés pour intervenir, se rapprochèrent en riant, puisque tout était découvert.

 

– Aidez-le à sortir, ordonna le roi, la main à la hanche. Je vous prie de le délivrer de cette armure. J’ai pratiqué bien des joutes mais jamais je ne fus si près de choir de mon cheval qu’en regardant celle-ci. Je craignais que sa chute ne l’eût estourbi, à le voir sovin.

 

En effet, Nigel était resté là, ayant perdu le souffle après le choc et, bien qu’il se fût rendu compte que son armet avait été arraché, il n’avait pu comprendre ni la terreur ni la joie que cela avait provoquées. Mais, délivré du grand haubert, dans lequel il avait été enfermé comme un pois dans sa cosse, il clignota des yeux dans la lumière, rougissant de honte de ce que le subterfuge auquel sa pauvreté l’avait réduit eût été ainsi mis à jour devant tous ces courtisans.

 

– Vous avez prouvé que vous saviez vous servir des armes de votre père, et que vous étiez digne de porter son nom et son blason, parce que vous avez en vous le courage qui l’a rendu célèbre. Mais je gage que ni votre père ni vous ne souffririez qu’un équipage d’hommes affamés se meurent devant votre manoir. Conduisez-nous, je vous prie, et, si la chère est aussi bonne que le fut cette réception, alors, sur ma foi, ce sera un vrai festin.

CHAPITRE X

COMMENT LE ROI ACCUEILLIT SON SÉNÉCHAL DE CALAIS


Il ne se fût guère accordé avec le bon renom de la demeure de Tilford ni davantage avec les soucis domestiques de la vieille Lady Ermyntrude que toute la suite du roi, connétables, chambellan et garde, dormît sous le même toit. Cette calamité fut évitée, grâce à la prévoyance et à l’aide aimable de Chandos. Ainsi certains furent envoyés à l’abbaye, d’autres allant jouir de l’hospitalité de Sir Roger Fitz-Alan à Farnham Castle. Seuls le roi, le prince, Manny, Chandos, Sir Hubert de Burgh, l’évêque et deux ou trois autres restèrent les hôtes des Loring.

 

Mais si réduit que fût le groupe et si humble que fût l’endroit, le roi n’abdiqua nullement son amour du cérémonial, de la recherche dans la forme et dans la couleur, ce qui était un de ses traits de caractère. Les mulets de charge furent débarrassés de leur paquetage ; les écuyers coururent de tous côtés, les bains fumèrent dans les chambres, on dépliait soies et satins, et l’on entendait cliqueter de luisantes chaînes d’or. Enfin, après une longue note lancée par deux sonneurs de trompette de la cour, la noble compagnie s’installa à la table et alors se déroula la plus belle scène à laquelle les vieux tréteaux avaient jamais servi.

 

Le grand rassemblement de chevaliers étrangers qui étaient venus, dans leur splendeur, de toutes les parties de la chrétienté pour prendre part à l’ouverture de la Tour Ronde de Windsor, six ans auparavant, et avaient tenté leur chance, risqué leur adresse dans le grand tournoi organisé à cette occasion, avait apporté quelque bouleversement aux modes vestimentaires anglaises. L’ancienne chainse, le bliaud et les cyclas étaient trop mornes et trop simples pour les modes nouvelles. On ne voyait donc flotter et flamboyer autour du roi que d’étranges et brillantes cottes de mailles, des pourpoints, des manteaux courts, des doublets, des hauts-de-chausse et nombreux autres vêtements multicolores, aux bords ourlés, brodés ou festonnés. Le souverain, en velours noir et or, était comme un bijou de prix posé au centre d’un riche écrin qui l’entourait. À sa droite était assis le prince de Galles, à sa gauche l’évêque, et l’œil attentif de Lady Ermyntrude dirigeait les gens de la maison : alerte et veillant à tout, elle remplissait plats et buires au bon moment, bousculait les domestiques fatigués, encourageait les plus actifs, pressait les traînards, appelait les réserves, bref, le claquement de son bâton de chêne résonnait toujours là où l’on en avait le plus besoin.

 

Derrière le roi, Nigel, vêtu de son mieux, mais paraissant pauvre et triste au milieu de tous ces rutilants costumes, oubliait tant bien que mal son corps brisé et son genou froissé et servait ses royaux invités qui lui jetaient de nombreuses plaisanteries par-dessus l’épaule, riant toujours de son aventure du pont.

 

– Par la sainte Croix ! fit le roi Édouard, penché en arrière et tenant délicatement une cuisse de poulet entre les doigts de la main gauche. La pièce était trop bonne pour cette scène campagnarde ! Il vous faut me suivre à Windsor, Nigel, en emportant le grand harnois dans lequel vous vous cachiez. Vous y tiendrez la lice et, à moins que quelqu’un ne vous frappe en pleine poitrine, il ne pourra vous arriver aucun mal. Jamais je ne vis si petite noix dans si grande écale !

 

Mais le prince, qui se retournait pour regarder Nigel, remarqua à son visage rougissant et embarrassé combien lui pesait la pauvreté de sa mise.

 

– Ah non, dit-il gentiment, pareil artisan est digne de meilleurs outils. L’armurier de la cour veillera, Nigel, à ce que, la prochaine fois que votre casque sera emporté, votre tête soit à l’intérieur.

 

Nigel, écarlate jusqu’à la racine de ses cheveux de lin, balbutia quelques paroles de remerciement. Cependant, John Chandos avait une proposition à faire et son œil pétilla quand il l’exprima :

 

– Mais, monseigneur, je crois que votre générosité est bien inutile dans le présent cas. Il est une ancienne loi de chevalerie disant que, lorsque deux chevaliers entrent en joute, si l’un d’eux, soit par maladresse, soit par malheur rompt le combat, son harnois devient la propriété de celui qui est resté en lice. Puisqu’il en est ainsi, il me semble, sir Hubert de Burgh, que votre fine armure de Milan et votre casque en acier de Bordeaux que vous portiez pour venir à Tilford devraient rester aux mains de notre jeune hôte comme souvenirs de notre visite.

 

La suggestion souleva des rires et approbations auxquels tous se joignirent à l’exception de Sir Hubert qui, rouge de colère, fixa un regard sinistre sur le visage souriant et malicieux de Chandos.

 

– J’ai prévenu que je ne participerais point à ce jeu ridicule et j’ignore tout de cette loi, dit-il. Et vous savez très bien, John, que, si vous voulez une passe d’armes, soit au javelot, soit à l’épée, ou encore à l’un et à l’autre, mais où un seul se relève, vous n’avez pas loin à aller.

 

– Allons, allons, vous à cheval ? Vous feriez mieux de rester à pied, Hubert, répondit Chandos. Je sais qu’ainsi au moins je ne verrai point votre dos ainsi que nous l’avons vu aujourd’hui. Dites ce que vous voulez, mais votre cheval vous a joué un bien mauvais tour et je réclame votre harnois pour Nigel Loring.

 

– Vous avez la langue trop longue, John, et je suis fatigué de l’entendre, fit Sir Hubert dont la moustache frémissait sur la face rougeaude. Si vous réclamez mon harnois, venez donc le prendre vous-même ! Et s’il y a une lune pleine dans le ciel ce soir, vous pourrez essayer lorsque la table sera ôtée.

 

– Que non, mes bons seigneurs, s’écria le roi en souriant à l’un puis à l’autre. La chose ne doit point aller plus loin. Servez-vous un gobelet de vin de Gascogne. Et vous aussi, Hubert ! Et maintenant portez une santé en bons et loyaux compagnons qui ne se battent que pour leur roi ! Nous ne pouvons nous passer ni de l’un ni de l’autre aussi longtemps qu’il y a, au-delà des mers, du travail pour les cœurs vaillants. Quant au harnois, John Chandos dit vrai lorsqu’il s’agit d’une joute en lice. Mais nous estimons que pareille règle ne s’applique guère ici, pour une simple passe d’armes en un passage public. En revanche, dans le cas de votre écuyer, maître Manny, il n’est point douteux qu’il ait perdu son harnois.

 

– Voilà qui est bien dur pour moi, monseigneur, fit Walter Manny, car c’est un pauvre garçon qui eut bien des peines à s’équiper pour les guerres. Cependant, il en sera fait ainsi que vous l’ordonnez. Ainsi donc, si vous voulez venir me voir ce matin, messire Loring, le harnois de John Widdicombe vous sera remis.

 

– Alors, avec la permission du roi, je le lui rendrai, bredouilla Nigel, troublé. Car je préférerais ne jamais aller en guerre que d’enlever à un brave homme son unique armure à plates.

 

– Voilà qui est parler dans l’esprit de votre père, Nigel ! s’écria le roi. Par la sainte Croix ! Nigel, vous me plaisez. Laissez-moi l’affaire en main. Mais je m’étonne que Sir Aymery le Lombard ne soit point encore venu de Windsor.

 

Depuis son arrivée à Tilford, le roi Édouard à plusieurs reprises s’était inquiété de savoir si Sir Aymery n’était point là encore et si l’on n’avait pas de nouvelles de lui, à tel point que les courtisans se regardaient avec étonnement, Ils connaissaient en effet Aymery comme un fameux mercenaire italien récemment appointé en tant que gouverneur de Calais. Ce soudain rappel de la part du roi pouvait bien signifier une reprise de la guerre avec la France, ce qui était le vœu le plus sincère de tous ces soldats. Par deux fois déjà, le roi avait interrompu son repas pour rester, la tête penchée, le gobelet à la main, écoutant attentivement lorsqu’on entendait au-dehors un bruit de cheval lancé au galop. La troisième fois cependant, il n’y eut plus à douter. Un bruit de sabots et un hennissement frappèrent les oreilles. Dans l’obscurité, des voix rudes crièrent, auxquelles répondirent les archers placés de faction à l’extérieur des portes.

 

– Un voyageur arrive justement, monseigneur, fit Nigel. Quelle est votre royale volonté ?

 

– Ce ne peut être qu’Aymery, car il n’y a qu’à lui que j’ai laissé un message, lui enjoignant de me retrouver ici. Faites-le entrer, je vous prie, et réservez-lui bon accueil à votre table.

 

Nigel, saisissant une torche par son support, ouvrit la porte. Dehors, une demi-douzaine d’hommes d’armes se trouvaient à cheval, mais l’un d’eux avait mis pied à terre. C’était un petit homme trapu et basané, avec un visage de rat, aux yeux bruns, doux et alertes qui regardèrent profondément Nigel dans la lumière rougeoyante de la salle bien éclairée.

 

– Je suis Sir Aymery de Pavie, dit-il. Pour l’amour du ciel, dites-moi… Le roi est-il céans ?

 

– Il est à table, messire, et je vous prie d’entrer.

 

– Un moment, jeune homme, un moment. Un secret d’abord, à l’oreille. Savez-vous pourquoi le roi m’a fait mander ?

 

Nigel lut de la terreur dans les yeux sombres.

 

– Non, je l’ignore.

 

– J’aimerais le savoir, et être sûr, avant que de me trouver devant lui.

 

– Il vous suffira de franchir ce seuil, noble seigneur, et, sans aucun doute, vous l’apprendrez des lèvres mêmes du roi.

 

Sir Aymery parut faire le même effort que celui qui va se risquer à un plongeon dans l’eau glacée. Puis, d’un pas rapide, il passa de l’ombre dans la lumière. Le roi se leva et lui tendit la main avec un large sourire sur son beau visage. Cependant, il parut à l’Italien que les lèvres seules souriaient et non les yeux.

 

– Soyez le bienvenu ! s’écria Édouard. Bienvenue à notre digne et fidèle sénéchal de Calais ! Venez et assoyez-vous devant moi à cette table. Je vous ai fait mander afin d’apprendre de vous des nouvelles d’outre-mer, et vous remercier d’avoir pris tant de soin de ce qui m’est aussi cher que femme et enfants. Faites place pour Sir Aymery !… Servez-lui à boire et à manger car il a chevauché longtemps et a parcouru une longue distance à notre service aujourd’hui.

 

Durant la fête arrangée par les soins de Lady Ermyntrude, Édouard conversa gentiment avec l’Italien comme avec les barons qui l’entouraient. Enfin, le dernier plat enlevé, lorsque les tranchoirs dégoulinants de sauce qui faisaient office d’assiettes eurent été jetés aux chiens, les cruchons de vin passèrent à la ronde. Le vieux ménestrel Weathercote entra timidement avec son luth, dans l’espoir d’être autorisé à jouer devant le roi. Mais Édouard avait une autre idée en tête.

 

– Renvoyez vos gens, Nigel, je vous prie, afin que nous puissions être seuls. Je voudrais aussi que deux hommes d’armes soient postés à chaque porte et nous préservent d’être troublés dans nos débats, car il s’agit d’une question privée. Maintenant, sir Aymery, mes nobles seigneurs et moi-même aimerions entendre de votre bouche comment vont les choses en France.

 

Le visage de l’Italien était calme, mais ses yeux couraient sans arrêt de l’un à l’autre de ses auditeurs.

 

– Pour autant que je sache, monseigneur, tout est calme dans les marches de France, répondit-il.

 

– Vous n’avez point ouï dire, alors, qu’ils avaient rassemblé des hommes avec l’intention de rompre la paix en se livrant à une attaque contre nos possessions ?

 

– Non, sire, je n’ai rien ouï de la sorte.

 

– Vous m’apaisez l’esprit, Aymery, car, si rien n’est parvenu à vos oreilles, alors cela ne peut être vrai. Il m’était revenu que ce sauvage de chevalier de Chargny s’était rendu à Saint-Omer pour porter les yeux sur mon précieux joyau, avec ses mains gantées de mailles prêtes à le saisir.

 

– Eh bien, sire, qu’il y vienne ! Il trouvera le joyau en sûreté dans son écrin, entouré d’une bonne garde.

 

– Et vous êtes la garde chargée de ce joyau, Aymery ?

 

– Oui, sire, j’en suis le gardien.

 

– Et vous êtes un gardien fidèle, en qui je puis avoir confiance, n’est-ce pas ? Vous au moins, vous ne me raviriez point ce qui m’est si cher, alors que je vous ai choisi dans toute mon armée pour me conserver ce bijou ?

 

– Non, sire, et je ne vois point la raison de toutes ces questions. Elles touchent à mon honneur. Vous savez que je préférerais perdre mon âme plutôt que d’abandonner Calais.

 

– Ainsi donc, vous ne savez rien de la tentative de Chargny ?

 

– Rien, sire.

 

– Menteur et vilain ! cria le roi qui bondit sur pied et martela la table de son poing en faisant tinter les verres. Archers, saisissez-vous de lui ! Sur-le-champ ! Tenez-vous près de lui, de crainte qu’il ne se fasse du mal. Et maintenant, oseriez-vous me dire au visage, Lombard parjure, que vous ignorez tout de Chargny et de ses projets ?

 

– Que Dieu m’en soit témoin, je ne sais rien !

 

Les lèvres de l’homme étaient exsangues et il s’exprimait d’une petite voix flûtée en évitant du regard les yeux courroucés du roi.

 

Mais ce dernier éclata d’un rire amer et tira un papier de son pourpoint.

 

– Je vous fais juges en cette affaire, vous, mon fils, et vous, Chandos, et vous, Manny, et vous aussi, monseigneur l’Évêque. De par mon pouvoir souverain, je vous constitue en cour chargée de juger cet homme car, pardieu ! je ne quitterai point cette pièce que je n’aie examiné cette affaire à fond. Et tout d’abord, je vais vous lire cette lettre. Elle est adressée à Sir Aymery de Pavie, surnommé le Lombard, au château de Calais. N’est-ce point là votre nom et votre adresse, coquin ?

 

– C’est bien là mon nom, sire, mais pareille lettre ne m’est jamais parvenue.

 

– Non, bien sûr, sans quoi votre vilenie n’eût jamais été découverte. Elle est signée : Isidore de Chargny. Et que dit mon ennemi Chargny à mon fidèle serviteur ? Oyez : « Nous ne pourrons venir encore à la prochaine lune, car nous n’avons pu rassembler les forces suffisantes, pas plus que les vingt mille couronnes qui sont votre prix. Mais lors de la lune suivante, dans l’heure la plus sombre, nous viendrons et vous toucherez votre argent à la petite poterne à côté du buisson de sorbier. » Alors, coquin, qu’avez-vous à dire ?

 

– C’est faux, râla l’Italien.

 

– Je vous prie de me permettre de voir cette lettre, sire, fit Chandos. Chargny fut mon prisonnier et tant de lettres furent échangées avant que sa rançon fût payée que son écriture m’est bien connue… Oui, oui, je jurerais que c’est la sienne. J’en jurerais sur mon salut éternel.

 

– Si elle a vraiment été écrite par Chargny, c’était dans l’unique dessein de me déshonorer, s’écria Sir Aymery.

 

– Oh, que non ! l’interrompit le jeune prince. Nous connaissons tous Chargny pour l’avoir combattu. Il a peut-être des défauts, il est vantard et braillard, mais sous les lys de France ne chevauche pas un homme plus brave ni d’un plus noble cœur ni d’un plus grand courage. Un tel homme ne s’abaisserait jamais à écrire une lettre dans la seule intention de jeter le discrédit sur un membre de la noblesse. Pour ma part, je ne le puis croire.

 

Le murmure soulevé par les autres prouva qu’ils étaient d’accord avec le prince. La lumière des torches accrochées aux murs frappait en plein les lignes sévères des visages autour de la grande table. Ils étaient assis immobiles et l’Italien frémit devant les regards inexorables qu’il rencontra. Il regarda vivement autour de lui, mais des hommes en armes gardaient toutes les issues. L’ombre de la mort pesait déjà sur lui.

 

– La missive, reprit le roi, fut remise par Chargny à un certain Dom Beauvais, prêtre à Saint-Omer, avec charge de la porter à Calais. Mais le prêtre, en flairant une récompense, l’apporta à quelqu’un qui m’est fidèle serviteur, et c’est ainsi qu’elle se trouve entre mes mains. J’ai aussitôt fait mander cet homme afin qu’il se présente devant moi. Entre-temps, le prêtre s’en est retourné et, ainsi, Chargny s’imagine que son message a été transmis.

 

– Je ne sais rien de cette affaire, fit encore l’Italien entêté, en léchant ses lèvres sèches.

 

Une vague rouge monta au front du roi et ses yeux jetèrent des flammes de colère.

 

– Assez, au nom de Dieu ! Si nous tenions cette canaille à la Tour, quelques tours de chevalet auraient tôt fait d’arracher une confession à cette âme maudite. Mais qu’avons-nous besoin de l’entendre reconnaître sa faute ? Vous avez vu, messeigneurs, et vous avez entendu. Qu’en dites-vous, monsieur mon fils ? Cet homme est-il coupable ?

 

– Il l’est, sire.

 

– Et vous, John ? Et vous, Walter ? Et vous, Hubert ? Et vous, monseigneur l’Évêque ?… Vous êtes donc tous du même avis ? Il est donc reconnu coupable de félonie. Et quel est le châtiment ?

 

– Ce ne peut être que la mort, répondit aussitôt le prince suivi par chacun des autres qui, à l’appel de son nom, faisait un signe de tête approbateur.

 

– Aymery de Pavie, vous avez entendu, fit le roi en posant le menton dans le creux de la main et en regardant l’Italien chancelant. Avancez ! Vous, l’archer, devant la porte… vous, avec la barbe noire. Tirez votre glaive… Non, livide coquin, je ne veux point souiller cette lame de votre sang. Ce sont vos talons et non votre tête que nous voulons. Coupez ces éperons de chevalier avec votre glaive, archer ! C’est moi qui vous les ai donnés, c’est moi qui vous les reprends. Ha ! Voyez-les voler à travers la salle, et avec eux tous liens entre vous et le noble ordre dont ils sont l’insigne… Maintenant, conduisez-le au-dehors dans la bruyère, loin de cette demeure, là où sa charogne pourra pourrir. Et arrachez-lui la tête du corps afin que ceci soit un avertissement à tous les traîtres !

 

L’Italien, qui avait glissé de son siège et était tombé sur les genoux, poussa un cri de désespoir lorsque l’archer l’empoigna par les épaules. S’arrachant à son étreinte, il se jeta sur le sol et saisit les pieds du roi.

 

– Épargnez-moi, mon très bon seigneur, épargnez-moi, je vous en supplie ! Au nom de la passion du Christ, je vous demande grâce et pardon. Songez, ô mon bon et noble seigneur, au nombre d’années durant lesquelles j’ai servi sous votre bannière et combien de services je vous ai rendus. N’est-ce point moi qui ai découvert le gué de la Seine, deux jours avant la grande bataille ? N’est-ce point moi encore qui ai dirigé l’attaque lors de la prise de Calais ? J’ai une épouse et quatre enfants en Italie, grand roi. C’est en pensant à eux que j’ai failli à mon devoir, car cet argent m’aurait permis d’abandonner les combats pour les aller retrouver. Pitié, sire, pitié, je vous en conjure !

 

Les Anglais sont une race rude mais non cruelle. Le roi resta assis, impitoyable, mais les autres se regardèrent de côté et s’agitèrent sur leur siège.

 

– En effet, monseigneur, intervint Chandos, je vous prie d’apaiser quelque peu votre colère.

 

Édouard secoua la tête.

 

– Silence, John ! Il en sera fait ainsi que je l’ai dit.

 

– Je vous en prie, cher et honoré seigneur, ne faites point preuve de trop de hâte en la matière, fit Manny. Faites-le ligoter et gardez-le jusqu’au matin. Vous pourriez trouver d’autres conseils.

 

– Non ! J’ai dit ! Qu’on l’emmène !

 

Mais l’homme se cramponna si bien aux genoux du roi que les archers ne purent lui faire lâcher prise.

 

– Écoutez-moi un moment, je vous en supplie. Rien qu’une minute et, ensuite, vous ferez ce que bon vous semblera.

 

Le roi s’appuya au siège.

 

– Parlez, mais faites vite.

 

– Épargnez-moi, sire ! Dans votre propre intérêt. Je vous conseille de m’épargner, car je puis vous lancer sur le chemin de chevaleresques aventures qui vous réjouiront le cœur. Songez, sire, que Chargny et ses compagnons ignorent que leurs plans sont mis à jour. Si je leur envoie un message, ils viendront sans aucun doute à la poterne. Et, si nous dressons habilement l’embûche, nous ferons là une capture dont la rançon remplira vos coffres. Lui et ses amis valent au moins cent mille couronnes.

 

D’un coup de pied, Édouard rejeta l’Italien loin de lui, dans la paille. Et, tandis qu’il gisait là, tel un serpent blessé, ses yeux ne quittaient pas ceux du roi.

 

– Deux fois traître ! Vous vouliez vendre Calais à Chargny, et vous voulez maintenant me vendre Chargny ? Comment osez-vous supposer que moi ou tout noble chevalier puissions avoir l’âme assez basse pour songer à une rançon lorsque l’honneur est en jeu ? Se pourrait-il que moi-même ou n’importe quel homme véritable soyons aussi lâches et faux ? Vous venez de signer votre destin ! Emmenez-le !

 

– Un instant, je vous prie, mon bon et doux seigneur, s’écria le prince. Apaisez votre colère un moment encore car la proposition de cet homme mérite plus d’attention qu’il n’y paraît au premier abord. Il vous a soulevé le cœur en vous parlant de rançon. Mais examinez la chose, je vous prie, du point de vue de l’honneur. Je vous supplie de me laisser me jeter dans cette aventure car elle est de celles, si elle est bien menée, où l’on peut se faire un bel et honorable avancement.

 

Édouard tourna ses yeux pétillants vers le noble et jeune garçon à ses côtés.

 

– Jamais chien courant ne fut plus acharné sur la trace d’un cerf que vous ne l’êtes lorsqu’il s’agit d’honneur, mon fils. Et comment donc concevez-vous la chose ?

 

– Chargny et ses hommes valent qu’on aille loin pour les rencontrer, car il aura sans aucun doute l’élite de France sous sa bannière, cette nuit-là. En agissant ainsi que cet homme le propose et en l’attendant avec un nombre égal de lances, je ne crois pas qu’il puisse y avoir un autre point de la chrétienté où l’on préférerait être plutôt qu’à Calais cette nuit-là.

 

– Par la sainte Croix, mon fils, vous avez raison ! cria le roi dont le visage s’illumina à cette pensée. Mais voyons, lequel de vous deux, John Chandos ou Walter Manny, va s’occuper de la chose ?

 

Il les regarda malicieusement, l’un après l’autre, comme un maître qui fait danser un os entre deux chiens. Et l’on pouvait lire dans leurs yeux tout ce qu’ils avaient à dire.

 

– Non, John, ne le prenez point mal, mais c’est au tour de Walter, cette fois.

 

– N’irons-nous point tous, sous votre bannière, sire, ou sous celle du prince ?

 

– Non, il ne sied point que le royal étendard d’Angleterre soit lancé dans une si petite entreprise. Cependant, si vous avez de la place dans vos rangs pour deux chevaliers, le prince et moi-même vous accompagnerons.

 

Le jeune homme s’inclina et baisa la main de son père.

 

– Chargez-vous de cet homme, Walter, et faites-en ce que bon vous semblera. Mais gardez-le bien, de crainte qu’il ne nous trahisse derechef. Et débarrassez-en ma vue car son souffle empoisonne l’air… Maintenant, Nigel, si votre digne barbu veut taquiner le luth et chanter pour nous… Mais, pardieu ! que voulez-vous ?

 

Il s’était retourné pour trouver son jeune hôte à genoux, la tête courbée.

 

– Qu’y a-t-il, mon ami ? Que désirez-vous ?

 

– Une faveur, sire.

 

– Eh bien, n’aurai-je donc point de paix ce soir, avec un traître à genoux devant moi, et un vrai gentilhomme à genoux derrière ? Il suffit, Nigel. Que voulez-vous ?

 

– Vous accompagner à Calais.

 

– Par la sainte Croix, voilà une juste requête, d’autant plus que le complot fut découvert sous votre toit… Qu’en dites-vous, Walter ? Le prenez-vous ?

 

– Dites-moi plutôt si vous me prenez, fit Chandos. Nous sommes rivaux en honneur, Walter, mais je suis bien sûr que vous ne me refuserez point.

 

– Non, John, je serai fier d’avoir sous ma bannière la meilleure lance de toute la chrétienté.

 

– Et moi, de suivre un chef aussi chevaleresque. Mais Nigel Loring est mon écuyer. Ainsi donc, il viendra avec nous.

 

– Voilà la question réglée, fit le roi. Et maintenant, il n’est plus besoin de nous hâter puisqu’il ne se passera rien avant le changement de lune. Je vous prie donc de faire circuler la buire et de porter un toast avec moi aux bons chevaliers de France ! Puissent-ils être tous de grand cœur et d’indomptable courage lorsque nous les rencontrerons dans les murs de Calais !

CHAPITRE XI

DANS LE CHÂTEAU DE DUPPLIN


Le roi était venu et reparti. Le manoir de Tilford avait retrouvé l’ombre et le silence, mais la joie régnait dans ses murs. En l’espace d’une nuit, tous les ennuis étaient tombés comme un noir rideau qui aurait caché le soleil. Une somme royale avait été remise par l’argentier du roi, d’une façon telle qu’on ne pouvait y opposer un refus. Avec un sac d’or dans les fontes de sa selle, Nigel reprit le chemin de Guildford et il n’y eut pas un seul mendiant qui n’eût à bénir son nom.

 

Il se rendit tout d’abord chez l’orfèvre à qui il racheta le hanap, le plateau et le bracelet, se lamentant avec le marchand sur le mauvais sort qui faisait que l’or et les objets d’orfèvrerie, pour des raisons que pouvaient seuls comprendre les gens de métier, avaient soudain augmenté de valeur durant la dernière semaine, si bien que Nigel eut à ajouter cinquante pièces d’or au prix qu’il avait touché. Et ce fut en vain que le fidèle Aylward tonna, fulmina et pria pour que vînt le jour où il pourrait lancer une flèche bien effilée dans la grosse bedaine du marchand. Rien n’y fit : il fallut payer le prix.

 

Nigel se hâta ensuite de se rendre chez l’armurier Wat où il acheta l’armure qu’il avait admirée lors de son dernier passage. Il l’essaya et la réessaya dans la boutique, Wat et son fils s’affairant autour de lui, armés de clés et autres outils, resserrant des chevilles, fixant des rivets.

 

– Comment est-ce possible, mon bon seigneur ? s’écria l’armurier, tout en lui passant le bassinet sur la tête pour le fixer au camail qui descendait sur les épaules. Par Tubal-Caïn, je vous jure que cette armure vous sied, comme sa carapace à un crabe. Il n’en est jamais venu de plus belle d’Italie ou d’Espagne.

 

Nigel se tenait devant un bouclier poli faisant office de miroir, se tournant d’un côté puis de l’autre, comme un petit oiseau se lissant les plumes. Son brillant pectoral, ses pointures avec leurs protections en forme de disques aux genoux et aux coudes, les gantelets et solerets étonnamment flexibles, la cotte de mailles et les jambières bien ajustées étaient à ses yeux des sujets de joie et des objets d’admiration. Il bondit à travers la boutique, comme pour prouver la légèreté de l’armure, puis, courant au-dehors, il porta la main au pommeau de sa selle et sauta sur Pommers, sous les applaudissements de Wat et de son fils qui l’observaient du seuil.

 

Sautant à bas de son cheval et rentrant en courant dans la boutique, il tomba à genoux devant l’image de la Vierge accrochée au mur de la forge. Et là, il pria du fond du cœur qu’aucune ombre, aucune tache ne vînt souiller son âme et son honneur aussi longtemps que ses bras lui resteraient attachés au corps, et qu’il eût la force de ne les employer qu’à de nobles fins ; chose étrange dans une religion de paix, durant plusieurs siècles, l’épée et la foi s’étaient soutenues mutuellement et, dans le sombre monde, le plus bel idéal du soldat devenait en quelque sorte un tâtonnement vers la lumière. « Benedictus Dominus Deus meus qui docet manus meas ad prælium et digitos meos ad bellum ! » (Béni soit le Seigneur qui forme mes mains au combat et mes doigts à la guerre !) C’était ainsi que s’exprimait l’âme du chevalier.

 

L’armure fut fixée sur la mule de l’armurier et retourna avec eux à Tilford, où Nigel l’enfila une nouvelle fois pour la plus grande joie de Lady Ermyntrude, qui battit des mains et versa des larmes de chagrin et de joie – de chagrin parce qu’elle allait le perdre, et de joie parce qu’il pourrait partir bravement à la guerre. Quant à son propre avenir, il était assuré, puisqu’il avait été convenu qu’un régisseur veillerait sur les terres de Tilford le temps qu’elle disposerait d’un appartement au château royal de Windsor où, avec d’autres vénérables dames de son âge et de son rang, elle pourrait achever ses jours à discuter de scandales depuis longtemps oubliés ou à murmurer de tristes souvenirs des grands-pères et grands-mères des jeunes courtisans autour d’elles. Nigel pourrait l’y laisser et partir, l’esprit en paix, le visage tourné vers la France.

 

Mais il avait encore une visite et un adieu à faire avant de quitter les terrains marécageux où il avait vécu si longtemps. Ce soir-là donc, il enfila sa plus belle tunique, en sombre velours pourpre de Gênes, mit son chapeau à plume blanche retombant sur le front, et ceignit sa ceinture d’argent repoussé. Monté sur le royal Pommers, avec son faucon sur le poing et son épée au côté, jamais jeune chevalier plus élégant et plus modeste ne se mit en route pour pareille expédition. Il n’allait faire ses adieux qu’au vieux chevalier de Dupplin, mais le chevalier de Dupplin avait deux filles : Édith et Mary ; et Édith était la jeune fille la plus jolie de tout le pays de la bruyère.

 

Sir John Buttesthorn, chevalier de Dupplin, était ainsi appelé parce qu’il s’était trouvé présent à cette étrange bataille quelque dix-huit années plus tôt, lorsque la grande puissance de l’Écosse avait un moment manqué être réduite à rien par une poignée de mercenaires combattant non pas sous la bannière d’une nation mais pour leur propre compte. Leurs exploits ne remplissent pas les pages des livres d’histoire, car aucune nation n’a intérêt à les rappeler ; cependant, à l’époque, la rumeur de cette grande bataille avait résonné au loin, car c’était ce jour-là que la fleur de l’Écosse était restée sur le terrain et que le monde avait compris pour la première fois qu’une force nouvelle s’était levée dans les guerres, que l’archer anglais, courageux et adroit à manier l’arme qui avait été son jouet dès l’enfance, était un pouvoir avec lequel même la chevalerie en cottes de mailles de toute l’Europe aurait à compter.

 

Sir John, retour d’Écosse, avait été nommé premier veneur du roi, et toute l’Angleterre admira sa science cynégétique jusqu’au moment où, devenu trop lourd pour les chevaux, il se retira dans le modeste asile du vieux domaine de Cosford, sur la pente orientale de la colline de Hindhead. Et là, à mesure que son visage se faisait plus rubicond et sa barbe plus blanche, il passait les derniers jours de sa vie au milieu des faucons et des chiens de chasse, un flacon de vin épicé toujours à portée de sa main, et un pied gonflé reposant sur un tabouret devant lui. C’était là que maints anciens compagnons venaient rompre la monotonie des jours, lorsqu’ils passaient sur la route poussiéreuse menant de Londres à Portsmouth : c’était là aussi que venaient les jeunes chevaliers du pays, désireux d’entendre les histoires guerrières du vaillant chevalier, de s’initier aux secrets de la forêt ou de la chasse, que personne n’aurait pu leur enseigner mieux que lui.

 

Mais il est doux de dire, quoi qu’en pût penser le vieux chevalier, que ce n’étaient pas ses vieux contes ni ses vins plus vieux encore qui attiraient les jeunes gens à Cosford, mais plutôt le gentil minois de sa fille cadette, ou l’âme bien trempée et les sages conseils de son aînée. Jamais deux branches aussi différentes n’avaient jailli du même tronc. Toutes deux étaient élancées, avec un égal port de reine, mais toute ressemblance commençait et finissait là.

 

Édith était aussi blonde que les blés, avec des yeux bleus séduisants et malicieux, une langue bavarde, un rire sonnant clair et un sourire qu’une douzaine de jeunes galants, avec Nigel à leur tête, pouvaient se partager. Elle jouait, tel un chaton, avec toutes choses qu’elle trouvait dans la vie, et certains prétendaient qu’on pouvait déjà sentir les griffes sous son toucher de velours.

 

Mary, noire comme la nuit, avait les traits graves, un visage ouvert avec des yeux bruns contemplant bravement le monde sous une arche de sourcils noirs. Personne n’eût pu dire d’elle qu’elle était jolie et, lorsque sa fraîche petite sœur, l’enlaçant de son bras, pressait sa joue contre la sienne, comme elle en avait l’habitude lors des visites, la beauté de l’une et la simplicité de l’autre n’en étaient que plus frappantes aux yeux de tous les galants. Et cependant, de temps à autre, il en était un qui, regardant cet étrange visage et la lointaine lueur dans ses yeux sombres, sentait que cette femme silencieuse, avec son port altier et sa grâce de souveraine, avait en elle une sorte de puissance de réserve et de mystère qui signifiait plus pour lui que l’éclatante beauté de sa sœur.

 

Telles étaient les dames de Cosford vers qui Nigel Loring chevauchait ce soir-là, dans son pourpoint de velours de Gênes, une nouvelle plume blanche à son chapeau.

 

Il avait franchi le pont de Thursley et passé la vieille pierre où, à une lointaine époque, au lieu dit Thor, les sauvages Saxons adoraient leur dieu de la guerre. Nigel y jeta un regard soucieux et éperonna Pommers en passant, car on prétendait encore que des feux follets y dansaient par les nuits sans lune. Et ceux qui prêtaient l’oreille à ce genre d’histoires pouvaient entendre les cris et les sanglots des malheureux à qui on avait arraché la vie afin que le dieu fût honoré. La pierre de Thor, l’obstacle de Thor, le tronc de Thor – tout le pays n’était qu’un immense monument à ce dieu des batailles, bien que des moines pieux eussent changé son nom en celui du démon son père. Ils parlaient, eux, de l’Obstacle du diable et du Tronc du diable. Nigel jeta un coup d’œil en arrière vers le bloc rocailleux et sentit un frisson lui traverser le cœur. Était-il provoqué par l’air frais du soir ou bien quelque voix intérieure lui avait-elle parlé du jour où lui aussi serait étendu, ligoté sur un pareil rocher avec une bande de païens barbouillés de sang, dansant et hurlant autour de lui ?

 

Un instant plus tard, le rocher, sa crainte et toutes ces balivernes lui étaient sortis de l’esprit. Car là, au bas du sentier sablonneux, le soleil couchant brillant sur ses cheveux d’or tandis que sa mince silhouette sautait au rythme du cheval lancé au petit galop, là devant lui, se trouvait la jolie Édith dont le visage était si souvent venu s’interposer entre ses rêves et lui. Le sang lui monta au visage, car il avait beau n’avoir peur de rien, son esprit était attiré et dominé par le mystère délicat de la femme. Pour son âme pure et chevaleresque, chaque femme, et non seulement Édith, était assise bien haut, comme sur un trône, entourée de mille qualités mystiques et de vertus qui la plaçaient au-dessus du monde rude des hommes. On trouvait de la joie à son contact, mais aussi de la crainte ; crainte que son propre manque de mérite ; sa langue peu habituée ou quelque manière peu délicate ne vînt briser ces liens qui l’unissaient à cette chose tendre. Telle était sa pensée au moment où le cheval blanc s’avança vers lui. Mais aussitôt ses vagues frayeurs furent apaisées par la voix fraîche de la jeune fille, qui agita sa cravache pour le saluer.

 

– Salut à vous, Nigel ! lui cria-t-elle. Où donc courez-vous ce soir ? Je suis bien certaine que ce n’est point pour voir vos amis de Cosford, car jamais vous n’avez revêtu si beau pourpoint pour nous. Allons, Nigel, son nom afin que je la puisse haïr pour toujours !

 

– Non, Édith, répondit le jeune homme en riant à la souriante damoiselle. C’est en fait à Cosford que je me rends.

 

– Alors donc je n’irai point plus loin et m’en retournerai avec vous. Comment me trouvez-vous ?

 

La réponse de Nigel se lut dans ses yeux lorsqu’il regarda le frais minois, les cheveux d’or, les prunelles éclatantes et l’élégante silhouette revêtue d’une tenue d’écuyère écarlate et noir.

 

– Vous êtes toujours aussi jolie, Édith.

 

– Fi, quelle froideur de langage ! Vous avez été élevé pour vivre dans un cloître et non dans le boudoir d’une dame, mon pauvre Nigel. Si j’avais posé pareille question au jeune Sir George Brocas ou au squire de Fernhurst, ils n’auraient point tari d’éloges depuis ce moment jusqu’à Cosford. Ils sont tous deux bien plus de mon goût que vous, Nigel.

 

– Voilà qui est bien triste pour moi, Édith.

 

– Certes, mais il ne faut point perdre courage.

 

– L’aurais-je déjà perdu ?

 

– Voilà qui est mieux. Vous pouvez avoir l’esprit vif lorsque vous le voulez, maître Malapert, mais vous êtes mieux fait pour parler de choses élevées et ennuyeuses avec ma sœur Mary. Elle ne goûterait guère la courtoisie et les fadaises de Sir George, et moi, j’en suis folle. Mais dites-moi, Nigel, qu’est-ce donc qui vous amène à Cosford, ce soir ?

 

– Je viens vous faire mes adieux.

 

– À moi seule ?

 

– Non, Édith, à vous, à votre sœur Mary et au bon chevalier votre père.

 

– Sir George m’eût dit qu’il était venu pour moi seule. Ah, que vous voilà pauvre courtisan à côté de lui ! Ainsi donc, c’est vrai Nigel ? Vous partez pour la France ?

 

– Oui, Édith.

 

– C’est ce que m’avait rapporté la rumeur après le passage du roi à Tilford. On prétendait qu’il allait partir pour la France et que vous l’accompagneriez. Est-ce vrai ?

 

– Oui, Édith, c’est la vérité.

 

– Dites-moi donc de quel côté vous allez, et quand.

 

– Cela, hélas, je ne le puis dire.

 

– Oh, en vérité ?

 

Elle rejeta la tête en arrière et se tut, les lèvres serrées et la colère dans les yeux. Nigel la regarda, surpris et désespéré.

 

– Il me semble, Édith, dit-il enfin, que vous faites bien peu de cas de mon honneur en souhaitant que je ne tienne point la parole donnée.

 

– Votre honneur vous appartient et mes désirs sont miens, dit-elle. Vous tenez à l’un. Je veux, moi, tenir aux autres.

 

Ils poursuivirent en silence jusqu’au village de Thursley. Mais à ce moment, elle eut une pensée. Elle en oublia aussitôt sa colère pour s’abandonner à sa nouvelle fantaisie.

 

– Que feriez-vous, Nigel, si j’étais offensée ? J’ai ouï dire à mon père que, si petit que vous soyez, il n’est pas un homme dans le pays qui puisse vous résister. Seriez-vous mon chevalier servant, si l’on me faisait tort ?

 

– N’importe quel gentilhomme de sang noble se ferait sans doute le chevalier servant d’une dame à qui il eût été fait tort.

 

– Oui, n’importe quel chevalier et n’importe quelle dame ! Qu’est-ce donc que cette façon de parler ? Croyez-vous que ce soit un compliment ? Je parlais de vous et de moi. Si l’on me faisait tort, seriez-vous mon chevalier ?

 

– Mettez-moi à l’épreuve, Édith.

 

– C’est ce que je vais faire, Nigel. Sir George Brocas et le squire de Fernhurst feraient tous deux avec plaisir ce que je leur demanderais, mais c’est vers vous que je me tourne, Nigel.

 

– Je vous prie de me dire de quoi il s’agit.

 

– Vous connaissez Paul de la Fosse de Shalford ?

 

– Vous voulez dire ce petit homme bossu ?

 

– Il n’est pas plus petit que vous, Nigel. Quant à son dos, je sais bien des gens qui aimeraient avoir son visage.

 

– Je ne suis point juge de cela, et ce n’était point par manque de courtoisie que je parlais ainsi. Mais qu’y a-t-il au sujet de cet homme ?

 

– Il m’a raillée, Nigel, et j’en veux tirer vengeance.

 

– Quoi ?… Cette pauvre créature difforme ?

 

– Je vous dis qu’il m’a offensée !

 

– Mais comment ?

 

– J’aimais à croire qu’un vrai chevalier aurait couru à mon aide sans me poser toutes ces questions. Mais je vous le dirai donc, puisqu’il le faut. Sachez qu’il est un de ceux qui m’ont fait la cour en prétendant m’épouser un jour. Ensuite, simplement parce qu’il a estimé que d’autres m’étaient aussi chers que lui-même, il m’a délaissée et s’en est allé courtiser Maude Twynham, cette petite villageoise friponne, au visage couvert de taches de son.

 

– Mais comment en avez-vous pu être offensée, puisque vous ne voulez point de cet homme ?

 

– Il était l’un de mes soupirants, n’est-ce pas ? Il s’est joué de moi avec cette gamine. Il lui a dit des choses sur mon compte, il m’a ridiculisée à ses yeux… Oui, oui, je le vois sur son visage de safran et dans son regard vitreux lorsque nous nous rencontrons sous le porche de la chapelle, le dimanche. Elle sourit… oui, elle sourit en me regardant. Nigel, allez le trouver ! Ne le tuez point ni ne le blessez, mais ouvrez-lui simplement le visage d’un coup de votre cravache, après quoi vous reviendrez vers moi pour me dire en quoi je puis vous servir.

 

Le visage de Nigel était hagard, car le combat qui se livrait en lui-même était crucial. Le désir bouillonnait dans ses veines, cependant que sa raison le faisait frissonner d’horreur.

 

– Par saint Paul, Édith ! s’écria-t-il. Je ne vois point l’honneur ni le profit à retirer de ce que vous me demandez là. Siérait-il que j’aille frapper un homme qui ne vaut guère mieux qu’un paralytique ? Non. Je ne puis faire cela et vous prie, gente Dame, de me trouver une autre épreuve.

 

Elle lui lança un regard de mépris.

 

– Et vous êtes un homme d’armes ! s’écria-t-elle en riant amèrement. Vous avez peur d’un petit homme qui peut à peine marcher… Que oui, que oui, dites ce que bon vous semblera, mais je prétendrai toujours, moi, que vous avez entendu parler de son courage et de son adresse aux armes, et que le cœur vous a manqué. Vous avez raison, Nigel, c’est en effet un homme dangereux. Si vous aviez fait ce que je vous demandais, il aurait pu vous pourfendre. Et, ainsi faisant, vous me prouvez votre sagesse.

 

Nigel rougit et fronça les sourcils devant l’insulte, mais il ne dit mot, car son esprit luttait ardemment au-dedans de lui-même pour conserver vivace la haute image qu’il s’était faite de cette femme qui, un moment, s’était trouvée sur ce point de déchoir à ses yeux. Côte à côte et silencieux, le jeune homme et la jeune damoiselle élancée, le destrier jaune et le blanc genet remontèrent le sentier sablonneux et serpentant entre les ajoncs et la fougère arborescente qui s’élevaient à hauteur d’homme. Mais bientôt le chemin passa sous une entrée portant les hures de Buttesthorn et, devant eux, s’étendit la maison basse et longue, lourdement chargée de bois résonnant sous les abois des chiens. Le chevalier, homme haut en couleur, s’avança les bras tendus et, la voix tonnante :

 

– Tudieu, Nigel, rugit-il, sois le bienvenu ! Je croyais que tu avais délaissé tes vieux amis depuis que le roi avait fait tant de cas de toi… Paix, Lydiard ! Couché, Pelamon : j’entends à peine ma propre voix. Holà, Mary, une coupe de vin pour le jeune squire Loring !

 

Mary se tenait dans l’embrasure de la porte, grande, mystérieuse, silencieuse, avec son visage étrange et empreint de sagesse, ses grands yeux interrogateurs reflétant la richesse de son âme. Nigel baisa la main qu’elle lui tendait et, en la voyant, il recouvra aussitôt sa confiance et son respect pour la femme. Sa sœur s’était faufilée derrière elle et son visage sourit, comme pour exprimer son pardon par-dessus l’épaule de Mary.

 

Le chevalier de Dupplin pesa de tout son poids sur le bras du jeune homme et s’avança en clopinant à travers la grande salle au haut plafond, vers son large siège de chêne.

 

– Allons, allons, Édith, un siège ! cria-t-il. Aussi vrai que Dieu est ma foi, cette jeune fille est environnée de galants autant qu’un grenier de rats. Alors, Nigel, on m’a raconté d’étranges choses sur tes passes d’armes à Tilford et sur la visite que te fit le roi. Comment est-il ? Et mon bon ami Chandos ? Ah, en avons-nous passé de bonnes heures dans les bois ! Avec Manny aussi, qui a toujours été un audacieux et rude cavalier. Quelles nouvelles m’apportes-tu d’eux ?

 

Nigel raconta au vieux chevalier tout ce qui s’était passé, ne disant que peu de chose de ses succès, mais beaucoup de son échec. Cependant, les yeux de la jeune femme aux cheveux noirs brillaient d’un éclat plus vif à écouter, assise à sa tapisserie.

 

Sir John suivit l’histoire avec un feu roulant de jurons, de prières, de serrements de poings et de coups de canne.

 

– Eh bien, mon garçon, tu n’aurais vraiment pu espérer tenir contre Manny, mais tu t’es vaillamment comporté. Nous sommes fiers de toi, Nigel, car tu es un homme de chez nous, élevé au pays de la bruyère. Mais j’ai honte que tu ne sois point mieux versé dans les mystères sylvestres, d’autant plus que je fus ton maître – et personne dans toute la grande Angleterre ne s’y connaît davantage. Remplis ta coupe, je te prie, pendant que je mets à profit le peu de temps qui nous reste.

 

Et aussitôt le vieux chevalier entreprit un cours, aussi long qu’ennuyeux, sur les époques d’accouplement, les saisons particulières à chaque oiseau, avec de nombreuses anecdotes, illustrations, règles et exceptions, le tout tiré de son expérience personnelle. Il parla aussi des différents rangs de la chasse : comment le lièvre, le cerf et le sanglier prenaient le pas sur le chevreuil, le daim, le renard, la martre et le brocard, alors que ceux-ci venaient encore avant le blaireau, le chat-cervier et la loutre qui constituaient le monde le plus humble de la gent animale. Il parla encore des taches de sang : comment le bon chasseur peut voir au premier coup d’œil si le sang est sombre et écumant, ce qui signifie une blessure mortelle, ou s’il est clair et léger, ce qui signifie que la flèche a touché un os.

 

– À ces signes, ajouta-t-il, tu pourras décider s’il convient de lâcher les chiens qui gênent le daim touché dans sa fuite. Mais par-dessus tout, je te prie d’être prudent dans l’usage des termes, de crainte de commettre une bévue à table, ce qui permettrait à ceux qui s’y connaissent mieux de se gausser de toi. Nous qui t’aimons en aurions honte.

 

– Non, sir John. Je crois qu’après vos leçons, je pourrai tenir ma place parmi les autres.

 

Le vieux chevalier secoua sa vieille tête blanche d’un air de doute.

 

– Il y a tant à apprendre qu’on ne pourrait dire de personne qu’il sait tout. Ainsi, par exemple, Nigel, chaque animal de la forêt, chaque oiseau qui vole dans les airs a son nom propre, afin qu’on ne puisse confondre.

 

– Je le sais, seigneur.

 

– Tu le sais, Nigel, mais tu ne connais point tous ces noms, sans quoi tu serais bien plus instruit que je ne le crois. En vérité, personne ne peut dire qu’il les connaît tous, bien qu’un jour, à la cour, j’aie tenu la gageure d’en pouvoir citer quatre-vingt-six. Mais on prétend que le veneur en chef du duc de Bourgogne en a dénombré plus de cent – cela dit, je crois qu’il en a imaginé, car il n’y avait là personne pour le contredire. Réponds-moi, mon garçon, comment dirais-tu que tu as vu dix blaireaux dans la forêt ?

 

– Un groupe de blaireaux, seigneur.

 

– Bravo, Nigel, bravo sur ma foi ! Et si tu te promenais dans la forêt de Woolmer et que tu rencontres plusieurs renards, que dirais-tu ?

 

– Les renards vont en bande.

 

– Et s’il s’agit de lions ?

 

– Il est peu vraisemblable, seigneur, que je rencontre des lions dans la forêt de Woolmer.

 

– Bien sûr, mon garçon, mais il y a d’autres forêts que celle de Woolmer et d’autres pays que notre Angleterre. Et qui pourrait dire jusqu’où ira un preux chevalier comme Nigel de Tilford, aussi longtemps qu’il verra de l’honneur à gagner ? Disons que tu te trouves dans les déserts de la Nubie et que, dans la suite, à la cour du grand sultan, tu veuilles dire que tu as rencontré plusieurs lions. Que diras-tu ?

 

– Je crois, seigneur, que je me contenterais de dire que j’ai vu plusieurs lions, en supposant que je sois encore capable de parler après d’aussi merveilleuses aventures.

 

– Que non, Nigel, un chasseur aurait dit qu’il avait vu une famille de lions, ce qui aurait prouvé qu’il connaissait le langage de la chasse. Et maintenant, s’il s’était agi de sangliers, au lieu de lions ?

 

– Certains parlent toujours de sanglier au singulier.

 

– Mettons qu’il se soit agi de porcs sauvages ?

 

– Certainement un troupeau de porcs sauvages.

 

– Que non, mon garçon ! Il est bien triste de constater comme tu sais peu. Tes mains, Nigel, ont toujours été meilleures que ta tête. Il n’est point un homme de bonne naissance qui parlerait d’un troupeau de porcs. C’est là langage de manant. C’en est un lorsqu’on les conduit, mais lorsqu’on les chasse, c’est autre chose. Comment dirais-tu, Édith ?

 

– Je ne le sais point, répondit la jeune fille sans honte.

 

Elle étreignait dans la main un billet qu’un varlet venait d’y glisser et ses yeux bleus regardaient au loin vers les ombres du plafond.

 

– Mais toi, tu nous le pourras dire, Mary.

 

– Certainement, seigneur, on dit une troupe de porcs sauvages.

 

Le vieux chevalier exulta.

 

– Voilà une élève qui ne m’a jamais fait honte. Qu’il s’agisse de chevalerie, d’héraldique, de chasse à courre ou de quoi que ce soit, je puis toujours me tourner vers Mary. Elle pourrait faire rougir plus d’un homme.

 

– Dont moi ; fit Nigel.

 

– Ah, mon garçon, tu es un Salomon à côté de certains d’entre eux. Écoute donc, pas plus tard que la semaine passée, ce ridicule jeune Lord de Brocas se trouvait ici et prétendait avoir vu une compagnie de faisans dans les bois. Un tel parler eût été la ruine du jeune seigneur à la cour. Comment aurais-tu dit, Nigel ?

 

– Bien certainement, seigneur, j’aurais dit une troupe de faisans.

 

– Bravo, Nigel… Une troupe de faisans, tout comme on dit une troupe d’oies, un vol de canards, une bande de bécasses ou une volée de bécassines. Mais une compagnie de faisans ! Quel langage est-ce là ? Je l’ai fait s’asseoir là où tu te trouves, Nigel, et j’ai vu le fond de deux pots de vin du Rhin avant que de le laisser partir. Eh bien, malgré cela, je crains bien qu’il n’ait pas tiré grand profit de la leçon, car il n’avait d’yeux que pour Édith, alors qu’il aurait dû n’avoir d’oreilles que pour moi… Mais où est-elle ?

 

– Elle est partie, père.

 

– Elle se retire toujours lorsqu’elle a l’occasion d’apprendre quelque chose d’utile. Mais le souper va être prêt bientôt et nous avons un jambon de sanglier, tout frais de la forêt, sur lequel je voudrais avoir ton avis, Nigel, en plus de quoi nous avons encore un pâté de venaison provenant des chasses mêmes du roi. Le garde forestier et les verdiers ne m’ont point oublié encore et mon garde-manger est toujours bien garni. Souffle trois fois dans cette corne, Mary, afin que les varlets dressent la table, car l’ombre qui s’étend et ma ceinture qui me serre moins m’annoncent qu’il est l’heure.

CHAPITRE XII

COMMENT NIGEL COMBATTIT L’INFIRME DE SHALFORD


À l’époque où se passe cette histoire, toutes les classes de la société, sauf peut-être la plus pauvre, consommaient beaucoup mieux qu’elles ne l’ont jamais fait depuis viande et boissons. Le pays était garni de vastes forêts – on en comptait soixante-dix en Angleterre seulement, et certaines allaient jusqu’à couvrir un demi-comté. Le gros gibier de chasse y était strictement préservé, mais les animaux plus petits (lièvres, lapins et oiseaux qui foisonnaient autour des halliers) avaient tôt fait de trouver le chemin du pot d’un pauvre homme. L’ale était bon marché, et plus encore l’hydromel que chaque paysan faisait lui-même avec un peu de miel sauvage pris sur les troncs d’arbres. Il y avait aussi de nombreuses boissons semblables au thé et que le pauvre pouvait se préparer sans bourse délier : les tisanes de mauve, de tanaisie et autres dont nous ne connaissons plus le secret maintenant.

 

Mais dans les classes plus aisées régnait la profusion ; il y avait toujours dans le charnier d’immenses quartiers de viande, de gros pâtés, des bêtes entières, produits d’élevage ou de chasse, avec de l’ale et des vins de France ou du Rhin pour les arroser. Les plus riches avaient atteint un haut degré de luxe dans leur alimentation, et un art culinaire était né, dans lequel l’ornementation des mets était presque aussi importante que la préparation : ils étaient dorés, argentés, peints ou flambés. Depuis le sanglier et le faisan, jusqu’au marsouin et au hérisson, tous les plats avaient leur présentation propre et leurs sauces étonnantes de complication, parfumées aux dattes, aux raisins, aux clous de girofle, vinaigre, sucre et miel, ou à la cannelle, au gingembre, au bois de santal, au safran, au fromage de hure ou aux pommes de pin. D’après la tradition normande, il convenait de manger avec modération mais d’avoir une profusion de mets les plus fins et les plus délicats, parmi lesquels les invités pouvaient choisir. C’est ainsi que naquit cette cuisine compliquée, si différente de la rude et parfois gloutonne simplicité de la coutume teutonne.

 

Sir John Buttesthorn appartenant à la société fortunée, la gigantesque table de chêne ployait sous les pâtés généreux, les imposants quartiers de viande et les flacons ventrus. Au bas de la salle se trouvait la domesticité ; plus haut, sous un dais levé, la table de la famille, avec des sièges, toujours prêts à recevoir les hôtes fréquents qui arrivaient de la grand-route. C’est ainsi que venait de se présenter au château un vieux prêtre, faisant route de l’abbaye de Chertsey jusqu’au prieuré de Saint-Jean à Midhurst. Il parcourait souvent ce chemin et ne passait jamais sans interrompre son voyage pour s’asseoir un moment devant la table hospitalière de Cosford.

 

– La bienvenue, bon Père Athanase ! s’écria le chevalier. Venez donc prendre place à ma droite et me donner les nouvelles de la région, car il n’est jamais un scandale que les prêtres ne soient les premiers à connaître.

 

Le religieux, homme calme et brave, jeta un coup d’œil vers le siège libre de l’autre côté de son hôte.

 

– Et Damoiselle Édith ? demanda-t-il.

 

– Mais oui, au fait, où donc est ma fille ? cria le père, impatient. Mary, je te prie de souffler de la trompe une fois encore, afin qu’elle sache que le repas est servi. Que peut-elle faire encore dehors à pareille heure de la nuit ?

 

Les yeux doux du religieux parurent troublés lorsqu’il tira légèrement le chevalier par la manche.

 

– J’ai vu Damoiselle Édith, il y a moins d’une heure, dit-il. Et je crains bien qu’elle n’entende point sonner du cor, car elle doit se trouver à Milford, pour l’heure.

 

– À Milford ? Mais qu’irait-elle faire là ?

 

– Je vous prie, bon sir John, de baisser quelque peu la voix. Il s’agit là d’une question privée puisqu’elle touche à l’honneur d’une dame.

 

– Son honneur ?

 

Le visage rubicond de Sir John était devenu écarlate tandis qu’il dévisageait les traits troublés du prêtre.

 

– Son honneur, dites-vous ?… L’honneur de ma fille ? Faites en sorte de me prouver que vous dites vrai ou ne remettez jamais plus le pied à Cosford !

 

– Je crois n’avoir point mal fait, sir John, mais il me faut bien dire ce que j’ai vu, sous peine d’être un faux ami et un prêtre indigne.

 

– Vite, bonhomme, vite ! Au nom du diable ! qu’avez-vous vu ?

 

– Connaissez-vous un petit homme difforme et, dénommé Paul de la Fosse ?

 

– Oui, je le connais. C’est un homme de noble famille, puisqu’il est le fils cadet de Sir Eustace de la Fosse de Shalford. Il fut un temps où j’ai cru pouvoir l’appeler mon fils, car il ne se passait point un jour qu’il ne vînt rendre visite à mes filles, mais je crains bien que son dos bosselé ne l’ait mal servi dans son désir.

 

– Hélas, sir John, je crains, moi, que son esprit ne soit plus difforme encore que son corps. C’est un homme dangereux pour les femmes, car le démon l’a doué d’une langue et d’yeux tels qu’il les charme tout comme le basilic. Elles songent peut-être au mariage mais lui, jamais, si bien que j’en peux compter plus d’une douzaine qu’il a ainsi délaissées. C’est ce dont il se vante par tout le pays, et il en tire orgueil.

 

– Bon, mais quelle affaire avec moi et les miens ?

 

– Ce soir, sir John, je remontais la route sur ma mule, quand j’ai rencontré cet homme qui s’en retournait en hâte chez lui. Une femme chevauchait à ses côtés et, bien qu’elle portât un capuchon, je l’ai entendue rire, comme je la croisais. Et ce rire, je l’ai déjà entendu, sous ce toit, sur les lèvres de damoiselle Édith.

 

Le couteau du chevalier lui tomba de la main, Quant à Mary et Nigel, ils n’avaient pu faire autrement que d’entendre toute la conversation. Au milieu des rires et des éclats de voix des autres, le petit groupe de la table haute tenait conseil en secret.

 

– Ne craignez rien, père, fit la jeune femme. Je suis bien sûre que le bon père Athanase se trompe, et Édith sera bientôt parmi nous. Je l’ai entendue parler de cet homme ces derniers temps, et toujours avec des paroles amères.

 

– C’est vrai, messire, intervint Nigel avec ardeur. Pas plus tard que ce soir, alors que nous chevauchions dans les marais de Thursley, damoiselle Édith m’a dit qu’il n’était rien pour elle et qu’elle ne demandait qu’à le voir roué de coups pour tout le mal qu’il avait fait.

 

Mais le sage homme secoua ses boucles argentées.

 

– Il y a toujours danger lorsqu’une femme parle de la sorte. La haine ardente est sœur jumelle de l’amour. Pourquoi parlerait-elle ainsi s’il n’y avait quelque lien entre eux ?

 

– Mais cependant, fit encore Nigel, qu’est-ce donc qui aurait pu modifier à ce point ses pensées en moins de trois heures ? Elle s’est trouvée ici dans la salle avec nous depuis mon arrivée. Par saint Paul, je ne le puis croire !

 

Mais le visage de Mary se rembrunit.

 

– Il me souvient, dit-elle, qu’un billet lui a été apporté par Hannekin, le varlet d’écurie, pendant que vous nous entreteniez, seigneur, du vocabulaire de la chasse. Elle l’a lu et s’en est allée.

 

Sir John bondit sur pied mais s’affala aussitôt sur son siège avec un grognement.

 

– Je préférerais être mort, dit-il, plutôt que de voir le déshonneur tomber sur ma maison et je suis à ce point handicapé par ce maudit pied que je ne puis même pas aller voir si tout cela est vrai ni me venger. Ah ! si mon fils Olivier était ici, tout serait bien ! Envoyez-moi ce varlet d’écurie, afin que je le puisse questionner.

 

– Je vous prie, bon et noble seigneur, fit Nigel, de me considérer comme votre propre fils ce soir et de me permettre de traiter cette affaire comme bon me plaira. Je vous donne ma parole d’honneur de faire tout ce qu’il est au pouvoir d’un homme de faire.

 

– Je te remercie. Nigel, il n’est point d’homme dans toute la chrétienté que je choisirais de préférence à toi.

 

– Il est cependant une chose que je voudrais savoir, seigneur. Cet homme, Paul de la Fosse, possède d’immenses domaines, d’après ce que j’ai ouï dire, et il est de noble extraction. Il n’est donc point de raison, si les choses sont ce que nous craignons, pour qu’il ne puisse épouser votre fille ?

 

– Elle ne pourrait trouver meilleur parti.

 

– Très bien. Et avant tout, je voudrais questionner ce Hannekin, mais de façon telle que personne ne se doute de rien, car ce n’est point là un sujet à livrer aux commérages des domestiques. S’il vous plaît de me désigner le bonhomme, damoiselle Mary, je l’emmènerai à l’extérieur pour s’occuper de mon cheval et j’apprendrai ainsi tout ce qu’il pourra avoir à me dire.

 

Nigel resta absent pendant un moment et, lorsqu’il revint, l’ombre qui couvrait son visage ne laissa que peu d’espoir aux cœurs anxieux auteur de la haute table.

 

– Je l’ai enfermé dans la soupente de l’écurie, de crainte qu’il ne parle trop, dit-il, car mes questions ont dû lui montrer de quel côté soufflait le vent. C’est en effet de cet homme que venait le billet, et il avait amené avec lui un cheval pour la dame.

 

Le vieux chevalier poussa un gémissement en se cachant le visage dans les mains.

 

– De grâce, père, on vous observe ! souffla Mary. Pour l’honneur de notre maison, gardons un visage clair devant tous.

 

Puis, élevant la voix, de façon qu’on pût l’entendre dans toute la salle :

 

– Si vous chevauchez vers l’est, Nigel, j’aimerais vous accompagner, afin que ma sœur ne revienne point seule.

 

– Nous partirons donc ensemble, Mary, répondit Nigel en se levant, puis il ajouta sur un ton plus bas : Mais nous ne pouvons y aller seuls et, si nous emmenons un domestique, tout se saura. Je vous prie donc de rester ici et de me laisser m’occuper de cette affaire.

 

– Non, Nigel, elle aura peut-être besoin de l’aide d’une femme, et quelle femme conviendrait mieux que sa propre sœur ? J’emmènerai ma dame d’atours.

 

– Non, je vous accompagnerai personnellement si votre impatience peut se plier au pas de ma mule, fit le vieux prêtre.

 

– Mais ce n’est point votre chemin, mon Père.

 

– Le seul chemin de tout bon prêtre est celui qui mène au bien des autres. Venez, mes enfants, allons-y de commun.

 

Et c’est ainsi que le vigoureux Sir John Buttesthorn, le vieux chevalier de Dupplin, resta seul à sa table, simulant le manger et le boire, s’agitant sur son siège et faisant de violents efforts pour paraître insouciant alors que son corps et son esprit bouillonnaient de fièvre, cependant que, à la table basse, varlets et servantes riaient et plaisantaient, entrechoquant leurs coupes et nettoyant leurs tranchoirs, inconscients de l’ombre profonde qui planait sur l’homme solitaire assis sous le grand dais.

 

Pendant ce temps, Damoiselle Mary, chevauchant le genet blanc que sa sœur avait monté peu avant, Nigel sur son destrier et le prêtre sur sa mule suivaient la route en lacet qui menait à Londres. La campagne, de part et d’autre, n’était qu’une immense étendue de bruyère et de marais d’où s’élevait l’étrange hululement des oiseaux de nuit. Un quartier de lune brillait au ciel dans les trouées des nuages poussés par le vent. La jeune femme chevauchait en silence, absorbée par les pensées qu’éveillaient en elle le danger et la honte de la tâche qui l’attendait.

 

Nigel parlait à voix basse avec le prêtre. Il en apprit ainsi davantage sur le nom de l’homme qu’ils poursuivaient. Sa demeure à Shalford était l’antre même de la débauche et du vice. Une femme ne pouvait en franchir le seuil sans en sortir souillée. De façon étrange, inexplicable et pourtant commune, cet homme, avec son esprit diabolique et son corps difforme, possédait un étonnant pouvoir de fascination sur le sexe et une sorte de domination qui forçait chacune à sa volonté. Plus d’une fois il avait acculé une famille à la ruine et, chaque fois, sa langue agile et son esprit pervers l’avaient sauvé du châtiment mérité pour ses actes. Il appartenait à une grande souche du pays, et tous ses parents jouissaient de la faveur du roi, de sorte que ses voisins craignaient de pousser trop loin les choses contre lui. Tel était l’homme, malin et vorace, qui avait fondu comme un épervier et emporté dans son aire la blonde beauté de Cosford. Nigel ne prononça que peu de paroles ; mais il porta aux lèvres son couteau de chasse et, par trois fois, en baisa la garde.

 

Ils avaient traversé les marais, le village de Milford et la petite communauté de Godalming, jusqu’à ce que leur chemin tournât au sud vers le marais de Pease, après quoi ils traversèrent les prairies de Shalford. Là-bas, dans l’ombre, sur le haut de la colline, brillaient des points rouges qui marquaient les fenêtres de la demeure qu’ils cherchaient. Une allée sous une arche de chêne y conduisait, ils se trouvèrent ensuite en plein clair de lune.

 

De l’ombre qui obstruait l’arche de la porte bondirent deux rudes serviteurs, barbus et bourrus, tenant à la main de gros gourdins, qui s’enquirent de qui ils étaient et de ce qu’ils désiraient. Lady Mary se laissa glisser à bas de son cheval et s’avança vers la porte, mais ils lui barrèrent rudement le chemin.

 

– Oh, que non, notre maître n’en demande point tant ! s’écria l’un d’eux en riant vulgairement. Arrière, gente Dame, qui que vous soyez ! La demeure est close et notre maître ne reçoit point ce soir.

 

– Mon ami, retirez-vous, fit Nigel d’une voix claire et haute. Nous désirons voir votre maître.

 

– Réfléchissez donc, mes enfants, cria le vieux prêtre. Ne vaudrait-il pas mieux que j’entre seul pour voir si la voix de l’Église ne pourrait adoucir son cœur ? Je crains que le sang ne soit répandu si vous entrez.

 

– Non, mon Père, je vous prie de rester ici en cas de nécessité. Quant à vous, Mary, restez avec le bon prêtre car nous ne savons point ce qui peut se passer céans.

 

Il se tourna vers la porte et de nouveau les deux hommes lui barrèrent le passage.

 

– Arrière, vous dis-je, sur vos vies ! Par saint Paul, ce me serait une honte que de souiller mon épée en la frottant à la vôtre. Mais je suis bien décidé et personne ne me barrera la route ce soir.

 

Les hommes frissonnèrent devant cette menace prononcée d’une voix ferme.

 

– Attendez ! fit l’un d’eux, en essayant de percer l’obscurité. N’êtes-vous point le squire Loring de Tilford ?

 

– En effet, c’est bien là mon nom.

 

– Que ne le disiez-vous ! J’aurais eu bien garde de vous retenir. Bas les armes, Wat, car ce n’est point un étranger, mais le squire de Tilford.

 

– Tant mieux pour lui, grogna l’autre en laissant retomber son gourdin et en murmurant intérieurement une action de grâces au Ciel. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, j’aurais eu du sang sur la conscience ce soir. Mais notre maître ne nous a rien dit au sujet des voisins lorsqu’il nous a ordonné de garder l’huis. Je vais entrer et lui demander quelle est sa volonté.

 

Mais déjà Nigel les avait dépassés et avait poussé le lourd battant. Si vif qu’il eût été, Mary s’était précipitée sur ses talons, et tous deux pénétrèrent ensemble dans la grande salle.

 

C’était une vaste pièce que de lourdes tentures jetaient dans l’ombre, avec, au centre, un cône de lumière vive projeté par deux lampes à huile posées sur une table.

 

Sur cette dernière, un repas était servi. Deux personnes étaient assises et il n’y avait pas de serviteurs. Au bout le plus proche de la table, se trouvait Édith, dont les cheveux d’or étaient défaits et croulaient sur le noir et l’écarlate de son costume.

 

À l’autre bout, la lumière frappait en plein le visage rude et les hautes épaules difformes du maître de la maison. Une broussaille de cheveux noirs surmontait un front haut et arrondi, un front de penseur surmontant deux yeux gris froids, profondément enfoncés, scintillants sous d’épais sourcils. L’homme avait le nez busqué et fin, semblable au bec de quelque oiseau de proie mais, plus bas, le visage puissant et bien rasé était déparé par la fine bouche et les plis arrondis du lourd menton. Son couteau dans une main, dans l’autre un os à demi rongé, il releva fièrement le regard, comme un fauve surpris dans son repaire, au moment où les deux intrus pénétrèrent dans la salle.

 

Nigel s’arrêta à mi-chemin, entre la porte et la table. Ses yeux et ceux de Paul de la Fosse étaient rivés les uns aux autres. Mais Mary, dont le cœur de femme débordait d’amour et de pitié, se précipita pour saisir dans les bras sa jeune sœur. Édith avait bondi de son siège et, le visage détourné, tenta de la repousser.

 

– Édith ! Édith ! Par la Vierge ! Je te supplie de revenir avec nous et de quitter ce mauvais homme ! s’écria Mary. Ma chère petite sœur, voudrais-tu donc briser le cœur de notre père et conduire à la tombe sa vieille tête grise frappée par le déshonneur ? Reviens ! Édith, reviens et tout sera arrangé.

 

Mais Édith la repoussa et ses belles joues rougirent de colère.

 

– Quel droit as-tu donc sur moi, Mary, toi qui n’es mon aînée que de deux ans, pour me poursuivre à travers tout le pays, tout comme si je n’étais qu’un vilain en fuite et que tu fusses ma maîtresse ? Retourne-t’en donc et me laisse faire ce que bon me semble.

 

Mais Mary, qui la tenait toujours dans les bras, tentait de nouveau d’adoucir ce cœur dur et colère :

 

– Notre mère est morte, Édith. Et je remercie Dieu de lui avoir fermé les yeux avant qu’elle ait pu te voir sous ce toit ! Mais je prends sa place ici, comme je l’ai toujours fait, puisque je suis ton aînée. C’est donc avec sa voix que je te supplie de ne plus avoir confiance en cet homme et de revenir devant qu’il ne soit trop tard.

 

Édith s’arracha à son étreinte et se redressa, fière et défiante, les yeux brillants fixés sur sa sœur.

 

– Tu peux mal parler de lui maintenant, mais il fut un temps où Paul de la Fosse s’en venait à Cosford. Et qui alors lui parlait à voix douce et basse, sinon la sage et vertueuse sœur Mary ? Mais il a appris à en aimer une autre, alors il est devenu un mauvais homme, et c’est une honte que de se trouver sous son toit ! D’après ce que je puis voir, dévote sœur avec ton chevalier, il est considéré comme un péché que de chevaucher de nuit avec un homme à ses côtés, mais tu ne sembles point y attacher d’importance. Regarde donc dans ton œil, brave sœur, avant que de vouloir retirer la poussière de celui d’une autre.

 

Mary demeura irrésolue et grandement troublée, dominant son orgueil et sa colère, hésitant sur la meilleure façon de traiter avec cet esprit fort.

 

– Ce n’est point le moment de prononcer d’amères paroles, chère sœur, dit-elle en posant de nouveau la main sur la manche de sa cadette. Tout ce que tu viens de dire peut être vrai. Il fut un temps, en effet, où cet homme était notre ami à toutes deux, et je sais tout aussi bien que toi le pouvoir qu’il a de se gagner un cœur de femme. Mais je le connais maintenant, et tu ne le connais point. Je sais le mal qu’il a fait, le déshonneur qu’il a répandu, le parjure qui souille son âme, la confiance trahie, la promesse reniée… je sais tout cela. Devrai-je donc voir ma propre sœur tourner dans ce vieux piège ? S’est-il déjà refermé sur toi, mon enfant ? Est-il vrai que je sois arrivée trop tard ? Pour l’amour de Dieu ! dis-moi, Édith, que cela n’est pas.

 

Édith arracha sa manche de la main de sa sœur et fit deux pas rapides au long de la table. Paul de la Fosse restait assis en silence, les yeux fixés sur Nigel. Édith lui posa la main sur l’épaule.

 

– Voici l’homme que j’aime et le seul que j’aie jamais aimé. C’est mon mari.

 

À ces mots, Mary poussa un cri de joie.

 

– Vraiment ? Alors, tout est bien et Dieu veillera au reste ! Si vous êtes mari et femme devant l’autel, pourquoi dès lors devrais-je, moi ou tout autre, me dresser entre vous ? Dis-moi qu’il en est bien ainsi et je retourne sur-le-champ rendre le bonheur à notre père.

 

Édith fit la moue, comme un enfant gâté.

 

– Nous sommes mari et femme aux yeux de Dieu. Bientôt nous serons mariés devant le monde. Il nous faut attendre lundi jusqu’à ce que le frère de Paul, qui est prêtre à Saint-Albans, arrive pour nous unir. Un messager est déjà parti et il viendra, n’est-ce pas, mon cher amour ?

 

– Il viendra, répondit le maître de Shalford, les yeux toujours fixés sur Nigel silencieux.

 

– C’est un mensonge, il ne viendra point ! fit une voix venant de la porte.

 

C’était le prêtre qui avait suivi les autres jusqu’au seuil.

 

– Il ne viendra point, répéta-t-il en entrant dans la pièce. Mon enfant, ma fille, écoute la voix de celui qui est assez vieux pour être ton père. Ce mensonge a déjà servi et grâce à lui cet homme a déshonoré bien d’autres femmes. Il n’a point de frère à Saint-Albans. Je connais bien ses frères et il n’y a point de prêtre parmi eux. Avant lundi, quand il sera trop tard, vous aurez découvert la vérité, comme tant d’autres l’ont fait avant vous. Ne vous fiez point à lui et venez avec nous.

 

Paul de la Fosse jeta un sourire à Édith et lui dit en lui tapotant l’épaule :

 

– Parlez-leur, Édith.

 

Les yeux de la jeune fille eurent un éclair de mépris tandis qu’elle les regardait à tour de rôle ; la femme, le jeune homme et le prêtre.

 

– Je n’ai qu’un mot à leur dire : qu’ils s’en aillent et cessent de nous importuner. Ne suis-je point libre ? N’ai-je point dit que c’était le seul homme que j’eusse jamais aimé ? Et je l’aime depuis longtemps. Il l’ignorait et, de désespoir, s’est tourné vers une autre. Mais maintenant il sait tout et jamais plus le doute ne surgira entre nous. C’est pourquoi je resterai à Shalford et ne retournerai à Cosford qu’au bras de mon époux. Me croyez-vous donc assez crédule pour ajouter foi à toutes les balivernes que vous me contez ? Est-il si difficile pour une femme jalouse et un prêtre errant de se mettre d’accord sur un mensonge ? Non, non, Mary, tu peux t’en retourner en emmenant ton chevalier et ton prêtre car, moi, je reste ici, fidèle à mon amour et confiante en son honneur.

 

– Sur ma foi, voilà qui est bien parlé, mon bel oiseau doré ! fit le petit maître de Shalford. Mais permettez-moi d’ajouter mon mot à tout ce qui vient d’être dit. Dans votre virulente diatribe, vous n’avez voulu m’accorder aucune qualité, lady Mary, et cependant vous me concéderez que j’ai beaucoup de patience puisque je n’ai point fait lâcher mes chiens sur vos amis qui sont venus s’interposer entre moi et mon bon plaisir. Mais, même pour le plus vertueux, il vient un moment où la fragilité peut l’emporter. C’est pourquoi donc je vous prie de quitter ces lieux avec votre prêtre et votre chevalier servant, sans quoi vous pourriez prendre un congé beaucoup plus rapide mais d’autant moins digne. Asseyez-vous, mon bel amour, et reprenons notre souper.

 

Il lui désigna son siège et remplit leurs deux coupes de vin.

 

Depuis son entrée dans la pièce, Nigel n’avait pas encore dit un mot, mais son regard n’avait rien perdu de sa décision : ses yeux fermes n’avaient pas quitté le visage grimaçant du maître de Shalford. Il se tourna alors vivement vers Mary et le prêtre.

 

– En voilà assez ! dit-il à voix basse, vous avez fait votre possible. À mon tour de jouer mon rôle comme je le pourrai. Je vous prie, Mary, et vous, mon Père, de vouloir bien attendre au-dehors.

 

– Mais Nigel, s’il y avait du danger…

 

– Ce me sera plus aisé, Mary, si vous n’êtes point là. Je pourrai mieux parler à cet homme.

 

Elle lui lança un regard interrogateur mais lui obéit. Nigel retint le prêtre par sa soutane.

 

– Je vous prie, mon Père, avez-vous votre rituel ?

 

– Bien sûr, Nigel. Je le porte toujours sur la poitrine.

 

– Tenez-le prêt, mon Père.

 

– Pour quoi faire, mon fils ?

 

– Notez-y deux endroits : le service de mariage et les prières pour les mourants. Accompagnez Mary, mon Père, et tenez-vous prêt à répondre à mon appel.

 

Il referma la porte derrière eux et se retrouva seul avec le couple si mal assorti. Tous deux se tournèrent sur leur siège pour le regarder : Édith avec un air de défi, l’homme avec un sourire amer sur les lèvres et une lueur de haine dans les yeux.

 

– Eh quoi, persifla-t-il, le paladin se fait prier ? Mais n’avons-nous point entendu parler de sa soif de gloire ? Quelle aventure cherche-t-il ici dont il se puisse vanter ?

 

Nigel s’avança vers la table.

 

– Il n’est point question de gloire et à peine d’aventure, répondit-il. Mais je suis venu ici avec une intention précise. J’apprends de votre bouche, Édith, que vous ne voulez point quitter cet homme.

 

– En effet, vous l’avez dû entendre, si vous avez des oreilles.

 

– Comme vous l’avez fait remarquer, vous êtes libre et personne ne pourrait vous contredire. Mais je vous connais depuis l’enfance, Édith, quand, petite fille et petit garçon, nous jouions ensemble dans la bruyère. Je veux vous sauver de l’astuce de cet homme et de votre ridicule faiblesse.

 

– Et qu’entendez-vous faire ?

 

– Un prêtre se trouve à l’extérieur. Il va vous marier sur-le-champ. Je veux vous voir unis devant que de quitter ce château.

 

– Ou bien ? aboya l’homme.

 

– Ou bien vous ne sortirez pas vivant de cette pièce. Oh, non, n’appelez pas vos serviteurs ni vos chiens ! Par saint Paul ! Cette question ne regarde que nous trois, et si un quatrième paraît à votre appel, vous ne vivrez pas pour voir ce qu’il en adviendra alors, parlez, Paul de Shalford ! Voulez-vous épouser cette femme tout de suite, oui ou non ?

 

Édith bondit, les bras tendus entre les deux hommes.

 

– Reculez, Nigel ! Il est faible. Vous ne voudriez pas lui faire de mal. N’avez-vous pas dit cela aujourd’hui même ? Pour l’amour de Dieu, Nigel, ne le regardez pas ainsi ! Vos yeux lancent des éclairs meurtriers.

 

– Un serpent peut être petit et faible, Édith, cependant n’importe quel homme l’écraserait sous son talon. Reculez, car je suis bien décidé.

 

– Paul ! – elle tourna les yeux vers le visage pâle et grimaçant : Réfléchissez, Paul ! Pourquoi ne point faire ainsi qu’il le demande ? Que vous importe que ce soit aujourd’hui ou lundi ? Je vous supplie, mon cher Paul, de faire ainsi qu’il le demande, pour l’amour de moi. Votre frère pourra redire le service, s’il le désire. Marions-nous maintenant, Paul, et tout sera bien.

 

Il s’était levé de son siège et échappa aux bras qui se tendaient vers lui.

 

– Femme stupide ! hurla-t-il, et vous sauveur de jeunes damoiselles, vous qui êtes si fort devant un estropié, sachez que, si mon corps est faible, j’ai en moi l’âme de ma race. Me marier parce qu’un squire vantard et campagnard le veut ainsi… non, sur mon âme, je préférerais mourir. Je me marierai lundi et pas un jour plus tôt. Voici ma réponse !

 

– C’était celle que je désirais, fit Nigel, car je ne puis voir de bonheur dans cette union. Écartez-vous, Édith.

 

Il la repoussa doucement et tira son épée. Devant ce geste, Paul de la Fosse s’écria :

 

– Mais je n’ai point d’épée ! Vous n’allez point m’assassiner ? fit-il en reculant, le visage hagard et les yeux exorbités.

 

L’acier de la lame scintilla dans la lueur de la lampe. Édith recula en frissonnant, le visage dans les mains.

 

– Prenez celle-ci ! fit Nigel en tendant la poignée vers l’estropié.

 

– Et maintenant ! ajouta-t-il en tirant son couteau de chasse, tue-moi si tu le peux, Paul de la Fosse, car, autant que Dieu est ma force, moi, j’essaierai de te supprimer.

 

La femme, perdant à demi conscience et pourtant fascinée, suivit l’étrange combat. Pendant un moment, l’estropié parut indécis, l’épée serrée dans ses doigts nerveux. Mais, quand il vit la fine lame dans la main de Nigel, il se rendit compte de l’avantage qu’il avait et un cruel sourire resserra ses lèvres. Il avança doucement, pas à pas, le menton rabattu sur la poitrine, les yeux brillant sous ses épais sourcils. Nigel l’attendit, la main gauche en avant, le couteau sur la hanche, le visage grave, l’œil fixe et en alerte.

 

De plus en plus près, à pas sûrs, puis, avec un bond et en poussant un cri de rage, Paul de la Fosse porta son coup. Il l’avait bien calculé, mais il eût été plus avisé de porter la pointe plutôt que le tranchant contre le corps souple et les pieds agiles de son adversaire. Vif comme l’éclair, Nigel avait bondi de côté pour éviter la lame, qui se contenta de l’égratigner à l’avant-bras gauche. Mais l’instant d’après l’estropié était cloué au sol, avec la dague de Nigel sur la gorge.

 

– Chien ! murmura ce dernier. Je te tiens à ma merci ! Vite, avant que je ne frappe et pour la dernière fois : veux-tu te marier, oui ou non ?

 

Sa chute et la pointe acérée qui lui chatouillait la gorge avaient abattu le courage de l’homme. Le visage exsangue, il releva les yeux : on pouvait voir de grosses gouttes de sueur lui perler au front. Ses yeux étaient remplis de terreur.

 

– Non, enlevez votre poignard, cria-t-il. Je ne veux point mourir comme un chien.

 

– Veux-tu te marier ?

 

– Oui, oui. Je l’épouserai. Après tout, c’est une gente damoiselle. J’aurais pu tomber plus mal. Laissez-moi me relever. Je vous dis que je l’épouserai ! Que vous faut-il de plus ?

 

Nigel se releva et lui mit le pied sur la poitrine. Il avait ramassé son épée et en porta la pointe sur la poitrine de l’autre.

 

– Non, vous resterez où vous êtes. Si vous voulez vivre – et ma conscience se récrie devant la pitié dont je fais preuve envers vous – votre mariage sera du moins ce que vos péchés lui ont valu d’être. Restez étendu là, comme un maudit vermisseau que vous êtes.

 

Puis il éleva la voix :

 

– Père Athanase ! Holà, Père Athanase !

 

Le vieux prêtre accourut à l’appel, suivi de Lady Mary. Un étrange spectacle les attendait dans le rond de lumière : la jeune fille terrorisée, à demi évanouie contre la table, l’infirme prostré, et Nigel, le pied et l’épée sur sa poitrine.’

 

– Votre rituel, mon Père, cria Nigel. Je ne sais pas si nous faisons bien ou mal, en tout cas il faut les marier car il n’est point d’autre solution.

 

Mais la jeune fille, près de la table, poussa un grand cri en se raccrochant, sanglotante, au cou de sa sœur.

 

– Oh, Mary, je remercie la Vierge de ce que tu sois venue. Je remercie la Vierge de ce qu’il ne soit point trop tard. N’a-t-il point dit qu’il était un de la Fosse et qu’il ne se marierait pas à la pointe de l’épée. J’ai senti mon cœur pencher pour lui quand il l’a assuré. Mais moi qui suis une Buttesthorn, il ne sera point dit que j’aurai épousé un homme qui se sera laissé conduire à l’autel avec une épée sur la gorge. Non ! Je le vois tel qu’il est ! Je vois maintenant son esprit faible et sa langue menteuse. Ne peut-on point lire dans ses yeux qu’il m’aurait bafouée et délaissée comme il l’a fait pour d’autres ? Ramène-moi chez nous, Mary, ma petite sœur, car cette nuit, tu m’as arrachée aux portes mêmes de l’enfer.

 

Et ce fut ainsi que le maître de Shalford, livide et rageur, fut abandonné tout seul à son vin sur la table servie, tandis que la blonde beauté de Cosford, secouée de honte et de colère, le visage mouillé de larmes, quittait, pure, l’antre de l’infamie pour entrer dans le calme et la paix de la nuit étoilée.

CHAPITRE XIII

COMMENT LES DEUX COMPAGNONS CHEMINÈRENT SUR LA VIEILLE ROUTE


La saison des nuits sans lune approchait et le dessein du roi prenait tournure. Les préparatifs étaient faits dans le plus grand secret. Déjà la garnison de Calais, qui comprenait cinq cents archers et deux cents hommes d’armes, pourrait en cas d’attaque prématurée soutenir l’assaut porté contre elle. Mais le projet du roi était non seulement de résister, mais encore de capturer les assaillants. Par-dessus tout, il avait le désir de trouver l’occasion d’une de ces passes d’armes qui avaient rendu son nom célèbre dans toute la chrétienté comme le parangon du chef et du chevalier.

 

Mais l’affaire devait être menée avec prudence. L’arrivée de renforts et même le passage de guerriers célèbres auraient alerté les Français et dévoilé les plans aux ennemis. Ce fut donc par groupes de deux ou trois, dans de petites embarcations commerciales faisant le trafic de côte à côte, que les guerriers choisis et leurs écuyers furent transportés à Calais. De là, ils étaient amenés par les conduites d’eau à l’intérieur du château où ils pouvaient se cacher de la population en attendant que sonnât l’heure de l’action.

 

Nigel avait reçu un mot de Chandos lui enjoignant de le retrouver à l’enseigne du Genêt, à Winchelsea. Trois jours avant, il quitta Tilford avec Aylward, tous deux armés de pied en cap et prêts à la guerre. Nigel portait un costume de chasse, clair et gai, avec sa précieuse armure et son maigre bagage fixés sur le dos d’un cheval de réserve qu’Aylward menait par la bride. L’archer avait lui-même une bonne jument noire, lourde et paisible, mais suffisamment forte pour porter le puissant gaillard. Avec sa brigandine et son casque d’acier, sa lourde épée droite au côté, son long arc jaune sur l’épaule et les flèches dans son carquois, il était l’image parfaite du guerrier qu’un chevalier serait fier de compter dans sa suite. Tout Tilford les suivit tandis qu’ils gravissaient la pente de terre, couverte de bruyère, qui formait le flanc de Crooksbury Hill.

 

Arrivé au sommet, Nigel tira les rênes de Pommers et, se retournant vers le vieux manoir, contempla la fine silhouette courbée sur un bâton qui du seuil le suivait des yeux. Il regarda le toit, les murs avec leurs traverses de gros madriers, la volute de fumée bleuâtre qui s’élevait de l’unique cheminée, et le groupe des vieux serviteurs qui restaient figés devant la porte : John le cuisinier, Weathercote le ménestrel, et Red Swire le soldat blessé. Au-delà de la rivière, parmi les arbres, se dressait la sombre tour grise de Waverley et, comme il la regardait, la lourde cloche de fer qui lui avait si souvent paru le cri de guerre de l’ennemi lança son appel à la prière. Nigel souleva son bonnet de velours et pria pour que la paix continuât de régner sur son foyer et pour que la guerre qu’il allait chercher sur le continent ne lui procurât que gloire et honneur. Puis, faisant adieu à tous de la main, il poussa son cheval en direction de l’est. Un moment plus tard, Aylward quitta le groupe d’archers et de riantes jeunes femmes qui s’accrochaient en lançant des baisers par-dessus l’épaule. Et c’est ainsi que les deux compagnons partirent pour l’aventure.

 

L’avait-il désiré, ce jour ! Enfin, il était arrivé sans laisser d’ombre derrière lui. Dame Ermyntrude se trouvait sous la protection du roi. L’avenir des vieux serviteurs était assuré. Son conflit avec les moines de Waverley avait été réglé. Il était monté sur un cheval noble, il possédait les meilleures armes et un vigoureux suivant. Par-dessus tout, il était en route pour quelque chevaleresque aventure sous la bannière du plus brave chevalier que comptât l’Angleterre. Toutes ces pensées se pressèrent dans son esprit et il se mit à siffloter et à chanter, chevauchant un Pommers qui trottait et caracolait comme pour répondre à la bonne humeur de son maître.

 

Ils avaient déjà parcouru un beau bout de chemin dans la bruyère lorsque la petite colline de Sainte-Catherine et le vieux sanctuaire qui la couronnait apparurent devant eux. C’est là qu’ils coupèrent la route du sud menant à Londres. À cet endroit attendaient deux personnes qui agitèrent la main pour les saluer : l’une était une grande jeune femme élancée et noire, montée sur un genet blanc, et l’autre un homme d’âge, épais et apoplectique, dont le poids semblait faire ployer le dos du bidet gris qui le portait.

 

– Holà, Nigel ! cria-t-il. Mary m’a dit que tu partais ce matin et nous avons attendu ici plus d’une heure pour avoir la chance de te voir passer. Allons, mon garçon, buvons une dernière pinte de bonne ale anglaise, car plus d’une fois devant les vins français tu auras envie de sentir la mousse blanche sous ton nez.

 

Mais Nigel dut décliner l’invitation, car il lui aurait fallu aller à Guildford, à un mille en dehors de sa route. Par contre il accepta la proposition que lui fit Mary de suivre le sentier jusqu’au sanctuaire, où ensemble ils feraient une dernière prière. Le vieux chevalier et Aylward attendirent en bas avec les chevaux, et c’est ainsi que Nigel et Mary se trouvèrent seuls sous les vieilles arches gothiques, devant le renfoncement où scintillait le reliquaire d’or de la sainte. Ils s’agenouillèrent en silence côte à côte et se mirent à prier, puis sortirent de l’ombre pour reparaître dans la lumière éclatante de ce matin ensoleillé. Ils s’arrêtèrent avant de redescendre et regardèrent autour d’eux les vertes pâtures et le Wey bleu serpentant au fond de la vallée.

 

– Pour quoi avez-vous prié, Nigel ? demanda-t-elle.

 

– J’ai prié pour que Dieu et Ses saints me gardent mon courage et me permettent de revenir de France couvert de gloire, afin que je puisse me présenter devant votre père et lui demander votre main.

 

– Réfléchissez bien à ce que vous dites, Nigel, répondit-elle. Mon cœur seul pourrait dire ce que vous êtes pour moi. Mais je préférerais ne plus jamais porter le regard sur vous plutôt que de rabattre, ne fût-ce que d’un pouce, ce degré d’honneur auquel vous voulez atteindre.

 

– Que non, chère et douce Dame. Comment pourriez-vous le rabattre, puisque c’est votre pensée qui armera mon bras et soutiendra mon cœur ?

 

– Réfléchissez encore, mon doux seigneur, et ne vous considérez comme lié par aucune des paroles que vous venez de prononcer. Qu’il en soit de ces mots comme de la brise qui nous souffle au visage et qui s’efface pour ne plus jamais reparaître. Votre âme a un grand besoin d’honneur, et c’est tendue vers ce but qu’elle lutte. Y aurait-il donc encore place en elle pour de l’amour ? Serait-il possible que ces deux sentiments vivent au même degré dans un seul esprit ? Souvenez-vous donc que Galaad et d’autres grands chevaliers de l’ancien temps ont rayé les femmes de leur vie afin de pouvoir consacrer tout leur cœur et toutes leurs forces à la conquête de l’honneur. Ne craignez-vous point que je ne vous sois une charge et que votre cœur ne recule devant quelque tâche honorable, afin de ne me point causer de la peine ou du chagrin ? Réfléchissez bien devant que de me répondre, mon bon seigneur, car mon cœur se briserait s’il devait se faire que, par amour pour moi, vous ne puissiez accomplir les espoirs et les promesses que vous avez en vous.

 

Nigel, ébloui, la regarda. L’âme qui transparaissait sur le visage hâlé de la jeune femme lui conférait une beauté plus rare encore que celle de sa sœur. Il s’inclina, saisi par la noblesse de la jeune femme, et lui baisa la main.

 

– Vous serez sur mon chemin l’étoile qui me guidera pour m’aider à progresser. Nos deux âmes sont unies dans la conquête de l’honneur. Comment, dès lors, pourrions-nous reculer puisque notre but est le même ?

 

Elle secoua fièrement la tête.

 

– C’est ce qu’il vous semble en ce moment, mon bon seigneur, mais il en sera peut-être autrement lorsque les ans passeront. Comment prouverez-vous que je suis effectivement une aide et non une gêne ?

 

– Par mes actions d’éclat, belle et noble Dame. Et ici même, dans ce sanctuaire de Sainte-Catherine, en ce jour de la fête de sainte Marguerite, je fais serment d’accomplir trois faits d’armes en votre honneur, comme preuve de mon amour pour vous et avant de reporter les yeux sur vous. Et cela vous prouvera que, même si je vous aime, je ne laisserai cependant point votre pensée s’interposer entre moi et les actions honorables.

 

Le visage de Mary s’illumina de fierté et d’amour.

 

– Moi aussi, je fais un vœu, dit-elle, au nom de sainte Catherine dont le sanctuaire se dresse ici près de nous. Je jure de vous attendre jusqu’à ce que vous ayez accompli vos trois gestes et que nous puissions alors nous revoir. Au cas où – mais le Christ vous en garde ! vous succomberiez dans l’accomplissement de ces gestes, je jure encore de prendre le voile au couvent de Shalford et de ne jamais plus porter le regard sur un autre homme. Donnez-moi la main, Nigel.

 

Elle avait retiré de son bras un petit bracelet fait d’un filigrane d’or qu’elle fixa sur le poignet bronzé tout en lui lisant le texte français qui y était gravé : « Fais ce que dois, advienne que pourra – c’est commandé au chevalier. » Pendant un moment ils se tinrent enlacés et, au milieu de leurs baisers, cet homme aimant et cette tendre femme se jurèrent un éternel amour. Mais le vieux chevalier les appelait à grands cris. Ils descendirent donc en courant le petit sentier courbe qui les mena où les attendaient les chevaux.

 

Sir John chevaucha aux côtés de Nigel jusqu’au croisement de la route de Shalford sans cesser de l’abreuver de conseils sur la connaissance de la forêt, tant il redoutait de le voir confondre un brocard avec un daguet, et l’un ou l’autre avec une biche. Enfin, lorsqu’ils parvinrent sur la berge du Wey couverte de roseaux, le vieux chevalier et sa fille arrêtèrent leurs montures. Nigel leur jeta un dernier regard avant de pénétrer dans la sombre forêt de Chantry et il les vit qui le suivaient encore des yeux, en lui faisant adieu de la main. Puis la piste tourna entre les arbres et il les perdit de vue. Mais, un peu plus tard, lorsqu’une nouvelle clairière dégagea les pâtures de Shalford, Nigel aperçut le vieil homme qui, sur la jument grise, remontait vers le sanctuaire de Sainte-Catherine, mais la jeune fille se tenait toujours à l’endroit où il l’avait quittée, penchée sur sa selle et tentant de percer l’obscurité de la forêt qui dérobait à ses yeux celui qu’elle aimait. Ce ne fut qu’une rapide vision dans la trouée du feuillage, cependant, après des jours de combats et de fatigues en pays lointains, cette petite image – la verte prairie, les roseaux, la lente rivière bleue au cours sinueux et la gracieuse silhouette sur le cheval blanc – devait rester la plus claire et la plus chère de cette Angleterre qu’il avait laissée derrière lui.

 

Mais si les amis de Nigel avaient appris que ce matin-là était celui de son départ, ses ennemis aussi étaient en éveil. Les deux compagnons avaient à peine quitté les bois de Chantry, s’engageant sur la piste qui s’élevait vers la vieille chapelle du Martyr, que, tel un serpent lançant son sifflement, une longue flèche blanche vint se ficher dans l’herbe verte entre les pattes de Pommers. Une autre siffla aux oreilles de Nigel au moment où il voulut faire demi-tour, mais Aylward cravacha la croupe du grand cheval de guerre, qui parcourut au galop plusieurs centaines de yards avant que son cavalier pût l’arrêter. Aylward suivit comme il put, couché sur l’encolure de sa monture, sous les flèches qui continuaient de siffler alentour.

 

– Par saint Paul ! fit Nigel blanc de rage en tirant sur les rênes, ils ne vont tout de même pas me chasser de mon pays comme un vulgaire brigand ! Archer, comment as-tu osé cravacher mon cheval alors que j’allais faire volte-face pour m’élancer sur eux ?

 

– J’ai bien fait d’agir de la sorte ou, par mes dix doigts ! notre voyage aurait commencé et se serait terminé le même jour. En jetant un coup d’œil autour de moi, j’en ai vu une douzaine au moins, cachés dans les buissons. Voyez comme la lumière reluit maintenant sur leurs casques d’acier, là-bas dans la fougère sous le hêtre. Non, mon bon maître, je vous prie de ne point aller plus avant. Quelle chance un homme exposé peut-il avoir contre toute une bande bien installée sous le couvert ? Si vous ne pensez point à vous-même, songez du moins à votre cheval qui aurait quelques pouces de bois dans la peau avant que d’avoir pu atteindre le bois.

 

Nigel éclata en une impuissante colère.

 

– Me faudra-t-il donc me laisser abattre comme un papegai à la foire par le premier hors-la-loi venu qui cherche une cible pour sa flèche ? Par saint Paul ! Aylward, je vais mettre mon armure et liquider cette affaire. Aide-moi donc à m’en revêtir.

 

– Non, mon bon seigneur, je ne vous aiderai point dans ce qui serait votre perte. C’est un jeu de dés pipés qu’un combat entre un homme monté et des archers dissimulés dans la forêt. Mais ces gens ne sont point des hors-la-loi, car ils n’oseraient point tirer leur arc dans un rayon de moins d’une lieue du shérif de Guildford.

 

– Oui, Aylward, je crois que tu dis vrai. Il se peut que ce soient là les hommes de Paul de la Fosse, à qui j’ai donné quelque raison de ne me point aimer… Ah ! mais, en effet, voici le gaillard lui-même.

 

Ils tournèrent aussitôt le dos à la longue pente menant à la vieille chapelle sur la colline. Devant eux se trouvait la sombre orée de la forêt où les éclairs jetés par l’acier trahissaient les ennemis tapis dans l’ombre. Mais il y eut un long meuglement lancé par un olifant et aussitôt, tout un groupe d’archers vêtus de tissus de bure se déploya en une longue ligne en cherchant à se refermer sur les voyageurs. Au milieu se tenait, monté sur un grand cheval gris, un petit homme difforme, criant et gesticulant comme un chasseur lançant sa meute derrière un blaireau, tournant la tête de tous côtés en hurlant, le bras tendu pressant les hommes d’escalader la colline.

 

– Attirez-les, mon bon seigneur ! Attirez-les jusqu’à ce que nous les tenions dans le down ! cria Aylward, les yeux scintillants de joie. Cinq cents pas encore et nous pourrons nous occuper d’eux. Allons, ne traînez pas, mais tenez-vous tout juste hors de portée des flèches, en attendant que notre tour soit venu d’entrer en action.

 

Nigel frémissait d’impatience en suivant des yeux, la main sur la garde de son épée, les hommes qui couraient. Mais il se souvint à ce moment que Chandos lui avait dit que la tête valait mieux pour le guerrier que le cœur chaud. Les paroles d’Aylward étaient sages. Il fit donc pivoter Pommers et, au milieu des cris de dérision derrière eux, les deux amis se mirent à trotter vers le haut de la colline. Les archers aussitôt coururent plus vite, exhortés par les cris de colère de leur chef. Aylward à chaque instant lançait un coup d’œil derrière lui par-dessus son épaule.

 

– Encore un peu plus loin ! Un peu plus loin ! Ils ont le vent contre eux, et les sots n’ont point réfléchi que mon arc peut porter à cinquante pas de plus que les leurs. Et maintenant, mon bon seigneur, veuillez tenir les chevaux car mon arme aujourd’hui a plus de valeur que la vôtre. Ce sont d’autres cris qu’ils vont pousser avant d’avoir pu regagner l’abri de la forêt.

 

Il avait sauté à bas de son cheval et, avec une torsion du bras vers le bas et une poussée du genou, il glissa la corde dans l’entaille supérieure de son grand arc. Puis, vif comme l’éclair, il prit une flèche et l’ajusta, l’œil bleu luisant sous le sourcil froncé. Les jambes écartées et solidement plantées, le corps porté sur l’arc, le bras gauche aussi immobile que s’il eût été de bois, le bras droit ramassé en une double masse de muscles bandant la corde blanche soigneusement cirée, il avait l’air d’un si valeureux guerrier que la ligne d’assaut s’arrêta un moment à sa vue. Deux ou trois hommes décochèrent leurs flèches qui luttèrent lourdement contre le vent et tombèrent sur le sol à plusieurs douzaines de pas devant leur cible. Un seul d’entre eux, un bonhomme court sur jambes et dont la silhouette trapue dénotait une grande force musculaire, fit rapidement quelques pas en avant et lâcha un trait si puissant qu’il vint se ficher dans le sol aux pieds mêmes d’Aylward.

 

– C’est Will le Noir de Lynchmere ! J’ai participé à plus d’un concours avec lui, et je sais très bien qu’il n’est point un autre homme dans les marches du Surrey qui puisse décocher un trait pareil. Je crois que tu as de la chance, Will, car je te connais depuis trop longtemps pour avoir ta damnation sur ma conscience.

 

Il leva son arc tout en parlant et la corde se détendit en un son musical, riche et profond. Aylward se pencha sur son arme, en suivant des yeux la longue trajectoire de sa flèche.

 

– Sur lui ! Sur lui ! Non, au-delà ! Il y a plus de vent que je ne le croyais ! Non, non, mon ami, maintenant que je connais la distance, tu n’as plus aucune chance de tirer.

 

Will le Noir avait déjà pris une autre flèche et levait son arc quand le second trait d’Aylward lui traversa l’épaule au-dessus du bras. Il lâcha son arme avec un hurlement de rage et de douleur et se mit à sauter en brandissant le poing et en invectivant son rival.

 

– Je pourrais l’abattre mais ne le ferai point car les bons archers ne sont point monnaie courante, fit Aylward. Et maintenant, mon bon seigneur, il nous faut continuer car ils nous débordent de part et d’autre et s’ils arrivent derrière nous, notre voyage sera vite terminé. Mais avant que de m’en aller, j’aimerais transpercer d’une flèche ce cavalier qui les conduit.

 

– Non, Aylward, je te prie de le laisser, répondit Nigel. Si vilain soit-il, il n’en est pas moins un gentilhomme qui doit mourir par une autre arme que la tienne.

 

– Comme il vous plaira, fit Aylward en fronçant le sourcil. J’ai ouï dire que, lors des dernières guerres, plus d’un prince ou baron français avait eu le malheur d’être mortellement blessé par les traits des yeomen anglais, et que les nobles d’Angleterre n’avaient été que trop heureux de se comporter en simples spectateurs.

 

Nigel secoua tristement la tête.

 

– Ce que tu dis là est pure vérité, archer, et ce n’est point chose neuve, puisque ce bon chevalier Richard Cœur de Lion trouva une mort aussi basse, de même que Harold le Saxon. Mais il s’agit ici d’une question privée et je ne veux point que tu tires sur lui. Je ne puis non plus l’aller provoquer moi-même car il est faible de corps, bien que pernicieux d’esprit. C’est pourquoi nous poursuivrons notre chemin puisqu’il n’y a ni profit ni honneur à gagner.

 

Et c’est ainsi, au milieu de l’amour et de la haine, que Nigel fit ses adieux au pays de son enfance.

 

Ni Nigel ni Aylward n’avaient jamais quitté leur terre. Ils s’élancèrent donc, le cœur léger et l’œil en éveil, détaillant les tableaux variés de la nature et des hommes qui défilaient devant eux car, aussi loin qu’on pouvait voir, la grande route poussiéreuse qui traversait tout le Sud de l’Angleterre fourmillait de monde : des pèlerins surtout, qui donnèrent d’ailleurs à cette voie le nom de route des Pèlerins ; des moines aussi, se rendant d’un monastère à l’autre : bénédictins en noir, chartreux en blanc ou cisterciens aux deux couleurs ; des frères des trois ordres mendiants : dominicains noirs, carmes blancs ou franciscains gris ; des marchands transportant vers l’est l’étain des Cornouailles, la laine des comtés occidentaux ou le fer du Sussex, ou s’en revenaient avec des velours de Gênes, des produits de Venise, des vins de France, des armes d’Italie ou d’Espagne ; des soldats : archers, couteliers ou hommes d’armes ; des vagabonds enfin : ménestrels allant de foire en foire, jongleurs, acrobates, dresseurs, charlatans et arracheurs de dents, étudiants et mendiants, ou artisans libres.

 

Les deux premiers jours de voyage se passèrent ainsi sans incidents, les deux compagnons étant trop avides de regarder autour d’eux les gens qu’ils rencontraient et les paysages qu’ils traversaient. Ils logèrent la première nuit au prieuré de Godstone et, la seconde, dans une auberge sordide, rendez-vous des rats et des moustiques, à un mille au sud du hameau de Mayfield. Aylward se gratta avec vigueur et jura avec ferveur, mais Nigel resta allongé, immobile et silencieux. Pour qui avait appris la vieille loi de la chevalerie, ces petits maux de la vie n’existaient pas. Il eût été contraire à sa dignité de les remarquer. Le froid et la chaleur, la faim et la soif étaient choses de peu d’importance pour un gentilhomme. L’armure de son âme était si complète qu’elle était à l’épreuve non seulement des grands malheurs de la vie, mais encore de ses petits inconvénients. Ainsi donc Nigel, assailli par les mouches, demeura stoïquement immobile sur sa couche, Aylward ne cessant, lui, de s’agiter.

 

Ils n’étaient plus loin du but de leur voyage, mais à peine eurent-ils repris la route, à l’aube du troisième jour, qu’ils firent une rencontre qui remplit le cœur de Nigel des plus grands espoirs.

 

Au long de l’étroit sentier serpentant entre les grands chênes chevauchait un homme sombre au teint bilieux, vêtu d’un tabard écarlate et qui soufflait si fort dans une trompe d’argent qu’ils entendirent ses appels bien avant que leurs yeux pussent l’apercevoir. Il avançait avec lenteur, s’arrêtant tous les cinquante pas pour faire résonner la forêt autour de lui d’un long appel guerrier. Les deux compagnons allèrent à sa rencontre.

 

– Je vous prie, fit Nigel, de me dire qui vous êtes et pour quelle raison vous soufflez ainsi dans cet olifant !

 

Le bonhomme secoua la tête et Nigel répéta la question en français, qui était pour lors la langue de la chevalerie, parlée par tous les gentilshommes de l’Europe occidentale. L’homme porta la trompe aux lèvres et en tira une longue note avant de répondre :

 

– Je suis Gaston de Castrier, humble écuyer du très noble et très vaillant chevalier Raoul de Tubiers, de Pestels, de Grimsard, de Mersac, de Leoy, de Bastanac, qui se dit aussi Lord de Pons. J’ai pour ordre de chevaucher toujours à un mille devant lui afin que chacun se prépare à le recevoir et, s’il désire que je sonne de la trompe, ce n’est point par vaine gloire mais par grandeur d’âme, afin qu’aucun de ceux qui le voudraient rencontrer n’ignore point sa venue.

 

Nigel bondit à bas de son cheval en poussant un cri de joie et se mit à déboutonner son pourpoint.

 

– Vite, Aylward ! Vite ! Voici venir un paladin. Aurons-nous jamais plus belle occasion ? Détache mon armure cependant que je me dévêts. Bon seigneur, je vous prie d’avertir votre très noble et vaillant maître qu’un pauvre squire d’Angleterre le supplie de lui prêter attention et de vouloir bien échanger quelques passes d’armes avec lui.

 

Mais Lord de Pons était déjà en vue. C’était un homme de grande taille, monté sur un immense cheval : à eux deux, ils semblaient remplir la sombre arche sous les chênes. Il était vêtu d’une armure complète de couleur d’airain, n’exposant que son visage dont on ne voyait que deux yeux arrogants et une grande barbe noire qui s’échappait de l’ouverture et s’élargissait sur son pectoral. Sur le cimier de son casque était fixé un petit gant brun qui se balançait au rythme de la marche. Il portait une longue lance munie en son bout d’une courte bannière rouge et carrée, portant une hure de sanglier noire. Le même symbole était gravé sur son bouclier. Il s’avançait lentement au travers de la forêt, lourd et menaçant, dans le martèlement monotone des pattes de son destrier, cependant que, devant lui, se faisait toujours entendre la trompe, invitant tous les hommes à reconnaître sa grandeur et à lui faire place avant qu’on les y forçât.

 

Jamais dans ses rêves Nigel n’avait eu pareille vision pour lui réjouir le cœur et, tout en luttant avec ses vêtements, les yeux fixés sur le prestigieux cavalier, il marmonnait des prières d’actions de grâces au bon saint Paul qui avait fait preuve de tant de bienveillance envers son humble et indigne serviteur en le plaçant sur le chemin d’un aussi grand gentilhomme.

 

Mais hélas, comme il arrive souvent que la coupe nous soit arrachée des lèvres au dernier moment, cette chance allait tourner soudain en un désastre tragique et inattendu – désastre si étrange et si complet que, durant toute sa vie, Nigel, à son seul souvenir, ne devait jamais manquer de s’empourprer. Il s’activait à défaire son costume de chasse et, en hâte, s’était déjà débarrassé de ses bottes, de son chapeau, de son manteau, de ses chausses et de son pourpoint. Il ne lui restait qu’une sorte de jupon rose et un caleçon de soie. Durant ce temps, Aylward détachait le chargement avec l’intention de tendre son armure pièce par pièce à son maître, lorsque l’écuyer lança un appel de trompe dans l’oreille même du cheval de bât.

 

Au même instant, la bête se cabra et, avec la précieuse armure qui lui battait les talons, s’élança au grand galop sur la route qu’ils venaient de suivre. Aylward bondit sur sa jument, lui laboura les flancs de ses éperons et se mit à galoper à bride abattue derrière le fuyard. Ce fut ainsi que, en un instant, Nigel se trouva privé de toute sa dignité, ayant perdu à la fois deux de ses chevaux, son serviteur et son armure. Il resta donc seul, en chemise et caleçon, au bord du chemin cependant que se rapprochait la silhouette solennelle de Lord de Pons.

 

Le preux chevalier, dont l’esprit n’était occupé que par la pensée de la jeune fille qu’il avait laissée à Saint-Jean – celle même dont un des gants se balançait à son cimier – n’avait rien remarqué de ce qui s’était passé. Tout ce que ses yeux lui découvrirent donc, ce fut un grand cheval jaune entravé et un petit homme, qui avait tout l’aspect d’un dément, puisqu’il s’était hâtivement dévêtu dans la forêt et se tenait là, l’air furieux et couvert seulement de ses sous-vêtements, au milieu des débris épars de son costume. Le noble Lord de Pons ne pouvait attacher le moindre intérêt à pareil personnage. Il poursuivit donc inexorablement son chemin, ses yeux arrogants fixés droit devant lui, et ses pensées accrochées à la petite jeune fille de Saint-Jean. C’est à peine s’il se rendit compte que le petit homme en caleçon courait à côté de lui en le suppliant, en l’implorant.

 

– Une heure seulement, très noble seigneur, rien qu’une heure et un humble écuyer d’Angleterre se considérera comme votre débiteur. Condescendez seulement à arrêter votre cheval jusqu’à ce que me revienne mon armure. Ne voulez-vous point vous arrêter pour vous livrer à quelques passes d’armes ? Je vous implore, bon seigneur, de me consacrer un peu de votre temps.

 

Lord de Pons fit un geste impatient de sa main gantée, comme on chasse une mouche inopportune, mais lorsque les clameurs de Nigel s’amplifièrent, il piqua son destrier de l’éperon et, aussi bruyant qu’une paire de cymbales, disparut dans la forêt. Il poursuivit ainsi sa route de façon majestueuse jusqu’à ce que deux jours plus tard il fût occis par Lord Reginald Cobham dans un champ près de Weybridge.

 

Quand, après une longue poursuite, Aylward eut capturé le cheval de bât et l’eut ramené, il trouva son maître assis sur un tronc d’arbre, le visage enfoui dans les mains et l’esprit embrumé par la rage et l’humiliation. Ils ne dirent rien car les mots étaient impuissants à exprimer ce qu’ils ressentaient, et ils poursuivirent donc leur chemin en silence.

 

Mais ils découvrirent bientôt un paysage qui arracha Nigel à ses sombres pensées. Devant eux se dressaient les tours d’un immense bâtiment autour duquel s’étendait un petit village grisâtre. Ils apprirent par un passant que c’étaient le hameau et l’abbaye de Battle. Ils arrêtèrent leurs chevaux sur la colline et regardèrent la vallée de la mort d’où, maintenant encore, semble s’élever une odeur de sang. En bas, auprès du lac sinistre et au milieu des buissons épars sur les flancs nus du ravin, s’était déroulée cette longue bataille entre deux nobles ennemis, bataille dont l’Angleterre entière fut le prix. Là, en haut et au bas de la colline, pendant des heures, le combat avait fait rage, jusqu’à ce que l’armée saxonne, le roi, sa cour, ses chevaliers et ses affranchis eussent péri. Mais après tant de luttes et de peines, de tyrannie, de sauvages révoltes et d’oppression, Dieu avait enfin accompli son dessein, car Nigel le Normand et Aylward le Saxon se trouvaient réunis le cœur débordant de franche camaraderie et l’esprit plein du même respect, enrôlés sous la même bannière et pour la même cause, partant livrer bataille pour leur vieille mère l’Angleterre.

 

La longue chevauchée touchait à sa fin. Devant eux s’étendait la mer bleue tachetée par les voiles blanches des bateaux. Une fois encore, la route s’éleva de la plaine boisée vers les maigres touffes herbeuses des downs calcaires. Au loin, à leur droite, se dressait l’horrible forteresse de Pevensey, trapue et puissante, semblable à un immense tas de pierres, avec des créneaux scintillants sous les casques d’acier, et surmontée de la bannière royale d’Angleterre. À gauche s’étendait une grande plaine, couverte de marais et de roseaux, d’où s’élevait une seule colline boisée, couronnée de tours, avec une nuée de mâts se dressant haut au-dessus de la verdure à peu de distance vers le sud. Nigel regarda en se protégeant les yeux de la main puis lança Pommers au trot. La ville était Winchelsea. Au milieu de ces maisons sur les hauteurs l’attendait le vaillant Chandos.

CHAPITRE XIV

COMMENT NIGEL CHASSA LE FURET ROUGE


Ils franchirent un gué, suivirent un chemin qui s’élevait en lacet puis, après avoir satisfait aux questions posées par une garde d’hommes d’armes, ils furent autorisés à passer l’arche de la porte Pipewell. Là, les attendant au milieu de la rue, clignant de son œil unique, le soleil illuminant sa barbe couleur citron, se tenait Chandos en personne, les jambes écartées, les mains derrière le dos et un charmant sourire sur son étrange visage au nez relevé.

 

– La bienvenue, Nigel ! cria-t-il, et à toi aussi, brave archer. Je me promenais par hasard sur les murs de la ville et, à la couleur de votre cheval, j’ai pensé que ce devait être vous que je voyais sur la route d’Udimore. Avez-vous fait bon voyage, jeune paladin ? Avez-vous défendu des ponts, sauvé de jeunes damoiselles ou abattu des oppresseurs sur votre chemin depuis Tilford ?

 

– Non, mon bon seigneur, je n’ai accompli aucune action d’éclat. Une fois seulement, j’eus l’espoir…

 

Il se tut et rougit au souvenir.

 

– Je vous donnerai plus que de l’espoir, Nigel. Je vais vous conduire en un endroit où vous pourrez plonger les deux bras jusqu’au coude dans le danger et l’honneur, où le péril se couchera à vos côtés pour la nuit et se lèvera le matin avec vous. L’air même que vous respirerez en sera chargé. Y êtes-vous prêt, jeune seigneur ?

 

– Je ne puis faire qu’une chose, noble seigneur : prier pour que mon courage soit à la hauteur du danger.

 

Chandos eut un sourire d’approbation et posa une fine main brune sur l’épaule du jeune homme.

 

– Bien ! dit-il. Le chien qui n’aboie point est celui qui mord le plus fort, alors que le bavard se trouve toujours derrière. Restez ici avec moi, Nigel, et promenons-nous sur les remparts. Quant à toi, archer, mène les chevaux à l’enseigne du Genêt dans la rue haute et dis à mes varlets de les embarquer à bord de la barque Thomas avant la tombée de la nuit. Nous mettons à la voile à la deuxième heure après le couvre-feu… Venez de ce côté, Nigel, jusqu’à cette tourelle de coin, et je vous montrerai quelque chose que vous n’avez jamais vu.

 

Ce n’était qu’un faible nuage indistinct sur les eaux bleues, vu de Dungeness Point et, cependant, cette vue fit venir le rouge aux joues du jeune homme, activa la circulation de son sang dans ses veines. C’était la côte de France, terre de chevalerie et de gloire, théâtre où se faisaient les noms et les gloires. Tandis que ses yeux brûlants la regardaient, son cœur se réjouit en songeant que l’heure était proche où il allait enfin fouler le sol sacré. Puis son regard traversa l’immense bras de mer bleue parsemée de voiles de bateaux de pêche, pour s’arrêter sur le double port, à ses pieds, bondé de vaisseaux de toutes formes et de toutes tailles, des palandries et des ussiers qui étaient amarrés tout au long de la côte, jusqu’aux grandes prames et aux galères qui faisaient office de vaisseaux de guerre ou de navires marchands suivant les circonstances. L’une d’elles prenait la mer au moment même. C’était une immense galéasse qui s’éloignait au son des trompettes et des coups de tambourins ; le pavillon de saint Georges flottait au-dessus de la grand-voile pourpre et les ponts luisaient d’un bout à l’autre sous l’éclat de l’acier. Nigel poussa un cri de joie devant la beauté de la scène.

 

– Ah, mon garçon, fit Chandos, c’est le Trinity of Rye, celui même sur lequel je me suis battu à Sluys. Ce jour-là, le sang dégoulinait sur le pont, de la proue jusqu’à la poupe. Mais tournez le regard de ce côté, je vous prie, et dites-moi si vous voyez quelque chose d’étrange dans cette ville.

 

Nigel regarda la grand-rue toute droite, la tour Roundel, la belle église Saint-Thomas et les autres bâtiments de Winchelsea.

 

– Tout cela est neuf, dit-il, l’église, le château, les maisons, tout est neuf.

 

– C’est exact, mon garçon. Mon grand-père pourrait encore se souvenir de l’époque où les lapins seuls vivaient sur ces rochers. La ville était tout là-bas près de la mer, mais un jour la tempête s’est levée et il n’est pas resté une seule maison… Voyez, là-bas se trouve Rye, perché sur une colline également. Ces deux villes sont comme des moutons apeurés lorsque la mer monte. Mais là-bas, sous les eaux bleues et aux pieds de Camber Sand, gît la vraie ville de Winchelsea – tour, cathédrale, murailles et tout, telle que mon grand-père l’a connue lorsque le premier Édouard était encore jeune sur le trône.

 

Pendant plus d’une heure, Chandos arpenta les remparts avec le jeune écuyer à ses côtés, parlant de ses devoirs, des secrets et de l’adresse dans l’art de la guerre, à un Nigel qui buvait ses paroles et les fixait dans sa mémoire. Plus d’une fois dans le cours de sa vie, alors qu’il se trouvait dans la détresse ou le danger, il devait reprendre courage en se souvenant de cette lente promenade entre la mer bleue d’un côté et la jolie petite ville de l’autre, et du vieux guerrier, chevalier au noble cœur, qui lui donnait des conseils et des avis tout comme un maître artisan à un apprenti.

 

– Peut-être, mon garçon, êtes-vous comme tant de ces jeunes qui s’en vont en guerre et savent tant déjà que c’est peine perdue que de leur donner des conseils…

 

– Que non, bon seigneur, je ne sais rien, sinon que je ferai mon devoir et que j’y gagnerai un honorable avancement ou que je mourrai sur le champ de bataille.

 

– Vous êtes sage parce que vous êtes humble, fit Chandos, car celui qui en sait le plus long sur la guerre sait aussi qu’il y a beaucoup à apprendre. De même que les rivières et les bois ont leurs secrets, la guerre elle aussi a les siens qui permettent de gagner ou de perdre une bataille, Car les peuples de toutes les nations sont courageux et, lorsqu’un brave se mesure à un autre brave, la victoire de la journée revient à celui qui est le plus sage et le plus rusé. Le meilleur chien courant sera pris en défaut s’il est mal conduit et le meilleur faucon reviendra sans sa proie s’il a été lâché au mauvais moment : de même, la meilleure armée peut échouer parce qu’elle est mal commandée. Dans toute la chrétienté, il n’y a point de meilleurs chevaliers ni écuyers que ceux de France et pourtant nous les avons déjà vaincus parce que, lors de nos guerres d’Écosse et d’ailleurs, nous avons appris beaucoup de ces secrets dont je vous parlais.

 

– Est-ce là que réside votre sagesse, noble seigneur ? demanda Nigel. Je voudrais moi aussi gagner cette sagesse et apprendre à combattre, tant avec l’esprit qu’avec l’épée.

 

Chandos secoua la tête et sourit :

 

– C’est dans la forêt et sur les downs que vous apprenez à jeter votre faucon ou à lâcher vos chiens. Ainsi donc, c’est dans les camps et sur les champs de bataille qu’on s’initie aux arcanes de la guerre. C’est là que tous les grands capitaines sont devenus des maîtres. Et pour cela, il faut avoir beaucoup de sang-froid, penser rapidement, être aussi malléable que la cire avant que le plan d’action soit formé, mais aussi dur que l’acier lorsqu’il est conçu. Il faut toujours se tenir en alerte, être prudent, mais, avec jugement, transformer cette prudence en hardiesse lorsqu’on peut tirer un grand profit d’un petit risque. Il faut avoir l’œil sur le pays, sur le cours de la rivière, sur le flanc de la colline, sur le couvert du bois et sur la ligne verte des fondrières.

 

Le pauvre Nigel, qui avait fondé tous ses espoirs sur sa lance et sur Pommers pour lui frayer un chemin vers la gloire, resta confondu devant tant de nécessités.

 

– Hélas ! s’écria-t-il, comment acquérir tout cela, moi qui ai à peine pu apprendre à lire et à écrire, même si le bon père Matthew me brisait chaque jour une verge de coudrier sur les épaules.

 

– Vous acquerrez cela, mon fils, où d’autres l’ont acquis avant vous. Vous possédez la première et plus grande qualité : un cœur de feu où beaucoup d’autres cœurs plus froids pourraient puiser une étincelle. Mais il vous faut apprendre aussi ce que la guerre nous a appris à tous dans l’ancien temps. Nous savons, par exemple, que des cavaliers seuls ne peuvent espérer vaincre contre de bons soldats de pied. Cela a été tenté à Courtrai, à Stirling et, sous mes yeux, à Crécy, où la chevalerie française est tombée devant nos archers.

 

Nigel le regarda en fronçant les sourcils.

 

– Noble seigneur, mon cœur devient lourd à vous entendre. Vous prétendez donc que notre chevalerie ne peut rien contre les archers, hallebardiers et autres ?

 

– Non, Nigel, car il a aussi été prouvé clairement que les meilleurs soldats de pied ne peuvent tenir contre des cavaliers en cortes de mailles.

 

– Mais à qui donc va la victoire ? demanda Nigel.

 

– À celui qui sait employer cavaliers et hommes de pied, usant les uns pour supporter les autres. Séparément, ils sont trop faibles. Ensemble, ils sont très forts. L’archer qui affaiblit les lignes ennemies, et le cavalier qui les rompt lorsqu’elles sont affaiblies, ainsi que cela se produisit à Falkirk et à Dupplin, voilà le secret de notre force. Mais à propos de cette bataille de Falkirk, je vous prie de m’accorder votre attention pendant un moment.

 

De sa cravache, il se mit à tracer sur le sable le plan de cette bataille écossaise. Nigel, les sourcils froncés, faisait de vigoureux efforts pour concentrer son pauvre esprit afin de profiter de la leçon, lorsque leur conversation fut interrompue par l’arrivée d’un étrange personnage.

 

C’était un petit homme trapu, rouge et essoufflé, qui courait sur les remparts comme s’il eût été balayé par le vent. Ses cheveux ébouriffés et sa grande cape noire flottant autour de lui, il était vêtu à la manière d’un respectable citoyen : justaucorps noir bordé de sable, chapeau de velours noir avec une plume blanche. En apercevant Chandos, il poussa un cri de joie et hâta le pas, à tel point que, lorsqu’il les rejoignit, il ne put plus que rester là à reprendre son souffle en agitant les mains.

 

– Prenez votre temps, bon maître Wintersole, prenez votre temps ! fit Chandos d’une voix douce.

 

– Les papiers ! souffla le petit homme. Oh, seigneur Chandos, les papiers !

 

– Eh bien quoi, les papiers, messire ?

 

– Je vous jure, par mon bon patron saint Léonard, que ce n’est point ma faute. Je les avais enfermés dans le coffre. Mais la serrure en a été forcée et le coffre vidé.

 

Une ombre de colère passa sur le visage du soldat.

 

– Et maintenant, messire le lord-maire, reprenez vos esprits et ne restez point là à bredouiller comme un enfant de trois ans. Vous dites donc que quelqu’un s’est emparé des papiers ?

 

– C’est la vérité, bon seigneur. C’est la troisième fois que je suis lord-maire de cette ville, et quinze ans durant je fus bourgeois et jurat, mais jamais une affaire publique qui m’était confiée n’a mal tourné. Le mois dernier encore, un ordre nous est arrivé de Windsor, un mardi, commandant un banquet pour le vendredi avec mille soles, quatre mille plies, deux mille maquereaux, cinq mille crabes, mille homards, cinq mille merlans…

 

– Je ne doute point, messire magistrat, que vous ne soyez un excellent marchand de poissons ! Mais il s’agit ici de papiers que je vous ai confiés. Où sont-ils ?

 

– Enlevés, bon seigneur… Partis !

 

– Et qui a osé les prendre ?

 

– Hélas ! je ne le sais point ! Je n’avais pas quitté mon bureau pour plus d’un angélus, comme vous diriez, et lorsque je suis revenu, le coffre était là, forcé et vide, sur ma table.

 

– Vous ne soupçonnez personne ?

 

– Il y a bien un varlet qui n’est entré à mon service que depuis quelques jours. Il est introuvable et j’ai lancé des cavaliers sur les routes d’Udimore et de Rye pour se saisir de lui. Avec l’aide de saint Léonard, ils ne pourront le manquer, car on peut le reconnaître à ses cheveux à une portée de flèche.

 

– Ils sont rouges ? demanda Chandos. Sont-ils rouges comme les poils du renard ? Quant à l’homme, est-il petit avec le visage marqué de taches de grain ? Ses mouvements ne sont-ils pas très vifs ?

 

– C’est cela même.

 

Chandos brandit un poing fermé, puis se dirigea vivement vers la rue.

 

– Encore Pierre le Furet Rouge ! dit-il. Je le connais de longtemps : en France, il nous a fait plus de tort qu’une compagnie entière d’hommes d’armes. Il parle l’anglais aussi bien que le français, et il est si audacieux et rusé qu’il n’y a point de secrets pour lui. Je ne sais point d’homme plus dangereux dans toute la France car, bien qu’il soit un gentilhomme par le sang et par son blason, il joue un rôle d’espion qui comporte plus de danger et donc plus d’honneur.

 

– Mais, mon bon seigneur, s’écria le lord-maire en courant pour rester à la hauteur du guerrier qui marchait à grandes enjambées, je sais que vous m’avez demandé de prendre soin de ces papiers, néanmoins ils ne contenaient rien de bien important : ils disaient simplement que des approvisionnements seraient envoyés derrière vous à Calais.

 

– Et cela n’est rien ? cria Chandos, impatient. Ne voyez-vous point, ô ridicule messire Wintersole, que les Français se doutent que nous sommes sur le point de nous livrer à quelque entreprise, et qu’ils ont envoyé Pierre le Furet Rouge, ainsi qu’ils l’ont fait maintes fois auparavant, pour apprendre ce que nous tentions ? Maintenant qu’il sait que les approvisionnements sont destinés à Calais, les Français autour de la ville en seront prévenus et le plan du roi sera réduit à néant.

 

– Dans ces conditions, il partira par mer. Nous pouvons encore l’arrêter car il n’a pas une heure d’avance.

 

– Il est possible qu’un bateau l’attende à Rye ou Hythe, mais il est plus probable que tout soit prêt pour son départ ici… Ah, voyez là-bas ! Je gage que le Furet Rouge est à bord.

 

Chandos s’était arrêté devant son hostellerie et désignait le port extérieur qui se trouvait à deux milles au-delà de la plaine verte. Un long canal le reliait au bassin intérieur s’étendant en bas de la colline qu’escaladait la ville. Entre les deux pointes formées par les jetées incurvées, une petite goélette fonçait vers la mer, piquant du nez et se redressant devant une forte brise du sud.

 

– Ce n’est point un bateau de Winchelsea, fit le lord-maire. Il est plus long que les nôtres et il a le bau plus large.

 

– Les chevaux ! Amenez les chevaux ! cria Chandos. Venez, Nigel, occupons-nous de cette affaire !

 

Une foule de varlets, archers et hommes d’armes pullulait autour de l’enseigne du Genêt, chantant, braillant et plaisantant en bonne camaraderie. L’apparition de la haute silhouette de Chandos ramena aussitôt de l’ordre parmi eux et en quelques minutes les chevaux furent sellés. Une course à se rompre le cou sur une pente raide puis un galop sur les deux milles, et ils rejoignaient le bassin extérieur. Une douzaine de bateaux y étaient ancrés, prêts à partir pour Bordeaux ou La Rochelle, et les quais étaient encombrés de matelots, de cultivateurs et de citadins, de fûts de vin et de balles de laine.

 

– Qui est le maître du port ? demanda Chandos en sautant à bas de son cheval.

 

– Badding ! Où est Cook Badding ? Badding est le maître du port ! crièrent plusieurs voix.

 

Un moment plus tard, un petit homme râblé, au cou de taureau, au coffre puissant, se frayait un chemin à travers la foule. Il était vêtu de laine rousse et grossière et portait un bout de tissu écarlate autour de sa chevelure noire et bouclée. Il avait roulé ses manches jusqu’aux épaules, et ses bras bruns, maculés de graisse et de goudron, ressemblaient à deux grosses branches noueuses d’une souche de chêne. Son sauvage visage bronzé était fier et renfrogné, barré du menton à la tempe par la longue cicatrice blanche d’une blessure mal soignée.

 

– Et alors, messires gentilshommes, on ne peut plus attendre son tour ? gronda-t-il de sa grosse voix coléreuse. Ne voyez-vous point que nous sommes occupés à touer la Rose de Guyenne au milieu du courant en vue du jusant ? Est-ce un moment pour venir déranger les gens ? Vos affaires seront mises à bord en leur temps, je vous le promets. Retournez donc en ville et allez vous amuser comme vous le pourrez. Ainsi mes amis et moi pourrons faire notre travail sans être dérangés.

 

– C’est le seigneur Chandos ! cria quelqu’un dans la foule. C’est le bon Sir John.

 

En un instant la rudesse du maître du port se transforma en un large sourire.

 

– Et alors, sir John, que désirez-vous ? Je vous prie de me pardonner si j’ai été un peu vif mais nous, gardiens de port, sommes toujours dérangés par de jeunes seigneurs ridicules qui viennent s’interposer entre notre travail et nous-mêmes et nous accusent de ne pas transformer un jusant en marée haute ou un vent du sud en norois. Je vous prie donc de me dire en quoi je puis vous servir.

 

– Ce bateau ! fit Chandos en désignant du doigt la voile déjà lointaine qui montait et descendait sur les vagues. Quel est-il ?

 

Cook Badding porta sa main en visière.

 

– Il vient tout juste de partir. C’est la Pucelle, petite goélette de Gascogne, qui s’en retourne chez elle avec un chargement de douves pour tonneaux.

 

– Un homme n’est-il point monté à bord au dernier moment ?

 

– Non, je ne sais pas. Je n’ai vu personne.

 

– Moi, je sais, cria un matelot dans la foule. Je me trouvais sur l’appontement quand j’ai été presque jeté à l’eau par un gaillard roux qui soufflait comme s’il avait couru depuis la ville. Avant que j’aie pu l’appréhender, il avait sauté à bord, les autres avaient jeté les filins et le bateau pointait du nez vers la haute mer.

 

Chandos expliqua toute la situation en quelques mots à Badding tandis que la foule se pressait autour d’eux.

 

– Oui, oui, cria le matelot, le bon Sir John a raison. Voyez ! C’est vers la Picardie et non la Gascogne qu’elle se dirige, malgré son chargement de douves.

 

– Alors, il nous faut l’aborder ! cria Cook Badding. Allons, mes amis, ma Marie-Rose est prête à partir. Qui veut faire une petite promenade avec une belle bagarre à la fin ?

 

Il y eut une bousculade vers le bateau mais le vigoureux petit gaillard choisit ses hommes.

 

– Retourne, Jerry ! Je sais que tu es plein de cœur, mais tu es devenu trop gras pour travailler… Toi, Luke, et toi, Thomas, et les deux Deedes et William de Sandgate, vous manierez le bateau. Maintenant, il me faut quelques hommes de main. Venez-vous aussi, bon seigneur ?

 

– Je vous prie, seigneur, de me laisser aller ! s’écria Nigel.

 

– Oui, Nigel, vous pouvez y aller. J’apporterai vos affaires à Calais cette nuit.

 

– Je vous y retrouverai, seigneur, et avec l’aide de saint Paul, j’aurai le Furet Rouge avec moi.

 

– À bord ! À bord ! Le temps passe ! cria Badding, impatient.

 

Les matelots halaient déjà les cordages et hissaient la grand-voile.

 

– Et maintenant, mon bon messire, qui êtes-vous ?

 

Il s’adressait à Aylward qui avait suivi Nigel et se frayait un chemin pour monter à bord.

 

– Où va mon maître, je vais aussi, répondit Aylward. Arrière, marin d’eau douce, ou il pourrait t’en cuire !

 

– Par saint Léonard, archer, fit Cook Badding, si j’en avais le temps, je te donnerais une leçon avant de partir. Arrière, et fais place aux autres !

 

– Non ! C’est toi qui reculeras pour moi ! cria Aylward qui, saisissant Badding à la taille, le jeta dans le bassin.

 

Il y eut un cri de colère dans la foule car Badding était le héros des Cinq Ports et n’avait jamais rencontré adversaire à sa taille. Son épitaphe existe encore, où l’on peut lire qu’il « ne trouva jamais le repos avant d’avoir combattu à son goût ». Ainsi donc, lorsque, après avoir nagé comme un canard, il atteignit un cordage et se hissa à la force des poignets sur le quai, tous regardèrent, muets, en se demandant ce qui allait arriver à l’audacieux étranger. Mais Badding éclata de rire en se frottant les yeux et les cheveux pour en chasser l’eau salée.

 

– Tu as bien gagné ta place, archer ! Tu es l’homme qu’il nous faut ! Où est Black Simon de Norwich ?

 

Un grand jeune homme sombre au long visage sérieux s’avança.

 

– Me voici, Cook, dit-il, et je te remercie pour ma place.

 

– Tu peux venir, Hugh Baddlesmere, et toi, Hal Masters, et toi aussi, Dicon de Rye. Cela suffira. Et maintenant, en route, au nom de Dieu, sans quoi il fera nuit avant que nous puissions les rejoindre.

 

Déjà la grand-voile et les voiles de beaupré étaient en place, tendues par une centaine de mains volontaires, et le vent s’y engouffra. Donnant de la bande, et frémissant d’ardeur comme un chien courant en liberté, la goélette se dirigea vers l’ouverture du port et se trouva bientôt en pleine mer. C’était une fameuse goélette que la Marie-Rose de Winchelsea qui, avec son hardi commandant, Cook Badding, mi-commerçant, mi-pirate, avait ramené au port plus d’un riche cargo capturé au milieu du pas de Calais, et payé par du sang plus que par de l’argent. En dépit de sa petite taille, sa grande vitesse et l’audace de son propriétaire avaient fait de son nom un synonyme de terreur tout au long des côtes françaises, et plus d’un Flamand passant dans cet étroit bras de mer avait épié avec anxiété le littoral du Kent, redoutant de voir soudain la maudite voile pourpre surchargée de son saint Christophe doré se détacher des falaises grises. Elle se trouvait déjà loin de la terre, avec le vent soufflant par bâbord, chaque pied de toile étant tendu, son étrave couverte d’écume, fendant les vagues à toute allure.

 

Cook Badding arpentait le pont, la tête haute et le port imposant, fixant tour à tour les voiles gonflées et, vers l’avant, le petit triangle blanc qui se détachait clairement sur le ciel bleu éclatant. Derrière eux se trouvaient les terres basses des marais de Camber, avec les promontoires de Rye et de Winchelsea et la ligne des falaises dans le fond. À bâbord arrière se dressaient les grands murs blancs de Folkestone et de Douvres et, plus loin, sur la ligne de l’horizon, le chatoiement grisâtre des falaises françaises vers lesquelles les fugitifs se dirigeaient.

 

– Par saint Paul, s’écria Nigel en regardant par-dessus les eaux houleuses, il me semble, maître Badding, que nous les rattrapons.

 

Le maître évalua la distance de son regard calme puis tourna les yeux vers le soleil couchant.

 

– Nous avons encore quatre heures de jour devant nous mais, si nous ne nous lançons pas à l’abordage avant la nuit, elle s’échappera car les nuits sont aussi noires que l’intérieur d’une gueule de loup et, si elle change de cap, je ne sais comment nous pourrons la retrouver.

 

– À moins que vous ne puissiez deviner vers quel port elle fait voile et l’atteindre avant elle.

 

– Bien pensé, mon petit maître ! Si les nouvelles sont destinées aux Français en dehors de Calais, alors Ambleteuse serait le plus près de Saint-Omer. Mais mes voiles gonflées font trois pas pour deux de ce lourdaud. Et, si le vent tient, nous aurons tout le temps, et même à reperdre. Et alors, archer ? Tu ne sembles plus aussi ardent maintenant que lorsque tu es monté sur ce bateau en me jetant à l’eau.

 

Aylward se tenait assis sur un skiff retourné sur le pont. Il gémissait péniblement et tenait son visage verdâtre entre les mains.

 

– Je te jetterais volontiers une fois de plus dans l’eau, si je pouvais à ce prix quitter ton maudit bateau. Ou, si tu veux ta revanche, je te serais reconnaissant de me jeter par-dessus bord car je ne suis qu’un poids inutile sur ce navire. Je n’aurais jamais cru que Samkin Aylward pourrait être rendu inoffensif par une heure d’eau salée. Maudit soit le jour où mon pied a quitté la bonne bruyère rouge de Crooksbury !

 

Cook Badding éclata de rire.

 

– Allons, ne prends pas cela à cœur, archer, car de meilleurs hommes que toi et moi ont gémi sur ce pont. Le prince fit cette traversée un jour sur mon bateau avec dix chevaliers choisis et je n’ai jamais vu plus tristes visages. Cependant, moins d’un mois après, ils avaient prouvé à Crécy qu’ils n’étaient point des êtres faibles. Et je gage que tu feras de même lorsque le temps viendra. Cale ta grosse tête sur les planches et, tout à l’heure, tout ira bien. Mais nous la rattrapons ! Nous la rattrapons à chaque coup de vent.

 

Il était évident, même pour un œil inexpérimenté comme celui de Nigel, que la Marie-Rose se rapprochait rapidement de l’autre bateau, lourd et trop large, qui balayait gauchement les vagues. En revanche le léger petit bateau de Winchelsea fonçait en sifflant et en laissant un bouillon d’écume derrière lui, tel un faucon cherchant le vent pour fondre sur un gros canard. Une demi-heure plus tôt, la Pucelle n’était qu’un petit coin de toile. Mais, à ce moment, ils pouvaient distinguer la coque noire, la forme des voiles et le bastingage. Une douzaine d’hommes au moins se tenaient sur le pont, et au scintillement des armes on comprenait qu’ils se préparaient à résister. Cook Badding se mit en devoir d’inspecter ses forces.

 

Il disposait d’un équipage de sept mariniers vigoureux et hardis qui l’avaient déjà soutenu dans plus d’une bagarre. Ils étaient armés de glaives courts, mais Cook Badding portait une arme qui lui était particulière, un marteau de maréchal-ferrant de vingt livres, dont le souvenir était encore vivace dans les Cinq Ports : il lui avait valu le surnom de « Pétard de Badding ». En plus de cela, il y avait l’ardent Nigel, le mélancolique Aylward, Black Simon qui avait la réputation d’une fine lame et trois archers, Baddlesmere, Masters et Dicon de Rye, tous vétérans des guerres de France. Le nombre de bras sur les deux bateaux devait être à peu près égal. Mais Badding, à contempler les visages résolus qui attendaient ses ordres, ne conçut aucune crainte sur le résultat de l’entreprise. Cependant, en lançant un coup d’œil à la ronde, il remarqua quelque chose qui lui parut plus redoutable que la résistance que l’ennemi pourrait leur opposer. Le vent qui avait faibli tomba soudain, si bien que les voiles pendirent lamentablement au-dessus des têtes. La bonace régnait tout autour d’eux jusqu’à l’horizon ; les vagues s’étaient calmées pour ne plus former qu’une mer d’huile sur laquelle dansaient les deux bateaux. Le grand bout-dehors de la Marie-Rose grinçait à chaque mouvement : la fine pointe tantôt s’élevait vers le ciel, tantôt redescendait vers l’eau d’une façon qui arrachait des grognements au malheureux Aylward. Ce fut en vain que Cook Badding tira sur les voiles pour les tendre, ce fut en vain qu’il tenta de capter le moindre souffle d’air ; en revanche, le capitaine français était un adroit matelot qui savait prendre le vent dès qu’il y en avait.

 

À la fin, même ces légers souffles s’éteignirent, et un ciel sans nuages s’étendit sur une mer lisse. Le soleil se couchait presque sur l’horizon derrière Dungeness Point et tout le ciel occidental était embrasé par l’astre couchant. Au milieu de cette immense beauté et dans la paix de la nature, les deux petites taches, l’une avec une voile blanche, l’autre avec une pourpre, montaient et descendaient doucement au gré des flots que le grand océan chassait dans la Manche. Elles étaient bien petites sur le sein brillant des eaux et cependant elles symbolisaient toutes les passions humaines !

 

L’œil expérimenté du marin lui annonça qu’il n’y aurait aucun vent à espérer avant la tombée de la nuit. Il regarda le français qui se trouvait à moins d’un quart de mille à l’avant et brandit le poing vers la rangée de têtes qu’on pouvait voir, appuyées au bastingage de la poupe. Quelqu’un agita un mouchoir blanc en signe de dérision et Cook Badding poussa un affreux juron.

 

– Par saint Léonard de Winchelsea ! Je frotterai bientôt mon flanc contre le sien ! Mettez le skiff à l’eau, mes amis, et deux d’entre vous au banc de nage ! Fixe bien le filin au mât, Will. Va dans la barque, Hugh, et je ferai le second. Si nous ployons suffisamment le dos, nous pourrons les avoir avant que la nuit les couvre.

 

La légère embarcation fut rapidement descendue sur le côté et l’autre bout du câble fixé au banc arrière, Cook Badding et ses camarades se mirent à nager comme s’ils voulaient rompre leurs avirons ; la petite goélette dansait légèrement sur les vagues. Mais un moment plus tard, un skiff plus grand était mis à l’eau sur le flanc du français et quatre nageurs vigoureux, entreprenaient de le faire avancer.

 

Lorsque la Marie-Rose avançait d’un yard, le français avançait de deux. Cook Badding se mit de nouveau en colère et brandit le poing. Il remonta à bord, le visage dégoulinant de sueur et assombri par la fureur.

 

– Malédiction ! Ils ont pris le meilleur sur nous. Je ne puis plus rien faire ! Sir John a perdu ses papiers car, maintenant que la nuit est proche, je ne vois plus le moyen de les rattraper.

 

Nigel, penché sur le bastingage, observait avec attention les faits et gestes des marins en invoquant alternativement saint Paul, saint Georges et saint Thomas qu’il suppliait de leur donner un peu du vent qui les conduirait jusqu’à leur ennemi. Il était silencieux, mais dans sa poitrine son cœur battait violemment. Son courage avait tenu tête à la mer et il avait l’esprit trop occupé pour penser à ce qui avait étendu Aylward sur le pont. Il n’avait jamais douté que Cook Badding arriverait à son but d’une façon ou d’une autre mais, lorsqu’il entendit ses dernières paroles découragées, il bondit et se planta, rouge de courroux, devant le marin.

 

– Par saint Paul, maître ! nous n’oserions plus jamais lever la tête, si nous ne tentions quelque chose encore. Accomplissons un exploit cette nuit sur mer ou alors ne revoyons jamais la terre, car nous ne pourrions trouver meilleur moyen de gagner un honorable avancement.

 

– Avec votre permission, mon petit maître, vous parlez comme un sot, fit le marin, revêche. Vous et tous ceux de votre sorte êtes comme des enfants avec l’eau bleue sous les pieds. Ne voyez-vous donc point qu’il n’y a pas de vent et que le français peut touer aussi vite que je le fais ? Que voulez-vous faire encore ?

 

Nigel désigna du doigt la petite embarcation attachée à la proue.

 

– Descendons-y tous, dit-il, et attaquons ce bateau, ou périssons honorablement dans l’entreprise.

 

Ces fières paroles trouvèrent leur écho dans les cœurs rudes et courageux autour de lui. Les archers, autant que les marins, poussèrent un long cri. Même Aylward se redressa avec un triste sourire sur son visage couleur de cendrée.

 

Mais Cook Badding secoua la tête.

 

– Je n’ai jamais rencontré un homme qui pût passer quelque part où je ne pouvais le suivre ! Mais, par saint Léonard ! voilà qui est pure folie et je serais sot de risquer mes hommes et mon bateau. Réfléchissez, mon petit maître, que le skiff ne peut contenir que cinq hommes, et encore il est chargé à avoir de l’eau jusqu’au plat-bord. Il y a quatorze hommes qui vous attendent là-bas et il vous faut monter le long du bastingage. Quelle chance auriez-vous ? Votre bateau perdu et vous à l’eau… voilà ce qui vous attend. Je ne permettrai pas à mes hommes de se lancer dans pareille entreprise, je vous le jure.

 

– Alors, maître Badding, vous me forcez à vous emprunter votre skiff, car, par saint Paul ! les papiers du bon Lord Chandos ne seront pas perdus aussi facilement. Et si personne ne veut m’accompagner, j’irai seul.

 

Le marin sourit à ces mots, mais le sourire mourut bientôt sur ses lèvres, lorsque Nigel, les traits figés comme s’ils eussent été d’ivoire, et les yeux durs et perçants comme des lames d’acier, tira sur la corde pour amener le skiff sous le bastingage. Il était clair qu’il allait faire ainsi qu’il l’avait dit. Au même moment Aylward souleva sa masse étendue sur le pont, se cramponna pendant un moment à la rambarde, puis se dirigea en titubant aux côtés de son maître.

 

– En voici un qui ira avec vous, dit-il, sans quoi il n’oserait plus jamais se montrer aux filles de Tilford. Allons, archers, laissons ces harengs salés mariner dans leur caque et risquons-nous sur la mer.

 

Les trois archers se rangèrent aussitôt à côté de leur camarade. C’étaient des hommes bronzés et barbus, relativement petits, comme l’étaient tous les Anglais de l’époque, mais hardis, forts et adroits dans le maniement des armes. Chacun d’eux tira une corde de sa poche et plia son grand arc afin de la fixer dans les encoches.

 

– Voilà, maître, nous vous suivons, dirent-ils en resserrant leur ceinture où pendait le glaive.

 

Mais déjà Cook Badding, emporté par le désir de se battre, avait rejeté les craintes et les doutes qui l’assombrissaient. Assister à une lutte sans pouvoir y prendre part était plus qu’il n’en pouvait supporter.

 

– Bon, qu’il en soit ainsi que vous le voulez ! dit-il. Et que saint Léonard nous vienne en aide car jamais je n’ai vu plus folle aventure. Mais elle en vaut la peine. Si nous la risquons, laissez-moi en prendre la direction car vous vous y connaissez autant en bateaux que moi en chevaux de guerre. Le skiff ne peut porter que cinq hommes et pas un de plus. Alors, qui vient ?

 

Tous avaient été gagnés par l’ardeur et pas un ne voulait rester en arrière. Badding saisit son marteau.

 

– Moi, j’y vais ! dit-il. Et vous aussi, messire, puisque c’est là votre idée. Puis il y a Black Simon, la meilleure lame des Cinq Ports. Deux archers peuvent se mettre aux avirons et il est possible qu’ils atteignent deux ou trois de ces Français avant que nous les accostions. Hugh Baddlesmere, et toi, Dicon de Rye, dans la barque avec nous !

 

– Quoi ? cria Aylward. Vous allez me laisser ici ? Moi qui suis le serviteur du jeune seigneur ? Malheur à l’archer qui se mettra entre moi et ce bateau !

 

– Non, Aylward, dit son maître. Je t’ordonne de rester, parce que tu es malade.

 

– Mais maintenant que les vagues se sont calmées, je suis redevenu moi-même. Non, mon bon seigneur, je vous prie de ne pas me laisser ici.

 

– Mais tu vas prendre la place d’un meilleur homme que toi, fit Badding. Car que sais-tu du maniement d’un bateau ? Assez de sottises, je te prie : la nuit va bientôt tomber. Arrière !

 

Aylward lança un regard dur vers le bateau français.

 

– Je traversais dix fois à la nage, aller et retour, l’étang de Frensham, dit-il. Cela m’étonnerait bien que je ne puisse aller jusque-là. Par les os de cette main, Samkin Aylward sera là aussi tôt que vous !

 

La petite embarcation, avec ses cinq occupants, s’éloigna du flanc de la goélette et se dirigea vers le français. Badding et un archer souquaient chacun sur des rames simples, le second archer se tenait à la proue tandis que Black Simon et Nigel étaient pelotonnés à la poupe, avec de l’eau qui leur clapotait tout juste au-dessus des coudes. Un cri de défi s’éleva du bateau français, où tous les hommes étaient accoudés à la rambarde, agitant le poing et leurs armes.

 

Le soleil était déjà descendu au niveau du Dungeness, et le soir commençait à jeter un faible voile sur le ciel et sur l’eau. Un profond silence régnait dans l’immensité de la nature, et l’on n’entendait d’autre son que le bouillonnement de l’eau provoqué par la plongée des rames et le glissement de la barque. Derrière eux, leurs camarades de la Marie-Rose se tenaient silencieux et immobiles, et suivaient leur progression.

 

Ils arrivèrent assez près pour avoir une bonne vue des Français. L’un d’eux était un gros homme basané avec une longue barbe noire. Il portait un bonnet rouge et une hache sur l’épaule. Il y avait encore dix autres hommes à l’air intrépide, tous bien armés, dont trois semblaient être de jeunes garçons.

 

– Essayons-nous de lancer une flèche ? demanda Hugh Baddlesmere. Ils sont bien à portée.

 

– Vous ne pouvez tirer qu’un par un, car vous n’avez pas d’appui pour le pied, répondit Badding. Avec un pied sur la proue et l’autre sur la traverse, vous serez en position. Fais ce que tu peux, et après nous nous rapprocherons.

 

L’archer balança dans la barque roulante avec l’adresse d’un homme qui a été entraîné sur la mer, car il était né et avait été élevé dans les Cinq Ports. Il ajusta soigneusement sa flèche, tira fortement et lâcha, mais au moment même où la barque plongeait, si bien que le trait se perdit dans l’eau. Un second passa par-dessus le bateau et un troisième alla se planter dans le flanc de la poupe. Puis, en une succession rapide – si rapide que, par moments, deux flèches se trouvaient en l’air en même temps –, il en tira une douzaine, dont la plupart tombèrent sur le pont. Un long cri s’éleva sur le bateau français et les têtes disparurent derrière le bastingage.

 

– Assez, cria Badding. Il y en a un de touché et peut-être deux. Rapprochez-vous, rapprochez-vous pour l’amour de Dieu, avant qu’ils se reprennent.

 

Lui-même et les autres se courbèrent sur leurs avirons, mais au même moment il y eut un sifflement dans l’air et l’on entendit un bruit sec comme celui d’une pierre frappant un mur. Baddlesmere porta les mains à la tête, gémit et tomba en avant dans l’eau en laissant une grosse traînée de sang à la surface. Un instant plus tard, le même crissement se fit entendre suivi d’un craquement de bois. Un gros et court carreau d’arbalète était profondément fiché dans la barque.

 

– Plus près ! Plus près ! tonna Badding en tirant sur sa rame. Saint Georges pour l’Angleterre ! Saint Léonard pour Winchelsea ! Plus près !

 

Mais l’arbalète fatale rendit de nouveau son bruit sec, et Dicon de Rye tomba à la renverse avec une flèche au travers de l’épaule.

 

– Dieu me vienne en aide ! Je ne puis plus ! dit-il.

 

Badding lui prit l’aviron des mains. Mais ce ne fut que pour faire virer la barque et retourner vers la Marie-Rose. L’attaque avait échoué.

 

– Eh quoi, maître matelot ? s’écria Nigel. Qu’est-ce donc qui nous arrête ? L’affaire va-t-elle se terminer ainsi ?

 

– Deux sur cinq mis hors de combat, répondit Badding, et ils sont au moins douze contre nous. Retournons à bord pour reprendre des hommes et élever un mantelet contre leurs carreaux car ils ont une arbalète qui frappe droit et fort. Mais il nous faut faire vite car la nuit tombe déjà.

 

Leur retraite avait été saluée par des cris de joie de la part des Français qui dansaient sur le pont en agitant sauvagement leurs armes au-dessus de leurs têtes. Mais avant même qu’ils aient fini de se réjouir, ils virent de nouveau le petit bateau qui quittait l’ombre projetée par la Marie-Rose. Il était muni à la proue d’un grand écran de bois destiné à protéger ses occupants contre les flèches. Sans une pause, il fonça sur l’ennemi. L’archer blessé avait été remonté à bord et Aylward aurait été autorisé à prendre sa place si Nigel avait pu le trouver sur le pont. Ainsi donc, le troisième archer, Hal Masters, avait sauté dans la barque avec un des matelots, Wat Finns de Hythe. Le cœur décidé à vaincre ou à mourir, les cinq hommes accostèrent le bateau français et sautèrent sur le pont. Au même instant, une grande masse de fer tomba sur le fond du skiff alors que leurs pieds venaient à peine de le quitter. Ils n’avaient plus d’espoir d’échapper que dans la victoire.

 

L’arbalétrier se tenait au pied du mât, son arme terrible à l’épaule, la corde d’acier tendue, vireton posé sur la noix. Il aurait au moins une vie.

 

Il visa pendant un moment – un peu trop long – hésitant entre un matelot et Badding, dont la stature massive lui parut une meilleure cible. Mais pendant cette seconde d’hésitation, la corde de Hal Masters vibra et sa longue flèche alla se planter dans la gorge de l’arbalétrier qui s’écroula sur le pont en déversant des flots de sang par la bouche.

 

Un moment plus tard, l’épée de Nigel et le marteau de Badding avaient fait chacun une victime et repoussé les assaillants. Les cinq hommes étaient sains et saufs sur le pont mais il leur était difficile de s’y maintenir. Les matelots français, des Bretons et des Normands, étaient de solides gaillards armés de haches et d’épées, de fiers combattants et des hommes courageux. Ils tournoyaient autour du petit groupe, attaquant de tous les côtés. Black Simon abattit le capitaine français à la barbe noire, mais au même moment une hache tomba et il s’écroula sur le pont, avec une blessure à la tête. Le matelot Wat de Hythe fut tué d’un coup de hache. Nigel fut assommé mais se releva dans un éclair et transperça de son épée l’homme qui l’avait frappé.

 

Badding, Masters l’archer et lui-même avaient été refoulés jusque contre le bastingage et, d’un instant à l’autre, ils allaient devoir céder devant le groupe qui les assaillait, lorsqu’une flèche, apparemment surgie des flots, vint frapper en plein cœur le Français le plus proche d’eux. Un instant plus tard, une embarcation accostait et quatre hommes de la Marie-Rose bondissaient sur le pont plein de sang. Dans une dernière poussée, les Français restants furent battus ou saisis par leurs adversaires. Neuf hommes étendus sur le pont ne prouvaient que trop bien à quel point l’attaque avait été violente et comme la résistance avait été désespérée.

 

Badding s’appuya haletant sur son marteau maculé de sang.

 

– Par saint Léonard ! s’exclama-t-il, j’ai bien cru que ce jeune seigneur allait être notre mort à tous. Dieu a voulu que vous arriviez tout juste à temps sans que je sache encore comment vous avez fait ! Mais, à ce qu’il me semble, il doit y avoir la main de cet archer là-dessous.

 

Aylward, toujours pâle du mal de mer dont il avait souffert et dégoulinant d’eau de mer de la tête aux pieds, avait été le premier du groupe à sauter sur le pont.

 

Nigel le regarda avec étonnement.

 

– Je te croyais à bord du bateau, Aylward, mais je ne t’y ai pas trouvé.

 

– C’est parce que je me trouvais dans l’eau, mon bon seigneur, et cela convient mieux à mon estomac que de me sentir dessus ! Lorsque vous êtes partis la première fois, j’ai nagé derrière vous car j’avais vu que la barque du français était attachée à une corde et j’ai songé que, pendant que vous les occuperiez, je pourrais la prendre. Je l’avais atteinte lorsque vous avez été repoussés. Je me suis alors caché derrière elle, dans l’eau, et j’ai dit des prières comme je ne l’ai jamais fait ! Puis vous êtes revenus et, comme personne ne me regardait, je me suis hissé dans la barque, j’ai coupé la corde, j’ai pris les rames que j’y ai trouvées et j’ai souqué ferme jusqu’au bateau afin d’y quérir du renfort.

 

– Par saint Paul, tu as agi avec sagesse, fit Nigel. Et je crois que de nous tous, tu es celui qui y a gagné le plus d’honneur aujourd’hui. Mais parmi tous ces hommes vivants ou morts, je ne vois personne qui ressemble au Furet Rouge dont Lord Chandos m’a fait la description, et qui nous a joué tant de tours dans le passé. Ce serait vraiment une malchance s’il avait pu malgré tout le mal que nous nous sommes donné se rendre en France sur un autre bateau.

 

– C’est ce que nous saurons bientôt, fit Badding. Accompagnez-moi et nous fouillerons tout le bâtiment jusqu’à la quille, avant qu’il puisse nous échapper.

 

Il se fit un mouvement rapide vers le pied du mât, où une écoutille permettait de descendre dans les entrailles du bateau, et les Anglais allaient l’atteindre lorsqu’une étrange apparition les cloua sur place. Une tête ronde en airain apparut dans l’ouverture carrée, aussitôt suivie de deux grosses épaules scintillantes.

 

Puis, lentement, la silhouette entière d’un homme en armure émergea sur le pont. Sa main gantée tenait une lourde masse d’acier qui resta levée tout le temps qu’il marcha sur ses ennemis. Dans le silence absolu qui régnait, on n’entendait que le bruit métallique de ses pas. On eût dit une mécanique inhumaine, sorte de robot, menaçant et terrible, progressant lentement, inexorablement.

 

Une soudaine vague de terreur envahit les matelots anglais. L’un d’eux tenta de passer derrière l’homme d’airain mais se trouva cloué sur la paroi par un geste rapide tandis que la lourde masse lui faisait sauter la cervelle. Les autres furent aussitôt saisis de panique et se précipitèrent vers l’arrière du bateau. Aylward lança une flèche mais sa corde était mouillée et le trait sonna lourdement contre le pectoral d’airain avant de rebondir et de plonger dans la mer. Masters frappa la tête d’airain de son épée mais la lame glissa sans même ébrécher le casque et une seconde plus tard l’archer était étendu sur le pont. Les marins se mirent à trembler devant cette terrible créature silencieuse et se resserrèrent vers la poupe, ayant perdu toute envie de se battre.

 

La lourde masse s’éleva de nouveau et l’homme s’avançait vers le groupe désemparé où les braves étaient embarrassés et encombrés par les faibles, lorsque Nigel se secoua et bondit en avant, l’épée à la main et un large sourire sur les lèvres.

 

Le soleil s’était couché et une longue bande rouge traversant le côté occidental du détroit variait rapidement vers le gris de la nuit. Au zénith, quelques étoiles commençaient à briller faiblement ; cependant la pénombre était assez claire encore pour permettre à un observateur de suivre la scène : la Marie-Rose s’élevait et retombait au gré des longues lames, le large bateau français avec son pont blanc maculé de sang et jonché de cadavres, le groupe d’hommes à la poupe, certains tentant d’avancer, les autres essayant de fuir.

 

Entre cette masse désordonnée et le mât, deux silhouettes : l’homme de métal brillant, la main levée, attentif, silencieux, immobile, et Nigel, tête nue et accroupi, le pied léger, l’œil tendu, le visage souriant tournant d’un côté puis de l’autre, la lame de son épée brillant comme un rayon de lumière lors des différentes passes qu’il essayait pour découvrir un point faible dans la coquille d’airain qui lui faisait face.

 

Il était clair que l’homme en armure abattrait son ennemi sans coup férir s’il arrivait à le coincer. Mais cela ne devait pas arriver. Le jeune homme sans armure n’était pas gêné et avait pour lui l’avantage de la rapidité dans les mouvements. En quelques pas rapides, il pouvait toujours se glisser d’un côté ou de l’autre et échapper ainsi à la masse maladroite. Aylward et Badding avaient bondi pour porter secours à Nigel, mais celui-ci leur avait crié de reculer, avec une telle autorité dans la voix que leurs armes étaient tombées à côté d’eux. Les yeux écarquillés et les traits figés, ils suivaient ce combat inégal.

 

À un certain moment, il sembla que c’en était fait du jeune écuyer car, en reculant pour échapper à son ennemi, il trébucha sur un des cadavres qui encombraient le pont et tomba à plat sur le dos. Mais il se fit rapidement tourner sur lui-même et évita de justesse la lourde masse qui s’écroulait sur lui. Bondissant aussitôt sur ses pieds, il entama le casque du Français en lui portant un violent coup en retour. Mais la masse tomba de nouveau et cette fois Nigel n’eut pas le temps de s’abriter. Son épée fut rabattue et il fut touché à l’épaule gauche. Il vacilla et, une nouvelle fois, la masse tournoya en l’air pour le clouer au sol.

 

Vif comme l’éclair, il comprit qu’il ne pourrait reculer hors de portée. Mais il pouvait se rapprocher. Il lâcha aussitôt son épée et se rua vers l’homme pour le saisir à la taille. La masse s’en trouva raccourcie et la poignée s’abattit sur la blonde tête nue. Alors, dans un effort désespéré et sous les cris de joie des spectateurs, Nigel fit basculer son adversaire et l’étendit sur le dos.

 

Il avait la tête qui tournait et il sentait ses sens l’abandonner, mais il avait déjà tiré son couteau de chasse et l’avait engagé dans l’ouverture du casque.

 

– Rendez-vous, messire, ordonna-t-il.

 

– Jamais ! Pas à des pêcheurs ni à des archers. Je suis un gentilhomme. Tuez-moi plutôt.

 

– Je suis moi aussi, un gentilhomme. Je vous fais quartier.

 

– Alors, messire, je me rends à vous.

 

Le couteau tomba sur le pont. Marins et archers se précipitèrent pour trouver Nigel à demi inconscient, étendu sur la face. Ils l’écartèrent et de quelques coups bien appliqués firent sauter le casque de leur ennemi, pour découvrir une tête aux traits fins surmontée d’une toison rouge. Nigel se redressa sur le coude :

 

– Vous êtes le Furet Rouge ? demanda-t-il.

 

– C’est ainsi que mes ennemis m’appellent, répondit le Français dans un sourire. Je me réjouis, messire, d’être tombé entre les mains d’un aussi vaillant gentilhomme.

 

– Je vous remercie, messire, fit Nigel faiblement. Je me réjouis, moi aussi, d’avoir rencontré un adversaire aussi débonnaire et j’aurai toujours en esprit le plaisir que j’ai eu de notre rencontre.

 

Ayant dit ces mots, il posa sa tête saignante sur le front d’airain de son ennemi et s’évanouit.

CHAPITRE XV

COMMENT LE FURET ROUGE ARRIVA À COSFORD


Le vieux chroniqueur, dans ses Gestes du sieur Nigel, s’est lamenté dans son récit désordonné du fait que, sur trente et une années consacrées à faire la guerre, son héros n’en avait pas passé moins de sept à se soigner de ses blessures ou à se remettre de ces maladies qui naissent des privations et de la fatigue. Tel fut en tout cas le destin qui l’attendait au seuil de sa carrière, au début de la grande aventure.

 

Étendu sur une couche dans une chambre mal meublée et basse de plafond qui donnait, en dessous des tours carrées à mâchicoulis, sur la cour intérieure du château de Calais, il gisait à demi inconscient, pendant que de grandes actions d’éclat se déroulaient sous sa fenêtre. Blessé en trois endroits, avec une fracture du crâne provoquée par la poignée de la masse du Furet, il resta entre la vie et la mort, son corps meurtri l’entraînant dans l’ombre de l’éternité et son jeune esprit le maintenant dans ce monde.

 

Comme dans quelque rêve étrange, il eut vaguement conscience que des faits d’armes se déroulaient dans la cour en bas. La mémoire lui revint faiblement dans la suite. Il se souvint d’un cri soudain, d’un bruit métallique, de coups sur les puissantes portes, du grondement confus de voix, d’un cling clang, comme si cinquante forgerons frappaient ensemble sur leurs enclumes, et enfin de l’affaiblissement du bruit, des geignements sourds, des appels perçants à tous les saints, du murmure plus mesuré de plusieurs voix et du cliquetis de pieds armés.

 

Parfois, il avait traîné son corps affaibli jusqu’à la fenêtre où, cramponné aux barreaux de fer, il avait suivi la scène sauvage qui se déroulait au-dessous de lui. À la lueur glauque et rougeâtre des torches tenues aux fenêtres et sur les toits, il avait pu voir la ruée et le tourbillon des combattants, au milieu du scintillement des armes et des armures. Comme dans une vision sauvage, il revit par la suite la grandiose beauté du tableau avec les lambrequins flottants, les cimiers ornés de pierres précieuses, les blasons et la richesse des cottes d’armes et des écus où les sables, gueules, argents et vairs se mêlaient dans tous les types de sautoirs, de bandes et de chevrons. Tout cela brillait en bas comme une floraison mouvante et multicolore, s’écrasant, se gonflant, remontant, s’affaiblissant dans l’ombre pour reparaître aussitôt en pleine lumière. Il distingua les écus de gueules de Chandos et il vit la grande silhouette de son maître, ouragan de la guerre, causant de terribles ravages autour de lui. Il y avait aussi les trois chevrons de sable sur fond d’or qui distinguaient le noble Manny. Quant à ce puissant cavalier armé d’une épée, ce devait être le roi Édouard en personne, puisque lui et le jeune homme agile à l’armure noire qui le suivait étaient les seuls à ne point porter de symboles héraldiques.

 

– Manny ! Manny ! Georges pour l’Angleterre ! criaient des voix enrouées auxquelles d’autres répondaient aussitôt : À Chargny ! À Chargny ! Saint Denis pour la France !

 

Ce vague souvenir de tourbillon traînait encore dans l’esprit de Nigel lorsque les brumes enfin se dissipèrent et qu’il se retrouva affaibli mais lucide sur sa couche dans la tour d’angle. À côté de lui, pétrissant de la lavande entre ses gros doigts pour la répandre sur le sol et les linges, se tenait Aylward l’archer. Son casque d’acier se balançait à la pointe de son grand arc appuyé contre le pied de la couche, tandis que lui-même, assis en bras de chemise, chassait les mouches et éparpillait les herbes odoriférantes sur son maître inconscient.

 

– Sur ma vie ! s’écria-t-il tout à coup, avec un sourire de toutes ses dents. Je remercie la Vierge et tous les saints pour ce spectacle béni ! Je n’aurais jamais osé retourner à Tilford si je vous avais perdu. Trois semaines que vous êtes resté là, à parler tout seul comme un petit enfant, mais à présent je vois dans vos yeux que vous êtes redevenu un homme.

 

– J’ai en effet dû avoir une blessure légère, fit Nigel faiblement. Mais c’est une honte que de devoir rester étendu ici, alors qu’il y a du travail qui n’attend que mon bras… Où vas-tu, archer ?

 

– Prévenir le bon Sir John que vous vous remettez.

 

– Non, reste un moment encore, Aylward. Je peux me souvenir de tout ce qui s’est passé. Il y a eu un combat entre deux petits bateaux, n’est-ce pas ? Et je me suis attaqué à un homme de valeur avec lequel j’ai échangé quelques coups, c’est bien cela ? Et il était mon prisonnier. Je ne me trompe pas ?

 

– En effet, mon bon seigneur.

 

– Et où se trouve-t-il maintenant ?

 

– En bas, dans le château.

 

Un faible sourire illumina le pâle visage de Nigel.

 

– Je sais ce que j’en vais faire, dit-il.

 

– Je vous prie de vous reposer, seigneur, fit Aylward, anxieux. Le médecin personnel, du roi vous a vu ce matin et a dit que vous mourriez sûrement si le bandage devait être arraché de votre tête.

 

– Bon, je ne bougerai point, brave archer. Mais dis-moi ce qui est arrivé sur le bateau.

 

– Il y a peu à raconter, messire. Si ce Furet n’avait point été son propre écuyer et n’avait pas pris autant de temps pour revêtir son armure, il est certain qu’ils auraient eu le meilleur sur nous. Mais il n’est arrivé sur le champ de bataille que lorsque tous ses camarades étaient déjà sur le dos. Nous l’avons emporté sur la Marie-Rose parce qu’il était votre prisonnier. Les autres étaient sans importance : nous les avons jetés à la mer.

 

– Tous ? Vivants et morts ?

 

– Tous !

 

– Mais c’est très mal !

 

Aylward haussa les épaules.

 

– J’ai essayé de sauver un jeune gamin, mais Cook Badding n’a rien voulu entendre, et il avait Black Simon et les autres avec lui. « C’est la coutume dans le pas de Calais, m’a-t-il dit. C’est eux aujourd’hui, ce sera nous demain. » Alors, ils lui ont arraché ce qu’il avait sur lui et ils ont jeté à l’eau le gosse qui hurlait. Sur ma foi, je n’aime guère la mer ni ses coutumes, et je ne me soucie point d’y remettre encore le pied lorsque je serai rentré en Angleterre.

 

– Tu fais erreur, il se passe de grandes choses en mer et il y a des gens de valeur sur les bateaux, répondit Nigel. Aux quatre points cardinaux, si l’on va assez loin sur l’eau, on rencontre des personnes qu’on a plaisir à trouver. Quand on traverse le bras de mer, on arrive chez les Français, qui nous sont bien nécessaires, car sans eux comment ferions-nous pour gagner en honneur ? Ou encore, si tu te diriges vers le sud, avec le temps, tu peux espérer parvenir au pays des incroyants où il y a de beaux combats et beaucoup d’honneur à gagner pour celui qui veut y risquer sa personne. Réfléchis, archer, comme la vie doit être belle, quand on peut aller de l’avant à la recherche d’avancement et avec l’espoir de rencontrer des chevaliers débonnaires dont le but est le même. Et quand enfin on meurt pour la foi, les portes du ciel nous sont grandes ouvertes. De même la mer du Nord est d’un solide appoint à qui cherche aventure, car elle conduit dans des pays où vivent encore des païens qui détournent les yeux de la sainte Bible. Là aussi, un homme peut trouver des exploits à accomplir et, par saint Paul, Aylward, si les Français gardent la paix et que j’aie la permission de Sir John, j’aimerais aller dans ces pays. La mer est une amie chère au chevalier, car elle mène là où il peut accomplir ses vœux.

 

Aylward secoua la tête, parce que les souvenirs étaient trop récents. Mais il ne répondit rien, car à cet instant même la porte s’ouvrit et Chandos entra. La joie peinte sur le visage, il s’avança vers la couche et saisit la main de Nigel. Puis il murmura un mot à l’oreille d’Aylward qui quitta aussitôt la chambre.

 

– Pardieu ! voilà qui fait plaisir à voir ! fit le chevalier. Je crois que vous vous trouverez bientôt sur pied.

 

– Je vous demande pardon, mon bon seigneur, de ne m’être point trouvé à vos côtés.

 

– En vérité, mon cœur était triste pour vous, Nigel, car vous avez manqué une nuit comme il en existe peu dans la vie d’un homme. Tout s’est déroulé ainsi que nous l’avions prévu. La poterne ouverte, un groupe est entré. Mais nous les attendions, et tous furent tués ou faits prisonniers. La plus grande partie des Français étaient restés au-dehors dans la plaine de Nieullet. Nous avons donc sauté à cheval et nous nous sommes élancés sur eux. Ils furent quelque peu surpris en nous voyant approcher, mais ils se mirent à crier entre eux : « Si nous nous sauvons, tout est perdu ! Il vaut mieux combattre dans l’espoir d’obtenir la victoire ! » C’est ce qu’entendirent nos gens qui leur crièrent : « Par saint Georges, vous dites vrai ! Maudit soit celui qui songerait à fuir ! » Ils sont donc restés sur place comme des hommes valeureux pendant l’espace d’une heure, et nombreux étaient ceux qu’il est toujours agréable de retrouver : Sir Geoffroy en personne et Sir Pépin de Werre, avec Sir Jean de Landas, le vieux Ballieul de la Dent jaune, et son frère Hector le Léopard. Mais par-dessus tout, Sir Eustace de Ribeaumont se mit en peine pour nous faire honneur et il combattit le roi lui-même pendant un long moment. Puis, lorsque tous eurent été abattus ou capturés, les prisonniers furent amenés à un festin préparé pour eux. Les chevaliers anglais les attendaient à table et tous firent bonne compagnie. Voilà tout ce que nous vous devons, Nigel.

 

Le jeune écuyer rougit de plaisir en entendant ces paroles.

 

– Non, mon très honoré seigneur, ce n’est qu’une bien petite chose qu’il m’a été permis d’accomplir. Mais je remercie le Seigneur et la Vierge d’avoir pu vous être de quelque aide puisqu’il vous a plu de m’emmener avec vous en guerre. Si j’ai la chance…

 

Mais les mots s’arrêtèrent sur les lèvres de Nigel, qui retomba en arrière les yeux écarquillés par l’étonnement. La porte de la petite chambre s’était ouverte et quel était cet homme, grand, élégant, de noble prestance, au fin et long visage et aux yeux sombres – qui était-ce, sinon le très noble Édouard d’Angleterre ?

 

– Ah, voici mon petit coq du pont de Tilford ! Je me souviens encore de vous, dit-il. Je suis très heureux d’apprendre que vous avez recouvré vos esprits et j’espère n’avoir point contribué à vous les faire perdre de nouveau.

 

L’air étonné de Nigel avait provoqué un sourire sur les lèvres du roi. Puis le jeune écuyer bégaya quelques paroles haletantes de gratitude pour l’honneur qui lui était fait.

 

– Taisez-vous ! ordonna le roi. En vérité ce m’est une joie que de voir le fils de mon ancien compagnon Eustace Loring se comporter aussi vaillamment. Ce bateau fût-il arrivé avant nous avec la nouvelle de notre venue, que tout le mal que nous nous étions donné eût été vain, et il n’est pas un Français qui se fût aventuré dans Calais ce soir-là. Mais par-dessus tout, je vous remercie d’avoir mis entre mes mains celui que j’ai juré de punir depuis longtemps pour nous avoir causé, par des moyens faux et rusés, plus de tort que n’importe quel homme. Par deux fois, j’ai juré que Peter le Furet Rouge serait pendu, malgré son noble sang et son blason, lorsqu’il me tomberait entre les mains. Voici enfin que ce temps est venu. Mais je n’ai point voulu le mettre à mort avant que vous puissiez assister à son exécution, puisque c’est vous qui l’avez capturé. Non, ne me remerciez point : je ne pouvais faire moins.

 

Mais ce n’étaient point des remerciements que Nigel tentait d’exprimer. Il avait peine à articuler les mots et pourtant il lui fallait les dire.

 

– Sire, murmura-t-il, il me sied mal de contrecarrer votre royale volonté…

 

La sombre colère des Plantagenêts se concentra dans le sourcil relevé du roi dont les yeux profondément enfoncés se mirent à lancer des éclairs.

 

– Pardieu ! Jamais homme n’a osé contrarier ma volonté et su rester impuni. Voyons, jeune écuyer, que signifient ces paroles auxquelles nous ne sommes point habitué ? Mais soyez prudent, car ce n’est point dans une affaire légère que vous vous aventurez.

 

– Sire, fit Nigel, dans toutes les questions où je suis libre, je suis votre fidèle vassal, mais il est des choses qui ne peuvent se faire !

 

– Comment ? s’écria le roi. Malgré ma volonté ?

 

– Malgré votre volonté, sire, répondit Nigel en se redressant sur sa couche, le visage pâle et les yeux brûlants.

 

– Par la Vierge ! tonna le roi en colère, vous êtes resté trop longtemps dans votre foyer, jeune homme. Et le cheval qui reste trop longtemps à l’écurie rue. Le faucon qui n’a pas coutume de voler manque sa proie. Veillez-y, maître Chandos ! C’est à vous qu’il revient de le briser et je vous en tiendrai responsable si vous ne le faites. Et qu’est-ce donc qu’Édouard d’Angleterre ne puisse faire, maître Loring ?

 

Nigel fit face au roi.

 

– Vous ne pouvez condamner à mort le Furet Rouge.

 

– Pardieu ! Et pourquoi donc ?

 

– Parce que ce n’est point à vous qu’il appartient de frapper, sire. Parce que le prisonnier est mien. Parce que je lui ai promis la vie et que ce n’est point à vous, même si vous êtes le roi, qu’il sied de contraindre un homme de noble sang à ne point tenir sa parole et à perdre son honneur.

 

Chandos posa la main sur l’épaule du jeune écuyer.

 

– Pardonnez-lui, sire. Il est affaibli par ses blessures, dit-il. Peut-être sommes-nous restés trop longtemps. Le médecin lui a ordonné beaucoup de calme.

 

Mais le roi en colère ne pouvait être facilement apaisé.

 

– Je n’ai point coutume d’être rudoyé de la sorte. Il s’agit de votre écuyer, maître John. Comment se fait-il que vous puissiez rester là à écouter ce discours impertinent sans dire un mot pour l’arrêter ? Est-ce donc ainsi que vous dirigez votre maison ? Ne lui avez-vous donc point appris que toute parole donnée est soumise au consentement du roi et que c’est en sa personne seulement que résident les ressorts de la vie et de la mort ? S’il est malade, vous du moins vous êtes bien portant. Pourquoi restez-vous là, à garder le silence ?

 

– Monseigneur, fit Chandos gravement, je vous sers depuis plus de vingt ans et j’ai versé mon sang pour votre cause par autant de blessures. Vous ne pouvez donc mal interpréter mes paroles. Mais, en vérité, je ne me considérerais plus comme un homme si je ne disais que mon écuyer Nigel, même s’il a employé un mode de parler qui ne convenait point, a raison en cette question, et que vous avez tort. Réfléchissez, sire…

 

– Assez ! cria le roi, plus furieux encore. Tel maître, tel valet ! J’aurais dû me douter pour quelle raison cet écuyer effronté a osé s’opposer aux ordres de son souverain. Il ne fait que répéter ce qu’on lui a appris. John, John, vous devenez audacieux ! Mais écoutez-moi bien, et vous aussi, jeune homme : aussi vrai que Dieu est mon aide, avant que le soleil se couche ce soir, en guise d’avertissement à tous les traîtres et espions, le Furet Rouge sera pendu à la haute tour du château de Calais, afin que tous les bateaux qui traversent la mer et tous les hommes à dix milles à la ronde puissent le voir se balancer au vent et comprennent que la main du roi d’Angleterre est lourde. Mettez-vous bien cela dans la tête, si vous ne voulez pas, vous aussi, en sentir le poids.

 

Tel un lion furieux, il sortit de la chambre et la lourde porte bardée de fer claqua derrière lui.

 

Chandos et Nigel se regardèrent tristement. Puis le chevalier posa la main sur la tête bandée de son écuyer.

 

– Vous vous êtes très bien comporté, Nigel. Je n’aurais pu souhaiter mieux. N’ayez crainte, tout s’arrangera.

 

– Mon bon et honoré seigneur, s’écria Nigel, j’ai le cœur bien lourd car je ne pouvais agir autrement et, ce faisant, je vous ai attiré des ennuis.

 

– Non, le nuage sera vite passé. S’il tue quand même le Français, vous aurez fait tout ce qui était en votre pouvoir, et vous pourrez avoir la conscience en paix.

 

– Je souhaite surtout que je la puisse avoir en paix en paradis, fit Nigel. Car à l’heure même où j’apprendrai que j’ai été déshonoré et que la main de mon souverain a frappé, j’arracherai les bandages qui recouvrent cette tête et ainsi, tout sera fini. Je ne pourrais survivre à mon déshonneur.

 

– Non, mon fils, vous prenez la chose trop à cœur, fit Chandos, gravement. Lorsqu’un homme a fait tout ce qu’il pouvait, il n’est plus question de déshonneur. Mais le roi possède un bon cœur malgré sa tête chaude et il se peut, si je le vois, que je parvienne à avoir raison de lui. Souvenez-vous qu’il avait juré de pendre six bourgeois de la ville à cette même tour et, cependant, il leur a pardonné. Haut les cœurs donc, mon fils, et avant ce soir, je viendrai avec de bonnes nouvelles.

 

Durant trois heures, alors que le soleil déclinant allongeait les ombres sur le mur de la chambre, Nigel s’agita fiévreusement sur sa couche, les oreilles tendues dans l’espoir d’entendre les pas d’Aylward ou de Chandos, lui apportant des nouvelles du destin de son prisonnier. La porte enfin s’ouvrit, livrant passage à celui qu’il attendait le moins et qu’il était cependant le plus heureux de voir : le Furet Rouge lui-même, libre et joyeux.

 

Il traversa la chambre d’un pas léger et rapide et s’agenouilla à côté de la couche pour baiser la main pendante.

 

– Vous m’avez sauvé, noble seigneur ! La potence était dressée et la corde se balançait déjà quand le bon Lord Chandos annonça au roi que vous mourriez de votre propre main si j’étais condamné. « Maudit soit cet écuyer à la tête de mule ! cria le roi. Au nom de Dieu, donnez-lui son prisonnier et qu’il en fasse ce que bon lui plaît pour autant qu’il ne m’importune plus ! » Et me voici donc, bon seigneur, pour vous demander ce que je dois faire.

 

– Je vous prie de vous asseoir à côté de moi et de vous mettre à l’aise. Je vais vous dire en quelques mots ce que j’attendais de vous. Je garderai votre armure car elle me sera un précieux souvenir de la bonne fortune que j’eus de rencontrer un vaillant chevalier. Nous sommes à peu près de même taille et je ne doute point que je la puisse porter. Comme rançon, je vous demanderai mille couronnes.

 

– Non, non ! cria le Furet. Ce serait une bien triste chose si un homme dans ma position valait moins de cinq mille couronnes.

 

– Mille suffiront, bon seigneur, pour payer mes frais de guerre. Vous ne jouerez plus à l’espion, et ne nous ferez plus de tort jusqu’à ce que la paix soit rompue.

 

– Je vous le jure.

 

– Enfin, je vous demande de faire un voyage.

 

Le visage du Français s’allongea.

 

– J’irai où vous me l’ordonnerez, dit-il, mais je prie que ce ne soit point en Terre sainte.

 

– Non, répondit Nigel, c’est en un pays qui m’est saint, à moi. Vous retournerez à Southampton.

 

– Que je connais très bien. J’ai contribué à incendier cette ville il y a quelques années.

 

– Je vous conseille de n’en rien dire lorsque vous y serez. Vous prendrez ensuite la route de Londres jusqu’à ce que vous parveniez à une belle petite ville nommée Guildford.

 

– J’en ai entendu parler. Le roi y a des terrains de chasse.

 

– C’est cela même. Vous demanderez alors une demeure nommée Cosford, à deux lieues de la ville sur le versant de la colline.

 

– Je m’en souviendrai.

 

– À Cosford, vous trouverez un bon chevalier nommé Sir John Buttesthorn, et vous demanderez à parler à sa fille, Lady Mary.

 

– Je ferai ainsi que vous le dites. Et que dirai-je à Lady Mary qui habite à Cosford sur le flanc d’une colline à deux lieues de la belle petite ville de Guildford ?

 

– Dites simplement que je lui envoie mes salutations et que sainte Catherine m’a bien soutenu… et rien de plus. Et maintenant, laissez-moi, je vous prie, car j’ai la tête lourde et je crains de m’évanouir.

 

C’est ainsi que, un mois plus tard, au soir de la fête de la Saint-Mathieu, Lady Mary, alors qu’elle venait de franchir la porte de Cosford, rencontra un étrange cavalier, richement vêtu, que suivait un serviteur, et qui regardait autour de lui. En apercevant la jeune femme, il tira son chapeau et arrêta son cheval.

 

– Cette demeure doit être Cosford, dit-il. Seriez-vous par hasard Lady Mary qui y habite ?

 

La dame inclina sa fière tête noire.

 

– Alors, le squire Nigel Loring vous envoie ses salutations et vous fait dire que sainte Catherine l’a bien soutenu.

 

Puis, se tournant vers son valet, il lui cria :

 

– Holà, Raoul, notre tâche est accomplie ! Ton maître est de nouveau un homme libre. En avant, mon garçon, vers le port le plus proche de la France !

 

Et sans un mot de plus, les deux hommes éperonnèrent leurs montures et descendirent en un galop effréné la colline de Hindhead jusqu’à ce qu’ils ne fussent plus que deux points noirs à l’horizon, enfoncés jusqu’à la taille dans la bruyère.

 

Mary retourna vers la maison avec un doux sourire aux lèvres. Nigel lui avait envoyé ses salutations. Un Français les lui avait apportées et, ce faisant, était redevenu un homme libre. Et sainte Catherine avait bien aidé Nigel. C’était dans son sanctuaire qu’il avait juré de ne plus reparaître devant celle qu’il aimait avant d’avoir accompli trois actions d’éclat. Dans sa chambre, Lady Mary tomba à genoux sur son prie-Dieu et remercia de tout cœur la Vierge de ce qu’une action déjà eût été accomplie. Mais en le faisant, sa joie fut assombrie par la pensée des deux que son aimé avait encore à accomplir.

CHAPITRE XVI

COMMENT LA COUR DU ROI FESTOYA DANS LE CHÂTEAU DE CALAIS


Ce fut par un beau matin ensoleillé que Nigel trouva enfin la force de quitter sa chambre de la tour et de se promener sur les remparts du château. Un petit vent du nord soufflait, humide et chargé de senteurs marines. En respirant profondément, Nigel sentit une vie nouvelle et des forces régénérées qui montaient dans son sang et s’infiltraient dans ses membres. Il retira la main qui s’appuyait au bras d’Aylward et se tint, nu-tête, appuyé aux remparts et aspirant l’air fortifiant. Au loin, sur la ligne d’horizon, on apercevait, à demi dissimulée par la hauteur des vagues, la frange basse des falaises blanches qui bordaient l’Angleterre. Entre elles et lui s’étendait la large Manche bleue, striée de petits traits d’écume blanche, car la mer était houleuse et les rares bateaux qu’on voyait avançaient péniblement. Nigel de nouveau parcourut du regard cet espace, tout réjoui qu’il le changeât des murs grisâtres de sa chambre. Il posa enfin les yeux sur un étrange objet qui se trouvait à ses pieds.

 

C’était une machine de la forme d’une trompette de cuir et de fer fixée sur un appui de bois et montée sur roues. À côté étaient entassés des blocs de métal et de grosses pierres. Le bout de la machine était relevé et pointait en dehors des remparts. Derrière se trouvait un coffre de fer que Nigel ouvrit. Il était rempli d’une poudre noire et grossière, semblable à de la cendre de charbon de bois.

 

– Par saint Paul, dit-il en passant la main sur la machine, j’ai déjà entendu des hommes parler de ces objets mais c’est la première fois que j’en vois. Ce n’est autre qu’une de ces nouvelles et merveilleuses bombardes.

 

– En vérité, c’en est une, fit Aylward, en regardant l’objet avec dégoût et mépris. Je les ai vues ici sur les remparts et j’ai même échangé quelques coups de poing avec celui qui en avait la charge. Il était assez sot pour croire que, avec sa pipe de cuir, il pourrait tirer plus loin que le meilleur archer de la chrétienté. Je lui ai porté un coup sur l’oreille qui l’a étendu en travers de son fol engin.

 

– C’est une machine redoutable, fit Nigel, qui s’était arrêté pour l’examiner. Nous vivons en des temps étranges où l’on peut fabriquer de tels objets. C’est actionné par le feu qui jaillit de cette poudre noire, n’est-ce pas ?

 

– Sur ma foi, noble seigneur, je ne le sais. Cependant, il me souvient que ce ridicule bombardier m’a dit quelque chose de la sorte avant que nous nous débarrassions de lui. Ensuite, vous prenez encore de la poudre dans le coffre de fer et vous la poussez dans le trou à l’autre bout… ainsi. Alors tout est prêt. Je n’en vis aucune tirer, mais je gage que cette machine-ci est prête.

 

– Et cela fait du bruit, n’est-ce pas, archer ? fit Nigel, songeur.

 

– C’est ce qu’on m’a dit, messire. De même que la corde de l’arc résonne, cette machine-ci aussi fait du bruit.

 

– Personne ne l’entendra puisque nous sommes seuls sur les remparts, et cette machine ne peut faire grand mal puisqu’elle est pointée vers la mer. Je te prie de la décharger. Je veux en entendre le son.

 

Il pencha une oreille attentive vers la bombarde, cependant qu’Aylward, muni d’une pierre à feu, approchait son visage bronzé de la mèche d’amadou. Un moment plus tard, Nigel et lui-même se trouvaient assis sur le sol à quelque distance de là et, au milieu du tonnerre et de la fumée, ils avaient une vision de la machine noire qui reculait brusquement. Pendant une seconde ou deux, le saisissement les paralysa sous l’écho de l’explosion qui se mourait au loin et l’épaisse fumée qui se dégageait, laissant de nouveau apparaître le ciel bleu.

 

– Quelle chance ! s’exclama enfin Nigel en se relevant. Que le ciel me vienne en aide ! Je remercie la Vierge de ce que tout soit encore comme avant. J’ai cru que le château tout entier s’effondrait.

 

– Je n’ai jamais ouï pareil grondement ! fit Aylward en se frottant les membres endoloris par sa chute. Il serait bien capable de se faire entendre de l’étang de Frensham jusqu’au château de Guildford. Je n’y toucherai plus… pas même pour le plus beau morceau de terre de Puttenham !

 

– D’ailleurs il pourrait t’en cuire, archer, si tu le faisais encore, fit une voix coléreuse derrière eux.

 

Chandos était apparu dans l’une des portes de la tour d’angle et les regardait tous deux d’un air furibond. Cependant, quand les explications lui eurent été fournies, son visage s’illumina d’un large sourire.

 

– Cours à la garde, archer, et dis-leur ce qui est arrivé, sans quoi tout le château et toute la ville vont courir aux armes. Je me demande ce que va penser le roi d’une si soudaine alerte. Et vous, Nigel, au nom de tous les saints, comment pouvez-vous ainsi jouer à l’enfant ?

 

– J’ignorais le pouvoir de cette machine, noble seigneur.

 

– Sur mon âme, Nigel, je crois qu’aucun de nous n’en connaît le pouvoir. Je vois déjà le jour où tout ce qui nous plaît dans la guerre, sa splendeur et sa gloire, s’écroulera devant cet engin qui perce une armure d’acier aussi aisément que nous transperçons une jaquette de cuir. Revêtu de mon armure, j’ai enfourché mon palefroi et je suis venu voir le bombardier poussiéreux, et je me suis dit que peut-être j’étais le dernier des anciens et lui le premier des nouveaux, qu’un jour viendrait où cet homme et sa machine nous balaieraient tous, vous, moi et les autres, du champ de bataille.

 

– Mais pas tout de suite, je gage, noble seigneur.

 

– Non, pas encore, Nigel. Vous aurez le temps de conquérir vos éperons d’or, tout comme votre père l’a fait. Comment sont vos forces ?

 

– Je suis prêt à la besogne, bon et honoré seigneur.

 

– Tant mieux, car la tâche nous attend… une tâche urgente, pleine de dangers et d’honneur. Ah, je vois votre œil qui brille et tous vos traits rougissent, Nigel. Je sens revivre ma propre jeunesse quand je vous regarde. Sachez donc que, si la paix règne ici avec les Français, il n’en va point de même en Bretagne, où les maisons de Blois et de Montfort luttent pour la possession du duché. La Bretagne est partagée en deux, chaque moitié combattant pour l’une des deux maisons. Les Français ont embrassé la cause de Blois et nous, celle de Montfort ; et c’est dans des luttes pareilles que de grands chefs, tels que Sir Walter Manny, ont fait leur nom. Dernièrement cette guerre a tourné à notre désavantage, et les mains sanglantes des Rohan, Beaumanoir, Olivier le Ventru et autres sont tombées lourdement sur nos gens. Les dernières nouvelles sont celles d’un désastre et l’âme du roi est assombrie de colère parce que son compagnon Gilles de Saint-Pol a été tué dans le château de la Brohinière. Il veut dépêcher des secours et nous partons à leur tête. Cela vous plaît-il, Nigel ?

 

– Que pourrais-je demander de mieux, noble seigneur ?

 

– Alors préparez-vous, car nous partons dans moins d’une semaine. Notre route par terre étant bloquée par les Français, nous irons par mer. Cette nuit, le roi offre un banquet avant son retour en Angleterre et votre place est derrière mon siège. Venez dans ma chambre afin de m’aider à me vêtir et ainsi nous entrerons ensemble dans la salle.

 

En satin et brocart lamé, sous le velours et la fourrure, le noble Chandos était prêt pour le festin royal. Nigel aussi avait passé son plus beau surcot de soie, orné des roses rouges. Les tables étaient dressées dans la grande salle du château de Calais, la table haute pour les lords, une seconde pour les chevaliers moins distingués et une troisième pour les écuyers, quand leurs maîtres seraient installés.

 

Jamais au cours de sa vie simple à Tilford Nigel n’avait assisté à un spectacle d’une pareille magnificence. Les murs gris étaient couverts du haut jusqu’au bas de précieuses tapisseries d’Arras sur lesquelles cerfs, meutes et chasseurs entouraient la grande salle d’une vivante image de la chasse. Au-dessus de la table haute pendaient une série de bannières. Sous les étendards s’alignaient des boucliers, chacun frappé aux armes du noble gentilhomme qui prendrait place au-dessous. La lumière rouge des torches éclairait les grades des grands capitaines. Les lions et les lys brillaient au-dessus du siège à haut dossier trônant au centre et le même auguste emblème indiquait le siège du prince ; à gauche et à droite étincelaient les nobles insignes honorés en temps de paix et redoutés dans la guerre : l’or et le sable de Manny, la croix engrêlée de Suffolk, le chevron de gueules de Stafford, l’écarlate et or d’Audley, le lion rampant d’azur des Percy, les hirondelles d’argent d’Arundel, le chevreuil de gueules des Montacute, l’étoile des de Vere, les coquilles d’argent de Russel, le lion de pourpre de Lacy et les croix de sable de Clifton.

 

Un écuyer jovial assis au côté de Nigel lui murmura les noms des vaillants guerriers.

 

– Vous êtes le jeune Loring de Tilford, l’écuyer de Chandos, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Je m’appelle Delves et je viens de Doddington, dans le Cheshire. Je suis l’écuyer de Sir James Audley, cet homme au dos arrondi là-bas, qui a un visage sombre et une courte barbe. On voit une tête de Sarrasin au-dessus de lui.

 

– J’ai entendu parler de lui comme d’un homme de grand courage, fit Nigel en le considérant avec intérêt.

 

– Je n’en suis guère étonné, maître Loring. Je le crois le chevalier le plus courageux de, toute l’Angleterre et même de toute la chrétienté. Aucun homme n’a accompli des actions d’éclat comme lui.

 

Nigel contempla son nouvel ami avec une lueur d’espoir qui illumina ses yeux.

 

– Vous parlez comme il sied de le faire au sujet de votre maître, lui dit-il. Pour la même raison, maître Delves, et sans aucun esprit de mauvaise volonté contre vous, il convient que je vous dise qu’il n’est point à comparer, ni par le nom ni par la renommée, au noble chevalier que je sers. Et si vous mainteniez le contraire, nous pourrions en débattre de la manière qu’il vous plaira et au moment que vous choisirez.

 

Delves eut un sourire amusé.

 

– Non, ne vous emportez point ainsi, dit-il. Si vous aviez servi tout autre chevalier, sauf peut-être Sir Walter Manny, je vous aurais pris au mot, et votre maître ou le mien aurait à se choisir un nouvel écuyer. Mais il est vrai, en effet, qu’aucun chevalier ne possède la valeur de Chandos et je ne voudrais point tirer l’épée pour prétendre le contraire… Ah, mais la coupe de Sir James doit être vide ! Il me faut aller m’en assurer.

 

Il s’éloigna avec un flacon de vin de Gascogne à la main.

 

– Le roi a reçu de bonnes nouvelles, ce soir, reprit-il en revenant. Je ne l’avais pas vu d’aussi bonne humeur depuis le soir où il prit les Français et posa une couronne de perles sur la tête de Ribeaumont. Voyez comme il rit, et le prince aussi. Il est quelqu’un pour qui ce rire ne présage rien de bon, ou je me trompe fort. Faites attention, l’assiette de Sir John est vide.

 

Ce fut au tour de Nigel de se retirer mais, chaque fois qu’il le pouvait, il retournait dans le coin d’où il avait loisir de voir toute la salle et d’écouter le vieil écuyer. Delves était un petit homme épais, d’un certain âge déjà, au visage tanné par le temps et marqué de cicatrices, aux manières rudes et d’un comportement qui prouvait à suffisance qu’il se sentait plus à l’aise sous la tente que dans cette salle. Mais dix années de service lui avaient appris beaucoup, et Nigel lui prêta la plus grande attention.

 

– En effet, le roi a de bonnes nouvelles, poursuivit-il. Voyez, il a murmuré quelque chose à Chandos et à Manny. Ce dernier le transmet à Sir Reginald Cobham qui le répète à Robert Knolles. Et tous sourient comme le diable qui va jouer un bon tour à un moine.

 

– Qui est Sir Robert Knolles ? demanda Nigel avec intérêt. J’ai souvent entendu mentionner son nom et ses exploits.

 

– C’est ce grand homme en soie jaune, avec un visage dur. Il n’a point de barbe, mais la lèvre fendue. Il n’est qu’un peu plus âgé que vous-même, et son père était savetier à Chester, mais il a su gagner ses éperons d’or. Voyez comme il plonge la main dans le plat et lève son gobelet. Il est plus habitué à la cuisine des camps qu’à la vaisselle d’argent. Le gros homme à la barbe noire est Sir Bartholomew Berghersh, dont le frère est l’abbé de Beaulieu. Vite, car voici qu’arrive une hure de sanglier et les tranchoirs doivent être changés.

 

Les manières de table, chez nos ancêtres d’alors, présentaient un curieux mélange de luxe et de barbarie. La fourchette était encore inconnue et était remplacée par les doigts de courtoisie, le pouce, l’index et le médium de la main gauche. Se servir de n’importe quel autre doigt était faire preuve d’un manque absolu de politesse. De nombreux chiens assistaient aux festins, grognant, grondant et se disputant les os à demi rongés que leur jetaient les convives. Des tranchoirs, ou grosses tranches de pain, faisaient office d’assiettes, mais la table du roi était garnie de plats en argent que nettoyaient après chaque service pages et écuyers. En revanche, le linge de table était de grand prix et les différents mets, présentés avec un luxe et une pompe inconnue de nos jours, offraient une grande variété et un merveilleux savoir-faire gastronomique. Outre tous les animaux de ferme et le gibier, des friandises inattendues telles que hérissons, outardes, marsouins, écureuils, butors et grues venaient enrichir les festins.

 

Chaque plat nouveau, annoncé par une sonnerie de trompes d’argent, était apporté par des serviteurs en livrée marchant deux par deux, escortés par-devant et par-derrière de maîtres de cérémonie rubiconds, tenant à la main une baguette blanche qui leur servait non seulement d’insigne de leur rang, mais aussi d’arme pour réparer tout désordre dans l’ordonnance des plats durant leur transport de l’office jusqu’à la grande salle. D’énormes hures de sanglier ornées d’armoiries, la gueule flamboyante et les défenses dorées, étaient suivies de magnifiques gâteaux ayant la forme de vaisseaux ou de châteaux, avec des marins ou des soldats de sucre qui perdaient leurs corps dans une inutile défense contre les attaques des convives affamés. Enfin venait la grande nef, un immense plat d’argent monté sur roues et chargé de fruits et de douceurs, qui approvisionnait tous les invités. Des buires remplies de vins de Gascogne, du Rhin, des Canaries ou de La Rochelle étaient toujours tenues prêtes par les serviteurs. Cependant, cette époque qui s’adonnait au luxe ignorait l’ivresse, et les habitudes sobres des Normands avaient prévalu sur l’aspect licencieux des festins saxons, où un invité ne quittait jamais la table sans avoir insulté son hôte.

 

Honneur et hardiesse font mauvais ménage avec une main tremblante et un œil trouble.

 

Les vins, fruits et épices circulaient autour des tables hautes, et les écuyers avaient été servis à leur tour à l’autre bout de la salle. Et pendant ce temps, autour du siège du roi, s’était rassemblé un groupe de chevaliers qui discutaient vivement entre eux. Le comte de Stafford, le comte de Warwick, le comte d’Arundel, Lord Beauchamp et Lord Neville se resserraient derrière le dossier, Lord Percy et Lord Mowbray se tenant sur les côtés. Et le petit groupe flamboyait sous les chaînes d’or, les colliers de pierres précieuses, les mantelets rouges et les tuniques pourpres.

 

Soudain le roi, par-dessus son épaule, dit quelque chose à Sir William de Pakington, son héraut, qui s’avança et se tint près du siège royal. C’était un grand homme aux nobles traits et dont la longue barbe grise descendait jusque sur la ceinture à boucle d’or serrée sur son tabard multicolore. Il avait posé sur sa tête le bonnet à barrette héraldique, insigne de sa dignité et, comme il élevait lentement son bâton blanc, un grand silence se fit dans la salle.

 

– Messeigneurs d’Angleterre, dit-il, chevaliers, écuyers et tous autres présents, de haute naissance et portant blason, oyez ! Votre seigneur suzerain, craint et respecté, Édouard, roi d’Angleterre et de France, me prie de vous faire son salut et vous commande de venir à lui à seule fin qu’il puisse vous parler.

 

Les tables furent aussitôt désertées et toute la compagnie se groupa devant le siège du roi. Ceux qui s’étaient trouvés assis à ses côtés se rapprochèrent si bien que sa grande silhouette s’éleva au centre du cercle dense de ses invités.

 

Une légère rougeur teintant ses joues couleur olive, il regarda tout autour de lui, avec une lueur d’orgueil dans ses yeux sombres, les visages rudes de ces hommes qui avaient été ses compagnons d’armes, de Sluys et Cadsand jusqu’à Crécy et à Calais. Tous s’enflammèrent devant l’éclat de ce regard autoritaire, et un hurlement soudain, fier et sauvage s’éleva jusqu’aux voûtes du plafond, sorte de remerciement de ces soldats pour ce qui s’était passé, et promesse à la fois pour ce qui était à venir. Les dents du roi brillèrent en un large sourire tandis que sa grande main blanche jouait avec la dague ornée de pierres précieuses suspendue à sa ceinture.

 

– Par la splendeur de Dieu ! dit-il d’une voix forte et claire. Je ne doute point que vous ne vous réjouissiez avec moi, car me sont venues aux oreilles des nouvelles telles qu’elles ne pourront qu’apporter la joie à chacun de vous. Vous savez que nos vaisseaux ont subi de grandes pertes de la part des Espagnols, qui durant de nombreuses années ont massacré sans pitié tous ceux de mes gens qui tombaient entre leurs mains cruelles. Dernièrement ils ont envoyé leurs navires dans les Flandres et trente grandes prames et galères se trouvent actuellement à Sluys, bourrées d’archers et d’hommes d’armes prêts à la bataille. J’ai appris aujourd’hui de source sûre que, après avoir chargé tous ces hommes, les bateaux prendront la voile dimanche prochain et se dirigeront vers le pas de Calais. Trop longtemps, nous avons souffert de ces gens qui nous ont fait subir mille torts et sont devenus plus arrogants à mesure que nous nous faisions plus patients. J’ai donc songé que nous pourrions retourner en hâte dès demain à Winchelsea, où nous avons vingt bateaux, et nous préparer à mettre à la voile pour les surprendre lorsqu’ils passeront. Que Dieu et saint Georges défendent le droit !

 

Un second hurlement, plus puissant et plus perçant que le premier, s’éleva comme un coup de tonnerre après que le roi eut prononcé ces paroles. C’était l’aboiement d’une fière meute à son chasseur.

 

Édouard rit de nouveau en promenant un regard circulaire sur tous ces yeux étincelants, ces bras agités, ces visages que la joie de ses liges rendait écarlates.

 

– Qui a déjà combattu ces Espagnols ? demanda-t-il. Est-il quelqu’un ici qui puisse nous dire quelle sorte d’hommes ils sont ?

 

Une douzaine de mains se levèrent, mais le roi se tourna vers le comte de Suffolk à côté de lui.

 

– Vous les avez combattus, Thomas ?

 

– Oui, sire. J’ai pris part il y a huit ans au grand combat naval de l’île de Guernesey, quand Lord Louis d’Espagne tint la mer contre le comte de Pembroke.

 

– Et comment les avez-vous jugés, Thomas ?

 

– D’excellents soldats, sire, et personne ne pourrait trouver mieux. Sur chaque bateau ils ont une centaine d’arbalétriers de Gênes, les meilleurs au monde ; leurs hallebardiers aussi sont très hardis. Du haut des mâts, ils déverseront une grande quantité de fer et nombre de nos gens y trouveront la mort. Si nous pouvons leur barrer le chemin dans le pas de Calais, il y aura beaucoup d’honneur à gagner pour nous.

 

– Vos paroles nous font grand plaisir, Thomas, et je ne doute point qu’elles ne se révèlent dignes de ce que nous préparons. Je vous donne donc un navire pour que vous en preniez le commandement. Vous aussi, mon cher fils, vous en aurez un afin d’y gagner plus d’honneur encore. Le bateau commandant sera le mien. Mais vous en aurez tous un : vous, Walter Manny, et vous, Stafford, et vous, Arundel, et vous, Audley, et vous, sir Thomas Holland, et vous, Brocas, et vous, Berkeley, et vous, Reginald. Le reste sera distribué à Winchelsea, vers où nous ferons voile dès demain… Alors, John, pourquoi me tirez-vous ainsi par la manche ?

 

Chandos était penché, le visage anxieux.

 

– Très honoré seigneur, je ne vous ai point servi pendant si longtemps et si fidèlement pour que vous m’oubliiez maintenant. N’y a-t-il donc point de bateau pour moi ?

 

Le roi sourit mais secoua la tête.

 

– Voyons, John, ne vous ai-je point donné deux cents archers et cent hommes d’armes à emmener avec vous en Bretagne ? Je crois que vos bateaux mouilleront à Saint-Malo bien avant que les Espagnols arrivent à Winchelsea. Que voulez-vous de plus, vieux soldat ? Mener deux guerres à la fois ?

 

– Je voudrais me trouver à votre côté, monseigneur, lorsque la bannière au lion flottera de nouveau au vent. C’est toujours là que je me suis trouvé. Pourquoi me repousseriez-vous maintenant ? Je ne demande que peu de chose, cher seigneur, une galère, une palandrie ou ne serait-ce même qu’une pinasse, mais au moins que je sois là.

 

– Bien, John, vous viendrez. Je n’ai point le cœur de vous dire non. Je vous trouverai une place sur mon propre bateau, afin que vous soyez vraiment à mon côté.

 

Chandos s’inclina et baisa la main du roi.

 

– Et mon écuyer ? demanda-t-il.

 

Les sourcils du roi aussitôt se froncèrent.

 

– Ah non ! Qu’il aille en Bretagne avec les autres ! Je m’étonne, John, que vous me rappeliez ce jeune homme dont l’impertinence m’est encore trop fraîche à la mémoire. Mais il faut que quelqu’un aille en Bretagne à votre place, car la chose est urgente et nos gens là-bas ont bien des difficultés à se maintenir.

 

Ses yeux parcoururent l’assemblée et s’arrêtèrent sur les traits graves de Sir Robert Knolles.

 

– Sir Robert, dit-il, bien que vous soyez jeune par le nombre des années, vous êtes déjà un vieil habitué des guerres et il m’est revenu aux oreilles que vous étiez aussi prudent lors des conseils que hardi dans les combats. C’est donc vous que je charge de cette expédition en Bretagne en lieu et place de Sir John Chandos qui m’accompagnera et vous ira rejoindre là-bas dès que nous en aurons terminé sur les eaux. Trois vaisseaux mouillent dans le port de Calais et vous disposez de trois cents hommes. Sir John vous dira ce que nous pensons de l’affaire. Et maintenant, mes amis et bons camarades, retournez au plus vite dans vos appartements et préparez-vous car, aussi vrai que Dieu est mon droit, je ferai voile vers Winchelsea dès demain.

 

Après un léger signe à Chandos, à Manny et à quelques-uns de ses préférés, le roi les conduisit dans une petite pièce intérieure où ils échafaudèrent des plans pour l’avenir. Puis la grande assemblée se dispersa, les chevaliers en silence et avec dignité, les écuyers dans l’allégresse et le bruit, mais tous avec la joie au cœur en songeant aux grandes journées qui les attendaient.

CHAPITRE XVII

LES ESPAGNOLS SUR MER


Le jour n’était pas encore levé que déjà Nigel se trouvait dans la chambre de Chandos, préparant le départ de son maître, tout en écoutant ses derniers conseils. Et ce même matin, avant que le soleil eût parcouru la moitié de sa course, la grande nef du roi, le Philippa, renfermant la plus grande partie de ceux qui avaient assisté au festin de la veille, hissait son immense voile ornée des léopards d’Angleterre et des lys de France puis tournait sa proue d’airain vers la mère patrie. Elle fut suivie de cinq prames bourrées d’écuyers, d’archers et d’hommes d’armes.

 

Nigel et ses compagnons étaient alignés sur les remparts du château et agitaient leurs bonnets vers l’immense et puissant vaisseau qui gagnait lentement le large, dans le roulement des tambours et les éclats de trompes, avec plus de cent bannières de chevaliers flottant au-dessus de son pont, surmontées par la grande croix rouge d’Angleterre. Puis, lorsque les bateaux eurent disparu, ils se retournèrent, le cœur lourd d’avoir été délaissés, et allèrent se préparer à prendre le départ pour leur propre aventure.

 

Il leur fallut quatre jours d’un travail ardu avant que les préparatifs fussent terminés, car nombreux étaient les besoins d’un petit ost faisant voile vers un pays étranger. Trois bateaux leur avaient été laissés : le Thomas de Romney, le Grâce-Dieu de Hythe et le Basilisk de Southampton, dans chacun desquels cent hommes prirent place en plus des trente matelots qui constituaient l’équipage. Il y avait aussi quarante chevaux, parmi lesquels Pommers, rendu maussade par un long désœuvrement et regrettant les coteaux du Surrey où ses membres puissants pouvaient se livrer à l’exercice qui leur convenait. Puis il y eut le ravitaillement et l’eau, les arcs, les faisceaux de flèches, les fers à cheval, les clous, marteaux, couteaux, haches et cordes, les tonneaux de fourrage et de verdure et beaucoup d’autres choses. Toujours à côté des bateaux, se tenait le jeune chevalier Sir Robert, notant, vérifiant, observant et contrôlant, ne parlant que très peu car c’était un homme taciturne qui ne s’exprimait qu’avec les mains ou les yeux ou, lorsqu’il le fallait, avec sa cravache.

 

Les matelots du Basilisk, appartenant à un port libre, avaient une vieille inimitié contre les hommes des Cinq Ports, injustement favorisés par le roi aux yeux des autres mariniers d’Angleterre. Un bateau des comtés occidentaux ne pouvait que rarement en rencontrer un autre venant d’un port de la mer du Nord sans que le sang coulât. Il s’éleva donc des querelles sur les quais lorsque ceux du Thomas et du Grâce-Dieu, à grand renfort de cris et de coups – saint Léonard aux lèvres et la rage au cœur –, se jetaient sur ceux du Basilisk. Alors, au milieu du tournoiement des gourdins et des éclairs lancés par les lames des couteaux, surgissait soudain la silhouette souple du jeune chef, donnant sans pitié des coups de fouet à gauche et à droite, comme un dompteur au milieu de ses fauves, jusqu’à ce qu’il les eût chassés vers leur travail. Au matin du quatrième jour, tout était prêt et, lorsque les amarres furent larguées, les trois petits bateaux furent toués à travers le port par leurs propres pinasses jusqu’à ce qu’ils fussent ensevelis dans les profondeurs du brouillard sur le détroit.

 

Quoique de modeste effectif, ce n’était pas une petite force qu’Édouard avait envoyée pour soulager les garnisons oppressées de Bretagne. Rares étaient les hommes parmi eux qui ne fussent point de vieux soldats, et ils étaient conduits par des gens d’expérience, tant dans les conseils qu’au combat. Knolles avait fait flotter son étendard au cordeau de sable sur le mât du Basilisk. Avec lui se trouvaient son propre écuyer, John Hawthorn, et Nigel. Sur ces cent hommes, quarante étaient des habitants des vallées du Yorkshire et quarante, des hommes du Lincolnshire, tous archers éprouvés, conduits par Wat de Carlisle, vétéran grisonnant.

 

Déjà Aylward, par son adresse et sa force, avait obtenu un commandement en second et partageait avec Long Ned Widdington, son imposant concitoyen du Nord, la réputation d’être un autre Wat de Carlisle en tout ce qui faisait un bon archer. Les hommes d’armes aussi étaient des habitués des guerres ; les commandait Black Simon, de Norwich, qui avait fait la traversée de Winchelsea avec Nigel. Le cœur rempli de haine pour les Français qui avaient tué tous ceux qui lui étaient chers, il se lançait comme un chien d’arrêt, sur terre et sur mer, partout où il espérait assouvir sa vengeance. Quant à ceux qui voguaient sur les autres bâtiments, ils étaient à l’avenant : des hommes du Cheshire, près de la frontière galloise, sur le Thomas, et des hommes du Cumberland, habitués des guerres d’Écosse, sur le Grâce-Dieu.

 

Sir James Astley avait suspendu sur le Thomas son bouclier à la quintefeuille d’hermine. Lord Thomas Percy, cadet d’Alnwick, célèbre déjà par le haut esprit de cette maison qui, pendant des siècles, avait été la clé de sûreté sur la porte de l’Angleterre, avait fixé son lion rampant d’azur sur le Grâce-Dieu. Telle était la noble compagnie à destination de Saint-Malo, halée dans le port de Calais avant d’être plongée dans l’odeur épaisse du brouillard sur le pas de Calais.

 

Une brise légère soufflait de l’est et les bateaux bien arrondis roulaient doucement dans la Manche. Par moments, le brouillard se levait, leur permettant de se voir l’un l’autre voguer sur la mer d’huile, mais il retombait aussitôt, s’accrochant au grand mât, ouatant le pont jusqu’à ce que la mer elle-même ne leur fût plus visible et qu’ils eussent l’impression d’être à la dérive sur un océan de vapeur. Une froide pluie fine tombait ; les archers étaient groupés sous l’abri en surplomb de la poupe ou dans le château avant où certains passaient des heures à jouer aux dés, d’autres à dormir, et beaucoup à affûter leurs flèches et à polir leurs armes.

 

À l’autre bout, assis sur un tonneau comme sur un trône, des plateaux et des boîtes de plumes autour de lui, se tenait Bartholomew, l’armoïer ou fabricant d’armes et spécialement d’arcs et de flèches, homme gras et chauve dont la tâche consistait à veiller à ce que les armes de chacun fussent aussi bonnes que possible et qui avait le privilège de leur vendre le supplément dont ils pouvaient avoir besoin. Un groupe d’archers, portant leurs arcs et leurs carquois, faisaient la queue devant lui avec leurs doléances et leurs requêtes, sous les yeux d’une demi-douzaine de gradés rassemblés derrière qui écoutaient ses commentaires en grimaçant.

 

– Tu ne peux pas le bander ? demanda-t-il à un jeune archer. Eh bien, c’est que la corde est trop courte ou le bois trop long. À moins que ce ne soient peut-être tes bras de bébé qui sont plus propres à tirer tes houseaux qu’à bander un arc. Allons, paresseux, ton arc !

 

De la main droite, il saisit le bois par le centre, en appuya un bout sous le pied droit puis, tirant de la main gauche sur l’autre, il abaissa l’encoche et y passa facilement le nœud de la corde.

 

– Et maintenant, je te prie de le débander, fit-il en rendant l’arme au garçon.

 

Ce dernier obéit en faisant un très gros effort mais il fut trop lent à retirer les doigts et la corde, se détendant brusquement vers le bas après avoir été dégagée de l’encoche supérieure, les lui pinça violemment contre le bois. Un éclat de rire roula comme une grosse vague et balaya le pont pour saluer l’infortuné qui sautillait en se frottant la main.

 

– Voilà qui est bien fait, imbécile ! gronda le vieil armoïer. Un aussi bon arc ne sert à rien dans de pareilles mains. Holà, Samkin ! Je crois que je n’ai rien à t’apprendre de ton métier. Voici un arc préparé comme il sied. Mais il vaudrait mieux qu’une bande blanche marque le point de visée au milieu de cette poignée de soie rouge. Laisse-le-moi, je le ferai plus tard. Et toi, Wat ? Te faut-il une nouvelle tête sur ton corps monumental ? Seigneur ! qu’un homme soit obligé de faire quatre métiers : être cordier et fabricant d’arcs, de flèches et… de têtes ! Le travail de quatre hommes pour le vieux Bartholomew et la paye d’un seul !

 

– Ah non, ne parle pas de ça ! fit un petit archer à la peau parcheminée et aux yeux en boules. Il vaut mieux, de nos jours, fabriquer des arcs que les bander. Toi qui n’as jamais vu un Français en face, tu gagnes tes neuf pence par jour alors que moi qui ai combattu sur cinq champs de bataille, je n’en gagne que quatre.

 

– J’ai dans l’idée que tu as vu de face plus de pots d’hydromel que de Français, John Tuxford ! fit le vieux. Je m’échine depuis l’aube jusqu’à la nuit et toi, pendant ce temps, tu t’empiffres de pots d’ale. Et alors, jeunot ? Trop tendu ? Mets ton arc sur la barre… Non, il tire à six livres, ce qui n’est pas un gramme de trop pour un homme de ta taille. Pèse un peu plus sur ton corps, l’ami, et tu verras, cela ira tout seul. Si ton arc n’était pas raide, comment voudrais-tu faire mouche ?… Des plumes ? J’en ai tout plein et des meilleures. Voici des plumes de paon à un groat la pièce. Je suis bien sûr qu’un bon archer comme toi, Tom Beverley, qui portes des boucles d’oreilles en or, n’en voudrait pas d’autres que de paon !

 

– Que m’importent les plumes, pourvu que les flèches volent droit ! répondit l’autre, un grand Yorkshireman, en comptant les pièces dans la main calleuse.

 

– Les plumes d’oie ne sont qu’à un farthing ! Celles de gauche sont à un demi-penny car elles proviennent d’oies sauvages, et les secondes plumes d’un oiseau des marais ont plus de valeur que les rémiges d’un oiseau domestique. Là, dans ce plateau de cuivre, se trouvent des plumes tombées, qui sont meilleures que des plumes arrachées. Achètes-en vingt de celles-ci, mon garçon, taille-les en dos d’âne ou en dos de cochon, et personne ne balancera un meilleur carquois que le tien.

 

Il se fit que l’opinion du marchand sur ce point et sur bien d’autres différait de celle de Long Ned Widdington, Yorkshireman bourru à la barbe blonde, qui avait écouté tous ces conseils en ricanant. Il interrompit brusquement le boniment de l’artisan.

 

– Tu ferais beaucoup mieux de vendre tes arcs plutôt que de vouloir apprendre à d’autres la façon de s’en servir, car il n’y a pas plus de bon sens à l’intérieur de ta tête qu’il n’y a de cheveux à l’extérieur, mon vieux Bartholomew. Si tu avais tiré à l’arc autant de mois que je compte d’années de pratique, tu saurais qu’une plume taillée droit vole mieux qu’une autre coupée de façon arrondie. Il est regrettable que ces jeunes archers n’aient personne d’autre pour les instruire.

 

Cette attaque portée contre ses connaissances professionnelles toucha le vieux fabricant au plus profond de lui-même. Son visage gras était congestionné et ses yeux lançaient des éclairs, lorsqu’il se tourna vers l’archer.

 

– Sale tonneau à mensonges ! hurla-t-il. Que tous les saints me viennent en aide, et je t’apprendrai, moi, à oser ouvrir ta bouche de vipère ! Allons, prends ton épée et mets-toi sur le pont, que nous puissions voir qui de nous deux est un homme ! Que jamais plus mes mains ne touchent une flèche si je ne te mets la marque de Bartholomew sur la figure !

 

Une vingtaine de voix se mirent aussitôt de la partie, les unes soutenant le fabricant, les autres prenant le parti de l’homme du Nord. Un rouquin saisit une épée qu’un coup de poing de son voisin lui fit aussitôt lâcher. Instantanément, au milieu d’un grondement semblable à celui d’un essaim de frelons irrités, tous les archers se trouvèrent sur le pont. Mais avant même qu’un seul coup fût porté, Knolles surgissait au milieu d’eux, le visage impassible et les yeux lançant des éclairs :

 

– Séparez-vous, c’est un ordre ! Je vous promets assez de combats pour vous refroidir les sangs avant que vous ne revoyiez l’Angleterre. Loring, Hawthorn, abattez le premier qui lève la main… Alors, tu as quelque chose à dire, maraud à la tête de renard ?

 

Il avança le visage jusqu’à deux pouces de celui du rouquin qui, le premier, avait saisi une épée. L’homme recula, effrayé par les yeux dominateurs de son commandant.

 

– Maintenant, cessez ce tapage, bande de marauds, et tendez vos longues oreilles ! Trompette, sonnez une fois encore.

 

Un appel de trompe avait été lancé tous les quarts d’heure de façon à maintenir le contact avec les deux autres bâtiments, invisibles dans le brouillard. La note haute et claire sonna une fois encore, mais aucune réponse ne fut renvoyée par le mur épais qui les entourait. L’appel fut répété à plusieurs reprises et, chaque fois, le cœur battant, ils attendirent une réponse.

 

– Où est le commandant de ce bateau ? demanda Knolles. Quel est votre nom, mon gaillard ? Alors, vous osez vous prétendre maître marinier ?

 

– Mon nom est Nat Dennis, messire, répondit le vieux marin à la barbe grisonnante. Trente années ont passé déjà depuis que j’ai montré mon cartel pour la première fois et que j’ai fait sonner de la trompe dans le port de Southampton pour recruter un équipage. S’il est un homme qui se puisse dire maître marinier, c’est bien moi !

 

– Et où sont les deux autres bateaux ?

 

– Qui pourrait le dire avec ce brouillard, messire ?

 

– Il était de votre devoir de garder le contact.

 

– Je n’ai que les yeux que Dieu m’a donnés, messire, et ils ne peuvent voir au travers d’un nuage.

 

– S’il eût fait beau, moi qui suis un soldat, je les aurais gardés ensemble. Mais comme le temps était mauvais, nous nous sommes fiés à vous qui êtes un marinier, et vous n’y avez point réussi. Vous avez perdu deux de mes bateaux avant même que l’aventure soit commencée.

 

– Mais, messire, je vous prie de considérer…

 

– Assez de mots ! fit Knolles sèchement. Ils ne me ramèneront point mes deux cents hommes. À moins que je ne les retrouve avant d’arriver à Saint-Malo, je vous jure par saint Wilfrid de Ripon que ceci sera un mauvais jour pour vous. Assez ! Allez et faites votre possible.

 

Durant cinq heures, avec une brise légère dans le dos, ils croisèrent dans l’épais brouillard, sous une pluie froide qui trempait leur barbe et leur dégoulinait sur le visage. Parfois, ils apercevaient un peu d’eau jusqu’à une archie ou portée de flèche, de part et d’autre du bateau, mais aussitôt le nuage se refermait sur eux. Depuis longtemps, ils avaient cessé de sonner de la trompe pour retrouver leurs compagnons, mais ils gardaient l’espoir de les revoir lorsque le temps s’éclaircirait. D’après les estimations du marinier, ils devaient se trouver à mi-chemin entre les deux côtes.

 

Nigel était accoudé au bastingage, les pensées perdues dans les vallons de Cosford et sur les pentes couvertes de bruyère, lorsque quelque chose lui frappa l’oreille. C’était un bruit métallique, s’élevant au-dessus du murmure de la mer, du grincement du bout-dehors et du claquement de la voile. Il écouta, et de nouveau le même son lui parvint.

 

– Oyez, messire, dit-il à Sir Robert. N’y a-t-il point un bruit dans le brouillard ?

 

Tous deux tendirent l’oreille. Le son résonna clairement une fois de plus, mais dans une autre direction. La première fois, c’était à la proue, et maintenant cela provenait du gaillard arrière. Puis le son se répéta encore et encore. Il s’était déplacé. Désormais, c’était à l’avant de l’autre côté puis à l’arrière de nouveau ; il venait de plus près puis, faiblement, de très loin. À ce moment, tous les hommes à bord, matelots, archers et hommes d’armes étaient rassemblés sur le pourtour du bateau. Tout autour d’eux, il y avait des bruits dans l’obscurité et la muraille de brouillard leur collait toujours au visage. Et les bruits qui sonnaient si étrangement à leurs oreilles avaient toujours la même haute résonance musicale.

 

Le vieux capitaine secoua la tête et se signa.

 

– En trente années passées en mer, je n’ai rien entendu de semblable, dit-il. Le diable est toujours perdu dans le brouillard. C’est bien pour cela qu’on l’appelle le prince des ténèbres.

 

Une vague de panique passa sur le vaisseau et les rudes hommes qui ne craignaient aucun ennemi mortel se mirent à trembler de frayeur devant les ombres créées par leur imagination. Le visage blafard et les yeux hagards, ils regardèrent le nuage comme si à tout moment quelque forme étrange et terrifiante dût en surgir et fondre sur eux. Comme ils épiaient, il y eut un coup de vent. Pendant un instant, le banc de brouillard se dissipa et une partie de la mer se dévoila.

 

Elle était couverte de bateaux. Il y en avait de tous les côtés.

 

C’étaient d’immenses caraques à la haute proue, aux bastingages sculptés et incrustés d’or. Chacune avait une grande voile et suivait la même route que le Basilisk. Les ponts étaient couverts d’hommes et c’était des hautes poupes que provenaient les résonances qui remplissaient l’air. Pendant un moment, les navires furent visibles, flotte immense progressant lentement et auréolée d’une vapeur grise. Puis les nuages se refermèrent et la flotte s’évanouit de nouveau. Il y eut un long silence, après quoi éclata un concert de voix surexcitées.

 

– Les Espagnols ! crièrent une douzaine d’archers et de marins.

 

– J’aurais dû m’en douter, fit le commandant. Je me souviens de la côte de Biscaye, quand ils faisaient résonner leurs cymbales à la façon des Maures païens contre qui ils se battaient. Mais que voulez-vous que je fasse, messire ? Si le brouillard se lève, nous sommes perdus.

 

– Il y avait trente bateaux pour le moins, fit Knolles en fronçant le sourcil. Et si nous les avons vus, je gage qu’eux aussi nous auront découverts. Ils vont nous aborder.

 

– Non, messire, je crois que notre bateau est plus léger et plus rapide que les leurs. Si le brouillard tient une heure encore, nous en serons débarrassés.

 

– À vos armes ! hurla Knolles. À vos armes ! Ils sont sur nous !

 

En effet, le Basilisk avait été repéré par le bateau amiral espagnol avant que le brouillard se fût refermé. Avec un vent aussi léger et dans un tel brouillard, il n’avait aucun espoir de le retrouver à la voile. Et par malchance, à moins d’une archie de la grande caraque espagnole se trouvait une galère basse, fine et rapide, munie de rames qui lui permettaient de lutter contre vents et marées. Elle aussi avait vu le Basilisk, et ce fut à cette galère que le commandant espagnol donna ses ordres. Pendant quelques minutes, elle fouilla dans le brouillard puis, soudain, elle bondit comme une bête puissante et souple fonçant sur sa proie. C’était la vue de cette longue ombre filant derrière eux qui avait provoqué le cri d’alarme du chevalier anglais. Tout aussitôt les rames de tribord furent ramenées sur la galère, les flancs des deux bateaux grincèrent et une nuée d’Espagnols basanés au teint bistre s’agrippèrent aux flancs du Basilisk puis sautèrent sur le pont en poussant des cris de triomphe.

 

Pendant un instant, on put croire que le vaisseau allait être capturé sans coup férir, car les hommes du bateau anglais s’étaient mis à courir en tous sens pour prendre leurs armes. On pouvait voir dans l’ombre du gaillard d’avant et à la poupe des dizaines d’archers anglais bandant leur arc pour y fixer la corde. D’autres bondissaient sauvagement au-dessus de caisses et de fûts à la recherche de leur carquois. Quant à ceux qui trouvaient leurs flèches, ils en prenaient quelques-unes qu’ils prêtaient à leurs compagnons. Pris d’une folle hâte, les hommes d’armes aussi tâtaient dans les coins, saisissant des casques d’acier qui n’étaient pas les leurs, les rejetant sur le pont et empoignant n’importe quelle épée ou lance qui leur tombait sous la main.

 

Le centre du bateau était occupé par les Espagnols qui, après avoir exterminé tous ceux qui se trouvaient devant eux, tentèrent de pousser vers les extrémités, lorsqu’ils se rendirent compte que ce n’était pas un mouton mais bien un vieux loup féroce qu’ils avaient saisi aux oreilles.

 

Si la leçon vint trop tard, elle n’en fut que plus dure. Attaqués des deux côtés et bientôt écrasés par le nombre, les Espagnols, qui n’avaient jamais douté que cette petite embarcation fût un bateau marchand, furent mis en pièces. Ce ne fut pas un combat, mais une boucherie. En vain les survivants coururent en implorant tous leurs saints ou se jetèrent sur la galère. Elle avait été criblée de flèches de la poupe du Basilisk et, des marins du pont jusqu’aux galériens, tous étaient morts. De l’étrave au gouvernail, chaque pied du pont était hérissé de flèches. C’était un véritable tombeau flottant, couvert de morts et de mourants, qui dériva au gré des vagues quand le Basilisk l’abandonna dans le brouillard.

 

Lors de leur assaut sur le Basilisk, les Espagnols s’étaient emparés de six membres de l’équipage et de quatre archers désarmés. Ils leur avaient tranché la gorge et les avaient jetés par-dessus bord. Après l’attaque, les Espagnols blessés et morts, qui jonchaient le pont, furent traités de la même façon. L’un d’eux courut se cacher ; il dut être poursuivi et achevé, hurlant comme un rat. Une demi-heure plus tard, à l’exception des taches de sang sur le pont et le bastingage, il ne restait pas trace de la violente rencontre dans le brouillard. Les archers tout heureux débandaient leurs arcs car, malgré la poix, l’humidité de l’air enlevait de leur force aux cordes. Certains recherchaient les flèches qui étaient tombées sur le bateau, d’autres pansaient de légères égratignures. Cependant une ombre anxieuse planait sur le visage de Sir Robert qui regardait fixement derrière lui dans le brouillard.

 

– Allez parmi les archers, Hawthorn, dit-il à son écuyer. Recommandez-leur sur leur vie de ne point faire de bruit. Et vous aussi, Loring, allez voir les gardes-poupe et faites-leur la même recommandation. Car c’en est fait de nous si l’un de ces grands bateaux nous repère.

 

Pendant près d’une heure, retenant leur souffle, ils épièrent la flotte dans le brouillard, entendant toujours le roulement des cymbales autour d’eux car c’était de cette façon que les Espagnols restaient groupés. Une fois, cette musique sauvage parut venir d’au-dessus même de leur proue, les avertissant qu’ils avaient à changer leur cap. Une autre fois, un immense vaisseau apparut pendant un moment à leur côté, mais ils dévièrent de deux degrés et l’autre aussitôt s’évanouit. Bientôt, les cymbales ne furent plus qu’un lointain tintement qui se mourut enfin.

 

– Il était temps, fit le vieux commandant en désignant une lueur jaunâtre au-dessus d’eux. Voyez là-bas ! C’est le soleil qui perce. Il sera là bientôt. Ne l’avais-je point dit ?

 

Un faible soleil, pas plus grand et bien moins brillant que la lune, s’était enfin montré dans un écrin de nuages. Peu à peu, il grandit en taille et en force, puis un halo jaune s’élargit tout autour, un rayon perçant, bientôt suivi d’une abondante lumière dorée. Quelques minutes plus tard, ils voguaient sur une mer d’un bleu clair sous un ciel d’azur sans nuages, et devant un décor tel que tous le porteraient à jamais dans leur mémoire tant qu’il leur en resterait une once.

 

Ils se trouvaient au milieu du détroit. Les blanches et vertes côtes de Picardie et du Kent s’étendaient de part et d’autre. Devant eux, la mer allait en s’élargissant, virant du bleu foncé à la proue du bateau au pourpre sous la ligne de l’horizon. Derrière eux traînait encore l’épais banc de nuages dont ils venaient de sortir, qui formait comme un mur gris entre l’est et l’ouest et d’où émergeaient les hautes lignes des navires constituant la flotte espagnole. Quatre d’entre eux avaient déjà paru, leurs grands corps rouges, leurs flancs dorés et leurs voiles colorées brillant dans le soleil du soir. À tout moment, une nouvelle tache dorée surgissait du brouillard, scintillant un instant comme une étoile, avant de devenir le bec d’airain du grand vaisseau rouge qui le portait. Tout le banc de nuages avait rompu la ligne des nobles bateaux. Le Basilisk se trouvait à un mille devant eux. Cinq milles plus loin, en direction de la côte de France, deux autres petits bateaux descendaient le long du détroit. Les deux compagnons disparus, le Thomas et le Grâce-Dieu, furent salués par un cri de joie de Robert Knolles et une profonde prière de gratitude adressée à tous les saints par le vieux commandant.

 

Mais, si agréable que leur fût l’apparition de leurs amis perdus, et si merveilleuse que fût la vue des bateaux espagnols, ce ne fut point eux que les hommes du Basilisk regardèrent surtout. Une vision plus gigantesque encore s’offrait à leurs yeux, une vision qui les attira à la proue, les yeux agrandis et les doigts pointés. La flotte anglaise arrivait de Winchelsea. Déjà, avant même que le brouillard fût levé, une galéasse rapide avait apporté la nouvelle que la flotte espagnole était en mer et les vaisseaux du roi s’étaient mis en route. Avec leur multitude de voiles, ornés aux armes et aux couleurs des villes qui les avaient fournis, ils se détachaient nettement sur la côte du Kent, entre Dungeness Point et Rye. Vingt-neuf vaisseaux se trouvaient rassemblés là, venant de Southampton, de Shoreham, de Winchelsea, de Hasting, de Rye, de Hythe, de Romney, de Folkestone, de Deal, de Douvres et de Sandwich. Ils fonçaient, grand-voile dehors, de façon à capter le vent, tandis que les Espagnols, aussi vaillants adversaires qu’ils l’avaient toujours été, viraient de bord pour les affronter. Bannières au vent et voiles peintes, les deux flottes, dans la sonnerie claironnante des trompes et les coups de cymbales, se rapprochaient l’une de l’autre.

 

Durant tout le jour, le roi Édouard était resté couché dans son grand bateau, le Philippa, à un mille au large de Camber Sands, attendant la venue des Espagnols. Au-dessus de l’immense voile qui portait les armes réales, flottait la croix rouge d’Angleterre. Tout au long de la rambarde, on pouvait voir les boucliers de quarante chevaliers, fleur de la chevalerie anglaise, et autant de bannières flottaient au-dessus du pont. Les extrémités surélevées du bateau scintillaient sous les écussons des hommes d’armes, les archers s’étant massé sur l’embelle. De temps à autre, un roulement de tambourin ou une sonnerie de trompette s’élevait du bateau royal, auquel répondaient ses grands voisins : le Lion battant pavillon du Prince Noir, le Christopher avec le comte de Suffolk, le Salle du Roi de Robert de Namur, le Grâce-Marie de Sir Thomas Holland. Plus loin étaient mouillés le Cygne Blanc, aux armes de Mowbray, le Pèlerin de Deal avec la Tête Noire d’Audley, et l’Homme de Kent avec Lord Beauchamp. Les autres étaient à l’ancre, mais prêts à partir, dans la baie de Winchelsea.

 

Le roi était assis sur un tonnelet à l’avant du bateau, avec le petit John de Richmond, qui n’était guère plus qu’un petit garçon, assis sur ses genoux. Édouard portait la tunique de velours noir qu’il préférait et un petit chapeau brun sur le côté duquel était plantée une plume blanche. Un riche mantelet de fourrure bordé de menu-vair lui couvrait les épaules. Derrière lui étaient groupés une vingtaine de chevaliers, tous revêtus de soieries et de satin, les uns assis sur des barques retournées, les autres sur le bastingage, balançant les jambes.

 

Devant lui se tenait John Chandos, vêtu d’un surcot bicolore, un pied sur une ancre, qui pinçait les cordes de son luth en modulant un chant qu’il avait appris à Marienburg, la dernière fois qu’il avait aidé les chevaliers de l’ordre Teutonique à combattre les infidèles. Le roi, les chevaliers et même les archers serrés dans l’embelle éclataient de rire devant les rimes joyeuses et reprenaient en chœur le refrain, et les hommes des bâtiments voisins tendaient l’oreille pour entendre cette mélodie profonde qui s’en allait en roulant sur les flots.

 

Il fut soudain interrompu : la vigie postée dans la gabie poussait un cri rauque mais puissant. :

 

– Une voile !… Deux voiles !

 

John Bunce, le batelier du roi, portant sa main au front pour s’abriter les yeux, regarda le grand banc de nuages qui bouchait le nord ; Chandos, les doigts encore sur les cordes de son luth, le roi, les chevaliers, tous scrutèrent du même côté. Deux petites formes sombres étaient apparues, bientôt suivies d’une troisième.

 

– Ce sont les Espagnols ? s’enquit le roi.

 

– Non, sire, répondit le marin. Les espagnols sont plus grands et peints en rouge. J’ignore ce que peuvent être ceux-ci.

 

– Quant à moi, je m’en doute ! s’écria Chandos. Ce sont, sans aucun doute, les trois vaisseaux faisant voile avec mes hommes pour la Bretagne.

 

– Vous avez deviné juste, Chandos, fit le roi. Mais voyez donc ! Au nom de la Vierge, qu’est ceci ?

 

Quatre étoiles projetant une lumière éclatante venaient de surgir à leur tour du banc de brouillard. Un moment plus tard, autant de grands bateaux se balançaient au soleil. Un long hurlement s’éleva sur le bateau du roi et se répercuta sur toute la ligne jusqu’à ce que toute la côte, de Dungeness à Winchelsea, vibrât sous ce cri de guerre. Le roi bondit, le visage illuminé par la joie.

 

– Les jeux sont faits, mes amis ! dit-il. Habillez-vous, John ! Et vous, Walter ! Vite, vous tous ! Écuyers, mon armure ! Que chacun ne s’occupe que de soi-même : nous n’avons guère de temps.

 

Étrange vision que ces quarante chevaliers arrachant leurs vêtements, jonchant le pont de velours et de satin, pendant que chacun de leurs écuyers, aussi affairés que des palefreniers avant la course, poussaient et tiraient, tendaient, fixaient et assujettissaient les bassinets, les cuissots, les plastrons et les dossières, jusqu’à faire de ces courtisans de soie des hommes d’acier. Et lorsqu’ils furent prêts, il ne resta plus qu’un groupe de farouches guerriers là où de folâtres gentilshommes avaient ri et chanté autour du luth de Sir John. En contrebas, dans le plus grand silence, les archers subissaient l’inspection de leurs officiers et occupaient les places qui leur avaient été désignées. Une douzaine d’entre eux tenaient un dangereux poste dans les gabies en haut des mâts.

 

– Du vin, Nicholas ! cria le roi. Messires, devant que d’abaisser votre visière, je vous prie de lever le verre avec moi. Je vous promets que vous aurez les lèvres sèches avant qu’elles soient de nouveau libérées. À quoi boirons-nous, John ?

 

– Aux hommes d’Espagne ! répondit Chandos, dont le visage dur apparaissait dans l’ouverture du casque. Puissent-ils avoir le cœur fort et le courage au combat, ce jour !

 

– Voilà qui est bien parler, John ! s’écria le roi, dont la voix s’éleva sur le chœur des chevaliers qui trinquaient et riaient. Et maintenant, mes bons amis, que chacun regagne son poste ! Je me charge de la défense du gaillard d’avant. Vous, John, vous vous occupez de l’arrière. Walter, James, William, Fitz-Alan, Goldesborought, Reginald, vous resterez avec moi. John, faites aussi votre choix, et les autres resteront avec les archers. Et maintenant, allez droit en leur milieu, maître timonier. Avant que le soleil se couche, nous aurons ramené une de ces galères écarlates pour en faire don à nos gentes dames, ou nous ne verrons jamais plus l’une d’entre elles.

 

L’art de naviguer contre le vent n’avait pas encore été inventé, pas plus qu’il n’existait encore de voile aurique, sauf les petites qui permettaient à un navire de virer. La flotte anglaise dut donc effectuer un grand crochet pour se porter à la rencontre de l’ennemi, mais ce ne fut pas long, car les Espagnols, qui arrivaient avec le vent, étaient aussi avides qu’eux d’engager le combat. Les deux flottes se rapprochèrent dans une débauche de pompe et de dignité.

 

Il se fit qu’une fine caraque avait devancé les autres bateaux et faisait route, rouge et or dans un scintillement d’acier, à environ un demi-mille au-devant des Anglais. Édouard la regarda, avec admiration, car elle en valait la peine, avec l’eau bleue bouillonnant devant sa proue dorée.

 

– Que voici un beau vaisseau, master Bunce ! dit-il au marin à côté de lui. Il me plairait d’engager le combat avec lui. Continuez donc tout droit afin de le pouvoir couler.

 

– Si je continue tout droit, sire, un des deux coulera, si ce n’est point les deux.

 

– Je ne doute point que nous ne jouions notre rôle avec l’aide de la Vierge. Tout droit, maître timonier, ainsi que je l’ai dit !

 

Les deux bateaux se trouvaient à une archie de distance et les carreaux des arbalétriers espagnols fouettèrent l’anglais. Ces traits du diable, courts et épais, sifflaient partout dans l’air comme des abeilles, s’écrasant contre le bastingage, tombant sur le pont, résonnant fortement sur les armures des chevaliers ou s’enfonçant avec un bruit sourd et mat dans le corps de leurs victimes.

 

Sur les deux flancs du Philippa, les archers étaient restés immobiles, attendant les ordres. Soudain, leur chef poussa un cri perçant et toutes les cordes vibrèrent en même temps. L’air était plein de ce son, coupé par le sifflement des flèches et les aboiements des chefs de groupes.

 

– Doucement ! Tirez doucement ! Tous ensemble ! À cent vingt pas ! Cent pas ! Quatre-vingts pas ! Tirez tous ensemble !

 

Lorsque les deux grands bateaux s’abordèrent, l’espagnol vira de quelques degrés afin d’adoucir le choc qui n’en fut pas moins terrifiant. Dans le haut mât de la caraque, une douzaine d’hommes balançaient un énorme bloc de pierre dans le dessein de le précipiter sur le pont anglais. Mais ils poussèrent un hurlement d’horreur en sentant le mât craquer sous eux, basculant, doucement d’abord, puis plus vite, en projetant les hommes à l’eau, à l’instar de pierres que lance une fronde. Un tas de corps meurtris jonchait le pont à l’endroit où le mât était tombé. Cependant l’anglais avait lui aussi subi des dégâts. Son mât avait tenu il est vrai, mais le choc, non content de jeter tous les hommes sur le pont, avait également projeté dans l’eau une vingtaine de ceux qui garnissaient ses bords. Un archer fut enlevé de la pointe du mât et vint s’écraser aux pieds mêmes du roi, sur le château avant. Nombreux étaient ceux qui s’étaient fracturé un bras ou une jambe en tombant d’un des gaillards dans l’embelle. Mais le plus grave était que des coutures avaient été ouvertes par le choc et que la muraille avait une douzaine de voies d’eau.

 

Par bonheur, il n’y avait là que des hommes aguerris et disciplinés, des hommes qui avaient déjà combattu côte à côte sur terre comme sur mer. Chacun savait où était sa place et son devoir. Ceux qui le pouvaient se remirent sur pied et vinrent en aide à une vingtaine de chevaliers qui roulaient sur le pont dans tous les sens, incapables de se relever à cause du poids de leur armure. Les archers se regroupèrent. Les matelots coururent avec de l’étoupe et du goudron pour boucher les déchirures. En moins de dix minutes, l’ordre avait été rétabli et le Philippa, quoique affaibli, se trouvait prêt à reprendre le combat. Le roi regardait sauvagement autour de lui comme un sanglier blessé.

 

– Que mon bateau s’attaque à cela ! s’écria-t-il en désignant du doigt l’espagnol. Je veux m’en emparer.

 

Mais déjà la brise les avait portés plus loin et une douzaine de vaisseaux espagnols fonçaient sur eux.

 

– Nous ne pouvons plus le rattraper, à moins de découvrir notre flanc aux autres, fit le maître nautonier.

 

– Laissez-le aller ! crièrent les chevaliers. Vous trouverez mieux que cela.

 

– Par saint Georges, vous dites vrai ! Car ce bateau sera nôtre lorsque nous aurons le temps de le prendre. Et ceux qui viennent vers nous ont aussi l’air de vaisseaux de grande valeur. Je vous prie, maître nautonier, de vous attaquer au plus proche d’entre eux.

 

Une grande caraque se trouvait à une archie de là. Bunce leva la tête et regarda son mât qui déjà penchait dangereusement. Au moindre choc, il basculerait et le bateau ne serait plus qu’un misérable sabot sur la mer. Il fit donc virer la barre et aborda l’espagnol de flanc, en jetant aussitôt les grappins et les chaînes de fer.

 

Les Espagnols, non moins ardents, agrippèrent le Philippa à l’avant et à l’arrière et les deux bateaux ainsi enchaînés se mirent à se balancer doucement sur les flots bleus. Sur les bastingages pendaient des grappes d’hommes enlacés dans un combat désespéré, tantôt basculant sur le pont de l’espagnol, tantôt reculant sur le pont du bateau royal, armés d’épées scintillant comme des flammes d’argent, cependant que de longs cris de rage et d’agonie flottaient sous le calme ciel bleu, tels les hurlements des loups.

 

Mais chacun des bateaux anglais s’était approché et, ayant jeté les grappins sur l’espagnol le plus proche, tentait de saisir ses hauts bastingages rouges. Vingt bateaux étaient engagés dans de furieux combats singuliers tout comme le Philippa, jusqu’à ce que la mer tout entière en fût couverte. La caraque démâtée que le bateau royal avait abandonnée derrière lui avait été emmenée par le Christopher du comte de Suffolk et l’eau était parsemée des têtes de ceux qu’elle avait portés dans ses flancs. Un anglais avait coulé sous un immense bloc de rocher lancé par une machine de guerre, et ses hommes aussi se débattaient dans l’eau dans l’indifférence générale. Un autre anglais fut coincé entre deux espagnols et envahi des deux côtés, si bien qu’aucun de ses occupants n’en sortit vivant. En revanche, Mowbray et Audley s’étaient tous deux emparés de la caraque à laquelle ils s’étaient attaqués, et la bataille en général, après que la victoire eut paru changer plusieurs fois de camp, tourna en faveur des Anglais.

 

Le Prince Noir, avec le Lion, le Grâce-Marie et quatre autres vaisseaux, avait exécuté une manœuvre pour prendre les Espagnols de flanc. Mais leur tentative avait été éventée, et les Espagnols les attendirent avec dix bateaux dont une de leurs plus grandes caraques, le Santiago de Compostela. C’était sur ce dernier que le prince avait jeté ses grappins, tentant de monter à l’abordage. Mais il avait les flancs si hauts et il était si bien défendu que les assaillants, incapables de franchir le bastingage, furent, après chaque tentative, rejetés sur le pont au-dessous d’eux. Le flanc de la caraque était garni d’arbalétriers qui canardaient d’en haut les hommes entassés sur le Lion, à telle enseigne que les cadavres s’y amoncelaient. Mais le plus dangereux de tous était un géant à barbe noire, tapi au haut d’un mât, de sorte que personne ne pouvait le voir. Il se dressait de temps à autre et, une grosse massue de fer entre les mains, il la lançait avec une telle force que rien ne pouvait l’arrêter. À plusieurs reprises, ces lourds missiles crevèrent le pont pour s’écraser au fond même du navire, brisant tout ce qui se trouvait sur leur chemin.

 

Le prince, revêtu de l’armure noire qui lui avait valu son nom, dirigeait l’attaque de la poupe, lorsque le nautonier courut vers lui, le visage pâle de frayeur.

 

– Seigneur, cria-t-il, le bateau ne peut tenir contre de pareils coups. Quelques-uns encore, et nous coulons. L’eau pénètre déjà de partout.

 

Le prince leva les yeux pour apercevoir la sombre barbe et deux puissants bras bronzés qui se montraient de nouveau. Un gros boulet, qui tomba en sifflant, ouvrit un grand trou dans le pont et s’écroula dans la cale. Le maître marinier s’arracha les cheveux.

 

– Un trou de plus ! hurla-t-il. Je prie saint Léonard de nous soutenir aujourd’hui. Vingt de mes marins s’affairent à écoper, mais l’eau les gagne de vitesse. Le bateau ne tiendra plus une heure.

 

Le prince arracha une arbalète des mains de l’un de ses suivants et ajusta l’Espagnol dans la mâture. Au moment même où l’homme se tenait droit, avec une autre masse dans les mains, le carreau l’atteignit en plein visage et son corps s’effondra sur le bastingage, y restant pantelant. Un hurlement de triomphe s’éleva du navire anglais, auquel répondit un grondement de rage des Espagnols. Cependant un matelot traversa le Lion en courant et vint murmurer quelque chose à l’oreille du maître nautonier, qui se tourna aussitôt vers le prince.

 

– C’est bien ce que j’ai dit, messire. Le bateau coule sous nos pieds.

 

– Raison de plus pour nous emparer d’un autre ! répondit le prince. Sir Henry Stokes, sir Thomas Stourton, Williams, John de Clifton, notre voie nous est tracée ! Faites avancer mon étendard, Thomas de Mohun. En avant, et que la journée nous soit propice !

 

Dans un élan désespéré, une douzaine d’hommes, le prince à leur tête, parvinrent à s’accrocher au bord du bateau espagnol. Certains jouaient furieusement de l’épée pour s’ouvrir un passage, d’autres, cramponnés d’une main au bastingage, hissaient leurs amis qui se trouvaient au-dessous d’eux. Chaque minute qui passait augmentait leur force : de vingt, ils devinrent trente, et de trente, quarante, lorsque les nouveaux arrivants, se penchant à leur tour pour aider ceux qui les suivaient, virent le pont du navire au-dessous d’eux disparaître sous l’eau. Le bateau du prince venait de sombrer.

 

À grand renfort de cris, les Espagnols se tournèrent vers le petit groupe qui avait atteint leur pont. Mais déjà le prince et ses hommes avaient enlevé la poupe et de cette position surélevée repoussaient les vagues ennemies. Mais les carreaux d’arbalète frappaient durement leurs rangs, et bientôt un tiers d’entre eux couvrit le plancher. Formant ligne en travers du pont, ils arrivaient à peine à tenir un front continu devant la masse qui se pressait contre eux. Assaut après assaut, ils allaient avoir le dessous car les Espagnols, endurcis par une récente guerre désespérée contre les Maures, étaient de rudes combattants. Mais il y eut soudain un remous de l’autre côté du bateau.

 

– Saint Georges ! Saint Georges ! Knolles vient à la rescousse.

 

Une petite embarcation avait abordé la grande caraque et une soixantaine d’hommes avaient bondi sur le pont du Santiago. Pris entre deux feux, les Espagnols s’enfuirent en débandade et la lutte devint un massacre. Les hommes du prince bondirent de la poupe, et les nouveaux venus montaient de l’embelle. Il s’écoula alors cinq horribles minutes de coups, de hurlements, de prières, avec des silhouettes luttant, accrochées au bastingage, s’écrasant soudain dans un grand éclaboussement d’eau. Puis ce fut la fin, et les hommes, éreintés, s’appuyèrent sur leurs armes pour reprendre leur souffle cependant que d’autres s’étendaient sur le pont de la caraque conquise.

 

Le prince avait relevé sa visière. Il eut un fier sourire en regardant autour de lui. Puis il s’essuya le visage ruisselant de transpiration.

 

– Où est le nautonier ? demanda-t-il. Qu’il nous mène vers un autre bateau !

 

– Non, monseigneur. Le nautonier et tous ses hommes ont coulé avec le Lion, répondit Thomas de Mohun, jeune chevalier et porte-étendard du prince. Nous avons perdu notre bateau et la moitié de nos suivants. Je crains que nous ne puissions plus combattre.

 

– La chose importe peu, puisque la victoire est nôtre, fit le prince en regardant alentour. Je vois la bannière royale de mon noble père qui flotte là-bas, sur ce vaisseau espagnol. Mowbray, Audley, Suffolk, Beauchamp, Namur, Tracey, Stafford et Arundel ont tous leur bannière flottant au mât d’une caraque rouge, comme la mienne sur celle-ci. Voyez, cette escadre là-bas est déjà hors d’atteinte. Mais il nous faut vous remercier, vous qui êtes venus à notre aide en un moment aussi critique… J’ai déjà vu votre visage et vos armoiries, jeune seigneur, bien que ma langue ne se puisse souvenir de votre nom. Veuillez me le rappeler afin qu’il me soit possible de vous remercier.

 

Il s’était tourné vers Nigel qui se tenait, rougissant et heureux, à la tête des hommes du Basilisk.

 

– Je ne suis qu’un écuyer, messire, et je n’ai aucun droit à vos remerciements, car je n’ai rien fait. Voici notre commandant.

 

Les yeux du prince se portèrent sur un bouclier chargé du corbeau noir et sur le jeune visage sérieux de celui qui le portait.

 

– Sir Robert Knolles ! Je croyais que vous faisiez route pour la Bretagne !

 

– En effet, messire, je m’y rendais lorsque j’eus la bonne fortune d’assister à la bataille qui se déroulait.

 

Le prince se mit à rire.

 

– C’eût été trop demander, Robert, je veux le croire, que souhaiter vous voir poursuivre votre chemin alors qu’un gain d’honneur se trouvait à portée de main. Mais maintenant je vous prie de revenir avec nous à Winchelsea, car je suis certain que mon père voudra vous remercier pour ce que vous avez fait aujourd’hui.

 

Mais Robert Knolles secoua la tête.

 

– J’ai reçu un ordre de votre père, messire, et je ne puis changer d’avis sans un autre ordre de lui. Nos gens sont serrés de près en Bretagne et je n’ai point le droit de traîner en chemin. Je vous prie donc, bon seigneur, s’il vous plaît, de parler de moi au roi, de le supplier de me pardonner pour avoir ainsi interrompu mon voyage.

 

– Vous avez raison, Robert. Dieu vous garde ! Je souhaiterais pouvoir naviguer sous votre bannière, car je suis sûr que vous allez conduire vos hommes là où il y a de l’honneur à gagner. Peut-être aurai-je, moi aussi, la chance de me trouver en Bretagne, avant que l’année soit passée.

 

Le prince s’occupa alors de rassembler ses gens, pendant que les hommes du Basilisk regagnaient leur bord. Ils ôtèrent les grappins à l’espagnol, mirent à la voile et tournèrent la proue vers le sud. Loin devant eux se trouvaient leurs deux compagnons qui accouraient à l’aide, tandis qu’une vingtaine de bateaux espagnols fuyaient plus loin encore, poursuivis par quelques anglais. Le soleil se couchait sur l’eau et ses rayons horizontaux faisaient flamboyer la grande caraque rouge et or sur laquelle flottait la croix de saint Georges. Elle dominait l’escadre anglaise qui, dans un déploiement d’étendards et de musique, se dirigeait lentement vers la côte du Kent.

CHAPITRE XVIII

COMMENT BLACK SIMON SE FIT PAYER SON GAGE PAR LE ROI DE SERCQ


Pendant un jour et demi la petite flotte navigua à bonne allure : mais au deuxième matin, après avoir repéré le cap de la Hague, elle fut repoussée vers la mer par un vif vent de terre. Il y eut des rafales, de la pluie et du brouillard. Après deux journées de ce mauvais temps, elle découvrit sur son tribord, au milieu d’une mer parsemée de rochers à fleur d’eau, une île ceinte de hautes falaises granitiques rougeâtres que couronnaient des pentes gazonnées. L’île n’était pas grande ; une deuxième, encore plus petite, se démasqua bientôt à côté d’elle. Dennis, le maître marinier, hocha la tête.

 

– La plus petite, dit-il, s’appelle Bréchou. Et la grande est l’île de Sercq. Si jamais je m’échoue un jour, je prie tous les saints du paradis que ce ne soit pas sur cette côte-là !

 

Knolles à son tour regarda les îles.

 

– Vous avez raison, dit-il. Ces rochers ne me disent rien qui vaille : l’endroit est dangereux.

 

– Oh, c’est aux cœurs de rocher qui habitent là que je pensais ! répondit le vieux marin. Nous sommes bien en sécurité dans trois bons bateaux ; mais si nous nous trouvions dans une petite embarcation, ils auraient déjà sorti leurs navires pour nous attaquer.

 

– Qui sont donc ces gens, et comment vivent-ils sur une île aussi minuscule et aussi balayée par le vent ? interrogea Knolles.

 

– Ils ne vivent pas de l’île, messire, mais de tout ce qu’ils peuvent attraper sur la mer qui l’entoure. Ce sont les rebuts de l’humanité : gibiers de potence, prisonniers évadés, esclaves et serfs qui ont pris la clé des champs, assassins ou voleurs, ils ont échoué sur cette terre isolée, et ils la défendent contre tout agresseur. J’en connais un qui pourrait vous renseigner sur leurs mœurs, ayant été longtemps leur captif.

 

Le marin désignait Black Simon, l’homme brun de Norwich, qui était appuyé sur le rebord et qui considérait lugubrement le rivage.

 

– Ho l’ami ! appela Knolles. Qu’est-ce que j’apprends ? Est-il vrai que vous ayez été prisonnier sur cette île ?

 

– C’est vrai, messire. Huit mois durant, j’ai été le valet de l’homme qu’ils appellent ici leur roi. Son nom est La Muette. Il est originaire de Jersey. Il n’existe pas sous le ciel de Dieu quelqu’un que j’aie davantage envie de revoir.

 

– Vous aurait-il maltraité ?

 

Black Simon eut un sourire amer. Il retira son justaucorps. Son dos sec et nerveux était zébré de cicatrices blanches.

 

– Il a imprimé sur moi sa signature, dit-il. Il jurait qu’il me briserait, que sa volonté viendrait à bout de moi ; il a essayé. Mais la raison majeure pour laquelle je voudrais le revoir est qu’il a perdu un pari et que j’aimerais qu’il me paie le gage.

 

– Tiens, tiens ! fit Knolles. Quels étaient donc ce pari et le montant de ce gage ?

 

– Presque rien, répondit Simon. Mais je ne suis pas riche et rentrer dans ces fonds serait une bonne affaire. Si par hasard nous nous étions arrêtés à cette île, je vous aurais demandé l’autorisation de me rendre à terre et de réclamer mon dû.

 

Sir Robert Knolles se mit à rire.

 

– Cette histoire taquine ma curiosité, dit-il. Pour ce qui est de faire escale dans cette île, le maître nautonier m’a affirmé que nous devions attendre un jour et une nuit, car nous avons fatigué nos madriers. Mais, si vous vous rendez à terre, qui me dit que vous serez revenu pour le départ, ou que vous verrez ce roi dont vous me parlez ?

 

De la figure de Black Simon irradiait une joie farouche.

 

– Si vous me donnez l’autorisation, messire, je serai pour toujours votre débiteur. Pour le reste, je connais cette île aussi bien que je connais les rues de Norwich : vous le voyez, elle est petite et j’y ai vécu près d’un an. Pour peu que je débarque à la nuit tombée, je parviendrai jusqu’à la maison du roi et, s’il n’est pas mort ou ivre mort, je saurai comment lui parler seul à seul : je suis au courant de ses habitudes, de ses heures et des lieux qu’il fréquente. Je voudrais seulement vous prier de me permettre d’emmener Aylward l’archer, afin que j’aie un ami pour le cas où les choses tourneraient mal.

 

Knolles réfléchit un moment.

 

– Vous me demandez beaucoup. Par toute la vérité de Dieu, je vous déclare que vous et votre ami êtes deux hommes que je ne suis pas disposé à perdre ! Je vous ai vus l’un et l’autre aux prises avec les Espagnols, et je vous ai appréciés. Mais, puisque nous devons stopper à cet endroit maudit, faites ce que vous voudrez. Attention ! Si vous m’avez raconté une histoire, ou si vous essayez de me jouer un tour pour me quitter, alors, que Dieu soit votre ami le jour où nous nous retrouverons, car un ami homme ne serait pas suffisant pour vous sauver de ma colère !

 

Il s’avéra que non seulement les planches avaient besoin d’être ferrées, mais encore que le Thomas devait faire de l’eau. Les bateaux mouillèrent donc près de l’île de Bréchou, où il y avait des sources. Personne n’habitait ce petit coin de terre, mais les marins distinguèrent sur l’autre île de nombreuses silhouettes qui regardaient dans leur direction, et des cliquetis d’acier leur apprirent qu’il s’agissait d’hommes armés. Un navire, d’ailleurs, sortit d’une crique et s’aventura vers le large pour aller les examiner de plus près, mais il fit rapidement demi-tour après avoir constaté qu’il n’était pas de taille à les attaquer.

 

Black Simon trouva Aylward assis sous la poupe, adossé contre Bartholomew l’armoïer. Il sifflotait gaiement tout en sculptant une tête de jeune fille sur le bois de son arc.

 

– Ami, demanda Simon, viendrais-tu ce soir à terre ? J’ai besoin de ton aide.

 

Aylward émit un bon rire.

 

– Si je viendrais, Simon ? Par ma foi, je serais bien content de remettre un pied sur de la bonne terre solide ! Toute ma vie j’ai marché dessus, et je ne l’ai jamais tant aimée que depuis que je voyage sur ces maudits bateaux. Nous irons ensemble sur cette île, Simon, et nous nous mettrons en quête de femmes, s’il s’en trouve quelqu’une, car voilà bien une année que je n’ai pas entendu leur doux babil, et j’ai les yeux fatigués de voir des têtes comme celle de Bartholomew ou la tienne.

 

La physionomie farouche de Simon se détendit.

 

– La seule tête que tu verras à terre, Samkin, ne t’apportera guère de plaisir. Et je te préviens qu’il ne s’agit pas d’une promenade de santé. Si ces gens-là nous attrapent, notre mort sera plutôt cruelle !

 

– Bavard, reprit Aylward, je t’accompagnerai où que tu ailles ! Ne m’en dis donc pas davantage. Je n’en peux plus de vivre comme un lapin dans son trou, et je serai ravi de te suivre dans ton expédition.

 

Deux heures après, le coucher du soleil, une petite embarcation quitta le Basilisk. Elle avait à bord Simon, Aylward et deux matelots. Les soldats avaient emporté leurs glaives, et Black Simon avait jeté sur son épaule un sac à biscuits marron. Selon ses directives, les nageurs longèrent le dangereux ressac qui battait contre les falaises jusqu’à un endroit où un récif écarté faisait office de brise-lames. Derrière, l’eau était calme, peu profonde, et descendait sur une plage en pente. Le canot fut halé sur le sable, et les matelots reçurent l’ordre d’attendre le retour de Simon et d’Aylward qui partirent aussitôt pour leur mission.

 

Avec l’assurance de quelqu’un qui connaît exactement les lieux, Simon commença à escalader entre les rocs une crevasse étroite bordée de fougères. Aylward le suivait. Dans le noir, l’ascension n’était pas simple, mais Simon l’accomplit avec l’ardeur d’un vieux chien sur une piste chaude. Aylward haletait, mais il grimpa du mieux qu’il put. Quand ils arrivèrent au sommet, l’archer se laissa tomber sur l’herbe.

 

– Une minute, Simon ! Il ne me resterait pas assez de souffle pour éteindre une chandelle. Calme ta hâte, mon ami ! Nous avons toute la nuit devant nous. Pour que tu sois si pressé de voir cet homme, il faut que tu l’aimes bien, n’est-ce pas ?

 

– Je l’aime tellement, répondit Simon, que j’ai souvent rêvé à notre prochaine rencontre. Il faut qu’elle ait lieu avant que la lune soit couchée.

 

– Si c’était une fille, dit Aylward, je te comprendrais. Par les dix doigts de mes mains, si Mary du moulin ou la petite Kate de Compton m’avait attendu au haut de cette falaise, je l’aurais gravie sans même m’en rendre compte. Mais est-ce qu’il n’y a pas des maisons par là ? J’entends parler dans l’ombre.

 

– C’est leur ville, expliqua Simon à voix basse. Chaque toit abrite un coupe-gorge, avec des murs qui en ont vu de drôles ! La ville compte une centaine de maisons. Écoute !

 

De l’obscurité avait jailli un éclat de rire féroce, aussitôt suivi d’un long cri de souffrance.

 

– Par tous les saints ! s’exclama Aylward. Que signifie cela ?

 

– Vraisemblablement c’est un pauvre diable qui est tombé entre leurs griffes, comme moi jadis. Viens par ici, Samkin : il y a une tranchée où nous pourrons nous dissimuler. Tiens, la voilà. Mais elle est plus large et plus profonde qu’autrefois ! Attention ! serre-moi de près. Si nous la suivons, nous serons bientôt à un jet de pierre de la maison du roi.

 

Ils rampèrent tous les deux dans la tranchée. Soudain Simon empoigna le bras d’Aylward et le tira dans l’ombre contre le remblai. Ils s’accroupirent dans le noir et entendirent des bruits de pas et des voix de l’autre côté du fossé. Deux hommes déambulaient tranquillement, qui s’arrêtèrent presque à hauteur de la cachette des deux soldats. Aylward vit leurs silhouettes se profiler contre le ciel étoilé.

 

– Pourquoi grognes-tu, Jacques ? dit l’un d’eux dans une langue qui alternait des mots français et anglais. Le diable emporte les grognons ! Tu as gagné une femme et je n’ai rien gagné. Que voudrais-tu avoir de plus ?

 

– Tu auras ta chance avec un autre bateau, mon garçon, mais la mienne est passée, une femme, c’est vrai ! Une vieille paysanne venue tout droit des champs, avec un visage aussi jaune qu’une serre de milan. Mais Gaston, qui a tiré un neuf contre mon huit, a eu la plus jolie petite Normande que j’aie jamais vue ! Quant à ma femme, je te la vends volontiers contre un tonnelet de Gascogne !

 

– Je n’ai pas de vin en réserve, mais je te donnerai un cageot de pommes, répondit l’autre. Je l’ai tiré du Peter and Paul, le bateau de Falmouth qui a mouillé dans la baie Creuse.

 

– Tes pommes ne se conserveront sans doute pas longtemps, mais la vieille Marie guère davantage : ainsi, nous serons quittes. Viens boire un coup pour sceller le marché !

 

Ils se remirent en route dans l’obscurité.

 

– As-tu entendu ces brigands ? s’écria Aylward qui soufflait de rage. Les as-tu entendus, Simon ? Une femme contre un cageot de pommes ! Et j’ai le cœur lourd quand je pense à l’autre, la Normande. Il faudra que nous abordions demain, et que nous mettions le feu à ce nid pour en chasser tous ces rats d’eau !

 

– Sir Robert ne gaspillera ni du temps ni des forces avant d’avoir atteint l’Angleterre.

 

– Je suis bien sûr que, si mon petit seigneur messire Loring avait la direction des opérations, toutes les femmes de cette île auraient retrouvé la liberté avant demain soir !

 

– Cela ne m’étonnerait pas, dit Simon. Il fait de la femme une idole, à la manière de ces chevaliers errants sans cervelle. Mais Sir Robert est un vrai soldat et il garde toujours les yeux fixés sur le but qu’il s’est assigné.

 

– Simon, dit Aylward, la lumière n’est pas fameuse, et nous serions à l’étroit pour un assaut à l’épée. Mais si tu veux passer sur un terrain dégagé, je te montrerai si mon maître n’est pas un vrai soldat.

 

– Tut, l’ami ! Ne fais pas l’idiot ! Nous avons un travail en vue, et tu trouves le moyen de te fâcher contre moi en cours de route ! Je ne dis rien contre ton maître, sinon qu’il partage les manières de ses compagnons, des rêveurs et des fantaisistes. Knolles ne regarde ni à droite ni à gauche : il marche droit devant lui. Maintenant, allons-y, car le temps presse !

 

– Simon, tes paroles ne sont ni bonnes ni justes. Quand nous serons de retour sur le bateau, nous reparlerons de cette affaire. Pour l’instant passe devant, et montre-moi un peu plus de cette île diabolique.

 

Pendant un demi-mille, Simon avança jusqu’à ce que se dresse devant eux une grande maison isolée. En l’examinant par-dessus le remblai de la tranchée, Aylward s’aperçut qu’elle était construite avec les épaves de plusieurs bateaux : à chaque angle une proue faisait saillie. Il y avait de la lumière à l’intérieur. Une grosse voix entonna une chanson gaie dont le refrain fut repris en chœur par une douzaine d’hommes.

 

– Tout va bien, mon enfant ! chuchota Simon ravi. J’ai reconnu la voix du roi. C’est la chanson qu’il affectionne : « Les deux filles de saint Pierre ». Je jure Dieu que depuis que je l’entends, mon dos me chatouille. Nous allons attendre ici que la compagnie ait pris congé.

 

Ils demeurèrent une couple d’heures tapis au fond de la tranchée. Ils écoutèrent les chants bruyants des fêtards ; certains étaient des Anglais, d’autres des Français ; tous hurlaient de plus en plus fort et d’une voix de plus en plus pâteuse au fur et à mesure que la nuit s’écoulait. À un moment donné, une dispute éclata ; les vociférations qui surgirent alors ressemblaient à des rugissements de fauves en cage à l’heure du repas. Puis il y eut un toast, suivi de trépignements et d’acclamations.

 

Une seule fois leur longue veille fut interrompue. Une femme sortit en effet de la maison ; elle fit quelques pas, tête basse. Elle était grande et mince. Ils ne purent distinguer ses traits, car une guimpe retombait sur sa figure. Mais, à sa démarche traînante et à son dos voûté, il était évident qu’elle était dévorée de chagrin. Ils la virent d’ailleurs lever les bras vers le ciel, comme quelqu’un qui n’attend plus rien des hommes. Puis, lentement, elle rentra dans la maison. Quelques instants plus tard, la porte s’ouvrit brusquement et un groupe criant, vacillant, chantant, titubant, partit dans la nuit. Bras dessus bras dessous, ils longèrent la tranchée en poussant un dernier chœur d’ivrognes, puis ils disparurent au loin.

 

– C’est maintenant, Samkin ! Maintenant ! s’écria Simon.

 

Il sauta de la tranchée et se dirigea vers la porte. Elle n’était pas encore verrouillée. Les deux compagnons se ruèrent à l’intérieur, et Simon poussa les verrous afin que personne ne vînt les déranger.

 

Une table longue était jonchée de flacons et de gobelets. Une longue rangée de torches scintillaient et fumaient dans leurs godets de fer. Au bout de la table un homme était assis. Tout seul. Sa tête était couchée sur ses mains, comme si le vin l’avait assommé. Mais au bruit des verrous il se redressa et regarda méchamment autour de lui. Il avait une tête étrange, puissante, basanée, poilue comme celle d’un lion ; sa barbe était hirsute : son large visage rude portait tous les stigmates du vice. Quand il vit les nouveaux arrivants, il se mit à rire : il croyait que c’étaient deux de ses camarades de bamboche qui venaient terminer un flacon. Puis il les considéra fixement, et passa une main sur son front comme s’il voulait chasser un rêve.

 

– Mon Dieu ! s’écria-t-il. Qui êtes-vous ? D’où venez-vous à cette heure de la nuit ? Est-ce ainsi qu’on se présente devant un roi ?

 

Simon s’approcha en longeant un côté de la table ; Aylward l’imita en passant de l’autre côté. Quand ils parvinrent auprès du roi, Simon saisit une torche et s’éclaira le visage. Le roi sauta en arrière en poussant un cri.

 

– Le diable noir ! Simon l’Anglais ! Que fais-tu ici ?

 

Simon posa une main sur l’épaule royale.

 

– Assieds-toi ! lui ordonna-t-il en le repoussant sur son siège. Prends place de l’autre côté, Aylward. Ça fait un joyeux groupe, n’est-ce pas ? J’ai servi bien souvent à cette table, mais jamais je n’avais espéré y boire un coup ! Remplis un gobelet, Samkin, et passe-moi le flacon.

 

Le roi les dévisagea successivement ; la terreur se lisait dans ses yeux injectés de sang.

 

– Que voulez-vous faire ? s’écria-t-il. Êtes-vous fous pour être venus ici ? Je n’ai qu’à appeler. Vous seriez à ma merci.

 

– Mais non, mon ami ! J’ai trop longtemps vécu sous ton toit pour ne pas connaître tes habitudes. Jamais un domestique ne dort ici : tu aurais bien trop peur qu’il ne te tranche la gorge pendant la nuit. Tu peux crier, appeler : ne te gêne pas ! Figure-toi que, rentrant en Angleterre à bord de l’un des bateaux qui sont mouillés au large de la Bréchou, j’ai eu l’idée de descendre à terre pour bavarder un peu avec toi.

 

– Vraiment, Simon, je suis content de te revoir ! fit le roi, en cherchant à éviter le regard féroce du soldat. Dans le passé nous avons été de bons amis, n’est-ce pas ? Et je ne me rappelle pas t’avoir jamais fait du tort. Quand tu t’es sauvé à la nage pour regagner l’Angleterre, personne ne s’en est réjoui plus que moi.

 

– Si je relevais seulement mon habit, je pourrais te montrer les marques de ce que ton amitié a fait pour moi dans le passé, répliqua Simon. C’est gravé sur mon dos aussi clairement que dans ma mémoire. Regarde, sale chien, voilà les mêmes anneaux sur le mur où mes mains ont été attachées, et voilà sur les planches les taches de mon sang que tu as fait gicler ! N’est-ce pas vrai, roi des bouchers ?

 

Le chef des pirates blêmit davantage.

 

– Peut-être bien que ta vie ici a été parfois un peu rude, Simon, mais si j’ai eu des torts envers toi, je les réparerai certainement ! Que me demanderais-tu ?

 

– Je ne te demande qu’une chose, et je suis venu ici pour l’obtenir. Je veux que tu me paies le gage du pari que tu as perdu !

 

– Mon gage, Simon ? Je ne me souviens d’aucun pari !

 

– Oh, tu vas bien t’en souvenir ! Quand je te l’aurai remis en mémoire, alors je prendrai mon gage. Combien de fois as-tu juré que tu viendrais à bout de mon courage ? Tu me criais : « Par ma tête, je te ferai ramper à mes pieds ! » Ou bien : « Ma tête à couper que je t’apprivoiserai ! » Oui, oui, tu as juré sur ta tête une vingtaine de fois de me briser. En t’écoutant, j’enregistrais dans mon cœur le pari et le gage. Maintenant, chien, tu as perdu ; je viens réclamer mon gage !

 

Son long glaive lourd jaillit du fourreau. Le roi hurlant d’épouvante, essaya de le ceinturer. Tous deux roulèrent sous la table. Aylward entendit le même bruit que ferait un chien qui, ayant pris un rat à la gorge, le secouerait en l’air, puis monta un cri abominable. Il demeura assis, mais son visage pâlit et ses orteils se rebroussèrent d’horreur, car il n’était pas encore habitué aux violences et il avait le sang trop froid pour supporter sans frémir un acte pareil. Simon se releva ; il jeta quelque chose dans son sac et remit au fourreau son glaive ensanglanté.

 

– Viens, Samkin ! L’ouvrage est fait, et bien fait.

 

– Par ma garde, si j’avais su de quoi il s’agissait, j’aurais été moins empressé à t’accompagner ! répondit l’archer. Tu aurais dû lui mettre une épée dans les mains et lui laisser sa chance !

 

– Non, Samkin ! Si tu avais les mêmes souvenirs que moi, tu n’aurais pas voulu qu’il meure comme un homme. Une mort de mouton est bien assez bonne pour lui. Quelle chance m’a-t-il laissée quand il me tenait en son pouvoir ? Pourquoi le traiterais-je mieux qu’il ne m’a traité ? Mais, Sainte Vierge, qui est ici ?

 

À l’autre extrémité de la table, debout, se tenait une femme. Une porte ouverte derrière elle indiquait qu’elle venait d’une autre pièce. Son allure suffit : les deux soldats n’eurent point de doute, il s’agissait de la femme qu’ils avaient aperçue dehors. Elle avait dû être belle, mais sur son visage tout blanc, sur ses traits hagards, dans ses yeux sombres ne se peignaient que la terreur et le désespoir. À pas lents elle avança. Elle ne voyait pas les deux compagnons. Son regard était fixé sur l’objet affreux qui gisait sous la table. Puis, quand elle se fut baissée et qu’elle eut acquis une certitude, elle se releva en éclatant de rire et en battant des mains.

 

– Qui dira que Dieu n’existe pas ? cria-t-elle. Qui dira qu’il est vain de prier ? Grand sire, brave sire, laissez-moi baiser cette main victorieuse !

 

– Non, madame, ne bougez pas ! Ma foi, si vous avez envie d’une de mes mains prenez au moins celle qui est propre !

 

– C’est après l’autre que je languis : celle qui est rouge de sang ! Ô nuit merveilleuse que celle où mes lèvres sont imprégnées de son sang ! À présent je puis mourir en paix.

 

– Il faut que nous partions, Aylward ! dit Simon. Dans une heure l’aube poindra. Au jour, un rat ne pourrait pas traverser l’île sans être remarqué. Viens ; ami, et tout de suite !

 

Mais Aylward restait à côté de la femme.

 

– Venez avec nous, belle Dame ! lui dit-il. Nous vous ferons au moins quitter l’île, et vous ne perdrez rien au change !

 

Elle secoua la tête.

 

– Non. Les saints du ciel ne peuvent rien d’autre pour moi que m’emporter vers l’éternel repos. En ce monde je n’ai pas de place ; tous mes amis ont été massacrés le jour où je suis devenue captive. Laissez-moi, braves seigneurs, ne vous occupez pas de moi ! Déjà l’est s’éclaire, et bien sombre serait votre destin si vous étiez pris. Partez, et puisse la bénédiction d’une ancienne religieuse vous accompagner et vous protéger contre tous périls !

 

Sir Robert Knolles déambulait sur le pont quand il entendit le bruit des avirons ; ses deux oiseaux de nuit furent en un clin d’œil auprès de lui.

 

– Alors, Simon, avez-vous eu votre entretien avec le roi de Sercq ?

 

– Je l’ai vu, messire.

 

– A-t-il payé son gage ?

 

– Il l’a payé, seigneur.

 

Knolles regarda avec curiosité le sac que portait Simon.

 

– Qu’avez-vous là-dedans ? demanda-t-il.

 

– Le gage qu’il a perdu.

 

– Qu’était-ce donc ? Un gobelet ? Un plat d’argent ?

 

Pour toute réponse, Simon ouvrit le sac et vida son contenu sur le pont. Sir Robert fit un pas en arrière en poussant un petit sifflement.

 

– Mon Dieu ! murmura-t-il. J’ai dans l’idée que j’emmène en Bretagne quelques durs avec moi !

CHAPITRE XIX

COMMENT UN ÉCUYER D’ANGLETERRE RENCONTRA UN ÉCUYER DE FRANCE


Sir Robert avec sa petite flotte aperçut la côte bretonne aux environs de Cancale. Il avait contourné la pointe du Grouin, dépassé le port de Saint-Malo et descendu l’étroit estuaire de la Rance jusqu’à ce qu’il fût en vue des vieilles murailles de Dinan, cité tenue par les Montfort, dont les Anglais soutenaient la cause. Les chevaux y avaient été conduits à terre, le ravitaillement déchargé et toute la troupe avait campé hors des murs de la ville, tandis que les chefs attendaient des nouvelles pour apprendre où ils auraient le plus de chances de gagner honneur et profits.

 

La France tout entière ressentait les effets de cette guerre avec l’Angleterre qui durait déjà depuis plus de dix ans. Mais aucune province ne se trouvait dans un état plus pitoyable que cette malheureuse terre de Bretagne. En Normandie ou en Picardie, les incursions des Anglais n’étaient que périodiques ; il y avait des intervalles de calme. La Bretagne, elle, était déchirée par une constante guerre civile qui se poursuivait entre les batailles que se livraient deux puissants ennemis. Ainsi donc, elle n’avait pas de répit dans ses souffrances. La lutte avait commencé en 1341 à la suite des revendications rivales des Montfort et des Blois pour occuper le duché vacant. L’Angleterre avait pris le parti des Montfort, la France celui des Blois. Ni l’une ni l’autre des factions n’avait été assez puissante pour détruire l’autre ; voilà pourquoi, après dix années de combats continus, l’histoire enregistrait une longue liste de surprises, d’embûches, de raids, de coups de main, de villes prises et perdues, de victoires et de défaites, dans laquelle ni l’un ni l’autre des partis ne pouvait prétendre à une suprématie. Peu importait que Montfort et Blois eussent tous deux disparu de la scène, l’un mort et l’autre prisonnier des anglais. Leurs femmes avaient ramassé l’épée sanglante qui était tombée de la main de leur seigneur, et la longue lutte s’était poursuivie, plus sauvage que jamais.

 

La faction des Blois tenait le pays au sud et à l’est, et Nantes, la capitale, était occupée par une forte armée française. Le parti des Montfort prévalait au nord et à l’est, soutenu dans le dos par le grand royaume insulaire. Et, sans arrêt, de nouvelles voiles perçaient l’horizon du nord, amenant des aventuriers d’au-delà de la Manche.

 

Entre les deux s’étendait une large zone, comprenant tout le centre du pays, terre de sang et de violence, sans autre loi que celle de l’épée. D’un bout à l’autre, elle était parsemée de châteaux, les uns tenus par l’une des factions, les autres occupés par le parti adverse, mais la plupart n’étaient que des repaires de brigands, théâtres d’exploits monstrueux, et leurs brutaux propriétaires, sachant qu’on ne leur demanderait jamais de comptes, faisaient la guerre à toute l’humanité et usaient du fer et du feu pour arracher leurs derniers sous à ceux qui leur tombaient entre les mains. Les champs n’avaient plus été labourés depuis longtemps, le commerce avait périclité. De Rennes à l’est jusqu’à Hennebont à l’ouest, et de Dinan au nord jusqu’à Nantes au sud, il n’était pas un endroit où la vie d’un homme, l’honneur d’une femme fussent en sûreté. Tel était le pays sombre et sanglant, le plus triste et le plus noir de toute la chrétienté, dans lequel Knolles et ses hommes avançaient.

 

Il n’y avait cependant pas de tristesse dans le cœur du jeune Nigel, qui chevauchait aux côtés de Knolles, à la tête d’un groupe de soldats armés de javelots. Il ne lui paraissait pas non plus que le destin l’eût conduit sur un chemin particulièrement ardu. Bien au contraire, il bénissait sa bonne fortune qui l’avait envoyé dans une si belle région. Tout en écoutant d’épouvantables histoires de barons et de brigands, contemplant les noires cicatrices que la guerre avait laissées sur les frais visages des collines, il se disait qu’aucun héros, aucun romancier, aucun trouvère, n’avait jamais voyagé dans un pays aussi prometteur, avec autant de chances de trouver une aventure chevaleresque et un honorable avancement.

 

Le Furet Rouge symbolisait le premier exploit de son vœu. Il pourrait certainement en découvrir un deuxième, un meilleur peut-être, sur ce magnifique théâtre. Il s’était comporté exactement comme les autres lors du combat naval, mais il ne voulait pas porter à son crédit ce qu’il n’avait fait que par devoir. Il en fallait davantage pour constituer un exploit qu’il pût déposer aux pieds de Lady Mary. Mais, sans aucun doute, il en trouverait l’occasion dans cette Bretagne où se fomentait la guerre civile. Et lorsqu’il en aurait accompli deux, il serait bien étrange qu’il n’en pût réaliser un troisième qui le délivrerait ainsi de son vœu. Sur son grand cheval jaune, avec son armure de Guildford scintillant au soleil, son épée sonnant contre les étriers de fer et l’épieu de son père dans les mains, il chevauchait le cœur léger et le visage souriant, regardant avidement à gauche et à droite dans l’espoir de découvrir la chance que le destin lui enverrait.

 

La route de Dinan à Caulnes, sur laquelle se déplaçait la petite armée, s’élevait et descendait au gré d’un terrain onduleux ; à gauche elle longeait une grande plaine nue que barrait le cours de la Rance courant vers la mer ; à droite s’étendait une région boisée, parsemée de quelques villages si pauvres et si sordides qu’ils n’avaient vraiment plus rien pour tenter un conquérant. Les paysans les avaient quittés au premier éclat des casques d’acier et se dissimulaient en bordure des bois, prêts à disparaître dans des recoins secrets connus d’eux seuls. Ces pauvres gens souffraient terriblement entre les deux factions, mais lorsqu’ils en avaient la chance, ils prenaient leur revanche sur l’une ou l’autre, d’une façon qui éveillait leurs instincts sauvages.

 

Les nouveaux venus eurent bientôt l’occasion de découvrir à quelles extrémités ces gens pouvaient en arriver, car au long de la route de Caulnes, ils trouvèrent le cadavre d’un homme d’armes anglais qui avait été attiré dans un piège puis abattu. On ne pouvait deviner comment on s’y était pris pour l’entraîner, mais comment il avait été tué, voilà qui sautait aux yeux : les assassins avaient apporté un bloc de rocher que huit hommes arrivaient à peine à lever et l’avaient laissé tomber sur lui, alors qu’il était étendu, si bien qu’il avait été écrasé dans son armure comme un crabe dans sa carapace. Les poings se levaient en direction des bois, des bordées de malédictions à l’encontre de leurs habitants étaient proférées par la colonne qui défilait devant le cadavre de l’homme ; son insigne à la croix l’identifiait : il avait été un suivant de la maison de Bentley, dont le maître, Sir Walter, était alors chef des forces britanniques dans ce pays.

 

Sir Robert Knolles avait déjà servi en Bretagne et il conduisit ses hommes à travers ces terres avec l’adresse et la ruse d’un vétéran, d’un homme qui se fie aussi peu que possible au hasard, ayant un esprit trop prudent pour se laisser emporter par sa témérité. Il avait recruté un certain nombre d’hommes d’armes et d’archers à Dinan, en sorte qu’il était pour lors suivi de cinq cents hommes. En tête, sous son commandement direct, se trouvaient une cinquantaine de lanciers montés, l’arme au poing et prêts à toute attaque. Derrière venaient les archers à pied et un second corps monté fermait la marche. Sur les flancs se déplaçaient de petits groupes de cavalerie, une douzaine d’éclaireurs fouillant toutes les gorges et les vallons au-devant de la colonne. Ils progressèrent ainsi lentement durant trois jours.

 

Sir Thomas Percy et Sir James Astley s’étaient portés en tête de la marche, et Knolles conférait avec eux sur le plan de leur campagne. Sir Percy et Sir Astley étaient de jeunes têtes chaudes qui ne rêvaient que de se jeter dans une action chevaleresque. Mais Knolles, qui avait l’esprit lucide et une volonté de fer, ne voyait que son objectif.

 

– Par saint Dunstan et tous les saints de Lindisfarne ! s’écria le fier habitant de la frontière, j’ai le cœur déchiré de continuer alors que nous avons tant d’honorables chances sur les côtes. N’ai-je point entendu que les Français se trouvaient à Évran, au-delà de la rivière, et n’est-il point vrai aussi que ce château, dont je vois les tours s’élever au loin au-dessus de ces bois, appartient à un traître qui a manqué à la parole donnée à son seigneur lige de Montfort ? Il n’est nul profit possible sur cette route où les gens ne semblent point avoir le cœur à la guerre. Si nous nous étions aventurés aussi loin dans les marches d’Écosse que nous le faisons maintenant en Bretagne, nous n’aurions point manqué de chances de gagner de l’avancement.

 

– Vous dites vrai, Thomas, répondit Astley, jeune homme au visage sanguin. Il est bien certain que les Français ne viendront point à nous. Il faudra donc que nous allions à eux. En vérité, tout soldat qui nous observerait se rirait de nous voir traîner pendant trois jours sur cette route, comme si nous avions mille dangers devant nous, alors que nous n’avons affaire qu’à de malheureux paysans.

 

Mais Robert Knolles secoua la tête.

 

– Nous ignorons ce qui se trouve dans ces bois ou derrière ces collines. Et quand je ne sais rien, j’ai pour habitude de me tenir toujours prêt au pire. Je suis simplement prudent.

 

– Vos ennemis pourraient trouver un autre nom à cela, fit Astley en ricanant. Non, ne croyez point me faire peur par votre regard. Sir Robert, il en faudra plus que votre déplaisir pour me faire changer de façon de penser. J’ai fait face à des yeux plus féroces que les vôtres et n’ai point frémi.

 

– Que voilà des paroles bien discourtoises, sir James ! répondit Knolles. Si j’étais un homme libre, je vous les ferais rentrer dans la gorge, à la pointe de mon poignard. Mais je suis ici pour conduire ces hommes à la gloire, et non pour discuter avec le premier sot venu qui n’a même pas le bon sens de comprendre comment doit se comporter un soldat. Ne voyez-vous donc point qu’en lançant de petites attaques de-ci de-là je vais gaspiller mes forces avant même que d’en arriver au lieu où je pourrai plus utilement les employer ?

 

– Et où donc ? s’enquit Percy. Pardieu, Astley, j’ai dans l’esprit que nous chevauchons avec un homme qui en sait plus que nous sur l’art de la guerre, et que nous ferions bien de nous laisser guider par son conseil… Dites-nous, alors, ce que vous avez en tête.

 

– À trente milles d’ici se dresse, à ce qu’on m’a dit, une forteresse, nommée Ploërmel, dans laquelle se trouve un certain Bambro, un Anglais, avec toute une garnison. Et non loin de là se trouve le château de Jocelyn où habite Robert de Beaumanoir avec une nombreuse suite de Bretons. J’ai l’intention de me joindre à Bambro, afin de former une force suffisante pour attaquer Jocelyn et, en le prenant, devenir maître de toute la Bretagne centrale, ce qui nous permettrait de marcher contre les Français dans le Sud.

 

– En effet, je ne crois point que l’on puisse faire mieux, applaudit Percy. Et je vous promets de vous soutenir dans cette affaire. Je ne doute point, à mesure que nous nous enfoncerons dans leur pays, qu’ils ne se rassemblent pour nous tenir tête. Mais, jusqu’à présent, je vous jure par tous les saints de Lindisfarne que j’aurais déjà vu plus de batailles pendant une seule journée d’été à Liddesdale ou dans la forêt de Jedburgh que nous n’en avons vu après trois jours en Bretagne… Mais voyez ces cavaliers qui reviennent là-bas. Ne sont-ce point nos propres hommes ? Et qui sont ceux qui sont enchaînés à leurs étriers ?

 

Une petite troupe d’archers montés était apparue derrière un bouquet de chênes sur la gauche de la route. Ils avancèrent au trot vers l’endroit où les trois chevaliers étaient arrêtés. Deux malheureux paysans, dont les poignets liés étaient attachés au harnais, couraient à côté des chevaux dans la crainte d’être jetés au sol et piétinés par les bêtes. L’un d’eux était un grand gaillard aux cheveux blonds, et l’autre un petit bonhomme trapu, mais tous deux étaient si sales et à ce point en haillons qu’ils ressemblaient plus à des animaux sauvages de la forêt qu’à des êtres humains.

 

– Qu’est cela ? demanda Knolles. Ne vous avais-je point ordonné de laisser en paix les gens du pays ?

 

Le chef des archers, le vieux Wat de Carlisle, tendit une épée, un ceinturon et une dague.

 

– Ne vous en déplaise, messire, j’ai vu briller ces objets et j’ai estimé que ce n’étaient point des outils convenant à des mains faites pour la bêche et la charrue. Mais quand nous les eûmes terrassés et dépouillés de leurs armes, nous y trouvâmes la croix des Bentley. Elles avaient donc appartenu au soldat que nous avons trouvé mort sur la route. Voici sans doute deux des vilains qui l’ont assassiné. Nous avons donc le droit de les juger.

 

En effet sur l’épée, le ceinturon et la dague brillait la croix d’argent qu’ils avaient déjà vue sur l’armure du cadavre. Knolles les regarda puis tourna un visage impassible vers les deux prisonniers. À la vue de ces yeux durs, les deux hommes étaient tombés à genoux en hurlant des protestations dans une langue que personne ne comprenait.

 

– Il nous faut rendre les routes sûres pour les Anglais qui y circulent, fit Knolles. Ces deux hommes doivent mourir. Pendez-les à cet arbre, là-bas.

 

Il désigna un gros chêne qui bordait la route puis reprit son chemin, en continuant de discuter avec ses compagnons chevaliers. Mais le vieil archer les rejoignit.

 

– Si tel est votre bon plaisir, messire, les archers aimeraient mettre ces hommes à mort à leur propre manière.

 

– Pourvu qu’ils meurent, peu me chaut ! répondit Knolles, insouciant, et sans même tourner la tête.

 

La vie humaine n’était que peu de chose en ces jours sombres où les fantassins d’une armée défaite, l’équipage d’un bateau capturé, étaient massacrés sans pitié par le vainqueur. La guerre était un rude plaisir ayant la vie pour enjeu, et cet enjeu était toujours réclamé par un camp et payé par l’autre sans le moindre doute ni la moindre hésitation. Seul le chevalier était épargné, parce que sa rançon lui donnait plus de valeur vivant que mort. Pour les hommes formés à pareille école, avec la mort toujours suspendue au-dessus de leur tête, on peut bien croire que l’exécution de deux paysans assassins n’était que broutille.

 

Cependant, il y avait une raison particulière, en la circonstance, pour justifier ce souhait qu’avaient manifesté les archers, procéder à la mise à mort à leur manière. Depuis leur discussion à bord du Basilisk, une mauvaise entente régnait entre le vieux et chauve Bartholomew, l’armoïer, et le grand Ned Wellington, l’homme des vallées : la querelle s’était transformée à Dinan en une bagarre au cours de laquelle non seulement les deux hommes, mais une douzaine de leurs amis, avaient roulé sur les pavés. La dispute portait sur leurs connaissances respectives et leur adresse dans le maniement de l’arc. Un esprit vif, parmi les soldats, avait suggéré cette horrible façon de prouver une fois pour toutes lequel des deux tirait le mieux.

 

Un bois épais s’étendait à quelque deux cents pas de la route où se tenaient les soldats ; entre les deux, un magnifique tapis de gazon. Les deux paysans furent menés à environ cinquante pas de la route, le visage tourné vers le bois. Ils restèrent là, tenus en laisse et jetant maints regards étonnés et effrayés par-dessus l’épaule pour voir les préparatifs qui se faisaient derrière eux.

 

Le vieux Bartholomew et le grand Yorkshireman étaient sortis des rangs et se tenaient côte à côte, chacun avec un arc puissant dans la main gauche et une seule flèche dans la droite. Avec beaucoup de soin, ils avaient bandé leur arc et graissé leur gant de tir. Ils arrachèrent quelques brins d’herbe et les jetèrent en l’air pour estimer le vent. Puis ils examinèrent leur arme, se tournèrent vers la cible et écartèrent les pieds pour prendre une bonne assise. De tous côtés pleuvaient les quolibets et les conseils de leurs compagnons.

 

– Un vent de trois quarts, Bartholomew ! criait l’un. Vise à une largeur du corps sur la droite.

 

– Ne calcule pas d’après la largeur de ton corps ! cria un autre en riant : tu pourrais bien tirer du côté opposé.

 

– Bah, ce vent fera à peine dévier une flèche bien lancée, fit un autre. Vise-le en plein et tu feras mouche.

 

– Tout doux, Ned, pour le bon renom des vallées, fit un Yorkshireman. Sois à l’aise et vise juste, sans quoi je serai plus pauvre de cinq couronnes.

 

– Une semaine de paye sur Bartholomew ! hurla un autre. Allons, vieille bique, ne me fais point défaut !

 

– Assez ! Assez ! Taisez-vous ! cria le vieux Wat de Carlisle. Si vous aviez les traits aussi vifs que la langue, personne ne pourrait plus se tenir devant vous. Tu tires sur le petit, Bartholomew, et toi sur l’autre, Ned. Attendez que je donne le signal, après quoi vous tirerez chacun de votre façon et dans le moment qu’il vous plaira. Vous êtes prêts ?… Holà, Aylward, Beddington ! Laissez-les courir.

 

Les laisses furent lâchées, et les deux hommes, baissant la tête, se mirent à courir comme des déments vers l’abri du bois. Les deux compétiteurs, chacun avec une flèche sur la corde bandée, se tenaient immobiles comme des statues, le regard menaçant fixé sur les fugitifs et leur arc s’élevant lentement à mesure que la distance augmentait entre leur cible et eux. Les Bretons étaient déjà à mi-chemin du bois et le vieux Wat n’avait pas encore donné le signal. Était-ce par pitié ou par ruse ? Au moins, il accordait aux deux hommes une belle chance de vie. À cent vingt pas, il tourna sa tête grisonnante et cria :

 

– Tirez !

 

À l’instant même, la corde du Yorkshireman vibra. Ce n’était pas pour rien qu’il avait conquis la réputation d’être l’archer le plus meurtrier du Nord et avait remporté par deux fois la flèche d’argent de Selby. Son trait alla se planter jusqu’à la plume dans le dos voûté du grand paysan aux cheveux blonds. Celui-ci tomba sans un mot, le visage contre terre, et resta immobile dans l’herbe, la petite plume jaune entre les épaules. Le Yorkshireman jeta son arc en l’air et se mit à danser de joie tandis que ses amis prouvaient leur satisfaction par un tonnerre d’applaudissements qui se transforma en une tempête de huées et de rires.

 

Le petit paysan, plus rusé que son camarade, avait couru moins vite, tout en jetant de nombreux regards en arrière. Il avait remarqué le destin de son compagnon et attendit que l’armoïer lâchât sa corde. Au moment même, il se jeta à plat ventre sur le sol et entendit la flèche siffler au-dessus de lui. Quand elle alla se planter dans l’herbe bien plus loin, il bondit, au milieu des cris et des hurlements des archers, et se précipita vers le bois pour y trouver abri. Il y touchait presque et au moins deux cents pas le séparaient du plus proche de ses persécuteurs. Ils ne pouvaient plus l’atteindre. Dans l’épaisse forêt, il serait aussi sûr que le lapin dans son terrier. Tout à la joie de son cœur, il éprouva le besoin de danser en signe de dérision envers l’homme qui l’avait manqué. Il rejeta la tête en arrière et hurla vers eux comme un chien. Mais au même moment une flèche lui transperça la gorge et il s’écroula dans la fougère. Un silence de surprise plana sur les archers qui éclatèrent alors en hurlements.

 

– Par la sainte croix de Beverley ! cria le vieux Wat. Je n’ai jamais vu plus belle compétition depuis des années. Même dans mes meilleurs jours, je n’aurais pu faire mieux. Lequel d’entre vous a tiré ?

 

– C’est Aylward de Tilford… Samkin Aylward, crièrent une vingtaine de voix.

 

L’archer, rougissant de bonheur devant cette gloire soudaine, fut poussé devant tout le monde.

 

– J’aurais préféré plus noble cible, dit-il. Pour ma part, je l’aurais laissé en vie, mais mes doigts n’ont pu se détacher de la corde quand il s’est retourné pour se gausser de nous.

 

– Je constate que tu es un maître archer, fit le vieux Wat. J’ai l’âme réconfortée en pensant que, si je meurs, je laisserai un tel homme derrière moi pour maintenir haut le prestige de notre art. Maintenant, rassemblez vos traits et en avant ! Sir Robert nous attend au sommet de cette colline.

 

Durant toute la journée, Knolles et ses hommes traversèrent la même région sauvage et déserte, habitée par ces fugitives créatures, lièvres devant les forts et loups devant les faibles, qui se dissimulaient dans les fourrés. De temps à autre, ils apercevaient sur le sommet d’une colline quelques cavaliers qui les observaient et disparaissaient aussitôt à leur approche. À plusieurs reprises les cloches sonnèrent l’alarme dans les villages au milieu des collines et, par deux fois, ils aperçurent des châteaux qui levèrent le pont-levis à leur approche et dont les murs se hérissèrent de soldats sonnant de la trompe. Mais Knolles n’avait nullement l’intention d’user ses forces contre des murs de pierre. Il passa donc son chemin.

 

Une fois, à Saint-Méen, ils passèrent devant un couvent de religieuses entouré d’un grand mur gris couvert de lierre, oasis de paix dans ce désert de guerre, où les sœurs en robe noire travaillaient dans leur jardin, protégées du mal par la puissante main de la sainte Église. Les archers les saluèrent en passant car même les plus audacieux et les plus rudes d’entre eux n’auraient osé franchir cette grille, signe de l’unique force qui, dans ce monde de fer, pouvait se dresser entre le faible et le spoliateur. La petite armée s’arrêta à Saint-Méen, où elle fit cuire le repas de midi. Elle s’était reformée et était prête à se remettre en marche lorsque Knolles attira Nigel à part.

 

– Nigel, je crois bien n’avoir que rarement porté les yeux sur un cheval qui eût tant de puissance, et fût plus prometteur d’une aussi grande vitesse que le vôtre.

 

– C’est en effet un noble coursier, messire.

 

Entre Nigel et son jeune chef, une grande amitié et une sorte de respect étaient nés depuis le jour où ils avaient mis pied sur le Basilisk.

 

– Il lui faudrait se dégourdir un peu les jambes, fit le chevalier. Maintenant, écoutez-moi bien, Nigel. Que voyez-vous là-bas sur cette colline, entre les rochers et les arbres ?

 

– Je perçois une tache blanche. C’est un cheval sans aucun doute.

 

– Je l’ai vu toute la matinée, Nigel. Ce cavalier reste sur notre flanc, à nous épier ou à attendre le moment de nous jouer un mauvais tour. Je serais très heureux d’avoir un prisonnier car je voudrais obtenir quelques renseignements sur ce pays. Or ces paysans ne parlent ni le français ni l’anglais. Je voudrais que vous traîniez et vous dissimuliez ici, cependant que nous avancerons. Cet homme va continuer de nous suivre. S’il le fait, ce bois que vous voyez là-bas se trouvera entre vous et lui. Contournez-le et allez le surprendre par-derrière. Une large plaine s’étend à sa gauche et nous lui couperons le chemin à droite. Si votre cheval est vraiment le plus rapide, vous ne pouvez manquer de vous saisir de lui.

 

Nigel avait déjà mis pied à terre et resserrait la ventrière de Pommers.

 

– Non, inutile de vous hâter, car vous ne pourrez partir avant que nous soyons au moins à deux milles d’ici. Et, par-dessus tout, je vous en conjure, Nigel, point d’exploits chevaleresques ! C’est cet homme que je veux, lui et les informations qu’il pourrait me procurer. Ne pensez point à votre propre avancement, mais au besoin de l’armée. Lorsque vous le tiendrez, dirigez-vous à l’ouest vers le soleil, et vous ne pourrez manquer de rejoindre la route.

 

Nigel attendit avec Pommers à l’ombre du mur du couvent, tous deux piaffant d’impatience sous trois paires d’yeux ronds écarquillés dans d’innocents visages de nonnes contemplant cette vision d’un autre monde. Enfin la longue colonne disparut derrière un tournant de la route et le point blanc quitta le flanc vert et dénudé de la colline. Nigel inclina la tête vers les religieuses, donna un coup sec sur les rênes et s’élança pour accomplir sa mission. Les bonnes sœurs aux yeux arrondis virent le cheval jaune et son cavalier contourner l’orée du bois, et elles s’en retournèrent calmement à leurs travaux de jardinage, l’esprit plein de la beauté et de l’horreur de ce vaste monde qui s’étendait au-delà du grand mur.

 

Tout se déroula exactement ainsi que Knolles l’avait prévu. Lorsque Nigel eut contourné la forêt de chênes, l’homme se trouvait à l’autre bout, monté sur un cheval blanc, et une grande plaine herbeuse les séparait.

 

Il était si près que Nigel pouvait le distinguer nettement. C’était un jeune cavalier au fier maintien, portant une tunique de soie pourpre et une plume rouge arrondie autour de son bonnet noir et plat. Il n’avait pas d’armure, mais une épée au côté ; il montait avec aisance et insouciance comme quelqu’un qui ne craint personne ; il ne quittait pas des yeux les Anglais sur la route. Il leur prêtait tant d’attention qu’il ne songeait même pas à sa propre sécurité, et ce ne fut que lorsque le martèlement sourd des sabots du grand cheval frappa ses oreilles qu’il se retourna sur sa selle, regarda froidement Nigel puis donna un coup sec sur les rênes et fonça tel un épervier vers les collines sur sa gauche.

 

Cependant ce jour-là, Pommers avait trouvé son égal. Le cheval blanc, un pur-sang arabe, portait un poids plus léger, puisque Nigel était revêtu de son armure. Pendant cinq milles en terrain découvert, aucun d’eux ne put prendre cent yards à l’autre. Ils avaient escaladé la colline et redescendaient l’autre versant, l’étranger se retournant toujours sur sa selle pour observer son poursuivant. On ne sentait pas de panique dans sa fuite, mais plutôt la rivalité amusée d’un bon cavalier fier du comportement de sa monture, devant quelqu’un qui lui a lancé un défi. Au pied de la colline s’étendait une vaste plaine parsemée de grandes pierres druidiques, certaines étendues sur le sol, certaines dressées avec d’autres à plat au-dessus d’elles, formant comme les portes d’un bâtiment disparu. Un sentier, marqué sur les côtés de petits buissons verdâtres, courait à travers la plaine. Beaucoup de ces grandes pierres gisaient en travers de la sente, mais le cheval blanc les franchissait d’un bond. Et Pommers le suivit. Puis vint un mille de terrain doux où le poids le plus léger reprit un peu d’avance. Mais une élévation plus sèche se présenta sur laquelle Nigel rattrapa son retard. Une route coupait le chemin et le cheval blanc la franchit d’un bond, suivi aussitôt par Pommers. Deux petites collines s’élevaient devant eux, avec, entre elles, un petit vallon couvert de buissons. Nigel vit le cheval blanc qui bondissait dans la broussaille enfoncé jusqu’au ventre.

 

Un moment plus tard, les deux pattes postérieures de la bête battaient l’air et le cavalier était brutalement désarçonné. Un hurlement de triomphe s’éleva au milieu des buissons et une douzaine de silhouettes sauvages, armées de gourdins et de javelots, se précipitèrent vers l’homme étendu sur le sol.

 

– À moi, Anglais ! À moi ! cria une voix, et Nigel vit le jeune cavalier reprendre pied en titubant, faisant tournoyer son épée autour de lui avant de s’écrouler de nouveau devant la pression de ses assaillants.

 

Il existait entre les gens de sang noble une sorte de fraternité qui les liait contre les attaques peu chevaleresques des manants. Ces hommes n’étaient pas des soldats. Leurs vêtements et leurs armes, leurs cris grossiers et leur attaque sauvage faisaient d’eux des bandits, tels que ceux qui avaient abattu l’Anglais sur la route. Épiant dans les gorges étroites, une corde tendue par le travers du chemin, ils attaquaient le cavalier solitaire, faisant culbuter sa monture et abattant l’homme avant même qu’il se fût remis de sa chute.

 

Tel aurait été le sort de cet étranger, comme de beaucoup d’autres avant lui si, par chance, Nigel ne s’était trouvé sur ses talons. L’instant d’après, Pommers avait fondu sur le groupe des brigands et déjà deux d’entre eux étaient tombés devant l’épée de Nigel. Un javelot sonna sur sa cuirasse mais un coup d’épée en fit sauter la pointe, et un autre la tête de l’homme qui le tenait. Son épée traçait des éclairs autour de lui, pendant que le cheval, dont les yeux lançaient des flammes, se cabrait, ruant de ses quatre fers. Avec force cris d’effroi, les bandits s’égaillèrent dans les buissons, plongeant sous le couvert de branches basses où aucun cavalier ne pourrait les suivre. Cette racaille avait disparu aussi soudainement qu’elle avait surgi et il ne resta bientôt plus de trace de leur passage, à l’exception de quatre silhouettes au milieu des buissons piétinés.

 

Nigel attacha Pommers puis se tourna vers l’homme blessé. Le cheval blanc s’était relevé et restait là, à gémir doucement en regardant son maître étendu dans l’herbe : un coup violent, à moitié amorti par son épée, l’avait assommé et lui avait fait une large entaille au front. Mais un filet d’eau lui coulant dans la gorge et un autre lui dégoulinant sur son front lui firent reprendre connaissance. Il était jeune encore, avec un visage de femme et de grands yeux d’un bleu ardent qui regardèrent Nigel avec étonnement.

 

– Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Ah oui ! il me souvient, maintenant. Vous êtes le jeune Anglais qui me poursuivait sur le grand cheval jaune. Par Notre-Dame de Rocamadour, dont je porte la relique autour du cou, je n’aurais jamais cru qu’un autre cheval pût tenir les talons de Charlemagne. Mais je vous gage cent couronnes anglaises que je vous devance dans une course de cinq milles.

 

– Non, répondit Nigel, nous attendrons que vous soyez en état de remonter en selle, avant de parler de cela. Je suis Nigel de Tilford, de la famille de Loring, écuyer de rang et fils de chevalier. Quel est votre nom, jeune seigneur ?

 

– Je suis, moi aussi, écuyer de rang et fils de chevalier. Je m’appelle Raoul de la Roche Pierre de Bras, dont le père est messire de Grosbois et vassal du noble comte de Toulouse avec droit de fossa et furca, et de haute, moyenne et basse justice.

 

Il se releva et se frotta les yeux.

 

– Anglais, vous m’avez sauvé la vie, tout comme je l’aurais fait si j’avais vu pareille bande de chiens prendre à partie un homme noble et portant blason. Mais je suis votre prisonnier. Quelle est votre volonté ?

 

– Lorsque vous serez en état de remonter à cheval, vous reviendrez avec moi vers les miens.

 

– Hélas ! Je redoutais de vous entendre prononcer ces paroles. Car si je vous avais pris, Nigel… C’est bien votre nom, n’est-ce pas ?… Si je vous avais pris, je n’aurais point agi de la sorte.

 

– Et qu’eussiez-vous donc fait ? demanda Nigel, séduit par les manières franches et débonnaires de son prisonnier.

 

– Je n’aurais point tiré avantage d’une malchance semblable à celle que j’ai eue et qui me mit en votre pouvoir. Je vous eusse donné une épée et me serais battu en loyal combat, afin de pouvoir vous envoyer saluer ma dame et lui prouver ainsi les actions d’éclat que j’accomplis pour elle.

 

– Que voilà de sages et loyales paroles ! fit Nigel. Par saint Paul, il ne me souvient point d’avoir jamais rencontré un homme qui se fût comporté de la sorte. Mais, étant donné que je porte armure et point vous, je ne vois point comment nous pourrions régler cette question.

 

– Facilement, bon Nigel : en mettant bas votre armure.

 

– Mais je n’ai que mes sous-vêtements !

 

– Il n’y a rien d’indécent à cela en cet endroit, car moi-même je me dévêtirais volontiers jusqu’à mes sous-vêtements.

 

Nigel regarda le Français d’un air songeur et secoua la tête.

 

– Hélas, cela ne se peut faire. Les dernières paroles de Sir Robert me recommandèrent de vous ramener auprès de lui afin qu’il pût vous parler. Je voudrais pouvoir faire ce que vous me demandez car j’ai, moi aussi, une belle dame vers qui j’aimerais vous envoyer. De quel usage m’êtes-vous, Raoul, puisque je n’ai gagné aucun honneur en vous capturant ?… Comment vous sentez-vous ?

 

Le jeune Français s’était remis sur pied.

 

– Ne me prenez point mon épée, demanda-t-il. Je suis votre prisonnier… Je crois que je pourrai monter mon cheval maintenant, bien que j’aie toujours de violents coups dans la tête.

 

Nigel avait perdu toutes traces de ses compagnons, mais il se souvenait des paroles de Sir Robert lui enjoignant de chevaucher à l’ouest, vers le soleil, avec la certitude de retrouver la route tôt ou tard.

 

En progressant sur ce terrain ondoyant, les deux jeunes gens se mirent à converser joyeusement.

 

– Je viens d’arriver de France, fit Raoul, et j’espérais me gagner beaucoup d’honneur dans ce pays, car j’ai toujours entendu dire que les Anglais étaient des hommes très braves à combattre. Mes mules et mes bagages se trouvent à Évran. Mais je me suis aventuré pour voir quelque chose et j’ai eu la chance de tomber sur votre ost en marche. Je l’ai suivi dans l’espoir de quelque aventure, mais vous avez surgi derrière moi et j’aurais donné tous les gobelets d’or de la table de mon père pour avoir mon armure et pouvoir vous faire face. J’ai fait promesse à la comtesse Béatrice de lui envoyer un Anglais, ou deux peut-être, pour lui baiser la main.

 

– On pourrait avoir plus mauvais sort, fit Nigel. Cette belle dame vous est-elle promise ?

 

– Je l’aime, répondit le Français. Nous attendons que le comte soit tué à la guerre, après quoi nous nous marierons. Et votre dame, Nigel ? J’aimerais la voir.

 

– Vous aurez peut-être cette chance, messire, car ce que j’ai vu de vous m’engage à porter les choses plus loin. Je pense que nous pourrions faire de ceci une question d’honneur car, lorsque Sir Robert vous aura interrogé, je serai libre de disposer de vous.

 

– Et que ferez-vous, Nigel ?

 

– Nous nous livrerons à une passe d’armes, à la suite de quoi j’irai rendre visite à dame Béatrice, ou vous irez voir Lady Mary… Non, ne me remerciez point parce que, tout comme vous, je suis venu dans ce pays en quête de gloire et je ne sais où je pourrais en trouver plus qu’à la pointe de nos épées. Mon seigneur et maître, Sir John Chandos, m’a dit souvent qu’il n’avait jamais rencontré de chevaliers ou d’écuyers français sans prendre grand plaisir à leur compagnie. Je vois maintenant qu’il m’a dit la vérité.

 

Pendant une heure, les deux amis chevauchèrent ensemble, le Français ne cessant de parler de sa dame, exhibant son gant d’une de ses poches, sa jarretière qu’il tira de dessous son pourpoint et son soulier de la fonte de sa selle. Elle était blonde et, quand il apprit que Lady Mary était noire, il se serait bien arrêté pour disputer de ses préférences en matière de couleur de cheveux. Il parla aussi de son château de Lauta, près des eaux agréables de la Garonne, de la centaine de chevaux qui garnissaient les écuries, des soixante-dix chiens qui peuplaient les chenils et des cinquante faucons dans les mues. Son ami anglais devrait y aller lorsque la guerre serait finie. Quel beau jour ce serait ! Nigel à son tour, dont la froideur anglaise fondait devant le jeune rayon de soleil méridional, se surprit à parler des pentes couvertes de bruyère dans le Surrey, de la forêt de Woolmer et même des chambres sacrées de Cosford.

 

Mais ils se dirigeaient vers le soleil couchant, pensées perdues dans leurs lointains foyers respectifs, chevaux au pas, lorsque quelque chose soudain les ramena brutalement à la réalité des périlleuses collines de la Bretagne.

 

C’était le long appel d’une trompe venant du versant opposé d’une hauteur vers laquelle ils se dirigeaient. Une seconde longue note y répondit à quelque distance.

 

– Est-ce votre camp ? demanda le Français.

 

– Non, nous avons des pipeaux et un ou deux fifres mais jamais je n’ai entendu d’appel de trompe dans nos rangs. Nous ferions bien de nous dissimuler, car nous ignorons ce qui se trouve devant nous. Allons de ce côté. Nous pourrons voir sans être vus nous-mêmes.

 

Derrière quelques bouleaux couronnant la hauteur, les deux jeunes écuyers purent regarder la longue vallée rocailleuse qui s’étendait devant eux. Sur un tertre se dressait un petit bâtiment couronné de créneaux. À quelque distance de là s’élevait un grand et sombre château aussi massif que les rocs sur lesquels il reposait, avec un puissant donjon à l’un des angles et quatre longues lignes de murs à mâchicoulis. Tout au-dessus, une immense bannière flottait au vent et son motif flamboyait dans le soleil couchant. Nigel mit sa main en visière :

 

– Ce ne sont point les armes d’Angleterre, jugea-t-il, ni les lys de France, pas plus que l’hermine de Bretagne. Celui qui occupe ce château combat donc pour son propre compte puisque c’est son emblème qui flotte là. C’est une tête de gueules sur champ d’argent.

 

– La tête sanglante sur le plateau d’argent ! s’écria le Français. On m’a prévenu contre lui ! Ce n’est point un homme, ami Nigel, c’est un monstre qui combat l’Angleterre et la France et toute la chrétienté. N’avez-vous jamais entendu parler du boucher de la Brohinière ?

 

– Non, jamais.

 

– Son nom est maudit en France. N’ai-je point entendu dire que cette année même il a mis à mort Gilles de Saint-Pol, ami du roi d’Angleterre ?

 

– Oui, il me souvient maintenant d’avoir entendu quelque chose de semblable, à Calais, avant notre départ.

 

– Eh bien, c’est là qu’il demeure, et Dieu vous garde si jamais vous passez devant ce portail, car nul prisonnier n’en sortit jamais vif. Depuis que ces guerres ont commencé, il est devenu une sorte de roi et le produit de onze années de pillage s’est accumulé dans ses caves. Et comment la justice pourrait-elle le frapper, quand personne ne sait à qui appartient cette terre ? Mais lorsque nous vous aurons tous renvoyés dans votre île, par la sainte Mère de Dieu ! nous aurons une lourde dette à faire payer à celui qui habite ces murs.

 

Comme ils étaient à observer, un nouvel appel de trompe s’éleva. Il ne venait pas du château mais de l’autre bout de la vallée. Il y fut répondu par un second appel provenant des murs. Puis parut en une longue ligne ondoyante une bande de maraudeurs rentrant chez eux avec leur butin. À la tête d’un groupe d’hommes armés de javelots s’avançait à cheval un homme, grand et solide, revêtu d’une armure d’airain qui le faisait briller comme une statue d’or dans les rayons du soleil. Son casque était détaché de la gorgière et était suspendu au cou du cheval. Une grande barbe lui flottait sur la poitrine et ses cheveux lui pendaient jusque dans le dos. À côté de lui, un écuyer portait la bannière à la tête de sang. Derrière les soldats venaient une rangée de mules lourdement chargées et, de part et d’autre, un troupeau de paysans qu’on conduisait au château.

 

Enfin, venait un second groupe de soldats montés, conduisant une vingtaine de prisonniers.

 

Nigel les regarda puis, bondissant sur son cheval, s’avança, protégé par le relief. Il atteignit ainsi sans être vu un endroit situé à peu de distance de la porte. Il venait à peine d’occuper sa nouvelle position, que le cortège s’engagea sur le pont-levis au milieu des cris de bienvenue de ceux qui garnissaient les murs. Nigel détailla de nouveau attentivement les prisonniers de l’arrière-garde. Il était à tel point absorbé par son observation qu’il avait dépassé les rochers et se tenait presque au sommet de l’éminence.

 

– Par saint Paul ! dit-il. C’est bien cela ! Je vois leurs hoquetons roux. Ce sont des archers anglais.

 

Comme il parlait, un des prisonniers, solide gaillard aux larges épaules, leva la tête et aperçut la silhouette brillante au-dessus de la colline, avec le casque ouvert et les roses rouges sur la poitrine. D’un large mouvement des bras, il rejeta ses gardiens sur les côtés et se trouva hors du groupe.

 

– Squire Loring ! Squire Loring ! cria-t-il. C’est moi, Aylward, l’archer ! C’est moi, Samkin Aylward !

 

Aussitôt une douzaine de mains se saisirent de lui, ses cris furent étouffés par un bâillon et il fut traîné à la suite des autres dans la sinistre entrée du château. Puis les deux portes de fer se fermèrent lourdement, le pont se releva et, captifs et conquérants, voleurs et butin disparurent dans les entrailles de la lugubre forteresse.

CHAPITRE XX

COMMENT LES ANGLAIS ATTAQUÈRENT
LE CHÂTEAU DE LA BROHINIÈRE

Pendant quelques minutes, Nigel resta immobile sur la crête de la colline. Il sentit son cœur prendre la lourdeur du plomb, à regarder fixement les grosses murailles grisâtres derrière lesquelles se trouvait enfermé son malheureux compagnon. Une main compatissante se posa sur son épaule et la voix de son prisonnier le fit se lever.

 

– Peste ! dit ce dernier. Je crois qu’ils ont quelques-uns de vos oiseaux dans leur cage, n’est-ce pas ? Alors, mon ami ? Haut les cœurs ! N’est-ce point là le hasard de la guerre, eux aujourd’hui et vous demain, tandis que la mort nous guette tous ? Cependant je préférerais les voir dans n’importe quelles mains plutôt que dans celles d’Olivier le Boucher.

 

– Par saint Paul ! nous ne pouvons admettre cela ! Cet homme que vous avez vu me suit depuis que j’ai quitté ma demeure et plus d’une fois déjà il s’est trouvé entre la mort et moi. Ce serait pour moi une indicible souffrance de penser qu’il aurait fait en vain appel à moi. Je vous prie, Raoul, de réfléchir pour moi, car je ne le puis plus. Dites-moi ce que je dois faire et comment je puis lui porter secours.

 

Le Français haussa les épaules.

 

– Autant vouloir retirer un agneau vivant de la tanière d’un loup que d’espérer faire sortir un prisonnier de la Brohinière. Voyons, Nigel, où allez-vous ? Avez-vous donc perdu l’esprit ?

 

L’écuyer avait éperonné son cheval et descendait la colline. Il ne s’arrêta que lorsqu’il ne fut plus qu’à une portée de flèche de la grande porte. Le prisonnier français le suivit difficilement en l’accablant de reproches.

 

– Vous êtes fou, Nigel ! Qu’espérez-vous faire ? Voulez-vous donc emporter le château sous le bras ? Arrêtez-vous ! Au nom de la très Sainte Vierge, arrêtez-vous !

 

Mais Nigel n’avait en tête aucun projet défini. Il n’obéissait qu’à l’impulsion fiévreuse de tenter quoi que ce fût en vue d’apaiser ses pensées. Il promena son cheval de long en large en agitant un javelot et en hurlant des menaces et des défis à la garnison. Du haut des murailles, une centaine de visages moqueurs le regardaient. Toutefois son comportement était si décidé, si résolu, qu’ils crurent à un piège et le pont-levis resta relevé : personne ne se risqua à sortir pour se saisir de lui. Quelques flèches tombèrent sur les rochers alentour puis une grosse pierre, lancée par une baliste, passa au-dessus des deux jeunes écuyers pour aller s’écraser derrière eux dans un bruit de tonnerre. Le Français empoigna la bride de Nigel et l’obligea à s’éloigner.

 

– Par la Sainte Vierge ! je ne me soucie guère d’entendre ces cailloux autour des oreilles et, comme je ne puis retourner seul, il faut bien, mon cher ami, que vous veniez aussi… Là, nous voici hors d’atteinte maintenant. Mais voyez donc, Nigel, mon ami : quels sont les gens qui se trouvent sur cette hauteur ?

 

Le soleil s’était couché à l’occident mais, sur l’horizon rougeoyant, une vingtaine de silhouettes se détachaient. Un groupe de cavaliers apparut sur la colline. Ils se mirent à descendre vers la vallée et furent aussitôt suivis de fantassins.

 

– Ce sont les miens ! s’écria joyeusement Nigel. Venez, mon ami. Hâtons-nous d’aller prendre conseil sur ce qu’il faut faire.

 

Sir Robert Knolles chevauchait à une portée de flèche devant ses hommes et il avait les sourcils froncés. À côté de lui, le visage découragé, le cheval saignant, l’armure bosselée et souillée, se tenait le chevalier à la tête chaude, Sir James Astley. Ils étaient engagés dans une vive discussion.

 

– J’ai accompli mon devoir du mieux que j’ai pu, fit Astley. À moi seul, j’en tenais dix à la pointe de l’épée. Je ne sais comment il se fait que je sois encore vivant pour le raconter.

 

– Quel est votre devoir envers moi ? Où sont mes trente archers ? s’écria Knolles en colère. Dix d’entre eux gisent morts à terre et les vingt autres ne valent guère mieux dans ce château là-bas. Et tout cela parce qu’il a fallu que vous montriez aux hommes à quel point vous étiez audacieux ! Vous êtes allé vous jeter dans une embuscade qu’un enfant aurait vue. Hélas, ai-je été moi-même assez fou pour avoir confiance en vous et vous confier le commandement de mes soldats !

 

– Par Dieu, sir Robert, vous m’en répondrez pour ces paroles. Jamais un homme n’a osé me parler de la façon dont vous le fîtes aujourd’hui.

 

– Aussi longtemps que j’exécuterai l’ordre du roi, je serai le maître, et, sur ma foi, James, je vous pendrai à l’arbre le plus proche, si j’ai encore raison de me plaindre de vous… Holà, Nigel ! Ah, je vois à ce cheval blanc que vous au moins ne m’avez point failli. Je veux vous parler à l’instant. Percy, amenez vos hommes et rassemblons-nous autour de ce château car, sur le salut de mon âme ! je ne m’en irai point que je n’en aie retiré mes archers ou que j’aie en main la tête de celui qui me les a pris.

 

Cette nuit-là, les Anglais se tinrent serrés autour de la forteresse pour empêcher quiconque d’en sortir. Mais il n’était guère aisé de découvrir le moyen d’y pénétrer, car elle était pleine d’hommes, les murailles étaient hautes et épaisses, et elle était entourée d’un grand fossé asséché. Pourtant les Anglais se rendirent bientôt compte de la haine que le maître de l’endroit avait fait naître dans le pays : durant toute la nuit en effet, des hommes vinrent de toutes parts, des bois et des villages, offrir leurs services dans la prise du château. Knolles les chargea de couper des branchages et de les mettre en fagots. Lorsque vint le jour, il se dirigea vers la muraille et tint conseil avec ses chevaliers et ses écuyers sur le moyen de forcer la place.

 

– Pour midi, dit-il, nous aurons assez de fagots pour franchir le fossé. Nous enfoncerons alors la porte et tenterons de prendre pied.

 

Le jeune Français était venu avec Nigel pour assister à la conférence. Et dans le silence qui suivit la proposition du commandant, il demanda la permission de parler. Il était revêtu de l’armure que Nigel avait prise au Furet Rouge.

 

– Il ne me sied peut-être point de prendre part à votre conseil, dit-il, étant français et prisonnier de guerre. Mais cet homme est l’ennemi de tout le monde et il porte une dette aussi lourde envers la France qu’envers vous, puisque nombre de bons Français ont péri dans ses caves. C’est donc pour cette raison que je demande à pouvoir parler.

 

– Nous vous écoutons, répondit Knolles.

 

– Je suis arrivé d’Évran aujourd’hui. Messires Henri Spinnefort, Pierre La Roye et maints autres vaillants chevaliers et écuyers se trouvent là, avec de nombreux hommes. Et chacun d’eux se joindrait à vous avec plaisir pour réduire à néant ce boucher dont les méfaits ne sont que trop connus et déplorés. Ils disposent également de mangonneaux qu’ils pourraient amener dans ces collines et qui serviraient à abattre cette porte de fer. Si vous voulez m’en donner l’ordre, je me rendrai à Évran et ramènerai mes compagnons.

 

– En effet, Robert, fit Percy, j’ai dans l’esprit que le Français parle avec sagesse.

 

– Et puis, lorsque nous aurons pris le château ?… demanda Knolles.

 

– Alors, vous suivrez votre chemin, messire, et nous, le nôtre. Ou, si vous préférez, vous pourrez vous rassembler sur cette colline, et nous sur celle-là, en laissant la vallée entre nous. Ensuite de quoi, si un cavalier désirait s’avancer, ou accomplir un vœu en l’honneur de sa dame, nous pourrions le satisfaire. Il serait bien regrettable que tant de vaillants hommes se trouvent réunis et ne puissent se livrer à quelque action d’éclat.

 

Nigel lui tapota l’épaule pour lui prouver son admiration et son estime, mais Knolles secoua la tête.

 

– Les choses ne se passent point ainsi, sinon dans les contes de ménestrels, dit-il. Je ne désire nullement que vos gens à Évran soient au courant du nombre de mes hommes et de mes projets. Je ne me trouve point dans ce pays en paladin, mais pour marcher contre des ennemis de mon roi. Quelqu’un désire-t-il encore parler ?

 

Percy désigna la petite forteresse sur le monticule, au-dessus de laquelle flottait également la bannière à la tête de sang.

 

– Ce châtelet, Robert, ne doit point être très puissant ; il contient au plus cinquante hommes. Il a été construit, comme je le crois, afin qu’on ne puisse s’emparer de cette hauteur et, de là, tirer sur l’autre. Pourquoi ne pas tourner nos forces contre lui, puisqu’il est le moins fort des deux ?

 

Mais encore une fois, le jeune commandant secoua la tête.

 

– Si même je devais m’en emparer, je n’en serais guère plus avancé, et cela ne me rendrait point mes archers. Cela me coûtera peut-être une vingtaine d’hommes ; quel profit en tirerai-je ? Si j’avais des bombardes, je pourrais les y poster, mais n’en ayant point, il ne me servirait à rien.

 

– Peut-être manquent-ils d’eau et de nourriture, fit Nigel. Il leur faudra alors sortir et nous attaquer pour s’en procurer.

 

– J’ai interrogé les paysans, répondit Knolles : ils sont unanimes pour dire qu’il y a une source à l’intérieur du château et de grandes réserves de nourriture. Non, messires, il n’est point d’autre moyen pour nous que de le prendre par les armes et point d’autre endroit pour attaquer que cette porte. Nous aurons bientôt assez de fagots à jeter dans le fossé pour penser le franchir. J’ai donné l’ordre d’abattre un pin sur la colline et de l’élaguer. Nous pourrons nous en servir comme bélier pour défoncer la porte… Mais que se passe t-il encore et pourquoi courent-ils vers le château ?

 

Un brouhaha s’était élevé parmi les soldats dans le camp et tous couraient dans une seule direction : le château. Les chevaliers et les écuyers les suivirent et comprirent la raison de ce désordre lorsqu’ils parvinrent en vue de la porte. Au sommet de la tour surmontant le portail se trouvaient trois hommes revêtus de l’uniforme des archers anglais, une corde autour du cou et les mains liées derrière le dos. Leurs compagnons se pressaient à leurs pieds.

 

– C’est Ambrose ! cria l’un d’eux. C’est Ambrose d’Ingleton.

 

– Oui, c’est vrai ! Je vois ses cheveux blonds. Et l’autre, celui avec la barbe, c’est Lockwood de Skipton. Quel malheur pour sa femme qui tient la boutique près de la tête de pont de Ribble ! Mais je ne vois pas qui peut être le troisième.

 

– C’est le petit Johnny, Alspaye, le plus jeune de la compagnie ! cria le vieux Wat, dont les joues ruisselaient de larmes. C’est moi qui l’ai tiré de chez lui ! Hélas, hélas ! Maudit soit le jour où je l’ai arraché à sa mère pour l’emmener périr ainsi dans un lointain pays.

 

Il y eut soudain une sonnerie de trompe et le pont-levis s’abaissa. Un homme majestueux revêtu d’un tabard passé s’avança. Parvenu au bout du pont, il s’arrêta et sa voix sonna comme un tambour :

 

– Je désire parler à votre commandant !

 

Knolles fit un pas.

 

– Ai-je votre parole de chevalier que je puis m’approcher sans danger et que je serai traité avec courtoisie ainsi qu’il sied à un héraut ?

 

Knolles acquiesça de la tête.

 

L’homme s’approcha lentement et majestueusement.

 

– Je suis le messager et lige serviteur du très haut et très honorable baron, Olivier de Saint-Yvon, seigneur de la Brohinière. Il me prie de vous dire que, si vous poursuivez votre chemin et ne l’importunez point davantage, il s’engage pour sa part à ne plus se livrer à aucune attaque contre vous. Quant aux hommes qu’il vous a pris, il les enrôlera à son service, car il a grand besoin d’archers et a beaucoup entendu parler de leur adresse. Mais si vous lui désobéissez ou lui causez déplaisir en demeurant devant son château, il vous avertit que ces trois hommes seront pendus et que trois autres le seront chaque jour, jusqu’à ce que tous aient péri. Il en a fait serment sur la croix du Calvaire et ce qu’il a juré de faire, il le fera.

 

Robert Knolles regarda le messager en grimaçant.

 

– Vous pouvez remercier tous les saints d’avoir ma parole, sans quoi je vous aurais arraché ce tabard mensonger et vous aurais marqué le dos pour faire à votre maître la réponse qui convient. Dites-lui que je le tiens, lui et tous ceux qui se trouvent dans ce château, comme otages pour la vie de mes hommes et que, s’il ose leur faire le moindre tort, lui et tous ses hommes seront pendus. Allez, et allez vite, car je pourrais perdre patience.

 

Il y avait dans les froids yeux gris de Knolles et dans sa façon de prononcer les dernières paroles quelque chose qui fit retourner le héraut plus vite qu’il n’était venu. À peine avait-il disparu dans le portail, que le pont se relevait en grinçant derrière lui.

 

Quelques minutes plus tard, un rude gaillard barbu parut à côté des trois archers prisonniers. Saisissant le premier par les épaules, il le fit basculer par-dessus le mur. Un cri s’échappa des lèvres de l’homme et un grondement de celles de ses camarades en bas. En arrivant au bout de la corde, il fit un bond qui le renvoya presque à mi-hauteur puis, après avoir dansé pendant un moment comme un polichinelle, il se mit à balancer doucement d’avant en arrière, les membres mous et la nuque brisée.

 

Le bourreau se retourna et fit une révérence moqueuse vers les spectateurs au-dessous de lui. Mais il n’avait pas encore appris la force ni la puissance des arcs anglais. Une demi-douzaine d’hommes, parmi lesquels se trouvait le vieux Wat, avaient couru vers le mur. Ils arriveraient trop tard peut-être pour sauver leurs camarades, mais au moins leur mort serait vite vengée. L’homme allait s’en prendre au second prisonnier, lorsqu’une flèche lui traversa la tête, l’affalant, occis, sur le parapet. Mais, en tombant, il avait donné la poussée fatale, et la seconde silhouette rousse se balança à côté de la première sur le fond noirâtre de la muraille.

 

Il ne restait plus que le jeune Johnny Alspaye qui se tenait là, tremblant de frayeur, avec un abîme devant lui et, derrière, les hurlements de rage de ceux qui voulaient l’y faire basculer. Il y eut une longue pause avant que quelqu’un se décidât à affronter ces flèches mortelles. Puis un homme se précipita et se servit du corps du jeune garçon comme d’un bouclier.

 

– Écarte-toi, John ! Écarte-toi ! lui crièrent ses camarades.

 

Le jeune garçon bondit aussi loin que la corde le lui permettait. Trois flèches sifflèrent aussitôt à ses oreilles et deux d’entre elles vinrent se ficher dans le corps de l’homme derrière lui. Un hurlement de plaisir jaillit de la plaine lorsqu’il tomba à genoux d’abord, puis sur la face. Vie pour vie, le marché n’était pas trop mauvais.

 

Mais l’adresse de ses camarades n’avait donné qu’un bref répit au jeune garçon. Au-dessus du parapet apparut alors une boule d’airain, puis deux larges épaules du même métal et, enfin, la silhouette complète d’un homme revêtu d’une armure. Il s’avança vers le bord, et tous entendirent les ricanements qui accueillaient les flèches s’écrasant et se brisant sur l’impénétrable maille. Il se frappa le plastron de la main en se gaussant. Il savait fort bien que, à pareille distance, aucun trait ne pourrait transpercer les plaques métalliques. Ainsi se tenait l’immonde boucher de la Brohinière, la tête haute, le rire insolent devant ses ennemis. Puis, d’un pas lent et mesuré, il s’avança vers la dernière victime, la saisit par l’oreille et la tira jusqu’à ce que la corde fût tendue. Mais, remarquant que le nœud avait glissé sur le visage du jeune garçon lorsque celui-ci avait bondi, il tenta de le remettre en place ; et, comme son gant le gênait, il le retira et ce fut de la main nue qu’il lui passa la corde au cou.

 

La flèche de Wat était partie comme l’éclair et le boucher fit un bond en arrière en poussant un hurlement de douleur, la main embrochée sur le trait. Comme il la brandissait furieusement vers ses ennemis, une seconde flèche lui érafla le poignet. D’un coup de pied brutal, il fit basculer le jeune Alspaye par-dessus le parapet, se pencha un moment pour suivre son agonie, puis s’éloigna lentement en tenant sa main blessée, sous la pluie incessante des flèches martelant ses dossières.

 

Les archers, rendus furieux par la mort de leurs compagnons, sautaient et hurlaient comme des loups affamés.

 

– Par saint Dunstan, fit Percy en regardant autour de lui, si jamais nous devons l’emporter, je crois que voici le moment, car rien ne pourra arrêter ces hommes si c’est la haine qui les fait avancer.

 

– Vous avez raison, Thomas, cria Knolles. Rassemblez immédiatement vingt hommes d’armes avec leur bouclier pour les protéger. Astley, disposez les archers de façon qu’aucune tête ne puisse paraître ni aux fenêtres ni sur le parapet. Nigel, ordonnez aux paysans d’avancer avec leurs fagots. Que les autres apportent le tronc de sapin qui se trouve derrière la ligne des chevaux. Dix hommes d’armes le porteront à droite, et dix à gauche, avec leur bouclier au-dessus de la tête. Dès que la porte sera enfoncée, que tous les hommes se précipitent. Et que Dieu soutienne la bonne cause !

 

Les dispositions furent rapidement prises car il s’agissait de vieux soldats dont le travail quotidien consistait à faire la guerre. Les archers se formèrent en petits groupes devant chaque crevasse de la muraille, tandis que d’autres épiaient soigneusement les remparts, lançant une flèche dès qu’une tête apparaissait. La garnison fit tomber une pluie de carreaux d’arbalète et de pierres lancées par leurs machines, mais la riposte était si mortelle que les hommes n’avaient guère le temps de viser, si bien que leurs décharges furent maladroites et inoffensives. Sous le couvert des traits des archers, une file continue de paysans se dirigea vers le bord du fossé. Chacun portait un gros faisceau de branchages qu’il y jetait, et s’empressait de retourner en chercher un autre. Vingt minutes plus tard, un large passage de fagots menait du bord du fossé jusqu’à la porte. Ce travail n’avait coûté la vie qu’à deux paysans atteints par des carreaux d’arbalètes et à un archer qu’une pierre avait touché. La place était prête pour le bélier.

 

Dans un grand cri, vingt piquiers se précipitèrent avec le tronc de pin sous le bras, l’extrémité la plus large tournée vers la porte. Les arbalétriers de la tour se penchèrent et tirèrent dans le tas, mais sans parvenir à les arrêter. Deux d’entre eux tombèrent, mais les autres levèrent leurs boucliers et continuèrent de courir en criant, franchirent le pont de fagots et heurtèrent la porte qui se fendilla de haut en bas, mais resta en place.

 

Faisant balancer leur arme puissante, ils continuèrent de marteler les battants que chaque coup descellait un peu et qui se crevassaient chaque fois un peu plus. Les trois chevaliers, avec Nigel, le Français et les autres écuyers, se tenaient à côté du bélier, excitant les hommes de la voix et rythmant le balancement d’un « Ha ! » puissant à chaque coup. Un gros morceau de roc lâché des remparts s’effondra et frappa Sir James Astley et un autre des assaillants, mais Nigel et le Français prirent aussitôt leur place, et le bélier continua de marteler l’entrée avec plus de force encore. Un autre coup, et encore un ! La partie inférieure avait déjà été arrachée, mais la grande barre centrale résistait toujours. Cependant elle allait se détacher d’une minute à l’autre.

 

Mais soudain un véritable déluge liquide vint d’en haut. Un tonneau tout entier avait été déversé si bien que soldats, pont et boucliers se trouvèrent également trempés d’une matière jaunâtre. Knolles y frotta son gantelet qu’il porta ensuite à son armet, sous le ventail, et qu’il huma.

 

– Reculez ! Reculez ! cria-t-il. Vite, avant qu’il soit trop tard !

 

Une petite fenêtre munie de barreaux s’ouvrait au-dessus de leurs têtes sur le côté de la porte. Quelque chose y scintilla, puis une torche fut jetée. En une seconde l’huile s’enflamma ainsi que tout ce qu’elle avait touché : le sapin qu’ils portaient, les fagots sous leurs pieds, leurs armes mêmes brûlaient.

 

Les hommes bondirent à gauche et à droite dans le fossé asséché, se roulant sur le sol dans l’espoir d’éteindre les flammes. Les chevaliers et les écuyers, abrités par leurs armures, luttèrent de leur mieux, piétinant et frappant, afin d’aider ceux qui n’avaient qu’une casaque de cuir pour se protéger le corps. Traits et pierres pleuvaient sur eux sans arrêt, si bien que les archers, voyant le danger, se précipitèrent vers le bord du fossé, tirant au plus vite dès qu’un visage se montrait.

 

Écorchés, fatigués et crottés, les survivants du groupe de choc grimpèrent comme ils purent hors du fossé, s’accrochant à chaque main secourable qui se tendait vers eux. Ils se replièrent donc au milieu des rires et des hurlements de leurs ennemis. Un tas de cendres était tout ce qui restait de leur pont et Astley y gisait avec six autres hommes carbonisés.

 

Knolles serra les poings en regardant les ruines accumulées derrière lui, puis observa le groupe d’hommes qui se tenaient debout ou couchés autour de lui, s’affairant à soigner leurs membres brûlés ou sacrant et maudissant les silhouettes narquoises qui dansaient en haut des murailles. Grièvement brûlé lui-même, le jeune commandant n’avait pas songé à ses propres blessures, tant il était emporté par la rage et les regrets qui lui rongeaient le cœur.

 

– Nous allons construire un nouveau pont ; cria-t-il. Que les paysans se remettent aussitôt à faire des fagots !

 

Mais une pensée venait de traverser l’esprit de Nigel.

 

– Voyez messire, dit-il, les clous de cette porte ont été rougis par le feu et le bois en est réduit en cendres. Nous pourrions bien certainement nous y frayer un passage.

 

– Par la Vierge ! vous dites vrai ! s’écria à son tour le jeune Français. Si nous arrivons à franchir le fossé, la porte ne pourra nous arrêter. Nigel, pour la gloire de nos gentes dames, je vous fais la course à qui y parviendra le premier, de la France ou de l’Angleterre.

 

Hélas, pour tous les conseils de sagesse du bon Chandos ! Hélas, pour toutes les leçons d’ordre et de discipline du malheureux Knolles ! En un instant, oubliant tout pour ce défi, Nigel courait de toutes ses forces vers la porte calcinée. Le Français se trouvait sur ses talons, soufflant et suant dans son armure d’airain. Derrière eux arriva un flot hurlant d’archers et d’hommes d’armes. Tous se laissèrent glisser dans le fossé, coururent à l’autre paroi et, se faisant la courte échelle, l’escaladèrent. Nigel, Raoul et deux archers prirent pied en même temps devant la porte qui brûlait encore. Ils se précipitèrent et la firent voler en éclats et bondirent avec un cri de triomphe dans le sombre passage voûté qui lui faisait suite. L’espace d’une seconde, ils avaient cru que le château était pris. Mais un tunnel noir s’étendait devant eux ; ils le traversèrent en courant… Hélas ! l’autre extrémité en était bloquée par une grosse porte aussi puissante que celle qui avait brûlé. Ce fut en vain qu’ils la battirent de leurs épées et de leurs haches. À chaque bout, le tunnel était percé d’une fente au travers de laquelle les carreaux d’arbalètes, tirés à quelques pas seulement, transperçaient les armures comme si elles n’eussent été que du tissu : les hommes tombèrent les uns après les autres. Démonté par la rage, le reste des hommes se jeta sur cette barrière bardée de fer, mais autant valait s’attaquer au mur lui-même.

 

Il était amer de devoir reculer, et pourtant c’eût été folie que de rester. Nigel regarda autour de lui et vit que la moitié de ses hommes gisaient sur le sol. Au même moment, Raoul s’effondra à ses pieds, un carreau ayant transpercé le camail qui lui protégeait la nuque. Quelques-uns des archers, voyant qu’une mort certaine les attendait s’ils restaient là plus longtemps, s’étaient mis à courir pour s’échapper du passage fatal.

 

– Par saint Paul ! s’écria Nigel avec chaleur, allez-vous donc abandonner nos blessés ici, où ce boucher pourra s’en emparer ? Que les archers tirent vers l’intérieur et les écartent des fentes. Et que chaque homme emporte l’un de nos camarades, sans quoi nous perdrons notre honneur devant la porte de ce château.

 

Au prix d’un gros effort, il souleva Raoul sur ses épaules et s’avança en titubant vers le bord du fossé. Quelques hommes attendaient dans le fond, où le bord abrupt les mettait à l’abri des flèches. Nigel leur passa son ami blessé et chacun des archers fit de même. Nigel retourna à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il ne restât plus que sept morts dans le tunnel. Treize blessés furent étendus dans l’abri du fossé où il leur faudrait rester en attendant que la nuit vînt les couvrir. Cependant les archers de l’extérieur s’occupaient à protéger leurs compagnons de toutes attaques et à empêcher l’ennemi de réparer la porte. L’ouverture béante d’une arche noircie par la fumée était tout ce qu’ils pouvaient montrer en échange des trente vies qu’ils avaient données. Mais si peu que ce fût, Knolles était bien décidé à la garder.

 

Couvert de brûlures et de contusions, mais insensible à la douleur comme à la fatigue, Nigel s’agenouilla à côté du Français et lui détacha son casque. Le juvénile visage du jeune écuyer était blanc comme la chaux et déjà l’ombre de la mort planait sur ses yeux violacés, mais un fin sourire lui arrondit les lèvres lorsqu’il regarda son ami anglais.

 

– Je ne reverrai jamais Béatrice, souffla-t-il. Je vous prie, Nigel, lorsque la paix sera faite, de vous rendre au château de mon père pour lui dire comment est mort son fils. Le jeune Gaston va se réjouir, car c’est à lui maintenant que reviendront la terre, les armoiries, le cri de guerre et les profits. Allez les voir, Nigel, et dites-leur que j’étais au premier rang comme les autres.

 

– Sans aucun doute, Raoul, personne n’aurait pu se comporter plus honorablement et se gagner plus de gloire que vous ne le fîtes ce jour. J’exaucerai votre désir lorsque le moment sera venu.

 

– Que vous êtes heureux, Nigel ! murmura encore l’écuyer moribond. Car ce jour vous a donné une action d’éclat de plus à déposer aux pieds de votre dame.

 

– Il en eût été ainsi si j’avais emporté la place, fit Nigel tristement, mais, par saint Paul ! je ne puis considérer ceci comme un haut fait, alors que j’ai dû me replier sans avoir atteint mon but. Mais ce n’est point le moment de parler de mes pauvres affaires, Raoul. Si nous emportons le château et si je me comporte bien, alors peut-être tout ceci pourra-t-il compter.

 

Le Français se redressa soudain avec cette étrange énergie qui vient souvent comme un signe avant-coureur de la mort.

 

– Vous, vous gagnerez votre Lady Mary, Nigel, et vos actions d’éclat ne seront point au nombre de trois, mais de vingt, si bien que, dans toute la chrétienté, il n’existera point un homme de noble sang et portant blason qui ne connaisse votre nom et votre gloire. Et cela, c’est moi qui vous le dis… moi, Raoul de la Roche Pierre de Bras, mourant sur le champ de bataille. Et maintenant, embrassez-moi, mon bon ami, et étendez-moi, car déjà les ténèbres de la mort m’entourent et je m’en vais.

 

Au même moment, où, dans un geste tendre, l’écuyer abaissait la tête de son camarade, celui-ci eut un hoquet et son âme s’envola. Ainsi mourut un vaillant paladin de France, et Nigel, en s’agenouillant à côté de lui, dans le fossé, pria avec ferveur afin que sa propre mort fût aussi noble et calme.

CHAPITRE XXI

COMMENT LE SECOND MESSAGER S’EN FUT À COSFORD


Sous le couvert de la nuit, les blessés furent évacués du fossé tandis que des piquets d’archers s’avançaient jusqu’à la porte même afin qu’on ne pût la reconstruire. Nigel, le cœur alourdi par sa défaite, la mort de son ami et ses craintes pour Aylward, s’en retourna en rampant vers son camp. Mais sa coupe n’était pas pleine encore car Knolles l’attendait, la langue aussi mordante qu’un fouet. Qui se croyait-il donc, lui, pauvre petit écuyer, qui menait une attaque sans en avoir reçu l’ordre ? Et voilà où ses folles idées de chevalerie errante l’avaient mené. Il avait perdu vingt hommes sans y rien gagner. Il avait leur sang sur la conscience. Chandos serait mis au courant de sa conduite. Il serait renvoyé en Angleterre après la prise du château.

 

Tels furent les reproches de Knolles, d’autant plus amers que Nigel sentait au fond du cœur qu’il avait mal agi et que Chandos lui aurait dit la même chose, en termes plus aimables peut-être. Il les écouta dans un respectueux silence, comme il était de son devoir, puis, après avoir salué son chef, se retira pour aller se jeter parmi les buissons et, le visage entre les mains, verser les plus chaudes larmes de sa vie. Il avait pourtant lutté avec ardeur, mais tout s’était tourné contre lui. Il était blessé, brûlé et souffrait de la tête aux pieds. Mais tout comme l’esprit s’élève au-dessus du corps, tout cela n’était rien à côté du chagrin et de la honte qui lui rongeaient le cœur.

 

Une petite chose fit dévier le cours de ses pensées et lui apporta un peu de paix. En ôtant ses gantelets de mailles, il avait effleuré des doigts le petit bracelet que Lady Mary lui avait remis lorsqu’ils s’étaient trouvés ensemble sur la colline de Sainte-Catherine. Il se souvint alors de la devise qui y était inscrite dans un filigrane d’or : « Fais ce que dois, advienne que pourra – c’est commandé au chevalier. »

 

Ces mots lui résonnèrent dans la tête. Il avait fait ce qui lui semblait bien, sans s’occuper de ce qu’il adviendrait. Tout avait mal tourné, il est vrai, mais cela était commun dans les affaires humaines. Il se rendait compte que, s’il avait emporté le château, Knolles eût tout pardonné et oublié. Mais, s’il ne l’avait point emporté, ce n’était pas sa faute. Personne n’aurait pu le faire. Et si Mary avait pu le voir, elle l’aurait certainement approuvé. En s’endormant, il vit son brun visage illuminé d’orgueil et de pitié se pencher vers lui. Elle étendit la main et le toucha doucement à l’épaule. Il bondit et se frotta les yeux car, réellement, quelqu’un était là dans l’ombre qui le secouait. Mais le doux toucher de Lady Mary fit place à la rude poigne de Simon le Noir, le fier homme d’armes du Norfolk.

 

– Vous êtes bien l’écuyer Loring, dit-il en fixant son visage dans l’obscurité.

 

– Je le suis. Et alors ?

 

– Je vous ai cherché dans tout le camp mais, lorsque j’ai aperçu votre cheval entravé dans ces buissons, j’ai pensé que je devrais vous trouver à proximité. Je voudrais vous parler.

 

– Parle !

 

– Cet archer Aylward était mon ami et Dieu a mis dans ma nature d’aimer mes amis autant que je hais mes ennemis. Il est votre serviteur et il m’est apparu que vous l’aimiez aussi.

 

– J’ai des raisons de l’aimer.

 

– Alors, vous et moi, squire Loring, avons plus de motifs de nous battre pour cette cause que tous les autres qui songent plus à enlever ce château qu’à sauver ceux qui y sont prisonniers. Ne voyez-vous donc pas qu’un homme comme ce brigand de seigneur, lorsque tout lui paraîtra désespéré, fera sûrement trancher la gorge à tous les prisonniers au dernier moment avant la chute du château, sachant très bien que le même sort l’attendra ? N’est-ce point certain ?

 

– Par saint Paul ! Je n’avais point songé à cela.

 

– J’étais avec vous à marteler cette porte intérieure et à un certain moment, quand j’ai cru qu’elle allait céder, je me suis dit : « Adieu, Samkin, je ne te verrai plus jamais ! » Ce baron a du fiel dans l’âme, tout autant que moi, et croyez-vous que je livrerais mes prisonniers vivants, si l’on m’obligeait à le faire ? Que non ! Si nous avions forcé notre passage ce jour, c’eût été la mort pour eux tous.

 

– Il se peut que tu aies raison, Simon, et cette pensée devrait apaiser nos regrets. Mais si nous ne pouvons les sauver en prenant le château, ils seront perdus de toute façon.

 

– Peut-être que oui et peut-être que non. Je pense que, si le château était pris très soudainement et de façon imprévisible, nous aurions peut-être la chance de retrouver les prisonniers avant qu’ils aient le temps de s’occuper d’eux.

 

Nigel se pencha, la main sur le bras du soldat.

 

– Tu as un plan en tête, Simon. Dis-le-moi.

 

– J’aurais voulu le dire à Sir Robert, mais il prépare l’assaut de demain et ne veut point être dérangé. J’ai un plan, en effet, dont toutefois je ne pourrais dire, avant de l’avoir mis à l’épreuve, s’il est bon ou mauvais. Mais je vais d’abord vous conter ce à quoi j’ai pensé. Sachez donc que, ce matin, alors que je me trouvais dans le fossé, j’ai remarqué un de leurs hommes sur le mur, un grand rouquin à la figure pâle, avec une touche du feu de saint Antoine sur la joue.

 

– Mais quel rapport avec Aylward ?

 

– Je vais vous le dire. Ce soir, après l’assaut, il advint que je me promenais avec quelques amis autour de cette redoute sur le monticule là-bas, en essayant d’y déceler un point faible. Quelques-uns des ennemis vinrent sur le rempart afin de nous insulter, et parmi eux, qui ai-je vu, sinon mon grand gaillard au visage pâle, aux cheveux roux et à la petite touche de feu de saint Antoine sur la joue. Que pensez-vous de cela, squire Nigel ?

 

– Que cet homme est passé du château dans la redoute.

 

– En vérité, c’est ce qu’il a fait. Il n’existe pas dans le monde deux hommes marqués comme lui. Mais s’il est passé du château à la redoute, ce n’est point au-dessus du sol puisque nos hommes étaient là.

 

– Par saint Paul ! Je vois ce que tu veux dire, s’écria Nigel. Tu crois qu’il existe un passage sous terre.

 

– J’en suis certain.

 

– Ainsi, enlevons la redoute, et nous pourrons emprunter ce passage qui nous mènera à l’intérieur du château.

 

– Cela pourrait se faire, mais ce serait dangereux car, sans aucun doute, ceux du château nous entendront attaquer la redoute. Ils barricaderont le passage et tueront les prisonniers.

 

– De ce fait, que conseilles-tu ?

 

– Si nous pouvions découvrir où se trouve le passage, squire Nigel, je ne vois pas ce qui nous empêcherait de creuser pour y descendre. Ainsi, le château et la redoute seraient tous deux à notre merci avant même qu’ils le sussent.

 

Nigel battit des mains.

 

– Pardieu ! Que voilà un beau plan ! Mais hélas ! Simon, je ne vois point comment nous pourrions déterminer le tracé de ce passage, ni où creuser pour l’atteindre.

 

– J’ai là-bas des paysans avec des pelles. Il y a aussi deux de mes amis : Harding de Barnstatle et John des comtés de l’Ouest, qui attendent avec leur équipement. Si vous voulez nous conduire, squire Nigel, nous sommes prêts à risquer nos vies dans l’aventure.

 

Mais que dirait Knolles s’ils échouaient ? Cette pensée traversa l’esprit de Nigel, aussitôt suivie d’une autre. Il ne se risquerait point trop avant, à moins d’avoir des chances de succès. Et, s’il s’y risquait, il y jouerait sa vie. Agissant ainsi, il ferait amende honorable pour ses erreurs. En revanche, si le succès couronnait ses efforts, Knolles lui pardonnerait son échec devant la porte. L’instant d’après, il avait chassé tous les doutes de son esprit et, guidé par Simon le Noir, s’avançait dans l’obscurité.

 

Les deux autres hommes d’armes les attendaient en dehors du camp et tous quatre continuèrent ensemble. Un petit groupe de silhouettes se dessina dans l’obscurité. Le ciel était couvert de nuages et une lourde pluie tombait, dissimulant et le château et la redoute. Mais, durant le jour, Simon avait placé une pierre comme point de repère. Ils surent donc quand ils se trouvèrent entre les deux.

 

– Andreas l’aveugle est-il là ? demanda Simon.

 

– Oui, messire, j’y suis, fit une voix.

 

– Cet homme, expliqua Simon, était autrefois riche et de bonne réputation. Mais il fut réduit à la mendicité par ce brigand de seigneur qui, dans la suite, lui fit perdre la vue pour l’obliger à vivre durant de longues années dans l’ombre en se contentant de la charité des autres.

 

– Mais comment peut-il nous aider dans notre entreprise s’il n’y voit ? demanda Nigel.

 

– C’est justement pour cette raison qu’il peut nous être d’une plus grande utilité qu’un autre, bon seigneur, car il se fait souvent que, lorsqu’un homme perd un sens, Dieu aiguise les autres. Ainsi donc, Andreas est doué d’une ouïe telle qu’il peut entendre la sève monter dans un arbre, voire une souris trotter dans son trou. Il est venu nous aider à trouver le passage.

 

– Et je l’ai trouvé, fit l’aveugle fièrement. Voici, j’ai placé mon bâton sur la ligne qu’il suit. Par deux fois, alors que j’étais couché avec mon oreille sur le sol, j’ai entendu marcher par-dessous.

 

– J’espère que tu ne te trompes point, bonhomme, fit Nigel.

 

Pour toute réponse, l’homme saisit son bâton et en frappa deux coups sur le sol, une fois à droite et une fois à gauche. L’un rendit un son plein, l’autre un son creux.

 

– N’entendez-vous point cela ? demanda-t-il. Me demanderez-vous encore si je me trompe ?

 

– En fait nous te sommes grandement redevables pour ce service, répondit Nigel. Que les paysans commencent à creuser aussi silencieusement que possible. Et toi, Andreas, garde l’oreille sur le sol afin de nous prévenir si quelqu’un passe en dessous.

 

Ainsi donc, sous la pluie qui tombait, le petit groupe se mit au travail dans l’obscurité. L’aveugle restait étendu, le visage à terre. Par deux fois, ils entendirent son léger sifflement avertisseur, et ils cessèrent le travail. Après une heure, ils parvinrent à une arche de pierre qui constituait la partie extérieure de la voûte du tunnel. C’était un gros obstacle, car il faudrait peut-être longtemps pour détacher une pierre ; et, si le travail n’était pas terminé au lever du jour, leur entreprise était vouée à l’échec. Ils firent sauter le mortier au moyen d’une dague et parvinrent à dégager une petite pierre qui leur permit de s’attaquer plus facilement aux autres. Un trou, plus noir que la nuit qui les entourait, s’ouvrait à leurs pieds, et ils n’en pouvaient toucher le fond avec leurs épées. Ils avaient ouvert le tunnel.

 

– Je voudrais y entrer le premier, fit Nigel. Je vous prie donc de m’aider à descendre.

 

Ils le soutinrent de toute la longueur de leurs bras puis, après l’avoir lâché, ils l’entendirent atterrir sain et sauf au fond. Une seconde plus tard, l’aveugle donnait le signal d’alarme.

 

– J’entends des pas, dit-il. Ils sont loin encore mais ils se rapprochent.

 

Simon poussa la tête et le cou dans l’ouverture.

 

– Squire Loring, m’entendez-vous ? murmura-t-il.

 

– Je t’entends, Simon.

 

– Andreas dit que quelqu’un vient.

 

– Couvre vite l’ouverture. Vite, je te prie, couvre-la !

 

Un manteau fut jeté sur le trou afin qu’aucun rai de lumière ne pût avertir le nouveau venu. Cependant il était à redouter qu’il eût entendu Nigel tomber dans le passage. Mais il fut bientôt clair qu’il n’en était rien, car Andreas annonça qu’il continuait d’avancer. Nigel pouvait entendre le lointain bruit de pas. S’il portait une lanterne, tout était perdu. Mais nul rayon de lumière n’apparut dans le tunnel et les pas approchaient toujours.

 

Nigel murmura une prière de remerciement à ses saints patrons tout en s’écrasant contre la muraille, attendant sans respirer, la dague à la main. Les pas se faisaient de plus en plus proches. Il pouvait percevoir la respiration de l’autre dans le noir. Puis, au moment où il passa, Nigel bondit, tel un tigre. Il y eut un sursaut d’étonnement suivi du silence, car la poigne puissante de l’écuyer serrait la gorge de l’homme dont le corps était plaqué immobile contre le mur.

 

– Simon, Simon ! cria Nigel à haute voix. Le manteau fut enlevé du trou.

 

– As-tu une corde ? Sinon, vos ceintures mises bout à bout pourraient faire l’affaire.

 

L’un des paysans avait une corde et Nigel la sentit bientôt danser contre sa main. Il tendit l’oreille mais il n’y avait pas le moindre bruit dans le passage. Pendant un instant, il relâcha la gorge du prisonnier. Il n’en sortit qu’un torrent de prières et de supplications. L’homme tremblait comme une feuille dans le vent. Nigel lui pressa la pointe de sa dague sur le visage en lui conseillant de ne point ouvrir la bouche. Après quoi, il lui passa la corde sous les bras et l’attacha.

 

– Remontez-le ! souffla-t-il.

 

Pendant un moment l’ouverture grisâtre au-dessus de lui fut obscurcie.

 

– Nous l’avons, messire, fit Simon.

 

– Alors, descendez-moi la corde et tenez-la bien.

 

Un moment plus tard, Nigel et ses hommes entouraient le prisonnier. Il faisait trop noir pour distinguer son visage. Simon lui passa la main sur la figure. Elle était grasse mais bien rasée. Un long vêtement lui pendait jusque sur les chevilles.

 

– Qui es-tu ? demanda-t-il. Dis la vérité et parle bas, si tu veux parler encore.

 

L’homme se mit à claquer des dents.

 

– Je ne parle pas anglais ! murmura-t-il.

 

– Le français alors, fit Nigel.

 

– Je suis un saint prêtre de Dieu. Vous encourez le ban de la sainte Église en portant la main sur moi. Je vous prie de me laisser aller voir ceux que je dois entendre en confession et à qui je dois donner l’extrême-onction. S’ils devaient mourir en état de péché, vous auriez leur condamnation sur la conscience.

 

– Quel est votre nom ?

 

– Je suis Dom Pierre de Cervolles.

 

– De Cervolles, l’archiprêtre, celui qui a attisé le brasier quand on m’a brûlé les yeux ! s’écria Andreas. De tous les diables de l’enfer, il n’en est point de pires que lui ! Mes amis, mes amis, si je vous ai bien servi cette nuit, je ne demande pour toute récompense que de pouvoir disposer à mon gré de cet homme.

 

Mais Nigel repoussa le vieillard.

 

– Nous n’avons point le temps pour cela, dit-il. Maintenant, écoute-moi, prêtre, si vraiment tu es prêtre. Ta robe ni ta tonsure ne te sauveront si tu nous trompes, car nous sommes ici dans un dessein précis et nous sommes décidés à le réaliser quoi qu’il arrive. Réponds-moi et dis-moi la vérité sans quoi cette nuit sera ta dernière. Dans quelle partie du château le tunnel donne-t-il accès ?

 

– Dans les caves basses.

 

– Qu’y a-t-il au bout du tunnel ?

 

– Une porte de chêne.

 

– Est-elle barricadée ?

 

– Oui, elle l’est.

 

– Comment serais-tu entré ?

 

– En donnant le mot de passe.

 

– Qui aurait ouvert ?

 

– Le garde, à l’intérieur.

 

– Et plus loin ?

 

– Plus loin se trouvent les cachots de la prison et les geôliers.

 

– Qui serait encore debout maintenant ?

 

– Personne sauf un garde à la porte et un autre sur le rempart.

 

– Alors, quel est le mot de passe ?

 

L’homme garda le silence.

 

– Le mot de passe, l’ami.

 

Les pointes glacées de deux dagues lui piquèrent la gorge mais il refusait toujours de parler.

 

– Où est l’aveugle ? demanda Nigel. Voici, Andreas, tu peux l’avoir et en faire ce que tu veux.

 

– Non, non ! murmura le prêtre. Éloignez-le de moi. Sauvez-moi d’Andreas l’aveugle. Je vous dirai tout.

 

– Le mot de passe, alors, à l’instant.

 

– C’est : Benedicite !

 

– Nous avons le mot de passe, Simon ! s’écria Nigel. Viens, allons au bout du tunnel. Les paysans garderont le prêtre et resteront ici au cas où nous voudrions envoyer un message.

 

– Non, messire, je crois que nous pourrions faire mieux, répondit Simon. Emmenons le prêtre. Ainsi, le garde qui se trouve à l’intérieur reconnaîtra sa voix.

 

– Voilà qui est bien réfléchi ! Mais avant cela, prions ensemble, car cette nuit pourrait bien être la dernière pour nous.

 

L’écuyer et les trois hommes d’armes s’agenouillèrent dans la pluie et récitèrent de simples oraisons, Simon tenant toujours étroitement le poignet du prêtre. Ce dernier fouilla dans sa tunique et en tira quelque chose.

 

– C’est le cœur du confesseur saint Enogat. Cela vous mettra l’âme en repos que de baiser cette sainte relique.

 

Les quatre Anglais se la passèrent de l’un à l’autre, chacun y pressant dévotement les lèvres. Après quoi, ils se levèrent. Nigel fut le premier à descendre dans le trou. Il fut suivi de Simon puis du prêtre, dont ils se saisirent aussitôt. Ensuite venaient les hommes d’armes. Ils avaient à peine fait quelques pas lorsque Nigel s’arrêta.

 

– Je suis sûr que quelqu’un vient derrière nous, dit-il.

 

Ils tendirent l’oreille mais il ne leur parvint pas le moindre bruit. Après une pause d’une minute, ils reprirent leur avance dans le noir. Cela leur parut interminablement long alors que, en réalité, ils parcoururent à peine une centaine de pas avant d’atteindre une porte entourée d’un rai de lumière jaune et qui leur barrait le passage. Nigel y frappa de la main.

 

Ils entendirent le grincement d’un verrou, puis une voix demanda :

 

– C’est vous, l’Abbé ?

 

– Oui, c’est moi, répondit le prêtre d’une voix tremblante. Ouvre, Arnold.

 

La voix avait suffi, nul besoin de mot de passe. La porte s’ouvrit vers l’intérieur et aussitôt le portier fut abattu par Nigel et Simon. Leur attaque avait été si soudaine qu’il n’y eut d’autre bruit que la chute du corps de l’homme. Un flot de lumière inonda le passage et les Anglais restèrent là à cligner des yeux.

 

Devant eux s’ouvrait un couloir pavé de pierres et au travers duquel gisait le corps du portier. Il y avait plusieurs portes de part et d’autre, et une grille fermait l’extrémité opposée. Un étrange remue-ménage, fait de plaintes et de gémissements, remplissait l’atmosphère. Les quatre hommes se tenaient là, écoutant et se demandant ce que cela pouvait bien signifier, lorsqu’un cri aigu retentit derrière eux. Le prêtre gisait sur le sol et le sang coulait à flots de sa gorge ouverte. Dans le passage, une ombre noire dans la lumière jaune s’éloignait : un homme qui se servait d’un bâton pour avancer.

 

– C’est Andreas ! s’écria Will. Il l’a tué !

 

– Alors c’est lui que j’avais entendu derrière nous, fit Nigel. Sans aucun doute, il nous suivait dans l’ombre. Mais j’ai bien peur que le cri du prêtre n’ait été entendu.

 

– Non, répondit Simon, il y a tant de cris que celui-ci aura passé avec les autres. Prenons cette lampe qui est accrochée au mur et voyons dans quel antre de démon nous nous trouvons.

 

Ils ouvrirent la première porte à droite et une puanteur telle les frappa aux narines qu’ils furent obligés de reculer. La lampe que Simon poussa de l’avant éclaira une créature quasi simiesque, homme ou femme, nul n’aurait pu le dire, et que la solitude et l’horreur avaient rendue folle. Dans une autre cellule se trouvait un vieillard à la longue barbe grise. Il était enchaîné au mur, corps sans âme où cependant la vie circulait toujours, car il tourna lentement les yeux vers les intrus. Mais c’était de derrière la porte centrale au bout du corridor que venaient les cris et les appels.

 

– Simon, fit Nigel, avant d’aller plus loin, nous allons faire sauter cette porte de ses gonds. Et nous nous en servirons pour bloquer ce passage, ce qui nous permettra de tenir jusqu’à ce que du secours nous arrive. Tu vas retourner au camp aussi vite que tes jambes pourront te porter. Les paysans t’aideront à sortir du trou. Présente mes respects à Sir Robert et dis-lui que le château sera pris sans coup férir s’il veut venir ici avec cinquante hommes. Dis-lui que nous nous sommes installés à l’intérieur. Dis-lui aussi, Simon, que je lui conseille de provoquer une perturbation devant la porte à l’extérieur de façon à maintenir les gardes en éveil de ce côté pendant que nous forcerons notre avance derrière eux. Va, mon bon Simon, et ne perds point une minute.

 

Mais l’homme d’armes secoua la tête.

 

– C’est moi qui vous ai amené ici, messire, et je resterai ici, corps et âme. Toutefois, vous avez parlé sagement en disant que Sir Robert devrait être avisé de ce qui se passe, maintenant que nous nous sommes aventurés aussi loin. Harding, va aussi vite que tu le pourras pour porter le message de messire Nigel.

 

L’homme s’en alla à regret. Ils entendirent le bruit de ses pas et le cliquetis de son équipement qui se mouraient dans le tunnel. Les trois compagnons s’approchèrent alors de la porte. Leur intention était d’attendre là jusqu’à ce que l’aide leur vînt, quand, dans cette Babel de cris, ils entendirent une voix qui implorait en anglais :

 

– Mon Dieu… je vous prie de me donner une tasse d’eau, si vous espérez en la miséricorde du Christ !

 

Un éclat de rire et le bruit mat d’un choc suivirent.

 

Le sang de Nigel lui monta aussitôt à la tête, faisant bourdonner ses oreilles et lui battant vigoureusement les tempes. Il est des moments où le cœur de l’homme l’emporte sur le cerveau du soldat. D’un bond, il se trouva devant la porte qu’il franchit aussitôt avec les hommes d’armes sur les talons. La scène qui les attendait les cloua tous trois au sol, frappés par l’horreur et la surprise.

 

Ils se trouvaient devant une grande chambre voûtée, brillamment éclairée par de nombreuses torches. À l’extrémité opposée ronflait un grand feu, devant lequel trois hommes nus étaient enchaînés à des poteaux de telle façon qu’ils ne pussent jamais s’éloigner de la zone de chaleur. Ils en étaient cependant suffisamment distants pour ne pas être brûlés, à condition de tourner et de se déplacer continuellement. Ainsi donc, ils dansaient et tournoyaient devant le brasier, dans le rayon que leur permettait leur chaîne, rompus de fatigue et la langue desséchée et crevassée par la soif, mais incapables de cesser leurs contorsions ne fût-ce qu’un instant.

 

Mais la vue était encore plus étrange sur les côtés de la salle d’où parvenait le chœur de grognements qui avait d’abord frappé les oreilles de Nigel et de ses compagnons. Une rangée de grands tonneaux se trouvait le long des murs. Dans chacun d’eux était assis un homme dont la tête seule dépassait. Quand ils bougeaient, on entendait un clapotis d’eau à l’intérieur. Tous ces visages pâles se tournèrent vers la porte lorsqu’elle s’ouvrit, et un cri d’étonnement et d’espoir succéda au long gémissement.

 

Au même instant, deux gaillards vêtus de noir et qui étaient assis à une table près du feu avec un flacon de vin devant eux bondirent sur leurs pieds, contemplant avec ahurissement cette soudaine intrusion. Cet instant d’hésitation les priva de leur dernière chance de salut. Au milieu de la pièce se trouvaient quelques marches qui menaient à la porte principale. Vif comme un chat sauvage, Nigel les atteignit avant les geôliers. Ils firent aussitôt demi-tour pour gagner l’escalier menant au passage, mais Simon et ses compagnons en étaient plus près qu’eux. Deux gestes, deux dagues volant dans la pièce, et les bandits qui exécutaient la volonté du Boucher se trouvèrent étendus, sans vie, dans la chambre des tortures.

 

Un murmure de joie et de prières s’éleva de toutes les lèvres blanches. Une lumière d’espoir s’alluma soudain dans les yeux désespérés. Un long hurlement se serait élevé, si Nigel n’avait étendu les bras pour demander le silence.

 

Il ouvrit la porte derrière eux. On devinait dans l’obscurité un escalier en colimaçon. Il écouta, mais nul son ne lui parvint. Une clé se trouvait dans la serrure du côté extérieur de la porte de fer. Il la prit et verrouilla la porte de l’intérieur. Ainsi, le terrain qu’ils avaient gagné leur était acquis, et ils pouvaient se consacrer à soulager les malheureux autour d’eux. Quelques coups puissants firent sauter les fers et libérèrent les trois danseurs devant le feu. Avec un cri de joie, ils se précipitèrent vers les tonneaux d’eau de leurs compagnons et, y plongeant la tête tout comme des chevaux, ils burent, burent, burent. Puis à leur tour les malheureuses créatures furent retirées des cuves. Elles avaient la peau blanchie et ratatinée par ce bain prolongé. Leurs liens furent arrachés, mais leurs membres engourdis refusaient de bouger, si bien qu’elles se tordaient et se traînaient sur le sol pour arriver près de Nigel et lui baiser la main.

 

Dans un coin se trouvait Aylward, exténué de froid et de faim. Nigel courut à lui et lui souleva la tête. Le cruchon de vin des deux geôliers se trouvait toujours sur la table. L’écuyer en porta un gobelet aux lèvres de l’archer, qui en but une longue rasade.

 

– Comment te sens-tu maintenant, Aylward ?

 

– Mieux, squire, mieux, mais j’espère bien ne plus jamais toucher l’eau aussi longtemps que je vivrai. Hélas, le pauvre Dicon s’en est allé, et Stephen aussi… J’ai froid jusque dans la moelle des os. Je vous prie de me laisser m’appuyer sur votre bras jusque près de ce feu afin que j’y puisse réchauffer mes membres glacés et rétablir la circulation de mon sang.

 

Étrange spectacle que ces vingt hommes nus accroupis en demi-cercle devant le feu et tendant leurs mains tremblantes vers la flamme. Bientôt leurs langues se délièrent et ils se mirent à raconter leurs malheurs, en y insérant de nombreuses prières et actions de grâces à tous les saints pour leur délivrance. Nulle nourriture n’avait franchi leurs lèvres depuis leur capture. Le Boucher leur avait ordonné de se joindre à sa garnison et de tirer sur leurs compagnons. Lorsqu’ils avaient refusé, il en avait pris trois pour les exécuter.

 

Les autres avaient été traînés dans les caves où le tyran les avait suivis. Il ne leur avait posé qu’une seule question : avaient-ils le sang chaud ou étaient-ils frileux ? Ils avaient été roués de coups jusqu’à ce qu’ils répondissent. Trois d’entre eux s’étaient déclarés frileux et avaient été condamnés au supplice du feu. Quant aux autres, ils avaient été plongés dans les cuves d’eau pour rafraîchir leur sang trop chaud. Régulièrement, l’homme était revenu pour jouir de leurs souffrances et leur demander s’ils étaient prêts à entrer à son service. Trois avaient accepté et avaient aussitôt été délivrés. Mais les autres avaient tenu, dont deux d’entre eux jusqu’à la mort.

 

Telle fut l’histoire que Nigel et ses compagnons écoutèrent en attendant impatiemment l’arrivée de Knolles et de ses hommes. Ils jetaient sans cesse des coups d’œil anxieux vers le sombre tunnel mais pas le moindre scintillement lumineux ni le moindre cliquetis métallique ne leur parvinrent de ses profondeurs. Cependant un son lourd frappa leurs oreilles. C’était un bruit métallique, lent et mesuré, qui se rapprochait : le pas d’un homme en armure. Les malheureux autour du feu, épuisés par la faim et la souffrance, se serrèrent les uns contre les autres, le visage hagard et les yeux fixés sur la porte.

 

– C’est lui ! murmurèrent-ils. C’est le Boucher !

 

Nigel s’était précipité vers la porte et écoutait. Point d’autres bruits de pas que ceux de l’homme. Lorsqu’il s’en fut assuré, il tourna doucement la clé dans la serrure. Au même moment une voix tonna de l’autre côté :

 

– Yves ! Bertrand ! Ne m’entendez-vous point venir, ivrognes ? Je vous ferai rafraîchir la tête dans les cuves d’eau, marauds ! Comment, pas encore ? Ouvrez-moi, chiens ! Ouvrez, vous dis-je.

 

Il arracha la poignée d’un coup de pied, ouvrit la porte et se précipita à l’intérieur. Pendant un instant, il demeura immobile, véritable statue de métal jaune, les yeux fixés sur les tonneaux vides et les hommes nus rassemblés autour du feu. Puis, avec un rugissement de lion, il se retourna, mais la porte s’était fermée derrière lui et Simon le Noir, l’air féroce et le sourire sardonique, se tenait devant elle.

 

Le Boucher regarda désespérément autour de lui car il n’avait d’autre arme que sa dague. Puis ses yeux tombèrent sur les roses de Nigel.

 

– Vous êtes un noble gentilhomme ! cria-t-il. Je me rends à vous.

 

– Je n’accepte point votre reddition, vilain ! répondit Nigel. Défendez-vous ! Simon, jette-lui une épée !

 

– C’est de la folie, fit le hardi homme d’armes. Pourquoi donner un aiguillon à une guêpe ?

 

– Donne, te dis-je ! Je ne puis le tuer ainsi, de sang-froid.

 

– Mais, moi, je le puis ! hurla Aylward en s’écartant du feu. Venez, mes amis ! Par les doigts de cette main ! ne nous a-t-il point appris la manière de réchauffer le sang trop froid !

 

Comme une bande de loups, ils se précipitèrent sur le Boucher qui roula sur le sol avec au-dessus de lui une douzaine d’hommes nus en délire. Ce fut en vain que Nigel tenta de les écarter. Ces hommes torturés et affamés étaient fous de rage : leurs yeux étaient exorbités, ils grinçaient des dents tandis que, dans un crissement de métal, ils le traînaient à travers la pièce par les chevilles et le jetaient dans le feu.

 

Nigel haussa les épaules et détourna les yeux lorsqu’il vit la silhouette d’airain sortir des flammes, se jeter à genoux et demander grâce avant d’être rejetée au milieu du brasier. Ses anciens prisonniers criaient de joie et battaient des mains tout en le repoussant du pied jusqu’à ce que l’armure fût trop chaude pour y toucher encore. Alors, elle resta immobile et l’acier vira au rouge, cependant que les hommes nus dansaient une ronde autour du foyer.

 

Enfin, les secours arrivèrent. Des lumières scintillèrent et des armures sonnèrent dans le tunnel. La cave se remplit d’hommes armés ; au-dessus, on entendait les cris de l’attaque de diversion contre la porte. Conduit par Knolles et Nigel, le groupe d’assaut s’empara aussitôt de la cour du château. Les gardes de la porte, surpris par-derrière, jetèrent leurs armes et implorèrent la pitié. La porte fut ouverte et les assaillants se précipitèrent à l’intérieur suivis d’une centaine de paysans furieux. Certains des voleurs moururent en se défendant, d’autres furent tués de sang-froid, mais tous périrent car Knolles avait juré de ne pas faire de quartier. Le jour commençait à pointer lorsque les derniers fugitifs furent retrouvés et abattus. De toutes parts, on entendait les hurlements des soldats quand ils enfonçaient les portes et pénétraient dans les pièces où étaient entassés les trésors et le ravitaillement. Le résultat de onze années de pillage : or et joyaux, satins et velours, plats et vêtements, tout était là à portée de qui voulait les prendre.

 

Les prisonniers qui avaient été délivrés, après avoir apaisé leur faim et s’être vêtus, se mirent à la recherche du butin. Nigel, appuyé sur son épée, près de la porte, vit arriver Aylward, avec un ballot sous chaque bras, un autre sur le dos et un petit paquet qu’il tenait entre les dents. Il lâcha ce dernier en passant devant son maître.

 

– Par les os de cette main ! Je suis bien content d’être venu à la guerre et nul homme ne pourrait trouver meilleure vie. J’ai ici un cadeau pour toutes les filles de Tilford et mon père n’aura plus jamais à craindre le froncement des sourcils du procureur de Waverley. Mais vous, squire Loring ? Il ne serait point juste que nous fassions la moisson, alors que vous, qui l’avez semée, partiriez d’ici les mains vides. Allons, messire, prenez ce que j’ai trouvé ici. Je retourne en chercher davantage.

 

Mais Nigel sourit et secoua la tête.

 

– Tu as gagné ce que ton cœur désirait, dit-il, et il se trouve que j’ai gagné la même chose.

 

Un moment plus tard, Knolles s’avançait vers lui, les mains tendues.

 

– Je vous demande pardon, Nigel, dit-il. Je vous ai parlé un peu chaudement dans ma colère.

 

– Non, messire, c’était ma faute.

 

– Mais, si nous nous trouvons maintenant dans ce château, c’est à vous que nous le devons. Le roi le saura, de même que Chandos. Est-il autre chose que je puisse faire, Nigel, pour vous prouver la haute estime dans laquelle je vous tiens ?

 

L’écuyer rougit de plaisir.

 

– Enverriez-vous un messager en Angleterre, messire, pour y faire part de cette nouvelle ?

 

– Certainement ! Il me faut le faire. Mais ne me dites point, Nigel, que vous aimeriez être ce messager. Demandez-moi une autre faveur car je ne veux point me séparer de vous.

 

– Non, Dieu m’en garde ! s’écria Nigel. Par saint Paul, je ne serais point assez lâche que de vouloir vous quitter, quand d’autres exploits nous attendent. Mais je voudrais faire tenir un message par votre messager.

 

– À qui ?

 

– À Lady Mary, fille du vieux Sir John Buttesthorn, qui habite près de Guildford.

 

– Vous n’aurez qu’à écrire le message, Nigel. Le salut qu’un chevalier envoie à sa belle doit être scellé.

 

– Non, il le peut porter oralement.

 

– Alors, je vais le lui transmettre car il partira ce matin. Que dois-je lui dire ?

 

– Il lui remettra mes très humbles salutations et il lui dira que, pour la seconde fois, sainte Catherine a été notre amie.

CHAPITRE XXII

COMMENT ROBERT DE BEAUMANOIR S’EN VINT À PLOËRMEL


Sir Robert Knolles et ses hommes reprirent leur marche ce jour-là en regardant maintes fois derrière eux pour contempler les deux sombres colonnes de fumée, l’une épaisse et l’autre plus fine, qui s’élevaient du château et de la redoute de la Brohinière. Il n’y avait pas un archer ni un homme d’armes qui ne portât sur le dos un gros ballot, du butin qu’il avait pris et Knolles fronçait les sourcils chaque fois qu’il les regardait. C’est avec plaisir qu’il aurait tout jeté sur le côté de la route, mais il avait tenté cela une fois déjà dans le temps, et il s’était rendu compte que c’était aussi dangereux que de vouloir enlever un os à un ours affamé. D’ailleurs, il n’y avait plus que deux jours de marche jusqu’à Ploërmel, où il comptait bien mettre un terme à son voyage.

 

Cette nuit-là, ils logèrent à Mauron, où une petite garnison anglo-bretonne occupait le château. Les archers ne furent que trop heureux de revoir des compatriotes, et ils passèrent la nuit à boire et à jouer aux dés. Un groupe de jeunes Bretonnes se mêlèrent à eux, si bien que, le lendemain matin, les ballots se trouvèrent fort allégés, la plus grosse part du butin de la Brohinière ayant passé entre les mains des hommes et des femmes de Mauron. Ce jour-là, leur marche leur fit longer une jolie petite rivière. Enfin, vers le soir, les tours de Ploërmel pointèrent devant eux et ils aperçurent, flottant au vent et se détachant sur un ciel sombre, la croix rouge d’Angleterre. La rivière Duc qui bordait la route était si bleue et ses rives si vertes qu’ils auraient juré avoir sous les yeux un paysage de chez eux, d’Oxford ou des Midlands mais, à mesure que la nuit s’épaississait, ils entendaient s’élever les hurlements des loups leur rappelant qu’ils se trouvaient dans un pays ravagé par la guerre. Durant ces dernières années, les hommes avaient été à ce point occupés à se faire une chasse mutuelle que le gibier avait augmenté de façon considérable et que même les rues des villes n’étaient plus à l’abri des incursion d’animaux sauvages tels que loups et ours.

 

Il faisait nuit, lorsque la petite armée franchit la grand-porte du château de Ploërmel et campa dans la cour de justice. À cette époque, Ploërmel, centre de la puissance britannique en moyenne Bretagne, était occupée par une garnison de cinq cents hommes commandés par un vieux soldat : Richard de Bambro, un rude Northumbrien, formé dans la plus grande école de guerriers : les luttes de frontière avec les Écossais. Ayant parcouru les postes de la frontière la plus troublée d’Europe et servi durant les raids venant de Liddesdale ou de Nithsdale, il était endurci à vivre sur les champs de bataille.

 

Depuis quelque temps cependant, Bambro avait été incapable de se lancer dans aucune entreprise car les renforts lui avaient fait défaut et, parmi ceux qui le suivaient, on ne comptait que trois chevaliers et soixante-dix Anglais. Le reste était constitué d’un mélange de Hainuyers et de mercenaires germains, vaillants soldats pris individuellement, ainsi que l’ont toujours été ceux de cette race, mais qui n’avaient aucun intérêt dans la cause pour laquelle ils combattaient et qui n’étaient liés entre eux par aucun lien commun de sang ni de tradition.

 

En revanche, les castels environnants, et notamment celui de Jocelyn, étaient occupés par de puissantes forces de Bretons enthousiastes, enflammés par un patriotisme commun et débordants d’ardeur guerrière. Robert de Beaumanoir, le fier sénéchal de la maison de Rohan, lançait de fréquentes incursions contre Ploërmel, de sorte que la ville et le château redoutaient chaque jour de se trouver assiégés. Plusieurs petits groupes de la faction anglaise avaient été éliminés et massacrés.

 

Telle était la situation de la garnison de Bambro, en ce soir de mars où Knolles et ses hommes occupèrent la cour de justice de son château.

 

Bambro les attendait dans le flamboiement des torches de la seconde porte. C’était un homme dur et sec, de courte taille, aux petits yeux ronds et noirs et aux gestes furtifs. À côté de lui, et formant un étrange contraste, se tenait son écuyer, Croquart, un Allemand, dont le nom et la gloire s’étaient déjà étendus au loin bien que, tout comme Knolles lui-même, il eût débuté comme simple page. Très grand, pourvu de très larges épaules et d’une paire de mains immenses avec lesquelles il pouvait briser un fer à cheval, il était en général lent et lymphatique, sauf lorsqu’il s’énervait. Son calme visage clair, ses yeux bleus et ses longs cheveux blonds lui donnaient une apparence si débonnaire que personne n’aurait pu croire qu’il fût un guerrier aussi redoutable, mais dans un accès de mauvaise humeur il faisait le vide autour de lui, tel un géant d’acier au premier rang de la bataille.

 

Le petit chevalier et le grand écuyer étaient côte à côte sous l’arche du donjon pour souhaiter la bienvenue aux nouveaux arrivants tandis qu’une foule de soldats se précipitaient pour embrasser leurs compagnons et les conduire là où ils pourraient se restaurer et s’amuser.

 

Le souper avait été servi dans la grande salle du château ; chevaliers et écuyers s’y rassemblèrent. Bambro et Croquart s’y trouvaient avec Sir Hugh Calverly, vieil ami et concitoyen de Knolles, puisque tous deux étaient originaires de Chester. Sir Hugh était un homme de taille moyenne, aux cheveux blonds, aux yeux gris, durs et fiers, et au large nez balafré par un coup d’épée. Là aussi se trouvaient Geoffroi d’Ardaine, jeune seigneur breton ; Sir Thomas Belford, Anglais petit et trapu, venant des Midlands ; Sir Thomas Walton, dont les armes aux merlettes écarlates indiquaient qu’il appartenait aux Walton du Surrey ; James Marshall et John Russell, jeunes écuyers anglais, et les deux frères Richard et Hugues Le Galliard, de sang gascon. En plus, on trouvait encore quelques écuyers sans renom et les nouveaux venus, Sir Robert Knolles, Sir Thomas Percy, Nigel Loring ainsi que deux autres squires : Allington et Parsons. Telle était la compagnie qui se rassembla à la lueur des flambeaux autour de la table du sénéchal de Ploërmel et y fit bombance d’un cœur léger à la pensée des nobles actions d’éclat qui se trouvaient à leur portée.

 

Le maître de maison gardait cependant un visage sombre. Sir Richard Bambro était assis, le menton dans les mains et les yeux fixés sur le linge de table, au milieu des bruits de la conversation, chacun y allant de son projet sur une entreprise qui pourrait maintenant être tentée. Sir Robert Knolles était partisan d’une marche immédiate sur Jocelyn. Calverly pensait qu’un raid pourrait être lancé vers le sud, où se trouvait le gros des forces françaises. D’autres encore parlaient d’une attaque sur Vannes.

 

Bambro écouta ces différentes opinions dans un silence qu’il rompit par un juron, attirant l’attention de toute la compagnie.

 

– N’en dites pas plus, messeigneurs, cria-t-il, car vos paroles sont autant de coups de poignard que vous m’enfoncez dans le cœur. Nous aurions pu faire cela et même plus. Mais hélas, vous arrivez trop tard.

 

– Trop tard ? se récria Knolles. Que voulez-vous dire, Richard ?

 

– Je regrette d’avoir à vous le dire, mais vous et vos soldats pourriez aussi bien vous en retourner en Angleterre, car votre venue ne me sera d’aucune utilité, vraisemblablement. Avant d’atteindre le château, avez-vous vu un cavalier monté sur un cheval blanc ?

 

– Non, nous ne l’avons point vu.

 

– Il est arrivé d’Hennebont par la route occidentale. Que ne s’est-il rompu le cou ! Il a déposé son message, il y a moins d’une heure, et s’en est allé prévenir la garnison de Malestroit. La paix a été conclue pour un an entre les rois de France et d’Angleterre, et celui qui la rompt mettra en jeu sa vie et ses biens.

 

– La paix !

 

C’était la fin de tous leurs rêves. Tous se regardaient consternés, lorsque Croquart abattait son gros poing sur la table, faisant s’entrechoquer les verres. Knolles, les poings serrés, retomba assis, telle une statue de marbre, cependant que le cœur de Nigel se glaçait dans sa poitrine. La paix ! Où donc allait-il accomplir son troisième exploit, et comment pourrait-il s’en retourner sans cela ?

 

Tous étaient assis en silence, quand un appel de trompe déchira la nuit. Sir Richard leva la tête avec surprise.

 

– Nous n’avons point coutume qu’on nous vienne appeler lorsque la herse est baissée, dit-il. Mais il ne faut point que nous admettions quelqu’un dans nos murs sans être sûr de lui. Croquart, allez donc voir !

 

L’immense Germain quitta la salle. Le groupe des chevaliers était toujours assis en silence lorsqu’il revint.

 

– Sir Richard, annonça-t-il, le vaillant chevalier Robert de Beaumanoir et son écuyer Guillaume de Montauban se trouvent devant la porte, qui demandent à vous parler.

 

Bambro bondit sur son siège. Que pouvait donc avoir à lui dire ce fier meneur de Bretons, cet homme qui était rouge jusqu’au coude du sang anglais qu’il avait versé ? Avec quel dessein avait-il quitté son château de Jocelyn pour s’en venir faire visite à son plus mortel ennemi ?

 

– Sont-ils armés ? demanda-t-il.

 

– Ils sont sans armes.

 

– Dans ce cas, ouvrez-leur et amenez-les ici, mais doublez les sentinelles et prenez des précautions contre toute surprise.

 

Des sièges furent placés à l’autre extrémité de la table pour ces hôtes inattendus. La porte s’ouvrit et Croquart, avec toute la forme et la courtoisie requises, annonça les deux Bretons qui entrèrent avec la fierté et la morgue propres aux vaillants guerriers et aux gentilshommes de sang noble.

 

Beaumanoir était un homme de haute taille, sombre, aux cheveux très noirs et à la longue barbe brune. Il était fort et raide comme un jeune chêne, avec des yeux noirs et sans le moindre défaut dans ses traits avenants, sinon que ses dents de devant avaient été arrachées. Son écuyer, Guillaume de Montauban, était grand aussi, avec un fin visage et deux petits yeux gris très rapprochés l’un de l’autre au-dessus d’un long nez. Dans l’expression de Beaumanoir, on ne lisait que la vaillance et la franchise ; chez Montauban, on trouvait la vaillance, aussi, mais elle était mêlée à la cruauté et à la ruse du loup. Ils s’inclinèrent en entrant et le petit sénéchal anglais s’avança pour les accueillir.

 

– Soyez le bienvenu, Robert, aussi longtemps que vous vous trouverez sous ce toit, dit-il. Peut-être un jour serons-nous en un autre lieu où nous pourrons nous parler d’une autre façon.

 

– Je l’espère, Richard, répondit Beaumanoir. En vérité, nous, gens de Jocelyn, vous tenons en très haute estime et vous sommes très reconnaissants, à vous et à vos hommes, pour tout ce que vous avez fait pour nous. Nous ne pouvions souhaiter meilleurs voisins auprès de qui nous eussions pu nous gagner plus d’honneur. J’ai appris que Sir Robert Knolles et d’autres chevaliers étaient venus se joindre à vous, et nous avons le cœur lourd en songeant que les ordres de nos rois nous empêchent, l’un comme l’autre, de tenter une quelconque aventure.

 

Son écuyer et lui-même s’installèrent aux places qui leur étaient réservées ; ils remplirent leur verre et burent à la compagnie.

 

– Ce que vous dites est vrai, Robert, répondit Bambro. Et quand vous êtes arrivés, nous discutions justement de la chose entre nous et la déplorions comme il se doit. Quand avez-vous appris la nouvelle de la trêve ?

 

– Un messager nous est venu de Nantes, hier soir.

 

– La nouvelle nous est parvenue ce soir même d’Hennebont. Le sceau même du roi se trouvait sur l’ordre. Je crains donc que pendant un an vous ne restiez à Jocelyn et nous à Ploërmel, en tuant le temps comme nous le pourrons. Peut-être pourrons-nous chasser le loup en commun dans la grande forêt ou jeter nos faucons sur les rives du Duc.

 

– Nous le ferons sans aucun doute, Richard, répondit Beaumanoir, mais, par saint Cadoc ! j’ai dans l’esprit que, avec un peu de bonne volonté de part et d’autre, nous pourrions satisfaire nos désirs, sans cependant aller contre les ordres de nos rois.

 

Chevaliers et écuyers se penchèrent sur leurs sièges, les yeux fixés sur lui. Il eut un large sourire en regardant autour de lui le sénéchal parcheminé, le géant blond, la fraîche et jeune figure de Nigel, les traits durs de Knolles, et le visage de faucon de Calverly, tout brûlant du même désir.

 

– Je vois que je ne dois point douter de la bonne volonté, reprit-il. J’en étais sûr d’ailleurs dès avant que de venir vous parler. Mais songez que ces ordres s’appliquent à la guerre et non aux défis, tournois, duels chevaleresques et autres. Le roi Édouard est un trop grand chevalier, de même que le roi Jean, pour s’opposer à un gentilhomme qui voudrait risquer sa vie pour l’amour de sa dame. N’est-ce point ainsi ?

 

Un murmure d’assentiment s’éleva de la table.

 

– Si vous, en tant que garnison de Ploërmel, marchez sur la garnison de Jocelyn, il est clair que vous romprez la paix et en porterez la responsabilité. Mais, s’il s’élevait par exemple une querelle entre moi-même et ce jeune écuyer dont les yeux me prouvent qu’il est avide de gloire et si, dans la suite, d’autres venaient grossir les rangs des deux parties, ce ne serait point la guerre, mais plutôt une affaire privée qu’aucun roi ne pourrait empêcher.

 

– En effet, Robert, répondit Bambro, tout ce que vous dites n’est que trop vrai.

 

Beaumanoir s’inclina vers Nigel, son verre à la main.

 

– Votre nom, écuyer ?

 

– Nigel Loring, messire.

 

– Je vois que vous êtes jeune et ardent. Je vous choisis donc, comme j’aurais aimé être choisi lorsque j’avais votre âge.

 

– Je vous remercie, messire. C’est un grand honneur pour moi qu’un guerrier aussi célèbre que vous condescende à une passe d’armes avec moi.

 

– Mais il nous faut une cause de querelle, Nigel. Ainsi donc, je bois aux dames de Bretagne qui, de toutes les dames du monde, sont les plus belles et les plus vertueuses, si bien que la moins digne d’entre elles vaut bien plus encore que la meilleure d’Angleterre. Que répondez-vous à cela, jeune seigneur ?

 

Nigel trempa le doigt dans son verre et, se penchant, laissa une empreinte humide sur la main du Breton.

 

– Je vous réponds ceci au visage, dit-il.

 

Beaumanoir essuya la goutte rouge et sourit d’un air d’approbation.

 

– On n’aurait pu faire mieux, dit-il. Pourquoi souiller mon mantelet de velours ainsi que maints fous à la tête chaude l’auraient fait ? J’ai dans l’esprit, jeune seigneur, que vous irez loin. Et maintenant, qui donc nous suit dans cette querelle ?

 

Un grondement roula sur toute la table. Mais les yeux de Beaumanoir en firent le tour et il secoua la tête.

 

– Hélas, dit-il, vous n’êtes que vingt ici et ils sont trente à Jocelyn qui sont avides de se présenter. Et si je retourne sans leur apporter l’espoir à tous, il y en aura qui auront le cœur bien lourd. Je vous prie donc, Richard, puisque nous nous sommes donné la peine d’arranger cela, de faire à votre tour tout ce que vous pouvez. Ne vous serait-il point possible de trouver dix autres hommes ?

 

– Mais ils ne seront point de sang noble.

 

– Qu’importe, pourvu qu’ils veuillent se battre.

 

– De cela, il ne faut point douter, car le château est plein d’archers et d’hommes d’armes qui ne seraient que trop heureux de jouer un rôle dans cette affaire.

 

– Choisissez-en dix, alors.

 

Pour la première fois, l’écuyer à la tête de loup ouvrit la bouche.

 

– Monseigneur, vous n’admettrez certes pas des archers.

 

– Je ne crains aucun homme.

 

– Mais, messire, songez qu’il s’agit d’une passe d’armes entre nous, où l’homme fait face à l’homme. Vous avez vu ces archers anglais et vous savez comme leurs traits sont puissants et rapides. Songez donc que si dix d’entre eux se trouvaient contre nous, il est vraisemblable que la moitié des nôtres seraient étendus sur le terrain avant même que nous ayons pu nous approcher.

 

– Par saint Cadoc ! Guillaume, je crois que vous avez raison. Si nous voulons nous livrer une lutte qui restera dans mémoire d’homme, n’amenez point d’archers, et nous point d’arbalétriers. Que ce soit fer contre fer. Qu’en dites-vous ?

 

– Bien sûr, nous pouvons amener dix hommes d’armes pour faire le compte de trente que vous nous demandez, Robert. Il est donc bien entendu que nous ne nous battons point pour la querelle qui sépare la France de l’Angleterre, mais dans la question des dames qui vous a divisés, vous et squire Loring. Quand sera-ce ?

 

– Aussitôt.

 

– Bien entendu, car un second messager pourrait survenir qui nous interdirait même cela. Nous serons prêts dès le lever du soleil.

 

– Non, un jour plus tard, s’écria l’écuyer breton. Songez, monseigneur, qu’il faut laisser aux trois lances de Ravenac le temps d’arriver.

 

– Ils ne sont point de notre garnison et n’auront donc point place dans cette affaire.

 

– Mais, messire, de toutes les lances de Bretagne…

 

– Non, Guillaume, je n’accepterai point une heure de plus. Ce sera donc demain, Richard.

 

– Et où ?

 

– En venant ici, ce soir même, j’ai trouvé un endroit tout à fait propre. Si vous traversez la rivière et suivez le sentier qui mène à Jocelyn à travers champs, vous arriverez, à moitié chemin, à un gros chêne qui se trouve situé au coin d’une belle prairie bien nivelée. Nous pourrions nous y rencontrer à midi.

 

– Entendu ! s’écria Bambro. Mais je vous prie de ne vous point lever encore, Robert. La nuit ne fait que commencer. On va servir bientôt les aromates et l’hypocras. Restez, je vous prie, et, s’il vous plaît d’entendre la dernière chanson d’Angleterre, je suis bien sûr que ces messieurs l’ont apportée avec eux. Pour certains d’entre nous, cette nuit est peut-être la dernière. Faisons donc en sorte qu’elle soit complète.

 

Mais le valeureux Breton secoua la tête.

 

– En effet, cette nuit peut être la dernière pour nombre d’entre nous et il n’est que juste que mes compagnons le sachent aussi. Pour ma part, je n’ai que faire de moines et de frères, car je ne crois pas qu’il puisse advenir quelque chose de mal dans l’autre monde à quiconque s’est conduit en chevalier, mais d’autres pensent différemment sur cette question, et voudront avoir le temps de prier et de faire pénitence. Adieu, messeigneurs, et je bois un dernier verre à une joyeuse rencontre près du chêne.

CHAPITRE XXIII

COMMENT TRENTE HOMMES DE JOCELYN RENCONTRÈRENT TRENTE HOMMES DE PLOËRMEL


Durant toute la nuit, le château de Ploërmel résonna de préparatifs guerriers, car les forgerons martelaient, clouaient et rivetaient, préparant les armures des champions. Dans la cour des écuries, les varlets soignaient les palefrois ; dans la chapelle, chevaliers et écuyers soulageaient leurs âmes aux pieds du vieux père Benedict.

 

Dans la grande cour, les hommes d’armes avaient été rassemblés et les volontaires triés afin de ne garder que les meilleurs. Simon le Noir se trouvait parmi eux et la joie rayonnait sur son visage. Avec lui avaient été élus : le jeune Nicholas Dagsworth, gentilhomme aventurier qui était neveu du fameux Sir Thomas, Walter le Germain, Hulbitée – immense paysan dont la stature gigantesque faisait des promesses que son esprit arriéré manquait de tenir –, John Alcock, Robin Adey et Raoul Provost. Ceux-là et trois autres formèrent le nombre requis. Inutile de dire que les langues marchèrent bon train, mais plutôt en mal, parmi les archers, lorsqu’ils apprirent qu’aucun d’eux ne serait choisi, parce que les arcs avaient été interdits de part et d’autre. Il est vrai que beaucoup étaient aussi d’excellents combattants à la hache ou à l’épée, mais ils n’étaient pas habitués à porter de lourdes armures, et un homme à demi armé n’eût pas été loin dans un combat au corps à corps comme celui qui les attendait.

 

Il était deux heures après tierce, ou une heure avant midi, en ce quatrième mercredi de carême de l’an de grâce 1351, lorsque les hommes de Ploërmel quittèrent leur château et franchirent le pont du Duc. En tête venait Bambro avec son écuyer Croquart, monté sur un rouan et portant l’étendard de Ploërmel qui était un lion rampant de sable tenant une bannière bleue sur champ d’hermine. Derrière venaient Robert Knolles et Nigel Loring, flanqués d’un suivant portant la banderole au corbeau de sable. Puis venaient Sir Thomas Percy, avec son lion d’azur flottant au-dessus de lui, et Sir Hugh Calverly, dont la bannière portait un hibou d’argent, suivis du puissant Belford muni d’une immense barre de fer pesant soixante livres, et de Sir Thomas Walton, chevalier du Surrey. Derrière eux, quatre vaillants Anglo-Bretons : Perrot de Commelain, Le Galliard, d’Aspremont et d’Ardaine, qui luttaient contre leurs compatriotes parce qu’ils soutenaient la cause de la comtesse de Montfort. Sa croix engrêlée d’argent sur champ d’azur était portée devant eux. Enfin, fermant la marche, venaient cinq mercenaires germaniques ou hennuyers, le grand Hulbitée et les hommes d’armes.

 

Et ainsi les champions se dirigèrent vers le grand chêne dans un scintillement d’armures et un déploiement de bannières tandis que leurs chevaux piaffaient sous eux. Ils étaient suivis d’un flot d’archers et d’hommes d’armes que l’on avait désarmés, de crainte qu’une bataille générale ne s’ensuivît. Ils étaient aussi accompagnés des habitants de la ville, hommes et femmes, auxquels se mêlaient les marchands de vin, vendeurs de douceurs, armuriers, valets et hérauts, chirurgiens pour soigner les blessés et prêtres pour réconforter les mourants.

 

Le trajet n’était pas long : comme ils se frayaient un chemin à travers les champs, ils virent bientôt devant eux un gros chêne gris étendant ses branches noueuses et sans feuilles au-dessus d’une verte prairie. L’arbre était couvert de paysans qui y avaient grimpé et la place était entourée d’une grande foule qui criait et caquetait comme une volière au lever du soleil. Des huées s’élevèrent à l’approche des Anglais, parce que Bambro était haï dans le pays : il levait de l’argent pour la cause des Montfort en mettant chaque paroisse à la rançon et en maltraitant ceux qui refusaient de payer. Les seigneurs s’avancèrent sans même daigner prendre garde à cette hostilité de la foule, mais les archers se retournèrent et imposèrent silence par quelques coups dans la masse. Puis ils s’installèrent eux-mêmes comme gardiens du terrain et repoussèrent la foule jusqu’à ce qu’elle ne formât plus qu’une ligne épaisse entourant le champ ainsi dégagé pour les combattants.

 

Les champions bretons n’étaient pas encore arrivés. Aussi les Anglais attachèrent-ils leurs chevaux à un bout du terrain avant de se grouper autour de leur chef. Chaque homme avait son bouclier suspendu au cou et avait coupé sa lance à cinq pieds afin qu’elle fût plus maniable dans les combats à pied. En plus de cette arme, ils avaient encore une épée ou une· hache de combat au côté. Tous étaient revêtus d’une armure, de la tête aux pieds, avec les devises sur les cimiers et des surcots pour les distinguer de leurs adversaires. Ils avaient encore leurs visières relevées et devisaient gaiement.

 

– Par saint Dunstan ! fit Percy en se frappant les mains dans ses gantelets et en battant le sol de ses pieds d’acier, je serai bien aise de me mettre à l’ouvrage car mon sang se glace.

 

– Je gage qu’il sera réchauffé avant que ce soit fini, fit Calverly.

 

– Ou froid pour toujours. Un cierge brûlera et les cloches sonneront dans la chapelle d’Alnwick si je sors vivant de ce terrain. Mais advienne que pourra, messeigneurs, ce sera une fameuse joute qui nous procurera de l’avancement. Chacun de nous y gagnera en honneur, si nous avons la chance de nous en sortir.

 

– Vous dites vrai, Thomas, fit Knolles en fixant sa ceinture. Pour ma part, je ne prends point de plaisir à telle rencontre car il n’est point juste qu’un homme pense à son propre plaisir et à son avancement plutôt qu’à la cause du roi ou au bien de l’armée. Mais, en temps de paix, je ne connais point de meilleur moyen de passer agréablement une journée. Qu’est-ce donc qui vous rend si taciturne, Nigel ?

 

– En fait, messire, je regardais dans la direction de Jocelyn qui se trouve derrière ces bois, à ce qu’on m’a dit. Mais je n’y vois point signe de ce joyeux gentilhomme ni de sa suite. Il serait fâcheux que quelque cause grave les eût retenus.

 

À ces mots, Hugh Calverly éclata de rire.

 

– N’ayez crainte, jeune seigneur. Un tel esprit anime Robert de Beaumanoir que, même s’il devait venir nous attaquer tout seul, il viendrait encore. Je gage que, même s’il se trouvait sur son lit de mort, il se ferait porter ici pour mourir sur ce terrain.

 

– Vous dites vrai, Hugh, intervint Bambro ! Je les connais, lui et ceux qui le suivent. On ne pourrait trouver dans toute la chrétienté hommes plus courageux et plus adroits dans le maniement des armes. J’ai dans l’esprit que, quoi qu’il advienne, il y aura beaucoup d’honneur à gagner pour chacun de nous aujourd’hui. J’ai toujours en tête une mélodie que la femme d’un archer anglais me chanta lorsque je lui passai au bras un bracelet d’or après la prise de Bergerac. Elle était du vieux sang de Merlin, avec le pouvoir de divination. Voici ce qu’elle me chanta :

 

Entre le chêne vert et la rivière bleue

Le chevalier, luttant vaillamment et sans trêve,

Fait que son renom au ciel de gloire s’élève.

 

» Voici le chêne et là-bas la rivière. Cela ne peut rien présager que de bon.

 

Le puissant écuyer allemand fit preuve de quelque impatience pendant que parlait son chef. Bien qu’il ne fût qu’un subordonné, aucun des hommes présents n’avait autant que lui l’expérience de la guerre, et n’était plus fameux combattant. Il intervint brusquement :

 

– Nous pourrions mieux employer le temps en ordonnant nos lignes et en dressant des plans plutôt qu’en parlant des vers de Merlin ou de ragots de vieilles femmes. C’est à nos armes qu’il nous faut nous fier aujourd’hui. Et tout d’abord, je voudrais vous demander, sir Richard, quelle est votre volonté au cas où vous devriez tomber au cours du combat ?

 

Bambro se tourna vers les autres.

 

– Si tel devait être le cas, messeigneurs, je désire que mon écuyer, Croquart, prenne le commandement.

 

Il y eut un moment de silence pendant lequel les chevaliers se regardèrent, interloqués. Knolles fut le premier à reprendre la parole.

 

– Je ferai ainsi que vous le désirez, Richard, dit-il, bien qu’il soit amer pour nous autres chevaliers de servir sous les ordres d’un écuyer. Cependant ce n’est point le moment de nous désunir, et, de plus, j’ai entendu dire que Croquart était un homme de grande vaillance. Ainsi donc, je vous fais serment, sur mon âme, de le considérer comme chef, si vous deviez succomber.

 

– Moi aussi, Richard, fit Calverly.

 

– Moi aussi ! cria Belford. Mais il me semble entendre la musique. Voici leurs bannières entre les arbres.

 

Tous se tournèrent, appuyés sur leurs courtes lances, pour voir approcher les hommes de Jocelyn qui sortaient du bois. En tête marchaient les hérauts, vêtus du tabard à l’hermine de Bretagne et soufflant dans des trompettes d’argent. Derrière eux, un homme monté sur un cheval blanc portait l’étendard de Jocelyn, de pourpre à neuf besants d’or. Puis venaient les combattants, deux par deux, quinze chevaliers et quinze écuyers, ayant chacun leur bannière au vent. Derrière eux, un vieux prêtre était porté sur une litière ; c’était l’évêque de Rennes, portant le viatique et les saintes huiles, afin de pouvoir apporter le secours et le dernier soutien de l’Église à ceux qui allaient mourir. La procession se terminait par des centaines d’hommes et femmes de Jocelyn, de Guégon et d’Helléan, et toute la garnison de la forteresse qui, comme les Anglais, était sans armes. La tête de cette longue colonne avait déjà atteint le pré que la queue était encore dans la forêt. Lorsqu’ils arrivèrent, les combattants attachèrent leurs chevaux à l’autre bout du champ en plantant leurs étendards derrière eux, et le peuple s’aligna, entourant la lice d’un mur épais de spectateurs.

 

Les Anglais observaient les blasons armoriés de leurs antagonistes, car ces flammes flottant au vent et ces surcots brillants représentaient un langage que tout homme pouvait comprendre. Devant se trouvait la bannière de Beaumanoir, d’azur à frettes d’argent. Sa devise : J’ayme qui m’ayme était portée sur un second fanion par un petit page.

 

– À qui appartient ce bouclier derrière le sien… celui d’argent aux tourteaux de pourpre ? demanda Knolles.

 

– À son écuyer, Guillaume de Montauban, répondit Calverly. Et voici le lion d’or de Rochefort, et la croix d’argent de Du Bois le Fort. On ne pourrait souhaiter meilleure compagnie que celle qui se trouve devant nous aujourd’hui. Voyez, voilà les annelets d’azur du jeune Tintiniac qui a vaincu mon écuyer, Hubert. Avec l’aide de saint Georges, je le vengerai avant que la nuit soit tombée.

 

– Par les trois rois d’Almain, grogna Croquart, il nous faudra lutter dur aujourd’hui, car jamais je n’ai vu rassemblés autant d’aussi bons soldats. Voyez là-bas, Yves Cheruel, qu’ils appellent l’homme de fer. Et Caro de Bodegat avec qui j’ai déjà plus d’une fois croisé le glaive… c’est celui au blason de pourpre à trois annelets d’hermine. Il y a aussi Alain de Karanais, le gaucher. N’oubliez point que ses coups viennent du côté où il n’y a point de bouclier.

 

– Et qui est ce petit homme trapu… celui avec son bouclier de sable et d’argent ? demanda Nigel. Par saint Paul ! Cela paraît un homme de valeur dont il y a beaucoup à gagner, car il est presque aussi large que haut.

 

– C’est messire Robert Raguenel, répondit Calverly, que son long séjour en Bretagne avait familiarisé avec tous ces gens. On dit qu’il peut lever un cheval sur son dos. Prenez garde aux coups de sa masse d’acier, car il n’est point une armure qui y puisse résister. Mais voici que Beaumanoir s’approche. Le combat va sûrement commencer.

 

Le chef breton s’avançait, après avoir mis ses hommes en ligne face aux Anglais.

 

– Par saint Cadoc ! que voilà une agréable rencontre, Richard, s’exclama-t-il. Et je crois que nous avons trouvé là un bon moyen de sauvegarder la paix.

 

– En effet, Robert, répondit Bambro. Et nous vous devons des remerciements car je vois que vous vous êtes mis en peine de rassembler une compagnie de valeur contre nous aujourd’hui. Sans aucun doute, si tous devaient périr, je crois qu’il y aurait peu de nobles demeures en Bretagne qui ne porteraient le deuil.

 

– Oh, que non, car nous n’avons point les meilleurs, répondit Beaumanoir. Nous n’avons dans nos rangs aujourd’hui ni un Blois, ni un Léon, ni un Rohan, ni un Conan. Cependant nous sommes tous de sang noble et désireux de nous jeter dans cette aventure pour la gloire de nos dames et pour l’amour du très grand ordre de la chevalerie. Et maintenant, Richard, quel est votre gracieux désir concernant ce combat ?

 

– Je désire qu’il se poursuive jusqu’à ce que l’un ou l’autre des combattants ne puisse plus continuer. Autant de vaillants guerriers n’ont que trop rarement le plaisir de se rencontrer. Il convient donc que ceci dure le plus longtemps possible.

 

– Que voilà de belles paroles, Richard ! Il en sera ainsi que vous le désirez. Pour le reste chacun combattra ainsi qu’il lui plaira dès le moment où les hérauts auront donné le signal. Si un quelconque homme de l’extérieur se joint à la mêlée, il sera aussitôt pendu à ce chêne.

 

Après avoir salué, il abaissa sa visière et s’en retourna auprès de ses hommes qui s’agenouillèrent, formant sur l’herbe un groupe bigarré, pour recevoir la bénédiction de l’évêque.

 

Les hérauts firent le tour de la lice, enjoignant aux spectateurs de ne point se mêler à la lutte. Puis ils s’arrêtèrent sur le côté des deux groupes alignés l’un en face de l’autre, à environ cinquante pas de distance. Une fois les heaumes fermés, tous se trouvèrent couverts de métal de la tête aux pieds, les uns dans l’airain, mais la plupart dans l’acier. On ne voyait que leurs yeux scintillants sous le casque.

 

Le héraut cria alors à haute voix : « Allez ! » en abaissant sa main levée, et les deux groupes foncèrent de toute la vitesse que leur permettaient leurs armures pour se rencontrer dans un bruit de métal au milieu du champ. On eût dit que soixante forgerons frappaient leur enclume en même temps. Alors s’élevèrent les cris et les acclamations des spectateurs pour l’un ou l’autre des partis, si bien qu’ils couvrirent même le bruit de la mêlée.

 

Les combattants étaient si avides de se battre que, pendant un moment, il n’y eut plus d’ordre et les deux groupes se trouvèrent mêlés, chacun poussant d’un côté puis de l’autre, pour être rejeté devant un adversaire puis devant un autre, n’ayant en esprit qu’une seule pensée : frapper de la lance ou de la hache contre quiconque passait dans le champ de son regard.

 

Hélas pour Nigel et ses espoirs de gloire : il fut le premier à tomber, en quoi cependant il eut le destin des braves. Le cœur léger, il s’était placé en face de Beaumanoir et avait foncé droit sur le chef breton, en se souvenant que la querelle prétextée pour cette rencontre était née entre eux. Mais, avant même d’avoir pu l’atteindre, il fut pris dans le tourbillon de ses compagnons et, étant plus léger, il fut déporté de côté et projeté dans les bras d’Alain de Karanais avec un élan qui les fit tous deux rouler au sol. Agile comme un chat, Nigel se retrouva le premier sur pied et, comme il était penché sur l’écuyer breton, le nain Raguenel lui assena derrière le casque un coup de sa puissante masse. Avec un gémissement, Nigel s’effondra le visage contre terre, tandis que son sang s’écoulait par la bouche, le nez et les oreilles. Et il resta sur place, piétiné par les deux groupes, le grand combat auquel il avait tant désiré participer se déroulant au-dessus de lui.

 

Mais Nigel ne tarda pas à être vengé. Le nain Raguenel fut abattu par l’immense bâton de fer de Belford, lequel était lui-même terrassé par un coup de Beaumanoir. Ils étaient parfois douze en même temps sur le sol, mais les armures étaient si fortes et les coups si bien amortis par les boucliers que beaucoup étaient remis sur pied par leurs compagnons et se trouvaient en état de poursuivre la lutte.

 

Pour certains cependant, il n’était plus d’aide possible. Croquart avait pris à partie un chevalier breton nommé Jean Rousselot et fait sauter une de ses épaulières, découvrant ainsi son cou et la partie supérieure du bras. Ce fut en vain que l’autre tenta de se protéger avec son bouclier. C’était son côté droit qui était à nu et il n’arrivait pas à le couvrir, pas plus qu’il ne pouvait échapper à la masse d’hommes qui l’entourait. Il réussit un temps à tenir son ennemi à distance, mais la tache blanche que faisait son épaule nue était une cible pour toutes les armes, si bien que finalement une hachette vint s’enfoncer jusqu’au manche dans la poitrine du chevalier. Presque au même moment, un autre Breton, jeune écuyer nommé Geoffroy Mellon, était abattu par un coup de Simon le Noir qui avait trouvé le défaut sous le bras. Trois autres Bretons, Yvan Cheruel, Caro de Bodegat et Tristan de Pestivien, les deux premiers étant des chevaliers et le troisième un écuyer, se trouvèrent séparés de leurs compagnons et aussitôt entourés d’Anglais. Il ne leur restait plus qu’à choisir entre la mort immédiate ou la reddition. Ils tendirent donc leur épée à Bambro et se tinrent à l’écart, tous trois assez grièvement blessés, suivant d’un cœur amer la mêlée qui continuait de balayer le pré.

 

Cependant le combat durait depuis vingt minutes. Les combattants étaient à ce point fatigués par le poids de leur armure, la perte de sang, le choc des coups et leur propre énervement, qu’ils avaient grand-peine à se tenir debout et même à soulever leurs armes. Il fallait une trêve, si l’on voulait donner au combat une fin décisive.

 

– Cessez ! Cessez ! Retirez-vous ! crièrent les hérauts en lançant leurs chevaux au milieu des combattants.

 

Lentement, le vaillant Beaumanoir ramena les vingt-cinq hommes qui lui restaient dans le camp d’où ils étaient partis, où ils relevèrent leurs visières et se laissèrent choir dans l’herbe, en soufflant comme des chiens exténués et en frottant la sueur qui coulait de leur front sur leurs yeux injectés de sang. Un bol de vin d’Anjou fut porté à la ronde par un jeune page, et chacun y puisa une coupe à l’exception de Beaumanoir, qui observait le carême d’une façon si stricte qu’il ne permettait à nul aliment ni à nulle boisson de franchir ses lèvres avant le coucher du soleil. Il allait lentement d’un homme à l’autre, prodiguant des encouragements de ses lèvres desséchées, et faisant remarquer que, parmi les Anglais, il n’en était pas un qui ne fût blessé, certains même l’étant si gravement qu’ils avaient peine à se soutenir. Si le combat jusqu’alors avait tourné contre eux, il leur restait encore cinq heures de jour et il pouvait se passer beaucoup de choses.

 

Des varlets s’étaient précipités pour enlever les deux Bretons morts, et un groupe d’archers anglais emportait Nigel. Aylward lui-même avait détaché le casque et essuyé le visage exsangue et inconscient de son jeune maître. Il vivait encore. Il fut étendu dans l’herbe sur la berge de la rivière et l’archer le soigna jusqu’à ce que l’eau sur les tempes et le vent lui soufflant au visage ramenassent un peu de vie dans ce corps meurtri. Il respirait irrégulièrement. Un peu de rouge lui revint aux joues mais il resta inconscient des hurlements de la foule et du grondement de la bataille qui avait repris.

 

Les Anglais s’étaient étendus, eux aussi, suants et saignants. Et ils n’étaient guère en meilleur état que leurs rivaux, sinon qu’ils restaient à vingt-neuf en lice. Mais sur ce nombre neuf à peine étaient indemnes et certains étaient à tel point affaiblis par la perte de sang qu’ils ne pouvaient se tenir debout. Cependant, lorsque fut donné le signal de la reprise, il n’y en eut pas un seul, d’un côté comme de l’autre, qui ne se remît sur pieds pour s’avancer en titubant contre l’ennemi.

 

Mais l’ouverture de cette seconde phase du combat amena un grand malheur et un gros découragement pour les Anglais. Bambro, comme les autres, avait détaché sa visière, mais, l’esprit plein de soucis, il avait oublié de la fixer à nouveau. Lorsque les deux groupes se rencontrèrent, Alain de Karanais, le Breton gaucher, surprit le visage de Bambro et aussitôt jeta sa lance dans l’ouverture. Le chef anglais poussa un cri et tomba à genoux, mais il parvint cependant à se remettre sur pied, trop faible pour lever encore son bouclier. Comme il se tenait ainsi exposé, le chevalier breton, Geoffroy Du Bois le Fort le frappa d’un tel coup de sa hache qu’il transperça l’armure et la poitrine qu’elle couvrait. Bambro tomba mort sur le coup et, pendant quelques minutes, le combat fit rage autour de lui.

 

Les Anglais se retirèrent alors, abattus et découragés, en emportant le corps de Bambro ; les Bretons de leur côté se regroupaient dans leur camp en soufflant. À ce moment, les trois prisonniers ramassèrent leurs armes éparses dans l’herbe et s’en furent en courant rejoindre leur groupe.

 

– Holà ! cria Knolles qui s’avança en levant sa visière. Cela ne peut se faire. Nous vous avons fait quartier, alors que nous aurions pu vous abattre et, par la Vierge ! je considérerai que vous vous déshonorez tous trois, si vous ne revenez pas sur-le-champ.

 

– Ne dites point cela, Robert Knolles, répondit Yvan Cheruel. Jamais encore le mot déshonneur n’a été associé à mon nom, mais je me traiterais de lâche si je ne retournais me battre auprès de mes compagnons lorsque les chances me le permettent.

 

– Par saint Cadoc ! il dit vrai, s’écria Beaumanoir, en s’avançant au-devant de ses hommes. Vous n’êtes point sans savoir, Robert, qu’il est une loi de la guerre et un usage de chevalerie selon lesquels un prisonnier se retrouve libre, lorsque le chevalier qui l’a capturé est lui-même abattu.

 

Il n’y avait rien à répondre à cela, et Knolles, découragé, s’en fut rejoindre ses compagnons.

 

– Nous aurions dû les tuer, dit-il. Nous perdons notre chef et eux gagnent trois hommes du même coup.

 

– Si l’un d’eux dépose encore les armes, je vous donne l’ordre de le tuer aussitôt, fit Croquart dont l’épée tordue et l’armure maculée de sang prouvaient à suffisance la vaillance dont il avait fait preuve dans cette rencontre. Et maintenant, mes amis, ne vous laissez point décourager parce que nous avons perdu notre chef. J’ai en esprit que les rimes de Merlin ne lui ont porté que peu de chance. Par les trois rois d’Almain ! je peux vous enseigner quelque chose qui vaut mieux que les prophéties d’une vieille femme : c’est de vous tenir épaule contre épaule, et vos boucliers si serrés que personne ne puisse passer au travers. Sachant ainsi ce qui se trouve sur vos flancs, vous pourrez voir ce qui vient devant vous. De cette façon aussi, si l’un de vous est si faible qu’il ne puisse plus lever les mains, ses camarades à gauche et à droite pourront l’aider. Et maintenant, avancez tous ensemble, au nom de Dieu, car la victoire est encore nôtre si nous savons nous conduire en hommes.

 

Les Anglais s’avancèrent donc en une ligne solide, et les Bretons s’élançaient vers eux comme auparavant. Le plus rapide d’entre eux était un certain écuyer, Geoffroy Poulart, qui portait un casque ressemblant à une tête de coq, avec une grande crête par-dessus et, par-devant, un long bec percé de deux trous. Il leva son épée pour en frapper Calverly, mais Belford, qui se trouvait à son côté dans la ligne, leva son immense bâton et porta au jeune écuyer un puissant coup de côté. L’homme tituba puis, s’élançant de la foule, il se mit à courir en rond comme quelqu’un qui a perdu l’esprit, cependant que de grosses gouttes de sang s’égrenaient des deux trous dans le grand bec. Il courut ainsi longtemps, sous les cris de la foule qui imitait le coq, jusqu’à ce qu’enfin il trébuchât et tombât raide mort. Mais les combattants n’avaient rien vu de cette scène, car les Bretons continuaient de lancer des assauts désespérés contre la ligne des Anglais qui de leur côté progressaient lentement.

 

Un temps l’on put croire que rien ne pouvait briser leur front, mais Beaumanoir était un chef tout autant qu’un guerrier. Pendant que ses hommes exténués, soufflant et saignant, s’attaquaient à la ligne, lui-même avec Raguenel, Tintiniac, Alain de Karanais et Du Bois se précipitèrent sur le flanc et les prirent violemment à revers. Il y eut une longue mêlée, puis de nouveau les hérauts, voyant que les combattants étaient incapables de porter encore un coup, décidèrent une nouvelle trêve.

 

Mais durant ces quelques minutes au cours desquelles ils avaient été pris de deux côtés, les Anglais avaient subi de fortes pertes. L’Anglo-Breton d’Ardaine était tombé devant l’épée de Beaumanoir mais non sans avoir d’abord entaillé sérieusement l’épaule de son adversaire. Sir Thomas Walton, Richard d’Irlande, l’un des écuyers et Hulbitée, le grand paysan, s’étaient effondrés devant la masse du nain Raguenel ou les épées de ses compagnons. Il ne restait qu’une vingtaine d’hommes de chaque côté, mais tous en étaient au dernier degré de fatigue, suant, soufflant, incapables de porter encore un coup.

 

C’était un tableau étrange que de les voir s’avancer l’un vers l’autre en titubant comme des hommes ivres. Le sang dégoulinait sur leurs armures et, en s’avançant une fois de plus pour reprendre cet interminable combat, ils laissaient des empreintes humides dans l’herbe.

 

Beaumanoir, exsangue, la langue parcheminée, s’arrêta au milieu de son avance.

 

– Je vais m’évanouir, mes amis, cria-t-il. Il me faut boire.

 

– Buvez donc votre propre sang, Beaumanoir, cria Du Bois, et tous se mirent à rire de façon sinistre.

 

Cette fois, l’expérience avait instruit les Anglais : sous la conduite de Croquart, ils ne combattirent plus en une ligne droite, mais en un front si recourbé qu’il formait presque un cercle. Les Bretons attaquaient et titubaient, mais ils les repoussaient de tous côtés, adoptant, avec leurs visages tournés vers l’extérieur et leurs armes prêtes à frapper, la plus dangereuse des formations. Ils la conservèrent, et aucun assaut ne put les faire bouger. Ils pouvaient ainsi s’appuyer dos à dos et se soutenir mutuellement alors que leurs ennemis se fatiguaient. Sans désemparer, les vaillants Bretons tentèrent de percer la ligne : à chaque fois ils furent repoussés par une grêle de coups.

 

Beaumanoir, dont la tête vacillait sous l’effet de la fatigue, ouvrit son casque et contempla avec désespoir ce terrible cercle inattaquable. Il n’en vit que trop clairement l’inévitable résultat : ses hommes se fatiguaient pour rien. Déjà beaucoup d’entre eux ne pouvaient presque plus remuer ni la main ni le pied et ne lui seraient plus d’aucune aide pour remporter cette bataille. Bientôt, tous seraient dans le même état, et alors ces maudits Anglais rompraient leur cercle pour se précipiter sur ses hommes et les tuer. Mais il ne pouvait trouver le moyen d’éviter cette pénible fin. Il jeta les yeux autour de lui et vit un de ses Bretons qui s’esquivait sur les côtés de la lice. Il ne put en croire ses sens lorsqu’il reconnut, au blason pourpre et argent, que le déserteur n’était autre que son propre écuyer, Guillaume de Montauban.

 

– Guillaume ! Guillaume ! cria-t-il. Vous n’allez point m’abandonner ?

 

Mais le casque de l’autre était fermé et il ne put entendre. Beaumanoir le vit s’éloigner en titubant, aussi vite qu’il le pouvait. Avec un cri de désespoir, il se précipita dans le petit groupe de ses hommes qui pouvaient encore se mouvoir, et ensemble ils tentèrent un dernier assaut contre les lances anglaises. Dans son âme vaillante, il était résolu à n’en point revenir et à trouver la mort au milieu de leurs rangs. Le feu qui animait son cœur se propagea chez ses suivants et, au milieu des coups, ils se cramponnèrent aux boucliers anglais en essayant une percée.

 

Mais ce fut en vain. La tête de Beaumanoir tournait, ses esprits l’abandonnaient. Ses compagnons et lui-même allaient succomber devant ce terrible cercle d’acier lorsque, soudain, ce magnifique dispositif s’écroula devant lui. Ses ennemis : Croquart, Knolles, Calverly, Belford, tous se retrouvèrent étendus sur le sol, leurs armes éparpillées et leurs corps trop fatigués pour se relever. Les Bretons survivants eurent tout juste la force de se précipiter sur eux, une dague à la main pour exiger leur reddition en pointant la lame acérée dans la fente de la visière. Après quoi, vainqueurs et vaincus ne formèrent plus qu’un seul tas, gémissant et geignant.

 

Dans l’esprit simple de Beaumanoir il semblait que, au moment suprême, tous les saints de Bretagne s’étaient levés à l’appel de leur pays. Et tandis qu’il était étendu, soufflant et suant, son cœur déversa un flot de prières de remerciement à son patron, saint Cadoc. Mais les spectateurs n’avaient que trop bien vu la cause de cette soudaine victoire. Une tempête d’applaudissements d’un côté et un ouragan de huées de l’autre montrèrent la différence des sentiments qu’elle soulevait dans les esprits de ceux qui sympathisaient soit avec les vainqueurs, soit avec les vaincus.

 

Guillaume de Montauban, le rusé écuyer, s’était frayé un chemin vers l’endroit où les chevaux étaient entravés et avait enfourché son grand roussin. On avait d’abord cru qu’il allait fuir le champ de bataille, mais les cris de malédiction des paysans bretons s’étaient soudain transformés en applaudissements lorsqu’il avait fait tourner la tête de sa monture vers le cercle anglais en lui éperonnant violemment les flancs. Ceux qui lui faisaient face avaient vu cette apparition soudaine. Il avait été un temps où cheval et cavalier auraient dû reculer devant leurs coups, mais ils n’étaient plus en état de soutenir un tel choc. Ils ne pouvaient même plus lever les bras. Leurs coups étaient trop faibles pour toucher cette puissante créature, qui fonça dans leurs rangs, et sept d’entre eux se retrouvèrent sur le sol. Il fit demi-tour et fonça de nouveau au milieu d’eux, en en laissant cinq autres sous ses sabots. Inutile d’en faire davantage. Déjà Beaumanoir et ses compagnons se trouvaient à l’intérieur du cercle, les hommes étaient sans armes et Jocelyn avait remporté la victoire.

 

Cette nuit-là, un groupe d’archers à la tête basse et portant de nombreuses formes prostrées s’en retournèrent tristement au château de Ploërmel. Derrière eux chevauchaient dix hommes, tous fatigués et blessés et maudissant au fond du cœur Guillaume de Montauban pour l’infâme moyen dont il avait usé contre eux.

 

En revanche, à Jocelyn les vainqueurs étaient portés, fleur au casque, sur les épaules d’une foule hurlante, au milieu des éclats de trompe et des battements de tambour. Tel fut le combat du Chêne, où de vaillants hommes rencontrèrent d’autres vaillants hommes, où tous s’acquirent un tel honneur que, à partir de ce jour, ceux qui avaient participé à la bataille des Trente se virent octroyer les premières places partout. Et il n’était point aisé de prétendre à tort d’y avoir participé, car le grand chroniqueur qui les a tous si bien connus a prétendu que chacun d’entre eux emporta dans la tombe les cicatrices des blessures qu’il avait reçues dans cette rencontre.

CHAPITRE XXIV

COMMENT NIGEL FUT RAPPELÉ AUPRÈS DE SON MAÎTRE


« Ma douce Dame, écrivit Nigel d’une écriture qui exigeait un œil d’amoureuse pour être déchiffrée, durant le quatrième mercredi du carême, il se produisit une très noble rencontre entre quelques-uns de nos gens et de très valeureux chevaliers de ce pays, rencontre qui tourna, par la grâce de la Vierge, en une si belle joute qu’on ne peut de mémoire d’homme en retrouver de pareille. Grand honneur y fut gagné par le sieur de Beaumanoir et par un Germain nommé Croquart, avec qui j’espère avoir un mot lorsque je serai guéri, car c’est un homme excellent, toujours prêt à se présenter au combat ou à relever le vœu d’un autre. Pour ma part, j’avais espéré, avec l’aide de Dieu, accomplir la troisième action d’éclat qui m’eût permis de retourner auprès de vous. Mais il en fut tout autrement. Dès le début, je fus blessé et de si peu d’appoint pour mes compagnons que j’en ai le cœur bien lourd et que je crois y avoir perdu plus d’honneur que je n’en ai gagné. Je suis étendu ici depuis la fête de la Vierge, et j’y serai encore pour longtemps car je ne puis mouvoir un membre, sauf la main. Mais ne pleurez point, ô douce Dame : sainte Catherine a été notre amie puisque, en aussi peu de temps, elle m’a permis de courir deux aventures telles que celle de la capture du Furet Rouge et la prise du castel. Il ne me reste plus qu’un geste à accomplir et, dès que je serai guéri, je ne serai pas long à le chercher. Jusque-là, si mes yeux ne se peuvent poser sur vous, sachez que mon cœur est pour toujours à vos pieds. »

 

C’est ce qu’il écrivit de sa chambre du château de Ploërmel à la fin de cet été, et cependant il fallut qu’un autre été se passât avant que sa tête meurtrie fût guérie et que ses membres recouvrassent leur force d’antan. Ce fut avec désespoir qu’il apprit la rupture de la trêve et entendit parler de la bataille de Mauron, au cours de laquelle Sir Robert Knolles et Sir Walter Bentley écrasèrent le pouvoir grandissant de Bretagne, et où beaucoup des trente vainqueurs de Jocelyn trouvèrent leur fin. Lorsqu’il fut en possession de ses forces, il partit à la recherche du fameux Croquart, qui se prétendait toujours prêt, jour et nuit, à rencontrer n’importe quelle âme, avec n’importe quelle arme. Mais ce fut pour apprendre que, en essayant un nouveau cheval, le Germain avait été jeté dans un fossé et s’était rompu le cou. Dans ce même fossé périssait la dernière chance de Nigel d’accomplir rapidement la troisième action qui le libérerait de son vœu.

 

La paix régnait de nouveau sur toute la chrétienté car l’humanité était lasse des guerres. Il n’y avait que dans la lointaine Prusse, où les chevaliers Teutoniques livraient d’incessants combats contre les impies Lituaniens, qu’il pourrait assouvir le désir de son cœur, mais il fallait beaucoup d’argent et une haute renommée chevaleresque avant qu’un homme fût admis à participer à la croisade nordique. Et ainsi dix années devaient passer avant que Nigel pût porter les yeux sur les eaux de la Frisches Haff. Durant ce temps, il traîna son âme brûlante à travers les longues saisons dans les garnisons de Bretagne ; il fit visite au château de Grosbois pour dire au père de Raoul que son fils était mort en vaillant gentilhomme devant la porte de la Brohinière.

 

Et enfin, alors que l’espoir était presque éteint dans son cœur, un cavalier, par un glorieux matin de juillet, apporta une lettre au château de Vannes, dont Nigel était sénéchal. Elle ne contenait que quelques mots, brefs comme une sonnerie de trompette. Elle était de Chandos. Il avait besoin de son écuyer à ses côtés, car derechef son étendard flottait au vent. Il se trouvait à Bordeaux. Le prince allait partir aussitôt pour Bergerac, d’où il tenterait un grand raid à l’intérieur de la France. Cela ne se terminerait point sans bataille. Ils avaient envoyé un mot pour annoncer leur arrivée et le roi de France avait répondu qu’il se mettrait en peine pour les recevoir. Il fallait donc que Nigel se hâtât et, si l’armée était déjà en route, qu’il la rejoignît au plus vite. Chandos avait trois écuyers déjà, mais il serait très heureux de revoir le quatrième, car il avait beaucoup entendu parler de lui depuis leur séparation.

 

Le voyage de Vannes à Bordeaux souleva bien des difficultés. Les bateaux côtiers étaient quasi introuvables et il y avait toujours des vents qui soufflaient vers le nord alors que les cœurs vaillants ne demandaient qu’à aller vers le sud. Un mois s’était écoulé depuis que Nigel avait reçu la lettre, lorsqu’il se trouva sur le quai au bord de la Garonne, au milieu des barils de vin de Gascogne, aidant Pommers à descendre de l’appontement. Aylward lui-même ne pouvait avoir une plus mauvaise opinion sur la mer que le grand cheval jaune qui hennit joyeusement en poussant les naseaux dans la main tendue de son maître, lorsqu’il sentit la terre ferme sous ses sabots. À côté de lui, lui tapotant l’épaule en signe d’encouragement, se tenait Simon le Noir qui était resté sous l’étendard de Nigel, avec le fidèle Aylward.

 

L’armée était partie depuis un mois déjà, mais des nouvelles parvenaient quotidiennement en ville, des nouvelles que tout homme pouvait lire, car elles consistaient en un flot continu de chariots qui, chargés de butin pris dans le Sud de la France, franchissaient la grande porte de la route de Libourne. La ville était pleine de soldats de pied, car le prince n’avait emmené avec lui que les hommes montés. Le visage sombre et les yeux mélancoliques, ils regardaient défiler les chariots lourdement chargés, sur lesquels étaient entassés les soies, les velours, les tapisseries, les sculptures et les métaux précieux qui avaient fait l’orgueil de plus d’une demeure seigneuriale de la belle Auvergne ou du riche Bourbonnais.

 

Il ne faut pas croire que, dans ces guerres, l’Angleterre se trouvait seule en face de la seule France. Il faut savoir reconnaître la vérité. Deux provinces de France étaient devenues anglaises par des unions royales. Ainsi donc la Guyenne et la Gascogne fournissaient la plupart des vaillants soldats qui combattaient sous la bannière à croix rouge. Un pays aussi pauvre que l’Angleterre ne pouvait se permettre d’entretenir une grande armée outre-mer. Voilà pourquoi elle perdit la guerre contre la France, par suite du manque de forces pour poursuivre le combat. Le système féodal permettait de rassembler rapidement une armée à peu de frais, mais après quelques semaines, elle se dispersait assez vite. On ne pouvait la garder qu’au moyen d’un coffre bien garni. Il n’y avait point de ces coffres en Angleterre, et le roi se demandait toujours comment maintenir ses hommes sur le champ de bataille.

 

Mais la Guyenne et la Gascogne regorgeaient de chevaliers et d’écuyers toujours prêts à se rassembler pour une expédition contre la France. En y ajoutant les chevaliers anglais qui ne se battaient que pour l’honneur et quelques milliers de ces terribles archers payés à quatre pence par jour, cela constituait une armée avec laquelle il était possible de mener une courte campagne. Tel était l’ost du prince, fort de quelque huit mille hommes, qui se déplaçait à ce moment en un grand cercle dans le Sud de la France, laissant sur ses traces un pays ruiné et calciné.

 

Mais la France, même avec sa partie sud-ouest entre les mains des Anglais, était toujours une puissance redoutable, bien plus riche et plus peuplée que sa rivale. De simples provinces étaient si grandes qu’elles étaient plus fortes que nombre de royaumes. La Normandie au nord, la Bourgogne à l’est, la Bretagne à l’ouest et le Languedoc au sud étaient capables chacun d’équiper une puissante armée. C’est pourquoi le roi Jean, considérant de Paris ce raid insolent contre ses possessions, envoya en toute hâte des messagers à ses grands vassaux, ainsi qu’en Lorraine, en Picardie, en Auvergne, au Hainaut, dans le Vermandois, en Champagne et aux mercenaires germains au-delà de la frontière orientale, leur enjoignant de se rendre à bride abattue à Chartres, où ils devaient se grouper.

 

Dès le début de septembre, une grande armée s’y était formée, tandis que les Anglais, ignorant sa présence, saccageaient les villes et assiégeaient les châteaux, de Bourges à Issoudun en passant par Romorantin et en poussant même jusqu’à Vierzon et Tours. De semaine en semaine, il y eut de joyeuses escarmouches, des assauts contre des forteresses aux cours desquels il y eut beaucoup d’honneur à gagner, de chevaleresques rencontres avec des groupes de Français et enfin d’occasionnelles joutes lorsque de nobles champions s’offraient à risquer leur vie. Les maisons aussi étaient pillées parce qu’on y trouvait du vin et des femmes à profusion. Jamais ni les chevaliers ni les archers n’avaient participé à une expédition aussi agréable et aussi profitable. Ce fut donc le cœur haut et soutenu par la perspective de beaux jours à Bordeaux, les poches pleines d’argent, que l’armée tourna au sud de la Loire et reprit le chemin de la cité portuaire.

 

Mais cette plaisante promenade se transforma soudain en une guerre très sérieuse. Lorsque le prince se tourna vers le sud, il se rendit compte que tout ravitaillement avait été retiré de sa route. Il n’y avait ni avoine pour les chevaux ni nourriture pour les hommes. Deux cents chariots chargés de butin roulaient en tête de la colonne, mais les soldats affamés les auraient bientôt échangés pour autant de pain et de viande. Les troupes légères des Français les avaient précédés et avaient brûlé ou détruit tout ce qui pouvait leur servir. Pour la première fois aussi, le prince et ses hommes se rendirent compte qu’une puissante armée se déplaçait sur leur flanc gauche et se dirigeait vers le sud dans l’espoir de leur couper la retraite vers la mer. Durant la nuit, le ciel s’illuminait de leurs feux, et le soleil d’automne brillait d’un bout à l’autre de l’horizon sur les casques d’acier et les armes d’un ost puissant.

 

Désireux de mettre son butin en sûreté et comprenant que les troupes françaises étaient de loin supérieures en nombre aux siennes, le prince redoubla d’efforts pour tenter d’échapper. Mais ses chevaux étaient exténués et il n’arrivait plus qu’à grand-peine à maintenir l’ordre parmi ses hommes affamés. Quelques jours encore, et ils ne seraient même plus en état de se battre. Ainsi donc, lorsqu’il découvrit près du village de Maupertuis une position qu’une petite force avait des chances de pouvoir tenir, il renonça à tenter de dépasser ses poursuivants, et il fit face, comme un ours aux abois, toutes griffes dehors, l’œil en feu.

 

Sur ces entrefaites, Nigel, accompagné de Simon, d’Aylward et de quatre autres hommes d’armes de Bordeaux, se dirigeait en hâte vers le nord afin d’y rejoindre l’armée. Jusqu’à Bergerac, ils se trouvèrent en pays ami. Mais, à partir de là, ils progressèrent dans un paysage calciné, avec de nombreuses maisons sans toit, dont deux seules façades nues pointaient vers le ciel, des « mitres de Knolles » comme on les appela dans la suite, lorsque Sir Robert agit à sa guise dans ce pays. Pendant trois jours, ils se dirigèrent vers le nord, rencontrant de nombreux petits groupes de Français, mais ils étaient trop pressés de rejoindre l’armée pour s’arrêter à chercher l’aventure.

 

Enfin, après avoir dépassé Lusignan, ils commencèrent à croiser des fourrageurs anglais, des archers, montés pour la plupart, qui s’efforçaient de trouver du ravitaillement, soit pour l’armée, soit pour eux-mêmes. Nigel apprit par eux que le prince, ayant toujours Chandos à ses côtés, se dirigeait vers le sud et qu’il pourrait le rencontrer à moins d’une journée de marche. À mesure qu’il avançait, le nombre de ces traînards augmentait. Enfin il rejoignit un important groupe d’archers qui allait dans la même direction que lui. C’étaient des hommes auxquels leurs montures avaient fait défaut et qui avaient été laissés en arrière, mais qui se hâtaient afin de ne point manquer la grande bataille qui se préparait.

 

La petite troupe de Nigel se détacha bientôt de la colonne d’archers et poursuivit sa marche en direction de l’armée du prince. Ils suivirent un chemin étroit et sinueux à travers la grande forêt de Nouaillé et se trouvèrent devant une vallée marécageuse au fond de laquelle coulait un petit cours d’eau paresseux. Sur la rive opposée, des centaines de chevaux s’abreuvaient et derrière eux se trouvait une grande quantité de chariots. La troupe de Nigel les dépassa, et escalada une colline d’où un étrange spectacle s’offrit soudain.

 

Dans la vallée, le cours d’eau serpentait lentement, entre deux rives couvertes de vertes prairies. À un ou deux milles plus bas, on apercevait une grande quantité de chevaux sur la rive. C’étaient les palefrois de la cavalerie française et la fumée dégagée par une centaine de feux indiquait l’emplacement du camp du roi Jean. Devant le monticule sur lequel ils se trouvaient s’étendait la ligne anglaise, mais on y voyait peu de feux car, à part leurs chevaux, ils n’avaient rien à cuire. La droite de la ligne était appuyée sur la rivière et s’étirait sur un mille environ, jusqu’à la gauche qui était postée à l’orée d’un bois épais, interdisant toute attaque de flanc. Devant se trouvaient une haie épaisse et un terrain accidenté, coupé en son milieu par une petite route de campagne. Derrière la haie et sur tout le front de la position, des groupes d’archers étaient étendus dans l’herbe, sommeillant paisiblement sous les chauds rayons du soleil de septembre. D’un bout à l’autre flamboyaient les bannières et les fanions marqués aux devises de la chevalerie d’Angleterre et de Guyenne.

 

Nigel sentit un choc au cœur en voyant les insignes des grands capitaines, car lui aussi enfin pouvait arborer ses couleurs et ses armoiries en noble compagnie. Il y avait l’étendard de Jehan Grailly, à cinq coquilles d’argent disposées en sautoir sur la croix de sable, qui indiquait la présence du fameux soldat de Gascogne ; tout à côté flottait le lion de gueules du noble chevalier de Hainaut, le sieur Eustace d’Ambreticourt. Nigel, comme tous les guerriers d’Europe, n’ignorait pas ces deux écus, mais ils étaient entourés d’une quantité de lances munies de banderoles portant des meubles qui lui étaient inconnus, et il en déduisit qu’elles appartenaient à la division de Guyenne de l’année. Plus loin flottaient les célèbres fanions anglais : l’écarlate et l’or de Warwick, l’étoile d’argent d’Oxford, la croix d’or de Suffolk, l’azur et l’or de Willoughby et l’écarlate frangé d’or d’Audley. Au centre s’en trouvait un qui lui fit oublier tous les autres car, à côté même de la bannière royale d’Angleterre, surchargée de la devise du prince, flottait l’étendard à la pile de gueules sur champ d’or qui indiquait les quartiers de noblesse de Chandos.

 

À cette vue, Nigel éperonna son cheval pour arriver à cet endroit quelques minutes plus tard. Chandos, émacié par la faim et le manque de sommeil, mais dont le regard brûlait toujours du même feu ardent, se tenait près de la tente du prince, observant ce qu’on pouvait voir de l’armée française. Nigel sauta de son cheval et se trouvait presque à côté de son maître lorsque le rideau de voile qui pendait devant la tente royale fut violemment rejeté de côté, et Édouard, prince de Galles, parut.

 

Il ne portait pas d’armure mais de simples ornements noirs. Toutefois la dignité de son maintien et la colère qui lui soufflait le rouge au visage dénotaient en lui le chef et le prince. Sur ses talons parut un petit ecclésiastique aux cheveux blancs, vêtu d’une ample soutane écarlate, qui gesticulait dans un torrent de paroles.

 

– Pas un mot de plus, messire Cardinal ! s’écria le prince en colère. Je ne vous ai que trop écouté déjà et, par la grandeur de Dieu ! ce que vous me dites ne me plaît guère. Écoutez, John, je voudrais votre conseil ! Quel est, croyez-vous, le message que messire cardinal de Périgord m’apporte de la part du roi de France ? Il me fait assavoir que, dans sa grande clémence, il laissera mon armée retourner librement à Bordeaux, à la condition que nous rendions tout ce que nous avons pris, que nous remettions toutes les rançons, et enfin que moi-même et cent nobles chevaliers d’Angleterre et de Guyenne nous nous constituions prisonniers. Qu’en pensez-vous, John ?

 

Chandos sourit.

 

– Les choses ne se font point de cette façon, dit-il.

 

– Mais, messire Chandos, s’écria le cardinal, je viens de montrer clairement au prince que c’est un scandale pour toute la chrétienté et une cause de gausserie pour les païens, que de voir deux grands fils de l’Église croiser ainsi le fer.

 

– Alors, priez le roi de France de s’en retirer.

 

– Mais, mon cher fils, vous rendez-vous compte que vous vous trouvez dans son pays et qu’il n’est aucun droit qui l’oblige à vous en laisser partir ainsi que vous y êtes venu ? Vous n’avez derrière vous qu’un petit ost – trois mille archers et cinq mille hommes d’armes tout au plus – et la plupart d’entre eux semblent souffrir grandement des privations en nourriture. Le roi, lui, a trente mille guerriers pour le soutenir, dont vingt mille sont des hommes d’armes expérimentés. Il serait bon, donc, que vous acceptiez des conditions raisonnables, tant que vous le pouvez.

 

– Mes respects au roi de France, messire Cardinal, et dites-lui que jamais l’Angleterre ne paiera une rançon pour moi. Mais il appert, messire Cardinal, que vous êtes bien renseigné sur notre nombre. Il me plairait de savoir comment un homme d’Église peut aussi bien interpréter une ligne de combat ! Mais j’ai remarqué que les chevaliers de votre maison avaient été autorisés à circuler librement dans notre camp. Je crains donc qu’en vous accueillant comme des messagers je n’aie en fait accordé asile à des espions. Que dites-vous, messire Cardinal ?

 

– Noble prince, comment pouvez-vous en conscience et dans le fond de votre cœur prononcer paroles aussi impies ?

 

– Il y a votre neveu à la barbe rousse, Robert de Duras, voyez-le là-bas compter et prier ! Holà, jeune seigneur ! Écoutez ! Je viens de dire à votre oncle que j’avais en esprit que vous et vos compagnons aviez reporté notice de nos dispositifs au roi de France. Qu’avez-vous à dire ?

 

Le chevalier blêmit et baissa les yeux.

 

– Noble seigneur, articula-t-il péniblement, il se peut que j’aie répondu à quelques questions.

 

– Et comment votre honneur s’accommode-t-il de ces réponses, puisque nous vous avons fait confiance en vous acceptant dans la suite du cardinal ?

 

– Noble seigneur, s’il est vrai que je me trouve dans la suite du cardinal, je suis aussi vassal du roi Jean et chevalier de France. Je vous prie donc d’apaiser votre colère contre moi.

 

Le prince grinça des dents et ses yeux perçants traversèrent littéralement le jeune homme.

 

– Sur l’âme de mon père, j’ai grand-peine de ne vous point envoyer en terre ! Mais je vous promets que, si cet écu au griffon rouge paraît sur le champ de bataille demain et que vous y soyez fait prisonnier, votre tête ne restera plus longtemps sur vos épaules !

 

– En vérité, mon fils, que voilà un langage brutal ! s’écria le cardinal. Je vous donne ma parole que ni mon neveu Robert ni aucun autre membre de ma suite ne prendra part à la bataille. Je vous quitte maintenant, sire, et que Dieu vous ait en Sa sainte garde car il n’est point d’homme au monde qui soit en plus grand danger que vous et tous ceux qui vous entourent. Je vous conseille donc de passer la nuit en saints exercices qui vous prépareront à tout ce qui pourrait vous arriver.

 

Sur ce, le cardinal s’inclina et, suivi de toute sa maison, se retira vers l’endroit où ils avaient laissé leurs chevaux. Ils s’en retournèrent ensuite vers une proche abbaye.

 

Le prince fit brusquement demi-tour et rentra sous sa tente, mais Chandos, après avoir regardé autour de lui, tendit la main à Nigel pour l’accueillir avec chaleur.

 

– J’ai grandement entendu parler de vos nobles gestes, lui dit-il. Votre nom déjà s’élève au ciel de la chevalerie errante. Le mien n’a jamais brillé plus haut et n’avait même pas atteint ce point à votre âge.

 

Nigel rougit d’orgueil et de plaisir.

 

– En vérité, noble seigneur, je n’ai accompli que bien peu de chose. Mais maintenant que me voici de nouveau à vos côtés, j’espère apprendre à me dignement comporter, car où donc pourrais-je gagner plus d’honneur que sous votre bannière ?

 

– En vérité, Nigel, vous arrivez au bon moment. Je ne vois point comment nous pourrions quitter cet endroit sans passer par une grande bataille qui restera à jamais gravée dans la mémoire des hommes. Il ne me souvient d’aucun combat en France où ils se sont trouvés si puissants devant nous, ni nous aussi faibles. Nous n’y gagnerons que plus d’honneur. Je souhaiterais que nous eussions deux mille archers de plus. Mais je ne doute point que nous ne leur donnions beaucoup de mal devant qu’ils ne nous chassent de cet endroit. Avez-vous vu les Français ?

 

– Non, noble seigneur, j’arrive à l’instant.

 

– J’allais m’avancer pour longer leurs lignes et observer leur contenance. Venez donc avec moi avant que la nuit tombe. Allons voir ce que nous pouvons de leur ordre de bataille et de leurs dispositions.

 

Ce jour-là, il y avait un armistice entre les deux forces à la suite de la malencontreuse et inutile intervention du cardinal de Périgord. Ainsi donc, lorsque Chandos et Nigel eurent poussé leurs chevaux au-delà de la longue haie qui se trouvait devant leur front, ils découvrirent un grand nombre de petits groupes de chevaliers des deux armées qui se promenaient dans la plaine. La plupart de ces groupes étaient français, puisqu’il leur importait surtout de connaître les défenses anglaises. Et certains de leurs éclaireurs s’étaient avancés jusqu’à moins de trois cents pas de la haie d’où les piquets d’archers leur avaient sèchement ordonné de se retirer.

 

Chandos s’avança donc au milieu de ces cavaliers et, comme la plupart d’entre eux étaient d’anciens adversaires, on entendait des « Le bonjour, John ! » d’un côté et, de l’autre : « Ah, Raoul ! », « Ah, Nicolas ! », « Ah, Guichard ! » échangés entre ceux qui se croisaient. Un seul de ces cavaliers ne les salua pas. Le seigneur de Clermont était un homme épais, au visage rougeaud et qui portait sur son surcot une vierge d’azur sur un fond de rayons d’or, le même emblème que Chandos avait choisi pour ce jour. Le fier Français se précipita devant leurs pas.

 

– Et depuis quand donc, messire Chandos, dit-il avec chaleur, vous permettez-vous de porter mes armes ?

 

Chandos sourit.

 

– C’est sûrement vous qui portez les miennes, répondit-il. Car ce surcot fut brodé pour moi, il y a plus d’un an, par les bonnes sœurs de Windsor.

 

– Si ce n’était la trêve, je vous prouverais vite que vous n’avez point le droit de les porter.

 

– Alors, cherchez-les demain sur le champ de bataille, comme moi je chercherai les vôtres. Nous pourrons liquider cette question honorablement.

 

Mais le Français était coléreux et ne se laissait pas aisément apaiser.

 

– Vous, Anglais, ne pouvez rien inventer, et vous adoptez toujours pour vôtre ce que vous trouvez de bien chez les autres !

 

Ainsi grommelant et fulminant, il poursuivit son chemin tandis que Chandos, riant à gorge déployée, s’avançait dans la plaine.

 

La ligne même des Anglais était couverte par des arbres et des buissons qui la cachaient à l’ennemi. Lorsqu’ils les eurent dépassés, l’armée française s’étala clairement devant eux. Au centre de l’immense camp se trouvait une longue et haute tente de soie rouge avec à un bout les lys d’argent du roi de France et à l’autre l’oriflamme d’or, bannière de combat de la vieille France. Ils voyaient, tels des roseaux bordant un étang, et s’étendant aussi loin que l’œil pouvait porter, les bannières et pennons des larrons et fameux chevaliers, au-dessus desquels flottaient les étendards ducaux prouvant qu’ils avaient devant eux des troupes de toutes les provinces de France.

 

L’œil brillant de Chandos s’arrêta tour à tour sur les fiers insignes de Normandie, de Bourgogne, d’Auvergne, de Champagne, de Vermandois et de Berry, flottant dans les rayons du soleil couchant. Longeant lentement toute la ligne, il nota avec soin le camp des archers, la troupe des mercenaires allemands, le nombre des soldats de pied, les armes de tous les fiers vassaux et vavasseurs qui pouvaient révéler la force de chacun des points. Il chevaucha d’une aile à l’autre et même sur les flancs, se tenant toujours hors de portée des arbalètes. Puis, après avoir tout noté en esprit, et le cœur lourd de sombres pressentiments, il fit pivoter son cheval et retourna lentement vers les lignes anglaises.

CHAPITRE XXV

COMMENT LE ROI DE FRANCE TINT CONSEIL À MAUPERTUIS


Ce matin de dimanche, le 19 septembre de l’an 1356 de Notre-Seigneur, était froid mais beau. La brume légère qui s’élevait de la vallée marécageuse de Muisson couvrit les deux camps et fit frissonner les archers anglais affamés. Mais elle se dissipa bientôt devant le soleil. Dans le pavillon tendu de soie rouge du roi de France – le même que Chandos et Nigel avaient vu la veille au soir –, une messe solennelle fut dite par l’évêque de Châlons qui pria pour ceux qui allaient mourir, sans se douter que sa dernière heure était bien proche. Puis, lorsque le roi et ses quatre fils eurent reçu la communion, l’autel fut emporté et remplacé par une longue table recouverte d’un drap rouge, disposée dans la longueur de la tente, et autour de laquelle le roi Jean pouvait rassembler son conseil pour décider de la meilleure façon d’agir. Son palais n’aurait pu lui offrir plus belle pièce que celle-ci avec son plafond de soie, ses murs garnis de tapisseries d’Arras et son sol recouvert de riches tapis d’Orient.

 

Le roi Jean, assis sous un dais à l’une des extrémités de la table, se trouvait dans la sixième année de son règne et dans la trente-sixième de sa vie. C’était un petit homme au visage rouge, à la large poitrine, aux yeux sombres et à l’allure noble. Il n’avait point besoin du manteau bleu, brodé aux lys d’argent, pour faire de lui un roi. Bien que son règne n’eût pas été long encore, il était connu dans toute l’Europe comme un parfait gentilhomme et un combattant intrépide – le chef qui convenait à une nation chevaleresque. Son fils aîné, le duc de Normandie, à peine plus qu’un jeune garçon, se trouvait à côté de lui, la main posée sur l’épaule du roi. Et Jean, tout en parlant, tournait la tête de son côté pour le regarder en souriant. À sa droite, sous le même dais, se tenait le plus jeune frère du roi, le duc d’Orléans, homme aux traits lourds et pâles, aux manières languissantes et aux yeux intolérants. À gauche se trouvait le duc de Bourbon, le visage triste et absorbé, avec, dans les yeux et le comportement, cette sorte de mélancolie qui accompagne souvent le pressentiment de la mort. Tous portaient l’armure, hors le casque posé devant eux sur la table.

 

Plus bas, groupé autour de la table rouge, se tenait le conseil des plus célèbres guerriers de toute l’Europe. En partant du roi, on pouvait voir assis, d’un côté, un vétéran, le duc d’Athènes, fils d’un père exilé, devenu grand connétable de France, puis le coléreux seigneur de Clermont, avec sa Vierge bleue sur rayons d’or qui la veille avait été la cause de sa querelle avec Chandos ; de l’autre, Arnold d’Andreghien, homme au noble maintien et aux cheveux gris, qui partageait avec Clermont l’honneur d’être maréchal de France ; Jean de Bourbon, valeureux guerrier qui devait trouver la mort sous les coups de la Compagnie blanche à Brignais ; quelques nobles allemands, dont le comte de Salzbourg et le comte de Nassau, qui avaient franchi la frontière avec leurs mercenaires à la demande du roi de France. Leur armure à arêtes et les naseaux de leurs bassinets suffisaient à tout soldat pour savoir qu’ils venaient d’au-delà du Rhin. Face au roi se trouvaient d’autres seigneurs tout aussi nobles : Fiennes, Châtillon, Nesle, Landas, Beaujeu, avec le vaillant paladin de Chargny, celui-là même qui avait œuvré à la prise de Calais, et Eustace de Ribeaumont qui, à cette même occasion, avait obtenu le prix de vaillance des mains d’Édouard d’Angleterre. Tels étaient les chefs vers qui le roi se tourna pour demander aide et assistance.

 

– Vous avez ouï déjà, mes amis, dit-il, que le prince de Galles n’a fait aucune réponse à la proposition qui lui fut transmise par le seigneur cardinal de Périgord. Certes, il en est ainsi qu’il en devait être et, bien que j’aie obéi aux ordres de la sainte Église, je ne redoutais nullement qu’un prince aussi vaillant qu’Édouard d’Angleterre nous refusât le combat. Il m’est avis que nous devrions fondre sur eux immédiatement, à moins que la croix du cardinal ne se vienne interposer encore entre nos épées et nos ennemis.

 

Un bourdonnement de joyeux assentiment s’éleva de l’assistance et même des hommes d’armes qui gardaient la porte de la tente. Lorsque le calme fut revenu, le duc d’Orléans se leva.

 

– Sire, dit-il, vous avez parlé ainsi que nous l’espérions tous, et je crains bien que le cardinal de Périgord n’ait été un piètre allié de la France, car pourquoi proposerions-nous un partage alors qu’il nous suffit de tendre la main pour prendre le tout ? Quel besoin avons nous de paroles ? Enfourchons nos destriers et jetons-nous sur cette poignée de maraudeurs qui ont osé dévaster vos belles possessions. Et, si un seul d’entre eux quitte cet endroit autrement que prisonnier, nous n’en serons que plus à blâmer.

 

– Par saint Denis, mon frère, fit le roi en souriant, si les mots pouvaient tuer, vous les auriez déjà tous étendus sur le dos devant même que nous quittions Chartres. Vous êtes nouveau à la guerre, mais lorsque vous aurez participé à un ou deux combats, vous apprendrez que tout doit se faire avec réflexion et dans l’ordre, sous peine de tourner mal. Du temps de notre père, nous sautions sur nos destriers et courions sus aux Anglais, ainsi que nous le fîmes à Crécy et ailleurs, mais nous n’en avons retiré que peu de profit, et nous sommes devenus plus sages. Votre avis, messire de Ribeaumont ? Vous avez longé leurs lignes et observé leur état. Leur courriez-vous sus, ainsi que le conseille mon frère ? Ou sinon, comment envisageriez-vous la chose ?

 

Ribeaumont, grand garçon élégant aux yeux sombres, fit une pause avant de répondre.

 

– Sire, dit-il enfin, j’ai en effet parcouru leur front et leurs flancs, en compagnie des seigneurs Landas et Beaujeu, qui se trouvent en conseil ici, témoins de ce que je vais dire. Il m’est avis que, bien que les Anglais soient peu nombreux, ils occupent une position telle au milieu de ces buissons et de ces vignes que vous feriez bien de les laisser car ils sont sans nourriture et devront battre en retraite. Vous pourrez ainsi les suivre et trouver une meilleure occasion de livrer bataille.

 

Un murmure de désapprobation s’éleva dans l’assistance et le seigneur de Clermont, maréchal de l’armée, se leva d’un bond, le visage rouge de colère :

 

– Eustace, Eustace ! cria-t-il. Il me souvient de jours où vous étiez d’un plus grand cœur et d’un plus ferme courage. Mais depuis que le roi Édouard vous donna là-bas ce collier de perles, vous ne faites plus que de tourner le dos aux Anglais.

 

– Messire de Clermont, répondit Ribeaumont gravement, il ne me sied point de me battre au conseil du roi ni devant l’ennemi, et nous réglerons cette question une autre fois. Maintenant, le roi m’a demandé mon avis et je le lui ai donné du mieux que je pouvais.

 

– Il eût mieux convenu à votre honneur, messire Eustace, de garder le silence, fit le duc d’Orléans. Allons-nous les laisser échapper alors que nous les tenons ici et sommes quatre fois plus nombreux ? Je ne sais où nous pourrions aller encore dans la suite, car je suis bien sûr que nous aurions honte de retourner à Paris et de regarder nos dames dans les yeux.

 

– En vérité, Eustace, vous avez bien fait de me découvrir ce que vous aviez en esprit, fit le roi. Mais j’ai déjà dit que nous nous battrions ce matin : inutile donc de discuter plus avant. Pourtant j’aurais voulu apprendre de vous la façon la plus sage et la meilleure de les attaquer.

 

– Je vais vous conseiller, sire, du mieux que je le pourrai. Leur droite est protégée par une rivière entourée de marais, et leur gauche par une épaisse forêt. Ainsi donc, nous les devons attaquer de face. Devant leur front s’étend une haie épaisse, derrière laquelle j’ai aperçu les hoquetons verts de leurs archers, qui sont aussi serrés que les laîches le long de la rivière. Cette haie est trouée par une route, où quatre cavaliers seulement peuvent passer de front, et qui mène dans leurs positions. Il est clair donc, si nous voulons les repousser, qu’il nous faudra franchir la haie. Mais je suis certain que les chevaux ne pourront s’en approcher devant l’avalanche de flèches qui viendra de derrière. Ainsi donc, je tiens que nous devrions combattre à pied, ainsi que les Anglais le firent à Crécy, car nous pourrions nous apercevoir que nos chevaux nous gêneraient plus qu’ils ne nous aideraient en ce jour.

 

– J’ai eu la même pensée, sire, fit Arnold d’Andreghien, le maréchal. À Crécy les plus vaillants ont dû faire demi-tour, car que peut faire un homme avec un cheval affolé par la douleur et la peur ? Si nous avançons à pied, nous sommes maîtres de nous-mêmes, et, si nous nous arrêtons, nous en supporterons toute la honte.

 

– Le conseil est bon, fit le duc d’Athènes, en tournant vers le roi son visage rusé et ratatiné. Je n’y ajouterai qu’une chose : la force de ces gens se trouve dans leurs archers. Ainsi donc, si nous pouvions jeter le désordre parmi eux, ne fût-ce qu’un court moment, nous pourrions nous emparer de la haie. Sinon, ils vont tirer de telle façon que nous perdrons un grand nombre d’hommes avant même que de l’atteindre, car nous avons appris par expérience qu’aucune armure ne résiste à leurs traits lorsqu’ils tirent de près.

 

– Que voilà de bonnes et sages paroles, fit le roi. Mais je vous prie de nous dire comment vous jetteriez le désordre parmi ces archers.

 

– Je choisirais trois cents cavaliers, sire, parmi les meilleurs de l’armée. Je remonterais l’étroite route pour attaquer ensuite à gauche et à droite, en prenant les archers par-derrière la haie. Il est possible que ces trois cents hommes aient grandement à souffrir, mais que sont-ils dans pareil ost, si une brèche peut être ouverte pour leurs compagnons ?

 

– Je voudrais ajouter un mot à cela, sire, s’écria un Germain, le comte de Nassau. Je suis venu ici avec mes camarades pour risquer nos vies dans votre querelle. Nous réclamons le droit de combattre à notre façon, et nous considérerions comme un déshonneur que de mettre pied à terre de peur des flèches anglaises. C’est pourquoi, avec votre permission, nous monterons en avant, comme le conseille le duc d’Athènes, pour vous ouvrir le chemin.

 

– Cela ne se peut, s’écria le seigneur de Clermont, rouge de colère. Il serait bien étrange qu’on ne pût trouver des Français pour ouvrir un chemin à l’armée du roi de France. À vous entendre, messire comte, on croirait que votre hardiesse est plus grande que la nôtre. Mais par Notre-Dame de Rocamadour, vous apprendrez avant ce soir qu’il n’en est point ainsi. C’est à moi, puisque je suis maréchal de France, qu’il revient de conduire ces trois cents hommes.

 

– Et je réclame le même droit pour la même raison, fit Arnold d’Andreghien.

 

Le Germain martela la table de son gant de fer.

 

– Faites ce que bon vous semble ! cria-t-il. Mais je vous promets une chose : ni moi ni mes hommes ne descendrons de nos montures tant qu’elles pourront nous porter car, dans notre pays, ce ne sont que les petites gens du commun qui se battent à pied.

 

Le seigneur de Clermont se penchait d’un air furibond pour faire une brûlante réponse, lorsque le roi intervint.

 

– Assez ! assez ! dit-il. Je vous ai demandé vos avis et c’est à moi qu’il revient de décider de ce que vous ferez. Messire de Clermont et vous, Arnold, vous choisirez trois cents des plus braves cavaliers et vous tenterez de rompre la ligne des archers. Quant à vous, monseigneur de Nassau et vos cavaliers, vous resterez à cheval, puisque tel est votre désir, et vous suivrez les maréchaux pour les soutenir du mieux que vous le pourrez. Le reste de l’armée avancera à pied, divisé en trois groupes ainsi que nous l’avions conçu : le vôtre, Charles – et il tapota gentiment la main de son fils, le duc de Normandie –, le vôtre, Philippe – et il se tourna vers le duc d’Orléans –, et celui du centre, le plus important, qui sera le mien. C’est à vous, Geoffroy de Chargny, que je confie l’oriflamme pour ce jour. Mais quel est ce chevalier et que désire-t-il ?

 

Un jeune chevalier, grand et à la barbe rousse, avec un griffon rouge sur son surcot, était apparu dans la porte de la tente. Son air affairé et ses vêtements désordonnés prouvaient qu’il était venu en grande hâte.

 

– Sire, dit-il, je suis Robert de Duras, de la maison de monseigneur le cardinal de Périgord. Je vous ai dit hier ce que j’avais appris sur le camp anglais. J’y fus admis aujourd’hui encore et j’ai vu toutes leurs voitures qui se déplaçaient vers l’arrière. Sire, ils fuient vers Bordeaux !

 

– Tudieu, je le savais ! cria le duc d’Orléans, en fureur. Cependant que nous parlions, ils nous ont glissé entre les doigts. Ne vous avais-je point prévenus ?

 

– Silence, Philippe ! ordonna le roi. Et vous, messire, avez-vous vu cela de vos propres yeux ?

 

– De mes propres yeux, sire, et je viens tout droit de leur camp, maintenant.

 

Le roi Jean le regarda durement.

 

– Je ne vois point comment votre honneur s’accorde à de telles nouvelles transmises de pareille façon ! Nous ne pouvons cependant faire autrement que d’en prendre avantage. N’ayez crainte, Philippe, mon frère, j’ai dans l’esprit que, avant la tombée du jour, vous connaîtrez des Anglais tout ce que vous en vouliez connaître. Il serait de notre avantage de les surprendre en train de franchir le gué. Lors, messeigneurs, je vous prie de regagner vos postes au plus vite, en vous souvenant de tout ce dont nous sommes convenus. Mon oriflamme, Geoffroy ! Et vous, Arnold, groupez les divisions. Que Dieu et saint Denis nous aient en leur sainte garde ce jour !

 

 

Le prince de Galles se tenait sur la petite éminence où Nigel s’était arrêté la veille. Avec lui se trouvaient Chandos et un Gascon, le captal de Buch, un grand homme d’un âge moyen, bronzé par le soleil. Les trois hommes observaient attentivement les lointaines lignes françaises, cependant que, derrière eux, une colonne de chariots se dirigeait vers le gué de Muisson.

 

Tout juste derrière le prince, quatre cavaliers en armure, la visière relevée, discutaient à voix basse. Un simple regard sur leurs boucliers eût suffi à n’importe quel soldat pour les reconnaître, car ils étaient tous quatre d’une grande renommée et avaient participé à de nombreux combats. Ils attendaient les ordres, car chacun d’eux commandait en tout ou en partie une des divisions de l’armée. Le plus jeune des chevaliers, garçon sombre, élancé et à l’air grave, était William Montacute, comte de Salisbury, âgé seulement de vingt-huit ans et cependant vétéran de Crécy. Sa grande réputation lui avait valu de se voir confier par le prince le commandement de l’arrière-garde, poste d’honneur dans une armée en retraite. Il parlait à un homme grisonnant, au visage dur où oscillaient de fiers yeux bleus qui observaient l’ennemi. C’était le fameux Robert d’Ufford, comte de Suffolk, qui avait combattu sans arrêt depuis Cadsand et dans toutes les batailles continentales. L’autre grand soldat silencieux, avec l’étoile d’argent scintillant sur le surcot, était John de Vere, comte d’Oxford, qui écoutait Thomas Beauchamp, jovial gentilhomme et soldat éprouvé qui, penché en avant, tapotait de sa main de mailles la cuisse bardée de fer de son compagnon. Ils étaient tous de vieux camarades de combat, à peu près du même âge, d’une réputation égale et d’une égale expérience de la guerre. Tels étaient les fameux soldats anglais qui attendaient les ordres du prince.

 

– J’aurais préféré que vous lui missiez la main au collet, fit ce dernier d’un ton colère en poursuivant sa conversation avec Chandos. Cependant, il était peut-être plus sage de leur jouer ce tour et de leur faire accroire que nous battions en retraite.

 

– Il en a certainement porté la nouvelle, répondit Chandos en souriant. À peine les chariots étaient-ils partis que je l’ai vu galoper en bordure du bois.

 

– C’était une bonne trouvaille, John, remarqua le prince. Nous tirerions un grand réconfort si nous pouvions retourner contre eux leurs propres espions. À moins qu’ils ne marchent droit sur nous, je ne vois point comment nous pourrions tenir un jour encore car il ne reste plus, je crois, une miche de pain dans toute l’armée. Et cependant, si nous quittons cette position, où pourrons-nous espérer en retrouver une pareille ?

 

– Ils mordront, monseigneur, ils mordront à l’appât. En ce moment même, Robert de Duras doit leur dire que nos chariots sont en route, et ils vont se hâter de les attaquer lorsqu’ils franchiront le gué… Mais qui est-ce donc là qui s’en vient en piquant des deux ? Nous allons peut-être avoir des nouvelles !

 

Un cavalier avait grimpé le monticule au galop. Il sauta à bas de son cheval et tomba à genoux aux pieds du prince.

 

– Alors, lord Audley, fit Édouard, que désirez-vous ?

 

– Messire, répondit le chevalier, toujours agenouillé et la tête baissée devant son chef, je requiers de vous une faveur.

 

– Levez-vous, James ! Et dites-moi ce que je puis faire.

 

Le célèbre paladin, exemple de la chevalerie de tous temps, se leva et tourna son visage et ses yeux sombres vers son maître.

 

– Messire, dit-il, je vous ai toujours servi loyalement, vous et votre père, et je continuerai de le faire tant que j’aurai vie. Il me faut vous faire assavoir maintenant que je fis vœu un jour, si je me trouvais au combat sous votre commandement, de me porter au tout premier rang ou de laisser ma vie dans l’entreprise. Je vous prie donc de me permettre gracieusement de quitter ma place avec honneur et de me poster de telle façon que je puisse accomplir mon vœu.

 

Le prince sourit, car il était bien certain que, vœu ou non, permission ou non, Lord James Audley se trouverait au combat.

 

– Allez, James, dit-il, et Dieu fasse que ce jour votre courage brille au-dessus de tous les autres. Mais écoutez, John, qu’est-ce donc ?

 

Chandos releva le nez comme un aigle apercevant une proie.

 

– Sans aucun doute, messire, tout se déroule ainsi que nous l’avions prévu.

 

De très loin, leur parvint un cri de tonnerre. Puis un autre et un autre encore.

 

– Voyez, ils avancent ! cria le captal de Buch.

 

Durant toute la matinée, ils avaient observé les escadrons armés qui bordaient le front du camp français. Mais à ce moment un puissant éclat de trompettes leur parvint aux oreilles et les groupes lointains s’agitèrent et flamboyèrent au soleil.

 

– Oui, ils se mettent en marche, cria le prince.

 

– Ils viennent ! Ils arrivent !

 

Les paroles se répercutèrent tout au long de la ligne. Puis, dans une soudaine impulsion, les archers, derrière la haie, se mirent sur pied, les chevaliers agitèrent leurs armes et, dans un hurlement de tonnerre, ils lancèrent leur défi joyeux à l’ennemi qui avançait. Il se fit ensuite un tel silence que la respiration des chevaux et le tintement des harnais frappaient les oreilles jusqu’à ce qu’un grondement sourd s’élevât soudain, semblable au bruit de la marée sur la plage, grossissant et s’amplifiant à mesure que le puissant ost de France se rapprochait.

CHAPITRE XXVI

COMMENT NIGEL ACCOMPLIT SON TROISIÈME EXPLOIT


Quatre archers étaient étendus derrière un buisson à quelque dix yards devant l’épaisse haie qui couvrait leurs compagnons. Au milieu de la longue ligne d’archers, ceux qui se trouvaient immédiatement derrière eux appartenaient à leur propre compagnie et étaient à peu près tous ceux qui avaient accompagné Knolles en Bretagne. Les quatre hommes à l’avant étaient leurs chefs : le vieux Wat de Carlisle, Ned Widdington, le rouquin des vallées, Bartholomew, le chauve armoïer, et Samkin Aylward. Ils mangeaient du pain et des pommes dont Aylward venait de rapporter un plein sac qu’il partageait de bon cœur avec ses compagnons affamés. Le vieux frontalier et le Yorkshireman avaient les traits tirés et les yeux profondément enfoncés, par suite des privations, et la ronde figure de l’armoïer s’était affinée à tel point que la peau lui pendait en lourdes poches sous les yeux et sur les joues.

 

Par-derrière, des lignes d’hommes hagards et affamés épiaient à travers la haie, silencieux et attentifs. Une fois seulement, un fier hurlement salua l’arrivée de Chandos et de Nigel qui, sautant à bas de leur monture, s’installèrent à côté d’eux. Tout au long de la bordure verte des archers, on pouvait voir les silhouettes scintillantes des chevaliers et écuyers qui s’étaient portés en première ligne pour partager la fortune de ces hommes.

 

– Il me souvient d’une compétition avec un gars du Kent à Ashford… commença l’armoïer.

 

– Non, non, nous connaissons l’histoire ! fit le vieux Wat énervé. Boucle-la, Bartholomew, ce n’est guère le moment de débiter des âneries. Je te prie de passer tout au long de la ligne afin de voir s’il n’y a point de corde sautée ou d’arc fendu à réparer.

 

Le fabricant passa en revue la ligne des archers sous les quolibets. Par-ci, par-là, on lui jetait un arc par-dessus la haie, en quête d’un avis de professionnel.

 

– Cirez les têtes ! cria-t-il. Passez le pot de cire et cirez les têtes ! Une flèche cirée passera là où une autre ne passera pas… Tom Beverley, âne bâté, ta corde va t’écorcher le bras à la première flèche !… Et toi, Watkin, ne tire pas vers ta bouche, selon ton habitude, mais jusqu’à ton épaule. Tu aimes tant à lever le coude que ta corde suit automatiquement le même chemin. Non, reste là et garde toute ta force pour bander ton arc car ils seront sur nous bientôt.

 

Il courut rejoindre ses camarades qui s’étaient mis debout. Derrière eux, sur un demi-mille, des archers espacés se tenaient à l’abri de la haie, leur grand arc prêt à tirer, six flèches à leurs pieds dans l’herbe et dix-huit autres dans leur carquois à leur côté. Une flèche sur la corde, les pieds solidement plantés, les yeux perçants fixés dans les ouvertures de la haie, ils attendaient l’assaut.

 

Le large flot d’acier, après s’être avancé, s’était arrêté à environ un mille du front anglais. La plus grande partie de l’armée avait mis pied à terre, laissant à la valetaille le soin d’emmener les bêtes vers l’arrière. Les Français se formèrent alors en trois grandes divisions éclaboussées de soleil, mares argentées autour desquelles flottaient des milliers de bannières et de pennons. Un espace de plusieurs centaines de yards séparait chaque groupe. Au même moment, deux corps de cavaliers se formèrent à l’avant. Le premier comprenait trois cents hommes en rangs serrés, le second un millier environ, en une ligne plus étendue.

 

Le prince s’était avancé jusqu’à la ligne des archers. Il portait son armure noire, avait la visière levée et son visage aux traits aquilins reflétait son ardeur et son esprit martial. Les archers le saluèrent de leurs acclamations et il agita la main pour leur répondre, comme un chasseur excitant ses chiens.

 

– Alors, John, qu’en pensez-vous ? demanda-t-il. Que ne donnerait mon noble père pour se trouver à nos côtés, ce jour ! Avez-vous remarqué qu’ils avaient abandonné leurs chevaux ?

 

– Oui, mon noble seigneur, ils ont profité de nos leçons, répondit Chandos. Parce que nous avons eu de la chance sur pied à Crécy et ailleurs, ils croient avoir trouvé le bon moyen. Mais, selon moi, il est très différent de se trouver en pied lorsqu’on est assailli, ainsi que ce fut notre cas, ou d’attaquer lorsqu’il faut porter son armure pendant un mille et arriver fatigué sur le champ.

 

– Vous parlez sagement, John. Mais ces cavaliers qui se forment devant le front et qui avancent lentement vers nous, que faites-vous d’eux ?

 

– Sans aucun doute, ils espèrent rompre les cordes de nos archers et ouvrir la route aux autres. Ils sont bien choisis, noble seigneur, car, regardez, ne sont-ce point là les couleurs de Clermont sur la gauche, et celles d’Andreghien sur la droite ? Ainsi donc, les deux maréchaux marchent avec l’avant-garde…

 

– Pardieu, John, s’écria le prince, on jurerait que vous en voyez plus avec un œil que n’importe quel autre homme de cette armée avec deux ! Car il en est bien ainsi que vous le dites. Mais cet autre groupe plus important derrière ?

 

– Ce doit être des Germains, messire, pour ce que j’en puis juger à la façon de leurs armures.

 

Les deux corps de cavalerie s’étaient avancés lentement dans la plaine, laissant entre eux un espace d’environ un quart de mille. Parvenus à deux jets de flèche de la ligne ennemie, ils s’arrêtèrent. Tout ce qu’ils pouvaient voir des Anglais, c’était la longue haie, avec de brefs scintillements d’acier au travers de l’épaisse frondaison, et par-delà, les pointes des lances des hommes d’armes qui s’élevaient au-dessus des buissons. Devant eux s’étendait un merveilleux paysage d’automne avec son feuillage virant aux mille teintes, baigné dans un sommeil paisible, et rien, sinon les rares éclairs de l’acier, ne trahissait l’ennemi immobile et silencieux qui leur barrait le chemin. Mais l’esprit audacieux des cavaliers français ne s’en éleva que plus haut devant le danger. L’air fut rempli soudain de leurs clameurs guerrières et ils agitèrent au-dessus de leurs têtes, dans un geste de menace et de défi, leurs lances garnies de pennons multicolores. Des lignes anglaises, la vue était splendide : les nobles destriers piaffant et se cabrant, les chevaliers aux boucliers et surcots colorés, le balancement et les ondulations des plumes et des bannières.

 

Puis il y eut une sonnerie de trompe. Avec un grand cri, les éperons s’enfoncèrent profondément dans les flancs des bêtes, les lances furent abaissées, et le vaillant escadron se précipita comme l’ouragan vers le centre des lignes anglaises.

 

Ils avaient déjà franchi une centaine de pas, et une autre encore, et ils ne décelaient toujours pas le moindre mouvement devant eux, nul autre bruit que leurs propres cris de guerre et le galop de leurs palefrois. Ils progressaient de plus en plus vite. De derrière la haie, on avait une vision de chevaux blancs, bais, gris ou noirs, le cou horizontal, les naseaux distendus, le ventre tramant presque à terre sous des cavaliers dont on n’apercevait que la pointe de l’écu surmontée d’un heaume à panache et précédée d’un fer de lance.

 

Puis, soudain, le prince leva la main et poussa un cri. Chandos le répéta et il se répercuta tout au long de la ligne pour finir par s’enfler en un bruit de tonnerre auquel se mêlèrent les vibrations des cordes et le friselis des flèches.

 

Hélas pour les nobles destriers ! Hélas pour les vaillants hommes ! Après l’ardeur de la bataille, qui ne pourrait s’apitoyer devant ce noble escadron réduit à l’état de mine rougeoyante sous la pluie de flèches qui frappa les faces et les poitrines des chevaux ? Le premier rang s’écroula et les autres trébuchèrent sur lui avant d’avoir pu contrôler leur vitesse ou s’écarter de l’horrible mur qui s’était soudain dressé, de quinze pieds de haut, fait des corps de leurs malheureux compagnons, des chevaux piaffant, ruant et hennissant, et d’hommes pataugeant et se tordant dans une mare de sang. Par-ci, par-là, sur les côtés, tel ou tel cavalier parvenait à se dégager et se précipitait vers la haie, avec pour seul résultat de voir son cheval abattu sous lui et d’être jeté à bas de sa monture. De ces trois cents vaillants cavaliers, pas un seul n’atteignit la haie fatale.

 

Se déroulant alors en une longue vague d’acier ondoyant sous le soleil, le bataillon des Germains se précipita dans un grondement de tonnerre. Ils ouvrirent une brèche au centre dans ce monticule de la mort et se précipitèrent vers les archers. C’étaient de vaillants hommes, bien conduits et à qui les rangs aérés évitaient l’embarras qui avait été fatal à l’avant-garde. Malgré cela, ils périrent séparément où les autres avaient succombé en groupe. Quelques-uns furent frappés par les flèches ; les autres eurent leurs montures tuées sous eux et furent à tel point assommés par leur chute qu’ils ne purent se remettre sur pied et restèrent étendus, alourdis par l’acier, à l’endroit même où ils étaient tombés.

 

Trois hommes franchirent les buissons qui abritaient les chefs des archers, taillèrent en pièces Widdington, l’homme des vallées, foncèrent vers la haie, bondirent par-dessus et se précipitèrent vers le prince. L’un d’eux tomba avec une flèche au travers de la tête, le second fut jeté à bas de sa monture par Chandos et le, troisième fut abattu de la main même du prince. Un second groupe réussit à percer du côté de la rivière, mais il fut aussitôt isolé par Lord Audley et ses hommes, et tous furent massacrés. Un seul cavalier, dont le destrier était rendu fou de douleur par une flèche plantée dans l’œil et une autre au travers des naseaux, franchit d’un bond la haie, traversa le camp de part en part et fut emporté, au milieu des rires, dans les bois, bien loin derrière. Mais personne d’autre n’arriva même à hauteur de la haie. Tout le front de la position était bordé de Germains blessés ou morts ; au milieu, un grand monceau marquait l’endroit où avaient péri les trois cents vaillants Français.

 

Pendant que ces deux vagues étaient venues se briser devant la position anglaise, abandonnant de sanglants débris derrière elles, les trois autres divisions avaient fait halte et s’étaient préparées pour leur propre assaut. Elles n’avaient pas encore entrepris leur avance, et les plus proches se trouvaient encore à un demi-mille de distance, lorsque les rares survivants d’un espoir déçu, sur leurs chevaux hérissés de traits, passèrent au galop sur leurs flancs.

 

Au même moment, les archers et hommes d’armes anglais se précipitèrent de derrière la haie pour se saisir de tous ceux qui étaient encore en vie dans ce tas sanguinolent d’hommes et de chevaux. Ce fut une ruée échevelée car, dans quelques instants, le combat allait reprendre, et cependant il y avait une belle récolte de richesses à faire pour l’heureux homme qui avait la chance de s’emparer d’un riche prisonnier. Les esprits plus nobles dédaignaient de penser aux rançons tant que le combat n’était pas terminé ; mais une nuée de soldats nécessiteux, gascons et anglais, tirèrent les blessés par les pieds ou par les bras et, le poignard sur la gorge, exigèrent leur nom, leur rang et leur état de fortune. Celui qui avait fait une bonne prise la ramenait vers l’arrière et la confiait à ses serviteurs pour aller reprendre sa place au combat ; ceux qui étaient déçus trop souvent enfonçaient la pointe de la dague et se précipitaient dans le tas animés par l’espoir d’avoir plus de chance. Clermont, dont la Vierge du surcot était traversée d’une flèche, gisait mort à environ dix pas de la haie ; d’Andreghien fut arraché de dessous son cheval par un écuyer miséreux et devint son prisonnier. Les comtes de Salzbourg et de Nassau furent trouvés sur le terrain et emmenés vers l’arrière. Aylward passa les bras autour du comte Otto von Langenbeck et l’étendit, avec une jambe brisée, derrière le buisson qui lui servait d’abri. Simon le Noir s’était saisi de Bernard, comte de Ventadour, et lui fit franchir la haie. Au milieu des cris et du pillage, les archers couraient pour reprendre leurs flèches, les arrachant des morts et parfois même des blessés. Puis il y eut soudain un cri d’avertissement. En un instant tous les hommes reprirent leur place et la ligne de la haie fut reformée.

 

Il était grand temps : déjà la première division de l’armée française était toute proche. Si la charge des cavaliers avait été terrible par sa rapidité et sa puissance, cette calme avance d’une immense phalange d’hommes en armes était pire encore. Ils progressaient avec lenteur à cause du poids de leurs armures, mais leur marche n’en était que plus régulière et inexorable. Coude à coude, bouclier en avant, javeline de cinq pieds dans la main droite, masse et épée suspendues à la ceinture, la puissante colonne d’hommes d’armes s’approcha. Une fois de plus la pluie de flèches résonna sur les armures. Ils se resserrèrent derrière leurs boucliers ; beaucoup tombèrent, mais les autres continuèrent. En hurlant, ils atteignirent la haie qu’ils bordèrent sur un demi-mille en luttant avec acharnement pour effectuer une percée.

 

Pendant quelque cinq minutes les deux rangs se firent face, luttant d’ardeur, les uns avec leurs javelots, les autres martelant de la hache et de la masse. En de nombreux endroits, la haie fut trouée ou nivelée au sol, et les hommes d’armes français firent des ravages parmi les archers légèrement armés. Pendant un moment, il parut que le sort de la bataille allait tourner.

 

Mais John de Vere, comte d’Oxford, calme et froid, vit une chance et la saisit. Sur le flanc droit, une prairie marécageuse bordait la rivière. Le terrain y était si léger qu’un homme d’armes s’y serait enlisé jusqu’aux genoux. Sur son ordre, un groupe d’archers fut détaché de la ligne de combat et se reforma en cet endroit, d’où ils déversèrent une grêle de traits sur le flanc des Français. Au même moment, Chandos ainsi qu’Audley, Nigel, Bartholomew Berghersh, le captal de Buch et une vingtaine d’autres chevaliers bondirent sur leurs montures et chargèrent au long de la petite route au travers des lignes françaises devant eux. Après les avoir débordées, ils s’éparpillèrent à droite et à gauche, assaillant dans le dos et abattant les hommes d’armes.

 

Ce jour-là Pommers fut magnifique par la terreur qu’il inspirait, avec ses yeux rouges, ses naseaux largement ouverts, sa crinière au vent, ses sabots martelant le sol et tout ce qui se trouvait devant lui. Tout aussi terrifiant était son cavalier, calme et froid, alerte, concentré sur ce qu’il faisait, cœur de feu et muscles d’acier. Il avait vraiment l’air d’un ange des combats, avec sa façon de mener son cheval déchaîné au plus fort de la mêlée. Si ardent qu’il fût, la grande silhouette de son maître sur le noir palefroi se trouvait toujours à une demi-longueur devant lui.

 

Mais déjà le danger était passé, et les lignes françaises avaient reculé. Ceux qui avaient franchi la haie moururent en braves au milieu des rangs ennemis. La division de Warwick était descendue en hâte des vignobles pour venir combler les trous dans la ligne de combat de Salisbury. Et la vague brillante recula, doucement d’abord puis plus vite à mesure que les plus forts tombaient et que les plus faibles tentaient de se mettre à l’abri. Il y eut un nouvel assaut de derrière la haie et une nouvelle récolte des flèches plantées en rangs serrés dans le sol. De nouveau, les blessés furent saisis et emportés dans une hâte brutale vers l’arrière. Puis la ligne se reforma, et les Anglais, fatigués, pantelants et affaiblis, attendirent l’assaut suivant.

 

Mais une grande chance leur fut accordée, une chance si grande qu’ils en purent à peine croire leurs yeux en regardant le fond de la vallée. Derrière la division du dauphin qui venait de les presser aussi dangereusement s’en tenait une autre non moins nombreuse, conduite par le duc d’Orléans. Les fugitifs des premières lignes, couverts de sang et affolés de frayeur, aveuglés par la sueur, se précipitèrent dans leurs rangs et, en un instant, sans qu’un seul coup fût porté, les balayèrent dans leur ruée sauvage. Ce puissant dispositif, si solide et d’un aspect si martial, fondit soudain comme neige au soleil. Il disparut, et à sa place on ne vit plus que de petits points brillants parsemés sur la plaine : chaque homme cherchait à se frayer un chemin vers l’endroit où il pourrait retrouver son cheval et quitter le terrain. Pendant un moment, il parut que la bataille était gagnée, et un tonnerre de cris de joie balaya les lignes anglaises.

 

Mais, lorsque le rideau de la division ducale tomba, ce fut pour découvrir, s’étendant loin derrière et coupant la vallée de part en part, le magnifique dispositif du roi de France, formant ses rangs pour l’attaque. Ils étaient aussi nombreux que les Anglais et, en plus, n’avaient pas encore été fatigués par les charges successives ; enfin, un monarque intrépide allait les mener à l’assaut. Avec la lente détermination d’un homme décidé à vaincre ou à mourir, il inspecta ses hommes avant l’effort suprême.

 

Cependant, durant ce moment d’exultation pendant lequel la victoire avait paru être leur, une foule de chevaliers et écuyers anglais se groupèrent autour du prince, le suppliant de se lancer de l’avant.

 

– Voyez cet insolent, avec ses trois merlettes sur champ de gueules ! cria Maurice Berkeley. Il se tient là entre les deux armées comme s’il n’avait aucune crainte de nous.

 

– Je vous prie, messire, de me laisser aller jusqu’à lui, puisqu’il semble prêt à se livrer à quelque geste, plaida Nigel.

 

– Non, messeigneurs, ce serait un tort que de rompre nos lignes car nous avons encore beaucoup à faire, répondit le prince. Voyez, il s’éloigne. La question est ainsi réglée.

 

– Mais, mon noble prince, fit encore celui qui avait parlé le premier, mon cheval gris, Lebryte, le bousculerait avant qu’il se puisse mettre à l’abri. Il n’est palefroi plus rapide que le mien. Je vous le montre ?

 

Au même moment, il éperonna son destrier et s’éloigna au grand galop à travers la plaine.

 

Le Français, Jehan d’Hellemmes, écuyer de Picardie, avait attendu, le cœur brûlant et l’âme torturée par la fuite de la division à laquelle il appartenait. Dans l’espoir de quelque exploit réparateur, ou attendant peut-être la mort, il avait traîné un moment entre les deux camps, mais il ne s’était fait aucun mouvement du côté anglais. Il dirigeait son cheval vers les troupes royales pour y aller prendre place lorsqu’il entendit un bruit de sabots derrière lui. Il se retourna pour trouver un chevalier anglais sur ses talons. Chacun tira son épée, et les deux armées firent une pause pour suivre le combat. Mais, dans le premier choc, la lance de Sir Maurice Berkeley lui fut arrachée des mains et, comme il se baissait pour la ramasser, le Français lui perça le flanc, sauta à bas de son cheval et reçut sa reddition. Comme l’infortuné chevalier anglais s’éloignait en boitillant au côté de son vainqueur, un éclat de rire s’éleva dans les deux camps.

 

– Par les dix doigts de cette main, cria Aylward derrière les restes du buisson, il en a trouvé sur sa quenouille plus qu’il n’en pouvait filer ! Quel est ce chevalier ?

 

– D’après ses armes, fit le vieux Wat, ce doit être un Berkeley de l’Ouest ou un Popham du Kent.

 

– Il me souvient d’une compétition avec un gars du Kent… recommença l’armoïer.

 

– Ah non ! cesse tes radotages, Bartholomew ! cria le vieux Wat. Vois le pauvre Ned, là, avec la tête ouverte. Il conviendrait mieux de réciter quelques Avé pour le repos de son âme que de raconter toutes tes vantardises… Alors, Tom de Beverley ?

 

– Nous avons souffert grandement lors de la dernière rencontre, Wat. Quarante de nos hommes sont sur le dos et les forestiers de Dean ont souffert plus encore.

 

– Parler ne servira de rien, Tom, et, quand bien même il n’en resterait qu’un, il lui faudrait encore tenir sa place.

 

Laissant les archers discuter de la sorte, les chefs de l’armée tenaient conseil tout juste derrière eux. Les deux ailes de l’ennemi avaient été repoussées, cependant plus d’un vieux chevalier prit une expression anxieuse en regardant le puissant dispositif du roi de France qui avançait lentement. La ligne des archers était considérablement amincie et affaiblie. De nombreux chevaliers et écuyers avaient été mis hors de combat lors de la rude échauffourée devant la haie. D’autres, éreintés par le manque de nourriture, n’avaient plus de force et restaient allongés sur le sol. Quelques-uns transportaient les blessés vers l’arrière et les étendaient sous les arbres ; d’autres encore remplaçaient leurs armes brisées ou abîmées par celles des tués. Le captal de Buch, si brave et expérimenté qu’il fût, fronça les sourcils et fit part de ses craintes à Chandos.

 

Mais le courage du prince ne faisait que croître à mesure que l’ombre tombait ; ses yeux sombres étincelèrent d’ardeur en regardant autour de lui ses compagnons fatigués, puis les rangs serrés des troupes royales qui, dans les sonneries de centaines de trompes et le flamboiement de milliers de pennons, déployaient lentement leurs vagues sur la plaine.

 

– Advienne que pourra, John, ceci n’en aura pas moins été une noble rencontre, dit-il. Ils n’auront point à avoir honte de nous en Angleterre. Courage, mes amis, car, si nous sommes victorieux, nous en porterons la gloire pour toujours. Si en revanche nous devons succomber, nous mourrons en plein honneur, comme nous avons toujours demandé de mourir, et en laissant derrière nous nos frères et nos parents pour nous venger. Il ne reste plus qu’un effort à faire et tout ira bien. Warwick, Oxford, Salisbury, Suffolk, tous à l’avant ! Mon étendard aussi ! À cheval, messeigneurs ! Nos archers sont décimés, ce sont donc nos bonnes lances qui devront nous gagner ce champ aujourd’hui. En avant, Walter, et que Dieu et saint Georges protègent l’Angleterre !

 

Sir Walter Woodland, monté sur un grand cheval noir, se porta à côté du prince avec l’étendard royal posé dans une emboîture sur le côté de la selle. De toutes parts, chevaliers et écuyers se groupèrent autour de lui et ne formèrent plus qu’un immense escadron comprenant tous les survivants des troupes de Warwick et de Salisbury, en plus des suivants du prince. Quatre cents hommes d’armes qui avaient été tenus en réserve vinrent renforcer les rangs. Mais le visage de Chandos resta grave ; il tourna son regard vers les masses françaises.

 

– Je n’aime point cela, messire. La différence est par trop grande, souffla-t-il au prince.

 

– Et que voulez-vous faire, John ? Dites vite ce que vous avez en esprit.

 

– J’opine que nous devrions tenter quelque chose sur leur flanc, cependant que nous les tenons de face. Qu’en pensez-vous, Jean ?

 

Il s’était tourné vers le captal de Buch, dont le visage était sombre et résolu.

 

– En effet, John, je pense tout comme vous. Le roi de France est un homme très vaillant, de même que tous ceux qui l’entourent, et je ne vois point d’autre moyen de les repousser qu’en faisant ce que vous conseillez. Si vous voulez me confier, ne fût-ce que cent hommes, je suis prêt à essayer.

 

– Ce privilège me revient, noble seigneur, puisque l’avis était mien.

 

– Non, John, je voudrais vous garder près de moi. Mais vous avez bien parlé, Jean, et vous ferez ainsi que vous l’avez dit. Allez demander au comte d’Oxford qu’il vous donne une centaine d’hommes d’armes avec autant de cavaliers et, en contournant ce mamelon, vous pourrez les surprendre sans être vu. Que tous les archers qui restent se groupent sur les deux flancs, tirent toutes leurs flèches puis se battent comme ils le pourront. Attendez qu’ils aient dépassé ce buisson là-bas, après quoi, Walter, vous porterez mon étendard droit contre celui du roi de France. Messeigneurs, puissent Dieu et la pensée de nos dames maintenir haut nos cœurs !

 

Le monarque français, voyant que ses hommes de pied n’avaient eu aucun effet contre les Anglais, constatant aussi que la haie avait été complètement arrachée lors du combat et ne constituait plus un obstacle, avait ordonné à ses suivants de remonter à cheval. C’était donc en une imposante masse de cavaliers que la chevalerie de France s’élançait dans ce suprême effort. Le roi se trouvait au centre de la ligne de front avec, à sa droite, Geoffroy de Chargny portant l’étendard d’or et, à sa gauche, Eustace de Ribeaumont tenant les lys royaux. Puis venaient le duc d’Athènes, grand connétable de France, et tout autour de lui les nobles de la cour, poussant des cris de guerre et agitant leurs armes par-dessus leur tête. Six mille hommes intrépides de la race la plus courageuse d’Europe, des hommes dont les noms mêmes étaient comme les éclats de trompes de combat – Beaujeu et Châtillon, Tancarville et Ventadour se pressaient derrière les lys d’argent.

 

Ils progressèrent doucement d’abord, menant leurs chevaux au pas afin de les garder frais pour le choc. Puis ils se lancèrent en un trot qui devint bientôt un galop lorsque la haie disparut soudain à leurs yeux, couverte par les chevaliers anglais, vêtus de leur armure et qui se précipitaient à leur rencontre. Éperonnant de toutes leurs forces, les deux lignes de cavaliers se rapprochèrent, galopant toujours de plus en plus vite. Ils se rencontrèrent dans un bruit de tonnerre qui fut entendu par les bourgeois sur les murs de Poitiers à plus de sept milles de là.

 

Dans ce choc terrible, des chevaux tombèrent foudroyés, la nuque brisée, et plus d’un cavalier, retenu à sa selle par le haut pommeau, se fractura les jambes dans sa chute. Çà et là des duels s’engageaient, les chevaux se cabraient et retombaient en arrière sur leurs maîtres. Mais les lignes s’étaient ouvertes dans le galop et des chevaliers, fuyant par les ouvertures, s’enfoncèrent profondément au cœur des rangs ennemis. Puis les flancs s’éparpillèrent et le centre se dégorgea un peu jusqu’à ce qu’il fût possible de tirer une épée et de guider un cheval. Sur dix acres, ce n’était qu’un tumultueux tournoiement de têtes, d’armes qui s’élevaient et retombaient, de mains levées, de plumets ondoyants et de boucliers, et les cris de guerre montant de mille poitrines sur fond de métal entrechoqué rendaient le son d’un tonnerre qui tantôt s’enflait, tantôt mourait, un peu comme l’océan en fureur battant une plage déserte. La masse avança et recula, descendit dans la vallée et remonta, chaque fois qu’un des camps resserrait les rangs pour reprendre l’assaut. Enlacées dans une mortelle étreinte, la grande Angleterre et la vaillante France, avec leurs cœurs d’acier et leurs âmes de feu, luttaient pour conquérir la suprématie.

 

Sir Walter Woodland, monté sur son grand cheval noir, avait plongé dans la mêlée et se dirigeait vers la bannière bleu et argent du roi Jean. Chevauchant sur ses talons, venaient en un bloc solide le prince, Chandos, Nigel, Lord Reginald Cobham, Audley avec ses quatre fameux écuyers et une vingtaine d’autres appartenant à la fleur de la chevalerie anglaise et gasconne. Ils avaient beau tenir les coudes serrés et répondre à l’opposition par une pluie de coups et par le poids de leurs puissantes montures, ils ne progressaient que très lentement, chaque nouvelle vague française venant se briser contre eux et ne s’ouvrant que pour se refermer dans leur dos. Par moments ils étaient repoussés par la pression adverse, à d’autres instants ils avançaient de quelques pas, à d’autres encore ils avaient tout juste la force de maintenir leur position ; cependant la bannière bleue aux lys d’argent qui flottait au-dessus de la masse se rapprochait de minute en minute. Une douzaine de chevaliers français endiablés se frayèrent un chemin au travers de leurs rangs et se cramponnèrent à l’étendard de Sir Walter Woodland, mais Chandos et Nigel le gardaient d’un côté, et Audley avec ses écuyers de l’autre, si bien que pas un homme ne put y porter la main et vivre.

 

Mais il y eut alors un grondement lointain et un grand cri s’éleva, venant de derrière : « Saint Georges pour la Guyenne ! » Le captal de Buch avait chargé. « Saint Georges pour l’Angleterre ! » répondit-on du centre. Les rangs s’ouvrirent devant eux. Un petit chevalier au listel d’or se jeta sur le prince dont la masse d’armes le foudroya. C’était le duc d’Athènes, connétable de France, mais personne n’eut le temps de le remarquer et le combat se poursuivit par-dessus son cadavre. Les rangs français étaient certes ceux qui se dégarnissaient le plus. Nombreux étaient ceux qui tournaient les talons, après ce choc prodigieux qui avait ébranlé leur courage. Le petit coin anglais enfoncé dans leurs rangs avançait toujours, avec le prince, Chandos, Audley et Nigel.

 

Un immense guerrier vêtu de noir et portant un étendard d’or apparut soudain dans une ouverture des rangs. Il jeta son précieux fardeau à un écuyer qui l’emporta. Comme une meute de chiens lancés sur les talons d’un cerf, les Anglais se précipitèrent en hurlant derrière l’oriflamme. Mais le guerrier en noir se jeta sur leur chemin.

 

– Chargny ! Chargny à la rescousse ! gronda-t-il d’une voix de tonnerre.

 

Sir Reginald Cobham s’écroula devant sa hache, de même que le Gascon Clisson. Nigel fut abattu sur la croupe de son cheval mais, au même moment, la fine lame de Chandos transperça le camail du Français et lui déchira la gorge. Ainsi mourut Geoffroy de Chargny, mais l’oriflamme était sauve.

 

Quoique étourdi par le choc, Nigel avait pu se maintenir en selle et Pommers, au pelage maculé de sang, l’emporta de l’avant avec les autres. Les cavaliers français étaient en pleine déroute, mais un groupe de chevaliers tenait bon, tel un roc, abattant tout ce qui, ami ou ennemi, essayait de briser leurs rangs. L’oriflamme d’or avait disparu, de même que la bannière bleue aux lys d’argent, mais elles avaient été remplacées par des hommes désespérés, décidés à se battre jusqu’à la mort. L’honneur pouvait se récolter à pleines brassées dans leurs rangs. Le prince et ses suivants se précipitèrent sur eux, tandis que les cavaliers anglais passaient en trombe pour capturer les fuyards et s’assurer de leur rançon. Mais des esprits plus nobles – tels qu’Audley, Chandos et les autres – eussent estimé déshonorant de chercher à se faire de l’argent, alors que tant de travail et d’honneur à gagner les attendaient. Furieuse fut leur attaque, et désespérée la défense. Les hommes tombaient de fatigue de leur selle.

 

Nigel, occupant toujours sa place à côté de Chandos, fut chaudement pris à partie par un petit guerrier trapu monté sur un puissant cheval blanc, mais Pommers se cabra et, de ses pattes antérieures, précipita au sol l’autre cheval plus petit que lui. Le cavalier en tombant agrippa le bras de Nigel et le fit basculer de sa selle. Tous deux roulèrent dans l’herbe, sous les pieds des chevaux, l’écuyer anglais par-dessus, avec un tronçon d’épée scintillant devant la visière du Français hors de souffle.

 

– Je me rends ! Je me rends ! murmura ce dernier.

 

Pendant une seconde, la vision d’une riche rançon traversa l’esprit de Nigel : le noble palefroi, l’armure ornée d’or constituaient une fortune pour le vainqueur. D’autres n’avaient qu’à les prendre ! Il y avait encore de la besogne. Comment pourrait-il abandonner le prince et son noble maître pour un intérêt privé ? Pouvait-il mener un prisonnier vers l’arrière, alors qu’il y avait de l’honneur à gagner dans la suite du prince ? Il se remit sur pied, saisit Pommers par la crinière et sauta en selle.

 

Un instant plus tard, il se retrouvait à côté de Chandos et ce fut ensemble qu’ils percèrent les derniers rangs de ce vaillant groupe qui avait combattu si bravement jusqu’à la fin. Ils ne laissaient derrière eux qu’une longue traînée de morts et de blessés. Devant eux, la grande plaine était couverte de Français en fuite et de leurs poursuivants.

 

Le prince tira les rênes de son destrier et leva sa visière, ses suivants se groupant autour de lui en agitant leurs armes et en poussant de frénétiques cris de victoire.

 

– Et maintenant, John ? demanda le prince, qui souriait en se frottant le visage de sa main gantée. Comment vous sentez-vous ?

 

– Je ne suis que légèrement blessé, noble seigneur, à part un coup à la main et une piqûre de lance à l’épaule. Mais vous-même, noble seigneur ? Je crois que vous n’avez même pas une égratignure.

 

– À la vérité, John, avec vous d’un côté et Lord Audley de l’autre, je ne vois point comment j’eusse pu être blessé. Mais hélas, je crains que Sir James ne soit gravement atteint.

 

Le vaillant Lord Audley s’était écroulé sur le sol et le sang coulait à flot de son armure. Ses quatre courageux écuyers – Dutton de Dutton, Delves de Doddington, Fowlhurst de Crewe et Hawkstone de Wainhill –, eux-mêmes blessés et éreintés mais n’ayant d’autres pensées que pour leur maître, lui avaient détaché son casque et bassinaient son visage blafard maculé de sang.

 

Il tourna vers le prince deux yeux brûlants.

 

– Je vous sais gré, messire, de daigner considérer un pauvre chevalier comme moi, dit-il d’une voix faible.

 

Le prince mit pied à terre et se pencha vers lui.

 

– Je me vois forcé de vous rendre grand honneur, James, dit-il, car, par votre valeur aujourd’hui, vous vous êtes acquis gloire et renom par-dessus tous et, par votre prouesse, montré le plus courageux de tous les chevaliers.

 

– Monseigneur, fit le blessé, vous avez le droit de dire ce que bon vous semble, mais je souhaiterais qu’il en fût ainsi que vous le dites.

 

– James, fit encore le prince, à partir d’aujourd’hui, je vous fais chevalier de ma maison et je vous octroie une rente de cinq cents marcs l’an sur mes propres états en Angleterre.

 

– Seigneur, répondit le chevalier, Dieu me rende digne de la bonne fortune que vous m’accordez. Je serai toujours votre chevalier ; quant à l’argent, avec votre permission, je le partagerai entre ces quatre écuyers qui m’ont aidé à conquérir toute la gloire gagnée aujourd’hui.

 

Sur ces dernières paroles, sa tête retomba en arrière, et il resta là, dans l’herbe, livide et immobile.

 

– Apportez de l’eau, cria le prince. Que le chirurgien royal le vienne examiner, car je préférerais perdre beaucoup d’hommes plutôt que le bon Sir James… Ah, Chandos, mais qu’est-ce donc que ceci ?

 

Un chevalier était étendu en travers du chemin avec le casque enfoncé jusque sur les épaules. Sur son surcot et son bouclier, on pouvait voir un griffon de gueules.

 

– C’est Robert de Duras, l’espion, répondit Chandos.

 

– C’est une chance pour lui que d’être mort, fit le prince en fronçant les sourcils. Étendez-le sur son bouclier, Hubert, et que quatre archers le conduisent au monastère. Qu’ils le déposent aux pieds du cardinal en lui disant que je lui envoie mes salutations. Placez mon étendard sur ce haut buisson, là-bas, Walter, et faites dresser ma tente tout à côté, afin que mes amis sachent où me trouver.

 

La fuite et la poursuite résonnaient encore au loin. Le champ était désert, à l’exception de quelques groupes de cavaliers fourbus qui s’en revenaient en poussant des prisonniers devant eux. Les archers étaient éparpillés dans toute la plaine, fouillant les fontes des selles, rassemblant les armures de ceux qui étaient tombés ou recherchant des flèches.

 

Mais soudain, alors que le prince se tournait vers le buisson qu’il avait choisi pour marquer son quartier, de derrière ce même buisson s’éleva une clameur qui saluait un groupe de chevaliers et d’écuyers s’avançant vers lui, discutant, jurant et sacrant à tue-tête, les uns en anglais, les autres en français. Au milieu se trouvait un petit homme, revêtu d’une armure bordée d’or et qui parut faire l’objet de la dispute car les uns voulaient le tirer d’un côté, et les autres de l’autre, comme s’ils eussent tenté de l’écarteler.

 

– Mes bons seigneurs, tout doux, tout doux, je vous prie, dit-il. Il y en a assez pour tous. Point n’est besoin de me traiter aussi rudement.

 

Mais le tumulte reprit aussitôt et les épées étincelèrent tandis que les adversaires se lançaient des regards furibonds. Les yeux du prince se portèrent sur le petit prisonnier et il sursauta d’étonnement.

 

– Le roi Jean ! s’écria-t-il.

 

Un cri de joie s’éleva aussitôt des bouches des guerriers groupés autour de lui.

 

– Le roi de France ! Le roi de France est prisonnier !

 

– Non, mes bons seigneurs, ne lui faites point entendre que vous vous réjouissez. Il ne faut point qu’une seule parole puisse apporter le chagrin en son âme.

 

Et se précipitant de l’avant, le prince saisit le roi de France dans ses bras.

 

– Soyez le bienvenu, sire ! dit-il. Quel bonheur pour nous qu’un chevalier aussi ardent veuille bien rester avec nous pendant quelque temps, puisque la fortune de la guerre en a décidé ainsi. Holà, du vin ! Apportez du vin pour le roi !

 

Mais Jean était rouge de colère. Son casque lui avait été brutalement arraché et des ruisselets de sang coulaient sur ses joues. Ceux qui s’étaient saisis de lui se tenaient en cercle, le couvant des yeux comme des chiens auxquels on a enlevé un os. Ils étaient gascons et anglais, chevaliers, écuyers et archers, se poussant et se bousculant.

 

– Je vous serais reconnaissant, noble prince, de me bien vouloir débarrasser de ces rudes gens ! fit le roi Jean. En vérité, ils m’ont blessé. Par saint Denis, je crois bien que j’ai le bras démis !

 

– Et que voulez-vous donc ? demanda le prince, en se tournant d’un air furieux vers le groupe bruyant de ses hommes.

 

– Nous l’avons capturé, noble seigneur ! Il est à nous ! crièrent une vingtaine de voix.

 

Et tous aussitôt se rapprochèrent comme une bande de loups affamés.

 

– C’est moi qui l’ai pris, seigneur !

 

– Non, c’est moi !

 

– Tu mens, maraud, c’est moi !

 

Et une nouvelle fois, les yeux brillèrent et des mains rouges de sang fouillèrent pour saisir la poignée d’une arme.

 

– Non, non, cette question doit être réglée sur-le-champ ! fit le prince. Je vous supplie de prendre patience pendant quelques minutes, très noble et très honoré seigneur, car il pourrait naître beaucoup de mal d’une pareille dissension… Mais quel est ce grand chevalier qui ne peut détacher la main de l’épaule du roi ?

 

– C’est Denys de Morbecque, monseigneur, chevalier de Saint-Omer, qui est à notre service puisqu’il est proscrit en France.

 

– Oui, je me souviens de lui. Alors, sir Denys ? Qu’avez-vous à raconter ?

 

– Il s’est rendu à moi, noble seigneur. Il était tombé dans la mêlée, je suis venu vers lui et m’en suis saisi. Je lui ai dit que j’étais un chevalier d’Artois et il m’a donné son gant. Le voici, dans ma main.

 

– C’est la vérité, seigneur, c’est la vérité, crièrent une douzaine de Français.

 

– Non, seigneur, ne jugez point trop vite, s’écria un écuyer anglais en faisant un pas en avant. C’est moi qui le tenais à ma merci et il est mon prisonnier. Il n’a parlé à cet homme que parce qu’il pouvait lui dire dans sa propre langue qu’il était un concitoyen. C’est moi qui l’ai pris et voici de quoi le prouver.

 

– C’est vrai, noble seigneur ! Nous l’avons vu ! Il en a été ainsi ! fit un chœur d’Anglais.

 

Et à chaque fois, il y avait des grondements entre les Anglais et leurs alliés de France. Le prince se rendit compte comme il serait aisé d’allumer un incendie qui ne pourrait être facilement éteint. Il fallait régler la question sur-le-champ.

 

– Très noble et très honoré seigneur, dit-il en se tournant vers le roi, j’implore votre patience pour un moment encore. Votre parole seule peut nous dire ce qui est juste et vrai. À qui vous a-t-il gracieusement plu de rendre votre royale personne ?

 

Le roi Jean leva la tête de la coupe de vin qui venait de lui être apportée et se frotta les lèvres, cependant qu’une esquisse de sourire se répandait sur son visage rubicond.

 

– Ce n’était point à cet Anglais, dit-il en soulevant les acclamations de la part des Gascons… Pas plus qu’à ce bâtard de Français, ajouta-t-il. Je ne me suis rendu à aucun d’entre eux.

 

Il y eut un mouvement de surprise.

 

– Mais à qui donc, sire ? demanda le prince.

 

Le roi regarda lentement autour de lui.

 

– Il y avait un diable de cheval jaune, dit-il. Mon pauvre palefroi s’est retourné comme une quille devant une boule. Je ne sais rien du cavalier, sinon qu’il portait des roses rouges sur champ d’argent… Ah, mais par saint Denis, voici l’homme et son cheval trois fois maudit !

 

Comme en un rêve, Nigel se trouva au centre d’un groupe d’hommes armés et gesticulants. Le prince lui mit la main sur l’épaule.

 

– Mais c’est notre petit coq du pont de Tilford ! dit-il. Sur l’âme de mon père ! ne vous avais-je point dit que vous feriez votre chemin ? Avez-vous reçu la reddition du roi ?

 

– Non, noble seigneur, je ne l’ai point reçue.

 

– L’avez-vous entendu vous la donner ?

 

– Oui, monseigneur, mais j’ignorais que ce fût le roi. Mon maître Chandos avait continué et je l’ai suivi.

 

– En l’abandonnant ? Alors la reddition n’était pas complète, et, de par les lois de la guerre, la rançon doit aller à Denys de Morbecque, si ce qu’il dit est vrai.

 

– C’est vrai, fit le roi. Il a été le second.

 

– Alors, la rançon est à vous, Denys. Mais, pour ma part, sur l’âme de mon père, je vous jure que je préférerais la part d’honneur que ce jeune écuyer s’est taillée aujourd’hui à toutes les plus riches rançons de France !

 

À ces paroles prononcées devant le cercle de nobles guerriers, Nigel sentit son cœur qui avait un gros hoquet et il tomba à genoux devant le prince.

 

– Noble seigneur, comment vous remercier ? murmura-t-il. Ces paroles valent plus que toutes les rançons.

 

– Relevez-vous, fit le prince en souriant et en lui posant l’épée sur l’épaule. L’Angleterre perd un brave écuyer, mais elle y gagne un vaillant chevalier. Allons, ne traînez point, je vous prie ! Relevez-vous, sir Nigel !

CHAPITRE XXVII

COMMENT LE TROISIÈME MESSAGER S’EN VINT À COSFORD


Deux mois avaient passé, et les longues pentes de Hindhead se couvraient de bruyère rousse. Sifflant et grondant, le sauvage vent de novembre balayait les downs, secouait les branches des hêtres de Cosford et faisait grincer les fenêtres grillagées. Le vigoureux chevalier de Dupplin, qui avait encore grossi, avec une barbe de neige sur un visage toujours aussi rubicond, était assis comme auparavant au bout de sa table. Un plateau bien garni et un flacon de vin mousseux se trouvaient devant lui. À sa droite était assise Lady Mary dont le sombre visage était marqué par ces longues années d’attente, mais restait empreint de la grâce et de la dignité que seuls le chagrin et les tourments peuvent donner. À la gauche du chevalier, se tenait le vieux prêtre Matthew.

 

Depuis longtemps déjà la blonde beauté était passée de Cosford à Fernhurst, où la jeune et resplendissante Lady Edith Brocas ensoleillait tout le Sussex par sa joie et ses sourires, sauf lorsque ses pensées la reportaient en cette terrible nuit où elle avait été arrachée des serres mêmes de l’aigle de Shalford.

 

Le vieux chevalier releva la tête : un coup de vent et une rafale de pluie battaient la fenêtre derrière lui.

 

– Par saint Hubert, que voilà une mauvaise nuit ! dit-il. J’espérais chasser le héron demain, ou le canard dans les marais. Mary, comment va Katherine, notre faucon femelle ?

 

– Je lui ai remis l’aile, père, mais je crains bien qu’elle ne puisse voler avant Noël.

 

– Voilà qui est bien dur à entendre, dit Sir John. Car jamais je ne vis oiseau meilleur ni plus audacieux. Elle a eu l’aile brisée par un bec de héron, ce dernier samedi, Révérend Père, et c’est Mary qui l’a soignée.

 

– J’espère, mon fils, que vous aviez entendu la messe avant que de vous tourner vers les plaisirs terrestres le jour du Seigneur ?

 

– Tut, tut, fit le vieux chevalier en riant. Dois-je donc me confesser alors que je suis assis à ma table ? Je puis très bien adorer le Seigneur dans Son œuvre, dans les bois et les champs, et mieux même qu’au milieu d’un enchevêtrement de bois et de pierres. Mais il me souvient d’un charme que m’enseigna l’oiseleur de Gaston de Foix pour soigner un faucon blessé. Qu’était-ce donc, déjà ? « Le lion de la tribu de Juda, racine de David, a vaincu. » Oui, ce sont bien les mots qu’il faut réciter par trois fois en tournant autour du perchoir sur lequel se trouve l’oiseau.

 

Le vieux prêtre secoua la tête.

 

– Non, non, ces charmes ne sont que stratagèmes diaboliques. L’Église ne leur accorde aucun crédit, car ils sont sans valeur. Mais où en êtes-vous donc de votre tapisserie, lady Mary ? La dernière fois que je me trouvai sous ce toit, vous aviez à moitié terminé en cinq tons l’histoire d’Ariane et de Thésée.

 

– Elle est toujours inachevée, mon Révérend Père.

 

– Et pourquoi, ma fille ? Avez-vous donc tant de choses à faire ?

 

– Non, mon Révérend Père, mais ses pensées sont ailleurs, répondit Sir John. Elle reste parfois assise durant une heure entière l’aiguille à la main et l’esprit à mille lieues de Cosford House. Depuis la grande bataille du prince…

 

– Mon père, je vous prie…

 

– Non, Mary, personne ne nous peut entendre, à l’exception de votre confesseur, le bon père Matthew. Depuis la bataille du prince, dis-je, quand nous avons appris que le jeune Nigel y avait gagné tant d’honneur, elle semble avoir perdu l’esprit, et reste assise… tout comme vous la voyez maintenant.

 

Une lueur ardente parut dans les yeux de Mary dont le regard se fixa sur la sombre fenêtre lavée par la pluie. On eût dit un visage sculpté dans l’ivoire, les lèvres exsangues et serrées, sur lesquelles se porta le regard du prêtre.

 

– Qu’y a-t-il, ma fille ? Que voyez-vous ?

 

– Je ne vois rien, mon Père.

 

– Qu’est-ce donc alors qui vous trouble ?

 

– J’entends, mon Père.

 

– Et qu’entendez-vous ?

 

– Des cavaliers sur la route.

 

Le vieux chevalier se mit à rire :

 

– C’est toujours ainsi, mon Père. Pourriez-vous me dire s’il s’écoule un seul jour qu’une centaine de cavaliers ne passent devant notre porte ? Et, à chaque fois, son cœur se met à trembler. Ma Mary a toujours été si forte et résolue, et maintenant, le moindre bruit lui bouleverse l’âme. Non, ma fille, je t’en prie !

 

Elle s’était à demi dressée sur son siège, les mains serrées et ses sombres yeux toujours fixés sur la fenêtre.

 

– Je les entends, mon père ! Je les entends dans la pluie et le vent… Oui, oui, ils tournent… Ils ont tourné… Ils sont devant l’huis !

 

– Par saint Hubert, ma fille a raison ! s’écria le vieux Sir John, en abattant son gros poing sur la table. Holà, varlets, allez dans la cour ! Remettez dans l’âtre le vin chaud et épicé. Des voyageurs se trouvent à notre porte et ce n’est point une nuit pour faire attendre un chien dehors. Vite, Hannekin ! Plus vite, te dis-je, ou je vais te dérouiller les jambes avec ce gourdin !

 

Ils pouvaient entendre clairement le piétinement des chevaux. Mary s’était levée, tremblante comme une feuille. Il y eut un pas décidé, la porte s’ouvrit brusquement et Nigel parut, dégoulinant de pluie, les joues rougies par le vent, les yeux brillants de tendresse et d’amour. Mary, qui voyait les flammes des torches se mettre à danser, sentit quelque chose qui l’étreignait à la gorge. Mais son esprit se souleva et se renforça en songeant que d’autres pourraient voir ce Saint des Saints de son âme. Il y a chez la femme un héroïsme que ne peut égaler le courage d’aucun homme. Ses yeux seuls transmirent à Nigel ce qu’elle pensait lorsqu’elle lui tendit la main.

 

– Soyez le bienvenu, Nigel, dit-elle.

 

Il s’inclina et lui baisa la main.

 

– Sainte Catherine m’a ramené, fit-il.

 

Et ce fut un bien joyeux festin que celui qui eut lieu à Cosford Manor, ce soir-là, avec Nigel au haut de la table, entouré du jovial chevalier et de Lady Mary, cependant que, à l’autre extrémité, Samkin Aylward faisait naître des sourires et des frissons de terreur sur les visages de deux servantes qui l’entouraient, en leur contant des histoires des guerres de France. Nigel dut lever ses bottes de daim pour montrer ses éperons d’or, insigne de la chevalerie. Pendant qu’il leur racontait ce qui s’était passé, Sir John le saisit aux épaules, Mary lui serra la main dans les siennes, et le vieux prêtre, en souriant, leur donna à tous deux sa bénédiction. Nigel tira de sa poche une bague d’argent qu’il fit scintiller à la lueur des torches.

 

– N’avez-vous point dit que vous deviez reprendre la route demain, mon Révérend Père ? demanda-t-il.

 

– En effet, mon fils, il s’agit d’une question d’urgence.

 

– Mais pourriez-vous rester encore au matin ?

 

– Oui, je pourrais partir seulement à midi.

 

– On peut faire beaucoup de choses en une matinée.

 

Il regarda Mary qui rougit en souriant.

 

– Par saint Paul ! J’ai attendu assez longtemps !

 

– Bon ! Bon ! gloussa le vieux chevalier avec un rire sous-entendu. C’est ainsi que je fis la cour à ta mère, Mary. Les galants étaient plutôt brusques, au bon vieux temps. Demain est un mardi qui est un jour de chance. Dommage que la bonne dame Ermyntrude ne soit plus parmi nous pour voir cela. La faucheuse nous abat tous, Nigel, et déjà je l’entends venir derrière moi. Mais mon cœur se réjouit de te pouvoir appeler mon fils avant que vienne la fin. Donne-moi ta main, Mary, et toi aussi, Nigel. Recevez maintenant la bénédiction d’un vieil homme. Puisse Dieu vous garder longtemps et vous donner ce que vous méritez, car je crois que, dans ce grand pays, il n’y a pas homme plus noble ni femme qui convienne mieux pour être son épouse.

 

Laissons-les maintenant, leur cœur débordant de joie, et l’avenir brillant d’espoirs et de promesses. Trop souvent hélas, les rêves s’affaiblissent et disparaissent sur le chemin de la vie. Mais dans ce cas, par la grâce de Dieu, il n’en fut point ainsi, car les rêves bourgeonnèrent et grandirent, pour devenir plus beaux et plus nobles, à tel point que le monde entier s’émerveilla devant leur beauté.

 

Il est raconté par ailleurs comment, à mesure que passaient les années, le nom de Nigel s’éleva au firmament de l’honneur. Et toujours Mary soutint le pas, l’aidant et le soutenant dans son ascension. Nigel conquit sa renommée dans de nombreux pays et, chaque fois qu’il revint, rendu et rompu, il puisa des forces nouvelles et une nouvelle soif d’honneur auprès de celle qui faisait la gloire de son foyer. Ils résidèrent durant de nombreuses années à Twynham Castle, aimés et honorés de tous. Puis, après l’accomplissement du temps, ils s’en allèrent à Tilford Manor où ils passèrent d’heureux jours au milieu de ces bruyères qui avaient été le berceau des jeunes années de Nigel avant qu’il partît pour les guerres. C’est là aussi que vint Aylward après avoir quitté le Pied Merlin où durant de nombreuses années il avait vendu de l’ale aux hommes de la forêt.

 

Mais les ans continuèrent de s’écouler car la vieille roue ne s’arrête jamais de tourner, entraînant le fil de la vie. Le sage et le bon, le noble et le brave, tous viennent de l’ombre et retournent dans l’ombre. Où, comment, quand et pourquoi, personne ne pourrait le dire. Voici la pente de Hindhead. La fougère y vire encore au roux en novembre, et la bruyère au rouge en juillet. Mais où se trouve maintenant le manoir de Cosford ? Où est la vieille maison de Tilford ? Que reste-t-il, à part quelques vieilles pierres éparpillées, de la puissante abbaye de Waverley ? Mais cependant le Temps, ce grand rongeur, n’a pas tout mangé encore ! Accompagnez-moi vers Guildford, lecteur, sur la grand-route. Ici, où ce monticule vert se dresse devant vous, regardez vers ce sanctuaire sans toit exposé aux quatre vents. C’est celui de Sainte-Catherine où Nigel et Mary avaient échangé leurs promesses. En bas serpente la rivière bleue, et là-bas se dresse toujours la sombre forêt de Chantry qui s’élève vers un sommet nu sur lequel, intacte et couverte de son toit, se dresse la chapelle du Martyr où les deux compagnons vainquirent les archers du vilain seigneur de Shalford. Plus loin, sur les flancs de ces longues collines calcaires, on voit encore la route qu’ils suivirent pour s’en aller en guerre. Et maintenant tournons vers le nord, en redescendant ce sentier en lacet. Il n’a pas changé non plus depuis l’époque de Nigel. Voici l’église de Compton. Passons sous la vieille arche de la porte. Devant les marches de l’autel, sans aucune inscription, se trouvent les cendres de Nigel et de Mary. Auprès d’eux reposent leur fille, Maude, et Alleyne Edricson son époux, et à côté d’eux encore leurs enfants et les enfants de leurs enfants. Ici aussi, sous le vieil if, dans le cimetière, un petit monticule marque l’endroit où le brave Samkin Aylward retourna à cette bonne terre dont il était né.

 

Ainsi gisent les feuilles mortes, mais ce sont elles et leurs semblables qui nourrissent éternellement le vieil arbre d’Angleterre, dont les branches s’étendent toujours sur de nouvelles générations, chacune aussi forte et aussi noble que la précédente. Le corps peut être étendu dans un tombeau sous une arche branlante, mais l’écho des nobles exploits et le récit du courage et de la vérité ne meurent jamais, continuent au contraire de vivre dans l’âme du peuple. Notre propre travail se trouve prêt dans nos mains ; notre force n’en sera que plus grande et notre foi n’en sera que plus ferme, si nous savons prendre une heure de temps à autre pour jeter un regard en arrière sur des femmes qui furent gentes et fortes, ou sur des hommes qui chérirent l’honneur plus que la vie, dans ce théâtre vert d’Angleterre où, pendant quelques brèves années, nous jouons notre petit rôle.

 

FIN

 

 

 

 

 


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Septembre 2007

 

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